Project Gutenberg's Le roman de Miraut - Chien de chasse, by Louis Pergaud This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Le roman de Miraut - Chien de chasse Author: Louis Pergaud Release Date: December 20, 2004 [EBook #14397] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CHIEN DE CHASSE *** Produced by Ebooks libres et gratuits at http://www.ebooksgratuits.com
LE ROMAN DE MIRAUT CHIEN DE CHASSE
Publication en 1913
Je d�die ce livre
� tous ceux qui aiment les chiens
et particuli�rement
� mon excellent ami
PAUL L�AUTAUD
ROMANCIER RARISSIME
CHRONIQUEUR SAVOUREUX
PROVIDENCE DES CHATS PERDUS
DES CHIENS ERRANTS
ET DES GEAIS BORGNES
BIEN CORDIALEMENT
L.P.
C'�tait � la C�te de Longeverne, chez Lis�e le braconnier. Dans la chambre du po�le donnant sur le revers du coteau dominant le village que la route neuve de Rocfontaine enlace de ses contours, la Gu�lotte, la m�nag�re, venait d'allumer sa vieille lampe. La nuit �tait d�j� tomb�e, mais, afin de m�nager un peu sa provision d'huile, elle avait attendu la pleine obscurit�, se contentant, pour vaquer aux menus soins du m�nage, de la clart� brasillante qui sortait par les soupiraux du po�le et laissait flotter par toute la pi�ce un grand myst�re paisible et calme o� les choses semblaient sommeiller.
Dans le br�leur de cuivre, se balan�ant sur ses charni�res, la m�che de coton rougeoya, s'enflamma doucement ; une lumi�re jaune, faible, comme h�sitante, impr�cisa les ar�tes des meubles, et la femme, brandissant son flambeau devant la caisse histori�e de la grande horloge comtoise, qui battait dans un coin son tic-tac r�gulier, ne put s'emp�cher de dire tout haut, bien qu'elle f�t seule :
— Huit heures ! grand Dieu ! et il n'est pas l� ! Le � go�illand �[1] !… Je gagerais qu'il s'est saoul� ! Pourvu qu'il ne soit pas arriv� malheur au petit cochon !
Elle se tut un instant, ruminant encore, cherchant les causes de ce retard, s'arr�tant aux suspicions f�cheuses :
— S'il s'est mis � boire en arrivant l�-bas, avant d'avoir fait le march�, je le connais, il est bien capable de laper compl�tement les sous et de ne rien acheter du tout. Ah ! j'aurais bien d� aller avec lui ! Pourvu qu'il ne fasse pas d'autres b�tises ! Un homme plein, �a fait n'importe quoi ! S'il �tait battu, des fois, et que les gendarmes l'aient ramass� ! Qu'est-ce que deviendrait le petit cochon ? Avec �a qu'il est d�j� si bien vu depuis son dernier proc�s-verbal ! Je lui ai toujours dit aussi qu'avec sa sacr�e sale chasse, il arriverait bien un jour ou l'autre � se faire foutre en prison et � nous mettre sur la paille. Pourtant, depuis que ces canailles de cognes l'ont pinc� � l'aff�t, il avait bien jur� que c'�tait fini et qu'il ne recommencerait jamais plus ! Oh ! oui, s�rement que de �a il doit �tre gu�ri, sans quoi il n'aurait pas vendu le fusil, le chien, les munitions et tout le saint-frusquin. Au moins maintenant il est tranquille et ne sera plus comme chat sur braise quand on lui aura � enseign� un li�vre �. Dire que nous en avons �t� pour plus de cinquante francs avec les frais ! Dix beaux �cus de cinq livres qu'il a fallu donner � ce bouffe-tout de percepteur et qu'on a d� manger du pain sec et des pommes de terre pendant deux mois. Mon Dieu ! pourvu qu'il n'ait pas bu les sous du cochon ! Si j'allais voir chez Philomen ? Lui, �tait � la foire avec sa femme, ils sont s�rement rentr�s ; peut-�tre pourraient-ils me dire quelque chose.
Mais la Gu�lotte, pr�te � sortir, ayant r�fl�chi que si, d'aventure, Lis�e rentrait durant son absence, il trouverait fort mauvaise cette d�marche, m�nerait le � raffut �, jurerait les milliards de dieux et peut-�tre ferait de la casse, elle jugea plus prudent d'attendre son retour qui ne saurait tarder, pensait-elle.
Les soupiraux du po�le de fonte rougeoyaient comme des yeux malades, lan�ant leurs rayons sur les ventres des buffets et jouant avec les moulures des pieds du lit. Le couvercle d'une marmite o� cuisait le l�cher des vaches, soulev� par la vapeur, se mit � battre un roulement semi-m�tallique, comme un appel infernal. La chatte, Mique, s'�tira sur son coussin au bout du canap�, fit un �norme dos bossu, b�illa en ouvrant une gueule immense qui projeta ses moustaches en devant, s'�tira du devant puis du derri�re, et s'assit enfin, les yeux mi-clos, la queue soigneusement ramen�e devant ses pattes.
La Gu�lotte retira la soupi�re plac�e sur l'avance du fourneau et dont le ventre, chaud et poli, luisait comme une joue d'enfant. La col�re grandissait et s'enflait en elle avec l'appr�hension et le doute.
— Grand go�illand ! grand soulaud ! grand cochon ! monologuait-elle � mi-voix.
L'attente vaine l'�nervait de plus en plus, lui faisait oublier toute prudence, et, quitte � �coper d'une ou deux paires de gifles, elle se pr�parait � accueillir le retour de son mari par une bonne sc�ne dans laquelle elle ne lui m�cherait pas ce qu'elle avait � lui dire. Neuf heures sonn�rent � la vieille horloge. La large lentille de cuivre, comme une face ronde et hilare, semblait jouer � cache-cache avec l'insaisissable pr�sent, tandis qu'au-dessus du nombril de verre de la caisse pansue, le profil impassible de Gambetta se d�coupait dans une couronne de larges lettres : � Le cl�ricalisme, voil� l'ennemi ! � Ainsi en avait voulu Lis�e qui, bon r�publicain, avait mis ce portrait l�, bien en �vidence, pour faire enrager le cur� lorsque d'aventure ce vieux brave homme, avec qui il �tait d'ailleurs au mieux, venait l'engager � ne pas n�gliger son salut, � accomplir ses devoirs de chr�tien et � faire ses p�ques comme tout le monde.
Les aiguilles tournaient ! Neuf heures et demie ! Tous les foiriers �taient rentr�s !
Pas de Lis�e !
La Gu�lotte ouvrit la porte de dehors, mit la main en cornet derri�re son oreille, �couta et regarda. Mais, dans la nuit calme, aucun pas ne s'entendait et le blanc lacet de la route se d�roulait d�sert entre les grands jalons des peupliers bruissants.
Elle rentra, referma l'huis avec violence et, de col�re, poussa m�me, dans l'�videmment de mur qui servait de g�che, le lourd verrou d'acier.
— Si tu t'am�nes maintenant, tu poseras un peu, grande charogne ! ragea-t-elle. �a t'apprendra � arriver � l'heure !
Le couvercle de la marmite grondait plus violemment, comme �nerv� lui aussi. Des souris, avec un bruit de charge, galopant entre le plafond et le plancher de la chambre haute, d�tourn�rent la Mique de sa r�verie et l'immobilis�rent un instant, les yeux ronds et flamboyants, dans une attitude d'aff�t. Mais, reconnaissant ce bruit familier et sachant par exp�rience que celles-l� �taient, pour l'heure du moins, hors de port�e de sa griffe, elle reprit sa pose nonchalante et son air de sphinx.
Sur un sac, insoucieux, les petits chats dormaient derri�re le po�le.
— Il va faire du temps demain, pour s�r, proph�tisa la Gu�lotte, un instant distraite, elle aussi, de la pluie ou de la bise ; chaque fois que nos � rattes � bougent, �a ne manque jamais. Et ce grand go�illand qui ne revient toujours pas. J�sus ! Qu'il y a piti� aux pauvres femmes qui ont des maris ivrognes. Pourvu tout de m�me qu'il ne lui soit pas arriv� malheur ! S'il fallait encore le soigner !… aller au m�decin, au pharmacien, d�penser des sous !… Et s'il s'est laiss� enfiler un mauvais cochon, une � murie � qui ait mauvaise bouche. C'est qu'on tombe quelquefois sur des sales b�tes qui ne savent sur quoi mordre et qui ne profitent pas.
Un coup de poing dans la porte interrompit son soliloque et la fit tressauter.
— Mon Dieu ! et moi qui ai mis le verrou ! S'il entend quand je le retirerai, qu'est-ce qu'il va dire, surtout s'il est saoul ? Je vais gueuler avant lui.
Elle ne fit qu'un saut jusqu'� l'entr�e, tira silencieusement la targette et ouvrit vivement la porte.
Philomen le chasseur entra avec sa femme. Ils apportaient un sac de sel que Lis�e, au moment du d�part, avait fait charger sur leur voiture et, par la m�me occasion, venaient voir le petit cochon que le patron devait ramener.
— Comment, Lis�e n'est pas entr�e ! s'exclama l'homme.
— Non, r�pondit la Gu�lotte, tr�s inqui�te ; mais o� l'as-tu laiss� l�-bas � Rocfontaine ? Quand l'avez-vous quitt� ?
— Ma foi, reprit Philomen, si je ne me trompe, je crois bien que c'�tait au caf� Terminus, oui, s�rement, nous avons bu un litre ou deux avec P�p� de Velrans et on a un peu parl� de la chasse, naturellement. Il a tu� dix-neuf li�vres dans sa saison, ce sacr� P�p�, et il compte bien aller jusqu'aux deux douzaines. Ah ! on a beau dire, c'est lui le doyen. Avec Lis�e et moi, sans nous vanter, on est bien les trois plus fameux fusils du canton. Il ne voulait pas croire que Lis�e ne chassait plus.
� — Si c'�tait pas toi qui me le dises, l�, en chair et en os, que t'as vendu ton fligot et ton vieux Ta�aut, je pourrais pas me le figurer.
� — Qu'est-ce que tu veux ! s'excusait Lis�e. J'�tais pris ; les gendarmes et le brigadier forestier Martet m'avaient � l'œil ; je me connais, j'aurais pas pu me tenir et ils m'auraient s�rement repinc�. Alors, tu vois le tableau, nouveau proc�s-verbal, plus trente francs � verser pour conserver la � kisse � et la vieille � la maison qui r�le que je nous ficherais sur la paille. J'ai tout bazard�.
� — Sacr� nom de Dieu : reprenait P�p�, j'aurais jamais eu ce courage-l�, moi ! c'est les li�vres de Longeverne qui doivent rien rigoler !
� — Ah ! mon vieux, m'en reparle pas, �a me fait trop mal au cœur.
� L�-dessus, la bourgeoise est venue me prendre, je les ai quitt�s et nous sommes partis sur le champ de foire acheter une m�re brebis avec ses deux moutons pour les hiverner. Vers deux heures je suis repass� � l'auberge pour charger le sac de sel que ton homme y avait entrepos�, mais on m'a dit que Lis�e n'�tait plus l� et qu'il �tait all� chez quelqu'un avec P�p�. J'ai pens� que c'�tait pour le cochon ; mais j'avais plus le temps d'attendre et on s'en est revenu � Longeverne les deux, la vieille.
— Il n'�tait pas saoul, Lis�e, quand tu l'as quitt� ? s'inqui�ta la Gu�lotte.
— Oh ! �a non ! j'en suis s�r. Il n'�tait pas � jeun, bien entendu, on avait bu un litre ou deux, mais, pour dire qu'il �tait saoul, non, on ne peut pas dire qu'il �tait saoul !
— C'est que j'ai rien que peur qu'il n'ait encore fait des b�tises.
— Quoi ! Quelles b�tises veux-tu qu'il fasse ?
— Sait-on ? Les hommes saouls !… Asseyez-vous toujours un moment. Il ne va sans doute pas tarder de rentrer. Vous prendrez bien une tasse de caf� ou une goutte ?
— On prendra une petite larme, histoire de trinquer.
La femme de Philomen s'assit sur le canap�, pr�s de la Mique qu'elle caressa, tandis que son mari se mettait � califourchon sur une chaise.
Lentement il nettoya sa pipe dont il taqua le fourneau contre le dossier du si�ge, puis, extirpant de sa poche de pantalon une vessie de cochon s�ch�e et bord�e de tresse noire contenant son tabac, il bourra m�thodiquement et avec le plus grand soin son br�le-gueule. Il trouva dans une poche de son gilet deux allumettes de contrebande, coll�es l'une � l'autre, les s�para, en frotta une contre sa cuisse, et alluma, affirmant son profond m�pris du fisc :
— Vive la r�gie de Vercel ! Si on n'avait pas celles-l� pour enflammer celles du gouvernement, on pourrait bien se brosser pour avoir du feu.
Sa femme, durant ce temps, s'inqui�tait de la fa�on dont pondaient les poussines de la Gu�lotte et du nombre de petits qu'avait fait sa grosse m�re lapine.
Philomen tirait des bouff�es r�guli�res de sa pipe. Le po�le ronflait doucement, les minutes coulaient comme une onde monotone, rien ne bougeait au dehors.
Dans son papotage avec la voisine, la Gu�lotte, excit�e, oubliait un peu que les aiguilles de l'horloge tournaient.
Quand son culot, trois fois rallum�, s'�teignit d�finitivement, que son verre fut vide, les dix coups de dix heures sonn�rent, et Philomen, frappant deux claques sur ses cuisses, se leva.
— Dix heures ! s'exclama-t-il. Qu'est-ce que ce sacr� Lis�e peut bien foutre ? Allons, il est temps d'aller au lit. Demain, la charrue nous attend : nous avons une � planche � � lever et le travail ne se fait pas tout seul ; mais on reviendra sur le coup de midi pour voir ton petit cochon.
— Vous en verrez deux, r�pondit la Gu�lotte en qui remontait la col�re, le petit et le gros qui doit ramener l'autre. En v�rit�, je ne saurais dire quel est le plus cochon des deux. Ah ! le go�illand, le salaud, sa sale b�te !
Et sur le pas de la porte, en �clairant les voisins, elle entrecoupait ses remerciements et ses bonsoirs d'invectives violentes contre son ivrogne de mari qui ne pouvait jamais rentrer de jour…
Une heure se tra�na encore, puis une demie.
La Gu�lotte s'�tait couch�e sur le canap� et avait essay� de dormir, mais c'�tait bien impossible ; alors elle s'�tait relev�e, puis, de cinq minutes en cinq minutes, �tait all�e �couter � la porte si elle entendait marcher sur la route, et, en fin de compte, r�sign�e et ronchonnante, elle tricotait sa chaussette tout en poussant des monosyllabes qui en disaient long sur la fa�on dont elle se pr�parait � accueillir le retour de son homme.
Le crissement des gros clous de souliers sur le pav� du seuil la fit bondir � la cuisine, la lampe � la main, pour �clairer l'entr�e du ma�tre.
Alors la porte s'ouvrit, et Lis�e, magnifiquement saoul, s'encadra dans le chambranle.
Il ne ramenait point de petit cochon, mais une bretelle de cuir fauve suspendait � son �paule gauche un fusil Lefaucheux � deux coups, tandis que, de la main droite, il tenait une cordelette au bout de laquelle un petit chien de trois � quatre mois tirait de toutes ses forces vers les marmites.
— Ici, Miraut ! nom de Dieu ! ici, sacr�e petite rosse ! T'es pas pus press� que moi ! b�gayait Lis�e, la langue p�teuse.
— Et le petit cochon ?
— J'ai pas d�got� ce qui me fallait, mais tu vois, j'ai retrouv� un fusil et un chien. �a pouvait pas durer plus longtemps, cette com�die ! Lis�e qui ne chasse plus ! allons donc !
La Gu�lotte, blanche comme un linge, fig�e comme une statue, fixait tour � tour son homme et le chien.
— Fais � manger � cette b�te, commanda Lis�e ; tu vois bien qu'elle a faim !
— Et les sous ? d�crocha enfin la Gu�lotte.
— Pisque j'te dis que j'ai rachet� un fusil et un chien !
— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! Doux J�sus, ayez piti� de nous ! r�la la femme en se tordant les bras. Mis�re de moi d'avoir un pareil ivrogne ! Nous serons un jour � la mendicit�, oui, nous cr�verons de faim, sur la paille !
— Assez ! assez ! nom de Dieu ! ou je refous le camp ! mena�a Lis�e.
— Mais, soulaud, qu'est-ce que tu boiras cet hiver, puisque tu as d�j� tout bu aujourd'hui les sous du m�nage ; qu'est-ce que je boirai, moi ?
— Tu te t�teras, r�pliqua Lis�e, philosophe.
— Ah oui ! tu peux bien plaisanter, grand voyou, grande gouape, grand saligaud ! Point de cochon, point de lard ; point de jambon, point de saucisses. Tu mangeras ton pain sec, grand mandrin !
Cette r�ception n'�tait pas tout � fait du go�t de Lis�e qui commen�ait � en avoir assez de ces injures et de ces proph�ties.
L'alcool, non cuv� encore, rallumait en lui ses vieux sentiments batailleurs. Il �tait temps que sa femme cess�t, et il le lui fit bien comprendre dans une r�plique acerbe et virulente dont le ton ne laissait aucun doute sur la qualit� des actes qui allaient suivre.
— Et moi, qu'est-ce que je mangerai avec mon pain ? continua-t-elle, gourmande.
— Tu mangeras de la m…, nom de Dieu !… tonna-t-il.
La Gu�lotte se tut.
— Fais � manger � cette b�te et vivement !
— Sale � vi�ce �[2], ragea la femme, en bousculant le chien.
Ce fut ainsi que Miraut entra dans la maison de Lis�e.
La Mique, qui avait �t� �lev�e jadis en m�me temps que le vieux Ta�aut, fit bon accueil au petit chien.
Affam� et las, le jeune Miraut, d�s qu'il eut mang� une petite terrine de soupe tremp�e avec de l'eau de vaisselle, de la relavure, comme disait la Gu�lotte, vint flairer de son mufle encore �pais les petits chats endormis. Sensible � la douce chaleur du po�le et de ces deux �tres aux corps vigoureux et sains, dont il n'avait aucune raison de se m�fier, il se coucha sans h�siter � c�t� d'eux et s'endormit.
La maman chatte, curieuse de ce nouvel arrivant qu'elle ne connaissait point encore, s'�tait lev�e sur ses quatre pattes, et, le cou tendu, les yeux ronds, avait suivi avec un immense int�r�t ses �volutions par la pi�ce. Le geste de confiance qu'il eut en s'�tendant aupr�s des chatons lui fut sans doute sensible : elle augura bien de sa jeunesse ; sa maternit� g�n�reuse pouvait s'�tendre � celui-l� qui, robuste et plus gros que les jeunes minets, ne leur voulait cependant pas de mal. Elle savait ce qu'il �tait, elle connaissait sa race, elle l'adopta.
L�g�re, elle sauta de son canap� et s'approcha du trio de b�tes dormant en tas. La langue r�peuse l�cha tour � tour Mitis et Moute, ses enfants, puis � deux ou trois reprises, apr�s l'avoir bien flair�, elle l�cha de m�me les poils du cr�ne du jeune toutou qui ne se r�veilla point pour autant et continua de reposer en paix entre ses deux fr�res adoptifs.
L�-dessus, Mique fit un brin de toilette, lustra son pelage velout�, puis tranquille, calme et rassur�e sur sa g�niture, elle fila par les chati�res pour sa chasse nocturne � l'�curie, � la grange et dans les hangars de la maison.
Lis�e mangea � m�me dans la soupi�re la pot�e de soupe aux choux que sa femme avait tenue au chaud, s'octroya sur un chanteau de pain d'une livre un respectable bout de lard, ingurgita un demi-pot de piquette et, l'estomac satisfait et la t�te lourde, se d�shabilla puis se jeta sur le lit o�, l'instant d'apr�s, ronflant comme un soufflet crev�, inaccessible au remords, il reposait du sommeil des justes.
Cependant, furieuse, la Gu�lotte �tait mont�e se coucher seule dans le lit de la chambre haute.
Au r�veil, la situation restait, naturellement, fort tendue. Lis�e, d�cuit�, �prouvait bien une certaine g�ne d'avoir agi sans consulter sa femme ; sacrifier ainsi l'argent d'un cochon, c'�tait �videmment os�, enfin ! … d'autant plus que rien ne le pressait de se reprocurer un fusil et un chien ! oh ! quoique ! … Et puis, zut ! il fallait tout de m�me, un jour ou l'autre, qu'il retrouv�t l'argent n�cessaire � ce rachat indispensable. Donc, un peu plus t�t ou un peu plus tard ! …
Tout de m�me, il avait bu pas mal la veille et il se sentait fautif.
La Gu�lotte se chargea de dissiper ses remords.
D�s le premier coup de l'ang�lus, debout en m�me temps que ses poules, elle descendit et entra dans la chambre du po�le o� Lis�e, pour temporiser, fit semblant de dormir encore.
Mais la fa�on dont elle ferma la porte et fit claquer ses sabots sur le plancher aurait r�veill� un sourd. Lis�e fut bien forc� d'ouvrir les yeux, mais ce faisant, il jugea bon de prendre un air digne et s�v�re pour en imposer � sa vieille.
L'autre s'aper�ut de sa mine renfrogn�e. Recommencer la sc�ne de la veille, traiter son mari de cochon et de soulaud, elle y pensait bien, certes, mais elle savait que le chasseur avait la main leste ; elle n'ignorait pas que, les lendemains de bombe, il avait l'humeur peu accommodante et qu'elle risquait gros, si elle d�passait certaines limites qui n'avaient, h�las ! rien de fixe, de recevoir une ou deux bonnes paires de gifles, voire quelques coups de pied au derri�re qui lui rappelleraient une fois de plus que braconnier comme charbonnier est ma�tre en sa baraque, que c'est le mari qui est fait pour porter la culotte, et que l'homme, nom de Dieu ! c'est l'homme ! Elle se tourna donc contre Miraut, lequel, � vrai dire, pr�tait quelque peu le flanc ou mieux le derri�re � la critique, car, durant la nuit, pris de besoins pressants, il s'�tait soulag� abondamment et de toutes fa�ons. Une borne odorante, et d'une taille magnifique pour un tel animal, se dressait devant le pied du buffet, et une superbe rigole, avec lacs, �lots et presqu'�les, s'allongeait du m�me buffet jusqu'� la porte de la cuisine.
En contemplant ce d�sastre, toute la col�re de la Gu�lotte lui remonta au cerveau et, au lieu de garder le calme boudeur et rancunier qui s�ait en l'occurrence, elle s'en prit violemment au chien qui avait faut� et � l'homme qui �tait le premier responsable dans cette sale affaire :
— Tiens, regarde donc ce qu'elle a fait, ta rosse, et comment elle a arrang� mon m�nage, ce sera bient�t une �curie ici ! Ce n'�tait pas assez de nous �ter le pain de la bouche pour l'acheter, il faut que tu le laisses encore tirer tout en bas par la maison.
— Hein ! quoi ? fit Lis�e, comme arrach� � de graves r�flexions.
— C'est de ta vi�ce que je parle, ta sale charogne de chien ; ah ! je m'en vas te le balayer, moi, tu vas voir !
Et, s'�lan�ant sur le coupable encore endormi, la matrone lui lan�a, � toute vol�e, son pied dans les c�tes.
� Boui ! boui ! vouaou ! � s'exclama plaintivement et en sautant de c�t� le petit chien, tandis que ses deux camarades chats, subitement r�veill�s eux aussi, faisaient leurs dos bossus, brandissaient leurs jeunes moustaches et juraient en montrant les dents, croyant que la patronne en voulait � toutes les b�tes de la chambr�e.
— Tu vois, rench�rit la Gu�lotte, avec une mauvaise foi �vidente, il �pouvante encore mes petits chats. Pour s�r qu'ils vont quitter la maison et nous serons d�vor�s par les souris !
— Fous-moi la paix, nom de Dieu ! r�pliqua Lis�e, r�volt� d'une telle injustice et de tant de l�chet�, et ne te venge pas sur une b�te sans d�fense. S'il a piss� ici, c'est pas de sa faute, c'est de la tienne. Tu aurais d� laisser la porte de la cuisine entr'ouverte, il serait all� � l'�curie ou � la remise ; il ne peut pas passer par les chati�res, lui. D'ailleurs, c'est une b�te propre, on me l'a dit, et cette nuit je l'ai entendit pleurer : c'�tait s�rement pour qu'on lui ouvre …
— Alors pourquoi ne l'as-tu pas fait ?
— Pourquoi ? pourquoi ? est-ce que je me souvenais ? Et puis, si on te le demande, tu diras que tu n'en sais rien. Maintenant, continua-t-il en sautant du lit, r�che et mena�ant, si tu as quelque chose � dire, sors-le, mais t�che que je t'y reprenne � toucher � mon chien quand il n'aura pas fait de mal. Une b�te gentille et douce qui a dormi toute la nuit � c�t� des chats sans qu'il y ait eu entre eux la moindre histoire ! Et tu viens me dire que c'est lui qui les a �pouvant�s, comme si ce n'�tait pas toi, esp�ce de rosse, avec tes grognements de truie qu'on saigne. Recommence que je te dis ! recommence si tu as envie que je te � bredouche �.
— Doux J�sus ! attesta la Gu�lotte, �tre fichue � la porte de chez soi par un chien ! Cochon ! marmonna-t-elle entre ses dents, va, tu me le paieras, et plus d'une fois !
Vers midi, comme Lis�e et sa femme achevaient, sans dire mot, de manger leurs pommes de terre, un bruit de souliers ferr�s cria sur le seuil et la porte de la cuisine s'ouvrit bruyamment. Les jeunes chats qui jouaient � coups de patte, couch�s sur le canap�, s'arr�t�rent en arrondissant les quinquets, et Miraut, qui mangeait des �pluchures derri�re la chaise de son ma�tre, dressa subitement son petit mufle.
� Wrraou ! bou ! bou ! � s'exclama-t-il d'un ton cependant encore timide et incertain.
— Qu'est-ce que j'entends ? interrogea Philomen, petit homme nerveux, sec, vif et prompt qui, comme il l'avait promis, venait voir le cochon annonc�.
— Tiens, le voil�, le cochon, ragea la Gu�lotte en d�signant de l'œil son mari.
— T'as donc ramen� un chien ? questionna le chasseur, en tordant du pouce et de l'index sa forte moustache blonde. Ben ! elle est bonne, celle-l�. Il ne se g�ne pas, le gaillard, il fait d�j� le malin, on voit bien qu'il se sent chez lui.
— Parbleu, elle est la ma�tresse ici, cette vi�ce-l�, reprit la femme.
— On ne te demande pas la messe, � toi, coupa Lis�e. Viens ici, viens, mon petit Miraut !
— Sacr�di�, mais c'est un tout beau ! continua Philomen.
— Et intelligent, rench�rit Lis�e. Je crois que �a fera un cr�ne chien ! C'est P�p� qui me l'a fait avoir. Il vient de la chienne du gros de Rocfontaine, une pure porcelaine qui a �t� couverte par un corniau, mais, tu sais, un bon corniau, un premier chien, un lanceur �patant.
— Quand les corniaux se m�lent d'�tre bons, il n'y en a pas pour leur damer le pion.
— Viens faire voir ta gueugueule, mon petit !
— oui, oui, une gueule noire, il est robuste ; les dents sont bien plant�es, l'oreille est double, l'attache est nerveuse et il a l'os du cr�ne pointu, signe de race.
— Et regarde-moi ce fouet ! ajouta Lis�e ; hein, est-ce fin ! Ah ! oui, une belle b�te.
— Une belle robe aussi, ma foi ! blanc et feu avec les taches brunes sur les flancs, c'est rare !
— Et puis, il sera bon, tu sais, s�rement ; ce sera le meilleur de la port�e ! C'est la m�re elle-m�me qui l'a choisi ! Oui, quand la chienne a eu fait ses petits, le gros, qui conna�t tout ce qui a rapport � �a et qui ne voulait lui laisser que les bons, a attir� un instant la m�re � la cuisine pendant qu'il faisait transbahuter toute la petite famille sur un sac dans la pi�ce voisine. Tu sais alors ce que font les m�res ?
— Je l'ai entendu dire.
— Quand elles retournent � leur niche et qu'elles ne trouvent plus leur marmaille, elles se mettent � la chercher, naturellement, et elles ont vite fait de la retrouver.
— Si elles ont vite fait, � qui le contes-tu ? Quand la Cyb�le que j'avais avant ma Bellone avait d�ball� et que je lui tuais tous ses petits, si je n'avais pas bien soin de les enfouir � trois pieds dans la terre, elle allait les d�crotter et me les ramenait un � un � la niche, tous claqu�s comme de juste. Bien mieux, ma vieille branche, un jour, � la chasse, toute pr�te � mettre bas, elle nous avait suivis quand m�me. La marche, la course, l'ont avanc�e tant et tellement qu'en plein lancer elle a �t� prise des douleurs. Cette cr�ne b�te a fait deux petits, les a cach�s, a repris la chasse derri�re les autres chiens et, quand nous sommes revenus � la maison, elle est all�e chercher ses deux chiots � l'endroit o� elle les avait d�pos�s trois heures auparavant. Elle a d� faire deux voyages, car elle n'en pouvait ramener qu'un � la fois entre ses dents, pendu par la peau du cou. L'un d'eux a p�ri, mais l'autre, faut croire qu'il �tait costaud, a v�cu et je l'ai �lev�. C'est �ui que j'ai donn� au m�decin de Sancey, un bon suiveur.
— Oui, reprit Lis�e, mais tu sais comment on reconna�t ceux qui seront les meilleurs nez et qu'il faut garder de pr�f�rence ?
— Oui, je me rappelle, attends voir !
— Mon vieux, on s'arrange comme je t'ai dit qu'avait fait le gros, et les chiennes viennent les reprendre pour les reporter � leur couche. C'est l�, alors, qu'il faut se fier au flair de ces braves b�tes. Elles voudraient bien emmener tous � la fois leurs nourrissons, mais bernique ; l�, c'est comme au trou pour passer : chacun son tour. Alors, elles les sentent, le l�chent, les rel�chent, les bousculent, les flairent, les reniflent bien l'un apr�s l'autre, et puis elles se d�cident, et alors, mon ami, le premier qu'elles empoignent entre leurs dents, tu peux �tre s�r que �a sera le meilleur en tout, le chien sans tares, au nez excellent, au corps r�bl� et fin, � la patte solide, un ma�tre chien, quoi. C'est Miraut que la chienne a repris le premier dans le tas. Voil� ce qui m'a d�cid� d�finitivement. Je savais bien, au fond que j'avais toujours le temps de retrouver un chien, mais en d�goter un comme �ui-l� �a n'arrive pas tous les jours ; d'autant que le gros qui est un bon type et un vieux copain � P�p�, un homme qui sait ce que c'est que d'aimer la chasse, m'a dit comme �a, quand je lui demandais combien qu'il en voulait :
� Allons, Lis�e, tu veux rigoler, j'suis pas marchand de chiens, moi ! Tu vendrais un chien, un jeune chien � un chasseur qui en aurait � de besoin �, toi ?
� — Jamais ! que j'ai r�pondu, mais, la civilit�…
� — Ta, ta, ta, tu paieras une bonne bouteille et le premier li�vre qu'il te fera tuer, nous le boulotterons ensemble, toi, P�p� et moi. C'est-y entendu ?
� — Vas-y ! que j'ai r�pliqu�, et on s'a serr� la louche. Maintenant, que j'ai ajout�, voici cent sous pour ta gosse, pour s'acheter ce qu'elle voudra, � pasque � je vois bien que �a lui fera mal au cœur de quitter son petit toutou. Mais elle peut �tre tranquille, il ne sera pas malheureux chez nous, et bien soign� ; mes chiens � moi, c'est des amis, et je verrais un cochon qui touche � un chien de chasse, comme il y en a, par plaisir de faire souffrir les b�tes, j'y casserais la gueule.
— Tu as foutrement raison, approuva Philomen. Si j'avais connu le salaud qui, l'ann�e pass�e, a fichu un coup de trident � ma Bellone, je voulais lui repayer son coup de fourche, moi, et avec usure.
— �reinter une b�te sans raisons, ou parce qu'elle a lap� l'assiette d'un chat, ou gob� un œuf dans un nid, c'est �tre trop brute ou trop l�che ! Si mon chien fait des sottises, je suis solide pour les payer, j'ai jamais refus� de rembourser les d�g�ts quand c'�tait prouv�, comme de juste. Mais, mes b�tes c'est la m�me chose que mes gosses, je ne veux pas que quelqu'un d'autre que moi y touche. C'est moi qui juge quand ils ont besoin d'une taloche ou d'une correction, et on sait que je ne la leur m�nage pas, s'ils la m�ritent ; seulement nous autres, on sait ce qu'on fait quand on tape et on ne risque pas d'estropier ni de donner un mauvais coup.
— Voil� ! Si on buvait une goutte, proposa Lis�e. J't'ai pas seulement remerci� de m'avoir ramen� mon sac de sel. Et ta m�re brebis, en es-tu content ?
— Oui, bien content, et tu sais que je ne l'ai pas pay�e trop cher. J'ai de quoi les hiverner comme il faut, elle et ses agneaux ; au printemps les moutons seront bons � vendre, ils me repaieront plus que je n'ai donn� pour les trois et j'aurai la m�re de b�n�fice. Mais tu as rachet� un fusil aussi, que je vois.
— J'ai rachet� le � Faucheux [3] � du p�re Denis, il ne peut plus chasser, lui ; c'est la vue qui baisse et les jambes qui ne vont pas ; mais son flingot est presque neuf : les canons sont solides, les batteries — �coute ! — sonnent comme des clochettes d'argent et il est choqu� du coup gauche, �a fait qu'on peut tirer de loin.
— Tu l'as pay� cher ?
— Trente francs ! c'est pour rien. Quand je songe que j'ai vendu le mien trente-cinq, plus une tourn�e � Jacquot de sur la C�te qui braconne de temps en temps autour de sa ferme… s�rement il ne valait pas �ui-l�. Tu vois bien que ma femme n'avait pas de raisons pour gueuler comme une poule qui a les pattes dans de l'eau chaude.
— Ah ! les femmes !
— � la tienne ! mon vieux.
— � la tienne !
— Miraut, petit salaud, quand tu auras fini de resiller mes savates !
— Ah ! il n'a pas fini de t'en bouffer des chaussettes et des croquenots et des tire-jus, tu veux encore entendre plus d'une chanson de ce c�t�-l�.
— Je suis l� pour r�pondre un peu, et puis �a lui apprendra, � la bourgeoise, � laisser tout tra�ner et sens dessus dessous. Quand il aura bouff� la moiti� de son trousseau, peut-�tre qu'elle rangera le reste !
— Qu'il y vienne seulement, ta sale murie, fourrer son nez dans mon linge ! mena�a la Gu�lotte.
Philomen sourit et Lis�e ne r�pondit pas, mais il siffla un coup et le chien, les voyant se lever, vint tout joyeux gambader sur leurs pas.
— Allons, mon vieux Miraut, annon�a Lis�e, je vais te montrer ton domaine maintenant ; nous allons partir au bois faire quelques fagots. Rien de tel que l'air du bois pour vous remettre d'aplomb quand on a la grosse t�te.
— Crois-tu, confia la Gu�lotte � sa voisine, la grande Ph�mie, d�s que Lis�e, Miraut et Philomen furent partis, crois-tu que mon grand ivrogne m'a encore ramen� une vi�ce � la maison !
— Y a bien piti� � toi ! conc�da l'autre qui n'aimait gu�re que ses poules.
— Si encore on avait le moyen ! Mais nous avons d�j� tant de maux de nouer les deux bouts. Doux J�sus ! Ah ! bon Dieu de bon Dieu ! et il va rechasser, reprendre des permis, des actions ; d�penser des sous � acheter de la poudre, du plomb, des fournitures de toutes sortes, et se faire repincer quand la chasse sera ferm�e, � pasque �, j'le connais, ce grand mandrin-l�, il ne pourra pas se tenir de braconner.
La grande Ph�mie qui �tait vieille fille et, selon toutes pr�somptions, vierge et martyre, comme disait Philomen, balan�a son goitre, tel un canard son jabot gonfl� de p�t�e, puis secouant sa petite t�te d'oiseau, �mit cet aphorisme de laide que les �v�nements ne lui avaient sans nul doute jamais permis de v�rifier exp�rimentalement :
— Les hommes, c'est tous des cochons !
Ensuite de quoi elle songea � ses ch�res g�lines et �mit au sujet de leur s�curit� future quelques craintes inspir�es par l'annonce du voisinage de ce jeune et dangereux carnassier.
— Les petits chiens, �a mord tout, �a bouffe tout ! J'ai bien peur que ta sale murie ne s'en vienne r�der autour de ma porte, �pouvanter mes poules, les emp�cher d'ouver[4], les faire se sauver ailleurs et me les saigner. Tu sais bien, le Turc du Vernois, chaque fois qu'il passe au pays, il fait le tour des �curies et il nettoie tous les nids : il s'en paye des omelettes !
— Pourvu que le sien ne s'y mette pas ! esp�ra la Gu�lotte qui voyait les nuages noirs s'accumuler sur sa maison.
— Ah ! les jeunes chiens, tu sais, rench�rit la vieille, il faut faire bien attention � eux et ne pas les manquer. Si tu vois le tien fouiner vers tes nids, fous-lui des coups de trique, autrement c'est fichu ! Ah ! ton homme aurait bien mieux fait de ne pas se saouler hier et de te ramener un petit cochon.
— Las moi ! se lamenta la Gu�lotte, accabl�e.
— Et s'il se met � les manger, les poules, ou � saigner les lapins, ou � courser les moutons ? Le Cibeau du ma�tre d'�cole, celui qu'il a vendu � des messieurs de Besan�on, lui en a fait payer pour plus de cent francs dans une ann�e. On a beau avoir des sous, toucher des mandats du gouvernement, et faire les �critures de la � mairerie �, gn'a ben fallu qu'il s'en d�barrasse de sa sale rosse, sans quoi les gens allaient faire des p�titions et le d�noncer tous les quinze jours jusqu'� ce qu'on lui foute son changement.
La Gu�lotte bl�missait. La perspective de toutes ces histoires, cette �vocation des malheurs futurs pouss�e au noir encore par la m�chancet� de la Ph�mie la r�voltaient contre ce qu'elle appelait la b�tise et l'�go�sme de son homme.
— Pour son plaisir, rageait-elle, pour son seul plaisir, dans quelle position va-t-il nous mettre ? Et dire qu'il ne m'a m�me pas demand� avis ! J'suis donc la derni�re des derni�res : ah ! la grande vache ! la grande fripouille ! Mais ils n'ont pas fini, son sale Azor et lui, j'te leur en foutrai des soupes claires et des pommes de terre cuites � l'eau, et s'ils deviennent gras, �a ne sera pas de ma faute !
— Tu devrais t�cher de lui faire crever sa rosse, insista la vieille teigne, c'est bien facile ! J'vais te dire comment on s'y prend : tu n'auras qu'� lui donner une �ponge grill�e dans du beurre ou dans du saindoux ; une fois frit, cela se r�duit � presque rien ; comme cela sent bon la graisse, ces voraces-l� te bouffent �a d'une seule goul�e sans se douter de rien ; mais l'eau de leur estomac fait regonfler la machine ; au bout de quelque temps �a tient toute la place, �a ne peut plus passer ni d'un c�t� ni de l'autre et ils cr�vent �touff�s, les sales goulus ! Et va-t'en chercher de quoi le M�dor est claqu� et courir apr�s celui qui a fait le coup !
La Gu�lotte r�fl�chissait.
Oui, �videmment, le moyen propos� �tait excellent pour se d�barrasser de cet h�te encombrant, mais il n'�tait pas sans danger, quoi qu'en d�t la Ph�mie.
Lis�e aimait ses chiens.
Dans sa longue carri�re de chasseur il en avait vu de toutes sortes et de toutes couleurs : il en avait eu un — il y a bien longtemps de �a — mang� du loup ; un autre d�cousu par un sanglier, un troisi�me qui s'�tait tu� en poursuivant un li�vre qu'il serrait de trop pr�s : tous deux, le capucin le premier et le chien imm�diatement derri�re, avaient saut� dans une sorte de pr�cipice et le chasseur avait d� descendre au moyen de cordes pour remonter les deux cadavres ; il en avait eu un qui avait suivi une chasse au tonnerre de Dieu et qu'on n'avait jamais revu : perdu, tu�, vol� ? Nul ne savait ! Lis�e avait eu bien du chagrin chaque fois qu'un tel malheur lui �tait advenu, il avait m�me pleur� sur quelques-uns de ces braves toutous qui �taient de francs et joyeux compagnons, et, quand il avait pu, les avait toujours, avec une sorte de pi�t� amicale, enterr�s dans un petit coin de son verger o� l'herbe poussait � chaque printemps plus verte et plus drue.
Mais, jamais, non jamais il n'avait �t� aussi furieux que le jour o� son vieux Finaud s'en vint r�ler � ses pieds, empoisonn�.
Ah ! oui ! ce n'�tait pas oubli� ! Maintenant encore, quand on �voquait la chose, ses veines du front se tendaient ainsi que des c�bles et ses poings serr�s s'arrondissaient comme des maillets, pr�ts � cogner.
Quant � la canaille qui lui avait l�chement assassin� son chien, il avait bien fallu qu'il la d�couvr�t. Apr�s une enqu�te aussi minutieuse que lente et discr�te, d'insidieuses questions au pharmacien et au boucher, des observations sans nombre, il avait r�uni un irr�futable faisceau de preuves contre le bandit, la crapule qui tuait les b�tes en leur donnant � manger, le l�che hypocrite qui n'osait pas l'attaquer en face. Il avait longtemps attendu son heure, diff�rant la vengeance jusqu'au moment o� l'affaire serait presque oubli�e et o� l'autre n'y penserait plus.
Et puis, un beau soir que son empoisonneur �tait parti en course au village voisin, Lis�e, sans �tre vu, �tait venu s'aposter pour l'attendre au coin du bois du Teur�. Quand il arriva, le chasseur l'aborda carr�ment sur la route, se nomma : � C'est moi Lis�e ! � puis lui rappela les faits, lui fournit les preuves, le traita d'assassin et de l�che, et, apr�s l'avoir largement soufflet�, le colleta.
Et alors, la col�re, comme un torrent trop longtemps endigu�, remontant du plus profond de son cœur, il avait administr� au chenapan une de ces tourn�es fantastiques, une de ces vol�es de coups de pied et de coups de trique si terrible, que l'autre, caboss�, meurtri, tal�, �borgn�, en avait �t� plus de quinze jours avant d'oser sortir et ne s'�tait jamais vant� de la chose.
Mais pas un chien n'avait p�ri depuis au village : la le�on avait profit�.
� Empoisonner Miraut ! � Lis�e n'aurait ni tr�ve, ni repos avant d'avoir d�couvert l'assassin. C'�tait courir un trop gros risque, se vouer � une existence plus infernale encore, car alors, nulle journ�e ne se passerait sans insultes, ni gifles, ni coups de pied quelque part.
Et puis, on a beau ne pas aimer les b�tes, ce n'est pas dr�le tout de m�me, pensait la Gu�lotte, de les voir devant vous se tordre et se retordre, ne hurler que lorsque la douleur leur tord les boyaux et vous bourrer des yeux, des yeux � vous tourner les sangs et � vous d�crocher les foies.
Ah ! le vieux Finaud !
Il �tait rentr�, plein comme un boudin, apr�s une tourn�e apparemment fructueuse dans le village. M�me que �a ne sentait pas la rose quand il se l�chait et on l'avait fourr� tout de suite � l'�curie o� il passerait en paix sa nuit de digestion.
— Il s'est nourri, disait en riant Lis�e ; s�rement qu'il aura d� bouffer quelque mondure de vache[5] ou quelque ventraille de mouton.
Mais le lendemain, quand le chasseur s'en �tait all� � l'�curie pour d�lier les b�tes et les conduire � l'abreuvoir, �'avait �t� une autre histoire. Le chien qui souffrait d�j�, mais se taisait sto�quement, avait voulu aller � lui et, comme d'habitude, lui dire bonjour en se dressant contre ses genoux pour le l�cher et jappoter. Il avait � peine pu se lever sur ses pattes de devant, le train de derri�re paralys� refusait d�j� tout service, les jambes �taient raides.
Alors la b�te �tonn�e, furieuse et d�sesp�r�e, avait hurl� un long coup de souffrance et de rage.
Et Lis�e, affol�, abandonnant les vaches, avait pris son chien dans ses bras, l'avait transport� dans la chambre du po�le et d�pos� sur un coussin, aupr�s du feu. L�, il l'avait examin�, lui avait ouvert la gueule, soulev� la paupi�re, regard� l'œil qui �tait encore assez clair. Il avait vu tout de suite.
— Cr� nom de Dieu ! Mon chien est empoisonn� ! Va vite traire les vaches que je lui fasse prendre du lait !
Finaud avait difficilement aval� le lait, contrepoison trop peu �nergique, puis il �tait retomb� dans son abattement douloureux ; son poil se h�rissait, ses yeux s'injectaient de sang, se troublaient, il haletait de fi�vre et tremblait de froid.
— Qu'est-ce qu'il a bien pu manger, bon Dieu de bon Dieu ? rageait Lis�e ; si je le savais seulement !
Et Philomen �tait venu.
— Faut le faire d�gueuler ! avait-il ordonn�. Je vais chercher de l'huile de ricin. On les sauve souvent avec et j'en ai toujours � la maison.
Lis�e avait desserr� les m�choires d�j� raides de son vieux chien pendant que son ami, avec des pr�cautions fraternelles, ingurgitait au patient un grand demi-verre du visqueux breuvage.
Sans doute, il �tait trop tard. Le poison (de la strychnine probablement), aval� dans un morceau de viande, n'avait produit son effet que tard, lorsque la digestion �tait d�j� en train. Il aurait fallu �tre l� alors, se douter et s'y prendre imm�diatement. Mais le pouvait-on ? Il �tait probable que cela avait d� d�buter par de fortes coliques et un chien ne se plaint pas de coliques. Toute souffrance qui n'a pas une cause directe et visible le laisse �tonn� et muet. Il fallait vraiment que les douleurs devinssent atroces pour que la b�te hurl�t par intervalles. Car les crises, comme t�taniques, de raidissement �taient, apr�s l'absorption de l'huile, devenues plus rares et l'œil semblait aussi s'�tre �clairci. Finaud s'�tait m�me lev� tout seul et il avait tent� de remuer la queue en regardant son ma�tre. Mais il se recoucha aussit�t tandis que Philomen et Lis�e et les amis qui �taient venus faisaient gravement cercle autour de lui. Il faut avoir vu ces fronts pliss�s, ces yeux inquiets, ces grosses mains tremblantes pour comprendre tout ce qui peut, malgr� la rudesse apparente ou r�elle, fermenter de bon levain sous ces �corces tann�es et dans ces cœurs frustes de paysans. Lorsque reparurent les crises et que le chien, en se raidissant, se prit � hurler, leurs yeux devinrent humides, brillants ; l'on sentait en eux de la douleur et de la col�re, et plus d'un qui n'osait se moucher, de crainte de para�tre b�te, avala silencieusement une larme en mordant sa moustache.
Quand, apr�s douze heures atroces d'agonie, le vieux Finaud, vers six heures du soir, tr�passa dans une crise terrible, ils partirent tous, l'un apr�s l'autre, sans rien dire, les �paules vo�t�es et le dos rond, tout b�tes de cette douleur contre laquelle rien ne les avait cuirass�s, tandis que Lis�e, sur son canap�[6], la t�te dans les mains, pleurait silencieusement son chien.
Ah ! que non ! La Gu�lotte ne voulait plus de ces sc�nes-l� chez elle, sans compter qu'un chien de chasse, �a vaut des sous, surtout quand c'est dress�. Non, ce qu'il fallait, c'�tait simplement harceler sans tr�ve les deux �tres, les deux alli�s, ses deux ennemis : son mari et le chien ; les faire souffrir l'un par l'autre, chercher si possible � les amener � se d�tester, mettre Lis�e en col�re contre Miraut ou profiter d'une de ces rages que provoquerait s�rement le dressage pour exasp�rer son homme, le d�go�ter de sa rosse et la lui faire tuer, ou donner, ou vendre encore, ce qui serait tout profit pour le m�nage.
Oh ! elle trouverait bien ! D'abord, elle allait dor�navant laisser les ordures en place : le patron les enl�verait lui-m�me si �a lui disait ; quant � la soupe, elle serait maigre, et que ce sale cabot de malheur s'avis�t de toucher au linge, aux chaussures ou aux v�tements ; qu'il s'avis�t de courir apr�s les poules et de � coucouter � les œufs ! Le manche � balai �tait l�, peut-�tre, et le fouet aussi, et son homme n'aurait rien � dire l� contre, c'�tait du dressage, quoi ! on ne peut pas se laisser d�vorer par une b�te ! Et au besoin elle jouerait au braconnier de bons tours dont elle accuserait le chien. Lesquels ? elle ne savait pas encore, mais elle trouverait certainement.
Ah ! il faudrait bien qu'elle obt�nt l'avantage enfin et qu'il dispar�t, l'intrus qui s'�tait introduit � la faveur d'une saoulerie. Lis�e n'aimait pas les sc�nes ; il en entendrait des plaintes et elle te lui en servirait des lamentations de J�r�mie, comme il disait, et plus qu'� son saoul, mon bonhomme, esp�re ! Il aimait � �tre propre, il en aurait du poil de chien sur ses habits, et il chercherait les brosses, et s'il y avait d'aventure du linge de rong� � la maison, ce seraient ses mouchoirs � lui, et ses pantalons, et son fourbi, et il irait se faire raccommoder �a o� il voudrait, chez le cher ami qui lui avait d�nich� son animal. Ah ! on verrait bien qui est-ce qui se fatiguerait le premier de la vi�ce et qui c'est qui parlerait le plus t�t de la ramener � ce grand ivrogne de P�p� ou � ce propre � rien de gros de Rocfontaine.
Lis�e n'eut pas besoin de r�it�rer son invitation � la promenade. D�s qu'il eut vu son ma�tre se diriger vers la porte, Miraut, avant lui, s'y pr�cipita, et avec un tel enthousiasme qu'il s'emp�tura dans les jambes du chasseur et manqua de le faire piquer une t�te en avant, � la grande joie de la Gu�lotte, qui ricana :
— S'il pouvait seulement lui faire ramasser une bonne b�che et lui cabosser le nez comme je voudrais !…
Mais Lis�e, bonne p�te, ne fit pas semblant d'entendre. Il sourit � son toutou et, pench� sur lui, peut-�tre simplement pour faire rager sa femme et lui prouver que son affection n'�tait point amoindrie, se mit � lui parler avec une sorte de z�zaiement maternel :
— Que n'est-i content ce petit ciencien de sortir avec son papa Lis�e ?
— Rrr aou, r�pondait Miraut en lui l�chant le nez.
— Qu'on va-t'i serser des y�vres ?
— Bou ! hou ! reprenait le petit chien.
— Grand idiot ! ricanait la femme tandis qu'ils gagnaient la porte tous deux, l'un gambadant, la gorge pleine d'abois joyeux, l'autre riant silencieusement dans sa barbe de bouc.
Miraut avait compris le sens g�n�ral des paroles de Lis�e. Il savait qu'on allait sortir et courir et jouer ; la direction de la porte prise par son ma�tre lui confirmait d'ailleurs cette merveilleuse promesse.
Il est deux s�ries de mots que les jeunes chiens saisissent extr�mement vite : ceux qui servent � les appeler � la p�t�e, ceux qui les invitent � prendre leurs �bats au dehors. Ces mots correspondent � la satisfaction des deux grands besoins primordiaux des jeunes b�tes domestiqu�es : la nourriture et le mouvement. Tous leurs instincts sont donc perp�tuellement tendus vers l'accomplissement des actes qui sont li�s � ces deux fonctions. Plus tard, avec d'autres besoins, naissent d'autres aptitudes, et Miraut, en particulier, arriva � ouvrir toutes portes non verrouill�es, mais il se refusa obstin�ment � apprendre � les fermer. D'ailleurs, dans la maison de sa m�re, peut-�tre gr�ce � ses le�ons, avait-il d�j� appris � reconna�tre, parmi le bafouillage humain, les syllabes magiques qui pr�sagent la venue de la gamelle de soupe ou qui donnent la clef des champs.
Lis�e n'en fut pas moins attendri de cette marque d'intelligence qui lui permettait de fonder sur les aptitudes de son chien les plus belles esp�rances.
Il d�cida qu'on prendrait la ruelle jusqu'au centre du village et que, de l�, on suivrait dans toute sa longueur la voie principale, de fa�on que le chien p�t avoir une id�e d'ensemble du pays qu'il allait habiter.
Il ouvrit donc la porte, mais cela ne devait pas marcher tout seul.
D�s que Miraut, en coup de vent, se fut pr�cipit� dans la cour, toutes les poules, effar�es de cet �tre qu'elles n'attendaient point, s'enfuirent et s'envol�rent � grands cris et grands fracas, tandis que le coq, les plumes h�riss�es, la cr�te au vent, piaillait des roc-c�-d� ! mena�ants et furieux, tout en se retirant, lui aussi, avec prudence.
Miraut, un peu �tonn� de tout ce vacarme qui l'enchantait et de ce mouvement de retraite qui l'encourageait, allait peut-�tre transformer en offensive vigoureuse son �lan en avant, lorsqu'un mot du ma�tre, haussant le ton, le rappela � lui :
— Ici ! Veux-tu bien !… petit polisson ! Faut laisser les poules tranquilles ! Allons, viens ici !
Comprenant qu'il avait peut-�tre faut�, Miraut, qu�tant un pardon et une caresse, vint se dresser contre les genoux de Lis�e, puis, absous d'une chiquenaude amicale, repartit aussit�t.
Un petit b�ton sollicita son attention : il s'en saisit et, en travers de sa gueule, la t�te haute, le porta fi�rement jusqu'� la premi�re bouse de vache, pour laquelle il l'abandonna sans h�siter.
— Sale ! petit sale ! veux-tu bien l�cher �a ! gronda Lis�e.
Miraut, l�g�rement �tonn� du peu de go�t de son ma�tre, laissa tomber cette galette de bouse qui sentait pourtant si bon et allait chercher autre chose, quand il tomba tout � coup en arr�t, roide, enti�rement immobile, fig� sur ses quatre pattes.
— Allons, viens-tu ? reprit son ma�tre.
Mais Miraut ne bougeait pas.
— Viendras-tu donc, tra�nard ! accentua Lis�e.
Mais Miraut se fichait de la parole du ma�tre et, sans plus remuer qu'une souche, semblait m�dus� l�, par quelque effrayant spectacle.
— Quoi, qu'est-ce qu'il y a donc ? interrogea le chasseur en jetant les yeux dans la direction vers laquelle Miraut regardait toujours. — Ah ! c'est toi, ma vieille Bellone, continua-t-il. Viens voir ici ma B�b� ! Ah ! on ne le conna�t pas encore, �ui-l� ! Allons, viens voir, viens, j'vas te pr�senter.
La chienne, en d�couvrant deux rang�es superbes de crocs et en plissant le nez, sourit au chasseur, puis s'approcha de lui, fr�tillant du fouet et tortillant du derri�re.
C'�tait la chienne de l'ami Philomen : elle avait souvent chass� de compagnie avec le vieux Ta�aut ainsi qu'avec son ma�tre et s'�tonnait � juste titre de ce nouvel arrivant.
Lis�e flatta la b�te et appela Mimi.
En se tordant et se rasant, ce qui indiquait � la fois du plaisir et de l'appr�hension, il s'approcha du groupe.
Et la chienne, le poil du dos h�riss� comme une brosse de chiendent, hautaine, les crocs montr�s, le toisa de toute sa hauteur.
— Allons ! allons ! calma Lis�e d'une voix conciliante, allons ! tu vois bien que c'est un petit ; ne lui fais pas de mal, voyons, puisque j'te dis que c'est un gosse et que vous allez faire une paire d'amis.
Miraut, � la d�rob�e, reniflait la chienne, qui, elle, toujours digne et grave et s�v�re, l'inspecta minutieusement sur toutes les coutures et pertuis. Son nez, en effet, plus ou moins pliss�, ce qui t�moignait du m�pris, de la surprise ou de la sympathie, se promena de la gueule pour sentir ce qu'il avait mang�, au ventre pour y reconna�tre la liti�re ou les compagnons, et ailleurs pour en discerner le sexe.
Quand elle fut bien convaincue par deux inspections compl�mentaires que c'�tait un m�le, son poil s'abaissa, ce qui indiquait que la col�re, la m�fiance et la crainte �taient abolies. Et elle se laissa complaisamment l�cher la gueule par Miraut, qui flattait en elle une puissance redoutable.
— Allons, c'est tr�s bien, conclut Lis�e en lui donnant une petite tape d'amiti� sur la t�te ; vous voil� copains comme cochons, � pr�sent.
Et il la laissa, la queue fr�tillante, reprendre sa fl�nerie par les buissons et les haies, en qu�te d'os jet�s ou de toute autre pitance plus ou moins haute en odeur et en go�t.
On continua la travers�e. Mais pas un azor du village, du roquet de l'abb� Tatet au semi-terre-neuve de l'�pici�re, n'omit de venir mettre son nez sous la queue de Miraut pour faire connaissance.
On les voyait s'amener tous, un sentiment de surprise dans l'œil et dans le mufle, humbles et h�sitants ou raides et rapides selon leur taille et le sens de leur force. Et ce furent des stations sans nombre dont riait Lis�e tout en blaguant avec les voisins et en expliquant pourquoi il avait cru devoir retrouver un chien. Toutes ces rencontres furent favorables au nouvel arrivant, sauf toutefois la derni�re, qui se trouva �tre un peu tendue.
Souris, le roquet de la tante Laure, une vieille fille hargneuse qui avait fa�onn� son chien � son image, accueillit le passage de Lis�e et de son commensal par sa bord�e ordinaire et rageuse d'abois. Comme Miraut, d�j� rassur� par la bonne r�ception des autres camarades du village, s'en allait vers lui, le poitrail haut, l'œil clair, la queue fr�tillante pour une salutation cordiale, l'autre, plus furieux que jamais, les babines m�chamment trouss�es, se pr�cipita pour le mordre, certain qu'il croyait �tre de prendre sur celui-l�, plus faible, sa revanche des injures et des m�pris dont l'accablaient les autres toutous du pays. Car les indig�nes chiens de Longeverne, libres pour la plupart et vivant au grand air, ne pouvaient sentir ce casanier puant le renferm�, le moisi et la vieille pisse.
Miraut, sans d�fiance et quasi d�sarm� e�t, sans nul doute, �cop� d'un coup de dent, d'autant que Lis�e, pour la centi�me fois de la journ�e, expliquait � son ami, le cordonnier Julot, la g�n�alogie de son chien et ne pr�tait gu�re attention � la querelle, quand la Bellone, � laquelle on ne pensait point, et qui, ayant termin� sa petite ronde, rejoignait Lis�e, pressentant qu'il allait au bois, se trouva l�, juste � point pour emp�cher un abus de force aussi tra�tre que peu chevaleresque du roquet.
Grondante, le poil du dos en brosse, les dents pr�tes � l'attaque, elle se jeta tout � coup devant Miraut, coupant l'�lan de Souris, le d�fiant de sa puissante m�choire, puis, prenant � son tour l'offensive, se pr�cipita sur l'insulteur et lui pin�a vigoureusement le derri�re.
L'autre n'attendit point son reste et, hurlant, d�campa � toute allure, poursuivi par la chienne, qui lui serrait toujours durement la peau, tandis que tous les voisins se retournaient, surpris et interloqu�s de cette intervention si spontan�e et si inattendue.
Miraut, reconnaissant, vint l�cher les babines de sa protectrice qui, calme et digne, se laissa remercier, assise sur son derri�re, l'œil encore tout plein d'�clairs de col�re et le fouet fr�missant.
— Hein ! tu vois, constata Lis�e ; elle sent d�j� que ce sera un cr�ne chien, un bon camarade, et qu'ils feront plus d'une partie ensemble. Elle le d�fend comme si elle �tait sa m�re.
— Si ton chien �tait aussi bien une chienne, remarqua son interlocuteur, elle ne l'aurait pas prot�g�. Entre elles, ces charognes-l� ne peuvent pas se sentir, tandis que des m�les s'accordent parfaitement.
— Sauf quand il y a une chienne en folie dans le pays.
— Oh ! dans ce cas-l�, reprit le cordonnier, il n'y a pas que les chiens qui se brouillent. Encore ont-ils, eux, sur les hommes, l'avantage de tout oublier quand c'est pass�, tandis que j'en connais, et toi aussi, qui, pour des sacr�es morues de rien du tout, plus d�caties maintenant qu'un tronc vermoulu, et pas m�me bonnes � laver la bu�e, se saigneraient encore en souvenir de ce qui s'est pass� il y a peut-�tre plus de trente ans.
— Pourtant, insista Lis�e, il y a des chiens chez qui �a dure : ainsi le Turc du Vernois et le Samson de Salans n'ont jamais pu se sentir ni se rencontrer sans se foutre la pile.
— �a ne m'�tonne pas : ce sont les plus forts du pays. D�s qu'une femelle s'�chauffe, ils sont l� et, comme les autres filent doux devant leurs crocs, c'est toujours entre eux deux que �a se passe. Alors, tu comprends, une rancune n'est pas encore oubli�e, qu'une nouvelle histoire recommence, et c'est comme dans la chanson du rouge poulet, �a ne finit jamais.
— La chiennerie, quand �a veut, c'est presque aussi cochon que l'humanit�, affirma Lis�e en mani�re de conclusion.
Et il sortit du village et prit � travers champs le sentier de la for�t, devanc� par Miraut qui �cartait toutes les mottes, s'arr�tait � tous les bouts de bois, et suivi de Bellone, qui, elle, le regardait un peu craintivement, � la d�rob�e, craignant qu'il ne la renvoy�t � la maison.
Comme on �tait encore dans le temps de la chasse et que les travaux des semailles emp�chaient Philomen de profiter pour l'heure de son permis, il la laissa les accompagner, se disant qu'apr�s tout �a habituerait d�j� un peu son chien et que �a commencerait son dressage.
Cependant, Miraut continuait � trotter, flairant les taupini�res, puis revenait � toute allure se jeter dans les jambes de son ma�tre, qu'il mordillait de ses jeunes dents.
Ce fut ensuite � Bellone qu'il s'en prit, lui sautant � la gorge, � la gueule, aux pattes, la faisant tr�bucher, tandis que la bonne b�te, un peu agac�e, mais comprenant bien qu'il faut que jeunesse se passe, le laissait faire quand m�me tout en grognant de temps � autre.
Enfin, quand elle en eut assez, comme elle ne voulait point le mordre, pour le faire cesser elle prit carr�ment le galop. Le jeune toutou voulut la suivre et prit son �lan derri�re elle, mais il n'�tait pas encore de taille � affronter � la course une b�te aussi rapide et aussi bien d�coupl�e. Au bout d'un instant, il se retourna pour voir si Lis�e, lui aussi, n'avait point pris le pas de charge ; mais, placide et la pipe aux dents, le braconnier, les yeux r�veurs, s'en venait de son �gale et tranquille allure.
Alors, Miraut, �loign� de tous deux et ne sachant plus auquel aller, se mit � aboyer plaintivement puis avec fureur des deux c�t�s, tandis que son ma�tre, riant de son ind�cision et de sa col�re, le rappelait � lui d'un geste et d'un mot amicaux.
— Viens ici, viens ! petit imb�cile !
Un dernier coup d'œil � la chienne qui gagnait la lisi�re du bois, qu�tant d�j�, le nez � terre, un dernier aboi rageur � l'adresse de cette l�cheuse, et oublieux et d�j� ragaillardi, Miraut revint l�cher la main pendante du patron.
On arriva � la coupe.
Le petit chien, marchant dans les foul�es de son ma�tre, s'emp�tra si bien dans les branches et les rameaux qu'il en hurla de col�re et que Lis�e dut le prendre dans ses bras pour le transporter jusqu'� l'endroit o� il se proposait de fagoter, � quelque douzaine de m�tres de la lisi�re. Il le d�posa sur le sol et Miraut attendit, pensant qu'on allait jouer ; mais d�s qu'il vit que le ma�tre ne s'occupait qu'� prendre, sans m�me les lui donner � mordre, les rameaux demi-secs � la longue file align�e par les b�cherons apr�s l'abatage du printemps, le jeune animal s'ennuya. � plusieurs reprises il revint mordiller les jambes de Lis�e, mais, voyant que celui-ci ne pr�tait nulle attention � ses avances et qu'il n'arrivait � aucun r�sultat, il se r�solut, par ses propres moyens, � regagner les champs.
Au bout de quelques minutes, et apr�s avoir savamment louvoy� entre les brandes, il y parvint et charma ses loisirs en attaquant les taupini�res. Le fret des taupes, facile � suivre, et l'odeur montant par les couloirs souterrains l'induisaient � des explorations hardies, �veillaient son instinct de chasse, excitaient sa juv�nile ardeur.
De la patte et de la gueule, reniflant et grattant et mordant, il eut bient�t fait de creuser un trou d'un bon demi-pied de profondeur. De temps en temps, plongeant son nez dans le boyau ouvert, il reniflait plus bruyamment et m�me aboyait, puis, la taupe �pouvant�e fuyant, fret et odeur s'�vanouissaient, et il abandonnait sa taupin�e pour en attaquer une nouvelle.
