FAGUS
LES QUATORZE No 10 (b)
PARIS
LE DIVAN
37, Rue Bonaparte, 37
1926
DU MÊME AUTEUR :
Poèmes :
Littérature :
(Tous ces volumes à la bibliothèque du Hérisson, chez Edgar Malfère, Amiens.)
Au Divan, dans la même collection :
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CE LIVRE
900 Exemplaires sur bel Alfa
numérotés de 1 à 900
et 100 Exemplaires sur Japon
numérotés de I à C.
[1] Écrit sur l’exemplaire d’Éphémères de Madame H. L.
1er août.
I. — Ce bourbillon remonté surnage d’un des Paysages Parisiens que je donnais au Mercure de France, avant-guerre. Les épreuves étaient corrigées : la notule devait figurer au no du 1er août 1914. Un hasard malheureux, car la coïncidence eût été belle, le reporta au Mercure du 15, lequel ne parut point. La voici :
« Rue Croix-des-Petits-Champs, un riche balcon forgé joint en accolade les trois centrales des sept baies d’un hautain premier étage que surélève un entresol. Avec un faste langoureux, sa table de pierre s’arrondit, s’incurve, s’arrondit à nouveau : diadème sous-tendu par l’élan fraternel de deux consoles à têtes de béliers. On n’est pas surpris de connaître qu’après s’être nommé l’Hôtel de Gêvres, le logis que cette galanterie de pierre ceinture appartint à Mme de Pompadour, en l’année 1745, où Louis XV et le maréchal de Saxe vainquirent à Fontenoy les Anglo-Hanovriens.
« Une après-midi d’octobre 1906, je croisai sous ce dais deux hommes de mauvaise mine cheminant côte à côte, presque bras dessus, bras dessous. Petits l’un et l’autre ; l’un épais, ventripotent, portait sur un cou gras un masque rougeaud, tout en barbe et en cheveux, pêle-mêlés de roux, de gris, de blanc, de blond. D’une paire de petits yeux ronds bleus, un regard fuyait, insaisissable ; bouche large, sans menton, batracienne, à grosses lèvres rouges. Le second, sec, trépidant, osseux, tout en moustaches (noires, rabattues sur une bouche longue et mince, entre de voraces mâchoires) ; les yeux bruns, câlins, impudents et faux, d’un commis-voyageur pour marchandises interlopes. Je les reconnus aussitôt sans les avoir auparavant jamais vus : l’un était Aristide Briand et l’autre était Jaurès. »
II. — Depuis longtemps je ne fréquentais plus dans les réunions politiques. Pourtant, de grandes diablesses d’affiches annonçant avec véhémence que Jaurès allait soutenir la candidature Camélinat au préau de la rue Fessart : comme c’était à deux pas de ma rue des Fêtes, un désœuvrement m’y poussa. Camélinat m’était sympathique. Il faisait comme partie de mon enfance bellevilloise :
Cet antique ouvrier en bronze, épave de la Commune, était, comme mon père, un de ces révolutionnaires de jadis, qui eussent rougi que les enrichissassent les révolutions : un gâte-métier. Candidat perpétuel, et, crois-je bien, jamais élu. Pour sa gloire. L’intérêt n’était pas dans sa candidature. Elle ne passait qu’en prétexte. Jaurès venait de se rallier à son adversaire direct de la Chambre : au radical, au bourgeois Clémenceau, Clémenceau « l’assassin des ouvriers ». Redite, à 20 ans de distance, du pacte Clémenceau, Ranc et Joffrin contre le général Boulanger, et que les purs avaient à juste titre qualifié de trahison pure. Il s’agissait de le leur faire avaler à nouveau, et tel était le but réel de cette réunion bellevilloise.
L’assistance, toute d’ouvriers, gouailleurs, presque hostiles, écoutait à peine tout d’abord. Elle se roidissait. Quand avait paru le tribun, encadré par une « bande volante », je songeai à la fameuse soirée de la salle Saint-Blaise, où la fortune de Gambetta sombra, et à laquelle, tout enfant, j’avais assisté.
Le tribun parut donc, courtaud, hérissé, petits yeux ronds, luisants. Je n’avais jamais entendu l’enchanteur. Je fus stupéfait, et ravi.
Voix ensemble monotone, tonitruante et nasillarde d’hippopotame ayant avalé un canard, méridionale parfois à en fleurer l’ail. Le discours s’éjaculait par ondées de cinq à six mots, sans souci de ponctuation, bien que le thème du plaidoyer eût été visiblement étudié comme chez tous les grands artistes. Une mélopée à la fois frénétique et gazouillante. Quoi sous elle ? En apparence rien : un tournoiement, un kaléidoscope d’images éclatantes et vagues, transposition sonore de ce miroir à facettes dont le chasseur hypnotise les oisillons. Une remarque : incapable de soutenir la controverse, elle le désempare, le rend brutal aussitôt : — Il faut se taire ! Il faut vous taire ! (Les « bandes volantes » expulsent aussitôt le sacrilège, sans douceur.)
Je me rendis bientôt compte de l’architecture du morceau. Je le dégustai dès lors en confrère, en façon d’un poème, ou symphonie. Ah ! je compris ce qu’est un orateur ! Il ne parla du prétexte Camélinat qu’à l’introït et à la coda ; de l’infâme bourgeoisie et l’infâme Clémenceau que çà et là, évasivement, en apparence. Tout le reste fut un chant, un cinéma, où défilaient, radieuses évocations, la mission du Peuple, l’Humanité de demain toute chargée de fleurs, la Cité de l’Avenir s’achevant, sous le ciel du Progrès, etc… Musique, agaçante d’abord, et puis obsédante, ensorceleuse, à la façon par exemple de La Mort d’Aase de Grieg et son tyrannique fa, si ♭, do. Seulement, les maîtres-mots, insidieusement glissés, s’infiltraient en refrain, ou mieux : en leit-motif à la Wagner. A la coda, l’auditoire, hypnotisé, subjugué, conquis, dompté, acclama.
Où diable ai-je entendu cela, me murmurai-je à la sortie ? Soudain, un trait de feu : C’était dans le Jules César de Shakespeare ! la harangue par laquelle Marc-Antoine, au Forum, empaume, retourne la plèbe romaine et l’envoie mettre le feu à la maison de Brutus. Le charme était rompu. — Non : transposé.
III. — Décidément, je n’ai pas eu de chance avec le tribun. En août 1914, je scribouillais à la Mairie de la Bourse, état-civil. Quatre heures du soir, coup de téléphone : mobilisation. Je passe me faire payer et prends mon chapeau. Le lendemain matin, je devais rejoindre, oh, guère loin pour le quart d’heure : à Saint-Denis, à titre de G. V. C. Les feuilles m’annoncent à la fois que la Belgique est victime d’un incident de frontière, et le tribun, d’accident professionnel. Je vole à mon bureau. Trop tard. Déjà suppléé, mon suppléant avait eu l’honneur de grossoyer l’acte de décès historique. Ainsi passai-je, fonctionnaire, à travers la postérité. Par bonheur il me reste quelque autre ressource.
« Vous voulez faire entendre qu’il pleut ? Écrivez : il pleut. »
Monsieur quidam me dit : Vous savez, M. On va bientôt raser l’Abbaye-aux-Bois ?
Le 29 septembre, jour de Youm-Kippour, je m’en fus, badaud, contempler dans ce ghetto pullulant et nidoreux du quartier de l’Arsenal, les vieux Hébreux se serrer la main en proférant la menace consacrée… et réalisée : « L’an prochain à Jérusalem ! » Une feuille du soir m’apprit que le lendemain, à l’Abbaye-aux-Bois, « liquidée » de par « la loi », la dernière messe serait dite.
La chapelle regorgeait : nul risque à encourir. C’est — c’était — une salle barlongue, haute de voûte, engagée dans les bâtiments du cloître. Au-dessus de l’entrée, les colonnes grecques supportant l’orgue imageaient avec lui une sorte de porche intérieur. Au fond, un riche autel marbre et or, s’adosse à un haut baldaquin doré à fronton grec.
Pour le reste la nudité. A droite et gauche de l’autel, se dévisagent deux larges baies carrées qu’un grillage de bois, losangé, clôt ; derrière l’une on entrevoit un palpitement de coiffes, blanches, noires : les religieuses. Dans le chœur tout un orphelinat de garçonnets au crâne tondu s’installe, s’assied, s’agenouille, se relève, d’un seul mouvement. Un d’eux entame, d’un violon inexpert, le cantique :
que toute l’assistance accompagne, et chante comme lui joue : plaintif et faux. A l’Élévation, un autre enfant longuement sur un tambour bat « aux champs ». Ce fracas insolite et solennel, et le grincement du violon, et toutes ces voix grêles d’enfants : ensemble bizarre. La messe se poursuit. L’officiant plusieurs fois s’essuie les yeux. A toutes les places, mêlées aux laïcs, des religieuses, de tous les ordres. Le petit violoneux en vient à cet hymne :
Le prêtre tamponne plus fort ses deux yeux. Une voix enfantine psalmodie :
— Aux derniers jours de novembre, sur l’évasif appel d’une feuille catholique, j’ai fait un pèlerinage dernier à la mélancolique Abbaye-aux-Bois. Du périmètre de hauts bâtiments et de vastes jardins, plus rien qu’un vide boueux encombré de tas de moellons, d’amas de solives vermoulues ; çà et là un arbre dénudé, un arbuste, un grand pan de bâtisse, violée, éventrée, fenêtres devenues des trous, combles désardoisés. Pluie fine qui noie tout, suaire translucide, tissu de toiles d’araignée. De la galerie des cloîtres, subsiste ce chicot de dent : un fragment d’arceau ; de la chapelle, rien. Les Annonciades de Louis XIII, les chanoinesses-Saint-Augustin de la Restauration, les vieilles douairières retraitées et les petites filles de l’école, et Chateaubriand, et Mme Récamier, la chambrette à la harpe muette, et la fenêtre d’où ces deux vieux contemplaient les collines bleues et grises de Sèvres : le grand hourvari monotone de la neuve rue de Sèvres a d’un coup tout emporté. La pluie tombe toujours. En travers de la grille, une banderole de calicot annonce 3.000 mètres cubes de moellons à vendre (Marty entrepreneur, pourquoi pas Lévy ?). Un écriteau offre du bois de chauffage à 40 francs les 1.000 mètres cubes. Un ouvrier débite ce bois, sa grinçante scie raye l’air gris, parallèlement à la pluie fine. Quel lendemain d’incendie ! Les démolisseurs vont et viennent ; d’autres, haut perchés, abattent d’un seul coup de pic un pan entier de mur. Le long d’une barricade de décombres, des plaques de cheminées armoriées, fleurdelysées, et quelques grandes belles glaces, songent au viol du brocanteur. Un groupe de vieilles gens, mêlées aux gamins, tombent stupides devant cette navrance, et comme parmi eux sont des prêtres, un ouvrier qui passait est parti d’un ricanement.
Mais la grande croix de fer forgé s’obstine encore au sommet de la grille, comme d’un navire s’engloutissant, le capitaine adossé au tronçon du grand mât[2].
[2] L’abbaye est devenue mi-partie cinéma (le Cinéma-Récamier), mi-partie club franc-maçon, et c’est plus sale.
Je passe en m’en allant devant quelques vieux beaux hôtels de la rue de Grenelle-Saint-Germain, que le boulevard Raspail et le Métropolitain ont condamnés.
L’autre jour je fus voir abattre l’église de Suresnes, où l’honnête Henri IV prépara son retour au catholicisme de son enfance. On marchait sur les tableaux, on piétinait des épaves de chemin de croix. Demain, j’irai voir à Aubervilliers, si de Notre-Dame-des-Vertus s’est définitivement écroulée la délicieuse nef, plus belle que Saint-Séverin, et naguère incendiée par les anarchistes, la nef où Philippe VI, Louis XI et Louis XIII, avaient pèleriné, et prié.
— Que fais-tu ? Je vois Dieu ! Je suis l’homme des grèvesLa nuit je fais des vers, le jour je fais des rêves :— Je fends du bois !…(Les quatre vents.)
15 août : Ma belle-sœur fleurit la tombe de ma femme Denise-Marie. Le cimetière de Belleville regarde le rez-de-chaussée où celle-ci et moi vécûmes si longtemps. La nuit me ramena en rêve dans notre chambre. Seul. La Maison transportée en Corse. (Moi-même ne parus jamais dans l’« Ile de Beauté ».) Sous ma fenêtre, le ministre Painlevé haranguait les populations. Mais, chaque minute, chronométriquement, automatiquement, il se soulevait comme sur un ressort à boudin, et — déclic — sa tête faisait demi-tour vers moi. Il avait la frousse que je ne lui fisse quelque « sale blague » : Telle que lui appliquer des claques sur le crâne. Et toujours discourant. Et il lâcha ceci : — « Ce qui nous reste à faire, c’est compléter l’éducation féminine : citoyens, vous comblerez les lacunes de ces dames ! » Sur quoi, n’y tenant plus, je sors, et, aux reporters massés sur mon perron : — « Confrères, ici, n’oubliez point les points suspensifs !! » — Tant d’esprit m’éveilla, dont je n’avais tant montré de ma vie. Mais, c’était en rêve !
Or, les pourquoi d’en outre ? — 1o M. Painlevé venait de partir. Oui, mais, pour la Bretagne. — Oui, mais (2o) l’autre soir, Henri Martineau donnait soirée pour fêter le superbe tableau où Klingsor le groupa avec tous ses hôtes du Divan autour du buste de Toulet, Mme Dussane, Chabaneix, Derème, Pierre Lièvre, Guy Lavaud, Henriot, Vaudoyer, Carco, le peintre, et Eugène Marsan. Le hasard m’assit contre Pierre Dominique : il me narra de belles histoires d’élections corses.
Citadin, l’initiation militaire me révéla la campagne, la nature, la féerie du printemps. On m’avait expédié aux chasseurs à pied de Lunéville. Cet hiver-là s’y montra particulièrement noir, ce que nous endurâmes, on ne l’eût pas cru… avant la grande guerre. Séverine s’indigna tout un article durant, et qui — résultat — nous rendit tous extrêmement fiers. Mais aussi, tout paysage, spécialement de Lorraine, m’apparaissait affreusement lugubre.
La mi-mars me vit interné, juste contre la frontière d’alors, dans le fort de Manonvillers, celui-là même qui intéressait si fort l’infortuné Zeppelin IV. (Le commandant Driant a tragiquement imagé dans sa Guerre de Demain le fort de Liouville, tout pareil.) Dédales de casemates, de corridors sans fin — tout cela sous terre, courettes telles que des puits, coupoles cuirassées, etc…, c’était sinistre, avant les tranchées.
La première fois que nous fut permis de mettre le nez dehors — un matin — je bondis, je grimpai jusqu’au sommet herbu du démon de métal et ciment. Le soleil dardait sur la neige, une alouette, et qui s’écria : Je m’appelle Juliette, jaillit entre mes pieds et s’enleva jusqu’au fond du ciel en chantant ; une nuée de chardonnerets, de mésanges, de fauvettes, et d’alouettes encore, détalaient autour de moi en chantant : Soleil, c’est le printemps.
C’était le printemps ! mon cœur se délia et bondit sur les eaux dégelées qui, de toutes parts, ruisselaient, et la blondeur du jeune soleil me représenta la chevelure de la fiancée laissée à Paris : j’étais aériennement heureux.
Le printemps là-bas arrive en explosion, et cette terre sobre, économe et fine, d’un seul coup se transforme en le plus délicieux des jardins ; ah, ciel léger de Lorraine, grâces te soient rendues, ciel léger, élégiaque, et printemps héroïque ! Était-ce superbe, ou du faîte de la cathédrale, ou des combles du château Stanislas : la petite capitale, et ce château avec son parc, miniatures de Versailles ; puis, la ceinture de collines que chiffonnent les vallons de la Meurthe et la Vezouze, les champs ivres de fleurs, où l’on rêve de bergères en robes de soie et de velours — et j’en ai vu… oui… qui bêchaient avec leurs mains gantées ! — les menus villages éparpillés, puis les bois, les forêts. Et partout au-dessus, ce ciel qui dévore tout, immense, voûte tumultueusement bleue, où se déchirent des flottes de nuages de toutes envergures ; j’eusse vécu mes journées pleines perdu dans cette mer en délire, y chassant des continents, les gloires, les cités, les fastes, châteaux flottant à la dérive, des forêts, des humanités en route, des mondes neufs, ô forêt !
La forêt ! qu’une forêt lorraine au printemps est diverse en sa belliqueuse majesté ! buttes, mamelons, ravins, layons, trous, défilés, tout cela vert ! au-dessus de quoi étrangement se mêlent les énormes chênes tordus, les tendres tilleuls blonds, les hêtres, moi : Fagus, les bouleaux, molle chevelure argentine ; au versant des ruisselets dansent les osiers roses et les saules ébouriffés ; des peupliers géants jaillissent vers les routes, où fuient, à la poursuite de l’horizon, pruniers, cerisiers, mirabelliers, verts, blancs et roses. Qu’on remonte vers les sommets, où vibrent les basiliques de sapins, d’ifs, de genévriers, d’épicéas, et, plus bas, d’inattendus étagements d’acacias et de marronniers, et tant d’essences encore, qu’on croirait à quelque parc ressuscité sauvage : un parc sauvage, c’est cela, toi, Lorraine nancéenne. Et là-dessous, sous ces vertes voûtes trémulantes, un invraisemblable enchevêtris de ronces, aubépines, troënes vers les villages, et des orties, des fraisiers et de tenaces lianes. Dans les vallons, les nappes de muguets, de renoncules, de pervenches et violettes ; par les trouées des clairières, de nouveau les champs verts aux traînées de genêts d’or, partout.
Six heures, exquis éveil des cités de province : Paris, amas de villes superposées, ignore ce charme.
Les mieux matutineuses fenêtres bâillent, des anges en camisole secouent les tapis obscurément multicolores aux battements pesants : l’on entrevoit les armoires cathédrales, des lits en estrade et leurs dais aux rideaux ramagés, ailes d’anges gardiens ; sur les cheminées et les guéridons, des bergeries en faïence, des joujoux en verre filé, la verrerie à liqueurs, la pendule de bronze doré entre les flambeaux verts ; plus haut, la pipe en porcelaine et le fusil du bon Lorrain.
Les sous-officiers de cavalerie galopent par les rues qui tournent, derrière les plantons cavalent, et en bandoulière sursaute la sacoche aux correspondances. Disparus !
Marguerite et Véronique jacassent à la fontaine : penchées sur les seaux de bois profonds que l’eau qui grêle tambourine, d’un revers de main elles ramènent avec une moue adorable, les cheveux fous et les nattes qui coulent sur le cou flexible et sur la figure rose à faire crier.
Les cloches tintent messe basse, et voici les dévotes plates et noires. — Taratata ! le réveil vibre à travers, par-dessus les casernes, et le frais soleil partout luit.
Bah ! emboîter le pas aux chemins fourbus ? pas si bête ! mais faire, par quelque trait de génie, se lever d’inusités itinéraires et des décors inattendus, tu-tu, tu-tu, qui, à mesure qu’on approche, se fondent dans le décor su par cœur : or, de s’approcher on se garde bien, et hume à distance la vision savoureuse d’être insolite et fugitive.
