PAR
F. KOHN-ABREST (Paul d’Abrest)
Chargé d’une mission par M. le Ministre du Commerce et de l’Industrie
PARIS
E. DENTU, ÉDITEUR
LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES
PALAIS-ROYAL, 15-17-19, GALERIE D’ORLÉANS
1887
(Tous droits réservés.)
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
ZIGZAGS EN BULGARIE | |
Un volume. Charpentier, éditeur | 3 fr. 50 |
LES COULISSES D’UN LIVRE (A propos des Mémoires de Henri Heine.) | |
Une forte brochure. Westhauter, éditeur | 1 fr. » |
LA TRIPOLITAINE ET L’ÉGYPTE | |
Un volume illustré. Delagrave, éditeur | |
EN ALGÉRIE | |
Un volume illustré. Delagrave, éditeur |
Le premier élu de Paris, l’actif et populaire Ministre du Commerce et de l’Industrie, a bien voulu utiliser une bonne volonté qui s’offrait à lui, en chargeant l’auteur de ce livre d’envoyer à son département des informations sur la situation économique de différentes contrées de l’Orient.
En dehors des renseignements administratifs et techniques qui ont fait l’objet de rapports, en partie confidentiels, en partie publiés dans le Moniteur officiel du Commerce, l’auteur a été à même d’acquérir au cours de son voyage — notamment en Bosnie — une foule de notions de nature, il le croit du moins, à intéresser le grand public.
Il espère qu’après avoir parcouru ces pages le lecteur lui donnera raison.
Si toutefois l’auteur s’était trompé, il invoquerait, comme excuse valable et légitime, sa position personnelle.
Autrichien de naissance, élevé en France et citoyen français par sa naturalisation, il n’a pu résister à la tentation de constater, non sans fierté, devant un public français, les services que l’Autriche-Hongrie a rendus et rend encore à la cause du progrès dans la péninsule des Balkans.
Paris — Vienne, février 1887.
UN PRINTEMPS EN BOSNIE
A l’ambassade de France à Vienne. — M. de Kallay. — Résumé de sa carrière. — Les précédents administrateurs de la Bosnie : MM. de Hoffmann et Szlavy. — Départ pour Pesth. — La capitale de la Hongrie en 1886. — Le parlement, les journaux, les théâtres. — Réminiscences de l’expédition française. — Voyage de Budapesth à Brod.
Pendant l’hiver de 1885-1886, la République française était représentée, à Vienne, par un ambassadeur fin lettré, qui tout en rendant de grands services politiques à son pays, en entretenant les excellentes relations qui nous sont nécessaires, maintenait avec éclat les traditions d’élégante et de brillante hospitalité de la diplomatie française. Tout Vienne, à commencer par les membres de la famille impériale, se pressait dans les salons du palais Lobkowitz, pour entendre des chanteurs de l’Académie nationale de musique et des artistes de la Comédie française, qui avaient répondu avec empressement à l’appel de M. Foucher de Careil, pour faire apprécier leur talent par un auditoire d’élite qui, quoique étranger, est tout à fait familier avec le génie de la littérature française, et qui s’enthousiasme volontiers pour toutes ses manifestations. En dehors de ces fêtes, auxquelles assistait une véritable foule armoriée et dorée, M. de Careil avait coutume de réunir, une fois par semaine, des hommes politiques et des personnages avec lesquels il était plus particulièrement lié. C’est dans les salons de l’ambassade, à l’occasion d’un de ces dîners quasi intimes, que je fus présenté par l’ambassadeur au ministre des finances générales, chargé en même temps de l’administration complète de la Bosnie et de l’Herzégovine, M. Benjamin de Kallay. Lorsque, quelques jours auparavant, j’avais manifesté à M. le comte Foucher l’intention de me rendre dans ces provinces, il m’avait engagé à m’adresser tout d’abord au ministre qui, selon l’excellente métaphore de l’ambassadeur, avait dans sa poche les clefs de la Bosnie ; j’avais, en tout cas, le désir de me faire présenter à l’homme d’État qui, comme je le savais, s’était identifié depuis trois ans avec la tâche ardue, mais nullement ingrate, que son Impérial Maître lui avait confiée, de transformer les territoires occupés par l’armée autrichienne en contrées civilisées, et de rendre profitable pour l’Empire une charge qui, jusque-là, avait été fort onéreuse. Je fus donc fort reconnaissant à M. le comte Foucher de l’occasion qu’il me fournit de connaître sur un terrain aussi favorable que l’ambassade de France, et en dehors des audiences officielles, le régent effectif de la Bosnie et de l’Herzégovine. Les convives étaient peu nombreux : un amiral autrichien, un voyageur français revenant de la Chine et de l’Annam, le directeur des chemins de fer autrichiens, l’ancien collaborateur de Gambetta et de M. de Freycinet à la Défense nationale, M. de Serre et sa femme, deux dames françaises, parentes de l’ambassadeur, le colonel de Sesmaisons, attaché militaire, et deux secrétaires d’ambassade. M. de Kallay était placé en face de l’amphitryon, qui avait à sa droite la gracieuse Mme de Kallay, que M. Foucher remercia, ainsi que les autres dames, d’avoir bien voulu se rendre à l’invitation d’un garçon, Mme de Careil étant en France, aux eaux. Après le repas, pendant que Mme de Serre faisait admirer, dans le grand salon de l’ambassade, son rare talent de pianiste, un petit cercle se groupa dans le fumoir, autour de M. de Kallay, qui, à propos d’une boîte de cigarettes turques, donnait à ses auditeurs une foule de détails sur l’organisation de la culture du tabac qu’il avait introduite en Herzégovine, sur les fabriques établies à Sérajewo et à Mostar, ainsi que sur les progrès nouveaux obtenus chaque année.
Il était impossible de ne pas être frappé de l’assurance avec laquelle ce ministre, cet homme politique, parlait des détails les plus techniques de la plantation, de la confection des cigares et cigarettes, etc.
Tout lui était familier ; on eût pu supposer qu’il était né pour être directeur d’une manufacture de tabac ; mais passant à un autre ordre d’idées, il s’exprima avec la même entente sur l’industrie minière introduite en Bosnie, sur les colonies agricoles qu’il y avait fondées.
On reconnaissait l’homme qui, doué de la faculté de s’assimiler les questions, même les plus étrangères à ses occupations ordinaires, avait dû faire fructifier ce don par son énergique âpreté au travail. C’est alors que je m’expliquai la grande réputation d’administrateur que M. de Kallay a su acquérir, lui qui, avant de régir les territoires occupés, était surtout connu comme écrivain politique et comme orateur. M. de Kallay s’exprimait en français ; son accent, s’il peut en être question, n’a rien d’étranger ; il rappelle tout au plus la cantilène des Suisses romans de Lausanne ; il parle avec la même aisance l’allemand, l’anglais et cinq ou six langues jugo-slaves ou orientales ; je ne parle pas du hongrois, son idiome maternel ; il est classé parmi les meilleurs stylistes de la littérature magyare.
Au physique, le ministre est de belle taille, assez élancé, et ne paraît pas la quarantaine, qu’il a dépassée depuis quelques années ; la figure est fine, forte, intelligente et sympathique. Son abord est d’une politesse cordiale très simple et empreint de la dignité naturelle indispensable à ceux qui doivent commander. M. de Kallay fut d’abord élève-consul, et ses talents ayant été remarqués par M. le comte de Beust, cet homme d’État bienveillant, qui aimait à pousser les jeunes gens capables, l’envoya à Belgrade en qualité de consul et agent diplomatique de l’Autriche-Hongrie. M. de Kallay était à son poste depuis quelques mois, lorsque le prince Michel fut assassiné, et la régence par suite de cet événement, fut dévolue aux adversaires de l’Autriche, MM. Ristic et consorts. Par suite de ces événements, la position de l’agent autrichien à Belgrade devint plus délicate, mais aussi plus importante ; les rapports de M. de Kallay furent très remarqués au ministère des affaires étrangères, et il s’acquitta avec une habileté souvent couronnée de succès, des diverses missions qu’il eut à remplir pendant une période très agitée dans cette partie de l’Orient. N’étant pas complètement d’accord avec la politique suivie par le comte Andrassy, à la suite de l’entrevue de Berlin, M. de Kallay donna sa démission en 1874 et se fit élire député à la Diète hongroise. Il se rangea sous la bannière du baron Sennycy, chef des conservateurs libéraux, et il prit fréquemment la parole, surtout dans les discussions concernant la politique de la monarchie en Orient. Dans une de ses allocutions, il pressentit avec beaucoup de justesse les événements qui allaient bientôt se dérouler et prophétisa l’occupation et l’annexion de la Bosnie et de l’Herzégovine. C’est pendant cet intervalle que M. de Kallay, qui avait déjà publié de nombreuses brochures politiques et économiques, et qui collaborait activement aux journaux de son parti, composa, avec les matériaux recueillis pendant son long séjour à Belgrade, le premier volume d’une remarquable histoire de la Serbie. Les circonstances ne lui accordèrent pas le repos nécessaire pour continuer une tâche littéraire si considérable ; l’Autriche s’était décidée, au congrès de Berlin, à jouer un rôle plus actif dans les affaires orientales. M. Andrassy avait besoin de collaborateurs connaissant les pays où l’influence de l’Autriche-Hongrie allait se faire sentir d’une façon plus ou moins directe, plus ou moins prépondérante. M. de Kallay fut invité à reprendre le service actif, et fut nommé tout d’abord délégué de l’Empire à la commission internationale chargée d’établir le statut de la Roumélie orientale. Il passa donc plus d’une année à Philippopoli, et prit une grande part à la confection de cette charte que la révolution de septembre 1885 a mise en lambeaux, mais qui, sincèrement appliquée, peut sérieusement garantir l’indépendance et la sécurité des populations en faveur desquelles on l’a établie.
Lorsque la commission fut dissoute, après l’installation d’Aleco-Pacha comme gouverneur du nouvel État, M. de Kallay entra au ministère des affaires étrangères, à Vienne, dont le titulaire n’était plus M. Andrassy, mais le baron de Haimerlé. Une des plus importantes directions, celle des consulats, fut confiée à M. de Kallay, et il eut ainsi l’occasion de s’initier complètement aux questions économiques et de commerce international. Il signala son passage à cette direction par des réformes très utiles et la suppression de certains abus ; il défendit entre autres aux consuls de servir d’intermédiaires aux négociants, parce que cela compromettait trop souvent le caractère de leur mission et le prestige dont ils devaient être entourés. En 1883, M. de Szlavy, ministre général des finances, s’étant retiré, l’empereur appela M. de Kallay à lui succéder ; mais dès le début on s’aperçut que si le nouveau ministre s’occupait de gérer convenablement les finances austro-hongroises, il consacrerait la plus grande part de son activité et ses meilleures facultés à l’introduction d’institutions utiles et progressistes dans les territoires occupés. Il était certain de l’approbation de son souverain, et quant à celle du parlement, de la presse et du public, il comptait sur les résultats pour l’obtenir.
Lorsque l’Autriche établit son armée et son administration de l’autre côté de la Save, le ministre des finances générales était M. de Hoffmann, qui avait derrière lui une longue carrière politique des mieux fournies. L’empereur avait toujours montré beaucoup de goût pour M. de Hoffmann, et d’ailleurs, des trois ministres généraux, de l’extérieur, de la guerre et des finances, c’était ce dernier, moins occupé que les deux autres, grâce à la répartition de la plupart des services entre les ministres des finances de Vienne et de Pesth, qui pouvait le plus facilement supporter un accroissement d’attributions. M. de Hoffmann fut donc chargé, au moins nominalement, de l’administration supérieure des territoires occupés. Mais ce fort aimable ministre, très recherché de la société viennoise, président d’une foule d’associations littéraires, artistiques et philanthropiques, s’occupant déjà beaucoup des deux théâtres impériaux, dont il fut plus tard, et jusqu’à sa mort, l’intendant général, n’avait pas la vocation d’un pionnier appelé à donner à la civilisation des terres incultes et des populations à demi barbares. D’ailleurs, à cette époque, on était encore trop près du congrès de Berlin, qui donnait au mandat de l’Autriche les limites d’une simple occupation militaire. On se préoccupait avant tout et surtout d’assurer la sécurité du pays et le bien-être du corps d’occupation. Le général qui commandait à Sérajewo devait amplement suffire pour atteindre ce double but. La mission de l’Empire ainsi simplifiée ne valait pas tant d’efforts, et tant de préoccupations. L’avènement de M. Szlavy, lorsque M. de Hoffmann prit l’intendance générale des théâtres, ne changea guère cet état de choses ; s’il faut en croire certaines rumeurs, la situation empira au lieu de s’améliorer. Le ministre eut la main malheureuse dans le choix de certains fonctionnaires, et, comme l’Algérie au début de la conquête, comme l’Inde pour l’Angleterre, la Bosnie fut considérée un peu comme un exutoire pour les fruits secs de l’administration que des protections hautes et impérieuses ordonnaient de caser.
Le premier soin que M. Kallay eut, en prenant possession de son ministère, fut d’épurer le personnel. Il pensait avec raison que dans un pays où il s’agissait d’assurer une domination étrangère, il fallait envoyer des gens qui se fissent non seulement craindre, mais aussi respecter. Son système avait pour base d’assurer les droits de chacun et de ne blesser aucun intérêt particulier ; il lui fallait des fonctionnaires imbus également de ses idées, et capables de les appliquer en renonçant aux avantages illicites, mais que, dans un pays gangrené par cinq siècles de corruption turque, il était trop facile de s’assurer, même sans causer de scandale. Je n’ai pas l’intention d’étudier dès maintenant le système de M. de Kallay, puisque je voulais en connaître les résultats sur place ; mais le fait seul de l’existence de ce système est un progrès marqué sur le passé.
J’eus occasion de retrouver M. de Kallay quelques jours plus tard, à l’hôtel du ministère, qu’il habite dans la Johannisgasse, et qui a été construit, si je ne me trompe, par le célèbre prince Eugène de Savoie. Plusieurs personnages en costume oriental se trouvaient dans le salon d’attente ; c’étaient des fonctionnaires indigènes de la Bosnie que le ministre avait fait venir selon son habitude, chaque fois qu’il a des instructions importantes à leur communiquer. Si l’on tient compte que M. de Kallay se rend au moins deux fois par an en Bosnie, qu’il correspond et qu’il parle avec les indigènes dans leur langue, on comprendra qu’il est en communion assez directe avec le pays qu’il administre, pour apprécier par lui-même et d’une façon juste, tout ce qui s’y passe. M. de Kallay me donna une foule de renseignements précieux sur l’itinéraire que je devais suivre, sur la façon la plus commode de voyager, enfin il me promit une lettre de recommandation circulaire, adressée à toutes les autorités civiles et militaires. Je trouvai ce document, qui me rendit de précieux services, le soir même, en rentrant à l’hôtel.
Deux routes ferrées conduisent aujourd’hui de Vienne au fleuve frontière la Save : l’une, par le chemin de fer du Sud, parcourt l’ouest de la Hongrie et l’Esclavonie ; l’autre commence au débarcadère du chemin de fer de l’État, conduit à Pesth et rejoint la première ligne dans le sud de la Hongrie. Je choisis la seconde, et, après un trajet ayant duré la nuit, je me réveillais à Budapesth. Impossible de ne pas m’arrêter, ne fût-ce que quelques heures, dans cette capitale où les Français conduits par M. de Lesseps ont reçu naguère un accueil si enthousiaste, et dont les plumes d’écrivains de premier ordre, qui se sont faits reporters pour la circonstance, ont décrit le charme et les magnificences. Magnificences, le mot n’est pas exagéré en présence de ce panorama du majestueux Danube, déroulant son large ruban d’eau bleue ou verte au milieu des superbes quais de Pesth et d’Ofen, bordés de palais et dominés par le pont le plus monumental du continent.
En présence de ces rues si larges, si animées, si populeuses, aboutissant à des parcs pleins d’ombre et de fraîcheur ; en présence de tous ces vastes édifices sortis de dessous terre depuis quelques années et qui attestent les immenses progrès de la nation dont le cœur bat ici : gare de chemin de fer monumentale, musée assez vaste pour abriter les collections les plus complètes et les plus riches, bibliothèque royalement logée, clubs politiques et sociétés littéraires installés dans des palais-hôtels offrant au voyageur le plus exigeant tout le luxe et tout le confort auquel il peut prétendre, — voilà ce qui, à première vue, frappe l’étranger lorsqu’il parcourt la métropole magyare. Puis, de l’autre côté du pont, l’ancienne forteresse de Bude, avec ses rues étroites et escarpées, ses maisons qui ont résisté à tant de sièges et à tant d’assauts, avec le château royal qui couronne la hauteur ; c’est l’histoire qui passe devant nos yeux, histoire guerrière et dramatique, s’il en fut. Si Bude n’a guère changé, sauf toutefois dans la partie inférieure qui touche au Danube, Pesth, situé de l’autre côté du fleuve, cette ancienne bourgade de pêcheurs, a triplé son étendue et sa population depuis vingt ans. La conclusion du compromis de 1867, en constituant officiellement la rationalité magyare, a donné au nouvel État une capitale que tout le monde, autorité centrale, municipalité, corporations, se force d’agrandir et d’embellir. Tout se fait ici sous l’impulsion d’un patriotisme militant, se manifestant à chaque pas.
Sur les murailles des édifices publics, sur les frontons des monuments, sur les affiches, sur les enseignes, partout la nationalité magyare et l’autonomie de la Transleithanie s’affirment. Ainsi la gare est, comme l’indique l’inscription frontale, celle du « Chemin de fer Royal Hongrois ». Les administrations, jusqu’à la plus modeste, tiennent à cette double qualification. On repousse avec une ardeur quelquefois ombrageuse tout ce qui pourrait faire naître l’idée même d’une dépendance de Vienne ou de l’autre partie de l’Empire. Sous ce rapport, le fossé s’est encore élargi depuis 1867, et l’on peut en juger chaque fois qu’il est question, comme maintenant, de renouveler le compromis qui règle la situation réciproque de l’Autriche et de la Hongrie. A chaque renouvellement, les Magyars s’efforcent de faire un pas de plus dans la voie de l’indépendance absolue, et c’est après avoir vaincu les plus grandes difficultés, après avoir poussé les choses à l’extrême, jusqu’au point de croire à une rupture complète, que l’entente se fait. Le patriotisme hongrois est communicatif, bruyant, mais très sincère ; il ne va pas sans discours ronflants, sans toasts semés de fleurs de rhétorique, sans coups de trompette et de cymbale, mais sous ces dehors quelquefois enfantins il cache des convictions très loyales, un esprit de sacrifices qui s’est affirmé maintes fois et un amour absolu de la liberté. Certes, il faut peu de chose pour mettre ce peuple en ébullition, pour que les cerveaux prennent feu, pour que les foules s’agitent et que les rues et les places publiques retentissent de hourras et de pereats. J’eus la bonne fortune d’arriver à un moment pareil. L’incident du général Jansky battait son plein ; il est oublié aujourd’hui, on en a à peine connaissance à l’étranger ; mais au mois de juin 1886, le voyageur passant à Pesth pouvait croire que cette belle cité serait remise à feu et à sang. A l’occasion de l’anniversaire de la prise de Bude par les honveds en mai 1849, le général Janski, dont il était si fort question, et d’une façon aussi bruyante, avait fait poser quelques couronnes sur le monument funéraire élevé à la mémoire du général impérial Henzi, qui avait succombé en défendant la forteresse contre les assaillants magyars. Cet acte avait paru être aux patriotes de Pesth une glorification injurieuse de l’armée qui, en 1848-1849, avait lutté contre l’indépendance hongroise, et ils avaient ressenti d’autant plus cruellement l’offense que Henzi était né magyar et passait pour un renégat. Il y eut un vacarme assourdissant, interpellations à la Chambre, articles de journaux, meetings avec discours incendiaires. A Vienne, l’on s’émut également de ce fracas ; des orateurs de la Chambre des seigneurs prirent la défense de l’armée ; des journaux officieux publièrent des articles acerbes contre les députés et écrivains de l’autre côté de la Leitha, et M. Tisza dut se rendre à Vienne pour fournir personnellement et de vive voix des explications à l’empereur. Enfin, fort heureusement, pour apaiser les esprits et calmer les cerveaux surchauffés, le général Jansky, auteur de l’incendie, fut atteint très à propos d’une indisposition et dut réclamer un congé de deux mois pour aller se soigner aux eaux de Baden.
Tout à coup, c’était précisément pendant mon passage à Pesth, le bruit se répand, pareil à une traînée de poudre, que le général a quitté l’établissement thermal et qu’on l’a vu très bien portant en Hongrie, à Stuhlweissenburg, où il doit passer l’inspection d’une brigade.
Tout Budapesth est en l’air. Les étudiants se réunissent, les sociétés de chant, de gymnastique, les groupes d’ouvriers se rassemblent, les uns devant l’université, les autres dans leurs locaux ordinaires. Tout le monde est d’accord pour organiser un charivari monstre en l’honneur du général, qui doit arriver à Pesth le soir même. Effectivement, lorsque la nuit commence à tomber, une animation extraordinaire règne dans l’avenue de Kerepes, large artère qui conduit du centre de la ville à la gare de l’État. Des bandes de cinquante à cent individus se forment ; des gamins, des oisifs, des gens à mine douteuse parcourent la voie en chantant, en sifflant, en criant : A la porte Jansky ! Les fiacres agiles, les omnibus conduits par des cochers en costume de hussards, les tramways circulent au milieu de cette foule qui devient de plus en plus houleuse et de plus en plus grouillante. Le point terminus de cette procession tapageuse, c’est l’immense bâtiment de la gare, dont la façade illuminée rayonne au bout de l’avenue. Mais ici la police a pris ses précautions, des « trabans » à cheval et des gendarmes (dont le costume rappelle aussi un peu celui des hussards) forment un double cordon autour de l’édifice ; on ne laisse pénétrer que les gens pouvant justifier qu’ils ont affaire dans l’intérieur de la gare, soit qu’ils veuillent partir, soit qu’ils attendent un parent ou un ami. Parfois un intrus insiste trop vivement et veut enfreindre la consigne ; deux gendarmes à tunique à brandebourgs et à chapeaux à plumes sortent des rangs, empoignent le contrevenant et le conduisent au poste sans s’inquiéter des clameurs et des menaces de la foule. Si une bousculade se produit, si le cordon est menacé d’être enfoncé, un ou deux trabans font caracoler leurs lourds chevaux à chabraque brodée, et le flot humain recule, mais en redoublant de tapage. Au demeurant, la foule ne paraît pas trop méchante et elle tient à faire plus de bruit que de mal. La marche de Rakocsy alterne avec des chansons de café-concert dont on bisse le refrain ; on dirait presque une émeute parisienne. Mais voici le train qui entre en gare ; les voyageurs sont tout étonnés de sortir au milieu d’une haie de policiers à pied et à cheval, quelques dames se montrent inquiètes de cette foule turbulente qui ondoie sur l’esplanade devant la gare. De tous côtés on cherche le général Jansky ; on le réclame, on l’appelle — il ne se montre pas ; pour une excellente raison, c’est qu’averti à temps de l’accueil qui l’attendait, il a préféré prendre un autre train. N’importe, le programme adapté dans la matinée porte qu’il y aura charivari. — On ne veut pas y manquer, le bruit se prolonge jusque bien avant dans la nuit, et il faut appeler, de la caserne la plus voisine, un détachement d’infanterie qui balaye la place, la baïonnette au bout du fusil.
Mais le lendemain le tapage recommence ; il y a évidemment un mot d’ordre donné à ces milices vagues que l’on est sûr de voir apparaître à l’heure des troubles dans toutes les grandes villes. Cette fois ce ne sont plus les étudiants qui tiennent la corde de la manifestation ; les vagabonds, les gens sans aveu, les récidivistes dominent ; on ne se borne pas à crier, à chanter et à hourvariser, on lance des pierres et des pavés arrachés à la rue, des gendarmes sont blessés, la troupe intervient de nouveau, accourant au pas de course, au son du clairon ; quelques manifestants ou simples curieux sont blessés ; un inconnu percé d’un coup de baïonnette expire dans la pharmacie où il a été transporté. Ces événements, grossis par la polémique des journaux, sèment la colère et l’épouvante par la ville ; on parle d’un soulèvement général, de barricades projetées, de bombes à dynamite lancées contre les troupes. En effet, les attroupements recommencent, mais cette fois la police a pris ses mesures pour en finir promptement. Le chef de la sûreté, M. le baron Blaha, qui est l’époux de la première chanteuse d’opérette de Pesth, a recours à un coup de théâtre dont on avait déjà usé avec succès à Paris en 1848 et lors des émeutes de mai 1869. Lorsque tous les manifestants furent réunis, bien en train de vociférer et de hurler, les rues latérales, aboutissant à l’avenue de Kerepes, furent occupées sans bruit par des forts détachements de troupes qui, sur un signal, avancèrent à la fois et cernèrent les émeutiers dans une vaste souricière. Rien ne peut donner une idée de la terreur et du désarroi des braillards, en se voyant ainsi pris ! Il y avait une foule de femmes et beaucoup d’enfants au-dessous de dix ans. Les uns et les autres recevaient l’autorisation de se retirer. Mais tout ce qui appartenait au sexe fort fut impitoyablement ramassé et conduit entre deux rangs de troupiers à la caserne voisine, où siégeaient déjà tous les commissaires de police et juges d’instruction de la capitale chargés de statuer sur le sort de plus de trois mille prisonniers.
Pendant ce trajet, il y eut des scènes tragi-comiques.
Les uns se traînaient aux pieds des soldats, les suppliant de les laisser libres ; d’autres appelaient les troupiers des plus doux noms d’amitié, de petits animaux même, naturellement sans produire d’effet si ce n’est d’être caressés avec les crosses de fusil s’ils restaient trop en arrière. Ce coup de filet avait mis plus de trois mille prisonniers dans la nasse ; dans la cour de la caserne, on procéda au triage. Tous ceux qui purent justifier de leur domicile furent relâchés ; quant aux autres (600 à 700 individus), ils furent gardés à la disposition de la justice, qui expulsa tous ceux qui n’étaient pas originaires de la capitale ; la leçon fut profitable, et désormais les tumultes cessèrent.
Après avoir assisté à une émeute quasi nocturne, je fus témoin, le lendemain de l’échauffourée, d’une fête de nuit sur les bords du Danube. Les quais qui dominent et côtoient le grand fleuve étaient illuminés. Les façades des maisons, — de véritables palais — resplendissaient du flamboiement de mille lanternes vénitiennes. Sur la grande place où se trouvent le bâtiment de la Redoute et le Musée littéraire, la lumière électrique versait ses rayons sur la foule des promeneurs qui, moyennant deux florins destinés aux pauvres, avaient acheté le droit d’user de l’espace réservé pour la fête. Des drapeaux immenses, des bannières flottaient aux fenêtres, qui étaient garnies de spectateurs comme les loges d’un théâtre. Et, de fait, le spectacle en valait la peine. Sur le fleuve, des bateaux à vapeur, des barques, des yachts tout illuminés, tout ruisselants de lumière, glissaient sur l’eau au son des musiques. Vingt mille spectateurs étaient entassés sur la rive opposée, présentant une masse énorme et confuse dont on devinait seulement la présence, mais que des jets de lumière électrique venaient trahir par intervalles. La hauteur qui couronne Bude, le Schwabenberg, où les Autrichiens établirent une citadelle après la révolution de 1848-1849, était également éclairée, et l’effet de ce coteau, surgissant dans la nuit calme et tiède au milieu des lueurs multicolores, était fantastique. Un feu d’artifice magnifique, des danses en plein air au son de la musique tzigane, des flirtages prolongés à l’ombre des platanes ou autour des petites tables des cafés, une bataille de fleurs que l’on essaya d’esquisser, telles furent les principales distractions de cette nuit hongroise-vénitienne. La fête avait été organisée par les dames patronnesses de l’aristocratie, qui parurent toutes dans des toilettes d’été les plus séduisantes, mais qui étaient éblouissantes surtout par leur fière beauté et leur grâce.
Quelques dames avaient profité de l’autorisation et même de l’invitation du comité pour venir costumées ; il y eut quelques intrigues ébauchées sous le masque et le domino. Naturellement le czardas, la danse nationale si vivante, si pleine d’animation, et qui exige le diable au corps chez le cavalier comme chez la danseuse, eut les honneurs de la nuit. On ne se lassait pas de réclamer aux tziganes l’exécution des mélodies traînantes au début, puis endiablées, qui règlent les mouvements du czardas. Je n’avais jamais vu exécuter cette danse en habit noir et en domino ; l’effet est des plus étranges et des plus — expressifs. Le côté chahut, la partie épileptique du czardas, ressortent encore davantage, et comme naturalisme, c’est tout ce que l’on peut souhaiter de plus réussi. Il est vrai que le fourreau très étroit d’un domino dessine, sans en laisser rien perdre, tous les déhanchements et toutes les trépidations auxquelles les danseuses se livrent avec l’étonnante souplesse des couleuvres. Ce n’est presque plus de la danse, mais de l’acrobatie.
Budapesth, qui a aujourd’hui plus de 300,000 habitants (il n’y en avait guère que 100,000 avant 1867), est devenu, depuis l’occupation de la Bosnie et de l’Herzégovine, le grand entrepôt pour l’exportation dans les territoires occupés, et la tête de ligne des voies de communication. L’importance commerciale de la capitale hongroise s’est encore accrue, et tandis qu’au début les politiques magyars voyaient avec peu de faveur l’intervention active de l’Autriche dans cette partie des Balkans, ils se sont complètement réconciliés avec l’occupation et considèrent même assez volontiers la réunion définitive de ces territoires à la monarchie comme la résultante pratique et logique de la situation créée par le congrès de Berlin. C’est dans un salon politique de Budapesth que j’ai entendu prononcer, pour la première fois et nettement, le mot d’annexion.
Le cabinet hongrois est présidé depuis onze ans par M. Koloman Tisza, et le seul fait d’avoir su depuis si longtemps se maintenir au pouvoir au milieu des orages parlementaires, des intrigues de clubs et de couloirs, est une preuve incontestable d’habileté et d’aptitude particulière au gouvernement des peuples. Homme de gouvernement, M. Tisza l’est comme personne.
Il connaît par cœur et sur le bout du doigt tous ceux avec qui il est forcé de compter ; les éléments de la vie publique, le parlement, la presse et surtout le tempérament de ce peuple lui sont extrêmement familiers. Ses partisans sont enthousiastes de lui, et chantent ses louanges sur tous les modes, et quelque chauds que soient les dithyrambes, ils sont toujours sincères. Quant aux adversaires de M. Tisza, il n’en est pas un qui ne reconnaisse ses talents, sa haute honorabilité et son patriotisme. Signe particulier, ce chef modèle d’un gouvernement a été pendant longtemps à la tête d’une opposition farouche et implacable ; mais ce n’est pas lui qui a couru après le pouvoir, c’est le pouvoir qui s’est offert à lui comme à l’homme de la situation, après la mort du grand patriote Deak, qui fut tout dans la coulisse et se refusa à être rien officiellement.
Pour se rendre compte de l’influence réelle de M. Tisza, et pour le voir manœuvrer sur son véritable terrain, c’est à la Chambre des députés qu’il faut se rendre un jour d’interpellations ou de discussions orageuses. Le parlement siège dans un édifice qui ne présente pas une façade très monumentale, mais dont l’agencement intérieur répond complètement à sa destination.
Dès le vestibule, l’inévitable hussard-portier vous souhaite la bienvenue. S’il s’agit d’un personnage considérable, le digne suisse, qui a fort belle prestance, retire son bonnet de loutre orné d’une aigrette et s’incline jusqu’à terre. La salle des séances est claire sans trop d’ornements. On remarque que la tribune des journalistes est presque de plain-pied avec les sièges des députés. Les rédacteurs parlementaires peuvent causer avec les honorables assis au dernier gradin. Rien de ce qui se passe dans la salle, aucune parole prononcée à la tribune ne peut leur échapper. A la bonne heure ! Dans l’espace réservé au public et formant une galerie circulaire, se trouve une loge réservée, comme l’indiquent des fauteuils de velours rouge, à cadre en bois doré, aux archiducs ou plutôt aux princes de la famille royale, car, comme me le disait un Hongrois pur sang, « nous ne connaissons pas d’archiducs. » Parmi les députés, qui forment des groupes très animés, très vivants et toujours en mouvement, quelques-uns portent le costume ecclésiastique, qui, d’ailleurs, consiste non pas dans la soutane et le tricorne, mais qui se distingue à peine des vêtements habituels par la coupe allongée de la lévite et la cravate-col montant toute noire. Un de ces députés révérends attire immédiatement l’attention par son air épanoui et sa figure joyeuse de Gorenflot intelligent. La mode de venir aux séances en costume national, avec l’attila à brandebourgs, le pantalon collant et les bottes à l’écuyère, a complètement passé ; c’est à peine si quelques représentants de districts éloignés se présentent dans cet attirail, qui était considéré naguère comme le palladium de la nationalité. C’est dommage, au point de vue pittoresque. Mais si les costumes se sont modifiés, rien n’a été changé à la vivacité passionnée des débats, et à la moindre occasion, le ministère est mis sur la sellette ; toutes les raisons, tous les prétextes sont bons, surtout lorsque la suprématie magyare est en cause.
C’est alors que le patriotisme se donne carrière et que l’éloquence indignée des orateurs de la gauche déborde ; les frères et amis de l’orateur se chargent de la claque, et ils ponctuent chaque phrase et chaque période de leur vigoureuse et très bruyante approbation. Assis sur son fauteuil ministériel, faisant face à l’orateur, le président du conseil interpellé semble écouter à peine. Au physique, M. Tisza rappelle tout à fait feu Raspail, le chimiste socialiste, avec sa grande taille de père noble, sa longue barbe blanche, son œil paterne et clignotant qu’abritent de grandes lunettes bleues. Seulement M. Tisza a dans toute sa physionomie quelque chose de narquois que Raspail, qui croyait que tout était arrivé, n’avait pas, ou qu’il cachait soigneusement.
De temps en temps, le ministre semble sortir de son indifférence pour noter d’un crayon rapide quelques mots qui vont lui servir tout à l’heure ; puis il retombe dans son apathie, indifférent à toutes les apostrophes, et souvent aux invectives que lui adresse son adversaire, répondant en hochant la tête à ceux des députés qui viennent lui serrer la main pour faire leur cour. Mais dès que l’orateur, souvent prolixe, a fini, le président du conseil se dresse de toute la hauteur de sa taille ; il commence à parler, et aussitôt toutes les rumeurs s’éteignent pour que ses paroles soient entendues sans perdre une syllabe. Au début, c’est un susurrement à peine perceptible ; pour l’écouter, les députés quittent leurs places et se groupent autour du fauteuil ministériel ; au moindre bruit dans la salle ou dans les tribunes, des chut énergiques se font entendre. On dirait, non pas un homme politique parlant dans une assemblée, mais un apôtre prêchant à ses disciples. Tout à coup ceux qui sont le plus près de l’orateur font entendre de petits rires étouffés qui se propagent de rang en rang. C’est le président du conseil qui vient d’aborder la lutte par un bon mot, une allusion mordante pour son adversaire. A partir de ce moment, c’est un feu roulant qui ne s’arrête plus jusqu’à ce que la dialectique ministérielle ait désarmé, terrassé et renversé l’opposant ; tout cela dans le plus grand calme, avec une pointe de dédain ; c’est à peine si la voix, presque imperceptible au début, s’est haussée quelque peu au point d’être entendue dans toutes les parties de la salle. On ne compte plus aujourd’hui les succès parlementaires de M. Tisza, remportés non seulement parce qu’il est assuré de la supériorité numérique et de la parfaite discipline de son parti, mais dus également à son génie politique et à son habileté oratoire. Un instant, à propos de l’incident du général Jansky, signalé plus haut, on put voir le président du conseil chanceler sur sa base. Il avait encouru à la fois les colères de l’opposition et la disgrâce de l’empereur ; pour les premiers, il n’avait pas assez violemment attaqué l’armée ; son souverain lui en voulait, disaient les seconds, de n’avoir pas assez énergiquement défendu l’armée conspuée par l’opposition ; de cette crise, M. Tisza sortit grandi et plus influent que jamais ; il obtint de François-Joseph une lettre patente qui donnait pleinement satisfaction aux susceptibilités de la nation hongroise et qui désarmait l’opposition.
M. Tisza est de ceux qui, après avoir vu avec regret et appréhension l’Autriche intervenir militairement en Bosnie, désirent que les sacrifices exigés par cette occupation ne restent pas stériles et que la Hongrie particulièrement en retire quelques profits. Tel est aussi l’avis des autres ministres, ses collaborateurs, et lorsque, à l’occasion d’un fait quelconque, la question est mise sur le tapis, les journaux de Pesth abondent tous dans le même sens. Tous désirent, d’une façon plus ou moins directe, l’annexion des territoires occupés, puisqu’il ne saurait être question de les rendre à la Turquie. Comme dans tous les pays de libre discussion et de régime parlementaire, la voix des journaux est très écoutée ; d’ailleurs, les directeurs et rédacteurs en chef des principaux journaux sont membres du parlement ; je citerai entre autres pour le Lloyd de Pesth : MM. Max Falk, le rapporteur-né du budget des affaires étrangères aux délégations ; Nernenyi, qui débuta à Paris comme correspondant de journaux ; pour le Napelo, M. Jokai, à la fois politique très actif et romancier d’une fécondité aussi prodigieuse que son imagination. On l’appelle volontiers l’Alexandre Dumas de la Hongrie ; enfin, pour le nouveau journal de Pesth, M. Francz Pulzki. C’est ce dernier qui conduisit à Paris, il y a quelques années, une délégation d’écrivains et d’artistes magyars désireux d’affirmer leur sympathie pour la France. M. Pulzki a été une des figures les plus originales de la période révolutionnaire de 1848 et 1849. Issu d’une famille de gentilshommes originaires du midi de la France, mais émigrés depuis la réformation, d’abord en Pologne, puis en Hongrie, il était membre de la diète de Presbourg, lorsque la révolution éclata, et en outre il venait de se marier avec la fille d’un riche financier de Vienne, mariage dont il raconte l’amusante histoire dans ses Souvenirs. Il s’était rendu à une soirée chez ce banquier, pour y être présenté à un diplomate qui s’occupait d’ethnographie. Après avoir conféré avec ce savant, il fit selon son habitude la cour à quelques-unes des belles dames réunies chez le financier ; ce dernier avait deux filles, l’une mariée à un comte ; la seconde, encore demoiselle, vivait chez son père. Le mari de la première écrivit le lendemain de cette soirée à un de ses parents : « Ce fou de Pulzki a parlé à tout le monde, sauf à Hélène — c’était le nom de la jeune fille ; — celle-ci n’a pas paru également faire attention à lui ; ils se conviennent très bien. Je crois pouvoir t’annoncer leur mariage comme prochain. » En effet, le mariage ne se fit pas longtemps attendre. Mme Pulzki était une femme remarquable qui s’intéressait à tous les problèmes, à toutes les luttes auxquelles son mari devait être mêlé plus tard en exil. Lorsque les biens de la famille furent confisqués, elle contribua par sa plume à subvenir à l’éducation de ses enfants, et mourut bien malheureusement, lorsque l’amnistie de 1866 venait de rouvrir à son mari les portes de la patrie. Pendant la tourmente, M. Pulzki remplit différentes fonctions qui témoignèrent toutes de la confiance extraordinaire que mettait en lui le chef du mouvement. Kossuth le prit d’abord comme sous-secrétaire d’État au ministère des finances, puis il l’envoya à Vienne pour représenter et défendre les intérêts de la Hongrie à la cour, auprès des ministres et dans les journaux. Pulzki déploya une ardeur fébrile et se montra animé d’une ardeur révolutionnaire conforme aux traditions les plus authentiques de l’époque de 92. Un jour, un ministre viennois se plaignit de ce que le délégué de Kossuth fomentait des émeutes et organisait des charivaris. M. Pulzki fut fort irrité parce qu’on le supposait capable de s’occuper de semblables bagatelles. « Quand je m’en mêlerai, s’écria-t-il, ça ne se bornera pas à quelques carreaux brisés et à du tapage nocturne ; lorsque tout Vienne sera brûlé et saccagé, lorsque vos cadavres se balanceront aux réverbères, vous pourrez dire : Voilà une révolution ! Francz Pulzki fecit ! » Tout ce fracas n’a pas empêché M. Pulzki d’être un excellent homme, et si l’effrayante menace qu’il adressa au ministre reçut, quelque temps après, une sanction partielle par le meurtre du comte Latour, pendu à un réverbère sous les fenêtres de son ministère de la guerre, il est permis de douter fortement que M. Pulzki y ait contribué. Pendant les journées d’octobre 1848, Pulzki promit aux Viennois que l’armée hongroise viendrait les rejoindre, à la condition qu’ils l’appelleraient formellement à leur secours ; les chefs du mouvement hésitèrent ; ils craignaient de trop se compromettre, malgré l’objection parfaitement fondée que leur fit Pulzki, qu’au point où ils en étaient, ils étaient sûrs d’être fusillés s’ils tombaient entre les mains de l’armée impériale. Après la prise de Vienne, le gouvernement révolutionnaire chargea Pulzki de se rendre à Londres pour y faire reconnaître l’indépendance de la Hongrie. Le comte Teleki, qui se suicida plus tard, était déjà à Paris, chargé d’une mission semblable. Le nouvel ambassadeur en Angleterre, au contraire, était obligé de traverser les lignes de l’armée impériale et une partie du territoire autrichien pour se rendre à son poste. Ce voyage fut un véritable roman d’aventures digne d’être raconté par la plume d’un Ponson du Terrail. Après cent traverses et cent déguisements, le voyageur arrive dans une ville de la Galicie ; il se rend dans un restaurant fréquenté par des officiers. La première chose qui attire ses regards, c’est un placard qui promet mille florins de récompense à quiconque le livrera mort ou vif ; un signalement très détaillé accompagne cette promesse ; aucun détail n’a été oublié. On fait remarquer, entre autres signes distinctifs, que Pulzki est mis avec recherche, mais d’une façon négligée, et qu’il a l’habitude de tenir sa main droite dans la poche de derrière de sa redingote. Instinctivement le lecteur de l’affiche retire sa main, comme si elle le brûlait ; il venait de la mettre dans la poche tout à fait de la façon désignée dans l’affiche. Il continue sa route par chemin de fer ; au moment de franchir la dernière station, un homme de police lui demande son passeport ; il se croit déjà pris, saute du wagon et s’enfuit au milieu de la neige. Un curé de village lui donne un homme sûr pour franchir la frontière. En prenant congé de son guide, Pulzki lui remet un porte-crayon en or ; il lui donne l’adresse du château où réside sa femme : « Si vous remettez, dit-il, cet objet à la châtelaine, elle vous donnera en échange 50 ducats d’or. » Plus tard, en Angleterre et en Italie, Pulzki ne cessa d’agiter en faveur de la liberté de la Hongrie ; il fut un des agents les plus actifs et les plus dévoués de Kossuth, dans cette partie de la carrière de l’ancien gouverneur, qui, banni, condamné à mort dans son pays, n’ayant aucune situation officielle, concluait des traités d’alliance avec Napoléon III, Victor-Emmanuel et les princes régnants de la Serbie et de la Roumanie. En 1860, Kossuth et Pulzki se brouillèrent. Ce dernier attendait le salut d’un soulèvement dont Garibaldi devait donner le signal en débarquant sur le littoral de la Dalmatie. Kossuth, au contraire, qui avait conclu un pacte régulier avec Cavour, ne voulait rien faire en dehors de l’Italie officielle et gouvernementale. C’est à l’occasion du voyage à Paris des artistes et écrivains hongrois qui s’arrêtèrent à Turin, afin de porter leurs hommages à l’ex-gouverneur, que les deux antagonistes se réconcilièrent et redevinrent amis comme autrefois. Aujourd’hui, M. Pulzki, amateur passionné, s’occupe peut-être plus de ses collections que de politique. Cependant ce fut lui encore qui présida le comité qui reçut M. de Lesseps et ses compagnons de voyage ; c’est à lui que revient en bonne partie l’honneur de la brillante et plantureuse réception faite à nos compatriotes.