Lis�e, en liant ses fagots, le regardait faire, tout joyeux. Miraut �tait dans la vraie tradition. C'est ainsi que commencent la plupart des jeunes toutous. Ils courent d'abord apr�s les oiseaux et veulent d�terrer les taupes ; plus tard, quand ils sont de bonne race, ils abandonnent vite ce gibier-l� pour en courir un autre. Et le chasseur, de loin, excitait en riant et en ricanant son compagnon :
— Allez ! attrape-le, le � boussot � [7] !
— Comment, tu ne l'as pas encore ?
— Oh ! oh ! tu lances d�j�, mon gaillard, y a du bon, alors, y a du pied !
Pourtant, lorsque Miraut eut bien gratt�, qu'il eut la truffe tout � fait noire et la gueule pleine de terre, il s'ennuya de ces vaines poursuites et de ce travail inutile et, fatigu�, regagna le bois.
Derri�re un fagot l'abritant du vent, il d�couvrit la blouse et le tricot de son ma�tre et, jugeant dans sa bonne petite jugeote de b�te que, comme matelas, �a valait sans doute mieux que la terre humide, sans h�sitation il se coucha en rond dessus et s'endormit du sommeil de l'innocence.
— Sacr� petit voyou, s'�cria Lis�e en venant, au moment de partir, le retrouver dans cette position, il est d�j� roublard comme p�re et m�re. Attends, mon vieux, la patronne, elle t'en baillera des blouses et des tricots pour te coucher dessus.
Et, tout attendri par cette �vocation et aussi par cet acte d'intelligence, il embrassa son brave chien sur le cr�ne et l'emmena vers la maison.
Peu m�fiant de son naturel, Miraut apprit bien vite � se d�fier de la patronne, qui ne manquait jamais, chaque fois qu'il se trouvait devant elle, de marquer cette rencontre, non point d'un caillou blanc comme pour les jours heureux, mais bien d'un coup de sabot dans son derri�re de chien.
Ce fut pour lui un �tonnement, car on ne l'avait jamais battu auparavant.
Il l'�vitait le plus possible. D�s qu'il la voyait appara�tre, divinit� au balai, il ne manquait pas de guetter son regard et, s'il y reconnaissait le moindre �clair mal�fique, le plus infime reflet douteux, il faisait de sages d�tours et se m�nageait autant que possible des chemins de retraite. L'autre s'aper�ut bien vite du man�ge dont il usait pour �viter toute rencontre et, comme elle n'avait point d�sarm�, elle chercha par ruse � tromper sa vigilance. Tout en n'ayant l'air de s'occuper que de son m�nage, elle s'arrangeait pour se rapprocher de la b�te, soit qu'elle jou�t avec les chats, soit qu'elle dorm�t dans un coin et, sans rien dire, tout � coup, lui labourait tra�treusement les c�tes � coups de sabots.
La Gu�lotte se montrait cependant plus circonspecte quand Lis�e �tait � la maison et ne rossait alors le chien que lorsqu'elle avait trouv� un pr�texte plausible de correction dont le moindre �tait que ce sale chameau se trouvait toujours dans ses jambes, ou qu'il emplissait de poil le canap�, ou encore qu'il lapait continuellement l'assiette des chats et leur prenait leur place sur le coussin, sous le po�le.
Cependant ces trois bonnes b�tes �taient loin de faire mauvais m�nage. Tr�s souvent, apr�s s'�tre mordill�s pour rire, poursuivis sous la table et sous le buffet, avoir saut� sur les chaises et le canap� en lan�ant des vrraou et des pfff… aussi inoffensifs que mena�ants, apr�s s'�tre griff� la peau et tir� la queue, ils s'endormaient fraternellement c�te � c�te, les deux minets sur le jeune chien, leurs petites t�tes carr�es sur la poitrine de Miraut, en bons amis qu'ils �taient.
Mique aimait autant Miraut que ses petits ; peut-�tre m�me l'aimait-elle mieux, car elle tol�rait de celui-ci des jeux qu'elle n'admettait pas chez ses enfants.
Le chien s'amusait quelquefois � lui prendre les puces. C'�tait, jugeait-il, une grande faveur qu'il lui accordait. Plissant la truffe, claquant les incisives, il lui labourait l'�chine ou les flancs d'arri�re en avant, pin�ant tr�s souvent et assez fortement la peau avec les poils, ce dont Mique, en miaulant doucement, l'avertissait en le priant de cesser.
D'autres fois il la tirait violemment par la queue, ou bien encore, l'empoignant entre ses dents par la peau du cou, il la secouait brutalement sans qu'elle songe�t � se d�fendre. Elle n'e�t certes pas tol�r� de telles familiarit�s d'un autre, et la dent pointue et la griffe ac�r�e auraient vite remis � sa place le malplaisant qui se serait permis � son �gard de semblables fantaisies.
Elle avait pour Miraut l'indulgence grande de la maman pour l'enfant terrible qui a bon cœur et qui sera fort, et elle lui savait gr� d'�tre gentil avec ses petits.
— Il veut casser les reins � ma chatte, hurla un jour la Gu�lotte en voyant Miraut secouer de tout son cœur la bonne Mique, qui se contentait voluptueusement de fermer les yeux en tendant les pattes en avant.
Et, s'�lan�ant sur le coupable, elle le ch�tia avec vigueur, puis, s'adressant � l'homme qui protestait, invoquant le laisser-faire de la chatte :
— Tu ne vas pas dire encore qu'il ne lui faisait rien ! S'il ne me la tue pas, il lui fera quitter la maison, une si bonne rati�re ! Elle partira dans les champs, comme �ui de la Ph�mie, que le renard a croqu�, ou bien elle mangera de la vermine dehors et en cr�vera � pasqu'il � y aura un salaud de chien � la maison. Ah ! mais non ! tu sais, pas de �a. Tu as amen� un chien, c'est bon ; il est l�, qu'il y reste, mais moi je veux garder ma chatte, qui est s�rement plus utile, et quant � ta murie tu feras bien de l'enfermer. Il a le temps de courir quand il pourra chasser, et je suis fatigu�e de l'avoir par les jambes. La remise est l�, tu lui mettras de la paille, et il aura assez de place pour se balader si �a lui chante.
Pour avoir la paix, Lis�e c�da et convint que, quand il ne serait pas l� pour surveiller Miraut, il l'enfermerait dans la grande remise, pr�s de l'�curie des vaches.
Le lendemain, comme il s'absentait pour aller donner un coup de main � Fran�ois, le fermier des Planches, Miraut connut pour la premi�re fois les avantages de la claustration.
Ce fut la Gu�lotte qui se chargea de conduire � la remise le petit chien ; la mani�re forte convenait � son temp�rament ; aussi, d�s que Lis�e eut chauss� ses souliers, elle interpella violemment Miraut :
— Allez, charogne ! � la paille. Vite !
Celui-ci, qui esp�rait accompagner le patron, n'obtemp�ra point � cette injonction et alla se musser sous le fourneau, aupr�s de ses amis les chats.
— Est-ce que tu vas ob�ir, sale b�te ? continua-t-elle.
Et son sabot alla chercher, sous son abri, les c�tes ou le derri�re du chien qui faisait la sourde oreille.
— Tu vois, tu vois, reprit-elle, une vraie rosse : pas moyen de le faire ob�ir ! Ah ! tu as fait une belle acquisition le jour o� tu me l'as amen�. Si tu crois qu'il t'�coutera jamais � la chasse !
— Les b�tes, c'est comme les gens, riposta Lis�e ; on en fait ce qu'on veut quand on sait les prendre. Encore, sur ce point-l�, valent-elles souvent mieux que les femmes, car de toi, comme que ce soit que je m'y sois pris, je n'ai jamais rien pu tirer de bon. Toujours aussi chameau ! …
— C'est �a, recommence ! C'est moi maintenant qui suis cause que ton chien n'�coute rien.
— Il n'�coute rien ? tu vas voir ! Viens, Miraut, viens ici, mon petit, viens, appela doucement Lis�e.
Lentement, ayant bien compris que le patron prenait sa d�fense, tout en guettant les gestes de la paysanne, Miraut, �cras� sur les pattes, le cou tendu, les yeux inquiets, le fouet battant, s'approcha lentement de son ma�tre, dont il vint l�cher les mains.
— Viens, mon beau, viens avec moi, viens, continua Lis�e ; tu sais bien que je ne veux pas te battre, moi ; allons nous coucher.
Et, tenant son chien par le collier, le caressant, tous deux franchirent la porte, Miraut, tr�s inquiet et battant de la queue comme s'il appr�hendait la sale blague qu'on allait lui faire.
Ils pass�rent � la cuisine d'abord, puis travers�rent une petite chambre de d�barras et, de l�, entr�rent � la remise, toujours suivis par les regards haineux et narquois de la m�nag�re.
— La belle paire ricana-t-elle. Ah ! je suis bien mont�e.
— Tu as mieux que tu ne m�rites, r�pliqua le chasseur.
Lis�e conduisit Miraut jusqu'� la botte de paille qu'il avait pr�par�e et le contraignit doucement � s'y coucher ; puis il le flatta de la main, l'engagea � dormir et se leva pour le quitter.
Cela ne faisait gu�re l'affaire du chien, qui s'enfila r�solument dans ses jambes et le suivit jusqu'� la porte, qu'il voulut franchir en m�me temps que lui. Lis�e dut le reconduire une nouvelle fois � la paille et lui enjoindre de rester tranquille.
Mais, tandis qu'il regagnait la sortie, tremblant de tous ses membres et droit sur sa botte, Miraut, le regardant avec des yeux humides et brillants de crainte et de d�sir, semblait le supplier de l'emmener.
— Reste ! commanda assez �nergiquement Lis�e.
Puis, pour att�nuer ce que le ton de cet ordre avait de trop sec, il ajouta, persuasif :
— Couche-toi, mon petit, voyons !
Miraut, n'entendant que le ton amical de cette supr�me recommandation et croyant que le ma�tre, apitoy�, revenait sur sa d�cision, se pr�cipita de nouveau pour sortir ; mais Lis�e se h�ta, la porte claqua s�chement, et le chien, seul, perdu dans la grande pi�ce, se mit � appeler au secours, � japper, � gueuler, � hurler en d�sesp�r�.
— Tu l'entends, reprit la femme, il fait un beau raffut. Tout le village va croire qu'on s'�gorge ici.
— Je te d�fends d'aller le toucher, ordonna Lis�e. Tu n'as qu'� le laisser tranquille, il se calmera tout seul. Ce n'est d'ailleurs pas inutile qu'il apprenne que l'on ne fait pas toujours tout ce qu'on veut dans la vie, et puis, de gueuler un peu, �a lui fera la voix.
Miraut, seul, ne se consola pas vite. Devant la porte close, il continua � brailler et hurla jusqu'� la grande fatigue. De temps � autre il s'arr�tait et �coutait, pensant que ce n'�tait peut-�tre qu'une farce qu'on lui jouait, et qu'on allait revenir le d�livrer.
Mais quand il entendit le mart�lement des souliers de Lis�e frappant la terre battue du chemin, il comprit que c'�tait pour tout de bon qu'on l'emprisonnait. Une rage folle s'empara de lui, il sauta contre la porte qu'il mordit de tout son cœur et essaya m�me d'atteindre la fen�tre afin de s'�vader co�te que co�te.
Quand tout bruit et tout espoir de retour se furent �vanouis, il jappa encore longtemps, longtemps, et sa voix avait des inflexions tant�t de douleur pu�rile, tant�t de col�re furibonde, tant�t de rancune farouche ; puis, fatigu� et dolent, il revint � sa botte de paille, l'�carta un peu des quatre pieds pour faire un creux, tourna sur lui-m�me une douzaine de fois, se releva, retourna en sens inverse et finalement se coucha en rond et s'endormit.
Quand il se r�veilla, au bout d'une heure environ, seul dans sa prison, et que lui fut revenu le sentiment de ce qui s'�tait pass� avant son sommeil il eut un aboi d'appel, pensant que peut-�tre Lis�e, revenu de sa promenade, viendrait le d�livrer.
Mais, �coutant avec soin, il ne distingua dans la maison que le bruit des sabots de la patronne.
Il pensa qu'il �tait pr�f�rable de ne pas insister, qu'il valait mieux se faire oublier d'une puissance aussi dangereuse et se tut, puis chercha par ses seuls moyens � sortir de sa prison.
Il ne s'amusa point � regarder les murs : bien que personne ne le lui e�t jamais dit, il savait qu'il n'y a rien � faire de ce c�t� ; mais, pour avoir mordu dans le bois et port� � la gueule des b�tons de tailles diverses, il n'ignorait plus que cette mati�re est attaquable, et qu'avec de bonnes dents on en peut venir � bout. Toutefois, comme il avait vu que Lis�e ne mangeait pas les portes chaque fois qu'il avait � sortir, et que, m�me pour les b�tes qui semblent le moins les observer, tout exemple est un enseignement, � l'instar de son ma�tre, il se dressa devant la porte et appuya contre de toutes ses pattes pour la faire ouvrir.
Mais il ignorait la m�canique des serrures et rien ne bougea ; il gratta alors, rien ne changea ; il mordit ensuite et ses dents s'enfonc�rent ; lorsqu'il les retira, la porte resta close.
Et n'entendit-il point alors la voix de la Gu�lotte qui mena�ait :
— Ah ! sale charogne, tu ne veux pas te coucher, attends un peu !
Un claquement suivit aussit�t, la porte toute grande s'ouvrit et la paysanne, raide et rev�che, apparut, le fouet � la main.
Miraut, la t�te basse, avait d�j� battu en retraite et s'�tait cach� sous une vieille cr�che, parmi des instruments hors d'usage, tandis que l'autre, satisfaite, rebarricadait violemment l'ouverture apr�s avoir fait claquer son fouet.
Il �tait imprudent de s'aventurer dans cette direction : Miraut se tourna du c�t� de la rue. L� encore, m�mes efforts, mais rien ne fit c�der les lourds battants de ch�ne, arm�s de clous.
Et pourtant, peu de chose s�parait le chien de dehors. Il pouvait entendre les poules qui, intrigu�es de son reniflement, s'approchaient avec prudence de l'huis en faisant cococo !… cocod� ! et le coq qui battait des ailes, faraud.
�tre si pr�s du but et ne rien pouvoir ! Un jappement de rage lui �chappa.
Il appuya l'avant-train contre le mur pour atteindre de nouveau la fen�tre, prit son �lan pour aller plus haut, ne r�ussit qu'� se meurtrir les pattes et le nez, et, en d�sespoir de cause, vint se rasseoir sur sa paille.
Une soif de mouvement, un besoin de se d�mener, de se d�penser, de se r�pandre, le tenaillaient ; il �tait n�cessaire qu'il cour�t, qu'il port�t quelque chose � sa gueule.
Et peu � peu, et � tour de r�le, ses yeux se promen�rent sur tous les objets qui garnissaient la pi�ce.
Un morceau de bois le sollicita : il le mordit, le rongea, puis il l'abandonna dans sa paille ; il trouva ensuite un os, un vieil os, dur, moisi, sale, qu'il nettoya avec soin et croqua avec fr�n�sie ; puis il renversa divers paniers, sauta sur une table boiteuse, et, la fi�vre de la recherche et de la d�couverte l'emballant de plus en plus, il fouilla partout, renifla, fureta, fit des bonds de tous c�t�s, d�pla�a des tas de choses, en bouscula d'autres, mordit, rongea, sauta encore, aboya, et ne s'arr�ta enfin que las, �reint�, fourbu, pour s'endormir cette fois, sans soucis ni remords, du sommeil du juste, parmi sa paille… fra�che au milieu d'un admirable et fantastique d�sordre qu'il avait cr�� pour sa joie.
— Faut aller chercher le chien pour lui faire manger sa soupe, commanda Lis�e en rentrant � la maison.
— Tu peux bien aller le qu�rir toi-m�me, ta rosse ! r�pliqua la femme.
— Toujours aussi fain�ante ! riposta de nouveau Lis�e pour la piquer au vif.
Bless�e en effet, la Gu�lotte se redressa furibonde :
— Fain�ante, moi ! tu devrais bien avoir honte, grand vaurien, de me l�cher des mauvaises raisons comme �a ! mais tout ce matin je n'ai pas arr�t� une minute de travailler.
— De la langue, compl�ta le chasseur.
— Eh bien ! j'y vais lui ouvrir � ta charogne, puisque aussi bien il n'y a plus qu'elle qui compte ici, et que moi je ne suis plus rien que vot' domestique � tous les deux.
Et elle passa dans la pi�ce voisine, communiquant avec la remise.
Miraut, par son bruit r�veill�, l'oreille aux �coutes, reconnut le pas et ne bougea mie de sa paille.
D�s que la porte fut ouverte, la Gu�lotte leva les bras au ciel, prenant, bien qu'elle f�t seule, tout l'univers � t�moin :
— J�sus ! Marie ! Joseph ! Si c'est permis ! Mais venez voir ce cochon-l�, quel m�nage il m'a fait ! s'il est possible d'imaginer ! Oh ! mon Dieu, doux J�sus ! qu'est-ce qu'on veut devenir ?
Et elle criait, piaillait, gueulait, temp�tait tant que Lis�e, qui �tait ses souliers, accourut vivement en chaussettes, se demandant avec anxi�t� de quel abominable crime domestique son chien avait bien pu se rendre encore coupable.
Miraut, affal� sur le flanc, le museau inquiet, les yeux tout ronds de frayeur, le fouet battant, regardait du c�t� de la porte, craignant fort la racl�e.
Lis�e arriva pr�s de sa femme. Il vit et aussit�t �clata de rire, d'un bon gros rire joyeux qui lui secouait le ventre et lui d�couvrait les chicots.
— Ah ben ! bon Dieu ! celle-l�, elle est bonne ! Quel sacr� commerce a-t-il fait ? Comment diable a-t-il bien pu s'y prendre ?
La couche de Miraut �tait un capharna�m magnifique. Parmi les brins de paille, outre les os et les bouts de bois qu'il avait rassembl�s, se trouvaient encore une queue de r�teau, un vieux fond de culotte, un demi-double de poires, trois ou quatre d�bris de peaux de lapins, un sabot, une pomme d'arrosoir, trois vieilles pantoufles, deux antiques balais, des paniers perc�s, un sac qui ne l'�tait pas moins, une paire de chaussettes, un cercle de tonneau et une valise vieille, tr�s vieille puisque c'�tait celle dont Lis�e se servait quand il faisait son service militaire.
— Ben ! m'est avis qu'il n'a pas perdu son temps, lui non plus.
— Murie ! charogne, canaille ! chameau ! rageait la Gu�lotte. Oh ! mes peaux de lapins ! mes trois peaux de lapins ! Il les a d�chir�es et bouff�es, le cochon ! trois peaux de lapins qui valaient bien six sous !
— O� �taient-elles ? questionna Lis�e.
— Elles �taient pendues � une solive du plafond.
— Faut pas essayer de me monter le coup !
— Je te dis que si ! Je te jure que si ! Tiens, regarde � ces clous, il en reste encore des morceaux, la d�chirure est toute fra�che.
Lis�e dut bien se rendre � l'�vidence. Miraut avait d�croch� les peaux de lapins du plafond. �a, c'�tait un peu fort. Comment avait-il bien pu s'y prendre ? Il est vrai qu'elles pendaient un peu. Mais, tout de m�me…
Et le chien, inquiet, battait toujours la paille avec sa queue.
� la fin Lis�e se rendit compte de la fa�on dont il avait d� op�rer. Miraut avait saut� sur la table, et de l�, prenant son �lan, il s'�tait pr�cipit� � l'assaut des peaux de lapins qu'il avait au passage accroch�es avec sa gueule et entra�n�es dans sa chute.
Combien de fois avait-il d� essayer avant de r�ussir !
Myst�re ! mais les peaux de lapins l'avaient, � coup s�r, rudement tent�.
— Il aimera le poil, conclut le chasseur. Gare aux li�vres ! Allons, petit, viens manger. Il faut bien que jeunesse se passe !
— Et mes peaux de lapins ? glapit la Gu�lotte.
— Tes peaux de lapins, tes peaux de lapins !… M… pour tes peaux de lapins ! Une autre fois tu les iras suspendre � la panne fa�ti�re de la grange : il n'ira probablement pas les y d�crocher.
La femme se tut ; toutefois, lorsque Miraut passa devant elle, il endossa pour le prix des fameuses peaux de lapins un solide coup de sabot dans les c�tes.
Tout de m�me, ne se jugeant pas suffisamment veng�e, elle ajouta :
— Il y restera dans sa salet� avec ses cercles de tonneaux et ses vieux balais, il y couchera : ce n'est pas moi qui la lui nettoierai, sa niche, � ce d�go�tant-l�.
— C'est bon, c'est bon, calma Lis�e d'un ton conciliant.
Mais Miraut jouait d�j� avec Mitis, le jeune matou � qui il prenait les puces, tandis que le chat, renvers� sous son gros mufle, s'agitait des quatre pattes pour le repousser sans lui faire de mal et se mettre enfin debout.
Le ma�tre les s�para en montrant au chien sa gamelle fumante. Avec bruit, Miraut lapa sa soupe, une soupe claire dont l'eau chaude �tait l'unique bouillon, puis, non rassasi�, vint tourner autour de la table, guettant les morceaux de pain, les d�bris de l�gumes, les couennes de lard ou les os que le ma�tre voudrait bien jeter.
— Qu'est-ce qu'il � allure �, ce goinfre-l� ? ronchonna la Gu�lotte, il n'est donc jamais content ?
Le chien l'�vitait, mais par contre, enhardi par les petits mots d'amiti� et les caresses du patron, il s'en venait doucement poser son museau sur la cuisse de Lis�e, puis de la patte lui grattait le genou en ayant l'air de dire : � H� ! ne m'oublie pas ! �
Tant qu'on lui donna, il resta ainsi, mais quand le braconnier eut cess� de partager avec lui et lui eut signifi�, en se frottant les mains devant son nez, qu'il n'avait plus rien � attendre, il se remit � fureter par tous les coins de la pi�ce, puis, finalement, s'affaissa sur le ventre et resta tranquille.
On n'y prit garde, mais quand, � la fin du repas, �tonn� qu'il e�t �t� si calme, la Gu�lotte se leva pour d�barrasser la table, elle constata que le chien, bavant de joie, la gueule tordue, les yeux mi-clos de volupt�, tenait entre ses pattes de devant un soulier qu'il mastiquait consciencieusement.
Elle jeta un cri de rage et se pr�cipita sur lui :
— Mis�ricorde ! Mes souliers du dimanche ! r�la-t-elle.
La moiti� de l'empeigne �tait perc�e comme une �cumoire et de petits morceaux manquaient.
— C'est les dents qui le tracassent, essaya de dire Lis�e pour l'excuser.
Mais Miraut hurlait d�j� sous la trique dont la femme s'�tait arm�e pour le rosser, tandis que son mari, derri�re qui il s'�tait r�fugi�, parant les coups comme il pouvait, essayait de calmer sa conjointe, tr�s ennuy� pour excuser ce d�lit domestique qui se traduisait par un d�bit chez le cordonnier.
� la fin, tout de m�me, il se f�cha et il y eut entre les deux �poux une sc�ne terrible au cours de laquelle la Gu�lotte jura entre autres choses qu'elle s'en irait si ce salaud-l� n'�tait pas fichu � la porte s�ance tenante.
Devant l'attitude froide et le calme de Lis�e qui lui demanda, goguenard, o� elle pourrait bien aller tra�ner ses viandes, elle en rabattit un peu de ses pr�tentions et exigea seulement, comme punition, que le chien f�t emprisonn� tout l'apr�s-midi � la remise.
Imm�diatement, on reconduisit � la paille Miraut qui se remit � hurler de toutes ses forces, apr�s avoir en vain flair� les portes.
De guerre lasse, il se coucha jusqu'� l'instant o�, m� par son farouche instinct de libert�, il entreprit une nouvelle et minutieuse inspection des ouvertures de sa prison.
La remise donnait en arri�re sur l'�curie. Dans la porte de communication, une chati�re avec battant refermant le trou avait �t� ouverte. Mique, la chatte, pour qui elle avait �t� faite, selon qu'elle entrait ou sortait, poussait le battant de la t�te ou l'�cartait de la patte afin de d�gager l'ouverture par laquelle elle se glissait.
Ce fut � cette planchette, qui joignait moins bien que les encoignures et laissait filtrer des odeurs complexes, que Miraut, explorant et reniflant, s'arr�ta. Le battant, pouss� par son nez, remua. Le chien y mit la patte, il se balan�a, s'�cartant un peu, laissant entrevoir un coin de l'�curie.
Spectacle nouveau, extraordinaire, myst�rieux, partant plein d'attraits. Miraut �carta autant qu'il put la planchette et engagea la t�te dans le trou : son �motion grandit, mais le battant qui tendait toujours � se rabattre lui pesait sur le cou et le g�nait. Imm�diatement, il le mordit � belles dents et tira de toutes ses forces. Comme il n'�tait suspendu � un clou rouill� que par une m�chante ficelle, il c�da bient�t et le chien, fort surpris, alla tout d'un coup rouler sur son derri�re. Il en fut l�g�rement estomaqu�, mais ne s'arr�ta pas longtemps � chercher les causes de cette catastrophe, l'ouverture libre le sollicitant trop vivement.
Miraut put voir l'�curie avec les vaches align�es le long de la cr�che o� elles �taient attach�es, les vaches qui le regardaient de leurs grands yeux stupides, mais ne meugl�rent point, et toutes sortes d'autres choses plus ou moins inconnues dont les �manations puissantes l'intrigu�rent extr�mement.
Ah ! passer par ce trou !
Il essaya, engageant la t�te, le cou et le haut du poitrail, mais il ne put aller plus loin.
Cependant, la tentation �tait trop forte ; il passerait. Et � grands coups de dents, il se mit � mordre, � ronger, � briser afin d'�largir l'ouverture. Il rongea, rongea et rongea tant que, s'allongeant comme une couleuvre, il put enfin passer. Ah ! quelles odeurs ! et comme il reniflait � narines dilat�es ces parfums composites : fumiers divers, senteurs de vaches, fumet de volailles, et qu'est-ce qui pouvait bien remuer l�-bas, tout au fond, dans cette prison � claire-voie ?
Oh ! oh ! Ceci sentait meilleur encore que tout le reste. Une bande de lapins, ahuris, le regardaient fixement de leurs yeux ronds � reflets rouges.
Prudemment, il avan�a le nez contre le treillis, �tonn� et soup�onneux, craignant peut-�tre une morsure de ces �tres bizarres qu'il ne connaissait point.
Un vieux m�le, furieux sans doute de cet examen prolong�, frappa violemment d'une patte de derri�re sur le sol. Cela claqua un coup sec et Miraut qui eut peur, faisant un bond prodigieux en arri�re, alla �tourdiment buter contre les jambes d'une vache. Celle-ci, surprise et effray�e � son tour, lui d�cocha instantan�ment un coup de pied et la frousse et la douleur arrach�rent au chien un aboi sonore. Alors les lapins, �pouvant�s �galement, se mirent tous en chœur et, comme s'ils eussent �t� pris d'une subite folie, � sauter dans la cage, et � tourner en rond, et � taper du pied, et � se bousculer et se mordre en poussant des piaillements suraigus.
Devant une telle sarabande, oubliant sa souffrance, Miraut r�accourut, puissamment intrigu�, excit� par tout ce tintouin dont il cherchait les causes, sautant d'un c�t�, sautant d'un autre, selon le mouvement de ces b�tes � longues oreilles, �merveill� peu � peu, donnant de la voix timidement d'abord, puis � pleine gorge, royalement heureux, l'œil brillant, arrondi, salivant de joie, pr�t � sauter sur le premier qui sortirait, approchant de la cage, se reculant, faisant au gr� de son caprice sauter, tourner et volter les lapins comme une bande de fous, tandis que les bœufs regardaient tout cela en meuglant.
Les poules, qui �taient d�j� rentr�es, s'envol�rent du perchoir dans la cr�che et sur le dos des vaches, ne sachant o� se fourrer ; le coq, enflant les ailes, se mit � pousser des roc-co-co, co-co-d� ! furibards, et Miraut, qui ne savait plus auquel entendre ni courir, s'imaginant que tous ces �tres, en bons camarades, voulaient bien jouer avec lui, �tait heureux, et sautait et ressautait, et jappait, jappait comme s'il e�t eu v�ritablement trois li�vres devant lui. Une poule, qui lui tomba sur le derri�re dans l'affolement de la fuite, re�ut un instinctif et prompt coup de m�choire qui l'allongea net sur le carreau. Elle se mit � piauler, sans pouvoir se relever, tandis que toutes les autres b�tes de l'�curie, chacune en son langage, criaient � qui mieux mieux.
Tant de vacarme attira l'attention de la Ph�mie qui se h�ta de pr�venir sa voisine. Et toutes deux, accourues en passant par la remise, purent voir la porte rong�e d'abord, puis, dans l'�table, Miraut, l'œil en feu, les oreilles jointes, le fouet raide, fr�missant de joie devant une cage o� des lapins affol�s tournaient et retournaient, tandis que les poules regardaient stupidement la g�line mordue qui, allongeant le cou, poussait d'intermittents et rauques gloussements d'agonie.
Miraut comprit-il, en voyant appara�tre les femmes, qu'il avait mal agi ? Nul ne sait ; en tout cas, il saisit certainement qu'il allait recevoir une danse, aussi chercha-t-il � se faufiler entre les comm�res pour gagner la sortie, mais ce fut en vain.
La Ph�mie, de ses grands bras, l'attrapa par le collier et le maintint, cependant que la Gu�lotte, le poing ferm�, tapait sur la b�te � tour de bras d'abord, puis, se faisant mal aux mains, � grands coups de pied ensuite.
Ce fait, elle prit une corde, vint attacher le coupable � la remise et retourna avec sa compagne pour se rendre compte des d�g�ts.
Les lapins, essouffl�s, effray�s, les yeux rouges, ventaient comme des asthmatiques, et la poule, qui avait fini de glousser et de piauler, gisait raide sur les pav�s.
— T'auras bien de la chance si tes petits lapins ne cr�vent pas, conclut la Ph�mie ; pour quant aux poules, c'est la premi�re, mais ce n'est pas la derni�re, une fois qu'ils y ont go�t�…
— Mon Dieu, mon Dieu ! se lamentait la Gu�lotte, ma meilleure � ouveuse �[8] !
— �coute, conseillait l'autre, puisque ton soulaud de mari ne veut pas te d�barrasser de cette rosse, fais comme je t'ai dit : donne-lui � manger l'�ponge. Tu en seras vite d�livr�e et personne ne saura rien.
— C'est ce qu'il y a de mieux � faire, convint la paysanne ; je vais lui en griller une tout de suite.
Et elles revinrent � la cuisine, portant la poule par les pattes.
La Gu�lotte chercha une �ponge et posa son po�lon sur le feu ; mais au moment o� elle jetait le beurre dedans pour le faire chauffer, Lis�e rentra inopin�ment.
— Tiens, tiens, tiens ! s'exclama-t-il. Il para�t qu'on fait des frichetis quand je ne suis pas l�, on se soigne. �a ne m'�tonne plus que tu te portes bien ! Qu'est-ce que vous �tes encore en train de fricoter vous deux ?
— Regarde donc ce que ta rosse m'a fait, r�pliqua sa femme, et tu iras voir la porte de ton �curie et la t�te de mes lapins.
— Dis-moi un peu ce que tu allais faire cuire ! Il me semble que �a ne t'emp�che pas de te soigner, sacr�e gourmande, le mal que peut te faire mon chien. Ah ! fichtre non ! tout pour la gueule ! Eh bien, r�pondras-tu ? Tu dois �tre contente, tu en auras du fricot, tu ne savais pas ce que tu voulais manger avec ton pain. En voil� de la pitance ! — Et toi, continua-t-il, s'adressant � la grande Ph�mie, tu vas me faire le plaisir de foutre ton camp ; je commence � en avoir assez de tes histoires de brigand et de tes cancans de vieille bique.
L�-dessus, furieux, Lis�e alla d�tacher Miraut, marmonnant en lui-m�me :
— Si on la laissait sortir aussi, cette b�te, elle ne ferait pas de sottises !
La Gu�lotte qui, pour un empire, n'aurait voulu avouer ce qu'elle allait faire cuire, ravala sa rage en silence ; puis, craignant que son homme ne se dout�t de quelque chose, elle cacha l'�ponge avec soin et, toujours sans mot dire, vaqua jusqu'au soir aux travaux du m�nage.
Elle n'exigea point que Miraut f�t conduit � la remise pour la nuit et le laissa dormir en paix dans la chambre du po�le. Pour elle, triste et sombre et comme r�sign�e � son malheur, elle tricota des bas au coin du feu et ne monta se reposer � la chambre haute que bien apr�s que Lis�e se fut lui-m�me couch� et quand elle se fut assur�e qu'il dormait profond�ment.
Sa femme �tait d�j� debout quand Lis�e sauta du lit, le lendemain matin.
Il s'habilla sommairement de son pantalon et d'un tricot, coiffa sa casquette, puis, dans l'intention de sortir pour aller faire un tour au verger ramasser les fruits et voir le temps, tira ses sabots qui d�passaient un peu de dessous le lit.
Il avait d�j� chauss� son pied gauche et enfilait le pied droit sous la bride de cuir quand, d'un mouvement instinctif, il le retira vivement, sentant le mouill� et le froid.
Il se pencha : un liquide jaun�tre, verd�tre emplissait � demi sa chaussure. Intrigu�, il regarda de plus pr�s, flaira…
Sa femme, entrant juste � ce moment dans la pi�ce, l'interpella :
— Qu'est-ce qu'il y a encore ? Tu as au moins cass� ton sabot ?
— Non, r�pondit Lis�e, mais il y a de l'eau dedans. Comment que �a se fait ?
— De l'eau dedans ! Qu'est-ce que tu chantes ? Comment veux-tu qu'il y ait de l'eau dans tes sabots ? Il ne pleut pas ici ; tu es encore saoul !
Elle s'approcha, puis s'exclama :
— Ah grand serin ! ah ! c'est au moins bien fait, mais ce n'est pas de l'eau, imb�cile, c'est de la pisse ! C'est s�rement ton beau petit chienchien qui te les aura arros�s, tes sabots. C'est au moins une pi�ce bien mise et voil� la premi�re fois qu'il me fait plaisir, l'animal. S'il pouvait seulement recommencer tous les jours !
Lis�e, un peu penaud, son sabot � la main, continuait � examiner le liquide.
— Trempe ton doigt et tu go�teras, continua la Gu�lotte ricanante, peut-�tre que tu ne douteras plus, apr�s.
— Savoir, reprit Lis�e jouant l'incr�dulit�, si c'est le chien ou les chats ; un chien, �a pisse davantage.
— Si tu trouves qu'il ne t'en a pas mis assez, dis-lui de repiquer un coup.
Et elle riait, riait � pleine gorge, promettant de raconter l'histoire � tout le village.
— Miraut ! appela Lis�e, presque convaincu, viens ici !
Tout joyeux et sans m�fiance, le chien accourut.
Fron�ant les sourcils, le ma�tre, assez rudement le saisissant par le collier, le contraignit, bien qu'il r�sist�t et ren�cl�t, � mettre son nez sur le sabot compiss� et gronda, enflant la voix d'un air courrouc� :
— Cochon, petit salaud, qu'est-ce que tu as fait l� ! hein ? Que je t'y reprenne ! acheva-t-il en levant la main et en le mena�ant.
Le chien, ne comprenant que le geste de col�re et de menace, balayait le plancher de sa queue, se rasait, craintif, se demandant pourquoi son ma�tre, habituellement d'humeur si �gale, le traitait comme la patronne.
Lis�e ne frappa point, les grandes corrections n'�tant pas r�serv�es pour les peccadilles de cette sorte o� l'ignorance avait certainement plus de part que la mauvaise volont�.
Lib�r�, le chien n'en marcha pas moins sur ses talons, apeur�, l�chant les mains qui se balan�aient, voulant � tout prix reconqu�rir une affection et une estime dont il avait besoin bien qu'il n'e�t, � son id�e, rien fait pour les perdre.
— Faudra pas recommencer, hein ? demanda le ma�tre, conciliant.
Miraut se fouetta les flancs avec fr�n�sie, tortilla du derri�re et le suivit au verger o�, ses sabots d�ment essuy�s aux pieds, il se rendait, une vannette � la main.
— � ce prix-l�, compte-z-y qu'il ne recommencera pas, ricana la femme en rangeant sa vaisselle et furieuse au fond de les voir si vite r�concili�s.
Miraut suivit docilement Lis�e, observant soigneusement ses gestes. Le patron faisait la tourn�e des pommiers et des poiriers, ramassant sous les arbres les fruits tomb�s pendant la nuit pour les verser dans un tonneau o� il les laisserait fermenter en attendant le moment de les distiller et d'en faire de la goutte. L'ayant vu faire, lui aussi se pr�cipita sur les pommes, les mordant et les faisant rouler, pour s'amuser, croyait-il, au m�me jeu que Lis�e.
L'apr�s-midi, il le suivit aux champs.
Il longea quelques murs aux pierres odorantes compiss�es par des confr�res, qu�ta le long des sillons, mangea avec un plaisir �vident une taupe crev�e, se roula sur divers �trons plus ou moins secs qu'il d�couvrit au hasard des renifl�es ou au petit bonheur des coups de vent. Il leva ensuite quelques alouettes et poursuivit jusqu'� la grande fatigue, et au grand amusement de son ma�tre, une demi-douzaine de corbeaux qui p�turaient aux alentours.
C'�taient de vieux roublards qui ne le craignaient gu�re. Ils mettaient une pointe de malice et de coquetterie � le laisser venir � quatre pas � peine pour s'enlever l�g�rement � sa barbe en lui croassant de grasses injures auxquelles il r�pondait par des jappements furieux. Rasant le sol juste assez haut pour qu'il ne p�t les atteindre en sautant en l'air, ils faisaient un d�tour et s'en allaient passer pr�s d'un camarade au repos sur lequel le chien arrivait bient�t et qui recommen�ait le m�me man�ge.
Tout de m�me, lorsqu'ils furent las de cette tactique qui ne leur laissait pas la paix suffisante pour glaner des graines ou gratter des vermisseaux, ils partirent tous au signal de l'un d'entre eux et, s'�levant tr�s haut, fil�rent au loin vers les p�tures de la ferme des Planches o� ils s'abattirent apr�s de sages et prudents circuits investigateurs.
Miraut qui les suivait avec peine, le nez en l'air, les perdit bient�t de vue et revint pr�s de Lis�e, tirant une langue d'un demi-pied et soufflant comme un phoque.
— Tu es mieux, maintenant ! ricana le braconnier. �a t'apprendra, mon ami, que les corbeaux, �a n'est pas pour les chiens de chasse.
Comme on revenait � la maison, le soir, en traversant le village, Miraut rencontra Bellone qu'il salua en lui mordillant les pattes et les oreilles, et plus loin, Turc, du Vernois, qui suivait la voiture du meunier aux grelots tintinnabulants. Ils firent connaissance en se sentant au bon endroit, l'un raide et mena�ant, l'autre modeste et conciliant, mais digne tout de m�me parce que Lis�e �tait l�.
Ils rencontr�rent encore Berger, qui ne s'arr�ta qu'une demi-minute, car il repartait � sa p�ture ; Tom fut plus prolixe de d�monstrations amicales et de jeux particuliers qui indiquaient soit une extr�me perversit� de civilit�, soit une tr�s grande innocence et qui amen�rent aupr�s d'eux Barbet, ainsi nomm� � cause de son poil long et malpropre assez souvent ; du seuil de sa porte o� il tr�nait, Souris aboya rageusement � leur passage. Lis�e ne pr�tait nulle attention � ces petits faits, mais pour Miraut cela comptait autant que la soupe et les racl�es de la Gu�lotte.
D�j� familier avec les gens, un peu enfant g�t� par les gosses pour sa jeunesse et son bon caract�re, il ne voyait pas une porte ouverte sans jeter � l'int�rieur des cuisines un coup d'œil d'inspection alimentaire : les assiettes des chats qu'on laisse d'ordinaire dans un coin �taient vigoureusement essuy�es par ses soins, il buvait un coup dans le seau aux cochons, attrapait au vol un bout de pain qu'on lui jetait, l�chait la main d'un moutard qui l'appelait et le caressait, puis repartait rapide au coup de sifflet de son ma�tre.
L'ayant rejoint, il bondissait devant ses pas, se retournait, lui sautait � la barbe pour le l�cher et lui dire : � Me voil�, je ne suis pas perdu, ne t'inqui�te pas �, puis repartait pour de nouvelles et fructueuses explorations.
Devant son seuil, gourmandant un peu, Lis�e l'attendit.
— Eh bien ! petit rouleur, tu ne peux donc pas me suivre ? Tu sais, tu finiras s�rement, un jour ou l'autre, par te faire flanquer quelques coups de balai dans les c�tes si tu continues � fouiner comme �a et � bouffer ce qui n'est pas pour toi.
Ce discours ne convainquit point Miraut et ils rentr�rent.
Une bonne odeur de poule fricass�e s'exhalait d'une casserole, et Lis�e, qui se sentait une faim de loup, se f�licita int�rieurement de ce que son petit camarade e�t le bon esprit, pour faire l'affaire � une des pensionnaires emplum�es de la basse-cour, de ne point prendre au pr�alable conseil de la patronne.
� On n'y go�terait jamais, sans des malheurs ( ?) comme �a �, pensa-t-il. Et il s'enquit, par reconnaissance autant que par devoir, de la soupe de son chien, s'assura qu'elle n'�tait point trop chaude, recommandant en outre � sa femme de ne saler que tr�s peu ou m�me pas du tout, parce que, disait-il, tous les piments, condiments et assaisonnements dont les hommes sont friands g�tent le nez des chiens de chasse.
L�-dessus, il s'attabla. Mis en gaiet�, il hasarda apr�s la soupe quelques plaisanteries sur les lapins et les poules, ce qui excita la col�re et lui attira de vertes r�pliques de sa conjointe.
— � ta place, r�pliqua-t-il, toujours de bonne humeur, je n'en mangerais pas, je la pleurerais et je r�citerais quelques De Profundis et deux ou trois chapelets pour le repos de son �me.
— Oui, moque-toi encore de la religion, vieux damn�, tu grilleras en enfer et ce sera bien fait.
— Pourvu que tu n'y sois pas avec moi, c'est tout ce que je demande !
La conversation d�via parce que la Gu�lotte venait de jeter sur le plancher une poign�e d'os de volaille qu'elle venait de d�piauter.
— Ne jette pas ces os-l� au chien, conseilla Lis�e ; ils ne sont pas bons pour lui ; d'abord, il ne les mangera pas.
— Ce n'est pas pour lui, c'est pour les chats, mais il ne manquerait plus que �a, que ce monsieur ne daign�t pas y toucher.
— Non, expliqua Lis�e, parce qu'ils ne contiennent pas de moelle.
— Alors, c'est la viande qui est autour qu'il faudra servir � ce milord, et c'est moi qui les mangerai les os, pour lui faire plaisir et � toi aussi.
— On ne t'en demande pas tant, je te dis de ne pas les lui donner.
— Je voudrais bien voir �a, qu'il ne les mange�t pas, reprit la femme qui s'excitait ; eh bien ! s'il les laisse, il pourra se brosser pour avoir de la soupe demain matin.
Miraut, en entendant un choc sur le plancher, �tait accouru imm�diatement et, ayant saisi un os voracement, s'appr�tait � le croquer, mais, comme d�go�t�, il le laissa tomber presque aussit�t.
— L'avais-je pas pr�dit ? cria Lis�e triomphant.
— Je lui ach�terai des gigots, � ta charogne !
Cependant, Miraut, qui �tait toujours affam�, �tait revenu aux osselets, les flairait de nouveau, les l�chait, puis se d�cidait � les ronger et � les avaler.
— Ah ah ! ricana la femme � son tour, il ne voulait pas y toucher, qu'est-ce qu'il fait donc maintenant ?
— C'est dr�le, s'�tonna Lis�e ; c'est bien la premi�re fois que je vois un chien de chasse manger des os de volaille, un chien de race surtout, il doit y avoir quelque chose de plus. Ah ! s'exclama-t-il au bout d'un instant, j'y suis. Mais oui, c'est parce qu'il reste de la sauce blanche autour des os qu'il se d�cide � les l�cher et � y mordre. C'est �gal, j'aurais pr�f�r� qu'il n'y touch�t pas.
— Ton chien de race ! pure porcelaine ; donn� de confiance. Belle race, ma foi ! �a fera une jolie cagne : un sale b�tard de chien que tu t'es laiss� enfiler par tes ivrognes d'amis. De propres amis que tu as !
— Assez ! coupa Lis�e, n'autorisant pas les calomnies. Tu gueules parce que ce chien t'a, par malheur, tu� une poule et tu l'habitues � en manger. C'est � moi que tu viendras te plaindre si jamais il tord le cou � une deuxi�me.
— Si jamais il ose recommencer, mena�a la Gu�lotte, je te jure bien que je l'assommerai � coups de trique.
— Et moi je te promets que si la trique est encore l� quand j'arriverai, je te la casserai sur l'�chine.
— Grande brute, assassin ! hurla-t-elle, en se levant de table.
— Qui frappe par le b�ton doit crever sous le b�ton ! a dit J�sus-Christ. Je ne ferai que mon devoir de chr�tien, sentencia Lis�e, transformant pour les besoins de la cause les paroles du Sauveur.
— Il n'y a pas de danger qu'il avale une boulette ou qu'une voiture l'�crase, comme c'est arriv� � celui des Martin. Ah ! non, je n'aurai pas cette veine : ce qui ne vaut rien ne risque rien !
— Tu ferais mieux de pr�parer mes souliers et mes habits pour demain matin. Tu sais que je dois partir pour Baume de bonne heure. La voiture de bois est charg�e et j'ai le cheval de Philomen. Tu mettras de l'avoine dans un sac, je bottellerai une dizaine de livres de foin : ce sera autant que je n'aurai pas � d�bourser � l'auberge.
— Tu te saouleras avec l'argent et tu t�cheras de ramener encore un chien au lieu d'un cochon.
— En tout cas, conclut Lis�e, je ne ram�nerai s�rement pas une autre femme, j'ai bien assez d'un chameau comme toi dans la canfouine. Et tu sais, ajouta-t-il, je ne veux pas qu'on enferme le chien pendant que je ne serai pas l� ; je ne tiens pas � ce qu'il passe sa journ�e � gueuler jusqu'� ce qu'il en devienne enrag�. Un jeune chien, �a a besoin d'air et de libert� ; il faut qu'il puisse courir � son aise : il y a de la place devant la maison et dans le verger.
— Il ira bien o� il voudra. Je m'en moque pas mal ! S'il pouvait seulement se faire assommer, je serais assez heureuse !
Lis�e, qui s'�tait lev� avant le jour, fut pr�t de tr�s bonne heure le lendemain matin. Miraut, debout en m�me temps que le ma�tre, l'avait accompagn� partout : � l'�curie, � la grange, chez Philomen avec un vif int�r�t. Il avait parfaitement devin� que le patron allait en voyage et il esp�rait bien, lui aussi, �tre de la partie ; aussi sa surprise fut-elle grande lorsqu'il s'aper�ut, enferm� comme par inadvertance dans la chambre du po�le avec Mitis et Moute, que Lis�e attelait et partait sans lui.
Il aboya, croyant � un oubli ; mais le roulement de la voiture, d�marrant au trot robuste de Cadi, emp�cha d'entendre ses appels.
Du moins il put le croire ; cependant ce n'�tait point par inattention que Lis�e avait enferm� Miraut dans la chambre avec les chats.
— Il est toujours imprudent, quand on est en voiture, d'emmener avec soi de jeunes chiens de chasse, surtout maintenant, r�p�tait-il, avec toutes les bicyclettes, motocyclettes, automobiles et autres saloperies qui infestent les routes, vous tombent dessus sans crier gare, �crabouillent vos b�tes et ensuite se donnent du vent que c'est bernique pour les reconna�tre et revoir jamais les salauds qui ont fait le coup.
Lui, Lis�e, qui �tait pourtant assez prudent, avait eu un jour un chien, lequel, en voulant se garer d'une cal�che arrivant par derri�re, s'�tait fait �craser la patte par sa propre roue de voiture, et on ne parlait pas d'autos dans ce temps-l�.
D'autre part, un jeune chien curieux, flaireur, facilement distrait, jovialement confiant, est trop facile � perdre, surtout quand il est beau. Car il se trouve toujours des amateurs, plut�t sans g�ne ni scrupules, qui savent habilement profiter d'un instant d'inattention pour attirer la b�te � l'�cart, lui passer une laisse au cou et, ni vu, ni connu, vous l'emmener bel et bien on ne sait jamais o�.
Ces observations et r�flexions que Lis�e avait formul�es chez lui maintes fois n'�taient point sorties tout � fait de l'esprit de la Gu�lotte ; c'est pourquoi, flatt�e d'un vague espoir, d�s qu'elle jugea que Lis�e pouvait �tre � un bon kilom�tre du village, elle ouvrit au chien, qui la demandait instamment, la porte de la rue et le lan�a dehors avec un coup de savate, en disant :
— Va-t'en le retrouver tant que tu voudras et reste en route si tu peux.
Miraut ne perdit pas une minute ; il flaira par toute la cour, puis, sans h�siter, prit le vent et fila comme une fl�che.
Et dix minutes plus tard, comme Lis�e, marchant � c�t� de la voiture, atteignait les quelques maisons du moulin de Velrans, r�vassant vaguement au tintinnabulement des grelots de Cadi qui secouait la t�te avec fiert�, il sentit tout � coup deux pattes s'appuyer sur ses jarrets.
Violemment surpris, il se retourna plus prompt que l'�clair et reconnut son Miraut qui lui faisait f�te, causant en son langage, jappant � mi-voix, la gorge pleine d'inflexions tendres, fr�tillant de la queue, s'�crasant, l'œil plein de joie de l'avoir si vite retrouv�.
— Sacr� nom de Dieu de nom de Dieu ! jura Lis�e en se grattant la t�te ; sacr� petit salaud ! Qu'est-ce que je vais faire de toi ? C'est au moins ma rosse de femme qui t'a l�ch� trop t�t. Elle l'aura fait expr�s, pour s�r. Elle savait bien que tu viendrais ; ah ! � la chameau ! � C'�tait pour se d�barrasser, et elle ne serait pas f�ch�e qu'il t'arrive[9] malheur.
Et un peu ennuy� et caressant son chien, tout content au fond de cet attachement et de cette fid�lit�, le chasseur se demandait s'il ne conduirait pas Miraut jusqu'� Velrans qui �tait sur sa route. En donnant le bonjour � son ami P�p�, il lui confierait pour la journ�e son petit chien et il n'aurait qu'� le reprendre au retour.
Pourtant, ayant r�fl�chi que P�p� pouvait �tre absent, ou que le chien, se trouvant en milieu inconnu, chercherait sans doute � s'�chapper encore, il ne s'arr�ta point � cette solution.
— C'est bien emb�tant, �a ! ronchonna-t-il. Je peux pourtant pas retourner � Longeverne pour te ramener et laisser en panne ici au milieu la voiture et le � calandau �. Si je rencontrais au moins quelqu'un qui aille au pays !
Ainsi r�fl�chissant, Lis�e avan�ait toujours dans la direction du moulin de Velrans.
— Ah ! s'exclama-t-il au bout d'un instant : j'ai trouv�, je ne pensais pas que c'est aujourd'hui jeudi, je donnerai deux sous aux gosses du meunier, qui ne vont pas en classe et qui seront tout contents de remmener Miraut chez nous.
Bient�t on arriva devant la maison du moulin, � mi-chemin entre Longeverne et Velrans. Lis�e arr�ta son cheval, ouvrit la porte sans frapper, salua la compagnie et, pendant qu'on lui apportait un verre pour trinquer, exposa le cas et conclut l'affaire d'embl�e. Miraut, solidement attach�, resta l� tandis que son ma�tre s'�loignait. Il eut beau japper et pleurer et tirer sur la corde. Ce ne fut qu'au bout d'une bonne heure que les gosses, leurs poches lest�es de provisions, le reconduisirent � son logis.
De fait, comme elle partageait en p�tons pour la mettre en vannettes la p�te emplissant sa � maie �, la Gu�lotte qui, tr�s affair�e, faisait au four ce matin-l�, vit la porte s'ouvrir et deux gamins entrer pr�cipitamment, entra�n�s par l'�lan du jeune chien qu'ils tenaient en laisse.
— Nous ramenons le toutou, expliqu�rent-ils. C'est Lis�e qu'a pass� au moulin et qui nous a dit de vous le reconduire.
— Fermez donc la porte ! cria la Gu�lotte ; ma p�te va avoir froid et mon pain ne l�vera pas. Encore sa sale charogne qui en sera cause. Ah ! s'il avait au moins pu le suivre et qu'un brave imb�cile de voleur l'ait ramass� !
Cependant, les deux enfants, qui s'attendaient � une autre r�ception et pensaient que la patronne leur offrirait au moins un pain d'�pice ou une pomme, d�nouaient avec soin leur ficelle et, apr�s avoir caress� le chien, repartaient sans dire au revoir � une femelle aussi rapiate, en faisant claquer la porte.
Miraut, que l'air vif et la course matinale avaient mis en app�tit, apr�s s'�tre assur� que sa gamelle a soupe �tait bien vide et l�ch�e et rel�ch�e, s'en vint r�der autour des vannettes pleines et t�cher d'insinuer son nez entre l'osier et le grand linceux qui recouvrait la p�te.
— Veux-tu bien fiche ton camp, sale voleur ! s'�cria la Gu�lotte.
Et, saisissant un raim[10] de coudre, elle en cingla le chien, qui poussa un cri aigu et s'en vint gratter � la porte. La femme aussit�t vint la lui ouvrir tandis que, gar� de c�t�, les jarrets courb�s, il ramassait les fesses dans l'espoir d'amortir le coup de pied r�glementaire, droit de p�age qu'il payait invariablement chaque fois que la patronne �tait mise dans l'obligation de se d�ranger pour son service. Esseul�, il erra autour de la maison.
Il visita le jardin avec soin, chercha le long du mur o� il d�couvrit quelques vieux os que, faute de mieux, il rongea consciencieusement. Il fut tir� de son occupation par le retour de Mique qui rentrait fi�re dans ses foyers, une souris en travers de la gueule. Il voulut lui prendre son gibier, mais ce n'�tait pas pour la chatte l'heure de plaisanter et elle le lui fit bien voir en le giflant d'un coup de griffe sec et qui n'admettait ni discussion ni r�plique. La chasse, c'est la chasse : il n'y a plus, quand une proie conquise est en jeu, ni race, ni amiti� qui tiennent. Miraut le saurait peut-�tre plus tard ; pour l'heure, d�sappoint�, il s'assit sur son derri�re et regarda la rue.
Par peur, par d�sœuvrement, par besoin de crier, par rancune aussi peut-�tre d'avoir �t� s�par� de son ma�tre, rancune qui s'�tendait � tous et � toutes, il se mit � aboyer ceux qui passaient : hommes, femmes et m�me les enfants. Les premiers n'y prenaient point garde, mais les bambins, pas tr�s rassur�s, se sauvaient en se retournant pour bien voir qu'ils n'�taient pas suivis. La patronne, s'�tant aper�ue de ce jeu, sortit en l'invectivant, le fouet � la main, lui jurant qu'elle le rerosserait s'il osait s'aviser encore de japper aux trousses des voisins et de faire peur aux gosses.
Il s'�loigna un peu et fit le tour du fumier o� il ne trouva rien ; il continua et passa devant la porte de la Ph�mie qui brandit son balai en s'�lan�ant de son c�t� ; ensuite de quoi, comme la patronne n'avait pas l'air de se soucier beaucoup de son estomac, il r�solut de chercher sa subsistance de c�t� et d'autres et de faire d'abord, par le village, une petite tourn�e alimentaire.
Mais c'�tait pour lui jour de d�veine. Beaucoup de portes �taient ferm�es ; les gamins, dont les poches �taient bourr�es de gros chanteaux de pain dont ils arrachaient de temps � autre une bouch�e, se refus�rent, malgr� ses caresses et ses amabilit�s, � lui donner sa petite part lorsque les deux Brenot eurent cont� qu'il leur avait japp� aux chausses, l'heure d'avant.
Il fit n�anmoins deux ou trois cuisines, lapa quelques gouttes de lait dans les assiettes des chats, but un peu d'eau de son, se fit violemment expulser d'une �curie o� il qu�tait un peu trop pr�s du nid des poules ; puis, fatigu� de sa tourn�e infructueuse, revint au logis dans le vague espoir que la femme du braconnier lui aurait peut-�tre tremp� sa soupe.
Las ! Il �tait bien question de p�t�e � cette heure. Toutes portes ouvertes, rouge telle une �crevisse cuite, ses cheveux filasses h�riss�s sur le front, la Gu�lotte, une pelle ronde � tr�s long manche aux deux mains, retirait successivement de l'ouverture b�ante du four les grosses miches de pain qu'elle d�posait pr�cautionneusement dans le p�trin vid�, soigneusement racl� et nettoy� pour cet usage.
Une bonne odeur de pain chaud emplissait la pi�ce, excitant plus fortement encore l'app�tit du toutou ; mais la grande queue de la pelle, b�ton fantastique et rude, en imposait � Miraut qui, pour des raisons bien connues, �voluait � assez longue distance de sa ma�tresse. Pourtant, quand elle eut achev� sa besogne, remis la perche en place, bross� les miches et empli le four d'une grosse brass�e � d'�chines �[11] � faire s�cher pour la fourn�e prochaine, n'y tenant plus, il s'en vint devant sa gamelle et regarda la femme en pleurant, c'est-�-dire en modulant de petites plaintes assez br�ves et r�p�t�es.
— Ah ! tu as faim, charogne ! c'est bien fait : cr�ve si tu veux. Va demander � ton ma�tre qu'il te donne, fallait aller avec lui.
Comme Miraut ne comprenait que fort imparfaitement ce langage et qu'il continuait dolemment � r�clamer, elle se f�cha et le r�expulsa violemment de la pi�ce et de la maison :
— Allez, du vent, et vivement : nourris-toi toi-m�me, puisque tu es si intelligent et si malin ; va chasser, puisque tu es fait pour �a !
De tout ce discours, Miraut ne saisit sans doute que l'invitation � quitter sans d�lai la cuisine, mais il la saisit parfaitement et, comme l'autre illustrait son langage en empoignant le balai, il n'attendit point que le manche de celui-ci pr�t contact avec ses reins ou son cul pour obtemp�rer rapidement.
Fatigu� et mourant de faim, il essaya de dormir. Tout de suite il se mit en qu�te d'un coin abrit�, monta au haut de la lev�e de grange que chauffait le soleil et, sur quelques brins de paille et de foin �chapp�s � la bottel�e de Lis�e, se coucha en rond, le museau sur les pattes de derri�re.
Il ne s'�mut pas le moins du monde des roulements de voiture, des meuglements de vaches rentrant du p�turage, ni de bien d'autres bruits encore qui n'int�ressaient point ses besoins imm�diats ; mais le reniflement de Bellone au bas de la lev�e de grange, si l�ger qu'il f�t, le tira de son sommeil et lui fit lever le nez.
La Bellone �tait une amie et une puissance. Elle pourrait sans doute lui �tre utile. Ne l'avait-elle d�j� point d�fendu contre ce m�chant roquet de Souris, lors de sa premi�re sortie ?
Il se pr�cipita � sa rencontre en lui faisant des courbettes et se mit sans fa�ons � lui mordiller les pattes et le cou ; puis, comme il avait faim, il lui flaira le nez. L'autre, qui avait sans doute d�couvert quelque part une vieille ventraille de lapin ou quelque autre charogne plus ou moins avanc�e et forte en odeur, �mettait des �manations qui chatouillaient fort agr�ablement ses narines ; aussi lui l�cha-t-il la gueule avec envie. Mais la chienne n'�tait pas d'humeur � prolonger des jeux qu'elle jugeait inutiles, et, comme Miraut n'avait pas encore l'id�e de la suivre en for�t, il ne put que la regarder franchir la haie du grand enclos et filer vers la corne du bois o� elle allait lancer un li�vre dont elle connaissait, � dix sauts pr�s, la rentr�e habituelle et les buissons familiers.
Les heures se tra�n�rent longuement. L'estomac du chien hurlait famine. Il se promenait, puis s'asseyait sur son derri�re, puis cherchait de nouveau ; enfin il repartit encore une fois.
Cependant, il se faisait tard. Lis�e, apr�s avoir vaqu� � ses affaires et d�jeun� frugalement � l'auberge, revenait maintenant vers le pays. Cette fois il ramenait un petit cochon. Cadi, d�charg�, sentant l'�curie, marchait d'un bon pas.
Ainsi qu'il l'avait promis � P�p� qu'il avait rencontr� en allant, il s'arr�ta une minute pour lui donner le bonjour en repassant par Velrans.
— Tu ne vas pas partir sans trinquer, affirma le chasseur ; ce serait me faire affront.
On attacha un instant Cadi � un anneau scell� dans une pierre de taille de la porte, tandis que Lis�e, d'avance, s'excusait de la bri�vet� de sa visite :
— Tu sais, faut pas que je m'attarde ; c'est le cheval de Philomen, et puis, je ram�ne un cochon. En cette saison, comme il ne fait pas trop chaud le soir, il ne faut pas se mettre � la nuit et laisser les b�tes prendre froid.
� la nouvelle que Lis�e ramenait un goret, P�p�, comme tous les cultivateurs l'eussent fait, manifesta le d�sir de le voir. Il �tait li� dans un sac et, de temps � autre, t�moignait, en poussant un grognement, de l'ennui de n'�tre pas libre. On d�lia la ficelle et il m�t sa t�te au trou.
— C'est un verrat, pr�vint Lis�e.
— Te l'a-t-on garanti comme �tant bien ch�tr� ? s'inqui�ta son ami. Tu sais que, quand ils sont mal � aff�t�s �, la viande n'est pas bonne et empoisonne le pissat.
— La Fannie me l'a vendu de confiance, affirma Lis�e.
P�p� cependant l'examinait en connaisseur, le t�tant, lui ouvrant la gueule. C'�tait une jolie petite b�te, toute grassouillette, qui avait un museau rose et le poil blond et soyeux.
— Il n'a pas l'air mauvais, conclut-il, il a une bonne bille ; mais tant qu'on les a pas vus bouffer, on ne peut pas s'y fier.
— Oui, confirma Lis�e, sa gueule me revenait et je l'ai pris sans trop marchander. �a fait une b�te de plus ; avec mon chien, ma femme, nos trois chats… comptons voir, voyons : Miraut, un ; ma femme, deux ; la Mique, trois ; les deux petits, Mitis et Moute, cinq, et �ui-ci, comment que je vais l'appeler ?
— Puisqu'il a une si bonne cafeti�re, appelle-le Caffot, conseilla P�p� ; c'est le nom qu'on donnait jadis aux l�preux, mais faut pas �tre trop difficile et c'est assez bon pour un cochon !
— �a fait donc six b�tes dans la bo�te, sans compter les poules ; mais Miraut se charge de les �claircir.
L�-dessus les deux camarades entr�rent dans la cuisine pour parler chiens, chasses, li�vres, renards, et vider une bouteille de derri�re les fagots.
P�p� en �tait � son vingti�me capucin ; il annon�a la chose non sans une petite pointe d'orgueil � son confr�re en saint Hubert, puis il s'enquit de Miraut.
Lis�e en �tait satisfait, tr�s satisfait ; il narra m�me avec complaisance ses derni�res aventures, en d�duisit qu'il serait bon chien de chasse et termina en regrettant que sa rosse de femme ne profess�t point � son objet les m�mes sentiments que lui, leur rendant � tous deux, au chien comme au ma�tre, la vie aussi dure que possible.
— Ah ! rench�rit P�p�, elles sont toutes les m�mes et ne voient que les sous. On serait trop heureux si on pouvait se passer d'elles.
Encore ne se plaignit-il pas trop de la sienne, absente pour l'instant, qui ne devenait vraiment insupportable que les ann�es o� la chasse allait mal et durant lesquelles il ne tuait pas de gibier pour doubler au moins le prix du permis.
Lis�e, que le bon vin rendait optimiste, affirma d'ailleurs que cette mauvaise humeur de la Gu�lotte, provoqu�e peut-�tre par son absence prolong�e le jour de la foire, passerait certainement, qu'au demeurant, il �tait assez grand pour y mettre bon ordre si �a devenait n�cessaire.
Ils se quitt�rent apr�s s'�tre souhait� le bonsoir, et Lis�e revint � Longeverne au trot soutenu de Cadi.
Sit�t qu'il fut arriv�, il commen�a par remiser chez Philomen la voiture et le cheval ; puis, comme il est coutume de le faire quand on vous a rendu gratuitement un tel service, il invita son ami � manger la soupe avec lui et pria sa femme, lorsqu'elle aurait termin� son ouvrage, de venir elle aussi chercher son mari et prendre le caf� par la m�me occasion.
L�-dessus, Caffot dans le sac sur son �paule et grognant � plein groin, il se dirigea vers la maison.
— Qu'est-ce que cette grande bringue peut bien foutre chez moi ? ronchonna-t-il, en apercevant, par la fen�tre de la cuisine, la Ph�mie qui disputaillait avec sa femme. Je gagerais bien qu'il y a encore du Miraut l�-dessous.
De fait, le cochon n'�tait pas encore � terre et il n avait pas m�me eu le temps de placer un mot, que l'autre, lui brandissant sous le nez une volaille � demi d�plum�e dont une cuisse �tait, para�t-il, rong�e, lui beuglait au visage :
— Paye-moi-la, ma poule, une bonne poule que ta sale � murie de vi�ce � m'a tu�e ! Et il m'a � effariant� � toutes les autres ; il m'en manque encore deux ou trois � l'heure actuelle, et tu me les paieras aussi ! Ah ! tu veux des chiens, tu en veux ! eh bien, paye !