Cela aboutit toujours à la cathédrale : et aux dévotes qui sortent en trottant muettement ; le marché verdoie, grouille, bourdonne sur la grand’place, elles l’envahissent, des plaques de mouches, noires, ratatinées, bruissantes maintenant. Ah oui, mais, la foison des jolies filles — toujours Gretchen et Véronique — met le feu à toutes ces noirceurs : toutes les Lorraines sont jolies à Lunéville.
— Eh mais, déjà chauffe le soleil ! l’instant de rattraper l’ombre fraîche au cabaret du père Tritschler et s’attendrir sur la beauté moribonde de sa fille aux poitrinaires vingt ans. Mais la succulente eau-de-vie de prunelles éblouit le haut verre pansu : oh, oh ! Fagus, tu seras gris ce soir !
Altère !… et l’eau-de-vie de prunelles aussi, sacripant ! (tu coucheras à la boîte ce soir, et ce sera justice !) elle bourdonne au fond de ton cœur, la mouche d’or emprisonnée.
Oh, mais, remue-ménage encor :
Cela signifie neuf heures, et encore une messe. Fort bien : Puis l’instant précis d’ensevelir les moelleux petits pains beurrés gorgés du café au lait sirupeux. Et puis, promener notre paresse active aux allées des « Bosquets » (bosquets selon Versailles : Vive la reine Marie Leckzinska !) Et bientôt me rappellent les cloches, toujours :
La grand’messe !… Hou, malheureux, hou, mauvais chrétien, tu allais oublier que c’est Pâques !
O Pâques ! ô printemps, Christus resurrexit !
14 juillet. — Je retraverse la place du Louvre, et, avec les quatre heures, se déclanche le carillon de Saint-Germain-l’Auxerrois, paroisse royale : do do, sol, do ; ré mi, ré mi, do sol… je reconnais et salue l’illustre noël provençal qui entraînait à Mulhouse et Turkheim les fantassins de M. de Turenne, et que L’Arlésienne a repopularisé : La Marche des Rois…
Seulement, M. de Turenne écrivait en bon français : « Les armées du Roi ont vaincu à Turquem. »
Au tampon arrière d’un tram électrique, un enfant de six ans s’est cramponné et l’obus jaune avec cette araignée au derrière, file en foudre le long de la rue Réaumur. Au carrefour, l’enfant se laisse agilement tomber, traverse la voie : un autre tram arrive en sens inverse ; son chasse-pierre happe l’enfant, l’engloutit, et le tram, bloqué, s’arrête net. Des pompiers bientôt accourent, soulèvent et leurs crics, l’avant du tram et le petit corps est dégagé. La tête fendue du crâne à la joue, avait éclaté ainsi qu’un fruit mûr : une flaque de sang et de cervelle traîne le long du rail ; les petites paupières étaient closes, le visage paisible ; l’innocent n’avait pas eu le temps de souffrir (du moins je pense). La tête en deux morceaux, s’ouvrait, se refermait : boîte vide, couvercle. Une civière emporta le tout. Mais avant de permettre au tram de repartir, l’administratif sergent de ville recueillit dans un journal ce qu’il avait pu ramasser de cervelle.
4 février. — Boum ! Mardi gras. Il est sinistre ; non par l’absence à peu près absolue de masques, mais par l’effroyable tristesse de l’incommensurable foule qui piétine le long des boulevards, laissant désertes toutes les autres voies. Cette multitude d’infortunés n’est pas même descendue, comme naguère, dans l’espoir de pêcher entre les pavés fangeux quelques lambeaux de cette vieille gaîté française dont l’entretinrent nos arrière-grands-parents, ainsi que d’une chose lointaine déjà. Plus d’illusions, elle n’attend plus rien, elle n’espère plus. Pourquoi descend-elle ? Pour se fuir elle-même : tel « l’homme des foules » d’Edgar Poë. Ces grands boulevards prennent quelque chose d’un cercle inédit de l’Enfer, où comme l’écrivait Berlioz sous la République deuxième, la Démocratie promène son rouleau de bronze[3].
[3] Le texte : « La République passe en ce moment son rouleau de bronze sur l’Europe. » (Préface des Mémoires)… L’Europe s’est ressaisie…
Comment se retenir de penser à ces périodes de réjouissances énormes, qui jadis séparaient les semaines recueillies de l’Avent (Rorate, cœli, de super ; et nubes pluant Justum !) des austérités par quoi le Carême nous méritait l’explosion de la joie pascale : la Saint-Nicolas, Noël, les Saints-Innocents, Sainte-Geneviève, fêtes des Fous et de l’Ane, Épiphanie, Chandeleur, Saint-Valentin, Mardi gras, Mardi-gras ! Et les magiques divertissements et « momons » de Molière prennent soudain leur sens nostalgique où Verlaine, hélas ! n’a plus rien à voir :
Cependant imperturbables, les employés des mairies enregistrent les déclarations des citoyens se venant, comme chaque année, faire inscrire sur les listes électorales : ce soir expirent les délais impartis. Or un quidam s’est présenté orné d’un faux nez énorme, rubescent et turgescent. Les scribes retenaient leur sérieux à grand’peine, et le chef du service ne savait trop que faire, les règlements non plus que la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen n’ayant osé prévoir cet attentat à la majesté du Suffrage Universel : justement ce que répondait obstinément le facétieux aux électeurs conscients, dont quelques-uns riaient, mais dont s’indignaient le plus grand nombre. Et cette indignation décida le scribe en chef, homme spirituel : « Monsieur, prononça-t-il, le livret militaire que vous venez de m’exhiber, porte en signalement : Nez ordinaire ; je ne saurais donc vous inscrire, et mieux, je me demande si je ne dois pas vous poursuivre comme soupçonné d’avoir dérobé ledit livret ! » Le délinquant dut extirper son appendice. Il tint d’ailleurs, à fournir le dernier mot : « Je compte me présenter aux élections prochaines, et voilà pourquoi je me suis muni d’un faux nez ! »
Voici le soir charmant. Le Métro, bondé ni plus ni moins que les autres soirs de l’année d’un funèbre entassement, semble un chapelet de corbillards de cristal, s’enfonçant dans l’enfer. Et voici que montent trois fantômes : ce sont des déguisés, des déguisés pauvres. Ils n’ont pas l’air de s’amuser, ils sont honteux d’eux-mêmes : comme ils peuvent ils se casent sur la banquette que vient de vider une descente de voyageurs, et restent silencieux et immobiles. Et ce n’est plus à Molière que je songe, ni à Verlaine, certes, mais à Mozart : au trio de masques noirs qui viennent signifier à don Juan que son expiation approche. La station suivante s’appelle la « fin du monde ».
Ces créneaux où tonna la bombarde de bronzeOnt vu Philippe-Auguste, Ango, Talbot, Louis onze,Duquesne, et vers ce pont où meurt en chantant l’Arq,La barge qui menait à Rouen Jeanne d’Arc !
10 août. — Dieppe ; 10 heures du matin ; les galériens des « trains de plaisir » débarquent. O tes sortilèges, ô mer ! Ces pauvres citadins, qui sont les citadins pauvres, n’ont ni les loisirs ni les moyens de s’offrir sur les bords de la mer, une saison, fût-elle de huit jours, fût-elle de quarante-huit heures ; il leur faudra réintégrer dès lundi au matin le comptoir, l’atelier, le bureau, d’où samedi soir ils s’échappaient. Aussi, dès avant l’aube, surchargés de provisions de bouche, ces familles s’entassent dans les torrides prisons de métal qui vont galoper sur les rails, et les dégorgent enfin, endormis, poussiéreux, terreux, suants, sur le quai trempé de suie, mais tout imbibé de salines.
Et les voilà qui se ruent sur la falaise, la plage ; l’œil tendu vers la merveille liquide, ils dévorent leurs provisions ; ils comblent les bateaux touristes, les barquettes, les canots ; ils pataugent, ils écorchent leurs chaussures et leurs pieds de citadins sur les cailloux et les rocs, pour la cueillette des moules, le pourchas des crabes ; ils regrimpent la falaise, encore et contemplent le soleil se couchant ; puis s’échouent dans les guinguettes du port, se gorgent de cidre, et enfin, recrûs, regagnent leurs box roulants. Après maints retards accueillis avec une résignation touchante, ils seront reversés, endoloris, tués de sommeil, sur l’asphalte parisien. Alors ils se traîneront (plus de fiacres à ces heures) jusqu’au logis dont il faudra redéguerpir vers l’atelier, l’usine, le bureau. Et ils ne regretteront rien : ils ont vu la mer. Thalassa, thalassa !
10-11 août. — Très avant-guerre. — Le « train de plaisir » roule sous les étoiles vers Paris. Oreste et Pylade étaient montés dans mon vagon ; ils portent des vêtements trop parfaitement simples pour ne pas coûter très cher : eh quoi ! dans ce train de plaisir bruyant, torride, odorant, presque populacier ? Si parfaite est leur politesse qu’elle tient à distance toute familiarité ; chez Oreste, une aisance plus aisée, une bienveillance naturellement protectrice, une tranquille sûreté de soi, — des nuances, — attestent une supériorité de fortune et de rang sur Pylade… Pourtant leur conversation révèle qu’ils sont libres seulement le dimanche, ainsi que de simples bureaucrates. Leur dimanche-ci s’éjouit à Dieppe ; l’un des précédents à Chantilly, où le grand prix se courait ; pour le prochain, ils hésitent entre le Tréport et Fontainebleau… Brusque arrêt de notre train, en pleine campagne, en pleine nuit : des voyageuses s’effarent. — « Ne vous inquiétez pas, Mesdames, dit Oreste : il s’agit de laisser la voie libre au rapide du Hâvre… lequel sera là (il tire sa montre) dans… une minute à peu près… » Une espèce de rugissement passe en effet presque aussitôt, et notre train se remet en marche… — « A combien roulons-nous ? demande Oreste à Pylade ? — Heu… 58 à 60 à l’heure d’après la fuite du paysage. — Pour une auto, ce serait bien ordinaire ; mais de la part d’un train, un train de plaisir, c’est beau. Vous répondez du chiffre ? — A peu de chose près… mais si les bornes kilométriques se tenaient de notre côté… — Vous ne songeriez pas à les déchiffrer au passage ? — Pas précisément : je compterais sur mon chrono le temps qui sépare les apparitions. — Hé, les poteaux télégraphiques rendraient le même office ! — Non, trop rapprochés… ce ne serait pas sûr…
— « … Beau paysage sous cette lune : cela rappelle exactement le trajet entre le lac Ontario et le Michigan. — C’est de nuit que vous le fîtes ? tiens, comme moi. » (Ici, discussion serrée sur la valeur comparée des chemins de fer américains et des français, où ceux-ci emportent nettement l’avantage)…
Oreste : — « Si nous établissions nos comptes ? Heu… balance faite, vous restez me devoir quelque chose comme un louis. — Oui, sans doute. — Pardon, comptez ! » Pylade crayonne ; chemin de fer à part, la journée de chacun représente dix-neuf francs juste. — Voyons ?… Vous oubliez là trente centimes… ici, je n’ai donné que quatre sous de pourboire, et c’était large, convenez-en… Donc 18 fr. 90… — C’est égal, la belle nuit pour panneauter des perdreaux… Si nous étions en septembre. » (Ici ils parlent chasse…)
Soudain Oreste : — « Diable, je me vois mal demain, à 9 heures au bureau. — Et moi à Neuilly, où j’ai un rendez-vous d’affaires ! »
Enfin j’apprends ou comprends qu’ils sont fils : Oreste d’un banquier ; Pylade, d’un négociant ; voulant passer à Dieppe leur dimanche, ils choisirent le train de plaisir et parce qu’il précède d’un quart d’heure l’express, et par curiosité.
Mais le train prend du retard ; il en prend pour trois quarts d’heure. Oreste : — « Bon, nous arriverons à une heure et demie du matin ; plus de fiacre à moins de cent sous… et quels « tacots » ! moi, je ne puis endurer qu’on m’écorche : couchons plutôt à l’hôtel Terminus ; pour un demi-louis, nous reposerons et nous trouverons demain dispos… »
Je savourais avec ravissement la sagesse, le sens pratique, l’à-propos, qui, transposés dans l’histoire, ont fait merveille en France, de Louis XI à M. de Villèle.
Le temps passa, les jours, les semaines, les mois :Elle se sentit vierge une seconde fois.(Marion Delorme, acte VI.)
Voici bien des années, des artistes, dont notre Jean Baffier, et Lucien Schnegg — autre grand sculpteur enlevé soudain, tout jeune, par une fièvre typhoïde — offrirent à Auguste Rodin un banquet dans les bois de Vélizy. Au dessert, le peintre norvégien Thaulow (encore un mort) prit son violoncelle, le sculpteur Bourdelle son violon et Isidora Duncan, amenée là je crois bien par la Loïe Fuller, dansa sur l’herbe, sous les arbres, pieds nus, devant un Faune de Rodin que Bourdelle avait voituré. Ce fut délicieux, et tous les assistants en garderont le souvenir ; comme quelqu’un avait songé à nettoyer le terrain des cailloux et brindilles : — « Non, non, ordonna le malicieux vieux maître ; il faut qu’Eurydice appréhende la présence du serpent. » Et cette appréhension fut sans doute pour quelque chose en effet dans la grâce, dans le naturel exquis de la jolie danseuse, encore timide et intimidée : cela se passait dans des temps très anciens.
Peu après, miss Isidora dansa devant deux mille personnes, au Trocadéro, sur des planches. Certaines danses parurent aussi charmantes que sous les ombrages de Vélizy, mais il faut bien avouer que l’Allegretto de la Symphonie en La, commenté par des ronds de bras et des ronds de jambes, sembla (même à nos yeux favorablement prévenus) quelque chose — il faut lâcher le mot — quelque chose d’assez « toc » et prétentieux[4].
[4] Le programme, emprunté tout à Beethoven, comportait une glose de Hans Merian (?) (descend-il du Bâlois qui dressa en 1615 le plan de Paris ?) où on lit : « … A ces premiers accords (de l’Allegretto)… s’ouvrent les portes du monde souterrain, les âmes à peine défuntes passent, encore accablées du tourment de mourir… dans le presto en fa majeur, des Faunes, des Sylphides et des nymphes gracieuses en ronde folle se taquinent et se poursuivent… enfin apparaît Galathée elle-même, avec sa suite : on perçoit clairement… la conque des Tritons ; Galathée semble glisser sur les vagues… »
Et patati et patata… C’est le cas de le dire : que de choses dans un menuet ! Beethoven en fût mort.
Puis voici miss Isidora Duncan revenue, après un apostolat européen, revenue accompagnée de M. Raymond Duncan, de miss Pénélope Duncan et tout un conventicule de girls et de frauleins, toute la mission vêtue de peignoirs de bain et d’espadrilles. Il faut bien dire mission ; il faut dire : apostolat ; et c’est cela qui choque, et non l’imagination de déambuler jambes nues, même lorsqu’on a les vilaines jambes de M. Duncan. Depuis tantôt deux mois, une nuée d’interviews, de chroniques, de déclarations, de communiqués avec ou sans images, nous préviennent qu’à nous autres, piteux Béotiens de France, on va apprendre à danser, à marcher, chanter, parler, manger, nous vêtir, aussi gouverner notre conscience… quoi encore ? Naguère un autre Yankee enseignait à Lépine ravi comment s’y prendre pour assurer la circulation des rues ; un autre nous expliquait, par raison démonstrative, l’art et la manière de mastiquer les aliments.
Nouveautés indiciblement vieillotes. M. Raymond Duncan a découvert les rapports, d’ailleurs problématiques, des gammes grecque, écossaise, chinoise… Mais cela est dans Helmholtz, vieux de quarante ans, mais cela est dans Fétis l’ennemi de Berlioz ; mais cela traîne partout ! Saint-Saëns, Bourgaut-Ducoudray, ont écrit là-dessus et récrit, et même Salomon Reinach. Quant à la fantaisie (se référant au mot fameux de Wagner, l’entendait tout autrement, toute musique revient à une danse) quant à la fantaisie de transporter l’ouverture d’Iphigénie en ballet, ou bien L’Héroïque, il est par contre heureux pour leurs auteurs qu’elles se produisent maintenant : c’étaient des gaillards peu patients que Louis de Beethoven et le chevalier Glück.
Aussi, bien que nous soyons, nous autres Français, devenus des êtres fort soumis, n’est-il pas étonnant que lorsque miss Duncan dansa l’autre jour la Bacchanale de Thannhauser, un spectateur ait joyeusement proféré le cri populaire : « Mais ne te promène donc pas toute nue ! » Cela déplut à d’aucuns ; cela nous a ravi : revanche du bon sens contre la barbarie. Certes, chaque soir, certains café-concerts exhibent de jeunes ou vieilles célibataires encore moins vêtues que miss Duncan : puisque pas du tout. Seulement ces pimprenettes n’ont jamais prétendu nous moraliser. Tout au plus une fois traînées devant les Héliastes, jurent-elles qu’elles faisaient œuvre d’art, ce qui, en somme, enferme du vrai.
Et justement quelle est la valeur artistique de ces pseudo-restitutions de la chorégraphie grecque ? Elle est nulle ; aussi nulle que dans les dessins néo-antiques de l’Anglais Flaxmann ou les étonnantes machines bâties dans le même dessein par les sculpteurs et architectes teutons. Calquer les moments d’attitude figés sur les amphores et les statuettes de nos musées, cela n’est pas de l’art, même funéraire : c’est un tressautement de figures de cire. Précisément l’Amérique (elle nous inonde de danses et bientôt connaîtrons-nous les beautés du pas du dindon et du pas de l’ours gris) nous affolait naguère avec le cake-walk. Cette espèce de bamboula était assez rustaude mais, bonne enfant, joyeuse, sans prétention, comme une brave danse de nègres (et soutenue par une musique irrésistible) elle arrivait, par la grâce de jolies fillettes, à devenir gracieuse : un vague souvenir vous lancinant, on courait au Louvre et retrouvait cette même danse dans telle statuette de Tanagra.
N’est-ce qu’une rencontre ? Non : nous aussi découvrîmes un jour la danse grecque ; sans l’avoir cherchée : en Bretagne près de Tréguier une douzaine de jeunes filles dansaient une « dérobée » au bord de la mer, simplement. Peu après, ce furent les Panathénées : les mêmes jeunes filles ou leurs sœurs, drapées de blanc et bleu, menaient en procession la statue de la Vierge. Nous eussions fait pareille découverte en Provence, en Savoie. « Car rien ne vaut !… l’instinct populaire discipliné par la culture », écrit M. Alfred Capus (cité par Criton). Que la mission Duncan veuille donc nous laisser à notre perdition.
Au demeurant, nous avons sous les yeux un portrait de M. Duncan en costume. Ce Grec ressemble irrésistiblement à un Peau-Rouge : ceci soit dit sans l’offenser, car les Indiens furent un fier peuple. Mais enfin cela nous éloigne un peu des figures de Tanagra ou même du bas-relief de Carpeaux.
La vie est un songe.