Il serait injuste de ne pas citer parmi ceux qui ont secondé le mieux M. Pulzki, et qui se sont acquis des titres à la reconnaissance des touristes, l’intelligent directeur de l’Office télégraphique des journaux, l’aimable M. Eggyesi. Un seul tout petit nuage s’est élevé pendant cette excursion. Il y avait alors à Pesth la grande exposition nationale hongroise, si remarquable à tant de points de vue ; un des protecteurs de l’œuvre s’adressa au rédacteur d’un journal parisien très répandu, le priant de consacrer un article à cette exposition. Le rédacteur, qui faisait partie de la caravane et qui avait rendu compte avec enthousiasme de la réception faite aux Français, déclara cette fois que ce n’était pas de sa compétence et qu’il fallait s’adresser à l’administration, qui certainement ferait des concessions de tarifs. Cet incident n’eut aucune suite et ne jeta aucun froid ; il est même oublié aujourd’hui.
On est fier à Pesth, et à bon droit, du développement qu’a pris, au milieu de la résurrection nationale, l’art dramatique. Le Grand-Opéra de Pesth est un des plus beaux édifices et une des académies musicales les plus complètes qui existent en Europe. Elle exige de grands sacrifices de la part de l’État et de l’aristocratie. On s’y intéresse volontiers, et lorsqu’il fut question, il y a quelque temps, de réduire la forte subvention qui permet à l’Opéra de tenir son rang, le comte Andrassy, ancien premier ministre, s’opposa avec chaleur à toutes réductions, déclarant que l’honneur de la ville de Pesth exigeait impérieusement de laisser l’Opéra à la hauteur où il se trouvait. Au Théâtre national, la troupe de comédie ne laisse rien à désirer, et les meilleures pièces du répertoire des Français et du Gymnase y trouvent des interprètes dignes de nos grands auteurs. L’opérette et la comédie locale sont jouées avec beaucoup d’entrain, un entrain souvent infernal. Au Théâtre populaire, enfin, il y a en été une arène à ciel découvert située au bas de la ville, où j’ai vu représenter un drame militaire dont le héros était le légendaire général Bem, qui lutta en 1831 en Pologne, en 1848 à Vienne, d’où il sortit dans un cercueil, et en 1849 en Transylvanie, pour se faire Turc après la capitulation de Vilagos, et mourir pacha dans une ville de l’Asie Mineure. La pièce était bien construite et rondement menée ; elle ne le cédait en rien aux meilleurs drames de ce genre qui firent les délices de l’ancien Cirque Olympique. L’acteur chargé de remplir le rôle du général avait exactement copié le masque de son modèle, il traînait la jambe et s’exprimait avec un fort accent Polonais, comme Bem avait coutume de parler.
Adieu Pesth, ou plutôt, au revoir Pesth ! La préposée, très séduisante, ma foi, la taille bien pincée dans sa vareuse, dont le col est brodé et orné d’une roue ailée, vient de me remettre mon billet. Le train bondit avec une vitesse furieuse à travers la Pousta. Rien de remarquable à voir jusqu’à Szabadka, où il faut quitter l’express, qui file sur Belgrade, et attendre le train omnibus, qui, à travers le Danube, que l’on passe sur un gué à vapeur, nous conduira par l’Esclavonie au bord de la Save.
De Brood à Sérajewo. — Voyageurs et incidents de route.
La locomotive franchit lentement, avec la gravité qui sied quand on passe d’un monde dans un autre, le pont jeté sur la Save entre les deux villages de Brood. Le fleuve, en effet, séparait jadis non seulement deux contrées, deux États, mais deux systèmes tout à fait différents, deux mondes, comme je disais : le monde chrétien et le monde musulman.
Le Brood hongrois est un gros bourg d’aspect aisé, avec des maisons assez solidement bâties, qui ne diffèrent pas très sensiblement des constructions que l’on trouve dans les provinces du Nord de la France. L’agglomération de ces maisons est entourée, et au besoin pourrait être défendue par une enceinte fortifiée qui date du prince Eugène, le grand organisateur de la frontière militaire, le conquérant de Belgrade, qu’il prit trois fois. Cette muraille bastionnée, couverte d’un épais gazon, a été assez bien entretenue depuis un siècle et demi pour offrir aujourd’hui encore un aspect militaire respectable. Peut-être ces remparts tiendraient-ils médiocrement contre les canons Krupp ; mais, tels qu’ils sont, ils prêteraient un abri suffisant à une garnison bien commandée et brave, comme le sont les troupes autrichiennes, pour retenir pendant un temps voulu une armée de siège assez nombreuse. Si l’annexion de la Bosnie est proclamée, la frontière autrichienne étant reportée à quatre cents kilomètres plus loin, la forteresse de Brood sera sans doute déclassée et ses vieux remparts tomberont.
Au bout du pont de bois, solidement étayé, s’élève le Brood turc ou bosniaque. Ce n’est plus un bourg, mais un village ; à la place de maisons, on ne voit que des cahutes, des cabanes, qu’un coup de vent emporterait si elles n’étaient calées par de grosses pierres ; d’autres maisons semblent bâties sur pilotis ; tout cela donne l’idée d’une misère profonde. Heureusement, la verdure qui règne tout autour réjouit la vue, et l’aspect du premier minaret, qui dresse sa flèche aiguë entourée du balcon de fer du muezzin, évoque toutes les splendeurs et toutes les curiosités de l’Orient, dont voici la première étape.
La gare de Brood bosniaque est neuve, comme toute cette ligne de la Bosna, qui date de six ans à peine. L’occupation militaire se montre partout ; le chef de gare est un lieutenant ; il a revêtu, nous saurons tout à l’heure pourquoi, son uniforme de parade ; le sous-chef est un sous-lieutenant ; le préposé aux bagages est un sergent-fourrier à la mine fleurie et au ventre bedonnant sous sa tunique ; c’est un sous-officier qui, au guichet, reçoit votre argent et vous remet le ticket, de même qu’un caporal, décoré de la médaille de bravoure, fait les fonctions de chef de train.
Le convoi ne part que dans une demi-heure ; on a le temps de prendre le café dans une auberge qu’un pont en bois relie à la gare. Une petite terrasse s’étend, selon la mode autrichienne, devant la salle commune de l’auberge, qui s’intitule pompeusement Hôtel de l’Empereur d’Autriche. Une société militaire assez nombreuse est assise autour de deux tables, savourant le frühstück, l’appétit aiguisé par l’air frais du matin. L’un des convives porte le pantalon gris à large ganse d’or, et sur le col de sa tunique bleu-de-ciel sont brodées les trois étoiles d’or indiquant le grade de feldzeugmeister, ou général de cavalerie, la plus haute dignité militaire après le maréchalat. La physionomie du général est énergique, mais elle n’est pas précisément martiale ; elle indique plutôt la rondeur et l’entrain. Une barbe en collier de couleur grisonnante donnerait presque à cette physionomie un caractère bourgeois, mais l’œil droit est couvert d’un bandeau, ou plutôt d’une sorte de visière destinée à le protéger de tout contact et de tout frottement. En buvant son thé, le général cause avec animation et sur un ton de parfaite camaraderie avec les officiers qui l’entourent. Deux de ces messieurs, à la figure bien martiale, ceux-là, un lieutenant de hussards et un sous-lieutenant d’infanterie, portent en bandoulière l’écharpe jaune et noire qui fait reconnaître les aides de camp de service. Tous deux sont attachés à la personne du général, qui n’est autre — je ne tarde pas à l’apprendre — que le baron Appel, gouverneur général de la Bosnie et de l’Herzégovine, commandant des troupes du 15e corps, qui forme la garnison des territoires occupés.
Le général Appel vient de faire les honneurs de son gouvernement à l’inspecteur général de l’armée autrichienne, l’archiduc Albert, le fils du redoutable adversaire de Napoléon Ier, du vainqueur d’Aspern, l’archiduc Charles. En présence de certaines surprises menaçantes que les événements d’Orient peuvent ménager à l’Autriche, l’archiduc Albert avait cru devoir se rendre compte par lui-même si la défense des territoires occupés était suffisamment organisée pour parer à toutes les éventualités. L’archiduc, qui pendant les journées de mars 1848 commandait déjà la garnison de Vienne, est âgé de soixante-dix ans, et sa santé laisse parfois à désirer. Néanmoins, il avait tenu à entreprendre cette tournée et à l’exécuter d’une façon complète, ne négligeant aucun détail, ne se faisant grâce ni d’une redoute, ni d’un blockhaus, visitant même les postes de la gendarmerie indigène établis au faîte des montagnes les plus élevées de l’Herzégovine, dans des aires d’aigles qui semblent inaccessibles. Ce voyage avait duré cinq semaines sous l’œil vigilant et parfois inquiet du médecin de Son Altesse, un chirurgien de régiment qui ne quittait pas son client d’une semelle, surveillant le menu, réglant, sans trouver de résistance, les heures de repas et de sommeil, dosant la nourriture et les boissons, enlevant le verre des mains de l’archiduc lorsqu’il craignait un léger excès ou une simple contravention à la diète sévère qu’il avait prescrite.
Le général Appel avait accompagné son chef par monts et par vaux, et il avait recueilli partout les compliments que méritaient pleinement le zèle et l’activité par lui déployés depuis les débuts de son commandement, afin de mettre la Bosnie et l’Herzégovine en état de défense, ainsi que sa sollicitude paternelle pour le bien-être des soldats, qu’il n’est pas toujours facile d’assurer dans ces contrées à demi sauvages.
Comme tout a une fin, l’archiduc Albert était retourné au château de Reichenberg en Styrie, sa résidence d’été, et le général Appel, après l’avoir reconduit jusqu’à Sissek, en Esclavonie, se disposait à regagner ses pénates, c’est-à-dire le Konak, ou palais gouvernemental de Sérajewo.
Le train était assez long ; il y avait foule aux guichets, foule bariolée de Turcs et de Serbes en costume national mêlés aux uniformes, et le sergent préposé aux bagages était débordé. L’aspect de la locomotive et des wagons est tout à fait différent des nôtres. La machine est de petite dimension, svelte de construction, la cheminée élancée, une très grosse lanterne placée à l’avant. Ces machines ont été construites spécialement d’après un système inventé par un ingénieur suisse, et exécutées pour le compte de l’administration militaire autrichienne, par une fabrique de Bohême. L’avantage du système est de permettre à la locomotive de grimper allégrement les pentes les plus raides et de décrire gracieusement et avec toute la facilité voulue les courbes les plus capricieuses. Les wagons, proportionnés à la largeur des rails sur lesquels ils circulent, sont nécessairement étroits ; les voyageurs à embonpoint n’y sont pas à leur aise. Depuis un ou deux ans, on a ajouté aux trois classes normales une quatrième classe à prix considérablement réduits. Ces fourgons, munis de lucarnes grillées, et sans banquettes, ont valu à la compagnie des recettes considérables. Beaucoup d’indigènes, qui auparavant circulaient à pied ou sur leurs petits chevaux quand ils se rendaient de leur village à une localité peu éloignée, se sont laissé séduire par l’extrême modicité du prix de ces quatrièmes. Aujourd’hui ils ménagent leurs jambes (je ne dis pas leurs chaussures, car beaucoup n’en ont pas), laissent la monture à l’écurie et s’étendent philosophiquement sur le plancher des wagons.
Mais des gens que leur situation de fortune ne condamne pas cependant à voyager dans ces véhicules rudimentaires en usent par esprit d’économie. J’ai vu une famille de spagnioles (descendants des juifs chassés d’Espagne et réfugiés en Turquie) empilée dans un de ces fourgons de quatrième. Les femmes étaient vêtues d’étoffes brodées d’un grand prix, et portaient autour du cou ou comme garniture de leur coiffe des colliers de cinquante à soixante ducats ou demi-livres turques (12 fr. 50) avec de larges pièces autrichiennes de cent vingt francs en guise de croix.
Outre les voitures réglementaires, on a attelé à notre train une petite voiture-salon et un break avec verandah, deux véritables joujoux destinés au général et à sa suite. Un instant, je me demande si je ne dois pas présenter sans retard, en profitant de l’occasion, les lettres de recommandation dont je suis porteur pour le gouverneur. J’eus tort d’hésiter, car la suite me prouva que j’aurais été bien accueilli ; mais, d’autre part, je ne regrette pas d’avoir laissé dormir les lettres dans leurs enveloppes jusqu’à Sérajewo, puisque mon incognito m’a permis des « études de mœurs » pendant une partie de la route. Les premières sont vides, les secondes sont occupées à peine par quelques officiers ; mais tandis que les indigènes s’empilent dans les quatrièmes, voici dans un coupé de troisième une société qui vaut peut-être qu’on s’occupe d’elle.
C’est d’abord une dame toute jeune, toute blonde et toute mignonne, très délicate et fort langoureuse ; on devine à la voir qu’elle sort à peine de maladie. Elle a l’air encore souffrant, mais cela ne lui messied point. Voici sept ans qu’elle est au « pays béni des prunes », et depuis trois ans elle est mariée au gérant d’un mess d’officiers. Le casino est situé tout à fait là-bas, sur la hauteur, dans une contrée isolée où le chemin de fer ne pénètre pas, et qui communique deux fois par semaine avec le monde par une carriole de la poste militaire. La jeune femme déclare qu’elle se trouve heureuse dans cette solitude, peuplée de gentils et galants officiers, et quand elle va à Pesth pour voir ses parents, elle se sent tout à fait dépaysée. C’est une Bosniaque de sentiment et de conviction.
Celui qui a pris place en face d’elle se présente immédiatement et raconte avec volubilité qu’il est employé au cadastre. Jusqu’à ce jour, il a opéré dans le nord de la vaste monarchie autrichienne, en Bohême et en Galicie ; il vient en droite ligne de Kremsier, la petite ville épiscopale, fameuse par la réunion du Reichsrath de 1849, qui y fut exilé après la crise, pour être dissous bientôt après. Plus récemment Kremsier avait attiré une foule de curieux, désireux de contempler les traits du tzar, qui s’y est rencontré avec l’empereur François-Joseph. Mais ces curieux, à ce que raconte notre nouveau compagnon de voyage, en furent pour leurs frais, ce qui n’est pas peu dire, car le plus petit trou fut loué à des prix extravagants. Notre docteur ès géométrie officielle nous apprend, non sans une grimace de satisfaction, qu’un fabricant de Brunn lui a payé 35 florins pour l’abandon de ses deux chambres pendant quarante-huit heures. Ce fut de l’argent perdu, car le tzar ne daigna pas se montrer hors du palais, gardé par un triple cordon de troupes, tandis que François-Joseph circulait librement dans la petite cité.
Notre employé voit son déplacement en rose ; il est de galante humeur et ne cesse de répéter à sa voisine qu’il n’aurait jamais supposé qu’il y eût dans la « sauvage Bosnie » d’aussi aimables petites femmes ; et comme la blonde se récrie par modestie ou simplement par politesse, il me prend à témoin, il prend à témoin un jeune maréchal des logis attaché à l’état-major du général Appel et un feldwebel barbu et hâbleur qui fait office de vaguemestre. Le fourgon de la poste est placé à côté de notre wagon, et le sergent-vaguemestre fait tout le temps la navette entre son fourgon et notre coupé. Le maréchal des logis a été de ce long voyage d’inspection de l’archiduc Albert ; il déballe avec componction une bouteille de Bordeaux qui provient, dit-il, de la cave de son Altesse. Le vin doit être excellent, l’archiduc a les moyens de s’offrir les crus de choix ; il est en effet un des principaux propriétaires fonciers et un des industriels les plus importants de l’Autriche. Ses domaines ont l’étendue d’une province, et l’on compte ses fabriques par douzaines… et pourtant il fait à l’occasion son métier de soldat comme s’il avait de l’avancement à espérer.
Le train a continué à rouler et à grimper à travers un paysage pittoresque qui, au grand étonnement du voyageur nouveau, évoque l’aspect de la Suisse et du Tyrol. La Bosna aux eaux vertes qui s’écoulent en tumulte sur un lit de grosses pierres, parfois larges comme des dalles, ressemble tout à fait à un torrent des montagnes grossi par les pluies du printemps. Une jolie rivière, cette Bosna dont nous irons plus tard visiter les sources à une quinzaine de kilomètres de Sérajewo, mais capricieuse en diable, véritable enfant terrible, toujours prête à inonder ses rives et à ravager tout ce qui est à sa portée. L’endiguer est un rude travail, et la navigation même la plus élémentaire y est absolument impossible ! Quant à son cours, il semblerait que l’expression de méandre a été inventée exprès pour le définir. Cependant, c’est le cours capricieux de cette rivière qui a servi de fil d’Ariane aux ingénieurs militaires, lorsqu’il fallut établir une ligne de communication directe entre la frontière autrichienne et Sérajewo, afin d’assurer le ravitaillement du corps d’occupation. Il n’y avait alors, au mois d’août 1878, ni railways, ni routes carrossables. Voyageurs et marchandises circulaient à dos de cheval, et comme le cheval bosniaque est capable de passer par les sentiers les plus étroits, et de franchir les passes les plus abruptes avec la sûreté d’un gentleman marchant sur le parquet ciré d’un salon ; comme nul ne se plaignait lorsque la poste mettait autant de jours à transporter une lettre de Sérajewo à Agram qu’il faut d’heures aujourd’hui, tout était pour le mieux dans le meilleur des vilayets.
Mais quand l’armée autrichienne prit possession du pays en vertu du mandat délivré par le congrès de Berlin, il fallut avant tout faire vivre cette armée, évacuer ses blessés et assurer le transport des munitions. Une route était indispensable ; la nécessité inspire des idées fécondes. Le génie militaire trouva qu’il n’en serait ni plus ni moins si, au lieu d’une simple chaussée, il créait un chemin de fer. Il ne pouvait être question de tunnels et de travaux d’art ; on prit le chemin le plus long, mais le plus facile, en suivant le cours de la Bosna et en contournant les montagnes au moyen de chemins en serpente.
Il y avait au deuxième régiment de pionniers un chef de bataillon, M. Tomascheck, qui venait précisément de remettre en état une ligne de chemin de fer, située dans le nord de la Bosnie, entre Banjaluka et Doberlin. Cette ligne, longue de quatre-vingts à cent kilomètres, faisait partie du réseau des « chemins de fer de la Turquie d’Europe », construits par le baron de Hirsch. Ce tronçon était d’un rapport nul et ne deviendrait lucratif que le jour où le projet grandiose de la ligne directe de Vienne-Banjaluka-Constantinople serait réalisé. Mais ce plan venait de sombrer dans les brouillards financiers qui enveloppent l’empire turc, et le tronçon Banjaluka-Livno restait sans emploi. Aussi, lorsque l’insurrection bosniaque éclata en 1875, le baron de Hirsch s’empressa d’évacuer le personnel sur Constantinople et de suspendre l’exploitation, à cause, disait-il, du manque de sécurité. Le commandant Tomascheck eut bientôt fait de remettre la ligne en état ; l’activité et le zèle qu’il avait déployés le désignèrent aussi pour établir la construction de la ligne Brood-Sérajewo. La manière d’opérer fut simple : on construisit la route le long de la Bosna (sauf quelques lacets qui dérobent pendant plusieurs instants la vue de cette rivière), et sur la route on posa les rails. De petites locomotives de vingt à vingt-cinq chevaux seulement furent expédiées de Bohême, et la remorque des wagons de marchandises, des fourgons, des véhicules de toute espèce s’opéra tant bien que mal, — mais, en tout cas, cent fois mieux qu’avec les anciens sentiers turcs, où les voitures du train et même les charrettes de paysans réquisitionnées ne pouvaient pas avancer. On se battait encore sur les hauteurs qui couronnent la station de Doboy, lorsque la première locomotive s’arrêta devant la gare très provisoire de cette localité, qui est la première halte importante de la ligne.
Doboy est construit en amphithéâtre ; les maisons, assez convenables d’aspect, sont entourées de jardins qui paraissent bien soignés. Sur une éminence à peu de distance de la ville, un monument en forme de croix a été élevé par le général Szapary aux officiers et soldats sous ses ordres qui ont succombé dans les divers combats livrés à Doboy et dans les environs, depuis le 4 août jusqu’au 17 octobre 1878. Ces braves ont bien mérité l’hommage qui rappelle au voyageur leur mort héroïque ; ils ont opposé pendant six semaines un rempart de feu aux Bosniaques, qui, à dix reprises, ont tenté de s’emparer de la position et de couper ainsi la ligne d’étapes de l’armée autrichienne. Aujourd’hui, il n’y a aucune trace de ces luttes désespérées. Une tranquillité biblique règne dans toute cette contrée ; le bourgmestre, un Turc à turban blanc, est venu à la gare pour exprimer au général Appel tout son dévouement et ses sentiments de respectueuse fidélité, le tout avec force salamaleks.
Le général reçoit ces hommages avec un sourire cordial qui ne manque pas de finesse, et il répond quelques mots, en frappant amicalement sur l’épaule du bourgmestre, qui paraît très flatté de cette familiarité. Le groupe a attiré quelques spectateurs, des paysans vêtus d’amples vêtements blancs, les pieds entièrement nus, la robe relevée sur les hanches ; quelques femmes se sont jointes à leurs maris et à leurs frères ; leur costume — il s’agit naturellement des chrétiennes — ne diffère pas beaucoup de celui des hommes, et les extrémités ne sont pas dissimulées davantage. Le soleil a hâlé les pieds et les jambes, qui ont une belle teinte d’ocre. Parmi ces spectatrices, il en est une qui peut à peine se traîner ; elle s’appuie sur une sorte de béquille, ses habits tombent en lambeaux, mais l’œil est vif et la physionomie a de l’expression. Le chef de gare, un officier hongrois vêtu d’un dolman, coiffé d’un Kalpack (sorte de bonnet comme en portaient autrefois les hussards) surmonté d’une plume de coq, le sabre à poignée d’ivoire au côté, affirme que cette vénérable matrone est âgée de cent cinq ans. Dans les montagnes de Bosnie, ces cas de longévité ne seraient pas très rares, surtout parmi le sexe « faible ».
A partir de Doboy, la pente s’accentue, la locomotive grimpe hardiment comme si elle voulait gagner un diplôme du club alpin. Quand la montée est trop raide, une serpentine gracieusement tracée tourne la difficulté ; le train, évoluant sur lui-même comme un serpent qui cherche à mordre sa queue, rappelle au Parisien l’aimable et amusant chemin de fer de Sceaux. Au milieu de ces montagnes, l’œil se repose avec complaisance sur quelques champs assez bien cultivés, sur des prairies où paissent des bœufs et des vaches qui ne pourraient, il est vrai, figurer avec honneur dans un concours d’animaux gras. C’est à la négligence des propriétaires qu’il faut attribuer cette dégénérescence des bestiaux ; les pauvres bêtes n’ont, en hiver, qu’une nourriture très insuffisante et manquent totalement d’écuries. Il est même étonnant que ces bœufs et ces vaches si étiques résistent à ce régime par trop primitif. Le proverbe « fort comme un bœuf » trouve donc sa justification, malgré la maigreur.
De Maglay à Sérajewo.
Maglay, où nous arrivons vers midi et demi, est une ville plus grande que Doboy ; elle est également bâtie en amphithéâtre, et les maisons s’élèvent au milieu d’un cadre de belle verdure. A droite, sur une hauteur, se trouve le castel, la forteresse que les pachas turcs ont édifiée à proximité et au-dessus de toutes les villes de Bosnie, afin de dominer la position et de trouver un refuge contre les fréquentes insurrections. Le castel de Maglay est assez délabré ; mais en y installant une demi-batterie d’artillerie, on mitraillerait à pleine volée les mosquées, les maisons, et par-dessus le marché les bains turcs, que l’on reconnaît de loin à leurs coupoles de zinc. Nous avons le temps d’examiner tout cela, car une demi-heure est accordée aux voyageurs pour le dîner : cuisine autrichienne très supportable et prix honnêtement modérés.
Au delà de Maglay, le caractère alpestre du paysage s’accentue ; les montagnes se dressent plus hautes, les rochers sont plus abrupts et les forêts sur les sommets plus épaisses. Elles le seraient encore davantage si les Turcs ne les avaient éclaircies ou plutôt ravagées, tantôt sous prétexte d’enlever aux brigands les repaires où ils pouvaient dissimuler en toute sécurité leur butin et leur aimable personne, tantôt pour se procurer du combustible ou des matériaux de construction.
Seulement les coupes, au lieu d’être pratiquées raisonnablement et en conformité des règlements forestiers, ont été toujours effectuées à la diable, au hasard. C’étaient de véritables dévastations ; on procédait, comme en Algérie, par des incendies qui brûlaient cent beaux arbres pour un tronc à demi calciné que les Turcs réussissaient à enlever ; ou bien, si l’on usait de la cognée, l’arbre était coupé de façon à ne repousser jamais. On voit une masse de ces troncs hachés et brisés. L’administration autrichienne, qui possède un corps forestier de premier ordre, n’a pu assister les bras croisés à ces actes de vandalisme. Des mesures sérieuses et même sévères ont été prises pour les empêcher. Quand un incendie éclate dans une forêt, défense absolue est faite de s’approcher de la partie qui brûle ; cette défense subsiste lorsque le feu est éteint, et a pour but d’empêcher l’enlèvement des troncs calcinés. On espère que les indigènes, n’ayant plus le profit qu’ils trouvaient habituellement aux incendies, s’abstiendront de mettre le feu aux forêts.
Comme pour nous faire apprécier le paysage dans toute sa grandeur et avec tout le prestige d’une mise en scène ad hoc, le ciel, jusque-là d’un bleu inaltérable, se couvre de sombres nuages qui enveloppent bientôt les sommets des montagnes ; l’atmosphère, lourde et étouffante, fraîchit ; des éclairs sillonnent la nuée, des coups de tonnerre réveillent les échos et l’orage éclate dans toute sa fureur. A la pluie succèdent des grêlons de la grosseur d’un pois ; ils mitraillent, sans pouvoir les entamer, les vitres du wagon. Quelques bergers, quelques femmes, travaillant aux champs, cherchent un refuge sous la feuillée. On les voit comme des points avec leurs loques blanches, leurs turbans rouges ou leurs coiffes ruisselantes d’eau.
A partir de Jaïce, la station d’où la poste conduit à Travnik, qui fut jusqu’en 1850 la résidence des gouverneurs turcs, le temps s’éclaircit et le paysage aussi se rassérène. La Lovca mêle ses eaux d’un vert d’émeraude bleuâtre à la Bosna, et le chemin de fer court ou plutôt serpente au milieu des champs de blé et de maïs. Nous retrouvons aussi quelques-uns de ces clos de prunes qui font la richesse de la Bosnie, puisque, outre la consommation locale et la préparation du slioovitz, la liqueur nationale des Slaves, des quantités énormes de ces fruits sont expédiées à l’étranger, en Allemagne, en Angleterre et jusqu’en Amérique. Quant à la France, elle s’en tient sagement aux pruneaux de Tours et d’Agen. Les fruits ne sont pas encore mûrs, mais d’honnêtes musulmans goûtent les joies de la sieste, mollement étendus à l’ombre du feuillage. Les Serbes, plus actifs, travaillent à la terre.
A Jancici, la dame blonde prend congé de ses compagnons. Le galant employé du cadastre, que de nombreuses libations ont rendu tout à fait élégiaque, essuie un pleur et jure que, grâce à la société de sa voisine, ce voyage sera « le plus beau jour de sa vie ». Le maréchal des logis et le vaguemestre barbu rient sous cape.
On s’arrête encore quelques minutes à Dervent, qui, pendant quatre ans, est resté le point terminus de la ligne. Jusqu’en 1882, il fallait prendre la poste ou se mettre en quête d’une voiture pour gagner la capitale du pays. A présent, la petite locomotive, dont la lanterne de l’avant vient d’être allumée, file directement sur Sérajewo, au milieu d’un paysage qui ressemble par moments à cette partie du Hochland bavarois que l’orient-express parcourt avant d’arriver à Munich. Involontairement on tend l’oreille ; il semble que l’angélus va saluer le coucher du soleil. Mais il n’y a pas de clocher ni de cloches, à peine un minaret. Maintenant la ligne du chemin de fer n’est plus régie par l’administration militaire ; dans les gares, bâties tout à fait d’après le système des petites gares de campagne en Autriche, les employés portent des vêtements civils ; une casquette à liséré jaune et noir les fait reconnaître.
Avec une ponctualité toute militaire, le convoi, qui était parti de Brod vers sept heures du matin, entre en gare à Sérajewo à huit heures vingt minutes du soir. Il a parcouru deux cent cinquante kilomètres. Le flying scotsman de Londres à Glasgow et le rapide de Paris à Marseille vont plus vite, c’est certain, et peut-être pourrait-on accélérer le mouvement des « moulins à café » ; mais, comme me le disait plus tard le spirituel colonel Tomascheck, directeur de la ligne dont il a dirigé la construction : « Pourquoi cette hâte fiévreuse ? Qu’importe si l’on arrive à Sérajewo deux heures plus tôt ou deux heures plus tard ? » Heureux pays, où l’on peut jouir de la vie sans qu’il soit nécessaire de la brûler !
Sérajewo pendant l’occupation autrichienne. — Tableaux de rues et de marchés.
La gare de Sérajewo est reliée à la ville par un rail sur lequel circule l’unique voiture de tramway et le fourgon de poste et de bagages que l’on détache du convoi et que des chevaux traînent jusqu’au centre de la cité. Trois bâtiments de construction récente se présentent au nouvel arrivant : la manufacture de tabac avec ses trois corps de logis qui abritent une population de six à sept cents ouvriers, la direction des chemins de fer et enfin le palais du gouvernement (Landesregierung), dont la construction, ainsi que la position, rappellent le palais fédéral de Berne. Des fenêtres de cette construction administrative, on aperçoit des glaciers qui ne sont pas sans analogie avec ceux de la Jungfrau et des autres sommets de l’Oberland bernois. Tous les rouages de la bureaucratie autrichienne en Bosnie-Herzégovine sont concentrés dans ce palais, qui, outre une centaine de bureaux plus ou moins spacieux, contient une grande salle des fêtes aux proportions imposantes, qui, jusqu’à présent, n’a pas été inaugurée. Quand je l’ai vue, elle n’était même pas meublée, mais l’hiver prochain on y donnera des banquets, et le gouverneur civil, M. de Nikolich, comptait y faire danser les fringants officiers avec les séduisantes Viennoises et leurs sœurs magyares importées en vertu de l’adage que la femme doit suivre son mari…, même quand il est nommé fonctionnaire en Bosnie.
La plus grande partie de Sérajewo est bâtie en amphithéâtre sur les flancs de deux montagnes qui se font face : le Pasim Brdo et le Trebovitch. Cette disposition avec ses jardins et son opulente verdure, qui encadre les habitations, est très réjouissante à l’œil. Sérajewo a gardé un cachet oriental très prononcé. C’était, à l’arrivée des Autrichiens, en 1878, une ville exclusivement turque. Le confort européen y faisait entièrement défaut, et les maisons, en exceptant les consulats et cinq ou six habitations particulières, n’avaient pour tout mobilier que les éternels divans des musulmans. Les tables et les chaises y étaient inconnues ; les chrétiens eux-mêmes s’étaient accoutumés pendant des siècles à la position de tailleurs devant leur établi, si chère aux Orientaux. Le voyageur européen égaré dans ces parages était obligé de se plier aux us et coutumes du pays, et s’il n’avait la chance d’être recueilli hospitalièrement par le consul de sa nationalité, il devait se contenter de l’hospitalité rudimentaire et de la cuisine problématique des hans ou auberges turques. Ce genre d’établissement n’a, il faut bien le dire, rien d’engageant ; une nourriture atroce et des tapis pleins de vermine, tel est en général le bilan de la « table et du logement » qui y sont offerts.
Il n’en est plus de même depuis que l’occupation a conduit dans le pays un triple contingent de consommateurs exigeants, mais habitués aussi à solder ces exigences argent comptant : les officiers de tout grade, les fonctionnaires et les négociants qui, pour soigner leurs affaires nouvelles, font la navette entre Vienne, Pesth et la Bosnie. Aujourd’hui, sans parler des auberges d’un rang inférieur qui abritent surtout les ouvriers et les petits employés, deux hôtels très confortables offrent aux voyageurs des chambres très propres, un service satisfaisant et une table qui vaut celle de beaucoup de restaurants viennois. Le Serbe qui a fait construire le plus grand de ces deux hôtels, et qui l’exploite avec un plein succès financier, a laissé carte blanche à son architecte viennois, lequel a élevé, au milieu des maisonnettes et des masures de la vieille ville, un édifice de la hauteur des maisons qu’on trouve sur le boulevard ou sur le Ring, avec toute la recherche artistique que ses confrères ont mise à la mode, même lorsqu’il ne s’agit que de constructions particulières. L’effet de cette maison de grande ville européenne est des plus étranges ici ; elle domine de toute la hauteur de ses quatre étages les huttes de bois de l’Orient. La rue où se trouve l’Hôtel de l’Europe, avec son café aux proportions quasi monumentales, est l’artère principale de Sérajewo ; elle conduit du quartier commercial, ou Tscharchia, jusqu’à la gare. Par une délicate attention pour le nouveau suzerain des territoires occupés, la municipalité de Sérajewo a appelé cette rue Franz-Josephstrasse. On y trouve aussi quelques magasins installés par des négociants autrichiens ; mais le nombre de ces boutiques n’est pas, il s’en faut de beaucoup, aussi considérable qu’on pouvait s’y attendre dans un pays neuf qui a paru à beaucoup de négociants israélites une sorte de Terre promise. Il y a eu pendant un temps beaucoup d’appelés, mais il s’en faut que tous fussent des élus. Quelques-uns ont trouvé la déconfiture et la faillite devant l’indifférence des indigènes, qui évitaient soigneusement les magasins des swabas (Allemands) et continuaient à s’approvisionner dans les échoppes du bazar, où ils marchandent pendant deux heures une aune de cotonnade ou une paire de babouches, en discutant les affaires publiques et en humant cette bouillie sucrée jusqu’à l’écœurement qu’on appelle « le café turc ».
Le seul produit autrichien qui ait réellement obtenu l’approbation et la clientèle des indigènes, c’est la bière. Mahomet, qui ne connaissait apparemment pas les différents braü, n’a interdit que le raisin fermenté. Aussi les Turcs les plus orthodoxes ne se font-ils aucun scrupule de vider bocks et doubles bocks, alors qu’ils écarteraient avec indignation un modeste verre de vin. De leur côté, les officiers et employés autrichiens ne sauraient se passer de leur Lager et de leur Pilsner. Résultat : huit brasseries, dont trois assez considérables, ne suffisent pas à la consommation et font des affaires d’or. Mais il n’est pas donné à tout le monde d’être brasseur.
La Franz-Josephstrasse offre des solutions de continuité et des lacunes de constructions assez énigmatiques dans la rue la plus fréquentée d’une localité. Cette anomalie s’explique lorsqu’on sait qu’un incendie terrible qui éclata un an après l’occupation, le 15 août 1879, détruisit en moins d’une journée la moitié de Sérajewo, et que presque toutes les maisons de la Franz-Josephstrasse furent brûlées. Un garçon épicier fut, par sa négligence, l’auteur de cette terrible catastrophe. Occupé à remplir une tonne d’esprit-de-vin, il approcha la bougie de l’alcool. Le tonneau d’abord, l’épicerie ensuite, prirent feu comme un paquet d’allumettes, et comme le vent soufflait assez fort et que les secours faisaient défaut, les flammes trouvèrent une facile proie. Plus de mille familles se trouvèrent littéralement sur le pavé, n’ayant pour tous vêtements que ceux qu’ils portaient. Des ruisseaux d’alcool enflammé couraient sur le pavé, portant plus loin la dévastation. C’est aux efforts surhumains de la garnison que l’autre moitié de la ville dut d’être préservée.
A la suite de cette catastrophe, l’autorité autrichienne arrêta que les maisons détruites ne pourraient pas être reconstruites en bois et que les plans de toute nouvelle construction devraient être soumis à l’administration pour être examinés au point de vue de la sécurité et de l’alignement des rues. Jusqu’à présent, plusieurs propriétaires turcs n’ont voulu se décider ni à vendre leur terrain, ni à construire en conformité des nouveaux règlements. Ils espèrent que l’administration cédera, et leur permettra de réédifier des baraques en bois qui flamberont comme des allumettes, à la première occasion. L’autorité, bien entendu, ne songe pas le moins du monde à céder, et en attendant que l’un de ces entêtements l’emporte sur l’autre, les terrains restent vagues et sans emploi. Quant à l’expropriation pour cause d’utilité publique, il ne saurait en être question, l’autorité autrichienne évitant avec soin tout ce qui pourrait froisser les idées, les coutumes et jusqu’aux préjugés de la population ottomane.
La Tscharchia, le bazar de Sérajewo, se trouve à l’extrémité de la Franz-Josephstrasse. On peut aussi gagner cette pittoresque agglomération d’échoppes par un passage souterrain qui autrefois servait de dépôt général des marchandises. Pour plus de trois millions de francs de denrées de toute espèce y furent détruites en 1879.
Maintenant on ne vend guère dans ce souterrain que des restes d’étoffes, des marchandises achetées d’occasion, des tissus, des cotonnades provenant des faillites des marchands autrichiens. Le véritable marché oriental se trouve dans la Tscharchia.
Imaginez une douzaine de ruelles grimpant en pente raide et rayonnant en éventail autour d’une petite place munie d’une fontaine. De chaque côté, des échoppes en bois complètement ouvertes, sans portes, sans fenêtres, sans vitrines, exhaussées de deux marches au-dessus du sol et séparées les unes des autres par de simples parois. Quand la nuit vient, une clôture d’une seule pièce est placée devant l’ouverture de la boutique ; on la fixe au moyen de traverses en bois, et voici une fermeture tout à fait hermétique.
C’est dans deux cent cinquante à trois cents échoppes de ce genre que se concentre le commerce local de Sérajewo. Il faudrait la palette de Descamp ou de l’infortuné Regnault pour fixer les physionomies si diverses, si expressives, si mobiles, des marchands ou des artisans assis les jambes croisées dans ces boutiques, travaillant à petits coups le cuir, le fer, les peaux, ou discutant avec les clients tout en suivant les spirales de fumée de leurs cigarettes. La population bosniaque est particulièrement riche en types originaux qui frappent par une individualité nettement accusée. Le musulman bosniaque est le plus souvent d’une taille bien au-dessus de la moyenne, vigoureusement musclé, et sa figure est rarement insignifiante. Ajoutez que le costume, tout ce qu’il y a de plus vieux-turc, avec turban, cafetan et larges culottes bouffantes, rehausse encore le caractère des physionomies, et tenez compte de ce que ce costume lui-même est parfois un assemblage curieux de pièces et de lambeaux ne tenant que par miracle.
A certaines heures de l’après-midi, la foule grouille parmi les rangées d’échoppes ; des marchands de pain de maïs et de fruits prônent leur denrée sur le mode criard et en poussant des exclamations qui déchirent les oreilles ; les femmes turques apparaissent, la figure couverte d’un voile impénétrable et non d’une gaze légère et presque indiscrète comme les dames de Constantinople : les musulmanes orthodoxes de Sérajewo observent minutieusement les ordres du Prophète, et c’est derrière un double rempart de grosse toile qu’elles dissimulent des charmes que l’œil d’aucun ghiaour ne saurait contempler. Sont-elles belles, et ces précautions sont-elles justifiées par des attraits qui induiraient en tentation les infidèles ? Il est amusant de se poser ce problème quand on voit s’avancer une de ces créatures encaquée dans son long manteau, qui souvent, hélas ! laisse voir des jupes trouées, rapiécées, et de vieilles bottes éculées qui enlèvent à l’apparition toute poésie.
Les maris, gens sages et posés, marchands de prunes et propriétaires d’immeubles, — lisez de cabanes en bois — dont les fonctionnaires autrichiens payent largement et exactement le loyer, se promènent gravement, en majestueux rentiers, deux par deux, trois par trois, s’arrêtant devant les échoppes de leurs connaissances pour échanger quelques propos qui, la plupart du temps, font éclore le sourire sur les lèvres, car le musulman bosniaque n’est pas l’ennemi d’une douce gaieté. Si la conversation se prolonge, ils entrent dans l’échoppe, se déchaussent et continuent l’entretien, commodément installés, les jambes croisées sur le tapis. Je m’imagine que si la propre épouse d’un de ces Turcs venait tâter les étoffes, le mari aurait peine à la reconnaître, tant les voiles sont épais et tant le costume et la démarche se ressemblent chez toutes ces dames.
Et les affaires, comment vont-elles avec ces promeneurs si occupés, ces clientes qui tâtent, qui palpent, mais qui n’achètent pas, et ces causeries prolongées ? S’il plaît à Allah, les affaires iront bien, la marchandise se vendra, les florins, les ducats et les napoléons d’or (la monnaie préférée du Turc bosniaque) s’empileront dans sa cachette. Sinon, eh bien ! ses objets, auxquels il tient comme s’ils étaient destinés à son usage personnel, ne passeront pas en d’autres mains. Comme les frais de bureau et les frais généraux sont à peu près nuls, comme il a payé ses marchandises comptant et n’a pas de traites en circulation, la faillite ou la banqueroute ne le tourmentent pas. Si sa maison ne brûle pas, il aura toujours de quoi se loger, et quant à la nourriture, on m’a affirmé que des familles turques vivaient avec dix sous par jour. Il en sera quitte pour porter son costume trois ou quatre ans de plus, et madame se privera d’essence de roses.
