CHARLES-ÉTIENNE
— MŒURS D’OUTRE-RHIN —
PARIS
LIBRAIRIE DES LETTRES
12, RUE SÉGUIER, 12
1921
Copyright by Charles-Étienne, 1921.
DU MÊME AUTEUR
A LA LIBRAIRIE LES LETTRES
En préparation :
— Es-tu bien, Mounette ?
— Pas trop mal. Évidemment, je serais mieux ailleurs…
— Et où donc, ma Moune ?
— Bé ! Chez nous, à Genève.
— De quoi te plains-tu ? Tu t’y trouvais encore ce matin.
— Ce matin, soit ; mais demain ?…
— Demain, nous serons au Continental, à moins que tu ne veuilles accepter l’hospitalité que ne saurait manquer de t’offrir ton cher et bien-aimé frère, l’illustre Jacques Provence, une des gloires de la capitale !
— Ça, jamais !… Et puis je te défends de me parler de ce saltimbanque !… Si je n’étais pas une vieille bique, je n’aurais pas eu l’idiotie de me laisser emballer par toi, comme un colis ridicule !
Et, d’un solide coup de rein, Mlle Marie-Antoinette Corbier, dite Moune, Moumoune, ou — selon le cas — Mounette, s’acagnardait dans le coin du wagon de première qui, à travers la vallée du Rhône, l’entraînait, récalcitrante et renfrognée, vers ce Paris détesté pour tout l’inconnu formidable qu’il représentait à ses yeux.
Une minute, Françoise la regardait sans répondre, puis, très douce :
— Heureusement que nous sommes seules !
Cette constatation, qui n’avait l’air de rien, était un piège tendu à la bonne dame, un piège où sa bouderie allait sombrer.
— Pourquoi ?
— Parce que, répondait la nièce avec calme, s’il y avait eu avec nous d’autres voyageurs, ils n’eussent pas manqué, Moumoune, d’estimer que tu es douée d’un assez fâcheux caractère…
— Oui, eh bien, ceux-là, je les envoie à la balançoire ! Je leur dis « flûte ! » et puis je voudrais les voir à ma place ! Mais réfléchis donc, malheureuse enfant ! qu’allons-nous devenir ?…
— Nous nous débrouillerons, tante Nette !
— Mais quand on y réfléchit, il y a de quoi se flanquer par la portière. Mais c’est épouvantable !… Inouï !… C’est… non, je ne trouve pas d’autre expression !…
— Ne cherche pas, Moumoune. Tu vas te rendre malade, tu auras des étouffements, des palpitations et nous ne serons guère plus avancées. Au contraire. Nous avons besoin de tout notre courage, de toute notre raison. Eh bien, soyons calmes. Ayons le sourire, le sourire qui sied aux âmes bien trempées dans les circonstances exceptionnelles de la vie.
— Je t’admire, s’exclamait Mlle Corbier, que son rond visage, empourpré de colère et couronné d’une toque de fourrure, rendait pareille à quelque gros hérisson furieux, — je t’admire !… On nous vole, on nous pille et tu sembles trouver quasi-naturelle l’action abominable d’une fripouille à qui je voudrais arracher les yeux, la langue, les oreilles et à qui, volontiers, je dévorerais les tripes !…
— Oh ! Moune ! reprochait la nièce d’un ton amusé. Moune ! faut-il vraiment que tu sois peu dégoûtée pour devenir anthropophage ! Toi, une végétarienne, te repaître des morceaux les moins choisis d’un notaire infidèle ! Fi ! Mademoiselle Marie-Antoinette Corbier, vous n’êtes qu’une sadique !
— Et toi une effrontée !
— Moune ! je te rappelle au calme ! Tu as trop enfoncé ta toque sur les yeux, ma chérie, ça te fait ressembler à Jean-Jacques Rousseau !
— Si tu savais ce que tu m’exaspères avec l’ironie continuelle de tes observations ! ce que tu m’énerves ! ce que tu m’agaces !… Écoute : Voilà vingt-deux ans que tu es ma fille — ou presque — et Dieu sait si tu as jamais reçu de moi la moindre pichenette, mais je te jure, ma petite, que si tu continues, je te gifle !
— Non ?…
— Parfaitement ! Et puis je descends au premier arrêt. Tu te débrouilleras là-bas avec « l’homme célèbre ». Un fou et une toquée, vous êtes faits pour vous entendre !
— Pauvre grande ! Viens que je te bise !
Françoise a suspendu au cou de la furibonde, et si lamentablement comique, Marie-Antoinette Corbier, le collier de ses beaux bras frais. Son fin visage, aux cheveux de mousse cuivrée, s’est appuyé sur les bonnes grosses joues empourprées, soudain ruisselantes de larmes, de la vieille demoiselle qui, mi-fâchée, mi-souriante, cherchait à se dégager de cette douce étreinte, opposant, pour la forme, un semblant de résistance qu’elle aurait voulu plus stoïque.
Sur un oreiller où, faisant mine de se lever, la toque Jean-Jacques venait d’être gaiement bousculée par sa nièce, les deux femmes maintenant s’embrassaient.
Une affection profonde les unissait tendrement l’une à l’autre. D’indissolubles liens attachaient ces deux cœurs, liens faits de gratitude et d’admiration réciproques. Depuis sa triste naissance d’orpheline, Françoise n’avait-elle pas toujours été l’enfant gâtée, l’unique amour, la seule et véritable adoration de Marie-Antoinette Corbier ?
Quand ce bébé était tombé dans sa vie, comme un aérolithe dans les plates-bandes d’un jardin de curé, bouleversant une existence ouatée, douillette et confortable, de célibataire irréductible, quadragénaire et bien rentée, Marie-Antoinette avait trouvé toute naturelle la tâche qui lui incombait, mettant à la remplir autant d’ardeur que de joyeuse hâte.
Enfin ! Enfin, elle allait donc avoir quelqu’un à aimer !… Quelqu’un dont elle n’aurait à craindre nulle peine et nulle trahison, quelqu’un sur l’âme de qui elle comptait pouvoir régner, à sa façon, en souveraine maîtresse !
Cette moustachue, dont la poitrine opulente et l’académie de lutteuse eussent fait bonne figure chez Marseille, affichait des allures de despote. Ah ! si elle avait eu un mari !… En voilà un qu’elle eût, prétendait-elle, mené non pas à la baguette, mais à la cravache ! Il eût fait beau voir qu’il la trompât !… Elle déclarait, avec un sérieux impayable, que si, jadis, on avait inventé une ceinture de chasteté pour martyriser les femmes, il fallait que celles-ci eussent eu l’imagination bien pauvre pour n’avoir point trouvé de réplique.
— Qu’auriez-vous donc inventé ? lui demanda une bonne âme.
Dans sa terrible ingénuité, doublée d’une brutale franchise, l’hurluberlu répondit, tout-à-trac :
— Tiens, parbleu ! Un étui en fer avec des piquants tout autour !…
Le mot scandalisa. Répété sous le manteau, avec des gorges chaudes, il fit le tour de la société génevoise, et Mlle Marie-Antoinette Corbier perdit le bénéfice de plusieurs relations mondaines, auxquelles elle avait la faiblesse de tenir et qui lui gardèrent une rancune offusquée, pour avoir si crûment dépeint des images bravant, de toute évidence, l’honnêteté.
D’autres théories, aussi subversives que tyranniques, professées par elle avec une autorité plus bruyante que réelle, n’avaient réussi qu’à mettre en fuite les nombreux soupirants qui, lorsqu’elle était en pleine jeunesse, avaient sollicité « l’avantage » de l’épouser. Foncièrement bonne, elle n’avait conçu nulle aigreur de ces déceptions successives, aimant seulement à faire entendre qu’elle avait voulu rester « vierge » pour n’être pas la dupe et la victime de ces « monstres » d’hommes !
— Tous des satyres, ma chère ! confia-t-elle une autre fois à une vieille amie, Mlle Vergeotte. Ils vous font des honneurs avant, des douleurs pendant et des horreurs après !…
Moune, lorsqu’elle était de bonne humeur, ne manquait pas d’esprit. Pour salées que fussent certaines de ses réparties, elle n’en demeurait pas moins une parfaite honnête femme, se glorifiant de n’avoir, au sens biblique du mot, jamais « connu » personne… Mariée, elle eût certainement été la plus indulgente des épouses, comme aussi la plus dévouée. Cette virago avait, en dépit de la verdeur de certaines de ses expressions, une âme angélique.
Un jour, Françoise l’avait définie d’un mot assez juste :
— « Moune ? mais c’est un agneau déguisé en ours ! »
Ce plantigrade, affligé de myopie, s’était penché avec amour sur le berceau de cette fillette que la mort jetait sur sa route et il arriva que, par la suite, ce fut l’enfant qui domina la femme, la nièce qui commanda et la tante qui obéit.
Le père de Françoise, Lucien de Targes, lieutenant de vaisseau, terrassé au Tonkin par le typhus, était le cadet des deux enfants issus du second mariage de Mme veuve Corbier. Andrée de Falède, la grand’mère de Françoise, avait, comme tant d’autres, contracté un mariage de raison en épousant un gros commerçant, d’origine suisse et de vingt ans plus âgé qu’elle : M. Ferdinand Corbier.
Devenue veuve très jeune, alors que Marie-Antoinette était encore gamine, Mme Ferdinand Corbier, regrettant sans doute les beautés de la particule, avait, en secondes noces, épousé le baron Arnaud de Targes qui, traînant tous les cœurs après soi, la rendit heureuse en lui donnant deux fils et fort à plaindre en la trompant avec la dernière impudence.
Ce grand seigneur balayait ses guêtres un peu partout, dans l’aimoir des péripatéticiennes de province, comme dans la mansarde des petites bonnes du château.
Après avoir dilapidé sa fortune et gaspillé celle de sa femme, le bel Arnaud rendit à Dieu son âme élégante et futile en faisant une chute de cheval.
Mme de Targes, complètement ruinée, lui survivait de peu. Elle eût connu la gêne, et même la misère sans le secours de sa fille aînée, dont la fortune, léguée par le père Corbier (les pâtes de fruits Corbier n’ont-elles pas acquis une réputation mondiale ?) avait été fort heureusement sauvegardée.
Le premier des fils de feu de Targes, Jacques-Olivier, paresseux et rêveur, fut immédiatement confié par sa mère au seul parent que son mari avait laissé : un vieux richard, cousin éloigné, taxé d’originalité et vivant, célibataire impénitent et maniaque, dans le midi de la France. Le bonhomme, d’humeur fantasque, éleva à la diable ce gamin à qui, plus tard, il devait laisser des rentes peu négligeables. Séparé, par les hasards de la vie, d’Antoinette, sa sœur, qu’il n’aimait point, et de son plus jeune frère Lucien, qu’il ne devait jamais revoir, Jacques-Olivier devint poète en son adolescence, voyagea, commit maintes excentricités et, tout à coup, connut, très jeune encore, la célébrité à la fois comme auteur et comme journaliste. La fortune léguée par le vieux parent n’avait pas été étrangère à un si prompt succès. Il donnait au « Grand Quotidien », sous le nom de « Jacques Provence », des chroniques extrêmement goûtées. Les hardiesses de son style, l’âpreté mordante des dialogues où, à profusion, il gaspillait l’esprit, — un esprit léger, primesautier et piquant, souvent injuste, — lui avaient valu, lui valaient encore, la constante faveur du public.
La bizarrerie « voulue » de sa vie, la singularité, pour le moins étrange, des mœurs qu’on lui prêtait avec facilité (on ne prête qu’aux riches !) et qu’il ne reniait point, puisant au contraire, à cette source trouble, les éléments d’une réclame qu’il jugeait excellente, n’avaient pas peu contribué à sa réussite.
Il passait six mois de sa vie sur la Riviera et six autres à Paris dans un petit hôtel caché, l’été, sous un fouillis de lierre, rue Desbordes-Valmore, en plein Passy.
Le Tout-Paris du théâtre et des lettres avait défilé là. Jacques Provence y avait organisé des fêtes qui, à défaut de tenue, n’étaient pas dépourvues d’originalité. Certain bal aquatique récemment donné dans l’hôtel, transformé en aquarium, avait défrayé, tout un printemps, les papotages parisiens. L’écho en était, par les gazettes, parvenu jusqu’à Marie-Antoinette qui avait haussé les épaules. En parlant de lui, elle ne manquait pas d’ajouter : « Nous avons un fou dans la famille ! »
Entre eux, d’ailleurs, aucune relation. Le protocole de Moune consentait cependant à ce que, deux fois l’an, à la Saint-Jacques et au 1er janvier, Françoise écrivît à son oncle. Le fantaisiste répondait par un envoi de bonbons ou par un bibelot.
Le père de Françoise avait voulu faire sa carrière dans la marine. Toujours généreuse, ce fut Mlle Corbier qui paya ses années d’études, lui assurant une pension jusqu’à son mariage avec Mlle Hélène de Mertilles, dont la famille avait autant de dettes que de quartiers de noblesse.
En apprenant que son « chéri », resté l’objet de ses plus constantes préoccupations, pour qui elle rêvait d’une carrière brillante dans l’armée française, voulait épouser la fille d’un comte absolument ruiné, la « roturière de la famille », ainsi que Marie-Antoinette avait pour habitude de s’appeler, poussant les hauts cris, se fâcha net…
Il y avait eu, entre frère et sœur, une explication des plus orageuses. Par toutes sortes de raisons qu’elle jugeait excellentes, Mlle Corbier tenta, mais en pure perte, de dissuader son cadet. La patience de la fougueuse aînée ne pouvait être soumise à une trop longue épreuve. Elle explosa :
— Alors, tu trouves que ce n’est pas assez de deux bêtises dans la famille ?… Le mariage stupide de notre pauvre mère et la vie de polichinelle éhonté que mène le sieur Provence à Paris ?… Tu continues la série ! Mais tu veux donc mourir sur la paille ? Si tu crois que je payerai les dettes du beau-papa, tu ne m’as pas regardée !… Un joli coco, entre parenthèses, que ce beau-père-là !… Ça, un comte ?… Laisse-moi rire !… C’est un comte… à dormir debout !…
— Ma sœur, je ne vous demande rien !
— Mon frère, vous n’êtes qu’un petit orgueilleux !
— Vous ne parlez qu’argent. Je vous réponds : noblesse.
— Cette noblesse-là, mon bonhomme, te fera danser devant le buffet !
— On ne dirait pas à vous entendre, ma sœur, que vous êtes de sang noble. Notre mère, contrairement à ce que vous assurez avec impertinence, n’a commis qu’une erreur, celle de se mésallier. Vous êtes d’une race, je suis de l’autre. Quant à mon frère, puisqu’il a renié notre nom, je ne veux plus le connaître. Adieu !
C’était la rupture.
Indignée, Mlle Corbier, ayant refusé de connaître sa future belle-sœur, n’assista pas au mariage, abandonnant le château de Falède, qu’elle avait pourtant racheté de ses deniers en Maine-et-Loire, et dont elle aimait le séjour. Pour s’étourdir, afin d’oublier l’ingrat, elle voyagea avec passion, avec rage, courant à travers le monde en véritable globe-trotter. Deux ans plus tard, subitement lassée, elle s’installait à Genève, où, désormais, elle entendait vivre à sa guise.
A peine avait-elle loué un « amour » d’appartement, dont les larges fenêtres donnaient sur cette merveille bleutée qu’est le lac Léman, que la fatalité l’endeuillait…
La mort de son frère, et, peu après, celle de sa belle-sœur qui, brisée par le chagrin, expirait en donnant le jour à Françoise, venaient l’atteindre. Oubliant ses griefs, la roturière revenait en France, courait à Falède et, farouchement, prenait possession de sa nièce.
Il y avait de cela vingt-deux ans. Vingt-deux années de bonheur, de calme. Françoise aimait sans doute beaucoup sa tante, mais cette dernière était l’adorante esclave de sa nièce.
— C’est un chef-d’œuvre ! avait-elle coutume de s’exclamer à tout propos. Un vrai chef-d’œuvre !… Dans sa Babylone, le Jacques Provence n’en connaît certainement pas de pareil, avec ses grues peintes et ses pouliches dopées !…
Rien d’exagéré dans cette déclaration. Françoise de Targes était belle, en effet, admirablement.
Grande et mince, lumineusement rousse, sous un envol de boucles faites d’or en fusion, son visage d’un ovale un peu allongé, mais d’une rare finesse, surprenait le regard par les tons roses et transparents d’une peau satinée. Dans cette créature idéalement belle, on ne savait qu’admirer le plus : sa taille souple, sa démarche harmonieuse, la remarquable petitesse de ses mains, l’éclat de son sourire, la forme pure de son nez ou l’éblouissante nuance de ses yeux : deux saphirs d’un bleu très sombre, presque noir, largement ouverts entre les paupières aux cils déliés et recourbés. En outre de ce don précieux, qui est la beauté, la Nature avait accordé à cette perle de grâce deux inestimables trésors : le charme et l’intelligence, dont le rayonnement intérieur contribuait à la rendre plus séduisante encore.
C’est ce chef-d’œuvre que nous trouvons roulant vers Paris, assis sur les genoux de Mlle Corbier et s’efforçant, afin d’apaiser le turbulent désespoir de sa Moune, à la badinerie des enfantillages.
Quoi de plus follement imprévu que ce voyage, ayant pour but une visite à M. Jacques Olivier de Targes, dit « Provence » ! Il avait fallu qu’une catastrophe vînt à fondre sur les deux femmes pour décider l’une à une telle démarche et l’autre à l’accompagner. Me Hubert-Lebert, notaire à Falède, chez qui Mlle Corbier avait placé ses capitaux et… sa confiance, avait subitement disparu depuis l’avant-veille, emportant pour tout bagage huit ou dix millions à une clientèle consternée. Les journaux ne parlaient que de cette escroquerie qui laissait Mlle Corbier à peu près ruinée. Il lui restait bien le château de Maine-et-Loire qui, loué trois mille francs par an, ne constituait qu’un revenu dérisoire pour deux insouciantes habituées au bien-être, à la vie facile, au luxe.
Sur-le-champ, Françoise décidait de partir. Pendant que Marie-Antoinette procéderait aux démarches exigées par les poursuites qu’il allait falloir intenter, elle, irait hardiment trouver l’oncle Provence.
Des rugissements accueillirent cette proposition, puis la tante avait cédé, comme toujours, jurant ses grands dieux que ce « scandaleux individu » n’aurait pas la satisfaction de la voir, elle, sa sœur, — une honnête fille ! — s’abaisser devant un tel débauché.
— Après tout, qui sait ? peut-être est-il très « bon type » ? avait insinué Françoise.
Marie-Antoinette Cordier avait sursauté :
— Un bon type, ce dépravé ! ce bohême gavé d’orgies ! ce fouineur de coulisses ! ce rinceur de cuvettes ! Ah ! la la ! il essaiera de te violer, oui !…
Françoise avait pouffé.
A cette heure, toutes deux étaient en route pour Paris, pendant que Mlle Corbier se remémorait, l’une après l’autre, les courses qu’elle aurait à faire :
— Primo, à la « Société Générale ». Et puis chez l’ondulateur. Ah ! il faudra déjeuner chez les Giraud… ça va être une surprise ! Ce qu’Amédée sera heureux ! on téléphonera chez eux dès notre arrivée.
Pas de réponse. Moune insistait :
— Ah ! tiens, si seulement, l’an dernier, tu avais voulu épouser ce garçon-là !… J’aurais constitué ta dot. C’eût été toujours cela de sauvé ! J’ai été imprévoyante. J’ai manqué de fermeté. C’est de ma faute. Tu me mènes par le bout du nez comme une vieille gâteuse. J’aurais dû t’imposer ma volonté. Si seulement on pouvait « rabibocher » les choses…
— Quelles choses, Mounette ?
Françoise avait levé sur sa tante des yeux volontairement surpris où passait, rapide, un éclair de mécontentement.
— Avec Amédée ! Avec qui veux-tu que ce soit ? Avec le Pape ?… Il est froissé… Tu l’as si bien accueilli !
— ………
— Oui, oui… Fais la sourde oreille, petite masque ! Ah ! si tu voulais, peut-être qu’en s’y prenant adroitement…
— Jamais ! déclara Françoise d’une voix coupante. Jamais, ma tante, je n’épouserai un monsieur que j’ai refusé quand nous étions riches et que je prendrais parce que nous sommes pauvres. J’aurais l’air de me vendre, moi, une de Targes ! Sérieusement, tu n’y penses pas, Moune ? Je travaillerai, voilà tout !…
Travailler !…
Dans sa jolie bouche, ce mot avait sonné fièrement. Une expression d’énergie se reflétait sur cette belle figure et le regard des yeux sombres, de ces yeux qui vivaient, qui pensaient, qui voulaient, étincelait soudain…
Travailler !…
Moune semblait plongée dans un abîme d’indicible stupeur. Ses bons yeux myopes papillotaient éperdûment… Plantant sur l’un d’eux le petit monocle d’écaille dont elle ne se séparait jamais, elle contempla sa nièce avec ahurissement.
— Travailler… à quoi, ma petite fille ?
Françoise claquait des doigts.
— Rien de précis… A tout ! Je sais peindre, broder. Je suis bonne musicienne. Je parle couramment l’anglais, l’allemand. Je suis poète, à mes heures, comme le fut mon bel oncle ! Je puis écrire un livre, moi aussi ! Je ne crois pas être hideuse à voir… Toutes conditions favorables. Et voilà pourquoi votre fille n’est pas muette et s’en ira demain faire sa plus belle révérence à Môssieu l’homme célèbre.
— Bon courage ! Je te répète une dernière fois que je ne t’accompagnerai pas.
— J’irai tout de même. Suis-je, oui ou non, sa nièce ?
— Tu l’es. Tu es même encore plus sa nièce à lui que la mienne. C’est bien ce dont j’enrage : Je ne suis que ta demi-tante, moi ! Lui, est ton oncle, ton vrai oncle ! Saligaud !…
— Je lui tiendrai donc le discours suivant : « Vrai oncle ! fouillez vos relations, et posez, s’il y a lieu, ma candidature soit comme institutrice, soit comme secrétaire, soit comme artiste peintre, soit enfin comme auteur si vous ne craignez pas la concurrence. »
— Femme de lettres, toi ! Si ton pauvre père t’entendait !…
— Moune, femme sérieuse, préféreriez-vous, par hasard, le réchaud des grisettes ?…
— Solliciter une place !… Le dénommé Provence va se ficher de toi.
— Erreur, Mounette ! Et puis… quelque chose me dit d’aller le voir, cet oncle si décrié, de mettre une robe un peu chic, la dernière que tu m’auras payée chez le bon faiseur, et si nous ne décrochons pas la timbale cette fois-ci, ce sera pour la prochaine. Gardez les mêmes et on recommence ! La vie, vois-tu, ma grande, c’est une perpétuelle loterie. Nous avons perdu hier. Demain nous doit une revanche.
— Tu ne sais seulement pas s’il est à Paris, ton Nabuchodonosor !
— Pardon ! Le Figaro m’a renseignée. Il va donner des réceptions artistiques. Je veux m’y faire inviter. Je dirai des vers.
— Des vers !… Je te défends bien !… Mais tu passeras pour une cabotine !…
— Mais non, Mounette, des vers de moi. Je ferai ma petite Delarue-Mardrus. Je réciterai deux poèmes. Je les ai déjà choisis, tiens : Les Roses du Parterre et La Danse de Salomé. Sèche tes yeux, Ronchon, et fais-moi une belle caresse avec une risette par-dessus le marché !
Un éclat de rire, où chantait l’allégresse des beaux printemps, s’élevait, sonore, dans le fracas des roues trépidantes.
Alors, la vieille demoiselle, avec un grand soupir :
— Ah ! Que tu es donc peu sérieuse !… Rire en un pareil moment !
A quoi la nièce, un doigt levé vers le front, de répondre d’un ton doctoral :
— Damoizelle Moune, souvenez-vous que Sainte Thérèse, qui n’était point sotte, a écrit quelque part, dans un très vieux bouquin, cette phrase que je cite afin de la livrer à vos méditations : « La meilleure religieuse, c’est la plus gaie ! »
— Te voilà bien savante, ma France !
— Voui. Le plus curieux, c’est que l’opinion de cette noble fille est partagée par un Juif, car Spinoza a dit aussi :
« Il n’y a qu’une vertu : la Joie ! »
C’était rue Desbordes-Valmore, chez Jacques Provence, la fin du déjeuner. On venait de quitter la vaste salle à manger moyen-âgeuse du romancier, pour passer au fumoir où la divette Ady Marfeuil, promue, pour quelques instants, à la dignité de maîtresse de maison, servait le café aux invités, avec sa grâce un peu inquiétante d’androgyne montmartoise : cheveux courts, « chemisier » orné de perles et jupe-culotte révélant d’impeccables jambes gaînées de soie.
— « Les plus jolies pincettes de Paris ! » avait déclaré Jacques Provence.
L’hôte de céans, affalé sur un divan bas, lançait indolemment au plafond les nuages parfumés d’une cigarette égyptienne. Les cheveux, d’un roux ostensiblement factice, ramenés « à l’enfant » sur un front bas ; d’anciens beaux yeux, glauques, soulignés de crayon, capotés de poches avivées de fard se perdant dans les bajoues d’une courte barbe, de teinte aussi violente que la coiffure, prêtaient au dernier descendant des Targes et Falède une physionomie barbare, un peu byzantine, où, seuls, étaient demeurés intacts le nez fin et la bouche fièrement arquée.