Supérieurement construit, ce Songe d’Athalie : il reproduit avec une fidélité poignante cette incohérence logique, et logique incohérente, qui nous impressionne dans les rêves. Athalie, obsédée par l’appréhension d’un péril vague et prochain, se représente soudain, nécessairement, la fin hideuse de sa mère : et l’apparition par deux fois d’un enfant tout pareil à ceux qu’elle fit massacrer jadis, et qui la vient massacrer deux fois, est pareillement d’une observation que nous autres dirions clinique. Ici, une remarque : cet enfant, qu’elle n’a jamais vu, avant de le reconnaître en rêve, elle va le voir presque aussitôt en pleine réalité, et le reconnaître incontinent. Donc le rêve se fait prophétie. Or, cela est-il possible, et cette péripétie, d’un tel effet dramatique, s’est-elle accomplie jamais ?… La science vraisemblablement répond que la succession est nécessairement inverse, et que la reine a vu d’abord, de ses yeux de chair, le personnage qui viendra hanter son sommeil. Cependant, l’antiquité entière affirme le contraire, elle donne raison à Racine, tellement que le simple ignorant se trouve ébranlé, et n’ose que répéter le « Que sais-je ? » de rigueur.
Toutefois, nous, personnellement, qui rêvons à peu près chaque nuit, et notons complaisamment nos rêves, n’en avons encore reconnu aucun qui prît allure prophétique. Ils se rapportaient toujours, tantôt à des événements qui par leur importance obsédaient la veillée du songeur, tantôt, au contraire, à d’autres (immédiats ou très lointains), insignifiants, mais que, par leur insignifiance même, l’état de veille avait laissés inutilisés. — Naguère, un tailleur autrichien, un nommé Reichelt, périt, s’étant jeté du haut de la tour Eiffel accroché à un parachute absurde qu’il estimait infaillible. Il lui était arrivé en rêve de se sentir voguer dans l’air : et ce lui apparut un avis du destin. Or, cette sensation, si fréquente, a même origine que l’angoisse, si fréquente aussi, de ces cauchemars où nous voulons fuir et nous sentons nos membres devenus de plomb. L’origine réside dans la perception à la fois aiguë et obscure de l’immobilité de notre corps, alors que vagabonde l’esprit à travers le monde des images.
« Ce jour-là, sur les tours de la ville on arboreLe menaçant drapeau du marquis Swantibore,Qui lia dans les bois et fit manger aux loupsSa femme et le taureau dont il était jaloux. »« Soleil, petit taureau, augmente tes transports,Ne crains pas de blesser ta reine. »
Le rêveur se souvient d’un antécédent rêve que son rêve présent continue, enjambant l’intervalle de la journée, voire de plusieurs :
Nous avions fréquemment occasion de suivre certaine rue d’un faubourg isolé, rue solitaire, rue sans trottoirs, toute en jardins maraîchers, devinés derrière un interminable mur gris percé d’une unique porte qui ne s’ouvrait jamais[5]. Une fois, nous poussâmes en rêve cette porte obsédante : et voici que nous nous trouvâmes dans un hôtel somptueux, princier ! Passé le vestibule, de marbre aux lampadaires de bronze, tous allumés, apparut un enchevêtrement fantastique de couloirs et de chambres ; tapis et tapisseries, statues, plafonds caparaçonnés d’or ; et des couloirs encore et puis d’autres couloirs, et les portes que je poussais ouvraient des salles belles comme Versailles et le Louvre : et nul être, et nul bruit. Depuis combien de temps errais-je ? il me semblait avoir franchi le seuil magique durant l’après-midi, et des signes certains m’annonçaient la montée du petit jour : d’où sans doute tant de solitude ? J’entrevis enfin, loin, très loin, au fond d’une reculante défilade de chambres, un domestique, et prestement me dissimulai. Plus loin, un grand vieillard, costumé et très décoré, comme un pair de France du temps de Charles X : l’intrus que je me sentais s’effaça encore, inquiet de plus en plus. Comment m’échapper ? chaque pas m’enfonçait plus avant dans le dédale splendide. J’atteignis, enfin, une chambre à coucher ; une jeune fille y reposait, enfouie dans son lit blanc, et le bras droit replié sous la tête la plus mignonnement jolie, et jolie virginalement, qui se pût rêver. Elle s’éveilla, elle glissa du lit, enveloppée toute d’une longue chemise qui ne laissait voir que de menus pieds roses. Dieu, comment m’esquiver ? la porte s’était refermée mystérieusement : quel scandale ! Je me sentis mourir d’amour et d’angoisse… Ainsi qu’on se précipiterait à l’eau : — Mademoiselle ! dis-je en me jetant à genoux… Elle se retourna, m’aperçut, voulut crier. J’eus un geste si respectueux et si craintif qu’elle se retint. Je lui demandai pardon, tâchai de lui expliquer mon incroyable aventure, déclarai mon subit et incoërcible amour, et que j’étais prêt à mourir, etc., etc… tout cela exprimé en des termes si purs que, même surprise en chemise, une vierge au saut de lit ne s’en pouvait offenser. Elle me laissa tout dire et, souriante, me répondit enfin : « Ceci est fort bien, mais il vous faut demander à mon père l’autorisation de me le répéter devant lui. » Et, fou d’amour et de joie, je m’éveillai…
[5] Rue de l’Orme, à Belleville.
La suivante nuit me rend désespéré. J’ai cherché en vain à retrouver la petite porte mystérieuse, et même la rue solitaire que je connaissais si bien, et je n’ai pas songé à — ou pas osé — demander à ma fiancée son nom. Enfin le hasard me conduit devant le vaste porche d’un richissime hôtel de la rue du Bac : c’est là, je le devine, et devine à la fois le nom du maître. Tout un corps de garde de larbins défend le seuil : le laisseront-ils franchir à un hère en si triste équipage ? Oui, pourtant, le maître est affable autant qu’au grand siècle : et me voici en sa présence, et c’est bien le grand vieillard que j’avais entrevu. Je lui explique franchement ma surprenante aventure, et il ne sourcille point, et lorsque je lui demande enfin la main de Mademoiselle de…, et s’incline avec l’air honoré que commande la courtoisie. Puis, froid et souriant : — « Laquelle des deux, Monsieur ? » Malédiction ! il a deux filles ! Je me souviens alors subitement avoir peint de mémoire en médaillon avec une fantastique exactitude la chambre en ses moindres détails, la jeune fille en ses moindres traits, jusqu’à un signe qu’elle porte sous l’oreille. Le père fronce le sourcil, dévisage alternativement et l’effigie, et moi, puis, sans changer de ton, intime à un laquais, subitement survenu, de prévenir sa fille cadette qu’il l’attend. Elle vient.
Elle me salue cérémonieusement. Le père : — « Monsieur, que voici, désirerait renouveler la joie qu’il eut de vous entretenir, ma fille. » Mais elle aussitôt : — « Mon père, c’est la première fois que je vois ce monsieur. »
Oh, c’est la foudre à mes pieds ! et voici que moi-même je ne la reconnais plus ! et pourtant le pur original du médaillon que le père, les yeux étincelants à présent, lui exhibe en s’écriant : — « Alors, ma fille, expliquez-moi ce que signifie ceci ? » Pourpre d’indignation et de honte, elle prend à témoin Dieu, elle en appelle à mon honneur, m’adjure de dire la vérité. Que dire ? je refais le récit entier de mon aventure : — « Il y a là, terminé-je, les larmes aux yeux, quelque chose qui passe la nature et la raison. » La jeune fille pleure à son tour, mais ne se souvient pas. Et elle s’évanouit, et je m’élance dehors : et m’éveille.
Tout cela est fort dramatique. Seulement, je me rappelai avoir récemment relu Le Rouge et le Noir, et que je réfléchissais à cette lecture et à Stendhal, la journée même qui précéda mon second rêve… et, qui me prouve que le rêve premier, et son souvenir, ne faisaient pas partie de lui ? Suis-je bien sûr qu’il y ait eu une journée d’intervalle ? Je n’ose décider. Tout est possible. Si j’avais le loisir d’être romancier, j’écrirais l’histoire d’un homme vivant en partie double ; le jour, sa vie quotidienne ; la nuit, sa vraie vie, se poursuivant parallèlement, s’y mêlant parfois peut-être, et qui serait, peut-être, le souvenir de quelque vie antérieure. Pourquoi pas : qui sait ? Mais, qui donc réalisa ce vertige ? Gérard de Nerval, et il mourut fou… Ayez pitié de nous, Seigneur !
Il songeait, attentif aux étoiles dans l’ombre,Pendant que les lions léchaient ses pieds sans nombre.
« L’amour fait danser les ânes » : le rêve rend ingénieux tels qui dans la vie ne le furent guère. Nous avions lu ce matin notre Zigomar quotidien ; car nous adorons le roman-feuilleton, et tant plus est stupide, tant plus il nous ravit ; aussi bien, quel Français n’a lu son Zigomar[6] ? Or, nous rêvâmes être (excusez du peu !) Paulin Broquet en personne, oui, l’étourdissant, le génial policier. Et nous venions de surprendre, à domicile, le Rocambole suprême style, l’insaisissable à bon droit surnommé « Peau d’Anguille », Zigomar lui-même, quoi. Nous lui avions passé le cabriolet ; oui, mais, il s’agissait de le conduire au moins jusqu’au prochain poste de police. Or, comment l’empêcher de nous glisser entre les pinces ? Eh bien, nous inventâmes ceci, qu’à l’état de veille nous n’aurions certes soupçonné jamais : nous le déchaussâmes d’une de ses bottines ! Oui, simplement. Essayez donc de courir, dans les rues de Paris — et sans vous faire remarquer — un pied chaussé et l’autre nu !
[6] En langage celtique : Ségomar, « le guerrier victorieux ». C’est beau la linguistique ! Et la sémantique !
Don Salluste : Ruy Blas, ouvrez ce pli : c’est pour la signature(Et la porte !) du Conseiller de Préfecture.
Or, ceci se passait voici quelques années, et Balaoô (« Il y a des pas au plafond !!! ») et Chéri-Bibi (« Non, pas les mains !!! ») avaient injustement effacé Zigomar de notre mémoire. Nous le pensions du moins. Mais voici peu de temps, nous nous sommes à nouveau éveillé, c’est-à-dire rendormi… non, réveillé : nous nous entendons — dans la peau de l’inextinguible Paulin Broquet. Et de nouveau (après quelles poursuites !) nous tenions notre adversaire et ses complices, les Z à cagoules, acculés dans un cul-de-sac des Catacombes de Paris. Nulle issue possible : une alvéole de pierre toute revêtue de porcelaine blanche ; et nous nous demandions nous-même par quelle voie nous avions pu pénétrer dans cette impénétrable retraite, réduit suprême du fantastique chef de bande. Quand voilà qu’icelui, avec un rire, nécessairement satanique, nous annonce que c’est nous le prisonnier, et pour jamais : cette alvéole est une dent creuse, une dent humaine, une dent de la mâchoire de Zigomar ! Et le voilà qui s’en va, avec ses partisans ; l’ouverture, qu’un ressort secret a décachée, se referme, et je l’entends, lui ! qui insère la dent, soudain rapetissée aux dimensions normales, dans son ratelier. Et qui donc irait me chercher là ? D’horreur, je me réveille… et me souviens, cela me rassure un peu, que je remarquai hier, en devanture d’un pharmacien, osciller au bout d’un pendule, un gigantesque chicot de carton, réclame pour un dentifrice américain :
Et je voyais au loin sur ma tête un point noir,Et ce point noir semblait une mouche du soir…Or ce que j’avais pris pour une mouche étaitUn hibou…
Il se faisait une heure avancée dans la nuit, personne par les rues. Le gaz presque tari brûlait à peine dans ce Bureau des Décès de la Mairie du IIe arrondissement, où je veillais en permanence. Pourquoi m’attarder ainsi ? Notre « médecin des morts », docteur Villette, revenu d’un lointain constat, attendait patiemment que j’eusse achevé de lui préparer un dernier ordre : le mort « donnait », ce jour-là. J’achevai, et nous quittâmes de conserve la Mairie à travers la pluie et la nuit noire.
La pluie tarit ; nous marchions hâtivement, philosophant sur notre indifférence à l’égard du spectacle de la mort. Les rues désertes et les maisons noires se succédaient : une lumière enfin frémit, à la fenêtre d’un deuxième étage de la rue Grange-aux-Belles. (Je me suis souvenu le lendemain que plusieurs mois en çà j’avais, certain soir, vu un rassemblement de curieux guigner cette fenêtre : il s’agissait d’un vaurien qui avait « zigouillé » son père à coups de couteau.) Sous la lampe une vieille grand’mère écoutait sa petite fille adolescente lui expliquer : — « Il n’a pu délivrer le permis d’inhumer, les doigts n’étant pas raides : il reviendra. Seulement le convoi en sera retardé d’un jour, car il nous faudra attendre demain pour demander au Commissaire de police un bon de gratuité. » — Il faut tirer ces pauvres gens d’embarras, me dit le docteur : et il pénétra dans la triste maison… Je me retrouvai dans un logis du faubourg : le balcon faisait galerie au-dessus d’un jardin longeant la Seine. J’étais chez ma mère, à qui parlait un vieillard à longue barbe blanche, vêtu d’une longue blouse blanche, coiffé d’une calotte. Je reconnus incontinent le statuaire Rude. Et cependant l’inquiétude que voici me lancinait : — Quoi donc désole le plus les morts, une fois parvenus à l’état de squelette ? C’est évidemment, quand ils fument la pipe, de ne pouvoir expulser la fumée par le nez. A ce moment, la grand’mère entra, accompagnée du médecin légiste : je tirai de mon gousset un porte-plume et plusieurs plumes, que je constatai avec satisfaction appartenir à ce type connu sous le nom de « tête-de-mort ». J’étais en règle. Et soudain apparut un squelette m’exhibant d’un air de reproche une pipe qu’il n’arrivait pas à fumer…
Tout cela parce que, la veille, en quittant le statuaire Rodin, qui m’avait longuement entretenu de Rude, j’étais allé au Louvre contempler le tragique cadavre qu’a tordu Germain Pilon pour le tombeau de Valentine Balbiani !
… J’approchai de la mouche et c’était un corbeau…Et cette mouche était un vautour.Et cette mouche…
Ils étaient là trois maréchaux de Napoléon :
Ney, Kellermann et Pérignon. Kellermann, vieux paysan mal accoutumé à sa splendeur récente et aux délicatesses de la civilisation, avait complètement oublié, juste au moment où l’empereur allait passer sa revue, qu’il avait chaussé un caleçon pour la circonstance ; de sorte qu’il l’avait ignominieusement arrosé. Et l’autre Alsacien, Ney, prince de la Moskova, inspectant sa tenue, venait de le traiter, Dieu sait comme ! et en présence de tout l’État-major. Le pauvre vieux en pleurait. Se voir ainsi humilié, publiquement, et par « un pays » ! En vain Pérignon, le troisième maréchal, s’évertuait-il à le consoler : ce qui surtout lui crevait le cœur était d’entendre, dans la salle voisine, Chicot, oui, Chicot, l’illustre bouffon de Henri III[7] s’esclaffer avec frère Gorenflot, ivre comme lui, et braillant tous deux :
[7] Vous lûtes tous, est-ce pas, La Dame de Monsoreau, La Reine Margot, etc. ?
— Si ce n’est un maréchal de ce gredin de Napoléon !
Et tout cela se passait à Bruxelles, rue Montagne-aux-Herbes-potagères, dans l’estaminet de Mme Vansteenbrugghe, où si souvent je fréquentai jadis avec feu mon père et son ami M. Klercx, le peaussier. C’était quand nous habitions au 40 de la rue de l’Hôpital… en 1879. Le rêve date d’octobre 1913.
— … Et cette moucheÉtait un aigle au vol tournoyant et farouche…Et cette mouche était un griffon monstrueux…
Je me voyais dans l’harmonieux chaos glauque de forêts et de rochers des tableaux de Léonard de Vinci. Un serpent, monstrueuse amplification des anguilles de nos rivières, surgit soudain et me poursuivit. Je fuyais épouvanté, le reptile bondissant me fouettait les jambes de son corps vert et noir et faisant béer une gueule d’ailleurs dépourvue de crochets venimeux. Et, en effet, une voix inconnue me criait : — « C’est une couleuvre, ce n’est qu’une couleuvre… »
Quelques minutes après, ou quelques heures, ma femme m’éveille :
— As-tu jamais vu des serpents longs de quatre mètres ?
— Quatre mètres ? non, certes, répondis-je sans surprise : c’est rare, surtout sous nos climats.
— Quelles longueurs avaient ceux que tu as vus ?
— Mais… quelques pouces, au plus un ou deux pieds.
— N’est-ce pas ? pourtant, regarde donc, allongé au pied du lit, contre la muraille, ce serpent blanc long de quatre mètres…
— Mon Dieu, qu’as-tu donc ? réveille-toi !
— Eh, je ne dors pas : ne vois-tu pas, contre les écharpes tendues sur le mur, ce serpent blanc long de quatre mètres ?
Etc., etc…
Le lendemain matin, c’est ma femme qui me rappelle tout ceci, à moi qui ne me souviens de rien… « Il était complètement immobile ; non couvert d’écailles, mais d’une peau pareille à cette étoffe blanc satiné qu’on nomme poult-de-soie.
« Je savais, à n’en pouvoir douter, qu’il mesurait précisément quatre mètres, et tout cela me demeure si présent que je crois le voir encore… »
Et il paraît qu’un peu plus avant dans la nuit, tout endormi cette fois, c’est moi qui m’écriai :
— Vois donc ce paradoxe enfermé dans un verre d’eau !
— Quel paradoxe ? répliqua sans étonnement ma compagne. Et, ne l’entendant pas, sans doute, je m’obstinais à répéter :
— Mais pourquoi a-t-on donc enfermé ce paradoxe dans un verre d’eau ?
Le lendemain, cela aussi, je l’avais oublié.
« — … Et cette mouche était un ange. Et cet archange… »Ah j’y renonce enfin et préfère Bouglé :On repêche dans l’Oise un enfant étranglé,L’enfant avait reçu deux balles dans la poche,Refilées par Hugo, paillard, avare et moche.
… J’étais donc Olivier Twist, ou David Copperfield : j’étais Charles Dickens, enfin, interné chez le méchant maître d’école — marchand de cercueils, celui qui se surnommait lui-même « le caraïbe ». Et aussi triste que toujours. Pour me consoler, je contemplais, à travers la vitre du fond, la basse-cour enfouie sous les arbres du verger. Une poule noire apparut, voletant vers cette vitre, que je m’aperçus alors être un verre grossissant : car la poule devint, à mesure qu’approchante, un dindon superbe, puis, presque instantanément, un grand vautour au long cou dénudé, puis une autruche gigantesque. Et je voyais se vérifier ainsi l’hypothèse, la théorie zoologique que je me formulais du même coup : à savoir que ces trois derniers oiseaux appartiennent, en dépit des savants, à la même race, puisqu’ils portent tous trois une tête à peu près chauve au bout d’un long cou dépenaillé.
