VOYAGE CHEZ LES SLOVÈNES
LES CROATES, LES SERBES ET LES BULGARES
Par M. L. LEGER
PARIS
LIBRAIRIE PLON
E. PLON, NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
RUE GARANCIÈRE, 10
1884
Tous droits réservés
L’auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction et de reproduction à l’étranger.
Ce volume a été déposé au ministère de l’intérieur (section de la librairie) en décembre 1883.
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR :
Pour paraître prochainement :
PARIS. TYPOGRAPHIE F. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.
Ce volume résume les impressions d’un voyage que j’ai fait pendant l’été de l’année 1882 chez les Slaves méridionaux. J’ai visité tour à tour les quatre peuples dont l’ensemble constitue la Iougo-Slavie, les Slovènes, les Croates, les Serbes et les Bulgares. Je connaissais déjà les Croates et les Serbes[1]. Les Slovènes et les Bulgares étaient nouveaux pour moi ; mais je n’arrivais pas chez eux en touriste novice ; j’avais une longue pratique de leur langue et de leur littérature ; leur histoire ancienne ou récente m’était familière.
[1] Par un voyage fait en 1867. Voir dans mon volume le Monde slave (Paris, Didier, 1872) les chapitres qui leur sont consacrés.
Publiées d’abord dans des Revues, les études qu’on va lire ont été, dès leur apparition, traduites, résumées ou commentées dans les journaux des peuples qu’elles racontent. J’ai profité des observations qui m’ont paru justes ; j’ai maintenu mon opinion lorsque j’ai eu conscience d’avoir raison. Les sympathies que je professe pour les Slaves m’imposent avant tout le devoir de leur dire la vérité. C’est en ami que je suis allé les visiter, c’est en ami dévoué, mais sincère, que je veux parler d’eux. Le tableau que j’ai tracé au retour de mon voyage a été, dans certains détails, modifié par les incidents qui se sont produits récemment en Croatie, en Serbie et en Bulgarie. Je n’ai pas cru devoir tenir compte de ces incidents ; l’histoire se fait tous les jours ; mais l’observateur doit savoir fixer à un certain moment ses impressions et ses jugements, sans s’inquiéter des événements qui continuent à se dérouler autour de lui.
Quelques épreuves que doivent traverser encore les Slaves méridionaux, j’ai une ferme confiance dans leur avenir, et je serais heureux si ce volume écrit avec bonne foi pouvait intéresser à leurs destinées quelques-uns de mes compatriotes.
Louis Leger.
Paris, janvier 1884.
LA SAVE
LE DANUBE ET LE BALKAN
Les Slovènes. — Noms slaves et allemands. — Lublania. — Laybach. — Les langues ; la presse. — Les sociétés littéraires.
Parmi les peuples slaves de la monarchie austro-hongroise, les Slovènes sont peut-être les plus ignorés. Ils ne s’imposent à l’attention ni par leur nombre, ni par les souvenirs éclatants de l’histoire, ni par le rôle bruyant qu’ils ont joué dans les débats parlementaires ou dans les révolutions. Ils existent cependant et ils ont même la vie fort dure. Ils sont au nombre d’environ treize cent mille ; ils atteignent l’Adriatique en Istrie ; ils débordent dans la préfecture d’Udine sur le royaume d’Italie ; ils poussent des pointes dans trois comitats hongrois ; ils habitent la Carniole, la Carinthie et la Styrie méridionale, les comtés de Goriça et de Gradisca, une partie de l’Istrie, et ils isolent complétement les Allemands de l’Adriatique. S’ils ne jouent pas dans l’État autrichien un rôle proportionné à leur nombre, à leur ténacité, à leurs solides vertus, cela tient à ce qu’ils sont dispersés entre cinq ou six groupes historiques, où ils se trouvent mêlés à des éléments rivaux ou hostiles, les Allemands ou les Italiens. Leurs efforts se trouvent ainsi dispersés ; ils ne peuvent se rencontrer que sur deux terrains : le parlement de Vienne, où leurs députés forment un groupe solidaire ; le développement de la littérature nationale, qui franchit sans obstacle les limites provinciales. Moins heureux que leurs voisins, les Croates, ils n’ont pas comme eux un royaume, une diète centrale, un gouvernement national. Il y a bien un royaume d’Illyrie dont le nom figure encore dans les protocoles autrichiens, mais ce royaume est une pure fiction de chancellerie.
Réduits à leurs propres forces, les Slovènes seraient évidemment bien faibles ; mais ils puisent chaque jour une énergie nouvelle dans le sentiment de leur solidarité avec la race slave, dans les relations qu’ils entretiennent avec leurs voisins, les Croates et même les Serbes. Dans l’évolution fédéraliste que l’État autrichien accomplit en ce moment, ils commencent à jouer un rôle sérieux, et si cet État, — comme on l’a plus d’une fois supposé, — venait à se dissoudre, ils ont dès maintenant assez d’énergie morale pour résister aux tentatives d’assimilation de l’élément germanique.
C’est en Carniole que les Slovènes sont le moins mêlés aux étrangers. C’est à Laybach, la capitale de cette province, que se concentre la plus grande partie de leur vie morale et littéraire. Pressé par le temps, je n’ai pu, comme je l’aurais désiré, parcourir l’ensemble des pays slovènes. J’ai pris Laybach pour quartier général, et j’y ai recueilli quelques observations intéressantes.
Il ne faut pas dédaigner en voyage les chemins de traverse. Je suis arrivé à Laybach non point par la grande ligne du Semmering, qui va de Vienne à Venise, mais par les routes moins banales du Brenner et du Pusterthal. Cet itinéraire m’a conduit à Villach, sur les limites mêmes des pays slovènes ; on parle encore allemand ici, mais déjà les noms slaves commencent à faire leur apparition. Il fut un temps où le Pusterthal lui-même était habité par des Slaves aujourd’hui disparus. Il n’est pas facile d’établir aujourd’hui si Villach vient du latin villa, comme nos villes alsaciennes en viller, ou du slave Bielak (la ville blanche), nom qu’il porte encore aujourd’hui chez les Slovènes.
Après la station de Tarvis, nous entrons en plein pays slovène. La compagnie du chemin de fer applique loyalement sur sa ligne le principe de la Gleichberechtigung[2], qui a donné matière à tant de discussions. Désormais les stations portent une double dénomination, l’une allemande, l’autre slovène. La première n’est le plus souvent que la traduction ou la déformation de la seconde. Ainsi Jauerbourg représente le mot slave Javornik, le village des platanes ; Lees égale Lesce, la forêt ; Feistritz est le slave Bystriça qui désigne une eau vive. La voie entre dans une riche et fertile vallée dominée à gauche par la masse imposante des monts Karavanke, dont certaines cimes dépassent deux mille mètres d’altitude ; à droite, par le pic majestueux du Triglav, que nos géographes appellent Terglou. Le Triglav, la montagne aux trois têtes (tri : trois ; glava : tête), est l’une des cimes les moins visitées des alpinistes. De son sommet on découvre, dit-on, l’Adriatique et même Venise. Mais l’ascension en est dangereuse. D’autre part, les guides ne parlant d’autre langue que le slovène, les étrangers n’osent guère s’aventurer en ces pays perdus où l’idiome germanique a peu pénétré. Dans des replis isolés se cachent de délicieuses stations d’été encore ignorées de la plupart des touristes. La plupart des hauteurs abordables sont couronnées de petites églises ou de chapelles qui tantôt se dressent fièrement sur la roche nue, tantôt se dissimulent dans une verdure luxuriante. Nous sommes ici chez une nation très-catholique. Essentiellement agricole, comme le sont presque tous les Slaves, le peuple slovène est, comme ses congénères, peu commerçant. Il ignore encore l’art d’exploiter le voyageur, ou même d’en vivre honnêtement. Tout au plus rencontre-t-on pendant une halte de cinq minutes une paysanne disposée à trafiquer d’un verre d’eau. Proviant mitnehmen, emportez des vivres, dit avec raison le bon et prudent Bædeker, toujours prêt à veiller au confort de son voyageur.
[2] Égalité de droits non pas seulement, comme chez nous, entre les citoyens, mais entre les différentes nationalités.
La ligne suit la vallée de la Save, cette rivière essentiellement slave, qui arrose tour à tour les Slovènes, les Croates et les Serbes. Cependant ce n’est pas sur la Save qu’est située la ville de Laybach, mais bien sur son affluent, la Lublaniça, un cours d’eau pacifique, qui donne son nom à la ville, Lublania. Les Allemands l’ont modifié de manière à lui prêter une terminaison germanique. Mais ici encore cette terminaison n’est qu’un trompe-l’œil. Les Italiens ont mieux respecté la forme originale qu’ils transcrivent Glubiana. Je demande pardon d’insister sur ces détails. Ils ont leur importance. Depuis le début de ce siècle-ci, la cartographie de l’Europe centrale a été complétement embrouillée par les géographes allemands, qui ont mis partout des noms germaniques. Il faut un véritable effort pour rétablir la réalité des choses[3].
[3] Sur cette question des noms, plus importante qu’elle n’en a l’air, je me permets de renvoyer aux considérations que j’ai présentées dans mon Histoire d’Autriche, p. 610, 611. M. Élisée Reclus est le premier géographe français qui se soit occupé de rétablir les noms propres sous leur forme réelle. M. le commandant Niox a suivi son exemple dans son excellente carte de l’Allemagne et de l’Europe centrale (Paris, Dumaine, 1882).
Le touriste en quête de pittoresque peut se contenter d’un court séjour à Lublania. La ville est construite au milieu de la plaine fertile qu’entourent les masses du Triglav et des Karavanke. Elle est dominée par une colline à pic, surmontée d’un château sans caractère qui sert aujourd’hui de prison. Elle ne possède aucun monument vraiment remarquable ; les églises en style jésuite, ruisselantes de dorures, sont d’un fort mauvais goût. L’hôtel de ville et quelques palais aristocratiques sont d’une architecture rococo lourde et disgracieuse. Le plus joli endroit de la ville, c’est la place du Congrès (Kongresni terg), ainsi nommée en souvenir de la réunion réactionnaire de 1823. Cet événement est le plus intéressant dont Laybach ait été le théâtre ; elle n’a pour ainsi dire point d’histoire, encore qu’elle prétende avoir remplacé l’ancienne Hémona, construite au temps jadis par les Argonautes. La place est plantée de beaux ombrages et ornée d’un buste de Radetzky, le fameux général qui fut jadis si populaire en Autriche. En dehors de la ville, de vertes allées de marronniers conduisent à un parc charmant, une espèce de petite Suisse, toute verdoyante, qui est l’abri favori des bons bourgeois pendant l’été. Tout cela est calme, frais, riant, et, comme on dit en allemand d’un mot intraduisible, gemüthlich. Laybach, entrevue au passage, a l’air d’une ville de rentiers. La vie morale du pays ne se révèle qu’à un observateur attentif. Je parlerai tout à l’heure des documents précieux que renferme sa bibliothèque. Les archéologues feront bien de ne pas négliger le musée ; il possède une admirable collection d’antiquités lacustres et romaines, notamment une statue en bronze doré, l’une des plus rares en ce genre. Le conservateur actuel, M. Dezman, l’entretient avec un zèle des plus louables et en fait les honneurs avec une exquise courtoisie.
Ce qui m’intéresse ici, c’est l’étude de la vie politique et intellectuelle du peuple slovène, c’est la recherche des souvenirs qu’a laissés dans ce peuple la domination napoléonienne. J’ai pour me guider dans cette double étude des ciceroni aimables et intelligents ; un avocat, M. Zarnik ; un professeur au gymnase, M. Pletersnik ; un député au parlement de Vienne, M. le docteur Vosniak ; le joupan ou maire de la ville, un patriote très-slave malgré son origine italienne, M. Graselli ; le rédacteur de la Nation slovène, M. Zeleznikar. Si vous avez jamais cru que la Carniole était un pays allemand, remarquez en passant, je vous prie, combien tous ces noms sont peu germaniques.
Au moment de mon arrivée, la bonne ville de Laybach était dans la joie ; les dernières élections municipales avaient enfin donné la majorité aux Slovènes. Le maire, l’adjoint, étaient Slovènes, les délibérations du conseil étaient enfin tenues et rédigées en langue nationale, quitte, bien entendu, à laisser aux membres de la minorité allemande le droit de s’exprimer en leur idiome ; les plaques des rues et des places publiques étaient encore rédigées dans les deux langues ; mais on se proposait bien, à la première occasion, de les remplacer par des plaques en pur slovène, afin d’attester à tout venant que la nationalité dominante avait enfin reconquis sa ville. Les Slovènes, ainsi que je l’ai fait remarquer plus haut, étaient représentés à Vienne par quatorze députés qui s’efforçaient, d’accord avec les Tchèques, les Dalmates et les Polonais, de faire prévaloir cette justice entre toutes les nationalités, qui devrait être la base même de l’État autrichien. (Justitia erga omnes nationes est fundamentum Austriæ.) Ils n’y sont pas encore complétement arrivés.
En Carniole, par exemple, dans les tribunaux, l’allemand a encore la prétention de se substituer à l’idiome indigène, même quand il n’est compris par aucune des deux parties. J’ai assisté à Laybach à une audience de justice de paix ; les débats avaient lieu en langue slovène, mais les protocoles étaient rédigés en allemand. Malgré les instructions formelles du ministre de la justice, certains tribunaux où les Allemands sont en majorité persistent à repousser les requêtes qui leur sont adressées en slovène. Une fois qu’on a pris des habitudes de domination, il est à la fois dur et difficile d’y renoncer. Ces abus se commettent en violation d’une des lois organiques de l’empire : « Tous les peuples de l’État autrichien sont sur le pied d’égalité, et chaque peuple en particulier a droit à ce que l’inviolabilité de sa nationalité et de son idiome soit garantie. L’égalité de tous les idiomes usités dans l’empire pour les écoles, l’administration et la vie publique est reconnue par l’État. » (Article 19 de la loi organique du 21 décembre 1867.) Ce qu’il y a de curieux, c’est que cette loi est précisément contre-signée par M. le comte Taaffe, qui est aujourd’hui le chef conciliant et libéral du cabinet cisleithan. Mais pour obliger tous les Allemands à respecter une loi d’équité, M. Taaffe serait obligé de recourir à des mesures de rigueur. Les Allemands crieraient à l’oppression, invoqueraient le secours de leurs frères de l’empire. Force est donc de prendre patience et de faire semblant de fermer les yeux. En attendant, des haines accumulées fermentent au cœur des Slaves, et il ne faudra pas s’étonner si on les voit un jour éclater.
Le même article 19 dit dans son dernier paragraphe : « Dans les pays où il existe différentes nationalités, les établissements publics d’éducation doivent être organisés de manière que, sans être contraints d’apprendre une seconde langue du pays, chaque nationalité ait dans sa propre langue tous les moyens nécessaires d’instruction. » Cette disposition est appliquée en Carniole d’une façon plus libérale que les précédentes. Dans les écoles primaires et les gymnases, l’enseignement se donne en slovène ; l’allemand y joue d’ailleurs un rôle, et cela dans l’intérêt même des élèves.
L’instruction publique, l’administration, les tribunaux, dépendent du gouvernement central et portent naturellement une empreinte plus ou moins profonde de germanisme. En revanche, la presse est indépendante ; c’est la manifestation sociale qui permet de juger le mieux la vigueur d’une nationalité. En Italie, par exemple, vous trouvez de nombreux dialectes, mais une langue unique. Sauf quelques feuilles populaires, les journaux de Venise ou de Naples sont imprimés dans le même idiome que ceux de Florence ou de Turin. En Autriche, au contraire, chaque groupe ethnographique atteste son existence par une presse nationale. A Laybach, par exemple, le gouvernement entretient un journal officiel en allemand, la Laybacher Zeitung ; mais tous les journaux indépendants sont en slovène ; il n’y aurait point d’abonnés pour les feuilles allemandes. La plus importante du pays est un journal quotidien, le Slovenski Narod (la Nation slovène). Il tire à mille exemplaires et fait ses frais, grâce à des annonces assez abondantes. Une revue populaire, Novice, fondée il y a bientôt quarante ans, par le célèbre patriote Bleiveis, est écrite surtout en vue des gens du peuple et des paysans. Une revue littéraire, Zvon (la Cloche), fort agréablement rédigée, tire à huit cents exemplaires. On compte, en somme, à Laybach, une dizaine de journaux slovènes, dont un humoristique. Il en paraît une dizaine d’autres dans les provinces de même langue, depuis Trieste jusqu’à Klagenfurt (Celovec).
Le théâtre est encore fréquenté l’hiver par des troupes dramatiques allemandes ; mais on commence à y donner des représentations en slovène. Il se publie depuis quelques années une bibliothèque dramatique qui compte déjà une cinquantaine de volumes. Le principal éditeur littéraire, c’est la société appelée Matiça slovenska[4]. Elle a été fondée en 1864, sur le modèle des institutions de ce genre qui existaient déjà à Novi Sad (Hongrie) pour les Serbes, à Agram pour les Croates, à Prague pour les Tchèques. Ce sont tout simplement des associations composées d’un certain nombre de membres qui s’engagent à payer annuellement une somme déterminée et qui reçoivent en échange de leur souscription un certain nombre de volumes. La Matiça slovène compte aujourd’hui plus de quinze cents membres ; mais comme elle vend également ses publications aux non-souscripteurs, elles atteignent un tirage d’environ deux mille exemplaires. Depuis 1867, la Matiça publie un annuaire intéressant qui renferme des travaux de science vulgarisée, d’histoire et d’imagination. Elle y a joint des publications indépendantes, des manuels à l’usage des écoliers, des grammaires des idiomes slaves, etc. A côté de la Matiça existe une institution d’un caractère plus populaire, l’association de Saint-Hermagoras (Druzba svetoga Mohora), qui a son siége à Klagenfurt. Moyennant une contribution annuelle d’un florin (deux francs au cours actuel), elle distribue à ses membres six volumes par an, dont deux de piété, quatre de science vulgarisée ou d’imagination. Elle compte aujourd’hui plus de vingt-cinq mille sociétaires. Enfin la Matiça musicale s’occupe surtout de répandre la musique populaire. Une étude détaillée des principaux représentants de la littérature slovène sortirait du cadre de cette esquisse. Elle a produit notamment des poëtes fort distingués, et dont les œuvres mériteraient un examen particulier.
[4] Matiça, mère des abeilles.
Ce qui caractérise le peuple slovène, c’est son profond attachement au catholicisme. Parmi les livres traduits, le plus grand nombre appartient à cette littérature mystique qui fleurit en France, en Belgique et dans l’Allemagne méridionale. Il n’y a guère que quinze mille Slovènes qui appartiennent à la religion réformée. La Slovénie a été cependant au seizième siècle l’un des pays slaves où la Réforme fut le mieux accueillie. Il y eut alors toute une littérature religieuse protestante dont les publications, imprimées tour à tour à Urach (Wurtemberg), à Tubingue, à Laybach, à Wittenberg, sont de véritables chefs-d’œuvre typographiques. La bibliothèque publique de Laybach en possède une collection à peu près complète. Elle possède aussi les livres et les manuscrits du grand slaviste Kopitar, qui était d’origine slovène, comme son illustre compatriote M. Miklosich.
La domination française en Illyrie. — Un mot de l’empereur François Ier. — Le poëte Vodnik. — Nodier et le Télégraphe illyrien. — Sympathies pour la France. — Les Slovènes et les Croates.
Laybach a été sous la domination française (1809-1813) la capitale des provinces illyriennes qui comprenaient une partie de la Carinthie, la Carniole, l’Istrie, Goriça, la Croatie civile et militaire, la Dalmatie. Sauf dans la Dalmatie, conquise depuis le traité de Presbourg, le régime français n’a duré que quatre ans dans ces contrées. J’ai été étonné des bons souvenirs qu’il y a laissés ; les historiens slaves que j’ai consultés sur cette période sont unanimes à constater les services que l’administration française rendit à ces pays si longtemps écrasés par l’oppression allemande et par les priviléges féodaux. Sans doute on regrettait bien que les Français ne fussent pas assez dévots et n’eussent pas pour le clergé la considération à laquelle il croyait pouvoir prétendre ; mais on admirait l’ordre qu’ils avaient introduit dans le pays, la justice et les impôts égaux pour tous, les grands travaux publics entrepris avec énergie, achevés avec rapidité. Notre langue était apprise avec enthousiasme par une jeunesse réfractaire au rude idiome germanique. « Les Français n’ont régné que quatre ans chez nous, écrit M. Trdina dans son histoire du peuple slovène ; il n’y avait personne à Laybach qui ne sût parler leur langue. S’ils étaient restés trente ans chez nous, les Slovènes seraient sans doute devenus Français[5]. » Encore aujourd’hui, le paysan se souvient du gendarme français ; l’impôt qui remplaça pour lui toutes les redevances féodales a gardé un nom français : Placzati franke, payer des francs. Curieuse réminiscence dans un pays où la monnaie officielle est, comme on sait, le florin.
[5] Je retrouve des témoignages analogues dans deux ouvrages croates : l’Histoire de Croatie, par M. le professeur Smiciklas, Agram, 1819 ; l’Histoire de la ville de Karlovac (Karlstadt), par M. Lopasic, Agram, 1879.
Mes hôtes de Laybach me montraient avec une sympathie presque reconnaissante les magnifiques allées de marronniers et de sycomores dont leur ville est entourée, et ils se plaisaient à me faire remarquer qu’elles avaient été plantées par les soldats de Marmont, qui fut ici gouverneur général. Ils me citaient à ce propos une plaisante anecdote. Quand, après le départ des troupes napoléoniennes, l’empereur François Ier vint visiter les provinces d’Illyrie, il s’étonna de l’état florissant où il retrouvait un pays si longtemps occupé par l’ennemi.
— Qui a construit ce pont ? demandait l’Empereur à son guide.
— Sire, ce sont les Français.
— Qui a planté ces arbres ?
— Sire, ce sont les Français.
— Qui a fait empierrer cette route ?
— Les Français.
— En vérité, dit l’Empereur en souriant, c’est dommage qu’ils ne soient pas restés plus longtemps.
Il existe dans la littérature slovène un remarquable document qui atteste quel enthousiasme avait su inspirer Napoléon. C’est l’ode du poëte Vodnik sur l’Illyrie ressuscitée, ode qui fut publiée en 1813 dans le journal officiel de la domination française, le Télégraphe illyrien :
« Napoléon a dit : Réveille-toi, Illyrie ! Elle s’éveille, elle soupire : Qui me rappelle à la lumière ? O grand héros, est-ce toi qui me réveilles ? Tu me donnes ta main puissante, tu me relèves. Notre race sera glorifiée, j’ose l’espérer. Un miracle se prépare, je le prédis. Chez les Slovènes pénètre Napoléon. Une génération nouvelle s’élance de la terre. Appuyé d’une main sur la Gaule, je donne l’autre à la Grèce pour la sauver. A la tête de la Grèce est Corinthe, au centre de l’Europe est l’Illyrie. On appelait Corinthe l’œil de la Grèce, l’Illyrie sera le joyau du monde ! »
J’ai trouvé à la bibliothèque de Laybach la collection aujourd’hui rarissime[6] de ce Télégraphe illyrien qui a eu l’honneur d’avoir Charles Nodier pour rédacteur. Ce journal, rédigé tour à tour en français et en italien, parut alternativement à Trieste et à Laybach. C’est un document des plus précieux pour l’histoire de la politique napoléonienne. Le nom de Nodier n’y apparaît guère qu’en 1812 ; un certain nombre de feuilletons anonymes peuvent certainement lui être attribués. Ainsi Nodier s’occupe avec un vif intérêt de la poésie populaire des Slaves et exprime le désir de la voir recueillie par des collectionneurs compétents. C’est dans ces études qu’il a évidemment puisé l’inspiration de quelques-unes de ses œuvres les plus originales : Jean Sbogar, Smarra. J’ai parcouru les quatre années du Télégraphe dans cette même bibliothèque dont Nodier avait été autrefois le conservateur, et où il a sans doute travaillé plus d’une fois. La brièveté de mon séjour à Laybach ne m’a malheureusement pas permis de dépouiller cette collection comme je l’aurais voulu. J’ai noté au passage dans le dernier numéro publié à Trieste, en septembre 1813, une proclamation de Fouché, alors gouverneur général : « Je ne vois pas d’autre danger pour l’Illyrie, — écrivait le duc d’Otrante, — que dans la pusillanimité et l’imbécile disposition où l’on est de croire à toutes les fables qu’on répand sur les prétendues forces de l’ennemi. Jusqu’à présent, il n’a pas paru sur notre territoire six cents soldats ! » Un mois après cette fanfaronnade, l’Illyrie napoléonienne avait cessé d’exister. Deux ans plus tard, Fouché était ministre de Louis XVIII. En 1820, il mourait exilé dans cette même ville de Trieste où il avait représenté l’Empereur en qualité de gouverneur général.
[6] Elle manque à Paris à la Bibliothèque nationale.
A côté de la collection du Télégraphe, la bibliothèque en renferme une qui n’est pas moins curieuse, c’est celle des Novice, journal populaire rédigé par Vodnik depuis 1797, le premier organe publié chez les Slaves du sud en langue nationale. L’hôtel de ville contient dans ses archives un grand nombre de documents qu’il serait certainement curieux d’examiner. Dans la salle du conseil, j’ai noté un détail qui surprendrait singulièrement le touriste ignorant de l’histoire locale. Les noms des bourgmestres sont inscrits dans des cartouches qui courent tout autour de la muraille. A l’année 1813, on lit celui de M. Codelli, maire. Ce mot français détonne comme une fanfare dans cette salle pacifique où les délibérations municipales avaient lieu naguère en allemand et se tiennent aujourd’hui en slave.
Du reste, les sympathies des Slovènes pour la France paraissent avoir survécu aux circonstances éphémères qui avaient mis en rapport le petit peuple et la « grande nation ». J’ai eu occasion de le constater dans une réunion moitié publique, moitié intime, organisée à la Société de lecture (Citavnica) par quelques patriotes, la veille de mon départ. Dans cette fête de famille dont mon humble personne était le prétexte, mais dont je tiens à reporter tout l’honneur à mon pays, des toasts chaleureux furent portés non-seulement au voyageur — rara avis — qui pouvait les comprendre et répondre dans la langue du pays, mais aussi à la France, à la ville de Paris, à l’amitié des peuples latins et slaves, menacés tous les deux par un ennemi commun.
Dans une improvisation vraiment éloquente, M. Vosniak, député au parlement de Vienne, se fit l’interprète des sympathies que sa race entretient pour la nôtre, et des antipathies qu’elle ressent pour la race germanique. « Comparons, disait-il, l’histoire des Allemands, des Slaves et des Français. Nous n’avons vu jusqu’ici l’Allemagne faire la guerre que pour satisfaire les intérêts les plus égoïstes. L’Allemand ne se contente pas de vouloir vivre libre chez lui ; il prétend aussi s’établir chez les autres ; il revendique notre sol ; il veut nous imposer sa langue et ses mœurs. Quand a-t-on vu les Allemands faire la guerre pour une idée, délivrer un peuple asservi sans rien lui demander, comme la France qui naguère affranchissait l’Italie, comme la Russie qui vient d’arracher nos frères bulgares au joug musulman ? »
Cette réunion cordiale avait lieu le 13 juillet 1882, le jour même où la municipalité de Paris réunissait dans un banquet les représentants des grandes villes de l’Europe. Le maire de Laybach, rappelant cette circonstance, buvait à la ville de Paris, aux glorieux souvenirs qu’éveille l’anniversaire de la prise de la Bastille, à ceux qu’a laissés dans ces contrées la domination française, qui, bien qu’imposée par un tyran, apportait avec elle tous les bienfaits de notre révolution. Je regrette de ne pouvoir reproduire en entier toutes les chaleureuses et cordiales paroles échangées dans cette soirée, qui restera l’un des meilleurs souvenirs de ma vie. Un concert vocal improvisé par une société d’artistes distingués me permit d’apprécier tout le charme et toute la délicatesse des chansons slovènes. Ces mélodies, tour à tour mélancoliques et joyeuses, sont considérées comme les plus belles perles de la musique populaire slave ; elles sont encore peu connues chez nous. Plus d’une d’entre elles a cependant pénétré dans nos répertoires sous un déguisement étranger ; on m’a cité telle mélodie d’un maestro illustre qui n’est qu’une chanson slovène accommodée à la française.
En somme, les Slovènes sont loin encore de posséder en Autriche toutes les libertés auxquelles la Constitution donne droit, toutes celles auxquelles leur instinct national les fait aspirer. Disloqués entre quatre ou cinq provinces différentes, ils ne forment pas un groupe assez puissant pour pouvoir agir efficacement, comme les Tchèques de Bohême ou les Polonais de Galicie. Ils n’ont pu obtenir ni la justice, ni l’enseignement supérieur en langue nationale.
Cependant leurs griefs contre les Allemands ne les empêchent pas d’être de bons et loyaux Autrichiens. Ils sont sincèrement attachés à la dynastie ; ils ne le sont pas moins au catholicisme, qui est l’un des traits saillants de la tradition autrichienne. Ils ne comprennent guère l’enthousiasme que certains slavomanes professent pour la religion orthodoxe. Mais ils sentent très-bien qu’ils sont solidaires des destinées de la race slave, et rien de ce qui se passe chez leurs congénères ne les laisse indifférents ; ils suivent avec passion les destinées de la Russie, celles des Tchèques qui sont à la tête du mouvement fédéraliste et celles de leurs voisins méridionaux, les Slaves du Balkan. L’un des premiers chefs de l’insurrection bosniaque a été un Slovène, un ouvrier typographe de Laybach, l’artilleur Hubmayer. Mais, parmi les Slaves méridionaux, ceux vers lesquels ils se sentent le plus attirés, ce sont leurs voisins immédiats, les Croates. Les deux peuples sont tous deux foncièrement catholiques ; tous deux pratiquent l’alphabet latin et ont la même orthographe ; leurs langues offrent de nombreuses analogies. Tous les gens éclairés lisent également l’un et l’autre idiome.
La Slovénie a même donné à la Croatie l’un de ses plus grands poëtes, Stanko Vraz. Elle lui fournit encore aujourd’hui des savants et des professeurs. Ces rapports scientifiques seraient bien plus intimes si les jeunes Slovènes pouvaient aller étudier à l’université d’Agram ; mais la loi cisleithane ne reconnaît aucune valeur aux diplômes transleithans. Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà ! dit Pascal.
Les deux peuples ont d’ailleurs en Istrie et en Dalmatie à lutter contre un ennemi commun, l’Italien. C’est dans le patriotisme des Croates et des Slovènes que se trouve le meilleur appui de l’Autriche menacée par les manœuvres des irrédentistes. Jusqu’ici, avec le système dualiste, les rapports des deux nations sœurs conservent nécessairement un caractère tout platonique. Les Croates font partie de la couronne de saint Étienne et envoient des députés au parlement de Pesth ; les Slovènes sont englobés dans la Cisleithanie, dans « les autres pays de Sa Majesté », et se font représenter au Reichstag de Vienne. Ils ne peuvent guère se rencontrer sur le terrain politique que dans la réunion annuelle des deux délégations. Les circonstances dans lesquelles ils se manifestent leurs sympathies sont d’ordre purement artistique ou littéraire. Ce sont des concours de musique ou de gymnastique, des visites de corps que l’on se fait de l’une à l’autre capitale, des fêtes en l’honneur de tel écrivain ou poëte national. En somme, c’est surtout par des articles de journaux, des chansons, des discours ou des toasts que les deux peuples expriment leurs fraternelles aspirations. Pour l’observateur attentif, il y a déjà là des symptômes qui jettent quelques lueurs sur l’avenir.
La Croatie. — Coup d’œil sur Agram. — L’Académie, ses travaux. — Les savants. — L’Université, la littérature et la presse. — La musique et le théâtre.
Je parlais dans le chapitre précédent des rapports moraux qui existent entre les Slovènes et les Croates. Il y a cependant un contraste très-marqué entre la physionomie extérieure des deux pays et des deux nations. Ce contraste saute aux yeux dès qu’on entre en Croatie. C’est à Steinbruck (Kamenni most, le pont de pierre) qu’on quitte la grande ligne de Vienne à Trieste pour prendre l’embranchement latéral qui descend au sud-est vers Agram. La Carniole, pays de montagnes, est toute hérissée d’âpres sommets surmontés de châteaux ou d’églises. La Croatie se déploie en une vallée immense, bordée au sud et au nord par des cimes peu élevées. La Save, jusqu’alors rapide et tumultueuse, s’élargit et roule des eaux jaunâtres entre des rives plates. Elle commence à devenir navigable, du moins pour les canots et les bacs ; elle ne porte bateau qu’à partir d’Agram. Les paquebots à vapeur ne remontent pas au delà de Sisek.
Le costume du paysan slovène, veste gros bleu, culotte collante, guêtres, chapeau mou, boucle d’oreille à l’oreille gauche, ne différait guère de celui de ses voisins tyroliens ou autrichiens. C’est un costume de montagnard. Celui du paysan croate, larges culottes blanches, houppelande blanche avec ou sans broderies, petit chapeau plat, pieds nus, annonce déjà la puszta hongroise[7].
[7] On appelle pusztas les steppes de la Hongrie.
Nous sommes maintenant dans la Transleithanie. Les Magyars ont tenu à ce que le voyageur pût constater, dès la première station croate, qu’il est entré dans le royaume de saint Étienne. Des inscriptions hongroises, peu lues d’ailleurs, s’étalent sur les portes des gares. La Croatie est autonome, mais les chemins de fer font partie des affaires communes qui se traitent à Pesth, et — faute de mieux — la Hongrie oppose sa griffe sur l’entrée des salles d’attente et d’autres édicules… L’allemand a désormais complétement disparu ; nous ne le retrouverons que dans les cartes des restaurants et sur la devanture de certains magasins.
A partir de Steinbruck, le train prend une allure modérée ; il met, suivant qu’il est Personenzug ou Gemischterzug (train qui prend à la fois des voyageurs et des marchandises), trois ou cinq heures pour atteindre la capitale de la Croatie. Il roule lentement au milieu d’un paysage assez mélancolique ; la voie est bordée de prairies, de champs de blés ou de champs de maïs ; les villages sont rares à l’horizon, les arrêts aux stations d’une longueur désespérante. Aucun buffet ; il est même difficile de se procurer un verre d’eau. On chercherait en vain ici le gamin qui, sur la ligne du Semmering, sollicite un kreutzer du voyageur altéré, en criant : Glas Wasser ! Glas Wasser ! ou la fillette aux nattes blondes qui vous offre en souriant les raisins dorés et les pêches vermeilles. Le paysan croate, comme son voisin slovène, est essentiellement agriculteur ; mais il est fort ignorant des choses du commerce ; il ne soupçonne nullement les petits profits légitimes qu’on peut tirer du voyageur. Il aurait bien besoin d’aller à l’école chez les Allemands. Ceci nous explique pourquoi dans les villes la plupart des magasins sont aux mains des Allemands ou des Israélites.
Il y a quinze ans que j’ai visité pour la première fois la ville d’Agram. Elle m’a laissé alors des impressions fort agréables[8]. Elle a pour le touriste un double charme. Au point de vue du confort, c’est encore une ville d’Europe ; au point de vue pittoresque, c’est déjà une ville d’Orient. Certaines rues sont d’un grand village ; certaines places, d’une splendide capitale. L’artère principale, qui va de la gare à la place Jellacich, l’Iliça, est aussi mouvementée que le Corso de Rome. Les paysans mettent pour aller en ville leurs plus beaux costumes, et ces costumes réjouissent les yeux par les couleurs éclatantes. Les hommes ont fort bonne tournure avec leur prslouk ou gilet bleu brodé, leurs manches flottantes, leurs larges culottes blanches, leur petit chapeau bien campé sur l’oreille. Les femmes, coiffées de foulards rouges, sont vêtues de longues robes en toile blanche brodée de dessins rouges. C’est vraiment un coup d’œil gai que celui de la place Jellacich, encombrée le matin de fruits savoureux, de poteries éclatantes, d’écuelles et de gourdes en bois, produits de l’industrie rustique. Les cafés qui la bordent du côté du midi étalent joyeusement sur le trottoir d’innombrables rangées de tables où les consommateurs se succèdent sans relâche. On dirait un coin du boulevard des Italiens à cette heure de flânerie si chère au Parisien. Au milieu de la place, la statue équestre du ban Jellacich ; sur un mamelon voisin, la lourde tour de la cathédrale, moitié église, moitié forteresse, et le palais des archevêques, prélats féodaux dont le type a disparu chez les catholiques d’Occident.
[8] On les trouvera dans mon volume : le Monde slave (Paris, 1872), p. 22-66. Je me permets d’y renvoyer le lecteur pour les détails que je ne répète point ici.