— Minute, calma Lis�e, tu es bien s�re que c'est mon chien qui a tu� celle-ci ?
— Si je suis s�re, tu en as du toupet ! Mais il y a la femme du maire qui a vu quand il leur courait apr�s, il y a la servante du cur� et les filles de chez Tintin qui lavaient la bu�e et c'est les petits du Ronfou qui lui ont repris � la gueule. Il avait fil� dans un buisson, il l'avait d�j� � moiti� d�plum�e et il �tait en train de la manger : la preuve, c'est qu'ils ont eu assez de mal de lui faire l�cher. Tiens, regarde la marque de ses dents. Tu diras peut-�tre encore que ce n'est pas vrai et que je suis une menteuse et que tous ces gens ont eu la berlue !
— Combien vaut-elle, ta poule ?
— C'�tait ma meilleure ouveuse : elle faisait un œuf tous les jours…
— Je ne te demande pas un Libera me ni un De Profundis, je te demande combien tu veux de ta poule ?
— Et maintenant qu'ils valent vingt sous la douzaine…
— … Turellement, je vais te payer tous les œufs qu'elle t'aurait faits jusqu'� sa mort et les nit�es de petits poussins qu'elle aurait pu couver et les enfants de ceux-l� jusqu'� la douzi�me g�n�ration. Une poule, nom de Dieu ! c'est une poule. Combien vaut-elle ?
— Quat'francs ! rugit la vieille fille.
— Une crevure comme �a qui ne p�se pas deux livres ! riposta Lis�e. Non, mais, est-ce que tu te foutrais de moi, par hasard ? Elle vaut trente-cinq sous, � peine. Je t'en donne trois francs ou rien.
— C'est malheureux, larmoya la Ph�mie en empochant les trois pi�ces. Dire qu'une charogne de chien… mais s'il revient, je lui casserai les reins !
— Avise-t'en, conseilla Lis�e, et tu verras s'il se trouve � Rocfontaine un juge de paix pour des queues de prunes. Dis donc, rappela-t-il � la vieille fille qui s'en allait, emportant sa volaille, mais je l'ai pay�e ta poule et assez cher, je crois ; j'ai bien le droit de la garder, il me semble. Fais-moi le plaisir de la laisser ici, hein !
— Oh ! comme tu voudras, je voulais l'encrotter.
— Je m'en charge, r�pliqua le chasseur qui aussit�t commanda � sa femme de la plumer sans d�lai et de la mettre � la casserole. �a fera un plat de plus et Philomen en profitera, ajouta-t-il.
La Gu�lotte, faute de pouvoir se d�gonfler, �cumait de rage, en oubliant le cochon qui grognait toujours dans son sac. Sans prendre garde � elle, Lis�e le reprit sous son bras pour le porter � sa hutte. Il lui versa imm�diatement dans l'auge son manger et, apr�s s'�tre assur� qu'il avait une liti�re abondante, il revint � la cuisine.
Philomen entrait justement.
— Je pense bien, affirma la Gu�lotte, d'un ton autoritaire et s'adressant � son mari, que tu ne vas pas garder plus longtemps un vorace comme celui-l� qui se met aux poules. Nous n'en avons pas les moyens.
— Il faut voir, atermoya Lis�e, je vais d'abord le corriger.
Et, suivi de Philomen, mis au courant de la situation, ils p�n�tr�rent dans la remise o� �tait attach� le chien.
Le pauvre animal, qui avait �t� fabuleusement ross�, n'osa m�me point se lever � l'approche des deux hommes. Craintif, le poil tout h�riss�, il battait lentement son fouet, la t�te aplatie sur la paille, les regardant d'un œil rouge et charg� d'angoisse.
Philomen, qui l'examinait attentivement, coupa la parole � Lis�e qui allait gronder et temp�ter.
— Mais il est vide comme un sifflet, ce chien ! constata-t-il. Il n'a s�rement pas bouff� depuis hier au soir.
— Cr� nom de Dieu ! c'est pourtant vrai, jura Lis�e � son tour. Ah ! la sacr�e vache ! Laisser une b�te avoir faim ! �a n'est pas �tonnant qu'il coure les poules s'il n'a rien dans le cornet depuis vingt-quatre heures. Et voil�, c'est la faute du chien !
Attends un peu !
Ils rentr�rent � la cuisine.
— Me dirais-tu bien quelle esp�ce de soupe le chien a mang�e aujourd'hui ?
— De la soupe ; bien s�r que j'y en ai fait !
— Et avec quoi, s'il te pla�t ?
— !…
— Je te demande avec quoi, sacr�e garce !
— Ah ! et puis est-ce que j'ai eu le temps, moi, j'ai fait au four, j'ai pr�par� la hutte du cochon, arrang� le m�nage, fait le souper…
— �a va bien, donne-moi le pain ; c'est moi qui vais lui faire � manger, mais si tu prononces un mot au sujet de la poule, c'est � celui-ci que tu auras affaire.
Et Lis�e d�signait du doigt le bout carr� de son solide brodequin ferr�.
— Si le chien avait eu l'estomac plein, il n'aurait pas eu l'id�e de boulotter une poule, et je veux t'apprendre, moi, � laisser les b�tes crever de faim !
Sur le conseil motiv� de Philomen, Lis�e se r�solut � enfermer Miraut chaque fois qu'il ne pourrait surveiller efficacement ses faits et gestes, car chez les animaux comme chez les humains, les premiers actes d�terminent toujours des habitudes et d'autant plus tyranniques chez les premiers que les sens ont plus de part � leur cr�ation.
De m�me qu'une vache qui a d�couvert un passage � travers une haie essaiera, chaque fois qu'elle en aura l'occasion, d'y passer � nouveau, de m�me Miraut ne reverrait pas de lapins sans �prouver le vif d�sir de les faire encore tourner en rond comme au premier jour, et les poules avec lui n'auraient, elles aussi, qu'� se bien tenir. Les racl�es et corrections qu'il avait re�ues � ce sujet ne seraient pas suffisantes pour l'emp�cher de recommencer, et cela se con�oit ais�ment, car, � l'id�e de lapin et de poule, s'associaient bien plus vivement en lui les id�es de plaisir, de jeu, de course, de lutte, de capture et de repas que le souvenir de la ross�e subie pour ses m�faits. Le premier acte venait de lui, �tait actif et quasi volontaire, le second n'�tait que passif et ne pouvait se rattacher au premier que par des liens tr�s t�nus dont le plus fort �tait celui de cons�cutivit�. Encore les coups de pied dont la Gu�lotte, sans raison, l'avait gratifi� pr�c�demment �taient-ils toute valeur �ducatrice � ce ch�timent. C'est pourquoi, d�s qu'il aper�ut une poule, il ne songea plus qu'� lui donner la chasse.
Pour l'instant, claquemur� dans sa remise, sur sa botte de paille, parmi les objets h�t�roclites que son activit� avait rassembl�s, il n'aspirait qu'� un but : sortir.
Mais Lis�e n'�tait point l�. La porte de l'�curie, solidement r�par�e par ses soins, ne semblait plus permettre aucune incursion de ce c�t�. Restait la rue � laquelle on ne pouvait acc�der qu'en rongeant la porte qui donnait sur la cour ou en escaladant la fen�tre, et cette ouverture se trouvait perc�e � cinq bons pieds au-dessus du sol.
Miraut, prompt � l'action, n'h�sita point et chercha d'abord � atteindre la fen�tre ; il tenta plusieurs �lans inutiles, accrocha tout de m�me une fois le bout de ses pattes au rebord int�rieur de l'embrasure, mais, entra�n� par son poids, retomba lourdement � terre.
Las de cet exercice, il attaqua la porte. Elle �tait de ch�ne et massive, mais peu importait � Miraut l'essence de bois dans laquelle on l'avait taill�e.
Un travail qui, � un humain raisonnable, para�t colossal, d�mesur�ment long, impossible, et le d�couragerait devant l'� quoi bon, n'arr�te pas un chien, un chien qui lutte pour sa libert�, un chien jeune qui a besoin de mouvement et ne sait rien encore ou presque rien des contraintes domestiques.
Miraut mordit le coin gauche du bas de la porte, juste � l'endroit o� il sentait quelques filets d'air glisser entre le seuil et le cadre de bois.
Dure besogne, car c'est par c�t�s surtout qu'un chien peut mordre et ronger efficacement. La petitesse du point attaquable le g�nait �norm�ment. Il fallait qu'il travaill�t avec les dents de devant, les incisives, et, pour ce, trousser les babines et garer son nez, cet organe tellement sensible et si d�licat chez le chat comme chez le chien qu'il n'y faut jamais toucher si l'on ne veut point les faire souffrir et diminuer leur admirable flair.
Miraut cependant commen�a et mordilla la coupante ar�te, amollissant par la salive et rongeant par les dents. Au bout d'une heure il en avait � peine �br�ch� un centim�tre lorsqu'il entendit claquer la porte de la cuisine.
Prudent, il quitta le chantier et regagna sa botte. Il savait d�j� ou plut�t il sentait que ce qu'il faisait �tait oppos� � la volont� des ma�tres auxquels il devait ob�issance ; s'ils eussent �t� l�, il se f�t abstenu ; en leur absence et loin du ch�timent, il s'appliquait, tous instincts d�brid�s et tendus, � contre-carrer une d�cision qu'il jugeait injuste. Le bruit entendu lui rappelant que le manche � balai est un instrument redoutable, il s'�tait arr�t�, mais d�s qu'il ne per�ut plus rien, il retourna vivement besogner.
Accroupi, il travaillait avec tant d'ardeur, tout � son id�e, qu'il n'entendit pas la porte s'ouvrir une deuxi�me fois. Il bondit en arri�re en hurlant sous le coup de baguette que la Gu�lotte furibonde venait de lui flanquer, tandis qu'elle repartait, beuglant � pleine gorge :
— Viens voir maintenant ce qu'il fait : il est en train de ronger la porte de dehors.
Lis�e, arrivant, ne put que se rendre compte du d�g�t. �videmment, on ne pouvait nier ; il para la querelle en d�clarant qu'il allait recouvrir l'ar�te et le coin attaqu�s d'une bande de fer-blanc, ainsi qu'il avait d�j� fait pour la porte de l'�curie.
Il s'y mit imm�diatement et laissa Miraut sortir et se promener dans la cour sous sa surveillance. Mais le braconnier avait l'œil et, d�s qu'il voyait le chien �carter les narines en s'approchant d'une poule, il le rappelait bien vite au sentiment du devoir, pronon�ant son nom, Miraut, sur un ton tel que l'animal, ob�issant et craintif, revenait apeur� aupr�s de lui et lui l�chait les mains et, la figure pour t�moigner sa soumission ou demander un pardon qui lui �tait accord� d'un hochement de t�te � la fois amical et grave.
Cela n'emp�cha point que, le lendemain, un carreau de la crois�e de la remise fut bel et bien cass� par le jeune chien qui, ne pouvant plus s'attaquer � la porte, avait r�ussi, Dieu sait comment ! � atteindre la fen�tre et � prendre par cette voie la clef des champs.
Et deux heures apr�s, tous les gamins du pays cernaient Miraut, qui venait de jeter l'�pouvante et la terreur parmi le troupeau picorant des poules de la Ph�mie, laquelle gueulait comme un putois qu'il lui en manquait trois ou quatre et que ce sauvage-l� lui en avait s�rement mang� une, puisqu'il avait encore les pattes rouges de sang.
Le fait en lui-m�me �tait exact : Miraut avait une patte ensanglant�e. Il y eut une sc�ne nouvelle entre la Gu�lotte et la Ph�mie et Lis�e qui rentrait : chacune des femmes voulant crier plus fort que l'autre.
Les gamins bient�t ramen�rent le coupable, qui opposait la plus �nergique r�sistance, se faisant litt�ralement tra�ner, et le chasseur alors s'aper�ut que son chien avait la patte coup�e.
Furieux � son tour, croyant qu'on avait voulu lui tuer son Miraut, il se pr�parait, sans autre pr�ambule, � gifler la Ph�mie lorsque sa femme, s'interposant � temps, lui apprit que c'�tait le chien lui-m�me qui s'�tait coup� en cassant la vitre de la fen�tre de la remise.
— Alors, riposta Lis�e, qu'est-ce qu'elle chante, cette vieille d�plum�e, ce n'est pas d'avoir mang� une poule, qu'il s'est ensaign�. Va les compter d'abord, tes gratteuses, et tu viendras grogner apr�s.
Renseignements pris, toutes les poules de la Ph�mie se retrouv�rent. Il est vrai que, dans cette affaire, s'il n'y avait pas eu de morts, ce n'�tait point de la faute � Miraut.
Cette fois, la Gu�lotte ne temp�ta point et n'invectiva personne. Fine mouche, profitant de l'exp�rience acquise, elle essaya de prendre son mari par la douceur.
Lis�e, agit� de sentiments contradictoires, ayant � la fois l'envie de corriger et de plaindre, lavait cependant avec de l'eau sal�e et pansait minutieusement la plaie du petit chien, qui se plaignait et aurait bien voulu qu'on le laiss�t se l�cher tout seul.
— �coute, Lis�e, disait la femme, tu vois bien que nous ne pouvons pas garder cette b�te : elle va nous faire arriver toutes sortes d'histoires. Voil� d�j� pour plus de six francs de poules qu'il nous co�te, et maintenant qu'il a commenc�, quand veut-il s'arr�ter ? Je ne parle pas pour les n�tres, mais pour celles des voisins : tu auras beau les payer plus cher qu'elles ne valent, ils t'en voudront quand m�me et croiront t'avoir fait un grand cadeau en acceptant ton argent. Je t'en supplie, d�barrasse-t'en ! c'est ce qu'il y a de mieux � faire, crois-moi. Tue-le ! Fiche-lui dans les c�tes une bonne cartouche de quatre, puisque tu dis que tu ne peux pas le vendre et que ce serait faire injure � P�p� et au gros.
— Ce ne serait pas plus propre de le tuer, et il est jeune, on peut le corriger, atermoyait Lis�e, fermement d�cid� au fond � ne pas s'en s�parer. Attendons un peu ! Je vais avoir l'œil sur lui dor�navant et, d�s que je le verrai loucher du c�t� des g�lines, je lui flanquerai la correction pour bien lui faire comprendre qu'il n'y doit pas toucher.
Philomen arrivait, �mu par la rumeur publique et les bruits contradictoires qui affinaient d'une part que Miraut avait �trangl� toutes les poules de la Ph�mie, de l'autre que quelqu'un (on ne disait pas qui) lui avait tranch� une patte d'un coup de serpe.
Lis�e remit les choses au point, et Philomen r�fl�chit.
— Mon vieux, exposa-t-il sans autre pr�ambule, cette histoire-l� est bien emm…b�tante. D�s qu'il manquera une poule quelque part, tu peux �tre s�r qu'on accusera ton chien, et il aura beau �tre innocent, tu pourras prouver qu'il n'est pour rien l� dedans, que ce n'est pas possible, on voudra absolument que ce soit lui qui ait fait le coup. J'en connais m�me qui seraient assez fripouilles pour zigouiller les poules du voisin ou m�me les leurs, les boulotter et venir ensuite accuser ton chien du massacre.
— Tu vois bien que tout chacun va nous tomber dessus, appuya la Gu�lotte.
— Oui, mon vieux, t�che d'avoir l'œil. Mais, tu sais, d'un autre c�t�, il est bien rare qu'un jeune chien, un chien de race, un chien qui a du feu, ne se mette pas, si l'on n'y prend garde, � courir apr�s quelque b�te : les uns, c'est les chats, �a n'a pas grande importance parce qu'ils savent se d�fendre et peuvent grimper aux arbres ; d'autres pr�f�rent les lapins, et ils te nettoient les clapiers rasibus ; d'autres se mettent aux moutons, et �a c'est plus dangereux, car, quand ils sont bien d�cid�s, ils peuvent t'en ficher par terre pour plus de cent francs d'un seul coup ; en somme, il vaut encore mieux qu'il ne se tourne que sur les g�lines. Voici ce que je te conseille de faire : comme on ne peut pas le laisser tout le jour enferm�, que �a le rendrait malade ; comme, d'un autre c�t�, quand on ne le surveille pas, il � course � la volaille, tu n'as qu'� lui mettre une museli�re lorsque tu voudras le l�cher. L�on ira demain � Vercel ; dis-lui qu'il t'en prenne une pr�s de Chacha le bourrelier ; pour une pi�ce de quarante sous, tu en verras les marionnettes et tu seras tranquille.
— Las, moi ! quarante sous encore de jet�s loin pour cette charogne, ragea la Gu�lotte furieuse, qui esp�rait une solution plus radicale et comptait sur l'appui de Philomen.
Lis�e se rendit au conseil de son ami, et le surlendemain matin, apr�s un jour de claustration pr�paratoire, on mit la museli�re � Miraut. Comme ce fut le ma�tre qui op�ra, il se laissa faire sans trop de r�sistance, un peu ahuri toutefois de toutes ces courroies qui lui barraient le nez et lui sanglaient la gueule.
Parce qu'elles sentaient bon le cuir neuf, il essaya imm�diatement de les mordre et ne put naturellement pas bouger les m�choires.
Lis�e alors lui ouvrit la porte, pensant qu'il se pr�cipiterait aussit�t dans la cour, mais il n'essaya point de gagner le dehors : quelque chose le pr�occupait et le g�nait.
Il porta la patte � son nez et t�cha d'accrocher une courroie, mais la griffe ne fit qu'�rafler l�g�rement le cuir et retomba.
Bien qu'il louch�t affreusement, il ne pouvait se rendre compte de ce qu'il avait autour du museau et des bajoues ; mais il sentait bien, au toucher, que c'�tait quelque chose d'embarrassant, et, au nez, que c'�tait une substance qu'il serait agr�able de mastiquer avec les dents ; toutefois, l'impression de g�ne domina bien vite tout le reste, et il ne r�va bient�t plus qu'� faire sauter cette entrave aga�ante.
Il alla flatter Lis�e et se fr�ler � lui comme pour lui demander de vouloir bien retirer cet engin encombrant, mais naturellement Lis�e n'acc�da point � son d�sir.
— Voil� ce que c'est, mon vieux, que de vouloir bouffer les poules !
Miraut, qui ne comprenait point ou ne voulait point comprendre, se plaign�t et pleura et cria : on le laissa crier et pleurer et se plaindre.
C'est alors qu'il essaya, par ses seuls moyens � lui, de faire sauter la museli�re. D'abord il se gratta aux angles des buffets, aux embrasures des portes, aux pieds de la table, � toutes les ar�tes vives ; il se cogna le nez, essaya encore de mordre, puis se remit � travailler de la patte, s'accroupissant � terre, le museau sur le sol pour avoir un plus solide point d'appui, tirant, pleurant, frottant, s'excitant, s'�nervant, hurlant, devenant comme fou de d�sespoir.
� la fin, il se jeta sur le dos, et de ses deux pattes de devant se mit � se piocher les bajoues � une allure vertigineuse, pour t�cher de faire sauter ou c�der les terribles bandes de cuir qui lui la�aient si impitoyablement les m�choires.
En moins d'une heure, il se pela enti�rement les deux c�t�s de la t�te, si bien qu'en quelques endroits m�me la peau �tait absolument � vif et ensanglant�e ; il gratta plus haut � une autre lani�re ; il grattait avec fr�n�sie, il aurait gratt� encore si Lis�e, qui rentrait, s'apercevant qu'il s'ab�mait le � portrait �, et craignant qu'il ne dev�nt fou, ne lui e�t enlev� enfin sa museli�re.
� C'est assez pour aujourd'hui, pensa-t-il. Demain je la lui remettrai, et il s'habituera petit � petit. � Mais, le jour suivant, d�s qu'on lui eut reboucl� les courroies derri�re la t�te, il recommen�a de plus belle � se griffer la gueule en hurlant.
On ne pouvait �videmment le laisser ainsi : il se serait plut�t saign�. Lis�e, fort ennuy�, la lui retira tout � fait en se disant :
� Bah ! je reste ici aujourd'hui ; je vais le surveiller. �
Et il se mit � arracher les choux de son jardin tandis que le chien r�dait autour de lui, heureux d'�tre enfin d�barrass� et libre.
Longtemps il resta l� � gratter le sol, � mordre les tiges de pomme de terre, � transporter les bouts de perches de haricots, si bien que le braconnier, tranquillis�, ne pensait plus � s'assurer de sa pr�sence et continuait paisiblement son travail en fumant sa pipe, lorsque, telle une sorci�re, la Ph�mie apparut dans le sentier de l'enclos, une poule morte, tu�e, d'une main, de l'autre ramenant Miraut qui tirait sur une ficelle.
Cette fois, Lis�e sentit la moutarde lui monter au nez : il devint tout p�le, cassa le bout de sa pipe en serrant les dents et assura, comme une massue dans sa main, le chou qu'il venait d'arracher.
La Ph�mie eut peur. Elle se garda bien de gueuler et de maudire, et, devenue bl�me � son tour, elle balbutia, comme pour s'excuser :
— Je te le ram�ne. Ce n'en est pas une des miennes, c'en est une de la cure. Nous l'avons vu quand il la serrait, la servante et moi, mais nous sommes arriv�es trop tard. Elle m'a dit de te l'apporter pour que tu voies et que tu le corriges : je ne sais pas si on te la fera payer.
— Je te remercie, prof�ra s�chement Lis�e.
Et, sans dire autre chose, attrapant le chien par le collier, l�chant son chou pour saisir de l'autre main la poule morte, avec cette cravache d'un nouveau genre, corps m�me du d�lit, il administra � Miraut une vol�e fantastique et terrible, frappant d'ailleurs et prudemment aux bons endroits, de fa�on qu'il sent�t bien, tout en ne courant aucun danger, que les coups venaient de la poule et qu'il serait dangereux pour sa peau, � l'avenir, de s'attaquer encore � ces bestioles-l�.
Mais quand il eut fait, ce ne fut pas tout.
— Ah, cochon ! tu aimes les poules ; eh bien ! tu la tra�neras celle-ci, tu la tra�neras plus que tu ne voudras, et puisque tu en aimes l'odeur, tu la sentiras aussi plus qu'� ton saoul ! Attends un peu.
Lors, au moyen d'une forte ficelle de chanvre, il noua la volaille sur le poitrail du chien, le cou entrant dans le collier, les pattes passant entre les jambes de devant ; il attacha ces pattes � une autre ficelle qui se nouait elle-m�me sur le dos et, dans cet appareil, condamna Miraut, trois jours durant au moins, � tra�ner la poule devant tout le monde et les autres chiens y compris, lui, Lis�e, �tant toujours pr�sent pour lui faire honte et lui rappeler en grondant qu'il n'�tait qu'un m�chant azor de rien du tout, un jeanfoutre de vi�ce qui ne valait pas la corde pour le pendre, ou la cartouche pour l'occire, un sale salaud de m… � qui il en ficherait jusqu'� ce qu'il en cr�ve s'il s'avisait de recommencer jamais.
Trois jours, comme il en avait �t� d�cid�, Miraut en laisse, et la poule en bandouli�re, dut suivre Lis�e, � qui les gosses faisaient cort�ge et qui ricanaient en interpellant le chien. Miraut �tait honteux, car les chiens connaissent la honte s'ils ignorent la pudeur, et ils sentent tr�s bien la raillerie. Il baissait le nez, s'embarrassait dans les jambes du ma�tre, regardait avec des yeux navr�s et, quand il n'�tait pas observ�, cherchait � se d�barrasser de son encombrant fardeau. Mais il ne parvenait point � couper les ficelles et, s'enfon�ant le nez dans la plume qui le chatouillait, il �ternuait et il pleurait.
Lis�e fut inflexible.
— Tu la tra�neras, mon cochon, r�p�tait-il, jusqu'� ce qu'elle pourrisse et qu'elle pue comme un vieux munster, �a t'apprendra. C'est moi qui jugerai quand tu devras en avoir assez.
De d�go�t pour la bestiole qu'il promenait toujours, comme un for�at tra�ne son boulet, agac� du contact, �cœur� par l'odeur, Miraut, pour ne point la toucher, marchait en �cartant les pattes, et, pour ne pas la sentir, levait le nez en l'air autant qu'il lui �tait possible de le faire.
Le quatri�me matin, des griffes et des pattes, dans le myst�re et le silence, il r�ussit, on ne sut jamais comment, � s'en d�p�trer enfin. Lis�e, allant le prendre � sa remise, trouva dans un coin la poule intacte, aussi �loign�e que possible du chien, qui jetait des regards inquiets tant�t sur elle et tant�t sur son ma�tre.
Apr�s qu'il se fut bien rendu compte qu'il n'y avait point mordu, le chasseur, revenu pr�s de Miraut, se laissa enfin �mouvoir par le pauvre toutou, qui se leva h�sitant et, timidement, se hasarda � l�cher les grosses mains rudes pendant le long des cuisses sur le pantalon de droguet.
— Tu t�cheras de recommencer, prof�ra-t-il fortement, mais sans col�re ni menace, en d�signant la g�line d'un index s�v�re.
Et ce fut ainsi que la paix fut faite entre Lis�e et Miraut et que ce dernier fut radicalement corrig� de la sotte manie de courir la poule, gibier qui �tait en effet bien indigne du nez fameux du c�l�bre chien de chasse qu'il devait �tre un jour.
C'�tait un soir calme de fin d'automne. La nuit, � grands pas, venait, noircissant par degr�s la chape bleue du ciel qui s'�toilait lentement. Pas un souffle de vent ne troublait la ti�deur enveloppante ; les fum�es montaient calmes des chemin�es, formant sur les carapaces bigarr�es des toitures un l�ger manteau vaporeux. Les clarines tintaient joyeuses au cou des vaches qui rentraient des champs et marchaient d'une vive allure vers l'abreuvoir ; le marteau du forgeron Martin sonnait par intervalles sur l'enclume argentine, et tous ces bruits formaient une rumeur paisible et chantante qui �tait comme la respiration vigoureuse ou la saine �manation sonore du village.
Point trop las de sa journ�e, les deux jambes de part et d'autre de l'enclume � � chapeler � les faux, fix�e dans le vieux tronc de poirier sur lequel il �tait assis � califourchon, Lis�e le chasseur, Lis�e le braco, r�vait en fumant sa pipe. Plus fatigu�, lui, d'une longue randonn�e en plein champ, Miraut s'�tait gravement assis sur son derri�re, et, impassible et clignant des yeux par moments, regardait son ma�tre, tirant d'�normes bouff�es de son �ternel br�le-gueule.
Un pas sonna dans le sentier de l'enclos, et le chien, le reconnaissant pour celui d'un familier, se leva aussit�t, fr�tillant et aimable, pour saluer, en lui sautant � la poitrine et en lui l�chant les mains, l'ami Philomen, ma�tre de Bellone.
— Salut, ma vieille branche ! s'exclama Lis�e.
— Je suis venu en bourrer une pr�s de toi, histoire d'attendre le moment de la soupe, expliqua Philomen en choisissant pour si�ge le bout �quarri d'une grosse poutre noircie par les intemp�ries et qui servait de banc rustique.
Et les deux hommes se mirent � deviser des travaux de la saison, du bl� qu'on commen�ait � battre et qui rendait pas mal, des labours et des semailles qui s'achevaient dans de bonnes conditions, du bois qu'ils couperaient aux premi�res heures de libert� et des d�frichements qu'ils entreprendraient au cours de l'hiver prochain.
Miraut s'�tait rassis. Les rumeurs s'�taient tues. La conversation un instant tomba. Un silence se fit, puis six heures sonn�rent � la tour du vieux clocher et vinrent ensuite les trois tintements cons�cutifs et altern�s de trois coups chacun annon�ant la vol�e de l'ang�lus du soir.
Presque aussit�t, en effet, le lourd marteau d'airain batt�t � pleins coups les pans de sa jupe de bronze et une rafale de sons s'�parpill�rent en roulements press�s.
Toujours assis sur son derri�re, Miraut fr�mit ; ses oreilles se soulev�rent et il secoua la t�te � plusieurs reprises ; puis, levant le nez au ciel, il se mit � hurler � pleine gorge lui aussi, poussant jusqu'� �puisement sa plainte d�sesp�r�e.
— Tais-toi, mon petit, tais-toi, ce n'est rien, voulut consoler Lis�e.
Mais, � chaque bord�e de sons, il se reprenait de plus belle, et le hurlement mourant se regonflait en sanglots pour finir en petite plainte triste et d�sol�e comme un pleur d'enfant.
— C'est dr�le, constata Lis�e ; il n'avait pas encore pleur� en entendant les cloches.
— Il ne les avait peut-�tre jamais remarqu�es comme ce soir. �coute comme l'air est calme, on n'entend que �a, on dirait que �a vous imbibe le cr�ne comme de l'eau qui entrerait dans une �ponge ; c'est une douche sonore qu'on prend, et nos oreilles en sont comme ravin�es par un torrent. �a ne m'�tonne pas que cela fasse mal � Miraut. Tous les chiens pleurent en entendant les cloches, mais ce n'est pas par sentiment religieux. Ah ! fichtre non ! ils s'en fichent pas mal, des religions, eux, et s'ils pleurent, c'est parce qu'ils souffrent.
— Heureusement, continua Lis�e, qu'ils ne les entendent pas souvent : la moindre chose, la moindre odeur surtout, quelquefois le moindre spectacle, mais plus rarement (car chez eux l'oreille est meilleure que l'œil), arrivent � les en distraire. Il a fallu que nous ne disions rien, que l'air f�t calme, qu'il ne v�nt de la cuisine aucun fumet de fricot, que rien dans notre attitude ni dans nos gestes ne l'intrigu�t pour que ce pauvre Mimi ait �cout� et entendu cette sonnerie de malheur qui nous annonce d'ailleurs, par surcro�t, la pluie pour demain peut-�tre ou pour apr�s-demain au plus tard. Tant qu'ils sont jeunes, une seule sensation les accapare tout entiers : ce n'est que dans la suite, lorsqu'ils sont plus �g�s, qu'ils arrivent � partager leur attention et, comme nous, � voir, entendre et renifler tout ensemble.
— Ce ne peut pas �tre, comme le croit la Ph�mie, parce qu'ils pensent aux morts qu'ils se lamentent au son des cloches, puisqu'ils poussent les m�mes tristes hurlements, ou � peu pr�s, en apercevant la pleine lune se lever derri�re les arbres du mont de la C�te. Mais peut-on savoir au juste la cause de ces cris !
— C'est bien difficile, vraiment, car nous ne pouvons entrer dans leur peau et peut-�tre qu'ils ne le savent pas eux-m�mes de fa�on pr�cise ; toutefois, ce n'est dans aucun cas un cri de joie.
— Je crois, reprit Philomen, que le son des cloches doit leur faire mal aux oreilles ou au nez et que c'est la marche de la lune dans les rameaux et son ascension dans les branches qui doit les �pouvanter, car, dans le premier cas, ils restent immobiles sur place, et dans le second ils courent en hurlant, agit�s et inquiets. D'ailleurs, quand la lune est haut dans le ciel et qu'ils n'ont plus de point de rep�re pour contr�ler sa marche, ils n'y font plus attention.
— J'ai remarqu� aussi, dit Lis�e, que ce sont surtout les chiens de garde qui aboient � la lune, tandis que ce sont les n�tres, les chiens de chasse, qui hurlent � la voix des cloches.
— �a ne m'�tonne pas non plus, expliqua Philomen. Les chiens de garde qui ne bougent gu�re d'autour de leur niche sont, plus que les autres, sensibles � ce qui remue ; quant aux n�tres, ils ont le nez et l'oreille extr�mement d�licats ; d'ailleurs l'oreille et le nez, �a doit communiquer par un canal. Quand le bruit des cloches, comme ce soir, est venu taper sur le tympan de Miraut, �a a d� lui �branler par contre-coup les membranes du nez et lui produire le m�me effet qu'une odeur de b�te f�roce, d'un loup par exemple, ou m�me aussi l'odeur d'un homme mort. Peut-�tre encore que �a lui a fait comme un pincement douloureux ; nous �ternuons bien, nous autres, en regardant le soleil, et nous ne le regardons pas pourtant avec notre nez.
— Heureusement, plaisanta Lis�e, que lui n'�ternue pas en nous regardant. Mon vieux, chacun de nous, sur terre, a quelque chose de bien : les aigles, c'est leurs yeux ; les chiens, leur nez ; les li�vres, leurs oreilles ; et les femmes leur…, pas leur intelligence, en tout cas. Tout de m�me, ce serait un sacr� type que l'homme qui r�unirait l'œil de l'aigle, le nez du chien et l'oreille du li�vre, � condition qu'il ait le cerveau en cons�quence.
— Vingt dieux ! nous vois-tu reniflant le long des tranch�es ou aux br�ches des murs de lisi�re pour trouver l'endroit o� le li�vre a fait sa rentr�e.
— J'ai pourtant connu un type de Velrans qui le faisait ; il pr�tendait �tre au moins aussi malin que son chien, et o� l'autre trouvait du fret il se foutait � quatre pattes lui aussi, fouinant, humant et reniflant, pour apprendre, disait-il. Mais on ne lui en a pas laiss� le temps, car on a reconnu qu'il �tait louf et on a �t� oblig� de l'emmener � l'asile de D�le, o� il est � claps� �. On a m�me racont�, dans le temps, que ce serait un gardien de l'�tablissement qui lui aurait fait son affaire un jour qu'il avait soif. Ce gardien-l� �tait alcoolique, il se saoulait, il buvait tout ce qu'il gagnait, et comme il touchait trente sous par macchab�e qu'il enterrait, il en zigouillait un de temps � autre pour avoir de quoi licher. En �t�, naturellement, il claquait un mec par jour, au moins : les bons docteurs disaient que c'�tait l'effet du chaud. On ne s'est aper�u de ce petit man�ge qu'au bout d'un assez long temps ; alors, pour �touffer l'affaire, le bonhomme, de gardien, est pass� pensionnaire, et voil� tout.
— Mais as-tu d�j� purg� Miraut ? interrompit Philomen.
— Non, avoua Lis�e, il se purge tout seul ; il ne passe pas un jour sans manger du chiendent.
— C'est tr�s bon, en effet, mais ce n'est pas suffisant ; � ta place, je craindrais pour lui la maladie, et il sera d'autant mieux tenu qu'il est plus �g� et de bonne race.
— Je sais bien, mais qu'y faire ?
— Il n'y a, tu l'as dit, pas grand'chose � tenter, et souvent les meilleures pr�cautions ne servent de rien ; tout de m�me, � ta place, je lui ferais, de temps en temps, prendre un peu de fleur de soufre dans du lait ou du caf� noir. Ils arrivent tr�s bien � avaler le tout.
— Le meilleur rem�de est encore qu'ils soient forts et robustes, mais cela non plus n'emp�che rien bien souvent.
— La soupe est tremp�e, vint annoncer la Gu�lotte.
— La manges-tu avec nous ? invita Lis�e.
— Merci bien, mon vieux, mais la bourgeoise m'attend ; ce sera pour une autre fois. Bonne nuit et � la revoyure.
— � � revoir �, mon vieux, r�pondit Lis�e secouant sa pipe et rentrant dans la cuisine, pr�c�d� de son chien.
Il arriva ce que Philomen avait pr�dit et que Lis�e craignait. Malgr� les purges de caf� noir et de fleur de soufre, un beau matin, � l'appel de son ma�tre, au lieu de bondir en �cartant sa paille des quatre pieds, Miraut se leva lentement et avec h�sitation. Ses bons yeux, si clairs et si vifs, �taient tristes et rouges, et du nez suintait une vague mucosit� incolore comme une salive trop �paisse.
— Nom de Dieu de nom de Dieu ! m�chonna Lis�e. Voil� que �a y est ! Pourvu que ce ne soit pas trop grave et qu'il n'en cr�ve pas !
Miraut mangea tout de m�me la moiti� de sa terrine de soupe � laquelle le braconnier avait ajout�, pour la rendre meilleure, un peu de lait ; ensuite il ne chercha point, comme d'ordinaire, � gagner la rue, mais s'en vint lentement, le poil l�g�rement h�riss� et r�che, se coucher en rond derri�re le po�le allum� de la chambre.
Le lendemain, le nez coulait plus abondamment, les yeux devenaient chassieux et l'app�tit disparaissait avec la fi�vre qui l'avait envahi : bien que la temp�rature f�t douce, Miraut grelottait.
Le ma�tre essaya de lui faire avaler de la fleur de soufre dans du lait : le chien, presque � contrecœur, but le lait, mais laissa au fond de l'assiette la poussi�re jaune.
Alors Lis�e chercha � se rappeler les vieux rem�des usit�s en pareille circonstance : il en connaissait plusieurs et commen�a par se rendre chez le cordonnier Julot, qui lui pr�para un empl�tre de poix. Revenu au logis, il rasa le derri�re du cr�ne de Miraut sous l'os pointu qui fait saillie au-dessus des vert�bres cervicales et appliqua l'empl�tre, qui adh�ra aussit�t.
On dit que �a les gu�rit, avait reconnu Julot ; en tout cas, c'est bien � ton service, et si �a ne lui fait pas de bien, �a ne peut pas non plus lui faire grand mal.
Mais la poix n'op�ra gu�re. Miraut maigrissait, souffrait, paraissait de plus en plus lent et triste. Son museau toujours frais devenait chaud, sa langue s�che ; il ventait, disait Lis�e, c'est-�-dire respirait comme un soufflet violemment press�. Et il avait toujours froid. De temps en temps, il se levait douloureusement de son sac de toile, venait poser ses pattes sur la platine du fourneau, le poitrail devant le feu, et l�, triste comme un petit enfant malade, il laissait pencher sa pauvre t�te dolente de c�t�, tandis que ses yeux rouges, troubles et perdus, vaguaient dans le vide ou fixaient les choses sans les voir.
Il eut des constipations opini�tres, puis des diarrh�es �puisantes, et passait presque toutes les heures immobile, couch� en rond, serr� sur lui-m�me, les muscles contract�s par un perp�tuel grelottement, l'�chine rugueuse, comme un petit vieux maniaque qui craint tout des hommes et des choses. Puis ce fut la compl�te indiff�rence, et rien ne pouvait le tirer de sa somnolence ou de son marasme. Mitis et Moute et la vieille Mique, le voyant affaiss� et souffrant, n'essayaient point de jouer, mais venaient de temps � autre le flairer : toutefois, comme il n'avait pas conserv� sa bonne odeur de sant�, ils ne le l�chaient plus ; mais souvent ils se couch�rent tout contre son poitrail pour le r�chauffer. Lui, les regardait de ses yeux d'o� nulle lueur ne jaillissait et qui semblaient d�sesp�r�s.
Il se taisait obstin�ment. C'est que son mal �tait en lui et que toute souffrance dont les b�tes ne voient pas la cause, ou qui persiste cette cause �tant disparue, les laisse muettes. Qu'un chien ou un chat ou une autre b�te domestique, car les sauvages, eux, savent presque toujours se taire, crie ou pleure, ou hurle, ou gronde quand on le heurte, ou qu'on le frappe, ou qu'on le br�le, ou qu'on le mouille, ou qu'on lui marche dessus, cela s'entend : son cri est un appel, une plainte, un d�fi ou une lutte ; si la source de douleur dispara�t, si la cause n'est plus apparente, il se tait.
Tout le monde n'a pu voir mourir un chien empoisonn� ; mais qui n'a vu de mis�rables animaux �cras�s par des automobiles, des tramways ou des voitures ! Ils hurlent �pouvantablement sous le choc, mais cinq minutes apr�s, quand on les a ramass�s, mis sur la paille, ils se l�chent s'ils le peuvent encore et souffrent et meurent sans se plaindre.
Ils n'ont pas besoin, ceux-l�, de philosophes pour leur enseigner le sto�cisme.
Si grand que f�t le d�sarroi physique et moral de Miraut, il ne se plaignit jamais, m�me le jour o� la Gu�lotte, qui n'avait point d�sarm� et souhaitait de tout cœur sa crevaison prochaine, profita d'une absence de Lis�e pour le jeter brutalement dehors.
Violemment, � coups de savate, elle te le balaya, comme elle disait, de son plancher, esp�rant qu'elle en serait pour tout de bon d�barrass�e bient�t.
Il ne faisait pas froid, ce jour-l�, heureusement, et la rentr�e du braconnier provoqua la rentr�e du chien.
Cependant, Lis�e se d�sesp�rait. Il passait de longues heures � c�t� de son Miraut, lui prenant la t�te dans les mains, le caressant, le recouvrant d'un vieux tricot, le bordant comme un gosse, lui desserrant les m�choires pour le contraindre � avaler quelques gorg�es de lait ou quelques bouch�es de viande que la pauvre b�te, souvent, revomissait presque aussit�t.
Mais ni soins ni rem�des n'agissaient. Il n'y a rien � faire contre la maladie ! La maladie, mot vague et ind�fini comme les troubles qu'elle provoque ! D'o� vient-elle ? on ne sait pas. Comment la gu�rit-on ? On ne sait pas non plus. Les v�t�rinaires, m�dicastres ou potards ont bien invent� des sirops, fabriqu� des pilules, compos� des poudres, mais tout �a, c'est de la foutaise dont le plus clair r�sultat est de faire passer les �cus de votre profonde dans leur escarcelle. Autant croire sur ce point les paysans et les bracos qui se sont livr�s, au sujet de ce mal myst�rieux, aux suppositions les plus baroques, aux conjectures les plus bizarres. D'apr�s les uns, ce serait un ver qui produirait ces troubles, un ver que nul n'a vu et qui tiendrait ses diaboliques assises non point dans l'estomac, mais au bout de la queue. Il s'agit de l'extraire, de l'extraire sans danger pour la b�te, et l� est le hic ! Pour d'autres, la maladie, c'est le sang qui mue ( ?). Comment ? pourquoi ? Myst�re. Enfin, d'aucuns veulent encore que ce soit simplement de la bronchite ; mais affection de la moelle �pini�re, crise de croissance ou bronchite, nul n'a jamais �t� capable d'indiquer une cause pr�cise ni de fixer un rem�de.
Miraut filait un mauvais coton, semblait-il, quand un jour, un Velrans qui passait par l� et qui le vit conseilla � Lis�e de le conduire imm�diatement � son compatriote Kalaie, lequel �tait possesseur du � secret � pour gu�rir les chiens de la maladie.
En ce moment, la peau de Miraut pr�sentait par endroits des taches rouss�tres, se boutonnait, devenait pustuleuse et croutelev�e, tellement, disait la Gu�lotte, que c'�tait une d�go�tation de garder une pareille charogne dans la chambre du po�le.
Le Velrans insista.
Kalaie ne demandait rien pour sa peine : il gardait le chien une huitaine, le soignait dans le plus grand myst�re et, au bout de ce temps, vous le rendait parfaitement gu�ri. C'�tait un secret, un secret qu'il tenait de son grand-p�re, lequel reboutait aussi les entorses et arr�tait les dartres, et qui se perp�tuait dans la famille.
Pas plus que les autres paysans qui connaissent d'autres secrets pour d'autres gu�risons, pourvu qu'on ait la foi, il ne consentait � le confier � personne et ne demandait pas qu'on lui amen�t des b�tes ; mais il n'avait jamais refus� d'en soigner une et — ceci faisait partie sans doute des r�gles � observer pour obtenir la gu�rison — ne voulait jamais, jamais, en aucun cas, accepter d'argent comme r�tribution.
L'apr�s-midi m�me, Lis�e attela Cadi � la voiture de Philomen et conduisit Miraut � Velrans. Il alla remiser le cheval dans l'�curie de P�p�, qui lui confirma les dires du voyageur, et tous deux men�rent Miraut chez le miraculeux gu�risseur.
Kalaie, paysan ais� et rieur, examina le chien, auquel il fit dresser aussit�t un petit matelas sous le po�le de la cuisine ; ensuite il offrit la goutte aux deux visiteurs et parla de la pluie et du beau temps et des semailles et des engrais et de la politique.
�tant bon catholique et pratiquant, il n'�tait pas d'accord avec Lis�e, mais ce n'�tait point une raison pour mal soigner Miraut qui, lui, n'�tait pas socialiste ni r�actionnaire et n'avait pas, heureusement, d'opinions touchant la S�paration des �glises et de l'�tat.
La discussion fut donc courtoise ; on tomba d'accord sur un point : que tous les d�put�s et s�nateurs, radicaux comme cl�ricaux, n'�taient que des menteurs et des fripouilles, et sur cette conclusion qui marquait leur bon sens et leur rectitude d'esprit, on se s�para en se serrant la main.
— Tu viendras le chercher dans neuf jours, fixa Kalaie, et tu n'auras pas besoin de prendre une voiture pour l'emmener : il pourra marcher tout seul, je te le promets.
Lis�e, plein de craintes et d'esp�rances, retourna � Longeverne, o� la semaine lui parut d�mesur�ment longue.
Soit que l'�ruption cutan�e e�t �t� un heureux d�rivatif, soit en effet que le rem�de de Kalaie f�t vraiment souverain, au bout de la huitaine Miraut �tait gu�ri ; il se levait, marchait, mangeait ; l'œil redevenait limpide, vif et joyeux ; le poil se relustrait, l'app�tit reprenait.
— Tu n'as qu'� lui faire boulotter de bonnes soupes et, avant quinze jours, il sera gras comme un cochon, affirma Kalaie � Lis�e et � P�p�.
— � propos, comment va Caffot ? s'inqui�ta ce dernier. Tu ne m'as jamais reparl� de ton goret.
— Il va bien, tr�s bien, comme un bon Siam qu'il est : pourvu qu'il bouffe, il est content. Cependant, je ne crois pas que Miraut sympathise jamais avec lui.
— Ah !
— Oui, la premi�re fois que le chien s'est approch� de l'auge, o� il barbotait, pour le flairer, il lui a � pouff� � et renifl� au nez comme un grossier qu'il est, et Miraut, qui est une b�te polie, ne lui pardonnera pas de sit�t ; apr�s tout, �a n'a pas d'importance, mais nous allons boire un litre. Kalaie, mon vieux, je sais que tu n'accepterais pas de sous et je ne t'en offre pas, mais, ma parole, tu viens de me rendre un sacr� service. Tu ne peux pas refuser de trinquer avec nous � l'auberge ; malgr� que nous ne soyons pas, en politique, du m�me bord, �a n'emp�che que tu es un bon bougre et que je serais vex� si tu n'entrais pas prendre un verre et revoir ton malade quand tu passeras � Longeverne.
— C'est rien, c'est rien, affirmait Kalaie. C'est des petits services qu'on se doit entre pays.
On s'en fut � l'auberge o�, la politique aidant, d'un litre on en but plusieurs, ensuite de quoi P�p� voulut qu'on all�t chez lui go�ter sa vendange et puis Kalaie exigea qu'on f�t une troisi�me pause dans sa maison pour juger de la qualit� de la sienne, si bien que ce ne fut qu'assez tard que les trois comp�res, parfaitement d'accord et amis comme cochons, se s�par�rent, saouls comme des Polonais. La joie entrait, disons-le tout de suite � sa d�charge, pour une bonne part dans la cuite magistrale de Lis�e.
� Longeverne, cependant, la Gu�lotte, anxieuse, �nerv�e comme au premier soir, attendait le retour de son homme, esp�rant bien que le chien, nonobstant rem�des et sorcelleries, serait enfin crev�.
Elle p�lit de male rage en voyant, absolument comme l'autre fois, son mari, plein comme un boudin, ramener, plus gaillard que jamais, le petit chien qui, affam� par la marche, vint sans tarder flairer toutes les gamelles et toutes les marmites de la cuisine.
— Tas de cochons ! m�chonna-t-elle. Ah ! ce qui ne vaut rien ne risque rien. Je n'ai jamais eu de chance dans ma vie.
Et sans rien ajouter, sombrement rageuse, laissant l'homme et le chien se d�brouiller comme ils l'entendraient, elle monta seule se coucher � la chambre du dessus.
Lis�e, pour se venger, pr�para aussit�t � Miraut une soupe plantureuse et magnifique dans la confection de laquelle il ne m�nagea ni la graisse ni le pain. Puis, jugeant que, pour un convalescent, ce n'�tait peut-�tre pas suffisant, il ouvrit le buffet o� il d�couvrit un bout de lard d'une bonne demi-livre mis en r�serve par sa femme pour le repas du lendemain.
— Tiens, s'exclama-t-il en le jetant � Miraut, mange-le, mon petit : �a lui apprendra, � la vieille, � faire la gueule ! C'est elle qui fera maigre demain.
Miraut reprit rapidement.
— Il profite, il se remplit, disait Lis�e � Philomen qui lui confiait que sa Bellone manifestait par quelques signes, de lui bien connus, des vell�it�s d'en faire autant, mais par d'autres moyens.
— La garce ! ajoutait-il. �a ne manque jamais ! Si, au printemps, elle ne fait pas sa port�e, vers la fin de l'automne elle en a au moins pour trois semaines � �tre en folie, trois semaines durant lesquelles je suis, fichtre, bien gard�. Tous les cabots des environs montent la garde autour de ma baraque, les grands comme les petits, les jeunes comme les vieux ; ils me rongent toutes mes portes, ces salauds-l�. S'ils trouvaient le moindre passage ! malheur ! ah ! nom de Dieu ! �a serait bient�t fait.
Quand je suis l�, �a va bien, j'ai l'œil et je veille ; mais si j'ai � m'absenter de la maison, j'ai toujours peur qu'un sale b�tard de roquet ne parvienne � s'introduire dans la canfouine et ne me couvre ma chienne. On ne peut pas se fier aux femmes ni aux gosses pour la surveillance. Je sais bien qu'on n'en est jamais que pour tuer la port�e quand la m�re a d�ball�, mais c'est toujours bien emb�tant, �a fiche la fi�vre � la chienne, sans compter que des maternit�s comme �a te g�tent la race. Mon vieux, je te le dis et tu me croiras : eh bien ! si un b�tard quelconque couvre une chienne, non seulement les chiots qui viennent ne valent rien, mais cette saillie-l� laisse des traces sur les port�es suivantes : oui, la race est souill�e, elle n'est plus pure, et les chiens sont moins beaux et moins bons. J'ai toujours fait attention jusqu'� pr�sent, je ne voudrais pas voir arriver la chose maintenant.
— Tu n'auras qu'� m'amener Bellone quand tu auras � sortir, s'offrit Lis�e. Avec Miraut elle ne risque rien d'aucune fa�on ; d'ailleurs, j'ai toujours, pour les roquets et les b�tards, parce que je ne voudrais jamais faire le coup � des chiens de chasse, une demi-douzaine de vieilles casseroles de rebut et quelques arrosoirs de r�serve � leur attacher quelque part.
— Pour l'heure, expliqua Philomen, je ne crois pas qu'elle coure de risques, le train de derri�re grossit un peu et le sexe se montre, mais tant qu'elles n'ont pas fait sang, elles ne se laissent g�n�ralement pas grimper, je dis habituellement, car dans ces sacr�es affaires de… chose, on ne peut jamais �tre s�r de rien.
— Oui, goguenarda Lis�e, c'est la bouteille � l'encre… rouge.
Miraut avait repris sa situation dans la maison de son ma�tre, c'est-�-dire que, si le patron le choyait avec la tendresse d'un p�re ou m�me d'un grand-p�re, la patronne, elle, le rossait avec l'�nergie d'une mar�tre et qu'il se garait des coups du mieux qu'il pouvait.
Il acceptait d'ailleurs b�n�volement cette position sociale, n'imaginant pas qu'il en p�t, pour lui, exister d'autre, ses souvenirs d'enfance �tant trop lointains et depuis longtemps abolis. Tr�s vite il en �tait arriv� � g�n�raliser que, sauf de tr�s rares exceptions, tout ce qui porte pantalon est alli�, ami et favorable, et tout ce qui porte jupe, ennemi puissant et sournois qu'il faut en tout et partout craindre, �viter et fuir.
Il accompagnait tr�s souvent Lis�e dans ses all�es et venues aux champs et au bois et commen�ait, son nez devenant subtil et puissant, � s'int�resser � autre chose qu'aux �volutions des corbeaux et au d�terrage des taupes.
Lis�e vivement l'encourageait � qu�ter, guidait ses recherches, le faisait suivre les murs de lisi�re, l'incitait � longer les haies, � traverser les buissons, � fouiller les murgers chevelus de ronces, � ne pas manquer les br�ches de mur, les ouvertures de tranch�es, les saign�es de partage des coupes, tous endroits pr�f�r�s par les oreillards pour se g�ter ou rentrer en for�t.
L'odeur de li�vre, souventes fois[12] renifl�e, l'�mouvait de plus en plus et le bouleversait profond�ment : sa queue, quand il tombait sur un fret de ce genre, battait avec une force terrible, ses m�choires en claquaient l'une contre l'autre et une fois m�me, � la grande joie de son ma�tre, il avait laiss� �chapper un jappement bref et chaud qui disait son fougueux d�sir de se trouver nez � nez ou m�me nez � cul avec le citoyen poilu qui �mettait des �manations si particuli�rement excitantes.
Un �cureuil, aper�u un jour � terre et qu'il poursuivit en donnant � pleine gorge jusqu'au premier arbre o� il grimpa, puis qu'il regarda �tonn�, furieux et narquois, ne fit que confirmer en lui l'opinion qu'il avait que le gibier qui court et � poil est pr�f�rable, quant � l'odeur et au go�t probablement, � celui qui vole, d'autant qu'on peut toujours, quelque temps tout au moins, suivre le premier avec espoir de l'attraper.
Lis�e, apr�s chaque exp�rience, le f�licitait, l'encourageait, le caressait, le r�compensait par un petit bout de sucre ou une couenne de gruy�re soigneusement tenue en r�serve pour l'occasion. De fait, il �tait content de son chien et persuad�, ainsi que le lui avaient pr�dit ses amis, P�p�, le gros et Philomen, que ce serait un jour un ma�tre lanceur.
Bon chien chasse de race, dit le proverbe. Il n'avait point �t� besoin pour celui-l�, en effet, de le mener avec d'autres chiens pour qu'il appr�t son m�tier. Seul, de lui-m�me, par la simple vertu de son flair et la toute-puissance de son instinct, il arrivait � distinguer ce qu'il devait courir. Qu'il lui arriv�t seulement un jour de fourrer le nez au derri�re d'un capucin et �a y serait d�finitivement, il serait sacr� chien et grand chien ; plus tard, quand il aurait appris avec son ma�tre et avec Bellone toutes les ficelles du m�tier de chien courant, on verrait s'il s'en trouverait un pour lui damer le pion ou lui faire le poil dans le canton.
Ainsi r�vait Lis�e, tandis que son petit camarade trottait devant lui dans les sentiers de Longeverne, flairant toutes les mottes et toutes les bornes, pour y retrouver des odeurs particuli�res, des senteurs subtiles lui rappelant sa race, et s'accroupissant de temps � autre pour rafra�chir d'un jet minuscule et fraternel tel caillou isol�, tel piquet de bois ou tel coin de mur pr�c�demment arros�s par des confr�res inconnus.
— On en fera quelque chose, disait le chasseur � Philomen, en lui racontant, quatre ou cinq jours plus tard, comment Miraut s'�tait comport� sur un fret rencontr� au bas des Cotards, non loin de la source de B�che.
— Il y en a, en effet, toujours un de ce c�t�-l�, approuva Philomen, qui ajouta au surplus qu'il lui confierait le lendemain sa Bellone, oblig� qu'il �tait de conduire du bl� au moulin de la Gr�ce-Dieu afin de ramener de la farine pour faire au four.
— C'est entendu, acquies�a Lis�e, je les collerai tous les deux � la remise. J'ai fichu du fer-blanc aux coins de la porte : pas de danger que les galants, si voraces qu'ils soient, ne la bouffent et, pour ce qui est de Miraut, je te l'ai dit, il est encore trop gosse pour penser � ces affaires-l�.
De fait, le lendemain, en laisse, comme une coupable, la chienne fut amen�e � la C�te, tandis qu'� une distance plus que respectueuse les m�les la suivaient de l'œil, craignant la trique du chasseur.
On laissa seuls les deux camarades. Miraut, enchant� d'avoir de la compagnie, vint l�cher le nez de Bellone et lui mordre les oreilles.
D'ordinaire, elle se laissait faire quelques instants, ensuite elle signifiait par un grognement sec qu'elle en avait assez et filait ; mais cette fois elle se pr�ta au jeu, mordilla elle aussi, passant dessus, roulant dessous, serrant entre ses m�choires tant�t une patte, tant�t une oreille, tant�t une autre m�choire ; puis jugeant que les pr�liminaires avaient �t� assez longs, elle se dressa sur ses quatre pattes, joignit les oreilles, �carta la queue de c�t� et attendit.
Mais Miraut, � peine relev�, ne songea qu'� continuer un divertissement si int�ressant, � remordre, � se rouler de plus belle dans la paille, � jouer de la patte et de la dent. Bellone se pr�ta encore et de bonne gr�ce � ses fantaisies, jusqu'� l'instant o� elle recommen�a son man�ge, lui mettant bien en �vidence le post�rieur sous le nez.
L'odeur, �videmment, diff�rait de ce qu'elle �tait d'habitude, et Miraut, forc� de s'en rendre compte, flaira avec assez d'int�r�t, puis, pour compl�ter son observation, hasarda m�me un discret coup de langue ; mais ses galanteries se born�rent l� et les jeux et les batailles durent recommencer au moins deux ou trois fois encore.
C'est alors que la chienne, puissamment �nerv�e sans doute, ob�issant � l'on ne sait quel irr�sistible instinct qui lui commandait d'enseigner au novice ce qu'il ignorait, lui sauta dessus, ainsi que l'aurait fait un qui l'aurait voulu couvrir, et s'agita vivement du train de derri�re � la fa�on des m�les.
Ahuri, Miraut qui n'y comprenait rien ou pensait peut-�tre que c'�tait un jeu nouveau, la laissa se livrer durant quelques minutes � cet exercice, ensuite de quoi, tout naturellement, il en voulut faire autant.
C'�tait ce que demandait la chienne.
Il commen�a ses premi�res tentatives sans autre ardeur que celle du jeu. Apr�s quoi, que se passa-t-il ? L'odeur de la b�te en amour alluma-t-elle un feu dormant en lui ? Le mouvement, tout m�canique et machinal qu'il f�t, lui r�v�la-t-il les causes occultes et profondes de son geste ? On ne sait ; mais bient�t il tenta de faire r�ellement ce qu'il n'avait voulu jusqu'alors que simuler.
Malgr� le peu de r�sultats obtenus, la chienne se pr�tait avec une bonne gr�ce �vidente � ses manœuvres.
Un petit bout de sexe, rouge et sans force, qu'il essayait vainement de diriger, tombait de sa gaine, et il se crispait, remuant furieusement, pi�tinait des pattes de derri�re, tordait le cou, hochait la t�te, tandis que la chienne prenait l'air stupide et b�at de celle qui attend quelque chose, quelque chose qui doit venir et ne vient jamais.
� plus de vingt reprises, il remonta, toujours sans r�sultats, et la chienne, sans se lasser, toujours le laissait faire.
Il s'enfi�vrait, s'excitait, se mettait en col�re, tombait, remontait, retombait, jappait, insultant les autres m�les qu'il devinait et sentait maintenant, tous ses sens �veill�s, r�der aux alentours et renifler aux portes.
Lorsque Lis�e rentra, apr�s avoir fait le vide autour de la maison, il le trouva creux et efflanqu� qui continuait f�brilement ses exercices.
— Ben, mon cochon ! monologua-t-il, tu ne te g�nes pas : il n'y a vraiment pus d'enfants au jour d'aujourd'hui. T'en es-tu donn�, salaud ! et pour rien, naturellement ; sacr�e petite rosse, va ! il s'en ferait crever.
Et devant son ma�tre, sans honte aucune, ni crainte, ni pr�jug� pudibond, Miraut recommen�a deux ou trois fois encore ses tentatives amoureuses.
— Hou ! hou ! l'invectiva Lis�e en branlant la t�te. Encore un salaud qui sera port� sur la chose ! Il n'y aura pas une chienne en folie dans le canton sans qu'il ne soit de la noce.
Et il le s�para imm�diatement de Bellone, car ce jeune sagouin se serait plut�t fait p�rir que de descendre de son poste avant d'avoir obtenu un r�sultat que ni son �ge, ni ses forces ne lui permettaient encore d'atteindre.
— �a lui apprend la vie, r�pliqua Philomen � qui Lis�e narrait les �bats des deux tourtereaux dans la remise. Gageons, maintenant qu'il a fait �a, qu'il se prend pour un grand gar�on de chien.
— Je te crois, approuva Lis�e ; hier au soir, il a lev� la cuisse pour pisser et �a ne lui �tait pas encore arriv�. Mais, j'ai envie d'aller faire un tour ce soir du c�t� de B�che. J'ai id�e que le fret sera bon. Il a plu un peu, les li�vres sortiront de bonne heure, car le soleil a tout l'air de vouloir se remontrer et si on en trouvait un sur pied…
Vers quatre heures, en effet, sa serpe dans la pattelette du pantalon, comme s'il allait �laguer sa haie du Cerisier, Lis�e partit avec Miraut. Mais, comme il l'avait dit, il s'arr�ta � la source o� son chien avait d�j�, les jours d'avant, trouv� du fret.
Ce n'�tait pas mauvais, et Miraut, suivant le mur d'enceinte du bois, ne tarda point en effet � fr�tiller de la queue et � renifler bruyamment, signe que quelque animal sauvage avait certainement pass� par l�.
— Doucement ! encourageait Lis�e en sifflotant sur un ton particulier, doucement ! au bois, mon petit ! c'est au bois qu'il est, le capucin. L� ! l� ! Miraut, s'exclama-t-il en lui d�signant du doigt une � rentr�e �, une br�che de mur.
Docile, le chien p�n�tra sous bois, flaira, donna un coup de gueule, tourna, avan�a encore, revint sur ses pas, reniflant tr�s fort, puis sortit du bois, fit quelques pointes en plaine, revint de lui-m�me � la lisi�re, la suivit, trouva une autre br�che et s'y enfila tout seul.
— Tr�s bien, mon beau ! approuvait Lis�e � mi-voix, tu sais d�j�.
Mais cela devenait s�rieux.
Cons�cutivement, Miraut l�cha trois coups de gueule, avan�a, �cartant les branches du mufle, puis soudain, sans plus rien dire, le fouet battant, s'engagea dans un p�t� de ronces.
Et imm�diatement, une bord�e d'abois fr�n�tiques suivait cette incursion, tandis qu'il bondissait derri�re le li�vre d�boul� qui montait le coteau et qu'il venait de d�nicher au g�te.
Ah ! ce fut une belle galopade.
� Bouaoue ! bouaoue ! bouaoue ! �
— Il ne pouvait plus dire, il bredouillait, il bafouillait, tellement il se pressait de gueuler vite, r�p�tait, tr�s excit�, Lis�e le soir m�me en racontant l'exploit � Philomen. Crois-tu, mon vieux, � six mois, et tout seul, en lancer un ! Ah ! mon ami, c'est qu'il fallait voir et entendre comme il te le menait, �ui-l� : ni plus ni moins qu'un vieux chien ; il lui a fait prendre le tour des Maguets et puis du Geys et il me l'a ramen� au lancer. Hein ! Ah ! nom de Dieu ! la belle chasse ! et quelle musique ! C'est qu'il a une voix, l'animal ! Nom de nom, quelle gorge ! Je l'aurais laiss� faire, ma parole, je crois qu'il le m�nerait encore ! Ah ! la bonne b�te, et ce que je suis content ! Mon vieux Philomen, qu'est-ce qu'ils vont prendre pour leur rhume, les oreillards ! Cochon de cochon ! M'est avis que l�-dessus on peut bien boire une bonne bouteille.
Et tout en se rem�morant les premiers lancers de tous leurs d�funts chiens, tout en se racontant des histoires de chasses plus merveilleuses les unes que les autres, les deux comp�res, chez Fricot l'aubergiste, se cuit�rent consciencieusement pour f�ter de digne fa�on cette journ�e m�morable.
� dix heures, lorsque le bistro, qui craignait une visite inopin�e des cognes, les eut mis dehors et qu'ils se furent s�par�s, Lis�e, tout enfi�vr�, plein d'enthousiasme, monologuait encore en revenant vers son logis :
— � six mois ! bon Dieu ! quelle b�te ! quel nez ! Et quand je songe que ma charogne de femme aurait voulu que je m'en d�barrasse, que je le tue !…
Ayant coup� au court par le sentier du verger, il passait juste � ce moment devant la fen�tre du po�le, close de rideaux d'indienne et �clair�e.
� Tiens, pensa-t-il, elle va probablement gueuler ! Qu'est-ce qu'elle peut bien foutre � cette heure pour n'�tre pas encore couch�e ? �
Et il vint se coller devant les vitres, cherchant � voir par un entre-b�illement de rideaux.
Le spectacle qu'il d�couvrit le cloua de stupeur un instant, immobile tel une souche. Mais il se remit bien vite, poussa int�rieurement un formidable juron et s'�lan�a vers la porte.
— Ah ! je t'y prends, sacr�e sale garce, tonna-t-il ; je t'y pince en flagrant d�lit, chameau ! Tiens, attrape �a et encore ceci, �ructa-t-il en lui lan�ant deux vigoureux coups de souliers au derri�re. Et je t'en vais foutre, moi !
Mais la Gu�lotte, prise en faute effectivement, n'essaya pas de discuter et n'attendit point son reste. Elle se sauva � toutes jambes, montant les escaliers, barricadant les portes, ce qu'entendant et peu sanguinaire au fond, Lis�e ne la poursuivit point davantage et s'appr�ta � se mettre au lit, soliloquant, grognant et sacrant :
— Bougre de sale chameau ! Vider le pot de chambre dans mes sabots pour accuser Miraut et me faire croire que c'�tait lui qui avait piss� dedans. Faut-il tout de m�me �tre vache et vicieuse ! Sacr� nom de Dieu de nom de Dieu ! Il n'y a qu'une femme qui peut trouver �a !
