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GUERRE D’ORIENT. — CAMPAGNE DE 1877.

ZIG-ZAGS
EN BULGARIE

PAR
Fr. KOHN-ABREST
CORRESPONDANT SPÉCIAL
DU SIÈCLE, DE L’INDÉPENDANCE BELGE ET DU RAPPEL

PRÉFACE
de M. Jules Claretie

PARIS
G. CHARPENTIER, ÉDITEUR
13, RUE DE GRENELLE-SAINT-GERMAIN, 13

1879
Tous droits réservés.

IMPRIMERIE CENTRALE DES CHEMINS DE FER. — A. CHAIX ET Cie,
RUE BERGÈRE, 20, A PARIS, — 308-9.

PRÉFACE

L’auteur de ces intéressants Zig-Zags en Bulgarie croit à l’efficacité des préfaces. Il tient à ce que je le présente au public français. M. Kohn-Abrest est pourtant de ceux qui se présentent fort bien eux-mêmes, leur livre à la main, en manière de carte de visite, et d’une carte de visite qu’on cornera, pour y revenir, en plus d’un endroit.

Il n’y a rien de moins prétentieux que ce volume — où pourtant tout un monde apparaît, — un monde peu connu, en dépit de tant d’articles de journaux ou de revues, de volumes d’histoire ou de voyages, — cet Orient que, l’an dernier, secouait encore le grondement du canon.

M. Kohn l’a vu et bien vu, ce monde, et je dirai aussi ce demi-monde bizarre, pittoresque, attirant, qui a du vieux monde la passivité superbe, le mépris de la mort, et du monde nouveau le charme, l’esprit, les modes et parfois les vices. Rien de plus curieux, de plus vif et de plus aimable dans ces pages que la peinture de Bukarest. C’est la vie parisienne au bord du Danube. J’ai éprouvé la séduction particulière de cette société bigarrée à Vienne, cette postface de l’Occident et cette préface de l’Orient. Disons, entre parenthèse, que puisqu’il y a ainsi des préfaces en géographie, M. Kohn a raison d’en mettre une à son livre.

Il me l’a demandée parce que je le connais depuis des années. Je l’ai vu et entendu pour la première fois, à Genève, en 1866, lorsque les Genevois donnèrent un banquet à M. Glais-Bizoin, qui allait, près du Léman, protester contre la censure interdisant, à Paris, une de ses comédies. Rigueur niaisement inutile : on eût laissé jouer ici le Vrai Courage qu’il n’y eût eu rien de changé en France ; il n’y eût pas même eu un auteur dramatique de plus. Mais ce Breton de Glais-Bizoin, résolu et militant, tenait à protester contre l’arbitraire. Il fit jouer en Suisse la comédie proscrite à Saint-Brieuc et à Paris ; — et au dessert, un tout jeune homme, qui était précisément M. Frédéric Kohn, lui porta un toast éloquent.

Plus tard, je retrouvai, à Paris, mon orateur de Genève. Il était journaliste, critique et, à l’occasion, auteur dramatique. Il a écrit, après George Sand, un drame sur Molière, où j’ai rencontré de belles scènes, vivantes. A la Presse, où il publie aujourd’hui un grand travail sur la présidence Mac Mahon, il donnait naguère de très-intéressants articles sur Ferdinand Lassalle et le socialisme allemand. Correspondant de plusieurs journaux de Paris et de Bruxelles, M. Kohn était tout naturellement parti, au printemps de 1877, pour les Balkans. Il connaissait déjà la guerre pour l’avoir vue à Paris, durant le siége. J’ai ramené, en sa compagnie, et conduit aux Champs-Élysées, à l’ambulance établie chez Ledoyen, le soir du 19 janvier, un pauvre soldat de la ligne qui venait de recevoir une balle au front dans le parc de Buzenval.

La guerre recommençait en Orient. Vite les malles faites, la plume et l’écritoire dans le sac de voyage, M. Kohn part pour son quartier-général. Quand la poudre parle, ce n’est pas seulement le sang des soldats qui coule, c’est l’encre des reporters. Quelquefois aussi, comme Junot à Toulon, la page toute fraîche que le journaliste écrit sur son genou est saupoudrée de la terre que fait voler autour de lui quelque éclat d’obus. Bref, voici M. Kohn en Bulgarie. Il a beaucoup vu et il a su bien voir. Ce n’est pas sous un titre solennel qu’il nous présente ses souvenirs : Zig-Zags en Bulgarie. C’est la guerre vue par un touriste et sous un aspect intime. M. Kohn emprunte à Toppfer une partie de l’étiquette de ses voyages fantaisistes, mais, sous l’humour du spectateur, il y a la sincérité d’émotion et la sévérité de jugement de l’homme qui compare, observe, pense, et souffre en voyant souffrir.

Ce ne sont pas les Bulgares des premiers chapitres de Candide que nous rencontrons là, dans ce livre chaud encore d’actualité et durable comme une étude de mœurs ; ce ne sont pas ces Bulgares « qu’on fait tourner à droite, à gauche, hausser la baguette, remettre la baguette, coucher en joue, tirer, doubler le pas », et qui reçoivent, pour récompense, trente coups de bâtons, — Bulgares en qui Voltaire incarnait les Prussiens, comme il donnait aux Français de la guerre de Sept-Ans le pseudonyme d’Abares ; — non, ce sont les Bulgares tels qu’ils sont, les Bulgares d’aujourd’hui, les Bulgares qu’on a brûlés, cette fois comme dans Candide, selon « les lois du droit public ».

« Ici des vieillards criblés de coups, dit Voltaire, regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes ; là, des filles éventrées, après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros, rendaient les derniers soupirs ; d’autres, à demi-brûlées, criaient qu’on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupées. »

Depuis un siècle que ces lignes sont écrites, l’humanité n’a pas cessé de se couper bras et jambes et elle a étrangement suivi le conseil de Candide : « Cultivez votre jardin. » Elle l’a labouré, mais avec des obus. Les livres comme les Zig-Zags en Bulgarie n’en sont que plus utiles, car ils font, par le spectacle seul de la réalité, haïr la guerre. Point de déclamation et point de phrases. Mais la constatation pure et simple des faits, avec beaucoup de traits et d’esprit pour les mettre en valeur. Cette guerre où, semble-t-il, le champagne arrose les blessures, — je parle du champagne des états-majors, — est à coup sûr des plus originales, et nous nous étonnerions un peu de ces détonations des bouchons du Cliquot ou du Saint-Marceaux, répondant aux décharges des canons, si nous n’avions le souvenir des rasades allemandes et des toasts germaniques saluant l’incendie de Saint-Cloud ou l’écroulement de Châteaudun.

Je retrouve d’ailleurs, dans certaines pages tout à fait remarquables de M. Fr. Kohn, l’impression saisissante que me cause un tableau de l’éminent peintre russe B. Vereschagin, que j’ai maintenant sous les yeux. C’est un coin du champ de bataille déserté de Plewna. La neige a tout couvert, la plaine, les talus des lignes fortifiées, les lignes bossuées des Balkans qui apparaissent au loin sous un ciel gris, alourdi, implacable. Un puits, comblé par cette neige épaisse, détache sur l’immensité blanche ses maigres bras disposés comme l’armature d’une voile latine. Çà et là, sous la couche lourde, des pointes d’arbres écrêtés, des buissons. Et seul, abandonné dans ce morne coin de terre, un homme est tombé, un Turc, frappé au front, qui est venu mourir là, s’aplatir sur cette neige où ses pieds se sont enfoncés, creusant une double ligne funèbre. Il est perdu, ce cadavre de soldat, dans la désolation de cette solitude blanche où, çà et là, d’autres trous et d’autres tertres apparaissent, dénonçant des morts. Les poings en l’air, les doigts tordus, — paquet de chiffons et de chairs plutôt que forme humaine, — ce mort apparaît, l’uniforme en lambeaux, la giberne vidée, la neige logée déjà, comme avide de le couvrir, dans les moindres plis de la tunique et sur les bottes du soldat, — et là, immobile, regardant ce cadavre comme un gourmet devant un étal, un corbeau se tient perché sur la botte même du pauvre diable abandonné, son bec craquant déjà de volupté, tandis que sur le ciel gris, un autre mangeur de chair humaine apparaît, volant à ailes grandes vers le mort, et pareil, dans l’éloignement, à une chauve-souris.

Jamais peut-être la guerre n’a paru si féroce, si cruellement vraie, si brutale, si atrocement carnassière que dans cette peinture d’un artiste illustre, à Pétersbourg, et qui s’est fait l’historiographe au pinceau de l’expédition du général Kaufmann en Asie. M. Vereschagin exposera quelque jour, à Paris, les toiles rapportées de Plewna, de ces Balkans où, grièvement blessé, il faillit mourir. Les Parisiens sauront alors ce que furent ces terribles tueries où les cadavres se comptaient, en un jour, par trente mille.

M. Vereschagin nous disait naguère quelques souvenirs de cette campagne. En nous montrant dans son atelier de Maisons-Laffite un tableau où, sur la route qui mène en Russie, de longues files de cadavres de prisonniers turcs sont couchés, il nous désignait l’endroit où, grelottant autour d’un maigre feu de branches humides, il avait vu un grand vieillard maigre accroupi à côté d’un jeune homme blessé. Et comme son cheval les frôlait, le plus jeune, d’une voix râlante, implorait secours en répétant : Sidi ! Sidi ! pendant que le vieux, immobile, regardait de ses yeux farouches le cavalier russe. Et lui, impuissant à les secourir, leur montrait alors l’immense ciel morne en leur disant : Allah ! comme pour leur indiquer que c’était de là-haut seulement que pouvait venir le salut. Quelques heures plus tard, ramené à la même place par une nécessité du service, M. Vereschagin retrouvait, au même angle de la route, les deux êtres humains toujours accroupis. Une mince fumée montait encore du feu qui s’éteignait ; le jeune homme avait rendu son dernier souffle, et le vieux Turc, impassible à côté de son compagnon, — de son fils peut-être, déjà roidi, et à demi gelé, — attendait la mort sans bouger.

C’est la guerre, cela, cette guerre dont le lendemain s’appelle la peste, comme si les cadavres voulaient encore combattre les vivants. « Les morts se vengent ! » dit l’auteur de la Haine. Oui, c’est la guerre, mais à côté de ces scènes horribles, quel sentiment de fierté et de sacrifice elle fait germer ! C’est parfois une secousse salutaire. Mieux vaut mourir que pourrir. Et à côté de semblables détails, effrayants et sauvages, M. Kohn, qui sait conter comme M. Vereschagin sait dessiner, a placé bien des tableaux consolants où le charme de la population roumaine, le courage des soldats russes, l’intelligence de leurs généraux, l’abnégation des Turcs, apparaissent et nous frappent tour à tour.

Je parlais de peinture. Le livre de M. Frédéric Kohn est, lui aussi, une peinture sincère, colorée, poignante et vivante de cette guerre. Il mériterait de durer comme document historique, mais il aura encore un autre succès, un succès plus immédiat : il plaira à tous les lecteurs, il les intéressera et (c’est le grand point en toutes choses) il les amusera. Il sera lu même des femmes qui ne prennent pas toujours plaisir aux scènes de la vie militaire. C’est qu’il a, avec l’accent et la saveur de la vérité, tout l’attrait et le sel du roman.

Et, à dire vrai, quel roman plus étonnant et plus passionnant que l’histoire ?

Jules CLARETIE.

12 février 1879.

ZIG-ZAGS EN BULGARIE

CHAPITRE PREMIER

En route pour la guerre. — Quarante-huit heures de Prusse à la vapeur. — Gendarmes, douaniers et tschi russes. — Merci pour nos frères. — Les écumeurs de wagons. — Conversation avec un Balte. — Les étudiants de Dorpat. — Le tsar Alexandre et la sorcière.

J’étais parti de Paris le 22 avril 1877 par le train-poste du soir, ligne du Nord. Le lendemain je fus réveillé pour la troisième fois (les deux autres interruptions de sommeil étaient au compte des douanes belge et allemande) par le bruit assourdissant d’une nuée de gamins qui psalmodiaient sur un rythme traînant et lugubre — Zei-tung-heu-te — Zei-tung-heu-te. Ces deux notes jetées par une demi-douzaine de jeunes stentors, signifiaient que la Gazette de Cologne du jour venait d’être mise en vente. Le journal était tout frais, tout humide encore des baisers de la presse, car le convoi venait de s’arrêter dans la ville même où la volumineuse Gazette s’imprime ; au milieu de cette énorme bâtisse vitrée, la gare de Cologne où le croisement ininterrompu des trains convergeant dans tous les sens le jour et la nuit, provoque un brouhaha perpétuel dont les éclats se perdent dans l’immensité du Hall. Je donnai les 25 pfennigs à l’un des petits braillards, et certes, la Gazette valait cette somme ce jour-là. Elle contenait le discours au Reichstag de M. de Moltke sur la concentration des troupes françaises le long de la frontière — discours célèbre pendant huit jours (où êtes-vous, neiges d’antan !) et un télégramme annonçant officiellement la rupture des rapports diplomatiques entre la Russie et la Turquie, ainsi que l’entrée des Russes sur le territoire roumain. L’avouerai-je ? cette nouvelle me soulagea beaucoup. Jusqu’au dernier moment, d’incorrigibles sceptiques m’avaient inoculé des doutes sur la réalité des préparatifs militaires et avaient même doucement raillé le reporter qui en serait pour son voyage. Maintenant les sceptiques étaient confondus. Le tsar avait bien réellement fermé le temple de Janus, et non-seulement je ne risquai point d’avoir entrepris un voyage inutile, il fallait encore me hâter pour arriver à temps. Mes étapes furent doublées et, après une courte halte à Berlin, je me trouvais quarante-huit heures plus tard aux frontières de l’empire du tsar.

Le temps, tiède à Paris, et même assez doux encore dans la capitale de la Prusse, s’était considérablement rafraîchi ; la verdure avait disparu et les épaisses fourrures dans lesquelles s’emmitouflaient mes compagnons de voyage, contrastant avec mon costume quasi-printanier, indiquaient assez que nous nous rapprochions du Nord, à grands tours de roue. A Eydtkuhnen, on passe la frontière ; la première station russe s’appelle Wyrballow. Vue de loin, la ville, ou plutôt le bourg, n’a pas grand air, mais la gare est positivement monumentale. Le quai est semé de gendarmes, tous grands gaillards larges d’épaules, enfouis dans une vaste capote grise qui leur descend au-dessous des talons et portant suspendue à un ceinturon blanc de buffle, une colichemarde dont la poignée est tournée en dedans. Ces vigilants guerriers sont coiffés d’un casque à pointe en cuir bouilli de modèle prussien, mais plus grand et avec un paratonnerre plus pointu. Je ne sais quel vague frisson fait naître la démarche pesante et l’aspect farouche de ces gendarmes ! C’est comme une évocation de la Sibérie, de la troisième section avec ses mystères, ses lettres de cachet et ses lettres décachetées ; toute une nuée de légendes de police vient assaillir le cerveau du voyageur impressionnable. S’il est vrai que le croyant, à l’instant suprême de la mort, fait un retour sur lui-même pour s’interroger sur ses péchés, il est encore plus vrai que le voyageur scrute les coins et les recoins de sa conscience pour être bien sûr qu’une main ne s’appesantira pas sur son épaule, et qu’au lieu de rouler librement à ses plaisirs ou à ses affaires, il ne sera pas dirigé sous bonne escorte sur la Sibérie. Le fait est que tout le monde est prisonnier pendant quelques minutes ; on ne peut descendre du train avant que les gendarmes aient passé l’inspection des wagons. Chaque voyageur est tenu de remettre son passeport ; il reçoit en échange une petite fiche, après quoi il est libre de se promener dans l’intérieur de la gare. Mais il ne peut ni revenir en arrière, s’il en avait envie, ni continuer sa route. Après la gendarmerie, la douane s’empare de l’imprudent qui a mis le pied dans les États du tsar. La salle de torture est immense, c’est un véritable entrepôt ! Des barrières de bois courent tout autour : au centre un grand pupitre « pour écrire debout », c’est le quartier général du chef des vérificateurs. Autour de lui s’empressent les employés qui viennent soumettre à sa sagacité les différents colis, paquets et simples objets dont l’introduction est frappée d’impôt.

Je ne puis m’empêcher de remarquer la bonne mine, l’élégance de costume et d’allures de messieurs les douaniers. Nos gabelous paraissent de bien pauvres hères auprès de leurs collègues du Nord. La solde doit être bien plus forte, — à moins qu’elle ne soit augmentée indirectement par les petits arrangements à l’amiable entre serviteurs des gabelles et voyageurs nés malins. Du reste, les gens tenant à la forme doivent être satisfaits ; il serait impossible de procéder avec plus de méthode et avec plus de politesse au farfouillement consciencieux des valises. A l’occasion, ces messieurs savent même allier à la politesse une certaine dose de facétie : Parmi les voyageurs, je les appellerais plus volontiers les patients, se trouvait aussi une jeune actrice allemande, qui allait rejoindre à Saint-Pétersbourg la troupe recrutée pour la saison d’été. Elle avait une immense caisse, dans laquelle, à la rigueur, sa petite personne eût trouvé à se caser très-convenablement, avec quelques accessoires en sus. Un employé d’un rang supérieur, très-grand, très-bel homme et très-barbu s’approcha : « Qu’avez-vous dans votre caisse, mademoiselle ? » demanda-t-il en français avec un accent un peu traînant. « Rien que des robes et des vêtements de théâtre » fut la réponse. « Oh ! répliqua l’employé, toutes ces dames disent cela et voudraient ainsi nous priver du plaisir de contempler leurs belles toilettes, ce n’est pas aimable de leur part. » Il fit un signe, et deux emballeurs munis de pinces et de marteaux éventrèrent la caisse. Des flots de vêtements, de chiffons, de dentelles, d’étoffes, de linge, parurent. — « Oh ! superbe, cette robe ! — Quel gracieux déshabillé ! — Le ravissant domino ! Que contient donc ce paquet si soigneusement ficelé ? Un bijou de chapeau, un véritable bijou ; comme cela doit bien vous aller ! » Et tout en complimentant ainsi sa victime, le bourreau bouleversait tout : chemises, habits, costumes, articles de toilette, etc. Il ne fit pas grâce d’un mouchoir et les larmes vinrent aux yeux de la pauvrette, en s’apercevant du tohu-bohu qu’avait causé la curiosité du galant vérificateur. Quand tout fut fini, celui-ci s’inclina d’un air narquois, mais toujours poli. « Vous aviez raison, mademoiselle, fit-il en indiquant du doigt l’amas informe des objets jetés pêle-mêle, vous aviez raison, il n’y avait rien à déclarer ! » O galanterie administrative !

Je m’en tirai à bien meilleur compte. Il est vrai que tout mon bagage se composait d’une petite valise peu susceptible de contenir des costumes de théâtre. Un peu distrait en voyage (l’homme n’est pas parfait) j’avais égaré la clef et je m’attendais certainement à voir ouvrir le coffre manu militari. Il n’en fut rien, l’homme barbu haussa les épaules et ma serrure fut sauvée. On ne songea pas même à me confisquer, selon les règlements, quelques livres formant ma lecture de voyage. Tout imprimé trouvé sur un voyageur doit être envoyé directement à la douane de Saint-Pétersbourg où l’intéressé peut recouvrer sa propriété après une demi-douzaine de demandes et moyennant quelques roubles. Pourtant ces formalités de douane auxquelles on assujettit les passagers arrivant par le chemin de fer, sont douces auprès des vexations que subissent sur les autres points de la frontière, les habitants des provinces limitrophes qui font retentir les bureaux des préfectures et des ministères de leurs plaintes et de leurs doléances aussi justifiées que vaines. Mais passons. La visite enfin terminée, on se rend dans la salle du restaurant, très-élégamment meublée et dont le buffet est admirablement pourvu. Sauf l’architecture de ce réfectoire, tout est plein de couleur locale. Voici dans un coin, au-dessus de la chaise curule où trône la dame du comptoir, l’image byzantine toute enluminée et peinturlurée de la Vierge, qu’éclaire à la fois l’éclat du cadre en cuivre poli et le reflet d’une veilleuse perpétuellement allumée. Cet hommage à la divinité se retrouve partout au pays slave, dans les palais et dans les chaumières, chez le négociant comme chez l’artiste, dans les couvents, dans les casernes — même dans ces lieux où l’image de Dieu peut tout au plus symboliser le pardon à Madeleine. — Le vacillement de cette veilleuse éclaire chaque action du Russe : travail, amusement, le crime et la vertu. Deux hommes, vêtus du costume national à l’air très-doux, humble même, circulent au milieu des tables. L’un porte une sébile en fer blanc, ornée de la croix blanche de Genève, entourée de quelques lignes en caractères slaves. Il l’agite en la mettant sous le nez de chaque convive sans dire un mot, mais avec une mine tellement suppliante qu’il faudrait vraiment être de bois et de fer pour ne pas laisser tomber une piécette.

Le compagnon de l’homme à la sébile hoche doucement la tête, met la main sur son cœur, et dit d’une voix dolente : « Merci pour nos frères ! » Ces quêtes sévissent depuis trois ans ; les fonds, ainsi réunis, étaient destinés d’abord aux insurgés de l’Herzégovine et de la Bosnie, ensuite est venu le tour des Serbes, des Monténégrins, puis enfin, de la Société des ambulances russes. L’organisation de ces collectes était due aux comités slaves, à ces gouvernements occultes désavoués et même traqués un peu pro forma par le gouvernement officiel jusqu’au jour où leur politique a prévalu.

Outre la veilleuse de la Vierge et la sébile nous remarquons un gigantesque samovar, la bouilloire à thé toujours fumante, toujours chantante et remplie. Tout autour du coquet ustensile attendent, rangés en bataille, une centaine de verres « à eau » pouvant contenir chacun environ un quart de litre. Une cuillère d’argent est plantée dans le verre, et sur la soucoupe repose un rond de citron et un seul morceau de sucre. Le véritable Russe considérerait comme une hérésie de prendre le breuvage national dans une tasse ; la tradition du pays veut également qu’au lieu de sucrer le thé en y jetant le sucre on en mette un morceau entre ses dents, et qu’on l’y tienne pendant l’absorption consécutive de trois ou quatre verres. Pourtant, ce procédé économique commence à être un peu abandonné par les gentlemen. Le thé russe est excellent, à la condition de mettre une dose triple ou quadruple d’essence de celle qui forme la proportion habituelle dans le verre. Excellente réfection aussi que le potage aux herbes aromatiques légèrement vinaigré, dans lequel nage un morceau de bouilli. Le tschi arrosé d’un bordeaux authentique fait oublier bien des fatigues ; on se réconcilie même, autant que faire se peut, avec les gendarmes, les douaniers et les quêteurs.

La cloche sonne ; des conducteurs vêtus d’une blouse de soie bleue ou rose retenue autour de la taille par une large ceinture de cuir, d’un pantalon de velours très-bouffant et s’arrêtant à la cuisse, et chaussés de hautes bottes très-reluisantes, ouvrent les portes vitrées. Chacun s’élance sur le quai où le train de Saint-Pétersbourg vient d’être formé. On cherche à se caser de son mieux ; comme j’y suis accoutumé, j’installe d’abord mes menus bagages dans le filet et je me promène sur le quai jusqu’au départ du convoi. « Quelle imprudence vous avez commise, me dit quand j’eus pris place dans le compartiment un compagnon de voyage, d’abandonner vos effets ainsi ! » — Mais en France, en Allemagne, en Italie, répondis-je, je n’ai jamais fait autrement. « Dans ces pays c’est possible, mais en Russie il faut avoir plus que cela l’œil sur ses affaires, ou on risque fort de ne plus les retrouver. Il existe toute une association de filous fort bien organisée, fortement disciplinée, très-répandue, et qui ne « travaille » que dans les stations. Les affiliés voyagent dans tous les sens, ils sont à l’aguet des voyageurs trop naïfs ou trop confiants, et quand leur voisin de coupé a disparu un instant pour tel ou tel motif en oubliant sa valise ou sa sacoche, crac ! le gentleman en question s’en empare, et il ne reste plus à la dupe qu’à crier au voleur. — Et cela arrive-t-il souvent ? — Tous les jours. Ainsi, il y a huit jours à peine, sur cette même ligne, un voyageur d’une des plus grandes maisons de Saint-Pétersbourg a été soulagé de cette façon de sa sacoche qui contenait une douzaine de mille roubles. Aussi, les voyageurs prudents et avisés ne quittent jamais le coupé sans emporter leurs effets ou sans avoir chargé le conducteur, moyennant une petite rémunération, de veiller au grain ». Je remerciai mon obligeant compagnon de son avis et je me promis d’en faire mon profit. Le convoi s’était mis en marche, et nous commencions à rouler dans cet immense désert, tout en forêts et marécages, qui s’étend de la frontière d’Allemagne jusqu’aux portes de Saint-Pétersbourg, désert coupé, il est vrai, de villes et de bourgs, mais dont rien dans cette saison, encore hivernale là-haut, ne saurait rendre la désolation et la tristesse. La terre aride, morne, couverte de frimas, les maigres pins se dressant tout nus, dépouillés de tout ornement, les étangs, les flaques d’eau gelées, et, sur le parcours du chemin de fer, l’aspect misérable des cabanes des aiguilleurs, devant lesquelles se roule dans la boue une bande de marmots à peine vêtus, tout cela vous donne le frisson et vous dispose à la mélancolie. Fort heureusement, on trouve à se distraire dans l’intérieur du wagon. Outre mon obligeant voisin, qui a bien voulu me faire la leçon au sujet des écumeurs de wagons, la société se compose de la jeune actrice allemande qui n’a pu encore se consoler du révolutionnement de sa caisse, et d’un fonctionnaire supérieur du chemin de fer qui va passer un congé dans la capitale. Le premier de ces personnages était un « Balte », c’est ainsi que s’appellent eux-mêmes les habitants des provinces allemandes de la Russie baignées par la mer de l’Est : Finlande, Courlande, Livonie, Esthland. Mon voisin réalisait assez complétement, au point de vue physique, le type vigoureux, coloré, plein de santé, fortement nourri, d’allure un peu massive, mais non dépourvu d’élégance, qu’on trouve généralement dans ces provinces.

Je savais déjà que les habitants de ces régions sont d’humeur fort sociable et très-communicatifs ; aussi n’éprouvai-je nulle surprise quand mon interlocuteur, après avoir décliné sa nationalité, se lança dans une dissertation politique, dont beaucoup de choses m’ont paru utiles à retenir. « La guerre qui vient de commencer, me dit-il, est considérée par tous les Russes comme une entreprise nationale au premier chef. Tous s’y sentent engagés, et tous sont décidés à se sacrifier pour que notre empereur sorte victorieux de la partie qui vient d’être entamée. Le Russe a une grande qualité, c’est son patriotisme, il donnerait tout pour son empereur, c’est là ce qui le sauve. Il nous fallait la guerre actuelle, nous ne pouvions pas rester éternellement sous le coup de l’humiliation de Crimée. Il était impossible de laisser à la Turquie les bénéfices d’une victoire qu’elle devait à la France aujourd’hui vaincue à son tour et d’une Angleterre qui ne compte plus sur le continent[1]. Tout le monde pressentait la lutte, et par suite tout le monde était inquiet, indécis ; les affaires souffraient, tout était arrêté, nous étions menacés de la misère, une fois la guerre finie ; la crise aura également atteint son terme, nous pourrons travailler tranquilles. Maintenant pouvons-nous espérer pour bientôt la fin de la guerre qui militairement n’est pas encore commencée ? On dit la Turquie très-forte, son armée bien pourvue, nombreuse et outillée ! Nous serons condamnés à de grands sacrifices. Qu’importe ! si cinquante, si cent mille soldats succombent avant qu’un résultat soit obtenu, l’empereur en appellera d’autres, voilà tout. Les ressources de la Russie sont infinies, et avec l’absence de contrôle parlementaire qui fait que le ministère n’a de comptes à rendre à personne, avec ce système de gouvernement qui évite les indiscrétions et trouve moyen s’il le faut de cacher la vérité, le public aura à peine connaissance des désastres s’il s’en produit et de l’étendue des pertes. On ne connaîtra que le résultat final qui sera dans un an, dans deux ans ou dans trois ans l’anéantissement de la Turquie. Nous y arriverons. » — Je ne pus m’empêcher de témoigner un peu d’étonnement de ce qu’un habitant des provinces baltiques s’exprimât sur cette question d’Orient avec tout le feu et toute la chaleur chauvine d’un russe panslaviste de Moscou.

[1] Cette conversation a eu lieu au mois d’avril 1877 avant que lord Beaconsfield eût réveillé le lion anglais.

« C’est une grave erreur, répliqua mon nouvel ami, de supposer que les Baltes soient moins bons Russes que les autres sujets de l’empereur. Au contraire, nulle part peut-être dans tout l’empire le tzar Alexandre n’a des serviteurs aussi dévoués et des admirateurs aussi sincères que chez nous. Il respecte nos priviléges, notre langue et notre autonomie. Il nous laisse le droit de régir nos églises et nos écoles, c’est tout ce que nous demandons. Nous voulons être sujets de Sa Majesté Alexandre, mais nous nous fâchons quand on nous appelle simplement des Russes. Nous sommes de mœurs, de langue et de caractère, Allemands, mais prêts à concourir avec ardeur et enthousiasme à tout ce qui peut servir à accroître la grandeur de la Russie et rehausser la gloire de l’empereur. Nous ne songeons pas du tout à nous rallier politiquement à l’Allemagne de M. de Bismarck, surtout autant que nous aurons pour maître un souverain, protecteur de nos anciens priviléges… » La conversation continua sur ce ton. M. X*** m’apprit qu’il était médecin à Riga, et, comme tous ses compatriotes voués à cette profession, il avait étudié à l’université de Dorpat. Les jeunes Baltes qui se forment à cette pépinière, tous pleins de fougue, d’entrain mènent au milieu de leurs études l’existence tapageuse et largement humectée des Bursche allemands. Les duels sont à l’ordre du jour, et leur issue est souvent fatale. L’adversaire survivant va terminer ses études pendant deux ou trois ans dans une forteresse jusqu’à ce que ses parents ou ses protecteurs obtiennent sa grâce. Ces duels sont tellement entrés dans les mœurs de Dorpat que les professeurs et les familles ne font rien pour les empêcher.

Au contraire, on cite comme typique le cas suivant arrivé il y a quelques années :

Deux étudiants, parfaitement liés jusque-là, un peu gris tous les deux, se prennent de querelle. Dans le feu de la discussion, l’un applique un soufflet à son adversaire. Le père du souffleté, ayant appris l’outrage, écrivit à son fils : « Sachez que je vous défends de mettre les pieds chez moi tant que vous n’aurez pas tiré vengeance de l’injure faite à notre nom. » L’étudiant se battit en effet, tua son adversaire ou fut tué, je ne me rappelle plus, car ce n’est pas toujours le droit qui triomphe dans ces jugements de Dieu.

Vers le soir, on arriva près de Wilna. A l’une des stations intermédiaires, mon autre compagnon, l’employé supérieur du chemin de fer, raconta une anecdote dont il prétendait avoir été témoin en 1867 lorsque l’empereur actuel se rendit à Paris à l’Exposition universelle. Le convoi de la Cour s’était arrêté à cette station pour permettre à la machine de faire de l’eau. L’empereur était descendu un instant et recevait les hommages du maire et du conseil municipal de la commune qui étaient accourus pour saluer leur souverain. Soudain, un bruit confus se fit entendre de l’autre côté de la cloison qui séparait le bâtiment de la gare de la campagne. L’empereur leva la tête et aperçut une femme portant le costume des bohémiennes, se débattant avec énergie au milieu des gendarmes et des employés de chemin de fer qui voulaient l’empêcher d’approcher du groupe formé par l’empereur et les conseillers municipaux. Le tsar donna l’ordre de lui amener la tzigane. « Que me voulais-tu ? dit-il. — Je voulais vous dire la bonne aventure. » L’empereur sourit et, se prêtant à la fantaisie de la femme, lui tendit sa main. Elle se prit à étudier les « lignes » avec le plus grand soin. « Sire, dit-elle, ne faites jamais la guerre, car vous en mourrez ! » Ces paroles firent une vive impression sur le tsar, il retira brusquement sa main et s’avança d’un pas rapide vers le wagon-salon où il s’enferma tout rêveur…

A Byalstock, autre réminiscence, celle-là se rapportant à l’insurrection de Pologne de 1863. Un télégramme venait d’annoncer à Saint-Pétersbourg l’extension que prenait le mouvement ; on forme un train spécial à Saint-Pétersbourg qui doit conduire dans la région insurgée toute une cargaison de fonctionnaires militaires et civils chargés de diriger la répression du mouvement. Le train était commandé par un ingénieur attaché à la compagnie, un belge, M. B. Au départ de Saint-Pétersbourg, tout le monde était tout feu et tout flamme ; le juge d’instruction ne parlait que de pendre en masse tous les insurgés ; le général voulait les sabrer et les commissaires extraordinaires rêvaient déjà tout haut des récompenses que leur vaudrait leur zèle. Hélas ! ce zèle se refroidissait au fur et à mesure que l’on approchait du but du voyage, car, à chaque halte du convoi, on apprenait une nouvelle extension du mouvement. Les hauts dignitaires envoyés pour comprimer l’insurrection s’éparpillèrent sur la route ; chacun se rappela une mission importante à remplir dans les villes du parcours. De cette façon, M. B. arriva tout seul à Byalstock.

Là, les insurgés régnaient en maîtres ; ils s’étaient emparés de la gare et prenaient des dispositions pour ramener le matériel roulant en arrière dans leurs lignes. M. B., sans perdre la tête, parlementa, fit valoir sa qualité d’étranger, invoqua l’intérêt des actionnaires, des droits de la Compagnie, etc., etc. Son entrain, sa bonne humeur, et surtout un prodigieux aplomb, qui, en pareille circonstance, emporte le morceau, en imposèrent aux insurgés ; ils entrèrent en pourparlers et laissèrent à l’ingénieur le temps de faire former par les hommes d’équipe qui obéissaient à lui seul un double train, d’y sauter à la dernière minute et de partir dans la direction de Wilna…

Les vingt-quatre heures qui séparent la frontière de la capitale passèrent en causeries, en sommeil et en stations autour des samovars. La journée avait été humide. Vers le crépuscule, le froid ne cessa point ; au contraire, il devint encore plus intense ; mais la brume disparut, la pluie sécha et le soleil des contrées boréales nous montra les forêts de pins baignées dans une onde dorée. Nous approchions de la ville des tsars. Après une foule de noms totalement inconnus, la voix du conducteur jeta ces vocables qui ne sont pas étrangers pour quiconque lit un peu les journaux : « Tsarkoë-Selo ! » Nous nous arrêtâmes quelques minutes dans cette résidence d’été des empereurs, la retraite de prédilection d’Alexandre II. Le château est encore assez loin de la gare ; on le remarque à peine ; une ceinture de jolies maisonnettes l’entoure ; c’est surtout au soin qu’on apporte ici, même en hiver, à l’entretien des jardins et des routes de communication que l’on s’aperçoit de la proximité d’une résidence impériale. Pour moi, l’impression laissée par Tsarkoë-Selo se résume dans un pope, robuste vieillard, bien pris et trapu, tellement emmitouflé dans une énorme pelisse qui lui recouvrait le corps entier et la figure, qu’on apercevait à peine sortant de dessous un capuchon quelques bribes de barbe blanche, un nez fortement bourgeonné, — puis rien. Cet ourson fut hissé à grand’peine dans notre wagon par un diacre complaisant ; il représentait à mes yeux in anima vili le véritable père Hiver de ces régions du Nord, l’hiver frileux de son propre froid, et grelottant le premier sous le poids de ses fourrures avec ses glaçons pendant à la barbe. Oui, c’était bien là le climat russe tel qu’il se grave dans le cerveau populaire d’après les images d’Épinal. Le compagnon du prêtre le serra dans ses bras et appliqua deux solides baisers bien retentissants, deux baisers slaves, sur les collets relevés de la pelisse qui protégeaient les joues du voyageur, en guise de souhait de bon voyage.

Quelques minutes plus tard, nous étions à Saint-Pétersbourg. Neuf heures du soir sonnaient et pourtant il ne faisait pas nuit.

La place devant la gare, un vaste carré dallé où s’agitaient des véhicules de toute espèce, traînés par des chevaux de toute sorte, était noyée dans une demi-lumière blanche indécise, crépusculaire.

Le nouveau débarqué peut croire à une erreur dans l’heure indiquée sur le livret. Il vérifie et s’aperçoit qu’il ne se trompe pas. On est au début de cette saison extraordinaire spéciale aux contrées polaires, où le jour se prolonge d’heure en heure jusqu’à la suppression complète de la nuit pendant deux ou trois semaines. La nature a mesuré d’une main avare les douceurs de l’été aux habitants de ces contrées, mais elle a rétabli l’équilibre en laissant luire pendant dix-huit, vingt et vingt-quatre heures le splendide soleil de juillet et d’août.

CHAPITRE II

Halte à Saint-Pétersbourg. — Première impression. — Églises et brocanteurs. — Saint-Isaac. — La Patti à l’hôtel Dehmouth. — Le retour de l’empereur. — Un discours incendiaire. — A la gare Nicolaï. — Souvenir de Metz. — Un discours manqué. — La bienvenue à Notre-Dame de Kazan. — Une illumination à Saint-Pétersbourg. — Dix mille voitures fantômes.

La première impression que Saint-Pétersbourg fait sur l’étranger a incontestablement quelque chose de grandiose. L’œil est de suite sollicité dans les faubourgs que l’on traverse par l’excentricité des constructions. Une grande caserne d’abord, bâtiment immense et d’aspect aussi peu aimable que les constructions de ce genre dans les autres États de l’Europe ; ensuite une église, bâtie à la grecque avec la coupole gracieuse et luisante. Les portes béantes, malgré le froid, laissent voir dans la nef, agenouillée sur la pierre devant l’autel tout inondé de lumières, la foule des fidèles. Le cocher de notre voiture (l’istvotschik) ne manque pas de se décoiffer avec piété en passant devant la maison de Dieu et de se signer trois fois. Puis viennent les vieilles maisons à arcades basses avec les boutiques les plus diverses sur les arcades desquelles dansent joyeusement les caractères de l’alphabet esclavon, avec les dvors ou cour de marchands encombrés de hardes, de livres, d’épaves de toute espèce, un temple de l’époque où ce marché n’était pas encore devenu une halle monotone. Les revendeurs portent de longues houppelandes et l’inévitable bonnet fourré.

Quels costumes disparates ! quelles coiffures pittoresques ! quel assemblage de samovars, de lames de sabres hors de service, de pistolets à pierre, de boîtes à lunettes et surtout que de vieux bouquins !

La rue se rétrécit, bientôt elle prend les dimensions d’une des ruelles de l’ancien Paris — mais c’est une surprise que l’architecture saint-pétersbourgeoise nous ménage. Tout à coup l’horizon s’élargit, la rue étroite aboutit sur une large place carrée entourée de hautes maisons et de palais. A l’extrémité Sud se dresse au milieu d’un jardin complétement dépouillé par la saison, un immense édifice avec une grande coupole tout aussi dorée que celle des Invalides. Cette orgie de marbre et d’or représente la nouvelle cathédrale de Saint-Pétersbourg placée sous l’invocation de Saint-Nicolas. Mais ce n’est pas au canonisé seul de ce nom qu’appartient la place. En face de la grande porte d’entrée se dresse la statue équestre du père et prédécesseur de l’empereur actuel.

Il est de mode à Saint-Pétersbourg de dire que cette statue ne représentait rien, ne signifiait rien, que c’était un bloc de fer sur un bloc de pierre ; image fidèle d’ailleurs de ce règne si long et en somme peu glorieux. Pourtant, vue dans la pénombre, cette figure allègre et brutale interrogeant le ciel comme pour savoir s’il fera beau temps pour la parade, nous frappe étrangement. Nous y voyons incrustée l’image banale mais saisissante toutefois du despotisme militaire, et cette banalité qui vient paralyser l’élan de l’artiste en s’imposant à lui de par la censure, symbolise encore le mieux le règne de ce monarque.

La nuit s’est enfin décidée à venir, quand le léger véhicule tournant sous l’arc-boutant en face du palais d’hiver, s’engage au milieu des hautes maisons de la « grande rue maritime », tourne sur la Perspective, le boulevard de Pétersbourg et après avoir passé devant la cathédrale de Notre-Dame de Kazan — pâle imitation de Saint-Pierre de Rome, — court à bride abattue vers l’hôtel Dehmouth que signalent de loin les drapeaux arborés aux fenêtres du premier étage.

Dehmouth est le caravansérail à peu près obligé de tout étranger de distinction qui tient à descendre dans un hôtel de bel air où il aura toutes ses aises. Le premier étage se compose d’appartements meublés avec un luxe princier. C’est ici que logent souvent les nombreux parents de la famille impériale qui viennent en visite sur les bords de la Neva. La reine du chant, l’adorable Adelina, tenait pendant trois mois cour plénière dans ce premier étage, et peu de temps avant notre arrivée son appartement fut le théâtre de scènes conjugales mélodramatiques qui ont eu un fâcheux retentissement. Pour le moment l’hôtel Dehmouth était hanté par une demi-douzaine de généraux, qui ne cessaient de recevoir les visites d’autres hauts dignitaires de l’armée. Un mouvement inaccoutumé régnait d’ailleurs le soir même de mon arrivée ; chacun se préparait à la grande cérémonie prochaine : le retour à Saint-Pétersbourg de l’empereur Alexandre qui venait de voir défiler devant lui l’armée de Kischeneff avant de lui donner l’ordre de passer la frontière turque.

La ville était aussi agitée que peut le comporter le tempérament calme, passif et d’allure bureaucratique de la capitale officielle de l’empire russe. La grande affaire, c’était de ne pas rester en arrière de Moscou, ce volcan slave toujours en ébullition, où le tsar venait d’être l’objet de démonstrations enthousiastes et d’ovations pleines d’exubérance. Le télégraphe avait apporté, à trois heures du matin, dans les rédactions de journaux, où le personnel l’attendait avec impatience, le texte même des discours au picrate échangés dans l’enceinte du Kreml entre le tout-puissant empereur et les représentants de la noblesse et de la bourgeoisie moscovite.

Ces discours retentissaient dans tous les cœurs comme les fanfares guerrières de cette nouvelle croisade contre le Turc, croisade dont un empereur du XIXe siècle se faisait le Pierre l’Ermite. Alexandre II venait de déployer à Moscou l’étendard de la chrétienté ; c’est aux passions religieuses qu’il venait de faire appel pour pousser son peuple, — qui n’avait pas besoin de ces encouragements, certes non ! — dans la voie qui mène à « Tsarigrad ». O illusion ! L’Europe libérale croyait avoir enseveli sous le fracas du canon de Castelfidardo la puissance de la papauté, l’empire d’un pontife sur les passions les plus dangereuses des foules. Voici, au Nord, un autre pape-César qui déclare tirer l’épée au nom de la religion, et tout un peuple l’acclame. Il dit à Moscou que c’est bien la guerre telle que Moscou la veut et l’entend qu’il fera, non pas la guerre née d’un incident et pouvant aboutir à un compromis, mais la guerre de principe, la guerre jusqu’au bout, la lutte de la croix contre le croissant, qui ne peut finir que par la destruction d’un des deux principes noyé dans un flot de sang.

A ce discours impérial, qu’aurait pu prononcer tout aussi bien l’agitateur Aksakoff, et que le bouillant Katkoff aurait pu placer en tête de sa « Gazette », Moscou, ivre de joie, avait répondu par de bruyantes ovations. Il ne fallait pas que Saint-Pétersbourg fût accusé de tiédeur et qu’il méritât d’avoir « presque » égalé Moscou.

Le grand jour, le 7 mai, il faisait un froid de loup. Un vent aigu et tranchant nous jetait au visage les grains de sable de la steppe, et le ciel gris et lourd était plein de menaces de neige. Aussi quelle orgie de fourrures sur la perspective Newski ! Une procession interminable de droskis lancés à fond de train faisaient rage sur le boulevard de la capitale russe. La route que poursuivaient ces lestes et pimpants équipages était celle de la gare du chemin de fer Nicolaï, qui se trouve à l’extrémité de la Newski. L’embarcadère porte, ainsi que le chemin de fer, le nom du précédent souverain qui fit construire à son idée le railway de Saint-Pétersbourg à Moscou. Il prescrivit l’itinéraire entre les deux villes en traçant une raie avec l’ongle du pouce, au grand désespoir des ingénieurs. L’arrivée du train impérial était fixée pour dix heures ; à huit heures, les corps de troupes commencèrent à prendre position sur la Newski. Il y avait des députations de tous les régiments en garnison dans la capitale appartenant tous à la garde. Un soldat de la ligne est un être complétement inconnu dans la capitale ; il déparerait d’ailleurs, pauvre hère chétif et malingre enfoui dans sa disgracieuse capote, ce magnifique et luxuriant spectacle militaire qu’offre une réunion de corps d’élite.

Les détachements avaient pris position au milieu de la large chaussée sur quatre hommes de front. Il y avait là des grenadiers habillés d’un pantalon et d’une tunique verte, des voltigeurs des régiments de Paul et Preobrajenski, le chef coiffé de l’immense bonnet de cuivre de forme conique, poli, éclatant et luisant comme de l’or, puis des artilleurs, des cosaques tout de bleu vêtus avec leur lance ornée de banderoles aux cent couleurs diverses, des dragons aux casaques jaunes, etc., etc. Toutes ces troupes y compris la cavalerie étaient à pied et sans armes, c’est l’usage en Russie. Le soldat ne paraît avec son fusil qu’à la parade ; dans les occasions solennelles comme celle-ci, il n’est en quelque sorte qu’un simple spectateur, mais un particulier parfaitement endimanché. Tout était flambant neuf et luisant sur les corps de géant de ces prétoriens. Pas une tache sur les tuniques, pas un défaut dans la buffleterie et les gants d’un blanc immaculé. Mais ce qui manquait complétement à ces soldats c’était l’élégance militaire. Il n’y avait chez eux ni cette raideur martiale, corsetée, serrée de près et archi-bouclée du grenadier prussien, ni le laisser-aller étudié du deutschmeister autrichien qui porte son uniforme avec le chic d’un gandin habillé par Dussautoy, ni l’aisance d’allures, le dégagé du zouave ou du chasseur de Vincennes ; des automates grossièrement travaillés et bien vêtus mais gauchement machinés, voilà l’effet le plus exact que produisent les soldats de la garde russe, surtout quand ils ne savent que faire de leurs bras ballants habitués à tenir le fusil. Faut-il tout dire, l’aspect de ces grands corps lourds et gauches ficelés dans leurs loques a quelque chose qui frise le comique. Heureusement que les officiers, pomponnés, pommadés et coiffés sont là pour donner à l’enfilade de guerriers un aspect plus aimable et on ne peut plus raffiné ! De temps à autre un colonel enveloppé d’un immense manteau à triple collet, passe dans un simple droski devant le front de bandière. Alors un court colloque s’engage entre cet officier et le chœur des troupiers. Ainsi le veut le réglement. « Mes enfants, dit le colonel, vous portez-vous tous bien ? » Le chœur répond d’une voix : « Très-bien, merci, et vous ? » Le colonel reprend : « Avez-vous quelques plaintes à formuler ? — Aucune. »

Il ferait beau voir qu’un soldat, ayant en effet quelque chose sur le cœur, prît l’interpellation au sérieux et s’amusât à porter sa plainte. Il n’y aurait pas assez de bourrades et de salles de police pour l’audacieux. Cet échange de demandes et de réponses, réglé d’avance et lancé dans les airs comme une bouffée, a quelque chose d’étrange.

Mais, pressons-nous, il s’agit de conquérir une place avantageuse d’où l’on peut voir sans être trop vu, car qui sait si la présence d’un simple reporter au milieu de tous les personnages officiels serait tolérée ? Un ami, collaborateur d’un journal pétersbourgeois, qui nous accompagnait dans notre excursion, ne tarissait pas en recommandations ; il fallait être discret, prudent, s’effacer et surtout éviter les regards du général Trépow, le préfet-maire de Saint-Pétersbourg, qui, d’un signe donné à un gendarme pouvait nous faire jeter à la porte de la gare. « Mais, répétai-je, vous avez votre autorisation ? — En effet, mais à quoi cela me servirait-il, si le général était de mauvaise humeur ? » Nous traversâmes la banale antichambre de la gare et nous nous faufilâmes sur le quai. Il était déjà encombré de messieurs et de dames de haut parage tous spécialement invités et revêtus, les premiers de magnifiques uniformes, les autres de lourdes et précieuses pelisses qui cachaient les toilettes de bal blanches ou roses ; les dames de la haute aristocratie et les épouses des fonctionnaires s’étaient mises sous les armes pour faire honneur à leur empereur. Au milieu des uniformes et des fourrures, un groupe d’hommes en habit noir dont plusieurs portent autour du cou pendue à un ruban bleu ou rouge une médaille d’or avec le portrait de l’empereur Alexandre, fait tache.

Ces messieurs sont les membres du conseil municipal de Saint-Pétersbourg, la Duma. L’habit noir va mal à ces négociants en grains et en cuirs, leur large figure fade et bouffie, et leurs cheveux plats s’accommoderaient mieux de la longue houppelande et du bonnet fourré dont ils sont accoutrés à leur magasin. Parmi la foule circulent les gendarmes de la cour, tous des gaillards de six pieds au moins, magnifiquement nourris et vêtus de même.

A l’heure précise un long coup de sifflet retentit, tous les assistants privilégiés se rangent militairement sur le quai, le train entre en gare. Ce convoi d’empereur, composé de superbes wagons, a son histoire. Il appartenait à un autre empereur mort en exil. Napoléon III avait fait construire ces voitures-salons pendant les dernières années de son règne. Elles ne servirent que deux fois, lorsque l’impératrice se rendit en Corse en 1869, et lors du départ de Napoléon III pour l’armée, en juillet 1870. Après la guerre, lors de la liquidation de la liste civile, le tsar dont les wagons de gala menaçaient ruine, fit acheter le convoi désormais inutile de son confrère découronné. On gratta sur les portières les N que l’on remplaça par l’aigle à deux têtes ; du reste, le train servait aux mêmes fins. Seulement, au lieu de conduire les augustes voyageurs sous Metz, il les conduisit à un camp sous Kischeneff.

L’empereur Alexandre occupait le troisième wagon, tout peint en bleu, et dont les stores roses étaient baissés. Il quitta le compartiment d’un pas rapide et répondit par une vague inclinaison de la tête aux saluts qui lui étaient adressées de toute part. Alexandre II a aujourd’hui soixante ans, il a franchi cette passe fatale de cinquante-neuf ans, que sauf Catherine, aucun Romanoff n’a doublée. Il ne marque point dans son extérieur cet âge voisin de la vieillesse. Toute sa personne respire la vigueur ; je n’ai point trouvé dans sa figure cette teinte de mysticisme et de douleur méditative que les apologistes de ce souverain veulent absolument découvrir dans toute son attitude. L’impression que laisse la vue de l’empereur est essentiellement militaire. Au moment de son retour à Saint-Pétersbourg, les traits du tsar contractés par la fatigue et peut-être par la contrariété de quelque mauvaise nouvelle, étaient extrêmement durs. Évidemment une préoccupation l’obsédait. Regrettait-il la détermination qu’il venait de prendre ou prévoyait-il les difficultés et les déceptions de la première période de la campagne ? Le fait est qu’on eût cherché en vain la moindre trace de bienveillance ou de bonne humeur chez l’empereur.

Le général Trépow s’inclina profondément devant son souverain. Celui-ci alors s’arrêta un instant et tendit la main au tout-puissant gouverneur de Saint-Pétersbourg. Mais sa figure se renfrogna tellement quand les membres de la municipalité s’avancèrent vers lui, que le chef du conseil municipal en oublia tout net le discours de bienvenue qu’il avait soigneusement préparé et appris par cœur. Il resta bouche béante devant le souverain en proie à une telle émotion que des larmes lui en vinrent aux yeux, au grand désappointement de ses collègues qui se regardaient d’un air à la fois consterné et piteux. L’empereur mit lui-même un terme à cette scène peu édifiante ; son visage se rasséréna un peu. « Je vous remercie, fit-il, de votre réception, Saint-Pétersbourg n’est pas resté en arrière de Moscou. Quant à votre discours, ajouta-t-il, je le lirai demain dans le Messager officiel ». Le tsar franchit alors le vestibule de la gare. Les officiers réunis sur le quai pour sa réception se précipitèrent sur ses pas en poussant des hourrahs frénétiques, ils l’entouraient d’un immense cordon humain. Quand l’empereur monta dans son petit panier (droski), presque aussi simple qu’une voiture de louage, mais attelé de deux magnifiques trotteurs Orloff, de ces chevaux qui reviennent à 10,000 francs pièce, le cercle se rétrécit autour du véhicule et ne se dispersa qu’après que le cocher eut lancé les chevaux au triple galop sur la Perspective. Le poignard affilé d’un nihiliste aurait eu bien de la peine à se faire jour à travers cette haie de gardes du corps, armés jusqu’aux dents et poussant des acclamations féroces. Rapprochement singulier, c’est également entouré d’une cohorte d’officiers qui courent en avant, en arrière et aux côtés de son cheval que le sultan sort de la mosquée le vendredi.

L’empereur Alexandre se rend dans sa mosquée à lui, à la cathédrale de Kazan. C’est sa dernière halte chaque fois qu’il quitte sa résidence, c’est sa première quand il y retourne…

Salué par les acclamations des soldats, le droski impérial fend en quelques minutes la distance située entre la gare de Nicolaï et le perron de Notre-Dame de Kazan. Quel saisissant spectacle sur les marches de cette église ! Sur la première, le métropolitain de Saint-Pétersbourg, dans ses vêtements couverts d’or et de fines broderies, attend la mitre en tête et la crosse dans la main droite, entouré de son nombreux état-major de popes, aux costumes bariolés, dont les longs cheveux soyeux flottent dans le dos ; des petits enfants de chœur habillés d’une manière fantastique agitent l’encensoir sous le nez des hauts personnages ecclésiastiques. Une foule pieuse et recueillie se pressait sur les autres degrés, et dans cette foule dominait le costume national russe. Non moins pressée était la cohue sur le parvis, se brisant à droite et à gauche contre la double haie de soldats qui maintenait libre le passage du milieu. C’est par là que le droski du tsar s’engouffra pour déposer son illustre voyageur devant le perron. Alors toute la foule sur les escaliers s’agenouilla, se découvrit et répéta trois fois le signe de la croix. De l’église toute grande ouverte et rayonnante de cierges, s’échappaient les sons du Te Deum ; le tsar, précédé du métropolitain, entra dans la basilique, s’agenouilla devant une image sainte, dit sa prière, tandis que le Te Deum continuait, puis sortit au milieu de la foule agenouillée. Peu d’instants plus tard, il rentrait au palais d’hiver. Le soir, Saint-Pétersbourg fêtait par des illuminations le retour de son souverain.

Il n’y a assurément rien d’aussi original qu’une illumination à Saint-Pétersbourg. Cela ne ressemble en rien aux fêtes de ce genre telles qu’on se les imagine en France et telles qu’on les a vues pendant l’Exposition. La lumière électrique n’est pas en usage et les ifs de gaz formant tantôt des guirlandes, tantôt des rangées lumineuses, sont exclusivement réservés aux édifices publics.

Quant aux particuliers, ils témoignent de deux manières leur allégresse. D’abord, en fichant des bougies dans les intervalles qui séparent les doubles fenêtres, puis, en plantant sur le trottoir devant leurs maisons des lumignons qui fument et qui brûlent à la fois. Aussi quel danger pour les passants, mais surtout pour les passantes, dont les robes à traîne pourraient si facilement prendre feu à ces illuminations du rez-de-chaussée ! La lumière fantastique que cet éclairage fait régner dans les rues donne aux maisons, aux palais, aux enseignes et aux promeneurs un reflet des plus étranges, les jambes sont en lumière, le buste reste dans l’obscurité. Dans les rues principales, la foule est aussi compacte, aussi serrée, aussi énorme qu’elle pourrait l’être à Paris sur les boulevards un jour de réjouissance publique et officielle. Seulement la cohue est bien plus pittoresque, car de la vieille ville et des faubourgs, des flots d’ouvriers et des petits bourgeois, restés fidèles au costume national, s’acheminent dans la direction de la Perspective. Tel est le but du pèlerinage général ; aussi comme il est difficile de se mouvoir dans les rues adjacentes qui aboutissent à la grande artère principale ! La Perspective elle-même est relativement peu éclairée ; les boutiques sont fermées et le vent a soufflé sur les ifs de gaz. Il est impossible de se rendre compte de la masse de voitures circulant sur la chaussée aussi large que celle du boulevard Montmartre. Les droskis particuliers ou de maître sont serrés les uns contre les autres, les uns derrière les autres, comme des harengs dans un tonneau. Le cocher ne peut avancer autrement qu’au pas. Pas une seule, parmi ces milliers de voitures, ne possède de lanterne, de sorte que rien ne révèle la présence de ces innombrables véhicules ; on est tout surpris de les trouver devant soi quand on veut traverser la chaussée. Alors les silhouettes des chevaux piaffant sur place, du cocher qui retient le trotteur avec toute l’énergie de ses doigts nerveux, les contours du panier et la pelisse du « bourgeois », tout cela se révèle d’abord une fois, puis deux, puis trois, puis dix, puis cent, puis mille fois, cela n’en finit pas. Quant à la foule, elle observe le plus profond silence ; pas une rumeur, pas un cri, rien de la joie, rien de l’enthousiasme. Si ces sentiments existent, ils ont été aussi soigneusement que complétement dissimulés ; on aurait pu supposer que les nombreux passants et les innombrables voitures étaient tout aussi bien là pour un enterrement que pour fêter un joyeux événement. Je fis part de ma remarque à un Saint-Pétersbourgeois. « On attend la famille impériale qui ne manque jamais de se promener par la ville quand il y a des solennités comme celle-ci. » Mais on attendit longtemps encore. Aucune voiture de la Cour ne se montra à l’horizon. La foule, désappointée, lasse d’attendre, se porta alors sur l’immense place au centre de laquelle s’élève le palais d’hiver. Sa grande masse de pierre et de marbre restait muette et silencieuse, faisant face à l’immense amphithéâtre qui renferme la chancellerie d’État et les bureaux de l’état-major. Pas une lumière aux trois cents fenêtres qui garnissent les quatre façades. On eût cru en réalité que la demeure du tsar cherchait à se dérober aux regards derrière un épais voile nocturne. De plus, le drapeau ne flottait pas sur le faîte du monument ; il n’y avait pas à en douter, la famille impériale s’était soustraite aux ovations et à l’obligation de la promenade. Le tsar, pour se reposer des fatigues du voyage et réfléchir sur les graves mesures à prendre, s’était réfugié à Tsarkoë-Selo et avait ainsi enlevé à la fête du soir la sanction officielle et la plus grosse partie de son attrait. L’illumination s’éteignit promptement et la foule s’écoula peu à peu dans les faubourgs d’où elle était venue, dans les rues adjacentes de la Newski ou dans les cafés, restaurants et brasseries qui sont tellement hospitaliers dans cette bonne ville que l’on trouve à se réfecter plantureusement jusqu’au lever de l’aurore aux doigts de roses.

CHAPITRE III

Zig-Zags dans la capitale russe. — Visite à un journal russe. — Le Hérold. — L’explosion du Lufti-Djelil. — Quatre cents hommes tués par un seul coup de canon. — Chez le général Trépow. — Chez le général Timacheff. — Éloge du frac bleu-barbeau. — Un ogre du journalisme. — Le général Miliutine. — Charbonniers et grands ducs sont maîtres chez eux.

En arrivant à Saint-Pétersbourg, j’étais muni de plusieurs lettres de recommandation ; obéissant à mes sympathies personnelles comme à des affinités naturelles, je m’acheminai d’abord vers la rédaction d’un journal auquel m’attachent des liens de collaboration et d’amitié. Le Hérold de Saint-Pétersbourg est un organe rédigé en langue allemande, qui tend à devenir comme son modèle américain un organe international. Son fondateur, un ancien médecin de beaucoup de talent, M. le docteur Gsellius connu pour ses expériences sur la transfusion du sang, m’exposa lui-même l’idée qui avait présidé à l’installation du journal.

« La Russie, me dit-il, est un pays d’avenir, c’est une nation jeune que l’on n’a pas pu juger jusqu’à présent à sa valeur puisqu’elle n’a pu donner la mesure de son mérite et de ses capacités sous tous les rapports. Mais, laissez la question d’Orient qui pèse si lourdement sur nous, se résoudre, attendez que certaines mesures économiques imminentes à mon avis soient décrétées, que le commerce ne soit plus gêné dans son essor et vous verrez tout le développement que prendra, grâce à l’activité de ses habitants et à la richesse de son sol ce vaste empire. Il y aura besoin évidemment d’établir un trait d’union entre l’Europe et nous ; le Hérold sera ce lien le plus efficace de tous, car il n’est rien au-dessus d’un journal bien pourvu d’informations, bourré de renseignements pour créer des rapports internationaux solides et attrayants à la fois. Eh bien, notre Hérold sera infailliblement appelé à jouer ce rôle — un peu plus tôt un peu plus tard. » En attendant que le Hérold égale, selon les vœux de son actif et intelligent directeur, son homonyme de New-York, ce journal est une œuvre précieuse pour ceux qui veulent des renseignements exacts sur ce qui se passe politiquement, financièrement et socialement, non-seulement à Saint-Pétersbourg et à Moscou mais encore dans la campagne russe que personne ne connaît en dehors de ces grands centres. Le Hérold a planté sa tente sur la place où se trouve le monument équestre de Nicolas Ier ; ses rédacteurs en rédigeant leurs premiers-Pétersbourg, en classant les nouvelles du jour, ont sans cesse devant les yeux l’image du précédent empereur. Mais appartenant tous à l’école libérale, je doute fort qu’ils se sentent inspirés par le voisinage de cet impitoyable ennemi de la presse. De onze heures du matin jusqu’à deux ou trois heures de la nuit les bureaux du Hérold sont une ruche bourdonnante ; on ne se quitte pas dans ces temps de fièvre sans avoir parcouru les dernières nouvelles que le cabinet du ministre de la guerre envoie très-tard dans la soirée.

Au milieu du fatras de dépêches expédiées par les agences rivales et par les correspondants particuliers qui tiennent à être beaucoup et moins à être bien renseignés, c’était à ces communications seules qu’on pouvait se fier pour distinguer la vérité au milieu du salmis de canards qu’on vous servait quotidiennement. Il est vrai que souvent ces dépêches étaient d’un laconisme insignifiant, elles nous rappelaient plus d’un de ces bulletins vides de faits qui rendirent si légendaire pendant le siége de Paris, la signature P. O. Schmitz.

Il est vrai qu’on ne pouvait avec la meilleure volonté du monde donner des nouvelles quand il n’y en avait pas ou révéler des mouvements militaires pour ajouter plus d’attrait aux communications officielles. C’est dans les bureaux du Hérold vers deux heures du matin que j’appris ce premier fait important de la guerre en Europe : l’explosion du magnifique cuirassé turc, le Lufti-Djelil (Joie de la Vie).

L’occupation de la Roumanie par l’armée russe avait eu lieu sans encombre et sans résistance de la part des Turcs. Ceux-ci n’avaient même pas jugé à propos d’occuper les positions fort avantageuses qui tout d’un coup se trouvèrent dégarnies de troupes sur le Danube. Scrupules diplomatiques paraît-il, mais ces scrupules coûtèrent gros à la Turquie et je ne sache pas qu’ils lui aient valu en retour le plus petit égard ou la moindre indulgence au règlement final. C’est sans doute aussi par scrupule diplomatique que les cuirassés turcs négligèrent de faire sauter le pont de Barbosch sur le Zereth, ce qui eût interrompu les communications par railway entre Bukarest et la frontière russe et causé un retard considérable à l’armée d’invasion. Il est vrai que la construction défectueuse des chemins de fer roumains et les fortes pluies se chargèrent en partie du moins de la besogne de Hobart-Pacha ; un éboulement de terrain rendit la voie impraticable pendant plusieurs jours — mais longtemps après, quand le gros de l’armée russe avait déjà passé.

Pourtant l’amiral anglo-turc, qui commande encore aujourd’hui la magnifique mais bien inutile flotte des cuirassés ottomans, semblait se repentir de son inaction. Ayant manqué son coup au pont de Barbosch, il voulut se rattraper assez impolitiquement sur les villes du littoral valaque. Il commença à bombarder Swegerdek, ensuite Braïla, deux villes très-agréables et très-prospères en temps de paix, la seconde surtout, dont les maisons blanches et d’une architecture presque luxueuse, attestent la prospérité. Hobart-Pacha se vantait de convertir Braïla en un monceau de décombres fumants. En effet, depuis plusieurs jours des steamers détachés de la flottille croisaient dans le canal d’Atschin et gratifiaient la ville de bombes et d’obus. Mais ici aussi l’amiral s’y était pris trop tard : il avait laissé aux Russes le temps d’élever dans les vignes et vergers au-dessus de Braïla des batteries qui dominaient le canal et menaçaient même le cours du grand Danube. C’est d’une de ces pièces que fut tiré, dans l’après-midi du 10 mai, un maître coup de canon qui envoya un boulet se loger tout droit dans la cheminée d’un des plus beaux steamers de la flottille. Un second projectile vint frapper en plein la sainte-barbe ; — il y eut une détonation formidable, une fumée épaisse obscurcit l’air pendant quelques minutes, puis les servants de la batterie russe, quand le nuage se fut dissipé, cherchèrent en vain le moindre vestige du navire qui devait brûler Braïla. On crut d’abord qu’il s’était enfui dans la direction d’Aschin pour aller se cacher dans un repli de terrain, derrière les roseaux qui, dans cette région et dans cette saison, atteignent souvent la hauteur de véritables arbres ; mais le remous à la place où le steamer se trouvait encore il y a très-peu d’instants, et un morceau de la mâture qui émergeait obstinément au-dessus de l’eau ne laissèrent plus aucun doute sur le sort du cuirassé turc et de tous ceux qu’il portait. Bâtiment et équipage s’étaient abîmés dans les flots du Danube aussi profonds que ceux de la mer. Comme entrée de jeu, la terrible flotte turque venait de perdre un de ses plus puissants et en même temps, assurait-on, de ses plus luxueux navires. Un enthousiasme sans bornes s’empara des servants des batteries russes. Des hourrahs que le vent portait en ville firent trembler l’air et de toutes parts les officiers et les soldats s’empressèrent autour du canonnier qui avait si glorieusement ouvert la campagne. Quant aux victimes de l’explosion, on n’y songea que plus tard ; sur quatre cents hommes que le Lufti-Djelil avait à son bord, un seul avait survécu. Et dans quel état ! les mains calcinées, les jambes couvertes de mille brûlures, la peau du visage éraflée en une foule d’endroits, le crâne presque complétement scalpé, — c’est ainsi que le malheureux Turc fut recueilli par une barque envoyée du rivage dans le dessein de sauver, s’il était possible, les épaves de la catastrophe. Le soir même, grâce au télégraphe, on était informé à Saint-Pétersbourg de l’exploit de l’artillerie. On peut juger de l’accueil que les patriotes du Hérold firent aux nouvelles qui annonçaient le premier succès, la première étape symbolique d’un carnage de sept mois. Le journal fut rapidement achevé. Des droskis stationnaient devant la porte ; on s’y entassa pour aller arroser avec du Rœderer le début heureux de la campagne.

Peu de jours après j’usai d’une lettre de recommandation pour un des principaux personnages de la Russie. M. le général Trépow remplissait à Saint-Pétersbourg des fonctions dont l’équivalent n’existe, à ce que je sache, dans aucune des autres grandes capitales de l’Europe. Sous le titre de gouverneur général, il était à la fois le maire, le préfet, le commandant militaire de Saint-Pétersbourg. Véritable Argus, il fallait être partout, contrôler tout et empêcher tout ce qui sortirait de l’alignement officiel, sous quelque rapport que ce soit. Le général Trépow était indépendant de tout ministère et de toute autre autorité hiérarchique ; il ne répondait de ses actes qu’à l’empereur, autrement il était complétement le maître. On le redoutait en conséquence, et tout ce qui, dans une grande ville, se trouve plus ou moins sous la coupe de la police, cochers de place, cantonniers, balayeurs, revendeurs, concierges, etc., etc., tout cela tremblait comme la feuille au nom seul du gouverneur général. Quant aux conspirateurs politiques, aux nihilistes, aux auteurs d’écrits clandestins, M. de Trépow leur faisait la chasse sans trêve ni merci. Il sait que le lourd mécanisme de l’État russe est en somme à la merci du plus petit incident et d’un coup de poignard que l’envie de donner ne manque pas, comme il a pu en faire l’expérience sur lui-même. Un fait qui s’était passé peu de jours avant mon arrivée dans la capitale russe vient à l’appui de mon assertion et prouve en même temps que même la surveillance si soutenue et si rigoureuse du dictateur de Saint-Pétersbourg pouvait être mise en défaut.

Au sortir de l’office du dimanche, devant cette même cathédrale de Kazan, qui a un faux air de Saint-Pierre de Rome, une cinquantaine de jeunes gens commencèrent, avec une sérénité parfaite, à organiser une démonstration communiste aux cris allégoriques, si bien compris par les affiliés de « terre et liberté ».

Les jeunes gens, — qui étaient, comme le procès l’a prouvé depuis, — des conspirateurs régulièrement embrigadés, cherchaient à persuader à la foule que c’était d’une manifestation en faveur des frères slaves qu’il s’agissait. On commençait à les suivre parfaitement, et Dieu sait quelles proportions la chose allait prendre, — sur la Perspective Newski, à deux pas du Palais d’Hiver, et à un moment où les événements d’Orient avaient chauffé les esprits.

Fort heureusement pour le tsar que maître Trépow avait eu vent de l’affaire ; des estafiers de police, qui avaient des instructions spéciales, se ruèrent sur les chefs de la manifestation, arrachèrent à ceux-ci les drapeaux et crièrent à la foule : « Ils veulent tuer l’empereur, ils veulent tuer l’empereur. » Cet appel au sentiment dynastique de la masse ne manqua point son effet ; la foule, qui croyait manifester en faveur des « frères du Sud », recula avec horreur devant des prétendus régicides et, remise de son trouble, se joignit aux agents de police. Les chefs de la démonstration échappèrent avec peine à une application monarchique de la loi de Lynch ; ils furent conduits en prison autant pour être protégés que pour être punis. L’habileté du préfet-maire avait déjoué un complot et provoqué une explosion du sentiment dynastique. Son autorité avait été augmentée d’autant depuis cet incident. L’empereur, qui lui avait déjà fait cadeau d’une magnifique maison, méditait une nouvelle récompense, et l’impératrice Marie déclarait une fois de plus qu’elle ne dormirait pas tranquille si elle ne savait que « son fidèle Trépow » veille sur sa sécurité ! Le général occupe dans la grande « rue maritime » une maison d’apparence ordinaire dont une façade donne sur un canal. Un agent de police se promène devant la porte et vous indique le chemin à parcourir pour arriver aux appartements particuliers du général. Il faut monter un étage. Sur l’escalier on croise des sous-officiers étroitement boutonnés dans leur habit vert, ayant presque tous une décoration, quelquefois deux sur leur poitrine et de grosses liasses de papier sous le bras.

Un de ces sous-officiers m’adressa à un aide-de-camp, lequel me conduisit dans une sorte de galerie-salon donnant sur l’eau et éclairée par une multitude de fenêtres. Cette pièce, très-vaste, était meublée assez richement, mais en style rococo ; des peintures sans grande valeur étaient pendues au mur, et une rangée presque interminable de chaises indiquait qu’il y avait là souvent affluence de visiteurs. En effet, la foule était grande dans l’antichambre de Son Excellence. L’uniforme, comme partout, à Saint-Pétersbourg, dans le monde officiel domine ; je remarque entre autres figures caractéristiques un officier suffisamment vieux, très-blanc de cheveux et la barbe grise, qui joue très-complaisamment avec un petit bambin d’une douzaine d’années habillé en matelot, coiffé d’une toque bleue ornée d’un gland.

Est-ce un effet des mœurs administratives patriarcales ou le gamin voudrait-il déjà solliciter pour son compte ou pour celui de son grand-père ? A côté un pope à figure fine et intelligente vêtu d’une ample toge d’étoffe brune médite, appuyé sur sa canne à pomme d’or ; cinq ou six dames en toilette élégante égayent le paysage, deux d’entre elles babillent avec beaucoup de vivacité, on les prendrait volontiers pour des actrices. Pourquoi pas ! l’autorité de l’Excellence qui est maître de céans s’étend sur les théâtres tout comme sur la voirie.

Mon attente ne fut pas longue, à peine le temps d’examiner les différents types qui attendaient le gouverneur. Celui-ci parut, et traversant la galerie d’un pas rapide il s’arrêta devant moi. C’est un homme de soixante ans environ, d’une taille moyenne bien prise, vigoureuse ; la tête est celle d’un vieux troupier ; des moustaches courtes et drues lui donnent un aspect farouche où dominent surtout l’énergie et la dureté. En un mot on reconnaît l’homme qui, habitué autrefois à bien obéir commande sans réplique. On retrouverait parmi les majors de l’armée d’Afrique, ceux qui se sont hâlés aux rayons du soleil de la colonie et ont toujours vécu au contact des zéphirs, des types semblables à celui du gouverneur de Saint-Pétersbourg.

La figure gagne au relief donné par le costume. Une tunique de couleur verte déboutonnée qui s’ouvre sur un gilet blanc à boutons de métal, un pantalon bleu à large bande dorée et sur la tunique plusieurs décorations, tel était cet uniforme. Je prévoyais bien que l’entrevue ne serait pas longue et je ne prétendais point abuser trop du temps de l’Excellence. — Je remis ma lettre et y ajoutai le compliment d’usage. « Resterez-vous longtemps à Saint-Pétersbourg ? me dit M. Trépow ; tâchez de voir le plus possible notre capitale ; elle est très-curieuse et les étrangers ne la connaissent guère ; avez-vous besoin d’un aide de camp pour vous conduire ? » Je remerciai en objectant que mes relations personnelles me permettaient de me passer du bienveillant concours offert par Son Excellence et j’ajoutai que du reste mon séjour à Saint-Pétersbourg ne serait pas de longue durée puisque j’avais hâte de me rendre sur le théâtre de la guerre.

Le général Trépow me regarda à peu près comme on examine un conscrit à la parade. « Heu, me fit-il, ça n’ira pas tout seul. On ne veut pas d’indiscrétions, on n’en veut pas, et le Grand-Duc a consigné jusqu’à nouvel ordre tous vos collègues. — Mais que faire alors ? — Restez à Saint-Pétersbourg, c’est une ville charmante, vous verrez ! vous verrez ! — Pardon, Excellence, mais je ne suis pas venu exclusivement pour mon amusement, je dois aller sur le théâtre de la guerre ou retourner en France. — Attendez quelques jours, peut-être la consigne sera-t-elle levée ; si vous avez besoin de quelque chose venez me voir. » Et le général, après avoir légèrement incliné la tête en signe de salut, se dirigea vers l’une des dames en longue robe à queue. L’enfant qui jouait avec le vieux militaire, s’arrêta tout interdit en voyant la figure renfrognée du gouverneur. Mais celui-ci sourit au petit qui, abandonnant son grand-père, vint se serrer tout contre les jambes du général. Tout en causant avec la dame, celui-ci s’amusait à pincer les joues roses et bouffies du gamin[2].

[2] Ces lignes ont été écrites immédiatement après mon audience à la préfecture de police. Je ne connaissais rien alors des procédés barbares du général à l’égard des prisonniers politiques. Il fallut l’action criminelle peut-être au point de vue du droit strict, mais courageuse en tous cas, de Vera Sassoulitsch, pour révéler que cet homme, qui passait à Saint-Pétersbourg pour un bourru assez bienfaisant, était un odieux tortionnaire. Voici, à côté de l’esquisse que le lecteur vient de lire, un portrait que je traçais de l’ex-gouverneur, peu de temps après l’acquittement de Vera, dans le journal la Presse :

LE GÉNÉRAL TRÉPOW

« Il peut avoir de soixante à soixante-cinq ans. Il est laid de figure, sa moustache grisonnante coupée ras au-dessus de la lèvre supérieure lui donne, avec ses pointes hérissées, un faux air de chat-tigre guettant une proie. Le front est étroit, déprimé, le profil quelque peu anguleux ; l’âge s’annonce surtout par les plis des joues, insuffisamment dissimulés par des favoris qui s’arrêtent à moitié du visage.

» Après l’avoir vu une seule fois, on peut juger l’homme : c’est le gendarme personnifié ; non pas le Pandore de la chanson, rigoureux et naïf à la fois, aimable avec le prisonnier à qui il vient de serrer les pouces, mais le gendarme quelque peu bourreau bien plus au service de l’arbitraire politique que du Code. Les cheveux coupés en brosse achèvent le caractère de cette physionomie.

» Il ne connaît d’autre costume que son uniforme : un pantalon bleu à large bande d’or et une tunique verte chamarrée de décorations qui emprisonne étroitement son buste court et trapu. Sur cette tunique, le général jette, quand il sort, l’hiver, dans sa troïka, dont le triple attelage peut valoir 1,500 louis, l’immense manteau militaire à triple collet qui pourrait abriter une famille de saltimbanques ; dans son cabinet, quand l’ouvrage le presse et que les calorifères entretiennent une température d’étuve, Trépow lâche un à un les boutons de sa tunique qui s’ouvre alors sur un gilet blanc. Il court ainsi de son cabinet de travail à la galerie d’audience où se tiennent les solliciteurs.

» Quiconque désire parler au gouverneur, soit pour présenter une pétition soit pour un visa, soit pour une demande quelconque, soit comme la célèbre acquittée, pour décharger un revolver à bout portant, peut se présenter de une heure à trois. On fait attendre les solliciteurs de peu de mine dans une sorte de vestibule ; quant aux militaires, aux dames et aux visiteurs biens vêtus, on les introduit dans cette galerie ornée de statues et de tableaux d’une assez mince valeur artistique. Cette pièce reçoit le jour par de nombreuses fenêtres qui donnent sur un des nombreux canaux qui coupent en tous sens la ville de Pierre le Grand et de Catherine.

