ADOLPHE RETTÉ
COMMENT UN RÉVOLUTIONNAIRE
DEVINT ROYALISTE
PARIS
NOUVELLE LIBRAIRIE NATIONALE
3, Place du Panthéon, 3
1923
DU MÊME AUTEUR
Vers : Cloches dans la Nuit, Une belle Dame passa, L’archipel en fleurs, La forêt bruissante. Poésies (1897-1906) : Campagne première, Lumières tranquilles, Poèmes de la forêt.
Prose : Thulé des Brumes, Trois dialogues nocturnes, Similitudes, Aspects, Arabesques, La seule nuit, Dans la forêt, Les poètes à Fontainebleau, Le Symbolisme, Contes de la forêt de Fontainebleau.
La plupart de ces livres sont épuisés et ne seront pas réimprimés.
ŒUVRES CATHOLIQUES
Du diable à Dieu, récit d’une conversion.
Le règne de la Bête, roman.
Un séjour à Lourdes, journal d’un pèlerinage à pied ; impressions d’un brancardier.
Sous l’Étoile du matin, la première étape après la conversion.
Dans la lumière d’Ars, récit d’un pèlerinage.
Au pays des lys noirs, souvenirs de jeunesse et d’âge mûr.
Quand l’esprit souffle, récits de conversions, Huysmans, Verlaine, Claudel, etc.
Ceux qui saignent, notes de guerre.
Sainte Marguerite-Marie, vie de la Révélatrice du Sacré-Cœur, d’après les documents originaux.
Lettres à un indifférent, apologétique réaliste.
Le Soleil intérieur, saint Joseph de Cupertino, Catherine de Cardonne, une Carmélite sous la Terreur, la Charité du malade.
Louise Ripas, une privilégiée de la Sainte Vierge, préface de Mgr Landrieux, évêque de Dijon.
Léon Bloy, essai de critique équitable.
Il a été tiré dix exemplaires sur vergé pur fil Lafuma numérotés de 1 à 10
Tous droits de traduction, reproduction et adaptation réservés pour tous pays.
A
AUGUSTE SIDEL
ALSACIEN
DÉPORTÉ PAR LES ALLEMANDS EN SILÉSIE
DE 1915 A 1918
Au milieu des factions de toute espèce, nous n’appartenons qu’à l’Église et à la Patrie.
Louis VEUILLOT.
Dans un temps aussi troublé que le nôtre, les principes de la Révolution, la démocratie, le régime parlementaire, — qui ne valurent jamais grand’chose — se prouvent tout à fait impuissants à vivifier la France après l’effroyable saignée qu’elle vient de subir.
C’est donc un devoir, pour quiconque aime son pays, de le servir en lui montrant, selon des expériences personnelles, les causes des maux dont il souffre et les remèdes propres à le guérir.
J’essaie de contribuer à ce labeur patriotique dans les pages suivantes. On y trouvera le témoignage d’un homme, âgé aujourd’hui de soixante ans, qui, jusqu’à la quarantaine, connut les pires aberrations de l’individualisme aussi bien sur le plan philosophique et social que dans le domaine de la littérature. Sa formation romantique, l’esprit de révolte qui s’ensuivit l’obligèrent de les appliquer tant que la grâce de Dieu ne l’eut pas amené à l’Église.
Je l’ai dit ailleurs : « Une conversion, c’est une rentrée dans l’ordre. » Et, c’est, en effet, par la Vérité catholique que j’ai acquis le sens de la règle, de la discipline, de la hiérarchie et le goût de la stabilité dans la tradition. Ensuite, ayant beaucoup souffert et beaucoup vu, ayant peut-être passablement retenu, j’ai compris que notre patrie ne pouvait redevenir forte et prospère que par un régime qui prendrait le contre-pied de la doctrine et des institutions dont nous sommes affligés depuis 1789.
Ce régime, c’est la monarchie.
Comme on le verra plus loin, je conçus les bienfaits de la monarchie, j’admis sa nécessité, d’abord par désillusion. Observant les partis en leurs querelles pour s’assurer les faveurs de la femme sans tête qui a nom République, je fus dégoûté par la bassesse de leurs ambitions et l’ignominie de leurs convoitises. Je saisis combien il était absurde que les intérêts les plus essentiels de la France dépendissent des fluctuations d’assemblées soi-disant représentatives où pullulaient les illettrés et les incapables, où dominaient quelques intrigants, captifs eux-mêmes de financiers louches. Je constatai l’évidence, c’est-à-dire que les changements perpétuels de ministères empêchaient toute continuité dans les desseins et dans les actes. Je vis la discorde entretenue dans les provinces par les politiciens subalternes qui mènent aux fondrières cet aveugle : le suffrage universel. Je vis enfin d’honnêtes gens, pleins de bonne volonté, voués à l’impuissance, malgré leurs efforts, parce qu’ils ne réussissaient pas à se libérer de l’erreur démocratique. Et je conclus que si une réaction salutaire ne ramenait pas le Roi pour rétablir l’ordre dans la maison, nous pourrions peut-être bientôt écrire en pleurant sur la porte : Finis Galliae ! Que Dieu détourne le présage !… Arrivé à ce point, il y a une douzaine d’années, je m’informai des doctrines de l’Action française. Je lus surtout Maurras, non plus en dilettante, comme naguère, mais afin de vérifier, par les faits, si le régime qu’il proposait pour le salut de la France était conforme à la vérité politique. La réponse fut totalement affirmative.
C’est le récit de mon évolution que l’on va lire. On m’excusera si j’ai donné à cet essai la forme de mémoires. Elle m’a paru la moins aride et la plus capable de persuader le lecteur. Je l’avais déjà employée lorsque j’écrivis Du diable à Dieu, où j’ai rapporté comment j’avais été conduit de l’ignorance religieuse à la foi. L’indulgence avec laquelle fut accueilli ce petit livre m’a décidé à user d’une forme à peu près analogue pour exposer comment je fus amené de la frénésie révolutionnaire à l’indifférence politique, puis à la doctrine royaliste.
Est-il besoin d’ajouter que je n’ai été déterminé, en entreprenant ce travail, par aucune ambition autre que celle de servir la France dans la mesure de mes moyens ? Depuis des années, je vis à l’écart, soit au cœur de la forêt, soit dans des monastères, soit au village. Je ne veux rien être. Je ne fréquente ni les milieux politiques ni les cénacles littéraires, ni les salons — non par dédain, certes, mais par un penchant inné à la solitude et au silence. Il se peut que cette habitude de vie présente quelques inconvénients. Mais elle possède un grand avantage : elle me permet de juger les vicissitudes de la politique avec un entier détachement.
Au surplus, j’aime à travailler dans mon petit coin pour le public, composé de catholiques fervents, chérissant la France parce que catholiques, qui veut bien me suivre depuis 1906.
Je leur offre donc ce livre qui, vu la maladie chronique et sans cesse aggravée dont je souffre, en me soumettant à la volonté de Dieu, sera peut-être le dernier que j’écrirai. Je souhaite de leur faire partager ma conviction, qui se résume en ceci : ayant contracté un mariage d’amour avec l’Église et un mariage de raison avec la Monarchie, j’estime que cette bigamie louable est nécessaire à tous ceux qui prient, pâtissent et combattent pour le salut de notre France bien-aimée, royaume de Marie par le vœu de Louis XIII et Fille aînée du Saint-Siège par la miséricorde de la Providence.
C’est en 1869. J’ai six ans, et je me prélasse en un petit fauteuil à bras, dans un cabinet de travail tout tapissé de livres depuis le plancher jusqu’au plafond. Assis à son bureau qu’encombrent des dossiers et des brochures, mon grand-père penche sa tête aux cheveux argentés sur un manuscrit du Moyen Age qu’il scrute avec une loupe et dont l’aspect fripé, les teintes jaunâtres et l’odeur rance me causent une sorte de répulsion. Une lampe à huile nous éclaire. Parfois elle charbonne et fait entendre par des bruits singuliers qu’elle a besoin qu’on la remonte.
Mon grand-père est un érudit dont l’ex-libris porte cette phrase de Montaigne : « Les historiens sont le vrai gibier de mon étude. »
Sur mes genoux je tiens un volume in-8o, dont la reliure en maroquin rouge est si fanée qu’elle a pris la nuance de la gelée de groseilles. C’est l’Histoire de Napoléon, publiée par le baron de Norvins en 1827 et illustrée par Raffet.
Ce Norvins avait rempli diverses fonctions administratives sous l’Empire. Mis à la retraite par le gouvernement de la Restauration, plein de rancune et enthousiaste de l’Empereur, il ne montrait aucun esprit critique. Son histoire, c’était une apologie à outrance de son héros et une espèce de pamphlet plein d’allusions malveillantes aux Bourbons. Cela, je l’ai constaté plus tard ; mais alors je ne puis m’en rendre compte et je m’enivre de cette lecture comme d’un vin capiteux qui m’emplit la tête de fanfares, de canonnades et d’un cliquetis d’armes entrechoquées.
Un silence studieux règne sur nous, rendu plus sensible par les crépitements du feu de coke qui s’effrite dans la cheminée, par le grignotis de la plume lorsque mon grand-père prend une note et par les houlements plaintifs du vent d’hiver qui jette des poignées de grésil contre les volets bien clos.
Comme il y a plusieurs soirs que je lis Norvins, j’en suis à la campagne de Marengo. Elle me conquiert, mais, en même temps que je la dévore, je revois Toulon, Rivoli, les Pyramides, Brumaire. Toute cette épopée me possède au point qu’il m’est impossible de continuer à suivre le texte. Le front brûlant, les yeux dans le vague, je vois flotter devant moi de grandes images — mille fois plus belles que les dessins de Raffet. La figure de Napoléon s’en détache comme un soleil parmi des nuages empourprés. Il me semble que son regard fulgurant me prédit un avenir de gloire belliqueuse. Je crois entendre sa voix brève me dicter des plans de batailles…
Cette hallucination me tient si fort que quand ma bonne grand’mère entre dans la chambre pour nous demander si nous oublions qu’il est l’heure du souper, je reste immobile, sans l’entendre, tant j’ai perdu le sentiment des choses extérieures.
Mon grand-père repousse son fauteuil, se lève et, me voyant tout rouge, les paupières papillotantes, m’interroge :
— Est-ce que tu dormais, mon petit ?
— Oh non, grand-papa, je voyais Napoléon !
Ma grand’mère s’inquiète :
— Tu as tort, dit-elle à son mari, de laisser cet enfant lire si longtemps près du feu…
Mais grand-père ne l’écoute pas. Pensif, il m’examine puis pose sa main sur ma tête :
— Il n’est pas malade, dit-il, mais il a de l’imagination. Ce n’est pas la première fois que je remarque combien cette lecture le passionne… Après tout, j’aime mieux qu’il s’enflamme pour Bonaparte que pour des contes de fées. Qu’il apprenne l’histoire. Quand il sera plus grand, nous verrons à rectifier les notions plus ou moins exactes que Norvins lui inculque en ce moment…
Nous passons dans la salle à manger. D’habitude je jase volontiers pendant les repas et mon babil amuse mes grands-parents. Mais, ce soir-là, je mange mon œuf à la coque comme en rêve et je demeure silencieux.
— Décidément, tu tombes de sommeil, dit ma grand’mère, je vais te mettre au lit tout de suite après souper.
Je ne proteste pas. Je n’ai nullement envie de dormir, mais je me dis que dans la solitude de ma petite chambre je pourrai repasser à loisir les événements prodigieux dont je viens de lire le récit sans être dérangé par personne, pas même par ces excellents vieillards que j’aime de tout mon cœur. Et qui sait, peut-être que je reverrai Napoléon dans un songe !… Disons tout de suite que mon grand-père, — nullement bonapartiste — ne rectifia rien des notions fournies par Norvins. D’abord ses travaux l’absorbaient beaucoup. Puis il estimait superflu de me fatiguer l’esprit par des considérations de politique abstraite auxquelles, selon toute vraisemblance, lui-même croyait peu. Enfin, comme pas mal d’hommes de sa génération, il s’était imbu des idées de Rousseau et il avait coutume de dire : — Laissons les enfants se développer selon leur nature.
C’est d’après un principe analogue qu’il me permettait de butiner, à tort et à travers, dans sa bibliothèque. Méthode d’éducation périlleuse et contre laquelle, à mon détriment, toute l’affection qu’il me portait ne sut pas le mettre en garde.
Autant que je puis me le représenter maintenant, en philosophie il professait le scepticisme. La politique lui apparaissait comme une arène nauséabonde où révolutionnaires et conservateurs échangeaient de burlesques gourmades pour le triomphe de la sottise humaine. Sur toutes choses, il émettait des jugements où l’ironie se tempérait d’une certaine pitié. Car il était bon, charitable aux malheureux et déplorait seulement que ses contemporains n’eussent pas découvert, dans la loi naturelle, une doctrine qui les fît vivre en paix les uns avec les autres. Si quelque politicien de sa connaissance l’adjurait de prendre parti, c’était avec le plus goguenard des sourires qu’il répondait, en mémoire de Candide : — Je cultive mon jardin.
Rien de plus exact. — Car s’il prenait de l’intérêt à déchiffrer les palimpsestes et à cataloguer les incunables, il se plaisait encore davantage à biner une planche de carottes, arroser ses salades et greffer des roses sur les églantiers dont il plantait ses parterres.
Il n’aurait pas fait de mal à une mouche. Je ne lui ai connu que deux haines : contre le socialisme et contre l’Église. Je me rappelle ses invectives quand on parlait devant lui de l’Internationale alors à ses débuts. Quant à l’Église, on eût dit qu’il nourrissait à son égard des motifs de rancune personnels. Il ne cessait de bafouer le clergé que pour railler les dogmes. Aussi multiplia-t-il les précautions pour que je ne reçusse aucun enseignement religieux.
En ce temps lointain, un jour par semaine, le curé venait faire à l’école un cours de catéchisme et l’on récitait un Pater et un Ave au commencement et à la fin de chaque classe. Mais l’aversion de mon grand-père pour le catholicisme allait si loin que, lorsqu’il me conduisit pour la première fois au pédagogue, il stipula, de la façon la plus formelle, que je n’assisterais pas aux prières et que je n’aurais aucun contact avec le prêtre.
Ma grand’mère était pieuse et pratiquait régulièrement. Or, il n’entravait point ses dévotions, tolérait un crucifix au mur de leur chambre à coucher, acceptait qu’elle servît du maigre le vendredi et s’abstenait même de blasphémer en sa présence. Elle aurait bien voulu m’emmener à la messe le dimanche. Mais, sur ce point, il se montra irréductible. Non seulement il exigea d’elle la promesse de ne me faire assister à aucune cérémonie du culte, mais encore il lui interdit de me parler de Dieu.
Ma grand’mère obéissait en soupirant. Toutefois, je me souviens que, le soir et le matin, avant de me border dans mon lit ou de présider à mes ablutions, elle traçait à la dérobée un signe de croix sur mon front et sur ma poitrine. Ce geste m’intriguait. Il m’arriva de lui demander ce qu’il signifiait.
Elle me répondit : — Tu l’apprendras quand tu seras grand…
Et comme j’insistais, elle se contenta d’ajouter : — Cela te portera bonheur.
C’est trente-six ans plus tard que ce signe m’a, en effet, porté bonheur…
Je me suis souvent demandé si, féru de Rousseau et, je crois, en particulier, de ce recueil de balivernes emphatiques : l’Émile, mon grand-père, m’appliquant son système de « bride sur le cou » aggravé d’ignorance religieuse, ne voulait pas tenter une expérience. En tout cas, il ne put la mener à terminaison, car il mourut en 1872, après avoir, à maintes reprises, formulé sa volonté que ses obsèques fussent civiles. Ce qu’il confirma par son testament. Elles eurent donc lieu au grand chagrin de ma pauvre grand’mère et au scandale du village dont la majeure partie pratiquait. N’oubliez pas qu’à cette époque un enterrement sans Dieu était chose fort rare et considérée par presque tout le monde comme une monstruosité. Il n’y avait guère que quelques disciples de Proudhon pour se livrer à des manifestations de cet acabit. Si l’on avait fait remarquer à mon grand-père qu’il imitait ainsi ceux qu’il tenait pour de dangereux utopistes, il eût probablement essayé de se justifier par des distinguo non moins subtils que les ergoteries de certains scolastiques. Et pourtant, quel illogisme chez cet homme d’une évidente bonne foi, mais qui prétendait maintenir debout l’édifice social en lui retirant son appui le plus indispensable : la religion ! Il possédait une vaste intelligence ; malheureusement, comme à beaucoup de savants du XIXe siècle, les préjugés anticléricaux lui bouchaient l’horizon spirituel.
C’est à la campagne, où nous vivions les trois quarts de l’année, que je fus élevé de la sorte. J’étais un enfant rêveur, très impressionnable, avide de lectures, et déjà si amoureux de la solitude qu’en dehors des heures de classe je fuyais mes camarades de l’école. Cela, non par sotte vanité, mais parce que l’obligation d’échanger des propos quelconques avec autrui m’était souvent pénible. Je préférais contempler, loin de tous, les images féeriques dont se peuplait avec surabondance mon univers intérieur et me forger des aventures merveilleuses où la réalité morose n’avait aucune part. Il me semble que telle est restée la dominante de mon caractère. Aujourd’hui que l’âge me mène par le sentier qui décline vers la tombe, je récapitule les phases très diverses d’une existence qui, contre mon gré, fut parfois si mêlée aux agitations humaines. Et je m’aperçois que mes jours les plus heureux, je les ai vécus auprès de bûcherons taciturnes, dans un village ignoré, à la lisière de la forêt de Fontainebleau ou chez des moines cisterciens voués au silence perpétuel.
Dès le temps de mon enfance, je souffrais lorsqu’il me fallait aller à la ville. Le cœur serré, j’y respirais mal. J’avais envie de faire la grimace à tous les passants et de tirer la langue aux statues ridicules des carrefours. Je haïssais le tumulte des voitures, les pavés grisâtres, les hautes maisons à façade revêche, l’atmosphère enfumée. Au retour, dans le calme de notre campagne, comme je me dilatais à l’aise !
Le domaine n’était pas très étendu, mais d’aspect très varié. Il s’adossait à une colline toute chevelue de taillis serrés où les chênes rugueux alternaient avec mes frères de prédilection : les bouleaux, toujours frémissants, et dont le feuillage chuchote, pour ceux qui savent les entendre, d’incomparables poèmes. Au commencement de juin, pour la joie de mes yeux, les genêts couvraient le sous-bois d’une royale toison d’or.
Il y avait un potager dont les choux bien alignés, les bordures de thym odorant et les ruches bruissantes d’abeilles me ravissaient. Il y avait une sapinaie pleine d’ombres mystérieuses où le vent imitait tour à tour le murmure des vagues marines et le chant grave de l’orgue. Il y avait un verger, à l’herbe drue, semé tantôt de marguerites, tantôt de scabieuses. De vieux pommiers trapus y portaient des barbes de lichen et de mousses. Longeant la propriété d’un bout à l’autre, une rivière, qui était mon amie la plus intime. Je passais de longues heures sur le bord à mirer les papillotis de la lumière et le reflet vagabond des nuages sur les ondes couleur d’ardoise bleutée et d’émeraude. Ah ! celui qui n’aime pas à regarder indéfiniment l’eau qui coule et à y faire cingler vers des régions fabuleuses les escadrilles de ses rêves ne connaîtra jamais une des plus grandes joies que la vie puisse nous offrir.
Enfin il y avait, devant la maison, une profusion de rosiers, greffés, comme je l’ai dit, par mon grand-père, et des roses de toute espèce et de toutes nuances, depuis le blanc safrané jusqu’au rouge-ponceau, presque noir — des roses, des roses, partout des roses dont je respirais avec volupté les parfums, dont j’admirais éperdument les teintes. Là aussi, en cette campagne si douce, j’ai connu le bonheur. Je me trouvais tellement bien, près de mes grands-parents, que, pénétrée de leur chaude tendresse, mon âme s’épanouissait comme un glaïeul au soleil.
Lorsque je m’étais concentré des journées entières sur moi-même, parmi les fleurs et les arbres, j’éprouvais, par foucades, un besoin irrésistible d’épancher au dehors les lyrismes exubérants qui me mettaient l’esprit en fête. Alors je narrais aux bons vieux, avec un violent coloris d’expression et avec mille détails imprévus, les histoires délicieusement chimériques que j’avais inventées et dont j’alimentais mon imagination sans aboutir à la satiété.
— Où va-t-il chercher tout ce qu’il raconte ? s’écriait ma grand’mère ébahie et charmée.
Et mon grand-père, riant sous cape, prophétisait : — Si celui-là ne devient pas un poète, je veux moi-même devenir… tout ce qu’on voudra !
On devine quel brandon la légende de l’Empereur vint ajouter à ce foyer imaginatif déjà si effervescent. A la lettre, j’idolâtrais Napoléon et je rendais une sorte de culte à une gravure d’après David, suspendue à l’un des murs du salon et qui le représentait, rigide et fier sur un cheval cabré, indiquant d’un geste impérieux le sommet du mont Saint-Bernard. Cette image théâtrale me comblait d’admiration.
Bientôt, à la lecture assidue de Norvins, je joignis celle d’une publication en je ne sais combien de volumes intitulée : Victoires et Conquêtes des Français. Alors je ne rêvai plus que batailles. Dès que, revenu de l’école, j’avais bâclé mes devoirs à la va-vite, je m’élançais dehors pour y reproduire les luttes épiques dont, servi par une mémoire extraordinaire, j’avais retenu toutes les péripéties.
Armé d’une latte, en guise de sabre, je lâchais dans le verger les volailles de la basse-cour. Elles me représentaient les Prussiens à Iéna, les Russes à Friedland, les Espagnols à Somo-Sierra. Coqs, poules, dindons, canards, je les pourchassais sans pitié, je les traquais dans les buissons où elles cherchaient un refuge. A leurs caquets, à leurs gloussements éperdus, à leurs coins-coins désespérés je répondais par le cri de : « Vive l’Empereur ! » Et je ne cessais de les affoler que quand, hors d’haleine, je me laissais tomber dans l’herbe pour y apaiser les battements désordonnés de mon cœur.
Or, des pattes démises et des ailes cassées résultèrent de ces glorieux combats. Des poussins tombés à l’eau s’y noyèrent. La servante chargée du poulailler se plaignit hautement. Ma grand’mère, malgré son penchant à excuser mes incartades, trouva que, cette fois, j’allais un peu loin. On soumit le cas à mon grand-père. Je lui expliquai que, malmenant la volaille, je faisais la conquête de l’Europe à la suite de l’Empereur. Il rit beaucoup. Cependant il m’interdit de poursuivre mes exploits.
J’obéis à regret et, pour donner une autre issue à mon humeur guerrière, je m’attaquai à une chèvre qu’on laissait paître en liberté dans tout le domaine. Une phrase de Victoires et Conquêtes m’excitait d’une façon prodigieuse. Je me la rappelle comme si je l’avais lue hier ; la voici : « Nos bataillons attaquèrent vigoureusement et culbutèrent les Autrichiens. »
Du coup, je vis les vaincus de Ratisbonne et de Wagram s’écrouler, cul par-dessus tête, sous le choc de nos baïonnettes. Et aussitôt je prétendis faire subir à la chèvre un sort identique. Mais la maligne bête était d’un caractère beaucoup moins endurant que mes victimes habituelles. Elle me laissa foncer, se déroba au moment où j’allais l’atteindre puis, revenant sur moi et, me chargeant à son tour, d’un solide coup de tête, elle m’envoya rouler dans un fossé plein d’orties qui me piquèrent outrageusement. Je me relevai, couvert d’ampoules cuisantes et je criai à la chèvre : « Tu n’es qu’un sale Kaiserlik !… » Ce qui était, à mon sens, la suprême injure. Toutefois j’avais appris que je n’étais pas invincible et, par la suite, je me gardai de renouveler mon attaque.
Lorsque le mauvais temps m’empêchait de sortir, je recommençais nos batailles avec des soldats de plomb. J’en possédais une quantité, car mes grands-parents qui me gâtaient comme je l’ai dit et qui encourageaient mon goût pour les jeux de Bellone, m’en donnaient des boîtes à toute occasion : étrennes, anniversaires, etc.
Mes lectures m’ancrèrent dans cette conviction que l’Empereur était infaillible, qu’il ne pouvait jamais avoir tort. Toute opposition à ses volontés me semblait un sacrilège. Je considérais ses adversaires comme d’ineptes croquants dont la résistance devait être punie par de formidables raclées. Aussi, quand j’en fus aux revers : la retraite de Russie, Leipsick, la première abdication, je tombai dans une désolation indicible. Quoique je n’eusse encore rien lu de Victor Hugo, comme lui « j’accusais le destin de lèse-majesté ». Autour de mon dieu, je ne distinguais plus que des traîtres et des lâches. Le retour de l’île d’Elbe me rendit quelque allégresse. Frémissant d’enthousiasme, je hurlai par les corridors cette phrase de la proclamation impériale : « L’aigle a volé de clocher en clocher jusqu’aux tours de Notre-Dame ! » Mais Waterloo me précipita de nouveau dans le désespoir. Je ne voulais pas que la bataille eût été perdue. Je lisais et relisais les pages funèbres avec le désir enragé que « l’infâme » Grouchy vînt quand même à la rescousse et que la Garde mît Blücher et Wellington en compote. Je vous certifie que j’ai pleuré quand Napoléon abdiqua pour la seconde fois. Ah ! si j’avais tenu Fouché, Lafayette et les pleutres du gouvernement provisoire, quelle bastonnade, mes amis !
L’exil à Sainte-Hélène me navra. Je haïssais les Anglais d’une haine irréductible. Je barbouillai d’encre l’effigie d’Hudson Lowe qui, à mon avis, déshonorait le volume où l’agonie de Napoléon était rapportée. Et pour atténuer mon deuil, je relus passionnément la campagne d’Austerlitz…
Si je récapitule, dans l’ensemble, ces premiers souvenirs, il m’apparaît que mon enfance annonce nettement ce que je devais être jusqu’au jour où la Grâce divine me conduisit à la foi catholique et l’expérience de la vie au royalisme. Travaillé, sans doute, d’hérédités rebelles à la règle, poussé comme une plante sauvage, à peu près sans contrôle, dénué de principes religieux, doué d’une imagination exubérante qui se portait aux aventures, à la poésie et au romantisme, surestimant, d’après l’histoire de Napoléon, la force sans contre-poids, ni entraves, me développant à une époque de mœurs plates, de démocratie pourrissante et de parlementarisme infécond — tout conspirait à ce que je devinsse un révolté.
Et c’est, en effet, ce qui arriva.
Au mois de juillet 1870, la guerre éclata entre la France et l’Allemagne. Dès le commencement d’août, ma mère, qui habitait Paris avec mes deux sœurs, me réclama auprès d’elle et, prise de peur, nous emmena en Belgique. Elle s’installa, en une sorte de campement, à Liège où nous avions de la parenté.
Mon père, précepteur des fils du grand-duc Constantin, vivait à Saint-Pétersbourg depuis plusieurs années et ne venait nous voir que très rarement. C’est qu’hélas, la discorde régnait à notre foyer ; chacune de ses visites se marquait par des scènes pénibles où se froissaient deux caractères nullement faits l’un pour l’autre. Cette mésentente eut les conséquences les plus graves sur mon avenir. Je n’en parlerai cependant que le moins possible. Il y a là une cicatrice douloureuse que je préfère ne pas rouvrir. Paix aux morts…
Cependant, malgré ces dissensions, mon père estima qu’il était de son devoir de rejoindre les siens en détresse. Il obtint un congé, s’embarqua sur un vaisseau russe qui le conduisit à Anvers et fut à Liège environ une dizaine de jours avant le désastre de Sedan. J’avais quatre ans lorsque je l’avais vu pour la dernière fois. C’est dire que je ne gardais de lui qu’un souvenir fort confus ; mais, comme je n’en avais guère entendu parler qu’avec amertume, je redoutais son abord. Aussi fus-je agréablement surpris lorsque j’eus découvert que c’était un homme très franc, très expansif — sauf avec ma mère — et qui nous aimait beaucoup mes sœurs et moi. Je me sentais tout à fait en confiance auprès de lui. Lui-même ne pouvait pas se passer de moi. Ayant été nommé d’un comité de secours aux réfugiés besogneux, il me prenait toujours avec lui pour les courses et démarches que nécessitait sa mission charitable. Tout en cheminant, la main dans la main, nous causions et je constatai que mon culte pour Napoléon comme ma connaissance précoce de l’histoire du Premier Empire ne semblaient pas lui déplaire. C’est qu’il était très bonapartiste. Je me rappelle encore les invectives dont, après le 4 septembre, il chargea l’équipe d’avocassiers et de pamphlétaires républicains qui se jeta sur le pouvoir comme une bande de marcassins amaigris par de longs jeûnes sur un champ de pommes de terre connu pour son rapport fructueux. Ensuite, la dictature de Gambetta en province — nous ne savions presque rien de Paris assiégé — lui apparut ce qu’elle était réellement : le règne d’un braillard, aux relations fort suspectes, et qui, flanqué d’ambitieux subalternes et de bohèmes noceurs, ne réussit qu’à organiser l’écrasement final de la France par les Teutons. Cent fois, je l’ai entendu prédire que l’incapacité de ce gouvernement hasardeux, issu d’une émeute devant l’ennemi, amènerait fatalement notre défaite et la guerre civile. On voit qu’il ne manquait pas de perspicacité.
Assurément, j’étais encore trop jeune pour juger, au point de vue de la politique, les événements dont nous subissions le contre-coup. Néanmoins, je possédais déjà un certain don d’observation qui ne demandait qu’à s’exercer. C’est pourquoi quelques faits, très significatifs quant à l’état des esprits, me frappèrent d’une façon toute spéciale.
Par exemple, l’attitude des Belges à notre égard m’intriguait. Certes, ils traitaient ceux de nos soldats internés chez eux avec humanité et donnaient volontiers des soins aux malades. Pour nous autres réfugiés, ils nous accueillaient sans beaucoup d’empressement et nous témoignaient même de la froideur. Quand on apprenait les défaites réitérées de notre patrie, ils ne manifestaient point d’allégresse — du moins en notre présence — mais on sentait qu’elles ne leur étaient pas désagréables. A Liège, mes parents avaient loué le premier et le second étage d’une petite maison sise derrière le Jardin Botanique. Le propriétaire occupait le rez-de-chaussée. Souvent le soir, il montait les journaux à mon père. En les lui remettant, il lui servait invariablement cette phrase : « Eh bien monsieur, les Français sont de nouveau battus, savez-vous ?… » Puis il s’efforçait de prendre un air compatissant ; mais, à son intonation, il était facile de deviner que les victoires allemandes l’attristaient beaucoup moins qu’il n’eût voulu le faire croire. Mon père restant impassible, il attendait quelques secondes comme s’il avait désiré entamer une controverse. Voyant que rien ne venait, il se décidait à sortir de la chambre en murmurant : « C’est fâcheux !… »
Jamais il n’obtint un mot de réponse. Moi qui le guettais, il m’arriva de le suivre en tapinois sur le palier. Je voyais alors sa physionomie se transformer avec une rapidité surprenante. Elle exprimait toute autre chose que de la sympathie. Sans doute que le silence gardé par mon père le vexait passablement, car une fois, je l’entendis grommeler : « — Ces Fransquillons, on les rosse et ils font encore les fiers !… Tout de même ils sont bien rossés !… » Et il descendit l’escalier en se frottant les mains et en affichant une mine de jubilation qui m’indigna.
— Il a donc deux visages ? me dis-je. Si nos revers lui causent tant de joie, pourquoi fait-il semblant de nous plaindre ?
A sept ans on ne connaît pas la comédie humaine ; j’ignorais donc que, comme l’a dit un philosophe désabusé, — peut-être Chamfort — « la parole a été donnée à l’homme pour dissimuler sa pensée ».
Blessé dans ma droiture, je rapportai à mon père ce que je venais de voir et d’entendre. Il haussa les épaules puis, étant fort lettré, il me cita ce distique d’Ovide :
— Sais-tu ce que cela veut dire ?
N’ayant pas commencé le latin, je secouai négativement la tête.
— Eh bien ! cela signifie : « Tant que tu seras heureux, tu compteras beaucoup d’amis. Si le temps se gâte, tu seras seul. »
Il était bien vrai que l’Europe qui, la veille, nous faisait fête, nous tourna le dos à l’exemple de la Fortune en 70. Nul ne sembla pressentir la menace pour toutes les nations qu’impliquaient les succès de l’Allemagne sous l’hégémonie prussienne. Mais, qu’on s’en souvienne, à cette époque, l’incorrigible rêveur, imbu d’humanitairerie et de romantisme sentimental que fut Napoléon III, dirigeait la politique étrangère de la France d’une façon si incohérente que tout le monde se méfiait de lui. Sa diplomatie, nébuleuse au possible, pleine de contradictions, tantôt hésitante, tantôt tracassière, dénuée de traditions et totalement inapte à saisir le Réel sous les apparences, nous avait aliéné les puissances comme les petits peuples. De là, notre isolement.
Que Bismarck avait vu clair lorsqu’il lança cette boutade : « Napoléon III ? Une grande incapacité méconnue ! »
Et comme elle s’était révélée, cette incapacité, avant et après Sadowa ! Qu’on veuille bien se remémorer les faits. L’Autriche par terre, la Prusse triomphante, maîtresse de la Confédération germanique, Napoléon III avait laissé entendre qu’il nous fallait quelque compensation pour l’unité allemande réalisée. Naïvement, il fit valoir son inertie pendant la campagne de Bohême. Bismarck, prodige d’astuce, équivoqua tant que la déconfiture de l’Autriche ne fut pas certaine. Dès qu’il tint la victoire, il se montra irréductible. Napoléon III demandait Mayence. Il lui déclara nettement que cette cession était impossible parce que l’Allemagne unifiée n’admettrait pas qu’on lui enlevât la plus petite parcelle de son territoire — fût-ce à l’amiable. L’empereur n’insista pas. Mais, talonné par l’opinion, il suggéra qu’il se contenterait de Luxembourg. Le roi de Hollande consentait à l’annexion et il semble que les Luxembourgeois ne s’y montraient pas très opposés. Bismarck, alors, déchaîna sa presse qui poussa les hauts cris, dénonçant à l’Europe les convoitises françaises et déclarant que Luxembourg qui, en ces temps-là, faisait partie de la Confédération, ne pouvait en être détaché sous aucun prétexte. Les rapports entre la France et l’Allemagne s’aigrirent de plus en plus et un conflit faillit éclater dès 1867. Grâce à l’intervention de l’Angleterre, les choses s’étaient arrangées tant bien que mal.
Or, au cours des négociations, Bismarck avait insinué, d’un ton négligent, à notre ambassadeur à Berlin que l’Allemagne ne trouverait sans doute pas excessif que nous cherchions un dédommagement en Belgique. « Ce sera votre pourboire », dit-il avec cynisme. L’ambassadeur, assez nigaud de son naturel, ne distingua pas le piège inclus dans cette avance. Il se laissa persuader de rédiger un vague projet de note sur ce thème. Napoléon, consulté, ne dit ni oui ni non. Mais, pour comble de maladresse, l’ambassadeur oublia le papier chez Bismarck qui le mit soigneusement de côté. Dès la déclaration de guerre, il s’empressa de le publier à grand fracas. Le résultat qu’il cherchait fut obtenu : l’opinion européenne se tourna contre nous. De plus, la Belgique, fort jalouse de son indépendance, craignit de nous être annexée, si nous l’emportions dans la lutte avec l’Allemagne. Elle avait cent fois raison de se montrer ombrageuse à cet égard. Rien ne permet d’affirmer que Napoléon ait eu quelque velléité de donner suite aux ambitions soufflées par le chancelier machiavélique. Mais l’effet voulu par celui-ci n’en était pas moins produit. Cela expliquait la satisfaction mal dissimulée des Belges lorsqu’ils apprenaient nos défaites et aussi, jusqu’à un certain point, leur réserve glaciale vis-à-vis des réfugiés de France.
Mon père m’expliqua sommairement les raisons de cet état d’esprit. Je le compris fort bien. Cependant je ne pus m’empêcher de lui dire qu’il me paraissait injuste que les Belges nous rendissent responsables des fautes de notre gouvernement.
— Que veux-tu, reprit-il, c’est comme cela dans la vie, et il ajouta, citant cette fois La Fontaine :
En aucune autre occasion je ne l’entendis critiquer le régime napoléonien. Fervent approbateur du coup d’État de 51, il avait le goût de l’autorité, allât-elle jusqu’à la compression gouvernementale. Ce n’était pas à la cour de Russie qu’il pouvait le perdre. En outre, je pense qu’il estimait peu digne de vilipender devant des étrangers l’empereur malheureux. La plupart de nos compatriotes résidant à Liège ne l’imitaient pas. On les entendait multiplier les récriminations ; certains même chantaient une chanson idiote dont je ne me rappelle que ces vers :
Avec ce refrain :
Mon père rougissait de ce manque de tenue qui, à coup sûr, ne nous relevait pas aux yeux des Belges. Mais il continua de se taire, ne voulant pas donner à nos hôtes goguenards et malveillants le spectacle d’une querelle entre Français. Je suis à peu près assuré que je fus le seul à connaître ses opinions. Et puisque je suis sur ce sujet, je noterai, en passant, qu’il considérait comme périmée la royauté légitime et qu’il se montrait violemment hostile à l’Église. C’est, du reste, le point unique sur lequel il sympathisât avec mon grand-père maternel. Il l’approuvait entièrement de m’avoir élevé dans l’ignorance religieuse.
Cet empereur si décrié, je l’ai vu au comble de l’abaissement. — Tout à fait par hasard, mon père et moi nous nous trouvions à la gare des Guillemins lorsque, prisonnier de l’Allemagne après Sedan, il traversa Liège pour se rendre au lieu de sa captivité : le château de Wilhemshœhe en Hanovre. Le train qui l’y transportait, avec son état-major, stationnait le long du second quai d’embarquement. Comme nous arrivions, nous vîmes d’abord deux généraux français qui se promenaient côte à côte, et sans rien dire, sur l’asphalte. La portière du wagon d’où ils étaient descendus restait ouverte. J’aperçus alors, assis dans le coin de gauche, un homme, de taille un peu au-dessous de la moyenne, dont le visage terreux me frappa. Une longue moustache aux pointes fortement cirées, une barbiche qu’il tordait d’une main machinale, deux plis amers aux joues, des yeux d’un bleu trouble. Il y avait une immense fatigue et une infinie tristesse dans le regard. Le corps se tassait, comme écrasé sur la banquette.
Mon père eut un mouvement de surprise. Il me serra le bras à me faire crier et dit presque tout bas : « C’est l’empereur !… »
Puis il traversa la voie pour s’approcher du wagon. Je le suivis, dévoré de curiosité. Quand il fut bien en face de la portière, il ôta son chapeau et salua très bas. Napoléon III tressaillit d’abord légèrement. On eût dit que cet hommage à César tombé le surprenait. Ensuite, comme mon père demeurait immobile et tête nue, il porta deux doigts à son képi, et l’ombre d’un sourire mélancolique passa sur ses lèvres. Je me sentis le cœur fondre de pitié.
A ce moment, un policier belge accourut qui d’une voix furibonde nous ordonna de circuler.
En nous en allant, mon père me dit très simplement : — Il y aura eu ici un Français pour saluer l’infortune. Tu ne l’oublieras pas…
Je ne l’ai pas oublié.
Quoique les circonstances où se prolongeait notre exil fussent pénibles, je dois mentionner que j’en ressentis les effets avec moins d’intensité qu’on ne pourrait le croire. Certes, quand j’entendais déplorer autour de moi les efforts sans cesse déçus de la France pour repousser l’invasion, je ne restais pas indifférent. Nos déboires me chagrinaient et je détestais farouchement les Prussiens. Mais il y avait en moi une telle puissance de rêve que, d’instinct, pour échapper à tant d’obsessions lugubres, je me réfugiais, davantage encore, dans ma chère histoire du Premier Empire. Je vivais avec la Grande Armée, je m’évoquais amoureusement l’image de l’Empereur — le vrai, le seul, celui au regard duquel le vaincu de Sedan ne m’était qu’un fantôme plaintif. Je tirais un rideau entre nos défaites présentes et nos victoires de jadis. On parlait de la supériorité en effectifs et en artillerie de nos adversaires. Moi, je me disais : — Ah que Napoléon ressuscite donc ! Il aura bien vite balayé toute cette racaille puante et raflé leurs canons !…
Nourri de ces pensées, l’âme enveloppée d’une brume de gloire, je ne concevais plus les maux dont souffrait notre patrie que dans un lointain diffus. Cette prédominance de l’imagination me fut certainement salutaire, car, impressionnable comme je l’étais, si j’avais éprouvé dans toute leur âpreté les angoisses de l’heure, je serais tombé malade de honte et de rage.
Il y eut pourtant une occasion où je pris conscience de la réalité au point de commettre un acte violent.
J’ai dit que des parents à nous habitaient Liège. Ils avaient des enfants dont, sur leur invitation, je partageais volontiers les repas et les jeux. Leur père, directeur d’un journal, avait épousé l’une de mes tantes. Un jour, dans la salle où nous étions en train de goûter, il entra, flanqué d’un collègue berlinois venu en Belgique je ne sais pour quel motif. Tous deux s’assirent près de nous et leur entretien se porta tout de suite sur la guerre.
Mon oncle aimait la France ; sa feuille, la Meuse, était une des rares qui nous témoignaient de la sympathie. Il commença par blâmer les actes du gouvernement de soi-disant défense nationale. Plusieurs de ses membres lui étaient connus et il ne paraissait pas en faire grand cas. Mais il marqua de l’estime pour notre pays, si mal dirigé qu’il fût, et vanta le courage de nos troupes. Son interlocuteur mit d’abord quelques réserves dans ses propos. Mais l’Allemand souffre s’il lui faut s’astreindre au tact d’une façon un peu prolongée. Celui-ci ne tarda donc pas à se donner carrière. Avec une lourde emphase il célébra d’abord le sérieux du génie germanique en l’opposant à ce qu’il appelait la légèreté et la frivolité françaises.
Mon oncle lui fit observer que ces prétendus défauts c’était de l’atticisme. — J’avoue, continua-t-il, sur une intonation doucement teintée d’ironie, que vos compatriotes sont trop gens de poids pour s’enlever ainsi sur les ailes de l’esprit. Leur gravité en souffrirait et c’est ce que vous ne sauriez admettre.
L’Allemand flaira peut-être qu’il y avait là quelque persiflage. En tout cas, le malotru qu’implique toute âme teutonne surgit aussitôt : — La France, déclara-t-il, ne se relèvera jamais. Rien qu’en la laissant se mettre en république, nous la livrerons aux dissensions intestines ; elle oubliera de penser à la revanche ; et alors elle remplira sa destinée qui est de nous fournir des cuisiniers, des histrions et des garçons coiffeurs. Que voulez-vous qu’elle fasse de plus ?
Et il éclata d’un rire épais.
Jusqu’à ces derniers mots je n’avais prêté au dialogue qu’une attention distraite ; mais lorsque le barbare se mit à rabaisser de la sorte ma patrie en deuil, une vague de colère me monta au cerveau. Je devins pourpre ; je me levai impétueusement ; je saisis le bol de chocolat qui fumait devant moi et le lui lançai à la tête en criant : — Cochon de Prussien, la France aura bientôt des soldats qui rosseront les vôtres comme à Iéna !…
Je m’arrêtai, suffoquant, les yeux pleins de larmes. Je cherchais comment l’insulter encore. Je trouvai ceci : — Vive Napoléon Ier !… Vous lui avez léché les bottes à Berlin !…
Ahuri et furieux, inondé de liquide bouillant, le gilet étoilé de taches brunâtres, l’Allemand s’épongeait le visage en grommelant de massives injures. Mes cousins, pétrifiés, bouche béante, me regardaient sans souffler une syllabe. Mon oncle, réprimant avec peine une forte envie de rire, offrait des excuses. Moi je toisais fièrement l’Ennemi, tout prêt à empoigner un couteau et à le lui plonger dans le ventre s’il faisait mine de m’attaquer. Il en avait, je crois, très envie. Mais mon oncle reprit : — C’est un petit Français. Que voulez-vous ? Il défend son pays comme il peut.
L’Allemand feignit de tourner la chose en plaisanterie. Mais au regard qu’il me décocha, tandis que mon oncle l’emmenait dans le cabinet de toilette, je compris que, s’il pouvait me rattraper et me tenir, seul à seul, dans un coin, il ne m’épargnerait pas la schlague due à mon crime de lèse-Germanie…
Ce Boche, puni par moi de son insolence, c’est l’unique souvenir agréable que j’aie conservé de cette guerre.
La guerre finie, la France saignante, amputée de l’Alsace-Lorraine, une crise de folie, mi-patriotique, mi-socialiste, éclata, faisant perdre la tête à une portion considérable de la plèbe parisienne. Ce fut la Commune, qui mit le feu à la ville, massacra les otages et renversa la Colonne de la place Vendôme. Toutes ces gentillesses se passaient sous les regards réjouis des troupes allemandes qui occupaient une partie des forts et de la banlieue. Organisée par Thiers, chef du gouvernement provisoire, la répression fut impitoyable. Comme il arrive toujours, les utopistes, doublés d’aventuriers louches, qui avaient suscité cette révolte, se mirent à l’abri en Angleterre et en Suisse, dès qu’il y eut péril pour leurs précieuses peaux. Mais les pauvres diables, les sans-travail, qui avaient pris le fusil pour assurer les trente sous quotidiens de la solde à leurs femmes et à leurs petits ou qui s’étaient grisés des alcools de la déclamation révolutionnaire dans les clubs, tombèrent sous les balles des pelotons d’exécution ou furent déportés aux antipodes.
Quand tout fut terminé et que notre pays commença de panser ses plaies, mon père reprit le chemin de Saint-Pétersbourg, où on le rappelait, du reste, avec insistance. Je n’entrerai pas dans le détail des querelles qui précédèrent son départ. Encore une fois : paix aux morts… Je dois pourtant noter que, contre son avis, ma mère voulut me garder. Musicienne remarquable, elle s’était installée à Bruxelles et y menait une existence agitée dans un monde d’artistes où se mêlaient quelques boursiers cosmopolites. Auprès d’elle laissé à peu près à moi-même, j’appris surtout à polissonner dans les rues. Dieu sait ce que je serais devenu si mon père, informé de mon abandon, n’avait bientôt décidé de mettre un terme à cette méthode d’éducation au moins singulière. Il exprima sa volonté d’une façon si péremptoire que, cette fois, ma mère dut céder. Mon père prit ses dispositions pour que je fusse admis comme interne au collège de Montbéliard, lieu d’origine de sa famille. Parmi les instructions me concernant qu’il donna au Principal figuraient celles-ci : ma mère n’aurait pas le droit de venir me voir ; je n’irais pas chez elle aux vacances.
D’autre part, mes sœurs, reléguées dans des pensionnats au loin, ignorèrent également les douceurs de la vie familiale. Elles moururent prématurément, après avoir été très malheureuses. Pour moi, isolé désormais parmi des indifférents, n’ayant guère retenu de mes parents que le souvenir douloureux de leur animosité réciproque, j’en acquis un fond de tristesse, un penchant au pessimisme dont mon enfance et mon adolescence furent tout assombries. Je ne reviendrai plus sur ce sujet pénible. Mais il était nécessaire de montrer comment la discorde, dans une famille dépourvue de convictions religieuses, prépare chez l’enfant qui, sans défense possible, en a subi les effets, une anarchie de sentiments et d’idées dont les germes se développeront à l’aise pourvu que le milieu s’y prête. Et, certes, la société contemporaine le fournit ce milieu ! La suite de mon récit en donnera un exemple des plus probants.
Ce fut avec une répulsion totale que j’envisageai l’internat. Imaginez un poulain sauvage, habitué à gambader, sans mors ni sangle, à travers les prairies illimitées du Far-West et qu’on verrouillerait brusquement dans une écurie aussi obscure que nauséabonde. Concevez-vous sa fureur et sa désolation ? Tel était, à peu de chose près, mon état d’esprit. Quoique je ne connusse pas encore Dante, lorsque la porte du collège s’ouvrit, pour la première fois, devant moi, je crus lire sur ses panneaux enfumés l’inscription fatidique : Vous qui entrez, laissez toute espérance.
Jamais je ne me suis adapté. Pendant les cinq années que je passai là, je tins ma réclusion pour un abus de la force contre lequel tout mon être s’insurgea jusqu’au dernier jour.
Je n’avais cependant pas à supporter les rigueurs d’une règle particulièrement revêche. La discipline n’avait rien d’excessif. Les professeurs étaient des vieillards ankylosés par la routine d’un quart de siècle d’enseignement et soupirant après la retraite, ou des jeunes gens frais issus de la Normale et qui songeaient surtout à fuir le chef-lieu d’arrondissement dénué de vie intellectuelle qu’un sort contraire leur infligeait comme poste de début. Le Principal, absorbé par le souci de défendre au dehors les opinions conservatrices, fervent de l’Ordre Moral que préconisait le gouvernement de l’époque, ne s’occupait de nous que par foucades. Il ne faisait que de brèves apparitions dans les salles d’étude. Le plus souvent il se contentait de les traverser en silence et en effleurant d’un regard distrait les têtes inclinées sur les pupitres. D’autres fois, lorsque le surveillant lui avait signalé quelque élève comme un collectionneur zélé de mauvais points, il calottait le coupable en lui prédisant le bagne. Mais ces exécutions étaient fort rares. En une seule occasion, je le vis hors de lui. Comme je fus le promoteur de cette explosion insolite, je raconterai le drame un peu plus loin. Le surveillant général — qui cultivait en secret la bouteille et la fille de cuisine — braillait beaucoup, mais ne punissait guère. Les pions étaient ce qu’ils sont partout : les uns, des laborieux qui préparaient des examens et ne nous demandaient que du silence. Les autres, de nonchalants déclassés, satisfaits d’avoir le vivre et le couvert sans se donner grand mal. Ceux-là rêvaient au petit café où, durant les heures de classe, ils tuaient le temps à s’entonner des bock et à jouer aux cartes. On ne saurait croire à quel degré nous leur demeurions lointains, nébuleux — inexistants.
Comme on le voit, le joug n’était pas onéreux. En somme, dans ce collège, presque tout le monde avait l’air de penser à autre chose qu’à sa besogne. Mais il suffisait que je me sentisse à l’attache pour me considérer comme en guerre avec ce personnel si peu enclin à la tyrannie. Je le fis bien voir…
Je ne décrirai point par le menu mes années d’internat. Je rapporterai seulement quelques faits caractéristiques où se résumeront mes façons de penser et mes manières d’agir pendant cette période de mon existence. Je noterai aussi ce que j’ai retenu des passions politiques qui troublaient, par crises intermittentes, la somnolence de la petite ville.
Une cour assez vaste et caillouteuse, où végètent quelques platanes dont la nostalgie, me semble-t-il, égale la mienne. Des bâtiments grisâtres — classes, études, dortoirs — l’encadrent de trois côtés et y projettent leurs ombres froides. Au midi, une muraille élevée complète la clôture.
J’ai la sensation d’être confiné dans le préau d’une prison. Je frémis, tout indigné à la pensée que des jours et des jours s’écouleront, monotones, à piétiner là, sans autre diversion que des promenades insipides, le jeudi et le dimanche, en rangs, deux à deux, sous la conduite d’un pion ennuyé.