Et je me vis incontinent transporté dans la basse-cour devenue un jardin d’Extrême-Orient, appartenant à Paul Claudel, alors consul à Tien-Tsin. L’autruche (en réalité c’était un volatile énorme participant de tous ceux que je viens de nommer) emplissait à présent tout le ciel. Heureusement, car la peur commençait à me galoper, se ramena-t-il aux dimensions d’un casoar aussi grand d’ailleurs que l’épiornis quaternaire, mais férocement agressif. Mme Mithouard (oui, Mithouard, Adrien Mithouard, l’auteur du Traité de l’Occident) survint, et me prit par la main pour me faire traverser le parc : — « L’oiseau que voici, me dit-elle, ne veut connaître que moi : au surplus, rien à craindre, quand il est en compagnie de son ami le grand loup ; et puis, il sait que voici l’heure où nous lui offrons un voleur à dévorer. » Et j’aperçus, à l’étage de la grange — le parc décidément était simplement une très vaste basse-cour, grossie par la vitre, qu’à présent je portais en monocle — j’aperçus un Hindou lié sur le plancher. Dans sa bouche, maintenue ouverte par je ne pus découvrir quel procédé, était inséré un oignon, nourriture dont, comme on sait, l’oiseau est particulièrement friand. L’oiseau s’installa, demandant au patient, qui le regardait avec une tranquillité passive : — « Qu’as-tu fait de mon papier ? » Ce papier : rien moins que le manuscrit du Partage de Midi, qu’était sur le point de publier l’Occident. Mais l’homme ne pouvait répondre, et le cruel oiseau le savait bien. Je remarquai alors l’étrangeté du bec : un bec fait de deux becs accolés, double bec crochu de perroquet, d’où quatre mandibules, exactement comme chez le tétrodonte, ce poisson bizarre des mers chaudes. (Exotisme, que me voulais-tu ?) Le perroquet-épiornis dégusta lentement l’oignon, puis l’intérieur de la bouche, absolument comme il eût fait d’une noix. Le supplicié demeurait immobile et placide, ce qui m’apparut tout à fait normal et digne d’un Oriental bien élevé. Survenant alors, Tristan Tzara, le secrétaire de l’Occident, me confia : — « Si vous saviez, mon cher Fagus, quel mal m’a procuré ce dessin, étant donné le sale caractère de Claudel ! — (C’était la scène même à quoi j’assistais ; un passage du livre soudain transporté dans la réalité[8].) — Il est en effet d’une difficulté inouïe de représenter fidèlement cela avec rien que des caractères d’imprimerie… — Sales caractères, interrompis-je, tout ravi de mon calembour ! » Et je pensais en moi : Pourvu, mon Dieu, que cela « vienne bien au tirage » : Claudel passe pour si pointilleux ! Et l’inquiétude me tourmenta si fort que je finis par m’éveiller.
[8] Est-il nécessaire de dire que le Partage de Midi ne contient aucun passage se rapprochant de tout cela ?
Tout cela pour avoir trop absorbé de thé chez Mithouard !
Voici peu de mois, un de nos amis perdit son père. Ce fut un vendredi (le détail a son importance). Sa nuit fut occupée par la veillée funèbre. Le lendemain, rentré chez lui, l’ami compulsa sa garde-robe de vieux garçon ; rien d’avouable : un habit noir et pas de redingote, dix mille cravates, toutes de couleur, des escarpins de bal, des « bains-de-mer » et des souliers de fatigue et nulles bottines sévères, et les gants noirs tous de la même main, etc… Tous les célibataires connaissent cela. Il dut consacrer la journée entière avec la soirée à se faire recuirasser de pied en cap. Se couchant enfin, écœuré, recru, il souhaita de toutes ses forces revoir son père en rêve. Il rêva ceci.
Il se trouvait en soirée, dans un salon somptueux (cela se passait de nouveau sous la Restauration) ; il s’agissait de conquérir l’assentiment au mariage avec l’élue de son cœur, de la vieille douairière, très ancien-régime, très « étiquette », de qui la jeune fille dépendait. Sa tenue de dandie, — frac, culottes de satin, claque, escarpins à boucles d’argent, épée de cour à la hanche, brochette sur le cœur — était irréprochable. Sa terreur était de quelque gaffe dans le discours ; aussi polissait-il ses phrases : — « Croyez, Madame la Marquise ; il faudrait que vous fussiez convaincue… » Ici, bien que la vieille dame continuât de sourire, il éprouva la sensation d’avoir lâché une incongruité si énorme… qu’il s’éveilla, exaspéré de ce songe goguenard.
On voit immédiatement la raison de la hantise du costume : mais le reste ?
Or, le vendredi suivant, regagnant son logis assez tard, il entendit, dans sa rue même, un orchestre d’amateurs étudier l’ouverture syllabique du Domino Noir, d’Auber[9]. Ce lui fut « un trait de lumière » : on sait que cet opéra-comique comporte la singularité (à l’époque) que les personnages y portent nos habits modernes (début du XIXe siècle). Mon ami s’était incarné en Horace, le héros de la pièce, pièce qu’il n’avait vu jouer qu’une fois, vers 1889, et qui du reste ne semble pas avoir été reprise depuis (nous le regrettons). Ceci est curieux déjà. Voici mieux : il s’assura que c’était pour la première fois que les amateurs (qui d’ailleurs ne se réunissent que le vendredi) étudiaient le morceau. Comme ils habitent vraisemblablement (?) dans ce même quartier, il faudrait supposer : ou bien que, sachant à l’avance qu’ils entreprendraient le Domino Noir, l’un d’eux en fredonna les motifs, que notre ami entendit sans s’en apercevoir ; ou bien que, par cette télégraphie sans fil, la télépathie, leur pensée avait suffi à émouvoir d’obscures régions ; sinon, imaginer quelque coïncidence plus étrange encore. Faut-il ajouter que notre ami ne mit jamais le nez dans la partition ?
Cependant, la hantise filiale l’empreignait, et, bon catholique, il demandait chaque soir à Dieu la présence de ce père pour qui il venait de prier. Quelque temps après, il alla, en rêve, à l’hôpital Saint-Louis, où son père avait exercé une importante fonction. C’était jour de visite : de nombreux malades attendaient leur tour ; des morts, tous. Son père était nécessairement là, quelque part. Il vit d’abord avec surprise, mêlé à leur foule, le roi Henri IV, entouré de courtisans et de dames, tous misérablement vêtus : — « Oui, dit amèrement le roi, voilà comment nous traite la République (notre ami est royaliste) ! — Sire… Majesté… bafouilla le rêveur, vous ici ? — Et qui donc davantage que moi aurait le droit d’y être ? » répliqua le monarque avec hauteur. Mon ami se rappela alors que c’est le petit-fils de Saint Louis qui édifia l’hôpital. Il s’esquiva, cherchant toujours et vainement ; soupçonnant quelque parti-pris administratif, il ruse, et demande à voir sa mère, qu’il sait bien vivante et portante. A sa stupéfaction, un infirmier le mène dans un pavillon isolé : sa mère est là, morte, l’attendant, qui, après les effusions, lui affirme qu’elle va mieux, sauf que ses douleurs l’incommodent : mais, quand on est vieille !
Peu après il se retrouve au logis de cette mère, entre elle, et ses frère et sœurs : et bientôt le père entre, paisiblement, vêtu comme en sa vie, et non tel qu’en son lit de mort ni qu’en son cercueil.
Il est seul à le voir, d’abord : il le salue, converse avec lui. Les autres, étonnés, incrédules, finissent cependant par remarquer ce qu’ils pensent être rien qu’un fantôme. — Ce n’est pas un fantôme, c’est lui ! Et il le pousse doucement, l’accule dans un angle, cherche à l’étreindre, pour le matérialiser : sur quoi le visiteur se transforme en un gros chat gris[10], qui bondit et disparaît. Bientôt il se manifeste à nouveau, reprend forme matériellement humaine : le fils baise un front tiède, serre une main de chair. Cependant, les autres : — « Nous l’apercevons bien, mais rien que les yeux de notre esprit. » Le fils en est navré, il brutalise presque son père, le serrant dans ses bras, pour en quelque sorte le solidifier ; mais le revenant se dégage, s’évanouit, et disparaît, cette fois sans retour.
[10] Cf. le dicton : « rêver chat ».
L’ami, c’était moi.
Salluste : Voici l’instant, Ruy Blas, pénétrez dans l’arène…Ruy Blas : Je crois que vous venez d’insulter votre reine !
Celui-ci nous a été conté par un autre ami. Ils étaient plusieurs, devisant après souper. Le devis tombant sur la fameuse odor di femina, l’un d’eux cite le peu galant mot de Jean Dolent : que « ce parfum est fait de puanteurs qui se corrigent ». Ce qui lui vaut de son épouse d’abord une gifle méritée, puis cette déclaration, contresignée par toutes les dames présentes, que le mâle porte également son odeur, d’ailleurs aussi… émouvante pour l’autre sexe, sans être plus suave que l’odor di femina. Nous n’osons dire à quoi elle est comparée.
On parle alors de l’odeur du Chinois, que tous les explorateurs connaissent ; de l’odeur du Blanc, assimilée par les Jaunes à celle du cadavre ; etc., etc… On se sépare, et l’époux gagne avec son épouse le cubiculum. Il s’endort (le malappris !) et rêve que, recherché par la police, il s’est réfugié, déguisé en femme, dans un vagon plein de femmes. Or, il lui échappe — comment dire ? — une indiscrétion postérieure, mais silencieuse. Et voilà que, subodorant la qualité acquise par l’atmosphère, une des voyageuses s’écrie :
— « Cela sent l’homme ! » Il s’éveille, en présence d’une épouse indignée, deux fois indignée. Mais, voici le remarquable : C’était elle, l’épouse, qui venait de l’éveiller, et par une gifle. La seconde, donc ? Point du tout : la pseudo-première, comme le souper chez les amis, tout cela faisait partie du rêve : lequel aurait donc été provoqué par l’incongruité trop réelle, et son châtiment. Et tout ce roman, si cohérent, se serait ainsi fabriqué, spontanément, en moins de quelques secondes, avec un tel caractère de vérité que le dormeur dut sérieusement rassembler ses souvenirs pour se persuader que la veille ni l’avant-veille il n’était allé souper chez personne.
Honni soit qui mal y pense !
« Notre vie est faite de la substance de nos rêves. »
Contribution peut-être curieuse à l’onéiroscopie. Son mérite : l’authenticité. Je m’excuse d’être contraint de m’y mettre en scène ; aussi bien, pas à mon honneur. D’ailleurs, on n’a pas attendu Freud avec ses malaises pour constater que nos rêves sont volontiers l’exutoire de nos parties inférieures.
Henri Béraud ayant favorisé d’un compte rendu, au Mercure, un mien Essai sur Shakespeare, notre ami Lucien Dubech, m’assura de toute une chronique dans ses dimanches de l’Action Française. Il m’en attesta les dieux, ainsi qu’il convient à un classique.
et ceux, caniculaires, où, les théâtres chômant, les chroniqueurs chroniquent sur n’importe quoi. Aussi fut-ce avec une indignation d’auteur que je vis Lucien Dubech parler de tout… sauf de ce qui m’intéressait plus que tout. Bref, l’autre jour vint un article sur la plantation d’Iphigénie, je veux dire : de son décor. J’en rêvai. Voici ce rêve. J’étais Agamemnon, le roi Agamemnon ; Lucien Dubech, le fidèle confident. Il me donna la réplique sacramentelle :
J’ai oublié par quels vers je lui répondis, pestant contre cette carence des vents. Mais j’ai nettement retenu, car je m’en éveillai aussitôt, le distique que le fidèle Dubech m’asséna :
C’est infect. Pourtant, il faut avouer que, du point de vue matériel, jamais Dubech, ni moi, ni Racine, n’avons commis de vers aussi purement raciniens.
Mais le détail le plus important est que, dans mon rêve, le fidèle Dubech articulait la réplique sacramentelle sous cette forme :
Donc, tout dort a disparu. Or, faites attention que tout dort rime, pour l’oreille, exactement à odore et adore. Je crois reconnaître là un phénomène dont j’abandonne l’explication à de plus malins que moi.
Je ne saurais approuver, en dépit du divertissement qu’y prend tout honnête écrivain, approuver sans réserves le procédé de Pierre Benoit. Ses « pièges à loups » à l’usage des critiques et — je dis, moi : attrape-nigauds — n’atteindront jamais, d’abord, la mystification supérieure que le bon Willy, pareillement accusé, servit à Ernest-Charles, naguère. J’eusse plaidé coupable, carrément : — Parfaitement, je suis « un type dans le genre de » Molière, Shakespeare, et autres, et qui prend son bien où il le trouve. Ce seul qui importe est de savoir s’en servir, à l’exemple du Père Éternel lui-même, selon Père Hugo son confrère :
Par l’unique virgule qu’il ajoute, — qu’il ne peut s’empêcher d’ajouter — par la place seule où il l’insère, le créateur recrée ce qu’il a pris : il le doue d’un sens.
Certain chroniqueur bien parisien (René Wachthauser) accusa Han Ryner d’avoir chipé dans la Physique de l’Amour de Remy de Gourmont l’épisode relatif aux fiançailles de la taupe. En effet. Seulement Gourmont l’avait lui-même extrait d’un traité de zoologie, à l’appui de la thèse psychologique qu’il soutenait. Et Han Ryner en voulait déduire un thème moral d’un ordre, et sur un plan complètement différents. Han Ryner eut la candeur de se défendre ; de quoi Gourmont s’amusa beaucoup, j’espère. Car, combien Gourmont a, joyeusement, plagié Fabre !
Cela est tout à l’opposé du démarquage, lequel constitue le seul vrai plagiat, et dont Gourmont signalait cet exemple illustre : Jules Michelet découpant et insérant tout cru dans L’Oiseau une page de Buffon, qui passait alors pour oublié.
Sur quoi, je m’ose mettre en scène, sans modestie ni fatuité, persuadé que telles confessions, dont je ne sais quel ridicule respect humain nous éloigne, seraient très utiles, de toutes façons. Et qu’un tel procédé soit suivi, surtout par de moins infimes, est ce que je souhaite de tout cœur.
D’un mien ouvrage poétique, il a été dit du mal et du bien. Mais le seul reproche à lui épargné, est le manque d’originalité (c’est La Danse macabre). Or, je n’ai cessé, pour sa confection, de piller, consciemment, consciencieusement, effrontément. Le thème sort évidemment de Dante, et du charnier des Innocents. Aux textes religieux, j’ai pris, traduisant, paraphrasant, tout ou partie : dans la Genèse, le Pater, le Magnificat, les Litanies de la Vierge, l’hymne des SS. Innocents, le Dies Irae, l’Ave maris Stella, le Cantique de Fénelon, etc., etc… Aux chansons populaires ou rondes enfantines : Entrez dans la danse, J’ai des pommes à vendre, Voici le mois de mai, Magali, le Furet, Nicolas, je vais me pendre, Saute la jolie blonde… etc., etc., etc., plus ou moins remaniées.
Sur un pied danse… vient des Djinns de Hugo (et d’un passage de Rimbaud). Toute armée… toute nue, de Hugo (L’Homme qui rit). C’est l’amour qui mène le monde, d’un antique vaudeville ; Mon cœur soupire, des Noces de Figaro ; Psit, psit, beau masque, du don Juan de Lorenzo da Ponte. Tel vers invoquant Dante, du Tu duca, tu signore, e tu maestro, par quoi Dante invoque Virgile. La vie est un rêve est de Caldéron ; L’Homme est le rêve d’une ombre, de Pindare ; Amour, tyran des dieux et des hommes, d’Euripide. Elle a vécu, Myrto…, d’André Chénier ; Même quand nos cœurs sont broyés, de Burger (ballade de Lénore). Le sonnet Servants du Dieu d’amour, pastiche un sonnet de la Vita Nuova de Dante. Le Je ne veux pas de mon Don Juan fut pris à Baudelaire, comme le Quinze ans, ô Roméo, à Musset. Ici, j’insère six vers de Vigny ; là, quatre de Molière, que j’attribue fraternellement à La Fontaine. Plus loin, un couplet d’une vieille chanson de café-concert, une ronde fameuse de corps de garde, et une autre illustre à l’École de Médecine. Autre part, don Quichotte (D’amour feraient mourir, Madame, vos beaux yeux…) fait à M. Jourdain faire de la poésie sans le savoir…
Et voici Les neiges d’antan de mon maître Villon, et le Je ne veux plus aimer… de mon maître Verlaine, et, plus loin, deux poètes peu connus du XVIIe siècle, que, nouveau Pierre Benoît, je vous laisse le plaisir de retrouver[11].
[11] Pour aider : « Ah, que j’eus de plaisir à la voir toute nue. » Quant à l’autre… cherchez dans les Marges (dame, si je vous dis tout).
Ce ventre qui digère m’est fourni par E. de Goncourt, décrivant l’Hercule Farnèse.
Et je te vis, et je fus perdu, etc… Que me criblent les boucs, viennent de celui-là que Mossieu de Pavlovski qualifie de vide et d’artificiel.
Masques, voici les masques… : voici aussi Molière (et peut-être Verlaine).
Passe un grand squelette… qui bat du tambour. Voir le Faust de Marlowe.
Les toxiques bus… jamais plus… inutile d’insister.
Ah ! et le… Apprends-moi des mots sales, de ma jeune mariée ? Une légende d’Hermann Paul. Comme le : C’est si laid, un homme, de ma jeune tribade : une légende de Forain. — J’en ai verdi déjà des hommes, est un mot de Thérésa. J’ai du di, j’ai du bon, etc., je l’ai cueilli dans les Égarements de Mine, par Willy.
Le Linus vient de La Bible de l’Humanité, de Michelet, comme la bacchanale
traduit un poème érotique latin de Catulle… oui, Catulle Mendès (Lætius dum sonat in urbe cornu…).
A présent, confrontez ces textes :
à
Ma vie s’écoule à flots brûlants : ici Charlot s’amuse — sur les paroles de la Marche funèbre de Chopin (Symbole, que me veux-tu ?)… A bas, catin. C’est dans Othello. — Le corbillard de cristal est dans Rimbaud[12] ; Lucifer-Passe-partout, c’est celui du Tour du monde en 80 jours, tel que je le vis jouer au Châtelet, voici 35 ans.
[12] Et souvenir du conte Blanche-Neige, ravivé par le cinéma.
Et l’apostrophe au Sphinx a été dictée par Flaubert.
Et que c’est loin d’être tout ! Mais je crains d’abuser.
Pourtant, comment me retenir de monter en broche un de mes cambriolages les mieux réussis (dans Frère Tranquille). Humez ce fragment :
Ne décrit-il pas au suprême un début d’aliénation mentale, ou tout au moins, de céphalalgie ? Eh bien, Messieurs, les deux superbes vers soulignés sont transcrits mot à mot de la description — en prose — d’une éruption de l’Etna, par mon bon maître Alexandre Dumas père.
Inutile de dire, n’est-ce pas ? que tant et de si consciencieuses manœuvres restèrent insoupçonnées de mes plus astucieux aristarques. Je commençais à désespérer, quand on m’exhiba un article de Clarté, où M. Noël Garnier me taxait de plagiat. Enfin, sauvé ! Hélas, mon Dieu, il se bornait, l’ingénu, à m’accuser de chiper au Latin mystique de Gourmont certaine « hymne » de Prudence que, meilleur chrétien ( — Hou ! hou ! la calotte !), il aurait lue dans son paroissien. N’importe, l’intention y était : je le remerciai, comme de juste, l’assurant que dès qu’il produirait un bon vers, je lui ferais l’amitié de me l’annexer. Concluons. Si, selon qu’a promulgué Monselet,
on n’est rien en littérature tant qu’on n’a pas été : diffamateur comme Louis Dumur, ou plagiaire comme Pierre Benoit : ou moi-même, ou pornographe… mais ceci, je me l’attribue exclusivement, tant que Baudelaire sera mort.
