Par Arthur-Lévy
(Auteur de Napoléon et la paix)
Ouvrage couronné par l’Académie française
(Prix Thérouanne)
Précédé d’une étude par François Coppée
Orné d’un portrait de Napoléon
par Édouard Detaille
Paris
Nelson, Éditeurs
189, rue Saint-Jacques
Londres, Édimbourg, et New-York
COLLECTION NELSON
Publiée sous la direction de
CHARLES SAROLEA,
Docteur ès lettres : Directeur de la Section
française à l’Université d’Édimbourg
PAR FRANÇOIS COPPÉE
[1] Cette étude a paru dans Le Journal du 9 Mars 1893.
Je ne connais pas M. Arthur-Lévy, mais il peut se vanter de m’avoir fait un sensible plaisir, en m’envoyant gracieusement son Napoléon intime.
Depuis une dizaine de jours, dès que j’ai une heure à moi, je la consacre à ce gros in-octavo de plus de six cents pages, où, par un prodigieux travail, l’auteur a patiemment réuni, avec textes et preuves à l’appui, tous les témoignages favorables à la personne de l’Empereur. C’est exactement la contre-partie, c’est même, à mon humble avis, la réfutation de l’œuvre de Taine. Pour tout dire, la ressemblance existe entre les deux livres. Car Taine, dans son dernier et monumental ouvrage, Les Origines de la France contemporaine, et particulièrement dans le volume consacré à l’analyse du caractère de Napoléon, avait purgé son style volontairement, j’en suis certain — d’imagination et d’éloquence, et l’avait réduit à une sécheresse toute scientifique. C’est par l’accumulation des petits faits, c’est par un tricotage — très curieux du reste — de notules et de scolies, qu’il a soutenu son opinion — j’allais écrire : son paradoxe — et qu’il a représenté l’auteur du Code civil, et le vainqueur d’Austerlitz, sous les traits d’un atroce et funeste condottiere.
Pour nous peindre Napoléon tel qu’il le voit, c’est à dire comme un homme de génie, mais aussi comme un homme animé des plus nobles instincts, M. Arthur-Lévy n’a pas employé d’autres procédés. Comme Taine, et avec autant d’abondance que lui, il s’est contenté de grouper des faits et des citations, et il a combattu victorieusement, selon moi, les détracteurs de Bonaparte par la même inflexible méthode.
En vérité, un tel livre était nécessaire.
Dans les dernières années du second Empire, et surtout depuis sa chute, le courant de la réaction, la poussée de dénigrement et de calomnies contre Napoléon Ier avaient dépassé les dernières limites de l’injustice. L’acte monstrueux de la Commune, renversant, en présence des Allemands vainqueurs, la colonne Vendôme sur un lit de fumier, eut un caractère symbolique. Par une folie, que l’imbécillité des passions politiques peut seule expliquer, la France, le lendemain de sa défaite, semblait vouloir déchirer les plus glorieuses pages de son histoire, avilir et souiller une épopée militaire comme aucun peuple n’en a dans ses annales. On exhuma les libelles anglais et les pamphlets de l’émigration. Bonaparte redevint l’Ogre de Corse. Les propos de femme rancunière, comme la Rémusat, les potins de laquais chassé comme ce voleur de Bourrienne, firent autorité. Le moindre vice qu’on reprochât à l’Empereur était l’inceste ; la seule excuse qu’on invoquât en sa faveur était l’épilepsie. Il y eut des pères Loriquets orléanistes et républicains, qui travestirent les personnages et dénaturèrent les évènements à qui mieux mieux. Beaucoup de larmes de crocodile furent répandues. Des Jacobins pleurèrent le duc d’Enghien, et des royalistes s’attendrirent sur Malet. Il fut d’ailleurs convenu que, même comme homme de guerre, Bonaparte avait été singulièrement surfait. Chacune de ses victoires était due à l’un de ses lieutenants ; et l’on dénonça avec indignation son envie et son ingratitude envers ceux qu’il avait seulement faits princes, ducs et maréchaux. Des stratèges de cabinet et de bibliothèque, des tacticiens armés d’un simple couteau à papier, conclurent à la médiocrité de ce général, qui avait cependant commandé en personne dans six cents combats et dans quatre-vingt-cinq batailles rangées.
L’étude de Taine, que je ne confonds pas, à coup sûr, avec tout ce fatras, mais qui n’en est pas moins, selon moi, l’erreur d’un grand esprit, dupe et victime de son système, l’étude de Taine si imposante par le talent et l’autorité de son auteur et par l’énorme labeur qu’elle représente, semblait de nature à porter un coup décisif à la renommée de Napoléon. Il n’en fut rien, pourtant ; à partir de cette attaque, venue en dernier lieu, et certainement la plus redoutable de toutes, l’opinion s’est brusquement retournée. Le patriotisme, et aussi le besoin de justice et de vérité, qui est une des vertus de notre race, protestèrent. On s’aperçut que le torrent d’accusations et d’outrages avait glissé sur les gloires impériales sans les salir, comme une averse sur l’Arc de Triomphe. De nombreuses publications, parmi lesquelles il convient de citer au premier rang les Mémoires du général Marbot, replacèrent la figure de l’Empereur dans son vrai jour, et furent accueillies par le public avec une faveur exceptionnelle. D’un seul coup d’aile, l’aigle de la Grande-Armée reprit sa place légitime, la plus haute. L’œuvre de réparation, sans doute, n’est pas complète ; mais elle se fait chaque jour, et ce nouveau livre y contribuera.
M. Arthur-Lévy nous présente seulement, comme l’indique le titre de son ouvrage, un Napoléon intime ; et si j’avais une reproche à lui adresser, ce serait d’avoir un peu trop insisté peut-être, sur les traits de simplicité, de bonhomie presque bourgeoise, très réels cependant, qu’on trouve dans la vie privée de l’Empereur. Mais je ne fais pas ici de critique littéraire, et je me borne à causer avec mes lecteurs à propos d’une lecture qui m’a charmé. Ce qu’il y a d’excellent dans ce livre, ce qui en fait la force, c’est que l’auteur, en parlant d’un génie sans pareil, d’un météore comme il n’en a flamboyé que quatre ou cinq dans le ciel de l’histoire, n’oublie pas un seul instant qu’il parle d’un homme, soumis, dans une certaine mesure, et malgré toute sa grandeur, aux mêmes fatalités de nature, aux mêmes passions, aux mêmes habitudes que les autres. En général, les ennemis de Napoléon le tiennent pour un monstre, insensible comme tous les monstres ; et, à les en croire, toutes ses actions et tous ses sentiments relèvent de la tératologie ! C’est vraiment trop simple, et, avec ce point de départ, on va où l’on veut. M. Arthur-Lévy, au contraire, s’efforce de montrer — et par d’innombrables preuves — que Napoléon est un homme, exceptionnel sans doute, doué comme personne peut-être ne le fut jamais, mais un homme qui, dans l’existence de chaque jour, a souffert et joui comme le premier venu. C’est un réaliste au fond, que M. Arthur-Lévy ; mais un bon peintre de portraits doit toujours être un peu réaliste. Ce portrait de l’Empereur est très ressemblant, parce qu’il est très humain !
Ne me dites pas que mon goût pour le livre de M. Arthur-Lévy est suspect, parce que vous savez que je suis admirateur passionné de Napoléon et que dans mes promenades suburbaines, je vais tout droit aux étalages de bric-à-brac où j’aperçois le Bivouac d’Austerlitz et les Adieux de Fontainebleau. Non, je ne suis pas aveugle. Lisez ce Napoléon intime, et quelle que soit votre opinion sur le modèle, vous rendrez justice à l’artiste, et vous admirerez dans ces pages, l’esprit d’ordre, le calme, la conscience, et surtout le haut sentiment d’impartialité qui caractérisent le véritable historien.
Cependant, en fermant le livre, je n’ai pu me défendre d’une mélancolie.
Qu’ils sont vains, nos efforts vers la vérité ! En toute chose, et même en histoire ! Dans le lointain passé, quelles ténèbres ! Que savons-nous ? Voici, par exemple, ces premiers Césars de la Rome impériale. Ils nous apparaissent tous comme des scélérats. Mais qui nous l’a dit ? Tacite, Suétone, Juvénal. Nous n’avons, pour les condamner que le témoignage de leurs ennemis. Plus tard, quand les documents sont nombreux et multipliés par l’imprimerie, c’est leur abondance même qui fait que la postérité hésite à rendre un verdict. Et puis, que de contradictions ! Un savant n’a-t-il pas expliqué assez récemment la mission de Jeanne d’Arc par des accidents hystériques ? Qui donc a prétendu que Lucrèce Borgia était inceste et empoisonneuse ? Voici cet autre docteur en us qui accourt les mains pleines de paperasses, et me donne la preuve du contraire. Je connais donc bien mal ma Révolution française que Marat me semble un tigre ! On l’a comparé à Jésus et, pour beaucoup, il fait encore partie du “bloc”. Défense d’y toucher ! Si j’ouvre ces deux journaux qui traînent sur la table du cercle, Thiers est en même temps le fondateur de la République et le sinistre vieillard aux mains sanglantes — Quel désordre ! Quel gâchis…
La vérité — qu’on pardonne ceci à un poète — elle est, je crois, dans la légende. Et pour le grand Empereur, puisque nous parlons de lui — elle est, tenez ! dans cette émouvante lithographie de Raffet, que j’ai là, sur ma muraille.
Sous une lourde pluie d’automne, les grenadiers de la garde défilent par sections, courbés de fatigue, les pieds boueux et pesants, protégeant, d’un pan de leur capote, la batterie du fusil. Nous sommes évidemment aux derniers jours de la campagne de France, quelque part en Champagne. Dans le fuligineux paysage rien que le vague squelette d’un moulin à vent, et, partout, le moutonnement des bonnets à poil. Sur la gauche, s’éloigne l’Empereur, à cheval, et tous ont le regard tourné vers son gros dos, voûté et soucieux. Tous pensent à lui, mais lui ne songe qu’à son affaire, qu’à sa bataille de demain ou de tout-à-l’heure. Et sur les visages des soldats du premier plan, éclate un drame sublime de souffrance et de fidélité.
Et l’artiste, sous cette pathétique image a tracé un mot sublime, où éclate toute la noble folie des grenadiers pour leur Empereur et des Français pour la gloire :
“Ils grognaient… et le suivaient toujours.”
FRANÇOIS COPPÉE.
Napoléon, durant sa vie, a été tour à tour l’objet du culte et du mépris de ses sujets. Aujourd’hui, — quoique l’influence de son action individuelle sur les destinées de la France et de l’Europe ne puisse encore être exactement définie, — sa mémoire nous partage toujours en deux camps, les admirateurs et les détracteurs, également zélés pour dénaturer, en bien comme en mal, la personnalité de l’Empereur.
Or, les louanges excessives et les attaques virulentes, qui se valent par leur exagération, s’annulent les unes les autres et laissent la raison aussi peu éclairée sur le caractère de Napoléon que si rien n’en avait été dit.
Toutefois, en étudiant la vie de l’Empereur avec droiture, on voit bientôt la réalité se dégager de la légende dorée et de ce qu’il est permis d’appeler la légende noire napoléonienne. Cette réalité la voici : Napoléon ne fut ni un dieu ni un monstre, mais, simplement, — selon la célèbre formule classique qu’on peut lui appliquer, — il était homme, et rien d’humain ne lui était étranger. Le haut sentiment familial, en effet, la bonté, la gratitude, la cordialité, furent ses qualités essentielles.
Cette conclusion, qui, malgré son évidence, me mettait en désaccord complet avec d’éminents écrivains, n’a pas été sans me causer un peu d’hésitation.
Avant de l’adopter définitivement, je me suis prescrit le devoir de m’entourer de renseignements contradictoires, de vérifier les assertions des amis de l’Empereur par les dires de ses ennemis. Selon l’expression actuelle, j’ai interviewé, en quelque sorte, les contemporains dans leurs écrits, les pressant de questions, tout en ne retenant que les allégations corroborées, au moins dans leur esprit, par plusieurs auteurs. C’est ainsi que j’ai apporté quinze, vingt, parfois trente témoignages favorables, à l’encontre d’une appréciation malveillante. Puis, voulant davantage encore, j’ai contrôlé, au moyen de faits historiques, les attestations recueillies dans les souvenirs de l’époque.
On ne trouvera dans cet ouvrage aucune opinion se rapportant à Napoléon qui ne soit fondée sur des renseignements émanant des sources les plus diverses, sur des textes officiels dont les originaux sont faciles à consulter, soit aux Archives nationales, soit dans les collections que j’indique soigneusement.
Enfin, par un dernier scrupule, j’ai tenu à ne point faire usage du Mémorial de Sainte-Hélène, qui aurait souvent confirmé ma thèse. J’ai estimé qu’il ne fallait pas prendre à un homme ses définitions de lui-même, surtout lorsque cet homme, irrémissiblement vaincu, rayé avant sa mort du nombre des humains, n’a pu avoir, sans doute possible, d’autre visée en dictant ses mémoires que de se donner, au regard des générations prochaines, la posture la plus avantageuse à sa renommée, la plus profitable aux intérêts de sa dynastie.
Bien qu’on ait dit à satiété que l’Empereur, au cours de son règne, a été l’instigateur de toutes les guerres européennes, la question, avant d’être tranchée, me paraît demander cependant un supplément d’enquête, — quand on considère qu’après huit ans de luttes permanentes avec l’Europe, sous la Révolution et sous le Directoire, les quatre premières années du pouvoir personnel de Napoléon furent une ère de reconstitution pacifique ; quand on est obligé de constater que la théorie des guerres, commencée à la fin du siècle dernier, se continue à présent avec une régularité presque mathématique ; quand on voit encore aujourd’hui les mêmes alliances se former, au nord comme au midi, contre la France.
L’histoire documentée des guerres de l’Empire n’est pas faite. Pour l’écrire véridiquement, il importera beaucoup plus de connaître à fond les archives des pays étrangers que celles de la France.
Le jour où l’on voudra déterminer si Napoléon a provoqué telle guerre de son plein gré, ou si, au contraire, il n’a fait que prévenir une agression imminente, la correspondance échangée entre les souverains, à la veille des coalitions, sera autrement édifiante que celle de l’Empereur avec ses agents.
Du rapprochement des résolutions de l’Empereur et des combinaisons secrètes qui se tramaient, hors de France, aux heures décisives des confits, naîtra, peut-être, un nouvel ouvrage qui sera le complément de cette étude intime du caractère de Napoléon.
Arthur-Lévy.
Paris, 1er septembre 1892.
OUVRAGES CITÉS DANS CE VOLUME
Abrantès (duchesse d’). Mémoires. — 10 volumes.
Id. Les Salons de Paris. — 4 volumes.
Almanach de 1812. — 1 volume.
Ambert (général). Portraits militaires. — 1 volume.
Antommarchi (docteur F.). Mémoires. — 2 volumes.
Arnault. Souvenirs d’un sexagénaire. — 4 volumes.
Audierne (l’abbé). Anecdotes sur Napoléon Ier. — 1 volume.
Avrillon (Mlle). Mémoires. — 2 volumes.
Azaïs (H). Jugement impartial sur Napoléon. (Nancy, 1819.) — 1 volume.
Bail. Correspondance de Bernadotte avec Napoléon. (Paris, 1819.) — 1 volume.
Bailleul (P.). Publicationen aus den K. Preussischen Staatsarchiven. Preussen und Frankreich von 1795 bis 1807. — 2 volumes.
Bailleul (J.-C.). Études sur les causes de l’élévation de Napoléon. — 4 volumes.
Barante (baron de). Souvenirs. — 2 volumes.
Bassano (duc de). Souvenirs. — 2 volumes.
Bausset (de). Mémoires. — 4 volumes.
Besnard. Souvenirs d’un nonagénaire. — 2 volumes.
Beugnot (comte). Mémoires. — 2 volumes.
Bignon. Histoire de Napoléon. — 14 volumes.
Biographie nouvelle des contemporains. (Paris, 1825.) — 20 volumes.
Blocqueville (Mme de). Correspondance du maréchal Davout. — 4 volumes.
Boucher de Perthes. Sous dix rois. — 4 volumes.
Bourrienne. Mémoires. — 10 volumes.
Briefwechsel der Konigin Katharina sowie des Kaisers Napoleon I mit dem Konig Friedrich von Wurtemberg. — 2 volumes.
Bulletins de la Grande-Armée.
Bulletin des lois.
Cadet de Gassicourt. Voyage en Autriche. — 1 volume.
Calendrier de la Cour pour l’an 1812. — 1 volume.
Carlyle (Th.). Le Culte des héros. — 1 volume.
Carnot. Réponse à J.-C. Bailleul. — 1 volume.
Champagny (comte de). Souvenirs. — 1 volume.
Champollion-Figeac. Mémoires. — 1 volume.
Charavay. Manuel de l’amateur d’autographes. — 11 volumes.
Chateaubriand. Mémoires d’outre-tombe. — 6 volumes.
Chevrier (Edmond). Correspondance du général Joubert (Martin Bottier, à Bourg). — 1 volume.
Constant. Mémoires. — 5 volumes.
Correspondance de Marie-Louise. (Vienne, 1887.) — 1 volume.
Correspondance de Napoléon 1er. — 32 volumes.
Correspondant (le). Année 1891.
Coston (de). Premières années de Napoléon. — 2 volumes.
Desmarest. Témoignages historiques. — 1 volume.
Du Casse. Les rois frères de Napoléon Ier. — 1 volume.
Durand (la générale). Mémoires. — 1 volume.
Eugène (le prince). Mémoires. — 7 volumes.
Fabre (Joseph). Éphémérides de la vie de Jeanne d’Arc. — 1 volume.
Fain (baron). Manuscrit de l’an III. — 1 volume.
Id. — de 1812. — 2 volumes.
Id. — de 1813. — 2 volumes.
Id. — de 1814. — 1 volume.
Fauche-Borel. Mémoires. — 4 volumes.
Fleury de Chaboulon. Mémoires. — 2 volumes.
Foissy. La famille Bonaparte depuis 1064 jusqu’à nos jours. — 1 volume.
Fouché. Mémoires. — 2 volumes.
Franceschetti (le général). Mémoires sur les événements qui ont précédé la mort de Joachim Ier. — 1 volume.
Gaudin (duc de Gaetz). Mémoires. — 2 volumes.
Gazette nationale (la).
Girardin (Stanislas). Journal et Souvenirs. — 2 volumes.
Gomier. Mémoires. — 2 volumes.
Gourgaud (le général). Napoléon et la Grande Armée en Russie. — 1 volume.
Hérisson (d’). Le cabinet noir. — 1 volume.
Hommages poétiques sur la naissance du roi de Rome. — 2 volumes.
Horn (Georg). Das Buch von der Königin Luise.
Houssaye. Mes confessions. — 4 volumes.
Hugo (Victor). Odes et Ballades. — 1 volume.
Hulin (le comte). Explications offertes aux gens impartiaux. — 1 volume.
Hyde de Neuville. Mémoires et Souvenirs. — 2 volumes.
Imbert de Saint-Amand. La citoyenne Bonaparte. — 1 volume.
Iung (Th.). Bonaparte et son temps. — 3 volumes.
Id. Mémoires de Lucien Bonaparte. — 2 volumes.
Jérôme (le roi). Mémoires. — 5 volumes.
Jomini. Vie politique et militaire de Napoléon. — 4 volumes.
Joseph (le roi). Mémoires. — 18 volumes.
Joséphine (l’Impératrice). Mémoires et correspondance. — 1 volume.
Journal de l’Empire.
Kotzebue. Souvenirs de Paris de 1804. — 2 volumes.
La Place. Exposition du système du monde. (Préface.) — 1 volume.
La Réveillère-Lépeaux. Mémoires. — 2 volumes.
Lavalette (le comte). Mémoires. — 2 volumes.
Le Play. La réforme sociale en France. — 4 volumes.
Le prince Louis Bonaparte et sa famille. — 1 volume.
Lettres de Napoléon à Joséphine. — 2 volumes.
Lewis-Goldsmit. Histoire secrète de Napoléon Buonaparte. — 2 volumes.
Libri. Souvenirs de la jeunesse de Napoléon. — 1 volume.
Lorédan Larchey. Les cahiers du capitaine Coignet. — 1 vol.
Macdonald (le maréchal). Souvenirs. — 1 volume.
Maindron (E.). L’Académie des sciences. — 1 volume.
Maitland (le capitaine), ex-commandant du Bellérophon. Relation. — 1 volume.
Mallet du Pan. Correspondance inédite avec la Cour de Vienne. — 3 volumes.
Marbot (le général). Mémoires. — 3 volumes.
Marco Saint-hilaire (Émile). Les habitations napoléoniennes. — 1 volume.
Marmont (le maréchal). Mémoires. — 9 volumes.
Mathieu Dumas (le lieutenant général comte). Souvenirs. — 3 volumes.
Meneval (baron de). Souvenirs. — 3 volumes.
Metternich (prince de). Mémoires. — 6 volumes.
Michaud. Biographie des hommes vivants.
Miot de Mélito. Mémoires. — 3 volumes.
Mollien. Mémoires d’un ministre du trésor public. — 4 volumes.
Moniteur de l’Empire français.
Nasica. Mémoires sur l’enfance de Napoléon Ier. — 1 volume.
Neil Campbell (colonel Sir). Journal publié par A. Pichot. — 1 volume.
Ossian. Poèmes. — 1 volume.
Ouvrard (G.-J.). Mémoires. — 3 volumes.
Pallain (G.). Correspondance inédite de Talleyrand et du roi Louis XVIII. — 1 volume.
Parquin (le commandant). Souvenirs et campagnes d’un vieux soldat de l’Empire. — 1 volume.
Pasquier (le chancelier). Mémoires. — 5 volumes.
Pelet (de la Lozère). Opinions de Napoléon au conseil d’État. — 1 volume.
Pelet (Marcellin). Napoléon à l’île d’Elbe. — 1 volume.
Petiet (le général). Souvenirs militaires. — 1 volume.
Perrot (A.-M.). Itinéraire général de Napoléon. — 1 volume.
Pichard. Napoléon à Auxonne. — 1 volume.
Peyrusse (le baron). Mémorial de 1807 à 1815. — 1 volume.
Planat de la Faye. Le prince Eugène en 1814. — 1 volume.
Pontécoulant (le comte de). Souvenirs. — 4 volumes.
Pradt (l’abbé de). Souvenirs de l’ambassade de Varsovie. — 1 volume.
Proth (Mario). Bonaparte, comediante, tragediante. — 1 volume.
Raff (le général). Mémoires. — 1 volume.
Récamier (Mme de). Souvenirs et correspondance. — 2 volumes.
Recueil des interrogatoires subis par le général Moreau. — 1 volume.
Recueil des discours prononcés par les différents défenseurs dans le procès Georges, Pichegru et autres. — 2 volumes.
Rémusat (Mme de). Mémoires. — 3 volumes.
Id. Lettres. — 2 volumes.
Relation générale des fêtes relatives au mariage. (Imprimerie impériale.) — 1 volume.
Rocquain (F.). Napoléon Ier et le roi Louis. — 1 volume.
Rœderer (le comte). Mémoires. — 6 volumes.
Roustam. Mémoires. Revue rétrospective (année 1888). — 1 volume.
Rovigo (le duc de). Mémoires. — 7 volumes.
Sainte-Beuve. Causeries du lundi, tomes I et II.
Salgues (J.-B.). Mémoires pour servir à l’Histoire de France. — 10 volumes.
Ségur (le comte Philippe de). Mémoires. — 9 volumes.
Sismondi. Note, Revue historique, tome IX. — 1 volume.
Sklower (S.). Entrevue de Napoléon Ier avec Gœthe. — 1 volume.
Sorel (Albert). Madame de Staël. — 1 volume.
Souvenirs intimes de Talleyrand, publiés par A. Pichot. — 1 volume.
Staël (Mme de). Dix ans d’exil. — 1 volume.
Stendhal. Vie de Napoléon. — 1 volume.
Taine (H.). Origines de la France contemporaine. La Révolution. — 1 volume.
Taine (H.). Le Régime moderne. — 1 volume.
Talleyrand (le prince de). Mémoires. — 4 volumes.
Thibaudeau. Le Consulat et l’Empire. — 10 volumes.
Id. Mémoires sur le Consulat. — 1 volume.
Thoumas (général). La vie militaire. Journal le Temps.
Vicence (le duc de). Souvenirs, 1re et 2e partie. — 4 volumes.
Vieux (Honoré). Napoléon à Lyon. — 1 volume.
Villemain. Souvenirs contemporains. — 2 volumes.
Waldbourg-Truchess (général comte). Voyage de Fontainebleau à l’île d’Elbe. — 1 volume.
Walter Scott. Vie de Napoléon Buonaparte. — 9 volumes.
Welschinger (H.). Le duc d’Enghien. — 1 volume.
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LIVRE I. | |
Les débuts | |
LIVRE II. | |
L’époux — Le père | |
LIVRE III. | |
La famille | |
LIVRE IV. | |
La sociabilité | |
LIVRE V. | |
La générosité | |
LIVRE VI. | |
Les habitudes et les idées personnelles | |
LIVRE VII. | |
Le chef |
NAPOLÉON INTIME
Le 15 août 1769, vers onze heures du matin, naquit à Ajaccio Napoléon Bonaparte, fils de Charles Bonaparte et de Lætitia Ramolino.
La mère se trouvait à l’église quand elle fut prise des douleurs de l’enfantement ; elle rentra chez elle et accoucha sur un tapis. Une allégorie existait-elle sur ce tapis ? Était-ce un de ces tapis antiques à grandes figures ? Il n’importe ; abandonnons ce point de départ, vrai ou faux, aux amateurs de légendes. Voyons seulement dans quel milieu cette naissance vient de se produire.
Le père, Charles Bonaparte, est de race noble, originaire de Toscane. Des Bonapartes auraient, d’après des documents plus ou moins authentiques, régné à Trévise.
« La mère de Napoléon, Lætitia Ramolino, était la fille d’une Pietra Santa qui, veuve de Ramolino, épousa en secondes noces un Suisse nommé Fesch, dont la famille était honorablement établie à Bâle, où elle exerçait le commerce de la banque. »
Donc, la mère de Napoléon passa les années qui précédèrent son mariage dans un milieu de commerçants banquiers. Elle sut, à l’âge où les jeunes filles pensent à leur établissement, ce qu’étaient l’ordre, l’économie, la bonne direction des affaires. Et si, comme des philosophes l’ont pensé, le caractère d’un homme lui est donné par sa mère, on pourrait trouver ici la racine de ces instincts de probité, d’ordre excessif dans tous les comptes où l’argent joue un rôle, qui sont un des côtés les plus marqués du caractère de Napoléon.
L’une des premières sensations que reçut Napoléon, dès son plus jeune âge, fut de voir sa mère affligée, mais calme et énergique, au milieu des ruines causées par les guerres qui venaient de finir.
Au sein de cette famille pauvre et qui s’augmentait tous les ans, on vivait dans la gêne ; la fortune de Charles Bonaparte consistait en un petit domaine de mille à quinze cents francs de rente qu’il faisait valoir.
On sollicita de toutes parts, on fit agir toutes les influences pour obtenir les bourses nécessaires à l’éducation des deux aînés, Joseph et Napoléon. Les demandes sont accordées, grâce à l’appui de M. de Marbeuf, évêque d’Autun, neveu du gouverneur de la Corse. Joseph doit entrer dans les ordres : il sera placé au collège d’Autun, et Napoléon, que l’on destine à la marine, sera élève de l’école de Brienne ; mais, auparavant, il devra faire un stage à Autun, afin d’apprendre suffisamment le français pour être en état de suivre les cours de l’école.
On part le 15 décembre 1778. Gros événement pour la famille ! C’est la première fois que les enfants vont être séparés de leur mère ! Les recommandations qu’elle fait à ses chers petits, vous les entendez, toutes pleines de la plus douce tendresse et de la plus sévère raison. Tout le monde est là, sur le môle : l’oncle Lucien, archidiacre d’Ajaccio ; la vieille domestique Manuccia, que les enfants appelaient « la tante » ; Ilaria, la nourrice, et Saveria, la bonne d’enfants, celle qui plus tard continua à tutoyer le grand empereur comme elle tutoyait ce jour-là son chétif maigriot. Les yeux mouillés de pleurs, les enfants envoient un dernier baiser à la mère pendant que le navire gagne le large.
Après s’être arrêté à Florence, où l’on prend les papiers de noblesse nécessaires à Napoléon pour l’école de Brienne, on arrive le 30 décembre 1778, à Autun, où les enfants font leur entrée au collège le 1er janvier 1779 au soir.
Puis le père se rendit à Versailles, où il devait faire régulariser l’admission de Napoléon à Brienne. A cet effet, il remit les titres recueillis à Florence entre les mains de M. d’Hozier de Sérigny, le juge d’armes de la noblesse de France.
Le père de Napoléon signait ordinairement de Buonaparte, et pourtant tous ces titres, même l’arrêt de noblesse, en date de 1771, portent le nom de Bonaparte.
Il n’est peut-être pas inutile de remarquer, en passant, qu’en se faisant appeler plus tard Bonaparte au lieu de Buonaparte, Napoléon était revenu simplement à une orthographe usitée de longue date dans sa famille, orthographe sous laquelle le nom avait été anobli.
Muni d’une somme de deux mille francs généreusement accordés par le roi et des titres régularisés, Charles Bonaparte se rendit, le 20 avril, à Brienne où il fut rejoint le 23 par Napoléon venu d’Autun. Le même jour eut lieu l’entrée à l’École.
En trois mois, à Autun, « Napoléon apprit le français de manière à faire librement la conversation, de petits thèmes et de petites versions ».
Chaque historien, selon son programme d’apologiste ou de détracteur, a présenté Napoléon dans cette école de Brienne, soit comme un prodige, annonçant un génie universel, soit comme un enfant sournois et volontaire, présageant un despote sanguinaire.
Des deux côtés, c’est beaucoup chercher dans un enfant qui n’a pas encore dix ans. Nous inclinons à penser avec Chateaubriand « que c’était un petit garçon ni plus ni moins distingué que ses émules ». Se méfiant de lui-même dans l’usage d’une langue apprise en trois mois à Autun, arrivant d’une contrée française depuis dix ans seulement, contrée qui a toujours eu (elle l’a encore) une renommée particulière pour ses mœurs, ce petit garçon a dû, naturellement, paraître étrange à ses camarades, et se montrer réservé à l’égard de ceux-ci qu’il savait lui être supérieurs comme fortune et comme rang. « A Brienne, dit un jour l’Empereur à Caulaincourt, en 1811, j’étais le plus pauvre de mes camarades… eux avaient de l’argent en poche ; moi, je n’en eus jamais. J’étais fier, je mettais tous mes soins à ce que personne ne s’en aperçût… Je ne savais ni rire ni m’amuser comme les autres… L’élève Bonaparte était bien noté, et il n’était pas aimé. »
Napoléon ainsi dépaysé, forcément solitaire, eut à supporter les railleries des élèves. On l’appelait Corse, on lui donnait le sobriquet de la Paille-au-nez, variante de la prononciation corse de son prénom Napolioné. Que l’enfant se soit aigri, ce n’est pas douteux. Qu’il ait riposté par quelques horions, c’est infiniment probable. Mais l’écolier s’est montré pareil aux autres enfants dès qu’il a trouvé un camarade lui témoignant quelque sympathie. « Oh ! toi, dit-il à Bourrienne, tu ne te moques jamais de moi, tu m’aimes. »
Dans quel sens a-t-il prononcé la phrase : « Je ferai à tes Français tout le mal que je pourrai ? » Cette phrase a été relevée récemment par un très éminent philosophe, M. Taine, qui en a fait presque la base d’un programme au moins bien prématuré. Bourrienne lui-même, qui, à l’époque où il écrit ses Mémoires, a des raisons personnelles pour ne pas vanter la douceur de Napoléon, se borne cependant à placer cette phrase au moment où le jeune Corse « est aigri par les moqueries des élèves ».
Voudrait-on y voir qu’il ne se considérait pas lui-même comme Français ? Non, c’est une simple boutade d’enfant : on s’obstine à l’appeler Corse, il appelle les autres Français.
Au milieu des vexations qu’il endurait, il demeurait studieux, avait d’excellentes notes, surtout en mathématiques.
En dehors des études, ses préoccupations sont toutes pour ses parents. Il voudrait aider à établir la nombreuse famille qui est à Ajaccio. En 1783, on hésitait entre Metz et Brienne, pour placer Joseph, qui ne voulait plus de l’état ecclésiastique. Napoléon, qui a treize ans à peine, écrit à son père : « Joseph peut venir ici, parce que le père Patrault, mon maître de mathématiques que vous connaissez, ne partira point. En conséquence, monsieur le principal m’a chargé de vous assurer qu’il sera très bien reçu ici, et qu’en toute sûreté il peut venir. Le père Patrault est un excellent professeur de mathématiques, il m’a assuré particulièrement qu’il s’en chargerait avec plaisir, et si mon frère veut travailler, nous pourrons aller ensemble à l’examen d’artillerie… »
Chez quel enfant de cet âge trouverait-on de plus louables sentiments de dévouement filial et fraternel ?
On paraît toujours oublier que Napoléon est resté cinq ans et demi à Brienne (avril 1779 à septembre 1784). Après les premiers froissements avec ses camarades, il a dû s’accoutumer et prendre part à l’existence commune. Le séjour de Brienne, si loin qu’on suive l’Empereur dans sa carrière, n’est pas un souvenir amer, ce n’est pas un lieu d’humiliations dont on n’aime pas à se rappeler. Au contraire.
Toute sa vie, il rechercha les témoins de ses jeunes années : en première ligne il faut placer son ami Bourrienne, qui fut le secrétaire intime de l’Empereur. Nous aurons souvent à reparler de cet ami de la première heure. Puis vient Lauriston, son condisciple, devenu général et dernier ambassadeur de Napoléon à Saint-Pétersbourg. Les Frères Minimes de l’Ordre de Saint-Benoît furent les professeurs de Napoléon : le Père Louis était le principal de l’école ; son élève, devenu lieutenant d’artillerie, lui enverra en 1786, avec prière de donner un avis, son histoire de la Corse. Le sous-principal, le Père Dupuis, retiré à Laon, en 1789, était encore le conseil de Napoléon, et vous retrouverez Dupuis bibliothécaire à Malmaison. « Le premier Consul le visitait souvent, et il avait pour lui toutes les attentions et tous les égards imaginables. » A la nouvelle de la mort de son vieux maître, en 1807, l’Empereur écrit d’Osterode à l’Impératrice : « … Parle-moi de la mort de ce pauvre Dupuis ; fais dire à son frère que je veux lui faire du bien… »
Le Père Charles, l’aumônier, qui fit faire à l’enfant sa première communion, ne fut jamais oublié. En 1790, Napoléon, lieutenant d’artillerie à Auxonne, ne manque pas, chaque fois qu’il va à Dôle, de visiter le Père Charles. Plus tard, traversant cette dernière ville, en allant prendre le commandement de l’armée d’Italie, le général Bonaparte croirait manquer à son devoir s’il ne faisait appeler au relais le digne prêtre pour lui serrer la main.
Le Père Berton a été nommé par le premier Consul recteur de l’École des arts à Compiègne. Napoléon retrouve-t-il en Italie un ancien condisciple du nom de Bouquet, il lui donne l’emploi de commissaire des guerres.
Ceux qui ont vu de ses lettres n’apprendront pas sans étonnement que Napoléon eut à Brienne un professeur d’écriture ; aussi, quand le vieux Dupré, c’était son nom, vint un jour à Saint-Cloud rappeler à l’Empereur « qu’il a eu le bonheur de lui donner pendant quinze mois des leçons d’écriture à Brienne », Napoléon ne peut s’empêcher de répondre en riant au pauvre interloqué : « Le beau f… élève que vous avez fait là ! je vous en fais mon compliment. » Après quelques paroles bienveillantes, Dupré se retira et reçut quelques jours après le brevet d’une pension de 1 200 francs.
Le Père Patrault, son professeur de mathématiques, vécut avec Napoléon en 1795, et devint un de ses secrétaires à l’armée d’Italie. Les concierges mêmes de Brienne, Hauté et sa femme, sont plus tard concierges de Malmaison, où ils finissent leurs jours.
Ces témoins du séjour à Brienne, recherchés à toutes les époques de sa carrière par le lieutenant, par le général, par le premier Consul et par l’Empereur, toujours accueillis avec un sourire aimable, réfutent, mieux qu’on ne saurait le faire, les histoires sauvages de Brienne. Napoléon n’a cependant rien oublié de cette époque : il se rappelle même que Mme de Montesson lui a posé sur le front la première couronne d’écolier ; il la fit appeler aux Tuileries et lui fit restituer ses biens confisqués.
Cette esquisse des faits relatifs à Brienne a laissé intact le caractère de l’enfant, fidèle aux conseils de sa mère, n’oubliant jamais les soucis de la nombreuse famille laissée à Ajaccio, appliqué à ses études, estimé de ses chefs, et chose plus rare, les estimant.
Après lui avoir fait passer ses examens, le 15 septembre 1783, M. le chevalier de Kéralio, maréchal de camp et sous-inspecteur des écoles royales militaires de France, crut pouvoir résumer les notes de Napoléon par ces mots : « Ce sera un excellent marin. Mérite de passer à l’école de Paris. »
Napoléon ne fut pas accepté pour la marine ; les places y étaient peu nombreuses, et elles étaient très recherchées par des élèves puissamment recommandés. Il fut donc maintenu à l’école, mais le devoir familial lui commandait de sortir de Brienne pour céder la bourse dont il était titulaire à son frère Lucien (deux frères ne pouvaient être boursiers en même temps).
Alors, Napoléon, renonçant avec regret à la marine, écrivit à son père de demander pour lui l’artillerie ou le génie.
Le 1er septembre 1784, Napoléon fut nommé à une place d’élève du Roi à l’École militaire de Paris. Le 17 octobre, il part pour Paris, où il est rendu le 19.
Celui qui arrive à Paris ne se présente pas en conquérant du monde. « Il avait bien l’air d’un nouveau débarqué, il bayait aux corneilles, regardant de tous côtés, et bien de la tournure de ceux que les filous dévalisent sur la mine. » C’est ainsi que le dépeint Démétrius Comnène, son compatriote corse, qui l’a rencontré au sortir du coche.
Cette mine provinciale et piteuse n’a rien de bien étonnant chez un jeune homme de quinze ans qui a le sentiment de sa pauvreté, et qui vient, lui, boursier, se mêler à la vie bruyante et dispendieuse des riches élèves de l’École militaire.
S’il n’avait senti la misère qui opprimait les siens à Ajaccio, Napoléon aurait pu partager dans une certaine mesure le luxe et les plaisirs de ses condisciples, il aurait pu souscrire aussi aux banquets somptueux que les élèves offraient aux professeurs. Pour suivre le train aristocratique de l’École, il n’avait qu’à s’endetter comme le faisaient probablement la plupart de ses camarades. Mais une volonté inflexible le maintenait dans le devoir rigide, et quand M. Permon le voyant triste offrait de lui prêter de l’argent, Napoléon devenait rouge, et refusait en disant : « Ma mère n’a déjà que trop de charges, je ne dois pas les augmenter par des dépenses, surtout quand elles me sont imposées par la folie stupide de mes camarades. »
« Tous ces soucis ont gâté mes jeunes années, disait-il lui-même en 1811 ; ils ont influé sur mon humeur, ils m’ont rendu grave avant l’âge… »
Son séjour à l’École fut encore attristé par la mort de son père, décédé à Montpellier à l’âge de trente-neuf ans, le 24 février 1785. Instruit de cette nouvelle, Napoléon écrit à sa mère :
« Consolez-vous, ma chère mère, les circonstances l’exigent. Nous redoublerons nos soins et notre reconnaissance, et heureux si nous pouvons, par notre obéissance, vous dédommager un peu de l’inestimable perte d’un époux chéri. Je termine, ma chère mère, ma douleur me l’ordonne, en vous priant de calmer la vôtre… »
Son âme déborde de chagrin. Il écrit à son grand-oncle, l’archidiacre Lucien : « Nous avons perdu en lui un père, et Dieu sait quel était ce père, sa tendresse, son attachement pour nous. Hélas ! tout nous désignait en lui le soutien de la jeunesse !… Mais l’Etre suprême ne l’a pas ainsi permis. Sa volonté est immuable, lui seul peut nous consoler… »
Son séjour à l’École militaire n’offre rien de particulier au point de vue des études. Il travaille dans la bonne moyenne et passe ses examens de sortie, malgré l’hostilité de son professeur d’allemand, Bauer, qui le jugeait indigne de concourir, attendu que « l’élève Bonaparte n’était qu’une bête ».
Ce pronostic ne devait pas être ratifié ni plus tard ni même à ce moment, car Napoléon sortit avec le no 42 sur cinquante-huit élèves promus.
Ainsi que de Brienne, il a conservé de l’École militaire la plus grande estime pour ses professeurs ; nous citerons, entre autres, Monge, dont la vie est connue ; M. de l’Éguille, professeur d’histoire, que Napoléon se plaisait à recevoir à Malmaison ; M. Domairon, professeur de belles-lettres, qui fut appelé aux Tuileries en 1802 pour être le précepteur de Jérôme, et le brigadier Valfort, directeur des études, qui dut à une heureuse rencontre de voir ses dernières années comblées des bienfaits reconnaissants du premier Consul, son ancien élève.
Le 1er septembre 1785, fut signé le décret qui nommait Bonaparte lieutenant en second à la compagnie de bombardiers du régiment de la Fère, en garnison à Valence.
En attendant l’ordre du départ, tout joyeux, comme peut l’être un sous-lieutenant de seize ans, il endosse son uniforme, dont l’élégance est exclue, car sa position de fortune lui impose la stricte ordonnance. « Il avait des bottes d’une dimension si singulièrement grande, que ses jambes, fort grêles, disparaissaient entièrement. » Fier de sa nouvelle tenue, il va chez ses amis Permon. En le voyant, les deux enfants, Cécile et Laure (cette dernière fut plus tard la duchesse d’Abrantès), ne peuvent s’empêcher d’éclater de rire, et le surnomment en sa présence le Chat botté ! Il ne se fâcha pas, paraît-il, car, selon l’une des petites espiègles, le lieutenant leur apporta, à quelques jours de là, une calèche avec un chat botté, et le conte de Perrault.
Ses loisirs, durant son séjour à l’École militaire, avaient été partagés entre les visites fréquentes qu’il faisait à sa sœur Elisa, pensionnaire à Saint-Cyr, et à la famille Permon, jadis amie des Bonaparte à Ajaccio. Napoléon habita souvent chez les Permon une chambre qui avait valu à la maison du quai Conti la plaque commémorative aujourd’hui disparue de la façade de cet immeuble.
Au commencement d’octobre 1785, Napoléon, ayant reçu son brevet de lieutenant en second, quitta Paris accompagné de son fidèle binôme de l’École militaire, Alexandre des Mazis, nommé, comme lui, lieutenant au régiment de la Fère en garnison à Valence.
A son passage à Lyon, Bonaparte vit un ami de sa famille, M. Barlet, qui avait été secrétaire du gouverneur de la Corse. M. Barlet remit à Napoléon une lettre de recommandation pour l’abbé de Saint-Ruff à Valence, et une petite somme d’argent que les deux jeunes gens s’empressèrent de dépenser, sans réfléchir qu’ils avaient encore un long trajet à faire ; aussi furent-ils forcés de continuer leur voyage à pied.
Arrivé à Valence le 5 novembre 1785, Napoléon reçut dans cette ville le meilleur accueil du frère de son compagnon de route, Gabriel des Mazis, qui était capitaine au régiment de la Fère. Si Napoléon eut à se louer, en ce jour, des frères des Mazis, ceux-ci s’aperçurent plus tard qu’ils n’avaient pas obligé un ingrat.
Les deux des Mazis émigrèrent sous la Révolution. Parvenu au pouvoir, Napoléon s’occupa d’eux, leur écrivit de revenir en France afin d’y reprendre du service. Ils refusèrent d’abord, sous le prétexte qu’ils ne voulaient pas combattre les partisans du Roi, et ne se décidèrent à rentrer qu’en 1806 pour occuper des emplois civils. Gabriel fut nommé administrateur de la loterie, et Alexandre eut la place d’administrateur du mobilier de l’Empire.
Bonaparte fut logé à Valence chez une vieille demoiselle, Mlle Bou, qui tenait un café avec un billard ; la façade de la maison formait l’angle de la Grand’Rue et de celle du Croissant.
C’est ici que se présente pour la première fois un des côtés les plus visibles du caractère de Napoléon : l’attachement à ses habitudes. Logé, comme nous l’avons vu, par ordre, chez Mlle Bou, il s’y fixe définitivement dans une chambre au premier sur le devant, à côté du billard, voisinage bruyant que Bonaparte n’aurait certainement pas choisi, s’il n’y avait été conduit par le hasard du billet de logement. Mais une fois là, il y reste, et il y restera tout le temps que durera son séjour à Valence. Bien mieux, repasse-t-il à Valence en 1786, se rendant en Corse, c’est chez Mlle Bou qu’il descend directement. Revient-il à Valence, tenir garnison, en mai 1791, c’est encore chez Mlle Bou qu’il reprend sa chambre et s’installe avec son frère Louis, qu’il amenait d’Auxonne. Enfin, en 1792, traversant Valence avec sa sœur Elisa, il a écrit d’avance à la même Mlle Bou.
C’est en vain que nous avons cherché la justification du fait énoncé par M. Iung en ces termes : « Bonaparte n’a jamais cherché à se lier avec les officiers de l’armée. » Cette recherche n’était-elle pas superflue, du reste, puisque le même auteur dit lui-même plus loin qu’à Valence, Napoléon était en rapports suivis avec les deux des Mazis et Damoiseau, ses anciens condisciples de l’École militaire ? Nous avons vu sa conduite envers les deux premiers ; le troisième fut plus tard astronome au Bureau des longitudes. Ses autres amis, dit toujours M. Iung, étaient les lieutenants Lariboisière et Sorbier, devenus tous deux inspecteurs généraux d’artillerie sous l’Empire ; Mallet, le frère de l’auteur de la conspiration célèbre, et Mabille, plus tard déserteur, mais qui, grâce au souvenir bienveillant de Napoléon, put rentrer en France, et obtenir même un emploi dans l’administration des Postes.
Si nous ajoutons que Napoléon prenait ses repas à la pension des lieutenants, chez Géry, hôtel des Trois-Pigeons, rue Pérollerie, qu’il prit part à la fête et au bal donnés par les officiers à l’occasion de la Sainte-Barbe ; si nous disons enfin qu’il a toujours conservé les meilleures relations avec M. Masson d’Autumne, son premier capitaine, chez qui nous le verrons en visite en 1790, au château près d’Auxonne que ce capitaine habita après s’être retiré du service, jusqu’au jour où le premier Consul le nomma conservateur de la bibliothèque de l’École d’application récemment établie à Metz ; que Napoléon a eu les mêmes relations cordiales avec son lieutenant en premier, M. de Courcy, qu’il ne manqua jamais d’aller voir à chacun de ses passages à Valence ; si nous ajoutons qu’en 1814, retrouvant M. de Bussy, son ancien collègue du régiment de la Fère, comme maire du petit village de Corbeny, il lui fait l’accueil le plus cordial, le nomme d’emblée colonel et le met au nombre de ses aides de camp, nous aurons prouvé, pensons-nous, que le lieutenant Bonaparte avait avec ses collègues les rapports qu’ont d’habitude les officiers entre eux, et nous aurons vu la sollicitude du premier Consul et de l’Empereur s’affirmer à l’égard des officiers de Valence comme envers ses connaissances de Brienne.
Pendant que M. Iung reproche à Napoléon de trop fréquenter l’élément civil, d’autre part, M. Taine lui reproche de se montrer, envers ces mêmes civils, « dépaysé, hostile ». Ces assertions qui ne peuvent être exactes toutes deux, ne le sont, dans l’espèce, ni l’une ni l’autre ; la vérité, toujours simple, est que le lieutenant Bonaparte eut, avec le civil comme avec le militaire, les mêmes relations que ses camarades, ni plus ni moins.
Napoléon fut, à Valence, ce qu’ont été, dans toutes les garnisons, les lieutenants de dix-sept ans, frais émoulus de l’école, apportant le désir de paraître l’homme que l’on est en réalité par le grade, sans l’être encore par l’âge. Nous le voyons aimable, enjoué, recherché de tout le monde dans le salon de Mme du Colombier ; on dit même qu’il faisait un doigt de cour à Mlle Caroline du Colombier.
Pour mieux assurer ses succès, il suit les cours de danse du professeur Dautel. Ce Dautel devint percepteur sous la Révolution. Tombé dans la misère à la fin de 1808, il écrit à l’Empereur : « Sire, celui qui vous a fait faire le premier pas dans le monde se recommande à votre générosité. — Signé : Dautel, ancien maître de danse à Valence. » Le 15 décembre, il reçut l’avis de sa nomination à une place de contrôleur dans l’administration des droits réunis.
Napoléon se montra aussi très aimable envers une jolie jeune fille, Mlle Mion-Desplaces, originaire de Corse, où elle avait encore des parents ; on le voyait souvent danser avec elle. Il fréquentait également chez l’abbé de Saint-Ruff, chez Mlles de Saint-Germain et Laurencin, chez l’abbé Marboz, chez Roux de Montaignière, chez des Aynards, chez de Bressieux, chez Béranger, chez les frères Blachette et chez Mlles Dupont, à Étoile, toutes personnes dont il conserva un bon souvenir et qu’il se plut à protéger lors de son arrivée aux grandes affaires.
En particulier, il faut citer l’aîné des Blachette, qui devint payeur général à l’armée ; Marboz, conseiller de préfecture ; Mésangère, qui fit sa carrière en Hollande avec le roi Louis, dont il devint chambellan et grand trésorier ; Mlle de Saint-Germain, qui fut la femme de Montalivet, le ministre de l’Empire.
Nous pouvons dire qu’ici, comme à Brienne, jamais aucun de ceux qui l’ont connu ne fit en vain appel à sa mémoire. Les amitiés contractées en ces jours de jeunesse ont laissé dans son esprit un charmant souvenir dont il aime à parler quand l’occasion s’en présente, comme, par exemple, quand il écrit, en 1804, à Mlle du Colombier, devenue Mme Bressieux :
« Je saisirai la première circonstance pour être utile à votre frère. Je vois, par votre lettre, que vous demeurez près de Lyon ; j’ai donc des reproches à vous faire de ne pas y être venue pendant que j’y étais, car j’aurai toujours un grand plaisir à vous voir. Soyez persuadée du désir que j’ai de vous être agréable. »
Plus tard, Mme Bressieux était nommée dame d’honneur de Madame Mère, et son mari recevait une place d’administrateur général des forêts.
Cependant, à Valence, Napoléon ne se laissa pas tout entier absorber par les plaisirs mondains, il s’occupa d’une Histoire de la Corse, dont il envoya les deux premiers chapitres à l’abbé Raynal, sous la recommandation de l’abbé de Saint-Ruff et de Mme du Colombier. Après avoir lu son travail, Raynal engagea vivement le jeune auteur à poursuivre son œuvre.
Napoléon passa un mois à Lyon, où la force armée avait été appelée en prévision de troubles graves. Il se rendit avec son régiment à Douai, d’où il partit en congé pour Ajaccio le 1er février 1787.
Passant à Valence, il débarque chez Mlle Bou, et revoit toutes ses connaissances. Puis il s’arrête à Marseille, où il s’entretient avec l’abbé Raynal de son Histoire de la Corse.
Grâce à une prolongation de congé, il ne quitta la Corse que pour rejoindre son régiment à Auxonne où il arriva le 1er mai 1788.
Dans cette nouvelle garnison, il ne se montrera plus l’officier mondain de Valence, recherchant les réceptions et les plaisirs. Le séjour d’Ajaccio a gravé dans son cœur une empreinte de tristesse profonde : n’a-t-il pas laissé sa mère et tous les siens dans une gêne proche de la misère ?
Logé rue Vauban, chez M. Lombard, professeur de mathématiques, dont il suivait les leçons, il ne quittait le travail que pour aller prendre un repas frugal dans la famille Aumont, qui demeurait dans la maison en face. Encore fallait-il que ces bonnes gens l’appelassent à l’heure du dîner qu’il oubliait régulièrement.
Aussitôt après, il regagnait sa chambre et reprenait son travail. On se le rappelle vivant chétivement, aux dépens de sa santé, ne se nourrissant guère que de lait, mais sans dettes, sans reproches, soutenant sa pauvreté avec gaieté, avec noblesse, et se distinguant par l’amour du travail. Hors des cours, il en expliquait les leçons à ceux qui ne les avaient pas comprises.
La vie de Napoléon est résumée dans ce fragment de lettre qu’il écrit à sa mère : « Je n’ai d’autres ressources ici que de travailler. Je ne m’habille que tous les huit jours, je ne dors que très peu depuis ma maladie ; cela est incroyable. Je me couche à dix heures, et je me lève à quatre heures du matin. Je ne fais qu’un repas par jour, à trois heures. » Et craignant d’affliger la pauvre mère déjà si éprouvée, il se hâte d’ajouter : « Cela fait très bien à la santé. »
Ses inquiétudes constantes pour les siens, ses excès de travail et de privations le rendirent anémique et fiévreux au point que le chirurgien du régiment, M. Bienvalot, était loin d’être rassuré sur son état.
La maladie et le désir de revoir les siens le poussèrent bientôt à demander un congé de semestre, qu’il obtint le 1er septembre 1789.
Après une convalescence assez longue, Napoléon fut de retour à Auxonne en janvier 1791. Il n’y revenait pas seul. Il amenait avec lui son frère Louis, âgé de treize ans. Dans le but d’alléger le terrible fardeau de sa mère, restée veuve, sans fortune, avec huit enfants, Napoléon avait insisté pour qu’on lui donnât Louis.
Il s’agissait maintenant de vivre à deux sur la très maigre solde de lieutenant en second : neuf cent vingt livres par an, soit, par mois, quatre-vingt-treize livres et quatre deniers, ce qui représente en notre monnaie actuelle quatre-vingt-douze francs quinze centimes.
C’était donc avec trois francs cinq centimes par jour que les deux frères devaient se loger, s’habiller, se nourrir, et que, de plus, il fallait pourvoir à l’éducation de Louis, dont Napoléon se trouvait être le précepteur.
Ce budget restreint força Napoléon à vivre non dans l’économie, ce ne serait pas assez dire, mais dans la pauvreté.
A la caserne, pavillon sud, escalier 1, au no 16, deux pièces contiguës, l’une ayant pour tous meubles un mauvais lit sans rideaux, une table placée dans l’embrasure d’une fenêtre, des livres, des paperasses, une malle, une vieille caisse en bois et deux chaises ; c’était la chambre du futur empereur. A côté, c’était la chambre, plus dénudée encore, si c’est possible, où celui qui devait être roi de Hollande couchait sur un mauvais matelas. Voilà pour le logement.
On était obligé à la même parcimonie pour la nourriture. « Bonaparte, dit M. de Coston, mettait lui-même le pot-au-feu dont son frère et lui se contentaient philosophiquement. » « Il préparait de ses mains leur frugal repas, » dit de son côté M. de Ségur, qui ajoute : « Il brossait lui-même ses habits. »
Le souvenir de ces moments de disette ne sortit jamais de la mémoire de Napoléon, qui, vingt ans plus tard, ayant eu à se plaindre de Louis, dit à Caulaincourt : « Ce Louis que j’ai fait élever sur ma solde de lieutenant, Dieu sait au prix de quelles privations ! Savez-vous comment j’y parvenais ? C’était en ne mettant jamais les pieds ni dans un café ni dans le monde ; c’était en mangeant du pain sec, en brossant mes habits moi-même, afin qu’ils durassent plus longtemps propres. »
C’est en se reportant à ces jours où la dignité le disputait à la misère, que l’Empereur put dire à un fonctionnaire qui arguait de ses charges de famille pour se plaindre de l’insuffisance d’une solde de mille francs par mois : « Je connais tout cela, moi, monsieur… Quand j’avais l’honneur d’être sous-lieutenant, je déjeunais avec du pain sec, mais je verrouillais ma porte sur ma pauvreté… En public, je ne faisais pas tache sur mes camarades. »
A Auxonne, on voit Napoléon s’occuper minutieusement des plus infimes détails de son petit ménage. On a trouvé, écrits de sa propre main, sur le livre d’un sieur Biotte, tailleur, les comptes suivants :
Doit M. Bonaparte :
Fait culotte drap 2 livres. «2 caleçons 1 «4 sous «1 anglaise bleue 4 « «bordure 1 «Sur un autre feuillet :
Fait culotte 4 livres. «2 caleçons 1 «
Un rabais de quatre sous avait été obtenu sur la façon des deux derniers caleçons !
Le temps qui n’était pas pris par le service était employé à donner des leçons à Louis et à lui faire répéter son catéchisme en vue de sa première communion, qu’il fit devant l’abbé Morelet.
Le reste des heures de loisir était consacré aux travaux littéraires que Napoléon poursuivait par goût, et probablement aussi avec l’arrière-pensée d’y trouver un bénéfice pécuniaire.
C’est avec une grande résignation, même avec un certain enjouement que Napoléon supportait cet état de dénuement. Un jour, il dit à M. Joly, qui était venu le voir : « Vous n’avez sans doute pas encore entendu la messe ce matin ? Eh bien, si vous voulez, je puis vous la dire. » Et de la caisse où ils sont en dépôt dans sa chambre, il sort, en riant, les ornements sacerdotaux de l’aumônier du régiment.
Nous croyons sans peine, avec M. de Ségur, que la considération dont jouissait Bonaparte s’accrut encore des soins qu’il avait pour son frère. On le recevait avec empressement quand, à de très rares occasions, par devoir et par convenance, il allait chez M. de Gassendi, alors capitaine du régiment ; chez Naudin, commissaire des guerres ; chez M. Chabert, dont la belle-fille, Mlle Pillet, déplorait la rareté des visites du jeune lieutenant. On prétend que Mme Naudin le voyait, avec infiniment de plaisir aussi, venir chez son mari.
Il ne dut pas s’arrêter longtemps à ces frivolités, car c’est parmi des notes écrites à Auxonne que se trouve, dans un Dialogue sur l’amour, la boutade suivante : « Je crois l’amour nuisible à la société, au bonheur individuel des hommes. Enfin, je crois que l’amour fait plus de mal que de bien. »
Cette disposition des sentiments n’est pas très surprenante chez un jeune homme préoccupé par tant de soucis matériels : il fallait vivre avant d’aimer. Par des lettres très passionnées, écrites plus tard, on verra que Napoléon n’a pas toujours pratiqué l’aphorisme morose du lieutenant d’artillerie, et que son cœur attristé n’attendait qu’une occasion pour chanter le bonheur des amoureux.
Parmi les personnes connues à Auxonne qui reçurent les faveurs de l’Empereur, il convient de citer son premier protecteur, le général du Teil, que nous retrouverons à Valence, à Toulon, et dont les héritiers figurent pour cent mille francs dans le testament de Sainte-Hélène ; M. Marescot, alors lieutenant, qui devint général, et M. de Gassendi, général de division, sénateur, conseiller d’État, chef de la division de l’artillerie et du génie au ministère de la guerre ; M. Naudin, qui fut nommé inspecteur aux revues, et devint ensuite intendant général de l’hôtel des Invalides.
En mai 1791, Napoléon, promu lieutenant en premier au 4e régiment d’artillerie, revient à Valence, accompagné de Louis.
Comme il tient à reprendre ses anciennes habitudes, et que sa chambre d’autrefois, chez Mlle Bou, n’est pas vacante, il s’installe tant bien que mal dans la maison, en attendant qu’on lui redonne son logement favori.
A Valence, c’est la même gêne, la même pénurie d’argent qu’à Auxonne. Bonaparte va revoir ses anciennes connaissances, mais il se tient à l’écart des réceptions et des fêtes. Les soins qu’il consacre à l’instruction de son frère Louis lui laissent peu de loisirs, et il convient d’ajouter qu’étant deux à vivre sur la solde, il ne restait pas grand’chose pour faire figure dans les salons. Les quelques sous disponibles sont employés à un abonnement de lecture chez Aurel, libraire ; et les rares moments de distraction sont affectés à écrire le mémoire destiné au concours de l’académie de Lyon, dont le sujet était : Déterminer les vérités et les sentiments qu’il importe le plus d’inculquer aux hommes pour leur bonheur.
L’ardeur de Napoléon était grande pour la Révolution ; aussi était-il secrétaire du club de la Société des Amis de la Constitution, dont les membres ont longtemps conservé le souvenir de ses allocutions chaudes et vibrantes.
Ses opinions avancées le faisaient mal voir de certains de ses chefs et de ses camarades restés fidèles à l’ancien état de choses.
L’un de ses plus violents contradicteurs était le chevalier d’Hédouville, lieutenant comme lui. Il rentra de l’émigration sur l’instigation de Napoléon qui le nomma chargé d’affaires à Francfort. Le recevant en audience de congé, l’Empereur entouré de sa cour, dit en désignant le chevalier : « Voilà un de mes anciens camarades avec qui j’ai rompu bien des lances sur la place des Clercs, à Valence, au sujet de la Constitution de 1791. »
Grâce au général du Teil, et malgré l’hostilité de son colonel, Bonaparte obtint un congé de trois mois, pour se rendre en Corse, où il allait reconduire Louis dans la famille.
Les deux frères arrivent à Ajaccio dans les premiers jours d’octobre 1791. Le séjour de Napoléon en Corse s’est prolongé jusqu’en septembre de l’année suivante.
Suivant le droit que lui en laissaient les décrets de l’Assemblée, il se fit nommer lieutenant-colonel des volontaires nationaux de Corse. Cette résolution ne fut sans doute pas étrangère au désir de soutenir, avec une solde plus élevée, sa mère restée veuve avec six enfants.
Déterminé à demeurer fidèle aux lois de l’Assemblée, il alla jusqu’à refuser d’exécuter un ordre suspect de Maillart, son colonel. Celui-ci le destitua immédiatement. Mandé à Paris sur la dénonciation de Maillart, il expose sa conduite au ministre, qui non seulement l’absout, mais le réintègre dans les cadres de l’armée active et l’autorise à retourner en Corse, voire à y reprendre son commandement des gardes nationales.
Cela suffit à tous les points de vue, pensons-nous, pour infirmer les appréciations hostiles qui font de Bonaparte, à cette époque, un déserteur de ses devoirs militaires.
Appelé à Paris pour se justifier, il y était arrivé le 20 mai 1792, et s’était logé rue du Mail, à l’hôtel de Metz, tenu par Maugeard, où il avait pris la chambre no 14, au troisième.
Le temps qu’il passa à attendre les audiences du ministre fut pénible ; la maison des Permon lui était toujours ouverte, mais il ne voulait pas en abuser.
On lui connut à cette époque une dette de quinze francs chez un marchand de vin. Il mit aussi sa montre en gage chez Fauvelet, qui joignait à un magasin de meubles une sorte d’entreprise d’encan national à l’hôtel Longueville. Ce Fauvelet était le frère aîné de Bourrienne. Celui-ci, qui était entré dans la diplomatie, revint à Paris, y retrouva Bonaparte, et les deux anciens camarades de Brienne se revirent avec une joie extrême. « Notre amitié d’enfance et de collège, dit Bourrienne, se retrouva tout entière. Je n’étais pas très heureux, l’adversité pesait sur lui, les ressources lui manquaient souvent. Nous passions notre temps comme deux jeunes gens de vingt-trois ans qui n’ont rien à faire et qui ont peu d’argent ; il en avait encore moins que moi. Nous enfantions chaque jour de nouveaux projets, nous cherchions à faire quelque utile spéculation. Il voulait une fois louer avec moi plusieurs maisons, en construction dans la rue Montholon, pour les sous-louer ensuite. »
Comme ils n’avaient d’argent ni l’un ni l’autre, ils rencontrèrent, on le devine, bien des difficultés, notamment près des propriétaires, qui, ajoute naïvement Bourrienne, « avaient des prétentions trop exagérées ».
Les deux jeunes gens se livraient à ces combinaisons illusoires quand ils dînaient ensemble chez un petit traiteur, Aux Trois-Bornes, dont l’établissement était situé rue de Valois. Bien souvent, c’était Bourrienne, le plus riche des deux, qui payait la note. Quand Napoléon était seul, il mangeait dans un restaurant plus modeste encore, chez Justat, rue des Petits-Pères, où la portion coûtait six sous.
Durant ce séjour à Paris, Napoléon assista aux grandes journées qui marquèrent l’année 1792. Se promenant avec Bourrienne, il aperçut la bande des faubourgs qui se dirigeait vers les Tuileries le 20 juin. « Suivons cette canaille », dit Napoléon. C’est en voyant cette foule de cinq à six mille hommes, déguenillés, burlesquement armés, hurlant les plus grossières provocations contre la royauté, que Bonaparte sentit dans tout son être le dégoût de la démagogie, et quand, à l’une des fenêtres du palais, le Roi entouré d’émeutiers, coiffé d’un bonnet rouge, se montra à cette tourbe de vagabonds, Napoléon ne put s’empêcher de s’écrier : « Che coglione, comment a-t-on pu laisser entrer cette canaille ? Il fallait en balayer quatre ou cinq cents avec du canon, et le reste courrait encore. »
Les horreurs qui l’environnent ne le troublent pas. Il juge très nettement la valeur des hommes et des choses ; il écrit à son frère Joseph le 3 juillet 1792 : « Ceux qui sont à la tête sont de pauvres hommes. Chacun cherche son intérêt… L’on intrigue aujourd’hui plus bassement que jamais… Tout cela détruit l’ambition… Vivre tranquille, jouir des affections de la famille et de soi-même, voilà, mon cher, lorsque l’on jouit de quatre ou cinq mille francs de rente, le parti que l’on doit prendre… »
Il assiste à la journée du 10 août. Il voit les Tuileries envahies, le massacre des derniers défenseurs du malheureux roi qui est entraîné à l’Assemblée. Aussitôt, ayant le pressentiment des épouvantables événements qui vont suivre, « Bonaparte, inquiet pour la sûreté de sa mère et de sa famille, désire alors quitter la France pour la Corse, où les mêmes scènes se passaient sur un moindre théâtre. »
Napoléon presse ses affaires, mais n’aboutit pas aussi vite qu’il le voudrait. Malgré le rapport favorable de Vauchelle, la décision des ministres n’était pas encore rendue. Il lui fallut demeurer à Paris, malgré toutes ses angoisses pour les siens.
Le 13 août, paraît un décret de l’Assemblée nationale ordonnant l’évacuation de toutes les maisons royales d’éducation. Immédiatement, Bonaparte fait les démarches nécessaires pour retirer Elisa de Saint-Cyr. En même temps, il sollicite de nouveau le ministre Servan, qui enfin, le 30 août, contresigne la lettre de service qui réintègre Napoléon dans l’armée avec le grade de capitaine d’artillerie, tout en l’autorisant à retourner en Corse à son bataillon de volontaires nationaux. Le 1er septembre, il obtient des administrateurs du district de Versailles le droit de prendre Elisa à Saint-Cyr et de toucher l’indemnité de route à laquelle elle a droit. Le frère et la sœur se rendirent à Lyon, d’où ils s’embarquèrent sur le Rhône. Les amis de Valence, Mlle Bou et Mme Mésangère, leur apportèrent, au passage, sur le bateau, un panier de raisins.
Le 17 septembre 1792, Napoléon et Elisa arrivent à Ajaccio. Pour la première fois depuis treize ans, toute la famille se trouve réunie. La joie aurait été complète si les circonstances n’avaient pas été aussi tristes, si la gêne n’avait pas été aussi grande. La seule ressource sur laquelle on pût compter paraît avoir été la solde de Bonaparte, qui reprit la direction de son bataillon de volontaires nationaux.
Le soir, alors que les plus jeunes enfants sont couchés, Lætitia se lamente sur l’avenir déplorable réservé à ses filles. Napoléon cherche à la rassurer, en lui disant qu’il ira aux Indes : « J’en reviendrai, ajoute-t-il, dans quelques années, un riche nabab, et vous apporterai de bonnes dots pour mes trois sœurs. »
Les menées de Paoli s’accentuant davantage, des querelles très vives s’élevèrent entre lui et Bonaparte. Leur désaccord avait pour base la question de savoir si la Corse deviendrait anglaise, selon le désir de Paoli, ou si elle resterait française.
Les échecs des troupes françaises aux îles de la Madeleine et à Cagliari enhardirent les projets séparatistes de Paoli. Celui-ci, ayant réuni une sorte de consulte insurrectionnelle, se fit nommer chef d’un gouvernement provisoire de la Corse, et décréta immédiatement l’arrestation et l’expulsion de toute la famille Bonaparte. Pendant ce temps, pour échapper à la vengeance prévue, Napoléon avait pris la route de Corte par des sentiers détournés. C’est en chemin qu’il apprit les mesures décidées contre sa famille et le danger couru par les siens. Alors, n’écoutant que son devoir filial, bravant toutes les passions haineuses déchaînées contre lui, il retourna à Ajaccio. Aux portes de la ville, on lui dit que ses parents sont en sécurité relative, et se sont dirigés sur Calvi. Immédiatement, il retourne sur ses pas et va rejoindre sa mère, ses frères et ses sœurs à Calvi, où ils s’embarquent tous pour Marseille, pendant que les paolistes pillent, brûlent la maison d’Ajaccio et saccagent les propriétés des Bonaparte.
On était en juin 1793. Lucien, dans ses Mémoires, a dit quelle était la situation de Lætitia et de ses enfants à Marseille : « Napoléon, officier d’artillerie, consacra la plus forte part de ses appointements au soulagement de la famille. A titre de réfugiés patriotes, nous obtînmes des rations de pain de munition et des secours modiques, mais suffisants pour vivre, à l’aide surtout de l’économie de notre bonne mère. » Ici se trouve encore la confirmation de ce fait, que la situation militaire de Bonaparte en Corse a toujours été parfaitement régulière, puisque, à peine de retour en France, il reprenait ses fonctions de capitaine d’artillerie et en touchait la solde.
Mme Bonaparte fut aidée à cette époque par M. Clary, riche fabricant de savon, qui fut pris de pitié devant la détresse de la pauvre femme et de ses enfants. M. Clary avait deux filles, Julie et Désirée. La première devint la femme de Joseph deux ans plus tard. On parla très sérieusement de marier la seconde à Napoléon, mais ce fut Bernadotte qui l’épousa dans la suite.
Napoléon rejoignit à Nice le 4e régiment d’artillerie faisant partie de l’armée de Carteaux qui, de ville en ville, réprimait les insurrections du Midi révolté contre la Constitution. Bonaparte reçut l’ordre d’aller chercher à Lyon des convois de poudre nécessaires à l’approvisionnement de l’armée. Ayant rencontré Carteaux, il fut chargé par celui-ci de diverses missions à Valence, Montélimar, Orange, Avignon, Beaucaire. Dans cette dernière ville, il écrivit le fameux Souper de Beaucaire, dont le but était de rallier, par la persuasion, les nombreux partisans des doctrines anarchiques.
Dans ces pages, imprimées à cette époque par M. Marc Aurel fils, libraire à Avignon, on remarque déjà la façon d’écrire que Napoléon conserva toute sa vie ; ce sont les mêmes images saillantes et pittoresques, telles que : « Le peuple de Marseille est faible et malade ; il a besoin de miel pour avaler la pilule. » Et quand il parle de « ce brave bataillon de la Côte-d’Or qui a vu cent fois la victoire le précéder dans les combats », ou qu’il s’écrie : « Mais quel esprit de vertige s’est tout d’un coup emparé de votre peuple ? quel aveuglement le conduit à sa perte ? » ne vous semble-t-il pas entendre les proclamations entraînantes de l’Empereur ?
Dans la nuit du 27 au 28 août, une grande trahison s’accomplit, Toulon est livré aux Anglais. L’armée de Carteaux se met aussitôt en marche pour reprendre cette ville. On décide d’abord de mettre la main sur la position d’Ollioules. L’attaque a lieu le 7 septembre ; le chef d’artillerie Dommartin étant blessé, Napoléon est nommé commandant à sa place par les représentants Salicetti et Gasparin.
Ce serait une erreur de croire que Bonaparte commandait toute l’artillerie au siège de Toulon. Il avait au-dessus de lui, comme chef effectif, le général du Teil, son protecteur d’Auxonne et de Valence. Par crainte des responsabilités terribles pesant à cette époque sur le commandement, le général s’effaça complètement et laissa agir le jeune chef de bataillon qu’il avait connu lieutenant et dont il avait apprécié la valeur. Ce serait donc une erreur aussi de dire que Napoléon ne dut son avancement qu’à la seule protection de Salicetti, son compatriote.
Si la prise de Toulon a été le point de départ de la carrière inouïe de Napoléon, la part qu’il prit à ce fait d’armes ne fut pas regardée à ce moment comme un événement extraordinaire. Lorsque Carteaux, ce peintre fait général par la Convention, « cet imbécile de Carteaux », comme dit Marmont, eut été remplacé par Dugommier, les opérations sérieuses du siège commencèrent, et la seule fois que l’on trouve le nom de Bonaparte dans les rapports du général en chef, ce n’est pas avec une mention spéciale, c’est collectivement avec d’autres qui ont rendu des services et qui sont parfaitement inconnus aujourd’hui. « Parmi ceux qui se sont le plus distingués, dit Dugommier dans son bulletin du 1er décembre, ce sont les citoyens Buonaparte, commandant l’artillerie, Joseph Arena et Cervoni, adjudants généraux. »
La prise de Toulon eut lieu le 17 décembre. Dans son rapport à la Convention, Dugommier ne donne même pas le nom de Bonaparte. Cette victoire de la Convention facilita l’avancement de tous ceux qui s’étaient fait remarquer, et c’est ainsi que Napoléon fut nommé général de brigade, le 22 décembre, en même temps qu’Arena et Cervoni.
L’éclat du nom de Bonaparte fut si peu retentissant alors, qu’il ne figure même pas une seule fois dans la correspondance très suivie que Marmont, également officier d’artillerie, entretenait avec sa famille ; et quand, en 1794, Junot informe ses parents qu’il va quitter son régiment pour être aide de camp de Bonaparte, son père lui écrit : « Pourquoi as-tu quitté le commandant Laborde ? Pourquoi avoir quitté ton corps ? Qu’est-ce que c’est que ce général Bonaparte ? Où a-t-il servi ? Personne ne connaît ça. »
Pendant les quatre mois du siège, la vie de Napoléon fut celle de tous les autres officiers. Il fit, à Toulon, la connaissance de Muiron, plus tard son aide de camp ; de Marmont, depuis duc de Raguse ; et c’est avec Suchet, le futur duc d’Albuféra, alors chef de bataillon, qu’il allait souvent dîner chez l’ordonnateur des guerres Chauvet, dont les deux jolies filles n’étaient pas sans attraits pour les deux jeunes officiers.
C’est aussi de Toulon que datent ses premières relations avec Junot (le duc d’Abrantès), alors sergent, qui devait à sa belle écriture d’être le secrétaire de Bonaparte.
Junot et Marmont étaient tous deux de Châtillon-sur-Seine. C’est de là qu’ils recevaient de leurs parents l’argent destiné à adoucir les ennuis du siège. Il est probable qu’on devait parler souvent devant Napoléon du courrier de Châtillon attendu avec grande impatience par les jeunes officiers. N’est-il pas étrange de trouver au début de la carrière de Napoléon le nom de la ville minuscule qui en marqua aussi le dernier échelon ? car c’est bien à Châtillon-sur-Seine qu’en 1814 la déchéance de l’Empereur fut définitivement résolue par les souverains alliés.
Nommé général de brigade et inspecteur des côtes, en résidence à Nice, Napoléon ne se laissa pas éblouir par l’éclat d’une aussi belle position pour un jeune homme de vingt-cinq ans. Ses premiers soins furent encore pour sa mère et les siens. « Notre famille, dit Lucien, devait à la promotion de Napoléon une situation plus prospère. Pour se rapprocher de lui, elle s’était établie au château Sallé, près d’Antibes, à peu de milles du quartier général… Nous étions tous réunis, et le général nous donnait tous les instants dont il pouvait disposer. » Il usa de son influence naissante pour alléger les charges de sa mère. Il réussit à faire nommer aide de camp, avec la solde de lieutenant, Louis, qui n’avait pas encore seize ans, et qu’il garda près de lui. D’autre part, il fit employer Joseph en qualité de commissaire adjoint à l’ordonnateur Chauvet.
C’est à ce moment que Robespierre le jeune, déjà inquiet de l’attitude de la Convention vis-à-vis de son frère, et se disposant à partir pour Paris, offrit au jeune général le commandement de la garnison de Paris.
La proposition était séduisante. On en parlait en famille. La conclusion de Napoléon, rapporte Lucien, fut celle-ci : « Robespierre jeune est honnête ; mais son frère ne badine pas. Il faudrait le servir. Moi, soutenir cet homme ! Non, jamais ! Je sais combien je lui serais utile en remplaçant son imbécile commandant de Paris, mais c’est ce que je ne veux pas être. Il n’est pas temps. Aujourd’hui, il n’y a de place honorable pour moi qu’à l’armée ; prenez patience, je commanderai Paris plus tard… qu’irais-je faire dans cette galère ? »
Comment dire après cela qu’il était dominé par une ambition sans frein ! Aucune considération, ni l’établissement des siens qui lui tient tant au cœur, ni la perspective d’une position superbe ne peuvent l’emporter sur le sentiment qu’il a de son devoir.
De Nice, il est chargé, le 25 messidor an II, d’une mission politique et militaire à Gênes ; les instructions secrètes du commissaire Ricard lui prescrivaient, en plus des renseignements militaires à prendre sur Gênes et Savone, « d’approfondir la conduite civique et politique du ministre de la République française, Tilly, et de ses autres agents… »
De cette mission, qui était confidentielle, Napoléon s’acquitta avec toute la circonspection nécessaire à sa réussite. Son excès de zèle lui fut fatal, car c’était un temps où il ne fallait avoir de secrets pour personne. On le lui fit bien voir.
En effet, le 9 thermidor s’étant accompli, Ricord fut remplacé par Albitte et Salicetti. De bons révolutionnaires se doivent naturellement à eux-mêmes de faire arrêter leurs prédécesseurs. Un mandat d’amener est lancé contre Ricord, qui, connaissant son monde, s’est dépêché de passer en Suisse. Du même coup, les nouveaux commissaires ordonnent l’arrestation de Napoléon comme suspect. Ils avaient bien raison, car rien n’était plus suspect que le voyage secret à Gênes, dont ces citoyens ne connaissaient pas le motif. Et, sous bonne escorte, le 10 août, Bonaparte est amené de Nice au fort Carré, près d’Antibes, où il est incarcéré.
Ce genre d’intermède dans la vie des généraux n’était pas rare à cette époque : cinq mois auparavant, jour pour jour, Hoche s’était vu arrêté et emprisonné sur l’ordre de Carnot et de Collot d’Herbois.
Certes, avant d’être mis en prison, Napoléon était en droit de se croire pour toujours à l’abri des noirs soucis de sa jeunesse, et voilà qu’en un instant sa gloire, l’aisance des siens, tout ce qui avait été conquis sur la fortune adverse, semblait à jamais anéanti. La prison n’était-elle pas, en ces jours, l’antichambre de la guillotine ?
Dès ce premier choc avec la fatalité, Bonaparte se montra l’homme qu’il est resté toute sa vie : calme et stoïque dans les revers. Sans se décourager, il écrit aux deux auteurs de son arrestation, Albitte et Salicetti, une requête empreinte de la plus grande dignité :
« J’ai servi sous Toulon avec quelque distinction, et j’ai mérité à l’armée d’Italie la part de lauriers qu’elle a acquise à la prise de Saorgio, d’Oneille et de Tanaro. Pourquoi me déclare-t-on suspect sans m’entendre ?
« L’on me déclare suspect et l’on met les scellés sur mes papiers.
« L’on devait faire l’inverse ; l’on devait mettre les scellés sur mes papiers, m’entendre, me demander des éclaircissements, et ensuite me déclarer suspect, s’il y avait lieu… »
Ses jeunes aides de camp, Junot, Sébastiani et Marmont, avaient formé un complot d’évasion qu’ils parvinrent à communiquer à Bonaparte ; celui-ci, fort de son innocence, leur répondit de s’abstenir afin de ne pas le compromettre.
Les papiers saisis, examinés par l’ordonnateur Denniée, ne contenant absolument rien d’imputable à Napoléon, force fut bien de le mettre en liberté.
Ceux qui l’assistèrent durant ces jours d’angoisses ne furent jamais oubliés. On connaît la fortune de Junot et de Marmont ; Sébastiani fut général de division et plusieurs fois ambassadeur, avec des dotations considérables. Denniée jouit largement de la faveur impériale : il fut créé baron et inspecteur général aux revues.
Il n’est pas sans intérêt de faire remarquer que l’auteur principal de cette iniquité, Salicetti, fut à diverses reprises employé par le gouvernement de l’Empereur, et que, finalement, il fut ministre de la police sous le règne du roi Joseph, en Sicile.
Disons aussi, pour l’instruction de ceux qui ont nié à Bonaparte tout sentiment humain, qu’en juin 1795, moins d’un an après que Salicetti l’avait fait arrêter, ce dernier, mis hors la loi, décrété d’accusation par la Convention, s’était réfugié chez Mme Permon, dont le jeune général était un des commensaux journaliers. Napoléon feignit d’ignorer la présence de son persécuteur et se contenta, pour toute vengeance, lorsque Salicetti fut parti pour Bordeaux, bien déguisé et bien en sûreté, de lui écrire une lettre dont il faut citer les lignes suivantes : « Salicetti, tu le vois, j’aurais pu te rendre le mal que tu m’as fait, et en agissant ainsi, je me serais vengé, tandis que toi, tu m’as fait du mal sans que je t’eusse offensé. Va, cherche en paix un asile où tu puisses revenir à de meilleurs sentiments pour ta patrie… »
Après treize jours d’emprisonnement, Napoléon rentrait le 24 août à Nice. Il prit part à une démonstration heureuse faite par l’armée sur le col de Tende, et fut nommé commandant de l’artillerie du corps expéditionnaire maritime destiné à agir sur Civita-Vecchia. Ce mouvement ne fut pas exécuté, notre flotte n’ayant pu forcer la ligne des vaisseaux anglais. Les Français rentrèrent à Toulon, et le corps expéditionnaire fut licencié.