Nul ne semblait se souvenir d’un titre dont il ne tirait aucune vanité. On ne sait d’ailleurs pourquoi il avait renoncé à le porter. Un jour, par fantaisie, et aussi par amour du pays où son adolescence s’était épanouie, où la fortune lui avait souri, il avait signé l’un de ses tout premiers articles du pseudonyme de Provence. Avec le succès, le nom lui était resté. Il y tenait, comme à une sorte de fétiche.
A vingt-cinq ans, lorsque son frère Lucien épousait Mlle de Mertilles, il était déjà lancé et bien lancé.
Pas plus que Marie-Antoinette Corbier, mais pour des raisons toutes différentes, il n’assista au mariage du cadet. Le nom qu’il avait adopté, semblant renoncer à celui des Targes-Falède, et le genre d’existence qu’il menait, avaient creusé un abîme entre les jeunes gens. Plus tard, en termes secs, l’aînée l’avertissait de la mort d’un frère, à demi-oublié déjà, en même temps que de la naissance, pour lui indifférente, d’une nièce s’appelant Françoise.
Sans que Jacques se préoccupât autrement de la famille qui lui restait, dix années glissèrent. Lors de sa première communion, Françoise, exprimant un désir d’enfant gâtée, voulut informer elle-même l’oncle qu’elle avait à Paris d’un événement qu’elle jugeait considérable. « L’homme célèbre » crut devoir répondre par un cadeau. Depuis, avec ponctualité, en dépit de l’irritation un peu jalouse de Moune, Françoise faisait avec le romancier l’échange de courtoises banalités.
Pour Provence, insouciant égoïste, mieux encore que pour tout autre, la vie, cette terrible vie, avait rentré ses griffes, se montrant immuablement bonne fille. Jamais, dans un inutile effort, la main de Jacques ne s’était tendue vers tous les fruits, même défendus, que son capricieux désir avait caressés. Riche, notoire, un peu las, sans avoir été la proie d’un véritable chagrin, un seul désespoir le tenaillait maintenant : Vieillir !…
Le lent supplice des teintures, l’énervement des massages électriques, la souffrance aiguë de l’épilation, le vol organisé autour de lui par une poignée de charlatans, abusant de sa puérile crédulité, les chantages louches dont il était le complaisant objet, tout cela, il le subissait docilement afin de conserver l’illusion d’une beauté, à tout jamais disparue, sombrée plutôt dans les pires débauches. En dépit de son masque flétri, strié de couperoses, de ses chairs molles, il voulait, comme le chante Thaïs, être encore et toujours « éternellement » le beau Provence, celui qui, peu après la parution du livre de Loti, Mon frère Yves, avait mérité le surnom nettement équivoque, pour les gens trop bien renseignés, de Mon frère Jacques…
Il lui avait alors été donné de passer, à Marseille, pour le héros assez singulier d’un scandale ayant pris fin par des coups de revolver échangés entre nervis et marins en bordée… Des arrestations avaient eu lieu. La presse s’était emparée de l’affaire. Sa réputation fâcheuse partait de là.
Loin de lui nuire dans l’esprit du public, ses livres bénéficièrent de l’indulgence extrême qu’on témoignait à leur auteur. Les ans n’avaient point atténué le privilège d’un tel engouement. De temps à autre, la chronique, avec une curiosité toujours aussi vive, s’emparait des moindres événements de sa vie privée.
Récemment, encore, n’avait-on pas annoncé qu’il devait épouser Liane de Parme, courtisane fameuse ? A vrai dire, il ne vivait avec celle-ci que sur un pied de camaraderie libertine. Cette union singulière avait, tout de suite, déchaîné les rosseries. Aurélien Branteyl, peintre de l’une et ami de l’autre, déclara que c’était là le mariage « de la Carne et du Lapin »… Liane, enivrée de réclame, se montrait ravie de cette publicité nouvelle obtenue sans qu’elle eût eu, pour cette fois, recours à des moyens éventés : empoisonnement au laudanum ou disparition d’un rang de perles. Elle avait usé, sans discrétion, de tels procédés. Les journaux ne parlaient plus que de cette union ultra-parisienne. Oh ! combien !…
Soudain, tout craqua. Les fiançailles rompues, — pour quel motif ?… — Liane s’enfuyait en Écosse, et Provence en Italie. Ils étaient devenus, sans qu’on en ait jamais su exactement la cause, deux ennemis acharnés. Revenue en France, une année plus tard, la Belle des Belles eut, pour juger son ex-favori, un mot cruel.
A quelqu’un, lui parlant d’une pièce en vers que Provence avait récemment fait jouer à l’« Odéon » et qui, malgré ses incontestables qualités et une interprétation de premier ordre, n’avait été qu’un four noir, elle déclara :
— Il est fini. Ce n’est plus un poète, ce n’est même plus un homme !…
Et, décochant la flèche du Parthe, elle ajoutait :
— Il n’écrira plus désormais que des cochonneries. Vraiment, il peut se vanter d’être le nouvel… Art éteint !…
La méchanceté du propos était revenue à Provence qui, pour s’en venger, écrivit L’École des Grues, où il traitait Liane de la pire façon. Ses tares physiques et ses petites faiblesses ne s’y trouvaient pas ménagées. Il avait, à son tour, mis les rieurs de son côté, car le livre obtenait un succès considérable.
Se jugeant offensée, elle lui déléguait son cavalier servant, lord Eddy Talmour, pilier réputé des salles d’armes, et l’affaire se terminait sur le terrain. Talmour n’y gagnait qu’un bon coup d’épée et Provence une réputation de bravoure insoupçonnée jusque-là.
Comme le peintre Aurélien Branteyl, qui avait servi de témoin à Provence, narrait les péripéties du duel devant Charcenol[1], qui ne manquait pas d’esprit et dont les mots faisaient parfois fortune au boulevard, l’artiste croyait devoir terminer l’éloge de son client par un :
[1] Voir Notre-Dame de Lesbos.
— Hein ? Croyez-vous ? Ce Provence !… Qui eût dit cela de lui ?… Il a tout de même des …….. au …!
L’impassible Charcenol, vissant son monocle et hochant la tête, avait répondu, mi-figue, mi-raisin :
— Sans doute, mais… ce ne sont pas toujours les mêmes…
Décrié, détesté, craint et, conséquemment admis partout, idole incontestée de la vie parisienne, tel était, malgré ses tares, ou à cause d’elles, Jacques-Olivier de Targes.
Cet après-midi-là, alourdi par la cinquantaine menaçante, ce gros homme, qui avait connu jadis le triomphant orgueil d’être aimé pour sa seule beauté, se souciait fort peu, noyé de béatitude et dégustant son verre de fine dans le brouhaha des conversations, de posséder encore, sur quelque point du globe, une Françoise qui fût sa nièce.
Il avait là, autour de lui, outre Ady Marfeuil, qui se targuait d’avoir été — une fois n’est pas coutume — sa maîtresse délirante… pendant cinq minutes ! la danseuse Tjouharine, aux longs yeux asiatiques, étoile des ballets russes ; la marquise d’Autreman qui, — par hasard, — se trouvait toujours dans le sillage d’Ady Marfeuil, et l’éclectique baronne Fossier d’Ambleuze, vieux squelette paré comme une fée et peint à ravir un impressionniste. La baronne était dame patronnesse de diverses œuvres importantes et femme de lettres, par surcroît, lorsque ses essayages et ses rendez-vous, où la diplomatie tenait une aussi grande place que la galanterie, lui en laissaient le loisir.
Du côté mâle : Aurélien Branteyl, le comédien Lucien Grégeois, que Don Juan venait de mettre en lumière pour ses débuts à la « Comédie-Française », et M. Hermann Wogenhardt, dont la rogue attitude, le torse cambré, l’accent tudesque et le rire épais trahissaient la détestable origine.
Aussi l’ahurissement de « Frère Jacques » fut-il indicible lorsqu’Alexis, son vieux valet de chambre, vint, au milieu des éclats de rire qui venaient de saluer le récit faisandé du plus récent potin narré par Branteyl, lui présenter un bristol où figurait un nom auquel il s’attendait peu.
— Françoise de Targes !… murmura-t-il, abasourdi.
— T’as l’air épaté, Frère Jacques ! constatait Marfeuil. Qu’est-ce qui t’arrive ?…
— La police des mœurs vient te coffrer ? s’informait suavement Branteyl.
Jacques Provence, soulevé parmi ses coussins, demandait au domestique :
— Où avez-vous fait entrer cette personne ?
— Dans le petit salon chinois.
— Bien. Et… dites-moi, Alexis ? Comment… Hum !… Comment est-elle ?…
— Oh ! Monsieur !… Très bien !
Et le valet avait une mimique enthousiaste terminée par un baiser sur le bout des doigts :
— Et des yeux, Monsieur !… Un sourire !…
Il y eut une rumeur :
— Voyez-vous ça !…
— Ah ! le gros vicieux !…
— M’as-tu vu dans Sardanapale ?…
Le chœur féminin s’en donnait à cœur-joie. Branteyl clama :
— Depuis quand Monsieur se fait-il livrer à domicile ?…
Alors, Provence, avec un grand sérieux :
— Ne blaguez pas ! Je suis assez embêté… C’est ma nièce !
Des rires fusèrent. Mme d’Ambleuze gloussa :
— Mais vous êtes un petit cachottier, Maître !… Jamais vous ne nous aviez parlé d’elle !
— C’est par coquetterie, assurait Mme d’Autreman qui, profitant du tumulte, s’était glissée tout contre sa chère Ady, son bras vigoureux emprisonnant la taille de l’androgyne.
— Oncle Jacques ! s’étouffait celle-ci, riant aux larmes, tu vas pouvoir donner un bal blanc !
Grégeois, qui avait des lettres ou, tout au moins de la mémoire, déclama :
Les robes courtes des nièces font les jeunesses longues…
— … des tantes !…
L’incorrigible Branteyl avait coupé la citation.
Assise sur le tapis, Tjouharine, battait des mains à la manière orientale, tandis que Grégeois, afin de mieux montrer ses dents, se pâmait d’aise.
Plus posée, et fignolant, par habitude, la distinction de ses manières, même dans les milieux les plus désordonnés où elle avait accoutumé de fréquenter, Mme Fossier d’Ambleuze, irrespectueusement surnommée par ses intimes : « La mère Fessier » et à qui Provence, en raison de sa jeunesse plus que persistante avait décoché le doux sobriquet de Momie-Pinson, tint à donner une preuve de tact :
— Nous allons vous laisser en famille.
Froid et correct, comme étonné du charivari créé autour d’une simple carte de visite, Hermann Wogenhardt imita le mouvement de départ esquissé par la Baronne.
— Restez ! insistait Provence, contrarié. Je vais recevoir cette petite fille. Je ne vous demande que quelques minutes.
Et il gagnait rapidement l’entresol où Félix avait fait pénétrer Françoise.
— Filons ! conseillait la marquise, talonnée par l’espoir de se retrouver le plus tôt possible seule avec Ady Marfeuil.
— Laissons-le à ses épanchements… nobiliaires, opinait Grégeois.
Ce fut la retraite. Tous s’envolèrent et il ne resta bientôt plus, au fumoir, figés dans la correction de leur attitude, que Mme d’Ambleuze et son sigisbée allemand.
Par habitude, elle minauda :
— Nous voulions partir les premiers et c’est nous qui restons ! C’est très parisien ! Ne croyez-vous pas aussi, cher ami, que le maître eût pu se froisser d’une si totale désertion ? Je ne suis pas fâchée, d’ailleurs, de bavarder librement avec vous sans témoins.
Et, changeant de ton :
— Quand son Altesse arrive-t-elle ? Il faudrait que je fusse très exactement informée afin d’adresser une note aux journaux !…
Dans l’idiome de Gœthe, ils continuèrent de chuchoter.
Pendant ce temps, Françoise, très à l’aise, bavardait avec son oncle, comme si elle l’avait toujours connu. Librement, elle lui narrait la mésaventure financière de Marie-Antoinette et les démarches que cette dernière tentait, probablement en pure perte. Plus positive, elle était venue demander aide, conseil et protection à son tuteur naturel qu’elle dévisageait avec autant de sympathie amusée que de curiosité. Il lui produisait l’effet d’un comédien grimé, vu en plein jour… Lui, déjà remis de sa surprise, la regardait avec attention.
— Sais-tu… permets-moi de te tutoyer, petite… que tu es tout à fait jolie ? Que je te regarde encore !… Oui, oui, le vivant portrait de ton père.
— Moune me l’a dit aussi bien souvent.
— Moune ?…
— Mais oui, Moune, Mounette, Moumounette et Moumoune, c’est ma tante. Auriez-vous, par hasard, oublié que votre frère était aussi le sien ?
— Et comment se porte mon auguste sœur ?
— Si vous lui posiez vous-même la question, elle vous répondrait, mon oncle, comme Mme Jourdain : « Sur mes deux jambes. »
— Ce qui équivaut à me prévenir que la Révérende Cordier ne m’a toujours point en odeur de sainteté.
— Oui et non.
Et, avec un visible souci de détourner la conversation d’un aussi périlleux sujet, Françoise, d’un ton câlin, insinuait :
— Alors, mon oncle, vous allez me caser ?
— On verra. Je vais parler de toi dans mon entourage. C’est très délicat…
— Je puis être une excellente secrétaire.
— Hum ! Tu es trop jolie, tu subirais des… effractions.
— Oh ! mon oncle !…
Elle avait rougi. Lui s’amusait décidément beaucoup. Cette gamine lui plaisait. Ils bavardaient depuis plus d’une demi-heure lorsque, soudain, il eut un cri :
— Et mes invités !…
Elle se levait :
— Vous aviez du monde ? Je me sauve.
— Attends.
Il sonnait. L’œil émerillonné, Félix parut.
— Ces dames sont-elles encore là ?
— Oh ! non, Monsieur. Tout le monde est parti à l’exception de Mme d’Ambleuze et du monsieur qui l’accompagne.
Provence réfléchissait. Malgré le relâchement de ses mœurs, il eût été choqué, tout de même, de mettre cette grande jeune fille, éclatante et pure, en contact avec le couple Marfeuil-d’Autreman, avec la bestiale Tjouharine, l’équivoque Grégeois et le dangereux Branteyl. Décidément, ceux-là avaient bien fait de partir ! Avec Mme d’Ambleuze, reçue partout, la chose lui paraissait beaucoup plus aisée.
— Au fait, murmura-t-il, c’est peut-être elle qui trouvera ce qu’il te faut. Elle est si répandue !…
La baronne Fossier parut s’évanouir d’extase, lorsque Provence lui présenta Françoise. Tout de suite, elle s’improvisait chaperon.
— Souffrez, mignonne, gazouilla-t-elle, que je vous présente un admirateur passionné de la France, sinon un ami : M. Hermann Wogenhardt, secrétaire particulier de son Altesse Royale l’Archiduchesse Frida de Marxenstein-Felsburg.
L’homme s’inclinait très bas devant la nièce du « Grand Maître ». Quand il releva la tête, la jeune fille aperçut, dans une large face jambonnée, deux yeux faux qui clignotaient, encadrés de courts favoris roussâtres. La bouche épaisse, où les mots français trouvaient un passage difficile, articula lourdement quelques phrases complimenteuses.
La baronne s’agitait, arrachant à Françoise la promesse de venir prendre le thé chez elle, dès le lendemain. Mais quand elle apprit l’existence de Mlle Corbier, comme elle se montrait, en toute occasion, respectueuse du protocole, elle proposa d’aller la saluer au « Continental ».
— Vous serez là, sans doute, cher Maître ?…
Et le cher Maître n’osa pas dire non.
L’entrevue entre Marie-Antoinette Corbier et son frère avait été, relativement, cordiale. L’excellente Mme Giraud et son fils Amédée, un grand gaillard dégingandé, à l’œil timide et aux longues moustaches blondes, en visite chez Moune, avaient, par leur présence, amorti le choc de la rencontre.
Lorsque la Baronne arriva, poupée scintillante et macabre, Mlle Corbier multipliait une fois de plus les détails sur la fuite de Me Hubert-Lebert. Après les présentations, Mme d’Ambleuze tint absolument à ce que l’on n’interrompît point, pour elle, la conversation, si, toutefois, elle n’était pas indiscrète.
— Je disais, Madame, que notre notaire nous avait affreusement volées ! Et figurez-vous que ma nièce veut absolument travailler !… Une vraie lubie !…
— Travailler !…
Pendant que la baronne poussait des petits cris apitoyés, l’honnête et loyale figure d’Amédée Giraud prenait une expression désolée. Il était sincèrement navré du malheur qui venait de s’abattre sur des amies qui, toutes deux, lui étaient chères.
Le père d’Amédée avait réalisé une très grosse fortune dans l’industrie, comme jadis le père Corbier avait établi la sienne dans les pâtes de fruits. Modeste pharmacien, il eut l’idée de lancer un produit de sa fabrication destiné à calmer les rages de dents. « La Giraudine », vendue partout 0 fr. 95 le flacon, soutenue par d’habiles annonces, acquérait rapidement la célébrité. En quelques années, ce calmant avait rapporté à son inventeur de quoi se retirer des affaires s’il l’eût voulu. Il n’y consentit pas et prit, dès qu’Amédée eut terminé son service militaire, son fils comme associé et directeur de ses usines de Saint-Denis.
Amédée était un gros travailleur, n’ayant au cœur que deux ambitions : épouser Mlle de Targes et devenir docteur en médecine.
— Cette vocation de médicastre est de la folie, déclarait Giraud. Tu es fils unique. Nous sommes millionnaires. Que peux-tu désirer de plus ? Nous possédons une affaire exceptionnelle. Reste usinier, épouse ta fille du monde qui pond des vers, ce qui ne fait de mal à personne, et donne-moi une série de petits Giraud qui seront usiniers à leur tour. Ça vaudra mieux que d’aller soigner un tas de sales maladies qu’on est susceptible de contracter.
Ainsi encouragé, Amédée Giraud avait sollicité, un été à Genève, la main de la radieuse Françoise de Targes.
La jeune poétesse lui avait ri au nez. Elle se souvenait que, pour faire un bon mot, lors d’un bal donné à Paris l’hiver précédent par Mme Champel-Tercier, elle avait railleusement, devant d’autres jeunes filles, surnommé Amédée Giraud, en raison de son extrême gaucherie, « le Giraud-daim » et que ce sobriquet lui était resté. Elle en avait, aussitôt, éprouvé comme un secret remords.
Belle comme elle savait l’être, dotée par Moune comme elle était en droit de le supposer, elle croyait pouvoir prétendre à mieux qu’à ce fils de pharmacien, enrichi et pataud, qui bafouillait, lamentable, dès qu’il se trouvait en sa présence.
Mlle Corbier, qui connaissait depuis fort longtemps la famille Giraud et en appréciait tous les mérites, avait déclaré qu’Amédée était son « candidat ». Elle avait même ajouté avec mauvaise humeur, se souvenant de la scène qu’elle avait eue, jadis, avec son cher cadet :
— S’il s’appelait de Giraud, ma chère, tu l’épouserais ! Ah ! ces aristocrates !…
Maintenant qu’elles étaient pauvres, les obstacles étaient fort simplifiés. La tante conservait son idée de derrière la tête, celle de « rabibocher » le mariage manqué. Certes, il y avait bien l’orgueil de Françoise, mais, avec le temps et les difficultés qui allaient inévitablement surgir, il faudrait bien que l’opiniâtreté de la jeune fille s’atténuât. Il convenait donc de ne pas effaroucher le soupirant éconduit qui, s’il aimait vraiment sa nièce, — et la vieille fille en gardait l’intime conviction, — ne verrait aucun inconvénient à l’épouser pour sa seule beauté.
Et la persévérante Mlle Corbier, en narrant à son frère et aux Giraud, devant la Baronne faussement empressée, l’escroquerie où venait de sombrer son budget, était loin de se douter qu’elle allait, par son bavardage, contribuer à la séparation presque définitive de ceux qu’elle voulait si étroitement unir…
Mme d’Ambleuze qui, lorsque les gens lui plaisaient, n’était pas chiche d’invitations, annonça qu’elle allait enfin donner une grande soirée en l’honneur de l’Archiduchesse de Marxenstein-Felsburg. Elle insistait auprès de Mme Giraud et de Moune pour qu’elles vinssent : ce serait si curieux ! L’Altesse était, pour l’Allemagne, la présidente d’une œuvre de propagande féministe que la Baronne avait créée : « Les Amitiés internationales », comme la Duchesse de Landshire l’était pour l’Angleterre, la Princesse Moratieff pour la Russie et la Baronne Fossier pour la France. Et, engageante, elle concluait :
— La Tjouharine nous donnera des danses de caractère avec quelques coryphées des Ballets Russes. On fera de la musique. Il y aura aussi du chant.
Blagueur, Provence, pour faire enrager sa sœur, hasarda :
— Bon chien chasse de race. Ma nièce est poète. Voulez-vous qu’elle vous dise des vers ?
Et, pendant que Moune roulait vers le mauvais plaisant, derrière son monocle, un œil furibond, la baronne prenait au mot le romancier.
— La nièce du grand homme dirait des vers, mais ce serait exquis ! Exquis !…
La destinée de Françoise allait s’accomplir…
— Bravo ! Bravo !… Encore bravo !
On s’extasiait dans un tumulte de voix papoteuses, parmi le bruissement des robes froufroutantes.
Mlle de Targes avait déchaîné l’enthousiasme.
Les femmes, curieusement attentives aux plaintes de Salomé, ne se lassaient pas d’applaudir l’Authoress. On voulait la voir encore. Et c’étaient, dans le grand salon de Mme d’Ambleuze, des approbations flatteuses ponctuées d’applaudissements de mains gantées, des rumeurs discrètes, mais prolongées…
« La mère Fessier », à la voix zozotante, aux frisons roses et aux gestes précieux, constellée de bijoux et décolletée de la façon la plus invraisemblable, dans une robe bleu-paon, à queue ocellée, se précipitait vers Françoise.
— Divine, ma chère enfant, vous avez été di-vi-ne ! Bartet, notre grande Bartet, ne dit pas mieux que vous ! Avec qui donc avez-vous travaillé la déclamation ?
— Mais avec personne ! Je dis comme je sens, Madame. C’est un don.
— C’est adorable ! Quel dommage que le Maître ne soit pas là pour vous entendre !
Afin de couper à la corvée, Provence, au dernier moment, s’était fait excuser. Très souffrant, paraît-il, il gardait la chambre.
Mme d’Ambleuze, avec des mines de bébé qu’on purge, le plaignait, tout attendrie :
— Pauvre grand cher Maître ! Il se surmène aussi !… Vous le gronderez !…
Françoise, soupçonnant la vérité, dissimulait l’ironie d’un sourire derrière les battements rythmiques de son grand éventail.
Une voix sourde s’élevait près d’elle :
— Je déblore l’apsence du Maître, matemoiselle, mais aussi je la pénis. Elle me fautra l’honneur de fous offrir mon bras. Son Altesse Imbériale et Royale sera heureuse de féliciter bersonnellement un boète remarquable.
C’était Wogenhardt.
Françoise s’appuyait, légère, sur le bras tendu.
Dans la serre où elle était restée, assise sous un dais de palmiers, l’Archiduchesse de Marxenstein-Felsburg recevait, avec un visible dédain, les adulations, les bassesses et les flatteries à elle prodiguées. La lassitude de cette fête peignait l’ennui sur son visage. La seule diplomatie l’avait entraînée là où elle n’avait pu éviter de se rendre, puisque, pour certaines raisons politiques, elle était présidente d’honneur de l’œuvre. Elle dissimulait mal un bâillement…
Cette soirée cosmopolite où l’on avait fait de la musique allemande, chanté en russe et déclamé en français, lui semblait interminable. Seule, l’apparition de Françoise de Targes, délicieusement vêtue d’une robe ciel, avait secoué la noble torpeur qui l’envahissait.
La voix de la jeune fille, caressante et chaude, harmonieuse et vibrante comme un sanglot de harpe ou de violoncelle, avait agi sur elle, fouettant ses nerfs et l’animant comme d’une sympathie soudaine à l’égard de cette inconnue. Elle s’était penchée à l’oreille de Wogenhardt :
— Ces femmes de Paris sont si habiles avec leurs fards, qu’elles semblent toutes séduisantes, bien que vieilles. Celle-là, qui est belle, paraît réellement jeune. C’est incroyable ! Arrangez-vous, Hermann, pour qu’elle me soit présentée. Je veux la voir de près. Allez !
Wogenhardt, n’ayant pas pour habitude de discuter les ordres de sa souveraine, avait obéi.
Maintenant, Françoise se trouvait devant l’Altesse. Frétillante, Mme Fossier d’Ambleuze procédait aux présentations.
— Mlle Françoise de Targes, de Mertilles et Falède, la nièce du grand romancier Jacques Provence.
Elle n’oubliait pas les particules, cette chère baronne !
L’Altesse se levait, affable.