9 mars. — Quel réseau de filaments, arachnéens et tenaces, quelle télépathie sans fil, ou, eût dit feu M. de Gourmont quel travail du « subconscient » met en communion notre pensée et celle de — non pas tels ou tels — mais tels et tels de nos contemporains, tels et tels de nos ancêtres ? — C’est dimanche et vêpres en carême ; dans la douillette, la dévote église Notre-Dame-des-Victoires, je savoure avec gourmandise le moelleux cantique de Racine le fils :
L’admonestation s’y veut caresse : grande sœur ? amante ? la contrition y devient volupté. J’ai peine à me persuader qu’il ne sort pas du cœur de Fénelon ; et pourquoi non ? N’est-il pas de cet autre fils de Racine, cet autre cantique, ou complainte :
Nonobstant la rigueur des dates, je veux me figurer que Racine le père lui-même se répétait « Reviens, pécheur… » alors qu’il dégustait, à la prise de voile d’une jeune religieuse l’exquise amertume de pleurer, ainsi que l’a chanté son neveu en volupté, mais trouble, Sainte-Beuve. Ah, que chantait-on à Saint-Cyr ? Et sur quels airs ? — Cependant ma voix suit les autres : mais le diable, qui ne veut pas me lâcher, me rappelle que cette langoureuse musique fut précisément tirée de Femme sensible, romance illustre vers 1800, et tout ce qui reste de l’opéra d’Ariodant, et presque de l’œuvre de Méhul. (Cette coutume de mettre des paroles pieuses sur des mélodies profanes date du moyen âge : on en voit le danger, que l’Église dénonça.) Mais comme tout cela s’arrange, diaboliquement : le poète d’Esther et celui de la Religion, et celui de Volupté, celui de Télémaque, et Femme sensible, et Le Génie du Christianisme, son contemporain en 1802 ; Saint-Cyr et Saint-Sulpice ! Il ne manque plus que Verlaine, celui de Sagesse, bien entendu. Or le voici ; en effet, usant des licences permises entre confrères, je me surprends introduire :
Voici des fleurs, des feuilles et des branches, Et puis mon cœur qui ne bat que pour vous[13] !
[13] Restituons loyalement son texte à Verlaine :
Et rappelons la romance de Méhul :
Remarquez : c’est précisément ce Verlaine amoureux qui convenait là, et dont on pourrait presque douter s’il parle à une amoureuse ou à la sainte Vierge. Remarquez encore que Reviens, pécheur, Vois-tu ces fleurs, et Voici des fleurs s’équivalent parfaitement. Et, qu’Apollon et Notre-Dame aussi bien me pardonnent ! le diable encore me souffle d’accorder le poème très payen de pauvre Lélian avec la musique de Méhul… à la dévotion à la Reine des Anges ! Ce n’est pas tout :
Cette pensée me trotte par la tête ; il y a là plus que coïncidence : Verlaine fut influencé, je le parierais, par tous ceux que j’ai nommés, qu’il a connus certainement…, et sur moi, indigne, se ferme le cycle, provisoirement. Puis, la pensée provoque un souvenir : dans une revue, M. Jean Longnon donna naguère une étude importante sur les Chansons anciennes et Chansons populaires ; il y disait entre autres qu’« elles sont populaires dans leur expansion et non toujours dans leur origine », bref que, selon l’opinion de Georges Doncieux, « un chant possède toujours une date, un auteur, une patrie ». Cette opinion est aussi la mienne. Et je me souviens encore que dans le même temps et la même Revue critique, feu Pierre Gilbert traita avec la dureté qu’il fallait la préface de La Lépreuse, où Henry Bataille promulguait au contraire, entre autres impertinences, que les chansons « populaires » ne sont belles et belles au-dessus de tout, que d’être issues de je ne sais quelle fallacieuse « âme primordiale ». Eh ! voilà la vérification expérimentale que Henry Bataille délirait une fois de plus.
Est-ce tout, cette fois ? Non encore : dans la feue Revue critique, M. Henri Clouard me fit jadis l’honneur de citer une poésie mienne ; certes, sans m’avoir prévenu : je l’en aurais dissuadé, vu qu’elle m’eût pu compromettre. Or, comment la composai-je ? Je me le rappelle bien. Dans une église encore, à l’issue d’une messe nuptiale ; le défilé s’éternisait, et nul moyen de m’évader. Une phrase de l’orgue me remémora la mélodie écrite par Berlioz pour une des Orientales ; le premier vers, vraiment de situation :
en provoqua un autre, non prévu par Hugo :
qui, moins familier, devint :
Mais la démangeaison parodique que immanquablement me suscite le Poète-Océan, s’en prit au vers initial, d’où :
Et voici comme, peu à peu, se confectionna (« Quand je ne suis pas ivre, — Je m’ennuie à mourir », etc…) ce que le citateur voulut bien déclarer une « sobre, belle et émouvante complainte ». Et que dans deux siècles (ou trois) quelque érudit découvre le morceau, à l’aspect de ces vers assonancés plutôt que rimés, il est bien capable d’y trouver un effet de « l’âme primordiale » : et nunc erudimini !
Mon Dieu, que cet enfant est donc désagréable !(Mme Léautaud mère.)[14]
[14] Cet harmonieux alexandrin, et si vrai (un vers doré, dirait Charles Maurras) est le seul et unique que nous ait produit « Maurice Boissard » : et il n’est pas de lui !
« Rachel, quand du Seigneur la grâce tutélaire… » Eh, vraiment une grâce tutélaire s’épanche sur les filles d’Israël. Tandis que par un juste retour le commun des comédiens illustres paie le fracas dont il éclaboussa ses contemporains par un oubli glacial aussitôt qu’il abdique la scène, cette petite juive, laide, avare, cupide, rapace et parfaitement amorale, aura réussi à capter la badauderie mondaine plus d’un demi-siècle après la mort.
Sacrifions donc à la mode, et comme tout le monde, allons-y de nos anecdotes. Celles-ci, nous les tirons d’un livre de souvenirs peu connu, Un Anglais à Paris, dont l’auteur anonyme semble bien être Sir Richard Wallace, le philanthrope mal inspiré qui dota Paris de fontaines qui ne versent que de l’eau.
Rachel dînait un soir chez le comte Duchâtel, ministre du commerce de Louis-Philippe ; elle y admira les fleurs, puis le splendide surtout d’argent qui les contenait, avec tant d’insistance que son hôte fut forcé de lui offrir et contenu et contenant. Comme elle était venue en fiacre, le comte mit pour le retour son équipage à sa disposition. Rachel, battant le fer pendant qu’il était chaud : « Oui, cela m’ira parfaitement, je n’aurai pas à craindre ainsi qu’on me vole votre cadeau, que je vais emporter avec moi. — Vous me renverrez la voiture, Mademoiselle, dit le comte en souriant ? »
Au reste, tout lui était bon. Remarquant une guitare, dans le cabinet d’un de ses amis : « Donnez-la-moi : on croira que c’est celle dont je jouais pour gagner ma vie, place Royale et place de la Bastille ! » Et comme telle, en effet, Achille Fould la lui paya mille louis. Le financier faillit avoir une attaque quand, à la mort de Rachel, il apprit la vérité : lui aussi avait cru « faire une affaire » ! Il n’y eut du moins pas de chrétien dupé dans cette petite transaction, ajoute philosophiquement l’Anglais.
Le baron Taylor la sollicitait de paraître à certain concert de charité ; le billet était de cent francs : la Sontag, l’Alboni, la Stolz, Lablache, avaient déjà promis leur concours gracieux. Rachel refusa net, sous le prétexte mensonger qu’Arsène Houssaye, son directeur, ne le lui permettrait pas. — « J’en suis très peiné, dit Taylor : votre nom sur l’affiche eût fait monter la recette de plusieurs milliers de francs. — Oh bien, mettez mon nom : à la dernière heure, vous annoncerez que je suis malade ; le public des concerts de charité est habitué à cela… A propos… mon nom vaut bien dix ou vingt billets ? » Taylor, nullement surpris, déposa dix billets sur la cheminée. Dans l’après-midi, il rencontre le comte Walewski, lui propose des billets : « Désolé, cher baron, mais cette pauvre Rachel ne sait comment se débarrasser des deux cents dont vous l’avez accablée comme dame patronesse : elle voulait m’en faire prendre vingt… — Et vous vous en êtes tiré avec dix ? — Précisément. » Taylor continue sa tournée ; il va voir le comte Le Hon, le mari de « la célèbre Mlle Mosselmann » : « Cher baron, j’en suis navré, mais je viens d’en prendre cinq à Rachel, qui, en sa qualité de dame patronnesse… (On devine la suite.) Taylor se creusait la tête : d’où venaient ces cinq autres billets : elle se les était simplement fait offrir par Walewski sur les dix à lui vendus, — après qu’il les lui eut payés, bien entendu. Quant au comte Le Hon, de lui elle n’en avait exigé qu’un, « et, chose étonnante, ne l’avait pas revendu ». C’est le sublime de cette sublime histoire.
Elle faisait des cadeaux cependant, parfois, mais… Mais Alexandre Dumas fils, à qui elle offrait une bague, s’inclina très bas, lui prenant la main, lui remit la bague au doigt : « Permettez-moi de vous prier à mon tour de l’accepter, Mademoiselle, je vous éviterai ainsi la peine de me la redemander. » Elle répliqua avec candeur : « N’est-il pas bien naturel de reprendre ce qu’on a donné quand on a donné ce qui vous était cher ? »
5 novembre. — Comme chaque matin, sitôt installé dans le vagon qui m’emporte vers Paris, je m’absorbe, ainsi que tous mes voisins, dans l’étude de mon journal. Mes voisins sont tumultueux, aujourd’hui ; je n’y prends garde, et entame la première colonne de la première page : « Les députés de Cucugnan » de Maurras : la dernière ligne dûment lue, je passe au second article, et puis au troisième, et ainsi de suite. Mon train pénètre en gare du Luxembourg : tout mon monde descend, lorsque, ma première page assimilée, je déplie la feuille, et découvre, en troisième, Dernières Nouvelles, qu’une épouvantable catastrophe s’est produite, nuit dernière, en gare de Melun. L’émoi des voisins est expliqué. J’adresse au passage à ma bonne vieille locomotive de cuivre de ma ligne de Limours une œillade reconnaissante ; elle ne « fait pas du » 100 kilomètres à l’heure, elle, mais du 30 ou 40 : ne tentons pas Dieu.
Privilège de la richesse que circuler prodigieusement vite. Oui, mais j’en perçois la rançon : ne soyons pas envieux, et ne tentons pas Dieu.
Pourtant, les riches ne sont pas les seuls amenés à voyager dans ces bolides montés sur roues ; n’ai-je pas souvent usé, le dernier hiver, du « train des Anglais », qui m’amenait de Dieppe en guère plus de deux heures, parfois ? Et les postiers qui viennent de rencontrer une noble mort dans cette affreuse nuit, ce n’est pas pour le plaisir qu’ils enfourchaient la foudre. Nous sommes tous solidaires, et, comme exprime Shakespeare, tels, « dans la main des Dieux, que des moucherons dans la main d’enfants cruels ». Ne nous enorgueillissons pas.
Le plus cruel de ces dieux est le Moloch nommé Progrès. Bien vil de l’adorer, mais à quoi bon le maudire ? Utilisons-le, si possible.
Il était nuit quand je repris le train. Mes compagnons de captivité et moi dévorions les feuilles du soir ; la catastrophe est décidément plus terrible qu’on n’avait cru ; on lit, mais en surveillant les portières. Hélas :
Au diable les nouvelles, au diable les journaux et les angoisses qu’ils procurent ! « Il y a une providence pour la mort d’un moineau », et nous n’y pouvons rien.
Une religieuse est montée à Bourg-la-Reine ; elle esquisse un discret signe de croix ; ses lèvres se meuvent : qu’un train adverse nous mette en charpie, elle est en règle, et le sait. N’est-ce pas elle qui est dans le vrai ?
10 novembre. — Je déjeune avec l’ingénieur Schiltz, retour du Maroc. Une anicroche l’empêcha d’embarquer à Casablanque le jour qu’il désirait : et il échappa ainsi au raz de marée ; son horaire s’en trouva retardé, et il ne put prendre le train prévu, précisément celui qui s’est écrasé à Melun. Interrogeons nos souvenirs après chaque catastrophe, et nous serons stupéfaits du nombre de personnes qui ont, je dis réellement, échappé. Et si nous étions davantage attentifs à nos propres faits et gestes, nous remarquerions que mille fois par jour nous passons le long de la mort. Nous ne nous en doutons pas, heureusement : sinon nous ne pourrions plus vivre.
Après tout, qui sait ? ce ne serait qu’une habitude à prendre, et nous la prendrions. Tel cet infortuné mécanicien qui, sûr, et à bon droit, de son chronomètre, ne songeait plus aux signaux. Il est cependant un signal d’arrêt final, à l’apparition duquel il faudrait toujours se tenir prêt.
20 janvier. — Un de mes amis, scribe au service de l’État, me dit : « Je n’ai pas les palmes. Je viens de compulser dans les gazettes la liste des citoyens palmés, et je n’y figure point. — Vous aviez donc sollicité ? — Eh non. — Alors ? — Mon Dieu, j’achète pareillement, fort ponctuellement, les listes complètes des numéros gagnants de nos loteries, bien que je ne prenne jamais de billet. — Pourquoi donc, encore une fois, pourquoi donc ? — Sagesse, dévotion au dieu Hasard, laquelle représente l’un des plus beaux caractères des bipèdes à deux pieds et sans plumes, et sagesse, elle aussi : n’est-ce pas la plus mirifique manifestation du hasard que faire toucher le but au coureur qui n’a pas couru ?
— Paradoxe savoureux, mais qu’a le hasard à démêler avec la distribution des rubans, laquelle favorise uniquement les citoyens dont la République vérifia le mérite, et d’autant plus sévèrement qu’il s’agit du mérite républicain ? — Grand est le hasard ; lui seul attribua les palmes à la cuisinière de feu Edgard Combes : n’aurait-il pas été suave qu’à la veille de l’historique procès de Versailles il en décorât l’énergumène qui écrivit Anthinea ? Autre point de vue. Comment le régime que l’Europe avec tout l’univers, Norvège comprise, nous envie, et tant qu’ils nous le réservent jalousement, comment ce régime n’a-t-il jamais songé encore à utiliser le hasard quant à la dispensation des palmes, comme de tant de décorations mirificques ? Je veux dire à édicter que : — outre celles décernées comme il est équitable aux « bons républicains » — un certain nombre seraient, à chaque promotion, attribuées, par le sort lui-même, en loterie, à l’universalité des citoyens et citoyennes, par l’intermédiaire du Bottin, des listes électorales, de l’Argus, des registres d’état-civil, des registres d’écrou ? Ce serait aussi beau, et facilement aussi fructueux, que le « concours du Litre d’Or ». Le jour de la solennité, par devant le chef de l’État (car un simple académicien comme feu M. de Heredia c’était bon pour le Journal), aux sons de la Marseillaise, un nourrisson de l’Assistance publique pêcherait dans l’urne…
— Arrêtez-vous, et l’avouez bonnement : vous enragez.
— Oui, j’enrage de ne les avoir reçues : parce que je sais que je les recevrai, inéluctablement, et sais exactement quand je les recevrai. Car je suis fonctionnaire, Monsieur, et ne saurais échapper à la loi, que dis-je ? à quelque chose de supérieur à la loi : à la tradition. Les temps révolus, mon chef de bureau inscrira mon nom, suivi de tout mon état civil, provoquera la confection d’un dossier, où, dans la colonne « attitude politique », nécessairement la seule qui importe, il certifiera, de sa main à lui, que je suis un épatant républicain ! Hélas, si la coutume est immuable, le temps marche ! Le chef de bureau aura eu lieu de crier : Vive le Roi ! depuis huit jours, le Roi se trouvant installé depuis sept, et cependant je me verrai, inéluctablement, et in æternum, classé excellent républicain. Et je serai déshonoré administrativement, car un loyal fonctionnaire est le fidèle serviteur de tous les régimes, dès la veille de leur intronisation, Talleyrand l’a dit. Et le plus triste est que les palmes me seront équitablement refusées, et pour jamais, never more ! »
31 janvier. — J’attends avec impatience que mon fiston ait achevé, non de lire, mais de relire son livre d’étrennes : Les Trois Mousquetaires, afin de, moi, le relire une fois de plus. Je goûterai là, outre une ondée de cette bonne humeur énorme dont les œuvres du père Dumas sont la source intarissable, ce sens de la physionomie d’une époque, qui fait de lui un historien méconnu.
En attendant, je me replonge, toujours par la même occasion, dans Les Enfants du Capitaine Grant ; c’est aussi pour m’amuser (disons le vrai : me rajeunir !). Et voilà que je découvre là, pour m’instruire encore, des morceaux de style qui valent sans le faire exprès Chateaubriand et mieux : justement parce qu’ils ne le font pas exprès.
Les héros (nous les connaissons tous), surpris dans la Patagonie, par une inondation subite et formidable, se réfugient sur un arbre, une espèce de noyer gigantesque, un « ombu ».
« Cet arbre au tronc tortueux et énorme est fixé au sol non seulement par ses grosses racines, mais encore par des rejetons vigoureux qui l’y attachent de la plus tenace façon. Aussi avait-il résisté à l’assaut du mascaret. »
Le beau début, sans description oiseuse, sans pittoresque, où tout coopère à la conviction à implanter : un syllogisme ! Le développement suit :
« Cet « ombu » mesurait en hauteur une centaine de pieds, et pouvait couvrir de son ombre une circonférence de soixante toises[15]. Tout cet échafaudage reposait sur trois grosses branches qui se trifurquaient au sommet du tronc large de six pieds. Deux de ces branches s’élevaient presque perpendiculairement, et supportaient l’immense parasol de feuillage, dont les rameaux croisés, mêlés, enchevêtrés comme par la main d’un vannier, formaient un impénétrable abri ; la troisième branche, au contraire, s’étendait à peu près horizontalement au-dessus des eaux mugissantes… L’espace ne manquait pas à l’intérieur de cet arbre gigantesque : le feuillage, repoussé à la circonférence, laissait de grands intervalles largement dégagés, de véritables clairières, de l’air en abondance, de la fraîcheur partout. A voir ces branches élever jusqu’aux nues leurs rameaux innombrables, tandis que des lianes parasites les rattachaient l’une à l’autre, et que des rayons de soleil se glissaient à travers les trouées du feuillage, on eût vraiment dit que le tronc de cet « ombu » portait à lui seul une forêt tout entière.
« A l’arrivée des fugitifs, un monde ailé s’enfuit sur les hautes ramures…, et quand ils s’envolèrent [ce sont des oiseaux-mouches, ç’aurait pu être chardonnerets et mésanges], il sembla qu’un coup de vent dépouillait l’arbre de toutes ses fleurs. »
Cependant le vent chasse le ciel, comme dit Rimbaud, et la nuit apparaît, nuit australe :
« Le fond noir du soir était déjà scarifié d’incisions vives et brillantes que les eaux du lac réverbéraient avec netteté. La nue se déchirait en maint endroit, mais comme un tissu mou et cotonneux, sans bruit strident, etc… »
Quelle sobriété dans la richesse, quelle précision de termes, et…, quand on songe que Jules Verne n’a jamais quitté sa Picardie, et qu’il nous décrit peut-être, tout simplement, quelque fier vieux noyer de la banlieue d’Amiens, quelle leçon pour les malades !