Il est vrai qu’une fois par mois, pourvu que je ne sois pas puni, je vais chez le correspondant choisi par mon père. Mais ce brave homme, que déconcertent mes allures insolites, n’a pas réussi à m’apprivoiser. Vis-à-vis de lui, je me tiens sur la défensive. Je voudrais flâner tout seul par la ville, aller où il me plairait. Or, il ne consent pas à ce que je me promène sans mentor. C’est pourquoi le poulain ombrageux, ne prenant nul plaisir à un simple changement de licol, repousse toutes ses invites à ma confiance.
Aux récréations, tandis que mes camarades crient, sautent, gesticulent, jouent aux barres ou aux billes, j’arpente la cour tantôt en long, tantôt en large, tantôt en oblique, la tête basse. Ou bien je me plante, comme si j’étais au piquet, devant le mur du fond. J’en suppute la hauteur, avec l’envie de l’escalader et d’aller voir un peu ce qui se passe de l’autre côté. Je cherche s’il n’existerait pas quelque fissure que je m’empresserais d’élargir jusqu’à en faire une brèche par où m’évader.
Hélas, la cage est bien close !… Alors, je m’accroupis dans un coin et je souhaite un cataclysme qui nous rendrait la liberté : tremblement de terre, épidémie, que sais-je ? — Puis je tente une expérience. Par une belle après-midi d’été où la contemplation des petits nuages qui voguent gaiement dans un ciel radieux avive ma soif d’escampette, je médite de l’inoculer aux enfants policés qui gambadent autour de ma songerie morose. J’en rassemble une douzaine. Je leur sers, pour commencer, une harangue véhémente où je dénonce l’iniquité de notre réclusion. Ensuite, je leur propose d’envahir en tumulte la loge du concierge, de bousculer ce fonctionnaire, de tirer le cordon et de gagner, au pas de course, la colline boisée qui surplombe la ville.
Tous m’écoutent, d’abord, avec stupeur. On dirait que jamais nulle velléité d’indépendance ne les sollicita. Ames natalement soumises, ils ne parviennent pas à réaliser mon esprit de révolte. Puis les caractères se dessinent. Un blondin au profil de mouton, premier de sa classe à perpétuité, bêle tout effaré : — Oh ! il ne faut pas ; on nous mettrait en retenue !…
Celui-là est jugé ; si le complot s’ébruite, c’est lui qui sera le dénonciateur.
Un autre, œil vif, frimousse espiègle, subit fortement la tentation. Mais il craint le risque : — Et si l’on nous rattrape ? s’écrie-t-il.
Aprement je réponds : — Nous nous rebifferons ; nous couperons des triques et nous taperons plutôt que de nous laisser reprendre !
Cette perspective d’une bataille avec l’autorité n’enflamme personne. Les mioches m’examinent d’un air mi-craintif, mi-railleur, comme si je chevauchais la plus imprévue des chimères. Ils se consultent du regard à la muette. Enfin, un bout d’homme grassouillet, à la physionomie déjà aussi rusée que celle d’un notable commerçant, prononce le mot décisif : — Moi, je ne marche pas ; on me supprimerait les dix sous de ma semaine.
Puis il me toise avec dédain et ajoute : — En voilà un original !…
A ce coup, tous les autres reconnaissent en moi l’imaginatif, l’aventureux qu’il ne faut imiter sous aucun prétexte. Mon prestige s’écroule. Ils retournent à leurs jeux en glapissant : — Il est fou ! Il est fou !
Je hausse les épaules ; je les méprise de tout mon cœur. Et je me sens l’âme d’un Spartacus dont les compagnons d’esclavage refuseraient de rompre leurs chaînes à son appel. Par la suite je l’entendrai bien souvent retentir à mes oreilles le terme par lequel la démocratie béotienne où nous sommes condamnés à vivre promulgue sa haine de quiconque se détache du troupeau pour se tracer une voie personnelle : l’original, c’est-à-dire le monstre, celui qui n’est pas comme tout le monde.
Cet épisode date des premiers mois de mon internement. Plus tard, vinrent l’accoutumance et la résignation. Mais de combien de soupirs mal étouffés elles étaient faites !…
Pour mes études, j’adopte un système dont je ne me suis point départi jusqu’à ma délivrance : ne m’appliquer qu’aux choses qui m’intéressent. Je n’étais pas un paresseux, mais j’entendais choisir.
En ce temps-là, dans les classes d’humanités, on donnait — avec combien de raison — le premier rang aux langues mortes ; quinze heures de latin, sept heures de grec par semaine. La grammaire et la composition française étaient également en honneur.
Je mords très bien à tout cela et, de plus, je ne néglige ni l’histoire ni la géographie. Mais c’est surtout le latin et le français qui conquièrent mon attention. La tarentule littéraire commence à remuer en moi ; en voilà l’indice. Aussi, de la septième à la seconde, je remporte des prix dans l’une et l’autre branche.
L’ennemi, ce sont les mathématiques. J’y suis totalement fermé. Les chiffres m’horripilent, me causent même la plus vive aversion. N’y comprenant rien, les tenant pour d’absurdes casse-tête, je les élimine de mon programme avec le ferme propos de ne jamais leur accorder le droit d’entrée dans ma cervelle.
De toute évidence, il y avait là une incapacité de nature, car elle a persisté durant ma vie entière. A l’heure où j’écris ces lignes, je continue d’être incapable de réussir une addition un peu étendue, sans m’y reprendre à plusieurs fois. C’est pour cette raison que, parlant de l’algèbre dans l’un de mes livres, je me montrai véridique en écrivant : « Les logarithmes, ce doivent être des animaux bizarres comme les ornithorrhynques et les babiroussas. »
Un colonel d’artillerie, mon ami quoique mathématicien hors-ligne, lisant cette phrase croyait à une plaisanterie et, passionné pour les nombres, il n’était pas loin de la trouver inconvenante.
— Mais non, lui dis-je, avouant mon ignorance, je n’ai fait que lui donner une forme pittoresque. Si vous me demandiez le produit de deux et deux, après réflexion, je vous répondrais peut-être quatre. Mais si vous compliquiez l’examen, vous verriez aussitôt pousser de chaque côté de mon crâne les longues oreilles d’Aliboron.
Et pour mieux le convaincre, je lui conte les anecdotes suivantes.
Je suis en cinquième. J’assiste, de corps et non d’esprit, à la classe d’arithmétique. Comme de coutume, j’ai apporté un devoir où j’ai proprement écrit l’énoncé des problèmes à résoudre, mais sans y joindre le plus minime essai de solution. A quoi bon ? Je savais si bien d’avance que je ne m’en tirerais pas !
Le professeur m’interpelle :
— Ainsi, c’est bien entendu, vous avez décidé de ne rien faire de toute l’année ?
— Je réponds froidement :
— Cela va de soi, puisque je ne comprends goutte à tous vos calculs.
— Je vous marque un zéro.
— Parmi les chiffres, c’est le seul pour qui j’éprouve de l’estime.
— Vous serez en retenue dimanche prochain et vous copierez vingt pages du Cours de mathématiques de…
Ici, ouvrons une parenthèse : je ne me rappelle plus le nom du bourreau qui confectionna cet instrument de torture.
Sur le moment le coup porte. Copier ces choses indigestes, quelle horreur ! D’abord un peu déconfit, je ne tarde pas à reprendre ma sérénité. Je me suis lié avec un externe, cancre irréductible, mais qui, doué pour les affaires, a fondé une entreprise de pensums. C’est-à-dire que, moyennant quelques plumes, des crottes de chocolat ou une toupie, il se charge de rédiger les tâches afflictives qu’on lui apporte. Très bien : j’aurai recours à cet industriel. Et comme il apprécie surtout le métal, je lui verserai, d’un geste large, la somme de deux sous.
Autre conflit. Je suis en seconde. Le professeur, sous prétexte de géométrie, trace au tableau des lignes rigides et nous affirme énergiquement leurs vertus — dont je n’ai cure. Tout en n’écoutant pas et pour occuper mon loisir, je bâtis la traduction d’un passage du Pro Milone de Cicéron. Ce n’est pas que la prose de ce bavard spongieux m’enthousiasme, mais enfin on ne pourra pas prétendre que je me dissipe.
Le professeur s’aperçoit que je ne lui accorde aucune attention. Passe encore ; je l’ai formé : depuis longtemps, il désespère de mon intelligence. Cependant, il estime que, par politesse, je devrais au moins feindre de suivre son raisonnement. Piqué dans son amour-propre, il s’écrie :
— Qu’est-ce que ce livre ?… N’essayez pas de le cacher, je le vois fort bien. Apportez-le moi !…
Je lui tends le volume. Il lit le titre puis l’engouffre dans sa poche avec une moue dédaigneuse. Ensuite, me désignant le tableau, comme il pratique le calembour, il reprend, d’un air fin qui lui va très mal : — Regardez là si c’est rond !
Les camarades — vils courtisans — s’esclaffent.
Flatté mais résolu à me couvrir de honte, il poursuit : — Répétez la démonstration que je viens de faire.
Naturellement, je m’ensevelis dans un silence opaque. Et les camarades de pouffer.
Mais je veux avoir le dernier mot. Donc, je me lève et du ton le plus modéré je déclare : — Monsieur, il est nécessaire que nous nous expliquions une fois pour toutes. Vous nous dites qu’AB égale CD. Je n’y vois pas d’inconvénient. Mais solliciter mon contrôle, je trouve que c’est me faire un honneur dont je me reconnais indigne. Je préfère vous croire sur parole.
Sur quoi, je m’incline profondément et je me rassieds. Les camarades se roulent.
Mais le professeur outré, l’index tendu, me désigne le dehors : — A la porte !…
Je me garde bien de protester. Sans perdre une seconde, aussi léger qu’un sylphe, je m’éclipse, tandis que le pédagogue lance à mes trousses une grêle d’épithètes malgracieuses.
Quelle joie d’échapper à cette atmosphère empestée de chiffres ! J’irai m’installer dans une classe vide à cette heure, et j’y mettrai au net mon devoir de latin. Je bénis les mânes de Cicéron, raseur insigne mais fort recommandable en l’occurrence, puisqu’il me valut cette aubaine.
Or, si je ne goûtais guère le Pois Chiche, par contre, j’aimais grandement Tacite et Virgile. La concision robuste de l’historien, son style de bronze, veiné d’or sombre, me ravissaient. Ce m’était une jouissance de le traduire en serrant le texte d’aussi près que possible, et jamais je ne plaignais ma peine lorsque j’avais à résoudre ses obscurités. Et puis j’appliquais ses sentences à la vie de collège.
Je me souviens qu’un jour, un maître d’étude, afin de réprimer quelque tumulte, condamna au séquestre les plus indomptables des perturbateurs de l’ordre. On devine que j’en faisais partie. Le vieux domestique de confiance, chargé de me conduire à ce cachot, était fort débonnaire ; même il me dit son regret d’avoir à m’incarcérer. Mais moi je voyais en lui le satellite servile d’un despotisme exécrable, l’exécuteur des vengeances d’un Tibère ou d’un Caligula. Comme, avant de pousser le verrou, il m’engageait à me montrer désormais « plus sage », je le toisai fièrement et je lui plaquai à la face cette phrase vengeresse, empruntée à mon cher Tacite : « Ubi solitudinem faciunt, pacem appellant… »
Bien entendu, il ignorait le latin et il crut à des injures.
— Ah ! monsieur, dit-il d’un ton de doux reproche, ce n’est pas bien de m’envoyer des sottises, moi je fais ce qu’on me commande…
— Et c’est là ton crime, vil prétorien, m’écriai-je, d’ailleurs je ne t’en veux pas, mais à celui qui compte sur ton obéissance. Ah ! il m’inflige la solitude pour avoir la paix !… Il aura la guerre !
Sans rancune, le bonhomme insista timidement pour que je me soumisse à l’inévitable. Mais je ne l’écoutais plus. Je lui tournai le dos. J’allai m’asseoir sur l’escabelle boiteuse qui, avec une table vermoulue, constituait le mobilier de la mansarde décorée du nom de séquestre. J’y pris l’attitude de Thraséas devant Néron et je gardai un silence digne. Dès que la porte fut verrouillée, je me mis à ruminer une invective latine où, comme de juste, les réminiscences de Tacite tenaient une place considérable. Aux intervalles de l’inspiration, j’observais les mœurs des araignées dont les toiles tapissaient, à profusion, le petit local. Et ainsi, le temps passait…
Pour Virgile, j’en raffolais encore plus que de Tacite. La magie de ses cadences, la mélodie insinuante de ses vers agrestes réveillaient mes esprits alanguis par le train-train monotone du collège. A les scander, une fièvre heureuse faisait battre mon cœur. Je conformais aux leçons de cet art souverain les lyrismes naïfs qui commençaient à me chanter dans la tête. Que j’ai aimé les Bucoliques !… Je les aime toujours. Après tant d’années, malgré tant de causes d’oubli, à travers les péripéties d’une existence mouvementée, elles n’ont pas cessé d’habiter ma mémoire. Et c’est bien souvent que je me récite les strophes délicieuses de la première églogue :
Et le final où chuchote une musique si tendrement invitante :
Et, en contraste, le grand vers aux sonorités graves où se condensent la tristesse et l’anxiété vague qui accompagnent le crépuscule :
[1] Le latin tendant à devenir, pour un trop grand nombre de personnes, la plus étrangère des langues, il est peut-être nécessaire de traduire. Voici : « O Tityre, couché à l’ombre d’un hêtre touffu, tu cherches un air rustique sur ta petite flûte. Nous, cependant, nous fuyons par force nos labours aimés, il nous faut quitter les champs paternels. Mais toi, Tityre, insoucieux et paisible, tu apprends aux échos de la forêt obscure à répéter le nom de la belle Amaryllis. »
« Ici, sur un lit de feuillage, tu pourrais reposer cette nuit. J’ai des pommes douces, des châtaignes tendres et du lait caillé en abondance. Vois : déjà les toits des villages prochains commencent à fumer et l’ombre, en s’accroissant, tombe du haut des monts. »
Mais quelle traduction en prose réussirait à rendre cette poésie éolienne ? Aux amateurs de traductions en vers je signale avec plaisir la belle interprétation des Bucoliques publiée par M. Ernest Raynaud chez Garnier.
L’Énéide me conquit à un degré encore plus intense. A mon âge, je ne pouvais en saisir toutes les beautés ; par exemple, il va sans dire que la psychologie pénétrante de Virgile décrivant le désespoir de Didon m’échappait. Dois-je avouer que les plaintes de cette abandonnée, si émouvante pour quiconque a ressenti les souffrances d’un amour méconnu, m’ennuyaient passablement ?
Mais en vingt autres endroits du poème, j’absorbais, d’un esprit avide de splendeurs, les images grandioses dont fourmillent ces vers d’un incomparable coloris. D’instinct, j’appréciais, comme il sied, la vigueur de l’expression, la variété des rythmes, l’ingéniosité des coupes et des rejets, tout cet art sûr de lui-même et qui garde la ligne même lorsqu’il exprime les transports les plus effrénés. Ah ! la Muse de Virgile, c’est d’elle qu’il faut dire : Vera incessu patuit dea…
Comme de juste, c’étaient surtout les aventures fabuleuses et les batailles qui me passionnaient. Je me souviens que je vécus plusieurs jours enseveli dans un songe, très loin du réel, à cause de la Descente aux Enfers d’Énée guidé par la Sybille. Que de fois, depuis, je me suis répété le début de cet épisode ! Comme je sentais les ténèbres qui emplissent et l’espace fuligineux et l’âme du héros :
[2] « Sombres, ils allaient par la nuit solitaire, à travers l’ombre, à travers les demeures vides de Pluton et le royaume des apparences. Ils allaient, comme sous la lune douteuse, aux clartés équivoques, vont les voyageurs dans les forêts, quand Jupiter couvre le ciel de nuées obscures, quand la noirceur funèbre de la nuit a confondu toutes choses. » (Énéide, VI). — Mais comme ici encore, il est impossible de transposer la musique des vers virgiliens !
Et les combats ! J’entendais siffler les flèches, tinter les cuirasses au choc des épées, hennir les chevaux, vociférer les combattants. J’étais épris de Camille, reine des Volsques, nouvelle Amazone, chasseresse nourrie du lait d’une cavale sauvage. Qu’elle m’était belle, menant à la charge contre les Troyens ses escadrons impétueux ! J’admirais le baudrier d’or miroitant sur sa poitrine fière et nue. Je respirais l’odeur de sa chevelure ondoyante. Je me brûlais à la flamme homicide de ses yeux. Et j’ai versé des larmes quand une javeline exécrable perça le sein de la vierge belliqueuse !…
Je n’en finirais pas si je continuais à évoquer toutes les magnificences de l’Énéide. Pour conclure, je mentionne que ce fut Virgile qui développa en moi l’amour de la grande poésie. J’ajoute que la connaissance du latin m’a rendu d’incomparables services, lorsque j’ai suivi ma vocation littéraire. Tout écrivain dont l’art s’imprègne de la sève latine, c’est-à-dire tout écrivain qui fit « ses classes d’humanité » au temps où il y avait encore des « humanités », vous tiendra, s’il est sincère, un propos analogue. Voyez Vallès. A coup sûr, ni les opinions de l’homme, ni son caractère ne sont louables. Mais il a eu beau bafouer l’antiquité, railler les études classiques, il n’en possède pas moins un style aussi solide qu’évocatoire. Nul des lecteurs de Jacques Vingtras ne me démentira. Eh bien ! tenez pour assuré que ce don de bien écrire il le doit en grande partie au fait que, bon gré mal gré, il apprit le latin à fond au collège. La marque lui en resta.
L’histoire, comme je l’ai dit, m’intéressait également. Les manuels où l’on nous la faisait étudier étaient fort secs et par trop sommaires. Le professeur chargé du cours ne suppléait pas à cette pénurie de développement et il ne savait guère ressusciter les siècles écoulés. Tout se réduisait pour lui à des récitations monotones de textes arides. Il nous bourrait la mémoire de dates et de résumés synoptiques sans prendre la peine de nous commenter, d’une parole vivante, ces froides énumérations. Sous lui, on avait la sensation de passer en revue les vieilles tombes poudreuses d’un cimetière désaffecté.
Il importe pourtant de signaler qu’on ne nous apprenait pas que la civilisation a commencé en 1789 et qu’auparavant le monde croupissait dans la barbarie, l’ignorance et la misère. Le règne du Seignobos-Aulard n’avait pas encore commencé. Le mot de Providence apparaissait çà et là. Le rôle bienfaisant de l’Église dans la formation de la société européenne n’était pas envisagé comme un détail incongru et susceptible de pervertir nos jeunes cervelles. Bref, nos maîtres ignoraient l’art de nous inculquer l’athéisme sous prétexte de neutralité.
Ils ne nous prêchaient pas davantage l’humanitairerie aggravée de communisme. Au contraire, un véritable esprit patriotique régissait alors l’enseignement. On mettait en relief les gloires de notre pays. On cultivait en nous l’idée qu’il nous faudrait préparer la revanche sur l’Allemagne, notre vainqueur de la veille. Et l’on n’avait pas de peine à nous faire concevoir qu’un peuple, qui accepte la défaite, avec les mutilations territoriales qu’elle implique, est un peuple en décadence.
Nous comptions, comme pensionnaires, un certain nombre d’Alsaciens venus de Mulhouse et de Colmar. Parce qu’ils protestaient de cette manière contre l’annexion, leurs parents avaient à subir les sévices des fonctionnaires du Reich. Ces petits « récupérés » nous contaient les souffrances de leurs familles en butte aux vengeances prussiennes. Et ces récits navrants contribuaient à stimuler notre amour de la France.
Or, si je ne m’assimilais qu’à regret les relavures éventées et dépourvues de condiments que nous servaient nos manuels d’histoire, je voulais pourtant m’instruire. Je ne tardai pas à découvrir le moyen de substituer à ce brouet incolore un aliment plus monté de ton.
Il y avait au collège une bibliothèque où le surveillant général sollicité par moi — et qui, du reste, s’en fichait éperdument — me permit de puiser à peu près sans contrôle.
Comme de juste, je choisis d’abord les livres qui parlaient de Napoléon. Le premier qui me tomba sous la main fut l’Histoire du Consulat et de l’Empire, de Thiers. Les vingt-deux tomes qu’elle comporte je les avalai d’une haleine.
Le style de Thiers ne m’emballa point. Traînant et grisâtre, il me fit l’effet d’une limace qui ramperait parmi les abeilles d’or du manteau impérial. La phraséologie prud’hommesque dont il affublait ses gloses m’était en horreur. Enfin, je jugeai digne de châtiment ce « sentencieux raccommodeur de vieux parapluies » — ainsi que le nomme si drôlatiquement Léon Bloy — parce qu’il poussait l’outrecuidance jusqu’à donner des leçons de stratégie et de tactique au Maître des Armées.
— Ah ! Foutriquet, disais-je, si je te tenais, avec quelle joie, usant d’un gourdin noueux, je te meurtrirais le derrière !…
Néanmoins, par le seul effet de sa narration, beaucoup plus étendue que l’exposé ratatiné des manuels, je m’aperçus que l’Empire n’était pas l’épopée radieuse, sans taches et sans défauts, que je m’imaginais jusqu’au jour où j’entrepris cette lecture. Quelque chose de l’aveuglement par orgueil monstrueux où sombra finalement Napoléon commença de m’apparaître. Ce ne fut d’abord qu’un demi-jour. Mais, lorsque je le vis en 1813, après Bautzen, refuser la paix aussi avantageuse qu’honorable offerte par Metternich, je conçus l’énormité de ses fautes politiques et je criai de douleur en découvrant les répercussions désastreuses qu’elles ont eues sur l’avenir de notre patrie.
L’idole s’effrita. J’essayai bien d’en rapprocher les morceaux en évoquant ses victoires. Mais je dus m’avouer que les suites en furent éphémères. Alors le sillage de clarté couleur de sang tracé par Napoléon à travers notre histoire me devint celui d’un météore qui n’illumine, quelques secondes, le ciel nocturne, que pour s’éteindre aussitôt. Il tombe, il éclate et ne laisse après lui qu’un peu de poussière incandescente, puis une poignée de cendres obscurcies et désormais stériles.
C’est alors que je découvris la Révolution. Cette mare fangeuse et fétide, où des énergumènes, des intrigants et des coquins pataugent, coupent des têtes et s’entr’égorgent au nom de la fraternité, me fut dépeinte comme un océan de pure lumière par l’Histoire des Girondins de Lamartine, et les dithyrambes de Michelet. On conviendra que c’étaient là deux excellentes fabriques d’idées fausses.
Nul n’a mieux jugé que Sainte-Beuve le premier de ces livres. Je le cite avec plaisir : « Je sais, écrit-il, que M. de Lamartine a plusieurs cordes à sa lyre. Or, la seule application d’un talent de cet ordre et de cette qualité à un tel sujet, à ces natures hideuses et à ces tableaux livides de la Révolution était déjà une cause d’illusion et une pente au mensonge. Aussi, voyez ce qu’il a fait ; il en a dissimulé l’horreur, il y a mis le prestige. Il y a glissé un coin de cette lune du cap Misène qu’il tient toujours en réserve au bord d’un nuage et qui embellit tout ce qu’elle touche. A travers ce sang et cette boue, il a jeté des restes de voie lactée et d’arc-en-ciel. Sa couleur ment. Même en forçant et en gâtant sa manière, il n’a pas atteint à la réalité de ce qu’il voulait peindre, ou il l’a dépassée. Au lieu d’une horreur sérieuse et profonde, il n’a produit, par ses descriptions, comme dans un roman, qu’un genre d’impression presque nerveuse. Je me demandais, en constatant cet effet de la lecture des Girondins, si c’est là l’effet que doit produire l’histoire. Je ne dirai pas que cet ouvrage émeut, mais il émotionne : « Mauvais mot, mauvaise chose. »[3]
[3] Causeries du lundi, IV. Soit dit en passant, je suis enchanté de trouver ici la condamnation de cet odieux néologisme : émotionner, qui obtint, depuis, une si étrange vogue au détriment du verbe émouvoir, voué à l’ostracisme par d’impardonnables patoisants.
Je ne connaissais pas Sainte-Beuve et, si je l’avais connu, ses critiques, contredisant mon initiation émerveillée à l’outrance déclamatoire, m’auraient sans doute fort déplu. Ce qui advint, c’est que Lamartine, me jetant aux yeux la poudre d’or de cette poésie dont il recouvre les fureurs et les crimes de la Révolution, réussit à m’éblouir d’une façon durable. L’affreux cuistre Robespierre, Marat le frénétique, d’autres monstres encore, m’apparurent de grands hommes. J’acceptai qu’il comparât ce gavroche pervers de Desmoulins à Fénelon. — Oui à Fénelon ! Comme s’il y avait quoi que ce soit de commun entre l’auteur de Télémaque et le folliculaire du Discours de la Lanterne, qui lichota, d’une langue frétillante, le couteau de la guillotine jusqu’au jour où, sa propre tête étant menacée, il préconisa la clémence !
A l’école de Lamartine, je pris aussi les rhéteurs incontinents de la Gironde pour des foudres d’éloquence, leur sottise infatuée de soi et leur politique d’hurluberlus pour de la sagesse et des vues profondes. J’admirai tout : le bonnet rouge au front de Louis XVI et du Dauphin, les diatribes enragées de l’Ami du Peuple et du Père Duchêne, le sabre de Théroigne et le tricot de Rose Lacombe, le fauteuil mécanique de Couthon, le gueuloir de Danton, les canonniers de l’ivrogne Henriot, et jusqu’à la perruque du « vertueux » Roland.
Ce fut une fièvre chaude qui alla au paroxysme dès que j’entrepris la lecture de Michelet. Celui-là me mit un incroyable tohu-bohu dans la cervelle. Chez lui, nul enchaînement dans le récit ; il ne se donne même point la peine d’exposer les faits. Mais, à propos des moindres vétilles et des incidents les plus saugrenus, un accès de lyrisme incohérent l’empoigne. Alors, il hurle, il sanglote, il se pâme de rire, il écume, il roucoule des alleluias ou vocifère des invectives. Tour à tour — plus souvent pêle-mêle, — il décerne le Panthéon ou condamne au barathre les fantômes qu’enfante son imagination désordonnée. Chacun de ses chapitres semble la conséquence d’une crise de nerfs. A le lire de sang-froid — ce qui n’était pas mon cas à cette époque — on croit assister aux gambades d’un dément échappé de sa cellule et qui, coiffé de son pot de chambre, pinçant d’une guimbarde échevelée, célébrerait, sur l’air de la Carmagnole, la gloire nonpareille de ses dieux lares : « les géants de 93 ».
Lamartine, le rêveur incurable, Michelet l’halluciné furent donc les écrivains qui, les premiers, me déformèrent le jugement en ce qui concerne la Révolution. D’autres vinrent ensuite, plus calmes et plus ternes, mais non moins aberrants. Ce que je tiens à souligner, c’est qu’à partir de ces lectures initiales, les principes révolutionnaires, si justement dénoncés comme sataniques, par Joseph de Maistre, se gravèrent dans mon âme. L’exaltation sans limites des droits de l’individu au grand dommage de l’esprit social, la mise en pratique de la devise : « ni Dieu ni maître, mon bon plaisir », la haine de toute règle devinrent mes directives pour longtemps. Il y eut, comme on le verra, des intervalles d’apaisement, de soumission passagère à une discipline. Mais toujours le penchant au non serviam démoniaque reprenait le dessus. Et si la Grâce n’était intervenue pour éclairer ma raison, il est fort probable que ces folles maximes continueraient de me représenter le seul Credo qu’un « homme libre » puisse admettre.
La littérature française occupait dans ma pensée une place égale à celle tenue par le latin. La saine beauté de l’art classique nous était offerte par quelques tragédies de Corneille et de Racine — Cinna, le Cid, Andromaque, Athalie — Molière avec le Misanthrope. On nous faisait étudier aussi tout Boileau.
Le choix était excellent. Mais je ne goûtais pas beaucoup ces maîtres. Leur forme me paraissait trop sage ; leur sens de la mesure m’agaçait. Leur connaissance profonde de la nature humaine, je n’avais pas encore assez vécu pour en apprécier la valeur. L’adolescent, de sensibilité turbulente, que j’étais, exigeait, pour s’émouvoir, moins de pondération et davantage de cris. Il me fallait du panache, des sentiments excessifs, de la grandiloquence à fracas. Corneille m’inspirait à peine quelque considération. Racine m’ennuyait. Qu’il pardonne ce blasphème à celui qui l’aima tant depuis ! Pour Molière, ma préférence allait vers Amphitryon, toutefois sans emballement. Quant à Boileau, je le haïssais ; je le surnommais le Louis XIV des Petdeloups et je trouvais absurde qu’il eût condamné aux verges l’auteur de Childebrand, ce patronyme hirsute me paraissant plus pittoresque que ceux d’Ulysse et d’Agamemnon.
Au contraire, les romantiques, dont je pris une première idée dans les Morceaux choisis de l’inoffensif Merlet, me conquirent tout de suite. Afin de les mieux connaître, je me fis apporter du dehors, par un externe complaisant, les poésies de Musset et plusieurs volumes de Victor Hugo. Le peu d’argent dont je disposais y passa tout entier. Ensuite, il me fallut recourir à mille ruses pour les déguster en cachette. Car, dans ce temps-là, l’Université excommuniait l’un et l’autre poète. A les lire, on risquait la confiscation, un ample pensum et les anathèmes du professeur tonnant contre « le mauvais goût ».
C’était le fruit défendu ; par conséquent, je voulais le cueillir. Là, comme partout, mon esprit de rébellion faisait des siennes.
Les apostrophes et les prosopopées un peu niaises de Rolla, les tirades ampoulées de Franck dans La Coupe et les Lèvres, la verroterie grossière, l’exotisme en fer-blanc peinturluré de teintes crues des Orientales me semblèrent des merveilles de style et de passion vraie. La bosse de Quasimodo, le rictus de Gwynplaine, je les tenais pour des modèles de pathétique dont seule la décrépitude d’un pédagogue ranci dans le classique pouvait méconnaître la splendeur.
Cependant, comme je soignais beaucoup mes compositions et que la grammaire y était respectée, comme, parallèlement, je continuais de cultiver avec dilection Horace et Virgile, le professeur ne me faisait pas trop d’observations. Tout en blâmant les touches de couleur violente dont j’empâtais çà et là mes devoirs, tout en relevant avec amertume mes imitations des romantiques, il me donnait de bonnes notes. Il était rare que je ne fusse pas « premier en narration française ».
Bientôt, mon exubérance littéraire ne se contenta plus des travaux prescrits par la règle. Les images qui me bouillonnaient, comme des laves en fusion, dans la tête voulaient s’étaler librement ailleurs. J’inventai de fonder un journal hebdomadaire, où quelques amis, qui partageaient ma fièvre, deviendraient mes collaborateurs.
Ils accueillirent ma proposition avec enthousiasme. A la besogne !…
Ce périodique — six feuilles de papier écolier cousues ensemble — s’intitula le Combat. En sous-titre : poésie, critique, libres propos. Il portait cette épigraphe empruntée au Cid et où se gonflait notre naïf orgueil : Nos pareils à deux fois ne se font point connaître !…
Un de nous, doué pour la calligraphie, recopiait les poèmes et les proses que nos cerveaux en ébullition ne cessaient de produire. Le journal paraissait tous les samedis soir, à un exemplaire et circulait clandestinement parmi nos camarades de classe, qui, moitié goguenards, moitié admiratifs, s’en disputaient la lecture.
Je dégorgeai là tout un fatras archiromantique, truffé de réminiscences d’Hugo et de Musset, et dont je ne me rappelle que ce détail : j’avais entrepris une transposition en vers de Han d’Islande que j’abandonnai d’ailleurs au troisième chant, parce que, soudain, ce labeur inepte m’assomma. Un seul vers en surnage dans ma mémoire. Le voici, truculent à souhait :
Ne trouvez-vous pas qu’il résume tout le romantisme ? Pour moi, je le jugeai sublime, d’autant plus que mes émules m’en firent de grands éloges… Somme toute, il n’y avait pas grand mal à ce que nous nous dépensions de la sorte. C’était une soupape ouverte aux vapeurs volcaniques qui nous distendaient les méninges. D’autre part, le pion de notre étude — celle des grands — y acquit le repos. Avant le journal, nous imaginions sans trêve de terribles farces contre lui. Devenus auteurs, pourvus d’un public, nous étions tout entiers à la production et nous le laissions tranquille. Aussi, ce martyr, objet habituel de notre cruauté plus ou moins inconsciente, apprécia si fort sa quiétude insolite qu’ayant mis la main sur quelques numéros il se renseigna auprès des « bons élèves », incapables de dissimuler un secret à l’autorité. Quand il eut appris de quoi il retournait, désireux de prolonger l’armistice, il feignit de n’avoir rien vu et se garda d’informer le Principal.
Le Principal le sut tout de même, et voici comment. Comme je l’ai dit, la politique absorbait non seulement tous ses loisirs, mais une partie des heures qu’il aurait pu consacrer au collège dont il avait la responsabilité.
Or, en cette année, la France était fort troublée, à l’intérieur, par les manigances des républicains qui intriguaient et se démenaient pour conquérir le pouvoir. Jamais l’Ote-toi de là que je m’y mette, cher aux démagogues, ne montra autant d’effronterie.
L’Assemblée nationale, composée, en majorité, de conservateurs et de catholiques, très honnêtes gens, mais contaminés à la fois de libéralisme et de tous les préjugés propres aux Parlements, venait de retirer sa confiance à Thiers et de renvoyer ce petit Machiavel de la Cannebière à ses faïences et à ses bronzes soi-disant d’art[4]. Elle l’avait remplacé par le maréchal de Mac-Mahon, soldat loyal et intrépide, chef d’État insuffisant. Sous la conduite de Gambetta, qui faisait le bravache à travers les provinces et lançait alors son cri de guerre : « Le cléricalisme, voilà l’ennemi », les héros futurs du Panama s’efforçaient de persuader au pays qu’on voulait le placer sous le joug « du sabre et du goupillon ».
[4] Cette hideuse collection d’apocryphes et d’objets truqués encombre aujourd’hui une des salles du Louvre.
Un gouvernement énergique et clairvoyant eût coffré ces braillards séditieux. Mais, conformément à l’incurable nigauderie dont les libéraux n’ont cessé, ne cessent, ne cesseront de donner des preuves, on ne sut pas agir vite et bien. On ne manifesta ni volonté suivie ni vigueur dans la répression. Tout en proclamant l’urgence d’établir « l’Ordre moral » on ne prit que des demi-mesures. On se contenta de vexations puériles ou ridicules à l’égard des agitateurs. On leur permit de tournebouler les cervelles de telle sorte que les élections de 1876 donnèrent la majorité aux républicains. La Chambre nouvelle entra en conflit avec le Maréchal. Celui-ci, le 16 mai 1877, choisit un ministère franchement hostile à la Constitution démocratique. Puis, avec l’appui du Sénat, où les conservateurs restaient les plus nombreux, il déclara la Chambre dissoute. Une campagne électorale prolongée commença où le gouvernement n’employa que des moyens légaux — et avec quelle mollesse ! — tandis que les Républicains redoublaient de vociférations, de trafics louches, de violence sournoise. Ils finirent d’affoler la pauvre bête à vue basse qui a nom : Suffrage universel.
Les choses en étaient là au moment où nous rédigions notre journal. Bien entendu, entre nos quatre murs, nous ne percevions qu’un écho très affaibli de tout ce tumulte, assez, toutefois, pour conjecturer, d’après la mine morose du Principal, que ses opinions, fort attachées au gouvernement, ne l’emporteraient pas à Montbéliard, ville en grande partie protestante et férue des billevesées gambettistes. Autre indice d’un sérieux grabuge : en quatre ou cinq mois, trois sous-préfets s’étaient succédé. Chacun d’eux avait visité le collège et cette formalité officielle nous valut l’octroi d’une demi-journée de congé supplémentaire. Aussi ces mutations rapides nous avaient beaucoup plu tout en nous étonnant un peu.
Enfin nous avions pu prendre une vague notion de la crise politique par les discussions de nos professeurs d’ailleurs presque tous anticléricaux et républicains. Nous en saisissions quelques bribes et nous en tirions des hypothèses plus ou moins saugrenues.
Il paraissait alors une brochure périodique à deux sous qui portait ce titre : la Lanterne de Boquillon. C’était un infect recueil de quolibets, écrit en un style crapuleux et où l’Église, le Maréchal, l’armée, les conservateurs étaient copieusement insultés. Des externes l’apportaient en classe, s’en divertissaient et ne se faisaient pas faute de nous les passer après lecture.
Ici encore, des gouvernants à la hauteur de leur tâche de préservation sociale auraient supprimé, sans hésiter une minute, cet infâme torchon. Mais nos grelottants libéraux avaient bien trop peur qu’on les accusât d’attenter à la liberté de la presse pour prendre une mesure pourtant fort nécessaire. Avec un ahurissement qui n’avait d’égal que leur inertie, ils encaissaient toutes les mornifles, se bornant à y opposer de timides objurgations et de filandreux appels à la modération.
Enclin, comme je l’étais, à tout ce qui sentait la révolte, je lus en jubilant les diatribes de Boquillon. Même, j’en transcrivis des passages que j’insérai dans nos libres-propos. Jusque-là ces notules nous servaient principalement à décocher des brocards au personnel enseignant ou administratif du collège. Parfois, après les avoir « cloués au poteau des couleurs » — comme dit Rimbaud — nous nous livrions à des danses de cannibales autour de certains professeurs que nous estimions trop fertiles en pensums et en retenues. On leur attribuait — sans en rien connaître que par des ragots ineptes — des mœurs déplorables. On parodiait leur façon d’enseigner. On bafouait leurs tics et leurs manies. D’autres fois, on imputait à l’économe des collusions ténébreuses avec les fournisseurs. Ou bien on critiquait la monotonie des menus et l’on dénonçait la coriacité des viandes servies au réfectoire. Le tout, sans trop de perversité foncière et en des termes où il entrait plus d’espièglerie que de fiel. Et enfin jamais nous n’avions abordé la politique.
Un des nôtres, qui possédait un talent précoce de caricaturiste, illustrait le Journal de dessins grotesques où Principal, pédagogues, maîtres d’étude se révélaient d’une ressemblance frappante sous l’exagération voulue de leurs défauts physiques. Ce crayon irrespectueux signait ses croquis du pseudonyme de Milo. Nous le retrouverons.
Quand j’eus introduit la politique dans les libres-propos, il y eut des protestations parmi les rédacteurs comme parmi les lecteurs. Les uns déclarèrent que la politique était, pour eux, dépourvue de tout intérêt. Les autres, que les balivernes venimeuses de Boquillon leur semblaient écœurantes au point de vue du style et de la qualité des idées. — En quoi ils avaient bien raison. — Mes collaborateurs me représentèrent le danger de répandre ces ignominies. En cas de saisie, notre culpabilité s’en trouverait aggravée.
Mais moi, rédacteur en chef, à qui le choix des matières à insérer était confié, très imbu de mon privilège, je ne voulus rien entendre. En tant que littérature, cette prose me paraissait ignoble, tout comme à mes amis. Mais elle flattait mes tendances subversives. Et donc je maintins Boquillon…
Or, dans ma famille, nous possédions une vieille cousine célibataire et munie de rentes. De ce côté, il y avait ce qu’avec un cynisme d’autant plus cocasse qu’il est inconscient la bourgeoisie appelle des « espérances ».
Calviniste austère, la cousine présentait un visage taillé dans du buis jaunâtre. Sa voix rêche, ses préceptes frigorifiques hantaient mes cauchemars quoique, depuis ma petite enfance, je ne l’eusse vue que deux ou trois fois, à de longs intervalles. Ce que je gardais surtout dans la mémoire, c’étaient ses attitudes. Elle se tenait tellement raide que je me demandais si, par mégarde, elle n’aurait pas avalé son parapluie, soigneusement roulé au préalable.
On m’avait recommandé de lui écrire au nouvel an et la veille de son anniversaire. Cette date néfaste approchait et je ne savais comment m’acquitter de la corvée. Enguirlander ma lettre de formules toutes faites, y étaler des sentiments affectueux dont je ne pensais pas le premier mot me dégoûtait. Car l’existence de cette huguenote pétrifiée m’était aussi indifférente que les phases de la lune. Qu’elle se portât bien, cela m’était égal ; qu’elle fût aux prises avec un catarrhe chronique, c’était tant pis pour elle. Alors, que lui dire ?
Ma pénurie d’imagination sur ce point me fit prendre enfin le parti le plus insensé. Avec le vague espoir de l’apitoyer sur mon sort, je lui confiai que l’internat m’ennuyait d’une façon effroyable ; que je rêvais souvent d’évasion ; que si la durée de mon séjour forcé dans cette prison se prolongeait par trop, je ferais le nécessaire pour qu’on m’expulsât. Pour comble d’aberration, j’assaisonnai le tout d’une phrase d’argot, cueillie dans Boquillon et qui témoignait du plus intense mépris de l’autorité — universitaire ou autre. Et, à l’appui de cette élégante référence, je citais mon auteur !
Maintenant le drame commence.
Au reçu de cette épître, la cousine, rendue furieuse par ma prose sans vergogne ni fard, l’envoie au Principal en y joignant des appréciations vinaigrées sur sa manière d’élever les enfants qui lui sont confiés.
Le Principal reçoit le paquet à son bureau, vers cinq heures du soir. Quoiqu’il portât le nom pacifique de Colombe, c’était un homme irascible. En mainte occasion nous en avions eu des preuves cuisantes.
Déjà, qu’une antique demoiselle au verjus mette en doute la valeur de l’éducation qu’il est censé nous donner, cela l’horripile. Mais ce qui le courrouce encore bien davantage, c’est qu’un de ses élèves méconnaisse le bienfait de vivre sous sa loi et — surcroît d’abomination — se soit laissé influencer par un misérable pamphlétaire. Comment les libelles de l’odieux personnage ont-ils pu s’introduire dans le collège ? Tout l’ordre moral, qu’il chérit, qu’il soutient de ses votes et de son influence, lui en paraît ébranlé.
Mais s’attarder à méditer douloureusement sur ce scandale ne servirait de rien. Il faut agir… Il bondit hors de son fauteuil, renversant, du même coup, son encrier dont le contenu en profite pour éclabousser largement les paperasses qui s’étalent devant lui. Sacrant, fulminant des imprécations, il arrive comme un obus dans l’étude, où, à l’abri d’un rempart de dictionnaires, j’aiguise les Libres Propos de la semaine. Là, il éclate.
Pour commencer, il m’empoigne à bras-le-corps et me lance au milieu de la salle. Ce procédé brutal me met en rage. Au lieu de tomber à genoux en larmoyant comme il s’y attendait sans doute, je me campe vis-à-vis de lui, rouge comme un petit coq et je le toise d’un air de défi qui redouble sa colère.
D’une voix saccadée, tant l’indignation le suffoque, éparpillant à droite et à gauche des étincelles de salive, il lit ma lettre. Mes camarades, tout pantois, les yeux dilatés à se rompre les paupières, gardent un silence d’épouvante. Le pion, blême d’effroi, sentant que la bourrasque ne tardera pas à se détourner vers lui, voudrait bien sauter par la fenêtre ou se cacher sous le paillasson.
Ayant fait l’exposé de mes crimes, non sans de foudroyantes parenthèses à mon adresse, le Principal ajoute, d’un ton sarcastique, où siffle déjà une rafale de punitions vengeresses : — Ah ! Monsieur s’occupe de politique !… Nous allons voir…
Il s’interrompt ; par une inspiration soudaine, il se précipite sur mon pupitre, l’ouvre, le fouille et y découvre la collection de notre journal flanquée d’une série complète de Boquillons. Cette dernière est lancée tout de suite dans la boîte aux ordures. Mais notre chère feuille, confidente de nos rêves et de nos doléances, il se met à la parcourir en poussant des exclamations ironiques ou réprobatrices. Voici que lui saute au regard sa propre caricature soulignée d’une parodie des Châtiments, où ses opinions sont traitées sans aménité aucune. Cette contribution à sa biographie achève de lui faire perdre tout sang-froid.
Sommé, avec une insistance furibonde, de livrer mes complices, je reste bouche close. Je me laisserais tuer plutôt que de dénoncer personne. Ni invectives, ni menace ne parviennent à me tirer une syllabe.
— Soit, dit le Principal, nous éluciderons cela plus tard…
Alors viennent les sanctions. Il est signifié au maître d’étude, coupable au moins de négligence dans l’exercice de ses fonctions, d’avoir à quitter le collège dès le matin suivant.
Pour moi, mis au pain sec et à l’eau, je suis expédié au séquestre avec mille lignes à copier. Le lendemain, il me faudra écrire des excuses à la cousine de malheur qui m’attira ce revers. Le Principal lui-même préviendra mon père de mon inconduite et lui exposera les principes horribles dont je me suis volontairement intoxiqué. Enfin je serai privé de sortie jusqu’à la fin de l’année scolaire.
Fort bien. J’avoue que j’avais surabondamment mérité cette répression.
Mais le Principal ne s’en tint pas là. Ce passionné de politique crut devoir gratifier les élèves et le pion, atterré, mais rancuneux, d’une harangue des plus intempestives. Il fit l’apologie du gouvernement, exalta le 16 Mai, dénigra la République et conclut en prescrivant à ses auditeurs de fermer l’oreille aux propos empoisonnés des « Catilinas de bas étage » qui sapaient l’ordre moral.
Ah ! ce fut un beau discours de réunion publique et, chose si rare, le Principal s’exprimait en bon français. Cependant, ces belles tirades ne convenaient guère à des collégiens. Et, d’autre part, il y avait imprudence à s’épancher ainsi.
On le lui fit bien voir. Les élections produisirent un renforcement de la majorité républicaine à la Chambre. Puis le Sénat aussi fut entamé gravement. L’avocasserie démagogique triomphait. Elle brima de telle façon le Maréchal que celui-ci donna sa démission. Il fut remplacé par Grévy, vieux résidu de basoche, aggravé de son gendre Daniel Wilson, qui vendait la Légion d’honneur au plus offrant.
L’infortuné Colombe, que dénonça, sans doute, le pion renvoyé, fut passé au creuset par l’autorité nouvelle, ivre de représailles. On découvrit en son cas plus de plomb réactionnaire et clérical que d’or démocratique. Le grief majeur invoqué contre lui fut son discours aux élèves qui, du reste, n’en avaient absolument rien retenu. On le mit à la retraite sans différer d’une minute.
Pour moi, le bénéfice que je tirai de sa déconfiture, ce fut la réapparition de notre journal, prudemment interrompu pendant les derniers mois de son règne. Du coup, j’y mis cette épigraphe empruntée à l’ode III d’Horace : Impavidum ferient ruinae !…
Mais j’éliminai Boquillon.
La religion qui comptait le plus d’adhérents à Montbéliard et dans le pays alentour était alors le protestantisme. La population de la petite ville se partageait entre quatre ou cinq sectes où chacun, selon la coutume en vigueur chez nos frères séparés, prenait de la doctrine ce qui lui semblait s’ajuster à sa tournure d’esprit et laissait le reste.
Mon père aurait désiré que je continue d’être élevé en dehors de toute confession. Mais en une localité où nous avions des parents luthérien zélés, il craignit leur réprobation ; quoique j’eusse été baptisé catholique, sur les instances de ma grand’mère, il décida donc que je suivrais le culte réformé.
— Après tout, dit-il, le protestantisme c’est un moindre mal…
J’allais donc au temple le dimanche et j’assistais à la conférence que donnaient une fois par semaine deux pasteurs qui alternaient.
Autant qu’il m’en souvienne, c’étaient de fort braves gens, pieux et charitables et qui, sans obtenir grand résultat, faisaient, je crois, le possible pour nous inculquer quelques rudiments d’instruction religieuse. Leur prédication portait d’autant moins qu’au collège régnait, dans le corps enseignant et surveillant, une indifférence profonde à l’égard de toute religion. Certains professeurs même ne dissimulaient pas trop leur matérialisme agressif.
Nullement secondés, ces pauvres pasteurs étaient encore desservis par leur manque d’éloquence. Sans flamme, monotones et grisâtres, leurs discours m’ennuyaient au delà de toute mesure. Je demeurais aussi imperméable à leurs arguments qu’un manteau de caoutchouc à la pluie.
N’oubliez pas que, depuis ma naissance, j’avais entendu railler, comme inutile ou délétère, toute pratique religieuse. En conséquence de cette première éducation négatrice, j’éprouvais de la répulsion pour l’idée de Dieu. Il s’ensuivait une mise en défense presque instinctive contre quiconque eût été tenté de me la faire admettre.
Ces sentiments, je ne les manifestais guère. A quoi bon ? La religion tenait si peu de place dans nos études ! Mais je les fortifiais en moi comme un rempart contre toute tentative éventuelle sur mon indépendance follement ombrageuse.
Néanmoins, les premiers temps, j’écoutai quelque peu les dires des deux pasteurs. Mais je ne tardai pas à remarquer que, s’ils se rencontraient sur le terrain de la morale, ils divergeaient du tout au tout dans leur façon de commenter la Bible — que je tenais, au surplus, pour un recueil de légendes aussi absurdes qu’inconsistantes.
L’un, le plus âgé, accordait une part assez grande à la Révélation ; il inclinait à la prédestination inexorable qui fait le fond du calvinisme.
L’autre, imbu de kantisme, semblait n’attacher qu’une importance médiocre au dogme. Il recommandait le « témoignage intérieur » et de la déférence aux suggestions d’une entité bizarre qu’il désignait par ce vocable obscur : « L’Impératif catégorique ».
Tous deux s’accordaient pour bien spécifier qu’il nous fallait posséder une foi, mais ils précisaient que nous étions libres de la choisir à notre gré.
— Quoi, pensai-je, l’un me dit : agis comme tu voudras ou comme tu pourras, si Dieu a décrété ta damnation, tu n’y échapperas point. S’il te prédestine au salut, ton âme ira au ciel après ton décès. Alors que sert de me prêcher une morale ?
L’autre soutient que je trouverai en moi-même, exclusivement, des motifs de croire et que je ne relève que de ma conscience. Alors, pourquoi l’écouter, lui qui ne sait pas ce qui se passe au-dedans de moi ?…
Que ces bons messieurs commencent par se mettre d’accord. Pour moi, puisqu’ils me reconnaissent le droit de choisir entre leurs théories, je choisis — rien du tout.
Dès que j’eus constaté l’incertitude de cet enseignement bicéphale, je ne donnai plus la moindre attention à leurs propos. Le cours hebdomadaire de religion me fournit un loisir que j’employai à rédiger mes devoirs de latin ou de français tout comme je faisais au cours de mathématiques.
Au temple, nous devions emporter un recueil des psaumes traduits par Clément Marot et dont le style avait été modernisé d’une façon assez gauche par je ne sais plus qui. J’arrachai ce texte et le déposai soigneusement dans un coin de mon casier. Sous la couverture de basane noire, je le remplaçai par des vers de Hugo et de Musset, et aussi par du Boquillon. Je lisais cela tandis que le pasteur pérorait en chaire ou débitait de longues oraisons tout abstraites, debout derrière la table, recouverte de serge brune, qui occupait le centre de l’édifice.
Parmi mes camarades, certains faisaient comme moi. D’autres dormaient d’un sommeil paisible. Les pions dissimulaient d’effroyables bâillements dans leur chapeau tenu à hauteur de la bouche.