» Personne, à moins de grandes exceptions, n’est admis dans le cabinet du général, ce cabinet qui recèle assez de mystères pour approvisionner une douzaine de romanciers.

» Le général arrive dans la galerie. Il va d’un des solliciteurs à l’autre, toujours rogue, bref et dur même quand il accorde ce qu’on lui demande.

» On sent, dans chacune de ses paroles, dans chacun de ses gestes, la conviction qu’il possède d’être, lui, représentant de l’autorité, à mille coudées au-dessus du vulgaire. Le général Trépow, armé d’un pouvoir immense, ne dépendant que de l’empereur, professe pour son autorité un véritable culte ; il se considère comme une sorte de divinité vers laquelle il n’est permis d’élever que des regards suppliants et humbles.

» Avec les étrangers, il est vrai, il change d’allures, il craint de laisser percer le Tartare, au besoin il saura, pendant une audience d’un quart d’heure, faire preuve d’une politesse raffinée ou affecter une sorte de camaraderie brusque et enjouée. Alors le visiteur se retire enchanté en disant en lui-même : « Quel brave homme que ce Trépow, quelle bonhomie ! quelle franchise, etc. » Et six mois plus tard le même visiteur tombe de son haut en apprenant que ce bonhomme si rond, si jovial, est un geôlier de mélodrame et qu’il fait fouetter les femmes. Il faut, d’ailleurs, se méfier un peu des effusions humanitaires et libérales de MM. les généraux russes. J’en sais quelque chose.

» Pendant la dernière campagne, je fus présenté, dans une des villes prises par les Russes après le passage du Danube, au général commandant la place. L’Excellence me combla littéralement d’attentions et de politesses, en proclamant la joie qu’elle éprouvait de recevoir le correspondant d’un journal libéral. Elle me raconta sa biographie et insista surtout sur ce point que ses idées avancées lui avaient valu une disgrâce prolongée, — peu s’en fallut qu’on ne l’envoyât en Sibérie. Peu de jours plus tard, j’appris que mon pseudo-martyr de la liberté avait fonctionné en Lithuanie comme aide de camp du fameux Mourawief, et tout en partageant, peut-être, au fond du cœur, les théories de ses victimes avait fait expédier ad patres force insurgés. C’est en Pologne aussi, que Trépow commença sa fortune.

» Est-ce une légende ou est-ce la vérité ? J’ai entendu raconter souvent que le gouverneur de Saint-Pétersbourg était un enfant trouvé, non sur la voie publique, mais sur les marches d’un escalier. De là son nom. La condition d’enfant trouvé en Russie est toute particulière ; elle n’a rien d’inavouable. Le plus grand bâtiment de la ville, à Saint-Pétersbourg, celui qu’on aperçoit le premier en arrivant de la gare pour se diriger vers l’intérieur de la ville, est l’édifice destiné aux petits êtres abandonnés, qui y reçoivent, paraît-il, une bonne éducation et entrent dans l’administration et dans l’armée.

» Trépow servit d’abord au Caucase, comme tant de milliers d’autres Russes, et y acquit rapidement grades sur grades jusqu’à celui de capitaine. C’est en cette qualité qu’il fut envoyé à Varsovie au moment où l’insurrection de Pologne éclatait. Des colonnes de gendarmerie mobile furent organisées pour rechercher les chefs de l’insurrection et surtout pour servir de contrepoids aux « gendarmes pendeurs » du gouvernement national, agents d’une sorte de Vehme, qui frappait les traîtres et les fonctionnaires les plus détestés. Trépow se signala en faisant la chasse à l’homme, et dans ces jours de justice sommaire et d’exécution immédiate sur simple constatation d’identité, il fut un des plus actifs pourvoyeurs des pelotons d’exécution et de la potence. C’est là aussi qu’il fit cet apprentissage de policier, qui devait lui rendre de si grands services plus tard dans la capitale, au poste qu’il occupe aujourd’hui. Pourtant, en admettant que le gouvernement russe ait tenu tout particulièrement à récompenser les aides-bourreaux de la Pologne, la fortune de Trépow prit des proportions fantastiques. On eût dit qu’une protection puissante, mystérieuse et romanesque s’était attachée au nom de celui dont l’origine était restée dans l’ombre, peut-être en raison de cette origine.

» Dépassant rapidement ses supérieurs immédiats qui traitaient en bien petit garçon à Varsovie le simple capitaine de gendarmes, coup sur coup on apprit avec stupeur et non sans jalousie, assurément, les différentes phases de cette élévation qui rappelle la fortune de Potemkin, de Menschikof et autres favoris des tsars. Trépow sautait par-dessus les échelons de la hiérarchie comme un cheval de course par-dessus une banquette irlandaise. En très-peu de temps, il était devenu général de division, aide de camp de l’empereur et gouverneur de Saint-Pétersbourg. Ces fonctions donnent à celui qui les occupe un pouvoir absolu sur tous les habitants de la capitale. Tous les aubergistes, hôteliers, restaurateurs, loueurs de voitures, etc., etc., et, dans un autre ordre d’idées, les auteurs, les artistes sont dans sa main. Il peut d’un trait de plume les priver de leurs ressources.

» Aucun étranger n’arrive à Saint-Pétersbourg sans qu’immédiatement le gouverneur ne sache qui il est et ce qu’il cherche sur les bords de la Neva. D’un trait de plume aussi, M. Trépow peut faire reconduire l’étranger à la frontière. Comme nous l’avons dit, il n’a de comptes à rendre à personne, hors l’empereur, et les ministres ne pourraient même pas soustraire un protégé à la vindicte du gouverneur.

» Au point de vue administratif, les attributions du gouverneur sont aussi étendues que celles du préfet de la Seine, du conseil municipal et du conseil général réunies ; sous ce rapport, au reste, Trépow n’a pas fait mauvais usage de sa dictature. Grâce à son inexorable sévérité agrémentée de coups de bâton appliqués au besoin aux balayeurs, les rues de Saint-Pétersbourg sont aussi propres que la température le permet. Le pavé et l’éclairage sont régulièrement entretenus ; enfin on se sent dans une ville européenne, tandis qu’il y a une quinzaine d’années, malgré les magnifiques palais de Catherine, malgré les quais de granit, la capitale de la Russie laissait beaucoup à désirer sous le rapport de la voirie. Ces petites réformes ont valu, dans le peuple surtout, une certaine popularité au général. Celui-ci sait, d’ailleurs, soigner la mise en scène. Il se montre beaucoup dans sa troïka, filant rapidement comme le vent ; aussi dit-on de lui comme du fameux solitaire, « qu’il est partout, qu’il sait tout et voit tout ». Pour plus d’un moujik, c’est par l’œil, toujours aux aguets, du gouverneur, que le bon Dieu apprend tout ce qui se passe. Dans les classes plus élevées de la société, au contraire, Trépow compte beaucoup de contempteurs mêlés à des envieux. Beaucoup se comporteraient aussi brutalement que le général s’ils avaient sa place, qui critiquent ses procédés. Peut-être ce sentiment n’a-t-il pas été tout à fait étranger au verdict du jury.

» Nous ne croyons pas que cette décision ébranle la situation du gouverneur. Il faudrait que l’empereur renonçât subitement à une affection qui ne s’est pas démentie depuis douze années, et que l’impératrice Marie consentît à sacrifier le repos de ses nuits, puisqu’elle a déclaré « que si Trépow ne veillait pas sur la ville, elle ne dormirait pas tranquille ». Ajoutons, en passant, que l’affection du tzar pour ce général n’est pas seulement honorifique ; elle a valu au gouverneur des présents superbes et entre autres une magnifique maison qui vaut plus de 600,000 francs.

» Mais, dira-t-on, le tzar est un prince humanitaire ; il a aboli la bastonnade et ne saurait tolérer davantage un homme qui, en dépit de ses ordres, frappe les prisonniers. Alexandre II a bien aboli la peine de mort, et cependant on a fusillé et pendu en Pologne et à Khiva. Alexandre II a proclamé la nécessité de la paix, et cependant son gouvernement sort d’une guerre pour se précipiter dans une autre. On peut bien alors supprimer la bastonnade et garder Trépow. »

Le lendemain je devais me rencontrer avec un autre général, le ministre de l’intérieur, général Timacheff. C’est un autre genre de croquemitaine. Il jouit auprès de la population de Saint-Pétersbourg, mais particulièrement dans les hautes sphères, de la réputation d’être le plus grincheux et le plus désagréable que le ciel ait pu dans sa colère susciter aux administrés du vaste empire. Quand j’appris à différents personnages que j’allais voir M. le général Timacheff, on me regarda d’un air de commisération comme un Daniel qui veut affronter la fosse aux lions. On me plaignait sincèrement. Pourtant la tanière n’avait rien de bien effrayant. Le ministère est situé dans la rue qui continue sur la gauche de l’église Saint-Isaac, et dont l’entrée donne sur le quai d’un canal. Le salon d’attente dans lequel on vous introduit est meublé avec ce luxe banal que l’on retrouve à peu près chez tous les dignitaires. On s’y ennuierait si la station d’attente était longue, mais fort heureusement il n’y a qu’une seule personne chez Son Excellence — l’ours, c’est un conseiller d’État vêtu de ce frac bleu barbeau à boutons d’or, que la mode a proscrit chez nous, mais qui n’en est pas moins un des vêtements les plus élégants et les plus avantageux pour quiconque a un beau torse et les jambes fines et nerveuses ; c’était le cas du conseiller.

Cet important fonctionnaire congédié, un aide-de-camp m’appela dans le salon de réception de Son Excellence. Ici le banal cessait ; on se sentait chez une individualité qui imprime un caractère particulier à tout ce qui l’entoure et à tout ce qui la touche. Les portières et les bois des fenêtres étaient encadrés de plantes exotiques ; le mobilier avait évidemment été fait sur commande expresse et d’après des dessins capricieux. La cheminée et la grande table-pupitre du ministre étaient encombrées de potiches et de curiosités ; et sur un poêle de stuc, au fond de la pièce, j’aperçus, non sans quelque étonnement, le buste de Voltaire « grimaçant son hideux sourire ». Quant au ministre, il se balançait avec nonchalance devant son pupitre dans un de ces fauteuils cannelés, à bascule, qui semblent fabriqués à l’usage des grands enfants qui ne se sont pas déshabitués de jouer, quand la moustache leur a déjà poussé. Disons tout de suite que le ministre ne révélait rien du porc-épic dans ses traits. Bel homme blond élancé ; le trait dominant de la physionomie du personnage était le scepticisme à l’égard d’autrui et une satisfaction complète pour sa propre personne. Ne croire à personne, être toujours content de soi, telle doit être, si je ne me trompe, la devise de M. Timacheff.

Mais si la figure était à peu près aimable, les paroles ne tardèrent point à révéler dans toute sa splendeur l’homme qui tient à tout prix à passer pour un être désagréable ; Saint-Pétersbourg ne m’avait point menti, et l’honorable général mérite bien sa réputation. Il n’aime guère les journalistes et il parut très-heureux d’en avoir un à se mettre sous la dent.

J’appris plus tard la raison particulière de cette animosité. On se rappelle qu’au mois de juillet ou d’août 1876, M. de Girardin publia dans son journal la France, un extrait du traité secret entre la Russie et la Prusse ayant pour objet l’expulsion des Turcs de l’Europe. Or, la veille du jour où cette publication eut lieu, M. Timacheff, de passage à Paris, où il compte de nombreuses connaissances, avait dîné chez l’éminent écrivain. Aussitôt les ennemis du ministre lui attribuèrent l’indiscrétion qui venait d’être commise, et M. Timacheff eut toutes les peines du monde à se disculper.

Notre entretien se ressentit d’abord de cette aigreur à l’égard de la corporation ; le général trouva de bon goût de se livrer à une sortie en règle contre les journalistes en général et les correspondants militaires en particulier.

« Qu’est-ce que ces messieurs viennent chercher chez nous ? Nous n’avons pas besoin de réclame et les attaques nous importent fort peu. Nous ne cherchons pas non plus à influencer la Bourse ; cela nous est complétement égal, et nous n’avons aucun intérêt à lancer des nouvelles à sensation… Allez chez les Turcs, messieurs ! on vous y recevra à merveille. Là-bas, tous les pachas sont sensibles aux compliments et tripotent sur les cours. Pour nous, je le répète, il nous est parfaitement égal d’avoir tous les journaux contre nous ; nous nous soucions de la presse entière comme de la fumée d’une cigarette. On aura beau dire et écrire tout ce que l’on voudra, le résultat est certain, nous vaincrons, et c’est la seule chose qui nous importe. »

Je laissai le sanglier donner tout à son aise des coups de boutoir à droite et à gauche, sans sourciller. Je répondis seulement que la tâche d’un journaliste n’était pas toujours d’envoyer des nouvelles à sensation ou d’influencer les marchés. J’ajoutai qu’en ce qui me concernait, mon but était purement et simplement de raconter de la façon la plus intéressante possible et la plus pittoresque les hauts faits de l’armée russe.

Cette assurance parut calmer un peu l’irritable ministre. « Puisque vous écrivez en France, me dit-il, rassurez donc nos bons amis (ces mots furent soulignés d’un rire ironique) de là-bas au sujet de la révolution en Pologne. Ils peuvent se tenir pour sûrs et certains qu’il n’y en aura pas. Si vous voulez, fit Son Excellence en prenant une plume et du papier, si vous voulez, je vous le donnerai par écrit, il n’y aura pas plus d’émeute en Pologne qu’au Caucase. »

Cette assurance venait fort mal à propos, car ce jour-là même de mauvaises nouvelles étaient arrivées des possessions d’Asie. J’en avais eu connaissance et j’y fis quelques allusions. « Bah ! répondit M. Timacheff, ce sont des histoires sans importance ; il y a toujours des fanatiques qui se laissent entraîner, mais ce mouvement n’a aucune racine dans la population. Au contraire, les musulmans, dans nos possessions d’Asie, sont attachés au régime russe ; j’ai moi-même des propriétés dans le gouvernement d’Orenbourg, qui est peuplé en grande partie de mahométans. Eh bien, tous ces gens me sont très-dévoués ; il en est de même chez les autres propriétaires mes voisins. Les ecclésiastiques, les défenseurs attitrés de la foi mahométane, sont pour nous. Un de leurs prêtres, dont le grade correspond à celui d’un de nos évêques, a envoyé un mandement où il déclare que la guerre actuelle n’a pas un caractère religieux, que l’empereur de Russie combat pour réprimer des abus que le Koran lui-même condamne ; par conséquent, qu’il n’y avait aucune raison de prendre fait et cause pour le sultan. » (En effet, des mandements pareils ont été lancés et ils n’ont pas manqué leur effet sur la population musulmane.)

Il est inutile de fatiguer le lecteur par la reproduction intégrale de cet entretien qui eut lieu pour ainsi dire à l’ombre du buste ricanant de Voltaire, et qui se termina pour moi d’une façon plus engageante que ne le promettait le début. M. Timacheff était devenu presque aimable, et il s’offrit de faire tout ce qu’il pourrait pour faciliter ma tâche. Cependant, ses pouvoirs n’allaient pas jusqu’à obtenir ou même recommander mon admission. J’appris plus tard pourquoi, et je me félicitai de ne pas me présenter à l’état-major avec une lettre d’introduction signée Timacheff, c’eût été le meilleur moyen de me faire renvoyer tout droit d’où je venais.

Le grand-duc et son entourage étaient très-jaloux de leur autorité ; ils n’auraient voulu à aucun prix avoir l’air de céder à une pression du dehors, quand même cette pression aurait revêtu les formes d’une humble recommandation officielle. Cette conviction fut assurée de plus en plus dans mon esprit, surtout après une visite au général Miliutine, ministre de la guerre. Cet important fonctionnaire qui de son cabinet de Saint-Pétersbourg faisait mouvoir alors, à cinq cents lieues de là, des centaines de mille hommes avec leur attirail, leurs munitions, leurs provisions et tout ce qu’il faut pour faire une conquête, reçut le journaliste sur la simple présentation de sa carte. Le général, type de l’officier supérieur russe, d’aspect à la fois aimable et énergique, était enfoncé jusqu’au cou dans les rapports, les paperasses, les comptes. Il travaillait au milieu des cartons, des plans et des cartes qui tapissaient la chambre.

L’entrevue ne put durer que peu de minutes, le journaliste ayant garde de faire preuve d’indiscrétion, le ministre ne pouvant que regretter de ne pouvoir rien accorder.

Charbonnier est maître chez soi, le grand-duc Nicolas entendait l’être chez lui. Il n’y avait donc qu’une seule chose à faire : franchir au plus vite la distance entre la Neva et le Pruth, ce qui représentait quatre jours et quatre nuits de wagon continu. Mais avant que le lecteur suive l’auteur dans ce trajet, qu’il lui soit permis de jeter encore un coup d’œil sur certains détails de son séjour dans la capitale de l’empire russe.

CHAPITRE IV

Autres Zig-zags dans la capitale russe. — La revue de mai. — Le Champ de Mars de Saint-Pétersbourg. — Une collation dédaignée. — Les gongs à cheval. — Un escadron de millionnaires. — Dans l’hôtel d’Oldenbourg. — Un ex-esclave vingt fois millionnaire. — Un ambassadeur populaire. — Le porte-roubles de M. de Caston. — Autre fête de mai. — Changement de chaussures coram populo. — L’eau-de-vie proscrite. — Les bateliers troubadours. — La légende de Stenka Razin le pirate. — Les grenadiers chanteurs. — Un corso de droskis. — Les cheveux sont pour le mari seul. — Promenade aux Iles. — Un conte de nuit d’hiver. — Les théâtres. — L’art à Saint-Pétersbourg.

La saison n’était guère favorable pour apprécier Saint-Pétersbourg à sa juste valeur, comme ville d’hiver endormie sous le vaste et épais manteau de neige, ou comme ville d’été veillant devant les incomparables nuits boréales. La bise vous piquait au visage, tandis que les pieds s’enfonçaient dans la boue produite par la neige immédiatement fondue. Parfois le soleil apparaissait, mais c’était le soleil d’hiver perfide, qui n’a que des rayons sans chaleur. Le temps n’était guère propice aux excursions et aux promenades ; cependant je ne voulus pas me priver du spectacle de deux solennités qui marquent chaque année le retour officiel du printemps, alors même que la réalité serait en retard sur le calendrier. Je veux parler de la revue de mai et de la fête populaire à Katherinenhof.

C’est au « Champ de Mars » qu’a lieu la première de ces solennités. C’est une vaste place à peu près aussi grande que le nôtre. Elle s’ouvre d’un côté sur les quais de granit de la Neva et aboutit dans le sens opposé au vieux-palais-forteresse de Paul Ier. Les fossés, les machicoulis, les ponts-levis qui entourent encore aujourd’hui cette habitation ne préservèrent pas le fantasque souverain du nœud coulant des assassins. Différents bâtiments bordent le « Champ » à droite et à gauche. Les principaux sont la caserne du régiment de Preobrajenski, et le palais du prince d’Oldenbourg, allié de la famille impériale. Pour faire honneur à son nom, le Champ de Mars est orné d’une statue en bronze du dieu de la guerre, coiffé de son casque, une main appuyée sur le bouclier, mais autrement, tout à fait nu. Seulement, en examinant le dieu de bronze de plus près on s’aperçoit que son faciès est agrémenté de moustaches fort peu mythologiques. C’est qu’en effet Mars n’est pas Mars, mais bien Souwaroff, le farouche incendiaire de Praha, le vaincu de Zurich, l’homme aux bottes, que son impératrice, l’auguste Catherine, voulut livrer ainsi dans le plus simple négligé à l’admiration des âges futurs. Les Russes, très-respectueux pour leur dynastie, mais très-sceptiques en ce qui touche les vertus de la « Sémiramis du Nord », font des commentaires rabelaisiens que j’aime mieux ne pas reproduire, sur les origines de cette statue.

Quoi qu’il en soit, grâce au choix de l’emplacement, l’armée russe défile chaque année devant l’homme de guerre qui fut un de ses premiers et principaux organisateurs. Ce jour, la ville est sur pied et en mouvement. 200,000 personnes se portent vers le Champ de Mars. Les heureux, les privilégiés dont les équipages se rangent à la file le long des quais, s’entassent dans les tribunes improvisées, sur les gradins de bois ad hoc adossés au grillage des jardins d’hiver. Au centre, une tribune séparée est destinée à recevoir l’impératrice, sa suite, et les femmes de hauts fonctionnaires. Quant à l’empereur, les princes du sang et leur suite, ils sont tous à cheval et n’en descendent pas tant que dure la revue. Parfois même la suite du tzar ne se compose pas uniquement d’hommes. On cite à la cour de Russie des grandes-duchesses qui ont pris très au sérieux leur titre de « propriétaires » d’un régiment, et qui la taille étroitement emprisonnée dans une casaque brodée de brandebourgs, le shako à plumes coquettement incliné sur l’oreille, un sabre mignon battant la cuisse et la cravache à la main, caracolent à la tête de « leurs » troupes. L’impératrice Feodorowna, femme de Nicolas, se prêtait volontiers à ces travestissements héroïques, et la princesse fille de l’empereur Alexandre, qui est aujourd’hui duchesse d’Edimbourg, n’y manquait jamais le jour de la revue de Mai. C’est là un attrait de plus ; aussi dès midi, les gradins étaient plus que combles et il eût été imprudent d’y laisser monter de nouveaux spectateurs. L’échafaudage de bois se serait certainement écroulé ; aussi les gardiens se montrèrent impitoyables et les retardataires furent condamnés à rebrousser chemin ou à se mêler à la foule houleuse, remuante, et en général d’extérieur peu appétissant, qui se bousculait aux abords de la place refoulée incessamment par les chevaux des dragons de service ou les crosses de fusils des factionnaires.

Me trouvant, par suite d’une confusion d’heures, parmi les retardataires et ne trouvant pas le séjour très-agréable au milieu des moujiks à longue barbe et à la houppelande crasseuse, j’allais rebrousser chemin, quand ma bonne étoile me fit rencontrer M. B…, l’excellent secrétaire du théâtre Michel, dont j’avais pu apprécier, depuis le peu de temps que je le connaissais, l’extrême amabilité et l’empressement à rendre service. M. B… avait des intelligences dans le palais du prince d’Oldenbourg ; grâce à un mot de passe, on lui ouvrit la porte de ce vaste édifice. Cette hospitalité était doublement précieuse ; elle nous permit d’assister sur le pas de la poterne, sans être trop foulés, au défilé des troupes, et nous avions l’espoir de contempler de très près, après la revue, la famille impériale. Car ordinairement, à l’issue de la parade, le tzar et son entourage font honneur à une collation servie dans la grande galerie du palais. Je m’empresse de dire que sous ce rapport notre espoir fut déçu. Il paraît que les graves préoccupations de l’année 1877 avaient enlevé l’appétit aux convives impériaux, car la cavalcade rentra directement au palais, dédaignant les gelinottes truffées et le cliquot de premier choix du prince d’Oldenbourg. Nous dûmes nous contenter de l’aspect du défilé, spectacle imposant en vérité !

La troupe, plus de soixante mille hommes, était littéralement entassée au centre du parallélogramme, présentant à l’œil des files immenses de baïonnettes reluisant au soleil, de casques et de canons ; comme encadrement à cette force imposante et multicolore, aux quatre côtés de la place la foule fourmille, et le fond du tableau est formé par les maisons et les casernes.

Comme ces troupes ont meilleur air avec leurs armes ! Je ne reconnais presque plus les dadais empruntés de l’autre jour, et il semble que le fusil et la cartouchière, le sabre et la cuirasse ont rendu à ces guerriers la tenue et l’élégance qui leur faisaient défaut. Le défilé va commencer. Il débute par les chevaliers-gardes, dont l’approche est annoncée par le bruit sourd et cependant pénétrant du gong qui domine la musique militaire. Les gongs, richement ornés et peints, sont attachés de chaque côté de la selle à la place des arçons. Le cavalier, muni de la courte baguette terminée par un gros pommeau, frappe alternativement à droite et à gauche ; le bruit ne trouble pas d’ailleurs l’harmonie de la musique régimentaire, il rehausse au contraire l’effet produit ordinairement par les différents airs qui égayent et règlent la marche de l’escadron. Quel escadron ! Le luxe est partout, jusque dans les plus petits détails, et ces chevaliers ont l’orgueil de vouloir prouver que dans leurs rangs tout le monde est gentilhomme et un peu millionnaire. La selle, les harnais, les housses, la dorure des cuirasses, sur lesquelles se rehaussent en argent massif les initiales de l’empereur, les épaulettes flamboyantes représentent une fortune ; pour trouver un point de comparaison il faudrait évoquer l’ancien escadron des cent-gardes ; mais les chevaux sont incontestablement d’un plus grand prix. Sous ce rapport la garde impériale russe s’accorde un luxe que l’on trouverait difficilement, je crois, chez d’autres armées d’Europe. Les chevaux de chaque escadron de hussards, de dragons et de lanciers, ont absolument la même robe et le tachetage identique. Ce sont toujours des bêtes superbes. Il n’est pas difficile de juger de l’effet plein d’éclat d’un régiment en marche, en voyant s’avancer d’immenses lignes de chevaux tous blancs ou tous noirs. Le défilé ne dure pas moins de trois heures ; les hurrahs méthodiquement poussés marquent chaque fois l’arrivée d’un escadron ou d’un bataillon devant la tribune de l’impératrice. Les acclamations de la foule y répondent. A quelques modifications près dans le costume, la scène est la même qu’à Longchamps un jour d’exhibition militaire — sauf cependant qu’ici la verdure fait complétement défaut.

Au contraire, l’hiver s’affirme par des giboulées sérieuses qui nous engagent, M. B… et moi, à rentrer dans le palais. Quelques privilégiés y ont pénétré également dans l’intervalle, et parmi ceux-ci se trouve un homme d’une soixantaine d’années, grand, fort, bien planté, avec une belle barbe blanche qui lui descend jusqu’à la poitrine et fait valoir encore davantage la teinte un peu rougeâtre de sa physionomie. Ce monsieur enveloppé dans une grosse pelisse, et tenant à la main un bonnet de loutre valant tous deux quelques milliers de roubles à Nowgorod, tend amicalement la main à B…, et échange avec celui-ci quelques mots en russe. « Je vous demande pardon, fait mon obligeant cicérone ; mais j’avais quelques mots à dire à M. E… » (il désigna le personnage à la pelisse), « au sujet de notre représentation de samedi prochain pour laquelle il a retenu six loges. — C’est donc un Crésus, un prince ? » m’écriai-je.

« Un Crésus oui, un prince non ; c’est tout simplement le premier négociant « importateur » de Saint-Pétersbourg. Tel que vous le voyez, sa fortune est tellement colossale, qu’il serait difficile d’en citer exactement le chiffre. Il possède plusieurs des plus grands immeubles sur la Perspective (il en est qui sont de véritables casernes à loyer) ; il occupe, dans ses comptoirs, plus de trois cents employés…

— Oui, interrompis-je, comme tous les riches négociants ! Du moment qu’il est archi-millionnaire, son train de maison se comprend.

— Attendez, dit mon ami, voilà où E… se distingue de ses confrères en millions : E…, tout premier négociant et tout Crésus qu’il est, a dû rester esclave ou serf, comme vous voudrez, jusqu’au moment de l’émancipation. Son père, simple paysan, était né sur les terres du prince J…; le fils vint à la ville et fit assez rapidement sa fortune. Il établit un comptoir après l’autre, répandit sa signature très-honorée partout, et bientôt devint aussi riche, sinon plus riche que son seigneur. Alors le serf millionnaire offrit des sommes fabuleuses pour obtenir sa liberté, mais le prince J… se refusait, avec la plus grande obstination, à satisfaire ce vœu tout naturel. Non, non, répondait-il à toutes les prières, je suis trop fier de posséder un esclave aussi riche pour m’en dessaisir. Il céda cependant quelques mois avant l’émancipation des serfs.

— Pour combien de millions ?

— Pour rien, c’est-à-dire si, pour un souper offert par E… où chaque convive eut un tonnelet d’huîtres, et au dessert des fraises magnifiques au mois de janvier ! »

Il paraît que ces cas d’un esclave dépassant son maître en richesse et même en notoriété ne sont pas bien rares. On raconte aussi d’autres libérations dues à la simple satisfaction d’un caprice coûteux du souverain. Plus tard j’appris que loin d’avoir exagéré l’importance de M. E., mon ami B. était resté plutôt au-dessous de la vérité.

Les histoires de serfs avaient fait passer le temps, et la revue touchait à sa fin. Déjà, aux masses d’infanterie et aux lourds escadrons de cavalerie avaient succédé les canons de haut calibre, beaux produits de l’humanitaire usine Krupp, noirs de bronze, battant neufs et ornés à la culasse d’inscriptions russes, et suivis de petits caissons verts fort gracieux et parfaitement propres à recevoir la cargaison de gargousses et d’obus nécessaires pour exterminer une petite armée. Ensuite ce sont les voitures du train, les fourgons, les ambulances avec leurs drapeaux clairs et proprets flottant au vent. Pour terminer la fête, l’escadron des Tcherkesses de la garde personnelle de l’empereur s’ébranle, exécutant une farouche fantasia et soulevant un nuage de poussière autour de la voiture de l’impératrice, dans laquelle le tzar vient de monter. Nous retrouverons sur le Danube ces cavaliers qui n’ont de circassien que le nom et le costume. Ils ne quittent jamais la personne de l’empereur et l’accompagneront jusque sous Plewna. Au palais d’Oldenbourg, toute la valetaille est sous les armes et forme la haie des deux côtés de l’escalier. Le suisse a posé dans un coin son immense canne d’or pour ouvrir l’huis à l’approche de la calèche impériale. Mais celle-ci, au lieu de se diriger sur le palais, oblique à droite et file à toute vitesse le long des quais.

Ce départ est le signal d’une débandade générale, qu’une ondée vient encore accélérer et changer en un véritable sauve-qui-peut. En moins de vingt minutes cette place, où s’entassaient soixante mille soldats et plus de deux cent mille spectateurs, est vide. Parmi les retardataires, j’aperçois M. l’ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, le général Le Flô, gai, vif, pétillant, et dont la figure anguleuse, osseuse et très-mobile, éclairée par deux yeux ardents comme des charbons, est de celles qu’on n’oublie pas. Le costume militaire et notamment le chapeau à larges bords dorés incliné légèrement sur l’oreille assaisonnent encore d’une très-forte pointe de crânerie la figure si pittoresque et si vraiment française du diplomate. Très-répandu et très-aimé dans la société de Saint-Pétersbourg, M. Le Flô salue à droite et à gauche avec autant d’aisance que s’il était chez lui et si la revue avait été passée en son honneur.

Comme la voiture de l’ambassadeur s’est arrêtée et qu’elle ne peut avancer à cause d’un embarras, un écrivain français avec qui j’avais déjeuné le matin même, M. de Caston, s’avance jusqu’à la portière de la calèche et raconte avec beaucoup d’émotion et un grand luxe de détails comment on lui avait dérobé, dans la foule, son « porte-roubles » garni d’une somme fort respectable — sinon pour un millionnaire, du moins pour un journaliste. Le lendemain, M. de Caston promettait, par la voix du Journal de Saint-Pétersbourg, 20% au bon larron si celui-ci était saisi de remords et voulait bien rapporter le « porte-roubles » à son propriétaire. Hélas ! les fripons moscovites n’ont pas l’âme plus tendre ni mieux placée que leurs collègues des autres pays. Notre confrère ne récupéra rien ; il est vrai qu’il put se consoler facilement en supposant avec quelques sceptiques que le vol en question et l’existence du portefeuille n’étaient qu’un produit de sa brillante imagination. Le dimanche qui suivit la revue de mai, j’assistai à « la fête du printemps » à Katherinenhof.

Il faisait un froid de loup. Pour se rendre à cette promenade dont le nom indique une des innombrables créations de la grande impératrice, on longe sur un parcours de trois ou quatre kilomètres le canal, principal affluent de la Neva. On traverse ainsi des faubourgs populeux et contenant d’immenses fabriques. Tous les produits industriels nécessaires à la consommation d’une grande ville y sont représentés, mais ce qui domine, et l’odeur l’indique suffisamment, c’est la production du cuir. Du reste en l’honneur du dimanche et de la fête du jour toutes ces usines chôment, nulle part un filet de fumée, et quant aux ouvriers, nous les trouverons dehors s’esbaudissant à la plus grande gloire du prétendu retour du printemps. Katherinenhof est non-seulement le bois de Boulogne de Saint-Pétersbourg, c’est un véritable bois de Boulogne ; en été il doit être encore plus vert, plus frais et plus touffu. Des bouquets de fourrés épais le partagent en deux parties, l’une est l’allée du Corso, et l’autre la prairie, qui a l’air d’être créée exprès pour les divertissements populaires.

Le Corso ne se développe dans toute sa beauté que le soir tandis que l’après-midi est vouée aux jeux. Je retrouve là le mât de cocagne classique avec une clochette au faîte qui remplace la timbale de rigueur. Si l’heureux moujik est parvenu à grimper jusqu’en haut et qu’il ait pu tirer le cordon de ladite clochette, des applaudissements retentissent dans la foule. Le vainqueur monte sur une estrade de bois, où des conseillers municipaux lui donnent d’abord l’accolade, puis lui remettent la prime due à son agilité : tantôt une montre d’argent, tantôt une paire de bottes neuves ou une belle blouse de velours rouge, bleue ou verte avec une toque assortie agrémentée de plumes de faisans qui l’entoure d’une auréole.

L’heureux lauréat agite d’un air triomphal les objets qui viennent de lui être remis, surtout si ce sont des bottes ou des vêtements. Il faut voir avec quelle agilité le vainqueur se débarrasse coram populo de ses vieilles chaussures éculées, de sa vareuse qui montre la corde, pour enfiler les bottes neuves et la blouse flambante gagnée à la force du poignet. Il jette un regard de dédain sur sa vieille défroque, et agite sa toque en poussant un hourrah en l’honneur du tzar, de la famille impériale, du général Trépow et de je ne sais qui encore. Puis d’un bond il quitte l’estrade pour se mêler à ses amis. On va naturellement arroser la victoire.

L’abus des liqueurs fortes est si répandu et si dangereux dans les rangs inférieurs du peuple russe, que la police doit prendre des précautions. Sinon la fête du printemps dégénérerait en orgie avec accompagnement de bagarres, de coups de couteau, de horions et de batteries à mettre sur pied toute la garnison de Saint-Pétersbourg.

Aussi défense absolue est faite aux innombrables marchands ambulants qui s’établissent le jour de la fête du printemps à Katherinenhof de servir à leurs clients des boissons alcooliques. En effet, sur les éventaires, une planche posée sur deux soliveaux, on ne voit que des liquides inoffensifs, parmi lesquels figure au premier rang une boisson noire comme de l’encre, d’un goût prodigieusement fade, et dont les conséquences ne sont pas précisément des plus réjouissantes pour un estomac occidental. Mais si les marchands observent, plus ou moins scrupuleusement, il est vrai, l’ordonnance sanitaire de la préfecture de police, l’ouvrier, le moujik, s’arrange pour tourner la loi en emportant dans une des vastes poches de sa longue houppelande la redondante amie, la consolatrice, la dame-jeanne pleine de wutky. Plus d’un avait succombé sur le champ d’honneur et après avoir titubé d’arbre en arbre il étalait ses grâces sur l’herbe, bien mince et bien peu fournie cependant…

Voici au pied d’un arbre un groupe compacte, des sons lents et plaintifs s’élèvent du centre. Deux pauvres diables en haillons psalmodient, tandis qu’un troisième les accompagne sur la petite flûte. Ce sont des bateliers du Volga qui, en attendant qu’ils reprennent leur service sur ce roi des fleuves, consacrent à l’art leurs loisirs forcés. Les litanies qui forment le répertoire de ces pauvres gens sont très-populaires en Russie.

Chacun considère comme un devoir de jeter quelques copeks dans les casquettes de loutre de ces chanteurs qui, pendant l’hiver et au printemps, alors que la navigation sur le Volga est forcément suspendue, n’ont pas d’autre ressource pour vivre.

Le thème sur lequel les bateliers troubadours brodent leurs variations est toujours le même : ils chantent les merveilles du grand fleuve, le charme de ses rives, et répètent les centaines de légendes qui, depuis des siècles, défrayent les veillées russes. Voici pour en donner l’idée une de ces légendes. C’est Stenka Razin, le célèbre pirate, l’implacable écumeur du grand fleuve, qui parle :

« O Volga fleuve-roi, chacune de tes vagues vertes est une émeraude du plus grand prix, chaque susurrement de tes eaux est un cantique. Tu es pavé d’or et les poissons qui fendent le tissu de tes eaux se nourrissent de sucs aussi savoureux que le vin.

» Volga, fleuve-nourricier, aussi nombreuses que les étoiles au ciel sont les barques qui se balancent sur ton lit humide. Jusqu’aux confins des pays mystérieux où nul œil humain n’a pas encore pénétré tu les portes. Malheur à ceux qui ont encouru ta colère, les vents fougueux les brisent, tes flots les absorbent ou tu les livres à Stenka ton bien-aimé. Que de trésors, que de richesses il te doit !

» O fleuve-mère, Volga superbe, Stenka ton serviteur n’est pas un ingrat. Depuis longtemps il cherchait un cadeau digne de toi, digne de lui. Vois cette jeune vierge, blanche comme le lys et pure comme lui. La flamme rayonne dans ses yeux noirs. C’est la fille d’un roi persan. Je la lui ai prise et je te la donne. Ouvre tes eaux, ô fleuve magnifique, et reçois ce présent. »

Voilà un échantillon de la poésie des bateliers. En énumérant les réjouissances publiques de Katherinenhof, il ne faut pas oublier les « chanteurs » des régiments de la garde. Ces soldats, choisis exprès, exercés au solfége, précèdent pendant la marche les détachements en chantant aussi bien des hymnes patriotiques que des fantaisies grivoises. De petits fifres accentuent d’une façon aiguë la mélopée des chanteurs régimentaires. On entoure aussi les virtuoses militaires, mais pas autant cependant que leurs collègues en vocalisation, les bateliers du Volga. Mais plus entourées que les uns et les autres sont les promeneuses solitaires, qu’il ne faudrait point confondre cependant avec les Junons non accompagnées de nos boulevards, mais ne demandant qu’à l’être. Le jour de la fête de Katherinenhof et le lundi de Pâques sont pour une certaine catégorie de la société de Saint-Pétersbourg des jours d’émancipation et de licence. Les péchés commis ces jours-là ne comptent pas et les coups de canif donnés dans ces deux occasions n’entament point le contrat. C’est du moins ce que m’ont affirmé plusieurs Russes, venus à la fête en quête de bonnes aventures et pour nul autre motif. Que sur eux retombent les malédictions des femmes qui se croiraient calomniées. Je dois ajouter cependant que les apparences sont contre les belles et blondes filles du Nord, si je dois en juger par les allures libres et dégagées de ces dames, et par le vif commerce de regards qui s’établit et se maintient entre les promeneurs des deux sexes.

Vers le soir les équipages commencent à se montrer dans les contre-allées, et bientôt les files se déroulent comme d’interminables serpents. Tout Saint-Pétersbourg est là, le grand seigneur, le riche marchand, le fabricant de cuirs, le pope, l’officier de tout grade et l’étranger venu pour voir, et l’étrangère, la Française surtout, venue pour être vue.

Mais ne vous représentez pas ce Corso sous des couleurs aussi brillantes que les promenades au Prater, au bois de Boulogne et à Hyde Park. Il faudrait pour cela retrouver à Katherinenhof le chatoiement des livrées et des carrosses merveilleusement construits. L’équipage est beaucoup plus simple ici. C’est toujours et encore le petit panier ouvert à un seul siége, le droski, et comme livrée la longue houppelande brune ou verte du cocher, complétée par la toque entourée de plumes d’oiseau fantastiques, comme le crâne de quelque sauvage. Pas de valet de pied, pas de chasseur ; la place manque, le siége de devant suffit à peine pour recevoir les formes massives du cocher. Beaucoup de paniers sont conduits par leurs propriétaires. Quant aux toilettes, on fait aussi bien peu de frais. Les dandys de l’aristocratie et les étrangers sont habillés comme tout le monde, mais les riches négociants sont coiffés de casquettes de loutre, et les femmes vont au Corso le mouchoir complétement noué autour de la tête. Chez la femme russe la chevelure est du domaine intime, son mari seul doit en jouir ; dès qu’elle paraît en public, la bourgeoise russe orthodoxe est tenue de dissimuler ses cheveux comme la femme turque doit cacher sa figure. La coutume peut être très-touchante, — mais elle ne rehausse pas l’élégance féminine. Le luxe réel d’un Corso à la russe consiste uniquement dans les chevaux ; dans ces magnifiques bêtes de race Orloff à la fière allure, à la croupe élégante et flexible, et qui hennissent d’impatience lorsqu’elles se sentent tenues en bride, n’étant dans leur élément que lorsqu’elles peuvent lutter de vitesse avec le vent. La nuit vient lentement et cependant la file des droskis ne diminue pas, elle se meut à petits pas dans les deux sens aller et retour, au milieu d’un silence solennel, grave et glacial. De l’autre côté de la promenade, au contraire, derrière le rideau d’arbres, tout est plein de vie et d’animation, les appels rauques des marchands de kirass et d’œufs durs redoublent ; les ménestrels du Volga qui piaillaient tout à l’heure, hurlent maintenant, les ivrognes geignent ; dans les restaurants qui viennent de s’illuminer s’agitent les verres, les cristaux, les porcelaines et tous ces bruits sont dominés par le sifflement aigu des fifres et les ra fla du tambour de basque qui forment l’accompagnement des chanteurs militaires dont le ramage nous assourdit encore sur la route de Saint-Pétersbourg.

Dès que la chaleur se fait sentir, ce qui souvent arrive beaucoup plus tard que la prétendue fête du printemps, toute la capitale émigre. Les uns vont dans les bains d’Allemagne, à Trouville, à Étretat ou à Ostende, mais ceux qui par leurs occupations ou par leur situation de fortune ne peuvent quitter le pays se transportent aux « îles », magnifiques oasis où l’on trouve réunis toutes les beautés de la nature et les raffinements du confort. Ces îles sont formées par les confluents de la Néva et de la mer ; elles sont reliées par une foule de petits ponts en bois d’une construction rustique très-élégante. Les terrains sont couverts de parcs, de jardins ou de forêts de pins qui commencent à verdir seulement vers le milieu de juin de sorte qu’elles ont gardé toute leur fraîcheur, quand dans nos climats les bocages commencent à jaunir. Tout cela aboutit à une plage couverte d’un beau sable jaune très-fin et d’où l’on aperçoit se révélant brusquement, comme derrière un rideau tiré tout à coup, les flots bleus du golfe de Finlande. Au milieu de cette verdure, poussent de tous les côtés de belles constructions de tout genre et de toute dimension, mais frappées toutes au coin d’une certaine gaieté architecturale, comme si elles ne devaient réellement recéler que des plaisirs ; on dirait des petites villas d’Asnières ou de Bougival, et pour que l’illusion soit plus complète encore, les nacelles se balancent à « l’ancre » attendant avec patience et sérénité l’arrivée des canotiers et des canotières.

Parfois, dans les nuits d’hiver, comme Théophile Gautier le raconte dans son Voyage en Russie, quand la neige couvre de plusieurs pieds de hauteur les allées sablées, quand les blocs de glace ornent d’une couche cristalline la baie du golfe, quand les étoiles brillent par millions au ciel, des grelots retentissent dans les avenues que l’on jugerait désertes. Emportés comme le vent par un simple attelage, deux, trois, quatre traîneaux glissent comme des ombres sur le blanc tapis. La fumée qui s’échappe du naseau des bêtes et de la bouche des passagers étroitement encapuchonnés dans leurs fourrures trouble par endroits la sérénité bleue de l’atmosphère.

Les traîneaux glissent toujours, puis tout à coup ils s’arrêtent dans leur course furieuse. Au milieu des pins dont les branches décharnées ploient sous la neige on aperçoit une maison. La toiture brille, des glaçons gigantesques pendent aux frises, à travers les volets fermés filtre un mince filet de lumière. L’istvolichik du premier traîneau fait claquer trois fois son fouet. A ce signal la porte de la maison s’ouvre, un maître d’hôtel en habit noir, la serviette sous le bras, s’incline devant les arrivants. Cavaliers et dames sautent à bas du traîneau, ils retirent les fourrures qui cachent des costumes de bal et d’apparat ; on vient de l’Opéra ou d’une soirée officielle. En sortant, le stimulant de la bise, la poésie de la nuit claire et lumineuse ont fait naître le regret d’aller se coucher prosaïquement. Le plus résolu des élégants aura crié : Aux îles, aux îles ! et ce cri répété par tous sera devenu un mot d’ordre. Quelle volupté aussi de se sentir ainsi emporté à travers les faubourgs muets, déserts, morts, de traverser le large fleuve glacé, et de trouver ensuite en plein paysage d’hiver, en pleine steppe, un restaurant bien ordonné, bien pourvu, de passer de la plaine neigeuse dans les salons capitonnés, chauffés au calorifère, resplendissants de bougies, où nous attendent des tables couvertes de linge luxueux et de fine argenterie avec des seaux où le cliquot se frappe, tandis que le thé bout et chante dans le samovar ! Des musiciens tsiganes, graves et de noir vêtus, accompagnés de quelques femmes de leur tribu, viennent égayer le médianoche par leurs accords étrangement mélodieux. Les convives versent à flot le champagne à ces musiciens et leur jettent à la tête des paquets de roubles. Ces libations et ces cadeaux stimulent l’ardeur des virtuoses, ils s’excitent, ils s’animent réciproquement ; leur musique, leur chant s’élèvent crescendo au diapason d’un infernal sabbat ; c’est une danse macabre à faire trémousser les chandelles dans les lustres et les chaises sur le plancher.

Puis, à la fin de la fête, — qui a tourné un peu à l’orgie, — les cochers, qui pendant que les maîtres s’amusaient là-haut, se chauffaient autour d’énormes bûches de bois allumées sur le pas de la porte, remontent sur leurs siéges, et, aussi vite qu’elle est venue, la caravane reprend le chemin de la ville. Le temps passe vite dans les fêtes, car le jour naissant montre déjà, dans un brouillard grisâtre, les hautes cheminées des fabriques, les toits des maisons et la coupole de Saint-Isaac. Sur la Perspective, au moment où les traîneaux bifurquent, le soleil teint de reflets sanglants les immenses maisons, les ponts qui hardiment enjambent les canaux, les monuments, les hôtels ; et, ses rayons, semblables à une colonne de feu mat, désignent la route aux noctambules embarrassés qui ont au moins l’excuse d’avoir vécu un véritable conte féerique d’hiver.

On touchait, à Saint-Pétersbourg, au déclin de la saison théâtrale. Les artistes français du théâtre Michel en étaient aux représentations à bénéfice des coryphées de la troupe. C’est le signal infaillible de la débandade prochaine. Ces « bénéfices » sont de véritables solennités, grâce à la faveur devenue proverbiale dont la société russe entoure les interprètes de l’art dramatique français.

L’artiste dont le bénéfice est annoncé, place lui-même ses billets, et il est de bon goût de les payer beaucoup plus cher qu’au bureau. L’habitué qui, ce jour-là, ne paierait sa stalle ou sa loge qu’au prix officiellement coté, passerait infailliblement pour un élève d’Harpagon.

Chez les artistes femmes, des cadeaux en bijoux viennent toujours s’ajouter à ces primes qui grossissent la recette. Les parures sont tout à la fois des témoignages d’admiration et d’estime, elles n’ont rien de commun avec la rafle de bijoux opérée aux dépens de naïfs adorateurs par certaines divas de la chope ou par certaines artistes dramatiques chez lesquelles ce beau titre est simplement une alléchante enseigne.

L’empereur, un des plus assidus habitués du théâtre Michel, ne manque jamais de faire son présent au bénéficiaire : c’est, pour les dames, une paire de boucles d’oreille, une broche, un bracelet ou tout autre objet de parure, pour les hommes, une tabatière. Mais ces messieurs ont le droit de se faire compter la valeur du bijou en espèces. Il existe même, pour cela, une taxe des plus curieuses.

La familiarité bienveillante du tzar pour le personnel du théâtre Michel est connue ; l’empereur a hérité, sous ce rapport, de son père, le farouche Nicolas, qui s’apprivoisait si bien avec les comédiens et les comédiennes. Sa Majesté est aussi assidue dans les coulisses que dans la salle. On a ménagé un escalier spécial qui fait communiquer sa loge avec les coulisses, dont l’entrée est interdite à tout profane au théâtre Michel. Sous ce rapport, la consigne est formelle : on ne fait d’exception pour personne.

L’empereur est très-prodigue de compliments ; et surtout quand une nouvelle pièce vient d’être jouée, il distribue à chaque interprète sa part d’encouragements. Avec les dames il se montre poli, aimable, — mais rien de plus. Pour que César ne puisse même pas être soupçonné, il n’adresse jamais la parole aux dames artistes qu’à plusieurs à la fois, c’est de l’étiquette rigoureuse. D’autres membres de la famille impériale, il est vrai, vivent sur un tout autre pied d’intimité avec les interprètes de l’art dramatique français. Certaine liaison entre une séduisante comédienne pleine d’entrain et d’esprit et un jeune grand-duc, est même vue d’un bon œil à la cour. Le prince en question montrait des penchants très-marqués, très-fâcheux, à la mélancolie. On craignait sérieusement de le voir devenir hypocondriaque. Les voyages, les fêtes, les amusements les plus variés, rien ne parvint à le distraire ; il était trop jeune pour que l’on songeât à le marier, et d’ailleurs son caractère aurait fait fuir à tire d’ailes la fiancée la moins exigeante. Par hasard, il se trouva un soir en société avec Mlle M…, du théâtre Michel. Le brio endiablé de la Parisienne pur-sang parvint à dérider le Prince-Sombre. Il sourit comme un Prince-Charmant, et, au lieu de se tenir immobile et rêveur dans un coin, il causa. Le remède tant cherché était trouvé. Loin de contrarier le rapprochement des deux jeunes gens, on leur fournit des occasions de se rencontrer. Aujourd’hui, le grand-duc est gai, il parle, il vit, puisqu’il aime. Peut-être aura-t-il de l’esprit un jour, sa maîtresse en a tant !

En dehors du théâtre, l’empereur ne renie pas ses amis les artistes. S’il en rencontre au Jardin d’hiver, quand il fait sa promenade quotidienne, il s’arrête, leur serre la main et s’entretient avec eux ; un honneur dont bien peu de généraux mêmes pourraient se vanter. Voici une petite anecdote qui m’a été contée par un des principaux artistes :

M. Luguet, le directeur de la troupe, soit dit en passant, le frère de Marie Laurent et de René Luguet, du Palais-Royal, et l’excellent Adolphe Dupuis traversaient tous deux le Jardin d’hiver, quand ils virent l’empereur déboucher d’une allée, seul, à pied, et suivi de son terre-neuve. Dupuis, pour ne pas s’enrhumer en ôtant son bonnet fourré — un artiste qui est sur l’affiche doit se ménager — porta la main à sa coiffure, rendant ainsi les honneurs militaires au souverain. L’empereur s’arrêta.

— Oh, oh ! fit-il, comme vous faites bien le salut militaire, monsieur Dupuis ! Vous avez donc servi ?

— Oui, sire, répondit le premier rôle.

— Et dans quel régiment ?

— Dans les chasseurs d’Orléans, sire, sous le roi Louis-Philippe.

— Ah ! j’ai beaucoup entendu parler de votre colonel. Il est mort si jeune ! Quel dommage ! Et vous, monsieur Luguet, avez-vous aussi servi ?

— Mon Dieu, sire, oui, fit le directeur du théâtre Michel, j’ai été dans la garde nationale.

— Oh, oh ! répondit l’empereur en souriant, vous n’avez été qu’un soldat de carton !

Malgré les préoccupations du moment, l’empereur ne voulut pas priver les bénéficiaires de sa présence. Je le vis dans sa loge, attentif et bienveillant, le soir où, pour la représentation de Mme Tholer, une émigrée de la Comédie Française, on donnait pour la première fois, devant une salle splendide, un ruissellement d’uniformes et de diamants, l’Étrangère.

Quelques jours plus tard, les artistes français, désireux de donner un témoignage public de leur gratitude et de leur attachement pour le pays où ils sont choyés et fêtés, avaient organisé une représentation extraordinaire au profit de la Société de la Croix-Rouge. A la fin du spectacle, toute la troupe, depuis les premiers rôles jusqu’aux choristes, se rangea sur la scène et entonna l’hymne national russe, que toute l’assistance écouta debout et fit répéter trois fois. La quatrième fois, ce fut le public qui le chanta en chœur. Dupuis, le principal acteur du théâtre Michel, M. Luguet et l’excellent comique Regnard, portaient au cou la décoration qui leur avait été accordée peu de temps auparavant par l’empereur. Trois soirs plus tard, le théâtre Michel se fermait pour quatre mois, et les artistes prenaient leur volée vers Paris et Asnières, non sans supputer de combien la dégringolade du change sur le rouble ébréchait leurs appointements. Les Allemands (car il existe aussi une troupe germaine l’hiver à Saint-Pétersbourg) se sentirent piqués d’émulation et voulurent aussi apporter leur obole à l’entreprise patriotique et humanitaire de la Croix-Rouge. Par conséquent, une représentation extraordinaire fut annoncée au théâtre allemand qui s’élève sur la place derrière la grande statue de Catherine.

Seulement, il y eut des difficultés avec la censure. MM. les comédiens allemands avaient choisi pour la soirée un drame héroïque, en vers, du poëte patriote de 1814, Kœrner. Cette pièce en cinq actes, Zryni, pouvait, à un certain point de vue, paraître d’actualité aux artistes. Elle raconte en effet les efforts héroïques d’un noble Hongrois qui défendit jusqu’au dernier moment contre les envahisseurs ottomans la forteresse de Szigeth et préféra mourir sur la brèche plutôt que de se rendre. Seulement, dans la même pièce, les Turcs sont représentés à l’apogée de leur gloire et de leur puissance. Soliman le Magnifique parle le langage d’un nouveau Charlemagne et rend grâce à la fortune, qui n’a pour lui et ses amis que des sourires terribles ou de fécondes caresses.

Était-il possible de montrer au public de Saint-Pétersbourg, au moment où l’on annonçait, où l’on espérait du moins des victoires éclatantes sur les Turcs, un sultan resplendissant de triomphes et foulant à ses pieds les peuples et les armées ? Le général chargé de la censure adressa même une assez verte mercuriale au directeur de la troupe allemande, sur le choix d’une pièce aussi inopportune.

Les acteurs soumirent alors au jugement du sévère guerrier la comédie historique : Zopf und Schwert. Le héros de la pièce est le fondateur de la monarchie prussienne, le Grand Électeur. Cette fois, il n’était pas question de Turcs ou de redoutables sultans ; la scène se passait dans un pays ami, et le souverain mis en scène par l’auteur était l’ancêtre de l’allié du tsar. Néanmoins, le général-censeur secoua de nouveau la tête. « Nous ne pouvons pas permettre que l’on fasse en ce moment l’apologie d’un souverain qui appartient à une autre maison que celle des Romanoff », écrivit-il en marge de l’affiche. Nouvelle déconvenue des artistes allemands, qui finissent par offrir à leur public une vulgaire farce en cinq actes sans aucune importance. La recette s’en ressentit et atteignit à peine la moitié de la somme encaissée au théâtre Michel.

Les arts jouent un grand rôle dans la vie élégante des Russes. Les demeures des gens à fortune sont encombrées de tableaux, de statues, sans oublier les coûteux bibelots de prix en bronze ou en métal. Pourtant ce n’est pas d’eux-mêmes que les Russes tirent la production appelée à satisfaire leurs goûts. Ou les tableaux viennent de l’étranger, ou les artistes qui les ont faits sont établis en Russie. L’art officiel lui-même a dû avoir recours à des illustrations exotiques. Le précédent peintre de l’empereur n’était autre que le célèbre maître hongrois Zichy, qui, ayant par un de ces coups de tête familiers aux grands esprits jeté sa démission à la tête des dignitaires de la cour, est allé planter sa tente au boulevard Malesherbes, gardant à la disposition des visiteurs intimes certain portefeuille mystérieux plein de croquis aussi extraordinaires par le talent du peintre que par la hardiesse des sujets traités.

Le successeur de M. Zichy est d’origine française, mais né en Russie, M. Charlemagne. Dans le logement qui lui sert en même temps d’atelier, au rez-de-chaussée de la maison qui touche à l’église catholique sur la Perspective Newski je trouvai le peintre ordinaire de Sa Majesté occupé à retoucher un tableau historique : l’Entrée de l’empereur Alexandre Ier à Paris par la porte Saint-Denis.

La conception et l’exécution de l’œuvre étaient sobres, mais justement cette sobriété avait assuré à l’artiste la précision. C’était une réelle évocation du boulevard de l’époque, que cette petite toile ; avec la haute porte Saint-Denis si peu changée depuis, les maisons enfumées, la foule des Parisiens agitant leurs mouchoirs pour faire fête « à nos amis les ennemis », et dans l’encadrement de la voûte de pierre apparaissant subitement Alexandre à la tête de son état-major de généraux, de haute taille, coiffé d’un tricorne en travers. Sur le dernier plan on démêlait la lance des cosaques. M. Charlemagne espérait consacrer sa renommée comme peintre de bataille en obtenant la permission de suivre l’armée et de retracer par le pinceau les principaux épisodes de la campagne. Mais un autre choix avait déjà été fait, et je trouvai l’aimable artiste désolé de n’avoir pas été mis à même de faire preuve de son talent et de son dévouement à l’armée.

L’émule et l’ami de M. Charlemagne à Saint-Pétersbourg est M. Kohler, un peintre d’un talent original, dont l’atelier, tout rempli de toiles de grande dimension, paysages et peintures de genre, atteste la fécondité. M. Kohler travaillait, au moment de mon passage à Saint-Pétersbourg, à une tête du Christ, plus grande que nature, destinée à l’ornementation d’une église. Mais le véritable événement artistique de Saint-Pétersbourg c’était l’exposition, dans les salons de l’Académie, d’une grande toile d’un peintre polonais, représentant « les flambeaux vivants de Néron ». L’ingénieux tyran de l’ancienne Rome, toujours à l’affût de nouveaux et excentriques genres de supplice à infliger aux néophytes chrétiens, avait imaginé de faire enduire de poix et de soufre des croyants de la nouvelle foi, qui étaient consumés lentement comme des flambeaux. La toile nous montre une des grandes voies de l’ancienne Rome impériale, bordée de palais d’une architecture grandiose et sévère, qu’égaye cependant un peu le lumineux soleil d’Italie. De tous les côtés la foule se presse, foule bariolée et se prêtant admirablement au pinceau d’un romantique ; sur les terrasses des palais apparaissent les habitants : patriciens, patriciennes au front ceint du diadème, serviteurs et esclaves nubiens du plus pur ébène. La litière de l’empereur romain, une maison en or ciselé, se fraye avec peine un passage au milieu de la foule. A demi étendu sur ce lit ambulant, superbement vêtu de lin blanc, la couronne au front, le despote regarde la foule d’un air à la fois hébété et plein de mépris. Son regard se dirige surtout vers le fond de la toile : liés à des poteaux enguirlandés de fleurs, les candélabres vivants apparaissent. Les victimes sont cousues dans des sacs ; la tête seule apparaît, ici tête distinguée et virile, là-bas tête de vieillard vénérable couverte d’une toison blanche, plus loin encore tête étonnante d’une jeune fille au pur profil qu’ondoient des cheveux d’un blond ardent. Dans quelques instants le supplice horrible va commencer ; des bourreaux-esclaves, des nègres à la physionomie farouche et bestiale attisent le feu des bûchers qui servent de piédestal à chacune des torches vivantes. Rien ne saurait inspirer davantage l’horreur du supplice que l’aspect de ces préparatifs si vigoureusement exacts, si techniques. La physionomie des spectateurs prouve chez le peintre le désir exécuté d’une façon heureuse de représenter à grands coups de pinceau les différents types de la Rome impériale. Tout se retrouve dans cette cohue, qui se précipite à un supplice horrible comme à un spectacle curieux. La férocité frivole du patricien, du « gommeux » en toge blanche et en cothurne, et la férocité bête de l’homme du peuple ivre de sang et de vin. L’attitude grave et impassible du légionnaire côtoie les langueurs maladives de la courtisane ; mais au milieu de toutes ces figures merveilleusement comprises et merveilleusement rendues, il en est une qui prime toutes les autres, et qui frappe le regard du visiteur plus vivement que toutes.

C’est une jeune fille au teint hâlé par le soleil ardent de la campagne romaine, mais admirablement belle, avec une figure réalisant la moyenne entre l’idéal du type grec et l’idéal du type italien. Assise par terre, cette créature parfaite considère de son long regard légèrement voilé, les apprêts du supplice ; l’artiste a rendu, on ne peut plus heureusement dans ce regard, l’immense pitié mêlée à une pointe de dégoût. — Est-ce pour le genre du supplice ? est-ce pour cette foule dont elle-même fait partie ? est-ce pour cet histrion omnipotent ? c’est ce qu’il est difficile de dire ; il faudrait pénétrer plus avant dans la philosophie du tableau, ce qui n’est guère possible en une visite. Le tableau de M. S… eut, dans la capitale de la Russie, un immense succès ; peu s’en fallut même qu’il n’y restât tout à fait, le tsarevitsch ayant manifesté l’intention de l’acheter à un fort bon prix[3]. Il demanda d’abord à ce que le peintre lui fût présenté, et, au cours de l’entretien, il dit qu’il fallait féliciter la Russie de posséder un homme d’un aussi grand talent. « Pardon, Altesse, fit S…, je suis Polonais », en insistant sur ce dernier mot. Depuis ce moment il ne fut plus question de l’achat du tableau et même S… devint une persona ingrata à la Cour.

[3] Le tableau de M. S… a été envoyé à Paris, où il a figuré à l’Exposition des Beaux-Arts, section russe.

Ah ! si les événements ne s’étaient pas précipités là-bas sur le Danube, quelle tâche agréable de s’initier davantage à cette existence de Saint-Pétersbourg, de se lier plus intimement avec les connaissances que nous avons seulement pu ébaucher ! — Mais le moment où les opérations vont entrer dans la phase active approche, il est temps de prendre possession de notre stalle, qui va devenir bientôt une selle de cheval, pour assister de visu à ce qu’il faut raconter. Déjà les aigles russes ont remporté leur premier succès à Ardahan. Cette ville est tombée après une courte lutte entre les mains du général Loris-Mélikoff, aide-de-camp du prince Michel, commandant en chef des forces impériales en Asie. Des succès ne tarderont pas certainement à suivre en Europe.

CHAPITRE V

Départ pour Moscou. — Des voyageurs qui vont loin. — Vive le printemps ! — Un coup-d’œil au Kreml. — Une évocation du passé. — Visite au prince Dolgorouki. — Au consulat de France. — Confusion musicale. — Un ami de vingt-quatre heures. — Une économie inopportune. — Un compartiment de première entre Kirsk et Kiew. — Un boulevardier en capitaine russe. — « Ce que les Polonais appellent la Pologne. » — Kiew. — Les ambulancières. — De Kiew à la frontière roumaine.

Le canon de la forteresse Pierre-Paul qui avait éveillé la ville dès le matin, recommence à tonner à cinq heures du soir quand nous entrons dans la salle d’attente du chemin de fer Nicolas. Le train express de Moscou est sous vapeur ; dans la salle d’attente, sur le quai de la gare où chacun pénètre librement, on s’embrasse et on se serre la main. Les yeux sont mouillés, beaucoup de ces voyageurs vont en Sibérie, pas comme déportés, bien entendu, dans l’Oural, en Perse, jusqu’à la frontière du Japon. Ce sont des voyages de cinq, six semaines, auxquels les trois à quatre journées de chemin de fer servent seulement de préface. Je pus me convaincre moi-même combien, sous ce rapport, le tempérament du Russe ressemble à celui de l’Américain. On me présenta à la gare à un jeune homme très-blond et très-correct de tenue et d’allures, admirablement soigné, imprégné d’eau de senteurs et vêtu à la toute dernière mode. Ce gentleman, d’origine allemande, mais établi en Russie depuis son enfance, s’en allait tout bonnement au delà de Tobolsk dans une ville sibérienne dont je ne retrouve pas le nom sur mes notes, arranger une affaire d’héritage excessivement embrouillée. Il s’agissait de mines d’une valeur de plusieurs millions laissées par une dame très-âgée qui devait une somme fort ronde avec des intérêts à une banque de Saint-Pétersbourg, dont mon compagnon était administrateur.

Les héritiers, qui avaient très-bien su s’emparer des mines sans plus de retard, refusaient absolument de purger les hypothèques. Il fallait donc, à trois mille lieues des tribunaux de Saint-Pétersbourg, faire admettre légalement les prétentions résultant de documents que mon élégant partner portait à nu sur la peau, cousus dans un gilet de flanelle, ainsi que la somme très-respectable destinée aux besoins du voyage et à l’achat des juges, des autorités politiques et administratives qui, dans ces régions éloignées, ne se font pas le moindre scrupule de trafiquer de leurs offices. J’appelle les choses par leur nom, parce que ces messieurs ne se donnent pas même la peine de dissimuler, sous des apparences hypocrites, la corruption parfaitement organisée, et on se moquerait joliment du naïf qui s’embarquerait sans biscuits pour soutenir là-bas un procès ou une revendication quelconque. Mon intention n’est pas de faire des révélations, c’est par des Russes mêmes que j’en ai appris long sur l’intégrité et l’honnêteté tarifées des gens de bureau et des magistrats sibériens.

Ne me demandez pas ce que l’on voit entre Saint-Pétersbourg et Moscou. — Je dormis pendant le trajet avec toute la conviction résultant d’un noctambulisme effréné de trois semaines. C’est seulement une dizaine de verstes avant d’arriver dans la seconde capitale de la Russie (qui se vante volontiers d’être la première politiquement), que je revins à la vie active. Le trajet avait duré dix-sept bonnes heures, de cinq heures du soir à dix heures du matin. Regardons par la vitre du coupé. Enchantement ! surprise pleine de délices ! voici de la verdure, des arbres touffus, des coteaux couverts d’une végétation luxuriante. Quel contraste avec les arbres tristes, décharnés, maigres et sans une seule feuille, que j’avais eus sous les yeux à Saint-Pétersbourg où l’hiver régnait encore à la fin de mai. Non, jamais, malgré un goût prononcé pour la villégiature, je ne me serais supposé aussi enthousiaste de la nature qu’en retrouvant ce feuillage. Cela fait l’effet d’un baume ; les poumons se dilatent, le pouls bat plus fort, on respire avec volupté l’air chargé des senteurs encore toutes fraîches et pénétrantes du printemps.

Mais, pareille à une coquette parée de tous ses atours, qui se fait un jeu d’exciter l’admiration, puis qui se dérobe au moment où elle vient d’allumer les désirs, le printemps éblouissant s’était changé en trombe d’eau avant même que nous eussions atteint la porte cochère de l’hôtel Slowensky-Bazar qui est à Moscou ce que Dehmouth est à Saint-Pétersbourg. Quelle averse ! En un instant, le pavé moscovite fut changé en une vaste mare boueuse, le pavage mollit visiblement et les roues de la voiture (nous avions retrouvé le fiacre classique après les éternels droskis) s’enfonçaient à demi dans la fange.

Quel dommage ! Comme nous eussions préféré pénétrer à pied dans la « ville sainte » par la poterne percée dans la vieille muraille mogole, comme nous eussions voulu nous mêler à la foule des Russes de vieille souche, dévoués au Dieu orthodoxe et au Tzar, qui sortaient de la messe !

Comme nous aurions voulu détailler une à une les bizarreries de cette architecture où, par un caprice qu’on retrouve d’ailleurs dans d’autres villes aussi, la petite cabane s’accoude familièrement au palais et où toutes les écoles, tous les siècles sont représentés par des échantillons des plus biscornus, depuis le style ultra-moderne de nos architectes constructeurs de boulevards et partisans déclarés de « la ligne », jusqu’au style chinois transplanté ici par des enfants de l’empire du Milieu qui ont fait souche de marchands rusés et chançards et dont le teint jaune de citron, les yeux caves et les cheveux de jais trahissent l’origine !

Mais le style dominant, grâce aux chapelles, aux églises, aux couvents, c’est le style byzantin. Hélas ! le temps nous est mesuré et la pluie nous gâte le peu de temps donné à l’admiration. Soyez tranquille, lecteur, nous ne découvrirons pas Moscou. Tout au plus, vous prierions-nous de rester en admiration comme nous le fûmes nous-même, comme nous le sommes au moment où la plume évoque ce souvenir, devant les splendeurs du Kreml.

Après avoir copieusement déjeuné dans le restaurant-serre de l’hôtel au milieu des plantes rares, à une petite table dressée sur le rebord de marbre blanc d’un vivier où nagent insouciants les poissons les plus savoureux, — en attendant le couteau du sacrificateur, — nous pénétrâmes dans le château par la « porte sainte ». Le cocher en traversant la voûte se découvre et de sa main restée libre fait maints signes de croix en marmottant des Pater.

Tout bon Russe est tenu d’en faire autant. Les étrangers se découvrent autant par politesse que pour ne pas être exposés à des coups de poings, car la bonhomie très-réelle du Slave fait place à la fureur s’il suppose qu’on a manqué d’égards à la vierge Marie. Par la haute muraille qui l’entoure, par sa position élevée, le Kremlin est une forteresse ; — des canons se dressent d’ailleurs sur la plate-forme et l’œil se heurte contre les pyramides de boulets, — par l’agglomération de constructions de luxe, le Kremlin est une ville, mais une ville de palais ! Le joyau de cette agglomération est la chapelle du couronnement. Vue du dehors encaissée au milieu de constructions de toute espèce, cette chapelle n’a pas trop grand air. Mais à l’intérieur c’est une débauche de métaux précieux, une éblouissante cascade d’or, de platine, d’argent et de pierreries. Les statues des saints, les noires madones byzantines sont couvertes du haut en bas de diamants, de turquoises, de perles, de rubis à approvisionner l’amphithéâtre de l’Opéra un vendredi.

Mais cela ne suffit pas ; outre les statues et les images, les pierreries garnissent aussi toutes espèces de reliques et les cadavres embaumés des métropolitains. Le guide, très-consciencieux, ne veut pas nous faire grâce d’une seule de ces momies, — à mon grand déplaisir, car je ne suis pas de ceux qui s’abîment dans la contemplation de la mort, même quand des diamants enchâssent les cadavres et quand ces cadavres sont des dignitaires de l’Église orthodoxe. C’est par millions qu’il faudrait chiffrer la valeur des pierres de toute espèce qui sont enchâssées dans le velours de la Coupole et dans la couronne qui la surplombe. Voici le dais où, à l’issue de la guerre de Crimée, l’empereur actuel est venu s’agenouiller pour recevoir la couronne. La cérémonie, au dire des témoins qui y ont assisté, a dépassé en éclat tout ce que l’on peut rêver. Les puissances s’étaient fait représenter avec un appareil de très-grand luxe, comme pour montrer qu’elles tenaient à saluer sincèrement l’avénement du règne nouveau. La France, ce récent adversaire, ce vainqueur qui venait de coucher l’Alma et Sébastopol sur son livre d’or, tenait à briller au premier rang, et le duc de Morny, le roi des élégants, s’en chargeait mieux que qui que ce fût au monde. Le souvenir de son faste merveilleux surnage encore aujourd’hui au milieu des réminiscences de la fête ! Mais ce qui domine dans ce Kreml, même pour celui qui n’a pas sur cet homme du destin le jugement de ses admirateurs passionnés, c’est l’ombre de Bonaparte. Involontairement on aperçoit le conquérant, pris à son propre piége, se promener sur ces remparts, la redingote grise jetée sur son uniforme vert et blanc des chasseurs à cheval, la tête coiffée du petit chapeau, les mains derrière le dos et regardant d’un air vaguement inquiet l’océan de maisons étendu à ses pieds, qui s’étage sur les collines jusqu’à ce que les constructions se perdent dans les bois. Sur la place carrée du milieu, la foule sémillante des aides-de-camp s’agite, contrastant par son attitude enjouée avec la gravité chagrine et grognonne des maréchaux, qui commencent à se demander ce qu’ils font en définitive si loin de leurs hôtels de la place Vendôme, de la rue du Mont-Blanc, de leurs commanderies et de leurs terres sénatoriales. Aux poternes des grenadiers au vaste bonnet à poil se promènent devant les guérites, et au haut du palais, où se balance maintenant le drap jaune avec l’aigle noir à deux têtes, flottent les trois couleurs. Malgré les souvenirs de six siècles d’histoire très-pittoresques et très-terribles, malgré les noms retentissants d’Ivan le Terrible et de Pierre le Grand, c’est un parfum de 1812 qui frappe le visiteur de cette étrange construction. Cette date pourrait être incrustée dans la pierre des murailles ; les yeux la cherchent et l’esprit en est obsédé.

1812 ! à cette évocation les torches s’agitent au-dessus de nos têtes, l’étincelle voltige au-dessus de nous de place en place, de rue en rue, de maison en maison. Elle se change en lueur et en flamme. Par l’effet d’une hallucination, on croit voir le feu lécher les maisons qui ont été construites à la place de celles réellement brûlées. La colonne de feu se porte partout et dévore partout. Comment se fait-il que ce spectacle se retrace d’une façon aussi vive en présence de cette ville si calme, si sereine alors, et surtout lorsque la pluie tombe ? C’est que cet incendie nous l’avons réellement vu, non pas ici en Russie aux approches de l’hiver, mais à Paris, en plein printemps, sous le soleil radieux de la Pentecôte de 1871…

Quittons le Kremlin. Nous avons deux visites à faire : l’une est pour le plus puissant personnage de la ville et de la province, M. le prince Dolgorouki, gouverneur général de la seconde capitale russe et du vaste territoire dont Moscou est le chef-lieu. M. le prince Dolgorouki est un des grands seigneurs les plus riches de la Russie ; on dit de lui qu’il serait embarrassé d’évaluer ses propres revenus. Cela ne l’empêche pas, au contraire, de nous recevoir, nous un inconnu pour lui, simplement recommandé par notre qualité de journaliste, avec beaucoup plus d’affabilité que beaucoup de merciers retirés des affaires et adjoints de leur commune ne l’eussent fait à sa place. Le commandant de Moscou est un homme d’environ cinquante ans, bien pris de la taille, l’air sagace et bienveillant. Des yeux grands ouverts et une assez abondante chevelure couleur blond pâle donnent à sa personnalité le cachet du Russe sui generis. La façon de parler, un peu pâteuse, est pleine de douceur, le ton bienveillant. Son Excellence habite l’hôtel du Gouvernement, palais d’un aspect sévère et meublé avec une somptuosité réglementaire. Il faut traverser une immense enfilade de salons qui se distinguent tous par des œuvres d’art qui y sont éparpillées, peintures, bustes, statuettes ; sur la table, de magnifiques albums à la reliure rutilante, fortement dorés sur tranche et splendidement calligraphiés à l’intérieur. La plupart de ces albums contiennent des adresses de félicitation et de dévouement dont les comités qui siégent à Moscou et chauffent si souvent l’atmosphère de cette ville sont très-prodigues. M. le prince Dolgorouki fut assez gracieux pour exprimer le regret que je ne restasse pas davantage son hôte dans « sa ville ». Pour le cas où j’y aurais séjourné quelque temps, il mettait à ma disposition un aide-de-camp pour me piloter, ni plus ni moins. Je vous le demande, la tentation n’était-elle pas un peu forte ? Le temps me fit défaut pour y succomber.

« Eh bien ! dit mon interlocuteur, ce sera pour votre retour, si le bon Dieu permet que cela finisse bientôt et bien là-bas. » M. le gouverneur m’engagea à visiter, avant de quitter Moscou, le train des ambulances qui venait d’être formé en gare sous les auspices de la municipalité de Moscou (elle venait de voter 7 millions de francs pour la Croix-Rouge), et il me donna tous les détails par écrit. Je voulus serrer précieusement le papier sur lequel il venait de coucher ces indications ; mais, avec une fermeté très-polie, mon interlocuteur me pria de prendre copie. Le diplomate reparaissait ; on peut être poli et affable pour tout le monde, mais quant à laisser traîner son écriture, c’est une autre guitare. On ne lâche cette proie qu’à bon escient.

La seconde visite, qui me coûta deux courses, puisque j’y dus retourner le lendemain, ayant trouvé d’abord visage de bois, fut pour la ravissante oasis du consul de France, M. Mariani. La colonie française, à Moscou, est très-nombreuse, très-distinguée et, en moyenne même, très-riche. Le consul est quelque peu l’inspirateur, le conseiller, — et passablement l’enfant gâté de cette colonie. La haute société et le monde officiel de Moscou affichaient, avant la guerre actuelle, des sympathies très-hautes en couleur pour la France, et naturellement la position du consul en bénéficiait. Mais toute médaille a son revers : c’est le climat. Bien peu de ces représentants de la France peuvent le supporter ; à la longue et malgré les attraits un peu absorbants et fatigants du séjour, ils s’empressent, au bout de quelque temps, de réclamer leur renvoi dans une zone plus tempérée.

M. Mariani était sur le point d’en faire autant et il avait obtenu, à sa grande satisfaction, un poste en Suisse. Il n’attendait pour partir que l’arrivée de son successeur, mais celui-ci n’était guère pressé, paraît-il, car l’attente durait déjà tout l’hiver. Depuis, j’ai appris que M. Mariani avait pu enfin prendre possession de son poste en Helvétie. Il a dû être certainement regretté à Moscou, comme j’ai pu en juger à mon profit ; sa parole faisait autorité auprès de la colonie française.