Mais Aramis était tout mystère.
(Père Dumas : Les Trois Mousquetaires.)
Le long de mon zodiaque se seront succédé à une génération, énigmatiques et suaves, météores représentatifs : Félix Fénéon, Eugène Marsan.
Laforgue, héros-Pierrot lunaire, leur commune préfigure, porte en chaton de bague
Fénéon, « anarchiste dilettante », théoricien néo-impressionisme et vers désossé, ostenseur de Laforgue, introducteur de Jarry ; éternisé par Paul Adam et Paul Signac, sous l’effigie et la pose d’un Yankee barbichu exaltant le lys mallarméen à pétales d’orchidée, blanc comme tes folioles, Revue Blanche !
Eugène Marsan consiste en une canne ; — bois de cucubier — profil de lemniscate : elle sort de la collection de Paul Bourget, qui assure la tenir de Stendhal ; en une bague dont l’orbiculaire orichalque emprisonne Minerve : camée rapporté par Maurras ; en un lys d’or héraldique et sur champ d’azur : il s’arbore certains matins où la canne change de fonction…
Facialement, Fénéon décrit l’obscur croissant de la Lune à son ultième[16] quartier ; et Marsan, météore Orionide, le sesqui-orbicule argenté qui l’approche de son plein.
[16] Puisque, déjà,
Hors un introuvable opuscule didactique, Fénéon a signé uniquement quelques dizaines de milliers de billets intimes, trente à quatre-vingt-dix mots, mieux que lapidaires : adamantins, idoines, divulgués à enivrer l’épistolaire française : et, une nuit d’excès (comme se dit dans Gamiani, mais cela n’a pas de rapport) il inventa, pour le Matin, les nouvelles en trois lignes.
Eugène Marsan, magnifique comme Buckingham[17], laisse pleuvoir l’équivalant de plusieurs volumes, le plus anonymement possible ; fatuité de dupe : les initiales se lèvent avec le second mot.
[17] Bonguinguamp en français.
Parole pesée, geste dosé, sourire général, regard distant, poignée de mains rare mais définitive ; loyauté héroïque, honnêteté tyrannique, acidulaire bonté, le gentilhomme sous le gentleman : je prends perpétuellement l’un pour l’autre et me tue à chercher si c’est de par leur enveloppe si complémentairement dissemblable, ou leur merveilleuse spirituelle identité.
— Je suis décoré, donc, au moins, honorable.
(E. Bourcier : La Beléba.)
J’eus ce rêve humoresque. Eugène Marsan — avec son complice Marcel Boulenger — allant représenter et les lettres françaises et la France, à Civita Vecchia. A Civita Vecchia les citoyens s’honoraient en leur ville, d’un rappel de marbre sur le logis qu’honora Stendhal. Marsan discourait dans l’idiome de Pétrarque[18], et Marcel Boulenger dans la langue de Racine. Ensuite de quoi, le successeur du consul Henri Beyle offrit aux deux ambassadeurs cette même croix d’honneur qu’avaient attiré à M. Henri Beyle ses services, diplomatiques et autres. Mon rêve disait juste, sauf en son dénouement logique : notre Glorieuse Troisième étant brouillée aussi avec la logique.
[18] De qui la maman eut l’honneur d’être Parisienne.
Sans m’ensuperstitionner sur ce genre de joyaux (et à propos, saviez-vous que nostre Démocratie dispose de cinquante-quatre insignes assortis, idoines à signaler le mérite, ou… le dévouement ?) on conviendra qu’il sied à certaines physionomies. Il devrait donc leur être acquis, ne fût-ce qu’afin de se rehausser lui-même, qui en éprouve le vif besoin. Or, M. Philinte de Sandricourt, dit Marsan, a envolé par le monde plusieurs livres et un nombre fort considérable de pages dorées : tout quoi fait merveilleusement valoir la langue et la littérature du pays de Racine. Mais ce ne serait certes suffisant.
Non, pas suffisant ! Voyez par exemple Maurice Boissard, tout de même que je le dévisage chaque midi rue Dauphine. Boissard est dans sa façon un aussi important prosateur que son antipode Marsan. Mais, quoi qu’il en prétende il n’est point beau par le matériel, ou ne l’est plus. La croix des braves lui serait utile pour requérir efficacement Frère Flic, toutes fois qu’il surprend molester ses frères selon Francis Jammes : je veux dire les ânes et les toutous. Seulement, que voulez-vous ? Son extérieur reste inadéquat : il n’est pas photogénique.
( — Mais, pardon, et vous-même ? — Pardon à votre tour ! A titre d’« homme du Moyen-Age », que chacun m’attribue, je suis, de fondation, chevalier de l’Ordre royal de l’Étoile, institué par Jean II le Bon, le 10 novembre 1351, en sa « Noble Maison de Saint-Ouen en France », avec pour devise : Monstrant astra viam Regibus. Lequel me confère d’autorité tous ordres ultérieurs, y compris la Toison d’Or et les palmes académiques. Et je n’en arbore point les costumes et insignes par humilité chrétienne.)
Mais, n’avisez-vous pas d’ici comme ferait bien, lacérant le frac de M. de Sandricourt, cette balafre écarlate ? D’où question à se poser incontinent : Quel dispositif inventerait notre dandie ? Et, quelles méditations pour et sur la vestimentaire ? Et le fastueux post-scriptum au « bon choix de Philinte » entre « deux cannes de M. Paul Bourget » !
… ou le soldat inconnu, je dis : soldat des lettres.
On a épilogué « poètes maudits », « destinées mauvaises », « étoiles enragées ». A bon droit. Pourtant, nous n’y songeons pas, il y a pis. Et que plus dramatique, plus humiliant pour nous tous ! Somme toute, Léon Deubel, Degron, auront eu leurs amitiés, leurs admirations — leurs lecteurs, d’abord — , leur légende. Tout quoi ils conserveront. Et tout d’abord ils purent se lire tout vifs. Voici vingt-cinq ans, un doux poète, Albert Cuvilliez, bientôt mort poitrinaire, put semer du moins, dans quelques périodiques mort-nés, quelques belles poésies : dont je retiens çà et là un vers, accrochés à ce nom. Et lui aussi se put lire tout vif, avant sa mort. Trois ou quatre fois. C’est déjà quelque chose. C’est déjà suffisant. Oui, car nous ne comprenons plus ce que ce comporte d’être imprimé, nous vieux galériens sybarites qui ne lisons plus même nos coupures de journaux, ceux qui s’abonnent à L’Argus.
Charles Ovigny et moi nous rencontrâmes à la guerre, vers 1916 ou 17, dans un de ces Dépôts d’Éclopés faits pour mener au cafard même un chasseur à pied. D’autant que ces hôpitaux bâtards n’avaient droit à nulle permission. Achevés les quinze jours de désœuvrement morne, l’homme descendu du front réembarquait pour le front. L’officier, capitaine de Ricqlès fit dresser un théâtre-concert de fortune. Ovigny était artilleur, moi fantassin, et il avait trente ans environ. Il donna, fit représenter un acte, et en vers ! et intitulé La Muse des Tranchées ! Griffonné là-haut. Il fallait que ce fût vraiment très bien, et même rudement bien, pour avoir emporté l’enthousiasme du noir pêle-mêle ramassé ici ! Ce l’était. Et couleur locale parfaite, puisque des bombes nous descendirent dessus pendant la répétition, démolissant à droite et à gauche.
Puis, nous repartîmes, chacun notre tour, chacun vers son destin. Plus de nouvelles. Je le pensai tué comme tout le monde.
Je fus démobilisé. Un matin, voici peut-être deux ans, Ovigny vint me surprendre en ma tanière de scribe municipal. (Comment m’a-t-il pu repérer ?) Un manuscrit sous le bras : un roman. Après les effusions, il réclama mon jugement. Ce roman de débutant (inutile d’en divulguer ici le titre) m’apparut excellent. Cependant, par scrupule, je tins à requérir l’avis du sage Pierre Billotey, car Montfort m’eût remis de semaine en semaine. Billotey conclut comme moi, avec davantage de chaleur. Or, admirez la déveine : l’unique éditeur familier de moi, comme de Billotey, s’apprêtait juste à lancer un roman établi sur un sujet tout analogue, quoique traité dans un esprit tout inverse : les thèmes circulent ainsi dans l’air comme les nuées, et, Gœthe l’a dit, nos ouvrages valables sont tous œuvres de circonstance. Ovigny préféra ne pas débuter par une concurrence et paraissant venir second. Il achevait d’ailleurs un autre roman.
Celui-ci, je le crois supérieur au premier. Oui, mais, dans l’intervalle, mon éditeur m’avait battu froid. C’est mon ami qui en souffrit. Il ne réussit pas même à prendre rendez-vous. Je lui dis : « En attendant que nous dénichions un autre merle blanc, confiez-moi donc une ou deux « nouvelles » ? » Il m’en adressa deux. La revue à laquelle je les présentai me répondit : « Excellentes, seulement, pas dans le ton de la revue. Et d’abord, trop brèves. »
Je me retournai vers le providentiel Léon Deffoux. Deffoux me répondit :
« 19 juillet 1925.
« Je suis resté quelques jours sans passer au Mercure. C’est seulement samedi que j’ai trouvé votre pli du 8, et qui contenait la jolie lettre de M. Charles Ovigny et ses deux contes.
« Ils me plaisent beaucoup ces contes (plus particulièrement M. Cirolles) mais ils ont 3 ou 4 pages de trop pour passer dans un journal. Autrement j’aurais pu essayer de donner Monsieur de Cirolles à L’Intran ou à L’Œuvre. Tels que les voici, je ne sais trop qu’en faire… Ah ! ce n’est pas chose facile, mon cher Fagus, que de faire accepter, dans les circonstances présentes, un nouveau venu, qui ne connaît pas les trucs du métier ! Jamais les revues et journaux n’ont été plus fermés. Et pour cause : ceux qui y sont trouvent tout juste de quoi croûter… Les conditions actuelles du journalisme sont sans joie, même pour celui qui a une « situation ».
« Oui, votre étude sur la Poésie épouvante Dumur, qui me dit : Fagus devrait plutôt me donner des vers… »
Faute de loisir, je ne voyais guère Ovigny, et remettais de jour en jour de retirer du Mercure les nouvelles, pour essayer de les caser autre part. (Où ?)
L’autre matin, raide balle, m’arriva le billet bien connu, trop connu :
« … ont la douleur de vous faire part de la perte cruelle qu’ils viennent d’éprouver en la personne de
« Monsieur Ernest-Charles OVIGNY
décédé à Lyon le 12 août 1925, dans sa 41e année… »
Je n’en sais pas plus. Sinon qu’il avait irrécusablement du talent, cet inédit. Moi seul le sais. Lui-même l’a ignoré : puisqu’il ne s’est jamais lu imprimé.
Pauvre Madame Ovigny !
Et à présent, jeunes débutants, soyez instruits.
C’est surtout à cette époque où l’année oscille entre solstice et équinoxe, que la rue foisonne de drames. Quelle électricité imprègne les passants ? peut-être irritait-elle le voyeur surtout et lui fit prendre au sérieux d’insignifiants incidents, à tout autre moment inaperçus ?
Le 21 mai d’alors, un lourd nuage noir s’était, dès le matin, assis sur Paris, tellement que les lumières partout s’allumèrent. Il faisait effroyablement lourd. Le soir, vers 6 heures, rue d’Aboukir, nous vîmes un galopin livreur pédalant à toutes jambes sur son blotto — nous voulons dire son « tri-porteur » — essayer de doubler un fiacre, lequel cheminait, au pas, sagement, selon la coutume d’alors. Il tourna la tête : le corps tourna, l’avant-train de la machine obéit, et mon gaillard s’en alla buter juste contre la croupe du canasson. Panache, oh, panache réussi ! et voilà le bonhomme calant de son arrière-train à lui les roues d’avant du fiacre. Oui mais, voici le cheval, effaré par le trio de roues empêtrant ses jambes, qui se met à danser, administrant dans son effarement une fessée plutôt rude au livreur : lequel gigotte, lequel hurle, cependant que le fiacre danse à l’unisson, et que le cocher se cramponne. La foule instantanément s’amasse, pousse des cris. Mon gamin enfin se relève, boueux, courbatu, écorché, étourdi, honteux. A ce moment, un ouvrier — était-il ivre, alcoolique latent, ou pénétré par l’électricité céleste, ou celle de la foule ? — qui bondit, vomissant d’indistinctes injures, et martelle à coups de poing furibonds les naseaux du malheureux cheval, qui n’en pouvait mais. Et voilà la foule en délire qui hue le cocher, veut le lyncher, et le cheval affolé s’emballe. Par bonheur, un agent accourait ; il maîtrisa la bête — et les autres bêtes — juste au moment où la foule s’apprêtait à massacrer, non plus le cocher, mais le garçon livreur !
Quelques minutes après, nous foulions le pavé de bois de la rue Réaumur. Les attelages filent, se croisent, s’enchevêtrent au carrefour Montmartre. Une petite vieille toute plate, en caraco noir et noir bonnet, traverse ; effarée par tous ces chevaux qui trottent, et les roues qui tournent, et les autos, et les autobus, et les fiacres qui virent, et les cochers qui jurent, elle s’arrête, veut se réfugier sur un trottoir ; une file de fiacres s’interpose ; elle s’arrête encore et, complètement affolée, pique au poitrail d’un canasson et glisse sur le pavé gras. J’ai flairé qu’elle allait tomber, elle tombe, mes deux mains se plaquent sur mes yeux, mes pieds m’ont soudé au trottoir. Elle est tombée, elle est sous les jambes du cheval, le cocher, d’un geste désespéré, retient la bête qui se cabre ; le cœur m’entre dans l’estomac, je n’ai pas le temps de crier : le cri s’est étranglé, ô Baudelaire. La pauvre petite vieille se débat de tous ses membres, qu’elle empêtre aux pieds du cheval qui trébuche et s’épeure ; elle se débat, et soudain, hérisson, cloporte qui fait le mort, la voici qui ramasse d’un seul geste, à la fois, d’un coup, ses jambes, ses bras, sa tête, dans son ventre et sa poitrine recroquevillés. Exactement le geste du livreur de tout à l’heure ! La même angoisse, par mimétisme m’a raidi, et le cheval, et la foule, et la file de voitures. Rien ne bouge plus. Cela n’a pas duré trois secondes. Cependant de toutes parts partent des cris : cent personnes, mille, sorties de dessous terre, entourent l’équipage, injurient le cocher, lequel, de grande maison, et vieux roulier, demeure muet, impassible, méprisant, son fouet en hallebarde. Une jolie voyageuse ouvre prestement la portière, lui jette deux mots, disparaît. Un flicard surgit comme un diable, pêche de dessous le cheval, ramène à l’air une espèce de loque racornie, raidie, geignante et saignante. L’angoisse est rompue. Le mépris muet du meneur de char irrite les badauds piétons. Les cris deviennent clameurs et les bras se brandissent. Tous se révèlent gonflés d’héroïsme, héroïsme frustré de ne s’être employé au sauvetage, et qui se revanche en besoin de se faire justicier. L’agent a réapparu : tous racontent, expliquent, au hasard : ils n’ont rien vu, ils ont tout vu, vu comme ils se l’imaginent. Ils accusent, ils dénoncent : l’agent, blasé, écoute à peine, verbalise, inscrit sur son calepin les noms et les noms. Le cocher dédaigne, répond à peine. Mais moi, réellement j’ai vu, moi, et qu’il a tout fait, et en virtuose, pour éviter une catastrophe : la fièvre m’empoigne de me promouvoir justicier à mon tour, pourtant qu’à la fois, fort distinctement, je démêle que c’est ma vanité aussi qui monte ; j’ai honte et envie. Le cocher, de plus en plus arrogant en son mutisme, ne sollicite nul témoignage. C’est vraiment un cocher de grande marque. J’hésite. Vais-je élever ma voix ? L’agent referme son calepin, il s’éloigne, il disparaît. La foule se décimente, n’existe plus ; la file des voitures s’est ébranlée à nouveau ; tout est fini. Je m’en vais, moi aussi, furieux de ma fuite de courage, furieux de ma vanité déçue… Et tout ce drame a duré, eh ! mon Dieu, oui ! tout juste une minute !
Or, le même soir, peu après, j’assistai à un autre drame, qui m’apparut à bon droit le plus âcre de tous. Voici. Je remontais vers Belleville : j’atteignis la rue du Château-d’Eau. La nuit était venue. Une jeune fille, un jeune homme, à pas précipités, marchaient, se querellant : « Non, non, je n’irai pas ! » criait — comme me croisa le couple — la jeune fille roidie dans toute sa volonté. A l’instant, une gifle fit : flac ! mais un « flac » si retentissant, que tous les passants se retournèrent. La jeune fille, toute droite, et vacillante, et presque suffoquée sous la vaillance du coup, ne parvenait pas à échapper une parole ni un cri. Alors, le jeune homme lui dit, allongeant l’index dans la direction des boulevards : « Et maintenant, tu vas y aller ! » Et sans se retourner, sans proférer un son, elle « y alla », là où il l’envoyait et où elle ne voulait pas aller : Où ? veiller une mère mourante (qui sait ?) ou bien, ou bien…
La police ! Anaïs, Irma, tout est perdu :Un monsieur qui montait n’est pas redescendu !!(Mme Mère, rue des Martyrs.)
Devant le péristyle de l’Odéon, j’assistai voici quelques jours à une collision de voitures. Fier à part moi de ma qualité soudain de citoyen conscient, je favorisai loyalement de ma carte de visite celui des belligérants de qui le bon droit m’apparaissait hors de conteste (ce qui n’empêchait pas l’antagoniste d’exciper d’un bon droit tout pareil, et soutenu en cela par d’autres citoyens aussi conscients que moi, et tout comme moi persuadés, mais en sens inverse).
Un sergent de ville parut, verbalisa, échangea toutes adresses, chacun chez soi s’en fut, et je n’y songeai plus.
L’aventure m’a été rappelée ce matin par l’appel à mon témoignage d’une Compagnie d’assurances. La feuille destinée à ma déposition était toute préparée. L’enveloppe aussi, avec son timbre tout neuf. Je m’assis, devant ma table, plongeai ma plume, dans l’encre… et m’arrêtai net. Impossible de me rappeler qui avait tort et qui raison. Un effort de mémoire me cinématographia le drame. Voyons : le fourgon à deux coursiers descendait au petit trot la rue Corneille ; bon. En même temps débouchait, montant la rue de l’Odéon, un taxi-auto ; fort bien. L’un et l’autre s’aperçurent juste à la hauteur du machin à Émile Augier, ralentirent aussitôt, firent jouer leurs freins ; c’est cela. Et puis ? Et puis ils se rencontrèrent. Le pavé était gras… Eh ! était-il vraiment gras ? Le fourgon ne sut suffisamment ralentir… Oui, mais, pourtant, n’est-ce pas l’auto qui le heurta ? Oui… non…
M’étant bien évertué, je réfléchis que mon témoignage était invoqué nécessairement par celui à qui j’avais remis ma carte et donc donné raison : je relus l’invite de la Compagnie d’assurances ; loyale, elle ne laissait déceler par rien qui des deux elle assurait. Je ne pouvais cependant retourner la lettre en blanc, ni la conserver, m’appropriant le timbre-poste. Pour en finir, je dressai un laborieux calcul de probabilités, et reconnus bientôt que je serais aussi sage, jouant à pile ou face. En désespoir de cause, je déclarai à peu près que l’un des deux avait raison mais que je ne pouvais cependant affirmer que l’autre avait tort.