Se trouvant sans emploi, Bonaparte se rend à Marseille dans les premiers jours d’avril 1795. Là, il reçoit l’ordre de rejoindre l’armée de l’Ouest pour commander l’artillerie. Ce déplacement, s’il faut en croire Marmont, « parut un coup funeste à la carrière de Bonaparte, et chacun en porta le même jugement. Il quittait une armée en présence des étrangers pour aller servir une armée employée dans les discordes civiles ».
Très contrarié, très humilié, Napoléon fit néanmoins ses préparatifs de départ. Il se consolait en pensant qu’il pouvait être un peu plus tranquille sur le sort de sa mère qui restait avec ses trois filles et Jérôme seulement. Lucien s’était marié, le 4 mai 1794, à Saint-Maximin, avec Catherine Boyer, fille de son aubergiste, et Joseph avait épousé Mlle Clary, le 4 août de la même année.
Donc, le 2 mai 1795, en compagnie de Louis, de Junot et de Marmont, a lieu le départ pour le voyage fabuleux qui, de Marseille, devait aboutir à Rochefort vingt ans après ! Pour suivre la diagonale reliant ces deux ports de mer, Napoléon, qui, dans son enfance, a rêvé d’être marin, aura conquis presque toute l’Europe ; son nom, prodigieusement sonore, aura été répété de bouche en bouche jusqu’aux confins du monde !
En route, les quatre amis s’arrêtèrent quelques jours chez le père de Marmont. Arrivés à Paris, ils descendent à l’hôtel de la Liberté, établissement modeste situé rue des Fossés-Montmartre. Le prix total de l’appartement, pour les quatre jeunes gens, fut débattu et arrêté à soixante-douze livres par mois.
Napoléon, une fois à Paris, se rend au ministère de la guerre, dont le titulaire très récent était un nommé Aubry, vieux capitaine qui, d’un même trait de plume, se fit lui-même général de division, inspecteur général de l’artillerie, et raya Bonaparte des cadres de cette arme pour le placer dans l’infanterie.
Napoléon alla réclamer ; ce fut une véritable scène : « Vous êtes trop jeune, répétait Aubry qui n’avait jamais fait la guerre ; il faut laisser passer les anciens. — On vieillit vite sur les champs de bataille, ripostait Napoléon, et j’en arrive. »
Le ministre, attaché à ses préjugés, maintint sa décision, et le jeune général refusa formellement d’être employé dans l’infanterie.
Sa position était irrégulière, critique même ; Barras et Fréron, qu’il avait connus à Toulon, s’entremirent pour lui auprès du ministre. Tout ce qu’ils obtinrent, ce fut une permission sans solde, l’autorisant à rester à Paris. S’il pouvait y attendre le 4 août, c’était le salut, car à cette date Aubry devait quitter le ministère de la guerre.
On a voulu voir dans cette volonté de ne pas commander une brigade d’infanterie, nous ne savons quelles visées ténébreuses. M. Iung le dépeint alors ainsi : « Il restait seul avec son épée, et comme un vrai condottiere se trouvait disposé à l’offrir au plus cher enchérisseur… Tel était le général Bonaparte, synthèse vivante du bien et du mal, « vibrion monstrueux » qui n’attend qu’un milieu désagrégé pour prendre son entier développement… »
Marmont, qui n’est certes pas un apologiste à l’heure où il écrit ses Mémoires, va nous aider à comprendre l’attitude, très simple et pas du tout machiavélique de Napoléon : « Ceux qui n’ont pas servi dans l’artillerie, dit Marmont, ne peuvent pas deviner l’espèce de dédain qu’avaient autrefois les officiers d’artillerie pour le service de la ligne ; il semblait qu’en acceptant un commandement d’infanterie ou de cavalerie, c’était déchoir. »
Le sentiment conforme de Napoléon sur la mesure dont il est l’objet, le voici écrit de sa main dans une lettre à son ami de Sucy : « L’on m’a porté pour servir à l’armée de la Vendée comme général de la ligne ; je n’accepte pas ; beaucoup de militaires dirigeront mieux que moi une brigade, et peu ont commandé avec plus de succès l’artillerie. »
Si, dès ce moment, il avait conçu les projets chimériques qu’on lui a prêtés, il aurait mis le plus grand empressement à accepter le commandement d’une brigade d’infanterie. Car si pour un artilleur amoureux de son métier c’était une défaveur, pour un ambitieux c’était une bonne aubaine. Un général, commandant l’artillerie d’un corps, est toujours en sous-ordre ; tandis que le chef de brigade, souvent isolé du gros de l’armée, peut d’un seul coup arriver à la renommée, dans une rencontre heureuse avec l’ennemi.
Singulier ambitieux, on en conviendra, qui préfère le rôle considérable, mais toujours effacé, de commandant de l’artillerie, à la fonction qui peut, le hasard aidant, le mener subitement à la popularité !
N’est-on pas en droit de conclure également d’une manière rigoureuse que son épée n’était pas, comme on l’a dit, « au plus cher enchérisseur », « au premier offrant », « au plus offrant » ? car cette fois, du moins, il la porta à la misère, dédaignant d’acheter la fortune au prix d’une sorte d’humiliation.
Alors, il fallut renoncer au superflu pour avoir le nécessaire. Il vendit sa voiture. Une partie de la journée était employée à visiter des personnages influents afin de les éclairer.
Le reste du temps se passait à des plaisirs gratuits et instructifs ; un jour, c’est à l’Observatoire où il se fait enseigner par le célèbre Lalande les principes de l’astronomie. Une autre fois, c’est vers le Jardin des Plantes qu’il dirige ses pas avec son fidèle Junot. Là, dans les allées du jardin, on causait dans l’intimité, on parlait de la famille. Junot, fort amoureux, avait le plus vif désir d’épouser Pauline Bonaparte. Avec sagesse et prudence Napoléon ajourne la demande de Junot qui faisait valoir sa position : « Tu auras douze cents livres de rente, c’est bien : mais tu ne les as pas. Ton père se porte parbleu bien et te les fera attendre longtemps. Enfin, tu n’as rien, si ce n’est ton épaulette de lieutenant. Quant à Paulette, elle n’en a même pas autant. Ainsi donc, résumons : Tu n’as rien, elle n’a rien, quel est le total ? Rien. Vous ne pouvez donc pas vous marier à présent, attendons. »
La position devenait de plus en plus gênée ; on vivait très souvent sur l’argent que Junot recevait de sa famille. Lorsque Junot n’avait pas reçu d’argent, Napoléon l’emmenait dîner chez Mme Permon, mère de la future duchesse d’Abrantès, à qui il disait en riant : « Madame Permon, les galions ne sont pas encore arrivés, je vous amène un convive. »
L’état de son âme, durant cette période difficile, va nous être révélé par une correspondance très fréquente qu’il entretient avec son frère Joseph. Dans chaque lettre, on voit combien la sollicitude pour les siens tient de place dans son cœur :
Le 23 mai : « J’ai été hier à la terre de Ragny, appartenant à M. de Montigny. Si tu étais homme à faire une bonne affaire, il faudrait venir acheter cette terre, moyennant huit millions d’assignats… Je crois que c’est une occasion unique de placer une partie de la dot de ta femme. Les assignats perdent tous les jours. »
Le 23 juin : « Je ferai ce que je pourrai pour placer Lucien… Jérôme m’écrit pour qu’on lui trouve une pension ; il n’y en a pas encore pour le moment. »
Le 24 juin : « Je n’ai pu obtenir une place pour Louis dans un régiment d’artillerie ; considérant, d’ailleurs, qu’il n’a que seize ans, je le fais aller à Châlons, où il passera son examen et sera officier dans un an. »
Le 25 juin : « Si tu pars et si tu penses que ce puisse être pour quelque temps, envoie-moi ton portrait ; nous avons vécu tant d’années ensemble, si étroitement unis, que nos cœurs se sont confondus, et tu sais mieux que personne combien le mien est entièrement à toi. »
Le 19 juillet : « Point encore de lettre de toi, et il y a plus d’un mois que tu es parti… Je m’imagine que tu profites de ton séjour à Gênes pour faire venir notre argenterie et les objets les plus précieux. »
Le 28 juillet : « Tu recevras ci-joint le passeport que tu demandes, tu recevras demain une lettre de la commission des relations extérieures du ministre à Gênes : il est prié de te donner l’assistance nécessaire pour tes affaires. »
Le 1er août : « Louis est à Châlons, où il travaille beaucoup ; je suis très content de lui… Donne-moi plus souvent de tes nouvelles. Tu ne me parles jamais de mademoiselle Eugénie, non plus que des enfants que tu dois faire ; il me semble que tu t’oublies bien fort sur cet article. Fais-nous donc un petit neveu, que diable ! il faut bien commencer.
« Tout est encore ici horriblement cher, mais cela ne continuera pas. Je voudrais faire venir Jérôme à Paris, il n’en coûterait que douze cents francs par an… »
Le 9 août : « Serait-il possible de tirer parti du procès que nous avions en Toscane ? Tu devrais en prendre des renseignements ; je te ferai passer les meilleures recommandations possibles. Dépêche-toi de me demander ce que tu veux… »
Le 20 août : « Je te ferai nommer consul, et ferai nommer Villeneuve (beau-frère de Joseph) ingénieur pour aller avec moi en Turquie… »
Le 25 août : « J’espère que tu auras un consulat dans le royaume de Naples, à la paix avec cette puissance… »
Le 3 septembre : « Hier a été l’adjudication du bien que j’avais eu l’idée de te proposer à neuf lieues de Paris ; j’étais décidé à en donner 1 million 500 000 francs, mais, chose incroyable, il est monté à 3 millions… »
Le 6 septembre : « Le consulat de Chio est vacant ; mais tu me dis que tu ne voulais pas d’une île ; j’espère quelque chose de mieux en Italie… Je continuerai à rester à Paris, spécialement pour ton affaire…
« J’écris à ta femme ; je suis très content de Louis ; il répond à mes espérances et à l’attente que j’avais conçue de lui ; c’est un bon sujet, mais aussi c’est de ma façon : chaleur, esprit, santé, talent, commerce exact, bonté, il réunit tout. Tu le sais, mon ami, je ne vis que par le plaisir que je fais aux miens.
« Écris à Louis et dis-lui que tu attends le premier dessin qu’il doit t’envoyer pour constater ses progrès, et que tu ne doutes pas qu’il ne tienne sa promesse d’écrire aussi bien que Junot avant la fin du mois… »
En relevant et en groupant toutes ces lettres écrites dans l’espace de trois mois, il importe de faire remarquer que ce ne sont pas là des paraphrases. Ce sont les textes exacts, tirés de documents authentiques, dont les adversaires les moins suspects de partialité ont tiré des arguments.
En proie aux soucis les plus graves, quand son avenir est absolument compromis, il use le peu de crédit qui lui reste pour faire du bien à tous ceux qu’il connaît. Enfin, son cœur n’oublie personne : pour Joseph, c’est l’effusion la plus tendre ; pour Lucien et Jérôme, c’est une constante sollicitude ; pour Louis c’est l’orgueil d’un père, fier des succès de son enfant. Si ses préoccupations pour sa mère et ses sœurs apparaissent moins vives dans ces lettres, ne vous en étonnez point. L’heureux mariage de l’aîné des fils a procuré une aisance relative à Lætitia et ses enfants qui vivent près des Clary, les beaux-parents de Joseph.
Avait-il du moins, comme on l’a dit et répété, une ambition personnelle excessive ? Rien dans les mémoires du temps ne l’indique. Ni Bourrienne, ni Marmont n’en ont parlé ; leur silence est un aveu, qui sera confirmé par les confidences si simples, si naturelles de Napoléon à son frère, à qui il fait part de ses impressions journalières sur les événements politiques et sur sa situation personnelle : « Je t’ai envoyé hier, par Casabianca, la Constitution. Tout augmente d’une manière effrayante ; on ne pourra bientôt plus vivre ; la récolte est attendue avec impatience. »
« Je suis employé comme général de brigade dans l’armée de l’Ouest, mais non pas dans l’artillerie ; je suis malade, ce qui m’oblige à prendre un congé de deux ou trois mois ; quand ma santé sera rétablie, je verrai ce que je ferai. Aujourd’hui, on fait la lecture de la Constitution à la Convention ; l’on attend le bonheur et la tranquillité de cette Constitution ; je te l’enverrai du moment qu’il sera possible de l’avoir et qu’elle sera imprimée. »
Voyez comme il évite d’inquiéter son frère. C’est à peine si en disant : « Je verrai ce que je ferai », il lui laisse deviner qu’il n’a pas accepté la brigade d’infanterie.
Cependant, sa tristesse s’échappe dans cette phrase : « La vie est un songe léger qui se dissipe. »
Comme s’il avait un remords de s’être plaint, quelques jours après, dans une nouvelle lettre, il parle de tout, excepté de lui.
« L’on décrète tous les jours quelques articles de la Constitution ; on est fort tranquille ; le pain continue à manquer ; le temps est un peu froid et humide pour la saison, ce qui retarde la récolte. Les louis sont ici à 750 francs.
« Le luxe, le plaisir et les arts reprennent ici d’une manière étonnante ; hier on a donné Phèdre à l’Opéra, au profit d’une ancienne actrice ; la foule était immense depuis deux heures après midi, quoique les prix fussent triplés. Les voitures, les élégants reparaissent, ou plutôt ils ne se souviennent plus que comme d’un long songe qu’ils aient jamais cessé de briller. Les femmes sont partout : aux spectacles, aux promenades, aux bibliothèques. Dans le cabinet du savant, vous voyez de très jolies personnes. Ici seulement, de tous les lieux de la terre, elles méritent de tenir le gouvernail ; aussi les hommes en sont-ils fous, ne pensent-ils qu’à elles et ne vivent-ils que par et pour elles. »
« Junot est ici, vivant en bon diable, et dépensant à son père le plus qu’il peut. Marmont, qui m’avait accompagné de Marseille, est au siège de Mayence.
« Tout va bien ici, le Midi est seul agité ; il y a eu quelques scènes produites par la jeunesse : c’est un enfantillage. Le 15, l’on va renouveler une partie du Comité de Salut public, j’espère que les choix seront bons. »
Ne croirait-on pas, que c’est, pour lui, chose assez indifférente que le renouvellement des membres du Comité de Salut public, qui doit cependant amener la retraite du ministre de la guerre Aubry, son ennemi opiniâtre ?
« Tout est tranquille… Ce grand peuple se donne au plaisir : les danses, les spectacles, les femmes qui sont ici les plus belles du monde deviennent la grande affaire. L’aisance, le luxe, le bon ton, tout a repris ; l’on ne se souvient plus de la terreur que comme d’un rêve. L’on a donné aujourd’hui une pièce nouvelle intitulée Fabius, je te l’enverrai dès qu’elle sera publiée. »
« L’on est, ici, assez bien et fort porté à la gaieté ; l’on dirait que chacun a à s’indemniser du temps qu’il a souffert, et que l’incertitude de l’avenir porte à ne rien épargner pour les plaisirs du présent.
« … Moi, je suis satisfait, il ne me manque que de pouvoir me trouver à quelque combat ; il faut que le guerrier arrache des lauriers ou meure au lit de la gloire.
« Cette ville (Paris) est toujours la même ; tout pour le plaisir, tout aux femmes, aux spectacles, aux bals, aux promenades, aux ateliers des artistes.
« … Moi, très peu attaché à la vie, la voyant sans grande sollicitude… Je finirai par ne pas me détourner lorsque passe une voiture…
« Je suis attaché dans ce moment-ci au bureau topographique du Comité de Salut public pour la direction des armées, à la place de Carnot. Si je le demande, j’obtiendrai d’aller en Turquie comme général d’artillerie, envoyé par le gouvernement pour organiser l’artillerie du Grand Seigneur, avec un bon traitement et un titre d’envoyé très flatteur…
« La commission et l’arrêté du Comité de Salut public qui m’emploie pour être chargé de la direction des armées étant très flatteur pour moi, je crains qu’ils ne veuillent plus me laisser aller en Turquie ; nous verrons…
« L’on est ici fort tranquille, l’on va renouveler le tiers de la Convention ; je suis accablé d’affaires depuis une heure après midi. A cinq heures au Comité, et depuis onze heures du soir jusqu’à trois heures du matin.
« … Depuis que je n’ai plus Louis, je ne peux vaquer qu’aux affaires principales… J’aurai demain trois chevaux, ce qui me permettra de courir un peu en cabriolet et de pouvoir faire toutes mes affaires…
« Je ne vois dans l’avenir que des sujets agréables, et en serait-il autrement qu’il faudrait encore vivre du présent : l’avenir est à mépriser pour l’homme qui a du courage…
« Je viens de lire dans un rapport imprimé, que Cambon a fait sur les affaires du Midi, la phrase suivante : « Nous étions dans ces imminents dangers, lorsque le vertueux et brave Bonaparte se mit à la tête de cinquante grenadiers et nous ouvrit le passage… »
Par ces impressions écrites au jour le jour, on peut se rendre compte de la sollicitude dédaigneuse avec laquelle il considère tous ces affamés de plaisirs qui, hier encore en proie à l’agonie des sanglantes catastrophes, cèdent si promptement au délire de toutes les jouissances du luxe et de la débauche. Mais avec quelle clairvoyance il discerne la fin prochaine de cette orgie, et le parti bienfaisant qu’un ordre de choses régulier pourra tirer de cette surexcitation des esprits ! Est-ce une révélation de son amour pour la guerre, que son désir de combattre et d’arracher des lauriers ? Cette idée, sans qu’il l’eût exprimée, nous l’eussions devinée dans le cerveau d’un général de vingt-cinq ans !
Aspirait-il déjà à un rôle extraordinaire ? C’est peu probable : en tout cas, l’on ne pourrait guère s’en douter, à le voir parler si discrètement de son entrée au bureau topographique du Comité de Salut public, où il remplaçait Carnot. Pourtant, s’il avait eu le désir de jouer un rôle politique, quelle belle occasion ! Mais, loin d’y penser, il n’a d’autre désir que de quitter cet emploi pour aller en Turquie comme général d’artillerie. L’artillerie, voilà son idée fixe, et il est prêt à tout sacrifier pour qu’on lui rende ses canons !
Nous avons vu Napoléon préoccupé grandement par les femmes. Il admire leurs charmes, non sans quelque convoitise, et, avec la naïveté d’un cœur neuf, il croit avoir découvert leur puissance de séduction. Cette obsession qui hante tous les hommes au printemps de la vie se traduit chez lui par l’idée du mariage : « Il enviait, dit Bourrienne, le bonheur de Joseph qui venait d’épouser, à Marseille, Mlle Clary, fille d’un riche négociant de cette ville, qui jouissait d’une bonne réputation. Qu’il est heureux, ce coquin de Joseph ! C’était l’expression ordinaire de ce sentiment de petite envie qui se manifestait souvent chez lui. »
Pour jouir du même bonheur que son frère, il a jeté les yeux sur la belle-sœur de Joseph, Eugénie-Désirée Clary. Suivez la progression de ses aveux, trahissant son parti arrêté depuis qu’il a vu la jeune fille à Nice : « Souvenir à ta femme et à Désirée », dit-il dans une de ses lettres à Joseph. Un mois plus tard, il n’est pas sûr que son amour soit partagé : « Désirée me demande mon portrait, je vais le faire faire ; tu le lui donneras, si elle le désire encore, sans quoi tu le garderas pour toi. » Désirée est à Gênes avec Joseph, Napoléon se croit oublié : « Il faut pour arriver à Gênes que l’on traverse le fleuve Léthé, car Désirée ne m’écrit plus depuis qu’elle est à Gênes. » Dix jours après, il insiste encore : « Je n’ai pas non plus de lettre de Désirée depuis qu’elle est à Gênes. » Il s’impatiente et veut quand même avoir des nouvelles de Désirée, si ce n’est par elle, au moins par Joseph : « Je crois que tu as fait exprès de ne pas me parler de Désirée ; je ne sais pas si elle vit encore. » Cinq jours après, croyant aller à Nice : « Si je vais à Nice, nous nous verrons, et avec Désirée aussi. » Le surlendemain, il reparle encore de l’idée qui l’obsède : « Tu ne me parles jamais de mademoiselle Eugénie. » Cette fois, il la nomme mademoiselle, et Eugénie. Sous cette forme cérémonieuse, il espère sans doute être plus heureux.
Enfin, le 9 août, ayant reçu une lettre, il fait des reproches à Joseph de ne pas l’avoir rassuré plus tôt : « J’ai reçu une lettre de Désirée qui me paraît fort ancienne ; tu ne m’en as jamais parlé. » Certain alors de n’être pas tout à fait indifférent à la jeune fille, il dévoile ses intentions à Joseph : « Si je reste ici, il ne serait pas impossible que la folie de me marier ne me prît ; je voudrais à cet effet un petit mot de ta part là-dessus ; il serait peut-être bon d’en parler au frère d’Eugénie ; fais-moi savoir le résultat, et tout est dit. » Le lendemain, il revient sur le même sujet : « Continue à m’écrire exactement ; parle-moi de ce que tu veux faire, vois d’arranger mon affaire de manière que mon absence n’empêche pas une chose que je désire. » A la fin de la même lettre, il reprend encore : « Il faut bien que l’affaire d’Eugénie se finisse ou se rompe. J’attends ta réponse avec impatience. »
Cette ténacité à vouloir épouser Désirée Clary se manifestait, il convient de le dire, au moment où Napoléon était déjà au bureau topographique du Comité de Salut public, c’est-à-dire dans une position favorable à un ambitieux. S’il avait conçu, en ce temps, l’espoir de jouer un rôle considérable dans son pays, il aurait probablement compris l’intérêt qu’il avait à réserver l’avenir au point de vue du mariage.
Malgré toutes ses instances, ses sentiments ne furent point partagés. Désirée devait un jour régner, mais en Suède, avec Bernadotte. N’ayant gardé de ce premier projet d’union qu’un agréable souvenir, Napoléon dira en 1798 : « Je souhaite bonheur à Désirée si elle épouse Bernadotte ; elle le mérite. »
En lisant ces lettres à Joseph, on a vu que Napoléon était parvenu à se faire employer dans les services de la guerre. Comment était-il arrivé à entrer dans ce bureau topographique du Comité de Salut public, qui a été un tremplin à forte détente pour deux hommes en ce siècle : Napoléon et Carnot ?
Ce fut au prix de mille vicissitudes.
La sérénité affectée par Napoléon dans sa correspondance était toute superficielle. C’était un malheureux, au moral comme au physique. On le rencontrait, dans les rues de Paris, errant « d’un pas gauche et incertain, ayant un mauvais chapeau rond enfoncé sur ses yeux, et laissant échapper ses deux oreilles de chien mal poudrées, mal peignées et tombant sur le collet de cette redingote gris de fer devenue si célèbre ; les mains longues, maigres et noires, sans gants, parce que, disait-il, c’était une dépense inutile ; portant des bottes mal faites, mal cirées… Seuls, un regard et un sourire toujours admirables » venaient éclairer un aspect d’ensemble maladif, résultant surtout du reflet jaune de son teint que rendaient plus morbide encore les ombres projetées par ses traits décharnés, anguleux et pointus.
Il promenait ainsi son immense tristesse. S’il s’efforçait d’être gai, il ne l’était guère au fond, et il n’arrivait pas toujours à se dominer. « Le lendemain de notre second retour d’Allemagne en 1795, dit Mme Bourrienne, nous trouvâmes Bonaparte au Palais-Royal, auprès d’un cabinet que tenait un nommé Girardin. Bonaparte embrassa Bourrienne comme un camarade que l’on aime et que l’on revoit avec plaisir. Nous fûmes au Théâtre-Français, où l’on donnait une tragédie et le Sourd, ou l’Auberge pleine. Tout l’auditoire riait aux éclats… Bonaparte seul, et cela me frappa beaucoup, garda un silence glacial… »
Sa pensée était, en effet, bien ailleurs qu’au théâtre. Il n’était pas d’humeur à rire. Chaque minute pouvait lui apporter sa disgrâce définitive. Aussi cherchait-il à se créer des moyens d’existence, en vue de sa révocation imminente. Il crut avoir trouvé une voie nouvelle dans le commerce d’exportation de la librairie. « L’expédition d’une caisse de livres à Bâle fut son premier essai, qui tourna mal. » C’est aussi le moment où il sollicita en vain la réalisation de son projet favori d’aller en Turquie, pour diriger l’instruction des armées du Grand Seigneur, comme on disait alors.
Rien ne semblait plus devoir jamais lui réussir : le fruit de ses faits d’armes à Toulon et en Italie était perdu par l’incurie du ministre Aubry. Ses protecteurs, Barras, Fréron, qu’il avait connus à l’armée de Provence, Mariette, tiré par lui des mains de la populace de Toulon, l’éconduisaient avec de bons billets ; enfin l’offre même de son cœur était dédaignée par la « silencieuse » Désirée Clary. C’était la désespérance complète d’une âme retombée dans l’adversité du haut des rêves merveilleux que pouvait caresser un général de vingt-cinq ans !
Le bonheur revint vers lui du côté où il ne l’attendait pas. Ce ne furent pas les appuis sur lesquels il avait lieu de compter, ce ne furent ni Barras, ni Fréron, ni Mariette qui sauvèrent Napoléon, ce fut un homme qu’il connaissait à peine, Boissy d’Anglas, qui le mit au seul poste où pouvaient se révéler ses aptitudes de commandant en chef.
En juin 1795, M. de Pontécoulant, membre du Comité de Salut public, entra au comité de la guerre et fut chargé de la direction des opérations militaires. Le désarroi des bureaux de la guerre était tel qu’après l’avoir longtemps cherché, le plan de campagne des deux armées des Pyrénées fut retrouvé, dit Ségur, dans une antichambre, au fond du tiroir de la table d’un garçon de bureau.
M. de Pontécoulant ne faisait pas mystère de ses embarras et de ses perplexités. Un jour qu’il en causait à la Convention avec Boissy d’Anglas, celui-ci lui dit :
« J’ai rencontré hier un général en réforme ; il revenait de l’armée d’Italie et en parlait en connaisseur ; il pourrait peut-être vous donner de bons conseils.
« — Envoyez-le-moi, dit M. de Pontécoulant.
« Le lendemain, à son sixième étage du pavillon de Flore, où il avait installé son cabinet, afin d’être à l’abri des solliciteurs, il vit arriver l’être le plus maigre et le plus chétif qu’il eût vu de sa vie : « un jeune homme, dit-il, au teint hâve et livide, à la taille voûtée, à l’extérieur frêle et maladif. » Pontécoulant, qui ne reconnut pas dans cet être extraordinaire le protégé de Boissy d’Anglas, trouva pourtant qu’il ne raisonnait pas trop mal des choses de la guerre. — Mettez tout cela par écrit, faites-en un mémoire et apportez-le-moi, lui dit-il. Quelques jours après, M. de Pontécoulant, rencontrant Boissy d’Anglas, lui exprima son étonnement : « J’ai vu votre homme, mais il est fou apparemment, il n’est plus revenu. — C’est qu’il a cru que vous vous moquiez de lui ; il croyait que vous le feriez travailler avec vous. — Eh bien ! qu’à cela ne tienne, engagez-le à revenir demain. »
Cette conversation semblerait prouver que Napoléon n’était pas en ce temps un intrigant effréné. Il a vu, par Aubry, ce que l’on peut attendre des puissants du jour ; il a causé avec Pontécoulant, il a jugé l’incapacité militaire de ce ministre de la guerre ignorant surtout les choses de la guerre, et s’est dit que la demande d’un mémoire est un « moyen honnête de se débarrasser de lui… », et il ne revient plus… car à quoi bon faire des mémoires pour remplir des tiroirs de garçons de bureau ?
Cependant, cédant aux insistances de Boissy d’Anglas, Bonaparte résume en quelques pages ses idées sur l’armée d’Italie. Par acquit de conscience, il porte son travail dans les bureaux, le dépose et s’en va. Après avoir lu la notice écrite par Bonaparte, Pontécoulant, frappé du savoir de son auteur, croyant que celui-ci était dans l’antichambre, le fit demander… mais il n’avait pas attendu. Bonaparte revint le lendemain.
« Voudriez-vous travailler avec moi ? lui dit le représentant qui avait examiné le mémoire. — Avec plaisir », répondit le jeune homme, et il s’assit devant une table.
Pendant que Napoléon rend à Pontécoulant les services que l’histoire a enregistrés, le ministre interroge son jeune secrétaire et lui demande ce qu’il pourrait faire pour lui. En premier lieu, Bonaparte demande sa réintégration dans l’arme de l’artillerie. Pontécoulant, ministre de trente ans à peine, était à même de comprendre que l’on pût être général de brigade à vingt-cinq. Il va trouver Letourneur, chargé du personnel, et lui expose les doléances de son protégé. « Letourneur, moins passionné qu’Aubry, mais d’un esprit plus court encore, répondit rudement que la prétention de Bonaparte était inadmissible, que ses anciens, dans les armes savantes, et Carnot lui-même, n’étaient encore que capitaines, que c’était trop d’ambition. »
Ainsi Bonaparte, après s’être distingué plusieurs fois devant l’ennemi, au moment où il vient de rétablir l’ordre dans les bureaux de la guerre, d’improviser le plan de campagne suivant lequel l’armée occupa Vado, se voit refuser la situation qui lui est due de plein droit, uniquement parce que Letourneur, qui a préféré, dès 1789, les batailles parlementaires aux batailles meurtrières devant l’ennemi, est encore capitaine du génie à quarante-quatre ans. Néanmoins celui-ci, succédant à Pontécoulant, proposa à Bonaparte de conserver ses fonctions dans les bureaux de la guerre. Napoléon refusa et insista alors près de Pontécoulant pour obtenir sa mission en Turquie.
Un ambitieux vulgaire n’aurait-il pas préféré rester mêlé aux coteries politiques qui ne faisaient pas défaut dans les alentours des bureaux de la guerre ?
Malgré le préjudice que Letourneur lui avait causé, Napoléon ne lui garda pas rancune. L’ancien ministre de la Convention vit couronner, sous l’Empire, sa carrière militaire par une place plus pacifique de conseiller à la Cour des comptes, après avoir été préfet de la Loire.
D’autre part, Napoléon, toujours reconnaissant des services qu’on lui a rendus, n’oublia jamais l’homme qui l’avait apprécié et sauvé de la misère. « A peine nommé Consul, il fit appeler M. de Pontécoulant : « Vous êtes sénateur », lui dit-il.
« — La grâce que vous voulez me faire est impossible, répondit M. de Pontécoulant ; je n’ai que trente-six ans, et il faut en avoir quarante.
« — Eh bien, vous serez préfet de Bruxelles ou de toute autre ville qui vous conviendra, mais rappelez-vous que vous êtes sénateur et venez prendre votre place quand vous aurez l’âge ; je voudrais pouvoir montrer que je n’ai pas oublié ce que vous avez fait pour moi. »
Quelques années plus tard, M. de Pontécoulant, alors sénateur, se trouva dans un embarras extrême. Il avait répondu d’une somme de trois cent mille francs pour un de ses amis, devenu insolvable. L’Empereur ayant appris les ennuis de Pontécoulant, le manda aux Tuileries, lui reprocha d’être resté trois mois dans cette situation gênée, sans venir lui en faire part, et finalement lui dit : « Passez aujourd’hui même chez le trésorier de ma liste civile qui vous remettra vos cent mille écus. »
Comme antithèse aux procédés reconnaissants de l’Empereur, nous devons à la vérité de mentionner qu’à la séance du 22 juin 1815, M. de Pontécoulant fut le premier qui s’opposa au maintien de l’Empire.
Ayant résigné, auprès de Letourneur, ses fonctions dans les bureaux de la guerre, Napoléon reprend son projet de mission en Turquie, appuyé par Pontécoulant. Il se croit bien sûr de réussir, le décret est tout prêt ; il est présenté à la séance du Comité de Salut public qui demande seulement aux bureaux de l’Artillerie des renseignements sur les autres officiers faisant partie de la mission.
Il faut croire qu’on ne savait pas bien ce qu’on faisait au Comité de Salut public, car le même jour, 29 fructidor, était rendu un arrêté qui destituait Bonaparte « attendu son refus d’occuper le poste qui lui a été assigné à l’armée de l’Ouest ».
En fait, il était destitué pour ne pas occuper un poste dont il avait été relevé régulièrement quand il était employé dans les bureaux de la guerre.
C’était une dernière ironie du sort. Il y avait méprise. Il ne semblait pas difficile de faire rapporter l’arrêté qui lui enlevait son grade, mais encore fallait-il faire appuyer sa réclamation par des gens à même d’être écoutés. Il se met en campagne et va trouver ses protecteurs.
Son affaire ne tarda pas à entrer en bonne voie, car sa destitution est du 15 septembre, et, dès le 26, il écrit à Joseph : « Il est question plus que jamais de mon voyage. »
C’est sans doute en vue de son prochain départ qu’il voulut profiter des avantages résultant d’un arrêté du Comité de Salut public qui accordait aux officiers en activité du drap pour habit, redingote, gilet et culotte d’uniforme. « Bonaparte, alors chef de brigade d’artillerie à la suite, réclama, dit Ouvrard, le bénéfice du décret ; mais n’y ayant aucun droit, puisqu’il n’était pas en activité, il fut refusé. Mme Tallien lui donna une lettre pour M. Lefeuve, ordonnateur de la dix-septième division, et peu de jours avant la fameuse journée de vendémiaire, le commissaire accueillit la recommandation de Mme Tallien en accordant du drap à Bonaparte. »
Ce n’est ni un accès de coquetterie ni l’amour d’un vain luxe qui lui font solliciter du drap neuf, car, dit le baron Fain, « l’uniforme de général de brigade dont il est encore revêtu a vu le feu plus d’une fois et se ressent de la fatigue des bivouacs. La broderie du grade s’y trouve représentée dans toute la simplicité militaire par un galon de soie qu’on appelle système ».
Pour obtenir quelque chose de Barras, il fallait d’abord faire sa cour à Mme Tallien. La position critique de Napoléon l’engagea, en dépit de son accoutrement peu brillant, à se rendre chez la déesse du jour. « Ce fut quelque temps avant le 13 vendémiaire que Bonaparte fut présenté chez Mme Tallien. Il était peut-être de tous ceux qui composaient son salon le moins en évidence et le moins favorisé de la fortune… Souvent, au milieu des discussions les plus animées, il se formait dans le salon de petits comités où l’on oubliait, dans des entretiens frivoles, les graves intérêts dont on était trop souvent occupé. Bonaparte s’y mêlait rarement ; mais, lorsqu’il y prenait part, c’était avec une sorte d’abandon ; il montrait alors une gaieté pleine de vivacité et de saillies. Un soir, il prit le ton et les manières d’un diseur de bonne aventure, s’empara de la main de Mme Tallien et débita mille folies. »
Quel tableau piquant, bien digne de tenter un peintre de genre ! Le futur conquérant de l’Europe, chétif et mince, la figure creuse et pâle, un vrai parchemin, c’est lui qui l’a dit, de longs cheveux des deux côtés du front, le reste de la chevelure sans poudre, rattachée en queue par derrière, vêtu d’un uniforme râpé, lisant dans la main de celle qu’on appelait la belle Notre-Dame de Thermidor, alors dans tout l’éclat de sa beauté.
Quel contraste entre cette femme radieuse, exubérante de bonheur, reine de la vie facile, et cet officier malingre, dissimulant mal sa misère et son irritation contre les ironies du sort ! Demandez-vous aussi quelles pensées doivent agiter, au moment où il dit la bonne aventure pour gagner un appui, quelles pensées agitent l’esprit d’un jeune général n’ayant d’autre culte que la gloire.
Dans un coin de ce tableau, voyez un groupe de jeunes femmes, considérant la scène. Elles rient des prophéties improvisées par Bonaparte, et de sa piteuse attitude. Remarquez cette brune, à la beauté langoureuse, pleine d’abandon et de nonchalance : c’est la veuve Beauharnais… Dans cinq mois, elle sera la femme de l’augure actuel ; dans trois ans, elle sera quasi souveraine de la France, et, quelque temps après, le Pape viendra, à Paris, la couronner impératrice des Français !
Voilà ce que Bonaparte, malgré toute sa pénétration, ne pouvait lire dans la main de Mme Tallien, et ce qui aurait encore bien plus amusé son auditoire, s’il l’avait pu prédire.
Pendant ce temps, une insurrection couvait dans Paris.
La Convention avait promulgué les articles additionnels à la Constitution de l’an III, par lesquels les deux conseils, les Cinq-Cents et les Anciens, devaient se recruter pour deux tiers dans son sein ; un seul tiers était réservé à l’élection du peuple. Cette restriction fut le prétexte des agitateurs soutenus par les royalistes. Les sections réunies menaçaient de marcher sur la Convention, et de la dissoudre.
Le 12 vendémiaire, le général Menou, commandant en chef de l’armée de Paris, ne réussit pas à disperser l’émeute. Au contraire, il parlementa avec elle, et, après une sorte de capitulation, l’armée se retira pendant que les sections conservaient leurs positions.
A cette nouvelle, la Convention se sent perdue, se croyant trahie par la troupe. Menou est mis en état d’arrestation ; les généraux Desperrières, Debor et Duhoux sont destitués. Cependant, le temps presse ; un nouveau général est nécessaire, il en faut un dans la nuit même : la cause est devenue tellement personnelle pour les conventionnels, qu’ils ne veulent plus abandonner le commandement à un étranger ; c’est un représentant qu’on désire en charger, et tous les yeux se sont tournés vers le général du 9 thermidor. Le représentant Barras est donc investi du commandement supérieur.
Barras, dont les goûts antimilitaires, dont la vie molle et voluptueuse était peu en harmonie avec les devoirs dont il était chargé, se trouva fort embarrassé devant l’état d’extrême confusion de l’armée, et fit part de ses doléances à Carnot, qui lui conseilla de s’adjoindre un général. — « Mais lequel ? » dit Barras. Carnot mit en avant les noms de Brune, de Verdières et de Bonaparte. Quelques représentants proposèrent aussi d’autres généraux. « Non, répondit Barras, ce ne sont point des généraux de plaine qu’il faut ici, c’est un général d’artillerie. » Là-dessus, Fréron, l’amoureux passionné de Pauline, insista sur le choix de Bonaparte, alla sur-le-champ le chercher et le conduisit près de Barras. Celui-ci, apercevant Bonaparte, le prend à part aussitôt et lui propose le commandement en second de l’armée de la Convention. Ne recevant pas de réponse immédiate de son interlocuteur : « Je vous donne trois minutes pour réfléchir », dit Barras. Et tous deux demeurèrent debout dans un immobile silence.
Trois minutes ! et le sort de Napoléon, de la France et de l’Europe allait être décidé.
En ces trois minutes, rentrant en lui-même, Bonaparte se demande où est le devoir ? Il pouvait douter, car renverser la Convention, dont le nom signifiait terreur et carnage, chasser les incapables envieux dont il avait tant souffert, c’était le programme des sections qui n’était pas pour lui déplaire. Il allait décliner le commandement quand, envisageant toutes les conséquences de la situation, il voit en son esprit apparaître soudain, déjà prêts à l’attaque, les Autrichiens avec cinquante mille hommes aux portes de Strasbourg, et les Anglais avec quarante vaisseaux devant Brest.
Alors, il n’hésite plus, son parti est pris, et il conçoit le principe qui est resté la base même de notre patriotisme à tous : quand le territoire est menacé, le premier devoir de tout citoyen est de se rallier à ceux qui détiennent le gouvernement.
Le sentiment patriotique qui amène, en cet instant, le général à servir ceux qu’il déteste est le même qui, en 1815, poussera l’Empereur, vaincu à Waterloo, ayant abdiqué, à s’humilier devant les traîtres du gouvernement provisoire pour obtenir la faveur de commander une dernière fois, parce qu’il sent qu’une chance subsiste de battre les envahisseurs, dont les plans d’investissement de Paris présentent, à ses yeux, une lacune considérable.
Fort de sa décision : « J’accepte, dit Napoléon à Barras, mais je vous préviens que l’épée hors du fourreau, je ne la remettrai qu’après avoir rétabli l’ordre. »
L’homme tout entier s’est révélé, le patriote aussi bien que le guerrier qui n’entendra jamais être gêné dans ses actes par les politiciens.
Cette scène se passait le 13 vendémiaire, à une heure du matin. Le soir même, Barras put se présenter à l’Assemblée et annoncer la victoire des troupes de la Convention.
Le lendemain, 14 vendémiaire, Napoléon est promu au grade de général de division, et le 18 son nom est enfin prononcé à la Convention, en séance publique. « N’oubliez pas, dit Fréron, que le général d’artillerie Buonaparte, nommé dans la nuit du 12 au 13, n’a eu que la matinée du 13 pour faire les dispositions savantes dont vous avez vu les effets. » Après Fréron, Barras vient appeler l’attention de ses collègues sur les services de son lieutenant, et fit rendre le décret qui confirmait celui-ci dans l’emploi de commandant en second de l’armée de l’intérieur.
De la tribune le nom du général Bonaparte passe dans les journaux, et sort, dès ce moment, de l’obscurité qui l’avait enveloppé.
Le 26 octobre suivant, il est nommé définitivement général en chef de l’armée de l’intérieur et s’installe au quartier général de la rue des Capucines. Il a le général Duvigneau pour chef d’état-major ; ses aides de camp sont Junot, Lemarois, auxquels sont adjoints, quelques jours plus tard, Marmont et Louis. Comme son oncle Fesch, à qui il réserve l’emploi de secrétaire, n’est pas encore arrivé, il se sert du secrétaire des représentants chargés de la direction des forces armées. Le même secrétaire, Fain, transporté à Saint-Cloud avec la minorité du Directoire, écrira les premiers ordres de Bonaparte Premier Consul, et, par suite d’une fatalité singulière, après un intervalle de quatorze ans, Fain se trouvera encore à Fontainebleau près de l’Empereur pour copier ses derniers ordres et son abdication !
Une fois installé au quartier général, Napoléon était devenu un personnage important. La pauvreté des jours précédents avait fait place à un état de maison luxueux. Plus de bottes crottées, il ne sortait qu’en superbe équipage.
Cette fortune inespérée, cette fortune instantanée, pour ainsi dire, qui d’un jeune homme de vingt-six ans, tout à l’heure général révoqué, fait maintenant l’un des premiers personnages de la France, a-t-elle du moins influé sur son caractère ou sur ses affections ? Lisez ses lettres, écoutez les récits des contemporains : son premier soin est d’intercéder pour Menou, son prédécesseur, qu’il fait acquitter. Il procède au désarmement des sections, et tout ce qui est rigueur dans ses ordres cesse de l’être dans l’exécution, dit le baron Fain, confirmé par de Ségur.
Dès le 14 au soir, il accourt chez M. Permon, dont la maladie s’était encore aggravée, et, dit la duchesse d’Abrantès, « il fut admirablement bien pour ma mère dans ces moments de douleur ».
Et avec sa famille, quelle expansion ! quelle joie à faire partager ! quelle sollicitude fraternelle et amicale ! Voyez d’abord la modestie avec laquelle il annonce les événements.
Dans la nuit du 13 au 14 vendémiaire (5 au 6 octobre), il écrit à Joseph :
« Enfin, tout est terminé, mon premier mouvement est de penser à te donner de mes nouvelles. La Convention a ordonné de désarmer la section Lepelletier, elle a repoussé les troupes… La Convention a nommé Barras pour commander la force armée ; les comités m’ont nommé pour la commander en second. Nous avons disposé nos troupes, les ennemis sont venus nous attaquer aux Tuileries… Nous avons désarmé les sections, et tout est calme. Comme à mon ordinaire, je ne suis nullement blessé.
« P.-S. — Le bonheur est pour moi ; ma cour à Eugénie et à Julie. »
Le 16 octobre : « Tu auras appris par les feuilles publiques tout ce que me concerne ; j’ai été nommé, par décret, général en second de l’armée de l’intérieur ; Barras a été nommé commandant en chef ; nous avons vaincu, et tout est oublié.
« Adieu, mon ami, je n’oublierai rien de ce qui peut t’être utile et contribuer au bonheur de ta vie. »
Le 18 octobre : « Je reçois ta lettre du 10 vendémiaire ; je vais envoyer consulter pour ton affaire et les intérêts de ta femme. Je suis général de division dans l’arme de l’artillerie, commandant en second de l’armée de l’intérieur ; Barras commande en chef.
« Je suis excessivement occupé ; Fréron, qui est à Marseille, aidera Lucien. Louis est à Châlons. Le mari de Mme Permon est mort.
« Un citoyen Billon, que l’on m’assure être de ta connaissance, demande Paulette ; ce citoyen n’a pas de fortune ; j’ai écrit à maman qu’il ne fallait pas y penser ; je prendrai aujourd’hui des renseignements plus amples. »
Le 1er novembre : « Lucien est commissaire des guerres à l’armée du Rhin. Louis est avec moi ; il t’écrit, je pense.
« Adieu, mon bon ami ; embrasse ta femme et Désirée de ma part. »
Le 9 novembre : « La famille ne manque de rien ; je lui ai fait passer argent, assignats, etc… »
Le 17 novembre : « Il sera peut-être possible que je fasse venir la famille. Donne-moi de tes nouvelles plus en détail, de ta femme et d’Eugénie.
« Je ne sens de privation que de te sentir loin d’ici et d’être privé de ta société. Si ta femme n’était pas grosse, je t’engagerais promptement à venir à Paris y faire un tour. »
Le 31 décembre : « Tu ne dois avoir aucune inquiétude pour la famille, elle est abondamment pourvue de tout. Jérôme est arrivé hier avec un général (Augereau), je vais le placer dans un collège où il sera bien.
« Tu ne tarderas pas à avoir un consulat ; tu as tort d’avoir aucune inquiétude. Si tu t’ennuies à Gênes, je ne vois pas d’inconvénient à ce que tu viennes à Paris ; j’ai ici logement, table et voiture à ta disposition. Si tu ne veux pas être consul, viens ici ; tu choisiras la place qui pourra te convenir… »
Le 11 janvier 1796 : « La multiplicité de mes affaires et l’importance des choses qui me tient occupé ne me permettent pas de t’écrire souvent. Je suis ici heureux et content. J’ai envoyé à la famille cinquante à soixante mille francs, argent, assignats, chiffons ; n’aie donc aucune inquiétude. Je suis toujours très content de Louis ; il est mon aide de camp capitaine. Marmont et Junot sont mes deux aides de camp chefs de bataillon. Jérôme est au collège où il apprend le latin, les mathématiques, le dessin, la musique, etc.
« Je ne vois aucun inconvénient au mariage de Paulette, s’il est riche. »
Le 7 février : « Tu seras immanquablement consul à la première place qui te conviendra ; en attendant, reste à Gênes, prends une maison particulière et vis chez toi.
« Lucien part après-demain pour l’armée du Nord ; il y est commissaire des guerres ; Ramolino est ici directeur des vivres ; Ornano est lieutenant de la légion de police. La famille ne manque de rien, je lui ai envoyé tout ce qui est nécessaire. Fesch sera ici dans une bonne position. Rien ne peut égaler l’envie que j’ai de tout ce qui peut te rendre heureux. »
On vient de le voir, malgré l’immense transformation matérielle qui s’est faite, du jour au lendemain, dans sa situation, aucune griserie n’a atteint son moral. Tel il était hier, tel nous le trouvons aujourd’hui.
Cependant, sa nouvelle position lui impose des devoirs mondains ; tout empanaché de son nouveau grade et du prestige de la victoire du 13 vendémiaire, il fait une entrée triomphale dans les salons où naguère, humble et petit, remarquable seulement par son air besogneux, il venait s’efforcer de plaire aux commensaux et commensales de ses protecteurs.
La représentation officielle l’obligeait, en raison des fonctions dont il était investi, à paraître souvent chez les membres du gouvernement. Parfois, il dînait chez La Réveillère-Lépeaux, et « le citoyen directeur et sa dame, rapporte Besnard, ne parlaient qu’avec l’enthousiasme le plus vif de leur petit général, car c’est ainsi qu’ils le désignaient ».
Plus souvent, il allait le soir chez Barras dont le salon était des plus brillants et des plus fréquentés.
Napoléon s’éloignait des tables où l’on jouait des sommes considérables. Il se tenait près du cercle des dames, dont Mme Tallien était la reine, par sa beauté et par l’influence qu’elle tenait de sa liaison peu dissimulée avec Barras.
C’est auprès de Mme Tallien que Bonaparte retrouva Joséphine de Beauharnais et « qu’il en devint amoureux, dans toute l’étendue du mot, dans toute la force de sa plus grande acception », dit Marmont, témoin oculaire, qui ajoute : « C’était, selon l’apparence, sa première passion, et il la ressentit avec toute l’énergie de son caractère. Il avait vingt-sept ans, elle plus de trente-deux. Quoiqu’elle eût perdu toute sa fraîcheur, elle avait trouvé le moyen de lui plaire. »
Joséphine n’était pas aussi défraîchie que le dit le sévère Marmont. Sans avoir la beauté prime-sautière de Mme Tallien, il était très facile à Mme de Beauharnais d’éveiller des sentiments amoureux surtout dans le cœur d’un jeune homme qui, jusque-là, n’avait pas aimé.
Joséphine était d’une taille moyenne parfaitement proportionnée. Tous ses mouvements avaient une souplesse nonchalante s’accentuant avec naturel en des poses négligées qui donnaient à toute sa personne une sorte d’exotique langueur. Son teint mat, où transparaissait l’éclat des minces feuilles d’ivoire, prenait une douce animation sous les reflets veloutés de grands yeux bleu foncé, aux longs cils légèrement relevés. Les cheveux, d’un châtain douteux, d’une sorte de nuance fulgurante, s’échappaient en spirales pressées d’un réseau fermé par une plaque d’or, et leurs boucles folles venaient encore ajouter au charme indéfinissable d’une physionomie dont la mobilité était excessive, mais toujours attrayante.
Sa toilette contribuait à compléter l’aspect vaporeux de toute sa personne ; sa robe était de mousseline de l’Inde, et son ampleur exagérée traçait autour de son corps des sillons nuageux. Le corsage drapé à gros plis sur la poitrine était arrêté sur les épaules par deux têtes de lion émaillées de noir. Les manches étaient courtes, froncées, sur des bras nus fort beaux, ornés au poignet de deux petites agrafes en or.
Fidèles à leur programme qui consiste à trouver des mobiles inavouables à tous les actes comme à tous les sentiments de Napoléon, ses détracteurs n’ont pas manqué de dire que l’amour de Bonaparte pour Joséphine avait un but unique : obtenir le commandement en chef de l’armée d’Italie.
Il est permis de juger la chose infiniment plus simple, et de penser qu’à cette époque, par un phénomène assez fréquent chez les jeunes gens, Napoléon avait en quelque sorte la monomanie du mariage.
Se marier était chez lui, depuis 1794, une idée fixe dont le premier indice apparut dans cette exclamation à Bourrienne : « Est-il heureux, ce coquin de Joseph ! » bientôt suivie de son insistance à vouloir épouser Désirée Clary. Quels avantages chimériques pouvait-il donc retirer d’un mariage avec la fille d’un marchand de savon ? Objectera-t-on qu’au moment où il désirait cette union, sa position n’était pas brillante ? Nous en conviendrons volontiers, tout en faisant remarquer qu’il était déjà au Comité de Salut public, foyer de toutes les intrigues. Mais quelles pouvaient bien être ses visées ambitieuses lorsque, général en chef de l’armée de Paris, il demandait, par exemple, la main de Mme Permon, restée veuve avec deux enfants ?
Refusé par Mlle Clary, éconduit par Mme Permon, il épouse la première femme engageante qui daigne l’agréer. Au surplus, que de chances n’avait-il pas d’être écouté de Mme de Beauharnais, qui, malgré son veuvage et ses deux enfants, s’adonnait tout entière aux frivolités de l’existence la plus mondaine, et, tentée par tous les plaisirs, n’hésitait pas à compromettre sa dignité dans une intimité publique avec Mme Tallien, et par la fréquentation des salons de Barras, où l’on coudoyait tout le monde dans la mêlée de tous les mondes !
A la vérité, une femme bien élevée, se complaisant en ce genre de vie, avait besoin, pour assurer sa contenance, de s’appuyer au bras d’un homme d’avenir. Il est évident que son choix, à elle, était des mieux combinés en se portant sur le hardi soldat qu’un éclatant succès venait de faire le premier général et le sauveur de la République.
A tous événements, ne voulait-elle pas être désormais à l’abri de cette situation de femme isolée dans des temps troublés, situation où elle s’était vue dans la nécessité d’écrire, en 1794, à un membre obscur du Comité de sûreté générale : « Mon ménage est un ménage républicain ; avant la Révolution, mes enfants n’étaient pas distingués des sans-culottes, et j’espère qu’ils seront dignes de la République. Je t’écris avec franchise en sans-culotte montagnarde… »
Aussi, ayant jeté les yeux sur Bonaparte, Joséphine ne voulut pas perdre de temps. Lisez plutôt ce billet du 28 octobre 1795, qu’elle adresse à Bonaparte :
« Vous ne venez plus voir une amie qui vous aime ; vous l’avez tout à fait délaissée ; vous avez bien tort, car elle vous est tendrement attachée.
« Venez demain, septidi, déjeuner avec moi ; j’ai besoin de vous voir et de causer avec vous sur vos intérêts.
« Bonsoir, mon ami ; je vous embrasse.
« Veuve Beauharnais.
« Ce 6 brumaire. »
De ces quelques lignes, il résulte assez clairement que Napoléon n’importunait guère Joséphine de ses visites dans le but d’obtenir sa protection, et qu’au contraire c’était Mme de Beauharnais qui, en parlant des intérêts de Bonaparte, cherchait à l’attirer chez elle.
La lettre précédente, les rencontres antérieures de Bonaparte avec Joséphine infirment péremptoirement la légende poétique des premières relations de Napoléon avec la veuve Beauharnais, relations qu’on a voulu dater d’une scène dramatique où Eugène, tout éploré, serait venu réclamer le sabre de son père, lors du désarmement des sections, après vendémiaire. A cet égard, une preuve de plus nous est donnée par un ami de Joséphine, J.-C. Bailleul, qui dit : « Je n’ai point entendu parler de cette anecdote dans le temps, et le mariage était fait quand on en apprit la nouvelle… »
Joséphine était-elle la maîtresse de Barras ? Quelques-uns de nos contemporains l’assurent. Leur science, à cet égard, est aussi rétrospective que catégorique. Cependant, Joséphine ne figurait chez Barras qu’à titre d’amie de Mme Tallien. Celle-ci se serait-elle complu à ne pas garder pour elle seule les bonnes grâces du directeur omnipotent ? Même n’aurait-elle pas fait un éclat pour essayer de mettre fin à une indigne trahison ? La présomption contraire semble avoir au moins autant de valeur que des affirmations apportées sans témoignages sérieux, mais dont le but évident est de trouver une origine scandaleuse à l’élévation de Napoléon.
Que Joséphine, avant d’épouser Bonaparte, ait tenu à s’assurer près de Barras, soit par elle-même, soit par l’entremise de Mme Tallien, que son futur époux obtiendrait les faveurs du Directoire ; qu’elle ait même indiqué comme convenant à son fiancé le commandement de l’armée d’Italie, quoi de surprenant ? quoi de plus naturel de la part d’une femme sur le point de contracter un mariage de raison où elle voyait sa convenance personnelle, à l’exclusion de toute impulsion de son cœur ?
Car il faut bien le dire, c’est sans le moindre sentiment d’amour que Joséphine a épousé Napoléon, ainsi qu’elle le confesse elle-même dans cette lettre à l’une de ses amies : « Vous avez vu chez moi le général Bonaparte. Eh bien ! c’est lui qui veut servir de père aux orphelins d’Alexandre de Beauharnais, d’époux à sa veuve ! L’aimez-vous ? allez-vous me demander. Mais… non. — Vous avez donc pour lui de l’éloignement ? — Non, mais je me trouve dans un état de tiédeur qui me déplaît, et que les dévots trouvent plus fâcheux que tout, en fait de religion. »
Ah ! si l’un des futurs époux intrigue avec ardeur pour le commandement en Italie, ce n’est pas Napoléon, ce n’est pas même à son instigation que se font les démarches ; lisez la suite de la lettre de Joséphine : « Barras assure que si j’épouse le général, il lui fera obtenir le commandement en chef de l’armée d’Italie. Hier, Bonaparte, en me parlant de cette faveur qui fait déjà murmurer ses frères d’armes, quoiqu’elle ne soit pas accordée : « Croient-ils, me disait-il, que j’aie besoin de protection pour parvenir ? Ils seront tous trop heureux que je veuille leur accorder la mienne. Mon épée est à mon côté, et avec elle j’irai loin. »
Cette superbe assurance inquiète Joséphine ; elle flotte entre sa « tiédeur » pour Bonaparte et l’avenir brillant qu’elle peut rêver ; son indécision se traduit ainsi à la fin de sa lettre : « Je ne sais, mais quelquefois cette assurance ridicule me gagne au point de me faire croire possible tout ce que cet homme singulier me mettrait dans la tête de faire ; et avec son imagination, qui peut calculer ce qu’il entreprendrait ? »
Certes, le regard séduisant de la belle créole eût été plus que suffisant pour subjuguer le cœur du jeune général ; il est néanmoins permis de supposer que l’amie de Mme Tallien était experte en l’art de la coquetterie, et qu’elle laissait voir à son fiancé autre chose que la froideur raisonnée, si naturellement exprimée à son amie. On en peut juger par ces lignes de Napoléon écrites au cours des fiançailles : « Je me réveille plein de toi. Ton portrait et l’enivrante soirée d’hier n’ont point laissé de repos à mes sens : douce et incomparable Joséphine, quel effet bizarre faites-vous sur mon cœur ! vous fâchez-vous, vous vois-je triste, êtes-vous inquiète, mon âme est brisée de douleur, et il n’est point de repos pour votre ami ; mais en est-il donc davantage pour moi lorsque, me livrant au sentiment profond qui me maîtrise, je puise sur vos lèvres, sur votre cœur une flamme qui me brûle ? Ah ! c’est cette nuit que je me suis bien aperçu que votre portrait n’est pas vous. Tu pars à midi, je te verrai dans trois heures. En attendant, mio dolce amor, un million de baisers, mais ne m’en donne pas, car ils brûlent mon sang. »
La soirée qui a précédé cette lettre n’a pas dû se passer auprès d’un bloc de marbre ! Et si Joséphine dissimulait à Napoléon ses sentiments réels, c’est qu’elle voyait un intérêt très positif à l’épouser, tandis que Bonaparte, lui, était vraiment épris. Cet amour si violent, si impétueux, il le conservera longtemps. Nous retrouverons la même fougue, la même exaltation chez le général au faîte de la gloire et de la renommée. Donc, aucun calcul de son côté, mais la passion dans toute son intensité, dans toute sa sincérité. Il lui faudra des années pour apercevoir qu’il n’a été qu’un moyen dans la pensée de Joséphine, et non l’unique but ; et le jour où celle-ci, voyant le monde entier aux pieds de son époux, l’aimera comme il aurait voulu toujours être aimé, le charme aura été depuis longtemps rompu par des orages domestiques qui auraient emporté l’amour de plus d’un mari.
Selon toute apparence, ce fut après le déjeuner du septidi 7 brumaire, auquel il avait été convié par la lettre de Joséphine, soit en novembre 1795, que Napoléon commença à faire sa cour à Mme de Beauharnais. Joséphine demeurait alors rue de l’Université, presque en face de la rue de Poitiers, avec sa tante Fanny de Beauharnais, celle dont le poète Lebrun a dit :
Les occupations de sa charge et les travaux nécessités par l’élaboration d’un plan d’attaque destiné à l’armée d’Italie, plan qui lui était demandé par le Directoire, ne permettaient sans doute pas à Napoléon de voir souvent Joséphine, car ce ne fut qu’en janvier 1796 que la demande en mariage fut faite et agréée. C’est alors que Joséphine et sa tante vinrent habiter le petit hôtel du numéro 6 de la rue Chantereine, acheté par Napoléon, au prix de cinquante mille quatre cents francs, et moyennant un acompte de six mille quatre cents francs versés à la femme de Talma, Julie Carreau, propriétaire de la maison.
L’acte notarié prouve irréfutablement que la maison de la rue Chantereine n’a jamais appartenu à Joséphine, bien qu’elle y habitât avant son mariage.
Ce ne serait donc pas, comme on l’a dit aussi (que n’a-t-on pas dit ?), l’attrait de partager une vie confortable et luxueuse qui avait guidé Bonaparte dans son mariage.
Le projet d’union fut bientôt publié, et Napoléon, tout heureux de sa conquête, faisait des visites avec sa fiancée. Celle-ci, toujours hésitante, entra un jour, sous un prétexte quelconque, chez son notaire Me Raguideau, pour lui demander un dernier avis, et pria son futur époux de l’attendre dans l’antichambre. Le conseil du notaire, rapporte Bourrienne, ne fut pas de nature à rompre l’irrésolution de Joséphine :
« Eh quoi, disait l’homme de loi, épouser un général qui n’avait que la cape et l’épée ! Possesseur tout au plus d’une bicoque ! Un petit général sans nom, sans avenir ! au-dessous de tous les grands généraux de la République ! Mieux vaudrait épouser un fournisseur ! »
Épouser un fournisseur, le conseil était pratique ; mais les fournisseurs étaient peut-être moins inflammables que le jeune général de cape et d’épée, ainsi que le qualifiait Me Raguideau, précurseur autorisé de M. Taine et de Stendhal, qui ont italianisé l’expression du notaire en appliquant à Bonaparte l’épithète de condottiere.
Napoléon, par une porte entr’ouverte, entendit cette conversation désobligeante ; il se contint et jamais n’en dit mot. Il se vengea, huit ans plus tard, la veille du sacre, en faisant venir aux Tuileries le bonhomme Raguideau, à qui il donna une place au premier rang à Notre-Dame pour la cérémonie du couronnement, afin de lui permettre de bien voir jusqu’où le petit général sans avenir avait pu conduire sa cliente.
Bonaparte fut nommé commandant en chef de l’armée d’Italie, le 23 février, et le mariage fut fixé au 9 mars 1796, veille d’un décadi.
Par-devant M. Leclercq, officier de l’état civil du deuxième arrondissement, le mariage civil eut lieu à dix heures du soir. Napoléon dut réveiller le pauvre maire qui s’était endormi. Sur les papiers fournis, Joséphine, par une coquetterie bien naturelle, s’était rajeunie de quatre ans ; Bonaparte, de son côté, par une attention délicate pour sa femme, s’était vieilli d’un an. Les témoins furent, pour Joséphine, Barras et Tallien, et pour Napoléon, Le Marois, son aide de camp, et Calmelet, homme de loi.
Après les signatures sur les registres, les époux se rendirent à leur hôtel, 6, rue Chantereine, où ils se trouvèrent seuls. Les enfants de Joséphine, Eugène et Hortense, avaient été, quelques jours auparavant, envoyés en pension à Saint-Germain.
« Le commandement en chef de l’armée d’Italie fut la dot donnée à Joséphine par Barras », telle est la phrase consacrée chez la plupart des historiens !
La chose, pour être piquante, n’est pas véritable. Outre qu’il paraîtrait monstrueux de voir, en quelque temps que ce soit, un homme disposer avec une pareille légèreté d’un commandement dont relèvent des intérêts aussi graves, aussi sacrés, les faits eux-mêmes démentent hautement cette assertion.
D’abord, Barras, s’il était en position d’accorder bien des faveurs, ne disposait nullement du commandement de l’armée d’Italie. Le titulaire ne pouvait être nommé qu’avec l’assentiment de la majorité des membres du Directoire, composé alors de Carnot, Barras, La Réveillère-Lépeaux, Rewbell et Letourneur.
Nous avons, sur ce point, un témoignage décisif. Dans ses mémoires, hostiles à Napoléon, dans leur ensemble, La Réveillère-Lépeaux écrit : « On a dit que son mariage avec la veuve Beauharnais avait été une condition sans laquelle il n’aurait point obtenu un commandement qui faisait l’objet de ses vœux les plus ardents : cela n’est pas !… Ce que je puis affirmer, c’est que dans le choix que fit le Directoire, il ne fut influencé ni par Barras, ni par personne… »
Comment Bonaparte fut-il donc proposé pour ce commandement ? Par la logique même des choses et des événements. Nous avons dit que le 19 janvier, le jeune général avait remis un plan d’invasion du Piémont. Ce plan fut envoyé au général en chef Schérer, qui le lut, et immédiatement le renvoya au Directoire, en déclarant que ce plan de campagne était l’œuvre d’un fou, et que celui qui l’avait conçu devait venir l’exécuter.
Le Directoire, bien embarrassé, tint conseil, et Carnot proposa de nommer Bonaparte en remplacement de Schérer : « C’est moi-même, dit Carnot en 1799, qui ai proposé Bonaparte pour le commandement de l’armée d’Italie. » Letourneur penchait pour Bernadotte, Rewbell pour Championnet, tandis que La Réveillère-Lépeaux, Carnot et Barras se prononcèrent pour Bonaparte. Et voilà comment l’impéritie de Schérer amena celui qui avait conçu le plan de campagne de l’armée d’Italie, à l’exécuter.
En réalité, Napoléon ne dut son commandement, ni à son mariage, ni à Barras, mais à « la compétence reconnue de Carnot dans les affaires militaires, qui apprécia la valeur du plan rédigé par Napoléon et influença la majorité du Directoire ».
Deux jours après son mariage, le 11 mars 1796, Napoléon part en poste avec Junot, son aide de camp, et Chauvet, l’ordonnateur des guerres, pour le quartier général de l’armée d’Italie. Il s’arrache des bras de la femme qu’il a tant désirée, pour commencer cette carrière de prodiges militaires ininterrompus pendant près de vingt ans.
Selon la parole de Bossuet : « Semblable dans ses sauts hardis et dans sa légère démarche à ces animaux vigoureux et bondissants, il ne s’avance que par vives et impétueuses saillies, et n’est arrêté ni par montagnes ni par précipices », et pour mettre un terme à sa course vertigineuse sur la route de la gloire, il faudra la coalition formidable de l’Europe entière, soutenue par les plus viles trahisons.
Ce commandement suprême qu’il emporte avec lui, vers l’Italie, ne sortira plus de ses mains. Général en chef, consul ou empereur, désormais, sur un champ plus ou moins vaste, il ne cessera d’avoir la même situation, d’être investi de la même suprématie.
Sur l’âme d’un tel homme, poussé à ce sommet par la force des événements et capable de profiter de cette élévation par la puissance de ses aptitudes, quels seront et quels ont été les effets d’une naissance obscure, d’une éducation besogneuse, d’une vie jusque-là hérissée de tourments et de déceptions ?
Certes, le souverain aurait pu oublier son origine, ses devoirs de famille, sa connaissance personnelle des amertumes des humbles. Il aurait pu, s’enivrant de sa propre gloire, croire que le monde, créé pour lui, s’arrêtait à lui. Beaucoup l’ont jugé ainsi, guidés soit par leurs intérêts, soit par leurs passions, soit par leur légèreté. D’autres, sur la foi de leur propre admiration, l’ont exalté à l’égal des dieux, dans l’espoir d’étouffer la voix de la calomnie.
Il faut pour dégager la vérité présenter Napoléon, comme s’il s’agissait d’un simple particulier, sous les divers aspects où l’homme se révèle dans ses rapports avec la société.
C’est l’étude que nous allons entreprendre, en nous flattant de prouver que, devenu chef, sous quelque appellation que ce soit, avec quelque somme de pouvoir que ce soit, il a toujours conservé la même tendresse pour les siens, la même gratitude pour les services rendus, le même dévouement pour ses amis, le même esprit du devoir, le même respect de la moralité, et par-dessus tout la même ardeur au travail.
En un mot, nous espérons établir, d’une manière évidente, qu’à ses débuts comme au faîte des grandeurs humaines, son caractère est demeuré ce que l’avaient fait sa naissance et son éducation. C’est l’âme du roi-parvenu, en pleine civilisation moderne, qui va se montrer à nous.
La morale élémentaire, la morale simple, la morale dite bourgeoise, si l’on veut, la morale qu’on enseignait sans doute à Ajaccio, prescrit à l’homme qui se marie, d’abord d’aimer sa femme, ensuite de chercher à s’en faire aimer.
Au jour de son mariage, Bonaparte, dont les débuts furent si difficiles, n’avait pas eu de jeunesse. Dans son inexpérience, il montra une exaltation amoureuse qui ne devait pas être comprise par Joséphine. Le besoin d’aimer et d’être aimé atteint chez lui un degré d’intensité qui n’a pas été dépassé même par les amants légendaires.
En dépit de ceux qui ont voulu y trouver les calculs pervers d’une ambition sans scrupule, cette union n’a été, en réalité, que le roman d’un jeune homme naïf, pressé de se marier, épris des charmes d’une créole coquette, dont il ne mesurait même pas l’âge.
Au foyer conjugal, il exagérera encore les sentiments mille fois exprimés dans les effusions des fiançailles, pensant prouver ainsi qu’il mérite l’amour de sa femme.
Afin d’arriver à ce résultat, rien ne lui coûte, ni les serments, ni les louanges, ni les prières, ni l’humilité.
Dans cet état d’âme novice où Napoléon se présentait au seuil du mariage, il n’a tenu qu’à Joséphine de fixer pour toujours l’amour de son mari.
Quand on voit la force considérable que l’habitude seule a donnée à cette union, du côté de Napoléon, on se demande quelle considération, fût-ce même la raison d’État, aurait pu rompre ces liens, si Joséphine avait, dès les premiers jours, répondu à l’amour de son jeune époux. Mais à cette époque, Joséphine était plus disposée à s’enivrer des plaisirs mondains qu’à se contenter des joies de son foyer.
La lune de miel de Bonaparte avec Joséphine ne dura que deux jours, après lesquels il se mit en route pour l’Italie. Dès ce moment, suivons les phases effervescentes du sentiment qui anime son être entier. Parti le 11 mars 1796, le 14, pendant le relais de Chanceaux, Napoléon écrit à Joséphine : « Je t’ai écrit de Châtillon et je t’ai envoyé ma procuration pour que tu touches certaines sommes qui me reviennent…
« Chaque instant m’éloigne de toi, adorable amie, et à chaque instant je trouve moins de force pour supporter d’être éloigné de toi. Tu es l’objet perpétuel de ma pensée ; mon imagination s’épuise à chercher ce que tu fais. Si je te vois triste, mon cœur se déchire et ma douleur s’accroît ; si tu es gaie, folâtre avec tes amis, je te reproche d’avoir bientôt oublié la douloureuse séparation de trois jours ; tu es alors légère, et dès lors tu n’es affectée par aucun sentiment profond.
« Écris-moi, ma tendre amie, et bien longuement, et reçois les mille et un baisers de l’amour le plus tendre et le plus vrai. »
Il règne déjà, on le remarquera, dans cette lettre, sous les sentiments les plus passionnés, une sorte d’inquiétude vague de ne pas être aimé autant qu’il aime lui-même. Les deux jours qui ont suivi le mariage ont-ils suffi pour jeter dans l’âme de Napoléon ce doute troublant qui ne le quittera plus un instant pendant cette miraculeuse campagne d’Italie ? « Le général Bonaparte, dit Marmont, quelque occupé qu’il fût de sa grandeur, des intérêts qui lui étaient confiés et de son avenir, avait encore du temps pour se livrer à des sentiments d’une autre nature, il pensait sans cesse à sa femme. Il la désirait, il l’attendait avec impatience… Il me parlait souvent d’elle et de son amour, avec l’épanchement et l’illusion d’un très jeune homme. Les retards continus qu’elle mettait à son départ le tourmentaient péniblement, et il se laissait aller à des mouvements de jalousie et à une sorte de superstition qui était fort dans sa nature. »
Un jour, la glace du portrait de Joséphine qu’il portait toujours sur lui, se cassa par hasard ; il pâlit d’une manière effrayante : « Marmont, dit-il, ma femme est bien malade ou infidèle. »
C’est que, depuis son arrivée en Italie, voyant qu’il suivait une marche victorieuse, Napoléon écrivait lettres sur lettres à sa femme en la suppliant de venir le rejoindre. Mais elle, avant tout, tenait à demeurer libre à Paris, car elle s’était mariée moins par inclination pour Bonaparte que pour le rang élevé qu’il lui procurait dans le monde. Chaque victoire de son mari rehaussait son prestige à elle, qui voulait de moins en moins abandonner la place unique où elle trouvait les satisfactions de vanité qu’elle avait recherchées avant tout dans le mariage. « C’est à Paris, dit Arnault dans les Souvenirs d’un sexagénaire, qu’elle aimait à jouir de cette gloire et des acclamations qui retentissaient sur son passage à chaque nouvelle de l’armée d’Italie. » Elle triomphait, de son côté, lorsque les Parisiens, accourant admirer les trophées de drapeaux autrichiens arrivés à Paris, la saluaient et l’appelaient « Notre-Dame des Victoires », en la voyant passer.
Ces ovations dues à la gloire de son mari plaisaient à Joséphine. Aussi tenait-elle à rester à Paris, malgré les supplications les plus passionnées qui ne lui arrachaient que cette vulgaire et malséante réflexion : « Il est drôle, ce Bonaparte ! »
Son indifférence est remarquée par tous ceux qui l’approchent. Elle ne prend même pas la peine de la dissimuler. Son ami Bailleul ne peut obtenir d’elle que cette appréciation : « Mais, oui, je crois Bonaparte un fort brave homme. »
Aux lettres brûlantes d’amour de son mari, elle daignait parfois répondre par deux ou trois lignes, et encore c’était pour prétexter tantôt une maladie, tantôt des symptômes de grossesse qui l’obligeaient à retarder son départ.
Lui, pendant ce temps, plein d’amour, écrivait, le 15 juin, de Tortone : « Ma vie est un cauchemar perpétuel. Un pressentiment funeste m’empêche de respirer. Je ne vis plus, j’ai perdu plus que la vie, plus que le bonheur, plus que le repos ; je suis presque sans espoir. Je t’expédie un courrier. Il ne restera que quatre heures à Paris et puis m’apportera ta réponse.
« Écris-moi dix pages : cela seul peut me consoler un peu. Tu es malade, tu m’aimes, je t’ai affligée, tu es grosse, et je ne te vois pas. J’ai tant de torts envers toi que je ne sais comment les expier. Je t’accuse de rester à Paris, et tu y étais malade. Pardonne-moi, ma bonne amie ; l’amour que tu m’as inspiré m’ôte la raison, je ne la retrouverai jamais.
« L’on ne guérit pas de ce mal-là. Mes pressentiments sont si funestes que je me bornerais à te voir, à te presser deux heures sur mon cœur et mourir ensemble. Qui est-ce qui a soin de toi ? J’imagine que tu as fait appeler Hortense ; j’aime mille fois plus cette aimable enfant depuis que je pense qu’elle peut te consoler un peu. Quant à moi, point de consolation, point de repos, point d’espoir jusqu’à ce que, par une longue lettre, tu m’expliques ce que c’est que ta maladie et jusqu’à quel point elle doit être sérieuse. Si elle est dangereuse, je t’en préviens, je pars de suite pour Paris… Ma bonne amie, aie soin de me dire que tu es convaincue que je t’aime au delà de tout ce qu’il est possible d’imaginer ; que tu es persuadée que tous mes instants te sont consacrés, que jamais il ne passe une heure sans penser à toi ; que jamais il ne m’est venu dans l’idée de penser à une autre femme ; qu’elles sont toutes à mes yeux sans grâce, sans beauté et sans esprit ; que toi, toi tout entière, telle que je te vois, que tu es, pouvais me plaire et absorber toutes les facultés de mon âme… que mes forces, mes bras, mon esprit sont tout à toi ; que mon âme est dans ton corps, et que le jour où tu aurais changé, ou le jour où tu cesserais de vivre, serait celui de ma mort… Tu sais que jamais je ne pourrais te voir un amant, encore moins t’en souffrir un : lui déchirer le cœur et le voir serait pour moi la même chose… Je suis sûr et fier de ton amour. Les malheurs sont des épreuves qui nous décèlent mutuellement la force de notre passion. Un enfant adorable comme sa maman va voir le jour dans tes bras ! Infortuné, je me contenterais d’une journée ! Mille baisers sur tes yeux, sur tes lèvres. Adorable femme, quel est ton ascendant ! je suis bien malade de ta maladie. J’ai encore une fièvre brûlante ! Ne garde pas plus de six heures le courrier, et qu’il retourne de suite me porter la lettre chérie de ma souveraine. »
Après cette lecture, on comprend l’exclamation de Joséphine : « Est-il drôle, ce Bonaparte ! » Il est drôle, en effet, cet époux assez naïf pour croire à la sincérité des serments échangés pendant les baisers des fiançailles ! Il est drôle, l’homme qui apporte, aux pieds de sa femme, la fougue d’un amour sans bornes. Il est plus drôle encore, ce jeune général, acclamé comme un héros, à qui ne doivent pas manquer les tentations et même les avances des plus belles femmes de l’Italie, et qui n’en veut qu’une, la sienne, devant laquelle il s’agenouille comme devant une idole ! Il est drôle, assurément, le vainqueur qui dicte ses volontés au Pape, aux souverains de l’Italie, et se fait, devant sa femme légitime, plus petit qu’un page de seize ans amoureux de la reine !
Voudrait-on insinuer qu’une épître de ce genre, avec son style enflammé et déclamatoire, ne tire pas à conséquence, étant de mode italienne, et remplaçant, pour charmer l’amante lointaine, la romance obligée que chaque soir répète plusieurs fois la même mandoline en l’honneur de la brune aussi bien qu’en hommage à la blonde ?
Cela se passât-il au pays des gondoles, ce n’était pas à coup sûr le cas de Napoléon. Peu de temps auparavant, il avait écrit à Carnot : « … Je vous dois des remerciements particuliers pour les attentions que vous voulez bien avoir pour ma femme ; elle est patriote sincère, et je l’aime à la folie. » Non, ce n’était pas en virtuose de théâtre qu’il disait son amour ; c’étaient bien les sentiments réels de son cœur qui étaient traduits par sa plume. On les retrouve identiques dans une lettre à son frère Joseph auquel il écrit le même jour, à huit heures du soir : « … Je suis au désespoir de savoir ma femme malade, ma tête n’y est plus, et des pressentiments affreux agitent ma pensée, je te conjure de lui prodiguer tous tes soins… Après ma Joséphine, tu es le seul qui m’inspire encore quelque intérêt ; rassure-moi, parle-moi vrai ; tu connais mon amour, tu sais comme il est ardent, tu sais que je n’ai jamais aimé, que Joséphine est la première femme que j’adore ; sa maladie me met au désespoir… Si elle se porte bien, qu’elle puisse faire le voyage, je désire avec ardeur qu’elle vienne, j’ai besoin de la voir, de la presser contre mon cœur, je l’aime à la fureur et je ne puis rester loin d’elle. Si elle ne m’aimait plus, je n’aurais plus rien à faire sur la terre. Oh ! mon bon ami, fais en sorte que mon courrier ne reste que six heures à Paris et qu’il revienne me rendre la vie… Adieu, mon ami, tu seras heureux ; je fus destiné par la nature à n’avoir de brillant que les apparences. »
Ce langage, si bizarre qu’il paraisse, s’explique par son étrangeté même : un collégien, l’esprit imprégné des extravagances sentimentales de Jean-Jacques Rousseau, n’écrirait pas autrement à une coquette se jouant de son premier amour. C’était bien, à peu de chose près, la situation respective de Napoléon, au cœur novice et tendre, et de Joséphine, à l’âme sèche et capricieuse.
N’allez pas croire, du moins, que ces lettres si chaleureuses soient le passe-temps d’un désœuvré, qu’elles n’aient été écrites que pour tromper la monotonie des heures languissantes des camps. Voici le bilan du travail de Napoléon ce même 15 juin :
1o Ordre à Berthier de faire occuper Alexandrie ; 2o Rapport au Directoire exécutif sur les opérations ; demande de renforts ainsi formulée : « Pensez à l’armée d’Italie ; envoyez-lui des hommes et des hommes » ; 3o Ultimatum au sénat de Gênes pour faire cesser sa complicité dans les assassinats des soldats français ; menace de brûler les localités où seront commis ces crimes ; 4o A Faypoult, avis de l’envoi de Murat au sénat de Gênes. — Recommandations ; 5o Au même, projet de vendre les canons laissés par les Français dans la rivière de Gênes ; 6o A Masséna, autorisation de prendre les munitions des arsenaux de Venise ; 7o A Lannes, ordre de rester dans sa position ; 8o A Ballet, ordre d’envoyer à Tortone tous les individus soupçonnés de crimes ; 9o A Pujet, ordre d’envoyer un détachement à Toulon ; 10o A Kellermann, avis de l’arrivée de renforts et d’argent à lui destinés.
Sans compter les innombrables ordres verbaux et les soins multiples qui s’imposent chaque jour à un général en chef que personne n’accusera d’avoir jamais négligé son commandement.
Cependant, malgré tous les faux-fuyants dont elle usait, devant la menace de l’arrivée de son mari, devant la crainte de voir Junot, venu en France pour apporter des drapeaux, repartir pour l’Italie où il raconterait la vérité à Bonaparte, Joséphine, qui n’était point enceinte, se décida à se mettre en route avec Junot et Murat, le 24 juin 1796. « Son chagrin fut extrême quand elle vit qu’il n’y avait plus moyen de reculer. Pauvre femme ! dit Arnault, elle fondait en larmes, elle sanglotait comme si elle allait au supplice. »
Marmont a été envoyé au-devant d’elle jusqu’à Turin. A son arrivée à Milan, elle est installée au palais Serbelloni. Avec quelle effusion de tendresse, avec quels transports de passion Napoléon accueille sa femme tant aimée, tant désirée !
« Une fois à Milan, dit Marmont, le général Bonaparte fut très heureux, car alors il ne vivait que pour elle ; pendant longtemps, il en a été de même ; jamais amour plus pur, plus vrai, plus exclusif, n’a possédé le cœur d’un homme ! »
Ces instants de bonheur furent courts pour celui que ses soldats venaient de nommer caporal (à Lodi, le 10 mai 1796), car, dès les premiers jours de juillet, Napoléon est de nouveau en campagne. Il a laissé Joséphine à Milan.