Derrière monte la haute ville, avec sa rue du Chapitre, bordée de petits hôtels uniquement habités par des chanoines, grassement prébendés, ses rues âpres et sombres, ses escaliers tortueux, ses promenades en terrasse, d’où l’on découvre au loin la vallée de la Save. Sous la colline s’enfonce brusquement une gorge ombreuse, le ravin de Tuskanets, qui met en quelque sorte la campagne et la solitude au cœur de la cité même. On peut passer à Zagreb (c’est le nom slave de la ville) les étés les plus chauds ; on est toujours sûr d’y trouver de l’ombre, de la fraîcheur et du silence.
J’ai décrit autrefois l’aimable cité, à une époque où elle n’était guère connue en Occident, où l’on se figurait volontiers les Croates comme des demi-barbares, bons tout au plus à fournir des kaiserliks à l’Autriche. Je ne veux point recommencer l’esquisse que je traçais alors ; mais j’ai plus d’un trait à y ajouter. Les Croates, depuis cette époque, ont fait des progrès très-sérieux.
J’étais à Agram en 1867, à l’époque où s’ouvrait cette Académie des Slaves méridionaux qui m’a fait depuis l’honneur de m’admettre parmi ses membres correspondants ; je signalais l’activité littéraire et politique dont la modeste capitale était alors le théâtre. Pendant les quinze ans qui se sont écoulés depuis, — grande mortalis ævi spatium, — elle a justifié les éloges que je lui donnais alors et la ferme confiance que j’avais en son avenir. Ses progrès ont surpassé mon attente.
Non loin de la place Jellacich, sur un terrain naguère abandonné, s’est élevée une place splendide qui porte, comme elle, le nom d’un héros national. C’est le Zrinski tag (la place Zrinski)[9]. Le palais de l’académie, qu’on a construit récemment, est assurément un des plus élégants édifices de l’empire d’Autriche. Il ne serait déplacé ni à Vienne ni à Pesth ; il a été bâti par le célèbre architecte viennois Schmidt, l’heureux restaurateur de Saint-Étienne. Il est d’un style excellent et merveilleusement aménagé. L’académie croate est certainement mieux logée que l’Institut de France.
[9] Zrinski, en hongrois Zrinyi, ban de Croatie au seizième siècle, est surtout célèbre par l’héroïsme avec lequel il défendit la ville de Szigeth contre les Turcs. Les faubourgs de la ville une fois détruits par l’artillerie ennemie, il se réfugia dans la citadelle ; la citadelle devenue intenable, il se précipita au milieu des ennemis et y trouva la mort.
Les différentes salles sont groupées autour d’un immense vestibule où se déploie tout à son aise un escalier monumental ; les murs, peints en rouge vif, sont destinés à recevoir des fresques qui reproduiront les principaux épisodes de l’histoire nationale. Le roi de France offrit jadis aux quarante immortels les fauteuils dont le souvenir est resté légendaire. Ce sont les grandes dames croates qui ont brodé les siéges de leurs savants compatriotes. La bibliothèque de l’académie est déjà considérable. Mais une collection qui se recommande surtout à l’attention des visiteurs, c’est le musée d’archéologie, confié à l’habile direction d’un savant dalmate, M. Sime Ljubich. Les monuments romains (médailles, inscriptions, statues) qu’il renferme ont déjà sollicité plus d’une fois l’attention des spécialistes. Une immense galerie recevra prochainement les tableaux anciens et modernes offerts à la ville d’Agram par le Mécène des Slaves méridionaux, Mgr Strossmayer.
Les Croates ne sont pas encore assez riches pour s’offrir des statues en pied. De simples bustes décorent le square Zriny autour duquel s’élèvent les somptueux palais de l’aristocratie croate. Cette aristocratie, qui préférait naguère le séjour de Vienne ou de Pesth, revient depuis quelques années se fixer dans la cité transformée. Tous ces édifices ont heureusement été respectés par le tremblement de terre qui a naguère si fortement endommagé la ville d’Agram. Cette catastrophe a fait relativement peu de bruit en Europe. Elle n’a pas donné lieu à ces fêtes de bienfaisance qui fournissent au high life d’ingénieux prétextes pour des divertissements excentriques. Il ne s’agissait que de Slaves, et les ambassadeurs de l’Autriche-Hongrie ne s’émeuvent pas pour si peu. Si les victimes eussent été des Allemands ou des Hongrois, c’eût été une tout autre affaire. Rappelez-vous ce qui s’est passé lors des inondations de Szegedin. Le désastre n’en a pas moins été fort grave ; les dommages qu’il a causés ont atteint le total, énorme pour une petite nation, de quatre millions de francs. Il n’est guère de maison particulière qui n’ait été endommagée. De tous les édifices publics, le plus éprouvé est la cathédrale, dont la voûte est entièrement écroulée et dont le gros œuvre est resté intact. Il faudra cinq ans de travaux pour la remettre en état.
Le palais de l’académie d’Agram n’est pas un de ces édifices auxquels on pourrait appliquer le mot du fabuliste : « Belle tête, mais de cervelle point ! » La docte compagnie a sérieusement travaillé depuis quinze ans, et ses publications comprennent déjà une centaine de volumes.
Elles se divisent en plusieurs séries. D’abord les mémoires proprement dits, recueils de travaux divers dont il paraît en moyenne quatre fascicules par an ; ensuite les Starine, recueil d’anciens textes latins ou slaves, édités avec introductions et commentaires, et dont quelques-uns ont fait grand bruit dans le monde scientifique. Des érudits de Vienne, de Belgrade, de Pétersbourg, collaborent à cette importante publication. A côté de ces séries, l’académie a entrepris une collection des anciens poëtes croates de l’école dalmate et ragusaine, et celle des Monumenta spectantia historiam Slavorum meridionalium, documents empruntés aux archives de Venise et fort intéressants pour l’histoire de la Sérénissime République, des Slaves méridionaux et de la péninsule des Balkans. Sous ses auspices paraissent également un certain nombre de travaux isolés.
Il faut citer en première ligne le grand dictionnaire de la langue croate-serbe, rédigé par un illustre philologue serbe, M. Danicich. L’auteur de ce beau travail, — le plus remarquable assurément de toute la lexicographie slave, — était professeur à la haute école de Belgrade. Le gouvernement serbe, avec une libéralité qui l’honore, a bien voulu le prêter à l’académie d’Agram pour une œuvre que lui seul était capable d’entreprendre et de mener à bonne fin. Ce que l’œuvre de Littré est pour la France, celle de Grimm pour l’Allemagne, le dictionnaire de M. Danicich devait l’être pour les Slaves méridionaux. Malheureusement l’auteur est mort au moment même où il achevait l’impression du premier volume.
L’académie a confié ce lourd héritage de gloire et de labeur à un savant linguiste ragusain, M. Budmanni. Parmi les autres publications de l’académie, il faut encore mentionner les patients travaux de M. Bogisich sur le droit écrit et coutumier des Slaves méridionaux, la Flora Croatica de M. Schlosser, et un certain nombre de volumes relatifs aux sciences historiques, naturelles et philologiques. Toutes ces publications sont excellentes et ont mérité l’approbation des meilleurs juges. Les Slovènes n’en sont encore qu’à la période de littérature et de vulgarisation. Les Croates, eux, sont entrés de plain-pied dans la science. L’académie est aujourd’hui en relation avec la plupart des grands corps savants de l’Europe. Le ministère de l’instruction publique français lui a demandé l’échange de ses publications. Seul l’Institut s’est refusé à des relations que l’académie de Berlin avait acceptées avec empressement. Il se verra plus tard obligé d’acquérir à grands frais des publications qu’il a eu le tort de dédaigner à leur début.
L’âme de l’académie, c’est son président, le savant historien Raczki, prélat romain et chanoine de la cathédrale. C’est un vrai bénédictin. Il s’est passionné pour l’histoire des Slaves méridionaux. Il avait jadis médité de l’écrire en entier. Mais par ses savantes dissertations sur des points de détail, par ses innombrables publications de textes, il a plus que personne contribué à en préparer les éléments. C’est un patriote ardent et qui a joué un rôle considérable dans les négociations entamées naguère entre la Hongrie et la Croatie.
Il convient de citer à côté de lui les deux secrétaires de l’académie, MM. Sulek et Matkovich. M. Sulek est d’origine slovaque et appartient à une famille qui a donné des martyrs à la cause du slavisme ; l’un de ses frères fut pendu par les Hongrois en 1848. Établi à Agram en 1839, il est depuis de longues années naturalisé Croate. Botaniste, linguiste, écrivain politique, c’est un polygraphe des plus érudits. M. Matkovich, géographe et statisticien, s’est surtout occupé de l’étude de l’Orient slave au moyen âge. Il semble vouloir continuer les traditions de son illustre compatriote Katancsich, dont le nom est encore aujourd’hui bien connu des hommes du métier. M. Matkovich n’est pas seulement un savant de cabinet, c’est l’érudit militant et voyageur tel que le réclame notre siècle de congrès et d’expositions. On l’a vu tour à tour aux réunions scientifiques de Paris, de Moscou, de Venise. Il a publié, en français, un livre fort bien fait sur son pays[10]. MM. Raczki et Matkovich sont des prêtres catholiques ; ils justifient par leur vie simple et laborieuse la respectueuse considération que leurs compatriotes professent pour le clergé national. M. Sulek est protestant. Leur collègue M. Danicich, qui fut longtemps secrétaire de l’académie, était orthodoxe. La savante compagnie donne ainsi à la nation l’exemple du labeur et de la tolérance.
[10] La Croatie et la Slavonie, au point de vue de leur culture physique et intellectuelle. Agram, 1873. Un vol. in-8o de 188 pages. Cet ouvrage, publié sous les auspices du gouvernement croate, a pour auteur M. Matkovich.
On n’attend pas de moi une énumération minutieuse de tous les savants qui font l’honneur de la petite et vaillante académie. Il en est deux cependant qui se sont fait à l’étranger une importante situation et dont le nom mérite d’être rappelé ici. M. Bogisich, professeur à l’université d’Odessa, est parmi les Slaves le plus profond connaisseur du droit coutumier, qui joue encore chez eux un rôle si considérable. Appelé par le gouvernement russe à créer un enseignement nouveau, il a reçu le titre de conseiller d’État, et il a été chargé par le gouvernement monténégrin de rédiger un code nouveau pour la principauté. L’éminent légiste est Ragusain d’origine ; mais pour Raguse comme pour toute la Dalmatie, c’est Agram qui est le grand foyer littéraire et scientifique. Un ancien professeur au gymnase d’Agram, M. Jagich, a été successivement professeur de philologie slave aux universités d’Odessa, de Berlin, de Saint-Pétersbourg. Il a fondé à Leipzig l’Archiv für slawische Philologie, l’un des organes les plus sérieux de l’Allemagne. Il est devenu, avec M. Miklosich, le représentant le plus important de cette science si neuve, si importante, qui n’a pas encore dit son dernier mot. Certes l’académie a le droit d’être fière de tels hommes ; c’est elle qui, la première, a eu l’honneur de les mettre en lumière. Je parlerai plus loin du patriote éminent qui a sacrifié sa vie et sa fortune au progrès intellectuel et moral de ses compatriotes, l’évêque Strossmayer.
L’académie n’est pas le seul institut scientifique d’Agram. Elle possède depuis quelques années une société archéologique qui compte aujourd’hui plus de trois cents membres et qui publie une revue spéciale (Archeologicki Viestnik) fort estimée. Le sol de la Mésie et de la Pannonie est fort riche en monuments romains, surtout en inscriptions et en médailles. Ils trouvent à Agram, à Sisek et dans d’autres villes de province des collectionneurs consciencieux et des interprètes expérimentés.
Jusqu’en 1874, la capitale de la Croatie n’avait eu qu’une école supérieure de législation. Elle a ouvert à cette époque une université aujourd’hui florissante. Cet établissement ne compte encore que trois facultés : théologie, droit et philosophie ; cette dernière comprenant, comme en Allemagne, l’histoire, la philologie et les sciences. La faculté de médecine est plus difficile à constituer ; elle réclame un matériel considérable, une littérature technique dont il n’existe encore aujourd’hui que de rares spécimens.
On n’improvise pas du jour au lendemain des manuels pour un enseignement aussi délicat. Les trois autres facultés sont bien organisées et fonctionnent avec succès. Quelques cours de théologie ont lieu en latin ; tous les autres se font en croate. Sauf trois ou quatre Tchèques et un docent slovène, tous les professeurs sont des indigènes. Lors de l’inauguration solennelle de l’alma mater Zagrabiensis, l’illustre Gneist, qui représentait à cette fête l’université de Berlin, crut devoir donner aux Croates des conseils bienveillants. Tout en les félicitant des progrès de leur nationalité, il les engageait à fonder quelques chaires où l’on enseignerait en allemand, ne fût-ce que pour maintenir la solidarité du pays croate avec la Kultursprache et le Kulturvolk. Mais les Croates ont eu fort à souffrir du germanisme sous le régime des Bach et des Schmerling. Ils en craignent le retour, et ils n’ont point écouté les conseils du savant jurisconsulte.
Certes ce n’est pas moi qui oserai leur en faire un reproche. Au point de vue scientifique, on peut rêver d’une ère idéale où il n’y aura qu’un troupeau et qu’un pasteur ; au point de vue politique, on comprend que les plus petits peuples tiennent à maintenir une langue qui est le symbole et le signe vivant de leur nationalité.
L’université possède une bibliothèque de plus de soixante mille volumes ; son musée d’histoire naturelle, dirigé par MM. Brusina et Pilar, est l’un des mieux organisés que j’aie eu l’occasion de visiter. La collection conchyliologique, recueillie sur les plages voisines de l’Istrie et de la Dalmatie, est l’une des plus riches de l’Europe. Le personnel enseignant se compose actuellement de quarante-cinq professeurs ; toutes les spécialités sont convenablement représentées, quelques-unes par des professeurs de grand talent. J’ai noté cependant une lacune importante. L’enseignement des littératures étrangères fait complétement défaut. Il y a bien des lecteurs pour l’allemand, le russe et le magyar. Mais l’anglais, l’italien, le français sont complétement oubliés. L’étudiant croate n’entendra jamais parler de Shakespeare, de Dante ou de Corneille[11]. L’italien est, il est vrai, familier aux jeunes gens nés dans les villes du littoral. Il faudrait choisir l’un d’eux et l’envoyer étudier à Vienne ou à Paris, et en faire un docent de philologie romane. Malheureusement le budget restreint de l’université ne lui permet guère de créer des bourses de voyage.
[11] Cette lacune vient, dit-on, d’être comblée pour le français.
Depuis un demi-siècle, Agram est à la tête du mouvement littéraire des Slaves méridionaux. La génération actuelle ne s’est pas contentée d’exhumer pieusement et d’éditer avec soin les œuvres poétiques du passé. Elle a repris leurs traditions, et les poëtes de l’heure présente continuent l’œuvre de leurs glorieux prédécesseurs. Quelques-uns d’entre eux, Stanko Vraz, Preradovich, Senoa, F. Markovich, mériteraient une réputation européenne.
Le roman produit des œuvres distinguées ; le théâtre national s’enrichit chaque jour de drames et de comédies. La presse périodique a pris un développement considérable. Les journaux politiques et littéraires se multiplient dans la capitale et dans les provinces. En somme, ce ne sont pas les débouchés qui manquent à la production intellectuelle.
Le public lisant est bien plus considérable ici que dans les pays slovènes. Il n’est pas besoin de recourir uniquement à la force de l’association pour éditer des livres et créer des lecteurs. Agram et d’autres villes de langue croate-serbe possèdent des éditeurs entreprenants et qui font des affaires très-honorables. Deux grandes sociétés fournissent leurs adhérents de livres habilement choisis. L’une, la société de Saint-Jérôme[12], publie surtout des ouvrages de piété ou de vulgarisation ; l’autre, la Matiça, des travaux littéraires et scientifiques. Ainsi elle a donné l’an dernier un traité de chimie, la traduction de l’histoire des Grecs de M. Duruy, un recueil de nouvelles originales, un drame, un volume de poésies, des traductions d’Homère et de Salluste. Les adhérents reçoivent cet ensemble de publications moyennant une contribution annuelle de trois florins (six francs environ). Cette faible cotisation permet — dans un pays où la main-d’œuvre est à bon marché — de rétribuer convenablement les collaborateurs de la Matiça, qui compte d’ailleurs un certain nombre de membres bienfaiteurs. Le tirage de certains ouvrages atteint cinq mille exemplaires.
[12] Saint Jérôme était né à Stridon, en Pannonie, dans les contrées occupées aujourd’hui par les Croates. Aussi est-il considéré par eux comme un saint national. Il y a à Rome une église de Saint-Jérôme des Illyriens (San Girolamo degl’ Illirici). Elle est desservie par un chapitre de chanoines croates.
C’est qu’en effet le terrain d’action de l’idiome croate, ou mieux serbo-croate, est beaucoup plus considérable qu’on ne l’imagine en Occident. Il ne se limite pas seulement à la Croatie et à la Slavonie, il embrasse la Dalmatie, la Bosnie, l’Herzégovine, le Monténégro et la Serbie. La littérature de ces deux pays, pour être imprimée en caractères gréco-slaves, n’en est pas moins solidaire de la littérature serbo-croate. Tel poëte en renom, par exemple le comte Pucich, dont j’ai traduit autrefois[13] un poëme sur la Suisse, a fait paraître successivement ses œuvres dans les deux alphabets.
[13] Un poëme slave sur la Suisse. (Bibliothèque universelle, livraison de mars 1874.)
L’annexion de la Bosnie et de l’Herzégovine par l’Autriche a précisément ouvert un nouveau champ à l’activité littéraire dont Agram est le foyer. L’Autriche a surtout eu pour objet de tenir en échec la Serbie et le Monténégro ; mais elle ne peut songer ni à germaniser ni à magyariser ses nouvelles conquêtes. Force lui est donc de se servir des Croates pour les administrer et les civiliser. Mais elle emploie ces auxiliaires tout en s’en défiant. Ainsi les journaux libéraux qui paraissent à Agram se voient refuser le débit postal dans les provinces annexées. L’administration autrichienne fait même des prodiges d’ingéniosité pour escamoter la nationalité réelle des nouveaux pays d’empire ; ils renferment des Croates catholiques, des Serbes orthodoxes, des musulmans d’origine slave qui ont gardé la langue de leurs pères tout en renonçant à la foi chrétienne. On refuse un nom ethnique à cette masse incohérente ; on en refuse même un à son idiome. Il devient, dans les documents officiels, la langue du pays (die Landsprache). Malgré toutes ces subtilités, la littérature croate, celle du moins qui n’a point de caractère politique, s’introduit en Bosnie et en Herzégovine. Elle y est d’autant mieux accueillie que les deux provinces sont rigoureusement fermées aux publications orthodoxes imprimées à Belgrade ou à Tsettinié.
Ce tableau serait nécessairement incomplet si je n’ajoutais quelques mots sur l’état de l’art dramatique chez les Croates. Le théâtre d’Agram n’est pas, comme celui de Laybach, aux mains des étrangers. Il a un caractère purement national. Il entretient deux troupes, l’une de drame, l’autre d’opéra, et reçoit de la diète du royaume une subvention de trente-deux mille florins. J’ai gardé un bon souvenir d’une représentation à laquelle il m’a été donné d’assister en 1867. Malheureusement, au mois de juillet dernier, le théâtre était fermé. L’opéra m’eût particulièrement intéressé. Son existence avait été un instant menacée, la diète du royaume ayant songé à supprimer la subvention qui lui était allouée. Un orateur l’avait sauvé en lisant en pleine assemblée quelques lignes d’un journal parisien où justice était rendue au sens artistique de la nation croate. Le suffrage de Paris avait fait merveille en cette circonstance, et les trente-deux mille florins rayés du budget avaient été rétablis.
J’étais l’auteur de l’article en question, et j’aurais aimé à jouir des fruits d’une victoire si flatteuse pour mon amour-propre. J’aurais presque eu le droit de réclamer une représentation pour moi tout seul, à l’instar de celles que se donne, dit-on, le roi de Bavière. L’idée ne m’en est pas venue ; elle eût d’ailleurs été peu réalisable. Musiciens et chanteurs, tout le monde était dispersé. J’ai du moins eu la consolation d’entendre au piano des fragments d’un opéra remarquable dû à un maestro d’Agram, M. Zaïtz. Certaines opérettes de M. Zaïtz sont populaires en Autriche et même en Allemagne ; son opéra de Zriny n’a été, que je sache, représenté sur aucune scène étrangère. Ainsi le théâtre d’Agram se crée, même en musique, un répertoire national.
A côté de la troupe d’Agram il y a des troupes errantes qui desservent la province et qui poussent des pointes jusqu’en Dalmatie. Les acteurs serbes de Novi Sad (Neusatz, Hongrie) et de Belgrade viennent quelquefois en représentations chez leurs congénères de Croatie. Ces trois villes sont, à ma connaissance, les seules du monde sud-slave qui entretiennent un théâtre national permanent.
L’instinct musical est d’ailleurs fort développé chez les Croates ; un maître distingué, M. Kuhacz-Koch, vient de publier à Agram quatre volumes de chants populaires des Slaves méridionaux : ils renferment de véritables trésors de poésie et de mélodie. Je ne saurais trop engager les amateurs à se procurer cette admirable collection. Les touristes qui ont visité, à l’exposition autrichienne de Trieste, le pavillon croate ont été surpris des richesses inattendues de l’art populaire croate. Le musée industriel, récemment fondé à Agram, renferme des échantillons de broderies et de tapisseries du plus grand intérêt. Celles de mes lectrices qui cherchent des motifs inédits trouveront des choses exquises dans le grand ouvrage illustré que M. Lay (d’Essek) a consacré à l’ornementation populaire des Slaves méridionaux.
Après cette courte esquisse de la vie intellectuelle des Croates, il nous reste à étudier leur vie sociale, politique et religieuse.
L’hospitalité croate. — Croates et Serbes. — L’étiquette. — La religion. — Le clergé. — Mgr Strossmayer et la liturgie slave.
Je voyageais un jour sur la ligne du Semmering avec un Allemand qui venait de visiter le midi de l’Autriche et l’Italie du Nord. Il avait poussé une pointe jusqu’à Agram. Il en était revenu enchanté : « La ville est belle, disait-il, les femmes y sont charmantes, les fruits savoureux, les vins exquis. Je préfère Agram à Gratz, à Trieste, à Vérone et même à Venise. » Mon compagnon de route exagérait un peu. Il n’est pas donné à tout le monde de comprendre Venise, et je suppose qu’il ne l’avait pas comprise du tout. Je ne connais pas un Croate de bon sens qui ait la prétention de comparer sa modeste capitale à la ville des doges. Il n’en est pas moins vrai que Zagreb est un séjour fort agréable et l’une des villes où l’hospitalité s’exerce avec le plus de charme et le plus de bienveillance envers l’étranger.
Certains voyageurs ont accusé cette hospitalité d’être parfois un peu tyrannique, mais cette tyrannie s’exerce sous des formes si aimables qu’on aurait vraiment mauvaise grâce à vouloir y résister. « Les rois, dit quelque part Horace, ont coutume, à ce qu’on prétend, de presser de nombreuses coupes, de torturer de vin les gens dont ils veulent savoir s’ils sont dignes de leur amitié. »
Il y a précisément en Croatie un roi du festin qui semble vouloir renouveler la tradition signalée par le poëte romain ; ce roi du festin existait, comme on sait, dans la Rome ancienne. A travers mes nombreux voyages, je ne l’ai retrouvé que chez les Croates.
Le maître de maison se contente d’offrir une bonne table et quelques-uns de ces vins généreux dont le pays est prodigue. Il se décharge ensuite de ses droits et de ses devoirs sur le directeur de la table (stola ravnatelj). Mais ce n’est pas sans avoir souhaité une bienvenue spéciale à celui de ses hôtes qui est invité chez lui pour la première fois.
Toute maison qui se respecte possède pour cet usage un verre de cristal, taillé ou doré, accompagné d’un plateau de même matière. On l’appelle bilikom, ce qui est tout simplement une corruption de l’allemand willkommen. On le remplit en l’honneur de l’étranger ; l’amphitryon, en le lui offrant, lui explique qu’il lui remet les clefs de sa maison. Désormais il aura le droit de s’y présenter tant qu’il lui conviendra et d’y être reçu en ami. Le convive doit vider le verre et, bien entendu, remercier. Ce rite accompli, commence le rôle du roi du festin ; il fixe les toasts, comme ferait un maître des cérémonies, et tout le monde doit se conformer à ses instructions.
La galanterie d’ailleurs en fait un devoir ; à toute santé portée par le stola ravnatelj est associé le nom d’une dame : « Je porte la santé de M. N…, et afin qu’il ne boive pas seul, je lui donne pour compagne madame ou mademoiselle N… » Le convive ainsi interpellé doit remercier en son nom et au nom de sa compagne improvisée. Quand le stola ravnatelj est homme d’esprit, ces toasts donnent naturellement lieu à une foule de combinaisons plaisantes. Ses pouvoirs sont d’ailleurs absolus, et il en use pour rappeler à l’ordre les récalcitrants qui négligeraient de vider leurs coupes rubis sur l’ongle.
Il ne suffit pas de boire en silence ; il faut répondre par un discours plus ou moins long. La gaieté des repas développe chez les Croates une éloquence joviale qui ne se retrouve pas chez leurs voisins les Serbes. Ici l’on se grise plus encore de paroles que de vin. La présence des dames retient d’ailleurs ces excès bachiques dans des limites décentes. L’étranger aurait plus de risques à courir dans une réunion privée de leur présence.
Je me souviens d’une soirée passée en 1867 à l’Hôtel de l’Empereur d’Autriche ; j’étais en train de souper seul et sobrement dans la salle à manger, quand elle fut brusquement envahie par une bande joyeuse de gens fort graves d’ailleurs, magistrats, médecins, hommes de lettres : « Vous allez bien nous tenir compagnie, monsieur le professeur. » Une première santé me fut portée, et naturellement il me fallut bien y répondre et prouver par un discours bien rythmé que je n’ignorais ni les lois de l’étiquette locale ni celles de l’éloquence croate. Il était dix heures du soir quand les flacons de vin blanc commencèrent à circuler. Dieu sait combien chacun de nous reçut tour à tour de compagnes et dut adresser de remercîments. A cinq heures du matin, les toasts s’échangeaient encore. Mes souvenirs, un peu troubles il est vrai, m’affirment qu’en cette circonstance j’ai fait tout mon possible pour soutenir l’honneur de mon pays.
Parmi les diverses villes sud-slaves que j’ai visitées récemment, Agram est assurément celle qui m’a laissé, au point de vue de l’hospitalité, les meilleures impressions. A peine arrivé à l’hôtel, j’ai dû en échanger le séjour contre le cordial accueil d’une famille affectueuse et prévenante ; cette circonstance contribue certainement encore à embellir mes souvenirs de voyage. Il y a toujours un peu d’égoïsme dans les impressions du touriste. Que mes aimables hôtes, M. et madame Markovich, me permettent de leur envoyer ici l’expression émue de ma reconnaissance.
Bien que les Croates et les Serbes soient de même race et parlent la même langue, il existe entre eux des différences bien tranchées. Le Serbe, essentiellement démocrate et égalitaire, ne reconnaît aucune aristocratie, aucune distinction de catégories sociales. Les Croates, au contraire, ont une hiérarchie complexe. Les nobles sont chez eux presque aussi nombreux, toute proportion gardée, que chez les Polonais ; les titres sont aussi variés que les tchines chez les Russes. Je ne sais si c’est à une influence hongroise qu’il faut attribuer cette particularité ; je penserais plutôt à une tradition romaine ou byzantine. Dans ces contrées, la langue latine a été jusqu’au début du dix-neuvième siècle celle des affaires publiques ; elle a disparu, mais certaines épithètes emphatiques sont encore employées pour désigner les distinctions sociales.
Ainsi les joupans ou préfets portent l’épithète d’illustrissimi (presvetli) ; d’autres fonctionnaires sont clarissimi. A tel personnage on donne l’épithète de velmojni (potentissime), à tel autre celle de veleuczeni (doctissime) ou de preuzviseni (excellentissime). « Comment vous permettez-vous de m’appeler clarissimus ? disait un fonctionnaire de ma connaissance à un de ses subordonnés. Vous savez bien que je suis illustrissimus. » Le personnage en question est un écrivain fort distingué, et ses ouvrages lui ont acquis une illustration plus durable que celle des fonctions dont il a pu être revêtu.
Cette pompe du langage se retrouve dans la plupart des manifestations extérieures de la vie sociale. Il m’a été donné un jour d’assister à l’enterrement d’un bon bourgeois. Quatre chevaux traînaient le corbillard sur lequel s’étalait un cercueil tout doré. Un grand heiduque, vêtu en hussard de la mort, kolpak noir à plumet, brandebourgs d’argent sur une redingote noire, ouvrait le cortége ; d’autres heiduques revêtus du même costume tenaient des cierges gigantesques. Une vingtaine de musiciens également en uniforme faisaient retentir des airs lugubres. On se fût cru pour le moins à l’enterrement d’un général.
Les Croates offrent le type, assez rare aujourd’hui en Europe, d’une nation absolument religieuse et où la libre pensée est complétement inconnue. Qui dit Croate dit catholique. Sans doute d’autres cultes sont professés dans le royaume. Mais ils représentent des nationalités distinctes. Les protestants sont Allemands, les orthodoxes (du culte grec) sont Serbes, les Israélites constituent, comme dans tout l’Orient européen, un véritable groupe ethnique, les confessionlose sont des Tsiganes[14]. Les divers cultes vivent d’ailleurs en excellents termes, et la Croatie est par excellence un pays de tolérance religieuse. Le mouvement antisémitique qui agite en ce moment l’Allemagne et la Hongrie ne s’est point fait sentir chez les Slaves méridionaux. Les Juifs sont généralement considérés comme de bons patriotes ; dans les pays mixtes, comme la Bohême, ils ont le plus souvent une tendance à se ranger du côté des Allemands. En Croatie, l’influence allemande est nulle, et les Israélites ne forment point un clan spécial au point de vue politique. Ils sont d’autant mieux traités que la masse du pays ne voit en eux ni des étrangers ni des adversaires. Dernièrement, à l’inauguration de la synagogue d’Agram, le clergé catholique était officiellement représenté. Il est rare de voir le Nouveau Testament rendre un aussi fraternel hommage à l’Ancien.
[14] Huit mille catholiques croates appartiennent au rite grec ; ce sont des uniates qui reconnaissent la suprématie du Pape.
Les clergés des cultes catholique et orthodoxe entretiennent des relations beaucoup plus cordiales que ne sont chez nous celles des curés et des pasteurs. Un pope en voyage ira fort bien demander l’hospitalité à un couvent de Franciscains. Un malade, à son lit de mort, fera appeler le prêtre orthodoxe, à défaut du curé.
Ce qu’on ne comprendrait pas en Croatie, c’est l’absence d’une religion positive. Nul homme éclairé n’oserait s’avouer athée ; aucun journal ne s’aviserait de publier un article mettant en doute le dogme chrétien, inspiré par une philosophie spiritualiste ou positiviste. Je ne sache pas que jamais un volume ait été écrit pour exposer les théories qui circulent couramment en France, en Angleterre ou en Allemagne. Ce ne pourrait être que pour les réfuter. La Croatie, à ce point de vue, semble en être encore à la période théocratique ; elle est certainement beaucoup plus orthodoxe que l’Espagne ou le Portugal. La presse d’Agram est aussi correcte vis-à-vis du dogme que pouvait l’être la presse romaine du temps de l’autocratie pontificale.
Ce phénomène est d’autant plus frappant que la dévotion populaire, considérée dans ses formes extérieures, paraît très-modérée. On ne voit point dans les églises ces prosternements, ces signes de croix, ces élans mystiques, qui étonnent le voyageur non-seulement dans les pays du Midi, mais même en Pologne. Je me rappelle avoir rencontré dans la cathédrale de Vilna une bonne femme qui faisait sur ses genoux le tour du sanctuaire. Le paysan croate ne me paraît point capable de ces ascétiques exploits.
Il n’y a ici ni censure laïque ni censure ecclésiastique. Ce sont les mœurs qui font la police de la presse. Les doctrines hétérodoxes s’étalent librement dans les journaux de Vienne, qui encombrent les tables des cafés. L’opinion publique ne les ignore pas. Mais ces doctrines étrangères n’ont aucune prise sur elle. Autant que je puis être informé, on n’entend parler, chez les Croates, ni de grèves ni de socialisme. Leur pays ne connaît point les maux qui résultent d’un excès de civilisation, d’une science absorbée trop tôt par les masses populaires et mal dirigée ; il ne souffre point de la plaie du nihilisme. En revanche, il souffre des misères qu’engendrent l’ignorance et la barbarie. Le brigandage est encore fréquent ; il n’est guère de saison où l’on n’apprenne que telle voiture de poste a été dévalisée par des bandits.
Je comparais tout à l’heure la Croatie à un État théocratique. Il ne faudrait pas cependant s’imaginer que le pays donne tout au clergé et ne lui demande rien. Je reçus un jour pendant mon séjour à Agram la visite d’un député, professeur à l’Université, homme fort distingué, très-catholique, ou si l’on veut prendre le mot au sens français, très-clérical. Il me parla avec émotion de la crise antireligieuse que la France traversait en ce moment, des ordres dispersés, du clergé persécuté. Je me permis de lui demander sous quelles conditions les congrégations religieuses existaient dans son pays.
— La première, me dit-il, c’est l’autorisation de la diète, qui se fait soumettre les statuts, les modifie au besoin et les rejette s’ils lui semblent contraires aux intérêts de l’État. Ainsi nous avons là-bas — il me montrait une colline voisine de la ville — des Sœurs de Sainte-Madeleine. Ce sont des Allemandes ; chassées de la Prusse, elles sont venues nous demander asile. Nous ne les avons autorisées qu’après avoir pris connaissance de leurs statuts.
— Et si elles avaient refusé de les communiquer ?
— Dans ce cas, nous ne les aurions pas autorisées à résider dans le royaume.
Mon interlocuteur parut fort surpris quand je lui démontrai que le gouvernement de la République française n’avait pas émis d’autres prétentions que celles de la Croatie conservatrice et cléricale.
Cet esprit religieux des Croates s’explique en partie par le prestige d’une longue tradition, par le voisinage de l’Italie, surtout par l’influence qu’exerce sur le pays un clergé patriote et éclairé. Sauf quelques rares exceptions, les ecclésiastiques sont à la tête du mouvement politique ou littéraire de la nation. Ils défendent ses droits au Parlement ou dans la presse ; ils dirigent ses institutions scientifiques. J’ai rappelé plus haut que le président et les deux secrétaires de l’Académie étaient des ecclésiastiques. L’Académie et l’Université ont été fondées par l’initiative d’un prélat éminent, Mgr Strossmayer, évêque de Diakovo en Slavonie.
Le nom de Mgr Strossmayer a été surtout connu en Europe par le rôle libéral qu’il a joué au dernier concile du Vatican. J’ai tracé de lui à cette époque[15] un portrait qui est encore exact aujourd’hui. Je n’ai que quelques traits à y ajouter. La vie de l’éminent prélat peut se caractériser par le mot bien connu : « Il a passé en faisant le bien. »
[15] Voir le Monde slave, p. 113-134. Voir aussi le récent volume de M. de Caix de Saint-Aymour : les Pays sud-slaves de l’Austro-Hongrie. Paris, Plon, 1883.
Il a fondé l’académie d’Agram ; il a fourni les premiers fonds pour l’établissement de l’université ; il vient de bâtir à ses frais une cathédrale dans sa résidence de Diakovo ; il a donné à la capitale de la Croatie la galerie de peinture qui ornait son palais épiscopal et qui constituait déjà tout un musée. Il entretient de ses subsides de jeunes artistes, des étudiants. Les Croates l’ont surnommé le premier fils de la patrie. Nul ne mérite plus que lui ce nom glorieux. Il serait depuis longtemps archevêque d’Agram et cardinal, si son patriotisme ne faisait peur aux Magyars. On lui a préféré un ancien aumônier de l’insurrection hongroise, un ecclésiastique obscur, Mgr Michalovich, qui consomme les immenses revenus de son archevêché sans rien faire pour le pays.
Mais, du fond de son diocèse reculé, Mgr Strossmayer est le véritable chef spirituel de la nation croate : il est son véritable représentant auprès du Saint-Siége : Léon XIII a pour lui une haute estime et une sympathie profonde. Mgr Strossmayer poursuit un rêve généreux, difficile sans doute à réaliser, mais qui ne peut que sourire à un pontife intelligent et politique : il voudrait amener un rapprochement entre les catholiques et les orthodoxes, préparer la fusion de deux Églises longtemps séparées, et dont le conflit a amené la plupart des malheurs du monde slave. L’un des meilleurs moyens de préparer ce rapprochement, ce serait de ramener l’Église catholique croate à la liturgie nationale qu’elle a professée naguère avec l’autorisation du Saint-Siége, mais à laquelle elle a dû renoncer par suite du schisme byzantin. La Croatie possède, il est vrai, encore aujourd’hui quelques milliers d’uniates, qui célèbrent l’office en slavon. Il y a en Dalmatie un certain nombre de paroisses catholiques où la liturgie dite glagolitique est autorisée ; mais ce ne sont là que des exceptions. L’Église croate est romaine et n’est point nationale.