Et fus édifié sur la valeur des jugements humains.
Non loin de mon village, sur la route de Palaiseau, il se construit un pont, afin que passe un chemin de fer. Un modeste pont d’une seule arche, mais pont de maçonnerie. Or la tranchée se présentant de biais, les pieds-droits et la voûte en anse de panier, et l’armature de charpente qui provisoirement retient les assises de pierre sont contraints de s’étirer obliquement. Cela complique le problème.
Pourtant, chacun, passants, ouvriers, contremaîtres, trouve cela parfaitement naturel : et en effet, l’édifice s’élève peu à peu, sans accident, sans surprise, automatiquement. C’est pourtant un beau spectacle, et tonique, cette double géométrie agissante, mécanique paisible, immobilité active ; les croisements de toutes ces pièces de bois, droites ou cintrées, dont chacune porte son nom à soi, chacune ayant sa fonction, la coupe précise de chaque pierre, maintenue par ses voisines et les maintenant, et toutes suspendues à la clef de voûte vers laquelle toutes convergent. Que de siècles, tâtonnements, études, repentirs, et que de calculs, pour arriver à cette simple merveille : une voûte ! La voûte d’arêtes romane enfantée par la voûte en berceau romaine, et produisant la voûte ogive et son arc sublime : tant d’obscurs inventeurs ! Et saint Bénazet et ses « frères pontifes », bienfaiteurs de la Provence, et puis de la chrétienté entière ! Quelle reconnaissance ! et sans que nous nous en doutions !
Et quelle reconnaissance parallèle à tous ceux-là, qui, de la Cantilène de sainte Eulalie :
ont chantourné, forgé, orfévri cette phrase française, souple, ductile, sonore, précise, clairvoyante, magnifique, instrument sublime !
Octobre. — Un arrière-goût de pluie voyage ; les arbres des Champs-Elysées laissent tomber leurs larmes de rouille, d’or et de cuivre. Sous un tunnel de cristal, une cohue endimanchée bourdonne, une multitude de mouches emprisonnées dans une bouteille : l’exposition des chrysanthèmes vient de s’ouvrir. Le remuement noir des habits masque les splendeurs multicolores des corbeilles et des plates-bandes ; un mélange d’aromes fruités, de fragrances étourdissantes, d’odeur de foule et de parfums de dames alourdit l’air mou. Des mondaines ni moins ni plus artificielles que les orchidées que voici promènent leurs robes adorables, leurs bijoux et leur grâce souveraine. Au seuil, la haie de leurs valets de pied les guette, et plus loin, l’escadron des coupés, l’artillerie des automobiles, tout cela hérissé comme de lances par les fouets immobiles des cochers impérieux. Mais font foule les jardinières et maraîchères de banlieue, très maigres ou très grasses, faces cuites de soleil et comme vernies, mains larges, toilettes paysannes, ou bien riches à l’excès. Et aussi les messieurs carrés, rougeauds, fortement moustachus ou débordant de favoris, et le revers de la redingote pavoisé d’une rosette verte, ou violette, ou rouge. Tout le monde fraternise. — « Où trouve-t-on, zézaye vers un gros homme d’apparence rustique, officier de la Légion d’honneur, la voix de cristal émanée d’une menue bouche plus carmin que nature, et parallèlement à un effluve de parfums chimiques, où trouve-t-on votre catalogue des Bégonias ? — Le v’là, Madame. » Un ruban rouge, une rosette verte, soupèsent des pommes de terre gigantesques, « variété nouvelle ». — « Ça n’tiendra pas. » Les dames, redevenant soudain ménagères, s’extasient sur les fruits plus que sur les fleurs, si belles, pourtant, presque inhumainement belles ! Ma foi, aux splendeurs maladives de certains chrysanthèmes superbes par trop, je préfère leurs parents pauvres, ceux-là qui, dans mon jardinet de Verrières, croissent en plein air, à la bonne franquette, bonnement blancs, cernés de rose, de roux, de jaune d’or. Mais les voici eux-mêmes, car tout est représenté ici : et la foule s’extasie sur l’inouïe variété qu’en exhibe la maison historique Vilmorin-Andrieux ; et je m’extasie aussi, et cependant pris d’une rancœur soudaine : N’ai-je pas lu récemment que Philippe de Vilmorin a établi, à la suite d’expériences impitoyables, que le fameux blé des Pharaons, ce blé extrait des sarcophages d’Égypte, et qui, assurait-on, germait encore après quatre mille ans, eh bien, que ce blé avait en réalité perdu, absolument, toute sa vertu germinative. Ah ! faut-il nous donner de si belles fleurs (car celles de mon jardin viennent de là aussi), et faucher ainsi nos dernières légendes ?
Sur le Pont-Neuf, sur le Pont-Royal, sur tous les ponts, sur les quais, une foule attend et guette. Un cri passe d’un pont à l’autre, descend le fil de la Seine, se répercute, par télépathie : — « Les voici ! » Et apparaît une espèce d’obus : un canot automobile : il affleure l’eau juste assez pour s’empanacher d’un double jet d’écume ; il ne vogue pas, il voltige, il vole ; le temps de l’apercevoir, il est déjà passé. Et il a évité, à cette allure délirante, je ne sais combien de bateaux, je ne sais combien d’arches de pierre… et puis plus rien, il s’est évanoui. Et un autre arrive, est arrivé, a disparu de même. Puis un autre encore. J’apprends aussitôt que quatre ou cinq minutes leur ont suffi pour écharper Paris, du pont d’Austerlitz au pont Alexandre. L’audace et le génie humains prennent vraiment un aspect terrifiant. Mais je me rassure, en contemplant, du terre-plein où je suis, l’inébranlable nef de la Cité, où se dandine sur son cheval, la statue de bronze du roi Henri, de qui nous descendons tous, par les dames.
Vois, déjà le Printemps s’avance,Semant l’or et le saphir ;C’est le dieu soleil qui s’élanceSur les ailes du zéphir !
1er mai. — A travers les sautes d’humeur d’un avril tout ruisselant encore des bourrasques d’un mars attardé, des jets de soleil annoncent le délectable mois de mai. Mai s’inaugurait naguère avec une somptuosité tapageuse. D’étincelantes alignées de fusils en faisceaux (derrière quoi des rangs de troupiers fumant béatement la bouffarde philosophique rappelaient les coquelicots et les bluets des champs) endiguaient les défilés de terrassiers gigantesques enfouis dans du velours côtelé, l’églantine rouge sur le cœur, suivis de près par les gardes municipaux magnifiques et les cuirassiers formidables. C’était comme une tradition nouvelle s’en venant renouer la tradition d’autrefois : une tradition ne meurt jamais. On ne refera pas le tableau tant de fois refait des amoureux de jadis accrochant de grand matin le bouquet de mai qui porte bonheur, à la fenêtre de la bien-aimée[19] ; ni de la pharamineuse, solennelle et fantasque cérémonie où Messieurs de la Basoche plantaient l’arbre de mai dans cette cour du Palais de justice qui en a gardé le nom et le nom seul, hélas ; ni des « carolles » dansées et chantées, « chapelet » de fleurs au front, jusqu’en les jardins du Roi, et où Roi et Reine eux-mêmes prenaient part. Mais il nous apparaît certain que c’est tant d’obscurs souvenirs qui poussent les ouvriers à former un pareil jour des cortèges qui s’achèvent aussi bien sur les pelouses suburbaines que dans les métingues. Tout à la fois que par troupes blanc fleuries du muguet qui porte bonheur, les petites ouvrières dévalent par les voies faubouriennes… et que les neuves communiantes processionnent devant l’autel de la Vierge en chantant Ave Maris Stella. Une tradition ne meurt jamais.
[19] Comment pourtant ne pas mentionner l’impertinent et charmant vaudeville de La Fontaine « Je vous prends sans verd », représenté avec grand succès le 1er mai 1693, et dont toute l’intrigue tourne sous le rameau de mai :
Ainsi ce mois de mai, porte du printemps, vestibule de l’été, représente au fond l’instant d’une réconciliation générale, d’une communion universelle encore qu’insoupçonnée. Et si nous étions musicien, nous tenterions d’exprimer cela par quelqu’une de ces symphonies vocales où excellaient nos maîtres français du XVIe siècle, Jannequin, Goudimel, Josquin des Prés. On entendrait chanter les fillettes :
et puis encore :
Le chœur folâtre serait interrompu par des voix traînantes et rudes entonnant avec une conviction touchante le cantique rouge, — car c’est bien un cantique :
Le groupe des vengeurs de Liabeuf et Bonnot se manifesterait même par l’air de quadrille (car c’est un air de quadrille, un peu bien suranné, mais sait-on ?) :
Mais aussitôt interviendraient des voix jeunes, avec la Vendéenne :
et la France bouge :
Ou les strophes farouchement goguenardes de Monsieur de Charette :
Cependant un orchestre esquisserait la marche funèbre de la Symphonie héroïque, car, retour logique des choses d’ici-bas : L’Héroïque fut écrite à l’intention de Bonaparte, où Beethoven voyait (c’était avant 1804) un héros à la Louis David. Napoléon expira ponctuellement en mai, mais… mais la marche funèbre fut exécutée pour la première fois… aux funérailles de Wellington. — (J’ai l’arrangement pour cuivres sous les yeux.)
Puis des fugues canoniques insinueraient les proverbes de circonstance :
mêlés aux poésies de Clément Marot, Charles d’Orléans, Ronsard, et autres rimeurs illustres. A quoi succéderait le cantique :
Et puis encore, mais dans son triomphant final, L’Héroïque : puisque le mois de Marie est à la fois le mois de Jeanne d’Arc.
Et pour, à la façon du moyen âge, assembler un bouquet symbolique : au muguet des bois porte-bonheur, à la rose pompon qui est la rose de mai, nous joindrions les violettes moribondes, des églantines plus rouges que nature, et des roses de France unies aux lys splendides.
L’Hiver, Noël, l’Épiphanie
L’accoutumance rend tout familier ; l’insolite, le contraste ravivent, renouvellent nos impressions amorties par l’accoutumance. Les citadins de plus en plus ne connaissent l’hiver que comme une époque de conforts, de lumière chaleureuse et d’une fièvre de plaisirs ; la neige virginale ne leur apparaît qu’à l’état de boue noire où naviguent les automobiles étincelantes ; leurs appartements feutrés, où la cheminée et son brasier de bûches est à peine un lointain souvenir, s’emplissent de la respiration imperturbable des radiateurs.
Mais la saison froide se manifeste d’autant plus poignante au citadin, quand elle le surprend dans les lieux qu’il n’a connus jusqu’alors que comme des décors de soleil et de joie. La campagne conserve pourtant encore une âpre majesté ; mais quoi de plus désolé l’hiver, et de plus désolant, qu’une station de bains de mer ?
Nous nous trouvâmes à Dieppe en un pareil moment. En été, le Parisien ne soupçonne de la patrie de Duquesne et de tous les corsaires, du « port damné » des Anglais de jadis, que la vasque superbe d’une rade vaste de plus d’une demi-lieue, une plage grouillante de toilettes claires, l’immanquable Casino hispano-chinois-mauresque et juste assez de bateaux pour rappeler qu’il est tout de même l’hôte d’un port… Football, golf, tennis, musiques, fêtes de fleurs, etc. Cependant l’automne survient, puis l’hiver ; Casino et hôtels ferment, tout s’éteint, se dépeuple, devient silencieux et mort, et la plage n’est plus qu’une grève immense et morne ; tandis qu’à l’autre bout se ranime le vieux port par la saison du hareng et l’arrivée des lourds bateaux scandinaves chargés de bois et de charbon. Le ciel se fait bas, tel qu’un infini champ de bataille de nuages noirs ; la mer est livide et terreuse, tourmentée perpétuellement ; la bourrasque devient l’état permanent, et c’est un incessant et sinistre dialogue entre la mer qui, formidablement mugit et le vent qui gémit et siffle. Sa bise froide envahit les rues noires, puis c’est la pluie interminable, puis les rafales de neige, puis la gelée terrible. En plein novembre, en plein décembre, surgissent de soudaines trombes de grêle, véritables mitrailles traversées de tonnerre et d’éclairs. Et la tempête s’en mêle, qui jette la mer jusque dans la ville, balaie le port, soulève l’eau des bassins, fracasse les barques, enlève comme des fétus les malheureux pêcheurs et même les passants qui s’approchent imprudemment des quais. On éprouve, tout grelottant et terrifié, cette sensation de fin du monde qu’a si mornement exprimée Nicolas Poussin dans le tableau du Déluge. C’est alors qu’apparaît un bienheureux refuge, l’obscure maisonnette des marins, qu’emplit un maigre feu de houille, que signale une faible lumière palpitante, à travers et neige et brume !
Comment ne pas songer de suite à la Crèche, à l’étoile de Noël ?
Et ils y songeaient nos bons aïeux, alors que les logis, les villages, les cités même, grelottantes et noires sous leur blanc linceul de neige, apparaissaient en hiver pareilles à cette ville, à ces maisonnettes que nous venons d’évoquer, image de l’étable où ils se ressouvenaient que leur Sauveur avait voulu voir le jour.
Aussi, tout ce mois de décembre — les quatre semaines de l’Avent — leur était une période de recueillement, d’attente, d’anxiété, de désir qu’exprime avec un si grand sentiment dramatique l’hymne admirable : « Rorate, cœli de super, et nubes pluant Justum ! » « Faites descendre, ô cieux ! votre rosée ; nuées, faites descendre le Juste ! » Chaque grande solennité de l’Église possède en effet et surtout possédait sa personnalité propre, et l’allégresse de Noël n’est pas absolument la joie bondissante de Pâques, là où toute la nature s’unit pour chanter le Resurrexit. Cette période, dont la nuit de Noël représente le sommet, semble célébrer particulièrement la virginité dans ce qu’elle offre de plus émouvant : la virginité martyre. Ne s’ouvre-t-elle pas en quelque sorte par la commémoration de sainte Catherine, dont son père se fit le bourreau ? Puis après celle de saint Nicolas, patron des jeunes garçons, elle s’achève au lendemain même de la nativité du martyr suprême, par celles du jeune saint Étienne et des saints Innocents, laquelle inspira au poète Prudence de si suaves accents, dont notre traduction donne une faible idée :
Ceci dotait la fête de Noël d’une solennité spéciale : à la fois qu’elle célébrait la venue du martyr par excellence, elle célébrait la rédemption en quelque sorte de toute la nature.
A-t-on remarqué comme les grandes dates liturgiques revêtent un caractère météorologique, pour ainsi dire ? — Rien là d’insolite. Sans parler des Bacchanales grecques, les Saturnales romaines tombaient aux Calendes de janvier, comme on sait. Là, les artisans, les soldats, les enfants, travestis en femmes, en bêtes à cornes (honni soit qui mal y pense, ne pensons qu’au Bœuf gras), envahissaient tumultueusement les rues ; les esclaves, libérés pour un jour, se voyaient servis par le maître : cette « liberté de décembre » n’était-elle pas, en quelque matière, une préfigure de rédemption ? Et pour le besoin de se déguiser, origine du Carnaval, il semble indiqué par Janus, le Dieu au double visage, qui ouvrait l’année romaine.
De même, aux moyenâgeuses fêtes de l’Ane, on n’a pas oublié comme un baudet, harnaché, mitré, monté à reculons par un diacre crossé, était mené par le peuple en plein chœur de la cathédrale, et chacun connaît au moins le début de l’illustre Prose de l’Ane, lequel âne évoquait à la fois le prophète Balaam, la Crèche, la fuite en Égypte et la dernière entrée à Jérusalem.
Peu après, l’Épiphanie provoquait la Fête des Rois et la Fête des Fous, où les clercs inférieurs, travestis comme de juste et masqués, nommaient un Évêque des Fous. Et le Carnaval reprenait haleine pour donner son suprême élan au Mardi-Gras où Carême-Prenant et son auguste famille, étaient, mannequins géants, promenés par la ville, à travers mille et une folies et, finalement, brûlés le matin des Cendres ; usage conservé dans nos provinces d’Artois, de Flandre, du Brabant, où les géants, tel le fameux Gayant, sont demeurés des héros locaux, traditionnels, symboliques, espèces de palladiums dont la fête est un motif à réjouissances… gigantesques, lesquelles attirent des milliers de fidèles d’on ne sait combien de lieues à la ronde. Ce ne semblait pas trop à nos ancêtres de deux mois de folies pour se payer de la gravité de l’Avent, et prendre des forces en vue des austérités — réelles alors — du Carême, qu’aidait d’ailleurs à supporter l’espoir de la fête par excellence, Pâques.
Ce qu’avait de touchant la joyeuse Fête des Rois, c’est son côté familial et hospitalier. A l’instant solennel, le plus jeune des enfants se cachait sous la table, et un étrange dialogue s’échangeait entre le père de famille, maître de la cérémonie, et lui : — « Phœbé ? — Domine ! — Pour qui ? — Pour Dieu. » Cette première part, la « part à Dieu », c’était le pauvre, représentant de Dieu, qui venait la réclamer. Le pauvre était parfois plusieurs, qui touchaient au nom de la Sainte Vierge, des Rois Mages, etc…, et le faisaient souvent par quelque complainte tantôt touchante, tantôt malicieuse :
La Révolution, qui abrogea tant de coutumes séculaires, millénaires, n’a rien pu contre les Rois… de la Fève. Dès décembre 1792, le citoyen-maire Nicolas Chambon, décréta que cette fête au nom séditieux serait remplacée par une Fête des Sans-Culottes ! et considérant que les pâtissiers qui persistaient à offrir des galettes « ne sauraient avoir que des intentions liberticides », invita la police à faire son devoir. Hélas ! ce fut en vain. Ainsi donc, cette fois-ci encore, crions joyeusement : Le Roi boit !… et songeons à la « part à Dieu. »
S’il est vrai que seul, un besoin de vengeance ait poussé au vol le tardif émule de cet aimable collectionneur de trésors artistiques italiens que fut Napoléon Ier, la Joconde aura servi à illuminer d’un rayon de sympathie…
(La Stampa, de Milan.)
Dans une première déclaration, dont les termes ont été lénifiés après coup, le ravisseur vrai ou supposé de notre Joconde s’est vanté d’avoir voulu « venger l’Italie des vols commis par les armées françaises lors de la campagne d’Italie ». Ce sont propos qui ne s’inventent pas : ils témoignent d’une rancune, d’une haine, plus que séculaires, soigneusement entretenues là-bas, et prenant prétexte d’événements dont nous-mêmes avions perdu le souvenir.