Le temps qu’il vient de passer près de sa femme n’a pas refroidi l’ardeur passionnée de Napoléon ; au contraire, son amour semble grandir chaque jour. Le 6 juillet, il écrit à sa femme : « J’ai battu l’ennemi. Kilmaine t’enverra la copie de la relation. Je suis mort de fatigue. Je te prie de te rendre tout de suite à Vérone ; j’ai besoin de toi, car je crois que je vais être bien malade. Je te donne mille baisers. Je suis au lit. » Le 11, il la rassure, en l’initiant brièvement aux grandes et petites impressions qu’il ressent : « A peine parti de Roverbella, j’ai su que l’ennemi se présentait à Vérone. Masséna faisait des dispositions qui ont été très heureuses. Nous avons fait six cents prisonniers et nous avons pris trois pièces de canon. Le général Brune a eu sept balles dans ses habits sans avoir été touché par aucune, c’est jouer de bonheur. Je te donne mille baisers. Je me porte très bien. Nous n’avons eu que dix hommes tués et cent blessés. »
A mesure que la séparation se prolonge, les lettres se multiplient :
« Je reçois ta lettre, mon adorable amie, écrit-il de Marmirolo le 17 juillet ; elle a rempli mon cœur de joie…
« Sans cesse je repasse dans ma mémoire tes baisers, tes larmes, ton aimable jalousie ; et les charmes de l’incomparable Joséphine allument sans cesse une flamme vive et brûlante dans mon cœur et dans mes sens… Je croyais t’aimer il y a quelques jours ; mais depuis que je t’aime, je sens que je t’aime mille fois plus encore. Depuis que je te connais, je t’adore tous les jours davantage… Crois bien qu’il n’est plus en mon pouvoir d’avoir une pensée qui ne soit à toi et une idée qui ne te soit pas soumise. Repose-toi bien. Rétablis vite ta santé. Viens me rejoindre ; et au moins qu’avant de mourir, nous puissions dire : « Nous fûmes heureux tant de jours ! »
« Millions de baisers et même à Fortuné (chien de Joséphine) en dépit de sa méchanceté. »
Lettre du lendemain, 18 :
« … Je suis fort inquiet de savoir comment tu te portes, ce que tu fais. J’ai été dans le village de Virgile, sur les bords du lac, au clair argentin de la lune, et pas un instant sans songer à Joséphine !… J’ai perdu ma tabatière ; je te prie de m’en choisir une, un peu plate, et d’y faire écrire quelque chose de joli dessus, avec tes cheveux.
« Mille baisers aussi brûlants que tu es froide. »
Moins il est payé de retour par sa femme, plus il insiste. Le surlendemain, 19, il écrit :
« Il y a deux jours que je suis sans lettre de toi. Voilà trente fois aujourd’hui que je me suis fait cette observation : tu sens que cela est bien triste… J’ai reçu un courrier de Paris. Il y avait deux lettres pour toi ; je les ai lues. Cependant, bien que cette action me paraisse toute simple et que tu m’en aies donné la permission, l’autre jour, je crains bien que cela ne te fâche, et cela m’afflige bien. J’aurais voulu les recacheter : fi ! ce serait une horreur. Si je suis coupable, je te demande grâce… Je voudrais que tu me donnasses permission entière de lire tes lettres : avec cela il n’y aurait plus de remords, ni de crainte… Je fais appeler le courrier ; il me dit qu’il est passé chez toi, et que tu lui as dit que tu n’avais rien à lui ordonner. Fi ! méchante, laide, cruelle, tyranne, petit joli monstre ! Tu te ris de mes menaces et de mes sottises ! Ah ! si je pouvais, tu sais bien, t’enfermer dans mon cœur, je t’y mettrais en prison.
« Apprends-moi que tu es gaie, bien portante et bien triste. »
Deux jours après, nouvelle lettre, de Castiglione :
« … Je partirai cette nuit pour Peschiera, pour Vérone, et, de là, j’irai à Mantoue, et peut-être à Milan, recevoir un baiser, puisque tu m’assures qu’ils ne sont pas glacés : j’espère que tu seras parfaitement rétablie alors, et que tu pourras m’accompagner à mon quartier général pour ne plus me quitter. N’es-tu pas l’âme de ma vie et le sentiment de mon cœur ?
« … Adieu, belle et bonne, toute nonpareille, toute divine ; mille baisers nouveaux. »
Le lendemain :
« … Je suis désespéré que tu puisses croire, ma bonne amie, que mon cœur puisse s’ouvrir à d’autres qu’à toi ; il t’appartient par droit de conquête, et cette conquête sera solide et éternelle. Je ne sais pourquoi tu me parles de madame Te… dont je me soucie fort peu, ainsi que des femmes de Brescia. Quant à tes lettres qu’il te fâche que j’ouvre, celle-ci sera la dernière ; ta lettre n’était pas arrivée…
« Voyage à petites journées et pendant le frais afin de ne pas te fatiguer… je viendrai à ta rencontre le 7, le plus loin possible. »
Mettez en regard de ces lettres celles que Bonaparte écrivait à Joséphine, au cours des fiançailles, quand il disait : « Ne me donne pas de baisers, car ils brûlent mon sang. » N’est-ce pas toujours le même homme, se donnant sans restriction ?
Aujourd’hui qu’il n’a plus besoin de personne pour réussir, qu’il est le chef acclamé de l’armée et des peuples d’Italie, y a-t-il une différence, au moral, entre le fiancé intéressé que l’on a dit, et le mari exempt de calculs que l’on voit ? S’il y en a une, elle est tout à l’avantage de Bonaparte, car le mari, éperdument amoureux, tient plus que le fiancé n’a promis ; il tient même trop, au gré de Joséphine qui oppose une réserve glaciale aux démonstrations ardentes de Napoléon.
Ainsi que cela se passe chez les amants violemment épris, tout est pour lui sujet à inquiétudes. Serait-elle jalouse ? Il la rassure. Aurait-il manqué d’égards envers la bien-aimée ? Il promet de ne plus ouvrir ses lettres. N’aurait-il pas assez de soins pour elle ? Il prodigue ses prévenances et son empressement. Et cette crainte de ne pas la voir arriver ? Avec quelles précautions il précise les plus petits détails, afin d’éviter un retard quelconque.
Sa pensée tourmentée se fait lyrique ou soumise pour arriver à son unique but : plaire à sa femme !
Joséphine, au palais Serbelloni, avait retrouvé une partie des plaisirs frivoles abandonnés avec tant de regret à Paris. Il s’était formé autour d’elle une cour de jeunes et brillants officiers dont les compliments flattaient sa coquetterie. C’est dans ce milieu, où elle se livrait aux amusements de son goût, que venaient l’importuner les prières de son mari.
Après avoir encore prétexté des malaises et même des maladies, il lui fallut cependant céder et rejoindre Bonaparte.
A Brescia, la réunion des deux époux fut troublée par la rentrée en campagne de Wurmser, qui venait au secours de Mantoue. Joséphine dut retourner seule à Milan, non sans courir quelques dangers.
A partir de ce moment, l’indifférence de Joséphine s’accentue, et Napoléon commence à la comprendre.
Cependant, sa lettre du 31 août, de Brescia, nous montre encore la même fougue juvénile dans son amour : « Je pars à l’instant pour Vérone. J’avais espéré recevoir une lettre de toi ; cela me met dans une inquiétude affreuse. Tu étais un peu malade, lors de mon départ ; je t’en prie, ne me laisse pas dans une pareille inquiétude… comment peux-tu oublier celui qui t’aime avec tant de chaleur ? Trois jours sans lettres de toi ; je t’ai cependant écrit plusieurs fois. L’absence est horrible, les nuits sont longues, ennuyeuses et fades ; la journée est monotone.
« … Pense à moi, vis pour moi, sois souvent avec ton bien-aimé et crois qu’il n’est pour lui qu’un seul malheur qui l’effraye, ce serait de n’être plus aimé de sa Joséphine. » Le surlendemain, toujours sans nouvelles, il écrit : « Point de lettres de toi, cela m’inquiète vraiment ; l’on m’assure cependant que tu te portes bien et que même tu as été te promener au lac de Côme. J’attends tous les jours avec impatience le courrier où tu m’apprendras de tes nouvelles ; tu sais combien elles me sont chères… » A-t-on assez parlé de l’emportement du caractère de Napoléon vis-à-vis de sa femme ? Et pourtant, en dépit de la froideur de cette dernière, quelle persévérance ne met-il pas dans son illusion !
Quelques jours plus tard, l’informant de ses succès : « L’ennemi a perdu, ma chère amie, dix-huit mille hommes prisonniers, le reste tué ou blessé. Wurmser n’a plus d’autre ressource que de se jeter dans Mantoue.
« Jamais nous n’avons eu de succès aussi constants et aussi grands : l’Italie, le Frioul, le Tyrol sont assurés à la République… »
Lisez la conclusion de ce bulletin de victoires : « Sous peu de jours, nous nous verrons ; c’est la plus douce récompense de mes labeurs et de mes peines.
« Mille baisers ardents et bien amoureux. »
L’humble attitude du jeune héros mettant un amas de trophées aux pieds de Joséphine, ne suffisait pas à celle-ci pour lui inspirer, ne disons pas de l’amour, mais du moins quelques ménagements. Témoin ces plaintes du 17 septembre : « Je t’écris, ma bonne amie, bien souvent, et toi, peu. Tu es une méchante et une laide, bien laide, autant que tu es légère. Cela est perfide, tromper un pauvre mari, un tendre amant. Doit-il perdre ses droits parce qu’il est loin, chargé de besogne, de fatigue et de peine ? Sans sa Joséphine, sans l’assurance de son amour, que lui reste-t-il sur la terre ? Qu’y ferait-il ?
« Nous avons eu hier une affaire très sanglante, l’ennemi a perdu beaucoup de monde et a été complètement battu. Nous lui avons pris le faubourg de Mantoue.
« Adieu, adorable Joséphine ; une de ces nuits, les portes s’ouvriront avec fracas : comme un jaloux, et me voilà dans tes bras. »
Cette lettre vaut qu’on s’y arrête. L’idée qu’il peut être trompé traverse l’esprit de Napoléon ; mais, avec l’espèce de candeur particulière aux amants aveuglés, il est tenté de se croire presque fautif et semble s’excuser de la « besogne qui le retient au loin ».
Dès à présent, par son indolence, par sa légèreté, nous allons voir Joséphine démolir pierre à pierre l’autel que son époux lui avait élevé dans son cœur. C’est surtout entre le 17 octobre et le 28 novembre 1796 qu’elle prélude à la ruine de cet amour par de tels écarts de conduite qu’ils auraient sans doute poussé aux dernières extrémités n’importe quel mari obligé de constater l’anéantissement brutal de tous ses rêves de bonheur.
Quoique empreintes encore du plus vif attachement, les lettres se ressentiront du doute qui est entré dans l’âme de Bonaparte.
« J’ai reçu tes lettres, écrit-il, je les ai pressées contre mon cœur et mes lèvres, et la douleur de l’absence, cent milles d’éloignement, ont disparu… Tes lettres sont froides comme cinquante ans, elles ressemblent à quinze ans de mariage. On y voit l’amitié et les sentiments de cet hiver de la vie. Fi ! Joséphine ! C’est bien méchant, bien mauvais, bien traître à vous. Que vous reste-t-il pour me rendre bien à plaindre ? Ne plus m’aimer ? Eh ! c’est déjà fait. Me haïr ? Eh bien ! je le souhaite ; tout avilit, hors la haine ; mais l’indifférence au pouls de marbre, à l’œil fixe, à la démarche monotone ! Mille, mille baisers bien tendres, comme mon cœur. » (Modène, 17 octobre 1796.)
« Je ne t’aime plus du tout, au contraire, je te déteste. Tu es une vilaine, bien gauche, bien bête, bien cendrillon. Tu ne m’écris pas du tout, tu n’aimes pas ton mari ; tu sais le plaisir que tes lettres lui font, et tu ne lui écris pas six lignes jetées au hasard !
« Que faites-vous donc toute la journée, madame ? Quelle affaire si importante vous ôte le temps d’écrire à votre bien bon amant ?
« … Quel peut être ce merveilleux, ce nouvel amant qui absorbe tous vos instants, tyrannise vos journées et vous empêche de vous occuper de votre mari ? Joséphine, prenez-y garde, une belle nuit, les portes enfoncées, et me voilà !
« … J’espère qu’avant peu je te serrerai dans mes bras, et je te couvrirai d’un million de baisers brûlants comme sous l’équateur. » (Vérone, 13 novembre 1796.)
A cette lecture, on se demande de quoi il faut le plus s’étonner : ou de l’indifférence persistante de Joséphine, ou de la constance inébranlable de Napoléon.
« J’espère bientôt être dans tes bras. Je t’aime à la fureur… Tout va bien. Wurmser a été battu sous Mantoue. Il ne manque à ton mari que l’amour de Joséphine pour être heureux. » (Vérone, 24 novembre 1796.)
N’est-il pas curieux de voir combien ses faits d’armes, sa gloire personnelle tiennent peu de place dans ses épîtres, qui semblent émaner d’un mari quelconque épris de sa femme, et non du héros qui remplit l’Europe du bruit étourdissant de ses triomphes ?
Se faisant d’avance une fête de se trouver enfin avec la bien-aimée, qui, d’un regard, saura bien lui faire oublier tous les torts qu’elle a eus, le 27 novembre Bonaparte arrive à Milan… Le palais est vide… Joséphine est à Gênes où l’appelaient quelques distractions ignorées de son mari ! Les rôles n’ont pas changé depuis leurs fiançailles, le programme réciproque s’exécute à merveille : l’un a vu dans le mariage l’abandon de tout son être, la plus haute consécration de l’amour ; l’autre n’y a vu que la liberté de promener partout ses succès féminins accrus du prestige de la gloire de son mari.
Le désespoir de Napoléon, en face de cet abandon, est immense ; il va nous le dépeindre dans la lettre qu’il écrit à Joséphine, sous le coup de son émotion. Il va nous dire, mieux que nous ne saurions le faire, et son affreuse déception, et son amertume profonde, et sa résignation d’amant malheureux, mais encore passionné :
« J’arrive à Milan, je me précipite dans ton appartement, j’ai tout quitté pour te voir, te presser dans mes bras ; … tu n’y étais pas : tu cours les villes avec des fêtes ; tu t’éloignes de moi lorsque j’arrive, tu ne te soucies plus de ton cher Napoléon. Un caprice te l’a fait aimer, l’inconstance te le rend indifférent.
« Accoutumé aux dangers, je sais le remède aux ennuis et aux maux de la vie. Le malheur que j’éprouve est incalculable ; j’avais le droit de n’y pas compter.
« Je serai ici jusqu’au 9 dans la journée. Ne te dérange pas ; cours les plaisirs ; le bonheur est fait pour toi. Le monde entier est trop heureux s’il peut te plaire, et ton mari seul est bien, bien malheureux. » (Milan, 27 novembre 1796, 3 heures après midi.)
Cette désillusion à son arrivée à Milan produit sur Napoléon un effet cruel ; ce coup terrible a fait à son cœur une blessure par laquelle s’échappent, dans la lettre du lendemain, les gémissements de son amour exaspéré.
« Je reçois le courrier que Berthier avait expédié à Gênes. Tu n’as pas eu le temps de m’écrire, je le sens facilement. Environnée de plaisirs et de jeux, tu aurais tort de me faire le moindre sacrifice.
« … Mon intention n’est pas que tu déranges rien à tes calculs, ni aux parties de plaisir qui te sont offertes ; je n’en vaux pas la peine, et le bonheur ou le malheur d’un homme que tu n’aimes pas n’a pas le droit de t’intéresser.
« Pour moi, t’aimer seule, te rendre heureuse, ne rien faire qui puisse te contrarier, voilà le destin et le but de ma vie.
« … Quand j’exige de toi un amour pareil au mien, j’ai tort : pourquoi vouloir que la dentelle pèse autant que l’or ? Quand je te sacrifie tous mes désirs, toutes mes pensées, tous les instants de ma vie, j’obéis à l’ascendant que tes charmes, ton caractère et toute ta personne ont su prendre sur mon malheureux cœur. J’ai tort si la nature ne m’a pas donné les attraits pour te captiver, mais ce que je mérite de la part de Joséphine, ce sont des égards, de l’estime, car je t’aime à la fureur et uniquement.
« Adieu, femme adorable, adieu, ma Joséphine !… Quand il sera constaté qu’elle ne peut plus aimer, je renfermerai ma douleur profonde, et je me contenterai de pouvoir lui être utile et bon à quelque chose. Je rouvre ma lettre pour te donner un baiser… Ah ! Joséphine !… Joséphine !… » (Milan, 28 novembre 1796, 8 heures du soir.)
Pauvre amant affolé, qui ne peut croire à son malheur, qui résume son désespoir dans cette exclamation déchirante !
Comment expliquer la froideur d’une femme pour son mari qui lui apporte, en plus d’un amour ardent, les lauriers de Montenotte et d’Arcole ?
Joséphine était légère et coquette ; nous le savons. La légèreté peut causer l’oubli momentané, non l’abandon du devoir ; la coquetterie a d’autres conséquences : entre tenter les autres et être tentée soi-même, il n’y a pas loin.
Tous les jeunes officiers qui entouraient Joséphine « étaient, dit Stendhal, fous d’enthousiasme et de bonheur, et admirablement disposés pour faire tourner les têtes ».
L’un d’eux, nommé Hippolyte Charles, sans trop d’avantages extérieurs, petit et mince, très brun de peau, les cheveux noirs de jais, mais très soigneux de sa personne, et très élégant avec ses beaux habits de hussard chamarrés d’or, montra le plus grand empressement près de la femme de son général en chef. Il était de l’espèce la plus dangereuse pour la femme qui s’ennuie et qui est peu attachée à son mari. Charles était ce qu’on appelle dans les salons un garçon amusant. Il s’exprimait toujours en calembours, faisait le polichinelle en parlant. Le très vif intérêt que Joséphine portait au jeune officier de hussards n’était ignoré de personne à l’armée d’Italie, et, quand éclatèrent ce que M. de Ségur a appelé « les mécontentements jaloux » de Napoléon, on ne s’étonna pas de voir Charles, alors aide de camp du général Leclerc, « renvoyé de l’armée d’Italie par ordre du général en chef ». « Pendant ses premières campagnes d’Italie, dit Sismondi, il éloigna de son quartier général plusieurs des amants de Joséphine. »
Joséphine, à son retour de Gênes, n’eut pas de peine à attendrir Napoléon. « Renfermant sa douleur profonde », selon sa propre expression, il pardonnera, il ne demande même qu’à pardonner, ainsi le veut son état passionnel. Mais ses illusions sont détruites ; à la place d’une tendre affection, il a trouvé le vide dans le cœur de sa femme.
Napoléon garda donc pour lui ses chagrins domestiques, et se plut, comme la plupart des maris amoureux et trompés, à se faire à lui-même des sophismes qui flattaient son désir secret de ne pas quitter Joséphine. Il ne voulut rien approfondir dans la crainte d’en savoir trop, et mit sur le compte d’une légèreté sans conséquence les manquements graves dont sa femme venait de se rendre coupable.
Qu’en évitant un scandale il ait eu, pour une part, le souci de l’opinion publique toujours prête, en pareille occurrence, à se moquer du mari ; qu’il ait redouté le ridicule de divulguer ses infortunes conjugales à l’Europe qui attendait par chaque courrier un nouveau bulletin de victoire ; qu’il se soit dit qu’un éclat nuirait à la considération dont il avait besoin à cette époque, vis-à-vis des ambassadeurs et des cardinaux avec qui il avait des rapports journaliers, tout cela est possible. Mais le calcul de l’intérêt personnel, si rarement étranger aux résolutions les moins réfléchies, a-t-il joué, à cette heure, un rôle prépondérant dans l’esprit de Napoléon ?
A cette question, comment ne pas répondre non, quand on verra Napoléon s’appliquer aussitôt à transformer son amour en un attachement loyal et paisible que rien, dans la suite, n’a pu jamais altérer, pas même le divorce ; quand on le verra s’efforcer de rendre heureuse la femme qui ne l’aime pas, et supporter patiemment, dans ce but, les petites humiliations résultant de cette fausse situation où chaque jour amène une nouvelle capitulation du mari ?
Lui, dont la parole est sans réplique pour des milliers d’hommes ; lui, dont un geste suffit pour jeter sur un point quelconque toute une armée, il dira à Arnault, en désignant le petit chien de Joséphine, grimpé sur un canapé : « Vous voyez bien ce monsieur-là, c’est mon rival. Il était en possession du lit de madame quand je l’épousai. Je voulus l’en faire sortir : prétention inutile ; on me déclara qu’il fallait me résoudre à coucher ailleurs ou consentir au partage. Cela me contrariait assez, mais c’était à prendre ou à laisser. Je me résignai. Le favori fut moins accommodant que moi. J’en porte la preuve à cette jambe. » N’est-ce pas à sa première nuit de noces que Napoléon faisait allusion en écrivant à Joséphine trois mois après leur mariage : « Millions de baisers et même à Fortuné, en dépit de sa méchanceté. »
Et quand Fortuné (c’était le nom du bienheureux caniche) aura disparu, il sera, malgré la défense expresse de Napoléon, remplacé par un carlin. Ainsi, l’homme qui dictait des lois à l’Europe ne pouvait pas, chez lui, mettre un chien à la porte. De même il n’osait pas, on l’a vu, décacheter une lettre de sa femme !
C’est qu’en dictant des lois à l’Europe, Napoléon accomplissait son devoir de général envers la patrie, envers ses armées, et qu’en recherchant la paix de son ménage il accomplissait son devoir d’époux, du moins comme le lui faisaient comprendre son penchant pour sa femme et la force de l’habitude : vertus éminemment bourgeoises.
L’existence menée par Napoléon, entre la prise de Mantoue et la paix de Campo-Formio, soit à Montebello, soit à Passeriano, était essentiellement familiale. Il vivait alors entouré de sa mère, de ses sœurs Elisa et Pauline, de ses frères Joseph et Louis, et d’Eugène, fils de Joséphine, âgé de quinze ans, dont il avait fait son aide de camp.
Écoutons les témoins oculaires. « … Dans l’intérieur, avec son état-major, dit Marmont, il y avait de sa part une grande aisance, une bonhomie allant jusqu’à une douce familiarité. Il aimait à plaisanter, et ses plaisanteries n’avaient jamais rien d’amer, elles étaient gaies et de bon goût ; il lui arrivait souvent de se mêler à nos jeux, et son exemple a plus d’une fois entraîné les graves plénipotentiaires autrichiens à en faire partie. Son travail était facile, ses heures n’étaient point réglées, et il était toujours abordable au milieu du repas. »
« Après le dîner, dit Arnault, on passait au salon ; il dirigeait lui-même les amusements. La conversation venait-elle à languir, il racontait une de ces histoires dramatiques et fantastiques qu’il affectionnait. »
A Montebello, il maria sa sœur Pauline avec le général Leclerc. Celui-ci était fils d’un marchand de farine. Quelques mois auparavant avait eu lieu le mariage d’Elisa Bonaparte avec Bacciochi, officier subalterne. On peut inférer de ces mariages qu’à ce moment Napoléon ne rêvait pas encore des trônes pour les membres de sa famille.
Maintenant, lui fera-t-on, avec Miot de Mélito, un reproche de ne se montrer nullement embarrassé ou confus des excès d’honneur qu’il se faisait rendre en public, et de les recevoir comme s’il y eût été habitué de tout temps ? Trouvera-t-on mauvais qu’il ait apporté dans l’exercice de ses fonctions une autorité qui imposait à tout le monde, une attitude et un regard « qui forçaient chacun à obéir » ?
Mais n’avait-il donc pas à représenter un grand pays ? N’était-il pas la personnification vivante de nos armes triomphantes ? N’était-il pas le conquérant devant qui s’inclinaient un pape, l’Empereur et les rois ? Ne devait-il pas faire sentir à tous le poids de la main qui, après avoir tracé le chemin de la victoire, signait les traités de paix ?
Certes, nous ne nions pas qu’il n’y eût chez lui, à cette époque, l’orgueil légitime né de ses succès et de son bonheur militaires, car nous comprendrons volontiers avec Walter Scott, qui n’était pas de ses amis, que « tous les honneurs qui lui étaient acquis, excepté ceux d’une tête couronnée, avaient tout le charme de la nouveauté pour l’homme qui, deux ou trois ans auparavant, languissait obscur ».
Donc, nous admettons et nous croyons véritable et humaine cette dualité du caractère de Napoléon, d’une part : autoritaire, inflexible dans le commandement, altier, réservé dans ses rapports publics ; de l’autre, aimable, enjoué et cordial alors qu’il a dépouillé la fonction dont il doit faire respecter le prestige. Cette dernière attitude est bien celle de l’homme qui, né loin des grandeurs, se livre chez lui aux joies tranquilles entrevues dans son enfance.
Il n’en subsiste pas moins qu’après l’incident du voyage de Gênes, le désenchantement avait meurtri l’âme de Bonaparte. Aux lettres brûlantes de Vérone, se succèdent, mais combien attiédies ! celles d’Ancône ou de Tolentino, pendant la ratification du traité avec les plénipotentiaires du Pape.
Ces lettres sont comme la dernière lueur d’un feu qui, allant en s’éteignant, laisse encore échapper de-ci, de-là, quelques rares étincelles. Pour ranimer ce feu, il faudrait sans doute peu de chose. Mais Joséphine a laissé graduellement se refroidir la passion de Napoléon. Trop sûre d’elle-même, croyant pouvoir, au gré de son caprice, jouer avec l’amour de son mari, elle continue à suivre ses penchants légers avec une parfaite insouciance.
Ainsi s’écoulèrent les jours qui virent s’achever la merveilleuse campagne d’Italie, que termina la ratification du 30 novembre 1797, signée par Bonaparte à Rastadt, où il s’était rendu seul.
Il retrouva Joséphine à Paris, le 5 décembre. Elle put jouir alors, dans son milieu préféré, de toutes les satisfactions de vanité que lui valait la gloire d’un époux excitant partout un enthousiasme qu’elle était la seule à ne point partager.
Les fêtes, les réceptions de toutes sortes n’empêchèrent pas Napoléon de s’occuper activement de la mise à exécution des plans de conquête de l’Égypte.
Le 4 mai, au soir, Napoléon quitta Paris, accompagné de Joséphine, Bourrienne, Duroc et Lavalette. Contrairement à ce qui a été dit, Eugène n’était pas du voyage ; il était parti d’avance, dans les premiers jours d’avril, et attendait à Toulon.
Le 8 avril, arrivée à Toulon. Le 19, Napoléon monte sur le vaisseau-amiral l’Orient.
Les adieux à Joséphine furent touchants. Demanda-t-elle à son mari de l’accompagner ? Elle le dit dans une lettre à Hortense, sa fille. Bourrienne ne parle pas de cette proposition.
Nous voulons bien croire cependant qu’elle a été faite. Il est dans l’ordre naturel des choses qu’une femme, même sans en avoir aucune envie, au moment d’un départ, fasse encore mine par bienséance de vouloir accompagner son mari.
Il eût, du reste, été parfaitement fou d’emmener une femme au début d’une entreprise aussi périlleuse.
A bord de l’Orient, Napoléon se plaisait à réunir autour de lui les savants de l’expédition, entre autres Monge et Berthollet. Il soulevait des discussions dont il donnait lui-même le texte : elles roulaient le plus souvent sur des questions de religion, sur les différentes espèces de gouvernement, sur la stratégie.
Après la prise de Malte (13 juin), Bonaparte débarqua à Alexandrie le 2 juillet. Alors se déroulèrent, pendant plus d’une année, les faits d’armes prodigieux de cette campagne d’Égypte qui devaient porter le nom de la France et de Napoléon jusqu’au fond de l’Asie.
C’est au cours de cette expédition que le dernier coup fut porté au peu qui restait en Napoléon d’illusions sur Joséphine.
Dès son arrivée au Caire, appréhendant de nouvelles inconséquences de la part de sa femme, il est pris d’une inquiétude dont nous trouvons la trace dans une lettre à son frère Joseph : « … Aie des égards pour ma femme : vois-la quelquefois. Je prie Louis de lui donner quelques bons conseils… »
Et ne sent-on pas un regret intime, exhalé comme dans un soupir, quand il termine par ces mots : « J’envoie un beau châle à Julie ; c’est une bonne femme, rends-la heureuse. »
Des rapports très détaillés ne tardèrent pas à arriver qui suscitèrent en lui la plus noire jalousie. Le fait est indiscutable ; il est attesté par Napoléon lui-même dans une autre lettre à Joseph où il dit : « J’ai beaucoup de chagrins domestiques… »
« Fais en sorte que j’aie une campagne à mon arrivée, soit près de Paris, soit en Bourgogne ; je compte y passer l’hiver et m’y enfermer : je suis ennuyé de la nature humaine. J’ai besoin de solitude et d’isolement ; les grandeurs m’ennuient ; le sentiment est desséché. »
Son âme tourmentée, non sans motifs antérieurs, était naturellement ouverte à tous les soupçons. Écoutez un témoin qui n’est pas suspect : « Vers cette époque, nous dit le prince Eugène dans ses Mémoires, le général en chef commença à avoir de grands sujets de chagrin, soit à cause du mécontentement qui régnait dans une partie de l’armée, et surtout parmi quelques généraux, soit à cause des nouvelles qu’il recevait de France, où l’on s’efforçait de troubler son bonheur domestique. Quoique je fusse fort jeune, je lui inspirais assez de confiance pour qu’il me fît part de son chagrin. Je cherchais à adoucir ses ressentiments ; je le consolais de mon mieux, et autant que pouvaient le permettre mon âge et le respect qu’il m’inspirait. »
Pour faire des confidences de cette nature à un jeune homme de dix-huit ans, il faut avoir le cœur bien gros, et, quand ce jeune homme est le fils de votre femme, n’est-ce pas chercher à se rassurer soi-même par les réponses naïves de l’enfant ?
Comme tous les esprits inquiets, il est probable que Bonaparte provoquait lui-même les entretiens sur ce sujet cuisant avec ceux qu’il supposait être informés. Un jour, en février 1799, à El-Arich, comme il se promenait avec Junot, celui-ci lui fit des révélations telles que Napoléon entra dans une fureur extrême et, s’adressant à Bourrienne, lui dit haletant de colère : « Si vous m’étiez attaché, vous m’auriez informé de tout ce que je viens d’apprendre par Junot : voilà un véritable ami. Joséphine !… M’avoir ainsi trompé ! Elle… Si elle est coupable, il faut que le divorce m’en sépare à jamais ! Je ne veux pas être la risée de tous les inutiles de Paris ! Je vais écrire à Joseph ; il fera prononcer le divorce ! »
Sur quels fondements reposaient les bruits qui, traversant la Méditerranée, étaient parvenus jusqu’à Napoléon ?
« En courant le monde, peut-être chez Despréaux, mari de Mlle Guimard, 17, rue du Mont-Blanc, le maître à danser à la mode, où elle allait oublier l’absence de son mari, cette bonne Joséphine, comme dit Gohier, avait eu le malheur de rencontrer l’ancien officier de hussards, Hippolyte Charles, chassé de l’armée d’Italie par Bonaparte. Ce jeune homme aimable, de nos jours on dirait irrésistible pour les dames, était entré, à la recommandation de Joséphine, comme associé dans l’entreprise de vivres de la compagnie Louis Bron.
Cette position lui permettait de tenir un état de maison assez brillant ; il n’avait donc rien perdu de ses moyens de séduction. Il commença par faire quelques visites à Malmaison et finit par l’habiter tout à fait en maître.
Ces relations scandaleuses furent l’origine des bruits persistants, quoique mal définis, qui arrivèrent aux oreilles de Napoléon. Impuissant, vu la distance, à se venger, il eut le temps de dominer les premiers transports de sa colère, et finit par se détacher tout à fait de Joséphine.
Dès cet instant, nous pouvons considérer comme éteint l’amour de Napoléon pour sa femme… Tous les désirs du jeune général, jadis attirés vers Paris, commencèrent à se donner libre carrière ; il afficha même ouvertement des sentiments chaleureux pour une jeune et sémillante blonde, Mme Pauline Fourès, femme d’un officier de chasseurs à cheval. La présence du mari était gênante, aussi fut-il envoyé en Europe. Les assiduités dont cette jolie personne était l’objet l’avaient fait surnommer par l’armée d’Égypte : « Notre Souveraine de l’Orient. »
Cette liaison était publique. Bonaparte et sa maîtresse se promenaient ensemble en calèche. Eugène en conçut un violent chagrin qu’il confia à Berthier. Du jour où Napoléon fut informé de la peine qu’il causait au fils de Joséphine, il cessa de sortir avec Mme Fourès.
Pendant que Napoléon, sous l’impression des nouvelles politiques reçues de France, méditait son retour, et combinait son passage à travers les croisières anglaises, Gohier, alors président du Directoire, scandalisé de la liaison compromettante de Joséphine, prodiguait à celle-ci des conseils aussi prudents qu’inutiles. Il l’engageait à divorcer, et il ajoutait d’un ton quelque peu goguenard : « Vous me dites que vous n’avez que de l’amitié l’un pour l’autre, M. Charles et vous : mais si cette amitié est tellement exclusive qu’elle vous fasse violer les convenances du monde, je vous dirai comme s’il y avait de l’amour : Divorcez, parce que l’amitié, aussi abnégative des autres sentiments, vous tiendra lieu de tout. Croyez que vous éprouverez du chagrin de tout ceci. »
Le conseil, quoique sage, ne faisait pas le compte de Joséphine. Elle tenait aux hommages que lui valait son rang d’épouse du conquérant ; elle en voulait bien les privilèges, sans en accepter les devoirs.
Elle sentait, cependant, l’orage gronder sur sa tête ; elle avait dû recevoir des lettres qu’on nous a cachées, mais qui ne devaient laisser aucun doute sur le courroux de son mari. Au fur et à mesure qu’elle jugeait le retour de Napoléon plus imminent, elle se rapprochait davantage du ménage de Gohier, pensant, par cette honnête fréquentation, donner le change aux soupçons et aux médisances. Quand elle apprend le retour de Bonaparte, Joséphine dit naïvement à Mme Gohier : « Je vais au-devant de lui ; quand Bonaparte apprendra que ma société particulière a été la vôtre, il sera aussi flatté que reconnaissant de l’accueil que j’ai reçu dans votre maison pendant son absence. »
Contrairement à ces prévisions, Bonaparte ne se montra nullement flatté, ainsi qu’on va le voir :
« Par un contre-temps fâcheux, dit Eugène dans ses Mémoires, ma mère, qui, à la première nouvelle du débarquement, était partie pour aller au-devant de lui jusqu’à Lyon, prit la route de Bourgogne, tandis qu’il prenait par le Bourbonnais. De cette manière nous arrivâmes à Paris quarante-huit heures avant elle. »
Donc, le 16 octobre, à six heures du matin, Bonaparte ne trouva personne en arrivant dans sa maison de la rue Chantereine ; son irritation et sa jalousie s’en accrurent encore. Lorsque Joséphine revint à son tour, il ne voulut pas la voir et lui fit signifier son intention formelle de divorcer.
Seul dans sa chambre à cet instant, Napoléon put-il bien concentrer toute sa pensée sur son malheur domestique ?
C’était, on en conviendra, une bizarre situation que celle de cet homme, débarqué comme par miracle, qui vient de parcourir la France, acclamé par la population entière, qui, à peine rentré à Paris, croit entendre déjà, se pressant dans son escalier, les pas de vingt personnes avec lesquelles vont être discutées les mesures propres à sauver l’État, et qui se trouve tout d’abord sous la menace des ennuis sans nombre, des écœurantes préoccupations qu’entraîne une instance en divorce !
Cependant, au premier moment, il fit bon marché de l’opinion publique. Il est même à supposer que si, devant la colère de son mari, Joséphine se fût retirée purement et simplement, la procédure du divorce aurait suivi son cours naturel, pendant que Napoléon se serait occupé d’autre chose, et cette autre chose, le complot du 18 brumaire, était assez grave pour l’absorber entièrement.
Homme intraitable, sans commisération, Napoléon aurait fermé vigoureusement sa porte et eût écrit à un homme de loi. Mais du moment qu’il ne prenait pas un parti radical et qu’il condescendait à entrer dans la voie des explications, à subir des scènes de larmes, la cause de Joséphine était gagnée d’avance.
Les mille considérations de l’opinion publique, peu sévère du reste, à cette époque, pour les ruptures de liens formés en dehors de toute idée religieuse, n’auraient pas suffi à détourner Bonaparte de sa résolution ; on le savait bien, rue Chantereine. Aussi Joséphine ne chercha-t-elle ni à braver son mari, ni à le mettre au défi de provoquer un scandale nuisible à sa situation politique. Le connaissant bien, c’est à son cœur seul qu’elle fit appel, c’est là qu’elle ouvrit la brèche par où devaient passer tous les arguments propres à amener une réconciliation ; ce sont ses deux enfants, Eugène et Hortense, qu’elle lui envoya d’abord. Ceux-ci, tout en pleurs, se jetèrent aux pieds de Napoléon, le suppliant de ne pas abandonner leur mère.
Sur le point d’accomplir une rupture définitive, quel est le mari qui n’ait une hésitation et n’éprouve quelque compassion à l’idée que la femme jadis aimée sera abandonnée aux pénibles difficultés de la vie ? Bonaparte, dont le cœur gardait encore l’empreinte vive de son ancien amour, échappa moins qu’un autre à ces sentiments de protection et de pitié. Enfin, il fut bien forcé de s’attendrir quand il vit Joséphine, ruisselante de larmes, désespérée, conduite en sa présence par Eugène et Hortense qui l’imploraient de ne pas les rendre orphelins pour la seconde fois. Ne contenant plus son émotion, Napoléon ouvrit les bras à sa femme et lui pardonna.
A partir de ce moment commence une autre existence entre les deux époux. Joséphine a pu mesurer la profondeur de l’abîme qu’elle a creusé elle-même. Contre son attente, elle a vu son mari prêt à ne reculer devant aucune extrémité ; elle a été saisie d’effroi à la pensée qu’elle pouvait retomber dans l’état d’isolement sans prestige qu’elle appréhendait par-dessus tout.
Obéissant encore à tous les instincts de son être, ne voulant à aucun prix renoncer aux satisfactions vaniteuses que lui vaut la situation de son mari, elle sentira la nécessité de se montrer attachée à Bonaparte. Désormais, elle deviendra empressée, elle cherchera même les moyens de plaire à Napoléon, et au 18 brumaire, elle saura s’employer avec beaucoup d’intelligence pour seconder les vues de son mari. C’est elle qui, afin d’endormir la vigilance du Président du Directoire, se chargera de l’inviter à déjeuner pour l’heure même où doit s’accomplir le coup d’État. Le 17 brumaire, elle écrit : « Venez, mon cher Gohier, et votre femme déjeuner avec moi demain à huit heures du matin ; j’ai à causer avec vous sur des choses intéressantes. »
Dans l’avenir, par un juste et fréquent retour des choses d’ici-bas, ce sera Joséphine qui deviendra amoureuse et jalouse sincèrement, au fur et à mesure qu’elle sentira, par degrés, Napoléon se détacher d’elle ; à mesure aussi, disons-le, qu’elle se sentira vieillir.
Lui, complètement désillusionné, se contente des relations telles que sa femme les a créées. Il cherche à avoir un intérieur convenable, et n’a d’autre préoccupation que d’assurer le respect de sa dignité d’homme.
Nous allons le voir appliquer chez lui les règles ordinaires des ménages les plus prosaïques. S’il ne voit plus dans sa femme l’idéal des premiers jours, s’il n’a pas trouvé dans le mariage le charme qu’un amour partagé vient chaque jour renouveler, il veut du moins, selon les traditions qu’il a reçues, un foyer respectable, dans toute l’acception usuelle et bourgeoise du mot. Il ne cessera d’être prévenant, attentionné, désireux de rendre aussi heureuse que possible l’existence de Joséphine, désireux seulement, peut-être, de voir autour de lui des visages contents.
En résumé, si l’on nous permettait une comparaison, qui, bien que hasardeuse dans l’espèce, nous paraît caractériser cette situation nouvelle, nous dirions que Napoléon devint pour sa femme, naguère si poétisée, ce qu’est le bourgeois prud’homme pour la compagne de ses jours.
S’il est vrai comme on l’a dit, que le style, c’est l’homme, nous allons étudier Napoléon dans ses lettres à Joséphine, écrites de telle ou telle autre étape de cette route glorieuse où il a été sacré le plus grand capitaine des temps historiques, où il a rencontré tous les princes souverains, empereurs ou rois de l’Europe, imploré par les uns, adulé par les autres, arbitre des destinées de tous.
Au milieu des ovations les plus enthousiastes, l’homme n’a pas changé ; il va nous apparaître avec une simplicité, une bonhomie que n’altéreront ni l’éclat des succès, ni la pompe des réceptions royales, ni la magnificence obligée de son rang. Dans cette correspondance du mari à sa femme, il n’y a ni consul ni empereur ; on dirait d’un bon père de famille en tournée d’affaires. Ce sont les mêmes détails sur les moindres incidents de voyage, sur le plus ou le moins de bien-être trouvé dans les logements imprévus ; ce sont les mêmes recommandations patriarcales, les mêmes racontages sur les objets les plus futiles.
Ce côté immuable, pour ainsi dire, du caractère de Napoléon, va être mis en pleine lumière par les fragments suivants extraits de ses lettres écrites à tous les degrés de sa carrière :
« Il fait un si mauvais temps ici que je suis resté à Paris. La fête a été belle ; elle m’a un peu fatigué. Le vésicatoire que l’on m’a mis au bras me fait toujours souffrir beaucoup.
« J’ai reçu pour toi, de Londres, des plantes que j’ai envoyées à ton jardinier. S’il fait aussi mauvais à Plombières qu’ici, tu souffriras beaucoup des eaux. Mille choses aimables à maman et à Hortense. » (1801.)
« J’ai reçu ta lettre, bonne petite Joséphine. J’ai été hier à la chasse de Marly et je m’y suis blessé très légèrement au doigt, en tirant un sanglier. Hortense se porte assez bien. Ton gros fils a été malade, mais il va mieux. Je crois que ce soir, ces dames jouent le Barbier de Séville. » (23 juin 1803.)
« Il y a ici une très belle cour, une nouvelle mariée fort belle, et, en tout, des gens fort aimables, même notre électrice, qui paraît fort bonne, quoique fille du roi d’Angleterre… » (4 octobre 1805.)
« J’ai couché aujourd’hui chez l’ancien électeur de Trèves qui est fort bien logé. » (10 octobre 1805.)
« Je me porte bien, cependant le temps est affreux ; je change d’habits deux fois par jour, tant il pleut. » (12 octobre 1805.)
« J’ai été, ma bonne Joséphine, plus fatigué qu’il ne fallait une semaine tout entière, et toute la journée l’eau sur le corps et les pieds froids m’ont fait un peu de mal, mais la journée d’aujourd’hui où je ne suis point sorti m’a reposé… » (19 octobre 1805.)
« Il y a fort longtemps que je n’ai reçu de tes nouvelles. Les belles fêtes de Bâle et de Stuttgart font-elles oublier les pauvres soldats qui vivent couverts de boue, de pluie et de sang ?… Adieu, mon amie. Mon mal d’yeux est guéri. » (10 décembre 1805.)
De ces dernières lignes, on peut inférer que, malgré toute sa bonne volonté, la nature de Joséphine reprenait parfois le dessus. Elle devient folle et oublie tout, dès qu’il y a des fêtes ou des prétextes à ostentation. Si, à ce point de vue, elle est restée la même qu’en 1796, par contre, Napoléon a beaucoup changé ; il ne s’irrite ni ne se fâche plus ; c’est en termes d’une ironie un peu lourde qu’il gourmande la négligence de sa femme : « Grande Impératrice, écrit-il dix jours plus tard, pas une lettre de vous depuis votre départ de Strasbourg. Vous avez passé à Bade, à Stuttgart, à Munich, sans nous écrire un mot. Ce n’est pas bien aimable ni bien tendre ! je suis toujours à Brunn. Les Russes sont partis, j’ai une trêve. Dans peu de jours, je verrai ce que je deviendrai. Daignez, du haut de vos grandeurs, vous occuper un peu de vos esclaves. » (19 décembre 1805.)
Peu de jours après, les deux époux se réunirent à Munich, à l’occasion du mariage du prince Eugène, qui, par l’entremise de l’Empereur, avait obtenu la main d’Auguste, fille du roi de Bavière.
Avec la campagne de Prusse, en 1806, se trouve reprise la correspondance. Les lignes que nous allons mettre sous les yeux du lecteur sont donc contemporaines du plus haut prestige de Napoléon :
« … J’ai déjà engraissé depuis mon départ ; je fais, de ma personne, vingt à vingt-cinq lieues par jour à cheval, en voiture, de toutes les manières. Je me couche à huit heures et suis levé à minuit, je songe quelquefois que tu n’es pas encore couchée. » (13 octobre 1806.)
« … Tu as tort de montrer tant de bonté à des gens qui s’en montrent indignes. Madame L… est une sotte, si bête que tu devrais la connaître et ne lui porter aucune attention. » (29 novembre 1806.)
« Mon amie, ta lettre du 20 janvier m’a fait de la peine ; elle est trop triste. Voilà le mal de n’être pas un peu dévote ! Tu dis que ton bonheur fait ta gloire… Cela n’est pas conjugal, il faut dire : le bonheur de mon mari fait ma gloire… Joséphine, votre cœur est excellent, et votre raison faible ; vous sentez à merveille, mais vous raisonnez moins bien. — Voilà assez de querelle ; je veux que tu sois gaie, contente de ton sort… » (12 février 1807.)
« … Paris achèvera de te rendre la gaieté et le repos, le retour de tes habitudes, la santé. Je me porte à merveille. Le temps et le pays sont mauvais. Mes affaires vont assez bien ; il gèle et dégèle dans vingt-quatre heures ; l’on ne peut voir un hiver aussi bizarre… » (21 janvier 1807.)
« Mon amie, il y a deux ou trois jours que je ne t’ai écrit ; je me le reproche, je connais tes inquiétudes. Je me porte fort bien ; mes affaires sont bonnes. Je suis dans un mauvais village où je passerai encore bien du temps ; cela ne vaut pas la grande ville. Je te le répète, je ne me suis jamais si bien porté ; tu me trouveras fort engraissé… » (2 mars 1807.)
« Il faut absolument en tout vivre comme tu vivais lorsque j’étais à Paris. Alors tu ne sortais pas pour aller aux petits spectacles ou autres lieux. Tu dois toujours aller en grande loge… Les grandeurs ont leurs inconvénients : une impératrice ne peut pas aller où va une particulière… » (25 mars 1807.)
« Vois peu cette madame de P… : c’est une femme de mauvaise société ; cela est trop commun et trop vil… » (27 mars 1807.)
« Je viens de porter mon quartier général dans un très beau château, dans le genre de celui de Bessières, où j’ai beaucoup de cheminées ; ce qui m’est fort agréable, me levant souvent la nuit, j’aime à voir le feu… » (2 avril 1807.)
« On dit que l’archichancelier (Cambacérès) est amoureux ; cela est-il une plaisanterie, ou cela est-il vrai ? Cela m’a amusé, tu m’en aurais dit un mot ! » (2 mai 1807.)
« Je conçois tout le chagrin que doit te causer la mort de ce pauvre Napoléon (son neveu, fils de Louis) ; tu peux comprendre la peine que j’éprouve. Je voudrais être près de toi, pour que tu fusses modérée et sage dans ta douleur… Que j’apprenne que tu as été raisonnable et que tu te portes bien ! Voudrais-tu accroître ma peine ? » (14 mai 1807.)
Plusieurs lettres successives sont remplies de consolations au sujet de ce deuil ; nous relevons ces mots adressés à Hortense :
« … N’altérez point votre santé, prenez des distractions et sachez que la vie est semée de tant d’écueils et peut être la source de tant de maux que la mort n’est pas le plus grand de tous… » (20 mai 1807.)
Ce n’est qu’au moment de la célèbre entrevue de Tilsitt que la correspondance de Napoléon et de Joséphine reprit son ton habituel. La mémorable réunion des empereurs a donné lieu, chez la plupart des historiens, à des relations hyperboliques. On va voir combien tout est ramené à de simples proportions, sous la plume du principal acteur de cette sorte d’apothéose féerique d’un humble lieutenant d’artillerie courtisé par les héritiers des plus anciennes monarchies de l’Europe :
« Mon amie, je viens de voir l’empereur Alexandre, j’ai été fort content de lui : c’est un fort beau, bon et jeune homme ; il a de l’esprit plus qu’on ne le pense communément. » (25 juin 1807.)
« … Tout va fort bien. Je crois t’avoir dit que l’empereur de Russie porte ta santé avec beaucoup d’amabilité. Il dîne, ainsi que le roi de Prusse, tous les jours chez moi. Je désire que tu sois contente. Adieu, mon amie, mille choses aimables. » (3 juillet 1807.)
« … La reine de Prusse a dîné hier avec moi. J’ai eu à me défendre de ce qu’elle voulait m’obliger à faire encore quelques concessions à son mari ; mais j’ai été galant et me suis tenu à ma politique. Elle est fort aimable. Quand tu liras cette lettre, la paix avec la Prusse et la Russie sera conclue, et Jérôme reconnu roi de Westphalie avec trois millions de population. Ces nouvelles pour toi seule… » (7 juillet 1807.)
« … Mon amie, je suis arrivé hier à cinq heures du soir à Dresde, fort bien portant quoique je sois resté cent heures en voiture sans sortir. Je suis ici chez le roi de Saxe, dont je suis fort content. Je suis donc rapproché de toi de plus de moitié chemin. — Il se peut qu’une de ces belles nuits, je tombe à Saint-Cloud comme un jaloux ; je t’en préviens… » (18 juillet 1807.)
Dans les années 1808 et 1809, nous allons trouver Napoléon prenant part à la guerre d’Espagne, puis à l’entrevue des souverains à Erfurt, enfin à sa dernière campagne d’Autriche terminée par la victoire de Wagram :
« Je suis arrivé ici bien portant, un peu fatigué par la route qui est triste et bien mauvaise. Je suis bien aise que tu sois restée, car les maisons sont bien mauvaises ici et très petites. » (16 avril 1808.)
« … L’infant Don Charles et cinq ou six grands d’Espagne sont ici, le prince des Asturies est à vingt lieues. Le roi Charles et la Reine arrivent. Je ne sais où je logerai tout ce monde-là. Tout est encore à l’auberge… Je désire que tu fasses des amitiés à tout le monde à Bordeaux ; mes occupations ne m’ont permis d’en faire à personne. » (17 avril 1808.)
« … J’ai eu hier le prince des Asturies, sa cour à dîner ; cela m’a donné bien des embarras… je suis assez bien établi actuellement à la campagne… » (21 avril 1808.)
« … J’ai assisté au bal de Weimar. L’empereur Alexandre danse ; mais moi, non ; quarante ans sont quarante ans. Ma santé est bonne au fond, malgré quelques petits maux… » (9 octobre 1808.)
« Mon amie, je t’écris peu, je suis fort occupé. Des conversations de journées entières, cela n’arrange pas mon rhume. Cependant, tout va bien. Je suis content d’Alexandre, il doit l’être de moi : s’il était femme, je crois que j’en ferais mon amoureuse. Je serai chez toi dans peu ; porte-toi bien, et que je te trouve grasse et fraîche… » (12 octobre 1808.)
« Tu dois être entrée aux Tuileries le 12. J’espère que tu auras été contente de tes appartements. — J’ai autorisé la présentation à toi et à la famille de Kourakin : reçois-le bien et fais-le jouer avec toi… » (21 décembre 1808.)
« … Je serai à Paris aussitôt que je le croirai utile. Je te conseille de prendre garde aux revenants ; un beau jour, à deux heures du matin… » (9 janvier 1809.)
« … Mes ennemis sont battus, défaits, tout à fait en déroute. Ma santé est parfaite aujourd’hui ; hier, j’ai été un peu malade d’un débordement de bile, occasionné par tant de fatigues : mais cela m’a fait grand bien… » (9 juillet 1809.)
« … J’ai reçu ta lettre du 16, je vois que tu te portes bien. La maison (Boispréau appartenant à mademoiselle Julien) de la vieille fille ne vaut que 120 000 francs ; ils n’en trouveront jamais plus. Cependant, je te laisse maîtresse de faire ce que tu voudras, puisque cela t’amuse ; mais une fois achetée, ne fais pas démolir pour y faire quelques roches… » (23 septembre 1809.)
« J’ai reçu ta lettre. Ne te fie pas, et je te conseille de te bien garder la nuit ; car une des prochaines tu entendras grand bruit… » (25 septembre 1809.)
Plus on avance dans cette étude, plus on doit reconnaître que, chez Napoléon, l’homme privé ne pourrait se juger d’après l’homme public. Il est bien évident que le style des lettres citées plus haut n’a aucun rapport avec le style de l’Empereur dans les documents officiels.
Ses proclamations, ses bulletins de victoire sont restés des modèles de fougue militaire et d’entrain communicatif, dont on pourrait s’attendre à trouver le reflet dans sa correspondance personnelle. Il n’en est rien. Quand il parle à l’Impératrice des faits de guerre, quand il fait mention de ses succès les plus considérables, on croirait entendre un bon négociant faisant part à sa femme d’une belle opération réalisée en voyage ; ce sont pour lui des affaires qui vont plus ou moins bien. Il dira, par exemple, après la prise d’Augsbourg : « Des succès assez notables ont commencé la campagne. » Après l’entrée des Français à Munich : « L’ennemi est battu, a perdu la tête, et tout m’annonce la plus heureuse campagne, la plus courte et la plus brillante qui ait été faite… » Après la victoire d’Elchingen et la reddition d’Ulm : « J’ai rempli mon dessein ; j’ai détruit l’armée autrichienne par de simples marches. J’ai fait 60 000 prisonniers, pris 120 pièces de canon, plus de 90 drapeaux et plus de 30 généraux. Je vais me porter sur les Russes, ils sont perdus. Je suis content de mon armée… Adieu, ma Joséphine ; mille choses aimables partout… » A trois journées de marche de Vienne, après une série de combats amenant toujours un nouveau succès, Napoléon écrit : « … Mes affaires vont d’une manière satisfaisante ; mes ennemis doivent avoir plus de soucis que moi… Adieu, ma Joséphine, je vais me coucher. »
Un peu d’expansion, un peu d’orgueil se comprendraient le jour où, pour la première fois, il entre en conquérant dans une grande capitale ; eh bien ! cet événement si important n’inspire à Napoléon que ces simples mots : « Je suis à Vienne depuis deux jours, ma bonne amie, un peu fatigué ; je n’ai pas encore vu la ville de jour ; je l’ai parcourue la nuit. Demain, je reçois les notables et les corps. » Voici comment il fait part de la bataille d’Austerlitz : « J’ai battu l’armée russe et autrichienne commandée par les deux empereurs. Je me suis un peu fatigué, j’ai bivouaqué huit jours en plein air par des nuits assez fraîches. Je couche ce soir dans le château du prince de Kaunitz, où je vais dormir deux ou trois heures… » Deux jours après, l’empereur d’Autriche sollicite la paix ; Napoléon dit : « … J’ai vu hier à mon bivouac l’empereur d’Allemagne ; nous causâmes deux heures ; nous sommes convenus de faire vite la paix. » Si vous cherchez des commentaires emphatiques sur cette visite mémorable et son heureux résultat, vous trouverez ceci : « Le temps n’est pas encore très mauvais… Il court un petit mal d’yeux qui dure deux jours ; je n’en ai pas encore été atteint… »
La veille de la bataille d’Iéna, au milieu des innombrables préoccupations qui l’assaillent, à deux heures du matin, l’Empereur mande à Joséphine : « Je suis aujourd’hui à Géra, ma bonne amie ; mes affaires vont fort bien, et tout comme je pouvais l’espérer. La Reine est à Erfurt avec le Roi. Si elle veut voir une bataille, elle aura ce cruel plaisir. Je me porte à merveille… »
« Mon amie, j’ai fait de belles manœuvres contre les Prussiens. » Telle est la façon modeste dont Napoléon commence sa lettre au lendemain d’Iéna ; il continue ainsi : « J’ai remporté hier une grande victoire. Ils étaient 150 000 hommes : j’ai fait 20 000 prisonniers, pris 100 pièces de canon et des drapeaux. J’étais en présence et près du roi de Prusse ; j’ai manqué de le prendre, ainsi que la Reine. Je bivouaque depuis deux jours. Je me porte à merveille… » A Potsdam, s’il a pu éprouver un sentiment de légitime orgueil en entrant dans la demeure du grand Frédéric, vous n’en verrez pas trace : « Je suis à Potsdam, écrit-il, ma bonne amie, depuis hier ; j’y resterai aujourd’hui. Je continue à être satisfait des affaires. Ma santé est bonne, le temps est beau. Je trouve Sans-Souci très agréable… » De son entrée triomphale à Berlin, pas un mot, sa première lettre datée de cette ville porte ceci : « … Le temps est ici superbe ; il n’a pas encore tombé, de toute la campagne, une seule goutte d’eau. Je me porte fort bien, et tout va au mieux… »
Nous en passons. Et la prise de Stettin, et celle de Magdebourg, et celle de Lubeck et l’entrée à Varsovie, toujours annoncées avec la même simplicité. Le lendemain de la bataille d’Eylau, Napoléon écrit : « Mon amie, il y a eu hier une grande bataille ; la victoire m’est restée, mais j’ai perdu bien du monde. La perte de l’ennemi, qui est plus considérable encore, ne me console pas. Enfin, je t’écris ces deux lignes moi-même, quoique je sois bien fatigué, pour te dire que je suis bien portant et que je t’aime. » Voici le compte rendu de la bataille de Friedland : « Mon amie, je ne t’écris qu’un mot, car je suis bien fatigué. Voilà bien des jours que je bivouaque. Mes enfants ont dignement célébré l’anniversaire de la bataille de Marengo (Marengo, 14 juin 1800 ; Friedland, 14 juin 1807). »
En Espagne, au moment d’aller combattre les Anglais, il écrit : « Je pars à l’instant pour voir manœuvrer les Anglais, qui paraissent avoir reçu leur renfort et vouloir faire les crânes… » Enfin, la dernière victoire dont il ait eu à rendre compte avant le divorce, est celle de Wagram ; il s’exprime ainsi : « Je t’expédie un page pour te donner la bonne nouvelle de la victoire d’Ebersdorf, que j’ai remportée le 5, et de celle de Wagram, que j’ai remportée le 6. L’armée ennemie fuit en désordre, et tout marche selon mes vœux… Je suis brûlé par le soleil… Adieu, mon amie ; je t’embrasse. Bien des choses à Hortense. »
D’après la lecture des lettres précédentes, il est facile de s’imaginer ce que pouvait être le foyer conjugal de celui qui les a écrites. Napoléon fut un mari paisible, recherchant avant tout la tranquillité dans son intérieur. Il a dit lui-même à Rœderer : « … Si je ne trouvais pas un peu de douceurs dans ma vie domestique, je serais aussi trop malheureux ! » « Une fois apaisées les querelles des premières années, c’était en tout, nous dit Thibaudeau, un très bon ménage. » « L’Empereur, dit Mlle Avrillon, était en effet un des meilleurs maris que j’aie jamais connus ; lorsque l’Impératrice était incommodée, il passait auprès d’elle tout le temps qu’il lui était possible de dérober aux affaires. » « … Plein d’attention, dit Constant, d’égards, d’abandon pour Joséphine, l’Empereur se plaisait à l’embrasser au cou, à la figure, en lui donnant des tapes et l’appelant ma grosse bête… »
Les mêmes témoins oculaires, valet et femme de chambre, ceux devant qui l’on ne se cache pas, ceux pour qui la vie intime n’a pas de secret, vont nous compléter le tableau de ce ménage impérial, où toutes les habitudes bourgeoises sont enracinées.
« L’Empereur, dit Mlle Avrillon, avait continué, comme lorsqu’il était Premier Consul, de partager pendant la nuit l’appartement de l’impératrice ; à dater du sacre, il resta à coucher dans le sien. Il y avait un escalier dérobé par lequel l’Empereur descendait de son appartement dans la chambre de l’Impératrice ; comme il était très matinal, il y venait souvent avant que sa femme fût levée. »
On sait que, n’ayant pas d’enfants, « il servait de père aux enfants de sa femme », et, ajoute Thibaudeau, « il en avait toute la tendresse ». L’Empereur aimait à parler de ses vertus familiales, soit qu’il y mît une certaine ostentation, soit qu’il se plût à propager son exemple. « Dans mon intérieur, disait-il à Rœderer, je suis l’homme de cœur, je joue avec les enfants, je cause avec ma femme, je leur fais des lectures, je leur lis des romans. »
Joséphine adorait ses deux enfants, Eugène et Hortense de Beauharnais. Napoléon, fidèle à sa promesse, leur porta une affection qui ne se démentit jamais ; ils purent toujours considérer le palais impérial comme leur maison paternelle.
Les enfants d’Hortense n’étaient pas moins choyés par l’Empereur que par leur grand’mère. C’est dans le laisser-aller de ce milieu intime que Napoléon va se montrer à nous dans toute la bonhomie de sa nature.
« Oncle Bibiche ! oncle Bibiche ! » Tels étaient les cris poussés dans le parc de Saint-Cloud, par un enfant de cinq ans à peine, courant essoufflé après un homme que l’on apercevait au loin, suivi par une bande de gazelles auxquelles il s’amusait à distribuer des pincées de tabac, disputées avec avidité. L’enfant était le fils aîné d’Hortense, et le distributeur de tabac, c’était Napoléon, qui devait ce nom d’« oncle Bibiche » au plaisir qu’il prenait à mettre le bambin à cheval sur une gazelle et à le promener ainsi, à la grande joie de l’enfant soutenu par son oncle.
L’Empereur, qui aimait tous les enfants, s’était passionné pour celui-là ; il le mettait souvent sur ses genoux pendant le déjeuner, et s’amusait à lui faire manger des lentilles une à une. Les privautés que l’Empereur passait à son cher petit Napoléon ont fait le sujet d’un tableau célèbre de Gérard, où le souverain est représenté suivi de son neveu, portant en bandoulière l’épée impériale, qui traîne à terre, et coiffé du petit chapeau légendaire.
Le bambin était, paraît-il, fort aimable, et, en outre, plein d’admiration pour son oncle ; quand il passait dans le jardin des Tuileries devant des grenadiers, il leur criait : « Vive Nonon, le soldat ! » « C’était, dit Mlle Avrillon, une vraie fête pour l’Empereur, quand la reine Hortense venait voir sa mère accompagnée de ses deux enfants. Napoléon les prenait dans ses bras, les caressait, les taquinait souvent et riait aux éclats, comme s’il eût été de leur âge, quand, selon son habitude, il leur avait barbouillé la figure avec de la crème ou des confitures. »
Un bon sentiment quelconque ne saurait échapper à la malveillance. Quoi ! l’Empereur pouvait avoir ressenti une pure affection pour la fille de sa femme et pour des petits enfants qui, en fait, étaient ses neveux directs, étant les fils de Louis Bonaparte. Ce n’est pas possible, s’écrient les détracteurs, et, dans leur persistance à tout dénigrer, ils expliquent ce sentiment si naturel par la plus monstrueuse hypothèse qui se puisse imaginer : « Napoléon était l’amant de la fille de sa femme, il était l’amant de la femme de son frère Louis ! »
C’est une infamie gratuite, facile à inventer, non moins facile à énoncer quand on se décharge du souci d’en apporter la preuve.
L’homme de toutes les félonies, Fouché, lui, a pris plaisir, sans ambages, à colporter cette odieuse affirmation, en assurant, suprême ignominie, que Joséphine avait poussé sa fille dans les bras de son mari.
Il a fallu, nonobstant, défendre la mémoire de l’Empereur de cette abominable accusation. Ses ennemis eux-mêmes, Bourrienne en tête, sont venus fournir un formel démenti : « … On a menti par la gorge, dit-il, quand on a prétendu que Bonaparte avait eu pour Hortense d’autres sentiments que ceux d’un beau-père pour sa fille. » Mme de Rémusat elle-même, parlant d’Hortense, a dit : « La manière dont l’Empereur parlait d’elle dément bien formellement les accusations dont elle a été l’objet. »
Les témoins les plus intimes de la vie domestique de Napoléon, Mlle Avrillon, la générale Durand, Constant, ne sont pas moins affirmatifs dans le même sens.
A défaut de ces irrécusables témoignages, comment oser admettre que cet homme si pénétré jusque-là du devoir familial, jaloux également de la gloire et de la respectabilité du nom des Bonaparte, fût tout à coup assez dénué de pudeur morale pour marier sa maîtresse, fille de sa femme, à celui de ses frères qu’il aimait le mieux, à celui dont il avait été le père en quelque sorte, en l’élevant sur sa maigre solde d’officier ?
Enfin, pour quelle raison l’Empereur n’aurait-il pas porté à Hortense une tendresse égale à celle qu’il n’a cessé de témoigner à l’autre enfant de Joséphine, Eugène de Beauharnais ?
En réalité, il y avait, à côté d’un sentiment d’affection véritable, cette volonté constante chez Napoléon de remplir ses obligations et de tenir l’engagement qu’il avait pris d’entourer les enfants de sa femme d’une paternelle protection.
Napoléon fut, en tous points, le meilleur des pères pour Eugène. Écoutez ses recommandations particulières au jeune homme pendant la campagne d’Égypte : « Marchez toujours avec l’infanterie ; ne vous fiez point aux Arabes et couchez sous la tente. Écrivez-moi par toutes les occasions. Je vous aime. » « Ayez soin de ne pas coucher à l’air et les yeux découverts. Je vous embrasse… » De son côté, Eugène savait reconnaître les bontés de Napoléon à son égard, en se montrant prévenant et dévoué : « … S’il se tire un coup de canon, disait le Premier Consul, c’est Eugène qui va voir ce que c’est… Si j’ai un fossé à passer, c’est lui qui me donne la main. » Volontiers il le citait « comme un modèle à présenter à tous les jeunes gens de son âge… »
Quand le bien du service paraissait l’exiger, l’Empereur sermonnait Eugène en termes parfois fort vifs, tels que : « … Je ne puis trop vous témoigner mon mécontentement… » Mais toujours après ces reproches vous trouverez une phrase destinée à les adoucir, comme, par exemple, celle-ci : « … Ne croyez pas que ceci m’empêche de rendre justice à la bonté de votre cœur… » Tous les petits désagréments, conséquences de sa situation, que le vice-roi d’Italie devait endurer, n’étaient-ils pas compensés quand l’Empereur lui écrivait : « … Rien ne saurait ajouter aux sentiments que je vous porte ; mon cœur ne connaît rien qui lui soit plus cher que vous ; ces sentiments sont inaltérables. Toutes les fois que je vous vois déployer du talent ou que j’apprends du bien de vous, mon cœur en éprouve une satisfaction bien douce. » Ou bien quand il recevait de son père adoptif des cadeaux inestimables : « … Mon fils, je vous envoie pour votre présent de bonne année un sabre que j’ai porté sur les champs de bataille d’Italie. J’espère qu’il vous portera bonheur… » Eugène retrouvait aussi dans le chef inflexible l’ami dévoué qui lui écrivait : « Mon fils, je ne puis accorder mon estime à M. Calmelet ni à votre architecte ; je les ai chassés l’un et l’autre de chez moi. Il est absurde qu’on ait dépensé 1 500 000 francs dans une maison si petite que la vôtre, et ce qu’on y a fait ne vaut pas le quart de cette somme. Ayez donc soin de ne rien faire qu’avec des devis arrêtés. Au reste, ne vous mêlez pas de votre maison ; j’y ai mis embargo. Quand vous viendrez à Paris, vous logerez dans mon palais. »
Lorsqu’il s’agit du mariage d’Eugène avec Auguste, la fille du roi de Bavière, l’Empereur lève toutes les difficultés en adoptant le fiancé. L’avis au Sénat est du 1er février 1805, mais la demande officielle et le mariage furent retardés par suite des occupations de l’Empereur qui tenait à présider la cérémonie nuptiale, laquelle eut lieu le 14 janvier 1806.
Dans sa joie légitime d’avoir réalisé cette union, écoutez Napoléon parlant à la jeune femme de son fils adoptif aussitôt après le mariage : « Les sentiments que je vous ai voués ne feront que s’augmenter tous les jours. Au milieu de toutes mes affaires, il n’y en aura jamais pour moi de plus chères que celles qui pourront assurer le bonheur de mes enfants. Croyez, Auguste, que je vous aime comme un père, et que je compte que vous aurez pour moi toute la tendresse d’une fille. Ménagez-vous dans votre voyage, ainsi que dans le nouveau climat où vous arrivez… Songez que je ne veux pas que vous soyez malade. Je finis, ma fille, en vous donnant ma bénédiction paternelle. »
Tout dans ce jeune ménage l’intéresse, sa sollicitude est poussée même jusqu’à la curiosité la plus indiscrète : « … Mille choses aimables à la princesse, écrit-il à Eugène ; il me tarde d’apprendre qu’elle a bien soutenu la route et qu’elle se trouve bien des premiers combats de l’hyménée. Dites-lui combien je l’aime… »
A tout prix, l’Empereur veut que la femme d’Eugène soit heureuse. Dans ce but, lui, l’homme si sévère sur les questions d’assiduité au travail, va déroger à ses principes : « Mon fils, vous travaillez trop, votre vie est trop monotone. Cela est bon pour vous… Mais vous avez une jeune femme qui est grosse… Que n’allez-vous au théâtre une seule fois par semaine en grande loge ?… On peut faire bien de la besogne en peu de temps. Je mène la vie que vous menez ; mais j’ai une vieille femme qui n’a pas besoin de moi pour s’amuser, et j’ai aussi plus d’affaires… » Quand Eugène est absent, Napoléon s’empresse de consoler la princesse : « … Ma fille, je sens la solitude que vous devez éprouver de vous trouver seule au milieu de la Lombardie ; mais Eugène vous reviendra bientôt, et l’on ne sent bien que l’on aime que lorsqu’on se revoit ou que l’on est absent… J’apprends avec plaisir que tout le monde vous trouve parfaite. Votre affectionné père… » N’est-on pas émerveillé de voir l’Empereur prendre le temps de se livrer à ce verbiage paternel, alors qu’il élaborait la fameuse campagne qui, après Iéna, devait le conduire à Berlin ?
Dans le même moment, ses recommandations à la princesse, qui est enceinte, ne sont pas moins étonnantes : « … Ma fille…, vous avez raison de compter entièrement sur tous mes sentiments. Ménagez-vous dans votre état actuel, et tâchez de ne pas nous donner une fille. Je vous dirai la recette pour cela, mais vous n’y croirez pas : c’est de boire tous les jours un peu de vin pur… » Et quelle hâte il met, après l’accouchement, à prévenir, afin de les calmer, les inquiétudes ou les ennuis que peut concevoir le jeune ménage : « … Auguste est-elle fâchée de n’avoir pas eu un garçon ? Dites-lui que, lorsqu’on commence par une fille, l’on a au moins douze enfants. »
L’intérêt de Napoléon pour les jeunes époux est constant, dans ses lettres, et l’on y retrouve toujours les préoccupations ordinaires d’un brave homme de père pour ses enfants.
Personne plus que Napoléon, comme on vient de le voir, n’a montré de bonté paternelle. Elle existe chez Napoléon, au delà même de ce qu’on était en droit d’espérer d’un homme absorbé par les soins innombrables et l’accablante somme de travail qui incombaient à l’Empereur.
Non seulement Napoléon avait l’esprit assez libre pour se livrer à ces épanchements avec une abondance qui tient du commérage, mais encore il trouvait le temps de pratiquer les petites manies chères aux maris désœuvrés. Lorsque Joséphine devait paraître en public, il s’inquiétait de sa parure, et allait s’assurer lui-même de la façon dont elle serait habillée. « L’Empereur, dit Mlle Avrillon, venait quelquefois à la toilette de l’Impératrice. Il s’occupait des détails les plus minutieux et désignait les robes et les bijoux qu’elle devait porter en telle ou telle circonstance. » « Le matin du sacre, dit la duchesse d’Abrantès, l’Empereur avait essayé lui-même à l’Impératrice la couronne qu’elle devait ceindre. Au cours de la cérémonie, il fut coquet pour elle, il arrangeait cette petite couronne qui surmontait le diadème en diamants, la plaçait, la déplaçait, la remettait encore… »
Ce qu’on est convenu d’appeler « un bon ménage » n’existe pas sans qu’il y ait quelque sujet de discussions journalières, sujet toujours le même, sans conséquence par le fait, mais revenant à chaque minute troubler le calme ou la monotonie des relations. Entre Napoléon et Joséphine, cette cause de discorde était la folle prodigalité de l’Impératrice. Jamais, malgré ses remontrances les plus sévères, celui qui avait établi dans son vaste empire un ordre et une régularité extrêmes, ne put obtenir de sa femme qu’elle modérât ses goûts dépensiers, ni même qu’elle restât dans les limites d’un budget quelconque.
« Napoléon, dit le comte Mollien, trouvait fort mauvais que l’Impératrice fît des dettes ; il les lui reprochait, mais finissait par les payer. »
« L’Empereur, dit Mlle Avrillon, reprochait à l’Impératrice de ne pas compter avec elle-même ; c’était là le principal objet de ses griefs… elle n’avait pas le courage de renvoyer un marchand sans rien lui acheter. »
De son côté, Constant rapporte que « le gaspillage outré qui se faisait dans la maison de l’Impératrice était un continuel chagrin pour Napoléon ».
D’autre part, nous trouvons dans une note de Sismondi : « Joséphine avait un désordre inouï dans ses affaires d’argent. Elle était sans cesse entourée de gens qui la volaient. » Un jour, Napoléon apprend un déficit d’un million dans le budget de Joséphine : « Pour de misérables pompons ! s’écrie-t-il en colère, pour se laisser voler par des fripons !… Il faut que je défende à tel et tel marchand de se présenter chez moi. »
« Ce fut de tous ses ordres, dit Mollien, celui qui trouva le moins d’obéissance. »
Un jour, fatigué de l’obstination que l’on mettait à méconnaître ses volontés, et comme font les maris impuissants à corriger les défauts de leur femme, il laissa retomber sa colère sur une tierce personne. Il donna l’ordre d’arrêter, pour l’exemple, Mlle Despréaux, modiste, qui passa quelques heures à Bicêtre. Ce petit acte de police domestique a valu à la mémoire de Napoléon pas mal d’invectives ; on est allé jusqu’à lui rappeler que la Révolution avait aboli les lettres de cachet ! C’est en vérité bien des affaires, pour un mari qui n’est pas maître chez lui et pour une marchande de fanfreluches qui a payé d’une frayeur l’impertinence de désobéir à l’Empereur !
Napoléon portait en tous lieux avec lui le souci des profusions de sa femme. N’est-ce pas cette obsession qui se traduit dans ses paroles prononcées au Conseil d’État : « Les femmes ne s’occupent que de plaisirs et de toilette… Ne devrait-on pas ajouter (à la loi) que la femme n’est pas maîtresse de voir quelqu’un qui ne plaît pas à son mari ? Les femmes ont toujours ces mots à la bouche : Vous voulez m’empêcher de voir qui me plaît ! »
Napoléon a-t-il été constamment l’observateur rigoureux du devoir conjugal tel que le prescrit la morale austère ?
Nous ignorons ce qui serait advenu si, aux débuts du mariage, Joséphine avait su conserver l’amour que Napoléon lui apportait. Mais toujours est-il que dans l’état de choses qu’elle avait créé, d’abord par sa froideur, ensuite par ses fautes, état de choses qui avait réduit à une tendresse amicale et à une force de l’habitude le lien qui retenait son époux près d’elle, celui-ci devenait, dans ces conditions, une proie facile pour le démon de l’infidélité.
Donc, soit qu’il n’ait pas su résister aux tentations qui environnent le souverain dispensateur des richesses et des titres, soit qu’il ait voulu se prouver à lui-même qu’il pouvait faire des conquêtes sur un autre terrain que celui des batailles, Napoléon eut des maîtresses, ce n’est pas douteux. Mais, et ceci accuse encore ses préjugés bourgeois, au lieu d’imiter Henri IV, François Ier, Louis XIV et Louis XV, ses prédécesseurs, l’Empereur prenait tous les soins imaginables pour que ses liaisons fussent ignorées de sa femme, de son entourage et du public.
Né obscur, il conserva assez le respect du pouvoir suprême pour ne pas l’avilir. On ne vit pas sous son règne les concubines avoir une action, si minime fût-elle, dans les conseils de la politique, pas même avoir une influence quelconque dans la répartition des privilèges ou emplois dont disposait le monarque.
En même temps que grandissaient la puissance et la gloire de son mari, Joséphine, si indifférente jadis, finit par devenir amoureuse de Napoléon, et, de plus, elle se mit à être « jalouse à l’excès ».
La première en date qui eut l’honneur de porter ombrage à Joséphine fut, dit Lucien Bonaparte dans ses Mémoires, « Mme Branchu, de l’Opéra, fort laide, mais délicieuse cantatrice ».
L’attention de Napoléon paraît avoir été retenue un peu plus longtemps sur une autre pensionnaire d’un théâtre subventionné : Mlle George, de la Comédie-Française. C’était alors une superbe femme d’une éblouissante beauté. « Mlle George, rapporte Lucien Bonaparte, passait alors pour être richement protégée par le Premier Consul ; il n’affichait point cette protection, mais on en parlait en haut lieu. » « Sa conversation, dit Constant, lui plaisait et l’égayait beaucoup, et je l’ai souvent entendu rire, mais rire à gorge déployée, des anecdotes dont Mlle George savait animer les entretiens qu’elle avait avec lui. »
Napoléon eut moins d’agrément avec la Grassini, chanteuse, qui autrefois à Milan l’avait séduit « par sa beauté théâtrale et plus encore, dit Fouché, par les sublimes accents de sa voix ». L’Empereur la fit venir à Paris. « Ne voulant donner à Joséphine, jalouse à l’excès, aucun sujet d’ombrage, il ne faisait à la belle cantatrice que des visites brusques et furtives. Des amours sans soins et sans charmes ne pouvaient satisfaire une femme altière et passionnée qui s’enflamma vivement pour le célèbre violon Rode, avec lequel, finalement, elle s’enfuit de Paris. »
Cette équipée semble avoir dégoûté, à tout jamais, l’Empereur des femmes de théâtre. Nous n’en retrouvons plus dans les annales galantes du règne.
Les idées volages du souverain se portèrent plutôt sur les dames d’honneur ou les lectrices de la maison de l’Impératrice. On cite, dans cette catégorie, « Mme de Vanday, qui était alors une très belle femme ; elle fixa pour quelque temps les regards du souverain, mais sa faveur fut de courte durée ».
Un peu plus durable paraît avoir été sa liaison avec Mme D…, femme d’un conseiller d’État.
De-ci, de-là, quelques caprices éphémères pour des lectrices de l’Impératrice ; on en compte jusqu’à trois dans cette spécialité, puis la liaison de l’Empereur avec Mme Gazani, une fort belle Génoise, liaison qui, selon Constant, dura environ un an, avec des rendez-vous n’ayant lieu qu’à des époques assez éloignées ; c’est à peu près le menu fretin des péchés mignons de Napoléon, avant d’en arriver au seul engouement réel et durable qu’il ait jamais éprouvé dans ses infidélités conjugales.
Entre la bataille d’Iéna (13 octobre 1806) et la bataille d’Eylau (8 février 1807), l’Empereur avait procédé à l’occupation de la Pologne.
En France, la réputation de beauté des Polonaises était grande ; et la pauvre Joséphine, comme pénétrée du pressentiment d’un danger imminent, était agitée nuit et jour par les ardeurs les plus vives de sa jalousie. Elle, qui, jadis, avait mis tant de résistance à rejoindre Bonaparte en Italie, écrivait lettres sur lettres à Napoléon pour qu’il la fît venir en Pologne. Avec une impatience fébrile, elle attendait un mot du maître lui donnant rendez-vous dans une ville. « Chaque soir, dit la duchesse d’Abrantès, elle faisait des réussites qui devaient lui apprendre si enfin elle recevrait l’ordre de départ tant désiré. »
Dans le milieu de jolies femmes où il vivait, l’Empereur se souciait peu de voir arriver sa femme ; il lui faisait espérer une prochaine réunion, et, tout en s’appliquant à détourner ses soupçons, en bon bourgeois qui médite une infidélité, il se montre plus tendre, plus chaleureux. « … Toutes ces Polonaises sont Françaises, mais il n’y a qu’une femme pour moi. La connaîtrais-tu ? je te ferais bien son portrait ; mais il faudrait trop le flatter pour que tu te reconnusses… Ces nuits-ci sont longues tout seul. »
Pour retarder l’arrivée de sa femme, il invoque toutes les raisons possibles, et se retranche derrière la force majeure. Ce n’est probablement pas sans un sourire ironique qu’il développait en si petite affaire ce grave aphorisme : « Plus on est grand, et moins on doit avoir de volontés, l’on dépend des événements et des circonstances. »
Il ne s’oppose pas à ce qu’elle voyage, mais pas du côté de la Pologne : « Tu peux aller à Francfort et à Darmstadt. » Puis, revenant sur l’implacable force des choses, il ajoute : « … Vous autres, jolies femmes, vous ne connaissez pas de barrières ; ce que vous voulez doit être ; mais moi, je me déclare le plus esclave des hommes ; mon maître, c’est la nature des choses… »
Cette philosophie résignée, qui aurait tant plu à Joséphine en 1796, n’était pas pour la contenter dix ans plus tard, alors qu’elle ne savait comment se rendre agréable à Napoléon, alors qu’elle redoublait de prévenances en lui envoyant de petits objets d’utilité, destinés à prouver sa sollicitude pour le bien-être de son mari : « Un officier m’apporte un tapis de ta part, écrit l’Empereur, il est un peu court et étroit ; je ne t’en remercie pas moins… »
En voyant se différer son rapprochement de Napoléon, Joséphine sentait croître sa méfiance et ses tourments. Par une sorte de prescience, elle redoutait de savoir son mari seul à Varsovie. Elle ne se trompait pas ; il y avait là une grande séduction qui attendait son époux, et dont les conséquences furent, en effet, néfastes à Joséphine.
A peine arrivé dans la capitale de la Pologne, Napoléon devait rencontrer la seule femme qui, parmi ses fredaines extra conjugales, lui apporta un réel sentiment d’amour. Il trouva à Varsovie l’idylle unique de toute sa vie. Là, seulement, il connut pour la première fois les délices d’un amour véritablement partagé. Ni Joséphine, on l’a déjà vu, ni Marie-Louise, on le verra bientôt, ne conçurent pour l’Empereur l’affection profonde et sincère de Mme Walewska.