L’évêque patriote estime qu’en la ramenant à la liturgie primitive le Saint-Siége la rapprocherait de l’Église orthodoxe. Parlant la même langue, on s’entendrait vite sur le dogme. On renouerait la tradition de ces deux grands apôtres slaves, Cyrille et Méthode, qui surent tenir la balance égale entre Rome et Byzance, et dont la mémoire est encore aujourd’hui honorée et disputée par les orthodoxes et les catholiques. Grâce aux instances de Mgr Strossmayer, le Pape a même publié une encyclique, malheureusement peu exacte au point de vue de la critique historique, pour remettre en honneur dans le monde catholique le nom et le culte un peu oublié des deux apôtres. Le prélat a organisé, à cette occasion, un grand pèlerinage slave à Rome. Pour la première fois, en 1881, on a vu paraître ensemble au Vatican les délégués de la Croatie, de la Bohême, de la Pologne, les représentants de ce qu’on pourrait appeler le panslavisme catholique. A vrai dire, les démarches de Mgr Strossmayer n’ont pas été accueillies jusqu’ici des orthodoxes comme il aurait pu l’espérer. Des fanatiques ont publié, en Russie et à Belgrade, des volumes ou des brochures dans lesquels ils accusent la curie romaine de leur avoir escamoté les deux saints, et l’évêque d’être le complice d’une mystification[16].
[16] On peut consulter, sur le rôle réel des deux saints, mon ouvrage : Cyrille et Méthode, étude sur la conversion des Slaves au christianisme. Paris, 1868. Voir également l’opuscule : Die heiligen Cyrill und Method, von Bischof J. G. Strossmayer (traduit du croate). Vienne, 1881.
A l’occasion de cette fête nouvelle, Mgr Strossmayer avait sollicité du Pape la faveur de faire célébrer — une seule fois, à titre exceptionnel — la liturgie dans cette langue slavonne que Cyrille et Méthode ont mise en honneur, et qui fut autrefois autorisée par plusieurs papes. Léon XIII, si je suis bien informé, n’eût pas mieux demandé que de déférer à ce vœu. Déjà le bruit courait que l’autorisation était accordée ; les éditeurs d’Agram préparaient de petits missels en langue slavonne. Les fidèles se réjouissaient d’un retour aux anciennes coutumes, qui flattait à la fois leur dévotion et leur patriotisme. Mais le gouvernement hongrois, toujours affolé par le spectre du panslavisme, a eu peur même de l’ombre des saints Cyrille et Méthode. La célébration de la messe et des vêpres en langue slavonne, même pour une seule fois, est devenue une affaire d’État. Des dépêches ont été échangées entre Pesth, Vienne et Rome. La curie, désireuse de ménager les Magyars, déjà fort enclins au protestantisme, a dû céder et se refuser aux vœux du prélat patriote. Mgr Strossmayer n’en reste pas moins en termes excellents avec Léon XIII ; le jour où les circonstances politiques le permettront, il entrera certainement au Sacré Collége. Il en ferait l’ornement par ses vertus et son éloquence.
Les Croates catholiques et les Serbes orthodoxes. — Situation politique du royaume triunitaire. — Le ban, la frontière militaire, griefs des Croates.
Les Croates vivent en contact perpétuel avec des concitoyens de religion orthodoxe. Mais dans ces contrées orientales, la religion est toujours une des formes de la nationalité. En France, un Bourguignon catholique et un Bourguignon réformé se sentent et se disent Français tous les deux ; ils n’ont qu’un idéal, c’est de rester à jamais citoyens d’une même patrie. Il n’en est pas de même chez les Slaves méridionaux ; un catholique est Croate, un orthodoxe est Serbe. Actuellement, sur deux millions environ d’habitants que renferment les pays croates (en laissant de côté la Dalmatie, province cisleithane), on compte treize cent mille catholiques et près de cinq cent mille orthodoxes. Tous sont citoyens du même État, membres du même groupe politique ; tous parlent la même langue. Cependant la religion les rattache à des origines différentes, et leurs aspirations plus ou moins lointaines d’avenir ne sont pas complétement identiques.
Les catholiques sont des Autrichiens plus convaincus ; les orthodoxes songent parfois qu’ils ont au delà de la Save des frères indépendants qui possèdent un royaume, un drapeau, une armée. Ils ont nécessairement plus de sympathie pour la Russie, qui est le grand empire de leur foi. Ils préfèrent les livres imprimés en caractères gréco-slaves et se rattachent au mouvement littéraire qui a ses foyers à Belgrade, à Novi Sad (Neusatz), à Pancsevo. Les catholiques, au contraire, tiennent pour l’alphabet latin et la littérature dont Agram est le centre.
Une comparaison fera mieux saisir ces nuances un peu délicates. Il y a en Allemagne deux religions dominantes, le luthéranisme et le catholicisme. On imprime des livres avec deux alphabets, le gothique et le latin. Supposez que chacun de ces deux alphabets fût propre à l’une des deux religions ; que les luthériens eussent adopté le gothique, les catholiques le latin, il se formerait immédiatement une sorte de scission dans le monde littéraire. Les uns graviteraient vers Berlin, les autres vers Munich ; il s’établirait en Allemagne une espèce de dualisme.
Les hommes d’un esprit vraiment élevé, d’une large intelligence, planent au-dessus de ces misérables questions de liturgie ou d’orthographe. Suivant les besoins du moment, ils publient leurs œuvres dans l’un ou l’autre alphabet. C’est ce qu’ont fait, par exemple, MM. Bogisich et Medo Pucich, de Raguse ; M. Jagich, d’Agram ; M. Danicich, le savant linguiste de Belgrade. Les fanatiques, bien entendu, ne savent pas s’élever jusqu’à cette généreuse indifférence. Ils ne veulent voir partout que des Croates ou des Serbes, au gré de leur fantaisie. Tandis qu’ils se querellent, un troisième larron, l’Allemand, s’introduit chez eux, fonde des journaux, ouvre des écoles et s’efforce de leur persuader qu’ils sont avant tout… des Autrichiens. Dans les villes dalmates, moitié slaves, moitié italiennes, on a vu parfois les Serbes, ou ceux qui se croyaient tels, voter pour le candidat italien plutôt que pour le croate.
« Laissons ces noms de protestants et de catholiques, ne gardons que le nom de chrétiens », disait le chancelier l’Hospital. C’est le langage que tiennent les vrais patriotes ; une Revue conciliatrice, fondée il y a quelques années à Raguse, publie des articles dans les deux alphabets et s’intitule bravement le Slave (Slovinac). C’est le titre que M. Medo Pucich a donné à une de ses poésies les plus populaires :
« Que serait le Serbe sans le Croate ? — Ce qu’est le frère sans son frère. — Et le Croate sans le Serbe ? — Ce que sans son frère est le frère.
« Que serait le Bulgare sans le Serbe ? — Ce qu’est le père sans son fils. — Et le Serbe sans le Bulgare ? — Ce que sans son père est le fils.
« Que serait le Slovène sans eux trois ? — Ce qu’est l’époux sans son épouse. — Que serait leur groupe sans le Slovène ? — Ce que sans épouse est l’époux.
« C’est seulement à eux quatre — qu’ils forment un chœur harmonieux. — C’est alors que nous sommes un seul peuple — le peuple slave. »
Le sujet réel de ces discordes futiles en apparence est peut-être au fond plus grave qu’on ne l’imagine. Vous vous rappelez le mot de ce père de comédie qui fait dresser le contrat de sa fille : « Ah çà ! mais dans tout ceci il n’est question que de ma mort ! » Dans toutes les aspirations, dans toutes les querelles des peuples autrichiens, il y a toujours un sous-entendu. C’est que l’empire peut venir à se dissoudre, et que les nations dont il est composé lui survivront. Les conflits des Serbes et des Croates sont des chicanes de collatéraux qui se disputent à l’avance un héritage incertain. La Turquie est à peu près finie ; l’Autriche peut disparaître dans une commotion européenne. Les Slaves du Sud une fois maîtres d’eux-mêmes, qui prendra la tête du groupe ?
Le total des Croates catholiques, en Croatie, Slavonie, Dalmatie, Bosnie, Herzégovine, ne dépasse guère deux millions ; mais ils s’appuient sur la supériorité de la culture et de la tradition latine. Les Serbes orthodoxes sont plus de trois millions, quatre peut-être[17] ; leur civilisation est inférieure, mais ils ont à leur service deux États indépendants et déjà organisés, la Serbie et le Monténégro. Les musulmans de race serbo-croate sont au nombre de six cent mille ; pour le moment ils flottent entre les deux éléments rivaux ; ils apporteront un appoint précieux à celui dont ils embrasseront le parti. Je ne les ai pas observés d’assez près pour pouvoir me former une idée à ce sujet. Il me semble cependant, — sauf erreur, — que les musulmans ont en général plus de respect pour les catholiques que pour les orthodoxes. Le clergé catholique est plus instruit que l’autre. Les religieux franciscains qui desservent les deux provinces sont justement populaires. Avec leur robe de bure noire, leurs moustaches brunes, leur fier type slave, ils semblent des héros épiques déguisés en ascètes. Voici d’ailleurs un fait qui démontre avec éloquence la supériorité du clergé romain. On compte en Croatie un condamné sur douze cents catholiques, et sur six cent cinquante orthodoxes. Cette proportion s’explique par le caractère des deux religions, l’une faisant une large part à l’enseignement moral, l’autre confinée dans les rites et les manifestations extérieures de la foi.
[17] Un volume que je reçois de Belgrade, Srpska Zemlia (le Pays serbe), par M. le professeur Karitch, évalue le chiffre des catholiques à 2,400,000, et celui des orthodoxes à 4,200,000. Ces chiffres, le dernier surtout, me paraissent un peu exagérés.
Dans l’État autrichien, la Croatie fait partie du groupe hongrois ou transleithan, mais elle y garde une physionomie bien distincte. Elle forme avec la Slavonie un royaume autonome. Ce royaume, dit triunitaire, devrait comprendre aussi la Dalmatie, mais cette province en a été détachée par la conquête vénitienne et l’occupation française ; elle est aujourd’hui annexée à la Cisleithanie. Cependant les protocoles officiels la considèrent comme faisant toujours partie de la Croatie. A diverses reprises, les souverains autrichiens ont promis de la réannexer.
Les rapports de la Croatie et de la Slavonie avec la Hongrie sont réglés par une longue série de traités. Le premier remonte au douzième siècle. La Croatie a eu jadis des rois nationaux. Les noms des Drzislav, des Kresimir et des Zvonimir sont restés aussi populaires chez les Croates que peuvent être chez les Français les noms de Charlemagne ou de Philippe-Auguste. Au début du douzième siècle, leurs ancêtres offrirent la couronne à un roi de Hongrie, mais il n’y eut entre les deux États qu’une union purement personnelle analogue à celle qui existe aujourd’hui entre la Hongrie et le reste de l’empire.
Le représentant, le symbole vivant de cette union, c’était le ban, véritable vice-roi des Croates. Ce haut et puissant personnage existe encore aujourd’hui. Mais ses pouvoirs ne sont plus que l’ombre de ceux qu’il exerçait naguère. Il était nommé par le roi sur la proposition des États ; il réunissait en sa personne l’autorité civile et l’autorité militaire.
Il faisait son entrée solennelle dans Agram, tenant dans la main droite le sceptre, dans la gauche l’étendard. Des milliers de chevaliers, formant ce qu’on appelait l’armée banale, l’accompagnaient ; il prêtait serment devant les États dans l’église de Saint-Marc. Le ban qui ne se serait pas soumis à cette formalité n’eût pas été reconnu par eux, et le roi eût été obligé d’en nommer un autre.
Il avait le droit de convoquer la diète de sa propre autorité, sans demander l’avis du souverain ; il présidait les délibérations et sanctionnait les décisions des États. Lorsqu’il fallait lever des troupes considérables, c’est la diète qui décrétait l’insurrection. Le ban conduisait en personne l’armée croate ; parfois même la monnaie était frappée à son image. On comprend que les rois de Hongrie et plus tard les empereurs d’Autriche se soient appliqués à restreindre ce privilége[18].
[18] Ce nom de ban n’a point d’étymologie slave. On suppose qu’il remonte au temps de l’invasion des Avares, dont le chef s’appelait Baïan. Il est à remarquer que chez les Slaves, — race essentiellement anarchique, — tous les mots qui désignent l’autorité sont d’origine étrangère. Kral, roi, vient de l’allemand Karl ; kniaz, prince, de König ; tsar, de César.
Aujourd’hui, le ban n’est plus qu’un fonctionnaire de l’ordre administratif, une sorte de gouverneur général. Le titulaire de cette haute dignité est actuellement M. le comte Ladislas Pejacsevics. Il m’a paru peu populaire. On le considère comme un serviteur trop docile de la politique hongroise, trop peu soucieux de l’autonomie nationale. Du reste, le véritable représentant de l’individualité croate, ce n’est plus le ban, c’est le ministre indigène qui réside à Pesth. Il n’a point de portefeuille. Il est l’intermédiaire légal entre le souverain et la Croatie d’une part, entre la Croatie et le royaume de Hongrie de l’autre. Les relations entre le royaume triunitaire et celui de saint Étienne sont aujourd’hui réglées par l’accord conclu en 1868, et renouvelé en 1878, entre les deux diètes de Pesth et d’Agram. Mais cet accord, plus favorable aux Magyars qu’aux Croates, est vicié dans son principe. Il n’a été obtenu qu’au prix des manœuvres les plus déloyales ; à la diète du royaume de Croatie, on a substitué un véritable rump parliament ; on n’a épargné ni les destitutions de fonctionnaires indépendants, ni les suppressions de journaux. J’étais à Agram en 1867, à l’époque où se préparait la sujétion de la Croatie, et j’ai raconté ailleurs les procédés que j’ai vu alors employer[19].
[19] Voir le Monde slave.
En vertu de l’accord actuel, la Croatie ne touche que 45 p. 100 de ses revenus ; le reste est versé à Pesth et profite soit à l’empire, soit à la Hongrie. Sont considérés comme affaires communes entre la Hongrie et la Croatie le commerce, l’agriculture, les voies de communication, la défense nationale. Sont considérées comme rentrant dans l’autonomie croate l’administration de l’intérieur et du budget régional, l’instruction publique et la justice. Il n’y a point de ministères ; trois chefs de section sont à la tête des trois départements.
Les Croates élèvent plus d’un grief contre cet arrangement. Ils n’ont pas oublié par quels procédés il leur a été arraché ; ils se plaignent que l’accord leur enlève, au profit de leurs voisins, la plus grande partie de leurs revenus ; que leurs voies de communication soient aux mains des étrangers ; que le roi, docile aux vœux des Magyars, nomme dans les postes supérieurs des hommes hostiles ou indifférents à la nationalité croate.
Un grief non moins grave, c’est que les Magyars ont détaché du royaume triunitaire le port de Fiume et en ont fait, aux dépens de la Croatie mutilée, une enclave hongroise qui dépend directement du gouvernement de Pesth. Depuis que l’accord a été imposé à la Croatie, un certain nombre d’hommes distingués se sont retirés de la vie publique et protestent par leur abstention contre une situation qu’il n’est plus en leur pouvoir de modifier. A la tête de ces abstentionnistes figure l’évêque Strossmayer, dont l’éloquence honorerait les plus illustres parlements de l’Europe.
La population de la Croatie et de la Slavonie comprend aujourd’hui douze à treize cent mille habitants. Le petit royaume va s’augmenter prochainement d’un appoint sérieux. La frontière militaire croate, enfin rendue à la vie civile, va être restituée à la mère patrie, dont elle a été détachée depuis la période des invasions musulmanes. C’est un accroissement de plus de six cent mille âmes. Depuis de longues années, la frontière n’avait plus de raison d’être. Il y a beau jour que les Osmanlis ont cessé d’être une nation envahissante, et les eaux de la Save et du Danube suffisaient largement à protéger contre eux le sol de l’Autriche-Hongrie. J’ai entendu autrefois déclarer que si l’on maintenait les régiments confinaires, c’était uniquement comme cordon sanitaire, pour empêcher la peste asiatique de se propager en Europe. En réalité, c’est que l’Autriche trouvait là une pépinière d’excellents soldats, étrangers à toute vie politique et toujours prêts à marcher contre les révolutions. On l’a bien vu en Italie.
La frontière était d’ailleurs un instrument de germanisation. Avec des jeunes gens croates on fabriquait des officiers allemands. Jellacich lui-même, le grand patriote, s’était laissé germaniser. Il eut un jour la velléité d’être poëte, et c’est en allemand qu’il écrivit ses vers. Je me rappelle à ce propos un souvenir de mon premier voyage. C’était en 1867, je voyageais dans la frontière avec un jeune Croate de mes amis. Nous nous arrêtâmes à Vinkovci pour déjeuner ; nous entrâmes dans une auberge où des officiers prenaient pension. Un grand silence se fit à notre arrivée. Tandis que j’avais le dos tourné, un officier reconnut mon ami et le prit à part :
« Êtes-vous sûr, lui dit-il, de la personne avec qui vous voyagez ?
— Sans doute ; c’est un Français, grand ami de notre nation. Pourquoi me demandez-vous cela ?
— C’est que nous étions en train de chanter des chansons croates ; un Allemand aurait pu nous dénoncer. »
Aujourd’hui, la frontière est décidément rendue à la vie civile ; mais elle n’est pas encore complétement restituée à la Croatie. Au point de vue du droit public, elle en a toujours fait partie intégrante. En 1848, en 1861, en 1865, ses délégués ont paru au parlement d’Agram. En 1868, lorsqu’il s’est agi de discuter l’accord avec la Hongrie, ils n’ont point été convoqués. On se méfiait de leur indépendance et de leur patriotisme. Ce n’est pas évidemment sans quelque chagrin que les Magyars voient la frontière entrer définitivement dans le royaume triunitaire, dont la population va se trouver accrue de près d’un tiers. Trente-cinq députés nouveaux vont arriver au parlement d’Agram ; mais le nombre des délégués croates au parlement de Pesth ne sera pas augmenté proportionnellement. Depuis le 1er août 1881, la frontière a cessé d’être administrée militairement ; elle est passée sous l’autorité personnelle du ban ; mais il n’est pas encore question d’élections à la diète.
Si jamais l’idée venait à l’empereur d’Autriche de restituer au royaume triunitaire la Dalmatie, d’y joindre la Bosnie et l’Herzégovine, il se formerait un groupe jougo-slave de plus de trois millions et demi d’habitants. Si l’on y joignait les Slovènes, on arriverait à près de cinq millions. Ce serait presque l’Illyrie, dont le poëte Vodnik avait naguère chanté la résurrection. Mais il est douteux que les Hongrois se prêtent à une combinaison qui renforcerait l’importance de l’élément slave dans la monarchie. Une Illyrie slave, ce serait la ruine du dualisme, c’est-à-dire du système sur lequel les Magyars ont édifié leur puissance. Qui sait d’ailleurs combien de temps la Bosnie et l’Herzégovine resteront à l’Autriche ?
Belgrade il y a quinze ans et aujourd’hui. — Progrès accomplis. — Ce qui reste à faire. — Vexations policières ; les passe-ports. — La douane autrichienne. — Les forçats. — La vie sociale et les partis.
Il y a quinze ans que j’ai visité Belgrade pour la première fois. C’était en 1867, au lendemain de l’évacuation des forteresses serbes par les Ottomans ; la Serbie, si longtemps opprimée, commençait enfin à respirer, grâce à l’heureuse et sage politique du prince Michel. Les patriotes se plaisaient à nourrir « de longs espoirs et de vastes pensées ». Ils considéraient leur pays comme le Piémont des Slaves méridionaux ; ils voyaient déjà la Bosnie, l’Herzégovine, la vieille Serbie, groupées autour de lui, la défaite de Kosovo vengée, l’empire du tsar Douchan reconstitué. Je partageais ces illusions. Pendant la dernière guerre, j’avais suivi avec un intérêt ému les épreuves par lesquelles la principauté avait dû passer pour s’émanciper de la tutelle ottomane et devenir un royaume indépendant. La plupart des amis que j’avais quittés en 1867, les uns étudiants, les autres débutant à peine dans la vie politique, étaient devenus à leur tour des hommes d’État. Je me réjouissais de les revoir, de constater avec eux le progrès accompli, de mesurer l’espace qui leur reste encore à parcourir. Je suis arrivé les mains pleines de sympathies et d’illusions : je suis parti affligé et je dirai presque désenchanté. Est-ce la faute des circonstances ? Serait-ce que l’âge mûr apporte avec lui un esprit morose que ne connaît point la jeunesse ? C’est une question à laquelle le lecteur impartial pourra peut-être mieux répondre que moi.
J’ai décrit autrefois la ville de Belgrade telle qu’elle m’est apparue au lendemain de l’évacuation des forteresses par les musulmans[20]. Je l’avais quittée chef-lieu d’une principauté vassale ; je l’ai retrouvée résidence d’un roi et capitale d’un État indépendant. Je dois reconnaître qu’elle a fait quelques efforts pour se mettre à la hauteur de sa nouvelle fortune. Le quartier turc, le Dortjol, avec ses maisons louches et ses ruelles étroites, a presque entièrement disparu. J’ai cherché en vain les ruines monumentales du palais où avait naguère habité le prince Eugène et celles de la grande mosquée turque, la Battal-Djamia. Tout cela n’est plus. Les autres mosquées, qui donnaient à Belgrade une physionomie orientale, ont été rasées. Deux seulement subsistent encore : l’une, entretenue par le gouvernement, pourvoit aux besoins spirituels des voyageurs musulmans ; l’autre, — ironie amère du destin ! — sert à fabriquer le gaz du théâtre national. Les derniers restes de l’enceinte fortifiée ont également disparu ; les débris des portes (Kapia) ont été nivelés ; Belgrade a maintenant comme Paris son boulevard (Chanats, de l’allemand Schanze), sur lequel on commence à élever des constructions élégantes. La plupart des ambassades y ont établi leur hôtel. Je regrette les consulats, dont les pavillons arborés aux grands mâts flottaient naguère si gaiement au soleil.
[20] Dans mon livre le Monde slave. Paris, 1872.
La nouvelle rue du prince Michel, droite, flanquée de trottoirs et presque pavée, est bordée de maisons à plusieurs étages et de magasins à l’européenne ; ils sont ornés d’enseignes cosmopolites dues au pinceau d’artistes indigènes : Au Viennois, Au Parisien. Je ne donnerais ni l’un ni l’autre pour un type de suprême distinction. Dans ces magasins modernes, le système métrique et la monnaie décimale sont désormais en usage. En ces pays lointains, le nom du mètre et de ses subdivisions a une douceur toute particulière pour des oreilles françaises. Le dinar (franc) et le décime ont heureusement remplacé l’effroyable anarchie monétaire, roubles, ducats, piastres, contre laquelle se débattait jadis l’étranger effaré. A vrai dire, les négociants serbes ne sont pas encore faits à ce progrès. Ils se servent bien de la monnaie nouvelle, mais ils persistent à compter en piastres. Faut-il s’en étonner, quand on voit nos paysans, dans certaines provinces, rester encore fidèles aux vieux noms d’écus et de pistoles ?
L’esplanade qui précède la forteresse, le Kalimegdan, naguère témoin de sanglantes exécutions, a été plantée d’arbres et constitue un agréable jardin de ville où la population oisive vient respirer, le soir, l’air frais du Danube. Le Konak du prince, devenu trop étroit pour la royauté serbe, est en train de se transformer en un palais grandiose. Sur la place, où la statue du regretté prince Michel a été récemment inaugurée, un théâtre permanent a été élevé. Nous voilà loin du temps où la Thalie serbe abritait ses pénates errants dans des granges ou dans des hangars. Je me rappelle avoir assisté autrefois à la représentation d’un grand drame intitulé : Miloch, ou la Délivrance de la Serbie. On y voyait des voïévodes, des heidouques, des raiahs, des pachas, des nizams. « Il y aura, avait dit l’affiche, une scène avec des décors. » Tout ce monde épique s’agitait dans un espace de trente mètres carrés. Les coulisses étaient figurées par des paravents derrière lesquels Turcs et Serbes dissimulaient à grand’peine leur stature héroïque. Aujourd’hui, Belgrade possède un vrai théâtre, une vraie troupe. Les acteurs se recrutent en grande partie parmi les Serbes de la Hongrie. Le public se passionne et ne dédaigne point les allusions politiques. Une représentation de Rabagas a été dernièrement le sujet d’une véritable émeute ; les jeunes gens croyaient que Sardou avait voulu rendre ridicules les chefs de l’opposition indigène : Rabagas n’était plus Gambetta, c’était M. Ristitch !
Voici encore un progrès fort louable, surtout en Orient. Les rues ont reçu des noms, et les maisons des numéros. On les a même appliqués d’une façon fort ingénieuse. Chaque maison a été ornée d’une petite plaque en fonte indiquant le nom de la rue et le numéro. Précieuse innovation pour l’étranger ! Malheureusement, l’édilité a fait badigeonner de blanc toutes les plaques, qui sont devenues aussitôt illisibles. Personne n’en tient compte, et je pourrais citer tel habitant qui ignore absolument la dénomination officielle de sa rue. Si vous demandez où est située telle oulitsa (c’est le mot serbe officiel), le passant riposte invariablement par le mot turc de sokak. Si, du moins, le touriste avait un plan à son service ! Mais le seul qui existe est en quatre feuilles grand aigle et vraiment peu portatif. Au bout de quelques jours, j’ai renoncé à courir après mes amis, et j’ai attendu patiemment qu’ils vinssent me chercher dans mon hôtel. Grâce à Dieu, Belgrade offre au voyageur une hospitalité suffisamment confortable. Ce qu’elle ne lui offre point, par exemple, c’est une poste restante bien organisée. J’ai vu, de mes yeux, un employé me déclarer que rien n’était arrivé à mon nom, et cela lorsque je reconnaissais sur les rayons un paquet de livres qui m’était destiné. J’ai entendu à ce sujet, dans les bureaux des légations, des plaintes sérieuses, et dont l’administration serbe devrait bien tenir compte. La poste serbe fait presque regretter l’ancienne poste autrichienne, qui avait la réputation — méritée ou non — de lire les dépêches, mais qui du moins les remettait exactement.
Tout en constatant avec sympathie les progrès accomplis, un peu lentement peut-être, mais au milieu du tumulte des guerres extérieures et des convulsions politiques, il faut signaler tous ceux qui restent encore à réaliser. Belgrade n’a point de quai sur la Save, et la berge mal pavée où abordent les voyageurs est vraiment trop primitive. On s’étonne de ne pas rencontrer un système d’éclairage conforme aux besoins de la civilisation moderne. Il est singulier qu’on n’ait pas encore établi une usine à gaz dans une capitale commerçante dont la population, suffisamment agglomérée, est certainement supérieure à trente mille âmes. Les optimistes se consolent, il est vrai, en pensant qu’on débutera tout à coup par l’éclairage électrique. Le pavage, sauf dans une ou deux rues privilégiées, continue à ne justifier nullement ce nom grec de kalderma (kalos dromos, la belle route !) que la tradition byzantine a légué à l’idiome serbe.
D’ici à deux ou trois ans, Belgrade, qui n’est encore accessible que par les voies fluviales, sera définitivement rattachée à l’Europe par le chemin de fer. J’ai visité sur les bords de la Save le vaste chantier où notre compagnie de Fives-Lille achève le grand pont de fer qui réunira prochainement l’Autriche à la Serbie. Deux locomotives courent déjà le long du fleuve et ballastent la voie. Non loin de Belgrade, on commence à percer des tunnels. Le royaume tout entier est couvert d’ingénieurs qui plantent des jalons et relèvent des niveaux. Bientôt Belgrade sera reliée à Pesth et à Vienne, à Sofia, à Salonique, à Constantinople. Elle deviendra une des grandes étapes du transit international. Il faut qu’elle s’apprête à jouer dignement le rôle de ville européenne. En attendant que le royaume soit traversé de part en part par la voie ferrée, on a du moins organisé quelques lignes postales. Une diligence, fort primitive d’ailleurs, franchit en vingt-quatre heures les 300 kilomètres qui séparent Belgrade de Nich. Dans la plupart des provinces, on voyage encore à cheval ou en voiture particulière.
Il faut espérer que, le jour où les railways auront définitivement pénétré en Serbie, le gouvernement serbe renoncera à des vexations policières qui ne se retrouvent plus nulle part en Europe, pas même chez ces pauvres Turcs, pas même en Russie. Le voyageur qui débarque à Belgrade est d’abord tenu d’exhiber son passe-port. C’est là une formalité qui n’est plus guère en usage dans les pays civilisés, sauf en Russie et en Turquie. Si la Serbie tient à se distinguer d’eux, c’est son droit, et il n’y a rien à dire. Ce qui est plus grave, c’est ceci. Le passe-port est remis à un gendarme qui happe le voyageur sur la passerelle même du bateau, sans lui donner le temps de se reconnaître. Il est expédié à la police serbe, qui ne le rend pas à son propriétaire, mais l’envoie à la légation compétente, où vous êtes libre d’aller le réclamer le lendemain ou même vingt-quatre heures après. Vous arrivez à Belgrade le samedi soir à cinq heures ; vous comptez y dîner et repartir immédiatement pour Nich ou Kragouievats ; impossible, votre passe-port est confisqué. Le lendemain dimanche, la légation n’est pas ouverte. Le lundi matin, vous courez à la chancellerie ; mais comme elle était déjà fermée le samedi soir, votre passe-port n’y est point encore arrivé. Total, quarante-huit heures d’internement à Belgrade. Les Serbes, auxquels je signalais non sans indignation cet abus de leur gouvernement, paraissaient fort étonnés. Ceux qui n’avaient jamais quitté le pays trouvaient la chose toute naturelle ; ceux qui avaient vécu en Europe ne s’apercevaient point de la différence. D’aucuns cherchaient à justifier leur administration.
— Notre pays est trop petit, disaient-ils ; si nous le laissions ouvert à tout le monde, nous serions envahis par les aventuriers de toute l’Europe. Nous avons subi des convulsions politiques ; la dynastie régnante des Obrenovitch a longtemps eu à craindre les complots de la dynastie tombée des Karageorgevitch. Il faut bien prendre ses précautions.
En vérité, ces précautions sont prises d’une singulière façon : le gendarme chargé de recueillir les passe-ports ne connaît aucune langue étrangère et d’ailleurs ne les lit même pas. On lui remet un papier plié en quatre, une note quelconque, et le tour est joué. Mon ami M. Jireczek, qui a visité Belgrade en 1874, raconte ceci : « J’ai vu, dit-il, dans un consulat, un monceau de notes de restaurant, de récépissés postaux, de laisser-passer de bétail, de quittances et autres documents du même genre, qui avaient été remis par des étrangers au gendarme ; il ne savait pas lire et prenait pour un passe-port tout ce qui portait un timbre ou un cachet[21]. » Ceci était écrit en 1875. Les choses n’ont pas changé depuis, si j’en crois les témoignages que j’ai recueillis dans certaines chancelleries. Le procédé est vexatoire, mais en revanche absurde, puisqu’il ne peut en aucune façon empêcher les gens suspects d’entrer dans le royaume.
[21] Le témoignage de M. Jireczek est peu suspect de malveillance. Il est, comme je crois l’être moi-même, un ami dévoué de la Serbie. Mais le premier devoir qu’impose la sympathie pour un peuple, c’est de lui dire franchement ses défauts.
Je sais des étrangers que leurs affaires appellent fréquemment à Semlin, de l’autre côté du Danube ; ils sont obligés, pour assurer la liberté de leurs mouvements, d’avoir un jeu de trois ou quatre passe-ports. Que mes amis serbes prennent la peine d’aller chez leurs voisins, en Bulgarie, en Roumanie, en Roumélie, dans les États aussi petits et plus récents que le leur, ils ne trouveront nulle part ces chinoiseries grotesques, véritables inventions de pachas en délire. Ce n’est vraiment pas la peine d’envoyer chaque année des jeunes gens étudier à Vienne, à Heidelberg, à Paris, pour qu’ils rapportent chez leurs compatriotes des idées aussi saugrenues en matière de police et d’administration.
Je cherche tous les moyens possibles d’excuser mes amis serbes. J’avais supposé que peut-être leurs procédés étaient provoqués par des procédés analogues de leurs voisins d’Autriche. Un beau matin, j’allai à Semlin tout exprès pour vérifier la chose. Pas le moindre gendarme sur le ponton autrichien ; on m’a laissé entrer dans Semlin et en sortir, sans daigner même s’informer de mon identité. Cette grande villasse ne mérite guère d’ailleurs d’être visitée. Je ne sais où Lamartine avait l’esprit quand il a écrit qu’elle lui était apparue « avec toutes les splendeurs de l’Orient ».
Il n’est pas aisé d’entrer en Serbie, — par Belgrade du moins, — même pour les honnêtes gens qui ont un passe-port ; il n’est pas plus commode d’en sortir. Le voyageur qui prend les bateaux de la Compagnie autrichienne, fût-ce pour aller à Semlin, doit : 1o présenter son passe-port à la police serbe ; 2o payer un droit fixe de 35 centimes ; 3o remettre le récépissé de ces 35 centimes au gendarme qui l’attend sur la passerelle ; 4o soumettre ses bagages à la visite de la douane autrichienne établie sur le ponton, et cela quand même il n’irait point en Autriche. Examinons un peu en détail ces formalités. Le visa des passe-ports à la sortie de la frontière ne se pratique plus aujourd’hui que dans un seul État, la Russie. Mais la Russie autocratique traîne après elle deux boulets : le polonisme et le nihilisme. La Serbie pourrait assurément choisir de meilleurs modèles.
La seule raison du visa qui m’ait paru vraisemblable, c’est une raison fiscale, assez difficile d’ailleurs à justifier. On m’a proposé diverses explications. Autrefois, les bateaux à vapeur du Danube ne touchaient point Belgrade ; ils restaient à Semlin, sur la rive autrichienne. Il fallait aller les chercher en canot ; le gouvernement serbe profitait de ce trafic. Depuis que les paquebots abordent à Belgrade, cette source de revenu est supprimée. On la remplace par une taxe imposée au voyageur. Voulez-vous une autre explication qui ne vaut guère mieux ? La Save, comme je l’ai dit plus haut, n’a point de quai. La taxe en question serait destinée à produire les fonds nécessaires pour en construire un. Soit ; mais un gouvernement intelligent trouverait pour le prélever des procédés moins vexatoires. Il suffirait de faire percevoir l’impôt sous forme de surtaxe ajoutée au prix du billet. C’est ce qui se pratique chez nous pour les billets de chemin de fer. Personne en France n’a eu l’idée d’envoyer d’abord chez le percepteur les voyageurs qui veulent aller de Paris à Bougival. En tout cas, l’impôt est hors de toute proportion avec la matière imposée. Une excursion à Semlin coûte environ 1 franc ; le voyageur est frappé d’une contribution de plus de 30 p. 100. Il est vrai qu’il ne paye pas plus pour descendre jusqu’aux bouches du Danube. J’aime mieux croire qu’il s’agit d’une simple mesure protectionniste. On veut empêcher les Belgradiens d’aller chercher à Semlin les articles autrichiens qu’ils introduiraient au détriment de la douane dans le royaume. Quoi qu’il en soit, il y a là un abus à supprimer au plus vite. J’ai souvent lu dans les journaux de Belgrade de généreuses tirades sur la liberté et la dignité humaine. Si jamais ceux qui les écrivent sont au pouvoir, voilà pour eux une belle occasion de réformes à accomplir.
Du reste, il semble que tout ait été combiné dans le port de Belgrade pour la plus grande incommodité du voyageur. Après avoir échappé au policier et au gendarme serbe, à peine met-il le pied sur le ponton qu’il tombe aux mains du douanier autrichien. « Mais je ne vais pas en Autriche, je vais à Semendria en Serbie, à Viddin en Bulgarie, à Turn Severin en Roumanie. — Il n’importe ! Ouvrez vos malles. » Le voyageur non prévenu de cette formalité, qui arriverait à la dernière heure, se verrait inexorablement refuser l’accès du bateau. Les personnages diplomatiques ne sont pas même assurés d’échapper à ces vexations. Dernièrement, le ministre de Roumanie à Belgrade s’est vu, malgré ses passe-ports, obligé de laisser fouiller ses bagages. Les douaniers exigeaient de lui un certificat de l’ambassadeur autrichien. Qu’est ceci, sinon le fameux droit de visite naguère réclamé par l’Angleterre, et contre lequel l’Europe s’est insurgée à bon droit ?