Et c’est ainsi que nous pratiquions le protestantisme, « ce sauve-qui-peut religieux », comme l’a défini un homme d’esprit.
Le Principal qui remplaça M. Colombe disgracié était, en contraste avec son prédécesseur, l’homme le plus doux et le plus calme et le plus perspicace qui se puisse rencontrer.
Outre ses fonctions de grand chef, il tenait la classe de philosophie. Si j’ai bonne mémoire, on y enseignait alors l’éclectisme blafard de Victor Cousin, nuancé de kantisme. Peut-être n’allait-on jusqu’à la critique de la raison pure, mais la déraison insuffisante y tenait une place déjà notable.
Notre nouveau Principal avait passé naguère un an ou deux dans une université d’Allemagne. Il en était revenu conquis par Hégel. Il servait donc négligemment à ses élèves la doctrine officielle en leur laissant entrevoir que cette matière à baccalauréat ne présentait rien de solide. Puis, à côté, avec beaucoup plus de complaisance, il leur exposait le système panthéiste du rhéteur wurtembergeois. Il les balançait entre la thèse, l’antithèse et la synthèse. Il leur prônait « l’identité des contradictoires » et « le perpétuel devenir ». A pratiquer ce jeu d’escarpolette métaphysique, les uns s’ahurissaient sans remède, les autres inclinaient au scepticisme absolu. Cependant, le Principal poursuivait son rêve nébuleux, sans être troublé le moins du monde par ce résultat plutôt burlesque[5].
[5] Soit dit en passant, l’Hégélianisme n’a rien de neuf. Il dérive du système d’Héraclite et un peu des subtilités de l’hérésiarque Valentin, choryphée de la Gnose. Professer cette doctrine en ignorant la philosophie catholique et même en écartant le spiritualisme, en somme inoffensif, où s’englua le pauvre Cousin, c’est donc ressemeler les plus antiques savates du Diable. Et pourtant, le Principal, propageant ces sophismes réchauffés, était tout pavé de bonnes intentions. L’enfer l’est aussi.
Sa marotte germanique mise à part, il était, je le souligne, l’intelligence et la bonté même. J’en parle d’expérience, ayant eu l’occasion d’éprouver sa mansuétude clairvoyante. Il avait fort bien compris mon caractère et ce qu’on pouvait tirer de moi. En effet, dès qu’il eut pris le pouvoir, certains de ses subordonnés, que lassaient ma turbulence, mes incartades continuelles et mon entêtement à traiter comme des épluchures les études qui me déplaisaient, lui demandèrent mon renvoi.
Le Principal les écouta sans interrompre d’une seule objection leur réquisitoire. Quand ils eurent fini, m’ayant observé à fond auparavant, il déclara qu’il me garderait. Puis il réussit à les convaincre que leur méthode de répression opiniâtre à mon égard ne valait pas grand’chose. Enfin, il leur conseilla de me laisser tranquille et se porta garant de ma bonne conduite à l’avenir.
Ensuite, il me fit appeler à son bureau. Avec des intonations sincèrement affectueuses, il m’interrogea sur mes goûts, élucida mes tendances et, bref, s’y prit de telle sorte que je me sentis tout à fait à l’aise vis-à-vis de lui. Me voyant apprivoisé, il ajouta que je devais, ne fût-ce que par amour-propre, poursuivre mes succès en latin et en français. Puis il conclut :
— Vous êtes doué pour la littérature, cela me paraît incontestable. Si vous le voulez fortement, une belle carrière d’écrivain s’offre à vous. Mais il faut être sage, travailler et ne plus vous livrer à des gamineries comme celles dont vous avez contracté la détestable habitude. Promettez-moi de laisser vos maîtres en repos. Si vous vous y engagez, je passerai l’éponge sur le passé ; de plus, je veillerai à ce qu’on ne vous entrave pas dans votre vocation.
Ces paroles habiles et sages me comblèrent d’allégresse. Être un littérateur, rien qu’un littérateur, quelle admirable perspective s’ouvrait devant moi ! Il me sembla qu’un soleil se levait sur mon existence.
Mais un nuage soudain éclipsa cette aurore. Je me rappelai que mon père souhaitait qu’on m’aiguillât vers le métier d’ingénieur. Je me rappelai aussi que mes bulletins trimestriels lui ayant appris ma nullité quant aux chiffres, il m’avait écrit des lettres pleines de reproches et de menaces.
Alors, des larmes aux cils, je m’écriai d’une voix lamentable :
— Mais papa me destine à l’École centrale… Il ne me connaît pas ; c’est à peine s’il m’a vu quand j’étais tout petit. Et maintenant il ne veut pas comprendre que je suis incapable d’établir le produit de la moindre multiplication sans me tromper dix fois. Les chiffres, rien que de regarder des chiffres, cela me rend imbécile !… Que faire ?…
Le Principal me rassura :
— J’écrirai à M. votre père, reprit-il, espérons que je le dissuaderai de vous lancer sur une voie où vous ne pouvez que dérailler… Ai-je votre confiance ?
— Vous l’avez tout entière, dis-je avec enthousiasme.
Et, de fait, grâce à lui, je voyais de nouveau l’avenir rayonner devant moi.
— A présent, retournez à l’étude et conduisez-vous bien.
— Je vous en donne ma parole, dis-je en étendant la main comme pour prêter un serment solennel.
Ce qui acheva de m’attendrir et de lui valoir mon affection, ce fut qu’il ne me demanda rien de plus. Il eut un geste bienveillant et un sourire tout amical pour me congédier. Il se fiait à mon sentiment de l’honneur. Cela me grandissait à mes propres regards et me fortifiait dans mes bonnes résolutions.
A la suite de cet entretien, je me montrai beaucoup moins ingouvernable, malgré les plaisanteries de l’équipe révoltée dont j’avais été l’oracle jusqu’à ce jour. J’eus bien encore, parfois, quelques velléités d’indiscipline, mais le Principal n’avait qu’à me regarder d’une certaine manière qui me rappelait mon engagement pour que, confus et repentant, je rentrasse aussitôt dans le devoir.
La plus grande preuve de mon apaisement, ce fut que je fis des efforts pour me réconcilier avec mes vieilles ennemies, les mathématiques. Mes avances échouèrent : elles me sont restées à jamais revêches. Mais enfin, on put me rendre cette justice que ce n’était pas de ma faute.
Je touchais alors à mes dix-sept ans. C’était cette période critique de l’adolescence où les premières poussées de la sensualité se mêlent aux élans de l’imagination pour la rendre encore plus facilement excitable. Chez moi, cette crise se manifesta par une disposition morbide de l’esprit. Une mélancolie me tenait qui me faisait prendre en grippe la réalité. Je m’éperdais en des songeries où des formes féminines, issues de mes lectures, jouaient un rôle insidieux. Je soupirais et je ne savais pourquoi. J’avais des envies de pleurer sans motif. J’aspirais à un idéal fugace « n’importe où hors du monde ». Sous l’influence des romantiques, je cherchais dans les livres moins des idées que des émotions.
C’était l’état d’âme signalé par Taine lorsque, définissant les René, les Didier, les Antony, tous les héros extravagants du romantisme, il résume leur délire en ces termes d’une ironie justifiée :
« Leur thème est toujours : Je désire un bonheur infini, idéal, surhumain ; je ne sais pas en quoi il consiste, mais ma personne a droit à des exigences infinies. La société est mal faite, la vie terrestre insuffisante. Donnez-moi le je ne sais quoi sublime que je rêve ou je me casse la tête contre le mur… »
Chez beaucoup, cette maladie morale, dite « l’âge ingrat », n’a qu’une durée assez brève. « Tout notaire a rêvé des sultanes », écrivait Flaubert. Chez moi, elle persista longtemps et revint, génératrice de toutes mes erreurs de conduite ou de raisonnement, jusqu’au jour où la foi catholique m’apprit à réfréner mon penchant aux chimères, chassa l’inquiétude et les tristesses vagues pour les remplacer par la paix intérieure et par cette joie lumineuse sur laquelle le désenchantement des choses de la terre ne saurait prévaloir.
Mais, en ce temps-là, j’étais très loin de l’Église. Et, ce qui achevait de me porter à une conception morose de l’univers, c’était mon isolement. Qu’on veuille bien se rappeler à quel point j’étais abandonné à moi-même. Mon père était en Russie et ne m’écrivait que pour me témoigner son irritation de ma résistance aux projets qu’il avait formés sur moi. Ma mère, ses lettres… il vaut mieux n’en point parler. Je passais mes vacances au collège ou, partiellement, chez des étrangers qui, quel que fût leur désir de se montrer affables, ne pouvaient m’accorder cette affection familiale que rien ne remplace.
Ajoutez que nos maîtres ne se préoccupaient nullement de notre formation morale et que ce défaut essentiel du protestantisme : le manque de certitudes en commun sous une autorité acceptée de tous m’en avait éloigné d’une façon définitive.
Dans ces conditions, il était fatal que je devinsse « un réfractaire ». J’aurais pu devenir pis encore si Dieu ne m’avait doué d’une âme nullement dépravée et ne m’avait octroyé ce goût de l’art qui maintient les fervents du Beau dans un courant de sentiments élevés et d’idées nobles.
Sans cette marque de la sollicitude divine, il est fort probable que, par l’effet de ma nature impétueuse, rebelle à toute contrainte, j’aurais bientôt fourni un exemplaire typique du parfait voyou.
Malgré mes accès d’idées noires et les incitations troubles de la puberté, je m’étais mis au travail avec plus d’ardeur et surtout plus de suite que je ne l’avais fait jusque-là. Mon grand stimulant, c’était l’espoir que le Principal m’avait donné. S’il persuadait mon père, j’irais tout entier dans le sens qu’indiquait mon évidente vocation littéraire.
Mais avant que mon protecteur eût écrit, mon père mourut subitement à Saint-Pétersbourg, dans des circonstances tragiques. Aussitôt ma mère exigea que je lui fusse rendu.
On pensera que je bondis d’allégresse en apprenant que ma mise en clôture prenait fin. Oui, malgré le deuil que me causait la mort de mon père, si peu que je l’eusse connu, j’eus un premier mouvement de joie. Mais, à la réflexion, le retour chez ma mère m’apparut sans attrait. C’était avec appréhension, presque avec angoisse que je l’envisageais. Hélas ! une expérience par trop précoce m’avait appris combien la pauvre femme était incapable de me diriger et même de s’occuper de moi. Musicienne consommée, son art la possédait toute. Elle voyait la vie comme une sorte d’opéra lyrique d’où les contingences positives devaient être éliminées. Le sens pratique lui faisait défaut à un degré stupéfiant. Je pressentais qu’à son contact j’allais devenir un citoyen du royaume de Bohême. J’entendrais de la grande musique, supérieurement exécutée, commentée avec une passion lucide. Mais il ne me fallait pas compter sur une tendresse vigilante et ferme à la fois ni sur une compréhension judicieuse de mon caractère.
Depuis mon entretien si fécond en bons résultats avec le Principal, celui-ci m’avait pris tout à fait en gré. Souvent il me faisait venir à son bureau. Nous y avions des causeries sur toutes sortes de sujets littéraires au cours desquelles, si grande que fût la différence d’âge, il me traitait non comme un pédagogue instruisant son élève, mais presque d’égal à égal. Mes jugements primesautiers l’amusaient parfois ; il se gardait pourtant de les tourner en dérision. Par des exemples bien choisis, il les rectifiait sans avoir l’air de me donner une leçon. Et c’est ainsi qu’il m’inculqua de la méthode pour analyser mes admirations et raisonner mes antipathies. Par exemple, il m’inspira de la méfiance pour la rhétorique vide et sonore de Hugo et il m’apprit à préférer le théâtre de Musset à ses poésies. Je n’ai jamais oublié ses enseignements.
J’étais donc trop en confiance avec lui pour lui taire mes craintes touchant l’avenir immédiat qui s’ouvrait devant moi.
Il s’efforça de me rassurer, insistant sur ce point que, dans le milieu nouveau, peuplé d’artistes, où j’allais vivre, je trouverais sans doute des facilités pour m’adonner à la littérature.
— Et puis, ajouta-t-il en riant, vous serez libre : plus de pions, plus de règle astreignante. Vous qui n’avez jamais su vous plier complètement aux rigueurs de l’internat, cela doit vous réjouir ?
— Je mentirais, répondis-je, si je vous affirmais que je ne suis pas content de reprendre mon indépendance. Mais je me demande si, dans les conditions où elle se présente, elle ne me sera pas néfaste.
Il savait trop de choses sur ma famille pour blâmer mon doute à cet égard. Mais, par un sentiment de réserve fort compréhensible, il garda le silence touchant mes rapports futurs avec ma mère.
Il conclut : — Vous aurez la Muse pour auxiliatrice. L’ambition de saisir le laurier qu’elle vous tend vous donnera du courage pour réprimer les écarts de votre imagination et dompter vos instincts aventureux.
Pensif, je secouai la tête : — Ce ne sera peut-être pas assez, dis-je, pour m’empêcher de commettre beaucoup de sottises…
Ah ! comme, à ce moment, je sentais, d’une façon aiguë, les lacunes de mon éducation !…
Mais je dois avouer que ce ne fut qu’une impression passagère. Dès que j’eus franchis, pour toujours, le seuil du collège, dès que l’air du dehors m’eut caressé le visage, l’ivresse de la libération s’empara de moi. Je me hâtai vers la gare sans même donner un souvenir de pitié aux camarades que je laissais captifs de ces mornes murailles. Tout aux délices de la minute présente, je respirais largement et je montai dans le train en déclamant ces vers qui me semblaient fort de circonstance :
Je les avais retenus d’une traduction d’Othello par Ducis. Certes, le soin méticuleux que mit ce bonhomme exsangue à édulcorer de sa mélasse et à couper de son eau de guimauve le vin rude et fort de Shakespeare ne m’agréait nullement. Mais ce quatrain, — par hasard bien frappé — me reflétait tout une part de mon être intérieur. Je me l’étais cent fois récité ; maintenant que le poulain sauvage de naguère cassait sa chaîne, débordant d’une superbe enfantine, je le répétais, d’une voix haute et claire, comme un défi à la destinée.
Mes voisins de compartiment, sur qui je dardais de la sorte un jet brûlant de poésie, me regardaient, tout ébahis, puis échangeaient des œillades perplexes. A coup sûr, ils me croyaient le cerveau dérangé.
Mais que m’importait leur opinion ? J’étais libre !…
Mon séjour à Bruxelles auprès de ma mère ne dura qu’une dizaine de mois. Je passerai rapidement sur cette période de mon existence.
Comme je m’y attendais, nous ne réussîmes pas à vivre en bon accord. Il y eut mésentente totale entre son caractère aussi impulsif que versatile et le mien, aussi opiniâtre en ses volontés propres que peu formé à subir un joug, quel qu’il fût. Comme je n’étais point méchant, une personne calme qui aurait su comment polir mes aspérités eût obtenu beaucoup de moi. Ma mère n’en obtint aucune concession.
Il importe de mentionner que son excessive nervosité accrue par les fatigues de sa profession ne la désignait guère pour entreprendre mon éducation. Maîtresse de chant justement appréciée, elle se trouvait en relations continuelles avec des artistes débutant sur la scène, parfois très bornés et à qui elle devait seriner leur rôle jusque dans les moindres détails. Tout ce qu’il pouvait y avoir de patience en elle s’y dépensait. Il ne lui en restait plus une miette pour son fils.
A ses intervalles de liberté, au lieu de prendre du repos, elle s’irritait les nerfs encore davantage à déchiffrer des partitions difficiles. Elle cultivait la musique de Wagner avec une sorte d’idolâtrie. Certes, ce n’était ni la Tétralogie, ni Tristan, œuvres géniales mais terriblement excitantes, qui pouvaient lui rasseoir le tempérament.
En outre, s’occuper du ménage l’agaçait. Elle n’y portait qu’une attention intermittente et toujours fort distraite. Que de fois je la vis interrompre ses comptes avec la servante pour courir à son piano et reprendre les passages les plus ardus d’un opéra qu’elle étudiait depuis quelques jours. Elle ne le quittait pas avant de s’être assimilé la pensée de l’auteur. Quand elle y était parvenue, elle m’appelait et, faute d’un public plus compétent, me jouait le morceau avec une joie triomphante. Moi, j’applaudissais et m’exaltais à son exemple.
Cependant la bonne se donnait du loisir. La poussière veloutait les meubles. Les repas étaient gargottés va-comme-je-te-pousse ; l’argent s’évaporait, car on devine que l’anse du panier se livrait chez nous à des cabrioles ingénieuses et à des pas redoublés.
Mais les minutes où, en guise de préceptes, je ne recevais que de fiévreuses impressions musicales étaient clairsemées. Plus souvent ma mère, qui s’exaspérait de me voir flâner, oisif, autour d’elle, m’envoyait « prendre l’air » dès le matin. Par là je contractai de nouveau ces habitudes de vagabondage dans les rues où je m’étais dépensé avant mon internement au collège.
Pourtant il arrivait que ma mère s’aperçût, par éclairs, et comme au sortir d’un songe, de mon inaction. Aussitôt elle échafaudait tout un programme d’études régulières et me l’exposait en un flot de paroles qui tendaient à me démontrer que je devais me préparer pour le Conservatoire. Ensuite je viserais à monter sur les planches comme baryton d’opéra-comique. Je ne sais quelle fantaisie de son imagination lui faisait croire que j’étais doué pour cet emploi.
Or, rien de moins exact. A dix-sept ans, je ne connaissais pas une note de musique et j’étais bien trop féru de littérature pour envisager une autre carrière.
Je le lui disais d’une façon fort nette et j’ajoutais que je me sentais tout prêt à devenir un travailleur zélé, pourvu qu’elle me laissât suivre mes goûts.
Elle se fâchait. Moi aussi. Et c’était à qui crierait le plus fort. Cela se terminait, de son côté, par un déluge de larmes et par l’octroi solennel de sa malédiction, tout comme si nous représentions devant un parterre pantelant l’acte le plus horrifique d’un noir mélodrame. Pour moi, je jurais, en vociférant, que je serais littérateur.
Ce conflit saugrenu se prolongea deux mois au cours desquels je fus maudit, sans trop m’en émouvoir, quatre fois par semaine environ. Au bout de ce temps, un fossile qui fréquentait la maison suggéra la plus étrange des idées à ma mère.
C’était un vieillard cacochyme, mis à la retraite après avoir raclé, quarante ans, de la contrebasse à l’orchestre du théâtre de la Monnaie. Il piquait l’assiette à notre table avec persévérance. Puis, l’hiver, il se recroquevillait au coin du feu, en prisant d’une manière dégoûtante ; l’été, il s’éternisait parmi les géraniums du balcon et déléguait des renvois vineux aux passants. Ma mère, par bon cœur, souffrait sa présence ; je soupçonne même qu’étant fort distraite, elle ne faisait guère plus attention à lui qu’à un meuble hors d’usage.
Les choses étant ainsi, comment advint-il que ce débris rabâcheur et puant lui parut soudain une incarnation de la sage Minerve ? Pourquoi se mit-elle à prendre ses avis comme s’ils méritaient d’être écoutés avec une profonde déférence ?
Ce sont là deux énigmes dont je n’ai jamais pu trouver le mot.
Quoi qu’il en soit, le barbon lui inspira de me placer chez un commerçant ! Assurément, depuis mon arrivée, j’en avais entendu de fortes, mais cette turlutaine dépassait toutes les autres. Ma mère s’en éprit tellement qu’elle ne cessa plus d’en parler.
Son conseiller improvisé ignorait totalement ce que c’est que le commerce. Elle-même, n’ayant jamais vécu que pour et par la musique, n’était pas mieux renseignée. N’importe, elle me voyait déjà potentat de quelque vaste caravansérail tel que le Printemps ou le Bon Marché. Pendant plusieurs jours, elle m’obséda de ses imaginations sur ce thème.
J’en fus d’abord étourdi comme si j’avais reçu un coup de matraque sur le crâne et je gardai un silence d’ahurissement. Mon second mouvement fut de me rebiffer avec la dernière énergie. Puis, à la réflexion, je me dis que mieux valait gagner du temps. Après tout, entrer comme aspirant-calicot dans une maison de tissus ou ailleurs, cela m’était fort égal puisque, dans quelque emploi qu’on me colloquât, j’étais absolument décidé à ne rien faire — sauf de la littérature.
J’acquiesçai donc, pour le plus grand contentement de ma mère, que je n’avais pas accoutumée à tant de docilité.
Notre contrebassiste au rancart fréquentait au café où il allait tous les soirs, un commissionnaire en marchandises diverses avec lequel il jouait aux dominos. Celui-ci, à peu près retiré des affaires, ne conservait qu’un employé pour sa correspondance, qu’il raréfiait de jour en jour. Par coïncidence, le dernier en date venait de le quitter pour une firme plus active. Le musicien posa ma candidature. M’ayant vu noircir du papier — ébauches de poèmes ou de romans — il croyait, de très bonne foi, que j’étais entièrement capable de rédiger tout ce qu’on voudrait.
Sur sa parole, le négociant m’accepta comme scribe et apprenti-comptable. Il se réjouit même de me former aux finesses d’un métier qu’il tenait, cela va sans dire, pour le plus beau du monde.
Dès le lendemain, j’entrais en fonction. M. Vanderstraeten, mon patron, n’était pas un malotru. Il se montra plein de mansuétude à mon égard et mit du soin à m’initier aux secrets de la mécanique commerciale. Malheureusement pour lui, je n’y entendais rien et, pis encore, je m’en désintéressais de parti pris. Pas une seule fois je ne réussis à établir une facture. Quant à la correspondance, elle me fut un prétexte à exercer mon humeur facétieuse. Je jugeais le style en usage entre négociants tout à fait hideux. Les formules convenues, les phrases gourmées ou patelines qui l’émaillent me semblaient d’une telle platitude que j’inventai de les remplacer par des tirades hautes en couleur d’après les traditions les plus échevelées du romantisme.
Je crevais de rire en relisant ces épîtres hétéroclites. Mais M. Vanderstraeten, qui goûtait peu la plaisanterie, me les faisait recommencer, après quelques reproches pas bien sévères. J’en profitais pour y ajouter de nouvelles truculences et j’y mêlais des citations de mes auteurs favoris.
Il fallait que mon patron fût doué d’une grande patience pour ne pas me mettre à la porte sur-le-champ. Au contraire, il se dit qu’à la longue, je m’amenderais. En attendant, il eut la bonhomie de reprendre lui-même la rédaction de ses lettres d’affaires. Entre temps, il désira que j’apprisse « comment on fait fortune ».
C’était le titre que portait un in-quarto massif dont il me fit cadeau en me recommandant de l’étudier avec dévotion.
J’emportai le volume sans l’ombre d’une objection. Mais une fois seul dans la petite pièce qui me servait de bureau, je m’écriai :
— S’il se figure que je vais me ravager l’esprit sur ce stupide bouquin, il se trompe fort. Qu’ai-je de commun avec les opérations de Bourse, l’escompte et autres saletés de ce genre ?… Il aurait agi d’une façon plus intelligente en me donnant ce bel exemplaire de La Légende des Siècles qui enrichit sa bibliothèque et dont, je le parierais, il s’est gardé de lire la première strophe !…
Sur quoi, je jetai le manuel de finances dans un placard humide où l’on rangeait des balais et des torchons et je l’y laissai moisir en une obscure solitude.
N’avais-je pas, pour tuer les heures, d’une façon plus utile à mon sens, les livres d’un cabinet de lecture où je m’étais abonné en cachette ? J’y découvrais la littérature contemporaine. Ce qui ne m’empêchait pas de poursuivre la fabrication d’un poème épique : les Argonautes, commencé dès avant ma sortie du collège. Conquérir, dans une atmosphère de rêves, la Toison d’Or avec Jason, cela me paraissait beaucoup plus urgent que d’apprendre l’art d’entasser des ors réels sous l’égide de M. Vanderstraeten.
Si débonnaire que fût ce brave homme, il finit par douter de mon avenir commercial. Après quelques hésitations, car il craignait de me faire de la peine, un matin, il m’allongea quelque monnaie — Dieu sait que je ne méritais pas cette largesse, — en me priant de ne plus revenir au bureau.
— Vous y perdez votre temps, me dit-il, et, du reste, je crains que vous ne soyez pas fait pour le commerce.
— Vous avez parfaitement raison, répondis-je.
Il me considéra d’un air qui prouvait que, malgré mes incartades, je lui inspirais de la sympathie, voire de la pitié, car il soupçonnait l’incohérence où nous vivions, ma mère et moi.
— Qu’allez-vous essayer maintenant ? reprit-il.
— Je me ferai soldat, déclarai-je.
C’était, en effet, le projet que je nourrissais depuis quelques mois. J’avais dix-huit ans et je ne voyais pas d’autre moyen de me tirer du milieu sans consistance où je risquais de gâcher ma jeunesse d’une façon irrémédiable.
— Ce n’est pas une mauvaise idée, dit M. Vanderstraeten, en France il y a là une carrière d’avenir.
Il me serra vigoureusement la main et nous nous quittâmes très bons amis.
Péripétie inattendue, ma mère renonça sans récriminer à ses illusions commerciales me concernant. Elle ne reparla pas non plus du Conservatoire. Sans doute l’idée la séduisit que j’allais revêtir un uniforme qu’elle supposait élégant. Peut-être aussi éprouva-t-elle du soulagement à la pensée que, libérée de ma présence intempestive, elle pourrait se donner toute à la musique et — qui sait ? — composer une marche guerrière pour célébrer mon élévation indubitable et prochaine au grade de général.
Mais alors, dira-t-on, pourquoi m’avoir retiré du collège ?
Oui, pourquoi ? Je me le demande encore…
Quoi qu’il en soit, elle consentit à mon départ pour l’armée. Muni de son autorisation, je gagnai Mézières et j’y contractai le 1er septembre 1881 un engagement de cinq ans au 12e cuirassiers qui tenait garnison à Angers.
Outre le motif que j’indique à la fin du précédent chapitre, il se peut que j’aie été porté à m’engager d’abord par un certain penchant vers les choses de la guerre qui me restait de la ferveur napoléonienne dont ma petite enfance fut imprégnée. L’atavisme aussi a dû m’influencer car, si loin que remonte le souvenir, il y eut des soldats dans ma famille paternelle. Le dernier en date était mon oncle Adolphe, mort capitaine de zouaves, à Solférino. C’est en mémoire de lui que ce prénom me fut donné.
Mais il semblait probable que, vu l’esprit d’indiscipline et de révolte dont j’avais fourni tant de preuves, le régiment ne me modifierait pas et que j’y deviendrais bientôt un pilier de salle de police ou ce qu’on appelle en argot militaire un tire-au-flanc.
Eh bien, l’événement démentit toute prévision à cet égard. Non seulement je m’adaptai très vite aux exigences parfois pénibles du métier, mais encore je fus, je puis le dire sans vanité puérile, un bon soldat.
Par une disposition vraiment providentielle, cette vie si rude, si nouvelle pour moi, me fit reprendre conscience de la réalité. Si j’étais demeuré dans le civil, comme, fils de veuve, c’était mon droit[6], j’aurais encouru le péril de sombrer dans la rêvasserie romantique au point de me détériorer l’entendement ou de m’empêtrer d’une façon si étroite dans l’aberration révolutionnaire que je n’aurais pas conservé assez d’énergie pour rompre, à temps, les mailles de cet absurde filet.
[6] En ce temps-là, les fils de veuve étaient exemptés du service militaire.
Au régiment, j’eus cent devoirs terre-à-terre à remplir. Tenir mes armes propres, bien panser mon cheval, apprendre l’exercice et l’équitation. Cela demandait de la ponctualité et une docilité toujours attentive. Il fallait exécuter, sans discussion ni murmures, des ordres dont souvent je ne saisissais pas l’utilité immédiate. Si je sortais, il fallait rentrer à heure fixe. Enfin il fallait me plier à vivre, sans cesse, avec des camarades paysans ou plébéiens, moins cultivés que je ne l’étais, mais qui, en revanche, possédaient certaines qualités dont l’acquisition me fut profitable.
Si je prétendais que mes humbles occupations et le contact perpétuel des êtres frustes qui m’entouraient me furent, dès le début, très agréables, on refuserait de me croire. Il y eut des moments où je trouvais dur de balayer l’écurie, de porter des civières de crottin au tas de fumier, d’accueillir, avec une feinte bonne humeur, les plaisanteries lourdes de la chambrée et les épithètes malgracieuses dont nos instructeurs se montraient prodigues. Mais le sentiment ne tarda pas à naître en moi que ces corvées et ces froissements d’amour-propre m’étaient salutaires. Je cessai de me tenir pour le centre du monde ; j’appris la modestie en constatant que plusieurs de mes émules, à l’école des élèves-brigadiers, montaient mieux que moi et maniaient le sabre avec plus de dextérité ; j’appris surtout les bienfaits de l’obéissance réfléchie à une règle qui, à l’époque, était très rigide.
Du sérieux m’entra dans l’âme : je vécus avec la pensée que servir le pays sous l’uniforme était une noblesse, et que je devais m’en rendre digne en prenant des habitudes de dévouement et d’abnégation.
D’autre part, mon physique, robuste de naissance, acquit un surcroît de vigueur et d’endurance. Menant une vie active, toujours à l’air et en toute saison, par la gelée, par la pluie, par le vent, par le soleil, je jouissais d’une santé si imperturbable qu’en cinq ans je ne fis pas un seul jour d’hôpital ou d’infirmerie. Je l’ai conservée telle jusqu’à la quarantaine.
Lorsque, sans grand délai, je pus coudre sur mes manches des galons de laine rouge puis d’argent, je fus un gradé qui mérita de bonnes notes pour la tenue de ses hommes, leur instruction technique et la précision de leurs mouvements sur le terrain. J’obtins beaucoup d’eux parce que je ne les persécutais pas d’exigences tatillonnes ni ne les tarabustais à-tort-et-à-travers.
Je leur disais seulement : — Si vous me faites punir, je saurai vous rattraper. Que chacun travaille de son mieux, je n’aurai pas à sévir.
Faisant appel à leur fierté, je leur disais aussi : — Vous ne voudriez pas qu’il soit dit que notre peloton manœuvre plus mal que les autres.
Enfin je confiais, pour une grande part, la formation des recrues à leurs anciens. Le résultat était excellent. Grâce à ma méthode, je n’eus jamais à infliger de punition. Ceci est à la lettre.
D’ailleurs tout le régiment, bien commandé, tenait un rang des plus distingués dans la cavalerie de la région. Les généraux inspecteurs le voyaient d’un bon œil.
Il faut dire qu’en ces temps, pas très anciens, le recrutement régional, avec ses inconvénients multiples, n’existait pas. Les permissions étaient rares ; la discipline beaucoup plus stricte qu’elle ne le fut par la suite. On cultivait l’esprit de corps. Et enfin les miasmes du socialisme n’infectaient point la caserne, d’autant qu’il était sévèrement et judicieusement défendu d’y introduire des journaux, de quelque nuance politique qu’ils fussent.
De la sorte, on avait une armée solide et ne ressemblant en aucun point aux milices sans cohésion que s’entêtent à réclamer les disciples de feu Jaurès.
Ah ! certes, nous ne réalisions pas non plus le vœu que le rhéteur inepte Jules Simon formulait en ces termes à la fin du second Empire : « Nous demandons une armée qui ne possède à aucun degré l’esprit militaire ! »
Et ce n’étaient pas nos officiers qui, sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, auraient donné satisfaction à ce précurseur du défaitisme. Passionnés pour leur profession, mus par le désir de constituer une armée capable de tenir tête à l’Allemagne et surtout de reprendre les provinces volées par l’ennemi héréditaire, ils se donnaient tout entiers à cette tâche essentielle.
A cet effet, ils dressaient la troupe avec une sollicitude infatigable. Mais tout en maintenant la hiérarchie, ils se gardaient de traiter leurs hommes en machines sans âme comme cela se voit couramment chez les Boches. Ils ne se désintéressaient ni de leur bien-être matériel, ni de leur moral. Ils s’efforçaient de développer en eux l’amour de la patrie et le sentiment que combattre pour elle était un titre à la gloire. Comme ils s’adressaient aux fils d’une race depuis des siècles propres aux vertus guerrières, ils enregistraient des résultats fort appréciables.
Eux-mêmes, en dehors des exercices et des prises d’armes collectives, travaillaient âprement à perfectionner leurs aptitudes. Ils n’étaient pas « les fêtards » imbéciles qu’une légende d’origine démocratique commençait à dénoncer pour la plus grande joie des survivants de la Commune. Issus, pour la plupart, de familles appartenant à la noblesse terrienne, ne possédant que des revenus médiocres, attachés par tradition à la Monarchie légitime, on ne peut dire qu’ils aimaient la République. Ils aimaient la France, ce qui n’est pas du tout la même chose. Sans doute, entre eux, ils jugeaient le régime avec une sévérité motivée. Mais ils évitaient de fréquenter les salons où l’on s’occupait de politique et ne manifestaient point leur opinion devant les soldats. Une seule fois, je les vis déroger à cette règle de conduite. Je dirai tout à l’heure en quelle occasion.
Dans leurs relations avec nous, simples soldats et gradés subalternes, ils se montraient fort courtois et même affables. Je n’ai connu qu’une exception : un capitaine que l’intempérance rendait sottement tracassier et mal-embouché lorsque l’absinthe, dont il avait pris, paraît-il, la désastreuse habitude en Algérie, menait tapage dans sa cervelle. Les hommes, par allusion à la couleur de sa boisson favorite, l’avaient surnommé Vert-de-gris. Ses collègues le tenaient à l’écart. Les lieutenants et les sous-lieutenants de mon escadron lui marquaient la plus grande froideur et n’entretenaient avec lui que les rapports nécessités par le service. Le colonel ne pouvait le souffrir. Il le punissait constamment et n’eut pas de cesse qu’il n’eût provoqué sa mise en réforme. Ce fut un soulagement général quand il s’en alla, car tout le monde considérait son vice comme un déshonneur pour le régiment.
Combien différents nos autres officiers ! Aussi étaient-ils respectés et mettait-on du zèle à les satisfaire. Pour certains, on éprouvait une sincère affection. Parmi ces derniers il y avait mon chef de peloton, M. de Condat. Nos cuirassiers l’adoraient. C’est à qui le lui témoignerait par sa promptitude à lui obéir aussi parfaitement que possible. Il le méritait par son équité, sa ferme douceur et son extrême politesse. La phrase la plus acerbe que je l’entendis prononcer, lorsque quelque chose clochait à la chambrée ou à la manœuvre, la voici : — Voyons, Retté, c’est absurde ! Dites donc à nos garçons de faire un peu attention !…
Cette réprimande si mesurée suffisait. Tout marchait de nouveau à merveille.
Jamais M. de Condat ne prenait de ces airs distants qu’affichent volontiers les parvenus. Sans nulle morgue, aux moments de repos ou sur la route, il causait souvent avec moi de choses d’art et surtout de musique dont il était grand amateur.
Il y avait alors au Grand-Théâtre d’Angers un orchestre excellent, des chanteurs passables et, le dimanche après-midi, des concerts classiques fort bien organisés par le marquis de Foucauld. M’y sachant fort assidu, mon lieutenant m’en demandait mon impression lorsque quelque contre-temps l’avait empêché d’y assister lui-même. Tandis que nous gagnions le terrain, lui en tête du peloton, moi en serre-file, chacun à sa place réglementaire, il me faisait venir à côté de lui. Tout en chevauchant botte-à-botte, il m’interrogeait sur le spectacle de la veille ou sur la dernière audition de Beethoven ou de Mozart. Nous n’étions pas toujours d’accord sur le mérite des solistes ou sur la valeur de l’opéra en cours de représentation. J’argumentais avec feu, selon ma nature. Lui gardait toujours un ton calme, selon la sienne. Et nous allions, discutant, jusqu’au débouché dans la plaine calcaire où nous faisions la manœuvre. Alors M. de Condat lançait un commandement pour faire passer le peloton de la formation en colonne par quatre à la formation en bataille. Il redevenait le chef avisé qui, tenant ses hommes bien en main, leur enseignait les évolutions les plus compliquées. Les connaisseurs apprécieront sa maîtrise par ce détail qu’il nous faisait exécuter des conversions à pivot mouvant au galop sans que l’alignement fût rompu. Mais aussi quelle ardeur à le contenter nous y mettions !
Ce sont là de petits faits. Je les crois significatifs, comme tout ce que je viens d’écrire sur nos officiers dans leurs rapports avec la troupe. J’ai pris d’autant plus de plaisir à les assembler qu’ils se réfèrent à une époque où l’armée n’était pas encore stupidement et odieusement calomniée. Alors, tout le monde était patriote même, sauf quelques disciples du Juif bochisant Karl Marx, les socialistes.
Depuis, nous avons assisté à l’éclosion d’un clan d’écrivains antimilitaristes qui décriaient l’armée parce que, durant leur volontariat, ils n’avaient pas été traités — estimaient-ils — avec la considération que réclamaient leurs hautes capacités intellectuelles.
Si je ne me trompe, ce fut ce tarabiscoteur plombagineux d’Abel Hermant qui donna le signal avec son Cavalier Miserey. Il reçut, du reste, une verte leçon de M. Anatole France. Je citerai un fragment de cette critique, ne fût-ce que pour montrer à quelle distance du bolchevisme l’auteur de Sylvestre Bonnard se tenait alors. Après avoir blâmé le fiel recuit dont s’imprègnent maintes pages du roman, M. Anatole France conclut :
« Ce serait me flatter, sans doute, que de croire que l’honorable colonel du 12e chasseurs s’inspirait de ces idées quand il rédigea l’ordre du jour par lequel il interdisait à ses hommes la lecture du Cavalier Miserey. En ordonnant que tout exemplaire saisi au quartier fût brûlé sur le fumier, le chef du régiment avait d’autres raisons que les miennes, et je me hâte de dire que ses raisons étaient infiniment meilleures. Je les tiens pour excellentes : c’étaient des raisons militaires. On veut l’indépendance de l’art. Je la veux aussi ; j’en suis jaloux. Il faut que l’écrivain puisse tout dire ; mais il ne saurait lui être permis de tout dire de toute manière, en toute circonstance et à toutes sortes de personnes. Il ne se meut pas dans l’absolu. Il est en relations avec les hommes. Cela implique des devoirs. Il est indépendant pour éclairer et embellir la vie ; il ne l’est pas pour la troubler et la compromettre. Il est tenu de toucher avec respect aux choses sacrées. Et s’il y a, dans la société humaine, du consentement de tous, une chose sacrée, c’est l’armée. » (La Vie littéraire, tome I, page 79).
Toutefois, la lourde diatribe de M. Hermant doit être considérée comme assez anodine si on la compare à ce que nous avons lu hier sous la signature de pacifistes enragés. Par leur fait, beaucoup se sont accoutumés à entendre traiter les officiers de soudards ignorants, de braillards qui ne rêvent que massacres et pillages, de brutes inhumaines tenant leurs subordonnés pour un bétail bon à mener à la boucherie à coups de plat de sabre.
Aujourd’hui — à peine sortis de cette guerre où l’armée donna tant d’exemples d’héroïsme et d’abnégation — des communistes, opérant dans des feuilles où l’on vénère Lénine et Trotsky, resservent ces infâmes sottises. Il n’est donc pas inutile qu’un vieux soldat dise, après d’autres, l’influence salutaire que l’armée exerça sur lui[7]…
[7] Certains rappelleront peut-être que moi-même, vers 1894-95, j’ai bafoué l’armée. C’est exact. Je dirai plus loin comment et pourquoi. Et je ne dissimulerai rien.
Maintenant, pour terminer cette esquisse de mon existence au régiment, je donnerai trois croquis. Ils achèveront, je l’espère, d’en susciter nettement l’impression chez le lecteur.
De 1883 à 1885, Jules Ferry, président du Conseil, persécute l’Église, soutenu par la Chambre où la majorité républicaine partage sa phobie antireligieuse. C’est le temps des décrets chassant les congrégations non autorisées. C’est le temps où la maçonnerie fait rage contre les « ensoutanés » dans les provinces. C’est le temps où, au témoignage de Taine, caractère droit, incapable d’un mensonge, un très haut fonctionnaire s’écrie : « Le socialisme, c’est la gale ; mais le cléricalisme, c’est la peste. J’aime mieux la gale ! »
Cléricalisme lisez catholicisme. Car la prétendue Libre-Pensée, au XIXe siècle, n’a cessé de jouer la comédie du respect pour la religion et de soutenir, avec effronterie, qu’elle n’en poursuit que les abus. Mais ce subterfuge hypocrite ne donne de change qu’à ceux qui ont intérêt à simuler l’aveuglement. Et malheureusement, il dupe aussi les libéraux, alliés inconscients de la Révolution au pouvoir.
Or, la plupart de nos officiers possèdent la foi. Catholiques fervents, ils vont à la messe, s’approchent des Sacrements, sans ostentation mais sans respect humain. Au quartier, ils s’abstiennent de prosélytisme. Seulement, ils ne tolèrent pas qu’on blasphème devant eux. Ils ne punissent pas les coupables puisque les règlements gardent le silence sur ce délit. Toutefois, ils les reprennent de telle sorte qu’aucun d’eux n’ose tenter une récidive.
Cette fidélité à Dieu et à son Église chagrine et courrouce les Vénérables des Loges acharnés à détruire la croyance séculaire des Français. Ils mouchardent avec persévérance, mais ils n’obtiennent pas encore les répressions iniques dont ils rêvent. Patience, le règne des fiches approche…
En l’une des années du ministère Ferry, des expulsions de Religieux et de Religieuses ont lieu à Angers. Le préfet, un sectaire qui porte le nom élégant de Jabouille, acquiert, par son zèle en la circonstance, l’estime de la Maçonnerie et le mépris des honnêtes gens qui n’attendaient qu’une occasion de le lui manifester.
Voici le 14 juillet, fête de Marianne-des-Athées. Comme de coutume, il y a au programme une revue de la garnison : 12e cuirassiers, 2e d’artillerie-pontonniers, un régiment de ligne, dont je ne me rappelle pas le numéro, une compagnie de remonte, des tringlots.
Le général commandant la subdivision étant indisposé, notre colonel, M. de Bouligny, le plus ancien en grade, le remplace.
Sur l’esplanade, entre le Mail et le faubourg Saint-Michel, on a élevé une tribune où, vis-à-vis des troupes alignées, Jabouille se pavane, entouré de Compagnons de la Truelle, d’agents électoraux et d’un choix de mastroquets, soutiens indispensables de la démocratie. Leurs épouses et leur progéniture les accompagnent.
Mais, pour marquer son blâme des mesures prises contre les congrégations, la société catholique d’Angers, importante par le nombre et l’influence, n’est pas venue.
Je ne sais si M. de Bouligny a prémédité de s’unir à cette protestation et s’il s’est concerté à cet effet avec les autres chefs de corps. Toujours est-il que, sur son ordre, le défilé de l’infanterie s’exécute sans musique et au seul roulement des tambours. Notre tour approche quand Jabouille — qui devine de quoi il retourne — délègue à notre colonel un quelconque attaché pour le prier de nous faire passer devant lui au trot et en musique, comme les années précédentes.
Mais M. de Bouligny, colosse d’un mètre quatre-vingt-quinze en hauteur, large à proportion et campé sur un cheval lui-même gigantesque, aplatit d’un regard écrasant le chétif envoyé du préfet. Et, d’une voix de tonnerre, il répond : — Mes chevaux sont fatigués ; le régiment défilera au pas…
Puis il appelle le trompette-major et lui commande de faire souffler à sa fanfare le morceau le plus lugubre de son répertoire.
C’est donc, à une allure d’enterrement et au son d’une marche funèbre que nous défilons. Plus encore, au lieu de tourner la face vers l’autorité civile, ainsi que le prescrit le règlement, chacun de nos officiers baisse le nez jusque sur le garrot de son cheval, tandis que la crinière de son casque, ramenée en avant, s’éparpille sur sa cuirasse comme une chevelure éplorée.
Sur l’estrade, Jabouille se démène ; il échange avec ses acolytes des propos irrités. M. de Bouligny n’a pas même l’air de s’en apercevoir. La revue terminée, négligeant de saluer le préfet, il prend la tête du régiment et le conduit au quartier sans paraître se douter qu’il vient de léser gravement la majesté du régime.
Pour nous soldats, tenus à l’écart de la politique, ce que nous distinguons de plus attrayant dans cette manifestation, c’est qu’elle nous épargna de la poussière et que, grâce à la brièveté de la cérémonie, nous pourrons prendre du loisir une heure plus tôt. Ce pourquoi nous bénissons M. de Bouligny.
Quant aux chevaux — reposés comme par miracle — le lendemain matin, ils manœuvrent jusqu’à midi, aux allures les plus rapides, devant le général-inspecteur, survenu à l’improviste, suivant son habitude.
Les feuilles locales ne font à l’incident que des allusions détournées — sourdement approbatives dans le journal conservateur, fielleuses, comme il sied, dans le papier que subventionne la Maçonnerie.
Jabouille s’est-il plaint au ministère ? Il se pourrait, car, de plusieurs jours, nous n’avons pas vu le colonel. Ce qui donne à supposer qu’on lui a infusé des arrêts. Mais nos officiers gardant un mutisme total sur ce point — du moins en notre présence — nous ne pouvons former que des conjectures.
Peut-être que, lorsqu’ils voient un régiment de cavalerie évoluer à toutes les allures en gardant un alignement irréprochable et modifier ses formations avec une régularité parfaite, certains « civils » sont enclins à se figurer que ces mouvements s’opèrent d’une façon toute naturelle ou comme par inspiration.
Or, il n’en va pas ainsi. Pour obtenir cette aisance et cette précision, il a été nécessaire d’éduquer lentement les chevaux aussi bien que les recrues.
Pour ceux-là comme pour ceux-ci, besoin fut de procéder à un travail minutieux.
Les jeunes chevaux, arrivant du dépôt de remonte, ne savent obéir ni aux quatre rênes de la bride, ni aux pressions variées des jambes de celui qui les enfourche. Il y en a de rétifs ; il y en a de chatouilleux qui ne supportent la selle qu’après de vives défenses. Il y en a de patauds à qui l’on doit faire répéter cent fois le même exercice avant qu’ils parviennent à le comprendre. Tous ont une tendance à se dérober, si on les amène devant un obstacle. Chacun d’entre eux marche au pas, trotte ou galope selon son caprice ou ses aptitudes.
Il faut donc leur apprendre une foule de choses. Par exemple, à rester immobile quand le cavalier se hausse sur l’étrier, à ne pas s’affoler quand on met le sabre à la main, ni quand la lame miroitante passe tout près de leurs yeux ou siffle à leurs oreilles ; à entendre sans broncher les sonneries de trompettes ou les coups de feu ; surtout à discipliner leur fougue de façon à acquérir tous le même pas, tous le même trot, tous le même galop.
Faire des jeunes chevaux, maladroits de leurs membres, raides d’encolure, aussi peu dégourdis que des campagnards à la ville, de bonnes montures de campagne, c’est un labeur qui demande de la patience et de l’ingéniosité. C’est le dressage.
Au 12e cuirassiers, les chevaux de dressage des cinq escadrons étaient réunis en une reprise — terme technique — commandée par un officier, deux brigadiers, un sous-officier et comprenant de quinze à vingt hommes choisis parmi les cavaliers les plus alertes et les plus intelligents.
Je fus désigné pour diriger l’équipe sous le lieutenant de Gastines, qui était considéré, non sans raison, comme le plus habile écuyer du régiment. J’ai passé dans cet emploi mes deux dernières années de service.
Tantôt en groupe, au manège ou sur le terrain, tantôt isolément sur les routes, nous étions en selle six à sept heures par jour. Chacun des gradés avait deux chevaux à dresser. Comme c’était une besogne absorbante, nous étions dispensés de nous occuper de notre peloton et nous ne prenions ni garde ni semaine. En outre, on nous octroyait quelques privilèges : celui de monter notre cheval d’armes le dimanche et les jours de fête pour aller en promenade où bon nous semblait, celui de n’assister qu’aux manœuvres de régiment. Enfin nous jouissions de la permission permanente de minuit.
Ces avantages étaient équitables. En effet, nous avions la responsabilité de la reprise et, de plus, montant les chevaux les plus difficiles, nous risquions parfois notre peau. Même avec les bêtes d’un caractère docile, tout danger n’était pas aboli. Par exemple, au saut d’obstacles, il y avait encore assez souvent des membres rompus et des têtes meurtries. Moi-même, j’y fis de fortes culbutes, mais sans autre dommage que quelques contusions.
Une fois, pourtant, j’ai vu la mort de près.
Je dressais la jument Idole, bête magnifique et sauteuse hors ligne.
Il y avait sur le terrain une série d’obstacles : douves, haies, barrières et enfin le plus scabreux de tous, celui qu’on appelle la banquette irlandaise. Voici en quoi il consiste : un fossé profond et plein d’eau puis, tout contre, un remblai que domine une plateforme juste de la longueur d’un cheval, puis un talus à pic qui dévale sur un autre fossé plein d’eau également.
Il faut que d’un élan unique le cheval franchisse le premier fossé, retombe droit sur la plate-forme, puis franchisse le second fossé.
On se rend compte du péril : un faux-mouvement du cavalier, une hésitation du cheval — c’est la chute.
Cette après-midi-là, le temps n’était nullement favorable aux exercices de sauts d’obstacles. Il avait plu toute la nuit précédente et encore le matin. La terre en restait détrempée. Venu seul avec ma jument, je me contentai de lui faire exécuter des figures de haute-école aux endroits où il y avait le moins de boue.
Survient M. de Gastines, accompagné d’un officier étranger — un Russe, si j’ai bonne mémoire — depuis quelques semaines en subsistance au régiment. M. de Gastines me fait signe d’approcher et détaille avec complaisance à son interlocuteur les belles qualités d’Idole.
— Je regrette, conclut-il, que le terrain soit trop glissant ; nous aurions fait sauter les obstacles à cette bête… Elle n’y a pas de rivale.
Sur ce propos, je me permets d’intervenir
— Oh mon lieutenant, dis-je, si vous y tenez, je puis essayer. Je crois que maintenant le sol s’est assez raffermi pour qu’on tente le coup. D’ailleurs, je suis sûr d’Idole.
On devine que j’éprouvais un grand désir d’épater le Slave et je soupçonne que mon lieutenant nourrissait la même arrière-pensée que moi, car, après avoir un peu hésité, il reprit : — Eh bien, allez-y !… Seulement, vous laisserez de côté la banquette irlandaise ; elle est trop dangereuse aujourd’hui.
Je ne réponds rien, fort décidé, in petto, à franchir la banquette comme le reste. Après je dirai, pour m’excuser, qu’Idole s’était emballée. Je prends du champ ; je pars au grand galop.
Ma bonne bête vole par-dessus barrières, haies et douves, murs en pierres sèches, etc. Puis, quand j’arrive, à toute vitesse, sur la banquette, au lieu de la doubler, je lance la jument droit dessus au train de charge. Elle s’enlève d’une façon superbe. Mais au moment où elle pose les quatre pieds sur la plateforme, celle-ci, imbibée de pluie et peut-être mal entretenue, s’écroule. Nous glissons, nous perdons l’équilibre, et, roulant pêle-mêle sur le talus, nous tombons dans le second fossé dont l’eau fangeuse jaillit de toutes parts. Tout cela, qui est si long à raconter, n’a pas duré trois secondes.