Ce fut à un bal, qui lui était offert par la noblesse, que Napoléon vit et distingua la jeune et belle Polonaise, dont il a dit lui-même : « Une femme charmante, un ange ! On peut dire que son âme est aussi belle que sa figure ! »
Elle avait vingt-deux ans, elle était blonde, elle avait les yeux bleus et la peau d’une blancheur éblouissante ; elle n’était pas grande, mais parfaitement bien faite et d’une tournure charmante. Une teinte légère de mélancolie, répandue sur toute sa personne, la rendait plus séduisante encore. Nouvellement mariée à un vieux noble d’humeur maussade, de mœurs extrêmement rigides, elle apparut à Napoléon comme une femme sacrifiée, malheureuse en ménage. « Cette idée accrut l’intérêt passionné qu’elle inspira à l’Empereur dès qu’il la vit. »
« Le lendemain du bal, dit Constant, l’Empereur me parut dans une agitation inaccoutumée. Il se levait, marchait, s’asseyait et se relevait de nouveau… Aussitôt après son déjeuner, il donna mission à un grand personnage d’aller de sa part faire visite à Mme Walewska et lui présenter ses hommages et ses vœux. Elle refusa fièrement des propositions trop brusques peut-être, ou que peut-être aussi la coquetterie naturelle à toutes les femmes lui recommandait de repousser. »
La Célimène polonaise ne sut pas résister longtemps à la tentation d’être la maîtresse d’un héros, jeune encore (il avait trente-sept ans), tout resplendissant de puissance et de gloire. Napoléon lui écrivit en termes si tendres et si touchants qu’elle finit par céder et promettre de venir voir l’Empereur le soir entre dix et onze heures. Semblable à un collégien au moment de son premier rendez-vous d’amour, « l’Empereur, en l’attendant, se promenait à grands pas, et témoignait autant d’impatience que d’émotion ; à chaque instant, il demandait l’heure. Mme Walewska arriva enfin, mais dans quel état ! pâle, muette, et les yeux baignés de larmes ».
D’après Constant, cette première soirée fut consacrée uniquement aux confidences de Mme Walewska, expliquant, selon la coutume, ses malheurs domestiques, qui devaient excuser le genre de consolations qu’elle venait chercher dans les bras d’un amant. Elle se retira à deux heures du matin, le mouchoir sur les yeux et pleurant encore. Les larmes lui servirent sans doute, comme naguère les cailloux blancs du Petit Poucet, à retrouver son chemin, car « elle revint bientôt, se retira le matin d’assez bonne heure, et continua ses visites jusqu’au départ de l’Empereur ».
Dès à présent, les amours battent leur plein à Varsovie. Comme le ferait, à sa place, tout mari en bonne fortune, Napoléon, afin de ne pas faire venir sa femme, va inventer des difficultés matérielles, inédites jusque-là : « Il faut bien se soumettre aux événements. Il y a trop de pays à traverser depuis Mayence jusqu’à Varsovie… Je serais assez d’opinion que tu retournasses à Paris… »
Après la distance, il fait ressortir les intempéries, l’état des routes : « Mon amie, je suis touché de tout ce que tu me dis ; mais la saison froide, les chemins très mauvais, peu sûrs, je ne puis donc t’exposer à tant de fatigues et de dangers. Rentre à Paris pour y passer l’hiver… Peut-être ne tarderai-je pas à t’y rejoindre, mais il est indispensable que tu renonces à faire trois cents lieues dans cette saison, à travers des pays ennemis. »
A plusieurs reprises, il insiste sur ces arguments qui lui paraissent décidément les meilleurs :
« La saison est trop mauvaise, les chemins peu sûrs et détestables… Il te faudrait au moins un mois pour y arriver. Tu arriverais malade… »
« Il est impossible que je permette à des femmes un voyage comme celui-ci : mauvais chemins, chemins peu sûrs et fangeux… »
« Je partage tes peines et ne me plains pas. Mais je ne saurais vouloir te perdre en t’exposant à des fatigues et des dangers qui ne sont ni de ton rang ni de ton sexe. »
Cette peinture décourageante des souffrances qui l’attendaient en voyage n’amenait pas Joséphine à la résignation. Elle se morfondait à Mayence.
Pensant qu’alors elle le laissera tranquille, il a hâte de la voir retourner au milieu des plaisirs : « Ton séjour à Mayence est trop triste. Paris te réclame, vas-y, c’est mon désir. »
Et, comme il sait bien que sa femme est aiguillonnée par la jalousie, pour lui rendre toute quiétude, il ajoute : « Je suis plus contrarié que toi ; j’eusse aimé à partager les longues nuits de cette saison avec toi… »
Il a parfaitement conscience de la peine qu’il fait à celle qui a conservé toute son amitié, à défaut de l’amour qu’elle a jadis si légèrement repoussé. Cependant, il la voudrait heureuse, il l’excite encore à retourner à Paris, où sa coquetterie féminine, se donnant carrière, pourra lui faire oublier ses appréhensions.
« J’exige que tu aies plus de force. L’on me dit que tu pleures toujours : fi ! que cela est laid !… une impératrice doit avoir du cœur… »
« Je suis désespéré du ton de tes lettres et de ce qui me revient ; je te défends de pleurer, d’être chagrine et inquiète ; je veux que tu sois gaie, aimable et heureuse. »
« Retourne à Paris, sois-y gaie, contente ; peut-être y serai-je aussi bientôt. J’ai ri de ce que tu me dis que tu as pris un mari pour être avec lui ; je pensais, dans mon ignorance, que la femme était faite pour le mari, le mari pour la patrie, la famille et la gloire… »
Tout cela n’est-il pas parfaitement humain ? Ces circonlocutions embrouillées où la paraphrase du code civil vient se mêler aux petits mensonges de l’époux en faute ; cette facilité d’invention, dans l’exposé des obstacles qui arrêtent le voyage de sa femme, ces protestations de fidélité atteignant les extrêmes limites de ce que l’on peut décemment dire dans une lettre, ces exhortations à dissiper tout chagrin, à se livrer aux plaisirs et aux fêtes, voilà bien le bagage ordinaire des maris en bonne fortune.
Nous avons tenu à montrer combien l’Empereur s’assujettissait à des scrupules inconnus avant lui dans le rang élevé qu’il occupait. Si Joséphine, comme femme, avait motif d’être blessée, elle pouvait, comme impératrice, se consoler en songeant à celles dont elle tenait la place, aux reines de France qui ont dû supporter la présence des favorites à la cour. Ces petites défaillances, pardonnées aux rois par tout le monde, sont bien excusables chez l’Empereur, qui, dans ses écarts conjugaux, sut mettre du moins, tant vis-à-vis de sa femme que de l’opinion publique, une réserve dont ses devanciers sur le trône ne lui avaient pas donné l’exemple.
N’eût-il pas été préférable de rendre inutile un si bel étalage de sentiments ?
Il est peut-être des hommes doués d’une rigidité vertueuse telle qu’ils semblent avoir le droit de se montrer sans pitié pour ces sortes de fautes, mais ceux-là mêmes cependant devront bien reconnaître qu’à être coupable, on ne saurait l’être avec plus de ménagements, plus de retenue, plus de souci du chagrin que l’on cause. En somme, ce qui ressort nettement de tout cela, c’est l’une des tendances les plus marquées du caractère de Napoléon : il voulait tout le monde content autour de lui.
Le premier chapitre du petit roman d’amour ébauché à Varsovie se termina avec le départ de l’Empereur qui allait prendre le commandement de son armée pour la campagne d’Eylau.
L’amour de Mme Walewska pour Napoléon ne s’éteignit pas. Après lui avoir donné une immense joie en le rendant père, elle ne lui occasionna jamais le moindre désagrément. Elle resta dans l’ombre pendant toute la durée du règne impérial. On ne la voit reparaître que dans les moments pénibles où elle sent que de douces paroles sont nécessaires à son amant, abîmé sous le coup de revers et de déceptions épouvantables !
On la voit aussi venir à l’île d’Elbe apporter quelques consolations à l’exilé, déchu des grandeurs, sans prestige et sans fortune ! Cette figure de femme constante, désintéressée, sensible au malheur, plane comme celle d’un ange au-dessus des abandons, des lâchetés et des trahisons qu’on voit s’accumuler quand décline l’étoile de Napoléon.
Le renvoi brutal de la meilleure des épouses, dans le seul but de satisfaire le vain orgueil de s’allier à une fille de sang royal, l’abandon cruel de cette femme après le divorce, le tableau élégiaque d’une impératrice éplorée, solitaire, aux portes de Paris, témoin forcé du bonheur de celle qui a pris sa place, tels sont les thèmes développés sur le mode mineur, par les adversaires de Napoléon, afin de transformer son divorce en un acte d’intérêt personnel et de persécution gratuite.
La nécessité de faire de Joséphine une martyre s’imposait par le besoin de peindre Napoléon sous les traits d’un égoïste impitoyable.
L’étude des documents nous a amené à une conclusion moins poétique sans doute, mais plus conforme à la vérité.
Étant donnée la stérilité de Joséphine, l’acte du divorce, comme presque tous les actes de la carrière de Napoléon, est la suite directe, inévitable, des événements qui présidèrent au rétablissement du pouvoir personnel en France. Après le 18 brumaire, après le Consulat à vie, après l’institution de l’Empire et de l’hérédité, vient se placer l’acte du divorce.
Ces cinq phases de la vie de Napoléon sont les résultantes essentielles de l’état des esprits en France qui, du haut en bas de l’échelle sociale, étaient tourmentés par des inquiétudes de diverses natures, il est vrai, mais convergeant toutes à un but unique : le maintien de la chose établie.
D’une part, la majorité du peuple français était possédée de la crainte de se trouver, après le règne de Napoléon, devant l’inconnu qui pouvait ramener les horreurs de la Révolution et de l’invasion étrangère. Enfin, mal renseignée, la masse était persuadée qu’au cas où la résolution à intervenir serait la rentrée des Bourbons, il s’ensuivrait la réclamation des arrérages des droits féodaux, impayés depuis la chute de la royauté.
D’autre part, il s’était formé, sous la Révolution, une légion de spéculateurs sur les biens nationaux, qui avaient de grosses fortunes à consolider d’abord, à mettre ensuite à l’abri des excès révolutionnaires, aussi bien que des revendications royalistes. Cela est tellement vrai que la formule du serment prononcé par Napoléon, le jour de la proclamation de l’Empire, contient ces mots : « Je jure de maintenir l’irrévocabilité des biens nationaux. »
Les intérêts que nous avons énumérés, différents à la surface, étaient les mêmes au fond. Ils se rassurèrent une première fois par la nomination de Bonaparte au consulat à vie. Puis on réfléchit que, pour être un grand homme, le Premier Consul n’était pas immortel ; on établit alors l’hérédité impériale. Enfin, comme les gens pressés par la peur ne savent quel maximum de précautions prendre, on se mit à réfléchir encore qu’à défaut d’héritier direct, la succession de l’Empereur pourrait être disputée par de nombreux compétiteurs. A tout prix, il fallait éviter une interruption dans l’exercice du pouvoir suprême, et cette dernière appréhension ne pouvait être calmée que si Napoléon avait des enfants.
« Terreur de l’anarchie, terreur de l’invasion », dit Azaïs ; nous ajouterons terreur des intérêts matériels acquis depuis l’abolition de l’ancien régime, « ces sentiments si cruels impriment à toutes les âmes un seul besoin : le maintien des institutions napoléoniennes ».
Ce serait être trop exigeant envers la nature humaine que de demander à un homme de rester insensible à l’offre qu’on lui fait de consolider sa puissance, d’exhausser sa grandeur, de fonder une dynastie. Certes, Napoléon ne devait pas être indifférent à ces perspectives. Qui l’eût été à sa place ? Cependant, il résista plusieurs années à la pression que l’on exerça sur lui pour défaire un mariage stérile. Il est même permis de supposer que plus l’Empereur vieillissait, plus cette pression devenait vive.
Le divorce entre Napoléon et Joséphine fut prononcé le 15 décembre 1809.
La première idée d’une séparation s’est présentée à l’esprit de Bonaparte en 1799, à son retour d’Égypte, en face des écarts de conduite de sa femme. Nous avons raconté cet incident en son temps. Si Napoléon pardonna, il n’oublia jamais. Dès l’an 1800, dit Miot de Mélito, « … On commença déjà à parler du divorce et à le marier à diverses princesses… » Enfin, Lucien Bonaparte, dans ses Mémoires, mentionne tout au long les ouvertures qu’il fit, à la même époque, et l’acquiescement qu’il rencontra à la cour d’Espagne au sujet d’un mariage éventuel entre Napoléon et l’infante Isabelle.
De tous les côtés, Napoléon était sollicité dans le même sens ; son frère Joseph, « voulant le déterminer à adopter le principe d’hérédité, l’avait pressé de répudier sa femme et de se remarier ; et, en faveur de cette thèse, il avait repris les divers arguments qui avaient déjà été développés »… Cet entretien se passait en 1804. Joséphine cherchait partout des points d’appui pour sa situation chancelante, elle s’évertuait à rallier les intérêts des autres aux siens propres. D’après Rœderer, elle disait à Joseph Bonaparte : « S’il établit l’hérédité, il fera divorce avec moi pour avoir des enfants : ces enfants vous écartent du pouvoir. »
Dans sa lutte contre son entourage, en 1804, c’est chez Napoléon qu’on retrouve le cri humain, la voix du cœur, quand il dit : « C’est par justice que je n’ai pas voulu divorcer. Mon intérêt, l’intérêt du système voulait peut-être que je me remariasse. Mais j’ai dit : Comment renvoyer cette bonne femme à cause que je deviens grand… Non, cela passe ma force. J’ai un cœur d’homme, je n’ai pas été enfanté par une tigresse… je ne veux pas la rendre malheureuse… »
Il n’a pas fallu moins de cinq ans pour accoutumer Napoléon à l’idée qu’il devait sacrifier ses sentiments personnels à l’intérêt de tous. En réponse aux sollicitations incessantes dont on l’accablait, il allait jusqu’à faire valoir que « César et Frédéric n’ont point eu d’enfants ». Rien n’y faisait, les partisans du divorce continuaient leur œuvre ; le prince de Metternich mandait à la cour de Vienne, en 1807 : « L’affaire du mariage semble malheureusement tous les jours prendre plus de consistance. Le bruit en est si général, l’Impératrice elle-même s’explique si hautement sur son divorce, qu’il serait difficile de ne pas croire à ce dernier… »
Depuis longtemps la stérilité de Joséphine était avérée ; c’est Bourrienne qui a dit : « J’ai, à la vérité, été témoin des efforts de la médecine pour rendre à Joséphine les signes d’une fécondité qui avaient cessé de se manifester. » L’Empereur, de son côté, ne savait pas alors quelle était sa part dans l’infécondité de son premier mariage, et cette incertitude redoublait ses hésitations à répudier une femme près de qui le retenaient, à défaut d’amour, la force de l’habitude et une amitié incontestable.
On a vu par ses lettres de 1806, que Joséphine, fort anxieuse, semblait redouter pour elle-même le séjour de son mari en Pologne. Ce pressentiment se réalisa trois ans plus tard. En effet, en 1809, après la bataille de Wagram qui marqua l’apogée du règne impérial, Napoléon passa trois mois environ à Schœnbrunn. Là, il fut rejoint par Mme Walewska, qui ne tarda pas à devenir enceinte. Dès ce moment, la résolution de Napoléon semble définitivement fixée en ce qui concerne son devoir d’affermir les institutions qui régissent la France. Capable d’avoir des enfants, il croit que sa destinée lui commande d’assurer l’avenir de son pays. Et, bien que le sacrifice, on le verra, ne soit pas moins pénible pour lui que pour Joséphine, désormais le divorce est chose décidée.
D’abord, Napoléon voulut charger le comte Lavalette, mari de la nièce de Joséphine, d’annoncer la triste nouvelle à l’Impératrice. « Je ne suis pas assez vieux, disait l’Empereur, pour ne pas espérer d’avoir des enfants, et cependant je ne peux en espérer d’elle ; le repos de la France exige que je me choisisse une nouvelle compagne… Vous êtes le mari de sa nièce ; elle vous honore de son estime. Voulez-vous la préparer à sa nouvelle destinée ? » Lavalette ayant décliné cette mission, ce fut à Fontainebleau, où il était revenu le 26 octobre 1809, que l’Empereur fit comprendre peu à peu à Joséphine les nécessités impérieuses auxquelles il obéissait, et qu’il obtint son consentement à leur séparation. « Ce fut par les moyens les plus doux, dit Constant, et avec les plus grands ménagements qu’il tâcha d’amener l’Impératrice à ce sacrifice douloureux. »
Que l’Impératrice ait compris dans toute leur rigueur les raisons qui exigeaient sa retraite, ce n’est absolument pas douteux. En effet, à supposer qu’elle ne voulût pas divorcer, qui donc pouvait l’y contraindre, sans avoir recours à une procédure dont il n’existe aucune trace ? Mais, en outre, si l’on admettait que l’Impératrice fut violentée, il faudrait encore admettre que, vaincue, elle aurait voulu s’éloigner de l’homme qui l’avait répudiée brutalement. Ne se serait-elle pas au moins empressée de fuir à tout jamais les lieux témoins de son humiliation ?
Veut-on même que sa nature douce l’eût portée à éviter tout scandale ? N’avait-elle pas à l’étranger une résidence tout indiquée, toute naturelle, à Milan, près de son fils Eugène qu’elle adorait ? Rien, en effet, ne la retenait à Paris : Hortense était en Hollande, Eugène en Italie.
Il y eut entre les deux époux, on peut l’affirmer, une entente pénible, mais finalement amiable, sur la base d’un établissement somptueux de l’Impératrice et de la conservation de la tendresse affectueuse de Napoléon. Sous ces conditions, elle accepta le sacrifice et rendit à l’Empereur sa liberté. Et qui pourra nier qu’elle le fît de son plein gré, dans le but de procurer un héritier au trône, quand on la verra, elle, oui, elle, Joséphine, s’occuper de remarier Napoléon ?
Un mois à peine après le divorce, Joséphine, secondée par sa fille, faisait à Mme de Metternich des ouvertures en vue d’un mariage possible entre Napoléon et l’archiduchesse d’Autriche, et ce fut avec l’ex-impératrice que se continuèrent les négociations. La preuve de ce que nous avançons est officielle et irréfutable ; elle est dans les instructions envoyées de Vienne par le prince de Metternich à l’ambassadeur d’Autriche à Paris. Nous y lisons ceci : « … L’ouverture la plus prononcée ayant été faite par l’impératrice Joséphine et la reine de Hollande à Mme de Metternich, Sa Majesté Impériale (l’empereur d’Autriche) n’en croit pas moins devoir suivre cette voie nullement officielle, et par conséquent moins compromettante, pour faire parvenir sans fard ses véritables intentions à la connaissance de l’empereur Napoléon. »
On voudra bien nous concéder que nul n’était en situation d’obliger une femme à faire des démarches de cette nature. Si Joséphine, qui aurait dû être la dernière à donner son concours à ces combinaisons, s’y prêtait personnellement, c’était donc parce qu’elle avait compris que « Napoléon divorçait pour procéder immédiatement à une nouvelle union qui lui permît d’espérer un héritier », ainsi que le dit Caulaincourt, s’occupant lui-même de marier Napoléon à une princesse russe.
Dès le retour de la Cour à Paris, le 14 novembre, le grand événement qui se prépare fait les frais de toutes les conversations aux Tuileries. « Le divorce de l’Empereur, dit Girardin, est une chose regardée comme certaine depuis plusieurs jours ; il a été résolu à Schœnbrunn. Tout le monde en parle. L’Impératrice elle-même en a parlé à sa marchande de fleurs, à ses médecins, à plusieurs autres. » La nation était indifférente : « La France, dit Mollien, ne voyait dans le divorce qu’un arrangement de palais. »
Il n’en est pas moins vrai que le jour où Joséphine apprit la date exacte fixée pour la consommation de l’acte solennel, elle fut en proie à une douleur extrême qui se traduisit par une crise de nerfs. Quoiqu’elle fût familiarisée, depuis près de onze ans, avec l’idée de sa répudiation, une scène émouvante, qui nous a été rapportée par un témoin oculaire, se passa le 30 novembre, quand Napoléon annonça à l’Impératrice que les actes seraient signés le 15 décembre suivant.
C’était après dîner, raconte M. de Bausset : « Le café fut présenté, et Napoléon prit lui-même sa tasse que tenait le page de service, en faisant signe qu’il voulait être seul… Tout à coup j’entends partir du salon de l’Empereur des cris violents poussés par l’impératrice Joséphine… L’huissier de la chambre, pensant qu’elle se trouvait mal, fut au moment d’ouvrir la porte ; je l’en empêchai, en lui observant que l’Empereur appellerait du secours, s’il le jugeait convenable. J’étais debout près de la porte, lorsque Napoléon l’ouvrit lui-même et, m’apercevant, me dit vivement : — Entrez, Bausset, et fermez la porte. — J’entre dans le salon, et j’aperçois l’Impératrice étendue sur le tapis, poussant des cris et des plaintes déchirantes. — Non, je n’y survivrai point, disait l’infortunée. Napoléon me dit : — Etes-vous assez fort pour enlever Joséphine et la porter chez elle par l’escalier intérieur qui communique à son appartement, afin de lui faire donner les soins et les secours que son état exige ? — Avec l’aide de Napoléon, je l’enlevai dans mes bras, et lui-même, prenant un flambeau sur la table, m’éclaira et ouvrit la porte du salon. Parvenu à la première marche de l’escalier, j’observai à Napoléon qu’il était trop étroit pour qu’il me fût possible de descendre sans danger de tomber… Ayant appelé le garçon du portefeuille… il lui remit le flambeau… et Napoléon prit lui-même les deux jambes de Joséphine pour m’aider à descendre avec plus de ménagement… Lorsqu’elle sentit les efforts que je faisais pour m’empêcher de tomber, l’Impératrice me dit tout bas : — Vous me serrez trop fort. — Je vis alors que je n’avais rien à craindre pour sa santé, et qu’elle n’avait pas perdu connaissance un seul instant… L’agitation, l’inquiétude de l’Empereur étaient extrêmes… Les mots s’échappaient avec peine et sans suite, sa voix était émue, oppressée, et des larmes mouillaient ses yeux… Toute cette scène ne dura pas plus de sept à huit minutes. Napoléon envoya de suite chercher Corvisart, la reine Hortense, Cambacérès, Fouché, et avant de remonter dans son appartement, il alla s’assurer par lui-même de l’état de Joséphine, qu’il trouva plus calme et résignée… »
L’apaisement ne tarda pas à se faire dans l’esprit de l’Impératrice, qui, le 12 décembre, présida son cercle aux Tuileries. Trois jours après, le matin du jour fatal, nous voyons Joséphine tenir les yeux, pendant qu’on la coiffe, sur un papier qui n’était autre « que le discours écrit qu’elle devait prononcer devant l’Empereur et qu’on lui avait donné à apprendre par cœur ».
Devant toute la famille impériale réunie, en présence des grands dignitaires de la couronne, le 15 décembre 1809, au soir, l’Empereur et l’Impératrice signèrent l’acte qui annulait leur mariage. « L’Empereur, dit Mollien, n’était pas moins ému qu’elle, et ses larmes étaient véritables. »
Eugène de Beauharnais prit lui-même la parole à la séance du Sénat où le divorce fut annoncé ; nous extrayons de son discours le passage suivant : « Il importe au bonheur de la France que le fondateur de cette quatrième dynastie vieillisse environné d’une descendance directe qui soit notre garantie à tous… Les larmes qu’a coûté cette résolution à l’Empereur suffisent à la gloire de ma mère. »
Napoléon, après le divorce, témoigna à Joséphine une tendresse infinie qu’il lui conserva toujours. Dans cette attitude de l’Empereur, on chercherait vainement autre chose que l’expansion naturelle de son cœur, car son intérêt, à la veille d’un nouveau mariage, lui commandait surtout de paraître entièrement délié de toutes relations avec sa première femme.
Rien ne le montre dans la posture d’un homme heureux d’avoir rompu une union qui lui pesait. Tout, au contraire, indique chez lui une profonde commisération pour le chagrin de la femme qu’il vient de quitter. « Le soir même du divorce, dit Mollien, comme s’il n’avait pu soutenir la solitude du palais des Tuileries, Napoléon partit pour Trianon presque sans suite. Il y passa trois jours, ne voyant personne, pas même ses ministres, et, dans tout son règne, ces trois jours sont peut-être les seuls pendant lesquels les sentiments aient eu plus d’empire sur lui que les affaires. Tout fut suspendu, correspondance, audiences, conseils même. Il pourvut seulement par quelques dispositions au nouvel établissement de celle dont il se séparait, et encore ne me les fit-il connaître que par un de ses officiers. » « Le soir même de son arrivée à Trianon, dit Meneval, l’Empereur écrivit une lettre à l’Impératrice pour la consoler dans sa solitude à Malmaison. »
Entre le 15 et le 19 décembre, c’est-à-dire deux ou trois jours au plus après leur séparation, Napoléon va voir Joséphine à Malmaison. A peine rentré à Trianon, l’Empereur lui écrivit : « Mon amie, je t’ai trouvée aujourd’hui plus faible que tu ne devais être. Tu as montré du courage, il faut que tu en trouves pour te soutenir ; il faut ne pas te laisser aller à une funeste mélancolie, il faut te trouver contente, et surtout soigner ta santé qui m’est si précieuse. Si tu m’es attachée et si tu m’aimes, tu dois te comporter avec force et te placer heureuse. Tu ne peux pas mettre en doute ma constante et tendre amitié, et tu connaîtrais bien mal les sentiments que je te porte si tu supposais que je puis être heureux si tu n’es pas heureuse, et content si tu ne te tranquillises. Adieu, mon amie, dors bien ; songe que je le veux. »
Pendant cette retraite à Trianon, qui dura dix jours, l’Empereur envoya cinq lettres, toutes dans le même ton amical, avec les mêmes assurances d’affection.
Ajoutons que, le 25 décembre, Joséphine était allée avec Hortense dîner à Trianon sur une invitation de l’Empereur. Pendant cette visite, l’Impératrice avait, dit Mlle Arvillon, « un air de bonheur et d’aisance qui aurait pu faire croire que Leurs Majestés ne s’étaient jamais quittées »… Ne dirait-on pas, à les voir joyeux à Trianon, deux amants échappés à la curiosité des indiscrets, plutôt que des époux au lendemain d’une rupture définitive ?
N’allez pas croire que Napoléon se proposait simplement d’adoucir par de bons procédés les chagrins plus aigus des premiers moments. Il ne cessa de veiller avec des soins empressés sur la femme qu’il s’était cru forcé de délaisser pour assurer le bonheur de ses peuples.
En vertu d’un sénatus-consulte, Joséphine conserva le titre et le rang d’Impératrice-Reine couronnée, elle jouit d’une rente annuelle de deux millions de francs, déclarée obligatoire pour les successeurs de l’Empereur. Cette pension fut portée plus tard à trois millions.
Rentré à Paris, Napoléon écrit à Joséphine : « … J’ai été fort ennuyé de revoir les Tuileries ; ce grand palais m’a paru vide, et je m’y suis trouvé isolé. » Quelques jours plus tard, il lui annonce qu’il a exaucé quelques-unes de ses demandes : « J’ai été bien content de t’avoir vue hier ; je sens combien ta société a de charmes pour moi. J’ai travaillé aujourd’hui avec Estève. J’ai accordé 100 000 francs pour 1810 pour l’extraordinaire de Malmaison. Tu peux donc faire planter tout ce que tu voudras ; tu distribueras cette somme comme tu l’entendras. J’ai chargé Estève de remettre 200 000 francs aussitôt que le contrat de la maison Julien sera fait. J’ai ordonné que l’on paierait ta parure de rubis, laquelle sera évaluée par l’intendance, car je ne veux pas de voleries de bijoutiers. Ainsi, voilà 400 000 francs que cela me coûte.
« J’ai ordonné que l’on tînt le million que la liste civile te doit, pour 1810, à la disposition de ton homme d’affaires pour payer tes dettes. Tu dois trouver dans l’armoire de Malmaison 5 à 600 000 francs ; tu peux les prendre pour faire ton argenterie et ton linge. J’ai ordonné qu’on te fît un très beau service de porcelaine : l’on prendra tes ordres pour qu’il soit très beau. »
Le mari le plus amoureux aurait-il plus d’attentions délicates pour sa femme ?
Aux courtisans inquiets, se demandant s’ils doivent aller ou non à Malmaison, et qui se sont d’abord abstenus, Napoléon témoigne qu’il sera heureux de leurs visites à Joséphine.
A toutes les époques, même après son mariage avec Marie-Louise, nous allons trouver dans les lettres de Napoléon à Joséphine les marques les plus touchantes de son inaltérable tendresse. Prenons au hasard quelques exemples : « … Ce lieu (Malmaison) est cependant tout plein de nos sentiments qui ne peuvent et ne doivent jamais changer, du moins de mon côté. J’ai bien envie de te voir, mais il faut que je sois sûr que tu es forte et non faible ; je le suis aussi un peu, et cela me fait un mal affreux… Je te verrai avec plaisir à l’Élysée, et fort heureux de te voir plus souvent ; car tu sais combien je t’aime. »
Toutes les lettres se ressemblent par l’uniformité affectueuse des sentiments qui y sont exprimés. Un mois après l’arrivée de Marie-Louise en France, Napoléon réitère pour la centième fois à Joséphine l’assurance de son attachement : « Ne doute jamais de mes sentiments pour toi : ils dureront autant que moi ; tu serais fort injuste si tu en doutais… » Joséphine s’intéressait à tout ce qui se passait dans le nouveau ménage impérial, au besoin elle questionnait Napoléon, qui lui répondait en septembre 1810 : « L’Impératrice est effectivement grosse de quatre mois, elle se porte fort bien et m’est fort attachée… » A l’accouchement de Marie-Louise, l’impératrice Joséphine, dit Meneval, ne fut pas oubliée ; l’Empereur lui envoya un page à Navarre, où elle était en villégiature. Les félicitations de Joséphine furent très agréables à Napoléon, qui s’empressa d’envoyer à l’ex-impératrice quelques détails sur le nouveau-né :
« Mon amie, j’ai reçu ta lettre ; je te remercie. Mon fils est gros et très bien portant. J’espère qu’il viendra à bien. Il a ma poitrine, ma bouche et mes yeux. J’espère qu’il remplira sa destinée. » Ce portrait enthousiaste est celui du roi de Rome, âgé de deux jours !… Plus tard, l’enfant fut conduit plusieurs fois à Joséphine, qui demandait à le voir.
En 1812, se renouvelleront encore les mêmes protestations de constante amitié. Au point de vue moral, rien n’a changé entre Napoléon et Joséphine, pas même les causes de leurs éternelles contestations. Écoutez les remontrances paternelles de l’Empereur en 1813 : « Mets de l’ordre dans tes affaires ; ne dépense que 1 500 000 francs et mets de côté tous les ans autant ; cela te fera une réserve de quinze millions, en dix ans, pour tes petits-enfants. »
Cette question était la plus irritante pour Napoléon, qui chargea Mollien de porter ses reproches à Joséphine. Le ministre, à son retour de Malmaison, rendit compte de la désolation causée à Joséphine par le mécontentement de l’Empereur ; celui-ci interrompit Mollien en s’écriant : « Mais il ne fallait pas la faire pleurer ! »
La dernière phrase, qui clôt toute la correspondance connue entre l’Empereur et Joséphine, résume mieux que nous ne saurions le faire le fond du caractère de Napoléon, qui ne cessait d’employer le ton bourgeois bon enfant quand il écrivait :
« … Annonce-moi que tu es bien portante : on dit que tu engraisses comme une bonne fermière de Normandie. »
Le lecteur a pu juger ce que fut Napoléon pour sa première femme : nous l’avons vu tour à tour amoureux jusqu’à la frénésie, puis refroidi par la légèreté et l’inconstance, courroucé quand sa dignité d’homme est menacée, généreux jusqu’à la faiblesse devant les larmes des enfants mêlées au repentir de leur mère, se contentant ensuite d’un intérieur qu’il s’efforce de rendre exemplaire ; nous l’avons vu également infidèle, mais toujours dans les limites de la décence et du respect public, soucieux avant tout de ne pas humilier sa femme. Nous l’avons vu enfin, cédant à la longue aux sollicitations incessantes de son entourage, subordonner ses goûts personnels à l’espoir de donner à son pays un gage de sécurité. Sous ces aspects multiples, son caractère est demeuré strictement, dans ses qualités comme dans ses défauts, ce qu’il aurait été si, trompant sa destinée, il avait vécu en Corse et y avait dirigé son ménage, au sein d’une médiocre fortune, telle que semblait la lui réserver sa naissance.
Le second mariage de Napoléon n’ayant pour objet que de fonder une dynastie, il était important, au premier chef, que cette dynastie fût, autant que possible, égale à celles qui régnaient alors en Europe. A cet effet, le Conseil des ministres fut consulté sur le choix qu’il convenait de faire entre les princesses de Russie, d’Autriche et de Saxe. La majorité du Conseil émit l’opinion qu’il fallait porter ses vues d’abord sur la Russie.
Suivant cette décision, l’Empereur écrit à Caulaincourt, alors ambassadeur à Saint-Pétersbourg : « … Dans cette négociation, Caulaincourt, vous devez employer toute la prudence, toute la dextérité dont vous êtes susceptible. Réfléchissez profondément ; ne hasardez pas un mot, pas un geste légèrement. Je ne dois pas être offert, non plus que refusé. Conservez haute ma dignité, qui est celle de la France. »
La Cour de Russie, tout en reconnaissant le grand honneur qui lui était fait, ajournait son adhésion. La vérité est que, si le Tsar était parfaitement consentant à cette union pour sa sœur, l’Impératrice mère hésitait à marier sa fille avec l’empereur des Français.
Plus humilié, sans doute, que fatigué de ce peu d’empressement, Napoléon jeta les yeux sur la cour d’Autriche, et, en homme pratique, sachant qu’une affaire bien faite est celle dont on s’occupe soi-même, il entama, rapporte Metternich, les négociations avec Mme de Metternich, un soir de bal masqué chez l’archichancelier Cambacérès. « Croyez-vous, dit-il sans préambule à l’ambassadrice, que l’archiduchesse Marie-Louise accepterait ma main et que l’Empereur, son père, donnerait son consentement ? » Surprise, Mme de Metternich balbutia qu’il lui était impossible de répondre à cette question. « Écrivez à votre mari, et demandez-lui ce qu’il en pense. » Et Napoléon laissa son interlocutrice ahurie.
Immédiatement après commencèrent les ouvertures officielles ; on a vu plus haut la part effective que prit l’impératrice Joséphine à ces pourparlers. La cour d’Autriche, redoutant par-dessus tout les conséquences politiques d’une alliance franco-russe, n’hésita pas à donner son consentement.
Toutes choses convenues, il fut arrêté que le maréchal Berthier se rendrait à Vienne à l’effet d’épouser par procuration la jeune archiduchesse. Berthier arriva à Vienne le 4 mars 1810, porteur d’une corbeille pour laquelle la munificence de l’Empereur n’avait rien épargné ; on y remarquait entre autres merveilles, d’après le baron Peyrusse, un collier composé de trente-deux chatons dont la valeur n’était pas inférieure à neuf cent mille francs, des boucles d’oreilles ayant coûté quatre cent mille francs, et le portrait de Napoléon enrichi d’un cercle de seize solitaires estimés à six cent mille francs. Napoléon, on le voit, se laissait aller à quelque prodigalité en faveur d’une fiancée dont la dot relativement modique ne s’élevait qu’à la somme de cinq cent mille francs.
Le mariage fut célébré à Vienne avec la plus grande pompe le 11 mars 1810. Le 14, Marie-Louise, sous la conduite du prince de Neufchâtel, quitta la cour d’Autriche accompagnée de douze dames du palais qui devaient la suivre jusqu’à Braunau, où l’attendaient la reine de Naples, sœur de Napoléon, et toute la maison de la nouvelle impératrice. Le 16 mars, à Braunau, le service autrichien fut remplacé auprès de Marie-Louise par le service français.
Une fois le mariage consommé à Vienne, l’homme de tête, qui primait chez Napoléon l’homme de cœur, éprouva une immense satisfaction, non exempte d’un vif sentiment d’orgueil en se voyant uni, lui, d’extraction si ordinaire, à la fille d’une des plus anciennes maisons souveraines du monde. Mais en même temps l’homme de cœur, qui n’était jamais loin, s’enflamma à l’idée que sur la route de Vienne à Paris voyageait une jeune fille de toute pureté, à peine âgée de vingt ans, jolie, fraîche et blonde, qu’il allait initier aux premiers mystères de l’hymen. Il ressentit alors les effluves capiteux d’une première passion.
L’état d’esprit de Napoléon est parfaitement décrit dans les lettres adressées au roi de Wurtemberg par sa fille, la reine Catherine, qui était auprès de l’Empereur à cette époque : « Vous ne croirez jamais, mon cher père, dit-elle, combien il est amoureux de sa femme future ; il en a la tête montée à un point que je n’aurais jamais imaginé, et que je ne puis assez vous exprimer… »
Dans une autre lettre, elle s’exprime ainsi : « … Pour vous prouver à quel point l’Empereur est occupé de sa femme future, je vous dirai qu’il a fait venir tailleur et cordonnier pour se faire habiller avec tout le soin possible, et qu’il apprend à valser ; ce sont des choses que ni vous ni moi n’aurions imaginées… »
Si la politique avait donné à Napoléon une nouvelle épouse, il se flattait, lui, de faire la conquête de sa jeune femme. Dans cette intention, il se mit en frais d’inventions romanesques pour plaire à Marie-Louise dès la première rencontre.
Aux yeux des observateurs rigoureux de l’étiquette des cours, ce n’était pas une mince affaire que de régler la première entrevue des deux nouveaux époux. On compulsa tous les ouvrages techniques traitant de la matière, on rechercha les précédents, on réveilla de leur profond sommeil les ordonnances poudreuses qui dormaient dans les archives, puis le prince de Schwarzenberg discuta avec Napoléon, pied à pied, toutes ces questions de formes. Finalement on marqua la place des dignitaires et des troupes ; on stipula qu’entre deux tentes servant de débarcadère, l’une pour l’Empereur, l’autre pour l’Impératrice, serait dressée une troisième tente, et que là aurait lieu la rencontre des nouveaux époux. Sur un carreau, spécialement désigné, Marie-Louise s’arrêterait, s’inclinerait, et Napoléon, après l’avoir relevée, l’embrasserait. Leurs Majestés monteraient ensuite avec les princesses dans un carrosse à six places.
Il est à supposer qu’en élaborant minutieusement avec l’ambassadeur d’Autriche, cette mise en scène du premier baiser, l’Empereur se proposait d’en suivre religieusement le plan. En tête-à-tête avec le diplomate, il n’y avait alors que le souverain respectueux de la dignité des cours ; mais ni son collaborateur ni lui-même ne tenaient compte du simple mortel qui, chez Napoléon, l’emportait toujours dans les questions de sentiment.
Dès que l’Empereur apprit que l’Impératrice était partie de Vitry pour Soissons, le simple mortel, dans son ardeur amoureuse, sans souci de la dignité impériale ni des formalités du protocole, « monta aussitôt dans une calèche avec le roi de Naples, et partit incognito et sans suite. L’Empereur avait déjà fait quinze lieues lorsqu’il rencontra, à Courcelles, le cortège de l’Impératrice. Il s’approcha de la voiture de Sa Majesté sans être reconnu ; mais l’écuyer, qui n’était pas prévenu de ses intentions, ouvrit la portière et baissa le marchepied en criant : L’Empereur !
Napoléon se jeta au cou de Marie-Louise, qui n’était nullement préparée à cette brusque et galante entrevue, et il ordonna sur-le-champ d’aller en toute hâte vers Compiègne, où il arriva à dix heures du soir.
Au galop des chevaux, on défila devant les tentes solennellement érigées et devant les ordonnateurs de l’étiquette des cours qui, ébahis, leurs parchemins entre les doigts, regardaient passer la violation des royales convenances.
On pense bien que l’on avait réglé aussi le point délicat des rapports de l’Empereur et de l’Impératrice, du 28 mars, jour de l’arrivée à Compiègne, jusqu’au 1er avril, date où devait avoir lieu la consécration du mariage civil. Il avait été expressément stipulé que l’Empereur coucherait à l’hôtel de la Chancellerie, et non dans le palais, durant le séjour à Compiègne.
Donc, le 28 mars, à dix heures du soir, après la rencontre de Courcelles, le cortège impérial fit son entrée au palais de Compiègne.
Un souper avait été préparé pour Leurs Majestés et toute la cour dans la galerie de François Ier. Sous le patronage de ce roi galant, on vit Napoléon adresser à sa jeune épouse, fraîche comme une rose, des paroles soulignées par des regards suppliants. Marie-Louise, rougissante, restait muette d’étonnement. Pour vaincre les scrupules de celle qui n’était sa femme que par procuration, l’Empereur fit appel à l’autorité du cardinal Fesch, à qui il dit en présence de l’Impératrice : « N’est-ce pas vrai que nous sommes bien mariés ? — Oui, Sire, d’après les lois civiles », répondit le cardinal, sans se douter des conséquences que l’on voulait tirer de sa réponse… »
Le déjeuner que Napoléon fit servir le lendemain matin dans la chambre de Marie-Louise, par ses femmes, nous dispense d’expliquer comment fut éludée la dernière partie du protocole, et pourquoi les appartements de l’hôtel de la Chancellerie n’abritèrent pas leur auguste locataire…
Par l’excès de cet empressement, le plus puissant monarque de l’Europe nous a montré une fois de plus que le tempérament chez lui ne s’est guère modifié depuis 1796 : l’impatience amoureuse de l’Empereur près de Marie-Louise équivaut à l’ardeur fébrile du général Bonaparte pour Joséphine.
Après avoir fait la part de la raison qui consistait à conclure un mariage essentiellement politique et dynastique, Napoléon pensa que Marie-Louise, sacrifiée pour ainsi dire, avait bien le droit de trouver au seuil du mariage un peu de la ferveur passionnelle plus ou moins rêvée par toutes les jeunes filles.
Voulant se faire aimer, Napoléon ne sut quels procédés chaleureux mettre en œuvre, et, comme presque toujours en pareil cas, ce fut lui qui, le premier, devint amoureux.
L’Empereur, ravi dans tout son être par une alliance si flatteuse, excité dans tous ses sens par la vue d’une jeune fille douce et tendre qui lui appartenait, éprouva un renouveau bien naturel.
Sera-ce un accident passager ? Une fois cette exubérance éteinte, le souverain va-t-il se reprendre et se tenir dans les rapports réservés qui sont la règle habituelle des mariages royaux ? Nullement. En face de sa femme, il n’y a pour lui d’autre question que d’être un bon époux, que de fonder un foyer heureux et paisible.
Afin de réaliser ce dessein, il trouva chez Marie-Louise une nature plus malléable, plus docile que celle de Joséphine, et, malgré tout ce qu’on a dit pour pallier l’inexcusable trahison de la deuxième impératrice aux jours du désastre final, nous pouvons affirmer et nous allons prouver que Marie-Louise fut très heureuse pendant son union avec Napoléon.
Le premier témoignage que nous invoquerons ne pourra être mis en suspicion, c’est celui de Marie-Louise elle-même, pris dans la correspondance qu’elle adressait à ses amies les plus intimes, les comtesses de Colloredo et de Crenneville.
Un mois à peine après son arrivée à Compiègne, Marie-Louise écrit : « Le Ciel a exaucé vos vœux à l’occasion de mon mariage, puissiez-vous jouir bientôt d’un bonheur pareil à celui que j’éprouve… »
Par les dates et les extraits de ses lettres, on verra que l’opinion de l’Impératrice n’a pas varié tant qu’elle est restée près de l’Empereur :
« … J’ai demandé à l’Empereur la permission de signer votre contrat ; il y a acquiescé tout de suite avec cette grâce, cette obligeance qui lui est si naturelle… » (10 mai 1810.)
« … Je ne puis former un meilleur souhait pour vous qu’en vous désirant un bonheur pareil au mien… Vous pouvez vous figurer que nous ne manquons pas d’amusements dans une aussi grande ville que Paris, mais les moments que je passe le plus agréablement sont ceux où je suis avec l’Empereur. » (1er janvier 1811.)
« J’espère que mon fils (le roi de Rome) fera un jour comme son père : le bonheur de tous ceux qui l’approcheront et le connaîtront… » (6 mai 1811.)
« … Le bonheur que je ressens d’être au milieu de ma famille est troublé par le chagrin de me trouver séparée de l’Empereur ; je ne puis être heureuse qu’auprès de lui… » (11 juin 1812.)
« … L’absence de l’Empereur suffit pour troubler tout ce plaisir ; je ne serai contente et tranquille que lorsque je le verrai. Que Dieu vous préserve jamais d’une telle séparation ; elle est trop cruelle pour un cœur aimant, et, si elle dure longtemps, je n’y résisterai pas… » (28 juin 1812.)
« … Vous pouvez juger du chagrin que doit me causer l’absence de l’Empereur et qui ne finira qu’à son retour… Un jour passé sans avoir de lettre suffit pour me mettre au désespoir, et quand j’en reçois une, cela ne me soulage que pour peu d’heures… » (1er octobre 1812.)
« … Il y a un vœu que je voudrais voir surtout bientôt accompli, celui du retour de l’Empereur… mon fils ne peut parvenir à me faire oublier, fût-ce pour quelques instants, l’absence de son père… » (2 octobre 1806.)
« … Je pars pour Mayence où je vais voir l’Empereur. Je ne vous parle pas de ma joie, vous en jugerez facilement… » (23 juillet 1813.)
De ces lettres écrites dans l’abandon d’une amitié qui datait de l’enfance, ne résulte-t-il pas d’une manière irréfragable que Marie-Louise fut heureuse avec Napoléon ? Il n’est pas indifférent à la question de voir Marie-Louise confirmer les bons procédés de l’Empereur, quand elle apprit sa mort. A cette époque, elle n’avait plus de contrainte d’aucune sorte à observer ; elle avait, au contraire, intérêt à faire montre de sentiments hostiles qui, seuls, pouvaient atténuer l’indignité de sa conduite : elle vivait alors maritalement avec Adam Adalbert, comte de Neipperg, modeste général autrichien, — son amant depuis 1814 (!) — dont la seule distinction consistait en un bandeau noir qui couvrait le vide causé par l’absence de son œil gauche ! Ajoutons qu’elle avait eu de cette liaison un fils, longtemps avant la mort de l’Empereur. Eh bien ! lorsque cette grande nouvelle commença à circuler en Europe, Marie-Louise écrivait : « L’empereur Napoléon, loin de me maltraiter, comme le monde le croit, m’a toujours témoigné tous les égards… »
Nous ne nous arrêtons pas aux restrictions telles que « je n’ai jamais eu de sentiments vifs pour Napoléon », contenues dans la même lettre. D’où vient ce démenti qu’elle donne à toute sa correspondance, si ce n’est des ménagements qu’elle doit, en 1821, à Neipperg, jaloux probablement de son impérial prédécesseur ?
Nous ne voulons laisser aucun doute sur les témoignages d’affection dont Napoléon ne cessa de combler sa deuxième épouse ; amis et ennemis, dans leurs mémoires, l’attestent hautement.
« A la cour et à la ville, dit Fouché, le mot d’ordre fut donné de complaire à la jeune impératrice qui, sans aucun partage, captivait Napoléon : c’était même de sa part une sorte d’enfantillage… » « L’impératrice Marie-Louise, sa jeune et insignifiante femme, affirme Caulaincourt, était l’objet de ses soins empressés. Le regard heureux de Napoléon la couvait de son amour ; on voyait qu’il était fier de la montrer à tous et partout… » La générale Durand, première dame d’honneur de l’impératrice Marie-Louise, rapporte que : « Pendant les trois premiers mois qui suivirent son mariage, l’Empereur passa auprès de l’Impératrice les jours et les nuits : les affaires les plus urgentes pouvaient à peine l’en arracher quelques instants… » « L’Empereur, relate M. de Champagny, fut le meilleur mari du monde ; il est impossible d’avoir plus de soin et des attentions plus délicates et plus généreuses… »
Napoléon, réputé si altier, si cassant à son ordinaire, ne recule devant aucun moyen pour savoir si sa femme est réellement heureuse. Les assurances qu’elle lui donne ne lui suffisent pas, il voudrait connaître toute sa pensée par un tiers qui jouisse de la confiance de l’Impératrice. C’est bien « de l’enfantillage » qui se voit dans ce que raconte le prince de Metternich. Le rencontrant chez Marie-Louise, Napoléon lui dit : « Je veux que l’Impératrice vous parle à cœur ouvert, et qu’elle vous confie ce qu’elle pense de sa position ; vous êtes un ami, elle doit ainsi ne pas avoir de secrets pour vous. » Le lendemain, Napoléon chercha l’occasion de parler à l’ambassadeur : « Que vous a dit hier l’Impératrice ? » lui demanda-t-il. Et sans lui laisser le temps de répondre, il ajouta vivement : « L’Impératrice vous aura dit, qu’elle est heureuse avec moi, qu’elle n’a pas une plainte à former. J’espère que vous le direz à votre empereur, et qu’il vous croira plus que d’autres… »
Il faut renoncer à décrire l’immense joie de Napoléon quand, trois mois après le mariage, l’Impératrice éprouva les premiers symptômes d’une grossesse ; ce bonheur fut à son comble lorsqu’elle accoucha d’un fils.
Quel songe merveilleux ! Le boursier des écoles militaires, l’officier d’artillerie famélique fondait une dynastie appelée à gouverner le plus vaste empire de l’Europe, et son héritier se trouvait être le petit-fils d’un monarque de droit divin !
Ne pouvait-il se croire l’élu de Dieu, celui qui, après une carrière déjà miraculeuse, se voyait l’objet de cette suprême bénédiction ?
Au moment de l’accouchement qui fut extraordinairement laborieux, la fortune sembla disputer à Napoléon cette félicité sans égale. Quand Dubois, le médecin accoucheur, vint annoncer qu’on ne pouvait sauver l’enfant qu’au prix de la vie de la mère, il y avait place, à cette heure pathétique, pour une alternative cruelle. Si l’Empereur eût été l’homme qu’on a dit, égoïste, sacrifiant tout à ses intérêts personnels, il aurait surtout demandé que l’on sauvât l’enfant. L’enfant n’était-il pas le but unique de son mariage avec Marie-Louise ?
Napoléon n’hésita pas une seconde et s’écria : « Ne pensez qu’à la mère. »
Le cœur de l’époux a parlé en étouffant la voix du souverain. Qu’importent les rêves grandioses de postérité, les joies paternelles entrevues, l’immortalité de son œuvre ! c’est sa femme avant tout qu’il veut garder, la femme simple et bonne que la politique lui a donnée, mais que son amour loyal et tutélaire veut conserver.
L’enfant se présentant par les pieds, on dut recourir au forceps pour lui dégager la tête. L’Empereur ne put supporter que pendant quelques instants les angoisses de cette horrible opération, qui dura vingt minutes. Il lâcha la main de l’Impératrice qu’il tenait dans les siennes, et se retira dans le cabinet de toilette, pâle comme un mort et paraissant hors de lui.
Enfin, à huit heures du matin, le 20 mars 1811, l’enfant naquit, et, dès que l’Empereur en fut instruit, il vola près de sa femme et la serra dans ses bras.
L’enfant resta pendant sept minutes sans donner signe de vie. Napoléon jeta les yeux sur lui, le crut mort, ne prononça pas un mot et ne s’occupa que de l’Impératrice. Enfin, l’enfant poussa un cri, et l’Empereur vint embrasser son fils.
La foule assemblée dans le jardin des Tuileries attendait avec anxiété la délivrance de l’Impératrice. Vingt et un coups de canon devaient annoncer la naissance d’une fille, et cent coups, celle d’un garçon.
Au vingt-deuxième coup, une joie délirante éclata dans le peuple : « Napoléon, placé derrière un rideau, à une des croisées de l’Impératrice jouissait du spectacle de l’ivresse générale et paraissait profondément attendri ; de grosses larmes roulaient sur ses joues sans qu’il les sentît, c’est dans cet état qu’il vint embrasser de nouveau son fils. »
Napoléon, désormais, ne devait plus connaître les larmes de joie, car la fortune lui souriait pour la dernière fois. A partir de la naissance de son fils, s’amoncelle l’orage qui emportera l’Empereur jusqu’au delà des océans, seul, sans femme, sans enfant, sans pouvoir, sans liberté !
La naissance du roi de Rome donna lieu à des transports d’enthousiasme indicibles. La joie publique se manifesta spontanément dans toute l’Europe. Le Messie n’aurait pas été accueilli avec plus d’exaltation. Tous les poètes, célèbres ou inconnus, envoyèrent leurs odes, leurs stances, leurs cantates, leurs chansons. Il en arriva dans toutes les langues, en français, en allemand, en flamand, en italien, en grec, en latin, en anglais !
Depuis Casimir Delavigne, du Havre, élève de rhétorique au lycée Napoléon et à l’institution de M. Ruinet, jusqu’à Esménard, membre de l’Académie française, c’est à qui déploiera le plus de lyrisme.
Après l’émotion bien naturelle que lui causa cette allégresse universelle, Napoléon, au comble de ses ambitions, resta identique à lui-même d’humeur et de caractère. Nous allons le retrouver dans son ménage, aussi simple, aussi paisible que le plus vulgaire des époux. Avec cet enfant adoré, il sera le même papa gâteau, le même « oncle Bibiche » qu’était Bonaparte, Premier Consul, avec ses neveux, enfants d’Hortense.
Écoutez les témoins oculaires : « … L’entrée de son cabinet, dit Meneval, était interdite à tout le monde ; il n’y laissait pas entrer la nourrice, et priait Marie-Louise de lui apporter son fils ; mais l’Impératrice était si peu sûre d’elle-même, en le recevant des mains de sa nourrice, que l’Empereur, qui l’attendait à la porte de son cabinet, s’empressait d’aller au-devant d’elle, prenait son fils dans ses bras et l’emportait en le couvrant de baisers… S’il était à son bureau, prêt à signer une dépêche, dont chaque mot devait être pesé, son fils, placé sur ses genoux ou serré contre sa poitrine, ne le quittait pas… Quelquefois, faisant trêve aux grandes pensées qui occupaient son esprit, il se couchait par terre, à côté de ce fils chéri, jouant avec lui avec l’abandon d’un autre enfant, attentif à ce qui pouvait l’amuser ou lui épargner une contrariété… Sa patience et sa complaisance pour cet enfant étaient inépuisables… »
« L’Empereur aimait passionnément son fils, dit Constant, il le prenait dans ses bras toutes les fois qu’il le voyait, l’enlevait violemment de terre, puis l’y ramenait, puis l’enlevait encore, s’amusant beaucoup de sa joie. Il le taquinait, le portait devant une glace, et lui faisait souvent mille grimaces dont l’enfant riait jusqu’aux larmes. Lorsqu’il déjeunait, il le mettait sur ses genoux, trempait un doigt dans la sauce et lui en barbouillait le visage… »
En voyage ou dans ses campagnes, il est en correspondance directe avec Mme de Montesquiou, la gouvernante.
En route pour la guerre de Russie, l’Empereur lui écrit : « … J’espère que vous m’apprendrez bientôt que les quatre dernières dents sont faites. J’ai accordé pour la nourrice tout ce que vous m’avez demandé ; vous pouvez lui en donner l’assurance. »
Rien, ni la somme de travail considérable qu’il s’imposait, ni les soucis du début d’une guerre formidable, ni la responsabilité du commandement d’une armée de trois cent mille hommes, ne détournait la pensée de l’Empereur du berceau de son cher enfant.
Ce fut avec une grande émotion qu’il reçut, à la veille de la bataille de la Moskowa, le portrait du petit roi de Rome, que lui envoyait l’Impératrice. Napoléon, à la porte de sa tente, acclamé par ses soldats, contempla ce portrait avec amour, puis soudain, trahissant les inquiétudes qui l’agitaient, il dit à son secrétaire : « Retirez-le, il voit de trop bonne heure un champ de bataille. »
Jusqu’à présent, nous n’avons pu juger Napoléon qu’aux époques où la fortune ne cessait de lui être favorable. L’heure des revers a sonné, ils vont être immenses, de nature à reléguer bien loin le souci des détails du ménage, et cependant, malgré l’effort colossal qu’il fait pour se défendre contre les épouvantables catastrophes qui fondent sur lui, Napoléon conservera pour sa femme et son enfant les mêmes attentions vigilantes, les mêmes délicatesses qu’aux jours de la prospérité.
En 1813, il écrit à Cambacérès : « … Les ministres ne doivent pas parler à l’Impératrice de choses qui pourraient l’inquiéter ou la peiner. » Après la bataille de Dresde, il adresse ces mots à Mme de Montesquiou : « … Je vois avec plaisir que mon fils grandit et continue à donner des espérances. Je ne puis que vous témoigner ma satisfaction pour tous les soins que vous en prenez. »
Pendant cette terrible campagne, désireux de voir sa femme, il l’avait fait venir à Mayence ; il s’y rendit le 26 juillet : « Il me parlait, dit Caulaincourt, de ce rendez-vous donné à sa Louise avec un entraînement de jeune homme ; alors il faisait trêve aux soucis, et sa physionomie radieuse n’offrait aucune trace des émotions douloureuses du commencement de notre entretien… »
Au moment où, après un espoir de paix, l’Empereur se voit forcé de lutter contre la coalition de l’Europe entière, il s’inquiète des plus petites choses relatives à sa femme : « J’ai été mécontent d’apprendre, écrit-il au grand chambellan, que la fête du 15 août avait été mal disposée et les mesures si mal prises que l’Impératrice avait été retenue par une mauvaise musique un temps infini… Enfin, il y avait un bien petit inconvénient à faire sortir un peu plus tôt l’Impératrice d’un spectacle où elle étouffait de chaleur… »
Pendant la campagne de France, où, par un effort surhumain, donnant tout son essor à un génie qui n’a pas été égalé, il défend pied à pied le sol de la patrie, et tient en respect avec trente mille hommes toutes les puissances de l’Europe, il écrit de Nogent : « … Tenez gaie l’Impératrice, elle se meurt de consomption. »
Le lendemain, il fait la recommandation qui, pour lui, prime tout : « Mais, dit-il, ne laissez jamais tomber l’Impératrice et le roi de Rome entre les mains de l’ennemi. » Et, envisageant toutes les éventualités qui peuvent se produire, il s’écrie : « Quant à mon opinion, je préférerais qu’on égorgeât mon fils plutôt que de le voir jamais élevé à Vienne, comme prince autrichien, et j’ai assez bonne opinion de l’Impératrice pour aussi être persuadé qu’elle est de cet avis, autant qu’une femme et une mère peuvent l’être. »
Si l’on parle à Napoléon, perdu sans rémission, de faire intercéder sa femme près de l’empereur d’Autriche, il se révolte, mais bien moins par sentiment d’orgueil que dans la crainte que cette attitude de Marie-Louise ne nuise au repos de son ménage ; écoutez plutôt l’expression de son mécontentement : « J’ai vu avec peine que vous avez parlé des Bourbons à ma femme. Cela la gâterait et nous brouillerait…; évitez les discours qui la feraient penser que je consens à être protégé par elle ou par son père… D’ailleurs, tout cela ne peut que troubler son repos et gâter son excellent caractère… »
Ici, dans cette détresse extrême, comme aux plus beaux jours des succès, Napoléon place avant toutes choses sa dignité personnelle dans son foyer domestique.
Après avoir épuisé les merveilleuses ressources d’une science militaire qui chaque jour frappait ses ennemis de stupeur, écrasé sous des forces vingt fois supérieures aux siennes, l’Empereur trahi, abandonné par ses compagnons d’armes, dut se résigner à signer l’acte d’abdication de Fontainebleau.
La pensée de sa femme et de son enfant, un moment voilée dans son esprit par les tortures horribles que lui infligent ses ennemis et ses amis, vient l’aider à supporter les dernières humiliations ; il accepte de se rendre à l’île d’Elbe, en disant à son confident : « A l’île d’Elbe, je puis encore être heureux avec ma femme et mon fils. »
Après ses adieux à la garde, qui sont restés légendaires, il écrit à l’Impératrice : « Ma bonne amie, je pars pour coucher à Briare. Je partirai demain matin pour ne plus m’arrêter qu’à Saint-Tropez… J’espère que ta santé te soutiendra et que tu pourras venir me rejoindre…
« Adieu, ma bonne Louise. Tu peux toujours compter sur le courage, le calme et l’amitié de ton époux. »
A l’île d’Elbe, étonné, inquiet du silence de Marie-Louise, loin de soupçonner sa femme d’une trahison, il la croit prisonnière. Tout est mis en œuvre par Napoléon afin d’avoir des nouvelles de sa femme. Le 20 août, il écrit au général Bertrand : « … Donnez les instructions suivantes au capitaine de la garde qui part sur le brick. Il saisira toutes les occasions pour écrire à Meneval et à Mme Brignole pour donner de mes nouvelles, dire que Madame Mère est ici et que j’attends l’Impératrice dans le courant de septembre. » Dix jours après, même mission est donnée au capitaine Hureau dont la femme est près de l’Impératrice.
Par contre, les quelques efforts faits par Marie-Louise pour correspondre avec son mari dans les premiers jours de leur séparation ne furent pas bien énergiques ; ils n’allaient pas jusqu’à contrarier, si peu que ce fût, les idées de son père, l’empereur d’Autriche ; il convient d’ajouter, afin de rendre son indifférence plus compréhensible, que dès le 17 juillet 1814 l’influence du comte Neipperg commençait à agir sur elle.
En octobre, Napoléon, ne sachant plus à qui s’adresser pour avoir des nouvelles, écrit au grand-duc de Toscane, oncle de l’Impératrice et le supplie de vouloir bien servir d’intermédiaire pour sa correspondance avec Marie-Louise.
Quel contraste navrant ! Avoir connu les ivresses de la gloire et de la toute-puissance, avoir été pendant dix ans accablé par les démonstrations obséquieuses des rois et l’adulation des peuples, et venir mendier une preuve de sympathie d’un petit prince dans le simple but de ramener sa femme auprès de soi !
En décembre, l’Empereur, ne pouvant encore croire à son abandon, écrivait au comte Bertrand : « Voyez ce que coûterait la maison Lafargue, et ce qu’il faudrait y dépenser pour la mettre en état. Si l’Impératrice et le roi de Rome venaient ici, cette maison sera la seule convenable pour loger la princesse. »
Dans ce morne séjour de l’île d’Elbe, aux déchirements incessants de son âme vient s’ajouter l’anxiété de ne recevoir aucune marque d’affection de Marie-Louise, aucune nouvelle de son fils adoré.
Le seul témoignage de constance qui vint soulager son âme désolée lui fut donné par Mme Walewska. Cette noble femme désintéressée sentit, à distance, les battements douloureux du cœur de son ancien amant et lui apporta, le 1er septembre, les douces consolations de son amour. Elle resta trois jours à Marciana, puis Napoléon retomba dans sa triste solitude.
Quand Napoléon quitta l’île d’Elbe, il est permis de supposer qu’à son envie de ressaisir un trône, était intimement lié l’ardent espoir de recouvrer l’affection de sa femme et les caresses de son enfant. Dès son arrivée à Paris, il écrivait à l’empereur d’Autriche : « … Je connais trop les principes de Votre Majesté, je sais trop quelle valeur elle attache à ses affections de famille pour n’avoir pas l’heureuse confiance qu’elle sera empressée, quelles que puissent être d’ailleurs les dispositions de son cabinet et de sa politique, de concourir à accélérer l’instant de la réunion d’une femme avec son mari et d’un fils avec son père… »
L’empereur d’Autriche n’avait nullement à peser sur sa fille, pour la pousser à mépriser ses devoirs d’épouse et de mère. Elle vivait tranquillement dans un concubinage méprisable.
On a cherché à mettre sur le compte de la faiblesse de son caractère l’indigne conduite de Marie-Louise. La faiblesse peut encore inspirer de la pitié ; nulle indulgence ne saurait être acquise au cynisme des sentiments.
Y aura-t-il chez elle un cri du cœur, alors que son mari est définitivement vaincu dans cette lutte gigantesque dont l’Empire, sa femme et son fils étaient le prix ? Aura-t-elle une lueur de commisération pour le père de son enfant ?
Dans une lettre intime, où la politique n’a rien à voir, voici en quels termes elle parle des progrès de la marche des alliés contre la France : « … Le général Neipperg, dit-elle, ne m’a pas donné signe de vie depuis dix-huit jours, de sorte que je ne connais que les détails du bulletin, mais je me réjouis avec tout le monde des bonnes nouvelles qu’il contient… »
Ainsi, devant ces événements où se joue le salut du pays dont elle fut la souveraine, où vont se décider le sort de son mari et les destinées de son fils, Marie-Louise se classe, impudemment, au rang de « tout le monde » ! La postérité, vengeresse des simples lois de l’honneur et de la fidélité, rangera aussi, nous l’espérons, cette triste princesse parmi les malheureuses qui aux hontes de l’adultère s’efforcent d’ajouter la bassesse du cœur, la lâcheté du caractère.
Cette étude de Napoléon, dans son rôle d’époux, commencée sous les auspices des merveilleux triomphes de la première campagne d’Italie, s’arrête dans les affres de l’effondrement de Waterloo. Désormais, c’est sur le rocher de Sainte-Hélène qu’en lui-même l’Empereur pleurera l’absence de son fils et le vil abandon de celle qu’il a tant aimée.
Sous tous les aspects où nous venons de le considérer, au sommet de la gloire, comme dans les abîmes de la défaite, Napoléon a conservé le haut sentiment conjugal qu’il portait en lui dès sa jeunesse.
Il eut deux épouses ; il les entoura toutes deux d’une égale affection. Il s’appliquait avec des soins aimables et minutieux à les rendre heureuses, et cependant toutes deux lui furent infidèles, avec cette différence que Joséphine ne tarda guère à le tromper, tandis que Marie-Louise ne le trahit qu’après plusieurs années de mariage.
Dans ces deux infortunes conjugales, suivant la règle commune, un voile épais recouvre ses yeux ; devant les soupçons les plus justifiés, il veut douter jusqu’à ce que la preuve soit complète ; pour Joséphine, il attribue longtemps à la légèreté les apparences de l’infidélité ; pour Marie-Louise, il se plaît à la croire prisonnière et victime plutôt qu’inconstante.
Nous l’avons vu, dans l’une et l’autre de ces unions s’appliquer à fonder un foyer exemplaire, paisible, régi par les habitudes les plus simples.
Celui qui avec une fierté redoutable relevait les moindres attaques des souverains les plus puissants, nous l’avons vu transiger, presque au prix de sa dignité, pour éviter les plus petits conflits dans son intérieur.
Celui qui commandait à quarante millions d’hommes n’opposait que de la faiblesse aux caprices de sa femme et des enfants qui l’entouraient.
En résumé, ni les splendeurs d’une carrière prodigieuse, ni le suprême orgueil de la majesté impériale, n’ont influé sur son caractère d’époux et de père. Napoléon n’a jamais dérogé aux principes réguliers que lui avait inculqués son éducation première.
« Inhumain avec ses frères, incestueux avec ses sœurs », telles sont les expressions usitées par les détracteurs de Napoléon, pour définir ses rapports avec sa famille.
La première de ces appréciations est facile à discuter ; les documents, les témoignages abondent ; ils permettent de juger d’où venaient les torts dans cette famille qui fut absolument désunie parce que chacun de ses membres se tenait pour méconnu et maltraité par l’Empereur, alors que tous n’avaient qu’à se laisser vivre dans une opulence fastueuse.
Le malheur des frères et sœurs de Napoléon prend sa source dans une foi qui leur était commune : ils se croyaient tous rois de droit divin, elles se croyaient toutes reines de naissance. Leur état d’esprit se résume parfaitement dans une boutade de Napoléon, se plaignant devant Bourrienne des récriminations des siens : « En vérité, à les entendre, on dirait que j’ai mangé l’héritage de notre père ! »
Et ces récriminations ne furent pas d’un seul jour. Elles furent constantes, elles se représentaient avec une persistance intolérable, mettant ainsi à l’épreuve la plus irritante une longanimité fraternelle qui a fait dire à un contemporain : « Napoléon avait plus de mal à gouverner sa famille que son empire. » De fait, il lui aurait été fort difficile de contenter tout le monde ; Lucien gémissait dans l’exil de ne pouvoir rien être ; Joseph se plaignait d’être roi ; Louis se posait en roi martyr, déchu de droits qu’il avait volontairement abdiqués, et Jérôme s’estimait malheureux d’avoir un budget royal trop limité pour ses folles dépenses. Si Elisa trouvait son duché bien mesquin pour sa nature altière, Caroline aspirait plus haut que son royaume de Naples ; enfin, Pauline souffrait de n’être pas en état de donner carrière à ses extravagances de toutes sortes, pendant que Madame Mère se lamentait de ne pouvoir faire autant d’économies qu’elle le désirait.
A ce concert journalier de supplications, de reproches le plus souvent publics, qui amoindrissaient son autorité, l’Empereur, assailli de tant et de si graves préoccupations, n’opposait qu’une résistance passagère, bientôt vaincue par sa faiblesse naturelle.
Dira-t-on que sa conduite était guidée par des raisons étrangères à l’affection vraie de la famille ? Dira-t-on que son intérêt et son amour-propre lui commandaient de ne pas étaler, aux yeux de la nation et des Cours européennes, des discordes regrettables ? Certes, il avait le souci de l’opinion publique, et c’est encore un des côtés qui accusent sa volonté de ne pas se mettre au-dessus de l’humanité. Il avait ce souci et ne s’en cachait point : avec quelle tristesse il écrivait à Jérôme, à propos du scandale occasionné par Louis en Hollande : « La famille avait besoin de beaucoup de sagesse et de bonne conduite. Tout cela ne donnera pas d’elle une bonne idée en Europe. » Mais cette préoccupation légitime et respectable, en tout cas, du bon renom de la famille n’était pas la cause des actes de Napoléon ; elle était la conséquence directe de son désir ardent de voir tous les siens heureux et considérés, désir qui l’animait déjà, dans des temps où il n’était comptable de ses actions vis-à-vis de personne.
Sa sollicitude pour Joseph et pour Lucien exprimée chaleureusement dans les lettres de l’écolier de Brienne, âgé de treize ans, les soins paternels du lieutenant pour Louis, élevé au prix de mille privations, l’assistance donnée à Elisa par le capitaine révoqué, l’éducation de Jérôme soignée par le général, les mariages de Pauline et de Caroline faits par le Premier Consul, sans autre pensée que le bonheur de ses sœurs, sont autant de faits patents qui attestent que l’Empereur, pour être bon envers sa famille, n’avait besoin d’aucun autre motif que le penchant naturel de son cœur.
Aussi, pendant que tous, sans exception, s’appliquèrent à lui susciter des embarras continuels, pendant que sa vie tout entière fut contristée par les réclamations des uns et les écarts des autres, Napoléon, nous allons le voir, déploya à leur égard une munificence et une indulgence inépuisables.
En regard de l’opinion générale qui a été faussée par tant de calomnies travestissant les faits les plus simples, le sentiment exprimé ici peut paraître paradoxal. Il est cependant appuyé par de nombreux contemporains, dont plusieurs ne sont pas sympathiques à Napoléon.
« … L’intérieur de la famille Bonaparte, dit Miot de Mélito, fut plus que jamais divisé, et tant de faveurs de la fortune prodiguées en elle n’avaient ni satisfait les ambitions personnelles, ni amené la concorde et l’unité de vues. Dès les premiers pas, des résistances inattendues s’étaient rencontrées, des prétentions s’étaient montrées, et des passions haineuses germaient dans les cœurs que Napoléon avait cru s’attacher par d’éclatants bienfaits dont il était en droit d’attendre de la reconnaissance. »
Le prince de Metternich, l’homme bien renseigné par métier, et, de plus, l’ennemi de l’Empereur, s’exprime en termes presque identiques : « Napoléon avait un grand faible pour sa famille… Bon fils, bon parent, avec ces nuances que l’on rencontre plus particulièrement dans l’intérieur des familles bourgeoises italiennes, il souffrait des débordements de quelques-uns des siens, sans déployer une force de volonté suffisante pour en arrêter le cours, lors même qu’il aurait dû le faire dans son intérêt évident… » Parlant de la famille impériale, le duc de Vicence dit : « L’Empereur était fatigué des folles prodigalités des uns, irrité des ambitieuses prétentions des autres, des querelles, des susceptibilités d’étiquette que tous élevaient dans certaines occasions… »
Stendhal, dans son laconisme, n’est pas moins affirmatif en disant : « Il eût été beaucoup plus heureux pour Napoléon de n’avoir point de famille. » Stanislas Girardin est du même avis : « C’est dans sa propre famille que l’Empereur rencontra la plus vive opposition ; seul il eût été plus tranquille et la France plus heureuse. » « Tous, excepté sa mère, dit le général Rapp, ont abreuvé Napoléon d’amertumes ; il n’a cependant cessé de leur prodiguer les biens et les honneurs. » « Il est à remarquer, dit Constant, que, malgré les fréquents déplaisirs que sa famille lui causait, l’Empereur a toujours conservé pour tous ses parents une grande tendresse. » C’est aussi le sentiment de Bourrienne : « Avec quelle humeur, dit-il, Napoléon voyait l’âpreté de sa famille à se montrer avide de richesses ! Plus il les en comblait, plus ils en paraissaient insatiables. »
Enfin, c’est de la bouche même de l’Empereur que, dans le courant du règne, le prince de Metternich et Rœderer ont recueilli les paroles significatives suivantes : « Mes parents m’ont fait beaucoup plus de mal que je ne leur ai fait de bien… Ils ont des royaumes que les uns ne savent pas conduire et dans lesquels d’autres me compromettent en me parodiant. Je suis bien contrarié par ma famille !… Je n’ai pas besoin de famille si elle n’est pas française. » Ces derniers mots visaient l’orientation bizarre que ses frères, rois par sa volonté, prétendaient donner à leur politique.
Après cette succession de témoignages similaires dans leur esprit, on peut hardiment soutenir que Napoléon fut un excellent frère. Cette conclusion s’imposera encore bien mieux, lorsque nous aurons montré l’Empereur dans ses rapports individuels avec chacun des membres de sa famille.
« Tout petit garçon, j’ai été initié à la gêne et aux privations d’une nombreuse famille. Mon père et ma mère ont connu de mauvais jours… six enfants ! Le ciel est juste… ma mère est une digne femme. » L’homme qui, en 1811, chef du plus puissant empire civilisé, tient un pareil langage, ne peut pas être un mauvais fils. Aussi les censeurs les plus malintentionnés n’ont-ils rien trouvé à reprendre dans les rapports de Napoléon avec sa mère.
Dans la première partie de cet ouvrage, nous avons vu Napoléon, lieutenant et capitaine d’artillerie, apporter ses soins et sa solde au foyer maternel, et plus tard veiller à ce que toute la famille fût pourvue de tout. Le Premier Consul installa sa mère, à l’hôtel de Montfermeil, rue du Mont-Blanc. Enfin, sous l’Empire, Lætitia prit possession de l’hôtel de Brienne, rue Saint-Dominique, occupé actuellement par le ministère de la guerre. Là, son fils exigea qu’elle eût une cour digne de celle qui s’appelait Madame Mère.
La piété filiale seule portait Napoléon à honorer sa mère, qui de sa personne, il faut bien en convenir, ne prêtait guère au décorum. Que de fils parvenus n’auraient pas été confus de mettre au premier rang de l’empire une mère dont les manières et le langage étaient si peu en rapport avec leur haute situation ! Selon Lucien Bonaparte, elle ne parlait bien ni le français ni l’italien. Relatant une conversation qu’il eut avec elle en 1809, Girardin nous donne un spécimen de cette élocution fort dénuée de distinction : pour l’Empereur, elle disait l’Emperour ; quelque se traduisait chez elle en qualche ; les je, les de se prononçaient jou et dou ; manger, c’était mangiare, et les honneurs étaient des honours, comme heureuse devenait hourouse, et supérieur, superiour.
De tout temps, Napoléon montra une vive tendresse pour sa mère. Leur seul désaccord portait sur les idées d’économie invétérées chez Madame Mère et dont l’Empereur, qui voulait qu’elle dépensât la majeure partie de ses revenus, essayait en vain de la guérir. Il ne pouvait s’empêcher de sourire lorsque, dans ces discussions, elle lui disait : « Si jamais vous me retombez tous sur les bras, vous me saurez gré de ce que je fais aujourd’hui. » Parlant ainsi, jugeait-elle peu solide l’édifice élevé par l’Empereur ? Ce n’est guère probable. Ces précautions n’étaient, en réalité, qu’un acte de prévoyance instinctif de la part de celle qui avait tant souffert jadis et qui toujours fut, selon l’expression de Napoléon, « une digne femme », titre que personne n’a pu contester.
Joseph Bonaparte, plus âgé d’un an que Napoléon, fut le confident intime des années pénibles des débuts. C’est vers lui que, dans l’affliction comme dans la joie, se tournaient les premiers regards du futur empereur.
Dès que Napoléon fut en état de favoriser son frère aîné, il n’y manqua pas. Il utilisa son crédit de général victorieux en Italie pour faire nommer Joseph ambassadeur à Rome, en 1797.
Un frère ambassadeur et l’autre général, il y avait parité entre la fonction civile et le grade militaire. Il semblerait que cette sorte de balance entre l’état des deux frères était indispensable au bonheur de Joseph, dont le mécontentement apparaît, en effet, du jour où il n’eut plus une place parallèle à celle de Napoléon, nommé Premier Consul.
Avoir procuré à Joseph le suprême honneur de signer la paix d’Amiens ; lui avoir offert une place au premier rang à la fête du Concordat où il devait se rendre dans un carrosse à huit chevaux ; lui avoir proposé d’être président de la république italienne, d’être chancelier du Sénat, c’était, penserez-vous, de la part de Napoléon, vouloir mettre son frère en posture avantageuse. Fadaises ! « Vous êtes dans l’erreur, dit Joseph Bonaparte… Moi, je suis certain que c’était autant de pièges, et j’ai dû éviter d’y tomber. Que voulait le Premier Consul ? M’offrir à l’envie, à la jalousie des autres consuls, des ministres, des conseillers d’État, sans me donner aucun moyen de braver ces sentiments haineux… »
C’est dans tout, en effet, que Joseph contrarie les vues de son frère. S’il s’agit de Mme de Staël, l’ennemie déclarée du Premier Consul, Joseph, sans aucune retenue, se dit l’ami dévoué de cette intrigante. S’il est question du rétablissement de l’empire, Napoléon ne trouvera personne plus opposé sourdement à ses projets que son frère, et quand l’empire sera rétabli, Joseph sera le premier à tourner en ridicule le nouveau régime avec les titres majestueux qui en font partie. Le premier acte de l’Empereur, malgré ses griefs, fut de nommer Joseph grand électeur et Altesse impériale. Ces dignités n’ont d’autre effet que de mettre le nouveau prince en fureur. Il ne veut pas qu’on l’appelle monseigneur, ni prince. « Mais que veut donc Joseph ? dit Napoléon à Rœderer. Que prétend-il ? Il se met en opposition avec moi, il réunit tous mes ennemis. Qui est-ce donc qui lui monte la tête ? Il ne veut pas être prince… Ses filles ne savent pas encore qu’on m’appelle Empereur, elles m’appellent Consul… Il est bien facile à M. Joseph de me faire des scènes ! Quand il m’a fait celle de l’autre jour, il n’a eu qu’à s’en aller à Mortefontaine chasser et s’amuser, et moi, en le quittant, j’ai devant moi toute l’Europe pour ennemie… »
En dépit du peu de satisfaction que Joseph lui causait, Napoléon lui donna en 1806 la couronne de Naples.
A Naples, Joseph s’attira continuellement les remontrances de son frère. On les trouve vigoureusement exprimées dans la correspondance de l’Empereur, dont voici quelques extraits :
« Je suis surpris du mauvais état de votre artillerie et de la pénurie de vos services ; voilà le résultat de la conduite de généraux qui ne pensent qu’à voler. Tenez-y bien la main. Je ne vous demande qu’une chose : soyez bien le maître. »
« Je lis dans votre discours des phrases que vous me permettrez de trouver mauvaises. Vous comparez l’attachement des Français à ma personne, à celui des Napolitains pour vous. Cela paraîtrait une épigramme. Quel amour voulez-vous qu’ait pour vous un peuple pour qui vous n’avez rien fait, chez lequel vous êtes par droit de conquête avec quarante ou cinquante mille étrangers ? »
« Si vous vous faites roi fainéant, si vous ne tenez pas les rênes d’une main ferme et décidée… vous ne ferez rien du tout. »
L’incurie, l’indolence déployées par Joseph dans le gouvernement du royaume de Naples, les désagréments éprouvés par Napoléon, n’empêchèrent pas celui-ci, croyant toujours n’avoir pas assez fait pour son frère, de lui donner la couronne d’Espagne, dès qu’il l’eut déclarée vacante.
Dans cette nouvelle situation, Joseph ne procura pas plus de satisfaction à l’Empereur. Leur désaccord ne fut que plus complet.
Il n’en pouvait être autrement, vu l’opposition absolue de leurs idées. Napoléon, en s’arrogeant le droit de disposer à son gré du trône d’Espagne, s’occupait bien moins du bonheur de ce dernier pays que des intérêts de la France. Personne, pensons-nous, n’eût supposé que la seule ambition de l’Empereur était de rendre les Espagnols heureux et contents. Il ne trouvait probablement pas d’inconvénients à ce qu’ils le fussent ; mais avant tout, il voulait et il était en droit de vouloir que le gouvernement espagnol, issu de sa volonté, concourût à la politique de l’empire français ; politique dont le but final était d’occuper temporairement les royaumes conquis, afin de pouvoir les apporter sur le tapis du Congrès où se discuterait un jour les conditions de la paix générale. Joseph fut loin de partager cette manière de voir. Son programme est tout entier dans une phrase extraite d’une lettre à sa femme : « Si l’on veut que je gouverne l’Espagne pour le bien seulement de la France, on ne doit pas espérer cela de moi. » Or, c’était précisément ce que l’Empereur attendait de lui. « C’est un autre reproche que je lui fais de s’être fait Espagnol, disait Napoléon ; les Français ne peuvent plus s’approcher de lui… Il n’a que des ministres espagnols… Il faut que le Roi soit Français, il faut que l’Espagne soit française. C’est pour la France que j’ai conquis l’Espagne. »
Nul ne peut dire ce qui serait arrivé si Joseph Bonaparte avait suivi rigoureusement les instructions de l’Empereur. Mais le fait, malheureusement certain, est qu’en poursuivant sa chimère de gagner le cœur des Espagnols, le Roi ne sut pas conserver sa couronne, malgré l’appui des meilleures armées de la France.