Trente-cinq ans, très maigre, grande, vêtue de velours noir, avec, au cou, un long cou presque décharné, la splendeur d’un merveilleux collier de perles et, en sautoir, l’ordre de Moldavie, le grand cordon de Felsburg et la croix de Saint-Pierre d’Alfanie. Un front bombé sous le diadème archiducal : rubis et diamants. Des yeux d’oiseau de proie, durs et extrêmement perçants, d’un gris vert où dansaient, luisants, des petits points jaunes. Un nez chevalin. Des mâchoires proéminentes. Des lèvres minces. Des dents puissantes…
Françoise l’avait, en un clin d’œil, détaillée.
Avec maintes démonstrations de courtoisie, l’Altesse l’accueillait, la félicitant de son talent et parlant musique dans un jargon français incorrect et rocailleux.
Délibérément, d’un geste autoritaire, elle avait saisi la petite main de la jeune fille.
— Haim’z-fous Wagner, Matimôselle ? C’est h’oune Dieu pour moi !
— Non, je préfère la musique moderne, répondait, avec une nuance d’agacement la nièce de « Frère Jacques ».
— Ah ! ia… ia…, fit l’Altesse un peu déconcertée de rencontrer, pour la première fois peut-être, quelqu’un qui ne fût pas complètement de son avis. Moi aussi. Je h’aime… Mât’me dé Fouzier d’Ambleuze a dit votré nom, je souviens plus… Vous êtes racée noble ?
Françoise avait un léger haut-le-corps. Un peu railleuse, elle répliqua :
— Votre Altesse veut dire, sans doute, que je suis de sang noble ?
— Ia… Je parlais très mal cet’français qué jé h’aime tant. Tout à l’heure votré voix était pour ma oreille un vrai musique. Je voudrais savoir ce langue si… si… harmoniatrice, si enchanteuse… Vous disez les vers avec h’oun talent si grande… si colossale…
— Que votre Altesse ne prenne pas la peine de s’exprimer en français, coupa Françoise, j’entends assez bien l’allemand.
— Wirklich ?… dit l’étrangère d’un ton charmé.
Et alors, très animée, Frida s’exprima avec volubilité.
Respectueusement, on s’était éloigné des deux interlocutrices…
A l’autre bout du grand salon, Amédée Giraud, délégué par sa mère qui, très effacée, avait horreur de toutes manifestations mondaines, baisait la main de Moune, une Moune cuirassée de jais, monocle à l’œil, lorgnant sa nièce en grand patati-patata avec la tête couronnée.
— Tiens, mon bon Amédée, c’est vous ? Je désespérais de vous voir… Mon cher frère, lui, ne s’est rien cassé pour venir… Le fait est, entre nous, que je préfère une bonne partie de dominos, avec vos parents, à la séance que nous venons de subir. Une vraie musique de sauvages !… Et cette danseuse, la Tjouharine !… Avez-vous vu ce qui lui sert de costume ?… Une feuille de salade sur le nombril et un poil d’éléphant dans les cheveux ! Et elle vient dans le monde comme ça ?… Qu’est-ce qu’elle met alors dans l’intimité ?…
Mais Amédée, l’esprit ailleurs, répondait :
— Oui… oui… Françoise a été très bien.
Trois jours plus tard, l’enfantine baronne d’Ambleuze se faisait annoncer au Continental, chez Marie-Antoinette Corbier. Elle entrait en coup de vent, un coup de vent atrocement parfumé :
— Mes amies, mes bonnes amies ! Apprêtez-vous à recevoir une visite inattendue, renversante, sensationnelle, prodigieuse !… Son Altesse Royale, vous entendez bien ? — l’Archiduchesse Frida, va être là dans un quart d’heure !…
Le monocle de Moune glissa de son œil sur son ventre important.
— Qu’est-ce qu’elle vient faire ici, cette Métèque ?…
Comme pour prendre le ciel à témoin de l’insulte sans égale commise par Moune à l’égard d’un personnage aussi considérable, la visiteuse levait vers le plafond ses menottes gantées de blanc.
— Une métèque !… Vous plaisantez, chère mademoiselle ? Un des plus grands noms du Gotha !… Elle est directement apparentée à l’empereur d’Allemagne, au roi d’Angleterre et à l’empereur d’Autriche ! Mlle de Targes l’a enthousiasmée !… Son Altesse m’a demandé des renseignements sur elle, et, comme vous m’aviez justement conté vos grands ennuis, je n’ai pas vu d’inconvénients à l’en instruire.
— Ça a dû fichtrement l’intéresser, bougonna Mlle Corbier.
— Beaucoup plus que vous ne pensez. Si je n’avais point parlé, elle n’eût jamais songé à proposer à notre adorable Françoise, ce qu’elle lui offre. Une situation superbe, mes amies, i-nes-pé-ré-e !…
— Ah ! chère Madame, s’écria la jeune fille, le feu aux joues, devrais-je aller à Nijni-Novgorod, à Pékin ou à Taïti, je signerais des deux mains le contrat qui nous sortirait de l’impasse où nous nous trouvons !
— Vous irez moins loin, chère enfant ! Son Altesse vous demande simplement d’être sa lectrice ou, si vous préférez, de prendre rang parmi ses dames d’honneur. Elle vous constituera une pension de quinze cents marks par mois. C’est splendide ! Pensez donc ! Vingt mille francs par an ! Acceptez-vous ?…
Sans une hésitation, Mlle de Targes répondit avec assurance :
— J’accepte !…
A quoi tient la destinée ?
Il avait suffi d’une boutade de Jacques Provence, cueillie au vol par l’oreille endiamantée d’une vieille poupée, pour emporter Françoise dans la tourmente, comme un grand lis très pur fauché par l’ouragan…
Quai Voltaire, 12 novembre 1913.
Ma chère petite Françoise,
Voilà sept mois que tu es partie, — sept siècles ! — et je n’arrive pas à me consoler de ton absence. Je ne peux pas, non, je ne peux pas me faire à l’idée que tu n’es plus là, toute proche. J’ai l’air d’une vieille poule abandonnée par son poussin. Je ne sors guère. Je passe mon temps à t’écrire et à ruminer dans le petit appartement meublé (très gentil, ma foi !), que j’ai loué, pas très loin des Giraud, et où je me suis fait envoyer par l’amie Vergeotte quelques bibelots de famille qui donnent un air de fête à des meubles que je ne connais pas. Je ne vois personne, ou si peu !… Monsieur mon célèbre frère m’a fait l’honneur de m’inviter à passer quelques semaines cet hiver dans sa propriété du Mont-Boron. Naturellement, j’ai refusé. Est-ce qu’il me prend pour sa Tjouharine ? Vivre avec ce mardi-gras, entouré de gens interlopes, avec sa cour de prostitués des deux sexes, jamais ! Le genre d’existence qu’il mène est une honte. Tu es une jeune fille et je me refuse à souiller ton imagination, mais ce qu’on m’a raconté sur lui depuis que je suis à Paris est l’abomination des abominations ! La mère Fessier m’a dit de lui, en l’excusant :
— Que voulez-vous, c’est un sybarite !
J’ai répondu :
— Possible, mais je ne le croyais pas encore… si bas que ça !
Et elle revient, cette trisaïeule, afin de quérir de tes nouvelles ! Je te déclare tout de suite que je ne lui rends pas ses visites. L’avenue d’Iéna est au diable. Et puis, elle m’agace, cette vieille échappée du Père-Lachaise qui joue à la pensionnaire. Il devrait y avoir des maisons de correction pour les enfants de cet âge-là !… Je lui en veux, d’ailleurs. Si je n’avais pas été assez cruche pour raconter mes histoires devant cette toquée, qui a vingt ans de plus que moi et qui s’habille comme si elle était mon arrière-petite-fille, tu serais encore là !
Dois-je te parler d’Amédée Giraud ? Oui. Bien que je devine le « non » que tu réponds en me lisant. C’est, quoi que tu aies pu dire, un garçon charmant, et d’une telle délicatesse !… Mme Giraud, chez qui je passe chaque après-midi, t’aime beaucoup, tu sais ?
— « Je comprends parfaitement à quel motif obéit Françoise, m’a-t-elle confié hier. Elle a voulu faire preuve d’un grand courage et d’une exceptionnelle dignité en gagnant sa vie. Pourtant, quand cet exil lui pèsera, rappelez-vous, chère amie, qu’elle n’aura qu’un signe à faire. Amédée a juré qu’il n’épouserait que votre nièce. »
Est-ce assez touchant ?…
Ma chère, en l’écoutant, j’ai fondu en larmes. Nous avons pleuré toutes les deux, à qui mieux mieux. La bonne maman Giraud m’a raconté ensuite que son fils s’est jeté dans la médecine, absolument comme on se fiche à l’eau. Daigne remarquer qu’Amédée est « très recherché ». Non seulement parce que c’est un beau parti, mais parce que c’est aussi un beau garçon. Je ne sais pas ce que tu lui trouves de si répréhensible ! Moi, ça me fait plaisir de le regarder. Il a l’air d’un chef gaulois. Et d’un désintéressement ! Ces gens-là sont de braves cœurs. Voilà quinze ans que nous les connaissons, depuis leur premier voyage à Genève, et ils n’ont jamais varié à notre égard, malgré ton affront et notre désastre… C’est admirable ! Nous n’aurions jamais dû fréquenter que des amis semblables et non des folles, des ratés, des cabots, des poseurs et des rastas comme chez ton oncle Hérode. Enfin !… Ce qui est fait, ma pauvre enfant, n’est plus à faire, ainsi que ne manquerait pas de le constater ce bon M. de la Palisse. Il n’en est pas moins vrai que je me gourmande chaque jour de n’avoir pas eu plus d’autorité sur toi, en virant comme un toton au gré de tes jolis caprices.
Je n’ai pas besoin de tant d’argent ! Sept cents francs par mois pour le vieil ermite de Moune, c’est trop ! Je vais faire des économies. D’abord, je ne te cache pas que cet argent me… lève le cœur. C’est de l’argent prussien !… Beûh !…
Plus de femme de chambre ; plus de cuisinière comme à Genève. Une petite bonne suffit. Donne-moi des détails sur ton existence à Felsburg. Je pense que vous devez y être arrivées maintenant. Ta dernière lettre, datée de Baden, me faisait prévoir votre prochain départ.
Ah ! te savoir, toi ! parmi ces gens qui ont voulu la ruine de la France en 70, à cette idée-là, j’entre en ébullition ! Je rêve toutes les nuits… Je te vois martyrisée, les fers aux pieds, la chaîne au cou… Enfin, des horreurs, quoi !
J’avais vingt ans quand les Prussiens sont venus à Falède, chez maman, et je me souviens de la façon dont ces brutes ont pillé le château. Quand on a vu des choses pareilles, on ne peut les rayer de sa mémoire et l’opinion que je garde de ces vandales ne changera plus. Mon cœur saigne de penser que ce que j’ai de plus cher au monde, toi, mon trésor précieux, mon « chef-d’œuvre », te trouves entre leurs mains, que tu es devenue leur salariée !… Ah ! si maître Hubert-Lebert me tombait sous les griffes au moment où je remue toutes ces rancœurs, je crois, ma parole, que je le zigouillerais comme un simple lapin.
Je t’embrasse de toutes les forces de mon vieux cœur désolé.
Moumoune.
P. S. — L’hiver approche. Je vais t’envoyer tes fourrures. Couvre-toi bien. Évite les rhumes. Fais glisser une bouillote très chaude dans ton lit. On doit déjà geler dans ce pays perdu ! Sois gentille… Adresse, de temps à autre, une carte postale aux Giraud avec un petit mot aimable, ou presque. Fais-le pour ta vieille ronchon. J’irai dîner chez eux demain soir. Si j’étais moins discrète, j’y prendrais tous mes repas. Ils ont beaucoup insisté ! Ah ! quel malheur que tu ne veuilles pas ! La fierté, la liberté, tout cela, c’est très beau… dans les livres. Quelques concessions suffisent dans la vie pour conquérir le bonheur qu’on va chercher souvent bien loin et qui se trouve là, tout près, sous la main… Un bon mari, vois-tu, ça vaut tous les plus beaux appointements du monde !
Pardon de cette longue lettre, mais j’ai envie de pleurer, d’embrasser et de mordre.
Une grosse bise encore de ta
Moune.
Palais de Felsburg, 18 novembre 1913.
Quelles idées te mets-tu en tête, ma grande ? Je suis très heureuse. Son Altesse est charmante pour moi et chacun s’ingénie à m’être agréable. La consigne a été donnée. On obéit. Les trois dames d’honneur de l’Archiduchesse ne m’ont point réservé trop mauvais accueil… Figure-toi deux vieilles personnes, très fortes, aux solides épaules carrées avec, — sur une coiffure à cinq étages, — un sacré petit coquin de huit, tressé en faux cheveux, qui est infiniment réjouissant à voir. Ajoutes-y des yeux de faïence bleue et d’extraordinaires mandibules, perpétuellement agitées, voilà pour Frau von Windstrüb et la Comtesse Schwantzer.
La troisième est, sans âge, une austère vertu d’un blond verdâtre, Mina de Gohenlirch, dont la voix grince comme celle d’une corde à puits et qui, si maigre, si étonnamment maigre, à croire que veilles et jeûnes l’ont desséchée pour l’éternité, mange de la façon la plus effroyable qui soit. Un gouffre : Fraülein Tantale !
Ces trois grâces : Aglaé, Thalie et Euphrosine, ne comprennent pas le plus petit mot de français, que peu de personnes parlent à Felsburg, si toutefois j’excepte son Altesse, le Grand Chancelier von Welschmann et messire Wogenhardt, que tu as aperçu chez Mme Fossier d’Ambleuze.
Je possède, en ce palais qui ressemble à quelque monstrueux château-fort du moyen âge avec donjon, tours, tourelles, mâchicoulis, créneaux, meurtrières et poternes, — un château-fort ayant, à l’intérieur, l’électricité et le téléphone, — un très curieux appartement au second étage d’une tour d’angle. Écoute, ô Moune, et sois ravie !
Ma chambre est tendue de soie groseille et de velours vert (dernier style « münichois »). Mon salon, — car j’ai un salon ! — est blanc et or ; il n’y manque plus que des comptoirs, on se croirait dans une pâtisserie ! Mon cabinet de toilette est vert-Nil, avec une frise mosaïquée sur quoi des canards s’envolent dans un ciel où l’orange le dispute à la framboise en un tournoi de couleurs disparates à hurler. Ajouterai-je que la baignoire est, à l’extérieur, incrustée de coquillages ? Tel est l’aquarium dont ta tendre nièce est la chaste naïade.
Mes fonctions de dame d’honneur sont inexistantes. Veux-tu le compte rendu de la pièce avec la photographie des artistes ? Demandez le programme !… Voilà :
Le matin, à 9 h. 1/2, après avoir entendu l’office divin, son Altesse me reçoit pendant qu’elle prend « quelques forces », savoir : une vingtaine de tartines de beurre et de confitures, trempées dans un immense bol de vermeil débordant de café au lait. Là-dessus, quelques cigarettes russes et deux petits verres de kummel. Je lis, pendant une heure environ, les articles politiques des journaux allemands, anglais et français, tandis que le secrétaire Wogenhardt prend des notes.
La lectrice se retire et son Altesse conférencie avec le grand chancelier et son secrétaire jusqu’à midi.
A midi et demi, après une lugubre allocution prononcée par le ministre du culte, déjeuner dans la salle des gardes. Il n’y a pas moins de quatorze à quinze plats à ingurgiter à chaque repas. Et quelle cuisine, ma Moune ! De quoi contracter une gastralgie jusqu’à la fin de ses jours ! Le maître-queux du palais mériterait, pour le moins, d’être interné à Charenton. Il a inventé des recettes qui ravissent la patronne, notamment un certain plat (dont elle raffole) et où il entre — tiens-toi bien ! — du confit d’oie, des anchois, des olives et de la gelée de rhubarbe ! — Bouac !…
Après l’ingestion, promenade en auto dans les alentours. De cinq à six heures, on goûte : chocolat, confitures, café au lait (toujours !) et autres delikatessen de marque. Pendant cent vingt minutes, repos !…
On s’habille pour le dîner qui a lieu à huit heures. Les hommes sont en uniforme ou en smoking. Les femmes en toilette d’apparat. N’ayant emporté que trois robes du soir, je suis allée en commander deux autres chez le plus grand couturier de Felsburg, un nommé Adolf qui, sur les vitres de son magasin, s’intitule pompeusement :
Fournisseur de la Cour, couturier de la rue de la Paix, à Paris.
Et ce, en capitales dorées, hautes de cinquante centimètres !
L’élégance des toilettes peut aller de pair avec le raffinement de la cuisine. Si tu voyais cette Cour, Moumoune ! un vrai jeu de massacre !
Après dîner, musique : — Wagner, Chopin, Mozart, Haydn, Mendelssohn.
Je reconnais que son Altesse est une musicienne remarquablement douée. Nous jouons souvent à quatre mains. Tout d’un coup : — « Halte ! — Ne bougeons plus ! » L’engloutisseuse de café au lait commande en français :
— « Silence ! Mat’mzelle de Targes va faire le lectoure. »
Sur ce, tout le monde écoute, bâille et, n’y comprenant goutte, s’endort avec béatitude.
Le « lectoure », ô Marie-Antoinette ! c’est Corneille, Racine, Bossuet, Mme de Sévigné et quelques poètes modernes.
Son Altesse, qui parle si cocassement notre langue, éprouve, de temps à autre, l’impérieux besoin d’émettre son opinion sur nos grands contemporains. Elle m’a déclaré hier :
« — Votre plous grande poète, mat’mzelle de Targes, est Roustande. »
Roustande ?? ? (Je ne comprenais pas.)
« — Ia… Ia… Vous savez bien, Edmundo ?… Edmundo Roustande, cel’ qui a écrit ce pièce-volailles : Chantaclair. Il est grande poète, mais… (d’un air supérieur) il vaut pas notré « Gueuté !… »
Ah ! ce Gœthe ! Ce Gœthe et ce Wagner, ce qu’on m’en rebat les oreilles ! Je les subis jusqu’à l’écœurement, jusqu’à la nausée !…
Après le « lectoure », précipitamment, tout le monde se réveille. Si tu voyais leurs têtes !… Les voyageurs d’un paquebot qu’on flanque en bas de leur lit en criant : « Sauve qui peut ! » n’auraient pas l’air plus effaré !… On joue par petites tables aux échecs, au loto (!) au bridge, surtout au bridge, et la passion du jeu anime, peu à peu, ces visages alourdis par une nourriture compliquée. Son Altesse est une joueuse enragée. Quand elle gagne, elle se montre généreuse et distribue, dès le lendemain, des petits cadeaux, touchants et ridicules, à tout le monde. Quand elle perd, fulminante, elle injurie ses partenaires, les dents serrées, les yeux mauvais.
Je ne participe à aucun jeu. Je regarde. Vers minuit, on apporte des sirops glacés, des gâteaux et, naturellement, du café au lait !! !… Tout le monde se jette là-dessus avec voracité… Encore manger !… Toujours manger !… Quelle préoccupation constante pour ces ventres aux abois ! Quand vous n’ingérez pas comme eux, on vous tient pour malade, on vous regarde avec inquiétude…
Un peu après ces beuveries, chacun regagne son logis. Alors, Son Altesse demeure seule avec Von Welschmann, Wogenhardt et Euphrosine, Mina de Gohenlirch. Le Protocole veut que cette grâce antique, solennelle et décharnée, assiste au coucher de Son Altesse. Grand bien lui fasse ! C’est une faveur dont je ne saurais me montrer envieuse.
Non sans satisfaction, je regagne ma tour d’angle. J’embrasse le portrait de la Moune, je souris au majestueux profil de Jacques Provence, travesti en fabuleux Rajah — photo qu’il m’a donnée avant mon départ — et, sagement, je glisse dans les bras d’un amant très convenable, le seigneur Morphée…
Je dors peu, mais bien. Le matin, de bonne heure, j’ouvre mes fenêtres afin d’admirer le paysage. Il n’est pas dénué de beauté. Au fond, une haute forêt de sombres sapins ; à gauche, perdue dans un lointain brumeux, la ville de Felsburg couronnée par le dôme doré de sa cathédrale ; à droite, une autre forêt plus proche, plus claire et, à mes pieds, l’abîme glauque et profond d’un torrent qui bouillonne près des fossés du Palais. Bref, un beau décor d’opéra.
Du Mont-Boron, j’ai reçu, moi aussi, des nouvelles du susdit Rajah. Il m’a dit n’être pas très bien portant, en m’envoyant son dernier livre L’Évangile de la Volupté. C’est effarant, mais il y a des passages qui sont très, très beaux. Moi, je lui trouve beaucoup de talent, tu sais ?…
Te rappelles-tu les réserves qu’il a formulées lorsque je lui ai dit avoir accepté la situation offerte si spontanément par Mme d’Ambleuze ? Après m’avoir presque jetée à la tête de cette évaporée, il a paru mécontent de cette réussite :
— Est-ce qu’on s’emballe comme ça ? On réfléchit ! Tu aurais pu me consulter ! etc…
Il n’aime pas Son Altesse. Tu sais comme il est influençable. Un potin a raison de lui. Un ami a dû lui faire quelques ragots sur elle. Moi, jusqu’à ce jour, je n’en puis dire que du bien.
Je travaille. Je sens qu’ici je finirai tranquillement mon recueil de poèmes. Rien ne presse. Qui sait, quand il sera édité, grâce à l’appui de l’oncle, ce sera peut-être la gloire ?…
J’embrasse ma grande de tout mon cœur.
Sa
Françoise.
Palais de Felsburg, 30 mai 1914.
Mademoiselle Marie-Antoinette, tranchons la question, voulez-vous ? J’avais, avec grand soin, évité de te parler du sire de Giraud. Tu m’y obliges. Expliquons-nous et n’y revenons plus.
Ma chérie, tes efforts sont inutiles. Je n’épouserai jamais môssieu Amédée Giraud.
Quand je me croyais l’égale de ce jeune homme, à qui je reconnais d’excellentes qualités, et même du mérite, je l’ai désobligeamment raillé. Il a pu me le pardonner. Il n’a eu garde de l’oublier. Puisqu’il croyait m’aimer, sa blessure a dû être plus vive… Tu connais, Moune, les vers du poète :
Je n’ai pas meurtri, j’ai griffé le cœur de M. Giraud fils, ou — tout au moins — son amour-propre, ce qui, pour un homme, est plus grave ! Et il me pardonnerait cela ? Il m’ouvrirait les bras, sans arrière-pensée ?… Et j’aurais, moi, l’impudeur de céder ? Je trouverais bon aujourd’hui ce que je repoussais hier ? Pour quelle raison ?… Parce que je suis pauvre ? Mais, Mounette, réfléchis ! J’ai toujours été pauvre. Sans toi, je n’aurais jamais connu le luxe, le bien-être ! Alors ?…
Je travaille dans d’exceptionnelles conditions. De quoi me plaindrais-je ? Je suis sans dot ?… La belle affaire ! Si je reste à Felsburg, pendant quelques années, j’en amasserai une, petite, c’est vrai, mais rondelette. Je ne dépense rien, sauf quelques marks que je distribue aux domestiques et à Marina, une fille de chambre attachée à ma personne et que je crois dévouée.
Encore trois ou quatre ans d’exil et, mon bouquin une fois lancé, nous nous installerons à Falède, où nous vivoterons toutes deux, sagement, de nos petites rentes. Voilà mon projet. Il vaut le tien. Tu veux me donner un maître, dont je ne serais plus l’égale, mais l’inférieure, et qui m’enfermerait dans la geôle dorée du bonheur conjugal. Si belle que soit la cage, il y a toujours des barreaux…
Je n’ai aucune envie de me marier et ce n’est pas mon séjour en cet archiduché qui me fera changer d’avis. Le sexe laid de ce pays mérite son nom. Bourgeois ventrus, officiers gonflés de morgue, courtisans sexagénaires, rien n’y peut toucher l’inaccessible cœur de ta nièce auprès de laquelle chacun se montre, pourtant, respectueusement empressé.
Et voici les dernières rumeurs du Palais :
On nous promet pour la fin de juin, l’arrivée d’un cousin germain de Son Altesse, Hugo de Baghzen-Kretzmar, prince de la Maison d’Autriche. Il y a projet de mariage entre eux. C’est l’empereur Frantz-Joseph qui exige cette union. J’en serais, pour ma part, ravie. Ça va mettre un peu d’animation dans le tableau, cette idylle princière !… Je vois d’ici, entourée de ses Dames d’Honneur, Son Altesse défaillante sous sa petite fleur d’oranger !…
Esther devant Assuérus :
La fille de chambre, dont je te parle plus haut, une sauvageonne de Trieste, dont j’ai gagné les bonnes grâces en la soignant d’une brûlure aux pieds, — elle avait laissé choir un énorme cruchon d’eau chaude, — Marina, dis-je, m’a confié que le Prince aurait, par deux fois déjà, refusé d’épouser sa gracieuse (?) cousine.
J’ai idée que ce sera encore une union très réussie et je frémis à la seule perspective des boustifailles abominables auxquelles je vais être forcément conviée.