Le soir même, mon compagnon de voyage, celui qui partait pour les confins du Japon, devait continuer sa route. Il en avait encore pour trois jours en chemin de fer, près de huit jours de navigation sur le Volga, et je ne sais combien de semaines en carriole, heureux s’il trouvait une voiture convenable et échappait au supplice de la teleka, ce vestige des tortures du moyen âge. Heureux aussi si son procès était terminé, d’une façon ou d’une autre, avant l’arrivée de l’automne. Sinon il était menacé de rester prisonnier tout l’hiver dans la petite ville sibérienne, non pas prisonnier d’État, mais du climat et des avalanches de neige qui forment une impénétrable muraille et ne permettent de sortir à âme qui vive. C’est bien le moins qu’avant de s’embarquer pour de telles aventures, on jouisse un peu de la vie jusqu’aux dernières limites de la civilisation. Aussi dînâmes-nous fort bien et copieusement en arrosant le repas des premiers crus, sans oublier de vider les dernières coupes à la réussite de nos projets et à l’heureux retour de nos pérégrinations. L’orgue monumental, plus grand qu’un orgue d’église, bel instrument sculpté recélant dans ses flancs un orchestre complet, d’une valeur de plus de cent cinquante mille francs, accompagna le festin d’une foule de morceaux variés empruntés au grand répertoire d’opéras et d’opéras comiques. Un programme composé d’une vingtaine de pièces, comme pour un véritable concert donné par un véritable orchestre, était posé sur toutes les tables ; par exemple, le rédacteur ne se piquait guère d’exactitude, car des morceaux de la Muette étaient hardiment attribués à Meyerbeer, tandis que par un juste retour des choses d’ici-bas, une cavatine du Pardon de Ploërmel devenait l’œuvre d’Auber. Mais qu’importe ! les convives du dimanche se pressaient autour des tables si gaiement éclairées par les bougies, rivalisant avec les feux des lustres ; autour de ces tables couvertes de serviettes du linge le plus fin et sur lesquelles s’étalait une argenterie authentique et poinçonnée, ce luxe des établissements de premier ordre en Russie.

L’heure du départ mit fin à nos épanchements réciproques, à ces épanchements mêlés de confidences auxquels on se laisse aller si volontiers en route, alors surtout que le vin vous y aide. M. C. et moi, nous étions devenus des intimes. « A votre procès », « A votre succès en Roumanie et chez les Turcs. » Tels furent les derniers mots échangés. Puis un énergique serrement de main — et la vapeur emporta mon ami de vingt-quatre heures qui, j’aime à le croire, aura fait bon voyage, aura gagné son procès et se retrouvera maintenant riche et victorieux dans ses foyers. Je le souhaite de tout cœur à ce charmant garçon, — mais pour ce qui est de savoir si mes vœux ont été exaucés, c’est là une tout autre affaire ; car oncques je n’entendis plus parler de mon partner.

A deux heures précises le lendemain, j’étais à la gare de Kursk, toujours avec mon modeste mais très-commode bagage, que le matin même j’avais augmenté de quelques brimborions et d’un parapluie achetés de bric et de brac dans le grand bazar de la ville. Le train pour Kiew et la frontière roumaine allait partir dans une demi-heure. Le temps d’écrire quelques lettres, de les jeter à la boîte et d’acheter quelques volumes à la bibliothèque ambulante, volumes payés volontairement en kopeks et involontairement du fameux parapluie oublié dans un coin. Enfin la cloche sonne et on se précipite sur le quai. Obéissant à une pensée d’économie, j’avais modestement pris un billet de seconde classe croyant y trouver une société analogue à celle qui en France et surtout en Allemagne circule dans ces wagons intermédiaires. Funeste erreur. La Pologne juive avait envahi le compartiment avec ses longues houppelandes sales, son odeur particulière et l’absence complète de sans-gêne. Je me souciais très-peu en vérité de circuler pendant quatre fois vingt-quatre heures au milieu de ces patriarches graisseux, très-pittoresques à contempler sans doute, mais avec qui le compagnonnage offrait plus d’un inconvénient. Le tableau fut encore complété par l’invasion d’une famille de paysans dont le chef était engoncé dans une houppelande bariolée encore plus graisseuse et plus dégoûtante que celle des juifs polonais. Madame non plus n’était pas des plus appétissantes, et deux mioches fort mal mouchés geignaient et pleuraient à fendre l’âme. Rester en pareille société pour épargner une centaine de francs, ce n’eût pas été de l’économie, mais de l’avarice. Laissant les Polonais et moujiks, j’empoignai ma valise et, moyennant supplément augmenté d’un pourboire, je pénétrai en première.

Quel contraste avec le compartiment que je venais de quitter. Ici on est dans un véritable salon. L’ameublement consiste en sophas et en fauteuils capitonnés, des bergères d’un moelleux incomparable vous tendent leurs bras. On marche sur des tapis épais et la lampe accrochée au plafond répand une lumière amplement suffisante pour permettre, pendant les longues nuits du trajet, le jeu et la lecture. Chacun peut s’étaler à son aise, et comme le nombre réglementaire des places n’est pas occupé, on est comme chez soi. Puis au lieu du jargon mêlé de jurons qui m’assourdissait les oreilles de l’autre côté, on entend le français le plus pur. Tous mes compagnons de voyage s’entretiennent dans cette langue. Faisons connaissance avec ces messieurs. Voici un délégué de la Société de secours, il va à Kiew surveiller l’établissement d’un hôpital ; un médecin-chirurgien revêtu du costume militaire, le bras orné de la Croix de Genève, suit la même destination. Un jeune homme de moyenne taille, au teint un peu olivâtre, à la moustache naissante, à la physionomie moitié enfant, moitié viveur, vêtu d’un très-collant costume de hussard, est enfoncé dans le « coin » gauche du compartiment. Il met ordre à ses menus bagages, qui se composent d’une foule de pièces, sacs, coffrets, sacoches, valise, sans oublier le petit oreiller finement brodé dont un officier russe bien né ne saurait se passer en voyage. En face de lui, un homme d’une cinquantaine d’années, blond, mince, fluet, d’une physionomie fine, intelligente et un peu dédaigneuse, dont l’allure piquante était rehaussée par un monocle artistement fiché dans l’orbite de l’œil gauche, fumait sa cigarette nonchalamment renversé dans un fauteuil et causant avec le jeune homme, qu’il appelait « prince ». Le voyageur au lorgnon portait lui aussi un uniforme, moins élégant que celui du « prince », puisque c’était simplement celui de l’infanterie de ligne, mais la tunique était du drap le plus fin et ne sortait certes pas des ateliers du tailleur du régiment. Le jeune homme était le prince Dadian des anciens rois de Mingrélie, descendant d’une dynastie qui régnait encore au commencement de ce siècle sur les vallons poétiques et embaumés de la Géorgie. La Russie vint avec sa force d’expansion. Elle engloba avec son vigoureux appétit aussi bien les pays chrétiens que les contrées musulmanes qui se trouvaient à sa portée. Quelques-uns des souverains se firent tailler en pièces ou cherchèrent un refuge dans les montagnes. D’autres, au contraire firent leur soumission à l’aigle à deux têtes et vécurent à la cour de Russie de pensions et de dignités, en échange de leur souveraineté. Le grand-père du jeune Dadian, prince de mœurs douces et d’humeur pacifique, se soumit, il envoya ses enfants à la cour. Sa petite-fille épousait il y a quelques années le comte Adlerberg, le ministre intime, l’ami du tzar, et son petit-fils, le lieutenant de hussards assis en face de moi, se rendait, sur l’ordre de l’empereur, à Tiflis se mettre à la disposition du grand-duc Michel, commandant du Caucase.

L’autre officier portait un des premiers noms de la Russie et il peut se vanter d’avoir eu une carrière excessivement romanesque. Retiré du service militaire depuis environ dix-huit ans, M. de K…, sauf une apparition nécessaire dans ses terres pour se rendre compte de leur bonne administration, était devenu tout à fait Parisien. Il habitait la rue Taitbout, dînait au café Anglais, ne manquait jamais une première et se plaisait dans la société des gens de lettres et des artistes. Il est d’ailleurs par alliance parent d’un des plus célèbres auteurs dramatiques de notre époque. Voici que la guerre éclate, l’écho des tambours parvient jusqu’au perron de Tortoni. Les instincts patriotiques du Russe et de l’ancien capitaine d’infanterie se réveillent avec une force irrésistible. D’ailleurs, cette vie d’oisiveté élégante lui pèse, les multiples aventures galantes fatiguent à la longue les plus intrépides. M. de K…, sans égard à ses cinquante ans et à une blessure reçue dans des circonstances très-dramatiques, s’arrache à ses amis, à ses habitudes, à l’existence de sybarite du boulevardier ; il court à Saint-Pétersbourg où il fait agir toutes ses influences de famille pour obtenir de pouvoir reprendre du service avec son ancien grade. C’est là une faveur très-enviée, très-courue et M. de K…, tout apparenté qu’il est, ne considère pas comme un mince triomphe le fait d’avoir obtenu gain de cause. Le voici donc en route pour le quartier général à la recherche de son régiment. Eh bien, faut-il l’avouer, M. de K… n’est pas sans regretter un peu la décision qu’il a prise, il se demande s’il a bien fait de quitter son entre-sol pour l’échanger contre la tente humide tapissée de paille fraîche pendant les bons jours encore qui l’attendent là-bas, et si on n’aurait pu vaincre le Turc sans son aide. Mais d’autre part la perspective de revenir à Paris colonel n’était pas dépourvue d’attrait, et la croix de Saint-Georges est bien tentante.

Aucun incident ne signala le voyage, jusqu’à Kiew. A Kursk, le matin après notre départ de Moscou, le prince Mingrélien, qui lui aussi se souvenait de Paris, — selon sa propre expression « il y avait fait une rude noce » — transborda ses valises et son oreiller, qui pendant la nuit lui avait rendu d’excellents services, dans un autre train et prit congé de nous. Dans trois jours il comptait être à Tiflis. Le chirurgien et le chef des ambulances s’étaient égarés en route, de sorte que je restai seul dans l’aimable et instructive société de M. de K… En revanche j’avais oublié tous mes livres sauf un seul, l’Histoire de l’Autriche, que venait de faire paraître mon regretté ami M. Louis Asseline, si subitement enlevé depuis. Mon carnet de voyage était également resté sur quelque banquette ; fort heureusement que M. de K… tint à le remplacer immédiatement par le sien, que j’ai là sous les yeux tout barbouillé de notes et que je garde comme précieux souvenir d’un intéressant voyage.

« Nous sommes dans ce que les Polonais appellent la Pologne » me dit M. de K… En effet, si je l’avais oublié, la population et la langue me l’eussent rappelé. A toutes les stations des groupes de négociants, de revendeurs et de brocanteurs juifs polonais stationnaient devant les gares assez proprettes construites dans le style des chalets suisses et entourées de jardins. Ces constructions d’ailleurs se ressemblaient toutes. Ce n’était pas seulement la curiosité des petites villes qui avait attiré cette société aux gares, mais bien un intérêt quelconque, car ces messieurs en longue houppelande avec les tire-bouchons retombant devant l’oreille jusque sur le collet graisseux, se précipitaient avec beaucoup de hâte au devant du train dès qu’il venait de s’arrêter, les uns pour y monter et les autres pour échanger quelques mots avec un de leurs compatriotes qui descendait régulièrement à chaque arrêt. Il semblait être porteur de quelque mot d’ordre, ou plutôt de quelque cote de bourse ou de marchandises, qu’il avait hâte de communiquer à ses congénères.

Quant au paysage, n’en parlons pas ; il est d’une désespérante monotonie ; mais en revanche il commence à accuser cette richesse qui constitue le plus clair des ressources de la Russie. C’est une terre noire, boueuse, que la pluie des jours précédents a fortement détrempée. Vers le soir le panorama change, voici des montagnes qui couronnent l’horizon, les champs sont coupés de bois très-verts, puis viennent des jardins, des vergers, des enclos, la glace est rompue, nous ne sommes plus dans les âpres régions du Nord.

La nuit vient, le convoi ralentit sa marche, on pourrait le suivre à pied ; nous passons les affluents du Dnieper produits par les inondations printanières, puis le fleuve lui-même, sur un pont gigantesque mais qui, pour l’instant, se trouve en réparation, de là la lenteur du convoi. Ne nous plaignons pas. Peu de villes ont d’aussi jolis environs que Kiew. La ville tout entière, avec ses couvents historiques juchés au haut des collines et dominant paternellement les maisons, sort d’un véritable massif de verdure ; une ceinture de cottages tout à fait anglais entoure les antiques murailles, et le convoi roule au milieu des jardins avant de pénétrer dans la gare. On nous accorde une heure de répit pour souper. Dès ce moment notre voyage prend une tournure militaire des plus accentuées. Notre personnel va d’abord s’augmenter d’une vingtaine d’ambulancières qui babillent et rient entre elles comme de véritables pensionnaires, tout en mangeant de bon appétit. Ces dames et demoiselles sont toutes très-jeunes ; sur vingt, quatre sont très-jolies et pas une n’est laide, toutes sont intéressantes. Elles déploient des trésors de coquetterie pour se rendre avenantes sous leur cornette blanche et dans leur robe de bure grise qui serre le corps de la façon la plus rigoureuse. Presque toutes sont blondes, de ce blond slave plus pâle d’une nuance que la tresse de Marguerite et qui donne à la physionomie une expression à la fois sentimentale et dégagée. La tablée est présidée par une dame très-âgée dont l’aspect vénérable est consacré par une magnifique chevelure blanche. Sur sa robe de bure s’étale le ruban bleu d’un ordre pour dames et plusieurs médailles d’or brillent sur sa poitrine. Cette dame, la supérieure du service des ambulances, est la princesse Schafkoskoï. C’est une vétérane du service humanitaire. Elle a déjà fonctionné à l’époque de la guerre de Crimée et certes plus d’un officier ou soldat blessé sous Sébastopol lui doit la vie. Aussitôt qu’il fut question d’une nouvelle guerre, la princesse se remit à l’ouvrage, elle organisa les hôpitaux ambulants, fit suivre des cours de médecine pratique aux jeunes filles qui désiraient l’aider dans son entreprise et qu’elle avait recrutées dans les rangs les plus élevés de la société. Elle avait voulu se mettre à la tête de la première expédition d’ambulancières qui partaient pour Jassy. Un médecin accompagnait ces dames, un jeune homme encore, très-affable et très-savant, qui raconte de l’air le plus simple qu’il a traversé à cheval toute la Chine à la recherche de différentes plantes propres à la médecine. Il a gardé la meilleure opinion des Chinois, n’ayant eu qu’à se louer de son séjour dans l’empire du Milieu. Les bons Chinois n’ennuient personne pourvu qu’on ne les ennuie pas.

Au départ de Kiew le train est presque doublé ; nous emmenons non-seulement les ambulancières, mais encore deux ou trois wagons pleins de troupes.

Mais c’est le lendemain seulement, en approchant de Charkow, que nous nous trouvons en pleins transports militaires. Les gares commencent peu à peu à être encombrées et dans les stations principales, notre convoi passe devant de longues files de wagons de 3e et de 4e classes ou simplement à bestiaux. Ils sont remplis, les uns de soldats qui boivent ou qui chantent, les autres de chevaux ou de munitions. Allons, nous sommes dans l’antichambre de la guerre. Nul incident pendant le reste de la route. Peu à peu le juif polonais se fait plus rare aux stations, et le contingent militaire augmente. Le pays redevient monotone ; après quelques collines et quelques forêts entrevues çà et là, voici l’uniformité des champs noirs et limoneux. Partout des indices d’une excellente moisson. M. de K…, mon aimable compagnon, rayonne de joie. « Allons, dit-il, nous autres propriétaires, nous n’aurons pas à nous plaindre de la Providence, si toutefois elle nous permet de jouir de ses dons. » Ainsi soit-il.

Le matin du 24 mai nous arrivions à Kischeneff, capitale de la Bessarabie. A la gare, nous fûmes informés que l’état-major avait déjà quitté cette ville dont on parlait tant depuis six mois et qu’il s’était transporté en Roumanie, à Plojesti, petite ville à une distance peu considérable de Bukarest. Il ne restait pour barboter dans la crotte épique de l’ex-quartier général, que le service des vivres, du train, des bagages, etc., etc. C’était assez pour emplir encore la ville d’uniformes, mais non pour justifier une curiosité quelconque de notre part. Aussi nous partons sans répit pour la frontière de Moldavie, songeant aussi à effectuer notre passage du Pruth. Selon le programme de l’horaire nous aurions dû franchir le célèbre fleuve à deux heures de l’après-midi ; mais grâce à un arrêt très-prolongé dans la station frontière d’Ungheni, station encombrée de soldats tartares, pillards farouches et barbus qu’on dirigeait sur leurs foyers après les avoir désarmés[4], c’est seulement vers cinq heures du soir que nous fûmes sur le territoire des Principautés.

[4] Aussitôt l’entrée en campagne, des symptômes peu rassurants se manifestèrent parmi les soldats musulmans de l’armée russe. On prit le parti de leur enlever leurs armes et de les renvoyer en Russie.

CHAPITRE VI

Jassy. — Un hôtel peu engageant. — La pâque en Moldavie. — Tohu bohu à la gare. — Un voyage avec obstacles. — Halte à Foksani. — Un déserteur. — Dans une diligence roumaine. — En wagon.

La ligne d’Ungheni à Jassy avait été ouverte seulement quelques mois auparavant, reliant les chemins roumains et par conséquent autrichiens, avec les grandes voies ferrées de l’empire russe. La nécessité de ce petit embranchement s’était fait sentir depuis très-longtemps, et pourtant il avait fallu la guerre pour réaliser un vœu que formulaient tous les voyageurs forcés d’échanger pour une demi-journée le confortable coupé contre les véhicules les plus excentriques. Différents indices trahissent la récente construction de la voie, le train tremblote un peu en s’engageant sur les rails, et la prudence commande la lenteur en passant sur le pont à peine achevé sur le Pruth. Ce fleuve est coupé de marécages, submergés dans cette saison, dont l’existence est révélée par l’extrémité des roseaux qui se balancent gracieusement. Des flamants aux ailes blanches et noires avec un duvet rosé s’envolent gracieusement et tout effarés par l’arrivée du train. Bientôt les herbages dont la croissance est déjà énorme s’entr’ouvrent et des fenêtres nous apercevons coquettement étalées sur leur lit de fleurs et de verdure les habitations de Jassy. Il nous tarde d’aborder sur cette rive promise ; la fatigue du voyage, la poussière dont nous sommes couverts, mais par-dessus tout un cruel malaise dû à l’étrange cuisine si variée des différents buffets du parcours nous le font vivement désirer. A six heures et demie nous sommes en gare et quelques minutes plus tard une voiture nous dépose dans un hôtel, dont l’aspect nous eût fait fuir dans toute autre circonstance. De la cour dans la salle commune et de celle-ci dans les chambres réservées aux voyageurs, la saleté montait par degrés, et le réduit qui nous fut destiné pour la nuit ressemblait à un chenil meublé, tapissé d’impénétrables toiles d’araignées.

Le personnel de service masculin était à l’avenant, et le maître d’hôtel, le sommelier et le garçon de salle paraissaient avoir la même répulsion pour le savon que pour les balais et les plumeaux. La politesse n’était pas non plus le fait de ces officieux Moldaves qui avaient tous un faux air de Fra Diavolo en tablier et en frac graisseux, pour qui le voyageur échoué sur leur plage était une proie facile à saisir, taillable, corvéable et découpable à merci. Aussi est-ce avec un véritable enthousiasme que j’acceptai l’offre d’un jeune médecin militaire attaché à l’ambulance russe de Jassy, qui me proposa l’hospitalité dans une sorte de pavillon dépendant du « cercle de l’aristocratie ». Ce pavillon se composait de deux toutes petites pièces assez gentiment meublées, et outre cela, d’une espèce de cahute de feuillage dans laquelle couchait le brosseur du médecin, une sorte de baskir à la tête toute ronde, pelée, rasée, au nez camus et plat, des grands yeux très-étonnés et par-dessus sa figure un air dolent, pleurnicheur, la mine allongée d’un barbet que l’on vient d’étriller et qui geint, bon garçon et excellent serviteur, tout à son affaire d’ailleurs, brossant à tour de bras bottes, tuniques, pantalons et poussant des hurlements à fendre l’âme parce qu’il avait cassé un verre en le remplissant au samovar fumant et en constante ébullition qui se trouvait dans la cour. Le matin, quand je quittai fort allègrement l’hôtellerie poussiéreuse et nauséabonde où je m’étais fourvoyé, le printemps sous ses aspects les plus riants se montrait dans les rues de l’ancienne capitale moldave. Ce ne sont partout qu’arcs de triomphe de verdure, branches de lilas et de rosiers, rameaux de pins et de hêtres s’enlaçant au-dessus de l’encadrement des portes et des fenêtres. Le pavé était littéralement jonché d’herbes, de feuilles et de fleurs des champs, les toits de beaucoup de maisons aussi étaient enguirlandés, et le ciel d’un bleu inaltérable souriait à cette fête du renouveau. Nous étions au dimanche de la Pentecôte russe, et de temps immémorial on célèbre cette fête en parfumant les maisons et les rues de la flore qui est arrivée à son plus grand degré d’épanouissement. La plus humble demeure veut sa part de cet infiorata. Klasko, le baskir de mon ami le médecin, avait rapporté de je ne sais où deux énormes brassées de sainfoin, d’herbe et de verdure. Il en avait tapissé les deux petites pièces et avait triomphalement suspendu au-dessus du lit de son maître plusieurs arbustes entrelacés. Et il riait de joie et d’orgueil en montrant cette rustique décoration, il en faisait admirer l’ordonnance en poussant des petits cris et en tapant dans ses mains comme un grand gamin demi-sauvage qu’il était.

Toute la ville chrétienne (cela ne veut pas dire toute la ville entière, car les juifs forment au moins la moitié de la population de Jassy), était sur le chemin des églises. Jassy n’est point après tout une ville désagréable. La partie haute, celle qui domine assez fièrement les maisons de campagne et les habitations superposées sur le coteau est régulièrement bâtie, les rues y sont larges et le pavé n’inflige pas aux piétons cette torture qui est un supplice habituel dans les petites villes de la Roumanie. Aussi on cite avec orgueil les trottoirs dallés et les chaussées macadamisées de la capitale moldave. Tout cela disparaissait sous les foins coupés, les herbes et les fleurs. Dans les églises, les cierges blancs brûlaient au milieu des corbeilles de fleurs cravatées de nœuds de satin.

La foule des fidèles n’avait nullement les allures bigotes des dévots de la Russie. En priant, en psalmodiant les chants, tous avaient l’air heureux de vivre, on se sentait près du Midi, il y avait un rayon de soleil printanier sur les visages des femmes, et leurs toilettes fraîches et élégantes respiraient le gracieux mois de mai dans chaque pli de la robe et dans chaque nœud de ruban. Les soldats russes semblaient dépaysés ; mais ils n’en priaient pas moins avec ferveur.

Quel contraste entre la ville faisant ainsi la Pentecôte et le mouvement incessant plein de bruit et de variété de la gare ! Ce bâtiment, situé en contre-bas de la ville et séparé de celle-ci par un large fossé de boue, ne désemplissait pas.

Le propriétaire du buffet faisait des affaires d’or ; ce digne dispensateur de victuailles ne devait pas au point de vue de ses intérêts désapprouver la politique belliqueuse de M. Ignatieff. Son établissement ne chômait pas, les garçons de salle avaient la plus grande peine à répondre aux appels des clients, pour la plupart militaires, qui arrivaient avec un appétit doublé par les longues étapes. Une nuée de négociants, véritables sauterelles dont les plus jeunes avaient à peine quinze ans, se faufilaient entre les jambes au milieu des tables, ne tarissant pas en offres les unes plus avantageuses que les autres, présentant tour à tour ou ensemble des selles de chevaux, des manteaux cirés, des bretelles hygiéniques, des plastrons à l’épreuve de toute espèce de balles et une foule d’autres choses.

Tous ces industriels avaient mis leurs prix sur pied de guerre et ils établissaient entre l’acheteur civil et l’acheteur militaire une différence qui n’était pas à l’avantage du dernier. C’est ainsi que l’on m’offrit un manteau de toile cirée pour 20 francs, tandis qu’on réclamait 20 roubles, c’est-à-dire plus du double, du même objet proposé à un officier, le rouble valant alors 2 fr. 60 c. Plusieurs de ces industriels offraient à côté de leurs marchandises des articles d’une autre espèce ; mais de ceux-là pouvaient seuls profiter les officiers dont le séjour à Jassy se prolongeait au moins pendant une nuit. Dédaigneux de toute entremise, plusieurs de ces « articles » venaient exposer leur museau fardé et leurs falabalas sur les banquettes peu rembourrées de la gare.

Les rails étaient toujours occupés ; deux ou trois trains militaires étaient constamment en gare, tous bondés de troupes qui s’entassaient dans les wagons à bestiaux tandis que, pour faire écouler plus rapidement les heures d’attente, une musique militaire ne cesse de se faire entendre sur le quai. Puis ce sont les voyageurs civils qui s’entassent comme ils peuvent dans l’unique train destiné à les emporter soit vers Bukarest soit vers Suscawa, la frontière autrichienne. Ce train part quand il peut et sans que les heures désignées par l’indicateur aient quoi que ce soit à y voir ; puis, sans compter les retards mis sur le compte des mouvements de troupes, il y a les accidents des ponts rompus, les éboulements de terrain, les interruptions de rails. Enfin il faut compter avec les boulets tardifs des cuirassés turcs. Le grand-duc Nicolas lui-même n’a pas été à l’épreuve de ces projectiles, il y a échappé comme par miracle.

Le convoi qui l’amenait en Roumanie franchissait le pont de Barbosch près de Braïla, deux obus sont venus éclater à quelques mètres de la voie. Le prince n’a rien eu, mais on a cru à un guet-apens, et on s’est mis à chercher partout les espions qui auraient fait des signaux à Hobart Pacha. On ne trouva qu’un journaliste italien tout frais débarqué de Rome. Il avait appris le passage du prince et il s’était rangé le long de la voie, son calepin d’une main et son crayon de l’autre, comme un astronome qui veut se rendre compte du passage de Vénus. On le mit au violon pour quelques heures et il n’eut pas de peine à se disculper. En raison de ce petit intermède, la compagnie se sentit moins d’humeur que jamais à garantir aux voyageurs la sécurité et l’intégrité du trajet, puisque, quand je me présentai au guichet pour prendre à très-beaux deniers comptants (la ligne Bukarest-Jassy est assurément une des plus chères de l’Europe) mon billet pour la capitale de la Roumanie, on ne consentit à m’en délivrer un que pour une station intermédiaire, à peu près à moitié chemin. Nous y arrivâmes avec un retard considérable au milieu de la nuit. La compagnie nous débarqua sur le quai d’une infime localité en nous signifiant que nous n’irions pas plus loin.

Pourquoi ? Parce que les trains ne marchent plus. Quand marcheront-ils de nouveau ? C’est là une question oiseuse, sans doute, à laquelle les agents se seraient fait un scrupule de répondre, en vertu de l’adage bien connu : sotte demande… etc. Bref, nous en fûmes réduits à tenir conseil entre nous voyageurs, de quelle manière nous ferions pour ne pas être obligés de rester en quelque sorte en gage au buffet de ***. Il y avait bien quelques voituriers du pays qui nous offrirent, moyennant un nombre insensé de « ducats » (11 fr. 75 c. la pièce) et de pauls (abréviatif de napoléons), de nous transporter au delà d’un pont, celui de Barbosch, dont on parlait tant depuis le commencement des hostilités. Mais puisque ce pont, comme le racontaient en criant et en gesticulant les automédons, s’était écroulé et ne pourrait pas être rétabli avant huit jours, comment ces messieurs nous transporteraient-ils au-delà du Zereth, grossi par les pluies de printemps ? Ne nous déposeraient-ils pas tout bonnement sur la rive peu fleurie du fleuve, comme le chemin de fer nous avait déposés sur le quai d’une gare perdue ? Ceci fit réfléchir même les plus pressés d’entre nous, des fournisseurs d’Odessa, appelés à Bukarest pour une grosse affaire de gilets de flanelle et de viande de boucherie, qui avaient déjà sorti leur bourse en filigrane et se disposaient à passer sous les fourches caudines des birjars (cochers).

Il y eut de nouveaux conciliabules dans lesquels MM. les cochers intervinrent énergiquement pour jurer leurs grands dieux que s’il le fallait ils feraient passer la rivière à la nage à leurs chevaux. Ces promesses quasi-mythologiques ne furent pas d’un grand effet. On préféra s’en remettre à la science topographique d’un officier roumain qui, accompagné d’une dame à l’air intéressant et langoureux, cherchait à sortir d’embarras en étudiant avec toute la science voulue une magnifique carte d’état-major étendue devant lui. Ces recherches ne restèrent pas infructueuses. Au bout de quelques instants, l’officier nous communiqua le plan de campagne résultant de son investigation qui se résumait en ceci : Prendre le train suivant partant à quatre heures du matin, et rétrograder d’une station. Là, nous trouverions la diligence avec ses cinq chevaux pour nous conduire à Foksani — une ville, une grande ville, assurait patriotiquement l’officier. Il faudrait par exemple accepter pour une journée l’hospitalité de cette illustre capitale, car c’est le soir seulement que la diligence repartait. — De cette façon, après avoir passé la nuit en voiture, nous arriverions au point du jour à Buseo et l’après-midi à Bukarest. Le voyage durerait soixante-douze heures au lieu de vingt, mais nous arriverions. Le programme ne tarda pas à être mis à exécution. Après deux heures d’attente, le train qui nous avait amenés nous ramena d’une station en arrière.

A la gare de… il fallut faire preuve d’une certaine souplesse de musculature pour prendre d’assaut la diligence assaillie de tous les côtés et échapper de la sorte aux birjars locaux qui tondaient les passagers à pleine toison. Mais quand je me hissai sur l’antique et vénérable guimbarde et que j’y fus installé aux côtés du capitaine dont l’intéressante compagne s’était réfugiée dans le coupé, quand le dorobantz (gendarme de la milice chargé d’accompagner les diligences pour que malheur ne leur arrive) se fut juché sur l’impériale comme sur un siége, assis à la turque sur un monceau de malles et de sacs de peau dont plusieurs à lourdes ferrures compliquées, contenaient le courrier, quand le postillon eut fait claquer son fouet dans l’air et que les cinq petits chevaux secs, nerveux et alertes se furent ébranlés, au premier mouvement d’humeur succéda un complet ravissement. C’est qu’un paysage d’une rare beauté, majestueusement encadré par les cimes vertes des Karpathes, se déroulait devant nos yeux baigné dans les splendeurs dorées d’une incomparable matinée de printemps. Jamais trajet ne parut aussi court que ce voyage matinal au milieu d’un semblable paradis que l’on ne soupçonnait pas ; car, venant en Roumanie, je ne croyais pas trouver un coin de Suisse. Mon compagnon d’impériale, l’officier, paraissait très-flatté dans son patriotisme ; il était enchanté d’entendre parler avec enthousiasme de son pays. Il renchérissait encore : « Ah ! si vous connaissiez Piatra ! — Quelle est cette dame ? — Ce n’est pas une dame, c’est une ville, une petite ville où mon régiment est en garnison. C’est splendide ! Et comme on s’y amuse ! Mais, ajouta-t-il, Foksani non plus n’est pas à dédaigner, nous y avons eu un carnaval très-agréable pendant la « concentration ». Je vais même faire visite à plusieurs dames — et, ajouta-t-il en clignant de l’œil, réveiller d’anciens souvenirs. » Comme je le regardais non sans quelque surprise, il comprit à demi-mot. « Oh ! madame n’est pas ma femme — grâce à Dieu, je ne suis pas marié : c’est l’épouse de mon capitaine qui me l’a confiée pour ce voyage. » Touchante fraternité d’armes !

Le postillon s’arrêta devant une petite auberge ; nous trinquâmes, et la voiture repartit de nouveau pour ne faire halte que devant la maison de poste de Foksani. Ce n’était pas assurément une « grande ville », comme me l’avait assuré le lieutenant, mais c’était une cité assez coquette, avec des maisons blanches et quelques villas entourées de jardins soigneusement entretenus, et dont la plus belle, — pendez-vous, Normands ! — appartenait à l’avocat de l’endroit. Du reste, le calme partout, un seul petit incident qui parle de la guerre. Des miliciens conduisent à travers la ville un déserteur qu’on vient de capturer. Le pauvre diable et son escorte sont vêtus de la même façon : un bonnet de peau ; sur le corps un haillon informe de couleur indescriptible, un pantalon de toile mainte fois déchiré et pas de chaussures aux pieds. Les « soldats », revêtus de ce costume peu militaire, sont armés de vieux fusils à pierre, le déserteur porte une longue chaîne soudée à son bras et dont un soldat tient l’extrémité ; il ressemble ainsi à un ours qu’on mène à la foire. Du reste, le prisonnier ne se fait pas de bile, il mord à belles dents dans une énorme miche de pain dont la moitié est « enserrée » entre sa vareuse et sa peau bronzée comme celle d’un nègre. Ce fut là tout l’épisode belliqueux de mon séjour à Foksani. Cependant le soir, au moment de nous mettre en route, nous vîmes arriver à la poste, tout couvert de poussière, dans un cabriolet, un officier prussien qui donna à haute voix et très-impérieusement des ordres pour la continuation de son voyage. Cet officier était M. de Liegnitz, attaché spécialement au prince Carol pendant la guerre. On disait qu’il apportait au jeune souverain maints conseils signés de de Moltke. Nous retrouverons peut-être le major qui, suivi de son brosseur à moustaches, un gaillard qui malmena rudement le personnel des postes, n’a pas voulu rester spectateur passif des événements et a poussé avec le général Gourko au delà des Balkans pour y décrocher la croix de Saint-Georges !

Mais nous n’en sommes pas encore là. Il faut d’abord accepter, pendant une nuit entière, les épreuves multiples d’un voyage en diligence dans le pays roumain. La diligence est une voiture des plus primitives, elle pourrait avoir été exposée sous Noé, s’il y avait eu alors des expositions universelles de carrosserie. C’est informe, c’est lourd, c’est grotesque, mais c’est surtout mal commode. Il ne faudrait pas non plus songer à classer cet objet dans une des catégories prévues par l’art de la carrosserie ; dans le temps, on aurait pu l’appeler calèche ou berline, mais c’était sans doute sous le règne des anciens hospodars. Quant au postillon, il n’a rien du gracieux et coquet costume de son confrère de Longjumeau ; son accoutrement ressemble beaucoup à celui du déserteur que j’ai vu ce matin, il est tout aussi bronzé de peau, et de plus complétement ivre. Debout sur son siége, il laboure les côtes de ses cinq bêtes à coups de fouet en y ajoutant une foule de jurons ou de plaintes dont l’effet sur l’attelage est certainement problématique, mais qui nous empêchent absolument de dormir à l’intérieur. Au surplus, mon nouvel ami l’officier a fait appel à ma galanterie pour dégager un peu les pieds de « Madame » et lui permettre de s’étendre à son aise. Pour cela, il fallut mettre de côté les innombrables paquets, cartons à chapeaux et autres accessoires dont une jolie femme ne manque jamais de s’encombrer en voyage et qui furent religieusement relégués de mon côté. Bientôt je fus pris dans l’encadrement formé par toutes ces belles choses comme dans un étau. Mes jambes serrées contre les parois de la voiture ne pouvaient pas bouger puisqu’elles rencontraient partout le bois d’une malle ou le carton d’une boîte. De plus, l’officier, voulant jouir également des immunités réclamées au nom de la galanterie, prenait ses aises aux dépens des miennes, de sorte que, lorsque je me croyais dépêtré des bagages de la dame, je tombais de plus belle sur les jambes raides et osseuses du guerrier. Ajoutez qu’un énorme marchand de bestiaux installé à mes côtés dans la diligence avait une tendance très-marquée pour dodeliner sur mes épaules, en ronflant comme une contrebasse. L’agréable voyage ! Jamais nuit ne me parut aussi longue ; aussi était-ce pour moi une véritable jouissance de sauter bas à chaque relais et de me dégourdir les jambes. Enfin, quelques instants après le lever de l’aurore, les chevaux, exténués de fatigue, nous firent faire une entrée très-piètre à Buseo. La gare était au bout de la ville et les cahots exécutés par notre guimbarde sur le pavé fantastique de la ville, furent le digne couronnement du supplice enduré. Oh ! la volupté d’échanger la mauvaise diligence contre l’excellent wagon ! A huit heures, ce rêve fut une réalité et à dix heures du matin nous étions à Plojesti, le quartier général du grand-duc.

CHAPITRE VII

Un quartier général au calme. — Bukarest ou Plojesti ? — A l’hôtel de Moldavie. — Une aventure de voyage. — Histoire d’un véritable espion et de deux autres espions prétendus. — Un aventurier. — Chez le grand-prévôt. — Une dépêche à double sens. — La villa du Grand-Duc. — Le colonel de Hasenkampf. — Les attachés militaires. — M. le colonel Gaillard. — Un café-concert. — Conférence de journalistes. — Un exigeant. — Le camp des Bulgares.

Ce qui a dû frapper surtout le voyageur arrivant à Plojesti au mois de juin 1877, c’est la physionomie calme et placide de cette ville de province. Le mot de quartier général éveille toute une mise en scène de drame militaire de l’ancien Cirque. Quartier général ! ces deux mots sonnent la charge ! on croit entendre battre les tambours, retentir le clairon et il semble que le pavé s’effondre sous le trot d’innombrables et de fringantes ordonnances courant dans tous les sens, bride abattue, pour porter des ordres urgents dont dépend peut-être le salut d’une armée, d’un État. Quartier général ! ne voit-on pas caracoler à ce mot le commandant en chef, celui qui tient dans sa main la destinée de cent, deux cent, trois cent mille hommes, ne se figure-t-on pas un étincelant état-major juché sur une colline et suivant à travers une excellente lorgnette les évolutions de sa propre armée et de celle de l’ennemi, tandis que la poudre donne de la saveur à l’atmosphère et que le canon gronde dans le lointain ?…

Le quartier général de Plojesti avait tout ce qui était nécessaire pour détruire les illusions. Disons d’abord ce qu’est Plojesti et comment le grand-duc Nicolas fut appelé à s’y installer. Le quartier général de l’armée qui, depuis le mois de novembre 1876, était destinée à opérer contre la Turquie se trouvait parfaitement à l’aise (sauf la boue atroce qu’il y faisait) dans la spacieuse capitale de la Bessarabie, Kischeneff. Le général en chef, l’intendance, tous les bureaux, les officiers étaient répandus dans les auberges, les hôtels et les maisons particulières de la ville. Les troupes campaient en grande partie dans les environs. La guerre était considérée par tous comme inévitable et on s’attendait à entrer en campagne dès que la température le permettrait. Aussi l’ordre de marche n’avait surpris personne, seulement on s’était demandé où l’on porterait ses pénates. Tout d’abord Bukarest paraissait l’endroit le plus rationnel pour installer le commandement et l’administration militaire. On était là près du Danube qu’il faudrait franchir et on avait sous la main toutes les ressources développées d’une véritable capitale. Le prince de Roumanie, devenu par la fameuse convention du 15 avril l’allié du tzar, avait été au devant des intentions du grand-duc en lui offrant la résidence princière de Cotroceni, magnifique maison de plaisance des environs de Bukarest où le prince et sa femme se réfugient pendant les grandes chaleurs de l’été. Tout d’abord le commandant en chef russe accepta avec beaucoup d’empressement cette offre et il se mit en devoir de s’y installer, non pas en invité, mais comme dans sa propre maison. Le cabinet de Bukarest, qui voulait éviter tout ce qui aurait pu donner à la présence des Russes en Roumanie le caractère d’une vassalité, mit certaines conditions à la résidence du grand-duc à Cotroceni. Il y eut, en particulier, un chapitre de sentinelles qui gâta tout. Les Roumains tenaient absolument, je crois, à monter la garde aux portes extérieures du palais ; le grand-duc ne voulait avoir à sa poterne que des sentinelles russes. Il rompit brusquement les négociations entamées et fit louer pour son compte une très-jolie villa appartenant à un négociant de Plojesti. Là il serait complétement chez lui, pour son argent, et pourrait se faire garder par des cosaques à l’exclusion de toute autre troupe. Plojesti (prononcez Ployeschti) est à une cinquantaine de kilomètres de Bukarest. La ville est traversée, c’est là son importance stratégique, par la grande route de Cronstadt (frontière de Transylvanie) à Bukarest et par la chaussée qui coupe en long toute la Moldo-Valachie. Avant l’établissement du chemin de fer qui passe également à Plojesti, cette voie fut la principale, sinon l’unique artère du transit.

Comme ville, Plojesti peut compter environ 5 ou 6,000 habitants. L’espace compris entre la gare et le centre a un aspect tout à fait rustique, le pâté central de maisons, au contraire, qui se groupent autour de la place du marché est des plus moderne. Les constructions sont assez élevées et d’une architecture correcte. Il y a aussi quelques bâtiments de luxe et je dois ajouter à la louange des habitants de Plojesti, que la plus belle de ces maisons neuves est une école. Derrière la place du marché il en est une seconde qui possède comme ornement le principal café de la ville et deux hôtels, l’un d’apparence élégante, un faux air de villa, avec un jardinet soigneusement entretenu, et l’autre dénotant de suite l’hôtellerie primitive, où il ne faut pas regarder de si près au confort et surtout à la propreté ! Le propriétaire, cela va sans dire pour quiconque connaît un peu l’intérieur de la Roumanie, était juif, et il avait recruté son personnel de service parmi ses coreligionnaires. Le garçon d’écurie seul était Roumain.

Après bien des embarras et une foule de discours pleins d’importance sur l’encombrement de son immeuble, le gargotier de « l’Hôtel de Moldavie » consentit à me louer, moyennant 6 francs par jour, un petit réduit de deux mètres et demi de long sur cinquante centimètres de large. Cette cellule prenait jour sur une sorte de vérandah-balcon en bois grossier qui faisait le tour du premier étage. Le peu d’air qu’il pouvait y avoir au dehors arrivait par conséquent à travers la cloison de bois brûlée par le soleil et chargée des miasmes qui se dégageaient d’un respectable tas de fumier amoncelé dans la cour. C’était donc un brasier empesté que cette pièce, dont l’ameublement se composait d’un lit de fer délabré, d’une table de toilette bancale dont le pot à eau était absent. Après des prodiges d’habileté et à force de réclamations diplomatiques, j’obtins aussi une petite table cousine germaine de celle de toilette et un vase contenant une eau assez saumâtre. C’est pourtant dans ce logis, plus que modeste, qu’il était arrivé à un confrère une aventure des plus piquantes. X…, qui nous conta lui-même l’historiette quand nous l’eûmes trouvé devant une table de café de l’hôtel Victoria, venait d’arriver très-fatigué et tout couvert de la poussière de la route. A l’imitation de nos confrères anglais, X… voyageait muni d’une de ces baignoires en gutta-percha qui se déploient et se resserrent à volonté au moyen d’un piston avec lequel on insuffle l’air. De cette façon on a les thermes chez soi. X… se fait apporter de l’eau, remplit à moitié sa baignoire et, avant de s’y plonger, il descend la jalousie mais sans fermer la fenêtre elle-même ; puis il se déshabille et entre dans « l’onde liquide ». Il a à peine goûté les premières délices du bain, qu’il entend, sur le balcon, un caillement de voix de jeunes filles ; puis, à sa grande surprise, une main délicate soulève la jalousie pour la laisser retomber immédiatement en poussant un cri effaré que deux ou trois voix répètent à l’instant. Or, dans l’hôtel, demeuraient deux familles de banquiers de Bukarest, composées, en dehors des parents, d’une quinzaine de jeunes filles de dix à vingt-deux ans, les plus petites sous la surveillance d’une gouvernante française. L’appartement occupé par les Plutus roumains et leur progéniture féminine était à l’extrémité de la vérandah, c’est sans doute une de ces demoiselles, curieuse comme Ève en personne, qui avait soulevé l’extrémité de la jalousie. On sait comment elle fut punie ou récompensée de cette fatale curiosité. Du reste, il paraîtrait que l’examen involontaire dont X… avait été l’objet n’était nullement à son désavantage, car il vit à plusieurs reprises les curieuses passer deux par deux sur la vérandah et s’arrêter devant sa fenêtre en souriant d’un petit air futé. A son tour, X… sentit sa curiosité s’éveiller, il se demandait laquelle ou lesquelles des quinze l’avaient vu ainsi dans ce costume dépouillé d’artifice. Et le hasard voulut que deux fois par jour, pendant notre séjour à Plojesti, X… se trouvât nez à nez avec la smala dans les restaurants-jardins où nous déjeunions et dînions. C’était alors, à la table des deux familles, des chuchotements, des regards moqueurs ; de son côté, en songeant à la situation, il se sentait tourmenté d’une telle envie de rire qu’il était forcé de changer de place avec l’un d’entre nous pour ne pas éclater au nez de ses voisins.

Voici maintenant une aventure moins plaisante qui arriva le surlendemain de mon arrivée à un négociant de Brême venu en Roumanie dans l’espoir d’y gagner gros avec des fournitures.

Cet opulent Hanséate avait fait, dans un café de Bukarest, la connaissance d’un autre Allemand qui s’était occupé de fournitures pendant la guerre de 1870-71. Il offrit ses services au Brêmois et le mit en rapports avec un certain baron de K…, homme de très-bel air, de grandes manières, se prétendant correspondant militaire d’une importante agence télégraphique de Berlin, et faisant état de ses relations avec les grands personnages de la Cour et de l’armée en Russie. Ce gentleman proposa au Brêmois de le présenter à son ami, le général Nepokotschisky, chef d’état-major de l’armée russe. Avec la protection d’un semblable personnage, on ne pouvait manquer d’obtenir les plus belles fournitures. On but force champagne à la réussite des beaux projets qui avaient germé dans la cervelle des deux Allemands et dont le baron de K… devait faciliter l’exécution. Rendez-vous fut pris pour le lendemain à la gare afin d’aller à Plojesti. Le trio y débarqua dans la matinée ; on s’en fut d’abord à l’hôtel où attendait un confortable déjeuner probablement commandé par télégraphe, grâce aux soins du Brêmois. A deux heures de l’après-midi, un fiacre, rudement cahoté, s’arrêtait auprès d’une maisonnette devant laquelle se promenaient, l’arme au bras, deux factionnaires. Le baron de K…, ganté de frais, vêtu avec recherche et le chef orné d’une casquette plate qui lui donnait un faux air d’officier, sauta lestement en bas de la voiture en recommandant à ses deux compagnons de l’attendre peu d’instants. « Je vais vous annoncer à Son Excellence, dit-il, et demander, pour la forme, la permission de vous présenter ; attendez-moi, je reviens de suite, on me connaît ; j’ai mes petites et grandes entrées. »

Le Brêmois alluma un des excellents cigares qui sont une des spécialités de son pays, il en tendit un autre à son compatriote, et tous deux, mollement renversés sur les coussins de la voiture, suivaient les spirales bleues de la fumée. Un quart d’heure se passe, une demi-heure, puis une heure. Les messieurs commencent à s’impatienter, la longueur de la conférence leur paraît inusitée ; mais, enfin, le chef d’état-major peut bien être occupé, et se voir forcé de faire faire antichambre à son ami. Un quart d’heure, puis une demi-heure se passent. Pour le coup, le Brêmois, qui aime avant tout ses aises, déclare qu’il veut retourner à l’hôtel, il ne saurait remettre plus longtemps sa sieste. Ordre est donné au cocher, qui rebrousse chemin. Toute l’après-midi, les deux Allemands attendent leur introducteur, mais en vain. Enfin, ils se décident à sortir pour avoir des nouvelles. Sur le pas de l’hôtel ils trouvent un officier de gendarmerie avec deux de ses hommes : « Lequel de vous, demande-t-il, est M. R…, négociant de Brême ? » Le personnage ainsi interpellé s’avance et se fait reconnaître. « Alors, au nom du grand-duc, je vous mets en état d’arrestation. » On peut s’imaginer la stupéfaction et la terreur qui se peignirent sur les traits du malheureux Hanséate. Il ne put faire usage de la parole. L’autre Allemand s’avança alors : « C’est une erreur, messieurs, c’est une méprise sans doute, veuillez attendre un instant, je cours rejoindre mon ami, M. de K…, qui doit être chez le général Nepokotschisky, et je reviens à l’instant pour faire éclaircir ce malentendu. » Il voulut sortir, mais sur un signe de l’officier, les deux gendarmes s’étaient mis en travers de la porte.

— Vous connaissez aussi M. de K…, fit-il.

— Parfaitement, puisque c’est avec lui que nous sommes venus ici.

— En ce cas, je dois vous arrêter également.

Les deux Allemands se regardèrent comme deux augures, à cette différence près qu’ils n’avaient nulle envie de rire. Ils voulurent protester. « Vous vous expliquerez devant le grand-prévôt de l’armée. Je vais vous y conduire. »

Le Brêmois était littéralement atterré, et les consolations que son compagnon d’infortune s’efforçait de lui prodiguer restèrent sans résultat. Au contraire, pendant toute la route, il fut hanté par toute espèce de terreurs, il rêvait casemate et fusillade sans jugement. Enfin, on arriva tout au bout de la ville, dans le bâtiment où avait été installée la prévôté. C’était une maison avec large perron et donnant sur une grande place plantée d’arbres. Une plaque de métal couverte de caractères russes indiquait la destination du local.

Le grand-prévôt, général Stein, campait au fond de la maison dans une pièce assez vaste, encombrée de malles et de valises de toutes dimensions, et dont le meuble principal était le lit de camp sur lequel s’asseyaient les visiteurs du grand-prévôt. Celui-ci avait tout à fait le physique et le tempérament de son emploi. La figure était « mauvaise », pour nous servir d’une expression populaire, et le tempérament cassant, tracassier, désagréable au possible. Comme au début de toutes les campagnes, les cervelles étaient hantées par des histoires d’espions. On se croyait surveillé et épié de toutes parts, bien à tort, comme l’a prouvé l’événement, puisque les Russes ont pu franchir le Danube presque sans être inquiétés. Mais enfin, au commencement de juin 1877, on voyait des espions un peu partout, et le grand-prévôt ne demandait qu’à en faire fusiller le plus possible. Je m’empresse d’ajouter que son envie était quelque peu contrariée par le grand-duc Nicolas, peu partisan des exécutions sommaires. En résumé, malgré les airs de fier à bras du général Stein, on n’avait exécuté personne à Plojesti. Quand on lui amena les deux Allemands, le général était de l’humeur la plus maussade qu’il fût possible de voir, — il s’était aperçu, en faisant couler le thé de son samovar, que la qualité en était gâtée… L’officier des gendarmes lui dit quelques mots en langue russe ; le général fouilla dans des papiers et en tira une carte de visite portant le nom du Brêmois. Puis, pour faire durer chez les prisonniers le plaisir de la première incarcération, il mordilla sa moustache, huma quelques gorgées de thé brûlant, et fit une scène horrible à un vivandier ou marketender, dont la patente n’était pas tout à fait en règle.

Les Allemands purent juger ainsi de l’extrême irascibilité du grand-prévôt, et ils ne pouvaient pas augurer grand’chose de bon de leur entrevue avec ce terrible homme. Après avoir infligé une très-forte amende aux vivandiers défaillants, qui s’en furent tout penauds, le général adressa très-brusquement la parole aux prisonniers. « Vous connaissez M. de K… », demanda-t-il. Le Brêmois ne bougeait pas ; son ami dit d’une voix assez assurée : « Oui, Excellence. Mais quel crime y a-t-il dans le fait d’avoir des relations avec un personnage qui connaît les généraux, qui est au mieux avec S. Exc. le général Nepokotschisky ? »

Le grand-prévôt se fâcha sérieusement. « Silence, vous, là-bas ! Me prenez-vous pour un enfant que vous me contiez de telles sornettes ? Tout est découvert, on a les preuves que votre compagnon est un espion. On sait qu’il se faisait passer à tort pour un correspondant de journal. — Mais, général, ce n’est pas possible. — Nous avons les preuves, vous dis-je. — Mais, général, protestait l’Allemand, nous ne connaissons M. de K… que d’avant-hier ; même, s’il y a des charges contre lui, nous sommes innocents… — Certes, certes, innocents, grommelait le Brêmois. — Allons donc ! les amis des espions sont quelque peu espions eux-mêmes ; d’ailleurs on a trouvé de vos cartes sur lui ! Et puis qui vous a autorisé à venir au quartier général ? Où avez-vous eu votre permission ? » Le Hanséate était toujours de moins en moins à son aise ; son compagnon répondit pour les deux qu’ils croyaient n’avoir pas besoin d’autorisation, puisqu’ils étaient venus avec une connaissance du chef d’état-major.

Le général Stein ne s’apaisait point. « Comment, s’écria-t-il avec colère, vous êtes Allemand, monsieur, vous devez, par conséquent, avoir servi et vous ne savez pas qu’il est défendu de pénétrer dans une ville où se trouve, en temps de guerre, l’état-major général ? Mais votre présence ici suffit pour vous faire fusiller ! » — Sur un signe du général, les deux Allemands furent conduits dans la prison militaire provisoirement installée dans les combles d’une auberge. Les prisonniers s’empressèrent d’écrire au consul allemand à Bukarest, envoyèrent des lettres à des connaissances qu’ils avaient dans cette ville et qui pouvaient répondre d’eux, mais tout cela en vain. On les oublia pour ainsi dire pendant huit jours, puis on leur offrit de les relâcher s’ils voulaient signer une demande en grâce qui couvrirait l’état-major russe contre toute réclamation diplomatique. Le Brêmois, qui gémissait sur l’absence de toute espèce de confort dans sa cellule, s’empressa de signer de deux mains ce qu’on lui demandait et rentra à Brême.

Son compagnon voulut faire le fier et l’indigné et se refusa d’abord à toute transaction. Mais enfin, voyant qu’il n’y avait pas moyen de sortir autrement des griffes de la prévôté, il se résigna et signa. Quant à K…, il ne fut pas fusillé, comme le bruit en courut quelques jours plus tard à Bukarest, mais les charges relevées contre lui (il avait dessiné les plans des batteries construites à Giurgewo), parurent assez graves pour motiver son internement dans une forteresse de l’intérieur de la Russie. Il a dû y séjourner jusqu’à la fin de la guerre.

Avant de continuer notre promenade dans Plojesti, je veux raconter une autre historiette d’espions qui me fut communiquée plus tard à Bukarest.

La police avait remarqué que, parmi les dépêches adressées à deux fournisseurs, il en était qui contenaient des indications par demi-mots accompagnés de chiffres. On surveille les deux munitionnaires, et, comme les dépêches mystérieuses ne cessaient pas d’arriver, un beau soir on les arrête tous deux. De plus on découvre chez eux des cartes à jouer sur lesquelles se trouvaient reproduits les chiffres et les mots des dépêches. Plus de doute : il s’agit d’une communication secrète ! Les dépêches partant d’Odessa donnent des renseignements sur les mouvements de troupes en Russie ; ces renseignements sont transmis à Vienne et de là en Turquie. Les prévenus cependant fournissent une explication assez plausible de leur mystérieuse correspondance : les dépêches ont pour but unique de faire connaître aux intéressés les variations de la bourse des céréales, et, pour faire des économies, de même que pour ne pas donner l’éveil aux autres spéculateurs, ces messieurs avaient imaginé de se servir d’un langage particulier.

Bien entendu on ne voulut pas ajouter foi à cette version, mais une enquête minutieuse faite sur les lieux mêmes démontra que les négociants avaient parfaitement raison. Ils furent relâchés au bout de huit jours. Je n’ai pas entendu dire qu’on ait trouvé et fusillé un véritable espion.

La villa habitée par le grand-duc Nicolas était située au centre de la ville. Le bâtiment un peu petit avait un aspect fort gentil et propret. Deux tourelles toutes blanches dans lesquelles sont percées des fenêtres en ogive lui donnent un faux air de château. Devant l’aile du milieu, l’aile principale, règne une balustrade en stuc agrémentée de vases ornés de belles fleurs. La porte d’entrée est grillée ; devant la grille se promène majestueux à défier Artaban en personne un heiduque de taille gigantesque, avec des moustaches de cinquante centimètres de long de chaque côté, un costume doré sur toutes les coutures et bariolé sur tous les tons. Ce magnifique chien de garde à face humaine lance de tous les côtés des regards excessivement féroces ; il semblerait qu’il veuille dévorer tous ceux qui approchent de trop près de la demeure de son auguste maître. Tandis qu’un bouledogue n’a que ses crocs, ce gardien a, dans la ceinture de son opulente tunique, tout un arsenal entier composé de pistolets damasquinés, de poignards à longue lame et de coutelas dont l’un est plein de pierreries. A côté de lui des cosaques en petite tenue, des Tcherkesses engoncés dans leurs longues houppelandes et suant à grosses gouttes faisaient également sentinelle devant le quartier général dont l’attribution spéciale était marquée par un grand drapeau russe — l’aigle à deux têtes se déployant sur fond jaune — hissé au haut d’un mât colossal.

Pour entrer dans ce sanctuaire, il fallait passer au milieu de cette double haie de gardes de tous grades dont les yeux vifs et ardents vous fouillaient jusqu’au fond de l’âme. Pourtant après un long et minutieux examen l’un des cosaques me prit des mains la carte de visite que je lui tendis ainsi qu’une lettre pour M. le colonel de Hasenkampf. Il la remit à un domestique en livrée, qui, au bout de peu d’instants, revint accompagné d’un officier auquel il me désigna.

Cet officier avait une tête d’expression singulière. Toutes les finesses, toutes les ruses, tous les sous-entendus semblaient s’être donné photographiquement rendez-vous sur sa figure. Avec ses petits yeux de chat en éveil, dont il comprimait l’éclat par des lunettes, avec son nez pointu s’avançant comme le museau correctement taillé d’une fouine, avec ses lèvres minces et sa barbe soyeuse, le crâne légèrement bombé — complétement rasé, avec les deux oreilles se tenant droites de chaque côté comme des sentinelles, M. le colonel Hasenkampf avait un air tout à fait méphistophélique.

Un acteur hors ligne ayant à jouer au naturel un personnage fatal ne se fût pas fait une autre tête.

Il y avait de tout dans ces traits — sauf du militaire. M. de Hasenkampf pouvait passer, selon qu’il contractait ses lèvres, qu’il plissait son front et voilait ou découvrait ses yeux, pour un diplomate, un professeur ou un viveur un peu éteint. N’allez pas croire que M. de Hasenkampf était un invalide ; bien loin de là, à en juger par la figure, par la membrure nerveuse du corps que faisait valoir avec avantage l’uniforme collant dans lequel il était sanglé, le colonel pouvait avoir à peine quarante ans.

Ses fonctions étaient des plus délicates, des plus importantes et des plus multiples, il était à la fois le chef du bureau des renseignements, euphémisme qui signifie directeur de l’espionnage, il avait les rapports officiels avec les journalistes attachés au quartier général et enfin il servait de secrétaire au grand-duc, étant également habile à manier la plume en français, en allemand et en russe. La première entrevue fut courte. Le colonel prit connaissance de mes lettres de recommandation et me pria de venir le voir le lendemain dans son logement particulier en ville.

J’allais me retirer quand la porte de l’une des pièces donnant sur le vestibule de la villa s’ouvrit. Le grand-duc Nicolas commandant en chef de l’armée d’opération contre les Turcs, parut. « Monseigneur », comme l’appelait officiellement M. de Hasenkampf, est le second frère de l’empereur Alexandre. Il a quatre ans de moins que son souverain et, par le fait, il ne paraît pas son âge. C’est de la tête aux pieds une vigoureuse nature de soldat. L’attitude, la tenue, les mouvements, tout est « d’ordonnance ». La tête rasée selon les règlements, toute rude, sévère et même brutale qu’elle puisse paraître, ne manque pas d’élégance. Le cachet particulier lui est imprimé par la moustache fortement fournie et qui se termine des deux côtés par d’amples bouquets de poils. Quant au costume, rien de plus simple, un « complet » de toile blanche et pour complément une casquette plate et de hautes bottes à l’écuyère. Le colonel Hasenkampf se rangea sur le passage du prince et salua militairement. Le grand-duc parut l’interroger des yeux. « Quel est ce civil ? — Monseigneur, répondit le colonel, Monsieur est un correspondant qui nous est chaudement recommandé par des amis de Saint-Pétersbourg. » « Ces Messieurs seront tous les bienvenus », dit le grand-duc, résolvant ainsi toutes les questions qui paraissaient si graves et si difficultueuses à la chancellerie du ministère des affaires étrangères et au ministère de la guerre. Puis le grand-duc se retira et sortit sur la terrasse pour voir défiler un régiment qui débouchait par la route de Moldavie, musique en tête, drapeaux déployés et en poussant des hourrahs vigoureux.

Pour la première fois je vis des troupes de ligne russes sans leur affreuse capote grise, en tunique verte et pantalon blanc. La présence du quartier général avait attiré à Plojesti les attachés des nations étrangères, et parmi ceux-là l’attaché français, M. le colonel Gaillard, jouait le principal rôle. M. Gaillard, un vieux soldat d’Afrique, d’Italie et de Crimée, avait su gagner à Saint-Pétersbourg, où il était attaché à notre ambassade, la confiance la plus complète du grand-duc Nicolas. Sur sa demande expresse, M. le colonel Gaillard partit pour Kischeneff à l’époque où le frère de l’empereur prit le commandement de l’armée. Cette préférence accordée à un militaire français à l’exclusion de tous les autres attachés donna beaucoup d’ombrage à la Prusse, il y eut même des réclamations ; mais le grand-duc tenait énormément au colonel, dont la science militaire unie à une humeur enjouée, une rondeur de bon aloi et une grande élégance de manières, lui plaisaient énormément. Le colonel dînait tous les jours à la table de Monseigneur et on assure que son avis était d’un grand poids dans la balance. De cette façon, M. le colonel Gaillard était mieux qualifié que qui que ce fût pour juger les qualités et les défauts du soldat russe ; il se trouvait également aux premières loges pour suivre les événements et en rendre compte au ministère. Si M. le colonel a déployé, bien plus à propos cette fois, le zèle et l’activité pleine d’acharnement dont il fit preuve comme directeur de la justice militaire auprès des conseils de guerre en 1871, assurément on a dû être instruit mieux que partout ailleurs à l’hôtel du boulevard Saint-Germain sur les leçons utiles de la guerre d’Orient. M. le colonel Gaillard, que nous aurons du reste occasion de retrouver souvent dans le cours de ces récits, est un homme d’environ cinquante ans, de belle prestance, figure moitié militaire moitié diplomatique, portant l’empreinte de l’énergie contenue mais pouvant être poussée au dernier degré. Lors de la visite que je lui fis dans son appartement de la place du Marché, il me raconta une excursion qu’il venait de faire en compagnie du prince Charles aux batteries de Kalafat, petite ville roumaine sur le Danube, d’où l’on échangeait force coups de canon avec les retranchements élevés autour de Widdin.

Le prince Charles s’était rendu à Kalafat avec tout un état-major auquel s’étaient joints les reporters de beaucoup de journaux. Le voyage avait été interrompu par un incident. A quelque distance de Bukarest, le pont du chemin de fer sur la rivière de l’Aluta avait été emporté par les flots. Peu s’en fallut même que tout le train et ce qu’il contenait, prince, escorte, journalistes ne culbutât dans le fleuve. On dut passer la nuit très-mal à l’aise dans un village à moitié inondé et tout à fait envahi par les troupes. Le lendemain seulement des voitures furent prêtes à emporter le prince et ses « invités ». A Kalafat il y eut un véritable essai de bombardement. Le prince voulut diriger lui-même le pointage de plusieurs pièces et l’un des projectiles lancés suivant ses indications mit le feu au milieu d’un pâté de maisons dans la ville. Aussitôt l’ennemi riposta à toute volée. Carol fit courir à ses « invités » un danger très-sérieux, car des bombes éclataient l’une après l’autre sur le gazonnement de la batterie, des éclats commençaient même à joncher l’intérieur et à malmener les servants. L’excuse du prince était qu’il courait lui-même et le premier le danger.

Enfin, après deux heures d’échange actif de politesses internationales, la représentation fut achevée, la cavalcade retourna dans la capitale. M. le colonel Gaillard s’exprima en termes très-favorables, chaleureux même, sur le compte de la jeune armée roumaine, pronostiquant très-justement le rôle efficace et glorieux même qu’elle pouvait être appelée à jouer prochainement. « On ne peut jamais juger le soldat, dit le colonel, qu’au lendemain d’une bataille ; mais les cadres sont bons, les officiers sont instruits, pleins de bonne volonté, affamés de travail. » Je quittai le colonel Gaillard pour aller rejoindre quelques camarades que j’avais retrouvés entre temps, et après dîner, pour achever dignement la soirée, nous nous laissâmes allécher par le programme d’un café-concert installé dans un jardin-restaurant. Les « artistes » débitaient leurs couplets au fond du gradina, sur un petit théâtre coquettement et rustiquement orné. A la chaleur accablante du jour avait succédé une nuit tiède et étoilée. Aussi le spectacle ne manquait pas d’amateurs, qui savouraient la musique en dévorant des biftecks et en ingurgitant force boissons variées. Naturellement, les trois quarts des spectateurs étaient des officiers, et tous, même les plus âgés et les plus barbus, s’amusaient comme des enfants en écoutant le répertoire de l’Eldorado et de l’Alcazar. Les cabotins et les cabotines, tout à fait suffisants comme articles d’exportation, avaient un succès énorme, — que dis-je ! Thérésa et Judic n’ont jamais eu d’ovations aussi tapageuses.

Une petite Parisienne pouponne et rondelette, à l’air fort éveillé, dut répéter au moins quatre fois une vieille chansonnette du répertoire : la Clef. Il est vrai qu’elle était passée maître dans l’art de souligner ses effets, et que sa moue au refrain était d’un croustillant à réveiller les futurs morts de la campagne. J’ai encore dans les oreilles ces marques d’enthousiasme et d’allégresse, qui retentissaient à quelques lieues seulement du théâtre de la guerre, poussées par des auditeurs qui pourraient être appelés, d’un moment à l’autre, à risquer leur peau… C’est vers une heure seulement que les amateurs quittèrent le jardin en fredonnant :

Ma clef ! ma clef !
On m’a chipé ma clef !

Le lendemain, de bonne heure, je ne manquai pas de me rendre à la villa, où le colonel Hasenkampf avait installé le bureau volant de la presse. L’institutrice de la famille à laquelle la villa appartenait, faisant office d’introducteur, me conduisit au fond d’un jardin, devant une tourelle.

Autour d’une table en bois et assis sur des escabeaux, je retrouvai une dizaine de mes confrères ; le colonel en petite tenue, tout vêtu de coutil blanc, présidait ce cénacle et expliquait méthodiquement, comme il avait du reste l’habitude de le faire tous les matins, qu’en fait de nouvelles on ne savait rien, absolument rien. Libre à nous de broder des variations sur ce thème peu nourrissant. Pourtant, si les nouvelles étaient aussi rares que la marée le jour du suicide de Vatel, M. Hasenkampf daigna nous dédommager en nous faisant part des conditions définitives concernant l’admission des reporters au quartier général.

En premier lieu, il fallait justifier d’un répondant diplomatique, c’est-à-dire ministre, ambassadeur ou attaché militaire ; en second lieu, l’admission ayant été prononcée, il fallait déposer trois portraits carte-visite, dont l’un revêtu de la griffe du prévôt, le général Stein, devait servir de passeport, le second serait incorporé dans l’album du commandant en chef, et le troisième déposé dans les archives du ministère de la guerre.

En outre, le reporter s’engageait purement et simplement, sur l’honneur, à ne révéler aucun mouvement de troupes, ce qui était bien naturel, puisque nous étions journalistes et non pas espions ; enfin, comme on avait reconnu que la plaque de cuivre, marquée aux armes impériales, et qui devait tout d’abord nous servir de signe de ralliement, manquait totalement de prestige, un dessinateur français avait été chargé de confectionner un brassard d’un modèle plus élégant, mais que les intéressés devraient acquérir de leurs deniers. Ce brassard nous fut servi plus tard moyennant 35 francs, à Bukarest, chez un marchand d’équipements militaires. Finalement, M. de Hasenkampf nous dit qu’on statuerait dans la huitaine sur nos demandes d’admission. Cette dernière partie de sa communication ne parut être nullement du goût d’un nouvel arrivant. C’était le correspondant d’un journal anglais, d’origine grecque ou levantine. Il pouvait avoir soixante ans à peu près, et il devait être content de cet âge comme, du reste, de sa barbe grise, de ses cheveux de même couleur, de son costume, qui le faisait ressembler à un capitaine de steamboat par un gros temps, satisfait de la large rosette tricolore de l’ordre de Tacova, qui s’épanouissait sur sa poitrine, aussi large que le sourire de béatitude sur ses lèvres. Bref, ce personnage était plein de complaisance pour lui-même, et on devait s’apercevoir aisément que lorsqu’il avait ouvert la bouche, les paroles qui en sortaient étaient des perles précieuses qu’il fallait soigneusement recueillir, de même que ses prières étaient des ordres. M. M… exprima d’abord à M. le colonel son mécontentement de ce que l’on n’avait pas jugé à propos de statuer le pied levé sur l’admission d’un aussi important personnage. Et comme le colonel invoquait la règle :

« Mais est-ce qu’il peut y avoir une règle pour moi ! Est-ce que je ne dois pas être admis d’emblée ? Est-ce qu’il y a besoin de formalités pour un homme qui a rendu des services à la cause slave, des services signalés ? Vous me parlez de recommandations, mais est-ce que celle-ci n’est pas la meilleure de toutes ! » Et d’un geste fiévreux il montrait l’immense ruban de Tacova, qui ornait sa boutonnière.

— Vous croyez que cette décoration vous recommande ? fit le colonel en souriant finement.

— Mais certainement, et si cela ne vous suffit pas, continua l’impétueux réclamant, n’ai-je pas des lettres de M. Ristisch ? n’ai-je pas les meilleures attestations ? ne suis-je pas l’ami du général Fajedeff ? Est-ce que par hasard la recommandation de M. Fajedeff ne vaudrait rien non plus ? mais voilà, on n’a des égards que pour les adversaires de la Russie. Je rencontre ici des gens qu’on devrait mettre à la porte, tandis que moi, un défenseur de la cause slave, je suis forcé de me poser en quémandeur ! » Et il allait, allait toujours sans s’arrêter… C’est le colonel, dont la mine, depuis quelque temps, montrait une certaine inquiétude, qui arrêta ce débordement de paroles.

— Pardon, monsieur, dit-il à son interlocuteur… je crois que vous êtes assis sur mon uniforme.

L’Anglo-Grec se leva instinctivement. Et en effet, il s’était assis sans crier aucunement gare sur la tunique de gala du colonel, et depuis un quart d’heure il se trémoussait à l’aise dessus, car pour donner à son éloquence une plus grande force, il l’accompagnait d’une gesticulation effrénée. La tunique était dans un pitoyable état, et en homme soigneux de ses effets, le colonel ne songea pas à dissimuler sa mauvaise humeur. Je ne fus pas étonné, plus tard, d’apprendre que lorsque nous eûmes obtenu notre autorisation, l’Anglo-Grec, malgré sa faconde et ses services rendus à la cause slave, courait toujours après la sienne.

On avait établi à Plojesti un camp de réfugiés bulgares, composé de 6,000 hommes, tous commandés par des officiers russes et destinés à former le noyau, ainsi le disait-on alors, de l’armée de la principauté de Bulgarie. Ces apprentis guerriers campaient sur une colline en dehors de la ville. Ils portaient un uniforme de fantaisie de couleur sombre, et une petite croix rouge sur leur bonnet fourré. L’armement était de premier choix et il ne restait qu’à les exercer dans le maniement des Vetterli qu’ils avaient entre les mains. De plus, pour les stimuler, on leur avait remis de très-jolis drapeaux, brodés, disait-on, de la main des dames et bénits par les popes. L’emplacement du camp était très-pittoresque, et à travers les monticules et les arbres, messieurs les légionnaires pouvaient aisément voir ce fleuve aimé, le Danube, qu’ils avaient passé pour la plupart en proscrits fugitifs, et qu’ils allaient repasser les armes à la main et en conquérants. Ce moment ne devait pas trop tarder à venir, car le camp était levé et les légionnaires partis en vertu d’ordres secrets pour une destination inconnue.

CHAPITRE VIII

La gare de Plojesti. — Les deux princes et l’ambulancière. — Arrivée à Bukarest. — Premières impressions. — La camaraderie négative des Russes et des Roumains. — Les jeudis de Mme Rosetti. — Profils d’hommes politiques, de journalistes et d’invités.

Un épisode que je rangerai volontiers dans le genre charmant, signala notre départ de la gare de Plojesti. Les abords du petit édifice étaient occupés des troupes à pied et à cheval ; des sergents de ville en tunique noire et shakos, gantés avec des gants blancs de filoselle, se promenaient le long de la route, et une trentaine de cosaques, dont les chevaux étaient attachés au piquet, se vautraient sur les dalles du débarcadère. Sur le quai même de la gare, un monsieur très-noir, très-nerveux, se démenait comme un beau diable afin de placer à droite et à gauche d’autres sergents de ville également gantés de filoselle, chargés de faire reculer quelques curieux trop empressés.

Ce personnage était commissaire ou plutôt, pour parler le langage officiel un peu pompeux, le préfet de police de Plojesti. Sa présence, comme celle des gardes urbaines et des cosaques, était motivée par l’arrivée du prince Charles de Roumanie qui était attendu par le train de Bukarest. Le grand-duc Nicolas était venu à sa rencontre et les deux altesses partirent pour le quartier général russe dans la troïka attelée de trois trotteurs couleur d’ébène, appartenant au grand-duc. L’entretien, destiné à régler plusieurs détails relatifs à la convention d’avril (car, comme toute convention qui se respecte, elle laissait prise aux contestations), ne dura qu’une heure ; aussi vîmes-nous revenir la troïka à point pour permettre au prince Charles de prendre le train suivant se dirigeant sur la capitale.

Mais si l’exactitude est la politesse des rois, elle n’est pas toujours, surtout en temps de guerre, où les prétextes ne manquent pas, celle des Compagnies de chemins de fer. Ainsi, non-seulement le train attendu arriva d’une bonne demi-heure en retard, mais encore il fallut attendre une autre demi-heure avant que l’état de la voie lui permît de démarrer et de continuer sa route.

Pendant tout ce temps, les deux altesses se promenèrent le long du quai, et j’eus tout le loisir pour regarder de fort près le souverain de la Roumanie. Carol Ier, élu prince en 1866 à l’âge de vingt-trois ans, en avait par conséquent trente-quatre en 1877. C’est un beau garçon d’une taille bien prise et comme faite exprès pour l’uniforme de coupe française, qu’il porte avec chic. On ne reconnaît pas du tout en lui l’ancien lieutenant de cavalerie prussien, il n’a rien de raide et de guindé dans son allure ; au contraire, ses manières dégagées, son laisser-aller de bon goût et surtout une excessive mobilité dans les mouvements, font ressembler Son Altesse à un pétillant capitaine de chasseurs de Vincennes. Le teint mat du visage qui contraste très-vivement avec la couleur très-foncée de la barbe donne à l’ensemble de la figure du prince un parfum d’étrangeté qu’ambitionnerait certainement un « homme à femmes. »

Carol Ier causait non sans vivacité avec le grand-duc Nicolas quand celui-ci, qui écoutait son interlocuteur avec une indifférence plus ou moins étudiée, le quitta brusquement pour aller au-devant d’un groupe composé d’officiers, de dames et de voyageurs qui causaient au bas de l’escalier d’un des wagons. Une dame déjà âgée, avec des cheveux blancs s’échappant par flots d’argent d’un bonnet de linge fin orné de dentelles et portant sur sa robe d’étoffe noire très-simple, un ruban bleu auquel pendaient une décoration et plusieurs médailles étalées sur la poitrine, formait le centre du groupe. C’est à elle que le grand-duc, fendant les flots de la foule, s’adressa après l’avoir embrassée cordialement sur les deux joues. Les assistants se découvrirent avec respect et le prince, donnant le bras à la dame, la conduisit auprès du souverain de la Roumanie : « J’ai l’honneur de vous présenter une héroïne de dévouement, dit-il, la providence de nos blessés, que j’aime comme une mère depuis ma plus tendre enfance : madame la princesse Schafkoskoï. » Le prince Charles s’inclina avec autant de cordialité que de respect devant la dame aux cheveux blancs, notre ancienne connaissance de Kiew, et la conversation continua sur un ton familier presque intime. Comme le soleil était très-ardent, le prince Ghika, aide-de-camp de S. A. de Roumanie, prit une ombrelle et la tint toute grande ouverte au-dessus des têtes des trois interlocuteurs jusqu’à ce qu’il plût au train de se mettre en mouvement. Comme tout arrive, ce moment vint également, et deux bonnes heures plus tard, nous entrions en gare à Bukarest.

Les Roumains ont su faire de leur capitale une des villes les plus agréables de l’Europe, une véritable oasis au milieu d’une civilisation relativement peu avancée. Mais la nature les a beaucoup aidés ; la capitale entière est semée de buissons odorants, de parterres de fleurs et de grands arbres prodigues d’ombre, qui remplacent plus ou moins efficacement les grands cours d’eau, car, sous ce rapport seulement, Bukarest est déshérité ; on n’y possède, en fait de rivière, que l’étroite Dombovitza, une sorte de ruisseau qui, l’hiver se conduit mal envers les riverains, mais qui, en été, pourrait accepter, avec reconnaissance, le verre d’eau offert par l’auteur des Impressions de Voyage au Mançanarès et à l’Arno.

Tout Bukarest vit à la campagne sans sortir de chez soi. Chaque maison a son jardin ou jardinet, les églises sont entourées d’un espace de verdure, et la plus petite gargote a son gradina où l’on peut consommer en plein air et à l’ombre d’un sycomore ou d’un acacia. Ce luxe de végétation est le trait distinctif de Bukarest ; c’est celui qui me charme le plus, et on le retrouve dans toute l’étendue de cette ville peuplée de 240,000 habitants, mais qui occupe un espace où l’on pourrait loger très commodément le double. Singulier assemblage où on ne se lasse pas de regarder de tous côtés, de se complaire et d’admirer ! Tantôt on suit une rue droite, à peu près tirée au cordeau et traversant la ville tout entière, bordée de belles maisons avec des magasins européens ; quelques pas à droite on est en pleine campagne : des maisonnettes minuscules émergeant au milieu de jardins forment un aspect bucolique ; par ci par là, on trouve dans un quartier des masures misérables, mais toujours relevées par quelques guirlandes fleuries qui empêchent de sentir trop vivement la misère de ces constructions.