Tant que ne fut point close la chasse, Lis�e, chaque fois qu'il eut � sortir du c�t� des champs ou des bois, ne manqua jamais d'emmener son chien avec lui.
Successivement il lui apprit � bien faire les lisi�res sans oublier une rentr�e, � tenir un champ de betteraves ou de pommes de terre, � v�rifier les tr�fles, � sonder les luzernes, � longer une haie de telle fa�on que le gibier part�t du c�t� du chasseur, et Miraut ne laissa plus un seul buisson d'inexplor� du jour o� son ma�tre, l'obligeant pour la quatre-vingt-dix-neuvi�me fois au moins � en fouiller un, lui fit d�loger de son g�te un jeune levraut qu'il faillit pincer bel et bien et auquel il donna la chasse durant plus de trois longues heures.
Quand la cl�ture fut prononc�e, le chasseur devint plus circonspect, et Philomen, lui aussi, pour �viter les coups de langue, les histoires et les proc�s-verbaux, garda sa chienne � la maison.
Toutefois, comme les b�tes supportent difficilement la claustration, il la l�chait de temps � autre, le soir venu. Mais Bellone, docile et bien dress�e, ne s'�loignait du pays qu'avec l'autorisation de son ma�tre.
Lorsque le brigadier Martet rentrait le soir, lass� d'une longue tourn�e, le vieux chasseur, qui la connaissait dans les coins comme doit la conna�tre un vieux de la vieille de sa trempe, allait trouver sa chienne � l'�curie et, branlant la t�te d'un air entendu, lui disait simplement : � Va ! � Bellone comprenait et, sans s'attarder � r�dailler aux alentours, filait directement vers la for�t.
Un beau soir, elle se souvint qu'elle avait en Miraut un jeune camarade et se dit sans doute qu'il serait plus agr�able et peut-�tre aussi plus fructueux de l'emmener avec elle dans cette exp�dition nocturne et cette partie de plaisir.
C'est pourquoi, traversant le village et l'enclos, elle vint directement le trouver devant son seuil o� il s'amusait � s'aiguiser les crocs sur un vieil os de jambon plus dur qu'un morceau de fer.
Lis�e �tait l�. Apr�s lui avoir souri en troussant les babines, s'�tre tortill�e du cul comme il convenait pour le saluer respectueusement et lui avoir l�ch� les mains de bonne amiti�, elle r�pondit avec bienveillance aux caresses et aux mordillements de Miraut.
� deux ou trois reprises, la chienne lui pin�a les oreilles ainsi qu'elle faisait autrefois pour prier le vieux Ta�aut de l'accompagner en guerre. En m�me temps elle jappota, modulant de la gorge quelques sons qu'il comprit parfaitement et que Lis�e, depuis longtemps au courant de ses habitudes et de ses mani�res, ne manqua pas non plus de saisir.
Il en sourit dans sa barbe de bouc qu'il empoigna � pleine main pour la peigner d'un geste familier. Sachant bien que son ami ne l�chait sa chienne qu'� bon escient, il acc�da au d�sir de son chien qui, h�sitant, tournait la t�te de son c�t�, tout en conservant le corps dans la direction de Bellone qui l'attendait un peu plus loin.
— Vas-y ! va ! prof�ra-t-il simplement.
Et, d'un hochement de t�te, il lui d�signa la for�t.
Tout heureux de cette permission, un peu ennuy� tout de m�me de partir sans le ma�tre, il revint en h�te lui sauter sur les genoux et le l�cher, puis, comme l'autre lui confirmait son autorisation, il fila comme une fl�che rejoindre Bellone qui l'attendait au trou de la haie du grand clos.
Et se mordillant les pattes, la gorge et les oreilles, et se grognant des gentillesses canines, les deux complices partirent dans la direction de la coupe.
Lis�e rallumait sa bouffarde quand Philomen arriva.
— Eh bien ? s'exclama-t-il simplement.
— �a y est, r�pondit Lis�e, ils y sont. Elle est venue le prendre et il n'a pas �t� difficile � d�baucher ; ah, ma foi non ! je n'ai eu qu'� lui faire signe.
— La bonne paire ! conclut le chasseur. Avant une heure, il y en aura un quelque part � B�che ou aux Maguets qui n'aura pas � mettre ses quatre pieds dans le m�me sabot s'il tient � garer sa peau et ses viandes.
— L'ouverture aura lieu dans deux mois, exposa Lis�e ; il n'est pas mauvais qu'auparavant ils se fassent un peu le pied et la gueule, si nous ne voulons pas les voir �reint�s apr�s la premi�re semaine de chasse.
— As-tu d�j� song� � tes munitions ? s'inqui�ta Philomen.
— Oui, r�pondit Lis�e ; pour les cartouches de li�vre, je commanderai mes �tuis et mes bourres � Saint-�tienne afin d'�tre s�r d'avoir du bon ; c'est un peu cher, mais tant pis ! Pour la chasse aux oiseaux, je ferai prendre au messager, quand il ira � Besan�on, un cent de douilles et de bourres ordinaires ; quant � la poudre, de la superfine num�ro deux pour les bonnes cartouches et, pour les autres, Kinkin m'a promis une livre de poudre suisse, de la meilleure, mais n'en parle pas surtout, je ne voudrais pas lui faire arriver des histoires � lui, ni � moi non plus.
— J'en prends aussi, rassura Philomen ; sa poudre, en effet, n'est g�n�ralement pas mauvaise et, quand il s'ag�t de merles, de grives ou de geais que l'on tire de tout pr�s, �a va toujours. C'est �gal, j'aurais du remords de viser un li�vre avec une mauvaise cartouche dans mon flingot ; s'il �chappait, je ne pourrais m'emp�cher de dire que c'est bien fait pour moi.
— �coute, interrompit tout � coup Lis�e, en portant l'index � sa bouche.
Loin, loin, � peine distinct dans le bourdonnement d'abeilles de la nuit silencieuse, un aboi s'�levait, suivi bient�t d'un autre et d'un autre encore.
— Ils ont d�j� lanc�.
— Non, non ! pas encore, �coute bien !
Et, en effet, l'instant d'apr�s, la rafale hurlante du lancer retentissait, tandis que silencieux, la prunelle vague, les paupi�res pliss�es, les deux amis, tirant de leurs pipes d'�normes bouff�es, �coutaient voluptueusement cette musique sauvage qui les inondait d'une joie pure.
— Eh bien ! je crois qu'ils le m�nent, conclut Philomen au bout d'un instant.
Le bruit de la chasse se perdit qu'ils �coutaient encore. La conversation reprit, un peu d�cousue, car tous deux, bien que parlant d'autre chose, pr�taient quand m�me toujours l'oreille aux rumeurs de la nuit, et ce fut simultan�ment qu'ils interrompirent leur causerie en remarquant � voix haute :
— Ils le ram�nent !
Et, en effet, on per�ut distinctement le bruit de la chasse se rapprochant assez vite. Puis ce bruit d�crut de nouveau et se perdit encore et Philomen affirma :
— Ils en ont pour un moment, mais ils peuvent s'en donner tant qu'ils voudront : le brigadier n'aura pas envie ce soir de leur courir apr�s ; il est revenu vann� de sa tourn�e d'aujourd'hui et � cette heure il doit �tre s�rement en train de roupiller � c�t� de sa l�gitime. Moi, mon vieux, j'en vais faire autant.
— Et moi itou, r�pondit Lis�e.
Apr�s avoir convenu, pour r�duire les frais de port, de faire ensemble leur commande de fournitures, ils se s�par�rent en se serrant la main et Lis�e, rentrant dans la cuisine obscure, poussa le verrou, gagna son lit et s'endormit.
Cependant, sur le coup de minuit, pris d'un besoin pressant et s'�tant relev� en chemise pour aller pisser un coup sur le pas de sa porte, il put entendre dans le grand silence approfondi de cette belle nuit de juillet les deux chiens qui, au milieu du bois du Fays, menaient encore � une allure endiabl�e leur oreillard.
— Cr� nom de nom ! quel jarret ! ne put-il s'emp�cher de s'exclamer avec admiration.
Et il revint se coucher, tout content.
Le lendemain, au lever, il trouva Miraut couch� sur un petit tas de paille, sous l'auvent de la porte d'�curie. Il �tait crott� comme une demi-douzaine de barbets, n'ayant pas encore eu le loisir de vaquer aux soins de sa toilette ; le bout de sa queue, sur une longueur de trois bons pouces enti�rement pel� et tout rouge, de m�me que ses cuisses et ses c�tes, disait assez avec quelle ardeur il avait fouett� les buissons et s'�tait battu les flancs.
Il se leva � l'approche du ma�tre et le salua par des aboiements tr�s tendres en se dressant contre ses genoux.
C'est alors que Lis�e remarqua qu'il �tait rond comme un boudin et jugea qu'il n'avait pas d� chasser, ainsi qu'il disait, pour la peau, jugement que Philomen confirma quelques instants plus tard en lui contant que sa chienne se trouvait �tre pr�cis�ment dans le m�me �tat.
— Quand elle rentre vide, elle vient japper et appeler sous la fen�tre de ma chambre afin que j'aille lui ouvrir et qu'elle puisse manger ce qui reste dans les gamelles de la cuisine, mais quand elle a fait chasse, je n'ai pas � me biler ni me d�ranger, elle pionce dans un coin et ne r�clame rien.
— Lui aussi, affirma Lis�e.
— C'en est tout de m�me un que nous ne reverrons pas � l'ouverture, mais il n'est pas mauvais, pour nous comme pour eux, qu'ils y go�tent de temps � autre : �a les encourage et �a les dresse, les chiens, surtout quand ils sont jeunes comme le tien.
Mis en go�t, en effet, par cette premi�re et fructueuse randonn�e, ce fut Miraut qui, quelques jours plus tard, s'en fut faire visite � Bellone et la prier de l'accompagner � la chasse.
Il faut croire qu'une telle exp�dition �tait inutile ou dangereuse ce soir-l�, car Philomen, de qui la chienne, par de petites plaintes, alla solliciter l'autorisation r�glementaire, opposa un veto �nergique et sec � sa demande. Docile et plus ob�issante que le chien, elle se r�signa et s'en fut se coucher sur son coussin � c�t� de la porte de la cuisine, tandis que Miraut, bien d�cid�, partait quand m�me seul � la chasse.
Il fut moins heureux cette fois que lors de sa premi�re sortie et s'il lan�a tout de m�me et suivit un capucin, il n'eut pas la science ni le bonheur de le pincer et rentra tr�s fatigu� � la maison.
Vers deux heures du matin, Lis�e fut r�veill� par un long jappement un peu rageur sous sa fen�tre.
Il n'h�sita pas � sauter du lit et s'en fut ouvrir � son chien qui, efflanqu�, affam�, se coucha apr�s avoir fait une revue de d�tail des marmites, plats, assiettes, bols, seaux et chaudrons de la cuisine.
La Gu�lotte en grogna le lendemain matin, criant que cette sale b�te l'avait emp�ch�e de fermer l'œil de la nuit, qu'elle l'avait r�veill�e juste au moment o� elle commen�ait � s'endormir, qu'elle lui avait fichu sa cuisine sens dessus dessous et que bien s�r, ces sorties-l�, �a finirait par mal tourner un jour ou l'autre.
* * *
Cependant l'ouverture approchait. Les munitions command�es �taient arriv�es � bon port, comme on dit, et les deux chasseurs en avaient fait le partage tout en se communiquant, pour la cinquanti�me fois peut-�tre, leur recette particuli�re concernant le chargement des cartouches.
La demande de permis venait d'�tre envoy�e � la sous-pr�fecture par les soins de Jean, le secr�taire de mairie. Lis�e avait fait prendre auparavant chez le percepteur le re�u de vingt-huit francs, ce qui provoqua devant Bl�noir, le facteur, une sc�ne de m�nage terrible, d'ailleurs pr�vue depuis longtemps et � laquelle les deux hommes ne pr�t�rent que l'attention qu'elle m�ritait. Et puis, la veille du grand jour, devant Miraut bien en forme, le braconnier, tr�s loquace et d�bordant de joie, confectionna ses cartouches.
Le fusil du p�re Denis, d�ment d�graiss� et astiqu�, avait �t� d�croch� de la panoplie o� il tr�nait parmi trois vieux sabres de pompiers ou de gardes nationaux, un couteau… arabe ou turc qui avait �t� sans doute fabriqu� au petit Battant ou � Rivotte, faubourgs de Besan�on, afin d'�viter d'inutiles frais de transport, un chassepot (souvenir des d�sastres) et deux vieilles carabines simples, l'une � pierre, l'autre � piston, orn�es des pontets en cuivre et munies de canons immenses.
Avec un plaisir enfantin, devant son compagnon qui avait appuy� les pattes contre sa poitrine pour lui l�cher la barbe, Lis�e, deux doigts sur les g�chettes, levant et abaissant les chiens, fit sonner et r�sonner les batteries du flingot en interpellant Miraut.
— Hein ! c'est-ti avec �ui-l� qu'on va les descendre, demain ?
— Bouaoue ! applaudissait Miraut.
— Et celle-l�, en va-t-elle occire un ? reprenait-il en lui montrant une cartouche de quatre soigneusement sertie. Il n'aura pas peur du coup de fusil, ce petit, au moins ! Non ! c'est un grand gar�on !
Miraut, qui probablement ne comprenait pas le sens particulier de chacune de ces confidences, en entendait tout au moins la signification g�n�rale et manifestait, par des abois continuels, des fr�lements c�lins de t�te, des grattements de pattes, d'incessants battements de queue, des vell�it�s d'embrasser et de l�cher, son approbation et sa joie.
Lis�e, depuis longtemps, avait convenu avec Philomen qu'ils partiraient le lendemain chacun de son c�t�, afin de tenir � peu pr�s tout le terrain de la commune, et qu'ils se retrouveraient, vers les huit heures et demie, un peu plus t�t ou un peu plus tard, selon les hasards de la chasse, � la tranch�e sommi�re du Fays pour � faire � ensemble ce bois important et se poster aux bons passages.
Le soir, il pr�para � Miraut une bonne soupe �paisse et substantielle, car le lendemain avant le d�part, il ne voulait lui donner que quelques cro�tes insignifiantes, un chien courant �tant r�put�, � juste raison d'ailleurs, chasser avec plus d'entrain et d'int�r�t quand il n'a pas le ventre plein. Ce fait, il se coucha et s'endormit paisiblement, certain comme un vieux soldat de se r�veiller � l'heure qu'il s'�tait fix�e.
Et en effet, � trois heures et demie, le lendemain matin, il �tait debout. Il s'habilla, chaussa ses brodequins soigneusement graiss�s, mit ses houzeaux, endossa sa vieille veste � grandes poches, boucla sa cartouchi�re sur ses reins, mit tremper un bout de sucre dans une goutte de marc pour avaler au moment du d�part et, tandis que chauffait son � jus � sur la lampe � alcool, il alla ouvrir � Miraut.
Les deux amis se firent f�te en se retrouvant : petits mots d'amiti� et abois tendres, caresses de la main et coups de pattes cordiaux ; Miraut m�me essuya d'un large revers de langue la joue droite et le nez de son ma�tre.
— Le coup de � patte � relaver[13] �, l'excusa celui-ci en s'essuyant de la manche, un sourire d'indulgence aux yeux.
Et tout en buvant et mangeant, il envoya � Miraut, qui les attrapait au vol, quelques tranches de pain qu'il avalait sans les m�cher. L�-dessus, heureux comme des rois, ils sortirent et, bien avant que le soleil ne f�t lev�, arriv�rent au haut des Cotards o� ils voulaient commencer.
C'�tait un bon matin. Un temps calme, une ros�e suffisante laissaient un fret abondant aux endroits o� le gibier avait pass�.
D�s qu'on longea le mur de la coupe, Miraut, renon�ant � son jeu favori qui consistait � lever la cuisse � toutes les mottes et � toutes les bornes, se mit � qu�ter avec ardeur. Bient�t il rencontra un fret, trouva une rentr�e, s'engouffra dans le taillis, et le reste ne fut pas long � venir.
Cinq minutes plus tard, le li�vre d�boul� filait par les sentiers et les tranch�es du bois avec le chien � ses trousses.
— Il va monter, songeait Lis�e post� au haut du cr�t � cinquante m�tres du mur d'enceinte, ils montent toujours.
Mais le capucin ne monta point et, zigzaguant ainsi qu'un levraut, s'en alla faire au loin, toujours en restant sous bois, un crochet assez grand.
Cependant, la chasse marchait � un train d'enfer. Le chien, sans doute, serrait de pr�s son gibier, et Lis�e, qui connaissait � peu pr�s tous les trucs des oreillards, jugea rapidement : � Il va sortir au sentier de B�che qu'il remontera et Miraut va me le ramener par le chemin de la p�ture. � En h�te, il se porta vivement � ce poste afin d'arriver assez t�t, car dans ces cas-l� il est pr�f�rable d'arriver dix minutes d'avance que cinq secondes trop tard.
Le braconnier avait eu bon nez de courir.
Il n'y avait pas une minute qu'il �tait l�, au bord du chemin de terre, devant un buisson avec lequel il se confondait, lorsqu'il vit l'oreillard s'amener, bride abattue, les oreilles basses, allongeant de toute sa taille, ventre � terre litt�ralement.
— Un beau coup de fusil ! jugea-t-il.
Rien de plus simple qu'un tir en pointe, ni de plus s�r pour un chasseur exerc�. Lis�e, en amateur, jouissait intens�ment du court instant qui le s�parait du d�nouement de cette chasse. Le li�vre arrivait � une allure fantastique, et lui, immobile, la crosse � l'�paule, la t�te l�g�rement inclin�e, attendait calmement qu'il f�t � port�e.
Au point strictement rep�r� d'avance, � trente m�tres, pas un de plus, ce qui e�t compromis l'efficacit� du tir, pas un de moins (c'e�t �t� un assassinat !), il pressa la d�tente de sa g�chette droite.
Le coup retentit puissamment dans le calme du matin et l'oreillard, lanc� comme un bolide, vint bouler cul par-dessus t�te � quinze ou vingt pas du chasseur.
Miraut, qui sortait du bois et arrivait au haut du sentier, fut �tonn� de ce coup de tonnerre formidable et s'arr�ta net une minute pour �couter, car ce bruit terrible venait de la direction suivie par son li�vre. Il sentit qu'il devait y avoir du Lis�e dans cette aventure et n'en douta plus l'instant d'apr�s quand il distingua la voix de son ma�tre le h�lant � pleins poumons :
— Tia, Miraut, tia, par ici ! tia, mon petit !
Sans l�cher la voie chaude du li�vre, il reprit sa poursuite en donnant � pleine gueule lui aussi et arriva bient�t sur le lieu du drame, devant Lis�e dont le fusil fumait encore, un Lis�e riant d'un large rire et qui du doigt lui d�signait � terre un cadavre roux, allong�, saignant par les narines, sur lequel le chien se rua sans tarder et avec fr�n�sie.
— Tout beau, tout beau ! mon petit, calma le chasseur. Ne le d�chire pas. Allons ! doucement, doucement !
Alors, sans haine aucune, comme s'il e�t caress� Mitis ou Moute, Miraut l�cha doucement et longuement sa victime morte et la pu�a m�me d'avant en arri�re et d'arri�re en avant. Puis, excit� sans doute par l'odeur du sang, il renifla le ventre et ouvrit la gueule pour y aller de son franc coup de dent.
Liss�e jugea que c'�tait suffisant et, lui reprenant bien vite le capucin, il commen�a par le faire pisser en lui pressant sur la vessie et puis le mit imm�diatement et sans fa�ons dans la grande poche-carnier de sa veste de chasse.
Toutefois, pour que Miraut n'e�t pas couru pour rien et pour l'encourager � continuer, il lui coupa successivement, � la derni�re jointure, les quatre pattes du li�vre et les lui jeta une � une.
Elles disparurent comme une bouch�e de pain, poil et os, et griffes, et viande, et Miraut attendait encore tandis que Lis�e le f�licitait, tout heureux.
— Hein, nous voil� d�pucel� ! mon vieux Mimi.
Comme l'autre, insensible aux discours, attendait toujours, il voulut lui jeter un bout de pain et un morceau de sucre qui furent profond�ment d�daign�s.
— Ah ! il faut de la viande � monsieur, maintenant ! T'es pas d�go�t�, mon salaud, marmonna le chasseur en ramassant les provisions auxquelles son chien n'avait pas voulu mordre. Attends un petit peu, mon vieux, tu les mangeras bien tout � l'heure.
Et la chasse continua.
C'�tait, on l'a d�j� vu, un bon matin.
De tous c�t�s, de loin, de tr�s loin, on entendait des lancers et des chasses ; des coups de fusil retentissaient ; un œil exerc� pouvait voir dans les finages voisins les perdreaux se lever en bandes devant les chiens d'arr�t et s'�parpiller en gagnant les bois ; des cailles aussi, de temps � autre, � tr�s courts intervalles, devaient culbuter sous le plomb des tireurs.
Lis�e, en vieux routier, �coutait les coups retentir et jugeait en lui-m�me :
� Tiens, voil� Philomen qui en � sonne � un ! Il me semble que P�p� vient de redoubler : ce ne peut �tre que sur les perdrix, car il a toujours arr�t� un li�vre du premier coup. Ah ! Gustave est aux cailles dans les � sombres � derri�re le Teur�, il tire souvent. Je jurerais que c'est le gros qui est dans la � fin � de Rocfontaine : il me semble que j'entends la voix de Fanfare, la m�re de Miraut. �
Pendant ce temps le jeune chien, apr�s avoir saut� longtemps contre la veste du ma�tre afin de l�cher encore le li�vre dont on voyait sortir d'un c�t� la t�te et de l'autre les pattes ou plut�t les moignons, le jeune Miraut, fatigu� de sauter en vain, s'�tait remis � qu�ter et avait repris la lisi�re du bois.
Une demi-heure ne s'�tait pas �coul�e qu'il relan�ait de nouveau, mais il fut, cette fois, moins heureux que le premier coup.
Ce devait �tre un vieux li�vre, c'est-�-dire qu'il avait d�j� vu plus d'un automne. Aussi, ne perdit-il pas son temps � des rebats plus ou moins compliqu�s dans les tranch�es ou les sentiers du bois pour arriver, en fin de compte, � se faire � taquer � au lancer ; mais, sans suivre voie ni chemin, par le plus �pais des taillis, il fila vers les vieilles coupes sauvages du Geys, loin de tout village et de tout hameau et, faisant plaine enfin, gagna la grande route caillouteuse et s�che de Sancey � Rocfontaine o� il esp�rait faire perdre sa trace � son poursuivant.
Lis�e, qui ne put le tirer, suivit la piste � la voix et, pour mieux entendre et bien savoir de quel c�t� allait sa chasse, longea l'ar�te du coteau.
Son chien — il en put juger � la r�gularit� de ses abois et coups de gueule — r�ussit � tenir parfaitement tant qu'il fut sous bois ou dans les champs ; � peine h�sita-t-il � quelques contours brusques o� il dut s'arr�ter deux ou trois secondes pour bien s'assurer de la direction � prendre. Mais quand il arriva � la route et aux cailloux, le fret diminua et s'�vanouit et il se tut.
Il s'attarda n�anmoins, s'acharnant � retrouver la piste �vanouie, ravauda � certains passages o� des fumets vagues persistaient, revint sur ses pas jusqu'� l'endroit o� le li�vre �tait entr� dans la zone maudite et donna encore de longs coups de gueule furibonds.
Lis�e, qui du haut du cr�t l'aper�ut, jugea fort justement qu'ils perdaient leur temps tous les deux et qu'il n'y avait rien � faire avec ce capucin-l�. C'est pourquoi il rappela Miraut.
Celui-ci avait eu sans doute la m�me id�e que son ma�tre ; il s'appr�tait � revenir et, m�thodique et prudent, pour ne point s'�garer et bien retrouver l'endroit o� il avait quitt� Lis�e, reprenait franchement � rebours la piste qu'il venait de suivre.
Pour lui �pargner des contours interminables et l'habituer au rappel, Lis�e emboucha sa corne de buffle et se mit � sonner � petits coups secs et r�p�t�s, s'interrompant � diverses reprises pour crier � pleine gorge le nom du chien avec le mot coutumier de rappel : � Tia, Miraut ! Tia ! �, puis, cornant de nouveau, afin de bien faire s'associer dans l'oreille et le cerveau de son compagnon ces deux modes familiers de ralliement.
Comme la foul�e qu'il avait � suivre �tait tr�s fortement fray�e et n'avait pas besoin de retenir beaucoup son attention, Miraut entendit parfaitement les sons et les cris pouss�s par Lis�e et s'arr�ta court aussit�t, dressant l'oreille.
La corne de buffle retentit de nouveau et de nouveau la voix de Lis�e arriva jusqu'� lui : � Tia, Miraut ! � Il comprit, jugea de la direction, se tra�a dans l'espace une ligne droite et fila comme un trait dans le sens de l'appel. Toutefois, afin de ne point se tromper, il s'arr�tait de temps � autre pour rectifier sa direction et marcher droit � son ma�tre qu'il ne voyait pas encore.
Celui-ci distingua bient�t le tintement de son grelot et, cessant de souffler dans la corne, se contenta de l'appeler sur un ton moins aigu.
L'instant d'apr�s, ils se retrouv�rent et Miraut fit � Lis�e une f�te extraordinaire, lui bredouillant toutes sortes de choses plus gentilles les unes que les autres, se frottant � ses jambes et voulant � tout prix lui peigner la barbe avec ses pattes de devant. Le braconnier, tout en le chinant un peu de n'avoir pu ramener l'oreillard, le f�licita tout de m�me d'�tre si bien et si vite revenu � la corne, absolument comme un grand chien.
Cette fois, Miraut mangea de bon cœur le bout de sucre et le morceau de pain qu'il avait d�daign�s l'heure d'avant.
Comme le soleil montait rapidement et commen�ait � chauffer, on se rendit, sans perdre de temps, � la tranch�e sommi�re du Fays o� Philomen, exact au rendez-vous, les attendait d�j� avec un li�vre lui aussi dans sa carnassi�re.
Les deux amis se sourirent.
— Eh bien ! est-ce qu'on sait encore le coup ?
— O� l'as-tu ras� ?
Et les deux confr�res en saint Hubert se narr�rent avec force d�tails les p�rip�ties de leur chasse du matin tout en cassant la cro�te et en buvant un verre.
Bellone et Miraut, tr�s s�rieux, s'�taient simplement salu�s en se l�chant r�ciproquement les babines qui fleuraient bon le li�vre tu�. Assis tous deux sur les jarrets, devant les ma�tres qui devisaient et contaient leurs exploits r�cents, ils suivaient attentivement des yeux tous les mouvements de leurs doigts et de leurs m�choires, attendant, pour les attraper au vol, les morceaux de pain et de fromage qu'ils lan�aient d'instant en instant et fort �quitablement tant�t � l'un, tant�t � l'autre.
Ensuite de quoi, tous se lev�rent et l'on partit faire le grand bois.
Il y eut deux lancers et l'on fit deux chasses au Fays, deux belles chasses men�es tambour battant par ces bonnes b�tes et au cours desquelles Lis�e eut la chance d'occuper un bon passage et d'en occire encore un vers les dix heures.
Comme il se faisait tard, que le soleil tapait dur et que les chiens commen�aient � donner des signes de fatigue, on revint vers le pays en traversant les pommes de terre du finage o� l'on eut l'occasion de l�cher quelques fructueux coups de fusil sur les perdreaux et sur les cailles.
— Y vas-tu demain ? interrogea Lis�e.
— J'te crois, r�pondit Philomen. La premi�re semaine, c'est mes vacances, il faut que je sois bien press� d'ouvrage pour que je ne la prenne pas tout enti�re.
— Mon vieux, reprit Lis�e, j'y songe : j'ai promis au gros et � l'ami P�p� de leur faire manger le premier li�vre que Miraut me ferait zigouiller. Dimanche, ce sera l'instant ou jamais ; naturellement, tu en es. Si tu es d'avis, je vais leur envoyer deux mots ; le matin, nous ferons la partie tous en chœur et � midi nous boirons un bon coup pour f�ter le bapt�me du citoyen Miraut. P�p� viendrait nous prendre ici, on donnerait rendez-vous au gros � un endroit bien fix� et nous tiendrions les pr�s-bois et les coupes d'Ormont ; avec quatre chiens comme les n�tres, �a pourra faire une belle musique.
— C'est entendu, approuva Philomen ; j'apporterai quatre litres de ma vendange de l'an pass� : elle est fameuse.
De fait, le jour m�me, Lis�e adressait au gros de Rocfontaine une missive ainsi libell�e :
Longeverne, le 1er septembre 18…
� Mon vieux,
� Miraut est un fameux chien ; ce matin il m'en a fait tuer deux. Je compte que tu viendras dimanche, comme �a a �t� entendu, go�ter de mon civet et f�ter son d�pucelage. P�p� en sera et aussi Philomen. Rendez-vous � la crois�e du Blue, � cinq heures du matin au plus tard. On tiendra Ormont o� c'est tout gris de li�vres.
� Je te la serre de bien bon cœur,
� LIS�E. �
Si quelques paysans, lorsqu'ils ont � �crire, s'embrouillent et se perdent dans de longues phrases : Je vous �cris pour vous dire que j'aurais voulu vous dire…, Lis�e n'�tait pas de ceux-l�. N'ayant pas d'instruction, il se vantait d'�crire comme il parlait. Aussi, comme il n'�tait pas bavard, ses lettres �taient-elles toujours d'une bri�vet� et d'une concision admirables.
P�p�, lui, fut pr�venu, par un voisin allant au chef-lieu, qu'on l'attendait sans faute chez Lis�e � quatre heures du matin pour une partie soign�e, et il n'eut garde de manquer au rendez-vous.
Trois heures et demie venaient � peine de sonner qu'il arrivait � Longeverne avec Ravageot, son chien, un grand Saint-Hubert � la robe d'un beau brun aux reflets d'or et de feu, � l'œil calme, aux pattes nerveuses, tr�s fin animal et bon lanceur, mais qu'il ne fallait point contrarier ni m�me gronder, car il �tait extr�mement susceptible.
La connaissance avec Miraut fut bient�t faite. Entre chiens, l'entente est toujours facile, surtout un matin de chasse. Mais, du fait d'�tre r�unis, la voracit� naturelle de chacun d'eux se trouva doubl�e au moins et il y eut par toute la cuisine une bousculade de casseroles et un d�sordre qu'augmenta encore l'arriv�e de Bellone et de son ma�tre.
Pendant que les trois camarades se serraient la pince et se congratulaient, les trois chiens, eux, continuaient leurs recherches alimentaires : pas une miette ne fut d�daign�e, pas une goutte d'eau de vaisselle ne fut oubli�e, et voil�-t-il pas que Ravageot, humant et reniflant, avisa la peau du li�vre d�pouill� la veille au soir par Lis�e et dont Miraut s'�tait adjug� la ventraille.
Elle pendait � un clou fich� dans une solive du plafond. Ravageot, qui ne doutait de rien, sauta comme un cabri, l'accrocha, la fit tomber et, pour que les autres n'en profitassent point, se l'envoya s�ance tenante et tout enti�re : oreilles, poil et tout. Cela ne dura pas quinze secondes.
Philomen l'aper�ut qui en achevait la p�nible d�glutition, allongeant le cou et bourrant des yeux qui louchaient f�rocement.
— Ben, bon Dieu ! Mais c'est la peau du li�vre qu'il vient de s'enfiler comme �a et sans boire, encore ! Il en a une sacr�e veine de ne pas s'�touffer ni s'�trangler.
— Bah ! r�pondit P�p�, ils en bouffent bien de l'autre quand nous ne les voyons pas. Aussi �a me fait rigoler quand j'entends les m�decins et le ma�tre d'�cole parler de microbes et d'autres bestioles qui foutent, � ce qu'il para�t, des maladies aux gens.
Qu'ils y viennent voir ce que mange Ravageot derri�re les fumiers et les marni�res o� il boit quand il a soif ! Et il n'est jamais malade, lui, il s'en bat l'œil des microbes et moi aussi. Avec du bon vin, du bon air comme on en a ici, et de bonnes vadrouilles dans les bois comme nous en faisons, on vient � quatre-vingts ou � cent ans.
— Tout de m�me, ton chien a un sacr� estomac. C'est pas moi qui voudrais faire ce qu'il vient de faire, m�me avec dix litres � boire.
— Il va peut-�tre te ch… une casquette � poil ! plaisanta Lis�e.
On piqua une petite goutte dans laquelle on trempa un bout de sucre, et puis l'on monta sans d�lai le chemin de la C�te afin de gagner le lieu du rendez-vous. Mais on eut grand soin de tenir en laisse les trois chiens qui, si on les e�t laiss�s faire, n'auraient pas mis une demi-heure � flanquer un capucin sur pied.
Miraut revit sa m�re, la vieille Fanfare, mais il ne la reconnut gu�re, il ne la reconnut m�me point du tout ; tant d'�v�nements avaient coul� depuis l'heure de la s�paration, et elle non plus, tous ses petits �tant depuis longtemps dispers�s, ne retrouva point dans ce grand chien le petit toutou, si diff�rent d'odeur et d'allures, qu'on lui avait enlev� l'automne pr�c�dent.
Les pr�sentations entre chiens se firent : Ravageot et Miraut furent galants comme il convient et Fanfare accepta leurs hommages qui ne furent point exag�r�s ; mais il n'en alla pas de m�me pour Bellone, et toutes deux, bien femelles, se mesur�rent haineusement, le poil de l'�chine h�riss�, et se grogn�rent des menaces et des rosseries en se montrant les crocs.
Pourtant, d�s qu'on fut en plaine et que la chasse commen�a, les haines tomb�rent et tout fut oubli�.
Les chasseurs, de m�me que leurs b�tes, connaissaient bien le pays. Une fois les chiens sur une bonne piste, ils se d�ploy�rent silencieusement, cernant avec soin le canton o� s'�tait g�t� le capucin afin que ce dernier, d�boul�, pass�t pour en sortir sous le feu au moins de l'un des quatre fusils. Deux li�vres, apr�s de courtes p�rip�ties, trouv�rent la mort dans cette traque terrible. Mais un troisi�me, plus roublard, se d�roba avant le lancer et Philomen, ahuri et furieux comme un chasseur qu'un li�vre aurait roul�, vit les quatre chiens lui passer devant le nez comme une trombe et dispara�tre au loin.
Les chasseurs esp�r�rent un moment que le li�vre reviendrait : mais c'�tait un ma�tre oreillard sans doute que celui-l� et, men� comme il l'�tait par cette meute endiabl�e, il fila tout droit, on ne sut jamais o�, au tonnerre de Dieu, disait Lis�e, pendant que les quatre comp�res se morfondaient � �couter.
Une heure apr�s, comme on n'entendait encore rien, ils se h�l�rent : hop ! se r�unirent au poste de Philomen et confabul�rent en cassant la cro�te ! Ils partag�rent �quitablement les provisions dont leurs poches �taient bourr�es, mettant en r�serve la part des chiens, liquid�rent bouteilles, gourdes et flacons, puis bourr�rent leurs pipes en attendant.
Lis�e, le premier, discerna parmi les rumeurs sylvestres et les sonnailles des troupeaux de vaches, un bruit tr�s lointain de grelot.
Lors tous, embouchant leur corne d'appel, souffl�rent � perdre haleine dans ces instruments primitifs et sonores, en faisant un boucan infernal qui les excitait et les r�jouissait profond�ment.
— S'il y a un li�vre dans les alentours, qu'est-ce qu'il peut bien se dire ?
— Il n'en doit pas mener large.
Enfin les chiens, galopant et tirant la langue, reparurent au haut du cr�t, et comme c'�tait bient�t l'heure de l'ap�ritif, on revint au village apr�s les avoir un peu laiss�s reprendre haleine et manger leurs bouts de pain.
Les deux li�vres occis furent naturellement offerts aux deux invit�s qui, apr�s s'�tre d�fendus et fait prier, accept�rent enfin, � charge de revanche, affirm�rent-ils.
— Penses-tu ! protesta Lis�e. Et Miraut ?
— Peuh ! c'est rien, �a, mon vieux, r�pliqua le gros, tout joyeux d'avoir un li�vre � rapporter � la maison.
Les quatre chasseurs, pr�c�d�s de leurs chiens, firent � Longeverne une entr�e triomphale dont Miraut eut les honneurs. On savait pourquoi ils �taient r�unis ; chacun d'ailleurs, au village, les connaissait et leur souhaitait le bonjour au passage, tout en s'enqu�rant du jeune chien.
— Eh bien ! et Miraut ?
— Ah ! c'en sera un tout premier, affirmait P�p�, et je m'y connais.
— J'en �tais s�r, rench�rissait le gros.
C'est qu'en effet un chien, un chien de chasse surtout, a, dans un village, sa personnalit� bien marqu�e ; il fait partie int�grante du pays et toute gloire qui lui �choit rejaillit un peu, non seulement sur son ma�tre, mais sur tous les compatriotes de la localit�, quadrup�des ou bip�des.
Miraut, sensible � la louange, marchait dignement devant les chasseurs, et son ma�tre, tout attendri, le regardait avec amour. En arrivant � l'auberge, il pr�leva m�me un demi-morceau du sucre de son absinthe pour l'offrir � son chien, afin qu'il pr�t, lui aussi, � sa fa�on, un ap�ritif.
Les li�vres avaient �t� �tal�s sur la grande table de l'auberge o� les clients, curieux, venaient les soupeser, juger de leur taille, de leur embonpoint, de leur valeur, du coup de feu qui les avait allong�s.
Les chiens, eux, qui s'�taient couch�s sous la table, ne voyaient pas sans un certain d�pit ces intrus approcher de leur gibier et palper un butin qui n'appartenait qu'� eux. Ils grognaient sourdement, mais comme les ma�tres n'avaient pas l'air inquiet et ne faisaient point opposition, ils ne crurent pas opportun de pousser plus avant leur manifestation en intervenant de la griffe ou de la dent.
Un des Ronfou qui, par blague, venait de faire le geste de cacher un li�vre sous sa blouse ne fut pas loin pourtant d'�coper s�rieusement. Ravageot, peu patient, sauta sur ses quatre pattes, se campa ferme devant lui, la t�te haute et gueule ouverte, et les autres, prompts � venir � la rescousse, se pr�par�rent non moins �nergiquement � lui pr�ter m�choire forte.
— Si tu te fais pincer, tant pis pour toi ! pr�vint Philomen, d�gageant ainsi leur responsabilit�.
— Bougre, c'est qu'ils n'ont pas l'air commode ! r�pliqua l'autre en remettant le li�vre ; ils ne sont pas comme le vieux notaire d'�penoy qui, lorsqu'on le traitait de voleur, et �a arrivait souvent, r�pondait qu'il entendait bien les � rises[14] �.
— Si on allait � la soupe ? proposa Lis�e.
On ramassa sans incidents les li�vres pendant que P�p� payait les ap�ritifs et l'on se rendit � la maison de la C�te o� la Gu�lotte, pestant int�rieurement, mais faisant contre mauvaise fortune bon cœur, avait tout de m�me pr�par� un repas substantiel et soign�.
Une soupe aux choux dans laquelle avait cuit un jambon ouvrait le d�jeuner, le d�ner comme on dit � la campagne, auquel on fit honneur avec le robuste app�tit que procure toujours une marche mouvement�e de cinq ou six heures en plaine et en for�t.
Vinrent ensuite le plat de choux traditionnel avec le jambon, un rago�t de mouton aux carottes, puis le civet, magistralement r�ussi et qui provoqua les f�licitations g�n�rales des convives. La Gu�lotte tout de m�me fut flatt�e dans son amour-propre de cuisini�re, elle rougit de plaisir, et Lis�e, diplomate, en profita pour lui demander si les chiens avaient eu � manger, � quoi elle r�pondit qu'elle allait sans tarder leur donner leur soupe.
Cela se termina par un poulet et de la salade. Un morceau de gruy�re et quelques biscuits pr�c�d�rent le caf�.
Miraut ainsi que Fanfare et Ravageot re�urent quantit� d'os, cro�tons, couennes, peaux, reliefs, qu'ils aval�rent consciencieusement, et on ne leur m�nagea point non plus les �loges dithyrambiques, la vendange de Philomen ayant beaucoup �chauff� l'enthousiasme des quatre amis.
Tous racont�rent des histoires de chasse et de chiens, plus merveilleuses et plus magnifiques les unes que les autres ; ils s'en �baudissaient franchement, mais nul d'entre eux n'�mit le moindre doute sur leur authenticit� ou leur vraisemblance : si, entre chasseurs, on n'a pas la foi, qui est-ce qui l'aura ? Enfin, apr�s le caf� et le pousse-caf�, la rincette, la surrincette et le gloria, on leva le si�ge pour permettre � la Gu�lotte de d�barrasser la table, et l'on s'en fut, d'un commun accord, jouer la bi�re aux quilles.
On joua plusieurs bouteilles qu'on but et on en but d'autres encore, on but beaucoup. Quand on fut las de bi�re, on essaya des pousse-bi�re, et puis on reprit l'ap�ritif. Nonobstant cette derni�re absorption, on n'avait pas extr�mement faim quand on revint manger le bouillon chez Lis�e. Mais on but tout de m�me, et quand le gros et P�p�, leur li�vre dans la carnassi�re, reprirent, vers la minuit, l'un la route de Rocfontaine, l'autre le chemin de Velrans, les dites voies n'�taient pas assez larges pour contenir leurs pas chancelants.
Malgr� l'offre pressante qu'on leur fit de coucher � Longeverne, ils refus�rent dignement et, guillerets, partirent, leurs chiens repos�s gambadant autour d'eux, en beuglant � pleins poumons de vieilles chansons de chasse aux airs bien connus :
N'entends-tu pas la biche dans les bois…
Ou encore, et c'�tait P�p� qui poussait ce refrain :
Et dans le lit de la marquise
Nous �tions quatre-vingts chasseurs !
Au cours des chasses qui suivirent et dont plusieurs furent m�morables, Miraut, aid� des conseils de son ma�tre, ou guid� par l'exemple de Bellone, ou inspir� par son flair sup�rieur et sa presque infaillible initiative, apprit bien des ruses et des ficelles de son m�tier de courant.
Il sut ainsi qu'il ne faut jamais perdre son temps � � ravauder � en plaine, sur un p�turage, qu'il faut imm�diatement chercher la rentr�e ; ce fut Lis�e qui le lui enseigna et il se rendit tr�s vite compte que son ma�tre avait raison, puisqu'il manquait rarement de d�busquer l'oreillard quand il suivait docilement ses conseils ou ses ordres. Il apprit � aller doucement derri�re les levrauts qui ne vont jamais loin, mais zigzaguent, contournent, cabriolent, se font rebattre et vous obligent, pour les suivre sans faute, � prendre cent fois plus de pr�cautions qu'avec les grands bouquins et les vieilles hases. Il sut que tous les capucins, pour quitter les chemins qu'ils suivent quand ils veulent se faire perdre, font de grands sauts et retombent les quatre pieds r�unis et lorsqu'il lui arriva de se trouver perplexe dans ce cas chenilleux, Bellone lui enseigna � rebattre � droite, puis � gauche de la route pour retrouver le nouveau sillage. De m�me les doubl�s et les pointes ne l'embarrass�rent qu'au d�but et ce fut encore la chienne qui lui enseigna � d�crire autour du point o� les pistes se m�lent un ou plusieurs cercles de rayons variables afin de retrouver la nouvelle. Il n'ignora pas longtemps que certains li�vres, audacieux et roublards, longent quelquefois une haie d'un c�t�, puis reviennent de l'autre, parall�lement au chien qui ne s'en doute gu�re et repassent en le narguant � deux pas de lui ; aussi eut-il, en m�me temps que le nez, l'œil et l'oreille au guet quand d'aventure il se trouva dans ce cas.
Il apprit qu'au coup de fusil un chien de chasse, un vrai bon chien, doit tout l�cher pour filer � vertigineuse allure aupr�s du ma�tre qui a tir�, car un chasseur, quand donnent les chiens, ne doit faire feu que sur un gibier d'importance et il faut que son collaborateur � poil soit l� tout de suite pour l'aider, le cas �ch�ant, � poursuivre et prendre ou achever ou retrouver la pi�ce tu�e ou bless�e par son plomb. Il sut distinguer, dans la voix de la corne, le coup long, qui h�le le confr�re �loign�, du roulement qui le rappelait, lui ou Bellone ou Ravageot ; il apprit et tr�s vite, en chassant avec la chienne sa compagne, � reconna�tre les coups de gueule qui indiquent que le fret est bon ou m�diocre ou mauvais. Il sut aller � la voix comme un vieux soldat marche au canon, et cette habitude, avec les camarades, devint bient�t r�ciproque.
Bref, il devint un bon chien, et il fallait que les matins fussent bien mauvais, que le fret f�t insignifiant, que le canton f�t bien pauvre en gibier pour qu'il n'arriv�t pas � d�brouiller co�te que co�te une piste et � lancer un capucin.
Sa tactique varia selon que les ma�tres �taient avec eux ou qu'il se trouv�t �tre seul avec Bellone, car il lui arriva souventes fois, quand les patrons n'avaient pas le temps, de partir soit tout seul, soit de compagnie avec la chienne.
Les bons cantons, les bons endroits lui devinrent familiers ; au bout de quelques chasses, il connut m�me personnellement, si l'on peut dire, certains oreillards qu'il devait certainement distinguer des autres � leur fret particulier, � un d�tail odorant insensible � tout autre qu'� lui, de m�me que Lis�e, son ma�tre, reconnaissait le citoyen en question au g�te choisi ou au domaine bien d�limit� qu'il occupait depuis longtemps.
Un bon chien doit toujours ramener son li�vre au canton du lancer ; Miraut, bon gr�, mal gr�, apr�s des circuits plus ou moins longs, ne perdit jamais la piste et, sauf des cas exceptionnellement rares, il ramena presque toujours dans la direction que devait occuper Lis�e le capucin qu'il courait.
Maints li�vres pourtant lui donn�rent du fil � retordre, car au bout de peu de semaines, les adultes, les li�vres d'un an, forts de l'exp�rience d'une chasse, n'ignor�rent plus qu'ils avaient affaire � forte partie.
D�s qu'ils entendaient � proximit� de leur g�te le timbre du grelot ou les �clats de voix de Miraut, ils n'attendaient point qu'il v�nt les d�nicher, trop certains qu'il y parviendrait t�t ou tard malgr� les savantes pr�cautions de la remise. Et, en grand myst�re, fort silencieusement, ils se d�robaient, oreilles rabattues, pattes allong�es, filant droit devant eux, pour gagner le plus possible de terrain et aller tr�s loin, tr�s loin, pr�f�rant les al�as d'une poursuite et d'une course en pays inconnu, au hasard d'un retour dangereux souvent marqu�, pour les camarades, par le tonnerre �clatant et mortel d'un inopin� coup de fusil.
Miraut les suivit quand m�me et malgr� tout, patient et fort, avec l'acharnement du vrai limier. Il les retrouvait dans leurs remises lointaines, les relan�ait de nouveau, les poursuivait jusqu'� �puisement et, comme il �tait robuste, malheur au li�vre dont les pattes n'�taient pas bonnes, dont les jarrets n'�taient pas d'acier, dont les ruses n'�taient pas originales et infaillibles ! T�t ou tard, Miraut arrivait � lui, lui cassait l'�chine et le d�vorait.
Cela ne tra�nait gu�re. La course l'avait affam�, la poursuite si longue, en le fatiguant, l'avait enfi�vr� et mis en rage et, du ventre ouvert de la victime, les tripes chaudes sortaient bient�t qu'il avalait presque sans les m�cher. Il l�chait le sang avec soin, puis broyait les c�tes sous ses dents, d�piautait le r�ble musculeux et passait au train de devant. Souvent, il abandonnait la t�te pour revenir, quand sa fringale n'�tait pas apais�e, aux cuisses de derri�re fermes et charnues qu'il d�glutissait jusqu'� la derni�re bouch�e. Il se flanqua ainsi des ventr�es gargantuesques � la suite desquelles, l'estomac garni, la peau du ventre tendue, il reprenait d'un trot alourdi, apr�s s'�tre pr�alablement orient�, le chemin de Longeverne. Il suivait rarement les grandes routes et les voies importantes, pr�f�rant, sous bois, les petits sentiers, ou, en rase campagne, l'abri des haies et des murs, le couvert des r�coltes, pour se dissimuler aux regards des inconnus malveillants. Car Miraut n'ignorait pas que certaines femelles, genre Gu�lotte, sont toujours � craindre et qu'il ne faut point, en dehors de son village, se fier aux sales moutards de tout sexe qu'un honn�te chien comme lui ne peut d�cemment effrayer ni mordre et qui profitent l�chement de votre bont� pour vous flanquer, eux, toutes sortes de projectiles sur le dos ou dans les pattes.
Dans les d�buts, lorsque son li�vre �tait trop gros, Miraut, une fois repu, abandonnait le reste ; plus vieux, avec l'exp�rience et les le�ons de la faim, il dut r�fl�chir sans doute et conclure que cette pratique �tait tout simplement stupide ; d�s lors, quand il ne mangea pas tout, il rapporta � sa gueule, du c�t� de Longeverne, le quartier de derri�re de sa prise.
Bien malins eussent �t� ceux qui l'auraient attrap� dans ces cas-l�. Souvent pourtant il fut poursuivi par des hommes, mais il savait fort � propos prendre le pas de course, se d�filer derri�re les haies, doubler les murgers et les buissons touffus et gagner la for�t, refuge absolument inviolable aux voleurs � deux pattes.
Arriv� � quelque cinq cents m�tres du village, dans un champ de pommes de terre le plus souvent, l� o� la terre est plus meuble que partout ailleurs, il creusait un trou, y enfouissait sa bidoche qu'il rebouchait avec soin, puis rentrait � la maison paisiblement. Le jour suivant ou le surlendemain, il venait la reprendre d�s que son estomac r�clamait, car la Gu�lotte, qui l'avait toujours en grippe, oubliait assez souvent, les lendemains de fugue, de lui tremper sa soupe, si Lis�e d'aventure ne l'en priait pas �nergiquement.
Le chasseur ne soup�onnait pas son chien de tant de roublardise. Il fut litt�ralement �bahi le jour o� il le surprit en train de s'offrir, en guise de go�ter, un succulent r�ble d'oreillard. Miraut, cependant, ne fut pas le moins ennuy� de la d�couverte, car son ma�tre, jugeant que son compagnon avait eu largement sa part, lui reprit sans fa�ons aucune son quartier de li�vre et, apr�s l'avoir lav�, le fit mettre � la casserole. Ce fut une le�on, et le chien, � dater de cette heure, prit bien soin de se dissimuler quand il se rendit � ses caches.
Les prises toutefois ne couronnaient pas chaque poursuite et, plus souvent qu'il ne l'e�t d�sir�, Miraut, apr�s une journ�e ext�nuante, rentra � la maison, harass� et vide. Ces jours-l�, sa patronne hurlait, car on ne pouvait pas, disait-elle, rassasier la vi�ce. Cependant les li�vres finissaient fatalement par avoir le dessous.
Il y eut pourtant un oreillard qui, toute une saison, se paya la t�te de Lis�e et de son chien, un vrai sorcier que ce cochon-l�, jurait le braconnier, et Miraut le connaissait bien, lui aussi, cet impayable animal.
C'�tait un vieux bouquin, prince sans doute des capucins de Longeverne et d'ailleurs, qui, certain jour, on ne sait pourquoi ni comment, �tait venu �lire domicile dans un coin touffu du Fays, au centre d'un labyrinthe de sentiers, de tranch�es, de chemins et d'autres voies plus ou moins fray�es.
La lutte commen�a un beau matin givr� de novembre que la terre sonnait sous le talon o� le limier trouva son fret � cinquante sauts de son g�te et, sans perdre de temps, vint, apr�s quelques coupes savantes, lui fourrer sans fa�ons le nez au derri�re.
Le vieux coureur des bois comprit qu'il avait affaire � un ma�tre et, bondissant de son g�te, allong� de toute sa longueur, ventre � terre, yeux tout blancs, moustaches brandies, fila, tandis que la bord�e coutumi�re de coups de gueule suivait son d�boul�.
Miraut, si bien d�coupl� qu'il f�t, ne put longtemps le suivre � vue, car le courte-queue, qui n'ignorait sans doute rien de l'homme et de ses coups de fusil, avait grand soin, pour se d�filer, de profiter de tous les abris et de tous les couverts utilisables. Au bout de cinq minutes de ce train d'enfer, l'aboi du chien �tait � plus d'un kilom�tre derri�re lui… il avait le temps.
Le capucin fit des pointes, des doubl�s, des crochets, puis, apr�s un raisonnable d�tour, suffisamment long pour d�router un moins habile que son poursuivant, il redescendit l'un des chemins qui menait au bas du Fays, � la crois�e de toutes les voies o� ces imb�ciles d'humains venaient g�n�ralement attendre ses cong�n�res, mais o� il se gardait bien de jamais passer.
D�s qu'il arriva � deux ou trois port�es de fusil de ce poste dangereux, il s'arr�ta, s'assit sur son derri�re, tourna les oreilles dans la direction des quatre vents, pissa un coup, ressauta au bois, fila vers le haut des jeunes coupes et disparut.
Lorsque Miraut, qui n'avait point perdu de temps aux doubl�s du citoyen, arriva quelques instants apr�s, qu'il eut repris la piste coup�e et l'eut suivie jusqu'au haut des jeunes coupes, hors du foss� du bois, il trouva quelques pointes qu'il ne suivit pas selon sa vieille tactique, mais il tourna tout alentour de l'endroit pour retrouver la bonne piste et ne trouva rien. Il raccourcit le diam�tre de son cercle : rien encore ; il le doubla : toujours rien ; il suivit l'une apr�s l'autre toutes les pistes, plus le fret. Alors, ahuri et furieux, Miraut jappa, gueula, brailla, hurla comme jamais il n'avait fait, et Lis�e, �tonn� grandement, vint le rejoindre, ahuri lui aussi de voir pour la premi�re fois en d�faut ce chien admirable, cette ma�tresse b�te, ce nez extraordinaire, ce roublard des roublards.
Il n'y avait point de buisson dans la plaine et la coupe, r�cemment nettoy�e, �tait tondue comme un champ d'�teules. Le chien et l'homme long�rent des deux c�t�s le mur d'enceinte, pierre � pierre, abri par abri ; ils visit�rent le pied de tous les arbres qui demeuraient : baliveaux, chablis, modernes, anciens ; rien, rien, rien ! Ils s'en all�rent bredouilles.
Deux jours apr�s, Miraut vint relancer son animal que Lis�e cette fois attendit sur le chemin o� il �tait pass� le premier jour, mais l'oreillard en prit un autre et vint se faire perdre, tout comme l'avant-veille, au m�me endroit.
Deux jours apr�s, cela recommen�a.
— Ne te bute donc pas, disait Philomen � Lis�e qui lui proposait de l'accompagner dans sa chasse � ce ph�nom�ne unique en son genre. Je le connais, ce salaud-l�, c'est-�-dire que je n'ai jamais pu le voir, mais je l'ai chass�, on ne lui peut rien.
Lis�e s'ent�ta. Et chaque matin qu'il eut de libre, ils retourn�rent, lui et Miraut.
� la fin, d�s le lancer, il monta � ce poste extraordinaire afin d'en avoir le cœur net. Ce jour-l�, le li�vre, qui �tait assez vieux pour ne pas se fier seulement � son oreille, mais qui savait aussi sans doute voir un peu et renifler, approcha bien de la coupe, mais il n'y entra point et alla se perdre loin, loin, tr�s loin, au tonnerre de Dieu, comme disait le chasseur.
Et toute la saison ils s'acharn�rent, lui et Miraut, � poursuivre ce li�vre fant�me, ce capucin sorcier que personne n'avait jamais pu joindre ni voir, qui crevait les chiens les plus forts et roulait les meilleurs. Mais chaque fois que Lis�e montait en haut de la coupe, le li�vre n'y venait pas, et chaque fois qu'il se postait ailleurs, Miraut, hurlant de rage et fou, l'œil hors de l'orbite, le poil h�riss�, venait le perdre l� et s'en retournait la t�te basse et la queue entre les pattes, malade de d�pit et de fureur, vers son ma�tre Lis�e qui sacrait bien de toute sa gorge comme un bon braco qu'il �tait, mais n'y pouvait rien tout de m�me.
Enfin un jour de f�vrier, la chasse �tant close depuis une quinzaine et lui n'ayant pas son fusil, Lis�e, � deux cents pas de l'endroit, cach� derri�re un gros ch�ne, eut la clef de l'�nigme.
Le cœur tapant d'�motion, il vit son oreillard sauter du bois, faire ses doubl�s et ses pointes, revenir � son centre d'op�rations et d'un seul saut bondir en l'air, d'un �lan fou, comme s'il escaladait le ciel pour retomber… Ah ! �� ! — la coupe �tait nette — o� donc �tait-il retomb� ? Lis�e, de derri�re son arbre, �carquillait les quinquets : le li�vre avait disparu.
Celle-ci, par exemple, elle �tait forte !
Miraut, en r�lant de rage, car ce n'�taient plus des abois qu'il poussait, arriva juste � pic pour se trouver nez � nez avec son ma�tre. Celui-ci, s�r — ou presque — de n'avoir pas eu la berlue, et bl�me d'�moi, regardait de nouveau par tout le sol, examinant m�thodiquement chaque pouce de terrain o� son gibier aurait pu se trouver.
Ce devait �tre au pied de cette souche. Mais non, rien ; il fallait qu'il se f�t envol� dans le ciel. Lis�e, le braco, Lis�e le m�cr�ant, p�lit presque et trembla un peu ; ses regards, instinctivement, quitt�rent le sol pour interroger l'azur et… ah ! sacr� nom de Dieu !…
Au sommet de la vieille souche nourrie, d�daign�e par les b�cherons, � quatre ou cinq pieds au-dessus du sol, entre quelques rejets gris comme le dos du capucin qui se fondait enti�rement avec eux, son � asticot �, aplati, immobile, les oreilles rabattues, sans souffle, n'�mettant aucune odeur et, bon Dieu ! aussi souche que la souche elle-m�me.
Que de fois le braconnier, son fusil � la main, avait pass� � un pas de lui, inspectant le pied de la souche sans songer le moins du monde � regarder dessus : on dit tant que les li�vres ne font pas leur nid sur les saules.
— �a t'apprendra, idiot, rageait-il, � sortir sans ton fl�ngot sous ta blouse !
Il ramassa un rondin pour en ass�ner un coup sur le r�ble de l'oreillard ; mais l'autre, qui n'avait jamais bronch� les fois d'avant, ce jour-l�, avant que Lis�e e�t lev� le bras… frrrrt… se d�tendit comme un ressort, repartit d'un train d'enfer avec Miraut � ses trousses, Miraut qui le chassa tout le reste de la journ�e, mais ne le ramena point et ne rentra pas non plus de la nuit.
Plus furieux, plus acharn� que jamais, Miraut avait suivi la chasse avec une ardeur d�cupl�e par les vieilles col�res et la haine enracin�e avec les poursuites vaines d'auparavant. Mais il �tait �crit sans doute que ce li�vre-l� porterait malheur � ses chasseurs.
Il le suivit loin, loin, tr�s loin, toujours donnant, toujours gueulant, toujours hurlant, bien au del� des cantons qu'il avait parcourus jusqu'ici, m�me au cours de ses randonn�es les plus folles et les plus hasardeuses.
Ce li�vre-l� avait un jarret de fer. Les b�cherons de divers villages racont�rent ce soir-l�, � la veill�e, qu'ils avaient vu ou entendu passer une chasse, une chasse extraordinaire avec un grand li�vre haut comme un chevreuil et un grand chien qu'ils ne connaissaient point. Des gardes en tourn�e s'�murent de ce bacchanal insultant et prolong� et voulurent, mais en vain, essayer de cerner ce chien qu'ils ne connaissaient point davantage : tous perdirent leur temps.
Miraut traversa des bois nouveaux, des coupes particuli�res, sauta des foss�s, franchit des ruisselets, coupa des routes et des sentiers, mais ne rejoignit point son oreillard qu'il perdit enfin dans un terrain singulier et bizarre, fort loin de son canton, en plein marais inconnu.
Le soleil commen�ait � d�cliner quand il s'aper�ut que son estomac criait famine, que ses pattes devenaient raides et qu'il se trouvait loin du logis.
Il jugea prudent aussit�t de faire demi-tour, s'orienta, flaira le vent, et au petit trot s'�branla le nez en qu�te de quelque vague os � ronger, quelque proie facile � conqu�rir ou toute autre pitance, plus ou moins d�licate, mais propre � lui remplir un peu le ventre.
Il rejoignit un chemin dont il suivit les accotements et bient�t un village se pr�senta. Il l'�vita en faisant un prudent contour, trouva une ou deux taupes crev�es qu'il d�vora et continua sa route de son trot soutenu.
Apr�s une randonn�e assez longue au cours de laquelle il contourna ainsi divers pays, hameaux ou communes, il arriva au cr�puscule dans un village qu'il lui sembla reconna�tre pour y �tre d�j� venu avec Lis�e et pour ce qu'il y avait une rivi�re � traverser.
Craignant l'eau tr�s froide en cette saison, croyant pouvoir se fier � l'ombre croissante pour franchir sans encombre cette agglom�ration mal connue et peut-�tre dangereuse de maisons et d'humains, il s'engagea dans la rue principale et, longeant les murs, se rasant autant que possible, s'avan�a rapide, inquiet et prudent, afin de gagner promptement le petit pont de pierre et passer l'eau ainsi sans se mouiller les pattes.
Il allait toucher au but lorsqu'une clameur d'enfants qui jouaient et se poursuivaient en venant � sa rencontre l'arr�ta et le contraignit � se dissimuler quelques minutes derri�re un fumier qui se trouvait � proximit�.
C'�tait l'heure de la sortie de la pri�re : quelques femmes press�es pass�rent vivement avec leur coiffe, leur caule, noire ou blanche sur la t�te et leur paroissien � la main ; puis ce furent les gosses qui arriv�rent sur le pont et s'amus�rent � lancer des cailloux pour faire des ricochets dans l'eau.
L'un d'eux, tout � coup, s'�cria : il venait d'apercevoir Miraut qui les �piait, tendant le cou prudemment, h�sitant, crott�, h�riss�, affam�, efflanqu�, mis�rable � la fois et lugubre.
— Un chien !
— Un sale chien qui n'est pas d'ici ! ajouta un deuxi�me.
— Peut-�tre un chien enrag�, �mit un troisi�me ; ciblons-le !
— Imm�diatement, les beaux cailloux plats qui devaient glisser sur l'onde s'abattirent en une gerbe �crasante dans la direction de Miraut. Sans mot dire, bien qu'il e�t �t� atteint dans le dos, dans les reins et aux pattes, et m�me un peu partout, le chien vivement battit en retraite au grand galop, poursuivi par tous les gosses, hurlant et gueulant, heureux enfin de pouvoir taper sur quelque chose de vivant et de donner, pensaient-ils, un but utile et m�me h�ro�que � leurs coups de frondes.
Le chien traversa tout le village et s'enfuit, longeant les haies et les foss�s jusqu'� quelques centaines de m�tres des premi�res maisons o� il se cacha, �coutant les clameurs fanfaronnes et mena�antes de ses poursuivants. Le courage de ceux-ci tomba d'ailleurs avec la fin du village et, arriv�s � la derni�re bicoque, ils s'arr�t�rent, n'osant s'aventurer ainsi parmi les t�n�bres en rase campagne.
Tr�s d�prim� par sa longue course, par la fatigue et par la faim, apeur� par les cris entendus et les cailloux re�us, Miraut n'osa plus effectuer une deuxi�me tentative pour arriver au pont. Il jugeait ce pays tr�s dangereux, plein d'emb�ches et d'ennemis et, malgr� la nuit noire et le grand silence qui pouvait cacher des pi�ges, il resta sur ses gardes. L'id�e de traverser la rivi�re � gu� ou � la nage ne lui vint pas : il n'y avait pas de rivi�re � Longeverne et, comme tous les chiens courants d'ailleurs, Miraut redoutait l'onde et sa fra�cheur tra�tresse.
Il erra toute la nuit autour du village, furetant, cherchant, qu�tant, grattant de-ci, grattant de-l� une nourriture innommable.
Les maigres ressources qu'offraient les champs d�pouill�s, l'abri des murs ou le couvert des haies furent vite �puis�es, car il n'osait point s'approcher trop pr�s des maisons ni chercher parmi les fumiers. Alors il battit en retraite plus loin et revint vers un autre village qu'il esp�ra plus hospitalier et dont il se disposait � �cumer les alentours. Deux jours s'�taient pass�s qu'il ne songeait d�j� plus, harass�, recru de fatigue, l'estomac et la t�te vides, qu'� chercher � manger co�te que co�te. Trois ou quatre jours et trois ou quatre nuits il erra encore ainsi, d�sempar�, de village en hameau, comme une barque dont le gouvernail est bris� ou f�l�, en ayant bien soin de se dissimuler et de s'enfuir d�s qu'il voyait un homme ou une femme et qu'il pouvait supposer que quelqu'un p�t se diriger de son c�t�.
Pendant ce temps, � Longeverne, Lis�e se d�solait. Il �tait all� narrer � Philomen sa m�saventure, lui confier ses appr�hensions, et son ami qui, le lendemain, lui avait facilement remont� le moral, n'arrivait plus maintenant, fort inquiet lui-m�me, � le rassurer.