Ces indolents négociants vendent surtout des chaussures orientales, bottes de peau couleur safran, souples comme des gants, et que les deux sexes chaussent indistinctement ; des sabots en bois, des babouches et des pantoufles. Une des rues les plus animées est celle des échoppes de bourreliers et de selliers. Autrefois cette industrie était des plus prospères en Bosnie ; tout le monde allait à cheval, et les transports s’effectuaient à dos de bêtes de somme. Aujourd’hui, les chemins de fer portent un rude coup à ces moyens de transport primitifs, et comme si ce n’était pas assez, la concurrence, la hideuse concurrence a contribué à réduire les bourreliers de Sérajewo à la portion congrue. Autrefois, leurs selles, leurs brides, leurs harnais étaient renommés en Macédoine, en Anatolie, chez les Bulgares ; on en faisait venir à Constantinople. Maintenant, Stamboul pourvoit aux besoins de toute cette clientèle ; aussi les boutiques de la rue des selliers ont-elles un aspect mélancolique ; les belles pièces qu’on y admirait jadis sont rares, on y trouve peu de marchandises toutes faites, le cuir pend en lanières au plafond, en attendant qu’une commande ferme donne à l’artisan l’occasion de montrer son habileté sans que l’objet confectionné lui reste pour compte.
Il y a plus d’activité dans la rue où s’exercent les petites industries locales, où l’on travaille « l’article de Sérajewo ». Ceci n’est point une fantaisie. Depuis des siècles, les Bosniaques excellent dans la confection de travaux de filigranes et dans les incrustations sur métal ou sur bois. Les Orientaux et les Vénitiens ont exercé sur eux une égale influence au point de vue artistique, et cette combinaison a donné pendant longtemps d’excellents résultats. On leur doit des travaux très curieux, devenus rares, et dont les collectionneurs donneraient de hauts prix. Malheureusement, le secret de beaucoup de ces dessins s’est perdu : les ouvriers-artistes le gardaient avec un soin jaloux et le transmettaient à leurs enfants. Quand une génération était éteinte ou que les enfants abandonnaient le métier paternel, le modèle était perdu. Le gouvernement autrichien fait de grands efforts pour conserver et développer ces industries locales, que la tendance de notre époque, la concurrence des fabriques, menacent d’une ruine complète. M. de Kallay, à qui rien de ce qui touche à sa chère Bosnie ne saurait être étranger, encourage de toutes les façons, par des primes, par des commandes, les plus habiles ouvriers ; il a prescrit la création d’un musée, que l’on vient d’installer au Regierungsgebaüde de Sérajewo ; il a fait établir des modèles d’après lesquels les ouvriers pourront travailler ; enfin il a chargé un fonctionnaire du ministère d’étudier à Paris les moyens de donner à l’industrie bosniaque — tout à fait spéciale, tout à fait orientale jusqu’à présent — une tournure plus appropriée aux goûts et aux modes de l’Occident. Pourquoi pas, après tout ? Les qualités de finesse et d’élégance un peu particulière qui distinguent ces travaux seront appréciées en Europe ; et qui sait si quelque jour la mode, qui a donné leurs grandes et petites entrées dans nos salons, nos boudoirs et nos cabinets de travail à tant d’objets chinois ou japonais, ne demandera pas aux ouvriers-artistes de Sérajewo d’incruster les manches de nos couteaux, les bois des éventails, ou les poignées des ombrelles de nos élégantes ?
On m’a montré à l’ouvrage un de ces incrustateurs. L’escalier qui conduit à son atelier est raide et assez étroit ; il faut y monter, ou plutôt y grimper, avec une sage précaution. Tout en haut, nous nous trouvons dans une pièce assez spacieuse, très propre et éclairée par trois fenêtres. Le mobilier ne se compose que d’un grand divan qui court tout autour de la chambre. Dans un coin, tout contre une fenêtre, est installé l’établi, devant lequel est accroupi sur deux coussins superposés un jeune Turc à la moustache blonde, à la mine avenante, portant le costume national en belle étoffe et d’une bonne coupe. Outre son creuset et ses instruments de travail, il a posé sur son établi un verre de sirop à la rose étendu d’eau et un pain de froment. Une belle montre en or suspendue à côté de l’établi indique l’heure turque. Quand les deux aiguilles seront réunies sur le chiffre XII, c’est-à-dire vers huit heures du soir d’après l’heure européenne, il pourra mordre dans le pain et porter le verre à ses lèvres ; en le faisant plus tôt, il commettrait un grave péché, car nous sommes en plein ramazan. Depuis deux heures du matin, l’ouvrier-artiste, pieux observateur des règles du Prophète, a dû s’abstenir de boire, de manger, et, ce qui est plus dur peut-être, de fumer. Lorsque l’heure sera venue, quand le canon du castel aura donné le signal de la rupture du jeûne, notre ciseleur pourra non seulement faire cesser le supplice de Tantale, que lui font subir le pain et le sirop placés devant lui, mais il pourra festiner toute la nuit, jusqu’à ce que, vers deux heures du matin, un nouveau coup de canon annonce aux fidèles que le jeûne absolu a recommencé ! Et il en est ainsi pendant trente jours. Au moment où le jeune artiste nous explique son procédé de moulage, le coup de canon réglementaire fait trembler les vitres. Alors le jeune homme jette alternativement sur nous et sur sa frugale collation des regards suppliants. Il n’ose y toucher, par crainte de donner au Roumi le spectacle de sa gloutonnerie. Et pourtant il doit avoir l’estomac dans les talons, et le gosier à sec. Nous comprenons la situation, et nous battons en retraite, non sans lui avoir fait nos compliments sur une aiguière avec plateau qu’il vient de terminer, et qui est un véritable objet d’art.
Là-bas, dans la Tscharchia, à l’ouïe du coup de canon, trois cents bras se sont levés à la fois comme par un mouvement automatique pour porter aux lèvres trois cents tasses de café ou trois cents verres de sirop, et trois cents cigarettes se sont allumées. Puis les marchands turcs ferment les devantures de leurs boutiques, et courent à la maison, où les attend le premier repas. Ils prennent le second, pendant le ramazan, à minuit et demi. Dans l’intervalle, on se promène, on chante, on danse dans les jardins, on joue aux dames et aux dominos dans les cafés ; les femmes vont en visite d’un harem à l’autre, précédées de servantes qui portent de grosses lanternes en forme de lampions gigantesques, avec des parois en forte toile et des couvercles en cuivre curieusement travaillés.
Et il en est ainsi pendant trente jours.
Sérajewo (suite). — Détails historiques et administratifs.
Pour surprendre les Turcs en négligé, c’est-à-dire tout à fait dans leur quartier, il faut, par un bel après-midi, — pourvu cependant que le soleil ne brûle pas trop ardemment les atroces pavés, — monter à la citadelle. Nous passons d’abord devant le café Bimbaschi, dont l’aménagement est complètement turc à l’intérieur, mais dont la terrasse donnant sur le joli torrent la Miljanka, avec ses tonnelles et ses kiosques, a été arrangée d’après un modèle viennois. Des musiciens musulmans arrachent à la guitare bosniaque (tamboura) et à la guzla des sons lamentables et des gémissements aigus. Des sous-officiers qui promènent leur payse, des employés avec leur famille, des begs au port majestueux savourent le café, la bière ou l’eau de roses, boisson au nom poétique et au goût délicieux. Un peu plus haut, dans une maison assez confortable, entourée d’un jardin très soigneusement entretenu dans le goût européen, avec beaucoup de belles roses, est installée l’administration du Vacouf, c’est-à-dire des biens ecclésiastiques.
Le vacouf est certainement, à l’heure qu’il est, le principal propriétaire de la Bosnie. Les legs pieux, les dons, les fondations grossissent chaque année ses revenus, qui atteignent près d’un million de francs. C’est avec ces fonds qu’on entretient les innombrables mosquées, — Sérajewo seul en compte cent pour 17,000 musulmans, — avec leur personnel d’hodjas, d’imams et de muezzins ; que l’on secourt les couvents des derviches et que l’on dote les hôpitaux. En outre, le vacouf veille à ce que les fontaines sur les routes soient toujours en bon état ; il fournit des fonds aux écoles et exécute, à l’occasion, des travaux publics importants. L’origine de la prospérité du vacouf de Bosnie remonte à Shazi Chousref Beg, troisième gouverneur du vilayet après la conquête par les Turcs. Cet Osmanli fut, comme l’indique son titre Ghazi (le victorieux), un grand batailleur, mais il fut aussi un grand philanthrope. On lui doit la plus belle mosquée de Sérajewo, un chef-d’œuvre d’ornementation orientale. Les belles mosaïques, si finement travaillées (peut-être par des artistes vénitiens), commençaient à s’effriter quand, sur la demande expresse de l’administration autrichienne, la mosquée fut remise à neuf, et l’éclat primitif rendu à cette ornementation. Il eût été dommage de laisser perdre cet échantillon du goût d’il y a plus de trois siècles, car la mosquée doit avoir été construite avant 1535, puisque, à cette date, Chousref Beg succomba dans une bataille au Monténégro. Il est enterré avec son esclave favori, dans un mausolée construit dans la cour de la mosquée ; un drap noir recouvre le cercueil de pierre, et différentes offrandes sont déposées à ses pieds, entre autres un Coran magnifiquement calligraphié qui n’a pas coûté moins de cinq cents ducats (six mille francs).
Chousref Beg n’a pas seulement fondé des mosquées, il a légué des sommes considérables pour la création d’hôpitaux affectés aux malades chrétiens et musulmans, et afin d’accentuer encore son esprit de tolérance, il a abandonné aux juifs chassés d’Espagne le ghetto qu’ils habitent encore aujourd’hui, et qu’ils habiteront jusqu’à ce qu’on se décide à abattre ces misérables masures où de riches spagnioles, ceux-là mêmes dont les femmes et les filles portent des colliers de cinquante ducats, demeurent dans une atmosphère saturée de miasmes qui ne rappelle en rien les parfums de l’Arabie.
Pour en revenir au vacouf, trois ou quatre fois par semaine, la commission chargée de l’administration des biens se réunit dans la jolie maison entourée du jardin si bien planté. On discute l’emploi des fonds, les secours à donner, les travaux à entreprendre. Tous les commissaires sont musulmans, cela va de soi ; mais depuis l’occupation, le gouvernement s’est réservé le droit de nommer un commissaire chargé d’assister aux séances et de surveiller l’emploi strict et exact de ces revenus. Le commissaire actuel est un gentleman très aimable qui s’entendra à merveille avec ses collègues.
Après la maison du vacouf, la vue devient superbe. La vallée s’ouvre largement, et tout au fond apparaît une ligne de montagnes dont plusieurs sont couvertes de neiges éternelles. Là-bas, dans les profondeurs des forêts qui garnissent les flancs des monts, les chasseurs trouvent à l’automne leur paradis, non pas ceux-là qui courent le lapin et la perdrix, mais les nemrods qui recherchent le gros gibier et les belles émotions. Des isards que le pied le plus agile peut poursuivre pendant des journées sans les atteindre, des loups, des ours, tel est le menu de ces parties cynégétiques. On trouvera dans plus d’un campement occupé par un officier autrichien les trophées de ces chasses sous les espèces de chauds tapis ou de descentes de lit.
En se retournant, ce sont des maisons très blanches, très réjouissantes à l’œil, qui grimpent le long du Pasim Brdo avec force mosquées et minarets. Justement les terrasses situées au faîte de ces tours pointues s’animent, le muezzin vient passer l’inspection des gros lampions et des verres de couleur qui, en l’honneur du ramazan, seront allumés à la tombée de la nuit.
La citadelle est devant nous. La route fort large qui y conduit a été établie, comme l’indique une inscription gravée dans le rocher, par un bataillon de pionniers. Après avoir contourné la colline, elle nous ramène en plein quartier turc. Si les femmes musulmanes se sentent chez elles, les voiles des épouses sont moins épais et les jeunes filles non mariées se promènent le visage à découvert. Elles sont pour la plupart jolies, toutes fraîches et rieuses. Leur costume est étrange et pittoresque ; elles portent une large jupe de couleur voyante, la plupart du temps rayée, fendue au bas du mollet et formant pantalon. Une chemise brodée et une sorte de fez ou une mantille complètent cet accoutrement. Beaucoup courent les jambes nues ; d’autres sont chaussées de sabots en bois attachés avec des lanières de cuir. C’est qu’elles savent combien peu les chaussures européennes résistent aux aspérités des infâmes galets qui forment le pavage des villes turques.
Les enfants sont remarquablement bien venus et paraissent admirablement soignés. La musulmane est une excellente mère, pour ce qui est de l’éducation physique du moins, car pour le reste elle est trop bornée d’esprit et trop futile pour leur donner de l’instruction et cultiver l’intelligence de ces êtres, qui, jusqu’à l’âge de douze ou quatorze ans, ne quittent guère le harem. Les ruelles sont remplies de bambins et de gamins de trois à dix ans qui paraissent s’amuser prodigieusement à toutes sortes de jeux. Les petites filles ont un air particulièrement résolu et délibéré.
Rien de particulier à signaler à la citadelle. Elle se compose de deux bastions, le jaune et le vert, d’où l’on pourrait, en cas d’insurrection, foudroyer la ville. Une caserne toute neuve, dans le style officiel autrichien, — un long bâtiment à deux étages, badigeonné de jaune, à toiture très pointue, — a été construite à mi-chemin des deux bastions pour abriter deux compagnies d’infanterie. Troupe et officiers ont cherché à s’installer de leur mieux sur la hauteur ; un cantinier bosniaque débite du raki et du café turc aux soldats ; les officiers, en véritables austro-hongrois, ont établi un jeu de quilles, et lorsque le service chôme, ils bombardent impitoyablement le roi et ses huit satellites.
La citadelle est surplombée par le Trebovitch, plus haut que le Brdo, auquel il fait vis-à-vis. C’est sur cette montagne qu’il faudrait établir une ligne de fortifications pour défendre Sérajewo contre une agression du dehors. Mais comme, sous ce rapport, l’administration militaire ne paraît rien redouter, il n’est pas question de renforcer le système de défense de la capitale. Si nous grimpons sur le Trebovitch, la vue s’élargira encore, et nous pourrons suivre pendant un assez grand nombre de kilomètres la belle route de Mostar, qui est également l’œuvre du génie militaire autrichien. Avec une lorgnette, nous distinguerons également les bains d’Illitz, où le gouvernement fait construire en ce moment un nouvel établissement balnéaire avec hôtel, et un peu plus loin nous remarquerons l’endroit où la Bosna, le principal fleuve de la Bosnie, s’échappe en susurrant de trois crevasses pour se répandre à travers la province.
Organisation militaire de la Bosnie. — Les gouverneurs. — Le feldzeugmeister Appel et son état-major.
Le commandement du 15e corps d’armée et le gouvernement militaire de la Bosnie et de l’Herzégovine ont été exercés jusqu’à présent par quatre généraux de l’empereur.
Le premier, le feldzeugmeister Philippovic, est cet homme de guerre à la rude poigne de Croate qui fit la conquête du pays, et qui ne se gêna nullement pour faire sentir aux insurgés vaincus la loi rigoureuse du vainqueur. Lorsque le pays fut complètement pacifié, l’empereur François-Joseph ne voulut plus appliquer à ses sujets le régime sommaire : le Standrecht expéditif, qui formait la base du système Philippovic. Le feldzeugmeister, couvert des marques de la distinction impériale, rentra donc à Prague, où il exerçait toujours les fonctions de commandant militaire de la Bohême. Il fut remplacé à Sérajewo par un général moins fougueux, et dont l’humeur patiente s’accordait mieux avec la mission humanitaire de l’Autriche. Le prince de Wurtemberg, qui avait pris une part si considérable à la conquête, installa au Konak de Bosna-Seraï l’heureux et habile pacificateur de l’Herzégovine ; le lieutenant général Joanovic fut adjoint au prince en qualité de suppléant. Joanovic, qu’une mort prématurée a enlevé, au mois de décembre 1885, à l’affection de l’armée entière, était, avec son beau-frère, le général Rodich, gouverneur de Croatie, l’officier autrichien qui connaissait le mieux la péninsule des Balkans ; grâce à une pratique de vingt-cinq ans, il savait le mieux aussi de quelle façon il fallait traiter, gouverner et administrer ces populations que les passions nationales et religieuses mettaient en ébullition constante. A différentes reprises, le commandant et plus tard colonel, Joanovic, avait pris part aux missions de paix et de conciliation ayant pour but de rétablir le bon accord parmi les populations chrétiennes et les Turcs. De 1865 à 1869, il avait rempli à Sérajewo les fonctions de consul général, et il était entré en relations très suivies avec les notables du pays. Sa façon d’être, simple et joviale, sa rondeur militaire, jointe à une grande finesse, ses saillies caustiques, lui avaient valu une popularité que renforçait encore sa renommée militaire, conquise sur maints champs de bataille, et que venait de consacrer sa difficile campagne de l’Herzégovine. On pouvait donc beaucoup espérer de son expérience et de son prestige au milieu des populations récemment soumises.
Par malheur le Slave Joanovic et l’Allemand Wurtemberg ne purent s’entendre sur une foule de points ; et ne voulant pas être responsable des mesures qu’il désapprouvait, le lieutenant général préféra se retirer.
L’empereur, bon appréciateur de ses services, lui accorda une compensation brillante : le gouvernement civil et militaire de la Dalmatie, un poste politique de la plus haute importance, qui permettait à son titulaire d’exercer son action sur les pays occupés, voisins de la Dalmatie. Le prince de Wurtemberg, général modeste et affable, administrateur de bonne volonté, ne garda pas longtemps ses fonctions, et céda bientôt le gouvernement au feldzeugmeister Dahlen, qui eut à réprimer l’insurrection de la Cricovice, aggravée dès le début par la désertion des gendarmes indigènes, et qui eut également à lutter contre des désordres administratifs auxquels mit un terme l’avènement de M. de Kallay au ministère.
Le ministère de la guerre semble avoir pour principe de changer assez fréquemment les gouverneurs généraux en Bosnie, peut-être pour éviter les inconvénients qui sont inhérents à l’exercice prolongé de charges aussi importantes, peut-être aussi pour donner à un plus grand nombre de généraux l’occasion de se distinguer à ce poste et de connaître les territoires occupés. En vertu de ce principe M. de Dahlen fut rappelé, et c’est M. le feldzeugmeister baron d’Appel qui, depuis trois ans, est à la tête du gouvernement.
Ce militaire, que j’ai eu l’occasion de présenter au lecteur en entrant en Bosnie, est âgé de soixante ans environ, et il a pris part depuis 1848 à toutes les grandes et petites guerres où le drapeau de la monarchie autrichienne s’est trouvé engagé.
Il appartenait à la cavalerie, et c’est dans un régiment de lanciers polonais qu’il fit les campagnes d’Italie contre Charles-Albert, et de Hongrie contre Kossuth. Dix ans plus tard, dans la guerre de l’indépendance italienne, le baron d’Appel servait sous les ordres du général Benedeck. Il se distingua dans une rencontre avec un fort détachement de cavalerie française, de façon à mériter la croix de Marie-Thérèse, qui n’est accordée que pour des actions d’éclat tout à fait particulières. C’est dans cet engagement qu’il reçut au-dessus de l’œil droit un furieux coup de sabre dont il porte encore les traces aujourd’hui, ce qui l’oblige à se garantir l’œil par la visière que j’avais remarquée lorsque je vis le général à Brod. A partir de 1859, le brillant officier de cavalerie, qui avait fait toutes ses preuves de bravoure personnelle, voulut approfondir théoriquement l’art militaire ; il se mit sérieusement à l’étude, et ne tarda pas à devenir un des officiers les plus savants de l’armée. Ses nouvelles aptitudes lui valurent un prompt avancement, et c’est aussi en raison de ses connaissances qu’il fut choisi comme gouverneur des territoires occupés. C’est qu’il faut là-bas des généraux qui sachent non seulement sabrer, mais qui sachent organiser et administrer.
Le domicile officiel du général est le « Konak » des anciens valis turcs, parmi lesquels il y avait de fortes têtes enturbannées, tels qu’Omer Pacha, le « grand capitaine » (Serdar Ekrem) et Ali-Pacha, qui devait trouver Sérajewo bien mesquin et bien petit à côté des capitales où il avait représenté son maître le Sultan. Ce Konak a été transformé à l’intérieur et garni de meubles européens à la place des éternels divans. La porte d’entrée, devant laquelle se promènent deux sentinelles, est flanquée de deux petites pièces de montagne, de véritables bijoux astiqués et propres comme des sous neufs, mais bien inoffensifs, puisque l’on a relevé les écouvillons.
Au premier étage, auquel conduit un bel escalier, sont installés les bureaux de l’état-major ; on y travaille ferme, chaque officier qui entre dans le « Stab » est envoyé pendant deux ans en Bosnie. Sous la conduite d’un chef tel que M. le baron d’Appel, ces jeunes gens ne manqueront pas de se former à bonne école.
Le second étage est réservé personnellement au commandant. La pièce principale est le salon d’attente, qui, dans les occasions extraordinaires, sert de salle à manger et de salon de réception. Une grande baie vitrée donne vue sur le magnifique panorama de Sérajewo avec ses maisons étagées les unes sur les autres et ses innombrables minarets et les hauteurs que couronne le « Castel ». De cet observatoire, rien de ce qui se passe dans la ville ne saurait échapper à l’œil vigilant du maître et de ses officiers d’ordonnance, dont l’un est installé à poste fixe dans cette pièce, chargé de recevoir et au besoin de faire patienter les visiteurs, ce dont il s’acquitte avec la plus parfaite courtoisie.
Je reconnais le fringant officier de hussards que j’avais vu à Brod, dans le cortège du commandant général. Nous faisons plus ample connaissance avec le capitaine de Vukelich, c’est le nom de l’officier. Il me raconte certains détails typiques sur l’excursion de l’archiduc Albert, qui a affronté non seulement la chaleur, la poussière des routes, la fatigue, mais aussi les discours interminables des moines franciscains, des popes grecs et de certains maires de village, qui voulaient faire preuve d’éloquence. L’archiduc écoutait jusqu’au bout sans sourciller, bien qu’il ne soit pas grand amateur de harangues.
Bien souvent, dit mon interlocuteur, j’avais peine à me retenir et à ne pas interrompre le fâcheux prolixe en lui disant : « Mais tais-toi donc, animal ! » Que voulez-vous, on n’est pas hussard pour rien.
Tandis que nous causions, d’autres visiteurs, désireux de voir le général, se réunirent également dans le salon d’attente. L’un des derniers survenants était un vétéran de l’armée autrichienne, le feld-maréchal lieutenant Lauber, du cadre de réserve. Une belle tête de soldat ! Cependant le costume civil qu’il porte ne jure pas avec sa physionomie. Il s’excuse de ne pas paraître en tenue, mais il voyage en touriste avec une petite valise à main qui aurait peine à contenir un uniforme.
« J’avais l’intention, me dit le général, de visiter une partie de la France, et j’avais pris à cet égard toutes mes dispositions, quand vous avez voté votre loi sur l’espionnage. Ma foi, je me suis vu appréhendé au corps, traîné au poste et peut-être traduit en justice… C’eût été un dénouement peu en rapport avec un voyage d’agrément… Alors je me suis décidé à parcourir la Bosnie, et j’ai eu le plaisir d’y rencontrer beaucoup de mes anciens compagnons d’armes. »
Les appréhensions du général Lauber, au sujet de l’application de la loi sur l’espionnage sont partagées par beaucoup d’officiers étrangers, qui oublient que les clauses inscrites dans notre nouvelle législation sont en vigueur depuis longtemps dans d’autres pays, et qu’il suffirait, pour éviter des malentendus, qu’un officier général d’une puissance amie comme l’Autriche, visitant la France, se présentât chez le général commandant la ville où il compte séjourner. Il sera accueilli de la façon la plus parfaite, en camarade, et n’aura plus rien à redouter. Quant aux officiers des puissances que l’on ne peut pas qualifier d’amies, si la nouvelle loi les tient éloignés des frontières de la République, y a-t-il lieu de s’en plaindre ? Nous discutions cette question, lorsque le feldzeugmeister, qui venait d’expédier le rapport et les affaires courantes avec son chef d’état-major, donna l’ordre de m’introduire. « Je suis très réjoui (hoch erfreut), me dit-il, de vous voir chez nous. Ce pays mérite d’attirer les visiteurs, et je suis persuadé que vous ne regretterez pas votre dérangement. L’armée a fait ce qui était en son pouvoir pour créer des voies de communication et frayer des routes au commerce, afin de donner autant que possible la prospérité aux habitants. Il s’agit maintenant de développer les ressources du pays et d’attirer ici les capitaux capables de les vivifier.
— La sécurité, demandai-je, est donc parfaite ?
— Elle est parfaite, vous vous en apercevrez facilement si vous parcourez l’intérieur. La population, qui avait été égarée par des meneurs fanatiques lorsque nous sommes entrés ici, a compris que l’Autriche n’avait d’autre but que d’établir un système régulier que les Turcs étaient impuissants à organiser. Il n’y a plus de résistance ouverte, ni même d’hostilité sourde. Chacun accepte les faits accomplis et en profite… Comme gouverneur militaire, je n’ai plus qu’une seule préoccupation : c’est d’en finir une bonne fois avec quelques bandes de brigands, peu nombreuses d’ailleurs, qui, de temps à autre, font une courte apparition dans certains districts éloignés de l’Herzégovine. Ils choisissent leur terrain d’opérations dans les territoires dont la population est encore indisciplinée et incapable de se plier à tout ordre légal régulier. Chez ces gens-là, le désordre est dans le sang ; ils ont vécu pendant quatre à cinq siècles, sans frein et sans lois, ils sont persuadés que c’est là l’état normal. Lors d’une tournée en Herzégovine, j’ai pris à partie un de ces éternels malcontents et je lui ai demandé de quoi il avait à se plaindre. Il m’a répondu avec une franchise de montagnard :
« Nos enfants, me dit-il, comprendront peut-être les avantages de votre système et les bienfaits de votre civilisation ; mais pour nous, c’est une gêne, c’est une contrainte. Nous n’acceptons aucun joug, nous voulons être libres sans aucune limite, et surtout garder nos armes, sans lesquelles la vie nous est impossible. » C’est au milieu de cette partie indomptable de la population que les brigands se cachent, sûrs de ne pas être dénoncés.
— Et parmi quels éléments se rencontrent ces brigands ?
— Ce sont pour la plupart des rebelles qui n’ont pas voulu profiter de l’amnistie, dont tous ceux qui se sont soumis pendant la première année qui a suivi l’occupation ont pu bénéficier. Aujourd’hui, le délai étant passé, ils ne pourraient rentrer chez eux sans risquer d’être arrêtés ! D’ailleurs, s’il est prouvé que le prisonnier n’a commis d’autre délit que d’avoir participé aux insurrections, nous le relâchons promptement ; c’est seulement dans le cas où il aurait commis des crimes de droit commun que l’instruction est poussée plus loin. Aussi ceux qui hésitent à revenir sont des particuliers qui n’ont pas la conscience nette. C’est généralement vers le mois de mai que ces messieurs nous honorent de leur visite ; alors commence ce que nous appelons la « campagne des brigands ». Ils ont passé l’hiver dans la principauté du Monténégro, qui leur accorde un asile qu’il serait difficile de justifier au point du vue du droit international et des relations de bon voisinage. Après avoir épuisé les provisions qu’ils ont pu mettre en lieu sûr pendant l’été précédent, ils viennent chercher du nouveau butin. Le principal objectif de leurs rapines, ce sont les troupeaux de moutons et de bétail qui, chaque printemps, sont envoyés dans les pâturages des hauts plateaux. Ce sont des terrains vagues, très boisés, où il est facile de se perdre, et très difficile de chercher un fugitif. Les bergers, de leur côté, ne s’empressent nullement de renseigner la gendarmerie, d’abord par peur de représailles, et aussi un peu par connivence.
Nous allons essayer cette année de rendre les poursuites plus efficaces en prenant certaines précautions. D’abord, les troupeaux ne pourront plus vaguer au hasard dans les terrains. Chaque berger a son emplacement désigné, délimité, qu’il ne doit pas quitter. Ces emplacements sont disposés en éventail, de façon à aboutir au blockhaus de la gendarmerie, qui est relié aux postes secondaires établis dans les montagnes par télégraphe et aussi par téléphone.
Ce qui nous fait espérer que le brigandage ne tardera pas à être extirpé, c’est que les bandes ne reçoivent pas de secours. Il n’y a pas de remplaçants pour les malandrins qu’une balle de fusil expédie dans l’autre monde. Après l’expédition qui vient d’être ordonnée, le brigandage aura atteint son terme, et je crois que l’Herzégovine sera aussi sûre que les pays les plus civilisés, où des meurtres et des vols se commettent aussi tous les jours.
En rentrant à l’hôtel après cette conversation, j’y trouvai une invitation à dîner au Konak pour le lendemain à deux heures et demie. Cela me valut l’honneur de faire la connaissance de Mme la baronne d’Appel, qui, depuis la nomination de son mari, a pris à cœur ses fonctions de gouvernante générale, en s’associant à cette partie de la tâche du feldzeugmeister, qui comporte, qui appelle même une intervention féminine. C’est ainsi que, dès à présent, Mme d’Appel se préoccupe d’envoyer à l’Exposition universelle de 1889 des produits de l’industrie locale capables de servir d’échantillons et de créer à cette industrie de nouveaux débouchés. Des commandes considérables ont été faites aux plus habiles ouvrières de l’Herzégovine, dans les districts qui comptent les brodeuses les plus renommées. Les tissus, les dentelles, les foulards qui seront expédiés à Paris attireront sans doute l’attention des curieux et des amateurs.
Les convives de Mme d’Appel étaient presque tous militaires ; je citerai l’ad latus du gouverneur et le feld-maréchal lieutenant de Bouvard, descendant d’une famille d’émigrés entrés au service impérial. Malgré cette origine, et bien que sa physionomie martiale et légèrement narquoise rappelle par beaucoup de traits le type classique de nos généraux, M. de Bouvard, chose assez rare dans la hiérarchie élevée de l’armée autrichienne, ne sait pas un mot de français. On attire particulièrement mon attention sur un général qui vient d’arriver de Hongrie, et qui passe pour un des officiers supérieurs les plus énergiques et les plus originaux de l’armée. C’est M. Galgoscy, que son allure très martiale et le grand dogue qui le suit partout, jusque dans le salon d’attente du gouverneur, n’ont pas tardé à rendre très populaire dans les rues de Sérajewo. Les autres convives assis autour de la table, dans le grand salon d’où l’on découvre le beau panorama de la Ville, étaient un général arrivé d’Herzégovine avec sa femme, et plusieurs officiers d’état-major, depuis le grade de lieutenant jusqu’à celui de colonel. Le menu est plantureux, et largement arrosé d’un excellent vin de Hongrie de choix (magyarader), auquel succèdent plusieurs rasades de champagne. Le service est fait correctement et militairement par les domestiques à livrée brune du gouverneur. C’est à la fin du repas que la conversation devient générale, ou plutôt que les entretiens particuliers de voisin à voisin se mêlent et se confondent. On s’aperçoit alors que le thème uniforme de ces entretiens a été fourni par le pays dans lequel on se trouve, et que tout le monde juge à son point de vue. En somme, les officiers ne se plaignent pas de leur garnison dans les territoires occupés, et un colonel d’état-major, mon voisin, fait remarquer combien les parents et amis des partants ont tort de plaindre ceux-ci lorsqu’ils sont appelés au delà de la Save. Le repas a duré environ une heure. On cause encore quelques instants dans le salon-boudoir de Mme d’Appel, et chacun se retire, laissant le gouverneur à ses affaires.
Depuis quatre ans environ, un coadjuteur civil (civil ad latus) a été adjoint au gouverneur militaire, afin de bien montrer que l’intention de l’Autriche n’est nullement de soumettre le pays à une dictature absolue d’état de siège. M. de Kallay avait choisi, pour ces délicates fonctions, un riche magnat hongrois, M. le baron de Nikolitsch[1], oncle du roi de Serbie. M. de Nikolitsch était pour ainsi dire l’élément décoratif de l’administration autrichienne. Il sait quelle tâche lui impose sa grande fortune, et il la remplit en véritable grand seigneur. Sa maison, montée sur un pied très luxueux, est le centre de la « société » de Sérajewo ; ses fêtes, ses bals, ses dîners, donnent à ceux qui y sont conviés l’illusion qu’ils habitent non pas une bourgade orientale, mais une grande ville, au milieu de tous les raffinements. Parmi les collaborateurs les plus actifs de M. le baron Nikolitsch, on cite M. le baron Kutschera, appartenant à une vieille famille de fonctionnaires, et qui naguère était premier drogman de l’ambassade autrichienne à Constantinople. La connaissance des langues orientales, la longue pratique des habitants et des mœurs de l’Orient, un esprit très délié, font de M. Kutschera un auxiliaire très précieux pour la tâche qui incombe à l’Autriche en Bosnie. M. de Kutschera s’est tout particulièrement occupé de la réglementation de la propriété civile et de l’établissement du Grundbuch, registre officiel de la propriété, qui fait foi dans toutes les contestations qui s’élèvent au sujet des terres vendues plus ou moins récemment. Les différents services administratifs et financiers ont leurs chefs et sont organisés d’après le modèle autrichien.
[1] Pendant l’impression de ce volume, M. de Nikolitsch a définitivement donné sa démission ; jusqu’à nouvel ordre, M. le baron de Kutschera a été chargé par intérim de l’administration civile, dont il était d’ailleurs la cheville ouvrière.
Un des premiers soucis du gouvernement autrichien, après la pacification, a été de régulariser autant que possible l’administration municipale de Sérajewo. Une fois ce pensum résolu d’une façon satisfaisante, les autres communes plus ou moins considérables n’avaient qu’à se modeler sur la capitale. Mais encore fallait-il que ce modèle fût réussi.
En principe, l’administration supérieure voulait laisser à l’édilité une liberté aussi complète que possible et concilier l’autonomie de la ville avec les nécessités de l’occupation. Il n’est jamais entré dans l’esprit des gouverneurs civils ou militaires de traiter Sérajewo en ville conquise et de faire litière dans les pays occupés, du self-government. Mais, en revanche, le gouvernement civil a voulu tenter une expérience en donnant à Sérajewo une organisation municipale copiée, presque en tous points, sur celle de la ville de Vienne.
Cette épreuve, qui avait ses dangers, comme toutes les innovations, a été couronnée de succès, et la machine municipale montée par les Autrichiens marche à souhait.
Par conséquent Sérajewo est doté aujourd’hui d’un conseil municipal où les nationalités et les confessions sont représentées dans une juste proportion. A la tête de cette municipalité se trouve, comme de juste, un maire de confession musulmane et un vice-président serbe de nationalité, et grec oriental de religion. Les attributions de la municipalité sont les mêmes qu’à Vienne et à Paris, depuis que l’autonomie a été restituée, ou plutôt accordée, à la grande capitale.
La police est toute municipale ; on a eu l’idée de donner aux sergents de ville exactement le même costume que portent les gardiens de la sûreté à Vienne : pantalon de drap bleu, tunique foncée de même couleur, de coupe à demi militaire et à demi administrative, képi à large visière ; comme arme, un sabre de cavalerie de calibre respectable, et comme signe distinctif, une large plaque de cuivre poli et luisant, passée autour du cou et supportant le numéro d’ordre de l’agent.
Il existe pourtant une modification. Les gardiens de confession musulmane portent le fez au lieu de la casquette qui sert de couvre-chef aux agents du culte chrétien.
Le bourgmestre de Sérajewo n’est pas le premier venu. Tout d’abord, Mustaï-Bey frappe les regards par sa haute taille, la régularité de ses traits orientaux, et ensuite par la dignité de son attitude, dignité exempte de pose et toute naturelle. C’est un de ces Turcs majestueux et doux, tels qu’on se plaît à se les représenter après avoir lu quelques « Contes des mille et une nuits ». Haroun-al-Raschid le grand Sultan devait être aussi beau, aussi grand et aussi fort, il devait marcher et se mouvoir avec cette grâce toute virile. Mais ce n’est pas à Haroun-al-Raschid, personnage hypothétique et appartenant au domaine de la fantaisie seulement, que le premier bourgeois de Sérajewo ressemble.
Dans l’accentuation de ses traits, où le caractère oriental se mêle à je ne sais quelles réminiscences italiennes, dans ce nez busqué, dans cette barbe grisonnante et coupée de près, mais surtout dans certains gestes, dans certains mouvements et certaines démarches, on a de l’aversion comme si on avait devant soi un revenant, mort français, et revenu sur terre sous la carapace d’un Osmanli. Imaginez-vous Gambetta, bien portant, dans tout l’éclat de sa vigueur, coiffé d’un turban blanc et drapé dans un ample cafetan de soie entr’ouvert et laissant voir le pantalon et la redingote à l’européenne, mais de mode un peu surannée.
Mustaï-Bey passe pour un des plus riches propriétaires de la Bosnie. Il raconte volontiers, ou l’on raconte, qu’il peut aller de Sérajewo à Constantinople par la vieille route, en couchant chaque nuit sur une de ses terres. Mais en homme avisé, le bourgmestre préfère, quand il va à Stamboul, user du sleeping-car et des bateaux à vapeur. Les revenus du bourgmestre, comme ceux de la plupart des propriétaires du pays, consistent en vente de bestiaux et de prunes, de ces prunes qui poussent dans des clos d’une étendue infinie, et que l’on expédie par barils, jusqu’aux Indes et jusqu’en Amérique.
Un journaliste viennois fort aimable, excellent écrivain, mais un peu enclin à l’exagération, m’avait affirmé que Mustaï-Bey disposait d’une fortune de 40 à 50 millions. Il n’y a qu’un zéro à retrancher ; mais même après cette amputation il reste au bourgmestre de Sérajewo plus que la médiocrité dorée et de quoi faire largement face aux frais de représentation que l’on pourrait exiger ou attendre du premier magistrat d’une ville qui est le chef-lieu de deux provinces. La famille de Mustaï-Bey est une des rares familles d’origine vraiment turque, c’est-à-dire asiatique, qui soient restées en Bosnie après l’occupation. Et encore cette exception se rapporte personnellement au bourgmestre. Son père, musulman de la vieille roche et très orthodoxe, avait rempli des fonctions politiques très importantes. Il avait même été sous-gouverneur pendant une période critique. La fierté de l’Osmanli ne pouvait accepter la domination étrangère, autrichienne ou autre. Tandis que son fils se plaçait nettement à la tête des notables décidés à s’entendre avec les Autrichiens, et à collaborer avec eux à l’établissement d’une ère nouvelle, le vieux Hadji préféra partir pour Stamboul. Il y resta jusqu’à sa mort ; mais à plusieurs reprises il vint voir sa chère ville de Sérajewo et embrasser son fils, auquel, malgré les divers griefs politiques, il portait la plus grande affection.
C’était fête dans la ville quand le « Vieux » arrivait, et qu’on allait le quérir à la gare en grande pompe pour le conduire en ville, en calèche à quatre chevaux, avec une escorte d’honneur fournie par ses amis. Maintenant le « Vieux » est allé goûter la félicité que Mahomet promet aux siens, lorsqu’ils ont fidèlement suivi sa loi ici-bas, et Mustaï-Bey est resté chef de la famille.
Le bourgmestre ne parle en véritable lettré turc que le bosniaque, le turc, l’arabe et le persan. Je n’ai pu m’entretenir avec lui qu’à l’aide d’un interprète très aimable et très empressé, dont je parlerai tout à l’heure. Mais de tous côtés on m’a vanté l’esprit de justice et les tendances progressistes qui animent le chef de la communauté de Sérajewo. Il est tout à fait libéral d’opinion, et appelle ardemment tous les bienfaits de la civilisation, qui doivent faire de Sérajewo une ville européenne. Il accueillerait avec joie un Haussmann réformateur, et le jour où la lumière électrique rayonnera du haut des minarets, le digne maire verra se réaliser un rêve audacieux qu’il caresse depuis longtemps. Ces idées progressistes n’empêchent pas Mustaï-Bey d’être un musulman très pieux, suivant à la lettre les prescriptions du rite. Il a toujours éloigné de ses lèvres le calice rempli de vin, et sa plus grande orgie est de boire de temps à autre un bock de bière. Il jeûne avec une rigoureuse componction pendant le Ramazan, et lorsqu’il se promène à travers les rues de Sérajewo ou au milieu des provinces de son domaine, il défile entre ses doigts le chapelet de grains de corail.
Le bourgmestre considère l’hospitalité comme un devoir de sa charge. J’en avais été prévenu, et je ne fus pas surpris de recevoir une invitation à dîner. Tout en remerciant le premier magistrat de Sérajewo de son attention, je le fis prier de ne rien changer à son ordinaire, non pas pour exprimer par là la banalité d’usage, mais parce que j’étais désireux de goûter un véritable repas préparé par un des meilleurs cuisiniers de Constantinople, que Mustaï a pris à sa solde.
Au jour indiqué, à sept heures et demie du soir, nous étions dans le home du bourgmestre ; une maison de belle mine tenue fort proprement. Sous le vestibule commencent deux escaliers de bois dont l’un conduit au selamlik (appartement des hommes), et l’autre au harem… Que ce mot n’évoque au lecteur aucune idée folâtre ou voluptueuse. La polygamie n’a jamais été pratiquée, sauf les exceptions nécessaires pour confirmer la règle, chez les Turcs de Bosnie. Ils s’en sont toujours tenus sagement à une seule épouse, et Mustaï-Bey n’a pas voulu donner à ses administrés le mauvais exemple. Madame la bourgmestre n’a à redouter aucune rivale. Seule, elle règne dans son harem, et, s’il faut en croire les rumeurs, elle n’est pas sans autorité sur le selamlik, c’est-à-dire sur le reste de la maison, ni sans influence sur les affaires de la ville. Seulement, si Mustaï-Bey n’a qu’une seule femme, il la tient à l’écart, il la cache et la voile avec autant de précaution que s’il était maître d’un sérail de cinquante validés et cadines. Sous ce rapport, les musulmans de Sérajewo, leur maire en tête, sont tout à fait « vieux turcs ». Ici la gaze légère et élégante ne suffit pas, comme à Constantinople, pour dérober à la vue des profanes la figure féminine, c’est le féridgé orthodoxe de grosse étoffe impénétrable et une véritable cagoule qui garantissent l’anonymat de l’épousée. C’est à peine si des trous suffisants pour laisser passer le regard sont percés dans ladite cagoule.