En tombant, j’ai lâché, d’instinct, les étriers et la bride. C’est ce qui me sauve. La jument, indemne, s’est déjà relevée ; elle file à travers la plaine en hennissant, en pétaradant et en décochant des ruades prodigieuses.
Moi, pendant ce temps, étourdi, moulu, trempé jusqu’aux os, je me suis assis sur le revers du fossé.
Les deux officiers accourent, me croyant broyé.
Voyant qu’il n’en est rien, M. de Gastines s’écrie : — Dieu soit béni ! Il n’est pas mort !… Mais qu’est-ce qu’il fait donc ?…
Ce que je fais ? Portant un binocle à cause de ma myopie, je m’occupe à vérifier si les verres n’en sont point cassés.
— Ça, par exemple, continue le lieutenant, c’est un peu fort ! Bougre d’animal, regardez plutôt si vous n’avez pas une patte en capilotade.
Cette bourrade — tout affectueuse — me fait reprendre mes esprits. Je me dresse, je sors du fossé, je me secoue, j’esquisse quelques gestes.
— Je n’ai rien, mon lieutenant, dis-je.
En effet, quoique assez fortement froissé et courbaturé par la chute, je n’ai ni fracture, ni plaies. Et je me trouve même assez dispos pour appeler Idole qui, bien dressée, vient à moi aussitôt, et pour me remettre en selle.
M. de Gastines, tout en me félicitant de ma chance, me gourmanda pour lui avoir désobéi. Il eût été inutile de lui servir l’excuse que j’avais préparée, car il m’avait très bien vu pousser la jument sur la néfaste banquette. D’ailleurs il n’insista pas, content, au fond, d’avoir montré au Russe que son sous-ordre avait du ressort.
Je dus garder le lit pendant vingt-quatre heures. Et ce fut tout ce qui résulta de ma culbute…
Plus tard, causant avec des psychologues professionnels, je leur ai souvent cité ce premier mouvement tout instinctif qui me fit d’abord m’inquiéter de l’état de mon binocle, comme un exemple de réflexe caractéristique.
Infuser sa volonté au cheval qu’on dresse, le rendre si maniable qu’on ne fait qu’un avec lui, c’est réaliser la fable du Centaure, c’est passionnant. Je m’adonnais à cette tâche d’une façon tellement assidue qu’on pourrait croire qu’elle suffisait à m’absorber. Certes, je m’y intéressais beaucoup mais les soins qu’elle exigeait ne me rendaient pas indifférent aux occupations d’ordre intellectuel. C’est encore une des inepties calomnieuses chères aux pacifistes, que de prétendre que le métier militaire abrutit son homme. Ceux qu’il hébète, on peut être sûr qu’ils se seraient hébétés dans n’importe quelle autre profession.
Sauf la première année, où, comme il est compréhensible, le souci de m’adapter rapidement à des conditions d’existence nouvelles et les fatigues qui en résultaient ne me laissèrent pas le loisir de penser à la littérature, j’eus bientôt assez de temps pour lire et même écrire.
Au quartier, ce n’était guère possible. Mais, dès que mes fonctions à la reprise de dressage m’eurent dispensé du service ordinaire, je louai une chambre en ville pour m’y cultiver sans être dérangé par le va-et-vient des camarades et les bruits du quartier.
Avoir un pied-à-terre dehors, ce nous était défendu. Mais je sus choisir un logis assez éloigné et assez discret pour ne pas craindre de surprise.
Soit dit en passant, j’avais encore un autre motif d’enfreindre de la sorte le règlement. Une paire de beaux yeux noirs, dont il m’était permis d’admirer de près le sombre éclat, venaient de me conquérir. J’aimais mieux les voir scintiller dans une chambre bien à moi, parmi des meubles à peu près convenables, que de leur fixer des rendez-vous en l’un de ces hôtels sordides et malfamés où mes collègues menaient à dénouement leurs aventures galantes. D’autant que, pour moi, il s’agissait d’un mariage qui se conclut un peu plus tard.
J’organisai mon temps libre de la façon suivante. Tous les jours, après avoir surveillé le pansage de nos jeunes chevaux et transmis à mes hommes les ordres pour le lendemain, vers quatre heures, je quittais le quartier pour n’y rentrer qu’à minuit sonnant.
Le jeudi et le dimanche, j’allais au théâtre ou au concert, comme je l’ai dit plus haut. Parfois — assez rarement, car il fallait prendre des précautions à cause d’une patronne grondeuse — j’accompagnais les yeux noirs à la musique sur le Mail. Mais, le plus souvent, je restais à la maison pour y noircir beaucoup de papier et pour y dévorer les volumes que me prêtait une bibliothèque municipale ou ceux que me fournissait un cabinet de lecture assez bien au courant des nouveautés.
C’est alors que Balzac me fut révélé. Je le lus tout entier, d’un seul trait et, quand j’eus fini, je le relus encore et encore. Balzac, ce géant dont l’œuvre domine le XIXe siècle, me fit comprendre la société contemporaine en ses origines, sa structure, ses vices et ses avortements. Comme il insuffla une vie intense à tous les personnages de la Comédie humaine, ceux-ci m’apparaissaient aussi réels que si je les avais coudoyés dans la rue ou fréquentés à domicile. Littéralement, Rastignac, Rubempré, Pons, Nucingen, Philippe Bridau, Hulot, Esther, Eugénie Grandet, Madame de Mortsauf, Jenny Cadine et tous les autres, respiraient, agissaient autour de moi. L’empire du génie balzacien sur mon imagination fut extraordinaire.
J’étais trop jeune, j’ignorais trop complètement la religion, la politique, la sociologie pour saisir toute la portée de ces romans — si l’on peut appeler « romans » de pareilles anatomies du Vrai. C’est seulement des années plus tard que j’ai perçu la sagesse incluse dans des livres comme le Médecin de campagne et le Curé du village et que j’ai admis les principes qui coordonnent toutes les parties du monument élevé par Balzac à l’Église et à la Monarchie.
Mais, dès cette époque, tout ce qu’il grava de son burin irrésistible aux profondeurs de mon être contribua, sans doute, à former quelques-uns des éléments de ma réaction future contre la folie révolutionnaire.
Immédiatement, je reçus de lui des enseignements précieux pour ma formation littéraire.
Sous son influence j’écrivis un conte, bien entendu plein de gaucherie et de réminiscences ingénues, dont je n’ai gardé qu’un souvenir très vague, l’ayant détruit presqu’aussitôt, tant il me parut au-dessous de mon modèle. Tout ce que je me rappelle, c’est que j’y racontais, à travers force descriptions prolixes, les avatars d’un disciple de Pythagore voué à la métempsycose. Voilà le thème ; quant aux développements, je les ai oubliés.
Peu à peu, le démon de la littérature me posséda de nouveau et d’une façon si entière que je fus obligé d’abandonner les projets que j’avais conçus pour mon avenir. Naguère, encouragé par mes supérieurs, je méditais d’entrer à l’École de Saumur, puis, une fois officier, de poursuivre ma carrière dans l’armée d’Afrique.
L’idée n’était pas déraisonnable. Mais, de par Balzac, de par quelques autres livres aussi — les poèmes et les proses de Baudelaire, les romans de Barbey d’Aurevilly — elle fut emportée, balayée comme au souffle d’une rafale brûlante. La fièvre littéraire se ralluma dans mes veines. Mille sujets de livres me tourbillonnaient dans la cervelle. Selon cette infatuation juvénile qui gonfle les débutants, je me voyais entassant volume sur volume, à l’exemple du Maître, acclamé par une multitude de lecteurs, couronné d’un laurier d’or par la Gloire !…
Ah ! comme la vie et les dures expériences qu’elle implique se chargent d’émonder ces rêves exubérants. « La gloire est le soleil des morts », a dit magnifiquement Balzac lui-même. Mais je n’étais pas encore apte à retenir cette maxime si profonde en sa concision. Le sens philosophique du livre amer d’où je l’extrais et qui s’intitule la Recherche de l’Absolu m’échappait. Et mon esprit devait bien des fois se fracasser les ailes avant d’en réaliser la vérité…
Toutefois, durant mes six derniers mois au régiment, je ne négligeai pas trop mon service. Mais le feu sacré n’y était plus. Il flambait ailleurs — à Paris, où je me voyais déjà installé, en train de polir les livres dont je ne cessais plus de rêver.
Cette hantise, je l’emportais dans mes promenades solitaires, à la Roche-d’Érigné, sur le chemin du Lion d’Angers, aux ardoisières de Trélazé, comme sur cette rive de la Maine où de sveltes peupliers frémissants reflètent leur feuillage délicat dans les moires et les remous de l’eau qui fuit sans trêve.
Plus de galops bien rassemblés, plus de trots rythmiques. J’allais au pas, les rênes flottantes, laissant mon cheval faire ce qu’il voulait. Je vivais dans le monde féerique des images et des formes, et je les entendais bourdonner en moi comme une grappe d’abeilles impatientes d’essaimer.
Ainsi absorbé, j’atteignis le jour de ma libération. Ce fut le 1er septembre 1886…
En quittant le quartier, je n’éprouvai pas du tout cette sensation de délivrance qui m’avait rendu si joyeux lors de mon départ du collège. Au contraire, prenant congé de mes chefs qui me témoignèrent leurs regrets que je n’eusse pas rengagé, je me sentais le cœur passablement serré. C’est que l’armée m’avait inculqué le goût d’une vie régulière, pleine d’occupations bien déterminées. Là, sous une discipline bienfaisante, j’avais appris à réfréner ma nature impétueuse. Enfin j’avais trouvé une sorte de famille remplaçant celle qui m’avait fait défaut. Bref, je tiens à le souligner, au régiment, j’avais été heureux parce que j’avais appris à obéir.
Maintenant qu’il me fallait affronter, seul, sans foyer, sans fortune, sans relations ni indices d’une réussite, les hasards de la carrière des lettres, je me reprochais presque d’avoir pris ce parti. Mais la vocation me sollicitait d’une façon trop impérieuse pour que je revinsse sur ma décision. Si je l’avais fait, je crois qu’au bout de très peu de temps j’en aurais été au désespoir.
Les écrivains, qu’un appel irrésistible força de suivre la Muse, malgré tous les obstacles, me comprendront.
Du moins, j’emportais avec moi la notion que, comme l’a si bien démontré Alfred de Vigny, la servitude militaire a sa grandeur. Gardienne de la civilisation française, l’armée suscita en moi le sentiment de la solidarité nationale et y enracina l’idée de patrie. Par la suite, sous l’action de circonstances déplorables, l’illusion humanitaire m’égara pendant quelques années. Mais, par la grâce de Dieu, je retournai assez vite au bon sens. C’est pourquoi, en ces jours de réflexion mûrie par l’épreuve, où je récapitule les vicissitudes de ma jeunesse, je me félicite, j’aime à le redire, d’avoir été — un bon soldat.
Dès les premiers jours de janvier 1887, je me suis fixé à Paris. J’habite une mansarde au septième étage d’une maison du boulevard Saint-Marcel et j’y grimpe par l’escalier de service.
Mon mobilier est plutôt rudimentaire : en guise de lit, un sommier posé à même le carreau et sur lequel ne pèsent pas bien lourd une galette de varech, deux couvertures de coton, un traversin rembourré de paille. D’édredon, aucun. S’il gèle, je le remplace par mes vêtements étalés sur mes pieds. Un tout petit poële dont le long tuyau zigzaguant contribue à me donner quelque chaleur. Deux chaises et une table de bois blanc, peintes en noyer. Une malle qui me sert d’armoire à linge et dont le couvercle supporte mes ustensiles de toilette. Des rayons de sapin où s’alignent trois douzaines de livres. Sans cadre et fixés à la muraille par des clous, un portrait de Baudelaire et une mauvaise gravure d’après la Ronde de nuit de Rembrandt.
C’est qu’il n’y a pas lieu de faire du luxe. Mon revenu fixe se monte à soixante-six francs par mois que me verse fort exactement une tante cossue mais qui entend trop ne pas favoriser ce qu’elle nomme « ma folie de littérature » pour y ajouter le moindre subside. Elle espère que je ne tarderai pas à me décourager et que j’accepterai l’emploi qu’elle me réserve chez un notaire de ses amis. Or je n’ai jamais rien voulu savoir. Je me suis donné ma parole d’être un homme de lettres et pas autre chose. Je n’en démordrai pas.
A cette époque, le coût de la vie n’est pas excessif. Pourvu que l’on possède bon estomac, il est facile de se nourrir à peu de frais. Ayant réduit mon entretien au strict nécessaire, portant avec sérénité des frusques achetées chez le revendeur et des chaussures souvent percées je m’offre donc des festins de charcuterie et de pain rassis arrosé d’eau fraîche. Des fruits, selon la saison, de loin en loin un œuf, complètent mes menus. Il y a aussi le café que je prends très fort, car je passe la plupart des nuits à travailler. Quoique j’aie supprimé le sucre, c’est ma dépense la plus onéreuse avec le pétrole dont je m’éclaire.
J’accepte cette gêne avec la plus parfaite insouciance. Je vis d’une existence si exclusivement cérébrale que je ne donne aucune attention à ce que je tiens pour de vaines contingences.
Mais j’ai beau pratiquer l’ascétisme pour l’amour du Beau, soixante-six francs mensuels, ce n’est tout de même pas suffisant. Afin de grossir mon budget, je me mets en quête de besognes alimentaires. J’en trouve parfois de bien cocasses. Par exemple, un commis d’architecte, mon voisin de palier, m’abouche avec le propriétaire de plusieurs maisons situées dans le quartier des Gobelins. Cet homme cultive une marotte assez bizarre : il voudrait obtenir l’entreprise de construction du Métropolitain dont on commence à parler. Des projets grandioses l’obsèdent, mais comme le style lui manque aussi bien que l’orthographe, ce bourgeois babylonesque me propose de lui écrire une brochure qu’il signera, fera imprimer et distribuera aux conseillers municipaux, à tous les sénateurs, à tous les députés. Il y aura un tirage de luxe destiné aux « grosses légumes » tels que le préfet de la Seine, les ministres et le Président de la République.
Mon Mécène me demande surtout du lyrisme et des phrases pompeuses. Qu’à cela ne tienne, je lui servirai autant d’emphase qu’il lui plaira. En huit jours, j’expédie la chose suivant les notes informes qu’il m’a confiées. J’y ai fourré à foison toutes les couleurs de l’arc-en-ciel et de l’érudition pillée dans les dictionnaires techniques — voire des citations cueillies dans les Fleurs du Mal, entre autres, cette apostrophe à la grand’ville :
et ce distique :
L’impression produite fut extraordinaire. Lorsque, comme possédé d’une fureur pindarique, j’eus déclamé cet étrange dithyrambe au bonhomme, il se prit d’un tel enthousiasme qu’il me compta mille francs, séance tenante. Or, nous n’étions convenus que de cinq cents à payer en deux fois. Quel succès — et quelle aubaine !…
On découvre ainsi quelquefois de ces bourgeois chez qui un « poète mort jeune » ressuscite soudain, après qu’ils ont fait fortune, pour s’extravaguer en conceptions délirantes. Ce n’est pas fréquent, mais cela se rencontre. Et ma bonne étoile m’avait amené l’un d’eux.
Je déniche d’autres tâches moins lucratives mais encore appréciables. Je rédige des fragments étendus de monographies sur les métiers parisiens pour un compilateur qui, mal doué quant aux facultés inventives, ne déteste pas de publier, sous son nom, le travail d’autrui. Ce parasitisme lui rapporte, paraît-il, beaucoup et il paie assez bien.
De passage à Paris, il m’arrive, flânant sur les quais de la rive gauche, d’apercevoir dans les boîtes des bouquinistes quelqu’un des volumes en question. Alors je ris dans ma barbe et je me remémore, avec un certain attendrissement, cette période de ma jeunesse où j’avais le droit de m’appliquer le Sic vos non vobis de Virgile…
Je fais aussi des recherches à la Nationale pour un historien amateur qui s’est imaginé de refondre, en les rectifiant, les Récits mérovingiens, d’Augustin Thierry.
Je place, çà et là, sans trop de peine, des articles de reportage pris dans des milieux picaresques et je les signe de divers pseudonymes.
Pour mon labeur personnel, je n’en veux rien livrer à la publicité tant que je ne serai pas sûr de mon instrument.
Je me romps au métier avec patience, avec persévérance. Empruntant des livres à des amis, en achetant d’occasion, fréquentant les bibliothèques, je me tiens au courant de l’actualité littéraire. J’étudie les philosophies et l’histoire, surtout celle de notre pays. J’aborde l’anglais — toutefois d’une façon superficielle. Je m’imprègne de Dante, de Shakespeare, de Goethe, des Maîtres de la littérature française au XVIe et au XVIIe siècle. Je fais du latin ; et je constate que, malgré une interruption de cinq années, je n’ai nulle peine à m’y remettre, ce qui est à l’éloge des méthodes d’enseignement en usage dans l’Université, au temps de mes études.
Je traduis, pour mon plaisir, le De rerum natura, de Lucrèce, et le Satiricon, de Pétrone. — Tous ces travaux me forment un fond solide de culture générale. Pour me récompenser moi-même de mon activité intellectuelle, je versifie, je prosifie à outrance. Que de poèmes j’ébauche qui ne réussissent pas à me satisfaire. Que de romans rêvés à loisir, esquissés dans la fièvre, jamais amenés à réalisation totale ! N’importe, je ne gaspille pas les heures ; j’apprends à bien manier la langue et les rythmes. Tout cela servira plus tard…
Cette formation solitaire a duré deux ans au cours desquels je vécus entièrement détaché du monde. Ce n’est pas à moi de dire si ce travail d’assimilation et de préparation m’a profité.
Au commencement de 1889, je publiai mon premier livre. C’était un recueil de vers qui me fit classer parmi les poètes de l’école symboliste. A la même époque, je descendis de ma mansarde pour m’installer en un autre logis, en plein quartier du boulevard Saint-Michel et pour nouer des relations avec quelques-uns des initiateurs de ce mouvement littéraire : Moréas, Paul Adam, Gustave Kahn, Henri de Régnier, Stuart Merrill, etc. Je collaborai au Mercure de France, qui est devenu, sous la direction judicieuse d’Alfred Vallette, le meilleur périodique de notre temps avec la Revue universelle ; à la Plume, disparue, où je fis la critique des livres pendant six ans ; à l’Ermitage, disparu, dont j’assumai, un peu plus tard, le gouvernement avec René Boylesve et Henri Mazel.
Ces trois revues étaient, au même degré, idéalistes et combatives. On y guerroyait surtout pour la liberté du vers et contre le naturalisme. On y martelait d’immuables têtes-de-Turc : Zola pour toute son œuvre ; Sully-Prud’homme pour son didactisme visqueux ; Doumic qui, incarnant le Rien-en-Soi, prétendait nous morigéner ; Brunetière, à cause de son pédantisme pseudo-classique et de ses diatribes ineptes contre Baudelaire… d’autres encore, tout à fait oubliés depuis les cinq premières minutes qui suivirent leur décès.
Je ne parlerai pas longuement du symbolisme. Je l’ai fait dans de nombreux articles et dans deux ou trois volumes où, si je ne me leurre, ceux qui entreprendront son histoire complète trouveront des renseignements exacts. Je n’en rédigerai donc qu’un résumé assez bref où je m’efforcerai de noter impartialement le bien et le mal qu’il produisit dans les lettres françaises à la fin du XIXe siècle et au commencement du XXe.
D’abord le mal.
Un accueil trop complaisant aux influences étrangères. Au détriment de la tradition nationale, on exaltait, sans mesure, Ibsen, Tolstoï, Schopenhauer, Nietzsche. L’apologie de ces Barbares allait souvent jusqu’à l’extravagance. Encore, chez nous, Français, l’engouement pour ces deux derniers s’expliquait jusqu’à un certain point : ils réprouvaient le germanisme et se manifestaient tout pénétrés de culture latine. Mais le Norvégien et le Russe, quels génies fumeux remâchant les thèses les plus éculées du romantisme, quels dissolvants dans une brume corrosive, leurs doctrines !
C’étaient, les dieux de la Revue blanche, périodique inspiré, subventionné, enkahalé par des Juifs polonais qui menaient de front les opérations de Bourse et les menées anarchistes. Diverses tribus hébraïques opéraient en cet endroit : les Bernard Lazare, les Cohen, les Léon Blum, les Ular, sous une trinité de Natanson.
Henri de Bruchard a, naguère, fort bien décrit ce milieu. Il a croqué sur le vif « ces juifs boursiers, assoiffés de boulevard, portant dans les lettres, avec de fausses apparences de mécénat, ce goût malsain de parodier et de parader qui est le propre de leur nation haïssable. Ils traînaient derrière eux toute une équipe de ghetto dont ils infligeaient le style, les images, les dégénérescences à une jeunesse, sans guides, sans appuis, que l’anarchie littéraire attirait en réaction contre les bassesses et les médiocrités de la salonnaille opportuniste ou radicale. Telle était cette officine où les esthètes coudoyaient les usuriers et les lanceurs de bombe où se tutoyaient et s’associaient bookmakers et auteurs dramatiques ».
De Bruchard donne ensuite un aperçu fort véridique du salon des Natanson : « Chaque jour, ils s’attachaient à couvrir d’un mauvais vernis boulevardier la crasse importée du Ghetto de Varsovie. Ne s’avisaient-ils pas de protéger les peintres ! On devine quelle peinture était prônée par ces affolés de modernisme. Ils se lançaient aussi dans leur monde et donnèrent des soirées. Ce fut même assez comique. Évidemment, on ne pouvait avoir d’emblée l’élite parisienne. Aussi se contentait-on de la famille Mirbeau et de Marcel Prévost. Puis, pour faire nombre, quelques gens de lettres naïfs et, obligatoirement, les collaborateurs de la revue…
« Paris s’amusa fort des glorioles que les Natanson affichaient. Dès leur second bal, la Pologne délégua tous ses Juifs, traducteurs de romans étrangers, rédacteurs d’agences de presse allemandes, correspondants des gazettes sémitiques. Puis apparut l’armée des traducteurs. Un vol d’Anglais, d’Américains, de Suédois, de Danois, de Teutons s’abattit sur nos libraires. Dans la presse, c’était l’âpre concurrence des petits juifs, si humbles la veille, la monopolisation du théâtre, le boycottage pour tout ce qui portait un nom français[8]. »
[8] Henri de Bruchard : Petits Mémoires du temps de la Ligue, 1 vol. à la Nouvelle librairie nationale. — Henri de Bruchard aurait pu ajouter que parmi les gloires de la firme Natanson, il y avait Nordau, juif-boche qui venait de traîner dans la boue la littérature française, et Brandès, juif-danois qui, pendant la guerre, exalta le pangermanisme et insulta notre pays.
Voilà qui est fort bien dit. Toutefois, il faut émettre la restriction que nous, symbolistes d’origine française, nous nous cantonnions sur notre chère Rive Gauche et que nous ne nous laissions pas contaminer jusqu’aux moelles par les miasmes d’outre-Rhin et du Ghetto. Pour ma part, je n’ai jamais mis les pieds dans les salons Natanson, et c’est tout au plus si j’ai donné deux fois de la copie à leur revue.
Mais il est vrai que nous faisions beaucoup trop facilement un sort aux produits de l’étranger. Plusieurs métèques abusaient de notre courtoisie pour prendre des airs arrogants vis-à-vis de nous. L’un d’entre eux, venu du Wisconsin ou du Connecticut, en trois bateaux, pour réformer la prosodie française, se distingua par son outrecuidance. Ce n’est pas la peine de le nommer ; ses élucubrations, sans rythme, ni rimes ni raison, n’ont jamais réuni qu’une douzaine de prosélytes obscurs. Et nul ne se souvient de son passage dans nos revues.
Un autre défaut des symbolistes, c’était un individualisme si accusé, si ombrageux qu’il en résultait que chacun suivait sa voie sans adhérer à une doctrine commune. Nous savions ce que nous ne voulions pas ; nous ne savions pas trop ce que nous voulions.
Au point de vue de la technique, tous s’appliquaient à libérer le vers des chaînes excessives dont les Parnassiens l’avaient surchargé. Mais où l’on n’était plus d’accord, c’était sur les limites entre lesquelles il était sage de se tenir. Les uns conservaient l’alexandrin, d’autres le rejetaient. On émettait force théories ; on se gardait, comme d’un crime, de poser des lois. C’était le règne de l’inspiration déréglée.
Au point de vue de l’art, en général, on entendait substituer aux inventaires de sensations basses où se confinait le naturalisme une littérature plus subtile, moins terre-à-terre que celle dont nous critiquions les tendances. On visait à remplacer le roman par la légende. De belles réalisations furent obtenues mais, comme chacun se forgeait à soi-même des convictions toutes personnelles, l’apport collectif restait indéterminé. C’était une sorte de symphonie où les dissonances tenaient plus de place que l’unisson. En somme, le symbolisme fut un groupement anarchiste toujours sur le point de se dissoudre. Cela se comprend, puisque on n’y trouvait point d’entente sur un programme accepté de tous.
C’est contre ce manque de cohésion que tenta de réagir Jean Moréas, quand il fonda l’école romane avec Charles Maurras, du Plessys, La Tailhède et Raynaud. Si, dans ses premières œuvres, il fit la part trop grande à l’archaïsme, il donna bientôt des poèmes où le soin de se conformer à la tradition classique ne contrariait en rien l’essor de sa personnalité. Ce furent les Stances où, sous une forme très pure, il exprimait ce que la sagesse païenne contient de plus élevé. Moréas fut un stoïcien attardé. Mais comme, de propos délibéré, il ignora le christianisme, c’est-à-dire le principe unique qui permette de vivifier les âmes, comme, en outre, il s’isolait dans un rêve de beauté antique, hors du temps où il vécut, sa tentative échoua. Ainsi que ses émules, il bâtit une chapelle littéraire, loin de la foule, et rien de plus.
D’ailleurs, tout en l’admirant, les symbolistes se montraient bien trop hostiles à toute idée de soumission à un chef d’école pour le reconnaître comme tel. Leur proposer une discipline était donc chimérique.
Le symbolisme individualiste eut probablement son expression la plus complète en Remy de Gourmont, esprit très fin, érudit très informé, intelligence aux multiples ressources, féconde en aperçus ingénieux, beau styliste. Mais un vice gâtait ces grandes qualités. Par instinct de destruction, il s’attachait tellement à dissocier les idées qu’il aboutissait par excès d’esprit critique au scepticisme total et à des négations hâtives. Parce qu’elle affirme, l’Église lui était en haine. Lorsqu’il la rencontrait, sa distinction native, son souci d’élégance dans la diction l’abandonnaient. Il rivalisait en propos indécents avec le pire Voltaire. Plus encore, il tombait dans l’anticléricalisme balourd d’un Homais.
Celui-là non plus ne fut pas le Maître que beaucoup attendaient.
Il ne méritait pas davantage de le devenir ce Mallarmé à qui un grand nombre de symbolistes vouaient une admiration désordonnée. Platonicien trouble, dont le mépris pour le Réel passait toutes les bornes, Mallarmé se confinait si étroitement dans la contemplation des fantaisies de son Subconscient que ses sectateurs les plus intransigeants devaient avouer leur impuissance à comprendre les écrits de sa seconde manière, tant qu’il ne les leur avait pas commentés.
Mais cette glose, elle-même, manquait souvent de clarté, de sorte que les mallarmistes en donnaient chacun une interprétation différente. Et pourtant — détail qui révèle un état d’esprit vraiment singulier — plus leur idole se rendait hermétique, plus ils la déclaraient sublime.
Il me semble utile de reproduire le fragment suivant d’un article que je publiai jadis dans la Revue de Jean Finot ; il prouve que, touchant le cas Mallarmé, je me séparais nettement du symbolisme, objet de mes prédilections partout ailleurs. — Voici :
« Mallarmé devint célèbre pour n’avoir pas écrit l’œuvre annoncée pendant dix ans comme devant résumer, sous une forme définitive, l’âme humaine et l’âme universelle. Il employa son existence à rééditer une traduction partielle d’Edgar Poe, dix sonnets, six poèmes en vers un peu plus étendus, quinze poèmes en prose, une scène de tragédie, quelques fragments théoriques. De son propre aveu, et quoique deux ou trois de ces morceaux — les plus clairs ou les moins obscurs — ne manquassent pas de valeur, ce n’étaient que des essais, les pierres d’attente d’un édifice toujours futur dont il expliquait, à l’occasion, le plan et la portée, mais qu’il ne voulut ou plutôt qu’il ne put bâtir.
« La raison de cette impuissance réside en ceci que Mallarmé se déclarait incompétent en autre chose que l’absolu. Or, on ne réalise pas l’absolu. On peut y rêver, mais le faire tomber sous nos sens, c’est là chose impossible. S’y entêter, c’est se vouer à la stérilité…
« Mallarmé essaya d’ailleurs de distribuer quelques tranches d’Absolu aux initiés préparés, croyait-il, par ses entretiens, à s’assimiler cette vague nourriture. Dans cette intention, il soumit la langue française à une série de déformations qui n’en laissèrent subsister que des membres épars. Puis, partant de ce principe bizarre que : « Nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite du bonheur de deviner peu à peu », il s’interdit de traiter autrement que par allusion les vers et les proses qu’il offrait à la sagacité de ses lecteurs. Frapper directement leur esprit lui semblait puéril. Il prétendait ne leur suggérer que de la façon la plus détournée ses intentions. Ce qui ramène sa doctrine à ceci : quand on veut faire entendre quelque chose à quelqu’un, le fin du fin consiste à s’exprimer par énigmes. Voilà, du coup, la charade réhabilitée et même exaltée comme un genre littéraire de premier ordre.
« Et les mots, ces pauvres mots que tant de poètes, embourbés dans le Relatif pour n’avoir pas connu la région où vivre, avaient cru propres à rendre leurs sensations, leurs sentiments et leurs idées, Mallarmé les accuse de ne pas représenter suffisamment ses concepts. D’une part, il les méprise si fort qu’il préfère à tout texte « même sublime » des pages blanches portant « un dessin espacé de virgules et de points ». Mais, d’autre part, il leur confère une fonction nouvelle à quoi personne n’avait pensé jusqu’à lui : « Il faut, dit-il, que, de plusieurs vocables, on refasse un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire… qui nous cause cette surprise de n’avoir jamais ouï tel fragment ordinaire d’élocution, en même temps que la réminiscence de l’objet nommé baigne dans une neuve atmosphère… »
« Mallarmé eut donc pour objectif de créer un langage spécial, n’ayant guère de rapport avec le français et destiné à formuler des pensées tellement inaccessibles qu’il fallait se transporter, par l’imagination, dans un monde différent du nôtre, si l’on voulait parvenir à en soupçonner la signification à jamais symbolique.
« Il se donna tout entier à cette tâche impossible. Il y usa toutes les ressources de son intelligence sans avoir réussi même une esquisse de son rêve et surtout sans avoir déterminé une de ces révolutions qui changent la face de la littérature. »
Il ne détermina, en effet, que des apologies sans grande portée, puisque tout en proclamant la transcendance de son art, aucun de ses admirateurs ne crut devoir le suivre dans la voie qu’il indiquait. C’est, disent-ils, que Mallarmé ayant réalisé l’individualiste par excellence, on ne saurait l’imiter.
Non, grâce à Dieu, on ne l’a pas imité, parce qu’il n’a pas su « créer un poncif » comme le demandait Baudelaire à l’écrivain digne de maîtrise. Et puisque je cite Baudelaire, je lui emprunterai encore les termes qui définissent le mieux Mallarmé. Ce ne fut pas un génie créateur ; ce fut « une curiosité esthétique ».
Maintenant que j’ai dit le mal qu’on a le droit de penser du symbolisme, je vais dire le bien.
Les symbolistes ont assoupli la prosodie. Sans entrer dans le détail et tout en concédant que certains d’entre eux ont porté la réforme trop loin jusqu’à produire des choses vagues, qui n’étaient ni prose ni vers, on doit retenir à leur actif que, par eux, le vers devient plus musical, s’enrichit de rythmes nouveaux et réussit à exprimer, avec charme, des nuances de sentiment inaperçues avant eux.
Ils ont fait connaître Verlaine dont l’œuvre avait été sournoisement étouffée par ses frères du Parnasse et que la postérité tiendra probablement pour l’un des plus grands poètes du XIXe siècle.
Ils ont détruit, avec une rudesse pleine d’équité, plusieurs réputations usurpées.
Leur lutte contre le naturalisme n’a pas été vaine. Ils ont porté le coup de mort aux sottises matérialistes mises en vogue par Zola.
Enfin, ils ont rendu à l’Art un culte désintéressé et ils ont montré un mépris de la basse réclame qui condamne les commerçants de lettres dont nous constatons le règne aujourd’hui.
Voilà qui est pour excuser leurs erreurs d’autant, qu’ils ont été les victimes et non les guides de leur époque. Or, ce fut une période d’anarchie dans les idées et dans les mœurs — tout comme le milieu qui se décompose autour de nous tandis que j’écris ces lignes. Une société sans Dieu, sans autorité fixe, ne peut guère en produire d’autres.
J’échappai, en partie, aux tares du symbolisme parce qu’en 1894, après huit ans d’un séjour continu à Paris, je m’installai à la campagne. Je m’étais marié, dans l’intervalle, avec la femme, profondément chrétienne, intelligente et dévouée que j’ai perdue en 1901. C’est, sans doute, à ses prières Là-Haut que je dois la grâce de ma conversion.
Ce « retour à la Terre » me fit le plus grand bien non seulement au physique, mais au moral et au point de vue intellectuel. L’existence parisienne est si pleine de fièvres artificielles qu’on y perd presque le sens de la nature. Je le reconquis largement à Guermantes, où nous avions loué une maison paysanne avec jardin. C’était un petit village de cent trente-quatre habitants. La gare la plus proche étant à quatre kilomètres, j’y trouvai la solitude bienfaisante. Il était situé au cœur même de ma chère Ile-de-France, pays de coteaux modérés, de vergers plantureux, d’eaux courantes parmi les aubépines et les saules, de prairies tachées d’un bétail blanc et roux. De grands noyers, des ormes chenus, des sycomores tout bourdonnants d’abeilles, des cytises aux grappes dorées y entremêlent leurs feuillages. Des vents salubres le vivifient. Et nulle part les jeux de la lumière et de l’ombre n’ont plus de douceur.
En cette sereine ambiance, je poursuivis mes travaux littéraires. La besogne ne faisait pas défaut : une collaboration régulière à deux grands journaux de Belgique dont j’étais l’un des correspondants, mes articles bi-mensuels de critique à la Plume, des vers et des proses dans d’autres revues, surtout au Mercure de France, enfin la fabrication d’un livre annuel.
Pour atténuer la tension cérébrale résultant de ces multiples écritures, je faisais de grandes courses par les champs et aussi dans les bois de mon peu enviable voisin : Alphonse de Rothschild. En effet, le terroir de Guermantes borde en partie son vaste domaine de Ferrière.
D’autres jours, lâchant la plume et l’encrier pour la bêche et l’arrosoir, je cultivais mon jardin d’après les conseils de mon ami Butelot, cordonnier du village et en même temps horticulteur expert — ce qui ne l’empêchait pas de braconner astucieusement les remises grouillantes de gibier du Juif tout-en-or, comme dit Léon Daudet.
C’est à Guermantes que j’ouvris les hostilités contre les abus du symbolisme et particulièrement contre Mallarmé que je considérais — et que je considère toujours — comme sa plus grande erreur.
Cet irrespect louable à l’égard de l’idole m’aliéna une portion de mes anciens frères d’armes. Ils se sentirent si outrés de mon soi-disant sacrilège qu’ils me couvrirent d’injures au lieu de rétorquer les arguments très raisonnés que je développais à l’appui de ma thèse. Ils me traitèrent de « renégat », de « grossier personnage » et même de « frénétique ».
Pourtant, si l’on veut bien se reporter au fragment d’article cité plus haut, je crois qu’il faut convenir que le ton de mes critiques n’avait rien d’excessif et que je m’y maintenais dans les bornes de la courtoisie nécessaire. Eh bien, toute ma polémique à propos de Mallarmé, si incisive qu’elle fût par moments, n’alla jamais jusqu’à l’invective contre un homme dont j’appréciais le beau caractère tout en réprouvant ses attentats à la langue et sa méconnaissance des qualités essentielles de notre génie national, à savoir la précision et la clarté.
Mais, je le répète, mes détracteurs ne me rendirent pas la pareille. Je n’établirai pas la liste des procédés malveillants dont certains me poursuivirent. Ce serait aujourd’hui dénué d’intérêt. Et, d’ailleurs, je me suis réconcilié avec pas mal de ces adversaires aveuglés par le parti pris mais qui reconnaissent, au bout de vingt-cinq ans, que je pourrais bien ne pas m’être trompé.
Mais ce que je vérifiai alors et ce que me confirma, depuis, une longue expérience, c’est le manque d’esprit de justice qui règne dans la littérature. Si la bonne foi était exilée du reste de l’univers, ce n’est pas chez les écrivains qu’elle trouverait un refuge.
Fort heureusement, il y a des exceptions. Mais, en général, l’aphorisme de Plaute repris par Hobbes : Homo homini lupus rencontre, dans la gent-de-lettres, son application la plus constante.
Ajoutez une rage de médisance qui va souvent jusqu’à la calomnie. Voilà qui explique ma décision de me tenir le plus possible à l’écart de mes « chers confrères ». Je m’en félicite tous les jours.
Une autre « trahison » me fut imputée. Sous le pseudonyme d’Harold Swann, je décrivis, en divers périodiques, les petits travers extérieurs et les ridicules inoffensifs des symbolistes. Ces satires sans méchanceté, et où je ne m’épargnais nullement moi-même, eurent du succès auprès du public de nos revues. Lorsque, assez tardivement, le secret fut divulgué, M. Le Goffic, dans un article fort aimable, m’appela « l’enfant terrible du symbolisme ». C’était le mot juste. Mais quelques-uns des caricaturés — exactement ceux à qui je n’avais donné qu’un léger coup de crayon, en passant — prirent fort mal la plaisanterie. D’où un redoublement de malédictions[9].
[9] Coïncidence piquante : ces noms de Guermantes et de Swann, Marcel Proust me les a empruntés pour deux de ses romans. Comme je ne l’ai jamais rencontré, je voudrais bien savoir le motif qui détermina son choix. A moins que le hasard ait tout fait ?
Troisième grief : je désirais, donnant l’exemple dans mes poésies, qu’on ne fît pas du vers libre un vers amorphe. J’estimais qu’il y avait exagération à éliminer la rime pour la remplacer par de vagues assonances ou par — rien du tout. J’avançais que des superpositions de petites phrases fictivement accentuées ne valaient ni les césures anciennes ni les rythmes consacrés. Je soutenais que la réforme était suffisante qui abolissait l’alternance obligatoire des rimes féminines et masculines, qui permettait de faire rimer un singulier avec un pluriel et qui tolérait l’hiatus, pourvu qu’il ne produisît pas de cacophonie. Pour le surplus, je recommandais l’imitation de la technique du vers libre tel que la Fontaine, dans ses fables, et Molière, dans Amphitryon, l’ont magistralement pratiqué.
Là encore, on me vilipenda. Le métèque du Connecticut, dont les vers jargonnants n’évoquaient, en fait de rythme, que les bonds saccadés d’une sauterelle expirante, me décréta d’ostracisme. Dans le même temps, M. André Gide prenait l’initiative d’un manifeste où mes crimes antimallarméens étaient flétris en termes véhéments.
Ces excommunications burlesques me procurèrent une vive hilarité. Je ne répondis pas. Et je persévérai sans l’ombre d’un trouble de conscience.
Les curieux de controverses littéraires qui se donneront la peine de parcourir les volumes où j’ai réuni mes articles et, d’autre part, les ripostes de mes adversaires, jugeront de quel côté résidait le bon sens et la mesure.
Pour l’écrivain, c’est une nécessité, à laquelle il cède d’une façon presque machinale, que de se faire une conception du monde et de chercher le sens de la vie. Or, j’étais encore très loin de la vérité catholique. J’avais passé par une phase de pessimisme bouddhique sous l’influence de Schopenhauer. Puis, après avoir étudié Darwin et ses émules et compulsé Taine, je m’étais laissé prendre un temps aux propositions décevantes du déterminisme évolutionniste qui n’est, en somme, qu’un matérialisme fataliste. Étouffant dans ce caveau sans soupirail vers le soleil, je m’en étais bientôt évadé. Alors, au contact de la campagne régénératrice et, ensuite, par la forêt de Fontainebleau — merveille de grave beauté — je devins panthéiste. C’est dire que les Apparences furent les divinités auxquelles je rendis un culte. Je n’épiloguerai pas à ce sujet, me bornant à rappeler que la plupart de mes écrits, durant cette période, portent la marque formelle du Grand Pan.
D’ailleurs, et comme pièce probante, voici une prose que le Mercure de France publia et où je tâchais d’exposer ma communion avec ce que je nommais « l’âme universelle ». On m’excusera de la reproduire ; je la crois des plus significatives. Monologuant, je disais :
« … Toi qu’un destin — peut-être ironique — marqua pour enfanter des poèmes, toi que les Formes, les Sons, les Essences tiennent attentif, rappelle-toi comment naît, au fond de ton être le plus essentiel, le désir d’interpréter, en des strophes cadencées, les songes que la terre, l’océan, le ciel nuageux, ensoleillé ou plein d’étoiles ne cessent de te prodiguer.
« Tu marchais, perdu dans une vague rêverie, n’accordant qu’une attention distraite aux incidents de la route. Soudain, un rayon fait papilloter les vagules d’un ruisseau. Soudain, l’ombre bleuâtre d’une vieille muraille, dont maintes giroflées pavoisent la crête moussue, se découpe bizarrement sur le sol. Soudain, le vent taquine, en riant tout bas, les feuilles inquiètes d’un bouleau. Tu t’arrêtes, étonné et ravi. Ces choses, qui te sont pourtant coutumières, te frappent comme si tu ne les avais jamais vues. Tu les considères ; tes prunelles s’en imprègnent et, lorsque tu reprends ton chemin, leur image agrandie, nimbée d’or, éblouissante t’emplit le cerveau. Alors, tu établis instinctivement un rapport entre cette image et la disposition de ton âme au moment où elle te séduisit. Si tu es triste, elle reflète ta tristesse ; si tu es gai, elle reflète ta gaieté. Un rythme naît en toi et t’obsède. Sans t’en apercevoir, tu y conformes ton pas. Le rythme se précise ; des mots se précipitent en foule qui s’efforcent d’y entrer. Puis cent images accessoires s’élancent, comme des fusées, de ton Subconscient et tentent de s’associer à l’image primitive. »
J’expliquais ensuite comment le poème, issu de cette première incubation, aboutissait peu à peu, à force d’y penser, à la réalisation et j’ajoutais :
« Si tu fus sincère, si tes vers, largement humains, frappent par leur simplicité, il arrivera que le lecteur y découvrira des mérites dont tu ne te doutais pas. Alors vous vous réjouirez ensemble. Et vous serez semblable à des enfants qui, grimpés dans un cerisier et croyant l’avoir dépouillé, aperçoivent tout à coup une branche encore chargée de fruits. L’épaisseur du feuillage la leur dissimulait ; mais un coup de vent opportun leur révèle l’aubaine. Ils se la montrent ; ils poussent des cris de joie ; puis ils se partagent fraternellement les cerises juteuses… »
Puis, après quelques développements sur ce thème, je concluais :
« Non seulement les souffles des vents capricieux et les clapotis des rivières sinueuses contribuent à former les rythmes du poète, mais encore les collines aux lignes tremblées, les rochers pareils à des Titans méditatifs, les vagues de la mer, soit qu’elles se cabrent comme des poulains indomptés, soit qu’elles viennent mollement se pâmer sur le sable fin d’une grève étincelante.
« La forêt, la mer et aussi la plaine où les jeunes avoines se moirent d’argent bleuâtre, où les fleurs roses du sainfoin, où les fleurs veloutées du trèfle incarnat offrent leur pollen aux abeilles, il faut les aimer d’un même amour, afin qu’elles nous révèlent les secrets de leur magnificence.
« Nous entrerons dans la forêt pour apprendre des vieux chênes rugueux, des hêtres à l’écorce lisse, des pins aux rameaux gracieusement alternés, des bouleaux sveltes, l’art des proportions harmonieuses. Nous nous enfoncerons, sans nous inquiéter du retour, sous les futaies séculaires, pleines d’une brume sacrée où résident nos dieux. Le murmure éolien des hauts feuillages bercera notre extase. Et parfois, au détour d’un sentier, nous verrons le Grand Pan mener, au son de sa flûte, les danses des dryades. Il nous saluera d’un trille amical, puis, brusque, se fondra dans les taillis. Nous, cependant, nous demeurerons délicieusement perplexes, nous demandant si nous ne fûmes pas les dupes des magies du soleil et du brouillard ou si vraiment le dieu, sachant notre dévotion pour lui, a daigné nous apparaître.
« La mer, nous en longerons, à pas lents, le rivage. Ses flots miroitants, son balancement infini, sa face changeante, selon l’heure, nous seront des modèles pour varier nos cadences. Le sillage des navires, les traînées d’ombre violette que dessinent les courants, nous les transposerons dans nos vers. Et, de même qu’aux profondeurs dorment des richesses englouties, des nacres et des perles, de même, nos strophes recéleront, sous le prestige mélodieux des rythmes, des trésors de douleur, de joie et de rêve.
« Mais la forêt et la mer sont d’une beauté redoutable. A les fréquenter d’une façon exclusive, nous finirions par perdre la conscience de nous-mêmes ; nous ne saurions plus nous en détacher et nous aspirerions à la vie végétative, sans désirs et sans pensée. C’est pourquoi, lorsque nous nous serons saturés de leurs aspects, nous viendrons nous retremper au spectacle du travail humain dans la plaine. Là, nous admirerons l’art parfait selon lequel le laboureur trace ses sillons et nous nous efforcerons de l’imiter pour l’ordonnance de nos strophes. Ou bien nous suivrons le semeur ; nous le regarderons épandre le grain doré. Puis, à son exemple, nous ensemencerons nos poèmes avec des mots de lumière.
« La journée finie, contents d’avoir travaillé de notre mieux, nous irons nous asseoir parmi les gramens du verger prochain. Nous coûterons le calme du soir. Nous recueillerons le clair sourire des étoiles. Et, en récompense de notre bonne volonté, nous entendrons cette musique des sphères où s’adore l’Ame Universelle. »
La vie aux champs et dans la forêt eut donc cet effet bienfaisant de me pénétrer du sentiment de la nature. Mais elle ne m’ancra pas dans une doctrine immuable d’où je pusse déduire des certitudes. L’illusion panthéiste était beaucoup trop ondoyante pour me les fournir et même, si elle me les avait procurées, elle aurait été impuissante à les corroborer d’une morale stable, répondant à tous les besoins de mon âme inquiète. Au fond je cherchais une religion. J’aspirais à un idéal qui élevât davantage les sommets de mon être, qui me purifiât suffisamment pour que, contemplant sa lumière, j’apprisse à réfréner mes passions mauvaises et qui me consolât aux heures de doute et de découragement.
Cet Absolu divin je crus un moment l’avoir trouvé dans la philosophie de Lucrèce. Avec lui, je disais : « La religion, ce n’est pas de se tourner sans cesse vers la pierre voilée, ni de s’approcher des autels, ni de se jeter prosterné à terre, ni de lever les mains devant les demeures des dieux, ni d’arroser les temples du sang de beaucoup d’animaux, ni d’entasser les vœux sur les vœux, mais de tout regarder avec une âme tranquille[10]. »
(De rerum natura.)
Cependant cette sagesse orgueilleuse et solitaire, c’est précisément le contraire d’une religion, puisque celle-ci implique une foi commune à un grand nombre d’hommes. Et du reste Lucrèce, lui-même, considérait-il toutes choses d’une âme paisible, lui qui s’empoisonna pour une femme dont il désespérait de se faire aimer ?
Son empirisme philosophique ne l’avait donc pas prémuni contre ses propres faiblesses. Ainsi que tant d’autres, il formula de creuses sentences, propres à être citées dans un traité de rhétorique mais inefficaces pour guérir ou atténuer les souffrances et les déboires dont foisonne l’existence quotidienne.
Après quelques essais fort infructueux pour me créer une âme impassible selon ses préceptes, je me détournai donc de ce sophiste inconséquent.
C’est alors que, faute d’une croyance à un principe surnaturel, je me rejetai vers cette « religion de l’humanité » qui a fait divaguer tant d’intelligences depuis qu’il existe des aveugles volontaires pour refuser de voir Dieu. Comme mon tempérament me portait alors aux extrêmes, j’allai, du premier coup, jusqu’à l’Anarchie.
Durant les premiers mois qui suivirent ma sortie du régiment, je ne m’occupai pas du tout de politique. Absorbé par mon labeur littéraire, je ne lisais, dans les journaux, que les articles traitant de littérature. J’ignorais jusqu’au nom des ministres qui se succédaient au pouvoir comme des ombres chinoises sur une lame d’étoffe, mal tendue, mal éclairée et secouée de trépidations chroniques.
D’instinct, et comme tout Français capable d’observer et de construire un raisonnement, je sentais la malfaisance et l’absurdité du régime ; je n’éprouvais aucune espèce de vénération pour la République. Ainsi que la plupart de mes contemporains, je haïssais l’Allemagne et je nourrissais l’espoir que l’heure où nous prendrions notre revanche de la défaite de 70 ne tarderait pas à sonner. Et il est certain que j’aurais endossé de nouveau et très volontiers la cuirasse pour foncer sur l’ennemi héréditaire.
Mais ces sentiments me demeuraient à l’état latent. Ravi par le culte de la Muse, je ne prêtai, tout d’abord, guère d’attention aux intrigues et aux papotages stériles de nos maîtres.
Cependant, Paris s’enfiévrait si fort autour de mon rêve qu’il me fallut bientôt, bon gré mal gré, m’enquérir des causes de ce tumulte énorme.
En effet, c’était le temps où Boulanger syndiqua tous les mécontents pour balayer la clique de fantoches malhonnêtes qui détenaient le pouvoir. Aux cris : Dissolution ! Révision ! la grand’ville, en haine des parlementaires, tombait amoureuse du soldat qui surexcitait son patriotisme et, à la fois, ses penchants frondeurs.
On ne parlait plus que de Boulanger. On ne chantait plus que des refrains boulangistes. Je m’en aperçus au détriment de mon repos. Dans la maison où j’habitais, il y avait une petite cour, une sorte de puits étroit entre les quatre corps du bâtiment. Là, un garçon charcutier, tout en confectionnant ses hachis, n’arrêtait pas de hurler les couplets en vogue. Il répétait surtout En revenant de la Revue, chanson cocardière qui enthousiasmait alors les révisionnistes — c’est-à-dire le plus grand nombre des Français. J’avais beau faire le possible pour ne pas entendre, à chaque instant une voix aussi fausse que perçante lançait jusqu’à ma mansarde ces deux vers :
Dehors, pareille ferveur : Paris employait ses jours et même ses nuits à « revenir de la Revue » Et la province — les campagnes comme les villes — faisait chorus. Si bien que je finis par m’échauffer et par entrer dans la danse.
Il y a quelques années, villégiaturant dans une auberge de campagne, j’avisai au mur de la chambre qui m’avait été désignée, un portrait du général Boulanger.
— Hé, dis-je à mon hôte, vous aussi, vous avez été boulangiste ?