L’Autriche a toujours tenu les Slaves méridionaux en suspicion ; elle a longtemps fait contre eux la police du Danube. Le temps n’est pas loin où les capitaines de ses paquebots livraient aux agents de Mithad-Pacha les Bulgares suspects qui naviguaient sous le pavillon de l’empire. Elle garde encore ses habitudes inquisitoriales. Je ne puis croire qu’elle déploie un tel luxe de douaniers uniquement pour empêcher quelques voyageurs de fumer du tabac serbe ou de boire du vin de Negotin à bord de ses bâtiments. Ah ! si les Anglais voyageaient dans ces contrées, comme ils feraient retentir les journaux de leurs doléances ! Ils sont malheureusement fort rares dans ces parages. De Belgrade à Constantinople, je n’en ai pas rencontré un seul.
Le bateau qui part de Belgrade, à six heures du matin, pour le bas Danube arrive la veille au soir sur les dix heures, venant de Pesth. Il dépose les passagers qu’il amène d’Autriche, mais refuse de prendre, pour passer la nuit à bord, ceux qui doivent partir le lendemain matin. MM. les douaniers ont besoin de dormir en paix et ne sauraient visiter les bagages à la lueur du pétrole. Force est donc au voyageur de passer la nuit à l’hôtel et de se lever à quatre heures du matin pour remplir toutes les formalités que j’ai indiquées plus haut. Ce que j’admire le plus, c’est le flegme avec lequel les Serbes supportent cette série d’avanies. On parle beaucoup de la liberté du Danube ; elle n’a point de pire ennemie que la Donaudampfschifffahrtsgesellschaft[22]. On se querelle dans les parlements de Bucarest, de Belgrade, de Sofia. Il y a des blancs et des rouges, des conservateurs et des libéraux. On verse des flots d’encre et des torrents d’éloquence. Pendant ce temps-là, le noble fleuve, le grand lien des trois États, reste aux mains d’étrangers qui l’exploitent et en font la police. Quand donc Serbes, Roumains et Bulgares sauront-ils s’entendre pour s’émanciper de ce monopole humiliant ? On me dit que dans tel de ces trois États il y a des personnages considérables qui ont des actions de la Société danubienne, et qui, en luttant contre elle, lutteraient contre leurs propres intérêts. Ce sont là, j’aime à le croire, des bruits calomnieux. Il y a des cas où une spéculation, d’ailleurs en soi-même indifférente, devient un véritable crime de haute trahison envers le pays.
[22] Compagnie de navigation danubienne.
Belgrade est donc pour le touriste une prison d’où l’on ne sort pas sans l’autorisation de deux ou trois geôliers. Cette prison, à certains moments, prend des allures de bagne. Si j’ai été blessé dans ma liberté, je ne l’ai pas moins été dans le sentiment élevé que j’ai de la dignité humaine. La forteresse de la ville, à peu près inutile aujourd’hui au point de vue militaire, sert de résidence à un certain nombre de forçats. Il y en a, hélas ! en tout pays ; mais ce qui est le propre de Belgrade, c’est l’exhibition perpétuelle de ces misérables. Ils ne restent pas renfermés dans la citadelle ; ils sont employés en ville aux corvées les plus diverses, et on les rencontre sans cesse par escouades, marchant sous la conduite d’un soldat en armes et faisant sonner leurs chaînes sur le rude pavé des rues. La capitale serbe est la seule ville d’Europe où j’aie jamais eu l’occasion de constater cette prostitution quotidienne de la dignité humaine.
Que les farouches compagnons de Miloch aient ignoré les délicatesses occidentales, rien de plus naturel. Que leurs descendants, les élèves des Bluntschli, des Faustin Hélie, des Stuart Mill, ne saisissent pas tout ce qu’il y a de dégradant, d’humiliant dans ces lamentables exhibitions, cela m’étonne. Il y a peut-être, en ce moment, à la Faculté de droit, à l’École des sciences politiques, un étudiant serbe qui sera quelque jour là-bas ministre de la justice. Si ces lignes lui tombent sous les yeux, je le supplie de les méditer un instant dans l’intérêt de son propre pays. On ne peut pas civiliser tout un peuple en un demi-siècle ; on peut faire disparaître, du jour au lendemain, les marques extérieures de la barbarie.
La vie sociale était naguère presque inconnue à Belgrade ; elle commence à naître aujourd’hui. Il faudra cependant quelque temps encore pour que nos mœurs pénètrent dans toutes les couches de la bourgeoisie. Vous trouverez en Serbie cette hospitalité patriarcale qui installe l’hôte au foyer domestique, en fait un membre de la famille, une sorte de frère ou d’enfant d’adoption. J’ai joui longuement autrefois de cette hospitalité, et j’ai gardé un souvenir reconnaissant à ceux qui m’en ont fait connaître la douceur. C’était dans une vieille famille indigène qui n’avait jamais voyagé et ne connaissait d’autre langue que le parler national. Mais les salons sont rares à Belgrade, et ne s’ouvrent pas aisément. Les diplomates sont réduits à se recevoir entre eux et forment comme un îlot isolé.
Ces mœurs commencent pourtant à changer, grâce à l’influence de la jeune reine qui préside aujourd’hui la petite cour de Serbie. A moitié Russe, à moitié Roumaine, elle appartient par ses origines à deux pays où la femme est depuis longtemps émancipée du gynécée oriental. Les réceptions qu’elle a inaugurées dans les salons du Konak apprendront peu à peu aux dames serbes les charmes de cette vie délicate que les Belgradiens ignoraient presque complétement sous le règne précédent. Les Serbes appelés à représenter leur pays dans les grandes capitales de l’Europe en rapporteront certainement des traditions d’élégance et de courtoisie qu’ils transmettront à leurs compatriotes. Les légations étrangères, récemment installées à Belgrade avec tout un état-major de secrétaires d’ambassade, exerceront aussi une influence inévitable sur les mœurs des habitants.
J’ai trouvé les Serbes divisés sur toutes les questions de politique intérieure ou extérieure. Je ne les ai vus d’accord que sur un point : leur enthousiasme pour la reine Nathalie. « Avez-vous vu notre reine ? » me demandaient mes interlocuteurs et surtout mes interlocutrices. J’ai le regret d’avouer que je n’ai pas eu l’honneur d’être présenté à Sa très-gracieuse Majesté. C’est la première fois que les Serbes ont une princesse vraiment digne de ce nom. Lioubitsa, la femme de Miloch, n’était qu’une héroïque paysanne ; Hélène, l’épouse du prince Michel, était Hongroise d’origine et ne vivait pas en très-bons termes avec son mélancolique époux. La reine Nathalie est jeune, belle, intelligente. Elle réussira certainement à donner à ses sujets une idée de la vie sociale telle qu’elle se pratique à Pétersbourg et à Bucarest, à leur apprendre cet art de recevoir, que l’on peut ignorer même quand on pratique de la façon la plus cordiale les devoirs de l’hospitalité.
Malheureusement ce développement de la vie sociale, si désirable à tous égards, est fortement contrarié par les dissensions politiques qui agitent le pays depuis plusieurs années. Il y a, en Serbie comme en tous pays, des conservateurs et des libéraux ; il y a en outre deux partis bien tranchés : d’un côté, ceux qui estiment que le rôle de la Serbie n’est pas encore fini, et qu’elle doit travailler sans relâche à s’annexer tous les pays de langue serbe, la Bosnie, l’Herzégovine, la vieille Serbie ; de l’autre, ceux qui croient que le développement de la patrie est arrêté jusqu’à nouvel ordre, et que le royaume doit se contenter des limites assignées par le traité de Berlin. Les querelles des deux partis, envenimées par les violentes discussions de la presse, ont atteint un degré d’acuité maladive. Dans une petite capitale moins importante que telle de nos sous-préfectures, le contact incessant des adversaires politiques donne lieu à des conflits sans cesse renaissants. Les meilleurs amis brisent d’anciennes relations parce qu’ils sont, les uns libéraux, les autres radicaux. On se traite mutuellement de traîtres et de vendus. Les démarches les plus banales de la vie privée sont interprétées au point de vue des passions du moment.
Je me rappelle à ce sujet un curieux incident qui date de mon premier séjour à Belgrade. Je vivais alors dans une famille serbe qui m’offrait la plus aimable hospitalité. Cette famille se plaisait à me présenter à ses amis, et je m’y prêtais d’autant plus volontiers que c’était le meilleur moyen d’étudier à fond la langue et les mœurs du pays. J’avais ainsi été présenté à une famille …itch, dont le chef était un haut fonctionnaire du ministère. A ce moment-là se tenait à Belgrade une réunion de l’Omladina serbe, c’est-à-dire de la jeunesse des écoles[23] ; j’y assistais naturellement. Après une séance orageuse, le gouvernement crut devoir dissoudre la réunion. Ce fut M…itch qui fut chargé de mettre cette mesure à exécution. Elle excita une fermentation générale.
[23] L’Omladina (la jeunesse) était une association de jeunes gens qui avait pour objet le développement de la littérature et de la nationalité serbes dans tous les pays habités par les Serbes, notamment dans la principauté et en Hongrie.
Quelques jours plus tard, un visiteur se présente chez mes hôtes ; ils me prient de passer au salon pour voir M…itch. Presque tous les noms serbes se terminent ainsi, et l’étranger peut aisément les confondre. Je suis assez myope, et le salon, — c’était au mois d’août, — avait ses jalousies et ses rideaux soigneusement fermés. Je ne reconnais point le visiteur, et la conversation se borne à un échange de banalités. Quelques jours plus tard, j’apprends que M…itch est fort mécontent de moi et convaincu que j’ai voulu l’insulter à cause du rôle qu’il a joué dans l’affaire de l’Omladina. Je ne m’étais point rappelé son nom, et ne l’avais point reconnu. Lui, s’imaginait de bonne foi que je m’associais aux passions du jour, et que j’avais tenu à lui témoigner mon indignation. Une courte explication suffit à dissiper le malentendu.
Lors de mon récent voyage, tel homme politique, depuis descendu du pouvoir, s’est montré indigné de me voir rendre visite à d’anciens amis actuellement dans l’opposition, plutôt qu’à des inconnus qui se trouvent aujourd’hui aux affaires. Un haut personnage, que je ne nommerai pas, a cru devoir chercher à m’être désagréable parce que je n’étais pas allé lui présenter mes hommages, alors que j’allais dîner chez son subordonné. Depuis quelques années, avec les chemins de fer et les emprunts serbes, il s’est abattu sur Belgrade toute une nuée de quémandeurs, parmi lesquels on a signalé même quelques aventuriers. Ils n’ont épargné aux gens en place ni les visites ni les flagorneries. Pour tel homme d’État, la présence d’un étranger, simple observateur, connaissant déjà les hommes et les choses, et ne demandant rien à personne, s’exprimant sur tout avec franchise, a semblé un phénomène extraordinaire et même désagréable.
Dans ces petites capitales, le rôle de l’étranger doit être des plus réservés. S’il se permet de signaler un abus, il n’est jamais sûr de n’être pas en face de celui qui l’a imaginé ou qui en vit. S’il apprécie un homme public, c’est peut-être en présence de son fils ou de son neveu. Le plus sage est donc de laisser parler les indigènes et de garder un silence religieux. Cette neutralité ne saurait cependant aller jusqu’à faire oublier ou renier de vieux amis qui ont le malheur d’être aujourd’hui dans l’opposition, et qui demain reviendront peut-être au pouvoir. « La roue de la fortune tourne, tourne sans cesse sans s’arrêter. Celui qui fut en haut, le voici en bas. Celui qui était en bas, le voici en haut :
Qui a dit cela ? Le Serbe Gundoulitch, qui ne faisait que mettre en beaux vers un axiome de la sagesse des nations.
La Serbie après le traité de Berlin. — L’armée. — L’instruction publique. — Les institutions scientifiques ; le musée ; la presse et la littérature. — Le Kulturkampf. — La Serbie, la Russie et l’Autriche.
Arrivons à des choses plus sérieuses. Chez ces États nouveaux, ce qu’il faut avant tout étudier, c’est la situation de l’armée et de l’instruction publique ; c’est le développement de la force matérielle, qui assure l’indépendance de la nation, et celui de la force morale, qui prépare son avenir. La Serbie, telle que l’a faite le traité de Berlin, ne compte que deux millions d’habitants. Mais son rôle n’est pas fini. Si vraiment elle doit être le Piémont des Serbes non encore affranchis, elle a encore une grande étape à parcourir. Si elle manque à son rôle de libératrice, elle n’a plus qu’à devenir une simple province autrichienne. Jusqu’à nouvel ordre elle ne peut pas désarmer. Elle doit entretenir une force militaire considérable, non pas seulement pour défendre ses frontières, mais pour se mettre en état de les élargir. Il ne faut donc point s’étonner si son armée absorbe près du tiers de son budget. Elle lui consacre neuf millions cinq cent mille francs.
Le service militaire est rigoureusement obligatoire pour tous les citoyens de vingt à cinquante ans. L’armée permanente ne comprend que les jeunes gens de vingt à vingt-deux ans. Elle présente un effectif très-restreint. Elle ne compte que dix bataillons d’infanterie, quatre escadrons de cavalerie, trente-deux batteries d’artillerie. L’armée nationale ou milice (narodna voïska) se divise en deux catégories correspondant, l’une à notre réserve, l’autre à notre armée territoriale. La première comprend cent bataillons d’infanterie, vingt-cinq escadrons de cavalerie ; la seconde, cent bataillons d’infanterie et quatorze de cavalerie. Les exercices peuvent durer jusqu’à vingt-cinq jours par an. Au total, en temps de guerre, la Serbie peut mettre sur pied environ cent cinquante mille hommes. Il y a dans cette armée d’excellents éléments. Je ne crois pas cependant qu’elle vaille l’armée bulgare, organisée et disciplinée par des officiers russes. C’est, dit-on, l’impression que le roi Milan aurait remportée de sa récente visite au prince de Bulgarie.
Les Serbes, dans les deux guerres qu’ils viennent de soutenir contre les Turcs, n’ont obtenu que de médiocres succès ; ils ont même vu leur territoire envahi et leur capitale menacée. Mais il ne faut pas oublier qu’ils avaient à lutter contre toutes les forces réunies de l’Islam. La Russie leur avait envoyé des volontaires ; au fond, sauf quelques exceptions héroïques, ils ne représentaient pas un élément militaire bien sérieux. L’empereur Alexandre II, dans un discours qui a eu quelque retentissement, s’est plu un jour à exalter la valeur des Monténégrins au détriment de celle de leurs congénères serbes. J’ignore quelle arrière-pensée inspirait le monarque russe : je crains qu’il n’ait cédé à un mouvement de mauvaise humeur impolitique. Quoi qu’il en soit, il est souverainement injuste d’exiger les mêmes exploits des Serbes que des Monténégrins. Pour ceux-ci, la guerre est en quelque sorte une industrie nationale ; pour les Serbes, peuple essentiellement agricole, elle constitue un état exceptionnel. Leur pays n’est d’ailleurs pas protégé par des défenses naturelles aussi formidables que celles du Monténégro.
L’armée serbe est actuellement divisée en quatre corps, qui font face aux quatre frontières du royaume : celui de la Choumadia (chef-lieu du commandement, Belgrade), celui du Timok (Negotin), celui de la Morava (Nich), et celui de la Drina (Valievo). Le point le plus faible de cette armée est peut-être l’armement. Il y a bien une fonderie de canons à Kragouievats ; mais il n’y a point de manufacture de fusils. Force est donc de faire venir les armes de l’étranger. L’armement de la Serbie est entièrement à la discrétion de sa puissante et jalouse voisine, l’Autriche. En cas de conflit avec elle, il faudrait s’adresser à la Russie, qui pourrait expédier des armes par la voie de Bulgarie ; mais le Danube étant fermé, l’expédition se ferait par terre dans des conditions fort défavorables. La Roumanie, la Bulgarie, la Serbie, dont les intérêts sont solidaires, auraient peut-être quelques mesures à prendre pour s’assurer réciproquement contre les dangers d’une invasion. Plus je réfléchis, plus ces trois États me semblent destinés à former un groupe confédéré appelé à peser d’un grand poids sur les destinées de l’Orient. Neuf millions d’hommes, ce n’est pas un chiffre à dédaigner.
L’intérieur du royaume, avec ses massifs de montagnes et de forêts, peut être aisément défendu. En revanche, la capitale est à la merci du premier coup de main ; la forteresse, qui a été si longtemps la clef du Danube, produit encore quelque effet, grâce à sa masse imposante et au large développement de ses bastions ; mais ses murs tombent en ruine, et elle ne tiendrait pas devant quelques coups de canon.
La Serbie a été émancipée bien avant la Bulgarie ; elle compte aujourd’hui près de soixante-dix ans d’autonomie. Cependant, si l’on comparait les deux États au point de vue de l’instruction publique, du moins de l’instruction primaire, peut-être la supériorité serait-elle du côté des Bulgares. Un professeur de Belgrade, M. Karitch, dans un récent ouvrage[24], apprécie ainsi l’état intellectuel de son pays : « L’instruction publique, dit-il, est chez nous, en moyenne, fort arriérée, même dans les parties les plus avancées ; le nombre des écoles est excessivement restreint. Dans les provinces du Nord, l’école n’est pas fréquentée par la moitié des enfants qui sont en âge d’y aller. En remontant vers le Midi, cet état de choses empire de plus en plus. Il y a de grands espaces où l’on ne trouve pas une école ; on ne rencontre que des illettrés, sauf les popes et les moines. Encore leur instruction mérite-t-elle à peine ce nom. »
[24] Srpska Zemlia (les Pays serbes). Belgrade, 1882.
Voilà, certes, un tableau peu flatté. Comment expliquer cette infériorité des Serbes vis-à-vis des Bulgares ? Sans doute par ce fait qu’ils ne sont pas, comme leurs voisins, en contact avec les populations helléniques. D’ailleurs, ainsi que nous le verrons plus loin, les Serbes ont une supériorité marquée en ce qui concerne l’enseignement secondaire et supérieur. Il ne faut pas oublier que sous la domination ottomane il n’y avait d’autres écoles que celles des popes ou des moines. Le grand libérateur du pays, Miloch Obrenovitch, ne savait ni lire ni écrire. Un de ses principaux auxiliaires, le protopope Nenadovitch, qui fut chargé de diverses missions diplomatiques à Vienne, à Varsovie, à Moscou, raconte naïvement dans ses curieux Mémoires[25] comment se fit son éducation :
[25] Memoare Prota Nenadovitcha. Belgrade, 1867.
« Mon père, dit-il, me remit jeune encore aux mains de notre pope pour qu’il m’apprît à lire. Je commençai d’épeler dans un abécédaire de Moscou dont les lettres initiales étaient imprimées en rouge. Le pauvre pope m’instruisait comme on l’avait instruit lui-même. En ce temps-là, — il s’agit de la fin du dix-huitième siècle, — personne en Serbie n’avait l’idée de ce que pouvait être une école. Quiconque voulait apprendre quelque chose devait aller chez le pope ou au monastère. Les élèves pauvres étaient tenus de servir ou de soigner les chevaux ; mais on s’y résignait volontiers pour apprendre quelque chose. En ce temps-là, il n’y avait chez nous d’hommes considérés que les knezes (maires), les popes, les moines et les pandours. J’appris ainsi à lire chez le pope Stanoïé ; je commençais à lire le calendrier et je savais distinguer les fêtes. Et les bonnes femmes disaient à ma mère : « Tu es bien heureuse, sœur, d’avoir un fils si savant, qui peut t’indiquer les fêtes et te préserver du péché qu’on commet en travaillant les jours défendus. »
La statistique de l’enseignement, publiée en 1876 à Belgrade par M. Bogolioub Iovanovitch[26], donnait pour la principauté un total de 507 écoles primaires. L’auteur ne se dissimulait pas que son pays occupait à ce point de vue un des derniers rangs en Europe. Mais ce qui le préoccupait le plus, c’était moins le petit nombre des écoles que la valeur médiocre des instituteurs. « Ils n’embrassent leur profession, écrit-il, que comme pis aller, et la quittent dès qu’ils en trouvent une autre. » M. Iovanovitch nous apprend que sur cent recrues on n’en comptait alors que quinze sachant lire et écrire. C’est là sans doute un chiffre médiocre. Une élévation de 0 à 15 pour 100 en un demi-siècle constitue cependant un progrès considérable. D’après M. Iovanovitch, le nombre des écoles s’accroissait de 10 environ par an. Cette proportion paraît s’être maintenue. M. Karitch accuse pour 1882 un chiffre de 600 établissements primaires. Il faut tenir compte ici de deux faits importants : d’une part, les dommages subis par la Serbie pendant la dernière guerre ; d’autre part, l’accroissement de population résultant de l’acquisition des arrondissements de Nich et de Pirot.
[26] Statistika Nastave ou Knejevini Srbiji. Belgrade, 1876.
En somme, la Serbie possède aujourd’hui une école primaire pour trois mille habitants. Un dixième seulement des enfants fréquente l’école. Ce chiffre paraît en contradiction avec la proportion de 15 pour 100 de conscrits lettrés que j’ai citée plus haut ; mais l’annexion des provinces enlevées à la Turquie a nécessairement fait baisser le niveau moyen de l’instruction publique.
A l’exemple de la Bulgarie, la Serbie a proclamé le principe de l’obligation dans une loi votée par la Skoupchina au mois de décembre 1882. Cette loi fait aux instituteurs de fort belles conditions ; elle leur assure après dix ans de service une retraite égale à 40 pour 100 de leur traitement. Après trente-cinq ans de service, la retraite est égale à l’intégralité du traitement. J’ai assisté, pendant mon séjour à Belgrade, à un congrès d’instituteurs et d’institutrices. Ils m’ont paru sérieux et intelligents ; mais c’était évidemment une élite. L’instruction des filles est, bien entendu, très-inférieure à celle des garçons.
Le ministre actuel de l’instruction publique, M. Stoïan Novakovitch, a eu l’heureuse idée de créer pour son département un organe spécial : le Prosvetni Glasnik. Ce recueil renferme des documents statistiques, des travaux de pédagogie ou de science vulgarisée. Les inspecteurs y publient leurs rapports et signalent les lacunes qu’ils ont constatées dans l’enseignement ou dans le matériel des établissements scolaires. Le Glasnik nous apprend qu’il existe actuellement deux écoles normales d’instituteurs : l’une à Belgrade, avec 143 élèves ; l’autre à Nich, avec 53 élèves. L’enseignement secondaire est représenté par trois gymnases : celui de Belgrade (490 élèves), celui de Kragouievats (445 élèves), celui de Nich (168 élèves). C’est donc un millier d’enfants, sur deux millions d’hommes, qui reçoivent les bienfaits de l’enseignement classique. Le gouvernement serbe a multiplié avec raison les établissements scolaires dans la ville de Nich ; ce sont surtout les pays le plus récemment enlevés à la Turquie, qui ont le plus besoin d’être éclairés. Le royaume compte encore vingt-cinq pro-gymnases à quatre classes seulement, avec une population scolaire de 4,727 enfants. On constate que le nombre des élèves diminue très-rapidement en raison de l’élévation des classes. Ainsi, la sixième, qui correspond à notre rhétorique, ne compte pour tout le royaume que 146 élèves ; la septième, qui équivaut à notre philosophie, n’en a plus que 67.
L’enseignement supérieur n’est représenté en Serbie que par un seul établissement, la haute école de Belgrade. Elle n’a point la prétention d’être une université ; elle ne décerne point de diplômes de docteur ; elle se contente de préparer des jeunes gens d’élite aux carrières libérales. Elle comptait l’an dernier 172 élèves, dont 86 pour le droit, 21 pour l’histoire, 41 pour les sciences pures et appliquées. Quelques-uns des professeurs de la haute école sont des savants très-distingués. La Serbie n’est pas réduite, comme la Bulgarie, à recruter son personnel enseignant dans son propre fonds. Il y a, au delà de la Save et du Danube, des milliers de Serbes, descendants d’aïeux émigrés au siècle dernier, qui ont reçu en Autriche une éducation supérieure et qui viennent volontiers prendre du service dans la patrie de leurs ancêtres. La plupart d’entre eux se font naturaliser.
En dehors des élèves de la haute école (visoka schkola), un certain nombre de jeunes gens sont envoyés, aux frais de l’État ou par leur famille, dans les universités étrangères. Ce sont surtout des étudiants en droit, en médecine, en économie politique. Il est évidemment indispensable d’aller chercher ces sciences du dehors. Malheureusement, ces jeunes gens n’ont à leur retour qu’une ambition, celle de se faire caser à Belgrade dans les bureaux et d’administrer, du fond de leurs fauteuils, un pays qu’ils ne connaissent pas, qu’ils n’ont jamais visité. Ici encore, je me plais à citer le témoignage de mon ami, M. Constantin Jireczek. « En Serbie, dit-il, le voyageur constate à chaque pas que, depuis le départ des Turcs, le gouvernement n’a pas fait tout ce que l’étranger, peut-être même l’indigène, pourrait attendre de lui… Un négociant serbe attribuait devant moi cette stagnation du pays aux bureaucrates de Belgrade, des gens qui, après avoir passé quelques joyeuses années à Vienne, à Paris, à Berlin, reviennent dans leur pays sans en connaître les besoins, y introduisent des réformes la plupart du temps intempestives et souvent ne pensent qu’à leur propre intérêt[27]. »
[27] Voir la Revue de Prague, Osveta, année 1875, p. 428.
A côté de la haute école, l’institution scientifique la plus importante du royaume, c’est la Société des sciences (Outcheno droujtvo), qui, sans avoir la prétention de rivaliser avec celle d’Agram, a rendu d’utiles services au pays. Elle a été fondée en 1842, sous le règne de Miloch ; elle publie, depuis 1847, un recueil annuel de mémoires(Glasnik), dont la collection jouit d’une légitime autorité. Elle a édité, en outre, un certain nombre de travaux d’histoire, de sciences naturelles, d’archéologie. Elle se divise en quatre sections : philosophie et philologie, — histoire et droit, — sciences mathématiques et naturelles, — beaux-arts. Le gouvernement lui accorde une subvention de 12,000 francs. Les membres les plus distingués de la Société sont, dans l’ordre des lettres : M. Novakovitch, le ministre actuel de l’instruction publique ; son collègue M. Miatovitch, ministre des finances, historien et publiciste distingué ; M. Militchevitch, un géographe consommé, auquel on doit la meilleure description de la Serbie et nombre de récits populaires ; M. Kouïoundjitch, poëte et philosophe, qui représente aujourd’hui la Serbie auprès de la cour d’Italie.
Il existe en outre, à Belgrade, une Société de médecine, une d’agriculture et une fondation particulière due à la libéralité d’un officier récemment décédé, le capitaine Tchoupitch. Ce patriote a légué par testament une partie de sa fortune pour la publication d’œuvres morales et littéraires. De telles libéralités ne sont pas rares chez les Serbes, plus pourtant que chez les Grecs et les Bulgares. L’un des Mécènes les plus généreux a été le capitaine Micha Atanasievitch, qui a fait construire à ses frais le grandiose édifice où sont logés la haute école, la Société scientifique, la bibliothèque et le musée.
La bibliothèque, qui a été autrefois sous la direction de M. Stoïan Novakovitch, renferme environ vingt-cinq mille volumes et une belle collection de cartes et de dessins. Les catalogues sont fort bien tenus. Une autre bibliothèque a été fondée par l’État dans la seconde capitale du pays, à Kragouievats.
Le musée est certainement, au point de vue archéologique, un des plus intéressants de l’Europe orientale. Les antiquités, les médailles, abondent sur le sol de l’ancienne Singidunum. On en découvre chaque jour. Le commandant de la forteresse m’a montré toute une poignée de monnaies que ses forçats venaient de découvrir au pied d’un vieux mur. Une statue d’Isis a été rapportée de la Bosnie. Une tête de bronze, trouvée dans le Danube, est considérée comme ayant appartenu à une statue de Trajan. Mais ce qui mérite surtout l’attention des amateurs, c’est la numismatique des anciens États serbes, Serbie, Bosnie, Bulgarie. Il y a là des pièces à faire pâmer de joie un collectionneur. Toutes ces richesses ont été décrites dans un grand ouvrage publié à Agram par un archéologue dalmate, M. Sime Ljubich.
Une salle particulièrement intéressante pour l’historien, c’est celle qui renferme les souvenirs de la domination turque et de la guerre de l’Indépendance. Quel est le Serbe dont le patriotisme ne s’enflammerait à voir ces carcans de fer, ces fouets aux nœuds métalliques sous lesquels ont naguère gémi ses ancêtres, ces drapeaux qui ont mené au combat les Karageorge et les Obrenovitch ?
Une galerie de peinture renferme les portraits de ces héros épiques et ceux des hommes qui ont régénéré par la science un peuple redevenu à demi barbare : les Dosithée Obradovitch, les Karadjitch, les Miloutinovitch. Œuvres d’artistes indigènes, ces portraits sont d’une exécution grossière, mais d’une grande sincérité. Ils donnent bien l’idée de ces rudes personnages, nés pour vendre des prunes, élever des pourceaux ou végéter dans un monastère, et qui s’improvisèrent un beau matin chefs d’armée, poëtes, diplomates. Cette partie du musée est une excellente école de patriotisme.
Parmi les établissements fondés par l’État, il faut encore citer l’imprimerie royale, qui existe depuis de longues années, et qui est dirigée avec zèle et intelligence par M. Steva Raïtchevitch. Ses travaux sont très-soignés, et, dans une exposition internationale, ils mériteraient d’être distingués. Elle a été longtemps la seule imprimerie de Belgrade. Aujourd’hui, l’industrie privée lui fait une sérieuse concurrence. Le nombre des typographies s’est multiplié, en même temps que celui des journaux, et les journaux se sont accrus en raison du progrès des passions et des idées politiques. Nos confrères belgradiens se font remarquer par la violence de leurs polémiques. Ils ont un goût peut-être prématuré pour les questions sociales et la logomachie cosmopolite. Cela tient sans doute à ce que la plupart d’entre eux ont fait leur éducation à l’étranger. Il est bien tôt pour parler des rapports du travail et du capital dans un pays où l’industrie est encore dans l’enfance. Il serait plus pratique et plus patriotique de créer une industrie nationale, qui affranchirait le pays du monopole du marché autrichien.
La librairie se développe en même temps que l’imprimerie. Je me rappelle le temps où elle n’avait d’autre établissement que celui du sieur Valojitch, une papeterie de village. Aujourd’hui, le commerce des livres est représenté par des magasins à l’européenne ; Belgrade a même des éditeurs. Leur commerce s’alimente en grande partie de travaux publiés à l’étranger, à Novi-Sad et à Pancsevo (Hongrie), à Pesth, à Vienne, à Raguse. La littérature serbe dépasse de beaucoup les limites restreintes du royaume ; son territoire s’étend des bouches de Cattaro aux frontières de la Bulgarie, et de la Drave aux Balkans. Elle obéit à des influences très-diverses. Parmi les littérateurs distingués de Belgrade, beaucoup sont originaires des pays étrangers, de la Dalmatie, de la Syrmie, de la Hongrie méridionale. Les études historiques me paraissent être les plus florissantes ; la poésie a des représentants de quelque mérite ; le drame, le roman, vivent surtout de traductions et d’adaptations.
Si les progrès de l’instruction publique dans un pays dépendaient uniquement des mérites du ministre compétent, la Serbie ne tarderait pas à égaler les plus avancés des États européens. Le ministre actuel, M. Stoïan Novakovitch[28], est un des savants les plus remarquables du monde slave. Ses travaux d’histoire et de linguistique font autorité. Il est depuis de longues années l’âme de la Société des sciences ; les Académies de Pétersbourg et d’Agram l’ont nommé membre correspondant. Ses amis regrettent que les labeurs de l’administration et de la politique l’aient arraché aux études qui ont assuré sa réputation. Malheureusement ni le talent, ni l’érudition ne peuvent faire jaillir du sol les instituteurs ou les écoles. M. Novakovitch a hérité d’une situation qui ne peut être modifiée qu’avec l’aide de deux facteurs indispensables, le temps et l’argent.
[28] M. Novakovitch a donné sa démission en septembre 1883.
M. Novakovitch a d’ailleurs d’autres soucis que ceux de l’instruction publique. Il est aussi ministre des cultes. Ce devrait être un portefeuille aisé à manier dans un pays où l’unité religieuse est à peu près absolue. Sauf quelques musulmans de passage, trois ou quatre mille catholiques, sujets étrangers, et deux mille Israélites, toute la population du royaume appartient à la religion orthodoxe. L’Église serbe n’a point de parti ultramontain. Cependant la Serbie, tout comme la Prusse, a eu son Kulturkampf.
La chose, au premier abord, semble assez singulière. S’il est un peuple chez lequel les passions religieuses paraissent peu capables de s’allumer, c’est le peuple serbe. Il pratique l’orthodoxie avec sobriété ; son caractère est essentiellement flegmatique. Le fanatisme et le mysticisme n’ont guère prise sur lui. A ce point de vue, il offre peu de rapports avec le peuple russe. Vous ne verrez dans les rues de Belgrade ni génuflexions ni signes de croix devant les églises, ni saintes images pieusement baisées, ni cierges allumés devant la chapelle de tel patron miraculeux. Les pèlerinages sont surtout des prétextes à fêtes populaires et à réunions.
On compte en Serbie cinquante-quatre couvents avec cent trente-huit moines, soit, pour parler le langage rigoureux de la statistique, deux moines six dixièmes par monastère. Il n’y a point de couvents de femmes. Étant donné ces dispositions générales des esprits, on s’attendait peu à voir éclater un conflit entre l’Église et l’État.
Ce conflit a pourtant eu lieu ; il s’est produit à propos d’une loi de finances. Le gouvernement prétendait frapper d’un impôt certaines fonctions ecclésiastiques ; il voulait faire payer une taxe de cent francs à quiconque se faisait moine, une de cent cinquante à qui devenait hiéromonaque. Le métropolitain de Belgrade, Mgr Michel, protesta contre une mesure qui lui semblait contraire aux canons, aux constitutions apostoliques, et qui, paraît-il, entachait l’Église serbe du péché de simonie. Non-seulement il protesta par lettre, mais la première fois qu’il eut une consécration à célébrer, il se refusa à prélever l’impôt en question. Le gouvernement le frappa d’une amende égale à six fois la somme exigée. Le métropolitain soumit le conflit à un concile national composé des évêques de Nich, Negotin, Oujitsa et Schabats. Le concile se prononça également contre l’innovation gouvernementale. Le ministre répondit par la suspension du métropolitain, qui se vit relégué dans un monastère[29]. Le scandale a été grand dans le monde russe, à Moscou notamment.
[29] Mgr Michel a été remplacé (avril 1883) par M. Mraovitch ; ce prélat a été sacré par le métropolitain serbe de Karlovtsi (Hongrie).
D’après les hommes d’État serbes, il s’agit d’une simple question de discipline intérieure ; d’après les slavophiles moscovites, l’incident est beaucoup plus grave.
Le métropolitain, chef suprême de l’Église serbe, est le partisan le plus dévoué de la Russie dans le royaume. Or, le ministère actuel suit une politique entièrement docile à l’Autriche. Il a donc dû supprimer l’homme dont la présence à la tête du clergé national est une protestation vivante contre la tutelle autrichienne. Je ne prends point parti entre les deux opinions ; je me contente de les exposer. Il m’a semblé qu’à Belgrade la suspension du métropolitain avait produit assez peu d’effet, du moins parmi les classes intelligentes.
Ceci m’amène à étudier la situation que les circonstances ont faite à la Serbie. Je suis depuis de longues années en rapport avec ses hommes politiques, avec les représentants de l’opinion publique en ce pays, et je crois pouvoir donner des appréciations assez exactes. Le peuple serbe n’est plus, — sauf telle ou telle exception individuelle, — capable ni de fanatisme religieux, ni même de fanatisme patriotique. Plusieurs siècles de servitude, de longs rapports avec les Osmanlis, lui ont appris qu’il faut savoir tour à tour se résigner et dissimuler. Si la Serbie, au début de notre siècle, s’est affranchie par les armes, elle s’est maintenue par la diplomatie. Elle a cherché tout d’abord d’où venait le vent, et elle a plié devant les plus forts, de crainte d’être brisée par eux. Pièce à pièce, morceau par morceau, elle a arraché à l’Europe et aux sultans les concessions successives avec lesquelles elle a fait son indépendance.
Les sympathies naturelles qu’elle peut avoir pour ses congénères slaves ou ses coreligionnaires orthodoxes, elle a toujours su les sacrifier aux nécessités du moment ou aux espérances de l’avenir. C’est ainsi que, pendant la guerre de Crimée, elle est restée neutre pour être agréable aux puissances alliées, et surtout par crainte de l’Autriche, sa puissante voisine. Certes, elle prévoyait bien qu’elle aurait un jour besoin de la Russie, et en Orient on regardait volontiers la Russie comme sa protectrice. Mais cette protection, elle la subissait plutôt qu’elle ne la désirait : « L’homme qui se noie se raccroche même à une paille », dit un proverbe indigène.