Que de fois dans la rue on se sent pris d’une vive curiosité, désireux de savoir, comme au bal à l’aspect d’un masque, ce qui se dissimule derrière l’enveloppe prescrite par le rite : un gentil et frais minois ; une frimousse piquante ou quelque visage ridé, velu, prêtant aux désillusions ? Souvent, tandis qu’on est absorbé dans la rêverie qui vous fait entrevoir, derrière le féredgé, je ne sais quelle poétique apparition, on aperçoit des loques râpées couvrant les jambes jusqu’aux pieds, chaussés de grosses bottes de cuir jaune avachies et éculées. Alors, adieu la poésie et la rêverie ! Je préfère les femmes des campagnes travaillant la terre, les pieds nus, et ne craignant pas d’exposer leurs membres au hâle du soleil. Celles-là n’ont pas la figure couverte de la cagoule, mais le passant, le voyageur giaour, n’y gagne rien. Dès que la musulmane l’aperçoit à l’horizon, elle se tourne de façon à présenter au mécréant la postface de son individu. Pour plus de sûreté, elle se couvre le visage des deux mains et elle ne bouge pas avant que le danger, c’est-à-dire le mécréant, ne soit passé. Les paysannes turques ont une adresse, que dis-je, un chic tout particulier pour ce genre de démonstration ad hominem, pour cette façon de nous montrer leur dédain.
Mais revenons au dîner du bourgmestre.
Six convives se mirent à table dès que le coup de canon tiré du haut de la citadelle eut annoncé la fin du jeûne (nous étions, comme je crois l’avoir dit, pendant le Ramazan) : le maître de la maison, toujours très à l’aise dans son beau cafetan de soie fine couleur puce, plein d’entrain et de bonhomie ; son fils aîné, âgé d’une vingtaine d’années ; un Monténégrin d’une célèbre famille du pays Beg, capitanoviliche, une figure, une tête de médaille romaine coiffée du fez rouge ; M. Hormann, préfet de police et commissaire du gouvernement auprès de la ville, avec son fils, un garçonnet d’une dizaine d’années à la mine éveillée et très fier de son origine croate.
La table était un guéridon à jouer : pas d’assiettes ni de serviettes, pas de verres non plus ; devant chaque convive, une cuillère. On servit d’abord sur un plateau, qui fut posé au milieu du guéridon, une douzaine de hors-d’œuvre, chacun sur une soucoupe : lait caillé, fromage de brebis, ronds de saucissons, confitures de prunes, de roses et de cédrats, poissons fumés, etc. Lorsque chacun eut dit « un mot » à ces entrées en matière, le serviteur, très agile, habillé à la mauresque, de noir et d’écarlate, apporta une grande écuelle en ruolz contenant un potage aux herbes à la crème et d’une aigreur particulière, mais fort agréable. Il paraît que l’on obtient cet assaisonnement en faisant mijoter dans le potage l’estomac entier d’un veau. Les cuillères jouèrent avec vaillance, comme il convient à des estomacs exténués par un vide de quatorze heures. Il me serait impossible d’énumérer la succession des plats qui tour à tour furent posés sur le guéridon et que l’on attaqua fiévreusement, toujours « au hasard de la fourchette », chacun se servant à même dans le plat. Sur un signe du maître, le domestique au justaucorps de soie rouge avait apporté des fourchettes, mais je fus le seul avec M. Hormann à me servir de cet auxiliaire de la gastronomie occidentale. Les autres convives jouèrent de la cuillère — et parfois même des doigts. Rien de plus capricieux que l’ordre d’un menu turc. Après avoir servi du mouton en ragoût, en hachis, en rôti, de la volaille rôtie et des saucisses enveloppées dans une feuille de vigne, on passe des cerises, des fraises, des framboises. Vous vous croyez au dessert ; pas du tout : on recommence à servir de la volaille et du mouton, puis arrivent des sucreries et, pour terminer le repas, le pilaf, le riz gras à la turque. Comme boisson, un seul verre ou plutôt un seul gobelet d’eau légèrement étendue de sirop de roses. En somme, cette cuisine turque préparée par un maître-queux comme celui de Mustaï, ferait un ordinaire des plus acceptables, si on pouvait manger ces plats multiples dans les assiettes et les arroser de vins légers. Le service se fit avec une rapidité et une précision toute militaire ; nous ne restâmes pas plus d’une demi-heure autour du guéridon, et pourtant le menu était plus chargé que celui d’un dîner de cérémonie. La causerie fut nulle ; le Turc, peu bavard de sa nature, est d’avis qu’on est à table pour manger et non pour deviser, surtout en temps de Ramazan, quand il y a à se rattraper pour toute une journée de jeûne.
Après le repos sur le divan, devant les tasses minuscules de café turc et à la fumée des cigarettes, on causa du passé et de l’avenir de Sérajewo. Le bourgmestre rappela les jours de splendeur du commerce de Sérajewo, alors que toutes les caravanes destinées à pénétrer jusque dans les contrées les plus reculées de l’Orient, jusqu’en Perse et au Thibet, se formaient dans la capitale de la Bosnie. Alors les hans (auberges) étaient peuplées, la place manquait dans les écuries pour abriter les bêtes de somme, les hangars regorgeaient de marchandises précieuses, et chaque chargement qui traversait la ville ou qui en partait payait un impôt direct ou indirect qui valait à la capitale de la Bosnie une belle prospérité. Le maire est plein d’espoir, il est persuadé que cette prospérité de sa ville natale reparaîtra sous l’administration autrichienne, lorsque cette cité aura été adaptée aux exigences de la civilisation moderne, lorsqu’elle aura été dotée de tous les avantages et des agréments des cités florissantes en Europe. La période des caravanes et des bêtes de somme est passée, mais on peut tirer profit des chemins de fer. Le langage du maire fut celui d’un édile très soucieux du bien-être de ses administrés, et tout fier du bien qu’il pouvait faire, grâce à sa situation. Mustaï-Bey fut énergiquement appuyé par Hormann, le commissaire délégué du gouvernement auprès de la ville. Ce fonctionnaire est encore jeune, mais c’est un vétéran de l’administration bosniaque, car il arriva dans le pays avec les troupes d’occupation, connaissant la langue.
Malgré son nom à consonance allemande, M. Hormann est né en Croatie. Ayant exploré la Bosnie, il fut désigné adjoint en qualité de commissaire civil au général Philippovic. Le rude feldzeugmeister n’aimait guère les pékins, et il n’entendait pas qu’ils fussent mêlés à son administration. La situation d’un commissaire civil avec un tel chef n’avait donc rien de particulièrement attrayant, et un Hofrath qui avait également des fonctions à remplir auprès du commandant fut tellement abasourdi par les premières rebuffades, qu’il en perdit complètement la tête. Il fallut que M. Hormann, qui dès l’abord avait su gagner les bonnes grâces du général, relevât le moral de son collègue aulique, qui tremblait comme la feuille à l’idée seule de se présenter chez le feldzeugmeister. Tout en rassurant le Hofrath, M. Hormann ne put s’empêcher parfois de se moquer un peu de son timoré compagnon. Un jour, tandis que l’armée campait près de Doboy, retenue dans sa marche par les pluies et les retards des convois, Philippovic, que ces contretemps impatientaient, avait fait preuve d’un agacement de nerfs très prononcé, dans une entrevue avec le malencontreux Hofrath. Celui-ci courut comme un chat échaudé chez le commissaire civil, et avec une inquiétude très sincère : — Croyez-vous, demanda-t-il, que le feldzeugmeister ait le droit de m’infliger une punition ? — M. Hormann prit une mine très grave : « Nous sommes en campagne, le généralissime a droit de vie et de mort sur tout ce qui fait partie de l’armée à un titre quelconque. A la rigueur, il pourrait nous faire fusiller, vous et moi, si l’envie lui en prenait. Mais tranquillisez-vous, il se bornera, le cas échéant, à vous emballer sur un mulet du train et à vous faire conduire à Brood. » Depuis 1871, M. Hormann a rempli à Sérajewo des fonctions importantes et souvent délicates, et toujours il a su se faire aimer par la population, à cause de son esprit de justice et de la loyauté de ses procédés, de même qu’il méritait les éloges et les récompenses de ses chefs par son zèle et son activité.
C’est surtout en qualité de commissaire du gouvernement auprès de la municipalité et comme préfet de police que M. Hormann s’est fait apprécier. Les fonctionnaires chargés avant lui de cette tâche essentielle, ou bien ne connaissaient pas suffisamment le pays et la population, ou bien prenaient les choses trop à la légère. La salubrité et la sécurité publique laissaient beaucoup à désirer. En confiant la police à un fonctionnaire tel que M. Hormann, M. de Kallay prouva qu’il savait choisir le right man for the right place. M. Hormann nettoya les écuries d’Augias. Si les rues de Sérajewo sont toujours affreusement pavées, elles sont propres et bien entretenues (lorsque toutefois la pluie ne contrarie pas les excellentes dispositions de la voirie). Quant à la sécurité, elle est plus entière que dans bien des grandes villes. On n’entend jamais parler d’assassinats, et les vols sont rares. Entre autres innovations M. Hormann a doté la préfecture de police d’un album des criminels. « Cet album est une double vitrine placardée à la porte de la petite maison qui sert à la fois d’hôtel de ville et de préfecture de police, et le passant peut étudier à l’aise les physionomies des voleurs, pickpockets, escrocs et autres malandrins qui ont eu maille à partir avec la police de Sérajewo. On voit là parmi les Turcs en costume national les pittoresques Albanais, quelques « messieurs d’importation autrichienne vêtus de noir ou de complets », qui tranchent au milieu de cette galerie de costumes orientaux.
Du matin au soir, M. Hormann est dans son cabinet de la préfecture, recevant tout le monde, écoutant toutes les requêtes et expédiant les affaires avec une célérité et une rondeur qui font mentir la réputation de sage lenteur et de paperasserie dont on a gratifié pendant si longtemps la bureaucratie autrichienne.
Si vous sortez avec M. Hormann dans les rues de Sérajewo, tenez votre chapeau à la main : il n’est pas un passant qui ne salue le chef de la police ; les Turcs surtout ne manquent pas de porter la main à la bouche, au front, et de l’appuyer sur le cœur. Beaucoup ne se bornent pas à cette marque de courtoisie, ils s’arrêtent et entament avec le fonctionnaire un bout de conversation, la plupart du temps sur un ton fort enjoué, car lorsque les Turcs ont confiance dans quelqu’un ils plaisantent très volontiers avec lui.
Quelques types. — Les consuls. — Un Suisse ex-médecin d’Omer-Pacha.
Le Corps consulaire de Sérajewo est au grand complet depuis l’occupation. Les puissances tiennent à être représentées directement auprès du gouvernement général, beaucoup plus qu’à sauvegarder les intérêts de leurs nationaux. D’abord ceux-ci ne sont plus menacés comme ils l’étaient sous le régime du bon plaisir et de l’arbitraire turc, et ensuite, pour certaines de ces puissances, la tâche de protéger leurs nationaux est platonique et nominale. L’excellent représentant de la France à Sérajewo, M. Moreau, a un seul et unique protégé, un ex-employé du télégraphe turc, qui, depuis l’occupation qui a remis ce service entre les mains de l’autorité militaire, vit en philosophe de la pension qu’on lui sert. Quant au voyageur français, il est encore rare, presque aussi rare dans ces parages qu’un loup blanc ou un merle de la même couleur ; le chancelier même du consulat est un grec.
M. Moreau a fait toute sa carrière depuis 1853, en Crimée, en Orient, dans différentes provinces de la Turquie d’Europe. Chancelier du consulat de Sérajewo après la guerre de Crimée, il y revint vingt-cinq ans plus tard en qualité de consul. Cette expérience, jointe à une grande sagacité, fait aujourd’hui de M. Moreau un des agents politiques les plus qualifiés et les plus utiles de notre Foreign-Office dans cette partie de l’Europe. Je sais que M. Foucher de Careil appréciait fort les relations que M. Moreau lui envoyait, pendant le voyage de l’archiduc Albert. A Sérajewo, M. Moreau est connu et estimé de tout le monde ; il est en excellentes relations non seulement avec les autres membres du Corps diplomatique, mais aussi avec les hauts fonctionnaires de l’administration autrichienne, ce qui ne l’empêche pas d’avoir son franc parler et de dire dans ses rapports tout le fond de sa pensée.
Le Consulat de France est installé dans une grande maison turque, entourée d’un vaste jardin très bien entretenu et dont la verdure opulente réjouit la vue. La vie de famille de M. Moreau venait d’être troublée par la mort d’un fils âgé de vingt ans, et qui se préparait à passer ses examens. Toute la ville a pris une très vive part au deuil de notre compatriote, et les preuves d’attachement qu’il a reçues à cette occasion ont été, pour lui et Mme Moreau, la seule consolation capable d’atténuer leur douleur. On eût dit qu’avant cette perte terrible la maison du représentant de la France était comme un foyer de gaieté et d’esprit français. Je le crois volontiers ; M. Moreau a une tournure d’esprit caustique et un humour qui fait bien valoir la science et l’expérience amassées pendant un séjour de trente ans dans les Balkans.
Je fis la connaissance, chez M. Moreau, d’un personnage qui vaut bien que l’on s’y arrête quelques instants pour fixer une de ces figures typiques qui disparaîtront avec le système turc.
M. le docteur Kœltesch, médecin de la ville de Sérajewo et propriétaire de la pharmacie de l’Aigle, est aujourd’hui âgé de soixante à soixante-cinq ans. C’est un homme d’une apparence robuste, d’une constitution vigoureuse prêchant d’exemple à ses clients ; le visage est à la fois énergique et bienveillant, futé, rusé, matois, avec le clignotement d’yeux perpétuel qu’adoptent malgré eux tous les Européens en contact, pendant un long temps, avec les Orientaux. Voyez les lascars de l’armée d’Afrique et même les généraux qui ont eu à négocier avec les Arabes ! Il y a chez M. Kœltesch du patriarche montagnard.
Montagnard, il l’est, car il naquit en plein Jura bernois, à Delemont. C’est bien loin de Sérajewo, et c’était encore bien plus loin en 1853, où le voyage de Suisse en Bosnie durait cinq ou six semaines ; mais personne ici-bas n’échappe à sa destinée.
Ayant achevé ses études médicales à la faculté de Berne, M. Kœltesch, désireux, comme beaucoup de jeunes Suisses, de voir du pays, s’embarqua pour Constantinople, au début de la guerre de Crimée, avec une lettre de recommandation du général helvétique Ochsenbein, ami de jeunesse de Napoléon III. Cette lettre valut à notre disciple d’Esculape une place aux ambulances turques de Batoum.
Omer-Pacha le grand serdar arriva en Asie Mineure pour inspecter les troupes et le campement, dont l’organisation avait donné lieu à de graves plaintes. Se doutant bien que les Pachas lui cacheraient la vérité, Omer-Pacha prit le parti de s’adresser au médecin, qu’il adjura de parler sans crainte et de présenter les choses sous leur véritable jour. En franc montagnard, M. Kœltesch ne demanda pas mieux, et il fit de la situation réelle une peinture telle qu’Omer-Pacha vit qu’il était urgent de recourir sans retard à des mesures radicales. Mais la clarté d’élocution et le langage pittoresque du médecin suisse frappèrent le généralissime turc, qui prit note du nom de Kœltesch. Quelque temps plus tard, Omer prouva à son protégé que la note avait été marquée sur la bonne place du calepin, car M. Kœltesch reçut sa nomination de chirurgien d’un bataillon de Nizzams. Lorsque, vers 1858, Omer-Pacha voulut aller trancher du vice-roi à Bagdad, le bataillon auquel le Dr Kœltesch se trouvait attaché fut désigné pour faire partie de l’escorte du nouveau gouverneur[2].
[2] Il est bon de rappeler ici qu’Omer-Pacha s’appelait de son nom de famille Michel Lattas, qu’il était né en Autriche sur les confins militaires. Il servait comme sergent major dans le régiment d’Ugolin, lorsque, redoutant la découverte de certaines peccadilles (il était employé aux écritures du régiment), il s’avisa de déserter à l’âge de 21 ans (1827). Réfugié en Bosnie, il embrassa l’islamisme, entra dans l’armée turque et se fit remarquer à cause de sa belle prestance militaire, de son intelligence et surtout de son habileté comme dessinateur et calligraphe. Il avança rapidement et fut chargé, en 1850, de pacifier la Bosnie insurgée. Cette mission réussit à souhait et valut à l’ex-sergent une grande réputation militaire. Aussi c’est à lui que le sultan confia le commandement de l’armée turque concentrée sur la rive bulgare du Danube au début de la guerre de Crimée. Omer prit hardiment l’offensive, passa en Valachie, battit les Russes à Kalafat et Oltenitza, et força les généraux du tsar à lever le siège de Silistrie. C’est à la suite de ces hauts faits que le Sultan conféra à Omer les titres d’Altesse et de serdar ekrem (grand général), sans préjudice de riches présents dont le plus important fut l’immense terre d’Oltenitza, aux environs de Constantinople.
Omer-Pacha partit de Constantinople, avec l’arrière-pensée de se créer en Asie Mineure un fief héréditaire, semblable à celui que Mehemet-Ali avait obtenu en Égypte. Il emmena donc avec lui une force militaire imposante, dont il aurait fait, le cas échéant, le noyau de son armée.
De Constantinople, le serdar et sa suite se rendirent en bateau à vapeur à Alexandrette, et de là par le mont Baïlan à Alep. Dans cette ville, il y eut halte de six semaines pour organiser la caravane et trouver 600 chameaux pour les bagages. Il paraît que la ville d’Alep méritait alors la réputation d’une Capoue asiatique, car le serdar ne se plaignit nullement de cette station prolongée. Il accepta avec empressement, et rendit en grand seigneur les banquets et les fêtes que lui offrait le Corps diplomatique. C’est le 2 janvier 1858 seulement que le cortège se mit en marche dans l’ordre suivant : cinq cents cavaliers kurdes et syriaques en guise d’avant-garde, les chameaux chargés de bagages et de provisions ; à trois kilomètres d’intervalle venait un bataillon de chasseurs et, immédiatement après, le harem avec cinq dames chrétiennes. Ces voyageuses faisaient la route à leur gré, à cheval ou dans des litières portées par des eunuques. Ensuite venaient un second bataillon de chasseurs avec musique, deux batteries d’artillerie, et un régiment de cavalerie fermant la marche. Quant au serdar, toujours à cheval, il allait tantôt avec les dames, tantôt avec le bataillon de chasseurs, tantôt avec l’artillerie.
La course fut fertile en incidents et en accidents de toute espèce. A l’entrée du désert, une tourmente de neige aveugla hommes et bêtes, et retarda considérablement la marche.
A Deiris, ville de 5 à 600 feux, habitée par une population indomptable de brigands et de pillards, le serdar trouva les portes fermées, et tous les hommes valides armés réunis sur les remparts. Omer-Pacha fit sommer ces habitants de lui livrer passage, menaçant de tirer à boulets rouges sur la ville, et de réduire toutes les maisons en cendre. Les habitants répondirent à cette invite par une décharge générale qui tua un colonel aide de camp du serdar. Alors l’ordre d’assaut fut donné, les soldats grimpèrent sur les remparts, pénétrèrent dans la ville, qui fut pillée de fond en comble pendant trois jours. Si elle échappa à l’incendie, ce fut uniquement parce que le feu ne prit pas. Les troupes d’Omer n’étaient pas encore au courant de cette guerre spéciale qui consiste à réduire une ville en cendres selon les règles, comme on l’a vu à Saint-Cloud et à Châteaudun, et plus tard à Paris pendant la commune. Quatre cents morts gisaient sur le pavé, toute la population mâle fut dirigée sur Bagdad ; les femmes et les enfants, à qui l’on donna des couvertures, purent rentrer dans les maisons, et reprendre possession des quatre murs !
Le 16 février, après 45 jours de caravane, le serdar fit son entrée triomphale à Bagdad. M. Kœltesch était devenu son médecin particulier pendant le voyage, Omer-Pacha ayant renvoyé le précédent titulaire à la suite d’une dispute assez vive. A partir de ce moment jusqu’en 1862, M. Kœltesch fut intimement associé à la vie du Pacha. Lorsque, au bout d’une année, les ennemis d’Omer réussirent à le faire révoquer, et qu’ils arrachèrent au Sultan un ordre d’internement dans la terre d’Olténitza, ce fut le médecin suisse qui organisa la retraite de Bagdad à Stamboul, qui ressembla un peu à la retraite de Russie. Tandis qu’Omer-Pacha, impatient de savoir si ses réclamations et ses protestations avaient trouvé bon accueil auprès du Sultan, caracolait au-devant des courriers, le docteur conduisit à travers le désert l’épouse légitime, les circassiennes du Pacha, avec une escorte bien faible, comparée à celle qui entourait naguère le serdar allant prendre possession de son commandement, et surtout voyant diminuer à vue d’œil les ressources pécuniaires. C’est grâce à des miracles d’économie difficiles à réaliser dans ces parages que la caisse ne fut pas épuisée avant le terme de la route.
Pendant deux ans, Omer-Pacha fut aux arrêts dans sa propriété, dont il lui était défendu de franchir l’enceinte. Le brillant serdar, qui passait pour riche, fabuleusement riche, eut à lutter contre les ennuis d’argent et les créanciers, car il avait l’habitude de dépenser au fur et à mesure tout ce que lui rapportaient directement ou indirectement ses hautes fonctions. A Bagdad il touchait cinquante mille francs d’appointements fixes par mois, mais il avait monté son konak sur un tel pied, il avait autour de lui une telle nuée de parasites, de serviteurs de toute espèce, que ces ressources et d’autres suffisaient à peine pour joindre les deux bouts. C’était au médecin particulier que l’on avait recours pour négocier des emprunts et vendre des bijoux achetés pendant des époques d’abondance.
L’insurrection de l’Herzégovine valut de nouveau à Omer les bonnes grâces du Sultan et un nouveau commandement. La Turquie s’en prit non seulement aux insurgés, mais aussi aux instigateurs des troubles, aux Monténégrins. Omer-Pacha avait l’ordre de négocier d’abord avec le prince Danilo, en vue d’obtenir des garanties pour la tranquillité de l’avenir. Mais si le prince de la Cernagora faisait la sourde oreille, l’armée d’Omer devait marcher tout droit sur Cettinje. C’est dans ces négociations, auxquelles prirent part les consuls des puissances, que M. Kœltesch joua des rôles considérables et parfois prépondérants.
Il faudrait lire, dans le petit ouvrage publié par le médecin d’Omer-Pacha, toutes les allées et venues des négociateurs, les intrigues des consuls les uns contre les autres, et les promenades sans fin, sur terre et sur mer, que motivèrent ces pourparlers. Finalement M. Kœltesch fut envoyé à Cettinje pour remettre au prince l’ultimatum d’Omer-Pacha. Mais le médecin ne se présenta point dans une attitude menaçante ; il essaya de persuader au prince Nicolas, âgé alors de vingt ans, qu’il valait mieux se soumettre aux conditions de la Porte plutôt que de soutenir une lutte aussi inégale. En effet, le prince parut souscrire à toutes les exigences de la Turquie, mais le négociateur lui-même ne se fit pas d’illusions sur la valeur de ces engagements. Il télégraphia de Cattaro à Omer-Pacha : « Le prince a accepté toutes les conditions, mais il ne pourra en remplir aucune ! »
En effet, lorsque Omer-Pacha demanda l’évacuation de Donga par les Monténégrins, conformément aux stipulations, il ne reçut aucune réponse, et immédiatement il passa à l’action. Après des combats meurtriers où la victoire hésita entre les deux partis en présence, les Turcs se trouvèrent devant les portes de Cettinje. Le médecin fut de nouveau envoyé auprès du prince Nicolas pour négocier la paix, il y réussit après cinq jours de démarches, et il parvint même à atténuer certaines conditions très dures et très humiliantes, imposées au prince par le vainqueur.
La campagne fut terminée, mais M. Kœltesch ne suivit pas son protecteur à Constantinople, où celui-ci allait retrouver toutes les splendeurs attachées à sa dignité et toutes les voluptés raffinées de la vie orientale. M. Kœltesch s’était pris d’affection pour la Bosnie ; il trouvait avec raison une ressemblance frappante entre le paysage alpestre dont la capitale de la Bosnie est le centre, et ses montagnes du Jura. Au lieu de rentrer à Stamboul, notre médecin s’établit à Sérajewo avec sa famille, car il avait épousé une arrière-petite-fille de Justinien, et il en était résulté une souche assez nombreuse de Helvéti-Byzantins. Mais là encore la protection ou plutôt la reconnaissance d’Omer-Pacha ne lui manqua point. Grâce à l’influence du serdar, il fut nommé secrétaire politique des Valis de Bosnie, et il remplit ces fonctions sous les différents gouverneurs qui habitèrent le Konak de Sérajewo de 1862 à 1875. On peut dire que pendant ce laps de temps le médecin suisse fut le truchement, l’intermédiaire, entre le gouverneur et la population et entre le gouverneur et le corps diplomatique. Son autorité était augmentée de l’expérience, et connaissant à fond la Bosnie, il était appelé en conseil dans les cas difficultueux par les valis qui changeaient très souvent, selon la mode des pachas turcs et des préfets français, qui se succédaient à de courts intervalles. L’importance politique et les services rendus par le médecin suisse ne furent pas reconnus et admis par les Turcs. Seulement, en l’année 1875, l’empereur François-Joseph parcourant la Dalmatie et une partie de la Bosnie, un célèbre diplomate, Ali-Pacha, vint saluer François-Joseph. Il emmena le docteur Kœltesch en qualité d’interprète, et cette excursion valut au jurassien la croix de commandeur de François-Joseph. Peu de temps après, M. Kœltesch, qui ne voulait pas prendre parti pour l’oppression turque dans la lutte engagée entre la Porte et les peuples slaves des Balkans, donna sa démission, tout en demeurant à Sérajewo. Pendant les années critiques de 1876, 1877 et 1878, les Valis eurent recours à ses offices et à ses conseils. Il fut encore appelé à Stamboul pour conférer avec Rechid-Pacha, grand vizir, sur la situation ; il conseilla de s’entendre avec le Monténégro, mais il ne fut point écouté. Depuis, M. Kœltesch, que toute la jeunesse de Sérajewo appelle « père », sans distinction de nationalité ni de culte, vit dans sa chère Bosnie en philosophe et en patriarche, pratiquant la médecine et faisant tout le bien qu’il peut.
Précis de l’histoire de la Bosnie. — Ses mœurs et coutumes.
La première fois que le nom de Bosnie apparaît dans l’histoire, c’est au début du XIe siècle. Il y avait alors dans le pays conquis autrefois par les Romains, et qu’à cause de ses mines ils appelaient la « contrée argentée », une population particulièrement belliqueuse que l’on appelait les Boses. C’est de cette race que furent issus les premiers princes indigènes du pays qui régnèrent sous le nom de bans. Peu à peu, la Bosnie et l’Herzégovine furent rattachées indirectement à l’empire d’Allemagne ; Frédéric IV ayant eu à se louer de son vassal Szepar, le nomma à titre d’honneur « gardien du tombeau de Sawa ». Les bans de Bosnie se sentirent de l’ambition. Ils guerroyèrent contre leurs voisins et se firent proclamer rois. Il devait sembler que cette contrée inculte et éloignée de tous les centres importants ne devait point participer au mouvement général des esprits dans l’Europe de cette époque.
Erreur complète. Les luttes religieuses les plus ardentes mirent la Bosnie au diapason des grands États ; elles firent du pays le théâtre des combats les plus acharnés et des scènes d’horreur qui signalèrent au moyen âge les rivalités inspirées par la foi fanatique. Les princes de la Bosnie avaient hésité longtemps vers quelle variété du culte chrétien ils devaient se tourner, s’ils devaient choisir le rite grec-uni ou rester fidèles à l’autorité papale. L’hésitation dura toujours, puisque, en ce moment encore, la population chrétienne du pays est partagée entre les deux rites.
Les papes cependant ne voulaient point que le pays échappât à leur influence. Un événement allait leur faciliter l’œuvre qu’ils méditaient depuis longtemps. On sait quel fut le sort des malheureux hérétiques de France, les Vaudois, ces précurseurs du protestantisme. Taillés en pièces, brûlés et massacrés de la façon la plus odieuse, les partisans de la secte n’étaient plus représentés que par quelques rares fugitifs.
Pourchassés à travers l’Europe, ayant partout le bûcher en perspective, ces infortunés arrivèrent d’étape en étape jusqu’en Dalmatie, où florissaient alors les républiques municipales de Zara et de Raguse. De là ils gagnèrent l’Herzégovine et la Bosnie, et se crurent enfin en sûreté, au milieu d’une nature sauvage et presque inaccessible. Mais ils avaient compté sans la rancune tenace de Rome. Une bulle du pape chargeait formellement le roi apostolique de Hongrie d’extirper l’hérésie « dans les pays au delà de la Save », jusqu’à ce qu’il n’en restât nulle trace. L’ordre des moines franciscains établi dans les couvents, et déjà populaire, était chargé d’assister, au point de vue intellectuel, les exécuteurs des ordres venus du Vatican.
Les rois de Hongrie cherchaient depuis longtemps un prétexte plus ou moins plausible pour intervenir en Bosnie. Déjà Coloman s’était fait proclamer, vers l’an mil, roi de Bosnie et de Croatie, et il avait réalisé par une conquête passagère ses idées ambitieuses. Maintenant qu’ils avaient le prétexte de lutter pour la Sainte Église et que leur cause symbolisait la Vraie Foi, les souverains magyars n’eurent à s’imposer aucune retenue. Si le pays ne fut point annexé, les rois de Bosnie devinrent les humbles vassaux des rois de Hongrie, et ils furent obligés de se prêter à l’extirpation des hérétiques. On vit alors pendant plus de cinquante années les bûchers se dresser en permanence sur les places publiques de Travnik, de Jaïce et de Mostar ; les espions d’une inquisition ombrageuse et sanguinaire fouillaient partout, à la recherche des hérétiques. Un vague soupçon suffisait, et c’en était fait de la victime.
A quoi bon décrire ces scènes d’horreur, ces supplices qui ravagèrent une contrée de mœurs fort simples et presque patriarcales ? L’histoire du fanatisme et de ses excès est écrite partout dans les mêmes caractères de sang !
Grâce à ces procédés, l’Église catholique gagnait du terrain, les églises se multipliaient, et de tous côtés s’élevaient des couvents de moines franciscains. Les bons pères devinrent à cette époque les véritables éducateurs des catholiques de la Bosnie — et ils ont su se maintenir dans cette position.
Il est vrai que depuis le temps des Vaudois leur humeur est devenue plus tolérante, leur fanatisme s’est émoussé. Ce sont — s’il est permis de se servir de cette expression sans manquer de respect à des moines — d’assez bons diables, qui, tout en songeant au salut de l’âme de leurs ouailles, boivent, jouent et s’amusent volontiers avec elles. Ils ont toujours su d’ailleurs bien se mettre avec tout le monde, même avec les Turcs.
Aux XIIe et XIIIe siècles, la Bosnie eut ses jours de gloire et de grandeur sous ses propres rois, dont les chants nationaux rappellent encore aujourd’hui les hauts faits. Mais le torrent dévastateur de l’islamisme se répandit sur cette contrée dès les premières années du XVe siècle.
Le conquérant Mahmoud vainquit le roi de Bosnie en 1460, et il décapita de sa propre main le malheureux monarque. Plus de 30,000 guerriers faits prisonniers furent massacrés, et toute la jeunesse du pays fut conduite à Constantinople et en Asie. Quant aux femmes et aux jeunes filles, on en fit un choix pour le harem du Sultan et de ses vizirs, et 30,000 autres furent vendues aux marchés d’Andrinople, de Brousse et du Caire. Beaucoup de Bosniaques embrassèrent dès cette époque la foi musulmane, pour gagner les bonnes grâces ou tout au moins l’indulgence des terribles vainqueurs.
Cependant, malgré la défaite, les Bosniaques, habitués à une longue indépendance, impatients du joug qui venait de leur être imposé, espéraient toujours la délivrance. Ils ne perdirent courage qu’après la conquête de la Hongrie, et lorsque les bannières surmontées du croissant se promenèrent le long du Danube jusqu’aux bastions de Vienne. C’est sur le champ de bataille de Mohœsc que le sort de la Bosnie fut définitivement scellé ! Alors beaucoup d’indigènes embrassèrent l’islam et obtinrent de grands avantages des sultans, que cette conquête des âmes hérétiques ne flattait pas moins que la prise de possession du pays leur avait causé de satisfaction.
C’est alors que l’on vit s’organiser cette aristocratie féodale des begs, qui bientôt devinrent sans pitié pour leurs compatriotes qui n’avaient pas voulu renier leur croyance et qui furent réduits à cette misérable condition que résume fort bien le mot de rajah (troupeau). L’oppression des begs fut aussi dure, aussi dégradante, aussi spoliatrice qu’aurait pu l’être celle de véritables Turcs venus d’Asie.
Bien souvent les chrétiens opprimés et dépouillés invoquèrent, mais vainement, l’intervention du vali du Sultan ; parmi ces hauts fonctionnaires, un seul se fit remarquer par son esprit de justice et par sa loyauté ! C’est Ghazy-Chousref Beg, le troisième gouverneur après la conquête. Brave comme un lion à la guerre, très versé dans le Coran et les Livres saints, ayant puisé dans cette étude des doctrines libérales et surtout des principes de tolérance, Chousref n’admettait pas que la différence des religions donnât le droit aux musulmans d’opprimer les chrétiens, pas davantage les juifs, auxquels il donna asile et protection. Il a laissé aujourd’hui, plus de quatre cents ans après sa mort, des traces de son administration qui sont tout à son éloge : des hôpitaux, des fontaines et l’organisation de la bienfaisance ; c’était un philanthrope. Aussi a-t-on gardé pieusement sa mémoire, et si des statues ne lui ont pas été élevées, puisque la loi du Prophète l’interdit, on entoure des soins les plus touchants sa tombe, que renferme un mausolée construit dans la cour de la plus grande mosquée de Sérajewo. Un vali turc, ami du genre humain, l’exemplaire est rare et mérite tous les honneurs qu’on lui rend !
Jusqu’à la fin du XVIIe siècle, la Bosnie ne fait guère parler d’elle, noyée dans l’immense océan des possessions turques. Mais voici qu’un adversaire redoutable de la maison d’Osman se lève à l’horizon vers l’ouest et ne tarde pas à briller du plus aveuglant éclat, enrichissant de prouesses innombrables les annales militaires de la maison d’Autriche. Le prince Eugène de Savoie, ce fils de la belle Olympia de Mancini, cet enfant de Paris jeté hors de son pays et de sa carrière par l’animosité du rancunier Louvois, devint également redoutable au Sultan et à Louis XIV. Il chercha sa fortune en Autriche et se distingua tout d’abord à la bataille sanglante que Sobieski et le prince de Lorraine livrèrent en 1684 sous les murs de Vienne. Le siège de cette capitale terriblement menacée dut être levé, et la magnifique armée turque y fut détruite presque complètement. Deux années plus tard, Eugène de Savoie, qui avait combattu sous Vienne en simple volontaire avec quelques autres gentilshommes français, était colonel à la prise de Bude, dont le deux-centième anniversaire vient d’être célébré par une belle exposition historique. C’est à partir de cette époque que l’on commença à parler de lui, et, bientôt après, placé à la tête d’une armée impériale, il s’emparait de toutes les forteresses que les Turcs occupaient dans le Banat, et il refoulait le croissant au delà de la Save.
Stimulé par ses succès, le prince Eugène le noble chevalier, comme on l’appelle dans les légendes et les complaintes relatives à ses hauts faits, ne put résister à la tentation d’une promenade à main armée sur le territoire ennemi. A la tête de quinze mille cavaliers hardis et décidés à tout braver, il se lança dans l’aventure. Ce ride fut rapide, foudroyant, fantastique. Le prince, sa suite et son armée allèrent tout d’une traite jusqu’à Sérajewo, saccageant tout sur leur passage, brisant les obstacles, acclamés de tous côtés par les populations chrétiennes, qui respiraient librement pour la première fois depuis des siècles et qui s’habituèrent à considérer l’aigle à deux têtes et l’étendard jaune de la maison de Habsbourg comme un emblème de délivrance ; et c’est de cette époque que datent les premières sympathies des populations pour la famille impériale. Les Turcs, épouvantés, s’étaient enfuis dans les montagnes et en Roumélie. Le prince put envoyer à Vienne des trophées et un butin considérable, parmi lequel se trouvaient des petits chevaux nerveux et agiles que l’empereur Léopold affectionnait beaucoup, car il ne manqua pas de remercier chaudement son féal lieutenant de ce présent. L’entrée à Sérajewo eut lieu avec une grande solennité. Les cavaliers d’Eugène avaient revêtu leurs casaques surchargées de broderies, leurs baudriers étincelants, leurs cuirasses et leurs armures historiées. Les hussards, surtout, firent sensation par leur costume resté traditionnel. Quant au général, celui que l’on appelait jadis à ses débuts en France « le petit abbé », il avait bonne mine sur son grand cheval.
Au début de ce siècle, le système féodal s’épanouissait en Bosnie. La terre appartenait aux agas (seigneurs), qui considéraient les paysans, surtout lorsqu’ils étaient chrétiens, comme leurs serfs. Et pourtant on ne saurait appliquer ce terme, dans l’acception rigoureuse qu’il avait au moyen âge, aux campagnards bosniaques. Le Kmète n’est point, en droit du moins, un serf : c’est une sorte de fermier héréditaire dont la situation n’a jamais été bien exactement définie et ne l’est pas encore aujourd’hui.
Mais le fait est que dans le bon temps où les agas étaient maîtres du pays, la condition du Kmète était très misérable. Il était tenu de payer au seigneur la trentina, soit le tiers de son revenu ; mais l’aga, s’il en avait la fantaisie, augmentait cette redevance et ne se gênait pas de la porter au double. Mais ce n’était pas tout : un beau jour le seigneur quittait son aire, bâtie presque toujours au sommet d’une montagne, pour descendre dans la plaine et se faire héberger par le paysan. Il fallait donner à cet hôte peu désiré le meilleur lait, les plus beaux fruits, et tuer en son honneur les brebis les plus plantureuses et les poulets les plus gras. C’est seulement après avoir mis à sec le grenier, les étables et la basse-cour du pauvre Kmète, que le seigneur s’en allait dans une autre ferme ou rentrait dans son castel, pour revenir au bout de six mois ou d’un an, lorsque les provisions avaient été renouvelées. Le reste du temps l’aga le passait à la chasse, poursuivant les daims, les ours, les chamois, ou dénichant les aigles. C’était, avec ses porte-arbalètes, ses fauconniers, sa meute choisie, le véritable châtelain du moyen âge.
Parfois le Sultan expédiait un firman de recrutement. Le seigneur arrivait alors avec cinq, dix, ou quinze de ses Kmètes tout équipés et montés, et partait en guerre pour le plus grand honneur et profit du Croissant.
Mais il ne se regardait nullement comme obligé de répondre à l’appel de Sa Hautesse ; s’il préférait rester chez lui, il ne se gênait nullement, car le vali résidant à Carlowitz ou à Trawnik lui en imposait fort peu. L’aga, fier de ses privilèges, résolu à les défendre par les armes, qui ne le quittaient jamais, ne considérait le Sultan que comme un suzerain éloigné et d’un pouvoir assez vague.
Le vali n’était qu’un fantôme plus ou moins richement payé. Tout au plus fallait-il s’assurer ses bonnes grâces par des cadeaux dont les rajahs faisaient les frais.
Il en fut ainsi jusqu’au règne de Mahmoud, le grand réformateur qui voulut assimiler la Turquie aux États d’Europe, tout en renforçant le pouvoir absolu des padichas. Mahmoud voulut accomplir en Bosnie l’œuvre de Richelieu et de Louis XIII, en abattant au profit de son pouvoir la force des grands vassaux. Mais les begs et les agas n’entendirent point de cette oreille-là : ils déchirèrent les firmans et massacrèrent les envoyés de Stamboul qui se présentaient pour s’assurer de l’application des réformes. Pendant trente ans, la Bosnie fut en état d’insurrection permanente. Mais les begs ne se bornaient pas à vaincre et à disperser les troupes du Sultan. Ivres de massacre et du pillage, ils passaient la frontière croate et commettaient d’innombrables actes de brigandage. A cinq ou six reprises, les généraux autrichiens durent envahir le territoire bosniaque pour y exercer d’énergiques représailles, et l’organisation militaire des provinces autrichiennes limitrophes de l’empire turc, cette œuvre des grands capitaines Eugène de Savoie et Merci, y trouva sa justification. Les habitants de ces territoires, soldats laboureurs, enrégimentés pour toute leur vie, étaient dans un qui-vive perpétuel, et tant que les divergences durèrent entre le Sultan et ses grands vassaux, ils cultivèrent leurs terres et gardèrent leurs moutons, la carabine en bandoulière et le sabre au côté.
En 1851 la Porte résolut de briser une fois pour toutes la résistance des begs insolents ; elle donna pleins pouvoirs à Omer-Pacha, l’ancien sergent autrichien devenu général et bientôt maréchal au service de la Turquie, et cette fois c’en fut fait de la féodalité bosniaque. Les fortins, les châteaux furent tous pris les uns après les autres. Quant aux défenseurs, ils périrent ou bien ils durent subir l’humiliation d’être conduits à Constantinople, les mains attachées derrière le dos et formant une longue chaîne dont les anneaux étaient rivés au cou de chacun. C’est dans cet équipage que les orgueilleux vassaux entrèrent à Stamboul pour y faire leur soumission au Grand-Seigneur et y écouter la lecture du Tanzimat dont ils avaient brûlé les copies.
Mais la pacification n’eut aucun résultat heureux pour les rajahs. Ils changèrent d’oppresseurs, l’oppression subsistait toujours : à la place des begs, les valis installés désormais à Sérajewo et non plus à Trawnik s’acquittaient parfaitement de cette tâche, s’ingéniant à arracher au paysan chrétien sa dernière pièce de bétail et l’humiliant de toute façon. C’est ainsi qu’une ordonnance fut remise en vigueur, prescrivant aux rajahs en voyage qui rencontraient un musulman, fût-il de la condition la plus infime, de descendre de cheval et d’attendre qu’il eût passé.
Des agitateurs venus de Russie et surtout du Monténégro essayèrent d’exploiter le mécontentement bien légitime des populations chrétiennes et de fomenter des troubles. Pendant longtemps leurs excitations restèrent stériles. La population de la Bosnie surtout était trop avachie, trop démoralisée pour tenter un effort. En revanche, les Herzégoviens, race montagnarde et guerrière, voisine d’ailleurs du Monténégro, se montrèrent plus entreprenants. Déjà pendant la campagne de 1861 contre les Principautés, campagne qui se termina aux portes de Cettinje, l’Herzégovine avait donné des signes incontestables d’hostilité, et sans la tactique d’Omer-Pacha les révoltés de Mostar et de Trebinje se seraient joints aux soldats du prince Nikta.