Miraut avait pu tomber dans un pi�ge, se prendre dans un collet comme il �tait arriv� jadis � un des chiens de P�p�. Traversant une tranch�e, le malheureux, en effet, avait pass� le cou dans la boucle d'acier destin�e � un oreillard, et le jeune foyard pli� auquel �tait reli� le nœud coulant, se relevant dans la d�tente imprim�e par la b�te, le chien s'�tait trouv� brusquement pendu en l'air par le cou. Heureusement, le fil avait gliss� sur le collier et le chien, mal pendu, �trangl� � demi, avait pu bramer. Il avait braill�, braill� �perdument durant six heures cons�cutives. Enfin, les b�cherons des alentours, inqui�t�s et intrigu�s par tant de potin, arriv�rent.
Ils lui rendirent la libert� et il partit comme un fou. Huit jours durant, il n'arr�ta point de secouer la t�te comme s'il sentait encore au cou l'�tranglement du laiton.
Peut-�tre aussi que Miraut avait �t� pinc� par des gardes particuliers sur une chasse gard�e ! Qu'avaient-ils fait du chien ? Il y a des hommes si l�ches ! Lui avaient-ils tir� dessus et son cadavre pourrissait-il dans quelque coin, ou simplement, reconnaissant en lui un chien de race, lui avaient-ils retir� son collier pour l'exp�dier au loin et le vendre � leur profit ?
Il n'�tait gu�re admissible que Miraut, en effet, f�t quelque part aux alentours, car il serait d�j� rentr� ou m�me, s'il s'�tait r�fugi� dans une commune quelconque de l'arrondissement, le maire ou n'importe qui aurait fait �crire pour qu'on v�nt le rechercher. Il paraissait impossible qu'un confr�re ne l'e�t pas recueilli alors : ce sont services qui se rendent couramment entre chasseurs et entre braconniers.
Et malgr� tout, Lis�e esp�rait toujours que le facteur lui apporterait la lettre annon�ant que Miraut, en pension quelque part, attendait sa venue. Il avait fait en vain le tour des villages voisins et, maintenant, il guettait impatiemment l'arriv�e de Bl�noir.
La Gu�lotte, elle, esp�rait bien que c'en �tait enfin fini avec cette charogne et, toute joyeuse, se f�licitait en dedans, tout en grognant tr�s haut que c'�tait bien la peine de d�penser des sous � �lever des chiens pour les perdre sit�t qu'ils sont dress�s, que �a ne manquait jamais de mal finir et que ces �tres-l�, �a n'�tait que des b�tes � chagrin.
Cependant Miraut, affam�, crott�, apeur� et tremblant, errait craintif au hasard des champs, des pr�s et des buissons, aux abords des villages inconnus dont il redoutait les populations plus inconnues encore, sans doute dangereuses, perfides et m�chantes. Il ne pensait plus qu'� son estomac qui criait la faim, oubliant tout, ne se rappelant peut-�tre m�me plus Lis�e et sa maison, ne songeant plus � rechercher le chemin bien perdu de Longeverne, aboli ou effac� dans sa m�moire.
Enfin, un beau matin, �puis�, rejet� de partout, n'ayant rien absorb� depuis de longues heures et crott� au point de n'avoir plus, par tout le corps, un poil de propre, le long de la route, � l'entr�e d'un village, il eut comme une vision supr�me de tout ce qui avait fait son pass� : il se souvint de son ma�tre Lis�e qu'il n'avait pu rejoindre et qu'il ne reverrait jamais plus sans doute et il se mit � hurler d�sesp�r�ment au perdu.
Assis sur son derri�re, l'air minable et d�sol�, il tendait le nez vers le ciel et poussait un cri, un hurlement long, tr�s long, tragiquement long qui finissait comme un sanglot.
� ce cri de d�solation, � ce signal lugubre, tous les chiens du village se mirent � r�pondre par des jappements pr�cipit�s de fureur ou de peur et les gamins, attir�s eux aussi par ce vacarme insolite, s'approch�rent, � distance respectueuse toutefois, de ce d�sespoir de b�te.
— C'est un chien perdu qui pleure son ma�tre, disait l'un d'eux.
— La pauvre b�te !
— Si on lui donnait du pain, proposait un autre.
— Il se sauverait, objectait un troisi�me.
Dans le village, tout le monde avait entendu la plainte, mais si la plupart des gens n'y avaient point pr�t� grande attention, car un paysan ne s'�meut pas pour si peu, il se trouva toutefois, parmi la population, un vieux braco, le p�re Narcisse, qui dressa l'oreille � cet appel et pensa diff�remment de ses concitoyens.
— Tiens, un chien de chasse ! s'�cria-t-il.
Et imm�diatement il sortit pour voir si d'aventure il le connaissait, pour lui donner � manger et, s'il avait un collier, chercher � qui il appartenait afin de le rapatrier au plus vite.
Lentement, l'œil allum�, il s'approcha de l'endroit o� Miraut, plus d�sesp�r� que jamais, hurlait toujours, � cent pas des gosses.
— Restez, petits, recommanda-t-il aux enfants qui voulaient le suivre, restez, vous lui feriez peur.
Il faut croire que certains hommes sont naturellement sympathiques aux b�tes ou que leur s�r instinct, dans la grande d�tresse, les avertit myst�rieusement ; peut-�tre bien aussi que Miraut, � bout de forces, �tait r�sign� � tout. Mais, lorsque Narcisse s'avan�a, il n'eut pas peur et il sentit en lui un ami.
D�s qu'il fut � port�e de voix, l'homme, en effet, lui parla doucement, et il savait parler aux chiens :
— Tia, mon petit, tia ! Viens voir ici, mon beau ; voyons, qu'est-ce qu'il y a, voyons !
Et l'homme aborda le chien qui, non seulement n'avait pas fui, mais se tortillait aimablement pour saluer celui qui venait si opportun�ment � lui.
Le p�re Narcisse tapota le chien sur le cr�ne, le gratta sous le cou et sous les oreilles et tout en faisant cela, il se penchait sur le collier. Il lut difficilement la lettre grav�e d'un poin�on malhabile sur une m�chante plaque de fer-blanc, clou�e au cuir par deux rivets : � Lis�e, cultivateur � Longeverne �, et aussit�t ne put retenir un cri de stup�faction, car entre chasseurs ou bracos d'une m�me r�gion on se conna�t ; il avait bu assez souvent avec Lis�e aux foires de Vercel et de Baume et il connaissait d�j� de r�putation son brave chien dont P�p� encore lui avait parl�, il n'y avait, parbleu, pas si longtemps !
— C'est Miraut ! s'exclama-t-il.
Entendant son nom prononc� par cet inconnu si sympathique, Miraut, l'œil plein de confiance et de joie, redoubla ses d�monstrations d'amiti� et, comme l'autre l'invitait � aller avec lui, il le suivit fort docilement � sa maison.
— C'est le chien de Lis�e de Longeverne, expliqua Narcisse � ceux qu'il rencontra ; il est perdu depuis on ne sait quand et il n'a presque plus � figure humaine de chien �, la pauvre b�te ; je vais lui faire � manger et �crire un mot � son patron qui doit �tre joliment en souci.
Le nom de son ma�tre qu'il distingua nettement accrut encore la confiance du chien qui se remit enti�rement entre les mains de son protecteur et n'eut pas � s'en plaindre.
Sit�t qu'ils furent arriv�s chez lui, Narcisse fit tremper par sa fille une grande terrine de soupe au lait qu'il offrit imm�diatement � son invit� et que Miraut lapa jusqu'� la derni�re goutte ; pendant ce temps, il lui pr�parait � l'�curie une liti�re de paille fra�che et le mena coucher sans plus tarder. Miraut tourna dans la paille pour faire son rond, se l�cha copieusement pour une toilette compl�te et depuis trop de jours n�glig�e, et, propre et confiant, dormit douze longues heures sans plus bouger qu'une v�ritable souche.
Et le lendemain, Lis�e qui, de d�sespoir, s'arrachait les cheveux et la barbe, jurant que ce salaud de li�vre �tait s�rement un sorcier qui lui avait fait crever son chien, re�ut vers les dix heures une lettre ainsi con�ue :
B�mont, le 27 f�vrier.
� Mon cher Lis�e,
� Je t'envoie ces deux mots pour te dire que j'ai ramass� aujourd'hui ton Miraut qui gueulait au perdu pr�s du � bouillet[15] � du chemin de Chambotte. Il �tait bien mal foutu. Je lui ai donn� � manger et maintenant il roupille au chaud � l'�curie, tranquille comme Baptiste. Viens le chercher quand t'auras un moment.
� Ta vieille branche,
� NARCISSE.
� P.-S. — J'en ai tu� dix-sept cette ann�e. Et toi ? �
Sit�t qu'il eut lu, Lis�e ne fit qu'un saut jusque chez Philomen, pour le rassurer et lui conter en deux mots la bonne nouvelle ; mais il ne s'attarda gu�re et imm�diatement refila chez lui s'appr�ter, car il voulait partir le jour m�me, et il y a une assez longue trotte de Longeverne � B�mont.
S'�tant sustent� d'un reste de soupe, d'un bout de lard avec du pain et d'une chopine de piquette, s'�tant par pr�caution muni d'une laisse au cas o� il aurait rencontr� des gardes peu commodes ou des cognes chatouilleux sur les r�glements, il s'embarqua le b�ton � la main et marcha d'un pas alerte dans la direction de B�mont.
En passant � Velrans, il fit part � P�p� de l'aventure et celui-ci ne le retint qu'une petite minute, le temps juste de lamper une goutte, car il comprenait fort bien l'impatience de son ami. En traversant Orcent, le chasseur apprit en effet qu'on avait, une huitaine auparavant, aper�u un sale chien crott� � qui les gamins avaient fait rebrousser chemin quand il avait voulu passer le pont ; mais personne n'en avait entendu reparler et nul ne savait � qui il �tait ni d'o� il partait ; on pensait bien que, depuis le temps, il s'�tait retrouv�.
Quand il arriva chez Narcisse, Lis�e s'�tait d�j� tout expliqu� ou presque tout : Miraut, �pouvant� au passage du pont, n'avait os� revenir et avait err�, Dieu savait o�, jusqu'� ce qu'il f�t recueilli par son fid�le camarade.
Narcisse lui serra la main avec effusion. C'est toujours une joie pour deux chasseurs de se rencontrer lorsqu'ils n'ont, comme c'�tait le cas, aucune raison de se jalouser l'un l'autre.
— Attends, proposa-t-il, on va voir s'il te reconna�tra � la voix : je vais passer pr�s de lui � l'�curie, et d�s que j'aurai referm�, tu blagueras fort.
D�s qu'il eut fait comme il avait dit, Lis�e se mit � parler, et Miraut, qui se laissait c�liner par Narcisse, dressa l'oreille subitement ; puis, ayant �cout� � deux reprises, debout, les yeux brillants, il se pr�cipita violemment vers la porte qu'il se mit � gratter avec fr�n�sie, aboyant et pleurant pour qu'on la lui ouvr�t bien vite.
— Ah ! ah ! s'�cria en riant Narcisse, il est l� et on le reconna�t ! Oui, mon beau, tu vas le revoir.
Et, ayant ouvert la porte, il vit Miraut se pr�cipiter sur Lis�e, jappant, pleurant, aboyant, l�chant, se fr�lant, lui sautant � la poitrine, aux �paules, lui mordillant les doigts, lui mouillant les mains, lui peignant la barbe, battant du fouet, se tordant et se retordant de joie, tandis que son ma�tre, de bien bon cœur, une petite larme au coin des paupi�res, riait de plaisir lui aussi.
Narcisse, en d�tail, conta alors comment il avait recueilli Miraut et voulut absolument que son visiteur se restaur�t : il avait fait cuire une saucisse � son intention et avait m�me, en outre, gard� au fond d'une casserole certain fricot dont Lis�e tout � l'heure lui donnerait des nouvelles.
Les deux hommes se mirent � table suivis de Miraut qui, maintenant, ne quittait plus son ma�tre d'une semelle et, tout le temps qu'il resta assis, demeura aupr�s de lui, le museau sur sa cuisse, ne cessant de le regarder et n'arr�tant de lui moduler des tendresses que pour happer au passage des bouts de peau de saucisse et les cro�tes de pain qu'on lui jetait de temps � autre.
— Tiens, insistait Narcisse, prends-moi un morceau de ce… lapin.
— Ce n'en est pas un que tu as �lev�, remarqua Lis�e en se servant. O� l'as-tu ras� ?
— � l'aff�t, il y a quatre ou cinq jours, du c�t� de Chambotte : il n'a pas reboug� sur mon coup de fusil.
L�-dessus, les deux comp�res se mirent � conter l'histoire de tous leurs oreillards de l'ann�e et Lis�e en fut amen� forc�ment � parler de son salaud de li�vre sorcier, lequel avait failli porter malheur � Miraut, un brave chien qui avait d'extraordinaires qualit�s de lanceur et n'avait pas son pareil pour tenir les bouquins des journ�es enti�res.
— C'est rare, des chiens comme le tien, avoua Narcisse avec admiration. Moi, j'ai un petit basset qui ne va pas trop mal ; il est avec mes gar�ons, sans quoi je te l'aurais montr�, mais tu sais, � bon chasseur, bon chien ! Mets ton Miraut entre les mains d'un � calouche �, je ne dis pas qu'il deviendra mauvais tout � fait, mais il se g�tera s�rement : pour avoir un bon chien, il faut tuer devant lui et souvent. J'ai connu, moi, un vieux braco d'Auvergnat qui est mort maintenant : il s'�tait b�ti une petite baraque sur le communal et s'appelait M�lo. Jamais je n'ai vu tel �cumeur ; eh bien ! mon ami, en fait de chiens, ce gaillard-l� n'avait jamais que des b�tards de roquets de rien du tout � qui nul ne faisait attention, les gardes et les gendarmes moins que personne. Ces roquets-l� te trouvaient aussi bien les li�vres que n'importe qui : c'est que M�lo savait les dresser. Je me souviens m�me d'un de ses derniers, un vague roquet tout noir qu'il appelait Vaneau. Un jour ; descendant une tranch�e tous les trois, son chien, lui et moi, le Vaneau a trouv� un fret et, en rien de temps, il est all� d�goter au g�te le citoyen. Naturellement, il lui a saut� dessus aussit�t, mais il avait affaire � un grand bouquin et le chien �tait si petit que le li�vre l'a emport� sur son dos pendant plus de cinquante m�tres et qu'il a fini par se faire l�cher. Tiens, P�p� est comme �a : donne-lui un loulou, un ratier, il t'en fera un chien d'arr�t ou un courant, il a le don, mon vieux. Les chiens, �a ne se manie pas n'importe comment et nous savons les prendre, nous autres, mais pas comme lui tout de m�me. Toi, tu as une b�te exceptionnelle ; aussi tu parles si je l'ai ramass� vivement quand je me suis aper�u que c'�tait le tien.
— Je ne sais vraiment comment te remercier, mon vieux ; c'est un service qu'on n'oublie pas.
— C'est un service qui se doit entre chasseurs. Si les gens d'aujourd'hui n'�taient pas si �go�stes et si m�chants, il n'aurait pas attendu huit jours avant d'�tre recueilli.
— Tu me diras au moins combien je te dois pour la pension.
— Est-ce que tu plaisantes, par hasard ? Tu aurais le toupet, toi, de me faire payer, si la chose m'�tait arriv�e.
— Oh ! mon vieux, peux-tu croire ?
— Eh bien, alors, fous-moi la paix ! tu paieras un verre quand je passerai � Longeverne ou qu'on se rencontrera � la foire.
— D'accord, mais on va d'abord prendre quelque chose � l'auberge.
— Il n'y a pas d'auberge � B�mont et nous sommes tr�s bien pour boire ici. J'ai du vin � la cave et pas de femme pour nous engueuler. Je suis veuf, mon vieux, et mes enfants sont grands : la fille s'occupe du m�nage et les gar�ons sont � la coupe, ils ont voulu �tre b�cherons cette ann�e.
N'ayant rien de mieux � faire, les deux camarades continu�rent � boire en se narrant des histoires de chiens.
Comme le jour baissait, Lis�e partit enfin, mais les �motions, de m�me que le vin, avaient de beaucoup diminu� la souplesse de sa d�marche et la vivacit� de son pas.
En cachette, il glissa � la jeune fille une pi�ce de cent sous pour la remercier d'avoir fait la soupe � son chien, serra � plus de vingt reprises les mains de Narcisse, qui lui fit un bout de reconduite, et revint vers Longeverne avec Miraut sur ses talons.
Toutefois, pour ne pas faire mentir le proverbe : � Qui a bu boira �, il ne manqua point de s'arr�ter au bistro d'Orcent o� il qualifia de sauvages les indig�nes et, en passant � Velrans, il fit �galement payer quelques bouteilles � l'ami P�p�.
La Gu�lotte ne le revit que vers une heure du matin, aussi saoul que le soir de l'entr�e de Miraut dans la maison. Connaissant sa capacit� et sa r�sistance � l'ivresse, elle jugea de ce qu'il avait d� avaler et, par contre-coup et cons�quence, de l'argent qu'il avait probablement d�pens�. Alors, apr�s les avoir invectiv�s violemment tous deux, elle jura � son �poux qu'elle foutrait le camp de la maison puisque cette sale charogne de vi�ce, non contente de lui faire toutes les mis�res possibles, �tait encore un pr�texte � saoulerie pour son arsouille de patron.
— Comme s'il n'avait d�j� pas assez d'occasions sans �a !
Il s'�coula un assez long temps avant que Lis�e, son fusil cass� en deux sous sa blouse, ne se hasard�t � ressortir seul ou avec Miraut.
Occup� � la maison aux mille et un travaux de l'hiver et du commencement de printemps, ils passaient de longues heures en compagnie l'un de l'autre, le ma�tre bricolant � la grange ou � l'�curie, arrangeant un r�telier, r�parant une cr�che ou travaillant � son �tabli � fabriquer des r�teaux et des fourches, le chien le suivant comme une ombre fid�le, sommeillant � ses c�t�s ou le regardant en silence.
De temps � autre, par besoin de causer, Lis�e prenait son compagnon � t�moin de ce qu'il venait de faire, lui exhibait un cornon ou une queue de fourche bien r�ussis, en disant :
— Hein, mon vieux Mimi, c'est-t'y de la belle ouvrage !
� quoi le chien r�pondait, soit en b�illant et en montrant une gueule immense, soit en se levant, battant du fouet et se frottant contre son pantalon, dans l'espoir, vainement formul�, qu'on irait enfin se d�gourdir les pattes et faire un petit tour.
Quelquefois Mitis ou Moute, au cours d'une chasse, passaient par l�, marchant prudemment ainsi qu'il convient � de prudents traqueurs sur le sentier de la guerre ; ils venaient se fr�ler contre Miraut, faire un gros dos et un ronron, se laissaient l�cher ou pucer, puis repartaient.
On vivait enfin dans la maison des jours de paix. La Gu�lotte avait presque d�sarm�, mais elle avait exig� de Lis�e qu'il couch�t � la chambre haute d�s le lendemain de sa rentr�e de B�mont ; son cochon d'homme, ce soir-l�, n'avait-il pas eu le toupet de faire coucher le chien aux pieds du lit ! Le lendemain, en arrangeant la chambre, elle s'en �tait aper�ue au poil coll� sur la couverture et � la crotte qui d�corait la courtepointe.
Lis�e avait convenu qu'il avait, en effet, peut-�tre eu tort, mais afin qu'un tel fait ne p�t se reproduire, Miraut, chaque soir, �tait, pour plus de s�ret�, rel�gu� � la remise.
Pourtant, de temps � autre, apr�s le d�jeuner, le patron montait assez r�guli�rement � faire son midi �, c'est-�-dire piquer un petit somme avant de se remettre � la besogne. Il aurait bien aim� garder Miraut aupr�s de lui et, quand la patronne �tait au village, le faisait toujours monter ; mais lorsqu'elle se trouvait l�, il ne disait rien, regardait son chien d'un air ennuy� et montait seul se reposer.
Miraut s'ing�nia � le rejoindre malgr� tout. Deux choses malheureusement le g�naient beaucoup pour r�aliser son d�sir : d'un c�t�, le grelot qu'il portait toujours et qui, lorsqu'il marchait, signalait sa pr�sence ; de l'autre, les portes � ouvrir. Un jour cependant, son ma�tre �tant couch� et la patronne venant de partir en commission, il r�ussit, frappant de la patte les loquets et poussant du museau, � ouvrir chacune des deux portes. Pour celle du bas qui ouvrait de dedans en dehors, cela fut assez facile et, le loquet press�, elle c�da sous la pouss�e de ses pattes ; il fut arr�t� plus longtemps � celle du haut de l'escalier qui s'ouvrait de la m�me fa�on, mais pour laquelle il se trouvait en dehors. Il avait beau taper sur le levier, sur la ticlette, comme on dit l�-bas, et bourrer du poitrail, rien ne s'ouvrait ; enfin il fourra son nez entre le chambranle et le montant, s'effa�a de c�t� et d�couvrit le proc�d� qu'il n'eut garde d'oublier.
Lis�e, ronflant formidablement, fut tout � coup surpris de sentir une langue douce et chaude lui laver les mains et le nez : il en ouvrit tout grands les quinquets, reconnut Miraut, jeta un coup d'œil inquiet sur l'escalier, craignant l'irruption soudaine de sa tendre �pouse, mais n'entendant aucun bruit et rassur�, il se laissa aller pleinement � l'attendrissement et � la joie de penser que son brave chien avait trouv� tout seul et malgr� sa femme le moyen de le rejoindre.
Il le laissa monter sur le lit, le caressa et lui parla, tandis que Miraut, jappotant, riant et causant lui aussi, t�moignait � sa mani�re sa bonne affection et son amiti� � son ma�tre.
Toutefois, prudemment, avant que sa femme ne f�t de retour, il redescendit avec son camarade apr�s avoir eu bien soin d'effacer sur le lit, autant que possible, toutes les marques du passage de la b�te. Et tout l'apr�s-midi il eut, devant la Gu�lotte, un air triomphant et narquois dont l'autre s'intrigua fort � chercher les causes qu'elle ne parvint point � d�couvrir.
Dor�navant, d�s que la patronne s'absenta de la chambre du po�le, Miraut monta lui aussi faire la sieste en compagnie de Lis�e, et le chasseur riait de bien bon cœur lorsqu'il l'entendait au pied du lit se ramasser pour l'�lan.
— Roul�e, la vieille ! rigolait-il.
Un jour pourtant que la femme ne quittait pas la maison, Miraut profita d'un instant pendant lequel elle passait � la cuisine pour entre-b�iller la porte du bas de l'escalier et se faufiler vivement derri�re. La femme, pr�occup�e, revenait sans faire attention � lui et ne pensait d'ailleurs gu�re � le surveiller.
Alors, avec des pr�cautions infinies pour ne pas que le grelot sonn�t, il monta l'escalier, � pas feutr�s, la t�te immobile et le cou tendu, ouvrit avec non moins d'habilet� silencieuse la seconde porte, grimpa sur le lit et vint se coucher en rond aux pieds de son ma�tre o� il ne dorm�t que d'un œil tandis que Lis�e, lui, pion�ait plus bruyamment.
La Gu�lotte n'avait rien vu ni entendu : ce fut le ronflement de Lis�e qui, l'heure d'apr�s, les trahit. Trouvant qu'il prolongeait par trop sa m�ridienne, elle s'en fut le r�veiller sans songer trop � s'�pater de trouver cependant toutes portes ouvertes.
— Tas de cochons ! piailla-t-elle en apercevant les deux dormeurs.
Lis�e se frottait les paupi�res tandis que Miraut, tr�s inquiet, les yeux arrondis, s'aplatissait autant que possible.
— C'�tait donc �a, continua-t-elle, que ma couverture se salissait si vite. Je me demandais bien aussi pourquoi ; et ce grand idiot qui le laisse faire !
Miraut violemment jet� � bas du lit, � grand renfort de coups de poing, d�gringolait en grande vitesse l'escalier pour �chapper aux coups de sabots, tandis que Lis�e prenait un air innocent pour s'excuser :
— C'est dr�le, je l'ai pas entendu monter !
D�s lors, le chien fut surveill� plus �troitement ; mais cela ne l'emp�cha point de d�jouer les ruses et les pr�cautions de l'ennemie et de monter souventes fois tenir compagnie � son ami.
Entre temps, il allait faire un tour au village, visiter les cuisines amies, saluer Bellone et Philomen, explorer les fumiers, tourner autour des maisons et surtout manger de la corne devant la forge de l'ami Martin, le mar�chal-ferrant.
Ah ! la corne de cheval : quel r�gal exquis ! Tous les chiens du village �taient les copains du forgeron Martin et ne manquaient jamais de lui rendre visite au passage. Tr�s souvent un cheval �tait l�, attach� par le licou � la boucle du mur, attendant son tour de ferrage.
Attentivement, Miraut, comme les camarades, regardait l'apprenti empoigner le boulet, soulever le sabot, et suivait avec des regards de convoitise les mouvements du rogne-pied qui coupait des lames translucides de corne, ou du boutoir faisant sauter de grands bouts odorants d'une belle couleur ambr�e.
Fraternel, pour que les braves toutous ne s'exposassent point � recevoir un malencontreux coup de pied du carcan, Martin ramassait � poign�es la corne arrach�e et la jetait � Miraut ou aux autres amateurs en leur disant r�guli�rement :
— Tiens, mon vieux, fiche-t'en une bosse, mais tu ne viendras pas p�ter chez moi !
Car on reconnaissait ais�ment, � la puissance asphyxiante des gaz qu'il l�chait, les jours o� Miraut avait fait une tourn�e fructueuse � la forge de Martin.
Miraut connaissait intimement toutes les ressources de la maison, et la Gu�lotte renon�a � le laisser je�ner quand elle s'aper�ut qu'il �tait de taille � se servir tout seul.
Ce n'�tait point pour rien qu'il avait appris � ouvrir les portes des chambres ; bien que les verrous et targettes fussent un peu plus compliqu�s ici, il en vint tout de m�me � bout, et certains jours fit… gueule basse sur tout ce qu'il trouva de comestible, chanteaux de pain, plat�es de choux, voire de respectables bouts de lard.
Il y eut bien discussion � la maison ces soirs-l�, mais en fin de compte Lis�e, par des arguments frappants, tir�s de ses semelles, convainquit sa femme qu'elle avait tort, ajoutant qu'au surplus, c'�tait bien fait pour elle et qu'� la place du chien, crevant de faim, il en aurait fait tout autant.
Un autre jour, ce fut une saucisse trempant dans de l'eau ti�de au fond d'un pot juch� sur un rayon, que Miraut s'adjugea : du moins fut-il soup�onn� du m�fait, aucune preuve n'ayant pu �tre fournie � l'appui de cette accusation.
La Gu�lotte se demandait vainement quels moyens cette grande charogne avait bien d� employer pour r�ussir � voler, au fond d'un pot presque plein, la dite saucisse sans jeter � bas le r�cipient, ni renverser d'eau, ni faire le moindre bruit.
Un pain au lait qui refroidissait sur le rebord d'une fen�tre se contracta tellement qu'il n'en resta pas vestige et Miraut fut bien encore, � bon droit, soup�onn� d'�tre pour quelque chose dans ce vol domestique, car la bonne femme crut remarquer, parmi ses poils de barbe, quelques restes du corps du d�lit.
Lis�e, en toute occasion et par principe, soutenait son chien contre sa femme, mais il n'�tait plus question maintenant de l'empoisonner ou de le tuer ; Miraut, depuis longtemps, avait de haute lutte conquis au village et dans la maison droit de cit�.
Comme le temps n'�tait gu�re favorable, Miraut n'�tait pas tent� d'aller p�r�griner par les champs et par les bois, mais d�s que les jours devinrent plus soleilleux et plus ti�des, il regarda plus souvent du c�t� de la for�t et, chaque fois que Bellone, lib�r�e par son ma�tre, vint le trouver, il n'h�sita pas � s'offrir en sa compagnie une petite partie de chasse.
Il partait rarement seul, mais quelquefois il arriva que les hasards d'une sortie amen�rent la chienne en rase campagne, o� elle trouva du fret et lan�a un li�vre.
Attentif instinctivement � tous les bruits qui l'int�ressaient, Miraut ne se trompa jamais dans ces cas-l�. Reconnaissant les coups de gueule de sa camarade, o� qu'il f�t, quoi qu'il f�t, il n'h�sitait point, l�chait la maison, plaquait Lis�e, puisqu'il ne voulait pas venir, et filait � la voix.
D�s qu'il approchait, il �coutait avec attention. S'il s'apercevait que la chasse s'�loignait, il redoublait de vitesse et, de minute en minute, donnait de la gorge lui aussi pour annoncer sa venue ; si, au contraire, elle se rapprochait et venait de son c�t�, il r�fl�chissait un instant, filait dans le plus grand silence occuper le passage qu'il jugeait le meilleur et, comme les renards, attendait, l�g�rement dissimul�, la venue du capucin pour lui bondir dessus et lui casser les reins d'un bon coup de m�choire. Il en pin�a ainsi plus d'un, mais en manqua pas mal aussi, car un li�vre qui n'est pas fatigu� ne se laisse pas comme �a passer la dent en travers des c�tes.
Sans perdre de temps, si d'aventure il avait r�ussi, il d�pouillait sa proie, lui ouvrait le ventre, l�chait le sang, engloutissait les entrailles et continuait � s'emplir jusqu'� ce que la chienne arriv�t.
Quelquefois, il faut le dire, cela n'allait pas tout seul, et Bellone, furieuse, craignant de n'avoir point sa part, reprenait violemment le tout en grognant f�rocement ; au d�but, il h�sitait � se hasarder � remordre, mais quand il se fut aper�u qu'il ne risquait que de fort anodins coups de dents, il revint b�frer hardiment avec elle au m�me morceau. Quand ils avaient pris ensemble le li�vre, ils se mettaient � tirer de toutes leurs forces, l'un � la t�te, l'autre au derri�re ; ensuite, chacun de son c�t� d�vorait la part qui lui �tait �chue au petit bonheur du d�chirement.
Il n'y eut jamais entre eux de grandes batailles, de l�gers diff�rends tout au plus, des coups de dents un peu secs et des grognements un peu vifs et seulement lorsque la proie n'�tait pas tr�s grosse. Mais lorsqu'il y avait beaucoup � manger, celui qui �tait en avance se r�galait d'abord et abandonnait ensuite et de fort bon gr� � l'autre le reste de la pitance, au besoin m�me il l'appelait s'il tardait trop � trouver le lieu du festin.
Il arriva aussi qu'ils ne furent pas que les deux pour le partage. Souvent � leur chasse se joignit un troisi�me larron, connu ou inconnu, chien d'un chasseur du village voisin, accouru � la voix, qui participait � la randonn�e dans l'espoir de partager la prise.
On le laissait faire naturellement et donner de la gueule lui aussi, car durant la poursuite on n'avait pas le temps de chercher noise � un auxiliaire, convi� ou non. Mais, si d'aventure le li�vre �tait pris, c'�tait une autre affaire et les choses tant soit peu se corsaient.
D'un commun accord alors, Miraut et Bellone, par des grognements fort significatifs, priaient l'intrus d'aller qu�rir pitance ailleurs. S'il insistait, ainsi qu'il faisait toujours, ils se pr�cipitaient simultan�ment sur le malheureux et lui administraient � coups de crocs une de ces danses qui le d�cidait, sans plus d'h�sitation, � se retirer bien vite en hurlant.
Le vaincu n'allait cependant pas bien loin. Derri�re le premier buisson, � une cinquantaine de sauts du lieu du carnage, il s'arr�tait, surveillant anxieusement le repas des deux alli�s, esp�rant qu'ils ne mangeraient pas tout et oublieraient peut-�tre quelques os demi-rong�s ou quelques morceaux de peau dont il ferait ses d�lices.
Grognants et terribles, ces jours-l�, Miraut et Bellone b�fraient avec une voracit� effrayante, comme des loups vraiment affam�s. Il semblait que la pr�sence de ce spectateur int�ress� d�cupl�t leur app�tit qui, en temps normal, �tait d�j� pourtant magnifique ; pour ne rien laisser � l'autre, ils se seraient fait taper : poil, os, griffes, tout y passait. Ils rel�chaient la place ensanglant�e, partout o� le gibier avait �t� tra�n�, et ne s'�loignaient que lentement en se pourl�chant les babines. Et souvent m�me, lorsque le malheureux, jaloux et affam�, s'amenait craintivement pour voir si rien n'avait �t� oubli�, ils se retournaient, piquant de concert une nouvelle charge sur lui dans l'appr�hension ou le remords de n'avoir pas, par hasard, tout engouffr� jusqu'au dernier vestige.
Un soir que le grand Fran�ois de la ferme des Planches s'en �tait venu au village avec sa chienne, il y eut, parmi toute la gent canine m�le du pays. une grande perturbation.
Sans doute le fermier ne fit que traverser le pays sans presque s'y arr�ter et sa chienne ne fit aucune station, mais bient�t, devant les seuils o� ils dormaient, sur les fumiers o� ils qu�taient, derri�re les maisons o� ils r�daient, les Azors dress�rent le nez, hum�rent � petits coups, renifl�rent longuement, puis joignirent les oreilles, arrondissant les quinquets et, prenant le vent, vinrent tous, � la queue leu leu, tomber sur le sillage odorant qui les avait si profond�ment �mus.
Rien ne les retenait : fid�lit� au logis ou au ma�tre, soif et faim, sentiment du devoir ou de l'honneur : ah bernique ! Tom, de l'�picier, abandonna la boutique ; Berger, qui devait repartir � la p�ture, l�cha d'un cran son troupeau de vaches ; Turc, du Vernois, quitta la voiture du meunier ; Miraut plaqua froidement, si l'on peut dire, son ma�tre Lis�e ; le roquet de l'abb� T�tet planta l� toute id�e de religion et de pudeur, et jusqu'au Souris de la vieille Laure qui s'�vada lui aussi de sa cuisine protectrice et prit, les yeux hors de la t�te et bavant de d�sir, le chemin des Planches.
Tous les cabots des fermes environnantes r�daillaient d�j� autour de la maison, et d'autres des villages voisins, pr�venus on ne sait comment, arrivaient encore � toutes jambes, le nez au vent et le cou tendu, tirant une langue d'un demi-pied.
Seul, le vieux Samson du moulin de Velrans, trop vieux et ayant re�u tout derni�rement de Turc, son ennemi, une racl�e terrible au cours de laquelle il avait eu l'oreille horriblement d�chir�e, avait jug� prudent de rester chez lui. Encore n'�tait-on pas tr�s s�r que, dans sa maison retir�e, situ�e � plus d'une heure de la ferme des Planches, il avait pu �tre touch� par la nouvelle odorante qu'une chienne se trouvait en folie dans son canton.
Fran�ois n'�tait pas encore � deux cents m�tres du village que d�j� Turc, Miraut, Tom et Berger, pour ne citer que les plus forts, arriv�s bons premiers, le flanquaient � droite et � gauche en jetant sur sa chienne des regards non dissimul�s de concupiscence et de convoitise.
— Allons, bon ! ragea-t-il, car il ne s'�tait encore aper�u de rien ; allons ! cette vache-l� va encore se faire emplir si je n'y fais pas attention. Mais je vais la barricader s�rieusement.
Et arrachant une trique � la haie du chemin, il la brandit de fa�on significative, en prenant un air mena�ant, afin d'emp�cher les suiveurs de venir trop pr�s. Fran�ois n'ignorait pas qu'il faut tr�s peu de temps � un vieux praticien pour se mettre en batterie et perp�trer l'acte d'amour. Turc pour cela �tait connu long et large. S'il est des chiens timides qui meurent puceaux, lui n'�tait fichtre pas de cette cat�gorie ; les autres, pour �tre moins r�put�s, n'en �taient pas moins des gaillards hardis et entreprenants, sauf toutefois Miraut qui n'avait point trop encore, au su du public, fait ses preuves.
D�s qu'il arriva � la maison, Fran�ois fit rentrer la chienne la premi�re, mena�a d'un geste de son b�ton les galants d�sappoint�s, mais pas d�courag�s, qui le regardaient attentivement et sans avoir le moins du monde l'air de vouloir s'enfuir.
Les portes referm�es, ils r�d�rent d'abord assez loin de la ferme, tournant de tous les c�t�s, repassant plusieurs fois aux m�mes endroits, examinant avec soin, guettant les issues, portes, fen�tres et lucarnes, notant les points faibles de la forteresse, cherchant � d�terminer l'endroit pr�cis o� la chienne pouvait bien �tre enferm�e. Ils se croisaient, se rencontraient, s'arr�taient fixe, droit sur leurs pattes, d�daignant de se reconna�tre, se jugeant sommairement, selon leur taille et leur force, et le plus souvent, au bout d'un instant, passaient sans desserrer les m�choires, sans m�me froncer le nez, continuant individuellement leurs recherches et investigations. La proie amoureuse �tait loin encore et ils n'avaient point, en effet, trop lieu de se disputer avant l'heure ce qu'ils n'�taient que fort peu certains d'obtenir. Ils faisaient pourtant deux cercles bien tranch�s d'assi�geants : au centre et le plus rapproch�s de la ferme, les gros, les grands, les forts : Turc le doyen, Miraut le hardi, Tom le joyeux, Berger le taciturne, quelques inconnus des m�tairies environnantes ou des villages circonvoisins ; plus �loign�s, les petits, les mesquins, les roquets, non moins ardents ni acharn�s que leurs camarades, mais craignant � plus d'un titre les coups de crocs et les rad�es des premiers.
Fran�ois, de temps � autre, sortait pour vaquer � sa besogne. Comme il ne manquait, � chaque occasion, de prof�rer � leur adresse des injures et de leur faire des gestes mena�ants, ils n'os�rent point, tant qu'il fit jour, se rapprocher de la maison ; mais avec la nuit, le silence et les t�n�bres, ils s'avanc�rent peu � peu et cern�rent tout � fait la demeure. Les distinctions et les barri�res avaient disparu entre eux �galement : roquets, moyens et molosses se trouv�rent r�unis et confondus dans le m�me d�sir du si�ge � faire de cette place forte bien d�fendue, pour en conqu�rir la ch�telaine, dame commune de leurs pens�es.
Toutes les ouvertures de la maison de Fran�ois furent tour � tour, et par chacun des galants, minutieusement visit�es, sond�es, v�rifi�es, senties, renifl�es ; mais le patron, qui savait � quoi s'en tenir, avait eu soin de faire lui-m�me, avant de se coucher, la tourn�e des portes et fen�tres, pouss� tous les verrous, ferm� toutes les trappes, boucl� tous les guichets, s'�tait assur� que rien ne clochait non plus dans la fermeture des fen�tres et que ne manquait aucun carreau.
Il avait cependant, comme trop petite et infranchissable, n�glig� de fermer l'ouverture en carr� qui se d�coupait dans le bas de la porte d'�curie et par laquelle, chaque matin, les poules sortaient pour aller aux champs.
Cette circonstance favorisa les roquets. Tour � tour, ils essay�rent de s'introduire par l'ouverture en question, mais elle �tait d�cid�ment trop �troite et, l'un apr�s l'autre, ils durent tous y renoncer. Pourtant Souris, qui, tr�s mal vu et tr�s poltron, se trouvait au dernier rang, s'avan�a lui aussi pour tenter l'aventure. Il �tait si mince, qu'il passa facilement la t�te et les pattes de devant dans le guichet, le bas du poitrail touchant le seuil ; mais, tr�s enhardi par ce l�ger avantage, il tira en avant de toutes ses forces et, les flancs aplatis, le ventre comprim�, les pattes de derri�re totalement allong�es, il r�ussit tout de m�me � s'introduire tandis que les camarades, au dehors, furieux de ce succ�s, �coutaient, grognaient et reniflaient au trou, redoutant que la chienne se trouv�t l� et, faute de grives on mange des merles, se laiss�t faire par ce m�prisable animal.
Mais la b�te n'�tait pas l�. Prudent, Fran�ois l'avait s�questr�e dans une pi�ce inoccup�e du rez-de-chauss�e et qui n'avait, pour toute ouverture, en dehors de la porte int�rieure de communication, qu'une fen�tre scell�e dans le mur et assez �lev�e au-dessus du sol pour pr�venir, croyait-il, toute tentative des assi�geants, si lestes et si bien d�coupl�s qu'ils fussent.
Souris, dans la place, fureta avec ardeur, mais ne trouva rien. Malheureusement pour lui, son man�ge inusit�, ses trottinements �tourdis, ses reniflements trop bruyants �murent dans leurs cages les lapins, r�veill�rent les poules et le coq qui glouss�rent et piaill�rent. et les vaches et les bœufs, eux aussi, �tonn�s et agac�s de ces fr�lements, se lev�rent en secouant leurs cha�nes et en meuglant avec fureur.
Les b�tes ne meuglent jamais pour rien, surtout la nuit. Fran�ois, r�veill� par leurs cris, pensa qu'il se passait � son �table quelque chose de s�rement pas ordinaire ou que l'une de ses b�tes �tait peut-�tre malade. Il se releva, enfila son pantalon, chaussa ses sabots, prit d'une main une lanterne allum�e, de l'autre saisit une trique et alla � clairer � ses vaches.
Entendant la sabot�e, Souris, effray�, jugea qu'il �tait grand temps de d�guerpir et se pr�cipita vers la porte. Mais le fermier le vit et, dans la demi-obscurit�, ne sachant � qui il avait affaire, croyant peut-�tre que c'�tait une b�te puante, fouine ou putois, qui venait � ses poules, il lui lan�a � toute vol�e sa trique dans les c�tes et courut � sa poursuite.
Souris hurla de peur en entendant le ronflement du b�ton, car l'autre ne l'avait pas touch�, et, dans son trouble, d�passa la porte. Revenu bien vite en arri�re, il engagea dans le guichet la t�te et les pattes, croyant �chapper, mais l'op�ration �tait difficile, la travers�e laborieuse et Fran�ois, baissant sa lanterne, reconnut un sale roquet qui se tortillait comme un ver pour ficher son camp.
Furieux, il le saisit un peu en arri�re de la nuque, par la peau du dos, lui fit rebrousser chemin en le tirant � lui et l'emporta ainsi suspendu � sa cuisine, apr�s avoir toutefois barricad� avec un tronc de poirier l'ouverture dangereuse.
— Sacr� bougre de salaud, grognait-il, si c'est pas malheureux ! �a n'est pas gros comme le poing et �a veut sauter des chiennes dix fois plus hautes que soi. Mais, sacr� d�go�tant, tu n'arriverais seulement pas, en te dressant, � lui l�cher le cul !
Nonobstant, Souris, toujours prisonnier, ren�clant et soufflant, le corps autant que possible rattroup�, la queue entre les jambes, tremblait comme la feuille, en se demandant ce qui allait lui arriver.
— Attends, nom de Dieu ! je vais t'apprendre, moi, � venir aux femelles, mena�a le fermier.
Et l'azor provisoirement attach� au pied du buffet, il pr�para un vieil arrosoir qu'il avait en r�serve et se disposa, au moyen de nœuds savants o� le fil de fer et la ficelle se m�laient, � attacher � la queue du roquet cette ferraille sonnante. Quand ce fut pr�par�, saisissant le chien par le collier, il l'amena jusqu'au seuil de la porte qu'il ouvrit et le lan�a dans la nuit avec un vigoureux coup de pied au derri�re. Ensuite de quoi il fit claquer son fouet fortement en hurlant � l'adresse des autres :
— Venez-y donc, tas de salauds, si vous voulez que je vous en fasse autant !
Sur ce, il referma la porte et regagna son lit.
Aux claquements de fouet et aux coups de gueule de Souris suivis du charivari provoqu� par l'arrosoir sonnant sur les cailloux, il y eut dans les lignes assi�geantes un silencieux et prompt et g�n�ral mouvement de retraite.
Souris, tra�nant sa ferraille, apr�s avoir couru un instant avec cette grosse caisse particuli�re qui lui battait les fesses, s'�tait arr�t� bient�t, n'�tant plus poursuivi, et essayait, des pattes et des dents, de d�solidariser sa queue d'avec ce tintamarresque assemblage. Les autres, prudemment accourus, le regardaient et le flairaient ; mais l'attention qu'ils lui pr�t�rent fut de courte dur�e, et, deux minutes plus tard, repris par leur d�sir et rassur�s par le silence, ils �taient d�j� revenus flairer les ouvertures et ronger les portes.
Toute la nuit, mais en vain, ils travaill�rent � cette besogne. Au petit jour, la sortie du fermier les d�cida prudemment � gagner le large, mais ils ne s'�loign�rent pas beaucoup. Insensibles � la soif et � la faim, nourris par leur seule fi�vre amoureuse, ils r�daient aux alentours, ne perdant pas de vue la maison, attentifs � toute sortie, pr�ts � s'�lancer d�s que para�trait la chienne. Pas un ne d�serta ; cependant quelques-uns, las de rester debout ou de trotter en vain, s'�taient choisi derri�re un mur ou un buisson un l�ger abri, et de l�, couch�s sur le ventre, les pattes allong�es en une attitude h�raldique, ils attendaient, la t�te droite, le nez fr�missant, les yeux attentifs, pr�ts � bondir au premier bruit, � la premi�re senteur, au premier signal int�ressants.
Vers midi, Fran�ois ayant, pour ses besoins, fait sortir la chienne, tous simultan�ment, comme mus par le m�me ressort, saut�rent sur leurs quatre pieds, se r�unirent en un groupe compact et suivirent avec des yeux arrondis et brillants tous les pas et �volutions du ma�tre et de la b�te. D�s qu'ils furent rentr�s, il y eut une ru�e g�n�rale de tous ces m�les vers les lieux parcourus. Les museaux ardemment se pr�cipitaient aux endroits o� la chienne s'�tait arr�t�e, et ils l�chaient, reniflaient, humaient, tr�s excit�s, bougeant les narines, fron�ant les sourcils, puis tour � tour levaient la patte pour l�cher un jet saccad�, se bousculant, se grognant des injures, se mena�ant de leurs crocs afin de conqu�rir les bonnes places, l�cher les premiers et compisser express�ment le bon endroit.
Et la plupart, et tous rest�rent l� � r�dailler et � renifler sur cette piste humide jusqu'� ce que la nuit rev�nt et que le m�me si�ge que la veille recommen��t, sans Souris toutefois, lequel, d�go�t� � juste titre, �tait redescendu au village, son arrosoir au derri�re, � la grande joie des gamins et � la grande col�re de sa patronne.
Lis�e, cette fois, ne fut pas inquiet sur le sort de Miraut. Il savait que tous les chiens du pays manquaient � l'appel et connaissait la cause de leur absence.
� Il fait comme tous les autres ! songea-t-il. J'avais toujours pens�, depuis l'histoire de Bellone, qu'il serait port� sur la chose. �
Cependant, deux jours et trois nuits pass�rent sans amener d'autre r�sultat que de faire partir, pour un temps au moins, les affam�s et les timides ; mais les forts, les costauds, eux, restaient tous l�, de plus en plus excit�s et furieux peut-�tre aussi d'�tre si longtemps tenus en haleine pour rien. Ils devenaient extr�mement audacieux, et lorsque Fran�ois sortait sa cagne, comme il disait, malgr� les menaces du b�ton, ils se rapprochaient chaque fois davantage. Ils se rapproch�rent si pr�s m�me, que Turc put hasarder quelque part un galant coup de langue, dont la femelle ne fut gu�re effarouch�e, puisqu'elle d�tourna la queue de c�t� afin d'�tre par�e pour toute �ventualit�.
Turc, qui �tait, si l'on peut dire, un lapin, et qui la connaissait, se porta de c�t�, levant carr�ment le train de devant, et tandis que Fran�ois, un instant distrait par une voiture qui passait, ne faisait plus attention, pensant qu'il n'aurait pas le culot…
Il l'avait bel et bien ; mais cela ne faisait point l'affaire des camarades, qui, furieux de cette pr�f�rence, se pr�cipit�rent avec ensemble sur le galant et se mirent en devoir de lui rendre de concert les piles qu'il leur avait distribu�es � tous en d�tail.
Fran�ois profita du conflit pour rentrer sa chienne vivement, en suite de quoi il revint, en amateur, assister � la bataille. Une m�l�e terrible agitait ces sept ou huit m�les qui se secouaient � pleines gueules, mordant, grognant, hurlant, griffant et d�chirant. Ceux qui avaient le dessous piaillaient, cherchant � pincer la gorge pour l'�trangler ; ceux qui �taient dessus pi�tinaient de leurs pattes arm�es et tenaillaient avec une rage fr�n�tique les vaincus. Ce n'�tait plus � Turc seulement qu'on en voulait ; tous maintenant se d�testaient ; la m�l�e �tait devenue confuse : on l�chait un adversaire pour en attaquer un autre, et il n'y avait pas de raisons pour que cela fin�t avant qu'ils ne fussent tous ou presque hors de combat. Au bout d'une heure, pas un n'�tait indemne ; certains boitaient, les muscles des pattes trou�s, les os meurtris ; d'autres saignaient et se l�chaient ; d'autres, la m�choire transperc�e, les oreilles d�chir�es, se secouaient avec douleur ; Berger avait eu l'extr�mit� de la queue ras�e net d'un coup de dent ; Tom, une oreille d�coll�e, s'�cartait ; seul � peu pr�s, dans cette affaire, Miraut, qui pourtant s'�tait toujours tenu au plus �pais de la bataille, et avait cogn� et mordu en conscience, s'en tirait sans trop d'anicroches, un peu serr� et froiss� peut-�tre, mais n'�copant que de quelques coups de dents et d'insignifiantes d�chirures � la cuisse.
Cette �chauffour�e refroidit notablement les enthousiasmes et la plupart des combattants se retir�rent ; de toute la bande rest�rent Turc, acharn� tout de m�me malgr� une patte en lambeaux qui avait abondamment saign�, et Miraut, qui eut bien soin d'ailleurs, ainsi que son rival, de se dissimuler derri�re de vagues buissons pour se soigner en paix.
Le fermier s'aper�ut bient�t que tous les assi�geants fichaient le camp ; du moins il le crut, n'ayant pas remarqu� les deux fanatiques qui veillaient malgr� tout.
Il se r�jouit de la chose, qui lui permettait de laisser sa chienne sortir un peu. Imm�diatement, il alla la chercher dans la chambre, o� elle ne tenait pas en place, pleurant et grognant, pour l'amener devant la porte o� elle devrait rester sous sa surveillance.
Il se mit � scier du bois et la fit se coucher dans un petit coin, sur de la sciure, � l'abri d'un tas de b�ches.
L'autre, qui avait meilleur nez que son ma�tre, �venta tout de suite les deux galants et, filant subrepticement sans crier gare, rejoignit aussit�t Miraut, qui se trouva �tre le plus proche de la maison. Mais prudemment, avant d'en venir aux actes, les deux amoureux mirent plusieurs centaines de m�tres ainsi que quelques haies protectrices entre eux et le patron.
Cependant Turc avait vu lui aussi, et bient�t il fut l�. Fort de son habitude et d'un droit qu'il croyait bien consacr�, il se pr�para, sans m�me prendre garde � Miraut, � recommencer le coup qui lui avait si mal r�ussi l'heure d'avant. Un tel toupet n'�tait pas pour faire plaisir � celui-ci, et il le lui fit bien voir en administrant � l'invalide, que sa patte mettait dans un �tat d'inf�riorit� notoire, une de ces piles magistrales, une vol�e de coups de crocs telle, que Turc, boitant plus que jamais, bien vaincu et d�poss�d� de son antique privil�ge, se sauva � une centaine de pas, tandis que Miraut, triomphant, jouissait enfin devant lui d'une victoire si laborieusement conquise et si patiemment attendue.
Courb� sur son chevalet, au bout de quelques instants, Fran�ois, ayant jet� un coup d'œil sur sa chienne, ne vit plus que la place o� elle �tait couch�e.
— Sacr�e garce ! jura-t-il, je parie qu'elle leur court apr�s ; pourvu qu'il ne soit pas rest� un de ces salauds-l� aux alentours !
Et, sans perdre de temps, il partit � sa recherche, un b�ton � la main.
Ce ne fut qu'au bout d'un quart d'heure qu'il d�couvrit le couple, attach� cul � cul, attendant stupidement que cela voul�t bien se d�tacher.
Il poussa un juron furieux et se pr�cipita. Les deux prisonniers sexiproques, effray�s, tir�rent chacun de son c�t� et se d�coll�rent.
— Bougre de cochon ! grommela-t-il en s'�lan�ant sur Miraut, qui ne l'attendit point.
Mais, songeant qu'il �tait arriv� trop tard, qu'il n'y avait plus rien � faire, que tout �tait consomm�, pris d'admiration malgr� tout pour ce gaillard qui l'avait si bien roul� :
— Oh ! et puis m… ! ajouta-t-il. Puisque tu as commenc�, continue tant que tu voudras. Je ne vois pas pourquoi vous vous en priveriez plus que le reste de l'humanit�. C'est �gal, fripouille, dans deux mois il faudra que je m'appuie la corv�e d'assommer ta prog�niture. Tu pourrais pas les bouffer ou les noyer toi-m�me comme… oh ! quoique…
Et philosophiquement, Fran�ois les laissa � leurs amours, et Miraut, ayant tann� Turc et grandi par une telle victoire, eut la supr�matie et fut le coq de tout le canton.
Avec l'automne revint l'ouverture, et Miraut et Lis�e connurent derechef les joies pures des matins de chasse.
C'�tait pourtant, pour les chasseurs et pour les chiens, une mauvaise ann�e que cette ann�e-l�. Depuis plus de deux mois, ce qui avait permis d'admirables moissons et laissait esp�rer une vendange d'une merveilleuse qualit�, un soleil implacable avait pomp� sans rel�che toute l'humidit� de la terre, s�chant les bas-fonds, tarissant les sources, faisant baisser le niveau des rivi�res.
Les pr�s � grillaient �, disaient les paysans ; tout espoir de regains s'�vanouissait et, dans la for�t, atteinte elle aussi, les frondaisons, pr�cocement m�ries et roussies, tombaient et jonchaient le sol. Lorsqu'on marchait dans les tranch�es ou les clairi�res, cela faisait un bruit de foul�e qui s'amplifiait consid�rablement : un saut de grenouille, le moindre grattement de mulot ou de musaraigne, le saut d'un merle venu sur le sol pour �carter les feuilles et chercher des graines ou des vermisseaux produisaient un cliquettement comparable, quant � l'intensit�, � une course de renard ou � une fuite pr�cipit�e de bouquin.
Pass� huit heures du matin, il �tait vain d'esp�rer lancer un li�vre ; suivre une piste � plus de deux cents m�tres au dehors du taillis �tait absolument impossible, et Miraut et Bellone, et Lis�e et Philomen connurent des matins o�, malgr� la meilleure volont� du monde et le profond d�sir et le merveilleux travail des chiens, on doit quand m�me rentrer bredouille.
Bien avant le lever du soleil, pour profiter, dans les bas-fonds abrit�s, d'une vague et probl�matique ros�e, ils partaient tous quatre de concert. Les chiens qu�taient avec fr�n�sie, trouvaient de-ci de-l� de mauvais frets, h�sitaient sur les rentr�es parmi de vagues pistes � peine fray�es, tr�s embrouill�es et extr�mement t�nues.
Ce fut l� que l'intelligence de Miraut et son sens profond de la chasse s'accrurent encore et se d�velopp�rent.
Le nez ne lui donnant que d'insuffisantes indications, il regarda aussi avec ses yeux, fit des efforts de m�moire, rapprocha certains faits, �voqua les chasses pass�es et, selon le sens de ses conclusions, visita telle cache plut�t que telle autre, ce fourr�-ci de pr�f�rence � celui-l�.
On arrivait tout de m�me � lancer gr�ce � lui. Mais si les chasseurs n'�taient point � port�e pour arr�ter l'oreillard d�s le d�but de sa course, cinq minutes plus tard, ayant gagn� la plaine ou quelque chemin, c'�tait fini et bien fini ; Miraut et Bellone, le nez obstru�, �ternuant dans la poussi�re, renon�aient � la poursuite, d'autant que la chaleur, une chaleur impitoyable, leur faisait tirer une langue de six pouces au moins.
Ah ! c'est quelquefois un rude m�tier que celui de chien, et, la saison d'avant, la chasse n'�tait gu�re plus dr�le. Les pluies, cette ann�e-l�, avaient d�tremp� le sol et on ne pouvait flairer une piste sans que les narines ne s'emplissent d'eau imm�diatement, ce qui vous faisait �ternuer des cinq minutes cons�cutives. Et si l'on voulait suivre parmi les hautes herbes, l'eau ruisselante lavait tout fret, dissolvait toute odeur, au point qu'il �tait absolument impossible de faire revenir le gibier quel qu'il f�t, renard ou li�vre, au canton du lancer.
Du moins, dans ces moments-l�, si p�nibles qu'ils soient, la soif ne torture pas les chiens, et s'ils �taient, apr�s chaque partie, tremp�s comme des soupes, une heure apr�s ils avaient l'agr�ment d'�tre absolument secs et d'une merveilleuse propret�.
Mais avec cette terrible s�cheresse, rien � faire, et des dangers �taient � craindre, car les sous-bois pullulaient de vip�res qui s'y �taient retir�es, cherchant la fra�cheur et l'humidit�.
Une d'elles avait m�me un jour fichu une fameuse frousse � Lis�e. Voyant Miraut immobile, tel un chien d'arr�t, il s'�tait demand� qu'est-ce qui pouvait bien l'arr�ter ainsi, car son chien n'avait pas, en chasse, l'habitude de fl�ner.
� Bah ! songea-t-il, c'est un h�risson qui l'�pate, et il ne sait pas par quel bout le prendre, je comprends �a. �
N�anmoins, il alla se rendre compte ; il �tait temps.
Devant une �norme vip�re qui le fixait, Miraut, non point hypnotis�, bien s�r, mais intrigu�, se demandait s'il n'allait point sauter sur cette sale b�te et lui casser l'�chine, tandis que l'autre, le corps repli�, la t�te lev�e, se pr�parait non moins fermement � se d�tendre et � lui flanquer une vigoureuse morsure.
— Ah ! bon Dieu !
Lis�e n'avait pas h�sit�. En rien de temps, il avait �paul� et fait feu, et Miraut, qui ne s'attendait point � la secousse, sautait tout droit en l'air sur place, des quatre � fers � � la fois.
— Tu l'�chappes belle, mon ami, f�licita Lis�e.
Et, Philomen arrivant, il lui montra sa chasse.
— Ces charognes-l�, s'exclama-t-il, c'est la plaie de nos chiens. Une fois piqu�s, ils sont autant dire foutus. Non pas qu'ils en cr�vent, et souvent m�me on les sauve, mais pas avec de l'alcali, ainsi que le racontent ces charlatans de vendeurs de drogues. C'est de la foutaise, leur � armoniac �, comme ils l'appellent ; il faudrait, pour que �a fasse effet — et encore — �tre l� tout de suite apr�s la morsure. Et �a n'emp�che pas les chiens de perdre tout odorat.
� J'ai eu un chien d'arr�t, moi, mordu comme �a, � la chasse : un quart d'heure apr�s, mon vieux, il avait enfl�, enfl�, tellement enfl�, qu'on ne lui voyait pas plus les pattes qu'� un cochon gras pr�t � saigner. La pauvre b�te �tait insensible � tout. Sais-tu ce que j'ai fait ? C'est un vieux rem�de et, crois-moi, il vaut mieux encore que toutes les saloperies des v�t�rinaires qui n'y connaissent rien, rien du tout, absolument rien, tu m'entends, et ne sont qu'une bande de jean-fesses. J'ai pris une forte �pine, une solide branche d'�glantier garnie de tous ses dards, et, avec cet outil, je me suis mis � taper sur mon chien � grands coups, de tous les c�t�s, dans tous les sens, en ne laissant aucune place, pas un endroit, o� la peau ne soit mordue et piqu�e et d�chir�e par les aiguillons. � Il n'a pas plus boug� qu'une souche : je te l'ai dit, il ne sentait rien ; le soir, je lui ai, de force, fait prendre un peu de lait. Au bout de quatre ou cinq jours d'immobilit� et d'abrutissement, il lui est venu sur la peau des sortes de poches, des cloques pleines d'un liquide vaguement color�, et qui per�aient de temps � autre. � partir de ce moment-l�, il a d�senfl� petit � petit et a �t� sauv�.
� Il s'est m�me tr�s bien gu�ri et je ne me suis pas aper�u que son nez ait �t� moins subtil, mais il �tait devenu craintif et froussard ; � aucun prix il ne voulait suivre les haies, surtout quand elles �taient garnies d'herbes s�ches, car c'�tait en en faisant une qu'il avait �t� mordu par la vip�re.
� Tu vois qu'il leur en reste toujours quelque chose, et il est pr�f�rable que Miraut n'ait pas eu � passer par de telles �tamines. �
On continua la promenade et l'on gravit le Geys. Naturellement, on ne put lancer, mais on s'arr�ta au haut de la roche qui domine tout le riche vallon de Longeverne, si facile � exploiter, � d�fruiter, et l'on contempla un instant le paysage.
— Est-ce tondu, bon Dieu ! est-ce ras� ! disaient les deux hommes en fixant la plaine aussi loin que possible.
Les chiens, cependant, s'�taient approch�s eux aussi, et, devant l'espace, reniflaient le vide b�ant, intrigu�s de ne rien sentir et de ne rien voir au-dessous d'eux.
C'est que l'œil des chiens ne peut s'accommoder imm�diatement, comme celui de l'homme, � la vision � longue distance. Cela se con�oit, l'œil n'est g�n�ralement pour eux que le compl�ment du nez ; ce n'est qu'avec une longue pratique qu'ils arrivent a s'en servir convenablement. Comme son nez, en l'occasion, ne lui permettait pas de se faire la moindre opinion, Miraut fut surpris, et il le manifesta en l�chant � tout hasard une bord�e de coups de gueule dont l'accent d�celait � la fois de la menace et de la frousse.
Bellone, qui connaissait mieux le pays, ou pour qui cette impression n'�tait plus inconnue ni m�me neuve, ne l'imita point, et l'on continua � gravir le Geys.
Miraut devait d'ailleurs �prouver, au cours de cette journ�e, bien d'autres �tonnements.
Le d�sœuvrement, le hasard, l'espoir de trouver ailleurs ce qu'ils ne d�nichaient point chez eux avaient justement amen� � Ormont le gros et P�p�, qui chassaient, c'est-�-dire qui se baladaient ensemble ce jour-l�.
Il y eut une retrouvaille pleine d'effusion et de joie.
— Eh bien ! on en abat ?
— Oui, des kilom�tres. M'en parle pas, mon vieux, pas moyen de lancer.
— Sale temps, vraiment !
— Pas un brin de regain.
— On n'a au moins pas le mal de le faire ; �a fait qu'on est tous rentiers, maintenant.
— Oui, heureusement qu'on a eu beaucoup de foin et que la moisson a �t� bonne.
— �a n'emp�che qu'on cr�ve de soif, dans ce pays ! fit remarquer P�p�.
— J'allais le dire, souligna Lis�e.
— Y a-t-il pas moyen de d�goter une ferme o� l'on trouvera du vin frais ?
— Mais si ; nous allons descendre aux Planches, chez Fran�ois : il ne refusera pas de nous donner � boire � nous et � nos chiens, puisque, si j'en crois les bruits qui ont couru, Miraut a �t� du dernier bien avec sa chienne.
— Tous les vrais bons chiens sont… carnassiers, affirma P�p� ; allons chez Fran�ois, j ai une p�pie qui n'est pas dans un sac.
C'�tait uniquement pour rendre service aux voyageurs et aux passants que Fran�ois leur donnait ou leur laissait, selon qu'ils �taient pauvres ou ais�s, le vin qu'ils lui demandaient au passage. Selon une vieille et touchante coutume qu'il avait religieusement conserv�e, en m�me temps que le litre, il apportait toujours la miche de pain avec un couteau, car il est mieux et plus conforme aux r�gles paysannes de biens�ance et d'hygi�ne de casser une cro�te en buvant un verre.
Lis�e qui, de temps en temps, venait lui donner un coup de main gratuit, �tait un ami ; aussi, d�s qu'il le vit arriver avec ses camarades, il se mit en quatre pour leur � faire honn�tet� �, comme on dit l�-bas.
Sa femme vivement essuya les verres avec un torchon propre tir� de l'armoire, et P�p� la pria cordialement, pour elle et son mari, d'ajouter deux verres afin que tout le monde p�t trinquer.
Lorsque quatre chasseurs sont r�unis, c'est habituellement pour parler chasse, et quand quatre chasseurs parlent chasse, on peut en d�duire qu'ils en ont pour un certain bout de temps. Les litres et les litres se succ�d�rent sur la table ; on n'avait rien de mieux � faire qu'� boire en blaguant, de sorte que, au bout de deux ou trois heures de ce r�gime, si la soif avait � peu pr�s disparu, l'app�tit, par contre, �tait venu.
— Tu n'aurais pas un bout de lard par l� et des œufs � nous faire cuire ? questionna Philomen.
— Mais si, mais si ! Tant que vous voudrez, s'empressa Fran�ois, toujours d'avis.
— Ah ! et puisqu'on est r�unis, zut ! �a n'arrive pas si souvent, on va faire un peu la � bringue �. Tu n'as pas un poulet bon � saigner ? demanda le gros.
— Il y a tout ce qu'on veut, r�pondit Fran�ois.
— Montre-le-moi donc, que je lui flanque un coup de fusil.
— Ne laisse pas sortir les chiens, intervint Lis�e ; si Miraut, qui a eu autrefois du go�t pour ces sacr�es bestioles, te voyait tirer sur une d'elles, il serait dans le cas d'exterminer tout le reste.