— Mon Dieu, oui, comme tout le monde, me répondit-il.
Avec un haussement d’épaule énergique, il ajouta
— Cet animal, s’il avait voulu !…
— Nous ne serions peut-être pas où nous en sommes, dis-je en achevant la phrase.
— C’est cela même !
C’est vrai, pensai-je, une fois seul, il y eut une époque où à peu près tout le monde était boulangiste, sauf, bien entendu, les francs-maçons, les quelques socialistes et les clans de politiciens opportunistes et radicaux qui se disputaient les faveurs de la Marianne enjuivée.
Mais le général ne sut pas vouloir. Il n’eut ni l’audace réfléchie de Bonaparte, ni le sang-froid de Monk. Ce fut un romantique sentimental qui, alors que la France l’exhortait à la délivrer de sa vermine, choisit de roucouler aux pieds d’une Marguerite tuberculeuse. Voilà ce qui arrive quand on préfère à la gratitude du pays les baisers à la créosote d’une Dame aux Camélias mondaine.
Très brave en tant que soldat ! — il l’a prouvé en Indo-Chine, en Italie et contre la Commune — Boulanger manqua de courage civil. De tous les côtés, on lui criait : — Fais le coup de force, renverse le régime ; nous te suivrons…
Il recula, ayant pris trop au sérieux les absurdes déclamations de Victor Hugo dans les Châtiments et dans l’Histoire d’un Crime. Peut-être aussi, son idée fixe de rester dans la légalité se doublait-elle du sentiment de son insuffisance à remplir le rôle magnifique et redoutable qui lui était offert.
Et puis quels pitoyables lieutenants pour le seconder ! Déroulède, Thiébaud, Pierre Denis, Barrès, deux ou trois autres mis à part, quel ramassis d’aventuriers et de pamphlétaires besogneux autour de lui ! Un Laguerre, à vendre comme une fille des rues, un Mermeix, un Vergoin et surtout, traître probable, le juif Naquet !
Lui-même cultiva par trop l’équivoque ; flattant les républicains, marivaudant avec les bonapartistes, caressant les royalistes pour en tirer des subsides, distribuant des poignées de main aux disciples de Blanqui, allant en cachette à Prangins sonder le prince Jérôme, dînant chez la duchesse d’Uzès, il usa son prestige à louvoyer entre les partis avec l’arrière-pensée de les duper tous au profit de son ambition. Il y eut du sous-officier fricoteur chez Boulanger. A mon avis, dans l’Appel au Soldat — livre remarquable d’ailleurs et dont certains chapitres resteront comme de grandes pages d’histoire — Maurice Barrès l’a peint un peu trop en beau.
Sans génie, mais doué d’un charme incontestable, Boulanger n’eut pas besoin de se donner beaucoup de peine pour séduire les masses. Les circonstances le portèrent. Le jour où elles ont cessé de le favoriser, il prit la fuite d’une façon piteuse, puis s’effondra. Sa mort ne fut pas celle d’un Caton, ni même d’un Marc-Antoine, mais celle d’un Roméo suranné.
Emporté par le courant révisionniste, stimulé par quelques-uns de mes camarades de lettres qui ne juraient que par Boulanger, je me mêlai à plusieurs manifestations.
J’ai raconté, dans un autre livre, comment je rendis visite au général. Mais il entrait dans mes actes plus d’impatience de voir ce qui allait arriver que de conviction profonde.
Le soir de la fameuse élection du 27 janvier, nous nous tenions, quelques amis et moi, près de l’entrée du restaurant Durand, situé place de la Madeleine et où Boulanger, entouré de ses principaux partisans, attendait le résultat du vote. Ne doutant pas qu’il ne fût favorable à notre chef, frémissant du désir d’achever la déroute des parlementaires, nous ne quittions pas des yeux le balcon du premier, où un transparent communiquait le chiffre des voix obtenues dans les vingt arrondissements. La foule les saluait de clameurs triomphales car, en tout lieu, Boulanger l’emportait sur son adversaire.
La police était en désarroi ; la garde acquise au général ; on savait que la garnison l’idolâtrait. Enfin le bruit courait que les ministres, pris de panique, faisaient leurs malles pour décamper en tapinois et se blottir dans les cachettes, préparées d’avance, où ils espéraient se dérober au premier feu des représailles. Toutes les chances étaient donc pour le général.
Il allait manquer à sa fortune.
Vers onze heures, on connut le résultat définitif. Paris avait élu Boulanger à plus de quatre-vingt mille voix de majorité. Tout de suite s’éleva, depuis la Madeleine jusqu’aux extrémités des boulevards, le cri qui dictait son devoir à Boulanger : — A l’Élysée ! A l’Élysée !
Dans les salons de Durand, les amis de Boulanger le pressaient d’obéir à la volonté populaire. Déroulède se montrait le plus éloquent Mais l’élu tergiversait, se dérobait, multipliait les arguties pour ne rien faire. Puis il déclara qu’il lui fallait se recueillir, seul, dans un cabinet adjacent. Or, dans cette pièce, il y avait Marguerite de Bonnemain. Que lui dit-elle ? Sans doute quelque chose dans ce genre : Ah ! mon Georges, si tu descends dans la rue, tu cours le risque d’attraper un mauvais coup. Reste donc dans mes bras ; n’écoute pas tous ces exaltés qui te trompent !…
— Tu as raison, ma chérie, dut-il répondre.
Défaillance d’une âme amollie par des excès sensuels, et devenue incapable de se hausser le cœur ! Est-ce que Bonaparte a consulté Joséphine au 18 Brumaire ? Ou plutôt, est-ce que Joséphine, au lieu de l’énerver, ne le seconda pas en dupant le naïf directeur Gohier ?…
Boulanger rentra dans le salon et déclara, d’un ton qui ne souffrait pas de réplique, que, satisfait de sa victoire électorale, il refusait absolument de tenter une action violente contre le régime.
Alors Thiébaud, plein d’amertume et de prévisions sinistres, tira sa montre :
Il est minuit cinq, dit-il, depuis cinq minutes le boulangisme est en baisse…[11]
[11] Pauvre Thiébaud, si convaincu et si chimérique ! Il avait coutume de psalmodier cette sentence : — La France n’est pas rouge, la France n’est pas blanche, elle est bleue…
Léon Daudet, dans Salons et Journaux, a dessiné, d’un crayon alerte, une amusante silhouette de Thiébaud après le boulangisme.
C’était exact. De ce jour le déclin de Boulanger commença ; il alla en se précipitant jusqu’au coup de revolver final.
Il ne faut rien regretter de cette déconfiture. Boulanger dictateur, c’était probablement la guerre avec l’Allemagne. L’armée du service de cinq ans était magnifique et d’une solidité à toute épreuve. La nation, vibrante de patriotisme, fût entrée en campagne avec allégresse. Mais quel chef d’État ou quel généralissime pour une pareille crise !…
Au surplus, sous la forme césarienne et plébiscitaire ou livrée aux factions de Parlement, la démocratie constitue l’organisme politique le plus défectueux qui se puisse concevoir. Aristophane l’a bien jugée : Démos, berné et flagorné par Cléon ou s’éprenant de la guerre et du cheval noir de Lamachos, est incapable de discernement. Il lui faut un guide immuable et qui ne dépende pas de son vote : le Roi.
La déroute du boulangisme coïncidait avec le scandale du Panama. On se rappelle cette immense coquinerie financière où l’on entendit un ministre, Rouvier, un président de la Chambre, Floquet, avouer leurs concussions en invoquant, pour excuse, des nécessités politiques. Cent quinze parlementaires de gauche furent convaincus d’avoir vendu leur vote ou leur influence aux Lesseps, tripoteurs de vaste envergure, qui, contre l’avis des spécialistes s’entêtaient à creuser, sur des plans insensés, le canal qui devait joindre les eaux de l’Atlantique à celles du Pacifique.
Malgré mille manœuvres louches et un large emploi de la corruption, l’entreprise échoua. Quantité de petites gens qui leur avaient confié de chétives économies furent ruinées. Mais, grâce à la défaillance d’une Justice à l’image du régime, les chéquards du Parlement furent acquittés ou obtinrent des non-lieu, sauf un seul, Baihaut, qui, tardivement tourmenté de scrupules, reconnut son crime et devint le bouc émissaire des Chambres.
Je ne veux pas remuer cet amas de pourriture démocratique ni rouvrir les ulcères purulents qui rongeaient les parties honteuses de Marianne. Maurice Barrès a raconté le Panama dans un livre magistral, Leurs Figures, où la vigueur vengeresse du style n’a d’égale que la force de la pensée. Cette œuvre reste et restera.
Ce que je retiendrai de l’épisode, c’est ceci : nombre de boulangistes, enragés de n’avoir pas réussi à détruire des institutions qu’ils haïssaient sans trop savoir quoi mettre à la place ; beaucoup d’actionnaires du Panama, constatant que les principaux coupables se tiraient du cloaque à peu près indemnes et conservaient les sommes qu’ils avaient détournées, devinrent des anarchistes.
Lorsque Ravachol dynamita des magistrats, lorsque Vaillant jeta sa bombe inoffensive parmi les députés, lorsque Émile Henry tua les premiers venus, lorsque Caserio poignarda le président Carnot, ces humiliés et ces offensés, s’ils n’osèrent applaudir en public, ne laissèrent pas de ressentir une trouble gratitude à l’égard des fous et des assassins que, par une aberration du sens moral fréquente à cette époque, ils tenaient pour des justiciers.
D’ailleurs, l’état de la société mondaine favorisait le développement de la doctrine anarchiste. Un matérialisme jouisseur, des mœurs débraillées, l’incohérence gouvernementale, les querelles des factions, la survenue de tribus juives apportant, avec une odeur de ghetto, les rêveries meurtrières des nihilistes — tout contribuait à pervertir les esprits dévoyés par plus d’un siècle d’intoxication révolutionnaire.
En maints salons, où les cosmopolites coudoyaient les snobs, on écoutait avec considération les esthètes qui préconisaient, comme panacée sociale, un horrible mélange de Nietzsche, d’Ibsen et de Tolstoï.
Des cercleux, plus stupides que des pingouins, des caillettes hystériques admirèrent Laurent Tailhade lorsqu’à propos des meurtres anarchistes, il déclara : « Qu’importent les vagues humanités, pourvu que le geste soit beau ! »
On ne saurait croire la vogue qu’obtint cette cruelle ineptie analogue à celle d’Oscar Wilde qui, dans le même temps, demandait qu’on supprimât les vieillards, « parce qu’ils sont laids », disait-il.
Châtiment providentiel : le premier fut éborgné par une bombe libertaire ; le second finit — on sait comment.
Dans la littérature, et particulièrement chez les symbolistes, l’individualisme sans frein présentait trop d’affinités avec l’anarchisme pour que celui-ci n’y conquît pas des adeptes.
On vit par exemple Pierre Quillard, qui était pourtant un doux poète et un helléniste de valeur, publier un Éloge de Ravachol, où le bandit était comparé à — saint François d’Assise. Tout simplement…
A cause de ma formation romantique, j’étais trop enclin à me conduire d’après des sentiments désordonnés, pour ne pas imposer silence à la raison lorsqu’elle contredisait le goût que j’avais alors pour les émotions violentes. D’autre part, l’esprit de révolte couvait toujours en moi et ne demandait qu’à m’incendier de nouveau l’imagination. Les bonnes habitudes prises au régiment, ce n’était que — des habitudes. Comme elles ne s’appuyaient pas sur des principes fermes, judicieux et stables, comme aussi je me nourrissais de philosophies négatrices, j’étais tout préparé à devenir un anarchiste, ainsi que beaucoup de mes confrères.
Mon introducteur dans l’Anarchie fut ce Milo, qui, on s’en souvient peut-être, caricaturait nos professeurs au collège. Très doué comme dessinateur, mais fort décousu dans son existence, nonchalant et rêvassier, il était venu à Paris comptant sur son crayon pour vivre. Il n’avait pas réussi à sortir de l’obscurité. D’où de l’aigreur contre une société qui, estimait-il, méconnaissait son réel talent, puis de la rancune, puis de la haine et, en conséquence, son affiliation à un groupe communiste dont les divagations de Bakounine constituaient le Credo.
J’avais retrouvé Milo dès ma sortie de l’armée. Longtemps, épris de la seule littérature, je ne donnai guère d’attention à ses tirades subversives. Et puis, à défaut de convictions politiques, je gardais un certain bon sens — inné en moi — le même qui m’avait fait saper le socle de l’idole Mallarmé. Il m’empêchait d’admettre que, pour réaliser le bonheur intégral de l’humanité, désormais libre et consciente d’elle-même, il fallait d’abord tout détruire en commençant par les inégalités sociales.
Mais, peu à peu, sous l’action des causes que j’énumère ci-dessus, puis influencé par le prosélytisme opiniâtre de Milo, je me laissai aller à la dérive. Comme tant d’autres, je m’écriai en toute occasion : Ni Dieu, ni Maître ! J’entonnai l’hymne anarchiste qui s’intitule les Briseurs d’Images et dont voici un couplet des plus caractéristiques :
Il n’était pas dans ma nature de poser des bornes aux idées qui me séduisaient surtout quand elles surexcitaient en moi l’orgueil de penser soi-disant au-dessus de mes contemporains. Puis l’âge d’or futur présenté par l’Anarchie comme un idéal accessible ravissait en moi le poète. J’y vivais plus que dans le présent parfois morose. Tous mes livres de cette période portent l’estampille de cette illusion chatoyante. Même en mes articles, employant l’insinuation et l’allégorie, pour ne pas effaroucher le public, je donnais toujours quelque coup de griffe à la Religion, à la famille, à l’autorité sous toutes ses formes. Pour l’armée, comme je n’aurais pu, sans mentir, dénoncer ses tares en corroborant mes critiques de griefs personnels, je me tenais dans les généralités.
Mon hallucination — c’est le mot propre — dura six ans, de 1893 à 1899. Comment elle se dissipa, je le dirai plus loin. Qu’on me permette auparavant d’esquisser le croquis d’un milieu anarchiste où je fréquentais assez souvent et ensuite d’émettre quelques réflexions sur la genèse de l’Anarchie au XIXe siècle.
Georges Valois, qui a traversé, comme moi, l’Anarchie a eu raison de dire dans son livre si substantiel D’un siècle à l’autre :
« Les hommes d’ordre croient, en général, que les hommes de désordre sont d’horribles personnages, à l’âme noire, pleine de passions sanguinaires et de haine féroce, ayant l’appétit de la destruction. C’est une grosse erreur. Les groupements révolutionnaires appellent à eux, nécessairement, des hommes qui possèdent ces caractéristiques antisociales, et il y en a plus chez eux que dans les groupements d’ordre, pour la raison bien simple qu’un pillard trouve toujours à piller pendant une révolution, quelle qu’elle soit. Mais, en temps de paix, les groupements révolutionnaires sont formés d’hommes qui ne diffèrent des autres que par l’esprit et qui ne sont ni plus ni moins sanguinaires, ni plus ni moins haineux que la plupart de leurs contemporains. Il se trouve même, parfois, qu’inférieurs par leur philosophie sociale à un citoyen normal qui ne possède que deux ou trois bons principes d’ordre, ils soient d’une qualité morale supérieure à beaucoup d’hommes considérés comme les piliers de l’ordre moral et social. C’est ce qui fait souvent le prestige de certains révolutionnaires beaucoup plus que leurs idées, que le bon sens commun juge absurdes avec raison. Il n’est pas rare, et je dois même dire que c’est fréquent, que les théoriciens de l’anarchie intégrale soient des hommes mus par la volonté de créer de l’ordre. Ils ont une autre conception de l’ordre que les hommes d’ordre : elle est fausse, je le sais assez, mais ce n’est qu’une erreur intellectuelle. »
Rien de plus exact. J’ajouterai qu’il est téméraire de mettre en doute, comme on le fait trop souvent dans les milieux conservateurs, la bonne foi des théoriciens de l’Anarchie. — De la bonne foi, ils en possèdent à revendre, car ils sont tellement persuadés du bien-fondé de leur doctrine qu’ils se laisseraient tuer en souriant plutôt que de la renier. Et c’est pourquoi ils sont si dangereux, tout en demeurant, quant aux mœurs, les plus paisibles des humains.
A l’appui de mon dire, je retrouve dans mes notes la relation d’une rencontre chez Jean Grave, avec Élysée Reclus, qui fut, à la fois, un savant distingué, un rêveur ingénu et une âme profondément charitable.
Voici donc mes souvenirs à ce sujet.
Au bas de la rue Mouffetard, face à l’église Saint-Médard, célèbre depuis les convulsionnaires jansénistes, une haute maison, à façade enfumée, crevassée, sordide. Un escalier obscur, dont les marches vermoulues mènent à une mansarde où se rédige la Révolte, journal qui représente à cette époque — 1893 — quelque chose comme le moniteur de l’Anarchie.
C’est là qu’habite Jean Grave, ancien cordonnier, converti aux idées libertaires par Kropotkine, puis promu rédacteur en chef de la feuille hebdomadaire dont la périodicité est assurée, tant bien que mal, par des cotisations venues d’un peu partout — voire de l’Amérique du Sud.
Dans le fond de la mansarde, sous l’angle surbaissé du toit, un lit de fer aux couvertures en désordre. Près de la fenêtre étroite, une large table en bois blanc, posée sur des tréteaux et couverte de paperasses. Trois ou quatre chaises de paille. Au mur, une caricature du président Carnot représenté en crieur de journaux vendant la Révolte. Une autre donnant l’effigie de Rothschild accroché à une potence. Car, comme le dit encore Valois, « il y avait, chez beaucoup d’anarchistes, un antisémitisme certain. »
Jean Grave se tient assis contre la table et griffonne un article où les principes de l’Anarchie sont formulés avec rigueur et selon un pédantisme des plus naïfs.
C’est un petit homme trapu, aux épaules carrées, doué d’un ventre qui se permet de bedonner. Sa tête toute ronde grisonne. Une moustache en brosse coupe sa face sous des sourcils en broussaille.
Jean Grave n’est pas méchant. Il appartient à cette catégorie d’anarchistes qui se contentent, la plupart du temps, de rêver à ce que serait ce paradis terrestre du communisme dont, par amour pour elle, ils voudraient gratifier l’humanité.
D’ailleurs, il désapprouve ceux des libertaires qui recommandent « la reprise individuelle » et « la propagande par le fait ».
On sait que ces euphémismes — qui seraient cocasses s’ils ne dissimulaient d’affreuses réalités, — signifient le vol et le meurtre.
Pour Jean Grave, il est d’une honnêteté scrupuleuse et ne tuerait pas un moustique, en eût-il été piqué dix fois de suite.
Vis-à-vis Jean Grave, accoudé sur la table et dévorant un tome de Hœckel, le compagnon Martin, ancien séminariste, maintenant orateur dans les réunions ouvrières. Il est maigre, famélique, affublé d’une redingote pleine de taches et tournée du noir au roux. Des yeux pleins de chassie ; un énorme nez qui lui encombre toute la figure.
Malgré son apostasie, Martin a gardé quelque chose de clérical dans l’attitude et dans les propos.
Un jour, érigeant un index solennel, il articula, devant moi, cette déclaration : — Nous sommes les Pères de l’Église anarchiste et nous en promulguons les dogmes.
Mais il fut vivement rabroué par Jean Grave en ces termes : — As-tu fini de poser au Souverain-Pontife, espèce de défroqué !…
Martin n’en reste pas moins convaincu qu’il est un apôtre, un docteur — presqu’un Prophète. Au surplus, vivant, lui aussi, dans un songe. Lorsqu’il fut arrêté en 1894 et englobé dans le procès des Trente, il s’étonnait qu’on lui reprochât quelque chose.
— Mais, je n’ai rien fait, disait-il, que me veut-on ?
Il fut acquitté.
Le matin d’avril où je trouve les deux rédacteurs de la Révolte en tête à tête, comme je viens de le décrire, j’avais été convoqué par Grave pour faire la connaissance d’Élysée Reclus.
Je suis assez impatient de cette entrevue. D’abord, j’admire Reclus pour cette œuvre magistrale, la Géographie universelle, où la beauté du style met en valeur une science hors de pair. Ensuite, le sachant anarchiste, je désire fort l’entendre parler sur la doctrine. J’espère qu’il confirmera mes convictions libertaires encore mal assises.
En l’attendant, nous causons. Je me souviens que Jean Grave me reprocha de donner trop d’attention à la poésie. Il se croyait un esprit très positif et tenait les vers pour un bruit agréable mais vain. En conséquence, il m’exhorte à fabriquer des brochures en prose à l’usage des prolétaires.
— Je le ferai peut-être, dis-je, mais, ô Jean Grave, cela ne m’empêchera pas de versifier, car je chéris la Muse.
Il hausse les épaules : — Ces poètes… Tous des enfants !…
Quant à Martin, en fait de poésies, il n’apprécie que celles de Verhaeren, homme excellent mais rimeur barbare, qui, à cette époque, produit, en un patois mi-wallon, mi-flamand, des rhapsodies vaguement subversives.
Survient Milo, le dessinateur. J’ai dit ses sentiment haineux contre la société et la violence de ses opinions. A peine entré, il nous en donne des preuves par une sortie enragée contre les politiciens en vedette ; et il parle de massacres nécessaires.
Je dois dire qu’il rencontre peu d’écho dans la mansarde.
Jean Grave, perdu de chimères d’ordre spéculatif, ne s’enthousiasme pas pour les apologistes de la bombe et du poignard. Martin n’aurait pas donné une chiquenaude au propriétaire le plus implacable de Paris. Pour moi, j’avais l’horreur du sang versé, fût-ce pour des théories dont je n’apercevais pas alors les conséquences homicides.
L’arrivée de Reclus rompt les propos sanguinaires tenus par Milo. Le célèbre géographe est un homme de petite taille, à la barbe blanche, aux yeux bleus, où brille un regard très profond et très doux. Un aimable sourire entr’ouvre ses lèvres sur une denture intacte malgré l’âge.
Il a pour chacun de nous des mots gracieux. Quand Grave m’a présenté, il me complimente pour des articles publiés récemment et où j’ai exposé la doctrine.
Ensuite, nous descendons déjeuner chez un mastroquet de la rue Mouffetard. Végétarien mitigé, Reclus mange des œufs sur le plat et quelques légumes. Mais il ne fait nulle observation en nous voyant absorber du saucisson et du gigot saignant aux haricots. Il ne boit que de l’eau sans se formaliser de ce que nous buvons du vin au litre. En lui, rien du prêcheur ni du puritain-rasoir, quoiqu’il fût d’origine protestante.
La conversation effleure d’abord des sujets quelconques. Puis Grave, que préoccupe un litige avec divers compagnons, dit soudain à Reclus : — Il faut que je vous demande un avis. Vous savez que j’ai publié, dans la Révolte, un article où je soutiens que dans une société comme la nôtre, les Anarchistes ne devaient pas voler, car, ce faisant, ils se conduisent comme les bourgeois qui sont eux-mêmes les voleurs, étant propriétaires. Là-dessus, des camarades ont récriminé. Ils m’ont déclaré que la reprise individuelle constituait un droit strict pour les Anarchistes et que c’était un préjugé bêta qui m’aveuglait l’intelligence… J’ai envie de répondre que, voulant établir le règne de la justice, nous devons éviter l’injustice, qui consiste à léser autrui, même si autrui est notre adversaire. — J’ajouterai ceci : les exploiteurs de notre état social ignorent, pour la plupart, que leur domination résulte d’une iniquité ; par conséquent, ils n’en sont pas responsables. Je terminerai en disant : instruisons-les ; apprenons-leur que les hommes sont naturellement bons et que seules les institutions sont mauvaises, et que quand l’humanité se sera délivrée de ces instruments d’oppression : la religion, la famille, la propriété, le militarisme, les lois, elle pourra développer, sans effort, ses instincts originairement pacifiques dans le communisme intégral. Dites-moi si vous m’approuvez.
Ce résidu sommaire des paradoxes délirants de Rousseau, quelque peu accommodés à la sauce-Proudhon, constituait bien en substance le programme des doctrinaires de l’Anarchie. Aussi ne fus-je pas étonné que Reclus répondît : — A mon sens, vous avez raison… Non, continua-t-il, en fixant Milo, qui protestait à la sourdine, l’anarchiste ne doit ni voler, ni tuer. Précurseurs d’une ère où les hommes comprendront que, pour être heureux, il leur faut s’abstenir de violence et de contrainte, nous ne remplirons notre destinée que si nous donnons l’exemple des vertus qui régiront — sans foi ni lois — la société future. Que recherchons-nous ? L’équilibre entre les instincts égoïstes et les instincts altruistes. Cet équilibre, nous devons, dès à présent, tendre à l’établir en nous et par conséquent éviter ce qui le romprait — à savoir tout dommage causé à autrui.
Grave marqua de la satisfaction. Moi aussi, car les vols et les assassinats auxquels certains libertaires donnaient un sens de revendications équitables m’étaient des cauchemars qui me refroidissaient à l’égard de l’Anarchie.
Pour Milo, admirateur forcené de Ravachol et de Vaillant, il aurait volontiers protesté. Mais la déférence que Reclus lui inspirait, malgré tout, le retint.
On se sépara. Depuis, je ne revis Élysée Reclus qu’une seule fois, pendant quelques minutes, à Bourg-la-Reine, où il habitait. Il m’avait prié de venir pour me remettre une aumône que je porterais à la famille d’un anarchiste alors en prison.
Sa bienfaisance le différenciait de maints anarchistes qui ne voulaient pas qu’on vînt en aide aux indigents. Ils donnaient pour raison que les secourir, c’était affaiblir en eux l’esprit de révolte. Pourtant, je soupçonne que si l’on offre, en même temps, à un meurt-de-faim un bon pot-au-feu et une brochure libertaire en lui laissant le choix, sa réponse ne sera pas douteuse. Manger d’abord, dira-t-il, ensuite on pourra philosopher si l’on en a le loisir. Il n’aura pas tort.
Si, maintenant, on se reporte aux sophismes candides où Reclus et Grave établirent généreusement leurs illusions, avec une ignorance totale de ce que vaut la nature humaine, on voudra bien ne pas oublier que ce sont ces théories, ou d’autres analogues, qui ont produit le bolchevisme. Cela démontre quels poisons se dissimulent en ces sucreries humanitaires.
L’idée anarchiste n’est pas un produit de la génération spontanée, prolem sine matre creatam ; elle a une mère : la démocratie, une aïeule : la Révolution, des bisaïeux : Rousseau et les Encyclopédistes.
Les anarchistes ne font donc que pousser à leurs conséquences extrêmes les faux principes qui régissent notre état social depuis 1789.
Examinons brièvement ce que furent deux des principaux rhéteurs qui promulguèrent la soi-disant bonté originelle de l’homme et la foi au progrès par la science, dogmes de la démocratie athée : Rousseau et Condorcet.
Quand on réfléchit à l’énorme influence que les théories de Rousseau exercèrent sur la fin du XVIIIe siècle et sur le XIXe siècle tout entier, on s’étonne que des calembredaines de cet acabit soient considérées par beaucoup de personnes sincères et qu’on supposerait douées de jugement, comme des vérités incontestables. L’étonnement devient de la stupeur lorsque, lisant, par exemple, les Confessions, on découvre que ces divagations eurent pour auteur un fou acariâtre et bucolique, un névropathe, à classer parmi les saligauds. En effet, il s’exhibait honteusement devant les femmes et, de son propre aveu, il cultiva pendant toute sa vie un vice solitaire par où il acheva de se détraquer. Ajoutez la manie de la persécution qui le mena au suicide.
Voilà, n’est-ce pas, un « penseur » tout désigné pour réformer la société ? C’est du moins ce qu’estimèrent les hommes de la Révolution qui eurent pour Évangile le Contrat social où il est enseigné que la volonté du nombre — autrement dit le suffrage universel, — réalise le dernier mot de la justice, de la clairvoyance et du désintéressement. La démocratie contemporaine emboîte le pas et les anarchistes, ses fils méconnus, suivent à la file, avec cette restriction qu’ils suppriment le vote et le remplacent par les coups de bâton sur l’échine de la minorité.
Quant au progrès de l’humanité par la science, vous trouverez sa formule développée avec méthode dans l’Esquisse des progrès de l’esprit humain de Condorcet, encyclopédiste de marque qui poussa le rationalisme jusqu’à ses dernières limites.
Sainte-Beuve a fort bien jugé cet opuscule au tome III de ses Lundis. Je ne saurais mieux faire que de le citer :
« Condorcet supprime, en idée, tout ce qui est du caractère et du génie particulier aux diverses races, aux diverses nations ; il tend à niveler dans une médiocrité universelle les facultés supérieures et ce qu’on appelle les dons de nature ; il se réjouit du jour futur où il n’y aura plus lieu aux grandes vertus, aux actes d’héroïsme, où tout cela sera devenu inutile par suite de l’élévation graduelle du niveau commun. On n’a jamais vu d’idéal plus tristement placé. C’est là le dernier rêve, et le plus fastidieux, de la pure raison entêtée d’elle-même. Condorcet nous en offre la dernière expression. Il pousse l’espérance du progrès jusqu’à conjecturer qu’il pourra arriver un temps où il n’y aura plus de maladies et où la mort ne sera plus que l’effet ou d’accidents extraordinaires ou de la destruction de plus en plus lente des forces vitales. Et tout cela par suite des progrès de la médecine. O Molière, où es-tu ?…
« Condorcet, dans son rêve d’Élysée terrestre, oublie un genre de mort qui pourrait devenir fréquent si la chose se réalisait jamais, c’est qu’on y mourrait d’ennui… Son erreur propre, c’est de croire qu’on n’a qu’à vouloir que tout soit désormais pour le mieux et qu’en changeant les institutions, on va changer les mobiles du cœur humain. Refaire le cœur humain à neuf, telle est la prétention exorbitante de cette école finale du XVIIIe siècle et dont Condorcet est le produit suprême et comme le cerveau monstrueux. Jamais il ne s’est vu de délire plus déclaré, de délire plus raisonneur…
« Mais ces gens-là ont beau faire, disait quelqu’un assez gaiement, ils oublient toujours que les sept péchés capitaux subsistent et que c’est eux qui, sous un nom ou sous un autre, agitent le monde. »
Citant ce mot d’un homme d’esprit, Sainte-Beuve se rencontre avec Baudelaire qui avait coutume de dire : « La civilisation n’est pas dans le gaz (il dirait aujourd’hui dans l’électricité), ni dans la vapeur, ni dans les tables tournantes ; elle est dans la diminution des traces du péché originel. »
Or, comme le péché originel subsiste, comme, depuis la chute, l’homme est toujours en proie aux mêmes passions, cette civilisation n’existe pas. Et elle a d’autant moins de chance d’exister que la démocratie, fidèlement suivie par les anarchistes, nie le péché, nie le Dieu vengeur et rémunérateur, et refuse à son Église le droit d’enseigner ses commandements à tous.
Pour la science, nul ne conteste ses découvertes dans l’ordre matériel. Mais étant donné qu’elle promettait, en outre, de fournir à l’humanité une morale et même une sorte de religion : le monisme, on ne peut que constater qu’en ce dernier sens — elle a fait faillite. Brunetière — qui a si souvent porté des jugements inanes — eut, cette fois, raison de le dire. Car il n’a pas dit autre chose…
Le patriotisme ? La démocratie l’accepte à la rigueur, mais elle se méfie de l’armée, sauvegarde de la patrie. De même, les anarchistes qui entrent en fureur lorsqu’on prononce devant eux le mot caporal ou le mot frontières.
Et puis la patrie, les plus avancés des démocrates en envisagent avec complaisance la suppression. Voyez Victor Hugo, bourgeois lyrique, qui a condensé dans son œuvre toutes les sottises en vogue au XIXe siècle. Parlant de la France et de son avenir, voici en quels termes il prédit sa disparition, qu’il espère imminente : « Phénomène magnifique que cette volatisation d’un peuple qui s’évapore en fraternité ! O France, adieu ! Tu es trop grande pour n’être qu’une patrie. On se sépare de sa mère qui devient déesse. Encore un peu de temps et tu t’évanouiras dans la transfiguration. Tu es si grande que voilà que tu vas ne plus être. Tu ne seras plus France, tu seras Humanité. Tu ne seras plus nation, tu seras ubiquité. Résigne-toi à ton immensité. Subis ton élargissement fatal et sublime, ô ma patrie !… »[12]
[12] Préface pour un livre intitulé Paris et publié en 1867. — En effet, la France a failli disparaître, non pas selon la révélation hugotesque, mais selon la barbarie germanique.
Ah ! que les anarchistes ont dû frissonner d’enthousiasme en lisant ces vaticinations si foncièrement démocratiques !
Et eux encore, eux qui ne veulent pas de la famille et qui préconisent l’union libre, qu’ils ont dû se frotter les mains quand la démocratie institua le divorce.
Donc quand la démocratie se plaint d’avoir engendré l’anarchie, on a le droit de lui répondre : — Patere legem quam ipse fecisti. Traduction libre : Si tes enfants sont des révolutionnaires, tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même.
Au commencement de 1894, je récoltai un mois de prison pour outrage à la magistrature. Cela me contraria d’abord un peu parce que mon exode à la campagne s’en trouvait d’autant retardé. Mais, en somme, je pris la chose avec plus de philosophie qu’on n’aurait pu en attendre d’un homme aussi réfractaire à la claustration.
Il faut même admettre que l’Anarchie n’avait point filtré jusqu’aux parties les plus profondes de mon âme, car, à peine fus-je sous les verrous, au lieu de me considérer comme « un martyr de la cause » et de ruminer des représailles contre l’Autorité persécutrice, je ne pensai plus qu’à la littérature.
Il y avait pourtant des jours où je m’ennuyais fort et où la nostalgie de l’air libre me portait aux idées sombres. Alors je m’accoudais à la fenêtre étroite de la chambre poussiéreuse, hantée par les rats, que l’on m’avait désignée et considérais la cime d’un haut platane qui ondulait à la brise dans le jardin du directeur. Je me remémorais les vers délicieux de Verlaine :
Mais je ne m’appliquais pas le dernier distique du poème :
parce que je ne me repentais nullement de mon incartade et que je ne tenais pas ma jeunesse pour gâtée du fait d’avoir manqué de respect aux jupons noirs et rouges qui défendaient le régime panamiste contre les attaques verbales ou écrites de ses adversaires. Plusieurs avaient commis des « délits » analogues au mien et personne ne leur imputait à déshonneur les condamnations qu’ils avaient encourues.
D’autres fois, contemplant un de ses crépuscules pensifs qui teignent de nuances pareilles à celles des roses fanées le ciel occidental de Paris, je me sentais pris d’une vague mélancolie. Pour m’inciter à la patience, je me récitais alors la pièce de Baudelaire dont la strophe initiale semble un chant de violoncelle dans un lointain vaporeux :
Et quand les premières étoiles commençaient à scintiller dans le ciel assombri, j’articulais à voix toute basse le vers chuchoteur et velouté qui termine le poème :
Ou encore, ayant formé avec ma femme le projet d’une visite à notre bien-aimée forêt de Fontainebleau, dès ma sortie de prison, je me récitais en pensant à elle les vers d’une si caressante musique de l’Invitation au voyage :
La cadence berceuse de cette incantation m’ennuait d’une brume bleuâtre et dorée où il me semblait déjà percevoir le murmure des frondaisons et le roucoulement des ramiers sauvages.
Entre temps, je relus tout Shakespeare et je m’attachai particulièrement aux comédies : le Songe d’une nuit d’été, Comme il vous plaira, la Tempête, le Marchand de Venise.
L’œuvre de Shakespeare, c’est aussi une forêt féerique, et très réelle à la fois, où l’on goûte la joie incomparable de rencontrer des personnages qui pleurent, rient, aiment ou haïssent comme le font les hommes que nous coudoyons dans l’existence ; et cependant, ils paraissent appartenir à une humanité supérieure. Le génie shakespearien crée un monde où la fiction nous représente la vérité même.
Pendant mes promenades quotidiennes, au préau, je déclamais maints fragments évocatoires que je savais par cœur et, par là, j’ébahissais les gardiens qui, n’y comprenant rien, se demandaient avec inquiétude si cette poésie récitée avec tant de feu ne contenait pas des allusions subversives. Fallait-il m’imposer silence ou faire un rapport au geôlier en chef ?… Je ris encore à me rappeler leurs mines ahuries.
Un jour, l’un d’entre eux — fort brave homme qui, je ne sais pourquoi, m’avait pris en gré, — s’enhardit jusqu’à me prier de lui répéter un morceau dont je venais de transfigurer l’atmosphère morose du préau. C’était l’adorable dialogue de Lorenzo et de Jessica, au dernier acte du Marchand de Venise. Vous le connaissez, mais, tant pis, j’en mets ci-dessous le passage le plus exquis afin de vous faire plaisir et à moi également :
« Lorenzo : Ma chère âme, allons attendre l’arrivée des messagers… Mais non, ce n’est pas la peine ; pourquoi rentrer ? Ami Stéphano, va, je te prie, annoncer à la maison que votre maîtresse va revenir et fais sortir les musiciens en plein air.
(Sort Stéphano.)
Lorenzo. Comme le clair de lune dort doucement sur ce banc de gazon !… Viens nous y asseoir, Jessica, et que les accents de la musique glissent à nos oreilles. Le silence et la nuit conviennent aux caresses d’une harmonie suave. Assieds-toi, Jessica. Regarde comme le parquet des cieux est incrusté de brillants disques d’or. Il n’est pas jusqu’au plus petit de ces globes que tu contemples qui, par ses mouvements, ne chante comme un ange, en accord éternel avec la voix des chérubins aux jeunes yeux. Une harmonie vibre en l’âme immortelle, mais tant que ce vêtement de boue, destiné à périr, notre corps l’étouffe de son étoffe grossière, nous ne pouvons l’entendre.
(Entrent les musiciens.)
Lorenzo : Allons, venez éveiller Diane par un hymne ! Que vos modulations les plus souples aillent frapper l’oreille de votre maîtresse. Attirez-la chez elle par la musique !…
Jessica : Je ne suis jamais gaie lorsque j’entends une musique douce.
Lorenzo : Cela vient de ce que vos sens sont absorbés. Remarquez seulement un troupeau sauvage et folâtre, une bande de jeunes étalons indomptés, faisant d’espiègles cabrioles, soufflant et hennissant à grand bruit, emportés par l’ardeur de leur sang. S’il leur arrive d’entendre un bruit de trompettes ou si quelqu’autre musique les rend attentifs, vous les verrez soudain s’arrêter tous et leurs regards farouches prendront une expression timide par le pouvoir pacifiant de la musique. C’est pourquoi les poètes ont figuré Orphée attirant les pierres et les arbres et les flots, car il n’est rien de si stupide, de si dur et de si grossier dont la musique ne puisse, pour un moment, changer la nature… Qui ne porte pas de musique en soi, qui n’est pas ému par un concert de sons harmonieux, celui-là est propre aux trahisons, aux ruses et aux rapines ; les mouvements de son âme sont mornes comme la nuit et ses penchants noirs comme l’Érèbe. Méfiez-vous d’un tel homme ! — Mais nous, écoutons la musique… »
Quand j’eus fini de réciter le texte admirable, le bon gardien, les larmes aux yeux, s’écria : — Que c’est gentil ! Que c’est gentil !…
C’était bien plus que gentil, c’était sublime. Mais j’admirais la puissance du génie qui venait de bouleverser de la sorte ce simple et cet illettré. Certes, l’humble fonctionnaire avait, lui aussi, « une musique dans l’âme… »
Ah ! comme durant ces quatre semaines les utopies et les colères anarchistes étaient loin de moi ! Peut-être que si ma détention s’était prolongée, je serais complètement revenu à une doctrine moins absurde. Ma captivité me fut quand même bienfaisante : elle élimina, pour un temps, de mon être, le virus libertaire.
Cependant, après ma levée d’écrou, au contact de ceux qui professaient la folle illusion, je retombai peu à peu dans mes errements de la veille. Ce n’est que plus tard que je m’en délivrai d’une façon définitive. Je vais dire comment.
Je tendais de plus en plus à considérer l’Anarchie comme un idéal qui ne pourrait peut-être se réaliser qu’à une époque très lointaine et en passant d’abord par le socialisme, lorsque — en 1898 — la malheureuse impératrice Elisabeth d’Autriche fut poignardée, à Genève, par une brute libertaire du nom de Lucheni.
Comme je l’ai dit, sauf par quelques boutades fortuites, émises avec beaucoup trop de légèreté, je n’avais jamais approuvé les propagandistes par le fait. Ce dernier crime me les fit prendre en horreur et me causa une si violente répulsion pour le parti qui les accueillait que je dis ma façon de penser devant quelques compagnons, dont mon ancien camarade de collège, Milo. Au contraire de moi, celui-ci se montrait de plus en plus enragé ; ses discours devenaient tellement furibonds qu’à l’observer, je le comparais à Marat poussant aux massacres de septembre dans l’Ami du Peuple.
M’entendant réprouver l’assassinat de l’impératrice, il se mit à écumer comme un loup en colère et déclara que je méritais d’être expulsé du groupe avec ignominie.
Je haussai les épaules. — Il ne sera pas besoin de me chasser, répondis-je, je m’en vais de moi-même et je vous notifie que je romps avec vous et avec vos doctrines, d’une façon définitive.
Un autre sentiment encore que le dégoût et la désillusion contribuait à m’ancrer dans la résolution que je venais de prendre. J’avais appris qu’un article de moi où je plaisantais le mariage indissoluble avait eu la plus déplorable influence sur un pauvre déséquilibré, qui s’en était imbu au point de quitter sa femme et ses enfants pour s’enfuir avec une gueuse. L’abandonnée était morte de chagrin. J’avais éprouvé du remords de ma responsabilité partielle dans ce drame de famille et je m’étais juré de me tenir désormais en garde contre les écarts de ma plume.
Sous l’impression de ces incidents, je me repris à étudier sans parti pris les conceptions anarchistes ; je relus les livres où elles étaient présentées avec le plus de précision.
Ma conclusion fut celle que j’ai donnée dans Du diable à Dieu. Comme elle est très nette, je crois bon de la reproduire :
« Qui ne possède point la foi peut se laisser attirer un certain temps par les parties généreuses et les illusions de la doctrine anarchiste. Mais bientôt, on réfléchit. Et l’on ne tarde pas à s’apercevoir que la société, telle que la souhaitent ces sectaires, ne pourrait subsister que si toutes les facultés humaines gardaient un constant équilibre entre elles. L’âme, au sens anarchiste, devrait être pareille à une balance dont les plateaux resteraient toujours de niveau, même si l’on mettait un poids dans l’un d’eux.
« Des hommes dépourvus de moelle épinière, d’estomac et d’organes reproducteurs seraient tout à fait qualifiés pour pratiquer l’Anarchie ; mais les hommes, tels qu’ils furent créés, ne peuvent se vouer à la réalisation de ce rêve sans choir sous le joug du Prince des Ténèbres, puisque, ignorant ou refusant la Grâce de Dieu, ils ne recherchent que la satisfaction éperdue de leur cinq sens. »
Au moment de ma rupture avec l’Anarchie, je n’avais pas encore la foi, comme au temps où j’écrivis les lignes précédentes. Mais ma raison, ayant réprimé les romantismes de mon imagination, fut assez forte pour me faire comprendre l’inanité de l’idéal libertaire. Ses prestiges se détachèrent de moi comme les feuilles mortes d’un arbre, à l’automne. Je les laissai se disperser dans l’oubli.
Sortant de l’anarchie, je désirai me rendre compte de ce qu’était le socialisme. Je ne le connaissais guère que par des lectures et je voulais étudier les politiciens qui en assumaient en 1899 la direction. Ils ne me charmèrent pas. Comme je l’ai dit ailleurs, « c’étaient, pour la plupart, des pédants issus de l’École de Droit ou de la Normale qui se considéraient comme les futurs propriétaires de la République. Quelques-uns se prouvaient désintéressés dans leur glaciale ambition — surtout ceux de l’escouade guesdiste — mais les neuf-dixièmes voyaient dans le socialisme une fadaise, plus efficace que les bourdes périmées, pour l’exploitation de Jacques Bonhomme. J’en entendis se gausser entre eux, au sortir des réunions, sur la facilité avec laquelle les prolétaires se prenaient à la glu des promesses de bonheur sans limite qu’ils leur prodiguaient. Je les vis intriguer pour conquérir des emplois d’attachés à des cabinets de ministres. Je surpris de vilaines manœuvres pour évincer des naïfs dont le dévouement avait conquis l’affection des ouvriers. Bref, je les jugeai très vite comme il fallait : Machiavels du ruisseau, médiocrates plus âpres au gain que leurs émules des partis bourgeois qui détenaient alors le pouvoir. »
Leur valeur morale me parut fort au-dessous de celle des théoriciens de l’anarchie ; on n’employait pas encore le terme bourrage de crâne, mais je vous prie de croire que les socialistes pratiquaient déjà largement la chose au détriment du peuple. Quant à leur doctrine, elle aboutissait à la plus pesante des tyrannies, sous prétexte d’organisation de la société. Leur dédain de la littérature et de l’art, quand ils n’ont pour objectif que la recherche de la Beauté ou la reproduction exacte de la comédie humaine, m’offusquait également. Et puis, il y avait parmi eux trop d’agités ne possédant qu’une culture des plus vagues et acquise à coups de manuels : par exemple, le pauvre garçon lunaire qui s’appelle Georges Pioch. Celui-là je ne pouvais le rencontrer sans que l’envie me vînt de lui dédier, à haute voix, ce vers — d’ailleurs fort mauvais — de Victor Hugo :
La sottise comme la violence de ses propos m’y eussent autorisé. Mais à quoi bon chagriner une aussi inconsistante créature ?
Bref, les socialistes ne me retinrent guère. Je demeurai ami du peuple, enclin, selon des principes erronés, à préparer ce que je nommais « son émancipation ». Mais je me mis tout à fait à l’écart des rhéteurs, disciples de Karl Marx.
Sur ces entrefaites, j’entrai au Rappel, par l’entremise amicale du secrétaire de la rédaction, Jean Destrem. C’était un lettré, d’esprit très fin, et qui, je crois, ne partageait qu’assez peu le radicalisme de la feuille dont il corrigeait les morasses. J’y donnai des chroniques bi-hebdomadaires.
C’était le temps où l’imbroglio-Dreyfus semait la discorde entre les Français, au profit de la juiverie internationale et de l’étranger.
Je ne pris qu’une part minime et tout à fait occasionnelle à ces dissensions. Mes articles traitaient surtout de critique littéraire. Je publiai notamment des études sur l’œuvre du grand écrivain anglais : Rudyard Kipling dont j’admirais et dont j’admire toujours la puissance d’évocation.
C’est alors que je fis la connaissance de Clemenceau.
J’avais publié, dans le Rappel, un article assez étendu sur le livre de Clemenceau : le Grand Pan. Il m’écrivit pour me remercier, puis, à quelque temps de là, me fit dire, par un ami commun, qu’il désirait me voir. Je me rendis aussitôt à cette invitation.
Il occupait déjà ce rez-de-chaussée de la rue Franklin, qui devint si célèbre par la suite. Comme il m’avait fixé rendez-vous le matin, d’assez bonne heure, il était encore au lit quand je fus introduit dans son cabinet de travail. Je dus attendre qu’il se levât, et j’eus le temps d’admirer un bureau de style Louis XV d’un goût exquis, un merveilleux paysage de Claude Monet, don du peintre, et que celui-ci lui avait offert en reconnaissance d’une étude perspicace sur son œuvre. Il y avait aussi des moulages de bas-reliefs d’après l’antique, rapportés d’un voyage en Grèce et, çà et là, de chatoyants bibelots japonais. Une quantité de livres garnissaient une bibliothèque spacieuse. De la fenêtre, on apercevait un petit jardin très fleuri et où, sur une pelouse au gazon bien égalisé, voletaient des pigeons magnifiques que le maître du lieu soignait lui-même.
Ce studio me plut fort, car il me démontrait que j’allais entrer en contact avec un artiste et un lettré et non avec un de ces politiciens ignorants dont pullule la démocratie.
Plutôt qu’un homme d’État, Clemenceau est, en effet, un homme de lettres, nerveux et touché de romantisme, capable de mener à bien un grand dessein, comme il l’a prouvé en devenant le Père la Victoire, peu apte à en poursuivre les conséquences, une fois le péril passé. Il faut adopter sur lui le jugement porté par Maurras : « Clemenceau n’est pas un de ces hommes réfléchis à qui l’on demande d’arbitrer le vrai et le faux. C’est un homme d’impression et de sentiment. Il est de la pâte dont autant et plus que des maîtres et des chefs, la nature aime à pétrir des poètes et des artistes et encore, et bien mieux, des héros nationaux. Son imagination, ses nerfs, les vibrations de son cœur, voilà sa seule muse. Encore faut-il voir que c’est une muse à qualifier de mineure, en ce sens que son œuvre tend à l’action limitée plutôt qu’à la grande conception équilibrée et cohérente. Son organe à penser paraît tenir au cervelet et non au cerveau ; là, il est vrai, quelle vigueur, quelle violence !… »
Au bout de quelques minutes, Clemenceau entra. Comme il ne pontifie pas, la cordialité un peu bourrue de son accueil me mit tout à fait à l’aise. Je ne me rappelle plus les propos que nous avons échangés ; ce dont je me souviens, c’est qu’il me charma par sa façon nette et incisive d’apprécier les gens et les choses.
Comme je prenais congé, il m’engagea vivement à revenir le voir, ajoutant qu’il se proposait de fonder, avec M. Lazare Weiller, un grand journal quotidien où il me confierait la critique littéraire.
Je m’en allai enchanté ; il m’avait conquis comme il en a conquis bien d’autres ; et je puis dire que, dès cette première rencontre, je me sentis tout disposé à le seconder dans toute la mesure de mes moyens. J’ai aussi le droit de mentionner, sans crainte de démenti, que, tant qu’ont duré nos relations, je lui ai donné maintes preuves de mon zèle à lui être utile. Il y eut même une circonstance où mon dévouement lui fut on ne peut plus auxiliateur. Je ne puis la rapporter présentement. Mais je spécifie que cela ne touchait en rien à la politique, que le fait l’honore — et qu’il ne me déshonore pas…
Clemenceau m’employa pour plusieurs démarches relatives à la fondation du journal projeté. De sorte que, durant cette période, je le vis presque tous les jours de très bonne heure et qu’ainsi, l’entretenant tête-à-tête, je pus l’observer à loisir.
Je l’ai dépeint, tel qu’il était en 1900, dans Du Diable à Dieu. Je reproduis un fragment — un peu retouché — de ce portrait qui a, je crois, le mérite de l’exactitude.
« Cet homme possède une puissance de séduction étrange. Il est d’autant plus malaisé de l’expliquer que, dur, sarcastique, parfois injurieux il traite d’ordinaire sans aménité ceux qui l’admirent et qui l’aiment. Peut-être sa mainmise provient-elle, pour un esprit cultivé, de sa forte intelligence, de son goût réel et de sa compréhension des choses de l’art et de la comparaison qu’on est obligé d’établir entre ses qualités de pensée et la sottise du troupeau radical. Puis, comme tous les tempéraments autoritaires, il vous courbe sous son geste. Il sait pourtant, lorsqu’il le veut, panser, d’un mot aimable, les blessures que font ses coups de boutoir. Enfin, il reconnaît les services qu’on lui rend.