Causée par les abus de l’administration turque, fomentée peut-être en secret par le gouvernement autrichien, l’insurrection de la Bosnie et de l’Herzégovine a été, comme on sait, le point de départ des événements qui ont définitivement affranchi la Serbie et l’ont transformée en royaume. La principauté ne pouvait guère refuser l’aide que venaient lui apporter les volontaires russes. Elle en a profité, avec l’assentiment tacite de l’Autriche, bien entendu. Cependant, cette fraternité d’armes n’a peut-être pas beaucoup contribué à resserrer les liens d’affection avec les Russes et les Serbes. Si parmi les volontaires il y avait des héros, il y avait aussi beaucoup d’aventuriers. On les a subis, mais sans enthousiasme, et l’on n’en a pas gardé partout un excellent souvenir. D’ailleurs, l’empereur Alexandre II a fait payer cher à l’amour-propre des Serbes les secours qu’il leur envoyait. Dans le discours célèbre auquel je faisais plus haut allusion, il a grièvement blessé leur amour-propre. Il se servit même, m’assure-t-on, d’expressions que des raisons de haute convenance ne permettent pas de reproduire ici. Il n’est jamais habile d’humilier ceux à qui l’on vient de rendre service.
Quand les Turcs arrivés devant Djunis se furent ouvert la route de Belgrade, la médiation russe vint tout à coup arrêter leur marche triomphante et rétablir le statu quo ante bellum. La Russie ne faisait que son devoir le plus strict en tirant le petit État d’une aventure où elle avait puissamment contribué à l’engager. Un peu plus tard, vers la fin de la campagne de Bulgarie, la Russie eut à son tour besoin de la principauté. Elle lui fit reprendre les armes, et cette intervention produisit une diversion utile sur l’aile gauche des Ottomans. Les Serbes prétendent donc que si la Russie leur a rendu quelques services, elle les leur a bien fait payer. Ils se considèrent comme quittes envers elle, et n’admettent point d’ailleurs que la reconnaissance ait un rôle quelconque à jouer dans la politique des nations. La Serbie, comme l’Autriche de Schwarzenberg, est prête à « étonner le monde par son ingratitude ».
L’acquisition de dix mille kilomètres carrés alloués par le traité de Berlin, l’indépendance, le titre de royaume, peuvent-ils être considérés comme des compensations suffisantes pour les sacrifices que le petit État s’est imposés pendant la dernière guerre ? Oui, sans doute, si ces avantages sont l’augure et le gage assuré d’un développement ultérieur. Non, s’ils tracent le cadre définitif où la nation serbe doit être renfermée ne varietur.
Le traité de Berlin, en accordant à la Serbie les districts de Nich et de Pirot, a donné à l’Autriche la Bosnie et l’Herzégovine ; il a fauché jusque dans leurs racines les espérances de la Serbie ; il a réduit le royaume à l’état de vassal du dangereux voisin, qui s’annonce dès maintenant comme l’héritier réservataire de la Turquie, et dont l’ambition vise, dit-on, les rivages de l’Archipel. Depuis que la Serbie régénérée a recommencé son existence politique, jamais un coup plus rude n’avait été porté à son avenir. Ces provinces maintenant livrées au Schwaba, elles avaient été l’objet des aspirations et des convoitises de tous les patriotes. De tout temps ils avaient rêvé de les affranchir du joug détesté et d’aller, par-dessus la Drina, donner la main aux frères du Monténégro.
Tant que les Osmanlis restaient les maîtres en Bosnie et en Herzégovine, on pouvait avoir l’espérance de les en chasser, comme on les a chassés jadis des forêts de la Schoumadia. Et voici que l’éternel ennemi des Slaves, l’Allemand, s’y établit avec la force militaire d’un empire de quarante millions d’hommes ! Désormais la Serbie est surveillée par l’Autriche, non pas seulement sur la ligne si mal défendue de la Save et du Danube, mais encore sur la frontière occidentale de la Drina. Dans ces provinces où elle voyait naguère des frères prêts à l’accueillir comme une libératrice, elle ne voit plus désormais que des ennemis jaloux qui épient toutes ses démarches, contrôlent toutes ses ambitions.
Au sud de la Bosnie et de l’Herzégovine, il y a encore la Vieille Serbie, où les Autrichiens n’ont pas pénétré. C’est là que s’élèvent la ville de Prizren, où fut jadis la capitale du tsar Douchan, la ville de Petch, où siégeaient les patriarches ; c’est là qu’est le champ de bataille de Kosovo, où succomba l’indépendance nationale. Il suffirait d’un coup de main heureux pour remettre les Serbes en possession de tous ces sanctuaires nationaux. Mais les Kaiserliks sont là, à deux pas, qui veillent sur le chemin de fer de Salonique.
Quelle rage a dû mordre le cœur des patriotes quand ils ont vu la diplomatie européenne briser ainsi toutes leurs espérances ! En vingt-quatre heures les Autrichiens peuvent occuper Belgrade ; en cinq ou six jours leur armée de Bosnie peut arriver à Kragouievats. La Serbie, pour renouer le fil brisé de ses destinées, ne doit plus compter que sur une guerre européenne.
Faut-il s’étonner si, au milieu de circonstances si délicates, le roi Milan et ses conseillers ont cru devoir courber la tête et s’incliner devant la loi inéluctable du plus fort ? La Serbie est aujourd’hui dans la situation où se trouvait le Piémont après Novare. Elle se recueille et elle attend. Tempus et meum jus, dit l’exergue inscrit dans les armoiries de sa jeune royauté.
Il ne manque pas d’impatients à qui l’attente semble pénible et qui contiennent mal l’expression de leurs angoisses et de leurs aspirations. On m’a raconté à Belgrade une anecdote significative. L’an dernier, le roi faisait un voyage dans ses États ; il se rendait à Oujitsa. C’est un chef-lieu de département à l’ouest du royaume, à dix lieues environ de la frontière bosniaque. Ainsi qu’il est d’usage entre pays monarchiques, une députation d’officiers autrichiens de l’armée d’occupation cantonnée en Bosnie devait venir le saluer au passage. Les habitants d’Oujitsa avaient imaginé d’élever à l’entrée de la ville un arc de triomphe portant deux inscriptions ; d’un côté :
CECI EST LE CHEMIN DE LA BOSNIE.
De l’autre :
LA BOSNIE SERA A NOUS.
Le roi, arrivé à quelque distance de la ville, fut prévenu de cette incartade peu diplomatique. Il s’empressa de tourner bride et fit annoncer aux habitants d’Oujitsa qu’il n’irait point les visiter. Ceux-ci eurent beau lui envoyer une députation, prier, supplier, le roi resta inflexible : « Je reviendrai, répondit-il, quand vous serez plus sages. »
Le métier de roi a parfois de dures exigences. L’une des plus cruelles que Milan Ier ait eu à subir, c’est certainement ce vasselage autrichien qui lui est imposé par les circonstances. Ses conseillers l’acceptent avec une gaieté de cœur plus apparente peut-être que réelle. La masse de la nation est-elle d’accord avec son gouvernement ? Oui, si l’on en croit certaines manifestations officielles de l’opinion publique ; non, sans doute, si l’on fait parler à cœur ouvert ceux qui doivent, pour des raisons politiques, mettre une sourdine à leur pensée[30]. Royaume indépendant, la Serbie est aujourd’hui dans une situation plus précaire que n’était naguère la principauté vassale, même au temps où les forteresses étaient occupées par les Turcs. Elle avait alors le plus précieux des biens, l’espérance. Aujourd’hui, elle a dû y renoncer, du moins jusqu’à nouvel ordre. En attendant que les événements lui permettent de reprendre la marche brusquement interrompue de son développement normal, le petit royaume ne doit point s’endormir dans un lâche abandon. Qu’il se recueille, qu’il se civilise, qu’il travaille sans relâche. Instruction publique, industrie, commerce, voies de communication, tout est encore à créer. Si les hommes d’État serbes ne peuvent plus faire de grande politique, s’ils sont réduits à se traîner à la remorque d’un puissant voisin, ils peuvent du moins préparer à leurs successeurs une patrie plus intelligente, plus éclairée, plus riche, que celle qu’ils ont reçue de leurs rudes ancêtres, plus digne des hautes destinées que l’avenir lui réserve et qui tôt ou tard ne sauraient lui échapper.
[30] J’écrivais ceci dans la Nouvelle Revue en avril 1882. Quatre mois après, les élections pour la Skoupchtina, la chute du ministère Pirotchanats, une insurrection redoutable confirmaient mes prévisions.
Le Danube sous Belgrade. — Smederevo. — Baziasch. — Les Portes de Fer. — Babakaï. — Le château de Goloubats. — Drenkova. — La table de Trajan. — La chapelle de la Couronne. — Adah-Kaleh. — Turn Severin. — La Bulgarie.
Le dimanche 6 août 1882, à six heures du matin, après avoir subi, pendant deux heures, non sans maugréer, les innombrables vexations que la police serbe et la douane autrichienne infligent au voyageur, je m’embarquais enfin sur l’Albrecht, un des plus puissants navires de la Donaudampfschifffahrtgesellschaft[31]. Sa machine est d’une force de cent cinquante chevaux ; les voyageurs de première classe ont trois étages à leur disposition : un dortoir analogue à ceux des bâtiments transatlantiques, un salon et une terrasse. Le service et la table ne laissent rien à désirer. M. Kanitz raconte quelque part qu’un boïar valaque à moitié ruiné faisait tous les ans, aller et retour, la traversée de Giurgevo à Orsova pour retrouver pendant quelques jours les jouissances du confort européen. Ce boïar n’avait pas tout à fait tort.
[31] Compagnie de navigation à vapeur du Danube.
L’Albrecht navigue sous le pavillon hongrois, qui depuis le dualisme a remplacé celui de l’empire. Société peu variée et peu intéressante. Allemands, Serbes ou Hongrois, tous portent le même costume et se servent entre eux du même idiome germanique. Pas un seul Turc. On voit bien que le Danube a cessé d’être un fleuve musulman. Je suis, au milieu de cette foule peu bigarrée, le seul représentant de l’Occident latin.
La machine siffle ; le paquebot file, et nous avons bientôt perdu de vue la citadelle et la cathédrale de Belgrade ; lourds bastions, clocher doré, tout s’enfonce en quelques minutes sous l’horizon. Le Danube est peut-être bleu aux environs de Lintz, de Passau ou de Vienne. Ici il roule des eaux jaunes et bourbeuses. Ses rives plates et peu pittoresques sont mal défendues contre les inondations : aussi ne sont-elles guère habitées. Les villes, fort rares, se tiennent à distance respectueuse du redoutable fleuve. Nous naviguons deux ou trois heures de suite sans rencontrer une station, un bateau remontant le courant ou même une barque de pêcheur. Après avoir dépassé l’embouchure de la Temes[32], nous atteignons la ville hongroise de Pancsevo (Pantchevo), dont les clochers s’aperçoivent à l’horizon derrière des bouquets d’arbres. Pancsevo appartient à la Hongrie, mais sa population est en grande partie serbe. Deux ou trois voitures boiteuses stationnent près du ponton désert ; la ville est trop éloignée pour que les habitants puissent se donner régulièrement le plaisir d’assister au passage du paquebot. C’est une excursion évidemment réservée pour les dimanches, et que les bourgeois ingambes peuvent seuls se permettre.
[32] C’est la rivière qui donne son nom à la ville de Temesvar.
La rive serbe est plus élevée que la rive autrichienne, mieux plantée et plus fertile. Elle n’est guère plus habitée. Des osiers, des champs de maïs, des vignobles égayent parfois le paysage, mais l’homme y manque, et avec lui la vie. On ne la retrouve guère qu’en arrivant au petit port de Smederevo. Nos cartes le désignent sous le nom de Semendria. La ville est célèbre par ses vignobles, qui, suivant une tradition assez vague, remonteraient au temps de l’empereur Probus. Son nom et son origine sont également mystérieux. Elle a été certainement colonie romaine, et le château (grad) qui domine le Danube a été élevé sur les débris d’un ancien castellum. Smederevo n’appartient à l’histoire qu’à partir de la période slave. Elle a joué un rôle considérable au moyen âge.
Tel qu’il apparaît aujourd’hui, le château est l’œuvre du despote[33] Georges Brankovitch, qui, d’après une inscription encore aujourd’hui existante, l’aurait construit en 1430. Il a la forme d’un triangle et est flanqué de vingt-quatre tours, la plupart à moitié ruinées. Smederevo se vante d’avoir possédé autrefois le corps de saint Luc. L’examen de cette légende nous entraînerait trop loin.
[33] On appelle despotes les princes serbes qui, après la chute de l’Empire, essayèrent de garder dans certaines provinces une autorité indépendante.
Au quinzième siècle, après la chute de l’empire serbe, Smederevo a été pendant quelque temps la capitale des pays serbes restés indépendants. Tour à tour prise et restituée par les Osmanlis, elle fut définitivement occupée par eux en 1459. Le beg de Smederevo porte dans les documents officiels le titre de seigneur des pays serbes, des sandjaks de Semendria, de Belgrade, du Danube, de la Save et de Syrmie. La ville resta aux mains des infidèles jusqu’en 1805 ; délivrée à cette époque par les compagnons de Karageorges, elle fut reprise par les Turcs en 1813. Mais de 1815 à 1867 ils n’occupèrent plus que la forteresse. Elle faisait partie des six places de guerre (Semendria, Belgrade, Schabats, Kladova, Oujitsa, Sokol) où ils eurent le droit de tenir garnison jusqu’au jour où l’habile diplomatie du prince Michel amena l’évacuation définitive de la principauté. Aujourd’hui, Smederevo n’est plus qu’une échelle pacifique du Danube ; elle fait un grand commerce avec l’Autriche-Hongrie et lui expédie des grains, du bétail et d’innombrables pourceaux.
La station de Kulin sur la rive serbe, celle de Dubravitsa sur la rive autrichienne, n’offrent aucun intérêt. En face de cette dernière ville commence la longue île d’Ostrova, dont les habitants se livrent à la pêche et à la fabrication du caviar. Les derniers contre-forts des montagnes du Banat commencent à se rapprocher du fleuve. A leur pied s’élève la petite ville de Baziasch, l’un des points les plus importants du transit international européen. C’est à Baziasch qu’aboutit le chemin de fer qui rattache le moyen Danube à l’Europe centrale. Le mouvement de cette petite station est naturellement considérable. Elle met Belgrade en communication avec Pesth et Vienne. Le Danube serait trop long à remonter. C’est ici que la plupart des voyageurs occidentaux viennent par les voies les plus rapides gagner le Danube, pour jouir de la traversée des Portes de Fer et se rendre à Constantinople par la ligne de Roustchouk, Varna et la mer Noire. Quand le chemin de fer de Belgrade à Constantinople d’une part, à Pesth et à Vienne de l’autre, sera terminé, Baziasch verra certainement décroître son importance.
Jusqu’ici, la traversée est en somme assez maussade. Le touriste curieux de pittoresque pourrait presque rester dans sa cabine et s’absorber dans la lecture de la bibliothèque du bord. Elle se compose d’un seul et unique volume, un album d’annonces internationales imposé à la compagnie danubienne par je ne sais quelle société de publicité parisienne. De désespoir, je me plonge dans l’étude de mon guide, l’Illustrirter Führer auf der Donau von Regensburg bis Sulina, de M. A. Hebksch. Très-prodigue de renseignements pour tout ce qui concerne le Danube allemand ou purement hongrois, il résume en une vingtaine de pages fort sèches le trajet de Pesth à la mer Noire. On sent qu’il s’agit de pays barbares auxquels le géographe viennois ne s’intéresse que médiocrement. Je trouve dans le Führer d’intéressants renseignements statistiques sur la navigation du Danube. La flottille de la Donaudampschifffahrtgesellschaft ne compte pas moins de soixante-deux paquebots. Leur force totale dépasse quatre mille chevaux. C’est décidément une puissante institution, et l’on comprend que les petits États hésitent à entamer la lutte contre un aussi formidable concurrent. Il y a eu jadis une compagnie de navigation franco-serbe qui n’a point réussi. Son matériel se composait, il est vrai, de quelques mauvais bateaux du Rhône amenés à grands frais par les Dardanelles. Le seul moyen d’affranchir le Danube inférieur du monopole austro-hongrois serait de grouper en un seul faisceau les capitaux des trois États riverains, la Serbie, la Roumanie, la Bulgarie.
Mais ce n’est pas le moment de s’absorber dans ces considérations économiques. L’Albrecht a ralenti sa marche ; un mouvement se produit parmi les touristes, même parmi ceux qui sont les plus blasés sur la navigation danubienne. Nous allons entrer dans les fameux défilés des Portes de Fer. Les collines qui bordent le fleuve deviennent de plus en plus âpres et de plus en plus sauvages. Son lit se resserre, ses flots noirs tourbillonnent en remous tumultueux ; des rochers perfides surgissent du fond des eaux. Pendant les étés secs, lorsqu’elles atteignent leur niveau le plus bas, les voyageurs et les marchandises sont transbordés à la station autrichienne d’Alt-Moldova sur des bâtiments légers d’un faible tirant. Grâce à Dieu, cette corvée nous est épargnée ; les eaux sont assez hautes pour nous permettre de rester sur l’Albrecht jusqu’à la station de Drenkova. Si un trajet plus confortable nous est assuré, en revanche nous sommes privés de la vue des récifs qui, à certaines époques, donnent au fleuve majestueux la physionomie capricieuse d’un torrent.
Aux grandeurs sauvages de la nature, se mêlent ici la majesté des souvenirs historiques et l’attrait mystérieux des légendes. Les Romains ont laissé partout leur empreinte dans ces contrées, Neu-Moldova avait déjà de leur temps des mines célèbres, et des inscriptions nous ont conservé le nom des fonctionnaires qui présidaient à leur exploitation. Le rocher de Babakaï qui émerge du fleuve même par les plus hautes eaux est le sujet de merveilleux récits. Au temps jadis, une jeune et belle Ottomane, Babakaï, se serait laissé enlever par un jeune et bel Hongrois : reprise et ramenée par les janissaires de son époux outragé, elle aurait été attachée à la roche fatale et, nouvelle Andromède, aurait péri sans que personne osât la délivrer. La linguistique nous donne, hélas ! une explication plus prosaïque de ce nom de Babakaï : baba, en turc, veut dire l’oncle, le grand-père, le vieux ; kaï, le rocher. Ce serait tout simplement la roche du vieux ! Les Serbes, eux, ont une troisième explication : baba, femme ; kaj, repens-toi. Elle confirme la légende à sa façon. Elle l’a même peut-être fait naître.
L’entrée du défilé, clef de la navigation danubienne en Orient, devait nécessairement être gardée par des châteaux forts. Sur la rive serbe apparaît la splendide ruine des Goloubats. C’est l’un des monuments les plus importants et les mieux conservés du moyen âge slave. Le Guide en Orient, du docteur Isambert, un livre d’ailleurs très-recommandable à bien des égards, raconte que cette forteresse a été construite par Marie-Thérèse ! Singulière distraction ! Le style du noble édifice indique suffisamment qu’il est bien antérieur à la construction de l’artillerie. Ce ne sont que tours et créneaux. On chercherait en vain des glacis ou des bastions. Le point stratégique est trop important pour que les Romains l’aient négligé. C’est certainement sur les ruines d’un ancien castellum qu’a dû s’élever le fort de Goloubats. On connaît mal ses origines ; durant tout le moyen âge il joue un rôle considérable ; il tombe en 1391 aux mains des Turcs ; les Serbes essayent en vain de le reprendre en 1428, ils sont repoussés après un sanglant combat. Pour tenir en échec Goloubats et protéger l’autre rive, un roi de Hongrie construisit en face le château de Ladislas (Laslovar). Mais les Hongrois ne réussirent pas à déloger les Ottomans du formidable abri d’où ils envahirent plus d’une fois le Banat. Ils l’abandonnèrent d’eux-mêmes vers la fin du dix-septième siècle. Depuis cette époque la ruine est restée solitaire.
Majestueuse et mélancolique, elle profile sur un fond de rochers et de broussailles ses neuf tours et ses longs murs crénelés. Le chemin qui naguère y conduisait n’existe plus ; les ronces défendent les abords et rendent la ruine impénétrable. Elle ne reçoit pas de visiteurs et garde peut-être sous ses murs plus d’un secret. D’après un savant serbe, M. Militchevitch[34], on aurait trouvé aux environs de nombreuses pointes de flèches. En dehors du château s’élevaient encore, au commencement du siècle, un hammam turc (bain) et une mosquée. Miloch les détruisit en haine des souvenirs ottomans. Avec les matériaux qu’on en retira, il fit construire aux environs le village de Goloubats. Toute la contrée est fort riche, dit-on, en antiquités romaines.
[34] Dans son excellente description de la principauté de Serbie. (En serbe, Belgrade, 1875.)
Le nom de Goloubats veut dire colombier ; des légendes assez vagues rattachent à ce nom des légendes amoureuses où des pigeons voyageurs auraient joué le rôle de messagers. Je ne sache pas que la poésie populaire, si riche en récits merveilleux, ait célébré le château ou sa ruine.
Goloubats n’est pas moins célèbre par ses moustiques que par ses souvenirs historiques. Dans le flanc des rochers qui l’entourent s’enfonce une grotte humide et malsaine qui sert d’abri à ces insectes dangereux. Une tradition, peu scientifique, veut qu’ils en soient originaires. La tête d’un dragon tué par saint Georges aurait été jetée dans la caverne, et de ses chairs putréfiées seraient nés les perfides animalcules. Ce qui paraît acquis à la science, c’est que leurs larves se développent dans les cours d’eau marécageux des environs. Ces moustiques (simulium reptans Golubatsense des naturalistes) se multiplient dans des proportions effroyables et étendent au loin leurs ravages. Poussés par le vent, on a vu parfois leurs essaims arriver jusqu’en Moravie. Leurs piqûres, aussi fatales aux hommes qu’aux bestiaux, provoquent une fièvre intense et parfois même donnent la mort. Le seul moyen qu’on ait inventé pour préserver les troupeaux, c’est d’allumer des feux immenses dont la fumée repousse les infatigables parasites. Nous n’avons pas eu l’occasion de faire, même en passant, connaissance avec ces dangereux représentants de la faune serbe.
Sur la rive autrichienne, une route excellente suit les anfractuosités des rochers ; tantôt elle est taillée à vif dans le granit, tantôt elle s’élance sur des viaducs, ou elle s’enfonce sous des tunnels. Ce bel ouvrage d’art porte le nom d’un illustre patriote hongrois, le comte Szechenyi, le véritable créateur de la navigation danubienne. Le bâtiment ralentit sa marche, et la sonde interroge fréquemment le lit du fleuve. Il se resserre entre deux rives abruptes ; à travers la luxuriante végétation qui les couronne, on devine parfois la ruine d’un castellum ; la hauteur des eaux nous dissimule en général les récifs qui embarrassent le lit du fleuve. Elles ne sont cependant pas assez élevées pour que nous puissions continuer indéfiniment notre voyage à bord de l’Albrecht. Le capitaine nous fait annoncer que le transbordement aura lieu à Drenkova. Nous n’avons pas encore trop à nous plaindre, nous continuerons notre voyage sur le Danube. Dans certaines saisons le fleuve cesse d’être navigable à Drenkova, et les voyageurs sont transportés en omnibus jusqu’à Orsova. Nous échappons par bonheur à cet ennui.
La ville de Drenkova se compose de quelques rares maisons abritées à l’ombre des montagnes. Elle doit toute son importance à la station des paquebots hongrois, aux mines de charbon et aux forêts qu’on exploite dans son voisinage. L’opération du transbordement est naturellement longue et pénible. O surprise ! le vapeur sur lequel je monte est une vieille connaissance. C’est l’Argo, l’Argo sur lequel j’ai fait il y a quinze ans le voyage de Sissek à Belgrade, « l’expédition des Argonautes », disait un Allemand qui m’accompagnait alors. Tout un monde de souvenirs endormis se réveille en moi. Il y a quinze ans de cela ! Combien de fois verrai-je une période aussi longue se renouveler dans mon existence ? Salut, vieux compagnon de ma jeunesse ! Qui sait quand nous nous reverrons ? Je te remercie de m’avoir rappelé le printemps de la vie et l’ivresse des premiers voyages.
L’Albrecht cotait cent cinquante chevaux ; l’Argo n’en a que cinquante[35]. Heureusement nous ne sommes pas nombreux, et nous pourrons jouir, sans être trop incommodés, des splendeurs qui nous attendent. Le fleuve tantôt se resserre entre les flancs escarpés des montagnes, tantôt s’infléchit en sinuosités brusques, tantôt s’élargit en un vaste bassin qui semble n’avoir pas d’issues. A certains moments, les parois des montagnes qui nous étreignent dépassent une altitude de 600 mètres. Le grand silence de la nature n’est troublé que par le ronflement de la machine ou par la rencontre bien rare d’une voiture qui file sur la route de Szechenyi. Parfois un aigle noir plane au-dessus de nous.
[35] Le bâtiment qui dessert la Save, de Sissek à Belgrade, est aujourd’hui de quatre-vingts chevaux. Ce chiffre donne une idée de l’augmentation du trafic et des voyageurs pendant ces dernières années.
Nous traversons sans difficulté les passes de Tchatalia et d’Izlaz. Izlaz, en serbe, veut dire sortie ; le nom est exact. Nous débouchons brusquement dans un immense bassin qui a près de deux kilomètres de largeur. Nous avons franchi la petite Porte de Fer. Nous touchons la station serbe de Milanovats. Devant nous, le fleuve semble complétement fermé. Il s’engage par une gorge étroite dans le défilé que les Turcs ont appelé le Chaudron (Kazan). A notre gauche court toujours la route de Szechenyi ; à droite, on reconnaît par endroits celle que les Romains avaient taillée dans la pierre. La roche à pic a été évidée ; la route, surplombée par ces masses gigantesques, n’avait guère qu’une largeur d’un mètre et demi ; on la doublait en ajoutant un plancher de bois qui restait suspendu au-dessus des eaux. Tout en haut plane une frondaison luxuriante ; les chênes, les noyers, les bouleaux élancés, les vignes folles entremêlent dans un fouillis harmonieux leurs verdures glauques, éclatantes ou pâles.
Cette masse d’eau colossale, engouffrée dans le défilé de Kazan, a dû gagner en profondeur tout ce qui lui était enlevé en largeur ; le lit du fleuve, profond de soixante mètres, est plus bas ici que le niveau de la mer Noire. C’est dans le défilé de Kazan, sur la rive serbe, que se rencontre un des monuments les plus curieux de l’époque romaine, la Table de Trajan. Les passagers se pressent sur le pont pour contempler ce vénérable document. C’est une inscription taillée dans la roche vive, au milieu d’un cartouche soutenu par deux génies en bas-relief :
IMPERATOR CÆSAR DIVI NERVÆ FILIUS
NERVA TRAJANUS AUGUSTUS GERMANICUS
PONTIFEX MAXIMUS TRIBUNITIÆ POTESTATIS QUARTUM
PATER PATRIÆ CONSUL QUARTUM
MONTIS ET FLUVII ANFRACTIBUS
SUPERATIS VIAM PATEFECIT[36]
[36] Les dernières lignes sont à moitié effacées. M. Mommsen lit ainsi la fin de l’inscription :
MONTIBUS EXCISIS, AMNIBUS
SUPERATIS VIAM PATEFECIT
« L’empereur César, fils du divin Nerva, Nerva Trajan Auguste Germanicus, grand pontife, tribun pour la quatrième fois, père de la patrie, consul pour la quatrième fois, a dompté la montagne et le fleuve, et ouvert cette voie. »
La Table de Trajan est malheureusement sans cesse endommagée par la fumée des feux que les pêcheurs allument sous le rocher qui la surplombe. Le gouvernement serbe, qui possède ce rare monument, a jusqu’ici négligé de prendre les mesures nécessaires pour assurer sa conservation. Il serait à souhaiter qu’un grillage fût établi devant lui pour le mettre à l’abri des atteintes des curieux ou des ignorants. Une société d’archéologie est, dit-on, en train de se fonder à Belgrade. Je lui recommande ce trésor.
Après les souvenirs de l’antiquité, ceux du présent. La Chapelle de la Couronne, située sur le sol hongrois, près d’Orsova, rappelle un des plus dramatiques épisodes de l’histoire des Magyars. Ce petit édifice octogonal, en style byzantin, s’élève au bout d’une allée de peupliers qui aboutit au fleuve même. Il indique l’endroit où furent enterrés, en 1849, les insignes royaux si chers au patriotisme hongrois. La couronne de saint Étienne est pour eux le symbole sacré de leur droit historique ; le souverain qui n’en a point été solennellement investi par le primat du royaume ne saurait être un roi légitime. En 1848, quand le gouvernement révolutionnaire dut quitter Pesth et se réfugier à Debreczen, il emporta les insignes du couronnement, pour les empêcher de tomber aux mains de François-Joseph. Après l’asservissement de la Hongrie, un certain nombre de patriotes s’enfuirent en Turquie. Ils emportèrent avec eux le trésor national. Craignant de le perdre ou d’être arrêtés au passage du Danube, ils l’enterrèrent au-dessous d’Orsova, dans une plaine marécageuse. Ils gardèrent bien leur secret, et pendant longtemps la nationalité hongroise pleura, avec la perte de ses libertés, celle des reliques augustes qui en étaient le symbole. Retrouvées au bout de quelques années, elles furent réintégrées à Pesth, et ont servi en 1868 au couronnement de ce même François-Joseph que la Diète hongroise avait naguère déclaré déchu du trône de saint Étienne. Les Hongrois ont pour ces insignes une superstitieuse vénération. L’une des plus hautes sinécures du royaume, c’est celle de gardien de la couronne.
La chapelle est située à côté de la petite ville d’Orsova ; c’est la tête de ligne d’un chemin de fer qui met le Danube en communication avec Temesvar, Buda-Pesth-Vienne, d’une part, Bucharest, de l’autre. C’est à Orsova que descendent les voyageurs qui vont chercher le repos et la santé aux eaux sulfureuses de Mehadia. Les bains d’Hercule, déjà connus des Romains, régulièrement exploités sous la domination ottomane, sont encore fort à la mode aujourd’hui, surtout parmi les habitants des États danubiens.
Nous longeons l’ancienne île turque d’Adah-Kaleh, qui a joué un certain rôle dans les luttes entre les Autrichiens et les Osmanlis. Léopold Ier y avait construit une forteresse appelée le Nouvel Orsova, dont les débris subsistent encore aujourd’hui. Tour à tour prise et reprise par les deux belligérants, l’île avait été, par le traité de Sistova (1790), définitivement cédée à la Porte ottomane, qui y avait établi une forte garnison. Elle surveillait à la fois le défilé des Portes de Fer, l’Autriche, la Roumanie et la Serbie. Pendant les guerres de l’indépendance, les Serbes n’eurent pas l’occasion de s’emparer de l’île, et la petite garnison resta en quelque sorte suspendue entre la rive serbe et la rive autrichienne, colonie lointaine et hasardeuse de la mère patrie musulmane. En mai 1878, l’Autriche profita des embarras de la Porte et mit sans façon la main sur l’îlot isolé. Il est resté peuplé de musulmans qui vivent désormais sous le pavillon de l’Empire. En face, sur la rive serbe, s’élève le vieux fort d’Élisabeth, naguère construit par les Autrichiens, aujourd’hui abandonné.
Un peu au-dessous d’Orsova commence la frontière roumaine. Le fleuve, étranglé par les contre-forts des Carpathes, décrit ici ses méandres les plus capricieux. Il se dirige tour à tour vers le nord, puis vers le sud-est, puis brusquement à l’ouest, et se replie sur lui-même comme un serpent. Un canal qui couperait la côte serbe de Dolni Milanovats à Brza Palanka abrégerait le trajet des trois quarts. Le voyageur y gagnerait en célérité et perdrait peu en pittoresque. La Porte de Fer inférieure (Dolni Demir Kapou) est plus périlleuse que la précédente, mais moins grandiose d’aspect. Le fleuve n’est plus encaissé entre des rives abruptes. Il coule sur un lit de récifs et acquiert une rapidité redoutable. Les hautes eaux nous dérobent la vue de la plupart des rochers, bien connus d’ailleurs des pilotes et des capitaines. Nous glissons, sans avoir conscience du péril, au milieu de ces obstacles dissimulés. Nous entrons, sans secousse et sans émotion, dans les régions sereines où le Danube déroule ses eaux jaunâtres entre les basses plaines de la Valachie et les côtes ondulées de la Serbie. Parfois un village de pêcheurs égaye la solitude du paysage par la couleur vive de ses toits rouges. Sur la rive valaque, la voie ferrée d’Orsova à Turn Severin atteste seule la présence de l’homme. C’est dans ces régions qu’avait été construit le fameux pont reproduit sur la colonne Trajane. Je n’en ai aperçu aucun débris.
A sept heures du soir, l’Argo jetait l’ancre en face de la ville romaine, aujourd’hui roumaine, de Turn Severin. Là nous attendait le François-Joseph, un paquebot de cent cinquante chevaux, qui descend le Danube jusqu’à son embouchure. Mais dans ces pays d’Orient, le temps n’a pas encore la même valeur que chez nous. On ne voyage point la nuit. Nous avons donc toute facilité d’aller passer la soirée à terre pour jouir des divertissements variés qu’une sous-préfecture valaque peut offrir au touriste. Ce n’est pas sans une certaine émotion que je me risque sur la passerelle. Depuis mon séjour à Belgrade, j’ai une sainte horreur du gendarme. J’ai toujours peur qu’un policier n’ait, comme à Belgrade, l’idée de confisquer mon passe-port et de ne me le rendre que quarante-huit heures après. Je me risque cependant ; je mets les pieds sur le sol roumain ; personne ne daigne s’apercevoir de ma présence. Ce dédain me semble presque humiliant.
Turn Severin étale sur un plateau qui domine le fleuve ses places gigantesques et ses rues colossales. Les maisons sont blanchies à la chaux, les églises badigeonnées de même ; le tout forme un ensemble sans grâce et sans caractère. Par malheur, je n’ai point prévu cette station en pays roumain : je n’ai emporté ni dialogues, ni vocabulaires. Ma conversation se trouve réduite à un stock de mots très-insuffisant. Je me livre, pour acheter des timbres-poste, à un prodigieux effort de combinaisons philologiques. Cela se dit tout simplement timbri. J’avais pensé à tout, excepté à cette forme-là. En Orient, plus on s’éloigne de la France, plus on s’en rapproche au point de vue linguistique. En Bulgarie, je me suis longtemps cassé la tête pour savoir comment les Bulgares pouvaient bien appeler une gare de chemin de fer. Ils disent tout simplement gara-ta !
C’est un samedi soir ; je vois toute la foule se précipiter vers la grande place. Je la suis, pressentant quelque chose d’extraordinaire. En effet, il y a une retraite militaire en musique. La bande se compose d’une cinquantaine de soldats poudreux et basanés ; elle est commandée par un grand diable à barbe rousse, un Allemand, peut-être un Tchèque. Le costume de ses hommes est des plus simples : blouse de grosse toile grise, pantalon pareil, un petit bonnet bleu. Voilà un pays où il est facile de transformer des paysans en militaires. Il a été longtemps de bon goût de ne pas prendre au sérieux l’armée roumaine ; elle a gagné ses éperons pendant la campagne de 1877, et personne aujourd’hui n’oserait contester sa vaillance. Les petits musiciens que je suis dévotement par la ville ont un air martial et résolu ; ils jouent fort juste, ce qui ne gâte rien.
Jusqu’à l’issue des Portes de Fer la navigation du Danube est peu animée. Son cours est semé d’obstacles, et les escales y sont rares. A partir de Turn Severin, le fleuve commence à se peupler : Viddin, Lom Palanka, Nicopoli, Sistova, Roustchouk, sur la rive bulgare ; Turn Severin, Kalafat, Turnu Magurelli, Giurgevo, Galatz, sur la rive roumaine, sont des places commerçantes dont le trafic est considérable. Les pavillons roumains, bulgares, grecs et russes flottent gaiement au soleil. Le pavillon serbe est fort rare ; la Serbie possédait autrefois un paquebot à vapeur, le Deligrad ; il est actuellement en réparation à Pesth. On comprend que la conférence de Londres n’ait pas voulu considérer le petit royaume comme un état danubien.