Petite remarque : Son Altesse est Allemande par son père et Autrichienne par sa mère ; son futur, lui, s’il est Austro-Hongrois par son père, est Espagnol par sa mère, une Alvarez y Ténédas. C’est l’époux rêvé !… Je ne m’étonne plus si la fiancée aime à ce point le café… Ollé !
Jacques Provence ne répudierait pas cet horrible à peu près !…
Ris, Mounette, je t’embrasse mille fois.
Ta folle de
Françoise.
Paris, 28 juin 1914.
Ma petite Françoise,
En même temps que, par les journaux, j’apprends l’assassinat de Sérajevo, ta lettre reçue ce matin m’informe du prochain mariage de ton auguste « patronne ». J’imagine que cette suppression de l’héritier d’Autriche va jeter un froid sur votre cortège nuptial. Moi, ça me donne ce que je n’ai jamais eu : des pensées politiques !…
Sans être sorcier, je suis enclin à croire qu’il va y avoir, d’ici peu, en Europe, un fameux coup de torchon et je t’avoue, ma petite Françoise, que j’aimerais mieux, lorsque la bombe éclatera, te savoir sous l’aile de la Révérende Corbier que dans ce royaume archiducal.
Si tu étais seule, je te dirais : « Viens. Considère désormais ma maison comme tienne. » Mais je ne m’entendrais jamais avec une sœur dont l’affabilité, à mon égard, est comparable à la courtoisie du gendarme envers un vagabond maupiteux. Elle me déteste. Je ne puis la souffrir. Et il y a quarante-neuf ans que cela dure !…
Ma santé est fort mauvaise. Je ne me rétablis pas. Urémique, je devrais suivre un régime très sévère, mais ma gourmandise me l’interdit. Et elle a raison ! j’aime mieux claquer que de me priver de certaines joies.
Je suis content de t’avoir connue, ô Françoise-les-Bas-Bleus ! et je t’avoue que si la sale blague de mourir m’arrivait demain, cela m’ennuierait de n’avoir pas revu ta jolie figure de Muse frémissante.
De quel mystérieux atavisme tenons-nous, tous deux, un goût si vif pour les lettres ?
Les de Targes d’une part, les Falède de l’autre, ne se sont, que je sache, jamais soucié d’autre chose que de faire la guerre ou l’amour. Alors ?…
Je te baise les mains en te demandant de croire en la tendresse de
Jacques Provence.
En haut du grand escalier d’honneur, sur chaque degré duquel, en culotte cerise et perruque poudrée, se tenaient, flambeau en main, les valets de la maison de Felsburg, toute droite, sous les plis écrasants d’un lourd manteau vieil-or rehaussé d’hermine, pâle d’émotion, malgré le fard dont l’inséparable Gohenlirch avait frotté ses joues, touché ses lèvres, l’Archiduchesse Frida attendait…
Son enfance avait été bercée de cette promesse :
— « Tu épouseras ton cousin Hugo ! »
Sa mère, sa grand’mère, son entourage avaient sans cesse répété à la jeune fille ce que l’on avait dit à l’enfant.
Devenu jeune homme, le Prince Hugo fit mille folies, et, pendant quelques années, défraya la chronique scandaleuse de Paris. En vain, l’Empereur François, son parrain, tenta-t-il de faire entendre raison à ce cerveau brûlé, rien n’y fit. Ce que la jeune Marina avait raconté à Françoise était exact. A deux reprises, les fiançailles avaient été rompues.
A vingt-cinq ans, première alerte. — Le Prince, attendu à Pesth pour la célébration du mariage, partait brusquement pour une croisière dans l’Inde avec des amis de cercle et une chanteuse anglaise, devenue, depuis, célèbre au music-hall : Annie Pington. Le scandale fut grand et l’infortunée Frida éprouva, en même temps qu’une désillusion profonde, un atroce chagrin. Elle aimait tendrement alors cet inconstant cousin. Déclinant les autres alliances qui s’offraient, elle se consacra désormais aux affaires de son Archiduché.
Mais son caractère changea. Elle s’assombrit. Elle eut des emportements touchant même à la sauvagerie. On contait qu’à coups de cravache, elle avait crevé les yeux d’une jument favorite pour une ruade intempestive. La spectrale Mina de Gohenlirch savait, seule, freiner de tels accès de démence.
Cinq années plus tard, deuxième alerte, non moins grave.
L’enfant prodigue, revenu en Autriche, avait repris son rang à la cour. L’Empereur avait pardonné à condition que le mariage voulu pour son filleul fût définitivement consacré… Hugo de Baghzen-Kretzmar fit toutes les promesses que le vieux souverain exigeait de lui et il allait partir pour Felsburg, afin de faire amende honorable, lorsque le malicieux Destin voulut qu’il tombât gravement malade.
La fièvre scarlatine, dont une épidémie sévissait alors à Vienne, faillit l’emporter. Élevé par sa mère dans les pratiques les plus étroites du catholicisme espagnol, Hugo eut peur de la mort et, se voyant si gravement atteint, il fit le singulier vœu de consacrer deux années de cette précieuse vie, que Dieu voulait bien lui laisser, aux prières et aux méditations…
Il lui fallut un an pour se remettre. Un autre pour réfléchir. Enfin, il se décida.
Le couvent de Mireflorès, se trouvant sur les terres qu’il avait recueillies de l’héritage maternel, il s’y retirait et, pécheur repenti, y vivait, paraît-il, les deux années promises au ciel… Cette cure de mysticisme ayant pris fin, avec la mobilité et la fougue qui le caractérisaient, le Prince Hugo courait à Paris.
Tapageusement, pendant six mois, il y semait l’or dans tous les restaurants de nuit, menant l’existence la plus folle et la plus déréglée. Il s’affichait ouvertement avec la Señorita Oligado, dont les danses espagnoles faisaient alors fureur aux Folies-Bergère.
On eût dit qu’il voulait regagner, en sensations joyeuses et en plaisirs violents, les vingt-quatre mois qu’il venait de perdre dans le silence attristant d’un cloître.
L’acquisition d’un collier de perles destiné à la brune Carolina, et coûtant la bagatelle de 800.000 francs, le décidait à vendre une propriété en Autriche.
Cette fois, Frantz-Joseph se fâcha pour de bon. Un ordre formel, venu de Vienne, rappelait au Prince l’engagement pris. Felsburg l’attendait.
C’est cet étrange fiancé, qu’un soir de juin, l’Archiduchesse Frida, le cœur battant, s’apprêtait à recevoir.
Était-ce l’amour qui l’animait à cette heure, la farouche Allemande, ou bien l’orgueil ? L’orgueil de retenir, définitivement conquis, irrémédiablement lié, captif, le rebelle insaisissable, cet éternel et fugitif amant ?… Pourvu qu’il vînt, aujourd’hui, l’infidèle, que rien ne l’arrêtât en route, que nul caprice ne l’emportât à nouveau !
Prête à défendre un bonheur qui semblait l’avoir si souvent narguée, elle sentait sourdre dans ses veines une ardeur inconnue… Pour lui, la bête frénétique et sauvage qu’elle était se montrerait tendre, douce, et dévouée, mais malheur à qui tenterait de lui ravir ce cœur qui lui était dû, ce cœur pour lequel, elle, presque une reine, avait souffert des humiliations si cruelles !
Un roulement de tambours, le cliquetis de fusils des soldats présentant les armes, le couin-couin d’une auto s’arrêtant au bas des marches… Elle avait un cri :
— Hugo ! Ah ! cher Hugo !…
Si l’étiquette ne s’y fût opposée, elle eût sauté au cou de ce charmant cavalier portant, avec une crâne élégance, l’uniforme de son régiment d’Autriche.
Ils étaient du même âge. Il paraissait, de beaucoup, le plus jeune. Grand, les épaules larges, la figure passionnée, très brune, olivâtre presque, virgulée de moustaches noires, le nez droit, le Prince était, en dépit de ses pommettes saillantes et d’un menton osseux, le type réussi d’un assez beau Castillan.
On avait peine, en apercevant l’éclat sombre et velouté de ses prunelles bleuâtres, à s’imaginer qu’un tel homme eût macéré deux ans dans l’austérité d’un cloître…
Respectueusement, il avait porté la main de sa cousine à ses lèvres…
Dans la grande Salle d’Honneur, avant le dîner de gala, le Prince présenta sa suite, quelques officiers autrichiens, à l’Archiduchesse. A son tour, celle-ci nommait à son fiancé les personnes attachées à son Altesse.
Fraülein Mina de Gohenlirch, plus spectrale que d’habitude dans une fracassante robe de faille mauve, passa la première, automatique et guindée. La Comtesse Schwantzer et Frau von Windstrüb, fagotées à pleurer, faillirent s’écrouler dans la solennité de leurs révérences. Le Prince, réprimant mal un sourire narquois, murmura d’un accent blagueur, à l’oreille d’un officier qui se trouvait à ses côtés, le comte Adressy, son intime :
— Mais c’est le musée des Horreurs !
— Des Erreurs, Prince, rectifiait l’autre. Voyez plutôt l’admirable beauté qui suit !
— Mademoiselle Françoise de Targes, de Mertilles et Falède, notre lectrice.
Un éblouissement !… Cette fois, Hugo en croyait à peine ses yeux… Semblable merveille dans une Cour d’Allemagne était chose impossible. Et pourtant !…
Adorable, vêtue de crêpe de Chine blanc avec, pour seul joyau, quelques roses France mourant à sa ceinture, Françoise surgissait parmi toutes ces laideurs, ainsi qu’une gerbe lumineuse et splendide, magiquement éclose dans un potager rempli de choux monstrueux et de cucurbitacés grotesques.
— Mademoiselle porte sur sa personne tous les charmes d’un pays que j’adore. C’est une fleur de France, un lis, que je trouve en arrivant ici. Nul présage ne pouvait m’être plus agréable.
La comparaison était exacte. Du lis, Françoise avait la pureté, la fière splendeur et le grisant parfum.
Hugo s’était exprimé très rapidement, d’un ton enjoué, usant d’un excellent français. Frida ne comprit pas avec exactitude le sens des paroles qu’il avait prononcées. Elle avait seulement entendu « fleur de France ».
Encore sous l’impression d’une émotion trop vive, pour concevoir quelque inquiétude d’une fadaise galamment débitée, son âme tumultueuse, sous une vague de bonheur, avait été comme nettoyée de tout soupçon. Elle savourait les joies sans égales d’un triomphe attendu dix ans. Il était là !… N’était-ce pas l’essentiel ?… Son ingrat visage, au profil chevalin, s’éclairait d’une lueur d’indulgence.
Elle regarda complaisamment sa lectrice. Non, elle ne la détestait pas. Elle avait pris cette jeune fille auprès d’elle, ainsi qu’on acquiert, par fantaisie, un très beau meuble, un bijou précieux. Elle trouva donc presque naturel le compliment qu’Hugo venait d’adresser à Françoise et, s’extasiant sur l’esprit de son futur mari, elle traduisit à haute voix :
— Blume aus Frankreich !…
Le mot courait maintenant de bouche en bouche. Il semblait que, jusqu’alors, la nièce de Mlle Corbier et de Jacques Provence eût passé inaperçue. Cette étrangère, calme et discrète, qui demeurait presque toujours enfermée chez elle, mangeant si peu, buvant moins encore, et aux lectures de qui on dormait presque toujours, on la découvrait, comme par enchantement !
C’est vrai, elle était wahrhaftig schœn, — réellement belle, — cette Française jugée, jusque-là, si insignifiante !… Tous les yeux la dévoraient, à présent. Ceux des hommes surtout.
Au bal qui suivit le dîner, les officiers autrichiens se précipitèrent, le Comte Ardessy en tête, chacun réclamant la faveur d’être inscrit sur le carnet de la belle étrangère.
— Je ne bostonne pas, Messieurs, déclara-t-elle en souriant, assise sur un tabouret auprès de l’Altesse qui bavardait avec Mlle de Gohenlirch.
— Dansez, Mademoiselle, intervenait le Prince d’une voix persuasive. Je suis convaincu que vous surpassez nos Viennoises, si réputées pourtant sous ce rapport. Dansez, et faites-moi le très grand honneur de me réserver la première valse.
Il y eut un moment de stupeur…
Délibérément, en homme qui n’observe que les lois dictées par son seul caprice, Baghzen-Kretzmar foulait aux pieds la rigoureuse étiquette de la Cour. Il allait trop loin.
L’Altesse avait froncé le sourcil. La morsure de la jalousie l’atteignait au cœur. Ne s’était-elle tant réjouie que pour subir d’autres affronts ?… Une seconde, son amour-propre raisonna. Pouvait-elle empêcher le Prince de danser ou même en témoigner quelque contrariété ? Peut-être le volage trouverait-il, là encore, un prétexte à s’éloigner de nouveau, à l’abandonner pour toujours ?…
Sa dignité voulait qu’elle fît bonne contenance. Grimaçante, se tournant vers la jeune fille interdite, qui la regardait, comme si elle comprenait le doute et la souffrance qui avait traversé cette âme, elle laissa tomber son consentement hautain :
— Dansez, Mademoiselle. Nous vous le permettons.
Les violons pleuraient la musique énervante et pâmée d’une valse langoureuse. Mlle de Targes se sentit soulevée entre les bras nerveux du Prince, dont la figure ambrée et l’éclatant costume faisaient, avec la poétique blondeur de Françoise, un contraste saisissant. On eût dit un ange entraîné dans un tourbillon voluptueux, vers quelque sabbat fantastique, par un démoniaque cavalier…
Dans l’embrasure d’une fenêtre, Hermann Wogenhardt causait avec le Comte Ardessy. A travers la vitre du monocle, l’œil inquisiteur du secrétaire de l’Altesse semblait vouloir fouiller jusqu’à l’âme celui qu’il savait être l’alter ego du Prince autrichien.
— Ne trouvez-vous pas que Son Altesse Frida, insinua-t-il, possède en la personne de Mlle de Targes, une dame d’atours exceptionnellement jolie ?
— Je suis de votre avis, répondit l’autre avec tranquillité…
— Vous qui êtes « très parisien », continuait Wogenhardt, vous devez lire beaucoup de romans français.
— Pourquoi cette question ?
— Afin de vous en poser une seconde. Connaissez-vous Jacques Provence ?
— Très bien. J’ai dîné souvent avec lui (il allait lâcher : « … et avec le Prince, chez Lina Oligado. » Il se retint)… il y a quelques années. C’est un esprit charmant.
— J’ai eu, moi aussi, l’avantage de déjeuner chez lui. Une amie délicieuse, que je possède là-bas, m’y avait entraîné. Quel esprit curieux !
— Et quel dépravé, hein ?… C’est Sodome et Gomorrhe, à lui seul, que cet homme-là !
Le visage d’Ardessy était changé. Son masque froid, aux traits réguliers et fins, aux rares cheveux blonds, s’illuminait soudain, faisant remonter à ses narines l’odeur du scandale, chère au flair de tout homme de joie. Wogenhardt l’examinait avec attention.
— Eh bien, Mlle de Targes est sa nièce.
— Fichtre ! Si elle tient de lui !…
— Elle paraît inattaquable, rectifiait hypocritement le secrétaire. Mais résistera-t-elle à l’assaut ?
— Lequel ?
— Celui du prince. Voyez-le. Il n’est occupé que d’elle ! Voilà un homme qui ne changera jamais.
— Croyez-vous ? répondait l’attaché autrichien avec une négligence affectée. Les résolutions du prince Hugo sont prises et bien prises. Il peut avoir une passade, un caprice, un « béguin », comme on dit là-bas, mais il y en a pour vingt-quatre heures ! Après, il n’y songera plus.
— Vingt-quatre heures, murmurait Wogenhardt, comme avec une lourde mélancolie, il n’en faut pas davantage pour faner une fleur, même quand elle est de France.
— Et surtout de Provence ! concluait méchamment le comte Ardessy.
Le docteur Oberstag, médecin du Palais, étant survenu, ils parlèrent aussitôt d’autre chose.
Le mariage de Baghzen-Kretzmar et de l’archiduchesse devait être célébré vers la mi-juillet. En dépit des protestations assez timides de la fiancée, robes et trousseau avaient été commandés à Paris.
Hugo avait voulu Paris, l’avait exigé. A Paris, on avait du charme, de l’élégance et du chic. A Paris seulement, on savait s’habiller. Il voulait que les toilettes de sa femme fussent dignes de sa réputation d’homme élégant.
Il devait rester huit jours au Palais et il s’était montré si charmant, avait fait preuve de telles prévenances, que le poison de la jalousie qui s’était glissé dans l’âme de Frida lorsque le Prince avait invité Françoise, — oh, si étourdiment ! il en avait convenu lui-même avec une telle sincérité d’accent !… — ce poison s’était, à nouveau, comme endormi dans les veines de l’Archiduchesse.
Quoi de plus excusable, somme toute, puisqu’il adorait la danse ?… A cet égard-là, les deux cousins avaient eu, dès le lendemain, une explication. Le surlendemain, Hugo invitait à nouveau Mlle de Targes ; mais celle-ci, se prétendant souffrante, demandait à se retirer. Herr Doktor Oberstag fut mandé près de la lectrice. Elle prétexta une légère fatigue et, vingt-quatre heures plus tard, reparaissait à la Cour.
Avec la maladresse touchante de ceux qui ne sont pas aimés, qui sont destinés à ne jamais l’être et qui ne manquent jamais une occasion de « gaffer » à leur propre détriment, Frida, afin de faire diversion, pria Françoise de dire des vers. C’était donner à la jeune fille l’occasion d’un trop facile triomphe.
— Vous savez bien, tchère !… Ceux si impressionnantes qué vous afez dits chez Mât’me Foussier d’Ambleuze, à Paris !
Françoise s’exécuta.
Elle récita Les Roses du Parterre et La Danse de Salomé. Puis, devant les rappels réitérés, deux ou trois poèmes qu’elle avait composés depuis qu’elle était à Felsburg.
Ce public comprenait difficilement, mais les attachés militaires autrichiens, le grand-chancelier, Wogenhardt, Ardessy et surtout le Prince Hugo, parlaient français. Tous ces gens témoignaient d’un extrême intérêt.
L’harmonie de cette voix vibrante agissait sur eux. La beauté blonde de Françoise, moulée ce soir-là dans une robe de voile sombre, mettant en valeur la pureté de ses bras admirables et la grâce de son visage nimbé d’or, faisait plus sur l’âme de ces barbares que l’immortelle beauté de notre langue.
— Pourquoi, chère Frida, s’étonnait le Prince, ne travaillez-vous pas avec un professeur aussi bien doué que Mlle de Targes ? Cela me serait si agréable !
L’archiduchesse acquiesçait. Dès demain ce serait chose faite.
Que n’aurait-elle pas accepté, la malheureuse, pour être agréable à son seigneur et maître ? Il lui eût demandé, à elle, protestante, un voyage à Jérusalem que de bonne foi, elle s’y serait rendue ! Il est vrai que le Kaiser avait, quelques années plus tôt, prêché d’exemple…
Le lendemain, les leçons commençaient dans le cabinet de travail de l’Altesse, se trouvant au rez-de-chaussée de la tour d’angle où habitait Françoise. Le prince, avec une courtoisie affectueuse, avait réclamé l’insigne faveur d’y assister.
A six heures, en rentrant chez elle, Françoise, non sans stupeur, trouvait sur la table du salon-pâtisserie qu’elle avait décrit à Mlle Corbier, un écrin de maroquin noir et une enveloppe. L’écrin contenait un bracelet magnifique, orné de diamants et ciselé avec un art remarquable. L’enveloppe contenait la carte du prince avec ces mots :
— « Ce souvenir n’est pas offert au professeur, mais au poète, de la part d’un admirateur fervent. »
La signature suivait.
Devant l’étrange cadeau, la stupeur paralysait Françoise. On n’avait pu pénétrer chez elle qu’avec la complicité de Marina, cette adolescente, sèche et brune, aux yeux de braise, à la peau cuivrée qui, de race italienne, était, parmi l’obséquieuse valetaille encombrant le palais, la seule qu’on pût regarder sans déplaisir.
Mlle de Targes avait été charmée tout d’abord de trouver auprès d’elle cette figure originale, à la grâce sauvage. Ayant pris quelques croquis de la fillette pour son album, elle avait apprivoisé la servante, la gagnant par de menus cadeaux et, surtout, par la douceur. Quand la Triestine se fut assez gravement brûlée, avec la bonté coutumière qu’elle avait héritée de Moune Corbier, mais une bonté souriante, tempérée par la grâce, Françoise tint à soigner et à panser elle-même la sauvageonne. Le dévouement de Marina lui était depuis acquis, un dévouement de chien fidèle, grondant au seuil…
— Ah ! Signorina, lui avait, à maintes reprises, confié la camériste, vous êtes si différente des autres ! Que ne ferais-je pour vous ?… Si vous partiez du Palais, je me sauverais. Les autres, quand elles ont bu et goinfré, sont méchantes, de vraies bêtes fauves !… Si vous saviez !… D’abord, je les déteste pour toutes les misères qu’elles m’ont infligées et parce que leur race a vaincu la mienne, parce que Trente et Trieste gémissent dans les fers ! Mais il y en a une que j’exècre, c’est Fraülein Mina. Ah ! celle-là !…
Secouant farouchement sa tête aux boucles noires, elle parlait avec une furia bien italienne.
Mlle de Targes s’était divertie des révélations piquantes que Marina lui avait faites au sujet de certaines habitudes insoupçonnées d’elle, et qui, peu à peu, transformaient cette vertueuse et royale demeure en un cloaque de hideurs, de lèpres et de vices.
L’Archiduchesse se piquait à la morphine et prenait chaque soir, mélangée au kummel traditionnel, une forte dose d’éther. Ce petit mélange, sous couleur de calmer ses nerfs… A en croire Marina, cette Archiduchesse aux lèvres minces, à l’attitude glaciale, n’était qu’un monstre de cruauté. L’anecdote du cheval aux yeux crevés n’était qu’une peccadille. Elle martyrisait non seulement les bêtes, mais les gens. Pour le moindre délit, elle faisait infliger la schlague à la domesticité. Marina, pour sa part, en savait quelque chose.
Un peu avant l’arrivée de Françoise, ne s’était-elle pas avisée, avec la gaminerie de son âge, de tirer la langue dans le dos de la funéraire Mina de Gohenlirch, qui divaguait sous l’empire de la cocaïne, dont elle était enragée priseuse ? Le jeu d’une glace avait trahi l’enfant.
Les suites avaient été terribles.
Mandé sur-le-champ par Wogenhardt, le valet de chambre de ce dernier, Frédéric, un athlétique poméranien, s’était emparé d’elle, l’avait traînée dans l’un des cachots souterrains, et là, dans une salle basse, toute garnie de fouets de diverses grandeurs, une salle où une sellette attendait qu’on ligotât le patient, elle avait été dévêtue jusqu’à la ceinture et impitoyablement fustigée. Trois mois, elle avait conservé sur ses jeunes seins, fleurs à peine écloses, les traces de cette magistrale correction.
Le pire était qu’après avoir poussé des cris de douleur qui n’avaient aucunement ému son bourreau, lorsque le supplice eut pris fin, la pauvrette, sommée de se rhabiller, s’était empêtrée si maladroitement, remuée de sanglots, dans la chemise qu’elle tentait de revêtir, qu’un éclat de rire féminin crépitait derrière un rideau, dans un coin de la sombre salle. Une maigre main s’insinuait, en soulevant les plis, et Mina de Gohenlirch, secouée d’un rictus de démente, montrait sa tête macabre aux narines entamées…
— La prochaine fois, avait-elle dit en la menaçant de son doigt décharné, ce seront tes vilaines petites fesses, tes petites fesses noiraudes qui seront de la fête. Tu peux toujours apprêter ton …!
Un autre éclat de rire saluait la grossièreté de cette menace et, derrière la cocaïnomane, Marina, dans la demi-obscurité, avait bien cru reconnaître la silhouette anguleuse de l’Archiduchesse.
— Vous êtes folle, ma fille ! avait répliqué Françoise en écoutant ce récit digne d’un roman de Ratcliff revu par Zola. Que l’on vous ait fouettée, cela déjà passe l’imagination, mais que Son Altesse ait, en outre, assisté à cet odieux châtiment, je ne puis y croire !
— Sur la Madone que je vénère, Signorina ! jurait la fillette, très exaltée, je dis la vérité !
Et elle avait encore narré d’autres horreurs, cherchant par une sorte de pudeur instinctive à en atténuer certains termes, craignant de choquer la Signorina qui paraissait si difficile à convaincre…
D’autres valets avaient été fouettés, sans oser porter plainte. A qui auraient-ils pu adresser leurs doléances ? Qui les eût crus ? Le plus sûr n’était-il pas de s’accommoder du régime ? Ils étaient, somme toute, grassement payés, bien nourris. Cela seul importait. Quant au reste, on parvenait à s’en tirer par la délation. Chacun, n’étant pas sûr du voisin, filait doux ; aussi les châtiments devenaient-ils plus rares. Mais il y en avait eu d’exceptionnels…
Pour une émeraude, montée en bague, que Frau von Windstrüb, prétendait avoir été volée par sa femme de chambre, Caroline Hurst, celle-ci avait été conduite au cachot. Comme elle persistait dans ses dénégations, Frédéric, à la poigne de qui on avait toujours recours en pareilles circonstances, la frappa avec des lanières garnies de clous, puis la contraignit ensuite à prendre un bain de siège vinaigré. La malheureuse s’était évanouie.