L’attitude d’Omer, les souvenirs qu’il avait laissés à Sérajewo terrifièrent les Bosniaques et les Herzégoviens. Ils n’osèrent bouger. Au contraire, le « serdar » réussit même à lever des bandes de spahis pour marcher contre le Monténégro ; mais ces troupes fort bien montées et équipées d’une façon assez romanesque ne rendaient pas de grands services. Elles tournaient bride et rentraient chez elles au moment de la bataille. Depuis l’échec de 1862, le prince de la Montagne Noire ne songeait qu’à prendre une éclatante revanche. Il était secondé avec ardeur — et soutenu financièrement — par la Russie. Celle-ci avait fini de se recueillir et méditait de poursuivre une nouvelle étape sur la route tracée dans le testament de Pierre le Grand.
L’année 1870-1871, qui apporta tant de changements, avait complètement anéanti le consortium d’alliés qui, en Crimée, avaient sauvé la Turquie, et qui, depuis Sébastopol, maintenaient plus haut que jamais le dogme de l’intégrité absolue de l’empire turc.
La France était impuissante, l’Angleterre ne se souciait pas d’affronter une lutte où elle aurait dû tirer seule les marrons du feu, et l’Autriche commençait à s’intéresser beaucoup plus aux chrétiens de l’empire ottoman qu’à l’existence de la monarchie turque. La satisfaction que la Russie obtint à la conférence de Londres, par l’abolition des principales clauses du traité de Paris, augmenta son prestige et donna une force plus grande aux agitateurs qui parcouraient le pays, prêchant l’insurrection. Celle-ci éclata en 1875, et la question d’Orient fut rouverte, comme le dit M. de Bismarck, « avec un peu d’Herzégovine ». C’est dans le Podgovitza et autour de Trebinje que retentirent les premiers coups de fusil qui devaient être le prélude de la guerre serbe, des batailles livrées en 1877 en Bulgarie et en Asie-Mineure — et peut-être des luttes plus terribles encore que l’on peut prévoir au milieu des complications actuelles, sans être accusé de pessimisme exagéré.
Cette insurrection avait commencé d’une façon assez vulgaire, par des querelles, d’abord insignifiantes, entre des cultivateurs et les aides du percepteur qui venaient faire rentrer les impôts manu militari. Autrefois, c’était la chose la plus facile ; mais, à présent, la population des deux sexes recevait l’agent du gouvernement à coups de fusil, et au lieu de monnaie, on lui envoyait des balles et des pierres. Ces bagarres augmentèrent dans des proportions sérieuses et se renouvelèrent presque journellement.
Il fallut renforcer la garnison de Mostar et envoyer des colonnes mobiles dans les districts des montagnes. De leur côté, les habitants semblaient prendre plaisir à la continuation de la lutte ; ils se réfugiaient dans des gorges inaccessibles et se fortifiaient. Les Turcs étaient dans l’obligation de recourir à la stratégie, et ils ne s’y montrèrent pas toujours très heureux, ni bien expérimentés.
Pendant toute l’année 1875, l’insurrection se propagea, mais si la Russie avait fomenté ces troubles, ce n’est pas vers le tsar que les insurgés regardaient, attendant des secours et la délivrance. Ils imploraient surtout l’assistance de l’empire austro-hongrois. Depuis son voyage en Dalmatie, l’empereur François-Joseph était l’homme populaire, le souverain respecté entre tous, dans la partie de l’empire turc qui confinait alors à ses États. Les généraux autrichiens Rodich, gouverneur de la Dalmatie, et Joanovich, qui pendant longtemps avait géré le consulat général autrichien à Sérajewo, étaient considérés par les rajahs comme leurs libérateurs obligés. Nous reprendrons tout à l’heure cette esquisse historique ; donnons d’abord quelques détails de mœurs.
Les habitants de la Bosnie, qui professent la religion musulmane, sont, comme nous l’avons déjà dit, fort attachés à leur culte ; ils vénèrent la mémoire du Prophète autant que leurs coreligionnaires qui habitent la Mecque, autour du tombeau de Mahomet, et pour eux le Coran est le Livre par excellence. S’ils consentent, dans les villes, à modifier leurs mœurs et à se moderniser sous quelques rapports, ils sont orthodoxes autant qu’on peut l’être en matière de religion. Le grand nombre de mosquées répandues sur le territoire bosniaque, et le soin avec lequel on les entretient, suffiraient à démontrer l’intensité de ces sentiments religieux. On peut dire que toute l’existence des musulmans de Bosnie est réglée sur le Coran.
Le Turc n’a pas de nom de famille. Pour distinguer les uns des autres les innombrables Osman, Mehemet, Mohamed (car le nombre des prénoms est également très restreint), on a recours à des qualificatifs, et souvent à des sobriquets. Ailleurs, on s’en fâcherait, en Bosnie on trouve tout naturel d’être appelé le Boiteux, le Borgne, le Bancal, etc. Il est vrai qu’il en est d’autres mieux favorisés qui se font nommer le Brave, le Lion, le Sage, etc. Cette absence de nom de famille détruit également toute filiation et tout orgueil de race ; d’ailleurs, sous la domination turque, et pendant longtemps, le Sultan s’était proclamé l’héritier de droit — du droit du plus fort — d’une certaine catégorie de Bosniaques dont il redoutait l’influence et la richesse. Un simple décret suffisait pour spolier les enfants ; et le détenteur de la fortune devait s’estimer heureux si, pour entrer plus tôt en possession de l’héritage, son légataire universel ne le faisait pas décapiter ou empoisonner.
Par conséquent, le musulman n’était pas stimulé, comme l’Européen, par la perspective d’assurer le sort des siens et de fonder le bien-être d’une série de générations. A quoi bon travailler, se remuer, se donner tant de peine, puisque les siens ne profiteraient pas de ses efforts ? De là l’apathie de la population musulmane, l’absence de toute initiative dont on commence à se départir aujourd’hui que, sous la protection des lois autrichiennes, le père est libre de travailler pour ses enfants, assuré qu’ils ne pourront plus être dépouillés.
Il n’y a cependant pas de règle sans exception.
Quelques familles de l’ancienne noblesse bosniaque, qui montrent avec fierté aujourd’hui des diplômes datant du XIIe et du XIIIe siècle, ont su garder les traditions, et conserver, avec leurs biens, le nom de leurs ancêtres tout en embrassant la foi musulmane. Les chefs de ces familles ont droit au titre de beg et d’agha. Mais il faudrait bien se garder d’appeler ces musulmans « Turcs » ou « Auraks », ils considéreraient cette désignation comme une grosse injure et elle pourrait provoquer des représailles désagréables. Si la famille n’existe pas dans le sens européen du mot, l’amour des parents pour leurs enfants, surtout lorsque ceux-ci sont petits, est réellement touchant. D’après la loi musulmane, l’enfant doit être élevé à la mamelle jusqu’à l’âge de deux ans. La plupart du temps, et presque toujours, c’est la mère qui donne son propre lait. Une nourrice est-elle appelée, on l’accable de prévenances, de soins, pour qu’elle n’ait ni mauvaise humeur, ni contrariété et afin que son lait ne s’en ressente pas. Les petits sont gâtés dans toute l’acception du mot ; on les bourre de friandises et de confitures, rien n’est assez beau pour leur parure, on les attife de velours et de soie, et les parents pauvres consentent à aller déguenillés, pour que leurs petits aient leurs oripeaux couverts de broderies qui les font ressembler à de gracieuses poupées. C’est avec orgueil que la mère les promène de porte en porte, d’une parente à l’autre, pour qu’on les admire.
Malheureusement, jusqu’à présent du moins, cet amour pour les enfants n’allait pas jusqu’à leur donner une éducation soignée ; il y a vingt ans, on pouvait citer un phénomène, un fonctionnaire turc, le receveur de Sérajewo, qui envoyait sa fille à l’école créée par des négociants grecs. Généralement l’éducation des filles est nulle, on se borne à leur apprendre la couture, la broderie et l’art de confectionner les confitures de roses. Si on se décide à leur apprendre la lecture, on ne met guère entre leurs mains que le Coran.
Quant aux garçons, ils ne manquent pas d’écoles, et depuis 1878, les professeurs européens qui y ont été attachés ont contribué à améliorer d’une façon sensible l’instruction qui y est donnée, et à varier le programme qui, sous le régime turc, était par trop monotone et se résumait en un seul point : la lecture et l’étude du Coran.
C’est d’ailleurs, aujourd’hui encore, la base du système scolaire. L’enfant musulman arrive de bonne heure à l’école ; il s’accroupit, les jambes croisées sur des nattes ou sur des peaux de bête, il dépose son livre sur des bancs placés à hauteur d’appui. Le professeur, placé dans une sorte de chaire, fait la lecture du Coran, commente les versets, et les fait réciter aux élèves. Quand l’écolier a ainsi parcouru tout le Livre sacré, de la première page à la dernière, il y a grande fête à la maison ; on donne un grand repas et le jeune Coraniste est comblé de cadeaux, pourvu qu’il appartienne à une famille aisée. C’est à la même date qu’il sort du harem, pour passer de l’autorité de la mère sous celle du père. Si l’enfant n’est pas obligé de gagner sa vie, il continue l’étude du Livre sacré, il s’évertue à découvrir le sens caché des passages obscurs et il accumule les thèses jusqu’à ce qu’il soit digne de passer ses examens de théologie. Mais on ne se borne pas à l’interroger sur le sens caché du Coran, on exige de lui qu’il moule certains versets d’une plume calligraphique, et qu’il indique sans broncher, combien le Livre saint contient de lignes et de syllabes. S’il a répondu d’une façon satisfaisante à ces questions, on lui décerne le titre de « Hafiz » (d’heureuse mémoire), et la carrière littéraire et politique lui est ouverte. Il peut ensuite obtenir ses grades et devenir « effendi ». Ce titre, qui est donné par abus à tous les Turcs qui portent un beau cafetan et renouvellent leur turban dès qu’il se défraîchit, était jadis une distinction accordée aux savants seulement.
Autrefois, la mode était d’envoyer les fils de familles aisées ou riches parfaire leur éducation à Stamboul. L’école supérieure créée dans le pays n’avait eu aucun succès, et le professeur qui y avait été appelé, après avoir fait ses études à Paris, n’a eu que des déboires et a finalement quitté la place. Là aussi l’influence de l’occupation se fait sentir. Les écoles vides naguère, commencent à se remplir et, à côté du Coran, on commence à y enseigner d’autres thematas, surtout des langues vivantes, et les jeunes bosniaques apprennent très vite l’allemand — qui est en somme la langue gouvernementale et administrative.
Tout récemment enfin, des lycées et des écoles commerciales (Realschulen) ont été créés sur différents points, et exactement modelés sur les écoles de ce genre qui existent dans l’empire austro-hongrois. Les musulmans y affluent de presque partout. Les notables ont formé des comités scolaires qui surveillent, avec beaucoup de sollicitude, les maisons d’éducation et se rendent compte des progrès des élèves, qu’ils encouragent par des primes et des prix distribués à la fin de l’année. Le comité de Sérajewo est composé de lettrés ; on lui doit la publication d’un manuel scolaire en langue turque qui serait approuvé par le ministre de l’instruction publique le plus exigeant.
La principale qualité de ces écoles est d’être laïques, c’est-à-dire de permettre aux enfants musulmans de s’asseoir à côté des condisciples appartenant à une autre religion, et leur développement sera le véhicule le plus puissant de la civilisation européenne en Bosnie. L’élève qui vit de l’existence des autres enfants, qui s’imprègne des idées qu’ils apportent de chez eux à l’école, qui emporte chez lui les impressions qu’il a reçues, si nouvelles, si différentes de ce qu’il a sous les yeux, cet élève est bien près d’échapper au cadre borné de l’orthodoxie musulmane et de devenir un citoyen utile et actif du XIXe siècle. Cette conquête-là est plus sûre et plus durable que celle qui pourrait être poursuivie les armes à la main, ou par des procédés oppressifs. C’est en amenant les petits musulmans dans ces écoles, qu’on les conduira à la lumière et à la civilisation.
Fidèle à la règle de conduite qu’il s’est imposée, le gouvernement austro-hongrois ne veut pas user de coercition, ni de violence, pour garnir les bancs de ses écoles, il compte sur la force de l’exemple, sur l’amour-propre des musulmans, qui ne voudront pas que leurs enfants restent dans un état d’infériorité intellectuelle, quand ils ont tant d’occasions de s’instruire, et que la science a été mise à leur portée avec tant de bonne volonté.
A peine le jeune garçon est-il échappé de la classe, que ses parents songent pour lui à la grande affaire, au mariage. Si les femmes mariées de la Bosnie dissimulent leurs charmes présents et passés, sous des voiles bien plus impénétrables que les feridjés des cadines de Stamboul, les jeunes filles vont le visage découvert.
Cependant, pour échapper aux regards trop importuns et trop investigateurs, ces jeunes filles portent derrière le dos un tissu qu’elles peuvent ramener sur elles comme un rideau, pour échapper aux curieux.
Grâce à cette concession, réminiscence des époques où la Bosnie était encore un État chrétien, le fiancé connaît, au moins de vue, celle qu’on lui destine et que sa mère prévoyante a choisie pour lui dans les établissements de bains qui sont affectés à ces sortes d’entrevues. Mais il ne peut guère communiquer autrement avec sa future épouse, à moins de stationner le soir pendant de longues heures, sous les fenêtres de sa belle.
Si donc, en passant par les rues du quartier turc de Sérajewo, vous apercevez un don Juan en casaque neuve et faisant le pied de grue sous le grillage d’un moucharabie et guettant afin de voir flotter un bout d’étoffe et de ruban, dites-vous bien qu’il y a un mariage en perspective, que ce n’est pas pour l’autre motif « que le jeune homme consent à se morfondre ».
Une fois la femme admise au harem, elle est absolument invisible pour tout être du sexe fort. Nous n’engageons même pas l’étranger à accorder une attention trop soutenue aux dames voilées qu’il rencontre sur son chemin, il s’exposerait à des interpellations brutales de la part du mari ou du parent qui ordinairement accompagne la femme, à quelque distance, sans jamais lui donner le bras. Si le chevalier, garde de l’anonymat féminin, est un musulman d’un esprit particulièrement fanatique, on risque d’être honoré d’un combat. Autrefois cette injure était le lot habituel des étrangers qui passaient dans les quartiers turcs, mais aujourd’hui la police et la crainte salutaire qu’elle inspire y ont mis bon ordre.
Parfois cependant il arrive qu’une femme ainsi voilée marche droit à l’étranger et lui adresse la parole sans en être le moins du monde empêchée. Ne flairez pas alors quelque piquante aventure ; au ton dont elle profère les paroles inintelligibles qu’elle vous adresse, vous devinerez une vieille mendiante qui en veut uniquement à vos kreutzers. Dans les campagnes, les femmes ne sont pas voilées, mais lorsqu’elles aperçoivent un giaour, elles font volte-face avec une brusquerie parfois comique, se collent le visage contre un arbre et présentent au passant cette partie de leur individu à laquelle on n’a guère l’habitude d’adresser ses saluts.
Dans le district situé au delà de la Narenta, les femmes se promènent sans voiles et ne craignent pas de se faire admirer par les étrangers. Mais là aussi défense de leur adresser la parole.
Le mariage chez les Turcs, en Bosnie, est une institution essentiellement civile. L’iman, le prêtre n’y participe que pour assister la fiancée, et comme son cavalier servant, puisqu’il est chargé de l’aller chercher chez ses parents et de la conduire chez le juge (cadi), qui seul a qualité pour unir les futurs époux.
Le fiancé revêtu de son plus chatoyant costume, ses parents (mâles bien entendu) et ses amis intimes, attendent l’arrivée de la future mariée. C’est un de ses amis qui a été chargé de demander formellement à la jeune fille, à travers le grillage de sa fenêtre ou du petit judas également grillé, pratiqué dans la porte de sa cellule, si elle consent à prendre pour époux, Iussuf, le fils d’Ibrahim le Riche ou Mustapha à la barbe de jais. Dès que la réponse affirmative a été rapportée, le jour de la noce est fixé.
Le cadi commence par énumérer les charges du mari à l’égard de la femme, il constate, comme un notaire, les apports des époux et prend note des engagements du mari pour le cas où il répudierait sa femme. Cette éventualité doit toujours être prévue, la stérilité étant un cas de divorce ; seulement le mari doit toujours pourvoir à la subsistance de l’épouse séparée. Les parents se portent garants de ces engagements. C’est seulement lorsque ces détails ont été réglés, que le cadi autorise l’iman à prononcer par trois fois la formule rituelle qui proclame l’union des époux mariés comme le furent Adam et Ève, Mahomet et Chadidya.
Les fêtes du mariage durent plusieurs jours chez les Turcs riches. On ne se borne pas à nourrir somptueusement les invités, on leur envoie également différents cadeaux, le cadi et l’iman surtout ne sont pas oubliés, enfin, lorsque tous les ustensiles de ménage et les meubles ont été transférés dans le logement de l’époux, la vie commune commence pour les mariés. A partir de ce moment, la femme est légalement et de fait sous la dépendance totale et absolue de son mari. Il peut lui interdire même de voir ses plus proches parents, et elle ne sortira pas sans sa permission. Malgré la rigueur de ces usages, on n’entend guère les femmes turques se plaindre d’être maltraitées par leurs maris ; au contraire, les rares Européens qui ont réussi à se rendre compte de la vie de famille chez les musulmans ou qui sont liés avec des Turcs bosniaques, sont d’accord pour constater que l’influence morale de la femme est très grande, et que dans beaucoup de ménages elle porte la culotte. Ah ! le jour où une brèche aura été faite dans les traditions séculaires si rigoureusement observées, quand le voile qui recouvre les visages des épousées aura disparu, ou sera devenu d’un tissu plus transparent — le jour où le mari et la femme turcs prendront leur repas en commun, la civilisation aura fait un pas immense dans ces contrées ; car c’est l’influence des femmes, ne connaissant aujourd’hui rien en dehors du harem, recroquevillées dans l’éducation selon le Coran, qui est l’obstacle le plus puissant, le plus efficace au progrès.
L’épouse turque ne peut recevoir aucun homme sauf son mari, mais, dans les harems aisés, on a pris les habitudes qui règnent à Constantinople. Les femmes se réunissent entre elles ; elles font alors assaut de parures et de toilettes et dansent au son de la guitare ou de l’instrument local, la tamboura. Elles ont conservé la vieille danse slave, le « kolo » (une sorte de farandole), et s’agitent pendant des heures en tournant en rond. Elles s’interrompent pour absorber force sorbets, glaces et pâtisseries légères, et pendant qu’elles se livrent à des distractions comme de grandes poupées vivantes qu’elles sont, des pantoufles placées devant la porte du harem interdisent au mari de pénétrer dans le sanctuaire. Ce signe est le plus efficace des verrous, et nul mari n’oserait enfreindre cette défense sans déchoir à ses propres yeux.
Il y a certains jours réservés aux visites. On voit alors par les rues tortueuses et étroites, au milieu de la boue, des bandes de femmes s’avancer, précédées et suivies de serviteurs qui, lorsque la nuit est venue, portent de grosses lanternes. Les longs paletots-fourreaux sont de couleurs très variées. Les vêtements rouges et jaune-clair tranchent sur le noir et le blanc ; quant à la chaussure, ce sont des bottes de maroquin couleur safran. Et les rires, les gazouillements, les bavardages vont leur train, sans compter que ces dames ne se gênent pas quelquefois pour se moquer des passants. Ne sont-elles pas sûres de l’impunité ? Ces jours de visite sont, pour les habitantes des harems, de véritables jours de liesse. On dirait qu’elles se grisent de l’air et du soleil !
Depuis l’occupation, des liens sociaux se sont établis entre les femmes du monde turc et les épouses de quelques fonctionnaires et officiers autrichiens. Celles-ci se rendent au harem, et reçoivent chez elles la visite des cadines. Mais alors, il faut que le mari ait soin de disparaître. Les dames turques se montrent très curieuses des plus petits détails de ménage, et elles examinent avec une attention presque enfantine les objets les plus insignifiants que l’on met sous leurs yeux. Elles sont particulièrement heureuses quand les dames des fonctionnaires leur font admirer quelques chiffons ou colifichets que l’on a fait venir de Vienne ou de Paris. Ces tempéraments naïfs plaisent beaucoup à certaines immigrées et il y a des amitiés sérieuses qui se sont nouées entre turques et chrétiennes.
Les Bosniaques se marient encore plus jeunes que les femmes musulmanes de Constantinople. L’âge moyen des fiancées est de quinze ans, mais il en est qui rendent la fameuse visite au cadi un ou deux ans plus tôt.
La nubilité précoce, la vie du harem, le régime débilitant des rêveries et le manque de précautions hygiéniques flétrissent bientôt les appas de la femme musulmane ; à trente-cinq ans, c’est une véritable vieille et elle peut prendre ses invalides d’épousée.
Il y a une question délicate très souvent soulevée, et à laquelle on n’a jamais répondu avec quelque certitude. Malgré toutes les précautions minutieuses, malgré la surveillance incessante à laquelle on l’assujettit, la musulmane est-elle absolument fidèle, et son mari se trouve-t-il absolument à l’abri des accidents conjugaux ? La présence de tant de sémillants officiers, grands bourreaux des cœurs, laisse-t-elle tout à fait indifférentes les recluses des harems ? Si vous faites une enquête sur ce sujet délicat, vous n’obtiendrez pour réponse que des sourires discrets, et des demi-confidences pleines de réticences, mais rien de précis.
Nous sommes loin du reste en Bosnie, des sacs remplis de chats et de couleuvres dans lesquels on cousait l’épouse adultère. Un édit du sultan Suleiman se borne à autoriser le mari, dont les revers conjugaux auront été suffisamment démontrés, à réclamer le divorce. Il est vrai qu’il en est de même pour le cas où la femme ôterait son voile devant un étranger ; mais, dans un cas comme dans l’autre, le mari doit pourvoir à la subsistance de la divorcée.
Le même sultan Suleiman avait établi, en quelque sorte, un tarif pour les baisers donnés à une femme qui n’est pas la vôtre. Il est vrai que la modicité de l’amende constituait une véritable provocation. En revanche, tout homme qui enlevait une jeune fille ou un jeune garçon était impitoyablement amoindri dans ses œuvres vives.
Il va sans dire que l’une et l’autre de ces lois sont tombées en désuétude.
Regardons dans l’intérieur des maisons. Le mobilier est resté le même, depuis l’introduction des usages turcs. Des nattes et des guéridons en constituent à peu près le fond. La qualité de ces objets varie selon le degré de fortune des habitants ; le luxe principal consiste dans des tapis qui viennent de la Roumélie, et dont le tissu est très épais. Les riches, qui tiennent à avoir un état de maison élégant, font venir leurs tapis de Smyrne, et dépensent souvent de grosses sommes.
Lorsque le musulman bosniaque meurt, il doit être enterré dans les 24 heures. Le Prophète a dit que celui qui est destiné à entrer au paradis doit y pénétrer le plus tôt possible, et d’autre part il faut se débarrasser très rapidement du cadavre ; cette hâte a dû donner lieu à de bien terribles erreurs, d’autant plus que l’examen du médecin des morts est assez sommaire. A Sérajewo et dans les villes, l’autorité autrichienne y a mis au moins bon ordre, et les morts sont visités par des docteurs sérieux, qui s’efforcent de prévenir l’inhumation précipitée des cataleptiques. Si le décédé est d’une famille particulièrement pieuse, le corps, après avoir été lavé et revêtu du suaire, est transféré à la mosquée où il passe la dernière nuit. On porte le mort au cimetière sur les épaules, et de même que chez nous, les passants saluent le cercueil, en Bosnie ils relayent les porteurs. C’est sous cette forme que les honneurs sont rendus aux morts.
Les populations chrétiennes offrent un singulier mélange de traditions slaves et d’assimilations musulmanes. Dans les villes, le costume des Serbes, qui n’ont pas encore pris le parti de se vêtir à l’européenne, est semblable à celui des mahométans ; les femmes fort heureusement, car elles sont fraîches dans leur jeunesse et fort jolies, n’ont pas adopté le voile impénétrable des Turques, elles courent par les rues, la tête nue, pimpantes et rieuses ; nu aussi est le pied qui repose dans des sabots en bois, la seule chaussure qui s’harmonise avec la qualité du pavé de Sérajewo et de Mostar ; leur jupe, très ample et d’étoffe bariolée, se rétrécit dans le bas et forme une sorte de pantalon. Une casaque brodée, en hiver une pelisse de peau de mouton et un bonnet posé sur la nuque complètent ce costume.
Dans la campagne, la condition des Bosniaques chrétiens était, jusqu’en 1870, fort misérable ; leur logement, leur nourriture, leurs habits, tout attestait cet état de délabrement. La polenta les nourrissait, et pour costume, hommes et femmes n’avaient que de longues chemises de toile grossièrement tissées ; sachant que la récolte pouvait être enlevée par les begs, ou confisquée par les aghas, ils ne se donnaient guère la peine de cultiver le sol. Cela change aussi peu à peu, aujourd’hui qu’ils sont certains de garder ce qui leur appartient, la loi et les autorités leur garantissant leurs propriétés. Le Khmète prend goût à la culture de son lopin de terre, il songe à en tirer bon profit, et ses besoins sont déjà moins rudimentaires qu’autrefois.
La gaieté et la bonne humeur pénètrent avec l’aisance et la sécurité dans les cabanes des villageois ; les vieilles légendes d’autrefois y sont chantées avec accompagnement de la « tamboura », la guitare nationale, et le dimanche, le kolo entraîne garçons et fillettes dans son tourbillon. Le soldat autrichien se mêle à la fête ; il est le bienvenu partout. Il a une arme au côté, et il ne pille pas ! Cela change les habitants des bachi-bouzoucks que la Turquie lâchait autrefois sur eux.
Origines de l’occupation autrichienne. — L’opinion publique à Vienne et en Turquie pendant la guerre d’Orient. — Démonstration à Budapesth. — Contrepoids à l’influence russe. — Action des agents autrichiens à Sérajewo. — Le voyage impérial de 1873. — Les réfugiés. — L’entrée du général Philippovic sur le territoire turc.
Dans le courant de l’été de 1876, les souverains d’Autriche-Hongrie et de Russie se rencontrèrent au château de Reichstadt en Bohême, celui-là même qui avait été érigé en fief éphémère au profit du fils de Napoléon Ier. Le résultat de cette entrevue fut un arrangement qui garantissait au tsar la neutralité de l’Autriche, au cours de la guerre qu’il avait résolu d’entreprendre contre la Turquie. En revanche, François-Joseph retourna à Vienne avec l’assurance que les tendances d’expansion de la monarchie vers l’est trouveraient satisfaction, sans que l’Autriche eût besoin de tirer l’épée. On peut dire que l’occupation de la Bosnie fut résolue dès ce jour-là.
Le gouvernement de Vienne tint strictement ses engagements ; malgré le courant de l’opinion publique très hostile à la Russie, malgré les observations de la presse et les interpellations parlementaires, il refusa de se jeter dans la mêlée et il assista l’arme au bras à la lutte sanglante qui se poursuivait en Europe et en Asie.
Le comte Andrassy, alors ministre des affaires étrangères, avait une situation des plus difficiles. Homme d’État hongrois, parvenu à la plus haute situation de l’empire grâce à l’appui de ses compatriotes, poussé par eux et chargé de défendre les intérêts magyars, il se vit obligé de tenir tête à un mouvement d’opinion des plus prononcés et des plus actifs, qui de Budapesth avait rayonné jusque dans les dernières bourgades de la Hongrie.
De toutes parts des meetings s’organisaient, des processions précédées de bannières et de fanfares traversaient les rues réclamant à grands cris, et non sans menaces, la guerre contre la Russie et accusant le ministre de faiblesse ou même de trahison.
Les premières victoires des Turcs autour de Plewna et en Asie-Mineure, jetèrent de l’huile bouillante sur le feu de l’enthousiasme turcophile des Hongrois. C’est que l’on se souvenait, dans les pays de la couronne de Saint-Étienne, de l’intervention russe de 1849, sans laquelle l’Autriche ne serait jamais parvenue à mater l’insurrection magyare ; on se souvenait également de la noble et généreuse fermeté du sultan Abdul-Medjid, refusant de livrer Kossuth et ses compagnons. Les agitateurs, qui donnaient alors le mot d’ordre au parlement dans les réunions publiques et dans les journaux, proclamaient qu’il était du devoir sacré de la Hongrie de se montrer reconnaissante et de voler au secours de la Turquie.
Le mouvement atteignit son apogée lorsqu’une députation de softas, venant de Constantinople, débarqua à Budapesth pour prendre livraison d’un sabre d’honneur offert à Osman-Pacha. Les démonstrations bruyantes, et les sommations adressées au comte Andrassy d’avoir à tirer l’épée devinrent plus pressantes et plus directes.
Mais le comte Andrassy ne s’en émut point, il s’était tracé sa ligne de conduite politique : il n’en dévia point. Si le début de la campagne de 1877 avait eu des épisodes très flatteurs pour l’héroïsme des soldats turcs et humiliants pour les généraux russes, la suite et la fin de la guerre montrèrent toute la misère et toute l’incapacité de l’administration turque. Il était évident que c’eût été rendre un mauvais service aux populations chrétiennes, c’eût été un crime envers la civilisation que de replacer sous le joug du padishah les provinces que la puissance des armes russes en avait détachées. L’intérêt de la monarchie austro-hongroise n’était plus — s’il l’avait jamais été — dans le maintien dogmatique de l’intégrité de l’empire ottoman, mais il consistait dans l’établissement d’un contre-poids à l’influence russe dans les Balkans. L’alliance étroite avec la Serbie et l’occupation de la Bosnie et de l’Herzégovine, telle devait être la base de la politique nouvelle de l’Autriche-Hongrie dans la péninsule. A ce compte-là on n’avait plus à redouter à Vienne l’extension de l’influence russe et l’on pouvait même consentir à ce que le tsar fît gouverner la Bulgarie par un de ses généraux ou l’un de ses parents. Si l’on tient compte de ce que ce double résultat a été atteint sans que l’Autriche eût à s’imposer d’autres sacrifices que ceux exigés par la répression du soulèvement des Bosniaques et des Herzégoviens, l’on conviendra que la politique du cabinet de Vienne a été, cette fois, habile dans ses projets et heureuse dans ses résultats.
Comme nous l’avons dit plus haut, depuis longtemps les regards des Bosniaques opprimés se tournaient vers l’Autriche. Les agents consulaires que le cabinet de Vienne avait envoyés à Sérajewo s’étaient fait remarquer par leur intelligence et leur activité. Deux militaires surtout, le colonel Thömmel et le colonel (plus tard général) Ivanovic, entrèrent en relations intimes avec les slaves et par la cordialité qu’ils leur témoignèrent, par la protection qu’ils accordèrent aux rajahs persécutés, ils surent acquérir de vives sympathies qui furent reportées sur le souverain de l’empire austro-hongrois.
Ces sympathies éclatèrent surtout en 1873 lorsque l’empereur visita la Dalmatie. Tandis que le gouverneur de la Bosnie, Ali-Pacha, se rendait à Raguse, avec une suite nombreuse pour saluer officiellement François-Joseph au nom de son souverain le Sultan, des troupes de paysans à cheval, à pied, juchés sur des charrettes passaient la frontière pour contempler de près ce « tsar » qui se montrait aux populations les plus éloignées de son empire et qui venait s’enquérir de leurs besoins, de leurs désirs et de leurs aspirations. L’effet produit par la personnalité de François-Joseph sur les habitants des provinces voisines de la Dalmatie fut très grand ; la figure à la fois martiale et élégante du souverain, ses façons si simples et empreintes d’une véritable noblesse, lui concilièrent tous ces esprits naïfs et humbles, habitués à considérer le moindre pacha comme un demi-dieu planant orgueilleusement au milieu des nuages de son chibouque. Quand ils arrivèrent dans leurs foyers, ils racontèrent ce qu’ils avaient vu, et dès ce moment tous s’écrièrent : « François-Joseph sera notre protecteur et notre libérateur ! » Ces espérances furent encouragées encore par la faveur dont jouissait alors le général de Rodich, gouverneur de la Dalmatie, qui passait avec raison pour un des partisans les plus ardents de l’émancipation des rajahs dans les Balkans.
Lorsque les troubles éclatèrent, et lorsque peu à peu le mouvement gagna toute l’Herzégovine et une partie de la Bosnie, tous ceux qui avaient été compromis dans le mouvement et qui redoutaient de cruelles représailles cherchèrent un asile sur le territoire autrichien. Non seulement ils trouvèrent un refuge dans les États de l’empire, mais le gouvernement leur accorda des secours calculés modestement, mais qui finirent cependant par obérer d’un chiffre assez considérable le budget, car le nombre des émigrants augmentait et la durée de leur exil semblait se prolonger à l’infini. A la fin de 1876, les réfugiés bosniaques avaient coûté à l’Autriche 12 millions de florins. Pour un État dont les finances exigent des ménagements, c’était une lourde charge, surtout étant donné que ces dépenses furent faites en pure perte, sans le moindre espoir de remboursement.
Sur les instances de l’Autriche, la Turquie proclama une amnistie générale et les émigrants furent invités à rentrer. La plupart s’y refusèrent ; ils n’avaient aucune confiance dans la sincérité de la clémence ottomane ; d’ailleurs, la plupart avaient été rejoints sur le sol autrichien par leurs familles, et ils s’y trouvaient fort bien.
Sur ces entrefaites, une voix s’était élevée en faveur des Bosniaques ; c’était celle du prince Milan de Serbie. Au nom de la similitude des races, et s’appuyant sur des traditions historiques, le jeune souverain et son premier ministre Ristich réclamaient de la Porte l’administration de la Bosnie. Le Monténégro semblait laisser deviner les mêmes prétentions au sujet de l’Herzégovine. La Turquie s’étant refusée à faire droit aux exigences des deux principautés, la guerre de 1876, à laquelle la Russie prit une « part officieuse », en est résultée.
Quand même la Turquie eût cédé, ou qu’elle eût été battue, la Serbie et le Monténégro n’eussent point obtenu satisfaction. M. le comte Andrassy avait clairement déclaré dans plusieurs notes péremptoires que l’Autriche ne souffrirait aucun changement de régime dans les provinces limitrophes au profit d’un autre État. Le ministre des affaires étrangères laissait entrevoir que si l’administration de la Bosnie devrait être enlevée à la Porte, c’est l’Autriche-Hongrie seule qui devait en être chargée. M. d’Andrassy avait exprimé d’une façon très pittoresque ses raisons dans une note diplomatique : « Nous sommes, disait-il, aux premières loges pour assister aux troubles qui ont lieu au delà de notre frontière, et c’est nous qui payons les frais du spectacle. » La défaite des Serbes résolut la question bosniaque en faveur de la Turquie jusqu’à l’année suivante.
Ce n’est pas le moment de rappeler ici à la suite de quelles longues discussions et de quelles négociations difficiles l’aréopage réuni à Berlin accepta l’article 25 du traité portant que la Bosnie et l’Herzégovine seraient occupées et administrées « par l’empire austro-hongrois ». M. le comte Andrassy avait fait valoir l’état anarchique qui régnait dans les deux provinces depuis trois ans ; il excipa des rapports de ses consuls dépeignant la dévastation du pays par les bachi-bouzoucks, l’état misérable des rajahs, de 80,000 chrétiens payant l’impôt pour 300,000 qui avaient émigré. Il avait pu insister, avec raison, sur l’émotion qui gagnait forcément les populations slaves de l’Autriche et sur les difficultés de toute espèce qui en résultaient. Cet état de choses ne devait durer à aucun prix, et la Turquie manquant de force pour rétablir solidement l’ordre, l’Autriche offrait de s’en charger. Sauf l’Italie, tous les États représentés au congrès furent d’avis de donner à l’Autriche le mandat réclamé par elle ; la Russie, il est vrai, céda de mauvaise grâce, mais elle consentit enfin à l’occupation, afin d’éviter l’annexion et de pouvoir un jour limiter les pouvoirs que l’Autriche tenait du consentement — révocable — des autres puissances. Quant à la Turquie, rien de plus contradictoire et de plus embrouillé que les instructions données dans la question bosniaque à ses plénipotentiaires ; ceux-ci ne savaient à quel saint se vouer en présence des dépêches de Constantinople. Tantôt le sultan se résignait à subir l’occupation, tantôt il faisait mine de s’y opposer à main armée. Lorsque le fameux article fut voté, on ne sut pas au juste à Vienne à quoi s’en tenir, mais en général la diplomatie autrichienne comptait sur l’apathie musulmane, sur la résignation au Kismet ! Le comte Andrassy était plein de confiance, il assurait à ses familiers que l’occupation ne souffrirait aucune difficulté. « Il suffira d’y envoyer une compagnie avec la musique, » déclara le ministre, et le mot courut Vienne. Il fut vivement reproché à son auteur, comme une preuve d’imprévoyance, lorsqu’il fallut, quelques semaines plus tard, mobiliser plusieurs corps d’armée pour étouffer l’insurrection.
Le fait est qu’une agitation très intense se propageait à travers la Bosnie et gagnait l’Herzégovine. Les Turcs, montagnards fiers et indomptables, ne pouvant supporter l’idée d’une domination étrangère, les Swabas (Allemands) leur faisaient horreur. Ils se préparèrent à la révolte et à la résistance ; on leur en laissa le temps largement pendant les trois semaines qui s’écoulèrent entre la publication du traité de Berlin et le passage de la Save par le général Philippovic. Il eût été facile d’agir par surprise ; d’abord en retardant autant que possible la publication du paragraphe 25, en retenant les dépêches qui devaient annoncer aux Bosniaques la décision prise à leur égard, et d’autre part en pressant le mouvement de concentration de l’armée autrichienne.
Le vali turc était toujours, à Sérajewo, en butte à toutes les sommations et aux injonctions les plus brutales. On l’accablait de questions sur ce qu’il comptait faire, sur l’attitude que le monde officiel turc garderait vis-à-vis de l’occupation.
Le gouverneur était sans instructions, abandonné à lui-même, à ses inspirations, ne sachant pas auxquelles il devait obéir pour satisfaire son auguste maître d’Idliz-Kiosk. S’il fallait en juger par les préparatifs militaires, la Turquie était décidée à défendre avec la dernière énergie les provinces que l’Autriche allait administrer. Une armée de 25 à 30,000 hommes avait été concentrée entre la Save et Sérajewo ; tous les éléments de l’organisation turque étaient représentés, mais les bachi-bouzoucks y dominaient. Les canons, les armes de réserve ne manquaient pas, et chaque jour on signalait l’arrivée de nouveaux convois de munitions. Après une courte lutte d’influences diverses, les fanatiques l’emportèrent, la résistance fut résolue. Le peuple de Bosnie s’était soulevé ; il lui fallait un chef insurrectionnel, il l’eut dans la personne d’Hadji-Loja. Singulier type que celui de cet aventurier à la fois illuminé et brigand, que les événements devaient conduire à la surface, alors qu’il opérait obscurément jusque-là dans les passages des montagnes et sur les grandes routes !
Hadji-Loja était un musulman de la vraie Turquie, un descendant d’Omar et non un Bosniaque converti. Les uns disent qu’il a débuté par des études théologiques, les autres affirment qu’il était simplement garçon boucher à Stamboul. Le fait est que, fort jeune encore, il fit le pèlerinage de la Mecque et revint avec tout le prestige que le musulman rapporte de la Ville sainte.
Par quel hasard vint-il en Bosnie ? C’est d’ailleurs un point bien peu intéressant. Le fait positif, c’est que, pendant trois ans, il tint la campagne dans les environs de Sérajewo avec une douzaine de compagnons, échappant toujours avec bonheur aux recherches de la police et aux poursuites des zapthiés. Dès que le bruit de l’entrée des Autrichiens se répandit dans la capitale bosniaque, Hadji-Loja, de brigand se fit partisan et commença à revendiquer à grands cris et à main armée l’indépendance du pays. Peu de journées lui suffirent, appuyé d’ailleurs sur le clergé musulman, pour acquérir un grand ascendant et se placer à la tête de ceux qui adressaient d’impérieuses sommations au vali. Celui-ci tenta de s’échapper ; mais les Bosniaques armés le rejoignirent à quelques lieues de Sérajewo et le ramenèrent prisonnier.
Il y avait alors en Bosnie près de 30,000 hommes de troupes turques qui y avaient été concentrées à la fin de la campagne de 1877, et cette troupe avait été grossie par les déserteurs appartenant à d’autres parties de l’armée ottomane, qui avaient participé à la lutte contre la Russie.
On manquait absolument de renseignements exacts à Vienne, sur l’attitude de cette force militaire, à partir du moment où les troupes impériales pénétreraient sur les territoires désignés par l’article 25 du traité de Berlin ; cependant, ni au ministère de la guerre, ni aux affaires étrangères, on ne croyait à une résistance sérieuse.
Les préparatifs militaires ordonnés en vue de l’occupation dépassaient de beaucoup « la compagnie avec musique » qui, selon le paradoxe attribué au comte Andrassy, devait suffire pour assurer l’exécution du mandat donné à l’Autriche.
Un corps d’armée de 70,000 hommes avait été concentré dès le commencement de juillet dans la Croatie et dans le Banat ; le commandement avait été confié au général Philippovic, un rude soldat, appartenant à ces familles militaires des confins, dont la guerre a été depuis des siècles l’unique métier et la seule aspiration. Le général ou plutôt le feldzeugmeister Philippovic passait pour être fort bien en cour ; le fait est que l’empereur lui avait confié un des commandements les plus importants, celui de Bohême, avec résidence dans l’antique cité de Prague. On vantait son énergie et son application à tous les détails de sa tâche ; mais il était également connu pour sa vigueur et son inflexibilité en matière de discipline. Enfin les Slaves militants réclamaient comme un des leurs le feldzeugmeister ; ils espéraient qu’il mettrait son épée au service de leur cause comme jadis son compatriote et compagnon d’armes Jellacich.
Tandis que cette armée principale devait envahir la Bosnie, un corps de 20 à 25,000 hommes, réunis en Dalmatie sous le commandement du général Joanovich, celui-là même qui fut naguère consul à Sérajewo, se préparait à entrer en Herzégovine.
Pour la première fois depuis la réorganisation militaire, suite de la guerre désastreuse de 1866, une force militaire autrichienne allait entrer en campagne. Ce n’était plus la vieille armée vaincue à Solférino et à Sadowa, composée de soldats de profession et commandée par des officiers exclusivement recrutés parmi la noblesse. L’armée commandée par les généraux Philippovic et Joanovich était nationale, issue du service obligatoire et ayant comme réserve organisée la nation valide tout entière.