Le dernier port de la côte serbe est celui de Kladovo. Là, sur les ruines d’un castellum romain, les Turcs avaient construit le fort de Fetislam, le défenseur de la foi. Ce nom est resté dans la langue serbe sous la forme slavisée de Svetislav. Une inscription turque qui existe encore aujourd’hui compare le château à un paradis. « Ce sont façons de parler ordinaires en ce pays-là », dit le Covielle de Molière qui avait l’habitude des mamamouchis. Les « mamamouchis » sont partis depuis 1867, et si l’islam ne compte plus que sur la forteresse de Kladovo pour le défendre, ses destinées sont fort compromises.
Nous quittons la côte serbe après avoir dépassé l’embouchure du Timok. La Bulgarie commence ; ses rives plates ne sont guère plus habitées que celles de la Serbie. Elles portent encore l’empreinte de cette domination musulmane qui ne les a quittées que depuis quelques années. La première ville bulgare que nous rencontrons, Viddin, a la physionomie d’une cité orientale. Les pointes élancées des minarets luisent encore au soleil ; les hommes coiffés du turban, les femmes voilées du yachmak ne sont pas rares dans la foule bigarrée qui se presse aux abords du ponton. Quelques hôtels sordides perchés sur la berge (il n’y a naturellement point de quai) donnent une idée peu favorable de l’hospitalité qui attend le voyageur. Le long du fleuve s’étendent les remparts de la forteresse où le pacha Pasvan Oglou tint naguère en échec toutes les forces de l’empire ottoman. La décomposition de cet empire avait commencé bien avant le dix-neuvième siècle ; le pachalik indépendant de Viddin, tel que Pasvan Oglou l’avait constitué au siècle dernier, représentait presque la principauté actuelle de Bulgarie[37]. Les murs d’escarpe et les parapets de la forteresse portent encore la trace de nombreuses blessures que la ville reçut pendant la dernière guerre.
[37] Consulter sur Pasvan Oglou les mémoires de l’évêque bulgare Sofroni ; je les ai traduits dans le volume de Mélanges orientaux, publié par l’École des langues orientales à l’occasion du Congrès de Leyde. — Paris, Leroux, 1883.
En face d’elle, sur la côte roumaine, se dresse la ville roumaine de Kalafat ; elle domine Viddin, et pendant la campagne de 1877 elle l’a bombardée sans pitié. Un corps d’armée roumain finit par assiéger la ville, mais il n’eut pas l’honneur de s’en emparer. L’armistice conclu à Andrinople en 1878 prescrivait que Viddin serait évacuée par les Ottomans. Elle fut alors occupée par les Russes, qui l’ont remise ensuite aux Bulgares. Le traité de Berlin oblige les nouveaux possesseurs à démolir les fortifications. Ils s’acquittent lentement de cette besogne et se servent des matériaux qu’ils en tirent pour construire des écoles.
C’est à Viddin, dans cette ville naguère si franchement musulmane, que j’aurais été curieux d’observer les premiers résultats de l’émancipation des chrétiens. Mais elle est entourée de marécages malsains, et il faut bien se garder de débuter en Orient par une attaque de fièvre danubienne. Je sacrifiai donc Viddin, non sans regret, me réservant d’aborder en Bulgarie par l’escale de Lom Palanka, qu’une route assez fréquentée relie à Sofia, la capitale de la nouvelle principauté.
Lom Palanka. — Histoire d’un panslaviste. — L’araba. — La grand’route. — Les hans. — Un village. — Une nuit à Klisoura. — L’ascension du Balkan.
C’est au mois d’août dernier (1882) que j’ai mis le pied pour la première fois sur le sol de la Bulgarie ; j’avais depuis longtemps le désir de la visiter. Je me serais bien gardé de l’essayer tant que les Turcs restaient campés au pied du Balkan et sur les bords du Danube. Malgré firmans et passe-ports, je ne me serais pas cru absolument en sûreté ; mes relations avec les émigrés bulgares, ma connaissance pratique des langues slaves, eussent été pour les Osmanlis de légitimes motifs de suspicion. J’aurais été pris pour un Russe déguisé ou pour un agent panslaviste ; on m’aurait attribué Dieu sait quelles visées mystérieuses. Pour visiter la Bulgarie, j’ai dû attendre qu’elle fût rendue à elle-même. Ce que j’en ai pu voir a confirmé la foi optimiste que j’ai toujours eue dans les solides qualités qui ont préparé la renaissance du peuple bulgare et qui assureront son avenir. Certes, il a encore beaucoup à faire pour devenir ce qu’il devrait être aujourd’hui si des siècles de servitude n’avaient pesé sur lui ; mais l’observateur impartial peut dès maintenant affirmer que la Russie, en affranchissant les Bulgares, a fait une œuvre utile, et qu’elle a en somme rendu service à la cause de la civilisation.
Il y a cinq ans à peine que la Bulgarie danubienne est émancipée ; il y a cinq siècles qu’elle est devenue ottomane. Il ne faut donc pas s’étonner si ses villes gardent encore une physionomie plus orientale qu’européenne. Lom Palanka, où me dépose le vapeur de la Compagnie autrichienne, attire tout d’abord l’œil du voyageur par les minarets élancés de ses mosquées. On y chercherait en vain les clochers d’une église. Les Turcs, comme on sait, ne permettaient point que les temples du Christ osassent dépasser ceux de Mahomet. Le son même des cloches était interdit. Les édifices religieux, au lieu de dominer fièrement la cité, se dérobaient aux regards dans des enceintes de murailles. Dans la plupart des villes bulgares, il faut les chercher longtemps avant d’arriver à les découvrir.
L’accueil qui attend le voyageur à la frontière bulgare est moins désagréable, moins tracassier, que celui qu’il trouve à Belgrade chez les Serbes, plus civilisés pourtant que leurs voisins. Un bon gendarme examine les passe-ports pour la forme et n’a point — comme à Belgrade — l’idée saugrenue de les confisquer. Les douaniers sont polis et presque respectueux. Ils sont revêtus d’une vareuse brune et coiffés du bonnet ou kalpak national en peau de mouton. Les gendarmes, habillés et coiffés de blanc, rappellent les soldats russes. On devine ainsi dès le premier coup d’œil la main qui a présidé à l’organisation de la principauté. Dans la foule qui se presse aux abords du ponton, les costumes orientaux se mêlent aux costumes slaves ; les turbans et les fez fraternisent avec les kalpaks ; les femmes musulmanes, la figure à demi voilée par le yachmak, coudoient les femmes bulgares aux bras chargés de massifs bracelets de cuivre, aux tresses entrelacées de fleurs, de sequins, de filasse et de boutons en porcelaine.
Lom Palanka, auquel mon guide consacre une ligne à peine, est devenue une ville importante depuis que Sofia est la capitale de la Bulgarie. Elle est actuellement sur le Danube, ce grand chemin de l’Orient, le point le plus rapproché de la nouvelle capitale. C’est ici qu’il faut nécessairement aborder pour se rendre à Sofia. L’hôtel Bellevue, le seul convenable de la ville, est encore presque européen ; il se dresse sur un petit mamelon qui domine la berge du Danube ; avec son enseigne en français, ses terrasses et ses constructions rustiques, il a l’air d’une guinguette comme on en trouve à Meudon ou même à Montmartre. Il offre au voyageur habitué à se contenter de peu une hospitalité presque suffisante. Les chambres, petites et blanchies à la chaux, ressemblent à des cellules de Chartreux, mais elles sont propres et saines. La table est convenable. Le vin, passable, n’a rien de commun avec les piquettes infâmes qui déshonorent la plupart des auberges bulgares. Par exemple, je cherche en vain la belle vue qu’annonce l’enseigne : au premier plan, le large Danube roule des eaux bourbeuses ; au second s’étendent les plaines marécageuses de la Roumanie. Elles sont loin d’offrir un « horizon à souhait pour le plaisir des yeux ».
La ville est vite vue ; les mosquées en sont les seuls monuments ; l’église orthodoxe est fermée. Les rues sont encore pavées et les maisons construites à la turque ; les boutiques en bois ne sont que de misérables échoppes. Par-ci par-là une fontaine boiteuse, recouverte de dalles en marbre et ornée d’une inscription en vers turcs. C’est le grand luxe des cités musulmanes. Sur une place plantée d’arbres s’élève un café turc ouvert à tous les vents ; un jet d’eau jaillit au milieu ; tout autour s’étendent ces bancs profonds sur lesquels les sectateurs du Coran aiment à s’accroupir. C’est, paraît-il, une pose agréable, car je rencontre un certain nombre de chrétiens qui l’ont adoptée.
Les services publics sont encore installés d’une façon assez primitive ; la poste loge dans une échoppe, le télégraphe dans un grenier. J’ai la malheureuse idée d’envoyer un télégramme à Sofia et d’offrir en paiement un napoléon ; on me rend dix-neuf francs trente-cinq centimes en pièces de deux sous. Le franc est la monnaie théorique de la principauté, qui a adopté notre système décimal ; malheureusement, ceux qu’on frappe à Saint-Pétersbourg ne sont pas encore arrivés ; en attendant, le rouble russe et ses subdivisions ont cours légal ; mais l’argent est rare, et les décimes bulgares le remplacent trop souvent.
Le seul édifice vraiment européen de Lom Palanka, c’est un grand gymnase (collége) en briques dont on achève en ce moment la construction. Les matériaux proviennent pour la plupart de l’ancienne forteresse turque de Viddin. Ainsi, par un bizarre jeu du sort, les jeunes générations de la Bulgarie indépendante seront élevées à l’ombre de ces mêmes pierres qui ont jadis abrité les oppresseurs de leurs pères. Je n’ai pu arriver à découvrir où pouvait bien se cacher le gymnase actuel. Le hasard m’a fait rencontrer un de ses professeurs. C’est un Tchèque qui cumule les fonctions de maître de dessin et de maître de russe. Il a lu mon nom sur le registre de l’hôtel, il a vu mon arrivée annoncée dans les journaux du pays, et il ne veut pas me laisser partir sans me remercier des travaux que j’ai autrefois publiés sur sa patrie. J’ai eu occasion d’étudier en lui un curieux spécimen de patriote slave, ou plutôt panslave. En haine des Allemands, il a quitté la Bohême pour aller vivre en Russie ; en haine de l’infaillibilité pontificale, il s’est fait orthodoxe. Il a pris part plus d’une fois aux mouvements qui ont agité la Bulgarie et préparé son indépendance. Aujourd’hui, sa carrière militante est finie ; il a épousé une Russe, et le voilà établi professeur de dessin au gymnase de Lom Palanka. C’est son bâton de maréchal. Voilà donc un de ces fameux agents panslavistes dont la presse allemande ou magyare nous entretient si souvent ! Il faut avouer que le métier n’est pas bien tentant, et que mon hôte eût pu se faire un aussi bel avenir sans jamais quitter la Bohême.
De Lom Palanka à Sofia, on compte environ trente-cinq à quarante lieues ; la poste bulgare franchit cette distance en quinze ou dix-huit heures. La montée et la descente du Balkan allonge d’un tiers au moins la durée du trajet. Malheureusement les véhicules et les chevaux de l’État sont aussi rares que coûteux. Il ne faut chercher ici ni mail-coaches, ni diligences. Quelques privilégiés peuvent seuls se procurer des chevaux de relais et faire le voyage sans coucher en route. Mais ces chevaux officiels sont tellement peu nombreux que les ministres eux-mêmes ne réussissent pas toujours à en obtenir. Le commun des martyrs est réduit à réclamer les services des arabadjias[38], comme on les appelle encore aujourd’hui ; il faut, bien entendu, passer la nuit au pied du Balkan, soit à Berkovats, soit à Klisoura. La négociation avec le voiturier ne laisse pas d’être assez curieuse. J’en pourrais confier le soin au garçon de l’hôtel, mais je préfère traiter moi-même ; c’est le meilleur moyen d’étudier les hommes et les mœurs. Les cinq ou six cochers des cinq ou six arabas de Lom Palanka sont groupés avec leurs équipages auprès du café turc que j’ai décrit tout à l’heure. Dès qu’ils flairent un voyageur, ils se mettent à crier tous à la fois et à l’abasourdir de propositions discordantes. Il faut savoir garder son sang-froid au milieu de ce tumulte, apprécier d’un coup d’œil rapide la solidité de la voiture et celle des chevaux. Je fais prix pour quinze roubles avec Petko ; c’est un beau gaillard à l’œil vif et intelligent ; coiffé du kalpak bulgare et chaussé d’un large pantalon à la turque, il semble résumer en lui les deux nationalités qui se disputaient naguère le pays. Au fond, je soupçonne qu’il n’est ni Bulgare, ni Osmanli, mais plutôt Zinzare ou Arménien ; il est chrétien, à coup sûr, et boit du vin sans scrupule ; mais il parle volontiers le turc avec ses camarades. Son araba ne ressemble guère à nos équipages occidentaux. C’est une espèce de tapissière, à dôme bombé ; elle est peinturlurée de jaune et de bleu sur toutes ses faces, ornée de paillettes, de verroteries et de guipures ; elle se ferme à volonté avec des rideaux de cuir qui abritent suffisamment du vent, du soleil et de la pluie ; elle est lourdement suspendue, mais résiste fort bien aux cahots du chemin. En somme, un équipage de dentiste ambulant.
[38] Loueurs de voitures, mot turc.
Quant aux chevaux, ce sont d’admirables bêtes ; leurs croupes noires reluisent d’embonpoint ; leurs jarrets nerveux bondissent sans relâche sur la chaussée pierreuse ; ils m’ont fait franchir en une journée une étape d’environ quatre-vingts kilomètres ; en arrivant, ils semblaient encore frais et dispos.
Dans ce long trajet du Danube à la Stara Planina (vieille montagne), le touriste amoureux de pittoresque trouve bien peu de choses à noter ; jusqu’au pied du Balkan s’étend une plaine nue. Par-ci par-là quelque champ de blé déjà moissonné ou de maïs encore vert ; le plus souvent, des jachères où croissent à grand’peine des arbustes rabougris, moins hauts que l’herbe des steppes cosaques ; pas un cep, pas un arbre fruitier. Dans les prairies sans fin paissent de grands buffles aux cornes retournées, au long poil noir ; ils se vautrent par troupeaux dans les eaux fangeuses des mares qui leur servent d’abreuvoirs. Sur les hangars isolés des fermes perchent des cigognes blanches, familières avec l’homme et que le bruit des attelages ne paraît pas étonner.
Les villages sont fort rares ; parfois un han (auberge) isolé au bord de la route ; mais il faut être indigène pour savoir que c’est une auberge. On chercherait en vain ici les joyeuses enseignes, les bouchons hospitaliers de l’Occident. De Lom Palanka au Balkan, je n’ai rencontré ni une enseigne, ni une affiche ; il semble que personne ici ne sache lire ou écrire. On jugerait mal l’état de l’instruction publique dans ces pays en l’appréciant d’après ce détail.
L’intérieur de ces hans est fort misérable ; un sol en terre battue, des murs en torchis couverts d’images russes lithographiées à Moscou ou à Pétersbourg, et représentant des scènes de la dernière guerre ou des épisodes de la vie du tsar libérateur. Celle qui revient le plus souvent, c’est la reddition de Pleven (Plevna). Mais les artistes ne sont pas d’accord sur les détails ; les uns font sortir Osman Pacha en voiture, les autres à cheval. Deux ou trois tables branlantes flanquées de tabourets boiteux ; un large banc sur lequel s’accroupissent les consommateurs. L’alimentation est lamentable : un pain noir, lourd, mal cuit, indigeste, bien inférieur certes à ce fameux pain du siége dont les Parisiens ont gardé le légendaire souvenir ; du vin piqué ou fétide, du fromage blanc qui réalise trop à la lettre la formule virgilienne :
Si du moins on rencontrait aussi les castaneæ molles dont le poëte régale ses bergers ! La pomme de terre semble absolument inconnue. On en mange à Sofia, mais je n’ai pu découvrir où on la cultivait.
C’est au han de Rasova qu’a lieu notre première halte. Il est trop noir et trop sale pour que je me risque à y pénétrer. Je m’installe en dehors, à une table où sont déjà assis un paysan bulgare en veste et en pantalon blanc et un monsieur en redingote qui paraît être son homme d’affaires. Ils déjeunent tout en causant de prés, de bœufs et de moutons ; ils mangent à la gamelle un poulet bouilli qui nage dans une purée de gruau liquide, et déchirent la volaille à belles mains ou à belles dents. Ils me saluent en me tutoyant, et m’invitent à partager leur fortune. Le peuple bulgare ignore absolument le vous des peuples civilisés.
Je tolère volontiers ce mode de civilité ; mais je n’ai pas assez faim pour accepter une hospitalité dont j’apprécie d’ailleurs la cordialité ingénue.
A midi, halte au village important de Koutlovitsa. Petko dételle les chevaux, qui ont vaillamment gagné leur avoine. La commune a encore l’aspect osmanli ; les rares boutiques sont des échoppes en bois ; les produits anglais, français ou autrichiens, s’y entassent dans un désordre peu élégant. La mosquée s’élève au bord de la route ; l’église, comme toujours, se dérobe je ne sais où. Les fez et les turbans sont ici presque aussi nombreux que les kalpaks. Le han qui nous reçoit est le meilleur que j’aie rencontré de Lom à Tatar-Bazarjik ; en bas, une salle pour la plèbe des cochers ; en haut, un salon pour les voyageurs de distinction. Il est tout à coup envahi par une bande joyeuse et bruyante ; ce sont des étudiants bulgares qui arrivent de Zurich et vont passer leurs vacances en Roumélie, un Juif de Pesth qui se rend à Sofia pour y ouvrir une chapellerie. Il ignore le bulgare et est fort heureux de trouver des interprètes. La Bulgarie affranchie est devenue une sorte de Far-West, où les esprits aventureux vont maintenant tenter fortune. Hélas ! ils ne réussissent pas toujours. Voici précisément un pauvre diable d’Alsacien qui revient de Sofia où il a été chercher une place de garçon brasseur. Il exhibe son certificat d’option et réclame un secours qui, naturellement, ne lui est pas refusé. Le patron du han se multiplie pour être agréable à ses hôtes ; son mouton et ses poulets rôtis, assaisonnés de concombres dans la saumure, constituent un menu vraiment appétissant. Son vin blanc se laisse boire. Voyageurs qui viendrez après moi, permettez-moi de vous recommander l’auberge de Koutlovitsa, et si vous m’en croyez, faites-y vos provisions. La halte inévitable de Klisoura vous réserve de pénibles surprises.
Nous recommençons à rouler à travers la plaine inculte, nous voyageons maintenant en caravane. Arabas et phaétons, — on appelle ainsi les cabriolets, — se suivent à intervalles inégaux. De temps en temps nous rencontrons de longues files de chevaux qui vont porter au Danube les produits de la Bulgarie, des peaux de mouton ou de chèvre non préparées, des laines mal nettoyées. Ce mode de transport est fort long, mais il coûte peu. Les chevaux sont solides, bien campés sur leurs jarrets et durs à la fatigue. Les animaux trouvent gratis, dans les immenses jachères, le fourrage qui leur est nécessaire ; leurs conducteurs se contentent d’une nourriture grossière qui ferait reculer de dégoût nos joyeux rouliers.
A sept heures du soir, nous arrivons enfin au pied du Balkan. Cette montagne farouche, que nous avons vue pendant tant d’heures nous barrer l’horizon, se dresse maintenant devant nous toute ruisselante de cascatelles, toute frémissante de verdure. Voici enfin des arbres, de l’ombre, de la fraîcheur ; mais c’est au moment même où le soleil va disparaître que nous atteignons cette oasis. Nous laissons de côté la ville industrieuse de Berkovats ; nous tournons à l’est et nous entrons à Klisoura. Ce nom seul nous annonce que nous allons pénétrer dans une gorge étroite. Klisoura, c’est le mot grec Kleisoura, la fermeture, l’endroit où la vallée se rétrécit brusquement. C’est la Klaus des Allemands, la cluse de certains dialectes français.
Rien de frais et de charmant comme cette première rencontre avec le Balkan. Le petit village de Klisoura est bâti au confluent de deux torrents qui tantôt s’élargissent en nappes riantes, tantôt se resserrent en bruyantes cascatelles. Des scieries, des moulins, mettent à profit la force des eaux écumantes. Des ormes luxuriants, des noyers au feuillage odorant s’élancent à travers les anfractuosités de la roche. Quelle vie charmante on mènerait dans ce coin délicieux… si l’on y trouvait de quoi vivre ! Le Balkan, c’est l’Hémus des anciens, et les beaux vers de Virgile reviennent involontairement à la mémoire :
Il semble que les Turcs n’aient jamais mis le pied ici. On n’aperçoit ni turbans, ni mosquées ; le village s’étend le long de la gorge ; cinq ou six maisons arborent des drapeaux, des lanternes et des enseignes sur lesquelles on lit le titre prétentieux d’hôtel. Celui d’Italie, où me conduit Petko, se compose de deux étages : un rez-de-chaussée pavé en terre battue, orné d’un lit de camp sur lequel couchent tout habillés les cochers et les gens du commun, un premier réservé aux voyageurs de distinction. On y monte par un escalier boiteux et branlant, lequel aboutit à une trappe. La chambre est meublée d’une table et d’un lit couvert de draps sordides. On y chercherait en vain les meubles indispensables qui garnissent la plus misérable de nos chambres d’auberge. L’hôtel d’Italie est d’ailleurs dépourvu de toute espèce de provisions.
Je me vois réduit à aller chercher mon souper à l’hôtel de Macédoine, où mes jeunes compagnons de voyage sont déjà installés. Le handjia paraît fort affairé ; il est en train de tuer un poulet. Au bout de deux heures environ nous obtenions une soupe et une omelette, le tout arrosé d’un vin fétide. Quel contraste entre cette vie grossière et celle qu’on menait à bord des bateaux danubiens !
Qu’on me pardonne de tant insister sur ces détails matériels ; ils peignent une civilisation ; les Bulgares viennent à peine d’échapper à la domination ottomane, et voilà ce que l’Islam avait fait d’un peuple européen. On ne sait pas encore ici ce que c’est qu’une bonne économie rurale ; l’usage des conserves, du lard, du jambon, est totalement inconnu. J’ai rencontré, le long des villages, quelques rares pourceaux, mais je n’ai pu découvrir quel rôle le « cher ange », chanté par le poëte gourmet, jouait dans l’alimentation publique. Sa chair était en horreur aux maîtres musulmans, et les raïas voyageaient si peu ! C’est pour la même raison sans doute que le vin était si mal fabriqué, si déplorablement conservé. En somme, le voyageur soucieux d’un confort quelconque n’a qu’une chose à faire : c’est d’emporter sa literie, ses provisions, et de coucher dans sa voiture.
Le paysan bulgare, — tout le monde lui rend cette justice, — est très-laborieux, mais il n’est pas inventif ; il a la patience résignée du bœuf, mais il en a aussi la lourdeur. Ces qualités passives faisaient, on le comprend, l’affaire des maîtres osmanlis. Aujourd’hui, les deux tiers de cette intéressante nation sont rendus à la liberté. Ceux qui ont l’honneur de la gouverner ont presque tous fait leur éducation à l’étranger. Ils ont vu comment on vit dans les pays civilisés. Il faut qu’ils apprennent à leurs compatriotes à devenir Européens. Si l’initiative individuelle est trop lente à s’émouvoir, il faut que l’État n’hésite pas à lui substituer la sienne. Si l’industrie privée ne comprend pas ses véritables intérêts, il faut que la concurrence de l’État les lui apprenne. L’étranger qui se rend dans la capitale de la Bulgarie affranchie éprouve tout d’abord l’impression d’un pays inculte et barbare. Cela est fâcheux, non pas seulement pour le voyageur, mais pour la contrée dont il emportera un mauvais souvenir. La diète de Serbie n’a pas dédaigné de faire une loi sur les méanas[39] ; l’Assemblée nationale bulgare devrait bien imiter son exemple. On crée des fermes modèles pour l’éducation des paysans ; qu’on établisse à Klisoura un hôtel modèle pour l’éducation des handjias zinzares ou bulgares. On fera tout ensemble une bonne affaire et une bonne action.
[39] Auberges de village.
Sofia était autrefois une bourgade perdue dans un coin oublié de l’empire ottoman. C’est aujourd’hui la capitale d’un État de deux millions d’hommes ; les grandes puissances y sont représentées ; le commerce européen vient s’y établir. Il faut qu’on puisse y arriver, je ne dis pas sans difficultés, — on ne peut pas supprimer le Balkan, — mais au moins sans répugnance.
Une nuit mauvaise, succédant à un souper détestable, prépare mal le voyageur à jouir des beautés de la Stara planina. Cette nuit d’ailleurs est courte. A quatre heures du matin, alors que la gorge de Klisoura est encore plongée dans une nuit profonde, nous sommes réveillés par les bouviers dont le pesant attelage peut seul accomplir l’ascension de la rude montagne. Le col de Ginci, qu’il s’agit d’atteindre, s’ouvre à 1,500 mètres au-dessus du niveau de la mer ; nous sommes ici à 500 mètres environ ; les rampes sont fort dures, les lacets mal établis ; la chaussée actuelle traverse des éboulis très-pénibles à franchir pour les chevaux. Quatre bœufs sont attelés à mon araba, et l’ascension commence dans l’ombre de la nuit, au milieu des objurgations des bouviers, du bruissement des feuilles et du murmure des eaux. Soudain, le soleil frappe de sa lumière crue les grandes roches qui dominent la montagne. Je suis à pied ma voiture que les quatre bœufs soulèvent péniblement. Nous croisons de longues caravanes qui descendent vers Lom Palanka. La route s’élève de plus en plus, tour à tour dominée par des massifs superbes ou surplombant des ravins grandioses. C’est presque aussi beau que la montée de la Grande-Chartreuse ; malheureusement les sapins manquent complétement. A certains endroits, la montée est tellement rude, que les quatre ruminants n’arrivent même pas à enlever le voyageur ; il faut descendre de voiture et gravir la côte à pied. L’hiver, quand la montagne est envahie par la neige, les communications deviennent absolument impossibles, et Sofia reçoit les nouvelles d’Europe par la voie de Constantinople.
Le gouvernement fait construire une nouvelle chaussée dont les lacets bien aménagés seront plus facilement accessibles aux chevaux. Elle coûtera, dit-on, huit millions. Nous la traversons à diverses reprises ; ingénieurs, contre-maîtres, ouvriers, fourmillent sur ces hauteurs escarpées, qui semblaient défier l’homme. A neuf heures du matin, nous atteignons le point le plus élevé du col ; un vent violent souffle de tous les côtés. Les mamelons gazonnés qui dominent la route portent encore les traces visibles de la dernière guerre. Ce sont les ouvrages de campagne construits par les Turcs pour défendre le passage. Il y a là toute une série de redoutes et de blockhaus élevés autour d’une koula (tour en pierre), détruite par les Russes. On ne s’est point battu, que je sache, au col de Ginci ; les Russes ne sont arrivés ici que lorsque le Balkan avait été franchi plus à l’est. Une clause du traité de Berlin stipule que les fortifications léguées par les Turcs à la Bulgarie devront être démolies. Les Bulgares répondent, non sans quelque apparence de raison, qu’ils n’ont pas les ressources nécessaires pour accomplir ce travail gigantesque. En attendant, ils bénéficient de l’adage cher à M. de Bismarck : Beati possidentes.
A l’ombre de ces redoutes s’élève une construction isolée ; c’est l’auberge de Pierre (Petrov Han). C’est là qu’on détache les bœufs et que les arabas sont rejoints par les chevaux qui, partis au jour, ont gravi la montagne sans fatigue. Un pourboire généreux provoque les bénédictions et les signes de croix des bouviers. Ils reçoivent de l’arabadjia pour les services de leur attelage la modeste somme d’un rouble (trois francs cinquante), se réconfortent d’un verre de raki et redescendent vers Klisoura. L’hospitalité de Petrov Han est bien supérieure à celle de l’hôtel d’Italie ; une fumée joyeuse flotte au-dessus de la maison ; elle s’échappe à vrai dire par un trou percé au beau milieu de la toiture ; une marmite pendue à une corde se balance au-dessus d’un foyer rustique ; elle a à subir de terribles assauts de la part d’appétits aiguisés par l’air frais du matin.
Le versant méridional de la Stara Planina (vieille montagne) n’a malheureusement rien de commun avec celui que nous venons de gravir. Le col à peine franchi, toute végétation cesse brusquement. C’est maintenant une série de côtes absolument nues, hérissées de cailloux où la voiture est souvent secouée par des cahots furieux. A l’horizon, l’immense plaine de Sofia, dominée par la croupe disgracieuse du mont Vitoucha. La ville s’aperçoit de fort loin, blanche ou grise, suivant que les nuages mobiles promènent sur elle leurs ombres capricieuses ; des terres effroyablement ravinées attestent la violence des eaux. Le pays semble désert ; les villages y sont presque aussi rares que les arbres.
A une station de poste, Petko me demande la permission de faire monter un voyageur. Je lui donne volontiers place. Le nouveau venu m’aborde en langue russe ; il me demande quelques détails sur les Français qui s’intéressent aux Slaves, notamment sur MM. Rambaud et Leger. Je les lui donne. Il paraît enchanté d’avoir l’occasion de voyager avec un professeur parisien. C’est un jeune Monténégrin, blond, pâle et délicat, qui, la veille, n’a pu supporter les fatigues du voyage, et qui est resté malade en route. Il a fait des études de droit à l’Université de Moscou, et comme il n’a guère l’espérance d’utiliser ses talents dans la petite patrie monténégrine, il va en Bulgarie avec l’espoir d’y trouver du service. Il ne sait pas encore le bulgare, mais le russe lui est familier, et jusqu’à nouvel ordre l’administration prend des employés où elle les trouve. La langue russe est populaire ici et, dans une foule de circonstances, s’emploie concurremment avec le bulgare. La conversation de mon compagnon improvisé m’aide à franchir sans trop d’ennui la longue plaine de Sofia, dont les blancs minarets semblent fuir devant nous. Enfin, à cinq heures du soir, nous faisons notre entrée dans la capitale de la Bulgarie.
Pourquoi Sofia est devenue capitale. — Aspect de la ville, les mosquées, la bibliothèque, les églises.
En jetant les yeux sur une carte de la principauté, telle que l’a faite le traité de Berlin, on s’étonne au premier aspect de la situation singulière qu’occupe sa capitale. Elle est en quelque sorte perdue dans un recoin ignoré du sud-ouest, également éloignée du Danube et de la mer Noire. Le centre que la géographie et l’histoire semblaient imposer au choix des Bulgares, c’est la ville de Tyrnovo, l’ancienne résidence de leurs tsars, située presque à égale distance du Timok et du Pont-Euxin, du Danube et du Balkan. Si les patriotes ont choisi Sofia, ce n’est pas sans raison. La principauté ne comprend que deux millions de Bulgares sur quatre ou cinq qui peuplent la péninsule balkanique ; elle n’est que l’amorce, le noyau de l’état définitif qui réunira un jour les Bulgares à demi affranchis de la Roumélie orientale et les Bulgares restés sous le joug de la servitude ottomane. Elle est située sur le trajet du chemin de fer qui réunira tôt ou tard Belgrade à Constantinople et à Salonique. Abritée des vents chauds du midi par la masse colossale du mont Vitoucha (2,500 mètres), elle jouit d’un climat sain et agréable ; elle n’a point de cours d’eau, il est vrai ; mais ce détail est peu important dans un pays où, — sauf le Danube, — nulle rivière n’est navigable. Son passé n’est d’ailleurs pas sans gloire : sous le nom de Serdica, elle a été jadis la capitale d’une tribu thrace, celle des Serdes ; ce nom revit encore dans celui que lui donnent les Bulgares, Srédets ; elle a vu naître non loin d’elle les empereurs Maximin et Galère ; au quatrième siècle, elle a été le siége d’un concile. Conquise au début du neuvième par les Bulgares, elle a été à diverses reprises la résidence de leurs princes ; plus tard elle est devenue la capitale du Beglerbeg de Roumélie. Des chaussées, fort bonnes pour ces régions, la mettent en communication avec Nich, Lom, Viddin, Plevna, Salonique, Philippopoli.
Sous le régime turc, elle était naturellement peu florissante. Blanqui, notre compatriote, qui la visita en 1841, la dépeint « bâtie en bois, sale et infecte », et donne un tableau saisissant des humiliations auxquelles les chrétiens y étaient exposés. Aujourd’hui, elle se transforme, et sera bientôt une cité occidentale. Elle a dès maintenant une double physionomie : d’un côté, la ville turque avec ses rues étroites plantées de saules et bordées de boutiques en bois, peuplée de Juifs espagnols, d’Arméniens, d’Osmanlis… et même de Bulgares ; de l’autre, la cité nouvelle, avec ses rues larges, ses maisons en pierre de taille, son parc élégant, son Grand-Hôtel, et le nouveau palais du prince qui coûtera trois millions et ferait honneur à n’importe quelle résidence. Les étrangers commencent à arriver ; à côté d’un restaurateur allemand, on rencontre un bazar français et une imprimerie slave tenue par des Tchèques. Sofia, d’ici à quelques années, aura vraiment fort bon air. Elle a été occupée par les Turcs en 1383 ; elle n’a été affranchie par les Russes qu’en 1878. Après cinq cents ans de servitude, la voici qui renaît à la civilisation.
Le plus ancien de ses édifices, c’est l’église à moitié ruinée de Sainte-Sophie, qui lui a, dit-on, donné son nom. C’est une église byzantine à coupole harmonieuse ; elle est aujourd’hui située hors de la ville, ce qui semble indiquer que la ville elle-même s’est déplacée sous la domination ottomane. Les Turcs, naturellement, en avaient fait une mosquée ; depuis de longues années elle est abandonnée ; le minaret s’est écroulé, et la ruine est redevenue chrétienne. Couverte de mousses et d’herbes folles, sa coupole se dresse solitaire au milieu d’une place silencieuse. A deux pas, on construit le nouveau gymnase qui préparera la jeunesse bulgare à de meilleures destinées.
Parmi les nombreuses mosquées, une seule est restée ouverte aux fidèles musulmans ; elle est entourée d’une galerie couverte ; ses murs sont ornés d’arabesques assez élégants, où les tons bleus dominent, et parmi lesquels se déroulent des versets du Coran. Auprès de cet édifice, on rencontre un hammam plus fréquenté aujourd’hui par les giaours que par les Osmanlis. Il est alimenté par une source sulfureuse thermale de trente-cinq degrés environ. L’établissement actuel est peu confortable et d’une saleté repoussante. Passé dix heures du matin, il est dangereux de s’y baigner. La municipalité de Sofia se propose de capter les eaux bienfaisantes, de les amener dans les nouveaux quartiers et de créer un établissement thermal à la manière de l’Occident. Les sources d’eaux chaudes sont nombreuses au pied du Vitoucha. Sofia leur devra peut-être un jour sa prospérité.
La plupart des mosquées tombent en ruine : l’une a perdu l’éteignoir de fer-blanc qui coiffait son minaret ; l’autre a sa coupole qui s’effondre. Dans l’une des mieux conservées, la rédaction d’un journal bulgare avait naguère établi ses bureaux. Une autre sert de prison. On l’appelle la Mosquée Noire. La plus belle de la ville, la grande mosquée aux neuf coupoles, Bouyouk Djami, appartient aujourd’hui au ministère de l’instruction publique. C’est dans son enceinte que sont établis l’imprimerie de l’État, la bibliothèque nationale et le musée. Ceci tuera cela. Du temps des Turcs, la typographie était, bien entendu, absolument ignorée à Sofia. L’Imprimerie nationale, habilement dirigée par un Bulgare, M. Kirkov, occupe une soixantaine d’ouvriers. Elle possède une machine à vapeur et a reçu les derniers perfectionnements techniques ; j’y ai vu des œuvres de luxe d’un goût très-délicat ; une partie des ouvriers sont, il est vrai, des étrangers, des Croates pour la plupart, mais tous les apprentis sont Bulgares ; ils montrent beaucoup d’assiduité et d’intelligence. D’ici à quelques années ils seront en état de remplacer leurs maîtres.
La bibliothèque publique occupe l’autre moitié de la grande mosquée ; elle compte déjà douze mille volumes ; elle est tenue avec un ordre excellent et ouverte tous les jours, même le dimanche. L’Assemblée nationale bulgare lui alloue un subside annuel de quinze mille francs. On commence également à recueillir les éléments d’un musée, pour lequel le sol historique de l’ancienne Mésie fournira de nombreux trésors archéologiques. Mon guide m’a montré, non sans émotion, parmi les objets bulgares, un canon de bois qui a servi pendant les dernières insurrections. Je voudrais qu’on ne négligeât pas de recueillir au musée tous les objets d’art musulman qui offrent quelque intérêt. J’ai constaté plus d’une fois que les trottoirs de Sofia étaient pavés avec des turbés (pierres tombales) couverts d’arabesques délicats ou d’inscriptions. Plusieurs coffres renferment de nombreux manuscrits arabes, turcs et persans, apportés ici par un des derniers mutessarifs ; quelques-uns proviendraient, dit-on, de Samarcande. Ils ne sont encore ni classés ni décrits. Je signale cette collection aux orientalistes.