« On distingue également en lui une misanthropie foncière, quelque chose de sombre et d’ardent qui lui fait émettre, dans les moments assez rares où il se livre, des aphorismes désenchantés. C’est un grand mépriseur de l’humanité. De là, des crises de scepticisme et de mélancolie, où son foie malade a certainement part et qui lui inspirent le dégoût de toute chose. Alors il produit les appels au nirvâna comme cette pièce : le Voile du Bonheur, qui révèle, d’une façon assez inattendue, un Clemenceau quasi-bouddhiste… Mais il se reprend bientôt et le combatif acerbe et résolu, possédé d’un orgueil immense, ne tarde pas à reprendre la lutte contre ceux qui le méconnaissent ou s’efforcent de le tenir à l’écart du maniement des affaires politiques… »
Ajoutez que, totalement dépourvu d’instruction religieuse, n’étant même pas baptisé, il témoignait, en toute occasion, d’une impiété agressive contre l’Église. Il croyait aux menées ténébreuses des Jésuites et aux complots du Vatican pour asservir la France à « l’obscurantisme ». Pour lui, les catholiques formaient « la faction romaine ». Il les accusait d’antipatriotisme et jugeait louables les lois de persécution. Bref, quoiqu’il n’ait jamais appartenu à la franc-maçonnerie, il manifestait sur ce point de la religion un état d’esprit digne de Tribulat Bonhomet, vénérable d’une Loge.
Heureusement, la guerre est venue qui modifia ses idées. Il fut obligé d’admettre que les catholiques n’étaient pas des Français inférieurs aux autres, ni les victimes abêties d’une hérédité déplorable. Et c’est ce qui le décida sans doute à faire nommer Foch généralissime des armées alliées, quoique le maréchal soit le frère d’un Jésuite et un chrétien pratiquant.
Je donnerai maintenant quelques-uns des souvenirs que m’ont laissés mes rapports avec Clemenceau. Je dirai ensuite comment je me séparai de lui.
Comme je l’ai rapporté plus haut, outre ma collaboration au Rappel, je fournissais des correspondances à deux journaux belges. Clemenceau usa de ma plume pour y allonger quelques coups de griffe à des adversaires ou même à d’anciens amis dont il estimait avoir à se plaindre.
C’est ainsi qu’un jour où je déjeunais avec lui et l’un de ses fidèles, en cabinet particulier, au restaurant Garnier, vis-à-vis de la gare Saint-Lazare, il se répandit en sarcasmes sur un de ses collaborateurs de jadis à la Justice, Stephen Pichon — mort depuis, si je ne me trompe.
Il nous raconta qu’à l’époque où Constant était ministre de l’Intérieur et où lui-même menait, comme de coutume, une guerre sans merci contre l’opportunisme, le jeune Pichon, qui avait de l’ambition, mal servie par ses capacités — disait Clemenceau, — imagina d’aller trouver en secret le tombeur de Boulanger. Il insinua que, si on lui promettait la préfecture de police, il se chargerait d’adoucir son terrible patron. Constant, roublard, l’enguirlanda de paroles flatteuses sans prendre aucun engagement. Mais le lendemain, rencontrant Clemenceau dans un couloir de la Chambre, il vint à lui, la main tendue et lui dit : — Eh bien, ami, j’ai vu Pichon, hier ; il paraît que tu penses à te rallier au ministère ?
Alors Clemenceau, imitant son accent toulousain : — Non, mon ami, si je te le disais tu ne voudrais pas me croire.
Rien n’était plus divertissant que de voir le Tigre représentant Pichon, représentant Constant avec une verve féroce qui nous fit rire aux larmes.
Je lui demandai la permission de reproduire l’anecdote dans ma plus prochaine correspondance. Il m’y autorisa volontiers.
Quand l’article eut paru, ne voilà-t-il pas que Pichon le lit et croit devoir s’en plaindre dans une lettre pleurnicheuse que Clemenceau me montra en ricanant d’une façon sardonique, comme il sait le faire. Il ne fit d’ailleurs aucune réponse et s’abstint de me désavouer. Je ne sais quelle dent il avait alors contre l’infortuné Pichon. Mais on peut supposer qu’il ne lui conserva pas de rancune puisque, quand il devint Président du Conseil, il lui offrit le ministère des affaires étrangères que le futur ambassadeur en Chine s’empressa d’accepter en délirant de joie.
Une autre fois, les choses faillirent d’abord se gâter et je fus gratiné d’une formidable algarade suivie, d’ailleurs bientôt, d’une absolution goguenarde.
Je me trouvais, un matin, vers neuf heures, chez Clemenceau. Il souffrait du foie — ce qui ne le disposait pas à la mansuétude — et demeurait étendu sur son lit, quoique tout vêtu, et sa calotte noire lui emboîtant le crâne. Je me tenais assis sur l’édredon, contre ses pieds et je l’entretenais du journal, lui rendant compte de diverses démarches entreprises à son instigation. Le teint encore plus jaune que de coutume, les yeux luisants de fièvre, il se montrait fort grincheux et traitait « d’absurde » ou « d’idiot » tout ce que je lui proposais. Je ne m’en émouvais pas beaucoup, m’étant plié dès longtemps aux écarts de son humeur[13].
[13] Le journal ne se fit pas, la combinaison financière sur laquelle il reposait n’ayant pas abouti.
Entre le valet de chambre qui annonce : — M. Mathieu Dreyfus est là, un autre monsieur l’accompagne et ils désirent vous parler.
— Qui est cet autre ? demande Clemenceau.
— Je ne sais pas, monsieur, je ne l’ai jamais vu ici.
— Encore quelque raseur qui vient m’em… bêter, grognonne Clemenceau, dites que j’y vais.
Tout en continuant de pester contre Mathieu et contre les Juifs importuns, il rejette la fourrure qui le couvrait, enfile ses pantoufles, et passe dans le cabinet de travail en me disant : — Je vais les expédier en vitesse ; attendez-moi.
Or c’était environ trois semaines après le procès de Rennes et la grâce octroyée au captif de l’Ile du Diable. Je connaissais Mathieu, l’ayant rencontré, une ou deux fois, rue Franklin. Mais, comme je l’ai dit, m’étant fort peu mêlé à l’affaire Dreyfus, je n’avais échangé avec lui que quelques paroles de politesse.
Soudain la porte s’entr’ouvre. Allongeant la tête dans l’embrasure, Clemenceau me dit à mi-voix : — Si vous voulez voir comment le capitaine Dreyfus a le nez fait, venez… Il est là.
Piqué de curiosité, je m’empresse de le suivre. On me présente ; le rescapé de Rennes me donne une poignée de main molle et humide. Puis je me blottis dans un coin, ouvrant les yeux et les oreilles afin de ne rien perdre de cette entrevue — historique.
Face rosâtre, regards ternes et sans chaleur entre des paupières rougies, Alfred Dreyfus se tenait assis tout raide à l’extrême bord de sa chaise. Il tripotait, de ses doigts blêmes, les bords d’un chapeau melon posé sur ses genoux. Il avait à la fois l’air très embarrassé et très ennuyé : la mine d’un homme qui accomplit une corvée particulièrement désagréable et qui souhaite d’en être quitte le plus tôt possible.
Clemenceau l’examinait sans trop dissimuler sa surprise irritée de cette attitude inconvenante. Mathieu s’en apercevait bien et s’efforçait d’entretenir la conversation qui se traînait, cahin-caha, en des banalités incolores. A chaque instant, il se tournait vers son frère et lui lançait des coups d’œil impatients comme pour l’engager à prendre la parole. Mais l’ex-capitaine, de plus en plus figé, de plus en plus gourmé, n’ouvrait de loin en loin la bouche que pour émettre un oui ou un non, qui sortait avec peine.
Le colloque dura ainsi pendant vingt minutes à peu près, coupé de silences où tout le monde se sentait à la gêne. Mathieu s’énervait visiblement. Quant à Clemenceau, il fronçait le sourcil et, moi qui le connaissais bien, je m’attendais à ce qu’il décochât une de ces boutades cinglantes dont il a le secret.
Peut-être que Mathieu eut le même pressentiment car, renonçant à dégeler son frère, il se leva, d’un mouvement brusque ; Alfred l’imita aussitôt, plus automate que jamais.
Clemenceau les reconduisit jusqu’à la sortie et je suivis, voulant me rendre compte de la façon dont tout cela finirait.
Déjà la porte du vestibule était ouverte, Mathieu, pourpre de colère, dans la rue, quand Alfred, s’adressant à Clemenceau, se décide à prononcer, d’une voix bredouillante, ces mots que je garantis textuels : — Très reconnaissant de ce que vous avez fait pour moi, très reconnaissant…
Cela seul et rien de plus. Puis il tourne le dos et rejoint son frère qui, du trottoir, lui lançait des regards gros d’orage.
La porte refermée, Clemenceau et moi nous nous regardons, passablement étonnés. Puis, d’une même impulsion, nous éclatons de rire.
Clemenceau me demande : — Que pensez-vous du personnage ?
— Hé, dis-je, il m’a donné l’impression d’un caporal qui en voudrait à un civil d’un service rendu par celui-ci.
— Eh bien ! moi, répond Clemenceau, il m’a fait l’effet d’un imbécile, vous m’entendez, d’une fichue bête et pas d’autre chose !…
A la réflexion, ce pourrait bien être là le jugement définitif à porter sur Dreyfus : une fichue bête. S’il a trahi, les Allemands ont pu le duper sans avoir besoin de déployer beaucoup d’astuce. Mais, tout de même, il est navrant que la France ait été bouleversée pendant quatre ans, que les honnêtes gens de tous les partis se soient entre-déchirés à cause de ce fantoche hébraïque.
Six mois plus tard, je rencontrai à la terrasse d’un café de la place Denecourt, à Fontainebleau, Maître Labori, alors député de l’arrondissement et qui fut l’avocat de Dreyfus devant le conseil de guerre de Rennes. Je l’avais connu par Clemenceau et j’avais collaboré à la Grande Revue dont il était le directeur. Personne n’a jamais été plus sympathique que lui, plus franc et plus loyal. J’eus grand plaisir à le revoir.
Il me narra les vilains procédés de la famille Dreyfus. Non seulement elle avait lésiné, d’une manière honteuse, pour le règlement de ses honoraires, mais encore il n’est pas de mauvais tours qu’elle ne lui eût joués par la suite. Il s’en montrait fort chagrin : l’ingratitude de ces Juifs, pour lesquels il avait été victime d’une tentative d’assassinat, lui allait au cœur.
— Eh bien, lui dis-je, si vous m’y autorisez, je vous vengerai par un article où je dirai ce que vous venez de me confier. Au surplus, ce Dreyfus m’est apparu comme un véritable pleutre. Je ne vois pas pourquoi je le ménagerais.
Labori me donna carte blanche et même il spécifia que je pourrais, si je le jugeais à propos, mentionner que je tenais de lui les détails de sa mésaventure.
Je me mis à la besogne sur-le-champ. Afin de corser mon récit, j’y ajoutai la relation de l’entrevue de Dreyfus et de Clemenceau. L’article ne contenait nulle violence de langage, mais je crois qu’il était plutôt percutant. Notez, en passant, que j’avais, cette fois, négligé de demander la permission de Clemenceau.
L’article paraît. Il fait du bruit et est reproduit un peu partout. Comme c’était la coutume à la feuille belge qui l’inséra, je l’avais signé X.X. Mais j’étais tout prêt à en assumer la responsabilité.
Quelques jours passent où je n’entends parler de rien, quand débarque chez moi l’un des secrétaires de Clemenceau qui me dit que « le Patron » me réclame immédiatement et qu’il a l’air furieux contre moi.
Je me doutais bien que l’article en question faisait des siennes ; mais je jouai la surprise et je demandai la raison de cette colère.
— Voici ce qui est arrivé, me dit, chemin faisant, le secrétaire. Avant-hier, Dreyfus est venu à l’improviste chez Clemenceau et, de l’air le plus rogue et le plus embarrassé du monde, il a marmonné des protestations touchant son attitude correcte vis-à-vis du Patron et de Labori. J’étais là et, pas plus que Clemenceau, je ne comprenais goutte à son bafouillage. Comme il s’éternisait en répétant qu’il n’avait rien à se reprocher et que les journaux mentaient, Clemenceau l’a prié, sans aménité, d’aller prendre l’air. Il ne se l’est pas fait dire deux fois.
Mais Clemenceau continuait à se creuser la tête, touchant le motif de cette démarche saugrenue, lorsque Winter[14] lui a apporté un tas de coupures en lui signalant je ne sais quel article reproduit je ne sais combien de fois. C’est après y avoir jeté un regard qu’il s’est mis à vous invectiver et qu’il m’a envoyé à votre recherche. Voilà tout ce que je puis vous dire, ne connaissant rien de plus.
[14] C’était le nom du factotum de Clemenceau.
J’étais fixé. Clemenceau n’ignorait pas que mes articles pour la Belgique étaient signés X.X., puisqu’il s’était servi maintes fois de mon incognito pour taquiner celui-ci ou celui-là. D’autre part, il se rappelait que j’avais été l’unique témoin de l’entrevue avec Dreyfus et son frère.
A peine entré dans le cabinet de travail, Clemenceau fonce sur moi, me traite de « brute » et « d’idiot », et me somme de lui expliquer pourquoi j’ai eu le toupet de publier l’article sans le prévenir.
Là j’étais dans mon tort, mais j’avais eu raison, à mon sens, de relever vertement les façons d’agir de Dreyfus à l’égard de Labori et de Clemenceau.
Très calme, je me contentai donc de répondre : — Les griefs de Labori, dont je n’ai d’ailleurs pas été le seul confident, m’ont paru valoir la peine d’être exposés au public. D’ailleurs, j’avais son autorisation…
Il m’interrompit : — Vous n’aviez pas la mienne !
— Non, c’est vrai, je ne l’avais pas, mais l’occasion était par trop tentante. Vous êtes un maître en journalisme et, par conséquent, vous ne sauriez me blâmer d’avoir utilisé une information aussi intéressante. Je n’éprouve aucun repentir de l’avoir publiée et si vous voulez bien prendre la peine de relire l’article, au lieu de me tarabuster, vous me féliciterez d’avoir dit son fait à ce paltoquet de Dreyfus qui, je le maintiens, s’est conduit avec vous de manière à indigner vos amis… Et de ceux-là j’en suis, vous le savez bien.
Clemenceau ne déteste pas du tout qu’on lui tienne tête quand on est sûr de soi. Sans récriminer davantage, il relut l’article.
— Eh bien, reprit-il en souriant d’un air qui me prouva que le morceau ne lui déplaisait pas, ce n’est pas mal touché. Mais, une autre fois, mille tonnerres, ne faites rien sans m’avertir…
— Je m’y engage, dis-je, en serrant vigoureusement la main qu’il me tendait…
En 1900 et 1901, je rencontrais quelquefois des parlementaires dans les bureaux du Rappel, où ils venaient mendier des réclames, et plus rarement chez Clemenceau. Celui-ci n’étant plus député, n’étant pas encore sénateur, leur semblait négligeable. Ils le jugeaient fini. Ils ne lui donnaient peut-être pas le coup de pied de l’âne, mais, cessant de le craindre, ils perdaient l’habitude de lui braire des flagorneries aux oreilles.
D’ailleurs, Clemenceau lui-même était alors très désabusé, très désorbité et si écœuré par les mauvaises odeurs que dégageait le régime qu’il paraissait souhaiter s’en tenir désormais à l’écart. Trois ou quatre fois il refusa le siège au Sénat qu’on lui offrait. Il fallut une intervention féminine pour le décider à rentrer dans le foyer des pestilences démocratiques.
Les quelques radicaux qui venaient encore le voir de loin en loin ou que j’observais au journal ne firent que me confirmer dans le mépris que j’ai toujours éprouvé pour le suffrage universel. Quel choix de médiocres et d’illettrés ! Je ne les nommerai pas ; ils sont tellement oubliés !
Disons seulement qu’ils avaient le caractère entièrement déformé par le milieu absurde où ils bourdonnaient dans le vide. Voués à de stériles intrigues, ils se pourrissaient les uns les autres, ne gardaient aucun contact réel avec le pays et s’appliquaient surtout à intriguer contre les cinq ou six hommes de valeur qui s’étaient fourvoyés dans leur groupe.
Certains pourtant affichaient des airs d’importance et essayaient même d’imiter les allures cassantes de Clemenceau. Mais ils se faisaient vivement remettre à leur place. Quod licet Jovi non licet bovi.
Non seulement « le patron » les fouaillait, avec sa verve coutumière, mais encore, eux partis, rien n’égalait le dédain selon lequel il commentait leurs pauvres manigances pour la conquête du pouvoir.
Les sentiments qu’il leur gardait, je l’entendis un jour les exprimer au restaurant Garnier où il m’avait invité en compagnie d’un de ses intimes. Celui-ci lui ayant demandé pourquoi il n’avait jamais fait partie d’aucun ministère :
— Mais parce qu’on ne me l’a jamais proposé, répondit-il en riant.
— Et maintenant, à supposer que vous rentriez dans la politique et que vous deveniez Président du Conseil, comment vous comporteriez-vous avec les parlementaires ?
Clemenceau ne dit pas un mot. Mais il étendit le bras au-dessus de la table et, le poing fermé, il fit le geste de donner des tours de vis.
Combien éloquent cet exposé de principe à la muette ! Quel dommage que cet autoritaire, ce dictateur-né soit resté, malgré tout, imbu des préjugés démocratiques qu’il avait sucés avec le lait. Il ne s’en est départi que pendant la guerre, pour le salut de la France. Mais quand vint le moment d’établir la paix, il est retombé dans ses anciens errements ainsi que dans sa partialité bizarre pour l’esprit anglo-saxon.
Que ne s’est-il retiré, après l’armistice, comme il avait d’abord l’intention de le faire ! Ou que n’a-t-il été un Monk ! La victoire n’eût peut-être pas été gâchée et nous ne verrions pas le Boche relever insolemment la tête !…
Au cours de l’entretien, nous fûmes amenés à parler des provinces perdues et alors Clemenceau se manifesta comme un ardent patriote. Je l’ai, d’ailleurs, toujours connu tel. Ses yeux étincelaient d’une flamme magnifique lorsque, dressé tout à coup, il s’écria :
— Ah ! si j’étais, un jour, Président du Conseil, qu’il y eût la guerre avec l’Allemagne et que nous fussions vainqueurs, quelle joie ce me serait de rendre l’Alsace et la Lorraine à la France !…
Empoignés par ce cri si sincère, nous applaudîmes. C’est la seule fois que je l’aie vu se passionner de la sorte, et c’était pour la patrie.
Oui mais, pourquoi lors de son premier ministère, s’appliqua-t-il à diminuer le prestige de l’armée en donnant le pas aux autorités civiles sur les généraux ? Pourquoi choisit-il pour ministre de la guerre Picquard, nullité prétentieuse s’il en fut jamais ?
Hélas ! ce fut encore un méfait de l’esprit de parti. La démocratie, régime de divisions intestines, montra là, une fois de plus, sa malfaisance foncière. Elle gâte jusqu’aux intelligences qui serviraient efficacement notre pays si, au lieu de se gaspiller parmi les factions, elles pouvaient observer une discipline sous l’autorité bien assise, indiscutée du Roi.
J’ai cessé d’aller chez Clemenceau en 1903.
Nulle brouille entre nous. Mais, à cette époque je commençais la crise d’âme qui se dénoua par mon adhésion à la foi catholique. Tant qu’elle dura, c’est-à-dire pendant trois années, je vécus dans la solitude de la forêt de Fontainebleau. C’est là, je me plais à le rappeler, que la Vérité unique m’apparut.
Ma conversion, relevant exclusivement de l’ordre surnaturel, je n’ai pas à en parler ici.
Je l’ai, du reste, racontée dans Du diable à Dieu. Ce petit livre ayant eu un grand nombre d’éditions et étant traduit en plusieurs langues, je me permets d’y renvoyer le lecteur, en l’avertissant que c’est le procès-verbal rigoureusement exact de mon évolution de l’incroyance à la pratique religieuse.
Il me reste maintenant à narrer par quelles expériences je fus amené à la Monarchie.
C’est ce que je vais tenter de faire dans les pages suivantes.
Au printemps de 1907, Du diable à Dieu venait de paraître et, moi, j’occupais une chambre à l’Hôpital Saint-Joseph, situé au fond de Montrouge, après avoir subi une opération douloureuse qui m’obligea de garder le lit pendant une quarantaine de jours.
Comme je fus longtemps très faible, on prohibait les visites. La bonne Sœur Agnès, qui prenait soin de moi, s’opposait donc à l’intrusion des journalistes, curieux d’examiner la figure d’un homme bizarre au point d’être entré dans l’Église en un temps où beaucoup d’autres lui tournaient le dos.
Afin d’atténuer la déception des nouvellistes aux aguets, la Religieuse répétait à tous : — Après l’opération, il a fait de la fièvre, mais son délire était fort édifiant.
Il paraît, en effet, que tant qu’il dura, je ne cessais pas de redire le Salve Regina.
Les journalistes, pour la plupart, peu enclins à la piété, auraient peut-être préféré d’autres tuyaux. Mais Sœur Agnès refusait de leur en apprendre plus long, estimant que cette preuve de ma confiance en la Vierge répondait à tout. — Elle avait bien raison…
La consigne n’était levée que pour mon confesseur l’abbé Motet et pour François Coppée, qui venait me voir trois fois par semaine environ. Encore leur recommandait-on de ne pas s’attarder auprès de moi.
Je donne ces détails afin de souligner combien je manquais de forces.
Or, un matin, Sœur Agnès entre dans la chambre ; s’étant assurée que je ne sommeillais pas, elle me dit :
— Il y a dans le couloir un prêtre qui insiste tellement pour vous parler que j’ai cru devoir vous en avertir. Mais, ajouta-t-elle vivement, car elle observait avec scrupule les prescriptions du médecin, si vous ne vous sentez pas assez reposé pour l’entretenir, je le renverrai avec vos excuses. Il ne faut à aucun prix vous fatiguer.
— Je suis sous votre obédience, répondis-je, c’est à vous, ma chère Sœur, de décider ce que je dois faire.
— Il a eu l’air si désappointé quand je lui ai dit que, presque sûrement, vous ne pourriez le recevoir !… J’ai envie de le laisser entrer. Par exemple, je lui recommanderai de rester seulement quelques minutes.
— Soit, dis-je.
Pendant que Sœur Agnès s’acquittait de la commission, je me demandais, assez intrigué, quel puissant intérêt poussait ce prêtre à envahir de la sorte un malade aussi délabré que je l’étais.
Il entre. C’était un homme de petite taille et de complexion plutôt grassouillette. Il pouvait compter cinquante ans. Une physionomie intelligente, un regard vif et toujours en mouvement, une grande facilité de diction.
Après les congratulations que l’on devine, il se présente : l’abbé Lefèvre, directeur de la Croix de seine-et-Marne, résidant à Fontainebleau où il a eu souvent l’occasion de me croiser. Il n’y avait là rien de surprenant, la ville n’étant pas très grande, et tout le monde m’y connaissant. Pour moi, je ne l’avais jamais remarqué, chose aussi fort naturelle puisque, avant ma conversion, je ne prêtais pas la plus légère attention aux ecclésiastiques qu’il m’arrivait de rencontrer dans les rues.
Son préambule expédié, l’abbé Lefèvre entame, sans périphrases, l’objet de sa visite. — Il est un zélé Silloniste ; il pense fermement que l’avenir de l’Église en France et même dans tout l’univers dépend de son adhésion aux idées que propage le Sillon. Il me fait un exposé rapide et assez confus des dites idées. Et enfin, à travers le flux de paroles où il noie ces renseignements, je finis par percevoir qu’il s’est donné la mission de m’enrôler sous la bannière de M. Marc Sangnier, homme incomparable.
J’étais un peu ébahi de la flamme impulsive qui brûlait dans l’âme de l’abbé Lefèvre. Tandis qu’il pérorait, je l’avais étudié. Il me parut réaliser le type de l’abbé Chanut, le prêtre démocrate et moderniste si bien décrit, par M. Paul Bourget, dans l’Étape, roman que j’étais justement en train de relire[15].
[15] Puisque je mentionne l’Étape, je rappelle la haute portée de ce livre et sa véracité touchant les milieux révolutionnaires. De plus, l’esprit catholique l’anime et la thèse d’hérédité qu’il soutient me semble l’exactitude même. J’ai parfois traité assez rudement les livres appartenant à la première manière de Bourget. Mais en ce volume et en d’autres, d’une inspiration identique, je reconnais qu’il s’est montré l’émule de Balzac. Je ne connais pas d’éloge plus significatif.
L’abbé Lefèvre me mangeait des yeux, comme s’il s’attendait à ce que je m’écriasse :
Je fis un effort pour lui répondre :
— Mon Dieu, M. l’Abbé, dis-je, je vous avoue que je ne connais pas du tout M. Marc Sangnier. Je ne l’ai jamais entendu ni lu. Vous me faites sans doute beaucoup d’honneur en m’exhortant à voler dans ses bras. Vous m’affirmez que c’est un Apôtre. Votre sincérité est évidente. Mais souffrez que je vérifie par moi-même le bien fondé d’une assertion aussi… considérable. Et puis, si j’ai bien compris votre discours, Sangnier incarnerait la démocratie catholique… Or, la démocratie, je viens de m’en évader après l’avoir vue à l’œuvre sous la forme anarchiste, sous la forme socialiste et sous la forme radicale. En outre, j’ai eu le loisir de l’observer chez les disciples opportunistes de feu Gambetta. Le résultat de ces expériences m’a fort désenchanté. Certainement, ayant pris la peine de lire le volume que je viens de publier, vous vous en êtes aperçu. Par suite, je me méfie de tout ce qui porte l’étiquette démocratique. Jusqu’à plus ample informé, permettez-moi donc de me tenir sur la réserve.
L’abbé Lefèvre s’étonna que ses arguments ne m’eussent pas conquis d’emblée. Il allait entamer une nouvelle harangue. Heureusement, survint Sœur Agnès qui, me voyant tout étourdi et tout épuisé par la douche d’éloquence silloniste que je venais de subir, le pria, très poliment mais très nettement, de se retirer.
Il ne s’y résolut qu’à regret. Toutefois, avant de disparaître, il sortit des vastes poches de sa soutane et il étala sur mon lit force brochures et feuilles volantes dont la lecture, m’assura-t-il, m’infuserait les vertus transcendantes du Sillon…
Je lus, et je ne fus pas — infusé. En ce fatras, où un christianisme à tendances protestantes se combinait avec une doctrine sociologique toute parente de l’anarchie, je ne trouvai pas de quoi m’éprendre du Sillon. Et puis quelle phraséologie déplorablement sentimentale !
Ce qui me déplut également ce fut la faveur accordée dans ces écrits, aux pires sophismes nés de la Révolution et la façon par trop oblique et fuligineuse dont on tentait d’y adapter les enseignements de l’Église. En somme, l’individualisme à expression romantique, qui fut le grand péché du XIXe siècle, se cachait là sous des formes doucereuses.
Je fus choqué aussi de la mauvaise foi, peut-être inconsciente mais, en tout cas, fort déplaisante, que les Sillonistes manifestaient dans leurs polémiques. Et il y avait encore chez eux une ignorance de l’histoire — particulièrement de celle de notre pays — qui n’autorisait guère leur prétention à trancher dans le sens de leurs préjugés les questions les plus délicates.
Enfin, ce qui renforça ma répulsion à leur égard, ce fut l’étalage qu’ils faisaient de leurs mérites. Cela touchait au pharisaïsme.
Plus tard, des prêtres aveuglés me dirent : — Mais ces jeunes gens sont des catholiques fervents, ils vont régulièrement à la Messe, ils s’approchent des Sacrements, ils ont de bonnes mœurs, etc.
Je dus leur répondre par cette citation d’un des évêques qui combattirent le Sillon avec le plus de vigueur, Mgr Turinaz : « Dans tout le cours de l’histoire de l’Église, les dissidents qu’elle a dû repousser et condamner ont d’abord accompli ces devoirs et presque tous avec les apparences d’une grande piété. La pratique de la religion ne se borne pas à ces devoirs : on n’est pas vraiment catholique si l’on ne reste pas dans l’unité de la doctrine et de l’ordre établi par Jésus-Christ. » J’ajoutais — Et si cette doctrine et cet ordre on les interprète autrement que ne le fait l’Église par la bouche du Pape infaillible. Or c’était bien par où le Sillon se prouvait hétérodoxe, comme l’a démontré l’Encyclique qui le condamna.
Entre autres papiers à moi remis par l’abbé Lefèvre, il y avait le compte rendu d’un congrès tenu à Chambéry par les Sillonistes. Cela s’intitulait tranquillement : Un nouveau Messie. J’y lus ceci :
« Noël ! A la veille de la grande fête chrétienne, un nouveau Messie est venu en Savoie annoncer à la démocratie le règne de la fraternité humaine et de tous les points de l’horizon, des bergers et des mages, conduits par une étoile invisible, sont accourus afin d’entendre la bonne nouvelle. Ce jeune Apôtre (Marc Sangnier) exerce autour de lui un attrait puissant ; les auditoires les plus divers accueillent sa parole avec une attention quasi-religieuse et les ovations triomphales qui saluent son passage rappellent, dans une certaine mesure, celles du peuple d’Israël acclamant Jésus lors de son entrée à Jérusalem. Rien n’a manqué au messie de la démocratie pour évoquer parmi nous le souvenir de son Divin Maître… »
Ce boniment me plaça dès lors aux antipodes de l’agitateur qui ne désavouait pas un tel rapprochement, où le ridicule s’alliait au sacrilège.
En contre-partie des brochures du Sillon, et afin de me former une opinion complète, je voulus connaître les répliques des adversaires de ce mouvement. Je lus les Erreurs du Sillon par l’abbé Emmanuel Barbier et Le dilemme de Marc Sangnier par Charles Maurras[16].
[16] Les Erreurs furent éditées par Lethielleux, le Dilemme par la Nouvelle librairie nationale. On lira aussi avec intérêt le livre d’Ariès : Le Sillon et le mouvement démocratique (Nouvelle librairie nationale).
Le premier de ces livres réfutait le Sillon avec une parfaite modération de termes et une grande force d’argumentation aux points de vue théologique et social. Le second, aussi contenu dans la forme, le critiquait aux points de vue de la philosophie et de la tradition. Il n’est pas exagéré de dire que c’est un chef-d’œuvre de dialectique et de raison lucide. L’un et l’autre volumes m’aidèrent grandement à me créer la conviction que cette équipée anarcho-religiosâtre ne présentait rien de sérieux. Et lorsque j’eus interrogé quelques Sillonistes et qu’il me fut signifié par eux que « pour être du Sillon, il fallait d’abord croire à sa mission providentielle », je fus fixé d’une façon définitive.
Plusieurs années au delà, me trouvant à Lyon, quelqu’un me présenta à une dame qu’il me fallut classer tout de suite parmi celles que Louis Veuillot désignait sous le nom de matriarches. Sans cesser de se prendre pour une catholique-modèle, lorsque une erreur tentait de s’insinuer au sein de l’Église : sillonisme, américanisme, modernisme, elle n’y allait pas — elle y courait. L’hérésie naissante extirpée, elle se soumettait aussitôt… puis elle recommençait le lendemain.
Ah ! que saint Paul eut raison de formuler la règle : Taceat mulier in Ecclesia !…
Cette personne trépidante raffolait pour lors de M. Sangnier. Comme je marquais peu de chaleur pour cette contrefaçon d’Évangéliste, elle voulut absolument que j’aille l’entendre en une salle de conférences où, de passage à Lyon, il devait parler le lendemain. Elle me certifia que son verbe irrésistible ferait fondre mes glaces et elle me fourra, presque de force, un billet d’entrée dans la main. Quoique certain que l’événement tromperait ses prévisions, pour avoir la paix, je consentis à m’offrir au miracle.
En effet, le soir venu de la prétendue Révélation nouvelle, j’étais assis, en bonne place, non loin de l’estrade ou pérorait l’orateur du Sillon.
Mon impression fut double. D’abord, j’admirai, au point de vue de la phonétique, l’extraordinaire moulin à paroles qui fonctionnait, sans accroc, dans ce gosier infatigable.
Ensuite je m’aperçus que ce mécanisme vocal n’avait rien à moudre — ce qui s’appelle rien.
Je veux dire que les enfilades de phrases qu’il pulvérisait à la ronde ne contenaient aucune substance. Des redondances ampoulées, des apostrophes d’un lyrisme banal, d’interminables périodes d’un sentimentalisme blafard. Ni une idée pratique, ni un raisonnement enchaîné.
M. Sangnier traitait de politique, science qui, plus que toutes, exige des connaissances précises au service d’une intelligence positive.
Ici, pas même le semblant de ces qualités. On avait la sensation d’être plongé dans un bain d’eau tiède et trouble où ondulaient, avec trop de souplesse, des anguilles suspectes…
A la sortie, la dame agitée ne manqua pas de me demander fébrilement mon opinion.
Je répondis : — Ma foi, je pense de M. Sangnier ce que Danton disait de Robespierre.
— Et qu’en disait-il donc ?
— Excusez-moi, je n’ose répéter le propos. Vous savez, il n’est pas très élégant.
— Cela ne fait rien !… Répétez tout de même.
— Eh bien ! il disait… encore un coup, excusez-moi… il disait : « Ce bougre-là ne serait pas fichu de faire cuire un œuf ! »
La dame, indignée, me tourna le dos.
Je crois bien qu’elle m’aurait mis à la porte si je m’étais représenté chez elle. Mais je n’eus garde.
Un dernier mot. Le Sillon a été condamné par le grand Pape Pie X. M. Sangnier a déclaré qu’il se soumettait. Puis il s’est empressé de confier à un journaliste « qu’il poursuivrait son action personnelle ». Cela semble bien signifier que le Pape eut tort et que lui continue d’avoir raison.
Aux élections qui suivirent l’armistice, le Bloc national donna son estampille à M. Sangnier. Aussitôt élu député, celui-ci ne perdit pas une minute pour prodiguer les avances aux communistes, pour absoudre le bolchevisme et pour courir à Berlin consoler ces tendres agneaux, persécutés par la France, que sont les Boches…
Il faut souhaiter qu’un jour ou l’autre M. Sangnier, s’écriant avec Baudelaire : « Mes bras sont rompus pour avoir étreint des nuées », acquière le sens du Réel. Il faut l’espérer — mais ne pas trop y compter.
Le libéralisme est une maladie qui se manifeste par une absence d’horreur pour l’hérésie, par une perpétuelle complaisance envers l’erreur, par un certain goût des pièges qu’elle tend et, souvent, par un certain empressement à s’y laisser prendre. Louis Veuillot : Mélanges, 3e série, tome III.
Suivre le courant, c’est en quoi se résument les fameuses inventions du libéralisme. Louis Veuillot : Mélanges.
Prusias : Ah ! ne me brouillez pas avec la République !… Corneille : Nicomède, acte II, scène III.
A mon entrée dans le catholicisme, Coppée, Drumont, Huysmans, spontanément, et en des termes à peu près identiques, m’avaient dit : « Vous allez voir ce que sont les libéraux !… »
J’ai vu.
Je voudrais bien n’avoir pas à critiquer des frères dans la foi qui, malgré leur aberration démocratique, sont le plus souvent irréprochables quant à la soumission aux dogmes.
Cela ne m’est pas possible. J’ai trop eu lieu d’observer la façon dont les libéraux pactisent avec le régime, anti-chrétien par essence, qui, depuis 1789, marche à l’encontre de la tradition française. J’ai constaté, à trop de reprises, combien ils témoignaient d’hostilité sournoise à tous ceux qui ne partagent pas leur erreur politique et qui réprouvent les alliances auxquelles ils se laissent aller.
Il importe donc que je précise à quel point leurs idées et leurs actes me semblent néfastes.
« Un catholique libéral, a dit très justement M. Paul Bourget, est un catholique qui aime beaucoup les libéraux et très peu les catholiques. Ah ! l’étrange déviation de la conscience ! Elle consiste à servir sous son drapeau en détestant, en critiquant des gens qui servent sous le même drapeau et à réserver toute son admiration et toute sa sympathie pour l’ennemi. » (Le démon de Midi, tome I, page 282).
Rien de plus exact. Je le vérifiai sans retard.
Tout d’abord, qu’on veuille bien se rappeler que je venais d’un milieu où tantôt ouvertement, tantôt dans l’ombre, il est de règle de combattre l’Église et de viser à son abolition en France. Les plus rusés de ses adversaires nouent parfois une entente avec les libéraux, soit parce qu’ils y trouvent un intérêt électoral, soit parce que cette concession facilite des calculs financiers, soit parce qu’elle sert leurs intrigues au Parlement, soit, tout simplement, par machiavélisme et pour susciter la discorde entre catholiques. Le piège est tellement grossier qu’il faut toute la naïveté des libéraux, toute leur hâte de se prouver républicains pour s’y laisser prendre.
Du temps où je marchais sous l’aile griffue de la Révolution, j’avais assisté cent fois à des conciliabules où j’avais entendu les parlementaires anti-cléricaux et leurs acolytes préparer des manœuvres de ce genre. Quand cela réussissait, ils riaient à perdre haleine et se frottaient les mains en s’exclamant : — Quelles poires que ces libéraux, ils nous fournissent eux-mêmes le cordon qui nous permettra de les étrangler en douceur !…
Car, il importe de le souligner, quand ils amadouent de la sorte les libéraux, les fils de Marianne n’abandonnent aucune de leurs préventions contre la religion catholique ; avec elle, point de paix définitive ; tout au plus un armistice ; encore prennent-ils soin de stipuler qu’ils ne l’octroient qu’avec cette réserve que leurs alliés du moment ne demanderont point l’abrogation des lois dites « laïques ». Ils gardent ainsi les moyens de persécuter de nouveau l’Église dès qu’ils le jugeront à propos. Comme on l’a vu aux dernières élections, les libéraux s’empressent de souscrire à cette exigence, tant ils ont à cœur de donner des gages à la démocratie.
Je n’ignore pas que l’Église, quoique chez nous elle ait toujours eu à souffrir des gouvernements d’opinion, a prononcé que la démocratie n’était pas incompatible avec sa mission en ce monde. De fait, il existe dans les Amériques du sud et du nord plusieurs pays à institutions démocratiques qui lui concèdent une liberté suffisante pour qu’elle exerce, sans trop d’entraves, son magistère.
Mais en France — et nous n’avons ici à nous occuper que de la France — la démocratie ne cesse d’être foncièrement anti-catholique. Républicaine, elle n’a qu’un objectif : ravir des âmes à l’Église en l’éliminant le plus possible de la vie sociale. Césarienne : Napoléon Ier essaie d’en faire un instrument de son despotisme ; Napoléon III la livre à ses ennemis dès que les rêveries du Maître ont besoin de cette trahison pour prendre corps.
Or quand, pour les motifs que je viens d’exposer, la République feignit jadis d’accueillir « les ralliés », quand, comme aujourd’hui, elle joue la comédie d’une certaine tolérance, soyez sûrs qu’elle tient toujours les libéraux pour des espèces de « parents pauvres » à l’égard de qui la méfiance reste indiquée ou pour des tard-venus qu’on fait asseoir, avec mauvaise grâce, au bas-bout de la table, à qui l’on permet, en rechignant, de manger les restes et qu’on jetterait dehors s’ils risquaient la plus timide des réclamations.
Les libéraux sont tellement imbus de leur utopie à savoir la conclusion d’un mariage contre-nature entre l’Église et la Révolution qu’ils acceptent toutes les humiliations et toutes les avanies plutôt que de s’en déprendre.
En vain, des clairvoyants leur signalent d’avance les chausse-trapes dans lesquels ils se laissent choir avec une régularité déplorable, en vain la Sainte Écriture les avertit « qu’un mauvais arbre ne peut pas donner de bons fruits », rien ne saurait leur dessiller les yeux. Non seulement une illusion tenace les persuade que le catholicisme connaîtrait de beaux jours s’il se pliait à toutes les exigences de ses persécuteurs, mais encore ils en viennent à considérer l’opposition au régime, ne fût-elle que théorique, comme un méfait pour la répression duquel ils sont heureux, dirait-on, de voir s’activer les sectaires des Loges.
Et dans quelle humble posture ils avalent les couleuvres et encaissent les quolibets et les rebuffades que ne leur épargnent pas les « purs » républicains férus d’athéisme !
J’entendis naguère un député mi-radical, mi-centre gauche, parfois vermillon, parfois rose pâle selon l’occurrence, formuler cette constatation : « Avec les libéraux, on peut se mettre à l’aise. Gratifiez-les d’un coup de pied dans le derrière, ils vous rendent un coup de chapeau… »
Oh ! ce n’est point par mansuétude chrétienne que les libéraux ont adopté ces façons d’agir, car ils s’en vengent aussitôt sur ceux de leurs coreligionnaires qui blâment leurs abdications de conscience. Il n’est point de procédés perfides dont ils n’usent contre eux.
C’est aussi contre les écrivains qui démontrent, avec pièces irréfutables à l’appui, la stupidité sanguinaire de la Révolution que leur fiel se répand.
Toucher à l’Idole, la bafouer, leur apparaît un si grand sacrilège, qu’ils ne savent qu’inventer pour apaiser son courroux. Alors ils multiplient les désaveux et tournant à la hâte le dos aux catholiques coupables de ce crime, ou se voilant la face d’un geste pudibond, ils s’écrient : « Nous ne connaissons pas cet homme !… » Puis ils le dénoncent aux prêtres du culte dérisoire de Marianne.
Si alors quelque cœur honnête, comme il s’en trouve heureusement beaucoup dans l’Église, leur objecte que le régime issu de la Révolution s’oppose à leur bonne foi, ils lui font signe de se taire en chuchotant : « Ah ! ne me brouillez pas avec la République !… »
C’est bien parce que le vers, mis par Corneille dans la bouche de Prusias, abaissant sa dignité devant Flaminius, résume parfaitement l’attitude des libéraux vis-à-vis des républicains de carrière que je l’ai choisi pour épigraphe à ce chapitre.
Au cours de mes randonnées à travers les provinces, je rencontrai beaucoup de libéraux. Malgré les avis de Coppée, de Huysmans et de Drumont qui, tous trois, avaient eu à souffrir de leur mauvais vouloir à l’encontre des catholiques trop droits pour servir à la fois deux maîtres : l’Église et la Révolution, je ne pouvais croire qu’il existait des fidèles qui précisément menaient cette conduite… singulière et multipliaient les équivoques pour la justifier.
Je me disais : Mes amis exagèrent. Si aveuglés qu’ils soient, les libéraux doivent se tenir en garde contre les gens du régime. Comment croiraient-ils à leurs bonnes dispositions et à leur esprit de tolérance ? La République ne vient-elle pas de chasser les congrégations et de les réduire à l’exil ? N’a-t-elle pas fermé le plus grand nombre possible d’écoles libres ? Par la franc-maçonnerie, n’a-t-elle pas établi un système de fiches et de mouchardise occulte pour rayer de l’avancement les officiers coupables d’aller à la messe ? Ne tient-elle pas en disgrâce les fonctionnaires civils attachés à leur foi ? N’a-t-elle pas fait la Séparation de manière à voler, sans l’ombre de vergogne, les biens de l’Église ?
Eh bien, il fallut me rendre à l’évidence : non seulement les libéraux paraissaient tenir peu de compte de ces infamies, mais encore ils blâmaient à la sourdine Pie X, parce qu’il avait refusé de donner dans le traquenard huguenot des Cultuelles. Et ils manifestaient une étrange considération pour les artisans d’iniquité qui accaparaient le pouvoir.
Lorsque, en 1908, je fis pour la première fois le pèlerinage de Lourdes, certains membres éminents de l’Hospitalité m’accablèrent de questions sur Briand qui, comme ministre des cultes, avait machiné le coup de la Séparation.
A leur façon de m’interroger, je me rendis compte qu’ils admiraient éperdument ce saltimbanque et même qu’ils espéraient en lui pour restaurer l’Église de France.
Je fus abasourdi, ne comprenant pas cette persistance dans l’illusion.
— Mais, leur dis-je, Briand, ce n’est rien du tout. Je ne puis dire que je le connaisse personnellement beaucoup, ne l’ayant guère rencontré qu’à deux ou trois reprises. Cependant je puis vous affirmer que dans les milieux révolutionnaires d’où je viens et où je l’entendis prêcher aux ouvriers la grève générale, avec les violences qu’elle implique, et aux soldats la crosse en l’air, on ne le tenait pas moins pour un arriviste à l’affût d’une occasion d’abandonner la Sociale. On le méprisait pour ses mœurs douteuses et l’on n’avait aucune confiance dans sa sincérité.
Il a donné raison à ces pronostics puisque, à l’instigation de Waldeck-Rousseau, qui eut toujours du goût pour les aventuriers louches, il s’est empressé de renier ses frères du socialisme à outrance, le jour où on lui permit de mettre les doigts dans l’assiette au beurre.
Quant à ses capacités, dès sa jeunesse, au quartier latin à Montmartre, on s’amusait de son ignorance et de sa fainéantise. On relevait les bévues historiques et philosophiques dont fourmillaient ses discours. Aussi, lorsqu’il fut désigné comme ministre de l’Instruction publique, ce fut un éclat de rire unanime parmi les gens informés de son passé.
Ce n’est, du reste, pas lui qui élabora le projet de Séparation. Ce fut un juif de Francfort, le nommé Grünbaum. Lui n’eut qu’à broder des variations à la tribune sur ce thème hébraïque.
Oh ! là, par exemple, je vous concède qu’il a réussi. Son talent de parole est incontestable. Il chatouille agréablement au bon endroit les parlementaires. Au seul souvenir de sa virtuosité labiale, ils font les yeux blancs. Il en profite pour duper tour à tour tous les partis car, suivant ses intérêts variables, il a des convictions de rechange. Le prendre pour un homme d’État, c’est prendre la lanterne fumeuse accrochée à la porte d’une maison malfamée pour le soleil levant. Ce fourbe insigne excelle à mener des intrigues malpropres dans les couloirs de la Chambre. Il est incapable de concevoir un grand dessein et de le réaliser. Il n’a que des appétits et il emploie ses loisirs à les régaler tandis que ses acolytes lui mâchent la besogne.
Vous auriez donc le plus grand tort de vous fier à lui pour mettre un terme à la persécution. Et si, comme je crois le comprendre d’après vos propos, il vous fait des avances, je vous engage à les repousser. La plus élémentaire prudence le commande…
Ce témoignage sans fard ne convainquit nullement mes interlocuteurs. Je voyais les visages se rembrunir à mesure que j’expliquais Briand et ses tares aux pauvres cervelles qui m’écoutaient. Je sentis que je me heurtais à un parti pris incoercible et je n’insistai pas — d’autant que j’étais venu à Lourdes pour prier la Sainte Vierge et non pour faire de la controverse politique.
Mais ce premier contact avec les libéraux me fut une leçon de choses que je ne reçus pas en vain.
En 1910, le journal l’Éclair avait pour rédacteur en chef Ernest Judet, confident de cet homme bénin mais peu perspicace : feu Piou.
Judet, convaincu de son génie politique, avait promis de mener l’Action libérale à la victoire sur le terrain des élections.
Soit dit en passant, l’Action libérale avait pensé faire preuve d’une finesse extrême en accolant à son étiquette l’adjectif populaire. Or, populaire, elle ne le fut jamais. Si peu éclairé que soit Jacques Bonhomme, il éprouve de la défiance à l’égard de ceux de ses courtisans qui lui offrent un programme consistant à caresser tout le monde sans donner de garanties formelles à personne. C’était bien le cas de l’Action libérale qui semblait tout le temps s’excuser de son catholicisme auprès des incrédules et demander pardon de ses politesses à l’incrédulité auprès des catholiques :
Ces allures obliques ne disaient rien qui vaille à l’électeur. En France, on aime les opinions nettes. Quoique ce prétendu souverain le Suffrage universel ne déteste pas de voir les échines se ployer en arc devant sa face, il se renfrogne quand on exagère la souplesse. Qu’on lui fasse chatoyer toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, cela distrait le vieil enfant qu’il ne cesse d’être. Mais la grisaille nébuleuse où s’estompe le libéralisme l’ennuie et il s’en détourne avec des bâillements réitérés.
Néanmoins Judet avait réussi à persuader aux libéraux qu’il était le cuisinier providentiel qui saurait coaguler la matière électorale et la leur servir toute chaude aux prochaines élections.
Sa tactique, disait-il, consistait à — encercler Briand (sic !)… Briand était bien trop « ficelle » pour le désavouer. Mais j’imagine qu’inter pocula il s’amusait follement à considérer la naïveté libérale. Et il feignait même parfois de se prêter à cette farce inénarrable.
Les choses en étaient là, Piou annonçait déjà le triomphe de Judet quand j’eus à m’aboucher avec celui-ci. Je ne l’avais, jusqu’alors, jamais rencontré. Mais un excellent prêtre, très ignorant de la politique et directeur d’une œuvre de charité, m’avait supplié de me rendre à l’Éclair pour obtenir que ce journal la recommandât à ses lecteurs.
J’eus beau lui dire que mon influence sur la feuille en question était absolument nulle, il insistait pour que je fisse la démarche nécessaire.
Il me répétait : — M. Judet combat pour l’Église sous les auspices d’un grand nombre d’hommes de bien. Il ne peut donc refuser de publier la note que je vous remets, puisqu’il s’agit de secourir les indigents.
De guerre lasse, je finis par consentir. Mais je ne croyais pas à la réussite, ayant remarqué que l’Éclair, sous Judet, s’abstenait soigneusement de rien publier qui eût rapport à la religion. Au surplus, je savais que les libéraux mettaient souvent leur drapeau dans leur poche, croyant, par cette piètre rouerie, s’attirer certains suffrages appartenant à la Libre Pensée non militante.
Mais, après tout, me dis-je, comme cette œuvre ne touche ni de près ni de loin à la politique, peut-être que Judet fera une exception pour elle.
Après une attente assez longue, je fus introduit dans le cabinet directorial ou trônait le bien-aimé des libéraux.
Je ne décrirai pas le personnage. Lisez Salons et Journaux, de Léon Daudet ; vous y trouverez son portrait gravé à l’eau-forte avec une verve étincelante.
Judet me reçut du haut de l’Olympe. Tandis que je lui exposais brièvement — et sans déférence excessive, on peut le croire — l’objet de ma visite, il se tenait adossé à la cheminée, écartant ses jambes interminables « pantalonnées de drap militaire », reniflant, toutes les trente secondes, d’une narine autoritaire. Il semblait vouloir me donner à entendre que j’étais quelque chose comme un insecte en présence du Maître des dieux.
Dès que j’eus terminé, il secoua négativement la tête.
— Non, bredouilla-t-il, à l’Éclair nous ne faisons pas de cléricalisme. Je n’insérerai pas cette notice.
— Mais, repris-je, il ne s’agit pas de cléricalisme, il s’agit des pauvres. Est-ce que le fait qu’un prêtre administre cette œuvre constitue à vos yeux un vice rédhibitoire ?
Ici Judet haussa le ton. Ce fut presque avec colère qu’il me répondit :
— Je n’aime pas les prêtres… Inutile d’insister…
— Oh ! dis-je, vous n’aimez peut-être pas leur personne, mais j’ai idée que cette aversion ne s’étend pas jusqu’à leur bourse, car, si je suis bien informé, c’est des subsides des catholiques que vit, en grande partie, votre journal et…
Au comble de l’irritation, il m’interrompit :
— Môssieur, cela ne vous regarde pas…
— C’est juste…
Je lui tournai le dos et me retirai, sans plus.