Un instant apr�s, les chiens, d�ment enferm�s dans la pi�ce, sursautaient au coup de fusil et se mettaient � brailler � plein gosier, ce qui fit rire aux larmes les gosses de Fran�ois.
Une saucisse fut adjointe � ce menu improvis�, et l'on fit, en pleine semaine, une de ces ripailles comme seuls chasseurs pris impromptu savent en faire.
On raconta, ma foi, des histoires de chasses �difiantes et admirables et d'autres qui, pour toucher � des sujets plus profanes, n'en �taient pas moins hautes en couleur et fort savoureuses.
Cependant, Miraut, qui avec ses camarades chiens avait recueilli quelques reliefs du festin, �tait en train de se torcher le derri�re � sa fa�on. L'orifice en question sur le sol, bien assis, la queue en l'air, les jambes de derri�re allong�es et passant de chaque c�t� des autres, il progressait de ses seules pattes de devant, son post�rieur frottant le plancher en appuyant contre de tout son poids.
— S'il allait se planter une �charde dans le cul ! s'�cria Fran�ois.
— Penses-tu qu'il n'a pas regard� avant ! c'est un malin !
— Je me souviens avoir lu quelque part, intervint P�p�, l'histoire de Gargantua qui �pata son paternel en inventant, encore tout jeunet, des tas de torche-cul. Miraut est un type dans son genre. Savoir encore si le nomm� Gargantua, s'il avait eu des pattes au lieu de mains, aurait �t� capable de trouver celui-l�.
En entendant son nom, Miraut revint se dresser contre la table pour demander un os, une peau de saucisse ou une couenne de lard. On lui donna, mais comme il insistait toujours et que cela devenait inconvenant, Lis�e, d�j� un peu excit� par les libations, lui dit :
— Tu veux boire un coup, mon petit ? Tiens.
Et il lui tendit son verre plein de vin, que le chien flaira et duquel il se d�tourna avec d�go�t.
L�-dessus, nouvelles histoires de chiens et d'autres b�tes � poil et � plume ayant mang� ou bu les choses les plus extraordinaires et les plus bizarres qu'on p�t r�ver.
— C'est �gal, jamais mes chiens n'ont bu de vin, affirma Lis�e, et la bourgeoise voudrait bien que je leur ressemble de ce c�t�-l�.
— Qu'est-ce qu'on deviendrait, s'exclama P�p�, si on n'avait pas le jus de la treille pour se consoler de l'existence ? Ah ! le p�re No� �tait un sacr� bougre, et nous lui devons tous une fi�re chandelle.
Comme Miraut revenait � la charge, Philomen conseilla :
— Montre-lui voir le miroir, �a l'�patera.
On d�crocha du mur une petite glace et on la pla�a devant le chien, qui ne vit d'abord rien du tout, puis, s'apercevant que cela bougeait et remarquant son double dans le cadre, s'approcha tout pr�s afin de flairer cet �tre qu'il ne connaissait point.
Son nez heurta le verre, touchant ainsi au nez de l'adversaire. Comme nulle odeur ne monta, il ne tenta point, ainsi que certains singes, de regarder derri�re : son opinion �tait faite ; s'il e�t connu l'Eccl�siaste, il aurait certainement dit que tout cela n'est qu'illusion, abus et vanit� ; il le pensa, du moins, ou quelque chose d'analogue, car il s'en fut se coucher dans un coin aupr�s des autres.
— �a leur fait honte, concluait � tort le gros en continuant de boire.
Vers cinq heures, comme le jour baissait, on r�gla la d�pense, qui ne montait pas � quarante sous chacun, et l'on prit cong� de l'ami Fran�ois et de sa femme apr�s avoir donn� une dizaine de sous d'�pingles � ses gosses, ce dont il se d�fendit d'ailleurs tr�s vivement.
— C'est malheureux, maugr�ait P�p�, je n'ai pas pu tirer un seul coup de fusil aujourd'hui.
— Moi si, r�pliquait Lis�e, j'ai tu� une vip�re.
— Belle chasse ! vraiment.
— On fait ce qu'on peut, affirma Lis�e, on n'est pas des bœufs.
— C'est pas comme les gens de Vernierfontaine, du moins � ce qu'en disait le capitaine Cassard, un vieux dur � cuire pas tr�s catholique, et � qui ils avaient fait pour cela pas mal de petites salet�s.
� — Capitaine, je crois que les gens d'ici sont bien d�vots ?
� — Oh ! r�pliquait le p�re Cassard, ils sont assez vieux pour �tre des vaches ! �
— �a ne fait rien, �a m'emb�te de ne pas d�rouiller aujourd'hui ; parions que si tu lances ta casquette en l'air, je te la perce !
— La belle affaire, je parie d'en faire autant !
— Eh bien, chacun � tour de r�le va lancer son couvre-chef, et le voisin va tirer dedans. On tire avec du quatre ; celui qui mettra le moins de plombs en sera pour l'ap�ritif.
— Penses-tu que je veux lancer la mienne ! protestait Philomen ; elle est quasi toute neuve, je ne l'ai port�e qu'un an. Ma femme gueulerait salement !
— Ah ! m… pour les femmes ! � la guerre comme � la guerre ! ordonna Lis�e.
Et, ayant arm� leurs fusils, chacun � tour de r�le fit feu sur la casquette du copain, lanc�e en l'air lest�e d'un caillou assez pesant, afin qu'elle mont�t suffisamment haut.
Apr�s le premier coup de fusil, les chiens, croyant qu'un li�vre se d�robait qu'ils n'avaient point remarqu�, s'�lanc�rent de tous c�t�s en donnant. � pleine gorge.
Au second coup, ils ne donnaient pas moins, mais �taient tr�s �tonn�s ; au troisi�me, leur �patement grandit encore en voyant Philomen ne ramasser qu'une casquette, et au quatri�me, Miraut, enfi�vr� par l'odeur de la poudre, mais ne voyant toujours point de gibier, se demandait si Lis�e n'�tait pas tout simplement devenu louf.
Ce fut le gros qui paya le pernod ; la casquette, la bonne casquette de Philomen, sur laquelle il avait tir�, montrant juste deux trous de plomb alors que les autres �taient litt�ralement cribl�es.
Il mit la faute sur son fusil et sur ses cartouches dont la poudre �tait vieille, affirmant, au reste, que deux plombs bien plac�s �taient plus que suffisants pour arr�ter un oreillard.
Lorsque les quatre hommes sortirent de l'auberge, il faisait nuit. Le ciel s'�toilait, l'air �tait ti�de, un l�ger vent du sud-ouest courait dans les arbres du bois de la C�te, apportant distinctement les sept coups de l'heure qui sonnait � la tour de l'�glise de la grande paroisse, � une lieue de l�.
— Ah ! se r�jouit Lis�e, c'est le vent du haut, cela pourrait bien tout de m�me nous amener la pluie ; il ne serait que temps, en v�rit�, si l'on veut mettre un peu les b�tes au p�turage avant les gel�es et tuer quelques li�vres, histoire de payer le permis.
� ce moment, tout � coup, Miraut, qui venait de humer bruyamment le vent, allongea le cou vers le ciel et poussa un long et sinistre hurlement, hurlement de douleur et d'effroi ainsi qu'il avait fait d�j� lorsqu'il entendit la premi�re fois sonner les cloches ou qu'il se trouva perdu.
Presque aussit�t, comme s'ils l'eussent compris, Bellone, Ravageot et sa m�re Fanfare l'imit�rent en hurlant �perdument eux aussi.
— Qu'est-ce qu'ils ont donc ? s'�tonna le gros. On ne sonne pas, et la lune, je l'ai vu hier encore sur l'almanach, ne doit lever que vers les deux heures du matin.
Une vieille femme du pays, la m�re Barom�, venait dans la direction de l'auberge. Elle souhaita le bonsoir � tous et, de ses mauvais yeux, reconnaissant p�niblement, apr�s les avoir d�visag�s, Lis�e et Philomen, leur demanda si son gar�on Clovis ne se trouvait pas d'aventure avec eux, chez Fricot.
— Ma foi, non, r�pondit Lis�e ; il n'y avait que nous quatre. Vous le cherchez ?
— Oui, expliqua-t-elle ; il se fait tard et nous l'attendons pour souper. J'avais pens� qu'en rentrant de Mont-Tanevis, o� il �tait all� �laguer des fr�nes, il s'�tait arr�t� pour boire un verre � l'auberge.
— Il est sans doute all� aux filles dans quelque ferme de sur la C�te, plaisanta Philomen.
Les chiens hurlaient de plus belle, et P�p�, un peu en arri�re et qui n'avait rien entendu de la conversation engag�e, s'�cria tout haut, tr�s �tonn� :
— On dirait qu'ils hurlent � la mort.
— Mon Dieu, fit la vieille en se signant, pourvu qu'il ne soit pas arriv� malheur � mon gar�on !
Frapp�s de cette co�ncidence qui n'avait pourtant pas de motif de les retenir, Lis�e et Philomen n'en re�urent pas moins, comme ils le dirent plus tard, une secousse au cœur.
Ils se trouv�rent instantan�ment dessoul�s, rassur�rent du mieux qu'ils purent leur vieille voisine et s'en retourn�rent chacun chez soi, apr�s avoir fait leurs adieux au gros et � P�p�, lesquels n'avaient � aucun prix voulu accepter � souper chez l'un ou chez l'autre et tenaient absolument � rentrer chez eux de bonne heure.
Une fois isol�s, les autres chiens ne cri�rent plus ; seul Miraut, de temps � autre, agit� et inquiet, demandait la porte et se reprenait � hurler.
— �a doit annoncer un malheur, proph�tisa la Gu�lotte.
Lis�e ne put s'emp�cher de confier � sa femme ses appr�hensions, tout en ayant soin d'ajouter qu'il pouvait fort bien avoir tort de penser � de pareilles b�tises et qu'au surplus il le souhaitait vivement.
Ils se couch�rent, mais vers dix heures, n'ayant pu fermer l'œil ni l'un ni l'autre, en raison du vacarme que menait toujours le chien, Lis�e sauta du lit et mit le nez � la fen�tre. Il ne fut point �tonn� d'apercevoir des gens avec des lanternes qui se h�laient et d�ambulaient par les rues.
— Je vais aller voir, d�cida-t-il.
Le Clovis Barom� n'�tait toujours pas rentr�, et sa m�re, qui craignait un malheur, n'avait eu tr�ve ni repos qu'elle n'e�t d�cid� son mari et ses voisins � se rendre sur Mont-Tanevis � l'endroit o� son fils avait d� travailler durant l'apr�s-midi.
Lis�e s'enquit de leur affaire, puis, secou� lui aussi, il revint chausser ses souliers et, emmenant Miraut avec lui, partit rejoindre les chercheurs.
Le chien hurlait toujours et d'autres maintenant lui r�pondaient : Berger de sa p�ture, Tom du seuil de la boutique, Turc au loin, vers le moulin, et tous ceux des alentours ; c'�tait sinistre.
Le chien prit le trot, et on le suivit avec peine, moiti� marchant, moiti� courant. On arriva tout essouffl� au sommet de la C�te et, derri�re le chien toujours, on gagna rapidement le grand enclos o� Clovis Barom� avait d� venir travailler.
D'assez loin, au clair d'�toiles, on apercevait la stature squelettique et triste de quelques fr�nes d�v�tus � c�t� d'autres qui ne l'�taient pas, ce qui indiquait que, pour une raison quelconque, le gar�on avait d� abandonner la besogne commenc�e.
L'anxi�t� grandissait : on courait maintenant derri�re le chien, dont le poil du dos se h�rissait, et qui bient�t s'arr�ta, fig� de peur, hurlant plus lamentablement que jamais.
Au pied de l'arbre, l'�chine bris�e, le jeune homme gisait, la figure ensanglant�e par endroits, jaune, cireux, d�j� froid, tu� dans la chute qu'il avait d� faire. Une branche cass�e presque au sommet de l'arbre attestait son imprudence et indiquait l'accident : il n'y avait rien � faire qu'� ramener au village le cadavre. Deux hommes s'en charg�rent, qu'on relaya de temps en temps, pendant que les autres pensivement suivaient : ce fut un triste retour.
La vieille et le vieux Barom� n'avaient plus que ce fils ; ils avaient d�j� perdu leur a�n� au r�giment, o� il �tait mort d'une pleur�sie, et leur d�sespoir fut navrant. Les gens, devant leur douleur, ne pouvaient retenir leurs larmes, et Miraut, lui aussi, t�moigna de son chagrin en hurlant, car Clovis le caressait chaque fois qu'il passait devant leur maison.
Ce fut ensuite l'enterrement et peu � peu, sauf pour les vieux, inconsolables, l'oubli fatal ; mais le chien de Lis�e, dans tout le pays et aux alentours, s'en trouva grandi. N'�tait-ce point cette intelligente b�te qui, la premi�re, avait pr�venu les gens, qui avait insist� et conduit enfin son ma�tre et les autres sur le lieu du drame et, en cette occasion, avait en outre t�moign� d'une sensibilit� dont beaucoup de brutes � deux pattes n'�taient certes pas capables ?
— Miraut, c'est un sacr� chien, disait-on.
Et la Gu�lotte, flatt�e tout de m�me, en oubliait tout � fait de le rosser et de le faire je�ner.
La chasse fut d�cid�ment mauvaise, cette saison. Les chiens, d�rout�s par le manque de fret et rendus furieux, poursuivaient tout ce qu'ils rencontraient, m�me et surtout les chats, les matous qui, attir�s par le beau temps, friands d'oiseaux, s'aventuraient � travers champs et venaient se poster � l'aff�t, au bord des sources, afin de tuer pour leur compte personnel. C'�taient de courtes chasses qui finissaient au premier gros arbre rencontr�. Le chat, effar�, grimpait bien vite, se juchait � la deuxi�me ou la troisi�me fourche et, de l�, regardait de ses yeux verts, ronds et fixes, son poursuivant d�sappoint�.
Les chasseurs venaient se rendre compte et rejoignaient leurs chiens et, quand ils avaient reconnu le gibier, cela se terminait g�n�ralement par d'amicales engueulades.
Miraut chassa aussi les renards, les renards qui, eux, ne quittent que rarement le bois, ne suivent pas de chemins, laissent un fret plus abondant, plus fort et plus facile � suivre.
— Faute de grives on mange des merles, proclamait Lis�e ; autant �a que rien.
Les peaux ne valaient pas grand'chose encore, malgr� l'adage courant qui les pr�tend bonnes d�s que les citoyens � longues queues ont march� sur les �teules ; mais il y avait la prime, vingt sous pour un m�le, quarante sous pour une femelle. Naturellement, les renards tu�s, fussent-ils couillards comme taureaux, �taient tous, pour les besoins de la prime, baptis�s renardes, avec la complicit� de ce brave Jean, le secr�taire de mairie, qui d'ailleurs n'y connaissait rien du tout, n'y voyait jamais que du feu et se laissait complaisamment rouler.
Ces chasses-l� ne duraient gu�re qu'une demi-heure, trois quarts d'heure au plus, et se terminaient, quand on ne tirait pas, par la rentr�e du goupil dans son trou. Plusieurs d'entre eux furent ainsi rep�r�s et Lis�e et Philomen se promirent de pr�parer leurs pi�ges pour l'hiver, d�s que les peaux seraient bonnes.
Arriv� devant le terrier, Miraut habituellement reniflait et gueulait, essayant m�me de s'aventurer dans l'int�rieur du boyau ; mais il �tait trop grand et trop gros, et son ma�tre ne l'autorisait pas � le faire. Il renon�a d'ailleurs de plein gr� � affronter gueule � gueule les renards � partir du jour o� il fut bel et bien mordu par un vieux goupil � qui Lis�e avait cass� les reins d'un coup de fusil.
Il �tait l� sur le sol, allong�, ventant et soufflant, attendant le coup de gr�ce, quand le chien, tr�s excit�, furieux, arrivant � toute allure, lui sauta dessus.
En d�sesp�r�, le renard attrapa Miraut o� il put, saisit l'oreille droite et ferma la m�choire. Quand un renard bless� a mordu, c'est bernique pour le faire l�cher : Miraut, pinc�, avait beau se secouer et hurler, l'autre serrait dur et ne bougeait mie.
Lis�e, tr�s inquiet et fort ennuy�, dut, pour obtenir la d�livrance de son chien, allumer une poign�e d'herbe s�che et la fourrer tout enflamm�e dans la gueule du sauvage.
Cependant, Miraut, d�livr� et plus furieux que jamais, retomba sur l'adversaire, mais en ayant bien soin d'�viter la gueule. Il le saisissait par la queue, le secouait, le tirait violemment, tandis que l'autre, qui, l'�chine bris�e, ne pouvait l'atteindre, lui bourrait des yeux farouches en grin�ant des dents.
Lis�e aussit�t mit fin aux souffrances du bless� en l'assommant d'un coup de trique.
Il y eut aussi la chasse aux blaireaux, qui, eux, ne quittent que rarement les fourr�s et, moins rapides que les chiens, font t�te r�solument quand ils vont �tre saisis. Plus prudent, Miraut, en cette occurrence, ne se hasardait pas � affronter leur terrible m�choire ; il � donnait au ferme � alors, aboyant longuement pour inviter Lis�e � s'approcher ; mais, d�s que le pas de l'homme retentissait, le blaireau repartait, quitte � recommencer cinquante pas plus loin et ainsi de distance en distance, jusqu'� ce qu'il e�t atteint enfin son terrier, d'o� l'on ne pouvait plus le d�nicher.
Il y eut encore, vers la fin de la saison, au printemps suivant, la sinistre histoire avec le goupil pris au pi�ge, que Lis�e ramena vivant � la maison et qu'il rel�cha ensuite dans des circonstances terribles pour le sauvage[16].
Quand la chasse cl�tura, Lis�e n'avait occis que quatre li�vres ; c'�tait vraiment peu pour un tel fusil ; jamais lui et Miraut n'avaient fait si mauvaise ann�e ; aussi le gibier, l'�t� suivant, foisonnait-il et, pour avoir son compte tout de m�me, aux jours de f�te ou pour quelques r�unions d'amis, Lis�e s'embarqua-t-il de temps � autre, le soir, histoire d'en � sonner un � � l'aff�t, comme il disait.
Dans ces exp�ditions cr�pusculaires, il n'emmenait jamais avec lui Miraut, dont l'aboi intempestif e�t pr�venu les gardes, et il faisait au contraire tout son possible pour l'enfermer alors � la maison.
Cela n'emp�cha point le chien, quelques beaux soirs o� �a lui disait, de filer seul ou en compagnie de Bellone faire une petite partie. La chose n'avait pas grande importance, surtout le soir, car les repr�sentants de la loi ne poussent habituellement pas le z�le jusqu'� veiller pendant que dorment leurs concitoyens ; mais de jour, c'�tait plus dangereux ; aussi Lis�e avait-il l'œil sur son chien.
Nonobstant toutes d�fenses et surveillances, il fila cependant un beau matin. Il devait � savoir � un li�vre et conna�tre son g�te, bien s�r, car dix minutes apr�s il donnait � pleine gorge par le vallon de la fin dessus.
Le brigadier l'entendit. C'�tait un vieux forestier d'une scrupuleuse honn�tet� et qui ne connaissait que le service. Droit et solide encore, malgr� la cinquantaine, la moustache � la gauloise, les sourcils en broussaille, le p�re Martet avait �t� dans son jeune temps la terreur des braconniers, qu'il traquait de jour comme de nuit, sans piti� ni merci. Il pouvait se vanter d'en avoir r�duit la race, car on ne pouvait gu�re confondre Lis�e, bien qu'il tu�t de temps � autre un li�vre en temps prohib�, avec les voraces qui �cumaient autrefois le pays et mettaient en coupe r�gl�e champs et for�ts. Toutefois, Martet n'aimait pas entendre chasser les chiens en dehors des �poques fix�es, et s'il �tait enclin � l'indulgence envers ses compatriotes et dispos� � pardonner une premi�re faute, il laissait nettement entendre qu'en cas de r�cidive son devoir de fonctionnaire l'obligeait � s�vir vigoureusement.
Comme il connaissait, en bon forestier, la voix de tous les chiens de son triage, il reconnut parfaitement le lancer de Miraut et vint sans d�lai trouver Lis�e :
— Pourriez-vous me dire o� est votre chien ?
Lis�e n'essaya point de chercher de biais, il se gratta la t�te, s'excusant :
— Je vous assure, brigadier, que ce n'est pas de ma faute. Il a fichu le camp comme �a, sans que je le voie.
— Je m'en doute bien, parbleu, il ne manquerait plus que �a que vous l'ayez envoy� ; mais il n'en est pas moins en contravention, et mon devoir est de vous d�clarer proc�s-verbal.
— Pour la premi�re fois ! voyons, brigadier, vous savez bien que je ne braconne pas.
— La premi�re fois ! … La premi�re fois ! … enfin, bon. Entre gens d'un m�me pays, on n'est pas pour se bouffer le nez ; vous allez partir me le chercher et faire bien attention une autre fois, parce qu'alors, la loi c'est la loi, ce sera malgr� moi, vous savez, mais tant pis, le service avant tout ; mes chefs n'admettraient pas… et puis si je permettais � un, il faudrait que je permette � tous ! Non !
— Je comprends bien, approuva Lis�e qui mit ses souliers dare dare et s'en fut rechercher Miraut.
Il le ramena et, pour l'emp�cher de filer en sourdine, lui attacha au cou, par une corde, une grosse boule de quilles � mortaise qui lui interdisait tout galop.
Miraut la tra�na patiemment deux jours, puis, un matin qu'il avait r�solu de s'offrir une randonn�e, il rongea la corde, abandonna la boule et s'esbigna. Lis�e, � temps, heureusement s'en aper�ut, le vit, partit sur ses pas, le rattrapa, le ramena et cette fois, pour plus de s�ret�, lui rattacha la boule au collier avec un vieux bout de cha�ne.
Clopin-clopant, �cartant les pattes pour tra�ner son boulet, un jour que son ma�tre allait faucher du foin au bord du bois, Miraut le suivit. Malgr� la boule qu'il faisait rouler sur le sol, il s'enfila tout de m�me en for�t, et alla fourrer le nez au derri�re d'un levraut dont il connaissait le g�te.
Le p�re Martet qui partait en tourn�e et passait justement par l� marcha droit � Lis�e, s'�tonnant � juste titre de cette imprudente d�sob�issance � ses ordres.
— Vous n'entendez donc pas le raffut que fait votre chien ?
— Sacr� nom de nom ! il �tait l� il n'y a pas deux minutes avec sa boule de quilles au cou.
Ils s'en furent tous deux � sa recherche et n'eurent pas de mal � le d�nicher avec son boulet de for�at en effet, mais qui chassait quand m�me.
— Je vois bien que ce n'est pas de votre faute, conc�da Martet, mais quel animal enrag� de vice ! Avec un bout de bois d'un pied pendu au collier, il irait peut-�tre plus difficilement encore et cela le fatiguerait moins. Essayez donc.
On t�ta de l'entrave. C'�tait en effet, pour marcher comme pour courir, plus dur qu'avec la boule de quilles, et cela obligeait Miraut � avancer � la fa�on des �chassiers. Cependant, le jour o� il d�cida qu'il irait lancer un li�vre, le bout de bois, pas plus que la boule, ne l'arr�ta. Il s'en fut jusqu'� la for�t, clopinant et tr�buchant, mais d�s qu'il eut trouv� un bon fret, afin que son entrave ne le g�n�t pas pour courir, il la prit en travers de sa gueule et chassa sans dire un mot.
Le brigadier qu'il rencontra un jour au cours d'une partie fut d�sarm� par tant de constance et une si noble obstination ; il le laissa faire et s'en revint au village.
— Je l'ai vu, confia-t-il � Lis�e en prenant un verre avec lui. Savez-vous ce qu'il faisait pour ne pas que le bout de bois le g�ne ? il le portait dans sa gueule et il trottait, le brigand, si vite que j'aurais �t� bien incapable de le rattraper ; mais enfin, comme �a, vous comprenez, il ne peut pas brailler ; je suis couvert et je peux dire que je ne l'ai pas entendu : personne ne le sait d'ailleurs, par cons�quent personne ne daubera. Vous avez tout de m�me un sacr� chien !
Quatre automnes pass�rent qui firent de Miraut un ma�tre. La chasse n'avait plus pour lui de secrets : il n'�tait pas dans tout le territoire de la commune un canton de li�vre qu'il ne conn�t, un g�te possible qu'il ne soup�onn�t, un terrier dont il ne p�t d�signer le propri�taire. Il savait qu'� toutes les saisons un nouveau li�vre revenait s'installer dans telle haie, dans tel gros buisson, un jeune levraut s'�tablir dans telle combe ou dans tel murger ; il distinguait les jours o� ces locataires maniaques pr�f�raient les logis de plein air des luzernes et des tr�fles � l'abri touffu des grands bois ; il connaissait les haies giboyeuses et n'ignorait pas qu'au moment de la chute des feuilles et les jours de grand vent, les sillons des grands labours bruns rec�lent plus d'un capucin.
Quant aux ruses d�ploy�es par les adversaires, il les connaissait, les devinait, les pressentait. D�s qu'il lui arrivait de lever un li�vre, il devait se dire pour des tas de raisons qui eussent �chapp� m�me � Lis�e : � Toi, mon gaillard, tu es jeune, tu feras une pointe en dehors du bois et tu reviendras soit � droite, soit � gauche, j'aurai l'œil � ; ou encore : � Oh, oh ! voici une vieille connaissance ; o� va-t-il faire ses doubl�s et crocher aujourd'hui, le citoyen ? � Selon la direction prise, il savait o� la piste s'embrouillerait et de quel c�t� il faudrait op�rer les recherches pour d�m�ler la nouvelle.
Il connaissait la voix de tous les chiens des environs ; quand on �tait du c�t� de Velrans, il savait qu'il �tait autoris� � marcher � la chasse de Ravageot, et du c�t� de Rocfontaine aux abois de la vieille Fanfare.
Il avait un accent particulier, un timbre diff�rent de jappement, un mouvement de chanson de gueule sp�cial pour chaque gibier et d�s son premier mot, d�s sa qu�te m�me, Lis�e pouvait d�duire : c'est un li�vre, ou un renard, ou un blaireau, ou un �cureuil, ou encore il est sur un pi�tement de perdrix ou de cailles.
De m�me, si le matin �tait bon, cela se voyait imm�diatement � son allure, � son entrain, � sa joie, � sa fa�on de renifler et de chercher ; si cela ne marchait pas, il montrait moins de go�t, regardait souvent Lis�e, et l'on sentait une l�g�re humeur dans sa d�gaine, une certaine amertume dans son coup de gueule.
Il connaissait aussi bien et m�me mieux que son ma�tre les passages favoris des oreillards, et quand il chassait avec Bellone, ils op�raient maintenant r�guli�rement � la fa�on des renards, elle faisant le chien et lui le chasseur.
Longeverne �tait son domaine, il y r�gnait en souverain. Depuis le jour o�, � la ferme de Fran�ois, il ruina la supr�matie amoureuse de Turc, les femelles se soumirent passivement � son joug et les autres chiens reconnurent sa puissance. Ils ne lui gardaient point trop rancune d'�tre le pr�f�r�, d'ailleurs ils n'y perdaient rien puisque, avant lui, c'�tait Turc ; avant Turc, c'�tait Samson. Miraut se montrait moins jaloux et moins f�roce que les deux premiers, t�moignant souvent, apr�s la chevauch�e victorieuse et jusqu'� ce que le talonn�t de nouveau le d�sir, d'un certain abandon philosophique dont profitaient sans vergogne les rivaux.
Ils lui c�daient leur tour de corne devant la forge de Martin, lui abandonnaient le fumier qu'ils mettaient en coupe et ne lui cherchaient jamais de querelles.
Quand ils se rencontraient par les rues, ils dressaient le nez, battaient du fouet, s'approchaient sans d�fiance, se flairaient r�ciproquement le museau et le reste et, selon que cela leur disait, jouaient quelques minutes � se mordiller, � se rouler, ou � d'autres jeux encore d'une na�ve obsc�nit�.
Si d'aventure, dans les jeux de gueule, il arrivait � l'un d'eux de serrer un peu trop fort et qu'un l�ger nuage s'ensuiv�t, le jeu cessait purement et simplement et l'on partait chacun de son c�t�.
Miraut avait appris � conna�tre toutes les maisons du village et les ressources particuli�res qu'elles offraient selon les heures et selon les jours. Sans doute il �tait nourri chez Lis�e et n'avait pas grand'faim,
mais toute trouvaille est une joie que d�cuplent encore le plaisir de la recherche et la fi�vre de la d�couverte. Combien lui paraissaient sup�rieures � la p�t�e domestique, et hautes en go�t et piment�es selon la norme canine, les ventrailles faisand�es et puantes d�couvertes en un coin de haie ou les d�livrances de vaches arrach�es de vive lutte au fumier puissant dans lequel elles avaient croupi et ferment� !
Il savait que telle cuisine est toujours ouverte et que l'on y peut impun�ment boire, dans le seau des cochons, une eau savoureuse, �paissie de son et de pommes de terre cuites d�lay�es ; que dans certain coin ou au pied du pilier, l'assiette du chat rec�le toujours une lap�e de lait ou un relief de fricot qu'on peut s'adjuger sans inconv�nients. Il n'ignorait pas que, parmi les balayures de la grosse maison du bout du village et derri�re l'auberge de Fricot, pr�s du jeu de quilles, on trouve r�guli�rement des os � ronger, des bouts de peaux app�tissants, des couennes de lard et des tendons doublement savoureux. Il avait rep�r� avec soin les baraques hostiles et dont les gens n'aiment pas les b�tes. Il savait que le fromager du pays �tait enclin � l'indulgence et lui voulait du bien et que sa femme — d�cid�ment, une sale race que les porte-jupons — �tait loin de professer � son �gard les m�mes sentiments, qu'il fallait, avant d'aller saluer le mari, s'assurer au pr�alable qu'il se trouvait seul, si l'on ne voulait point obtenir un bon coup de balai au lieu d'une belle rondure de gruy�re ou d'un app�tissant morceau de � serret �.
Il connaissait de m�me toutes les personnes du pays, distinguait dans la rue les amis qu'il saluait d'un sourire, d'un tortillement du derri�re, d'un battage de queue ou d'un lessivage de mains ; il avait d�termin�, � une bouch�e pr�s, le degr� de g�n�rosit� des gosses � qui il ne faisait jamais de mal et qu'il caressait au passage. Tous d'ailleurs l'aimaient et il en �tait peu, parmi eux, qui, � l'heure du go�ter, ne pr�levassent sur leur chanteau de pain un morceau de cro�te ou de mie, pour le jeter au chien et s'�merveiller de ce qu'il l'attrap�t toujours si facilement, au vol. Il se pr�tait assez volontiers � leurs fantaisies, se laissait coiffer d'une casquette ou d'un b�ret, couvrir d'un tricot et serrer la patte pour la poign�e de main amicale de la s�paration.
Il t�moignait d'une indiff�rence polie, d'une r�serve digne et l�g�rement. d�daigneuse envers les �trangers qu'il ne connaissait point, � condition qu'ils fussent � peu pr�s v�tus selon la norme paysanne. Il professait pour les messieurs � pardessus et � chapeau melon un m�pris non dissimul� et pour toute la gent mal v�tue et d�guenill�e une haine violente qui pouvait aller quelquefois jusqu'au coup de dent. Le gibus lui faisait horreur non moins que la besace ; toutefois sur ce dernier point, Lis�e, brave homme, arriva, � force de le�ons et de discours, � lui faire admettre un distinguo. Respect aux vieillards, lui enseigna-t-il, et s'il ne put parvenir � extraire du cœur de son chien tout sentiment d'antipathie envers les vieux mendigots, du moins obtint-il qu'il les laiss�t p�n�trer dans la maison et r�citer leur � Notre P�re � sans trop montrer les crocs. Mais pour ceux qui �taient jeunes et solides, les rouleurs, les trimardeurs, commer�ants d'occasion, industriels � la manque, marchands de peaux de lapins ou de mine de plomb, il resta impitoyable et f�roce et faillit m�me faire arriver � son ma�tre une sale histoire pour avoir d�chir�, en m�me temps que les bandes molleti�res, un peu de la viande d'un gentilhomme cornemuseux qui mettait vraiment une insistance trop grande � vouloir, malgr� les portes closes, souhaiter le bonjour � Lis�e ou � la Gu�lotte.
Mordu et saignant, il criait qu'il irait trouver le maire si on ne lui payait pas des dommages-int�r�ts, une indemnit�, la forte somme, quoi ! Philomen, qu'il ne connaissait point et interrogeait � ce sujet, lui apprit justement que les gendarmes arrivaient � l'entr�e du village et qu'il pourrait bient�t, en toute justice, leur exposer ses griefs. La chose d'ailleurs �tait absolument fausse, mais l'autre, dont la conscience n'�tait probablement pas tr�s nette, profita du conseil pour s'�clipser rapidement.
Au reste, si Miraut n'avait aucun des instincts ni des habitudes du chien de berger et s'il ne s'approchait jamais des vaches, il n'en constituait pas moins un fameux et tr�s s�r chien de garde. Son nez subtil, sa fine oreille l'avertissaient avant tout le monde de ce qui se passait aux alentours de la maison. Lui, qui avait tant massacr� de poules au temps de sa jeunesse folle, prot�geait maintenant ces bestioles domestiques, la nuit et en hiver, du putois et de la fouine ; le jour, des attaques de la buse et de l'�pervier. Les lapins ne l'int�ressaient plus ; il d�daignait profond�ment, et pour cause, leur insignifiant fumet, et m�me lib�r�s de leur cage, il les regardait tourner autour de lui sans envie d'y toucher.
Durant le jour, quand il n'�tait pas occup� � sa tourn�e au village, il se tenait, soit aupr�s de Lis�e, soit couch� sur la paille de la lev�e de grange ou sous l'auvent de la porte de l'�table. Il signalait r�guli�rement par un aboi la pr�sence d'un arrivant ou d'un passant, son oreille ne le trompant jamais.
Les soirs d'hiver, couch� derri�re le po�le avec les chats, on le voyait de temps � autre lever le mufle, pousser un grognement d'amiti�, d'indiff�rence ou de col�re et de surprise selon que c'�tait un ami proche, un parent, un voisin quelconque ou un �tranger qui approchait. On pouvait m�me savoir quand c'�tait Philomen qui venait en traversant l'enclos. Miraut alors poussait la politesse jusqu'� se lever pour aller le recevoir � la porte ; si c'�tait un mendiant en qui il soup�onnait le rapineur, on avait grand'peine � le tenir ; il aurait d�vor� l'intrus si on l'e�t laiss� faire. Quant � la Ph�mie, il ne la gobait toujours pas ; sa patronne lui avait interdit de japper quand elle venait ; cela ne l'emp�chait point de grommeler quand il entendait sa sabot�e particuli�re et de lui montrer les dents d�s que le regard du ma�tre ne l'obligeait plus � dissimuler ses v�ritables sentiments.
Tant de qualit�s professionnelles et domestiques avaient fait de Lis�e et de lui deux amis fraternels qui se pardonnaient mutuellement leurs fautes : li�vres bouff�s par le chien sans autorisation pr�alable ni partage �quitable avec le ma�tre, stations trop prolong�es du patron chez les bistros quand on allait en voyage. La Gu�lotte, elle-m�me, � la longue, nul accident f�cheux n'ayant endeuill� sa basse-cour et amoindri son porte-monnaie, avait fini par l'admettre et par lui t�moigner, dans ses rares bons moments, quelque affection.
La r�putation de Miraut avait franchi les fronti�res naturelles de sa r�gion. Non seulement par le canton o� son premier ma�tre, le gros, et P�p�, son parrain en somme, avaient exalt� ses vertus et proclam� sa gloire, mais ailleurs, dans les pays voisins, au chef-lieu d'arrondissement, � Besan�on m�me, les professionnels de la chasse n'ignoraient pas qu'il se trouvait quelque part, dans une commune appel�e Longeverne, un chien courant vraiment extraordinaire, �patant, mon cher, et qui faisait l'admiration de tous ceux qui avaient pu le voir � l'œuvre.
Et l'on venait le voir. Les gros bonnets du canton, le notaire, le juge, le receveur d'enregistrement, le percepteur, lorsqu'ils avaient besoin d'un li�vre, ne d�daignaient pas de pousser, comme par hasard, jusqu'� Longeverne et de venir proposer, au d�bott�, une partie � Lis�e pour le lendemain.
Roublard et finaud, le chasseur, quand il avait le temps, acceptait pour ne point se faire mal voir de ces vindicatifs et jaloux personnages, mais il n'ignorait pas que ces flagorneries int�ress�es s'adressaient beaucoup plus au patron de Miraut qu'� Lis�e lui-m�me, et l'orgueil qu'il aurait pu ressentir en �tait de beaucoup mitig�, car tous ces beaux phraseurs ne l'eussent pas seulement regard� s'il n'e�t eu qu'une carne incapable de lancer, au lieu du ma�tre chien qu'il avait la joie et l'honneur de poss�der.
D'ailleurs, d�s que Lis�e, contraint par la besogne, avait quitt� la chasse commenc�e, le chien, s'en apercevant, ne moisissait pas en la compagnie des gens � chapeaux et rentrait aussit�t dans ses foyers.
— Vous ne le vendriez pas, votre chien ? demanda un jour au chasseur ma�tre Gouff�, le notaire, M�ridional h�bleur, menteur, tra�tre comme l'onde elle-m�me, qui e�t vendu son p�re pour traiter une affaire avantageuse et dont les paysans appr�ciaient beaucoup les qualit�s administratives.
Lis�e �clata de rire � cette proposition.
— J'aimerais mieux vendre ma femme, ricana-t-il, et m�me la donner pour rien.
— J'ai pourtant un de mes amis � Besan�on, un juge, qui d�sirerait un bon courant, je lui ai parl� de Miraut. Il est millionnaire, vous savez, et en offrirait un tr�s bon prix. Il viendra en auto un de ces jours, vous pourrez vous arranger.
— Jamais de la vie ! protesta Lis�e.
— Allons, mon cher, concilia ma�tre Gouff�, il ne faut jamais dire : fontaine, je ne boirai pas de ton eau. Il viendra dimanche, vous verrez, je crois qu'il monterait bien jusqu'� cinq cents francs ; cinq cents balles, c'est une somme, r�fl�chissez !
— C'est tout r�fl�chi, trancha Lis�e ; dites � votre juge qu'il continue � condamner les pauvres bougres au profit de quelques dr�lesses pour faire plaisir au s�nateur cocu de sa r�gion et qu'il me foute la paix avec Miraut.
— Voyons, ne vous montez pas ; c'est un charmant gar�on, vous vous entendrez tr�s bien, vous verrez.
La Gu�lotte, qui �tait pr�sente � cet entretien, avait ouvert des yeux �normes � la proposition d'achat et sa gorge, d'�motion, en �tait devenue s�che. Tant que le notaire resta l�, elle se contint, mais quand il fut parti, elle entreprit son homme aussit�t :
— Y as-tu pens� ? Cinq cents francs ! On aurait presque deux autres vaches avec cette somme-l�. Songe au lait que nous pourrions porter � la fromagerie, aux sous qu'on toucherait tous les trois mois. Tu ne vas pas t'ent�ter ; un chien, ce n'est qu'une b�te apr�s tout et, puisque tu tiens absolument � en avoir un, tu en trouveras facilement un autre…
— Tais-toi ! tonna Lis�e. Miraut n'est pas un chien comme les autres, c'est un ami et un enfant, je suis habitu� � lui et lui � moi, je ne veux pas que tu me parles de cette affaire et si l'autre, malgr� sa galette, a le toupet de venir dimanche, je me charge, tout en �tant poli, de lui montrer qu'un paysan qui n'est pas un vendu vaut bien un juge.
— Tu n'as jamais �t� qu'un �ne et une brute ! ragea-t-elle. On n'a pas id�e, quand on peut faire un si beau march�…
— Assez, nom de Dieu ! coupa Lis�e.
Le dimanche, en effet, en compagnie de ma�tre Gouff�, l'amateur s'amena de bon matin et s'invita � chasser avec Miraut et Lis�e. Au premier coup d'œil, le chien lui plut et, fort complaisamment, Lis�e lui permit d'admirer, au cours des chasses que l'on fit, les qualit�s de son compagnon et ami.
Le richard invita Lis�e � d�jeuner chez Fricot o� le notaire avait fait composer un menu soign�, agr�ment� de vins capiteux. D�fiant, Lis�e d�clina l'offre ; mais Gouff� avec sa faconde habituelle intervint :
— Voyons, cher ami, vous avez �t� si aimable de nous accompagner, vous ne pouvez pas refuser…
Et le chasseur dut se mettre � table o� il mangea et but consciencieusement.
On parla chasse ainsi qu'il convenait, mais, d�s que les autres voulurent aborder la fameuse affaire, Lis�e fut intraitable.
Apr�s avoir, fort poliment d'ailleurs, r�pondu en invoquant des questions sentimentales auxquelles l'autre ne sembla rien comprendre et comme il insistait trop, jonglant avec les billets de cent, Lis�e, tout d'un coup, tr�s p�le, s'�cria :
— Tenez, monsieur, vous �tes bien honn�te de m'avoir invit� et je vous remercie de votre repas, mais aussi vrai que vous �tes millionnaire et que je ne suis, moi, qu'un pauvre bougre de paysan, vous n'aurez jamais mon chien. S'il vaut cinq cents francs pour vous, pour moi il n'a pas de prix : on ne m'ach�te pas un ami tel que lui comme on ach�te une conscience de d�put�, et je vous jure sur ma t�te qu'il ne cr�vera que dans ma maison.
L�-dessus, il se leva, salua la compagnie et partit � Velrans voir P�p�.
La Bellone se faisait vieille. Philomen, un jour, hochant la t�te avec regret, le fit constater � Lis�e : c'est qu'elle atteignait ses dix ans. Sans doute ce n'�tait point encore l'extr�me vieillesse et d�cr�pitude, car elle avait toujours �t� bien soign�e, bien nourrie, bien trait�e. Elle ferait encore au moins deux saisons de chasse, mais il �tait temps, tout de m�me, de songer � sa succession. �videmment, elle mourrait � la maison, de sa belle mort ; Philomen, � l'encontre de beaucoup de brutes qui pr�tendent au titre de chasseurs et tuent leurs chiens en guise de remerciement lorsque ceux-ci deviennent vieux et infirmes, gardait toujours les siens jusqu'� leur derni�re heure. Oh ! ce n'�tait souvent pas r�jouissant : la vieillesse les rendait claudicants et baveux, quelquefois ils pelaient, une gale maligne leur cro�televait la peau, les oreilles se mettaient � couler, ils devenaient sourds, ils n'y voyaient plus, qu'importe ! on les soignait tout de m�me et il leur restait toujours, avec la bonne �cuelle quotidienne de p�t�e, une liti�re fra�che dans un coin paisible et chaud de l'�table pour attendre le grand d�part.
Philomen fit remarquer � Lis�e que la chienne �prouvait maintenant en chasse assez de peine � suivre Miraut, que son poil se d�colorait par endroits, qu'elle blanchissait sur les tempes, que la paupi�re s'allongeait et se fripait et que la lippe pendait l�g�rement, d�couvrant un peu les crocs de la m�choire inf�rieure dont la gencive �tait moins ferme.
Aussi lorsque le printemps, remueur de s�ves et stimulateur du sang, l'eut rendue amoureuse, il lui donna Miraut durant une huitaine pour compagnon afin de lui faire faire une derni�re port�e de laquelle il conserverait une petite chienne.
Car Philomen tenait essentiellement � conserver une b�te de cette race, une race un peu particuli�re et point catalogu�e parmi les num�ros des grands amateurs, mais qui, pour �tre moins connue, n'en avait pas moins un nez excellent et un jarret infatigable. C'�taient des chiens de taille moyenne, aux formes sveltes, ni bien ni mal coiff�s, avec un os du cr�ne pointu et des attaches solides. Leur robe, d'un blanc sale avec des taches marron ou grises, n'�tait rien moins qu'agr�able et leur poil, ni ras, ni rude, semblait interm�diaire entre celui des porcelaines et des griffons. Philomen avait toujours vu chez eux de ces chiens-l�, son p�re et lui en avaient toujours �t� contents ; c'�taient des animaux pleins d'intelligence et de feu, excellents lanceurs et qui manifestaient g�n�ralement assez de r�pugnance pour le renard.
Bellone fut donc couverte par Miraut.
La grossesse, qui dura comme celle de la louve et de la renarde, neuf semaines et trois jours, au dire de P�p�, ne fut signal�e par aucun des ph�nom�nes particuliers � cet �tat qui se remarquent d'ordinaire chez la femme enceinte. Du moins, si elle souffrit, nul ne le sut, car elle ne manifesta ni par des cris, ni par des mouvements, ses sensations. La premi�re port�e quelquefois pr�sente des accidents et des bizarreries assez remarquables : fi�vre intense, �coulements sanguins et noir�tres, salivation abondante, perte momentan�e de l'app�tit et beaucoup de sympt�mes assez comparables � ceux de l'empoisonnement, mais cela ne se revoit pas aux gestations suivantes.
Bellone s'alourdit assez vite. Quand elle se sentit pr�te � mettre bas, ce que Philomen remarqua au sexe qui saignait un liquide ros�, elle s'�clipsa, chercha dans l'�curie un coin solitaire et �cart�, pi�tina la paille, la cassa, l'assouplit et, dans le plus grand myst�re, accoucha de six chiots que l'on d�couvrit le lendemain matin dans une couche propre, nette, enti�rement lessiv�e par la m�re qui s'�tait elle-m�me d�livr�e et seule avait vaqu� � sa toilette personnelle et � celle de ses nouveau-n�s.
Lorsque son ma�tre la visita, il la trouva couch�e en rond, les petits blottis bien au chaud dans son giron, se chevauchant, s'enchev�trant l'un dans l'autre pour jouir de plus de chaleur encore. Le chasseur les prit un � un pour les examiner, tandis que la m�re, les yeux inquiets, regardant tant�t celui qu'il venait de d�poser, tant�t celui qu'il reprenait, le laissait faire cependant sans protestations.
C'�taient des esp�ces de gros boudins longs de quinze � vingt centim�tres, queue comprise, absolument informes. Dans la t�te, � peine distincte du corps, aux yeux clos, la bouche laissait �chapper un fr�le vagissement, le nez ros�tre vaguement fr�missait, les oreilles avaient l'air de deux petits clapets qui, selon le balancement de leur propri�taire, se soulevaient � demi et retombaient bien vite. La robe ne pr�sentait aucune nuance : ils �taient ou tout blancs ou tout noirs, sauf l'un d'eux qui offrait quelques �lots circulaires noirs dans un oc�an de blancheur. Les pattes, comme rejet�es lat�ralement, �taient trop petites et sans force et ils se d�pla�aient ainsi que de gros vers trop gras lorsqu'ils voulaient saisir un des six n�n�s de la maman. Les mieux remplis �taient ceux de derri�re ; aussi, d'instinct, quand venait l'heure des t�t�es, ils s'y bousculaient avec �nergie, cherchant goul�ment � s'y agripper.
La m�re, de son nez, rapprochait les mal partag�s des mamelles libres et les c�t�s de leurs t�tes se gonflaient alors comme des joues. On entendait de temps � autre ainsi qu'un bruit claquant de baiser et, quand ils �taient tous align�s le long du ventre, on voyait distinctement leurs petites pattes coop�rant elles aussi � l'œuvre de vie ; celles de derri�re se crispant au sol pour les maintenir en bonne place, tandis que celles de devant, alternativement, pi�tinaient le sein, le pressant rythmiquement afin sans doute de faciliter la succion, et toutes les petites queues vermiculaires vibraient l�g�rement.
Pour choisir la chienne que Philomen devait garder, Lis�e, pr�venu, vint voir la port�e et Miraut l'accompagna dans sa visite. Il y avait quatre chiennes et deux m�les, lesquels, sacrifi�s d'avance, furent habilement subtilis�s, sans que la m�re s'en aper��t trop, et disparurent. Il lui sembla bien toutefois, en venant retrouver les autres, qu'il y avait quelque chose de chang� dans sa port�e et elle en fut un peu inqui�te. On avait, par la m�me occasion, transport� ailleurs les quatre rejetons restant afin de l'obliger � choisir elle-m�me la pr�f�r�e, ainsi que la vieille Fanfare, m�re de Miraut, avait fait jadis pour lui. Elle n'h�sita pas ou presque pas et emporta d'abord dans sa gueule la noire et blanche, puis chacune des autres � son tour.
Les deux hommes �taient debout aupr�s d'elle qui s'�tait recouch�e, entourant et l�chant sa g�niture, lorsque Miraut, intrigu�, entr'ouvrit � son tour la porte d'�curie et s'introduisit sans fa�ons pour voir un peu ce qui se passait.
Il n'eut pas l'honneur de contempler ses enfants. D�s qu'elle l'eut aper�u, grondante, Bellone se redressa, montrant les crocs et lui signifiant nettement qu'il n'avait rien � voir dans l'�levage et l'�ducation de sa famille. L'heureux p�re n'insista pas. C'est qu'une chienne qui a des petits n'est pas un animal commode ni bienveillant : nuls autres que le ma�tre Philomen et l'ami Lis�e n'avaient le droit de toucher aux jeunes toutous, pas m�me la ma�tresse de la maison ni les gosses.
Miraut se le tint pour dit : il fila sans mot dire par o� il �tait venu, la fibre paternelle ne vibrant d'ailleurs pas beaucoup et m�me pas du tout en lui ; un banal sentiment de curiosit� l'avait simplement port� � s'approcher afin d'examiner ce qui pouvait si vivement int�resser son ma�tre et son ami.
On laissa la chienne � sa marmaille et l'on vint, en buvant un verre, attendre qu'elle sort�t elle-m�me et s'�loign�t de sa port�e pour r�gulariser d�finitivement sa situation familiale.
Deux heures apr�s, elle venait � la cuisine manger et boire, et Philomen et Lis�e, �tant apr�s un prudent contour rentr�s � l'�curie, lui enlevaient les trois b�tes qu'elle ne devait point garder, une seule �tant suffisante aux besoins du chasseur alors que plusieurs eussent fatigu� et �puis� la nourrice.
Dans un tablier, Philomen d�posa les trois nouveau-n�s vagissants et fila, avec son compagnon, par la porte de dehors qu'il reboucla soigneusement derri�re lui. Et tandis que, dans le fond du jardin, Lis�e, � coups de pioche, creusait un trou assez profond pour y enfouir les cadavres, Philomen simplement assommait les trois b�tes en les projetant violemment contre une grosse pierre. Ce n'�tait pourtant point sans un serrement de cœur qu'il perp�trait ce triple massacre d'innocents qu'un autre avait d�j� pr�c�d�, mais les n�cessit�s de la vie l'y obligeaient, et d'ailleurs les petits �tres, tout � fait inconscients, � peine �veill�s, n'avaient le temps ni de sentir ni de souffrir. Le choc brutal les tuait net, les os fragiles du cr�ne �taient d�fonc�s, les visc�res broy�s ; une goutte de sang venait perler au bord des narines et c'�tait tout.
Avec ses sabots, Philomen essuyait sur la terre les traces humides qui eussent pu le trahir et venait enfouir les chiots tu�s dans le trou creus� par son comp�re.
— Sale corv�e ! murmurait-il. Et la chienne en va avoir pour deux jours � suer la fi�vre, car si, apr�s le premier escamotage, elle n'avait point trop remarqu� grand'chose, elle s'apercevra bien maintenant qu'il manque beaucoup de petits � l'appel et les cherchera en pleurant.
— Du moment qu'il lui en reste un, elle se consolera et ne l'en aimera que mieux, reprit Lis�e. Ah ! si on ne lui en avait point laiss�, �'aurait �t� une autre histoire. Pendant trois jours, mon vieux, elle aurait couru comme une folle, cherchant partout, dans tous les coins et recoins et jusque sous les lits en appelant plaintivement. Elle aurait gratt� � tous les endroits o� elle aurait remarqu� que la terre a �t� remu�e, fouill� l'�curie et la grange, sond� les trous les plus petits, les passages les plus �troits dans l'espoir de retrouver quelques-uns de ses enfants disparus. Souvent m�me, dans ces cas-l�, elles soup�onnent les chiens voisins de les avoir tu�s et d�vor�s ! J'ai vu des m�res, ainsi d�pouill�es, flairer le nez de leurs camarades m�les et te leur flanquer des ross�es terribles, probablement parce qu'elles les soup�onnaient de multiples assassinats domestiques dont ils �taient, apr�s tout, peut-�tre capables, mais s�rement point coupables.
— Les lapins m�les d�vorent pourtant leurs enfants.
— Ce n'est point pour la m�me raison, affirma Lis�e. Les lapins sont toujours en chaleur, toujours en d�sir ; quand la femelle allaite, elle ne veut pas, comme de juste, se laisser faire ; alors pour se venger ou pour lui �ter toute raison de se refuser, ils suppriment purement et simplement la cause du refus : ce sont des esp�ces de satyres, pas autre chose.
Pour Bellone, d�s qu'elle fut retourn�e � sa niche, elle t�moigna, devant le seul b�b� qui lui restait, d'un �tonnement plein d'angoisses. Ses yeux fouill�rent tous les recoins environnants, elle gratta la couche avec ses pattes et, ne trouvant rien, fureta par toute l'�curie, derri�re les cr�ches et jusque sous les pieds des vaches.
Sit�t qu'elle vit repara�tre Lis�e et Philomen, qui avaient eu bien soin de se d�barbouiller les mains, elle vint � eux et les flaira. Les soup�onna-t-elle ? C'est possible, ses soup�ons s'�tendaient � tout son univers connu, mais tout � coup, craignant peut-�tre qu'ils ne lui enlevassent encore son dernier enfant, elle se pr�cipita sur son lit et entoura son chiot avec une pr�cautionneuse et craintive tendresse. La petite b�te, r�veill�e, chercha la mamelle aussit�t et la m�re le l�cha copieusement, ne s'interrompant que pour regarder les deux hommes avec de grands yeux fi�vreux, tout brillants d'une douloureuse inqui�tude.
Deux jours durant, appr�hendant quelque malheur nouveau, elle se refusa obstin�ment � quitter l'�table et l'on dut lui apporter � manger et � boire devant sa couche toujours propre, car les mamans chiennes, tant que les petits les t�tent et ne mangent rien d'autre, nettoient elles-m�mes les ordures de leurs enfants en les avalant tout simplement.
Au bout de quelques jours la petite chienne, qu'on avait baptis�e Mirette en honneur de son p�re, commen�a � ouvrir un peu les yeux, des yeux vagues d'un bleu gris, absolument sans expression et sans vie, petits globes translucides o� jouait vaguement la lumi�re et qui sans doute ne voyaient rien encore.
En m�me temps, les pattes lourdaudes prirent un extraordinaire d�veloppement et la t�te, se d�tachant du cou, devint �norme par comparaison avec le reste du corps. La peau poussait plus vite que les muscles, pelure trop vaste, pliss�e au col et aux jointures et tendue sous le ventre. Mirette t�tait avec une gloutonnerie admirable, passant d'un n�n� � l'autre avec rapidit� et pressant avec �nergie de part et d'autre de la mamelle. Enfin, vacillant sur ses pattes, elle commen�a � explorer les fronti�res de sa couche.
Maintenant, lorsque sa m�re l'abandonnait pour aller manger et faire son tour de promenade hygi�nique, qu'elle ne sentait plus la douce chaleur naturelle qu'elle appr�ciait tant, elle essayait de la suivre des yeux, de ses petits yeux enfonc�s sous leurs gros bourrelets de paupi�res au moins jusqu'� la porte, et pleurait comme un petit enfant d�s qu'elle ne la distinguait plus. Mais ses chagrins ne duraient gu�re et, l'instant d'apr�s, alourdie du repas, elle s'endormait o� elle �tait, tant�t sur le c�t�, tant�t sur le ventre, le museau bayant aux mouches ou enfoui � m�me la paille de sa liti�re, d'un sommeil de plomb d'o� la tirait seules la venue et l'odeur de sa m�re, car c'est probablement le sens de l'odorat qui s'�veille le premier chez le chien. Elle n'�tait encore sensible ni aux gloussements des poules, ni aux meuglements des vaches : pourtant la lumi�re commen�ait � l'int�resser.
Ce ne fut qu'au bout de plusieurs mois qu'elle prit sa forme �l�gante et son d�finitif pelage, en tout semblable � celui de Bellone. Mais, durant ce temps, elle fit connaissance avec bien des choses, apprit � marcher, � craindre le sabot des bœufs, � sortir du lit pour vaquer � ses besoins et laper le lait et la soupe dans l'assiette, � c�t� de sa m�re qui lui faisait encore elle-m�me sa toilette.
Cependant, elle savait d�j� toute seule se gratter et quand une puce, — et jeunes chiens n'en manquent point, — errant � travers ses poils, la chatouillait, elle jetait avec une promptitude amusante son petit mufle sur sa peau ou bien grattait avec fr�n�sie l'endroit sensible. D'ailleurs, elle apprit bien vite � lustrer toute seule son habit et bient�t, chaque jour, ne laissa nulle place o� la langue ne pass�t ni ne repass�t.
Elle connut les hommes et les gosses, reconnut les �tres de la maison et ne manqua pas un jour � emb�ter sa m�re en la mordillant consciencieusement.
Quand on la laissa courir dehors, la vieille l'accompagna et, bonne �ducatrice, la pr�vint de tous dangers, la tirant par la peau du cou quand elle ne se garait pas assez vite des voitures et ne permettant aux autres chiens de l'approcher que quand elle �tait bien assur�e de la puret� de leurs intentions.
Miraut ne fut admis � lui �tre pr�sent�, c'est-�-dire � la flairer et � la sentir sur toutes les coutures, qu'assez tard, car il avait �t� vu dans la maison le jour de la disparition des autres petits, et si la chienne les avait bien oubli�s � l'heure actuelle, elle n'en avait pas moins conserv� un vague sentiment de m�fiance envers lui.
Il t�moigna � sa fille de la sympathie, mais il serait sans doute exag�r� d'attribuer la manifestation de ce sentiment � autre chose qu'� une galanterie naturelle et de vouloir penser que la vibration de la fibre paternelle y f�t pour quelque chose.
Et, comme tous les jeunes chiens, Mirette grandit, rongeant quantit� de pieds de chaises, d'armoires et de lits, d�vorant force chaussettes, souliers et savates et poil et plume et corne et tout ce qui avait odeur ou saveur, pour sa plus grande joie, en attendant les plaisirs de l'�ge adulte et la saison prochaine de chasse o�, vers le milieu de d�cembre, elle ferait enfin ses premi�res armes sous les hautes directions de son p�re et de sa m�re.
Mirette, � l'ouverture, n'avait que quatre mois et demi ; elle �tait donc encore trop jeune pour prendre part aux randonn�es… cyn�g�tiques, comme disait le copain Th�odule, si �reintantes du d�but. D�s qu'elle atteindrait ses six mois, on commencerait � la mener pour l'habituer petit � petit.
La saison de chasse s'annon�ait bien, cette ann�e-l� ; le temps allait, disaient les chasseurs, et quant au gibier, c'en �tait tout gris. Le premier dimanche fut particuli�rement fructueux : Lis�e et Philomen tu�rent chacun deux oreillards, et le lendemain ils allong�rent encore chacun le leur.
Mais le mardi, � midi, Lis�e qui, retenu � la maison par une besogne pressante, n'avait pu profiter de cette ros�e, apprit par un voisin une nouvelle �pouvantable : Philomen avait tu� sa chienne.
Le camarade qui lui confia la chose et qui la tenait d'un voisin, lequel l'avait apprise d'un troisi�me, �mettait au sujet des motifs ou des mobiles de cet acte des opinions contradictoires dont l'une au moins semblait si absurde que Lis�e crut d'abord que c'�tait un bateau qu'on lui montait.
Suivant les uns, le chasseur, exasp�r� par la mauvaise volont� persistante de la b�te, lui avait, dans un acc�s de col�re, envoy� dans les flancs tout le plomb d'une cartouche de quatre ; suivant certains autres, c'�tait un li�vre lanc�, suivi de trop pr�s par la chienne et tir� imprudemment, qui �tait cause de leur mort � tous deux ; suivant d'autres encore, la mort de Bellone �tait due � un accident, une chute qui avait fait partir le coup de feu juste dans la direction o� elle qu�tait.
Lis�e, boulevers�, ne fit qu'un saut pour ainsi dire, de la C�te chez Philomen. Il trouva la petite chienne dormant sur le seuil de la porte, entour�e des gosses qui pleuraient et lui disaient comme si elle e�t pu les comprendre :
— Tu ne reverras plus ta maman, mais on t'aimera bien quand m�me.
Cela lui serra le cœur. � Elle est bien foutue, pensa-t-il, ce n'�tait pas une blague. � Et, songeant � la docilit� de la bonne b�te perdue qui, au signal de son ami, le suivait comme un second ma�tre, il sentit papilloter ses paupi�res et �prouva le besoin de se moucher.
La femme de Philomen comprit le but de sa visite. Elle aussi, quoique moins sensible � ce malheur, avait les yeux rougis, car la chienne avait �t� �lev�e en m�me temps que son dernier enfant et elle �tait fort attach�e � cette brave b�te qui ne les avait jamais mordus et se pr�tait complaisamment � leurs fantaisies et � leurs jeux.
— O� est le patron ? s'enquit Lis�e.
— Sur son lit, � la chambre du fond.
Lis�e traversa le po�le et ouvrit la porte.
— Allons, mon vieux, fit-il � son ami qui, couch� sur le c�t�, le nez au mur, essayait en vain de dormir pour oublier son malheur ; dis-moi ce qu'il y a. Comment, diable, �a s'est-il pass� ?
Philomen, � la voix de Lis�e, montra sa figure contract�e et ses traits douloureux.
— Tu sais ce que c'est, s'excusa-t-il. Je ne me cache pas d'avoir pleur�, c'est plus fort que moi. Dire que je l'ai tu�e ! Ah ! bon Dieu de bon Dieu ! Salaud de li�vre !
— Conte-moi �a, demanda Lis�e.
C'�tait dans les buissons du Chanet. On avait indiqu� � Philomen un coteau o� se tenait un jeune levraut de trois ou quatre livres et il s'�tait dit le matin : � Puisque Lis�e ne peut pas venir, laissons ceux du bois tranquilles et allons tenir un peu les buissons. � Sa chienne rencontrait et il avait le fusil sur le bras, pr�t � viser.
Tout � coup, elle s'enfon�a dans un gros buisson de noisetiers et d'�pines, sans rien dire, les oreilles jointes, le fouet battant comme un balancier d'horloge.
� �a y est �, pensa le chasseur, qui porta la crosse � son �paule ; et, effectivement, le levraut d�boul� filait aussit�t, sautant du buisson.
Vit-il Philomen qui l'ajustait ? on ne sait. Toujours est-il que ce mis�rable, apr�s deux sauts en avant, crocha brusquement, retournant presque sur ses pas, mais en descendant le revers du remblai.
Philomen qui le suivait de son canon, un œil d�j� ferm� dans la mise en joue, pressa la d�tente au moment juste o� Bellone sortait du buisson sur les traces du capucin. La g�chette d�j� serr�e, le chasseur n'eut m�me pas le temps de relever son canon et la chienne, qui coupait la trajectoire, re�ut, en lieu et place du levraut, plus de la moiti� de la charge en pleine t�te.
L'oreille droite avait saut� enti�rement ainsi que l'œil : la b�te �tait tomb�e en hurlant et elle s'agitait convulsivement tandis que l'oreillard, cause de tout le mal, tirait ses gr�gues, comme bien on pense, � belle allure.
Philomen ayant pos� son fusil et frapp� de stupeur s'�tait agenouill� devant sa chienne qui souffrait et qui r�lait. Que faire ? L'emporter, la soigner ? Le coup �tait trop mauvais pour qu'elle gu�r�t ; � quoi bon prolonger d'inutiles souffrances ? Et alors, d�sesp�r�, il avait repris son fusil et, les yeux embu�s de larmes, lui avait d�charg� dans l'autre oreille son second coup.
Bellone, tu�e raide, gisait.
Philomen s'en �tait venu, avait pris une pioche et, dans un coin perdu de ce Chanet qu'elle avait si souvent tenu, o� ils avaient tant buissonn� de concert, il lui avait creus� sa fosse � l'abri d'un bouquet de houx.
— Je ne chasserai plus, mon vieux, affirmait-il, non, plus jamais, c'est trop triste !
Lis�e le consola de son mieux :
— Ta petite Mirette grandit et Miraut nous reste. Il est assez fort et assez roublard pour nous en faire occire suffisamment � tous les deux. Nous irons ensemble, mais quand je serai emp�ch�, tu ne te g�neras pas et tu viendras le prendre : il te suit presque aussi bien que moi.
— Pour te le tuer aussi, comme ma Bellone !
— �a, mon vieux, c'est des coups de malheur et personne de nous n'en est pr�serv�. Le destin, c'est le destin : viens boire un verre ce soir � la maison, �a te changera un peu les id�es.
Miraut fut tr�s �tonn�, apr�s plusieurs visites cons�cutives, de ne pas revoir Bellone ; il la chercha, l'appela et, pendant plus de quinze jours, ne manqua pas un matin de revenir pour la trouver ; � la longue, distrait par ses occupations journali�res, il sembla l'oublier, car on ne sut jamais au juste ce qui se passait dans le tr�fonds de son �tre.
Pourtant, la saison si bien commenc�e, suivie d'un si malheureux accident, continua d�sastreuse.