Au milieu des désastres d’Espagne, qui atteignent si directement Napoléon, son attitude vis-à-vis de son frère est encore bien intéressante. C’est lui qui apportera des consolations à Joseph, qui lui relèvera le moral, qui le soutiendra au cours de ces événements si préjudiciables au prestige impérial vis-à-vis de l’Europe. Lisez ses lettres, elles se terminent presque toutes par des mots de ce genre : « Portez-vous bien. Ayez courage et gaieté, et ne doutez jamais du plein succès. » Quand l’Empereur apprendra, avec un chagrin bien compréhensible, la désastreuse capitulation du général Dupont, à Baylen, il ne fera point de reproches à Joseph, il s’efforcera plutôt de lui remonter le moral : « Dites-moi que vous êtes gai, bien portant et vous faisant au métier de soldat ; voilà une belle occasion pour l’étudier… »
On ne pourra mieux se faire une idée exacte de l’état permanent des rapports entre les deux frères qu’en lisant la lettre suivante, écrite par Napoléon : « Mon frère, je ne réponds pas à votre lettre où vous paraissiez avoir de l’humeur ; c’est un principe que je suis avec vous depuis longtemps. Lorsque vous êtes convaincu que l’on ne pouvait mieux faire que ce que l’on a fait, je dois vous laisser dans votre croyance et ne pas vous affliger, puisque le passé est toujours sans remède. »
Une fois de plus, il faut demander à nos contradicteurs où se trouve, ici, l’homme violent, brutal, incapable de supporter une résistance quelconque. Selon nous, s’il est un reproche à adresser à Napoléon, c’est de ne pas être à la hauteur de la résolution virile qui lui commande de sacrifier son frère. Il supporta durant de longues années toutes les tracasseries que lui valait la conduite de Joseph ; il supporta les malheurs qui en furent la suite naturelle, sans jamais prendre une mesure énergique amplement justifiée par les circonstances qui amenèrent, finalement, la perte de l’Espagne et l’ébranlement de la puissance impériale.
Toutefois il faut reconnaître qu’à l’heure des revers, en 1814, Joseph tint de son mieux la tête du gouvernement à Paris ; et, dans ces fonctions, sa loyauté et sa bonne volonté sont à l’abri de toute critique.
Dans l’exposé succinct que nous avons fait des rapports de l’Empereur avec son frère aîné, exposé qui va de l’enfance de Napoléon à sa chute, en traversant les vicissitudes des premières années et les splendeurs du règne impérial, nous pensons avoir établi suffisamment qu’au fond de son cœur, Napoléon conserva toujours pour Joseph une amitié vraiment fraternelle, aussi solide qu’efficace.
Lucien avait dix ans, Napoléon en avait seize, que déjà celui-ci s’occupait avec une affectueuse vigilance de l’éducation de son jeune frère. En 1785, Napoléon s’était mis en rapport avec le directeur du petit séminaire d’Aix, en vue de l’admission, dans cet établissement, de son frère Luciano, comme il dit. La Révolution détourna Lucien de la vocation religieuse. Il se lança à corps perdu dans la politique. Ses excentricités dans sa nouvelle carrière lui valurent d’être arrêté comme suspect, en 1795, à Saint-Chamond, où il occupait une place d’inspecteur dans l’administration des guerres. Enfermé à la prison d’Aix, « il fallut pour l’en faire sortir l’influence de son frère Napoléon qui le fit nommer commissaire des guerres aux armées d’Allemagne et du Nord ». Ainsi s’exprime un ouvrage anonyme publié récemment et attribué à l’un des descendants de Lucien Bonaparte.
Au moment de partir pour l’Égypte, Napoléon voulut emmener avec lui Lucien qui refusa, préférant aller en Corse dans l’espoir de se faire nommer député. Malgré sa jeunesse, il réussit parfaitement. C’est grâce à cette élection qu’il fut membre du Conseil des Cinq-Cents et qu’au 18 brumaire il joua un rôle important, sans que ce rôle ait eu cependant toute la valeur que tant d’autres, après lui-même, lui ont accordée.
Sa conduite, ce jour-là, fut dévouée, c’est incontestable ; elle fut même efficace en ce sens qu’il savait, par expérience, combien étaient vaines les déclamations parlementaires devant lesquelles Napoléon se troubla, lui qui, cent fois, n’avait pas sourcillé sous la mitraille.
Le premier acte consulaire de Napoléon fut de nommer Lucien ministre de l’intérieur.
Celui-ci fut bientôt compromis dans des affaires louches de gens à qui il avait concédé des monopoles avantageux. Le Premier Consul aurait voulu fermer les yeux, mais le général Moreau intervint sans ménagements, au nom de l’armée jalouse de l’honneur de son chef, souillé, disait-il, par les actes du ministre, son frère. Lucien fut contraint de donner sa démission. Napoléon ne tarda pas à effacer cette disgrâce par une brillante compensation.
Un an, jour pour jour, après le coup d’État du 18 brumaire, Lucien Bonaparte prenait la route de Madrid, où il était nommé ambassadeur d’Espagne.
C’est après le retour de Lucien à Paris que se place l’incident qui amena la rupture retentissante entre les deux frères. L’origine en est dans le second mariage de Lucien Bonaparte. En 1794, âgé de vingt ans, celui-ci avait épousé Catherine Boyer, sœur de l’aubergiste chez qui il logeait à Saint-Maximin. Lucien devint veuf en 1800. En ce moment cruel, le Premier Consul prit une part très vive au désespoir de son frère : « Vous avez perdu une excellente femme… J’espère n’avoir jamais besoin du courage qui vous est nécessaire pour supporter un tel malheur. » Bientôt remis de son chagrin qui avait paru, d’abord, devoir être éternel, Lucien Bonaparte rencontra dans une partie fine, au printemps de 1802, Mme Jouberthon, fort jolie femme de vingt-quatre ans dont il devint amoureux fou.
Malgré l’opposition formelle du Premier Consul, qui « avait même défendu au maire du dixième arrondissement de Paris de procéder à ce mariage », Lucien épousa sa maîtresse. Grande fut la colère de Napoléon le jour où, dans un concert à Malmaison, il apprit fortuitement cette nouvelle. En proie à la plus vive fureur, il fit enjoindre à Lucien de quitter le territoire français, lui signifiant que jamais il ne reconnaîtrait ce mariage, fait contre sa volonté.
A la vérité, nous sommes bien, ici, en face d’un mouvement d’irascibilité violente et de despotisme absolu que la raison d’État seule pourrait expliquer. Il importe donc d’examiner si ce puissant motif existait en réalité. Il faut tout d’abord écarter l’idée que le Premier Consul se soit senti vexé dans son amour-propre en voyant son frère contracter une union bourgeoise. La conduite toujours aimable de Napoléon avec sa première belle-sœur, fille d’un aubergiste, ne permet guère cette supposition. Et quand on l’a vu, général en chef, donner sa sœur Pauline à Leclerc, fils d’un meunier ; quand on l’a vu, Consul, marier sa sœur Caroline à Murat, ex-garçon mercier, on n’est pas fondé à lui reprocher de convoiter des alliances princières pour sa famille. Fut-il mécontent de n’avoir pas été consulté sur ce choix ou même d’avoir vu ses conseils repoussés ? Ce serait de l’enfantillage. Non, une raison plus grave détermina le courroux de Napoléon : on était à la fin de 1803, la question de la succession éventuelle du Premier Consul occupait tous les esprits. En principe, le rétablissement de l’Empire avec l’hérédité était résolu. Or, la succession de Napoléon, du moment que Joseph n’avait pas d’enfants mâles, revenait de droit aux enfants de Lucien Bonaparte.
Quelle arme ce dernier ne venait-il pas de mettre entre les mains des adversaires de l’hérédité, dont l’opposition pouvait se fortifier de ce fait que le futur héritier de la Couronne se trouvait être un enfant né plusieurs mois avant le mariage de son père ?
S’il est fort compréhensible qu’un homme préfère aux dignités des cours le bonheur de la femme qu’il a choisie dans la liberté de ses penchants, il est plus difficile d’admettre qu’un frère, oublieux du passé, indifférent à l’intérêt de toute sa famille, ne cesse, comme Lucien le fit sous l’Empire, durant son séjour à Rome, de se comporter en ennemi personnel de l’Empereur. Le seul crime de celui-ci était, en réalité, de ne pas vouloir sacrifier les destinées du trône de France à des exigences honorables, sans doute, au point de vue du sentiment, mais incompatibles avec la constitution impériale.
Opposant aux menées hostiles de Lucien les sentiments les plus délicats, c’est encore l’Empereur tout-puissant qui se montre désireux d’un accommodement. C’est lui qui fait les premières avances, en proposant à son frère une entrevue, restée célèbre, à Mantoue, le 12 décembre 1807. Cette conférence, qui fut très animée de part et d’autre, laissa les deux frères plus en désaccord que jamais.
Après l’abdication de Napoléon, Lucien, obéissant à un bon mouvement du cœur, écrivit à l’Empereur, à l’île d’Elbe. Celui-ci lui fit répondre par cette note : « Écrire à mon frère Lucien que j’ai reçu sa lettre du 11 juin ; que j’ai été sensible aux sentiments qu’il m’exprime ; qu’il ne doit pas être étonné de ne pas recevoir de réponse de moi, parce que je n’écris à personne. Je n’ai même pas écrit à Madame. »
Lorsque l’Empereur fut rentré aux Tuileries, en 1815, Lucien lui offrit spontanément son concours. Quelles furent les conditions posées par Napoléon ? Il est assez difficile de les préciser. Un récit fait par le Père Maurice de Brescia signale la présence de Lucien à Charenton, auberge de la Poste, peu après le retour de l’île d’Elbe. De Charenton, une correspondance active fut échangée entre Lucien et Joseph Bonaparte, puis le Père Maurice fut mandé à Paris par l’Empereur.
Dans cette correspondance et dans ces allées et venues, furent sans doute arrêtées les bases d’un accord dont les détails sont restés inconnus. Il est à supposer que l’existence du roi de Rome, héritier direct de la couronne, rendait moins rigide l’Empereur, qui n’avait plus à craindre l’immixtion des enfants mâles de Lucien dans la succession au trône ; d’autre part, il est visible que Lucien faisait une grande concession en venant à Paris, vers les premiers jours de mai 1815, sans sa femme qu’il avait laissée en Italie, dans sa propriété de Ruffinella.
D’après le Journal de l’Empire, le 8 mai, il arrivait à Paris chez le cardinal Fesch, rue du Mont-Blanc. Le 11, le Palais-Royal lui était assigné comme résidence par l’Empereur. Il accompagna Napoléon partout : le jour du champ de mai, vêtu d’une tunique et d’un manteau de velours blancs brodés d’or, Lucien Bonaparte était à la gauche du souverain.
Membre de droit de la Chambre des pairs, en sa qualité de prince, il fut jusqu’au 21 juin 1815 le dernier mandataire de l’Empereur et le dernier défenseur du trône impérial.
Les richesses considérables dont l’Empereur a pu, à un moment donné, combler tous les siens, sont un bien petit sacrifice auprès des privations subies par Bonaparte, lieutenant d’artillerie, en vue de subvenir à l’éducation de son frère Louis, âgé de douze ans.
Et l’Empereur a pu, vingt ans plus tard, écrire très sincèrement à Louis, qu’il avait fait roi de Hollande : « … J’avais donné à la Hollande un prince qui était presque mon fils. »
En effet, comme un père jaloux de conserver près de lui son enfant, Napoléon ne pouvait se séparer de Louis, dont il fit son aide de camp pendant les campagnes d’Italie et d’Égypte. En 1802, dans le but évident de veiller de près sur le bonheur de son frère, le Premier Consul le maria avec sa belle-fille, Hortense de Beauharnais.
En 1804, Louis est nommé général, puis placé au Conseil d’État, afin d’y parfaire son instruction dans toutes les branches de l’administration. L’année suivante, il est gouverneur de Paris. Enfin, en 1806, l’Empereur lui donne la royauté de la Hollande.
La véritable prédilection dont Louis était l’objet s’affirme peut-être encore davantage dans les conversations où l’on discutait les titres des membres de la famille éventuellement appelés à succéder à Napoléon. « Vous ne me dites pas un mot de Louis, observe le Premier Consul à Rœderer. Pourquoi cette injustice pour Louis ? Il m’a plus servi qu’eux tous. Il m’a accompagné dans toutes mes campagnes, il est couvert de blessures, et vous n’en dites rien ! »
Sa pensée se trouve bien complétée par ces mots adressés à Stanislas Girardin : « Nous n’avons plus besoin de nous mettre l’esprit à la torture pour chercher un successeur ; j’en ai trouvé un, c’est Louis. Celui-là n’a aucun des défauts de ses frères, et il en a toutes les bonnes qualités. — Alors, ajoute le même auteur, il m’en fit un éloge pompeux, me montra des lettres de lui où l’amitié fraternelle est exprimée à chaque ligne, de la manière la plus tendre. »
Par quelle perversion de jugement Louis en vint-il à incriminer toutes les intentions de l’Empereur ? Par quelle aberration d’esprit la reconnaissance fit-elle place chez lui à la suspicion la plus odieuse ?
La réponse est aisée : Louis éprouva le même éblouissement que son frère Joseph ; il vit dans l’élévation de Napoléon une sorte de prédestination égale pour toute la famille. Les conquêtes de l’Empereur lui semblaient être leur patrimoine commun. Partant, personne ne devait rien à Napoléon, qui, au contraire, gardant pour lui la plus forte part, restait le débiteur des autres.
Entré dans cette voie, Louis trouva naturellement que sa royauté en Hollande n’avait pas assez d’éclat. Ce ne sont, au commencement, que plaintes et demandes d’argent. Il ne veut pas se persuader qu’il est un roi débutant exposé à subir bien des tribulations avant de parvenir à la prospérité. Au lieu de jouir avec orgueil d’une situation que son origine ne lui permettait pas d’espérer, même en rêve, il se pose en victime dès les premiers jours. La nature des plaintes de Louis est facile à concevoir par les observations que lui faisait Napoléon : « Vous m’écrivez tous les jours pour me chanter misère. Je ne suis pas chargé de payer les dettes de la Hollande ; j’en serais chargé, que je n’en aurais pas les moyens. »
En toutes choses, l’esprit de Louis est hanté par l’idée d’agir en souverain puissant et de haute lignée. Tout ce qu’on fait à Paris, il veut l’imiter à Amsterdam, au point que Napoléon est obligé de lui écrire : « Mes institutions ne sont point faites pour être tournées en ridicule. »
Dans sa turbulence à faire usage de ses droits royaux à sa fantaisie, Louis ne veut pas se rappeler qu’il doit la couronne à son frère ; c’est à peine s’il sait que celui-ci existe : « J’apprends, lui écrit Napoléon, que vous faites une loi sur la régence. J’espère que vous voudrez bien me consulter… Vous vous souviendrez sans doute aussi que je suis de la famille. Vous sentez très bien que, si vous veniez à manquer, je ne voudrais voir la Hollande qu’entre des mains qui me conviendraient… »
Dans cette mercuriale, on voit percer aussi le grief capital de Napoléon contre Louis, qui entendait conserver à la politique hollandaise une indépendance absolue vis-à-vis de la France. Peu importait au nouveau roi que ses actes fussent ou non compromettants pour la réussite des plans de l’Empereur. Louis se considérait comme Hollandais, et le bien de la France ne le préoccupait guère. « Etes-vous l’allié de la France ou de l’Angleterre ? je l’ignore », s’écrie Napoléon, qui en arrivera un jour à dire à Louis : « Votre Majesté trouvera en moi un frère, si je trouve en elle un Français ; mais si elle oublie les sentiments qui l’attachent à la commune patrie, elle ne pourra trouver mauvais que j’oublie ceux que la nature a placés entre nous. »
Arrivés à ce degré de tension, les rapports entre les deux frères ne pouvaient manquer de se terminer par un éclat.
Il eut lieu le 10 juillet 1810, jour où, par un coup de tête, Louis quitta furtivement la Hollande, sans que personne sût ce qu’il était devenu.
Ouvertement bafoué par cette impudente équipée, voyant comme tournée en dérision sa suprématie jusque-là incontestée, blessé au fond de l’âme de tant d’ingratitude et d’un tel manque d’amitié fraternelle, Napoléon sut maintenir quand même sa colère dans des limites que ne se fût guère imposées sans doute un despote ombrageux et violent.
Au lieu de chercher les moyens d’assouvir son ressentiment, il défend d’accabler son frère ; il veut qu’on dise à l’Europe que c’est lui, Napoléon, qui s’est trompé en mettant la royauté aux mains de Louis. La circulaire que le ministre des affaires étrangères enverra « doit tendre tout entière à excuser le roi de Hollande, qui, par suite d’une maladie chronique, n’était pas l’homme qui convenait ».
Qu’il y ait eu, dans cette façon de présenter les choses, un calcul politique, nous ne le nierons pas. Il nous importait seulement d’établir que l’Empereur était parfaitement maître de lui et savait résister aux incitations de la colère, même la plus légitime.
L’école des calomniateurs a prétendu que Louis avait été saisi d’horreur le jour où il supposa que Napoléon avait eu pour maîtresse Hortense de Beauharnais, et qu’il la lui avait fait épouser ensuite. Nous ignorons si Louis a jamais pu partager cette odieuse conviction, attendu que rien ne l’indique. En tout cas, nous avons constaté, dans un précédent chapitre, l’inanité de cette monstrueuse et gratuite imputation.
Bien qu’il eût épargné à Louis toute persécution à la suite de leur rupture bruyante, Napoléon ne put jamais lui pardonner. Son cœur resta navré de cette sécheresse d’âme, de ce comble d’ingratitude. Si Louis put rentrer en France, en 1814, sur les supplications de Joseph, l’Empereur, même aux jours de malheur, ne put jamais croire à la sincérité des tardives démonstrations de ce frère qu’il avait tant aimé.
Seul, parmi les quatre frères de Napoléon, Jérôme, le plus jeune, ne se mit jamais en opposition déclarée avec l’Empereur. Indocile, il le fut ; des embarras, il en causa autant et plus que les autres ; mais ce qui le distingue de ses aînés, c’est qu’à chaque faute, il réitérait les assurances d’une entière soumission, sans plus se lasser de désobéir que de protester de ses bonnes intentions.
Cette déférence relative est explicable par ce fait que Jérôme, moins âgé de quinze ans, ne connut Napoléon que sous l’aspect du chef arrivé aux plus hautes fonctions. Cette suprématie, entrevue dès l’enfance, frappa son imagination et lui imposa un respect durable que n’eurent jamais ni Joseph, ni Lucien, ni Louis, acteurs et compagnons des luttes où, de concert avec Napoléon, ils se débattaient dans une égale médiocrité.
Son ignorance des temps difficiles autorisait presque Jérôme à se croire issu d’une famille patricienne et opulente d’origine, et rendait, pour ainsi dire, acceptables chez lui ses défauts caractéristiques. Goûts immodérés pour le luxe, désordres pécuniaires poussés jusqu’au gaspillage, légèreté de mœurs renouvelée des cours du dix-huitième siècle, telles furent les causes des intarissables remontrances de l’Empereur, qui, malgré son mécontentement, améliorait sans cesse la position de son frère et crut à peine avoir assez fait le jour où il créa le royaume de Westphalie pour le donner à Jérôme.
Avant son départ pour l’Égypte, Napoléon plaça Jérôme au collège de Juilly. « Mettez vos enfants à Juilly, disait-il à Arnault, j’y ai mis mon frère, j’y ferai payer leur pension avec la sienne. » A peine installé aux Tuileries, le Premier Consul prit son frère au palais et, sous sa surveillance, lui fit continuer son instruction par les premiers professeurs.
Dès cette époque, Napoléon eut très souvent à réprimander Jérôme, qui se laissait aller aux dépenses les plus extravagantes, achetant, au gré de son caprice, tout ce dont il avait envie, faisant des dettes criardes chez les fournisseurs de la Cour. Ce dérèglement dans les questions d’argent était, on le sait, une des choses qui choquaient le plus Napoléon. Il avait avec sa femme des discussions journalières à ce sujet ; il eut les mêmes avec Jérôme.
Pour mettre un terme à cette prodigalité, Napoléon, qui « sermonnait et grondait Jérôme comme s’il eût été son fils », résolut de le mettre dans la marine et le plaça en qualité d’aspirant de deuxième classe.
Après une contestation avec son amiral, Villaret-Joyeuse, Jérôme abandonna, le 20 juillet 1803, à la Pointe-à-Pitre, le commandement de son brick l’Épervier, et passa en Amérique. On le trouve à Baltimore à la fin de juillet. A peine arrivé dans cette ville, Jérôme s’éprit ardemment de Mlle Elisabeth Paterson, très jolie personne, fille d’un riche négociant de la ville. Il fit une cour assidue à la jeune Américaine, qui ne se montra pas insensible. Les choses en vinrent au point que le mariage fut célébré, dans le plus grand secret, chez le père de la demoiselle, et sans que Jérôme eût même informé sa mère, ni aucun membre de sa famille.
Ce mariage était nul, Jérôme Bonaparte étant mineur, et les Paterson n’ignoraient point les causes de nullité. Pour l’instruction des personnes sensibles qui se sont apitoyées sur la déconvenue de la famille Paterson, il est bon de reproduire l’article 4 du contrat ; le voici dans sa teneur :
« Article 4. — Au cas où, par quelque cause que ce soit, de la part dudit Jérôme Bonaparte, ou de quelqu’un de ses parents, une séparation devrait être poursuivie entre ledit Jérôme Bonaparte et Elisabeth Paterson, séparation a vinculo ou a mensâ et thoro, ou de telle autre manière que ce soit, ce qu’à Dieu ne plaise, ladite Elisabeth Paterson aura droit à la propriété et jouissance pleine et entière du tiers de tous les biens réels, personnels et mixtes dudit Jérôme Bonaparte, présents et à venir, pour elle, ses héritiers, exécuteurs, administrateurs, etc. »
C’est donc bien volontairement et après avoir envisagé toutes les éventualités possibles, notamment celle de l’intervention gênante d’un des parents de Jérôme, que les Paterson se lancèrent dans cette aventure conjugale.
Fera-t-on un reproche à Napoléon de n’avoir pas endossé de plano les sortes de lettres de change qu’on tirait sur lui sous le couvert de la passion d’un jeune homme ?
A quelque point de vue que l’on se place, on ne saurait donc prétendre que l’Empereur, en se refusant de valider cette union bizarre, ait excédé ses strictes attributions. N’avait-il pas qualité suffisante pour imprimer à tous, à commencer par les siens, le respect des lois publiques qui imposent à un mineur d’étroites obligations à l’égard de ses ascendants ? Napoléon attendit patiemment que Jérôme, enfin désabusé, consentît à se rappeler ce qu’il devait à sa famille.
La tâche de justifier les procédés arbitraires de Napoléon se trouve singulièrement facilitée par ce fait que, le 28 avril 1805, Jérôme revint seul en Europe pour implorer son pardon. Mieux éclairé alors sur les combinaisons financières et politiques dont son amour avait été le pivot en Amérique, il se rendit docilement aux sages observations que lui firent ses parents. Il n’opposa aucune résistance, se soumit à tout ce qu’on lui demandait et renonça à sa jeune épouse qu’il n’aimait plus assez, sans doute, pour lui sacrifier les titres, les honneurs et la fortune sûre qu’il avait en perspective. En vertu de quoi, en vérité, s’attacherait-on à ses liens avec Mlle Paterson plus que Jérôme n’y tint lui-même ?
La jeune Américaine accepta une pension de soixante mille francs et Jérôme Bonaparte reprit sa liberté.
Dès ce moment, c’est avec joie que Napoléon annonce à Elisa, à Murat, de tous côtés, le revirement heureux qui s’est produit dans l’esprit de son frère qu’il nomme aussitôt capitaine de frégate.
Pendant son service à la mer, la conduite de Jérôme fut satisfaisante. Il y fit preuve d’une grande sagacité, à bord du Vétéran, qu’il ramena en sûreté dans la baie de Concarneau, après avoir échappé par des manœuvres hardies à la surveillance des Anglais.
Par un sénatus-consulte du 24 septembre 1806, il fut déclaré prince et appelé éventuellement à la succession au trône ; de plus, il reçut le grand cordon de la Légion d’honneur. Enfin, pour se rapprocher de son frère, tout en lui permettant de prendre une part active aux guerres continentales, où les occasions de s’illustrer étaient plus fréquentes que dans les expéditions maritimes, l’Empereur le nomma général de brigade et lui donna le commandement d’un corps de Bavarois et de Wurtembergeois.
Par le traité de Tilsitt, le 7 juillet 1807, l’Empereur fit reconnaître Jérôme par l’Europe, comme souverain du nouveau royaume de Westphalie, créé tout exprès. Ce n’était pas tout. Il négocia le mariage de son frère avec la princesse Catherine, fille du roi de Wurtemberg. Dans ses lettres à son père, Catherine se complaît à dire toutes les attentions délicates et affectueuses de l’Empereur à son égard. En voici quelques extraits :
« Le jour de mon arrivée à Paris, l’Empereur, pendant le dîner, a beaucoup causé avec moi, et m’a forcée de boire du vin, pour me donner du courage, à ce qu’il disait. Il est vrai que j’en avais besoin, quoique moins gênée et moins embarrassée avec l’Empereur qu’avec le prince Jérôme. Après le dîner, l’Empereur s’est montré extrêmement affectueux, bon et aimable avec moi ; il m’a embrassée à plusieurs reprises, en me disant : « Je vous aime comme ma fille, je sais ce que la séparation de votre père vous a coûté, je veux, s’il est possible, vous faire oublier ces moments cruels. » Je n’aurais jamais cru que l’Empereur fût capable de prouver autant d’amitié à quelqu’un… »
« … L’Empereur a exigé que l’Impératrice cherchât l’écrin qu’il m’a destiné et que je ne devais avoir que le soir après le mariage civil. Il est réellement impossible de voir quelque chose de plus beau en ce genre. Lui-même m’a ôté mon bonnet pour m’essayer le diadème, le peigne ainsi que les boucles d’oreilles, et le collier pour me mettre ceux en diamants… Il est réellement aux petits soins avec moi, il ne m’appelle jamais que l’enfant chérie du papa… » « Je ne puis assez vous répéter, mon très cher père, que je suis ici, tout comme chez vous, l’enfant gâtée de la maison… » « Le Roi (Jérôme) est absent depuis dimanche passé. L’Empereur rit beaucoup de ma tristesse, mais me comble de bontés depuis le départ de Jérôme ; il me fait dîner tous les jours chez lui, et l’Impératrice me fait déjeuner tous les matins chez elle ; il n’est pas possible de prouver plus d’amitié à sa propre fille qu’ils le font envers moi. »
Inutile de multiplier davantage ces citations. En les rapprochant des pages que nous avons consacrées au ménage du prince Eugène, on s’assurera qu’il n’y a là rien de spécial ni d’exceptionnel, mais que telle était bien la manière d’être de Napoléon, cordiale et franche avec tous les membres de sa famille, anciens ou nouveaux.
Il surveilla le bonheur de la reine Catherine avec une sollicitude constante, nous en trouvons une preuve indubitable dans une lettre écrite, en 1814, par le roi de Wurtemberg disant à sa fille : « Je sais qu’il n’a pas tenu à Jérôme de vous répudier ! et que ce n’est qu’à Napoléon que vous avez dû, l’été passé, à Dresde, la continuation de votre existence comme épouse… »
On dira que les procédés de l’Empereur sont, après tout, fort ordinaires de la part d’un frère aîné, chef de famille ; c’est vrai, et c’est précisément pourquoi il importait de mettre, en regard des portraits exagérés et faux qu’on a faits de son caractère, cette simple façon d’agir, bien propre à sa nature.
Le règne de Jérôme Bonaparte en Westphalie ne fut pour Napoléon qu’une source de contrariétés provenant, toutes, de la conduite inconsidérée de son frère, de la frivolité avec laquelle celui-ci gérait les finances de son royaume, du train fastueux, au moins égal à celui de la Cour de France, qu’il entendait mener à Cassel, sa capitale, malgré la pénurie de son budget.
Pour cette Cour minuscule, il ne faut pas au Roi moins « qu’un grand maréchal du palais, deux préfets du palais, un grand chambellan, quinze chambellans ordinaires, un grand maître des cérémonies, huit maîtres ou aides de cérémonies, plus de vingt aides de camp, un grand écuyer, six écuyers d’honneur, un premier aumônier, des aumôniers et des chapelains en grand nombre, trois secrétaires des commandements, etc. »
La maison de la Reine était organisée à l’avenant.
Ce nombreux personnel, rétribué grassement, grugeait le pauvre petit budget de Westphalie, l’effritait de tous côtés. Un théâtre français était indispensable aux menus plaisirs de la Cour ; cette fantaisie ne coûtait pas moins de quatre cent mille francs à la liste civile. « Quand le roi de Westphalie voyageait dans ses États, dit Blangini, les artistes de son théâtre royal, les musiciens de la chambre et de la chapelle l’accompagnaient presque toujours. »
L’Empereur, on peut en être convaincu, n’ignorait rien de ce qui se passait à Cassel. Il lisait les bulletins diplomatiques qui le mettaient au courant des plaisirs somptueux et même des mœurs dissolues de la Cour de Westphalie. Il savait que « les mères de Cassel qui ont de jolies filles craignent de les laisser aller aux bals et fêtes de la Cour » ; que, dans les invitations faites à Napoleonshöhe, résidence d’été, où le costume exigé était un petit uniforme bleu, brodé en argent, pantalon bleu, bottes à l’écuyère, « rarement les femmes et les maris étaient invités ensemble ». Il savait aussi que « les dames des fonctionnaires et des généraux recevraient facilement et publiquement des cadeaux royaux, tels que colliers en diamants ».
On peut se faire une idée de l’exaspération de l’Empereur, si intraitable, d’habitude, sur les gaspillages d’argent. N’estimant pas que le Trésor de la France dût servir à défrayer des orgies princières, il resta sourd aux supplications de Jérôme, qui faisait retentir les échos de ses gémissements sur l’indigence de ses ressources. Ce sont ces plaintes, envisagées sans aucun examen de leurs causes réelles, qu’on a relevées pour accuser l’Empereur de sécheresse ou de manque de cœur.
Nous ne voyons aucun inconvénient à admettre, à tenir pour certain que le roi de Westphalie fut tancé, à diverses reprises, dans des termes qui ont dû lui être fort désagréables ; il n’y a encore pas de quoi crier au martyre, surtout si l’on considère les torts que Jérôme se donnait si joyeusement à Cassel.
Nature charmante, au demeurant, le roi Jérôme s’efforçait d’apaiser l’Empereur en lui prodiguant les assurances les plus dévouées : « … Je ne fais jamais un pas, écrivait-il, sans avoir Votre Majesté en vue, sans désirer de lui plaire, et surtout sans ambitionner qu’elle puisse dire : Jamais mon frère Jérôme ne m’a donné de chagrin… » Il est difficile de se montrer plus gentil ; le malheur était qu’aussitôt après avoir fait ces démonstrations épistolaires, Jérôme reprenait le cours de ses débordements.
En tranchant ainsi du monarque fastueux, sans grand souci des affaires de son royaume, Jérôme avait compromis sa situation en Westphalie longtemps avant la chute de l’Empire.
Si pénibles qu’aient été pour l’Empereur les écarts de conduite de son frère Jérôme, ces écarts restèrent entre eux deux à l’état de querelles domestiques. Ils n’eurent pas pour Napoléon les conséquences nuisibles des actes de ses autres frères. Aux jours sombres, on voit Jérôme faire, jusqu’à la dernière minute, son devoir dans toute l’étendue de ses moyens. En Russie, à Waterloo où il est blessé au plus fort de la mêlée, partout, il prend une part courageuse aux efforts désespérés des plus fidèles compagnons de l’Empereur.
A Sainte-Hélène, Napoléon oublieux des peccadilles d’autrefois, lui a rendu pleine justice en disant : « Jérôme, en mûrissant, eût été propre à gouverner ; je découvrais en lui de véritables espérances. » L’Empereur fut non moins élogieux pour la femme de Jérôme, dont il proclamait hautement l’irréprochable contenance, au moment où, de mille manières, elle était torturée par son père qui voulait la contraindre à divorcer en 1814, après la chute du régime impérial.
Cette noble Reine trouva, dans ses entrailles de mère, dans sa fière pudeur d’épouse, un cri de révolte d’une éloquence admirable. Elle a tracé leur conduite à toutes les princesses qui, par raison d’État ou autre, croient devoir se sacrifier en contractant, à la face de Dieu, une union sacrée. La Reine est d’autant plus méritoire que son mari lui avait fourni surabondamment des motifs de désaffection.
Catherine de Wurtemberg a trouvé sa grandeur dans la plus simple vérité : le respect de ses serments, l’idée qu’elle appartenait pour toujours à l’homme à qui elle s’était donnée.
Il n’est pas de louange qui ne soit inférieure à la beauté de ses sentiments, alors que, résistant à la pression cruelle d’un père adoré, elle refuse de lui obéir : « … Unie à mon mari par des liens qu’a d’abord formés la politique, je ne veux pas rappeler ici le bonheur que je lui ai dû pendant sept ans ; mais eût-il été pour moi le plus mauvais époux, si vous ne consultez, mon père, que ce que les vrais principes me dictent, vous me direz vous-même que je ne puis l’abandonner lorsqu’il devient malheureux, et surtout lorsqu’il n’est pas cause de son malheur. »
Avec raison, Napoléon a pu dire : « Cette princesse s’est inscrite de ses propres mains dans l’histoire. » Ces paroles sont l’honneur éternel de Catherine de Wurtemberg ; elles sont, en même temps, le stigmate ineffaçable de la conduite de Marie-Louise d’Autriche.
Dans la première partie de cet ouvrage, nous avons vu Napoléon, en 1792, capitaine d’artillerie, étant aux prises avec les plus grandes difficultés pour lui-même, s’occuper de sa sœur Elisa, alors pensionnaire du Roi à Saint-Cyr, la retirer de cet établissement qui était menacé par les excès révolutionnaires, la loger avec lui à l’hôtel de Metz, rue du Mail, puis la reconduire à Ajaccio, dès qu’il eut terminé les démarches que l’obligeait à faire sa situation compromise.
Nous retrouvons Elisa, en 1798, avec sa mère et Pauline, sa sœur puînée, à la suite du quartier général du commandant en chef de l’armée d’Italie. Le 5 mai 1797, elle épousa Félix Bacciochi, issu d’une honorable famille de Corse. Ce mariage ne plaisait pas beaucoup à Napoléon, qui aurait sans doute préféré à ce bon et rebon Bacciochi, comme l’appelle Lucien Bonaparte, un homme moins dépourvu de facultés intellectuelles. Mais à cette époque, les demoiselles Bonaparte étaient peu recherchées, et l’on n’avait pas le droit de se montrer difficile pour elles.
Aussitôt l’empire proclamé, commencèrent près de Napoléon les obsessions de ses sœurs, désireuses de gouverner des royaumes. « Ce fut de leur part, dit Mlle Avrillon, une véritable persécution. » L’Empereur, qui ne savait pas résister longtemps aux prières des siens, donna, en 1804, à Elisa la principauté souveraine de Piombino, bientôt renforcée de celle de Lucques. Enfin, comme l’ambition de sa sœur n’était pas encore satisfaite, il lui accorda, en 1808, le grand-duché de Toscane.
Si l’on en juge par la correspondance de Napoléon, celui-ci semble avoir pris à tâche d’éviter toute discussion avec Elisa, dont l’humeur « désagréablement pointue » était peu accommodante. La gestion de ces duchés, allant plus ou moins mal, ne pouvait avoir grande conséquence sur le sort de l’empire. Napoléon la laissa donc libre de se livrer aux extravagances de son caractère altier, « recherchant le faste, l’appareil militaire, se modelant par imitation sur les habitudes de son frère ». Il ferma les yeux sur ses intrigues galantes, dont quelques-unes ont fait grand bruit. Sous l’ascendant de M. Fontanes, à qui elle n’avait rien à refuser, elle travaillait à se faire une renommée dont elle payait les trompettes qui s’appelaient : le chevalier de Boufflers, La Harpe et Chateaubriand.
Ce n’est pas non plus du côté d’Elisa que Napoléon trouva les éléments propres à rehausser l’éclat de son trône. Aux jours de splendeur, il eut les contrariétés journalières que lui causait la parodie ridicule du gouvernement impérial jouée à Florence, et il se trouvait atteint par la déplorable réputation de sa sœur. Aux jours de revers, en 1813, il eut le chagrin de voir Elisa négocier un arrangement avec Murat, dont la fortune lui paraissait offrir plus de chances que celle de Napoléon.
Après la figure revêche et orgueilleuse d’Elisa, après ce caractère de femme se plaisant à passer des revues avec des poses soldatesques, après ce tempérament ambitieux, égoïste, ingrat, vient se présenter la pâle et languissante figure de Pauline Bonaparte, femme jusqu’au bout de ses petits ongles roses, la plus belle parmi les belles femmes de son temps, jalouse uniquement de conserver le titre de « reine des colifichets », honneur suprême, à ses yeux, que lui ont valu son élégance et sa coquetterie.
Sa beauté resplendissante, sans rivale dans toute l’Europe, a été immortalisée par le ciseau de Canova, qui a légué à notre admiration le modèle des formes incomparables de la princesse, reposant presque nue sur un lit antique. Le caprice audacieux qui porta Pauline à prendre, dans l’atelier du sculpteur, cette pose peu chaste, quoique très académique, indique d’un seul trait tout son caractère. Infatuée d’elle-même, sensible à tous les hommages, incapable d’aucune retenue dans ses fantaisies les plus inconsidérées, telle était celle que, dès son enfance, on appelait la jolie Paulette.
Pour avoir toléré, sans les refréner avec brutalité, les dérèglements de sa sœur, l’Empereur a été diffamé ignominieusement : avec Pauline Bonaparte arrive l’abominable accusation, cultivée dans la bave des traîtres, des courtisans éconduits ou des femmes délaissées. Cette atroce calomnie, que des Français ont pris plaisir à répéter inconsciemment, a été repoussée, il faut le dire bien vite, par les pires ennemis de Napoléon, par les Anglais. « On est allé, dit Walter Scott, jusqu’à imputer à Pauline une intrigue avec son propre frère. Nous rejetons sans balancer une accusation trop hideuse même pour être mentionnée, et qu’on ne devrait jamais articuler sans une preuve évidente à l’appui. »
Notre intention n’est pas de faire ici l’apologie quand même de Napoléon. Nous recherchons quelles ont été les véritables inclinations de l’homme. Nous voulons le montrer tel qu’il était. Aurait-il eu cette perversité de mœurs, que nous n’aurions pas hésité un instant à scruter cette stupéfiante aberration chez un homme en qui nous avons constaté les plus hautes vertus familiales. Nous aurions examiné le fait avec la même ténacité que nous avons apportée à mettre en relief ses penchants honnêtes. Mais, heureusement pour l’honneur du souverain qui a gouverné la France pendant quinze ans, heureusement aussi pour la dignité nationale, nous n’avons pu remplir la tâche de relever, impartialement, pas à pas, les traces de criminelles relations entre le frère et la sœur, par la simple raison que, dans tous les documents existant à cette heure, il est impossible de rencontrer autre chose que l’affirmation sèche et crue de cet outrage révoltant. Aucune allégation motivée n’est parvenue jusqu’à nous, nul indice probant n’a été révélé.
On a publié, il est vrai, des lettres que, d’après leurs éditeurs, Pauline aurait écrites à deux colonels, ses amants, pendant son séjour à l’île d’Elbe, en 1814. Ces lettres, telles qu’on les a imprimées, sont assurément révélatrices de la monstrueuse accusation. Mais elles n’existent nulle part ; personne ne les possède en originaux. Elles font tout l’effet d’avoir été inventées pour le plus grand amusement de Louis XVIII.
Quand les rois prennent du plaisir aux historiettes scandaleuses, les courtisans ne se font pas faute de leur en raconter. Les innombrables infamies publiées contre Napoléon, sous Louis XVIII, attestent que ce monarque n’a pas chômé sous le rapport des distractions qu’il affectionnait. C’est au rang de ces libelles qu’il faut placer les prétendues lettres de Pauline dont personne n’est en position d’affirmer l’authenticité. M. de Jaucourt parle d’épîtres et de lettres, mais ne dit pas les avoir vues. Mounier ne dit pas non plus qu’il les a vues ; il insinue seulement que « Beugnot lui a conté qu’il avait intercepté des lettres ». Il n’est pas hors de propos de rappeler que Beugnot a publié des Mémoires peu tendres pour l’empire dans lesquels cet auteur, qui aurait été le détenteur de documents aussi importants, n’y fait même pas la plus vague allusion.
De cette imposture patente qui ne fait même pas honneur à l’imagination de son inventeur, que reste-t-il donc ? L’innocence de ceux qui ont cru à cette absurde mystification.
L’œuvre de la calomnie, même immonde, même dénuée de tout fondement, est tellement pernicieuse, qu’il ne suffit pas d’avoir établi l’invraisemblance d’une accusation. Il faut prolonger l’enquête au delà de la réfutation et prouver, à la confusion des sycophantes acharnés à souiller sa mémoire, que, loin d’avoir eu les instincts pervers qu’on lui a prêtés, Napoléon s’est toujours conduit, envers Pauline Bonaparte, en conseiller sévère, et non en homme passionné.
A quelle époque prétendrait-on placer ce roman abject ? Ce n’est probablement pas quand la famille était en Corse ou à Marseille ; Pauline avait alors treize ans au maximum. Elle ne se retrouvera plus ensuite avec son frère que pendant la première campagne d’Italie, à Montebello et à Passeriano ; à ce moment, Bonaparte, tout entier à sa passion pour Joséphine, n’avait guère d’autres idées amoureuses en tête. Il n’en avait pas, en tout cas, pour Pauline, qu’il maria, à peine âgée de dix-sept ans, à Leclerc, officier de son état-major.
Il n’est pas loisible non plus de placer ce honteux accord fraternel à la date de l’année suivante ; Napoléon était en Égypte, Pauline n’y était pas. La période du 18 brumaire, suivie bientôt de la campagne de Marengo, ne semble pas davantage une date favorable. Si l’on considère l’attitude de Napoléon envers sa sœur en 1802, il sera acquis que jusque-là elle n’exerçait aucun ascendant sur lui. A cette époque, Leclerc faisait ses préparatifs de départ en vue de l’expédition de Saint-Domingue, dont il avait été nommé général en chef. Napoléon exigea que Pauline accompagnât son mari à Saint-Domingue, ainsi que le constatent les Mémoires de Lucien Bonaparte, confirmés par ceux de Constant.
En 1803, Pauline revint de Saint-Domingue. Elle était veuve du général Leclerc, mort de la fièvre jaune. Elle logea dans l’hôtel que Joseph habitait alors, rue du Faubourg-Saint-Honoré. Ce n’est pas encore le choix de cette demeure qui éveillera des suppositions malveillantes. Lorsque le deuil de Pauline fut terminé, Napoléon, qui lui donnait cinq cent mille francs de dot, arrangea le mariage de sa sœur avec le prince Camille Borghèse. Après le mariage, la nouvelle princesse partit pour Rome avec son époux.
Si, depuis ce moment, Napoléon est sorti parfois de son rôle de frère, c’est pour tenir celui de père, témoin la lettre suivante :
« Aimez votre mari et votre famille, soyez prévenante, accommodez-vous des mœurs de la ville de Rome, et mettez-vous bien dans la tête que si, à l’âge que vous avez, vous vous laissez aller à de mauvais conseils, vous ne pouvez plus compter sur moi.
« Quant à Paris, vous pouvez être certaine que vous n’y trouverez aucun appui, et que jamais je ne vous y recevrai qu’avec votre mari. Si vous vous brouillez avec lui, la faute serait à vous, et alors la France vous serait interdite. »
En vérité, tout dans la vie de Napoléon proteste contre l’odieuse dépravation qu’on essaye de lui supposer. Non seulement ses sentiments sont l’opposé de ces bas instincts, mais encore tous ses actes sont là pour confondre la mauvaise foi de ses détracteurs.
Un souverain qui pouvait disposer de tout sans contrôle, s’il avait aimé sa sœur d’une manière inavouable, ne lui aurait marchandé ni les honneurs ni les richesses. Or Pauline, ceci a son importance, est de toutes les sœurs de Napoléon celle qui eut le moins à se louer de sa munificence. Quand Caroline est reine de Naples, quand Elisa est grande-duchesse de Toscane, Pauline reste toute sa vie titulaire de la petite principauté de Guastalla. Elle fut peut-être la seule à essuyer des refus de la part de l’Empereur. Alors que, selon M. de Metternich, « ses sœurs obtenaient de lui tout ce qu’elles voulaient », Pauline se voyait refuser la simple autorisation d’envoyer à Paris un certain M. Michelot, chargé par elle de suivre quelques affaires dans la capitale.
Rien d’aussi étrange que ce procès fait à Napoléon.
A l’île d’Elbe, pas plus qu’ailleurs, on ne trouve la moindre trace d’une anomalie quelconque dans les rapports du frère et de la sœur.
D’abord, la présence de la vieille mère paraît être une garantie de valeur suffisante. Ensuite, ce n’est certainement pas le refus de solder une modique somme de soixante-deux francs trente centimes qui suscitera l’idée d’une intimité complaisante. L’Empereur écrit de sa main, en marge de la demande : « N’ayant pas ordonné cette dépense qui n’est pas portée au budget, la princesse la paiera. »
Enfin, on est allé jusqu’à trouver étrange que Pauline, aux jours néfastes, ait mis à la disposition de son frère une partie de sa grande fortune, qu’elle lui ait donné ses diamants pour servir de suprême ressource à la veille de la campagne décisive qui devait aboutir au désastre de Waterloo. Pour juger insolite et risquée, en cette circonstance, la conduite de Pauline envers Napoléon, il faut vraiment croire l’âme humaine incapable d’un peu de grandeur. Il n’est cependant pas rare de rencontrer de nobles qualités de cœur chez les femmes coquettes, fantasques, capricieuses, et légères même de mœurs comme l’était la princesse Borghèse.
En un mot, près de son frère éprouvé par le malheur, Pauline, émue, frappée d’une si grande infortune, se montra ce qu’elle était réellement : une bonne et charmante fille.
On a peine à en croire ses yeux, lorsqu’on lit que Murat, roi de Naples, époux de Caroline Bonaparte, comblé lui-même des faveurs impériales, fut le premier à trahir la cause de l’Empereur. On croit encore bien plus être le jouet d’une absurde hallucination, quand on constate que Caroline, la plus jeune sœur de Napoléon, fut, sinon l’inspiratrice, du moins la complice parfaitement consciente de cette insigne forfaiture.
Nous allons énumérer ce qu’avait fait l’Empereur pour mériter une si noire ingratitude.
Avant tout, il faut déclarer que nul ne songe à marchander à Murat ses droits à l’admiration pour sa bravoure indomptable et incontestée. Ses grades, ses distinctions honorifiques dans l’armée, il les a gagnés vaillamment. De ce chef, il ne doit rien à l’Empereur. Mais il reste son débiteur pour les titres royaux dont il fut investi, et que n’ont obtenus ni les Berthier, ni les Ney, ni les Lannes, ni les Davout, bien aussi courageux que lui, tout en ayant, en plus, des qualités militaires infiniment plus solides.
Murat, fils d’un aubergiste de la Bastide, près de Cahors, ancien garçon de boutique chez un mercier de Saint-Céré, débuta par une gasconnade dans ses rapports avec Napoléon. Quand celui-ci partit, en 1796, pour la première campagne d’Italie, Murat, colonel provisoire, n’étant en réalité que chef d’escadrons au 21e régiment de chasseurs, vint chez le jeune général en chef et lui dit : « Mon général, vous n’avez point d’aide de camp colonel, il vous en faut un, et je vous propose de vous suivre pour remplir cet emploi. » La tournure de Murat plut à Bonaparte, il accepta son offre ; grâce à cette subtilité de langage, Murat se trouva définitivement pourvu de son grade de colonel. L’année suivante, il était général. En cette qualité, il prit part à l’expédition d’Égypte. Trois mois à peine après le 18 brumaire, Murat épousait Caroline Bonaparte. « Ce mariage, dit Bourrienne, fut célébré au Luxembourg, mais avec modestie. Le Premier Consul ne pensait pas encore que ses affaires de famille fussent des affaires d’État… A ce moment, Bonaparte n’avait pas beaucoup d’argent, il ne donna à sa sœur que trente mille francs de dot. Sentant toutefois la nécessité de lui faire un cadeau de noces, et n’ayant pas de quoi en acheter un convenable, il prit un collier de diamants à sa femme, et le donna à la future. »
Dès qu’elle fut mariée, Caroline, poussée par une ambition sans mesure, se mit à soigner activement les intérêts de son mari. Elle accablait de ses sollicitations son frère qui disait d’elle : « … Avec Mme Murat, il faut que je me mette toujours en bataille rangée… » Ses résistances, selon l’habitude de Napoléon, n’étaient que pour la forme, témoin l’immense et rapide fortune de Murat nommé successivement : général en chef, gouverneur de Paris, maréchal de France, prince et grand amiral, grand-duc de Berg et de Clèves, et enfin, en 1808, roi de Naples.
Pourvus des plus hautes dignités, les deux époux donnèrent carrière, chacun dans son genre, à leurs tempéraments vaniteux.
Très fier de sa belle prestance, Murat mettait un suprême orgueil à se revêtir des costumes les plus éclatants : pantalon couleur amaranthe avec coutures brodées d’or, habit serré par une large ceinture dorée, bottines de peau jaune, grand chapeau à galons d’or surmonté d’un panache formé d’une haute aigrette entourée de plumes d’autruche ; la selle, la bride, la housse bleu ciel du cheval, tout resplendissait de broderies d’or. En cet attirail étincelant qui dénotait certaine crânerie, Murat chargeait à la tête de ses troupes. Son amour-propre n’était pas médiocrement flatté quand il voyait « les Cosaques s’arrêter ébahis pour admirer ses élégantes broderies et les belles plumes de sa toque polonaise ».
Cet accoutrement théâtral, qui faisait de Murat, si nous nous le représentons bien, une sorte de flamboyant tambour-major à cheval, semble avoir été l’objet des plus chères préoccupations de son esprit borné. Par une coquetterie que lui envierait une femme galante, il exigeait que les accessoires de sa toilette fussent constamment de première fraîcheur. Sur quelque point de l’Europe que se trouvassent les armées impériales, des caisses remplies de parures nouvelles partaient de Paris pour rejoindre Murat. Pendant l’une de ses campagnes, « en quatre mois, dit la duchesse d’Abrantès, on avait envoyé pour vingt-sept mille francs de plumes ». Ce petit travers, qui relève plutôt des fantaisies du carnaval que de l’ordonnance prescrite aux officiers sous les armes, sert au moins à démontrer la tolérance de l’Empereur, qui aurait pu, d’un mot, au grand désappointement de son élégant beau-frère, faire cesser cette exhibition à la fois pompeuse et burlesque.
Si, dans son ménage, Murat semble avoir monopolisé les goûts féminins, par contre, Caroline s’était approprié les droits qui d’ordinaire sont l’apanage du sexe fort : « Elle portait, a dit Talleyrand, une tête de Cromwell sur les épaules d’une jolie femme. » Mise en appétit par les premiers honneurs princiers, Caroline, alors grande-duchesse de Berg, après s’être dit qu’elle pouvait être reine aussi bien qu’une autre, se demanda pourquoi elle ne serait pas impératrice.
La présence constante de l’Empereur au milieu des batailles rendait possible la vacance subite du trône de France. Caroline arrêta sa pensée devant cette hypothèse, et envisagea froidement ce qui se passerait le jour où surviendrait la mort accidentelle de Napoléon. Elle en arriva, particularité bizarre, dans le palais même de l’Élysée qu’elle devait à la libéralité de son frère, à élaborer un plan exactement semblable à celui que méditait le général Malet du fond de sa prison ! Pour atteindre son but, Malet ne pouvait compter que sur sa témérité ; Caroline, elle, trouvant des armes dans sa beauté, entreprit la tâche facile de séduire le gouverneur de Paris qui était alors le général Junot. Elle employa toute sa coquetterie à conquérir le cœur du général et réussit à merveille dans cette tentative, moins difficile que risquée de la part d’une femme jeune et jolie. Junot, qui avait trente-six ans à peine, ne vit dans cette bonne fortune qu’une victoire de ses avantages personnels. Il était loin de soupçonner la machination, exempte de poésie, qui se cachait sous les démonstrations amoureuses de sa maîtresse. Cette liaison et les menées qui lui servaient de mobile n’étaient pas un très grand secret. D’après Girardin, on en jasait à la cour et à la ville.
Les calculs de Caroline étaient encore plus profonds. Se préoccupant du rôle des puissances étrangères à l’heure où son plan serait réalisable, elle était pleine d’attentions pour le corps diplomatique. Si l’on s’en rapporte aux dires de Fouché, confirmés par Mlle Avrillon, elle ne se montra pas insensible aux hommages du prince de Metternich. Et sur ce point, Mme de Rémusat ajoute : « Metternich obtint des succès auprès des femmes… Il parut s’attacher à Mme Murat, et il lui a conservé un sentiment qui a maintenu longtemps son époux sur le trône de Naples. »
L’Empereur, à son retour de l’entrevue de Tilsitt, ne tarda pas à connaître le petit roman que Caroline avait ébauché avec Junot. Ce roman, dont les péripéties se rattachaient toutes à la mort de Napoléon, ne fut pas, on le pense bien, du goût de ce dernier. Cependant il ne s’arrêta pas au côté politique de cette intrigue. Soit ennui d’avoir à sévir, soit pitié des rêves présomptueux de sa sœur, il se contenta de séparer les deux amants, sans, pour cela, montrer une de ces fureurs qu’on nous a dit lui être familières ; on va pouvoir en juger.
Nous avons dit que Junot ne savait rien du complot dont, en fait, il était la cheville ouvrière. Il voulait se croire aimé pour lui-même, et n’était pas sans inclination pour sa maîtresse. Aussi, grande fut sa désolation quand, mandé par Napoléon, il reçut l’ordre de partir pour Lisbonne en qualité d’ambassadeur, en même temps qu’il serait commandant de l’armée d’observation de la Gironde. Junot, sentant une disgrâce dans ses nouvelles fonctions, s’écria : « Ainsi, vous m’exilez ! Qu’auriez-vous fait de plus si j’avais commis un crime ? » L’Empereur, touché du chagrin qu’éprouvait son ami de jeunesse, lui dit : « Tu n’as pas commis de crime, mais tu as commis une faute… Il est nécessaire que tu t’éloignes quelque temps de Paris ; cela est convenable pour détruire tous les bruits qui ont couru sur ma sœur et sur toi… Tu auras à Lisbonne une autorité sans bornes… Allons, mon vieil ami, le bâton de maréchal est là-bas… Crois-moi, la vraie raison de ton départ, c’est ta gloire. » Telles sont les paroles rapportées par la femme de Junot ; elles ne témoignent pas d’une excessive sévérité de la part de l’Empereur.
Napoléon ne fut pas plus méchant à l’égard de sa sœur. Il voulut paraître ne rien savoir de la petite conspiration. L’année suivante, il nomma Murat roi de Naples et réalisa ainsi le vœu le plus cher de Caroline, qui désirait si ardemment s’asseoir sur un trône.
Enfin, Napoléon avait réussi à avoir quelque tranquillité de ce côté. Caroline, à la tête d’un royaume, agréablement adulée par des courtisans à l’échine élastique ; Murat, déguisé en roi de théâtre, cavalcadant aux côtés de l’Empereur, dont le visage disparaissait sous les panaches de son extravagant beau-frère : les deux époux étaient en possession du bonheur parfait.
Leur bonheur était tel, que l’idée seule d’en être privés les rendit coupables de la plus cynique trahison que l’histoire ait enregistrée.
En relatant ici les tristes épisodes de la vie du roi de Naples, tous contemporains de la décadence et de la chute de l’Empire, nous nous servirons le plus souvent du nom de Murat ; mais nous insistons sur ce point qu’il faut considérer sa femme comme absolument associée à toutes ces combinaisons équivoques. Elle en fut même probablement l’instigatrice, car elle n’était pas femme à laisser son mari accomplir des actes qu’elle aurait réprouvés. En tout cas, c’est en vain que l’on chercherait une protestation de sa part, un signe d’affection pour Napoléon, abandonné, trahi, combattu même par Murat.
En 1812, semblables à des naufragés perdus sur un désert de glace, se traînant sous les rafales de neige, misérablement vêtus, gelés, affamés, épuisés, les soldats français revenaient de Moscou. C’est alors que, vaincus par l’âpreté d’un hiver effroyable, mais invincibles quand il s’agissait de braver et repousser l’ennemi, ces immortels soldats ont provoqué l’admiration du monde entier par l’exemple qu’ils ont donné des plus hautes vertus militaires : l’héroïsme dans la détresse, l’abnégation dans la souffrance.
Ayant appris les graves incidents de la conspiration Malet, Napoléon avait hâte de rentrer à Paris, autant pour consolider son gouvernement que pour organiser de nouvelles armées et opposer de nouveaux combattants à la marche des ennemis qui menaçaient d’envahir la France. Le 5 décembre 1812, à Smorghoni, il remit à Murat le commandement des glorieux débris de la Grande-Armée, poursuivis, harcelés par les Russes. L’Empereur ne croyait pouvoir mieux faire que de s’adresser à son beau-frère en cette pénible et délicate circonstance.
Peu de temps après avoir accepté cette mission de confiance, le 16 janvier 1813, sans autre motif apparent que son bon plaisir, Murat résignait son commandement et partait pour Naples. « Je ne me permets aucune réflexion sur la conduite du Roi », écrit Berthier, rendant compte de cette désertion à l’Empereur.
Pour qu’un militaire de la valeur de Murat commît le crime d’abandonner le commandement d’une armée aux prises avec l’ennemi, il fallait assurément des motifs bien puissants. Ces motifs n’existaient pas en Pologne, où s’effectuait la retraite. Ils existaient à Naples, où la présence du Roi était réclamée, où il s’agissait, par des compromissions avec les ennemis de la France, de sauver la couronne de Naples au milieu de l’effondrement de l’Empire ; catastrophe prévue, dès cette époque, par la diplomatie napolitaine, avec une perspicacité qui lui fait honneur.
En présence d’un acte d’insubordination qui était le premier pas sur la route de la défection, quelles sont les mesures rigoureuses qu’une indignation légitime va dicter à l’Empereur ? Aucune. Optimiste infatigable pour les siens, Napoléon ne voit à ce moment chez Murat qu’une aversion pour les manœuvres de retraite où il faut plus de sagesse que d’audace. Le 23 janvier, il écrit à Eugène de Beauharnais, qui vient de prendre le commandement de la Grande-Armée : « Je trouve la conduite du Roi (de Naples) fort extravagante et telle qu’il ne s’en faut de rien que je ne le fasse arrêter pour l’exemple. C’est un brave homme sur le champ de bataille, mais il manque de combinaisons et de courage moral. » Le lendemain, s’adressant à sa sœur, Napoléon lui écrit : « Le Roi a quitté l’armée le 16 !… Votre mari est un fort brave homme sur le champ de bataille ; mais il est plus faible qu’une femme ou qu’un moine quand il ne voit pas l’ennemi ; il n’a aucun courage moral. »
Dès son retour à Naples, le pauvre Murat ne fut, sous l’impulsion des directeurs de sa politique, qu’une marionnette inconsciente sortant d’une coulisse pour rentrer dans l’autre. Fouché et Caulaincourt attestent qu’il se mit à la disposition de l’Autriche, sans omettre de négocier avec lord Bentinck, commandant les forces anglaises en Sicile.
Pendant que la cour de Naples ourdissait la trame de sa politique astucieuse, Napoléon remporta les victoires de Lutzen et de Bautzen sur les puissances alliées. On se demanda à Naples si l’on n’avait pas fait fausse route, s’il n’était pas temps de se rapprocher de l’Empereur, à qui la fortune semblait de nouveau sourire, quand, avec de jeunes conscrits, inexpérimentés, sans artillerie, sans cavalerie, il venait de battre les armées formidables de la coalition ! Avec une connaissance parfaite du caractère de Napoléon, avec une entière confiance dans sa faiblesse envers sa famille, on chargea Caroline de s’entremettre près de son frère afin d’obtenir qu’il accueillît les services de Murat. Le résultat fut tel qu’on l’attendait. Napoléon, qui ne savait pas haïr, céda aux sollicitations de sa sœur, et Murat vint, pendant l’armistice de Dresde, reprendre sa place à la tête de la cavalerie française.
Le renouvellement des hostilités amena promptement la défaite de l’armée française. Le dernier coup lui fut porté par le désastre de Leipsick, le 18 octobre 1813. Sans perdre un instant, Murat se retourna du côté des alliés, et ce fut en sortant un soir de la tente de Napoléon que, rare infamie, il se rendit, le 22 ou le 23 octobre, aux avant-postes ennemis. Là, il eut une conférence secrète avec le général autrichien comte de Mier. « Celui-ci, au nom des puissances coalisées, garantit au roi de Naples la possession de ses États, à la condition expresse de ne fournir aucun secours à la France, soit en hommes, soit en subsides ; d’abandonner à l’instant l’armée et la cause de l’empereur Napoléon. » Fort de cette assurance, le lendemain Murat quitta l’Empereur à Erfurt, « sous prétexte que sa présence était indispensable à Naples pour défendre son royaume ». Le roi de Naples partit en faisant à son beau-frère les protestations d’un dévouement inaltérable. Napoléon, ignorant la trahison de la veille, « ne put, dit le baron Fain, se séparer de cet ancien compagnon d’armes sans l’embrasser à plusieurs reprises ».
Cette confiance de l’Empereur, qui touche à la candeur, tant elle est exempte de prévision politique, fut entretenue par Murat le plus longtemps possible. Le 3 décembre 1813, Napoléon écrivait à Eugène : « … Le roi de Naples me mande qu’il sera bientôt à Bologne avec trente mille hommes… C’est une grande consolation pour moi de n’avoir plus rien à craindre pour l’Italie… » La sécurité de Napoléon ne devait pas être de longue durée ; l’armée de Murat s’avançait, il est vrai, mais c’était contre la France !
Convaincu enfin de la félonie du roi de Naples, Napoléon, dans une lettre à Fouché, laissa échapper le cri de son âme blessée : « La conduite du roi de Naples est infâme, et celle de la Reine n’a pas de nom. J’espère vivre assez longtemps pour venger moi et la France d’un tel outrage et d’une ingratitude aussi affreuse. »
Murat reçut son châtiment des mains de ceux à qui il s’était allié pour trahir sa patrie et son bienfaiteur. Détrôné par la coalition le 19 mai 1815, il fut fusillé à Pizzo dans les Calabres, le 13 octobre de la même année, le jour où, pygmée parodiant le géant de l’île d’Elbe, il essaya de reconquérir son trône en débarquant à l’improviste sur les côtes napolitaines.
Après avoir examiné, comme nous venons de le faire, les rapports de l’Empereur avec chacun des membres de sa famille, n’y a-t-il pas lieu vraiment de regretter que sa réputation de despote inflexible soit si peu méritée, qu’il n’ait pas eu la force d’étouffer en lui le sentiment instinctif qui le portait à toujours rechercher la concorde et le bonheur pour tous les siens, et ne faut-il pas déplorer, même à ne considérer que les intérêts de la France, qu’il n’ait pas été l’homme brutal, le maître inexorable dépeint par ses calomniateurs ?
Quelle autre conclusion tirer de cette étude, quand on voit ses parents et ses proches travailler tous à détruire aux yeux de l’Europe le prestige de l’Empereur, se faire plus ou moins les artisans du discrédit et de la chute de l’Empire, quand on les voit pousser l’oubli des plus simples devoirs de la reconnaissance jusqu’à compromettre tous les intérêts dont ils avaient la garde, alors que, d’autre part, dès leur enfance, ils n’ont cessé d’être l’objet de l’affection inébranlable, de l’inépuisable bonté de Napoléon.
Les critiques de la Restauration, dans leurs écrits intéressés ou fantaisistes, ont fait de Napoléon, souverain longtemps et partout acclamé, un être malfaisant, répulsif, incapable d’aucune assimilation avec le reste de l’humanité.
Ces sortes de jugements extrêmes, formulés dans le tumulte des haines virulentes et des convoitises déçues, sont à la longue réformés ordinairement. Le temps, qui s’écoule en laissant les faits dans le lointain, permet de les observer et de les voir sous un angle plus ouvert, dans leurs réelles proportions.
Cette règle de perspective a été de nul effet, pour ainsi dire, relativement à la mémoire de Napoléon. Différentes époques ont produit des écrivains obstinés à ne voir dans l’Empereur qu’un être antinaturel. Chez ces écrivains, la rancune ou le parti pris, parfois les deux, ont dicté les mêmes attaques. La forme change, mais le système est fixe : dans leur portrait, il n’y a que des ombres, l’effigie manque.
En 1814, voici en quels termes un pamphlétaire, Goldsmith, stipendié par les Anglais, dépeint Napoléon : « Petit faquin, petit drôle de Corse », ne sont que des appellations familières pour arriver à conclure ainsi : « Jamais créature humaine n’a réuni en soi autant de cruauté, de tyrannie, de pétulance, de luxure, de sale débauche, d’avarice, que ce Napoléon Buonaparte. La nature n’avait pas encore produit un être aussi effroyable. » Un renégat, M. de Pradt, abreuvé de faveurs sous l’Empire, n’hésite pas à dire, l’heure étant venue de faire sa cour à Louis XVIII : « Cet homme (Napoléon) qui a fait son éducation au café militaire, qui en a conservé les formes, le langage, ne peut être qu’ennemi de tout ce qui est urbanité, et de ce qui conserve une ombre de cette liberté que la bonne compagnie entretient toujours, et sans laquelle il n’y a pas de société possible. » Il faut en passer, et les anonymes, dont l’un signe : « Un chambellan forcé de l’être », l’autre : « L’homme qui ne l’a pas quitté depuis quinze ans », et toute la séquelle des insulteurs à gages du gouvernement de la Restauration ; ils ne sont pas meilleurs, ils ne sauraient être pires.
Le règne de Louis-Philippe vit s’arrêter la production des diatribes contre Napoléon. Le cercueil de l’Empereur s’avançant sur l’Océan, de Sainte-Hélène vers les Invalides, produisit, en France, une telle émotion, qu’elle suffit à rendre muets les calomniateurs. Après cette accalmie et le silence imposé par le second Empire, il semblait que c’en fût fini de ces attaques passionnées, quand, de nos jours, des écrivains se sont de nouveau attachés à ternir la mémoire de Napoléon. Leur violence n’est pas inférieure à celle des écrivains de la Restauration. On en aura la mesure dans les expressions dont un candide publiciste, Mario Proth, n’hésitait pas à se servir en 1872 : « Il n’est truc féroce, il n’est tragédie cruelle, mensonge, contradiction, audace devant laquelle recule Bonaparte, ce prestidigitateur italien… Aussi combien est amusante et combien instructive la façon cravacheuse dont il mène et surmène ses subordonnés, les traite et les maltraite, la comédie du capitaine Fracasse que sans cesse il leur joue… C’était un Empereur ambulant, un Charlemagne de grande route…, il opprimait pour opprimer et avilissait pour avilir. »
Enfin, récemment, le même thème vient d’être repris par un très éminent philosophe, M. Taine, qui l’a paré des allures scientifiques de sa méthode, de la solidité de son langage : « C’est l’égoïsme, non pas inerte, mais actif et envahissant, proportionné à l’activité et à l’étendue de ses facultés, développé par l’éducation et les circonstances, exagéré par le succès et la toute-puissance, jusqu’à devenir un monstre, jusqu’à dresser au milieu de la société humaine un moi colossal, qui incessamment allonge en cercles ses prises rapaces et tenaces, que toute résistance blesse, que toute indépendance gêne… » Puis arrive cette conclusion naturelle : « Par essence, il est insociable. »
Le fond des idées, on le voit, n’a pas varié. Toutes ces appréciations sont équivalentes.
Bien que nous ne fassions ici de procès à personne, et que nous nous défendions de transformer cet ouvrage en réquisitoire, la démonstration de la vérité nous oblige à combattre le dernier et considérable jugement qui a été porté sur Napoléon. Notre tâche serait trop facile s’il ne s’agissait que de réfuter les écrits de 1814. Ce ne sont, pourrait-on dire, que des appréciations personnelles, non des études sérieuses comparables à celles des écrivains actuels qui ont consulté les documents contradictoires. C’est donc avec ces derniers auteurs qu’il faut engager la discussion ; nous avons les mêmes armes, et de la distance où nous sommes, eux et nous, des choses et des hommes, nous embrassons le même panorama. En face de ce qu’ils ont vu, il convient de placer le résultat de nos propres observations, dont le seul but est de mettre en évidence la vérité, dégagée de tout ressentiment, de toute prévention, de toute complaisance envers un parti politique, comme aussi de toute exaltation, de toute fascination.
En principe, il nous semble équitable d’écarter la comparaison établie par M. Taine entre Louis XIV et Napoléon. « … Ordinairement et surtout en France, a-t-il dit, le prince fait deux parts dans sa journée, l’une pour les affaires, l’autre pour le monde… Sourire d’une repartie, quelquefois se mettre en frais, badiner, faire un conte, telle était la charte du salon de Louis XIV… Rien de semblable chez Napoléon. »
Tout s’oppose, selon nous, à un parallèle entre les deux monarques. Doit-on attendre les mêmes résultats de l’éducation cérémonieuse d’un roi de cinq ans, et de l’éducation rudimentaire d’un élève boursier des écoles du gouvernement ?
Est-il un rapprochement possible entre les situations respectives des deux souverains ? « Louis XIV, qui dut ses succès aux forces morales accumulées par ses deux prédécesseurs, et aux grandes intelligences que leurs règnes réparateurs avaient fait surgir, ne tarda pas à dissiper ce précieux héritage. » Ainsi s’exprime M. Le Play, l’un des plus profonds penseurs de notre siècle, l’un des plus érudits observateurs de notre histoire.
Il en va tout autrement, le jour où Napoléon prend le pouvoir. C’est à M. Taine lui-même que nous allons emprunter la description de l’état de la France à cette époque : « Le corps social est dissous ; pour ses millions d’atomes désagrégés il ne reste plus un seul noyau de cohésion spontanée et de coordination stable. Impossible à la France civile de se reconstruire elle-même ; cela lui est aussi impossible que de bâtir une Notre-Dame de Paris ou un Saint-Pierre de Rome avec la boue des rues et la poussière des chemins. »
La dissemblance des rôles ne peut pas être plus complète : Louis XIV n’a qu’à régner, Napoléon doit fonder.
L’Empereur n’est pas le propriétaire, par droit d’héritage, n’ayant qu’à s’installer dans une habitation confortablement aménagée ; il est l’architecte réédifiant la maison sur un terrain abandonné. Il a la surveillance de tous les ouvriers : il faut qu’il les mène, qu’il indique à chacun la besogne et la manière de l’exécuter, car ils ont oublié les lois d’une bonne ordonnance, ils sont tous ignorants des règles d’un état de choses normal. Arrivé dès l’aube, le premier sur les chantiers, il va des sous-sols au faîte de l’édifice, escaladant les échelles, enjambant les échafaudages, fouaillant les uns, rabrouant les autres, donnant à tous l’exemple d’une infatigable activité.
Ajoutez que, pour l’achèvement de son œuvre, il est le plus souvent obligé d’aller, au loin, livrer des combats gigantesques. Rendez-vous compte qu’à cette distance, il reste le seul moteur de ses collaborateurs disséminés aux quatre coins de l’Europe, et vous pourrez vous faire une idée de la force qu’il faut dépenser dans le verbe pour animer, stimuler ce monde de travailleurs, comme aussi vous pourrez alors décider s’il n’est pas exorbitant de demander à Napoléon le continuel et béat sourire des rois oisifs ou magnifiques.
Mais ce qu’on attribue d’extraordinaire, d’excessif, de grossier à tous les souverains, doit être d’abord tenu en suspicion et n’être enregistré qu’après le plus sévère contrôle. En effet, tous les historiens ont reproduit à l’envi un passage de l’Histoire d’Europe, d’Alison, mentionnant qu’au moment de la rupture du traité d’Amiens, le Premier Consul s’était oublié jusqu’à lever la main sur lord Withworth, ambassadeur d’Angleterre. Le récit de cet esclandre, assurément sans précédent, a fait le tour de l’Europe pendant quatre-vingt-dix ans, au bout desquels un écrivain consciencieux, Oscar Browning, s’est avisé de consulter, dans les archives britanniques, le document officiel, et il dit : « Eh bien ! toute cette histoire est absolument sans fondement, ainsi que le démontre la dépêche même de lord Withworth. »
Comme tous les hommes occupés de grandes affaires, Napoléon, cela est évident, a eu ses heures d’impatience. Il serait puéril de le nier ; mais ces emportements allaient-ils jusqu’à la brutalité habituelle dont on nous donne pour preuve un coup de pied dans le ventre administré à Volney par le Premier Consul à titre de conclusion d’un entretien ?
On invoque trois auteurs pour appuyer cette histoire. Un peu de méfiance est cependant permise quand on constate que ces trois auteurs ne constituent, en réalité, qu’un seul conteur.
En effet, Bodin dit tenir le fait de Besnard, et Sainte-Beuve s’en réfère à Bodin.
Donc, l’anecdote du fameux coup de pied repose uniquement sur l’affirmation de Besnard le nonagénaire.
A côté de présomptions et de preuves fragiles, il existe un fait patent qui, à tout le moins, prouverait que Volney, esprit distingué, n’avait pas de rancune et avait reçu autre chose que des coups de pied : il garda son siège de sénateur, puis il fut bientôt doté et blasonné ; à la chute de l’Empire, il était sénateur, comte et commandeur de la Légion d’honneur.
Comment croire que Napoléon se laissât aller à des vivacités aussi impardonnables, quand on ne l’accuse pas de s’y être livré le jour où il eut à subir de Talleyrand la plus stupéfiante des impertinences ?
Dans une discussion, en effet, sur le Code de la civilité, Talleyrand, dit M. Taine, aurait répondu à l’Empereur : « Le bon goût est votre ennemi personnel ; si vous pouviez vous en défaire à coups de canon, il y a longtemps qu’il n’existerait plus. » Ah ! que voilà bien, pour un homme violent, une précieuse occasion d’infliger à quelqu’un un traitement exceptionnel ! Cependant, on n’enregistre aucune correction à l’adresse d’un pareil insolent ! Le calme de Napoléon dans cette circonstance n’est-il pas vraiment contradictoire outre mesure avec la brutalité qu’on lui a prêtée à l’égard de Volney ? Il faut donc reconnaître que les deux anecdotes citées par M. Taine en vue de rabaisser les manières de l’Empereur, pour être piquantes peut-être, n’en sont pas moins fort mal choisies. La vérité n’est ni dans l’une ni dans l’autre : très probablement personne ne se permettait de parler à l’Empereur dans les termes attribués à Talleyrand, et très probablement aussi Napoléon s’abstenait d’employer le genre de riposte dont on veut bien gratifier Volney.
En multipliant les témoignages recueillis aux sources les plus diverses, en juxtaposant les propos des témoins oculaires avec les pièces officielles, nous espérons arriver à réformer le jugement final, que Taine a formulé en ces termes : « Par essence, Napoléon est insociable » ; car nous prétendons au contraire qu’il n’a été réfractaire à aucune des qualités morales qui contribuent à rendre agréables les relations mutuelles des hommes.
Considérons d’abord les grandes lignes de la vie de Napoléon.
Rien chez lui qui décèle l’homme désireux de s’affranchir des obligations imposées par les lois sociales : c’est d’abord sa famille, objet constant de sa sollicitude, qu’il tient à voir heureuse. Quand il aurait pu lui suffire de constituer aux siens des positions brillantes au pays natal, ce dont on lui aurait déjà su gré, sa tendresse naturelle les veut tous près de lui. Malgré le peu d’éclat qu’ils sont capables d’apporter, il les juge aussi dignes que lui des magnificences du trône, des honours, comme dit Madame Mère. Voilà, à coup sûr, qui est d’un bon fils, d’un bon frère, d’un homme imbu de tous les bons principes familiaux, tels qu’ils sont prescrits, sinon pratiqués, dans notre société moderne.
Viennent ensuite les témoins des débuts pénibles. Depuis les concierges de l’école de Brienne, attachés sous le Consulat à Malmaison, jusqu’aux camarades de jeunesse, les Bourrienne, les Junot, les Marmont, qui sont plus tard ses secrétaires ou ses aides de camp ; aussi haut que monte l’Empereur, il les entraîne tous à sa suite comme autant de renseignements biographiques qu’il affiche publiquement.
Si bienveillant envers les obscurs et les humbles, Napoléon aurait-il pu, dans le cours de ses relations, transformer sa nature au point de n’être plus qu’un personnage insupportable, sorte de porc-épic toujours prêt à dresser ses dards contre ceux qui l’abordent ?
Ici encore, un aperçu général de ce qui s’est passé sous le règne de Napoléon sera en contradiction flagrante avec tout ce qui a été dit.
Retenez, premièrement, qu’il est peut-être le monarque près de qui les ministres ont conservé le plus longtemps leurs fonctions. Ne croyez pas que ceux-ci aient été spécialement choisis avec l’épiderme insensible et l’échine d’une souplesse exceptionnelle, car l’histoire vous apprendra que ses successeurs n’en ont pas trouvé de plus dignes parmi les Français pour remplir les premiers rôles dans l’État.
Après, passez en revue la pléiade des gens portant des noms anoblis depuis des siècles, qui ont sollicité la faveur de vivre à côté de l’Empereur. C’est à juste titre que Thibaudeau a pu dire : « Il n’y aura pas assez de places dans la domesticité impériale pour les nobles qui en brigueront… » Ils n’étaient pas obligés de revenir de l’étranger, où du moins ils possédaient un bien sacré, le respect de soi-même, ceux qui s’appelaient : Montmorency, Mortemart, Montesquiou, d’Aubusson, Talleyrand, Angosse, Radziwil, Kergariou, Turenne, Noailles, Brancas, Chabrillant, Gontaut, Narbonne, Bouillé, Chevreuse, Mercy-d’Argenteau, Fontanges, Cossé-Brissac, Clermont-Tonnerre, etc. Quoi ! tous ces rejetons de l’antique noblesse, de cette fière et vieille aristocratie française, n’auraient été que des pleutres se mésestimant assez pour venir mendier près d’une odieuse brute les attributions dont jadis ils s’enorgueillissaient près de leurs rois traditionnels !
Il n’est pas permis d’ignorer davantage que tous les souverains de l’Europe ont été flattés de nouer des rapports personnels avec Napoléon.
Le rôle de vaincu, nous le savons, peut imposer de grands sacrifices. L’intérêt général d’un peuple commande parfois à un roi bien des démarches humiliantes ; mais qui donc, par exemple, pouvait, en pleine paix, cinq mois après Tilsitt, contraindre l’empereur de Russie, alors très puissant, à écrire : « … Je vous charge de témoigner à l’Empereur combien je suis sensible à toute la galanterie qu’il met dans ses procédés envers moi. Je vous charge de lui en exprimer toute ma reconnaissance, et de lui réitérer qu’il n’a pas d’ami ni d’allié plus fidèle que moi. » Personne n’est autorisé à taxer de fourberie cette démonstration spontanée.
Enfin, il y a dans la carrière de l’Empereur un fait capital qui, à lui tout seul, suffirait à établir que Napoléon n’inspirait pas une horreur insurmontable ; ce fait, c’est le mariage avec l’archiduchesse d’Autriche. Mariage politique, dit-on ; c’est exact du côté de la France aussi bien que du côté de l’Autriche, mais ce serait dépasser les bornes de la vraisemblance que de croire un père assez dénaturé pour jeter sa fille entre les bras d’un homme mis au ban de la civilisation, cet homme fût-il encore mille fois plus puissant que ne l’était Napoléon. Si telle avait été la conduite de l’empereur d’Autriche, c’est lui tout d’abord qu’il siérait de convaincre de barbarie, car les sauvages mêmes ne livrent pas aux fauves leurs enfants.
Quand, en 1814, la marée montante des invectives et des diffamations arrive jusqu’à l’île d’Elbe, Napoléon, avec sa hautaine ironie, arme aussi redoutable chez lui que son épée, définit en quelques mots les rôles des monarques étrangers et le sien : « Les souverains, dit-il, qui, après m’avoir envoyé respectueusement des ambassades solennelles, qui, après avoir mis dans mon lit une fille de leur race, qui, après m’avoir appelé leur frère, m’ont ensuite appelé usurpateur, se sont craché à la figure, en voulant cracher sur moi. Ils ont avili la majesté des rois, ils l’ont couverte de boue. Qu’est-ce, au surplus, que le nom d’empereur ? Un mot comme un autre. Si je n’avais d’autres titres que celui-là pour me présenter devant la postérité, elle me rirait au nez. Mes institutions, mes bienfaits, mes victoires, voilà mes véritables titres de gloire. Qu’on m’appelle Corse, caporal, usurpateur, peu m’importe… »
Il faut se demander maintenant pourquoi tous ces insulteurs, rois ou sujets, se sont associés pour avilir la mémoire de Napoléon. Si ce n’est pas le cri de leur conscience bâillonnée par quinze ans de tyrannie et d’effroi, quel mobile a pu pousser dans cette triste voie des hommes appartenant à l’élite de la société ? La réponse est facile : le respect humain oblige à trouver des raisons pour justifier la turpitude, la palinodie, la violation des traités, le lâche abandon, la cruauté envers l’ennemi désarmé.
Comment justifier, aux jours d’exil, l’absence de ceux qui avaient été comblés de bienfaits presque invraisemblables, comment excuser les tortures de Sainte-Hélène, infligées par des bourreaux dont l’un était le beau-père et dont les autres tenaient jadis à honneur de se dire les frères de la victime ?
Pour expliquer de tels procédés, point n’est besoin de rhétorique. Il suffit de rappeler un vulgaire proverbe, usité dans le peuple à propos des ingrats : « Quand on veut tuer son chien, on dit qu’il est enragé. »
Ces premières observations, dont la clarté nous paraît suffisante, vont nous servir à diriger nos pas dans notre recherche de la vérité.
Il faudra examiner de près le système des adversaires et opposer aux rares et insidieux documents versés par eux aux débats les nombreux et irrécusables matériaux qui n’ont pas été inventés pour les besoins de notre thèse.
Et d’abord quelle impression faisait Napoléon sur les personnes qui se trouvaient en contact avec lui pour la première fois ?