Les officiers n’appartenaient plus aux castes ; les grades, depuis dix ans, étaient donnés non pas aux mieux titrés, mais aux plus capables, aux plus expérimentés et aux plus laborieux. L’instruction théorique la plus complète, l’initiation à toutes les sciences qui composent aujourd’hui le bagage intellectuel, telle avait été, pendant cette période de paix, la base de l’avancement. L’aspect extérieur de l’armée s’était également modifié d’une façon sensible.
Les traditionnelles tuniques blanches avaient disparu, pour faire place à des uniformes d’étoffe sombre et d’une coupe plus prosaïque ; l’ancien attirail avait été simplifié, on s’était débarrassé de tous les accessoires inutiles, pour munir l’armée de toutes les inventions qui permettent de conduire la guerre selon le système le plus moderne : artillerie de montagne, télégraphe roulant, service d’ambulance au grand complet. Les troupes concentrées en Croatie formaient le 3me corps, on leur avait adjoint deux divisions d’infanterie et une brigade de cavalerie. Le centre de la concentration était à Esseg, capitale de la Slavonie ; le chemin de fer s’arrêtait dans cette ville, et, avant d’arriver à la frontière, voitures du train et fantassins étaient obligés de faire deux ou trois étapes.
La date du passage de la Save fut tenue très rigoureusement secrète ; le gouvernement défendit aux journaux de rien révéler sur les mouvements militaires, et quelques organes de Vienne ayant cru pouvoir communiquer à leurs lecteurs des détails sur la force numérique des troupes, furent immédiatement saisis. Les négociations continuaient, du reste, avec la Turquie pour assurer l’exécution pacifique du mandat européen confié à l’Autriche ; mais, en présence de l’attitude fort ambiguë de la Porte, rien ne permettait d’espérer que l’effusion du sang serait évitée.
Le 28 juillet, le général Philippovic avait pris toutes ses dispositions ; il informa le cabinet militaire de l’empereur qu’il n’attendait plus qu’une dépêche décisive pour agir ; il la reçut dans la journée, et le passage fut fixé pour le lendemain 29, à cinq heures du matin.
L’avant-garde, composée d’un bataillon de chasseurs, d’un détachement d’infanterie et de pontonniers, traversa le fleuve dans des barques. Un escadron de hussards et le matériel nécessaire à la construction d’un pont furent embarqués sur des pontons remorqués par un vapeur. La rive turque, à cette heure matinale, parut déserte, et la première opération — l’établissement d’un pont de bateaux reposant sur huit chevalets — s’effectua sans la moindre difficulté. Il ne fallut que deux heures aux habiles pontonniers, fidèles à leur réputation, pour construire ce passage, malgré le courant assez rapide du fleuve.
A neuf heures du matin, l’armée commençait son mouvement, tandis que le matériel était toujours chargé sur les pontons remorqués par un steamer de la compagnie autrichienne de navigation. Vers midi, le feldzeugmeister Philippovic, entouré d’un brillant état-major, passa le fleuve. Auparavant il avait fait répandre parmi la population turque, qui maintenant se pressait curieuse sur le rivage, une proclamation rédigée en croate et en turc qui devait rassurer complètement les habitants sur la sécurité de leurs vies, de leurs propriétés, et — ce qui, pour les musulmans, était chose capitale — sur le respect de leurs harems. Le feldzeugmeister annonçait que les Autrichiens venaient en amis et qu’ils protégeraient les biens et le travail pacifique des habitants. Finalement, le général promettait d’exiger de ses soldats l’observation de la plus stricte discipline. Sous ce rapport, on pouvait s’en fier à la réputation et aux habitudes du général.
Le premier soin du chef de l’armée impériale fut de faire hisser au haut d’un mât le drapeau jaune et noir avec l’aigle à deux têtes. La musique d’un régiment joua l’air national de Haydn et les troupes défilèrent en portant les armes et en faisant retentir l’air de Zivios, de vivats et de hurrahs. C’est alors que les autorités et les troupes turques donnèrent signe de vie. L’avant-garde s’était déjà emparée d’un poste de huit zapthiés (gendarmes) qui furent désarmés. Alors on vit s’avancer au-devant du général deux Turcs, l’un fonctionnaire, l’autre officier d’infanterie. Le fonctionnaire tenait un large pli cacheté de rouge à la main.
Après s’être profondément inclinés devant le commandant en chef, les deux musulmans firent connaître qu’ils étaient chargés de remettre entre les mains du général une protestation du gouvernement ottoman contre l’entrée des troupes. Le général répondit qu’il exécutait les ordres de son auguste maître et qu’il ne se laisserait arrêter par aucune considération. Il refusa d’un geste de recevoir le pli cacheté, que le fonctionnaire déposa alors sur le sol, presque sous les sabots du cheval que montait Philippovic. La marche en avant continua immédiatement et l’état-major coucha à Dervent.
Pendant toute la journée et jusque bien avant dans la nuit, le passage fut continué, et, le 1er août, la plus grande partie du corps expéditionnaire était sur le territoire turc. Il importe de noter que la nouvelle du passage avait été assez froidement accueillie par les organes de l’opinion publique à Vienne et à Pesth ; les journaux, depuis l’origine du conflit, avaient embrassé avec chaleur la cause de la Turquie, et ils trouvaient peu logique que l’Autriche contribuât au démembrement de l’empire ottoman. D’autre part, ils répétaient à satiété que le cadeau fait à l’Autriche par le Congrès de Berlin entrait dans la catégorie des dons funestes semblables à ceux que repoussa jadis Artaxercès.
Tandis que le corps du général Philippovic pénétrait par la Save, le général Joanovich avait médité de s’emparer de l’Herzégovine par un coup de surprise. Pour l’exécuter, il lui fallait transporter ses troupes par mer sur différents points du littoral dalmate. De là, ses soldats devaient grimper avec toute l’agilité possible sur la cime des montagnes, passer par des défilés inaccessibles et prendre Mostar, la capitale, à revers, tandis qu’on les attendait sur la grande route et les voies ordinaires qui, à cette époque, reliaient tant bien que mal la Dalmatie et l’Herzégovine.
Pour que ce plan audacieux et qui reposait sur la connaissance la plus absolue du terrain dans les moindres détails pût réussir, il fallait l’exécuter promptement et le tenir secret. Le général Joanovich redoutait une indiscrétion, même dans les bureaux de la guerre à Vienne. Au lieu de motiver, par de longues explications, la demande de bateaux de transports qu’il adressa à son chef, il supplia le ministre d’avoir confiance en lui et de le laisser faire. Tout d’abord on fut très surpris de ses exigences, et ses allures mystérieuses parurent antiréglementaires. Mais le ministre connaissait le général Joanovich, il le savait incapable de risquer à l’aventure la vie de ses soldats et de s’engouer d’une folle entreprise ; le secret du général fut donc respecté, et le ministre mit à sa disposition les transports qu’il demandait, ainsi que les fonds nécessaires pour noliser des bateaux de commerce.
Ce résultat obtenu, le général embarqua tout son monde, des vivres et du matériel, et tandis qu’un faible détachement entrait en Herzégovine par la route ordinaire, le gros du corps d’occupation y arrivait par un chemin des plus invraisemblables, s’emparait de Mostar sans coup férir et rendait toute résistance impossible. Maintenant que le plan du général Joanovich était dévoilé par les événements, on se félicita à Vienne, au ministère, d’avoir eu confiance, et l’habile tacticien fut comblé d’éloges mérités ! Il faut avoir voyagé dans ces contrées, au milieu de ces montagnes les plus sauvages que l’on puisse imaginer, dans ces sentiers où les mules peuvent à peine poser le pied avec assurance, pour se rendre compte des difficultés que les braves gens conduits par le général Joanovich eurent à surmonter pour arriver au but. La chaleur rendait les difficultés de la marche plus sensibles. Fort heureusement qu’une inaltérable bonne humeur soutint les troupes pendant toute cette expédition, et l’on triompha sans pertes sensibles du climat et du terrain.
Pendant ce temps, l’armée du général Philippovic souffrait également du climat. A la chaleur torride des premiers jours de l’entrée en campagne succédaient à présent des pluies diluviennes ; les sentiers de communication — les routes n’existaient pas — furent submergés ; impossible de continuer la marche en avant. Le général s’arrêta à Dervent, premier bourg de quelque importance, et les troupes se reposèrent pendant quarante-huit heures. Elles en avaient grand besoin, mais il ne fallait pas trop s’attarder ; les nouvelles qui parvenaient de l’intérieur du pays étaient de moins en moins rassurantes, il fallait frapper un grand coup, il fallait surtout s’emparer de Sérajewo pour éviter un soulèvement général.
Aussi, dès le 3, le général Philippovic donna l’ordre de reprendre la marche en avant. Les troupes occupèrent sans résistance Doboy, ville assez importante pour la contrée et dont le prince Eugène prend bonne note dans le Journal où il a relaté en français les principaux épisodes de son ride. Il signale le beau castel qui domine la ville et considère comme très dangereux le défilé qui s’étend entre Doboy et Maglay. Il avait bien raison, comme le démontra la suite.
Jusqu’au 4, rien n’avait fait prévoir une résistance active des populations. On supposait bien dans l’armée qu’il faudrait enlever de vive force Sérajewo et disperser Hadji-Loja et ses bandes, mais il était permis de supposer que l’on arriverait aux portes de la capitale en simple promenade militaire ; l’attitude des habitants justifiait cet optimisme. A Dervent et à Doboy, des députations composées de musulmans s’étaient présentées au général Philippovic et l’avaient assuré de leur complète soumission ; les orateurs protestaient qu’ils étaient heureux et fiers de compter désormais parmi les sujets, et les sujets fidèles, de l’empereur François-Joseph. Le feldzeugmeister avait répondu aux protestations de dévouement en promettant de protéger la religion musulmane à l’égal des autres confessions et de garantir les droits de tous les usages sans distinction d’origine.
Tout à coup, dans la soirée du 4, le bruit se répand dans l’entourage du général et bientôt dans le camp qu’un escadron du 7e hussards, envoyé en reconnaissance, a été attiré dans un guet-apens et que plus des trois quarts de ces cavaliers ont été massacrés, non par des troupes qui leur avaient fait loyalement face, mais par des habitants qui avaient organisé une embuscade. Tandis que l’on se demande avec émotion si cette nouvelle est vraie, ou s’il s’agit seulement d’un vulgaire canard, on voit arriver des blessés portant l’uniforme du 7e hussards. D’autres cavaliers démontés, tête nue, sans mousquet ni sabre, les suivent ; ils sont tout au plus une trentaine ; le matin au départ ils étaient plus de cent. Où sont les autres ? Cherchez leurs camarades mutilés dans les rues étroites de Maglay ou dans les taillis environnants. La sinistre nouvelle était vraie, l’occupation pacifique va prendre désormais le caractère d’une guerre opiniâtre et sanglante.
Voici ce qui était arrivé. Le général en chef avait détaché cet escadron de hussards, d’abord pour reconnaître le pays et en même temps pour escorter un fourgon contenant 20,000 florins de numéraire destinés à solder des achats de fourrage. La petite troupe, arrivée à Maglay, fut fort convenablement accueillie par le syndic et les principaux habitants, qui adressèrent force salamaleks au chef et poussèrent même des hurrahs à la vue des cavaliers. Ceux-ci, sans la moindre défiance, sortirent de la ville et continuèrent leur reconnaissance sur Zepce. Ici le décor changea et les dispositions des habitants également. Une fusillade très nourrie accueillit les cavaliers, et ceux-ci, chargés de reconnaître le terrain, mais non de livrer bataille, surtout à des forces supérieures, tournèrent la ville et se replièrent sur Maglay.
Mais là aussi tout est changé. Quelques heures ont suffi pour que les rues soient barrées et hérissées de barricades. Les habitants, obéissant à quelque mot d’ordre venu de la mosquée, se sont armés, et abrités derrière les maisons, les tas de pavés et de pierres, ils attendent le retour des hussards. Dès que le veilleur placé sur le muezzin les a signalés, la fusillade éclate de tous les côtés. — Les hussards surpris hésitent. Ils ne peuvent retourner à Zepce, où les attendent des masses profondes d’ennemis ; s’ils traversent Maglay au milieu de ce feu roulant, combien des leurs vont mordre la poussière ? Ils sont littéralement pris entre deux feux. Cependant il faut prendre un parti. Les braves Magyars se lancent à bride abattue, le sabre haut, dans la ville ; mais ils sont arrêtés par les barricades d’une construction savante ; il faut faire enjamber aux chevaux, peu habitués à cet exercice, les obstacles accumulés ; mais la fusillade ne cesse pas, les coursiers s’abattent éventrés, entraînant le cavalier, atteint lui-même de plusieurs balles. Aucun moyen de se défendre, l’ennemi reste invisible, aucune chance de rendre coup pour coup, la mort pour la mort, blessure pour blessure ! Il faut songer à sortir de cet enfer. Presque tous les officiers de l’escadron furent tués ; le payeur succomba également, et la voiture fut pillée. Enfin, vers le soir, les survivants de ce guet-apens arrivèrent au camp, et rendirent compte au général en chef de ce fâcheux épisode.
Le lendemain, une vingtaine de hussards que l’on croyait perdus rallièrent le cantonnement ; ils s’étaient cachés dans les bois des environs et avaient pu rejoindre leurs camarades par des chemins de traverse en se guidant d’instinct. Au point de vue moral, l’effet du combat ou plutôt de la surprise de Maglay fut très considérable. Il y eut d’abord en Autriche même un sentiment de véritable stupeur, lorsque le public, qui s’était habitué à envisager l’occupation comme une mesure pacifique, ne devant coûter à l’Empire que des sacrifices d’argent, vit que l’on se trouvait bel et bien à la veille d’une guerre, probablement longue et coûteuse. Quant aux mahométans de Bosnie, leur audace grandit, et sur plusieurs points du territoire on signala les prédications de derviches et d’imans fanatiques, réunissant des bandes armées qui furent bientôt renforcées par la plupart des troupes régulières turques stationnées dans le pays. Les officiers n’avaient reçu aucune instruction précise, car la Turquie se complaisait dans l’attitude équivoque si chère à la diplomatie musulmane ; les chefs étaient donc libres d’interpréter cette absence d’ordres dans le sens de la résistance aux Autrichiens, en permettant à leurs troupes d’opérer leur jonction avec les « insurgés ». Ce fut sous ce nom que les combattants bosniaques furent désormais désignés.
A Novi, la petite garnison autrichienne, qui, au début de l’occupation, était entrée sans difficulté dans cette place, fut obligée de l’abandonner.
Le général Szapary, commandant la 20e division, devait suivre la Save et occuper le nord-est de la Bosnie en marchant jusqu’à Zvornik, sur les limites de la Serbie. Il éprouva une telle résistance, et les forces de l’ennemi grandirent tellement, qu’il dut d’abord se replier sur la ville de Gracanica, où il lui fut impossible de tenir. Il battit en retraite jusqu’à Doboy, ne jugeant pas prudent de s’isoler du gros de l’armée. Deux chefs très populaires, Aziz Stuper et Hadji-Kulmovich, organisaient la guerre sainte, le premier à Livno, l’autre dans l’ancienne capitale de la Bosnie, à Trawnik. En présence de ces faits, le général Philippovic décida avant tout de châtier, aussi rapidement que possible, les habitants de Maglay coupables de guet-apens.
La brigade du général Müller passa la petite rivière d’Orsora, grossie par les pluies ; les Autrichiens réussirent, grâce à un habile mouvement de flanc vigoureusement exécuté, à prendre à revers les positions des insurgés sur la Pelja Planina et à Kosna. Les Bosniaques se voyant tournés prirent la fuite, et Maglay fut occupé sans résistance. La plupart des habitants turcs, se doutant bien des représailles qui les attendaient, avaient abandonné leurs maisons, emportant le mobilier et faisant marcher devant eux leurs troupeaux. Cependant on découvrit quelques individus convaincus d’avoir pris part au guet-apens. Des pièces de monnaie provenant du fourgon qui avait été pillé et des objets appartenant aux hussards massacrés furent trouvés dans la poche de ces prisonniers. On les fusilla séance tenante.
Le lendemain, le général adressait la proclamation suivante aux habitants de Maglay :
« Habitants de Maglay,
« L’Empereur d’Autriche, mon Auguste Maître, a envoyé ses troupes en Bosnie pour y faire régner la paix et rétablir la sécurité. Dans nos intentions et dans notre attitude rien ne témoignait de l’hostilité pour vos personnes, pour votre religion, pour vos coutumes. Cependant, après avoir feint d’accueillir amicalement nos troupes, vous vous êtes livrés à un lâche attentat. D’après les lois de la guerre, vous devriez payer ce crime de vos vies et de tout ce que vous possédez. Je me borne à infliger à votre ville une contribution de guerre de 50,000 florins, qui devra être versée dans les huit jours. Si dans ce délai vous ne m’avez pas fait parvenir cette somme, je la ferai rentrer de force et vous serez chassés de vos maisons.
« Philippovic. »
Sans perdre de temps et sachant que la position devenait de plus en plus critique à Sérajewo, le feldzeugmeister donna l’ordre au général duc de Wurtemberg de se porter en avant pour marcher sur la capitale. Le duc de Wurtemberg, très aimé de ses soldats à cause de sa bravoure et de son affabilité, fit accomplir à ses hommes de véritables prodiges. Malgré les difficultés presque indescriptibles du terrain, les troupes firent des étapes de 12 à 16 heures par jour. La résistance des Bosniaques devenait de plus en plus vive. Le duc de Wurtemberg dut livrer une escarmouche à Jaïce et cette aimable cité, célèbre par ses cascades, fut enlevée d’assaut.
Deux jours plus tard, une affaire plus sérieuse eut lieu à Jepce. Le duc se heurta à une force de 10 à 12,000 hommes, dont la moitié appartenait à l’armée régulière turque. L’artillerie et les munitions ne manquaient nullement aux Bosniaques qui firent mine d’entraver la marche du général autrichien. Pour passer outre, le duc de Wurtemberg dut se battre toute la journée et rompre à la baïonnette les lignes qu’on lui opposait. La conduite des troupes autrichiennes fut des plus brillantes et la victoire décisive. Une quantité considérable de trophées et de prisonniers, parmi lesquels 400 rédifs de l’armée régulière, attestèrent ce succès qui permit au duc de Wurtemberg de continuer sa marche.
En attendant, de bonnes nouvelles parvenaient du corps d’armée chargé d’occuper l’Herzégovine. La marche audacieuse, étant donné le terrain invraisemblable, du général Joanovich, avait réussi de la façon la plus complète. Tandis que les Herzégoviens en armes étaient retranchés sur les deux routes qui conduisent de Mostar en Dalmatie, les chasseurs de l’avant-garde se montrèrent dans les environs de Mostar, en arrière des guerriers farouches de l’Herzégovine. Ceux-ci ne purent s’expliquer comment une armée avait pu passer, avec armes et bagages, par les gorges étroites des montagnes et des sentiers faits pour les chèvres. Ils étaient bien près de croire à quelque sortilège ; pourtant il fallut se rendre à l’évidence.
L’anarchie régnait à Mostar ; plusieurs hauts fonctionnaires turcs avaient été massacrés et le consul autrichien n’avait dû son salut qu’à la fuite. Il s’était retiré à Metkovich sur l’Adriatique. Quelques coups de feu furent échangés près du village de Cibulka, et, le 7 août, le général Joanovich entrait dans la capitale de ces Herzégoviens dont les sentiments belliqueux et l’amour de l’indépendance étaient de nature à inquiéter, à juste titre, le commandant du corps d’occupation.
L’opération audacieuse et si bien conduite du général Joanovich lui valut l’approbation de tous les hommes du métier et l’admiration de la foule. On lui sut gré d’avoir atteint un résultat essentiel en ménageant le sang de ses soldats et en se présentant à l’ennemi avec un prestige qui tenait du surnaturel. L’occupation de Mostar faisait faire un progrès énorme à l’occupation. La nouvelle de ce succès augmenta encore l’ardeur des troupes opérant en Bosnie et leur donna des ailes pour arriver jusqu’à Sérajewo. Le 18 août, le 49e anniversaire de la naissance de l’empereur François-Joseph approchait, et chacun dans l’armée aurait voulu envoyer à Vienne, comme cadeau, les clefs de Bosna-Seraï, le général en chef plus que tout autre. Aussi le feldzeugmeister accueillit assez mal Hafiz-Pacha, le Vali de Bosnie, qui était venu le trouver au quartier général pour l’engager à suspendre sa marche jusqu’à l’arrivée d’instructions de Constantinople.
Le général en chef, depuis le début de la campagne, était outré de la duplicité ottomane. Il s’en expliqua avec une rude franchise et fit remarquer qu’il n’avait tenu qu’au grand vizir d’envoyer les seules instructions compatibles avec le traité de Berlin, en ordonnant aux autorités civiles et militaires d’accueillir les Autrichiens en amis et de calmer les populations au lieu de les exciter à une résistance inutile. Le général fournit à Hafiz-Pacha la preuve, qu’il venait d’acquérir, que trente bataillons de rédifs s’étaient joints à ces insurgés et que cette attitude forçait l’Autriche à mobiliser un nouveau corps d’armée.
Quant à la demande de suspendre sa marche, le général en fit aussi peu de cas qu’il en avait fait de l’essai d’intervention d’un consul anglais : « Je suis au service de Sa Majesté Apostolique, répondit Philippovic et c’est d’elle seule que je puis recevoir des ordres ou des instructions. »
Sans perdre de temps, le général en chef prit ses dispositions pour arriver en vue de la capitale. Les troupes étaient divisées en trois partis ; il marchait lui-même à la tête du gros, tandis que le général Kaiffel se dirigeait avec une des ailes vers la citadelle, le général Tegetthoff s’avançait par la vieille route qui conduit directement à Zenica où l’entrevue de Philippovic avec le général turc avait eu lieu. Le 15 août, deux combats très meurtriers eurent lieu à Kanaï sur la route suivie par Tegetthoff et à Han-Belovac où le centre et la division Kaiffel eurent à vaincre une résistance désespérée des milices qui, sorties de Sérajewo, s’étaient portées au-devant des Autrichiens. Le 17, la lutte recommença, à une dizaine de kilomètres seulement de Sérajewo ; les Autrichiens partagés en trois divisions se dirigèrent sur les villages de Brissi-Bucova et de Slina. Cette dernière localité est située à l’issue d’un bois que l’artillerie dut fouiller pendant deux heures. L’acharnement des Bosniaques exigea les plus grands efforts de la part de l’armée ; les insurgés, renforcés par bon nombre de rédifs de l’armée régulière et conduits au feu par des officiers impériaux turcs, avaient l’avantage du nombre et des positions.
Une marche hardie du général Vitterez à la tête de sa brigade, décida du succès de la journée. Ce général réussit à tourner la ligne de bataille des Bosniaques, et il surprit leurs réserves qui, se croyant en sûreté, préparaient tranquillement le repas du soir. L’effet des obus lancés par les pièces de montagne au milieu du campement fut terrifiant ; les Bosniaques prirent la fuite ; mais beaucoup n’échappèrent point aux feux de salve des fusils Werndl. Des canons, un matériel considérable (toutes les tentes et objets de campement), ainsi qu’un drapeau et 150 prisonniers restèrent entre les mains des vainqueurs. Lorsque les autres troupes bosniaques apprirent ce qui se passait, elles eurent la crainte, très justifiée d’ailleurs, d’être coupées et se retirèrent en toute hâte sur Sérajewo.
La fatigue extrême des Autrichiens qui se battaient depuis trois jours ne leur permit pas de poursuivre l’ennemi jusque sous les murs de la ville, malgré tout le désir très ardent du général et de l’armée entière de fêter, à Sérajewo même, l’anniversaire impérial.
Afin de consoler ses braves, François-Joseph eut la délicate attention d’adresser au général en chef un télégramme le remerciant, ainsi que toutes les troupes, « du beau cadeau d’anniversaire qu’ils lui avaient offert », en remportant les victoires de Han-Belovac, de Stina et de Kanaï. La fête de l’empereur fut célébrée dans les bivouacs avec tout l’éclat militaire, Te Deum en plein air, revue d’honneur, grand banquet offert par le général en chef aux officiers supérieurs, distribution de vin aux soldats, etc.
Cette journée de fête servit en même temps de journée de repos, car, dès le lendemain, les marches forcées allaient recommencer.
La prise rapide de Sérajewo s’imposait en raison des circonstances ; et c’est surtout au point de vue moral qu’il importait à l’armée impériale de faire flotter son drapeau sur la citadelle.
Le tableau s’assombrissait de plus en plus dans les deux provinces et l’œuvre de la pacification devenait très dure. La soumission rapide de Mostar, où le général Joanovich s’efforçait d’installer une bonne administration locale et de rassurer les mahométans sur ses intentions à l’égard de leur culte et de leurs mœurs, ne servit pas d’exemple au reste de l’Herzégovine. Des bandes armées se montraient de tous côtés et les détachements autrichiens envoyés pour prendre possession de différents points, se heurtaient partout à la plus vive résistance. Malheur aux patrouilles isolées, aux petits groupes qui s’engageaient dans cette contrée sauvage ! Ils étaient surpris et massacrés sur-le-champ.
Ici les mahométans n’étaient pas à craindre seulement ; le Monténégro accentuait son attitude hostile à l’empire austro-hongrois ; on colportait des ordres de résistance attribués au prince Nikita, et à son principal conseiller, le sénateur Pelkovitsch.
La Serbie, poussée par la Russie, élevait de nouveau des prétentions sur la Bosnie, et l’envoi d’un corps d’observation de 10,000 hommes sur la Drina avait causé de vives inquiétudes à Budapesth. Les catholiques, de leur côté, avaient fondé, sur l’occupation, des espérances ultramontaines que les instructions tolérantes du général Joanovich ne satisfaisaient nullement.
Les velléités de résistance furent encouragées par un coup de main heureux, exécuté par une bande d’Herzégoviens, près de Stolac. Les Autrichiens y perdirent plus de 160 hommes, et la garnison de cette petite place fut sérieusement menacée. Le général Joanovich dut expédier une forte colonne de troupes, pour dégager cette garnison et rétablir les communications avec Mostar. En même temps, à l’autre extrémité du territoire occupé, sur les derrières de l’armée et à proximité de la frontière croate, des milliers de musulmans pénétraient dans la ville de Banjaluka, en chassaient les habitants chrétiens et se fusillaient pendant plusieurs heures avec les troupes massées devant la caserne et devant l’hôpital, où les blessés coururent les plus grands dangers.
Il fallut envoyer une batterie d’artillerie pour chasser les assaillants qui ne se retirèrent qu’après avoir couvert les ruelles de la ville de cadavres. Le lendemain, de nouvelles bandes s’introduisaient dans la ville, et mettaient le feu au quartier chrétien. Il fallut encore les déloger à coups de canon. Enfin à Doboy, sur la ligne d’étape de l’armée autrichienne, le général Szapary et sa division se trouvaient dans la situation la plus critique. Le chef réclamait avec insistance des renforts. Le gouvernement impérial et royal prit alors des décisions conformes aux événements.
Le conseil des ministres assemblé à Vienne sous la présidence de l’empereur, ordonna la mobilisation de deux corps d’armée, et la réalisation du crédit de 60 millions de florins, voté par les délégations en vue des événements d’Orient. Mais en même temps, défense absolue fut faite aux journaux de révéler le moindre détail sur les dispositions militaires prises par le ministre de la guerre.
Sérajewo au mois d’août 1878. — Caractère belliqueux de la population. — Souvenirs de 1697. — La dictature du clergé. — Le Chéri ; proscription des costumes européens. — Hadji-Loja et Petrarki. — La « Commune » bosniaque. — Blessure de Hadji-Loja. — Tentatives d’apaisement de la bourgeoisie. — Malgré les efforts pacifiques, la lutte s’engage. — Dispositions stratégiques. — Prise de la citadelle. — Une nouvelle Saragosse. — L’hôpital.
La capitale de la Bosnie présentait, dans la première moitié d’août 1878, tous les signes caractéristiques d’une ville en pleine insurrection. L’exaltation des esprits et l’anarchie dominaient partout. L’idée de résister aux soldats de « l’empereur souabe » avait prévalu et une résolution farouche remplissait l’âme de tous les musulmans. Cette population a eu souvent des aspirations belliqueuses et elle n’a jamais regardé aux sacrifices, lorsqu’il s’agissait de se défendre contre l’étranger. Autrefois, les gens de Sérajewo résistèrent au prince Eugène, tandis que l’illustre capitaine avait pu traverser la plus grande partie du pays sans être arrêté par des obstacles militaires. En arrivant devant Sérajewo, Eugène adressa une lettre au chef de la communauté, aux anciens, et à toute la population, pour les engager à se rendre et à bien accueillir les troupes impériales qu’il commandait. Cette lettre fut portée à Sérajewo par un enseigne escorté d’un trompette. Les Bosniaques répondirent aux ouvertures du prince Eugène en massacrant les parlementaires. Alors le général ordonna l’assaut qui réussit, et fut suivi de scènes de pillage et de meurtre. Une grande partie des habitants furent passés au fil de l’épée, et les efforts du grand capitaine, pour arrêter le sac de la ville, restèrent infructueux. Seraglio, comme on l’appelait alors dans les récits qui arrivaient du théâtre de la guerre, fut saccagé de fond en comble ; des incendies éclatèrent, et la ruine des malheureux habitants fut ainsi complète. A cent quatre-vingts ans de distance, les scènes d’horreur dont les chroniques nous ont transmis le récit, allaient se renouveler.
L’autorité suprême de la ville était entre les mains d’une sorte de comité de salut public composé d’imans (prêtres), derviches et musulmans fanatiques dont Hadji-Loja était, sinon le chef, du moins le héros, le grand exécuteur des décisions. Le gouvernement provisoire de Sérajewo avait des allures à la fois très religieuses et ultradémagogiques.
Il avait proclamé le Chéri, c’est-à-dire la loi du Prophète Mahomet, le Coran dont les versets et les aphorismes, remplacèrent toutes les lois, règles et ordonnances. Cette rigueur fut poussée si loin, que défense fut faite de porter le costume franc ou chrétien. Il y eut une seule exception faite en faveur de M. Koltesch, le médecin dont il est question plus haut, qui eut l’autorisation de garder sa redingote et son chapeau.
Pour tout autre, l’exhibition d’une semblable défroque entraînait des mauvais traitements et la prison. Pendant toute la journée et souvent au milieu de la nuit, lorsqu’une nouvelle vraie ou fausse venait alarmer la population, des meetings s’organisaient dans la Cartschia (quartier marchand), dans les cours des mosquées, dans les cimetières au milieu des tombes. La foule accourait en armes, et les orateurs faisaient assaut de violence. Quelques-uns parlaient avec une éloquence très naturelle et très pittoresque, tandis que les discours des imans et des derviches respiraient le plus âpre fanatisme, et rappelaient les prédications de Pierre d’Amiens ou des grands inquisiteurs. Puis, ils faisaient des processions à travers la ville, au bruit des mousquets, des chants d’invocation adressés à Allah et des cavalcades ayant tout le pittoresque des fantasias arabes.
Pourtant ce mouvement avait aussi un côté sérieux et non pas purement décoratif. Il fallait de l’argent pour soutenir la guerre sainte, et pour nourrir toutes les recrues qui paradaient dans les rues ; on s’adressa aux riches négociants chrétiens, et surtout aux Serbes et aux Grecs. Hadji-Loja, que ses exploits antérieurs dans les forêts autour de Sérajewo rendaient bien propre à ce genre d’expédition, se mettait à la tête des requérants armés et venait frapper à la porte des nababs, dont il visait la caisse.
Un jour, il arriva chez le très riche et très rusé marchand grec Pétrarki, le principal commerçant de la Bosnie. La contribution atteignait un chiffre énorme, et capable d’émouvoir même un millionnaire.
En arrivant devant la demeure du Grec, Hadji-Loja trouva le négociant debout à l’entrée avec toute sa famille. Il s’inclina et tendit la main à Hadji, pour l’aider à descendre de son cheval. Puis, il le conduisit dans ses appartements, où le café et le chibouque furent offerts au dictateur populaire, sans lui laisser le loisir de produire sa requête. Petrarki accabla le Turc de compliments, d’épithètes aussi imagées que flatteuses, — puis tout à coup, il feignit de s’extasier sur la simplicité de la mise du « héros ». Il courut à un bahut, et en tira un magnifique manteau de couleur cramoisie et d’une étoffe précieuse ; une pièce magnifique, digne d’un empereur romain. En un tour de main, Hadji fut revêtu de ce vêtement de parade. « Il est fait pour toi, s’écria avec admiration le négociant ; jamais humain n’a eu mine aussi fière ! Comme le peuple va t’acclamer lorsqu’il te verra ainsi ! J’entends d’ici les cris des populations. »
Hadji-Loja, en effet, n’eut d’autre préoccupation, en ce moment, que d’aller se montrer à ses acolytes, aussi superbement attifé. Il prit congé de son hôte, qui l’accompagna jusqu’à la porte de la rue, avec force salamalecs, et en versant des torrents de louanges sur la tête de son interlocuteur, qui se jucha sur son cheval et partit, désireux de montrer son manteau dans tout Sérajewo, ayant complètement oublié l’objet de sa visite, la grosse contribution de guerre !
Cependant Hadji-Loja qui depuis ne quitta plus le manteau rouge donné par le négociant grec, n’était pas d’accord avec tous les membres du comité de salut public. Quelques-uns lui reprochaient avec violence des actes de brigandage qu’il aurait commis, bien que les ordres de l’autorité supérieure défendissent toute exaction. Hadji demanda à présenter sa justification devant le comité assemblé. Mais en montant l’escalier de la maison communale, le fusil tout chargé que le dictateur portait selon son habitude en bandoulière, partit tout à coup, et Hadji eut la jambe droite trouée. Il dut être transféré à l’hôpital. — Il s’y trouvait encore lorsque les Autrichiens pénétrèrent dans la ville.
En présence du gouvernement insurrectionnel, les notables — chrétiens et musulmans, également inquiets, tremblant tous pour leur existence et leurs biens, avaient essayé de constituer un contre-poids : un comité conservateur qui s’efforçait d’apaiser les esprits. Une délégation était partie pour le quartier général autrichien, afin d’engager le feldzeugmeister à presser le mouvement de ses troupes, lui promettant l’appui des classes aisées de la population de Sérajewo. Le 18 août, à la suite des revers essuyés par les Bosniaques à Han-Belovac et à Kanïa, la terreur s’empara d’une grande partie des gens armés qui, naguère encore, juraient de se faire tailler en pièces.
Il était permis de supposer que tous les projets de résistance avaient été abandonnés, et que les Autrichiens prendraient possession paisiblement de la ville. C’était là l’opinion générale des négociants aisés, et comme des patrouilles de hussards s’étaient montrées dans les environs, le 18, on pouvait attendre le reste de la garnison pour le lendemain 19. Mais les paisibles habitants de Sérajewo avaient compté sans le clergé musulman, sans les prédications enflammées des derviches et des imans qui avaient réveillé les courages abattus, surexcité les sentiments fanatiques et remis les armes entre les mains de ceux qui les avaient laissé échapper.
C’est pourquoi, à la très grande surprise des bons bourgeois qui se croyaient au bout de leurs peines, après trois semaines de tribulations, ils furent réveillés, le 19, dès l’aube, par la fusillade à laquelle se mêlait la basse-taille grondante du canon.
Le général Kaiffel, après avoir passé la Bosna, à la hauteur du village de Poppovic, se dirigea en ligne droite sur le monticule que couronne la citadelle, et il mit en position son artillerie pour battre la place en brèche. La canonnade dura de sept heures à dix heures du matin ; on ne se fit pas grand mal ni d’un côté, ni de l’autre, mais les murailles de la citadelle furent réduites en miettes.
Pendant ce duel d’artillerie, le centre de l’armée, ayant à sa tête le général en chef, s’était emparé d’une des collines qui encadrent la ville, le Debelo Brdo, en face de la citadelle. Maintenant l’artillerie autrichienne put rectifier son tir très utilement. A onze heures, les canons bosniaques, dans la citadelle, sont démontés, et les servants tués. Le castel est au pouvoir des troupes impériales, qui dévalent vers la ville, où le général Tegetthoff, qui a toujours suivi la route de plaine, vient de pénétrer également par un autre point.
Mais la lutte n’est pas finie, loin de là. Les Turcs fanatisés se sont retranchés dans leurs maisons. Les ruelles étroites sont barricadées, plusieurs édifices, notamment l’hôpital militaire, sont transformés en redoutes. Derrière les murs, près des meurtrières, dans l’embrasure des fenêtres grillées, sous la voûte des portes, partout des hommes armés, des femmes même couchent en joue les assaillants. Un feu de file très nourri ravage les premiers rangs des Autrichiens qui pénètrent dans les rues. Les ennemis sont invisibles ; il est impossible de les atteindre dans leurs cachettes. Les assaillants sont livrés au plomb meurtrier sans pouvoir se défendre, il faut emporter chaque maison, chaque masure, il faut acheter au prix de torrents de sang le moindre progrès que l’armée fait dans cette nouvelle Saragosse. Le fusil devient inutile, c’est à coups de baïonnette et à coups de crosse de fusil que les soldats, en proie à une fureur facile à comprendre, frappent et tuent tous ceux qui leur tombent sous la main pendant ce furieux assaut.
A l’hôpital militaire, les blessés se lèvent de leurs lits ; leurs mains amaigries et tremblantes s’emparent des fusils et ils les déchargent par les fenêtres. Quelques maisons avoisinant l’hôpital sont incendiées, alors on voit, pareils à de sinistres gnomes, des enfants turcs de dix à douze ans s’élancer du sein des flammes munis du redoutable kandjar dont ils essayent de frapper les soldats.
La griserie de la mort s’est emparée de tous ces musulmans. Voyant qu’en dépit de leur résistance si opiniâtre, de leur fusillade si retentissante, les Autrichiens se rendent peu à peu maîtres de la ville et qu’ils ne peuvent écarter l’étranger, ils se précipitent au-devant des troupes, découvrant leur poitrine et appelant le trépas. Le massacre par lequel se terminent toujours les batailles des rues, dura jusqu’à trois heures de l’après-midi. Alors les troupes impériales occupaient toute la ville, et les coups de feu avaient cessé. Le général Philippovic, qui est resté sur un monticule d’où il pouvait suivre la lutte très exactement et jusque dans ses moindres détails, fit son entrée dans la cour-jardin du Konak. Il y trouva Hafiz-Pacha et quelques officiers supérieurs turcs. Le vali dut engager sa parole d’honneur de ne pas quitter la ville. Une enquête sommaire révéla des circonstances assez compromettantes pour le général turc. C’est ainsi que l’on apprit qu’il avait reçu du sultan une proclamation ordonnant aux musulmans de se soumettre à l’occupation. Cette pièce n’avait pas été publiée. Cette découverte amena l’arrestation provisoire du vali qui fut dirigé dès le lendemain sur Brood ; on ne tarda pas du reste à le relâcher. A cinq heures du soir, le drapeau jaune et noir fut planté sur la citadelle et salué de 101 coups de canon. Les musiques militaires jouèrent l’hymne national. Bosnaï-Séraï était désormais une ville autrichienne.
La journée du 19 avait coûté environ trois ou quatre cents morts et blessés à l’armée impériale ; on estime à plus du double les pertes subies par les Bosniaques. En outre, ceux-ci avaient laissé entre les mains de l’ennemi plus de cinquante canons, un million de cartouches, des provisions considérables de linges et de vêtements. Une proclamation du général en chef prescrivant de livrer sans délai et sous peine de mort toutes les armes détenues par les particuliers, fit affluer les fusils de tout calibre, les carabines de prix, les canardières et des armes de luxe aux crosses incrustées et aux canons ornés d’images gravées.
Le général Philippovic reçut plusieurs députations ; à tous il parla un langage très franc et très ferme, appuyant surtout sur son intention de pacifier le pays dans le plus bref délai possible. C’était là un engagement qui tirait à conséquence, car les bandes organisées qui avaient terrorisé Sérajewo, du 27 juillet au 19 août, n’avaient pas été détruites ; elles constituaient une petite armée de douze à quinze mille hommes qui campait à quelques lieues seulement de la capitale. La route d’étapes de Sérajewo à Brood était si peu sûre, que le feldzeugmeister crut devoir refuser à l’attaché militaire français à Constantinople, qui avait suivi tous ces événements, un laisser-passer pour rentrer seul à Brood. Notre compatriote a dû faire route avec un convoi militaire. A Doboy, la situation était la même et les musulmans fanatiques de la Croatie turque s’agitaient à la voix des muftis qui établirent leur siège dans la ville de Livno.
En Autriche-Hongrie les mesures prescrites par le ministère de la guerre reçurent leur exécution. La rapidité avec laquelle les corps furent mobilisés, témoigna de l’excellence de la nouvelle organisation militaire de la monarchie ; de toutes parts les réservistes accouraient au rendez-vous qui leur avait été assigné, pour être dirigés par wagon ou par bateau à vapeur sur la frontière croate, afin de faire partie de ce qui s’appellera désormais la seconde occupation.
Les premières troupes de renfort durent se joindre à celles du général Szapary ; elles arrivèrent juste à point, car l’insurrection, dans ces parages, prenait toutes les proportions d’une véritable campagne organisée selon toutes les lois de la guerre. L’ardeur du fanatisme était servie ici par des officiers expérimentés et des munitions en quantité suffisante.
Le problème du général Szapary consistait dans ceci : ne pas laisser les insurgés s’emparer du village de Doboy, dont la prise aurait entraîné la perte des lignes de communications. Aussi, pendant que le général en chef entrait victorieusement à Sérajewo, M. de Szapary luttait en véritable désespéré, pendant quatre jours, contre les masses venant à la fois de Tuzla et de Livno et dont l’audace fut stimulée par des succès partiels. Mais, dans la vingtième division, chaque soldat se rendait compte de l’importance de la tâche commune et tous secondèrent leur général. Les hauteurs environnant Doboy, Doboy même, furent transformées en redoutes, fortifiées avec art et défendues à outrance[3]. Les Bosniaques furent tenus à distance jusqu’à l’arrivée des renforts et alors les choses changèrent de face.
[3] Voir sur ces luttes, l’excellent ouvrage publié sur l’occupation de la Bosnie et de l’Herzégovine par l’état-major austro-hongrois.
On se battait également dans les environs de l’antique et pittoresque capitale de la Bosnie, à Travnik où le général duc de Wurtemberg s’était enfermé avec une garnison assez faible, la majeure partie de ses troupes étant partie pour le quartier général. Le duc soutint plusieurs combats heureux ; il fit même un assez grand nombre de prisonniers qui furent envoyés à Gradiska, en Croatie. Il allait se ressentir également d’une façon très heureuse des secours qu’on lui destinait.