Encore quelques pas, et l’on est au bas d’une colline qu’il faut escalader pendant plus d’un quart d’heure pour arriver à un cloître tombant à moitié en ruines. Le palais de la Chambre des députés, dont l’aspect rappelle avec beaucoup de vivacité les burgs des bords du Rhin, se trouve sur l’un de ces monticules ; ce sont des avenues où les arbres séculaires alternent avec les poteaux du télégraphe, des rues d’une longueur démesurée toutes bordées de restaurants, de cafés chantants ; enfin, pour ne rien oublier, notons, discrètement, cachée derrière des massifs, toute une Cythère formellement noyée dans les jardins.

L’architecture de Bukarest est ondoyante et diverse. Aucune réglementation ni sujétion ; chaque siècle a laissé subsister son empreinte, et chaque constructeur a agi à sa fantaisie. Jusqu’aux derniers temps, il manquait à cette bigarrure la véritable maison moderne, la caserne à loyer de cinq ou six étages. La spéculation a comblé tout récemment cette lacune, mais d’une façon assez restreinte, en édifiant trois ou quatre hôtels de cinq étages. Les particuliers, heureusement, ne se sont pas encore décidés à se percher à plusieurs pieds au-dessus du niveau de leurs pavés. Les maisons confortables, où se sont installés, avec tout le luxe d’ameublement parisien, les boyards, comptent un, tout au plus deux étages. Les habitations ordinaires n’ont pas d’étage ; on habite au rez-de-chaussée, on y dort, on y mange et on y passe sa vie. Quant aux domestiques des familles moins aisées, ils couchent tout bonnement dehors, selon l’usage répandu dans les campagnes.

En vertu de la convention conclue au mois d’avril, ratifiée par les Chambres roumaines, et qui devait régler les rapports entre les deux gouvernements, les troupes russes pouvaient camper autour de la capitale, mais elles n’avaient pas le droit d’y pénétrer. La garde de la ville était entre les mains des milices nationales et de l’armée princière. Mais celle-ci était concentrée autour de Kalafat ; elle n’avait laissé dans la capitale qu’un détachement de chasseurs, infanterie légère vêtue à la bersaglieri, dont la principale destination était de constituer la garde d’honneur du prince.

Mais si l’entrée de Bukarest était interdite aux corps de troupe russe, les officiers pouvaient s’y rendre isolément et y séjourner. Ils usaient largement de cette faculté, et le commerce de Bukarest s’en trouvait fort bien. Le militaire russe gradé pullulait partout. Dès le matin il promenait ses chevaux le long de la « chaussée » construite en 1829 par Kusseleff, et qui donne à Bukarest un admirable lieu de promenade, un bois de Boulogne et un prater. A midi, nous le retrouvions attablé dans les salles à manger des différents hôtels ; l’après-midi, prenant des glaces devant les cafés et confiseries du pogo mogosaï ; la nuit, dans l’infinité de jardins où, moyennant une rétribution modeste, on vous offre à la fois la musique, la comédie, la chansonnette et l’occasion de faire connaissance avec toutes les Vénus de la capitale roumaine.

Je remarque de prime abord un fait qui du reste me frappera pendant toute la campagne et qui explique très-clairement les événements du lendemain. C’est l’antagonisme ardent entre Russes et Valaques, qui faillit prolonger la guerre et qui, loin d’être éteint aujourd’hui, constitue un élément nouveau d’inquiétude pour le repos de l’Orient. Jamais dans tous ces endroits publics on ne vit un Roumain et un officier russe assis à la même table, jamais à la promenade je n’aperçus des officiers des deux nationalités dans la même voiture. Ces militaires, frères d’armes, dont les souverains venaient de conclure une alliance et qui se préparaient probablement à la sceller sur le champ de bataille, n’échangeaient ni un mot, ni même un salut. Chez les Russes il y avait du dédain brutal pour ces « petits Roumains » qui s’amusaient à jouer aux soldats. Les bons alliés n’avaient, il faut leur rendre cette justice, que des railleries hautaines pour leurs futurs compagnons de lutte.

Quant aux Roumains ils haïssaient le Russe, malgré eux ils le regardaient comme un envahisseur en dépit de toutes les conventions et de tous les arrangements, en dépit des incontestables avantages matériels qui résultaient du passage d’une armée qui payait tout comptant en belles pièces d’or reluisantes.

Avec la remarquable intuition politique dont ils sont doués et que chacun leur reconnaît, les Valaques flairaient dans le Russe le spoliateur qui plus tard se paierait des services reçus au lieu d’en être reconnaissant. Les rapports officiels n’étaient guère meilleurs que ceux d’officiers à officiers individuellement. On attendait avec une certaine impatience l’arrivée de l’empereur pour créer un modus vivendi plus amical.

L’arrivée du tzar était annoncée pour le 8 juin. La veille de ce jour je me trouvais dans le salon de M. C. M. Rosetti qui, outre les fonctions de président de la Chambre des députés qu’il remplissait déjà, venait d’accepter celles de maire de Bukarest. En cette qualité c’est à lui qu’était échu le devoir de souhaiter la bienvenue au tzar et de lui présenter, selon l’usage des pays slaves, le pain et le sel.

Par conséquent le lendemain devait faire époque dans la vie du vieux patriote, d’autant plus que c’était un républicain qui allait recevoir le seul souverain absolu de l’Europe. Ce n’est pas ici le moment de donner la biographie de M. Rosetti ; je dirai seulement que parmi les créations que lui doit la Roumanie se trouve le premier journal quotidien du pays, le Romanul. Fondé en 1856 après l’émancipation du pays par le Congrès de Paris, ce journal vigoureusement dirigé et écrit avec le brio méridional que l’ardente nature du directeur a su communiquer à tous les collaborateurs, s’est créé rapidement une clientèle ; il est devenu non-seulement un instrument de polémique et de propagande, mais comme tous les bons journaux une bonne entreprise. En cette qualité le Romanul est dans ses meubles. Sa maison, sans être un palais, est assez vaste pour contenir, outre l’imprimerie et les laboratoires des rédacteurs, des appartements habités par le propriétaire, directeur, et par le rédacteur en chef, — depuis longtemps M. Costinescu, député de Bukarest ; — un beau jardin planté d’arbres magnifiques s’étend derrière la maison et permet aux rédacteurs de se recueillir et de songer en tout repos au premier Bukarest du lendemain. C’est donc dans la maison du Romanul que s’ouvrait tous les jeudis soirs le salon hospitalier de Mme Rosetti. Les nombreux étrangers, mais surtout les écrivains que les événements avaient attirés en Roumanie, étaient invités de droit à ces réunions dont tous ont gardé, j’en suis sûr, le plus charmant souvenir. Les dames et les gracieuses jeunes filles, de la meilleure société de Bukarest et dont quelques-unes avaient autant par patriotisme que par coquetterie adopté le mignon costume national en étoffe légère laissant transpercer les chairs et couvert de paillettes d’argent scintillantes comme des étoiles, formaient dans ce salon un cadre avantageux dans lequel nous rencontrions les personnages politiques du pays dont la connaissance nous était précieuse. Si le nombre des invités devenait trop grand, on laissait ces dames causer entre elles, en faisant de la charpie dans les appartements particuliers de Mme Rosetti, tandis que les hommes réfugiés dans la grande salle de rédaction ornée des portraits de Mazzini et de Garibaldi avec autographes, causaient guerre et politique tout en buvant de la bière et en fumant. Le français était la langue universellement adoptée par tous les invités quelle que fût leur nationalité.

On trouvait là réunis autour du bureau de chêne des collaborateurs du Romanul, dans l’embrasure des fenêtres ou accoudés sur la balustrade qui donne sur le jardin, éclairé par la lune : le président du Conseil, M. Bratiano, belle tête romanesque de penseur et de poëte, parlant toujours avec une éloquence naturelle et trouvant des images chaudes et frappantes pour rendre toutes ses idées. Son collègue le ministre de la justice, M. Eugène Statesco, écoutait les déductions hardies de quelque orateur de salon qui se croyait un grand politique, en penchant sa tête blonde empreinte d’une douce mélancolie ; le colonel Pilat, gendre de M. Rosetti, tout heureux de carrer son buste crotonien dans l’uniforme qu’il venait de revêtir, après l’avoir quitté au lendemain des désastres de l’armée de Bourbaki (il gagna le grade de lieutenant-colonel et la croix de la Légion d’honneur), raconte en riant du bon gros rire des honnêtes gens, quelque anecdote datant de l’école d’application de Metz dont il fut un des plus brillants élèves.

Cet autre officier, à la figure énergique, vive et très-mobile, est le préfet de police de Bukarest, M. Radu Mihaï, un conspirateur de la veille qui n’en connaît que mieux son métier et l’exerce avec toute l’ardeur d’un néophyte. Il ne fait qu’une courte apparition dans le salon, le temps de communiquer à M. Rosetti les dernières dispositions prises en vue de la journée du lendemain. Aussitôt après il disparaît.

La charge du préfet n’est pas une sinécure : des bruits funestes ont été répandus, on sait que la ville est pleine de réfugiés polonais et hongrois qui ne portent pas précisément le tzar dans leur cœur. M. Radu Mihaï a cependant répondu des hôtes de la Roumanie. Puis voici des juges au tribunal, des députés, des sénateurs, appartenant au parti libéral. Tous des jeunes gens très-distingués, de tenue élégante, connaissant leur Paris sur le bout du doigt.

Les étrangers sont confondus au milieu des hôtes indigènes de M. Rosetti : voici des correspondants anglais, ils ont dépouillé le vêtement de coutil et la casquette plate pour se mettre en habit noir et cravate blanche. Ils causent peu mais écoutent beaucoup et tâchent de profiter autant que possible.

De temps en temps ils s’échappent et reviennent au bout de dix minutes. Le télégraphe, ouvert toute la nuit, est en face du Romanul, il ne faut donc guère plus de temps pour mettre au guichet la dernière induction tirée d’une phrase qu’aura laissé tomber un homme politique. Avec la disette de nouvelles qui régnait alors, la plus petite bribe d’information n’était pas à dédaigner par des correspondants désireux de gagner les appointements royaux qu’ils touchaient. Ces reporters offraient du reste des types bien variés. Voici M. Forbes du Daily-News, déjà célèbre dans les fastes du reportage par différents tours de force exécutés lors de la guerre franco-allemande. La campagne qu’il se propose de suivre va consacrer sa réputation et la rendre universelle.

Il y a sur sa figure unie, osseuse et légèrement hâlée par le soleil des Indes (M. Forbes a suivi le prince de Galles pendant son voyage) le je ne sais quoi goguenard qui sur le type anglais brode l’écossais. Chose singulière, le roi des reporters est le seul parmi ses confrères qui ne sache pas le français. Aussi cause-t-il de préférence avec ses compatriotes, avec cet élégant jeune homme dont le nom, la figure, qui semble empruntée à une toile de Van Dyk, les façons gentilhommesques, rappellent les raffinements de la cour de Charles Ier. C’est M. Villiers, dessinateur du Graphic, et on se représente volontiers de la sorte le sémillant duc de Buckingham, tandis que plus loin un bon gros vivant nous montre Falstaff un peu aminci et spirituellement bien au-dessus de son modèle dans la personne de M. Boyle, correspondant du Standard. Cet autre en habit bleu barbeau à boutons d’or, constellé de décorations, qui parle sans cesse et gesticule des bras comme un télégraphe en regardant chacun avec des regards dédaigneux de Jupiter olympien, n’est ni un arracheur de dents, ni un marchand de vulnéraire ; mais bien le tonitruant correspondant d’un journal anglais qui se vante, dans les affiches, d’avoir « the largest circulation of the croeed ». On l’a exclu du quartier général à cause de ses opinions turques bien connues ; — ne pouvant rendre compte de visu des opérations, il s’en vengera en télégraphiant au jour le jour à sa gazette des combats purement fantastiques, des batailles imaginaires, des opérations conduites par lui seul et toutes au désavantage des Russes dont il massacre impitoyablement des centaines et des milliers. Cet autre enfin, qui émet des aphorismes d’un ton sentencieux et lance des prédictions comme s’il était un devin infaillible, est un ex-général de l’Union. La France est représentée par des écrivains de toute nuance. Mais tandis que les Anglais sont tout entiers aux Russes et aux Turcs, nos compatriotes se préoccupent bien davantage des prouesses exécutées à demeure par les housards du Seize Mai, bien plus intéressantes que toutes les probabilités relatives au passage du Danube. Aussi, dès que la discussion s’engageait sur ce thème, rendu inépuisable par la multiplicité des actes arbitraires des exécuteurs des basses œuvres de la raison sociale Fourtou et Cie, elle prenait sans que l’on s’en doutât une tournure ardente, et comme nous commencions déjà à ressentir l’influence de notre genre de vie sur le système nerveux, les limites des convenances parlementaires étaient assez promptement atteintes.

M. Rosetti, le maître de la maison, intervenait alors avec quelques paroles habilement conciliantes et les polémiques s’arrêtaient où elles doivent s’arrêter, dans un salon, entre gens comme il faut. Il est vrai qu’on s’en dédommageait parfaitement ailleurs, où on n’était pas astreint à autant de retenue. Loin d’être affaiblies par la distance, les infamies qui se commettaient alors en France faisaient bouillonner le sang de tout Français patriote et libéral. Ce n’est plus de l’indignation seulement qu’on ressentait, c’était de l’humiliation aux yeux des étrangers qui nous entouraient, l’humiliation de donner un asile forcé à toutes les fantaisies réactionnaires, d’autant mieux que dans le pays où nous étions la guerre même n’avait pas forcé le gouvernement à voiler la statue de la Liberté. Il y avait aussi pour tout dire la rage d’être contraint de parler des Turcs et des Russes quand on aurait voulu enfoncer sa plume, comme un stylet, dans les chairs de la réaction, quand on eût donné dix mille combattants des deux armées pour tenir seulement au fond de son encrier un sous-préfet du Seize Mai. Comme nous portions envie à ces brillants polémistes des journaux républicains qui avaient au moins la consolation de houspiller chaque matin et chaque soir les tyranneaux d’alors, et quand parfois, le soir au campement, dans quelque hutte bulgare ou sous la tente ruisselante de pluie on nous demandait d’un air fin et entendu : « Vous regrettez Paris, n’est-ce pas ? » Nous aurions pu répondre « oui » en toute conscience. Mais ce n’était pas, pour dire vrai, le home, les boulevards ruisselants de lumières, les restaurants, les théâtres que nous regrettions, c’était la salle de rédaction où nous aurions pu jouer notre modeste partie dans le concert de légitime colère et de malédictions mille fois méritées qui s’élevait de toute part contre l’entreprise sacrilége. O polémistes de la République française, des Débats, de la Presse, du Siècle, de la France ! vous ne vous douterez jamais quel baume vos articles, et justement les plus violents, les plus impitoyables, ont étendu sur les plaies de notre fureur ! C’était un soulagement que de retrouver dans les colonnes de ces journaux, si bien exprimé et avec tant de virulence, ce que nous avions sur le cœur.

Mais fermons cette parenthèse qui nous éloignerait trop du salon Rosetti. Quand les hommes étaient fatigués d’avoir fait de la polémique et d’avoir fumé, on allait dans l’appartement du maire de Bukarest rejoindre les dames. La conversation prenait alors une autre tournure ; on parlait théâtres, artistes — et peut-être philosophait-on aussi sur l’amour. La discussion d’une semblable thèse ne cause aucun effroi aux Roumaines. Puis une des jeunes personnes quittait sa charpie, se mettait au piano et recueillait de légitimes applaudissements. Vers minuit, on se retirait après avoir salué la maîtresse de la maison, la femme désormais historique que Michelet a immortalisée dans ses « Légendes du Nord ». Quand Mme Rosetti quitta Bukarest pour se rendre sur les champs de bataille afin d’y diriger les ambulances créées par elle, son salon se ferma forcément. Mais au commencement de juin, on en était aux préludes de la guerre, le sang russe avait coulé très-peu et l’on pouvait espérer encore d’épargner le sang roumain.

CHAPITRE IX

Un voyage mystérieux. — Suicide d’un officier. — Le directeur des chemins de fer et le grand-duc. — A la recherche d’un régicide. — Les dénonciateurs malgré eux. — Un ex-conspirateur agent de police. — Le 8 juin 1877 à Bukarest. — Question d’étiquette. — Une illumination manquée. — La petite pièce militaire avant la grande.

Tout avait été profond mystère dans ce voyage du tzar Alexandre à l’armée. Le jour du départ avait été soigneusement caché à la population de Saint-Pétersbourg. On pouvait lire par ordre dans les journaux que l’empereur assisterait le 5 juin à une fête donnée au bénéfice des blessés, et le 3 au soir il était parti non pas de Saint-Pétersbourg, mais de Tsarkoë-Selo.

Deux trains impériaux avaient été préparés ; l’un, composé exclusivement de wagons d’apparat ornés de l’écusson impérial à toutes les portières, se dirigea vers l’Autriche par Varsovie et continua sa route par Lemborg et Osernomtz vers la Moldavie. Ce train annoncé à grand fracas et signalé par les journaux de Vienne au fur et à mesure qu’il passait par les gares principales de la ligne du chemin de fer de Galicie, contenait seulement quelques personnages de la Cour et le personnel de haute domesticité !

Le véritable train impérial formé d’une façon moins apparente, traversa la Russie et pénétra en Roumanie par le Pruth. Mais on ferma si bien toutes les gares, on combina si bien le temps d’arrêt aux stations principales, on retint si longtemps les autres convois, que le passage de Sa Majesté et de sa suite ne laissa aucune espèce de trace. On n’avait pas encore appris d’une manière certaine le départ du tzar qu’un télégramme officiel annonçait son arrivée dans la capitale de la Moldavie. Deux incidents signalèrent le très court arrêt du souverain de toutes les Russies dans cette ville ou plutôt dans la gare qu’il ne quitta point. Le convoi impérial arriva dans la nuit à Jassy. On avait décoré l’embarcadère à la hâte avec des branches de lierre, des fleurs, des banderoles et des drapeaux. Le colonel Pawlosk, commandant la place, les officiers, les médecins de l’hôpital s’étaient mis sous les armes, on avait commandé un bataillon d’infanterie avec la musique. Des agents de police en grand nombre contiennent le public, qui cherche, mais en vain, à enfreindre la consigne, et à se répandre sur le quai.

A l’heure annoncée le train entre en gare, la musique joue l’hymne national, le drapeau s’incline et les militaires poussent des hourrahs étourdissants. La portière d’un wagon s’ouvre et l’empereur paraît, fatigué, visiblement impatienté, de fort mauvaise humeur. Il se dirige suivi du général Ignatieff, qui ne le quitte pas plus que son ombre, vers la ligne de bataille formée par les troupes.

En ce moment un officier de haute taille, d’une figure remarquablement belle et revêtu du pittoresque costume des Circassiens se détache du groupe formé derrière le colonel Pawlosk. Avant qu’on ait pu le retenir il se jette aux genoux de l’empereur.

« Faites-moi grâce, sire », s’écrie-t-il. L’empereur s’arrête visiblement déconcerté et très fâché : « Qu’as-tu fait ? » demande Alexandre d’un ton sec.

« J’ai été sans autorisation en Serbie l’année dernière, et on m’envoie en Russie pour cela. »

L’empereur fit signe au colonel Pawlosk : « Vous mettrez cet homme aux arrêts jusqu’à nouvel ordre », ordonna-t-il ; et sans se soucier davantage des supplications de l’officier il se dirigea vers la salle d’attente. Conformément aux ordres de l’empereur, le capitaine de gendarmerie s’approcha de l’officier pour lui demander son épée. Le malheureux, en proie au plus profond désespoir, ne pouvant supporter la disgrâce que son souverain venait de lui infliger, tira le yatagan qu’il portait à la ceinture et se le passa à travers le corps. Il mourut sur-le-champ. Le cadavre fut emporté et on essuya le tapis imprégné de son sang pour éviter toute émotion désagréable à l’empereur.

A peine le tzar, qui avait pris à peine le temps d’écouter les compliments des officiers et des autorités de Jassy, était-il parti, que des colonnes de feu et de fumée s’élevèrent dans le quartier habité par les juifs. On a attribué à différents motifs cet incendie qui éclaira de ses lueurs rougeâtres les wagons du train impérial. Les journaux du pays assurèrent que l’accident était dû à l’explosion de quelques pièces d’artifices, tandis qu’au contraire les gazettes hostiles racontèrent que pour terminer cette journée, des jeunes gens s’étaient amusés à allumer les habitations des israélites. Il y eut pas mal de bicoques de brûlées, c’est le plus certain.

L’empereur continuait sa route avec les plus grandes précautions ; la direction du railway avait été avisée qu’elle répondait de la sécurité de l’autocrate. On racontait même une scène pathétique dont l’authenticité n’a pu être établie. Le directeur général des chemins de fer roumains, un Français, M. Guilloux, aurait été mandé à Plojesti, auprès du grand-duc, et celui-ci aurait exigé qu’il montât sur la plate-forme de la locomotive entre le chauffeur et le mécanicien. M. Guilloux ayant refusé, le grand-duc aurait menacé de le faire emprisonner, fusiller même. Le fait est que partout où le convoi impérial allait passer, les trains ordinaires étaient arrêtés indéfiniment.

Pendant trente-six heures nous ne reçûmes aucun courrier à Bukarest. Des détachements de soldats étaient éparpillés le long de la voie et la gardaient. Un train militaire rempli de troupes d’élite, précédait d’un quart d’heure le convoi impérial. Et cependant ni l’empereur ni son entourage n’étaient rassurés. Leurs craintes ont pu paraître puériles alors, mais on a changé d’avis depuis les derniers attentats politiques commis à Saint-Pétersbourg. Nous n’étions pas forcés de savoir alors que les limiers de la troisième section étaient sur les traces d’un nihiliste signalé comme très-dangereux et que la police secrète filait depuis une ville de l’intérieur de la Russie où l’on avait perdu ses traces. Les agents fouillaient la Roumanie, et après une foule de recherches ils eurent vent de la présence de leur homme à Bukarest, mais sans pouvoir découvrir son domicile.

Le grand-duc Nicolas conta l’affaire au prince Charles et il insista sur le mauvais effet et sur les conséquences malheureuses pour le pays d’une tentative contre l’empereur au cours de son voyage. Le prince très-ému fit appeler aussitôt le préfet de police de Bukarest.

— Il faut que vous trouviez cet individu à tout prix, lui dit-il, notre hospitalité l’exige et l’intérêt de l’État aussi.

Le préfet réfléchit quelques instants. — Puis-je avoir le signalement exact de celui qu’on recherche ?

— Les agents russes vous le donneront.

— Eh bien, dans vingt-quatre heures j’aurai envoyé l’individu en question à Plojesti sous bonne escorte.

— Ah ! vous savez où il est.

— Pas du tout, Altesse.

— Mais comment ferez-vous ?

Le préfet prit l’air embarrassé d’un homme qui ne voudrait pas parler.

— Oh ! dit le prince, je sais que la police a besoin de mystère… je ne vous demande rien que de livrer au grand-duc la personne qui depuis trois semaines met sur les dents tous les agents secrets. Les moyens ne font rien à l’affaire. Il est des moments, je le sais, où les gants vous gênent horriblement. Il faut les ôter, quoi qu’en puisse dire l’étiquette.

Le préfet de police rentra chez lui ; en route il avait ruminé un plan d’action consistant en ceci. Il avait à son service un ex-carbonaro repenti mêlé lui-même à une foule de conspirations, il connaissait parfaitement le personnel dont pouvaient disposer les chefs capables de préluder aux assassinats politiques dont la Russie a été le théâtre à l’issue de la campagne. La plupart des suspects étaient restés ses amis plus ou moins intimes. Aussitôt qu’il fut rentré à la préfecture, il fit prévenir M. X…, et lui donna pleins pouvoirs. L’agent envoya chez les principaux réfugiés polonais et hongrois des agents qui prièrent ces personnes de passer sans le moindre délai dans le bâtiment situé au milieu de la pogo mogosaï et de ne pas manquer de frapper à la porte de son cabinet particulier. Ces messieurs, sans être trop inquiets, vu leurs relations extérieures avec M. X…, furent très-exacts.

Lorsqu’ils se trouvèrent réunis au nombre d’une douzaine environ, l’agent, après avoir mystérieusement clos les portes de son laboratoire, leur tint à peu près le discours suivant :

« Messieurs, nous sommes amis comme nous l’étions autrefois, n’est-il pas vrai ? (Surprise agréable et signe d’assentiment chez les conspirateurs.) Eh bien ! c’est un service d’ami que je réclame de vous. — (Attention générale et soutenue.) « L’empereur de Russie est notre allié ; depuis hier il est notre hôte, notre devoir est de veiller à ce qu’il ne lui arrive aucun accident, j’insiste sur le mot. Ne vous étonnez pas et ne vous scandalisez point, messieurs et chers amis. Dans nos réunions, il est vrai, nous affichions d’autres théories et d’autres sentiments à l’égard des autocrates, — je vous le concède ; mais, malheureusement, le monde n’est pas tel que nous l’avons rêvé ; la République universelle est encore dans les nuages, et, en fait, il faut compter avec ces autocrates que nous détestons tous par principe et que nous maudissons en théorie. Or, les faits, les voici : la Roumanie n’a peut-être pas grand’chose à espérer de la bienveillance du tzar, mais elle a tout à craindre de sa colère. Plus de 200,000 hommes de troupes russes sont en ce moment chez nous, cent mille autres peuvent venir d’un moment à l’autre. Réfléchissez un peu aux conséquences d’un attentat avorté ou ayant réussi. On en rendrait responsable le pays tout entier, tout serait saccagé, pillé, assassiné, sous prétexte de vengeance et de représailles. En préservant le tzar, ce n’est pas un monarque que nous protégeons, c’est le pays que nous sauvons. Eh bien ! messieurs et très-chers amis, il faut m’aider. » (Marques d’étonnement et symptômes d’inquiétude sur tous les visages.) « Il y a, continua l’agent, ferme et résolu, un Polonais, M. L. B., que la police russe recherche ; il a fait serment de tuer le tzar, il est arrivé à Bukarest, mais il se cache si bien que les agents de la troisième section n’ont pu le découvrir ; messieurs et chers amis, il faut me le livrer. »

Une rumeur s’éleva dans la petite assemblée. Les regards d’intelligence rapides comme des éclairs, mais tout aussi brûlants, se croisèrent. Puis, ce fut un concert : « Mais nous ne le connaissons pas ! — Jamais nous n’en avons entendu parler ! — C’est une mystification de la police russe ! — Nous ne savons pas qui c’est ! » etc.

M. X… laissa libre cours à toutes les protestations. Mais, après une courte pause, il reprit d’un ton badin sous lequel perçait néanmoins une volonté sérieuse :

« Voyons, fit-il, ce serait bon à raconter à un nigaud de limier de police qui serait arrivé ici par la simple filière administrative ! à un individu innocent qui ne connaît les sociétés secrètes que par ouï-dire et les conspirations par ses mouchards. Mais moi, messieurs, un vieux de la vieille, un conspirateur comme vous, un renard dont vous avez vous-même apprécié la finesse, moi, connaissant toutes les rubriques que nous pratiquions ensemble, toutes les comédies où j’avais mon rôle, — croyez-vous que je me payerai de semblable monnaie ? A d’autres ! Voici comment les choses se sont passées. B… est arrivé ici muni de lettres de recommandation pour l’un d’entre vous ; peut-être pour plusieurs, peut-être pour tous. Il s’est recommandé de la solidarité qui relie entre elles les sociétés secrètes de Pologne, de Hongrie et de Russie. Naturellement, et conformément aux lois de cette solidarité, vous l’avez accueilli, hébergé et maintenant vous le cachez. Pas de dénégations, je ne les accepte pas, pas de protestations, je sais ce qu’elles valent. B… est ici, vous savez où il se trouve, il me le faut, je le répète, il me le faut ! »

Les réfugiés se regardèrent courroucés. L’un d’entre eux, haussant les épaules, se leva : « On nous prend pour des mouchards, s’écria-t-il avec dégoût, allons-nous-en ! »

« Si vous le pouvez ! dit l’agent en changeant de ton, les portes sont fermées, les gardes ont ordre de vous retenir, en un mot, vous êtes mes prisonniers, mes otages, si vous aimez mieux, et pas un de vous ne rentrera chez lui que je ne connaisse l’endroit où je puis dénicher B…

» Voyons, reprit-il d’un ton plus doux, raisonnez avec moi, il s’agit d’empêcher un grand malheur, dont tout un peuple aurait à souffrir. Je ne raille plus, je vous conjure sérieusement, mes amis, de vous dévouer, et de m’aider. Chacun de vous a trouvé ici une seconde patrie, un refuge contre la persécution, la liberté la plus complète ; plusieurs d’entre vous y ont même trouvé du pain qu’ils n’avaient pas, quand ils sont arrivés dénués de tout et chassés comme des bêtes fauves. Eh bien, ceci demande de la reconnaissance ! Ne soyez pas ingrats pour qui vous a fait tant de bien ! — Écoutez : Voilà comment nous allons nous y prendre. Je vais sortir et je vous laisse sur la table l’annuaire des adresses de Bukarest, vous marquerez d’un trait au crayon le nom de la rue où demeure B…, d’une croix le chiffre représentant le numéro de la maison, vous y ajouterez un, deux ou trois traits selon l’étage où perche notre oiseau. Comme cela personne d’entre vous ne sera responsable de la trahison, et vous vous entendrez bien, de votre côté, pour vous garder mutuellement le secret. D’ailleurs, vous n’avez pas le choix, si vous refusez on vous considérera comme des complices et on vous traitera comme tels ; je recommande surtout à ceux d’entre vous qui sont pères de famille de réfléchir. »

L’ex-conspirateur se retira en n’oubliant pas de fermer à double tour la porte de son cabinet. Il laissa un quart d’heure de réflexion, puis il revint.

« Eh bien ! » demanda-t-il. Ne recevant point de réponse, il courut à l’Annuaire laissé sur la table. La strada y était marquée d’un trait, le feuillet 38 portait une croix et à côté il y avait deux tirets. La figure de l’agent s’illumina. Il fit tinter une sonnette, un soldat entra ; le magistrat écrivit rapidement quelques lignes qu’il lui remit en lui disant quelques paroles à l’oreille. « Maintenant, reprit M. X…, en se tournant vers les assistants, vous me ferez l’honneur de dîner tous avec moi, n’est-ce pas ? Nous avons encore à causer, mais le verre en main. » Les invités durent comprendre que leur amphitryon désirait les garder encore pendant quelque temps parce qu’il avait besoin d’eux. Le dîner fut assez gai malgré la circonstance ; au dessert, l’agent à qui M. X… avait parlé à l’oreille et à qui il avait remis le papier revint et lui parla à voix basse. Le préfet fit un signe d’intelligence, puis se levant : « Pardon, messieurs, si je ne prends pas le café avec vous, on vient de m’aviser que B… est en bas. Il faut que je parte pour l’accompagner à Plojesti, l’express du soir est à neuf heures quinze, je n’ai pas une minute à perdre ! Ah ! j’oubliais, vous me répondez de l’ordre pendant l’entrée triomphale du tzar. S’il y avait le moindre désagrément, on s’en prendrait à vous. »

Le jour convenu, le 8 juin, tout se passa correctement et magnifiquement. Dans la nuit, la municipalité, aidée par les habitants, avait métamorphosé en une oasis de verdure et de fleurs richement pavoisée et enrubannée les rues par lesquelles l’empereur devait passer. Ce décor merveilleux commençait à la gare, qui elle-même était fastueusement ornée et dont le grand salon d’attente était converti en véritable vestibule de palais. Dans la grande strada Targovisti, le centre du décor était formé par un magnifique arc de triomphe orné de trophées d’armes antiques et construit au moyen de fusils, de baïonnettes et de sabres superposés, entrelacés et mêlés aux fleurs. C’était une attention des élèves de l’école militaire dont le bâtiment est peu éloigné de la gare. Deux des apprentis guerriers montaient la garde devant les arcs-boutants et ils faisaient preuve des dispositions les plus belliqueuses en écartant du bout de leurs sabres les passants qui frôlaient de trop près le chef-d’œuvre.

Des mâts vénitiens se dressaient des deux côtés sur tout le parcours ; les petites maisons, si fraîches et si riantes, étaient toutes encadrées de verdure et de fleurs ; quant à la pogo mogosaï, il y avait eu émulation ; la question patriotique, le désir d’accueillir dignement et de flatter l’hôte de la Roumanie dont on pouvait tout craindre et tout attendre, était doublé de la question d’amour-propre, du désir de se surpasser mutuellement, et cet ordre d’idées est pour beaucoup dans les résolutions des gens qui, comme les Valaques, ne détestent pas les apparences pompeuses. Sur toutes ces maisons pavoisées jusqu’au faîte, sur ces monuments d’un jour élevés par l’esprit politique, sur la foule immense, gaie, enjouée et parée de ses plus beaux vêtements, qui circulait joyeusement dans l’espace compris entre le palais et la gare, courant au-devant de l’hôte souverain, un soleil rayonnant versait ses flots d’or. Il y avait du dimanche dans l’air, et l’observateur put remarquer combien la capitale roumaine était avantageusement créée pour les grandes fêtes publiques. Elle ressemblait sous ce rapport, cette ville peu connue et si curieuse pourtant, aux cités solennelles de l’Italie, mais avec l’avantage d’un plus grand laisser-aller et de plus de cordialité dans l’expansion. A dix heures, l’empereur arriva. Le maire, M. Rosetti, lui présenta le pain et le sel dans le salon d’attente de la gare. Je ne sais si le vieux patriote républicain était plus ému qu’il ne voulait l’être ; l’autocrate le regardait avec une attention soutenue, car au moment où le maire de Bukarest s’approchait de lui, le général Ignatieff, qui suivait son maître comme Méphistophélès couvait Faust, lui dit à l’oreille : « Sire, c’est Rosetti. » L’intonation mise dans la prononciation du nom signalait évidemment le magistrat à la curiosité du monarque comme quelqu’un dont on a déjà beaucoup parlé à l’avance. Le petit compliment du maire avait été tourné en français. Le tzar redressa la dernière parole. M. Rosetti avait dit que les Russes venaient combattre pour la délivrance des peuples de l’Orient. Des peuples chrétiens, reprit le monarque, qui définit ainsi plus exactement le but de la croisade. Le prince Carol était venu au-devant du tzar ; les voitures de la Cour, à six et à quatre chevaux, conduites à la Daumont par des jockeys en livrée magnifique, attendaient dans la cour du débarcadère. Elles étaient entourées par les gendarmes à cheval du prince, véritable cavalerie d’élite dont la taille, la tenue martiale et le costume étincelant rappelaient les cent-gardes.

Au moment de monter en voiture, il y eut une question d’étiquette très-grave à résoudre. Les deux princes pouvaient-ils se montrer de pair dans le même carrosse ? Carol coupa court à toutes les hésitations en montant dans la deuxième voiture vis-à-vis d’une dame. L’étiquette sait se plier à la galanterie, par conséquent la princesse Élisabeth monta dans la première voiture avec le tzar et deux grands-ducs. Le prince Carol eut également la société de deux membres de la famille impériale russe.

Le cortége était devancé d’une trentaine de mètres par le préfet de police, debout dans un cabriolet, les regards attachés sur l’empereur, qu’il ne perdait pas de vue. La relégation au second plan, que le prince Carol s’était imposée, fut regardée comme un signe de vassalité, et cela déplut. Pourtant, on eut assez de politique pour ne rien changer au programme ; on accabla l’empereur de cris, de fleurs et de bouquets. L’ancien ministre de la justice, qui remplit de nouveau ses fonctions avec toute la distinction voulue, M. Statesco, possède sur le pogo mogosaï une des plus élégantes, des plus coquettes maisons qui s’y trouvent, dont le premier étage est complétement entouré par un balcon, du haut duquel une douzaine de dames en ravissantes toilettes firent pleuvoir sur la voiture impériale un véritable déluge de roses, de branches de lilas et de jacinthes. L’empereur, assez gourmé, triste même pendant le trajet, leva la tête et, à la vue des hôtes de M. Statesco, sa figure s’illumina ; il sourit longuement et découvrit ainsi ses trente-deux dents, de grosse proportion et d’une blancheur frappante. Le seul incident qui signala cette course triomphale à travers la ville fut un accident de voiture qui arriva à M. Bratiano, premier ministre roumain, et à son puissant collègue le chancelier Gortschakoff. Ces messieurs étaient dans un simple cabriolet, ouvrant ainsi la marche à trois ou quatre cents voitures de place contenant de simples bourgeois, des curieux, des touristes désireux de grossir le cortége officiel. Les chevaux attelés au cabriolet des Excellences prirent le mors aux dents. Il y eut fracture d’un essieu, mais personne ne se fit de mal. Si les deux illustres hommes d’État avaient été superstitieux, ils auraient certainement vu dans cette circonstance un mauvais présage. M. Bratiano aurait pu au moins y apercevoir un avertissement de l’accident beaucoup plus sérieux qui lui est arrivé près d’une année plus tard devant le palais de Cotroceni. En sortant de la résidence d’été du prince régnant, le premier ministre fut jeté hors de son fiacre, conduit par un birjar ivre, et il resta plus de trois semaines entre la vie et la mort.

Pour en revenir à la visite du tzar à Bukarest, elle dura quelques heures seulement. On déjeuna hâtivement au palais, tandis que divers corps de musique sonnaient joyeusement sur la place ; puis à deux heures l’empereur et sa suite repartirent pour Plojesti. Les bons habitants de Bukarest, qui avaient déjà fait des préparatifs d’illuminations pour la soirée et qui croyaient contempler à leur aise le tzar à la représentation de gala annoncée pour le soir, furent surpris de cette fugue, et ils la supportèrent avec la philosophie de circonstance qu’ils savent apporter en toute chose. Dans l’intervalle qui va s’écouler entre l’arrivée de l’empereur et le passage du Danube on vécut à Bukarest dans une fièvre continuelle, attendant de jour en jour l’annonce que les hostilités avaient été sérieusement ouvertes. Je me sers à dessein de ce terme sérieusement, car si les véritables opérations se faisaient attendre, les menus détails ne manquaient pas. La petite pièce militaire se jouait avant la grande. Les bombardements par les chaloupes avaient cessé depuis le double échec de la flottille de l’amiral Hobart-Pacha ; mais messieurs les Turcs envoyaient assez volontiers des bachi-bouzouks, des arnautes et autres auxiliaires afin de s’emparer du bétail qui paissait sans songer à mal sur la rive roumaine. Presque tous les jours, on nous signalait de semblables exploits, et les bulletins officiels destinés à apaiser la soif de nouvelles du public ressemblaient fort à un recensement de bestiaux. De temps à autre, on apprenait qu’une barque ayant à bord des réguliers turcs s’était approchée du rivage et avait reçu quelques coups de canon. Ou bien on faisait très-grand bruit de quelques bombes échangées entre Widdin et Kalafat. Tels étaient les grands faits de guerre qui remplirent le mois de juin.

CHAPITRE X

Les préparatifs de Slatina. — Bukarest pendant le passage du Danube. — Le bombardement de Giurgewo. — Exagérations. — A Rustschuk. — Position militaire des Turcs. — Coup d’œil sur la ville turque. — L’incendie. — Réponse des Turcs. — Panique à Giurgewo. — Une population dans les vignes. — Départ du tzar pour le Danube.

Avec toute la discrétion voulue, on préparait le passage du Danube, l’entrepôt central des travaux était à Slatina. On y fabriquait sans une heure d’interruption tout l’attirail destiné à porter sur la rive turque les légions du César de Moscou. Aussi, à dix lieues à la ronde, Slatina ressemblait à un immense chantier, on soudait l’une à l’autre les parties soigneusement numérotées des petites chaloupes démontées et amenées de Cronstadt, on construisait des radeaux énormes qui devaient supporter le poids de toute une batterie d’artillerie, on radoubait les embarcations de toute espèce et l’on entassait le matériel nécessaire pour la construction des ponts volants.

Le 30e corps d’armée, désigné selon toutes les apparences à former l’avant-garde sur l’autre rive du Danube, campait autour du chantier ; on avait embauché dans les alentours tous les ouvriers capables de donner un coup de main ; enfin les marins, reconnaissables à leurs chapeaux de toile cirée et leurs vestes marquées d’ancres d’or, étaient venus accompagner le matériel. De la sorte, Slatina était devenu à la fois un vaste atelier et une sorte de foire militaire et civile. Le général de Krudener et son état-major, parmi lequel se trouvait le prince de Leuchtenberg, mort si jeune pendant le cours de la campagne, menaient joyeuse vie. Les soldats aidaient les ouvriers et suaient sang et eau, sous la conduite des ingénieurs de la marine et du génie. Les restaurants étaient sortis de dessous terre comme par enchantement, et les cantari (tsiganes musiciens) râclaient le violon et la contrebasse en accompagnant le cliquetis des bouteilles et les soubresauts bruyants d’un champagne problématique. Le 20 juin, toutes les mesures avaient été prises pour transférer tout ce matériel à Alexandrie. De cette ville, qui était reliée à Slatina par une excellente route (une chaussée, comme on les désigne dans ce pays), on pouvait gagner les bords du Danube en une demi-journée de marche.

Le dimanche 25 juin, il y avait foule à la promenade de la chaussée, à Bukarest. Les calèches particulières et les droskis de louage faisaient queue absolument comme les véhicules de nos élégantes autour du lac au bois de Boulogne. Le restaurant de Serestro, pittoresquement enfoui dans un massif de verdure, avec les tables groupées, un bel étang aux eaux bleues, dans lequel on peut pêcher soi-même le poisson destiné au déjeuner ou au dîner, était encombré d’officiers russes en partie fine avec les nymphes, rapidement devenues leurs compagnes habituelles. Au rond-point qui termine la promenade et d’où se déploie le long ruban de la grande route de Plojesti, des paysans en costume valaque exécutaient sous les yeux des promeneurs, qui faisaient arrêter leurs voitures, des danses bizarres mêlées à des exercices de bâton du plus singulier effet. Dans la ville, toute la badauderie était endimanchée et tenait ses assises sur les trottoirs de la Mogosaï, trouvant beaucoup de plaisir à échanger ses vues et ses commentaires au sujet des participants au corso. Devant le café du Boulevard, la bourse des fournisseurs était encore plus animée, plus bruyante que jamais, et déjà les signes d’un commencement de propreté se manifestaient sur les visages et dans les costumes des traitants, dont beaucoup avaient débarqué dans une tenue peu faite pour inspirer la confiance. Mais, à présent déjà, la redingote de bonne étoffe remplaçait le caftan graisseux, et sur le ventre arrondi les grosses breloques dodelinaient agréablement. En revenant de déjeuner à Serestro avec quelques connaissances, je me heurtai, devant le palais du prince, à un jeune magistrat dont j’avais fait connaissance au « Cercle de la Jeunesse ». Son air agité me frappa. « Qu’y a-t-il donc ? » demandai-je. « Comment, mais vous ne savez donc pas ? Depuis ce matin les Turcs bombardent Giurgewo, ils lancent sur la ville des bombes à pétrole, la moitié des maisons sont réduites en cendres, on parle d’un vrai massacre ! » Ces exclamations me laissèrent un peu incrédule, car bien des fois déjà on avait anéanti (en imagination) bien des villes et des villages, et éventré des monceaux de femmes et d’enfants sans défense. La soi-disant destruction du port de Kalafat, où toutes les maisons, au dire de témoins prétendus véridiques, avaient été réduites en miettes, où sept cents cadavres, d’après d’autres témoins non moins véridiques, avaient été enlevés de dessous les décombres, pouvait servir d’exemple frappant de ces exagérations.

Je venais de me convaincre huit jours auparavant sur les lieux mêmes que pas un chat n’avait eu la patte cassée à Kalafat, attendu que toute la population civile s’était réfugiée dans l’intérieur, et quant aux maisons détruites, elles s’étageaient coquettement sur le Danube en face des minarets de Widdin. Quatre ou cinq tout au plus montraient des traces d’obus peu apparentes. Les autres étaient complétement intactes. L’imagination s’allume facilement au bruit des premiers coups de canon et fort heureusement on finit par s’apercevoir après vérification qu’il y a eu plus de bruit que de mal et plus de fumée que de feu. Pourtant, à Giurgewo — tout en faisant la part des exagérations — les choses n’avaient pas eu une tournure aussi inoffensive. Rustschuk, la plus grande ville de la Bulgarie et la forteresse la plus considérable de ce futur État, se trouve sur une hauteur qui s’étage en panorama en face de Giurgewo, la ville roumaine, bâtie dans un creux de plain-pied avec le Danube. Les Turcs s’étaient très fortement retranchés à Rustschuk. Ils avaient armé de gros canons les différents ouvrages situés en avant de l’enceinte de la ville et qui ont acquis une certaine célébrité pendant la guerre de Crimée. D’autres retranchements également armés avaient été élevés depuis le commencement de la campagne autant pour défendre la ville que pour protéger un camp de troupes dont on apercevait sur la hauteur les tentes blanches rayant à la braie l’opulente verdure des bois et des vignes. Malgré l’état de guerre, malgré la situation exposée de la ville, la population très bariolée qui occupe les quatre quartiers de la ville (bulgare, turc, européen, juif) ne s’était pas éloignée, elle continuait tranquillement à vaquer à ses occupations sans rien appréhender de fâcheux. La position anormale se manifestait seulement par l’interruption de la navigation sur le Danube. On ne pouvait plus traverser le grand fleuve en kaïk pour faire bombance le dimanche dans les guinguettes roumaines, et le petit sloop avec sa mignonne cheminée à vapeur grosse comme l’embouchure d’un trombone ne débarquait et ne rembarquait plus deux fois par semaine les sacs étroitement ficelés et dûment cachetés de la poste à destination de Constantinople. Les luxueux bateaux de la compagnie du Danube ne lâchaient plus leurs jets de fumée accompagnés de sifflements aigus quand ils paraissaient en vue des blancs minarets qui distinguent le quartier turc. Mais en somme, jusqu’à présent, la sécurité des quatre-vingt et quelques mille habitants avait été complète. Le passage du Danube paraissait excessivement problématique, il était remis d’une semaine à l’autre et les batteries russes dont on annonçait la construction le long du Danube ne faisaient guère parler d’elles.

Ces menteuses illusions ne devaient pas durer longtemps. Le même dimanche, 25 juin, les ouvrages édifiés dans le plus grand secret et avec un art réellement merveilleux par le génie russe étaient terminés. Les principales batteries se trouvaient à Slobozia, un peu sur la droite de Giurgewo, dans la direction de la route de Sienitza. Autrefois, quand les Turcs avaient droit de tenir garnison sur certains points stratégiques de la principauté valaque, ils avaient construit une tête de pont en cet endroit pour protéger Rustschuk en cas d’attaque. Il eût été très facile aux Turcs de s’emparer, dès le début de la guerre, de leur ancienne position et de s’y fortifier solidement avant que les Russes eussent atteint les bords du Danube ; mais les musulmans laissèrent passer le moment favorable, comme à Kalafat. Les Russes n’eurent qu’à se servir de l’ancienne tête de pont en retournant les travaux et en dirigeant l’embouchure des canons du côté du fleuve tandis que les Turcs auraient pu très facilement tourner leurs pièces contre la route de Bukarest et mitrailler ainsi tout ce qui se serait aventuré au delà de certaines limites.

En négligeant d’agir ainsi, l’autorité militaire turque avait commis une faute des plus graves, et comme ce sont toujours les administrés qui paient pour les bévues des administrateurs, la population de Rustschuk allait payer très cher l’incurie et l’imprévoyance du séraskiérat.

Le dimanche 25 juin, le général commandant à Giurgewo rendit visite aux batteries, constata qu’elles étaient achevées et n’eut rien de plus pressé que de les essayer. A une heure de l’après-midi des cosaques parcourent à cheval les rues de Giurgewo, des ordres sont transmis aux divers commandants des batteries, et un quart d’heure plus tard, le premier obus tombait sur un toit de Rustschuk. Bientôt les coups se succèdent à de plus courts intervalles, puis de nouvelles batteries entrent en jeu, au lieu de quinze pièces qui grondaient au début, vingt-cinq, trente, puis quarante qui se font entendre. D’abord les boulets s’égarent, beaucoup tombent dans le Danube, d’autres vont se perdre dans les vignes. Mais les canonniers connaissent leur métier, d’ailleurs ils ont eu tout le loisir d’examiner la cible offerte à leurs coups. Bientôt le tir est rectifié, presque tout coup porte. On s’en aperçoit par des colonnes de fumée zébrées de flammes rouges qui montent vers le ciel après l’explosion de chaque obus. L’incendie est partout dans la florissante cité bulgare, un incendie que rien ne peut éteindre, car les batteries s’acharnent précisément sur les foyers qu’elles viennent d’allumer pour empêcher tout secours. En face du panorama de Rustschuk, à une quinzaine de kilomètres environ en arrière de Giurgewo, s’élève une colline, celle de Fratesti, d’où l’œil embrasse les deux rives du Danube et domine l’amas des maisons de Giurgewo, dans le ravin, et les constructions de Rustschuk au même niveau de hauteur où l’on se trouve.

Rien ne saurait nous échapper de ce belvédère, surtout par une claire après-dînée d’été toute ensoleillée. On distingue chaque mosquée, chaque église, chaque konak et jusqu’aux petites baraques décrépites des Spanioles. Ces maisons entourées de jolis jardins sur lesquelles flottent des lambeaux d’étoffe de toutes couleurs, ce sont les consulats des diverses nations. Plus bas, presque baigné par le Danube, le bâtiment de la gare du chemin de fer Rustschuk-Varna profile la boiserie de ses auvents ; un convoi passe devant les hangars ; un peu au-dessus de l’embarcadère, dans les vignes, ornée d’une coquette terrasse, le plus beau de tous les belvédères possibles, je retrouve l’auberge établie comme un refuge par la Compagnie de la navigation pour les voyageurs attardés ou que les caprices du fleuve Danubius forcent à suspendre leur voyage. C’est un endroit gai et bien planté, tenu par un véritable enfant de Vienne, d’humeur joyeuse, possédant un « premier garçon » dont la biographie est un canevas de roman.

J’avais connu l’an dernier M. Schani, de Rustschuk. C’était un renégat allemand, sorte de bohème international, qui s’était échappé du régiment où il servait, avait roulé, pendant vingt ans, dans les bas-fonds de l’Orient, tour à tour policier, soldat, croupier de jeux, pour échouer, comme cicérone (ou drogman), dans un hôtel où tout est aimable, les principes comme l’accueil, et où l’on ferme volontiers les yeux sur les faiblesses des passagers. — Derrière l’hôtel, ce sont des vignes, des petits bois, des champs, un décor magnifique qui réjouit les yeux et rayonne dans l’âme. — Des hauteurs de Fratesti, on ne perd rien de tout cela, et on ne manque pas non plus un seul exploit de l’artillerie russe. Des petits nuages de fumée, — on dirait de la poussière soulevée par un tilbury, — indiquent le lieu de départ du projectile. Un nuage quatre ou cinq fois plus grand indique, au contraire, le terme de la course, soit que le projectile se soit enfoncé dans quelques amas de pierres ou de bois, soit qu’il ait fait explosion. Voici que les obus tombent drus et serrés comme les pommes d’un gros pommier de Normandie secoué par les mains nerveuses d’une demi-douzaine de gars. Rien, semble-t-il, ne doit être épargné. Le train, dont un panache de fumée indiquait tout à l’heure le passage, paraît avoir été coupé en deux par les projectiles au moment où il allait entrer en gare. Les auvents de bois prennent feu en quatre places différentes, les consulats commencent à être troués comme des écumoires, les drapeaux protecteurs — soi-disant — sont autant de cibles, et si messieurs les consuls voulaient m’en croire, ils retireraient ces étoffes, car les officiers d’artillerie connaissent mal le code du droit des gens, — et même ceux qui le connaissent peuvent céder à la démangeaison, comme un chasseur en temps prohibé qui se sentirait un revolver dans la poche au moment où un lièvre débouche du fourré.

Le tour de la petite auberge vient aussi. Tu peux plier bagage, bon Viennois de Vienne, si on t’en laisse le temps, et toi aussi, digne drogman, tu peux chercher d’autres voyageurs à carotter et à convaincre dans ton jargon bariolé de la supériorité des mœurs turques. Votre saison est finie pour cette année et, je crains bien, pour toujours, car, depuis cinq minutes, voici le sixième obus qui éclate dans vos dieux lares. L’orage de fer et de feu crève surtout sur la ville turque et, réellement, les bombes ont beau jeu dans ces labyrinthes de petites rues étroitement serrées, encombrées de constructions de bois qui flambent comme des allumettes. Comment va s’évader la population qui grouille là-dedans, avec ses harems grillés et clos, avec les tribus de boutiquiers logeant pêle-mêle dans les soupentes, avec les cafés où, assis sur des nattes, les jambes croisées (position peu pratique quand il s’agit de détaler lestement), les notables de la ville s’abandonnent aux douceurs du kief, ou suivent en rêvant les spirales bleues qui s’échappent du chibouk. Tout cela semble frappé de la foudre ; une proie facile, une proie faite exprès sur commande pour l’incendie comme une botte de paille. L’incendie, après s’être acharné sur le quartier turc, gagne aussi le Ghetto des Spanioles, ou Juifs portugais. Ici, les maisons sont encore plus enchevêtrées que dans le quartier musulman ; aussi la part du feu est plus grande. Voici une heure que ce bombardement dure et, chose singulière, pas un projectile ne frappe l’enceinte fortifiée autour de la ville, aucun obus ne mord sur les pierres de taille des forts, ou sur les terrassements des blockhaus, il semble qu’on veuille, du côté des Russes, ménager à dessein la garnison et les défenses pour faire sentir à la ville et aux habitants paisibles le poids de la colère moscovite. Autre singularité ! Pendant deux heures, les batteries turques se taisent ; elles semblent, en quelque sorte, reconnaître la politesse de l’ennemi pour les ouvrages militaires et avoir fort peu de souci de protéger les pékins variés et leurs bicoques qui se trouvent derrière l’enceinte. Une ville qui brûle laisse les soldats assez froids ! On a dit plus tard que les Russes, en lançant une grêle de bombes sur la ville, voulaient détourner l’attention de leurs préparatifs en vue du passage du Danube ; mais cette excuse, alléguée post-festum, tout en justifiant le bombardement de Rustschuk, au point de vue militaire, ne légitime pas le fait d’avoir choisi pour objectif non pas les remparts, mais les maisons et les habitants inoffensifs. Est-ce que ce sont ces derniers, par hasard, qui auraient été capables de se porter au besoin au secours de la garnison de celle ville ? Au reste, la bonhomie du commandant de Rustschuk ayant cessé sur le coup de trois heures, pour faire place à des inspirations plus mâles, l’agression russe allait perdre un peu de son caractère odieux. Les bombes allaient tomber dans les rues de Giurgewo, en réponse à celles qui éclataient dans les carrefours de Rustschuk.

Le retard provenait de ce que le pacha avait d’abord télégraphié à Constantinople pour avoir des ordres. La réponse fut : « Tirez. »

Les premiers projectiles turcs provoquèrent dans la ville roumaine un véritable changement de décor. Elles éclatèrent sur la grande place, — bâtie en forme de cirque avec de beaux bâtiments à l’entour et ayant au centre une tour campanile assez grossièrement construite, mais excellente comme point de mire. Sur la place se trouvent deux hôtels, un café et une confiserie. Des tables étaient alignées devant chacun de ces établissements, et les habitants prenaient tranquillement des rafraîchissements et des confitures de roses ou de merises (dulciates), en lisant les journaux et en causant politique. A l’intérieur on jouait au billard. Le son du canon donnait un relief particulier à ce passe-temps. Que l’on juge de l’effet de l’artillerie faisant tout à coup rage parmi ces pacifiques consommateurs ! Le premier coup en étendit trois par terre, dont l’un ne se releva plus, puis les éclats couvrirent d’éraflures les murs des cafés et de la confiserie. Aussitôt tout se ferma comme par enchantement ; les propriétaires des établissements se réfugièrent dans les caves et les hôtes se sauvèrent de tous les côtés sans se préoccuper de solder leur écot ; on ne pensait pas à le leur réclamer en un pareil moment ! Le sauve-qui-peut gagna promptement le reste de la population dès que d’autres obus eurent éclaté dans les nombreuses rues qui conduisent de la place centrale au Danube. Sur les bords du fleuve, il y a un arc magnifique, le lieu de promenade de la bourgeoisie aisée de Giurgewo, — la ville est assez riche, grâce au commerce des grains et au cabotage. A droite, il existait — peut-être l’a-t-on réédifié depuis — un grand moulin appartenant à un minotier grec. Devant le parc, une flottille d’embarcations qui avaient été surprises par la déclaration de guerre et la menace des Turcs de couler bas tous les navires marchands qui, passé un certain délai, s’aventureraient encore sur le fleuve, était à l’ancre. La plupart des obus turcs, mal dirigés, sombrèrent dans la mâture des embarcations ou dans les environs du moulin ; mais la terreur avait été semée dans la ville. Elle fut d’autant plus forte qu’en voyant messieurs les Turcs supporter avec patience et sans répondre pendant deux heures les meurtrières décharges de Slobozia, on s’était bercé de la singulière illusion que les musulmans n’avaient ni griffes ni ongles. Le général russe, de son côté, ne contribua pas, et il fit bien, à rassurer la population ; au contraire, il enjoignit à ceux qui restaient encore de vider l’enceinte de la ville sans aucun retard.

On ne se le fit pas dire deux fois. Les voitures de toute espèce, — et il n’en manque pas, Dieu merci ! dans toute ville roumaine, quelque petite qu’elle soit — furent prises d’assaut par les fuyards. Les gens riches, les négociants avaient déjà quitté Giurgewo lors de la première panique, au début de la guerre, quand on croyait à l’imminence d’un débarquement turc. Mais il restait la foule de petits artisans, de cultivateurs bulgares, pour la plupart, des bateliers et cette masse de petites gens vivant de rien et ne faisant rien qu’on trouve partout en Orient. Toute cette foule, unie à dix mille personnes, se réfugia dans les bois et les vignes qui courent le long de la route Fratesti-Bukarest. Des bivouacs se formèrent pour la nuit, des marchands ambulants circulaient avec des vivres et des brocs de vin. Rassurés sur la portée des obus qui ne pouvaient les atteindre dans le lieu où ils s’étaient réfugiés, les fuyards contemplaient, aux premières loges, le duel à coups de Krupp qui se déroulait sous leurs yeux. La nuit seule y mit un terme et les plus courageux parmi les émigrés se risquèrent à rentrer en ville pour y vérifier les dégâts presque nuls au delà de la grande place, mais la plupart préférèrent passer la nuit à la belle étoile. Tandis que les ruines du quartier turc de Rustschuk fumaient, on voyait s’élever en face, sur la pente de Fratesti, les lueurs des bivouacs des victimes civiles de la guerre chassées de leurs maisons ou de leurs bicoques. Il y avait eu quelques victimes aussi bien parmi la population que parmi les servants des pièces d’artillerie. Un général russe avait été gravement blessé. On l’avait transporté immédiatement à Bukarest, et l’empereur, qui déjeunait chez le prince Charles, avait demandé à le voir. Dans la soirée, le bruit se répandit que ce général était mort.

Voilà ce qui s’était passé à Giurgewo, le jour même où à Bukarest le tzar faisait ses préparatifs de départ pour le Danube. A trois heures de l’après-midi, un train spécial chauffait en gare, mais nul ne savait encore pour quelle destination. Le prince Gortschakoff était au débarcadère. L’empereur avait avec lui sa maison militaire et, à ses côtés, le général Ignatieff, qui le couvait des yeux. Le chancelier, en hostilité ouverte avec le général, était fort peiné de n’avoir pas été admis à suivre le quartier général. Il reconnaissait, dans son éloignement, un mauvais tour joué par son antagoniste.

La cloche du départ venait de sonner. Le chancelier s’approcha du tzar. — « J’attends d’importantes dépêches du cabinet anglais, fit-il, où pourrai-je les envoyer à Votre Majesté ? »

Le regard du comte Ignatieff se fixa avec une expression presque magnétique sur l’autocrate. « Je ne puis vous indiquer d’adresse en ce moment, fit Alexandre ; je vous la ferai parvenir dès qu’il y aura possibilité !… »

Le général triomphait ; il avait réussi non-seulement à éloigner, mais à isoler son rival. Le prince-chancelier se mordit les lèvres de dépit ; son fidèle et intelligent aide de camp, le baron Jomini, pâlit de colère. Peu de minutes après, le tzar roulait à toute vapeur pour cette destination si mystérieuse et le prince Gortschakoff rentrait au consulat de Russie. Évidemment le passage du Danube allait avoir lieu : il s’agissait de dire adieu pour quelque temps aux douceurs de la vie bukarestienne.

CHAPITRE XI

De Bukarest à Sistowa. — En route pour Giurgewo. — La ville mystérieuse. — Une nuit dans un wigwam de cantonnier. — Le maître de poste et son collègue le télégraphiste. — Un suicide de soldat. — Une ville mise à sac. — Giurgewo pendant la guerre.

Le lundi 26 juin le bombardement de Giurgewo continuait toujours[5]. Le premier train du matin ne partit pas ce jour-là et force fut aux impatients d’attendre le convoi qui s’éloignait de Bukarest à cinq heures et qui était censé, arriver après sept heures à destination. Je me sers du mot censé car après avoir fait une vingtaine de fois le trajet de Bukarest au Danube je ne me souviens pas d’être arrivé une seule fois sans une heure, deux heures ou quatre heures de retard. Jusqu’à Fratesti la route se passa sans incident — à moins que je veuille noter le petit trait suivant. — Avant de monter en wagon, où je trouvai deux provinciaux roumains, le mari et la femme, j’avais touché à la Banque de Roumanie une certaine somme en or destinée à subvenir aux frais de l’expédition dont je ne connaissais pas la durée. Une fois installé dans le coupé je recomptais les pièces de monnaie avant de les insérer dans la bourse de soie, — l’ancienne et vénérable bourse de nos pères que les marquis de la Comédie-Française jettent entre les pattes de Frontin ou dans le tablier de Marton et qui, tout rococo qu’elle paraisse à la ville, est indispensable dans un pays où les billets de banque sont complétement inconnus. La dame roumaine suivait d’un regard fort mécontent mon petit manége, elle dit d’un air fâché quelques mots dans sa langue à son compagnon de voyage. Celui-ci répondit d’un ton très-aigrelet également, et je finis par comprendre que mes vis-à-vis étaient blessés. Le fait de compter mon pécule était pour eux un acte de défiance. Je fis de mon mieux pour faire comprendre au couple que je les prenais l’un et l’autre pour les plus honnêtes gens de la terre et que je me livrais à une simple opération de calcul bien naturelle.

[5] Peu de jours avant le 26 juin, le passage véritable du Danube entre Simnitza et Sistowa, le corps commandé par le général Zimmermann avait effectué sans rencontrer de grands obstacles la traversée du Danube à la hauteur de Galatz et campait dans la Dobrudja.

Il paraît que mon peu de roumain mêlé de beaucoup d’italien et d’un peu de français, n’arrangea nullement les choses, puisque madame se montra de plus en plus froissée et communiqua son mécontentement à monsieur. Ma foi, je fus tellement agacé et exaspéré même de cette fausse appréciation de ma courtoisie, que je me fâchai tout rouge et, compris ou non, je dis, ou plutôt je criai ma façon de voir sur de telles momeries, en bon français. Devant ce déluge de paroles proférées dans une langue qui lui était étrangère, la dame susceptible changea de ton, pâlit comme un linge et précipita les signes de croix comme si elle avait eu affaire à Satan en personne. Le mari, d’abord décontenancé, imita les pratiques dévotieuses de sa moitié. Je riais à gorge déployée de cette complication inattendue, mais qui devait trouver vite un dénouement, puisque à la station suivante le couple descendit.

A Fratesti la nuit commençait à venir. Nous apercevions du wagon les hauteurs de Rustschuk. De temps à autre une lueur les illuminait. Parmi les voyageurs il y eut de violentes discussions, les uns prétendaient que ces jets de lumières provenaient des canons de la forteresse turque, d’autres plus prosaïques assuraient que c’étaient tout bonnement des éclairs de chaleur. Comme on n’entendait aucune détonation, ce dernier avis me parut le plus rationnel, et il contenait en effet la vérité : on avait cessé de tirer dans l’après-midi ; nous l’apprîmes de la bouche des aides de camp du prince Carol. Ce souverain avait voulu se rendre compte de visu des dégâts causés par les obus turcs, il rentrait chez lui après avoir passé la journée sur les bords du Danube. Nos trains s’étaient croisés à Fratesti. Pourtant il n’était pas prudent de s’aventurer dans le périmètre des krupps avant d’être entièrement rassuré sur les intentions des artilleurs musulmans. Ils avaient tiré dans la journée sur la gare, et le toit de ce bâtiment était fortement troué en deux endroits. Sous prétexte de prudence on nous condamna à une pause de plus de deux heures à Fratesti, le temps qu’il aurait fallu à peu près pour gagner à pied et sans trop se presser la ville bombardée. Le seul qui eut à se louer de cette halte fut un ingénieux cantinier qui débita à d’excellents prix quelques croûtes de pain avec d’atroces tranches de saucisson, car la faim nous gagnait en même temps que l’impatience. Enfin à huit heures et demie, quand on put supposer que les Turcs digéraient leur pilaf sans songer à mal, le train se remit en marche, mais lentement, avec précaution, comme un fiacre qui suit un corbillard. On évita de siffler en pénétrant dans la gare — pour ne pas alarmer les belliqueux voisins.

Ici l’état de guerre se montrait à nous dans toute sa rigueur ; on se sentait aux avant-postes. Tous les voyageurs arrivés par le train durent passer dans le cabinet du chef de gare où campait pour le moment un officier de gendarmerie à l’apparence farouche ; chargé d’examiner les papiers de tous les nouveaux débarqués il remplissait ses fonctions avec toute la sévérité martiale désirable. Son examen ne s’arrêtait pas seulement aux passe-ports et autres documents, — il s’étendait aux visages et à la physionomie des gens. Nous pûmes juger ici pour la première fois de l’effet que produisaient notre photographie et l’écharpe de 37 francs confectionnée à nos frais. Tandis que les autres passagers avaient beaucoup de peine à franchir le cap des interrogations et des examens, les journalistes reçurent carte blanche pour circuler en ville si le cœur leur en disait. — Seulement nous fûmes invités à rendre visite le lendemain au commandant de la place.

La gare avec son buffet et ses salles d’attente était pleine d’animation. Des officiers s’étaient arrangés de leur mieux sur les banquettes pour y dormir, d’autres discutaient et fumaient en souffrant beaucoup de la chaleur et des mouches qui nous assaillaient par centaines. Je reconnus dans l’un de ces officiers mon compagnon de voyage de Moscou à Jassy, le capitaine K…ff. Ses vœux avaient été comblés, il était attaché à l’état-major du prince Schafkoskoï ; mais hélas ! ses cinquante ans sonnés et une blessure qu’il s’était attirée dans des circonstances dramatiques, l’empêchaient d’apprécier son bonheur. Je ne jurerais point qu’il ne regrettât son appartement de la rue Taitbout et les causeries chez Tortoni.

Une fois hors de la gare, — qui était fermée par une grille, — il fallait s’avancer à tâtons. L’obscurité qui régnait ici était positivement égyptienne ; par ordre de l’autorité aucun bec de gaz n’avait été allumé et défense avait été faite aux habitants — il en restait encore quelques-uns, — d’allumer du feu ou de la chandelle à l’intérieur des maisons. Giurgewo prenait un aspect funèbre et fantasmagorique ; l’hôtel de Paris et l’hôtel Bellevue qu’on nous avait indiqués comme les meilleurs de la ville étaient non pas précisément fermés mais abandonnés — et pour cause : la mitraille y avait occasionné des ravages notables la veille, et en particulier la jolie vérandah qui donnait à l’hôtel Bellevue l’aspect d’un aristocratique casino d’une ville de bains était réduite en miettes. Je laissai plusieurs de mes confrères chercher dans les décombres un logement problématique et m’en retournai à la gare pour découvrir un gîte moins rembourré mais moins exposé. Hélas ! toutes les banquettes étaient déjà occupées d’une façon très ronflante. C’est à peine s’il restait une chaise dans le buffet. Un officier de dragons avec qui je m’étais lié rapidement comme on se lie à la guerre me proposa de partager son cantonnement. Où se trouve-t-il ? A un quart d’heure d’ici, dans la deuxième cahute de cantonnier. Nous longeâmes donc la voie du chemin de fer. Mon nouvel ami avait un peu fêté le champagne et son ivresse faillit nous jouer un mauvais tour. Une sentinelle nous arrêta avec le qui vive de rigueur. Je me jetai de côté laissant à l’officier le soin de répondre. Celui-ci ne trouva rien de mieux à faire sous l’inspiration de la liqueur que de tirer de sa ceinture son revolver et de l’armer. Fort heureusement je retins son bras au moment où un jeune cadet muni d’une lanterne s’approchait pour reconnaître l’individu que la sentinelle avait interpellé ! Le jeune homme parlait bien français, et grâce à l’exhibition de ma carte-photographie curieusement examinée à la lueur vacillante de la lanterne la situation très-tendue pendant une minute s’éclaircit d’autant plus que le cadet ferma charitablement les yeux sur la démarche titubante de mon compagnon. Pour éviter toute nouvelle aventure on nous fit la conduite lumière en avant jusqu’au wigwam du cantonnier. Le surveillant, sa femme et deux rejetons étaient étalés à la belle étoile au niveau des rails sur des coussins turcs. Ils dormaient comme des justes et il fallut secouer rudement l’homme pour le décider à ouvrir la porte de sa cellule.

Je fus, je dois le dire, assez étonné de trouver dans ce réduit une cuisine avec tous ses ustensiles, un cellier et une chambre avec un lit assez propre. C’était le logis provisoire de l’officier. Il donna ordre d’étendre un matelas par terre et je dormis jusqu’à ce que le roulement d’un convoi militaire qui passa en sifflant devant la cabane m’eût réveillé en sursaut. Notre hôte qui avait pris position le fanion à la main sur le passage du train revint vers la petite maison en gesticulant, appelant au secours et donnant les signes de la terreur. Comme la dame dans le coupé il se signait avec une rapidité et une agilité incomparables. Nous nous levâmes à demi vêtus, l’officier de dragons et moi, et nous aperçûmes sur la voie entre deux rails l’objet bien légitime de l’épouvante du cantonnier : le cadavre horriblement mutilé d’un soldat russe. Le corps était entr’ouvert et de larges flaques de sang ruisselaient sur les habits de coutil blanc. La casquette avait été lancée à quelques mètres en arrière de cet informe paquet de chairs saignantes. Telle était l’œuvre inconsciente du convoi qui venait de passer à toute vapeur. On alla au campement chercher une civière sur laquelle on mit les débris du malheureux et on les recouvrit de sa capote en attendant l’arrivée d’un officier et d’un chirurgien qu’on avait été quérir à Giurgewo.

On crut d’abord à un accident, mais le camarade du soldat qui avait passé avec lui la nuit devant la cahute du cantonnier raconta que Ivan Wladimirowisch était horriblement tourmenté par le mal du pays, qu’il pensait sans cesse à son village et à sa vieille grand’mère et que dans la nuit même il lui avait arraché le fusil au moment où celui-ci allait le faire partir avec son pied, le canon appuyé contre la poitrine. Il s’agissait donc d’un de ces suicides comme la mélancolie qui à la guerre s’empare du soldat quand il n’est pas tenu en haleine par la fièvre de l’action en a toujours engendré au début de toutes les campagnes.

Cette révélation renchérit encore sur l’effet attristant de la vue du cadavre et je me dirigeai rapidement vers la ville. Celle-ci s’était tant soit peu réveillée de sa torpeur. Les boutiques s’ouvraient lentement une à une, on apercevait quelques artisans dans les rues rasant les murs comme s’ils avaient à craindre les éclats d’obus absents — et enfin, signatura temporis, à la porte d’une des auberges qui la veille avaient été hermétiquement fermées et dont la porte ne s’était pas ouverte malgré les vigoureux appels à coups de pied et à coups de poing, deux grisettes de Bukarest coquettement attifées attendaient — la pitance. Sur la place les confiseries et le café avaient posé timidement quelques tables, mais on faisait payer les consommations de suite — eu égard aux fâcheuses expériences qui avaient été faites précédemment. Enfin des frères Anne en uniforme étaient montés sur la tour au centre de la place voir si rien ne venait.

Tout d’un coup, une détonation retentit. Le général vient de donner l’ordre d’ouvrir le feu. Aussitôt, sauve qui peut général. En moins de cinq minutes, la ville est nette, tout le monde est dans les vignes.

Parmi les habitants chassés ainsi du logis et campant en plein air, une famille surtout méritait d’attirer l’attention. Elle se composait de huit personnes, deux messieurs, deux dames, une jeune fille de dix-huit ans et quatre enfants entre douze et cinq ans. Les papas se ressemblaient à s’y tromper, d’autant plus qu’ils portaient tous deux la longue barbe blonde mêlée de poils gris, et que les vêtements étaient les mêmes. Ils mangeaient si tranquillement, entourés de leur famille, une volaille froide assaisonnée d’une salade de concombres, qu’on les aurait crus en partie de plaisir. Ces respectables et très-philosophes pères de famille étaient tout bonnement le « directeur » du télégraphe et le « directeur » de la poste de Giurgewo. Le spectacle qui se passait sous leurs yeux n’avait rien de bien nouveau, puisqu’ils occupaient déjà les mêmes fonctions, vingt-quatre ans auparavant, lors de la guerre de Crimée. Alors aussi les boulets turcs les avaient chassés de leurs habitations. Alors aussi le tir était déjà exclusivement réglé comme le programme d’une fête champêtre. Silence absolu, complet sur toute la ligne jusqu’à midi, puis canonnade persistante jusqu’au soir. Chacun s’enfuyait effrayé à tire d’ailes, et on rentrait au bercail rassuré pour la nuit. Les choses se passaient absolument de même maintenant, et les deux personnages aux longues barbes trouvaient philosophiquement que le cours de l’histoire avait des retours périodiques bien étranges. Le seul changement au programme de 1854, c’était l’arrivée de nombreux correspondants anglais qui faisaient leur métier sous les obus, comme des grognards du plus vieil acabit. L’un de ces messieurs se présentait au bureau du télégraphe, en même temps que deux obus de très-gros calibre avaient jugé opportun d’y faire acte de présence ; le plafond de la chambre où fonctionne l’appareil avait été complétement crevassé, et les boulets commençaient à réduire en miettes les mobiliers. Mais le reporter anglo-saxon, sans se laisser décourager le moins du monde, insistait continuellement pour obtenir l’expédition de son télégramme. Le télégraphiste, qui certes possédait une belle dose de sang-froid, étant resté à son poste jusqu’à complète impossibilité matérielle, était tout abasourdi de ce flegme miraculeux. « Ma foi », me racontait-il, « j’aurais bien voulu expédier le télégramme tout de même. Mais boum ! un nouvel obus casse net l’appareil. Je montrai le dégât à votre confrère, et celui-ci fit la mine d’un renard attrapé. Nous nous en allâmes, il était temps, je vous l’assure. A peine étions-nous dans la rue, que le plancher s’est effondré. Encore quelques minutes de retard, et nous étions ensevelis tout vifs ». Nous passâmes toute une après-dînée mollement couchés sur l’herbe et racontant des histoires. Le cercle des auditeurs s’était élargi et nous avions parmi nous un jeune diplomate hollandais, dont la tournure distinguée, l’uniforme coquet, la casquette galonnée et la canne surmontée en guise de pommeau d’une pierre précieuse, avaient déjà attiré mon attention à la gare. L’élégant Néerlandais assaisonnait sa conversation politico-stratégique d’un petit doigt de cour à l’adresse de la fille du directeur des postes, qui en valait certes bien la peine. Et pendant cette causerie sur l’herbe, le duel d’artillerie allait son train. Vers cinq heures, immense détonation, des lueurs rouges courent vers le ciel, là-bas, sur les bords du Danube. Plusieurs projectiles ottomans ont fait mouche plusieurs fois de suite. Le feu est à un grand moulin, propriété d’un Grec. L’incendie ne fait que croître et embellir jusqu’au soir, mais à peine la nuit est-elle tombée, que la canonnade s’éteint comme par enchantement. Les Russes ont hâte d’aller voir si le « borsch » est à point, tandis que les Turcs soignent leur pilaf. La trêve paraît assurée, et en effet elle dure toute la nuit.

Peu à peu, Giurgewo s’est habituée au régime du bombardement diurne, on a pu établir, à quelques minutes près, les heures de la canonnade, et on a pu délimiter les quartiers où les bombes tombaient et se garer autant que possible de leurs atteintes. Alors, la majeure partie des habitants peu aisés est revenue, les boutiques se sont rouvertes, d’abord entrebâillées, puis tout à fait. Les hôtels, sauf celui de Bellevue, si impitoyablement saccagé dès le premier jour, ont recommencé leur saison, et ils n’avaient pas à se plaindre des recettes, car Giurgewo devint une étape pour les fournisseurs, les convoyeurs et les marchands de toute espèce, qui allaient de Bukarest aux positions russes sur le Danube et au delà du fleuve. Bientôt il régna dans cette ville, qui semblait vouée au fer et au feu, une gaieté soldatesque et brutale. On ne chômait pas de musiciens tsiganes ni de femmes de composition ultra-facile. Cela allait même très-loin. A l’entrée de la ville, une manière d’hôtel, dont la vaste cour encombrée de voitures et de chevaux de toute espèce, et de toute construction, avait pris franchement des allures de mauvais lieu. L’encombrement était tel qu’il fallait coucher deux à deux dans les chambres, et souvent c’étaient les voyageurs qui s’étaient découplés. Le sabbat régnait toute la nuit, et c’était une chimère de vouloir dormir. Avant l’aube (on était au fort de l’été), à trois heures du matin, les chevaux étaient attelés aux véhicules, les cochers juraient, sacraient et échangeaient des coups de fouet. Les marchands, les fournisseurs et autres hôtes s’arrachaient aux punaises des lits, réglaient le compte entre les mains du digne maître, un Grec barbu et majestueux qui, debout sur l’appui de la balustrade de bois vermoulu qui faisait le tour de son établissement, regardait partir son monde, comme le capitaine d’une embarcation surveille l’appareillement de son navire.