« … Bonaparte m’aborda avec simplicité, dit Chateaubriand, sans me faire de compliments ; sans questions oiseuses, sans préambule, il me parla sur-le-champ de l’Égypte et des Arabes, comme si j’eusse été de son intimité et comme s’il n’eût fait que continuer une conversation déjà commencée entre nous. »
« … Dès qu’il parle, témoigne Kotzebue dans ses Souvenirs de Paris, un sourire vraiment gracieux rend sa bouche très agréable et inspire sur-le-champ de la confiance… Il s’approcha de moi et me parla avec infiniment de bonté et d’aisance sur les théâtres… Il aime de préférence la tragédie ; il s’est prononcé envers moi-même, et d’une manière assez gaie, contre les drames, en y mettant toutefois cette restriction que tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux. »
Lombard, conseiller intime du roi de Prusse, lui écrit en 1803 :
« … On se trompe absolument à l’étranger sur ce qu’on appelle communément la violence de caractère du Premier Consul, et la précipitation de ses jugements. Il est, dans la discussion, calme, attentif, ayant toujours l’air de vouloir s’instruire, et ne s’irritant pas de la contradiction. »
Un autre étranger, Jean de Muller, dit de sa première rencontre avec Napoléon : « Je le contredis quelquefois, et il entra en discussion. Je dois dire avec impartialité, et aussi sincèrement que si j’étais devant Dieu, que la manière dont il me parlait me remplit d’admiration et d’amour… Ce jour-là a été un des plus remarquables de ma vie. L’Empereur a fait aussi ma conquête par son génie et sa bonté naturelle. »
Enfin, s’il faut la consécration du jugement d’une femme, nous interrogerons son ennemie déclarée, Mme Récamier. « Elle s’étonnait de lui trouver un air de douceur, une simplicité de manières qui contrastait avec les façons toujours théâtrales de Lucien Bonaparte. » « Son regard, dit Stendhal, prenait une douceur infinie quand il parlait à une femme ou qu’on lui contait quelque beau trait de ses soldats. »
Mollien « fut surtout étonné de la patience avec laquelle avaient été écoutées ses longues explications par celui qu’on avait souvent représenté comme le moins indulgent des hommes » ; et l’ancien ministre du Trésor public ajoute : « Je retrouvai souvent cette simplicité, cette patience qui m’avaient séduit dans ma première entrevue, cette disposition à tout entendre qui encourage l’inférieur à tout dire. »
Ces renseignements pris chez des auteurs peu enclins à la flatterie sont confirmés par les autres écrivains contemporains. Au sujet de la facilité avec laquelle on abordait Napoléon, voici l’appréciation caractéristique du duc de Vicence : « Jamais ces vieilles moustaches (les soldats de la garde) n’eussent osé parler au dernier de leurs sous-lieutenants comme ils parlaient au chef redouté de l’armée. »
« Cent fois, constate le duc de Bassano, j’ai vu l’Empereur parcourir, la nuit, les bivouacs, causer çà et là, s’arrêter devant les feux, demander ce qui bouillait dans la marmite et pouffer de rire aux réponses très drôles qu’il recevait. » « Je l’ai connu, dit Marmont, ayant de la bonté et une véritable bonté, quoique ce soit loin de l’opinion consacrée, susceptible d’un attachement durable et sincère pour ceux qui en étaient dignes. » « Lasalle, Junot et Rapp, mentionne le général Marbot, disaient à l’Empereur tout ce qui leur passait par la tête. Les deux premiers, qui se ruinaient tous les deux ans, allaient ainsi raconter leurs fredaines à Napoléon, qui payait toujours leurs dettes. »
« Ce que chacun de nous — dit M. de Ségur, témoin intime de la vie privée de Napoléon — doit à sa mémoire…, c’est d’attester sa bienfaisance pour les infortunes privées, sa douceur, son économie, sa simplicité dans ses habitudes intérieures, la constance de son attachement pour ceux qui l’entouraient. » « Personne, d’après le général Rapp, n’était plus sensible, personne n’était plus constant dans ses affections que Napoléon. » « J’ai eu plusieurs fois l’occasion de le juger bon, » affirme Rœderer.
Meneval, consignant les souvenirs de la première entrevue avec celui dont il devait être le secrétaire, s’exprime ainsi : « Il me parla de mes études avec une bienveillance et une simplicité qui me mirent fort à l’aise, et me firent juger comme cet homme était doux et facile dans la vie privée. » Mlle Avrillon nous montre « l’Empereur, lorsque rien ne le tracassait, très familier avec les personnes de l’intérieur ; leur parlant avec une sorte de bonhomie, d’abandon, comme s’il eût été leur égal ». Et M. de Bausset, qui était de la maison en sa qualité de préfet du palais, confirme cette manière d’être en ces termes : « Dans les audiences, Napoléon s’adressait successivement à chaque personne, et écoutait avec bienveillance tout ce qu’on désirait lui dire. »
Veut-on mettre en doute la sincérité des serviteurs particuliers ? Voici leurs témoignages sanctionnés par un indépendant, un ambassadeur, dont l’hostilité est notoire : « La conversation avec lui, dit M. de Metternich, a toujours eu pour moi un charme difficile à définir… il écoutait les remarques et les objections qu’on lui adressait, sans sortir ni du ton ni de la mesure d’une discussion d’affaires, et je n’ai jamais éprouvé le moindre embarras à lui dire ce que je croyais la vérité, lors même qu’elle n’était pas faite pour lui plaire. » Et comme s’il avait à tâche de prouver l’aménité de l’Empereur, Metternich nous le montre tour à tour « retardant son déjeuner de deux heures pour ne pas interrompre une conversation », lui disant rondement : « Ne soyons ni Empereur des Français, ni ambassadeur d’Autriche, je vous parlerai comme à un homme que j’estime, et ne faisons pas de phrases », ou bien « s’excusant de l’avoir fait attendre huit à dix minutes dans l’antichambre ».
Ce dernier trait est conforme à cet autre raconté par un ancien page de la Cour impériale, M. de Sainte-Croix, qui avait pris un malicieux plaisir à faire attendre, pendant deux heures et demie, le vieil amiral Truguet, sans annoncer sa présence à l’Empereur. Celui-ci ayant rencontré, par hasard, l’amiral dans l’antichambre : « Ah ! Truguet, mon cher ami, dit Napoléon en posant ses deux mains sur les épaules du vieux marin, depuis combien de temps attendez-vous ? »
Cette franche affabilité, ennemie de toute étiquette, a été encore signalée par d’autres auteurs. Après une discussion assez vive sur la musique, Arnault s’étant trouvé offusqué, c’est Napoléon qui le recherche et lui dit en riant : « Eh bien ! vous m’en voulez toujours ? Il ne fait pas bon attaquer Méhul devant vous. » Un autre exemple nous est fourni par Miot de Mélito, revenant à Paris, disgracié et tremblant de paraître devant Napoléon. « Son premier abord, dit Miot de Mélito, fut assez agréable. Il me dit sur le ton de la plaisanterie que je m’étais brouillé avec les ministres, que les ministres n’aimaient pas les administrateurs généraux qui en agissaient à leur tête, qu’enfin j’avais à me réconcilier avec eux. »
Fleury de Chaboulon nous parle « de cette grâce familière qui donnait tant de prix à ses entretiens » ; la duchesse d’Abrantès nous dépeint encore l’aménité de l’Empereur dans un épisode qui lui est personnel. Elle revenait de Lisbonne, où Junot, son mari, était ambassadeur ; à son entrée dans le salon des Tuileries, où la Cour était réunie, l’Empereur ne put s’empêcher de sourire en voyant l’air sérieux que mettait à faire ses révérences celle qu’il avait connue tout enfant : « Eh bien, madame Junot, lui dit-il, on gagne toujours à voyager ! Voyez comme vous faites bien la révérence maintenant. N’est-ce pas, Joséphine ? — Et il se tourna vers l’Impératrice. — N’est-ce pas qu’elle a bon air ? Ce n’est plus une petite fille… C’est madame l’ambassadrice… »
Enfin, pour accentuer le peu de raideur que l’Empereur apportait dans ses relations, il nous manquait de le voir « descendre de son trône pour bavarder avec les membres de l’Institut ». Nous citons là le texte même d’un auteur qu’on n’accusera pas de flatter l’Empereur, c’est La Réveillère-Lépeaux qui termine ainsi sa phrase : « … l’ont sait qu’il bavardait quelquefois beaucoup avec les membres de ce corps savant. »
Naturellement, on a soutenu que Napoléon ne laissait discuter aucune de ses paroles ; M. Taine n’a-t-il pas dit que « son premier mouvement, son geste instinctif, était de foncer droit sur les gens et de les prendre à la gorge… » ? Ce n’est cependant pas ainsi que nous le représente Gohier, l’ancien président du Directoire, emprisonné au 18 brumaire, et dont la malveillance serait excusable. Il dit : « … Non seulement Bonaparte ne s’offensait point de la désapprobation des projets soumis à la discussion de son Conseil d’État…, mais il provoquait la contradiction… Intra parietes, il tolérait tout, aucune objection ne pouvait l’indisposer, et c’était presque toujours celui qui l’avait contrarié avec le plus de force qu’il appelait à dîner avec lui… »
Ceux qui ont le plus travaillé avec Napoléon dans les affaires de l’État — de ce nombre sont Rœderer et Thibaudeau — corroborent en maints endroits cette qualité de son caractère. Meneval, son secrétaire particulier, déclare « qu’il souffrait volontiers la contradiction, et que même il cédait souvent », et Caulaincourt ajoute « qu’il savait supporter avec une grande noblesse la contradiction sur ses idées les mieux arrêtées ». Savary, pour sa part, témoigne que « l’Empereur avait un tel discernement, un tel sentiment de justice, d’attachement pour ceux dans lesquels il avait confiance, qu’il y avait non seulement sécurité, mais avantage à tout lui dire ». On ne saurait mieux compléter ces appréciations générales qu’en montrant l’attitude de l’Empereur aux prises avec l’adversité : « Pendant la traversée de Fréjus à l’île d’Elbe, dit le colonel sir Neil Campbell, Napoléon fut pour nous tous plein de courtoisie et de cordialité. » « Durant le même voyage, remarque de son côté le baron Peyrusse, je vis l’Empereur toujours de bonne humeur, d’une prévenance et d’une politesse parfaites. » Relatons encore l’impression du capitaine Maitland, commandant le navire anglais le Bellérophon, à bord duquel vint se rendre en 1815 le vaincu de Waterloo : « Cet homme possédait à un tel point le don de plaire qu’on éprouvait un sentiment de compassion allié au regret qu’un homme, doué de tant de qualités séduisantes, se trouvât réduit à l’état dans lequel je le vis. »
Dans notre enquête sur la sociabilité de Napoléon, nous avons interrogé vingt-neuf de ses contemporains, dont dix au moins sont ses ennemis avérés ; les réponses ont été unanimes dans leur esprit. Grâce à cette consultation, nous voilà sortis du domaine du merveilleux ; nous sommes désormais en face d’une simple créature humaine, avec les qualités morales de l’homme civilisé.
A côté de témoignages nombreux et contradictoires, formant la véritable base d’un jugement impartial, nous avons plus encore, nous avons le témoignage, il faut le dire très haut, des illettrés, de ceux qui n’ont pas écrit, de ceux qui n’ont pas lu, esprits incultes, impressionnés directement par les procédés dont on use envers eux.
Ces hommes, au nombre de plusieurs centaines de mille, ont vécu, pendant près de vingt ans, côte à côte, pour ainsi dire, avec Napoléon. L’épaisseur d’une tente, pas plus, les séparait. Ils ont peiné ensemble, ils ont supporté des fatigues, des privations inouïes sous l’impulsion de ce chef qui les conduisait à travers l’Europe. Dans l’espèce, il faudra faire grand cas de l’opinion émise par ces natures frustes, privées de sens critique, qui sentent les coups et ne les analysent pas. Pareils à des enfants, ces hommes détestent d’abord le maître dont ils croient avoir à se plaindre.
Eh bien ! qu’ont-ils dit, d’une seule voix, — le mot, en somme, n’est pas hyperbolique, — ces hommes qui représentent presque toute la population virile de la France ?
Quand leurs corps affaissés sous le poids d’un accablement prématuré, quand leurs membres mutilés auraient justifié bien des imprécations, ils ont forgé avec une éloquence enthousiaste et décisive, ils ont créé d’instinct la légende du Petit Caporal. Ces deux derniers mots avaient, dans la bouche de ces braves, une portée considérable qu’il convient de déterminer : le caporal, c’est le camarade de chambrée, c’est le gradé dont l’autorité est presque fraternelle. Il ne quitte jamais son escouade. Chargé de veiller à tous les besoins de ses inférieurs, il n’est exempt d’aucun de leurs dangers, il fait le métier de simple soldat, tout en ayant une responsabilité. Donc, en adoptant ce sobriquet bizarre, ces modestes soldats affirmaient que leur Empereur était pour eux un camarade investi du grand commandement.
Voilà la vérité, sans apprêt, sans réserve, qui est sortie de toutes les chaumières de France !
Mais la vivacité des attaques leur donne un semblant de précision ; il faut donc prouver ici que les opinions relevées chez les contemporains étaient rigoureusement motivées.
Est-il vrai, comme l’a dit M. Taine, que, « avec ses généraux, ministres et chefs d’emploi, il se réduit au style serré, positif et technique des affaires… à chaque page, sous les phrases écrites, on devine la physionomie et les intonations de l’homme qui bondit, frappe et abat » ?
Rien de plus imagé, mais rien de moins ressemblant. Certes, Napoléon n’a pas écrit ses ordres de bataille sous forme de pastorales, il n’a pas dicté ses observations sur le budget de l’Empire avec l’abondance de Mme de Sévigné ; cependant, à lire sa correspondance, à écouter les témoins, on acquiert la certitude que, maintes et maintes fois, même en pleine activité de service, même au milieu des combats, il a su passer du ton sec du commandement au langage amical, familier, sans façon de l’homme qui ne cherche nullement à guinder sa pensée. Les preuves matérielles de ce que nous avançons là sont innombrables, elles le sont au point qu’on se demande s’il est quelqu’un parmi ses subalternes qui n’ait reçu des marques de la cordialité de Napoléon.
Des instructions à Faypoult, ambassadeur près de la République de Gênes, se terminent par ces mots : « Votre femme se porte bien, et la petite nièce est toujours bien coquette ; elle fait la cour à mon aide de camp, et elle n’aime de moi que mon bel habit. » Au général Kellermann : « Je regarderai comme un bonheur les occasions où je pourrai vous être bon à quelque chose. — Votre fils a été malade, mais il est rétabli ; j’espère qu’il continuera à servir avec moi. » Au chef d’escadron Colbert : « Je vous envoie une paire de pistolets pour vous tenir lieu de celle que vous avez perdue. Je ne puis les donner à personne qui en fasse un meilleur usage. » Au général Menou : « Je vous envoie un cheval pour vous ; il est très difficile d’en trouver de passables ; il vous sera au moins une preuve de bonne volonté et du désir que j’ai de vous donner une marque d’estime. »
N’emmenant pas Junot au moment de quitter l’Égypte, Napoléon écrit à son vieil ami : « J’ai regretté de ne pouvoir t’emmener avec moi : tu t’es trouvé trop éloigné du lieu d’embarquement. Enfin, dans quelque lieu et dans quelque circonstance que nous nous trouvions, crois à la continuation de la tendre amitié que je t’ai vouée. »
A côté de cette expansion amicale envers un ancien camarade, vous trouvez, à l’adresse des indifférents, une constante courtoisie alliée à la plus rare simplicité.
Voici la lettre de remerciements à Laplace, qui lui a fait hommage de sa Mécanique céleste : « Je reçois avec reconnaissance, citoyen, l’exemplaire de votre bel ouvrage que vous venez de m’envoyer… Si vous n’avez rien de mieux à faire, faites-moi l’amitié de venir dîner demain à la maison. » Au général Delmas : « Je suis fâché, citoyen général, de ne pas m’être trouvé chez moi lorsque vous y êtes passé ; vous êtes du nombre des hommes que j’aime et que j’ai toujours le temps de voir. »
Au général Friant : « Lorsque vous vous serez reposé dans le sein de votre famille le temps que vous jugerez convenable, venez à Paris, je vous y verrai avec le plus grand plaisir. »
Les extraits précédents datant tous de l’époque où Napoléon était général en chef ou Premier Consul, on est en droit de se demander si, chez l’Empereur, devenu de fait un autocrate, il ne va pas se faire une évolution, et si ne vont pas disparaître ces manières avenantes, dont le but était peut-être de ménager des partisans propres à seconder ses visées ambitieuses.
Nul changement ne se produira. Son âme, particularité heureuse, reste toujours pénétrée des mêmes sentiments, sa phrase conserve le même tour bienveillant ou aisé.
A une plainte du général Gazan, l’Empereur répond : « Vous êtes fait grand officier de la Légion d’honneur. C’est par erreur que vous n’avez pas été porté dans l’état de promotions faites à Schœnbrunn. Je ne regrette point cette erreur, puisqu’elle me fournit l’occasion de vous assurer de l’estime que je vous porte. »
Quand Napoléon donne au maréchal Berthier, en toute souveraineté, la principauté de Neufchâtel, les considérants du décret portent : « Cette preuve touchante de la bienveillance de l’Empereur pour son ancien compagnon d’armes, pour un coopérateur éclairé, ne peut manquer d’exciter la sensibilité de tous les bons cœurs, comme elle sera un motif de joie pour tous les bons esprits. »
C’est, dira-t-on, le boniment officiel rédigé par les sous-ordres respectueux des traditions. Admettons-le, mais le camarade va reparaître dans la lettre particulière écrite à cette occasion par l’Empereur à son chef d’état-major. Celui-ci, malgré les instances de son souverain, vivait depuis dix ans en concubinage avec Mme Visconti. L’Empereur profite de la nouvelle situation qu’il fait à Berthier pour lui dire : « Je vous envoie le Moniteur, vous verrez ce que j’ai fait pour vous, je n’y mets qu’une condition, c’est que vous vous mariiez, et c’est une condition que je mets à mon amitié. Votre passion a duré trop longtemps ; elle est devenue ridicule. Je veux donc que vous vous mariiez ; sans cela je ne vous verrai plus. Vous avez cinquante ans, mais vous êtes d’une race où l’on vit quatre-vingts ans, et ces trente années sont celles où les douceurs du mariage vous sont le plus nécessaires. »
Afin de montrer, ce qui sera une surprise pour plus d’un, que les désirs de l’Empereur, même ceux dont il pouvait surveiller de très près la réalisation, n’étaient pas considérés dans son entourage comme des ordres inéluctables, il n’est pas inutile de rappeler ici que Berthier, fort amoureux, continua à vivre avec sa maîtresse, tout en jouissant de ses titres nobiliaires et sans que Napoléon, malgré sa menace, cessât de le combler de faveurs. Quatre ans s’écoulèrent avant que Berthier cédât aux instances de Napoléon et, rompant avec sa maîtresse, consentît à épouser la nièce du roi de Bavière.
Napoléon se raillait volontiers des célibataires qui vivaient autour de lui ; de ce nombre était Cambacérès. Déjà en 1802, au Conseil d’État, raconte Thibaudeau, pendant la discussion de la loi sur l’adoption, la gravité du débat fut égayée par cette saillie du Premier Consul : « Il s’agit maintenant de savoir si l’adoption sera permise aux célibataires. Qui veut parler pour les célibataires ? A vous, Cambacérès. » Et toute l’assistance de se mettre à rire.
Une autre allusion, aussi familière à l’égard de Cambacérès, mais doublée d’un vif intérêt pour sa santé, se retrouve sous la plume de l’Empereur, en 1807 : « Je vois avec peine que votre santé soit dérangée. Heureusement, j’espère que ce n’est qu’un des dérangements que vous avez tous les jours. Si vous ne vouliez pas vous droguer, vous vous porteriez beaucoup mieux ; mais c’est une habitude de vieux garçon. Toutefois, tâchez de vous bien porter ; je le désire par l’amitié que je vous porte. »
Ce style épistolaire, on en conviendra, n’est rien moins que le style froid et compassé d’un souverain écrasant ses inférieurs sous le poids de sa majesté.
Chez Napoléon, l’Empereur cède toujours le pas à l’homme prévenant, empressé, qui redouble de sollicitude pour les personnes dont la vie est éprouvée par quelque fâcheux accident. De ce sentiment qui l’honore, il y a des traits à profusion : en voici quelques-uns pris à toutes les époques de sa carrière.
Lettre au docteur Corvisart : « Je vous prie, mon cher Corvisart, d’aller voir le grand juge et le citoyen Lacépède. L’un est malade depuis huit jours, ce qui me fait craindre qu’il ne tombe entre les mains de quelque mauvais médecin ; l’autre a sa femme malade depuis longtemps ; donnez-lui un bon conseil qui puisse la guérir ; vous sauverez la vie à un homme estimable et que j’aime beaucoup. »
A Bessières, qui est blessé, il écrit : « J’ai ordonné que l’on vous donnât chez moi le logement qu’occupait Junot. Si vous préférez aller à Gyseh, toute la maison est à votre service. Je ne désire qu’une chose, c’est que vous vous dépêchiez de guérir. »
Une autre fois, c’est le général Pino qu’il rassure, en lui disant : « J’ai pris une grande part au malheur qui vous est arrivé ; tranquillisez-vous. Vous avez tout le temps de vous guérir. J’imagine que vous avez appelé de Lyon ou Genève un bon chirurgien… » Même recommandation au général de Wrède : « Je reçois votre lettre. Je suis fâché de votre maladie. Je comptais sur vous dans cette campagne, parce que je connais votre zèle et votre talent… Il faut tranquilliser votre esprit ; c’est le meilleur moyen de guérir le corps. »
Impossible de se montrer plus cordial qu’il ne l’est envers Bernadotte : « … J’ai appris avec la plus grande peine que vous aviez été blessé. Je vois avec grand plaisir que madame Bernadotte se trouve, dans cette circonstance, près de vous. Je désire votre prompt rétablissement et vous revoir à la tête de mon corps d’armée pour le bien de mon service, mais aussi pour l’intérêt particulier que je porte à tout ce qui vous regarde… Dites, je vous prie, mille choses aimables à madame la maréchale, et faites-lui un petit reproche : elle aurait bien pu m’écrire un mot pour me donner des nouvelles de ce qui se passe à Paris ; mais je me réserve de m’en expliquer avec elle la première fois que je la verrai… »
Les lignes suivantes étaient bien faites pour remonter le moral du général d’Hautpoul, également blessé : « J’ai été extrêmement touché de la lettre que vous m’avez écrite. Votre blessure n’est pas de nature à priver votre fils de vos soins. Vous vivrez encore pour charger à la tête de votre intrépide division et vous couvrir d’une nouvelle gloire. Vous et vos enfants, vous pouvez compter sur l’intérêt que je vous porte. »
Quand Lannes, désireux de reprendre un service actif, sollicite l’Empereur, celui-ci lui répond : « Lorsque votre santé sera parfaitement rétablie, vous vous rendrez près de moi. Vous ne doutez pas du plaisir que j’aurais à vous avoir toujours, mais surtout un jour de bataille. Mais rétablissez-vous avant tout. »
N’allez pas croire que l’Empereur réservait ces touchantes préoccupations aux seules personnes placées dans les rangs élevés de son entourage. Un jeune page écrivant à sa mère raconte qu’au retour d’Erfurt, tandis qu’il était à cheval à la portière de l’Empereur, une pluie violente et glacée le trempa jusqu’aux os. « L’Empereur, dit le jeune écuyer, est descendu de voiture et, en me voyant en si bel état, m’a ordonné de rester à la première poste… Je sais que l’Empereur s’est informé plusieurs fois de ma santé. »
Faut-il un exemple plus modeste encore ? Son valet de chambre, Constant, fait une chute de cheval : « Le Premier Consul, dit-il, fit arrêter aussitôt ses chevaux, donna lui-même les ordres nécessaires pour me faire relever, et indiqua les soins qu’il fallait me donner dans ma position ; je fus transporté en sa présence à la caserne de Rueil, et il voulut, avant de continuer sa route, s’assurer si mon état n’offrait point de danger… »
Après l’entourage immédiat, voici le cas d’un simple grenadier ; c’est Coignet, victime d’une tentative d’empoisonnement, qui dit : « Il en fut fait rapport au Premier Consul, qui donna l’ordre de mettre deux médecins de nuit près de moi pour me garder et des infirmiers nuit et jour… Un officier de service venait tous les matins savoir de mes nouvelles. »
En s’appliquant à recueillir et à citer ces exemples multiples qui révèlent une nature si vivement impressionnable, on se demande, en vérité, si ce n’est pas un travail absurde et superflu d’accumuler preuves sur preuves pour démontrer que Napoléon avait un cœur humain et non des entrailles de carnassier.
Pourtant, malgré cette évidence, toujours les pamphlets sont là, en hautes piles masquant la physionomie véritable de l’Empereur.
Plus les attaques ont été virulentes et répétées, plus la réfutation doit prodiguer d’irrécusables documents afin d’opposer à la calomnie une digue de faits que rien ne puisse désormais ébranler. L’impartiale vérité, se dégageant de chaque page, de chaque mot, de chaque incident de l’histoire de cette époque, devra se dresser en face de la diffamation et rendre manifestes, chez cet homme réputé insociable, les rares qualités de tendresse, de charité, de mansuétude, de cordialité acquises par lui, dès l’enfance, et grandies par la pauvreté, l’isolement, les amertumes et les souffrances de sa jeunesse.
C’est en traversant ces phases diverses de son existence, que le caractère de Napoléon s’était formé dans le sens que nous indiquons.
Essayera-t-on de dire que, dans les exemples cités déjà et dans ceux que nous allons citer encore, il n’y a rien de concluant, attendu que son intérêt personnel, la pénurie d’hommes capables, la recherche de la popularité lui commandaient des ménagements envers les uns, des soins calculés pour les autres ?
Ce serait là une théorie singulière qui consisterait à établir qu’on ne doit tenir compte à un homme de ses bonnes actions qu’autant qu’elles lui sont nuisibles.
Nous pensons qu’à moins d’être aveuglé par l’esprit de dénigrement, on doit partir de ce principe que la bonté humaine se juge dans ses effets sur autrui, non dans ses causes, quelles qu’elles soient, trop complexes du reste pour ne pas défier, en général, toute analyse. Demande-t-on à un sauveteur s’il ambitionne une distinction ou les bravos de la foule assemblée sur le rivage ? Demande-t-on à un homme charitable s’il n’a d’autre mobile que de s’attirer les bénédictions des malheureux ?
La sincérité du cœur de Napoléon et sa sensibilité sont, dans leur ensemble, parfaitement mises en évidence par sa conduite envers Desaix.
Lorsque ce général revint d’Égypte, Napoléon lui écrivit : « … Enfin, vous voilà arrivé ; une bonne nouvelle pour toute la République, mais plus spécialement pour moi, qui vous ai voué toute l’estime et l’amitié que mon cœur, aujourd’hui bien vieux et connaissant trop profondément les hommes, n’a pour personne… Venez, le plus vite que vous pourrez, me rejoindre où je serai. »
Le soir de la bataille de Marengo où Desaix a été tué : « Malgré la victoire décisive qu’il vient de remporter, le Premier Consul était plein de tristesse et ne cessait de répéter, dit Constant, que la France venait de perdre un de ses meilleurs enfants et lui son meilleur ami. » A Ségur qui le félicite de ses succès, il répond : « Oui, mais Desaix ! Ah ! si j’avais pu l’embrasser après la bataille, que cette journée eût été belle ! »
Après avoir constaté les mêmes regrets, Marmont ajoute qu’en souvenir de son ami, le Premier Consul, bien que son état-major fût complet, attacha à sa personne Rapp et Savary, les deux aides de camp de Desaix.
Tel était le Premier Consul, voici l’Empereur : on connaît son affection particulière pour le maréchal Lannes, le seul qui se permît de continuer à tutoyer l’Empereur.
L’amitié du souverain pour son vieux camarade ne se démentit jamais ; aussi quelle ne fut pas son émotion quand il assista aux derniers moments du maréchal, atteint mortellement par un boulet à la bataille d’Essling !
Tous les jours, soir et matin, il allait voir le pauvre blessé dont les souffrances durèrent une semaine. A sa dernière visite, il arriva peu d’instants après la mort de Lannes. « M’écartant de la main, Napoléon s’avança, dit Marbot, vers le corps du maréchal, qu’il embrassa en le baignant de larmes, disant à plusieurs reprises : — Quelle perte pour la France et pour moi ! — En vain le prince Berthier voulait éloigner l’Empereur de ce triste spectacle, il résista pendant plus d’une heure. »
Le lendemain même du décès, il écrivait à la veuve de Lannes : « Ma cousine, le maréchal est mort, ce matin, des blessures qu’il a reçues au champ d’honneur. Ma peine égale la vôtre. Je perds le général le plus distingué de mes armées, mon compagnon d’armes depuis seize ans, celui que je considérais comme mon meilleur ami. Sa famille et ses enfants auront toujours des droits particuliers à ma protection. » Et, comme complément à cette lettre, nous trouvons ces mots adressés à la même date par l’Empereur à l’Impératrice : « Si tu peux contribuer à consoler la pauvre maréchale, fais-le. »
Ce ne sont pas là de rares exceptions recherchées minutieusement ; chaque événement analogue a toujours excité chez Napoléon une égale sensibilité, une même sollicitude pour ceux qui sont douloureusement éprouvés.
A la mort de l’amiral Brueys, il écrit à sa veuve :
« Votre mari a été tué d’un coup de canon, en combattant à son bord. Il est mort sans souffrir et de la mort la plus douce, la plus enviée par les militaires. Je sens vivement votre douleur. Le moment qui nous sépare de l’objet que nous aimons est terrible. Après avoir rattaché votre âme au monde par l’amour filial et l’amour maternel, appréciez pour quelque chose l’amitié et le vif intérêt que je prendrai toujours à la femme de mon ami. »
Général en chef d’une armée, comme il l’était à la date où il écrivait la lettre précédente, Napoléon ne pouvait donner que des consolations platoniques. Du jour où il est Premier Consul, ses préoccupations pour les affligés vont beaucoup plus loin. A la mort du préfet Ricard, il écrit au ministre de l’intérieur : « … Je désire que vous me fassiez connaître la situation de sa famille, l’âge de ses enfants et le genre d’éducation qu’ils ont reçue, afin que je les mette à même de marcher sur les traces de leur père. » A Mme Watrin : « Le grand juge, madame, vous fera remettre douze mille francs. Le ministre de la guerre a dû vous remettre un brevet de pension de trois mille francs. Ce sont là de faibles marques de l’intérêt que je prends à votre position et je saisirai toutes les occasions qui s’offriront de vous être utile. »
A Berthier : « … La perte d’un père est toujours sensible. Je vous connais et je comprends vos peines. Mais enfin, à quatre-vingt-cinq ans, il faut bien finir ; et quand on a bien vécu, on ne peut plus ambitionner à cet âge que de laisser un bon souvenir. Croyez à toute la part que je prends à cette perte. » A Mme Gudin : « Madame la comtesse Gudin, je prends part à vos regrets. Vous et vos enfants aurez toujours des droits près de moi. Le ministre secrétaire d’État vous expédie le brevet d’une pension de douze mille francs, et l’intendant du domaine extraordinaire vous fera parvenir le décret par lequel j’accorde une dotation de quatre mille francs à chacun de vos enfants… » A la veuve du général Walther : « … Je partage bien vivement votre douleur. Je charge mon grand maréchal de vous voir et d’arranger tout ce qui est relatif à vos intérêts et à ceux de vos filles. Vous et elles, vous pouvez toujours compter sur ma protection, je vous en donnerai des preuves dans toutes les circonstances. »
A la maréchale Bessières : « Votre mari est mort au champ d’honneur… Il laisse une réputation sans tache. C’est le plus bel héritage qu’il ait pu léguer à ses enfants. Ma protection leur est acquise : ils hériteront aussi de l’affection que je portais à leur père. »
Ce ne sont pas, il faut l’observer, des paroles vaines, oubliées avec l’émotion du premier moment : sept mois plus tard, exécutant ses promesses, Napoléon faisait disparaître les embarras financiers que Bessières avait laissés derrière lui. « Ma cousine, écrivait l’Empereur à la maréchale, j’ai reçu la lettre que vous m’avez écrite. Votre confiance en moi est bien fondée. J’ai donné ordre à mon grand maréchal du palais de me faire un rapport sur votre affaire ; je prendrai les mesures nécessaires pour la terminer et vous mettre dans une situation convenable. Chargez votre père ou quelqu’un qui ait connaissance de vos affaires (et sans que les créanciers de la succession le sachent) de voir mon grand maréchal, pour lui donner tous les renseignements qu’il peut demander. »
Lorsque Junot perdit sa mère, l’Empereur, dit la duchesse d’Abrantès, « lui écrivit une lettre amicale… dans laquelle, particularité fort remarquable, il tutoyait Junot et lui parlait comme à Toulon ou bien à l’armée d’Italie ».
Combien profonde fut la douleur de Napoléon le jour où, après le petit combat de Reichenbach, sous Dresde, Duroc fut atteint par un boulet ennemi !
Aussitôt que Napoléon fut informé, il se rendit près de Duroc, et le serra à plusieurs reprises dans ses bras.
« … L’infortuné agonisant chercha des yeux l’Empereur, et lui demanda, « par pitié, de l’opium ». Napoléon prit la main de Duroc, la pressa, et saisissant mon bras, rapporte Caulaincourt, sortit en chancelant. — C’est horrible, horrible, disait-il, mon bon, mon cher Duroc ! Ah ! quelle perte ! — Des larmes brûlantes coulaient de ses yeux et tombaient sur ses vêtements ; nous revînmes silencieux au camp… L’Empereur fit acheter un terrain à Makersdorf, ordonna l’érection d’un monument, et écrivit de sa main ce qui suit : — Ici le général Duroc, duc de Frioul, grand maréchal du palais de l’empereur Napoléon, frappé glorieusement d’un boulet, est mort entre les bras de l’Empereur, son ami. — Il remit ce papier à Berthier sans prononcer un mot. »
C’est surtout par des soins paternels envers la famille de Duroc que l’Empereur honora la mémoire de son ami. Il transmit à la fille et à la veuve du grand maréchal le duché de Frioul, d’un rapport de plus de deux cent mille francs par an. En dictant cet ordre, il ajoute : « Je désire, s’il faut un tuteur, qu’il soit jeune afin qu’il puisse assister au mariage de sa pupille. » Et à la veuve de Duroc il écrit : « Vous pouvez compter sur toute mon affection et sur le désir que j’ai de vous donner, dans toutes les circonstances, des preuves de l’intérêt que je prends à la famille du grand maréchal. »
Ces lignes sont écrites au cours de la campagne de 1813, alors qu’ayant perdu ses vieilles troupes, l’Empereur luttait contre l’Europe entière avec une armée de soldats inexpérimentés, mal armés ; alors, en un mot, qu’il sentait son trône s’écrouler. Néanmoins, en comparant l’expression de ses sentiments en ces heures désastreuses avec celle que contient la lettre écrite à Mme Brueys et datée d’Égypte, c’est-à-dire au moment où le jeune général, à l’aurore de sa carrière triomphale, pouvait rêver les plus hautes destinées, vous semble-t-il que son cœur rassasié d’orgueil soit moins capable d’attendrissement, que ses yeux éblouis par dix ans de magnificence soient moins accessibles aux larmes, que sa pitié envers les affligés soit émoussée par la satisfaction de la toute-puissance, et ne reconnaissez-vous pas enfin que son âme est restée absolument la même ?
Remontez encore plus haut, reportez-vous à la lettre écrite à sa mère par Napoléon écolier, à l’occasion de la mort de son père, et dans laquelle il dit : « … Consolez-vous, ma chère mère, les circonstances l’exigent. Nous redoublerons nos soins et notre reconnaissance, et heureux si nous pouvons, par notre obéissance, vous dédommager un peu de l’inestimable perte d’un époux chéri. »
Chez l’enfant malheureux comme chez le puissant Empereur, à ces deux pôles de la hiérarchie sociale, c’est, avant tout, le désir de consoler les autres qui tient la première place dans son esprit.
Le maître, sous peine d’avilir ses inférieurs, ne doit pas être un régulateur mécanique, sorte d’automate, à l’aspect glacial, qui reste impassible tant que le mouvement s’accomplit, mais dont le grand ressort se détraque avec fracas au moindre dérangement.
Il doit, pour élever la dignité de ses serviteurs, apprécier leurs efforts, infliger le blâme le jour où c’est nécessaire, mais aussi décerner les éloges à ceux qui les méritent.
On ne s’est pas fait faute de dire que l’Empereur, dominateur brutal en toutes choses, traitait ses subordonnés de Turc à Maure ; nos auteurs modernes veulent même qu’on se le représente avec les allures d’un planteur, le bâton levé sur ses esclaves.
Pour faire justice de cette erreur radicale, il nous suffira de cueillir, au hasard des temps et des événements, les félicitations, les encouragements que l’Empereur adressait journellement aux fonctionnaires de tout ordre.
Par leur nombre considérable, les pièces à l’appui de cette assertion forment avec les noms de leurs destinataires une sorte d’Annuaire impérial. A les lire, il semblerait qu’on évoque tous les anciens collaborateurs de Napoléon.
Ces documents, témoins irrécusables, attestent que, dans ses paroles qui n’ont pas été conservées, l’Empereur a dû, presque en toutes circonstances, exprimer amplement sa satisfaction à ceux qui en étaient dignes. On n’en pourra douter en lisant les lettres suivantes :
A Bernadotte : « … J’ai vu avec plaisir l’activité et les talents que vous avez déployés dans cette circonstance, et la bravoure distinguée de vos troupes. Je vous en témoigne ma satisfaction ; vous pouvez compter sur ma reconnaissance. » A Kléber : « … Si je tenais le burin de l’histoire, personne n’aurait moins à s’en plaindre que vous. » A Gouvion-Saint-Cyr : « … Recevez, comme témoignage de ma satisfaction, un beau sabre que vous porterez les jours de bataille. » A Moreau : « Je ne vous dis pas tout l’intérêt que j’ai pris à vos belles et savantes manœuvres ; vous vous êtes encore surpassé dans cette campagne… » A Brune : « … Vous avez rendu leur ancienne gloire à nos champs de l’Adige. » A Jourdan : « Faites-lui connaître, écrit l’Empereur au ministre de l’intérieur, la satisfaction que j’ai de son administration, le désir que j’ai de le voir près de moi, et l’intention où je suis de le proposer au Sénat comme il le désire… » A Ney : « … Je conçois vos regrets de ne pas vous être trouvé à la bataille. J’en ai éprouvé aussi, me souvenant de votre belle conduite à Elchingen. Vous ne pouviez être partout. Vous avez très bien fait dans le Tyrol. » A Davout : « … Je vous fais compliment de tout mon cœur sur votre belle conduite. Témoignez ma satisfaction à tout votre corps d’armée. » A Lannes : « … J’ai appris avec plaisir par votre relation la brillante conduite de votre corps d’armée. Je vous sais gré de tout le courage que vous montrez, et je l’attribue à votre zèle pour mon service et à l’amitié que vous me portez… »
Gaudin, ministre des finances, se trouvant dans une position embarrassée, avait eu recours à l’Empereur : « … Je dois tant à votre bonne administration qu’il est tout simple que je vienne à votre secours dans cette circonstance. Voyez-y une preuve de ma satisfaction de vos services. » A la Bouillerie : « Je vous ai nommé payeur général de la marine ; je suis bien aise d’avoir trouvé cette occasion de vous témoigner ma satisfaction. Je vous ai nommé de la Légion d’honneur ; je suis bien aise de vous l’annoncer moi-même. » A Lacuée, directeur de l’Administration de la guerre : « … J’ai lu votre lettre avec peine. Comment avez-vous pu supposer que j’aie jamais eu aucune espèce de doute sur votre zèle et sur votre attachement à ma personne ? On ne peut être plus satisfait que je le suis de tout ce que vous faites… »
Les plus humbles profitent du désir habituel qui anime Napoléon de donner des témoignages de son contentement. C’est ainsi qu’il écrit à Clarke, ministre de la guerre : « J’ai lu avec intérêt les deux beaux et grands états que vous m’avez envoyés. Je désire que vous me fassiez connaître quelle marque de ma satisfaction je puis donner à cet employé. Il y a là dedans une grande exactitude. Je n’y ai trouvé aucune faute. »
Ses éloges arrivaient jusqu’aux derniers rangs de l’armée, témoin cette lettre écrite à Léon Aune, sergent des grenadiers de la 32e demi-brigade :
« J’ai reçu votre lettre, mon brave camarade ; vous n’aviez pas besoin de me parler de vos actions. Vous êtes le plus brave grenadier de l’armée après la mort du brave Benezette. Je désire beaucoup de vous voir ; le ministre de la guerre vous en envoie l’ordre. »
Enfin, si constant est chez Napoléon l’esprit de justice et de reconnaissance pour les services rendus, que, même après leur mort, il s’inquiète de ce qui a été fait pour honorer la mémoire de ceux qui lui ont été dévoués. « Je suis surpris, écrit-il, que rien n’ait encore été fait pour honorer la mémoire du général Reynier, qui a eu une carrière si distinguée… Faites faire aussi au ministère de la guerre une notice ; qu’on jette quelques fleurs sur la tombe d’un homme qui a bien servi, qui était honnête homme, et dont la mort est une perte pour la France et pour moi. »
Ces nobles préoccupations portent comme date : Soissons, 1814, c’est-à-dire le moment le plus aigu de la crise dont le dénouement fut l’abdication, signée un mois plus tard… Penser à d’autres qu’à soi-même en un tel moment, c’est plus que de la sollicitude, c’est de l’abnégation.
L’écueil du commandement, surtout étendu, conséquemment bref et rapide, est de froisser certaines susceptibilités. Les inférieurs sont ordinairement disposés à voir une atteinte à leurs mérites ou à leurs droits dans les remontrances indispensables au bien du service.
Napoléon, dont la vigilance devait s’exercer sur un immense rayon, n’a pu se soustraire à cette inévitable condition de faire des mécontents autour de lui.
Quand son omnipotence lui permettait, assurément, de s’affranchir de tout scrupule, il tâchait, par quelque faveur ou marque sympathique, de faire oublier les alarmes ombrageuses qu’il avait involontairement causées. Ce n’est pas sans raison, nous allons le voir, que Rœderer a dit : « Il avait regret d’avoir blessé les gens de mérite qui lui étaient attachés. »
Quelques jours après la bataille de Wagram, l’Empereur fit à Marmont des critiques assez vives sur ses opérations. A peine ce général, irrité, très affecté, était-il rentré dans sa tente, qu’il reçut un pli impérial : c’était sa nomination de maréchal de France : « J’étais à mille lieues d’y penser, écrit Marmont, tant cette conversation avec l’Empereur m’avait laissé une impression pénible… » Pendant la campagne de France, après la perte de la ville de Reims, mêmes reproches, même scène de violence, et finalement… « Napoléon retient le maréchal Marmont à dîner. »
En 1814, l’Empereur estimait qu’un retard du maréchal Victor avait causé la perte de Montereau. Ce maréchal qui, plusieurs fois, s’était plaint de sa fatigue, reçut la permission de quitter l’armée. Cette permission n’était qu’un euphémisme du mot disgrâce. Les larmes aux yeux, Victor vint réclamer près de l’Empereur. Celui-ci donna libre cours à sa colère. Cependant le maréchal parvient à élever la voix pour protester de sa fidélité. Il rappelle à Napoléon qu’il est un de ses plus anciens compagnons d’armes, et qu’il ne peut quitter l’armée sans déshonneur.
Les souvenirs d’Italie ne sont pas invoqués en vain. « Eh bien ! Victor, restez, dit-il en lui tendant la main. Je ne puis vous rendre votre corps d’armée, puisque je l’ai donné à Gérard ; mais je vous donne deux divisions de la garde ; allez en prendre le commandement, et qu’il ne soit plus question de rien entre nous. » « Le lecteur, ajoute le baron Fain, vient d’assister à une de ces terribles scènes dont il a été question dans les libelles. C’est ainsi que Napoléon se fâchait, c’est ainsi qu’on l’apaisait. »
Ce ne sont pas là des anecdotes racontées à plaisir. Les mémoires de Marmont, hostiles à l’Empereur, l’autorité du baron Fain, consacrée par tous les historiens, seraient des garants suffisamment sérieux, même si l’on n’avait à l’appui les faits eux-mêmes, c’est-à-dire la nomination de Marmont au maréchalat aussitôt après de vives critiques, les reproches violents de son échec à Reims suivis d’une invitation à dîner, le remplacement par Gérard du maréchal Victor et la réintégration immédiate de celui-ci dans l’armée.
Un autre maréchal, Lefebvre, à la suite d’un blâme, crut avoir démérité dans l’esprit de l’Empereur ; voici la réponse au maréchal : « De ce que j’ai été fâché que la garnison prussienne s’en soit allée à cheval et avec ses fusils, je n’en suis pas moins très satisfait de vos services, et je vous en ai déjà donné des preuves, que vous apprendrez aux premières nouvelles de Paris, et qui ne vous laisseront aucun doute sur le cas que je fais de vous. »
Quelles étaient donc ces preuves d’estime que le maréchal allait connaître ? Elles ne sont pas médiocres : la veille même du jour où il écrivit la lettre ci-dessus, l’Empereur avait rendu un décret nommant Lefebvre duc de Dantzig et sénateur.
Vis-à-vis de Mollien, ministre du Trésor public, qui avait pris pour lui certaines paroles vagues, Napoléon n’hésite pas à entrer dans des explications peu altières et peu arrogantes : « Je serais fâché que vous eussiez pu penser que ce que j’ai dit au Conseil d’État pût vous concerner d’aucune manière. J’aurais droit de me plaindre de cette injustice de votre part ; toutefois, je ne veux pas le faire, puisqu’elle m’offre une nouvelle occasion de vous assurer du contentement que j’ai de vos services, et de l’intention où je suis de vous donner, sous peu, une preuve de mon estime. »
M. de Lacépède s’étant trouvé offusqué à la suite d’objections sur la régie de la maison d’Écouen, l’Empereur lui fait, en quelque sorte, des excuses en lui écrivant :
« J’ai reçu votre lettre. Je suis fâché que la lettre que je vous ai écrite vous ait affligé ; ce n’était certainement pas mon intention… surtout croyez que personne ne désire plus que moi vous donner des preuves d’estime et de considération. »
Lebrun, en mission à Gênes, avait fortement irrité l’Empereur par des légèretés dans l’administration. Le mécontentement de Napoléon se traduit avec véhémence dans ses lettres à Fouché et à Cambacérès. Au premier, il dit : « Empêchez qu’on ne mette dans les journaux de Paris ce que M. Lebrun fait imprimer à Gênes, entre autres les lettres supposées de moi, dans lesquelles on me fait parler comme un savetier. » Au second : « … Je vous envoie un bulletin de M. Lebrun. Dites-moi en confidence s’il a perdu la tête : je commence à le croire. Bon Dieu ! que les hommes de lettres sont bêtes ! Tel qui est propre à traduire un poème n’est pas propre à conduire quinze hommes. »
La colère de l’Empereur était à son comble ; il adressa le même jour à Lebrun une mercuriale où nous lisons : « Je ne puis que vous témoigner mon extrême mécontentement. Cet écrit est aussi ridicule que déplacé. En vérité, je ne vous reconnais plus, permettez-moi de vous le dire avec franchise. Vous n’êtes point à Gênes pour écrire, mais pour administrer… Vous avez l’art de faire d’une babiole une chose qui réjouira beaucoup mes ennemis en France ! »
Prenons cette lettre telle qu’elle est, et convenons qu’elle est excessive ; mais elle n’est pas plus tôt partie que Napoléon, pris de remords, reconnaissant qu’il a peut-être été trop vif, craignant de faire de la peine à un vieux serviteur, à son ancien collègue du Consulat, reprend la plume et, de son propre mouvement, atténue ainsi l’effet de ses reproches : « … Je vous ai témoigné, par ma précédente lettre, mon mécontentement du bulletin que vous avez fait imprimer sur l’insurrection de Plaisance. Je serais cependant fâché que vous lui donnassiez une interprétation différente. Je veux, par celle-ci, vous témoigner toute ma satisfaction des mesures que vous avez prises pour détruire cette insurrection. J’ai blâmé vos paroles, mais je loue beaucoup votre zèle. »
Dans ses rapports avec les personnages de l’Empire, où voit-on l’homme inexorable, sorte de tyran atrabilaire, imaginé par certains contempteurs ?
« Dans la campagne de Moscou, dit le duc de Vicence, à la suite d’une discussion très vive, je quittai le quartier général et j’écrivis à l’Empereur pour lui demander un commandement en Espagne ; il me renvoya ma lettre au bas de laquelle était écrit de sa main : « Je n’ai pas envie de vous envoyer vous faire tuer en Espagne, venez me voir, je vous attends. » En m’apercevant, l’Empereur se mit à rire, et, me tendant la main : « Vous savez bien, dit-il, que nous sommes deux amoureux qui ne peuvent se passer l’un de l’autre… »
Si l’on met en regard de ce récit, qui montre l’Empereur en 1812, le jugement porté par Mollien, en 1801 : — « Ses saillies ne sont pas rares, mais elles ne laissent aucunes traces : le Premier Consul est le premier à s’en accuser, et il demande souvent qu’on les oublie comme lui-même », — alors, ne faudra-t-il pas convenir que le caractère de l’Empereur était bien connu de ses contemporains, que ce caractère n’a jamais varié, et qu’on en peut suivre la ligne continue, régulière et nette à travers les différentes époques de son existence ?
Les mouvements de vivacité reprochés à l’Empereur ne dépassent certainement pas la moyenne des inégalités d’humeur qu’on a le devoir, en bonne justice, d’excuser chez un homme en proie à toutes les préoccupations accablantes qui pesaient sur le cerveau de Napoléon. A l’intérieur, établir un ordre social nouveau sur les ruines d’une administration vieille de dix siècles ; à l’extérieur, écraser des coalitions sans cesse renaissantes, être contraint à cet effet de bouleverser les royaumes, de disloquer les peuples, et, comme conséquence, assurer et organiser la prépondérance de son pays sur l’Europe entière : tels étaient les plans qu’il avait conçus et qu’il exécutait à travers des résistances, des défaillances et des difficultés qui eussent justifié, à la rigueur, un état permanent de défiance et d’irritation.
Si l’on considère enfin qu’il ne se contentait pas, dans ces projets, de la partie méditative, mais qu’il était le premier artisan de leur réalisation, on aura bien quelques raisons d’admettre qu’il n’avait peut-être pas toujours l’esprit assez libre pour amortir l’effet de son impatience, ni pour rechercher les formes exquises d’une impeccable urbanité.
Cependant, parmi les gens qui se sont plaints de ne pas avoir trouvé l’Empereur assez onctueux, à de certains moments, combien, à sa place, condamnés comme lui à cette tension extrême du cerveau, auraient pu montrer autant de calme, autant de retenue ?
Combien, mis à un rang où l’on peut se croire tout permis, auraient, comme lui, pesé les conséquences de leurs paroles, au point de ne pas oser faire un reproche mérité ?
C’est ainsi qu’au lieu de prendre son monde à la gorge, nous allons voir Napoléon éprouver, par un sentiment bien humain, un certain embarras quand il a des observations délicates à formuler. Voulant éviter dans ces circonstances l’effet trop blessant des paroles directes du souverain, c’est un tiers qu’il charge de transmettre les avertissements pénibles.
Un jour, il écrit au prince Eugène : « Dites confidentiellement à Marmont que les affaires de comptabilité sont revues ici avec la plus grande rigueur ; que tout désordre pourrait le perdre, lui et ses amis… qu’il a une réputation d’intégrité à conserver… » Quand, en 1807, Fouché, voulant activer le divorce impérial, se livrait à des manœuvres qui déplaisaient à l’Empereur, celui-ci s’adressa à Maret et lui dit : « J’ai écrit fortement là-dessus au ministre de la police… Il ne serait pas hors de propos que, sans paraître en avoir mission de moi, vous lui en parliez… Je lui ai témoigné mon sentiment là-dessus à Fontainebleau et dans une lettre que je lui ai écrite depuis. Il me semble que de pareilles choses ne doivent pas se dire deux fois… »
Avant de prendre lui-même Lebrun à partie, comme nous l’avons vu, n’avait-il pas déjà écrit à Cambacérès l’année précédente :
« … M. Lebrun fait mettre dans les journaux de Gênes des lettres qui sont assez ridicules… Cela est peu digne ; faites-le-lui comprendre de vous-même ou par M. de Marbois, comme l’ayant appris vaguement par plusieurs personnes. Je désire qu’il ne se doute pas que cela puisse venir de moi, ce qui lui ferait trop de peine… »
Quel contraste entre ce Napoléon sujet à des timidités dont il nous est difficile à tous de nous affranchir, et le tigre écumant, toujours prêt à bondir, griffes et crocs aiguisés, sur quiconque le gêne !
Bien que nous nous efforcions de prouver que l’Empereur était doué d’autant d’humanité, au moins, que beaucoup de ses détracteurs, notre intention serait trahie, si nous arrivions, par hasard, à le faire passer pour un homme indécis, doucereux, veule, cauteleux, flattant tout le monde parce qu’il avait besoin de tout le monde. Ce serait dénaturer singulièrement la vérité, car la dominante de son caractère était, au contraire, de n’avoir peur de personne, de se préoccuper fort peu de ce qu’on penserait de sa manière d’agir, et de conformer celle-ci, autant pour les éloges que pour les blâmes, aux nécessités des opérations militaires ou gouvernementales.
Quand un intérêt supérieur est en jeu, si son affection ou sa reconnaissance ne prennent pas le dessus, peu lui importent les conséquences de sa franchise ; ce qu’il a à dire, il le dit net et ferme, sans périphrases, élevant la voix, s’époumonant pour prévenir que désormais, suivant ses propres expressions, « il ne criera plus, il punira enfin ». Toutefois, ceux qui reçoivent ses reproches, ses punitions, peuvent, s’ils le veulent, se vexer, renoncer aux fonctions publiques, quitter la Cour, la France au besoin, l’Empereur n’en a cure. Mais ils tablaient tous sur la bonté du souverain, et savaient, par des exemples nombreux, que bientôt ils seraient l’objet de nouvelles faveurs.
Au plus grand honneur de Napoléon, on va pouvoir constater que le général d’Italie et d’Égypte qui aurait dû, pour servir son ambition, chercher à rallier tous les concours par de bons procédés, fut plus sévère, plus cassant peut-être, envers les généraux et les soldats, que l’Empereur indépendant, maître absolu, ayant tout à donner, et rien à demander. Nos contradicteurs sont les premiers à dire qu’en 1796, « ce petit b… de général faisait peur à des gens comme Augereau, Masséna et Decrès ».
Voici comment il parlait aux généraux ou fonctionnaires importants, quand il jugeait indispensable de les ramener à une meilleure observation de leurs devoirs.
En 1797, au général Despinois, venu pour lui faire sa cour, Bonaparte dit : « Général, votre commandement de la Lombardie m’avait bien fait connaître votre peu de probité et votre amour pour l’argent, mais j’ignorais que vous fussiez un lâche. Quittez l’armée et ne paraissez plus devant moi. »
« Écrivez au général Gardanne, mande Napoléon à Berthier, qu’il m’est venu beaucoup de plaintes sur les vexations qu’il exerce envers les habitants du pays ; qu’il ait à se comporter d’une manière digne de l’armée et à ne faire entendre désormais aucune plainte. »
A l’amiral Truguet :
« Je ne puis qu’être mécontent de l’escadre qui est sous vos ordres… Ce ne sont point des phrases et des promesses que j’ai le droit d’attendre de vous, ce sont des faits. »
Junot, son ami de jeunesse, est repris à chaque bévue avec la même rigueur :
« Je n’ai pu voir qu’avec la plus grande peine votre conduite. Vous avez traité un préfet comme vous auriez pu faire d’un caporal de votre garnison. Il y a là un défaut de tact et un oubli de vous-même qui me paraît inconcevable. Ce que vous avez fait est sans exemple… » Une autre fois au même général : « Je ne puis qu’être mécontent de ce que vous n’obéissez pas à mes ordres… Je me flatte que désormais vous remplirez plus exactement mes intentions et ne regarderez pas ce que je dis comme des sornettes… Vous vous faites une étrange idée de vos devoirs et du service militaire. Je ne vous reconnais plus. »
A l’amiral Decrès : « … Je ne vous demande une réponse que dans un mois ; mais pendant ce temps, recueillez des matériaux tels qu’il n’y ait pas de mais, de si, de car… » Cet amiral, prolixe sans doute d’habitude, s’attire, sept ans plus tard, un autre reproche tout aussi vif : « Il ne s’agit pas de m’écrire, il s’agit de faire partir. Marchez de l’avant, tout cela devrait être fait. »
D’ordinaire, dans l’infortune, on est moins hardi, on ménage les gens, on cherche des appuis, on évite, quand la défection se met dans tous les rangs, ce qui pourrait éloigner les derniers serviteurs fidèles. L’Empereur ne connaît pas ces petitesses ; il exprime sa pensée avec autant, avec plus de liberté qu’à l’époque de sa toute-puissance.
En 1814, pendant la campagne de France, c’est au ministre de la police qu’il écrit : « Dans ce moment, il nous faut des choses réelles et sérieuses, et non pas de l’esprit en prose et en vers. Les cheveux me dressent sur la tête des crimes commis par les ennemis, et la police ne pense pas à recueillir un seul de ces faits. En vérité, je n’ai jamais été plus mal servi. » C’est au même ministre que, cinq jours après, il dit encore : « Pourquoi donc avez-vous la tête si dure ? Pourquoi ne pas vouloir me comprendre ? » Au ministre de l’intérieur, Napoléon écrit : « Je ne suis plus obéi. Vous avez tous plus d’esprit que moi, et sans cesse on m’oppose de la résistance en m’objectant des si, des mais, des car… »
Faut-il rappeler ici que l’Empereur, à tort ou à raison, sut mettre à l’écart un de ses meilleurs généraux, Macdonald, que celui-ci resta six ans en disgrâce, de 1801 à 1807 ; que le général Dupont fut, quoi que l’on pût faire, traduit en conseil de guerre, pour avoir capitulé à Baylen ; que le maréchal Bernadotte, prince de l’Empire, fut, en 1810, flétri par un ordre du jour impérial qui signalait son incurie doublée d’une imposture, lors de la bataille de Wagram ; qu’il fut révoqué de son commandement ? Faut-il rappeler les destitutions ou plutôt les disgrâces momentanées de Lucien Bonaparte comme ministre de l’intérieur ; de Bourrienne, le secrétaire particulier ; de Barbé-Marbois, le ministre du Trésor public ; de Fouché, le ministre de la police ; de Talleyrand, le ministre des affaires étrangères ; le renvoi de Portalis, chassé honteusement du Conseil d’État pour avoir méconnu les ordres du souverain ?
Si l’Empereur a joui parmi ses troupes d’une popularité incontestée, il ne l’a certainement pas acquise en transigeant avec les lois de la discipline. Il ne craignait pas de prendre publiquement des mesures qui étaient plus propres à lui aliéner qu’à lui attirer les sympathies et les dévouements des officiers et des soldats, car tous pouvaient se sentir menacés de traitements équivalents à ceux que nous allons raconter.
En Égypte, en 1798, des soldats ont volé dans un jardin des grappes de dattes : « Ils seront promenés deux fois dans un jour dans le camp, la garde assemblée, au milieu d’un détachement ; ils porteront ostensiblement les grappes de dattes, leur habit retourné, et portant sur la poitrine un écriteau sur lequel sera écrit : Maraudeur. »
Le chirurgien Boyer a été assez poltron pour refuser de donner des secours à des blessés supposés atteints de maladie contagieuse : « Il est indigne de la qualité de citoyen français. Il sera habillé en femme, promené sur un âne dans les rues d’Alexandrie, avec un écriteau sur le dos portant : Indigne d’être citoyen français ; il craint de mourir. »
Après le général en chef, voici le Premier Consul indigné d’avoir vu des soldats pénétrer tumultueusement dans la citadelle de Turin, au mépris de leur consigne et de la discipline : « Les 16e, 17e, 18e, 19e et 20e compagnies du 1er régiment d’artillerie sont cassées… les officiers sont provisoirement suspendus de leurs fonctions… Il sera fait au gouvernement un rapport sur chacun d’eux… Le drapeau de ce régiment sera déposé au temple de Mars et couvert d’un crêpe noir. »
Plus on avance dans cette étude, plus on va de surprise en surprise ; à chaque pas, on rencontre des traits de bonté, et, au lieu d’une humeur acariâtre et présomptueuse, on trouve une cordialité ouverte, avenante, plus voisine du bon garçonisme bourgeois, si l’on ose s’exprimer ainsi, que de la morgue des souverains.
Écoutez l’anecdote rapportée par la duchesse d’Abrantès, née Laure Permon. On sait que Mme veuve Permon, peu de temps après la mort de son époux, avait été demandée en mariage par Napoléon. Celui-ci, alors général, avait vu repousser ses avances. Vexé de ce refus, il avait interrompu ses visites dans la maison, dont il était naguère l’un des habitués.
Quand Laure Permon se maria avec le général Junot, ami et aide de camp du Premier Consul, on fut chez les Permon dans une grande perplexité. On se demanda comment on s’y prendrait pour inviter le chef de l’État, fort aimé de Junot, et qui, par sa présence, devait donner un lustre flatteur au bal de noces offert, selon l’usage d’alors, dans la première quinzaine qui suivait le mariage. Après bien des tergiversations causées par le fait qu’il fallait prier Napoléon de venir à ce bal chez Mme Permon même, il fut décidé que Junot, sa jeune femme et le frère de celle-ci se rendraient chez le Premier Consul pour lui faire verbalement l’invitation.
Laissons la duchesse d’Abrantès raconter elle-même cette entrevue aux Tuileries : « Lorsque la porte du cabinet fut ouverte et que le Premier Consul m’aperçut : « Oh ! oh ! dit-il en souriant avec bonne humeur, que signifie cette députation de famille ? Il n’y manque que Mme Permon ? Est-ce que les Tuileries lui font peur ? ou bien serait-ce moi ? — Mon général, dit aussitôt Junot, Mme Permon voulait se joindre à nous ; mais vous savez combien elle est souffrante, et il lui a été de toute impossibilité de vous demander une faveur à laquelle elle tient infiniment. Ma femme est chargée par elle de vous en adresser la demande en forme. »
« Le Premier Consul se tourna vers moi, et, me regardant en souriant : « — Eh bien ! voyons, j’écoute. Que me voulez-vous ? » — Il est difficile ou plutôt impossible de rendre le charme de sa physionomie lorsqu’il souriait avec une pensée douce.
« Je dis au général Bonaparte ce dont nous étions convenus entre nous trois. A peine eus-je terminé ma harangue, qu’il me prit les deux mains et me dit : « — Eh bien ! sans doute j’irai à ce bal. Pourquoi donc aviez-vous l’air de croire que je refuserais ? J’irai, et très volontiers encore. » — Puis il ajouta une phrase que depuis il m’a bien souvent répétée : « — Et cependant, je vais me trouver là au milieu de mes ennemis, car le salon de votre mère en est, dit-on, rempli. » — Junot nous fit signe, à Albert et à moi, qu’il était temps de prendre congé : Nous saluâmes, et le Premier Consul, après avoir serré la main de mon frère avec la même cordialité que si nous avions été encore dans la maison de mon père, nous dit :
« — A propos, et quel jour est ce bal ? »
La date primitivement fixée était le 10 novembre. Napoléon, empêché ce jour-là, demanda que l’on prît une autre date. « La chose fut aussitôt résolue, dit la duchesse d’Abrantès. Il prit heureusement de lui-même le 12 novembre. Cela arrangeait tout.
« — Avez-vous vu Joséphine ? me demanda-t-il. — Je lui répondis affirmativement ; je lui dis que Mme Bonaparte avait accepté pour elle et pour sa fille l’invitation que ma mère, à son grand regret, n’avait pu venir lui faire elle-même.
« — Oh ! je crois bien que Mme Permon est souffrante, dit le Premier Consul, mais il y a de la paresse, et puis autre chose que je ne veux pas dire. N’est-ce pas, madame Loulou (c’est le nom que dans l’enfance il donnait à Mme Junot) ? — Et il me tirait l’oreille et les cheveux à me faire pleurer.
« Le soir du bal venu, Junot avait été aux Tuileries à neuf heures moins un quart, pour être prêt à suivre le Premier Consul et l’accompagner chez ma mère. Mais il fit dire que les affaires l’accablaient à un tel point qu’il ne pouvait répondre de l’heure à laquelle il serait libre ; qu’en conséquence, il demandait en grâce à ma mère de ne pas l’attendre pour faire danser la première contredanse, mais qu’il donnait sa parole de venir à n’importe quelle heure…
« A onze heures moins quelques minutes, on entendit le bruit des chevaux de l’escorte du Premier Consul ; bientôt après, la voiture entra rapidement sous la porte, et presque aussitôt lui-même parut à la porte de la première pièce avec Junot et mon frère, qui s’étaient trouvés à son arrivée. Ma mère s’avança vers lui et lui fit une de ses plus gracieuses révérences. Mais lui, se mettant à sourire : « — Eh bien ! madame Permon, est-ce comme cela que vous recevez un ancien ami ? » — Et il lui tendit la main. Ma mère lui donna la sienne, et ils rentrèrent ainsi dans la salle de bal. Il y faisait une chaleur étouffante, le Premier Consul le remarqua (cela n’empêchait pas qu’il ne gardât sa redingote grise tout le temps du bal).
« — Faites donc recommencer la danse, madame Permon, dit-il à ma mère ; il faut que la jeunesse s’amuse, et la danse est le passe-temps qu’elle aime le mieux. On dit, à propos de cela, que votre fille danse comme Mlle Chameroi ; il faudra que je voie cela. Si vous voulez, nous danserons la Monaco ; c’est la seule danse que je sache.
« — Il y a trente ans que je ne danse plus, répondit ma mère.
« — Allons donc ! vous plaisantez. Vous avez l’air, ce soir, de la sœur de votre fille. »
N’est-il pas charmant, ce croquis de Napoléon dans le monde, alors que déjà il était le chef acclamé et incontesté de toute la France ?
Bien que les Mémoires de la duchesse d’Abrantès ne soient rien moins qu’un panégyrique de Napoléon, et bien qu’ils méritent certainement plus de créance que ceux d’autres femmes suspectes à plusieurs titres, nous aurions hésité à reproduire ce petit tableau, si nous n’avions rencontré d’autres documents similaires :
« A Malmaison, dit Constant, la société, dont la plupart des membres étaient jeunes, et qui souvent était fort nombreuse, se livrait souvent à des exercices qui rappelaient les récréations de collège ; enfin, un des grands divertissements de Malmaison était de jouer aux barres… C’était ordinairement après le dîner que Bonaparte, MM. de Lauriston, Didelot, de Luçay, de Bourrienne, Eugène, Rapp, Isabey, Mme Bonaparte et Mlle Hortense se divisaient en deux camps, où des prisonniers faits et échangés rappelaient au Premier Consul le grand jeu auquel il donnait la préférence.
« Dans ces parties de barres, les coureurs les plus agiles étaient M. Eugène, M. Isabey et Mlle Hortense ; quant au général Bonaparte, il tombait souvent, mais il se relevait en riant aux éclats… »
Fidèle à notre méthode, nous allons demander à un document officiel de contrôler l’authenticité de ces bruits empruntés aux coulisses de l’histoire.
Dans une lettre datée de 1806, entre Austerlitz et Iéna, l’Empereur écrivait au prince Eugène : « J’ai passé ces deux jours-ci chez le maréchal Bessières ; nous avons joué comme des enfants de quinze ans… »
Ces deux lignes, en coïncidence parfaite avec les récits des contemporains, sont comme le coup de pinceau final qui anime le tableau de l’artiste. Désormais l’Empereur, débarrassé du fardeau des affaires de l’État, apparaît bien en relief, bien vivant il redevient le camarade de ses lieutenants, il se livre à tous leurs jeux avec un bonheur juvénile. Pour ces réunions amicales, exquis ressouvenirs de la jeunesse, il a mis la pourpre impériale au vestiaire, ainsi que, jadis, il déposait sa capote râpée en entrant chez Justat, où l’on mangeait la portion à six sous !
La caractéristique de l’homme insociable doit être avant tout l’égoïsme ; rien dans les pages précédentes n’accuse ce défaut chez Napoléon : les chagrins des autres l’émeuvent, il secourt leurs infortunes avec la plus grande largesse.
Plus nous étudierons les manifestations de ses sentiments, plus nous le trouverons accessible à la commisération.
« L’Empereur, dit la duchesse d’Abrantès, était vraiment paternel pour tous les besoins du peuple, et, à cet égard, il avait soin qu’il ne lui manquât rien, comme un père de famille, je le répète, soignerait ses enfants. » En effet, sa sollicitude ne connaissait pas de bornes, tout était digne de ses soins ; le fait le plus infime, arrivant à sa connaissance, attirait et retenait son attention bienveillante ; il exigeait et poursuivait la réparation de la moindre injustice commise à l’égard d’un de ses sujets, si petit fût-il.
C’est en 1802, on est en pleine expédition de Saint-Domingue ; un traité (20 mai) avec le duc de Wurtemberg cède à la France les pays de la rive gauche du Rhin ; de plus, le Premier Consul est tout entier à la réorganisation de la France : les décrets remplissent chaque jour les colonnes du Journal officiel, le Premier Consul prend part à la discussion des articles du Code civil, il institue l’ordre de la Légion d’honneur, etc., quand la modeste réclamation suivante lui tombe sous les yeux :
« Durand, militaire, héritier de Béatrix Poirson, réclame sa succession, dont un notaire de Nancy a voulu le frustrer pendant qu’il était au service. » Napoléon écrit en marge : « Je prie le conseiller d’État Régnier d’écrire dans le pays à quelque homme de loi, pour recommander cette affaire et donner une direction au procès du citoyen Durand. »
En 1805, de Stupinigi, avant d’arriver à Milan où il va se faire sacrer roi d’Italie, l’Empereur prescrit au ministre de l’intérieur « de savoir pourquoi on a dépouillé mademoiselle Pays, orpheline, qui réclame le produit de la succession de ses père et mère, déposé à l’hospice des vieillards ».
Entre la proclamation du titre de protecteur de la Confédération germanique (12 juillet 1806) et l’élaboration des préliminaires de paix avec la Russie, l’Empereur écrit le 16 juillet au ministre de la police : « Il y a eu hier un accident d’un cocher qui, par sa faute, à ce qu’il paraît, a tué un petit enfant. Le faire arrêter, n’importe à qui il appartienne, et le faire punir sévèrement. »
Sa sollicitude est souvent attirée par les besoins de l’industrie ; en de pareilles questions, il n’apporte pas l’attention banale du souverain forcé de dire quelque chose et qui ne répond que par des généralités : il donne la solution raisonnée, pratique, avec le remède instantané pour ainsi dire.
En 1810, il dicte les instructions suivantes :
« Pour mettre aussi en activité les métiers qui fabriquent des étoffes unies, Sa Majesté est disposée à faire des commandes d’objets étrangers aux besoins de ses palais. Il faut d’abord que les députés de Lyon fassent connaître à combien devraient s’élever ces commandes… Il convient d’examiner ce qu’on pourrait faire pour les fabriques de Lyon par les règlements de la Cour. On peut dire que, pendant l’hiver et toutes les fois que l’on sera en grand costume, l’habit de velours sera obligé, et que les autres jours… tout le monde, excepté les officiers de service, paraîtra à la Cour sans costume, mais vêtu en étoffes de Lyon… »
Plus tard, vous trouverez un prêt à la maison Richard Lenoir et un autre à la maison Gros-Davilliers, laquelle se trouve par ce fait avoir reçu une somme de deux millions.
Meneval rapporte « qu’un sénateur, M. Laville-Leroux, avait obtenu de l’Empereur un prêt de deux cent mille francs, dont il remboursa la moitié quelque temps après. Le reste fut perdu car ce sénateur étant venu à mourir, les biens de sa succession furent insuffisants pour acquitter ces cent mille francs ».
Le même auteur raconte aussi que « Pougens, imprimeur-libraire, ruiné en 1803, recourut dans sa détresse au Premier Consul, qui était alors au camp de Boulogne. Il lui prêta les quarante mille francs dont il avait besoin, remboursables en quatre ans. Dix ans après, la moitié de cette somme était encore due. Napoléon, touché de l’énergie des efforts de son débiteur et de son honnêteté, lui fit la remise des vingt mille francs qu’il redevait. »
« Je ne parle pas, ajoute Meneval, des prêts considérables qu’il fit souvent aux maisons de commerce et aux manufactures, des encouragements pécuniaires qu’il fit aux fabriques encombrées de produits et aux ouvriers travaillant isolément, dans le seul but de leur procurer du travail. Ces secours absorbèrent plusieurs millions… »
Nous pouvons, à titre de complément, mentionner, à cette place, que le Premier Consul paya, en 1802, les dettes du danseur Vestris.
Les souffrances des ouvriers et des misérables, qu’elles proviennent des intempéries ou du chômage, ont la même part à la sollicitude de Napoléon, qu’il soit à Paris ou au fond de l’Europe. Voici, pris à tous les échelons de la carrière de l’Empereur, des exemples de sa vigilance à l’égard des humbles.
En 1802 : « … Si le froid revenait, comme en 89, faire allumer du feu dans les églises et autres grands établissements pour chauffer beaucoup de monde… » En 1803 : « L’hiver sera rigoureux, citoyen ministre, la viande très chère. Il faut faire travailler à Paris : Faire continuer les travaux du canal de l’Ourcq ; Faire des travaux aux quais Desaix, d’Orsay ; Faire paver les nouvelles rues, etc., etc. » En 1807 : « Les choses devraient être établies de façon qu’on pût dire : Tout mendiant sera arrêté. Mais l’arrêter pour le mettre en prison serait barbare ou absurde. Il ne faut l’arrêter que pour lui apprendre à gagner sa vie par un travail. Il faut donc une ou plusieurs maisons ou ateliers de charité par département… En 1810 : « On m’assure que les ouvriers de Rotterdam et d’Amsterdam n’ont point de travail. Faites-moi connaître quelle espèce d’ouvriers c’est, et quels travaux on pourrait leur donner. » En 1811 : « Il y a beaucoup de chapeliers, de bonnetiers, de cordonniers, de tailleurs, de selliers qui sont sans ouvrage. Je désirerais que vous prissiez des mesures pour faire faire 500 paires de chaussures par jour…, etc., etc. » Quelques jours plus tard, c’est au ministre de la guerre qu’il dit : « Beaucoup d’ouvriers n’ont pas d’ouvrage à Paris. Comme je désire leur en donner, je vous prie : 1o de faire une commande extraordinaire de harnais d’artillerie…, etc. » En même temps, il écrit au grand maréchal du palais : « Le faubourg Saint-Antoine manque d’ouvrage ; je désire lui en donner, surtout ce mois-ci qui précède les fêtes… Que l’on fasse une commande telle que, pendant les mois de mai et de juin, 2 000 ouvriers du faubourg Saint-Antoine qui font des chaises, des meubles, des commodes, des fauteuils, et qui sont sans ouvrage, en aient sur-le-champ… Que vos idées soient arrêtées demain et qu’on commence sans délai. »
Soupçonnera-t-on une arrière-pensée politique dans ces secours donnés à des corporations éprouvées par la misère ? Nous répondrons en montrant les mêmes mesures prescrites à l’égard des personnes isolées qui ont recours à la bienfaisance ou à la justice de Napoléon.
C’est un M. Garnier que le Premier Consul recommande au ministre de l’intérieur pour un emploi, parce que depuis longtemps il a pris soin de la fille du général Dugommier sous lequel Napoléon a jadis servi à Toulon.
C’est le fils de Camille Desmoulins, recueilli au Prytanée à titre de « victime du tribunal révolutionnaire de Paris », dit l’arrêt du Premier Consul.
C’est un secours de 100 000 francs remis à la duchesse d’Orléans avec la recommandation suivante : « Cette somme doit lui être remise secrètement et sans aucune espèce d’ostentation. »
Pendant toute la durée du règne et même en 1815, pendant les Cent-Jours, vous trouverez des secours gracieux, remis pareillement à la duchesse de Bourbon, au prince de Conti, à la duchesse d’Orléans, en dehors des pensions qui leur étaient régulièrement servies.
Enfin, nous avons la preuve qu’à tous les instants, même les plus critiques pour lui, la pitié, la largesse de l’Empereur s’exerçaient dans des conditions qui paraîtraient invraisemblables si le document lui-même n’était pas sous nos yeux : une demoiselle Delaire, élève de la Maison impériale de Saint-Denis, fait appel, pour sa mère malheureuse, à la charité de l’Empereur. Cette demande ne comporte pas moins de trente-quatre lignes d’une écriture fine jusqu’à être illisible.
Napoléon en prit connaissance à l’heure où il travaillait seul, ses secrétaires étant couchés, car c’est de sa main qu’il écrivit en marge : « Bertrand lui donnera un secours de 600 francs et fera régler sa pension. »
Nous voilà bien en face d’un mouvement de bonté naturelle et spontanée ; rien qui touche ni à la politique, ni à la popularité. Ce fait de peu de valeur, en apparence, acquiert une importance au point de vue du caractère de l’homme, si l’on considère dans quelles circonstances il se produisit. Quel jour l’Empereur prit-il le temps de lire cette supplique et d’y faire droit ? C’était le 7 avril 1815, quinze jours après le retour de l’île d’Elbe, au moment où l’Europe entière coalisée réunissait ses forces pour marcher contre la France, au moment où l’Empereur, à peine arrivé aux Tuileries, avait à faire sortir du néant les armées qui devaient livrer, quelques semaines plus tard, le suprême et fatal combat de Waterloo.
Si le cœur de l’homme peut être comparé à une lyre dont chaque corde représenterait une qualité ou un défaut, nous pouvons maintenant affirmer que chez Napoléon la corde de l’humanité était des plus vibrantes. Nous l’avons entendue, au cours de ce chapitre, résonner sur tous les tons chez l’époux, chez le père, le fils, le frère, l’ami, le maître, l’homme heureux et l’homme malheureux ; dans ces diverses conditions, nous avons vu l’Empereur doué des vertus sociales qui sont l’honneur et la règle de la civilisation. Impressionnable, bienveillant et secourable, il le fut, au pinacle comme dans l’adversité.
On va se récrier, on va parler des goûts de Napoléon pour la guerre. Que de fois ne l’a-t-on pas représenté, aimant, par-dessus tout, à se vautrer dans des hécatombes humaines ! Même reproche avait été adressé à Jeanne d’Arc par ses juges, et l’héroïne, levant les yeux au ciel, répondait avec sérénité : « … De ces exterminations d’hommes, il faut parler doucement et à voix basse… »
Le général en chef, c’est indubitable, a pour première et stricte obligation de gagner la bataille, de même que le chirurgien a pour mission de sauver la vie du patient, quels que soient les moyens à employer ; cependant, l’un et l’autre seraient méprisables s’ils se complaisaient dans les atrocités que leur impose le devoir professionnel.
Examinons donc si l’Empereur, appelé par son rang à présider à d’épouvantables catastrophes, y assistait non pas avec une âme réjouie, nul n’oserait le prétendre sérieusement, mais seulement avec une âme rebelle à la pitié que doivent inspirer de si grands malheurs.
Le voici, à plusieurs époques bien distinctes :
A Vérone, révolté des contributions imposées à toute la population, par des fonctionnaires avides, le Premier Consul, dit Bourrienne, s’écrie : « Que l’on frappe les riches, à la bonne heure, quoique ce soit déjà un malheur, mais c’est une nécessité de la guerre ; mais les pauvres, c’est une infamie. » Bonaparte, ajoute le même auteur, ordonna donc que l’on rendît, en échange d’une modique somme de dix francs, les objets déposés au Mont-de-Piété, à leurs propriétaires, quelle que fût la valeur de l’objet… »
Le lendemain de la bataille d’Austerlitz, Napoléon terminait ainsi le trentième bulletin de la Grande-Armée : « Jamais champ de bataille ne fut plus horrible. Du milieu de lacs immenses, on entend encore les cris de milliers d’hommes qu’on ne peut secourir… le cœur saigne. Puisse tant de sang versé, puissent tant de malheurs retomber enfin sur les perfides insulaires qui en sont la cause ! »
Au faîte de la gloire, en 1807, l’Empereur écrit à l’Impératrice, le surlendemain de la bataille d’Eylau : « … Ce pays est couvert de morts et de blessés. Ce n’est pas la belle partie de la guerre ; l’on souffre et l’âme est oppressée de voir tant de victimes. »
« Le lendemain de la victoire de Wagram, dit le duc de Rovigo, l’Empereur parcourut à cheval le champ de bataille comme cela était sa coutume et pour voir si l’administration avait fait exactement enlever les blessés… Les blés étaient fort hauts, et l’on ne voyait pas les hommes couchés par terre. Il y avait plusieurs de ces malheureux blessés qui avaient mis leur mouchoir au bout de leur fusil et qui le tenaient en l’air pour que l’on vînt à eux. L’Empereur fut lui-même à chaque endroit où il apercevait de ces signaux ; il parlait aux blessés et ne voulut point se porter en avant que le dernier ne fût enlevé. »
Voici maintenant le témoignage d’un ennemi : « Dans une autre occasion, dit Walter Scott, passant sur un champ de bataille d’où l’on n’avait pas encore relevé les blessés, il exprima une vive sensibilité, ce qui n’était pas chez lui une chose extraordinaire, car il ne pouvait jamais voir souffrir sans montrer de la compassion. »
En 1813, au déclin de sa fortune, c’est le même langage qu’aux plus beaux jours de la victoire, nous allons retrouver à Dresde les mêmes sentiments qu’à Vérone : « Mon cousin, mande l’Empereur à Berthier, écrivez au duc de Padoue qu’il m’est revenu des plaintes graves sur sa conduite à Hanau, qu’il a reçu dans cette ville dix louis par jour… qu’il ait sur-le-champ à renvoyer tout ce qu’il a reçu à ceux qui le lui ont payé. Écrivez-lui confidentiellement que cette conduite m’a fait beaucoup de peine dans un moment où les peuples sont écrasés par le logement du soldat et les frais de la guerre. Écrivez la même chose au duc de Castiglione : qu’il ne prenne rien et qu’il restitue l’argent reçu. »
Ainsi que l’ont déjà fait les adversaires de Napoléon lorsqu’ils rencontraient un fait louable qu’ils ne pouvaient, malgré eux, passer sous silence, va-t-on dire que tous ces actes, toutes ces paroles relèvent de l’art du comédien ?