Ah ! pensai-je, une fois dans la rue, infortunés libéraux, vous voilà bien lotis ! Avec votre gaucherie coutumière, vous avez choisi pour servir vos ambitions un homme qui non seulement vous compromet par ses croisières dans les parages poissonneux de Briand, mais qui encore me paraît détester l’Église dont vous vous dites les plus habiles soutiens…
Déjà, à cette époque, Judet avait de gros besoins d’argent. Il est vraisemblable que, dénué de toute conviction religieuse, il ne s’était inféodé aux libéraux que pour leur soutirer des sommes notables.
D’ailleurs, elles ne lui suffisaient pas, puisque, même avant la guerre, il ne tarda pas à se mettre au service de l’Allemagne.
Quand le scandale éclata, qui fut mortifié de s’être trompé aussi lourdement ?
Les gens de l’Action libérale.
Mais vous verrez que l’expérience ne leur servira de rien. Gageons que, le cas échéant, ils trouveraient le moyen de s’enticher à nouveau de quelque aventurier issu des bas-fonds de la presse comme Judet et, peut-être comme lui, vendu à l’étranger.
Ils ont tellement l’habitude de se fourrer le doigt dans l’œil !…
Le sortilège qui plongeait les libéraux dans l’extase au seul prononcé du nom de Briand, j’en eus encore un exemple, à la fin de 1913, à Nice.
Je ne nommerai pas celui qui me le fournit. Sa situation lui conférait une influence légitime sur les catholiques ; on respectait son caractère ; on admirait sa grande piété ; mais beaucoup, qui ne goûtaient point ses vues touchant la politique, regrettaient l’ardeur envahissante qu’il mettait à servir la cause libérale.
Signe particulier qui le fera sans doute reconnaître par quelques habitués de la Côte d’Azur, dès qu’on entrait chez lui, on remarquait, dans l’antichambre, un énorme buste de Monseigneur Dupanloup, dont il avait été, dont il restait le fervent disciple.
Cette effigie d’un des plus fougueux tenants du libéralisme, sous le second Empire et sous l’Ordre moral, prenait la valeur d’une déclaration de principes. On était tout de suite fixé sur les sentiments du propriétaire de la villa.
Je séjournais alors chez les Cisterciens peuplant le monastère de Notre-Dame-de-Lérins, dans cette île Saint-Honorat qui désigne, vers le sud, l’entrée de l’incomparable golfe de Cannes. J’habitais, au chevet de leur église, une petite maison dans un jardin claustral tout fleuri de roses. Je me sentais si heureux et si paisible en cette retraite, où mon penchant à la contemplation dans la solitude et le silence trouvait pleinement à se satisfaire, que des mois s’écoulaient sans que je misse le pied sur le continent.
Or, en décembre de cette année, l’ami de feu Dupanloup apprit, je ne sais comment, ma présence dans l’île. Comme il se préoccupait fort des élections qui devaient avoir lieu au printemps suivant, l’idée singulière lui vint de m’employer à les préparer, selon le rite libéral et sous son impulsion. Aussitôt, il écrivit au Père Abbé de Lérins, Dom Patrice, en lui exposant son projet et en le priant de me déterminer à lui rendre visite à Nice où il comptait enlever mon acceptation.
Dom Patrice me communiqua la lettre. Mais je me récriai.
D’abord, je n’avais pas du tout envie de quitter la clôture pour entreprendre une campagne électorale. Quatre ans auparavant, cédant à des instances opiniâtres, j’en avais fait une dans les Hautes-Pyrénées, au profit d’un imbécile qui se disait « catholique mondial », et ce contact avec les dessous malpropres du Suffrage universel m’en avait dégoûté à tout jamais.
Ensuite, ainsi que je le préciserai plus loin, je professais la doctrine de l’Action française et, par suite, je me trouvais aux antipodes du libéralisme. Comment aurais-je pu servir avec zèle et sincérité un parti dont les idées me semblaient en tout point erronées ?
Mes raisons de m’abstenir, je les donnai au Père Abbé d’une façon si chaleureuse qu’il rit doucement de ma véhémence. Il n’insista guère, — d’autant que, vivant en Dieu, il était trop détaché des agitations humaines pour y intervenir.
— Refuser d’appuyer une politique, me dit-il, ce n’est pas un cas de conscience. Mais comme vous devez du respect à celui qui vous sollicite de la sorte, allez le voir. Présentez-lui votre refus avec calme mais de manière à le convaincre que vous ne lui seriez pas auxiliateur.
— En effet, cela se doit, approuvai-je. Je ferai donc cette visite, muni du ferme propos de ne pas m’emballer.
— C’est cela… Puis vous reviendrez tout de suite dans votre petit coin, auprès de vos chers livres — in angello cum libello dit le saint auteur de l’Imitation.
De Cannes à Nice, la distance est courte. J’occupai le temps du trajet à classer les excuses plausibles qu’il me faudrait offrir à un vieillard dont je savais, par ouï-dire, qu’il montrait une extrême ténacité dans la poursuite de ses desseins.
Mais je savais aussi que, différent en cela d’un grand nombre de libéraux, il était d’une entière droiture et incapable de décrier vilainement, sous le couvert de l’anonyme, quiconque n’acceptait pas de s’enrôler sous son enseigne.
Ayant combiné mes arguments en conséquence, j’arrive à la villa. Je jette en passant un regard plutôt morne au buste de feu Dupanloup et je suis introduit presque immédiatement.
Sans perdre une minute, avec une vivacité de diction et une flamme dans le regard qui paraissaient d’un jeune homme plus que d’un septuagénaire, mon interlocuteur m’expose ses plans. Il entend tout faire, loyalement mais vigoureusement, pour qu’aux prochaines élections le candidat qu’il patronne soit élu. Il a besoin d’un écrivain débrouillard qui sache aussi parler en public et qui appliquera, sans hésitations, ses directives. Ce factotum, pourquoi ne serait-ce pas moi ? Suivent quelques phrases beaucoup trop laudatives mais qui pourtant échouent à
J’objecte que j’ai renoncé à la politique militante, que je me suis voué à la retraite parmi les moines, que j’y travaille à un livre dont l’élaboration difficile m’absorbe totalement.
Je conclus : — Permettez-moi, en outre, de vous avouer que je ne crois pas beaucoup au succès du libéralisme à Nice…
Et, à part moi, j’ajoute : — ni ailleurs. Car il eût été malséant de formuler cette adjonction à voix haute.
Seconde tirade du bouillant vieillard. Il m’énumère les motifs qu’il pense avoir d’augurer que la démocratie s’oriente de plus en plus vers le libéralisme. Cette aberration prouve à quel point il prenait ses désirs pour des réalités, puisqu’au mois de mai qui suivit, le pays tourneboulé envoyait à la Chambre une majorité radicale et socialiste amoureuse de Caillaux et hostile à l’Église.
Prévoyant ce résultat, je lui dis que, loin de partager ses espérances, je jugeais les libéraux inaptes à déjouer les manœuvres de leurs adversaires.
Peu enclin à souffrir la contradiction, il reprit alors, d’une voix plus fébrile, sa démonstration des vertus politiques, en instance de réussite, du libéralisme. Puis, constatant que je demeurais impassible, il fit donner la garde :
— Eh bien, comme garantie, s’écria-t-il, je vous confie, sous le sceau du secret, que Briand nous soutiendra. Briand lui-même !…
Il me défila ensuite une longue apologie dudit personnage. Il vanta ses qualités d’homme d’État sans rivaux possibles ; il me le peignit comme un ami méconnu de l’Église, comme l’unique ressource de la France chrétienne, etc., etc.
Inutile de reproduire le couplet. Il est archi-connu.
— Vous n’avez rien de sérieux à critiquer chez Briand, continua-t-il, vous ne nierez pas sa bienveillance à notre égard. Je réponds de lui… Vous vous taisez ? Allons, dites-moi ce que vous pensez de Briand ?
Avec le plus grand flegme, je répondis :
— C’est une fille de joie.
Cette définition sans apprêt stupéfia mon interlocuteur. Il demeura un bon moment muet à force d’indignation. Puis, levant les bras au ciel, il s’exclama : Comment ? Comment ???… Expliquez-vous !
Avec placidité je lui appris alors que n’importe qui un peu au courant de l’envers du décor parlementaire tenait Briand pour une sorte de courtisane très souple qui caressait tous les partis dans la mesure de ce qu’elle calculait pouvoir en tirer pour la satisfaction de ses instincts jouisseurs. De convictions, pas l’ombre. De capacités, aucune. De l’ignorance et de la paresse, tant qu’on voulait. Un appareil à vocalises dans le larynx. Et c’était tout.
Je dis enfin : — Si les libéraux se fient à cette raccrocheuse des couloirs du Palais-Bourbon, je ne risque guère de me tromper en vous prédisant leur déconfiture.
A ce coup je crus qu’il allait me foudroyer. Ses regards me dardaient des éclairs et ses doigts tambourinaient la table comme s’il luttait contre l’envie de m’étrangler. Il se leva, fit quelques tours dans la chambre puis, se rapprochant de moi, comme s’il se forçait à une diversion, il se mit à m’interroger sur mes travaux et mes lectures. Mais je sentais bien que ce n’était qu’une trêve et qu’il reviendrait bientôt à la charge plus pressant que jamais.
Afin de couper court et de rompre un entretien qui me causait du malaise, je sortis une phrase que je tenais en réserve pour le cas où mes défaites ne seraient pas admises.
Je déclarai donc : — Lorsque je ne m’occupe pas à la rédaction du livre dont j’ai eu l’honneur de vous parler, je relis assidûment les œuvres complètes de Louis Veuillot.
A ces mots ce fut comme si le fantôme courroucé de Dupanloup se dressait entre nous. L’héritier de sa pensée fit un bond prodigieux dans le fauteuil où il venait de se rasseoir :
— Veuillot, s’écria-t-il, Veuillot !… Mais cet homme a fait un mal horrible à l’Église !…
— Ce n’est pas mon avis, répondis-je en saluant jusqu’à terre.
L’effet que je cherchais était produit. L’irréductible ennemi de Veuillot me fit comprendre par son attitude soudain glaciale que nous n’avions plus rien à nous dire.
Toutefois, il me reconduisit jusqu’à la grille du jardin, comme s’il attendait de moi un mouvement de repentir. Mais je ne témoignai pas de contrition pour mon péché de veuillotisme. Aussi, en me congédiant, il me dit sur un ton de pitié miséricordieuse : — Vous n’entendez goutte, mon pauvre garçon, aux vrais intérêts de l’Église et vous suivez de déplorables modèles. Instruisez-vous, étudiez Briand… Adieu !…
On aura peut-être remarqué que durant mes conversations avec le libéral de Nice, comme avec les libéraux de Lourdes, tous avaient usé de termes à peu près identiques pour célébrer leur bien-aimé Briand ; et, forcément, mes ripostes gardèrent aussi la même tournure.
Cette uniformité dans l’aberration, qui caractérisait leurs propos, me frappa. En regagnant la gare, je pensais : — C’est pourtant un phénomène bizarre que l’aveuglement unanime des libéraux en ce qui concerne ce fruit véreux de Briand. Ou bien ils obéissent à un mot d’ordre concerté, ou bien ils sont possédés d’un démon briandesque qui leur jette de la poudre aux yeux… Heureusement pour moi, le nom de Veuillot me servit d’exorcisme. Je suis à présent tout à fait sûr que personne, à Nice ou autre part, ne tentera de m’embrigader au service d’un candidat libéral.
Et en effet, on me laissa tranquille. Mais j’eus bientôt à constater que l’épidémie d’admiration pour Briand contaminait des âmes un peu partout.
En février et mars 1914, je fus appelé dans l’Ouest pour y donner une série de conférences sur le socialisme et l’anarchie. Je parlai à Saumur, à Angers, à Nantes, à Quimper, à Morlaix, à Saint-Brieuc, à Rennes et à Laval.
Eh bien, dans chacune de ces villes, je trouvai des libéraux qui m’interrogeaient sur l’homme de la Séparation. Naturellement, je leur répondais comme je l’avais fait à Lourdes et à Nice. Qu’aurais-je pu dire d’autre ?
Mais en tout lieu, l’impression produite par mes avertissements ne varia point. On marquait de la mauvaise humeur ; on ne me contredisait pas en face, mais je voyais bien que j’étais tenu pour un esprit léger portant des jugements précipités et sans assises sérieuses. Certains même cherchèrent à me nuire à la mode libérale, c’est-à-dire avec une sournoiserie papelarde.
Depuis longtemps j’ai appris, par des expériences réitérées, que la plupart des hommes n’aiment pas entendre la vérité, surtout si elle heurte leurs préjugés. Mais il n’en est point comme les libéraux pour se cramponner à une erreur malgré l’évidence. Plus encore, on dirait qu’ils ne pardonnent pas à ceux qui s’efforcèrent de les éclairer d’avoir eu raison.
Comment agir vis-à-vis de gens aussi épris du bandeau qu’ils se maintiennent sur les paupières ? Puisqu’ils ne me croyaient pas, quoique informés que je venais de passer plus de vingt ans parmi les ennemis de l’Église et que, par suite, je devais les connaître pour les avoir observés à loisir, je n’avais qu’à me tenir à l’écart de leurs conciliabules et de leurs chimères. C’est ce que je fis désormais.
En étudiant les origines du libéralisme en France, j’ai vérifié que ses adhérents n’ont jamais abandonné la doctrine qui, à mon avis, constitue leur erreur capitale, à savoir qu’une alliance est désirable entre l’Église et la Révolution.
Sans entamer ici un cours d’histoire contemporaine, je me permettrai de rappeler leur constance à soutenir ce point de vue et leur façon d’interpréter les monitions qui leur venaient de Rome.
Lorsqu’en 1832 l’Encyclique Mirari vos eut promulgué la condamnation de Lamennais, ses disciples, Montalembert, Lacordaire et d’autres ne le suivirent pas dans sa révolte contre l’Église. Ils s’inclinèrent loyalement — nul n’en doute — devant l’autorité du Pape. Mais telle était l’emprise des sophismes démocratiques sur leur esprit que, dès le lendemain de cette condamnation, ils poursuivirent — en partie — leurs errements. Certes, ils n’allèrent pas jusqu’à la démagogie athée comme Lamennais, mais, sous des formes insinuantes ou sentimentales, qu’ils empruntèrent au romantisme alors en vogue dans la littérature, ils ne cessèrent de préconiser les idées qui leur étaient devenues, pour ainsi dire, consubstantielles. Épris de ce parlementarisme qui compte parmi les causes les plus efficientes des maux dont la France eut à souffrir depuis la chute de l’ancien régime, ils imaginèrent de transformer l’Église en une faction analogue à toutes celles qui, sous prétexte de « libre discussion », entretenaient la discorde, en permanence, entre les Français.
La conception libérale se ramenait, — et se ramène — en somme, à ceci : — Il y a une Vérité catholique, mais il y a aussi des vérités conformes aux principes de la Révolution et qui ont le droit de se manifester même en opposition avec elle. Pour nous, nous souhaitons que, loin de se combattre, elles fusionnent. Tous nos efforts tendront à obtenir ce résultat. Mais qu’il y ait conflit ou alliance entre elles, le gouvernement, s’il possède des institutions vraiment démocratiques, n’a pas à intervenir.
C’est ce qu’ils appelaient « l’Église libre dans l’État libre », formule qui distille un ferment d’anarchie des plus virulents.
Or, comme l’a fort bien dit M. Mourret, dans son excellente Histoire de l’Église, l’Encyclique Mirari vos réprouvait cette doctrine. En effet, « l’on doit y voir la condamnation de l’État révolutionnaire et laïque, et il est juste d’y reconnaître en conséquence, avec un écrivain de nos jours, la simple réaction, énergique, sans doute, mais nécessaire « du bon sens, instruit par la notion de société » contre la prétention de quiconque, prince ou peuple, soutiendrait que « le libre conflit des idées, vraies ou fausses, est un bien en soi » ; que le droit de révolte est un droit permanent des peuples et que l’oubli des droits de Dieu est permis aux rois[17] ». Mais les libéraux s’étaient trop imbus des soi-disant conquêtes de la Révolution et des erreurs les plus flagrantes du matérialisme, dont on reconnaît l’empreinte dans les institutions de la plupart des peuples au XIXe siècle, comme de notre temps, pour accepter, sans restriction, l’enseignement de l’Église. De plus, avec un manque de logique vraiment extraordinaire, tout en plaçant leurs croyances sous l’égide de la Révélation, ils cultivaient l’illusion du progrès tenu pour la résultante obligée des théories évolutionnistes. Comme ces théories procédaient du déterminisme universel qui nie la Révélation, l’on voit dans quelle impasse ils se fourvoyaient.
[17] Histoire générale de l’Église, par l’abbé Fernand Mourret, tome VIII (chez Bloud et Gay). — L’auteur cité est M. Georges Goyau dans son livre : la Papauté et la civilisation.
De là, dans leurs écrits, leurs discours et leurs actes une disposition continuelle à tourner les préceptes politiques et sociaux de l’Église ou à en altérer le sens par leurs commentaires.
Le mal alla si loin et monta si haut que, pour le détruire dans sa racine, le Pape Pie IX promulgua, en 1864, l’encyclique Quanta Cura, développant les principes posés dans l’encyclique Mirari vos et portant, en annexe, ce catalogue complet des erreurs modernes, le Syllabus, admirable pour sa précision et sa clairvoyance quant aux égarements de l’esprit humain dès qu’il s’écarte de la Vérité catholique.
Plusieurs articles du Syllabus tombaient d’aplomb sur le libéralisme pour le pulvériser, ceux-ci par exemple[18] :
[18] Ne pas oublier que dans le texte original du Syllabus chacune des propositions condamnées est précédée de ces mots : Si quelqu’un dit et suivie de ces mots : qu’il soit anathème.
V. La Révélation divine est imparfaite et, par conséquent sujette à un progrès continuel et indéfini qui doit répondre au développement de la raison humaine.
XI. L’Église, non seulement ne doit, en aucun cas, sévir contre la philosophie, mais elle doit tolérer les erreurs de la philosophie et lui abandonner le soin de se corriger elle-même.
LV. L’Église doit être séparée de l’État et l’État doit être séparé de l’Église.
LXXIX. Il est faux que le plein pouvoir laissé à tous de manifester ouvertement toutes leurs pensées et toutes leurs opinions jette plus facilement les peuples dans la corruption des mœurs et de l’esprit et propage l’indifférence.
LXXX. Le Pontife romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne.
Dès la publication de l’Encyclique et du Syllabus, on devine quelle tempête ces sublimes affirmations des droits de Dieu et des devoirs des hommes envers son Église suscitèrent de révoltes parmi les militants de l’incrédulité. Les libéraux étaient fort ennuyés et fort embarrassés. D’une part, ils ne pouvaient protester ouvertement sous peine de se mettre hors de l’Église. D’autre part, il était incontestable que la parole pontificale démasquait leurs manœuvres pour accorder les contradictoires. Afin de jeter le doute dans les esprits mal informés, ils imaginèrent d’expliquer le Syllabus à peu près à rebours des principes qu’il formulait. Ils lancèrent, à ce sujet, une foule de brochures où le paradoxe le disputait à la tautologie.
A Rome on prit fort mal ces piteuses arguties et l’on avertit les libéraux qu’ils s’engageaient dans une voie des plus périlleuses pour l’avenir de leur orthodoxie. Intimidés, les libéraux se turent. Mais ils ne tardèrent pas à choisir un autre terrain de combat.
Ils le trouvèrent lorsque le Pape décida de réunir un Concile où le dogme de l’infaillibilité serait défini et proclamé (1868). Pendant les dix-huit mois qui précédèrent ce célèbre Concile du Vatican, les libéraux de tous pays menèrent une campagne ardente contre le principe même. Ceux de France s’y distinguèrent par leur activité.
Il s’agissait de souscrire à cette déclaration : « Lorsque le Pontife romain parle ex cathedra, c’est-à-dire lorsque, remplissant sa charge de Pasteur et de Docteur de tous les chrétiens, il définit, en vertu de sa suprême autorité apostolique, qu’une doctrine sur la foi ou sur les mœurs doit être professée par l’Église universelle, il est doué, par l’assistance divine, de cette infaillibilité dont le divin Rédempteur a voulu que son Église fût pourvue en définissant une doctrine sur la foi ou sur les mœurs. Par conséquent de telles définitions du Pontife romain sont irréformables par elles-mêmes et non en vertu du consentement de l’Église. »
C’était ce que les libéraux ne voulaient pas. Jusque là, plus que jamais pénétrés d’idées démocratiques, ils avaient espéré introduire dans le gouvernement de l’Église une sorte de régime parlementaire où l’épiscopat tiendrait à peu près autant de place que le Pape.
Je l’ai écrit ailleurs : « Certains d’entre eux allaient jusqu’à révéler le but qu’ils visaient en s’écriant : l’Église a besoin d’un 89 ! Le mot fut attribué à l’un des plus… politiques parmi les libéraux, le comte de Falloux. Celui-ci le désavoua en des termes si ambigus qu’un doute subsiste quant à sa véracité. Au surplus, s’il ne l’a pas prononcé, ses intrigues, ses propos, ses écrits, avant et pendant le Concile, prouvent que telle était bien sa pensée. Ses amis ne restaient pas en arrière : leur désir eût été que le Pape devînt une espèce de monarque constitutionnel gouvernant l’Église en collaboration constante avec un sanhédrin de prélats réunis périodiquement, constituant des partis, discutant, légiférant, administrant d’après les méthodes du parlementarisme. Or, à considérer la façon dont les assemblées de la démocratie appliquent ces méthodes, on se rend compte des maux que ce règne du bavardage stérile aurait produit dans l’Église. Tous les trois mois, on eût vu germer des schismes. Dieu soit béni de nous avoir épargné cette tribulation ! »
Le Concile, une fois réuni, une forte majorité se dessina tout de suite en faveur de la définition du dogme. Désespérant de le faire écarter, les libéraux plaidèrent alors que la promulgation en serait inopportune. On les laissa discourir, dans ce sens, tant qu’il leur plut, mais il arriva que leurs objections ne réussissaient à convaincre personne. En vain, quelques-uns firent-ils craindre une intervention des puissances séculières. En vain les plus diplomates essayèrent d’obtenir un ajournement. Il était trop visible qu’ils ne cherchaient qu’à gagner du temps pour préparer de nouvelles manœuvres contre l’infaillibilité elle-même.
Le dogme fut défini, à une énorme majorité, le 18 juillet 1870 et promulgué aussitôt par Pie IX. Et alors, selon leur coutume, les libéraux se soumirent sans restriction. C’est à leur éloge. Mais, auparavant, n’oublions pas qu’ils avaient fait le possible pour introduire la confusion démocratique dans l’Église.
On eut une nouvelle preuve — cette fois dans l’ordre politique — de leur penchant à restreindre l’autorité du chef au profit du parlementarisme lorsque, un peu plus tard, le Roi légitime faillit être restauré.
Le comte de Chambord — qui fut un Sage fort méconnu — avait étudié profondément les erreurs de son temps. Il n’ignorait donc pas qu’elles provenaient, pour une grande part, du régime des Assemblées. Il apportait le remède : et, pour cette raison même, les libéraux se méfiaient de lui.
Il avait déclaré qu’il entendait non pas seulement régner mais gouverner d’une façon effective. C’en était assez pour susciter la mauvaise volonté des libéraux. De là, le mot significatif prononcé par le duc de Broglie, l’un des signataires de la formule démagogique : « l’Église libre dans l’État libre. »
« Laissons-le revenir, dit-il, quand nous le tiendrons, nous le ficellerons comme un saucisson. »
Je crois bien que cette phrase élégante, qui lui fut rapportée, décida, autant que la question du drapeau, le comte de Chambord à se retirer…
On saisit maintenant qu’ayant étudié avec soin le passé des libéraux et constaté que, de nos jours, ils restaient épris des doctrines dissolvantes qui jadis les égarèrent, je ne me sentais aucunement porté à naviguer dans leur sillage.
— Ces gens-là, me dis-je, sont, inconsciemment, des générateurs d’anarchie. Or, l’anarchie, j’en arrive et je n’ai pas du tout envie d’y retourner.
J’allai donc vers la tradition et vers l’autorité rationnelle qui la représente — vers le Roi.
Ce n’est pas d’aujourd’hui que nous nous connaissons Charles Maurras et moi. Je l’ai rencontré pour la première fois au café Voltaire en 1890. A cette époque, les jeunes gens qui formaient l’école symboliste et l’école romane se réunissaient là presque tous les soirs. On y récitait des vers, on y discutait passionnément de littérature.
Les théories s’entrechoquaient, mais sans dogmatisme excessif. En général, nous n’étions ni pédants ni poseurs. Nous nous montrions désintéressés dans notre amour de l’art et nous ignorions ce charlatanisme assoiffé de lucre et de basse réclame dont on a vu tant d’exemples depuis.
La belle flamme de la jeunesse embrasait nos propos, vivifiait nos convictions. Et il régnait entre nous une amitié véritable qui, quelles que fussent nos divergences, nous unissait dès qu’il y avait à faire front contre l’ennemi commun.
Cet ennemi, c’étaient les plaisantins du journalisme qui nous représentaient comme d’absurdes névrosés ou comme des farceurs enclins à mystifier le public. C’étaient aussi certains critiques ankylosés d’esprit, comme Brunetière ou des nullités fielleuses, comme Doumic.
Maurras venait habituellement accompagné de Moréas et d’Amouretti. Avec le premier, il opposait au symbolisme, romantique, individualiste et révolutionnaire, la tradition classique et la discipline de l’intelligence. Avec Amouretti, mort jeune et dont il s’est maintes fois réclamé comme de son initiateur à l’idée monarchique, il commençait à réagir contre l’anarchisme des symbolistes et contre la faveur excessive qu’ils accordaient aux influences étrangères.
Tous trois occupaient une table de coin sans toutefois affecter en rien de faire bande à part. Ils se montraient irréductibles quant à leur doctrine, mais ce ne leur était pas un motif pour nous témoigner de l’aigreur ou du dédain. Moréas convoquait volontiers quiconque pour lui déclamer, de sa voix cuivrée, son plus récent poème. Amouretti et Maurras, moins expansifs, dialoguant de coutume sur un ton modéré, ne laissaient cependant pas de s’animer lorsque quelque stupidité malveillante était décochée par la presse contre la jeunesse littéraire. Alors ils partageaient l’indignation de tous. Et la grande salle du café s’emplissait de clameurs pour l’effarement des universitaires à la retraite et des philosophes fossiles qui, venant là depuis des temps immémoriaux, se résignaient à subir nos tumultes plutôt que de quitter la place.
Ce qui nous mit surtout en bons termes, Maurras et moi, ce fut une polémique.
A ce moment, l’école romane commençait à s’affirmer par des œuvres de valeur et notamment par la publication du Pèlerin passionné de Moréas, recueil de vers d’un beau lyrisme quoique alourdi d’archaïsmes inutiles. Ce mouvement suscita des contradictions où la mesure ne fut pas toujours observée. Le métèque yankee, de qui j’ai dit quelques mots plus haut, dépité de voir que beaucoup préféraient le livre de Moréas à ses rhapsodies informes, se distingua par le ton perfidement agressif de ses articles.
Moi aussi, féru de symbolisme à cette époque, je critiquai quelques-unes des tendances de l’école romane. Mais on eut à me rendre cette justice que mes réserves, d’ordre purement littéraire, ne manquaient ni à la loyauté ni au bon goût.
Maurras se plut à le reconnaître dans un article publié par l’Ermitage en 1891 et dont j’ai plaisir à citer quelques fragments en témoignage de nos bonnes relations.
Voici d’abord le début :
« Des nombreux adversaires de l’école romane, vous fûtes à peu près le seul, mon cher Retté, à montrer de la courtoisie. Vos discours furent véhéments et je n’y lus aucune injure. Je n’y vis pas la moindre trace de cette basse envie qui enfla, tout l’été, les moindres ruisseaux du Parnasse. Vous osiez opposer Brunehild à Hélène, Siegfried au valeureux Achille[19]. Vous répandiez sur nos félibres un singulier dédain et vous réussissiez à dire ces blasphèmes dans la prose d’un honnête homme. »
[19] J’étais — et je suis encore, — un grand admirateur de la musique de Wagner. De là, en ce temps, mon goût excessif pour les héros de la Tétralogie. Mais je n’ai jamais admiré ni défendu la nébuleuse métaphysique du Maître de Bayreuth. Il s’en faut !
On voit le ton. Plus loin, à propos de Shakespeare, Maurras combattait cette opinion, émise par moi, que Shakespeare était, malgré des emprunts aux littératures grecque, latine et italienne de la Renaissance, un génie essentiellement anglais. Il me répondait :
« Je m’obstine à tenir le grand Will pour un italien. Non que j’accorde la moindre importance aux emprunts qu’il put faire de Boccace et de Bandello. C’est l’âme de Shakespeare qui m’apparaît toute gonflée des sèves de la Renaissance. Et, pour mieux dire, c’est en lui que Florence et Venise trouvèrent leur plus belle fleur. Il abonda dans la nature. Il ignora la loi comme l’ignorent les faunes. Nulle peur de la chair, nulle trace d’anglicanisme chez ce contemporain d’Elisabeth… »
Il semble que nous exagérions tous deux. La note juste eût été de reconnaître à l’unisson que Shakespeare est un génie universel. Mais j’ai tenu à reproduire ces lignes parce qu’elles montrent que, même lorsque nous n’étions pas d’accord, ce qui arrivait souvent, comme on s’en doute, nos controverses demeuraient tout amicales.
En une autre occasion, Maurras fut, à son tour, à peu près le seul dans la jeune littérature à approuver mes protestations contre l’engouement des symbolistes pour Mallarmé. Comme je le rapporte précédemment, je passais alors auprès d’un grand nombre de poètes pour un déserteur du symbolisme. Aussi me vilipendaient-ils à qui mieux mieux.
Ce n’était pas seulement le bistournage de l’art mallarméen que je critiquais. C’était surtout le culte rendu à un poète poussant l’individualisme au point de n’être compris que par lui-même. Maurras le démêla fort bien dans ma polémique. Et il le dit dans la Revue encyclopédique, en des termes judicieux. Je lui ai su gré de l’aide qu’il m’apporta d’une façon aussi nette.
Plus tard, lorsque la politique nous jeta dans des camps fort éloignés l’un de l’autre, je ne cessai pas pour cela de goûter la grande poésie, toute parfumée d’hellénisme, d’Anthinéa. Et quel est le lettré qui ne partage pas mon sentiment ? J’estimais aussi que le psychologue incisif et perspicace qui écrivit les Amants de Venise avait porté le jugement définitif sur l’aventure tragi-comique de Musset-Pagello-George Sand. Et cela, je le pense toujours.
Bref, si je me séparais de Maurras sur le régime qui convient à notre pays, je gardais toute mon admiration pour son talent au point de vue littéraire, et j’appréciais particulièrement la puissance et la solidité de sa dialectique.
Ceci spécifié, j’en viens aux circonstances qui m’amenèrent à reconnaître le bien-fondé de ses campagnes pour la Monarchie.
Après mes pérégrinations au pays des marmottes, je veux dire parmi les tribus somnolantes qui professent, comme dans un songe, le libéralisme, je me sentis incliné au découragement en matière politique. Mes expériences m’avaient fort déçu. J’hésitais à en entreprendre de nouvelles. Et pourtant l’irréligion cultivée et développée systématiquement par le régime, la nonchalance et la tiédeur qu’un grand nombre de catholiques mettaient à défendre leur foi contre ses entreprises m’inquiétaient. Je me demandais, avec tristesse, si l’Église retrouverait jamais, chez nous, des conditions de vie qui lui assurassent les moyens d’exercer en paix son ministère et le rang qu’elle a le droit de réclamer dans une société bien réglée.
En outre, préoccupé du gâchis où la démocratie maintient la France, je me disais : — Notre pauvre pays, débilité par plus d’un siècle d’empoisonnement révolutionnaire, je le compare à un homme qui prétendrait se passer de cerveau et de moelle épinière pour réfléchir et pour coordonner ses actes. De toute évidence, il lui manque un chef qui régisse l’activité de ses organes et qui ne soit pas soumis à leurs caprices et à leurs appétits impulsifs. Mais, ce chef, où le découvrir ?
J’imaginais parfois un César qui, porté au pouvoir par sa popularité, musellerait la révolution et nous donnerait la tête dont l’absence a produit le régime incohérent dont nous souffrons. Cependant j’avais trop étudié l’histoire moderne pour admettre que ce dominateur fût à la merci des plébiscites. J’avais aussi trop vérifié l’inconstance du Suffrage universel pour lui concéder le privilège de remettre sans cesse en question l’autorité à laquelle il se serait confié dans un moment d’enthousiasme.
Il faudrait, ajoutais-je, que le César fondât une dynastie et qu’à cet effet, il n’eût plus jamais à consulter les gouvernés sur la légitimité de son pouvoir. Mais cela, c’est une chimère. Et puis où prendre l’homme providentiel ?… Pas chez les Bonaparte. Cette famille a fait trop de mal à la France pour qu’elle leur livre de nouveau ses destinées.
Un homme nouveau ? On ne le voit pas poindre.
J’en étais là, vers 1910, quand je commençai de prêter attention aux idées de l’Action française. Presque tout ce que ses fondateurs publiaient dans leur revue puis dans leur journal me plaisait. Toutefois, ils me paraissaient trop peu catholiques. Et j’eus toujours, depuis mon adhésion au catholicisme, la conviction ferme qu’une renaissance nationale ne peut durer que si l’Église y participe largement.
D’autre part, je conservais des préjugés contre la Monarchie traditionnelle. Mais je dois dire que, dès cette époque, ils avaient peu de consistance. C’était plutôt un sentiment vague, survivance probable de mon passé révolutionnaire qu’une répulsion violente issue d’un raisonnement suivi.
Ce fut l’étude réfléchie des œuvres politiques et sociales de Maurras qui dissipa mes préventions et me rassura quant aux garanties qu’une Restauration donnerait à l’Église.
Je relus d’abord Le dilemme de Marc Sangnier et je fus impressionné d’une façon très favorable par la préface. Qu’on me permette de transcrire les passages qui me parurent les plus significatifs touchant les rapports de l’Action française avec l’Église.
Parlant au nom de ceux de ses collaborateurs qui ne pratiquaient pas comme au sien, Maurras dit :
« Quelqu’étendue qu’on accorde au terme de gouvernement, en quelque sens extrême qu’on le reçoive, il sera toujours débordé par la plénitude du grand être moral auquel s’élève la pensée quand la bouche prononce le nom de l’Église de Rome. Elle est sans doute un gouvernement ; elle est aussi mille autres choses. Le vieillard en vêtements blancs qui siège au sommet du système catholique peut ressembler aux princes du sceptre et de l’épée quand il tranche et sépare, quand il rejette ou qu’il fulmine ; mais la plupart du temps, son autorité participe de la fonction pacifique du chef de chœur quand il bat la mesure d’un chant que ses choristes conçoivent comme lui, en même temps que lui. La règle extérieure n’épuise pas la notion du Catholicisme, et c’est lui qui passe infiniment cette règle. Mais où la règle cesse, l’harmonie est loin de cesser. Elle s’amplifie au contraire. Sans consister toujours en une obédience, le Catholicisme est partout un ordre. C’est à la notion la plus générale de l’ordre que cette essence correspond pour ses admirateurs du dehors. »
Il ne s’agit donc pas ici d’une alliance éphémère avec l’Église en vue d’une manœuvre politique, mais d’une reconnaissance de ce principe qu’elle incarne l’Ordre conçu dans son acception la plus élevée.
Lisons maintenant cette superbe déclaration :
« Je suis Romain parce que Rome, depuis le consul Marius et Jules César jusqu’à Théodose, ébaucha la première configuration de ma France. Je suis Romain, parce que Rome, la Rome des prêtres et des papes a donné la solidité éternelle du sentiment, des mœurs, de la langue, du culte à l’œuvre politique des généraux, des administrateurs et des juges romains. Je suis Romain, parce que si mes pères n’avaient pas été Romains, comme je le suis, la première invasion barbare, entre le Ve et le Xe siècle, aurait fait aujourd’hui de moi une espèce d’Allemand ou de Norvégien. Je suis Romain, parce que, n’était ma romanité tutélaire, la seconde invasion barbare, qui eut lieu au XVIe siècle, l’invasion protestante, aurait tiré de moi une espèce de Suisse. Je suis Romain dès que j’abonde en mon être historique, intellectuel et moral. Je suis Romain, parce que si je ne l’étais pas, je n’aurais à peu près plus rien de français. Et je n’éprouve jamais de difficulté à me sentir ainsi Romain, les intérêts du catholicisme romain et ceux de la France se confondant presque toujours, ne se contredisant nulle part. »
Toute cette préface découle des deux propositions qu’on vient de lire. Pour moi, quand je l’eus méditée, je me dis : — Ce n’est point ici la déclamation d’un rhéteur qui développera peut-être demain la thèse contraire. Ce n’est point non plus une ruse pour se créer des partisans au sein de l’Église. C’est l’affirmation droite, profondément sincère, d’une âme qui, si elle ne pratique pas encore, éprouve une vénération totale pour l’Église de Dieu, sa Mère. Je connais assez Maurras pour me tenir assuré de sa bonne foi. Il faut lui faire confiance.
Ensuite, en même temps que j’approfondissais Trois idées politiques, L’avenir de l’intelligence, l’Enquête sur la Monarchie, volumes de Maurras, sur lesquels je reviendrai tout à l’heure, j’étudiai deux autres de ses livres : La Politique religieuse et l’Action française et la Religion catholique.
Ces deux volumes sont consacrés à la critique du libéralisme et à la réfutation de l’erreur politique où se confinent ceux qui croient à la possibilité d’une démocratie favorable au catholicisme en France. Le ton en est assez vif. Mais cette véhémence s’explique par le fait que les adversaires de l’Action française se montraient, le plus souvent, d’une odieuse mauvaise foi dans la discussion et que certains libéraux y employèrent des armes déloyales. C’est ainsi qu’on publia des brochures — anonymes, bien entendu — où des phrases tirées d’articles et de livres de Maurras et de ses amis étaient isolées du contexte et commentées de façon à leur attribuer un sens d’hostilité à l’Église.
Le procédé n’est pas nouveau. C’est celui dont les libéraux de jadis usèrent à l’égard de Veuillot pour soulever contre lui l’opinion des fidèles mal informés.
Il y eut, par exemple, l’Univers jugé par lui-même. Ce libelle fut publié d’abord sans nom d’auteur. Puis un abbé Cognat, familier de l’Évêché d’Orléans, en endossa la paternité sous la menace d’un procès qui eût montré sous un jour peu avantageux les inspirateurs du factum.
Là aussi, des fragments d’articles de Veuillot, extraits de la collection de l’Univers, depuis vingt ans, étaient juxtaposés avec un art perfide, tronqués ou falsifiés et entourés de commentaires qui en déformaient absolument la signification. Déjà Falloux — surnommé Fallax — avait témoigné d’une fourberie du même genre dans sa trompeuse Histoire du parti catholique. Et il n’est pas de ruses auxquelles le libéralisme n’ait eu recours dans l’intention de disqualifier Veuillot. Il est vrai que le pape Pie IX le prit sous sa protection et que ceux qui avaient tenté de le poignarder moralement dans le dos en restèrent diminués aux yeux des honnêtes gens de tous les partis[20].
[20] Sur toute cette affaire et pour se renseigner sur les procédés obliques chers à certains libéraux de tous les temps, lire la Vie de Louis Veuillot par son frère Eugène (Lethielleux) et aussi le livre vengeur de l’abbé Ulysse Maynard : Monseigneur Dupanloup et son historien l’abbé Lagrange. Ce dernier volume est épuisé. Mais on le trouve assez facilement dans les librairies d’occasions.
Traité à peu près comme le fut Veuillot, Maurras était donc autorisé à se défendre aussi vigoureusement qu’il le fit. Il manifesta d’ailleurs, dans sa polémique, ces mêmes solides qualités de logique et de franchise qu’on admire dans toute son œuvre.
Je n’entreprendrai pas l’analyse détaillée de ces deux volumes. Il suffira de mentionner que Maurras s’y disculpe, avec aisance, des imputations volontairement inexactes portées contre lui et les siens. Je transcrirai seulement deux citations qui, je l’espère, donneront l’envie de les lire aux catholiques, d’esprit impartial, qui ne les connaîtraient pas encore :
« Toutes les fois qu’il nous arrive d’établir une démonstration, notre point de départ invariable est une hypothèse faite en vue de parler au cœur, hypothèse qui prend l’appui ou l’attache sur quelque sentiment que nous supposons vif et fort chez nos auditeurs ou chez nos lecteurs.
« Ainsi, pour les conduire au roi, avons-nous dit aux patriotes : — Si vous voulez vraiment le salut de votre Patrie… ; aux nationalistes : — Si vous tenez à secouer le joug de l’étranger de l’intérieur… ; aux antisémites : — Si vous désirez terminer le règne des Juifs… ; aux conservateurs : — Si la préservation de l’ordre public est plus forte chez vous que vos divisions, vos préjugés, vos prudences…, au prolétariat de la grande industrie : — Si l’organisation sociale vous paraît vraiment plus nécessaire que tout… ; aux catholiques enfin : — Si votre volonté tend bien à triompher des persécuteurs de l’Église… Selon nous chacun de ces divers vœux est un chemin qui doit aboutir à la monarchie. Rien de plus facile que de montrer par notre examen de la situation — si complet et si rigoureux qu’on ne l’a jamais discuté — comment le roi seul pourra rendre au Catholicisme sa liberté, à l’ouvrier nomade un statut vraiment social, à la fortune acquise l’influence publique, aux conservateurs la protection et le contrôle que leur doit l’État, à l’antisémitisme la victoire prompte et paisible, aux nationalistes français leur délivrance des métèques, à la Patrie entière la sécurité et l’honneur. Mais la portée de chacune de ces argumentations régulières, quelque puissante qu’elle fût au point de vue formel, s’évanouirait au point de vue pratique, nos hypothèses seraient réduites à l’état de prémisses mortes, si elles ne correspondaient à des sentiments réels et vivaces, si le patriotisme, le nationalisme, l’antisémitisme, le désir de l’ordre et de la conservation générale, l’aspiration syndicaliste et enfin la foi catholique n’existaient pas ou faiblissaient ou manquaient de ressort. Otez-les, et vous enlevez la raison d’être de notre œuvre, les sources d’énergie capable de la réaliser jusqu’au bout. Ces sentiments forment si bien le cœur, le centre de notre doctrine, que c’est uniquement en leur nom qu’il nous paraît possible de demander au public français d’abord son audience et son attention, ensuite le sacrifice de ses idées fausses, de ses nuées, puis l’abdication de son dangereux titre de roi nominatif, fictif et constitutionnel, enfin l’action directe en faveur du vrai roi. (La politique religieuse, p. 100-101). Cet exposé limpide, résumant avec tant de force les raisons d’être de l’Action Française, mérite, tout au moins, d’éveiller l’intérêt de quiconque désire une France prospère et catholique.
Ma seconde citation, je la détache de l’admirable lettre que Maurras écrivit au Pape Pie X pour lui faire connaître les buts de l’Action française et lui démontrer combien les accusations que le libéralisme portait contre elle à Rome étaient iniques et sans fondement. Je regrette fort de n’avoir point la place de la reproduire tout entière. Mais enfin en voici un des passages les plus décisifs :
Rappelant les diatribes et les calomnies dont il avait été l’objet de la part des libéraux, Maurras répond :
« Assurément, l’ensemble des griefs, dont nous nous défendons (mes amis et moi), forme un torrent boueux où l’incompréhension le dispute à l’ignorance et est menée par des intérêts. Un consciencieux parallèle des allégations dirigées contre nous et de celle de nos paroles qui en ont fourni le prétexte fait apparaître, à chaque instant, la diffamation et la calomnie.
« La justice que j’en ai faite dans ce petit livre est probablement suffisante, peut-être même outrée et — bien qu’elle me semble assez modérée — cette défense vigoureuse m’ôte le droit de me plaindre de rien ni de rien demander. En bonne justice, je me crois simplement autorisé à conclure que, pour nous imputer soit une volonté hostile à l’Église, soit l’intention ou le désir de la combattre et de l’offenser, nos écrits ne suffisent pas : il les faut travestir. Pour me composer un visage d’ennemi public ou secret de l’Église, il faut mentir. La vérité est que je n’ai rien approuvé ni rien enseigné qui soit une invitation directe ou dissimulée à combattre ses croyances ou à s’en détacher. La vérité est encore que, tout au rebours du langage des amis « libéraux » de l’Église, c’est au catholicisme entier, et au plus strict, c’est au catholicisme le plus soumis à sa loi, parce que catholique et non quoique catholique, au catholicisme comme tel, que sont toujours allés mes hommages d’admiration ou de respect donnés aux œuvres, aux actes ou aux enfants de l’Église. Tels sont les faits. Les uns et les autres peuvent parler en notre faveur, Très Saint Père… » (L’Action française et la Religion catholique, p. 277, 278).
La lecture de ces deux livres fit disparaître mes appréhensions touchant le catholicisme de l’Action française. Et, par la suite, quand j’eus constaté que la plupart de ses rédacteurs étaient des catholiques pratiquants, dont nul ne pouvait, sans outrage, suspecter la sincérité, quand je vis Maurras prendre, en toute occasion, la défense de l’Église contre les attaques directes ou détournées de ses ennemis, je fus conquis d’une façon définitive. Il m’était d’ailleurs impossible de ne point adopter la conclusion du Père Descoqs dans son beau livre : A travers l’œuvre de Charles Maurras. La voici :
« L’ordre naturel que préconise le système de M. Maurras est le vrai ; loin de s’opposer à l’ordre surnaturel, il se trouve en harmonie parfaite avec lui, et Dieu y peut enter sa grâce sans obstacle. On a parlé, à propos de M. Maurras, d’apologétique du dehors. A voir M. Maurras se rencontrer fréquemment avec l’Église, on le croirait presque un de ses fils. M. Maurras comprend parfois mieux l’esprit catholique que certains catholiques. »
Nous sommes beaucoup qui espérons que bientôt « Dieu entera sa grâce » sur la bonne volonté de Maurras. Le jour où il sera non plus un catholique de désir mais un catholique pratiquant, on pourra dire qu’il réalise en lui le nationalisme — intégral.
Or, tel qu’il était, j’admis, par son fait et en ce qui me concerne, qu’appuyer dorénavant la propagande de l’Action française, c’était aussi bien servir l’Église.
Une pensée fortement exprimée n’est pas toujours une pensée juste. Mais chez Maurras, et, en particulier, dans l’Avenir de l’intelligence, la force implique la justesse. De là, sa puissance de persuasion sur les esprits où les nuées du romantisme n’ont jeté qu’une ombre passagère.
Dans l’Avenir de l’intelligence, la thèse qu’il soutient peut se ramener à ceci : de notre temps, un pouvoir a remplacé tous les autres, celui de l’or. Et cet or, un petit nombre de financiers internationaux le détiennent en si grande quantité qu’ils influencent, d’une façon excessive et uniquement en vue de leurs intérêts, la vie des nations.
Maurras constatant le fait, écrit :
« Un homme d’aujourd’hui devrait se sentir plus voisin du Xe siècle, (c’est-à-dire de la pleine féodalité) que du XVIIIe. Quelques centaines de familles sont devenues les maîtresses de la planète. Les esprits simples qui s’écrient : Révoltons-nous, renversons-les, oublient que l’expérience de la révolte a été faite en France, il y a plus de cent ans et qu’en est-il sorti ? De l’autorité des princes de notre race, nous avons passé sous la verge des marchands d’or, qui sont d’une autre chair que nous, c’est-à-dire d’une autre langue et d’une autre pensée. Cet or est sans doute une représentation de la force, mais dépourvue de la signature du fort. On peut assassiner le puissant qui abuse, mais l’or échappe à la désignation et à la vengeance. Ténu et volatil, il est impersonnel ; son règne est indifféremment celui d’un ami ou d’un ennemi, d’un national ou d’un étranger. Sans que rien le trahisse, il sert également Paris, Berlin et Jérusalem. Cette domination, la plus absolue de toutes, est pourtant celle qui prévaut dans les pays qui se déclarent avancés… Sans doute, le catholicisme résiste et seul. C’est pourquoi cette Église est partout poursuivie, inquiétée, serrée de fort près… Nos libres penseurs n’ont pas encore compris que le dernier obstacle à l’impérialisme de l’Or, le dernier fort des pensées libres est justement représenté par l’Église qu’ils accablent de vexations. Elle est bien le dernier organe autonome de l’esprit pur. Une intelligence sincère ne peut voir affaiblir le catholicisme sans concevoir qu’elle est affaiblie avec lui ; c’est le spirituel qui baisse dans le monde, lui qui régna sur les argentiers et sur les rois ; c’est la force brutale qui repart à la conquête de l’univers… »
Ces lignes furent écrites en 1905. Je suppose qu’après ce que nous avons vu depuis et ce que nous voyons encore, nul n’en contestera la valeur de prévision exacte.
J’étais d’autant mieux disposé à partager l’opinion de Maurras que ce qu’il affirmait de la sorte, selon l’ordre naturel, je n’avais cesse de le répéter dans mes livres catholiques en me plaçant au point de vue du Surnaturel. L’or, disais-je, en substance, c’est le mal, c’est la contre-Église déchaînée par celui que l’Évangile appelle « le Prince de ce monde ».
Cette persistance à dénoncer les méfaits de l’Or prépotent m’avait même valu l’animosité de certains catholiques qui s’efforcent aveuglément de « servir deux maîtres : Mammon et Jésus-Christ. »
Mais, comme le dit encore Maurras :
« Cette position du problème gêne quelques charlatans qui ont des intérêts à cacher tout ceci. Ils font les dignes et les libres, alors qu’ils ont le mors en bouche et le harnais au dos. Ils nient la servitude pour encaisser les profits, de la même manière qu’ils poussent aux révolutions pour émarger à la caisse du Capital. Mais constater la puissance, ce n’est pas la subir, c’est se mettre en mesure de lui échapper. On la subit, au contraire, lorsqu’on la nie par hypocrite vanité… Quand donc l’homme qui pense aura sacrifié les commodités et les plaisirs qu’il pourrait acheter à la passion de l’ordre et de la patrie, non seulement il aura bien mérité de Dieu[21], mais il se sera honoré devant les autres hommes et il aura relevé son titre et sa condition. L’estime ainsi gagnée rejaillira sur quiconque tient une plume. Devenue le génie de la cité, l’intelligence sera sauvée de l’abîme où descend notre art déconsidéré. »
[21] Maurras dit « de ses dieux », forme de langage admissible chez un classique qui n’est pas encore arrivé à la pleine Lumière.
Il passe ensuite en revue, avec des raccourcis bourrés d’idées ingénieuses et fécondes, la condition de l’Intelligence dans la société depuis le XVIe siècle jusqu’à nos jours.
Rien de mieux pensé, par exemple, que ce qu’il dit de Napoléon. Celui-ci avait beau dénoncer les méfaits de l’idéologie, il était lui-même un idéologue, « un homme de lettres couronné ». Toute son œuvre porte la marque encyclopédiste ou celle de Rousseau. Et de ces deux influences, par son despotisme, naquit un semblant d’ordre.