Pendant toute la campagne, Giurgewo garda cet aspect bizarre et pittoresque d’une bourgade de plaisirs au milieu de la bourrasque guerrière.

CHAPITRE XII

Alexandrie. — Équipage de correspondant. — Rencontre avec l’empereur. — Te Deum en plein air. — Le passage du Danube. — Simnitza. — Famine sur la rive droite. — Abondance sur la rive gauche. — Le cantinier Moujik. — Le colonel Wellesley. — Hussard et Bey. — Sistowa vue par la fenêtre.

Le 29 juin, à dix heures du matin, je tombai à Alexandrie où, m’avait-on assuré, l’empereur de Russie avait établi son quartier général. Alexandrie est une bourgade d’un millier de feux à peu près et située à mi-chemin presque égal entre Giurgewo et Turnu-Maguerelé, les deux ports principaux du bas Danube roumain. La situation de cette localité, dont les vieilles maisons sont entourées d’un cercle d’opulente verdure, semble créée exprès pour y établir le centre des opérations dont le fleuve devait être l’objet. Des troupes nombreuses, nous le savions du reste, avaient été dirigées de ce côté depuis quelques jours, mais nous ne trouvâmes plus que des traces de leur campement : des monceaux de bois calciné, quelques piquets de tente et des débris de l’ordinaire du régiment. Mais des troupes, nulle part ! La ville était tranquille et placide ; les artisans travaillaient, selon l’usage, sur le pas des portes ; des boutiquiers se croisaient les bras. Le tzar avait traversé Alexandrie sans y faire de station. Il s’agissait de retrouver la bonne piste. Si nous atteignions le jour même le campement impérial, nous serions peut-être à même d’assister au passage du Danube ! Le temps de chercher une voiture, et nous repartons. Mais où trouver un véhicule, puisque tout doit avoir été réquisitionné pour la suite du prince ?

L’embarras serait bien grand sans le secours inespéré d’un confrère américain qui, grâce à ses moyens, voyage en grand seigneur dans sa propre voiture ou plutôt son chariot, qui mérite une petite description. Qu’on se représente comme forme un de ces haquets couverts dont les maraîchers se servent pour le transport des fruits et légumes à la halle. Mais la ressemblance s’arrête à la forme, fort heureusement. La capote ovale est en excellent cuir à l’épreuve des pluies. La caisse est suspendue de façon à défier les cahots les plus cabriolants. L’intérieur de la voiture se fractionne en trois parties. La banquette pour le cocher et le domestique, le siége du maître et d’un invité calculé de façon que les deux voyageurs peuvent faire la route couchés sur des tapis et des coussins ; le troisième compartiment est réservé aux menus paquets et provisions de bouche. Les gros bagages, ainsi que les piquets de la tente que tout correspondant aisé traîne avec lui, sont solidement attachés à l’arrière du fourgon ; enfin, sous le plancher, couvert de bonnes moquettes, se dissimule une cave-garde-manger contenant des vins, des liqueurs et des conserves. Cet abîme béant est la ressource des jours maigres, quand on est condamné à passer par des villages affamés et épuisés. J’ai connu un correspondant anglais qui avait accumulé dans la précieuse soute des boîtes de foie gras, des pots de confitures et des bouteilles de champagne en assez grande quantité pour suffire à la consommation d’une famille bourgeoise pendant six semaines. Ce véhicule, élégamment construit et mollement capitonné du haut en bas, mesure environ trois mètres de long sur deux de large. Il est traîné par quatre chevaux maigres, secs, nerveux et qui, stimulés par le fouet, filent comme s’ils possédaient des ailes. Un cheval de selle, tout harnaché, est en outre attaché par une corde à l’arrière du fourgon. Cette monture risque d’être enlevée par quelque tzigane assez agile pour couper rapidement la corde. Aussi le maître de l’équipage regarde souvent d’un air inquiet par la petite glace percée dans le dos de la capote.

Ah ! le bon sommeil que l’on goûte sur le moelleux lit improvisé dans l’intérieur du fourgon après les souffrances de la nuit précédente, nuit des plus blanches passée dans cet horrible instrument de torture qui s’appelle pompeusement la diligence, sans doute pour avoir le droit d’exiger un ducat par patient ! Tout à coup la voiture s’arrête. Sommes-nous arrivés dans ce désiré village heureux et encore inconnu où nous devons trouver du nouveau ! le nouveau que nous cherchons, le nouveau que réclame de nous le public, qui commence à accuser la guerre d’Orient du plus grand des crimes, — au point de vue du journalisme, — du crime d’ennui et de monotonie. La piste était-elle bonne ? avons-nous trouvé l’empereur et sa suite ? Pas encore ; les chevaux se sont arrêtés pour souffler un peu et pour boire. La voiture a stoppé au bord d’une citerne dont le grand bras de bois forme un immense arc-boutant auquel pend une corde de 10 à 12 mètres de long. On attache à cette corde un seau de bois, qu’à la force du poignet on fait descendre jusqu’au fond du puits. Le seau une fois plein, remonte par le même procédé primitif. L’eau est jaune, saumâtre, souvent boueuse, mais cela n’empêche pas les conducteurs, une fois que les bêtes sont repues, de se jeter à leur tour sur le liquide et d’en lamper largement. Comment s’en trouvent-ils ? On prétend qu’ils ont bon estomac ; il le faut bien.

Quand tout le monde se fut rafraîchi, nous repartîmes. Je jetai un coup-d’œil sur le paysage ; c’était une plaine d’une platitude fatigante. On ne perdait rien en dormant. Une nouvelle commotion imprimée au fourgon par l’arrêt subit des quatre chevaux lancés à fond de train me réveilla bientôt. Cette fois, nous étions près d’un village. A une centaine de mètres, des maisons reluisaient au soleil : un bourdonnement vague et joyeux nous remplit les oreilles, assez bruyant pour permettre de croire que le village renfermait en ce moment les habitants d’une ville entière. Pour mieux reposer, nous avions fermé les portières de cuir qui pendaient, retenues par une embrasse de chaque côté du siége du cocher. Celui-ci nous parut faire sa partie dans un colloque très-vif. Après avoir écarté les draperies de cuir, nous nous aperçûmes que la voiture était entourée par des tcherkesses de la garde particulière du tzar (le convoi). L’un de ces soldats, à l’air très-farouche, et malgré la chaleur accablante enfoui jusqu’aux talons dans sa longue redingote de drap d’une lourde étoffe, avait pris les chevaux par la bride, tandis qu’un autre, la tête couverte d’un immense bonnet à poil, se disposait à cravacher de son fouet à manche très-court et à nœuds très-épais le cocher qui poussait des cris perçants et agitait ses bras comme des ailes de moulin. Nous étions à l’entrée du campement de la garde particulière. Alexandre II et sa suite n’étaient certes pas loin. L’ardeur avec laquelle les tcherkesses voulaient défendre à notre cocher de pénétrer plus avant confirmait cette supposition.

Mon confrère qui parlait un peu le russe se mêla au débat et, en guise de talisman, il exhiba la fameuse carte-photographie. Mais le charme n’opéra pas, car le tcherkesse ne cessait de brandir son fouet d’un air de plus en plus menaçant. Un correspondant anglais n’est pas homme à échouer près du port. Z. insistait et Dieu sait quelle tournure peu récréative aurait pris l’incident si un officier parlant le français n’était intervenu. Il nous apprit la grande nouvelle — qui nous remplit de dépit : le matin même dès l’aube une division russe avait traversé le Danube, non pas à Turnu-Maguerelé, mais à une dizaine de kilomètres de là, à Simnitza. Tout avait admirablement marché. Sistow, une des principales villes du littoral danubien était entre les mains des Russes. L’ennemi s’était enfui après une résistance insignifiante. L’empereur, en apprenant ces heureuses nouvelles, avait donné l’ordre de célébrer un Te Deum à l’endroit même où il se trouvait au moment où le bienheureux courrier du grand-duc Nicolas venait de l’atteindre.

Avec une promptitude bien agréable au Dieu des batailles, on avait dressé un autel improvisé — une planche couverte d’un surplis posée, je crois, sur deux tonneaux, et un pope à longue barbe soyeuse, la chevelure aussi blonde et aussi opulente que celle de ses confrères de Saint-Isaac, officiait très-dignement au centre d’un bataillon carré composé d’officiers de la garde impériale, tous en très-grande tenue. Un régiment était massé sur deux lignes se faisant face et derrière la haie des fourgons et des voitures de la cour quelques paysans avec leurs enfants, pieds nus, accourus du village le plus voisin, regardaient avec curiosité. L’empereur n’avait plus rien de cette mauvaise humeur qui obscurcissait son front chargé de soucis, quand je le vis à Saint-Pétersbourg ; il n’avait rien non plus de forcé et de contraint comme à Bukarest quand il défilait triomphalement mais défiant à travers les rues de la capitale roumaine… Ici il rayonnait, il était rajeuni de vingt ans ! Je le vis priant avec ferveur, puis la messe finie, se tourner vers un des grands-ducs qui était là et l’embrasser affectueusement. Puis il se mit à parcourir les rangs, l’air se remplit des notes de la musique militaire soufflant avec rage le chant national russe mêlé à des hourrahs dignes d’une armée de stentors. Le Tzar, en proie à une agitation joyeuse, serrait toutes les mains tendues vers lui et parlait à tous. Il aperçut aussi le groupe formé par des journalistes et loin de se formaliser de leur présence, il leur demanda pour quels journaux ils écrivaient. — N’est-ce pas, fit-il, que c’est beau ! Quelle brave armée, il faut le dire à toute l’Europe.

Rendons aux Russes cette justice que la journée était héroïque et très-honorable pour eux. Elle fut honteuse pour les Turcs et enleva au vieux Serdar Abdul Kerim tout le prestige dont ce général ventru qu’on avait pris pour un grand capitaine, avait su bénéficier pendant la campagne de Serbie. Grâce à son manque de vigilance et à l’incroyable apathie qui déroutait même les Russes, Abdul-Kerim laissa le passage du Danube s’effectuer sans qu’il en coûtât plus de six cents hommes aux Russes, tandis qu’eux-mêmes s’attendaient à sacrifier dix, quinze et peut-être même vingt mille hommes pour gagner l’autre rive. En somme, peut-être Abdul raisonnait-il en philanthrope croyant que les moscows passeraient « la grande eau » quand même parce que c’était écrit ; en vertu du Kismet, voulait-il verser le moins de sang possible. Le fait est qu’il était bien tranquille à Schumla, occupé à digérer un bon repas, la gourmandise était un des péchés mignons du serdar, pendant que l’avant-garde du général Dragomirow pénétrait en Bulgarie.

C’est en face de Simnitza que ce passage venait de s’effectuer. Cette petite ville roumaine dont personne ne soupçonnait l’existence il y a deux ans et qui venait d’acquérir une célébrité historique est à proximité du Danube. Un canal de la largeur d’une petite rivière baigne le bas des maisons, mais pour arriver au fleuve, il faut traverser des terrains vagues, sablonneux, de quatre à cinq kilomètres. Pendant les grandes inondations ce terrain est à peu près totalement submergé et Simnitza peut se vanter d’être réellement aux bords du grand fleuve.

La ville elle-même n’a aucun caractère particulier, elle occupe une assez grande étendue par suite de l’espace qui sépare chacune de ses maisons assez proprement bâties, dont quelques-unes sont des constructions de luxe ; il y a encore un semblant de château entouré d’un parc véritable, planté d’ormes magnifiques appartenant à la famille du richissime banquier gréco-viennois, M. le baron de Sina. La vue est magnifique, on aperçoit mollement couchée sur le versant d’une verdoyante colline la première étape de la conquête, Sistowa la ville prise, toute chaude encore de la lutte. Les blanches maisons aux toits rougis commencent à grimper pour ainsi dire au sortir du fleuve, elles montent ensuite en surplombant les unes au-dessus des autres à travers des fentes des escarpements tantôt clouées aux flancs des rochers faisant saillie sur de véritables précipices ou groupées par dizaine çà et là comme des grosses taches de pierre couvertes de mousse, tout cela entouré de jardins, de massifs d’arbres et de verdure. Nous aurons le temps d’examiner tout cela en détail, puisque l’état-major nous promet une autorisation spéciale pour le lendemain, et cette perspective nous réjouit d’autant plus que ce n’est pas la curiosité seule qui sera satisfaite. On nous a ouvert l’horizon sur des jouissances invraisemblables pour l’estomac. Il paraît, des officiers russes revenus de l’autre côté le racontent du moins, qu’une ou deux auberges turques sont parfaitement garnies, tandis qu’à Simnitza on manque totalement de tout. Dans le café du Cercle dont le balcon serait un admirable belvédère, si l’on voulait suivre les péripéties d’une lutte dans ces parages, on s’arrache les dernières canettes d’une bière de provenance archi-douteuse et des confitures d’arrière-réserve, couvertes d’une épaisse couche de poussière, sont délayées dans une eau saumâtre. De victuailles, pas la moindre trace. Il existe bien en face de ce café une gargote à l’usage des rouliers du pays, mais comme il faut passer par la cuisine pour gagner la salle commune, l’écœurant spectacle qui s’offre à nous : les rogatons de viande, les têtes de moutons, les détritus de toute espèce nageant au milieu d’une sauce crasseuse et la vue du cuisinier, une sorte d’ogre à demi vêtu, à la crinière touffue, plongeant ses pattes sales jusqu’aux aisselles dans la marmite, impose silence à la faim la plus canine. Et pourtant il y a des Russes qui consomment de cette cuisine en forte quantité, car l’ogre-cuisinier ne cesse pas de tailler les portions. On me signale une ressource suprême… un cantinier qui vient de déballer avec toute espèce de denrées et de liquides. O joie ! la nouvelle n’est pas fausse ! Voici l’homme ! carrure et face de vrai moujik, assis sur une tonne vide et entouré de ballots. Mais hélas, trois fois hélas ! il a la consigne de ne vendre qu’aux officiers, consigne sévère et qu’il n’a nullement envie de transgresser d’autant plus que les officiers paient bien.

Après bien des supplications — la faim rend lâche — le moujik donna la solution suivante que nous traduisit un confrère russe. — « Il m’est interdit de vous vendre, dit ce drôle, mais je ne puis pas vous empêcher de voler une bouteille et un jambon, tandis que j’aurai le dos tourné, seulement si vous êtes d’honnêtes garçons, vous me mettrez la somme équivalente là (il désigna une banquette de bois), je croirai que les roubles me sont tombés du ciel et ne me plaindrai pas. » C’est ainsi que nous fîmes. Je pêchai avec la dextérité d’un véritable pickpocket une fiole de porto qui sommeillait au fond d’une caisse éventrée, mon compagnon russe subtilisa tout aussi délicatement une tranche très-respectable de charcuterie. La somme jugée équivalente fut déposée sur la tablette de bois. Le moujik qui pendant l’opération semblait très-occupé de la surveillance de son samovar se retourna et comptant d’un seul coup d’œil les pièces de monnaie : « Heu, heu, fit-il, le ciel aurait bien pu y ajouter un pourboire. »

C’est de la sorte que nous soupâmes dans la mémorable soirée du passage du Danube. Pour le coucher ce fut autre chose. J’avais retenu à l’hôtel (?) du Cercle, une sorte de soupente située au premier et unique étage. Certes il y avait lieu d’être aussi fier de la conquête de ce campement que de la prise de Sistowa. Il avait fallu enlever le gîte de haute lutte contre une nuée de prétendants des plus différentes espèces. Mais enfin la clef était dans notre poche et nous nous acheminions vers le logis avec la satisfaction d’un homme ayant grand besoin de repos, assuré de le trouver sous une forme plus ou moins confortable. En traversant l’immense cour de l’hôtellerie, je marchais dans l’obscurité sur une foule de dormeurs étendus sur la paille entre les voitures, chariots et fiacres. Les chevaux attachés quatre par quatre au timon du véhicule qu’ils devaient traîner broutaient en silence. Une symphonie de ronflements se dégageait de la double rangée de petites chambres qui couraient le long d’une galerie de bois. Tout le monde était fatigué, une seule pièce avait de la lumière. Comme la porte était entrebâillée, je reconnus, penché sur une table et écrivant, le correspondant d’un journal anglais. Assis sur le lit, en bras de chemise, vêtu d’un pantalon d’uniforme anglais, collant, à bande rouge, sur la tête la petite rondelle de drap que les officiers de Sa gracieuse Majesté britannique campent si crânement sur leur oreille, le compagnon de mon confrère M. F. réalisait au maximum le type distingué, gracieux, un peu efféminé de l’aristocrate anglais. Les traits fins et dégagés, les contours du cou dessinés comme chez une femme, les yeux langoureux, la bouche ombragée d’une petite moustache soyeuse et blonde comme la fine chevelure, gardant comme malgré elle un pli dédaigneux, les mains et les pieds tout à fait de race : tel était l’attaché militaire anglais, le propre petit-neveu du grand Wellington, M. le colonel Wellesley.

M. le colonel délégué par l’état-major anglais, pour suivre les opérations, avait mal débuté à la cour militaire du Grand-Duc. Les officiers de l’entourage de Son Altesse ne dissimulaient pas le moins du monde leur aversion pour les Anglais, qu’ils considéraient comme les alliés moraux et financiers de la Turquie. Le grand-duc, lui-même, ne se gênait pas pour cacher ses sentiments, et la froideur de son attitude en présence du colonel Wellesley tranchait très-vivement avec l’accueil aimable que trouvaient auprès de lui les délégués des autres puissances et en particulier M. le colonel Gaillard. Un jour il y eut même une algarade un peu vive. On accusa formellement le colonel Wellesley de fournir des renseignements aux Turcs. Le général en chef lui refusa l’autorisation de se rendre au Danube. Il y eut une interpellation au parlement anglais à propos de cet affront. Mais cette fois l’indignation fut modérée. L’empereur Alexandre instruit de l’incident arrangea les choses et cela lui fut d’autant plus facile que le colonel Wellesley supportait avec la plus grande patience les inintelligentes provocations dont il était l’objet ; à la longue, je m’empresse de l’ajouter, l’amabilité personnelle du jeune officier finit par lasser la méchante humeur des Russes. Ceux-là qui l’avaient attaqué le plus passionnément devinrent ses amis. Mais pour le moment le colonel était quelque peu en contrebande à Simnitza et en acceptant l’hospitalité de son compatriote le journaliste, il se cachait presque.

Je souhaitai le bonsoir à ces messieurs et me dirigeai vers mon grenier. Sur l’escalier je tirai la précieuse clef de mon réduit de ma poche… peine inutile, la porte avait été défoncée, et sur le lit qui m’était réservé s’étalait, triomphalement couché, un magnifique officier de hussards. Dans un coin, par terre, dormait dans le plus simple appareil, reconnaissable seulement à son fez qu’il avait gardé, un bey fait prisonnier le matin et qui devait, ainsi que je l’appris plus tard, repartir le lendemain pour Bukarest avec son collègue russe. Ce dernier avait réquisitionné et occupé militairement mon refuge.

Cependant, en homme sachant vivre, le hussard ne voulut pas tout à fait me mettre à la porte. Il me désigna d’un geste éloquent un lit de sangle dressé dans un coin… Trois dormeurs dans un cabinet où un seul habitant serait à peine à son aise ! Et par une chaude nuit de juin !

De très-mauvaise humeur je sortis de la chambre tâtonnant à l’aventure, décidé au reste à attendre le lever de l’aurore à la belle étoile, quand je me heurtai contre une marche, puis contre une seconde, puis une troisième. Au-dessus de la petite élévation je découvre une porte qui, dans mes premières investigations, m’avait complétement échappé. Il suffit d’une poussée, — et me voici dans une salle octogone, de grande dimension, éclairée par six fenêtres, — dont les vitres à demi cassées donnent toutes sur le rayonnant panorama de Sistow. Et pour comble de joie personne dans cet Éden ! En un bond je regagne la petite pièce où ronflent sur nouveaux frais le Russe et son prisonnier, d’une main nerveuse j’empoigne le lit de sangle et je le traîne avec un bruit de ferraille, capable de réveiller toute la maison, jusqu’à l’entrée de la pièce. Me voici installé largement, royalement en face de cette colline verdoyante et je m’endors avec le bourdonnement du finale du 3me acte du Prophète dans les oreilles. Seulement au lieu des figurants de M. Halanzier déguisés en anabaptistes, ce sont des soldats russes qui entonnent le célèbre chœur

A Munster, à Munster,

Munster aujourd’hui c’est Sistowa !

Le lendemain je m’éveille aux premiers rayons du soleil. O prodige ! ma solitude s’est peuplée. Deux voyageurs dorment roulés dans des couvertures. La pièce est encombrée de ballots, de caisses, de sacs de toute espèce. Il règne dans l’air un parfum pénétrant d’éther et de collodium. Un troisième quidam vêtu du costume populaire russe déballe plusieurs caisses, le samovar chante dans une embrasure. Cet emménagement a eu lieu pendant que je dormais. Comme dans les féeries je puis m’écrier : Où suis-je ? Tout bonnement chez un photographe, dont les innombrables caisses contiennent les appareils de différente grandeur. C’est le praticien lui-même, un particulier à museau de fouine orné de larges moustaches et agrémenté de lunettes qui a la bonté de m’édifier sur ce point ainsi que sur son arrivée au beau milieu de la nuit, sur les recherches vaines d’abord, puis la découverte de ma retraite par le domestique et l’installation en vertu du droit du dernier occupant. « Vous dormiez si bien, ajouta-t-il, que si ce n’avait été la nuit, je vous aurais photographié séance tenante. » Je laissai là le photographe ambulant et son associé et je rejoignis la petite caravane qui s’organisait pour aller à Sistowa.

CHAPITRE XIII

A Sistowa et abordage sur la rive turque. — Monographie de la bataille. — Une ville à sac. — Croix blanche, protégez-nous. — L’agent du Danube. — Une voiture et un attelage, remplacés par des diamants. — L’amabilité du tsar. — Retour par le pont. — Scène musico-militaire. — Campement des journalistes.

Il était à peu près trois heures de relevée quand la petite troupe, composée des rédacteurs du Standard, du Daily-News, d’un ancien officier russe attaché à un journal de Moscou, de votre serviteur et d’un guide, prit pied sur la rive turque. Le pont construit par le génie russe, aidé des matelots de Cronstadt, n’était terminé que dans sa première section ; pour traverser le second bras du Danube, il avait fallu recourir à une forte barque, manœuvrée par une douzaine de rameurs militaires, mise à notre disposition par le général Schmidt, qui commandait la construction des ponts. Un simple lieutenant voulut d’abord nous forcer assez brutalement à rebrousser chemin, mais nous en appelâmes du saint au bon Dieu, comme dit le proverbe russe, et nous nous en trouvâmes bien.

Vingt-quatre heures auparavant, les soldats du général Dragomirow avaient suivi la même route. Ils voguaient sur d’immenses sleeps, sorte de radeaux composés de grandes barques liées les unes aux autres et couvertes de planches. D’autres embarcations plus petites, mais en très-grand nombre, nageaient autour de ces sleeps, dont plusieurs portaient une demi-batterie tout attelée, avec les caissons chargés de munitions. Grâce à un secret très-bien gardé, mais grâce surtout à l’indolence presque inconcevable des Turcs, — on a parlé de trahison, — le matériel de débarquement avait pu être acheminé de Turnu-Maguerelé jusqu’à Semnitza en une seule nuit, sous la protection d’un bombardement qui aurait dû bien plus attirer l’attention de l’ennemi que la détourner. Le matin du 29, quand l’aube commençait à blanchir la chaîne de petites collines qui encaissent le Danube, l’avant-garde russe touchait presque la terre turque. Pourtant un détachement de 1,500 hommes environ, avec une dizaine de pièces de canon, campait sur la hauteur, au-dessus de Sistowa ; cette force n’avait pas pour mission de garder les positions avantageuses, elle se trouvait de passage purement et simplement.

Quelques sentinelles avaient été égrenées sur le versant de la colline et se tenaient coites dans les broussailles. La plupart dormaient comme savent dormir les sentinelles turques, tout debout, appuyées sur leur fusil.

L’un de ces hommes se réveilla en sentant sur sa gorge le couteau-baïonnette d’un Russe. Il eut le temps de pousser un cri d’alarme et de faire partir son fusil avant d’expirer. L’alerte fut donnée. Le gros de la colonne, qui campait sur la hauteur, prit les armes, des canons furent mis en batterie dans une redoute, construite de façon à dominer le cours du Danube. Quelques minutes plus tard, un obus lancé du haut de cet ouvrage crevait en plein un caisson de munitions. Hommes, chevaux, canons, tout ce que portait le radeau se trouva déchiqueté en mille morceaux. Des flammes rouges, léchant atrocement les débris calcinés du radeau, luttaient contre les premières teintes pourprées du soleil levant. Pareil accident se reproduisit encore une ou deux fois ; quelques petites embarcations pleines de soldats furent également coulées bas, mais les hommes se sauvèrent à la nage. Les pièces turques étaient trop peu nombreuses et leur tir pas assez certain, pour gêner sérieusement la descente. Il y eut quelques pertes, on y était préparé. Nous grimpâmes, non sans peine, en cueillant des fleurs sauvages aux broussailles et en nous retournant de temps à autre pour admirer ce panorama, par la même route que durent escalader pas à pas les troupes du général Dragomirow, ces grenadiers à qui le chef avait demandé avant l’embarquement : « Avez-vous bien mangé, enfants ? » et les enfants ayant répondu que oui : « Eh bien, vous digérerez (il dit un autre mot bien plus militaire) en Turquie ! »

Il fallut du temps et des efforts pour escalader ce rocher. Les Turcs s’étaient portés dans le contre-bas et, commodément abrités derrière les ronces et les buissons, ils dirigeaient sur les assaillants un feu roulant des plus nourris. Heureusement pour les Russes, la position des tirailleurs turcs, tout en les abritant eux-mêmes, nuisait considérablement à la justesse de leur tir, les officiers étaient résolus, les troupes obéissaient et les commencements favorables du débarquement avaient donné bon courage à tous. On avançait donc pas à pas, mais on avançait. Le mouvement de va et vient des radeaux n’avait pas discontinué, des renforts arrivaient, de cette manière la redoute, qui renfermait les huit canons, put être prise après un engagement sanglant, mais assez bref. Des arbres abattus çà et là, un buisson complétement calciné, deux ou trois cadavres oubliés, marquaient à nos yeux les étapes de la lutte. Une baraque de bois adossée à la redoute, bâtie en demi-lune, avait été complétement éventrée ; dans le fortin les ouvrages avaient encore un peu souffert, mais ils existaient encore ; deux grosses pièces de canon, précipitées violemment de leurs affûts, gisaient par terre. Une masse de munitions qu’un de nos compagnons reconnut pour s’adapter à d’excellents Sniders, était répandue sur le terrain de la lutte.

Depuis la redoute située au sommet de cette colline d’où l’œil plonge assez avant dans la vallée valaque jusqu’à l’entrée de Sistowa la route est bordée de petites maisons de campagne turques la plupart de construction très-modeste mais toutes entourées de jardins convenablement entretenus dans lesquels dominent les longues plantes grimpantes, les lierres, les lianes, les vignes sauvages, les plants de melon et de citrouille qui forment devant les portes d’entrée composées de barreaux mal joints une véritable barricade de verdure. Rien de plus frais et de plus riant que l’aspect extérieur de ces masures enfouies dans le sein de la terre d’Orient, rien de plus triste et de plus désolant que le spectacle intérieur de ces habitations. Toutes sans exception ont été pillées de fond en comble, toutes sont désertes. On comprend de suite pourquoi les habitants s’étaient enfuis : dans la première de ces maisons en cherchant quelque épave curieuse au milieu des débris de tout genre qui jonchent le sol recouvert par-dessus tout d’une couche très-épaisse de flocons de laine et de paquets de crin, un des nôtres touche du pied le cadavre d’une femme, d’une vieille Turque âgée de soixante-quinze ans au moins, à la figure lugubre, étrange, véritable Hécate ottomane. Sans doute la malheureuse avait voulu défendre ses nippes et ses hardes ; on l’a fait taire pour toujours avec un grand coup de sabre qui lui a balafré la figure en entamant quelque peu le crâne. Partout l’aspect qui s’offre à nos yeux est le même. Les palissades en bois figurant les murs de clôture ont été arrachées en plusieurs endroits, les auvents ou jasliks qui servent de chambre à coucher aux hommes, ces poétiques dortoirs qui vous permettent de rêver aux belles étoiles quand le ciel des nuits est vraiment bleu d’azur constellé d’argent, sont remplis de débris disparates. Les bahuts oblongs couverts de peintures baroques dont les Turcs se servent pour renfermer leurs objets précieux sont enfoncés à grands coups de poings et lacérés à coups de sabre, les nattes qui remplacent les lits sont sens dessus dessous avec les lambeaux d’étoffes, de vêtements et de tapis coupés avec la dague, enfin le signe incontestable auquel on reconnaît que des perquisitions hâtives et avides ont été pratiquées par des artistes experts dans cette matière, ce sont les coussins et les matelas de divans éventrés qui se retrouvent partout. Les praticiens en question savaient fort bien que ces accessoires, remplaçant en Turquie le classique bas tire-lire de nos campagnes, servaient de cachette au pécule et à l’argenterie. Je ne sais si sous ce rapport le butin avait été satisfaisant ; en revanche les cosaques ont manqué une fort belle occasion de se perfectionner dans l’étude des langues orientales. Les faubourgs de Sistowa devaient être peuplés de lettrés s’il fallait en croire les innombrables feuillets de livres turcs, arabes ou chaldéens qui jonchaient le parquet. Ce butin scientifique avait été dédaigné, les pillards s’étaient bornés à entailler les couvertures de peau de chagrin pour s’assurer si des ducatons n’avaient pas été insérés dans les parois, et à fouiller d’une main fiévreuse les feuilles pour vérifier s’ils ne recélaient pas des billets de banque. Des Corans parfaitement, même richement reliés traînaient négligemment par terre. Nous en emportâmes quelques-uns comme part de butin plus ou moins légitime. Un peu plus loin les amateurs pouvaient compléter leur collection de petits souvenirs de Sistowa en achetant — pas trop cher aux marchands, d’aimables cosaques du Don — des tapis, des ustensiles, des fusils damasquinés, des tchibouks et tout ce qui manquait en général dans les maisons que nous venions de parcourir.

Les Turcs sont des curieux, et beaucoup de ces babioles eussent fait le bonheur d’un antiquaire. La mosquée à l’entrée du quartier turc de Sistowa offrait un spectacle fait pour mettre la mort dans l’âme de tout vrai croyant. Les dalles ordinairement luisantes de propreté sur lesquelles les fidèles s’agenouillent les pieds nus, avaient subi les dernières dégradations, la trace des souillures était trop récente et probante. Les bizarres petites lampes de couleur, assez semblables aux verres qui figurent avec abondance dans les fêtes de la banlieue parisienne, avaient été brisées, les murs venaient d’être couverts de croix de toute dimension et de dessins grossiers ; enfin la chaire, du haut de laquelle l’ulema adressait aux disciples de Mahomet des paroles enflammées contre les Moscows était occupée au moment où nous y entrâmes par deux dragons russes attelés après un fort flacon d’eau-de-vie qui se dressait sur le rebord de ce comptoir sacré.

Le spectacle était absolument identique dans les deux autres mosquées de la ville turque. Celle-ci était complétement déserte, les échoppes rangées sur une seule ligne (toute la partie musulmane de Sistowa se compose d’une rue très-longue) étaient fermées ou converties en campement et en écurie. De marchandises il ne restait pas de traces, pas plus que d’êtres humains. Quand les troupes turques furent débusquées de la redoute qui couronne la colline, elles se replièrent — en désordre — sur la ville et cherchèrent à y organiser une défense suprême. Elles comptaient sur le concours des habitants musulmans que la loi oblige de prendre les armes en pareil cas. Mais la population turque avait pris le parti du sauve-qui-peut, suivant l’exemple donné par le gouverneur. Ce digne personnage, réveillé par le bruit de l’artillerie, se souvint avec à-propos qu’un giaour, le chef de station de la Compagnie de la navigation du Danube, M. Stancu, possédait les meilleurs chevaux à la ronde.

Le Caïmakan envoya par conséquent le commandant des zaptiés (gendarmes) chez M. Stancu le prier très-poliment de lui prêter son attelage et la petite calèche de voyage dont l’agent se servait dans ses tournées. Pour aider la bonne volonté de M. Stancu, le commandant des zaptiés se fit accompagner au port par quatre gendarmes, solides gaillards armés jusqu’aux dents. M. Stancu vit bien que toute protestation serait inutile, il s’exécuta le cœur gros, car il tenait beaucoup à ses jolis chevaux et à la calèche fabriquée chez un des meilleurs faiseurs de Vienne. Mais s’il souffrait comme propriétaire, il était heureux comme patriote bulgare de savoir que le pays allait être délivré du satrape détesté de l’endroit. Il se doutait parfaitement de la destination vraie de son équipage. Au moment de partir, le commandant des zaptiés s’aperçut que les chevaux n’étant pas complétement dressés, il fallait un cocher expert pour les conduire. Le domestique de l’agent du Danube fut mis en réquisition, il dut monter sur le siége et faire son office — le révolver sous le nez. C’est ainsi que le Caïmakan de Sistowa quitta son poste, fuyant vers Tirnova et suivi de la totalité des habitants musulmans. Un vieux Cadi (juge) en caftan solennel, coiffé d’un turban majestueux et aimant à passer ses doigts effilés dans les longs plis de sa barbe soyeuse, était resté après la bataille comme seul spécimen des 15,000 musulmans de Sistowa ; le bonhomme demeurait tranquillement dans sa maisonnette et comme il n’avait fait de mal à personne on ne l’inquiéta point.

La grande place où se trouve le Konak du gouverneur, bâtisse sans caractère, entourée d’un jardin, sépare la ville turque de la ville bulgare. De l’autre côté de cette place c’est la vie après la mort. Les boutiques sont ouvertes ; je remarque parmi celles-ci deux pharmacies très-confortablement installées et dont l’une possède même de grands globes de verre de couleur à l’instar des officines parisiennes. Ce n’est pas seulement dans les romans de l’école réaliste que les pharmacies de province sont des nids à cancans politiques. Les fortes têtes de Sistowa se réunissent aussi chez le Homais du cru pour s’y entretenir des événements de la veille et discuter les dernières décisions du gouvernement russe. Les fortes têtes étaient coiffées du fez, un couvre-chef adopté même par les chrétiens à cause de sa légèreté et de sa commodité. Seulement pour se distinguer des disciples du Prophète, les Bulgares avaient recouvert leur fez d’un petit capuchon blanc sur lequel ils avaient appliqué une croix, la même croix qui avait été tracée à la craie sur les boutiques bulgares afin de les préserver des griffes crochues et avides du cosaque.

Parmi les notables venus dans le petit magasin du pharmacien, on me désigna M. B….ff qui venait d’être désigné pour remplir les fonctions de gouverneur de ce sandjak. M. B….ff avait fait, l’année précédente, un voyage de propagande à travers l’Europe pour intéresser les cabinets, mais surtout les journaux, à la cause bulgare et aux souffrances de ce peuple réellement victime alors de la rage sanguinaire des Bachi-bouzouks. M. B….ff avait fait preuve de la plus grande énergie et d’une ténacité à défier tous les obstacles et toutes les fins de non-recevoir qu’on lui opposait. Il se multipliait dans les bureaux de rédaction, dans les endroits où il courait la chance de rencontrer les personnages influents pour glisser sans en avoir l’air et au bon moment quelques nouvelles historiettes sur la barbarie turque et les atrocités des Circassiens, qui faisaient ensuite le tour de la presse. Aujourd’hui l’agent occulte est dans les honneurs, et il médite d’organiser rapidement à la slave les districts confiés à son administration. Un autre commensal de l’apothicaire est ce même agent du Danube dont le Kaïmakan turc avait emprunté avec si peu de cérémonie chevaux, voiture et cocher. Pourtant l’agent, un petit homme aux traits intelligents, décidés, et aux allures pleines de bonhomie, rayonnait de joie. Le matin même de ce jour, mémorable pour Sistowa, le tzar de toutes les Russies, accompagné de deux grands-ducs, du général Ignatieff et de sa cour militaire avait franchi le fleuve dans un grand canot-amiral richement tapissé et déployant fièrement au gouvernail un immense drapeau de soie. Sa Majesté avait abordé juste en face de la maison appartenant à la Compagnie de navigation, le canot touchant barre au ponton qui dans les temps calmes sert d’embarcadère aux touristes des steamboats. Tous les officiers formaient la haie en grand costume sacré, offrant au César blanc, au César libérateur, le pain et le sel de la bienvenue. Derrière le port, une députation des chrétiens de Sistowa attendait dans une attitude contrite. M. Stancu était à leur tête et il avait à côté de lui sa fille aînée, une très-agréable brunette de dix-huit ans qui remit avec une révérence digne du meilleur pensionnat un magnifique bouquet au souverain. Escorté par les officiers et les Bulgares, Alexandre II avait monté la côte très-abrupte et horriblement pavée qui relie le port de Sistowa à la ville. M. Stancu, qui possédait une jolie maison dans le haut de la ville, supplia le tzar de s’y reposer quelques instants. Alexandre accepta cette offre et le bienheureux agent racontait à qui voulait l’entendre les détails de la visite impériale. Elle eut, du reste, pour cet excellent homme dont l’obligeante hospitalité ne s’arrêtait pas aux empereurs, puisque les journalistes en détresse de logement trouvèrent chez lui un gîte agréable pour eux et une écurie pour leurs chevaux, des résultats solides.

Deux jours plus tard, un aide de camp de Sa Majesté arrivait à Sistowa chargé de remettre à M. Stancu un riche cadeau pour sa fille aînée, une parure de brillants dont la valeur dépassait celle de la calèche et des deux chevaux. Outre l’écrin, l’officier laissa comme trace de son passage dans l’agence du Danube une médaille en or de grande dimension frappée à l’effigie du tzar. C’était un souvenir personnel pour M. Stancu.

La ville chrétienne offrait le plus frappant contraste avec le quartier turc si cruellement ravagé. Les échoppes, les boutiques étaient ouvertes ; et parmi ces dernières, il y en avait de grandes, car Sistowa ne compte pas moins de 40,000 habitants. Des marketenders russes avaient installé des débits dans des maisons abandonnées ; les cafés (il en existe quatre ou cinq dans la grande rue) regorgeaient de consommateurs civils et militaires, et dans le bas de la ville nous trouvâmes un dîner très-confortable, plantureusement arrosé de vin de Rustschuk, à l’hôtel de l’agence du Danube, sur lequel flottait avec fierté un immense drapeau autrichien déployant ses plis au vent. Par exemple, nous ne trouvâmes plus d’eau de seltz ; les officiers russes venus avant nous avaient tout absorbé, soit loyalement en siphon, soit sous les espèces de champagne non authentique. Comme il y avait deux bonnes heures de route à faire, — si on ne voulait pas se presser, — pour regagner notre campement à Simnitza, et que nous tenions à rentrer avant la nuit, nous ne tardâmes pas à nous mettre en route. Nous jetâmes encore un coup-d’œil sur cette ville si carrément bâtie à pic ; nous comptâmes les grandes barques à grains immobilisées dans le port par la déclaration de blocus, et enfin nous allâmes aux nouvelles. Elles concordaient toutes ; on ne voyait plus de Turcs nulle part. Les suppositions les plus autorisées refoulaient les détachements qui avaient défendu Sistowa jusqu’à quarante lieues, à Tirnova, convertie en place d’armes. En tout cas, on ne redoutait aucun retour offensif, et on considérait la conquête comme bien définitivement acquise. Cette opinion était partagée par les officiers de marine et du génie qui venaient d’achever la construction des deux ponts. A première vue, l’ouvrage paraissait remarquable ; on considérait comme un effort surhumain d’avoir relié ainsi deux rives du Danube en dix-huit heures ; seulement, si l’admiration de confiance est une belle chose, la critique, et surtout la critique comparative, jette toujours des ombres sur les meilleurs tableaux. Pris en lui-même, ce pont improvisé devait frapper l’imagination, mais il était bien insuffisant, bien débile, bien vacillant, si on le comparait aux travaux de cette espèce par lesquels s’illustrèrent les ingénieurs américains pendant la guerre de sécession et les Prussiens dans leur dernière campagne. Les inconvénients nombreux, les défauts de la construction de ce pont ne devaient pas tarder à éclater, plus tard, quand les convois commencèrent à passer composés de 2 à 300 voitures, dont les premières étaient arrivées non sans peine dans le haut de Sistowa, tandis que les dernières roulaient encore tranquillement le long de la route qui conduit de Simnitza au Danube. Ceci, dira-t-on, est chose naturelle ; on ne peut pas, d’un premier jet, fabriquer un pont sur lequel passent des équipages deux ou trois de front. Soit ; mais au moins un pont doit-il être construit assez solidement pour ne pas exiger toutes les deux heures en moyenne une réparation au tablier qui arrête pour une heure, sinon davantage, tous les transports. Cela arriva très-souvent et fit écrire dans un moment de dépit par un correspondant anglais à son journal que l’armée russe n’avait pas un ingénieur capable de boucher le trou d’un pont. L’appréciation était sévère, mais injuste. Les ingénieurs y répondirent, du reste, en établissant encore deux autres ponts parallèles beaucoup plus larges et beaucoup plus solides qui furent les grandes voies de l’invasion.

Les journalistes en résidence provisoire à Simnitza occupaient une agréable petite maison de campagne meublée à l’européenne et pourvue d’un certain confort. MM. les Anglo-Américains avaient installé dans la cour leurs chariots, les chevaux étaient pittoresquement groupés sous la surveillance des valets, véritables malandrins très-fieffés, bulgares ou croates qui cherchaient à grappiller autant que possible sur la nourriture des bêtes et sur celle des hommes. Ces officieux étaient de pires aventuriers, et il fallait évidemment accepter les petites capitulations de conscience que l’état de guerre vous impose pour que leurs maîtres provisoires répondissent moralement de ces serviteurs de hasard à l’état-major. Parfois l’accord entre la partie ordonnante et la partie obéissante était violemment troublé ; c’est ainsi qu’une nuit un correspondant américain, M. K., qui avait déjà passé bien des petits méfaits et des carottes considérables à son Bulgare, le surprit en flagrant délit de vol. L’aimable filou domestique se voyant découvert avait tiré un couteau et se disposait à en jouer. Fort heureusement K. a des muscles solides : se jeter sur le Bulgare, lui enlever le couteau et le gratifier d’une correction manuelle comme un boxeur émérite de race anglo-saxonne est seul capable de l’appliquer, fut l’affaire de quelques minutes. Un coup de pied dans le bas des reins mit le sceau final à cette bonne leçon dont le domestique put faire son profit ailleurs, car au lieu de le livrer à la police locale ou à la police russe, K. l’envoya se faire pendre où il voudrait. Le joyeux Boyle, du Standard, s’en remettait à son fidèle intendant du soin de rosser d’importance le palefrenier ou le cocher, et ma foi, cet intendant s’en acquittait tout aussi ponctuellement et avec autant de conscience que de ses autres devoirs.

Le correspondant de la Gazette de Moscou, M. T., un ancien officier de la garde, avait engagé un des nombreux skopcis (mutilés) qui fonctionnent comme cochers, à Bukarest. Impossible de trouver un être plus bavard, plus déplaisant, plus vantard que cet Abeilard volontaire. Quand son maître était pressé il mettait ses chevaux au petit pas, et s’il rencontrait un paysan ou des soldats en marche, c’étaient des conversations sans fin, malgré toutes les supplications de T., qui ne se fâchait jamais, ayant pour son skopci l’indulgence systématique que les Russes professent pour ces sectaires.

Depuis trois jours, T. ne savait ce qu’étaient devenus, ni l’automédon, ni la voiture, ni les chevaux. Il les demandait à tous les échos d’alentour ; ce fut seulement après trois fois vingt-quatre heures que le brave skopci montra sa figure blême et jaune, ses yeux glauques et son air très-rogue. Il avait flâné à l’aventure — il ne put jamais dire où, jacassant à tous les coins de la route et sans se soucier le moins du monde de son maître qui l’attendait. Au surplus il avait perdu un cheval, et répondit par une bordée d’injures aux observations presque amicales de T.

Un vieux confrère italien à barbe de fleuve très-blanche et vêtu en toute saison d’un mac-farlane qui cachait pittoresquement des loques fort pittoresques, avait engagé comme page un jeune cultivateur, nommé « Damian », petit drôle très-sournois, à mine de cafard, vêtu d’une défroque de garde national, pêchée Dieu sait où. Avec ses allures de nigaud il faisait très-fortement endéver son patron. Celui-ci passait la moitié du temps à le chercher dans les villages en l’appelant sur un ton dolent : Da-mian, Da-mian ; mais Da-mian ne répondait guère, occupé qu’il était à pourchasser les beautés rustiques. Le bon Canini prenait ce penchant pour « le sexe » avec la philosophie d’un érudit. « Que voulez-vous, s’écriait-il, Tacite raconte déjà que les anciens Daces étaient très-voluptueux. » Ce Damian du reste avait en Bulgarie, du côté de Rakovitza, sur la route de Plewna, une manière de ferme habitée par une innombrable famille, la sienne, présidée par un digne patriarche à blanche toison et où les petites filles aux jambes nues, et une demi-douzaine de porcs grouillaient avec une familiarité des plus touchantes.

Da-mian voulait absolument conduire l’équipage de son maître (une charrette de rencontre bourrée de paille) dans son Éden rustique, il y parvint enfin beaucoup plus tard, il est vrai, juste un jour où j’étais en excursion avec M. Canini. Je vous assure qu’on nous fit fête et qu’en dépit de tous les motifs que j’avais de pester contre ses lubies et ses caprices, je proclamai Damian un brave garçon — ce jour-là, en le voyant si heureux et si orgueilleux de produire sa famille. Mais le roi des originaux parmi ces écuyers tranchants et cavalcadours était celui de M. Ph. B…, un journaliste parisien, qui s’était composé un équipage des plus singuliers avec un grand char à bancs attelé de deux mules mignonnes, nerveuses, courant la poste, et de deux excellents chevaux. Le tout très-proprement astiqué et gentiment harnaché. On entendait de loin sur les routes les grelots des mules et on pouvait rêver de grande dame brune d’Andalousie, voyageant selon les vieilles traditions de sa province. Or, le conducteur chargé de gouverner les quatre bêtes était un Français ancien militaire, quelque peu colonel de la Commune, employé aux haras du prince Bibesco et que B. pêcha je ne sais trop comment à l’instant où la réquisition des chevaux venait de disperser l’écurie du prince parmi les Rossiori et les Calarash.

Le citoyen Oscar était donc à pied, ce qui était bien dur pour un homme de cheval, et les dieux savent s’il se vantait assez de connaître à fond tout ce qui concernait la « partie » hippique. Il pouvait, à l’entendre, apprécier un poulain dans le ventre de sa jument, et quoique doué d’une compétence très-restreinte en matière d’orthographe, il parlait à tout venant de son futur ouvrage qui allait causer une révolution dans le monde du sport.

B… à qui on avait donné l’adresse s’en vint trouver ce phénix des écuyers dans un faubourg de Bukarest pour traiter de l’embauchage. Il trouva assis, sur le seuil d’une petite maison de bois avec verdure, les coudes appuyés sur le dossier de sa chaise placée sens devant derrière, une manière de Don Quichotte, long comme une perche, maigre comme un hareng, aux traits anguleux, très-bilieux de teint, des petits yeux de chat, et pour compléter sa ressemblance avec le chevalier de la Manche, les moustaches à pointe sous le nez et la virgule au menton.

Après beaucoup de cérémonies le marché se conclut. Oscar jura ses grands dieux que jamais il n’aurait consenti à servir comme domestique, ce qu’il en faisait c’était par amitié pour B… (qu’il n’avait jamais vu). Le lendemain à l’heure du départ il se présente habillé en jockey de courses — grosses bottes à revers, culottes de peau de daim serrant ses membres étriqués et une veste de couleur voyante richement brodée ; pourtant il avait remplacé la casquette bicolore par une coiffure blanche d’officier. Deux revolvers étaient pendus à la ceinture.

B… recula à cet aspect. L’ami-domestique prit ce mouvement pour de l’admiration. « Hein, fit-il, croyez-vous que nous allons faire de l’épate sur les Russes. » B… réussit non sans peine à décider son écuyer à quitter au moins la veste de soie et à la remplacer par une tunique de toile blanche à boutons de métal. Quand B… montra à Oscar la place sur le siége du char à bancs en lui disant de conduire il essuya un refus complet. « Me prenez-vous pour un cocher, sacré n…! » dit l’aimable Don Quichotte ne manquant pas une occasion de jurer à tour de langue.

Il se hissa sur le timonier et conduisit l’équipage en daumont, n’abandonnant jamais l’allure qu’il avait choisie, le triple galop, au risque de briser la voiture et de casser les membres de son patron. Quand il fallait s’arrêter pour faire boire les chevaux aux citernes c’était une véritable scène de comédie. Oscar descendait de son cheval et se promenait les bras croisés. « Eh bien ! disait B…, tirez donc le seau. »

«  — Vous me prenez pour un palefrenier ! répondait-il. Faites boire vos rosses vous-même ! » Il finissait cependant par céder mais en jurant plus haut que jamais qu’il agissait ainsi pure grandeur d’âme. Dans les endroits où l’on faisait halte soit pour manger soit pour dormir, Oscar, qui remplissait aussi les fonctions d’intendant-courrier de B…, trouvait toujours moyen de provoquer un scandale pour quelques gologans (pièces de dix centimes), ameutant le village et forçant presque toujours les autorités à intervenir. Il fallait alors lui arracher le revolver des mains et même l’asperger d’eau fraîche pour le calmer.

Un jour B… eut la fantaisie de vouloir marcher un peu le long de la route pour se dégourdir les jambes. Ceci déplut à son « domestique », qui lança l’attelage au triple galop de sorte que le maître dut marcher cinq ou six heures à pied avant de joindre son tyran. Aussi, en présence de toutes ces expériences, les vieux praticiens du métier évitaient de se faire du mauvais sang et laissaient leurs domestiques agir à leur guise. Dans les cas pressants et où il fallait jouir de son libre arbitre ils abandonnaient en arrière dans un endroit sûr cocher, palefrenier, valet et voitures, choisissaient un bon cheval et s’en allaient à l’aventure où il leur fallait se rendre.

Nous passâmes deux jours à Simnitza, dans l’attente d’événements ultérieurs qui ne se produisaient pas. En revanche, toute la journée et jusque bien avant dans la nuit, le défilé des troupes de toute arme, des convois, des batteries d’artillerie, ne cessait pas. Plus de cinquante mille hommes passèrent ainsi devant la villa Ipsilauti, avant de franchir le pont. Les musiques des régiments faisaient halte devant le quartier impérial et jouaient des airs variés, accompagnant le défilé des pelotons. Ces représentations musicales étaient du plus grand effet. Je me souviendrai longtemps, par exemple, de l’exécution harmonieusement parfaite et tout à fait appropriée aux circonstances de l’air des Soldats de Faust, joué par l’orchestre monté d’un régiment de dragons. On aurait juré que Gounod n’a écrit cet air que pour accompagner ainsi le torrent de la conquête se déversant sur un pays.

Chaque régiment qui passait soulevait un nuage de poussière très-intense. Comme il faisait une chaleur torride, et que les compagnies d’arrosage ne figuraient point dans les bagages de l’armée, cette poussière s’amoncelait tous les jours davantage, au point de former un voile des plus opaques qui entourait les maisons, les arbres, les baraquements. Malgré le soleil radieux qui brillait au-dessus de nos têtes, nous y voyions aussi peu qu’à Londres au mois de novembre, quand les plus forts brouillards règnent sur la Tamise. Il y avait véritable péril de se faire écraser par les estafettes et cavaliers qui sillonnaient les rues pour les besoins du service.

La petite colonie de journalistes restait chez elle le plus possible. On égayait les loisirs par des discussions interminables sur les événements et sur la politique. L’antagonisme des Anglais et des Russes éclatait avec violence. Notre ex-officier de la garde russe s’emportait, criant et déclamant pour la plus grande gloire de la cause slave. Le colonel Brackenbury, du Times, une figure de soldat pleine d’énergie et d’expression, qui avait fait ses preuves avec une vaillance hors ligne dans la guerre des Ashantees, était le partenaire habituel du Russe, opposant tout le flegme britannique à la fougue emportée du slave. Vaincu sur le terrain de la polémique, le Russe voulut au moins se rattraper sur un autre qui lui était plus familier. Il remplit un verre de vin de la plus forte eau-de-vie de wutka et le vida d’un trait. « Eh, eh ! messieurs les Anglais, en feriez-vous autant ? » dit-il en raillant. Sans souffler un seul mot, le colonel de Sa gracieuse Majesté tendit avec le geste du plus correct gentleman un verre d’égale capacité que celui de son partenaire, et il lampa lentement en le savourant l’atroce mélange. Le moscovite se leva et serra avec émotion la main de son adversaire. « Les Anglais ont du bon », dit-il… « mais leur politique est infâme », conclut-il. L’élément romanesque était représenté dans le wigwam de la presse par un Écossais pur sang à longue barbe rousse descendant jusqu’à la poitrine et doté d’une abondante chevelure. Tout en couvrant des quarantaines de feuillets de sa copie, l’Écossais donnait des souvenirs, parfois même une larme à sa femme, ses boys et même ses grands chiens restés là-bas, au cottage en Écosse, et dont il portait les portraits. Il y avait du Laird et de l’Ivanhoë dans ce compatriote de Walter Scott. Nous avions du reste un Walter Scott au naturel parmi nous, M. K***, l’Américain qui m’avait accordé l’hospitalité dans sa carriole. Lié par un traité à son journal, il devait avoir achevé dans un temps donné un roman de mœurs. Il avait emporté ses notes comme s’il allait à la campagne, et pendant que le canon tonnait autour de lui, il mariait Tancrède avec Clarita, décrivait les péripéties d’un duel ou traçait d’une plume alerte une aventure de turf et de coulisse.

Enfin, nous avions aussi parmi nous les deux rois des reporters, M. Forbes, aujourd’hui dans l’Afghanistan, qui faillit laisser sa peau en Turquie, et ce brillant et infortuné Mac-Gahan qui l’y laissa vraiment. Mac-Gahan pouvait avoir trente-cinq ans, c’était un beau garçon, vigoureux, solidement bâti, de manière à défier toutes les fatigues et à se jouer de toutes les privations. Gentleman adonné au sport, il se plaisait même au milieu à faire montre d’une élégance peut-être un peu affectée. Sa tenue était toujours extrêmement recherchée, et c’est sur une vareuse de soie rose qu’il portait la croix de Saint-Stanislas. Il avait gagné cette décoration à Khiva où, unique reporter, il s’était engagé à la suite du général Kaufmann. Aussi était-il très-lié, quoique Anglais, avec une foule d’officiers supérieurs russes, le général Ignatieff l’avait particulièrement pris en amitié. C’est sous l’inspiration du général qu’il avait parcouru l’année dernière les districts de l’insurrection bulgare en commissaire enquêteur bien plus qu’en journaliste, et c’est de sa plume que sortirent ces descriptions d’un réalisme pittoresque, ces énumérations d’exécutions, de massacres, de pillage qui occupèrent le Parlement anglais et furent la base des meetings contre les atrocités turques. Mac-Gahan ne ménagea pas ses forces pendant la campagne de Bulgarie. Il fut toujours aux avant-postes mêlé aux vedettes des cosaques et se souciant très-peu des balles. Aucune, en effet, n’était fondue pour lui, mais après avoir été déjà mis sur le flanc pendant plusieurs semaines par une chute de cheval dans les Balkans, il succomba à une attaque de choléra ou de dyssenterie à Constantinople même où il pénétra après l’armistice.

Son compagnon Forbes, que ses domestiques et les fournisseurs appelaient avec une honorable opiniâtreté « monsieur le colonel » avait tout bonnement atteint le grade de sergent-major dans les highlanders. Il avait gardé quelques vestiges du vieux sous-officier bon enfant, mais grognon, et surtout dur-à-cuire. Il s’était véritablement formé au métier des armes en reportant militairement.

Après la guerre de 1871, Forbes suivit les campagnes d’Espagne contre les carlistes, la guerre de Serbie, et fit entre temps le voyage des Indes avec le prince de Galles. C’était après tout, un très-aimable compagnon, très-simple, très-modeste, et surtout d’un sang-froid superbe. Il ne connaissait ni fatigues ni périls quand il s’agissait d’aller dénicher une nouvelle. Il est resté quatre jours de suite à cheval presque sans manger et sans s’accorder de repos. Aussi eut-il la bonne fortune de donner personnellement au tzar les premiers renseignements sur les combats homériques dans la passe de Shipka, il avait devancé tous les aides de camp de Sa Majesté. Pendant ses voyages et ses campagnes il avait cueilli un assez grand nombre de décorations dont il portait les rubans en sautoir sur sa veste de coutil qui s’accordait très-bien avec sa figure hâlée, bronzée et ses mains noircies par l’impitoyable soleil. Les heures passaient vite dans la société du wigwam des journalistes, mais comme pour le moment il ne pouvait y avoir que de la poussière à recueillir à Simnitza, je dis provisoirement adieu à la petite colonie et m’en retournai à Bukarest.

CHAPITRE XIV

Retour à Bukarest. — Un bain sur la route. — Les amours d’un lieutenant et d’une diva. — Histoire d’un troupeau qui jeûne. — Le prince Gortschakoff à Bukarest. — M. le baron Jomini. — Les Gradinas concerts. — Aventures d’une figurante.

La campagne en Valachie est superbe à la fin de juin. La moisson dorée, d’une richesse inouïe, couvre de ses gerbes d’or les immenses plaines et en dissimule heureusement la nudité et la monotonie. Une abondance incroyable de fleurs des champs d’une taille colossale vient s’épanouir en taches rouges, bleues et vertes sur le fond pâle des blés. Les plantations de maïs, vertes et touffues, ressemblent à des forêts en miniature. Des melons, des courges, des pastèques poussés spontanément s’étalant à la disposition du passant comme ailleurs les mûres des haies, attestent à chaque pas l’exubérance de ce sol. Les paysans, vêtus d’une longue chemise blanche serrée à la taille qui leur descend jusqu’aux pieds, entortillés dans des sandales antiques ; les paysannes, habillées de la robe de coton, à la bordure bariolée, les jambes nues, éveillent des réminiscences gréco-classiques.

On est frappé surtout de la pureté, de la correction des traits chez ces simples ruraux ; la race s’est maintenue intacte. J’ai souvent rencontré, dans mes excursions à travers la Valachie, marchant à côté de ses bœufs attelés à une lourde charrette qu’il piquait de l’aiguillon de temps à autre, un villageois à longue barbe et à cheveux blancs magnifiques, digne de figurer dans un Léopold Robert et que nos meilleurs artistes eussent certainement payé fort cher comme modèle. Le tableau idyllique, que j’eus sous les yeux immédiatement après être sorti de Simnitza, était complété tous les quarts d’heure par la vue de buffles noirs d’une taille énorme, aux magnifiques cornes blanches, accroupis dans la vase jusque par dessus les épaules. Jamais je n’ai vu d’expression de béatitude plus complète que chez ces bêtes enfouies dans la saleté. Saint Benoît Labre, l’apôtre de la vermine, ne trouverait pas de disciples aussi fidèles et convaincus parmi les abonnés de l’Univers. Ces marais vaseux sont généralement à proximité des grandes citernes où les bouviers et les charretiers font boire leurs bêtes.

Vers midi, la chaleur étant devenue intolérable, je fus pris d’une idée qui peut paraître singulière, mais que les circonstances justifiaient pleinement. Je voulus me régaler d’une bonne douche d’eau de puits.

Pendant le trajet, je m’étais déjà mis à l’aise passablement dans la voiture ; en un clin d’œil je fus débarrassé du reste des vêtements, et mon cocher faisant office de baigneur, avait vidé sur mon corps plusieurs seaux d’eau. Ma précaution avait été, il est vrai, jusqu’au point d’explorer l’horizon pour me convaincre que cet exercice d’hydrothérapie n’offusquerait aucune pudeur. A droite et à gauche, personne ; pas de voyageur sur la route ; dans les blés, quelques paysans beaucoup trop absorbés par leur moisson pour se déranger. Aucune indiscrétion n’était à craindre. Hélas ! trois fois hélas ! au moment où en poussant un soupir de satisfaction, je montais sur le marche-pied de mon fiacre pour me rouler dans ma couverture de voyage en guise de peignoir, un tourbillon de poussière me déroba le paysage ; j’entendis un grand bruit de chevaux et de roues : une escorte de cavaliers entourant deux voitures passa à fond de train devant la citerne, pas assez vite pourtant pour empêcher les tcherkesses et les personnages assis dans les calèches de s’étonner et de ricaner du spectacle que leur offrait ce baigneur sur la grande route. L’empereur était parti la veille de Simnitza pour Fratesti afin de se rendre compte de visu du bombardement de Rustschuk, et il s’en retournait au quartier général.

Après cinq minutes, le véhicule, qui m’avait servi de cabine de bain, redevint une voiture de voyage, et mon birjar, ayant rencontré un camarade qui faisait la même route, engagea avec lui un pari sur la vitesse de leurs chevaux. Alors commença une course furibonde, insensée dans laquelle la vieille guimbarde risqua vingt fois de culbuter en me rompant les os. Mais rien ne pouvait arrêter l’ardeur des deux champions. Depuis le matin, mon automédon avait maintenu l’attelage de ses cinq chevaux dans une allure des plus modérées, nous trottinions bien doucement et à toutes mes représentations, le birjar répondait uniformément en invoquant la nécessité de ne pas tuer ces pauvres bêtes, bien pauvres, en effet ! puisqu’elles n’avaient que la peau jaunâtre sur les os. Mais, stimulé par le désir de devancer son rival, le birjar excitait les malheureuses rosses du geste, de la voix et du fouet ; il les suppliait, les injuriait, leur promettait tantôt du sucre, tantôt la damnation éternelle ; enfin il fit tout ce qui était humainement possible pour les assommer. Mais, ô prodige ! ces bêtes, qu’à leur apparence j’avais rangées parmi de misérables carcans, prirent leur essor au quintuple galop. La débilité n’était qu’apparente, entre la peau et les os il y avait des muscles. — Nous allions comme le vent, à telle enseigne que nous arrivâmes à Giurgewo une heure avant le départ du train pour Bukarest. Mon birjar était tout fier d’avoir gagné la partie, car son collègue avait été contraint par le voyageur, un fournisseur moldave qui ne tenait pas à verser, à modérer son trot. Ecco Rustschuk, me dit joyeusement le cocher en me montrant les blancs minarets de la ville dont nous étions séparés par le Danube seulement.

Les villes ont la vie dure, quelques journées de bombardement ne suffisent pas pour en venir à bout. D’après les descriptions verbales et les relations écrites, on aurait pu croire que Rustschuk avait été complétement réduit en capilotade. J’eus la preuve du contraire ; certainement des dégâts sérieux avaient été causés et le seraient encore. — Les artilleurs, la mèche allumée, attendaient les ordres dans les bastions de la batterie de Slobozia. Mais, enfin, si l’intérieur des maisons avait souffert, les pans de muraille de Rustschuk étaient conservés à la future principauté bulgare.

En déjeunant dans la salle d’attente de Giurgewo, je fus abordé par un jeune homme d’une vingtaine d’années, très-mince, très-élancé, et portant le costume d’un régiment d’élite, les uhlans de l’impératrice. Je le reconnus immédiatement pour le comte M…, fils de famille portant un très-grand nom et même proche parent d’un ministre. M… avait depuis peu une liaison avec une vétérane de la galanterie internationale, excellente artiste dramatique, du reste, et qui, depuis dix ans, joue les Schneider à Moscou, à Saint-Pétersbourg, à Odessa, à Constantinople et ailleurs avec un succès tel que sa réputation théâtrale, dans ces parages, lutte avantageusement avec ses triomphes de femme galante. Mlle Cara, ou la Cara, comme on l’appelle plus familièrement, venait d’achever une brillante saison à Odessa comme premier rôle et directrice du théâtre Français.

Là, sa liaison avec le jeune M… s’était ébauchée et c’est pour être à la portée de sa plus récente conquête qu’elle avait transporté son camp volant à Bukarest. Après six semaines de paradis, des ordres de marche séparèrent les tourtereaux, le jeune lieutenant dut rejoindre son régiment aux extrêmes avant-postes, sur le Danube, laissant son Ariane à l’hôtel Hughes où elle ne tarda pas à être sollicitée par une foule de distractions présentées par une foule de tentateurs. La Cara aurait pu fournir au tzar des renseignements avérés sur les cadres de son armée. Elle a des amis dans tous les grades et dans tous les régiments. Les vieux maréchaux à chevrons, couverts de blessures et de décorations, en parlent en se tortillant leurs grosses moustaches grises et en clignant malicieusement des yeux. Le cadet de grande maison fraîchement éclos de l’école militaire prononce ce nom d’un petit ton fat qui a l’air de dire : « Oh ! je ne suis pas si enfant, je la connais ! » Admirablement bâtie, fort élégante, suffisamment spirituelle, bonne fille dans l’intimité entre Parisiens et camarades, mais sachant toujours garder ce décorum que les Russes exigent des courtisanes en renom, quitte à grossir d’autant le tribut, la Cara représente très-dignement dans le nord de l’Europe l’école des Marion Delorme et des Ninon de Lenclos qui se perd très-heureusement chez nous. Elle ne cachait pas qu’elle voyait dans l’attachement inspiré au jeune M… les moyens de faire une fin brillante et enviée. Ce n’était pas la première fois qu’un prince russe épousait une actrice.

Pour le moment M*** était complétement pris. L’image de son enivrante maîtresse ne le quittait pas, il passait des journées à lui écrire de longues lettres dans un français très-poétique et les nuits de garde, tout en explorant à la tête de son peloton les bords du Danube il songeait à la délaissée sans se soucier des Turcs et des espions. N’y tenant plus, il avait, — tout bonnement, — déserté pour vingt-quatre heures. Il courait à Bukarest s’assurer de l’amour qui remplissait sa vie au point de dominer ses devoirs de soldat. L’étourdi risquait simplement d’être fusillé si on s’apercevait de son absence ; l’intervention de son oncle le ministre eût été impuissante à paralyser l’action de la justice, car il ne s’agissait de rien moins que de désertion devant l’ennemi. J’essayai de représenter au malheureux jeune homme les dangers qu’il courait, mais

Amour, quand tu nous tiens, adieu prudence.

Je dus donc assister M*** dans sa quasi fuite. Grâce à la complaisance du chef de gare je pus l’introduire sur le quai de départ où le train de Bukarest était déjà rangé, avant les autres voyageurs parmi lesquels se trouvaient des officiers qui auraient certainement reconnu M***. Je fis bonne garde à l’entrée du coupé répondant à tous ceux qui faisaient mine de vouloir y pénétrer : « C’est complet, c’est complet. » La ruse réussit — jusqu’à Fratesti la seconde station.

Au moment où le train allait se mettre en marche la portière du wagon s’ouvrit brusquement et un officier d’apparence plutôt bonasse que belliqueuse, porteur de lunettes et à l’air excessivement effaré, sauta dans le compartiment avant qu’il fût possible de l’arrêter. Je ne fus pas rassuré — ni M*** non plus. Mais le nouvel arrivant avait trop à s’occuper de ses propres affaires pour se mêler de celles des autres. Attaché à l’intendance, il était chargé de pourvoir à la nourriture de huit mille bœufs et de trois mille chevaux parqués autour de Fratesti. Mais pour ouvrir les magasins de fourrage il fallait la signature d’un général pour le moment à Bukarest. C’est cette précieuse griffe que le nouveau voyageur allait chercher. Il était temps, les bêtes n’avaient pas mangé depuis la veille ! La conversation qui portait d’abord sur les difficultés paperassières que suscitait l’administration à chaque instant, prit bientôt une tournure plus frivole. « En tout cas, dit l’officier, je ne suis pas fâché de faire un petit tour à Bukarest, cela distrait, on s’y amuse énormément ; il paraît qu’il y a des cocottes, des chanteuses, on parle entre autres de la Cara. Quelle femme ! quelle femme ! »

On suppose si M*** était à la torture en entendant parler aussi cavalièrement de son idole qu’il avait placée sur le piédestal à l’usage des très-jeunes hommes épris de femmes très-mûres. Il put à peine dissimuler son dépit et quelques mouvements de nerveuse impatience.

Je voyais le moment où l’imprudent allait trahir son incognito et se jeter sur son vis-à-vis. Je pris alors le parti de me lancer dans une digression historique interminable sur un vieux couvent dont nous apercevions des fenêtres du wagon, les immenses bâtisses ornées de clochetons byzantins. L’officier visiblement surpris de l’érudition que je manifestais avec tant de volubilité écoutait en écarquillant les yeux. M*** se calma. Nous entrâmes en gare à Bukarest avec les deux heures de retard réglementaires. L’officier d’intendance en cherchant sa feuille de route dans son portefeuille poussa un cri de désespoir. « S… n… D…! exclama-t-il, j’ai oublié le bon sur mon bureau ! Mes bœufs et mes chevaux ne mangeront pas encore demain ! »


Depuis le passage du Danube par l’armée, la chancellerie d’État russe s’était installée dans l’hôtel du consulat de Russie, un bâtiment de moyennes proportions dont la cour d’entrée était fâcheusement déparée par une grande grille portant sur le faîte un immense aigle de fonte, à deux têtes, aux ailes déployées. En arrière du bâtiment se trouve un grand jardin qui vous donne l’illusion d’une villégiature. Le baron Stuart, consul de Russie, l’entremetteur actif, ardent et habile du traité d’avril, s’était volontiers mis à l’étroit pour abandonner la plus grande partie du logis au plus élevé dans la hiérarchie, le prince Gortschakoff. Les deux aides de camp politiques du vieil homme d’État, les barons Jomini et Frederik se contentaient d’une chambre pour tout gîte.

J’avais fait à Saint-Pétersbourg la connaissance de M. le baron Jomini. Je m’autorisai de cette présentation pour frapper de nouveau à la porte de ce diplomate qui, par la maturité de son jugement, par son assiduité au travail, par sa science profonde des hommes, était, depuis des années la cheville ouvrière de la chancellerie russe.

Je reçus de la part de cet homme distingué un accueil bienveillant qui restera l’un des souvenirs les plus précieux de cette excursion en Orient. M. de Jomini est d’origine Suisse, puisqu’il est fils du célèbre tacticien qui fit cruellement expier à Napoléon Ier les dédains et les rebuffades dont ce grand capitaine, si mal élevé, se plaisait à régaler son entourage. M. de Jomini a gardé de ses origines un léger accent vaudois qui donne encore plus de sel à son attrayante conversation.

L’extérieur est celui du diplomate selon la formule, à la fois grave et élégant, quelque chose du juge d’instruction et du grand propriétaire, du gentleman et de l’observateur sceptique. Dans l’intimité, la gravité se replie un peu sur elle-même et l’on trouve en face de soi un causeur merveilleux maniant la langue en artiste consommé et trouvant toujours le mot le plus juste pour définir une situation ou un homme. Si la Russie était un État parlementaire M. de Jomini compterait certainement parmi les orateurs les plus brillants du parlement pétersbourgeois. Il se contente aujourd’hui de faire preuve d’un talent de styliste hors ligne dans la rédaction des notes émanant de l’office russe. Chaque fois que les exigences de la situation rendent la publication d’une de ces dépêches nécessaire, les gourmets littéraires se demandent qui donc a gardé ainsi, dans toute leur pureté, les grandes traditions classiques de cette langue de la diplomatie à la fois élégante, précise, pleine de vigueur, que maniaient si bien ses créateurs, les Torcy et les Choiseul. Aussi les dépêches signées Gortschakoff font sensation, sous ce rapport, depuis vingt ans, dans les chancelleries.

La situation de M. le baron Jomini, à la cour de Russie, était assez particulière au moment de la guerre. Deux courants s’agitent autour de l’empereur et se disputent les fonctions publiques ainsi que les hautes dignités de l’État ; le courant slave représenté par les Russes autochtones des anciennes provinces dont le centre fut à Moscou, et le courant Allemand représenté, non pas par des véritables Allemands de l’empire immigrés en Russie, mais par les Baltes. La politique des Slaves est à la fois nationale, religieuse-orthodoxe et avec cela révolutionnaire ; celle des Allemands est conservatrice, pacifique avec une légère nuance libérale. Les Slaves sont des novateurs qui voudraient tracer à la Russie une ligne de conduite tout à fait en dehors des traditions et des exigences de l’équilibre européen ; personne ne sait s’ils ne rêvent pas de placer la croix de Saint-André sur toutes les cathédrales d’Europe comme sur l’Haja Sofia de Stamboul ; les Allemands au contraire cherchent à assimiler autant que possible la Russie aux autres États européens en maintenant les us et coutumes de la diplomatie et en obtenant par des moyens pacifiques et légaux cet agrandissement de l’immense mère-patrie que les Slaves sont toujours prêts à poursuivre les armes à la main.

Les opinions des Slaves se composent d’un mélange d’absolutisme et de nihilisme assez difficile à définir, les Allemands sont bureaucrates et beaucoup d’entre eux accepteraient volontiers une constitution. Dans l’entourage immédiat de l’empereur, ainsi que dans toutes les hautes régions gouvernementales où le contact existe, la lutte entre les deux éléments prend un caractère personnel très-violent. Toutes les inimitiés qui, dans d’autres pays trouveraient un exutoire dans les débats du Parlement et dans les polémiques des journaux, tournent dans la sainte Russie en intrigues de coterie et souvent de boudoirs. A première vue le gouvernement russe constitue un ensemble homogène, il se présente en ligne comme une compagnie de grenadiers Preobrajenski un jour de parade ; en réalité, tous ces ministres, ces généraux, ces aides de camp se jalousent, se dénigrent à qui mieux mieux et intriguent les uns contre les autres. La vie au palais n’est qu’une conspiration perpétuelle, surtout quand le maître du lieu n’est pas taillé en Neptune capable de rétablir l’ordre à coups de trident et de cravache. Nicolas savait faire rentrer à plusieurs mètres sous terre toutes les clabauderies, d’un froncement de sourcil olympien.

Pour être à l’abri de ces intrigues et de ces luttes frivoles qui paralysent l’action rapide et efficace du pouvoir, le prince Gortschakoff ne tolère autour de lui ni Slaves, ni Allemands-baltes. Il a composé son état-major diplomatique d’un Bavarois, M. Hamburger, d’un Belge, le baron Frederik, et d’un Suisse, celui qui nous occupe, M. le baron Jomini. S’entendant d’une manière suffisante, liés d’amitié tout en ayant les uns pour les autres le respect hiérarchique voulu (par sa situation, M. de Jomini est bien au-dessus de ses collaborateurs), ils forment, autour du chancelier, une garde dévouée et d’une fidélité inébranlable à laquelle il doit certainement en grande partie d’être resté au pouvoir malgré toutes les mines, tous les complots, toutes les tentatives des Schouwaloff, des Ignatieff et autres.

Dans ces derniers temps, l’étoile du chancelier avait pâli. C’est contre son gré que la Russie était sortie de la phase pacifique et diplomatique ; de même qu’il avait extrait des circonstances favorables, sans qu’il en coûtât à la Russie (non pas un écu, c’est vrai), mais un homme, l’abrogation partielle du traité de Paris, le prince espérait parvenir à la suppression complète de ce pacte sans causer de nouvelle perturbation en Europe, achevant ainsi sans verser le sang la tâche qu’il s’était proposée en 1856 et encadrant sa carrière politique entre ces deux faits : Signature contrainte d’un traité, — abrogation solennelle dudit traité. Le courant slave l’emporta. Dans un pays parlementaire, Gortschakoff aurait dû se retirer du jour où l’élément belliqueux et révolutionnaire avait eu le dessus. Il resta. « Ils auront encore besoin de moi », dit-il, en qualifiant sévèrement les étourderies, préméditées d’ailleurs, de ces messieurs de Moscou.

Pour le moment le courant Ignatieff triomphait et il triomphait brutalement, célébrant sa victoire par un manque complet d’égards pour le vieil homme d’État et son entourage. Différents petits faits le prouvaient et montraient que cette hostilité pleine de dédain pour l’élément civil avait gagné aussi les subalternes.