Si c’est être comédien que de se faire au fond de sa conscience un idéal de justice, de bonté et de pitié, puis de s’efforcer d’y conformer toutes ses actions, Napoléon était comédien, et, à ce compte, on peut regretter que nous ne le soyons pas tous au même degré.
Mais si l’on entend par comédien l’homme qui, pour chaque occasion, compose d’avance son attitude selon l’effet qu’il veut produire, nous répondrons que rien dans la vie de Napoléon ne semble l’avoir préparé à cet art factice et tortueux : l’absorption complète des facultés par des soins innombrables et ininterrompus, la nécessité de prendre sur-le-champ une décision claire et rapide, voilà qui laisse peu de temps pour se grimer au moral comme au physique. Non, un grand capitaine, digne de ce nom, homme de résolution par excellence, dont la pensée doit être vive comme l’éclair, n’est pas, ne peut pas être un tartufe de mélodrame.
La sincérité morale de l’Empereur, étudiée comme nous venons de le faire, nous semble donc être à l’abri du doute.
Est-ce à dire qu’à côté des traits si nombreux, si concluants que nous avons mis en évidence, on ne rencontre pas dans son caractère les défaillances, les aspérités qui font partie de l’imperfection humaine et auxquelles sont encore plus sujettes que les autres les personnes surexcitées par le continuel souci d’intérêts innombrables ? Loin de nous la pensée de le juger ainsi. Napoléon était un simple mortel avec ses défauts et ses qualités, et c’est uniquement ce que nous voulons établir.
Éclairé par le faisceau de rayons lumineux que nous venons de projeter, nous croyons que jamais cœur humain ne fut rendu plus transparent aux yeux de la postérité.
Un incident, banal en soi, dans la vie d’un général, permet encore de pénétrer plus avant dans les profondeurs de l’âme de Napoléon et d’y trouver, sans une ombre possible, la pureté de l’amitié poussée jusqu’à la superstition de ce haut sentiment.
Capitaine adjoint à Bonaparte au siège de Toulon, Muiron le suivit ensuite en qualité de colonel aide de camp à l’armée d’Italie et fut tué à la bataille d’Arcole, aux côtés de Napoléon. Celui-ci conçut le plus vif chagrin de la perte de cet ami qu’il ne connaissait cependant que depuis trois ans, et cette mort laissa dans son cœur un souvenir profond et une reconnaissance éternelle, le mot n’est pas exagéré, ainsi qu’on va le voir.
Voici la lettre par laquelle Napoléon annonce ce malheur à la veuve de son aide de camp : « Muiron est mort à mes côtés sur le champ de bataille d’Arcole. Vous avez perdu un mari qui vous était cher, j’ai perdu un ami auquel j’étais depuis longtemps attaché ; mais la patrie perd plus que nous deux en perdant un officier distingué autant par ses talents que par son rare courage. Si je puis vous être bon à quelque chose, à vous ou à son enfant, je vous prie de compter entièrement sur moi. »
Un mois après, c’est au Directoire que s’adresse Napoléon en faveur de la famille de son ami : « … Je vous demande, en considération des services rendus, dans les différentes campagnes de cette guerre, par le citoyen Muiron, que la citoyenne veuve Bérault-Courville, sa belle-mère, soit rayée de la liste des émigrés, sur laquelle elle est inscrite, quoiqu’elle n’ait jamais émigré, ainsi que le citoyen Charles-Marie Bérault-Courville, son beau-frère. Ce jeune homme avait quatorze ans lorsqu’il a été mis sur la liste des émigrés, étant en pays étranger pour son éducation. »
Pour apprécier les sentiments de noble sollicitude qui portaient Napoléon à vouloir que Mme Muiron fût entourée de ses proches parents, il faut savoir que celle-ci, à la mort de son mari, était enceinte de huit mois.
Le même jour, Bonaparte écrivait à Mme Muiron : « Vous trouverez ci-joint, citoyenne, une copie de la lettre que j’écris au Directoire, conformément à vos désirs. J’espère, connaissant avec quel intérêt il protège les défenseurs de la patrie, qu’il la prendra en considération. Vous trouverez ci-joint six lettres de recommandation pour chacun des membres du Directoire et le ministre de la police. Vous verrez le général Dupont qui vous indiquera le moment où il sera temps de traiter votre affaire et où, dès lors, vous présenterez ces lettres. Je vous ferai passer, par le premier de mes aides de camp que j’enverrai à Paris, des secours pour son enfant.
« Je vous prie de croire que, dans toutes les occasions, vous me trouverez prêt à vous être utile. »
Des six lettres mentionnées ci-dessus, on n’a retrouvé que celle destinée à Carnot ; elle est ainsi conçue : « Je vous recommande, citoyen directeur, la veuve du citoyen Muiron, que ce brave jeune homme a laissée enceinte pour voler à la défense de la patrie. J’ai fait pour elle une demande au Directoire, que je vous prie de prendre en considération. »
Plus tard, en souvenir de son ami, Napoléon donna le nom de Muiron à une frégate vénitienne, et ce fut celle-là qu’il choisit pour opérer son retour d’Égypte.
Dix-neuf ans après la mort de son aide de camp, la mémoire de Napoléon est aussi fidèle qu’aux premiers jours envers son ancien ami. Ni l’éclat du trône le plus élevé de la terre, ni les fumées de la gloire la plus prodigieuse des temps modernes, ni la réalisation du rêve fabuleux qui avait mené le boursier de Brienne jusqu’à voir à ses pieds les souverains de l’Europe, et dans son lit la fille d’un empereur de droit divin, rien n’avait pu effacer le souvenir de ce cher compagnon de jeunesse, mort à ses côtés ; et, en 1815, c’est sous le nom du colonel Muiron que l’Empereur songeait encore à se rendre aux Anglais.
Plus tard même, dans l’exil, en proie aux plus atroces souffrances, torturé sous un climat meurtrier par d’implacables ennemis, trahi, vilipendé, abandonné des siens, ce prisonnier frustré de toute joie, à qui on a ravi sa femme et volé son enfant, cet homme enfin, qui s’appelle Napoléon, tourne encore sa pensée vers le pauvre Muiron, et, dix jours avant sa mort, le 24 avril 1821, l’Empereur écrit de sa main les lignes suivantes : « Nous léguons 100 000 francs à la veuve, fils ou petit-fils de notre aide de camp Muiron, tué à nos côtés à Arcole, nous couvrant de son corps. »
Quoi de plus rare et de plus pur que ce simple et touchant souvenir, culte fervent de l’amitié par delà le tombeau, traversant toute une existence de splendeurs et de vicissitudes inouïes ?
Maintenant, jetez un coup d’œil rétrospectif sur les premiers chapitres de cet ouvrage, et revoyez la vie entière de Napoléon depuis Brienne jusqu’à Sainte-Hélène. A quelque moment que vous considériez sa conduite à l’égard de tous, envers les siens comme envers les autres, envers les grands comme envers les humbles, vous n’aurez rencontré qu’affection, sollicitude, compassion, fidélité. Ne sont-ce pas là, même aux yeux des plus civilisés d’entre nous, des qualités suffisantes pour faire un homme sociable ?
« Dans la situation qu’il s’est faite, il n’a pas de ménagements à garder…, les gens ne l’intéressent que par l’usage qu’il peut faire d’eux. »
« Il n’a jamais éprouvé un sentiment généreux… c’est ce qui le rend si défiant, si immoral. »
Voilà ce que dit M. Taine ; voilà ce que dit Chaptal.
Chaptal, caution de M. Taine, a la mémoire courte ; il écrivait le 10 mars an VIII à Dejean : « Bonaparte fait l’inverse de tous les gouvernements de nos jours : ils s’entourent de ténèbres, et lui s’établit sur les lumières ; eux abrutissent, lui ennoblit et relève la dignité de l’homme à qui il commande. » En 1815, il faut croire que quinze ans de règne n’avaient pas modifié ce jugement de Chaptal, sans quoi il eût été bien inexcusable de redonner alors son concours à cet homme, dépourvu de tout « sentiment généreux, si défiant, si immoral », et dont il accepte assez volontiers néanmoins les titres suivants : directeur général du commerce et des manufactures, ministre d’État et pair de France.
Dans une lettre à son frère Louis, roi de Hollande, Napoléon disait : « Je ne me sépare pas de mes prédécesseurs, et depuis Clovis jusqu’au Comité de salut public, je me tiens solidaire de tout, et le mal qu’on dit de gaieté de cœur contre les gouvernements qui m’ont précédé, je le tiens comme dit dans l’intention de m’offenser… » Aussi, sous son règne, ne laissa-t-il publier aucune insulte, ni contre les anciens rois, ni contre Marie-Antoinette, ni même contre le comte de Lille (Louis XVIII). On ne parvenait pas à le flatter en injuriant ses prédécesseurs ou ses rivaux.
Tout au contraire, le gouvernement de Louis XVIII porte la responsabilité d’avoir toléré, d’avoir encouragé, si ce n’est provoqué les monstrueuses déclamations rééditées de nos jours, — compromissions indignes d’un Bourbon et d’un souverain.
On entendait encore résonner le bruit des éperons de l’Empereur sur la route de l’île d’Elbe, en 1814, que déjà des écrivains de circonstance, qui venaient à peine de quitter la livrée impériale, vomissaient l’outrage contre le maître, devenu « ogre de Corse, monstre de cruauté ».
Cette animosité était-elle dans le cœur de la majorité des Français ? C’est au moins improbable.
Le retour triomphal de Napoléon entrant en France avec une poignée d’hommes, onze mois après, en 1815, et reprenant possession de son trône sans avoir brûlé une cartouche, sans avoir répandu une goutte de sang, ne laisse pas d’indiquer que le souverain, tant vilipendé par certains, avait conservé quelques sympathies chez ses compatriotes. Ce n’est donc pas une absolue réprobation, mais plutôt l’enthousiasme, si ce n’est l’idolâtrie, que les quatorze années de règne de l’Empereur avaient inspiré aux Français.
Voulez-vous maintenant connaître l’opinion particulière de contemporains, ennemis ou amis, en ce qui concerne la générosité de Napoléon, aujourd’hui niée avec tant d’assurance ? Voici d’abord le prince de Metternich, dont les mémoires sont loin d’être écrits à la gloire de son impérial adversaire. « Dans la vie privée, il était facile et poussait même souvent l’indulgence jusqu’à la faiblesse. » Écoutez ensuite Marmont, plus porté à justifier sa trahison qu’à louer Napoléon : « La nature lui avait donné un cœur reconnaissant et bienveillant, je pourrais même dire sensible. Cette assertion contrariera des opinions établies mais injustes. » Le même auteur ajoute plus loin : « Bonaparte était l’un des hommes les plus faciles à toucher par des sentiments vrais », et pour confirmer cette opinion bien arrêtée chez lui, Marmont dit encore : « Bonaparte cachait sa sensibilité, en cela bien différent des autres hommes qui affectent d’en montrer, sans en avoir. Jamais un sentiment vrai n’a été exprimé en vain devant lui et sans le toucher vivement. » Bourrienne, qui ne saurait être soupçonné de partialité quand il parle de la générosité de l’Empereur, avoue que « Napoléon ne refuse une grâce que quand il ne peut faire autrement ». De son côté, Thibaudeau nous a transmis ces paroles recueillies de la bouche de Joséphine : « Il est plus faible et plus sensible qu’on ne le croit. » « Tout ce que je sais de lui, dit la duchesse d’Abrantès, prouve une grande âme, oublieuse des injures. » Même jugement est porté par le duc de Bassano : « Son cœur, naturellement bon, le portait à la clémence. Il n’est pas un de ceux qui l’approchaient, grands ou petits, qui me démentira. » Le général Rapp nous apporte à peu près le même témoignage : « Il avait beau chercher à se montrer sévère, la nature était plus forte, sa bonté l’emportait toujours… Jamais homme ne fut plus enclin à l’indulgence et plus sensible à la voix de l’humanité. »
Le duc de Vicence n’est pas moins affirmatif : « Napoléon pardonnait généreusement les offenses qui lui étaient personnelles… son équité naturelle le portait à réparer, par une action généreuse, le chagrin qu’il avait causé. » A son tour, M. de Bausset affirme que, « le premier moment passé, Napoléon revenait toujours et faisait grâce… » « Il ne pardonnait rien aussi facilement, dit le duc de Rovigo, que les torts que l’on avait eus envers lui personnellement. » Enfin, en 1814, le baron Fain nous le montre aux prises avec les supplications d’une famille implorant une grâce, et nous dit : « Napoléon ne savait pas résister à ces cris de miséricorde, des rémissions éclatantes et nombreuses attestent assez sa clémence… » A l’île d’Elbe, parlant à Fleury de Chaboulon de sa rentrée possible en France, l’Empereur, abandonné et déjà trahi par ses meilleurs amis, s’écrie : « Je ne punirai personne, je veux tout oublier. » Et quand, revenu aux Tuileries le 20 mars 1815, il reçoit, à la fois, signés par les mêmes préfets ou fonctionnaires, des actes d’adhésion au régime impérial restauré et des assurances de fidélité adressées à Louis XVIII en fuite, l’Empereur pris de pitié pour ces ingrats qu’il a jadis comblés, se contentera de hausser les épaules en disant : « Voilà bien les hommes, il faut en rire pour ne pas en pleurer. » Et, joignant l’action aux paroles, il replaça près de sa personne la plupart des chambellans, des écuyers et des maîtres de cérémonies qui l’entouraient en 1814.
Ces appréciations concordantes, quoique puisées à des sources diverses, nous montrent-elles un despote inflexible et farouche ?
Et d’abord, fut-il donc bien inexorable, celui qui, sous les pas de ses armées victorieuses, pouvait broyer les trônes des anciennes monarchies de l’Europe ? N’a-t-il pas fait preuve de générosité en permettant aux souverains de Prusse et d’Autriche de régner encore sur les royaumes qu’il leur avait conquis ? Combien à deux reprises n’a-t-il pas été magnanime envers l’empereur de Russie, alors qu’à Austerlitz et à Tilsitt il n’avait qu’à vouloir pour ruiner la puissance moscovite ? On dira que la sentimentalité n’a rien à voir ici, — l’abus de la victoire ne provenant le plus souvent que d’un manque d’intelligence, — et que tous ces actes d’apparente magnanimité, plus réfléchis que spontanés, ne révèlent qu’un calcul politique inspiré et dicté par l’esprit de gouvernement.
Soit. Mais celui qui possède et applique de telles qualités de prévision, de sagesse, de pondération, n’est-il pas à peu près le contraire d’un conquérant infatué, brutal et tyrannique ?
Si l’on veut trouver des âmes intraitables, sans générosité, sans élévation, c’est vers les souverains dont, bien des fois, Napoléon avait tenu la destinée entre ses mains, qu’il convient de tourner les yeux. C’est de ces souverains, assemblés en congrès à Châtillon, que l’Empereur disait en 1814 à Caulaincourt, son ambassadeur : « Ces gens-là ne veulent pas traiter… les rôles sont changés ici… ils ont mis en oubli ma conduite envers eux à Tilsitt… je pouvais les écraser alors… ma clémence a été de la niaiserie… un écolier eût été plus habile que moi. »
Napoléon, qui a toujours été accessible aux prières de ses ennemis vaincus, c’est incontestable, aurait-il donc réservé pour sa patrie les effets d’une tyrannie implacable ?
Dès son arrivée au pouvoir, voici le premier soin que Napoléon s’impose : clore la Révolution et réunir sous le seul nom de Français ceux qui, depuis dix ans, ne se connaissaient que sous les appellations haineuses d’émigrés, de terroristes, de jacobins, de royalistes. Les portes de la France, rouvertes à plus de quatre-vingt mille familles, attestent éloquemment cette préoccupation du Premier Consul.
Il fit plus, il répandit aussi bien ses faveurs sur ses amis que sur ses ennemis de la veille : « Napoléon, dit Azaïs, ne songea qu’à rapprocher de sa personne et à confier les emplois éminents aux hommes remarquables qui n’avaient pas craint de combattre ses projets et de s’opposer à son élévation. Tel qui redoutait sa vengeance fut choisi par lui-même pour devenir son appui. »
Les principes du Premier Consul furent aussi ceux de l’Empereur : c’est par de rares unités que l’on compte les personnes qui, parmi les quarante-cinq millions de ses sujets, ont été contraintes par ses ordres à quitter le sol de la patrie. Et c’est par unités plus rares encore qu’il faudrait compter celles qui, de leur plein gré, abandonnèrent la France, cette terre d’abomination et de despotisme, comme l’appelaient les ennemis de Napoléon.
D’innombrables enfants de la patrie, qui, émigrés depuis dix ans, furent rappelés par Napoléon dans leurs foyers qu’ils n’eurent plus à quitter désormais, attestent que, sous le gouvernement de l’Empereur, la France devait être habitable.
En résumé, ce que Napoléon a été pour ses ennemis vaincus, il le fut encore bien plus pour ses sujets. Ainsi que mille faits le démontrent, en tout temps, hésitant à punir, jaloux d’exercer la justice, atteignant les extrêmes limites de l’indulgence, il ne cessa jamais de donner des preuves de sa sensibilité, à laquelle se mêlait d’ordinaire une sorte de bonhomie.
Voyons d’abord quelle fut l’attitude de Napoléon à l’égard des personnes qui lui furent notoirement hostiles, soit à son avènement, soit pendant la durée de son règne.
Voici d’abord Gohier, le président du Directoire, au 18 brumaire : « Environ deux ans après le 18 brumaire, Joséphine me fit sortir de ma retraite, et me fit nommer consul général de France en Hollande… J’ai fait, ainsi que je le devais, tout ce que mon zèle me permettait pour faire respecter le gouvernement de Napoléon. » C’est en ces termes, après avoir exhalé tout le fiel dont son âme était saturée, que cet ancien directeur termine ses mémoires.
Carnot « s’était tenu, rapporte Miot de Mélito, depuis l’avènement de Napoléon à l’Empire, dans une opposition prononcée contre son gouvernement… En 1809, se trouvant endetté, il adressa à l’Empereur une demande de secours par l’intermédiaire du ministre de la guerre. » (Lettre de Napoléon du 17 juin 1809.)
Afin, dit Meneval, de ménager la susceptibilité de son ancien ennemi, l’Empereur eut la délicatesse de faire payer à Carnot l’arriéré de ses appointements de général, ce qui produisit une somme supérieure à ses besoins, et de plus il reçut une pension de dix mille francs comme ancien ministre.
Lors de la dernière campagne d’Italie, le général Clarke fut envoyé par le Directoire près de Bonaparte « pour observer sa conduite en secret et correspondre à ce sujet avec le Directoire ». « Il était même autorisé, dit Arnault, à s’assurer de sa personne, si cela était possible. Il fut deviné dès son arrivée. » Napoléon, qui, selon Bourrienne — et ainsi que cela ressort des documents officiels — avait été parfaitement au courant du rôle de Clarke, va-t-il chercher à nuire à ce général tombé un peu plus tard en disgrâce ? Nullement. Il sera son défenseur et son protecteur dévoué.
« Je ne cherche pas, écrit-il au ministre des relations extérieures, s’il est vrai que ce général ait été envoyé dans l’origine pour me servir d’espion ; si cela était, moi seul aurais le droit de m’en offenser, et je déclare que je lui pardonne… Il ne convient pas à notre dignité qu’il tombe dans la misère et se trouve proscrit et disgracié. »
A titre de complément, disons que le 18 brumaire consommé, Napoléon tira Clarke d’une petite terre, où il vivait près de Strasbourg, et l’appela par le télégraphe près de sa personne. Il lui rendit son bureau topographique, le logea, l’établit aux Tuileries… il le nomma plus tard ambassadeur, le fit gouverneur de Vienne, de Berlin, ministre de la guerre, duc de Feltre ; puis, à l’époque du mariage de sa fille, il la dota sur sa cassette.
D’autres encore, dont les fortunes ont été diverses, furent, en un temps, hostiles à Napoléon : Davout, « en Égypte, était lié avec tous ceux qui faisaient état d’être les ennemis de Bonaparte ». On sait la faveur que l’Empereur lui prodigua, les dotations considérables dont il fut gratifié, jointes aux titres de prince d’Eckmuhl et de duc d’Auerstaedt. Ensuite, c’est le colonel Mouton, devenu tout de même comte de Lobau, qui s’était montré contraire à l’élévation de Napoléon au trône impérial. Mouton, le jour de la proclamation de l’Empire, s’écria : « Silence dans les rangs ! » au moment où ses soldats voulaient acclamer le nouveau régime. C’est le colonel Foy, refusant son vote à l’Empire, et compromis dans l’affaire Moreau et Pichegru, nommé quand même général de brigade, puis général de division, et recevant à son retour de Portugal une gratification de vingt mille francs. C’est M. de Colbert, qui, après avoir pris ouvertement en Égypte le parti de Kléber contre Bonaparte, fut comblé de bienfaits, et devint général. C’est un ami de Moreau, le général Dessoles, dont Napoléon disait en 1805 : « Il tient des propos fort extraordinaires qui montrent l’existence d’une petite clique aussi envenimée que lâche. » Dessoles donna sa démission, ce qui ne l’empêcha pas d’obtenir, en 1808, une division en Espagne. Il demanda de nouveau son rappel. Puis, l’Empereur, qui ne se lassait pas, le nomma chef d’état-major d’une armée en 1812. Dessoles quitta encore une fois l’armée, sous prétexte de santé, et attendit avec la « clique envenimée » le retour des Bourbons, dont il devint le ministre de la guerre.
On a mené grand bruit des prétendues persécutions dont auraient été accablés Joseph Chénier et Charles Nodier. Le premier, malgré ses écrits contre l’Empereur, fut inspecteur général de l’Université impériale ; Napoléon lui paya ses dettes et lui fit une pension. La seconde de ses victimes ne dédaigna pas de porter la livrée impériale, en acceptant la place de secrétaire du gouverneur de l’Illyrie. Mentionnons encore, à côté d’eux, M. Dufresne, qui, malgré ses attaches connues avec les Bourbons, fut le premier ministre des finances de Bonaparte. Après sa mort, son buste fut placé au ministère, par ordre de Napoléon.
D’ailleurs, la liste serait interminable des pseudo-martyrs, ennemis avérés des institutions napoléoniennes, dont les souffrances ne furent révélées qu’à la chute de l’Empire, et qui, pendant toute sa durée, vécurent grassement des libéralités du tyran. On ne s’en étonnera pas, quand on se souviendra que Napoléon, ainsi que nous l’avons signalé, avait presque la manie de choisir ses collaborateurs parmi ses adversaires.
Du reste, l’histoire de Bernadotte est typique. Avant, pendant, et l’on pourrait dire après l’Empire, Bernadotte fut l’ennemi de Napoléon. Il fut hostile au 18 brumaire, et sut durant cette journée garder l’expectative. En sa qualité d’ancien ministre de la guerre du Directoire, il s’apprêtait à jouer un rôle important, au cas où Bonaparte échouerait dans son entreprise. Le lendemain, il daigna apporter son concours, mais il conserva au fond de son cœur le désir d’occuper la première place dans l’État, désir attisé sans relâche par une jalousie sourde contre Napoléon qui venait de réussir.
Tous les contemporains, Mme de Staël, Fouché, Chateaubriand, Thibeaudeau, Bignon, Marmont, Savary, Marbot, vous diront que Bernadotte fut de toutes les conspirations, même de celles où il ne s’agissait de rien moins que de se défaire de la personne de Napoléon. La correspondance de celui-ci prouve qu’il n’ignorait rien de ces menées coupables.
Ce qu’a fait l’Empereur pour Bernadotte, tout le monde le sait : il fut l’un des premiers maréchaux et grands officiers de l’Empire, il fut prince de Ponte-Corvo, pourvu de dotations fabuleuses.
Si l’excès des largesses et de l’indulgence dont Bernadotte fut l’objet semble surprenant, l’explication s’en trouvera encore dans des questions sentimentales. Bernadotte a pour femme Désirée Clary, la première fiancée recherchée par Napoléon ; de ce fait, il est le beau-frère de Joseph Bonaparte. Si Napoléon n’avait obéi qu’à son intérêt particulier, qui lui commandait peut-être de conserver près de lui un général de quelque valeur, il se fût contenté de maintenir Bernadotte dans une demi-obscurité où la Suède ne serait certainement pas venue le chercher. L’Empereur, en agissant ainsi, se serait épargné à lui-même le témoignage de l’ingratitude la plus noire ; il aurait épargné à la France la honte de voir un de ses enfants au premier rang des ennemis de la patrie.
On peut mentionner ici que le général Simon et le colonel Pinoteau, compromis dans le complot de l’armée de l’Ouest, détenus pour ce fait à l’île de Ré, furent graciés par l’Empereur et reprirent tous deux du service : le colonel devint général, et le général mourut pensionnaire de l’Empire.
Examinons à présent quelle fut la conduite de l’Empereur vis-à-vis des fautes graves commises par ses généraux dans le service. Le général Solignac, dans l’exercice de son commandement, s’était rendu coupable de détournements dont le total n’était pas évalué à moins de six millions ; Napoléon écrit à ce sujet : « J’ai destitué le général Solignac. Vous lui notifierez sa destitution et vous lui notifierez que l’Empereur, qui ne veut pas outrer les mesures de sévérité, voudra bien ne pas aller plus loin si ces sommes sont promptement rétablies dans la caisse de l’armée ; mais que, si le général Solignac tarde à le faire, il sera traduit devant une commission militaire, comme ayant détourné à son profit des fonds destinés à l’entretien et à être la récompense du soldat… »
Ce général avait, paraît-il, la restitution difficile, car il ne fallut pas moins de trois lettres de l’Empereur pour le décider à s’exécuter.
Il convient d’ajouter qu’en 1815 le général Solignac fut un des premiers à demander à la Chambre des représentants l’abdication de l’Empereur.
Dans le même ordre d’idées, Masséna n’eut pas davantage à se plaindre de Napoléon, qui écrivait : « Masséna est un bon soldat, mais entièrement adonné à l’amour de l’argent ; c’est là le seul mobile qui le fait marcher, même sous mes yeux. C’était d’abord par de petites sommes ; aujourd’hui des milliards ne suffiraient pas… »
Le duché de Rivoli et la principauté d’Essling, telles furent les punitions octroyées par Napoléon à son lieutenant, plein de mérite d’ailleurs sur le champ de bataille.
Chaque personnalité, chaque circonstance ramènent sous la plume de l’Empereur les mêmes sentiments, la même atténuation chez lui du premier mouvement qui aurait dû le porter, logiquement, à sévir d’une façon exemplaire.
Gouvion Saint-Cyr croit devoir quitter son poste, en pleine campagne, avant l’arrivée du maréchal Augereau désigné pour le remplacer ; Napoléon écrit : « S’il a quitté l’armée sans autre autorisation et sans avoir remis le commandement à un maréchal, vous donnerez ordre qu’il soit arrêté. Épargnez-lui ce désagrément si vous le pouvez, et faites-lui connaître combien cette conduite est extraordinaire. »
Belliard, plutôt que d’obéir, donne sa démission : « Répondez, mande l’Empereur à Berthier, au général Belliard que vous n’avez pas mis sa lettre sous mes yeux ; qu’il avait sans doute perdu la tête quand il me l’a écrite, qu’offrir sa démission pour ne pas avoir exécuté mes ordres, c’est déclarer qu’on ne veut pas obéir ; que c’est avoir encouru la peine capitale ; que ces trois mille hommes et douze cents chevaux auraient pu sauver l’armée du Midi… Que par égard pour ses anciens services et par l’amitié que vous lui portez, vous n’avez pas laissé connaître à l’Empereur ces phrases inconvenantes de sa lettre, et que vous vous êtes borné à me dire que mes ordres avaient été exécutés… » Ainsi, non seulement, dans cette circonstance, Napoléon recule devant une répression, mais encore, pour l’éviter, il consent à laisser dire que son autorité a été méconnue, que Berthier lui a menti !
En 1813, à propos de la défense de la place de Thorn : « … Écrivez au général Poitevin pour lui faire comprendre combien sa défense a été irrégulière, et qu’on avait lieu d’attendre mieux de lui. Vous lui direz que je n’ai pas cependant voulu le faire mettre en jugement et que je le renvoie à son service. »
En 1809, alors qu’il était commandant de l’armée de Portugal, Soult eut un jour la fantaisie de devenir roi de ce pays. De son autorité privée, il réunit à Oporto une assemblée pour faire prononcer la déchéance de la maison de Bragance et demander à l’Empereur un nouveau souverain en indiquant, bien entendu, que le choix de Soult serait le mieux accueilli.
Quel fut le châtiment infligé à Soult, en raison de ces combinaisons ultra-militaires dont le moindre défaut, signale Marbot, était d’introduire dans l’armée un élément de division tout au profit de l’ennemi ? Napoléon, après avoir fait des remontrances sévères à Soult, termine sa lettre ainsi : « Toutefois, après avoir longtemps hésité sur le parti que je devais prendre, l’attachement que j’ai pour vous et le souvenir des services que vous m’avez rendus à Austerlitz et dans d’autres circonstances m’ont décidé ; j’oublie le passé, j’espère qu’il vous servira de règle ; et je vous confie le poste de major général de mon armée d’Espagne. »
Devant toutes ces preuves irréfutables de la bonté foncière de l’Empereur, peut-être alléguera-t-on que, pour agir de la sorte, il avait sans doute besoin des services de généraux difficiles à remplacer. Cette supposition ne manquerait pas d’une certaine consistance, si Napoléon n’avait été faible que pour ses généraux ; or, nous allons constater les mêmes dispositions généreuses à l’égard des subalternes, des officiers, voire des simples soldats.
Quand le capitaine Daugier, des marins de la garde, veut donner sa démission, Napoléon écrit au ministre de la marine : « Il n’y a donc plus de sang français dans les veines ? Je vous renvoie la lettre du capitaine Daugier, vous lui direz que vous ne l’avez pas envoyée, car je ne saurais dire ce que je ferais… »
Deux officiers, destitués pour avoir joué de l’argent avec des soldats, adressent une réclamation au général en chef : « Voulant prendre en considération, dit le général Bonaparte, la situation de ces officiers, mon intention est que vous les mettiez tous les deux, avec les appointements et le grade de capitaine, dans une place, et si, à la fin de la campagne, ils ont maintenu une bonne discipline, je pourrai les attacher à une demi-brigade. »
Le ministre proposant de réformer le chef de brigade Moreau : « Avant de le destituer, écrit Bonaparte, il faudrait lui trouver un commandement de place dans son grade. »
Un officier est signalé pour avoir des rapports avec Hyde de Neuville, l’un des plus fameux et des plus incorrigibles conspirateurs royalistes. L’Empereur en avise le général Moncey en ces termes : « Le chef d’escadron Clément se trouve compromis et dénoncé par un préfet ; faites-m’en connaître votre opinion. Dans tous les cas, il serait bon de placer ailleurs cet officier, puisqu’il a des intelligences avec ce misérable Hyde. »
Un aide de camp du vice-roi d’Italie a perdu les dépêches de l’Empereur ; c’est là un fait assurément grave, dont l’auteur ne s’attendait pas à être quitte à bon compte : « Votre aide de camp Bataille m’a perdu mes dépêches, dit Napoléon ; il mérite d’être puni ; mettez-le pour quelques jours aux arrêts : un aide de camp peut perdre en route ses culottes, mais il ne doit perdre ni ses lettres ni son sabre. »
Sa manière d’agir est identique avec les militaires de l’ordre le plus inférieur ; en voici quelques exemples :
« Écrivez au caporal Bernaudat, du 13e de ligne, qu’il ne boive plus et qu’il se comporte mieux. Il paraît que la croix lui a été donnée parce que c’est un brave. Il ne faut pas, parce qu’il aime le vin, la lui ôter. Faites-lui sentir cependant qu’il a tort de se mettre dans un état qui avilit la décoration qu’il porte. »
Le grand chancelier de la Légion d’honneur propose le renvoi dans ses foyers d’un légionnaire, sergent dans une compagnie de réserve, où il est devenu dangereux par son insubordination et sa mauvaise conduite. « Le grand chancelier, répond Napoléon, lui écrira pour lui enjoindre de se mieux conduire à l’avenir. »
M. de Lacépède rend compte du renvoi en France, sous escorte, d’un militaire décoré pour action d’éclat, mais que son insubordination a fait exclure du régiment auquel il appartenait. « Puisque cette décoration lui a été donnée par une action d’éclat, je ne veux pas la lui ôter. Mais tâchez de concilier les intérêts de ce brave avec la discipline. »
« Vous avez dans les vélites un nommé Galuppo, de Chiavari, qui a écrit à son père qu’il était maltraité dans la garde, qu’on lui donnait de la soupe et du pain noir comme aux chiens, et le soir des fèves gâtées. » Napoléon va-t-il appeler les rigueurs du colonel sur cet homme, va-t-il seulement recommander de le punir d’abord, selon le règlement ? Point. Il se contente de terminer sa lettre par ces mots : « Savoir ce que c’est que ce jeune homme. »
Un soldat avait été renvoyé de son corps pour inconduite : « Je reçois, écrit Napoléon, votre rapport du 11, relatif au sieur Gautier, chasseur au 16e d’infanterie légère. Je ne doute pas qu’il ne tienne ce qu’il vous a promis. Renvoyez-le à son corps, où j’espère qu’il méritera bientôt de l’avancement. Écrivez dans ce sens au colonel. »
Cependant, comme il faut nous borner, nous achèverons de démontrer la force des instincts généreux de Napoléon envers les militaires de tout ordre, en relatant un fait qui concerne de simples soldats, mais anglais ceux-ci, et prisonniers en France. C’est l’Empereur lui-même qui va nous le raconter en entier : « Lors de mon passage à Givet un détachement de prisonniers anglais a travaillé à rétablir un pont volant. Parmi ceux-là, j’ai remarqué le zèle et l’activité de huit ou dix de ceux qui, spécialement, se sont jetés dans un batelet pour aider à la manœuvre du pont. Donnez ordre que l’état des dix hommes qui se sont le plus distingués dans cette circonstance soit dressé, que les hommes soient habillés à neuf, et qu’on remette à chacun cinq napoléons avec un ordre de route pour Morlaix, où ils seront remis au Transport-office, en faisant connaître la raison de leur délivrance… »
Dira-t-on que l’Empereur avait une faiblesse toute particulière à l’égard des militaires ? Pour répondre à cette observation, nous allons continuer nos investigations dans toutes les classes de l’ordre civil.
Ainsi qu’on l’a vu dans la première partie de cet ouvrage, Bourrienne avait été le condisciple de Bonaparte à l’école de Brienne ; on a vu aussi, pendant toute la période des débuts, Napoléon resserrer avec empressement les liens de leur camaraderie. Bourrienne fut le secrétaire intime du général en chef de l’armée d’Italie et de l’armée d’Égypte, comme il le fut plus tard du Premier Consul. Bourrienne, qui se croyait sans doute inamovible de par l’amitié de son camarade d’enfance, apportait dans ses fonctions des habitudes de tripotage impudent.
« Ce secrétaire est à vendre, mandait-on à Louis XVIII. » De fait, il touchait de l’argent de toutes mains, et des fournisseurs militaires, et de Fouché, ministre de la police « qui lui donnait 25 000 francs par mois pour espionner Bonaparte », et sans doute des agents royalistes.
Quand la maison Coulon frères, fournisseur de l’équipement de la cavalerie, fit une faillite de trois millions, il éclata au grand jour que Bourrienne était l’associé de ces fournisseurs. Compromis par les agissements de son secrétaire intime, que fit Napoléon ? D’arrêter Bourrienne, il ne fut pas question. Forcément, il le renvoya, mais avec quels ménagements, avec quelles préoccupations de sauvegarder autant que possible, l’honneur de son ami : « Faites solder, écrit-il au trésorier du gouvernement, les appointements du citoyen Bourrienne ; il n’est plus employé près de moi à compter de ce jour, étant promu à d’autres fonctions. »
La disgrâce de Bourrienne ne fut pas de longue durée. Le 22 mars 1805, l’Empereur le nommait ministre plénipotentiaire à Hambourg. Dans ce nouveau poste, Bourrienne ne tarda pas à recommencer ses exactions. Il fit pis encore, il trahit au profit des Bourbons la cause de l’Empereur, son bienfaiteur. Il a eu le téméraire orgueil d’écrire lui-même dans ses mémoires : « Quand Louis XVIII m’aperçut à Saint-Ouen, il me dit : « Ah ! monsieur de Bourrienne, je suis heureux de vous voir. Je sais les services que vous nous avez rendus à Hambourg ; je vous en témoignerai avec plaisir ma reconnaissance. »
Et Napoléon a connu en leur temps, les trafics, les manœuvres et la trahison de Bourrienne. La preuve en est partout dans sa correspondance : « Il me revient que le sieur Bourrienne a gagné sept ou huit millions à Hambourg en délivrant des permis et en faisant des retenues arbitraires… » « Tâchez de découvrir toutes les friponneries de ce misérable Bourrienne afin que je puisse lui faire restituer ce qui ne lui appartient pas. » « Je vous envoie des pièces très importantes sur le sieur Bourrienne. Tout me porte à croire que cet individu a des intrigues suivies avec Londres. »
Les menaces furent les seules armes employées par Napoléon contre Bourrienne. Cédant aux plus nobles faiblesses du cœur, jamais il ne consentit à porter la main sur son ancien camarade.
Ici, l’on ne dira pas que l’Empereur agissait de la sorte parce qu’il avait besoin d’hommes de valeur dans son gouvernement ; il est à supposer qu’on eût trouvé facilement en France, pour l’envoyer à Hambourg, quelqu’un qui aurait pu sans peine mieux remplir son mandat que cet incurable intrigant.
On pourrait presque arrêter là l’énumération des actes de générosité de l’Empereur, la preuve semblant décisive. Mais l’historien ne doit pas oublier que Napoléon se trouve, devant la postérité, dans la situation d’un homme qui serait publiquement accusé d’être un malfaiteur. Un mot a suffi pour déshonorer cet homme ; il faudra cinquante témoins pour le réhabiliter. Nous devons donc encore évoquer d’autres témoignages, afin que la démonstration soit à jamais définitive. Elle va ressortir de tous les actes, grands et petits, de la vie de l’Empereur.
S’agit-il d’un détenu, accusé d’avoir proféré des propos injurieux contre le Premier Consul ? voici sa décision : « Renvoyé au ministre de la police pour le faire mettre en liberté, s’il n’y a aucune plainte sur son compte. »
Du moins fut-il inflexible à l’occasion du procès Moreau, Pichegru et Georges, sur lequel nous reviendrons tout à l’heure, car il est une des assises principales du système de dénigrement dirigé contre Napoléon ? Lisez en quels termes il accorde la grâce de Polignac, condamné à mort : « Nous n’avons pu nous défendre d’être touché de la douleur de Mme Armand de Polignac. Nous nous sommes d’ailleurs souvenu que nous avons été lié avec ce jeune homme au collège, dans les premiers jours de l’enfance, et il n’est pas étonnant qu’il l’ait oublié dans l’attentat inouï où il s’est laissé égarer, puisqu’il a oublié les devoirs qui, dans toutes circonstances, doivent être présents à tout Français envers sa patrie. »
Le matin même de l’exécution des condamnés, à la demande du général Rapp évoquant le spectacle de toute une famille en larmes, il accorde la grâce de Russillon, aide de camp et ami de Pichegru.
Enfin, c’est à Georges lui-même, et à ses complices, qu’il fait offrir leur grâce. Si invraisemblable qu’il paraisse, ce trait de générosité ne peut être mis en doute, si l’on considère la date où il a été rendu public, le 27 janvier 1815, époque à laquelle on vantait peu les qualités morales du prisonnier de l’île d’Elbe. « L’un des serviteurs les plus zélés du tyran, dit le Journal des Débats, pénétra par ses ordres dans le cachot des royalistes, la veille de l’exécution, il les trouva en prières : saisi de respect, il s’adressa à Georges et lui offrit, de la part de son maître, des emplois brillants à l’armée, pour lui et ses compagnons. »
En présence d’une femme faisant appel à sa sensibilité, on le voit toujours s’attendrir.
A la pétition d’une dame Primavesi, dont le mari, banquier, est détenu, Napoléon répond :
« Malgré les torts de Primavesi, je veux bien lui accorder la liberté. Il lui sera enjoint d’être désormais circonspect et plus prudent. »
Lorsqu’à Berlin, en 1806, le prince de Hatzfeld, au mépris de son rôle de parlementaire, fut pris, à l’aide d’une de ses propres lettres, en flagrant délit d’espionnage, une cour martiale était réunie, la sentence capitale n’était pas douteuse, et devait recevoir son exécution le jour même. Quelques heures avant le jugement, la princesse de Hatzfeld parvint à pénétrer jusqu’auprès de l’Empereur, qui raconte ainsi la scène à l’Impératrice : « Lorsque je montrai à Mme d’Hatzfeld la lettre de son mari, elle me dit en sanglotant, avec une profonde sensibilité, et naïvement : « Ah ! c’est bien là son écriture ! » Lorsqu’elle lisait, son accent allait à l’âme ; elle me fit peine. Je lui dis : « Eh bien, madame, jetez cette lettre au feu, je ne serai plus assez puissant pour faire punir votre mari. » Elle brûla la lettre et me parut bien heureuse. Son mari est depuis fort tranquille : deux heures plus tard, il était perdu. Tu vois donc que j’aime les femmes bonnes, naïves et douces, mais c’est que celles-là te ressemblent. »
Le récit précédent se complète par celui que fait d’autre part Napoléon à la princesse de Prusse : « … J’ai été touché de la position de Mme de Hatzfeld. Toutefois, je lui ai même évité les désagréments d’un jugement, et lui ai remis sa peine et la pièce de conviction. Il est vrai que la douceur et la peine profonde de Mme de Hatzfeld m’ont forcé à ce que j’ai fait… » Nous espérons que la haute courtoisie de la réponse ci-après, faite par Napoléon à la lettre de remerciements que lui écrivit Mme de Hatzfeld, satisfera les plus exigeants en matière de délicatesse : « J’ai lu avec plaisir votre lettre. Je me souviens aussi avec plaisir du moment où j’ai pu finir toutes vos peines. Dans toutes les circonstances qui pourront se présenter où je pourrai vous être utile, vous pourrez accourir à moi, et vous me trouverez aise de vous être agréable. »
En Espagne, en 1808, le duc de Saint-Simon, émigré français, pris les armes à la main, fut condamné à mort, et ne dut la vie qu’aux larmes de sa fille se jetant aux genoux de l’Empereur.
Sa clémence ne s’éveillait pas seulement quand des femmes et des filles éplorées se mettaient à ses pieds, elle s’étendait encore sur des actes qui ne provoquaient pas de grande émotion.
A propos de la commission du protocole, qui commet bévues sur bévues, l’Empereur écrit à Champagny : « C’est la centième bêtise qu’elle me fait. Le sieur… est une trop vieille bête pour se mêler de mes affaires. Qu’il reste pensionnaire des relations extérieures, et qu’il ne se mêle de rien. »
Au sujet du ministre de France à Bade, marié selon son cœur et non selon les convenances diplomatiques, Napoléon écrit au ministre des relations extérieures : « … Prévenez ce ministre de donner sa démission, je l’emploierai d’une autre manière à l’intérieur. Cette femme est trop déshonorée, et, s’il la faisait venir en cachette, il s’exposerait à un affront. »
Un Napoléon compatissant aux petites faiblesses humaines de ses fonctionnaires, quelle antithèse avec l’homme intolérant que certains écrivains se sont plu à dépeindre !
Quand l’ordonnateur Jacqueminot quitte son poste à l’armée, sans attendre son successeur, au lieu de sévir, Napoléon écrit au ministre de la guerre : « … Si je ne m’étais pas ressouvenu des services de son père, sénateur, je l’aurais mis à l’ordre de l’armée et déshonoré. Faites comprendre au sénateur le danger que son fils a couru et le mauvais préjugé que cela laisse dans mon esprit. »
A propos d’artistes des théâtres subventionnés qui, au mépris de leurs engagements, sont allés en Russie, Napoléon écrit à son ambassadeur : « Plusieurs artistes se sont sauvés de Paris pour se réfugier en Russie. Mon intention est que vous ignoriez cette mauvaise conduite. Ce n’est pas de danseuses et d’actrices que nous manquerons à Paris. »
On n’a sans doute pas oublié le ministre de la guerre Aubry, qui se montra, en 1794, si nettement hostile à Bonaparte et qui n’hésita pas à lui enlever le grade de général d’artillerie. Le ressentiment du souverain aboutit au décret suivant : « Article premier. Il est accordé à la veuve du général de division d’artillerie Aubry une pension de deux mille francs… »
La gestion du Trésor public était, de toutes les affaires, celle où l’Empereur exigeait la régularité la plus parfaite ; non seulement il y apportait les scrupules d’une haute intégrité, mais encore il mettait son orgueil à y prévenir les à-coups qui fussent de nature à ébranler la réputation solide des finances françaises. On peut s’imaginer quelle fut sa stupeur lorsque, après Austerlitz, il apprit qu’une crise financière s’était déclarée à Paris, par suite d’un prêt désastreux de quatre-vingt-cinq millions, consenti à des fournisseurs de vivres militaires, par Barbé-Marbois, ministre du Trésor public.
Traduire un tel ministre en jugement ne serait, en tous pays, que l’affaire d’un trait de plume. Chez Napoléon, il n’en va pas ainsi.
De retour à Paris, il se borne à destituer ce ministre pour le moins imprudent ; et encore remarquez en quels termes modérés il fait connaître sa décision : « … J’ai ôté le portefeuille à Marbois ; il m’a fait des choses qui ne peuvent se concevoir ; je le crois toujours honnête homme, mais influencé par des fripons. »
Deux ans après, l’Empereur réhabilita son ancien ministre et lui donna une preuve de la confiance qu’il avait dans sa probité en le nommant premier président de la Cour des comptes. Il le fit entrer plus tard au Sénat.
Fidèle à la règle de conduite que s’imposèrent la plupart de ceux ayant toujours bénéficié de la générosité de Napoléon, Barbé-Marbois se fit un devoir de concourir avec zèle, en 1814, à la chute de l’Empereur.
Napoléon a-t-il été en toutes les circonstances, sans exception, l’homme que nous venons de mettre en évidence dans les chapitres précédents ? Nous ne voulons pas le prétendre. N’a-t-il jamais commis d’injustices ? Nous ne le croyons nullement.
La vérité est également éloignée des attaques systématiques contestant à l’Empereur tout sentiment humain, et des arguments fanatiques qui lui supposent le privilège de vertus surhumaines.
A ceux qui ont nié toute générosité, nous répondons, preuves en main : Napoléon fut généreux. Et nous ajoutons : Il était presque impossible qu’il manquât de générosité.
Un monarque, né sur les marches du trône, élevé par des courtisans, accoutumé à ce que tout désir tombé de ses lèvres devienne une réalité, ignore ce qu’est la souffrance des déshérités, comme il ignore aussi de quelle somme de labeurs, de privations et de tourments chaque homme paye sa position sociale. Celui-là, inconscient de l’étendue du mal qu’il fait, peut, sans réflexion, briser des situations péniblement acquises, et rester insensible aux prières des malheureux. Mais le souverain arrivé à la dignité suprême après être parti, adolescent, d’un foyer pauvre et attristé, n’emportant dans son cœur que le souvenir des misères de ses parents et l’espérance de leur venir en aide à travers les écueils et les privations que lui signale tendrement une mère éprouvée, celui-ci, à moins d’être une brute et un monstre, sera sensible aux amertumes, aux douleurs, aux désespoirs des autres.
Que Napoléon ait commis des injustices, qu’il en ait laissé commettre ou même qu’il en ait été commis à son insu dont il soit responsable de par sa qualité de chef, nous le reconnaissons volontiers, encore une fois. Mais n’est-ce pas là le sort de tout homme investi d’un commandement quelconque ?
Il ne nous en coûte donc pas d’avouer que Napoléon, pour qui nous réclamons les qualités et les défauts d’un être simplement humain, et qui a gouverné dans les conjonctures les plus difficiles où se soit jamais agité un pays, a pu pousser parfois la sévérité jusqu’à l’injustice ; mais il nous faut aussi reconnaître que, envers bien des personnes, sa bonté fut sans bornes.
Nous savons quelle a été constamment sa conduite avec tous les membres de sa famille. Il y a plus et il y a mieux. L’Empereur avait pour certains de ses collaborateurs de la première heure, qu’il avait élevés à de magnifiques positions, une sorte de respect moral, — commandé soit par l’opinion publique, soit par une gratitude exagérée, peut-être par les deux ensemble, — auquel il ne parvenait jamais à se soustraire, souvent au préjudice de ses intérêts personnels et même de ceux de la France.
Désobéissances successives, fautes réitérées, conspirations contre sa personne, rien n’a jamais pu le décider à réprimer, avec la rigueur qu’ils méritaient, les actes criminels de hauts fonctionnaires créés par lui. S’ils ont subi quelques moments de disgrâce, ils ont bientôt été rappelés à d’autres fonctions honorifiques, alors qu’ils auraient dû passer le reste de leur vie dans une retraite méprisée.
Ce côté curieux du caractère de Napoléon est facile à étudier dans sa bienveillance persistante vis-à-vis de Fouché et de Talleyrand, « qui n’eurent jamais de rapports ensemble, dit le prince de Metternich, excepté lorsque, tramant quelque conspiration contre l’ordre de choses établi, ils venaient à se rencontrer ».
Ils furent, l’un et l’autre, les instruments directs de la chute de l’Empire, sans avoir pour cela attendu 1814, ainsi qu’on va le voir.
On lit dans les Mémoires de Fouché : « Je dis à Napoléon que si le Corps législatif s’arrogeait le droit de représenter à lui seul le souverain, il n’y aurait d’autre parti à prendre que de le dissoudre, et que si Louis XVI eût agi ainsi, ce malheureux prince vivrait et régnerait encore. Me fixant alors avec des yeux étonnés : « Mais quoi ! duc d’Otrante, me dit-il, après un moment de silence, il me semble pourtant que vous êtes un de ceux qui ont envoyé Louis XVI à l’échafaud ? — Oui, Sire, répondis-je sans hésitation, et c’est le premier service que j’ai eu le bonheur de rendre à Votre Majesté… »
Jamais, pensons-nous, le cynisme politique n’a été poussé plus haut ; jamais, non plus, la duplicité effrontée, la conspiration latente, la trahison continuelle ne furent mieux personnifiées que par l’homme dont le duc de Vicence a dit : « Fouché fut une des grandes fautes de Napoléon. »
Nous trouverons, dès 1800, Fouché, ministre de la police, à la tête du parti qui attendait l’échec de Bonaparte à Marengo, « pour tirer la République de la griffe du Corse qui la met en péril ».
« En 1804, affirme Bourienne, les appuis secrets donnés aux conspirateurs par la police de Fouché ne m’ont jamais paru douteux. »
Selon Fauche-Borel, c’est Fouché qui, malgré les apparences contraires, a sauvé et sauve encore les vrais amis du Roi.
En 1809, autre conspiration, racontée par Fouché lui-même. « Les réunions avaient lieu chez la princesse de Vaudémont à Suresnes », où il se réconcilia avec Talleyrand.
En 1810, sous le prétexte de vouloir traiter de la paix, lui, Fouché, sans ordre, sans pouvoir, il envoyait un négociateur à Londres. Et quel était ce diplomate improvisé ? C’était Ouvrard, le fournisseur taré, l’homme de tous les tripotages.
L’étrangeté de l’ambassadeur peut, sous les motifs apparents de sa mission, laisser deviner qu’il avait des pouvoirs très variés, en se rendant dans un pays où l’on rencontrait non seulement les ennemis de la France, mais aussi les ennemis de l’Empereur, les royalistes.
Cette fois, la mesure était comble. Sans vouloir approfondir les dessous de la mission d’Ouvrard, Napoléon destitua Fouché et lui écrivit une lettre dont nous détachons les lignes suivantes : « … Déjà, dans des circonstances importantes, vous avez compromis ma tranquillité et celle de l’État… la singulière manière que vous avez de considérer les devoirs de ministre de la police ne cadre pas bien avec le bien de l’État… Je suis cependant obligé à une surveillance perpétuelle qui me fatigue et à laquelle je ne puis être tenu… Je ne puis pas espérer que vous changiez de manière de faire, puisque depuis plusieurs années des exemples éclatants et des témoignages réitérés de mon mécontentement ne vous ont pas changé… »
Pendant que Fouché faisait ses préparatifs de départ, le malheur voulut que les papiers d’Ouvrard, arrêté, fussent mis sous scellés. Il s’ensuivit que Fouché eut maille à partir avec l’Empereur, et qu’il dut fuir de Paris jusqu’en Toscane pour ne pas être arrêté.
Supplié par Elisa, sa sœur, Napoléon permit à Fouché de vivre dans sa sénatorerie d’Aix, et plus tard, il l’autorise à habiter le château de Ferrières, propriété de l’ancien ministre de la police. Enfin, grâce à l’intercession de Duroc, Fouché obtint la faveur de rentrer au Sénat et de reparaître à la cour impériale.
Une fois cet obstacle franchi, c’était, pour Fouché, un jeu d’enfant de regagner complètement les faveurs de son maître, dont il connaissait les faiblesses de caractère ; en effet, en 1813, il est nommé gouverneur général de l’Illyrie.
La clémence de Napoléon envers ce piteux personnage lui fut encore une fois funeste : Fouché porta un coup désastreux à l’Empereur en décidant Murat à entrer dans la coalition formée contre la France.
Il alla même au quartier général d’Eugène, inviter ce dernier à suivre l’exemple de Murat et à trahir l’Empereur ; heureusement pour l’honneur de l’humanité, le vice-roi ne suivit pas ces perfides conseils.
Pendant le séjour de Napoléon à l’île d’Elbe, tout naturellement Fouché se mit à conspirer contre Louis XVIII. En 1815, après le retour de l’île d’Elbe, l’Empereur, toujours crédule, toujours enclin à ne pas se séparer des personnes auxquelles il est accoutumé, nomme derechef Fouché ministre de la police générale.
Enfin nous retrouvons Fouché, à la tête du gouvernement provisoire, le plus acharné à demander l’abdication de Napoléon, décidé à le faire arrêter au besoin. Telle fut la récompense de la mansuétude infatigable de l’Empereur, qui trouva, d’ailleurs, aussi naïf que lui, car Louis XVIII fit de Fouché son ministre.
La carrière de Talleyrand offre une analogie à peu près complète avec celle de Fouché.
Servir pour mieux tromper, telle sera la devise que l’histoire ajoutera aux armoiries données par l’Empire à ces deux hommes d’État.
Le meilleur portrait de Talleyrand sera toujours cette exquise petite miniature où il s’est peint lui-même, lorsqu’il disait à voix basse à Louis-Philippe en lui prêtant serment : « Sire, c’est le treizième ! »
Ministre, prince de Bénévent, archichancelier d’État, vice-grand électeur, grand chambellan de l’Empire, le tout avec des dotations qui se chiffraient par millions, tels sont les titres sous lesquels s’abritait celui qui, selon le prince de Metternich, « fut constamment porté à conspirer contre l’Empereur ».
« Dès 1801, dit Fouché, on voit Talleyrand trafiquer des secrets d’État. Une somme de 60 000 livres sterling (1 million 500 000 francs) fut payée par l’Angleterre aux infidèles révélateurs des articles secrets du traité de la France avec la Russie.
« Après avoir poussé, en 1804, Napoléon à faire arrêter le duc d’Enghien, Talleyrand n’hésitera pas à gémir sur la mort de ce prince qu’il a conseillée, et, nouveau Pilate, à se déclarer étranger à ce qu’il appelle dans son impudent langage « plus qu’un crime, une faute ».
Pendant toute la durée de son ministère, il considéra, d’après les mémoires de M. de Gagern, « sa haute position comme une mine d’or… Qui pourrait dire les sommes qui ont ainsi coulé vers lui de la part des grandes puissances ? »
En 1808, accompagnant, à Erfurt, Napoléon qui désirait conclure une alliance avec la Russie, Talleyrand trouva sans doute son intérêt à être le ministre de l’Europe contre la France, au lieu d’être le ministre de l’Empereur contre l’Europe. Avec une audacieuse franchise, il n’a pas hésité à rapporter les premières paroles qu’il adressa à l’empereur Alexandre : « Sire, que venez-vous faire ici ? C’est à vous de sauver l’Europe, et vous n’y parviendrez qu’en tenant tête à Napoléon… »
Parmi les conspirations qui s’élaboraient dans des rendez-vous nocturnes chez la princesse de Tour et Taxis, on rencontre le complot dont Fouché nous a fait le récit et qui amena la guerre contre l’Autriche en 1809.
Quand on trouve, en 1814, Talleyrand titulaire, non d’un cabanon au bagne, mais des premières dignités de l’Empire, on est tenté de croire que Napoléon ignorait toutes les félonies, tous les crimes de son ministre. Il n’en est rien. L’Empereur connaissait la conduite de Talleyrand, mais s’était contenté, en souverain indulgent, de lui enlever quelques-unes de ses prérogatives ; car abattre radicalement l’homme qu’il avait élevé au plus haut rang répugnait au tempérament de Napoléon. La preuve du peu de confiance qu’il avait en Talleyrand se trouve partout. Miot de Mélito dit : « Il n’ignora pas les concussions de Talleyrand… »
Le prince de Metternich rapporte que le 28 janvier 1809, l’Empereur lui parla d’un parti qu’il prétendait exister, à la tête duquel il désigna MM. de Talleyrand et Fouché, et dont le but serait d’entraver la marche du gouvernement.
Dans un entretien avec Rœderer, l’Empereur juge ainsi Talleyrand, le 3 mars 1809 : « Je l’ai couvert d’honneurs, de richesses, de diamants. Il a employé tout cela contre moi. Il m’a trahi autant qu’il le pouvait, à la première occasion qu’il a eue de le faire… »
Enfin, s’il fallait un témoignage plus concluant encore, nous le trouverions sous la plume de l’Empereur lui-même, qui écrit en 1810 : « Pendant que vous avez été à la tête des relations extérieures, j’ai voulu fermer les yeux sur beaucoup de choses. Je trouve donc fâcheux que vous ayez fait une démarche qui me rappelle des souvenirs que je désirais et que je désire oublier. »
Nous pensons avoir prouvé indiscutablement que Napoléon connaissait, en tous points, l’hostilité, la cupidité et la déloyauté de Talleyrand.
En voyant exposés, comme ils viennent de l’être, les sentiments de Napoléon vis-à-vis des personnages d’une si révoltante indignité, on en arrive à se demander s’il faut le croire indulgent ou débonnaire.
Évidemment, il ne savait point, dans leurs détails, les faits précis tels qu’ils résultent de la juxtaposition des documents ; mais il avait, les pages précédentes le démontrent, plus que des soupçons sur les actes criminels de ses deux ministres. Dès lors, sa mansuétude constante prouve au moins qu’il était le contraire d’un homme sans conscience, sans entrailles, se plaisant à mortifier, à châtier, à ruiner les fonctionnaires de son gouvernement.
Nous pourrions clore ici cette partie de notre travail concernant la générosité de Napoléon, si nous ne voulions éviter le reproche bien légitime d’avoir esquivé à dessein les griefs principaux, sinon les seuls, sur lesquels les détracteurs se sont appuyés pour affirmer que Napoléon avait l’instinct de la cruauté et de la persécution.
Ces griefs sont au nombre de trois : l’exécution à Vincennes du duc d’Enghien, le bannissement de Moreau et l’exil de Mme de Staël.
Le duc d’Enghien fut enlevé de vive force à Ettenheim (grand-duché de Bade) le 15 mars 1804, conduit à Vincennes le 20 mars, jugé par une commission militaire composée d’un général, de cinq colonels et d’un major de gendarmerie, condamné à mort à l’unanimité et fusillé dans les fossés de la forteresse.
Personne ne saurait, croyons-nous, dans le calme de la réflexion, approuver l’enlèvement d’un ennemi en territoire étranger. Il semble que la conscience se révolte davantage quand le prisonnier, une fois jugé, a encouru la peine de mort.
Un acte de ce genre rentre dans la catégorie des crimes dits politiques, pour lesquels l’histoire de tous les gouvernements a des atténuations particulières, résumées sous le nom de raison d’État. Les monarchies ne manquent pas de précédents de cette nature. Sans parler des meurtres princiers du règne de Charles VI, des égorgements du règne de Charles IX et de l’assassinat du duc de Guise, on peut y ranger la fin tragique du tsar Paul Ier, et il faut se hâter d’ajouter que les républiques n’ont pas été exemptes d’actes similaires. Sans omettre les dragonnades, ni oublier la terreur blanche, l’immolation des innombrables victimes de la Révolution, et de nos jours, le massacre des otages de la Commune, ainsi que les exécutions sommaires de la répression sont autant d’iniquités qu’on s’efforce d’excuser en invoquant les nécessités politiques. En ces forfaits, qu’on retrouve surtout au seuil de la plupart des régimes nouveaux, la seule différence appréciable entre les monarchies et les républiques paraît être, sauf dans les luttes de religion, que les premières procèdent presque toujours par unités, tandis que les autres agissent généralement sur des groupes.
L’arrestation et l’exécution du duc d’Enghien constituent donc ce que l’on appelle un crime politique. Pas plus que les autres crimes, il ne pourra jamais être absous, mais la question est de savoir si celui qui en est coupable a agi sous la pression de conjonctures impérieuses et urgentes.
Il serait superflu de recommencer, pour la centième fois, la discussion des responsabilités incombant à chacun des acteurs de ce drame, puisque Napoléon a pris pour lui seul la charge tout entière et, même dans son testament, a déclaré que, sous l’empire de circonstances analogues, il agirait encore pareillement.
Pour bien juger la conduite de Napoléon en cette occasion, il faut se rendre compte de l’état des esprits en 1804. A douze ans de guerres ininterrompues, et par conséquent de désolation dans les familles, avait succédé une paix dont on espérait jouir longtemps.
Les horreurs du terrorisme et des insurrections intestines, les misères d’une nation acculée à la banqueroute, avaient fait place à une ère de calme inespéré où l’on pouvait vivre sans appréhension, assuré du respect des personnes et des propriétés, à la renaissance enfin de la prospérité publique. Les Français étaient prêts à tout pour assurer le maintien de Napoléon au pouvoir, car on voyait en lui la garantie de cette vie heureuse et nouvelle.
Lui seul, par le prestige de ses victoires, par la sagacité politique dont il venait de faire preuve dans la reconstruction sociale de la patrie, pouvait maîtriser les partis encore haletants, après les longues luttes de la Révolution. Tout complot, qu’il fût jacobin ou royaliste, inspirait à la France les mêmes appréhensions.
Vraie ou fausse, l’opinion de la France confondait ensemble l’existence de Bonaparte et celle du pays. On ne fera pas un crime au Premier Consul d’avoir partagé cette opinion générale, si flatteuse pour lui.
L’attentat de la rue Saint-Nicaise, en mettant Napoléon à deux doigts de la mort, répandit partout un effroi indescriptible. On acquit ensuite la preuve que cette conspiration avait des racines dans les rangs des réfugiés royalistes à l’étranger.
Après la découverte du complot de Pichegru, Moreau et Georges, le Premier Consul apprit, par des rapports de police, que le duc d’Enghien était un des principaux conspirateurs. Dans le but d’en imposer aux instigateurs des attentats sur sa personne, Napoléon résolut aussitôt de s’emparer du prince et de faire un exemple éclatant. Une fois la faute commise de transporter la force armée sur le territoire du grand-duché de Bade, pour se saisir du duc d’Enghien, la mort de ce dernier paraît inévitable.
Quand un homme se présente devant un conseil de guerre, et qu’il déclare avoir porté les armes contre son pays, être prêt à les porter encore, être à la solde des ennemis de la France, la sentence n’est pas douteuse ; son exécution n’est plus qu’une question d’heures. Le prince fut condamné en vertu de l’article 2 de la loi du 6 octobre 1791, ainsi conçu : « Toute conspiration et complot tendant à troubler l’État par une guerre civile, et armant les citoyens les uns contre les autres, ou contre l’exercice de l’autorité légitime, sera puni de mort. »
Voici textuellement un passage de l’interrogatoire du duc d’Enghien :
« A lui demandé s’il a pris les armes contre la France.
« A répondu qu’il avait fait toute la guerre, et qu’il persistait dans la déclaration qu’il a faite au capitaine rapporteur et qu’il a signée. A de plus ajouté qu’il était prêt à faire la guerre et qu’il désirait avoir du service dans la nouvelle guerre de l’Angleterre contre la France. »
L’accusé qui fait de telles réponses montre assurément une noble fierté, mais il est fatalement condamné. Le malheureux prince connaissait parfaitement la gravité de sa situation. Aux exhortations du président qui l’engageait à ne pas persister dans ses déclarations, qui l’avertissait que les commissions militaires jugeaient sans appel, il répondit : « Je le sais, et je ne me dissimule pas le danger que je cours. »
Si, à côté du crime avoué de complot contre la sûreté de l’État, on recherche les présomptions qui existaient alors sur le rôle du duc d’Enghien dans les conciliabules où avait été décidé l’enlèvement, c’est-à-dire la mort du Premier Consul, il ne faut pas oublier qu’à la question suivante : « Quel rôle deviez-vous jouer dans l’attaque ? » posée à Georges Cadoudal, dans son interrogatoire du 9 mars 1804, ce dernier répondit : « Celui qu’un des ci-devant princes français, qui devait se trouver à Paris, m’aurait assigné. »
Il n’est pas inutile de mentionner que, parmi les juges du duc d’Enghien qui le condamnèrent à mort à l’unanimité, aucun ne reçut de marque spéciale de la faveur consulaire ou impériale, qu’aucun parmi eux n’éleva jamais la voix pour insinuer qu’on avait pesé sur sa conscience. Voici leurs noms : le général Hulin, les colonels Suitton, Bazancourt, Ravier, Barrois, Rabbe et le major Dautancourt.
Il restait au Premier Consul, après la condamnation, le droit, peut-être le devoir, de faire grâce. Il ne voulut pas en user. Il jugea qu’il avait l’obligation de montrer à ses ennemis qu’il ne reculerait devant aucune mesure pour assurer la sécurité de l’État. C’est le reproche qu’on peut lui adresser ; il en a pris très loyalement, nous le répétons, toute la responsabilité.
Si, de nos jours, loin des préoccupations des esprits en 1804, le procédé violent de Napoléon nous paraît inexcusable, odieux, de quelle épithète, dans nos mœurs actuelles, pourrait-on bien stigmatiser la conduite du duc d’Enghien, de ce Français qui revendique — ce sont ses propres paroles — l’honneur « d’être le premier à tirer l’épée » contre son pays, lorsque l’Angleterre déclarera la guerre à la France !
Englobé avec Pichegru et Georges dans un procès célèbre, Moreau, après sa condamnation à dix ans de réclusion, vit cette peine commuée en celle du bannissement. Plusieurs historiens, sans doute à bout d’arguments, se sont imposé la tâche ingrate de saper la réputation de Napoléon en exaltant la mémoire du général Moreau. Dans ce dessein, ils ont représenté le Premier Consul prenant ombrage des succès glorieux de son frère d’armes et l’impliquant, pour le perdre, dans un procès inique.
Ceux mêmes qui n’ont lu qu’une partie de la procédure auraient peut-être dû hésiter avant de se prononcer en faveur de Moreau. En admettant, en effet, que la culpabilité de ce général leur parût douteuse en 1804, ils savaient pertinemment de quoi était capable celui qui, en 1813, fut tué par un boulet français dans les rangs de l’armée russe, dont il pointait les canons sur sa patrie, sur ses amis, sur les anciens collaborateurs de sa gloire.
Au surplus, il n’est pas difficile de démontrer que le général Moreau a conspiré contre le gouvernement du Premier Consul, si ce n’est contre la vie de ce dernier.
D’abord au cours du procès, l’attitude de Moreau, — qui, ayant commencé par soutenir n’avoir eu aucun rapport avec Pichegru depuis le Consulat, finit par avouer s’être trouvé récemment à plusieurs rendez-vous avec son coaccusé, — n’indique pas une conscience absolument droite, ni un homme dont tous les actes puissent affronter le grand jour.
Mais nous allons invoquer des témoignages qui, pour n’avoir pas figuré au procès, n’en seront que plus concluants, attendu qu’on a soupçonné tous les témoins de 1804 d’avoir été stipendiés par Bonaparte.
Le premier témoignage est celui du baron Hyde de Neuville, associé à tous les complots royalistes. Il écrit, dans ses mémoires : « La rivalité qui existait entre lui et Bonaparte avait amené Moreau à prêter une oreille complaisante aux projets que l’on nourrissait contre le consul. »
Le général Marbot, de son côté, dit : « Une entrevue fut ménagée entre Pichegru et Moreau. Elle eut lieu la nuit, auprès de l’église de la Madeleine, alors en construction. Moreau consentait au renversement et même à la mort du Premier Consul. »
La quatrième et la plus accablante attestation émane de Fauche-Borel, l’infatigable agent des comités royalistes de Londres en relation avec les ennemis du Consulat : « En juin 1802… arrivé à Paris, mon premier soin fut d’écrire un mot au général Moreau, qui me donna un rendez-vous dans la maison où il était alors, petite rue Saint-Pierre, chez sa belle-mère, Mme Hulot. »
« Moreau consentit à voir Pichegru… La première conférence eut lieu sur les boulevards de la Madeleine, à neuf heures du soir ; Georges y était… » Enfin livrons aux méditations des défenseurs de Moreau cette dernière citation du même auteur : « … Je ne fus pas longtemps sans savoir que Moreau était enfermé au Temple ; je ne puis exprimer quelle fut ma douleur et combien j’appréhendais qu’on eût trouvé dans ses papiers les lettres patentes originales du Roi, que je lui avais remises au mois de juin 1802. »
C’est donc un fait incontestable que Moreau conspirait avec les royalistes. Il en résulte que son arrestation était un effet du cours naturel de la justice, et non de la rancune du Premier Consul. Pour agir ainsi, Moreau avait-il du moins l’excuse d’avoir été maltraité par son ancien collègue, devenu chef suprême de l’État ? Nullement. Loin d’éveiller la jalousie de Napoléon, les succès de Moreau lui causaient des joies très vives : « Quand le Premier Consul, dit Bourrienne, reçut la nouvelle de la victoire de Hohenlinden, sa joie fut telle qu’il sauta et retomba sur moi, ce qui l’empêcha de tomber par terre… » Voici en outre l’extrait d’une lettre adressée à Moreau par le Premier Consul : « Je partais pour Genève lorsque le télégraphe m’a instruit de votre victoire sur l’armée autrichienne. Gloire et trois fois gloire ! »
Napoléon chercha-t-il du moins à ternir l’éclat d’une réputation militaire qui pouvait éclipser la sienne ? Lisez ces paroles prononcées par lui et qu’il fit insérer au Moniteur : « Faites graver sur les pistolets destinés au général Moreau quelques-unes des batailles qu’il a gagnées ; ne les mettez pas toutes, il faudrait ôter trop de diamants, et, quoique le général Moreau n’y attache pas un grand prix, il ne faut pas trop déranger le dessein de l’artiste. »
Est-il plus vrai, comme on l’a dit, que Moreau eût voué une juste haine à Napoléon, parce que celui-ci l’avait entraîné, sans lui donner le temps de réfléchir, dans le coup d’État du 18 brumaire ? Cette assertion, entièrement inexacte, sera démentie par Gohier, rappelant que « le général Moreau ne dédaigna pas d’être le geôlier des Directeurs, le jour même du 18 brumaire, et qu’il remplit parfaitement ses étranges fonctions ». Enfin, elle sera démentie par Moreau lui-même, écrivant de sa prison au Premier Consul et lui disant : « … Sûrement vous n’avez pas oublié le désintéressement que je mis à vous seconder au 18 brumaire. »
Donc, en conspirant contre le gouvernement consulaire, le vainqueur de Hohenlinden n’a eu pour mobile que sa propre envie, s’envenimant de plus en plus, pendant que grandissait la position d’un général dont il avait été l’égal. L’ambition déçue, les espérances trompées, tels furent exclusivement les sentiments peu honorables qui le menèrent à l’égarement final.
Nous le répétons, la conduite de Moreau envers Napoléon en 1804 est sans excuse ; s’il en est pour son crime de lèse-patrie en 1813, nous laissons à d’autres le soin de les chercher.
Persécuter une femme inoffensive, simplement éprise de littérature, coupable du seul crime d’exprimer des opinions désagréables au gouvernement, ce serait un acte arbitraire qui rapetisserait singulièrement le souverain capable d’une aussi gratuite tracasserie, et justifierait l’émotion des adversaires de Napoléon.
Voyons si les choses se sont passées ainsi. D’abord, en jugeant dangereuse la présence de Mme de Staël à Paris, Bonaparte n’a pas eu là une pensée nouvelle, il n’a été que le continuateur des gouvernements précédents. En effet, déjà sous la Convention, « le Comité de salut public invita M. de Staël, ambassadeur de Suède, à éloigner sa femme de Paris. Devant la résistance du diplomate, la mesure fut rapportée ».
Plus tard, en 1795, le Directoire faisait surveiller Mme de Staël à Coppet, et donnait l’ordre de l’arrêter si elle essayait de rentrer en France ; prévenue, elle ne s’y exposa point.
Les aspirations de Mme de Staël, avant et pendant l’Empire, sont résumées dans une courte phrase de M. Albert Sorel : « Elle visait à gouverner l’État, de son salon. » Animée d’une telle ambition et pressentant le rôle futur du jeune général, vainqueur de l’Italie, elle chercha à s’emparer de lui en jouant la comédie de la passion. Dans des lettres enflammées, elle écrivait à Napoléon que c’était par suite d’une erreur des institutions humaines que la douce et tranquille Joséphine avait été unie à son sort ; que la nature semblait avoir destiné une âme de feu, comme la sienne, à l’adoration d’un homme tel que lui. « Toutes ces extravagances, rapporte Bourrienne, dégoûtaient Napoléon à un point que je ne saurais dire… »
Dès que le jeune conquérant fut de retour à Paris elle guetta l’occasion qui devait lui assurer la conquête du général, car elle ne doutait pas de la puissance de ses charmes. La nouvelle rencontre, tant désirée, eut lieu à la fête donnée par le ministre des relations extérieures. Arnault en raconte ainsi les détails :
« On ne peut aborder votre général, me dit-elle, il faut que vous me présentiez à lui. » — Elle accabla Napoléon de compliments ; lui, laissait tomber la conversation ; elle, désappointée, cherchait tous les sujets possibles : — « Général, quelle est la femme que vous aimeriez le plus ? — La mienne. — C’est tout simple, mais quelle est celle que vous estimeriez le plus ? — Celle qui sait le mieux s’occuper de son ménage. — Je le conçois encore. Mais enfin, quelle serait pour vous la première des femmes ? — Celle qui fait le plus d’enfants, madame. » Et, là-dessus, Bonaparte lui tourna les talons, la laissant interloquée. »
Aux lamentations de Mme de Staël, rapportées par Lucien à Napoléon, celui-ci se contentait de répondre, en haussant les épaules : « Je la connais fort bien… elle a déclaré à quelqu’un qui me l’a répété que, puisque je ne voulais pas l’aimer, ni qu’elle m’aimât, il fallait bien qu’elle me haït, parce qu’elle ne pouvait pas rester indifférente pour moi. Quelle virago ! »
L’aversion de Bonaparte eut pour effet de transformer le rêve ambitieux de Mme de Staël en un véritable cauchemar ; l’amour fit place en elle à une haine violente qui la porta à souhaiter le malheur de Napoléon, dût la patrie en périr. Elle-même l’a dit : « Pendant l’expédition de Marengo, je souhaitais que Bonaparte fût battu. »
Et c’est à cette femme qu’on a demandé son opinion pour juger l’Empereur ! C’est le portrait qu’elle en a fait qu’on veut nous donner comme vrai !
Contrairement aux désirs de son ennemie, Napoléon revint triomphant après avoir décuplé sa gloire dans une courte et brillante campagne. Mme de Staël, affolée, désespérée, voulut alors entamer la lutte avec le Premier Consul. Elle se mit à la tête des mécontents, et les complots se tramèrent chez elle. Son témoignage, qui n’est pas ici suspect, suffit à cet égard.
Bonaparte se fâcha. Malgré ses griefs légitimes contre Mme de Staël, il ne mit encore aucun excès dans sa sévérité ; il lui notifia « l’ordre de s’éloigner à quarante lieues de la capitale, à Dijon si cela lui était agréable », lui faisant même dire qu’il dépendait de sa sagesse, à elle, de voir promptement cette mesure rapportée.
Napoléon n’était sans doute pas fâché d’être débarrassé des obsessions trop galantes dont il avait appréhendé la continuité.
Mme de Staël ne cessa pourtant pas de revenir à Paris, où, dans les foyers d’intrigues, elle cherchait à communiquer aux opposants les ardeurs de ses rancunes. La correspondance de l’Empereur est pleine de récriminations à ce sujet ; et jamais cependant, il ne se décida à la faire arrêter.
« Cette femme, écrit Napoléon, continue son métier d’intrigante. Elle s’est approchée de Paris malgré mes ordres. C’est une véritable peste… » « … Cette femme est un vrai corbeau ; elle croyait la tempête déjà arrivée et se repaissait d’intrigues et de folies. Qu’elle aille dans son Léman… » « … J’entends que Mme de Staël ne doive plus sortir du Léman (département français), c’est une affaire finie. Je la laisse d’ailleurs maîtresse d’aller à l’étranger, et elle est fort maîtresse d’y faire autant de libelles qu’il lui plaira… » « Mme de Staël était les 24, 25, 26, 27, 28 et probablement est encore à Paris… Je ne crois pas qu’elle soit à Paris sans votre permission… C’est accroître les malheurs de cette femme et l’exposer à des scènes désagréables… » « Cette folle de Mme de Staël m’a écrit une lettre de six pages, qui est un baragouin où j’ai trouvé beaucoup de prétention et peu de bon sens…; je vous répète que c’est tourmenter injustement cette femme que de lui laisser l’espoir de demeurer à Paris. Si je vous donnais le détail de tout ce qu’elle a fait à sa campagne (à Montmorency), depuis deux mois qu’elle y demeurait, vous en seriez étonné… »
Ainsi qu’on le voit, nous sommes en présence d’un chef d’État poursuivi, harcelé par une femme dont il ne veut entendre parler ni sous le rapport intime, ni sous le rapport politique. De sa personne, il avait bien le droit de disposer ; quant à la politique, il avait le devoir de défendre qu’elle s’en mêlât pour conspirer. Supposez Louis XIV indifférent, et Mme de Maintenon voulant s’introduire de vive force dans son cœur ; que pensez-vous qu’aurait fait le grand roi ?
A notre avis, il y a lieu vraiment d’abandonner, en ce qui concerne Mme de Staël, la légende de la femme persécutée, car on en est à se demander lequel des deux, d’elle ou de Napoléon, a le plus tracassé l’autre.
C’est en vain qu’on chercherait encore ici une rigueur excessive. Le gouvernement impérial, nous le répétons, n’a fait que suivre les errements des gouvernements précédents, sans plus de violence.
Persuadée enfin qu’il lui fallait renoncer à régenter l’Empereur, Mme de Staël se fit la courtière des coalitions contre la France. Ses pérégrinations en Angleterre, en Russie, en Prusse, en Suède, où elle attisait le zèle des ennemis et préparait l’écrasement de son pays, elle les a racontées avec force détails dans son livre : Dix ans d’exil. Nous n’insisterons pas.
On a vu défiler dans ce chapitre l’état-major des agents les plus actifs de la chute de Napoléon. Ils étaient tous là : Mme de Staël, les Fouché, les Talleyrand, les Bernadotte, les Moreau, les Dessoles, les Bourrienne, les Solignac et autres. Ils ont tous passé, même à plusieurs reprises, sous la griffe impériale réputée féroce autant qu’inévitable ; si, au lieu d’égratigner simplement ces divers personnages, elle les eût déchirés d’un seul coup, les rivages de la Guyane auraient été peuplés de bien des gens qui, restés au contraire près du trône impérial, s’acharnaient à le miner sourdement, tout en protestant de leur fidélité.
Si l’on ajoute à cette liste déjà longue le nom de Malet, ce hardi conspirateur qui, en 1812, sortit de sa prison pour y mettre à sa place le préfet de police, de Malet qui, dans un complot dont l’exécution tient du merveilleux, parce que son auteur, instruit par des essais antérieurs, se plut à regarder comme arrivés les événements favorables à son attentat ; si l’on remarque que ce général avait déjà été arrêté, puis gracié pour des faits analogues, tels que le projet d’enlèvement du Premier Consul passant à Dijon, en 1800, pour aller à Marengo, et la conspiration militaire de 1807 ; si l’on considère que ses principaux complices de 1812, Lahorie et Guidal, se trouvaient dans une situation à peu près identique à la sienne, on sera bien obligé de convenir que, en rompant une bonne fois avec ses habitudes de générosité au lieu de laisser aux conspirateurs les moyens d’amoindrir sans cesse son gouvernement, Napoléon aurait singulièrement affermi sa puissance.
L’Empereur disait souvent que les Français devaient être gouvernés par une main de fer dans un gant de velours. Nous avons bien trouvé le gant de velours ; mais le fer dont Napoléon l’avait rempli était un métal détrempé ou plutôt chimérique ; l’étreinte molle de cette main ne parvenait qu’à exciter ses pires ennemis, alors qu’elle aurait dû les étouffer.
En un mot, se rappelant toujours les humiliations, les souffrances qu’il avait endurées, celles dont il avait été le témoin, Napoléon s’appliquait à les épargner aux autres autant qu’il le pouvait, plus peut-être qu’il ne l’aurait fallu.
Pour l’homme que nous allons dépeindre en sa simplicité héréditaire, il était aussi absurde de forger une généalogie le rattachant aux Castruccio-Castracani et autres chefs de bandes des quatorzième et quinzième siècles, que d’établir sa filiation avec les princes qui régnaient à Trévise au treizième siècle. Mais il en est un peu des hommes illustres comme des grands voyages : ceux qui les racontent sacrifient volontiers à l’extraordinaire, qui frappe l’imagination de l’auditoire et chauffe la verve du narrateur.