Huit jours apr�s la mort de la chienne, Lis�e et Philomen apprenaient que P�p� s'�tait cass� la jambe. On avait d'abord cont� que l'accident lui �tait arriv� durant une chasse en sautant un mur, mais c'�tait absolument faux. Pour �tre hardi, P�p� n'en �tait pas moins prudent, et � un vieux chasseur de sa trempe, les accidents, quels qu'ils soient, sont rares et quasi impossibles. C'�tait tout b�tement � la maison que le malheur lui �tait arriv�.
En pr�parant son man�ge pour battre � la m�canique, il avait chancel� sur une planche disjointe, voulu sauter � terre et �tait tomb� si malencontreusement qu'il s'�tait fractur� le tibia.
Le m�decin, venu en h�te, apr�s lui avoir remis les os en place et embo�t� la quille dans un appareil, l'avait consign� pour deux mois au moins au lit o� il se mangeait les sangs � la pens�e qu'il ne pourrait profiter le moins du monde de son permis.
Les mauvaises nouvelles se succ�d�rent. Il n'arrive pas deux malheurs sans qu'un troisi�me ne survienne � son tour : une semaine plus tard, le facteur Bl�noir annon�a � Lis�e que la m�re de Miraut, la vieille Fanfare, la chienne du gros, �tait p�rie on ne savait au juste de quoi et que son ma�tre en avait bien de la peine.
Lis�e en re�ut au cœur un troisi�me choc. Tous ses amis, ses meilleurs copains �taient frapp�s ; c'�tait d'un mauvais pr�sage et il avait de sinistres pressentiments.
— C'est une ann�e de malheur, proph�tisait-il ; vous verrez qu'� moi aussi il m'arrivera quelque chose.
Et il attendait, vaguement angoiss�.
Pourtant, malgr� son pessimisme et ses craintes, la saison de chasse passa sans incidents ni accidents pour lui ni pour Miraut.
L'espoir reverdit en son �me. Il alla voir � Velrans P�p�, lui portant un li�vre qu'ils mang�rent ensemble en se promettant, pour l'ann�e � venir, de bonnes parties ; il invita plusieurs fois le gros � chasser avec lui en attendant qu'une ni�ce de Miraut, fille d'une de ses sœurs de port�e, f�t assez forte pour prendre les champs et les bois, et se montra, dans le partage, g�n�reux ainsi qu'il se devait d'�tre envers celui qui lui avait donn� une si bonne b�te.
La Gu�lotte, avare, rageait bien un peu de ces li�vres perdus pour le m�nage, mais la civilit�, c'est la civilit� ; elle savait se taire � propos et montrer figure g�n�reuse quand le cœur n'y �tait gu�re.
Philomen, malgr� sa d�cision — promesses de chasseurs sont comme serments d'ivrognes, vite oubli�s — chassa de moiti�, aussi souvent qu'il le voulut, avec son ami, et ce fut sous la seule direction de son p�re que Mirette fit ses premi�res sorties. Elle se montra, disons-le tout de suite, digne de ses auteurs et bient�t fut capable de lancer seule, de suivre et de ramener son oreillard.
Au cours de l'hiver, Lis�e, de son po�le, veilla les renards qu'attirait un quartier de veau crev�, n�gligemment et savamment jet� parmi la neige gel�e, dans le champ de sa fen�tre. Il en tua plusieurs qu'il venait ramasser aussit�t et qu'il �corchait le lendemain matin. Le brigadier n'entendait pas ou faisait la sourde oreille ; d'ailleurs, la nuit, il est bien impossible, � moins de guetter express�ment, ce qui, par cette temp�rature, e�t �t� pure folie, de savoir au juste qui a tir�. Personne ne voulait d�noncer Lis�e qui, g�n�reusement, abandonnait aux amateurs fort nombreux de superbes quartiers de bidoche et de magnifiques gigots de goupil.
Suivant ses conseils, ses clients passionn�s mettaient tremper le morceau qui leur �tait �chu dans une grande seille pleine d'eau sal�e. La viande d�gorgeait, l'eau devenait rouge, on la jetait et on recommen�ait la nuit suivante ; ensuite on n'avait qu'� mettre geler le quartier de venaison, puis le faire mariner et cuire enfin comme un civet, et les plus enthousiastes, pour flatter le chasseur sans doute, lui affirmaient avec force serments que c'�tait meilleur que du li�vre.
Cette opinion avait cours par le pays et l'on fit m�me un jour, avec tout un train de derri�re, arros� de nombreux litres, un gueuleton soign� chez Jean, le secr�taire de mairie, vieux c�libataire endurci qui avait convi� � ce festin, moyennant une quote-part de deux bouteilles au minimum, tous les gar�ons du pays, les chasseurs, eux, �tant invit�s sans conditions. Le renard fut enseveli dignement, mais Miraut, �galement appel�, refusa avec indignation de toucher aux os de la b�te de m�me qu'� la viande, jugeant que les hommes, vraiment, �a n'a ni go�t ni odorat pour oser s'ingurgiter, avec d'ignobles sauces puant le vin, des nourritures aussi naus�euses et aussi malodorantes.
Cependant la chasse cl�tura. Lis�e rangea au sec ses munitions et nettoya avec le plus grand soin son fusil, qu'il graissa non moins soigneusement en attendant la saison suivante ou simplement une occasion propice, bien que non r�glementaire, de s'en servir.
Maintenant qu'il n'avait plus Bellone pour le d�baucher, Miraut montrait moins d'enthousiasme � partir seul en chasse.
Le mois de mars venu, il accompagna Lis�e � ses diverses besognes, se couchant � proximit� de son ma�tre, sans grande envie d'aller plus loin et de faire courir un oreillard. Ses seules sorties ne furent d'abord que quelques bord�es qu'il tira au moment des chiennes en folie ; mais elles �taient depuis longtemps r�glementaires et le patron ne songea pas une seule fois � s'inqui�ter dans ce cas de ses absences prolong�es. Pourtant, quand la temp�rature s'adoucit, que les arbres se prirent � bourgeonner et � feuiller, il sembla s'�veiller de sa l�thargie et tendit assez souvent le nez dans la direction de la for�t ; mais comme il n'avait ni boule ni entrave, cela le tenta moins et il r�sista assez longtemps aux pouss�es de son instinct.
Toute r�sistance a une fin ; qui a chass� chassera encore, de m�me que qui a bu boira, et un beau soir, sans pr�venir personne, il gagna la C�te. Une demi-heure apr�s, dans la nuit tr�s calme, son aboi forcen� ravageait le silence.
Comme il n'�tait pas trop tard, tous ceux qui n'�taient point encore couch�s et prenaient le frais sur le pas de leurs portes purent l'entendre :
— Ce sacr� Miraut, hein ! comme il les m�ne tout de m�me !
— Eh bien ! brigadier, il se fout de vous, celui-l� ; il aime autant que la chasse soit ferm�e, �a ne lui fait rien, goguenarda sans trop de malice le p�re Totome en s'adressant � Martet qui rentrait, recru de fatigue.
Celui-ci, tr�s vex�, croyant � tort ou � raison que l'autre avait voulu lui faire une observation au sujet de son service, s'en vint aussit�t trouver Lis�e.
— Vous entendez Miraut, dit-il ; il chasse tant qu'il peut par les Cotards et tout le monde le sait. Je ne peux pas laisser la chose comme �a ; cet imb�cile de Totome, avec son air b�te, vient de me le faire remarquer devant t�moins. Vous comprendrez que je suis forc� de s�vir, je vais prendre ma retraite bient�t et je suis propos� pour la m�daille, il suffit d'une d�nonciation pour qu'on me rase et que je me brosse.
— Brigadier, r�pondit Lis�e, c'est la premi�re fois cette ann�e ; je ne veux pas vous faire arriver des histoires, mais je vous en supplie, ne me faites pas de proc�s-verbal.
— Ah ! je lui ai bien dit, intervint la Gu�lotte, que cette sale b�te nous ferait des mis�res. S'il m'avait �cout� ! … Dire qu'on nous en a offert un si bon prix et qu'il a refus� de le vendre !
— Je comprends, interrompit Martet, qu'on s'attache � une b�te ; on s'attache bien � une femme et souvent, pour ne pas dire toujours, �a ne vaut pas un chien.
— Ramasse, fit Lis�e, �a t'apprendra.
Ils sortirent ensemble.
— Je vais vous attendre chez moi, d�clara le brigadier. Je ne me coucherai pas et ne dormirai pas tranquille tant que vous ne serez pas revenu et que vous ne l'aurez pas ramen�.
Lis�e, familier avec tous les passages et trajets des li�vres, �couta la chasse et vint attendre son chien � un sentier o� il �tait certain qu'il traverserait t�t ou tard. Quand il l'entendit approcher, il le corna et l'appela de la m�me fa�on que lorsqu'il tenait le li�vre. Miraut, tromp�, accourut et, � la faveur de cette ruse, le ma�tre put le saisir et lui passer une cha�ne dans la boucle de son collier.
Mais quand le chien vit de quoi il �tait question et qu'on l'obligeait � abandonner son gibier, il t�moigna, en se cramponnant sur ses pattes et en tirant vers la piste abandonn�e, d'un tr�s vif m�contentement et d'une �nergique volont� de poursuivre, envers et malgr� son patron, le capucin qu'il avait lanc�.
Il fallut que Lis�e, apr�s avoir �puis� les moyens conciliants, les caresses, les promesses, les appels � la douceur et � l'ob�issance, en v�nt � la force pour le d�cider, de tr�s mauvais gr�, � le suivre au logis. Toutefois, quand il se fut arm� d'une verge de noisetier, Miraut, qui n'avait jamais �t� battu par lui et craignait d'autant plus la correction, obtemp�ra enfin et, la t�te basse et la queue dans les jambes, suivit son seigneur en se demandant quelle id�e de folie avait pu subitement traverser ainsi le cerveau de Lis�e.
Miraut fut claustr� s�v�rement ce soir-l� et passa � la remise toute sa matin�e du lendemain. Vers midi, on l'appela pour lui faire manger sa soupe. Il avait certainement sur le cœur l'affaire de la veille et boudait un peu. Cependant, par habitude sans doute, il condescendit � se pr�senter devant Lis�e et � secouer deux ou trois fois la queue en son honneur, mais il ne poussa pas plus loin ses d�monstrations et s'en alla retrouver dans son coin la Mique, sa vieille amie qui, ayant tout � fait renonc�, vu son grand �ge, � la chasse aux souris, passait maintenant ses jours et ses nuits � sommeiller au soleil ou � dormir en rond derri�re le fourneau de la chambre. Miraut lui murmura un vague et tr�s doux grognement, la poussa un peu du museau et gratta de la patte pour la prier de bien vouloir lui c�der une partie de la bonne place chaude qu'elle occupait. D�s qu'elle eut satisfait � son d�sir, il se coucha lui aussi tout pr�s d'elle et, la t�te sur les pattes, les yeux grands ouverts, se livra tout entier � des m�ditations certainement pleines de misanthropie.
Lis�e s'en aper�ut bien et il en fut quelque peu pein�, mais il ne crut n�anmoins point utile de lui tenir de longs discours explicatifs dans le but de lui faire entendre que la chasse est permise � certaines �poques et d�fendue � d'autres.
Il n'�tait point non plus n�cessaire de mettre en garde Miraut contre les individus � uniformes et � k�pis, emp�cheurs de chasser en rond, car le chien avait toujours manifest� � leur �gard une antipathie et une m�fiance aussi irr�ductibles que l�gitimes.
Faut-il en d�duire que Miraut, en cela, partageait les pr�jug�s paysans et bourgeois, lesquels pr�tendent que la sueur puissante transsud�e par la gent porte-bottes et, selon les uns, tr�s ch�re parce que rare, selon les autres trop abondante et g�n�reuse, �loigne irr�ductiblement de ces honn�tes fonctionnaires tous les �tres � narine d�licate ?
Je ne le pense pas. En odeurs, de m�me qu'en go�ts et en couleurs, tout est relatif, et Miraut avait sur ces notions diverses des id�es particuli�res, originales et fort diff�rentes de celles des hommes.
Je croirai plut�t que la fa�on bizarre, grotesque, carnavalesque dont ces �tres se v�taient choquait son go�t tr�s sain de naturel et de simplicit�.
Donc Miraut se m�fiait des gendarmes et des gardes ; mais pour lui, chien, inaccessible aux stupides conventions humaines et d�gag� des contraintes sociales, se m�fier, c'�tait ne point se faire mettre la main au collier et non pas ne point se faire voir.
Il �tait d'ailleurs profond�ment convaincu que son ma�tre, la veille au soir, avait accompli un abus de pouvoir odieux en l'emp�chant, apr�s une si longue inaction, de poursuivre une chasse si vigoureusement commenc�e. Un certain esprit de rancune l'animait ; des id�es de vengeance se pr�sentaient et il balan�ait sans doute entre l'envie de repartir � la premi�re occasion et la r�solution de ne rechasser jamais, m�me lorsqu'il y serait invit� de fa�on tr�s pressante.
C'�tait compter sans le temps, l'instinct, l'habitude et le d�sir s'exasp�rant par la contrainte.
Tous les matins maintenant, on le laissait � la paille jusqu'au repas de midi, en suite de quoi il lui �tait permis de prendre place � la cuisine ou au po�le et m�me d'accompagner Lis�e lorsqu'il allait au village.
On n'eut pas � se plaindre de sa conduite et, durant quinze jours, il ne tenta pas une seule fois de filer par l'ouverture de la haie du grand clos afin de prendre le sentier du bois.
Comment la chose advint-elle ? Fut-ce la Gu�lotte qui n�gligea un jour, en rentrant les vaches, de pousser le verrou de la remise ? Fut-ce Lis�e qui oublia de refermer la porte ? Toujours est-il qu'un matin, sur la paille o� il se livrait � ses pensers, a ses r�ves ou m�me � quelque somnolence parfaitement vide. Miraut sentit tout � coup sur son nez un courant d'air printanier qui le changeait notoirement de l'odeur de poussi�re et de renferm� qu'il respirait dans sa prison.
Surpris � bon droit, il se leva et vint � la porte qu'il trouva entr'ouverte. La d�tourner suffisamment n'�tait que jeu d'enfant pour lui qui savait presser les loquets et tourner les targettes, et bient�t il fut dans la cour.
Le matin �tait tr�s pur et tr�s doux. Sa premi�re pens�e fut de chercher p�ture : il y avait longtemps qu'il n'avait fait une tourn�e d�taill�e et consciencieuse de ses cuisines et de ses recoins. Il visita quelques fumiers, mais c'�tait vraiment un trop beau matin de chasse. La tentation fut si puissante qu'il n'y r�sista pas et d�cida qu'il partirait pour la for�t. Il n'y partit point toutefois directement comme d'habitude. Il n'ignorait pas que certains bip�des mal lun�s pouvaient se mettre en travers de son d�sir et de sa volont�, son ma�tre ou un autre : aussi garda-t-il prudemment, tant qu'il fut entre les maisons, l'allure fl�neuse du qu�teur de reliefs, mais d�s qu'il fut hors du village, il mit bas le masque et, profitant de l'abri des murs pour n'�tre point aper�u, se dirigea au galop, par les voies les plus directes, du c�t� du sentier de B�che.
C'�tait l�, on se rappelle, qu'il avait lanc� son premier li�vre, il s'en souvenait toujours, lui aussi et d'autant mieux que nulle saison ne se passait sans qu'il n'y chass�t un nouveau capucin, l'ancien �tant � peine tu� qu'un autre venait imm�diatement s'y �tablir.
Miraut, chassant seul et pour son compte personnel, �tait beaucoup moins loquace et bruyant que lorsqu'il �tait en compagnie de Lis�e ou de Bellone. Les abois qu'il poussait dans ce dernier cas et qui n'�taient au d�but que des marques de joie, d'esp�rance ou de col�re, servaient encore et surtout � pr�venir le ou les camarades et � donner au ma�tre des indications. Dans sa tendre jeunesse, il avait �t� tr�s chaud de gueule. Maintenant, calme, rassis, il d�daignait le verbiage inutile, les � ravaudages � sans fin, et s'il avait encore, quand il trouvait un bon fret ou une rentr�e int�ressante, l'enthousiasme facile, il savait se contenir et fermer son bec lorsqu'il �tait utile de le faire. Depuis qu'il avait, pour avoir su se taire, pinc� au g�te, dans une circonstance analogue, un jeune li�vre qui, tromp� par son silence, n'avait point d�guerpi � temps, il ne donnait plus qu'au lancer. Mais alors il en mettait, comme disait Lis�e, et donnait � pleine gorge, donnait de tous ses poumons, car, d�j� surexcit� par le parfum tr�s vif �manant des foul�es du gibier, il �tait encore furieux de voir que celui-ci e�t d�tal� avant l'heure et lui e�t �chapp�, momentan�ment tout au moins.
Ce jour-l�, sa tactique ne diff�ra point de celle qui lui �tait devenue habituelle. Il connaissait le canton de son oreillard : il l'avait d�j� lanc� � deux reprises, une premi�re fois � la fin de la saison de chasse o� il l'avait d�busqu� du g�te, la seconde au p�turage, ce soir maudit o� son ma�tre s'en vint si malencontreusement l'interrompre dans son effort.
Comme la ros�e �tait bonne, comme l'oreillard, depuis deux semaines tranquille et n'ayant aucune raison de se m�fier, n'avait point trop entrem�l� ses pistes avant de se remettre, Miraut ne mit pas dix minutes � le d�bucher et bient�t, devant la sonnerie de charge de son lancer, l'autre, vigoureusement men�, filait vers la coupe de l'ann�e pr�c�dente dans le haut du bois du Fays.
Il est des li�vres, vraiment, qui portent malheur : celui-l� devait en �tre.
C'e�t �t� la veille ou le lendemain que Miraut se f�t �chapp� qu'il n'aurait fort probablement rencontr� personne dans sa randonn�e ; mais ce jour-l�, tous les gardes de la brigade de Martet et ceux de la brigade voisine, r�unis sous les ordres de leur lieutenant, un garde g�n�ral, se trouvaient dans la coupe de Longeverne pour le bal�vage annuel.
Dans les saign�es pratiqu�es par Martet entre les tranch�es, le chef, le calepin � la main, notait, selon les indications cri�es par ses subordonn�s, les arbres � frapper du marteau et que les b�cherons devaient respecter au moment de l'abatage : les jeunes baliveaux pouss�s bien droits, les chablis aux branches touffues, les modernes qui avaient �t� �pargn�s � la coupe pr�c�dente, il y avait quelque vingt ou vingt-cinq ans, et les anciens plus �g�s du double ; quant aux futaies, marqu�es � part et arriv�es vers soixante ou quatre-vingts ans � leur supr�me d�veloppement, elles tomberaient sous la cogn�e avec les ramilles des arbrisseaux et toutes les pousses mal venues des diff�rents � c�pages � du canton.
Au premier coup de gueule de Miraut, tous s'arr�t�rent net et se r�unirent.
Un chien qui chasse ! Il fallait qu'il en e�t du toupet !
La chose paraissait �norme.
Martet imm�diatement reconnut la voix, mais dans l'espoir que la chasse ne durerait pas longtemps et que Lis�e, pr�venu, viendrait rattraper son chien, il d�clara qu'il n'�tait pas tr�s s�r, que beaucoup de courants jappaient de cette fa�on, qu'il valait mieux, puisqu'on �tait en nombre suffisant, cerner le d�linquant et lire sur son collier le nom de son ma�tre.
Les gardes s'�gaill�rent le long de la tranch�e, �coutant attentivement. Comme le li�vre avait de l'avance, il passa quelques minutes avant Miraut, et le chef, qui le vit, appela aussit�t � lui tous ses hommes.
Miraut dans ce sillage odorant, bien fray�, facile � suivre, avan�ait � grande allure ; toutefois, comme il savait regarder et �couter, il vit et entendit les gardes qui formaient sur son passage un peloton trop compact et trop int�ress� � sa besogne pour qu'il n'�prouv�t pas quelque m�fiance de cette rencontre inattendue.
— Le voil� cria imprudemment le premier qui le distingua � travers les broussailles.
C'�tait plus qu'il n'en fallait pour confirmer la mauvaise opinion qu'il avait de ces gaillards � k�pis et � carnassi�res et, s'il ne rebroussa pas absolument chemin, — car on ne l�che pas un li�vre aussi stupidement, — il pr�t un contour assez large pour passer hors de vue et de port�e de ses guetteurs. Il est en effet assez difficile, m�me � une courte distance, de distinguer nettement sous bois un �tre qui court ou qui marche, surtout, comme c'�tait le cas, quand il n'est pas de taille tr�s �lev�e. Les gardes, d�s qu'ils le virent tourner bride, s'�lanc�rent bien � ses trousses et coururent de son c�t�, mais il n'�tait d�j� plus l� et, rapide, avait pass� sur leur flanc droit sans qu'ils le vissent ; deux minutes plus tard, l'aboi de poursuite reprenait derri�re leur dos.
— C'�tait un peu trop fort !
Furieux d'avoir �t� roul�s, ils reprirent la piste en se guidant d'apr�s la voix du coureur, d�cid�s fermement, s'ils ne pouvaient le cerner, � suivre la chasse jusqu'� la remise du li�vre et � la capture du chien. Le jeune chef n'�tait pas le moins excit�.
Par malheur pour Miraut, le capucin se fit rebattre ; un quart d'heure apr�s, l'entendant revenir au lancer, les forestiers prirent mieux leurs pr�cautions, siffl�rent au lieu de crier, se dissimul�rent derri�re de gros arbres et, lorsque le chien fut arriv� au centre du terrain qu'ils occupaient, ils se pr�cipit�rent tous en chœur pour le pincer.
Surpris par leur irruption subite, le chasseur s'arr�ta court un instant et, prudent, voulut battre en retraite, mais de c�t� et de partout les k�pis se montraient et il se retourna juste pour tomber entre les griffes du chef lui-m�me qui l'appr�hendait vigoureusement au collier.
Miraut n'avait pas, comme pour Lis�e, des raisons d'ob�ir � ce particulier qui manifestait � son �gard des sentiments plut�t douteux ; il le lui fit bien voir, montra les crocs, se secoua rudement, chercha pour mordre � atteindre la cuisse ou le mollet de son gardien. Mais il est difficile, quand on est tenu par le collier, d'agripper la main ou tout autre membre de celui qui vous a pinc�, et Martet, accouru avec ses coll�gues, fut bien forc� de reconna�tre le coupable ; le nom d'ailleurs �tait lisible sur la plaque, le chien �tait pris et bien pris.
Pour ne pas qu'il p�t continuer son tapage, scandaleux en l'occurrence, on l'attacha et l'on revint achever le balivage interrompu ; ensuite de quoi, solidement encadr� par ces deux brigades d'hommes des bois, Miraut, ren�clant, tirant au renard, grognant et s'�touffant, fut remorqu� bon gr� mal gr� jusqu'� Longeverne.
Lis�e, qui s'�tait trop tard aper�u de la fugue de son chien, fut averti par les gamins du malheur qui allait lui tomber sur la t�te, et la Gu�lotte fr�mit de col�re et de peur lorsqu'elle vit ce cort�ge de fonctionnaires, derri�re un monsieur � dolman et suivi d'une importante escorte de moutards, ramener le d�linquant � son domicile l�gal.
Lis�e dut d�cliner au garde g�n�ral ses nom, pr�noms et qualit�, et l'autre lui annon�a qu'il dressait proc�s-verbal.
— Pourquoi ne l'attachez-vous pas non plus ? lui reprocha-t-il, il y a des lois pour les chiens comme pour tout le monde ; je ne veux pas, absolument pas, qu'on entende chasser dans mes triages en dehors des �poques r�glementaires ; mes gardes ont des ordres formels, tant pis pour ceux qui seront pris. Il para�t d'ailleurs, ajouta s�v�rement cet homme aimable, que ce n'est pas la premi�re fois que cela vous arrive ; les notes retrouv�es dans les dossiers de mon pr�d�cesseur vous signalent comme ayant encouru d'autres proc�s-verbaux. Faites attention � vous si vous voulez !
C'�tait une menace non d�guis�e et la reconnaissance formelle que le chien et son ma�tre �taient plus particuli�rement signal�s � la vigilance des forestiers.
Ils n'�taient pas encore � quinze pas, pr�s de la fontaine, que d�j� commen�aient les lamentations farouches de la Gu�lotte :
— Ah ! mon Dieu ! nous sommes perdus ! Qu'est-ce qu'on va devenir ? Pour combien de sous en allons-nous �tre ? Et �a ne fait que commencer. Voil�, aussi ! Si tu m'avais �cout�e quand le juge de Besan�on t'en donnait cinq cents francs ! Au lieu de recevoir de l'argent, il faudra que nous en donnions, comme si on en avait de trop d�j�. Ah ! cochon ! crapule ! sale charogne ! s'excita-t-elle, en courant sur le chien, le poing lev�.
— C'est pas la peine de l'engueuler, il ne comprendra pas, interrompit Lis�e qui, lui, n'avait pas le courage de gronder. � sa place, sais-tu ce que tu aurais fait ? Moi, j'aurais peut-�tre bien fait comme lui. J'sais ce que c'est que d'avoir envie d'aller prendre un tour. Ah ! c'est malheureux, mais je vois bien que dor�navant il faudra que je l'attache. Pauvre Miraut !
— Oui, c'est �a, c'est bien �a ! Plains-le ! Comme si c'�tait lui et non pas nous et non pas moi qui soit � plaindre ! Une charogne qui n'entend rien, n'�coute rien, n'en fait qu'� sa t�te et ne nous ram�ne que des mis�res et des calamit�s. Tu verras, oui, tu verras que ce ne sera pas tout ; je l'ai bien pr�dit quand tu me l'as amen� que tu nous mettrais un jour sur la paille.
Lis�e, la semaine d'apr�s, fut cit� � compara�tre devant le tribunal correctionnel de l'arrondissement pour r�pondre du d�lit dont son chien s'�tait rendu coupable.
Il ne s'attendait pas � ce que le proc�s-verbal f�t si sal�. Le garde g�n�ral, jeune et bouillant fonctionnaire, d�sireux de se montrer, de prouver son z�le, de se faire mousser, avait d�crit avec force d�tails plus ou moins techniques et vaguement grotesques les �bats et �volutions du chien.
� Le vendredi 13 du mois d'avril, � dix heures trente-quatre minutes du matin, au lieudit la Corne du Fays, � environ trois cent cinquante-cinq m�tres nord-nord-est de la troisi�me tranch�e transversale, nous… accompagn� de… � Suivaient les noms de tous les forestiers pr�sents.
Et c'�tait pr�cis, d�taill�, circonstanci�. Le chien avait fui, puis avait fait r�bellion, menac�, injuri�, voulu mordre ; heureusement, le sang-froid du dit garde g�n�ral… etc., etc.
Le pr�sident fut s�v�re, d'autant plus s�v�re que, malgr� son temp�rament rageur et sa m�chancet� naturelle, il ne pouvait pas l'�tre toujours. Pour faire plaisir � quelques politiciens v�reux, d�put� de l'absinthe, s�nateur cocu, maire failli, conseillers g�n�raux g�teux, il n'appliquait fort souvent � des d�linquants r�els, chenapans av�r�s, fripouilles notoires, mais �lecteurs et �lecteurs influents, que des p�nalit�s ridiculement anodines. Ici, il n'avait affaire qu'� un paysan, un paysan qui n'�tait recommand� par personne, car ces messieurs du chef-lieu de canton s'�taient prudemment effac�s d�s qu'ils avaient �t� inform�s du proc�s-verbal, un paysan qui chassait, qui avait le toupet de chasser, qui tuait des li�vres, comme si ce sport guerrier ne devait pas �tre l'unique apanage de lui, juge, de ses coll�gues, des autres autorit�s, piliers de la loi et du r�gime, fils et gendres de nobles marchands de m�lasse ou de calicot, aristocratie r�publicaine, enfin, ayant du bien au soleil, des rentes, une situation.
Un paysan, autant dire un braconnier ! Ce fut tout juste s'il ne traita pas Lis�e de vieux cheval de retour ; aussi �copa-t-il de l'amende la plus forte et sa note de frais fut, elle aussi, particuli�rement soign�e.
Et ce ne fut pas tout. Le soir m�me, le digne et grave et rigide magistrat faisait parvenir soit directement, soit par le canal de son cher et f�al sous-pr�fet, aux gendarmes, aux maires et aux gardes de la r�gion une petite note signalant le sieur Lis�e, de Longeverne, comme braconnier dangereux, � surveiller �troitement, et son chien comme chassant en toutes saisons, nonobstant lois, d�crets, arr�t�s et r�glements en vigueur.
Lis�e paya sans mot dire : il savait ce qu'il en peut co�ter dans ce charmant pays de France et sous ce joli r�gime de libert�, d'�galit� et de fraternit�, � dire ce que l'on pense, seraient-ce les plus grandes et les plus �clatantes v�rit�s.
— Quand on est pris, on est pris, philosopha-t-il. Avec ces salauds-l�, on n'est jamais les plus forts !
Et, songeant � ses amis plus durement �prouv�s encore :
— Bah ! Plaie d'argent n'est pas mortelle ! Mieux vaut encore �a qu'une jambe cass�e !
La vie � la maison redevint difficile pour Miraut. La patronne ne lui pardonnait pas les trente ou quarante francs pr�lev�s sur le budget m�nager pour payer l'amende et les frais de ce premier proc�s-verbal : il dut subir l'audition de v�h�ments discours, nourris d'impr�cations, illustr�s de coups de sabots, et Lis�e, lui aussi, aux heures des repas et m�me � toute heure du jour, entendit plus d'une hom�lie qui, pour n'avoir rien que de tr�s profane, n'en devenait pas moins assommante � �couter.
Il avait beau r�p�ter � sa femme que les lamentations et les plaintes ne changeraient rien � la chose et que l'argent donn� ne reviendrait pas au bas de laine ; l'autre, qui craignait, � juste titre, que de nouvelles fugues ne provoquassent de nouveaux proc�s et de nouvelles amendes, cherchait par tous les moyens � d�cider le seigneur et ma�tre � se s�parer d'un serviteur aussi dangereux pour le bon �quilibre du budget domestique. Mais il n'est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre.
— Une fois n'est pas coutume, r�pliquait Lis�e. Quel est celui qui, dans ce bas monde, au cours de son existence, ne s'est expos� une fois au moins aux rigueurs de la loi ? Ainsi moi qui suis pourtant un honn�te homme et qui n'ai jamais fait de tort � personne, j'ai �t� un jour, devant le juge de paix, condamn� � vingt sous d'amende pour tapage nocturne, et toi, toi-m�me qui gueules tant aujourd'hui, ne t'es-tu pas fait dresser proc�s-verbal pour avoir nettoy� des pissenlits sous le goulot de la fontaine et ne m'as-tu pas fait casquer huit ou dix beaux �cus pour t'�tre prise de bec avec la femme de Castor ?
Ces consid�rations qui rappelaient � sa conjointe quelques heures et circonstances p�nibles de sa vie n'�taient point pour la r�duire ni pour la calmer, attendu, ripostait-elle, que si par malheur on s'est trouv� oblig� de verser de l'argent un premier coup, ce n'est point une raison pour s'exposer, de gaiet� de cœur, � en donner une deuxi�me et une troisi�me fois.
On attacha Miraut pour qu'il ne p�t se sauver ni sortir sans autorisation pr�alable. Tous les jours d'ailleurs, pour adoucir ce r�gime barbare et permettre au prisonnier de satisfaire � ses besoins naturels auxquels il ne vaquait pas � la maison, Lis�e le d�tachait et le conduisait soit le long de la route, soit sur le revers du coteau, faire son petit tour hygi�nique. Il ne lui permettait pas de s'�loigner � plus de dix pas, car, depuis qu'on interdisait au chien la rue, et plus encore la for�t, la tentation chez lui grandissait de se promener et le d�sir de courir et de chasser couvait et s'enflait aussi, plus que jamais dans son cerveau.
Un jour, ce fut plus fort que tout. Impatient�, les muscles crevant du besoin de se d�tendre, les pattes ne tenant pas en place, apr�s avoir longuement tir� sur sa cha�ne, furieux, il donna une brusque et si violente secousse qu'il la rompit net � quelques maillons du collier. Avec des pr�cautions inou�es afin que ne le trahissent point les tintements du grelot, il ouvrit toutes les portes et, sans d�lai, fila vers la for�t.
Il ne faisait que de qu�ter encore et n'avait pas donn� le moindre coup de gueule lorsque le garde Roy, qui descendait le sentier de B�che pour couper au court et venir � Longeverne prendre les ordres de son brigadier au sujet du service, entendit son grelot.
Au rebours de Martet, lequel, malgr� ses apparences s�v�res, son z�le intelligent et bien compris, repr�sentait le fonctionnaire brave bougre et bon enfant, le garde Roy r�alisait le type parfait d'imb�cile m�chant que le populaire a stigmatis� en disant de cette sorte d'individus : � C'est une belle vache ! � calomniant ainsi gratuitement une cat�gorie fort respectable, sinon tr�s intelligente, de mammif�res domestiques.
Roy, prudent, s'avan�a sous bois � pas feutr�s et reconnut Miraut : il en fr�mit de joie. Cette fois il allait se signaler � son grand chef, dresser un proc�s-verbal qu'on ne ferait pas tomber comme beaucoup d'autres qu'il avait r�dig�s un peu trop b�tement et faire plaisir aux autorit�s. Il songea � se saisir du chien et � le ramener au village, mais prendre Miraut n'�tait pas chose facile. L'intelligent animal, d�s qu'il le vit, crocha sans h�siter et s'�loigna au petit trop en le regardant de travers. L'autre, rusant, voulut avec douceur l'appeler : � Viens, Miraut ; viens, mon petit �, et il sortit m�me de son sac un morceau de pain qu'il lui tendit, croyant l'attirer par ce proc�d� un peu grossier.
Miraut regarda le personnage avec un m�pris non dissimul� et ses yeux, clignotant vaguement sous ses paupi�res, avaient l'air de dire � Roy : � Imb�cile, pour qui me prends-tu ? �
S'il e�t su parler et qu'il e�t connu les usages parlementaires, il e�t certainement ajout� : � Voyons, cr�tin, idiot, tourte, je ne suis pas �lecteur que tu puisses m'acheter pour un morceau de pain. �
Furieux de cette attitude, Roy marcha, puis courut, puis galopa vers lui et Miraut acc�l�ra un petit peu son allure, juste assez pour se maintenir � bonne distance. Quand l'autre, qui s'�gratignait, se d�chirait et perdait son k�pi, renon�a � la poursuite et s'arr�ta, il fit halte lui aussi et, l'ayant encore bien regard�, se tourna un peu, leva la cuisse contre un tronc de foyard, l�cha en signe de parfait d�dain et de profond m�pris un jet soutenu, puis s'�loigna d�finitivement apr�s avoir fait voler haut, dans la direction du fonctionnaire, les feuilles mortes sous ses pattes de derri�re.
Roy, exasp�r�, descendit sans perdre une minute � Longeverne et vint droit chez Lis�e qu'il interpella insolemment :
— Dites donc, vous, voudriez-vous me montrer votre chien ?
— Vous-mon-trer-mon-chien ? scanda Lis�e, et pourquoi voulez-vous voir mon chien ?
— C'est mon affaire. Je vous ordonne de me montrer votre chien.
— Vous m'ordonnez ? Elle est verte celle-l�, par exemple ! Mon chien est � l'�curie, mais vous ne le verrez pas ; c'est une b�te bien �lev�e et honn�te et je n'ai pas l'habitude de la pr�senter � des grossiers et � des malappris.
— Ah ! vous ne voulez pas me le montrer ? J'sais bien pourquoi ; vous auriez du mal de l'exhiber.
— J'aurais du mal ? Il est l� derri�re cette porte ; mais vous ne le verrez pas ; ah ! non ! je vous d�fends bien de le voir, vous n'avez pas le droit d'entrer chez moi.
— Bon, c'est entendu ! Je n'ai pas le droit d'y entrer seul, mais je vais requ�rir le maire et nous allons bien voir.
Comme il l'avait annonc�, Roy s'en fut chercher le maire, et, au nom de la loi, le somma, pour verbaliser, de l'accompagner chez Lis�e.
Celui-ci, bien que n'aimant pas les histoires, dut s'ex�cuter, et Lis�e, mis en demeure, alla ouvrir la porte de sa remise.
Sa surprise fut grande en apercevant la couche vide et la cha�ne cass�e. Il en p�lit. L'autre, en venant, avait d� rencontrer quelque part Miraut en for�t et toute cette com�die n'�tait que pour verbaliser avec fracas. Il ressortit tr�s �mu.
— Je ne savais pas, avoua-t-il. Il a cass� sa cha�ne : tenez, venez voir, ce n'est pas de ma faute.
— Inutile, maintenant, triompha Roy ; je n'ai plus rien � voir. Monsieur le maire a entendu ; vous avouez que votre chien n'est pas chez vous et moi j'atteste que je l'ai rencontr�, chassant au sentier de B�che.
— S'il chassait, on l'aurait entendu, objecta Lis�e.
— Je dis � chassant �, affirma le garde ; je suis agent asserment� et vous n'allez pas me traiter de menteur : je note que vous avez mis la plus grande mauvaise volont� � en convenir et que j'ai d� recourir � l'autorit� municipale pour accomplir mon devoir et faire mon service.
Presque au m�me instant, Miraut lan�ait.
Roy ricana :
— Vous l'entendez, vous ne nierez plus.
— Je n'ai jamais ni�, r�pliqua Lis�e, je ne savais pas et voil� tout.
— La cause est entendue, je m'en charge, mena�a l'autre en s'en allant.
Quand la Gu�lotte connut l'affaire, la terrible affaire qu'elle apprit � la fontaine o� elle lavait, pour l'heure, une savonn�e, elle ne fit qu'un saut jusqu'� sa maison.
— Je te l'avais bien dit ! Je te l'avais bien dit ! temp�ta-t-elle.
Et les lamentations, les larmes et les impr�cations reprirent, s'enflant, roulant, d�bordant sur la t�te du chasseur.
Il n'�tait �videmment plus question de tuer Miraut qui avait une valeur marchande et dont on avait refus� une grosse somme d'argent, mais de chercher � le vendre.
— Tant que nous l'aurons, ce sera comme �a, ajouta-t-elle. Nous n'�chapperons pas ! Tu es signal� partout maintenant, on nous tombera dessus : il nous ruinera.
La chose �tait grave.
Lis�e gronda son chien et le mena�a quand il revint le soir avec un bout de cha�ne pendant � son collier. Pour plus de s�curit�, il lui remit le b�ton tombant devant les pattes qui entravait sa marche et emp�chait sa course.
Cependant, une rage, une fr�n�sie de chasse semblait avoir saisi la b�te. Malgr� cette entrave, huit jours apr�s il repartit, du c�t� du Teur�, cette fois. Mais en entrant dans le taillis il dut s'emp�turer quelque part dans des fourr�s, s'accrocher, enrouler l'entrave et la cha�ne autour de branches et de souches et se constituer prisonnier lui-m�me de la for�t. Du moins, ce qu'on sut par la suite permit de supposer que les choses avaient d� se passer ainsi, car aucun t�moin ne put jamais conter la chose et l'on ne retrouva que dix mois plus tard, entortill� parmi des souches, son collier plus qu'aux trois quarts pourri, avec la cha�ne et le bout de bois. Miraut, pour se lib�rer, arriva-t-il � le casser ? parvint-il, au prix de quels efforts, � retirer sa t�te de l'ouverture �troite ? Nul ne sait ; toujours est-il que deux heures apr�s son d�part, sans collier ni entrave, la t�te bien d�gag�e et le cou libre, les gendarmes de Rocfontaine lui tombaient dessus au moment o� il achevait de d�vorer un jeune levraut qu'il venait de pincer apr�s une courte chasse mouvement�e.
Les gendarmes dress�rent un triple proc�s-verbal : premi�rement, pour vagabondage ; deuxi�mement, pour manque de collier ; troisi�mement, pour chasse en temps prohib�. N�anmoins, malgr� leurs efforts, ils ne purent ramener au village le chien qui s'�chappa en leur laissant la t�te et une �paule de gibier, mais leur t�moignage suffisait et Lis�e ne put nier, chacun ayant entendu Miraut.
Il est inutile de raconter en d�tail ce qui se passa dans le m�nage. La Gu�lotte pleura, sanglota, hurla, engueula, rossa le chien et supplia son homme de se d�barrasser de cette b�te terrible, � n'importe quel prix, d'�crire sans retard au riche amateur qui, la saison d'avant, lui en avait offert une si belle somme.
Le chien les ruinait, il n'y avait plus un sou dans le m�nage, il faudrait peut-�tre vendre une vache ou un cochon � demi engraiss� pour payer les frais.
Cependant, Miraut rentrait, nullement craintif, parfaitement joyeux, comme un brave chien � qui sa conscience ne reproche rien et qui n'a fait que ce qu'il doit faire. Et Lis�e grondait bien et gueulait un peu, mais sans conviction, car il tenait � cette b�te et l'aimait malgr� tout, et secr�tement m�me l'excusait d'oser faire, quand cela lui disait, ce qu'il n'osait pas toujours faire lui-m�me.
On dut, pour remplacer le collier perdu, en retrouver un autre. Julot le cordonnier, en bon et consciencieux ouvrier, le confectionna avec du cuir choisi, qu'il cousit solidement, et, pour plus de s�ret� cette fois, on attacha le chien tout en lui remettant une nouvelle entrave.
Mais la malchance, c'est la malchance ; les pr�cautions les plus minutieuses ne pr�valent pas contre elle et, quand le Destin vous a pos� sur la nuque sa poigne de fer, il est inutile de regimber, il n'y a qu'� se soumettre et laisser les �v�nements couler comme une onde mauvaise. Par une fatalit� terrible, Miraut ne sortait, ne s'�chappait jamais que les jours o� les gardes et les gendarmes �taient en tourn�e du c�t� de Longeverne.
Et ce furent encore ces derniers qui, douze jours plus tard, le ramen�rent cette fois au village, entre eux deux, ainsi qu'un malfaiteur de grand chemin.
— Vous avez eu de la chance, que nous nous soyons trouv�s l�, eurent-ils le toupet de dire � Lis�e. Sans nous, votre chien aurait bien pu crever o� il �tait.
Ils racont�rent alors comment Miraut, arr�t� de nouveau par son entrave et prisonnier dans un buisson, � moiti� �trangl�, avait attir� leur attention par ses plaintes et ses hurlements d'appel. Ils l'avaient, comme de juste, d�livr�, et, par la m�me occasion, pinc�.
— Vous n'en serez aujourd'hui que pour un simple proc�s-verbal de vagabondage, d�clar�rent-ils, touch�s tout de m�me par cette d�veine aussi persistante et enfin convaincus de la parfaite bonne foi et de l'honn�tet� de Lis�e.
Cette fois, � la C�te, ce fut de la d�mence et de la rage. La Gu�lotte parla de se pendre dans la grange ou de se noyer dans l'abreuvoir si la maison n'�tait pas d�barrass�e de ce fl�au. Elle traita son mari de canaille, l'accusant des pires infamies, disant qu'il lui � su�ait le sang � petit feu �, qu'il voulait la faire mourir, qu'il �tait la ris�e du pays, que c'�tait une honte d'�tre aussi b�te et bien d'autres choses encore.
— Tu vas, exigea-t-elle, �crire au notaire tout de suite et qu'il dise � son ami que Miraut est � vendre.
Lis�e simula la d�faite, griffonna une lettre qu'il partit imm�diatement, affirma-t-il, mettre � la bo�te, mais qu'il se garda bien d'envoyer, se disant qu'une fois la col�re calm�e et les �v�nements un peu pass�s, l'autre n'y penserait plus. Cependant la Gu�lotte ne l�chait pas, elle s'�tonnait de ne pas recevoir de r�ponse et Lis�e, pour la faire patienter, �mettait l'opinion que l'amateur �tait sans doute muni ou avait probablement chang� d'avis � ce sujet.
Il commen�ait � se tranquilliser lorsqu'un beau jour, un homme du Val arriva au pays en voiture, mit son cheval � l'auberge, et demanda sa maison.
Il se pr�senta bient�t, et, apr�s les salutations d'usage, aborda nettement le but de sa visite.
— On m'a dit que vous aviez un chien � vendre.
Lis�e, une seconde, en demeura muet de stupeur, et il n'avait pas encore ouvert la bouche pour protester que d�j� sa femme, en ses lieu et place, r�pondait par l'affirmative. Il se ressaisit, protesta, d�clarant que, si telle avait �t� un instant son intention, il avait depuis r�fl�chi et �tait revenu sur une d�cision prise un peu trop � la l�g�re.
Sa femme p�lit et le fixa d'un air effrayant. Il sentit venir l'orage et se pr�para � tenir t�te.
— Avec quoi le paieras-tu, hurla-t-elle, ton dernier proc�s-verbal, dis, avec quoi ? Tu vendras une vache peut-�tre ; nous serons oblig�s de nous s�parer d'une de nos meilleures b�tes ; nous nous priverons, je ne mangerai pas � mon saoul pour que tu conserves ici une charogne qui ne nous fait que des mis�res !
— C'est mon seul plaisir, r�pondit Lis�e. Je n'ai pas besoin d'amasser, puisque nous n'avons pas de gosses, et je ne me soucie pas de laisser des terres et de l'argent � tes neveux qui se ficheront de moi quand je serai mort.
— Oui, saoule-toi encore, et moi ici je cr�verai de fatigues et de privations.
L'�tranger, un peu g�n�, essaya de s'excuser de la sc�ne p�nible qu'il provoquait en disant :
— J'en offrirais un bon prix.
— J'en ai refus� cinq cents francs, pr�cisa Lis�e, cinq cents francs, vous m'entendez bien, pas plus tard que l'ann�e derni�re.
— �a t'a bien r�ussi ! ragea la Gu�lotte. Combien en offrez-vous ? demanda-t-elle au visiteur.
— Vous n'en trouveriez certainement pas la moiti� � l'heure actuelle, affirma-t-il. D'abord, c'est un chien d'un certain �ge, et puis nous ne sommes pas � l'ouverture.
— J'attendrai, r�pondit Lis�e, qui voyait l� une occasion d'atermoyer.
— J'en donne trois cents francs tout de m�me, se reprit l'autre. Songez-y ! Pour un chien, c'est quelque chose.
— Lis�e, supplia sa femme, changeant d'attitude et les larmes aux yeux, pour l'amour de Dieu, aie piti� de nous, aie piti� de moi ! Jamais tu ne retrouveras peut-�tre une telle occasion ; songe � la vache qu'il faudra vendre, dix litres de lait par jour ! Songe que ce ne serait s�rement pas tout, que les gardes t'en veulent, que les gendarmes t'�pient, qu'ils nous feront tout vendre, qu'ils nous ruineront jusqu'au dernier liard.
— Vous en retrouverez un autre facilement, insista l'acheteur.
Une larme, qu'il essaya de refouler, monta aux yeux de Lis�e ; il se moucha bruyamment tandis que l'autre concluait :
— Allons, topez l�, et serrez-moi la main, c'est une affaire entendue. Allons boire un verre � l'auberge o� j'ai laiss� mon cheval.
— Il faut au moins que vous le voyiez, afin qu'il vous connaisse d�j� un peu pour partir ! Lis�e va vous conduire � sa niche, proposa la Gu�lotte.
— Je le connais d�j�, moi, r�pondit l'acqu�reur.
D�barricadant les portes lentement, le cerveau lourd, sans penser, en homme accabl�, Lis�e arriva avec son compagnon � la remise o� Miraut, attach�, sommeillait, son entrave au cou.
— Le voil� ! annon�a-t-il en le d�signant du geste.
Et il s'approcha de l'animal qu'il caressa de la main et auquel il parla affectueusement.
L'�tranger, le nouveau ma�tre, suivait Lis�e et ce fut sur lui que se porta d'instinct le regard du chien.
Tout d'abord, en apercevant Lis�e, il ne s'�tait pas lev�, se contentant de soulever la t�te, de le regarder avec de grands yeux tristes et, ce qui t�moignait chez lui de l'ind�cision, de frapper de sa queue, � coups r�guliers et assez vifs, la paille de sa liti�re. Mais, d�s qu'il aper�ut cet autre humain, habill� diff�remment des gens qu'il avait coutume de voir, un chapeau sur la t�te, un manteau sur le bras, l'inqui�tude sourdement l'envahit. Une prescience vague lui d�non�ait un danger et, Lis�e restant malgr� tout son protecteur naturel, ce fut vers lui qu'il se r�fugia, vite debout, se frottant � son pantalon, lui l�chant les mains et lui parlant � sa mani�re.
De m�me que les corbeaux et les chats chez qui la chose n'est pas douteuse, et sans doute tous les grands animaux sauvages, les chiens ont un langage articul� ou nuanc� et se comprennent entre eux parfaitement. Miraut se faisait �galement entendre de Mique, de Mitis et de Moute, et ces derniers aussi lui tenaient assez souvent des discours brefs dans lesquels on se disait tout ce que l'on voulait se dire et rien que �a.
Sans que Lis�e e�t parl�, car s'il e�t �mis la moindre phrase relative � une s�paration, le chien, qui comprenait tout ce qui se rapportait � lui, l'aurait certainement saisie dans tous ses d�tails, il sentit, rien qu'� son air triste, de m�me qu'� la volont� de l'autre de se faire bien voir, qu'il y avait entre eux deux un pacte secret le concernant.
Instinctivement il fuyait les caresses de l'�tranger, se contentant de le regarder avec des yeux inquiets, agrandis par la tristesse et l'�tonnement.
Les compliments que l'autre lui adressa, pour sinc�res que les sent�t Miraut, ne r�duisirent point sa m�fiance et il refusa froidement un bout de sucre qui lui fut tendu en signe d'alliance. Lis�e ayant ramass� le morceau tomb� le d�cida tout de m�me � le croquer, mais il le cassa sans enthousiasme et l'avala sans le sentir.
— Je vais toujours lui �ter l'entrave, d�cida l'acheteur qui s'�tait nomm� M. Pitancet, rentier au Val.
Mais ce geste lib�rateur qui, pensait-il, lui concilierait les bonnes gr�ces et lui attirerait l'amiti� du chien, ne r�ussit qu'� accentuer sa m�fiance et � confirmer ses soup�ons.
Le nez humide et les yeux brillants, il se collait de plus en plus aux jambes de son ancien ma�tre qui ne se lassait de le cajoler, de le tapoter, triste jusqu'� la mort de la s�paration prochaine. Apr�s une derni�re embrassade, une derni�re caresse, on laissa Miraut sur sa liti�re et, pour r�gler d�finitivement l'affaire, les deux hommes se rendirent � l'auberge.
— Comment avez-vous su que mon chien �tait � vendre ? questionna Lis�e.
— Ma foi, r�pliqua l'autre, � vous dire la v�rit�, je n'en ai �t� � peu pr�s s�r qu'en arrivant � Velrans o� l'aubergiste m'a confirm� la chose. Je vous avouerai toutefois que je me doutais bien qu'un jour ou l'autre vous seriez oblig� de vous en d�barrasser, car je me suis trouv� par hasard au tribunal � tous vos proc�s et je puis bien, entre nous, vous dire que les juges se sont montr�s avec vous de fameuses rosses. Depuis longtemps je connais de r�putation votre chien et, comme j'ai l'intention de chasser cet automne, je me suis dit : � Puisque tu n'es pas tr�s habile ni tr�s connaisseur, un bon animal au moins t'est n�cessaire. � C'est pourquoi, apr�s votre derni�re condamnation, j'ai d�cid� � tout hasard que je monterais jusqu'ici au-dessus. On m'a bien pr�venu, � Velrans, qu'il serait assez dur de vous d�cider, mais que votre femme, elle, ne voulait plus entendre parler de le garder, et je suis venu.
— Mon pauvre Miraut ! g�mit Lis�e.
— Soyez tranquille, le rassura M. Pitancet, il sera bien soign� chez moi ; nous n'avons � la maison ni chat ni gosses et ma femme ne d�teste pas les chiens.
— Une si bonne b�te ! reprenait Lis�e.
Et pendant qu'ils vidaient une vieille bouteille en mangeant un morceau, le chasseur, dans une sorte d'enthousiasme sombre et d�sesp�r�, entamait l'�loge de son chien.
— Pour lancer, monsieur, il n'y en a point comme lui ; d�s qu'il est sur le fret, il s'agit de faire bien attention, d'ouvrir l'œil et de se placer vivement. Il n'est pas bavard : une fois qu'il a averti par deux ou trois coups de gueule, on peut �tre s�r que, moins de cinq minutes apr�s, il aura lev�. Et pour suivre, pour suivre, ah ! ce n'est pas lui qui perdra son temps � des doubl�s et � des crochets, ah ! mais non ! Les li�vres ne la lui font pas � Miraut ! Et quel que soit le jour, il lancera ! Et il faudra que votre oreillard soit bien malin, allez, pour qu'il ne vous le ram�ne pas.
Et Lis�e continuait :
— � la maison, il vaut mieux qu'un chien de garde ; il sait reconna�tre les amis, il ne fait pas de mal aux gosses, et si un rouleur voulait jamais s'introduire, qu'est-ce qu'il prendrait ! Il le boufferait, monsieur, tel que je vous le dis. Ah ! penser que nous �tions si bien habitu�s l'un � l'autre et qu'il faut que nous nous quittions ! J'avais pourtant jur� qu'on ne se s�parerait jamais. Mais, monsieur, malgr� la vieille qui n'a jamais pu le sentir, la rosse ! il trouvait moyen de venir me retrouver dans le lit de la chambre haute en ouvrant les portes. Car il sait ouvrir les portes, m�fiez-vous si vous voulez : il ouvre toutes les portes quand �a lui dit ; c'est m�me comme �a qu'il s'est sauv� plusieurs fois. Mais, ne comptez pas qu'il vous les refermera ; non, fermer les portes, ce n'est pas son affaire ; une porte ferm�e le g�ne, une porte ouverte ne le g�ne pas, et quand il est arriv� � ce qu'il voulait, lui, et � se faire plaisir, sauf votre respect, monsieur Pitancet, il se fout du reste.
— J'esp�re qu'il s'habituera assez vite : toutes les b�tes s'habituent au changement.
— Toutes, peut-�tre, mais pas lui. Miraut n'est pas comme les autres. J'ai eu bien des chiens dans ma vie, mais jamais, vous m'entendez, jamais je n'en ai eu un comme celui-l�. Ah ! vous avez de la chance d'�tre en voiture, parce que vous pourriez vous brosser pour l'emmener � pied, vous ne seriez pas de sit�t au Val.
— Vous croyez, douta M. Pitancet, avec du fromage, du sucre dont je lui donnerais un petit bout de temps en temps ?
— Peut-�tre avec des autres, avec des jeunes, �a r�ussirait-il ; mais avec lui, ah l� l� ! Quand il a d�cid� quelque chose, il n'y a rien � faire ; il n'y a que moi qu'il �coute et mon camarade Philomen avec qui je chasse depuis vingt ans et aussi un peu l'ami P�p�, vous savez bien, P�p� de Velrans, celui qui tue tant de li�vres tous les ans. Les autres, rien � faire : souvent les grosses l�gumes de Rocfontaine sont venus chasser avec moi (les salauds ! et pas un ne m'a aid� dans mes proc�s) ; eh bien ! d�s qu'il voyait, d�s qu'il sentait que je n'�tais plus avec eux, il ne moisissait pas en leur compagnie et il m'avait bient�t retrouv�. Il se ferait tra�ner, il s'userait les pattes jusqu'au genou, je veux dire jusqu'au jarret, et vous lui arracheriez le cou plut�t que de le faire avancer. En voiture, il sera bien forc� de se tenir, mais je ne serai pas �tonn� si, une fois l�-bas, malgr� la distance, il se sauve et revient me voir.
— Ils reviennent presque toujours revoir leur premier ma�tre, mais c'est l'affaire de quelques voyages et, s'ils sont mal re�us, ils se r�signent vite � demeurer � leur nouveau logis, surtout s'ils y sont bien trait�s. Si d'aventure Miraut s'�chappe avant d'�tre bien habitu� au Val et qu'il retourne � Longeverne, vous le soignerez naturellement et je vous paierai ce qu'il faudra pour sa pension, mais je compte bien que vous ne ferez rien qui puisse l'encourager � recommencer.
— Ce me sera dur de le gronder, pr�vint Lis�e, une b�te avec qui j ai pass� de si bons moments et qui m'aime tant ! Mais c'est vot'chien maintenant et je ne le rattirerai pas.
— Allons le chercher, pendant qu'on mettra mon cheval � la voiture, d�cida M. Pitancet.
Durant leur absence, Miraut qui s'�tait rassis, puis recouch� sur la paille, songeait tr�s inquiet, en proie � des pens�es contradictoires, � des soup�ons multiples et � des craintes terribles. Il appr�hendait le retour de Lis�e, non point pour lui-m�me, mais parce qu'il se doutait que l'autre s'attacherait � lui.
Pourtant, s'il lui avait voulu du mal, il n'e�t pas tant attendu, et du moment qu'il �tait parti, il ne reviendrait peut-�tre pas. Et qui aurait pu savoir les sombres pens�es qu'il roula, les probl�mes qu'il agita, et dont les manifestations ext�rieures se traduisaient juste par une inqui�tude du regard, un froncement de paupi�res, des fr�missements de mufle, de l�gers tremblements de pattes et l'obstination avec laquelle il regardait du c�t� de la porte.
Sa frayeur devint intense quand il per�ut dans le sentier de l'enclos deux pas bien distincts qu'il reconnut aussit�t : celui de Lis�e et celui de l'autre, et elle s'accentua encore quand le son de la voix de l'�tranger ne lui permit plus le moins du monde de douter que c'�tait bien lui qui revenait. Il se leva tout droit sur sa couche, le cou abaiss� au niveau des �paules, la t�te allong�e dans le prolongement du cou, et fixa plus intens�ment encore la porte de la remise qui s'ouvrit bient�t et livra passage aux deux hommes.
Lis�e avait un air sombre et ferm� qui contrastait avec la physionomie joyeuse de son compagnon. Derri�re eux, la t�te ricanante de la Gu�lotte apparut � son tour et Miraut nettement se sentit sacrifi� et perdu.
Qu'allait-il lui arriver ? Il n'en savait rien encore, mais il craignait quelque chose de pire que la prison et de pire que les coups. Il craignait : la crainte, dans certains cas, est plus cruelle que le malheur lui-m�me ; elle faisait pour l'heure battre � grands coups le cœur du chien.
— Viens, mon petit, viens ! appela d'un air aimable M. Pitancet ; viens pr�s de moi, voyons !
Et il lui tapotait le cr�ne tandis que Lis�e d�tournait la t�te pour cacher son �motion.
— Grand imb�cile ! ricana sa femme. Tu ne ferais pas tant de grimaces pour moi ! Ce n'est qu'un chien !
Cependant, M. Pitancet, ayant d�tach� Miraut, lui tendait un bout de fromage, pour bien faire connaissance, affirmait-il ; ensuite de quoi il le caressa de nouveau, le cajola, le c�lina, le gratta sous les oreilles et sous le cou, l'invitant � le suivre au dehors :
— Viens, mon petit !
Mais Miraut r�solument tirait du c�t� de Lis�e, le regardant de ses yeux agrandis et d�sesp�r�s, et pleurant et suppliant � petits abois tendres et tristes.
Le chasseur ne r�sista pas : il s'accroupit devant le chien et longuement l'embrassa et lui parla :
— Il le faut, mon pauvre vieux, r�signons-nous !
La r�signation est une vertu chr�tienne et n'�tait pas le fait de Miraut qui enfon�ait plus que jamais son nez dans le gilet de chasse de son ami et de sa patte le grattait � vif partout o� il trouvait un pouce carr� de chair.
— Il vaut mieux, �mit l'acheteur, que vous ne le caressiez pas tant.
— C'est vrai, convint Lis�e, ce n'est plus le mien maintenant et je n'ai m�me plus le droit de l'embrasser. Emmenez-le, monsieur, emmenez-le ! �a me fait trop de peine et � lui aussi de prolonger plus longtemps les adieux.
— Si on peut �tre b�te � ce point-l� ! marmonnait la Gu�lotte.
Lis�e lui jeta un coup d'œil terrible et elle jugea prudent de se taire imm�diatement, non point tant par la crainte des coups que par l'appr�hension de voir son mari revenir sur sa parole et d�faire le march�.
On sortit. Mais, comme l'avait pr�vu Lis�e, Miraut refusa obstin�ment d'avancer. Camp� sur les quatre pattes, le cou tendu, il r�sistait de tous les muscles de sa poitrine, de tous les tendons de ses jarrets, de tous les ligaments de ses vert�bres, de toutes les griffes de ses pattes fich�es violemment en terre.
— Allez, charogne ! grogna la Gu�lotte en le poussant par derri�re.
Il r�sista de plus belle, le fessier cintr�, suffoquant et crachant parce que le collier l'�tranglait de l'autre c�t�.
— Je vous prierai de me l'amener jusqu'� la voiture, demanda M. Pitancet ; pour qu'il n'ait pas peur et ne se doute pas trop, je prendrai par la route du village et vous par le verger.
R�sign� � boire jusqu'� la lie le calice, Lis�e reprit en main la laisse, tandis que l'acheteur, � grands pas, s'�loignait.
— Viens, mon petit Miraut ! appela-t-il.
Le chien avait suivi d'un œil farouche le d�part de l'inconnu. Il vint se jeter dans les jambes de Lis�e, jappotant et se tortillant, et le chasseur put l'emmener en passant par le sentier du clos.
Mais quand on arriva en face de chez Fricot et que Miraut revit l'homme aupr�s de la voiture attel�e, une transe nouvelle le saisit. Il comprit tout et, regardant Lis�e avec des yeux pleins d'un sombre et muet reproche, refusa de nouveau obstin�ment de faire un pas. Le patron, pour l'amener � la voiture, dut le prendre de force dans ses bras o� il se d�battait et le porter comme un enfant.
Sur une brass�e de paille pr�alablement dispos�e � c�t� du si�ge, Lis�e d�posa Miraut, tandis que le conducteur, saisissant la corde, l'attachait tr�s court et solidement au si�ge d'abord, au porte-lanterne ensuite, afin que le chien ne p�t ni renverser le premier, ni sauter et se tuer en cours de route en tombant malencontreusement sous les roues.
Pour qu'il ne v�t point ces pr�paratifs et ces dispositions, Lis�e durant ce temps l'entourait toujours de ses bras et l'embrassait en lui parlant.
Quand tout fut solidement arrim�, le nouveau ma�tre, brusquant les adieux, serra la main de Lis�e et fouetta vigoureusement son cheval.
Et Lis�e resta l�, immobile, muet, navr�, sombre, d�sesp�r�, ne r�pondant rien aux gens qui l'interrogeaient, regardant stupidement s'�loigner et dispara�tre au loin cette voiture de malheur o� son chien, son cher Miraut qu'il avait eu la l�chet� de vendre, hurlait ficel� et se d�battait d�sesp�r�ment.
Cependant, � Velrans, P�p�, dont la jambe allait mieux et qui commen�ait � remarcher, faisait une petite promenade, se soutenant sur deux b�tons. Il suivait la route � petits pas, lentement. Entendant un bruit de voiture, il se rangea au bord de la chauss�e pour la laisser passer et il vit, ahuri, un homme qu il ne connaissait point, emmenant attach� un chien qui maintenant ne criait ni ne hurlait, mais qui avait un air tragique et lugubre et tournait invinciblement la t�te dans la direction de Longeverne.
— Mais c'est Miraut ! s'exclama-t-il, saisi tout � coup d'une sombre inqui�tude. Qu'est-ce qui a bien pu se passer ?
Et il rentra chez lui, tr�s agit�, roulant toutes sortes de pens�es, se demandant pourquoi on ne l'avait avis� de rien, tandis qu'� Longeverne Lis�e, couch� sur son lit, le nez au mur, fermait les yeux, la t�te bourdonnante, essayant en vain de dormir pour oublier un peu son chagrin.
Une bonne soupe, un bon coussin rembourr� de laine, attendaient Miraut dans la maison de M. Pitancet, au Val.
Ne voyant plus Lis�e, se sentant dans un pays inconnu, dans un milieu de gens inconnus, le chien apeur� se laissa, sans r�sistance, d�tacher et descendre de la voiture par son nouveau ma�tre qui ne lui m�nagea, en cette circonstance, ni les caresses, ni les bonnes paroles. Il le suivit fort docilement dans la cuisine, puis dans la salle � manger, et dans diverses autres pi�ces encore, car le patron voulut lui faire faire sans tarder le tour du propri�taire afin qu'il p�t prendre, d�s son arriv�e, l'air de la maison.
Cette pr�caution n'�tait point mauvaise. Les b�tes sont naturellement curieuses et les sensations nouvelles sont habituellement un tout-puissant d�rivatif � leur chagrin. Mais Miraut diff�rait un peu de ses cong�n�res. Morne, flairant � peine par politesse, il fit pas � pas la revue de l'appartement et revint � la cuisine o� M. Pitancet, devant sa femme qui le caressa un peu peureusement, voulut lui faire manger sa soupe.
Il l'amena devant une jatte app�tissante, fleurant bon la graisse et le lait. Mais Miraut ne pensait gu�re � manger : il trempa le bout du nez dans le bouillon, renifla un coup, se retira d'un air d�go�t�, s'essuya d'un coup de langue et regarda la porte.
— Pas de �a, mon vieux, protesta M. Pitancet. Tu voudrais filer ; tu as le mal du pays, je comprends ; mais �a passera. Allons, viens ici ; quand tu auras faim, tu mangeras : il ne faut forcer personne.