« Mais, fait remarquer Maurras, ceux d’entre nous qui se sont demandés, comme Lamartine : cet ordre est-il l’ordre ? et qui ont dû se répondre non, tiennent le rêveur prodigieux qui confectionna ce faux ordre pour le plus grand poète du romantisme français. Ils placent Napoléon à vingt coudées au-dessus de Jean-Jacques et de Victor Hugo, mais à plus de mille au-dessous de M. de Peyronnet. »
Dans la suite du XIXe siècle, Maurras relève également l’inaptitude de la plupart des représentants de l’Intelligence à concevoir comme néfastes les méthodes économiques nées de la Révolution.
« Les lettrés du XVIIIe siècle, dit-il, avaient fait décréter comme éminemment raisonnable, juste, proportionnée aux clartés de l’esprit humain et aux droits de la conscience, une certaine législation du travail d’après laquelle tout employeur étant libre et tout employé ne l’étant pas moins, devaient traiter leurs intérêts communs d’homme à homme, d’égal à égal, sans pouvoir se concerter ni se confédérer, qu’ils fussent ouvriers ou patrons. »
Ce régime était détestable ; « les faits économiques, s’accumulant, révélaient chaque jour le fond absurde, odieux, fragile, des fictions légales… Mais les lettrés ne comprenaient du mouvement ouvrier (qui créait les syndicats contre cette anarchie), que ce qu’il présentait de révolutionnaire ; au lieu de construire avec lui, ils le contrariaient dans son œuvre édificatrice et le stimulaient dans son effort destructeur. Considérant comme un état naturel l’antagonisme issu de leurs mauvaises lois, ils s’efforcèrent de l’aigrir et de le conduire aux violences. On peut nommer leur attitude générale au cours du XIXe siècle un désir persistant d’anarchie et d’insurrection… Ainsi tout ce qu’entreprenait d’utile ou de nécessaire la force des choses, l’intelligence littéraire le dévoyait ou le contestait méthodiquement. »
La déconsidération qui en résulta auprès du public lettré eut pour effet de rejeter une portion notable des écrivains vers la littérature dite « de tour d’ivoire », au détriment de la culture générale.
« Cette littérature, continue Maurras, creusa un premier fossé entre certains écrivains et l’élite des lecteurs. Mais, du seul fait qu’elle existait, par ses outrances souvent ingénieuses, parfois piquantes, toujours très voyantes, elle attira dans son orbite, sans les y enfermer, beaucoup des écrivains que lisait un public moins rare. On n’était plus tenu par le scrupule de choquer une clientèle de gens de goût et l’on fut stimulé par le désir de ne pas déplaire à un petit monde d’originaux extravagants… Cette « littérature artiste » isola donc les maîtres de l’Intelligence. »
Ici encore, je me rencontrais avec Maurras, puisque, dès longtemps, je combattais la littérature de l’Art pour l’Art et qu’à propos de Mallarmé, j’en avais dénoncé les abus chez les symbolistes.
Ensuite Maurras stigmatisait la littérature industrielle qui, par souci de gagner beaucoup d’argent, corrompait le rudiment de goût qui peut subsister dans le « gros public » malgré tant d’assauts destructeurs.
« Que signifient, s’écriait-il, les cent mille lecteurs de M. Ohnet, sinon la plus diffuse, la plus molle et la plus incolore des popularités ? Un peu de bruit matériel, rien de plus, sinon de l’argent. »
Comme de juste, sur ce point comme sur les autres, j’étais avec Maurras.
Ainsi dévoyée, et pervertie, l’Intelligence littéraire devait tomber fatalement sous le joug de la finance, surtout lorsqu’elle cherchait des ressources dans le journalisme.
Maurras proposait une réaction — celle-là même qu’il dirige aujourd’hui avec tant de maîtrise et de désintéressement.
Certes, l’entreprise présentait de grandes difficultés. Mais, concluait-il, « fussent-elles plus fortes encore, elles seraient moindres que la difficulté de faire subsister notre dignité, notre honneur sous le règne de la ploutocratie qui s’annonce. Cela ce n’est pas le difficile ; c’est l’impossible. Ainsi exposée à périr sous un nombre victorieux, la qualité intellectuelle ne risque absolument rien à tenter l’effort. Si elle s’aime, si elle aime nos derniers reliquats d’influence et de liberté, si elle a des vues d’avenirs et quelque ambition pour la France, il lui appartient de mener la réaction du désespoir. Devant cet horizon sinistre, l’Intelligence nationale doit se lier à ceux qui essayent de faire quelque chose de beau avant de sombrer. Au nom de la raison et de la nature, conformément aux vieilles lois de l’univers, pour le salut de l’ordre, pour la durée d’une civilisation menacée toutes les espérances flottent sur le navire d’une contre-Révolution. »
Cet appel pathétique et corroboré d’arguments vitaux cadrait trop avec mes propres préoccupations pour que je n’y répondisse pas. Aussi, je puis dire que, dès 1912, c’est-à-dire dès ma lecture de l’Avenir de l’Intelligence, faite, comme je l’ai rapporté, en même temps que celle des livres apologétiques consacrés par Maurras à la tradition catholique, je servis les idées de l’Action française. Je ne mis pas de fracas à les répandre. Mais je puis me rendre cette justice que, pour être discrète, ma propagande n’en fut pas moins assez souvent efficace.
Je lus aussi, à la même époque, Trois idées politiques, œuvre de la jeunesse de Maurras, mais où s’affirment déjà, avec une rare maturité de pensées un don critique qui trouvait matière à s’exercer à propos de trois figures significatives du XIXe siècle : Chateaubriand, Michelet, Sainte-Beuve.
Pour Maurras, comme pour quiconque se montre capable de se hausser à des idées générales, de se former un ensemble de convictions politiques et sociales, d’adopter une doctrine vérifiée par l’expérience et de s’y tenir, l’étude d’un écrivain n’implique pas seulement l’analyse de ses procédés littéraires. Il aime à le situer dans le temps et à relever les qualités et les défauts par lesquels cet écrivain s’adapta au milieu ou réagit contre ses tendances.
Maurras applique donc cette méthode à Chateaubriand. Il note tout de suite que, né « dans l’État français de 1789, monarchique, hiérarchique, syndicaliste et communautaire », le Père du romantisme « fut des premiers après Jean-Jacques, qui firent admettre et aimer un personnage isolé et comme perclus dans l’orgueil et dans l’ennui de sa liberté. »
De là, un individualisme imaginatif qui lui fait transmuer le catholicisme traditionnel en une sorte de déisme sentimental à la manière des Allemands ou des Suisses. Ce pourquoi Maurras le définit fort bien : « Un protestant honteux, vêtu de la pourpre de Rome » et qui « a contribué, presque autant que Lamennais, à notre anarchie religieuse ».
Il le montre aussi amoureux des ruines et de la mort, versant de la rhétorique éplorée sur l’Ancien Régime et sur la monarchie bourbonienne et tellement habitué à jouer l’ordonnateur des funérailles qu’il lui était fort désagréable de modifier son attitude.
Maurras, avec une fine ironie, signale ce qu’il y eut de néfaste et de comique à la fois dans cette « pose » perpétuellement endeuillée :
« Il fallait que son sujet fût frappé au cœur. Mais qu’une des victimes, roulées, cousues, chantées par lui dans le linceul de pourpre fît quelque mouvement, ce n’était plus de jeu ; ressuscitant, elles le désobligeaient pour toujours. »
De là, son humeur tracassière, vaniteuse et mesquine sous la Restauration. « Louis XVIII n’eut pas de plus incommode sujet ni ses meilleurs ministres de collègue plus dangereux. » Aussi, sous Charles X, s’empressa-t-on de l’éloigner en des ambassades, ostracisme très doré, très honorable qui pourtant suscitait en lui de violentes rancunes.
Tout en se proclamant conservateur, il ne cessait de marivauder avec la Révolution. C’est sans doute pour cela que tant de libéraux le réclament comme un ancêtre.
Après 1830, « la monarchie légitime a cessé de vivre. Tel est le sujet ordinaire de ses méditations ; l’évidence de cette vérité provisoire lui rend la sécurité. Mais, toutefois, de temps à autre, il se transporte à la sépulture royale, lève le drap, et palpe les beaux membres inanimés. Pour les mieux préserver des réviviscences possibles, cet ancien soldat de Condé les accable de bénédictions acérées et d’éloges perfides pareils à des coups de stylet ».
En somme, Chateaubriand est semblable en cela à ceux des conservateurs qui estiment que la Révolution n’a pas tous les torts et qu’il serait sage, pour subsister, de revêtir sa carmagnole, de chausser ses sabots et de coiffer son bonnet rouge.
En une demi-douzaine de pages, que je tiens pour irréfutables, Maurras a su fixer cette physionomie si représentative d’une race d’esprits condamnés à détruire, par impuissance à sortir d’eux-mêmes pour regarder le Réel en face et pour y conformer leur intelligence. Réaliste avant tout, il a donc raison de placer Chateaubriand en tête des fabricants d’illusions dont il faut se garder avec soin parce que les breuvages de rêve qu’ils nous offrent sont à base de morphine.
Autre sentimental, aussi énervé qu’énervant, voici Michelet. Maurras le définit fort bien :
« Cette brillante intelligence ne se posséda point elle-même. Il fallait toujours qu’elle pliât sous quelque joug, obéît à quelque aiguillon. Un esprit pur et libre se décide par des raisons et en d’autres mots par lui-même ; le sien cédait pour l’ordinaire, à ce ramassis d’impressions et d’imaginations qui se forment sous l’influence des nerfs, du sang, du foie et des autres glandes. Ces humeurs naturelles le menaient comme un alcool. Son procédé le plus familier consiste à élever jusqu’à la dignité de Dieu chaque rudiment d’idée générale qui passe à sa portée… Ces divinités temporaires se succèdent au gré de sa mobilité ; c’est, tour à tour, la Vie, l’Homme, l’Amour, le Droit, la Justice, le Peuple, la Révolution. Quelquefois ces abstractions variées se fondent les unes dans les autres, car Michelet manquait à un rare degré de l’art de distinguer. »
Toutes ces entités, filles d’une métaphysique humanitaire dont on ne compte plus les méfaits, Maurras remarque qu’elles constituent le Panthéon de la Démocratie. C’est pour cela que l’État laïque préconise Michelet comme un éducateur sans pareil. « Partout où il le peut, sans se mettre dans l’embarras ni causer de plaintes publiques, l’État introduit Michelet. Voyez, notamment, dans les écoles primaires, les traités d’histoire de France, les manuels d’instruction civique et morale, ces petits livres ne respirent que les « idées » de Michelet… L’État part de cette conjecture ingénue que l’auteur de la Bible de l’Humanité « émancipe », introduit les jeunes esprits à la liberté de penser. Michelet s’en vante beaucoup. Mais au son que rendent chez lui ces vanteries, je crois entendre un vieil esclave halluciné prendre ses lourdes chaînes pour le myrte d’Harmodius. »
Ce que Maurras aurait pu ajouter c’est qu’une des raisons qui font choisir Michelet pour former les intelligences juvéniles, c’est sa haine invariable de l’Église et de la Royauté.
Comment ce choix s’accommode-t-il avec la prétendue neutralité de l’école laïque ? Je crois qu’on embarrasserait quelque peu nos maîtres provisoires, si on les pressait sur ce point.
En tout cas, l’action de Michelet sur les cervelles sans défense qu’on lui livre ne peut être que désastreuse. Aussi approuve-t-on Maurras quand il conclut comme suit :
« Tout ce bouillonnant Michelet, déversé dans des milliers d’écoles, sur des millions d’écoliers, portera son fruit naturel : il multiplie, il accumule sur nos têtes les chances de prochain obscurcissement, les menaces d’orage, de discorde et de confusion. Si nos fils réussissent à paraître plus sots que nous, plus grossiers, plus proches voisins de la bête, la dégénérescence trouvera son excuse dans les leçons qu’on leur fit apprendre de Michelet. »
Cela fut publié en 1898. Constatons, une fois de plus, que Maurras s’est montré bon prophète.
Maurras écrit, aux premières lignes de son étude sur Sainte-Beuve, que celui-ci, « sur ses derniers jours, tenait à peu près la vérité ».
Au point de vue strictement catholique, c’est le contraire qui est exact. Car Sainte-Beuve ne montra de velléités religieuses qu’à l’orée de son âge mûr. Mais dès la publication des derniers volumes de son Port Royal, on s’aperçut qu’il inclinait de plus en plus vers le matérialisme. Cette disposition alla toujours s’accentuant, et aboutit à un sensualisme grossier de sorte que son existence terrestre se conclut par un enterrement civil.
Cette réserve faite, et en souscrivant au dire de Maurras qu’il « ne brille point par le caractère » et qu’il « laisse assez vite entrevoir les basses parties de son âme », en ajoutant qu’il fut un ami déloyal, un détestable poète et un romancier médiocre, on doit reconnaître que Sainte-Beuve fut, par contre, un critique hors-ligne.
Analyste perspicace, intuitif et grandement doué pour noter les nuances, il portait sa curiosité sur les intelligences les plus diverses ; en toutes il savait démêler les traits caractéristiques. Comme le dit fort bien Maurras : « Qu’il s’agisse de la correspondance d’un préfet, des écrits de Napoléon ou des recherches sur Le Play (ce Le Play qu’il appelle un Bonald rajeuni, progressif et scientifique), une diligente induction permet à Sainte-Beuve d’entrevoir et de dessiner, entre deux purs constats de fait, la figure d’une vérité générale. Cette vérité contredit souvent les idées reçues de son temps. »
C’est ainsi qu’il a souvent jugé, avec une clairvoyance totale, la Révolution et ses apologistes. Et c’est pourquoi je l’ai cité deux fois au cours du présent volume.
L’homme, cependant, restait révolutionnaire au tréfonds, mais, relève Nietzsche, « contenu par la crainte ». Ce Germain latinisé a raison de signaler, en outre, que « ses instincts inférieurs sont plébéiens, qu’il erre çà et là, raffiné, curieux, aux écoutes » et qu’en somme, c’est un être de complexion presque féminine.
Cela est vrai, répond Maurras, « mais à cette sensibilité anarchique s’alliait l’esprit le plus sain et le plus organique. C’était un esprit, c’était une raison… La révolution est toujours un soulèvement de l’humeur. Toutes les fois qu’intervint son intelligence, Sainte-Beuve étouffa ce soulèvement : si bien que c’est peut-être dans la suite de ses études que se rencontreraient les premiers indices de la résistance aux idées de 1789. »
Maurras, en conclusion, tire de ses observations sur Sainte-Beuve une théorie de l’empirisme organisateur qui appelle, à mon avis, autant d’objections que d’approbations partielles. Mais ce n’est point le lieu de développer les unes ni les autres.
Disons simplement, et en résumé, que, dans ses Trois idées politiques, Maurras a lucidement démontré que Chateaubriand fut un anarchiste par orgueil, Michelet un anarchiste par détraquement nerveux, Sainte-Beuve, un être mi-parti dont l’anarchisme foncier fut contrebalancé par une raison classique. Les deux premiers sont à écarter d’un plan de reconstruction sociale. Chez le troisième, on découvre quelques matériaux utilisables.
Un des plus grands services que Maurras ait rendu à notre pays, c’est l’institution de cette Enquête sur la Monarchie (1900-1909), dont je vais maintenant dire quelques mots.
Présenter, sous son vrai jour, la Monarchie légitime, niveler la montagne de préjugés et d’ignorances qui en séparaient, depuis plus d’un siècle, nombre d’esprits plus ou moins formés à l’école de la Révolution, c’était une besogne ardue. Maurras n’hésita pas à l’entreprendre. Et, tant par la qualité des témoignages qu’il réunit que par les commentaires vivants, pressants, dont il les accompagna, il produisit un effet de lumière dont il faut lui savoir un gré extrême.
Ce n’est point ici un de ces recueils où s’entassent les investigations réunies, avec négligence, par un journaliste hâtif. Cette enquête, une en sa conception, réfléchie et mûrie à loisir, intéresse autant que le ferait une œuvre d’imagination bien ordonnée.
Sans l’analyser dans le détail, — ce qui demanderait un volume — j’en veux extraire quelques-uns des arguments les plus décisifs ; je les choisirai aussi bien chez les correspondants de Maurras que chez lui-même. Et, de préférence, je citerai ceux qui impliquent de la façon la plus décisive la critique du régime actuel.
Parlant de la centralisation excessive, œuvre des Jacobins, aggravée par Napoléon et qui étouffa la vie des provinces au bénéfice de la capitale, si bien que Taine a pu comparer le système actuel à un hydrocéphale dont la tête énorme pèse sur un corps atrophié, le comte de Lur-Saluces dit :
« Tantôt sous prétexte de sauvegarder la liberté, tantôt sous celui de rendre au pays l’ordre et la sécurité, on n’a jamais cherché qu’à compliquer, d’une façon plus ou moins habile, les rouages du pouvoir central, soit qu’on voulût gêner son action, soit, au contraire, qu’on cherchât à la rendre plus puissante. C’est ainsi que, dans un état de perpétuelle instabilité, on n’a pas cessé d’osciller entre l’anarchie et la tyrannie. On n’a pas compris qu’il s’agissait moins de déployer les talents du subtil horloger dans la confection du mécanisme de ce pouvoir central que de le décharger du poids formidable des responsabilités qu’il restait seul à porter et sous lesquelles il finissait toujours par succomber.
« On n’a pas vu qu’il fallait lui laisser la part qui devait lui revenir et répartir le reste sur d’autres épaules. Il faut bien le remarquer : la durée de l’ancien régime était due à la décentralisation : la féodalité, les communes ensuite, puis les corporations religieuses, ouvrières et autres, les universités, les parlements étaient autant d’organismes qui s’interposaient entre le pouvoir central et l’individu et prenaient leur part de responsabilité et de liberté. On dira, peut-être, que je demande à revenir à cet ordre de choses aujourd’hui disparu. Il faut aller au-devant des objections les plus saugrenues. Sans doute les anciennes institutions ont eu jadis leur raison d’être ; elles ont jadis joué un rôle utile parce qu’elles correspondaient aux conditions d’existence sociale, aux idées et aux besoins de leur temps. Mais parce qu’une chose a bien fonctionné jadis, ce n’est pas une raison pour vouloir la rétablir. » Il faut donc « à la place des anciens organismes qui permettaient la décentralisation, en laisser se former d’autres appropriés aux besoins actuels et qui la permettront à leur tour ». Ce sera la tâche de la Monarchie qui, seule, peut la mener à bien.
Voici maintenant une constatation profonde de M. Paul Bourget. Je prie qu’on la médite, car elle est des plus essentielles à retenir pour ceux qui, las de l’aberration démocratique, cherchent à se former une conviction d’après des données positives :
« Votre enquête, c’est une démonstration après tant d’autres de cette vérité : la solution monarchique est la seule qui soit conforme aux enseignements les plus récents de la science. Il est bien remarquable, en effet, que toutes les hypothèses sur lesquelles s’est faite la Révolution se trouvent absolument contraires aux conditions que notre philosophie de la nature, appuyée sur l’expérience, nous indique aujourd’hui comme les lois les plus probables de la santé politique. Pour ne citer que quelques exemples de première évidence : la science nous donne, comme une des lois les plus constamment vérifiées, que tous les développements de la vie se font par continuité. Appliquant ce principe au corps social, on trouvera qu’il est exactement l’inverse de cette loi du nombre, de cette souveraineté du peuple qui place l’origine du pouvoir dans la majorité actuelle et, par suite, interdit au pays toute activité prolongée. Que dit encore la science ? Qu’une autre loi du développement de la vie est la sélection, c’est-à-dire l’hérédité fixée. Quoi de plus contraire à ce principe, dans l’ordre social, que l’égalité ? Que dit encore la science ? Qu’un des facteurs les plus puissants de la personnalité humaine est la Race, cette énergie accumulée par nos ancêtres… Rien de plus contraire à ce principe que cette formule des Droits de l’Homme qui pose, comme donnée première du problème gouvernemental, l’homme en soi, c’est-à-dire la plus vide, la plus irréelle des abstractions. On continuerait aisément cette revue et l’on démontrerait sans peine que l’Idéal démocratique n’est, dans son ensemble et dans son détail, qu’un résumé d’erreurs tout aussi grossières. Que l’on essaie la même critique sur la formule monarchique. Que trouve-t-on ? Pour nous en tenir aux trois points indiqués tout à l’heure, qu’est-ce que la permanence de l’autorité royale dans une même famille sinon la continuité assurée. Qu’est-ce que la noblesse ouverte — elle le fut toujours — l’aristocratie recrutée, sinon la sélection organisée. Qu’est-ce que l’appel à la tradition, sinon l’appel à la Race. Et ainsi du reste…
« Nous voyons grandir autour de nous une génération instruite par l’histoire et qui va chercher la vitalité nationale où elle est : dans la plus profonde France. Cette génération doit nécessairement aboutir à ce que vous avez appelé d’un terme si juste, le Nationalisme intégral, c’est-à-dire à la Monarchie. »
Commentant, avec approbation, cette lettre si substantielle, Maurras conclut :
« M. Paul Bourget, dans son roman, le Luxe des autres, s’est fort curieusement occupé de compter les nombreux étages que comporte un petit groupe de la bourgeoisie parisienne. Il sait mieux que personne que la démocratie n’est qu’un mot vénéneux représenté par un système politique contre-nature. Ce système politique, voilà l’ennemi. Assurément la République en est la plus visible conséquence. Mais, si l’on respectait la démocratie, on laisserait subsister les ruines du sentiment républicain. La République ne tarderait pas à reparaître et la force française à fléchir et à s’épuiser. La démocratie, c’est le mal. La démocratie, c’est la mort. Il appartenait à un maître de la science politique de nous prémunir contre toute complaisance de ce côté… »[22]
[22] En développement de la lettre de M. Bourget, on lira, avec fruit, ses Pages et Nouvelles pages de critique et de doctrine, 4 vol., chez Plon.
La plus profondément réfléchie, la plus nourrie de faits de toutes les lettres que Maurras reçut en réponse à son Enquête, je crois bien que c’est celle d’Amouretti. Elle rappelle, d’abord, sous une forme concentrée, les caractères principaux de la Monarchie jusqu’à la Révolution. Elle examine ensuite la décadence du personnel gouvernemental sous la démocratie. Enfin elle oppose, en réaction contre les faux principes sur lesquels celle-ci se base, la famille à l’individu. Et pour la sauvegarde de la famille, cellule sociale, elle préconise la Monarchie.
Voici quelques passages particulièrement suggestifs de cette lettre.
Après avoir souligné qu’en République « les honnêtes et les intelligents sont paralysés par les institutions », Amouretti continue :
« Mais beaucoup d’entre nos gouvernants actuels sont d’une médiocrité trop basse ; cela est dû à l’introduction continue et croissante, pendant un siècle, des procédés démocratiques pour le choix des politiciens et des administrateurs. De l’Empire à la Restauration, puis au gouvernement de Juillet, puis au second Empire, puis à notre République, la dégression constante est marquée. Cela tient uniquement au mode de recrutement des autorités chargées de conduire la Nation.
« Il faut donc changer ce mode et se dire que le système qui consiste à procéder brusquement par une élection ou un concours à une sélection purement individuelle des capacités est absolument insuffisante et qu’il faut y substituer une sélection familiale et héréditaire. Des individus puissants, sortis de souches paysannes ou ouvrières, sont trop souvent arrêtés dans leur expansion par des politiciens bavards ou des lauréats de concours. Pour qu’un homme mérite de passer dans une classe supérieure, il faut qu’il soit de taille à y entraîner, avec lui, toute sa famille. S’il monte seul, c’est une bulle gonflée. Je ne redoute rien pour le bien de l’État, de ces ascensions familiales ; elles sont utiles, elles sont nécessaires ; elles donnent du lest et de la stabilité… C’est sur un de ces hommes, dont je parlais plus haut (ceux sortis de souches paysannes ou ouvrières) qu’il faut compter pour rétablir en France cette Monarchie très forte, mais tempérée, qui a fait la force de notre pays. Depuis que la France l’a perdue, malgré des accès passagers de relèvement et de gloire, elle est tombée en décadence. C’est ce que commencent à comprendre ces jeunes gens de haute intelligence qui s’aperçoivent enfin qu’on les a trompés, qu’on leur a présenté des mots vides de sens et non des principes solides, sous le nom pompeux de Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Je me rappellerai toujours l’expressive mimique de M. Paul Bourget à la première maxime de cette déclaration : « Les hommes naissent libres. » A l’âge d’une minute ils sont libres ; c’est à cette conclusion absurde qu’on arrive !
« Pendant tout ce siècle, des hommes qui vont de Joseph de Maistre à Taine, en passant par Le Play et Fustel de Coulanges ont maintenu les droits de l’autorité associés à ceux de la tradition historique. Leurs doctrines puissantes et précises ont lentement et profondément pénétré dans l’âme et le cœur des jeunes générations intelligentes. Parvenus au sang généreux, jeunes lettrés affinés et fermes, ce sont eux qui reconstitueront la monarchie tempérée, historique en l’adaptant aux conditions nouvelles…
« Seule, en effet, la monarchie tempérée peut donner à la France la sécurité par l’armée, la réputation par la diplomatie, la prospérité par la paix économique et la reprise de la conscience nationale par la mise en valeur de toutes les énergies locales. »
Pour terminer, Amouretti, en un raccourci émouvant, expose les conditions dans lesquelles se pose le problème de la Renaissance française :
« Je dis à la nation :
« Citoyens, on nous a raconté que nos rois étaient des monstres. Il y eut parmi eux, il est vrai, des hommes faibles, peu intelligents, plusieurs médiocres, et peut-être deux ou trois méchants. Il y en a peu qui fussent des hommes remarquables. La plupart furent des hommes d’intelligence moyenne et consciencieux. Regardez leur œuvre : c’est la France.
« Et je dis au Roi :
« Roi, mon maître, parmi la série de vos ancêtres, ne regardez ni Saint-Louis, ni Henri IV, ni Louis XIV. Regardez le bon roi Louis VI. Il abattit les barons brigands, il transforma les bons barons en prévôts qui protégeaient sérieusement le petit peuple de France, paysans et artisans, et il donna aux bourgeois des libertés sérieuses et étendues mais précises et réglées. Ce fut la besogne indispensable ; elle rendit possible les gloires séculaires. »
Naturellement, parmi toutes les personnalités interrogées par Maurras, il y en eut qui firent des objections à la Monarchie telle qu’il la leur proposait. Mais, chose qu’il importe de signaler, chez la plupart, ces difficultés portaient plutôt sur le mode d’application au temps présent du principe que sur le principe lui-même. Ainsi firent Henri Vaugeois, Lionel des Rieux, Léon de Montesquiou. Ces deux derniers sont morts sur le champ de bataille pendant la grande guerre.
Montesquiou disait à Maurras que plus de cent ans de démocratie avaient formé dans un grand nombre d’esprits un sentiment politique inconscient qui repousse la Monarchie, « la pressentant incompatible avec tous ces principes dont il est pétri et formé, principes de liberté, d’égalité, etc. »
Il ajoutait : « Vous nous démontrez que ce sentiment est faux et absurde, car ces principes, entendus d’une manière absolue, sont des principes de mort ou entendus relativement, sont plus sauvegardés par la Monarchie que par nul autre gouvernement. Votre démonstration va jusqu’à notre cerveau, mais s’arrête là. »
Insistant fort sur cette sensibilité républicaine, la déplorant d’ailleurs mais la tenant pour très solide, il concluait : « En résumé, je crois qu’il n’y a plus dans le pays de foi monarchique, et je crois que pour faire revivre cette foi, il faudrait un long temps et que, sans elle, pourtant, la Monarchie n’est pas possible. Or, c’est d’une façon immédiate qu’il nous faut agir, car le danger (que la République fait courir aux destinées de la Patrie) est pressant. Et pour agir immédiatement, nous n’avons qu’une seule chose : la foi que j’appellerai républicaine, quoique le mot soit impropre, puisque cette foi nous fait incliner aussi bien vers le césarisme que vers la République. »
A quoi Maurras lui répondit en substance : « Est-ce à l’inconscient de conduire le conscient ? Au membre aveugle de régir l’organe voyant ? A l’instinct de dicter les décisions de l’intelligence ? On prête, je le sais, à ceux qui posent ainsi la question, une sorte d’insensibilité contre nature et la méconnaissance des forces de l’instinct, de l’humeur et de l’animalité dans l’homme. La vérité est qu’ils ne méconnaissent rien du tout. Ils savent que toute force est inconsciente, mais ils n’ignorent pas que, dans l’ordre humain, la direction de ces forces appartient à la pensée et à la raison et que, faute de direction, elles se gaspillent par leur propre calamité. »
Il faisait ensuite remarquer qu’il y avait, d’après l’aveu même de Montesquiou, un danger pressant dans la prolongation de la démocratie parlementaire. Dès lors il était illogique de chercher les éléments du salut de la France dans une acceptation, même provisoire, des faux principes qui la mènent à sa perte.
Il terminait par une image très juste : « On a vu des enfants faire des pâtés dans le sable : ils veulent arrêter la mer. On leur dit qu’il faudrait une digue pour cela. Ils en conviennent et poursuivent l’édifice de leurs pâtés. »
Lionel des Rieux imaginait un dialogue entre un « jeune nationaliste » et lui. Il ressortait de cette conversation que son interlocuteur, en reconnaissant la solidité des arguments apportés par Maurras à l’appui de la solution monarchique, hésitait à prendre son parti. Au fond, il reconnaissait formellement la nécessité de « faire quelque chose » pour guérir la France de la démocratie, mais le choix du médecin lui importait moins. On lui disait que le médecin c’est le Roi, mais ce pourrait être aussi un Bonaparte ou même un dictateur attaché au régime républicain.
« — Un malade, disait-il, ignore le plus souvent quel médecin, dans un judicieux traité, a, pour la première fois, décrit ses maux et le remède. Son exclusive reconnaissance va à celui qui, instruit de ces théories salutaires, sait en faire une prompte, une pertinente application et le sauve ainsi de la mort.
« — Soit, dis-je. Mais si vous aimez la France, votre devoir est d’amener ce sauveur à son chevet. Et où irez-vous frapper d’abord ? Chez un docteur quelconque qui, peut-être, ignorera ce traitement que vous tenez pour le seul salutaire, ou bien irez-vous chez celui qui ne saurait l’ignorer, chez son auteur ? (C’est-à-dire chez le Roi.)
« — J’irai d’abord chez celui-ci ; mais s’il tardait trop à se rendre à mon appel, je m’adresserais à tout autre. »
Des Rieux ajoutait : « Voilà, mon cher ami, la conclusion de ce nationaliste. Il admet maintenant, avec nous, qu’une République, dans la hiérarchie des gouvernements, est au même degré que l’embranchement des protozoaires dans la série animale. Il reconnaît qu’il faut à la France une volonté souveraine et héréditaire, c’est-à-dire une Monarchie. Mais il s’intéresse aux bienfaits de ce régime plutôt qu’à la personne de qui il les tiendrait. »
Maurras répondit que le bien de la France exigeait une décentralisation et qu’un dictateur républicain ne pouvait la réaliser ; aucun pouvoir issu de la République n’en était capable, « car, émané de l’élection, il a besoin de tous les moyens de la centralisation pour se conserver, autrement dit pour se faire réélire. »
Quant à l’Empire, « à la rigueur un Bonaparte pourrait vouloir ce que veut le duc d’Orléans… Mais comme il y a une tradition royaliste s’imposant et gouvernant toutes volontés, il y a une tradition impérialiste. Elle est directement opposée à notre tradition décentralisatrice : tous les bonapartistes sérieux en tombent d’accord… Elle exprime une série d’actes d’autorité et de coups d’État destinés à réagir contre les effets mais nullement contre les causes de l’anarchie. Ces causes, l’Empire les maintient et les flatte. Il s’en prévaut et en tire une force précaire. »
Pour le duc d’Orléans, « par le tour de ses lettres et la direction de toute sa politique, il s’annonce aussi peu parlementaire qu’Henri IV. De même que son père, il voit dans le parlementarisme un régime où les questions de personnes viennent entraver les meilleures mesures, paralyser la politique la plus utile au pays et sacrifier l’intérêt général à des considérations particulières ».
Maurras donnait ensuite cet avertissement : « A force de se déclarer indifférent (sur la forme du gouvernement), on finit par se croire tel et le devenir. A force de dire qu’on n’a pas de préférences, on laissera aux ennemis de tout ordre politique comme aux ennemis de tout avenir français le privilège de l’activité et du succès. »
Puis il concluait : « Vous n’avez point le choix des gouvernements bienfaisants et réparateurs. Les circonstances parlent, il n’y en a qu’un seul.
« Puisque vous rêvez d’aller chez le Prince, allez-y donc tout droit. Si vous voulez qu’il vous réponde, commencez par le commencement : Appelez ! »
Vaugeois donnait toutes les raisons possibles contre le maintien de la République ou l’adoption du Césarisme. Mais il craignait que les esprits droits qui s’orientaient vers la Monarchie ne fussent réduits à l’impuissance par la ploutocratie financière et les politiciens d’aventure qui bénéficient du régime démocratique — ceux-ci, du reste, se plaçant fort souvent au service de ceux-là.
Voici l’un des passages les plus caractéristiques de sa lettre :
« Hommes d’action, hommes de pensée ! Les voyez-vous tous ? — Des premiers ne parlons point. Ils cuisinent leurs élections et n’ont de passion, d’élan que contre les curés. Mais les penseurs ? Vous savez bien que la multiplication absurde des livres et faiseurs de livres a créé des mœurs telles que les esprits entiers et probes, les non-boiteux qui, probablement, naissent aussi nombreux de nos jours qu’il y a cent ans, ont toutes chances d’être noyés. Il en est résulté que, au XIXe siècle, sauf de rares bonnes rencontres, la notoriété est allée à peu près toujours à des talents mais non à des êtres nés pour conduire et éclairer les autres. A qui donc aujourd’hui, précisément, pouvons-nous demander de réveiller, d’attaquer et de dompter l’opinion française ?
« Je ne vous parlerai pas enfin de la force matérielle du monde présent : l’Argent, qui est aux internationalistes et qui, circulant, détruit de plus en plus les frontières, les patries, les civilisations locales naturelles, délicates, vivantes — qui tue l’art au profit du confortable le plus morne et remplace les palais par des hôtels. Je ne vous parlerai pas non plus de l’autre force immatérielle : l’imagination qui dévie, se traîne dans le même sens vers le collectivisme et son horreur. Je vous rappellerai simplement que les Français les plus passionnés pour la politique aujourd’hui, c’est-à-dire les démocrates, sont les adorateurs d’une sorte de révélation nouvelle, et qu’ils la défendront contre nous avec une frénésie aveugle ; la lutte devra peut-être devenir sanglante contre ces fous… Que faire ? »
Certes, à l’époque où Vaugeois écrivait ces lignes découragées, le tableau ne manquait pas d’exactitude. Il montre surtout les obstacles que Maurras rencontra au début de sa propagande. Mais sa raison, appuyée sur l’expérience, disposait d’une volonté trop forte pour se rebuter facilement.
Que faire ? répondit-il à Vaugeois. Prouver que le mouvement existe en marchant. « On refait la France comme on peut. Je suis seulement convaincu que toute tentative dans l’ordre politique sera consécutive à l’organisation d’un pouvoir spirituel monarchique. Constituer cette très haute autorité scientifique, en rassembler les éléments, les proposer à tous les Français réfléchis, voilà quelle est ma tâche et voilà quelle devrait être la vôtre. »
Sur l’influence du véritable « chef » qu’est Maurras, Vaugeois ne tarda pas à comprendre que là, en effet, se trouvait sa tâche. Infusé d’énergie nouvelle, il se mit à l’œuvre à côté de Maurras. Dès 1901, il menait le bon combat à l’Action française revue. Puis il devint rédacteur en chef de l’Action française-Journal. Et c’est à ce poste d’honneur et de risque qu’il est mort il y a trois ans.
A l’appel de Maurras, Montesquiou répondit bientôt également. L’enquête avait paru en 1900. Dès le mois d’août 1901, il publia un livre : Le Salut public, résumant trois années de tâtonnement et où il ne donnait pas encore de conclusions, mais il les fournit, peu après, en ces termes, dans une lettre adressée à Maurras : « La volonté de conserver la patrie française une fois posée comme postulat, tout se déduit d’un mouvement irrésistible. La fantaisie, le choix lui-même n’y ont aucune part. Si vous avez résolu d’être patriote, vous serez obligatoirement royaliste. Il manque à mes articles une conclusion. C’est que j’étais dans l’impuissance de leur en donner une, me refusant à me soumettre aux lois de la raison. A présent, je m’y soumets en reconnaissant que dès lors que j’avais en vue le salut public et rien que le salut public, je ne pouvais conclure autrement que par la monarchie. »
De même encore, Lionel des Rieux ; après avoir beaucoup réfléchi, hésité aussi, vaincu par la logique irrésistible de Maurras, il lui écrivait en 1908 : « Je n’avais plus, pour être tout à fait de votre opinion, qu’un pas à faire. Il est fait. »
Telle est l’attirance de la sagesse politique si bien représentée par Maurras que, depuis, nombre de patriotes ont répondu à son appel ; et c’est pourquoi l’on peut dire, sans exagérations, que l’Action française réunit aujourd’hui une grande partie de l’élite des intelligences dans notre pays.
Une intelligence pourtant, et des plus accomplies, celle de M. Maurice Barrès, continue de se tenir à l’écart. Il avait répondu à l’Enquête de façon à bien poser qu’il s’en tenait au régime électoral. Ce n’est pas qu’il méconnaissait la nécessité d’un chef. Mais, pour lui, ce devait être un dictateur désigné par le suffrage universel.
« Je comprends bien, disait-il, qu’une intelligence, jugeant in abstracto, adopte le système monarchique qui a constitué le territoire français et que justifient encore, tout près de nous, les Bonald, les Balzac, les Leplay, les Bourget. De telles adhésions sont d’un grand poids dans le cabinet du théoricien ; mais dans l’ordre des faits, pour que la monarchie vaille, il faudrait qu’il se trouvât en France une famille ralliant, sur son nom, la majorité (sinon la totalité) des électeurs. »
Et plus loin : « Je ne date pas d’un siècle l’histoire de France, mais je ne puis non plus méconnaître ses périodes les plus récentes. Elles ont disposé nos concitoyens de telle sorte qu’ils réservent pour le principe républicain ces puissances de sentiment que d’autres nations accordent au principe d’hérédité et sans lesquelles un gouvernement ne peut subsister. »
Et il formulait ainsi son programme : « Au sommet de l’État l’autorité, sur le sol ou dans les groupes, la décentralisation, voilà des réformes que permet le système républicain et qui assureraient le développement des forces françaises aujourd’hui gravement anémiées. »
Maurras lui répondit fort judicieusement : « M. Barrès admet donc les libertés locales et professionnelles et, dans l’État, une autorité forte. Ces deux sentiments sont précieux. Le second correspond à un sentiment général ; s’il est vrai que la centralisation n’est sentie dans la masse qu’à la façon d’un malaise indéfini, cette même masse du peuple sent avec netteté et réclame avec passion l’autorité et la responsabilité du pouvoir. Elle veut être gouvernée, la faiblesse de la nation étant une suite, non seulement directe, mais tout à fait évidente de l’anarchie politique.
« Barrès et avec lui toute la masse du peuple français vont plus loin encore. Ils constatent que dans le péril, tout au moins, le gouvernement le plus fort est celui d’un seul. Ce gouvernement d’un seul est alors de droit, concluent-ils. Cette autorité d’un seul et qui seule peut faire le salut public, il l’appelait « la dictature ». Ils pourraient l’appeler également la Monarchie. »
Maurras démontrait ensuite ce qu’aurait de précaire une dictature dépendant toujours des caprices de la majorité. « Il n’y a pas, disait-il, dans l’histoire, d’exemple d’une initiative heureuse (j’entends positive et créatrice non destructive ni purement défensive) qui ait été prise par des majorités. Le procédé normal de tous les progrès est bien le contraire. La volonté, la décision, l’entreprise sortent du petit nombre, l’acceptation, l’assentiment de la majorité. C’est aux minorités qu’appartiennent la vertu, l’audace, la puissance et la conception. Habituellement inerte, indifférente et torpide, la majorité est sujette, il est vrai, à des paniques dont les effets immédiats sont parfois bienfaisants, mais d’une bienfaisance invariablement stérile si elle n’est accompagnée d’une impulsion de l’élite. »
Ce passage de la réponse de Maurras me semble capital. Il suffit, en effet, d’avoir vécu et observé pour constater que la majorité va presque toujours à la force, ou à ce qui lui paraît tel, par une sorte d’instinct conservateur. C’est pourquoi, en temps de suffrage universel, il faut qu’un gouvernement soit bien maladroit pour ne pas tirer d’elle des élections conformes à ses désirs. Parfois, la majorité regimbera un peu, mais elle ne tardera pas à obéir à l’impulsion de la minorité qui détient le pouvoir. C’est ce qui explique que l’équipe républicaine ait réussi pendant des années à perpétuer sa malfaisance — non qu’elle constituât une élite, il s’en faut, mais parce que ses intrigues lui assuraient le pouvoir.
« Nous n’avons donc pas, ajoutait Maurras, à nous soucier de rallier les majorités. De toutes façons, elles se rallieront d’elles-mêmes. Deux cas me paraissent possibles. Ou les fléaux naturels qui sont menaçants vont disposer automatiquement, comme en 1849 et en 1871, la majorité nationale à former le souhait d’une Restauration ; ou notre propagande devançant les malheurs publics, une élite s’étant déclarée pour la monarchie, une sage et savante minorité faisant sentir dans les hauts lieux son influence directrice, quelque coup d’État militaire renversera la République et refera la Monarchie.
« Dans ce premier cas, le ralliement de la majorité se trouve accompli par définition.
« Dans le second cas, ce ralliement s’impose au moyen de la force appuyée par la persuasion : le pouvoir spirituel de l’élite devenue royaliste, l’autorité des personnes qui la composent, l’influence intrinsèque d’une conception vraie viendront justifier, après l’avoir provoqué, le déploiement du bras séculier en faveur de la royauté. »
Conclusion de Maurras à laquelle on souscrit de grand cœur : « Les majorités sont toujours en faveur du gouvernement établi dès qu’il assure l’ordre et se fait respecter. Ce dernier point sera l’affaire de Monsieur le duc d’Orléans.
« — Sur quoi s’appuiera-t-il ? demande M. Barrès.
« Il s’appuiera nécessairement sur l’armée et cela suffit bien. »
Maurras, en s’exprimant de la sorte, suivait la raison. Mais M. Barrès se réclamait trop de ces puissances de sentiment dont il parle dans sa lettre pour se rendre. C’est le sentiment, en effet, qui le détermine avant tout, comme il est facile de s’en apercevoir quand on relit son œuvre entière. Ah ! qu’il a dit vrai celui qui le définissait « le dernier romantique ! »
Et n’est-ce pas le sentiment qui lui fit commettre l’étrange méprise de choisir pour la reconstitution de la France « dissociée et décérébrée » ce fantassin troubadouresque fourvoyé dans la politique : Boulanger ?
N’est-ce pas l’abus du sentiment, le désir d’en multiplier en lui les excitations qui auparavant lui fit instaurer ce « culte du Moi » par où tant d’âmes, trop dociles à ses leçons, s’énervèrent d’une façon irrémédiable ?
C’est à coup sûr le sentiment qui lui fit jadis emprunter les méthodes d’oraison d’un Saint et ce qu’il y a de plus vénérable dans les rites du catholicisme pour les appliquer sacrilègement aux effusions solitaires du Narcisse de décadence qu’il était alors.
Et c’est encore le sentiment aggravé de sensualité trouble et de religiosité malsaine qui lui fit écrire ce Jardin sur l’Oronte, qu’il s’étonne de voir réprouvé par les plus vigilants d’entre les catholiques.
En contraste, M. Barrès, quand il raisonne, produit de beaux livres, comme les Déracinés l’Appel au soldat, leurs Figures. Critiques superbes du régime, dont pourtant il adopte certaines erreurs, ils serviront toujours de références à ceux qui s’appliquent à le détruire. Mais ils manquent de conclusion logique. Cette conclusion, M. Barrès ne sut pas la saisir. Et c’est pourquoi il n’est pas venu à la Monarchie.
L’Enquête de Maurras constitue la plus substantielle des introductions à la doctrine monarchiste. Les principes qu’il posait ont été sanctionnés par l’expérience de ces dernières années. Aussi a-t-il le droit de dire dans sa conclusion :
« Dès 1899, sachant bien ce que nous voulions et où nous allions, notre objectif était fixé. Nous lui avons été fidèles. Et par une juste réciprocité, les confirmations de l’événement ne nous ont pas manqué. Elles se sont produites telles qu’on les avait prévues et nommées, comme si elles avaient été à notre service. Elles sont au service de la vérité que nous débrouillons. Le jeu des effets et des causes a fini par produire une situation tellement inquiétante que beaucoup de Français, de toutes conditions, commencent à appeler le mal par son vrai nom. Ils disent république et démocratie. Mais pour renoncer aux éléments destructeurs, les désillusionnés veulent qu’on leur présente un plan de reconstruction. Comme on vient de le constater, ce plan est inscrit dans la forme même des doléances nationales, dans la structure même du pays et de la nation. Il suffit de les analyser de bonne foi. C’est à la royauté que s’adresse le vœu général. Et la royauté est aussi l’expression des nécessités élémentaires. En cela, exactement, consiste la réalité profonde de notre doctrine. »
Méditez maintenant cette formule où se résume toute l’œuvre politique de Maurras et où les articles, si riches de pensée féconde, qu’il publie chaque jour puisent leur inspiration :
« Ce que nos ancêtres ont fait par coutume et par sentiment, nous le poursuivons, nous-mêmes, avec l’assurance et la netteté scientifique, par raison et par volonté. »
Quand vous l’aurez compris, catholiques de bon vouloir, vous ne chercherez pas à réagir contre des institutions défectueuses en vous conformant aux faux principes qui servirent à les édifier, comme le font les libéraux. Vous aiderez à détruire la bâtisse vermoulue où Marianne abrite sa progéniture. Vous la remplacerez par ce monument appuyé sur la tradition, la science et la religion qui a nom : Monarchie légitime.
Il n’est pas inutile de reproduire maintenant la haute approbation donnée à l’Enquête de Maurras par « l’héritier des quarante rois qui, en mille ans, firent la France ».
Aussitôt après la publication en volume, M. le Duc d’Orléans lui écrivit la lettre suivante :
Mon cher Maurras,
C’est avec le plus grand intérêt que j’ai suivi votre enquête sur la Monarchie et lu les déclarations que vous ont faites Buffet et Lur-Saluces.
Tous mes amis peuvent différer sur des nuances d’opinion ou des prévisions de réformes ; c’est leur droit — mais ce qui ressortira désormais, c’est l’unité profonde de la conception royaliste. Elle est réformatrice. — Réformer pour conserver, c’est tout mon programme.
Je ne me prononcerai pas sur le détail. Un prince qui aurait la prétention de le régler d’avance serait peu de chose. Un prince qui ne se déclarerait pas sur les principes ne serait rien.
Je me suis déjà expliqué sur quelques questions essentielles à la vitalité du pays. J’ai défendu l’armée, honneur et sauvegarde de la France. J’ai dénoncé le cosmopolitisme juif et franc-maçon, perte et déshonneur du pays.
Il en est d’autres sur lesquelles les Français ont le droit de me demander une détermination nette et catégorique.
De ce nombre est celle qui vous tient le plus au cœur : la décentralisation.
La décentralisation, c’est l’économie ; c’est la liberté. C’est le meilleur contrepoids comme la plus solide défense de l’autorité. C’est donc d’elle que dépend l’avenir, le salut de la France.
… Aucun pouvoir faible ne saurait décentraliser. Appuyé sur l’Armée nationale, constituant moi-même un pouvoir central énergique et fort, parce que traditionnel, je suis seul en mesure de ramener la vie spontanée dans les villes et les campagnes et d’arracher la France à la compression administrative qui l’étouffe.
La décentralisation dépend en partie du pouvoir royal et du sentiment qui l’anime, comme de la direction que le Roi peut imprimer de lui-même ; mais c’est aussi un problème d’organisation politique et géographique.
J’y donnerai ma première pensée. La question sera mise sur-le-champ à l’étude, avec la ferme volonté, non pas seulement d’aboutir, mais d’aboutir rapidement. — Je tiens à ce qu’on le sache.
Croyez-moi, mon cher Maurras,
Votre affectionné,
PHILIPPE.
Instabilité, incohérence, insécurité, individualisme destructeur, prédominance de la médiocrité envieuse, dissolution de la famille, tels sont les fruits de la démocratie en France, depuis cent trente ans.
Stabilité, continuité, sécurité, discipline, autorité familiale, développement des élites, tels furent et tels seront les fruits de la Monarchie.
Le Roi est le chef-né des pères de famille parce qu’héréditairement, son intérêt et son devoir se confondent pour qu’il se conforme à ce beau titre et qu’il soit le père de la grande famille nationale.
Mais ce pouvoir et cet honneur, il ne les méritera que s’il en fait remonter l’origine à la Providence et que s’il les place sous l’égide des prières de l’Église qui, avec la Monarchie, sacrée par elle, a construit la France.
Un Roi qui serait indifférent à la religion, ou qui partagerait l’incrédulité, hostile à l’Église, des régimes qu’il remplacera, subirait bientôt les mêmes revers que les gouvernements qui fondèrent leurs institutions sur l’athéisme.
Mais le Roi croyant et pratiquant se sera pénétré des maximes énoncées par le Psalmiste :
« Si le Seigneur n’a bâti la maison, c’est en vain qu’ils travaillent ceux qui l’édifièrent sans lui.
« Si le Seigneur ne garde la Cité, c’est inutilement qu’il veille celui qui a charge de la protéger. »
Dès lors, la miséricorde divine lui donnera les lumières dont il aura besoin pour remplir la tâche sublime que Bossuet lui assigne dans sa Politique tirée de l’Évangile :
« Soyez parmi vos sujets comme l’un d’eux. Ne soyez point orgueilleux ; rendez-vous accessible et familier ; ne vous croyez pas, devant Dieu, d’un autre métal que vos sujets. Mettez-vous à leur place et soyez-leur tel que vous voudriez qu’ils fussent s’ils étaient à la vôtre.
« Ayez soin d’eux tous et ne vous reposez qu’après avoir pourvu à tout. Le repos alors vous est permis.
« Le Roi est un personnage public qui doit croire que quelque chose lui manque à lui-même quand quelque chose manque au peuple et à l’État. »
Ainsi le Roi, homme de sacrifice et d’abnégation, se rendra digne de régner sous l’emblème qui surmonte sa couronne : la croix de Jésus-Christ.
FIN
Pages | |||
PRÉFACE | |||
CHAPITRE | I. |
— IMPRESSIONS D’ENFANCE | |
— |
II. |
— LA GUERRE DE 1870 | |
— |
III. |
— AU COLLÈGE | |
— |
IV. |
— TEMPS PERDU | |
— |
V. |
— AU RÉGIMENT | |
— |
VI. |
— LE SYMBOLISME | |
— |
VII. |
— L’ANARCHIE | |
— |
VIII. |
— CHEZ CLEMENCEAU | |
— |
IX. |
— LE SILLON | |
— |
X. |
— LES LIBÉRAUX | |
— |
XI. |
— CHARLES MAURRAS | |
— |
XII. |
— DIEU ET LE ROI |
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