La seconde occupation. — Échecs partiels des Autrichiens à Bihac. — Les combats autour de Dolovy. — La situation à Sérajewo. — La Romanja Planina. — Passage de la Save. — Marche sur Tuzla. — Occupation de Livno et de Zevornik. — La fin des hostilités.
La prise de la capitale n’avait nullement produit sur les Bosniaques l’effet qu’on était en droit d’espérer. Hadji-Loja, d’abord capturé à l’hôpital, avait réussi à s’échapper et il se trouvait à la tête de plus de 13,000 insurgés, qui campaient à proximité de Sérajewo dans des défilés inaccessibles. Obligé d’échelonner ses troupes sur le parcours de Brood à Sérajewo et d’en détacher un grand nombre pour accompagner et couvrir les convois, c’est à peine si le général en chef avait sous la main des forces assez nombreuses pour se maintenir dans la ville prise d’assaut et où couvait encore l’hostilité de toute la population musulmane. Il fallait payer d’audace et terrifier les insurgés qui seraient tentés de recourir de nouveau aux armes. La cour martiale siégeait en permanence ; un grand nombre de sentences de mort furent prononcées et exécutées séance tenante, avec toute la rapidité nécessaire pour frapper l’esprit des populations. La Turquie n’étant pas en guerre avec l’Autriche, et celle-ci occupant la Bosnie en vertu d’un mandat délivré par un congrès où la Porte était régulièrement représentée et dont elle devait accepter les décisions, les combattants bosniaques n’étaient pas considérés comme des belligérants ; ils étaient, aux yeux du général en chef, des rebelles qui, en commettant des actes d’hostilité, alors que l’état de guerre n’avait pas été proclamé, se plaçaient eux-mêmes hors du droit des gens. C’est là-dessus que se basait l’autorité militaire pour faire rechercher tous les chefs de la résistance armée et les individus coupables de meurtre et de pillage. Parmi les personnes arrêtées, il y avait aussi un iman, Hadji-Hafna, qui passait pour avoir organisé la résistance et poussé au combat tous ceux qui eussent préféré se rendre sans bataille.
Un traître, compatriote et coreligionnaire de l’iman, avait révélé sa retraite. Hadji-Hafna, un beau vieillard, solide comme un chêne, aux traits pleins de noblesse, et le visage encadré par une vénérable barbe blanche, fut immédiatement amené devant la cour martiale. Loin de nier, il se vanta d’avoir prêché la guerre sainte et d’avoir tué de sa main bon nombre d’ennemis. « Sans moi, dit-il aux juges militaires, vous entriez ici sans tirer un coup de fusil, sans perdre un seul de vos hommes. Le combat du 19, c’est mon œuvre. » Au cours des débats, il entra dans une telle fureur, il prit vis-à-vis des officiers une attitude tellement menaçante, que le président ordonna de l’enchaîner.
L’exécution eut lieu le soir même à la tombée de la nuit.
Un piquet d’infanterie escorta le condamné au gibet qui avait été dressé sur les bords de la Miljanka. Tout à coup, le délinquant rompt ses liens, s’élance sur un des soldats de l’escorte, lui arrache son fusil et fait feu sur l’officier qui commandait le détachement. Il fallut l’attacher très étroitement et le porter jusqu’au lieu du supplice. Quelle horrible chose que la guerre ! Quelques jours après, le général Philippovic fut averti d’un complot ayant pour but de brûler la ville et de massacrer la garnison à la faveur du tumulte. De nouvelles arrestations et d’autres exécutions eurent lieu. Un des condamnés, riche négociant, offrit jusqu’à 250,000 francs pour se racheter. Plus tard, un ordre de l’empereur mit un terme aux exécutions sommaires.
Elles ne suffisaient pas pourtant pour assurer la sécurité de la capitale. A périodes fixes, des rumeurs inquiétantes circulaient sur les intentions des insurgés qui avaient réussi à s’échapper le 19 août, en disant qu’ils étaient tout disposés à marcher sur la ville avec des forces supérieures et à s’emparer de la place. Afin de les tenir à distance et de donner de l’air à ses troupes, le général envoya une forte reconnaissance à 12 ou 15 kilomètres de la ville. Le brouillard fut tellement épais que la colonne s’égara dans un bois ; le guide jura ses grands dieux qu’il ne s’y reconnaissait plus. En effet, on n’y voyait pas à dix pas. On arriva, en se dirigeant avec la boussole, jusqu’au pied de la montagne Romanja Planina, sur laquelle étaient campés les insurgés. Prévenu aussitôt, le général en chef expédia le général Tegetthoff à la tête d’une brigade avec l’ordre précis d’enlever la position. L’attaque fut très vive ; les Bosniaques s’étaient retranchés dans un « han » à mi-côte et accablaient les assaillants de projectiles. Une charge furieuse à la baïonnette décida de la journée, et non sans avoir subi de fortes pertes, les braves troupes autrichiennes campèrent sur la Romanja Planina, où elles se hâtèrent de se retrancher. On put donc respirer plus tranquillement à Sérajewo où le général en chef organisait la municipalité et faisait procéder à la rentrée — en nature — de la dîme.
Tandis que les corps mobilisés étaient rassemblés en toute hâte, avec une grande précision qui faisait l’éloge de la nouvelle organisation autrichienne, plusieurs bandes de Bosniaques poussaient l’audace jusqu’à envahir le territoire hongrois dans les environs de Carlstadt. Ils exécutaient ainsi une menace qu’ils avaient adressée précédemment à leurs voisins du Banat : « Si vous venez chez nous, avaient dit les Bosniaques, nous irons vous trouver sur vos terres, nous brûlerons, nous massacrerons, nous pillerons tout. » En effet, des déprédations, qui rappelaient les razzias des Turcs dans les anciennes provinces de la frontière militaire, furent commises et les habitants manquaient d’armes pour se défendre. Cependant il suffit de l’arrivée de quelques compagnies et d’une distribution de fusils pour mettre un terme à ces actes de brigandage. Le général Szapary occupait toujours les lignes de Doboy. Ses troupes, composées du 35me et 61me de ligne, du 6me et 70me de la réserve et du 31me chasseurs, montrèrent un héroïsme inébranlable et ajoutèrent par leur courage de magnifiques fleurons à la couronne de lauriers de l’armée impériale. Pendant tout ce mois de septembre, ils repoussèrent des attaques furieuses de l’ennemi qui se renouvelaient plusieurs fois par semaine.
Ils avaient créé des retranchements qui méritèrent le nom de Plevna de Bosnie. Sans l’abnégation et l’esprit de sacrifice de ces troupes, la ligne de communication entre Brood et Sérajewo était coupée. Le général en chef était exposé à subir une véritable catastrophe. La défense de Doboy est un des plus beaux faits militaires du siècle. Elle rappelle plusieurs épisodes des guerres d’Algérie, sans exclure les défenses de Tlemcen et de Mazagran. Rien ne put diminuer la fermeté d’âme du général et la vaillance des soldats, ni les privations résultant de la difficulté d’approvisionnement, ni les intempéries de la saison, ni les échecs que la supériorité numérique infligeait parfois à leurs camarades chargés de prendre l’offensive, car enfin cette occupation était devenue une guerre tellement sérieuse, que les Bosniaques eurent à s’enorgueillir des quelques avantages remportés sur les généraux de l’Empereur.
Le plus maltraité fut le général Zach. Au commencement de septembre, il exécuta une marche forcée à la tête des deux régiments Arnoldi et Jellacic contre la place forte de Bihac. Celle-ci avait été très fortement retranchée et l’on y comptait 8 à 10,000 Bosniaques bien pourvus d’armes. Il fallut procéder à l’assaut ; il fut donné et coûta plus de 600 hommes morts et blessés aux Autrichiens ; mais les retranchements restèrent aux mains des assaillants, pas pour longtemps, car le lendemain, de nouvelles masses d’insurgés s’étant montrées, le général Zach dut évacuer la position et rallier, non sans efforts et non sans quelques pertes, le gros de l’armée.
Enfin, pour compléter le tableau, des tirailleurs bosniaques embusqués sur les bords de la Save canardaient tous les bateaux passant sur le fleuve ; on fut obligé de suspendre à peu près complètement la navigation. En même temps, une bande s’emparait par surprise des défilés de Maglay signalés comme dangereux par le prince Eugène de Savoie et fusillait à bout portant les conducteurs des malles-postes. L’inquiétude était grande à Vienne, les journaux les plus lus, qui, dès le début, s’étaient prononcés contre l’occupation, ne rassuraient guère le public. Le général en chef qui aurait voulu, en raison de la situation stratégique, et pour être en communication directe et non-interrompue avec Vienne, transférer le quartier général de Sérajewo à Brood, dut renoncer à ce projet pour ne pas faire croire à de véritables désastres, tandis qu’on se trouvait seulement en présence de difficultés considérables et d’échecs partiels qui allaient cesser par suite de l’arrivée des renforts.
La première opération qui montra l’arrivée sur le terrain de troupes fraîches et nombreuses fut le passage de la Save. Il s’agissait d’attaquer Tuzla et Zvornik (sur la frontière serbe) des deux côtés, par la Save et par la route de Doboy. Le passage, tenu soigneusement secret, eut lieu près de Samatz, tandis que des préparatifs faits vis-à-vis de la ville commerçante de Bertchka, le centre du commerce des prunes, laissaient prévoir une attaque de ce côté. En même temps les positions de Doboy recevaient des renforts très considérables. Alors, c’est-à-dire à partir du 15 septembre, les opérations furent très vigoureusement poussées et comme le général Philippovic l’avait déclaré publiquement, la pacification fut assurée pour le mois d’octobre. Il n’y eut même pas de grandes batailles livrées ; les insurgés s’étaient montrés entreprenants et belliqueux tant qu’ils se sentaient en nombre ; en présence des renforts, ils n’attendaient même pas l’ennemi. Le fameux mufti de Gorni-Tuzla qui tenait dans cette ville à la tête de 6,000 hommes et qui avait contraint tous les habitants valides, même les plus pacifiques, à prendre les armes, battit prudemment en retraite sur le territoire serbe, lorsqu’il s’aperçut que la position n’était plus tenable. Le général Waldstœtter put traverser sans coup férir et sans soutenir de combats sérieux l’espace compris entre Doboy et Tuzla ; il trouva tout le pays abandonné par les habitants musulmans. Il s’attendait à un combat acharné aux environs de Tuzla ; mais il ne rencontra pas plus de soldats ennemis que de fidèles musulmans. Après l’occupation de Tuzla, les Autrichiens poussèrent jusqu’à la frontière serbe et s’emparèrent de Zvornik dont les fortifications auraient pu permettre une longue résistance.
Le même jour presque, le duc de Wurtemberg, sortant de Trawnik, prenait l’offensive et se dirigeait sur Livno, résidence d’un mufti, à qui le canon dut parler. Après un bombardement de deux heures, la place fut rendue.
Vers le milieu d’octobre, il ne restait plus à faire reconnaître la bannière autrichienne que dans quelques districts montagneux de l’Herzégovine et dans le Sandschak de Novi-Bazar où 20,000 Albanais, envoyés par la redoutable ligue, dont les séides venaient justement de massacrer le muchir Mehemet-Ali, étaient attendus.
Dans le courant du mois d’octobre, une partie des réservistes rentra dans ses foyers et l’administration militaire put songer sérieusement à préparer l’hivernage de l’armée. La première condition était d’assurer l’approvisionnement des troupes, en créant des routes et autant que possible, des chemins de fer. Les propositions ne manquaient pas à ce sujet et on n’avait à Sérajewo que l’embarras du choix.
Hadji-Loja, le chef des insurgés, après avoir échappé une première fois aux troupes impériales, traqué par toute la contrée, fut appréhendé au corps pour la seconde fois. On le découvrit dans une cabane isolée. Sa blessure à la jambe se rouvrit, il ne put marcher, il fallut le hisser sur une voiture remplie de paille. C’est ainsi qu’il fut transporté à Brood, et qu’il traversa toute la Hongrie et une grande partie des pays héréditaires de l’Autriche. Partout dans les gares où le train devait passer, la foule des curieux se porta sur les quais, pour regarder de près ce grand musulman, haut de six pieds, qui avait l’air d’un superbe bandit, vêtu d’un long caftan et coiffé d’un gros turban, trompant la douleur que lui occasionnait sa blessure en fumant avec volupté les blondes cigarettes d’Orient. Hadji-Loja, chef avéré de l’insurrection, s’en tira à meilleur compte que ses compagnons pris sur le fait à Sérajewo et envoyés devant la cour martiale. Le conseil de guerre le condamna à mort, il est vrai, mais la clémence impériale réduisit cette peine à cinq années de prison.
Il subit cette peine avec l’indifférence des Orientaux, dans la forteresse de Josefstadt en Bohême. Quand il fut libéré, il partit pour La Mecque où l’ex-insurgé passe son temps en adoration devant le tombeau du Prophète. Hadji-Loja a reconnu que dans la Bosnie complètement pacifiée, vivant calme et heureuse sous l’égide d’une administration forte et paternelle, il n’y avait plus de place pour un homme de sa trempe.
De Solvay à Gorni-Tuzla. — Une ville industrielle à ses débuts. — Mines de charbon. — Briqueteries et salines. — La population de Tuzla. — Les Tziganes à demeure fixe. — Un enlèvement suivi de duel à mort. — La poste de Tuzla à Bercka. — Le commerce des prunes. — Voyage de Briska à Belgrade. — Visites diplomatiques.
On ne se lasse pas d’admirer la belle, la superbe nature en Bosnie. On éprouve un plaisir d’autant plus vif à l’aspect de ces sites si pittoresques, que la jouissance est inattendue et que le voyageur ne croyait pas retrouver ici, en Orient, les magnifiques vues alpestres de la Suisse. Lorsque la Bosnie sera mieux connue, lorsque l’administration actuelle aura complété son œuvre de civilisation, nul doute que les touristes n’affluent dans ces belles contrées, et avec les touristes, membres de clubs alpins et autres, les chasseurs et les baigneurs. Les eaux thermales, en effet, abondent dans le pays, et grâce à la sollicitude du ministre, M. de Kallay, elles ont été examinées par des hommes de l’art, qui tous se sont prononcés dans le sens le plus favorable.
Il s’agit maintenant d’organiser l’exploitation de ces thermes afin d’attirer la clientèle. Le gouvernement, qui sait fort bien que dans un pays aussi neuf tout doit émaner de son initiative, a pris sagement les devants et il procède en ce moment à l’installation des bains d’Illitz, à quelques kilomètres de Sérajewo et à peu de distance des sources de la Bosna. Le site est des plus charmants et la promenade de Sérajewo à Illitz est, par les belles soirées ou les matinées, mouillées de rosée du printemps et de l’automne, tout simplement délicieuse. On suit d’abord la belle route de Sérajewo à Mostar dont l’administration austro-hongroise a doté le pays. Elle court vers les hautes montagnes dont les crêtes verdoyantes, couronnées de neige, ferment l’horizon au milieu des champs qu’une colonie d’agriculteurs serbes et bulgares cultivent à souhait. Des maisons villageoises, bâties en pierre et très cossues, ornent le paysage. Une villa d’une construction tout à fait originale, bâtie tout en vitres comme la maison de verre de l’antiquité, attire les regards du voyageur. — Cette belle maison manque d’habitants. Il y a plus de dix ans que les propriétaires sont partis et l’on ne sait à qui s’adresser pour louer. Des groupes de paysans serbes en costume de gala très pittoresque — si c’est un dimanche — passent en chantant. Les filles sont fort jolies et folâtrent d’une façon câline et gracieuse avec leurs cavaliers champêtres qui portent des costumes également fort pittoresques. Puis on quitte la grande route de Mostar pour gagner, par un chemin de traverse, le pont de bois jeté sur la Bosna, toute mince, ressemblant à un maigre filet d’eau, mais arrosant déjà de fort belles prairies et des rivages plantés d’arbres qui invitent à la méditation et à la pêche à la ligne.
Un cafetier turc a installé son établissement sur le bord de l’eau, tout comme à Asnières ou à Meudon. Cette installation se compose d’un kiosque avec parois vitrées et de tables et bancs placés en plein air sur l’herbe. Les clients n’y manquent point en été ; ils seront certainement encore plus nombreux lorsque l’hôtel de l’établissement balnéaire d’Illitz aura été inauguré. Cela ne saurait tarder, car, lorsque je visitai les travaux de construction en compagnie du très actif et très spirituel baron Kutschera, haut fonctionnaire de l’administration civile, ces ouvrages étaient très avancés. Il était permis de supposer que l’hôtel et les bains qui existaient déjà à l’état rudimentaire seraient installés avec tout le confort désirable.
A six kilomètres d’Illitz, nous trouverons les sources de la Bosna qui s’échappe d’un lit de rocailles pour commencer sa course capricieuse et vagabonde. La promenade jusqu’à ces sources est le complément obligé et très agréable d’une visite aux bains d’Illitz.
Le chemin de fer, qui par un embranchement se dirige de Doboy sur Siminhan, a été construit en moins d’une année. Commencée en mai 1885, la ligne a été inaugurée au mois d’avril 1886 en présence de M. de Kallay et de nombreux invités dont beaucoup appartenaient à la presse viennoise et magyare. Le parcours comprend soixante-sept kilomètres dans un pays tout à fait montagneux. La principale ville desservie par cet embranchement est la cité industrieuse de Gorni-Tuzla. Durant l’occupation, Tuzla fut très souvent citée comme étant le centre de la résistance des Bosniaques dans le nord du pays. Aujourd’hui, grâce aux établissements manufacturiers qui s’y trouvent, Tuzla jouit d’une renommée plus pacifique et plus enviable.
Le paysage au départ de Doboy est des plus pittoresques. Voici d’un côté des rochers calcaires très élevés, très crevassés et d’un aspect assez effrayant. Les rochers s’entr’ouvrent pourtant : il faut qu’ils laissent le passage libre à la belle route carrossable de Doboy à Tuzla, que le génie autrichien a creusée — un travail digne des Romains. Sur la droite, une petite rivière aux eaux très vivaces, la Spreca, déroule ses flots argentés. Le cours de cette rivière la conduit au milieu des plus hauts escarpements de rochers, elle disparaît dans des défilés pour reparaître encore plus tumultueuse et disparaître de nouveau.
Puis à Supolhoje le décor change : aux montagnes d’aspect romanesque succèdent des vallons bien cultivés et pouvant nourrir largement la population environnante des chrétiens et des musulmans qui habitent les maisons bâties en amphithéâtre de Supolhoje, de Stephanpolje et de Gracanica. Cette dernière localité, dont l’importance a considérablement augmenté depuis l’occupation, se trouve à une demi-heure environ de la voie ferrée. On y parvient par une route bien construite qui conduit directement de Maglay à Gracanica.
Ici nous entrons dans la forêt, la forêt profonde et magnifique dont les chênes trois fois séculaires ne tarderont pas sans doute à tomber sous la hache du bûcheron, car le développement de l’industrie manufacturière dont Gorni-Tuzla est le centre exigera des bois de construction et de fortes quantités de combustible. Après avoir été l’embellissement du paysage, les forêts de cette région, les chênes de Tuzla contribueront à la prospérité du pays.
A une vingtaine de kilomètres de Gorni-Tuzla, le chemin de fer cesse de suivre le cours capricieux de la Spreca, mais il ne tarde pas à côtoyer la Jala dont les eaux ont une couleur verte des plus réjouissantes à l’œil. C’est une rivière de Virgile, celle-là, et non un torrent impétueux. Son susurrement pourrait inspirer des églogues et des odes à la nature. Les monts Ozren et les monts Majeciva se profilent au loin.
Nous entrons dans la région industrielle. Voici une halte qui porte le nom significatif de « Kohlen Grube » (mine à charbon). Pas de village, un baraquement servant de gare et quelques huttes. Mais on aperçoit au loin les hauts-fourneaux de la mine, qu’un petit embranchement réunit à la voie ferrée. Ces mines de charbon, très productives et qui entre autres approvisionnent de combustible le chemin de fer de la Bosna, sont exploitées par le gouvernement qui y a installé les procédés les plus modernes et les plus rationnels. On vante beaucoup la qualité des produits ; quant à la quantité, elle est déjà considérable, mais elle ne saurait que gagner encore et devenir plus tard un objet d’exportation.
Encore quelques tours de roue et la locomotive s’arrête devant un autre établissement également gouvernemental : une grande briqueterie. De là à Gorni-Tuzla il n’y a plus que quelques minutes. On arrive ainsi au terme d’un voyage qui offre tous les agréments d’une promenade à travers un paysage aussi splendide que varié.
Tuzla, qui doit son nom aux gisements de sel (en turc, tuz), est une ville dont la population offre un mélange très bigarré de races. Il y a des Turcs, des Grecs, des Serbes, des Monténégrins, des Croates, des Bulgares et des Tziganes. Chaque nationalité habite des constructions élevées à sa guise, selon des règles particulières, conformément aux convenances, aux conditions, aux instincts des individus, sans se préoccuper de l’ensemble architectural. Ce n’est pas tout à fait un tort, au moins au point de vue pittoresque. Le contraste est très vif, par exemple, entre quelques grandes et belles maisons construites par des Serbes riches ou par la municipalité (je citerai entre autres l’école commerciale, qui ne déparerait pas le groupe scolaire d’un chef-lieu de département), et les misérables huttes qu’habitent les Tziganes. Les maisons des Bulgares et des Serbes moins aisés offrent cette particularité que les étables sont situées sur le devant, aussi en arrivant on est salué par les mugissements des vaches, les gloussements des dindes et surtout le grognement des porcs. La légende de saint Antoine doit être fort répandue et très en honneur dans les pays slaves, car l’animal nourricier y est réellement le compagnon de l’homme. En pénétrant dans ces maisons — par l’écurie — on est réellement surpris de la propreté et de la bonne tenue qui y règnent. C’est que les femmes serbes sont d’excellentes ménagères qui mettent leur amour-propre, comme les Hollandaises, à avoir un intérieur d’aspect réjouissant. Les pieds nus, la chevelure dissimulée sous un serre-tête, vêtue d’une étoffe de cotonnade un peu criarde, la femme serbe va et vient toute la journée, lavant, fourbissant, astiquant son modeste mobilier — quelquefois la cigarette à la bouche. Le premier luxe des Serbes aisés, c’est d’avoir un jardin de roses devant leur maisonnette ; dans la saison, on en offre aux visiteurs, en même temps que le café noir et le tabac blond.
Les Tziganes de Tuzla offrent une particularité, c’est-à-dire une exception : ce ne sont pas des nomades, comme leurs congénères, et ils n’habitent pas sous la tente. Il est vrai que les cabanes du quartier de ces bohémiens ne valent guère mieux, mais ils constituent un domicile fixe. L’administration autrichienne est très fière d’avoir obtenu ce résultat en domptant les habitudes invétérées de ces vagabonds. Il s’agit seulement de les préserver du mauvais contact du dehors et d’empêcher que les masures du quartier tzigane ne servent de refuge aux vagabonds et de lieu de recel pour les objets dérobés. Aussi la police se fait très sévèrement à Tuzla. Nul ne peut franchir le seuil de la gare pour entrer dans la ville s’il n’a exhibé ses papiers parfaitement en règle.
Le commissaire de police chargé de cette surveillance m’expliqua que les Tziganes n’étaient pas à redouter seuls : l’ouverture récente du railway avait attiré à Tuzla une foule de gens sans aveu arrivant de Hongrie et du Banat. Beaucoup avaient maille à partir avec les autorités du pays. D’autre part, les nombreux ouvriers étrangers, attirés par les travaux des charbonnages et des mines de sel, demandaient aussi à être contrôlés.
Il est vrai que, grâce à ces précautions, la sécurité dont on jouit dans cette nouvelle cité est parfaite.
Les Tziganes de Tuzla sont musulmans, ils portent le costume turc, la plupart du temps, il est vrai, en loques, et ils observent rigoureusement aussi les préceptes de la loi de Mahomet, sauf, disons-le, certaines infractions au chapitre des spiritueux. Ils aiment la société et se réunissent, pendant de longues heures, jusque bien avant dans la soirée, dans des petits cafés, grands comme une chambrette d’étudiant, dont le luxe consiste en nattes étendues par terre, mais où les consommateurs paraissent goûter avec plaisir la bouillie noire qu’on leur sert et s’amusent beaucoup à différents jeux. Dans un coin, un bohémien mélomane pince de la tamboura, la guitare nationale, en chantant quelque étrange mélopée, chant de guerre ou chant d’amour.
Parfois, pendant le Ramazan surtout, des danses s’organisent le soir dans les rues étroites, mais les hommes seuls y prennent part. C’est une danse qui tient à la fois du kolo serbe (sorte de farandole) et du tsardas des Hongrois.
Les Tziganes y mettent un entrain épileptique ; les sauts en l’air, les contorsions, les déhanchements auxquels ils se livrent sont dignes d’acrobates les plus délurés. C’est la véritable sarabande macabre, et on dirait que les membres des danseurs vont craquer et que leurs os s’entre-choquent sous leur peau. Assurément un bal en plein air, que se donnent à eux-mêmes les Tziganes de Tuzla, est un spectacle digne de tenter la palette d’un peintre de genre, comme tant de tableaux que l’on voit en Bosnie et qui mériteraient d’être fixés par le pinceau.
Tuzla n’est pas seulement important par les charbonnages et les briqueteries. Les salines, auxquelles la ville doit son nom, sont exploitées aujourd’hui selon toutes les règles, par le gouvernement ; le produit augmente dans des proportions très considérables et entre pour un chiffre important dans le budget des recettes des pays occupés.
L’installation des « salines » qui se trouvent à Siminhan a été commencée en 1884 et achevée en 1885 ; il est déjà question d’exploiter deux nouveaux gisements découverts tout récemment.
En outre Gorni-Tuzla est le centre du commerce des bestiaux de toute la contrée ; les foires qui ont lieu, surtout en hiver, y sont très animées, et l’on y vient de fort loin pour acheter de beaux chevaux et du gros bétail qui se distingue très avantageusement, par sa performance, des bœufs et vaches par trop amaigris et mal soignés que l’on rencontre dans l’intérieur du pays.
Tous ces éléments donnent à Tuzla un attrait particulier ; on y sent, sous des dehors assez tranquilles et conformes à la passivité musulmane, une activité qui permet de concevoir les meilleures espérances pour l’avenir. Les fonctionnaires chargés de l’administration de Tuzla s’efforcent d’ailleurs de stimuler ce développement, et l’initiateur de l’industrie tuzlienne, M. de Kallay, compte ici des collaborateurs dévoués qui ont, comme leur chef, foi dans leur œuvre. Le président du district, M. Vukovitsch, administre la contrée et surveille avec compétence les différentes industries. Ses occupations ne l’empêchent pas de recevoir avec beaucoup de bonne grâce les voyageurs désireux de connaître le pays et de se rendre compte de ses ressources.
Le bourgmestre de Tuzla est un Serbe qui n’a pas quitté le costume pittoresque de sa nationalité, il conduit les affaires de la ville avec beaucoup de rondeur et de bonne humeur. J’ai dit que la ville avait construit une école supérieure de commerce — le plus coquet bâtiment de Tuzla. Il y a plus de quarante élèves turcs et chrétiens qui y reçoivent la même éducation que dans les meilleures Realschulen de Vienne ou de Pesth. Dans cette partie de la Bosnie, la cause de l’instruction est tout à fait populaire ; les municipalités, les corporations, les particuliers, tous s’y intéressent et sont disposés à faire des sacrifices pour la jeune génération.
Les distractions font encore défaut à Tuzla ; ce n’est aujourd’hui qu’une cité du travail. Les fonctionnaires et officiers non mariés se réunissent le soir dans un hôtel décoré du nom de « Casino » qui, sous des apparences extérieures fort modestes, offre cependant au voyageur un gîte convenable et propre, et aux consommateurs une nourriture très suffisante de qualité. Ces causeries qui délassent des labeurs de la journée, se prolongent bien avant dans la nuit, surtout lorsqu’un événement quelconque y donne matière. Pendant mon séjour, toute la ville venait d’être bouleversée par une tragédie dont les auteurs étaient connus de tout le monde.
Voici cet événement romanesque qui certainement eût causé grand bruit à Paris ; c’est d’ailleurs plutôt un événement parisien que… bosniaque.
Deux fonctionnaires occupant des positions assez élevées étaient liés d’une étroite amitié. L’un, M. de W., le fils d’un des plus opulents banquiers de Vienne, avait eu une jeunesse assez orageuse. Sportsman et grand coureur de ruelles, il avait très fortement écorné son patrimoine sur le turf et dans les coulisses des théâtres. Sa famille le décida, pour se ranger, à accepter un emploi dans l’administration des pays occupés. Très intelligent et ayant l’amour de sa nouvelle profession, il rendit des services et obtint un avancement mérité. C’est alors qu’il fit la connaissance à Tuzla d’un collègue, gentilhomme hongrois et officier de cavalerie du cadre de réserve. M. de B. aimait une fort belle jeune fille appartenant à une famille serbe du Banat.
Les parents s’opposaient absolument au mariage de la demoiselle avec l’officier. Celui-ci conta ses peines à M. de W., son nouvel ami, et lui demanda conseil.
— Il faut enlever ta fiancée, dit résolument M. de W…, en songeant à ses aventures d’autrefois.
L’avis était bon, paraît-il, puisqu’il fut suivi. M. de W. ne se borna pas à conseiller son ami, il l’assista de toutes façons et c’est lui qui conduisit la voiture qui servit aux amoureux fugitifs à franchir la frontière.
Lorsque M. de B. épousa la demoiselle enlevée, dans l’église grecque de Tuzla, W. l’assista encore comme second, puis il devint l’ami de la maison, et enfin l’amant.
M. de B. qui avait des soupçons, mais ne croyait pas que les choses étaient aussi avancées, exposa ses angoisses conjugales à ses chefs hiérarchiques. Il en résulta un déplacement. M. de W. fut envoyé à Banjaluka, tandis que M. et Mme de B. restèrent à Tuzla. Le mari croyait que, la distance aidant, tout péril était écarté. Il se trompait gravement.
Par une belle matinée de juin, Mme de B. sortit de chez elle pour rendre visite à quelques dames turques, c’est du moins le motif qu’elle donna à son mari. En réalité, elle fit le tour de la ville, s’engagea sur la route de Doboy, et courut jusqu’à la briqueterie. Derrière un mur attendait une voiture attelée de quatre chevaux très vifs ; un homme de haute taille, armé jusqu’aux dents et enveloppé d’un grand manteau rouge comme les Turcs en portent en voyage, se tenait à la portière. Trois ou quatre cavaliers également armés semblaient former l’escorte de la voiture. Mme de B. s’élança dans le véhicule à côté de son amant (l’homme au manteau rouge était M. de W.) qui l’enlevait, — cette fois pour son propre compte. Mais un employé de la briqueterie avait assisté à l’équipée et reconnu les fugitifs. M. de B. prévenu se met à leur poursuite, mais les chevaux du ravisseur volaient comme le vent. Des gendarmes, à qui ce véhicule emporté sur des ailes et entouré d’hommes en armes inspire des soupçons, ordonnent que l’on s’arrête. M. de W. excipe de sa qualité de fonctionnaire de l’État ; il montre son sauf-conduit, délivré par lui-même, et les gendarmes se retirent en saluant.
Il ne restait plus à M. de B., le mari outragé, qu’à envoyer par le télégraphe une provocation à son ex-intime qui en effet était rentré à Banjaluka avec sa proie, complaisante d’ailleurs. Le cartel fut accepté par M. de W. C’était, nous l’avons dit, un gentleman accompli, et rendez-vous fut pris à Doboy, chacun des combattants ayant la moitié de la route à faire. M. de W… arriva le premier avec ses témoins. Ces messieurs déjeunèrent au petit buffet de la gare, ils paraissaient fort gais et faisaient des projets pour la soirée. Une heure plus tard le cadavre de M. de W…, percé d’une balle à l’endroit du cœur, gisait au milieu d’une clairière. La balle du mari avait déterminé la mort foudroyante. M. de W… était âgé de trente-trois ans environ.
A cause de la notoriété de la famille et des sympathies personnelles qu’il avait su se concilier, l’affaire fit beaucoup de bruit, même à Vienne. A Tuzla, les uns ou plutôt les unes, c’est-à-dire les dames, prenaient le parti de l’infortuné Don Juan ; les autres considéraient l’issue désastreuse du duel comme un véritable jugement de Dieu. Au milieu de la tourmente, la belle Hélène serbe, qui avait mis aux prises ce Ménélas et ce Pâris, disparut.
Il y a quelques années, les habitants de Tuzla avaient d’autres préoccupations que les duels entre amants et maris, et d’autres sujets de récits pendant la veillée. La lutte fut, comme nous l’avons vu, des plus vives dans ces parages, et ils ne furent conquis qu’au prix de grands efforts et de sacrifices meurtriers. La vigilance des Muftis eut pour épilogue, pendant quelques années, un brigandaggio organisé par d’anciens chefs de bandes, qui n’avaient pu se décider à poser les armes.
Ils préféraient continuer la campagne pour leur compte. La route de Tuzla à Bercka, ville très commerçante sur les bords de la Save, n’était alors rien moins que sûre, et les voyageurs ne s’y hasardaient qu’en troupes, et la plupart du temps sous l’escorte d’une patrouille. Les forêts très profondes que l’on traverse pour aller d’une ville à l’autre servaient d’excellents repaires aux brigands.
L’un de ces héros de grand chemin est resté légendaire, et on racontera encore pendant longtemps ses exploits. Ce Fra-Diavolo bosniaque était non pas un Turc, mais un Serbe de la principauté, connu sous le nom de Milan. Il avait, paraît-il, guerroyé contre les Turcs, sous le général Tschernayeff, en 1876, mais le métier ne lui disait guère ; il avait déserté avec armes et bagages sur le territoire bosniaque, et, à la faveur de l’anarchie qui y régnait alors, il avait pu tenter quelques détroussements avec plein succès.
Il volait obscurément, jusqu’après l’occupation. Il réunit alors une cinquantaine de « mauvais garçons », résolus à tout et ne craignant ni Dieu ni diable, ni la fusillade ni la potence.
La bande était on ne peut mieux organisée. Il ne passait pas un convoi quelque peu important sur la route de Bercka, pas un voyageur susceptible d’avoir dans sa ceinture un viatique monnayé assez rond, sans que Milan le sût, et prît ses mesures en conséquence. Il ne tuait pas, du moins quand on s’exécutait de bonne volonté ; mais l’argent, les bijoux, les valeurs de tous ceux qui s’aventuraient alors sur cette route couraient bien des risques. Parfois cependant il se laissait attendrir ; quand ses informateurs s’étaient trompés, et que les gens dépouillés étaient vraiment de pauvres diables, il leur faisait restituer les quelques écus que ses hommes avaient pris. On m’a montré à Tuzla un ouvrier horloger qui, complètement dépouillé d’abord, avait exposé au brigand en chef dans quelle position il allait se trouver, ne pouvant sans un sou vaillant aller à Bercka, et retourner à Tuzla. « Combien t’a-t-on pris, demanda Milan. — Une douzaine de florins, répondit l’ouvrier. — Qu’est-ce que tu aurais fait de cela, fit Milan ? Je vais te faire donner trente florins. » L’ouvrier voulut protester contre ce cadeau venant d’une telle origine, mais un regard lui indiqua que toute opposition, étant donné les circonstances, serait intempestive. Mais cela c’étaient les fioritures, les hors-d’œuvre du métier. La vérité est que Milan et ses acolytes ravageaient la contrée, et rendaient tout commerce impossible.
La nature du terrain, le voisinage de la Serbie, la complicité forcée des habitants, qui tremblaient de payer de leur vie la moindre indication aux autorités, assurèrent pendant assez longtemps l’impunité aux brigands. Ils s’enhardissaient de plus en plus, et Milan exécutait de véritables bravades. Un jour, il s’en vint avec son lieutenant Stolojan « le Bègue » tout bonnement à Bercka. Ils étaient vêtus tous deux comme des chasseurs, et avaient la carabine sur l’épaule. Ils s’en allèrent droit au presbytère, et montèrent jusqu’à la chambre du curé, qui allait se mettre à table. Stolojan resta sur le seuil de la porte, la main sur la gâchette du fusil. Le chef-brigand s’avança vers le curé : « Je suis Milan, fit-il, et je viens dîner avec toi. »
Le curé voulut faire un mouvement, mais sur un signe du Capitaine, Stolojan le mit en joue. « Voyons, pas de cérémonies, mon révérend ! reprit le bandit, je me contenterai de ton ordinaire ; vous autres ecclésiastiques, vous vous nourrissez bien le dimanche, sans oublier les jours de la semaine ; à une condition cependant, c’est que tu enverras ta cuisinière chercher quelques flacons de derrière les fagots, pour ton cousin Ignace, qui est venu te voir avec un pays. Toute autre explication donnée à ta servante, ou à qui que ce soit pouvant survenir, aurait des conséquences fâcheuses. Donne tes ordres et dis ton bénédicité, mon ami abaissera son arme. »
Avec tout l’opportunisme que les serviteurs du Seigneur savent pratiquer dans les circonstances décisives de la vie, le curé se soumit, la servante apporta des bouteilles auxquelles le cousin Ignace fit largement honneur, tandis que l’ami, en sentinelle à la même place, ne lâchait pas un instant son arme menaçante. Le repas terminé, le brigand pria le curé de lui livrer les clefs de la caisse ; l’ecclésiastique remit à Milan une vingtaine de florins, en jurant que c’était tout ce qu’il possédait.
— C’est possible, fit froidement Milan, mais tu as eu depuis hier trois cents florins appartenant à la communauté des franciscains. — Y penses-tu, avisa le révérend, de l’argent qui m’a été confié, qui ne m’appartient pas, que je serai forcé de rendre !
— Ah ! voilà qui m’est égal ! s’écria Milan, donne cet argent ou je brise toutes tes armoires pour voir où tu l’as caché, et si je ne le trouve pas je te casse la tête par-dessus le marché.
Stolojan avait de nouveau mis son arme en joue, et il fallut bien s’exécuter et remettre les trois cents florins. Après quoi Milan demanda respectueusement au curé de le bénir, et se retira suivi de son fidèle compagnon.
C’est pourtant ce même Stolojan qui mit un terme aux exploits de son patron. L’autorité militaire pourchassait activement les brigands ; la bande avait été décimée dans plusieurs rencontres, et quelques bandits capturés avaient été exécutés sommairement. Des peines draconiennes, mais les seules efficaces, avaient été édictées contre ceux qui donneraient asile à Milan et à ses compagnons. L’aubergiste d’un han et ses domestiques furent pendus pour avoir laissé le chef de brigands et plusieurs de ses aides séjourner sous le toit de cette auberge, sans prévenir la gendarmerie. En outre une prime de trois cents ducats — une fortune dans ce pays-là — avait été promise à quiconque s’emparerait du redouté Milan. Ce fut ce gain qui séduisit Stolojan. Un jour que son chef reposait dans une grotte, le lieutenant, après une courte lutte avec ce qu’il appelait sa conscience, lutte très curieuse à étudier pour un psychologue, vainquit ses scrupules ; il tira son handjar et trancha la tête du brigand redouté.
Cette exécution achevée, Stolojan se préoccupa d’en tirer profit. Il mit la tête dans un mouchoir, et la porta toute sanglante au prochain poste de gendarmerie, réclamant le salaire promis.
A la vue de la tête fraîchement coupée du brigand, le chef du poste refusa d’en croire ses yeux. L’on s’était refusé à admettre la possibilité de la capture de l’insaisissable Milan. Stolojan et la tête du brigand furent envoyés sous bonne escorte à Tuzla ; le préfet reconnut l’identité, mais au lieu de payer la prime, il fit coffrer le lieutenant meurtrier de son capitaine. Stolojan ne resta pas longtemps sous les verrous. Employé à une corvée quelconque, il sut escamoter la clef des champs ; on assure que l’autorité autrichienne, esclave de sa promesse, avait singulièrement facilité cette évasion, et que le sous-bandit partit lesté des 300 ducats promis. C’est ainsi que périt le dernier des grands brigands de la Bosnie. Quelque temps auparavant, ce même Milan Nikolitsch, assassiné misérablement et livré par un acolyte, s’était échappé d’une maison en flammes, assiégée par plus de cent soldats.
La route de Tuzla à Bercka est une véritable merveille d’art. Le génie de l’armée austro-hongroise s’est joué de toutes les difficultés, de tous les obstacles accumulés par la nature pour entraver le travail humain. Les vaillants pionniers ont triomphé de tout.
La poste qui dessert cette route, est entièrement militaire ; les voitures sont des fourgons bien suspendus et protégés contre les rafales du vent et les ardeurs du soleil par d’épais rideaux de toile. Un feldwebel qui fait aussi l’office de vaguemestre est assis sur le siège, à côté du cocher ; un chasseur, la baïonnette au fusil, se tient sur un strapontin, à l’arrière du véhicule. Les chevaux, des animaux de la remonte, détalent au grand trot ; on côtoie d’abord la ligne du chemin de fer prolongée jusqu’à la saline de Siminhan. Voici les bâtiments principaux de l’entreprise ; le nom de l’empereur régnant s’y détache en grosses lettres, la principale saline est placée, en effet, sous l’invocation du monarque. Malgré l’heure très matinale, on y travaille activement.
Un officier qui part pour la chasse en Esclavonie, et dont l’attirail de Nemrod occupe la plus grande partie des banquettes, me montre l’emplacement où va bientôt s’élever une verrerie, la première qu’on aura vue en Bosnie. Les pronostics des hommes spéciaux sont très favorables à l’établissement de cette industrie.
A partir de Gorni-Tuzla, village musulman assez considérable, nous entrons dans le paysage alpestre, et la route a un aspect des plus mouvementés et des plus pittoresques. On pénètre de nouveau sous les halliers profonds et mystérieux. Partout dans la forêt se dressent des rochers qui profilent jusqu’au ciel leurs parois gigantesques ; des petits ponts en bois établis d’une façon très rudimentaire, et que la première crue pourrait emporter, nous font enjamber des torrents tout à fait à sec l’été, mais assez impétueux en automne, après les pluies, ou au printemps, à la fonte des neiges. Dans ces forêts, au milieu des taillis, s’élèvent quelques cabanes, des masures basses, d’aspect misérable. Les seules constructions solides et d’une certaine apparence sont les blockhaus où logent les gendarmes, et qui servent à la fois d’habitations et, en cas d’attaque, de fortins abrités de grands murs crénelés. Les gendarmes s’y sont installés en famille (le brigadier est parfois marié), et l’intérieur de ces postes d’enfants perdus ne manque pas d’un certain confort — relatif et tout militaire. Ne faut-il pas que ces braves gens puissent se restaurer et se reposer après de fatigantes patrouilles, après avoir grimpé au sommet des montagnes et traversé des terres vraiment sauvages, n’offrant aucune ressource ? Rassurons le voyageur. Pas plus ici que sur les autres routes de la Bosnie parcourues par la poste impériale, il ne risque de périr d’inanition, ou de coucher à la belle étoile, en cas d’accident ou d’événement imprévu. Il existe à chaque relai des cantiniers, gens actifs et spéculant juste, qui ont installé dans la cabane la plus vaste, ou plutôt la moins petite entre toutes, des restaurants dont le menu sans prétention, servi sur des nappes propres, et arrosé de vin de Hongrie, mérite toute la reconnaissance des voyageurs affamés. Dans une seconde pièce, on trouve des lits convenables auxquels on peut se confier sans crainte. L’autorité veille, du reste, à ce que le passant ne soit pas écorché. C’est dans une de ces cantines que nous déjeunâmes, tandis que l’on changeait les chevaux.