C'�tait l'heure du repas. Les �poux se mirent � table, uniquement pr�occup�s du chien qu'ils trouvaient tous deux fort � leur go�t, tr�s gentil, bien �lev� et qu'ils souhait�rent voir tr�s vite s'accoutumer � eux et � la maison. En vain essay�rent-ils de le d�cider � avaler quelques morceaux de pain. Miraut les laissait tomber sans y toucher ; devant les bouts de viande, son intransigeance fl�chit un peu tout de m�me, il les avala en les m�chant.
— Allons, esp�ra M. Pitancet, il s'habituera. Bien nourri, bien caress�, bien dorlot�, quel est celui qui n'oublierait pas ?
M. Pitancet jugeait un peu trop en homme : il ne connaissait encore gu�re Miraut.
Depuis qu'il avait franchi le seuil, toute l'attention du chien, tous ses d�sirs convergeaient sur une seule id�e : sortir ; sur ce seul but : retourner � Longeverne.
Pour arriver � se faire ouvrir la porte, il simula, par la plainte accoutum�e, un besoin pressant.
— Il est propre, approuva le patron ; conduis-le � l'�curie, il se soulagera tant qu'il voudra.
Mais Miraut refusa obstin�ment de suivre la femme � l'�curie.
� Il est sans doute habitu� � aller dehors pour ces affaires-l� �, pensa M. Pitancet, et il se disposa � l'y conduire, mais apr�s avoir prudemment pass� une laisse dans le collier de la b�te.
Cela ne faisait gu�re l'affaire de Miraut qui comprit que, pour l'instant du moins, son truc n'�tait pas bon ; mais pour ne point laisser soup�onner a ses ge�liers son mensonge, il se soulagea abondamment ; il pouvait toujours se soulager d'ailleurs, peu ou prou, la vessie des chiens �tant in�puisable.
M. Pitancet le complimenta et le ramena devant sa soupe ; mais d�cid�ment le chagrin �tait trop profond, l'estomac trop contract� et Miraut, se refusant � manger, vint s'�tendre sur le coussin qui lui avait �t� pr�par�, simulant le sommeil. Toutefois, il ne pouvait entendre s'ouvrir et se fermer la porte de la rue sans relever vivement la t�te et �couter avec attention.
— Petite canaille ! mena�a doucement et en souriant son nouveau ma�tre, tu cherches � filer � l'anglaise ; mais sois tranquille, j'aurai l'œil et le bon !
Pour qu'il ne se sent�t point trop isol� et perdu, pour l'habituer � leur pr�sence, pour qu'il les conn�t et s'attach�t plus vite � eux, les ma�tres laiss�rent dormir Miraut sur son coussin dans la salle � manger, laissant ouvertes les portes qui communiquaient avec leurs chambres respectives.
En le quittant ils le caress�rent encore et le chien, se laissant faire, les regardait de son air triste et tr�s doux qui semblait leur dire : � Je vois bien que vous �tes de braves gens et que la juponneuse d'ici vaut mieux que la Gu�lotte, mais laissez-moi partir tout de m�me. �
Ils n'eurent garde, comme on pense, d'acquiescer � son d�sir.
Le lendemain, debout avant tout le monde, Miraut, seul, avait minutieusement inspect� la demeure et fait une tr�s s�v�re revue des portes et fen�tres de la maison.
De la pi�ce o� il se trouvait, aucune �vasion n'�tait possible ; il passa � la cuisine et essaya de faire, de m�me qu'� Longeverne, jouer le loquet ; mais les serrures de M. Pitancet, rentier, �taient plus compliqu�es que celles du p�re Lis�e, paysan, et Miraut eut beau appuyer et tirer et pousser de toutes fa�ons, il n'arriva point � en p�n�trer le secret.
Il flaira alors les meubles, les instruments divers, les ustensiles de cuisine et retrouva dans la terrine sa soupe de la veille. Son estomac d�lest� criait famine, il la lapa jusqu'� la derni�re goutte, puis, ayant tout vu, tout senti, tout renifl�, tout sond�, il revint s'�tendre sur son matelas et attendit.
M. Pitancet et sa femme, d�s qu'�veill�s, l'appel�rent ; il parut remuant la queue au seuil de leurs chambres, mais ne poussa pas plus loin ses t�moignages et d�monstrations. Eux, furent beaucoup plus prolixes de gestes et de mots et on le f�licita tout particuli�rement d'avoir si bien mang� sa soupe.
Comprenant parfaitement toutes leurs paroles, Miraut �coutait avidement. Il ne dissimula point sa satisfaction et pi�tina sur place tout joyeux quand son nouveau ma�tre eut �mis l'id�e de l'emmener faire un tour et prendre l'air, et l'autre en fut tout attendri.
— Nous le tenons, affirma-t-il � sa femme.
Il s'habilla et, apr�s avoir comme la veille pass� une laisse au collier du chien, ils sortirent tous deux.
Ce n'�tait point ce qu'avait esp�r� Miraut, mais tout de m�me il �tait content de gagner la rue et de prendre contact avec le pays, ne serait-ce que pour s'orienter un peu, afin de n'avoir point � h�siter le jour o�, d�barrass� de ses liens, il pourrait enfin filer o� il voudrait.
Ce nouveau village n'enthousiasma point Miraut.
Le Val, comme son nom l'indique, est situ� dans une vall�e, fort jolie d'ailleurs, bien que tr�s encaiss�e. C'est un petit pays tout en longueur dont les maisons proprettes longent une rivi�re jaseuse au flot limpide et frais que hante une truite tr�s rare et fort renomm�e. Quelques prairies en pente arrivent comme des torchons de verdure � la rivi�re, tandis que plus haut la c�te, avec ses for�ts et ses rochers, s'�l�ve raide et escarp�e, barrant l'horizon.
Le bruit de l'eau et le pont qu'il fallut traverser rappel�rent � Miraut un de ses plus mauvais souvenirs. Il h�sita � suivre le ma�tre, reniflant avec prudence l'odeur humide qui s'exhalait, �coutant ce chant monotone du flot sur les pierres qui l'avait d�j� intrigu� la veille et l'aga�ait peut-�tre un peu.
Il examinait tout d'un œil soup�onneux ; il aper�ut d'autres chiens qui le regardaient avec une curiosit� m�chante, qui aboyaient dans sa direction et le mena�aient et l'insultaient ; sans doute il ne les craignait gu�re, surtout avec le ma�tre, mais cela l'ennuya ; il flaira des gens qu'il n'avait jamais sentis ni vus ; il aper�ut des bois sur lesquels il ne poss�dait aucune notion. Il se demanda o� il trouverait des li�vres et comment il les chasserait et quelles seraient leurs ruses et leurs passages et leurs cantons, et cela lui fit songer � ses ch�res for�ts du pays de Lis�e qu'il connaissait mieux que quiconque, hommes et b�tes, dont pas une venelle, pas un passage, pas un fourr� ne lui �taient �trangers.
Il pensa que s'il devait vivre ici, il lui faudrait tout recommencer sa vie, apprendre � conna�tre ses ma�tres et leur logis, les gens du pays, les gosses, distinguer les maisons amies des baraques hostiles ; qu'il lui faudrait �tudier canton par canton, pouce par pouce tous ces bois, les sonder, les v�rifier, les tarauder ; il se dit que cela �tait vraiment impossible, que sa t�te charg�e de souvenirs ne pourrait enregistrer ces nouvelles notions, qu'il �tait trop vieux, peut-�tre, que Longeverne �tait son pays, son domaine, qu'il ne pourrait vivre que l� et qu'il devait y retourner.
Ce n'�tait point sans doute l'avis de M. Pitancet, lequel, en discours prolixes et convaincus, lui vantait le Val. Miraut ne l'�coutait pas, il continuait ses r�flexions.
Cet homme qui, de force, l'avait transplant� ici, qu'�tait-il au point de vue chasse, le seul qui importait au chien ? Ah ! si c'e�t �t� encore Philomen ou P�p�, des amis, des gens s�rs, mais connaissait-il la chasse, ce M. Pitancet ? Saurait-il se poster aux bons passages, �tait-il capable de tuer un li�vre ? Si c'�tait un maladroit et que le chien s'escrim�t pour rien � faire courir les capucins ? Autant de questions nouvelles. Et il faudrait qu'il s'habitu�t aux manies de cet homme, � ses fa�ons d'aller quand il avait d�j�, lui, toutes ses habitudes, de bonnes habitudes, prises logiquement ainsi que sait les prendre un chien intelligent et rus� qui ne s'occupe pour cela que de son nez, de ses besoins et de son instinct de chien !
Non, Miraut voulait partir et ne r�vait qu'aux moyens de r�aliser sa volont�.
Apr�s avoir manifest� une vague vell�it� de suivre la route du c�t� de Longeverne, apr�s avoir inutilement pris le vent et regard� vers le haut de la c�te par del� laquelle, tr�s loin sans doute, s'�tendaient ses for�ts coutumi�res, il comprit que cette tactique �tait mauvaise et qu'il �tait n�cessaire, pour arriver � son but, d'inspirer confiance � son nouveau patron.
Il savait d�j� que la volont� des hommes, quand on la heurte de front, est irr�ductible, qu'on n'arrive � s'y soustraire que par ruse et dissimulation, mais qu'alors il est tr�s facile de tromper ces �tres cr�dules, lesquels prennent toujours les chiens, dans l'impossibilit� o� ils sont de les comprendre et de les deviner, pour plus b�tes qu'ils ne sont r�ellement.
Docile � l'invite du ma�tre, il retourna sur ses pas et le suivit partout o� il plut � l'autre de l'emmener : dans le village, le long de la rivi�re et au bord du bois.
Sans en avoir trop l'air, Miraut donnait attention � tout, regardant, �coutant et surtout humant et reniflant. Il y eut des choses qui l'int�ress�rent, mais l'ensemble lui parut mesquin et petit et toutes ces impressions nouvelles ne r�ussirent qu'� lui faire regretter davantage encore Lis�e et Longeverne et � le confirmer dans sa r�solution de retourner l�-bas, co�te que co�te.
Il mangeait, dormait, se laissait caresser, t�moignait m�me de la gratitude � ses patrons, battant �nergiquement du fouet quand on partait en promenade, tant que M. Pitancet, un beau matin, apr�s huit jours d'accoutumance, crut qu'il n'y avait plus de danger de le voir repartir et le lib�ra de l'attache.
Ils se promen�rent c�te � c�te, mais du premier coup d'œil Miraut avait bien vu que ceci �tait encore une �preuve et qu'� la moindre vell�it� de fuite il serait poursuivi et peut-�tre cern� et rattrap�.
Aussi, dominant son d�sir de fausser compagnie � son gardien, il resta aupr�s de lui, ob�it docilement, s'�loigna aussi peu qu'il le voulut, revint au premier appel lui l�cher la main et continua deux jours cette com�die.
Elle r�ussit parfaitement et, un apr�s-midi, deux heures environ apr�s la promenade, comme Miraut, simulant un besoin de pisser, demandait la porte, elle lui fut ouverte sans fa�ons.
Il en profita pour r�der comme un fl�neur autour de la maison, mais pressentant que, par un dernier reste de m�fiance, on l'�piait peut-�tre, il vint se coucher sur le seuil et ferma les yeux.
Sa ma�tresse qui vint pour le chercher, l'ayant aper�u dans cette posture, rentra aussit�t annoncer la chose � son mari, et lui affirmer :
— Maintenant, c'est bien le n�tre, et il ne pense plus � Longeverne.
Cinq minutes apr�s, il filait sans h�sitation aucune, reprenant tout droit le chemin de son village.
Il ne suivit aucune route, aucune voie, aucun sentier ; il n'essaya point de se rem�morer, pour le reprendre � rebours, le trajet suivi par la voiture lors de sa venue, non, il alla le nez au vent, s�r de son fait, s�r de sa direction, tant�t au trot, tant�t au galop, jamais au pas, guid� par son flair souverain.
Lis�e n'avait pu dormir la nuit du jour o� partit Miraut. C'�tait un homme accabl� : un de ses parents serait mort qu'il n'en aurait pas �t� plus triste. C'est que le chasseur, sans enfants et n'ayant point � se louer du caract�re de sa femme, perp�tuelle ronchonneuse, avait de tout temps report� sur les b�tes, et particuli�rement sur ses chiens qui le lui rendaient bien, toute l'affection dont il �tait capable. Miraut �tait pour lui comme un dernier n�, un Benjamin ch�ri pour toutes sortes de raisons, d'abord pour la difficult� �prouv�e � le faire admettre au logis, puis pour ses qualit�s personnelles extr�mement rares et pr�cieuses, enfin pour la gloire qu'il lui avait value, pour la r�putation qu'il lui avait faite et aussi pour cette affection que, par r�ciprocit�, le chien lui avait vou�e lui aussi.
Sans l'avoir dit, il comptait bien le revoir, il �tait �tonn� qu'il ne se f�t pas d�j� �vad� et se demandait, avec une pointe de jalousie, si une b�te tant aim�e pouvait vraiment l'oublier si vite.
La Gu�lotte, paysanne avare, rapace, qui ne voyait dans les animaux quels qu'ils fussent que des sources de revenu, ne pouvait comprendre cette affection, pas plus qu'elle n'admettait la passion de la chasse, divertissement co�teux, bon pour les d�sœuvr�s tout au plus et les richards, puisqu'il ne rapporte rien, m�me aux meilleurs fusils.
Tout chasseur �tait pour elle un homme tar�, une fa�on de pauvre d'esprit, puisqu'il entend mal ses int�r�ts. Si elle e�t su ce que c'�tait, elle e�t dit avec m�pris que c'�tait une esp�ce de po�te, de po�te qui s'ignore souvent (heureusement !) et go�te d'instinct et puissamment et sans arri�re-pens�e d'image et de facture verbales, les joies de la solitude, la beaut� �pre et sauvage de la nature parmi les d�cors perp�tuellement changeants et toujours si frais et si beaux des champs, des for�ts et des eaux.
Lis�e, certes, aurait �t� bien incapable d'exprimer ses sentiments sur ce point, et pourtant lorsqu'un beau matin, avant le lever du soleil, il partait pour la for�t dans l'espoir d'entendre chasser son chien, il n'e�t pas �chang� sa place pour un tr�ne.
Toute la semaine, il tra�na languissant, d�sœuvr�, d'une pi�ce � l'autre, de la remise � l'�curie, du jardin au verger, bricolant un peu, incapable de se donner � quelque travail s�rieux ou suivi, tandis que sa femme, triomphante, se moquait de lui et haussait les �paules, en silence toutefois, car si d'aventure elle se f�t hasard�e � aller trop loin dans cette voie, elle aurait pu craindre un �clat de col�re dont son derri�re et ses c�tes eussent pu se ressentir fortement.
Cet apr�s-midi-l�, plus triste et plus sombre que jamais, le braconnier, devant sa maison, s'occupait � scier quelques rondins qu'il avait r�cemment ramen�s de la coupe et qui encombraient un peu le bas de sa lev�e de grange.
Courb� en deux, un pied sur le bois du chevalet, il tirait et poussait lentement la scie, d'un air accabl�, lorsque, tout � coup, sans qu'il s'y attend�t le moins du monde, il sentit deux pattes brusquement s'appliquer sur ses reins en m�me temps qu'un aboi de joie et de tendresse, un aboi bien connu, retentissant, roucoulait � ses oreilles.
Du coup, il en l�cha la scie et le morceau de bois, et comme �lectris�, avec la rapidit� de l'�clair, il se retourna.
Miraut �tait l� qui le l�chait, se tordait, se tortillait, l'embrassait, lui parlait, lui disait sa joie de le retrouver, sa peine de l'avoir quitt�, son ennui l�-bas, sa longue attente, et lui aussi, fou de joie, s'�tait baiss� et se laissait embrasser et entourait son chien de ses bras, le cajolant et ne trouvant � lui dire que ces mots d'enfant ou de m�re :
— C'est toi, Miraut, mon vieux Miraut ! Ah ! mon bon chien, je savais bien que tu reviendrais ! C'est toi !
Cependant l'aboi de Miraut et son passage dans le pays n'avaient pas �t� sans �tre remarqu�s. La Gu�lotte, en train de sarcler le jardin qu'ils avaient en dehors du village, dans les clos de la fin dessous, fut avis�e de l'�v�nement par la Ph�mie qui accourut � elle, les bras lev�s, comme pour annoncer un grand malheur. Cette grande bringue pourtant, comme disait Lis�e, n'avait plus rien � craindre pour ses poules, puisque, depuis fort longtemps, le chien avait renonc� � ce gibier stupide ; mais ils n'�taient toujours point camarades et elle avait conserv� pour Miraut une haine farouche. La Ph�mie, donc, vint aviser la Gu�lotte de ce retour et de la joie non dissimul�e de Lis�e.
Imm�diatement, craignant toujours pour la s�curit� du march� et redoutant la restitution des trois cents francs, elle rentra � la maison afin de rappeler � son mari que le chien n'�tait plus � lui et lui remettre en m�moire les promesses qu'il avait faites � son acqu�reur.
Elle les trouva tous deux, l'homme et le chien, dans la chambre du po�le, en train de se caresser et de se tenir des discours r�ciproques qui devaient �tre d'ailleurs parfaitement inutiles.
Miraut �tait heureux : il ignorait ce que c'est qu'un march� ; du moment que Lis�e le recevait bien, il pouvait croire que l'�re de la s�paration �tait r�volue et que c'en �tait fini du cauchemar du Val : l'arriv�e de la patronne jeta une ombre sur sa joie et lui fit se souvenir qu'il avait toujours en elle une ennemie. Par politesse toutefois, par bont� de cœur, pour montrer qu'il ne gardait � personne rancune du m�chant tour qu'on lui avait jou�, il vint � elle et voulut la caresser, mais elle le repoussa brutalement en disant :
— Qu'est-ce qu'elle revient faire ici, cette sale charogne ?
Et s'adressant � son mari :
— Tu sais, ce n'est pas honn�te ce que tu fais l�. Tu avais promis � M. Pitancet de ne pas le rattirer s'il revenait et je me demande ce qu'il dirait s'il venait vous trouver ici tous les deux, comme des idiots, � vous faire des mamours. Tu as fait un march� avec cet homme, il t'a pay� largement ; si tu agis de telle sorte que le chien se sauve toujours de sa maison, c'est comme si tu le volais.
— Si Miraut ne veut pas rester l�-bas, je ne peux pourtant pas… et puis, enfin, je ne suis pas all� le chercher, il est l�, ce chien, et je ne veux pas le tuer puisqu'il n'est pas � moi. Il ne veut pas s'en aller tout seul ; les premi�res fois on est toujours oblig� de venir les rechercher. D'ailleurs, si ce monsieur ne veut pas qu'il se sauve, il n'a qu'� le soigner et � mieux le garder.
— Tu vas lui �crire tout de suite qu'il revienne le reprendre le plus t�t possible, exigea la patronne.
— �a ne presse pas, atermoya Lis�e. M. Pitancet pensera bien qu'il s'en est venu ici, et il viendra le chercher sans qu'on ait � le pr�venir.
— Eh bien ! si tu n'�cris pas, c'est moi qui vais �crire. S'il allait rechasser ici, ce serait peut-�tre nous encore qui �coperions.
— �cris, si tu veux, conc�da Lis�e ; c'est trois sous de foutus tout simplement.
Le soir m�me, une lettre � l'adresse de M. Pitancet le pr�venait de l'�quip�e de son chien, et le lendemain apr�s-midi il remontait la c�te avec son cheval et sa voiture.
Miraut avait �cout� d'une oreille attentive la discussion : le nom de l'homme du Val, prononc� � plusieurs reprises, l'avait tr�s inqui�t� ; pourtant, comme la patronne n'avait pas trop cri�, qu'elle n'avait pas fait d'�clats, qu'elle ne l'avait ni chass�, ni battu, il put croire qu'elle consentait � sa r�int�gration au foyer et ne condamnait pas trop son retour. Il eut, le soir, le plaisir de voir Philomen et Mirette qui, ayant appris son retour, vinrent lui faire une petite visite d'amiti� et s'enqu�rir, chacun � sa fa�on, des p�rip�ties de son voyage et de son arriv�e.
Les deux hommes ne purent s'entretenir seul � seul : leur conversation se ressentait de cette g�ne, car la Gu�lotte, soup�onnant entre eux — qui sait ? — peut-�tre un vague projet d'entente au sujet de Miraut, ne les quitta point d'une semelle et accompagna m�me son homme lorsqu'il reconduisit jusqu'au seuil le chasseur qui allait se coucher.
Lis�e n�anmoins avait dit son �motion et sa joie � voir que le chien ne l'avait point oubli� et avait su, sans s'�garer, franchir les vingt ou trente kilom�tres qui s�parent la commune du Val du territoire de Longeverne.
Ils se souvinrent des beaux jours v�cus, des grandes randonn�es pr�c�dentes, des longues parties de jadis : on �voqua la m�moire de Bellone et de Fanfare ; on parla de la jambe de P�p� qui allait de mieux en mieux et, sans qu'on en e�t souffl� mot, � la seule id�e de la nouvelle s�paration et du prochain d�part du chien, on se s�para tout tristes.
Cependant Miraut dormait derri�re le po�le, Moute d'un c�t�, Mique de l'autre, car Mitis, depuis quatre jours, tent� par le soleil et s'ennuyant au village, avait d�sert� la maison et vadrouillait, disait Lis�e, � travers champs o� il faisait une chasse terrible aux nids de cailles et aux compagnies de perdreaux. Les deux chattes �taient toutes contentes, elles aussi, d'avoir retrouv� leur camarade. Ils s'�taient parl� bri�vement. La vieille Mique avait eu l'air d'interroger : Rron ? Miraut avait r�pondu : Bou ! et toute une histoire tenait dans ces syllabes lourdes de sens et profond�ment nuanc�es. On s'�tait fait des gros dos et des fr�lements, on s'�tait donn� des coups de pattes et des coups de langue et l'on se trouvait heureux tout simplement.
Miraut se tranquillisait ; il passa une excellente nuit, une matin�e meilleure encore, esp�rant l'heure o� Lis�e l'emm�nerait faire un tour par le village ou dans les champs.
Mais comme il s'�tirait, du devant d'abord, du derri�re ensuite, pour indiquer qu'il s'ennuyait, le pas terrible et qu'il ne connaissait que trop d�j�, le pas de M. Pitancet retentit sur le pav� de la cour et le fit tressaillir d'�tonnement et d'angoisse.
De saisissement, il n'aboya pas, mais comme pour chercher un refuge, il se pr�cipita vers Lis�e.
� ce moment, la porte s'ouvrait et la voix du ma�tre, souhaitant le bonjour � la Gu�lotte, retentit.
— Mon pauvre Mimi ! s'apitoya le chasseur en posant sa main sur le cr�ne de son ami.
L'homme entra et le chien, en le voyant, eut un instinctif mouvement de recul. Pourtant, comme il �tait impossible d'�viter la rencontre et que ce nouveau ma�tre n'avait jamais �t� m�chant pour lui, il ne fuit pas, s'approcha en rampant � son appel et, �tendu � ses pieds, le regarda de ses yeux suppliants qui semblaient dire : � Je t'en prie, laisse-moi ici, ou reste avec nous : je ne saurais m'accoutumer � habiter au Val. � M. Pitancet le caressa, lui reprocha doucement avec de petits mots d'amiti� sa fugue hypocrite, et, sans rancune, lui offrit un petit bout de sucre. Miraut n'y toucha point et le laissa tomber, mais, reconnaissant tout de m�me de ce geste de g�n�rosit�, il l�cha les doigts du bourreau et se coucha docilement, comme r�sign� � son sort.
Miraut avait son id�e.
Sans en avoir l'air, il guettait la porte et profita d'une minute d'inattention pour gagner la cuisine ; malheureusement pour lui, l'ouverture du dehors �tait close et il ne put, agissant vite, avant qu'on ne le remarqu�t, que gagner la remise et l'�curie o� il se disposa � se cacher habilement.
Lis�e offrit un verre � M. Pitancet qui voulut � toute force r�gler la d�pense de Miraut ; par politesse celui-ci accepta de trinquer, puis, la chose faite, il tira de sa poche une cha�ne d'acier pour attacher le chien.
Le croyant � la cuisine, il l'appela ; mais Miraut ne vint point. Lis�e, estimant qu'il ob�irait mieux � sa voix, l'appela � son tour, mais il ne parut pas davantage.
— Il n'est pas sorti pourtant, affirmait la Gu�lotte : la porte n'a pas �t� ouverte ; il est sans doute all� dormir � la remise.
On s'en fut � la remise et l'on alla jeter un coup d'œil � l'�curie, mais pas plus � un endroit qu'� un autre on aper�ut de Miraut ; on l'appela, on cria son nom : il ne r�pondit ni n'accourut.
— Sapristi, s'�tonnait M. Pitancet, mais il est pourtant quelque part, et si rien n'a �t� ouvert il ne peut �tre que dans la maison.
Pour �tre puissamment d�duit, ce raisonnement ne faisait toujours pas retrouver le chien.
— Il est probablement mont� � la grange, hasarda la Gu�lotte.
La grange fut visit�e, explor�e et sond�e dans tous les recoins accessibles : Miraut n'y �tait pas.
— Il ne peut �tre qu'� la remise ou � l'�curie, conclut la Gu�lotte qui, prise d'un soup�on, regardait d'un œil s�v�re son mari. Tu n'aurais pas ouvert la porte en allant � la cave, tout � l'heure ? demanda-t-elle.
— En fait de porte, je n'ai ouvert que celle de l'armoire pour prendre la bouteille de goutte, r�pliqua Lis�e ; je n'ai pas quitt� un seul instant M. Pitancet qui n'a pas voulu que je descende.
— Enfin, ce chien n'est pas rentr� sous terre, tout de m�me. Il n'aurait pas eu l'id�e de se cacher, �mit ce dernier.
Lis�e hocha la t�te, indiquant par ce geste que Miraut �tait au contraire bien capable de cela et de toute autre chose encore, par exemple d'avoir r�ussi � prendre tout seul, et par des moyens de lui seul connus, la clef des champs. Il rappela le carreau cass� de jadis, et l'on refit sur sa demande une minutieuse inspection des ouvertures qui n'amena rien de nouveau.
� la fin des fins, on se r�solut � tenir en d�tail et dans tous les coins et recoins l'�curie et la remise.
On commen�a par l'�curie : on visita les cr�ches dessus et dessous, on retourna l'amas de paille entass�e dans un coin ; on regarda entre le mur et la cage � lapins, sur la brouette, derri�re les portes : nulle part on ne trouva trace de son passage.
Dans la remise l'inspection se continua minutieusement ; on bouscula toutes les caisses, on chercha dans tous les recoins ; tout avait �t� chambard� ; il ne restait plus qu'un endroit qui n'avait pas �t� explor�, mais il semblait impossible que le chien y f�t. C'�tait un amas h�t�roclite de vieilles planches et de vieux paniers, d'outils au rebut, de manches cass�s, de vieilles hardes, de cuirs de jougs pourris, entass�s au petit bonheur contre une vieille cr�che, elle-m�me pleine de d�bris tr�s antiques et sans aucune valeur.
— C'est idiot de penser qu'il est l� derri�re ou l�-dessous, disait M. Pitancet. Qu'est-ce qu'il y foutrait et comment aurait-il pu s'y fourrer ? Un chat aurait d�j� du mal � s'y frayer un passage.
Comme il n'y avait plus que cet endroit-l� qui n'avait pas �t� mis � nu, on continua tout de m�me de le d�blayer. Ce ne fut qu'� la derni�re planche soulev�e et quand on d�sesp�rait qu'on d�couvrit bel et bien Miraut qui s'�tait r�fugi� l�-dessous. Comment ? au prix de quels travaux ? Il avait d� se faufiler, s'allonger, s'aplatir, se raser. Et il �tait l� devant tous, couch� vaguement, plut�t accroupi, rattroup� sur lui-m�me. Il n'essaya d'ailleurs point de feindre davantage et de simuler le sommeil : il n'�tait pas si stupide ; mais il se contenta de battre lentement son fouet et de contempler de son regard profond et si triste le trio qui le d�terrait de l�. Il eut pour Lis�e surtout un coup d'œil impressionnant comme un reproche muet, un coup d'œil qui semblait lui demander raison de cet abandon, un coup d'œil tel que l'autre n'y put tenir et, laissant la Gu�lotte et M. Pitancet se d�brouiller avec lui comme ils l'entendraient, le cœur chavir� d'une douleur plus vive encore qu'au premier jour, il alla par les rues du village comme une �me en peine et s'en vint �chouer chez Philomen.
Quand il ne vit plus son vieux ma�tre, quand il se sentit seul, abandonn� aux mains de ces deux �tres dont l'un le d�testait, dont l'autre lui imposait l'exil, Miraut comprit qu'il n'avait pas de sursis � attendre ni de gr�ce � esp�rer. Il se laissa passer la cha�ne et conduire � la voiture o�, attach� de nouveau, il fut bient�t emport� au galop du cheval qui filait derechef sur la route du Val.
Lis�e, entendant les grelots sonner dans le fracas des roues, eut un geste d'accablement.
— C'est plus fort que moi, affirma-t-il, mais je ne peux pas m'y faire, je peux pas me raisonner, une si bonne b�te ! Bon Dieu, que les hommes sont l�ches et les femmes mauvaises !
— Quand Mirette fera des petits, je t'en �l�verai un, offrit Philomen qui ne savait que trouver pour consoler un peu son ami.
— Merci, mon vieux, merci, non ! C'est Miraut, vois-tu, qu'il me faut, je ne pourrais plus rien faire avec un autre.
� Velrans, P�p� revit encore passer la voiture fatale emportant Miraut qui sans doute le reconnut, car il jappa en passant : peut-�tre un adieu, peut-�tre un appel. Le chasseur en fut tout retourn� ; il avait interrog� des gens et avait appris l'histoire des proc�s-verbaux et la surprise de la vente.
En bon camarade, il se d�solait de n'avoir pu rencontrer Lis�e, car il se doutait des terribles �tamines par lesquelles il avait d� passer avant de s'avouer vaincu et de c�der.
� Peut-�tre aurais-je pu l'aider ? se disait-il. Pourquoi n'est-il pas venu me voir non plus ? Si c'�taient des sous qui lui manquaient, il n'aurait eu qu'� dire un mot ; j'ai toujours quelque part, dans un bas de laine, un cent d'�cus de r�serve en cas de malheur, que personne ne sait, pas m�me la bourgeoise, pour me tirer d'un mauvais pas ou pour obliger un ami. �
Et il enrageait en pensant qu'il n'�tait pas encore tout � fait assez valide pour accomplir seul, aller et retour, le voyage � pied de Longeverne ; mais il se promit, d�s qu'une voiture irait l�-bas, de saisir l'occasion par les cheveux, d'aller demander lui-m�me des explications � son copain et lui offrir, s'il en �tait encore temps, ses services.
Miraut, assur�ment tr�s triste d'�tre remmen� au Val, n'�tait cependant pas aussi d�sesp�r� que le premier jour, car il avait au cœur le secret espoir de s'�chapper encore et bient�t, surtout maintenant qu'il savait la mani�re de s'y prendre, et de revenir de nouveau � Longeverne.
Rien n'aurait su le distraire de ce projet ni personne l'emp�cher de le r�aliser. Un chien qui s'est mis en t�te une id�e n'en d�mord pas et Miraut �tait un vrai chien, un fameux chien, un sacr� chien, comme on disait. Il se jura donc, chaque fois qu'il serait libre, de filer bon gr� mal gr�, de lasser la patience de son acheteur, de lui �reinter son cheval et de vaincre co�te que co�te l'indiff�rence ou la faiblesse de Lis�e. Il n'habiterait qu'� Longeverne, cela seul �tait certain ; il y vivrait comme il pourrait, mais il resterait l� et rien ni personne ne saurait l'en emp�cher.
Ce fut pour cela qu'il n'opposa aucune r�sistance, simula l'ob�issance, rentra dans la maison du Val comme s'il revenait chez lui, accepta toutes les caresses et les rendit, mangea autant qu'on voulut, suivit docilement en promenade M. Pitancet jusqu'au jour o�, bien convaincu de son accoutumance, le patron lui retira la laisse et le laissa libre dans la maison.
Trois fois de suite il s'�chappa et, sans h�sitations, s'en vint revoir Lis�e. Les trois fois son ma�tre, s'�tant aper�u presque aussit�t de sa disparition, et aussi patient et aussi ent�t� que lui, partit sans d�lai le rechercher. Il arrivait � Longeverne deux heures apr�s le chien, et invariablement le retrouvait dans la cuisine ou le po�le de Lis�e. Rendu prudent par l'exp�rience du premier jour et craignant les ruses de l'animal, il l'encha�nait imm�diatement pour le reconduire � l'auberge o� il avait remis� sa voiture. Apr�s avoir laiss� son cheval le temps de souffler un peu, de se reposer et de manger une avoine, lui-m�me se restaurant l�g�rement, il remmenait Miraut qui avait � peine eu le temps de voir le pays et, � deux reprises cons�cutives, n'eut m�me pas la chance d'apercevoir Lis�e, absent du village ces jours-l�.
� la troisi�me fugue il fut plus heureux ; mais, craignant la Gu�lotte, il n'�tait pas venu japper sous les fen�tres ; il s'�tait cach� aux alentours, attendant pour s'aventurer de voir son ami ou d'entendre son pas, afin d'�tre bien s�r qu'il se trouvait � la maison et de ne pas avoir visage de bois.
Un instinct tout-puissant lui disait que malgr� tout il ne devait pas d�sesp�rer de vaincre un jour sa r�sistance inexplicable. Apr�s deux heures d'attente, sa patience fut r�compens�e et ce fut Lis�e en personne qui sortit sur le pas de sa porte.
En quatre bonds il fut � lui et lui t�moigna aussi follement qu'il put son affection et la joie qu'il avait de le retrouver enfin. Ob�issant lui aussi � son cœur, sans r�fl�chir le moins du monde, Lis�e lui rendait ses caresses et lui parlait avec amour lorsque M. Pitancet apparut tout � coup dans le sentier du verger. Il vit toute la sc�ne et, avant m�me de souhaiter le bonjour au chasseur, ne put, sans une certaine aigreur, lui marquer l'ennui qu'il �prouvait � faire tant de voyages cons�cutifs qui n'avaient pas de raison de finir.
— Vous m'aviez promis de ne pas le rattirer, ajouta-t-il, en saisissant prudemment le chien par son collier et en l'attachant de nouveau. Pourquoi le caressez-vous ? S'il sent que vous �tes avec lui et qu'il sera bien re�u, il reviendra toujours, il faut en finir une bonne fois. L�-bas, il est bien et a tout ce qu il lui faut, il nous conna�t, il commence � s'attacher � la maison : promettez-moi que, si jamais il revient, vous ne le recevrez pas, vous le gronderez et vous le renverrez en le mena�ant du b�ton. Vous comprenez bien que si je l'ai pay� si cher, c'est pour l'avoir � moi, non pas pour qu'il revienne ici et que je fasse continuellement la navette entre les deux patelins. S'il en �tait ainsi, j'aimerais mieux y renoncer et que nous d�fassions le march�.
La Gu�lotte, arrivant � la cuisine, avait entendu les derni�res paroles de l'acheteur. Une appr�hension terrible la gagna que M. Pitancet ne redemand�t les trois cents francs vers�s, et peut-�tre, mais tr�s l�g�rement, quoi qu'elle en e�t dit, �corn�s pour le paiement de la derni�re amende. Et puis elle avait eu le dessus, elle ne voulait � aucun prix reprendre cette charogne � la maison. Ce fut elle qui fit la r�ponse :
— Vous avez bien raison, monsieur, tout ce qu'il y a de plus raison. C'est le v�tre et je vous l'aurais dit plus t�t sans la crainte de vous blesser, mais il vaut mieux, pour vous comme pour nous, que nous ne lui donnions plus rien � manger et que nous ne le laissions plus entrer, parce que, sans cela, malgr� vos voyages et vos bons traitements qu'il ne m�rite pas, il reviendra toujours.
— C'est donc entendu, conclut l'autre, et je compte sur vous.
— Pour ce qui est de moi, affirma-t-elle, vous pouvez �tre s�r et certain d'une chose, c'est que chaque fois qu'il approchera de ma cuisine, c'est du balai que je lui donnerai au lieu de soupe, oh ! sans lui faire de mal, soyez tranquille, je sais bien � quels endroits on peut taper. Quant � celui-ci, continua-t-elle en d�signant d'un geste de m�pris son �poux, c'est une vraie andouille, �a n'a pas plus de nerfs qu'un lapin, mais j'arriverai bien � lui faire entendre raison.
Lis�e, � cette apostrophe, commen�a par prier sa femme de fermer son bec et vivement, si elle ne voulait point savoir ce que pesait son poing ; ensuite, ne voulant pas passer aux yeux d'un �tranger pour un homme d'une sensibilit� ridicule, malgr� sa profonde douleur et son envie de garder Miraut, il affirma � M. Pitancet qu'il n'aurait point � se plaindre de lui et que le chien ne trouverait plus asile dans sa maison d'o� il le repousserait sans le battre.
M. Pitancet prit acte de cette d�claration ; il remercia le chasseur, dit qu'il comptait sur sa parole, sur son honn�tet� et finalement remmena Miraut, lequel commen�ait � s'habituer � ces petits voyages et, ferme en ses desseins, se pr�parait d'ores et d�j� � recommencer � la premi�re occasion.
Cette occasion ne tarda gu�re.
Pour le r�glement d'une vieille et importante affaire, M. Pitancet fut appel� pour quelques jours � s'absenter. Il partit apr�s avoir recommand� � sa femme de veiller soigneusement � ne pas laisser s'�chapper le chien, ce qui n'emp�cha nullement ce dernier de casser sa cha�ne, d'enfoncer un carreau et de revenir dare dare � Longeverne o� la Gu�lotte se r�jouissait d�j� de ne plus le revoir.
Lis�e et sa femme �taient au jardin quand il arriva. Voyant son ma�tre et ami, il n'h�sita point � venir � lui malgr� la pr�sence de l'ennemie.
— Revoil� encore cette sale vi�ce ! glapit-elle en le reconnaissant. J'esp�re bien cette fois que tu vas le recevoir de la belle fa�on, si tu n'es pas une poule mouill�e comme tu le pr�tends. Tu sais ce que tu as promis � M. Pitancet. Allez, ouste ! fous le camp ! continua-t-elle en brandissant son r�teau dans la direction de Miraut.
— Va-t'en ! ajouta Lis�e au chien abasourdi de cet accueil ; va-t'en !
Miraut, arr�t� dans son �lan, resta stupide devant ces injonctions, puis ne voulant point croire que c'�tait possible, il resta l� sur place, le cou tendu, semblant interroger encore et demander des pr�cisions.
— Veux-tu bien foutre ton camp ! reprit la femme en s'�lan�ant sur lui, tandis que Lis�e — c'�tait la premi�re fois — ne faisait rien, ne disait rien pour le d�fendre.
� quelque cinquante m�tres de la maison, sur le revers du coteau, Miraut se retira et s'assit sans mot dire, regardant avec �tonnement du c�t� du jardin, esp�rant toujours qu'un mot de Lis�e, mettant un terme � cette com�die, le rappellerait enfin.
Mais Lis�e, sombre et morne, ne fit pas un geste, ne prof�ra pas une parole et rentra � la cuisine sans m�me jeter un coup d'œil de son c�t�.
Le soir tomba et il ne le revit pas. Alors il vint r�der autour de la maison et aboyer sous les fen�tres pour qu'on lui ouvr�t : ainsi agissait-il apr�s les chasses et les promenades lorsqu'il trouvait portes closes.
— Je vais lui ouvrir, d�cida Lis�e, on ne peut pas le laisser coucher dehors.
— Je te le d�fends, protesta la Gu�lotte, je ne veux pas qu'il remette les pattes ici ; ce n'est plus ton chien, tu n'as pas le droit de le recevoir ou bien tu n'es qu'un voleur.
C'�tait pourtant exact que le v�ritable ma�tre de Miraut, celui qui l'avait pay� de ses deniers ou plut�t de ses billets bleus, lui avait interdit de l'accueillir d�sormais et qu'il avait promis de le repousser : il baissa la t�te et s'alla coucher.
Mais il ne dormit point et il put entendre Miraut qui aboya longtemps. Las et affam� sans doute, il ne cessa ses appels que pour faire un tour par le village et chercher sa nourriture. Pourtant, le lendemain matin, quand la Gu�lotte ouvrit la porte, elle le trouva couch� sur la lev�e de grange.
Elle se h�ta de l'expulser en lui jetant des pierres, et le chien, s'�loignant � regret, revint se poster au milieu du coteau � la m�me place que la veille, attendant Lis�e, esp�rant toujours et quand m�me �tre recueilli.
D�s que le chasseur sortait, il se redressait, tremblant de tous ses membres, les yeux brillants, le cou tendu, attendant qu'il regard�t de son c�t� pour multiplier ses supplications muettes et lui dire avec tout son cœur et toute son �me : � Voyons, puis-je aller pr�s de toi ? � Mais Lis�e, bien que le sachant l�, ne faisait pas mine de le remarquer et, le cœur serr�, rentrait bient�t � la cuisine o� l'accueillaient les sourires et les haussements d'�paule m�prisants de sa femme.
Trois jours de suite, Miraut erra autour de la maison, aboyant, demandant asile, demandant � manger, r�dant la nuit par le village. Il s'acharnait, il esp�rait envers et malgr� tout espoir, et Lis�e, lui aussi, v�cut trois jours d'angoisses et de souffrances atroces, r�pondant � peine aux gens, voisins et amis qui lui parlaient de ce chien, louaient sa fid�lit� et s'extasiaient sur un attachement si tenace et si singulier � leurs yeux.
M. Pitancet, absent du Val, n'�tait pas venu chercher son chien, bien que la Gu�lotte, qui ignorait ce d�tail, e�t �crit d�s le second jour. Elle s'inqui�ta un peu au d�but de ne pas le voir accourir aussit�t, puis, sa nature �go�ste reprenant le dessus, elle se dit : � Apr�s tout, qu'il cr�ve de faim ou qu'il lui arrive malheur, je m'en moque, ce n'est plus le n�tre. �
Cependant, Miraut ne mangeant gu�re que de vagues rogatons ainsi que quelques salet�s d�nich�es � grand'peine au hasard de ses recherches nocturnes par les fumiers et les ordures, rong� par un souci tenace, d�vor� par le chagrin, maigrissait de plus en plus. Il �tait l�, passant ses jours accroupi dans une attitude de sphinx miteux, car tant que la maison n'�tait pas ferm�e, que les lumi�res n'�taient pas �teintes, il attendait, esp�rant encore que son ma�tre l'appellerait et le reprendrait. Son poil qu'il ne lustrait plus se h�rissait, se collait, devenait sale ; il �tait crott�, boueux, minable, avait un air harass�, se levait � peine craintivement lorsque quelqu'un passait � proximit�, fuyait les gosses qu'il connaissait, regardait tout le monde avec m�fiance et marchait comme rattroup�, l'�chine � demi cintr�e, ainsi qu'un infirme ou un petit vieux.
Et Lis�e se mangeait le sang, se disant que ce M. Pitancet n'�tait au fond qu'une brute et une salle rosse puisqu'il avait le courage ou la l�chet� de laisser ainsi une pauvre b�te si longtemps � l'abandon.
� D'ailleurs, pensait le braconnier, reste � savoir si maintenant Miraut se laissera remettre la main au collet. Chez nous, c'�tait facile, mais au milieu du communal, ce sera une autre paire de manches. Si, apr�s cette salet�-l�, le monsieur compte sur moi pour la chose, il peut se fouiller. Il s'arrangera avec la vieille puisqu'ils ont voulu manigancer l'affaire ensemble et je n'ai pas peur, malgr� sa maigreur de squelette et sa fatigue, le chien n'en reste pas moins un fameux trotteur. �
— Pauvre b�te ! si ce n'est pas malheureux ! Ah ! je n'aurais jamais d� le vendre, ajoutait-il.
Voyant Lis�e sortir et aller au village, Miraut, efflanqu�, � bout de forces, se leva quand m�me et s'approcha, r�solu � faire une tentative encore et une supr�me d�marche.
Un combat affreux se livra en l'homme. Que faire ? Le nourrir, le laisser revenir ? Quelles sc�nes nouvelles � la maison ! Ce serait intenable ! Et l'autre, la brute du Val, pensait-il, avait sa promesse.
D'autre part, il sentit que si le chien venait jusqu'� lui, le caressait seulement, il n'aurait plus le courage de le renvoyer et, la mort dans l'�me, de loin, sans oser regarder, il fit un geste qui lui interdisait d'approcher davantage.
Miraut, qui ne le quittait pas des yeux, comprit et s'arr�ta. Un immense d�sespoir de b�te, un d�sespoir que les humains ne peuvent pas comprendre ni concevoir parce qu'ils ont toujours, eux, pour att�nuer les leurs, des raisons que les chiens n'ont pas, le gonfla comme une voile sous l'orage. Il s'assit sur son derri�re et regarda encore, regarda longuement Lis�e qui, les jambes flageolantes et le dos rond, disparaissait au coin de la rue, derri�re les maisons.
Longtemps, comme ahuri, ne semblant pas vouloir comprendre encore ni se r�signer, il resta l�, stupide, � mi-chemin. Et il vit Lis�e revenir et il se redressa de nouveau, secou� d'un frisson, �mu d'une esp�rance.
Le chasseur se redemandait ce qu'il ferait. La lutte en lui n'�tait pas finie. Peut-�tre allait-il c�der � son cœur, � son sentiment, � son d�sir ; mais la Gu�lotte parut.
— Encore cette sale carne ! hurla-t-elle, en ramassant des cailloux.
Et l'homme laissa faire.
Miraut comprit que tout �tait fini, qu'il n'avait plus rien � attendre ni � esp�rer et, ne voulant malgr� tout point retourner au Val o� il retrouverait pourtant la niche et la p�t�e, ne voulant point d�serter ce village qu'il connaissait, ces for�ts qu'il aimait, ne pouvant se plier � d'autres habitudes, se faire � d'autres usages, il s'en alla sombre, triste, honteux, la queue basse et l'œil sanglant jusqu'� la corne du petit bois de la C�te o� il s'arr�ta.
Alors il se retourna, regarda le village et, debout sur ses quatre pattes, il se mit � hurler, � hurler longuement, � hurler au perdu, � hurler au loup, � hurler � la mort, ainsi qu'il avait fait autrefois aux heures tragiques de sa vie, comme jadis � B�mont lorsque l'avait recueilli Narcisse, comme nagu�re � Longeverne le soir o� Clovis Barom� s'�tait tu�.
Et sa plainte sonna comme un glas, et les autres chiens y r�pondirent, et tout le monde s'en �mut, et c'�tait vraiment lugubre et d�sesp�r�.
En entendant les cris et les lamentations de son chien, Lis�e de rage serra les poings, puis p�lit et, entre les dents, m�chonna un juron furieux ; toutefois, sous le regard haineux, sombre et f�roce de sa femme, il se contint, plia quand m�me et se tut. Mais incapable d'�couter ainsi les manifestations de cette immense douleur dont il se sentait responsable, et navr� � la pens�e qu'une b�te qu'il aimait tant allait crever mis�rablement de son attachement pour lui, li� par de terribles promesses, li� par la p�nurie d'�cus, il ne put tenir plus longtemps chez lui et, sans mot dire, fila � l'auberge noyer son chagrin dans l'alcool et le vin.
— Apporte-moi une chopine ! commanda-t-il � Fricot, en entrant dans la salle de d�bit.
— N'est-ce pas ton Miraut qui hurle comme �a ? r�pliqua l'aubergiste. Vrai, son patron devrait bien venir le rechercher. On n'a pas id�e de laisser ainsi souffrir des b�tes.
— Apporte-moi � boire ! r�it�ra Lis�e qui ne voulait pas alimenter une conversation au cours de laquelle eussent �clat� sa col�re, sa rage et sa douleur.
Lorsqu'un paysan tel que Lis�e commence par demander une simple chopine, on peut �tre certain qu'il ne s'en tiendra pas l�. Une chopine, c'est juste bon pour se mettre en train ; un gosier de buveur r�clame plus que �a : les bistros campagnards ne l'ignorent point. Lorsque les clients, du premier coup, commandent deux ou trois litres, c'est qu'ils n'ont pas l'intention d'aller plus loin, qu'ils ont jaug� leur soif et ont d�termin� ce qu'il faut pour l'apaiser.
Aussi, une demi-heure apr�s, Lis�e, plus sombre et plus d�sesp�r� que jamais, avait liquid� trois chopines ; au bout d'une heure, il en avait aval� six, et pourtant le chagrin dominait tout, l'ivresse consolatrice ne voulait pas venir et il souffrait comme un damn�.
Tout � coup, la porte s'ouvrit et deux hommes entr�rent. Il ne s'en �mut pas, ne bougea pas, ne tourna m�me pas la t�te, absorb� qu'il �tait par ses pens�es.
— Eh bien ! interpella l'un des arrivants, on ne dit m�me plus bonjour aux amis ?
Lis�e, d�visageant ses interlocuteurs, reconnut le gros et P�p�, son cher et fid�le P�p�, enfin valide, et son cœur, il ne sut pourquoi, s'emplit d'un espoir immense, tel le naufrag� perdu en mer, qui aper�oit de son radeau les feux du b�timent sauveteur.
— Mes pauvres vieux, c'est vous ? s'exclama-t-il.
— Oui, c'est nous, c'est moi, je fais ma premi�re grande sortie aujourd'hui, d�clara P�p�. Ah ! il y a pourtant longtemps, plus d'un mois que je d�sirais venir et que j'aurais voulu tout apprendre de ta bouche, mais cette sacr�e guibolle m'immobilisait l�-bas. Aujourd'hui le gros est venu me voir et je me suis dit qu'avec lui j'arriverais s�rement jusqu'ici et que si je me sentais trop fatigu� pour le retour, Philomen me reconduirait avec sa voiture. Nous venons de passer chez lui : c'est lui qui nous a dit que tu ne devais pas �tre � la maison, mais ici, et nous sommes venus directement te retrouver.
— Mes pauvres vieux ! mes pauvres vieux ! balbutiait Lis�e : vous l'avez entendu ?
— Oui, et il continue. Mais pourquoi l'as-tu vendu aussi, pourquoi ne pas nous avoir pr�venus ?
— Il n'y avait plus le sou � la maison ; la vieille a tant gueul� qu'on allait �tre oblig� de vendre une vache, que ce serait la mis�re, que �a continuerait, que ceci, que cela, et j'ai c�d� ; mais, mes vieux, si c'�tait � refaire…
— Si tu m'avais seulement envoy� un mot ! Pourquoi, bon Dieu ! n'�tre pas venu me voir ?
— J'ai �t� pris � l'improviste. Je ne me doutais pas que cet imb�cile du Val monterait comme �a sans pr�venir. Mais il nous est tomb� dessus, a offert trois cents francs ; la femme m'a dit que j'�tais un idiot, elle a entam� les lamentations et j'ai laiss� faire. Je suis un l�che ! �coutez cette b�te et dites-moi si elle ne vaut pas mieux que Lis�e qui a os� la vendre.
— L'autre ne vient pas la rechercher ?
— Non. Ah ! c'est fini. Il va crever, mon Miraut, mon pauvre vieux Miraut !
— Si tu nous avais dit que ce n'�tait qu'une question d'�cus, j'en ai toujours une petite r�serve, et, bon Dieu ! si tu en as besoin aujourd'hui, je ne me suis pas amen� sans �a !
— C'est trop tard, j'ai promis de ne pas le ramasser.
— Tu n'as pas jur� de le laisser crever. Rembourse-lui le prix de son chien. Tiens, voil� cent francs. Si tu n'en as pas assez et si tu en as besoin encore, tu n'as qu'� dire, nous ne sommes pas des loups, cr� nom de nom ! et pour le remboursement, ne t'inqui�te pas : je ne te demande pas de billet ; tu me les rendras quand tu pourras.
— C'est plus qu'il ne m'en faut avec ce qui reste, affirma Lis�e. Ah ! tu as raison ! C'est �a ! Merci, mon vieux. Merci !
— Pour ce qui est de ta femme…, commen�a le gros.
— Ma femme, nom de Dieu ! tu vas voir.
— En attendant, coupa P�p�, tu vas �crire sans retard � ton particulier du Val qui n'est qu'un salaud, soit dit entre nous.
Et s�ance tenante, Lis�e tenant la plume, les trois amis, de concert, r�dig�rent � M. Pitancet une lettre qui n'�tait pas dans un sac.
L�-dessus, les traits durcis, le front barr� d'un pli t�tu, les yeux flamboyants, Lis�e se leva, d�cidant :
— Vous allez aller prendre Philomen et venir me retrouver � la maison ; je vais pendant ce temps arranger moi-m�me mes affaires.
— Bon ! Entendu ! acquiesc�rent les deux autres.
Et, marchant � grands pas, Lis�e arriva chez lui, ouvrit brusquement la porte, traversa les pi�ces, allant au mur o� �tait appendue sa corne de chasse qu'il d�crocha vivement de son clou.
— O� vas-tu ? interpella sa femme, soup�onneuse, en le voyant repasser, l'instrument d'appel � la main.
— �a ne te regarde pas !
— �a ne me regarde pas, grand voyou, grand soulaud ! Essaie de la rappeler, cette rosse, et tu vas voir ! Ce n'est pas la tienne et elle peut bien crever. Tu es pay� et je te d�fends bien…
— Si je suis pay�, tu ne l'es pas encore, tu vas fermer ton bec et vivement ! continua Lis�e.
— Je ne veux pas que tu passes, s'�poumona-t-elle, rouge de col�re, se campant devant son mari et lui barrant le passage.
— Ah ! tu ne veux pas ! ah, tu ne veux pas ! sacr� chameau ! Eh bien ! je vais te faire un peu voir et comprendre qui est-ce qui est le ma�tre ici.
Et d'un violent coup de poing, appuy� d'une bourrade puissante, il l'�carta.
— Grande brute, assassin, voleur de chien ! r�la-t-elle en se pr�cipitant, griffes dard�es sur lui.
— Ah ! tu n'as pas compris encore et tu ne veux pas te taire, non ! Ce n'est pas assez de nous avoir fait souffrir comme des damn�s, moi et cette brave b�te, de le faire crever, lui, et de me faire blanchir en trente jours plus que je ne l'avais fait en dix ans ; ce n'est pas assez, il faut que tu sois la ma�tresse ici, et que je plie comme un gosse et que j'ob�isse comme un roquet ! Eh bien ! nous allons voir.
Et saisissant sa femme par le bras, il lui lan�a � toute vol�e une calotte terrible qui la fit pivoter sur elle-m�me et lui d�molit le chignon. Elle voulut riposter, furieuse, mais lui, mont� autant que le jour o� il ch�tia l'empoisonneur de Finaud, satur� de vieilles rancœurs, farci de vieilles haines, redoubla de gifles et de coups de poing et de coups de pied, tapant comme un sourd, abattant le bras comme un fl�au, lan�ant les jambes comme des bielles, criant, s'excitant, hurlant, tonnant, prouvant enfin qu'il �tait le ma�tre et que ce qu'il voulait, nom de Dieu ! il le voulait.
— Dis voir encore un mot ! mena�a-t-il apr�s cinq minutes d'une telle danse.
— Oui, oui, grande fripouille, assassin, l�che ! continua-t-elle.
Mais ce disant, elle se sauvait au po�le, montait � la chambre haute, se barricadant en jurant que cette fois c'�tait bien fini et qu'elle s'en irait, oui, elle s'en irait…
— Attends seulement un petit peu, mena�a Lis�e, je vais te faire ton paquet !
Et il sortit, la corne � la main.
� peine arriv� sur le seuil, il emboucha l'instrument et rappela un long coup son chien qui, entendant ce son familier, s'arr�ta net dans son hurlement.
Un nouvel appel pressant succ�da au premier en m�me temps que la voix de Lis�e criait presque aussit�t :
— Viens, Miraut ! viens, mon petit ! viens vite !
Ahuri, mais plein de joie et d'espoir, Miraut sortit du bois et apparut � deux ou trois cents pas de l�, h�sitant encore apr�s tant d'�v�nements incompr�hensibles, regardant de tous ses yeux, demandant si c'�tait bien vrai, et si cela ne cachait point encore une emb�che.
— Viens, Miraut ! r�p�ta Lis�e en frappant son genou de la main, geste qui lui �tait familier pour appeler son compagnon de chasse.
Miraut ne pouvait plus douter.
Allongeant comme un fou, de toute sa longueur et jappotant, et pleurant, et riant, il arriva aux pieds de Lis�e et s'y roula, lui l�cha les souliers, les genoux, les mains, lui sauta au visage, lui peigna la barbe, lui parlant, ne sachant comment faire, comment se tordre et battre du fouet assez vite pour lui dire toute sa joie, tout son bonheur.
Et pour compl�ter cette joie, pour affirmer cette reprise, pour sceller cette r�conciliation, voici que Philomen et P�p� et le gros apparurent encore, devisant joyeusement dans le sentier du clos.
P�p� avait mis leur ami dans le secret, lui avait annonc� la volont� de Lis�e de garder le chien et d'en rembourser le prix au richard du Val qui ne reparaissait pas. Tout � l'heure, ils lui avaient �crit une lettre tap�e o�, entre autres choses plus ou moins dures, Lis�e disait que Miraut �tait � bout, pr�t � crever, qu'il serait l�che et criminel de laisser mourir une si bonne b�te, que le chien et lui ne pouvaient se passer l'un de l'autre, que c'�tait folie de croire que Miraut pourrait s'habituer � un autre ma�tre, que l'exp�rience des derniers jours le prouvait mieux que n'importe quoi et que, dans le courant de la semaine, lui, Lis�e, irait reporter � M. Pitancet les trois cents francs que ce dernier lui avait remis comme prix de Miraut.
Le chien naturellement les reconnut tous et leur fit f�te � eux aussi, mais il revint de nouveau � son ma�tre.
— Pauvre vieux ! il cr�ve de faim ! Dire que j'ai pu le laisser je�ner si longtemps : viens manger, mon petit. Asseyez-vous un instant, vous autres, demanda-t-il � ses amis.
Et il pr�para imm�diatement au chien qui le suivait comme son ombre, ne le quittait pas d'une semelle, ne cessait de lui japper, de lui miauler des mots d'amiti�, une bonne, plantureuse et r�confortante gamelle de soupe.
Miraut �tait tellement content que, malgr� sa mis�re, il y toucha � peine d'abord, trempant le nez, avalant une goul�e, puis regardant de nouveau son ma�tre comme s'il e�t craint encore qu'il ne l'abandonn�t.
— N'aie pas peur, mon beau, n'aie pas peur ! rassurait Lis�e. C'est fini maintenant, nous ne nous quitterons plus.
Et pour qu'il arriv�t � manger sa p�t�e, il dut d�laisser quelques instants ses amis et rester � c�t� de lui � lui parler et � le caresser, � lui faire des discours et des protestations, jusqu'� ce qu'il e�t fini.
Les trois t�moins �taient tr�s �mus.
— Entrez, mes vieux, entrez donc, invita Lis�e, nous allons boire une bouteille. Ce ne serait pas la peine si un jour comme aujourd'hui on ne buvait pas au moins un bon coup.
— Ce n'est pas de sit�t qu'il repartira maintenant chasser tout seul, annon�a P�p� en d�signant Miraut. Cette aventure-l�, mon ami, aura eu du moins l'avantage de l'assagir et de le corriger de ce d�faut qui n'en serait pas un sans les gardes et les cognes. Tu verras, pr�dit-il, que maintenant il ne te l�chera plus : apr�s une pareille secousse, tu pourras aller avec lui n'importe o�, � la foire ou ailleurs, il ne risquera pas de se perdre.
On entra au po�le et Lis�e, apr�s avoir pri� ses amis de s'asseoir, apporta sur la table du pain, des couteaux, des verres et une assiette de gruy�re ; ensuite il descendit � la cave, toujours suivi du chien, et en remonta d'abord deux bouteilles poussi�reuses.
— Coupez du pain, et prenez du fromage, invita t-il.
Ils ne se firent point prier, et l'on causa de tout ce qui les int�ressait, tandis que Miraut, les deux pattes sur la cuisse de Lis�e, le mufle humide, les yeux langoureux, �coutait gravement ses amis deviser et mangeait de temps � autre des bouts de pain et des couennes de fromage.
On parla des foins qui poussaient drus, des fruits qui nouaient bien, de la moisson qui s'annon�ait belle ; on parla du gibier qui pullulait dans le pays, des compagnies de perdreaux qu'on connaissait, des nids de gelinottes qu'on savait et des li�vres surtout, des li�vres que tout le monde voyait.
— C'en est tout � roussot �, affirmait Philomen, et ce n'est pas malin � comprendre : on en a tu� si peu l'ann�e derni�re. Il n'y a gu�re que Lis�e qui ait fait � peu pr�s une chasse convenable, mais toi, P�p�, avec ta quille en morceaux, tu n'as rien pu faire et le gros non plus, et moi, �a me faisait saigner le cœur d'aller � la chasse, parce que, chaque fois, cela me faisait penser � ma pauvre Bellone.
— Cet automne nous ferons tous ensemble l'ouverture, proposa P�p� ; le gros viendra coucher la veille et on la fera sur Velrans. C'est moi qui ai amodi� la chasse communale, et comme je suis le seul fusil, il y a encore plus de gibier l�-bas que sur Longeverne et sur Rocfontaine.
— Mais, ta femme, interrompit Philomen, comment a-t-elle pris la chose ?
— Comment elle l'a prise ? Eh bien, mon vieux, elle a pris tout simplement quelque chose pour son grade ! Ne voulait-elle pas m'emp�cher encore de rappeler Miraut ? Une sacr�e grande charogne qui a toujours voulu me mener par le bout du nez, dont je n'ai jamais pu rien obtenir par la douceur et la bonne volont� ; non, je n'ai jamais rien pu faire, ni acheter quelque chose sans recevoir des observations ou subir des reproches. C'en est assez. Je lui ai fichu une danse dont elle se rappellera, je l'esp�re, et tu sais, je suis pr�t � recommencer � toute occasion, fermement d�cid� � ne pas me laisser marcher dessus, et la premi�re fois, oui, la premi�re fois qu'elle nous emb�tera, moi ou Miraut, gare la trique et les coups de chaussons !
— O� est-elle ? s'inqui�t�rent les amis.
— Que sais-je ? � la chambre haute, probablement, en train de ruminer je ne sais quoi. Elle m'a menac� de foutre le camp ! Qu'elle s'en aille bien au diable, si elle veut ! Mais je suis bien tranquille de ce c�t�, et il n'y a pas de danger qu'elle me d�barrasse de sa sale gueule.
— Il vaut mieux t�cher de s'arranger, �mit Philomen. Je dirai ce soir � ma femme de venir la voir, de la raisonner, de lui faire comprendre…
— Si elle y arrive, mon vieux, interrompit Lis�e, si elle peut lui faire admettre ce qu'elle ne veut pas saisir, cette sacr�e sale b�te de mule, je veux bien qu'on me coupe… tout ce qu'on voudra et te payer les prunes � No�l.
— Tout arrive pourtant par se tasser � la longue et par s'arranger, philosopha P�p�. Le garde, les gendarmes, le p�re Martet qui est un brave homme finiront par oublier, s'ils ne l'ont pas d�j� fait ; une pr�occupation chasse l'autre, d'autant que, je te le r�p�te, Miraut ne se mettra plus dans le cas de se faire dresser contravention pour courir les li�vres sans toi.
— Il suffit qu'il marche toujours bien quand nous serons tous ensemble, ajouta le gros pour dire quelque chose lui aussi.
— En tout cas, gronda Lis�e, parlant tr�s haut de fa�on que sa femme elle-m�me p�t entendre ; en tout cas, reprit-il, la main pos�e sur la t�te de son cher ami et compaing de chasse retrouv�, comme que je sois pauvre, n'aurais-je plus qu'une cro�te � partager avec lui, advienne ce qu'il voudra, tant que je serai ici et vivant, mon chien y restera avec moi, et m… pour ceux qui ne seront pas contents !
FIN
Go�illand : d�bauch� et ivrogne.
Vi�ce : chien r�pugnant, rouleur et crott�.
Lefaucheux : Les premiers fusils de chasse � doubles canons remontent au 16�me si�cle. C'est avec l'introduction du chargement par la culasse que l'on vit appara�tre au d�but du 19�me, les premiers fusils � canons basculants. Avec la cr�ation de la cartouche � broche (1828) de Casimir Lefaucheux, ce principe va conna�tre un �norme succ�s en France. [NduC]
Ouver : pondre, faire son œuf.
Mondure, d�livrance.
Chez presque tous les paysans franc-comtois, il y a dans la chambre du po�le, pr�s du fourneau, un canap� plus on moins moelleux o� l'on se repose fr�quemment apr�s le d�ner du soir.
Boussot, corruption de pousseur, nom r�gional et patois de la taupe.
Ouveuse : pondeuse.
J'en demande bien pardon � l'Acad�mie, mais Lis�e, ignorant les r�gies de concordance des temps, avait un profond et naturel m�pris pour l'imparfait du subjonctif ; que ce soit dit une fois pour toutes.
Raim : rameau
�chines : morceaux de rondins refendus de un m�tre ou quatre pieds de long.
� maintes reprises
Patte � relaver : chiffon pour laver la vaisselle.
Rises : plaisanteries.
Bouillet : corruption de gouillas, petite mare.
Voir De Goupil � Margot (La tragique aventure de Goupil).
End of the Project Gutenberg EBook of Le roman de Miraut - Chien de chasse by Louis Pergaud *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CHIEN DE CHASSE *** ***** This file should be named 14397-h.htm or 14397-h.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/4/3/9/14397/ Produced by Ebooks libres et gratuits at http://www.ebooksgratuits.com Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at https://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email [email protected]. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director [email protected] Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit https://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.