La salle de travail de la bibliothèque est ornée de portraits du prince régnant et de l’empereur Alexandre II. On ne saurait imaginer combien le souvenir du tsar libérateur est populaire ici. Il semble planer sur toute la Bulgarie. A Sofia même, un monument a été récemment élevé en son honneur ; c’est une pyramide de pierre blanche, du meilleur goût. Le soubassement porte cette inscription en langue slavonne :
AU TSAR LIBÉRATEUR : SEIGNEUR, GLOIRE SOIT NON A MOI, MAIS A TON NOM.
Sofia possède plusieurs églises chrétiennes ; la principale est la cathédrale orthodoxe ; elle n’a, comme tous les édifices construits sous la domination turque, ni clocher ni coupole ; mais elle est remarquable par l’élégance de ses proportions. Je la préfère de beaucoup à la cathédrale de Belgrade, où l’on sent trop l’influence du style jésuite autrichien. L’intérieur est décoré avec goût ; j’ai surtout remarqué le trône du métropolitain surmonté d’un baldaquin en chêne sculpté : c’est l’œuvre d’un paysan autodidacte. Je parlais tout à l’heure de la lourdeur du peuple bulgare ; elle est loin d’exclure tout instinct artistique. Il suffit pour s’en convaincre de jeter un coup d’œil sur les costumes populaires : les tabliers des femmes, les vestes blanches des jeunes gens, sont brodés d’ornements fort délicats. Les jeunes filles entrelacent avec goût dans leurs cheveux les fleurs et les sequins, qu’elles remplacent trop souvent, hélas ! par des boutons de porcelaine. J’ai assisté, non loin de Sofia, dans le village de Kniajevo, à la danse nationale du choro ; un jeune musicien de quatorze ou quinze ans jouait des airs traditionnels sur une flûte de roseau avec une justesse et un rythme parfaits. Le choro bulgare, plus compliqué que le kolo serbe, est d’une rare élégance. Un maître de ballets y trouverait des motifs délicats qui charmeraient certainement le public blasé de nos scènes lyriques. Il n’y a pas encore de théâtre en Bulgarie ; mais on commence à donner des représentations d’amateurs. La société de Sofia y prend un vif intérêt.
La presse a pris un développement rapide depuis l’émancipation. Sofia possède plusieurs journaux politiques, dont l’un publie des articles en russe et même en français. L’Agence Havas y entretient un correspondant. Il y a jusqu’à une feuille turque ! Il a fallu l’affranchissement des chrétiens pour donner aux musulmans le droit d’imprimer leurs idées en leur langue !
Russes et Bulgares. — Libéraux et autoritaires. — L’armée ; l’instruction publique. — Avenir de la principauté.
De par le traité de Berlin, la principauté fait partie intégrale de l’empire ottoman et reconnaît la suzeraineté de la Porte. Elle doit même, en principe, lui payer un tribut ; ce tribut ne sera sans doute versé que le jour où la Turquie aura elle-même réglé l’indemnité de guerre qu’elle a promise à la Russie ; c’est un compte renvoyé aux calendes turques. Le Sultan pourrait, il est vrai, déléguer au Tsar la dette de ses vassaux bulgares ; on voit ce qui résulterait de cette combinaison. Du reste, en fait, la Bulgarie est vassale de la Russie ; l’occupation à laquelle le traité de Berlin croyait avoir mis fin continue sous une forme atténuée. Le prince que les Bulgares se sont donné est, il est vrai, d’origine germanique ; mais il servait dans l’armée russe, et il est apparenté à la famille impériale. Le ministère de la guerre a, jusqu’au mois de septembre 1883, toujours été confié à un Russe. L’armée bulgare compte plus de deux cents officiers russes ; les uniformes sont calqués sur ceux de l’armée libératrice ; les commandements se font en russe. L’étranger qui assiste à une parade militaire pourrait se croire brusquement transporté sur quelque esplanade de Kiev ou de Moscou. Une partie de la jeunesse bulgare a fait campagne avec Gourko et Skobelev ; l’armée nationale, — qui avec les milices monte à plus de cent cinquante mille hommes, — a donc accepté sans répugnance le seul idiome dans lequel il lui fût possible de s’instruire. Voici d’ailleurs un fait curieux qui montre que cette anomalie apparente répond à un besoin réel. Le congrès de Berlin a, comme on sait, créé à côté de la principauté de Bulgarie celle de Roumélie, en haine de la Russie et dans le secret espoir de consolider la Turquie expirante. La Roumélie est censée n’être qu’une province turque pourvue d’une certaine autonomie. Elle n’a point de ministère de la guerre, mais une simple direction de la milice et de la gendarmerie. Les officiers supérieurs nommés par le Sultan sont Allemands ou Français. Eh bien, les troupes rouméliotes sont commandées en langue russe. « Il nous était impossible, me disait un officier prussien au service de la Roumélie, d’improviser une langue militaire bulgare, et nous ne pouvions pourtant pas commander les Bulgares en français ou en allemand. »
Le même phénomène, — je le faisais observer plus haut, — se reproduit partiellement dans un certain nombre d’administrations ; des fonctions importantes sont confiées à des Russes, étrangers à l’idiome bulgare. Avec la langue, les mœurs russes commencent également à s’introduire dans le pays. Ceci a son bon et son mauvais côté. L’armée bulgare, par exemple, n’a rien à gagner à voir pénétrer dans ses cercles le goût du champagne et des cartes. J’ai entendu à ce sujet des plaintes sérieuses, et je souhaite qu’elles parviennent jusqu’au ministre de la guerre. En aucun pays, les réunions d’officiers ne doivent dégénérer en cabarets ou en tripots. En revanche, la vie sociale devra beaucoup à l’exemple de la vie russe, à l’introduction du thé et du samovar. Là où règne le samovar, les réunions intimes se multiplient ; la femme apprend à jouer son rôle de maîtresse de maison ; elle se mêle aux conversations des hommes et sort du gynécée où les mœurs orientales la tenaient enfermée ; les hommes, de leur côté, ne désertent plus le foyer domestique pour le café ou la brasserie. Je ne serais pas étonné de voir, d’ici à quelques années, la vie de salon plus développée chez les Bulgares, — grâce au thé, — que chez les Serbes leurs aînés en liberté et en civilisation.
Le ministère de l’intérieur est aujourd’hui confié à un général russe[40] ; plusieurs Bulgares ont occupé ce poste ; ils n’ont pu s’y maintenir. Ils manquaient, m’assure-t-on, d’autorité et ne savaient pas gouverner. Cela n’a rien d’étonnant chez un peuple récemment affranchi, et qui a lutté pendant de longues années, tantôt par des menées occultes, tantôt à ciel ouvert, pour la liberté. Ceux qui ont été ensemble à la peine savent rarement être ensemble à l’honneur. Qui dit gouvernement dit commandement et obéissance. Chez une nation où le principe d’autorité n’est pas encore fondé sur une longue pratique, il est difficile d’obéir à ceux qui étaient hier des égaux ou des inférieurs. Les Bulgares ont dû, comme les Grecs, comme les Roumains, aller chercher un prince à l’étranger. Ce prince, à son tour, se voit obligé de prendre certains ministres en dehors de la Bulgarie. En arrivant chez le peuple qui l’avait appelé, il a trouvé une constitution calquée sur celle des nations qui avaient déjà une longue vie dans l’histoire ; il s’est senti incapable de gouverner avec elle, et il a réclamé des pouvoirs plus étendus que ceux qu’elle lui conférait. Actuellement, la Bulgarie se trouve partagée entre deux partis : ceux qui désapprouvent la politique militante du souverain, ceux qui estiment que leur pays ne peut acquérir tout à la fois l’indépendance nationale et la liberté politique.
[40] Qu’on n’oublie pas que tout ceci était écrit en 1882.
Il est difficile, téméraire peut-être, à un étranger de se prononcer pour l’une ou l’autre des deux factions. Que mes amis bulgares me permettent cependant d’exprimer un humble avis. Je ne crois pas que les constitutions libérales soient précisément faites pour les peuples enfants. Ce sont des engins perfectionnés ; ils demandent, pour être maniés avec succès, une expérience qui ne s’acquiert, hélas ! qu’avec le temps. Échanger brusquement le régime arbitraire des pachas contre le plein exercice de la liberté parlementaire, c’est là pour un peuple une dangereuse épreuve : c’est comme si l’on passait brusquement à l’air libre en sortant d’une cloche d’air comprimé. Dans la vie des peuples comme dans celle des individus, il y a des lois physiologiques inéluctables. D’autre part, chez une nation inexpérimentée, les querelles politiques, les discussions des assemblées absorbent trop souvent en des luttes stériles une activité qui trouverait mieux son emploi dans l’étude assidue des perfectionnements matériels, des progrès économiques.
Certes, le droit de réunion, la liberté de la presse, la responsabilité ministérielle, sont pour un peuple de précieuses prérogatives. Sont-elles indispensables à une nation qui ne sait encore faire ni son pain ni son vin, qui laboure encore avec une charrue de bois, et chez qui la moitié du sol est en jachères ? J’en doute ; s’il m’était permis de faire un vœu en faveur des Bulgares, je leur souhaiterais moins un souverain constitutionnel qu’un bon tyran, un sultan Mahmoud, un Pierre le Grand inexorable et farouche qui les fît entrer de force en Europe, qui osât forcer chez eux la marche du progrès et les émanciper définitivement des traditions ottomanes, comme le Tsar de fer émancipa son peuple des traditions byzantines ou tartares.
Je ne suis pas de ceux qui voient d’un œil inquiet la prépondérance de la Russie dans la partie orientale de la péninsule balkanique. Depuis que Vienne a mis la main sur la Bosnie et l’Herzégovine, ce n’est plus Pétersbourg qui menace dans ces régions l’avenir de la paix européenne. Consciente ou inconsciente, l’Autriche n’est en Orient que l’avant-garde de l’Allemagne. Elle continue, suivant une tradition inéluctable, à travailler « pour le roi de Prusse ». Il n’est pas mauvais qu’une grande puissance lui fasse contre-poids et puisse au besoin la tenir en échec.
Tous les efforts de la Bulgarie doivent tendre à ne pas laisser s’établir chez elle cette influence autrichienne qui, en ce moment, pèse si lourdement sur la Serbie. L’Autriche-Hongrie prétend faire la police au Danube et isoler de l’Europe ces petits États auxquels la Turquie interdit d’autre part l’accès de la Méditerranée. Que la Bulgarie se hâte d’entrer en rapport avec l’Occident. Qu’elle presse par tous les moyens possibles l’achèvement des chemins de fer qui doivent la rattacher d’un côté à Belgrade, de l’autre à Salonique et à Constantinople. Qu’elle crée sur le Danube une flottille nationale qui lui permette d’échapper au monopole tyrannique de la Donaudampschifffahrtgesellschaft. N’a-t-on pas vu, du temps de la domination turque, les capitaines autrichiens livrer au pacha, avec l’aide des consuls, les Bulgares suspects qui naviguaient sous le pavillon jaune et noir ? Aujourd’hui, les douaniers autrichiens prétendent encore exercer le droit de visite sur les bagages des voyageurs qui vont de Serbie en Bulgarie sans toucher le sol hongrois. Ceci, — je l’ai déjà fait remarquer plus haut, — me paraît un abus violent, contre lequel notre diplomatie aurait déjà dû protester.
On annonce qu’une compagnie russo-bulgare vient de s’organiser pour établir, entre les ports de la mer Noire et ceux du bas Danube, des relations indépendantes. C’est là une tentative que les Bulgares ne sauraient trop encourager, dût-il même leur en coûter quelque argent. On annonce également l’établissement d’une société de navigation roumaine au capital de cinq millions. Il serait peut-être plus sage que les trois États, serbe, roumain et bulgare, s’entendissent pour fonder une entreprise internationale.
J’ai parlé plus haut de la chaussée dispendieuse que le gouvernement actuel construit entre Sofia et Lom Palanka. Il y a beaucoup à faire pour la voirie dans un pays sillonné de montagnes, où le régime des eaux et forêts est tout entier à établir. Dans les régions que j’ai parcourues, — sauf de Klisoura à Petrov-Han, — la barbarie turque a fait table rase. Elle n’a laissé derrière elle ni un chêne ni un pommier. La plus grande partie du sol reste inculte ; bien exploitée, la Bulgarie pourrait nourrir une population double de ce qu’elle possède aujourd’hui. Elle pourrait alors tenter les entreprises pour lesquelles les ressources lui font défaut en ce moment.
Parmi les services publics, ceux qui m’ont paru les mieux organisés sont ceux de la guerre et de l’instruction. La législation est encore à faire : on continue de juger d’après des lois turques, imitées par bonheur de nos lois françaises, et dont il n’existe pas encore de bonnes traductions bulgares. Des étrangers de diverses nations travaillent dès maintenant à l’œuvre de codification. Ainsi, j’ai rencontré à Sofia un ancien magistrat français qui travaille en ce moment à rédiger une loi communale.
L’armée fait grand honneur aux Russes qui l’ont organisée. Avec les cent cinquante mille hommes et les cent canons qu’elle peut mettre en campagne, elle constitue dès maintenant un élément militaire très-respectable. Les Bulgares prennent fort au sérieux les devoirs que leur impose l’intérêt de la patrie. La milice s’exerce régulièrement tous les dimanches. Dans ce pays démocratique et patriarcal, on peut voir des ministres en fonction prendre place dans le rang et faire, sous les ordres d’un caporal, l’école du soldat.
C’est par l’école surtout que s’opérera la régénération du peuple bulgare. Les patriotes l’ont bien compris. Sous la domination ottomane, tous leurs efforts ont tendu à créer des écoles indigènes ; les instituteurs furent les premiers apôtres d’une émancipation morale qui devait fatalement suivre l’émancipation politique. Dès que les Russes eurent mis le pied sur le sol de la Bulgarie, une direction provisoire de l’instruction publique fut créée ; elle a été depuis transformée en ministère. Celui-ci a déjà eu plusieurs titulaires ; le plus éminent est sans contredit M. Joseph Constantin Jireczek. Ce jeune savant n’est pas Bulgare d’origine, mais personne n’a rendu plus de services que lui à la Bulgarie. Il est d’origine tchèque ; son père, M. Joseph Jireczek, un érudit de premier ordre, a été ministre de l’instruction publique à Vienne, dans le cabinet Hohenwart (1871) ; son aïeul est l’illustre historien Schafarik, l’auteur des Antiquités slaves. Dès sa jeunesse, M. Jireczek s’est senti appelé vers les études historiques. La Bulgarie, encore presque inconnue, attira surtout son attention. En 1872, à vingt ans à peine, il publiait une bibliographie de la littérature bulgare ; en 1876, il faisait paraître à Prague son Histoire des Bulgares, ouvrage entièrement nouveau et qui révéla tout un monde. Il fut immédiatement traduit en allemand et en russe. Une édition française est en préparation. On peut imaginer avec quel enthousiasme le jeune savant salua la renaissance d’un peuple qu’il connaissait mieux que personne, et dont les destinées l’intéressaient passionnément. Il venait d’être nommé professeur adjoint à l’Université de Prague, quand le nouveau gouvernement eut l’heureuse idée de l’appeler à Sofia pour l’attacher au ministère de l’instruction publique. Il fut d’abord secrétaire général, puis plus tard titulaire du portefeuille. C’est en cette qualité qu’il a eu l’honneur de publier le premier rapport officiel sur les travaux de son département[41]. Malheureusement, dans un pays constitutionnel et parlementaire, les ministres sont responsables et solidaires. M. Jireczek dut se compromettre et se fatiguer inutilement dans des conflits où la science n’avait rien à voir. Écœuré, il donna sa démission. Il restera désormais à Sofia avec le titre de conseiller près le ministre de l’instruction publique. Cette situation le met au-dessus des fluctuations de la politique ; elle sera, il faut l’espérer, respectée par tous les partis qui se succéderont au pouvoir. La Bulgarie ne saurait impunément se priver des services d’un ami aussi dévoué, d’un serviteur aussi éminent. Sur ma proposition, M. Jules Ferry a bien voulu, pendant son dernier ministère, conférer à son jeune collègue les palmes d’officier de l’instruction publique. Jamais distinction ne fut plus méritée.
[41] Glavno Izlojenie na Negovo Visotchestvo, Kniaza, etc., imprimerie de l’État, 1882.
Parmi les personnes qui ont précédé M. Jireczek dans l’organisation de l’instruction publique, il serait injuste d’oublier M. Drinov, qui fut chargé d’organiser le département pendant la période d’occupation russe. M. Drinov, Bulgare d’origine, est l’auteur d’excellents travaux historiques qui lui ont valu une chaire à l’Université de Kharkov. Quand la guerre éclata, il vint se mettre au service de ses compatriotes ; mais il a fini par préférer la paix de la vie universitaire à l’atmosphère agitée de la Bulgarie, et il est retourné en Russie.
Au mois d’avril 1879, à l’époque où l’on discutait encore chez nous la question de l’enseignement obligatoire et où une partie de nos classes dirigeantes réclamait la liberté de l’ignorance, cette question était déjà tranchée en Bulgarie par l’Assemblée des notables réunie à Tyrnovo. Il va de soi qu’il y a loin du principe à l’application ; la loi spéciale qui doit la réglementer n’a pas encore été présentée. Cependant, les efforts du gouvernement et de ses agents ont déjà obtenu des résultats fort remarquables, eu égard aux circonstances.
Voici des chiffres qui ont leur éloquence. Dans un canton perdu de la principauté, celui de Kustendjil, sur les frontières de la Macédoine et de la Serbie, on comptait, en 1878, pour 50,000 habitants, 3 écoles primaires laïques et 5 ecclésiastiques. Pendant l’année 1879-1880, il a été ouvert 23 écoles de garçons et une de filles, avec un personnel de 25 instituteurs, 2 institutrices, 743 élèves garçons et 69 élèves filles. L’année suivante, on comptait 31 écoles, 37 instituteurs, et 1,350 élèves. Passons brusquement de l’ouest à l’est. Dans le canton de Schoumen (Choumla), il y avait 18 écoles bulgares en 1876 et 43 en 1881. Voyons les chiffres d’ensemble. En 1878-1879, on comptait 1,088 écoles primaires ; en 1881, il y en avait 1,365. Les progrès de l’instruction publique sont d’autant plus intenses qu’on approche davantage de la mer Noire ; l’ouest, tout comme chez nous, est plus arriéré. Les habitants de la plaine de Sofia, les Schoptsi, jouissent, à tort ou à raison, d’une fâcheuse réputation de lourdeur et d’opiniâtreté.
Dans le district déjà nommé de Kustendjil, on cite une commune où l’arrivée de l’inspecteur chargé d’ouvrir une école fut considérée par la population comme une calamité publique. Les paysans cachaient leurs enfants ; les mères, en les voyant aller à l’école, poussaient des hurlements et s’arrachaient les cheveux. Tout autre est le caractère des habitants dans l’est de la principauté. « Là, dit M. Jireczek, l’école est déjà devenue une nécessité pour les paysans. Ils font instruire leurs enfants sans qu’on ait besoin de les exciter ; ils suivent les progrès de leurs écoles et ils en sont fiers. » Les districts de Tyrnovo, Gabrovo, Schoumen, Provadia, occupent le premier rang. Certes, même dans ces provinces, l’idéal de l’enseignement obligatoire n’est pas encore réalisé, mais on en approche. A Sistovo, le nombre des enfants fréquentant l’école est déjà de 60 pour 100 ; à Schoumen (Choumla), il est de 82 pour 100.
Les écoles primaires sont entretenues aux frais des communes et, ce qu’il y a de plus curieux, des églises ; on leur applique les deux tiers du produit des cierges brûlés par les fidèles. Or la fabrication de ces cierges constitue un monopole du clergé, qui se trouve ainsi contribuer à l’instruction laïque. D’autre part, les communes abandonnent au profit de l’école une partie de leur domaine. Jusqu’à l’occupation russe, les maisons d’école étaient misérables. On en a déjà construit plus de quatre cents.
Il est plus facile d’élever ces modestes édifices que de créer un personnel enseignant. Sous la domination turque, les Bulgares intelligents qui voulaient rester dans leur pays et le servir n’avaient guère d’autres ressources que de se faire instituteurs, prêtres ou médecins. La plupart d’entre eux ont été, depuis l’émancipation, absorbés par les carrières administratives. Ceux qui sont restés fidèles à l’école ont été chargés de dresser à la hâte des jeunes gens de bonne volonté. Après six semaines ou deux mois de conférences pédagogiques, des adolescents ont été improvisés instituteurs. Les deux tiers des maîtres bulgares sont aujourd’hui âgés de dix-sept à vingt-quatre ans. Ils suppléent à leur inexpérience à force de bonne volonté. En 1881, deux écoles normales ont été établies, l’une à Vratsa, l’autre à Schoumen (Choumla).
A côté de ces écoles purement bulgares, le gouvernement a dû conserver les écoles musulmanes, — il y a encore environ trois cent mille Turcs dans la principauté ; leur enseignement a un caractère purement religieux, — et les écoles israélites. Les Juifs de la Péninsule sont, comme on sait, les descendants de ceux qui furent jadis exilés d’Espagne par Philippe II. Ils parlent encore aujourd’hui l’espagnol. Cette circonstance nous explique pourquoi ils apprennent le français plus aisément que les Slaves. Leurs écoles, fort primitives, ont reçu dans ces derniers temps d’heureux perfectionnements, grâce aux efforts de l’Alliance israélite. Cette année même, à l’établissement juif de Samakov, les examens ont eu lieu dans notre langue.
Les méthodistes américains ont ouvert dans cette même ville une institution dont on dit grand bien ; ils poursuivent sans doute une propagande religieuse ; mais les jeunes Bulgares qui suivent leur enseignement ne sont pas forcément tenus d’embrasser le protestantisme. Il en est de même de l’école récemment établie à Sofia par les Pères français de l’Assomption. Les slavophiles de Moscou, jaloux de ces influences étrangères et soucieux de la foi orthodoxe, annoncent l’intention d’ouvrir prochainement une école russe à Sofia. Tant mieux ; la jeunesse bulgare ne pourra que gagner à cette rivalité de généreux efforts. Quant à nous, Français, notre devoir est de soutenir par tous les moyens possibles, non-seulement à Sofia, mais à Philippopoli et Andrinople, des établissements qui font aimer notre langue et notre pays, et qui sont libéralement ouverts aux enfants de toutes les confessions. Je reviendrai plus loin sur cette question, qui intéresse au plus haut point l’avenir de notre influence en Orient.
La plupart des écoles ne comprennent que deux ou trois classes. Un certain nombre de localités ont ajouté des classes supplémentaires où l’on donne un commencement d’instruction professionnelle. Douze villes possèdent des établissements secondaires. Sofia a un gymnase classique où l’on étudie les langues anciennes. On n’a pas pu songer à créer cet établissement de toutes pièces ; le personnel et les élèves lui auraient fait également défaut. La première année, on s’est contenté d’ouvrir une seule classe ; on en ajoute une chaque année. Il a fallu se servir, au début, d’édifices peu appropriés à leur destination pédagogique. Les gymnases de Lom Palanka et de Sofia se construisent en ce moment et seront prochainement achevés. Les maîtres sont pour la plupart des Bulgares émigrés qui ont fait leur éducation aux universités de Russie et d’Autriche. On compte parmi eux un certain nombre de Tchèques et de Croates. Les traitements varient de 3,600 à 4,500 francs, ce qui, vu la simplicité des mœurs et la valeur de l’argent, constitue une rémunération très-suffisante. Le nombre des élèves s’accroît très-rapidement. Pendant l’occupation russe, lorsqu’on a ouvert les premiers établissements secondaires, il était de 365 ; aujourd’hui, on en compte près de 2,000 ; un quart environ reçoit des subventions de l’État.
Il va de soi que, jusqu’à nouvel ordre, l’enseignement supérieur n’existe pas. Les futurs officiers sont instruits à l’Académie militaire de Sofia, sous la direction d’officiers russes. Une école d’agriculture doit être prochainement ouverte à Roustchouk. On ne saurait trop se hâter ; l’ignorance du paysan a besoin d’être vigoureusement secouée. On réclame l’institution d’une école de droit et de sciences administratives pour former des fonctionnaires. Provisoirement, les jurisconsultes, les médecins, les industriels de la principauté font leurs études à l’étranger. La plupart d’entre eux ont des bourses du gouvernement ; un riche négociant de Tyrnovo a légué récemment une somme de 300,000 francs, dont le revenu doit être employé à subventionner des missions scientifiques. De tels actes de générosité ne sont pas rares chez les négociants bulgares.
Au ministère de l’instruction publique est rattaché le bureau de statistique, dirigé par un mathématicien distingué, M. Sarafov. C’est lui qui a publié le premier recensement raisonné de la principauté. Il accuse un total de 1,998,983 habitants. J’ai parlé plus haut de la bibliothèque et du musée ; je n’y reviendrai pas ici. Je dois ajouter que le ministère fait de louables efforts pour doter de collections scientifiques les établissements d’enseignement secondaire. Cinq gymnases ont déjà reçu des instruments météorologiques.
Enfin, Sofia vient de voir renaître la Société de littérature bulgare qui existait avant la guerre à Braïla, en Roumanie, et que les événements avaient dispersée. Cette compagnie a publié pendant la première phase de son existence le meilleur recueil périodique qui ait encore paru en langue bulgare. La nouvelle série s’annonce fort bien. Les deux volumes que j’ai eus sous les yeux renferment des travaux excellents. Si les suivants se maintiennent à la même hauteur, la Revue prendra une place très-honorable à côté du Glasnik de Belgrade et des Mémoires de l’Académie d’Agram. Ce sont là certes de louables efforts. Ils méritent d’être signalés à l’attention et à la sympathie de l’Occident. Il y a cinq ans à peine que la Bulgarie est rendue à elle-même. Dans ce court espace de temps, elle a su prouver qu’elle était digne de reprendre sa place parmi les nations européennes, qu’elle apporterait à l’Orient régénéré un précieux élément de force, d’ordre et de civilisation.
Le brigandage. — La grand’route. — Ichtiman. — Tatar-Bazarjik.
Pendant mon séjour à Sofia, j’avais eu d’abord l’intention de visiter en détail la Bulgarie du Nord ; je comptais me rendre par Orkhanié à Plevna, de là à Tyrnovo, l’ancienne capitale, enfin à Roustchouk, où j’aurais rejoint le chemin de fer de Varna. Plusieurs circonstances me décidèrent à changer d’itinéraire ; d’abord, — je l’avouerai, dût-on m’accuser de lâcheté, — la difficulté des voyages, l’organisation défectueuse des postes, les fâcheux renseignements que je recueillis sur l’état des auberges où j’aurais à demander l’hospitalité. J’étais venu avec l’intention de faire une excursion en Bulgarie ; il s’agissait maintenant d’une expédition pour laquelle je n’étais pas outillé, et qui réclamait plus de temps que je n’en avais à ma disposition. Par-dessus le marché, le journal officiel annonçait que des bandes de brigands turcs avaient paru dans un certain nombre de districts de la principauté. Chaque jour des télégrammes nous apportaient le récit de leurs exploits[42]. Une partie de la principauté était mise en état de siége ; les ministres de l’intérieur et de la guerre, deux généraux russes, qui devaient savoir à quoi s’en tenir, m’engageaient à être prudent et à ne point m’aventurer au delà d’un certain rayon. On m’offrait, il est vrai, une escorte de gendarmes, mais je n’aime point voyager en si pompeux équipage. Certains de mes amis, — des libéraux bien entendu, — m’engageaient à ne prêter foi ni aux télégrammes officiels ni même aux assurances des membres du gouvernement. « Le brigandage n’était, disaient-ils, qu’une manœuvre électorale » ; si l’on proclamait l’état de siége dans certains districts, c’était uniquement pour avoir un prétexte de peser sur les populations à la veille des élections qui devaient renouveler l’Assemblée nationale.
[42] Ces exploits n’ont pas encore cessé au moment où j’écris ces lignes.
Brigandage à part, il n’est pas toujours commode pour un touriste isolé de voyager en Bulgarie. Le paysan est méfiant ; il flaire dans tout étranger qui vient pour étudier le pays un espion, un agent anglais ou autrichien. Peu de temps avant moi, un Russe de mes amis était allé flâner au pied des Balkans ; il portait, pour se garantir du soleil, un chapeau à double visière de mode britannique et était muni de la carte de l’état-major autrichien. Des paysans l’avaient arrêté : « Tu es un espion, lui disaient-ils, tu portes un chapeau anglais et tu as dans ta valise des papiers allemands. » Que répondre à cela ? Le Russe eut grand’peine à se tirer d’affaire. Toutes réflexions faites, je me décidai pour une excursion à Philippopoli. Il n’était d’ailleurs pas sans intérêt de visiter, l’une après l’autre, les deux capitales, et d’étudier tour à tour la situation du peuple bulgare dans la principauté vassale et dans la Roumélie autonome.
De Sofia à Philippopoli, les communications ne sont guère plus aisées que de Sofia au Danube. Les postes des deux États ne correspondent pas entre elles ; il faut, bon gré, mal gré, recourir à l’industrie errante des arabadjias et coucher deux fois en route : la première à Ichtiman, la seconde à Tatar-Bazarjik, où l’on rejoint le réseau des chemins de fer ottomans qui dessert Philippopoli, Andrinople et Stamboul. Le voyage est médiocrement intéressant.
Au sortir de Sofia, la route s’élève lentement, laisse à gauche un grand cimetière musulman, planté de pierres non dégrossies, et passe entre deux mamelons couronnés de redoutes construites par les Turcs lors de la dernière guerre. Elles n’ont d’ailleurs servi à rien ; le Balkan une fois tourné par Gourko, elles sont tombées sans coup férir aux mains des Russes. A droite, le mont Vitoucha élève sa croupe disgracieuse et pelée. A ses pieds, les monastères de Dragolevci et de Bojana se dissimulent derrière des massifs de verdure. J’ai visité celui de Dragolevci ; il possède une église, ou plutôt une chapelle bulgare du quinzième siècle. Elle est ornée de fresques assez curieuses, malheureusement gâtées par l’humidité. Tout le personnel du couvent se composait d’un unique moine qui paraissait mener une vie assez douce ; en son absence, les domestiques nous offrirent une hospitalité qui ressemblait peu à celle de l’abbaye de Thélème.
A dix kilomètres environ de Sofia, on franchit l’Isker, un torrent fougueux en hiver, presque sec en été ; c’est l’Œcus des anciens. On l’a longtemps rattaché au bassin de la Maritsa ; on a découvert qu’il traverse le Balkan dans une gorge fort pittoresque, mais inaccessible aux humains, et qu’il va se jeter dans le Danube au delà de Nicopoli. Derrière le mont Vitoucha apparaît le Rilo, célèbre par son monastère, qui a été pendant des siècles le sanctuaire inviolé de la religion orthodoxe et de la nationalité bulgare. A l’horizon bleuit la masse imposante du Rhodope, où vivent encore aujourd’hui les Bulgares musulmans, les Pomaks. C’est chez ces Pomaks qu’un patriote trop ingénieux a prétendu retrouver la légende d’Orphée mise en vers bulgares.
La route que nous suivons a vu passer bien des peuples et bien des armées. C’est elle qui allait jadis de Byzance à Singidunum ; le chemin de fer qui doit la suivre réunira prochainement Belgrade à Constantinople. Elle est bordée de nombreux tumuli dont Hérodote constate déjà l’existence ; là reposent les anciens peuples de la Thrace. Une route romaine, dont on reconnaît par endroits le pavage, est encore nommée route de Trajan. Nous retrouvons plus loin le souvenir du grand empereur ; après tant de siècles, il semble encore planer sur ces contrées.
Cette plaine de Sofia est d’ailleurs aussi nue que celle qui s’étend du Danube à la Stara Planina ; les terres sont peu cultivées ; la plupart restent en jachères ; les arbres fruitiers semblent inconnus. Les villages sont fort éloignés de la grand’route, qui semble vouloir les éviter systématiquement. Des paysans groupés autour d’une meule en construction animent pour un instant le paysage morne et silencieux. Parfois, d’un groupe une fillette se détache, court à la tête du cheval et l’asperge d’une poignée de grains. C’est un symbole de prospérité, une sorte de bénédiction mythique léguée par le paganisme. La cérémonie se termine, bien entendu, par la demande d’un léger bakchich que le voyageur ainsi béni aurait mauvaise grâce à refuser. Le mot bakchich est un de ceux que les Turcs ont négligé d’emporter ; il restera longtemps dans le pays, même, je crois, après que les anciens dominateurs auront repassé l’Hellespont. Cette manière de le réclamer est d’ailleurs naïve et gracieuse.
La route traverse les villages insignifiants de Ieni-Han (la Nouvelle Auberge) et de Vakarell. C’est à Vakarell, à 800 mètres d’altitude environ, que se trouve la ligne de partage des eaux de la mer Noire et de l’Archipel. Un poste de gendarmes rouméliotes nous annonce la frontière de l’autonomie ; c’est ainsi que les Bulgares désignent la province (autonomia-ta), par opposition à la principauté. Quelques vignes commencent à apparaître sur les coteaux. Nous descendons dans la plaine d’Ichtiman. Ici se trouve la douane de l’empire ottoman. Le service en est fait, bien entendu, par des employés bulgares, polis et convenables, et moins faciles à corrompre que leurs collègues osmanlis. Mon passe-port français est examiné pour la forme par un bon gendarme qui, bien entendu, n’en déchiffre pas un traître mot. Le premier édifice qui frappe les yeux, en entrant dans le village, c’est l’école. Elle est toute neuve et bien bâtie. Malheureusement, nous sommes dans la saison des vacances ; il eût été intéressant d’assister à une classe bulgare. Les Turcs ont aussi leur école auprès de la mosquée ; c’est cette éducation confessionnelle qui rend toute conciliation impossible entre les chrétiens et les musulmans. Le village, sauf quelques édifices publics, est construit tout entier en bois ; au milieu de la rue principale se groupent deux ou trois hans qui s’intitulent fièrement hôtels. Celui d’Italie est bien supérieur à celui de Klisoura, qui m’a laissé de si mauvais souvenirs. Il possède jusqu’à trois chambres, qui donnent sur une salle à manger assez propre. L’usage des draps blancs est encore inconnu, et il est plus prudent de coucher sur les chaises que dans les lits ; mais la salle commune est ornée d’un lavabo auquel les voyageurs peuvent faire successivement leurs ablutions. On peut même obtenir un semblant de dîner. Sur une table traîne un registre graisseux où les touristes inscrivent leurs noms et leurs pensées. Quelque joyeux Gaudissart a passé par là, et a noté dans un langage imagé le souvenir de ses insomnies et des causes qui les ont provoquées. La plupart de ces certificats sont en grec. On commence à sentir l’approche du monde hellénique ; notre hôtesse est Grecque, et la Sphaira d’Athènes est le seul journal où le voyageur affamé de nouvelles puisse apprendre les destinées d’Arabi-Pacha.
Ichtiman est vite vu. La rue principale, — qui est en même temps la grand’route, — est d’une propreté suffisante ; les ruelles latérales sont de véritables cloaques. Les maisons des paysans sont généralement situées au milieu d’un enclos formé de clayonnages plus infranchissables que des murs. Sur certaines de ces palissades est fiché un crâne de cheval qui sèche et blanchit au soleil ; la tête du noble animal passe pour détourner les maléfices. Une superstition analogue se rencontre en Moldavie et même en Allemagne. Un conte de Boccace nous atteste qu’elle n’était pas inconnue dans l’Italie du moyen âge.
L’église orthodoxe se dérobe, comme toujours, dans un enclos isolé. Le portail et la muraille, qui regarde l’ouest, sont décorés de fresques curieuses représentant des scènes de l’Ancien Testament. Elles sont peintes avec une naïveté qui n’exclut pas une audacieuse fantaisie. Il y a loin de cet art tout matériel à celui d’un Fra Angelico.
Un peu au delà d’Ichtiman nous rencontrons le petit hameau de Kapudjik[43]. C’est là que s’élevaient autrefois les fortifications romaines qui gardaient l’entrée des plaines fertiles où coule la Maritsa. C’est là que se dressait l’arc de triomphe connu sous le nom de Porte de Trajan. Il existe encore des vieillards qui ont vu cette ruine auguste ; elle a été rasée en 1835 par Chozrev-Pacha, un Turc qui passait pour civilisé. L’altitude du défilé est peu considérable, mais la route est fort inégale et bordée de ravins escarpés ; la végétation est en général maigre, et l’ensemble est bien inférieur à celui du col de Ginci. Blanqui déclare avoir passé ici « la grande et formidable barrière du Balkan » et décrit ces régions avec une sorte de terreur. Il est vrai qu’elles étaient en ce temps-là infestées de brigands. La chaussée a sans doute été améliorée depuis 1840 ; quant aux brigands, ils ont complétement disparu. Nous n’avons rencontré que de paisibles bergers bulgares. A diverses reprises nous avons aperçu les débris des travaux entrepris avant la dernière guerre pour la construction du chemin de fer de Belgrade à Constantinople : des remblais à moitié écroulés, des pierres taillées et non assemblées, des monceaux de rails rongés par la rouille. Dieu sait quand ces travaux seront repris ! En tout cas, il y aura ici de sérieuses difficultés à vaincre.