Mais il arriva que le docteur Oberstag, qui avait une prédilection particulière et secrète pour la fille Hurst, trouva qu’on avait dépassé la mesure. D’autant plus que la Hurst était grosse… de ses œuvres ! L’Oberstag était discret, la fille adroite. Nul ne s’en était encore aperçu. Évidemment, si l’on avait soupçonné la sollicitude du docteur, on eût laissé sa complice tranquille.
Puis, Frau Windstrüb ayant fréquemment été ramassée ivre-morte, dans sa chambre, devait-on la croire sur parole ?… Or, l’énorme Schwantzer, qui volait dans les magasins de Felsburg, comme elle chipait dans tous les appartements où, sournoisement, elle réussissait à s’introduire, avouait alors avoir, par pure plaisanterie, caché le bijou de son amie…
Caroline Hurst avorta peu après.
Le Dr Oberstag ayant exigé des réparations, sa « protégée » fut promue à la direction de la lingerie, — contiguë au service médical — et elle toucha, pour cette… erreur, une indemnité de plusieurs milliers de marks.
Dans ce genre d’intimité scandaleuse entre maîtres et domestiques, il y avait eu pis encore…
Le Chancelier von Welschmann, ce pacifique à l’allure bonasse, au placide sourire, avait, dans une crise de colère furieuse, étranglé de ses mains son jeune valet de chambre, un pauvre diable dont le seul tort avait été de répondre aux avances de la fille Hurst, deux fois nommée en cet étrange palmarès.
Welschmann, très exigeant, ne pouvait se passer de la présence de Hans Kleider. Frais et rose comme une fille, sa jeunesse exerçait la plus heureuse influence sur l’humeur du chancelier. Cette influence-là allait très loin…
Welschmann, qui, à ce qu’il prétendait, était atteint d’une incurable insomnie, avait fait dresser un lit pour le fidèle valet, dans sa propre chambre !
La poule était Caroline Hurst. Un peu lasse des hommages de la science, elle avait tiqué sur la jeunesse râblée du gars et comme, la nuit, ils n’étaient point libres, tous deux mettaient à profit les loisirs de la journée.
Welschmann, rentrant à l’improviste, avait surpris les ébats du couple, sur son propre lit !…
Laissant les deux hommes aux prises, Caroline Hurst, courageusement, s’était enfuie…
Que s’était-il passé, ensuite ?…
Nul n’avait revu Hans Kleider.
De nuit, son corps avait été basculé par une fenêtre dans les eaux bouillonnantes du torrent.
Interrogée, la lingère avait hardiment nié l’aventure, invoquant un alibi que, dans son amoureuse faiblesse, Oberstag — qui haïssait le Chancelier — couvrit de son autorité. Depuis, les deux hommes ne s’adressaient plus la parole. Lequel d’entre eux avait le plus de cadavres sur la conscience ?…
— Et Wogenhardt ? avait demandé Françoise, se souvenant de sa première visite à Provence.
Selon Marina, Hermann Wogenhardt était un espion modèle, écoutant aux portes, rédigeant sur tout des rapports secrets, qu’il remettait directement à Son Altesse, sans même passer par l’intermédiaire de Welschmann, et il ne partait guère de lettres qui ne fussent, au préalable, décachetées. Celles qui arrivaient étaient, en général, soumises à la même censure.
Et Françoise n’avait pu s’empêcher de frémir. Si on avait pris connaissance des épîtres qu’elle avait jusqu’ici adressées à Mlle Corbier et de celles qu’on lui répondait !… Elle s’était promis d’être, à l’avenir, plus circonspecte, en recommandant à sa famille une discrétion que la prudence rendait élémentaire.
Tous ces terrifiants bavardages avaient plus amusé qu’inquiété l’esprit de Françoise. Elle jugeait ces ragots d’office considérablement grossis par l’exagération méridionale de la Triestine, mais devant ce bracelet qui lui semblait plutôt être un piège qu’un hommage, mille soupçons venaient l’assaillir, la troubler même… Il était réel que le kümmel de l’Archiduchesse empestait l’éther et que Mina de Gohenlirch avait les narines rongées. A table, elle avait remarqué avec quelle maestria la mère Windstrüb buvait ferme et il lui revenait maintenant qu’un camée ancien, cadeau de Jacques Provence, auquel elle tenait beaucoup, avait subitement disparu après une visite inopportune de la vieille Schwantzer.
La surprise du bracelet plongeait Françoise dans un abîme de méfiance. Elle réfléchit quelques instants, puis sonna.
— Qui a apporté cet objet, et à quelle heure ? interrogea-t-elle en montrant l’écrin à la rancunière Marina.
— Le Comte Ardessy, signorina.
— Le Comte Ardessy !…
Mlle de Targes ouvrait un tiroir et, d’un geste d’instinctive répulsion, y jetait le bijou. Ce que lui avait dit précédemment la bavarde italienne au sujet de cet homme la hantait à cette heure.
Le comte Ardessy !…
Habituel pourvoyeur des plus malsaines fantaisies du Baghzen-Kretzmar, il n’était pas moins criminel que Welschmann, Oberstag et consorts. Il revenait à Françoise d’avoir parfaitement entendu chuchoter, dès l’arrivée du prince, le surnom qu’on donnait à son féal confident : L’exécuteur des basses-œuvres.
Avec son insouciance coutumière, ayant surpris l’infamant propos dans la bouche du doktor Oberstag, causant avec la Schwantzer, elle avait souri à la réminiscence d’une répartie célèbre :
« Voyez-vous ces Allemands, ils se cotisent pour faire un bon mot ! »
L’exécuteur des basses œuvres !… Ce sobriquet l’emplissait d’une sourde épouvante…
Et le Prince ! Celui-là aussi, en dépit de sa générosité proverbiale, la petite Rina le considérait comme un être dangereux, ayant un culte pour la déesse Morphine.
Les deux années passées dans un cloître d’Espagne n’étaient, assurait l’intarissable rapporteuse, qu’une légende. Il était resté, plus prosaïquement, enfermé à Berlin, dans une maison de fous.
L’envers du décor !…
En valsant avec elle, Françoise reconnaissait qu’Hugo s’était montré d’une correction parfaite. Peut-être, seulement, son étreinte avait-elle été plus nerveuse qu’il n’eût fallu… La foncière honnêteté de la jeune fille y avait, cependant, soupçonné un danger. Elle s’était émue, devinant confusément son désir. Ayant accepté de bostonner un soir, elle avait décidé de ne pas se soumettre une seconde fois à un caprice offensant, dont l’Altesse pouvait prendre ombrage.
N’avait-elle pas été tentée de lui faire part de ses appréhensions ?… Si. Mais elle avait redouté le ridicule… Elle n’était pas un marmot que la seule vue du croquemitaine glaçait d’effroi. On n’eût pas manqué de railler cette Française si facilement apeurée…
Décidément, l’envers de ce royal décor d’Allemagne, sanies purulentes sous manteau de pourpre, était ignoble !…
Sévère, elle avait levé les yeux sur Marina :
— Veuillez, à l’avenir, quoi qu’on puisse vous présenter, ne plus rien recevoir sans mon ordre.
— Mais… C’est le comte, lui-même, Signorina, qui a déposé est écrin sur la table. Je n’ai rien osé dire. J’ai eu peur.
Les yeux noirs de la fille de chambre s’emplissaient de larmes. Agenouillée devant Mlle de Targes, elle avait tendu vers elle des mains que l’émotion rendait tremblantes :
— Signorina !… Il n’y a point de ma faute. Et puis, vous devez tout savoir, ne plus rien ignorer… Je ne veux pas que vous puissiez me croire coupable… Et je vais vous donner, Carissima Signorina, la preuve de ma fidélité, de mon dévouement. Mais avant, sur votre éternel salut, il faut me promettre de ne révéler à personne le secret que, parmi les domestiques du palais, je suis peut-être seule à posséder !… Si Hermann Wogenhardt venait à l’apprendre, je serais morte et mon cadavre irait rejoindre, là où je vous ai dit, celui de l’infortuné Hans, étranglé l’an dernier !…
Non sans impatience, Françoise haussait les épaules.
— Vous savez bien que je ne vous trahirai pas, dit-elle. Parlez !
La Triestine se leva, la figure chavirée, faisant signe à Françoise de la suivre.
Elles traversèrent la chambre à coucher, puis la salle de bains. Arrivées dans la penderie, où se trouvaient soigneusement rangées les robes et les malles de la lectrice, Marina, levant le bras, atteignit dans la rainure de la boiserie, un bouton qui y était dissimulé. Alors, avec une douceur feutrée, le panneau glissa, dévoilant la cage sombre et grillagée d’un ascenseur.
Muette de saisissement, Mlle de Targes regardait sans comprendre…
— Venez, faisait l’étrange enfant. Quoique vous puissiez entendre, je vous supplie de ne pas parler ! Nous serions perdues !
Et, lentement, dans un silence où Françoise ne percevait que les battements précipités de son cœur, la cage grillagée s’enfonçait dans les ténèbres…
Une légère secousse les avertit qu’elles étaient arrivées. La Triestine posa la main sur le bras de Françoise.
— On parle !… murmura-t-elle. Écoutez !…
Des voix arrivaient, distinctes, comme à travers une cloison légère.
Françoise n’eut aucune peine à reconnaître l’accent rocailleux de l’Archiduchesse. Une voix lui répondait, plus sourde, celle du Grand-Chancelier Welschmann.
Le drame de Sérajevo qui, foudroyant, venait d’éclater, faisait les frais de l’entretien.
— Hugo ne l’entend pas ainsi, répliquait Frida. Que puis-je faire ?
— L’Empereur ne peut manquer de lui donner des instructions d’ici peu, assurait le Chancelier. Il faut que le mariage soit avancé et qu’il ait lieu avant les grandes manœuvres de ce mois, ces grandes manœuvres en qui nous avons tant d’espoir. Après l’assassinat de l’Archiduc François-Ferdinand et de la Comtesse Chotek, les événements vont se précipiter, croyez-moi, et notre Allemagne fera triompher sa cause victorieuse. Elle sera la première nation du monde. Sa Majesté Catholique et très vénérée, l’Empereur d’Autriche, se soumettra, d’ailleurs, aux ordres que lui donnera notre Empereur et Roi, Wilhelm II.
— Que sa volonté soit faite, répondit l’Altesse d’une voix où l’émotion n’était pas feinte. Vous savez, Welschmann, que nul en Europe ne croit à la possibilité d’une guerre. « Les Amitiés internationales » me renseignent fidèlement… Les rapports que je reçois d’Angleterre et de Russie sont très significatifs à cet égard. Quant à la France…
Françoise frissonna. Qu’allait-elle entendre ?… La silhouette falote et mielleuse de la Baronne Fossier, avec ses frisons roses et toute chamarrée d’ordres étrangers, passa devant ses yeux…
— La France est perdue, continuait l’Altesse. N’est-ce pas, à vrai dire, un pays pourri ?… Dès que la guerre éclatera, le peuple se soulèvera en masse. Il y aura, infailliblement, une révolution… Toutes les classes de la société refuseront de se battre. Résultat : Nous serons à Paris en quinze jours.
Mlle de Targes étouffait un cri.
— Quelles sont les intentions de votre Altesse au sujet de sa lectrice ?
— Je ne sais… Jusque-là cette fille nous est utile encore… Elle m’apprend le français ainsi qu’Hugo en a exprimé le désir. C’est une fantaisie à laquelle j’ai cru devoir céder. Après le mariage, nous aviserons.
— Votre Altesse ne craint-elle pas que cette femme soupçonne quelque fait ? Qu’elle en informe son gouvernement ? Elle est intelligente…
L’Altesse avait un petit rire sec, tranchant :
— Comme vous vous trompez ! Mais cette fleur française est réellement stupide ! Et elle écrit… trop ! Ces Françaises ont toutes la fâcheuse manie d’écrivasser. Leur célèbre Sévigné a irrémédiablement gâté les générations qui l’ont suivie. Fadaises. Prétention. Insignifiance et mauvais goût ! Je n’en veux pour exemple, puisque nous en parlons, que la prose de cette lectrice. Toutes les lettres qu’elle adresse à Paris, à une vieille folle qui est, je pense, sa parente, me passent, vous le savez, par les mains… Elle y traite notre cuisine de la belle façon !… Je ne songe même pas à lui en vouloir. Elle est assez sympathique, malgré tous ses défauts de race. Et puis, l’ingratitude et la moquerie ne sont-elles pas les caractéristiques des Français en général et des Françaises en particulier ?
— Votre Altesse sait-elle, et je lui demande humblement pardon si je puis la froisser en quelque façon, — la voix du Chancelier se faisait plus sourde encore, — que la « Blume-aus-Frankreich » a été très remarquée ?
— De qui ?…
— Du Prince.
Un court silence qui pouvait passer pour un acquiescement…
— Vous savez quelque chose, Welschmann, quelque chose de grave… Je le sens ! Vous me devez la vérité. Dites !…
La voix de l’Altesse s’était altérée. L’interlocuteur continuait :
— Monseigneur a fait acheter, ce matin même, par son ami Basile Ardessy, un bracelet de vingt-cinq mille marks chez David Strauss, l’orfèvre de Felsburg.
— Êtes-vous bien sûr de ce que vous avancez ?
— Wogenhardt en a été aussitôt avisé…
— Est-ce possible ?…
Elle s’était levée, marchant à pas saccadés. Une colère naissante grondait dans ses paroles :
— Il faudra surveiller cette… aventurière de très près, n’est-ce pas ? Elle est, en vérité, plus dangereuse que je ne l’eusse cru… Quelle est sa femme de chambre ? Est-on certain d’elle ?…
— C’est la petite Triestine, châtiée pour avoir été incorrecte envers Mlle de Gohenlirch.
— Je me souviens… Il faut la faire parler.
Inconsciemment, Marina se serra contre Françoise. Ses dents claquaient…
— Wogenhardt prendra ses dispositions, répliqua le Chancelier. Et si la lectrice encourage le Prince ?
Un autre silence, troublé par un sifflement léger, celui de la respiration oppressée de l’Archiduchesse. La colère qui, depuis trop longtemps, bouillonnait en elle, éclatait, terrible, crevant en imprécations folles, en atroces menaces.
— Je chasserai cette vermine française !… Mais auparavant, sachez-le, Welschmann ! je labourerai son idiot visage de mes ongles vengeurs !… Je la ferai, cette chienne, traîner en bas, pour qu’on la fouette jusqu’au sang !… Je vomirai à sa face traîtresse les injures de mon mépris. Quant à ses yeux abominables, ses yeux dont elle se montre si fière… Il n’est pas de supplice que…
— La moindre incartade de la part de votre Altesse serait un scandale, intervint Welschmann froidement. Cette étrangère n’est pas une servante. Titrée, apparentée à un écrivain connu, elle ira se plaindre à son ambassade. Cela ne nous vaudrait, à l’heure actuelle, que des complications inutiles. Il existe des moyens plus… discrets pour se débarrasser des gens ennuyeux…
— Oberstag est habile… Qu’il me délivre de cette bête venimeuse ! Qu’on la tue !…
— Votre Altesse n’a pas réfléchi. Elle parle, certes, sous l’empire d’un juste ressentiment. Je la supplie, toutefois, de vouloir bien se calmer et je lui demande la grâce de m’entendre. Ce n’est pas à cette extrémité que je songeais… Le plus sûr serait, à mon avis, de la renvoyer sur-le-champ.
— Peut-être, avez-vous raison ? Qu’on aille la chercher ! Qu’elle comparaisse !…
D’un doigt rapide, Marina faisait jouer le ressort… Silencieusement, la cage de l’ascenseur remontait des ténèbres vers la clarté du second étage. Françoise de Targes en sortait épuisée, chancelante, livide… Elle comprenait que Marina n’avait pas menti.
Elle n’avait plus qu’une hâte, qu’un désir : fuir cette odieuse contrée, quitter cette atmosphère surchargée de mangeailles, de beuveries, de mensonges et de crimes, respirer un air libre, sans miasmes : un air, sans lequel elle ne pouvait plus vivre, celui de son pays, l’air délicieux, vivifiant et pur de la France !
Depuis trois jours, le Prince Hugo était éperdûment amoureux.
Contrairement à ce qu’avait assuré Ardessy, fixant à vingt-quatre heures la durée de son caprice, à seule fin de détourner les soupçons de Wogenhardt, le fiancé de l’Archiduchesse éprouvait à l’égard de Françoise de Targes, un sentiment assez complexe d’où, à vrai dire, tout respect n’était pas exclu. Il considérait cette jeune fille, qu’il avait poétiquement surnommée : Fleur-de-France, comme une perfection. Dans sa vie déjà longue, encombrée de souvenirs féminins, il n’avait encore éprouvé d’impression comparable, aussi aiguë, aussi prenante. Ce jouisseur effréné, ce blasé de toutes les sensations, avait eu ce qu’il est convenu d’appeler le « coup de foudre » devant la lumineuse beauté de Françoise et, désormais, la rayonnante image de l’aimée emplissait son cœur d’un fol émoi. La nuit, il rêvait d’elle. Le jour, il ne pensait qu’à elle, ne parlait que d’elle. C’était de l’obsession. Afin de rencontrer la lectrice, de s’en rapprocher, pour la simple satisfaction de la frôler, d’échanger avec l’objet de sa flamme quelques phrases banales, il eût de bonne foi, dans sa folie enthousiaste, couru le risque d’un nouvel esclandre.
Le bracelet de chez Strauss, déposé par les soins du Comte, devait servir d’hameçon à la nouvelle favorite…
Si la jeune fille le refusait, il y avait à craindre qu’elle n’en parlât à Frida. A tout bien réfléchir, Hugo considérait que, pour si peu, la partie ne serait point perdue, mais reculée. Il était beau joueur. S’il n’épousait pas sa cousine, ce serait l’exil. Et puis après ?… Françoise, seule, importait à cette heure. Il la voulait, coûte que coûte !
— Elle gardera le silence, j’en suis sûr ! répondait-il à toutes les objections d’Ardessy.
— Alors, Monseigneur, ce serait bel et bien un consentement ?
— Vieux Basile ! Ce seront là, vois-tu, les plus belles heures de ma vie !
Baghzen-Kretzmar avait hâte d’arriver à l’heure du dîner. La consternation causée par la nouvelle du double meurtre de Sérajevo y régnait parmi les assistants. On ne s’entretenait que de cet événement. Mlle de Targes ne parut pas. Le désappointement du Prince était visible. Sans chercher à le dissimuler, nerveusement, il interrogeait l’Archiduchesse.
Secouée de rage, les dents serrées, celle-ci répondit avec une brièveté qui contrastait singulièrement avec l’habituelle déférence qu’elle témoignait à son fiancé.
— Mademoiselle de Targes nous quitte.
— Que voulez-vous dire ?
— L’air de Felsburg est mauvais pour elle…
— C’est une plaisanterie ?
— Le docteur Oberstag ne plaisante jamais. Moi non plus !
Elle dardait sur lui la lueur mauvaise de ses yeux froids et, comme insistant sur les mots, jouissant à l’avance de la peine qu’elle allait causer à l’infidèle, elle scanda :
— Elle s’en va cette nuit même… Il y a longtemps qu’elle devrait être partie !…
Elle avait un sourire sarcastique, haineux…
Il insistait, rageur, lui aussi.
— Et… où va-t-elle ?
— A Paris.
— Il n’y a pas de train, la nuit, pour la frontière !
— Qu’importe !… Une de nos autos la conduira jusqu’à Schoënfeld. De là, elle gagnera l’Italie, puis la France.
— Il était donc si urgent qu’elle quittât Felsburg ?
— Indispensable.
Le duel s’engageait. Les phrases courtes, lâchées à voix sifflante, échangeaient la riposte comme deux fleurets.
— Cousine, vous abaisseriez-vous jusqu’au mensonge !…
Il avait jeté sa serviette sur la table, se levant d’un bond.
— Vous dites ?…
Livide, elle s’était dressée à son tour :
— Vous perdez la raison, je pense ?
Abandonnant toute retenue, il cria :
— Je veux savoir sur quels rapports mensongers vous avez congédié Mlle de Targes ? Que pouvez-vous lui reprocher ?…
Plus pâle qu’une morte, semblant défier, de ses terribles yeux verts, l’homme par qui elle avait déjà tant souffert, elle se raidissait contre l’injure nouvelle, si ostensiblement subie. Ce n’étaient pas deux fiancés face à face, mais deux ennemis se mesurant du regard…
Tous les convives demeuraient atterrés. Le Prince courait cette fois à une rupture irrémédiable…
L’altière Frida, dont l’orgueil restait souffleté par l’attitude outrageante de son cousin, ricanait :
— Rassurez-vous. Je n’ai pas eu la peine de chasser cette intrigante. C’est elle, en comédienne habile, qui, lorsque je l’ai mandée, m’a hâtivement jeté, de la manière la plus arrogante, sa démission de lectrice, ainsi qu’un bracelet que vous aviez osé lui envoyer… Elle n’a même pas voulu qu’on la réglât ! Ces Français, ça crève de faim, mais l’amour des attitudes et des phrases exige qu’ils fassent du théâtre, des scènes à effet, qu’ils s’en aillent en beauté !… C’est une cabotine, entendez-vous, une cabotine ! comme toutes celles qui vous ont perdu, comme votre Pington et votre Oligado, comme toutes celles qui vous ont dépouillé, volé, être stupide que vous êtes ! Elle est digne de ses précédentes, cette saltimbanque, cette maudite !…
Le Prince n’en entendait pas davantage. Au mépris de toute étiquette, il quittait la Salle des Gardes où l’on dînait ce soir-là. Aux valets de pied, stationnant dans le vestibule, il commanda :
— Qu’on me mène de suite à l’appartement de Mlle de Targes !
Quelqu’un l’arrêtait par le bras. C’était Ardessy qui, énigmatique, souriait doucement dans sa moustache fauve.
— Prince ! Prince !… Vous commettez l’irréparable !
— Tu m’embêtes ! Mêle-toi de ce qui te regarde.
— Alors, Prince, Elle vous plaît décidément à ce point ?
— J’en suis fou !
— Vous ne regretterez rien ?
— Rien. Frida m’est odieuse. Elle a prononcé des mots insultants. Je ne l’ai pas épargnée non plus ; c’est fini, bien fini.
— Et Mlle de Targes ?
— C’est un ange que j’adore !
— Que vous adorerez… combien de temps ?
— Toute la vie ! car, entends-tu, brute ? si elle y consent, cette petite, je l’épouse !
— Prince ! Que dirait l’Empereur ?…
— Je m’en moque ! Je suis encore assez riche pour faire ce que je veux et je ne serai point le premier de ses filleuls ayant pris la clef des champs. Pour ce que le métier de prince est joli ! Voyez Sérajevo ! Deux pièces au tableau !… Soupé, soupé, mon bon ami ! J’en ai soupé ! Le bonheur passe près de moi, je ne serais qu’un pleutre de le laisser échapper !
— C’est bien. Inutile de monter chez votre idole. Si Wogenhardt a sa police, moi, j’ai la mienne. Tout est prévu… Vous serez content de Basile Ardessy. Venez !…
Les malles étaient chargées sur la limousine.
La chapelle du Palais égrenait la dixième heure, lorsque Françoise, en costume de voyage, suivie de Marina, arrivait dans la cour d’honneur. Wogenhardt l’accompagnait. Son fidèle Frédéric ouvrait la portière. Elle allait monter, lorsqu’elle s’arrêta :
— J’ai une requête à vous adresser, monsieur le secrétaire. Permettrez-vous à ma fille de chambre de m’accompagner jusqu’à la frontière ? Elle tient à me faire ses adieux. L’auto que vous avez bien voulu mettre à ma disposition la ramènera ici.
— Je n’y vois nul inconvénient, Mademoiselle. En vous souhaitant bon voyage, puis-je me permettre de vous demander, lorsque vous verrez Mme d’Ambleuze, de me rappeler à son amical souvenir ?
Elle inclinait la tête en un signe d’assentiment :
— Adieu, Monsieur.
La portière claqua sur les deux femmes. L’auto partait.
— Quand arriverons-nous à Schoënfeld ? demanda, en s’installant dans la voiture, la jeune fille à la Triestine.
— Vers trois heures du matin, Signorina.
— Voilà ce qui s’appelle une journée d’émotions, conclut Françoise, faisant un effort pour paraître gaie. Qui m’eût prédit, hier, la façon dont il me faudrait quitter Son Altesse et Felsburg, m’eût trouvée bien incrédule…
— Je vous avais pourtant prévenue, Signorina !
— J’ai eu tort de ne pas vous croire.
— Ces gens sont bien méchants.
— Mais vous, petite fille, vous avez été très bonne et très loyale. Savez-vous bien, que vous m’avez sauvé la vie ? Sans ce que vous m’avez révélé, sans l’inouï de cette conversation entendue derrière un panneau, j’étais dupe des abominations machiavéliques de ces vertueux Allemands.