Je me trouvai un matin après l’une des premières batailles heureuses en Bulgarie, au consulat de Russie. On avait déposé dans le vestibule, en attendant de les expédier par le train du soir, quatre ou cinq drapeaux turcs solidement attachés et dont l’étoffe était recouverte d’un fourreau de toile cirée. Deux tcherkesses montaient la garde auprès du trophée, tandis que l’officier qui les avait amenés du champ de bataille et qui devait les escorter en Russie faisait viser son passeport à la chancellerie du Consulat. Le consul général de Russie, M. le baron Stuart, montra justement sa figure fine, aiguë et spirituelle, il traversait le vestibule pour se rendre dans son cabinet. Frappé par la vue des drapeaux, il demanda à l’un des tcherkesses de défaire le fourreau afin de montrer les trophées au prince Gortschakoff. Le tcherkesse commençait à défaire les nœuds qui retenaient le fourreau, quand l’officier survint et l’apostropha brutalement, l’accablant d’un déluge de malédictions, le battant presque. « Mais, capitaine, intervint le diplomate, pour justifier le pauvre cavalier qui restait tout interdit, je voulais montrer ces drapeaux à Son Altesse. »

« Je m’en moque, répliqua le rustre à épaulettes, je m’en moque, j’ai la consigne de ne pas déballer les drapeaux et je ne les déballerai pour personne. » Le consul s’éloigna rongeant son frein, et le tcherkesse dut refermer de nouveau le paquet. Voilà où en étaient les relations entre l’élément civil et l’élément militaire. Chaque fois que M. le baron de Jomini me recevait dans l’unique pièce qui lui servait à la fois de chambre à coucher, de cabinet de travail et de réception, de salle de bain et d’atelier de peinture comme en témoignaient quelques aquarelles qui séchaient contre les fenêtres, sa première question était : « Que nous apportez-vous de nouveau ? qu’avez-vous vu ? comment cela marche-t-il là-bas ? » Ces interrogations n’étaient pas des formules banales. Depuis le départ de l’empereur pour le Danube, le prince Gortschakoff était maintenu dans un état d’isolement complet. « La parole est au canon », telle avait été la consigne que le général Ignatieff avait fait adopter, et elle rendait inutile les diplomates et la diplomatie. Donc, pas de courrier de cabinet spécial entre Bukarest et le quartier général. C’est tout au plus si les exprès expédiés deux fois par semaine à l’impératrice s’arrêtaient pendant quelques heures dans la capitale de la Roumanie et s’ils daignaient se présenter au Consulat. Des lettres de renseignements, d’instructions, ils n’en apportaient jamais, et il fallait des cérémonies pour les décider à se charger de porter à l’armée des lettres ou des paquets provenant de la chancellerie. Pour les dépêches, c’était bien pis ; on affectait de ne pas même envoyer de télégramme sur les faits les plus essentiels, et c’est après de longues négociations, après des prières et après avoir fait intervenir les ambassadeurs à l’étranger, qui se plaignaient de n’avoir rien à communiquer à leurs gouvernements, qu’on s’est décidé à expédier en double au prince Gortschakoff les maigres télégrammes destinés au journal officiel de Saint-Pétersbourg.

Le vieil homme d’État était très-profondément affecté de ce traitement dédaigneux, qu’il avait la conscience de n’avoir aucunement mérité, et dû uniquement à ce fait, que la confiance de l’empereur avait été surprise. Les attentions nombreuses, mais toutes de pure politesse et stériles dont le comblaient le Gouvernement roumain et la haute société de Bukarest, loin de consoler le chancelier, lui faisaient sentir encore davantage le poids de sa disgrâce. On lui donnait des grands dîners exquis agrémentés par la présence d’élégantes convives et égayés par les accords de l’orchestre de Wiest, le Strauss de là-bas ; on organisait en son honneur des fêtes de nuit féeriques, et il savait, combien il le sentait alors ! que c’était à l’ombre seule de son pouvoir que s’adressaient ces hommages ! Il en souffrait intérieurement, au point de donner des inquiétudes sérieuses pour sa santé. Malgré sa répugnance et presque sans qu’il s’en doutât, car il a la Faculté légèrement en horreur, le baron Jomini dut remettre son chef entre les mains des médecins. Il était temps. Les jambes, — la partie la plus faible chez cet octogénaire, — commençaient à refuser le service ; la première fois que je vis Son Altesse chez le baron, elle entra appuyée sur deux domestiques forcés de la soutenir positivement. Le long corps grêle ballottait dans une sorte de redingote noire taillée en robe de chambre, qui l’enveloppait depuis le cou jusqu’aux talons. Le visage était extrêmement pâle, livide, mais toujours éclairé par l’éclat des deux yeux très-vivants. Après l’échange de quelques phrases qui suivirent ma présentation, le prince, qui traversait la chambre du baron Jomini pour aller dans le jardin, qui en était séparé par une porte vitrée, continua sa route. « Ne dites pas à l’Europe », fit-il avec un sourire plein d’amertume, « que vous m’avez vu aussi invalide. »

Je revis quelques semaines plus tard, dans la même pièce, le chancelier ; c’était immédiatement après la mort de M. Thiers. M. de Jomini m’en parlait précisément, quand la porte s’entr’ouvrit ; le chancelier, toujours vêtu de sa longue redingote, se montra. Je crus un instant à une apparition surnaturelle, tant la ressemblance était frappante entre l’illustre ex-président de la République et l’homme d’État russe. Peu à peu le philosophe et le sceptique reprirent le dessus chez M. Gortschakoff, et il attendit avec confiance le retour de la fortune et de la faveur impériale.

Il tâchait maintenant de tromper ses loisirs forcés en usant des distractions que lui offrait la vie de Bukarest. Par la faute d’un cicerone inexpérimenté, il se fourvoya certain soir dans un endroit où il n’était pas tout à fait à sa place, et l’aventure fit beaucoup plus de bruit qu’elle n’en valait la peine. Grâce à l’affluence des étrangers attirés par la guerre, les jardins-concerts et les jardins-chantants avaient une saison très-animée et très-fructueuse. Comme les représentations ne changeaient pas, que c’était partout les mêmes saynettes, les mêmes chansons en langues diverses, les mêmes scènes dites comiques, tout le débarras en un mot de nos cafés-concerts, les entrepreneurs du jardin Raska (le plus célèbre et le mieux fréquenté), de la Dacia, de l’Union Suisse s’ingéniaient à varier les prétextes des représentations « extraordinaires ». Tout était bon. Œuvre des Ambulances roumaines, quête au profit de la Croix rouge, bénéfices d’artistes, tout paraissait bon pour attirer le public, à grand renfort d’affiches. Un comédien roumain, que ses compatriotes comparent à Frédéric Lemaître et qui en tout cas ressemble, dit-on, à cet illustre modèle par sa dextérité à tirer le diable par la queue, annonça plaisamment une représentation qu’il donnait pour gonfler un peu une bourse atrocement dégarnie : « Soirée au profit d’un blessé. » Une cabotine française ou belge voulut aussi se donner le luxe d’un bénéfice à l’Union Suisse, jardin-concert de quatrième ou cinquième rang dépendant d’une gargote et dont le public était composé d’artisans, la plupart d’origine allemande, d’étudiants, de commis-voyageurs et de la lie des grisettes. La cabotine eut l’aplomb d’envoyer des billets un peu partout et entre autres aussi au prince chancelier. Celui-ci montra les billets à un jeune gentilhomme russe en manifestant le désir d’aller passer un moment à cette petite fête de l’intelligence. Sans doute le prince prenait l’Union Suisse pour un de ces jardins merveilleusement entretenus, pourvus d’un véritable théâtre, avec des artistes bouffes de premier ordre comme il s’en trouve l’été aux Iles, près de Saint-Pétersbourg et que fréquente une société d’élite. Le Russe, loin d’éclairer l’altesse sur le milieu dans lequel elle allait se trouver, s’offrit à l’accompagner et le soir les contrôleurs de ce bobino en plein air, s’arrêtaient stupéfaits en voyant le chancelier de l’empire russe leur tendre un carton de « places réservées ». Bientôt la société très-mêlée et très-bruyante qui remplissait le jardin, n’eut d’yeux et de commentaires que pour ce spectateur. On ne s’occupait plus de ce qui se passait sur la scène ; les meilleures grimaces du successeur de Debureau, de Paul Legrand, l’inimitable Pierrot qui inspira Banville (comment était-il échoué sur cette plage piteuse ?) furent perdus ; on n’avait de regards que pour le chancelier. L’héroïne de la soirée ne se possédait pas d’orgueil et de vanité. Elle ne doutait point que si le célèbre homme d’État s’était dérangé pour écouter l’artiste, la femme ne lui était pas indifférente. Quel coup de filet ! Dans le jardin, trois à quatre ou peut-être cinq caudataires de la dame en jaunissaient de dépit. Ayant assez goûté du spectacle et sans doute gêné par la curiosité très-peu discrète et nullement contenue du public, le prince se leva pour faire un petit tour de jardin au bras de son cicerone. En se promenant, il se heurta contre la frimousse chiffonnée et le chignon beurre frais d’une ex-figurante du Théâtre français d’Odessa qui avait fait parler d’elle à cause d’une liaison courte mais tapageuse avec un très-jeune officier de très-grande famille. La conquête s’était faite publiquement, pendant un souper auquel assistaient, sous la présidence de leur digne directrice, toutes les artistes dames de la troupe en société de jeunes grands ducs et de simples princes. Cet exploit avait mis Mlle Lea — elle était connue sous ce nom — très à la mode. De simple figurante, dotée tout au plus d’un amant décoré, elle passa immédiatement au grade de femme très-richement entretenue par une grosse commandite. Elle éblouit — ou pour parler un instant sa langue, — elle épata ses camarades, qui en crevaient de jalousie, par ses robes de soie à traîne extravagante, par ses diamants gros comme des noisettes, par ses perruques invraisemblables, en un mot, par l’étalage d’un luxe de cocotte à qui la vogue dont elle jouit permet tous les caprices. Quand le quartier général s’ébranla, Lea le suivit d’étape en étape ; on l’avait baptisée « la fille active de l’armée active », multipliant les heureux et gaspillant à tort et à travers l’or qu’on lui jetait. Vêtue comme une princesse de féerie, avec des pendeloques et un collier d’un millier de louis, Lea était restée, par les manières, par les attitudes, par son parler canaille, par sa voix constamment enrouée, la véritable gamine de Paris, la plante faubourienne poussée entre les pavés de la place Maubert ou sur le carreau des Halles, un type de l’Assommoir, une Nana faisant fortune à l’étranger. Sa figure s’accordait d’ailleurs avec ses gestes, son attitude et son enrouement. De beauté aucune trace, mais un je ne sais quoi de piment-vinaigre, capable d’émoustiller une momie du temps des Pharaons, un petit nez très-drôle, flairant toujours, un visage mièvre, nerveux, des yeux éteints mais dont l’entourage en disait fort long, de petites oreilles et des attaches assez fines, une bouche toujours prête à lancer le gros mot ; Lea eût tapé sur le ventre de Napoléon Ier le soir d’Austerlitz. Elle aborda sans façon le chancelier et lui décocha quelques amabilités de son cru. Le prince, qui a comme tous ses compatriotes une préférence marquée pour le ruisseau parisien, ne se fâcha pas, au contraire ; une bouquetière venant à passer il acheta quelques fleurs et les offrit à la gamine. Sans en demander plus long, l’ex-figurante se pendit au bras de l’altesse, qui à la vérité s’amusait fort du babil et des lazzis de la Parisienne, oubliant pour un quart d’heure les intrigues d’Ignatieff. Le lendemain cette promenade sentimentale était l’objet de toutes les conversations en ville ; il va sans dire qu’on l’amplifiait ; les correspondants de journaux s’en emparèrent et firent presque de Mlle Lea une figure historique. Huit jours plus tard, les journaux illustrés de Vienne, toujours remplis de caricatures anti-russes, nous arrivèrent avec des images représentant le grave chancelier vêtu en gandin, le chapeau posé sur le bord de l’oreille en casse-assiettes, une main passée dans l’entournure du gilet, l’autre brandissant une coupe à champagne que remplissait une Hébé court vêtue, tandis que des vertus légères en maillot collant exécutaient autour de l’homme d’État de fantastiques pas de deux. Le Kikeriki et le Floh vécurent pendant des mois sur ce thème et M. de Gortschakoff acquit sur ses vieux jours la réputation de viveur. Voilà où l’oisiveté conduit des hommes politiques. Lea, qui depuis son aventure de l’Union suisse portait son chignon comme un Saint-Sacrement et qu’un reporter américain avait entretenue pendant huit jours pour lui dérober le secret de sa conversation avec le prince, dut renoncer un peu plus tard à son service actif. Mise hors de combat, elle retourna en France, non pas à Paris, mais dans une ville d’eaux.

CHAPITRE XV

Les premiers prisonniers à Bukarest. — Hassan-Pacha. — Nouvelles des Balkans. — Opinions du baron de Jomini sur le ride de Gourko. — Détails sur la vie à Bukarest. — Voisin d’un artiste. — L’achat d’un cheval. — Voyage à cheval. — Le péager. — Quelques types. — Simnitza sous de nouvelles espèces. — Les marchands et les falsificateurs. — Kiki no II. — Le premier combat sous Plewna. — Bravo Kiki. — La débâcle de Simnitza. — Les Turcs ! les Turcs ! — La défaite du 30 juillet.

Les événements se pressaient ; la veine restait fidèle aux Russes. Un jour nous apprîmes la chute de Nicopolis et la capture de la plus grande partie de la garnison y compris trois pachas. Le soir du 12 juillet, il y avait foule au débarcadère de Filaret. Un public bariolé attendait les trois généraux turcs qui devaient arriver par le train de Giurgewo. L’attente se prolongea pendant plusieurs heures, mais la patience des curieux fut récompensée en partie. D’un coupé de première classe descendirent deux officiers de la garde russe et un Turc fort bel homme, de grande taille, très-barbu, vêtu d’un costume de drap noir et coiffé d’un fez. C’était Hassan Pacha, le gouverneur de Nicopolis. Il regarda tranquillement avec un flegme tout à fait oriental la cohue qui se bousculait pour le contempler de plus près, puis monta dans une voiture pour se rendre à l’hôtel du Boulevard où un appartement lui avait été réservé.

Au quartier général russe, on mettait une certaine coquetterie à bien traiter les premiers prisonniers turcs importants tombés aux mains des vainqueurs. La courtoisie était facile surtout en présence d’un pacha comme celui qui commandait à Nicopolis. Lors du passage du Danube ce vigilant capitaine avait su ne pas voir tout le matériel de débarquement des Russes descendre le fleuve à son nez et à sa barbe. Et maintenant il venait de se laisser déloger d’une position formidable. De l’avis des hommes du métier un long siége aurait été nécessaire pour se rendre maître de la place. Il avait suffi de quelques heures de combat pour en finir et prendre 6,000 hommes dans un traquenard.

Le pacha était certes mieux à son aise prisonnier et comblé de prévenances à l’Hôtel du Boulevard, que devant les conseils de guerre institués spécialement à l’intention des capitulards qui avaient déjà cité à leur barre le commandant turc d’Ardahan. On prêtait à ce brave Hassan la singulière intention d’avoir demandé à prendre du service dans l’armée russe ! L’occasion ne lui avait certes pas manqué de placer ce vœu étrange. Avant d’être dirigé sur l’intérieur, il fut reçu par le généralissime Nicolas et ensuite par l’empereur qui lui restitua son sabre et probablement y ajouta discrètement un gros rouleau d’impériales d’or. En somme Hassan Pacha donnait une assez médiocre idée des hauts dignitaires militaires de la Porte. Aux personnes qui parvinrent à l’interroger, et Dieu sait s’il y eut des tentatives pour forcer la consigne et lui arracher des confidences, il répondait par les plus vives récriminations sur l’indiscipline, la démoralisation et la mauvaise tenue des soldats turcs, des propres soldats qu’il commandait !

A l’entendre toute l’armée ottomane se composait d’un ramassis de gredins ; il suffisait aux Russes de se montrer pour disperser à tous les vents les bandes mal équipées et mal armées du Sultan. L’avenir s’est chargé de prouver que Hassan Pacha ou bien mentait à dessein pour fourvoyer ses ennemis ou qu’il tâchait de les flatter pour en obtenir des faveurs. Rôle bien indigne d’un militaire dans un cas comme dans l’autre ; les officiers russes et le public de Bukarest le comprirent ainsi.

Quand le lendemain soir Hassan Pacha s’embarqua à la gare de Targovisti (celle d’où partent les trains se dirigeant vers l’Occident), la foule, qui ne manquait jamais de remplir le quai soit sous prétexte d’accompagner des amis partant, soit pour quérir des nouvelles, fit très-froide mine au général turc qui eut beau se montrer plusieurs fois à la fenêtre du wagon salon et saluer à l’orientale au moment où le train se mettait en marche.

Pendant que ce pacha roulait dans d’excellentes conditions vers le lieu de son internement 6,000 prisonniers hâves et maladifs attendaient sous la pluie, au milieu des plâtras encore fumants, une distribution de pain. C’étaient les malheureux que leur général qualifiait de tourbe bonne tout au plus à conduire à coups de bâton.

Un matin j’allai au Consulat de Russie, vers le 15 ou 20 juillet. « Vous tombez bien, me dit en m’apercevant M. le baron Jomini, par le plus grand des hasards nous avons des nouvelles aujourd’hui. Un colonel blessé qui vient de là-bas, nous apprend que nos troupes sont au delà des Balkans. » Je crois bien que tout le respect que je professais pour un personnage aussi distingué et aussi élevé que M. de Jomini ne m’empêcha pas de faire une légère moue d’incrédulité.

Mon scepticisme était justifié. S’imaginait-on l’armée turque abandonnant ainsi ce rempart naturel qui, selon toutes les prévisions, devait immobiliser pendant des semaines, sinon pendant des mois, les forces russes, en supposant que celles-ci eussent franchi le premier obstacle bien moins redoutable, le Danube.

Dibitsch, le soldat farouche, toujours prêt à immoler des régiments entiers pour atteindre un but, était parvenu, en effet, lors de la campagne de 1829 à forcer deux passes, hautes de 2,500 pieds, mais après quels efforts ! après quels sacrifices ! Les trois quarts de son armée s’étaient égrenés en route et c’est avec une poignée d’hommes que le général arriva à Andrinople pour y dicter la paix, tandis que les Turcs étaient encore sous le coup de la terreur. Mais depuis 1829, les Turcs avaient eu tous les loisirs de joindre les fortifications de l’art aux œuvres de la nature. Ils pouvaient à leur aise construire des fortins de façon à commander les routes et les sentiers, ils pouvaient transférer sur les hauteurs des pièces de canon, tandis que les assaillants auraient toutes les peines du monde à mettre en batterie quelques petites pièces de montagne péniblement traînés à bras d’hommes. Et tout cela aurait été abandonné sans coup férir. Ah ça ! est-ce que la fable du « rouble qui roule », que les journaux anglais et autrichiens avaient reproduite avec une touchante unanimité, le lendemain de la chute un peu énigmatique de Nicopolis, ne serait pas une fable ! Le bakschich qui aplanit toutes les voies et qui dompte toutes difficultés dans les États du Sultan, pèserait-il aussi dans la balance du destin des batailles ?

Et cependant peut-on calculer où s’arrête la démoralisation d’une armée à la suite d’une première défaite ? N’avons-nous pas vu, en 1870, après la funeste journée de Wœrth, les Balkans de l’Est français, les Vosges, livrées à l’ennemi sans coup férir.

Les derniers renseignements reçus de Constantinople par la voie détournée de Vienne, nous montraient la capitale turque sous le coup d’une indicible terreur. Le Sultan avait versé des larmes de colère au sein du Conseil des ministres, les personnages commençaient à mettre leurs harems et leurs richesses en sûreté de l’autre côté de la Marmara, sur la rive d’Asie ; partout on empaquetait et on emballait ; les volontaires circassiens et autres se comportaient en maîtres dans les rues de Stamboul, rançonnant les paisibles passants. Un corsaire russe qui avait eu l’audace de se montrer à l’entrée du Bosphore et dont le canon s’était fait entendre jusqu’au palais de Dogma Batsché avait encore augmenté la panique ; il était donc possible que, sans trahison, au milieu du désordre et de l’anarchie qui régnaient, une des passes ait été abandonnée par ses défenseurs, ou n’ait même pas été occupée, par négligence. C’est ce qui était arrivé, en effet, comme je l’appris plus tard.

Je félicitai le baron Jomini des bonnes nouvelles qu’il venait de me communiquer.

« Oui, reprit le secrétaire du prince Gortschakoff, les nouvelles sont bonnes, peut-être trop bonnes, ajouta-t-il. Nos généraux ont un immense mépris du Turc. Ils prétendent que l’armée ottomane est un mythe, qu’il n’y a pas à se gêner avec elle. Toutes les règles de la stratégie, même les lois de la plus vulgaire prudence sont de trop, disent-ils, avec un tel adversaire. La guerre à la cosaque, avec le mot d’ordre « pousse tout droit », cela doit suffire. Jusqu’à présent cette méthode de casse-cou a réussi. C’est nous les prudents, les raisonneurs, les civils, épris de stratégie, qui avons tort. On passe sur le pays comme un torrent, sans assurer ses derrières. On laisse les places fortes à la grâce de Dieu, et on ne prend aucune note de l’armée principale réunie dans une position formidable autour de Schumla. Des patrouilles de cavalerie envoyées en reconnaissance prennent des villes d’assaut. C’est magnifique pourvu que nous ayons tort jusqu’au bout, pourvu que l’héroïsme ne puisse être taxé d’étourderie ; en un mot, pourvu que cela ne se passe pas en Europe comme en Asie, où tout marchait admirablement, il y a un mois[6]. »

[6] Juste au moment où le général Gourko poussait sa pointe au delà des Balkans, Mouktar-Pacha, le généralissime du sultan en Asie, refoulait, après plusieurs batailles sanglantes, les forces russes qui s’étaient répandues sur la plus grande partie du territoire arménien et les acculait à la frontière du Caucase.

Le canon de Plewna allait dans peu de jours confirmer les appréhensions de M. de Jomini, qui avait appris à trop bonne école la science militaire pour ne pas prévoir qu’on était toujours puni pour en avoir méconnu les principes.

Quoi qu’il en soit, depuis que la marche de l’armée russe s’est prononcée de cette façon, le pavé me brûle sous les pieds à Bukarest, au propre et au figuré, car il règne dans la ville une chaleur étouffante, sénégalienne. C’est à peine si le matin on peut respirer et travailler quelque peu. J’ai abandonné l’hôtel où le service laissait de plus en plus à désirer ; j’avais dû m’y contenter d’une mansarde, où l’on est peut-être bien à vingt ans, mais où l’on cuit horriblement à tout âge par 44 degrés de chaleur.

J’avais découvert, dans une petite rue située derrière la place du théâtre et sur la lisière du vaste et splendide jardin Cismé-Ju, une chambre meublée dans un petit cottage appartenant à la veuve d’un officier supérieur. La dame et sa fille habitaient le principal corps du bâtiment ; le premier et unique étage au fond de la cour-jardin se composait également de chambres meublées dont une était louée au roi des pierrots, à Paul Legrand, alors en représentation à Bukarest. L’excellent artiste apparaissait de temps en temps sur la vérandah de bois et me souhaitait le bonjour et le bonsoir par une série des grimaces les plus ébouriffantes de son riche répertoire. Lajos, le domestique hongrois préposé à notre service et qui commençait à baragouiner quelques bribes de français, levait le nez en l’air et appelait sa femme, une fraîche commère qui trottait jambes nues. Tous deux riaient aux éclats. Mme V*** paraissait à une fenêtre de son appartement, et Mlle V*** à une autre, comme des spectatrices dans leurs loges. On faisait un véritable succès au mime si fêté jadis et qui, je le lui souhaite, aura retrouvé en touchant de nouveau les planches d’un théâtre parisien un rayon de sa vogue d’autrefois.

Dès le matin je m’échappai de mon gîte pour aller humer l’air très-embaumé du Cismé-Ju. Je ne sais quel autre jardin pourrait, à mon humble avis, lutter avec ce parc où les ombrages sont si frais, la flore si variée ; les Bukarestiens paraissent se soucier assez médiocrement de cette merveille qu’ils possèdent ; l’entretien du Cismé-Ju laisse à désirer, l’éclairage est nul et on n’y rencontre guère que des passants.

Le reste de ma matinée s’écoulait en visites, en courses, en poursuites après l’information, ce travail forcé du reporter et se terminait par un déjeuner sommaire à l’hôtel Hughes ou à l’excellent restaurant Labbes, qui avait à la fin obtenu les suffrages de la plupart des étrangers.

Après le déjeuner, visite à la rédaction du Romanul. On était sûr de trouver souvent des renseignements, toujours du moins les moyens de contrôler l’authenticité des bruits qui circulaient dans la ville. En tout cas, accueil plein de complaisance et franchement confraternel soit de la part du propriétaire du journal, M. Rosetti, soit du rédacteur en chef, M. Costinescu. Ensuite, il fallait rentrer chez soi, et, afin de pouvoir travailler, se barricader contre la chaleur en fermant hermétiquement les persiennes et en baissant les stores. A huit heures et quart, le courrier partait, et je ne me privais jamais de porter en personne mes lettres à la gare. C’était une ravissante promenade de vingt minutes entre une double haie de maisonnettes et de villas émergeant des jardins, entourées de lierre et d’ephen sentant bon, et ayant leurs fenêtres ouvertes sur des intérieurs confortables, élégants et souvent richement meublés. La famille avec les enfants, gentiment accoutrés, était réunie pour le repas du soir. Certes, rien ne rappelait la guerre, et il fallait se croiser avec des voitures d’ambulances revenant chargées de blessés en franchissant les grilles du débarcadère pour être ramené au sentiment de la situation.

La soirée était très-chargée. Les invitations pleuvaient chez tel ministre ou chez tel député ; puis les gradina exerçaient leurs attraits, non à cause du programme, mais en raison du public bariolé et pittoresque qui s’y donnait rendez-vous jusqu’à minuit et même au delà. Pour peu qu’on se sentît d’humeur noctambule, on trouvait au Cercle de la jeunesse, fondé par une association d’avocats et d’hommes politiques, une société très-intéressante composée d’esprits très-alertes, toujours prêts à discuter soit sur les événements de l’heure présente, soit sur des thèmes généraux, et même des paradoxes aventurés. Tout ce monde avait étudié à Paris, chacun avait plusieurs voyages à son actif ; il y avait souvent plaisir et profit à écouter ces discussions qui se prolongeaient bien avant dans la nuit. Ceci se passait au premier étage ; en bas, dans le jardin de Hughes, une demi-douzaine de viveurs, dont le Brummel est le chef d’une grande maison de Banque, tuaient le temps en évoquant les souvenirs du boulevard autour d’une table assez frugalement servie, tandis que, dans les bosquets mystérieux, des officiers russes fêtaient dans des tête-à-tête, avec l’inéluctable champagne, — des conquêtes qui n’étaient guère de nature à inquiéter S. M. le sultan. Ordinairement, le jour n’était pas loin quand j’avais regagné le petit cottage dont la porte n’était jamais close. Du reste, l’épicier du coin avait ses volets ouverts, et la famille de mon voisin le tailleur, en vieux et en neuf, avec ses trois filles aussi lestes à manier la langue que l’aiguille, dont le babillage parvenait par bouffées jusqu’à ma chambre, n’avait garde de clore les fenêtres du dortoir où reposait toute la smala.

Je me bornais à laisser les stores baissés et, la plupart du temps, j’entrais d’un bond chez moi par la route des amants et des voleurs, évitant ainsi de faire le détour par le corridor où dormaient M. et Mme Lajos. Je n’avais, cela va sans dire, rien à craindre des amoureux, mais un filou aurait pu certainement s’introduire dans mes pénates provisoires sans le moindre obstacle et sans la moindre gêne. Mais il n’y a pas de voleurs à Bukarest : toutes les maisons environnantes sont laissées ainsi sans clôture et sans concierge (quelle volupté !!) à la garde du hasard. Le fait est que, même pendant mes fréquentes absences, on ne m’enleva pas la valeur d’une épingle, et les seules rapines dont j’aie été victime ont été causées du fait de MM. les banquiers, qui prélevaient des commissions tout à fait exorbitantes sur les traites et lettres de change[7].

[7] Il convient d’ajouter que la police de Bukarest, surtout grâce aux soins du préfet actuel, M. Radu Mihaï, est active et vigilante. Les agents sont très-nombreux et ils communiquent entre eux en s’interpellant à coups de sifflets d’un poste à l’autre. Voici une petite aventure arrivée à mon voisin, M. Legrand, qui prouve l’ardeur des agents. L’artiste sortait d’une représentation dans un Gradina, et il emportait, noué dans une serviette, son costume de théâtre. Il n’avait pas fait deux cents pas, qu’il se vit interpellé par un agent relativement à ce paquet porté ainsi à une heure indue. Il fut forcé de justifier de sa qualité et de son domicile, et encore l’agent l’accompagna-t-il jusqu’à sa porte.

Pendant les cinq mois de mon séjour en Roumanie, j’entendis parler d’un seul crime important. Le hasard voulut qu’il fût perpétré juste dans ma rue, en face du cottage de Mme V***. Une dame, veuve également, habitant avec sa fille dans cette fort jolie maison, sa propriété, avaient été assassinées par leurs domestiques, au moment où elles buvaient leur chocolat. Les malfaiteurs, un valet et une cuisinière, cachèrent les cadavres dans la cave, s’emparèrent de l’argent et des bijoux et s’enfuirent dans leur pays, en Transylvanie. Le digne couple n’avait pas encore quitté le territoire roumain, que l’habile préfet, M. Radu Mihaï, avait découvert ses traces. Par malheur, au moment de prendre son billet à la gare, le commissaire lancé à leur poursuite s’aperçut qu’il avait oublié son porte-monnaie. Ce retard permit aux criminels de passer en Autriche, mais ils furent arrêtés et extradés.

Le 27 juillet, à cinq heures du matin, un de mes nouveaux amis de Bukarest, avocat de profession, végétarien endurci, mais quelque peu connaisseur en chevaux, vint me chercher à la Strada Renasteri, pour me conduire au marché où je devais choisir une monture à mon gré. Ces marchés ont lieu deux fois par semaine et se tiennent à l’extrémité de la ville, dans un vaste champ où se tient aussi la grande foire du mois de mai, dont la fin est l’occasion d’une foule de solennités et de réjouissances auxquelles tout le monde prend sa part, depuis le prince et la princesse jusqu’au plus humble paysan des environs. Cette année, la foire de mai avait été particulièrement animée. Le grand-duc Nicolas et sa suite étaient en coquetterie réglée avec la cour princière, le frère d’Alexandre. Il dansa publiquement une polonaise avec la princesse, qui portait, ainsi que sa suite, le costume national, une gaze blanche semée de paillettes d’or recouvrant un corsage et une jupe richement brodés. Les dames de la cour se mêlaient aux officiers russes et roumains ; un buffet avait été installé sur le champ même, et l’on préludait ainsi par une fête aux événements militaires qui allaient se dérouler. Quand, après un très-long trajet en tramway, qui me révéla l’étendue énorme de Bukarest, nous arrivâmes au champ de foire, le marché aux chevaux n’était pas encore ouvert. Mais les entremetteurs, les courtiers, les maquignons étaient déjà à l’œuvre, flairant les acheteurs, les circonvenant, les ennuyant de leurs offres. Ces estimables industriels qui grouillent dans les allées, sur le pas des petites guinguettes où l’on signe les marchés conclus par un verre de vin, qui circulent même dans les tramways pour y happer le client au vol, ont une ressemblance étonnante avec nos marchands de contre-marques. Les mêmes casquettes, les mêmes trognes enluminées, les mêmes clignements d’yeux. Il n’existe de différence que sur un point : messieurs les maquignons du champ de foire de Bukarest sont polyglottes. Leurs obsessions se manifestent dans toutes les langues imaginables, dans tous les patois. Ne croyez pas en être débarrassé par un non tout sec ou par un signe de tête ! Ils vous prendront par les bras, ils vous tireront par les basques de l’habit, ils vous bourdonneront aux oreilles jusqu’à ce que vous vous décidiez à entrer dans leurs vues, ou à leur signifier par des arguments ad hominem, les seuls auxquels ils soient disposés à céder, que vous n’avez nul besoin de leur office. Peu à peu les marchands arrivaient, faisant trotter ou caracoler leurs bêtes le long des avenues qui bordent le champ de foire. C’est une répétition générale du marché. Les groupes commencent à se former, on discute, on s’échauffe même, enfin la cloche sonne, le marché officiel est ouvert.

Nous laissons sur la gauche la section des bœufs, vaches et taureaux, parqués gentiment devant leurs litières ; le compartiment des chevaux est sur la droite, dans une vaste enceinte assez mal close par de grossiers treillages de bois.

Les besoins de la guerre avaient multiplié les arrivages, les bêtes grouillaient. En général, ce n’étaient pas des chevaux de race, et plus d’une de ces plus nobles conquêtes de l’homme aurait mérité d’être classée dans la catégorie humiliante des rosses. Les maquignons du dedans étaient encore plus pressants que messieurs leurs confrères qui opéraient à la porte. Il y en avait un, entre autres, qui ne cessait de me poursuivre. Ce malheureux n’avait plus de nez et la moitié de la figure était en capilotade. Il avait servi comme cocher et prétendait être plus expert que personne. La manière très-fâcheuse dont il avait été traité dans l’exercice de ses fonctions ne m’inspira aucune confiance, et je ne me décidai nullement pour un cheval jaune assez semblable à celui de d’Artagnan entrant à Meung qu’il m’offrait.

« Je veux un hippopotame avec des cornes dorées », dis-je à l’importun pour me débarrasser de lui. Ses yeux s’écarquillèrent un moment…, il se remit vite de sa surprise. « Soit, vous aurez cela demain, mais remettez-moi trois pauls (napoléons) d’à-compte. » J’étais vaincu et m’échappai.

Après avoir passé une heure au milieu des criailleries, des piaillements, en esquivant les ruades et les coups de pied, j’avisai un petit étalon turc, arabe demi-sang, une véritable bête de salon par le haut du corps, mais dont les jambes nerveuses et les jarrets d’acier attestaient la capacité de supporter des fatigues. La tête était fière, les yeux vifs et un peu malicieux. L’animal était harnaché à la turque, un coussin plié en deux par une courroie qui se nouait sous le ventre formait la selle posée sur une chabraque à franges multicolores. J’avais trouvé mon emplette. Sur le conseil de mon ami le végétarien, je me gardai bien d’entrer directement en pourparlers avec le propriétaire, paysan à l’air madré ; je fis approcher le maquignon au nez cassé, le chargeant de la négociation ; le marchand avait flairé la ruse ; il fallut m’éloigner, feindre de marchander un autre cheval, et c’est après des débats homériques que le demi-sang devint ma propriété moyennant la somme de 20 napoléons d’or, plus un louis de commission qui n’avait pas été volé par le maquignon. La discussion avait ameuté pas mal de gens, marchands et amateurs ; quand je pris possession de Kiki (c’est le nom que je donnai à ma nouvelle acquisition), en me hissant sur la selle et en piquant des deux, les rieurs furent de mon côté.

Le paysan était désespéré d’avoir vendu sa bête si bon marché à un étranger qui, peut-être, en eût donné le double ; il prit l’homme sans nez au collet ; on les sépara et nous allâmes tous ensemble d’abord faire viser le certificat d’origine de Kiki, établissant les titres de propriété du marchand (aucun cheval ne peut quitter la foire sans cette formalité), puis le marché fut convenablement et dûment arrosé.

Le lendemain vers le soir, je chevauchai sur Kiki dans la direction du Danube, les formalités de l’embarquement de la bête par chemin de fer étant trop fastidieuses. La soirée était magnifique, et quand la chaleur tomba et que le ciel commençait à scintiller de milliers d’étoiles, — le firmament est incontestablement plus bleu, les astres brillent plus vivement en Orient, — la route me parut si belle, que je n’hésitai pas à forcer l’étape au lieu de m’arrêter dans un des villages que je traversai. Une bagarre qui venait d’y éclater entre des bouviers roumains et des soldats russes escortant un convoi (en général on s’entendait fort mal), n’était pas faite pour me retenir.

Je traversai encore trois ou quatre gais hameaux, tous disposés de la même façon : des bicoques très-basses dont les toits de chaume dépassaient à peine le sol. Dans beaucoup de cas, le paysan demeure dans les sous-sols des huttes répandues au hasard ; l’église et la maison du pope étaient à peu près les seuls bâtiments dignes d’être classés en architecture. Aussi est-ce chez le pope que le voyageur doit s’arrêter s’il tient à éviter la fâcheuse promiscuité des bêtes et des gens dans les écuries des khans, à moins de coucher en plein air comme les habitants qui ont rangé leurs coussins et leur tapis sur le pas des portes. Dans chaque village, la police locale me poursuit depuis l’entrée jusqu’à la sortie, elle est représentée par des bataillons entiers de chiens-loups dont les hurlements réveillent les dormeurs, habitués d’ailleurs à de pareilles algarades, et agacent prodigieusement Kiki.

Vers minuit, une vive lumière surgit au milieu d’un bosquet d’arbres ; elle montre une solution de continuité de la grande chaussée plantée d’arbres séculaires que j’avais suivie en ligne droite à peu près depuis la gare de Bukarest. Il y avait un pont de bois jeté sur une rivière, et la lumière provenait de la cabine du péager. Quelques chariots de marchandises étaient arrêtés à l’entrée du pont, les conducteurs discutaient. Le péager défendait son tarif tandis que son employé, armé d’une lanterne sourde, maintenait les chevaux du chariot placé en tête pour les empêcher de passer outre.

En m’approchant pour verser mon obole, je ne fus pas peu surpris de reconnaître dans le péager un jeune gentleman que j’avais plusieurs fois rencontré à la ville, au jardin Raska ou au club. Ayant fait ses études à Paris, ce percepteur, placé dans un coin perdu de la campagne roumaine, parlait parfaitement le français. Il me fit la proposition de passer la nuit dans son wigwam, où l’employé me dressa en quelques minutes un excellent lit. Kiki, attaché à un arbre, avait devant lui une ample provision d’avoine.

Tout en me souhaitant le bonsoir, mon amphitryon se plaignit amèrement de ses déconvenues. Au lieu de se faire avocat ou de briguer une fonction publique, comme la plupart de ses compatriotes retour des bords de la Seine, il avait employé son patrimoine à la soumission du péage d’un pont, comptant que des événements militaires lui donneraient une fréquence tout à fait extraordinaire. Cette partie de la prévision n’avait pas tardé à se réaliser ; les chariots, les fourgons, les voitures de bagage ébranlaient de jour et de nuit le fragile tablier ; seulement les convoyeurs n’étaient pas d’humeur à payer, et, comme son collègue dont parle Walter Scott, le percepteur du pont de Soutkers encaissait plus de bourrades et de coups de pied que de half pence. Ordinairement, les charretiers se réunissaient plusieurs et franchissaient au galop le pont, étouffant sous des claquements de fouet et sous les hue-hue les clameurs désespérées du percepteur. Il atteignait à grand-peine le dernier charretier de la bande ; celui-là payait après une légère partie de boxe, mais les autres avaient passé ! Toutes les réclamations, les plaintes du pauvre percepteur n’avaient servi de rien, et quand il apprit que j’étais assez bien en cour, je dus lui promettre d’exposer aux autorités compétentes sa triste situation et la nécessité de le protéger contre les velléités de passage gratuit des conducteurs. Je fis de mon mieux, mais je crains bien que la réclamation n’ait eu un médiocre succès. Le moment allait venir où les dorobantz devaient servir à tout autre chose qu’à la garde des ponts.

Le lendemain soir, j’arrivai à Simnitza en compagnie de six négociants israélites de Roumanie qui m’avaient accordé une place dans leur chariot. Kiki fut attelé avec les quatre autres fortes et robustes bêtes qui traînaient déjà l’équipage. Mes compagnons étaient de braves gens d’excellente humeur et ayant toujours le mot pour rire. L’un d’entre eux, un grand jeune homme dégingandé, avait la manie d’improviser à tout moment des couplets ; il les chantait en allemand, c’est la langue courante des Israélites en Roumanie, avec la voix enrouée et les gestes gravement grotesques du plus grand comédien des Variétés (par la taille du moins), de l’amusant Baron. Comme pourtant les affaires sont les affaires, deux de ces messieurs me demandèrent de leur vendre Kiki, ayant apprécié l’élégance et les qualités de cet animal.

Un de ceux qui me proposèrent le marché, vieux routier à barbe de patriarche, avait fait ses débuts comme cantinier pendant la guerre de Crimée. C’était le beau temps ! Les livres sterling pleuvaient dans les tiroirs, les Anglais consommaient comme des ogres et payaient en grands seigneurs. Le vivandier s’attacha au régiment qu’il avait pris l’habitude de pourvoir de friandises et de tabac ; il le suivit à Malte, en Angleterre, dans les Indes, pendant la révolte des Cipayes, en Abyssinie, partout. Ses récits, assaisonnés parfois de mots très-heureux, abrégèrent considérablement la route.

Quel changement à Simnitza depuis mon dernier séjour ! L’abondance régnait là où nous avions failli connaître les épreuves du radeau de la Méduse ! Il n’y aurait plus besoin, comme j’avais été obligé de le faire, d’aller dénicher des oies vivantes pour les faire saigner, plumer et accommoder par nos domestiques. Une nuée de négociants de toute espèce et de tout calibre s’était abattue sur la petite cité. Dans les maisons, les boutiques, jusqu’aux moindres soupentes, avaient été louées à des prix fous. Des représentants des grands magasins de comestibles de la capitale, de Plojesti, de Jassy avaient installé des magasins fortement approvisionnés. Des négociants en vin de Hongrie, des fournisseurs de tentes-abri et d’équipements militaires, des tailleurs, des bottiers, avaient suivi l’exemple des marchands de victuailles. Une demi-douzaine de restaurants s’étaient improvisés ; il y avait des cuisines pour tous les goûts, cuisine grecque, cuisine russe, cuisine autrichienne. Celle-ci tenait le haut du pavé.

Bientôt le bruit se répandit en Roumanie, en Russie et en Hongrie, que Simnitza, le lieu de passage obligatoire de toute l’armée russe, était un véritable Eldorado, qu’avec quelques boîtes de sardines et une douzaine de bouteilles de piquette, ornées d’étiquettes aussi pompeuses que mensongères, on pouvait y faire fortune plus sûrement que dans les placers de la Californie. Alors, derrière les négociants sérieux et patentés, derrière les représentants de maisons plus ou moins importantes, s’était ébranlé tout un prolétariat de revendeurs, de petits colporteurs, de regrattiers et de camelots. Tout ce monde arrivait, celui-ci avec une charrette traînée par une rosse étique, celui-là avec une brouette, d’autres avec un ballot sur le dos.

Les objets hyperboliques livrés à la consommation par ces spéculateurs s’étalaient au beau milieu de la route, sur des éventaires protégés par des toiles à voile ou par d’énormes parapluies contre les ardeurs du soleil ou contre la violence des pluies. D’autres denrées étaient tout bonnement déballées sur le sol et y restaient jusqu’à ce que des officiers ou soldats de passage les eussent ramassées contre remise d’espèces sonnantes. Tout Simnitza ressemblait à une vaste foire où l’on trouvait un peu de tout. La falsification y régnait sur la plus vaste échelle. Les mixtures atroces de bois de campêche et de gros vins du pays étaient vendues comme Château-Larose et Margaux. Une maison de Pesth s’était chargée d’imiter avec l’audace la plus cynique les étiquettes et les bouchons des premières marques d’Épernay, afin de demander dix ou douze francs pour une bouteille d’eau-de-seltz mêlée de potasse et de sucre candi… Les fabriques de tord-boyau de Plojesti fournissaient du rhum de la Jamaïque, de la véritable chartreuse et surtout du cognac des premières marques. Un de ces falsificateurs avait poussé l’ingéniosité jusqu’à faire fabriquer des étiquettes reproduisant l’attestation manuscrite d’un prétendu maire d’un village de la Charente, signée d’un nom supposé, pour prouver l’authenticité de la liqueur. Les vêtements, les étoffes, les souliers étaient de la plus atroce qualité, ils se déchiraient dès qu’on essayait d’en faire usage.

Sauf d’honorables et rares exceptions, tous ces camelots étaient de véritables filous. La plupart voulaient aller s’établir de l’autre côté du Danube, à Sistow, mais l’autorité ne montrait aucun empressement à leur permettre de réaliser ce vœu. Les vivandiers officiels de l’armée et les industriels bulgares qui avaient repris leur commerce et rouvert toutes leurs boutiques suffisaient d’ailleurs à alimenter le commerce de Sistow.

Je m’y rendis le lendemain 30 juillet. En route, je m’aperçois que Kiki est très-volontaire et a besoin d’être trop souvent stimulé de l’éperon et de la cravache pour marcher à la convenance de son cavalier et non à la sienne. Je profite avec empressement de l’offre que me fait le directeur de l’hospice de la Croix-Rouge, un jeune fils de famille d’Odessa, d’échanger mon têtu contre un cheval de cosaque de très-forte encolure et très-facile à diriger. L’hospice est installé dans une grande maison turque abandonnée ; il est plein de blessés qui sont soignés par une douzaine de dames très-jeunes et dont quelques-unes sont jolies. L’obligeant directeur m’apprend qu’on attend un convoi très-considérable dans la soirée ; il est très-embarrassé car il n’y a ni le matériel nécessaire pour recevoir, ni suffisamment de médecins pour soigner autant de monde.

Les officiers supérieurs russes avaient montré le plus grand dédain pour la Société de Genève. Ils se vantaient de ramasser et de soigner tous leurs blessés avec les ambulances militaires de l’armée. La population en Russie pensait tout autrement ; la Croix-Rouge reçut les encouragements les plus flatteurs et les plus efficaces. Avant l’ouverture des hostilités, des souscriptions avaient déjà atteint une vingtaine de millions ; les corporations municipales et commerciales de Saint-Pétersbourg et de Moscou avaient seules donné 8 millions.

Ces messieurs du grand état-major paraissent avoir été guéris subitement de leurs préventions contre la Société. C’est à peine si le directeur de l’ambulance avait pu obtenir la maison qu’il occupait, — on n’aurait jamais besoin de lui ! — et l’avant-veille il avait reçu tout à coup l’ordre de faire partir immédiatement toutes ses voitures et tous ses médecins avec les brancardiers dans la direction de Plewna. La série de combats pour la possession de cette place venait de commencer. Une brigade commandée par un général trop amateur de boissons fortes pour se rendre nettement compte de la situation de ses troupes et de la force de ses adversaires, avait donné tête baissée dans un piége tendu par Osman-Pacha. Ce général commandait depuis une année un excellent corps d’armée concentré autour de Widdin sur le Danube. Son attitude avait été passive, mais grâce à son immobilité, il avait conservé au sultan une belle force militaire intacte et d’autre part empêché toute jonction entre les Serbes et les insurgés bulgares. Jusque vers la mi-juillet, Osman était resté campé sur la colline qui domine Widdin, prêt à repousser l’attaque de ses voisins roumains cantonnés à Kalafat. Un beau matin, on n’aperçut plus de la petite tour de bois au-dessus de la batterie Karol l’horizon rayé de tentes blanches, Osman avait décampé dans le plus grand mystère. C’était vers la même époque que le général Krudener, après avoir reçu des renforts et comblé les vides causés bien plus par la maladie que par le feu, se mit en marche pour soumettre le pays au delà de Nicopolis. L’avant-garde arriva dans la soirée du dix-neuf juillet en vue de la ville de Plewna, dont le nom, devenu si rapidement célèbre, n’était encore connu de personne. Avec une imprudence coupable et confiants dans leur étoile, les Russes entrèrent dans la cité sans reconnaître les forces de l’ennemi. Ils croyaient peut-être que, comme à Tirnova, il leur suffirait de se montrer pour être conquérants.

La désillusion fut cruelle. A peine les deux régiments se furent-ils installés dans la ville, qu’Osman-Pacha, qui s’était embusqué dans un repli de terrain, surprit les troupes russes au moment où celles-ci préparaient le repas du soir. En un clin d’œil les deux régiments furent entourés et plusieurs centaines d’hommes tombèrent sous les coups de baïonnette et de crosse de fusil sans avoir pu se défendre — leurs armes étaient paisiblement en faisceaux.

Quand enfin l’alarme eut été donnée et que les Russes se furent mis en état de défense, ils s’aperçurent qu’ils n’avaient pas affaire uniquement à des adversaires militaires, mais aussi aux habitants turcs de Plewna. Les balustrades des vérandahs se convertirent en barricades, les fenêtres et les lucarnes s’entr’ouvrirent pour laisser la place à des centaines de canons de fusil et de carabines qui vomirent sans discontinuer la mort dans les rangs des Russes.

La lutte fut d’une férocité sans pareille dans la mosquée et autour, dans le cimetière, où deux bataillons s’étaient retranchés. Le carnage cessa enfin, faute de combattants ; c’est à peine si quelques centaines de Russes parvinrent à s’échapper. Les chefs des deux régiments engagés étaient parmi les morts. Osman-Pacha s’établit dans la ville.

Depuis le 18, l’état-major de l’armée du Danube n’avait que deux préoccupations, cacher le sanglant échec de cette nuit fatale et le venger en s’emparant de Plewna. Deux corps russes étaient en mouvement contre la ville. L’un, commandé par le général Krudener, s’avançait par Nicopolis prenant les positions de Plewna au nord ; l’autre corps, sous la direction du prince Shafkoskoï, prenait la tangente dans la direction de Sistowa. C’est sur deux points que l’action allait s’engager, et c’est afin de parer aux éventualités d’une lutte nécessairement meurtrière que tout le matériel des ambulances avait été requis. C’est sous l’impression de ces nouvelles que je repris la route de Simnitza monté sur Kiki II dont j’eus occasion d’apprécier les précieuses qualités.

En traversant l’espace compris entre les deux ponts, à l’endroit même où peu de jours plus tard un attentat fut consommé sur la personne d’un écrivain, M. P., correspondant de l’agence Havas, je dépassai une petite colonne de voitures du train pesamment chargées. L’un des soldats assis sur le siége m’interpella en russe. Je crus d’abord que pour faire l’important, comme il arrive souvent en temps de guerre, il me demandait mes papiers. Mais avant que j’eusse tiré de ma poche la précieuse photographie-talisman, l’homme et son compagnon étaient descendus du siége. L’un prit le cheval par la bride et l’autre, tout en grommelant les mots de tabac, wutky, paraissait désireux de faire connaissance avec mes poches. La nuit était presque complète, il fallait choisir le moyen le plus expéditif de se tirer d’affaire. Un coup de cravache appliqué sur le poignet du soldat qui tâtait ma poche lui fit lâcher prise ; un léger serrement de pied contre le ventre détermina Kiki à prendre un temps de galop des plus furieux. Avec l’obstiné Kiki Ier je serais resté sur place à la merci des malandrins dont les intentions me paraissaient d’une pureté très-problématique.

Je rentrai au campement encore ému de cette algarade. Mes compagnons dormaient déjà sur des matelas étalés par terre. Mon arrivée, précédée d’une violente altercation avec le propriétaire de la maison qui ne voulait plus me laisser pénétrer dans son immeuble à une heure aussi indue, mit tout le monde sur pied. Ces braves gens me racontèrent qu’ils m’avaient cru perdu, noyé, assommé, que sais-je.

Ils me parlèrent d’une grande victoire qui aurait été remportée, de milliers de Turcs faits prisonniers. Je savais à quoi m’en tenir là-dessus, mais comme en temps de guerre, il n’est ni prudent ni loyal de semer l’alarme, je préférai garder le silence, silence interrompu seulement par les ronflements sonores d’une douzaine de dormeurs que le hasard avait réunis.

La fatigue réclamait enfin ses droits. Trois journées de chevauchée m’avaient mis sur le flanc ; mes compagnons, pleins de sollicitude, s’étaient bien gardés de me réveiller ; je ne sais combien de temps j’aurais encore goûté le repos, quand un épouvantable brouhaha vint me tirer de mes rêves. Tous les habitants de la maison, une quinzaine environ, tous des négociants, maquignons, vivandiers ou camelots, couraient à travers les pièces, descendaient et montaient les escaliers au triple galop, bouleversant les chaises, les bancs, les meubles, ramassant dans tous les coins leurs ballots, leurs caisses, leurs sacs, faisant des paquets, sacrant, jurant et se lamentant dans tous les idiomes possibles.

Le propriétaire, celui avec qui j’avais eu la petite scène la veille, paraissait encore plus effaré que ses locataires. Il les prenait les uns après les autres au collet et ne les lâchait qu’après avoir encaissé en monnaie trébuchante le montant des loyers. Une ou deux femmes gémissant plus que de raison brochaient sur le tout. Par le vitrage de la vérandah donnant sur la cour, je vis qu’on attelait, en toute hâte, les innombrables véhicules remisés sous un vaste hangar de planches. Il y avait là d’antiques berlines hors de service, des camions, des coupés délabrés, des char-à-bancs, tout cela détalait au grand galop avec force cris, jurons et claquements de fouet… Qu’y avait-il donc ? qu’était-il arrivé pendant la nuit ? Le vieux marketender qui avait été aux Indes et devait en avoir vu bien d’autres (cela lui permettait de rester calme), me mit au courant tandis que je m’habillais très-vite, car rien n’est contagieux comme l’agitation qui règne autour de vous.

La grande victoire de la veille s’était changée en une épouvantable défaite. Les deux corps d’armée de Krudener et de Shafkoskoï avaient été littéralement taillés en pièces. Les Turcs s’étaient mis à la poursuite des assaillants et ils ne tarderaient pas à rentrer à Sistowa dont ils ne laisseraient plus pierre sur pierre. Osman-Pacha, dont le nom prit ce jour-là la saveur légendaire qu’il a gardée, avait juré qu’il en serait ainsi. On allait rompre le pont pour arrêter les Turcs victorieux et permettre au gouvernement de Bukarest de se mettre en sûreté. C’étaient ces renseignements qui avaient déterminé le sauve-qui-peut général.

L’affolement est indescriptible. Tous les magasins, les boutiques, les éventaires improvisés depuis un mois, tout cela plie bagage. En moins de deux heures, tout a été balayé comme par un ouragan. Les marchands cherchent à emporter le plus possible, mais ils songent surtout au salut de leurs personnes. Les véhicules sont pris d’assaut. Des grappes humaines pendent après les essieux et les barreaux des charrettes. On offre des sommes insensées aux birjars, jusqu’à 200 francs pour une étape d’une demi-journée. Les voitures qui partent sont entourées d’une meute d’effarés, de poltrons qui veulent s’en aller aussi, il faut que les conducteurs se dégagent à coups de fouet et que les passagers ayants droit se débarrassent à la force du poignet des intrus. La peur même donne aux plus affolés des accès de colère, on se dispute les places à coups de poing, le sang va bientôt couler.

Tout à coup les cris retentissent : Les voilà ! les voilà ! ce sont eux ! les Turcs ! les Turcs ! En effet, au loin, une centaine de coiffures rouges, des fez, scintillent au soleil. L’arrivée de quelques fuyards cosaques, noirs de poudre, les vêtements en lambeaux, ayant à la main en guise de canne le bois à moitié brisé de leur lance, ne contribue pas précisément à rassurer la foule. La déroute s’accélère encore.

Les chrétiens de Sistowa ont passé le fleuve dans des barques, — plusieurs trop chargées auraient sombré, — rivalisant en terreur avec les camelots israélites de Simnitza. On se soucie bien maintenant des objets, victuailles, vêtements, boissons ! tout cela jonche le pavé de la grande route ; on a soulagé les voitures afin d’accélérer leur allure. « Les Turcs ! les Turcs ! » Les peureux fouettent leurs chevaux à tour de bras, les voyageurs stimulent les cochers, les gourmandent ou leur offrent des pourboires fantastiques. « Les Turcs ! les Turcs ! » ce cri d’alarme poussé par six ou sept cents gosiers répand la panique jusqu’à Alexandrie, jusqu’à Bukarest, car pour justifier leurs terreurs, les fuyards racontaient comme certains et vus de leurs propres yeux des faits qui étaient de simples rumeurs. « Les Turcs ! les Turcs ! » La sinistre nouvelle roulait comme une avalanche grossissante et, sur le passage des voitures, des charrettes pleines de fugitifs, les villages étaient frappés de stupeur. Tout ce qui était en état de se sauver fuyait ainsi. C’est à Bukarest que la déroute trouva des limites. L’alarme avait été donnée inutilement. L’armée russe avait subi la veille, 30 juillet, une grande défaite. L’attaque combinée des généraux Krudener et Shafkoskoï avait été repoussée par Osman-Pacha avec un brio et un entrain qu’on ne supposait plus aux bandes ottomanes qui avaient laissé si facilement forcer les deux formidables lignes de défense, le Danube et le Balkan. La défaite des Russes ne laissait rien à désirer. Battus chacun de leur côté, n’ayant pu opérer la jonction, but de la bataille, les généraux Shafkoskoï et Krudener se renvoyaient l’un à l’autre la responsabilité de l’échec.

Krudener avait quitté le champ de bataille en pleine déroute, Shafkoskoï, ivre de rage et de colère, cherchait à rallier les débris de ses troupes pour ramasser les blessés et leur éviter l’horrible sort que leur réservaient les bachi-bouzouks.

Voilà qui était parfaitement vrai. Il est exact aussi que des cosaques (on en fusilla deux plus tard), exagérèrent à dessein le danger et crièrent au Turc ! pour forcer les marchands à déguerpir et faire main basse sur les victuailles, — mais tout le reste était pure imagination, produit de la peur. Les Turcs, très-heureusement pour leurs ennemis, n’avaient ni cavalerie ni train pour se mettre à la poursuite des Russes et pousser à ses extrêmes limites la victoire dont ils ne soupçonnaient pas l’importance. Ils s’étaient donc retirés derrière leurs positions considérablement fortifiées, très-satisfaits de les avoir conservées et d’avoir arrêté la marche d’une armée jusque-là victorieuse.

Quant aux Turcs dont l’apparition au bout du pont avait accéléré la débâcle, c’étaient tout bonnement des prisonniers. Dans leur ardeur à se sauver, les fuyards n’avaient pas vu ou n’avaient pas pris garde à l’escorte russe qui accompagnait ces pauvres diables. Quand toute la ville fut à peu près vide, je les vis se diriger vers une sorte de blockhaus où ils devaient attendre leur transfert dans l’intérieur du pays. Ils n’avaient nullement l’air de conquérants. Pendant 48 heures, Simnitza si bruyant, si animé, fut désert. Les soldats se régalèrent à volonté, il y eut de véritables orgies — puis les innombrables convois de blessés commencèrent à passer lentement les ponts. La plaine, située sur la gauche de la ville, se couvrit des tentes blanches d’un hôpital ambulant. Puis, en voyant que décidément le Turc ne passait point le Danube, les marchands, les cantiniers, les camelots, les loueurs de voitures revinrent d’abord isolément, n’osant pas trop s’aventurer, puis par groupes avec armes et bagages. Au milieu de la bagarre on avait tenté de me voler Kiki II, mais j’avisai un palefrenier qui m’était suspect et le secouai comme jamais poigne de paysan normand ne secoua de pommier au temps de la récolte. La médecine opéra ; l’individu me montra mon cheval traîtreusement attaché derrière une voiture remisée dans un coin. Comme l’excellent commissaire roumain était resté à son poste, je livrai le filou au bras séculier et rentrai en possession de Kiki. Avant que Simnitza eût regagné son aspect désormais normal de foire de Saint-Cloud, nous trottions, l’un portant l’autre, sur la route de Nicopolis.

CHAPITRE XVI

A Nicopolis. — Une ville ravagée par la guerre. — Les Roumains à Nicopolis. — Le général Stolipine. — Le gargotier par patriotisme. — Un orage dans la montagne. — Rencontre d’un peintre. — La nuit dans un harem. — Une séance de conseil de guerre. — Acte d’insubordination. — Condamnation à mort d’un Turc. — A Turnu-Maguerelé. — Don Carlos en Orient. — Les mésaventures de deux chaloupes canonnières.

Nicopolis ressemble passablement à Sistowa dont le séparent environ cinquante kilomètres. La ville, presque aussi grande que Sistowa, s’étage sur une colline ; le bas est baigné par le Danube tandis que la citadelle passablement délabrée, se dresse à pic comme si elle voulait menacer le ciel, à l’égal des cent mille croisés qui se vantaient ici même de pouvoir soutenir la calotte des cieux avec leurs lances si elle devait s’écrouler sur eux ; cette fanfaronnade ne les empêcha pas d’être taillés en pièces et jetés dans le fleuve par Bajazet. Les maisons sont plus grandes, plus européennes, plus cossues qu’à Sistowa, mais tandis que cette première échelle du Danube ne montrait que très-peu de traces de la guerre, Nicopolis en présentait l’horrible image. Avant de mettre pied à terre, dans la barque sur laquelle nous traversâmes le Danube, une âcre odeur de roussi nous saisit violemment à la gorge. Elle se dégageait d’un amas informe de décombres au-dessus desquels s’élevait un léger nuage de fumée : les ruines du bas quartier que les bombes et les obus avaient nivelé au ras du sol. Pendant plus de huit jours, Nicopolis avait été canonné sans relâche avec une violence inouïe ; puis la bataille qui précéda la capitulation avait fait pleuvoir sur la ville une grêle d’obus ; nous en avions le résultat devant les yeux. Plus de cent cinquante maisons avaient été littéralement réduites en cendre. Les pans de murs béants enserraient les ruines, le pétrole dont on s’était servi sans doute contre le quartier turc après l’assaut de la ville, avait laissé des traces noirâtres sur les parois, le feu avait gagné de proche en proche les grands magasins de blés et de grains destinés à l’approvisionnement de la garnison. Il y eut pour quelques centaines de mille francs de blé brûlé, et l’odeur du froment grillé puis mouillé par l’eau répandue sur les ruines était particulièrement pénétrante et particulièrement désagréable. Du reste, toute cette partie inférieure de la ville était déserte ; c’est à peine si dans l’une des ruelles un Turc à turban montrait un faciès de mauvaise humeur. Toute la population musulmane s’était réfugiée au dehors dans des gorges de montagne.

La situation militaire de Nicopolis avait été assez singulière. Après la deuxième défaite de Plewna, le grand-duc Nicolas craignant une diversion d’Osman Pacha sur cette ville et sachant que la garnison était très-faible, avait envoyé directement l’ordre au général roumain qui commandait les troupes de la principauté entre Corabia et Turnu-Maguerelé de passer le fleuve et de prêter main forte au besoin aux quelques bataillons russes campés dans la citadelle. Cette dépêche du généralissime tranchait ainsi une question qui, depuis le début de la campagne avait donné lieu à des débats très-longs et très-épineux. Il s’agissait de savoir si les troupes roumaines garderaient une position purement défensive, ou si elles prendraient une part active à la lutte. Les chefs du gouvernement en Roumanie, les principaux députés étaient pour la deuxième alternative, les Russes, dédaigneux de leurs alliés et ne croyant jamais avoir besoin de leur concours, invoquaient des raisons diplomatiques pour le décliner. La déroute de Plewna mit fin à l’incertitude, les Roumains tant dédaignés tout d’abord devenaient nécessaires.

On les appela.

Mais le général Mano, homme très-entier et qui en voulait aux alliés de leurs mépris pour les capacités militaires de ses compatriotes, ne perdit pas l’occasion de faire valoir ce concours qu’on sollicitait à présent. Il répondit qu’il n’avait d’ordres à recevoir que de son souverain, et resta tranquillement à Turnu-Maguerelé, inspectant les troupes pendant le jour, et se délectant la nuit aux parties de whist organisées par son état-major.

Le grand-duc Nicolas cependant avait fait de ce refus toute une affaire. A Bukarest on se fâcha un peu pour la forme contre M. Mano ; on le remplaça par un brillant officier qu’on avait sous la main, le colonel Angelesco, et celui-ci passa le Danube avec une brigade roumaine. Seulement, les ministres du prince Charles avaient su habilement tirer parti de la situation créée dans l’intervalle par le refus de M. Mano pour obtenir de leurs alliés de bonnes conditions en échange du concours actif. Les Russes qui voyaient déjà Osman Pacha planter son drapeau sur les ruines de Nicopolis acquiescèrent à tout — avec la réserve mentale de tenir le moins possible. Néanmoins, on n’avait pu obtenir que la ville occupée par une garnison roumaine reçût aussi un commandant de même nationalité. Le général Stolipine était resté dans la citadelle ; il habitait le Konak du commandant turc, et de là, donnait les ordres à un colonel moldave d’envergure énorme qui commandait la brigade composée de cabaratsch, cavaliers de la milice, de Dorobantz, réservistes bien reconnaissables à leurs bonnets de loutre surmontés d’une plume de dindon.

Le général Stolipine est un des plus fiers originaux que l’armée russe assez riche en produits de ce genre puisse se vanter de posséder. Soldat jusqu’au bout des ongles, cet officier supérieur a débuté dans les cosaques de l’artillerie. Le Caucase fut son école ; puis quand la guerre de Crimée éclata, l’empereur lui conféra le commandement du régiment dans lequel il avait débuté. La réputation des Cosaques au point de vue de la témérité dans le combat et de la virtuosité dans le chapardage n’est plus à établir. Elle était égalée autrefois par le renom de nos zouaves.

Parmi les cosaques légendaires, les mieux partagés au point de vue de la faveur des racontars populaires ce sont les artilleurs. Le régiment de Stolipine fit merveille. Les batteries soutinrent le principal choc des assaillants lors du premier assaut contre Sébastopol.

« J’eus le chagrin, nous dit le général en passant les doigts dans ses longues moustaches, moi qui adore la France et qui me vante d’être un Parisien, de vaincre des Français. » A la suite de cette journée la croix de Saint-Georges fut conférée à Stolipine, et au début du nouveau règne il fut d’autant plus en faveur qu’il se donnait une certaine teinte de libéralisme.

Cela ne l’empêcha pas d’ailleurs d’accepter le poste d’aide de camp du farouche Mourawief à Wilna et à Varsovie. Il le remplit en conscience, comme il convenait sous un tel chef, et il revint général.

De retour à Saint-Pétersbourg, il se montra de nouveau sous la face d’un libéral, se mêla quelque peu aux agitations panslavistes, avec moins de bruit cependant que les Fajedeff et les Tchernaieff. Pourtant, il en commit assez pour encourir, pendant quelques années, une quasi-disgrâce.

Il s’en consolait en écrivant des articles de journaux et en confectionnant des statuettes et des dessus de pendules. Il avait même pris brevet pour un modèle tout comme un fabricant de bronze du Marais.

Quand la guerre éclata, il obtint, non sans peine, un commandement, mais qui parut d’abord fort peu important, celui des batteries construites autour de Turnu en face de Nicopolis. Il les établit très-proprement, et quand elles commencèrent à jouer, la précision du tir réduisit en cendres toute la partie basse de la ville turque.

Quand Krudener eut pris Nicopolis à revers, forçant la garnison à capituler, Stolipine passa le Danube et fut investi du commandement de la forteresse.

Il s’installa dans la citadelle au milieu des décombres, des détritus, de centaines de milliers de cartouches épars sur le sol, des canons encloués et des cadavres qu’il fallut enterrer en toute hâte dans les jardins des environs.

Il mit des factionnaires sous la vieille arcade datant du temps des Romains, et qui se trouvait à mi-côte de la petite route taillée à pic dans le roc qui conduisait de la ville turque à la forteresse. Son premier acte de gouvernement fut d’encourager les habitants turcs à revenir dans leurs foyers, — il leur promit des distributions de vivres, puis il se dépêcha de faire élever sur le plateau une batterie capable de foudroyer tout ce qui restait de la ville basse à la moindre tentative d’émeute.

Pour utiliser les bras des musulmans et, comme il le disait, « pour empêcher les pensées malignes de pousser », Stolipine les employait aux travaux de déblaiement et d’assainissement qui devenaient très-nécessaires depuis que les chaleurs avaient de nouveau succédé aux pluies. Tous les matins, les Turcs partaient à la corvée, escortés d’un détachement de Dorobantz, et le soir, avant de les faire rentrer au campement, Stolipine leur adressait un petit speech qu’un ancien maître d’école et patriote bulgare était chargé de leur traduire.

Ce particulier, un bonhomme de soixante-dix ans, mais qui en paraissait à peine soixante, tenait au début de la guerre un pensionnat de demoiselles à Turnu-Maguerelé. Il y recevait, ce sont les propres termes qu’il répétait sans cesse, des élèves appartenant à la « plus haute société » du pays, et, à l’en croire, il n’y avait pas dans tout le pays roumain de maison d’éducation capable de lutter avec la sienne. Mais voici qu’à l’approche de la guerre, les familles de la « haute aristocratie » enlevèrent leurs blanches tourterelles, et le colombier pédagogique se trouva vide. Mis en disponibilité, le chef d’institution se souvint que dans sa jeunesse il avait été patriote bulgare, qu’il avait pris part à différentes émeutes et conspirations, qu’on avait manqué de le pendre et qu’il s’était réfugié sur le sol roumain presque en martyr. Il alla porter ses doléances sur le tort que lui faisait la guerre et une esquisse biographique, retraçant sa carrière, au général Stolipine. Celui-ci se laissa toucher et il confia au chef d’institution les fonctions de drogman et de secrétaire. Wandi, à ses propres yeux, se prenait pour un homme d’État, certain d’être invoqué comme une lumière de la Bulgarie future ; le brave vieillard ne se possédait plus d’orgueil, quand Stolipine, qu’il révérait à l’égal d’un Dieu, l’amena avec lui de l’autre côté du Danube. Seulement une déception lui était réservée. Il se voyait déjà appelé à gouverner des compatriotes, et pour cela avait fait provision des gestes les plus pompeux et de périodes oratoires des plus ronflantes. Il était donc en train d’expliquer au général Stolipine ses vues sur la meilleure manière de régenter ces Bulgares, quand le commandant qui repassait, tout en caressant, comme toujours en pareil cas, ses longues moustaches poivre et sel, l’interrompit :

« Dites-moi, monsieur Jean (il appelait volontiers son drogman par ce petit nom), il me semble que madame votre épouse fait bien la cuisine… Je me souviens d’un petit dîner que je fis chez vous, c’était parfait ! parfait ! » L’homme d’État bulgare in partibus s’arrêta au milieu de sa démonstration, à la fois surpris et cependant flatté de ce compliment.

« Eh bien, voilà ce dont il s’agit, dit le général ; nous avons en face du Konak une jolie maison de campagne turque avec un beau jardin. Je l’ai remarquée aujourd’hui en me promenant ; cela ferait un délicieux café-restaurant. Mes officiers se plaignent d’être empoisonnés et écorchés par les vivandiers. Nous allons remédier à cela, monsieur Jean ; vous nous ferez venir madame votre épouse avec sa batterie de cuisine, vous l’installerez dans la maisonnette et vous donnerez à manger deux fois par jour à messieurs les officiers, proprement et dans les prix doux. Du reste, je me charge de fixer le tarif et de rédiger le menu ! »

Le malheureux Bulgare ne savait plus où donner de la tête. Quelle douche d’eau glacée sur ses ambitieuses visées ! « Mais, Excellence, balbutia-t-il… je ne puis pas me mettre gargotier, moi, un patriote de vieille roche, un chef d’institution auquel les familles de la plus haute aristocratie ont confié leurs enfants. »

Moitié sérieusement, moitié en plaisantant, le général fit valoir que la meilleure façon pour son drogman, d’affirmer son patriotisme, serait de nourrir convenablement et à bon marché les officiers de l’armée libératrice. Puis, pour concilier complétement le drogman avec cette nouvelle profession, il promit de fixer le tarif à un prix rémunérateur et de prendre à sa charge tous les frais d’établissement. Enfin, il laissa entendre qu’on ne vérifierait pas l’authenticité des crus marqués en gros chiffres sur la carte. Le Bulgare se laissa convaincre et c’est ainsi qu’une sorte de club restaurant fut improvisé sous les auspices directs du général commandant, qui ne manquait pas d’y faire de longues collations, permettant au patriote bulgare, qui servait maintenant la serviette sous le bras, de continuer ses dissertations profondément philosophiques sur l’avenir du pays en particulier et sur la question d’Orient en général. De temps à autre, il fallait interrompre la dissertation pour s’informer de la côtelette du capitaine Fedorow ou de l’omelette du lieutenant Ivan, qui ne pouvait supporter les œufs trop cuits. Chaque jour le général Stolipine contribuait par quelque accessoire à l’embellissement du réfectoire qu’il avait ménagé à ses officiers. Le harem de Hassan-Pacha fut mis fortement à contribution (je parle, bien entendu, du mobilier : tapis, tentures, glaces, lampes, etc.). Le jardin commençait déjà à prendre un faux air de café-concert mauresque en plein air. Le soir, le colonel roumain et le général russe s’asseyaient, l’un en face de l’autre, autour de la grande table de bois brut que maître Jean avait fait dresser dans son jardin, sous une tente de toile tendue d’un arbre à l’autre.

Le colonel était un colosse, son buste trapu menaçait d’éclater comme une bombe dans la veste à brandebourgs ; les épaules auraient pu soulever un monde comme celles d’Atlas ; les poings étaient capables d’assommer sur place plusieurs taureaux ; la figure grasse, pourvue d’une mâchoire très-puissante s’efforçait pourtant de revêtir une expression de bonhomie, comme cela arrive souvent chez les gens d’une grande force musculaire. A plusieurs reprises M. M… en avait donné la preuve, et son dernier tour d’Hercule avait fait quelque bruit dans le monde politique.

Le colonel appartient au parti conservateur, et avait, comme tel, servi le cabinet réactionnaire renversé par les élections de 1875, et mis en accusation par le parti radical. Une commission d’enquête parlementaire fut chargée des recherches relatives à ce procès, quatre ou cinq de ses membres se présentèrent dans la villa du colonel. Il les mit à la porte, et se laissa traduire devant le tribunal de Jany qui l’acquitta. Peut-être les juges redoutaient-ils ses coups de poing.

Stolipine, lui, est aussi grand de taille que son partner était large d’encolure, et dépasse bien de deux pieds et de plusieurs pouces la belle moyenne ; la tête est assez fine, osseuse et bien encadrée par une paire d’immenses moustaches très-fournies autour des joues, et se terminant en pointe. Avec cela un air de candeur voulu, une voix dolente s’efforçant de dire, avec une indifférence absolue, les plus grandes énormités… « Je ne suis pas habitué à faire des compliments, colonel, commençait Stolipine en accentuant ses paroles du geste, mais je dois convenir que votre artillerie est excellente, je dis excellente. »

Le colonel s’inclinait : « J’ai vu une scène vraiment touchante aujourd’hui, mon général… nos marins apprenant la manœuvre des rames à nos dorobantz ! Comme nos gens y mettaient de la bonne volonté ! Quelle patience ! Quel dévouement ! ils sont des anges ! » Cela continuait ainsi pendant tout le repas. Puis en rentrant au petit konak, le général grommelait entre ses dents : « Quels crétins, ces Roumains ! » et je ne suis pas bien sûr que le colonel, en revenant à la ferme où il s’était installé ne répétât plusieurs fois : Quelles brutes, ces Russes !

Le soir de la déroute de Plewna le général Stolipine eut une inspiration qui le peint bien. Des fuyards s’étant montrés à Nicopolis, on commençait à se raconter dans la population musulmane monts et merveilles de la victoire de leurs compatriotes sur les moscows.

Grâce aux régime quasi-paternel établi par le général et à l’attrait des distributions de nourriture et de primes, tout le prolétariat turc de Nicopolis était revenu. C’était une population de 5 à 6,000 individus qu’on soupçonnait vaguement de s’être ménagé des dépôts d’armes. Une émeute n’avait rien d’improbable et la garnison russe, très-faible, se serait trouvée embarrassée devant des forces populaires supérieures et stimulées par le fanatisme.

Que fit Stolipine ? Il ordonna de mettre au cachot les fuyards comme répandant des nouvelles complétement fausses et organisa, pour le soir, dans le jardin du restaurant improvisé, un concert donné par la musique d’un régiment d’artillerie, accompagné d’un punch monstre offert à tous les officiers de la garnison.

En écoutant les joyeuses fanfares qui épuisaient le répertoire de Strauss et de Lecocq mêlées au cliquetis des verres et aux hourrahs qui accueillaient les toasts, les musulmans ne pouvaient admettre que leurs maîtres se conduiraient ainsi le soir d’une défaite.

Au contraire, on crut à une grande victoire dans la ville turque et on se tint coi. Quand la vérité fut connue, les Roumains étaient venus renforcer leurs alliés et la supériorité numérique n’était plus du côté de la population musulmane.

Si les relations entre militaires roumains et russes n’étaient jamais cordiales, comme on a pu souvent le constater, elles devaient être particulièrement délicates dans une place forte où la troupe était roumaine et le commandement russe. Au fond le général Stolipine, comme tous ses compatriotes, avait en très-médiocre estime les qualités militaires des Roumains.

Il ne se doutait pas plus que les autres hauts dignitaires de l’armée du tzar des preuves de vaillance et d’énergie que les soldats de la principauté allaient sceller quelques semaines plus tard de leur sang. Il penchait même à blâmer les égards qu’on avait eus pour la principauté, pour son gouvernement et pour ses lois.

« Il aurait fallu entrer tout bonnement chez eux, dit-il, sans demander la permission à personne. Comme cela nous aurions eu tout par voie de réquisition, au lieu d’être forcés de payer très-cher chaque brin de fourrage qu’absorbe un cheval de cosaque. » Il ne dédaignait pas non plus, quand il prenait son thé au konak, enveloppé dans une belle robe de chambre à ramages, de se divertir aux dépens de tel ou tel officier de la garnison.

Mais au moins, il savait strictement garder le décorum et, dans les rapports officiels avec le commandant roumain, il apportait une politesse des plus raffinées, trop affectée même, aux yeux d’un observateur, pour être sincère. Rendons au colonel M…, le commandant de place, la justice que ses sentiments à l’égard des Russes étaient de la même nature que chez son supérieur.

Pourtant, comme il se piquait de diplomatie, il n’était pas en reste de civilités parfois puériles et honnêtes avec le général. Au fond, les Roumains étaient très-mécontents de se sentir sous la férule d’un Russe alors qu’à Bukarest on croyait Nicopolis tout à fait au pouvoir de l’armée nationale. Mais pour la forme c’était, entre le général et le colonel, un échange de compliments, de salamalecs et de douceurs internationales du plus réjouissant effet, une scène de haute comédie toujours renouvelée, lorsque, entourés de leurs officiers, le général russe et le colonel roumain se trouvaient autour de la table commune.

Un incident surtout marqua bien la position réciproque des singuliers alliés. Peu de jours après la déroute de Plewna on avait tiré sur une patrouille de dorobantz roumains. Le coupable, un Turc du nom de Mohamed, avait été trouvé derrière les décombres d’une maison en ruines. Le colonel roumain eût voulu, selon les droits de la guerre, le faire fusiller immédiatement.

Mais les juges auditeurs russes s’opposèrent à l’exécution de la sentence et demandèrent que l’on fît le procès selon toutes les règles au malencontreux musulman. Ils exhibèrent des textes de loi, des paragraphes de règlement, tant et si bien que le général Stolipine consentit à faire juger le délinquant comme s’il s’agissait d’une tentative d’assassinat commise en temps de paix.