[43] En turc, la Porte.
Le défilé une fois franchi, l’immense plaine de Roumélie se déroule devant nos yeux. La vigne et les arbres fruitiers commencent à paraître ; une brise chaude annonce l’influence du climat maritime succédant brusquement au climat continental. A en croire mon compagnon de voyage, un jeune et intelligent Bulgare du Midi, la Roumélie serait le paradis de sa nation. La terre y serait plus fertile, la population plus dense, les hommes plus intelligents, la civilisation plus avancée que dans la Bulgarie du Nord. Je m’abandonne à des illusions qu’une halte un peu longue au premier village a bientôt, hélas ! dissipées.
Ce village est celui de Vetrena, que les anciennes cartes désignent sous le nom turc de Ieni-Keui. Lamartine y tomba malade à son retour d’Orient et y resta près d’un mois. C’est là qu’il découvrit l’existence des Bulgares et qu’il eut l’occasion d’apprécier leurs solides qualités : « Le pays qu’ils habitent serait bientôt un jardin délicieux, écrivait-il, si l’oppression aveugle et stupide de l’administration turque les laissait cultiver avec un peu plus de sécurité. Ils ont la passion de la terre. Ils méprisent et haïssent les Turcs ; ils sont complétement mûrs pour l’indépendance et formeront, avec les Serbes leurs voisins, la base des États futurs de la Turquie d’Europe. » Paroles prophétiques que les diplomates du congrès de Berlin ont peut-être trop oubliées !
Lamartine, malgré sa longue et douloureuse maladie, n’a point gardé rancune à Ieni-Keui ; il déclare que c’était « un ravissant séjour d’été ». Je l’ai traversé précisément au mois d’août, par une chaleur étouffante ; je l’ai trouvé fort laid, et je lui ai en vain cherché les charmes que lui prêtait l’imagination du poëte. Le moindre hameau du pays de Caux est cent fois plus « ravissant ».
La plaine de Roumélie s’étend maintenant à l’infini devant nous ; à l’ouest émergent les masses sombres du Rhodope ; dans la vallée commencent à scintiller les eaux argentées de la Maritsa. La chaussée est assez bien entretenue, mais raboteuse ; le plus souvent l’arabadjia fait passer son attelage sur les jachères qui bordent la route. Et ce sont sans relâche des tumuli verdoyants sous lesquels dorment les peuples des temps anciens ! Il semble que ce pays soit un cimetière de nations. Quand les Russes ont occupé la Bulgarie, ils ont eu le tort de ne pas se faire suivre, — comme nous en Égypte, — d’une expédition scientifique. Bien peu de ces monuments primitifs ont encore livré leur secret ; et les Bulgares, à peine sortis eux-mêmes des ombres de la mort, ont aujourd’hui bien autre chose à faire que de fouiller des tombeaux.
Tatar-Bazarjik nous apparaît enfin au milieu des saules et des peupliers. C’est moins une ville qu’un grand village ; sur les bords de la Maritsa, des troupeaux de buffles et de pourceaux se vautrent dans des mares fétides. Un campement tsigane est installé sous les arbres et fait la cuisine en plein air. Sur une aire soigneusement aplanie, de solides paysans font fouler les gerbes de blé par les pieds de leurs chevaux. L’usage des fléaux leur est complétement inconnu… Tout à coup un sifflet de locomotive se fait entendre. Nous allons donc rentrer en Europe.
L’arabadjia nous annonce que la ville possède un nouvel hôtel très-distingué. Il traverse la ville au galop et nous dépose à l’Hôtel de la Maritsa, à l’angle même du pont qui franchit le fleuve illustre, mais fangeux, où roula jadis la tête d’Orphée :
[44] Géorgiques, livre IV.
A quinze ans, quand je lisais Virgile, je me figurais autrement le fleuve sacré. Ce n’est, hélas ! qu’un cours d’eau bourbeux, où roule une onde jaunâtre, et qu’on peut presque traverser à pied. De l’autre côté du pont, sous les grands saules, des tentes sont dressées : c’est la petite armée rouméliote qui s’exerce aux manœuvres d’été. J’ai visité ce camp et l’ai trouvé fort bien tenu ; les soldats, vêtus de blanc et coiffés du kalpak bulgare, ont aussi bonne mine que leurs camarades de la principauté.
En voyant arriver une araba, deux voyageurs et la voiture de bagages qui nous suit depuis Sofia, le handjia, pardon ! l’hôtelier, se précipite et s’empresse de nous faire les honneurs de son établissement. Comparé à celui d’Ichtiman, c’est presque un palais. Il est tout nouvellement construit, blanchi à la chaux, et paraît fort propre au premier aspect, mais c’est toujours un han, ce n’est pas un hôtel. Les chambres sont groupées autour d’une grande pièce centrale qui sert de salle à manger : « C’est ici que se réunit la bonne société de Tatar-Bazarjik, nous dit gravement l’hôte. On y donne des bals pendant l’hiver. » Vous figurez-vous le voyageur obligé de traverser la cohue dansante pour regagner son lit et troublé dans son sommeil par le bruit des violons !
Au milieu de la salle, j’aperçois une sorte de buffet sur lequel sont dressées deux boîtes de sardines, flanquées d’une bouteille de sauterne et d’une bouteille de saint-estèphe. Encouragé par ce luxueux appareil, je me risque à demander des draps propres. On me répond qu’il n’y en a plus, que d’ailleurs la chambre n’a pas servi depuis six semaines, et qu’il n’y a couché que des Allemands. Nous ne sommes pas encore au Grand-Hôtel ! Et pourtant, quelle différence entre le confort relatif d’aujourd’hui et celui du temps où Blanqui dut coucher à Tatar-Bazarjik dans une écurie, et changer de linge sous les yeux indiscrets des Ottomans ! Il est décidément prudent, en ce pays, de faire comme le sage de l’antiquité, et de porter tout avec soi, même son lit.
Je dois rendre une justice à notre hôtelier, c’est que son saint-estèphe était vraiment potable. Du vin de France, même frelaté, quelle chose exquise, quand on a pratiqué pendant quelque temps les vins naturels de Bulgarie !
Mon compagnon de voyage, mis en goût par l’aspect de tant de choses délicates, se risque à demander un siphon. Le garçon ne comprend pas ; on lui explique ce que c’est que de l’eau de Seltz, et on l’envoie en chercher chez le pharmacien, qui pourrait en avoir. Il revient au bout de quelques minutes avec un paquet d’une poudre blanche et effervescente qu’il jette dans l’eau et fait précipitamment avaler au voyageur altéré. Ce n’était pas précisément de la poudre de Seltz, mais une composition chimique d’un nom presque identique et d’un effet tout différent. Je laisse à penser si mon pauvre compagnon soupa mal et dormit peu. Tandis qu’il maudissait l’erreur dont il était la victime, je passais ma soirée au café de l’hôtel. Il y avait un billard, des liqueurs variées, des monceaux de Rahat lokoum[45], sur lesquels s’abattaient des nuées de mouches.
[45] Sorte de pâte sucrée, fort à la mode en Turquie.
Les impressions de voyage diffèrent singulièrement suivant les voyageurs. Lamartine, qui fut reçu à Tatar-Bazarjik en 1833 par un prince turc (?), déclare que c’est « une jolie ville » ; Blanqui, venu huit ans plus tard, la donne pour un véritable cloaque. La vérité me paraît être entre ces deux appréciations : pour une ville turque, Tatar-Bazarjik est bien pavée, convenablement bâtie, et suffisamment propre ; pour une ville européenne, elle laisse beaucoup à désirer. Elle tend chaque jour de plus en plus à le devenir ; sur une population de quatorze mille habitants, elle ne comprend aujourd’hui que trois mille musulmans. Mes longues flâneries à travers ses rues ne m’ont rien fait découvrir de bien intéressant ; les mosquées sont sans caractère, l’église orthodoxe, entourée d’une sorte de campo santo, est l’une des moins mal bâties de l’ex-empire ottoman.
J’ai en vain cherché les Tatars dont le nom de la ville semblait indiquer l’existence. J’ai fini par trouver dans l’histoire l’explication de ce nom mystérieux. Le sultan Bajazet II établit ici, en 1485, des Tatars de Bessarabie. Quant au mot bazarjik (marché), il s’explique par le commerce important dont la nouvelle colonie fut autrefois le centre. Elle était le nœud de routes qui allaient d’un côté à Belgrade, de l’autre à Raguse et à Salonique. Au seizième siècle, elle était purement musulmane ; un voyageur allemand de cette époque y signale en tout trente familles chrétiennes.
Les chemins de fer ottomans. — Aspect de Philippopoli. — La ville et la société. — L’instruction publique. — Progrès littéraires. — La mission française. — L’armée. — Situation transitoire de la Roumélie. — L’avenir de la Bulgarie.
Le lendemain matin, nous étions à la gare de Tatar-Bazarjik. Je dis adieu, sans regret, aux arabas et aux arabadjias. Ce mode de transport pourrait être fort agréable dans un pays vraiment pittoresque, comme la Suisse ou le Tyrol ; mais sur les croupes dénudées de la Sredna Gora, à travers ces plaines infécondes ou déjà moissonnées, à travers ces villages sans clocher, sans caractère, qui se ressemblent tous, le touriste ne gagne rien à voyager lentement. Sauf la splendide montée du col de Ginci et quelques ravins aux environs de la Porte de Trajan, les deux cent cinquante kilomètres que je viens de parcourir en voiture sont moins intéressants que les steppes de la Petite Russie.
Les chemins de fer ottomans sont-ils bien supérieurs aux arabas ? A coup sûr, ils ne vont guère plus vite qu’elles. De Tatar-Bazarjik à Constantinople, il y a moins loin que de Paris à Lyon ; cette distance, dans une plaine unie, sans rampes, sans tunnels, pourrait être franchie en moins de douze heures ; on en met trente-huit. Le train roule sans se presser jusqu’à Andrinople, passe tranquillement la nuit devant cette ville, et repart le lendemain à six heures pour arriver à Stamboul à neuf heures du soir. Nous sommes en Roumélie, mais le chemin de fer est administré par la compagnie ottomane. On parle français dans presque toutes les gares ; l’ignoble monnaie turque commence à faire son apparition ; elle a seule cours légal sur tout le réseau. Il semble qu’au moment où l’on croyait ressaisir l’Europe, elle fuit devant vous.
Le premier aspect de Philippopoli est certainement fort original. La ville s’aperçoit de loin dans une plaine jonchée de tumuli, bornée au nord et à l’ouest par les massifs du Balkan et du Rhodope. Elle domine l’horizon, juchée sur trois rochers que Lucien appelle quelque part les trois Acropoles. Ils gardent encore aujourd’hui les noms que les Turcs leur ont donnés : le plus haut est le Djambas-tepeh, ou mont des Jongleurs ; le second, plus voisin de la Maritsa, est le Nebet-tepeh (la montagne de la Prophétesse) ; le troisième, séparé du premier par un ravin profond et presque inhabité, est le Sahat-tepeh, ou mont de l’Horloge ; il porte en effet une tour en bois surmontée d’une horloge, chose rare dans ces contrées. Près d’elle se dresse une pyramide blanche ; c’est le monument élevé à la mémoire des Russes qui ont succombé pendant la dernière campagne. On chercherait vainement dans cette ville, théoriquement soumise au sultan, le cénotaphe des Turcs morts pour la défense de l’intégrité ottomane. Nous sommes ici en plein dans le domaine de la fiction diplomatique, c’est-à-dire, au fond, de l’absurdité.
La ville a trois noms ; ils symbolisent en quelque sorte les trois nationalités qui se la sont disputée depuis des siècles : les Grecs, dont les pères l’ont fondée jadis, l’appellent Philippopoli ; les Turcs, Felibé ; les Bulgares, Plovdiv. Sa physionomie n’est pas franchement dessinée ; la majorité de la population est évidemment bulgare, mais on y parle beaucoup turc, et la colonie grecque est considérable. Elle possède un journal rédigé en grec et en français qui, naturellement, agite souvent le spectre du panslavisme. Les trois idiomes sont d’ailleurs employés par l’administration municipale.
Depuis qu’elle est devenue capitale d’une province autonome, qu’elle est à peu près sûre de ne pas voir revenir l’ère des massacres et des bachi-bouzouks, Philippopoli tend à s’agrandir et à se civiliser. Près du chemin de fer, un faubourg neuf est bâti de villas élégantes où s’abritent la plupart des consulats ; ceux d’Autriche et de Russie sont seuls restés dans la haute ville. Ce dernier, que j’ai visité, occupe une ancienne maison grecque toute peinte en bleu, toute festonnée de verdure, du style le plus agréable. Le quartier du bazar, construit en bois, couvert de toitures en charpentes, constitue un dangereux foyer d’incendies et d’épidémies. Une longue rue flanquée de bâtisses à moitié européennes, de magasins grecs, arméniens ou bulgares, descend jusqu’à la Maritsa. Les flots rapides et bourbeux du fleuve sont naturellement impropres à toute navigation. C’est lui, cependant, qui fournit à la cité la seule eau dont elle puisse s’abreuver ; on la recueille dans de larges outres qu’on charge sur des chevaux conduits par les sakadjas (marchands d’eau). Au temps jadis, de longs aqueducs amenaient ici les sources des montagnes voisines ; ils sont depuis longtemps détruits. La civilisation a reculé pendant des siècles dans ces malheureuses contrées. Dieu sait quel vigoureux effort il faudra pour lui faire reprendre sa marche en avant. Tout révèle d’ailleurs le voisinage de Constantinople et de la Méditerranée : les produits douteux de nos distillateurs méridionaux s’étalent aux devantures des boutiques ; notre langue est parlée dans le Grand Hôtel de Bulgarie. Son influence se fait sentir sur l’idiome bulgare, qui s’imprègne de néologismes assurément inintelligibles pour les paysans et monstrueux pour le philologue.
Depuis le quatrième siècle avant notre ère, où elle fut fondée par le père d’Alexandre le Grand, Philippopoli a vu passer dans ses murs bien des peuples et bien des armées ; elle a été habitée tour à tour par les Macédoniens, les Slaves et les Osmanlis ; elle a vu défiler les croisés, latins ou allemands, les conquérants turcs et les Russes libérateurs. Son histoire serait toute une épopée. Cependant les monuments y sont rares. Les archéologues en signalent quelques-uns ; mais, faute d’un bon guide, je n’ai pu réussir à les découvrir ; les seuls dont j’ai constaté l’existence sont ces tumuli silencieux qui dorment dans la plaine de la Maritsa. La résidence du gouverneur général, le prince Vogoridi, est installée dans le konak où trônait naguère le pacha ; c’est un bâtiment sans caractère, dont les murs mal badigeonnés baignent dans les eaux jaunes du fleuve. L’Assemblée nationale siége dans un ancien hammam turc, étonné de se voir transformé en Parlement. Cette Assemblée est, assure-t-on, plus distinguée que celle de la principauté. A Sofia, les paysans dominent ; ici, ce sont les classes intelligentes, les capacités, comme nous disions autrefois. Le voisinage de Constantinople, la concurrence de l’élément hellénique, ont contribué à élever le niveau intellectuel des Bulgares méridionaux. Je dois dire cependant que leurs frères du Nord, — à Sofia du moins, — m’ont paru moins indolents, moins orientaux et, qu’on me pardonne le mot, plus européens. Ce jugement repose sur des impressions un peu rapides, et j’aurai peut-être occasion de le modifier un jour.
Je n’ai pas trouvé à Philippopoli tout ce que j’y cherchais. Les villes de ce genre ne sont pas faites pour être visitées par le touriste pressé ; tout ce qui pourrait l’intéresser se dérobe à sa curiosité. Les rues n’ont pas encore de nom, les maisons pas de numéros. Or, toute la haute ville constitue un dédale inextricable.
— Où demeurez-vous ? demandais-je à un aimable compatriote qui venait m’inviter à déjeuner.
— Je n’en sais rien moi-même. C’est quelque part près du marché. Mais je viendrai vous chercher.
Un cocher que je prie, en bulgare, de me conduire à l’état-major général (generalni chtab), me mène bravement au tribunal (seudilichté). Je voudrais faire la connaissance des littérateurs, des journalistes bulgares, des hommes d’État, de ceux du moins qui, malgré les chaleurs, sont encore restés dans la ville ; personne ne peut m’indiquer leur adresse. Je cherche un poëte distingué, l’une des plus brillantes espérances de la littérature bulgare, M. V…; on m’envoie chez son frère, employé au konak. Quelques personnes ont l’obligeance de me faire visite ; mais comme elles me laissent des cartes sans adresse, je suis dans l’impossibilité de leur rendre leur civilité. Impossible de découvrir s’il y a un endroit, café, cercle, jardin, où se rassemble l’élite de la société bulgare. Tout cela est terriblement oriental.
Je demande la grande poste ; mon hôtelier m’indique fort clairement la rue où je dois la trouver. Je parcours cette rue dans tous les sens ; impossible de rien découvrir. Renseignements pris, la grande poste se trouve dans une cour, au haut d’un escalier, au fond d’un corridor.
On peut vivre à Philippopoli, on y vit même fort bien grâce au Grand Hôtel de Bulgarie ; mais si peu qu’on ait de curiosité intelligente, il est impossible de la satisfaire. Je n’ai pu réussir à visiter une église grecque ou bulgare ; elles se dissimulent derrière des enceintes de murailles. Il existe, m’assure-t-on, dans la haute ville, une classe de familles commerçantes, riches et considérées, qui constituent une sorte de patriciat analogue à celui de Venise. Cette classe dérobe soigneusement ses foyers domestiques aux investigations de l’étranger. J’ai vécu trois jours entiers à Philippopoli sans avoir l’occasion de connaître « le pain et le sel » de l’hospitalité bulgare. Trois jours, c’est peu, et mon jugement paraîtra peut-être précipité. Mais un jeune savant russe qui m’avait précédé dans cette ville y avait résidé un mois entier ; il était en rapport quotidien avec les représentants des classes dirigeantes ; il n’avait pas été plus heureux que moi. Mes amis, les hellénistes ou les philhellènes, trouvent un accueil beaucoup plus empressé dans la colonie grecque. Ce qu’il y a de certain, c’est que la vie publique et la vie sociale ne sont pas encore organisées dans la capitale de la Roumélie.
Grâce à l’obligeance de notre excellent compatriote M. le lieutenant-colonel Toustaint du Manoir, chef d’état-major des milices, qui m’a donné un de ses gendarmes pour m’orienter dans la ville, j’ai pu découvrir où logeait la direction de l’instruction publique. Le directeur était absent, mais j’ai rencontré chez son remplaçant un courtois accueil, et j’ai recueilli des documents fort intéressants. Ici, comme à Sofia, tout est naturellement en voie de formation. Le dernier pacha turc ne savait ni lire ni écrire ! Bien avant l’émancipation, malgré l’apathie hostile des Turcs et la mauvaise volonté des Grecs, les Bulgares de Roumélie avaient eu l’idée d’ouvrir des écoles. Un observateur sagace, M. Albert Dumont[46], a donné, il y a une dizaine d’années, d’intéressants détails sur ce réveil national, qu’il avait constaté au milieu de ses excursions archéologiques. Aujourd’hui les Bulgares du Midi peuvent poursuivre sans obstacle leur émancipation intellectuelle. Ils n’ont pas eu la bonne fortune de s’assurer le concours d’un savant aussi érudit, aussi passionné pour leur histoire que M. Jireczek. Ils ont des hommes chez qui le patriotisme supplée à la science. Dans certains détails, la lourde main de l’Osmanli se fait encore sentir ; ainsi, la Roumélie est enveloppée dans le réseau des douanes ottomanes ; on n’y laisse pas pénétrer les livres scientifiques où le mahométisme est discuté. Mais les Bulgares n’ont pas besoin de ces livres pour savoir ce qu’ils doivent penser de l’Islam.
[46] Voir son livre le Balkan et l’Adriatique, Paris, 1873.
J’ai trouvé la direction de l’instruction publique installée dans une maison occupée jadis par un riche musulman. Cette maison, avec ses vastes salons ornés de divans, son jardin à fontaine élégante, son hammam en miniature, semblait plus faite pour les molles délices du kef que pour les sévères travaux de l’éducation populaire. Elle renferme maintenant un commencement de bibliothèque, — trois ou quatre mille volumes environ, — et une riche collection de médailles qui, malheureusement, ne sont pas encore cataloguées.
M. le sous-directeur de l’instruction publique a bien voulu me remettre toute une collection de documents officiels relatifs à son département. Tous sont en bulgare, sauf une courte brochure en grec comprenant les rapports des inspecteurs des écoles helléniques. La pièce la plus importante de ce dossier, c’est le rapport adressé au gouverneur général Son Altesse le prince Vogoridi, sur l’année scolaire 1880-1881. Ce travail est moins considérable que celui de M. Jireczek, dont j’ai donné plus haut l’analyse. Les circonstances ne sont pas tout à fait les mêmes ici que dans la Bulgarie du Nord ; il y avait moins à faire, et l’effort a dû être moins énergique. D’autre part, on se trouve en présence d’éléments ethnographiques plus complexes, notamment d’un élément grec qui n’est pas disposé à se laisser bulgariser. Une statistique officielle, publiée il y a deux ans, évalue le nombre des Rouméliotes à 815,951, dont 537,560 Bulgares, 154,700 Turcs, 42,569 Grecs. Ces chiffres, au dire des personnes compétentes, sont au-dessous de la réalité. On aurait, paraît-il, oublié de compter les enfants. Ce n’est pas exagérer que d’évaluer aujourd’hui la population totale à plus d’un million.
Pendant l’année scolaire 1880-1881, la Roumélie comptait 1,412 écoles primaires avec 80,591 élèves, dont 23,789 filles. Les Bulgares possédaient 841 écoles avec 48,000 élèves ; les Turcs, 471 écoles avec 15,189 élèves ; le reste était réparti entre les Grecs, les Arméniens et les Juifs. En somme, d’après les calculs les plus probables, les deux tiers des enfants de la principauté étaient déjà soumis à la loi de l’obligation. N’oublions pas qu’il s’agit d’un pays moins peuplé que le nôtre, où les communications sont plus mauvaises et les instituteurs plus difficiles à recruter. Ici, comme en Bulgarie, on a dû approprier ou construire la plus grande partie des maisons d’école. Le personnel enseignant comprend environ un millier de Bulgares ; chez les Turcs, ce sont les imams et les muezzins des mosquées qui remplissent le rôle d’éducateurs. Il n’y a point encore d’écoles normales. Les jeunes maîtres suivent pendant les vacances des cours de pédagogie. Les établissements scolaires sont inspectés non par des fonctionnaires spéciaux, mais par des personnes notables, des médecins, des ecclésiastiques, qui reçoivent une subvention de l’État. Il y a des conseils cantonaux et départementaux. Les écoles secondaires sont au nombre de quatre ; elles ont été fondées pendant la période de l’occupation russe ; on compte deux gymnases réals (professionnels) pour les garçons à Philippopoli et à Sliven, deux pour les filles, à Philippopoli et à Stara-Zagora, que les Turcs appellent Eski-Zagra. J’ai précisément sous les yeux le programme de l’établissement de Sliven. C’est une petite brochure imprimée dans cette ville même, à l’imprimerie du journal le Drapeau bulgare. Pour comprendre tout le progrès dont témoigne cette plaquette, en apparence insignifiante, il faut se rappeler qu’avant la guerre libératrice, les pays bulgares ne possédaient qu’une seule imprimerie, celle du vilayet du Danube à Roustchouk. Il y en a quinze aujourd’hui : quatre à Sofia, quatre à Philippopoli, trois à Roustchouk, une à Tyrnovo, à Sistovo, à Varna, à Sliven.
Une seule maison, Danov et Cie, a créé d’un seul coup trois librairies, à Roustchouk, à Sofia, à Philippopoli. Sans doute les œuvres qu’elle édite ne sont pas toutes d’une haute valeur ; ce qu’il faut, avant tout, aux Bulgares, ce sont des livres d’école, des manuels, des traductions. Cependant la littérature proprement dite commence à se développer ; on écrit des drames, des nouvelles ; tel poëte, M. Vazov par exemple, fait preuve d’un réel talent. Deux revues, l’Ordre (Red) et la Science (Naouka), paraissent à Philippopoli ; cette dernière est l’organe de la Société littéraire bulgare, établie dans cette ville ; elle reçoit du gouvernement une subvention annuelle d’environ 7,000 francs. C’est également à Philippopoli que s’imprime le plus important des journaux bulgares, la Maritsa ; elle a eu pendant quelque temps une partie française, qui a été récemment supprimée.
L’enseignement supérieur n’existe pas plus en Roumélie qu’en Bulgarie. On ne peut pas tout créer d’un coup. Une quarantaine de jeunes gens sont instruits à l’étranger aux frais de l’État ; une quinzaine d’entre eux étudient à l’École normale d’Agram ; j’ai recueilli, lors de mon séjour dans cette ville, les meilleurs témoignages sur leurs aptitudes et leur assiduité.
Parmi les écoles bulgares, il ne faut pas oublier celle que les religieux français entretiennent à Philippopoli, et dont la maison mère est à Andrinople. On compte en Roumélie une dizaine de milliers de catholiques qui sont pour la plupart aux mains de prêtres italiens. L’école française de Philippopoli est fort bien menée et rend à notre nationalité de réels services. De temps immémorial, ces établissements d’Orient ont été sous la protection de la France ; c’est là une tradition à laquelle il serait impolitique et même dangereux de renoncer. L’Autriche et l’Italie sont là toutes prêtes à s’emparer d’une position qui ne serait plus abritée par notre pavillon. Prétendre laïciser ces écoles serait une absurdité pure et simple. Six religieux qui vivent en commun dépensent moins qu’un laïque marié. Ce n’est pas en général pour renoncer à la fortune qu’un Français intelligent va s’établir en Orient. Dans ces pays lointains, la robe du moine, la cornette de la sœur de charité, sont respectées de tous, même des musulmans. Les nuances politiques, les discussions religieuses, qui nous divisent ici, disparaissent là-bas, et ce qui plane au-dessus d’elles, c’est l’image grandiose et respectée de la patrie française. Le prestige que nous avions acquis auprès de l’Orient musulman, il faut le conserver auprès de cet Orient slave auquel appartient l’avenir. Gardons-nous de sacrifier à la rigueur des « principes » une influence séculaire. Nos rivaux ne demandent qu’à profiter de nos fautes. L’opinion que j’exprime ici est mûrement réfléchie ; elle est partagée par l’immense majorité des hommes qui connaissent l’Orient pour y avoir vécu plus longtemps que moi. Il ne s’agit ici ni de cléricalisme ni de libre pensée. Il y va des intérêts essentiels de notre pays.
La petite armée rouméliote ne saurait en aucune façon se comparer à celle de la principauté. La diplomatie européenne, en divisant en trois morceaux la Bulgarie du traité de San-Stefano, a eu surtout pour objet d’éviter à Constantinople le dangereux voisinage d’un État qui n’eût été que l’avant-garde de la Russie. Entre la principauté et ce qui reste de l’ancienne Turquie, la Roumélie autonome joue en quelque sorte le rôle d’un tampon protecteur, d’un État neutre, à la façon de la Belgique ou de la Suisse. La Turquie a le droit d’occuper les passages des Balkans, mais ses troupes n’ont pas celui de séjourner dans la province ; elles ne peuvent y pénétrer pour rétablir l’ordre qu’à la demande du gouverneur général. Cette clause est de pure fiction ; le gouverneur qui se permettrait de l’appliquer serait immédiatement assassiné. Mais, d’autre part, ni l’Europe ni le Sultan n’ont grande confiance dans la fidélité des sujets autonomes. Aussi a-t-on réduit au strict minimum l’effectif des forces militaires. Il n’y a point d’armée ; il n’y a qu’une milice et une gendarmerie. Cette milice compte douze bataillons, un escadron de cavalerie, une demi-batterie d’artillerie, une compagnie de génie. On ne doit pas appeler annuellement plus de quatre mille hommes. En mobilisant les douze classes qui sont tenues au service, on arriverait à un total d’environ quarante-six mille combattants. La Roumélie, si elle pouvait appliquer le système bulgare, aurait facilement un effectif d’au moins quatre-vingt mille hommes. Je suis sans inquiétude pour elle. Le jour où elle aura des armes, elle saura bien improviser une armée. Jusqu’à nouvel ordre, les bataillons n’ont pas de drapeau ; ils n’eussent pas accepté celui du Sultan, et l’on n’a pas voulu leur donner un drapeau national. Quant aux quatre canons, ils sont parfaitement inoffensifs ; la demi-batterie n’a point de munitions. « Tous les ans, me disait un officier rouméliote, nous recevons une lettre officielle de Constantinople nous invitant à tirer des salves pour la fête du Sultan. Nous répondons sur papier officiel que nous n’avons point de gargousses, et l’affaire en reste là. »
Ce qu’il y a de plus piquant, c’est que cette petite armée est, comme je l’ai déjà fait remarquer, commandée en langue russe. Supposez que le Sultan eût un jour l’idée invraisemblable de visiter sa province de Roumélie. La première des fêtes qu’on doit lui offrir, c’est naturellement une parade militaire. Vous figurez-vous les milices bulgares défilant devant le successeur d’Othman et commandées dans la langue des vainqueurs de Chipka !
Un certain nombre d’officiers rouméliotes font en ce moment même leurs études à Saint-Pétersbourg. Cependant, l’élément russe est moins considérable ici que dans la Bulgarie du nord. Le commandant est un Allemand, M. Strecker, qui, si je ne me trompe, a porté autrefois le titre de pacha. Le chef d’état-major général est un Français, M. le baron Toustaint du Manoir, ancien commandant des turcos qui a fait toute sa carrière en Afrique. M. Toustaint du Manoir se louait fort du bon esprit et des aptitudes de ses miliciens. Mais il est bien évident que, dans l’état actuel des choses, les troupes rouméliotes ne sauraient se comparer à celles de la principauté. Aux quatre mille hommes que j’ai dits plus haut, il faut ajouter quinze cents gendarmes ; ils sont, paraît-il, commandés par un Anglais. C’est la Porte qui nomme les officiers généraux et supérieurs ; eût-elle pour ces postes importants des Bulgares sous la main, elle se garderait bien de les choisir.
Cette petite armée rouméliote est le vivant symbole de la situation fictive, absurde et transitoire, créée par le traité de Berlin. Il est évident que la Roumélie n’est pas destinée à vivre longtemps. En attendant, le régime actuel constitue évidemment un progrès sérieux sur celui des bachi-bouzouks et même des pachas. De par le statut organique que l’Europe lui a donné, la Roumélie jouit, sous un gouvernement chrétien, d’un régime constitutionnel. Le gouverneur, nommé par le Sultan d’accord avec les puissances, Aleko-Pacha, prince Alexandre Vogoridi, appartient à une ancienne famille du pays. Son bisaïeul était le fameux Sofroni, évêque de Vratsa, l’un des restaurateurs de la nationalité bulgare. Élevé à l’étranger, le prince Vogoridi ignore la langue de ses ancêtres et ne l’a point apprise depuis qu’il est à Philippopoli ; il ne saurait donc être suspect de panslavisme. Pendant de longues années, il a été au service de la Porte et l’a même représentée autrefois à Vienne. C’est une persona grata auprès du Sultan, autant du moins que peut l’être un fonctionnaire qui représente fatalement l’émancipation des chrétiens et l’humiliation de l’Islam. Prince de Samos, il n’est pas mal vu des Grecs dont il parle la langue et professe la religion. En somme, vu les circonstances délicates que traverse la Roumélie en ce moment, on ne pouvait faire un meilleur choix. Depuis qu’il a changé le fez turc contre le kalpak bulgare, — cette question de coiffure a failli provoquer un incident diplomatique, — le gouverneur a su louvoyer habilement entre les divers éléments soumis à son autorité.
Aura-t-il beaucoup de successeurs ? Il est permis d’en douter. Ni au nord ni au sud des Balkans, les Bulgares ne dissimulent leur ferme intention d’arriver à l’intégrité nationale. Ils ne peuvent oublier ceux de leurs frères qui sont restés en Macédoine sous le joug détesté du Croissant. Les relations entre les deux principautés bulgares sont d’ailleurs des plus intimes. Elles échangent leurs hommes d’État, leurs officiers, leurs fonctionnaires. Tel personnage qui a d’abord été directeur de département à Philippopoli, devient ministre à Sofia et réciproquement.
Dernièrement encore, la Roumélie contractait un emprunt auprès de la principauté. Un meeting réuni à Philippopoli mettait à son ordre du jour la politique du prince Alexandre et posait en principe que les Bulgares de Roumélie avaient le droit et le devoir de s’occuper des affaires de la principauté.
Vienne une crise quelconque en Orient, et les trois tronçons imaginés par le traité de Berlin profiteront de la première occasion pour chercher à se réunir. En ce qui me concerne, je ne doute pas que l’union ne se fasse au profit de la Bulgarie du nord, surtout si le prince Alexandre sait intéresser à ses destinées, par un mariage politique, l’une des grandes maisons régnantes de l’Europe. Dès maintenant, nous pouvons saluer l’entrée d’un membre nouveau dans la grande famille des États civilisés.
FIN.
Avant-Propos | |
CHAPITRE PREMIER LAYBACH ET LE PEUPLE SLOVÈNE. | |
Les Slovènes. — Noms slaves et allemands. — Lublania-Laybach. — Les langues ; la presse. — Les sociétés littéraires. | |
CHAPITRE II | |
La domination française en Illyrie. — Un mot de l’empereur François Ier. — Le poëte Vodnik. — Nodier et le Télégraphe illyrien. — Sympathies pour la France. — Les Slovènes et les Croates. | |
CHAPITRE III AGRAM ET LE PEUPLE CROATE. | |
La Croatie. — Coup d’œil sur Agram. — L’Académie, ses travaux. — Les savants. — L’Université, la littérature et la presse. — La musique et le théâtre. | |
CHAPITRE IV | |
L’hospitalité croate. — Croates et Serbes. — L’étiquette. — La religion. — Le clergé. — Mgr Strossmayer et la liturgie slave. | |
CHAPITRE V | |
Les Croates catholiques et les Serbes orthodoxes. — Situation politique du royaume triunitaire. — Le ban, la frontière militaire, griefs des Croates. | |
CHAPITRE VI BELGRADE, LE DANUBE ET LA SERBIE. | |
Belgrade il y a quinze ans et aujourd’hui. — Progrès accomplis. — Ce qui reste à faire. — Vexations policières ; les passe-ports. — La douane autrichienne. — Les forçats. — La vie sociale et les partis. | |
CHAPITRE VII | |
La Serbie après le traité de Berlin. — L’armée. — L’instruction publique. — Les institutions scientifiques ; le musée ; la presse et la littérature. — Le Kulturkampf. — La Serbie, la Russie et l’Autriche. | |
CHAPITRE VIII SUR LE DANUBE. — LA TRAVERSÉE DES PORTES DE FER. | |
Le Danube sous Belgrade. — Smederevo. — Baziasch. — Les Portes de Fer. — Babakaï. — Le château de Goloubats. — Drenkova. — La table de Trajan. — La chapelle de la couronne. — Adah Kaleh. — Turn Severin. — La Bulgarie. | |
CHAPITRE IX LOM PALANKA. — LE BALKAN. | |
Lom Palanka. — Histoire d’un panslaviste. — L’araba. — La grand’route. — Les hans. — Un village. — Une nuit à Klisoura. — L’ascension du Balkan. | |
CHAPITRE X SOFIA ET LA BULGARIE. | |
Pourquoi Sofia est devenue capitale. — Aspect de la ville, les mosquées, la bibliothèque, les églises. | |
CHAPITRE XI SITUATION POLITIQUE DE LA PRINCIPAUTÉ. | |
Russes et Bulgares. — Libéraux et autoritaires. — L’armée ; l’instruction publique. — Avenir de la principauté. | |
CHAPITRE XII DE SOFIA A PHILIPPOPOLI. | |
Le brigandage. — La grand’route. — Ichtiman. — Tatar-Bazarjik. | |
CHAPITRE XIII PHILIPPOPOLI ET LA ROUMÉLIE. | |
Les chemins de fer ottomans. — Aspect de Philippopoli. — La ville et la société. — L’instruction publique. — Progrès littéraires. — La mission française. — L’armée. — Situation transitoire de la Roumélie. — L’avenir de la Bulgarie. |
PARIS. — TYP. DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.