— Signorina ! Signorina !… Ne me laissez pas retourner à Felsburg ! suppliait tout à coup la suivante. Gardez-moi ! Dussé-je vous servir pour rien… Je n’ai personne à aimer sur terre. Ni parents, ni fiancé, nul ne me retient. Gardez-moi !… Je me ferai toute petite dans votre maison de France et, s’il vous plaît, je ne vous quitterai plus !
La sauvageonne avait saisi la main de la voyageuse, et, convulsivement, l’embrassait.
Très émue, Mlle de Targes songeait à l’avenir. Que dirait Moune de cette étrangère survenant dans leur existence, où allait régner la gêne ? Ce serait un bien lourd fardeau. Trouverait-elle, elle, Françoise, un autre emploi, une autre place, surtout si cette guerre affreuse, prévue si nettement par l’Altesse, venait à éclater ?…
Perdues dans une rêverie profonde, les pensées de Françoise s’envolèrent… Elle revoyait le petit salon de Genève, aux draperies roses, aux bibelots précieux, aux gerbes claires ; Moune, dont la bonne figure souriait derrière son monocle et, assis près d’elle, un grand gaillard, à l’allure timide, aux gestes un peu gauches, aux doux yeux tendres : Amédée Giraud…
Comme c’était loin, tout cela !…
Elle comprenait, maintenant qu’elle était seule sur une terre étrangère, dans un pays ennemi, vagabondant par les routes, toute la valeur d’une affection solide comme celle de l’usinier dont, jadis, elle avait fait fi. A présent, elle regrettait — presque ! — d’avoir été si impitoyablement orgueilleuse !… Il lui semblait aussi qu’elle avait usé toute son énergie dans sa dernière entrevue avec l’Altesse. Quelle fierté n’avait-elle pas éprouvée en jetant à cette face blême et ricanante, qui avait sali sa France, — comme un pourceau piétinant des roses, — son immédiate volonté de partir et son dégoût de l’insultant cadeau du Prince !…
Tous les détails de la scène lui revenaient avec précision.
Elle s’était avancée, très pâle, avait accompli les trois révérences d’usage, puis, avant que l’Archiduchesse ait eu le temps d’ouvrir la bouche, elle avait tendu à l’héritière des Marxenstein l’écrin de maroquin noir où scintillaient, en gouttelettes lumineuses, les diamants du bracelet.
— Je remets à votre Altesse, en la priant de vouloir bien le restituer à qui de droit, un joyau qui vient de m’être adressé et que rien dans ma conduite ne peut m’autoriser à garder. Comme ma dignité personnelle se trouve, de ce fait, offensée gravement, je réclame de Votre Altesse le droit d’abandonner de suite mes fonctions auprès d’elle.
Interdite, la souveraine et Welschmann échangeaient un regard où il entrait autant de surprise que de déception.
Les rôles étaient soudainement renversés. C’était celle qu’on voulait chasser, qui, hardiment, réclamait sa liberté !…
Les mains de l’Archiduchesse s’étaient crispées, tremblantes, sur l’écrin du Prince qu’elle considérait une seconde et qu’elle repoussait violemment, ensuite, sur la table où elle était accoudée.
— Nous vous trouvons bien osée, Mademoiselle, répondait-elle avec hauteur, de nous signifier aussi brutalement un tel congé. Et si nous refusions ?
— Il serait plus osé encore à Votre Altesse qu’elle répondît par un refus à une résolution bien arrêtée.
— Nous pouvons vous contraindre à rester !
— La force ne peut rien contre le droit.
— Il faut, intervenait doucereusement Welschmann, régler votre mensualité…
— Inutile ! coupait Françoise. J’entends ne plus rien accepter.
— C’est votre dû !…
— Distribuez-le aux pauvres de Felsburg. Ils sont légion !
Il y eut un court silence. Le maigre visage de l’Altesse s’était empourpré.
— Et si je vous ordonnais de m’obéir ? s’écria-t-elle.
— Votre Altesse oublie que je ne suis pas sa sujette. Française et, conséquemment, libre, je ne fuis pas en déloyale. J’ai, simplement, le regret de prévenir Votre Altesse de mon départ et l’honneur de la saluer.
Tête haute, elle était sortie du cabinet de travail, laissant les deux complices dans la plus profonde stupéfaction.
Sans tarder, elle avait réglé ses préparatifs de départ et prévenu Wogenhardt qui lui avait promis, après en avoir référé au Chancelier, de tenir une automobile à sa disposition, afin qu’elle pût prendre à Schoënfeld, l’Orient-Express lui permettant de regagner la France.
Pas une seconde, elle n’avait songé au prince. Elle s’étonnait, à la réflexion, qu’il n’eût fait aucune tentative pour la revoir. Peut-être lui avait-on caché son départ ?… Et puis le crime de Sérajevo avait mis bien des cervelles à l’envers.
A l’idée de la fureur de Baghzen-Kretzmar, Françoise ne pouvait s’empêcher d’esquisser un bref sourire malicieux.
L’auto avait un arrêt brusque…
Dans le noir d’une campagne déserte, Mlle de Targes, levant une vitre, interrogea le conducteur :
— Qu’y a-t-il ?… Un accident ?…
Pas de réponse…
L’auto repartait avec une rapidité vertigineuse…
— Il y a bien deux heures que nous avons quitté Felsburg, s’inquiétait la jeune fille. Connaissez-vous la route, Marina ?
Non. La Triestine, penchée à la portière, ne distinguait rien.
— Pourtant, affirma-t-elle, nous devrions être à Graenrietz… Qu’est-ce que cela signifie ?
En vain pressèrent-elles le bouton d’appel, essayèrent-elles, levant à nouveau la vitre, d’interpeller le conducteur afin de l’interroger. Ce dernier ne répondait rien. L’auto, par contre, ayant accéléré sa vitesse, allait un train d’enfer.
Ou le chauffeur était devenu subitement fou, ou il obéissait à un ordre du Palais. Une vengeance de l’Archiduchesse, peut-être ?…
Françoise eut un frisson… Sauter sur la route eût été se vouer à une mort certaine… Il fallait qu’elle se résignât, qu’elle attendît…
Serrées l’une contre l’autre, dans cette course effrénée vers l’inconnu, vers le mystère, Françoise et la femme de chambre ne parlaient plus. Leurs mains fiévreuses, s’étaient jointes. Avec ferveur, l’Italienne priait…
L’auto, maintenant, avait ralenti sa marche. Une cloche tinta. Deux lourdes portes de fer crièrent sur le sable d’une allée et, virant brusquement, la voiture s’arrêtait devant les marches d’un perron de marbre blanc, inondé d’une vive lumière.
Le conducteur ouvrait la portière de la voiture.
— Où sommes-nous ? questionna Françoise avec anxiété…
— Chez le Comte Ardessy, Mademoiselle, répondit le chauffeur d’une voix où perçait la gouaillerie.
Et, avant que la jeune fille fût revenue de sa stupeur, Basile Ardessy, lui-même, ôtant ses lunettes de wattman, faisait descendre les deux voyageuses.
Prise au piège, Françoise n’eut pas de défaillance. Elle comprenait que pour ne pas être l’objet du ressentiment de l’Archiduchesse, elle n’en venait peut-être pas moins de tomber dans des mains plus dangereuses encore.
Le Prince avait voulu cet enlèvement audacieux qu’Ardessy avait organisé ! Elle devinait à quel paroxysme la passion de Baghzen était arrivée pour avoir recours à un procédé aussi violent.
Bien en face, elle toisa l’Exécuteur des Basses-Œuvres.
— Sur quel ordre m’avez-vous conduite ici ?
— Je déplore de ne pouvoir vous le dire, Mademoiselle. J’ai une mission. Je l’accomplis. Vos appartements sont au premier étage de cette demeure où le moindre de vos désirs doit être un ordre.
— Je n’ai qu’un désir : être, au plus tôt, conduite à la prochaine gare.
— Vous devez vous reposer d’abord. Prenez la peine de me suivre. Je vais avoir l’honneur de vous conduire.
Soulignée d’un cruel sourire, la jeune fille eut une parole vengeresse :
— L’honneur, Monsieur ?… Voilà, certes, un mot que je n’attendais pas dans votre bouche !
Dans l’immense vestibule de marbre blanc où une Pomone de bronze tendait des fruits, au pied du large escalier sur lequel se tenaient, immobiles, deux noirs d’Abyssinie à la carrure herculéenne, le Comte Basile, cinglé, faisait un pas en arrière.
— Il faudrait, railla Françoise, que je fusse bien sotte pour ne pas reconnaître le genre de… d’ambassade, dont vous vous acquittez avec une telle perfection. Vous méritez, Monsieur, le surnom qu’on vous donne…
En dépit de son habituelle assurance, Ardessy, blêmissant, balbutia :
— Vous vous méprenez…
— Non, ne confondez pas !… Je vous méprise, simplement.
— Mademoiselle !…
— Vous devriez comprendre, monsieur, que votre présence m’est pénible, sinon odieuse… Laissez-moi !
Et, suivie de la Triestine, la jeune fille passait, dédaigneuse, devant le mauvais génie du prince Hugo.
Si, dans ses lettres à Moune, Françoise avait pu se moquer du luxe, déplorablement faux, qui régnait au Palais de Felsburg, elle était, cette fois, et non sans surprise, forcée de reconnaître, en dépit des émotions multiples qu’elle venait d’éprouver au cours d’un voyage qui finissait en rapt, qu’elle se trouvait dans une demeure du plus pur XVIIIe siècle.
Tout, dans cet intérieur, d’un goût véritablement exquis, avait été créé pour le charme des yeux.
Depuis le palier où une adorable chaise à porteurs, décorée de sujets au vernis-martin, semblait attendre la venue de quelque marquise en falbalas Louis XV, jusqu’au boudoir tendu de soie mauve à tendres bouquets roses, chaque chose ici paraissait indubitablement française.
La grâce atténuée de certains trumeaux, les meubles aux bronzes ciselés, élégants et fragiles, l’or délicat des grandes glaces, les nuances harmonieuses et savamment choisies des tentures, transformaient ce premier étage, où pénétrait Mlle de Targes, en une évocation soudaine de quelque Trianon galant…
A un délicieux cartel de style rocaille, suspendu à la boiserie de la chambre à coucher, — brocart blanc garni d’argent, — deux heures, tintinnabulantes, sonnèrent…
Deux heures du matin !…
Que de choses s’étaient passées en un si court espace de temps ! Ne s’était-elle donc brusquement libérée du joug de Felsburg que pour retomber, victime d’un véritable guet-apens, dans un péril d’autant plus grand que son honneur de femme y était en jeu ? Elle se trouvait au pouvoir du Prince Hugo. Coûte que coûte, il fallait qu’elle franchît cette nouvelle épreuve.
Elle refusa de toucher à l’en-cas apporté par les nègres et n’eût point songé à prendre du repos, si Marina ne l’y avait instamment engagée.
N’ayant nulle arme en leur possession, elles convinrent de veiller mutuellement sur leur sommeil, en dormant à tour de rôle.
— Achète un revolver, avait conseillé Mlle Corbier, au départ de Paris. On ne sait pas ce qui peut arriver, ma reine jolie. Tu t’en vas chez des forbans. Il faut avoir bon pied, bon œil. On t’attaque ? Tu te défends ! Pan ! Dans la goule à Jean !…
Une fois encore, l’insouciante Françoise n’avait agi qu’à sa guise. Un flot de regrets, d’heure en heure, montait en elle… Le sommeil ne venant pas, le petit jour, avec le pépiant concert des oiseaux dans la verdure, trouva les deux jeunes filles éveillées. Elles ouvrirent les fenêtres et l’air frais du matin fut une caresse à leur front brûlant.
Deux surprises les attendaient.
La première était de trouver entr’ouverte une porte, donnant sur l’alcôve et que, dans le désarroi de leur arrivée, elles n’avaient point aperçue tout d’abord.
Un cri d’admiration échappait à la Triestine.
— Oh ! Venez, Signorina ! Que c’est beau !
Une salle de bains s’offrait aux yeux surpris de Françoise. Le sol n’était qu’une mosaïque dorée, sur laquelle des tapis d’Anatolie jetaient la pourpre de leur laine éclatante. Trois degrés de porphyre creusés dans le milieu de cette pièce étrangement construite, dont les parois étaient vêtues de hautes glaces reflétant à l’infini les images qui se présentaient devant elles, menaient à la piscine où deux cygnes de marbre blanc, penchés sur une immense vasque d’argent, faisaient courir, par leur bec, une eau tiède et parfumée. Devant chaque glace un oranger, chargé de fruits électriques, versait une lumière caressante et dorée.
Plus large que les autres, encadrée d’un filet de bronze, une des glaces dominait, celle du fond. Des corbeilles d’azalées en soulignaient la base.
— Mais ce n’est pas une salle de bains, murmurait Françoise, c’est un temple ! L’oncle Provence appellerait ça : la Piscine des Hespérides !
Elle n’avait pas perdu toute gaieté et, une seconde, elle fut tentée… Les émotions de la journée précédente, comme celles de la nuit, l’avaient rendue lasse. Un bain réparateur s’offrait à elle dans un décor surprenant. Elle eut, instinctif, un geste vers sa robe pour la dégrafer. L’eau murmurante semblait l’appeler…
Mais un obscur sentiment de prudence la retint. Elle poussa la porte, à regret, et procéda à ses ablutions dans le cabinet de toilette où elle s’était arrêtée la nuit.
Pendant ce temps, par la fenêtre ouverte, la Triestine scrutait les environs. Le château où l’on avait entraîné Mlle de Targes était situé au milieu d’un parc immense dont les arbres, pour la plupart séculaires, paraissaient d’une telle hauteur qu’ils masquaient l’horizon. La suivante remarqua seulement qu’à sa droite un lourd portail de fer, aux rosaces compliquées, semblait couper le parc en deux parties distinctes. C’est par là qu’elles étaient venues.
— Descendons, Marina.
Françoise entraînait la brunette.
Elles trouvèrent, devant elles, toutes portes ouvertes. Cette apparente illusion de liberté leur parut favorable.
— Allons, allons, pensa plus allègrement Françoise, je ne suis pas encore tout à fait prisonnière.
Elle s’était réjouie trop tôt. Après dix minutes de promenade dans le parc, Marina poussait un cri où il entrait autant de colère que de déception.
— Voyez, Signorina ! Il y a un mur !
La propriété était, effectivement, enclose d’une épaisse muraille de pierre grise, haute de plus de trente mètres, qui rendait impossible toute tentative d’évasion…
Elles revenaient sur leurs pas, lentes et déçues, quand, au détour d’une allée, la seconde surprise les guettait.
Une femme, jeune encore, d’allure dégagée, leur souriait, en cueillant des roses. Les jeunes filles s’arrêtèrent, stupéfiées…
L’inconnue s’avançait vers elles, délibérément. Alors Françoise la détailla mieux. Malgré l’heure matinale, elle remarqua la richesse d’un déshabillé luxueux. Sur des cheveux blonds, évidemment oxygénés, une capeline à larges brides de velours noir était jetée. Fraîche sous son fard, avec une grâce apprêtée, elle donnait un peu l’impression d’une actrice, « tournant » un rôle filmé. De plus près, cette femme, grande et vigoureuse, aux hanches puissantes, aux bras blancs et musclés, aux mains fortes, paraissait accuser une trentaine bien défendue. La vivacité des yeux trop noirs, la vulgarité d’un nez canaille et d’une bouche charnue, nuisaient à l’élégance de l’ensemble.
— Mademoiselle, dit-elle dans un français nuancé d’un langoureux accent slave, permettez à une Russe de se présenter. J’ai nom Técla Dortnoff. Personne n’est là pour l’une à l’autre nous faire connaître. Oh ! Je déplore vraiment !…
Le mutisme de Françoise, au lieu de la dissuader de poursuivre un tel entretien, parut, au contraire, lui servir d’encouragement.
— Voulez-vous ? Marchons un peu. Si matin, en remuant, le sang circule facile. Moi, j’ai besoin de marcher. Il faut. Cela est bon. Donc, c’est le secret de se bien porter. Si vous êtes bien portante, Dieu vous protège ! Moi, je fais tous les sports. Des armes, du cheval, de la boxe. Dites quoi ? Rien, je ne crains que seulement Dieu le Père !… J’étais dans le sommeil, à votre arrivée, hier. Quel regret !… Vers les cinq heures, tout au jour, je me lève : La douche. Le thé. Dehors !… Ainsi, j’ai rencontré Basile, en descendant respirer dans le parc. Basile Ardessy est à moi comme un très vieux bon ami. Il avait beaucoup d’attachement à mon premier mari, mort en duel. Michel, le second mari, — devinez ! — il est à Pétersbourg, dans la maison des fous !… Voilà comment, à ainsi dire, je suis une presque veuve. Quelle douleur !… Je prends le repos ici, pendant l’été. Cela me calme. Ce vieux cher Basile, il vient de me dire que vous veniez aussi pour quelques semaines. Je suis heureuse, vraiment !
Françoise, qui l’avait écoutée avec un sentiment de profonde surprise, l’interrompait, véhémente :
— Monsieur Ardessy a menti, madame ! C’est un misérable ! Je suis victime d’une aventure odieuse. J’ignore pour quelle raison vous tenez à m’exprimer une sympathie aussi subite qu’inexplicable. Je ne veux connaître personne dans cette maison. Je ne réclame que la liberté ! Si vous êtes sa messagère, je vous charge de le lui dire. Et cela sans tarder !
L’étrangère manifestait le plus grand étonnement. Un air scandalisé avait glacé la mobilité de ses traits.
— Entendez comme elle parle, cette petite !… Voilà un scandale !… Vous êtes, je pense, comme Michel qui se trouve dans la maison des fous ! Alors, Pauvre, que Dieu vous protège !… Sinon, vous faites la morsure dans la main de celui qui vous reçoit. Quelle honte ! l’ingrat mérite le fouet !…
Et, afin, sans doute, de donner à ses paroles un commentaire significatif, d’une branche de rosier, arrachée à la botte de fleurs qu’elle tenait contre son sein, elle sabra l’air furieusement. Puis, haussant les épaules avec mépris, sans même daigner se retourner, à pas rapides, elle s’éloigna…
— Mais c’est elle qui est folle ! concluait Françoise, à la fois inquiète et troublée.
Puis, prenant le bras de la Triestine :
— Nous ne reviendrons plus de ce côté, Marina. Allons vers la grille.
Ah ! cette grille !… Hallucinante et tentatrice, elle semblait posséder à leurs yeux comme une mystérieuse attirance… Mais à peine Marina s’en était-elle approchée que, d’un petit bâtiment qui y attenait, — le logis du gardien, — un véritable monstre avait surgi.
La petite reculait, épouvantée.
Taillé en géant et balançant des poings formidables, un portier galonné déclarait d’une voix de stentor, où les mots allemands roulaient en fracas impétueux :
— Der Durchgang ist verboten ! (On ne passe pas !)
Françoise de Targes était bien prisonnière.
Dix minutes plus tard, dans la chambre à coucher d’Ardessy, située au rez-de-chaussée de la mystérieuse demeure, Técla, riant à belles dents, du rire insultant et cynique des filles, Técla, la tête renversée sur l’épaule de son amant Basile, moelleusement calé dans ses oreillers, mimait, en forçant la note, la surprise effarée de Françoise et son accès d’indignation.
— Joyeux chéri, disait-elle, en caressant la moustache fauve du Comte, tu es donc déjà un homme misérable, voué au mépris ? Elle te déteste, sais-tu, cette farouche dinde ?
— Tu exagères !… Ce n’est pas un oiseau, c’est une fleur…, une fleur de France !
— Virginale ?…
— Tout porte à le croire.
— Alors, c’est un bouton.
Ils éclataient de rire.
En passant sous silence la liaison qui la rivait, depuis plusieurs années, à Basile Ardessy, Técla avait audacieusement, dans le brusque entretien qu’elle avait eu avec Françoise, — et de concert avec son amant, — dit, à certains détails près, la vérité sur sa vie.
Ses origines étaient obscures.
Née à Pétersbourg, elle avait débuté très jeune dans la plus basse galanterie. Un soir d’ivresse, en soupant avec cette passante, racolée au hasard, Dimitri Oulianof, capitaine aux gardes, s’était pris pour elle d’une passion si forte qu’elle le conduisit d’abord au mariage, puis à la ruine, finalement au suicide.
Afin de parer aux prodigalités de sa femme, Oulianof s’était mis à jouer. Il vola. Sur le point d’être arrêté, il s’enfonça entre les dents son revolver d’ordonnance et tira… Les éclats de sa cervelle avaient rejailli jusque sur les vitres de sa chambre…
Técla ne fut pas inquiétée. Elle possédait des relations. Ayant tâté du théâtre, sans grand succès, sa plastique y fit cependant la conquête de l’homme dont elle portait le nom, Michel Dortnoff.
Faible et riche, ce dernier n’avait été, entre les griffes de la veuve Oulianof, qu’une proie trop facile. Devenue Mme Dortnoff devant l’archimandrite et devant la loi, elle donna libre cours au désordre de ses passions.
Non contente de le trahir avec tous les hommes qu’elle trouvait à son goût, et voulant chercher à satisfaire une curiosité des sens qui, insatiable, allait en s’exaspérant, elle installa au domicile conjugal, une hermaphrodite cueillie, comme elle l’avait été elle-même, dans le plus fangeux ruisseau de Pétersbourg et qu’on ne connaissait dans le monde des prostituées que sous le nom, crapuleusement abject, de L’Esturgeon.
L’infortuné Michel, s’étant avisé de tenter un simulacre de protestation, fut bâillonné par les mégères qui, lui ayant arraché ses vêtements, et après l’avoir lié à la colonnade d’un lit, lui infligèrent une volée de coups de canne, afin de lui apprendre à ne plus se mêler des choses qui ne le regardaient pas ou plutôt… qu’il regardait trop, car, devant le malheureux pantelant, elles s’étaient livrées à l’exécrable jeu de leur simulacre d’amour…
En cette honteuse aventure, Michel perdit la raison. On l’interna.
Libre, Mme Dortnoff ouvrit alors un salon de jeu. Après avoir donné à jouer, et voulant répondre à tous les goûts de sa clientèle, elle donna à… aimer. Elle acquérait, peu après l’internement de l’infortuné Michel, une maison sur les bords de la Neva. Dans les salons ouverts sur la rue, on jouait au baccara. Au premier, on soupait en joyeuse compagnie. Il y avait même des tableaux vivants qui, toute une saison, firent fureur dans la bonne société. On accourait chez la Dortnoff pour s’amuser et y trouver de l’inédit. Des chambres accueillaient au troisième les couples trop surexcités.
« Chaque étage a ses plaisirs », avait coutume de dire L’Esturgeon, promue à la dignité d’organisatrice des petits jeux particuliers. Sa lubricité s’y entendait.
Enfin, le Fouet surgit !…
Qui l’amena ?… Un client quelconque, descendu là en costume de cheval et ayant, par hasard, laissé traîner sa cravache sur un divan, ou bien le détraquement toujours en éveil de L’Esturgeon ?… Toujours est-il que la flagellation fut subitement de mode. La Dortnoff refusait du monde.
Amené par un ami, Basile Ardessy, de passage dans la capitale, s’engoua de l’étrange Hôtesse. Ces deux débauchés devaient fatalement s’entendre, Basile étant, à sa manière, aussi dépravé que sa maîtresse. Elle le suivit à Vienne, laissant sa maison hospitalière aux mains diligentes de L’Esturgeon.
Ils se quittèrent. Ils se reprirent, après des échanges de propos haineux, toute une sale ordure remuée entre anciens complices sur le point de devenir ennemis. Finalement, elle l’avait maté, car il possédait une âme plus « fille » que celle de Técla. Là encore, elle avait vaincu, grâce au knout.
Après la sensation surexcitante du fouet, elle l’avait vu ramper à ses pieds, sollicitant d’autres caresses, d’autres tortures aussi…
Chaque été, elle ne manquait pas de venir passer ses vacances auprès de lui, dans ce petit château perdu près de la frontière autrichienne, bâti du temps du Grand Frédéric et que Basile tenait de ses aïeux.
Une dépêche reçue, la veille, de Felsburg, où Basile avait été tenu de suivre le prince Hugo, avait averti la Dortnoff de son arrivée nocturne, la priant de ne pas se montrer.
Lorsque Françoise fut installée au premier, il avait rejoint Técla, la mettant au courant de la nouvelle folie du Prince.
La rencontre du parc avait été imaginée dès qu’ils avaient entendu Françoise descendre de son appartement. Il fallait tenter de l’humaniser, cette sauvage qui n’était peut-être qu’une subtile roublarde, de lui arracher certaines confidences, en la guidant adroitement vers des concessions. La Dortnoff s’était volontiers chargée du rôle, mais comme Basile, volontairement ou non, avait omis de la renseigner sur le peu d’estime où le tenait Mlle de Targes, la rusée Slave, voyant que la conversation avait pris, avec Françoise, un tour assez fâcheux, s’était sauvée, rompant les chiens.
— Pourquoi, reptile, as-tu abîmé la vérité ? insistait-elle auprès d’Ardessy, presque couchée sur lui. A ainsi dire, c’est par coquetterie ?… Toujours donc, tu seras une courtisane ? Chère vieille, — railla-t-elle, — mais presque chauve tu es ! Quelle peine !… Pour cette Françoise, tu entends, — n’est-ce pas ? — faire le cœur-joli ?…
Il protestait : — Quelle idée !