Sans doute, si Mohamed avait tiré sur une patrouille russe, on n’aurait pas fait tant de cérémonies, et les juges du tribunal militaire n’auraient pas discuté, en vidant des brocs, toutes les questions de jurisprudence soulevées par le cas de ce Mohamed. « Cela m’ennuierait beaucoup, disait le général, de faire fusiller ce pauvre diable maintenant. Je suis pour les exécutions immédiates, mais je n’aime pas les sentences rendues et exécutées à froid. »

Pourtant, malgré ces incidents, Stolipine sut éviter les frottements trop brusques entre ses officiers et les Roumains. Dans les cercles élevés de l’état-major on le dédaignait un peu, le traitant en fantasque.

Est-ce malgré cela ou peut-être à cause de cela qu’on lui a confié le commandement de la Roumélie orientale ? En tout cas, si les commissaires européens qui ont déjà eu maille à partir avec le gouverneur russe aiment les discussions pittoresques et paradoxales, ils seront servis à souhait.

Après une journée fort bien remplie, puisqu’elle avait été consacrée à visiter le champ de bataille, à grimper sur les rochers inaccessibles, d’où Hassan s’était fait déloger, — on ne comprend pas comment, — je voulus prendre congé du général. Il me fit d’abord une dissertation bien sentie sur la politique de la France, sur ses rapports avec la Russie, puis, avant de m’en aller : « Tenez, fit-il, je vais vous donner un souvenir… » Je me demandais in petto si l’ère des tabatières était rouverte dans la sainte Russie, tandis que le général cherchait au fond d’un bahut. Il revint au bout de quelques instants avec un instrument en métal, en forme de triangle et divisé par ses rayures. « Ceci, dit-il majestueusement, a appartenu à Hassan-Pacha, c’est avec ça qu’il réglait le tir de ses pièces. Je vous le donne. »

Je mis cette précieuse relique dans mon sac et piquai des deux. Mais avant d’avoir atteint le bas de la ville, je fus surpris par un violent orage, dont les signes précurseurs s’étaient montrés pendant toute l’après-midi. Les éléments se déchaînèrent avec une fureur sans pareille ; le fracas de trois batailles aurait à peine égalé le bruit des coups de tonnerre se succédant avec une rapidité inouïe ; des éclairs monstres déchiraient les nuages gris sombres, comme s’ils avaient voulu de nouveau consumer les ruines, les débris que j’avais sous les yeux. Les cimes des montagnes miroitaient par instants comme si elles émergeaient d’un brasier !

La pluie tombait drue, serrée, d’abord par flots, ensuite par torrents, puis comme une véritable trombe chassée par le vent. L’étroit sentier que je suivais pour gagner le bas de la ville, était changé en rivière et c’était par un vrai miracle et par l’effet d’un tour de force digne d’un premier sujet de cirque, que Kiki ne s’était pas encore abattu.

Il ne pouvait être question de passer le fleuve avec un temps pareil. Le Danube n’eût fait qu’une bouchée de notre barque. Il fallut donc laisser passer l’ouragan, réfugié sous la tente plus ou moins imperméable d’un chef de poste. Je trouvai là un compagnon d’infortune, trempé jusqu’aux os, M. T., un peintre valaque, ayant quitté son atelier qu’il venait d’installer à Paris dans le quartier de Clichy, afin de prendre sur le vif des croquis de batailles.

M. T. avait une peur atroce de la fluxion de poitrine et, à force de négociations parlementaires, il obtint d’un des officiers du linge de rechange et il opéra la métamorphose séance tenante.

La pluie cessa enfin, et je proposai à M. T. d’implorer pour la nuit l’hospitalité du général. Elle ne nous fut pas refusée, au contraire ; le commandant ayant appris qu’il accueillait un peintre traita M. T. de cher confrère et, tout en prenant d’excellent thé, le meilleur préservatif contre les fluxions, nous discutâmes sur l’art et la peinture, comme dans une brasserie de la nouvelle Athènes.

Le général appartient, autant que je puis en juger, à l’école réaliste, c’est du moins dans cet ordre d’idées qu’il façonne ses statuettes et dessus de pendules. T. ne le contraria pas trop, et il plut tant à son interlocuteur, que celui-ci lui offrit en toute propriété et comme un cadeau fait en vertu de son pouvoir discrétionnaire une maison avec jardin, qu’il pourrait choisir à Nicopolis, pour y installer son atelier.

La conversation se prolongea ainsi jusque bien avant dans la nuit, et nous causions dans la chambre où l’ancien commandant turc Hassan-Pacha réunissait ses officiers en rapport.

« Voyons, messieurs, où vais-je vous loger ? » dit le général, après avoir tiré sa montre enrichie de pierreries, qui marquait déjà beaucoup plus de minuit. — « Eh ! pardieu, il y a la salle de bains du harem ! Les divans y restent encore, on vous prêtera quelques manteaux et vous y dormirez à merveille. » C’est ainsi que T. et moi nous couchâmes dans la pièce où mesdames Hassan (il y en avait quatre, paraît-il) se livraient à leurs ablutions. Le bassin, au milieu, était vide, bien entendu ; les divans, le long des murs, presque neufs ; comme ornements, il n’y avait guère que deux glaces imitation de Venise, dans des cadres de rocaille. Au fond, une fenêtre à ogive, aux carreaux multicolores, d’un verre grossier, ouvrant la vue sur la campagne. L’orage avait tout à fait cessé, l’air était embaumé et le ciel, redevenu pur, scintillait d’étoiles. L’œil embrassait librement le panorama de la ville encadrée de rochers, du Danube roulant des flots encore légèrement agités, et, de l’autre côté, la vaste plaine valaque, avec les bâtisses diverses de Turnu-Maguerelé, émergeant au milieu des jardins et mêlés d’églises, dont les coupoles de zinc, brillaient sur le fond noir. Au-dessus des montagnes, un couple d’aigles évoluait en traçant des cercles magiques avec leurs larges ailes.

Je fermai la fenêtre et allais m’étendre sur le divan, quand une jolie chatte angora aux yeux brillants surgit dans un coin. C’était, paraît-il, une des bêtes favorites de mesdames Hassan qui, à défaut d’autre société, recherchaient l’intimité des félins, comme leurs sœurs des harems en général.

« Fathma », c’est ainsi que je baptisai l’angora, se pelotonna sagement dans un coin comme une personne qui a ses habitudes et n’aime pas y déroger. Elle me prit en amitié et me suivit plusieurs jours.

Le jugement du turc Mohamed devait avoir lieu le lendemain et, puisque l’intempérie de la saison m’avait retenu à Nicopolis, je voulus profiter de l’occasion pour voir fonctionner un tribunal militaire russe, en temps de guerre. La cour martiale siégeait dans la salle d’école du village, une grande pièce carrée, traversée par des poutres qui soutenaient assez mal la maison et dont le plancher avait un peu souffert, vu qu’on s’était servi pendant plusieurs jours comme écurie de cet établissement primaire ; la cour siégeait au fond de la salle ; on y avait disposé à l’intention des juges militaires (la justice est rendue par une catégorie toute spéciale d’officiers jurisconsultes ayant fait des études de droit et passé des examens comme les magistrats civils) une grande table de bois blanc avec une demi-douzaine de chaises et d’escabeaux de paille. Une dizaine de bancs, sur lesquels les enfants de Nicopolis usent leurs premières culottes en épelant les vers du Coran, étaient réservés au « public ». Celui-ci se composait exclusivement d’officiers et de soldats russes et roumains : j’étais le seul civil.

La Cour entra en séance à neuf heures du matin ; elle se composait du président, de quatre assesseurs, du greffier et du procureur impérial. Tous ces messieurs portaient un uniforme vert sombre, la tunique à deux rangs de boutons, le collet rayé de deux galons d’or. Dès que l’audience fut ouverte, le pope assis au premier banc parmi quelques officiers déroula ses longs cheveux blonds qu’il portait noués et roulés en nattes, revêtit un surplis, étendit sur la table devant la cour un tapis richement brodé, sur lequel il posa d’abord un crucifix, puis une bible de grand format, dont un bibliophile eût fait son régal. Le prêtre baisa d’abord le crucifix, puis la bible, s’agenouilla et revint à sa place. Tous les témoins doivent prêter serment sur le livre saint, après avoir embrassé le crucifix, en répétant la formule que leur lit le pope.

Avant de s’occuper de Mohamed la cour jugea un sous-officier de cavalerie, joli garçon aux traits intelligents et énergiques. D’après nos idées en matière de discipline son affaire était fâcheuse et le cas quelque peu pendable en temps de guerre. Il y avait eu insubordination envers un supérieur. Le sous-officier étant gris était entré dans une cantine où se trouvaient des officiers ; comme il se comportait d’une manière bruyante un de ses chefs lui enjoignit de se taire ou de sortir. L’accusé ne fit ni l’un ni l’autre, il dit des injures assez fortement caractérisées aux officiers et finalement il fallut appeler la garde. L’avocat de l’accusé — un officier russe — fit valoir avec beaucoup d’éloquence la bravoure et l’excellente conduite antérieure de son client ; il raconta en termes pathétiques comment celui-ci s’était battu à la première bataille de Plewna, et n’avait dû son salut qu’à un miracle.

Les juges se laissèrent toucher par ce beau récit et le sous-officier en fut quitte pour quelques jours de prison.

On introduisit enfin Mohamed ; le pauvre hère avait une très-piteuse mine et ses haillons très-pittoresques mais atrocement déchirés sur toutes les coutures, cadraient parfaitement avec l’expression qu’il avait su donner à sa physionomie. Il avait les pieds nus et ses mains portaient encore des traces de cordes aux poignets. Pourtant la tête était belle et ne manquait pas d’une certaine finesse de race ; ses yeux brillaient comme deux charbons et une barbe très-noire et très-fournie entourait le visage d’une pâleur presque aristocratique.

Mohamed sentait bien que son salut, s’il était possible de l’espérer, était dans l’humilité ; aussi il tâchait de prendre un air doux, une apparence moutonnière à faire croire qu’il était incapable d’assommer une des innombrables mouches qui tachetaient les loques de sa casaque et qui voltigeaient autour de sa tête. Disons en passant qu’une de nos plus grandes souffrances c’étaient précisément ces légions de mouches qui se réunissaient par milliers pour harceler hommes et bêtes. On vivait au milieu d’un perpétuel bourdonnement ; il fallait garer sa figure au moyen de voiles de gaze ; et bien veiller à table pour que les plats ne reçussent pas l’addition d’une douzaine ou deux de dégoûtants insectes.

La procédure fut suivie avec la plus grande régularité comme s’il s’agissait d’un crime de droit commun évoqué devant une cour d’assises ordinaire.

Le président militaire, un homme plus froid et plus calme que beaucoup de magistrats, posait les questions en russe ; il fallut appeler un interprète, gros garçon à carrure de boucher qui traduisait les demandes et les réponses du turc en russe et du russe en turc. Quand les témoins, des soldats roumains ayant fait partie de la patrouille furent appelés à déposer, la tâche du drogman se compliqua encore davantage. Il fallut traduire d’abord les paroles du président en roumain, puis communiquer les réponses en turc à l’accusé pour refaire cette promenade polyglotte en sens inverse. Le procès prit toute la matinée ; un jeune lieutenant roumain presque imberbe, désireux de prouver qu’il savait le russe sur le bout des doigts, prononça une plaidoirie attendrissante avec des larmes dans la voix et des gestes qui montraient qu’il avait pris maître Lachaud pour modèle. Son discours fut gravement écouté par les juges, qui gravement aussi condamnèrent Mohamed à mort. Comme je ne suis plus revenu à Nicopolis, j’ignore si la sentence fut exécutée.

A Turnu-Maguerelé, une petite ville de province d’une tranquillité idéale, relativement propre et jouissant d’une fort belle promenade, se trouvait nombreuse société. M. Bratiano y était accouru pour surveiller le service des vivres et des transports. Installé à la préfecture il contrôlait tous les détails avec la plus grande sollicitude, sans cesser pour cela de diriger la politique de la principauté. Le colonel Gaillard, l’attaché français au quartier général russe, venait d’arriver du camp du tzar pour inspecter les troupes roumaines et signaler à titre officieux au prince les réformes qui pourraient être rapidement introduites avant de conduire les soldats au feu.

Je retrouvais aussi sous l’uniforme, la croix de la Légion d’honneur si vaillamment gagnée pendant la terrible campagne de l’Est sur la poitrine, notre ancienne connaissance le colonel Pilat, gendre de M. Rosetti. Il remplissait alors les fonctions de sous-chef d’état-major du prince Charles et il venait pour faire les honneurs du camp au colonel Gaillard. Enfin un hôte d’un genre différent était ce cavalier mince, élancé, dont le type méridional, la barbe d’ébène et le costume moitié militaire moitié de fantaisie m’avaient déjà frappé au moment de passer le Danube. Ce cavalier n’était autre que Don Carlos ; expulsé de Paris par ses amis les ministres de l’ordre moral, auprès desquels M. Canovas del Castillo avait fait agir les grands arguments sans réplique, le représentant de la légitimité espagnole était venu chercher des distractions en Orient. Il avait d’abord éprouvé une déception.

L’empereur de Russie lui avait refusé tout grade dans son armée malgré de pressantes sollicitations ; Don Carlos s’était alors rabattu sur le prince de Roumanie avec qui l’unissent des liens de parenté ; mais Carol n’osait pas accorder à son parent ce que le tzar lui-même avait cru devoir refuser. Il y aurait eu trop d’opposition dans le ministère et dans la presse. Finalement Don Carlos et son aide de camp, ce même général Boët mêlé depuis à la fâcheuse aventure du vol de la Toison d’or, obtinrent l’autorisation de circuler dans les positions russes et roumaines comme de simples amateurs.

Don Carlos est un joyeux compagnon, et des gens qui ne se trouvaient pas dans les diligences détroussées au nom du droit divin, ou dans les villages saccagés en vertu du même principe, vantent beaucoup son amabilité. Il se fit promptement des amis parmi les officiers de l’état-major roumain, et on le fêta quelque peu. Ces sentiments, il est vrai, n’étaient pas partagés par les représentants du journalisme républicain français que je retrouvais à Turnu. Il y eut même certain soir échanges de propos aigres, accompagnés de regards peu bienveillants, entre deux tables du Gradina, où jouait l’inévitable bande de tziganes. A l’une de ces tables se trouvaient M. L…, de l’Illustration et M. S…, de la République française, et à l’autre, le prétendant et son aide de camp. Grâce à la prudence des Espagnols, on en resta aux préliminaires, et le « roi » battit en retraite et rentra dans son logement, où il fut rejoint par des officiers qui lui offrirent un punch avec beaucoup d’accessoires, à l’abri des regards indiscrets et des commentaires malins.

Quand Nicopolis tomba aux mains des Russes, on constata également parmi le butin la présence de deux chaloupes canonnières, qui avaient été maintenues à l’ancre devant la ville, par la crainte salutaire des batteries, dressées sur le rivage, qui avaient mis l’un de ces bâtiments à peu près hors de service. Cependant avant de livrer ces trophées à l’ennemi, les Turcs avaient détruit les machines, en dévissant certaines pièces essentielles, de sorte que les Russes furent dans l’impossibilité de se servir immédiatement des bateaux. Il s’agissait de les réparer aussi promptement que possible. Le capitaine de frégate russe chargé du commandement des deux canonnières apprit qu’il y avait à Bukarest un ancien contre-maître de la compagnie des chantiers maritimes de Toulon, où Abdul-Azis, quand il fut pris de la rage d’avoir une flotte cuirassée, avait fait construire la plupart de ces bâtiments. Immédiatement, on télégraphia à M. S… de se rendre à Turnu-Maguerelé pour examiner les bateaux, et donner son avis sur la réparation.

L’ex-contre-maître accourut en poste, et reconnut les bateaux pour y avoir travaillé, alors qu’il était employé dans les chantiers de la compagnie toulonnaise.

Il y avait même été chargé à cette époque d’accompagner les canonnières jusqu’à Constantinople, et de les livrer contre paiement en espèces. Voilà comment on se retrouve dans la vie.

S… se chargea de la prompte réparation des bateaux, mais il demanda un délai de trois semaines pour les livrer en bon état à la marine russe, parce qu’il fallait commander à Toulon les pièces essentielles, les bielles des machines à vapeur. S… était tellement sûr de ses actes qu’il consentit à stipuler un assez fort dédit pour chaque jour de retard, les trois semaines une fois écoulées. Le terme fatal approchait, l’administration des chantiers avait avisé S… du départ de ses bielles, et tous les jours il courait à la gare de Bukarest pour savoir si les précieux colis n’étaient pas arrivés. On se décida à envoyer à Toulon un officier de marine russe ; mais celui-ci fit le détour, passa par Paris et jugea à propos de tomber malade à Nice.

S…, qui voyait toujours grossir la somme du dédit stipulé, se mit lui-même en route ; il fit d’une traite le trajet de Bukarest à Toulon. Cent dix heures d’express ! Il constata que les bielles avaient été régulièrement emballées et expédiées. Après avoir à peine respiré, S… remonta en wagon et suivit à la piste de Toulon à Lyon, de Lyon à Strasbourg, de Strasbourg à Vienne les fantastiques colis, interrogeant les chefs de gare, fouillant les consignes et poussant ses investigations jusque dans les derniers recoins des postes de douane. Enfin, après avoir fait quinze cents lieues en dix jours, S… finit par découvrir ses bielles à Orsova, sur la frontière de l’Autriche et de la Roumanie, à une dizaine d’heures de Bukarest.

Par une faute de l’expéditeur on avait dirigé les colis par la Hongrie au lieu de la Galicie. Les employés maggyars, chauds amis des Turcs et ennemis ardents des Russes, faisaient la chasse à la contrebande de guerre. Sans doute les bielles leur avaient été signalées ; les caisses furent ouvertes et la marchandise saisie. Tous les efforts, toutes les réclamations de S… restèrent sans résultat ; la capture fut jugée bonne prise. Il en était pour sa course folle à travers l’Europe et pour son dédit qui prenait énormément de ventre, tandis que les canonnières, parfaitement radoubées, coquettement peintes, joliment pavoisées aux couleurs russes, mais incapables de se mouvoir, se balançaient paresseuses et inutiles sur les flots grisâtres du Danube.

CHAPITRE XVII

Les conséquences de Plewna. — Situation critique des Russes. — Le quartier-général à Gorny Studen. — Un sybarite. — Les paysans bulgares. — Hospitalité forcée. — Un Tcherkesse de la suite impériale. — Une ferme en Bulgarie. — Générosité du tzar. — Une division en marche. — Une journée au quartier-général. — Nouvelles de la bataille des Balkans. — La vie de l’empereur à Gorny Studen.

Les suites de la défaite de Plewna se manifestaient tous les jours. Il semblait que le prestige militaire de l’immense Russie était destiné à être déchiré en lambeaux par ces Turcs tant dédaignés. Toute la marche des conquérants se trouvait suspendue et la conquête elle-même mise en question. Dans les Balkans, Gourko avait dû tourner bride laissant derrière lui la dévastation et la ruine, les villages turcs brûlés, les chemins de fer et les télégraphes détruits et livrant aux représailles d’un ennemi impitoyable les populations chrétiennes qui, à la vue des cosaques libérateurs s’étaient singulièrement hâtés de piller les propriétés de leurs oppresseurs.

Ils allaient chèrement expier un moment d’illusion.

Devant Rustschuk, les prévisions du baron Jomini s’étaient complétement réalisées. La grande armée turque, concentrée dans l’inexpugnable quadrilatère, avait vengé les dédains dont elle avait été l’objet. Depuis qu’il avait pris les rênes du commandement à la place du débile Abdul-Kerim, Mehemet-Ali s’était chargé de faire sentir aux Russes quelle faute avait été la leur en laissant derrière eux une armée de cette force. Le nouveau généralissime, qui arrivait au commandement avec l’auréole d’une carrière d’aventures qui devait bientôt se terminer par une aventure sinistre, avait animé pour quelque temps du moins son armée d’un souffle brûlant.

Chacune de ses rencontres avec les Russes était une victoire. A Kadikio, à Kara-Hassan, à Rasgrad, la supériorité de sa tactique et de l’armement des troupes bien plus que la force numérique triomphèrent des Moscovites. Insaisissable comme Protée, il faisait exécuter aux Turcs si lourds à se mouvoir des marches forcées d’une hardiesse et d’une rapidité inouïes. Ils attaquaient tantôt en flanc, tantôt en queue, tantôt en tête, le corps de cent mille hommes (sur le papier, du moins) confié au prince héritier et chargé d’envahir Rustschuk. En huit jours, dans la première semaine d’août, le terrain fut complétement déblayé et les avant-postes du grand-duc refoulés à trente kilomètres de la place. Si Mehemet avait pu agir à sa guise, il eût jeté les Russes dans le Danube, comme ils l’ont craint pendant longtemps ; mais il était cloué sur place par les ordres contradictoires et décourageants qu’il recevait de Constantinople. A l’état-major russe le prestige qui entourait le fils du musicien de Magdebourg devenu muchir (maréchal) ottoman était énorme ; on en parlait avec le plus grand respect, parfois même avec frayeur. On rendait hommage à ses qualités ; il faisait la guerre à l’européenne, il respectait les parlementaires, avait défendu que l’on tirât sur les ambulances ; ses troupes ne massacraient pas les blessés et ne mutilaient pas les morts.

Mehemet-Ali devant Rustschuk, Suleyman Pacha marchant sur les Balkans par la Roumélie et harcelant avec son avant-garde les traînards de Gourko, Osman Pacha qui convertissait Plewna en un Sébastopol bulgare, serraient l’armée russe dans un étau de fer. Dès le lendemain de Plewna, le télégraphe avait transmis à Saint-Pétersbourg des appels de secours de l’empereur et du généralissime, reconnaissant qu’ils s’étaient trompés sur la valeur, le nombre et la capacité de leurs ennemis.

Des nouveaux corps d’armée avaient été mobilisés ; les soixante mille hommes de la garde avaient été interrompus au milieu des manœuvres du camp de Krasnœ Selo par un brusque ordre de départ ; mais la route est longue de la Baltique aux Balkans, et dans l’intervalle, le lion Osman, le tigre Suleyman et l’aigle Mehemet pourraient prendre entre leurs griffes et leurs serres la faible armée d’occupation de Bulgarie et la broyer. Ils l’eussent fait certainement sans la jalousie qui divisait entre eux les généraux du sultan, sans le manque de patriotisme de Suleyman, qui préféra laisser écraser inutilement son corps d’armée aux passes de Shipka plutôt que de concerter utilement ses mouvements avec ceux de son rival Mehemet ; mais ceci est de l’histoire, et nous n’en faisons point. Revenons à l’anecdote.

Pendant ce mois d’angoisses, d’épreuves et de transes continuelles, pendant ce mois d’août 1877, l’empereur de Russie, qui ne voulut quitter à aucun prix et malgré toutes les sollicitations ni son armée, ni le territoire conquis où l’on se maintenait avec tant de peine et en courant des dangers sérieux, campait sur le plateau de Gorny Studen, situé à vingt kilomètres environ de Sistowa.

Le 19 août, je partais de cette ville pour retrouver au quartier général la plupart des personnes dont j’avais fait la connaissance, soit à Bukarest, soit à Plojesti. Un hasard aimable me donna pour compagnon de route un Belge, M. Bataille, ingénieur attaché à l’exploitation des chemins de fer russes, et un entrepreneur de travaux, M. M…

Ces messieurs se rendaient au quartier général pour soumettre au chef du génie un projet de chemin de fer à établir entre les bords du Danube et la future capitale de la Bulgarie, Tirnova. M. M…, qui était un sybarite, avait voulu que l’excursion se fît dans les meilleures conditions.

Il avait déniché, avec l’instinct fureteur de l’épicurien, une confortable calèche de voyage, bien suspendue, bien capitonnée, une véritable dormeuse. Après les guimbardes inversables et les véhicules antédiluviens, auxquels nous en étions réduits depuis quatre mois, ce produit d’une carrosserie civilisée nous parut un véritable prodige. Une grosse charrette recouverte d’une bâche était destinée aux nombreuses caisses de bagage et aux provisions de bouche de MM. B… et M… Un valet factotum dont la corpulence, la figure et, comme je m’en aperçus plus tard, la gloutonnerie rappelaient Mouston des Mousquetaires, surveillait d’un regard, à la fois vigilant et affectueux, les caisses, les malles, les sacs de nuit qui étaient entassés là, comme s’il s’agissait d’entreprendre un voyage au long cours. Les deux sacs de toile qui ballottaient sur l’arrière-train de Kiki, contenant toutes nos ressources de linge et de toilette, constituaient un contraste trop spartiate avec le luxe déployé par mes compagnons.

M. M… connaissait un peu tout le monde dans l’armée, et il aimait beaucoup à causer. Aussi il y eut une halte trop prolongée à mon gré dans un restaurant en plein vent établi par un écorcheur à face grêlée qui cherchait à compenser l’insuffisance de son service et l’immodicité de ses prix par des grossièretés à l’adresse des clients forcés. Je vis, pour la première fois, pratiquer ces horribles mélanges que certains Russes admettent.

M. R…, tout en racontant avec beaucoup de prolixité, ses petites affaires, avait versé de l’eau de Vichy et du cognac, dans du soi-disant cliquot. Les conséquences se firent sentir plus tard ; mais n’anticipons pas.

La route de Sistowa à Gorny Studen est continuellement accidentée ; on monte et on descend, on remonte et on redescend ; une colline déboisée succède à l’autre, et des villages sont assis dans les entonnoirs situés entre deux éminences. En général, la campagne, dans cette partie de la Bulgarie est belle ; on pressent déjà les merveilles du paysage de la Thrace et de la Roumélie, les vallées de roses de Tirnova, les magnifiques plantations abondamment arrosées de Gabrowa.

La végétation est de beaucoup plus riche et bien plus variée qu’en Roumanie, mais la culture est bien moindre. Pourtant les villages ont une apparence plus respectable, les fermes et les maisons de paysans sont d’une construction moins misérable que de l’autre côté du Danube ; enfin on remarque partout une grande richesse de bétail et de volailles. Les habitants sont tels qu’on peut se les figurer, après des siècles d’oppression, se sachant livrés à l’arbitraire et aux exactions. Ils n’ont rien de l’expansion et de l’humeur enjouée du paysan valaque ; ils sont avant tout méfiants, peureux, et toujours disposés à tout cacher devant un étranger. Pourquoi viendrait-il, si ce n’est pour voler le peu qu’ils possèdent ? Sauf dans les villes, les Bulgares ne paraissent guère se douter qu’ils sont la cause et l’enjeu de la guerre. Il faudrait renoncer à leur expliquer comme quoi les régiments russes se sont mis en mouvement pour les délivrer. Aussi les officiers et les troupes russes se plaignent beaucoup de l’accueil qui leur est fait. On les reçoit, paraît-il, aussi mal qu’on pourrait accueillir des Turcs. L’armée libératrice trouve toutes les portes hermétiquement closes à toutes les demandes de pain, de vin, et l’on répond par l’éternel ni mai, je n’ai pas. Je viens de parler des Turcs…; mais il n’est pas rare d’entendre des officiers déclarer que les Bulgares inclinaient beaucoup plus du côté de leurs anciens maîtres que de leurs nouveaux, et qu’ils leur servirent volontiers d’espions. Aussi on avait fini par traiter assez mal les « frères slaves ». L’invariable ni mai avait fini par agacer les nerfs de MM. les Cosaques. Quand le paysan bêlait cette fin de non-recevoir, les « libérateurs » allaient droit aux bahuts qu’ils défonçaient d’un ardent coup de pied, et se servaient eux-mêmes. Nous dûmes aussi, du reste, recourir à la force pour ne pas loger à la belle étoile.

Après avoir franchi le plateau au bas duquel se trouve le gentil village de Tsarevitza, où M. M… voulut à tout prix faire halte pour interroger quelques Turcs prisonniers, assis au beau milieu de la place, après avoir bu quelques kilomètres plus loin de l’eau délicieuse à une de ces fontaines taillées dans le roc, enjolivées d’inscriptions qui sont la grande ressource du voyageur dans tout l’Orient, la nuit nous surprit à deux lieues environ de Gorny Studen, au village d’Akjiar. Après avoir grimpé au moins une dixième côte depuis le départ de Sistowa, nous tombâmes au beau milieu d’un camp d’une douzaine de mille hommes d’infanterie qui, arrivés le soir même, avaient choisi cet emplacement pour y planter leurs tentes et y faire la soupe. Ces centaines de tentes, ces flots de fumée s’élevant au-dessus des bivouacs et des marmites, les silhouettes des vedettes veillant pour la sûreté de leurs camarades, tout ce tableau qu’éclairait une pleine lune aux reflets d’argent ressemblait à un décor fantastique d’opéra et de féerie, beaucoup plus qu’à une scène de la vie réelle. Au milieu du camp qui bordait les deux côtés de la grande route, une charrette vint à passer, se dirigeant en sens inverse, c’est-à-dire venant du quartier général où nous nous rendions. Elle contenait un voyageur portant l’uniforme des Tcherkesses de la garde particulière de l’empereur. « Tiens, s’écria M. M… quand il l’aperçut, c’est Seller ! » En s’entendant appeler par son nom, le Tcherkesse fit un signe de surprise ; il ne s’attendait pas à retrouver une connaissance, il n’en fut que plus content. En cinq minutes, il nous mit au courant : faisant partie de la suite de l’empereur, il avait été détaché avec quatre de ses compagnons sur le champ de bataille de Plewna, le 31 juillet, pour y porter des ordres. Ils étaient arrivés au beau milieu de l’action, et s’étaient empressés d’y prendre part. Les quatre compagnons de M. Seller y restèrent ; quant à lui, il fut grièvement blessé à la jambe, racontait-il, et, sur l’ordre du tzar, il allait en Russie achever sa convalescence. Après une courte délibération, nous résolûmes de camper ensemble dans une des maisons assez spacieuses et de fort belle apparence, étant donné le pays, dont les toitures scintillaient à une portée de fusil de l’endroit où avait eu lieu la rencontre. La décision était louable, mais il fallut la mettre à exécution, chose bien moins facile, grâce à la mauvaise volonté de MM. les paysans. Nous parlementâmes d’abord avec les propriétaires de la première maison : pas d’autre réponse que le fameux ni mai ; dans une seconde, on ne nous répondit même pas, toute la nichée feignit de dormir ; enfin, dans la troisième, un rustre madré nous fit comprendre que nos seigneuries, avec nos onze chevaux, nos cochers et domestiques, seraient bien à l’étroit dans son humble demeure ; il nous assura, comme je le compris ou plutôt devinai à grand’peine, qu’il y avait dans le même hameau une maison bien plus vaste, en y élisant domicile, nous aurions l’avantage, nous, de passer commodément la nuit, et notre homme celui de rester tranquille chez soi… « Bien, fis-je, montrez-nous cette belle maison. » Le paysan se gratta l’oreille. Sans doute qu’il tenait fort peu à ce que le fermier sût qui lui avait envoyé des garnisaires. Il essaya de s’en tirer en se lançant dans des détails topographiques sur la direction où se trouvait cette maison forcément hospitalière ; mais je ne m’y fiais pas.

Je piquai vers la charrette du Tcherkesse pour le prier de me prêter le coutelas qu’il portait à la ceinture et, sans le tirer du fourreau, j’invitai d’un ton très-décidé mon interlocuteur à me servir de conducteur. Il eût bien voulu esquiver la corvée, mais, en regardant le coutelas il voulut bien s’y résigner. Les montures de MM. B. et M. et la charrette de Seller restèrent sur la route tandis que je poussais la reconnaissance dans la direction que m’indiquait le Bulgare. Nous nous arrêtâmes, en effet, à l’entrée d’une ferme dont l’allée était fermée par une palissade de bois. Des chiens se mirent à hurler par douzaines, et mon guide voulut profiter de l’émoi pour opérer un mouvement en arrière. Mais en faisant cabrer Kiki, j’eus raison de cette tentative, et mon Bulgare dut aller réveiller le propriétaire de cette villa de paysans. La discussion parut durer assez longtemps ; je tournai bride et fis part de ma découverte à la petite caravane ; aussi, avant que le fermier se fût décidé à nous ouvrir, le gros Mouston aidé du Tcherkesse avait forcé la palissade et les trois voitures entrèrent triomphalement dans la cour de la ferme. Le propriétaire, une assez belle tête de vieillard, était en grand échange de horions avec l’autre paysan ; il le remerciait à sa façon de lui avoir procuré notre visite. Nous laissâmes les deux Bulgares se rouer de coups ; il s’agissait avant tout de dételer les chevaux et de les mettre à l’abri sous un grand hangar qui se trouvait là à souhait. C’est alors seulement que M. M… intervint en médiateur. On donna une pièce blanche au conducteur, ce qui parut l’étonner et changea aussi les dispositions hostiles du vieux fermier. On nous avait pris pour des réquisitionnaires, des pillards peut-être ! mais, du moment que nous étions gens à dénouer les cordons de la bourse, c’était toute autre chose.

L’amphitryon malgré lui fit lever à l’instant sa femme, son berger, deux jeunes filles, — les demoiselles ou les servantes de la maison, je ne sais trop, — et comme ces estimables personnes couchaient toutes vêtues, il ne leur fallut pas beaucoup de temps pour disposer sous le yalisk (la vérandah qui se trouve à l’entrée des maisons dans les villages turcs) des nattes, des coussins et des tapis. Mouston déballa les provisions, y compris deux bouteilles de champagne authentique. La famille bulgare, qui ne connaissait pas ces produits vinicoles, ouvrait de grands yeux, et le petit berger s’enfuit épouvanté, en écoutant la détonation des bouchons. La civilisation sous ces espèces n’avait pas encore pénétré jusque dans ces parages, et nous eûmes, ce soir-là, le mérite original de griser avec quelques verres de moët toute une famille bulgare.

Les dames durent regagner en titubant leur dortoir commun ; le patriarche, capable d’ailleurs d’en ingurgiter long, resta encore au milieu de nous et présidait en quelque sorte le festin improvisé. La longue chevelure blanche, l’ample robe de laine serrée à la taille par une ceinture bariolée, la figure caractéristique du Tcherkesse avec sa véritable expression de férocité, encore rehaussée par le bonnet de fourrure et la tunique garnie de cartouches, donnaient à cette scène, qu’éclairait la lueur vacillante d’une chandelle fichée dans une bouteille posée par terre au beau milieu du rond que formaient les assistants, une teinte à la Callot. Au dehors, on entendait le chant du rossignol, le cri de la chouette et les appels des sentinelles.

Pendant le repas, le Tcherkesse raconta en gasconnant un peu l’épisode qui lui avait valu sa blessure. « Il fallait à tout prix, dit-il, faire sauter un petit pont jeté sur un torrent, pour empêcher les Turcs de nous poursuivre. Mes quatre frères d’armes et moi, nous nous glissons jusqu’au milieu du pont. Nous avions chacun un paquet de dynamite. Avant d’arriver à l’endroit où il s’agissait de les déposer, deux sont tués par un obus, un troisième reçoit une balle dans le front après avoir déposé la charge qu’il portait. Enfin le quatrième et moi nous retournons de toute la vitesse de nos jambes en arrière, tenant les fils de nos paquets. Mais la distance a été mal calculée. Nous étions encore sur le pont que l’explosion se produisit. Mon ami est déchiré en morceaux, ses restes tombent dans le torrent avec les débris du pont. Quant à moi, je n’y comprends rien, j’ai été lancé à quelques mètres de là sur le rivage où se trouvaient les nôtres, avec une jambe brisée. Pour le reste, j’étais sauf, et le pont était détruit. Une ambulance qui passait me recueillit, et je restai quinze jours au lazaret. A peu près guéri, je rejoignis le quartier général. L’empereur demanda à me voir. Il me reçut aujourd’hui sous sa tente. J’appris de sa bouche que j’étais décoré de l’ordre de Saint-Georges, il me l’attacha lui-même sur la poitrine (la croix brillait, en effet, sur l’uniforme). Je remerciai Sa Majesté et allais me retirer… « Il faut que tu te soignes, maintenant, me dit l’empereur ; auras-tu de l’argent pour le médecin ?… » Puis, avisant ma sacoche que vous voyez : « Ouvre-moi cela ! »

» J’obéis ; l’empereur alors, ouvrant un tiroir, prit à pleines poignées des pièces d’or de 5 roubles (20 francs) et il en mit autant que la sacoche en peut tenir ; voyez plutôt », et le Tcherkesse faisant jouer un ressort nous montra l’intérieur de son sac bondé d’impériales.

Comme je parus m’étonner un peu de cette largesse, M. B… cita quelques traits de généreuse prodigalité du souverain de la Russie. Lui-même avait été mis à même d’en juger, puisqu’à chaque voyage du tzar il recevait un bijou de grand prix. En 1867, lorsque le tzar se rendit à Paris, M. B… fut chargé de diriger le convoi impérial. Aux grandes courses de Longchamps, l’empereur Alexandre ayant appris que l’ingénieur s’y trouvait avec sa femme, il se fit présenter cette dernière, loua très-délicatement l’exactitude et le dévouement de son mari, et lui envoya le lendemain, à l’hôtel où M. et Mme B… étaient descendus, une paire de pendants d’oreilles de 20,000 francs. Dans d’autres circonstances, le tzar a montré que tout en étant fort généreux, — avec l’or de ses sujets, — la notion exacte de la valeur de l’argent lui manque entièrement. Une anecdote peint bien cette noble insouciance.

Le ministre de la maison impériale, M. le comte Adlerberg, connu pour ses goûts fastueux, souffrait beaucoup d’une bronchite. Les médecins lui avaient conseillé une saison de trois mois à Nice. Le comte ne demandait pas mieux que de partir, naturellement avec sa famille, ses secrétaires et une partie de son nombreux domestique, comme il convient à un grand seigneur ; mais les frais de déplacement l’embarrassaient, on fit une démarche indirecte auprès de l’empereur, et celui-ci se hâta de déclarer, comme on s’y attendait du reste, qu’il se chargeait de toute la dépense ! voyage, séjour, médecins, de telle sorte que le comte n’aurait à s’occuper de rien. « Combien lui faut-il ? ajouta S. M. — Deux mille francs ; ce sera assez. » Il y avait juste de quoi payer le voyage du comte et de sa suite jusqu’à Wirballen ! M. d’Adlerberg préféra soigner sa bronchite en Russie et ne s’en trouva pas plus mal.

M. M…, l’entrepreneur, ne pouvait se résigner à dormir sur de simples nattes de jonc comme nous. Le fidèle Mouston sortit de la charrette aux bagages un lit de camp qu’il déplia, monta et borda (il y avait une literie complète dans la bienheureuse charrette, qui ressemblait un peu à une arche de Noé) ; il mit à ces soins la sollicitude d’une mère préparant le berceau de son enfant. Rien n’y manquait, pas même le moustiquaire. Mais hélas ! malgré tous ces soins, notre sybarite passa une bien fâcheuse nuit. L’atroce mélange de pseudo-cliquot, de whiskey et d’eau minérale ne manqua pas son effet… A quatre ou cinq reprises, Mouston qui couchait en travers de la porte d’entrée au pied du lit, fut forcé de prendre une lanterne et de guider son maître. Mais à chacune de ses promenades, les chiens de garde se mirent à hurler, — ce qui engageait des bœufs parqués dans une étable à mugir, — une centaine de moutons faisaient écho en bêlant, — pour ne pas être en reste, des coqs ténors lançaient des co-co-ri-cos magnifiques, et enfin des grognements de porcs, coupés de miaulements félins brochaient sur le tout. Ce tutti de virtuoses du règne animal produisait une véritable symphonie de la musique de l’avenir et si quelque wagnerolâtre peut l’introduire dans sa prochaine tétralogie, je lui cède l’idée gratis — pour ce qu’elle vaut. Ces auditions terminées, les promenades de M. M… ayant cessé, un bruit de tambours, de fanfares, de hourrahs, nous empêcha de dormir la grasse matinée. Le soleil se levait radieux et déjà chaud. Le camp de la veille avait disparu. Les tentes étaient pliées, les troupes, une division de douze mille hommes, étaient rangées sur la pelouse sous nos yeux en un vaste carré. Au centre, le pope disait la messe. Cette cérémonie achevée, le carré se rompit, et les bataillons défilèrent à travers champs dans la direction de Gorny Studen. Le mieux était de les suivre. Je laissai M. B… se reposer et M. M… vaquer aux soins de sa toilette devant une table improvisée sur l’appui de la vérandah avec une pile de gros dictionnaires qui supportaient bien quinze flacons d’huiles, d’essences, de pommades et autres accessoires, sans compter plusieurs jeux de brosses, des collections de peignes, etc., etc., de quoi meubler le boudoir d’une dame très à la mode.

Je suivis à cheval le dernier régiment de la colonne et après vingt minutes de galop, j’atteignis Gorny Studen, assez gros village juché sur deux plateaux géométriquement séparés par un ravin. Le drapeau impérial flottant sur un grand mât indiquait sur la colline à droite l’emplacement du camp de l’empereur. Sa Majesté, un peu souffrante depuis quelques jours, avait besoin de repos, elle dormait encore, par conséquent un aide de camp vint à la rencontre de la colonne pour faire cesser la musique qui jouait des airs fort pimpants. Les troupes, au lieu de passer devant la maison de l’empereur firent un circuit et s’engagèrent directement sur la route des Balkans.

Voici, pour donner une idée de la vie que l’on menait à cette époque au quartier général, le récit de ma journée passée au milieu des hauts dignitaires de l’armée russe.

9 heures du matin. Visite au général Steiner, prévôt général de l’armée ; visite indispensable pour le visa de mon passeport. Je trouve Son Excellence dans une belle colère, selon son habitude, contre les fournisseurs et vivandiers. Il vient justement d’en recevoir deux qui s’étaient permis d’arriver au quartier général sans autorisation. Ces honnêtes industriels avaient dû rebrousser chemin immédiatement sous la conduite de deux cosaques. L’accès de mauvaise humeur de Son Excellence ne passe pas, tout en apposant sa griffe sur mon portrait-carte ; ce général me fait savoir que je n’avais pas le droit de séjourner plus de vingt-quatre heures au quartier général. Le rigoureux grand prévôt dut certainement s’apercevoir à la mine que je fis combien cette communication me peinait peu.

9 heures 1/2. Je me fais indiquer la tente du colonel Hasenkampf, chef du bureau d’information et de la presse. Cette tente est couverte en poil de chameau à la tartare, et grâce à cette précaution, il y règne une agréable température. Le colonel, toujours aussi fin, aussi diplomate, aussi arrondi en gestes et ambigu en discours, me reçoit dehors ; sans doute que les secrets d’État le rendent plus discret que poli. Selon sa louable habitude, M. de Hasenkampf m’annonce qu’il n’y a rien, absolument rien de nouveau. Je m’offre alors l’inoffensif plaisir de questionner mon très-discret interlocuteur sur plusieurs faits qui me sont connus et certifiés authentiques. Désarroi visible du colonel, qui ne comprend pas comment un journaliste est en mesure d’être informé quand le bureau officiel de la presse a décidé qu’il ne devait rien y avoir de nouveau.

Je touchai aussi un mot à M. de Hasenkampf d’un M. de B… qui passait pour un agent du gouvernement russe, fonctions qu’il a remplies effectivement à Paris et en Suisse. Ce monsieur avait jugé à propos à Bukarest de me signaler les mauvaises dispositions de l’état-major russe à mon égard ; à l’en croire, j’étais marqué comme un ennemi de la Russie, et je risquais gros en suivant les opérations. Je priai M. le colonel Hasenkampf de me communiquer les raisons, qui, selon M. de B…, m’avaient mis en quelque sorte au ban de l’état-major. Le colonel haussa les épaules : « M. de B…, dit-il, est un blagueur. »

Dix heures. Déjeuner dans un des restaurants très-gentiment établis à l’extrémité du camp. On se dirait à une fête en Suisse, dans une de ces cantines que les entrepreneurs savent si bien recouvrir de toiles bariolées. Le paysage accidenté complète encore l’illusion. Les cantiniers sont des Alsaciens qui ont émigré en Bulgarie dans l’espoir de faire fortune. Ils se plaignent, ils se répandent en récriminations amères sur les procédés de leurs clients. Plus l’officier russe est élevé en grade et plus il est de grande famille, moins il a d’égards pour ceux qui le servent. Il ne regarde pas aux épithètes malsonnantes, aux verres jetés à la figure, et même aux coups. Un des deux Alsaciens était hors de lui. Un des aides de camp du prince Leuchtenberg venait de le traiter en propres termes de compagnon de Saint-Antoine. Il est vrai que ce mouvement de vivacité était motivé par le fait que, dans sa sage prévoyance et pour compenser les injures qu’il était forcé d’empocher, le bon cantinier avait encore haussé de deux francs le prix de chaque bouteille de champagne, et qu’il réclamait un louis pour la fiole qui lui coûtait bien cinquante sous, non pas à Reims ou à Aï, mais à Pesth. Pourtant l’avidité d’un marchand n’excuse en aucune manière le manque d’éducation des clients titrés. A une table voisine de la mienne, plusieurs jeunes gens de fort bonne mine, vêtus d’uniformes tout ruisselants d’or et d’argent, s’interpellant entre eux : « mon cher comte, mon prince », parlaient une langue digne de Coupeau, de Mes-Bottes et des autres héros faubouriens de l’Assommoir. Déjeuner pas trop mauvais, un peu cher, mais qu’en somme on devait s’estimer heureux de trouver cuit à point dans ces parages.

Midi. Chaleur torride, sénégalienne, infernale. Je vais au campement impérial. Il faut descendre une colline et monter une autre. Le tzar, qui est propriétaire du palais d’Hiver, avec ses deux mille fenêtres de façade, du fier Kreml de Moscou, de l’opulente villa de Livadia et de bien d’autres palais dignes des Mille et une Nuits, habite depuis plus d’un mois la maisonnette de bois d’un paysan bulgare. Quand l’empereur s’installa dans cette cahute, il n’y avait pas de vitres aux fenêtres et pas de vitrier dans les environs ; il fallut garnir les carreaux avec du papier de différentes couleurs.

L’ameublement de l’unique pièce habitée par l’empereur est à peu près tel qu’il suffisait aux besoins de confort très-peu développés de la famille du fermier. On y a ajouté seulement un lit de camp et un fauteuil assez usé. La table de travail de l’empereur a été fabriquée au camp même, elle possède une infinité de tiroirs ; les chaises et les bancs de bois sur lesquels on reçoit les visiteurs ont été, comme je l’ai dit, empruntés au mobilier ordinaire, enfin les carreaux de papier ne suffisant pas pour préserver le puissant autocrate des mouches, on avait tendu des pièces de mousseline rose qui, en interceptant les rayons du soleil, répandaient sur cet intérieur une lumière discrète, tamisée, mystérieuse, comme chez une beauté mûre, qui a des raisons de préférer les demi-teintes.

Deux autres pièces de cette maison de paysan étaient réservées l’une au comte Adlerberg, ministre de la maison de l’empereur et ami particulier d’Alexandre II, l’autre était habitée par le véritable auteur de la guerre d’Orient, — le général Ignatieff. L’étoile si brillante de ce militaire diplomate, pâlissait de jour en jour depuis que les affaires n’allaient plus à souhait. Il sentait planer au-dessus de sa tête la disgrâce qui allait s’abattre sur lui, et son état inquiet, nerveux, morbide, le prédisposait à la fièvre, — par ordre — qui ne tarderait pas à l’atteindre, et qui le forcerait à retourner dans ses terres. La responsabilité qui pesait en ce moment sur l’ex-ambassadeur de Russie à Constantinople était énorme. Il y avait, aux archives des affaires étrangères, certains casiers pleins de rapports sur la prétendue impuissance militaire de la Turquie, sur le mauvais état de son armement, sur la démoralisation et l’impéritie de ses chefs. C’est en se basant sur ces rapports qu’en dépit de conseils de gens connaissant le tempérament militaire des Turcs, la Russie se lança dans la guerre avec des forces inférieures et comme s’il s’agissait d’une promenade militaire.

Ce sont ces rapports qui furent invoqués au château de Livadia, en novembre 1876 quand le ministre de la guerre et quelques généraux prétendirent qu’avec deux cent mille hommes, on pourrait venir à bout de la Turquie, opinion énergiquement combattue par le grand-duc Nicolas. Or, toutes ces pièces étaient signées en toutes lettres Ignatieff. Ou bien le militaire diplomate s’était laissé grossièrement induire en erreur, ou il avait trompé son monde. Ce dilemme posé à plusieurs reprises avait beaucoup amoindri la fougue orgueilleuse de l’ex-ambassadeur. Il était bien modeste pour le moment, l’homme qui, aux yeux de la population, se donnait des apparences de demi-dieu.

L’empereur tenait deux fois par jour, à onze heures et à sept heures, table ouverte. La salle à manger avait été improvisée dans la cour de la ferme, sous une grande tente en toile. On mettait le couvert pour cent vingt personnes au moins, auxquelles se joignaient ordinairement une dizaine ou une vingtaine d’invités. La cuisine se faisait en plein air. Les diverses marmites, casseroles, bouilloires, etc., reposaient sur de forts chenets, fournis par les poutres de bois des maisons turques, que l’on commençait déjà à brûler et à abattre. Un Français, M. Vavasseur, avait la haute main sur le service de bouche. Il exerce, à la cour de Russie, la charge de maître d’hôtel. Habillé d’un uniforme vert, de coupe sévère et administrative, il circule au milieu d’une vingtaine de marmitons, revêtus du costume classique, et surveille l’exécution rigoureuse du menu qu’il a dressé le matin, en tâchant de se conformer aux goûts de Sa Majesté, autant que le permettent les circonstances locales. Pour le moment, le mouton et le dindon constituent le fond de ces menus ; on les accommode à toutes les sauces variées, que la féconde imagination d’un cuisinier de cour est capable d’inventer. Les additions étaient fournies par la fabrique spéciale de conserves que M. Vavasseur a installée à Saint-Pétersbourg pour le service exclusif de la cour, et par des entremets sucrés, dont la plus gourmande des nonnes eût fait ses délices. Les vins étaient, cela va sans dire, de premier choix, et soumis à un contrôle sévère ; enfin, réjouis-toi, orgueilleuse Normandie ! sois fière de tes produits, — le palais du tzar répugne à tout autre condiment d’assaisonnement que le beurre d’Isigny. Chaque courrier en apportait de grosses boîtes de fer-blanc, qui contenaient cinq à six kilos convenablement salés et conservés.

A côté du campement impérial, le télégraphe de campagne et la poste militaire sont installés dans deux fourgons assez semblables à des voitures de saltimbanques. C’est à ce fourgon qu’aboutissent les minces et chétifs fils de fer que l’on voit plantés au bout des bâtons jaunes, maigres comme des manches à balai, sur toute les routes où une colonne russe a passé. Les employés de la poste sont presque d’aussi méchante humeur que dans certains bureaux parisiens.

Quatre heures. J’ai lu, écrit et dormi sous la tente des cantiniers alsaciens. On me réveille en m’annonçant qu’un correspondant est arrivé des Balkans, où l’on se bat avec opiniâtreté depuis six à sept jours : un véritable combat de géants. Je vais voir, et je trouve, attablé avec une douzaine d’officiers, M. Forbes, du Daily News, mais en quel équipage, grands dieux ! La peau du visage était complétement tannée, grillée et par là-dessus couperosée, grâce à une jolie insolation. Les mains étaient hâlées, comme si elles avaient été passées à la poussière de charbon ; les habits noircis, déchirés, couverts de poussière, offraient l’aspect de loques informes, enfin tout le personnage montrait les traces d’une course folle pendant trois jours et deux nuits sur un malheureux cheval qui n’en pouvait plus. D’après le récit que nous fit rapidement M. Forbes, et que les convives militaires écoutaient avec une attention d’autant plus grande qu’on n’avait eu encore aucune nouvelle, une lutte homérique (il n’existe aucun autre terme) est engagée depuis le commencement de la semaine dans les passes des Balkans et surtout dans la passe la plus étroite et la mieux fortifiée, celle des Skipka.

Gourko, forcé de rétrograder devant Suleyman, condamné à évacuer la Roumélie, n’avait pas commis l’immense faute de laisser les Balkans dégarnis. Confiant dans l’énergie et l’esprit de sacrifice réellement admirable de ses troupes, il avait laissé dans la passe et dans les redoutes une poignée d’hommes, avec la consigne de se faire hacher en attendant les renforts, mais de ne pas céder un pouce de terrain. Cette consigne fut rigoureusement exécutée. Les Turcs, de leur côté, sentant l’importance de la possession de ces passes, et conduits d’ailleurs par un Suleyman-Pacha, dont le trait dominant de caractère était l’entêtement, s’acharnaient comme des démons après les précieuses positions défendues par leurs ennemis. Pour se rendre compte de cette lutte, il faut se représenter ce champ de bataille figuré par des sentiers tortueux faits pour les chamois et les chèvres, s’ouvrant des deux côtés sur des précipices sans fond, de rochers qu’il fallait escalader, le coutelas entre les dents, en s’aidant des pieds et des mains, de buissons pleins de ronces, où les vêtements et la peau se déchiraient…

C’est dans ces conditions qu’on se battait sans trêve ni repos, et au prix de sacrifices incroyables, qui prouvaient bien le mépris le plus stoïque de la mort chez tous les Musulmans. Les Turcs avançaient avec lenteur mais sûrement. Si des secours n’arrivaient pas promptement, si, malgré les difficultés inénarrables des chemins, on ne transportait pas à dos de mulet ou à dos d’homme des canons, des munitions et des vivres, la passe était perdue pour les Russes, le Danube était menacé, et de l’expédition du général Gourko, de ce ride étonnant par son audace et sa légèreté, il ne resterait rien que les villages incendiés de la Thrace et les gouffres béants des Balkans remplis de cadavres turcs et russes : magnifique banquet offert aux aigles et aux vautours.

M. Forbes, en arrivant au quartier général, avait fait un long récit de ce qu’il avait vu au général Ignatieff. Celui-ci s’était empressé de communiquer ces renseignements à l’empereur. Le tzar qui depuis la veille attendait avec une impatience fiévreuse un officier d’état-major, donna l’ordre de mander devant lui le correspondant anglais. Un aide de camp vint donc chercher M. Forbes et le conduisit chez l’empereur. Il resta plus d’une heure en conversation avec Alexandre II, et l’on raconte que le souverain et le journaliste rédigèrent ensemble la longue dépêche au Daily News qui apprit à l’Europe la lutte acharnée autour de la passe de Shipka. M. Forbes dut ensuite refaire son récit au grand-duc Nicolas, et comme on lui demanda ce qui qui était le plus agréable, il réclama une charrette et des chevaux pour continuer sa route dans la direction du Danube ; le vœu fut immédiatement exaucé.

Six heures du soir. « Il y a encore de mauvaises nouvelles, ils sont d’une humeur de chien ! » me dit l’un des Alsaciens. Je me mis en quête d’informations et j’appris qu’en effet les choses allaient de mal en pis du côté de Rustschuk, on disait Biela repris par Mehemet-Ali, les Turcs en marche sur Sistow ; on s’entretenait même de l’évacuation prochaine de Gorny-Studen et de la retraite sur le Danube. Le tempérament des Russes est ainsi fait : il voit ou bien tout en très-rose ou tout en très-noir.

Le petit fourgon du télégraphe de campagne est en pleine activité ; on appelle de tous côtés des secours pour les Balkans.

Un convoi de munitions et une colonne de voitures pleines de provisions se forment et l’empereur se rend compte en personne si ses ordres ont été fidèlement exécutés. Les convois partiront dans la nuit.

Neuf heures. Depuis une heure deux musiques militaires jouent devant la cantine qui se remplit peu à peu d’officiers de tous grades. On achève le concert par le ballet du Prophète. A la tombée de la nuit, les soldats se rangent sur deux lignes, sans armes, en petite tenue, ils entonnent un cantique : la prière du soir. C’est une mélodie grave, pénétrante, moitié militaire moitié religieuse. La prière achevée, les soldats rampent sous leurs tentes, et les officiers de service vont rejoindre leurs camarades à la cantine. Pour mon compte personnel, j’accepte avec reconnaissance une botte de paille et une couverture que m’offrent les braves cantiniers alsaciens, et je dors du sommeil du juste jusqu’au patron-minette le lendemain. Mon sommeil était même tellement sérieux, qu’un incident qui mit le camp en alarme, un coup de feu échappé au fusil d’une sentinelle, ne le troubla même pas.

Le soleil en se levant me surprenait à deux kilomètres environ du quartier général. Avant midi j’étais à Sistowa, où l’animation la plus grande régnait mêlée à toutes sortes d’odeurs de fritures, et, le soir, avant de continuer ma route vers Bukarest, je visitai, au lazaret de Simnitza, un confrère, M. Pognon, correspondant de l’agence Havas, qui avait été aux trois quarts assommé par un soldat russe qui voulait le dépouiller. Je trouvai M. Pognon en assez triste état (il est guéri depuis), soumis au même traitement que les officiers de son entourage, blessés à Plewna ou devant Rustschuk, et préoccupé surtout du bruit qu’on allait faire autour de cette attaque dans les journaux russes et viennois hostiles à la Russie.

CHAPITRE XVIII

Voyage dans la Dobrudja. — Une fausse alerte. — Les Turcs en Roumanie. — Conseil de guerre en wagon. — Galatz ville morte. — Braïla. — Histoire d’un bateau torpille. — A la recherche du trésor du Lufti-Djelil. — Les plongeurs. — Déception.

Le 7 ou 8 septembre, le convoi qui part de Bukarest à dix heures du matin, dans la direction de la Moldavie, emportait un grand nombre d’officiers russes, à leur tête le général prince Woronzoff, aide-de-camp de l’empereur. La destination de ces messieurs était la petite ville de Buseo, sur la ligne de Jassy, à trois heures environ de la capitale. Leur mission ostensible était de se rendre au-devant des premiers bataillons de la garde impériale annoncés depuis près d’un mois (comme s’il était possible de faire franchir à soixante mille hommes, avec armes et bagages, un espace d’un demi-millier de lieues avec la rapidité de l’hirondelle fendant l’air). Mais le but secret et véritable du voyage était bien autrement important que l’accomplissement d’un acte de politesse militaire. Il s’agissait tout simplement de prendre des mesures pour préserver le littoral roumain d’une invasion de Turcs. Certains points étaient positivement menacés. A Silistrie, en face de la petite ville roumaine de Kalarasch, les pionniers turcs construisaient un pont, et on pouvait lire dans des lettres de Constantinople, publiées par de grands journaux très-sérieux, que vingt mille Circassiens et bachi-bouzouks allaient, le séraskier lui-même le prédisait, rendre visite à la principauté. Le général Woronzoff avait l’ordre de ramasser toutes les forces échelonnées dans l’intérieur du pays, de requérir les premiers bataillons de renfort venant de Russie qu’il rencontrerait en route et de les diriger dans la direction du littoral qui paraissait la plus menacée. Il y avait péril en la demeure. La veille, le ministre de l’intérieur avait reçu un télégramme de la préfecture de Kalarasch conçu en termes désespérés, annonçant que la population, s’attendant à chaque moment au passage des troupes musulmanes, fuyait dans l’intérieur du pays, et que le signataire de la dépêche (c’était en l’absence du préfet, son secrétaire), se disposait à mettre les archives et la caisse hors des atteintes des bachi-bouzouks. Le préfet de Kalarasch était précisément en congé dans la capitale, il reçut l’ordre de rejoindre immédiatement son poste.

C’est ainsi que je le trouvai dans le wagon-salon avec le prince Woronzoff et ses aides de camp. On tint conseil de guerre dans le coupé. Un des officiers déploya une grande carte d’état-major, et tout le monde suivit attentivement les tracés des routes afin de se rendre compte de quelle manière rapide on pourrait faire parvenir aux milices territoriales du littoral les secours indispensables pour repousser une attaque de l’ennemi. Pour les Russes, il ne s’agissait pas seulement de préserver le territoire d’un allié, que leurs revers semblaient à ce moment livrer à l’invasion, il fallait aussi garder leur unique ligne de communication rapide. Le but d’une incursion de bachi-bouzouks n’était pas seulement le pillage, mais aussi l’anéantissement de la ligne de chemin de fer Bukarest-Jassy. Cette interruption aurait été plus fâcheuse et bien plus sensible que jamais au moment où l’on attendait les secours. De là l’empressement de l’état-major russe à préserver la côte de la Roumanie.

Les fâcheuses nouvelles de la veille avaient déjà fait la boule de neige. A Buseo, toute la population, bourgeois et paysans, encombraient le quai de la gare. Ils attendaient avec anxiété les nouvelles que nous devions leur apporter, mais, au contraire, c’est nous qui allions être renseignés par des gens très-effarés et ne demandant pas mieux que de jaser pendant tout l’arrêt du train.

Voilà ce qui s’était passé. Dans la nuit, les paisibles habitants avaient été réveillés en sursaut par le fracas des roues de l’artillerie et des caissons résonnant sur le pavé ; une batterie d’artillerie, stationnée dans la ville, s’éloignait au grand galop. Le matin, deux sotnias de cosaques étaient également parties dans la direction du Danube. Il n’en fallut pas davantage pour faire supposer que la tentative projetée avait été suivie d’un plein succès et que les Turcs étaient déjà à Kalarasch et même au delà.

Sur le parcours, jusqu’à Braïla, on retrouvait à toutes les stations la même cohue de curieux avides de nouvelles, désespérés de ne rien apprendre de positif, et prévoyant, pour le lendemain, l’arrivée des éclaireurs ennemis. Il faut convenir que si les événements ont montré que ces terreurs étaient inutiles, on ne pouvait les considérer comme tout à fait sottes et puériles. La Roumanie, comme je le remarquai chaque fois dans mes excursions, pays complétement plat, dépourvu de tout travail de fortification, était livrée à un coup de main. Donc, n’accusons pas ces braves gens, dont quelques-uns faisaient leurs paquets, de poltronnerie exagérée ; ils étaient inquiets et avaient toute raison de l’être.

Galatz, la grande cité commerçante de la Roumanie, m’a fait une impression de tristesse comme on doit en éprouver en mettant les pieds dans une des villes mortes dont parlent les voyageurs. Morte, Galatz le paraissait en effet, au mois de septembre 1877. Les grandes maisons entourées de beaux jardins, les villas opulentes des consuls, reconnaissables à l’immense mât dressé devant la porte où l’on arbore les couleurs de la nationalité dans les occasions solennelles ou périlleuses, les cottages des négociants, puis, un peu plus loin, vers le port, les comptoirs des sociétés de navigation, d’assurance, les banques et les docks, tout cela était morne, désert, abandonné. Pas une lumière ne brillait derrière ces volets, personne dans les serres, dans les salons somptueusement meublés où se réunit à cette heure, dans les temps normaux de la paix, une société raffinée dans ses goûts, aimant les réunions, les fêtes, les plaisirs, étalant un luxe largement alimenté par l’importance et l’étendue des transactions commerciales.

Toute cette gentry était bien loin ; le port étant fermé, la navigation suspendue par des torpilles, il n’y avait aucun intérêt qui retînt à la glèbe les armateurs et leurs familles. On s’était dispersé un peu partout : dans les eaux de la Bohême, sur la plage d’Ostende et de Brighton, dans les casinos de Trouville ou de Luchon, partout où les belles toilettes — un peu tapageuses — et les allures élégantes étaient assurées de trouver un public d’élite d’admirateurs. Pendant quelques semaines, la présence de nombreuses troupes russes avait donné à Galatz une animation d’un autre genre, mais depuis la tournure des événements on s’était hâté d’expédier en Bulgarie tout l’effectif disponible dont la présence était beaucoup plus essentielle au col de Shipka ou à l’armée très-menacée du prince héritier qu’autour des billards des cafés de la grande place ou dans les pintes grecques du port. Je me rendis compte bien vite que pour apprécier Galatz à sa valeur il fallait surprendre ce Marseille du Danube en pleine activité, alors que les barques, les navires, les trois-ponts même, amarrés dans le port, circulent joyeusement, entrant avec une cargaison de monnaie et sortant bondés de marchandises. Je m’enfuis à Braïla.

Cette seconde cité commerçante, tout aussi déserte, tout aussi morne que l’autre, offrait au moins quelques réminiscences historiques du début de la guerre. C’est ici que l’on bâtit, le 22 juin, le premier pont sur lequel le corps Zimmermann avait passé dans la Dobrudja. C’est ici également, ou du moins en vue de cette ville bombardée par elles, que furent coulées deux canonnières turques. Le passage, en somme très-engageant par lui-même, valait bien l’honneur d’une visite.

Au-dessus de la ville, un peu sur la droite, s’élève un coteau planté de vignes et d’arbres fruitiers très-soigneusement entretenus. De cette hauteur on domine tout le panorama : le Danube formant un coude au-dessous de la ville, le canal d’Atschin rejoignant le cours principal du grand fleuve et au fond du tableau la ville turque d’Atschin. C’est ici que les Russes avaient installé leurs batteries en pénétrant dans les principautés au mois d’avril, et la position était assurément bien choisie. Depuis cinq mois, du reste, les ouvrages de défense, rapidement élevés, étaient devenus inutiles, la guerre avait été portée bien plus loin et les blanches maisons de Braïla n’avaient plus à redouter d’autres cicatrices à part celles que çà et là elles montraient orgueilleusement au voyageur de passage. Les canons avaient été transportés ailleurs, et sur les redans, les contrescarpes, les chevaux de frises et les plates-formes des batteries poussaient l’herbe, les fleurs et surtout des pommes. L’heureux commandant de place vivait en villégiature. Il avait fait venir de Russie sa femme, ses filles, leur gouvernante et s’était installé avec la sérénité d’un philosophe épris de la nature dans une petite bastide sur le point culminant du coteau, au centre des vignes. C’est au milieu de ce charmant intérieur que je trouvai le guerrier dont l’autorisation était indispensable pour visiter ce domaine, devenu le sien, par droit de conquête. Le capitaine interrompit la leçon qu’il était en train de donner à la plus jeune de ses « demoiselles », me demanda la permission de faire un petit bout de toilette et nous nous mîmes en route.

« Voyez-vous cette mâture qui surgit hors de l’eau ? me demanda le capitaine quand après avoir visité très en détail toutes les anciennes batteries, nous eûmes grimpé sur le talus le plus élevé des ouvrages. J’interrogeai l’horizon et je découvris après quelques efforts une grande flèche de bois qui se balançait, en effet, hors de l’eau. Il pouvait y avoir, de l’endroit où nous étions à cette épave, quatre kilomètres et demi environ. C’est à cette distance que le Lufti-Djelil fut coulé bas d’un seul coup de canon. C’est à l’endroit même où nous nous tenions que le coup fut tiré. Le canon, une énorme pièce se chargeant par la culasse, au cou très-court, apoplectique et près d’éclater à chaque décharge, avait été conservé dans la batterie.

Un malheur ne vient jamais seul. C’est ainsi que huit ou dix jours après la perte de Lufti un autre bâtiment de le flottille turque fut anéanti cette fois par des torpilles.

Le capitaine, mon guide, qui alors ne pouvait donner autant de soins à sa famille, avait fait partie de cette expédition. Il s’agissait, pour la marine russe, d’éprouver l’efficacité d’un nouveau genre de torpilles récemment inventées et qui avaient été fabriquées, neutralité à part, en Autriche.

Voici comment on avait organisé l’expédition. Pendant la journée un officier roumain sachant le turc était allé à Atschin en explorateur et vêtu d’un déguisement, en marchand de dattes, je crois, il avait trouvé moyen de se faire conduire à bord d’une de ces chaloupes canonnières. Tout en fixant dans sa mémoire les endroits les plus propices pour la pose des redoutables engins, il raconta au commandant turc que les Russes étaient en fête à Braïla et qu’ils célébraient par des libations très-copieuses un anniversaire national.

Le capitaine remercia le faux marchand de dattes de son renseignement et il y ajouta tellement foi qu’il négligea de prendre les précautions les plus élémentaires et envoya tout le monde se coucher. L’explorateur avait dit vrai en partie. Les officiers russes de Braïla étaient réunis dans la grande salle d’un hôtel et célébraient la fondation de leur régiment. Mais tandis qu’on s’abandonnait aux plaisirs de la table à l’hôtel de ***, un officier de marine russe suivi d’une dizaine d’hommes — mon interlocuteur en était — s’avançaient à pas de loup le long du rivage et s’embarquaient sur un des petits bateaux à coquille plate et muni d’une machine à vapeur d’une grande puissance, mais dont le tuyau n’est guère plus large que celui d’un poêle d’appartement. C’est dans ces frêles embarcations qu’on dépose les torpilles sous leur triple cuirasse et reliées par un fil de fer.

La nuit était très-noire, rien ne trahit ce départ mystérieux de la petite expédition. Le vapeur minuscule coupa avec hardiesse et agilité jusque sous les murs d’Atchin. Le Roumain indiqua parfaitement les places… deux torpilles furent jetées à l’eau et glissées sous la quille du cuirassé ottoman où tout dormait, qui semblait dormir lui-même. Un coup de feu retentit cependant. Une sentinelle, postée plutôt pour satisfaire aux lois de l’étiquette que par précaution, sur la plate-forme de la cabine du capitaine, s’était doutée de quelque chose, elle avait tiré un coup de fusil suivi de quelques autres ; l’alarme était donnée trop tard, la petite chaloupe fuyait à tire d’ailes vers Braïla tandis que les ressorts infernaux des torpilles mesuraient le temps que le capitaine et l’équipage du beau navire avaient encore à vivre. Une explosion formidable retentit suivie d’une seconde. On vit une immense colonne de flammes se projeter vers le ciel puis se dissiper en une fumée qui se perdit dans les ombres de la nuit.

Un bruit de remous et c’était tout. Un beau navire et trois cents êtres humains venaient de s’engloutir dans les flots ! La force de la commotion avait été telle que tout avait disparu.

La carcasse du Lufti-Djelil, l’autre canonnière anéantie par un seul boulet russe reposait au fond du Danube et grâce à la baisse extraordinaire des eaux, les mâts, comme nous avions pu nous en apercevoir, étaient visibles. L’offre d’aller sur les lieux visiter cette épave fut acceptée avec enthousiasme et peu après nous roulions tous trois sur le grand pont bâti à pilotis qui relie la Dobrudja au continent roumain. La première chose qui frappe le regard en débarquant de l’autre côté c’est un tableau de dévastation. Un village, Gecet, habité par des Turcs, où les habitants de Braïla venaient souvent passer le dimanche, avait été entièrement anéanti. Il ne restait d’une centaine de maisons que les soubassements de bois comme pour attester que des hommes avaient demeuré ici et que d’autres avaient brutalement détruit leur asile. Le respect de la propriété avait été, paraît-il, pratiqué de cette façon dans toute la Dobrudja, et les colonels de cosaques avaient résolu à leur manière la question d’Orient en supprimant les musulmans et en bouleversant leurs habitations.

Pourtant si d’un côté la guerre cause des ruines, de l’autre on lui doit des créations. Nous avons vu qu’un pont reliait les deux rives du Danube. Le capitaine dit avec fierté combien de centaines de mille roubles il avait coûté à son empereur. C’est le terme consacré et invariable. L’empereur paie tout, donne tout… Mais là ne s’arrêta pas la force de création dans cette guerre. Autrefois il n’existait aucune communication régulière entre Atschin et le rivage du canal du Danube, on se perdait au milieu des joncs ; aujourd’hui il y a une route assez large et pas trop incommode, installée par le génie russe et rapidement achevée, grâce au concours des matelots grecs et italiens sans ouvrage, subitement transformés en paveurs. Il fallut quitter cette route après avoir fait trois ou quatre cents tours de roue et s’engager au milieu des joncs qui atteignaient presque à hauteur d’homme sur un terrain marécageux qui est sous l’eau la moitié de l’année. Tout d’un coup les joncs se séparent, voici une éclaircie : la partie supérieure de la cheminée du Lufti-Djelil a été projetée de ce côté et en tombant elle a fait place nette.

Nous retrouvons cette immense pièce, commençant déjà à se rouiller, fendue en deux, zébrée de rouge et de noir. Cinq minutes plus loin la forêt de jonc s’ouvre de nouveau, mais cette fois sur le fleuve ou plutôt sur l’étroit canal qui forme un des innombrables bras. L’épave du Lufti est là devant nous à quelques brassées seulement. Les eaux sont tellement descendues depuis quelques jours que toute la plate-forme du gouvernail est à découvert. A la vérité le gouvernail même est brisé, l’élégant grillage qui entrave et protége la plate-forme est rompu en maints endroits et tordu dans d’autres ; en revanche tout l’avant de la quille est en parfait état de conservation ; on peut encore, même admirer le luxe de badigeon de la marine militaire turque. La coquille du bâtiment était peinte en blanc avec des baguettes d’or, tout comme le salon d’un bourgeois aisé. Un croissant d’or entouré de lettres fantaisistes brillait au-dessus du mât d’artimon. La partie inférieure du navire était enfermée sous l’eau.

On attendait avec une certaine impatience à Braïla que la baisse continue des eaux mît complétement à nu la carcasse, et une pensée de lucre se rattachait à cette attente. Il y avait au sujet du navire une petite légende. La veille même du jour où l’explosion se produisit, racontait-on, une somme de 80,000 livres turques, en belles pièces d’or, avait été transportée à bord du Lufti-Djelil, c’était la caisse de la flottille ; en outre, les notables d’Atschin avaient mis en sûreté à bord leurs bijoux et leur argenterie. De cette manière, le Lufti-Djelil prenait les proportions d’un galion, et je n’aurais pas été étonné si une société par actions s’était formée comme pour ceux de Vigo. Faute de plongeurs attitrés et officiels, des ouvriers grecs, employés à la réparation de la route, et des soldats pratiquaient des fouilles pour leur compte. Le capitaine, désireux de se rendre compte du résultat de ces recherches, monta sur la plate-forme du gouvernail. Je le suivis, mais bientôt je battis en retraite sérieusement épouvanté.

Par un grand trou, effet de l’usure du bois par l’eau, l’œil plongeait dans l’entrepont ; des cadavres y séjournaient depuis trois mois, gonflés outre mesure, défigurés en partie, rongés par les poissons et les rats d’eau… Le spectacle était atroce. Il y avait surtout un nègre vêtu d’une sorte de grand burnous, dont les yeux avaient été lancés hors de leur cavité ; le nez, à moitié dévoré, n’offrait plus au regard qu’un lambeau informe de chair rougeâtre. Un des pieds commençait à se dépouiller de la peau, tandis que l’autre était encore dans une pantoufle de maroquin, bien conservé. Deux jolies petites mouettes, au blanc plumage, donnaient de gais coups de bec dans le crâne d’un officier étendu la face contre terre…

J’en avais assez vu et j’admirai fort, mais sans l’envier, la puissance de nerfs chez deux dames russes qui visitaient également l’épave et ne paraissaient pas pouvoir se rassasier à la vue de ce tableau qui aurait certainement enthousiasmé le plus féroce des impressionnistes. Mon compagnon, le capitaine, sans s’émouvoir, donna l’ordre à un soldat de sauter à l’eau pour voir s’il n’aurait pas pied sur le plancher du pont. Le troupier, sans se sentir gêné autrement par la présence des deux dames, ôta tunique, culotte, chemise, et parut bientôt avec un collier d’amulettes autour du cou pour tout ornement. Il fit un signe de croix et s’élança, et, après un plongeon, reparut debout avec de l’eau jusque sous les aisselles.

Il avait pied, en effet, sur le plancher du pont, mais il lui fallut déployer beaucoup d’adresse et d’attention pour ne pas culbuter dans une des grandes crevasses causées soit par les bombes, soit par l’usure. Il serait tombé, perdu sans rémission, dans le fond de la cale du bâtiment au milieu des cadavres et des détritus de toute espèce. Le brave garçon ramassa une à une plusieurs curiosités : un sabre d’origine hongroise et fabriqué au siècle dernier, comme le prouvait une inscription ; des cartouches en grand nombre, toutes de fabrication anglaise ; une petite cassette contenant des papiers de bord et une foule de bricoles qu’il passait respectueusement à son chef, debout sur la passerelle. Mais aucune trace d’un trésor !

Soudain le troupier plongeur poussa un cri aigu : il venait de heurter un corps dur de son pied. Il tâtonna sous l’eau avec les mains, mais l’objet contre lequel il s’était buté était trop lourd pour qu’un homme seul fût en état de le soulever. Un second soldat, sur un signe du capitaine, se déshabilla également.

Tous deux se munirent d’une barre de fer dont ils se servirent comme d’un cric. Après beaucoup d’efforts, de jurons et de cris, le mystérieux objet est enfin soulevé, c’est le couvercle d’un coffre-fort ! Triomphe et bénédiction ! La caisse du Lufti-Djelil est retrouvée, dans quelques instants les flots d’or, les cariatides de bijoux vont apparaître, tout cela sera de bonne prise. L’officier stimule l’ardeur des hommes, il leur promet un pourboire royal, à-compte sur la découverte. Mais la mise au jour du trésor n’est pas aisée, le coffre est ouvert béant, l’intérieur contre le plancher, les parois de fer forment ainsi un triangle qu’il s’agit de dresser en carré à l’aide du cric pour vérifier l’intérieur. Ce travail, très-pénible à exécuter dans l’eau, dura deux heures, pendant lesquelles j’eus le temps de faire une excursion à Atschin, la première ville importante de la Dobrudja. Je n’y trouvai d’ailleurs rien de bien intéressant et me hâtai de retourner sur le théâtre des fouilles aquatiques. La mine très-allongée du capitaine me renseigna bien avant qu’il eût parlé sur le résultat négatif de l’entreprise. L’immense coffre-fort était aussi vide que celui où devraient se trouver les fonds affectés au paiement du coupon ottoman. La légende du trésor était-elle comme les neuf dixièmes des légendes un pur humbug, ou bien d’autres fureteurs plus avisés avaient-ils approfondi plus utilement les mystères du Lufti-Djelil laissant aux tard-venus la carcasse, c’est-à-dire le coffre-fort, et, comme fiche de consolation, quelques armes à moitié détériorées ? Je réfléchissais là-dessus tandis que le soir même le train me ramenait à Bukarest.