Voyons cela d’un peu près. Il est exact que la Convention songea fort promptement — dès 1794 — à étendre à l’étranger le système d’accaparement artistique qu’elle avait inauguré en France. Pourtant la cupidité fut loin d’être son seul motif. Un peuple libre seul est apte à comprendre les productions de l’art ; or la France est la terre de la liberté ; donc, etc. C’est brutalement naïf, mais ne manque pas de quelque grandeur. Un autre argument est invoqué par le journal La Décade philosophique :
C’est une belle conquête que celle des productions du génie ! C’est la seule qui soit digne d’un peuple ami des arts… La première conquête de la Belgique fut ruineuse et dérisoire. Elle absorba nos trésors et la fleur de nos armées… rien ne dédommagea la République de ses pertes… Paris doit être en Europe la métropole des arts…[20].
[20] C’est en somme la pensée implicite des Italiens… et c’est aussi l’argument allemand des « compensations ».
Cependant ce procédé un peu trop sommaire est bientôt abandonné, précisément à l’occasion des campagnes d’Italie :
On ne prend plus par voie de conquête, mais diplomatiquement. Quels que soient les besoins de l’armée, on n’exige pas exclusivement des gouvernements et des villes de l’argent. On emporte des chefs-d’œuvre, mais en défalcation sur l’impôt de guerre[21].
[21] Charles Saunier, Les Conquêtes artistiques de la Révolution et de l’Empire.
Les Goncourt décrivent avec enthousiasme la fête à quoi donna lieu l’arrivée à Paris du cortège triomphal, et quoi qu’on puisse dire sur la légitimité de l’acquisition, il y a quelque chose de noble et de grandiose dans cet hommage de tout un peuple aux merveilles du génie humain :
Fête nouvelle et prodigieuse ! Promenées par les boulevards de la petite ville de l’empereur Julien, les merveilles de l’Italie et de la Grèce. Un char portant les quatre chevaux de Venise ; un autre Apollon et Clio : un autre Melpomène et Thalie… un autre la Vénus du Capitole ; un autre le Mercure du Belvédère… un autre le Tireur d’épine et le Discobole… un autre encore la Transfiguration de Raphaël, un autre encore Titien et Véronèse !… Et les boulevards parcourus, et les chars rangés en cercle sur trois lignes, au Champ-de-Mars, autour de la statue de la Liberté, les chars étageant pour les adieux d’or du soleil couchant, tout un Olympe de marbre…
L’étendard précédant les chars portait un distique susceptible de nous rappeler à propos que l’origine de ces richesses ne fut pas elle-même toujours absolument pure :
Ces richesses d’ailleurs étaient assez mal défendues contre un esprit de lucre plus fort que le patriotisme « italien » (aussi bien il n’existait pas alors d’Italie, puisque c’étaient nos armées qui à ce moment même versaient leur sang pour la constituer) ; et il en alla toujours ainsi, puisque le gouvernement royal dut plus tard édicter une loi sévère contre l’exportation des œuvres d’art. Et voici, en effet, comment s’exprime un groupe d’artistes français dans leur pétition au Directoire :
… N’avons-nous pas déjà vu disparaître de Rome une foule de monuments précieux, qui formeront cette prétendue série sur le démembrement de laquelle on a avec si peu de raison voulu apitoyer le gouvernement français ? Le roi de Naples n’a-t-il pas enlevé du palais Farnèse l’Hercule, la Flore et le groupe colossal du Taureau et d’Antiope ? L’empereur n’a-t-il pas dépouillé la Lombardie de ses chefs-d’œuvre et Léopold enlevé à Rome la fameuse collection de Médicis ? Un Anglais n’a-t-il pas acheté la collection des Negroni ? Celle des Justiniani et des Barberini n’a-t-elle pas été totalement enlevée ? Hâtons-nous donc de faire arriver en France ce qui, dix mois plus tard, n’existera plus à Rome, et que la cupidité romaine vendra d’autant plus vite à nos ennemis qu’elle aura été plus voisine de s’en voir privée.
Mais le point sur lequel il importe d’insister, c’est que — sauf pour la Belgique et la Hollande — les œuvres cédées à la France le furent en vertu de traités réguliers et en défalcation d’impôts de guerre. Aussi Stendhal pourra-t-il écrire dans son Histoire de la Peinture en Italie :
Les alliés nous ont pris [c’est Stendhal qui souligne] onze cent cinquante tableaux : J’espère qu’il me sera permis de faire observer que nous avions acquis les meilleurs par un traité, celui de Tolentino. Je trouve dans un livre anglais, et dans un livre qui n’a pas la réputation d’être fait par des niais ou des gens vendus à l’autorité : « The indulgence he showed to the Pope at Tolentino, when Rome was completely at his mercy, procured him no friends and excited against him many enemies at home[22] (Edimburgh Review, décembre 1816, p. 471). J’écris ceci à Rome le 9 avril 1817. Plus de vingt personnes respectables m’ont confirmé ces jours-ci qu’à Rome l’opinion trouva le vainqueur généreux de s’être contenté de ce traité. Les alliés, au contraire, nous ont pris nos tableaux sans traité…
[22] L’indulgence qu’il (Bonaparte) montra à Tolentino quand Rome fut complètement à sa merci ne lui procura aucun ami, et excita contre lui beaucoup d’ennemis.
Stendhal s’exprime avec une réserve diplomatique. La vérité est que, à part l’Autriche qui se montra courtoise, les alliés exercèrent les droits du vainqueur avec une brutalité touchant à la grossièreté, maladroite au surplus, car elle donnait à ce qui pouvait être qualifié de restitution une allure de pillage. Béranger traduisait exactement l’indignation des artistes et du public, dans ses chansons :
Mais les Italiens, avec les Prussiens, furent les plus âpres. Le statuaire Canova, « l’ambassadeur Canova », comblé d’honneurs par la France, apparut particulièrement odieux ; d’où ce mot de Talleyrand : « Ambassadeur ? c’est sans doute M. l’Emballeur qu’on a voulu dire ! »
Malgré les efforts réellement héroïques de nos conservateurs, Denon et Lavallée, les alliés emportèrent 2.065 tableaux, 130 statues, 150 bas-reliefs, 289 bronzes, 2.000 émaux, etc., etc. Sur quoi les Italiens prirent 260 tableaux, 80 statues, 65 bas-reliefs et bronzes (non comprises les œuvres italiennes confisquées par l’Autriche).
Le ministre de l’instruction publique italien déclara avec calme qu’en restituant la Joconde (achetée par François Ier à Léonard de Vinci) l’Italie en fait deux fois cadeau à la France : il manifeste le même état d’esprit que son compatriote Perugia : et c’est purement celui des Italiens de 1815 « se restituant » ce que nous avions littéralement acheté aux traités de Tolentino et autres ; c’est celui des Italiens de 1913 délibérant d’ouvrir une souscription en faveur du martyr Perugia, c’est…
Décembre, huit heures du matin ; sur les tombes du Père-Lachaise, un demi-jour lugubre, au sommet de la colline de Ménilmontant. Solitude et froid : les deux cheminées du Crématoire ont peine à se profiler à travers le ciel bas et gris. Les tombes bien sagement s’alignent, petits logis pour poupées éternelles. Le Crématoire, lui, arrondit ses dômes de mosquée blanche et bleue ; la mosquée est encadrée à distance d’une galerie d’arcades développant trois des faces du carré, la quatrième béante : la cour d’un cloître, ou mieux, un charnier de cimetière au Moyen-Age. D’autant mieux que l’épaisse muraille du fond est divisée en une multitude de cases, qui semblent des devants de cercueils. Ou mieux encore des alignements de cartons, dans les casiers d’une administration. C’est cela et cela. Cartons blancs et non verts, étant de grès, les uns portent des numéros… 94, 95, 96… d’autres, des noms, des initiales, des dates… 63 : A. D., 1897… 64 : Louis Forestier, 5 juin 1897. Petites boîtes en grès, de « 0,28 × 0,48 × 0,28 », que l’administration dénomme urnes, comme au temps de Romulus, de Louis David et de Ponsard :
Les numérotées sont vides, elles attendent. Les autres sont pleines, ou à peu près : certaines revêtues de plaques de marbre, noir, ou blanc, ou rose, ou de porcelaine, avec des fleurs peintes à quelques-unes, de minuscules couronnes ont réussi à s’accrocher. Au moins, ce tient peu de place, c’est propre, maussade, administratif : le citoyen de cela demeure dans la mort et par delà, numéroté comme il fut dans la vie. Cette bibliothèque de pincées de cendres s’appelle Columbarium : une fois comblée, comment se débarrassera-t-on des cendres ? celles-ci serviront, faut-il espérer, à étancher leurs écritures aux scribes de la Ville : rien ne se doit perdre dans une démocratie bien entendue.
Le « médecin assermenté », l’employé d’état-civil, l’agent de funérailles, deux membres de la famille, après plusieurs allées et venues, se sont enfin rejoints. Une fumée noire sort d’une cheminée du Crématoire : il est temps. Tout ce monde noir, comme la fumée, atteint bientôt une tombe ; ce qui fut quelqu’un dormait là ou rêvait, depuis quelques cinq mois. Les fossoyeurs ont déjà descellé la pierre : un trou de six pieds, un cercueil de chêne rouge. Les fossoyeurs ont apporté un autre cercueil, léger tout blanc : de peuplier, bois qui brûle sans laisser de cendres. Une corde, un nœud coulant, un « oh hisse ! » le cercueil rouge pesamment monte, de guingois, heurte en passant la paroi du trou : boum ! Les fossoyeurs dévissent le couvercle : un paquet de toile blanc sale est désemmitouflé d’abord d’un matelas de ouate rôtie par les sels antiseptiques, verdie, jaunie par les humeurs dont le cadavre s’est vidé : enfin démailloté, il apparaît, lui, en personne si l’on ose dire. Ah le pauvre camarade ! Ce fut un officier d’infanterie. Le gros drap bleu, les boutons dorés, les galons d’or moisis, s’affaissent sur un mannequin flasque d’où toute chair s’est dissoute, une marionnette pitoyable à même ses oripeaux souillés. Avec peine on découvre la face : un parchemin terreux collé sur le crâne et le visage en épouse hideusement tous les creux et toutes les saillies : orbites, mâchoires, narines, sont tout juste des trous vagues, qu’une barbe posthume poussée au hasard un peu partout, achève de défigurer.
« La mort ne nous laisse pas assez de corps pour occuper quelque place, et on ne voit là que les tombeaux qui fassent quelque figure. Notre chair change bientôt de nature ; notre corps prend un autre nom ; même celui de cadavre, dit Tertullien, parce qu’il nous montre encore quelque forme humaine, ne lui demeure pas longtemps : il devient un je ne sais quoi, qui n’a plus de nom dans aucune langue… » Ce déplorable rien, pourtant, les parents le reconnaissent encore, ce rien garde des signes marquant que cela fut un homme et quel homme ce fut. Lorsque morts à leur tour seront ces parents et avec eux tout souvenir, le corps qui là se désagrège dans la sérénité, conservera un quelque rien de sa personne, quelque chose qui en dépit de tout murmurera : Je fus homme, et tel homme, et le demeure encore : et tous, nous nous sommes découverts.
On s’est penché. La fosse effleure l’allée centrale du cimetière. Des gens qui passent jettent des regards étonnés. Nous semblons un cénacle de vampires. Tout au moins, et c’en est proche, des « curieux » qui pour rechercher les traces de quelque crime hypothétique, collaborent, violant la majesté de la mort, à un crime certain. La majesté de la mort ! ce n’est pas en face de cette pauvre charogne que les somptueux mensonges prévaudront. Soudain une horrible bouffée de puanteur jaillit des chairs et nous gifle au visage. Nous avons tous reculé. Ce n’est pas la fade odeur qui fuse d’un mort tout frais et fait lever le cœur : c’est quelque chose d’âcre, violent, empesté, meurtrier, qui saisit à la gorge et asphyxie comme un poison. L’exactitude de Baudelaire est rigoureuse :
Le médecin légiste se penche de rechef ; il ordonne : un fossoyeur fait prestement sauter les boutons du dolman, déchire les étoffes qui cèdent comme une liasse de papier buvard humecté. Le torse apparaît, et le ventre : terreux, poilus, effondrés, collés sur les côtes, sur le bassin ; au bas, un lamentable tortillon velu exprime ce qui fut un homme. Le médecin fait recouvrir bien vite, et disparaît vers le bureau du Crématoire, rédiger « que la cause de la mort semble naturelle et qu’il n’a reconnu aucun signe de nature à s’opposer à l’incinération » — ce qui fait sourire les personnages officiels.
Les fossoyeurs ont renveloppé le tas de viande dans le suaire, inquiets qu’un morceau ne se sépare. Ces exhumations, l’argot professionnel les nomme dépotages. Le coffre de bois blanc, accompagné tête nue, pérégrine vers la salle d’attente, froide, plus nue de ses banquettes, ses tentures noires et blanches… La bière poussée sous un faux catafalque est par derrière happée, menée au four. Ce four est double. D’une part du coke brûle, dont le gaz dégagé souterrainement passe dans le four proprement dit, fait de briques réfractaires, traversé d’une soufflerie énergique. C’est la combustion de ce gaz qui consumera le corps, sous 1.500° de chaleur.
La bière est posée sur un chariot métallique, à tablier d’amiante, et roulant sur rails (en somme c’est très ingénieux toute cette petite mécanique, mais un peu compliqué). Hop ! une porte de fer se lève, une caverne incandescente s’ouvre, où danse en ronflant une brume rose : une flaque de chaudeur et de lumière fouette les faces, aveugle les yeux, gerce la peau. Hop ! la caisse au mort est enfournée : instantanée, une vague de flamme, pareille au soleil, l’avale : et la porte de fer est retombée : flac ! Une minute ou deux un grésillement de friture filtre, ensuite plus rien qu’un monotone ronflement de poêle bien réglé.
C’est vraiment merveille comme a la vie dure la matière humaine. Ce travail, on se l’imaginerait, doit s’achever aussitôt ; il prend trois quarts d’heure. Il prendra près d’une heure sans doute cette fois, à cause du drap des vêtements, du cuir, des chaussures, des boutons de métal, qu’on n’osa se risquer à détacher du mort. A travers six petits hublots dans le four encastrés, on accompagne les événements. Tout d’abord un dansant rideau de brume rose masque tout : c’est les viscères et les chairs qui rissolent. Le voile assez tôt se désagrège, dégage un squelette rose tendre si furieusement éclairé qu’il semble transparent, étendu à même un ouragan de flamme rouge cerise. C’est vraiment l’Enfer. Le squelette paraît vivre encore et souffrir ; on distingue s’écarter les fémurs « comme les jambes d’une femme lubrique », et les genoux se soulever : derniers ligaments qui se rétractent. Tout retombe. Autour du torse, de vagues choses feuilletées, tel un paquet de vieux papiers, s’effritent, se tordent, s’envolent, volatilisés par l’haleine de la fournaise ; une apophyse émerge, se lève, tombe ; rose et blanc, le squelette seul subsiste, rose et blanc à travers la flamme rose. Le crâne est très visible. Le brasier travaille, il s’acharne à exprimer toute la gélatine des os. Que c’est solide un corps humain ! Oh l’admirable architecture !
A quoi, nous demandons-nous, à quoi peuvent bien tout ce temps s’occuper les invités alignés sur les banquettes d’en bas ? La crémation, proscrite par la religion catholique, représente généralement un défi des libres penseurs ; il n’est donc pas rare qu’un habitué de réunions publiques, un franc-maçon de préférence, du haut de la tribune à ce préparée, explique à ses ouailles quelle victoire nouvelle ils sont en train de remporter sur l’Obscurantisme. Sinon, l’ennui morose, et pour les proches du mort, d’assez noires réflexions. Les femmes notamment écartent malaisément leur pensée de la fournaise au-dessus de leurs têtes ronflant, et qui leur impose ironiquement la vision réelle de l’Enfer. Les hommes se répandent dans les cabarets prochains, la porte du cimetière étant toute voisine. De ces choses, l’entrepreneur de convois et un employé à mi-voix dissertent. L’employé s’étonne — la sole de fer porteuse du corps étant creuse et constamment traversée d’eau froide immédiatement bouillante (sinon le métal sous tant de chaleur se tordrait) — s’étonne que la Ville n’installe quelque buvette, hygiénique et anticléricale : grogs et punchs ou vin chaud, voire une salle de douche ou au moins de bains de pieds.
La cuisson enfin parfaite, la porte de fer se lève, un menu tas d’os blancs apparaît, que sans rire, le préposé invite les parents à reconnaître. Tibias, fémurs, radius et crâne semblent intacts ; le reste se dissémine en petits tas pulvérulents. Non pas inodore cette fois-ci : les vêtements, crainte que ne partît avec eux cette viande morte depuis six mois, ayant été conservés, en place de l’unique suaire du règlement. D’où une écœurante odeur de laine, cuivre et cuir. — Peuh, cela répugne, marmonne à l’écart un assistant ! — Quelle infection, chuchote l’autre. Les parents se taisent, un peu décontenancés. Cependant est amenée l’urne, manière d’augette en grès (0,28 × 0,48 × 0,28) ; les ouvriers fourniers, au moyen de raclettes, pelles et balayettes d’argent (fichtre !) y déversent le phosphate de chaux qui fut voici une heure, une effigie humaine encore. Les fémurs, un peu longs d’un coup sec sur le bord de l’auge, sont cassés. L’épouse, amenée, dit à sa fillette : « Tiens, embrasse ce qui nous reste de ton père. » L’enfant baise le crâne, sans conviction. L’auge alors close et scellée, ce tas de cendres qui logiquement devraient être aux vents jetées comme faisaient nos aïeux de celles des criminels au bûcher condamnés, s’en retourne vers la fosse violée, d’où tout à l’heure chair et os, et figure, on le sortit. Je remarque ceci : aux parents, qui accompagnent, pas une minute la pensée ne vient de se découvrir, à présent, devant ce résidu chimique. Il est neuf heures et demie ; dans la rue, un convoi de pauvres vers Pantin s’achemine. La bière, noyée sous les bouquets et les couronnes, se fait prophétiquement une montagne de fleurs. Des hommes suivent, et des femmes qui pleurent, et en avant, dans un fiacre, un prêtre en surplis blanc s’aperçoit, et dans le ciel délavé de ses brumes, le soleil luit.
Dédicace | |
Éphéméride | |
Sans date : A quoi bon ? | |
L’esprit du haut de l’escalier | |
Printemps Lorrain | |
Et la ville ! | |
Éphéméride | |
L’agent consciencieux | |
Éphémérides | |
Mais ne te promène donc pas… | |
De quelques rêves | |
Récurrence | |
Zigomar | |
La revanche de Zigomar | |
Danse macabre | |
Trait historique | |
Télépathie | |
C’est la faute à Claudel | |
Outre-tombe | |
Pour la bonne bouche | |
Confession au Dr Cabanès | |
Un plagiat éhonté | |
Brindes | |
Rachel, quand du Seigneur… | |
Dioscures | |
Ovigny… | |
Sous la foule | |
Cas de conscience | |
Sous la voûte d’un pont | |
Éphémérides | |
Propos d’un profane | |
D’un vol fameux… | |
Le supplice du feu | |
Du pont des Arts, balcon de Paris |
Achevé d’imprimer le 12 Février 1926,
sur les presses de l’Imprimerie Alençonnaise,
9-13, rue des Marcheries, 9-13
Alençon (Orne)