— Longtemps, il y a… — Des mois peut-être !… — Que le temps passe !… — Longtemps il y a que tu n’as eu les caresses de ta chère Técla… Cela te manque, roulure ?…
Peur ou plaisir ?… Le nez d’Ardessy palpitait. Une pâleur rendait son visage plus blême. Du ton d’un enfant pris en faute, ou comme s’il défaillait sous l’approche d’une jouissance trop violente, à la fois crainte et désirée, il murmura, la voix changée :
— Técla !…
— Oui… Eh bien ! Técla va vous châtier, être abject ! Técla est jalouse ! Vous entendez, vicieuse ordure ?… Jalouse !…
Elle courait à une panoplie de chasse, y cueillait une cravache et, la faisant siffler, revenait au lit. La voix menaçante, le regard dur, elle ordonna :
— Allons ! Chien !… Découvre-toi que je te rosse !
Enfoui dans les oreillers, sans bouger, il suppliait :
— Técla !…
Alors, elle s’approcha, rejeta violemment les couvertures et, découvrant la nudité velue de l’homme, d’un geste impitoyable, elle frappa, zébrant les fesses de larges rayures, criblant le dos, fustigeant les jambes, le fouaillant jusqu’à ce qu’un hurlement de plaisir succédât aux gémissements qu’il étouffait d’abord…
Il roulait à terre. Puis, d’un bond félin, se relevant, il sautait à la gorge haletante de la femme et lui arrachant la cravache, il la renversait, à son tour, sur le lit, en criant d’une bouche où bavait l’écume :
— C’est à toi, maintenant, mon délice !… C’est à toi !… A toi !…
Dans l’après-midi, le Prince arrivait en auto. Après avoir causé avec Ardessy, cérémonieusement, et sans écouter les remarques de celui-ci, il fit demander à Françoise la faveur d’un entretien. A peine était-il en sa présence, qu’il se jeta à ses genoux, cherchant à baiser une main, qu’elle dérobait, indignée, l’accablant des protestations les plus passionnées.
La jeune fille l’écoutait avec une indifférence glaciale.
— Quand on aime une femme ainsi que vous le prétendez, Monsieur, on n’a pas recours à un rapt. On ne force pas sa volonté. Ce que vous avez commis, est une atteinte au droit des gens, un crime impardonnable. Rendez-moi une liberté qui m’est précieuse et à laquelle j’ai droit.
— Accordez-moi seulement une promesse, suppliait-il, implorant.
— Vous n’obtiendrez de moi ni engagement, ni promesse. Rien !
— Mais je vous aime, Françoise ! Je vous aime à la folie, à en mourir !
— Soit. Moi, je ne vous déteste pas : je vous hais.
— La haine, ô mon beau Lis, n’est-elle pas proche de l’amour ?
— Divagations !… Je refuse de vous entendre.
Il se retirait à pas lents, non sans avoir une fois encore vainement essayé de caresser ses doigts d’un furtif baiser.
Basile Ardessy guettait la descente du Prince. Il guidait ses pas vers le boudoir attenant à la chambre où Técla lui donnait, si l’on peut dire, toutes les « marques » de son affection…
— Où en êtes-vous ?
— Elle réclame sa liberté.
— Vous n’obtiendrez rien d’elle par la douceur.
— Je suis persuadé que si.
— Je persiste à croire le contraire.
— Je ne veux la tenir que d’elle-même. Tu verras, j’arriverai à la convaincre de mon ardent amour. J’obtiendrai son consentement.
— Oui. Par le fouet.
— Que me chantes-tu là ?… Mlle de Targes n’est pas une esclave.
— D’accord. C’est une femme qu’il convient d’amener à résipiscence. Avec le caractère que je lui connais, vous n’arriverez à un résultat que par ce moyen. La manière forte !
— Jamais elle ne me le pardonnerait !…
— Rapportez-vous en à mon expérience et laissez, je vous prie, Mme Dortnoff agir à sa guise.
— Comment, ta maîtresse est ici ? s’exclamait Hugo, presque mécontent.
— Quel gros mot !… Técla n’est pas ma maîtresse…
— Je me trompais, raillait le Prince. C’est, en effet, plutôt ton « maître »…
Basile, affectant un air vexé, se mordait les lèvres.
— Mme Dortnoff villégiature ici pendant la belle saison, répliqua-t-il avec assez d’aigreur. Je ne croyais pas que sa présence pût déplaire à Votre Altesse, en mettant hier cette discrète demeure à sa disposition.
— Ardessy, mon vieux, la dignité ne te sied pas. J’ai manifesté de la surprise, voilà tout. Évidemment, j’eusse préféré que Françoise demeurât seule ici avec la fille qui l’accompagne.
— Et qui est bien gênante. Quelle glu !…
— D’accord. Mais Françoise paraît, tu me l’as dit, tenir beaucoup à elle.
— Nous saurons l’éloigner en temps voulu.
— C’est à voir. Je reviendrai demain.
— Pourquoi ne vous installez-vous pas ici ? Le rez-de-chaussée m’abrite. Notre belle exilée se cache au premier. Installez-vous au second.
— Tu me tentes, démon !…
— Allons, restez, Prince. Vous ferez la paix avec Mme Dortnoff.
— Qui t’a dit que nous fussions fâchés ?…
— Au contraire, répliquait Ardessy avec un sourire ambigu. Il y eut même, à Vienne, certaine soirée, où le hasard nous mit, tous trois, sur un pied d’intimité dont vous n’avez pas, je gage, perdu tout souvenir…
— Ne me rappelle point de telles faiblesses…
— Deviendriez-vous vertueux ?…
— Sait-on jamais ?
Le soir, en s’asseyant à la table que les nègres dressaient pour dîner dans le boudoir mauve, Mlle de Targes trouvait sous sa serviette, un écrin, plus large que celui qu’elle avait reçu à Felsburg. Il portait ses initiales : F. T.
La nièce de Moune le repoussait avec autant d’agacement que de dédain. Curieuse, Marina sollicita la permission de l’ouvrir.
— Ève sera donc éternellement tentée ! murmura Françoise avec une moue indulgente. Eh bien, ouvre, Pandore !
La Triestine eut une exclamation d’extase.
L’eau merveilleuse d’une rivière de diamants coulait, étincelante et splendide, entre les doigts brunis de l’Italienne. Cette parure était d’une inestimable beauté.
— Remettez ces pierres dans leur écrin et rendez le tout au valet qui fait le service, commanda la jeune fille en se levant aussitôt.
Cette attitude ne changea en rien la conviction du Prince, car chaque journée qui s’écoulait, interminable, amenait, à la même heure, sa visite, immédiatement suivie d’un fastueux cadeau.
Un nécessaire de voyage en vermeil précéda sans succès des perles du plus pur orient. Un coffret d’ivoire, dû au patient génie d’un artiste chinois et contenant des dentelles anciennes, blonde et point d’Argentan, suivit. Un somptueux manteau de zibeline clôtura la série des prodigalités, sans amener autre chose qu’un sourire d’écrasant mépris sur le visage de l’irréductible captive.
Intentionnellement, elle laissait toutes ces richesses à l’abandon. Le Prince les retrouvait, à sa visite du lendemain, à la place où elles avaient été trouvées la veille. Sans se lasser, il présenta lui-même à Françoise un mince étui de soie fanée.
— Je ne me suis jamais permis de vous offrir directement la moindre chose. Je vous demande, par exception, de jeter les yeux sur ce petit souvenir qui, peut-être, aura l’heur de vous agréer.
Et il déployait les branches d’écaille d’un délicieux éventail, dont la signature eût fait l’orgueil d’un musée. Ce chef-d’œuvre était signé François Boucher.
— Il me vient de ma mère, assurait Baghzen-Kretzmar d’une voix câline où perçait, néanmoins, le tremblement d’une émotion qui n’était pas feinte. Nulle mieux que vous ne me paraît plus digne de s’en servir. Ne serez-vous pas mienne quelque jour ?
— C’est de l’aberration. Je répète, Monsieur, que vous êtes fou !…
— Fou ? Oui. D’amour… Ah ! Françoise, consentez à vous laisser chérir et vous serez la plus heureuse des femmes !
— J’ai le malheur d’être scrupuleuse et j’ai aussi la franchise de vous déclarer que vous n’avez pas choisi pour me convaincre le meilleur moyen. Ne comprenez-vous donc pas que vous me faites horreur ? horreur !…
— Bientôt, ma divine, vous changerez d’avis, répondait Hugo, soudain flegmatique. Vous réfléchirez. Il ne tient qu’à vous de m’avoir pour esclave. Veuillez vous le rappeler.
Il tenait Françoise en son pouvoir. De sûrs gardiens veillaient sur elle. Persuadé qu’elle ne pourrait lui échapper, il ne se lassait point de ses refus continuels, non plus que de la blessante hostilité qu’elle ne cessait de lui témoigner.
— Elle se fait désirer, ricanait Técla, à qui le Prince rapportait fidèlement les propos de Françoise. C’est calcul pur ! Quelle audace ! Son Altesse ne voit-elle pas le traditionnel manège ? Vous l’aurez, la sauvage colombe !… Vous l’aurez !… Mais vous ne l’aurez qu’à l’une de ces deux conditions : devant le prêtre ou après le fouet. Le fouet vaut mieux.
Et Ardessy faisait chorus :
— Souvenez-vous du dicton hongrois : « Quand le vent secoue l’arbre, le fruit tombe. » Soyez le vent !
— Et même la tempête !… soulignait la Dortnoff. Cassez les branches !
— Reconnaissons, ajoutait Ardessy, qu’il y a des fruits qui ont de plus mauvaises chutes. Celui-là tombera dans un panier… royal.
— Ne va pas te méprendre, Basile, répliquait le Prince. Cette jeune fille est, somme toute, de vieille noblesse. Je n’hésiterais même pas, s’il le fallait absolument, à l’épouser. Il y a eu, dans la maison de l’Empereur, de pires mésalliances. Françoise réfléchira. Qu’elle consente seulement à me suivre et nous filons aussitôt en Espagne, où je suis maître absolu chez moi. Là-bas, j’en ferais, si bon me semble, ma femme devant Notre Sainte-Mère l’Église. Nous attendrons ensuite les événements.
— Les événements ne vous attendront pas, Monseigneur. Oubliez-vous la guerre ? L’ordre de mobilisation s’apprête.
Le Prince devenait morne. Anxieusement, il consultait son ami :
— C’est vrai. En ce cas, mon cher, que faire ?
Le Comte, haussant les épaules, faisait entendre un mauvais rire. Mais Técla intervenait, une flamme aux yeux.
— Que faire ? Mais me laisser agir. Me donnez-vous tous les pouvoirs ?
Il eut un geste découragé signifiant : « Faites ce que vous voudrez ! »
Elle triomphait.
— Demain, je lui rends visite. Après-demain, et nous avons ici pour cela des moyens certains, vous aurez la proie et bien matée !… Palpitante et ravie, elle sera la tourterelle apprivoisée. Allez, Prince ! Que Dieu vous garde !…
Depuis les quinze jours que durait sa séquestration, Françoise avait adressé lettres sur lettres à Mlle Corbier et à Jacques Provence. Elle ne s’illusionnait pas sur leur sort, se doutant que nulle d’elles n’arriverait à destination, bien que Marina les eût remises, non aux valets noirs, mais au portier, monstre à tête de bull-dog, qui adressait à la soubrette, chaque fois qu’il la rencontrait, un hideux sourire où la jeune fille, dans sa détresse — et en dépit du traditionnel : « On ne passe pas ! » — avait cru discerner un semblant de bienveillance.
Le personnel domestique avait reçu l’ordre formel d’être muet. Impossible de savoir en quel lieu elles se trouvaient.
Le maître d’hôtel, et les deux Abyssins venaient prendre les ordres de Mlle de Targes et les exécutaient sans desserrer les lèvres. L’amour-propre de la prisonnière était trop grand pour qu’elle consentît à s’abaisser en les questionnant.
Rina, elle, ne s’embarrassait pas des mêmes scrupules. Elle avait fureté, dans tous les coins de l’étage que Françoise ne quittait plus, sans pouvoir découvrir le moindre indice qui permît d’apporter à sa maîtresse une précision quelconque sur l’endroit où la volonté de Baghzen-Kretzmar les tenait enfermées.
Il ne fallait attendre un secours que de Jacques Provence.
Moune et lui, pour la première fois de leur vie, peut-être, avaient dû s’entendre. Pauvre Moune ! Que devait-elle penser du silence de Françoise, depuis deux semaines que celle-ci avait quitté Felsburg, était cloîtrée ?… Sans doute avait-elle écrit à l’Altesse, télégraphié ?…
Combien de temps mettraient-ils, tous deux, à découvrir cette retraite, perdue dans la verdure, à plusieurs heures de Felsburg ? Comment leur serait-il possible de retrouver sa trace ? Ils avaient dû s’informer auprès de l’ambassadeur d’Allemagne ? Une enquête avait certainement été prescrite, exigée ?…
Qui sait même si Provence ou Mlle Corbier n’étaient pas en route ? Il fallait attendre. Et Françoise, malgré tout son courage, toute son énergie, se désespérait…
Bien que le Prince se fît chaque jour plus pressant, elle ne désarmait point, observant la même rigueur inflexible.
Plus la passion de Hugo allait s’exaspérant et plus l’antipathie de la jeune fille à son égard s’accroissait. La seule vue de cet homme lui était devenu insupportable. Elle ne répondait plus que par monosyllabes à tout le fatras désordonné de ses protestations.
A quel motif obéissait-elle ? Combien d’autres, à sa place, eussent-elles succombé devant ces richesses qu’elle repoussait, devant ce titre, devant cet amour délirant qui, au contraire, lui faisaient horreur ?…
Françoise, la droiture même, ne comprenait pas que le Prince ait pu manquer à ses engagements envers l’Altesse, renier une parole donnée. Elle ne lui pardonnait pas, en outre, la déshonorante séquestration dont elle souffrait, les inimaginables angoisses par lesquelles devait passer, devant cette brusque disparition, la tendresse maternelle de la tumultueuse Moumoune. Comment tout cela finirait-il ?… Par un drame inévitable, car elle était décidée au meurtre au cas où Baghzen, soit dans un moment d’égarement, soit sur les instigations du venimeux Ardessy, viendrait à porter la main sur elle.
Au cours d’un repas, sans même être aperçue de Marina, elle avait glissé dans sa poche, avec un geste de voleuse, un couteau à manche d’argent qui ne la quittait plus… Elle était décidée, si cet homme exécré venait à tenter sur elle quelque violence, à en faire le plus terrible usage.
Depuis sa rencontre inopportune avec l’étrange amie d’Ardessy, elle n’était plus retournée dans le parc, sachant que le trio guettait avec avidité ses moindres allées et venues.
Par les fenêtres ouvertes, le cynisme du rire de la Dortnoff montait à ses oreilles comme un vivant outrage. Des voix d’hommes lui répondaient et, à maintes reprises, Françoise avait nettement reconnu celle, plus grave, un peu nasillarde, du Prince.
Marina, elle, sortait chaque matin vers neuf heures. La fine mouche, qui ne désespérait pas d’apprivoiser le monstrueux Augustus, terminait sa promenade par un brin de causette sur le seuil de la loge du cerbère. Il riait lourdement aux taquineries de la petite, mais ne lâchait rien.
Ce matin-là, la fillette venait à peine de descendre lorsque Françoise entendit frapper à sa porte. Elle ouvrit, pensant à quelque étourderie. Ce fut Técla qui, hardiment, entra :
— Bonjour ! Vous êtes plus sage, j’espère maintenant, Belle Fleur ? Donc déjà, j’ai à vous parler de très importantes choses. Ne me regardez pas comme une bête d’épouvante. Cela désoblige !
— Je ne veux avoir aucun entretien avec vous, madame. Sortez !
— Sortir ? Et pourquoi ?… Je suis bien. Il faut apprendre que notre Prince est galant homme. Il faut montrer de la raison. Il faut le laisser vous aimer. Quelle douceur !… Cela est le plus agréable du monde, croyez-moi : Après, vous verrez la vie toute rose. Pourquoi faire l’oiseau méchant, plumes hérissées, bec ouvert ?… Pourquoi, je le demande ? Où le résultat ? Quelle pitié !… Réfléchissez !
— C’est tout réfléchi. Allez-vous en !
— Ce que vous refusez par bonne grâce, on l’aura par la force.
— Sortez !…
— Donc, vous êtes détestable. Alors, c’est le dernier des mots ? Vous ne céderez pas ?
— Jamais !
— Que Dieu vous damne !…
Et la Dortnoff claquait la porte.
Or, Marina ne rentra point…
Énervée par la visite comminatoire de la Dortnoff, Françoise s’inquiéta tout d’abord de cette absence prolongée, puis s’en alarma. L’heure du déjeuner arriva sans que la jeune fille reparût. Contre son habitude, Françoise interrogea le maître d’hôtel.
— Savez-vous où se trouve ma femme de chambre ?
— Non, mademoiselle.
— L’avez-vous aperçue ce matin ?
— Non, mademoiselle.
Elle n’en tirerait rien. Elle comprenait que la Dortnoff avait commencé les hostilités. Elle grignota un peu de poulet, dont elle trouva la sauce atrocement pimentée, prit un fruit et, très altérée, sans vouloir toucher au vin, elle se versa un grand verre de l’eau d’une carafe rafraîchissant dans un seau de glace. Ce breuvage lui parut exquis ; cette eau fraîche avait une saveur de menthe. Elle en reprit une seconde fois, refusa qu’on lui servît le café, puis, s’accoudant à la fenêtre, elle s’entêta dans l’espoir de voir surgir Marina, mais accablée par la chaleur, et comme pénétrée d’un feu qui brûlait ses veines, elle céda au besoin de s’étendre sur une chaise longue.
Deux heures lentement passèrent sans qu’elle parvînt à fermer les yeux, non qu’elle luttât contre le sommeil, mais elle était en proie à un malaise singulier. Était-ce réellement la chaleur qui, en dépit des stores baissés, l’incommodait à tel point ? Elle avait la sensation d’être, de la tête aux pieds, piquée par de dévorants moustiques. Elle se leva, s’ablutionna d’eau froide.
Bien qu’aucune rougeur ne marquât la peau, l’irritation, loin de se calmer, s’accrut. La sensation était devenue si intolérable qu’elle songea, étant seule et faisant abandon de toutes ses défiances, qu’un séjour prolongé dans l’eau de la vaste baignoire lui serait salutaire.
Elle entr’ouvrit la porte donnant sur la piscine des Hespérides. Il y régnait une fraîcheur idéale. Le murmure de l’eau chantait, tentateur, dans la vasque d’argent…
La robe de Françoise tomba sur les fleurs pourpres du tapis d’Anatolie. Puis ce fut le tour du corset. La chemise ajourée, où transperçait la roseur des seins, glissa, en cercle pâle, à ses pieds. Elle s’assit sur la première marche de porphyre afin de délivrer ses jambes de la gaine de soie où elles étaient emprisonnées.
Maintenant, elle était nue, nue comme la déesse Aphrodite elle-même !
A bon droit, Moune pouvait qualifier sa nièce de « chef-d’œuvre ». Le corps de Françoise eût tenté le ciseau du sculpteur le plus difficile dans le choix d’un modèle.
La splendeur nacrée d’une chair liliale et l’harmonieuse perfection des formes de ce marbre vivant tendant, avec une grâce pudique, son petit pied aux ongles d’agate, vers la caresse de l’eau, était un enchantement. Elle risqua une jambe, puis l’autre et, dans un clapotis d’eau jaillissante, elle se laissa choir dans la vasque d’argent.
Vraiment, la sensation qu’elle éprouvait était prodigieuse. Comme elle avait été sotte, habituée à l’action bienfaisante du bain matinal, d’avoir, par un sentiment de prudence que, dans son actuelle béatitude, elle jugeait excessif, dédaigné l’accueil enchanteur de la salle des Hespérides ! Et soudain, elle eut comme une hallucination… Un cri s’étouffa dans sa gorge…
Les oranges de chaque arbre, versant le flot doré de leur lumière, s’étaient subitement éclairées, et, sur un coup de timbre, le panneau du milieu, au pied duquel couraient des azalées, s’écartait brusquement…
Il donnait sur un petit salon, meublé à l’orientale où, parmi l’encombrement des coussins, un être, enfoui sous un domino noir, et strictement masqué, scrutait — avec quel regard ! — la statue de la Peur que, symbole vivant, Françoise de Targes représentait, ruisselante, échevelée, hagarde…
Car, à côté de cette forme noire, Técla Dortnoff, un fouet à la main, se dressait, cynique, dans le triomphe de son abominable menace.
Le premier instant de stupeur passé, Françoise bondit, d’un trait, sur ses effets et se précipita vers la porte qui lui avait livré passage. Elle était close !…
Trop tard, la prisonnière comprenait qu’elle avait été jouée et qu’on avait eu impudemment raison de la prudence dont elle s’était un instant départie. L’eau qu’elle avait bue à son repas contenait un aphrodisiaque…
Blottie dans l’angle de cette porte, serrant contre ses seins, afin de masquer sa nudité, la robe qu’elle avait cueillie au vol, elle la palpait dans l’espoir d’y retrouver le couteau dont elle ne se séparait jamais. Hélas ! Elle l’aperçut qui, sur la pourpre laineuse du tapis, luisait, abandonné… à dix pas d’elle !
Et Técla, sortant du cadre, s’avançait vers elle, dominatrice et gouailleuse :
— Ah ! Ah !… Nous allons t’apprivoiser, rebelle ! Trop longtemps, tu as joué avec la patience, je crois !… Allons, il faut lâcher cette robe. Il faut que tu sois comme Dieu notre Père t’a faite. — Bénédiction ! — avec le seul vêtement de ta tignasse rousse !…
Un coup de fouet cinglait les doigts de Françoise, qui, sous la douleur, et pensant devenir folle de honte, lâcha prise…
L’autre faisait, à petits coups secs, courir le claquement du serpent de cuir sur les jambes fuselées de cette nouvelle martyre.
Ce n’était pas la souffrance qui tenaillait le plus la malheureuse, ce n’était pas l’effroi que lui inspirait son bourreau, à visage de Gorgone, c’était la vision de ce spectre noir, enseveli, comme une araignée tissant sa toile, dans l’ombre des étoffes et qui, à présent, se tenait debout, très grand, les yeux étincelants sous le velours du masque.
Un tremblement léger semblait le faire frissonner, Cet hallucinant fantôme de carnaval, et lentement, lentement, il s’approchait des deux femmes en balbutiant d’une voix étranglée :
— Assez ! Assez !…
Mais la Dortnoff négligeait de l’entendre. De sa forte main, elle avait emprisonné les dix doigts de Françoise et elle hurlait :
— Tu connaîtras l’amour… — chèvre mauvaise ! — mais avant, tu auras le fouet ! Lequel tu préfères, dis ?…
Et, de sa main libre, elle frappait la chair neigeuse, où des striures pourprées marquaient les coups :
— Lequel tu préfères, entêtée maudite ? de l’amour ou bien du knout ?…
— Assez !… suppliait à voix plus haute la forme noire.
— Je préfère la mort ! cria Françoise qui, crachant au visage de son bourreau, se dégageait de son étreinte d’un effort désespéré et roulait sur le tapis où le couteau d’argent était resté. Elle l’empoigna… C’était le salut !
Elle n’avait plus de pudeur, préoccupée de sa seule vengeance… L’atroce humiliation du châtiment subi, la morsure sacrilège qui avait brûlé son corps, l’aveuglaient de larmes, la possédaient d’une rage de crime… Tragique, elle clama, levant son arme justicière :
— Le premier d’entre vous qui m’approche, je le tue !…
On frappait à la porte contre laquelle Françoise s’était tout à l’heure inutilement heurtée, tandis qu’au dehors la voix d’Ardessy appelait :
— Prince ! Prince !… Puis-je ouvrir ?…
Le Prince !… Ce fantôme masqué, c’était donc lui ! Lui qui, après l’avoir enlevée, séquestrée, depuis des semaines, avait toléré l’infamie de la livrer au fouet de la Dortnoff, lui qui, de sa cachette, avait violé, de son regard de vice, les moindres détails de sa féminine beauté, lui !…
Françoise de Targes, la délicate poétesse, la mondaine souriante et calme, la Fleur-de-France de Felsburg, n’avaient, à coup sûr, rien de commun avec cette nudité farouche, à la crinière croulante qui, tout à coup, se ruait sur le domino noir, et lui enfonçait jusqu’à la garde le couteau d’argent ramassé sur la pourpre du tapis.
Il s’affaissa, sans un cri, pendant que la Dortnoff poussait des hurlements désespérés effroyables.
— Ouvre, disait-elle à Ardessy. Ouvre donc !… Elle va me tuer aussi, cette gueuse !