CHAPITRE XIX

La bataille des trois jours devant Plewna. — Entrée en campagne de l’armée roumaine. — Prise de Grivitza. — Le tzar le soir de la bataille. — Un avocat qui prend un fort. — Les pertes énormes des Russes et des Roumains. — Routes encombrées de blessés.

Le parti composé de patriotes roumains les plus ardents qui voulaient faire intervenir activement la principauté dans les opérations militaires, avait atteint son but. Les événements, il est vrai, y avaient contribué pour beaucoup. Les Russes, si dédaigneux tout d’abord, traitant du haut en bas ces alliés qui étaient d’une autre race et qui agissaient selon des principes politiques différents, furent très-heureux de trouver une armée de 40 à 50,000 hommes, pourvue d’une bonne artillerie, disciplinée et ne demandant qu’à marcher. Les revers nous font voir toute chose sous un jour tout à fait différent, et parfois cet aspect est le seul vrai. Par conséquent, les vœux de MM. Rosetti et Bratiano allaient être comblés : la Roumanie allait affirmer sa vitalité et ses capacités militaires qu’on lui contestait ; elle allait laver dans le sang tous les quolibets, toutes les railleries dont il était de bon goût d’accabler les latins du Bas-Danube. Les deux éminents patriotes que je viens de nommer étaient soutenus par la foi dans leurs concitoyens, par la confiance dans les vertus militaires de la jeunesse. A ceux qui faisaient des objections, dictées non pas par le dédain, mais par la prudence, à ceux qui représentaient les conséquences terribles d’une défaite — possible, probable même en présence d’ennemis comme les Turcs, victorieux sur toute la ligne, — le président de la Chambre et le président du Conseil des ministres répondaient que les Roumains ne seraient pas vaincus. Cette prophétie pouvait paraître outrecuidante alors, mais les faits se sont chargés de la justifier. Du moment où l’armée allait enfin franchir le Danube et se réunir aux Russes devant Plewna, placés également sous les ordres du prince Carol, l’autorité de Bukarest donna signe de vie pour la première fois depuis le commencement de la guerre. Elle fit insérer au Journal officiel une note menaçant les propagateurs de fausses nouvelles alarmantes, de poursuites devant les conseils de guerre. L’homme le plus libéral qui a vécu à cette époque dans la capitale de la Roumanie ne pourrait rien trouver à critiquer dans cette mesure. Il existait à Bukarest une ou deux officines qui prenaient à tâche de répandre, soir et matin, les bruits les plus pessimistes et les plus absurdes. Certains cafés étaient le centre de ces clabauderies malveillantes qu’on n’eût toléré dans aucun autre pays en temps de guerre. La population, à défaut de l’autorité, eût fait brutalement justice de semblables connivences avec l’ennemi. Le gouvernement roumain, fidèle à ses principes libéraux, n’interdit pas un seul des journaux qui, à l’étranger, accueillaient avec avidité tous ces canards malveillants, et quand les Russes exigèrent l’expulsion de tel ou tel correspondant, on leur répondait par des refus.

Le passage des forces roumaines eut lieu avec une certaine pompe[8]. C’est sur un pont, à Corabia, que le Danube fut franchi le 5 septembre. Un métropolite (évêque), revêtu de ses ornements sacerdotaux et suivi de ses popes et enfants de chœur, s’avança le premier sur le pont et le bénit. Les troupes étaient rangées sur deux lignes et présentèrent les armes ; puis, sur un ordre du général, la masse s’ébranla et avant de s’engager sur le plancher mouvant du pont, les bataillons saluèrent M. Bratiano, M. Rosetti et plusieurs députés qui étaient venus de Bukarest pour être témoins de ce grand acte. A la vue des dorobantz, de ces paysans qui hier travaillaient encore dans leur champ et qui, à l’appel du pays avaient joyeusement endossé la longue capote grise, s’étaient coiffés du bonnet de loutre à plume de dindon et avaient décroché du mur le fusil qui y est toujours accroché ; à la vue de ces soldats-citoyens à peine affranchis depuis vingt ans de la servitude et qui allaient combattre pour une idée, laissant derrière eux les femmes et les enfants, dont beaucoup étaient accourus du village pour apporter au père et à l’époux des encouragements et des provisions, M. Bratiano ne put commander à son émotion. Quittant le petit groupe qui s’était formé à l’entrée du pont, il s’avança et étendit le bras commandant : halte ! Les rangs de la milice s’arrêtèrent. Alors, le visage rayonnant de la flamme de l’enthousiasme, les yeux brillants, sa belle chevelure flottant au vent, ce tribun, devenu pour quelques instants ministre de la guerre et organisateur d’armée, prononça une des plus magnifiques harangues que lui inspira jamais son talent d’orateur. Il dit en termes émus pourquoi il fallait que les Roumains se battissent et se battissent bien, pourquoi ils devaient affirmer leur bravoure sur les champs de bataille s’ils voulaient compter parmi les nations, et il leur dit aussi pourquoi il leur était interdit de revenir en fuyards sur le sol de la patrie qui se déroberait sous leurs pas.

[8] L’armée de la principauté est organisée depuis 1853 sur le principe obligatoire général. Depuis, le système militaire a été réformé, mais le principe est resté toujours le même. Il existe une armée permanente forte d’environ 20,000 hommes, une armée territoriale comptant 35,000 hommes d’infanterie et 10,000 de calavasch (cavalerie). Le reste de la population mâle de 21 à 36 ans (sauf le cas d’exemption pour force majeure), fait partie de la milice. Enfin, les hommes valides font partie jusqu’à 45 ans de la garde nationale. Les trois premières catégories forment ensemble un effectif de 150,000 hommes, dont un tiers à peine avait été appelé au service actif pendant la dernière campagne. Les deux catégories, armée permanente et armée territoriale (dorobantz), sont déterminées par la voie du tirage au sort.

Ce discours fit courir dans les rangs des effluves électriques et c’est au bruit des hourrahs et des acclamations que le passage s’acheva.

L’objectif des Russo-Roumains était la prise de Plewna. Au quartier général deux opinions se trouvèrent en présence. L’une voulait donner l’assaut, l’autre opinait pour un siége régulier. Ce système auquel il fallut se rallier plus tard, après avoir sacrifié des milliers de soldats, était défendu par le prince Charles de Roumanie. Tous les renseignements obtenus par les espions, aussi bien que les résultats des reconnaissances poussées jusque sous les murs de la ville, montraient à l’évidence qu’Osman-Pacha avait employé les cinq semaines écoulées depuis la funeste journée du 31 juillet à élever autour de Plewna de véritables forteresses qui mettaient cette place complétement à l’abri d’une tentative de vive force. Mais toutes les raisons données dans les conseils de guerre par le prince Charles et complétement ratifiées plus tard par le général Totleben, quand ce défenseur de Sébastopol fut appelé en consultation ne prévalurent pas contre les phrases toutes faites et les périodes sonores de certains généraux russes qui s’étaient mis dans l’idée « d’offrir Plewna à l’empereur pour sa fête, sur un plat d’argent ». Or la fête de l’empereur c’était le 14 septembre, le temps pressait. Finalement le prince Charles, pour ne pas avoir l’air de reculer devant les périls d’un assaut, se rangea du côté des partisans de l’entreprise et l’attaque fut fixée au 13. Les Roumains avaient pris position au nord et à l’est de la place entre Bukova et Verbitza. Les Russes poussaient l’attaque au sud-est et avaient repris leurs anciennes positions de Radisovo et de Pélisat. Les deux armées étaient séparées par la grande route de Plewna à Sistowa sur laquelle les Turcs avaient construit l’important ouvrage de Grivitza, un nom qui allait bientôt devenir célèbre. On préluda à l’action d’abord par une attaque impétueuse contre la petite ville de Lovça, point important, parce qu’il se trouve au croisement de deux grandes chaussées et qu’en s’en rendant maître on interceptait les communications entre Osman et Suleyman. Le plus téméraire, le plus casse-cou des généraux russes, Skobeleff, était à la tête de l’expédition. Fougueux, selon son habitude, il surprit les Turcs, tailla la garnison en pièces et se maintint, pas pour longtemps, dans la ville avec ses cosaques.

D’autre part, les Roumains mirent en batterie de grosses pièces et canonnèrent jour et nuit les positions les plus proches de l’enceinte établie par Osman Pacha. L’artillerie princière se comporta très-vaillamment et mérita les plus grands éloges. Les jeunes officiers, élèves de l’École d’application de Fontainebleau ou de l’ancienne École de Metz, faisaient honneur à l’enseignement qu’ils avaient reçu. Pourtant un incident pénible affecta vivement le prince et son entourage ; un officier roumain chargé de pousser une reconnaissance contre un fortin turc, se cacha dans les champs de maïs au lieu de remplir sa tâche. Il fut condamné, séance tenante, à mort. On se contenta de le dégrader. Quant aux soldats, ils vengèrent noblement plus tard un instant de faiblesse.

Le matin du 13 septembre, le général Lupo, commandant de la division roumaine, fit prendre les armes à tous ses hommes. Leur objectif était une grande redoute qui se trouvait devant le village de Bukova. Le temps n’était pas des plus favorables, il semblait que l’on fût déjà en plein automne. Une pluie froide et très-fine vous glaçait les membres et un brouillard très-épais dérobait toute la vue du paysage. C’est à trois heures seulement que l’attaque devait s’ouvrir ; mais vers une heure, contrairement à ce qui avait été convenu, un général russe, ne pouvant contenir son ardeur, avait brusqué les choses et commencé l’attaque.

Tandis que les Roumains étaient parfaitement préparés, les Russes avaient reçu seulement dans la matinée leurs renforts attendus et l’action était déjà engagée que des convois quittaient Sistowa. Plusieurs détachements roumains, cavalerie et infanterie, furent alors envoyés à Radisowa pour renforcer les Russes. Les singuliers alliés qui se montraient si peu bienveillants les uns pour les autres, allaient donc réellement mêler leur sang, non plus au figuré, mais dans le sens positif. C’est du côté de Radisowa que, pour des raisons inconnues, l’attaque avait été brusquée.

J’étais ce matin à Verbitza, au camp roumain, j’avais trouvé à l’état-major de l’armée l’empressement plein de bon vouloir pour les correspondants. Ici les représentants de la presse sont les hôtes de l’état-major ; ils n’ont à s’occuper ni de leur logement ni de leur cuisine, l’intendance militaire roumaine pourvoit amplement à tous leurs besoins. Grand contraste avec les procédés russes. Le feu des batteries, qui avait duré sans discontinuer depuis trois jours et avec une violence extrême, avait cessé à l’aube comme par enchantement. Le calme le plus absolu régnait sur le plateau où se trouve le camp et dans le petit village de Verbitza encombré de voitures de munitions, du train, etc. On me dit que les avant-postes turcs étaient à deux kilomètres. Je ne pouvais malheureusement m’en assurer par moi-même. Le temps, assez beau la veille, avait complétement changé ; il était si couvert que les positions se trouvaient comme enveloppées dans un brouillard opaque, c’est à peine si l’on distinguait les objets à dix pas devant soi. Il tombait une petite pluie fine et glaciale qui devait transpercer jusqu’aux os les vedettes de kalarasch fouillant l’horizon la carabine au poing. Pourtant ce n’est pas cette température défavorable qui a été la cause de la brusque interruption du bombardement. Le véritable motif, c’est que l’attaque des ouvrages extérieurs de Plewna avait été fixée pour ce jour-là et le calme le plus absolu avait été recommandé pour déconcerter les Turcs. Les colonnes d’attaque avaient été formées dès le matin. La première de ces colonnes, composée d’un régiment de dorobantz et d’un bataillon de chasseurs, appuyée par deux batteries d’artillerie, devait attaquer de front la grande redoute de Grivitza, située sur une crête en avant de Plewna. Une autre colonne, composée moitié de Roumains, moitié de Russes, devait prendre la même redoute à revers.

Suivons la première colonne, celle qui avait la position la plus intéressante. Le général Cernat, qui vient de quitter le ministère de la guerre pour prendre activement part à la guerre, dirige en personne le mouvement. Voici le chemin que les troupes ont à parcourir pour arriver devant les positions turques : il faut d’abord descendre le plateau sur lequel se trouve le camp de Verbitza, puis remonter une autre colline située presque en face du plateau et dont la crête est couronnée de redoutables ouvrages en maçonnerie, armés de grosses pièces de siége. Les dorobantz et les chasseurs défilent lentement à travers les hautes herbes, les broussailles et les champs de maïs. Ces plantations, qui s’étendent à un kilomètre et demi environ de la position turque, contribuent beaucoup à masquer l’attaque de la colonne qui se réunit lentement. Le général Cernat est assis sur un pliant à l’entrée de sa tente ; il voit défiler devant lui les compagnies une à une et reçoit les communications de ses aides de camp qui lui assurent que les préparatifs s’exécutent avec une précision mathématique. Le fait est que tous ces soldats, infanterie de ligne ou armée territoriale, s’avancent de ce même pas cadencé, solide et plein de résolution que j’avais remarqué chez eux lorsque je les ai vus revenir du tir à la cible aux environs de Kalafat. Il n’y avait pas à ce moment-là d’entraînement extérieur ; mais ce qui vaut mieux parfois, il y avait le flegme en face du danger.

J’en étais encore à échanger mes impressions à ce sujet avec un officier de la suite du général Cernat lorsque tout à coup le bruit d’une vive fusillade et des cris parvinrent jusqu’à nous. Ce fut autour de la tente du général un moment d’indescriptible surprise et d’émoi. On ne comprenait rien à ces cris et à ces coups de feu. Le bruit venait de notre gauche. Les ordres avaient-ils été mal donnés, mal compris ? Il avait été convenu qu’on observerait le plus absolu silence jusqu’à trois heures, et cependant l’affaire sur notre gauche était indubitablement engagée. Le général cherchait encore à s’expliquer le sens de cette fusillade prématurée, lorsqu un aide de camp russe arriva à bride abattue.

Mauvaise nouvelle : les Turcs, prévenus par leurs espions de nos mouvements, avaient pris les devants et s’étaient jetés sur les avant-postes russes du côté de Rasidovo. C’était là l’explication de ce feu de mousqueterie, dont la violence augmentait et se rapprochait de minute en minute. Que faire ? Le brouillard nous empêchait de rien voir.

L’ennemi sortait-il résolûment de ses retranchements pour prendre l’offensive, ou bien s’agissait-il simplement de tirailleurs ? Impossible de rien savoir. Il n’y avait qu’un parti à prendre : précipiter aussi l’attaque de notre côté afin de n’être pas attaqués et surpris les premiers.

C’est ce qui fut décidé. Il était midi et demi lorsque les premiers coups de feu avaient été échangés. Avant une heure, les dernières compagnies du 13e du dorobantz passaient devant nous, au pas de course, pour aller prendre position.

A une heure un quart, le général était lui-même à cheval et volait aux premières lignes.

Je ne saurais dire ce que je ressentis alors. Les troupes avançaient. Du côté des redoutes turques rien ne bougeait. Sauf l’écho affaibli de la fusillade persistante sur notre gauche, du côté de Rasidovo, on n’entendait rien, rien. Et pourtant il n’y avait pas à se faire d’illusion : les Turcs étaient bien là en face de nous, à deux kilomètres au plus. Ce silence était terrifiant, horrible, et j’ai passé là quelques minutes qui me parurent des heures, dans une poignante anxiété.

Le brouillard s’était peu à peu aminci et, vers deux heures, il s’était pour ainsi dire fendu en deux, nous permettant de voir très-distinctement sur la crête de la hauteur opposée à notre colline les parapets noirs de la redoute. Sur la pente qui y mène, dans les broussailles et les champs de maïs, il y avait un mouvement extraordinaire. C’était comme une mer houleuse et grise.

A mesure que je regardais, je voyais frissonner les couches supérieures de plantes et d’arbustes. C’étaient les Roumains qui se faufilaient à travers les broussailles. La vague semblait monter toujours, et toujours. Cela s’avançait lentement, mais cela avançait.

Peu à peu le mouvement s’était communiqué aux dernières rangées de broussailles, à six ou sept cents mètres à peu près du parapet de la redoute jusqu’où s’étend une sorte de bruyère. C’est là, sur ce petit espace, que la jeune armée roumaine devait recevoir le baptême du feu, un baptême, hélas ! bien sanglant.

A peine les premiers tirailleurs ont-ils débouché sur la limite des champs de maïs que deux, trois, quatre petits flocons de fumée surgissent à l’horizon. En voilà dix, puis vingt. Cela gagne de proche en proche. Il n’y a plus moyen de compter, ils montent dans l’air par centaines, par milliers, et au bout de quelques minutes tout le front du parapet disparaît dans un épais nuage de fumée. C’est comme une nappe blanche sur laquelle nous voyons se détacher la ligne de troupes. Chose singulière, nos tirailleurs, au lieu de diriger leurs fusils en haut, du côté de la redoute, semblent tirer de côté et vers la terre, comme s’ils visaient dans un bas-fond ; au lieu de courir vers la redoute, nous les voyons s’abîmer pour ainsi dire sous terre comme s’ils descendaient une pente inclinée. En même temps un immense nuage de fumée s’échappe comme de dessous une trappe. Nous ne nous expliquons pas bien ce qui se passe. Du reste, quelques instants après, il n’y a plus moyen de rien distinguer, si ce n’est beaucoup plus bas, sur la pente de la colline, où nous apercevons des groupes qui redescendent à la hâte. Ce sont déjà des blessés.

C’est par les premiers qui nous arrivent que nous avons pu nous rendre compte de ce qui s’était passé.

A trois cents mètres environ de la redoute, s’étend une ravine profonde qu’il faut franchir, c’est-à-dire qu’il faut descendre et remonter. Dans cette ravine, les Turcs ont pratiqué des galeries où leurs tirailleurs, commodément et solidement embusqués, ont attendu les assaillants. « Ils ont fait un feu terrible sur nos troupes », me dit un officier blessé.

Pendant que je m’entretiens avec ce brave, qui est tombé l’un des premiers, arrivent de nouveaux blessés ; tous appartiennent au 1er bataillon du 5e régiment de ligne. Les pertes de ce régiment doivent être énormes.

Je remonte à mon observatoire. La lutte continue. De toutes les embrasures de la redoute partent des flocons de fumée. Les feux croisés doivent faire d’épouvantables ravages dans le ravin.

Les hommes continuent à disparaître sur la pente inclinée que nous ne pouvons voir, mais ils ne reparaissent pas de l’autre côté. C’est horrible d’y songer. Une triste nouvelle arrive au général Cernat : un des officiers les plus distingués de l’armée roumaine, le commandant Chonz, a été frappé d’une balle en se précipitant à la tête de ses soldats dans le ravin. On ajoute que le nombre des officiers tués et blessés est énorme. Il est en ce moment à peu près trois heures. Voilà plus d’une heure que ce combat est engagé.

Le général lance deux nouveaux bataillons de dorobantz pour soutenir l’assaut. Il n’y a pas moyen d’y renoncer ; sur notre gauche, l’autre colonne russo-roumaine s’efforce de prendre la redoute à revers, et de la simultanéité de l’attaque dépend le succès.

C’est à ce moment que j’ai pu juger du courage dont est capable le soldat roumain. Ils se sont jetés en avant avec une irrésistible furie. Le feu des Turcs devenait de plus en plus intense. Très-braves de leur côté, ils montaient sur le parapet pour tirer plus sûrement. La contrescarpe, le long de la partie inférieure, vomissait des milliers de balles.

Eh bien, ces pauvres paysans roumains avec leurs capotes usées et leur bonnet orné de plumes de dindon sur la tête, eux qu’on a tant raillés, ils ont prouvé qu’ils savaient mourir, sinon vaincre, et que c’est le sang des anciens Daces qui coule dans leurs veines.

Avec un acharnement incroyable ils se sont précipités dans ce ravin de la mort, repoussés, écrasés, décimés par le feu meurtrier d’un ennemi couvert, mais ne reculant pas d’un pouce, n’hésitant pas un instant, avançant toujours, revenant sans cesse à la charge pour laisser, hélas ! derrière, comme un long sillage de morts et de mourants. Il y a eu là des traits d’héroïsme que je ne saurais narrer. Pour ne pas laisser leurs blessés tomber entre les mains des Turcs, j’ai vu des brancardiers de la Croix rouge s’élancer sous une pluie de balles et ramener ces malheureux dans des endroits moins exposés.

A quatre heures, Verbitza n’était plus qu’un vaste hôpital ; il y avait des blessés par centaines. Il fallut songer à les évacuer tout de suite sur Nicopolis et Turnu-Maguerelé — pour faire place aux autres !

A cinq heures, j’ai quitté ce lieu de désolation pour me rendre à Poradin m’enquérir du résultat de l’attaque des Turcs sur l’aile gauche. L’état-major était fort inquiet. On préparait une troisième attaque, à tout hasard, car on n’avait pas entendu la fusillade retentir de l’autre côté de la colline. Et pourtant toutes les précautions avaient été prises, tous les ordres donnés pour une attaque d’ensemble ! Le 5e régiment de ligne et deux bataillons de dorobantz, c’est-à-dire à peine trois mille hommes, étaient donc restés seuls aux prises avec cette redoute si fortement défendue.

C’est ici à Poradin seulement, où est installé depuis aujourd’hui le quartier général du grand-duc, que j’ai appris que l’attaque était restée partielle et qu’elle n’a pas réussi. Chose absolument inexplicable, en fixant le plan de la bataille, on avait commis une erreur des plus graves. On croyait qu’il y avait une seule redoute sur la crête de la colline. Or, il y en avait deux séparées par une distance de 250 mètres environ. Ainsi la deuxième colonne d’attaque, croyant tomber sur l’arrière de la redoute prétendue unique, tandis que la première colonne attaquait de front, était tombée sur le front d’un autre ouvrage. Je n’ai pas qualité pour apprécier l’étendue d’une telle erreur et j’ignore si les militaires de profession la condamneront absolument, mais le fait est que cette erreur aura coûté la vie à des milliers d’hommes.

En somme, la journée avait été mauvaise. Le tzar à qui l’on avait promis un splendide cadeau militaire pour sa fête, avait été témoin d’un horrible massacre sans résultat et dont l’unique fruit fut de rabaisser encore le prestige des armes russes. Pendant tout le combat, Alexandre II était resté sur un tertre, suivant les phases de cette sanglante mêlée. Comme il se trouvait fatigué, on lui apporta un pliant et, vers quatre à cinq heures, on fit passer parmi les généraux et officiers de sa suite les principaux éléments d’une collation qui avait été transportée sur les lieux, par les soins de l’actif et vigilant maître d’hôtel de Sa Majesté. L’empereur mordit à peine dans quelques fruits, mais le général Ignatieff montra un excellent appétit et le général Nepokoïtchiski, chef d’état-major, redemanda trois ou quatre fois du madère. Un auteur de mélodrame s’écrierait que le vin coulait sur la montagne et le sang dans la plaine ! Quand les derniers coups de canon eurent été tirés et que la nuit fut descendue, enveloppant dans les mêmes ombres vainqueurs et vaincus, Turcs et Russes, l’empereur et sa suite remontèrent dans les carrosses à quatre chevaux qui les avaient amenés. Le campement de l’empereur avait été transféré, en vue de la bataille, à une vingtaine de kilomètres de Plewna à Radinitza. Le prince de Roumanie et le grand-duc Nicolas étaient installés à moitié route de ce village à Poradin. Le cortége impérial, composé d’une demi-douzaine de calèches et entouré d’officiers qui caracolaient, s’avançait lentement d’abord à cause de l’obscurité et ensuite parce que les convois de blessés commençaient à encombrer les routes. L’empereur était tout pensif et de mauvaise humeur. On était arrivé presque à Poradin, quand un cavalier accourut aussi vite que le permettaient l’obscurité et l’encombrement. « Nous avons une redoute, s’écria-t-il, Grivitza est pris. » Le tzar qui avait les oreilles rebattues de fausses bonnes nouvelles, d’annonces de victoires qui ne se vérifiaient jamais, accueillit fort mal l’air de triomphe de l’officier. « Encore une invention sans doute », s’écria-t-il ; puis, après avoir réfléchi :

— A quelle distance est cette redoute ?

— Sire, à une lieue et demie environ.

— Combien faut-il pour y aller avec un bon cheval ?

— Environ trois quarts d’heure pour aller et revenir sans perdre de temps.

— Et bien, colonel, vous allez monter sur le cheval d’un des Tcherkesses de l’escorte et vous rendre avec Monsieur, fit le tzar, en désignant le porteur de nouvelle, à cet ouvrage qui serait en notre pouvoir. Rendez-moi compte positivement de tout ce que vous aurez vu.

L’officier à qui cet ordre venait d’être donné se mit en selle. Le cortége impérial resta sur place pendant une heure ; enfin l’émissaire revint. Il confirma entièrement ce qu’avait dit le premier cavalier, fit un récit de l’horrible mêlée qui avait précédé la prise de possession de la redoute et ajouta qu’il tenait tous ces détails d’un officier roumain qui lui avait remis sa carte. Ce disant, il tendit un vélin à l’empereur. Le souverain examina la carte à la lueur d’une des lanternes de la voiture. « Mais c’est une plaisanterie, colonel ! s’écria Alexandre, vous vous êtes trompé, voyez… »

L’officier interdit qui, ayant vu la carte dans l’obscurité, n’avait pu l’examiner, s’approcha tout interdit et lut :

CONSTANTIN C.
DOCTEUR EN DROIT.

— Vous prétendez avoir parlé à un officier et vous me donnez la carte d’un avocat ! Qu’est-ce que cela signifie ? » Le général Ignatieff intervint alors pour expliquer à Sa Majesté qu’avec l’organisation militaire roumaine, on pouvait être avocat en temps de paix et officier en temps de guerre.

Effectivement, M. C…, appelé subitement à prendre le commandement d’un bataillon de dorobantz, n’avait pas eu le temps de se faire faire des cartes de visite. Cela ne l’empêcha point de prendre une redoute et un drapeau turc. La confirmation du succès de Grivitza rasséréna un peu l’empereur. Il donna l’ordre de repartir pour Poradin, où M. Vavasseur se désespérait auprès du dîner qui bientôt n’allait plus valoir grand’chose.

« Décidément, dit l’empereur, le prince Carol est un homme heureux. Il a un ministre de la guerre en redingote qui s’en tire parfaitement, et voilà que ses avocats prennent des redoutes. »

La loyauté du tzar ne contestait pas aux alliés le succès qu’ils venaient de remporter, et il le reconnaissait hautement en décorant les officiers roumains qui s’étaient particulièrement distingués à la bataille de Grivitza (M. C… fut du nombre). En outre, il y eut deux croix de Saint-Georges conférées par compagnie aux troupes qui avaient pris part à cette sanglante journée. Les soldats désignèrent entre eux ceux qui étaient les plus dignes de les porter. Mais dans d’autres cercles moins élevés, on essaya de contester aux pauvres troupes de la Roumanie le pénible avantage qu’elles venaient de remporter. Il est vrai que M. Gortschakoff avait déjà ouvert au ministre Cogolniceano les horizons de la reconnaissance russe, en lui laissant entrevoir l’annexion de la Bessarabie, et il ne fallait pas exalter trop fortement les services de gens qu’on voulait dépouiller.

Je passai la nuit après la première journée à Poradin. J’y trouvai plusieurs confrères, entre autres le vénérable M. Canini avec son fidèle Damian. Le lendemain matin à la première heure, je fus au camp où le colonel Pilat me communiqua les listes des pertes subies par les troupes roumaines. La proportion était effrayante, plus de la moitié de l’effectif avait disparu ; d’un bataillon de dorobantz, il restait à peine 200 hommes. Deux compagnies de chasseurs, de ces jolis petits chasseurs si alertes, si pimpants, et dont l’uniforme rappelait celui des garibaldiens, avaient été anéanties.

Beaucoup de familles à Bukarest et dans ce pays allaient revêtir le deuil. A la popotte du 2me de chasseurs, au lieu de vingt-huit officiers qui avaient pris part au déjeuner de la veille, il s’en trouvait quatre ! du 5e régiment de dorobantz il restait 520 hommes sur 1,580 ; un autre régiment était commandé par un sous-lieutenant. On blâmait vivement la légèreté avec laquelle le plan d’attaque avait été conçu, et la fatale erreur qui n’avait fait prévoir qu’une redoute quand il y en avait deux ! Cette erreur fut sévèrement jugée par les attachés militaires, et on reconnut une fois encore que si le soldat russe était excellent, il était très-mal dirigé. Cette conviction pénétra également l’empereur, puisqu’il se décida à appeler le général Totleben dont l’arrivée mit fin à la guerre à la cosaque, et fit prévaloir les principes de saine stratégie. Leur application donna aux Russes la victoire.

Il y eut encore deux jours de lutte, mais sans autre résultat que d’encombrer davantage les dépôts de blessés, tandis que les écloppés russes sillonnaient par bandes interminables les routes de Bulgarie, traînés dans des chars à bœufs, dont les attelages exténués n’en pouvaient plus, ou se traînaient eux-mêmes sur des bâtons quand leur blessure le permettait. Le service des ambulances roumaines avait été soigneusement organisé par les soins de Madame Rosetti et du docteur Davila, un excellent homme, très-actif, et en somme bien sympathique, malgré sa faiblesse pour le galon et le titre de général. Madame Rosetti avait amené avec elle quelques dames de Bukarest pour le service des ambulances. Elle en appela d’autres par le télégraphe, quand elle vit le nombre de malheureux à secourir.

Ces nobles femmes ne se bornaient pas à soigner les blessés dans les lazarets ; elles allaient, comme celles de l’ambulance israélite de Jassy, ramasser les blessés sous le feu de l’ennemi.

Ce qui frappait tous les étrangers en visitant les hospices improvisés de Turnu, c’était le stoïcisme de tous ces guerriers improvisés qui supportaient, sans se plaindre, les plus atroces souffrances. Leur principale préoccupation était de donner promptement des nouvelles aux leurs, et on voyait les dames, les jeunes filles servir de secrétaires à ces paysans. Par exemple, aucun de ces braves gens ne voulait se soumettre à l’amputation ; ils préféraient mourir que de revenir au village défigurés avec un membre de moins. Les discours les plus persuasifs n’y changeaient rien. — Ils mouraient donc, laissant la place à d’autres ; car, dans ces trois journées autour de Plewna, le nombre des blessés était de plus de dix mille. Huit jours après la lutte, l’œil était attristé par les sinistres caravanes qui se traînaient péniblement vers un des dépôts où ils achevaient de souffrir.

CHAPITRE XX

La consternation en Russie. — Bruits alarmants. — La fausse bataille de Biela. — Les fournisseurs de l’armée russe. — Préparatifs de la saison d’hiver. — L’invasion projetée. — Adieux à Bukarest. — La situation de la Roumanie. — MM. Cogolniceano, Rosetti, Bratiano. — Un instant de peur. — Sur le bateau. — Conclusion.

Je revins de Bukarest en même temps que les trophées pris à la redoute de Grivitza. L’entrée de ces canons et de ces drapeaux fut l’occasion d’un assez grand déploiement de pompe. Le commandant C*** marchait à la tête de la petite troupe composée de soldats de toutes armes décorés de l’ordre de Saint-Georges, et dont l’un portait l’étendard enlevé de haute lutte dans la mêlée de Grivitza. Les canons venaient après, traînés par de jolis chevaux blancs. Les troupiers reçurent une avalanche de fleurs et le commandant avait la selle de son cheval chamarrée de couronnes, il avait un gros bouquet à la main. Le cortége grossissant à vue d’œil se dirigea vers le palais princier. La princesse avait manifesté le désir de connaître le dorobantz qui avait pris le drapeau et elle le pria de lui raconter la scène. Le brave garçon obéit à ce désir et raconta ce qui s’était passé avec beaucoup de verve, — on lui avait du reste fait la leçon. Les canons restèrent dans la cour du palais confiés aux gardes nationaux qui faisaient leur service en bizets, c’est-à-dire vêtus de leurs habits bourgeois mais armés.

Le cortége fit ensuite plusieurs fois le tour de la ville. Cette exhibition releva quelque peu le moral qui s’était affaissé quand on apprit l’importance des pertes et la pénurie des résultats. Les malveillants avaient encore grossi la chose. — On colportait des histoires fantaisistes, comme par exemple que les Russes avaient formé derrière les lignes des Roumains un vaste fer à cheval avec une nombreuse artillerie et que de cette manière les dorobantz se sont trouvés pris entre deux feux. On allait même jusqu’à se couler dans le tuyau de l’oreille que le prince et son état-major avaient été faits prisonniers… Tout cela était mis en circulation de propos délibéré et avec calcul par les ennemis du gouvernement. Y avait-il lieu de s’en étonner quand un journal opposé à la politique d’action écrivait qu’il fallait pendre haut et court MM. Bratiano et Rosetti sur la grande place du théâtre — parce que ces citoyens étaient partisans de la guerre. Cependant peu à peu les Roumains reconnurent qu’ils étaient en train d’acheter leurs lettres de grande naturalisation comme nation européenne, — et on envisagea les événements avec plus de philosophie.

En Russie, au contraire, le pessimisme envahissait la population. Il y avait une clameur générale contre tous ceux qu’on rendait responsables par leur position des désastres subis et surtout de l’abaissement du prestige militaire de la Russie dont le drapeau avait dû s’humilier devant les étendards ottomans. Le mécontentement s’attaquait comme de raison aux chefs de l’armée. On ne se gênait pas pour blâmer hautement ce système qui voulait faire des grands-ducs les commandants nés sans se soucier le moins du monde si au grand nom ils joignaient les hautes capacités indispensables pour conduire des armées. On blâmait la vieille école, les généraux d’antichambre et de cour. En 1870, en France, l’opinion publique désignait des favoris qui avaient su la séduire pour remplacer les généraux actuels. Skobeleff était celui que l’on désignait en Russie. Sa témérité, son intrépidité, les coups d’audace qu’on citait de lui, avaient donné à la figure de ce jeune chef quelque chose de légendaire. On eût dit que sous son commandement l’armée russe allait voler de victoires en victoires.

Pour dire la vérité, et sans vouloir enlever à Skobeleff la part légitime qui lui revient dans les compliments flatteurs prodigués à son courage, il faut convenir que si ce général s’est fait remarquer, c’est surtout par la facilité avec laquelle il s’exposait ainsi que son entourage. Il restait souriant, le papyros aux lèvres et invulnérable, sous une grêle de balles ; son état-major, en revanche, dut être renouvelé quatre ou cinq fois pendant la campagne ; personne n’en réchappa, pas même ce gentil page ramené du Kokhand, un pays conquis par Skobeleff ; pas même le correspondant d’un journal russe, M. Maximoff, qui en fut quitte pour un éclat d’obus dans la jambe. Skobeleff vint passer quelques jours à Bukarest, — on lui fit fête.

Mais ce qui dominait dans le mécontentement général des Russes, c’était la fatigue du pouvoir absolu, le désir d’une constitution. A Saint-Pétersbourg déjà la fréquence de ce désir que je retrouvais chez bien des gens m’avait frappé ; les événements avaient propagé encore le goût des solutions parlementaires. Dans le monde gouvernemental, on prévoyait qu’il faudrait en venir là. Des hauts fonctionnaires faisaient alors entrevoir la possibilité et la probabilité même d’une telle issue. Ils reconnaissaient eux-mêmes que du moment « où le régime absolu était incapable d’encourir toutes ces responsabilités, il devait les partager avec les mandataires de la nation ». Un des premiers actes de cette représentation aurait été certainement de demander des comptes à ceux qui préparèrent si étourdiment la guerre.

Il n’est plus question aujourd’hui de constitution, et les esprits éclairés dans le gouvernement qui sont en principe partisans de ce régime doivent de nouveau refouler leurs vœux au fond du cœur. Par conséquent, lorsque la fortune sourit plus tard aux Russes, leurs armes furent vainqueurs, mais la liberté fut vaincue.

Le découragement était tel, qu’au consulat de Russie on considérait la campagne de 1877 comme définitivement terminée ; il faudrait croyait-on, se consoler à Sistowa comme à Simnitza, y passer l’hiver et recommencer la guerre au printemps si l’Angleterre, ou plutôt, pour me servir de l’expression indignée des hommes d’État russes, l’infâme Beaconsfield ne suscitait point une coalition.

Ces déclamations contre le premier ministre de la reine Victoria étaient dans les cercles gouvernementaux russes un thème perpétuel ; on chargeait Disraeli de toutes les iniquités et on lui prêtait les paroles les plus atroces : « Il faut une saignée », aurait-il dit, quand on vint le conjurer de ne pas encourager secrètement la Turquie en rendant ainsi la guerre inévitable.

Autant Beaconsfield était honni et conspué dans l’entourage de M. de Gortschakoff, autant un autre ministre était choyé, complimenté, remercié. Cet autre ministre était le comte Andrassy ; on le trouvait très-correct et très-loyal. — Il y avait bien de quoi ; on lui arrachait une concession après l’autre. Les parlements protestaient, il est vrai, mais le comte haussait les épaules, les Hongrois illuminaient en l’honneur des victoires turques et organisaient des meetings d’indignation contre les cruautés russes. M. Andrassy avec beaucoup de goût disait à un diplomate : « Bah ! laissez faire, ces meetings sont des vents qui chassent la colique… »

Enfin les réclamations pleuvaient aussi sur l’intendance et certes on n’avait pas tort. Ce service était tout bonnement le vol organisé. Les officiers s’associaient avec les plus ignobles traitants à longue houppelande et tire-bouchons descendant de chaque côté jusqu’aux lèvres. On voyait des capitaines, des commandants, des colonels — tous appartenant de plus ou moins près au service des vivres, se promener bras dessus bras dessous avec ces « négociants », les emmener dans leur voiture, leur offrir des cigares — tandis que chez eux, en Russie, ils les auraient dédaigneusement repoussés du pied. Mais à présent c’étaient des associés. On comptait au bon gouvernement le double et le triple des objets réellement fournis et on partageait le boni. Les pauvres diables de soldats avaient du pain noir comme de l’encre et dur comme de la pierre dans un pays où le froment est pour rien ; le menu qui leur accordait tous les jours une certaine quantité de viande était exécuté en théorie, mais il y avait des gens qui faisaient fraternellement fortune ; civils et militaires, juifs et bons chrétiens, se partageaient ces rapines. Au début de la campagne, l’administration russe avait traité avec une grande compagnie qui se chargeait de faire subsister toute l’armée. Dans un article communiqué aux journaux russes, le ministère avouait lui-même que la question de prix lui importait peu et il ajoutait qu’on paierait cher pourvu qu’on eût l’assurance d’être servi et promptement.

Pour ce qui est de la première partie du programme de se faire payer cher, la compagnie russe s’en chargea parfaitement, mais il paraît que le corollaire ne fut pas si consciencieusement mis à exécution. En présence des besoins toujours croissants de l’armée et de l’éloignement de la base d’opération, la société — qui avait loué un grand bâtiment à Bukarest avec bureaux, magasins, etc. — fut forcée de recourir à une foule de sous-traitants, et comme ceux-ci demandaient aussi leur part du gâteau, ces prix, dont l’administration russe ne se préoccupait pas, grossissaient à vue d’œil.

Naturellement aussi la bande de spéculateurs qui tenaient leurs assises sur le trottoir devant l’hôtel du Boulevard grossissait également ; il venait tous les jours des gens arrivant des quatre coins du monde pour offrir ceci ou cela. Je découvris un beau jour le chapeau blanc d’un marchand de diamants de la rue Le Peletier ; il venait offrir des bœufs pour l’alimentation d’un corps d’armée. Il y eut une pluie d’or pour les habiles et les gens sans préjugés.

Et les canards allaient leur train ! j’y fus pris d’une jolie manière. Un matin j’étais à la gare de Filaret pour accompagner un nouveau venu, drôle de corps, slave d’origine, parlant plusieurs patois du pays et connaissant tout l’état-major panslaviste. Il arrivait de Paris avec des détours et avait mis deux mois, s’arrêtant à tous les cabarets du chemin, à faire le voyage. Au moment où j’allais lui serrer la main, voici L*** qui arrive équipé, botté, le sac au dos, la lorgnette en bandoulière, le pistolet à la ceinture, tout essoufflé, haletant. « On se bat depuis hier à Biela, cent mille hommes sont engagés, je suis le seul qui le sache. »

L*** est généralement bien informé, pas autant qu’il voudrait le faire croire, mais enfin il ne me paraît pas homme à s’embarquer lui-même sur des données vagues. L’hésitation au surplus, n’était pas possible, le dernier coup de cloche était sonné. Quoique n’ayant aucune partie de mon attirail de campagne, assez légèrement vêtu, et de plus inaugurant un chapeau de soie tout neuf, je saute en wagon — nous faisons deux jours et demi de carriole par des chemins affreux, par des routes détrempées, au milieu d’une atmosphère viciée par les innombrables cadavres de chevaux et de bœufs qui jonchent les routes et dont les chiens se régalent ; enfin nous arrivons sur la Jantra — voici le beau pont de pierre, voici Biela, gros bourg d’une dizaine de mille habitants, pas la moindre trace d’une bataille, des soldats pêchent tranquillement à la ligne. Le quartier général du prince héritier est à Gorni Monastir, sur la route de Rustschuk. Nous faisons la connaissance de ce ravissant village ; nous couchons dans une grosse ferme en pleine exploitation, L*** arrache une épine du pied bruni d’une paysanne, ce qui nous vaut les bénédictions de toute la famille. Il nous est loisible de constater une fois de plus la richesse agricole des Bulgares, l’abondance de bétail qui règne chez eux ; nous pouvons, puisqu’il est dimanche, nous recueillir à la messe militaire célébrée en présence du prince héritier et de son état-major, — mais de bataille nulle trace. — Vite nous remontons dans la carriole et, après une course folle par une pluie diluvienne, nous débarquons le troisième jour à Giurgevo. Dans la gare je trouve un journal viennois, celui pour lequel écrit L*** ; le premier article débute ainsi : « Au moment où nous écrivons, la grande bataille décisive est engagée à Biela… »

Tout mouillé, tout trempé, tout moulu que je sois, je pars d’un éclat de rire qui scandalise fortement L***. Le soir nous sommes à Bukarest et je serre avec soin le chapeau neuf horriblement cabossé qui est la seule victime de cette grande bataille décisive. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que les tacticiens de café à Bukarest ne veulent pas en démordre, et pour eux on s’est battu et on se bat encore, ils savent très exactement combien d’hommes il y a eu en ligne, combien de morts, combien de blessés de chaque côté ! Quand je m’efforce de persuader à ces braves gens qu’ils se trompent, c’est eux qui veulent me persuader que j’ai mal vu ! Belle chose que l’imagination ! Peu de jours plus tard le mystère s’éclaircit… Mehemet Ali avait encore une fois trompé ses adversaires sur ses intentions.

Tandis qu’on attendait l’attaque à Biela et que le bruit courait même que cette ville serait évacuée sans résistance, le général turc se présentait à vingt-cinq kilomètres de là, à Verboka. Mais pour la première fois il ne parvenait pas à rompre les rangs de l’ennemi. Son attaque avait été repoussée. — Huit jours plus tard des intrigues de sérail lui enlevaient son commandement.

Une autre nouvelle mit la panique à Bukarest pour quelques jours.

Kronstadt est une ville de Transylvanie sur la frontière valaque. Elle est tête de ligne d’une route qui conduit à travers toute la principauté jusqu’à Bukarest. Des allées et venues suspectes y avaient été remarquées depuis quelque temps. La police russe s’en émut. Ses agents infectaient le pays des Szekles — et opérèrent habilement, car ils découvrirent tout bonnement et à temps un plan très bien préparé, mûr pour l’exécution, qui ne tendait à rien moins qu’à jeter quelques milliers hommes résolus en Roumanie pour piller, détruire les voies de communications et semer la terreur. Le gouvernement autrichien, averti, fit ce que lui commandait la neutralité, il saisit les caisses d’armes, d’uniformes, de fez (les partisans alliés des Turcs et désirant se faire passer pour des soldats du Sultan devaient arborer cette coiffure). Il mit en prison les chefs du mouvement, des maggyars connus par leurs tendances anti-russes, et établit sur la frontière un fort cordon de postes militaires. Les conjurés étaient prêts, ils devaient s’emparer le lendemain d’une passe des Karpathes et seraient devenus ainsi menaçants pour Bukarest même. On en était quitte pour la peur, mais sans être complétement rassuré. On se rappelait qu’il y avait, dans Bukarest même, trente mille Hongrois capables de se lever à un signal et de s’emparer de la ville par un coup de main. Le gouvernement prit des mesures en conséquence. Tout étranger fut astreint de se munir d’un permis de séjour à la police, et à justifier des motifs qui le retenaient à Bukarest.

Il y avait encombrement à la préfecture de police, quand je m’y présentai vers le 5 octobre pour faire viser mon passeport. La tâche de correspondant, rendue très-difficile pendant la belle saison, allait devenir impossible avec l’hiver et avec les pluies. Même ceux des correspondants pourvus d’équipages et ayant des crédits illimités à leur disposition se demandaient s’ils pouvaient utilement suivre une campagne d’hiver. Au surplus le général Totleben qui venait d’arriver avait fermé l’accès du camp à qui que ce fût. Le procédé dont on avait usé à l’égard du joyeux Boyle, du Standard, n’était guère fait pour nous encourager. Ce correspondant, parfaitement turcophile, s’était vu chasser du quartier général. On lui donna un officier pour le conduire à Bukarest, et vingt-quatre heures plus tard il dut partir pour la frontière autrichienne, expulsé à son tour par le gouvernement roumain. Après son départ les journaux russes publièrent une note déclarant que M. F. Boyle avait manqué à sa parole en révélant des positions militaires.

Je crois plutôt qu’on n’était pas charmé de cet écrivain, qui avait le talent de dire de dures vérités aux officiers en face sans que ceux-ci se montrassent fâchés, et avait comparé, dans un de ses articles, l’empereur Alexandre assistant le jour de sa fête aux massacres sous Plewna, à Xerxès faisant battre les hommes pour célébrer son anniversaire.

Bukarest aussi prenait peu à peu sa physionomie d’hiver. Les soirées chez Raska, le jardin à la mode, commençaient à être bien délaissées. On frissonnait sous les arbres et les chanteurs étaient transis. Une des dernières belles soirées avait eu lieu au bénéfice de Mlle Keller, qui préludait ainsi à l’ouverture d’un théâtre d’opérette recruté un peu au hasard, et dont la troupe se grossissait de toutes les belles aventurières échouées sur la rive roumaine après quelques déceptions de cœur et d’argent. Le lyrique russe, long, maigre, hâve, avec des cheveux à la Paganini qui faisait pâmer d’aise ses compatriotes en débitant à froid et en vrai pince sans rire les énormités du répertoire de nos cafés concerts adaptés à la langue moscovite, avait disparu. Sa petite et sémillante compatriote, qui miaulait ou minaudait la traduction russe des couplets de : « Casimir, Casimir, voulez-vous bien finir », s’était réfugiée au Cirque d’hiver, où le comique de l’endroit, Ionesco, faisait florès avec la légende du banquier juif Silberstein. Le bon gros Wiest, le chef d’orchestre, excellent artiste sur le violon, allait bientôt se décarcasser à huis-clos dans la salle du Grand-Théâtre plutôt que de mouvoir ses grands bras et de tourner ses yeux dans leurs orbites en cadence avec la musique, en assaisonnant chaque mesure de haut-le-corps les plus variés. On rangeait les tables dans les jardins et on ouvrait les salles d’hiver closes pendant trois à quatre mois. Les fourrures commençaient à reparaître, et les plus prudents avaient déjà remplacé par des bonnets d’astrakan de grande valeur les chapeaux. Chaque convoi se dirigeant vers Plewna apportait aux défenseurs de la patrie des vêtements chauds, des provisions d’hiver, produit de la sollicitude des familles.

Il faut donc dire adieu à cette ville charmante et originale, moitié Paris, moitié Orient, qu’on se représentait, avant la guerre surtout, comme un nid à demi barbare où les boyards classiques roulaient emmitouflés de fourrures dans leurs traîneaux. En réalité, Bukarest qui, sous tous les rapports, est aujourd’hui un séjour très-agréable, se développera avec le pays dont elle est la capitale ; la Roumanie ayant pris place parmi les États indépendants, la Roumanie qui s’est affirmée militairement et qui a le bonheur d’avoir à sa tête de véritables hommes d’État, subira certainement, sur le terrain économique, l’heureux contre-coup de son indépendance politique.

Il suffit d’avoir traversé, même rapidement, le pays pour se rendre compte de ses richesses agricoles et des éléments de prospérité industrielle qu’il renferme. La terre est d’une fertilité incroyable, il s’agit seulement de perfectionner le système de culture. Dans les bonnes années, même en suivant les errements actuels, les biens produisent des sommes énormes, — la plupart du temps ce n’est pas le propriétaire, trop négligent, trop insouciant, écrasé de dettes, qui en profite, mais l’intendant habile et avide par les mains duquel tout passe.

Quant à l’industrie, les matières premières ne lui manqueront pas non plus, et les traités de commerce que le gouvernement a déjà conclus ou est en passe de conclure avec les autres États européens assureront des débouchés. Le tout est de prodiguer des encouragements aux industriels tant nationaux qu’étrangers qui voudront créer des manufactures là-bas.

Alors Bukarest, où il existe déjà beaucoup de gens riches, et où je ne me souviens pas d’avoir vu de misérable sans pain, deviendra la capitale d’un pays riche. Verrons-nous alors quelque niveleur saccager les beaux jardins, les petites cours plantées d’arbres, détruire les maisonnettes enguirlandées pour y substituer de monotones et mornes casernes ? Espérons que non. Il serait très-heureux que les auteurs futurs des embellissements de Bukarest laissent à cette ville ce cachet qui séduira maintenant les nombreux visiteurs qui voudront s’y rendre, puisque les nouveaux chemins de fer tendent de plus en plus à rapprocher cette ville de notre Occident.

Nous revoyons rapidement ce que notre œil un peu trop préoccupé a regardé machinalement et superficiellement. Franchissons la grille du palais de la présidence du conseil. Le bâtiment est correctement bâti, sobre et harmonieux, les pièces de réception sont sévèrement meublées, très-vastes, mais la vue sur le jardin égaye passablement l’intérieur.

Nous trouvons dans l’une de ces salles cet homme d’État à figure d’idéologue ; ce rêveur généreux qui sait cependant se plier aux exigences de la politique pratique, M. Jean Bratiano. Dans le salon de son inséparable ami Rosetti nous avons chaque fois admiré un portrait représentant le président du conseil à trente ans. Quelle mâle poésie dans cette figure, quelle langueur attachante dans ce regard, que d’espérances et de pensées enfermées dans ce vaste front ombragé par une épaisse forêt de cheveux !

Aujourd’hui les cheveux sont devenus blancs, la poésie s’est envolée, mais néanmoins le front du penseur est resté et l’expression a quelque chose de prophétique. Pourtant, qu’on ne s’y fie point, ce rêveur est aussi un homme d’action, bien mieux, un conspirateur. Il conspira pour la liberté de son pays avant 1848, il conspira en France comme réfugié, et c’est du fond de la maison du docteur Blanche, où il avait eu l’autorisation de subir une peine de trois ans de prison, qu’il rédigea un mémoire sur la Roumanie, mémoire qui servit de base à l’organisation du pays après la guerre de Crimée. Bratiano prit part activement à cette organisation et il conspira encore quand il s’aperçut que la confiance dans le premier chef des Principautés unies avait été mal placée. Il alla chercher en Allemagne le jeune souverain qui n’avait aucun engagement avec les partis dans ce pays, qui était placé en dehors ou au-dessus de tous. Mais, en acceptant un Hohenzollern pour souverain, Bratiano n’entendait rester que le serviteur de son pays. Le prince lui-même le trouva parmi ses adversaires les plus acharnés quand il essaya — mal conseillé et mal dirigé — de tâter du gouvernement personnel. La volonté du souverain a dû capituler devant l’éloquence passionnée du tribun qui avait derrière lui le parti libéral roumain, la plus grande partie de la nation.

Depuis, l’entente est complète entre le prince et son conseiller ; au milieu du péril le souverain et le ministre, animés du même patriotisme, se sont rendus solidaires et cette solidarité a été resserrée aussi par le péril commun sur le champ de bataille et le danger partagé à Bukarest même, quand on pouvait s’attendre d’un moment à l’autre à être enlevé et conduit en Sibérie par un parti de Cosaques. Les épreuves de l’année 1877 ont donné le prince au parti libéral et au prince l’amour de son peuple.

Rosetti respire le combat dans toute sa physionomie, mâle, martelée, un peu narquoise, mais néanmoins sympathique. Il aime seulement le combat loyal, à ciel ouvert, et qui ne refuse pas à l’adversaire qui la mérite l’estime, qui recule devant les moyens ténébreux, vils et bas parce qu’il a assez confiance dans le succès de sa cause pour ne pas en déshonorer le triomphe. La vie entière de Rosetti se résume dans des actes. Adolescent, il jette à l’écho des chants d’espérance, des chants de liberté qui vibrent à travers tout le monde roumain, un monde de huit millions d’âmes. Jeune homme, il soufflette tous les préjugés de caste en ouvrant une librairie, lui, le gentilhomme, et il épouse une simple bourgeoise qui ne lui apporte qu’un caractère vaillant et une force d’âme que les circonstances élèvent au sublime.

En 1848, Rosetti sonne le tocsin de la délivrance, le peuple en armes l’acclame, mais la trahison le livre aux Turcs, ou plutôt c’est lui qui, incapable d’une vilenie, se rend tranquillement au camp ennemi. Il y va en négociateur, on le retient prisonnier, ainsi que tous ses amis du gouvernement provisoire. Par un prodige d’adresse et d’habileté, Mme Rosetti qui tient sa fille Liberta (aujourd’hui Mme Pilat), née le jour même de la révolution[9], sur les bras, suit le triste convoi, sauve les captifs. Ils se réfugient en France où Rosetti compte bientôt des amis ardents et dévoués. En 1856, Rosetti accourt en Roumanie, Bratiano et lui organisent la nouvelle nationalité, Rosetti lui donne l’arme nécessaire entre toutes aux pays qui veulent vivre, un journal, le Romanul.

[9] Voyez les Légendes du Nord, de Michelet.

Si Bratiano gouverne, Rosetti dirige ; nul ne s’entend mieux que lui à grouper les hommes de la même opinion que des nuances ou des discussions personnelles séparent. Il est président-né de la Chambre, le directeur des débats. Son esprit fécond en ressources, mais non en expédients, sait donner aux choses les meilleures tournures et en tirer les solutions les plus pratiques. Rosetti peut être considéré comme le véritable promoteur de la participation active de son pays à la guerre. Il n’eut ni repos ni trêve avant d’avoir obtenu que les Roumains prouveraient leur virilité et confondraient leurs contempteurs par l’héroïsme sur le champ de bataille.

Faisant allusion aux torrents d’injures que l’on jetait au visage des Roumains, il s’écria dans une assemblée que « pas un Roumain ne pouvait se regarder dans une glace sans être tenté de se cracher au visage à lui-même ». Et Rosetti avait deux de ses fils (le troisième, malade, était retenu à Bukarest) et son gendre à l’armée, au premier rang. Il y aurait été lui-même si le territoire avait été menacé, et certes la main du robuste sexagénaire aurait encore nerveusement manié le mousquet.

La troisième personne dont nous prenons congé au palais du gouvernement, c’est M. Cogolniceano, le ministre des affaires étrangères, l’homme habile, l’homme d’affaires par excellence. L’extérieur n’a rien de romanesque ni de poétique ; on dirait plutôt un gros négociant orné d’une bedaine respectable, la tête tondue comme celle d’un capucin, parlant rondement et sachant dissimuler des qualités de pénétrante diplomatie sous une bonhomie qui séduit. M. Cogolniceano n’appartient pas au même parti que MM. Bratiano et Rosetti, mais ceux-ci, reconnaissant chez l’homme d’État les aptitudes nécessaires pour mener à bien les négociations engagées, firent appel à son patriotisme et cet appel fut entendu. M. Cogolniceano avait eu une « saison » très-agitée. Il s’efforçait déjà de soustraire à l’appétit des Russes la Bessarabie, il avait été à Vienne, il avait fait sonder les dispositions du cabinet anglais et du ministère autrichien, mais il ne pouvait guère se faire d’illusions.

Il se préparait déjà à la rude campagne qu’il aurait à soutenir isolément et avec ses propres forces contre la diplomatie russe. Dans l’entretien qu’il m’accorda la veille de mon départ, il insista longtemps sur la garantie qu’offrait à l’Europe son pays fortement organisé, capable de mettre sur pied une véritable armée, ayant entre ses mains les bouches du Danube. L’Europe ne voulut rien entendre sur ce chapitre à Berlin ; sans doute que les représentants avaient des raisons de se croire plus à même d’apprécier les raisons majeures qui doivent régler la navigation sur le Danube.

Encore un tour à la « Chaussée ». Elle prend maintenant des teintes mélancoliques ; ses voitures sont plus rares sous les ombrages ; la belle jeunesse du pays est à l’armée, et les Russes sont abattus. Mais quelles sont ces joyeuses fanfares qui éclatent tout à coup ? — Une nuée de cavaliers marchant en rangs serrés, montant des chevaux qui ont tous absolument la même robe, raye l’horizon. Je reconnais immédiatement les fringants officiers et les gars solides sur leurs montures. Je les avais vus au Champ-de-Mars et entourant la voiture de l’Empereur lorsque celui-ci revint de Kischeneff à Saint-Pétersbourg. Ce sont les premiers escadrons de la garde qui arrivent.

Ils étaient impatiemment attendus, comme s’ils devaient, en effet, changer la face de la fortune. Ils ne feront qu’une halte légère à Bukarest et partiront dès le lendemain pour le Danube.

Je ne serai pas l’historien de leurs hauts faits. A huit heures précises me voici à la gare, non plus en amateur ou en facteur, mais pour mon propre compte de voyageur. Le bagage non plus n’est pas si modeste qu’à l’aller ; on emporte des souvenirs et ils remplissent, ma foi, une énorme malle recouverte de feuilles d’étain qui donnent l’aspect d’une chaise d’église. Cette malencontreuse malle, d’une taille au-dessus de la moyenne, me causa bien des tracas.

Le train part ; vers deux heures je rencontre à la gare de B*** ce cher et dévoué parent qui s’est créé en Roumanie une seconde patrie : médecin de campagne, infatigable et ne connaissant rien en dehors de l’accomplissement de sa tâche, sinon l’amour de cette famille qui est pour lui la plus sûre et l’unique récompense. La Roumanie doit exercer bien de l’attrait sur ceux qui viennent s’y fixer, quand on voit de véritables savants auxquels les premiers professeurs de Paris et de Vienne ont prédit les plus brillantes destinées, servir l’État comme modestes « médecins de district » ou « médecins municipaux ».

La Roumanie fuit à tire d’ailes ; voici Turnu, Severin, les lumières brillent et les flots du Danube paraissent bleuis par la lune. Encore quelques tours de roue, nous sommes à Verciorova, sur l’extrême limite de la principauté.

La voie ferrée est interrompue, il faut gagner en voiture Orsova, la première ville autrichienne. La distance est de quelques kilomètres ; mais que d’émotions pendant ce petit trajet ! Les bonnes voitures capitonnées et couvertes avaient été retenues par télégraphe ou prises d’assaut par les premiers occupants. Il ne restait qu’une charrette de paysan, rembourrée avec une demi-botte de paille et offrant comme siéges des planches de bois d’une extrême dureté. On nous entassa là-dedans six ou sept pêle-mêle avec les bagages, et le cocher, un Hongrois à mine très-rébarbative, fouettant les chevaux, nous commençâmes à être cahotés. Pour compléter les agréments du voyage, une pluie froide, fine et serrée se mit à tomber ; nous n’en perdions pas une seule goutte, car notre équipage, rapidement dépassé par les calèches et fiacres où nos compagnons de voyage avaient pris place, avançait très-lentement. Je le crois bien ! il avait le double et peut-être le triple de charge normale. Quand les dernières maisons de Verciorova furent dépassées, nous nous engageâmes sur une grande route ; il faisait absolument noir comme dans un four. Au bout de cinq minutes, cependant, une petite lumière surgit entre deux peupliers. Notre charrette s’arrêta. Nous étions arrivés devant le poste frontière… Il était occupé par une dizaine de dorobantz qui prenaient leur tâche très au sérieux. Il fallut descendre et produire nos papiers ; ils furent très-minutieusement examinés, et trouvés à peu près en règle. Seule, une pauvre fille qui allait comme domestique à Pesth n’avait pas de visa sur son passeport. On ne lui fit pas grâce. Malgré notre intercession, défense expresse lui fut faite de passer outre. Rien n’y fit, il fallut laisser la femme sur la grand’route avec sa malle ; heureusement un portefaix charitable qui se trouvait là, offrit de l’accompagner jusqu’à une misérable guinguette qui se trouvait au milieu de la campagne. La passagère évincée fut du reste immédiatement remplacée par un individu d’une figure assez peu avenante, bâti en hercule et armé d’une immense scie. Malgré les réclamations, il s’installa sur la charrette qui continua sa route au milieu de la plus profonde obscurité ! Cinq minutes plus tard il fallut s’arrêter de nouveau. Cette fois nous étions devant la douane autrichienne, — sorte de longue cabane en pierre, entourée d’une vérandah dont la balustrade était peinte aux couleurs hongroises. Des lampes à pétrole accrochées des deux côtés de la porte, jetaient une lumière très-vive sur les passagers. Messieurs les douaniers firent consciencieusement leur devoir, la visite dura au moins une heure, ma grande malle recouverte entièrement de cuivre poli achetée à Bukarest et qui ressemblait à une châsse, fut fouillée à fond et jusqu’au fond, on ne me fit pas grâce de quelques pots de dulciates emportés comme souvenir. L’employé les fit ouvrir, y goûta méthodiquement, et il y trouva tant de plaisir que je le priai de les garder. Pendant cette réjouissante formalité administrative, la pluie s’était changée dehors en une véritable averse. Quand enfin nous pûmes remonter sur notre véhicule ce ne fut pas trop du paletot, de la fourrure et du précieux caoutchouc pour préserver un peu la peau et les os.

La situation n’avait rien de gai. En somme, j’étais à onze heures sur une grande route, à cent cinquante pas du Danube, en société de cinq ou six individus que je ne connaissais pas, dont plusieurs avaient des mines très-farouches et dont l’un ne cessait de brandir sa scie. Ma grande malle aux reflets de cuivre pouvait être bien tentante, et qui saurait jamais qu’un voyageur avait été égorgé et jeté dans le Danube ? J’essayai de démêler sur le visage de mes compagnons de quelles intentions ils étaient animés, mais il était de toute impossibilité d’apercevoir autre chose que des silhouettes sombres, les deux points lumineux étaient le scintillement de la scie et la pipe que le cocher tenait allumée entre ses dents. Dois-je l’avouer, j’eus peur pendant quelques instants, et pour la première fois depuis l’entrée en campagne, je regrettai de n’avoir aucune arme sur moi. Un incident vint couper court à mes réflexions. Les chevaux s’arrêtèrent brusquement ; — depuis quelques instants ils barbotaient dans l’eau ; le Danube, paraît-il, commençait à déborder, et comme nous longions le fleuve, l’équipage s’engageait tout tranquillement dans le lit considérablement élargi du cours d’eau.

L’instinct des chevaux nous avait sauvés, car on continuait à ne rien voir absolument. Le cocher jura un peu et ramena ses bêtes en arrière. Nous avançâmes très-lentement, pas à pas, nous tenant éloignés autant que possible du fleuve dont le clapotement sinistre troublait seul le silence effrayant de la nuit. Enfin à un tournant nous aperçûmes cinq ou six lumières qui dansaient sur l’eau d’où elles semblaient sortir. L’homme à la scie nous dit que c’était Adah Kaleh, le petit fortin turc que les Autrichiens devaient occuper au mois de mai suivant et qu’ils ont gardé. Adah Kaleh est une petite île qu’un bras du Danube sépare d’Orsova. Les ouvrages fortifiés n’ont pas une très-grande valeur stratégique, mais ils suffisent pour commander le cours du Danube. C’est grâce au canon d’Adah Kaleh que la navigation avait pu être interrompue dans ses parages. Puisqu’on voyait les lumières du fortin turc, il ne pouvait plus y avoir grande distance jusqu’à Orsova. L’homme à la scie calcula que nous y serions dans un quart d’heure environ ; je ne pus m’empêcher de rire quelque peu de ma frayeur de tout à l’heure. Ce voyageur à qui je prêtais des projets sinistres était un honnête marchand de bois de Pansova, qui avait été conclure une affaire et qui revenait à Orsova où l’attendait sa barque. Les autres passagers de la charrette étaient des ouvriers qui ne songeaient point à mal. Un soupir de soulagement s’échappa de nos poitrines quand la charrette, quittant l’étroit et dangereux sentier sur le bord du fleuve, s’engagea dans une allée magnifique et plantée des deux côtés de majestueux peupliers, les plus grands que j’aie jamais vus. Ces routes plantées de beaux arbres sont une spécialité des anciennes provinces frontières de l’Autriche ; elles sont dues à l’administration militaire. L’attelage sentant la terre ferme sous ses pieds prit une allure rapide ; nous passâmes au galop devant une petite chapelle entourée d’une grille et qui aurait valu la peine de s’y arrêter.

C’est sur l’emplacement où s’élève ce petit bâtiment que Kossuth et ses compagnons enfouirent, en 1849, au moment de se réfugier sur le territoire turc, la couronne de saint Étienne et les joyaux du trésor de Hongrie. Les proscrits ne voulaient pas être accusés d’avoir emporté ces objets précieux ; ils ne voulaient pas non plus que la couronne, emblème de la puissance et de l’indépendance maggyare, pût tomber entre les mains des vainqueurs. Ils l’enterrèrent donc tristement et solennellement comme tous leurs projets, mais espérant bien qu’un jour la couronne serait exhumée et avec elle la patrie hongroise. Mais le gouvernement autrichien avait eu connaissance du dernier acte du dictateur. Il ordonna des fouilles qui durèrent longtemps, mais qui eurent enfin le succès voulu. C’est pour expier cette profanation et l’acte de trahison qui l’avait rendu possible que le gouvernement hongrois de 1867 ordonna l’érection du monument dont la garde est confiée à deux vétérans de la guerre de l’Indépendance.

Les vétérans dormaient, — et le garde-barrière d’Orsova également. Il dormait même très-fort, car nous fûmes obligés de recevoir un supplément d’averse en attendant qu’il plût à ce digne fonctionnaire de nous ouvrir le schlagbaum avec lequel on barre encore, en Hongrie, l’entrée des villes passé le couvre-feu. Je constatai qu’en Roumanie et en Bulgarie, je courais les champs jour et nuit sans avoir été arrêté une seule fois et que, depuis une demi-heure que j’étais en Autriche, trois obstacles administratifs avaient entravé la circulation. Enfin la charrette s’engagea sur le pavé d’Orsova au milieu de jolies maisons très-coquettement entourées de jardins. Quand cinq minutes plus tard je me trouvai dans une salle d’auberge très-propre, brillamment éclairée, avec de gaies lithographies sur les murs, au milieu d’un public bizarrement composé de rouliers, de marchands et d’Honveds, ayant devant moi le patron qui me souhaitait bon appétit, je crus de bonne foi sortir d’un cauchemar. Une légère courbature, produite par les cahots et l’humidité de mes vêtements, n’était pas de trop pour bien constater la réalité de la course périlleuse qui avait précédé mon entrée à Orsova.

Le lendemain à la première heure, le bateau de la compagnie autrichienne du Danube levait l’ancre. Il y avait beaucoup de monde à bord, et par suite du vent violent qui s’éleva, il nous fallut attendre vingt-quatre heures dans un petit port qui se composait de quatre ou cinq bicoques. Enfin le lendemain à midi, un grand bateau qui avait à bord la musique et le drapeau d’un régiment de Honveds vint nous délivrer ; trois heures après, nous débarquions à Bazias ; le lendemain matin, le train entrait en gare à Pesth ; puis, quarante-huit heures plus tard, j’apercevais des fenêtres de l’hôtel la flèche de Saint-Étienne.

Les événements dont j’avais été en partie témoin se déroulèrent rapidement. L’heure des Russes était venue, et les Turcs semblaient devoir expier par des défaites d’autant plus rudes les quelques victoires remportées par eux ; la revanche fut d’abord prise en Asie. Kars tomba entre les mains du général Loris Melikoff, et une grande partie des troupes qui avaient si vaillamment combattu tout l’été furent faites prisonnières. En Europe, Plewna, où le général Totleben, appelé comme un praticien émérite pour réparer les bévues de jeunes et étourdis confrères, se montra aussi judicieux dans l’attaque qu’il le fut à Sébastopol dans la défense, tomba au pouvoir des conquérants. Osman-Pacha, le plus redoutable ennemi des Russes, prit le chemin de la captivité, entouré de toutes les marques d’estime. Alors la débandade turque fut complète. Les bataillons, les régiments entiers se rendaient ; on était embarrassé de prisonniers. Avant que la diplomatie eût pu élever sa voix, les Russes étaient aux portes de Constantinople, et on s’attendait à les voir entrer d’un moment à l’autre dans la capitale, objet de leurs longues convoitises.

Comment l’Europe s’émut, comment l’Angleterre intervint, comment l’armée russe resta l’arme au bras à San Stefano, comment, après la menace d’une guerre européenne, ce danger fut conjuré par un congrès, tout cela est de l’histoire trop récente et trop généralement connue pour que l’auteur puisse s’y arrêter. Son ambition, du reste, se borne à faire connaître ce qu’il a vu de ses yeux, à une époque dramatique, dans une contrée très-intéressante créée pour la prospérité, à la condition d’être bien régie. Il a pensé que le public français ne se montrerait pas indifférent pour les petites particularités d’un pays dont les destinées définitives seront certainement réglées sous l’influence morale de la France ; parce qu’après avoir épuisé les combinaisons contradictoires dictées par les États qui cherchent en Turquie à satisfaire leurs intérêts et leurs appétits, on écoutera forcément la voix de la seule grande puissance qui, dans cette grave question d’Orient, peut affirmer sans hypocrisie son désintéressement.

FIN

TABLE

 
Pages
Préface de M. Jules Claretie
CHAPITRE PREMIER
En route pour la guerre. — Quarante-huit heures de Prusse à la vapeur. — Gendarmes, douaniers et tschi russes. — Merci pour nos frères. — Les écumeurs de wagons. — Conversation avec un Balte. — Les étudiants de Dorpat. — Le tzar Alexandre et la sorcière
CHAPITRE II
Halte à Saint-Pétersbourg. — Première impression. — Églises et brocanteurs. — Saint-Isaac. — La Patti à l’hôtel Dehmouth. — Le retour de l’empereur. — Un discours incendiaire. — A la gare Nicolaï. — Souvenir de Metz. — Un discours manqué. — La bienvenue à Notre-Dame de Kazan. — Une illumination à Saint-Pétersbourg. — Dix mille voitures fantômes
CHAPITRE III
Zig-zags dans la capitale russe. — Visite à un journal russe. — Le Hérold. — L’explosion du Lufti-Djelil. — Quatre cents hommes tués par un seul coup de canon. — Chez le général Trépow. — Chez le général Timacheff. — Éloge du frac bleu-barbeau. — Un ogre du journalisme. — Le général Miliutine. — Charbonniers et grands-ducs sont maîtres chez eux
CHAPITRE IV
Autres zig-zags dans la capitale russe. — La revue de mai. — Le Champ de Mars de Saint-Pétersbourg. — Une collation dédaignée. — Les gongs à cheval. — Un escadron de millionnaires. — Dans l’hôtel d’Oldenbourg. — Un ex-esclave vingt fois millionnaire. — Un ambassadeur populaire. — Le porte-roubles de M. de Caston. — Autre fête de mai. — Changement de chaussures coram populo. — L’eau-de-vie proscrite. — Les bateliers troubadours. — La légende de Stenka Razin le pirate. — Les grenadiers chanteurs. — Un corso de droskis. — Les cheveux sont pour le mari seul. — Promenade aux Iles. — Un conte de nuit d’hiver. — Les théâtres. — L’art à Saint-Pétersbourg
CHAPITRE V
Départ pour Moscou. — Des voyageurs qui vont loin. — Vive le printemps ! — Un coup-d’œil au Kreml. — Une évocation du passé. — Visite au prince Dolgorouki. — Au consulat de France. — Confusion musicale. — Un ami de vingt-quatre heures. — Une économie inopportune — Un compartiment de première entre Kirsk et Kiew. — Un boulevardier en capitaine russe. — « Ce que les Polonais appellent la Pologne. » — Kiew. — Les ambulancières. — De Kiew à la frontière roumaine
CHAPITRE VI
Jassy. — Un hôtel peu engageant. — La pâque en Moldavie. — Tohu bohu à la gare. — Un voyage avec obstacles. — Halte à Foksani. — Un déserteur. — Dans une diligence roumaine. — En wagon
CHAPITRE VII
Un quartier général au calme. — Bukarest ou Plojesti ? — A l’hôtel de Moldavie. — Une aventure de voyage. — Histoire d’un véritable espion et de deux autres espions prétendus. — Un aventurier. — Chez le grand-prévôt. — Une dépêche à double sens. — La villa du Grand-Duc. — Le colonel de Hasenkampf. — Les attachés militaires. — M. le colonel Gaillard. — Un café-concert. — Conférence de journalistes. — Un exigeant. — Le camp des Bulgares
CHAPITRE VIII
La gare de Plojesti. — Les deux princes et l’ambulancière. — Arrivée à Bukarest. — Premières impressions. — La camaraderie négative des Russes et des Roumains. — Les jeudis de Mme Rosetti. — Profils d’hommes politiques, de journalistes et d’invités
CHAPITRE IX
Un voyage mystérieux. — Suicide d’un officier. — Le directeur des chemins de fer et le grand-duc. — A la recherche d’un régicide. — Les dénonciateurs malgré eux. — Un ex-conspirateur agent de police. — Le 8 juin 1877 à Bukarest. — Question d’étiquette. — Une illumination manquée. — La petite pièce militaire avant la grande
CHAPITRE X
Les préparatifs de Slatina. — Bukarest pendant le passage du Danube. — Le bombardement de Giurgewo. — Exagérations. — A Rustschuk. — Position militaire des Turcs. — Coup-d’œil sur la ville turque. — L’incendie. — Réponse des Turcs. — Panique à Giurgewo. — Une population dans les vignes. — Départ du tzar pour le Danube
CHAPITRE XI
De Bukarest à Sistowa. — En route pour Giurgewo. — La ville mystérieuse. — Une nuit dans un wigwam de cantonnier. — Le maître de poste et son collègue le télégraphiste. — Un suicide de soldat. — Une ville mise à sac. — Giurgewo pendant la guerre
CHAPITRE XII
Alexandrie. — Équipage de correspondant. — Rencontre avec l’empereur. — Te Deum en plein air. — Le passage du Danube. — Simnitza. — Famine sur la rive droite. — Abondance sur la rive gauche. — Le cantinier Moujik. — Le colonel Wellesley. — Hussard et Bey. — Sistowa vue par la fenêtre
CHAPITRE XIII
A Sistowa et abordage sur la rive turque. — Monographie de la bataille. — Une ville à sac. — Croix blanche, protégez-nous. — L’agent du Danube. — Une voiture et un attelage, remplacés par des diamants. — L’amabilité du tzar. — Retour par le pont. — Scène musico-militaire. — Campement des journalistes
CHAPITRE XIV
Retour à Bukarest. — Un bain sur la route. — Les amours d’un lieutenant et d’une diva. — Histoire d’un troupeau qui jeûne. — Le prince Gortschakoff à Bukarest. — M. le baron Jomini. — Les Gradinas concerts. — Aventures d’une figurante
CHAPITRE XV
Les premiers prisonniers à Bukarest. — Hassan-Pacha. — Nouvelles des Balkans. — Opinions du baron de Jomini sur le Ride de Gourko. — Détails sur la vie à Bukarest. — Voisin d’un artiste. — L’achat d’un cheval. — Voyage à cheval. — Le péager. — Quelques types. — Simnitza sous de nouvelles espèces. — Les marchands et les falsificateurs. — Kiki No II. Le premier combat sous Plewna. — Bravo Kiki. — La débâcle de Simnitza. — Les Turcs ! les Turcs ! — La défaite du 30 juillet
CHAPITRE XVI
A Nicopolis. — Une ville ravagée par la guerre. — Les Roumains à Nicopolis. — Le général Stolipine. — Le gargotier par patriotisme. — Un orage dans la montagne. — Rencontre d’un peintre. — La nuit dans un harem. — Une séance de conseil de guerre. — Acte d’insubordination. — Condamnation à mort d’un Turc. — A Turnu-Maguerelé. — Don Carlos en Orient. — Les mésaventures de deux chaloupes canonnières
CHAPITRE XVII
Les conséquences de Plewna. — Situation critique des Russes. — Le quartier-général à Gorny Studen. — Un sybarite. — Les paysans bulgares. — Hospitalité forcée. — Un Tcherkesse de la suite impériale. — Une ferme en Bulgarie. — Générosité du tzar. — Une division en marche. — Une journée au quartier-général. — Nouvelles de la bataille des Balkans. — La vie de l’empereur à Gorny Studen
CHAPITRE XVIII
Voyage dans la Dobrudja. — Une fausse alerte. — Les Turcs en Roumanie. — Conseil de guerre en wagon. — Galatz ville morte. — Braïla. — Histoire d’un bateau torpille. — A la recherche du trésor du Lufti-Djelil. — Les plongeurs. — Déception
CHAPITRE XIX
La bataille des trois jours devant Plewna. — Entrée en campagne de l’armée roumaine. — Prise de Grivitza. — Le tzar le soir de la bataille. — Un avocat qui prend un fort. — Les pertes énormes des Russes et des Roumains. — Routes encombrées de blessés
CHAPITRE XX
La consternation en Russie. — Bruits alarmants. — La fausse bataille de Biela. — Les fournisseurs de l’armée russe. — Préparatifs de la saison d’hiver. — L’invasion projetée. — Adieux à Bukarest. — La situation de la Roumanie. — MM. Cogolniceano, Rosetti, Bratiano. — Un instant de peur. — Sur le bateau. — Conclusion

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RUE BERGÈRE, 20, A PARIS. — 308-9.

*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 73928 ***