Le fourgon gravit une pente assez raide ; nous sommes toujours en forêt ; des oiseaux de proie variés tournoient autour des grands arbres ; aigles, vautours, cormorans, cherchent leur pâture. La faim aidant, ils s’enhardissent et fondent jusque sur les chevreuils qui gambadent sous bois. On aperçoit le squelette d’un de ces gracieux animaux, dévoré par les oiseaux avec autant d’entrain qu’une réunion de convives banquetant en l’honneur d’un anniversaire quelconque.
A une heure de Bercka environ, la forêt s’écarte, nous voici maintenant sur un plateau ; — des bouquets d’arbres, des bouleaux donnent ici au paysage une teinte bien différente de la nature alpestre de tout à l’heure ; on se croirait presque aux environs de Paris. Le temps est gris et triste ; une pluie persistante et glaciale pourrait faire supposer que nous sommes en novembre et non en juin. Un brouillard opiniâtre indique, là-bas au fond, la présence de la Save. Le grand clocher de l’église de Bercka apparaît lointain et moqueur ; car il semble qu’on l’a à portée de la main, lorsque, au contraire, il se perd comme une fata morgana. Nous roulons plus d’une heure, les yeux fixés sur ce clocher ; puis la route finit comme toutes choses en ce monde, et le fourgon s’engage dans une rue interminable qui descend en pente, mal pavée comme toutes les cités turques, assez large, du reste, et bordée des deux côtés de boutiques où l’on achète toutes sortes de marchandises, mais surtout des cotonnades et des victuailles. Les marchands, même les musulmans, ont ici une apparence plus active et moins fataliste que dans les autres villes orientales. On jurerait qu’ils ont déjà appris quelque chose des occidentaux auxquels ils se frottent ; ils font quelques pas au-devant du client, et n’attendent plus que celui-ci vienne à eux. Turcs et chrétiens semblent du reste s’entendre à merveille.
Bercka est la métropole des pruneaux. Ce que l’on y débite de ces fruits secs est incalculable. On parle de 200,000 quintaux par an. Les courtiers des maisons de Bercka parcourent le pays en tout sens, achetant sur pied les récoltes entières. On calcule le prix de la vente sur les probabilités de la moisson future dans les autres pays à prunes. Si l’année se présente bien dans le midi de la France, il y a baisse sur les pruneaux de Bosnie ; au contraire, si les pronostics sont mauvais pour la récolte dans les environs d’Agen et dans les clos du Tourangeau, les propriétaires bosniaques sont maîtres de leur prix, la concurrence n’est pas à craindre. En septembre et octobre, Bercka présente une animation tout à fait extraordinaire. Il vient des acheteurs même d’Amérique ! La Save, qui baigne la ville d’un côté, et de l’autre arrose les bords broussailleux du pays slavon, est chargée de barques, de bateaux, de chalands de toute espèce, et tous sont remplis du fruit savoureux, mais laxatif, qui fait la richesse de la région. On cite des fortunes colossales, pour le pays, qui ont été fondées et qui sont alimentées par ce commerce.
Bercka doit à la présence de ces capitalistes un air de prospérité et de propreté qui réjouit le voyageur ; les mœurs y sont cordiales et on possède le culte des relations mondaines. C’est du moins ce que j’étais en droit de conclure quand je vis toute la population distinguée se porter au débarcadère des bateaux à vapeur de la compagnie de navigation autrichienne, pour saluer un fonctionnaire nouvellement marié et qui ramenait sa femme. La bande des amis était précédée d’un orchestre qui fit entendre, fort bien ma foi, des airs de circonstance — et autres. Après avoir fait ainsi la conduite aux nouveaux époux, les musiciens organisèrent une sérénade dont les accords s’entendaient encore à l’aube.
La Save met Bercka en communication directe et permanente avec Belgrade d’une part et Gradiska de l’autre. Le trajet n’est pas des plus pittoresques ; il s’effectue rapidement et l’on n’est pas trop mal à bord des steamboats de la compagnie de la Save. De Gradiska, on gagne facilement Banjaluka, une des villes turques les plus curieuses. C’était autrefois un repaire de fanatiques musulmans dont les actes de foi, assez semblables à ceux de l’inquisition espagnole, ont souvent retenti dans l’histoire du pays. Pendant la première période de l’occupation, les Turcs de Banjaluka nécessitèrent, de la part du général commandant les troupes impériales, une surveillance active et incessante qui n’empêcha nullement, d’ailleurs, un soulèvement assez vif qui dura deux jours, comme nous l’avons dit. Aujourd’hui, l’ardeur belliqueuse des begs de Banjaluka et de leurs satellites s’est calmée ; ils sont devenus des négociants qui joignent une forte activité à leur finesse native. Les officiers de la garnison, vis-à-vis desquels les habitants musulmans avaient cru devoir adopter d’abord une attitude hostile et même hargneuse, sont très bien vus à présent et vivent en harmonie parfaite avec la population.
Rien de plus simple, de plus correct, d’ailleurs, que l’attitude des officiers austro-hongrois dans les pays occupés. On chercherait en vain la moindre trace de morgue ou d’orgueil dédaigneux pour une race inférieure. Pas d’abandon de dignité non plus, par exemple. On dirait d’honnêtes et laborieux fonctionnaires coiffés du képi et ayant l’épée au côté. L’officier autrichien qui est envoyé en Bosnie doit travailler beaucoup, il le sait, mais ses peines ne sont pas perdues, puisque son labeur contribue à la fois à la grandeur de son pays et à l’avancement de la civilisation.
La conscience de ce devoir accompli se reflète dans l’attitude entière des officiers ; ils ont de la satisfaction évidemment — et à bon droit, mais ils n’exultent pas et ne se croient pas tenus d’arborer des airs fanfarons pour attirer sur eux et sur leur importance l’attention des passants ou des voisins. Il n’y a parmi eux ni fendants, ni matamores, et les hussards hongrois, ces centaures qui adorent leur métier, ne se distinguent de leurs frères d’armes de la Cisleithanie — plus calmes et d’un sang plus froid — que par leur rondeur et une pétulance qui fait plaisir à voir. Au restaurant et dans les cafés, les officiers, en prenant leur repas, causent des dernières manœuvres, des théories, d’un article paru dans la « Vedette » ou dans quelque autre recueil militaire spécial. La préoccupation sérieuse du métier domine en tout. Quelle différence avec les officiers de l’armée allemande, si entichés d’eux-mêmes, se croyant de plusieurs coudées au-dessus des simples mortels — non coiffés du casque et n’ayant pas le droit de traîner la latte sur les pavés !
Comme pour bien montrer jusqu’à quel point les velléités insurrectionnelles des fanatiques musulmans de Banjaluka ont disparu et combien cette population s’est modifiée, c’est dans ces parages si inhospitaliers jadis aux giaours que se sont établies des colonies prospères de paysans allemands.
Les Franciscains — on retrouve presque partout leur influence dans le développement intellectuel du pays — ont attiré en Bosnie des cultivateurs de la Westphalie, tous catholiques, très convaincus et très pratiquants, que le Kulturkampf poussait vers l’émigration. Un moine franciscain se mit en route, il parcourut ces contrées germaniques, et, avec l’éloquence enflammée d’un Pierre l’Ermite, il décrivit le tableau des belles récoltes obtenues sans trop de peine, de l’étable garnie, du culte catholique célébré sans entraves et des prêtres administrant paisiblement la communauté.
Ces prédications eurent leur effet. Une centaine de familles émigrèrent avec enfants, armes et bagages. C’est sur la rivière le Verbas, à proximité de Banjaluka, qu’ils transportèrent leurs pénates. Le commencement de cette colonisation fut difficile, il y eut des épreuves et surtout des déceptions. Plus d’un Westphalien s’aperçut avec surprise qu’il fallait d’abord gagner, et à la sueur du front, le beurre que le prédicateur franciscain avait montré étendu sur le pain bis de la nouvelle Terre promise. Tout d’abord les propriétaires n’entendaient pas se défaire de leurs terres à trop vil prix, et ceux qui avaient cru opérer en Bosnie sans quelques capitaux, avec leurs bras et leur bonne volonté, virent qu’ils s’étaient trompés.
Il fallut ensuite recourir à des précautions légales pour éviter les contestations ultérieures au sujet des actes de vente ; l’administration fit son possible pour assurer aux acheteurs la jouissance paisible de leur propriété. Ce n’était pas chose si aisée avec les us tortueux de la légalité musulmane, et à cause de la difficulté de délimiter exactement le bien dont chacun pouvait disposer.
Les colons durent ensuite pourvoir eux-mêmes à toutes les nécessités de l’existence, se construire des abris, les meubler, apporter tout leur outillage et travailler durement la terre avant de goûter ses produits. Mais cette période des débuts écoulée, les premières difficultés vaincues, les colons du Verbas furent largement récompensés de leurs peines. Ils ont pu aujourd’hui construire de gros villages d’aspect cossu et fort proprement tenus, à la place des masures où ils s’étaient installés à leur arrivée. De belles églises avec des presbytères fort bien installés, confortables même, s’élèvent au centre de ces localités, dont la principale porte le nom du célèbre chef du centre ultramontain au parlement allemand, Windhorst. Les chemins de fer permettent aux cultivateurs de se rendre de loin en loin au pays, pour raconter à leurs parents combien est prospère la colonie allemande en Bosnie, et combien les colons du Verbas sont attachés à leur nouvelle patrie.
D’autres tentatives de colonisation sont à signaler, plus directement favorisées celles-là par l’administration. A la suite des grandes inondations qui eurent lieu dans le Tyrol vers 1882, et qui ruinèrent des centaines de familles, un exode fut organisé ; des paysans du Pusterthal vinrent s’établir en Bosnie et essayèrent d’y fonder une nouvelle patrie. Quelques-uns réussirent ; mais beaucoup regrettèrent trop vivement les glaciers et les vallons du sol natal. Ils furent en proie à la nostalgie du montagnard et restèrent insensibles à la rémunération abondante et certaine de leur labeur ; ils abandonnèrent tout pour suivre la voix du pays. Quelques-uns cependant ont vaincu la nostalgie, et leurs établissements prouvent combien cette terre sait se montrer reconnaissante envers ceux qui la cultivent. Sans aucun doute un grand courant de colonisation se produira un jour vers la Bosnie ; mais il importe de rappeler aux immigrants — comme l’a fait d’ailleurs le gouvernement — qu’il ne faut pas venir dans cette contrée, dénué de toute ressource, car la terre ne s’y donne pas pour rien, pas même à vil prix ; mais sa valeur est d’autant plus grande pour celui qui la traite rationnellement et y consacre tous ses efforts.
L’Herzégovine. — La route de Sérajewo à Mostar. — Le service de diligences. — Mostar. — Souvenirs héroïques. — De Mostar à Metkovitch. — La vigne et le tabac.
Tandis que la Bosnie est la partie la plus productive, mais aussi quelque peu prosaïque, des pays occupés, l’Herzégovine, avec ses rochers inaccessibles, ses cimes couvertes d’une neige éternelle, ses forêts infinies dont les lisières se reflètent dans les flots bleus de l’Adriatique, représente le côté romanesque de la nouvelle conquête autrichienne. Si une excursion en Bosnie est fructueuse en renseignements pratiques sous bien des points de vue ; si elle se recommande à tous ceux qui veulent étudier les ressources d’une contrée jusqu’ici à demi barbare, l’Herzégovine offre aux voyageurs d’autres sensations. Ici, la nature lui arrache à chaque étape de nouveaux cris d’admiration, d’étonnement et parfois de terreur.
Le paysage n’a rien de petit ni de banal, il est sauvage et grandiose ; partout ce cadre énorme, ces sites tourmentés, semblent créés pour y laisser mouvoir à l’aise des Titans toujours prêts à soulever des blocs de granit et à se les jeter à la tête. C’est encore le pays béni des Nemrods, non pas des chasseurs et amateurs qui considèrent leur fusil comme un couteau de boucherie et dont le but est atteint dès qu’un certain nombre de bêtes abattues figure au tableau. Je parle de ces chasseurs passionnés dont le prince héritier d’Autriche vient de tracer la silhouette dans son livre Jagden und Beobachtungen[4]. Pour ceux-là leur exercice favori c’est réellement, comme on l’a dit, l’image de la guerre ; il leur faut de nombreux périls, des obstacles accumulés, de longues marches, des privations, la poursuite d’animaux fauves et féroces, qui en se retournant pourraient, d’un coup de dent ou d’un coup de patte, anéantir le chasseur au lieu d’être détruits par lui.
[4] Un fort volume chez Kunast, libraire de la Cour, Hohenmarkt, Vienne.
Des oiseaux de proie planent au-dessus des blocs de rochers ; les aigles se perdent dans les nuages, et les vautours au sinistre battement d’ailes viennent chercher leur proie — lorsque la faim les talonne — jusque parmi les troupeaux qui paissent dans la plaine. On voit alors l’énorme oiseau fondre comme un aérolithe vivant au milieu des brebis ; il a choisi la plus belle et la plus grosse, et il l’emporte dans ses serres avant que les bergers, stupéfaits, aient songé à accourir.
Mais ces rois des airs ont également leurs ennemis, leurs persécuteurs acharnés. Ceux-là se rient de tous les obstacles, des plus hautes montagnes, des aspérités de terrain ; ils grimpent comme s’ils étaient chez eux, dans leur maison, le long des rochers nus, et tout à coup ils apparaissent au-dessus des aires taillées dans les pierres et enlèvent du nid les aiglons, tandis que les parents cherchent au loin la proie et bravent le soleil en regardant ses rayons en face.
Dans cette même Herzégovine, il est d’autres tableaux plus doux et qui vous frappent par des impressions différentes. Dans la vallée, vous vous trouvez en admiration devant un véritable tableau méridional. Vous êtes dans l’antichambre de la belle Italie : les buissons d’oliviers, les figuiers, les oranges et les citrons suspendus aux arbres, la flore colorée et luxuriante, tout vous parle des pays chauds, du Midi béni. Et dans ce décor apparaissent des hommes à tournure fière et martiale, toujours armés, au regard provoquant ; des femmes d’une correction de traits qui rappelle à la fois la pureté grecque et la finesse vénitienne.
Mostar, que l’on atteint facilement de Sérajewo par une belle route carrossable qui traverse un paysage très accidenté, n’a pas l’aspect vivant et grouillant de la capitale de la Bosnie : c’est une ville d’un caractère essentiellement oriental, dont les maisons sont de grandes constructions en bois assez irrégulières, au milieu desquelles on voit s’élever quelques tours et plusieurs bâtiments à l’européenne destinés à loger l’administration et les troupes. La garnison est assez nombreuse et supporte avec philosophie et entrain cette sorte d’exil qui lui est imposé et qui cependant est un Eldorado, comparé aux postes d’enfants perdus dans les blockhaus qui bordent la frontière du côté du Monténégro. Le service est là plus dur que n’importe ailleurs ; les soldats, isolés de tout contact avec le monde extérieur, sont sur le perpétuel qui-vive ; s’ils sont envoyés en patrouille dans les montagnes, obligés de parcourir des sentiers qui ne sont faits pour être foulés par aucun pied humain, c’est une distraction, une diversion pénible et périlleuse, il est vrai, à cette claustration à laquelle les soldats enfermés dans les fortins sont condamnés. L’autorité militaire supérieure tient compte de cette situation, et l’on renouvelle le plus souvent possible les petites garnisons des blockhaus ; on transporte ces troupes ailleurs, avant que le spleen et la nostalgie aient causé leurs ravages.
La grande ressource agricole et industrielle à la fois de l’Herzégovine, la seule en quelque sorte, c’est la culture du tabac. Elle existait déjà à l’époque des Turcs, mais à l’état d’embryon, et les procédés en usage étaient tout à fait rudimentaires. L’Herzégovien a toujours eu la passion de fumer, et il a toujours trouvé moyen de suffire à ses appétits de consommateur de tabac, mais rien au delà. Aujourd’hui, il ne s’agit pas seulement de planter du tabac pour la consommation, mais pour gagner quelque argent. Depuis l’établissement du régime austro-hongrois, l’État s’est réservé le monopole de la vente du tabac. Pour la culture il a introduit d’abord un système de primes pour ceux qui obtiennent les meilleurs résultats et qui apportent le plus de soin à ce travail ; ensuite le tabac à l’état brut est payé un très bon prix et comptant au cultivateur par la régie, qui, après avoir pris livraison des feuilles, les expédie, convenablement séchées et protégées contre les intempéries, aux deux fabriques de Sérajewo et de Mostar, qui, créées depuis peu d’années seulement, sont en pleine activité. L’organisation de ces manufactures est conforme à celle des meilleurs établissements du même genre que possède l’Europe. Les machines ont été commandées d’après les derniers modèles, les directeurs sont des gens du métier et les contremaîtres ont fait un stage dans les premières manufactures. La discipline la plus parfaite règne parmi les ouvriers et même parmi les cigarières, dont l’aspect, le costume, sont aussi pittoresques que ceux des figurantes dans Carmen, mais fort heureusement on n’a pas eu jusqu’à présent de scandales ni de rixes à signaler, causés par un brigadier don José. Ces jeunes filles (il n’y a guère que des ouvrières de quinze à vingt ans) n’appartiennent pas à des familles misérables, elles pourraient à la rigueur se passer de leur salaire. Lorsqu’elles touchent leur semaine, elles se hâtent de convertir les billets de banque de l’administration en pièces d’argent ou en pièces d’or trouées des deux côtés ; elles les enfilent comme des grains de chapelet et en forment de cette façon un collier à deux, trois ou quatre rangs, qu’elles portent autour du cou par-dessus leur robe. Ce sera là leur dot lorsqu’elles se marieront. Aussi ces jeunes filles sont roses et gaies — même lorsqu’elles ne sont pas jolies, ce qui est pourtant le cas bien souvent. Elles chantent des mélopées un peu monotones et d’une poésie sauvage, qui célèbrent les hauts faits des héros de la montagne ou quelques douces prouesses amoureuses. Mais ces chants sont dits à demi-voix ; ils s’élèvent dans l’air des vastes ateliers comme un susurrement, car les surveillantes sont là et ne toléreraient ni scandale, ni bruit troublant l’ordre qui doit régner partout dans les manufactures de l’État.
C’est un plaisir pour tout fumeur que de contempler les différentes sortes de tabac que les fabriques de Mostar et de Sérajewo vous livrent avec le produit des feuilles recueillies en Herzégovine. Il y en a une dizaine d’espèces, depuis le tabac couleur thé de Chine jusqu’au « Kallay », qui est du plus beau blond, d’un blond vénitien ; on dirait des chevelures empruntées à un portrait de patricienne signé par le Titien. La régie autrichienne et la régie hongroise commencent déjà à s’approvisionner de tabac herzégovien. C’est en ce moment la plus forte recette du budget des provinces occupées, et le chiffre grossira encore certainement lorsque les tabacs de cette nouvelle régie seront exportés et qu’ils seront appréciés comme ils le méritent par les fumeurs de l’Europe entière.
L’Herzégovine offre aussi des vestiges de la domination romaine, que l’on peut comparer aux travaux que vient d’élever partout le génie autrichien.
Il y a notamment deux ponts sur la Narenta, le principal fleuve : l’un à Mostar même, et l’autre à Balja. Le premier de ces ponts présente un aspect des plus animés les jours de foire, parce que les populations si diverses, si bariolées de l’Herzégovine envoient leurs représentants en grand costume, armés jusqu’aux dents, qui viennent pour acheter et vendre des chevaux, des bœufs, des moutons, ou même pour parader sur la place publique et se montrer.
Puis, au trot de leurs petits chevaux secs et maigres, mais qui connaissent si bien les sentiers montagneux, ils regagneront leurs aires voisines de celles des aigles, ou les cabanes de pierre qui leur servent de logement. Il en est qui chevaucheront jusque sur la frontière du Monténégro, où ils vivent dans l’éternelle espérance du cri de guerre qui doit les appeler à la bataille soit contre les musulmans, soit contre les chrétiens. Tout adversaire leur est bon, pourvu que la poudre parle et que leurs instincts de bravoure puissent briller.
La question des Kmètes. — Les difficultés religieuses. — Hostilité des ultramontains. — La retraite de M. de Nikolich. — La famille impériale et la Bosnie. — L’annexion en vue. — Conclusion.
Lorsque l’administration austro-hongroise a pris la succession des valis et des pachas turcs, elle a trouvé à résoudre plusieurs problèmes très arides, fort compliqués, et devant lesquels d’autres moins résolus au travail auraient peut-être reculé ou hésité. La question agraire était la principale de toutes, la plus grave, celle qu’il importait de régler avant toute autre dans un pays où l’agriculture doit être la base de la prospérité générale.
Comme cela a été dit plus haut, le régime féodal existe depuis plusieurs siècles en Bosnie ; ce système a été atténué dans le cours des temps, il s’est affaibli à l’user, mais il n’a jamais complètement disparu.
Les begs et les aghas sont encore aujourd’hui les propriétaires titulaires d’une partie du sol, d’une partie seulement, car beaucoup de paysans ont pu se racheter sans de trop grands sacrifices, et ils sont libres, disposant de leurs propriétés comme les cultivateurs français ou allemands.
Mais là où les traditions séculaires ont été conservées, le Khmète (c’est le nom du pays en bosniaque) n’est que le fermier de la terre qu’il cultive, fermier perpétuel et héréditaire, que le beg ou agha n’a pas le droit de renvoyer, tant qu’il paye régulièrement sa redevance. On voit que le système féodal a beaucoup perdu de sa rigueur et que la condition des Khmètes n’offre que peu d’analogie avec celle des serfs russes avant l’émancipation, ou avec les vassaux du moyen âge attachés à la glèbe sans aucun atermoiement. Les charges du Khmète se bornent au payement de la dîme de dix pour cent, à titre d’impôt à l’État, et de la Trentina, c’est-à-dire du tiers du produit annuel de sa terre au beg. Autrefois le suzerain avait le droit de s’installer à sa guise chez le Khmète et de se faire nourrir ad libitum. Le cellier, les greniers, les étables, toutes les réserves du paysan étaient à la disposition du seigneur, qui restait en subsistance jusqu’au complet épuisement des provisions. Cette charge indirecte pesait d’autant plus lourdement sur le Khmète que dans les derniers temps, par suite de la déchéance des begs et de la perte de leurs propriétés, il arrivait qu’au lieu d’être le suzerain de plusieurs khmètes, le beg partageait avec un ou deux collègues la propriété d’un seul et unique paysan. Ce n’était pas un seul, mais deux ou trois dévorants que le vassal était obligé d’héberger.
L’administration autrichienne s’est empressée de mettre un terme à cet abus criant, et en le supprimant elle a rendu la position du paysan plus tolérable, car en somme l’impôt (qu’il peut acquitter en nature) existe partout, et la Trentina représente les intérêts de la terre, qui est par le droit et par l’usage la propriété, c’est-à-dire le capital du seigneur. Il ne faut pas du reste prendre ce titre absolument au pied de la lettre : beaucoup de ces begs sont bien déchus de leur ancienne splendeur, qui, dans ce pays, n’a été que relative. Souvent le Khmète est plus à son aise que le maître lui-même ; le Khmète ne doit en effet de redevance que pour la terre cultivée en vue de la production des grains et céréales, il ne doit rien pour l’élevage des bestiaux ; aussi ne se gêne-t-il nullement pour transformer en pâturages la plus grande partie de ses lopins, surtout depuis que la consommation de la viande de boucherie a augmenté dans des proportions considérables.
Depuis 1879 on a écrit beaucoup d’articles, d’essais et même de brochures sur cette question agraire ; on l’a présentée comme insoluble, et des âmes sensibles du dehors se sont apitoyées sur le sort des malheureux serfs qu’on se représentait courbés sous le bâton et mourant de faim, à côté des produits de leurs terres que le seigneur enlevait à leur barbe.
Mais en réalité la situation n’est pas si mauvaise. Elle serait même supportable en fait, si la question de droit n’était pas en jeu et si l’Autriche-Hongrie n’avait pas l’obligation morale de faire cesser un état de choses qui est contraire à toutes les théories et à la législation en vigueur dans le reste de l’empire.
L’État est intervenu paternellement dans les éternelles et interminables discussions entre les Khmètes et leurs suzerains, qui se vidaient autrefois à coups de fusil ou à coups de handjar. D’une part, l’autorité assure au beg la rentrée exacte et régulière de la Trentina, que certains Khmètes se croyaient dispensés de payer après l’occupation autrichienne, et, de l’autre côté, elle protège le Khmète contre tous les abus que le régime turc tolérait. Mais cette intervention avec ses incidents administratifs et judiciaires n’est qu’un palliatif ; le remède consiste dans l’affranchissement complet du Khmète par voie de rachat des terres dont il est le fermier. L’administration encourage de son mieux ces transactions, et ses efforts ont été couronnés de succès. On commence à former en Bosnie une classe nombreuse et forte d’agriculteurs propriétaires, qui sont attachés à leurs terres et les cultivent avec assiduité, sachant bien qu’aucune spoliation, aucun abus ne viendra les priver du produit de leur travail. Quant aux begs, ils prendront leur argent et iront le porter avec leur personne à Constantinople et à la Mecque, où ils se trouveront, en fin de compte, très heureux et tout à fait à leur place en qualité de musulmans du passé.
La difficulté à laquelle se heurte la plupart du temps le rachat des terres est commune à toutes les contrées musulmanes où l’état civil n’existe pas ; il s’agissait de délimiter la propriété exacte de chacun pour éviter à l’avenir les contestations et les procès. Il fut décidé d’introduire en Bosnie une institution qui a rendu de grands services dans les pays de la monarchie autrichienne, le Livre foncier (Grundbuch), qui contient le nom des propriétaires, la limite exacte des propriétés, et qui fait foi pour toutes les ventes et pour tous les prêts hypothécaires. Des employés experts furent envoyés sur les lieux et le travail commença. Mais les habitants, auxquels il fallait s’adresser pour être renseigné, pour obtenir les déclarations et les attestations destinées à établir les droits de propriété, de quelle façon accueilleraient-ils les commissaires ? Faciliteraient-ils ou entraveraient-ils l’œuvre indispensable que l’autorité avait prescrite ?
Les inquiétudes disparurent bientôt : les commissaires rencontrèrent partout le meilleur accueil, et même, en cas de besoin, le concours le plus empressé ; les travaux avancèrent rapidement sous la direction habile et l’impulsion active de M. le baron de Kutschera, et aujourd’hui la plus grande partie des registres est mise à jour. Les contrats d’achat et de vente peuvent être dressés avec la plus grande exactitude, et les titres de propriété, une fois acquis, sont incontestables.
L’Autriche-Hongrie veut faire régner en Bosnie et en Herzégovine la paix religieuse la plus complète. On n’admet pas la prédominance d’un culte sur un autre, ni la suprématie d’un clergé au détriment des croyants d’un culte différent. La tolérance envers les musulmans est poussée jusqu’aux dernières limites ; la démonstration est faite aujourd’hui que le culte de Mahomet peut être librement pratiqué et jouir de tous les respects sous le sceptre catholique d’un Habsbourg. Ce n’est pas seulement la religion qui est respectée, mais les mœurs, les usages et les coutumes. Par exemple, une femme musulmane citée en justice ne pourra être contrainte à ôter son voile, sauf le cas de nécessité absolue, s’il y a doute sur son identité. Même dans ce cas, les juges doivent procéder avec la plus grande circonspection, et ils risquent gros, si la dérogation aux usages n’est pas justifiée d’une façon impérieuse. On m’a cité le cas d’un jeune fonctionnaire judiciaire qui a eu à subir une enquête disciplinaire des plus rigoureuses, parce qu’il avait ordonné à une femme turque d’enlever l’enveloppe épaisse qui dérobe aux profanes le mystère de ses charmes ou les secrets de sa laideur. Les biens religieux, les fonds du Vacouf consacrés à des fondations pieuses ou à des œuvres d’utilité publique, sont employés conformément aux vœux des donateurs ; le commissaire du gouvernement faisant partie de la commission n’a pas d’autre tâche que de veiller à la régularité des comptes ; la tutelle qu’il exerce est tout à fait conforme à l’esprit musulman.
Cette tolérance de l’administration pour la religion mahométane n’a pas été du goût de tout le monde. Des zélateurs ultramontains, des échappés du séminaire de Diakovas se sont imaginé maladroitement que l’administration austro-hongroise allait travailler pour le pape et faire avant tout, des pays occupés, une province romaine. Dans l’idée de ces messieurs, ce n’était pas seulement l’islamisme qu’il fallait opprimer, et, si possible, faire disparaître, en poussant l’élément turc à l’émigration ; ils en voulaient également au culte grec, dédaigneusement traité de schisme. L’évêque catholique de Sérajewo, M. Stadler, voulut agir en prélat tout à fait militant. Les façons de prédicant et de convertisseur contrastaient fort vivement avec la bonhomie et la rondeur indifférente des franciscains qui parcourent le pays, bottés, vêtus de la houppelande à brandebourgs, si commode pour aller à cheval, trinquant volontiers avec leurs ouailles et menant joyeuse vie après avoir dit la messe et écouté la confession. L’ardeur de M. Stadler l’entraîna même à attaquer dans des lettres pastorales le métropolitain grec. Celui-ci riposta ; il se plaignit de ce que l’évêque cherchait à lui enlever ses ouailles, et une véritable polémique s’engagea sous les regards malicieux des musulmans, flattés intérieurement de voir les chrétiens se déchirer entre eux. Le gouvernement laissa les lutteurs s’injurier et échanger les propos des héros d’Homère ; mais lorsque le scandale fut devenu trop grand, un rescrit de M. de Kallay enjoignit aux deux pasteurs de cesser ces hostilités peu édifiantes.
Les ultramontains en prirent de l’humeur, et ils bombardèrent l’administration de pamphlets imprimés en Allemagne, auxquels un Turc de l’Herzégovine, M. Capitanowitsch, a répondu de la plus belle encre. Mais la meilleure réponse à ces pamphlets vient d’être faite par le ministre aux dernières délégations : il a démontré que son administration tant attaquée avait eu pour résultat un excédent de plus de cinquante mille florins, qui augmentera certainement dès que les ressources du pays se seront améliorées, ce qui maintenant est très aisé. La production du tabac, qui augmente toujours et prendra un fort développement, contribuera encore à grossir le budget des recettes, tandis que toutes les dépenses sont réglées par une sage économie qui ne prend jamais cependant les proportions d’une malencontreuse parcimonie. C’est ainsi que l’on a pu réconcilier avec la politique d’occupation ceux-là qui s’y étaient opposés, non pas pour des raisons politiques, mais pour des considérations financières. Un membre éminent de la Chambre haute de Vienne et des délégations, M. Nicolas Dunka, qui a parcouru les pays occupés pendant l’été de 1886, a pu rendre compte de visu à ses collègues de ce qu’il avait vu, de l’ordre administratif qui régnait dans ces provinces et de la calme satisfaction des habitants, qui goûtent enfin le repos et la sécurité.
Au moment d’achever ce livre, j’apprends que M. de Nikolich, le gouverneur civil adjoint au commandant général, a donné sa démission, définitivement cette fois, exécutant de la sorte un projet conçu depuis longtemps. M. de Nikolich, qui est un proche parent du roi de Serbie, possède des propriétés très vastes dans le Banat et en Roumanie. Le soin de ses intérêts particuliers exigeait depuis longtemps sa présence sur ses terres ; mais les services qu’il a rendus en qualité de gouverneur civil et sa qualité de gentleman employant au service de l’État sa fortune de magnat hongrois ont déterminé le ministre à refuser la démission du gouverneur civil chaque fois qu’elle était offerte ; et M. de Nikolich, obéissant aux amicales objurgations de son chef, consentait à reprendre le collier. Cette fois, il n’y a plus rien à y changer. Cette maison hospitalière, qui était le centre du mouvement mondain de Sérajewo, ne se rouvrira plus cet hiver, et c’est M. le baron de Kutschera qui est chargé de l’administration civile. Il la connaît à fond, car depuis deux ou trois ans il est considéré à bon droit comme la cheville ouvrière de la machine gouvernementale. La popularité de l’empereur François-Joseph est très répandue en Bosnie, et la population entoure son nom d’une vénération dont aucun sultan n’avait joui précédemment. A plusieurs reprises, des députations ont exprimé le vœu des populations d’acclamer l’empereur sur son passage à travers les contrées placées à présent sous son sceptre.
Au mois d’août dernier, la nouvelle de la prochaine arrivée du « Tsar de Vienne » s’était propagée, et elle avait trouvé crédit jusque dans les hameaux les plus éloignés, sous les toits de chaume des plus misérables masures. Chacun faisait des préparatifs pour la réception du souverain, et dans les localités visitées au mois de mai par l’archiduc Albert, on avait laissé debout les arcs de triomphe de verdure et de feuillage avec les inscriptions, pensant que tout cela pourrait servir plus tard pour l’empereur. Lorsqu’un fonctionnaire ou un officier se montrait dans les coins reculés de la montagne bosniaque ou dans les cabanes enfouies au plus profond des forêts, ils étaient interrogés avec la plus grande anxiété sur l’arrivée prochaine du souverain. On eût dit qu’on l’attendait comme le Messie, comme le grand dispensateur de la manne céleste destinée à se répandre sur la terre.
Mais l’espoir des naïfs Bosniaques fut déçu. Esclave de la correction absolue en toute chose, François-Joseph a craint de blesser les susceptibilités de la Russie en entreprenant un voyage qui eût été une longue suite d’ovations et de triomphes, dans un pays dont la possession définitive est contestée à l’Autriche par les hommes d’État de Saint-Pétersbourg. Il ne voulait pas non plus que cette excursion fût regardée, à tort ou à raison, comme le prologue de l’annexion ; et déjà on l’avait annoncée comme telle.
Le voyage n’eut pas lieu. François-Joseph n’a pas dépassé le pont de Brood, où une députation de Bosniaques, conduite par le bourgmestre de Sérajewo et M. le conseiller de gouvernement Herrmann, vint lui souhaiter la bienvenue. En revanche, lorsque le prince héréditaire, l’archiduc Rodolphe, franchit assez inopinément la frontière de l’Herzégovine et parcourut le pays jusqu’à Mostar, des feux de joie s’allumèrent sur les montagnes, des coups de fusil retentirent en signe d’allégresse, et de toutes parts on accourut pour contempler la figure si intelligente et si sympathique du prince héritier et écouter les paroles simples et cordiales qu’il trouvait pour chacun. Le prince venait d’achever sa convalescence dans la magnifique île de Lacroma, au climat si doux, aux forêts toujours vertes, entourée d’une mer bleue inaltérable. Le rejeton des Habsbourg rayonnait de joie et de santé recouvrée. Ce court séjour en Herzégovine fut pour son cœur, très sensible à la grandeur de sa patrie et à l’éclat de sa maison, un délicieux épisode. Il en emporta les meilleurs souvenirs, et depuis cette époque on retrouve partout dans les pays occupés sa photographie et celle de sa gracieuse épouse, Stéphanie, faisant face aux portraits de l’empereur et de l’impératrice. L’archiduc Albert a également charmé les populations par sa bonhomie militaire et par les cadeaux princiers qui signalèrent partout ses visites.
Sous ce rapport, tout est prêt pour l’annexion définitive de la Bosnie et de l’Herzégovine à l’empire austro-hongrois. L’empereur serait, comme pour tous les peuples de ses vastes États, le lien vivant qui rattacherait les Bosniaques aux autres races de l’empire. Peut-être faudrait-il faire une exception pour quelques familles de vieille souche mahométane, qui retourneraient en Asie, mais toutes les populations musulmanes et chrétiennes accepteraient l’annexion définitive, car l’illusion d’une Bosnie réunie au royaume serbe s’est complètement évanouie, et serait d’ailleurs énergiquement désavouée à Belgrade même.
Quant à rendre le pays au Sultan après l’avoir ouvert à la civilisation, après l’avoir couvert de routes et de chemins de fer, après y avoir fait des sacrifices considérables, quel homme d’État songerait à commettre une telle faute et un semblable non-sens ? Il est certain que l’administration turque ne tarderait pas, fidèle à ses incorrigibles errements, à gâter, à ruiner, à perdre tout ce qui aurait été créé de bon et d’utile ; elle rendrait ces contrées à la barbarie et au désordre, jusqu’à ce qu’une nouvelle intervention soit devenue nécessaire comme celle de 1878.
L’état provisoire actuel semble incompatible avec la situation politique d’une grande puissance, et il entrave à chaque pas le développement intérieur, la prospérité économique et industrielle du pays lui-même… Beaucoup d’entreprises sont ajournées — jusqu’à quand ? On vous répondra là-bas : jusqu’à l’annexion. L’initiative privée est arrêtée ; les capitaux qui voudraient chercher leur emploi dans ces pays nouveaux, et qui le trouveraient, n’osent pas s’aventurer. Qu’attendent-ils pour se lancer et pour vivifier ce terrain improductif jusqu’ici, et qui donnerait de si beaux dividendes agricoles et industriels ?
Évidemment on arrivera à l’annexion dans un délai que les événements d’Orient tendent à rapprocher. N’a-t-on pas cru, au lendemain de la chute d’Alexandre de Bulgarie, que l’Autriche répondrait à ce coup de dés de la Russie par l’annexion ? Le bruit en a couru à Vienne et à Pesth. Mais ce n’était qu’une nouvelle non pas fausse, mais prématurée. La modération l’a emporté encore une fois dans les conseils de François-Joseph, et cette modération ressort encore davantage en présence de l’attitude de la Russie.
La diplomatie brutale et provocatrice du général Kaulhars, la prétention de ce proconsul de gouverner à coups d’ukases un pays qui veut régler lui-même ses destinées a fait apprécier à tous les Bosniaques quelque peu intelligents les avantages de la politique de ménagement et de tolérance de l’Autriche-Hongrie.
Cette politique, dont le ministre M. de Kallay est l’initiateur, conformément aux vues de son maître l’Empereur, sera poursuivie malgré toutes les attaques et tous les pamphlets. Elle est approuvée par l’opinion publique des deux côtés de la Leitha, par les délégations, qui tout récemment viennent d’approuver hautement la gestion du ministre et lui ont voté des remerciements, pour avoir converti en excédent le déficit par lequel s’était soldé durant les premières années le budget des provinces occupées.
Si l’annexion n’a pas été officiellement prononcée, si même il n’est nullement question de la proclamer prochainement, le régime actuel la prépare chaque année davantage, sans violence, sans secousse, en accordant aux habitants les bienfaits d’une administration probe et équitable, gardienne sévère de la loi.
Et où de semblables bienfaits pourraient-ils être mieux appréciés que dans des pays soumis pendant si longtemps à l’arbitraire d’agents tyranniques ?
FIN
CHAPITRE PREMIER | |
Pages. | |
A l’ambassade de France à Vienne. — M. de Kallay. — Résumé de sa carrière. — Les précédents administrateurs de la Bosnie : MM. de Hoffmann et Szlavy. — Départ pour Pesth. — La capitale de la Hongrie en 1886. — Le parlement, les journaux, les théâtres. — Réminiscences de l’expédition française. — Voyage de Budapesth à Brod | |
CHAPITRE II | |
De Brood à Sérajewo. — Voyageurs et incidents de route | |
CHAPITRE III | |
De Maglay à Sérajewo | |
CHAPITRE IV | |
Sérajewo pendant l’occupation autrichienne. — Tableaux de rues et de marchés | |
CHAPITRE V | |
Sérajewo (suite). — Détails historiques et administratifs | |
CHAPITRE VI | |
Organisation militaire de la Bosnie. — Les gouverneurs. — Le feldzeugmeister Appel et son état-major | |
CHAPITRE VII | |
Quelques types. — Les consuls. — Un Suisse ex-médecin d’Omer-Pacha | |
CHAPITRE VIII | |
Précis de l’histoire de la Bosnie. — Ses mœurs et coutumes | |
CHAPITRE IX | |
Origines de l’occupation autrichienne. — L’opinion publique à Vienne et en Turquie pendant la guerre d’Orient. — Démonstration à Budapesth. — Contre-poids à l’influence russe. — Action des agents autrichiens à Sérajewo. — Le voyage impérial de 1873. — Les réfugiés. — L’entrée du général Philippovic sur le territoire turc | |
CHAPITRE X | |
Sérajewo au mois d’août 1878. — Caractère belliqueux de la population. — Souvenirs de 1697. — La dictature du clergé. — Le Chéri ; proscription des costumes européens. — Hadji-Loja et Petraki. — La « Commune » bosniaque. — Blessure de Hadji-Loja. — Tentatives d’apaisement de la bourgeoisie. — Malgré les efforts pacifiques, la lutte s’engage. — Dispositions stratégiques. — Prise de la citadelle. — Une nouvelle Saragosse. — L’hôpital | |
CHAPITRE XI | |
La seconde occupation. — Échecs partiels des Autrichiens à Bihac. — Les combats autour de Dolovy. — La situation à Sérajewo. — La Romanja Planina. — Passage de la Save. — Marche sur Tuzla. — Occupation de Livno et de Zevornik. — La fin des hostilités | |
CHAPITRE XII | |
De Solvay à Gorni-Tuzla. — Une ville industrielle à ses débuts. — Mines de charbon. — Briqueteries et salines. — La population de Tuzla. — Les Tziganes à demeure fixe. — Un enlèvement suivi de duel à mort. — La poste de Tuzla à Bercka. — Le commerce des prunes. — Voyage de Briska à Belgrade. — Visites diplomatiques | |
CHAPITRE XIII | |
L’Herzégovine. — La route de Sérajewo à Mostar. — Le service de diligences. — Mostar. — Souvenirs héroïques. — De Mostar à Metkovitch. — La vigne et le tabac | |
CHAPITRE XIV | |
La question des Kmètes. — Les difficultés religieuses. — Hostilité des ultramontains. — La retraite de M. de Nikolich. — La famille impériale et la Bosnie. — L’annexion en vue. — Conclusion |
Paris. — Soc. d’Imp. Paul Dupont, 41, rue J.-J.-Rousseau (Cl.) 7.3.87.