Ardessy se précipitait vers la masse effondrée, rabattait le capuchon de soie, déchirait le masque… Hugo portait les mains à son ventre… Il articulait avec peine :
— Laissez-la ! Ne lui faites pas de mal… Ce n’est rien. Prends l’auto, Ardessy, et cours chercher un médecin à Feldenritz… Aide-moi seulement à gagner ma chambre… Mais ne lui faites rien, n’est-ce pas ? Je vous en supplie. Laissez-la !…
Le trio avait disparu…
Françoise entendait leurs pas s’éloigner peu à peu. Elle avait comme conscience de l’avoir tué, cet homme, et chose affreuse, hébétée, tremblante, secouée de frissons convulsifs, elle n’en éprouvait aucun regret, aucun remords…
Machinalement, elle ramassait ses vêtements épars, piétinés dans la lutte, et regagnait sa chambre où, avec des mouvements désordonnés de folle, en hâte, elle se rhabillait.
Un bruit de pas sur le gravier, une galopade dans l’escalier : c’était Marina, qu’Augustus, sur un ordre donné, venait de relâcher et qui, échevelée, haletante, rejoignait sa maîtresse.
— Le comte Ardessy part en auto, Signorina. Il va chercher un médecin. Le Prince s’est blessé, paraît-il… Augustus, ah ! le misérable !… m’a enfermée dans sa cave… Si vous saviez !… J’ai entendu, oui, j’ai entendu le maître d’hôtel et lui qui causaient. Il y a la guerre. On mobilise !
La prédiction de l’Archiduchesse se réalisait.
— Signorina ! continuait l’Italienne. Je connais le moyen de vous sauver. J’ai vu la clef du portail. Je sais où elle est. Je l’ai vue !… Devant Augustus, à sa droite… Cette clef !… J’en ai rêvé tantôt dans cette cave où l’on m’a jetée, demi-morte de peur, après m’avoir… Je n’ose pas vous dire !… Les souffrances endurées, la rage ressentie ne m’ont pas ôté l’usage de l’esprit. J’ai réfléchi et je garde le pressentiment, croyez-en votre pauvre servante, plus misérable encore que vous ne pensez, que bientôt, grâce à moi, vous sortirez d’ici. Ayez confiance ! Ah ! ce que j’ai subi pendant ces quelques heures n’est rien, rien, si vous y trouvez la liberté !…
Mlle de Targes regarda plus attentivement l’Italienne. La cernure profonde qui bistrait ses yeux, la sueur qui perlait à ses tempes, les éraflures de son maigre visage aux cheveux collés, la brûlure de son haleine, révélaient qu’elle aussi avait eu à se défendre, à lutter comme une brave petite bête sauvage, désespérément.
Quel supplice avait-on imaginé pour celle-là ?…
En quelques mots haletants, l’enfant la renseigna. C’était monstrueux…
Augustus, la voyant passer, l’avait hélée avec, — ô surprise !… un joyeux sourire. Lui, si peu bavard d’ordinaire, s’était montré tout à coup prolixe, faisant assaut d’amabilités. La Triestine, stupéfaite, s’était, une minute, bercée de l’espoir qu’un renseignement quelconque s’échapperait de cette conversation. Elle avait avancé le nez, inspectant avec curiosité l’intérieur de la maisonnette.
De plus en plus engageant, le hideux bonhomme l’avait invitée à compléter son inspection. Sans défiance, elle était entrée… Alors, fermant la porte, il avait abattu sur la proie guettée, sur la proie enfin permise, ses pattes de géant… Maigre les ruades et les sursauts désespérés de la fillette, il tâtait ce corps gracile, écrasant sous ses doigts lourds le fruit menu des seins trop jeunes qu’il cherchait à faire jaillir du corsage arraché… Elle s’était défendue vaillamment, la pauvre fille, mais lui, bravant les morsures et les coups d’ongle, lui avait ligoté les pieds, puis les mains. Enfin, il l’avait bâillonnée de son mouchoir sale. Puis, cela avait été innommable… Il s’était baissé, relevant les jupes de la malheureuse, lui faisant subir l’odieux supplice de ses baisers immondes… Il n’avait lâché le triste corps soubresautant que lorsque son caprice abject eut été satisfait. Et, traînant par les cheveux cette forme humaine, loque souillée de sa bave de brute, il avait ouvert la trappe de sa cave et le corps de l’enfant, dégringolant les marches, tombait sur un tas de charbon, la tête la première… Elle aurait pu, sur le coup, être tuée…
Elle était demeurée là, pantelante, durant des heures… Par le soupirail, elle avait entendu les propos échangés entre son bourreau et la valetaille. Enfin, Augustus était venu l’empoigner à nouveau, puis l’ayant remontée dans sa loge et délivrée de ses liens, il avait souligné, d’un geste bien tudesque, toutes les tortures endurées par sa victime, en lui octroyant, marque du plus insultant mépris, un large coup de pied dans le derrière…
Elle s’était enfuie vers sa maîtresse. Maintenant, sanglotante, elle était abattue à ses pieds. Françoise l’avait écoutée, frémissante. Ce que Marina venait de souffrir, le guet-apens du bain dont elle avait failli être elle-même victime, la morsure, cuisante encore, du fouet de la Dortnoff, l’emplissaient d’une terreur folle en même temps que d’une haine farouche. Sa torpeur était passée. Une pitié profonde envers la Triestine la faisait se pencher sur cette fragilité plus blessée qu’elle…
La sauvageonne s’était tue, la regardant avec une ferveur extasiée, joignant les mains, se sentant comme protégée par la plus forte, par la plus grande.
Émue, Françoise avait pris le front de la fillette entre ses doigts et, avec une infinie tendresse, y déposait un baiser. Humides de larmes, les yeux de l’Italienne rayonnèrent. Elle murmura :
— Par la Madone, Signorina, pour vous, je sacrifierais ma vie !
Venu du lointain, un bruit leur parvenait, confus, croissant… Elles percevaient distinctement l’aigre bruit du fifre et le sourd grondement que font les troupes en marche…
Une immense tristesse envahissait le cœur des jeunes filles. Le soir tomba. Nul bruit. Elles n’entendirent pas Ardessy rentrer. Le rez-de-chaussée était plongé dans le silence.
Solennel, le maître d’hôtel vint, comme de coutume, prendre les ordres. Mlle de Targes n’accepta rien.
Vers dix heures, pendant que Françoise était plongée dans une morne méditation, la Triestine demanda :
— Avez-vous de l’or, Signorina ?
Oui, elle possédait environ quinze mille francs sur elle. Toutes ses économies amassées durant dix-sept mois de servage : un chèque de dix mille francs, le reste en billets de banque et en une trentaine de doubles-couronnes d’or.
— Mettez cela dans votre sac. Prenez votre chapeau. Tenez-vous prête. Suivez-moi. Ne faites aucun bruit !
Avant d’ouvrir la porte sur le grand escalier, l’Italienne murmura :
— Nous ne pourrons jamais nous sauver toutes deux… N’ayez pas peur et, voulez-vous, Signorina ? embrassez-moi une fois encore, la dernière… Dieu, qui est juste, s’il n’est pas avec moi, sera avec vous !
Les deux femmes se glissèrent dans le parc ; la demie de dix heures sonnait. Elles atteignaient, en silence, la maison du portier où elles aperçurent, formidable cerbère aux poings géants, gardant fidèlement la grille d’entrée, l’ignoble Augustus, ronflant sur sa chaise…
— Tenez-vous près de la grille, souffla la Triestine. Quelque bruit que vous puissiez entendre, dès que vous aurez la clef du portail, ramassez-la. Ouvrez et, sans vous soucier de moi, partez !… Partez sans vous retourner, sans un regard, sans un mot !… Adio, Signorina !…
Elles s’étreignaient…
Précautionneusement, elle ouvrit la porte de la loge.
Sur la table où il dormait, devant les pattes velues du monstre, s’étalait la clef libératrice… Nouveau David, la frêle fille de Trieste se mesurait avec Goliath endormi…
Tout le reste n’était qu’un autre rêve affreux, un autre rêve atroce, vécu par Françoise de Targes.
Une clef, jetée sur le sable et ramassée, avec la rapidité de l’éclair, par la fugitive, laissant, toute grande ouverte, la lourde porte de fer aux grilles dorées… Le bruit d’une lutte… Un coup de feu… Des clameurs dans la nuit… Une course de bête traquée à travers bois, à travers champs… Le hasard d’une voiture de laitier rencontrée à l’aube et qui, moyennant dix marks, la conduisait, échevelée, rompue, à une gare encombrée de soldats allemands, appelés sous les drapeaux par la mobilisation, pour le triomphe de la « Kultur », voilà ce que Françoise, les tempes bourdonnantes, le corps brisé, le cœur prêt à sauter et le cerveau en délire, revoyait dans le compartiment de première qui l’emportait vers la Suisse, dans l’infernal supplice d’un cauchemar épouvantable, d’un cauchemar sans nom, d’un cauchemar sans fin !…
Et, là-bas, auprès de la lourde porte de fer aux rosaces compliquées, dans la loge du cerbère Augustus, devant les nègres atterrés et stupides, gisait, un trou sanglant au milieu du front le frêle petit cadavre de Marina, la Triestine, qui, courageusement, avait fait le sublime sacrifice de sa vie pour sauver Françoise, parce que celle-ci, dans sa douceur, dans son humaine tendresse, lui avait révélé ce qu’il y a de plus magnifique au monde : la Bonté !…
— Je t’ai admirée en robe de soirée, de visite et d’intérieur, en maillot de bain, et même en chemise de nuit, mais jamais, non jamais, je ne t’ai vue aussi belle, aussi chic, aussi réussie, aussi « chef-d’œuvre » enfin ! que sous ce costume-là !…
C’est Mlle Corbier qui, volubile, parle ainsi.
Son éternel monocle à l’œil, elle inspecte dans le hall de la rue Desbordes-Valmore, où Jacques Provence a réuni tant d’œuvres d’art, sa Françoise qui se tient devant elle, vêtue du fourreau blanc des infirmières, drapée dans l’ample manteau bleu, sa jolie tête grave, aux yeux tristes, serrée sous le bandeau où saigne la pourpre d’une toute petite croix…
Il y a six mois qu’elle est de retour, cette vaillante Françoise. Comme un oiseau blessé qui, tirant de l’aile, revient au nid, elle s’est abattue quai Voltaire, un soir d’août, brisée par plusieurs nuits de voyage et par les émotions les plus effroyables.
Il fallait voir la fureur d’une Moune écumante montrant les poings à cette saleté d’Archiduchesse, à sa clique d’ivrognes, de bourreaux, d’empoisonneurs et de pervertis ; à ce Prince — un satyre qui n’avait rien inventé en comparant sa nièce à un lis ! — à cette Dortnoff, qui méritait d’être pétrolée, puis grillée vive, et à ce comte Ardessy, — une ordure doublée d’une fripouille !
— Plus fripouille encore que mon notaire ! On l’a arrêté, tu sais, mignonne ? Cette canaille n’avait englouti que trois millions à sa clientèle ! C’est un rien, un souffle, un rien… comme fredonnait Rip. Une paille ! Nous sommes, pour notre compte, allégés de trois cent cinquante billets de mille. De quoi faire à la notairesse des papillotes de luxe pour la nuit.
Depuis lors, Marie-Antoinette Corbier ressasse chaque jour, le même chapelet de malédictions et d’injures plus ou moins variées, mais parfois sonore, un rire s’échappe de ses fortes lèvres.
— Comme tu es heureuse de pouvoir rire encore, ma Moune ! constate sa nièce.
— Où est le temps, par contre, où, toi, tu riais de tout ? Où tu me sortais des aphorismes à la Sainte-Thérèse et à la Spinoza ? Il faut que ce soit moi maintenant, moi, la grosse ronchon, qui fasse le pantin pour t’arracher un sourire. Ah ! ma Reine jolie, t’avoir là, te cajoler, t’embrasser ! Quelle joie ! Quoi qu’on dise, va, il y a, malgré tout, un peu de bonheur pour les braves gens…
— Tu trouves ?… Il y a tant de braves gens qui meurent sur le front, à chaque heure qui passe !
— A mon âge, on est égoïste. C’est nous les braves gens. Ceux dont tu parles sont des gens braves.
— Évidemment… Tu finiras par trouver que ton notaire est la crème des hommes. Puisqu’il est encore en prison, tu devrais songer à lui envoyer quelques douceurs.
— Pour quoi faire ?
— Pour lui exprimer ta satisfaction de le savoir à l’abri des balles, pendant que sa clientèle se fait copieusement casser la figure.
— Il y a un progrès. Tu railles. Ton moral s’améliore. Bientôt tu riras.
Françoise secoue lentement la tête.
— Non, Mounette, non ; je ne rirai plus, tant qu’il y aura la guerre.
— Crois-tu, hein ?… Tu sais qu’on est toujours sans nouvelles du fils Giraud. Quand il est parti, le premier jour, et qu’il m’a embrassée, ah ! ma chère ! ce que j’ai pleuré !… Une fontaine, dont on aurait arraché le robinet ! La maman Giraud, chez qui j’allais chaque matin tremper ma demi-douzaine de mouchoirs, ne cessait de me réconforter, de me rassurer :
« — Ayez confiance, ma bonne ! disait-elle. Elle reviendra, cette chère enfant. Dieu ne l’abandonnera pas. Elle est dans sa main ! »
J’ai bondi.
« — Dans sa main ? lui ai-je répondu. La voilà bien lotie ! Dieu n’a pas assez de ses dix doigts pour se les fourrer dans l’œil. »
La pauvre était scandalisée de mon impiété, mais que veux-tu ? Je devenais enragée. Je ne vivais plus. Sans nouvelles de toi depuis trois semaines, je pensais que ces misérables t’avaient assassinée ! Je courais avec l’oncle Jacques, les ministères, les ambassades. On remuait ciel et terre. Pour ça, je n’ai rien eu à lui reprocher. Et puis, il est mort, n’est-ce pas ?… Paix à ses cendres !… Il est mort bien, après avoir vécu très mal.
— Oh ! Tante, dis qu’il est tombé en héros !…
— En héros crâneur !… Une rose à la main !… Je te demande un peu ! A son âge !… On comprend ça chez un Saint-Cyrien, mais chez un monsieur ventru !…
— Ne sois pas injuste, Moune. Il a été admirable. Et puis, songe à ce qu’il a fait pour nous !
— Pour toi.
— Pour nous.
— Pour toi. Tu es sa légataire universelle. Ah ! Mademoiselle la femme de lettres, vous êtes devenue un plus beau parti qu’avant !
En effet, dès le retour de sa nièce, Jacques-Olivier de Targes s’était engagé, réclamant la faveur de monter, tout de suite, en première ligne. Il aurait voulu, méprisant l’âge, la fatigue et l’impitoyable maladie qui le rongeait, écrire un beau livre, une œuvre vécue sur la grande guerre.
Que risquait-il ?… De mourir un peu plus tôt ?… La Faculté n’avait-elle pas compté ses jours ? Autant finir en beauté…
Et il était tombé dans une vague d’assaut, grimpé sur un talus, entraînant les autres, une fleur à la main, en récitant, — ce poète ! — des vers du quatrième acte de Cyrano !…
La mort sublime de Jacques-Olivier de Targes, dit « Provence », avait donné aux folles erreurs de celui qui fut Frère Jacques la plus glorieuse absolution…
Françoise l’a très sincèrement pleuré.
Elle pense à lui, dans ce décor somptueux où il aimait à vivre, avec la même piété qu’elle accorde au souvenir de la petite Triestine.
Quelquefois, assaillie d’un doute douloureux, ce nom lui monte aux lèvres : Marina !…
Mais Moune est là, veillant au grain. Son autorité bougonne intervient :
— Console-toi, va !… Elle aura bien su se débrouiller toute seule, cette petite ! Telle que tu me l’as dépeinte, c’est une luronne qui n’a pas froid aux yeux. Elle a dû conserver ton adresse… Un beau matin, quand nos « poilus » auront flanqué une raclée définitive aux Boches, tu recevras une carte postale t’annonçant le débarquement de ta macaroni. Tu verras, fillette, tu verras !… Tout s’arrange dans la vie… D’ailleurs, c’est M. Alfred Capus qui l’a dit !…
— Aujourd’hui, il ne le dirait plus.
Françoise a raison. Les choses ne vont ni aussi vite, ni aussi bien, que le veut l’optimisme exagéré de Marie-Antoinette Corbier.
Ah ! cette Moune ! Elle a jeté feu et flammes quand l’ennemi descendait en trombe sur Paris. Le miracle de la Marne l’a rendue délirante de joie… Le portrait du Général Joffre garde, depuis, une place d’honneur dans sa chambre à coucher. En parlant du grand soldat, il lui arrive de bégayer d’admiration.
— Dommage que celui-là ne soit pas célibataire, déclare-t-elle avec son turbulent cynisme, c’est le seul homme que je consentirais à épouser !
Quand sa nièce est présente, elle ajoute, non sans un brin de malice au fond de ses gros yeux :
— Il y en a bien encore un autre pour qui j’ai un faible, mais, celui-là, je suis trop vieille pour lui. Il s’appelle…
Mais Françoise ne répond pas.
Son service à l’hôpital-annexe de l’avenue Malakoff, que Mme Champel-Tercier, la femme du richissime banquier, a mis à la disposition de l’autorité militaire dans l’hôtel qui lui appartient, lui prend la majeure partie de son temps.
Vivant exemple d’endurance et d’énergie, Mlle de Targes fait preuve d’un inlassable dévouement. Ses nerfs sont d’acier, son corps de fer. Infatigable, elle ignore le repos. Ses mains fines ont appris à panser les plaies les plus répugnantes, à essuyer sans dégoût les plus affreuses purulences, à fermer pieusement les lourdes paupières des moribonds et sa douce voix a su bercer dans un beau rêve les plus atroces agonies…
Tous les blessés l’adorent. Elle est la fée de l’hôpital. Sa blonde silhouette n’a qu’à paraître pour que tous les visages s’illuminent et sa douceur est à tel point proverbiale que, familièrement, certains soldats l’ont dénommée « Bon-Temps ».
Il y a des titres de gloire qui ne valent pas celui-là… C’est du bon temps qu’on passe, grâce à elle, après les heures infernales subies et souffertes dans le frénétique carnage des champs de bataille. C’est du bon temps quand ses belles mains, agiles et souples, vous happent et vous soulèvent, tel un enfantelet, vous penchent, vous emmaillottent et vous bordent, chastement maternelles…
C’est encore du bon temps — et du meilleur — quand, au moment redouté des opérations délicates, son angélique sourire vous est une caresse légère avant l’envahissement par l’angoissante torpeur du chloroforme et de l’éther… C’est aussi du bon temps, quand, rouvrant les paupières après avoir frôlé l’infini de la mort, vous rencontrez ses yeux splendides où la bonté rayonne… Et les potions savamment préparées et remuées, les breuvages acidulés, dont la fraîcheur est un délice pour la bouche enfiévrée, les paroles berceuses et consolatrices, tout cela, — n’est-ce pas ? — oui, tout cela, c’est du bon temps pris sur les horreurs et sur les tortures d’une époque qu’on souhaite sans lendemain…
— Regarde-la passer, « Bon-Temps », mon vieux, a dit un jour un blessé à son voisin de lit. Tu trouves pas qu’on dirait une fleur ?…
Et Françoise, qui a entendu, est devenue pâle, atrocement…
Elle se souvient qu’elle fut, il y a quelques mois à peine, une triste fleur de France jetée par le hasard, très loin, dans une Cour d’Allemagne, et ses yeux, qui ont tant pleuré, ses yeux qui ont pleuré d’angoisse, pleuré de honte sous l’odieux claquement du fouet, ses yeux éblouissants et splendides se ferment pour revoir, une fois encore, la brune image de la Triestine, de cette petite Rina qui, héroïquement, a sacrifié sa vie pour la sauver…
En dépit des suppositions favorables de Moune, qu’est-elle devenue, hélas ! la pauvrette ? Françoise se reproche de l’avoir écoutée, de l’avoir abandonnée, de s’être enfuie lâchement, poursuivie, talonnée par une horrible épouvante… Oui, Marina est morte… Elle le comprend. Elle le devine. Elle le sent, et des sanglots lui montent à la gorge, l’étouffent…
Des journaux suisses lui ont appris la fin du Prince Hugo, massacré en Lithuanie, à la tête de ses troupes. Tiens ! Elle ne l’avait donc pas tué tout à fait, celui-là ? Elle n’a même pas eu un tressaillement !… Par contre, Moune s’est livrée aux douceurs démonstratives de la plus intense jubilation.
— Ça fait une jolie crapule de moins ! a-t-elle déclaré en guise d’oraison funèbre. A propos, sais-tu ce que j’apprends, mignonne ? La mère Fessier, cette abominable gueuse, vient d’être expulsée ! Elle était Boche de naissance, cette coquine, ma chère !… A qui se fier ?…
— « Bon-Temps » !… « Bon-Temps » !…
C’est Mme Champel-Tercier qui, cordiale, interpelle ainsi Mlle de Targes, au moment où, après deux nuits blanches, la jeune fille s’apprête à regagner le petit hôtel de la rue Desbordes-Valmore où l’attend, monoclée, maugréante et attendrie, tante Moune.
— Vous alliez partir, Targes ?… Quel dommage ! Mlle de Gramond est malade, Mme de Proves n’est pas venue, et il m’arrive trois nouveaux blessés.
— C’est bien. Je resterai. Voulez-vous seulement faire téléphoner chez moi : Passy 07-23.
— Je me charge de ce soin. Targes, vous êtes un ange, sachez-le !
Françoise esquisse un pâle sourire, voilé de mélancolie.
— Dans quelle salle sont-ils ?
— Au premier. Ah ! il y a l’un d’entre eux qui est dans un fichu état. Vous aurez à le décrotter, ma petite. Il a de la boue jusqu’aux yeux. Un vrai barbet !… Le malheureux a eu un bras arraché et il est couvert d’ecchymoses. Vous le soignerez bien, Targes, n’est-ce pas ?
— J’y vais.
Dans un grand lit blanc, devant la clarté dansante d’un feu de bois, Françoise et une infirmière ont étendu le pauvre diable, dont l’uniforme souillé est celui d’un médecin militaire. On l’a pansé rapidement à l’ambulance. Les heures de voyage l’ont anéanti…
— Vite ! commande Françoise à son aide. Courez chercher le docteur Chartrain afin qu’il commence sa visite par ici.
Demeurée seule, « Bon-Temps » ne reste pas inactive. Avec un linge imbibé d’eau tiède, elle détache la boue jaunâtre qui couvre ce visage contracté par la souffrance et, avec de minutieuses précautions, elle tamponne les paupières meurtries que, vainement, le blessé essaie d’ouvrir…
Tout à coup, elle a un faible cri de surprise et d’émoi, celle qui fut « Fleur-de-France », celle qui, vierge flagellée de la Piscine des Hespérides, avait brandi, meurtrière, un couteau d’argent !… Cette furie vengeresse et dénudée n’est plus, à cet instant, qu’une pâle jeune fille tremblante…
Malgré la barbe dont la blonde broussaille envahit le visage du patient, elle vient de reconnaître celui, qu’autrefois, elle a si cruellement raillé, celui dont elle a déclaré ne jamais vouloir accepter le nom.
Jamais !… C’était un mot d’avant la guerre !…
En bourrasque, le chirurgien fait son entrée. Une seconde, il regarde « Bon-Temps » ; puis, avec une affectueuse brusquerie :
— Vous avez une fichue mine, Targes. Vous vous claquerez, mon enfant, avec cette vie-là !
Pour toute réponse, elle lui indique le blessé. Il l’examine, avec une grimace qui signifie la crainte…
— Pourra-t-on le sauver, docteur ? interroge Françoise, angoissée.
— Oui, répond l’homme de science courbé sur le patient. Le coffre est bon et si, cette nuit, la température diminue, nous pourrons, tant bien que mal, le tirer de là.
— Je resterai à ses côtés, déclare Mlle de Targes d’une voix où vibre l’émotion de cette rencontre voulue par le Destin. Je ne bougerai pas de son chevet.
— Vous le connaissez donc ? interroge Chartrain, étonné.
— Oui… C’est un ami d’enfance, Amédée Giraud.
En entendant prononcer son nom, le blessé a fait un mouvement. Son regard se porte sur le docteur, sur cette infirmière qui l’accompagne et dont les traits lui rappellent l’inaccessible adorée, l’orgueilleuse Mlle de Targes. Alors, croyant rêver, il balbutie :
— France… Françoise ! Ma chère… Françoise !
Une douceur infinie pénètre le cœur de la jeune fille… Pareils à deux fleurs mouillées de larmes, ses yeux s’illuminent, resplendissent…
Elle se penche vers le mutilé et, déposant sur ce front marqué par la gloire, la caresse d’un chaste baiser, c’est dans un sanglot, tout bas, qu’elle murmure :
— Chut ! Soyez sage… Dormez, Amédée… Je vous aime !…
FIN
I. |
Moune Corbier | |
II. |
Mon frère Jacques | |
III. |
L’Archiduchesse | |
IV. |
Choses d’Allemagne et Gens de France | |
V. |
Idylle princière | |
VI. |
L’envers du décor | |
VII. |
Le Rapt | |
VIII. |
Sous le fouet | |
IX. |
Flagellée ! | |
X. |
Et puis, il y eut la guerre… |
ACHEVÉ D’IMPRIMER
le vingt-quatre mars mil neuf cent vingt et un
par
L’IMPRIMERIE ORLÉANAISE
à Orléans
pour la
LIBRAIRIE DES LETTRES