Les historiens qui ont relié Napoléon à la famille princière de Trévise voulaient absolument lui trouver dans les veines des gouttes de sang royal. Ceux qui en ont fait le descendant des tyranneaux italiens voulaient, au nom des lois de l’atavisme, lui donner figure de condottiere. Du moment qu’on appelle Darwin à la rescousse, nous ne voyons pas pourquoi on s’abstiendrait de remonter jusqu’aux apôtres, car, dans la famille de Bonaparte, telle qu’on la connaît depuis sept siècles, il y a autant de prêtres que d’hommes d’épée.
Laissons donc à leur sommeil paisible toutes ces momies, dont la classification dépend du tempérament ou du but de l’écrivain.
Les antécédents, si ingénieusement exhumés des annales, pour ainsi dire préhistoriques, n’ont d’ailleurs pas paru suffisants à M. Taine pour imposer à l’histoire la figure de forban qu’il avait entrevue. Ce savant auteur, lui-même, a éprouvé le besoin de consolider sa thèse à l’aide de soixante-neuf citations soigneusement relevées dans les Mémoires de Mme de Rémusat et servant de contreforts à des extraits des œuvres de Mme de Staël.
N’est-ce pas une pauvreté que de voir la philosophie de l’histoire prendre en considération les commérages de deux bas bleus, l’un et l’autre incapables de jamais pardonner les mécomptes cuisants de leur vanité féminine ?
Déchirer à belles dents l’homme qui vous éconduisit, c’est pour le sexe faible la revanche banale et inévitable des rêves pareils à ceux de Mme de Staël, — froidement repoussée, alors qu’elle s’était enflammée au mirage de rejouer les grandes favorites d’autrefois, — comme ce devait être la conséquence du séjour de Mme de Rémusat avec l’Empereur au Pont-de-Briques, où elle croyait avoir acquis sur lui une haute influence. Si ce n’est par une profonde déception, comment expliquer, à la fois, les horreurs débitées dans les mémoires, et l’enthousiasme ou, pour mieux dire, le fétichisme que Napoléon inspirait à Mme de Rémusat après les longues soirées passées jadis en tête-à-tête ?
C’est dans les lettres intimes à son mari, écrites au jour le jour, qu’il faut chercher le reflet exact de sa pensée, plutôt que dans une publication longuement méditée comme l’ont été les mémoires : « J’ai vraiment besoin, écrit-elle à M. de Rémusat, de me retrouver aussi auprès de l’Impératrice, et je dirais presque auprès de l’Empereur, si ce n’était peut-être lui manquer de respect. Vous ne me dites rien de son retour… » M. de Rémusat croit-il avoir à se plaindre de l’Empereur ? Elle va prendre la défense du souverain : « Que vous est-il arrivé ? Quelques légers mécontentements de la part de l’Empereur qui vous ont blessé un moment peut-être. Il vous a plus d’une fois rendu justice, et vous avez trop de justesse dans l’esprit, pour ne pas estimer à sa juste valeur quelque peu de violence qui tient à la nature de son caractère, et qu’excuse assez la multitude d’affaires qui doivent l’occuper et l’agiter. »
Au besoin, elle morigénera son mari et lui signifiera ceci : « Mon premier désir sera toujours que vous plaisiez à l’Empereur, et qu’il rende justice à votre zèle, et cela parce que je lui suis sincèrement attachée. » Quelle impatience de revoir l’Empereur, dans ces lignes : « Pour moi, malgré le bien que le repos et l’oisiveté font à ma santé, je souhaite ici son retour qui me rende à toutes les agitations, si je puis m’exprimer ainsi, que cause, en fatiguant quelquefois, mais en intéressant toujours, la présence d’un grand homme ! » Quel lyrisme quand elle s’écrie : « C’est vraiment une campagne miraculeuse, et je dis, comme un bon provincial qui écrivait hier à ma mère : « A côté de notre Empereur, César et Alexandre n’auraient été que des lieutenants ! »
Enfin, si M. de Rémusat, chambellan de Napoléon à Vienne, lui faisait part des impressions du public, telles que les transmettait Mme de Rémusat, l’Empereur devait sourire en entendant que « les Français sont un peu comme les femmes, exigeants et pressés ; il est vrai que l’Empereur nous a gâtés dans cette campagne, et certes jamais amant ne fut plus empressé à satisfaire les désirs de sa maîtresse, que Sa Majesté ne l’a été à contenter nos vœux… »
Le retour de l’Empereur à Paris, après la guerre, lui fut défavorable dans l’esprit de Mme de Rémusat. Pourquoi cette présence tant désirée eut-elle pour effet de refroidir, peu à peu, une si vive ardeur qui fait place, en 1808, à une sorte de dépit mal dissimulé ? Cependant, ni la gloire de la France, ni le génie personnel de Napoléon n’avaient diminué, au contraire.
Mystère du cœur d’une femme qui a l’air de se venger dans des mémoires tardifs, en contradiction flagrante avec ses sentiments antérieurs.
Malgré le peu de confiance que méritent les élucubrations de ces deux caillettes blessées, à peu près par la même flèche, il va falloir nous engager dans la voie tracée par nos éminents devanciers et pénétrer dans les infinis détails de la vie privée de Napoléon, — dans la nécessité où nous sommes d’admettre, comme l’exige M. Taine, que « jamais caractère individuel n’a si profondément imprimé sa marque sur une œuvre collective, en sorte que pour comprendre l’œuvre, c’est le caractère qu’il faut d’abord observer ».
Donc, voyons au juste quel était l’homme.
L’officier, jusqu’au consulat, est chétif, d’une maigreur dite aristocratique, mais qui porte avec elle le cachet de cette misère honteuse, qui atrophie tous les organes. Tel il demeure tant qu’il poursuit péniblement son chemin, perdu dans les rangs des officiers plus ou moins nobles comme lui.
Un tout autre homme apparaît, le jour venu de prendre la place que lui a réservée le destin, — place qui est la première à la tête de son pays, parce qu’elle est la première à la tête des travailleurs résolus de la classe moyenne, derniers détenteurs, ce n’est pas leur moindre mérite, des vertus morales délaissées par une noblesse dissolue. Ce groupe de laborieux, majorité de la nation, revendique, pour prix de la Révolution, son maintien définitif dans les conseils du gouvernement. Et si Napoléon a pu se mettre en avant de cette masse importante, c’est parce qu’il synthétisait en lui-même toutes les aspirations, tous les droits, toutes les capacités de ce qu’on appelle la classe bourgeoise.
Au point de vue physiologique et psychologique on peut dire qu’au moment où il dépouille le petit gentilhomme qu’il est par son origine, c’est pour entrer dans la peau du bourgeois qu’il sera désormais, et dont il restera la personnification complète.
Mettez l’un à côté de l’autre le portrait du général Bonaparte par Guérin et celui de l’Empereur par Isabey, vous serez frappé de leur contraste absolu ; c’est à peine si vous trouverez dans les deux physionomies de rares points de ressemblance.
Dans le premier, c’est un jeune homme étique, efflanqué, à la figure parcheminée. Le front est à peine visible, caché par un épais rideau de cheveux qui s’allongent sur les côtés jusqu’au collet, et semblent dissimuler les attaches d’un masque soigneusement plaqué sur le visage. C’est le temps des dures épreuves, des iniquités, des suspicions. Avoir souffert la faim, avoir été jeté en prison avec la guillotine en perspective, s’être vu deux fois destitué, se sentir des talents, une âme valeureuse, et en être réduit à s’humilier forcément devant des sectaires obstinés ou insensés, — voilà qui explique ces lèvres serrées, contractées, sentinelles répressives de paroles qui pourraient vous perdre, ces yeux au regard perçant, cherchant à deviner l’embûche, mais où les images ne s’impriment qu’en franchissant les cavités profondes creusées sous les paupières par la mélancolie et la défiance. L’âpre expression de la figure se trouve complétée par les pommettes osseuses qui, au-dessous des tempes, étreignent le visage comme les deux coquilles d’une tenaille impitoyable, et donnent à l’ensemble un aspect torturé, émacié, qui appelle la compassion.
Au contraire, sous le crayon d’Isabey, suivez chez l’Empereur la transformation de cette ossature malingre : elle s’est développée franchement, comme s’épanouit, en plein soleil, un arbuste jusque-là claquemuré dans un milieu délétère. Le corps grêle, aplati, est devenu bedonnant ; le visage anguleux s’est ovalisé ; plus de hachures, les lignes se sont harmonisées au contact bienfaisant de la fortune et de l’indépendance. Plus de perruque énigmatique, les cheveux sont coupés court, sur le front hardiment découvert, une seule mèche tirant hors du cadre la tête réfléchie, calme et sereine. Les yeux sont venus à fleur de joue et reflètent spontanément la pensée. La bouche s’est entr’ouverte, la lèvre inférieure légèrement retombante, comme pour laisser le champ libre à la parole, prompte à s’échapper. En un mot, de toute sa personne replète se dégage une impression de rondeur imposante, mais pourtant bonne, familière.
Au moral, il est aisé de reconstituer les racines sur lesquelles se sont greffés successivement les traits principaux de son caractère. Tout, dans son éducation première, concourt à lui inculquer les plus sévères principes de la vie terre à terre avec ses exigences matérielles. Quoique noble, la maison est trop pauvre pour connaître l’orgueil des castes privilégiées. Son blason ne lui laisse qu’un peu de fierté, gardienne des lois de l’honneur et de la probité.
L’enfant, élevé par des parents ruinés, chargés d’une nombreuse famille, ne peut puiser près d’eux que des notions d’ordre et d’économie, avec le désir en plus de soulager, dans l’avenir, l’infortune des siens.
Or, culte de la famille, honneur, probité, ordre, économie, besoin de parvenir, ne sont-ce pas précisément les bases fondamentales du code reconnu, sinon toujours pratiqué, des classes moyennes ?
Ces vertus ont été chères à Napoléon, durant toute son existence. On peut en faire l’observation à partir du moment où la personnalité s’accuse chez l’enfant.
Pupille du roi de France ou protecteur des rois de l’Europe, en lui se développent et persistent les mêmes sentiments. Qu’on se rappelle, par exemple, ses rapports avec sa mère. Partout on voit le fils respectueux, perpétuellement obsédé par le souvenir des privations qu’il a coûtées. A l’École militaire, maîtrisant sa propre douleur, il se fait le consolateur de la pauvre femme qui pleure son mari. Ensuite, c’est vers le foyer maternel que s’en vont les économies du lieutenant de Valence et d’Auxonne. Plus tard, la solde du général entretient toute la famille à Marseille. C’est sa mère que vous rencontrerez, en Italie, près du général triomphant ; c’est elle qui est assise à côté du trône du plus puissant monarque de la terre ; c’est elle qui va s’installer à l’île d’Elbe ; c’est elle enfin qui implore, des geôliers de son fils, la grâce d’aller le rejoindre à Sainte-Hélène. Dans quel milieu honnête pourrait-on trouver une observance plus louable, plus continue des devoirs réciproques des parents et des enfants ?
Après les sentiments filiaux, les sentiments fraternels n’ont pas été moins sincères. Ses frères et ses sœurs ont pu, dans leur avidité, accuser Napoléon d’égoïsme, de dureté ; la vérité, autrement concluante que les déclamations intéressées, est que ses prétendus procédés tyranniques se traduisent, au regard de l’histoire, par des richesses considérables, des honneurs, des royaumes, distribués aux siens qui ne les méritaient guère.
Non moins solide a été l’amitié chez Napoléon. Les personnes les plus humbles, camarades ou étrangers, ayant attiré, en un jour, son attention ou sa sympathie, on les retrouve à toutes les étapes de la carrière, accueillies, soutenues, comblées de faveurs. Et même à l’heure de sa mort, pendant qu’il écrit son testament, chaque coup du glas d’agonie semble éveiller dans son cœur un souvenir affectueux.
Cette parfaite loyauté de sentiments ne laisse pas que de surprendre chez l’homme de son temps le moins enclin à tous les rêves chimériques, à toutes les spéculations contemplatives. Il ne se défendait pas d’ailleurs d’éprouver une répugnance instinctive pour les idéologues, car il répétait souvent que « les métaphysiciens étaient ses bêtes noires ». Ces deux dispositions de l’esprit, l’une vers des liens essentiellement moraux, l’autre vers la matérialité exclusive des choses, qui paraissent incompatibles, il les a héritées toutes deux : dès le berceau, il a appris le respect élevé des devoirs de famille ; bientôt après, la brutale réalité s’est révélée à lui dans le spectacle de la misère obsédante du foyer paternel.
Conscient de son origine obscure sans cesse présente à ses yeux, Napoléon restera, sa vie durant, l’homme de toutes les réalités. Rien ne l’éblouira. A l’apogée des grandeurs humaines, toute la pompe, tout le faste déployés en son honneur lui inspireront, un jour, ces paroles devant Rœderer : « On m’appelle Sire, on me donne de la Majesté impériale, sans que personne, dans ma maison, ait seulement l’idée que j’étais devenu, ou me croyais un autre homme. Tous ces titres-là font partie d’un système, et voilà pourquoi ils sont nécessaires. »
On voit combien il demeurait calme et positif ; et il fallait, en vérité, avoir le cerveau solide pour ne pas perdre son sang-froid devant les flagorneries qu’on lui prodiguait. Jamais créature humaine n’a été adulée comme le fut Napoléon. On a reculé pour lui les bornes de l’hyperbole. Seules, les louanges d’un peuple idolâtre, prosterné devant ses dieux, peuvent être comparées aux panégyriques déclamés en l’honneur de l’Empereur. Ces flatteries outrées n’étaient pas que l’expression dithyrambique d’une vile courtisanerie, puisque, après la mort de Napoléon, en 1823, Victor Hugo trouva assez d’échos retentissants dans les cœurs français pour écrire dans son ode à l’Arc de triomphe ces vers qui, certainement, ne s’adressaient pas à un autre qu’au grand Empereur :
A côté de cette acclamation posthume, mettons quelques spécimens des discours de l’époque : « Oui, c’est véritablement le trône de Charlemagne qui se relève après dix siècles », dit Lacretelle aîné. « Dieu s’est complu à douer ce héros de toutes les grandes qualités », s’écrie Monge. « La terre, dit Jubé, s’est tue devant Alexandre qui voulait l’asservir ; devant Napoléon, la terre, les mers qu’il veut franchir, l’univers qu’il remplit de son nom, parlent hautement de la grandeur de son âme, de la gloire de ses armes, des merveilles de son règne, de la reconnaissance des peuples, comme pour servir de témoins authentiques à l’histoire… » Fontanes est d’une abondance intarissable ; un jour il s’écrie : « L’homme devant qui l’univers se tait est aussi l’homme en qui l’univers se confie. Il est à la fois la terreur et l’espérance des peuples, il n’est pas venu pour détruire, mais pour réparer. » Dans une autre circonstance, le même orateur dit : « L’Empereur est trop accoutumé à vaincre pour que nous le remarquions une fois de plus. Il suffit de dire qu’après quelques marches, il était bien au delà du point où s’arrêta Charlemagne, et que, supérieur à tous les grands hommes qui le précédèrent, il ne trouva point de Roncevaux. »
Chaptal s’exclame en des termes qui ne laissent guère prévoir le ton des mémoires hostiles dont M. Taine a donné des fragments inédits : « Quel spectacle pour les nations ! Les peuples vaincus saluent Napoléon comme un libérateur ; et il était réservé à lui seul d’obtenir leur reconnaissance et de mériter leurs bénédictions. »
Un savant, homme des moins inflammables par vocation, La Place, a pu écrire dans un de ses ouvrages scientifiques : « Grâce au génie de l’Empereur, l’Europe entière ne formera bientôt qu’une immense famille, unie par une même religion et le même code de lois, et la postérité, qui jouira pleinement de ces avantages, ne prononcera qu’avec admiration le nom du héros, son bienfaiteur. » C’est de la bouche de Lacépède que tombent ces paroles : « On ne peut louer dignement Sa Majesté, sa gloire est trop haute ; il faudrait être placé à la distance de la postérité pour découvrir son immense élévation. » François de Neufchâteau, non moins ardent et encore plus classique, s’écrie : « Quel dieu nous a fait ces loisirs ? C’est cet homme extraordinaire qui a rajeuni la France. »
« Si un homme du siècle des Médicis ou du siècle de Louis XIV revenait sur la terre, dit à son tour Molé, et qu’à la vue de tant de merveilles, il demandât combien de règnes glorieux, de siècles de paix il a fallu pour les produire, vous répondriez qu’il a suffi de douze années de guerre et d’un seul homme. » Séguier n’est pas en reste avec les précédents quand il dit : « Napoléon est au delà de l’histoire humaine ; il appartient aux temps héroïques, il est au-dessus de l’admiration. » C’est par une invocation à Molière que, dans son discours de réception à l’Académie française, Étienne exprime son enthousiasme : « Non, Molière, tu ne l’implorerais pas en vain, ce monarque invincible ; il entendrait tes plaintes jusque dans le tumulte des camps, et, du haut de son char de triomphe, il te tendrait une main protectrice. Alors ta voix éloquente célébrerait ses bienfaits ; dans l’ivresse de ta reconnaissance, tu t’écrierais encore : « Nous vivons sous un prince aussi juste que grand. » La France entière le répéterait avec toi, et tu devancerais l’opinion des siècles à venir. » Le langage d’Étienne pouvait encore paraître terne auprès de celui qu’avait tenu en pareille solennité le poète dramatique Raynouard : « Le chantre de Napoléon l’aurait représenté, d’après l’histoire, grand au-dessus des rois, tel qu’Homère, d’après la Fable, a représenté Jupiter grand au-dessus des dieux, gouvernant l’univers par l’autorité de sa pensée, toujours prêt à saisir de sa main toute-puissante l’une des extrémités de la chaîne des Destins, si tous ses ennemis ensemble osaient s’attacher à l’autre, et toujours certain de les entraîner tous. »
Enfin le clergé lui-même n’épargnait pas sa verve laudative. « L’invisible Providence, dit, à Notre-Dame, le vicaire général Jalabert, a désigné cet empereur pour providence visible à toute la nation. » « Qui a jamais fermé tant de plaies, séché tant de larmes, terminé tant de calamités et fait tant d’heureux ? » ajoute l’évêque de Vannes. Plus pompeux encore est le style de l’évêque d’Agen : « Qu’il vive et qu’il commande à la victoire et à la paix, le nouvel Auguste, cet empereur si grand, indépendamment de toutes ses dignités, et qui reçoit des mains de Dieu la couronne : Augusto a Deo coronato, magno et pacifico imperatori vita et victoria. » Pour clore ces citations, reproduisons les paroles de l’évêque de Mayence s’écriant : « Que la terre se taise en ce moment imposant, qu’elle écoute en silence et avec respect la voix de Napoléon. »
Tel est le ton de la phraséologie ampoulée que ne rougissaient point d’employer les hommes les plus considérables de la France. L’Empereur recherchait-il, pour sa jouissance personnelle, ces métaphores emphatiques qui le mettaient au rang d’une divinité, ou se contentait-il de les supporter dans l’intérêt du système, ainsi qu’il le disait à Rœderer, à propos de la majesté impériale ? Nous inclinerions à croire que cette dernière hypothèse se rapproche le plus de la vérité.
Superficiellement d’abord, on ne peut s’empêcher de remarquer que jamais Napoléon ne s’est offert, quand personne n’en avait plus que lui les moyens, l’apothéose facile d’une rentrée triomphale à Paris, à la tête de ses armées victorieuses ; aussi a-t-il pu dire de lui-même : « Je n’ai jamais cherché les applaudissements des Parisiens, je ne suis pas un caractère d’opéra. » Un esprit friand des satisfactions réservées pour ainsi dire aux souverains n’aurait pas manqué de rechercher ces ovations enthousiastes qui sont, en quelque sorte, le complément de la gloire militaire. Nous le répétons, jamais il ne l’a fait que dans les capitales étrangères où il s’agissait, dans un but politique, d’imprimer la terreur aux populations. Et qu’on n’insinue pas qu’il avait peur de l’explosion du sentiment public en France, ce serait faux en principe, vu les marques d’attachement dont sa présence était partout le signal ; ce serait enfin insoutenable en face de la très réelle perfection de la police sous l’Empire. Or chacun sait qu’à l’aide d’une police bien organisée, un monarque, si impopulaire soit-il, peut toujours être couvert de fleurs sur son passage, non moins qu’être assourdi de frénétiques acclamations.
Toutefois, dans certains voyages politiques ou de représentation, il fallait quand même supporter les tumultueuses démonstrations, dont le peuple n’entendait pas être frustré. Napoléon n’en ressentait qu’une extrême fatigue : « C’est un métier de galérien ! Je préférerais dix campagnes à la vie que je mène depuis un mois », disait-il au duc de Vicence, pendant les réceptions splendides que la Hollande et la Belgique lui offraient partout à son passage en 1811.
En 1807, on soumet à l’Empereur des modèles et dessins de monnaies avec cette légende : Napoleone protegge l’Italia. En marge du document descriptif, l’Empereur écrit de sa main : « Ce type n’est pas convenable, ce qu’on veut mettre en place de Dieu protège est indécent. » Ces mots partent bien de la même plume qui écrivait, en 1808, au ministre de la marine : « Je vous dispense de me comparer à Dieu. Il y a tant de singularité et d’irrespect pour moi dans cette phrase, que je veux croire que vous n’avez pas réfléchi à ce que vous écriviez. »
On peut, sans trop se hasarder, affirmer que son faible attachement aux prérogatives impériales fut une des causes directes de sa chute. Plus entiché des honneurs souverains, il aurait pu traiter de la paix et conserver un trône amoindri, il est vrai, mais encore très brillant. Il ne le voulut pas. Il mit sa dignité bien au-dessus de la vanité. A l’appui de cette assertion, voici le passage d’une note remise, au nom de Napoléon, par Caulaincourt, au congrès de Châtillon, en 1814 : « Sa Majesté ne tient pas aux grandeurs ; elle n’en achètera jamais la conservation par l’avilissement. » Dans une lettre ultérieure, au même ambassadeur, l’Empereur dit : « Vous parlez toujours des Bourbons ; je préférerais voir les Bourbons en France, avec des conditions raisonnables, aux infâmes propositions que vous m’envoyez ! »
On retrouve souvent dans le langage de Napoléon l’expression de son dédain des grandeurs humaines. Était-il sincère, le jour où, parlant, en 1809, à Rœderer de l’orgueil de Joseph et de Louis Bonaparte, Napoléon concluait : « Celui de nous trois qui serait le plus capable de vivre retiré à Mortefontaine, c’est moi » ?
Et quand, plus tard, en 1815, tout est définitivement perdu : sur la route de Rochefort qui doit le conduire à Sainte-Hélène, la sérénité d’esprit de l’Empereur, détaché des choses de ce monde, lui permet encore de réclamer, à la bibliothèque du Petit-Trianon, des livres dont il a besoin : l’Iconographie grecque de M. de Visconti, et un exemplaire de l’ouvrage de l’Institut d’Égypte. Cela n’est certainement pas d’un homme écrasé par la perte d’une fortune incomparable, de jouissances d’amour-propre à peu près sans égales.
Cette unité de pensées qui se manifeste, à diverses époques, chez l’Empereur nous semble assez concluante, et c’est avec raison que M. de Bausset a pu dire : « Peu d’hommes à sa place auraient eu autant de modestie et de simplicité. Il refusa au maréchal Kellermann, agissant au nom d’un grand nombre de citoyens, la permission d’élever un monument à sa seule gloire. Cet hommage de ses sujets, Napoléon voulait le mériter par sa vie entière. Telle fut sa réponse. L’architecte Poyet se vit aussi refuser la permission d’élever par souscription une colonne triomphale à la seule gloire de l’Empereur… »
Quand, rapporte Thibaudeau, on lui présenta le plan d’un portail triomphal que le conseil général de la Seine avait décidé d’élever sur l’emplacement du grand Châtelet, Napoléon déclina cette gloire en ces termes : « J’accepte l’offre du monument que vous voulez m’élever ; que la place reste désignée ; mais laissons aux siècles à venir le soin de le construire, s’ils ratifient la bonne opinion que vous avez de moi. »
Pour se montrer ainsi réfractaire aux enivrements de la vanité, pour ne pas se croire au moins la moitié d’un dieu, en face d’apologies allant crescendo pendant quinze ans, il faut être plus qu’un ambitieux vulgaire ; il faut avoir en soi l’admirable hauteur d’âme du pauvre curé de campagne qui, aux jours consacrés, revêt la chape étincelante d’or, se promène, à travers la population prosternée, sous un dais resplendissant, mais qui n’oublie pas un instant qu’il représente, lui aussi, un principe, seul objet de cette adoration, et rentre vite au presbytère où il reprend ses habitudes d’austère et débonnaire simplicité.
Impossible de considérer attentivement le portrait moral de Napoléon sans y percevoir, comme dans son portrait physique, une double image. D’abord, au premier plan, l’homme du système, selon son expression, c’est-à-dire le titulaire du grade le plus élevé de cette hiérarchie administrative qui avait réalisé l’énorme tâche de tirer la France de l’effondrement où elle menaçait de disparaître à jamais.
Pour rétablir et maintenir le principe d’autorité, il ne fallait rien moins qu’imposer à l’élément civil la discipline militaire, avec sa foi aveugle, son fétichisme vague en la personne du commandant en chef qui entraîne ses troupes par une sorte de fascination. Cette suprématie représentative, Napoléon l’a pratiquée avec une ampleur qui a motivé les railleries des royalistes. Imprudentes railleries, faciles à retourner contre les rois, avec cette différence qu’il est aisé de voir où l’Empereur, habitué qu’il était, dès l’âge de neuf ans, à subir ou à exercer le prestige du commandement, avait appris l’art de conduire les hommes.
Peu de rois, sans contredit, se sont appliqués à porter aussi haut que Napoléon le caractère pompeux et théâtral de la souveraineté. Si l’on en juge par les harangues dont nous avons donné des fragments, et par la multitude d’emblèmes, images, médailles, statues que l’époque de l’Empire nous a léguée, on peut conclure que l’homme du système avait particulièrement réussi dans ses visées.
Au second plan, viennent se profiler les traits de celui qui, seul en France, seul en Europe peut-être, ne se laissa pas une minute éblouir par le pailleté, par le clinquant dont il avait calculé d’avance les effets imaginatifs sur le peuple. Napoléon s’identifiait si complètement, aux occasions voulues, avec les exigences de la majesté impériale qu’on a peine à se convaincre qu’il ait pu rester à l’abri de toute infatuation. On se croit le jouet d’une illusion quand on voit le souverain, débarrassé de la fonction suprême, redevenir l’homme simple, sobre, familier, économe qu’était jadis le sous-lieutenant d’artillerie, échappé de la caserne. Rien ici, quoi qu’on en ait dit, ne procède de l’art du comédien ; c’est, tout bonnement, l’homme de travail rendu à lui-même, c’est le fonctionnaire faisant place à l’homme privé.
Comme l’ordonnance d’un officier, Constant, son valet de chambre, entrait le matin vers sept heures dans la chambre de l’Empereur. Là, régnait le plus beau désordre attestant que, la veille, l’étiquette solennelle du « coucher des rois » avait été quelque peu négligée. Chaque partie de son habillement était jetée à tort et à travers : son habit par terre, son grand cordon sur le tapis, son chapeau au loin sur un meuble, et ainsi de tous ses vêtements. Ses premières questions portaient invariablement sur l’heure qu’il pouvait être et le temps qu’il faisait. Le seul luxe que se permit l’Empereur, à son lever, était d’avoir du feu dans son cabinet de toilette, même en plein été. Il aimait la chaleur jusqu’à prendre son bain « à une température si élevée, dit Bourrienne, qu’une atmosphère de vapeur épaisse envahissait la chambre et forçait d’ouvrir toutes les portes ». Sorti du bain, il se faisait frictionner à l’eau de Cologne. Pendant cette opération, s’engageaient, entre Napoléon et son valet de chambre, les conversations les plus libres. « Sa Majesté, rapporte Constant, me questionnait sur ce que j’avais fait la veille. Elle me demandait si j’avais dîné en ville et avec qui, si l’on m’avait bien reçu, ce que nous avions à dîner. Souvent aussi, elle voulait savoir ce que coûtait telle ou telle partie de mon habillement ; je le lui disais, et alors l’Empereur se récriait sur les prix et me disait que, quand il était sous-lieutenant, tout était bien moins cher ; qu’il avait souvent mangé chez Roze, restaurateur de ce temps, et qu’il y dînait fort bien pour quarante sous. » « Une des choses qui étonnaient le plus Mme Walewska, dit Sismondi, c’était d’entendre Napoléon, avant de se coucher, causer, en se déshabillant, avec son valet de chambre, se faire raconter par lui les commérages de la ville, et même les propos et les querelles des valets. »
Les entretiens du matin étaient parfois interrompus par l’arrivée du premier médecin de la cour. « Vous voilà, grand charlatan ! s’écriait l’Empereur. Avez-vous déjà tué beaucoup de monde aujourd’hui ? » Le docteur Corvisart, ajoute Roustam dans ses mémoires, n’était nullement troublé et répondait sur un ton analogue.
L’Empereur professait à l’égard des médecins un scepticisme inséparable d’une santé parfaite. L’homme doué de cet équilibre intellectuel constant, qui est la marque des œuvres de Napoléon ; l’homme qui a passé autant de jours à parcourir les grands chemins et de nuits à coucher sous la tente, que de jours dans son palais et de nuits dans son lit, cet homme-là n’était pas et ne pouvait pas être un malade.
Et nous laissons pour compte aux fabricants de légendes la gale contractée au siège de Toulon et répercutée sur les organes internes ; l’épilepsie, qui leur a servi à rendre plausibles et à expliquer médicalement les scènes de violence imaginaires avec accompagnement d’yeux convulsés, de bave aux lèvres et de coups de pied dans le ventre des interlocuteurs ; et enfin la maladie, dont le nom ne s’imprime pas, qu’il aurait apportée sur le champ de bataille de Waterloo.
L’Empereur n’avait pas la petite taille qui fait en quelque sorte partie de sa légende. Ses soldats d’Italie l’avaient bien baptisé le Petit Caporal, mais c’était plutôt par allusion à son jeune âge et à son apparence chétive. La foule, qui le voyait de loin, a pu le croire petit, par comparaison avec la taille gigantesque de la plupart des généraux qui l’escortaient ; car il avait, comme Frédéric de Prusse, le goût et la manie de s’entourer de beaux hommes. Napoléon mesurait exactement, sur son lit de mort, 5 pieds 2 pouces 4 lignes, ce qui fait non moins exactement 1 mètre 68 centimètres 7 millimètres. Il était donc au-dessus de la taille moyenne de nos jours.
Enfin, il avait les jambes courtes, le buste très long, très développé, et la tête légèrement rentrée dans les épaules. Cette tête avait 22 pouces (60 centimètres) de circonférence ; elle était donc forte ; elle était aussi très sensible. Et Constant raconte qu’il devait briser, en les portant quelques jours, les chapeaux de l’Empereur avant de les lui donner.
Vêtu d’un pantalon et d’une robe de chambre de molleton blanc, coiffé du madras dont il se couvrait la tête pour la nuit, l’Empereur se rasait lui-même, devant une glace que tenait son valet de chambre, puis endossait le costume qu’il conservait toute la journée. On lui présentait sa tabatière en écaille, qu’il avait presque toujours à la main, et Napoléon passait dans son cabinet de travail, où l’attendaient ses secrétaires.
A le voir, à cette heure matinale, prenant connaissance des innombrables lettres de son courrier, compulsant les montagnes de dossiers accumulés sur sa table, on aurait plutôt dit d’un chef de maison de commerce, soucieux de la bonne marche des affaires, que d’un souverain arrivé au sommet de la prospérité. Loin de planer, à l’instar des anciens rois, dans une atmosphère sereine, Napoléon, rompu dès l’enfance à un travail quotidien, donnait, sous les yeux de ses secrétaires, l’exemple d’une infatigable activité. Il n’était pas le chef honoraire de son administration, mais bien le directeur effectif, méticuleux, responsable des actes de son cabinet. Tel, un négociant consciencieux n’abandonne à personne les intérêts de la raison sociale dont il a la garde. « L’Empereur, dit Menneval, s’accoutuma à ouvrir ses lettres lui-même ; je l’aidais quand je n’avais rien à faire… A mesure qu’une lettre était ouverte, il la lisait, et souvent y répondait sur-le-champ, mettant à part les autres pour y répondre plus tard, et jetant à terre toutes celles qui n’exigeaient pas de réponse. » D’après Fleury de Chaboulon, « il prenait le soin de ranger lui-même ses papiers ; chacun d’eux avait un poste fixe ; là, se trouvait tout ce qui concernait le département de la guerre ; ici, les budgets, les situations journalières du Trésor et des finances ; plus loin, les rapports de la police, sa correspondance secrète avec ses agents particuliers, etc… Il remettait soigneusement, après s’en être servi, chaque chose à sa place : le commis d’ordre le plus achevé n’eût été près de lui qu’un brouillon. »
La correspondance courante une fois lue et expédiée, on se mettait à répondre aux lettres plus difficiles et à transcrire les ordres médités par l’Empereur, qui alors dictait, « se mettant à marcher dans la pièce où il se trouvait et la parcourant dans toute sa longueur… A mesure qu’il entrait dans un sujet, il éprouvait une espèce de tic qui consistait dans un mouvement du bras droit, qu’il tordait en tirant avec la main le parement de son habit. Il écrivait rarement lui-même… Écrire était, pour lui, une fatigue, sa main ne pouvait suivre la rapidité de ses conceptions… Il ne prenait la plume que si, par hasard, il était seul. La moitié des lettres manquaient aux mots. Il ne pouvait se relire ou il ne voulait pas s’en donner la peine. Si une explication lui était demandée, il reprenait son brouillon, qu’il déchirait ou jetait au feu, et dictait à nouveau. »
Il arpentait ainsi son bureau d’un pas lent et mesuré, allant de l’un de ses secrétaires à l’autre. La besogne était rude. Il fallait saisir au vol les improvisations de l’Empereur, obligé de résoudre à la fois tant de questions d’ordres différents, et peu disposé à répéter ce qu’il avait dit. De temps à autre, ce milieu fiévreux, où toutes les plumes s’évertuaient à courir après les paroles du maître, était traversé par des éclaircies de gaieté. Témoin l’anecdote suivante : « Bélime, le rival heureux de Chateaubriand à l’académie des Jeux floraux de Toulouse, était secrétaire de Clarke, ministre de la guerre, qui l’envoyait quelquefois aux Tuileries chercher les ordres de l’Empereur. Celui-ci dictait, ayant sa tabatière devant lui. Napoléon ayant tourné le dos, Bélime prit une pincée de tabac. Napoléon l’aperçut dans la glace, se retourna brusquement, et, prenant la tabatière, il dit au secrétaire interloqué et tremblant : « Gardez-la, elle est trop petite pour nous deux », et il se remit à dicter. »
En travailleur qu’il était lui-même, l’Empereur pouvait apprécier les efforts de ses collaborateurs, et savait par de douces paroles ou de bons procédés leur faire connaître sa satisfaction, quand il leur imposait un labeur supplémentaire. « Si quelque travail, dit Meneval, l’obligeait à se lever pendant la nuit, l’Empereur me faisait éveiller. Je le trouvais vêtu de sa robe de chambre blanche, avec un madras sur la tête, se promenant dans son cabinet… Lorsque le travail était terminé, et quelquefois au milieu du travail, il faisait venir des glaces et des sorbets. Il me demandait ce que je préférerais, et sa sollicitude allait jusqu’à me conseiller ce qu’il jugeait devoir être le plus favorable à ma santé… D’autres fois, après un travail qui avait duré une partie de la nuit, il me recommandait d’aller me mettre au bain, et souvent il donnait lui-même ordre qu’on le préparât. » N’est-on pas là encore plus près des mœurs d’un officier payeur à l’égard de son fourrier, que de la raideur habituelle aux souverains tenant à distance leurs humbles sujets ?
Est-ce à dire que Napoléon, absorbé par tant et de si grands soucis, était fixement d’une humeur angélique, qu’on vivait autour de lui sous un ciel toujours sans nuage ? Une telle affirmation serait de la pure niaiserie, qu’il s’agisse, au reste, de Napoléon ou de tout autre mortel. Qui n’a pas ses mouvements d’humeur, plus ou moins fréquents, plus ou moins violents ? En maintes circonstances, l’Empereur a même pu, à dessein, exagérer les effets de sa colère. Quand on commande de haut, on doit, pour être entendu, forcer le volume de sa voix, afin que les échos en propagent le son dans le lointain. Ce sont là encore les nécessités du système : elles ne peuvent servir en rien à déterminer le caractère d’un homme. Ce qui importe ici, sous le rapport psychologique, c’est de constater que Napoléon n’était pas dans un état d’irascibilité permanente qui le rendît inabordable, comme on l’a prétendu avec autant d’entêtement que d’inexactitude.
« Lorsque ses ordres, dit Fleury de Chaboulon, nous avaient été dictés dans un moment d’entraînement, nous avions soin autant que possible de ne point les soumettre le même jour à sa signature ; le lendemain, ils étaient presque toujours modifiés, adoucis, déchirés. Jamais Napoléon ne nous sut mauvais gré de chercher à le garantir des dangers de la précipitation. » Pour vaincre l’incrédulité des obstinés qui pourraient se plaindre de n’avoir pas entendu, de leurs propres oreilles, l’Empereur accepter des observations, nous allons le faire parler lui-même, et on le verra subir sans colère les critiques, quand il ne va pas au-devant. Envoyant une note à Champagny, il ajoute le post-scriptum suivant : « Cet exemplaire étant le premier dicté, il y a beaucoup de choses de style à arranger : je vous laisse ce soin. » Au général Clarke, il dit : « Je vois que la lettre que j’ai signée a été mal écrite ; cela doit arriver souvent, parce qu’après avoir dicté je ne peux pas relire mes lettres. Lors donc qu’il y aura le moindre louche et la moindre chose que vous ne compreniez pas, il faut que vous me l’écriviez. » Au même général, dans une autre circonstance, il mande : « Je reçois votre réponse à ma lettre, relative au départ des princes d’Espagne que je croyais avoir eu lieu. Je vois que je me suis trompé. Vous ne devez pas trouver bien extraordinaire que, dans un moment comme celui-ci et au milieu de tant d’occupations, je saisisse quelquefois de travers. » L’homme qui, envers ses subordonnés, se plie jusqu’à ce ton si modéré, si franc, si dénué d’infatuation, n’est pas, quoi qu’on ait dit, un énergumène et ne l’a jamais été, du reste, pas plus dans son intimité que partout ailleurs.
Le travail de son bureau accompli, suivons l’Empereur traversant les appartements des Tuileries pour se rendre chez l’Impératrice. Il s’en va, fredonnant, de la voix la plus fausse qui se puisse rêver, ses refrains favoris, d’un goût peu relevé, tels que :
ou bien :
Quand, sur son passage, il rencontre des personnes attachées au service général du palais, il ne leur montre pas moins d’urbanité qu’à celles de son propre service. « Toujours extrêmement poli envers tout le monde, affirme Mlle Avrillon, il ne recevait de qui que ce soit le moindre service sans remercier, et n’appelait jamais ses valets de chambre autrement que monsieur. Quand il traversait la salle où ils se tenaient, il ne passait jamais devant eux sans les saluer. Il en était de même quand l’Empereur venait chez l’Impératrice ; il ne nous parlait jamais qu’avec beaucoup de politesse et souvent avec bienveillance. » Même témoignage chez la générale Durand, disant : « Il était aimable et bon pour tous ceux qui l’entouraient. »
Cette bonté n’était pas seulement superficielle, elle faisait partie d’un ensemble de principes rapportés par Napoléon du foyer natal, où, comme sous l’ancienne coutume, les gens de service étaient l’objet de la sollicitude des maîtres. « Il prenait un tel intérêt à tout ce qui tenait à sa maison, qu’une fois qu’on y était attaché, personne, pas même un homme de peine, ne pouvait être renvoyé sans son autorisation ; il fallait qu’on lui fît un rapport… » — « Songez bien, spécifiait-il en propres termes à Duroc, le grand maréchal du palais, qu’un homme ne doit pas être renvoyé légèrement de chez moi ; ce serait une flétrissure ; ensuite, il ne trouverait à se placer nulle part… » — « Si, conformément aux règles de l’étiquette, il envoyait ostensiblement un de ses chambellans demander des nouvelles d’un grand personnage malade, il envoyait aussi, par intérêt, par suite d’une affection vraie, s’informer de la santé des personnes de son service intérieur. »
Chez l’Impératrice, Napoléon se montrait « aimable, gai, familier. Assistant à sa toilette, il se plaisait à la tourmenter, à lui pincer le cou et la joue. Si elle se fâchait, il la prenait dans ses bras, l’embrassait, l’appelait grosse bête, et la paix était faite… Il contrariait les premières dames en mille choses. Il arrivait souvent qu’on lui tenait tête, il poussait la discussion et riait de bon cœur lorsqu’il parvenait à fâcher nos jeunes personnes très franches et sans usage, qui lui disaient des choses fort plaisantes par leur naïveté. » Ainsi s’exprime la générale Durand, dame d’honneur de Marie-Louise. Au temps de Joséphine, les manières ne différaient pas, si l’on en croit une dame de cette dernière, Mlle Avrillon, nous montrant l’Empereur chez l’Impératrice, après la cérémonie de son couronnement comme roi d’Italie. « Il était d’une gaieté folle, il riait, il se frottait les mains, et dans sa bonne humeur il m’adressa la parole : — « Eh bien ! mademoiselle, me dit-il, avez-vous bien vu la cérémonie ? Avez-vous bien entendu ce que j’ai dit en posant la couronne sur ma tête ? » — Il répéta alors, presque sur le même ton qu’il l’avait prononcé dans la cathédrale : — « Dieu me l’a donnée, gare à qui y touche ! »
Voudra-t-on voir malicieusement, dans ces récits, la vérité plus ou moins tronquée par des gens fiers de paraître avoir été honorés de la familiarité d’un grand homme ? Bien qu’il soit difficile de mieux se renseigner sur le caractère d’un homme qu’auprès des serviteurs attachés, nuit et jour, à sa personne, on peut encore s’éloigner de la sphère étroite où se mouvaient les narrateurs précédents et recueillir d’autres témoignages, singulièrement confirmatifs. Ainsi, après les valets de chambre, après les secrétaires, après les dames d’honneur, bien placés pour savoir, voici le duc de Vicence disant dans ses Souvenirs : « Ce qui n’est pas moins surprenant, c’est la facilité avec laquelle, dans son intérieur, il redevient bourgeois, bonhomme presque. » Voici M. de Bausset : « J’ose affirmer, dit-il, qu’il y a peu d’hommes, dans leur vie intérieure, qui aient eu plus d’égalité de caractère, et plus de douceur dans les manières. » En voici d’autres non suspects de sympathie ; voici Bourrienne, qui a plutôt intérêt à contester les qualités de Napoléon, pour expliquer ses disgrâces, et qui déclare cependant : « Dans l’habitude de la vie privée, il avait, oui, le mot n’est pas trop fort, il avait de la bonhomie et beaucoup d’indulgence. » Enfin le prince de Metternich, qui ne sera pas taxé de courtisanerie, assure que « dans la vie privée, Napoléon était simple et souvent même coulant… il poussait souvent même l’indulgence jusqu’à la faiblesse ». Toutes ces dépositions, si imposantes par la compétence de leurs auteurs, par la diversité de leurs origines et par la similitude de leurs conclusions, n’existeraient-elles pas encore, que les faits matériels, ineffaçables ceux-là, suffiraient à prouver les bons procédés de Napoléon pour son entourage immédiat.
Depuis 1801 jusqu’en 1814, l’Empereur a toujours eu le même valet de chambre, Constant Wairy, qui perdit son emploi à Fontainebleau, après l’abdication, pour avoir détourné, à son profit, une somme de cent mille francs appartenant à la cassette impériale. Il fut remplacé par Marchand, qui assista Napoléon à son lit de mort à Sainte-Hélène. L’Empereur, dans toute sa carrière, n’a eu que trois secrétaires particuliers en titre, c’est-à-dire vivant dans un perpétuel contact avec lui. Le premier fut son condisciple de l’École de Brienne ; Napoléon avait dix ans à peine quand il le connut. C’était Bourrienne dont le renvoi fut motivé, on le sait, par ses tripotages éhontés. A Bourrienne succéda Meneval, qui faisait déjà partie du cabinet et qui au bout de neuf ans passa, pour des raisons de santé, du service de l’Empereur à celui de l’impératrice Marie-Louise. Après Meneval, c’est le baron Fain dont les fonctions de secrétaire du Directoire se continuèrent près de Napoléon jusqu’en 1814. Tout près de lui, on trouve également jusqu’à la dernière heure le trésorier de la liste civile impériale, M. Estève, le même qui avait été chargé de la comptabilité par le général en chef de l’expédition d’Égypte, et qui fut ensuite administrateur de la maison du Premier Consul.
Nous concéderons facilement que ces hommes tenaient à leurs emplois. Mais il ne suffit pas, pour demeurer au service de quelqu’un, de faire soi-même tous les sacrifices possibles ; il faut encore que le maître ne soit pas un être fantasque et hargneux se livrant, à propos de rien, à des excès de fureur dont le premier effet est, généralement, de chasser des serviteurs qui seront remplacés sans le moindre embarras. Pour ces fonctions, il devait exister autant de candidats qu’il y avait en France d’hommes sachant tenir une brosse ou une plume.
Ce n’est pas encore tout. Prenez l’Annuaire impérial de la fin du règne ; vous y retrouverez les noms de ceux qui, depuis le Consulat et même avant, ont été les collaborateurs assidus de Napoléon, ont passé leur vie, pour ainsi dire, dans son ombre. Ce sont : les Lebrun, les Cambacérès, les Fouché, les Talleyrand, les Duroc, les Berthier, les Junot, les Marmont, les Clarke, les Régnier, les Gaudin, les Decrès, les Mollien, les Maret, les Lacuée, les Réal, les Regnauld Saint-Jean-d’Angely, les Fontanes, les Ganteaume. Tous, enfin, depuis le pédicure Tobias-Koën, rencontré déjà à Malmaison en 1801, et revu aux Tuileries, en 1815, pendant les Cent-Jours, jusqu’au deuxième consul du coup d’État de Brumaire, Cambacérès, devenu l’archichancelier de l’Empire, tous, par leur présence ininterrompue, attestent l’indiscutable exactitude des témoignages laissés par les secrétaires et les domestiques qui ont représenté Napoléon, chez lui, comme un homme régulier d’habitudes, facile à servir, plutôt paisible que violent, c’est-à-dire l’antipode de l’être excessif, despotique, dénaturé, dont on a fait le héros de ce qu’on pourrait appeler la légende noire napoléonienne.
Les plaisirs de la table n’existaient pas pour l’Empereur. Par suite de son invariable sobriété, les mets les plus simples, tels que « les œufs au miroir (œufs sur le plat), les haricots en salade, presque jamais de ragoûts, un peu de fromage de parmesan, arrosés de chambertin étendu d’eau, étaient ceux qu’il aimait le mieux ». « En campagne et en marche, écrivait-il à Duroc, son grand maréchal du palais, les tables, même la mienne, seront servies avec une soupe, un bouilli, un rôti et des légumes, point de dessert. » Douze minutes étaient le temps consacré à Paris pour le dîner, que l’on servait à six heures. Napoléon se levait de table et laissait l’Impératrice avec les autres convives continuer le repas à leur guise. Son déjeuner, qu’il prenait seul à neuf heures et demie, ne durait pas plus de huit minutes. On le servait sur un guéridon d’acajou sans serviette. « Les courts instants de son déjeuner, lisons-nous, étaient ceux où il était le moins empereur et le plus homme. » « S’il avait du temps à lui, il recevait alors des personnes auxquelles il avait accordé cette faveur, telles que Monge, Berthollet, Costaz, Denon, Corvisart, David, Gérard, Isabey, Talma, Fontaine. Sa conversation était gaie, pleine d’abandon, d’intérêt, de charme. » C’était alors qu’il causait familièrement avec les officiers de sa maison qui le servaient ; il leur faisait nombre de questions sur ce qu’on lui donnait : « Où a-t-on acheté cela ? Combien cela coûte-t-il ? » Et quand on lui avait répondu, il disait très souvent : « Cela était beaucoup moins cher quand j’étais sous-lieutenant, je ne veux pas payer plus cher qu’un autre. » A ce trait, il serait plus facile de reconnaître un modeste hobereau, dépensant ses pauvres petites rentes, avec une pointe de méfiance bourgeoise, que le puissant empereur maniant à son gré, pour ainsi dire, la moitié des revenus de l’Europe, pouvant, à sa guise, détrôner un roi et s’approprier sa liste civile !
Dans son étrange et presque inconcevable parcimonie, l’égoïsme ne joue aucun rôle. Il n’est nullement possédé de la passion de thésauriser. Personne n’a récompensé plus généreusement les services rendus à la patrie. Il a distribué des dotations s’élevant à des sommes fabuleuses. Davout, pour n’en citer qu’un, avait été gratifié de 1 800 000 fr. de rente. Mais dépenser le moins possible, en homme qui connaît la valeur de l’argent, ne pas être pris pour dupe dans les règlements de compte, c’étaient les deux marottes de Napoléon ; on les retrouve à toutes les époques de sa vie. Sous le Consulat, à peine arrivé aux Tuileries, il dit à Rœderer : « Savez-vous ce qu’on me demande pour mon établissement aux Tuileries ? Deux millions ! Ce sont des voleurs. Aussi ai-je défendu qu’on me représentât les mémoires avant qu’ils fussent réduits à 800 000 francs. Je suis entouré de coquins…, je suis obligé de veiller encore de plus près sur les dépenses qui me concernent personnellement. » L’appréhension d’être volé par ses fournisseurs est exprimée, plus tard, à maintes reprises, par l’Empereur. Un jour, il écrit au ministre de la police : « On soupçonne M. Calmelet et un nommé Bataille, dont il se sert comme architecte et tapissier, de s’entendre d’une manière contraire à mes intérêts, et je suis assez porté à ajouter foi aux différents renseignements qui me parviennent, quand je considère qu’ils ont présenté un compte d’un million de dépenses dans une maison du prince Eugène qu’ils ont arrangée et où, certainement, ils n’ont pas dépensé 200 000 francs. » Une autre fois, c’est au ministre de la justice qu’il donne l’ordre de poursuivre, devant qui de droit, le teinturier de Lyon qui a donné un mauvais teint aux tentures fournies pour Saint-Cloud. Au sujet d’une dépense banale, un cadeau fait par l’Impératrice, il écrit au prince Eugène : « Mon fils, l’Impératrice a fait présent à la vice-reine d’Italie d’une guirlande d’hortensias. Je désire que, sans que la princesse en sache rien, vous la fassiez estimer par de bons bijoutiers et que vous me fassiez connaître cette estimation, pour que je voie de combien ces messieurs ont l’habitude de me voler. » En 1809, il mande au comte Daru : « Ma maison est pleine d’abus. Il est temps que cela finisse… J’ai dépensé au delà de ce qui me convient. Cette continuation de dépenses mettrait du désordre dans ma maison. Je crois que beaucoup de choses se font d’une manière trop dispendieuse, vous devez tout faire rentrer dans l’ordre. » Par une logique naturelle, s’il est strict sur le montant des factures, il s’intéresse à la qualité des marchandises fournies, avec une compétence que lui envierait plus d’un négociant : « Je voudrais, écrit-il à Duroc, augmenter dans mes palais les meubles d’étoffes de laine de Beauvais et de la Savonnerie, parce que cela est de bonne durée ; les étoffes de velours et de drap ne durent qu’un moment, les meubles des Gobelins et de la Savonnerie durent quatre fois davantage. »
Sa surveillance porte sur tout, sans exception, soit que, rencontrant, par hasard, une dame d’honneur de l’Impératrice avec le livre de la blanchisseuse en main, il s’approche, critique les comptes dont il trouve la dépense trop élevée et s’en plaigne à Duroc ; soit que, pour assurer le contrôle de la distribution des denrées alimentaires, il imagine de faire donner par les gens de service des bons de consommation ; soit que, revisant les comptes et s’arrêtant au premier article venu, le sucre par exemple, « il en calcule la consommation d’après le nombre de personnes, et en conclue qu’elle est raisonnable ou exagérée » ; soit qu’il discute sou à sou avec son intendant général le prix de la nourriture de ses chevaux. C’est la même vigilance, la même minutie, au sein de l’opulence illimitée, qu’à l’île d’Elbe, où, dans une gêne relative, il ordonne au grand maréchal du palais de régler toutes les semaines et tous les mois les dépenses de la maison, ajoutant expressément « qu’une feuille de salade, une grappe de raisin doivent être mentionnées ».
Ne pouvant supporter le gaspillage, il ne savait quelles précautions combiner afin de l’éviter. Il règle lui-même méthodiquement la composition, les prix et la durée des effets de sa garde-robe, dans laquelle il y aura : cinq habits militaires, à 360 fr. l’un, deux habits de chasse, un seul habit bourgeois, celui-ci coûtant 200 francs. Chacun de ces costumes devra durer trois ans. Tout est prévu dans cette liste, depuis les quarante-huit gilets de flanelle dont on devra lui donner un chaque semaine, jusqu’aux quatre douzaines de mouchoirs qui seront en usage, à raison d’une douzaine par semaine, sans oublier les six madras, devant durer trois ans, et dont on lui passera un tous les deux mois. Et quand l’Empereur a tout énuméré, serviettes, bas de soie, souliers, parfumerie, dégraissage et blanchissage, quand il a tout spécifié comme achat, nombre et usure, il ajoute en regard de la rubrique Dépenses diverses : « Rien ne sera dépensé que d’après l’approbation de Sa Majesté. »
Est-ce en un jour d’inquiétude ou d’indécision sur son sort que ce document a été élaboré ? Nullement. C’est au moment précis où la fortune semblait à jamais fixée dans la maison de Napoléon, c’est six mois après la naissance du roi de Rome.
Chez un homme dont la surveillance doit s’exercer et s’exerce effectivement sur un empire qui s’étend de Hambourg à Cadix, et d’Amsterdam à Naples, ces préoccupations infimes sont plus qu’étonnantes, elles heurtent brutalement les idées que nous nous faisons généralement de la majesté des rois. Un souverain économe, ordonné, quelle anomalie, en effet ! Notre esprit, façonné aux indications de l’histoire, n’est-il pas accoutumé à voir sur le trône un personnage olympien, rayonnant de pourpre et d’or, exempt des calculs du vulgaire, vivant dans une abondance intarissable où viennent se rassasier toutes les corruptions ? Après tant de princes ayant mis le meilleur de leurs privilèges à s’affranchir des lois d’une morale sévère, à donner le spectacle pernicieux de prodigalités excessives, de gaspillages scandaleux, de licences effrénées ; après le passage au gouvernement de prétendus réformateurs qui faisaient voltiger les deniers de l’État au souffle de leurs appétits luxurieux, voir arriver soudain, avec le retour du pouvoir personnel, un petit soldat qui, sans autre contrôle que sa conscience, n’assimile point le palais à une oasis où ses jours s’écouleront dans une moelleuse et insouciante béatitude, c’est un tableau étrange, en effet, propre à dérouter notre conception ordinaire de la vie opulente, sereine, d’un maître omnipotent.
Que Napoléon l’ait voulu, ou que, sans idées préconçues, il ait seulement suivi ses penchants naturels, à cette haute place où tout est exemple pour les grands et les petits, il a rétabli la vérité fondamentale contenue en ce mot « Rex, régulateur », comme a dit Carlyle, et non dissipateur.
La critique, si ardente soit-elle, devra reconnaître ici, à l’Empereur, une sincérité pleine d’indépendance. Arrivé au pouvoir, avec les qualités et les défauts acquis durant une vie de labeurs et de souffrances, il n’a rien dissimulé. Faisant, aux Tuileries, table rase du cérémonial fastueux de ses prédécesseurs, il s’est interdit pour lui-même les momeries de l’étiquette des cours. S’il a pris au sérieux l’héritage des charges de la fonction suprême, avec l’attirail de la représentation solennelle en public, il en a dédaigné, dans l’intérieur du palais, les vaines satisfactions d’amour-propre, comme il s’est gardé des allures outrecuidantes par lesquelles les monarques croyaient rehausser leur dignité. Demeurant l’homme simple et rudimentaire qu’il était, il est plus exceptionnel peut-être dans sa vertu persistante que dans ses bruyants triomphes militaires.
La propension de l’Empereur à s’occuper des vétilles de la vie journalière, sa lésinerie dans les détails budgétaires de sa maison proviennent non d’une petitesse de caractère, mais des leçons d’honnêteté, d’économie, de prévoyance, reçues dès le jeune âge, qu’il appliquait instinctivement dans toutes les circonstances, graves ou minimes. Rien ne passait à sa portée qui ne fût ramené incontinent, sous l’équerre de son jugement, aux solides principes de l’ordre et de la probité. Aucune transaction n’est possible avec lui sur la question de l’intégrité. Que ce soit sous le Directoire ou sous l’Empire, il est impitoyable pour les fripons. A cet égard, il ne fait aucune différence entre la fortune publique et sa cassette particulière. Qu’il administre, en qualité de général, au nom de la République ou, en son nom propre, comme Consul et Empereur, il montre la même répulsion pour les abus qui se commettent, il apporte la même vigueur à pourchasser leurs auteurs. L’unité de son caractère est absolue, aussi bien sur le grand théâtre alimenté par les finances de l’État que sur la petite scène réduite du budget de son ménage.
Le voici en 1796 ; à peine arrivé à l’armée d’Italie, il ordonne l’arrestation d’un garde-magasin, coupable de fraude sur le poids des rations, et il s’écrie : « Il est important qu’aucun fripon ne puisse s’échapper… Depuis assez longtemps, les soldats et les intérêts de la patrie sont la proie de la cupidité. » La vue des abus lui est intolérable. Il réclame avec véhémence du Directoire des pouvoirs supérieurs pour une répression exemplaire. « La comptabilité de l’armée, écrit-il, est dans un désordre frappant… Tout se vend, l’armée consomme cinq fois ce qui lui est nécessaire, parce que les garde-magasins font de faux bons… Les principales actrices de l’Italie sont entretenues par des employés de l’armée française… Je fais arrêter tous les jours des employés… mais les lois n’accordent pas une assez grande autorité au général pour imprimer une terreur salutaire à cette armée de fripons. »
Plus tard, Consul et Empereur, son inébranlable intégrité se fait jour dans toutes les occasions. Quel que soit le grade du prévaricateur, il déploie la même rigueur inexorable. « Je vous prie de recommander la plus grande sévérité à vos bureaux », dit-il à Berthier au sujet de généraux qui se prévalent de certains titres pour émarger des sommes non dues. A propos de Solignac, il donne l’ordre suivant : « Envoyez chercher Solignac… Je veux avoir jusqu’au dernier sou… S’il ne restitue pas six millions, il sera condamné à des peines infamantes. » Un autre général, Kellermann, n’est pas traité avec plus de douceur. « Ce n’est pas pour faire des spéculations sur les domaines nationaux, dit l’Empereur, que j’envoie des généraux en Espagne, mais pour conquérir et soumettre le pays… ces acquisitions doivent être déclarées nulles… Témoignez au général Kellermann mon excessif mécontentement d’une conduite aussi peu délicate. » Le duc de Padoue et le duc de Castiglione ne sont pas plus épargnés, « il faut qu’ils ne prennent rien et restituent l’argent reçu ».
Fonctionnaires civils de tous ordres, fournisseurs de toutes catégories, personne n’échappe à son contrôle incessant. S’agit-il de banquiers qui vendent le quintal de blé vingt francs au lieu de dix francs : « On nous ruinerait », dit-il, et il ordonne d’arrêter les achats. S’occupe-t-il du bail de « la barrière de Saint-Cannat affermée 25 000 francs, au lieu de 43 000 qu’elle l’a été l’année dernière », Napoléon, pressentant une fraude, prescrit de lui faire un rapport sur cet objet. Est-il question de souliers de mauvaise qualité qui, à son avis, « ne valent pas trente sous », il exige la punition des coupables avec la même ténacité qu’il met à faire rendre gorge à Ouvrard, accusé d’avoir extorqué quatre-vingt-dix millions au Trésor.
Qu’il s’agisse du renouvellement de la ferme des jeux : « prétextes à pots-de-vin » ; des estafettes qui ne payent pas leurs chevaux aux relais et qu’il faut faire arrêter ; des entrepreneurs de l’éclairage de Paris, qui, selon lui, « sont des fripons parce qu’ils s’imaginent bien éclairer les rues de Paris, lorsqu’ils ont payé les bureaux du préfet de police » ; de l’octroi de Marseille où se commettent des dilapidations, relativement auxquelles il déclare « qu’il n’est pas dans son intention de livrer une ville comme Marseille à la cupidité de qui que ce soit » ; des supercheries des fournisseurs de harnachements qu’il dévoile en ces termes : « Des selles venues de Paris sont mal confectionnées ; au lieu d’être rembourrées avec trois parties, en paille, bourre et crin, elles ne le sont qu’avec de la paille et de la bourre ; on ne met un peu de crin qu’aux coussinets pour faire croire qu’il y en a partout… faites faire des retenues à l’entrepreneur coupable de fraude… Je dépense beaucoup d’argent, je paye avec exactitude, je veux que les fournisseurs livrent de bons effets. » On le voit, rien, absolument rien n’échappe à ses scrupuleuses investigations. Par les dates des fragments d’ordres qui précèdent, on peut aussi observer que, n’importe où il se trouve, sa vigilance ne subit aucun arrêt : c’est du fond de l’Autriche qu’il règle l’éclairage de Paris ! En même temps que s’élargit le champ de ses conquêtes, sa main s’étire pour rester en contact permanent avec toutes les parties de son administration, et elle se crispe au moindre craquement qui se produit dans son vaste empire.
Exiger des autres une parfaite rigidité de mœurs, c’est déjà bien ; mais être soi-même l’esclave des lois de la probité, c’est encore mieux. On sait que le fameux diamant le Sancy et d’autres pierreries de la Couronne avaient passé en Espagne, lors de la Révolution. Maître de ce pays, en 1808, Napoléon écrit : « J’aurais le droit de reprendre ces diamants, mais je veux les racheter à un prix équitable. Chargez Laforest de s’entendre pour cela avec qui de droit… »
Au moment des combats qui décidèrent de la reddition d’Ulm, raconte le capitaine Coignet, les soldats, mouillés par une pluie persistante et une marche dans l’eau, avaient fait de grands feux dans un village pour se sécher : « Le malheur voulut que le feu prit à une jolie maison bourgeoise ; il ne fut pas possible de la sauver. L’Empereur dit dans sa colère : « — Vous la payerez. Je vais vous donner six cents francs, et vous donnerez un jour de votre paye. Que cela soit versé de suite au propriétaire de la maison. »
A côté de la probité pécuniaire ou matérielle, pour mieux dire, l’Empereur possédait encore l’autre, plus rare : la probité morale. Si l’on en croit Fouché, dans la première promotion des maréchaux, sur dix-huit, on en comptait jusqu’à six plus républicains que monarchistes ; c’étaient : Jourdan, Masséna, Bernadotte, Ney, Brune et Augereau. Un autre contemporain, Miot de Mélito, a dit aussi que « Napoléon alla chercher avec la plus grande sagacité les hommes de talent qu’il employait partout où il les trouvait… même dans les partis hostiles à son pouvoir ». Partout où il la rencontrait, l’Empereur honorait hautement la probité. Il avait pour elle un véritable culte, qui s’est manifesté d’une manière éclatante le jour où il a donné le titre de duc au maréchal Lefebvre. Celui-ci fut le premier, le seul anobli, longtemps avant ses frères d’armes. Quelles raisons avaient pu motiver cette faveur insigne ?
Lefebvre, vaillant soldat, était cependant moins célèbre que les Ney, les Lannes, les Masséna et les Davout. Il ne portait pas, en sa personne, un prestige particulier dont la Cour pouvait retirer un lustre quelconque. Bien au contraire, étranger aux belles manières, il excitait plutôt les moqueries que l’admiration des salons. Son infériorité mondaine ne pouvait être rachetée par la distinction de sa femme, qu’un trait bien connu, du reste, suffira à peindre :
Le jour où elle se présenta aux Tuileries pour la première fois, en qualité de duchesse, tout enorgueillie de sa nouvelle importance, elle rudoyait quelque peu l’huissier qui la retenait dans l’antichambre, lorsque survint l’Impératrice. Celle-ci apercevant la maréchale, lui dit avec un sourire gracieux : « Comment se porte madame la duchesse de Dantzig ? » La maréchale, au lieu de répondre, fit un petit signe d’intelligence, puis, se tournant aussitôt vers l’huissier qui était au moment de refermer la porte, elle lui dit : « Hein, mon fils, ça te la coupe ! »
En accordant à Lefebvre l’honneur exceptionnel de voir son nom inscrit en tête de la noblesse impériale, Napoléon voulait témoigner publiquement de ses préférences intimes qui se portaient, en dehors de toute autre considération, sur un général d’une loyauté et d’un désintéressement irréprochables. La politique, l’intérêt de la patrie ont dicté ensuite à Napoléon d’autres choix, mais son inclination personnelle s’est affirmée en signant d’abord la promotion du plus honnête homme de son armée.
La contradiction, il ne faut pas en douter, se donnera carrière en évoquant les ravages causés par les guerres de l’Empire. Ces arguments faciles, péremptoires en apparence, sont, en réalité, du domaine de la critique dévoyée. On est certainement en droit de faire à un homme le reproche d’accepter le commandement en chef d’une armée belligérante. Mais, une fois la fonction admise, on ne saurait prendre comme indices du caractère du chef les ordres donnés à ses armées. Ces ordres sont, le plus souvent, rendus nécessaires par la résistance, les entreprises soudaines ou la mauvaise foi de l’ennemi. Or, une guerre entraînant avec elle la nécessité de réduire l’ennemi par tous les moyens possibles, de quel poids sont les propriétés et les choses, là où le premier enjeu est la vie humaine ?
Les peuples guerriers, à ce compte on pourrait dire tous les peuples, ont tour à tour éprouvé ou infligé les malheurs inséparables du fléau de la guerre. Cependant, qui a jamais songé à déterminer le caractère de saint Louis d’après les effusions de sang ou les rapines des Croisades ; ou à incriminer la mémoire de Christophe Colomb pour son peu de respect envers les droits de peuplades inoffensives, dont le moindre souci était, sans aucun doute, de venir inquiéter le continent ? Actuellement, un euphémisme bien moderne, l’expansion coloniale, sert de pavillon à l’Europe pour des expéditions qui laissent fort à désirer sous le rapport de la saine morale, sans que l’on en ait tiré, que nous sachions, des déductions psychologiques relativement à la personnalité privée des protagonistes de ces conquêtes.
On devra donc, pour être juste, éliminer d’une étude du caractère intime de Napoléon, les actes de l’homme de guerre. Celui-ci pourra comparaître devant un tribunal spécial qui établira, s’il y a lieu, le plus ou moins de réprobation que l’Empereur a encourue, par comparaison toutefois avec ses devanciers ou ses contemporains, également chefs d’armées.
« L’Impératrice avait eu l’idée de se rendre à Sainte-Geneviève. Je crains que cela ne fasse un mauvais effet et n’ait pas d’autre résultat. Faites donc cesser ces prières de quarante heures et ces Miserere. Si l’on nous faisait tant de singeries, nous aurions tous peur de la mort. Il y a longtemps que l’on dit que les prêtres et les médecins rendent la mort douloureuse. » Telles étaient, en pleine invasion de 1814, au moment le plus critique de la campagne de France, les paroles de l’Empereur à son frère Joseph, affolé à Paris, qui appelait Dieu et les saints au secours de la cause impériale.
Si, à côté de ces lignes que ne renierait pas M. de Voltaire lui-même, nous plaçons immédiatement la phrase initiale du testament de Sainte-Hélène : « 1o Je meurs dans la religion catholique, apostolique et romaine, dans le sein de laquelle je suis né, il y a plus de cinquante ans » ; si nous rappelons que Napoléon, à Auxonne, lieutenant d’artillerie, seul directeur de l’éducation de son frère Louis, présida à sa première communion ; si nous nous représentons, d’après Meneval, l’Empereur « faisant des signes de croix involontaires à la révélation de quelque grand danger, à l’annonce de quelque grande prospérité ou de quelque grand malheur » ; en amalgamant ces éléments, nous aurons la combinaison d’un scepticisme superficiel et d’une foi native qui produit, en somme, chez l’individu, un état moral plus voisin à coup sûr de la superstition que de l’impiété.
N’était-ce pas là, au commencement du siècle, la caractéristique des sentiments religieux de la classe moyenne, saturée des lectures de Voltaire et de Rousseau ? Il était de bon ton, il était peut-être crâne, alors, d’avoir le courage factice de négliger Dieu ; mais le courage de le nier faisait défaut. Incrédule à la surface, dans le train journalier de la vie, on n’en était pas moins fervent aux heures solennelles. Affranchi, non sans bravade, de la discipline réclamée des fidèles par les prêtres, on restait, nonobstant, l’esclave de la foi traditionnelle, léguée par les ancêtres. C’est ainsi qu’en cette matière, — la religion, — on voit encore reparaître chez Napoléon, et toujours avec la même intensité, les principes qui lui ont été inculqués dès son enfance.
Insoumis, pour lui-même, aux pratiques rituelles de l’Église, il trouvait fort naturel que d’autres les suivissent. Il professait, sur ce point, les idées les plus libérales. « Il n’admettait pas, dit M. de Metternich, qu’il eût jamais existé un athée de bonne foi. Indifférent, quant à sa personne, aux pratiques religieuses, il les respectait trop pour jamais se permettre des plaisanteries sur ceux qui les suivaient. » Sa déférence pour les croyances des autres atteint les limites extrêmes quand en 1812, à Moscou, il s’empresse d’autoriser les popes à ne rien changer à leur liturgie orthodoxe et à dire des prières pour le Tsar. C’est ainsi que, pendant l’occupation française, on chanta, comme à l’ordinaire, le Te Deum au jour anniversaire du sacre d’Alexandre Ier.
Pour beaucoup d’âmes pieuses, l’exclamation célèbre Comediante ! prêtée à Pie VII, captif de l’Empereur à Fontainebleau, tient lieu de toute définition du caractère religieux de Napoléon. Cette apostrophe daterait des discussions qui eurent lieu, en 1813, au sujet du second concordat. Révérence gardée envers le Saint-Père, il sera cependant permis, pensons-nous, d’interpréter sa pensée.
Voir un homme s’ériger en défenseur chaleureux des intérêts d’un culte dont il ne fait aucun usage personnel ; l’entendre affirmer que son seul désir est d’assurer la sécurité durable de l’Église ; juger cet homme impie et le rencontrer plus papiste que le Pape, — c’était, en vérité, un spectacle propre à déconcerter le Souverain Pontife. « Comediante » eût été, en effet, l’expression juste, si l’Empereur n’avait obéi qu’au mobile impertinent de faire parade d’une feinte dévotion, aux yeux de son auguste interlocuteur. Mais il n’en était pas ainsi ; Napoléon était l’avocat loyal et convaincu de la cause catholique en France. Pour lui, il y avait urgence absolue à régler, par une législation solide, les rapports de l’Église et de l’État. C’est à ce propos qu’éclatèrent les ardentes querelles de Fontainebleau. Par la suite, le libre exercice du culte catholique et la piété des fidèles abrités, jusqu’à présent, derrière ce rempart toujours inexpugnable qui s’appelle le Concordat, ont déjà attesté que Napoléon, avant d’être « comediante », avait du moins accompli, en 1801, une œuvre chrétienne viable, sinon impérissable, œuvre dont certaines parties avaient suscité, du côté du Pape, il ne faut pas l’oublier, les mêmes résistances que le projet de 1813.
Quelles auraient été, pour le bien de l’Église, les conséquences de l’exécution de ce deuxième concordat ? N’aurait-on pas évité les difficultés, sans cesse renaissantes, entre le clergé et le gouvernement, dont nous sommes témoins aujourd’hui encore ? Se prononcer serait hasardeux : nous sommes en présence du mal ; l’effet qu’aurait produit le remède conseillé par un médecin qui avait fait ses preuves, nous ne le connaissons pas. Maintenant encore, on peut répéter la dernière phrase du concordat de 1813, et dire que l’Église est à la recherche « d’une puissante protection pour les besoins si nombreux qu’a la religion au temps où nous vivons ». Cette constatation est signée par le Pape et par l’Empereur. Nier la sincérité de ce dernier, c’est lui faire un procès de tendance contre lequel nous avons un excellent plaidoyer. Il émane de Pie VII lui-même disant, après la chute de l’Empire : « Nous devons nous souvenir qu’après Dieu, c’est à Napoléon principalement qu’est dû le rétablissement de la religion dans ce grand royaume de France. »
La vérité est dans cette dernière phrase, elle n’est pas dans le mot « comediante » ; car, durant tout son règne, Napoléon a eu la volonté constante et sincère d’honorer le culte catholique. Il était absolument convaincu de l’impérieuse nécessité d’une religion effective, régulièrement pratiquée en France. Son premier soin, au début du Consulat, fut de rétablir le culte, malgré les obstacles qui lui étaient opposés, et qui venaient, pour une forte part, des généraux les plus réputés : « Ils critiquaient, dit M. de Ségur, ils blâmaient à haute voix, le Concordat principalement. » « J’ai eu plus de peine, a pu dire l’Empereur, à rétablir l’exercice du culte qu’à gagner des batailles. » Cette boutade est justifiée par Thibaudeau en ces termes : « Ce qui répugnait le plus à un grand nombre de personnes que le devoir amenait à la Cour, c’était la messe qui précédait l’audience… Le Premier Consul ne pouvait se dissimuler la répugnance d’une grande partie de sa Cour, ni ignorer les plaisanteries et les sarcasmes qu’on se permettait assez hautement. »
A défaut de convictions orthodoxes, son bon sens lui servait de guide infaillible. L’athéisme, à son point de vue, « était un principe destructeur de toute organisation sociale qui ôte à l’homme toutes ses consolations et toutes ses espérances… » Bien longtemps avant cette lettre, il avait exprimé la même opinion : « Comment avoir des mœurs ? disait-il à Rœderer ; il n’y a qu’une manière, c’est de rétablir la religion… La société ne peut exister sans l’inégalité des fortunes, et l’inégalité des fortunes ne peut exister sans la religion. Quand un homme meurt de faim à côté d’un autre qui regorge, il lui est impossible d’accéder à cette différence, s’il n’y a pas là une autorité qui lui dise : « Dieu le veut ainsi, il faut qu’il y ait des pauvres et des riches dans ce monde ; mais ensuite, et pendant l’éternité, le partage se fera autrement. » Dans le même ordre d’idées, Napoléon proférait, un jour, ces paroles au Conseil d’État : « Ce n’est pas pour cinq sous, pour une chétive distinction qu’on se fait tuer, c’est en parlant à l’âme qu’on électrise l’homme. »
L’influence des suggestions mystiques sur l’esprit du peuple, nul n’en connaissait mieux la valeur que Napoléon. Combien il sentait la force des droits légitimes sur lesquels s’appuyaient les anciens rois ! Il en était pour ainsi dire obsédé. Metternich, à qui il en parla à l’époque du mariage avec l’archiduchesse d’Autriche, nous en donne la confirmation : « Un des regrets les plus vifs et les plus constants de Napoléon, dit l’ambassadeur, était de ne pouvoir invoquer le principe de la légitimité comme base de sa puissance. Peu d’hommes ont plus profondément senti que lui combien l’autorité, privée de ce fondement, est précaire et fragile, et combien elle prête le flanc aux attaques. » On peut même ajouter qu’il se faisait de l’importance du droit divin une idée qui touchait à la naïveté, témoin cette exclamation qui lui échappe en 1815 : « Tiens, le Pape résiste aux Bourbons, comme il m’a résisté à moi ! »
Ébloui de la supériorité qu’il reconnaissait aux princes de sang royal, il en était arrivé à les croire d’une essence spéciale. Dans une lettre à son ambassadeur en Russie, parlant du Tsar, Napoléon disait : « Ce n’est pas une chose indifférente pour moi que d’observer cette nature d’homme né roi. » L’Empereur, qui ne perdait jamais de vue son obscur point de départ, se surveillait lui-même et surveillait les siens en face de ces rois héréditaires. Un jour qu’il écrivait au roi de Prusse, il dit à son secrétaire : « Il faut soigner le style de nos lettres ; il y a dans le cabinet du roi de Prusse des hommes qui savent bien parler et écrire le français. » A propos de l’incartade du roi de Hollande, en 1810, nous avons déjà entendu Napoléon s’écrier : « La famille avait besoin de beaucoup de sagesse et de bonne conduite. Tout cela ne donnera pas une bonne idée d’elle en Europe. »
Enfin, à Fontainebleau, en 1814, devant les honteuses défections des maréchaux de l’Empire, n’est-il pas étonnant de voir Napoléon, accablé des plus poignantes préoccupations, se soucier encore de l’opinion des rois ? « A présent, dit-il, que doivent penser les rois de toutes ces illustrations de mon règne ? »
Si déjà mille fois, au cours de cette étude, n’avait percé le caractère bourgeois de Napoléon, on en aurait trouvé une révélation frappante dans le souci qu’il avait de la critique des souverains « nés rois », comme il disait.
Cette étroitesse d’esprit, dans les actes secondaires de la vie, n’est pas la seule qu’on rencontre chez cet homme aux pensées audacieuses et profondes. Petites jouissances d’amour-propre, petites manies, indépendance absolue dans ses goûts, méfiance gratuite et préventive, tout concourt à accentuer cette physionomie de citadin provincial dont le moindre souci est de désirer acquérir ce qu’on est convenu d’appeler la « distinction de la haute société ». Indifférence ou inaptitude, la science des belles manières lui demeure inconnue dans sa vie privée. Suivant ses impulsions naturelles, sans s’inquiéter du decorum ni du qu’en dira-t-on, être et paraître ne sont pour lui qu’une seule et même chose, une fois qu’il est débarrassé de l’esclavage, toujours respecté, de la représentation.
Fait-il des embellissements à sa propriété de Malmaison ? « Le Premier Consul, dit la duchesse d’Abrantès, en était tellement enchanté qu’il voulut absolument nous y mener, pour que Mme Bonaparte pût voir surtout le pavillon du Butard, dont il voulait faire un rendez-vous de chasse. » Comme le ferait un petit rentier prenant plaisir à suivre la construction d’un immeuble, « on le voyait à l’île d’Elbe, dit Chateaubriand, présider ses maçons dès cinq heures du matin ». Quand, en 1815, le Père Maurice de Brescia fut envoyé par Lucien Bonaparte aux Tuileries, l’Empereur ne « dédaigna pas de lui faire visiter ses grands et petits appartements ».
L’acte le plus important de la politique extérieure de Napoléon fut le blocus continental. La prohibition des denrées coloniales était une grosse entrave au commerce des sucres. Par ordre supérieur, on s’occupa activement de perfectionner, par tous les moyens possibles, la fabrication du sucre de betterave. Cette question intéressait l’Empereur au plus haut point. Dès que les produits français purent entrer en concurrence avec les étrangers, son contentement fut tel, « qu’il plaça, dit Fouché, sous un verre, sur sa cheminée, à Saint-Cloud, un pain de sucre de betterave raffiné qui pouvait rivaliser avec le plus beau sucre colonial sorti des raffineries d’Orléans ».
Il ne savait garder aucune contrainte : Fleury de Chaboulon le tient « incapable de garder un secret ». Ceci dit à l’adresse de ceux qui ont fait de Napoléon un monstre de dissimulation. D’autre part, la duchesse d’Abrantès se plaint de l’indiscrétion de l’Empereur, toujours porté à raconter « aux femmes les infidélités de leurs maris ». « Quant aux autres plaisanteries des jolies femmes de Gand, écrit Davout à sa femme, je regrette que l’Empereur te les ait faites, puisque cela t’a fait passer quelques mauvais quarts d’heure dans la nuit qui a suivi. »
Par une opposition curieuse, l’homme qui assistait, impassible, aux péripéties d’une bataille dont l’issue pouvait être un désastre, ne supportait pas la moindre contrariété lorsqu’il était assis à une table de jeu. Si la chance ne lui était pas favorable, — bien qu’aucun intérêt pécuniaire ne fût engagé, — irrésistiblement, il trichait. Tous les contemporains sont unanimes à constater ce travers de Napoléon. Davout assure « qu’aux échecs même, il savait rentrer en possession de ses deux fous. Il n’aimait pas que l’on en fît la remarque trop sérieusement ; il en riait le premier, mais il était évidemment fâché qu’on y mît trop d’importance ; et, au fait, ne jouant jamais d’argent, il y avait plus à en plaisanter qu’à se fâcher ».
Il n’est pas de bon bourgeois sans la passion de faire des mariages. D’une lettre du temps, nous détachons un passage qui souligne ironiquement cette petite manie de l’Empereur : « J’espère bien, écrit Boucher de Perthes à la comtesse de N…, que si vous devenez veuve, l’Empereur me donnera votre main par sénatus-consulte. Oui, Sa Majesté aime les mariages, et les mariages d’où naissent beaucoup d’enfants… Dès lors, mesdames les baronnes, comtesses et duchesses, si vous voulez être agréables à l’Empereur,
Nous avons déjà signalé l’insistance de l’Empereur près de Berthier ; Gaudin, ministre des finances, eut à subir également les effets de cette manie de marier les gens quand même : « J’espère, dit Napoléon à Gaudin en le faisant duc de Gaëte, que vous ne me refuserez pas de prendre femme, d’ici à deux ans au plus tard. Je me chargerai, si vous voulez, d’arranger cette affaire. » « Je suis comblé des bienfaits de l’Empereur, écrit le maréchal Davout à sa femme, mais celui auquel je mets le plus de prix est la femme à qui il a uni mon sort. »
L’attitude de Napoléon envers les femmes a souvent été qualifiée de brutale. A part l’apostrophe à Mme de Staël que nous avons mentionnée en son temps ; à part le désappointement, à Tilsitt, de la belle reine Louise de Prusse, Vénus diplomatique, offrant une fleur dont le prix, la cession de Magdebourg, parut trop élevé à l’Empereur qui persista dans son rôle de Pâris récalcitrant ; à part ces deux épisodes, on manque de faits précis qui permettent d’accepter la conclusion des détracteurs. On serait plus près de la vérité, pensons-nous, en disant que l’Empereur, sans relâche accaparé par les affaires les plus sérieuses, accordait peu d’attention au sexe faible et n’avait pas le temps de bien tourner le madrigal. Cependant il savait, comme tout le monde, dire aux dames, à l’occasion, d’aimables banalités, ainsi qu’en témoignent ce propos un peu vif décoché à la femme de l’astronome Lalande : « Partager une nuit entre une jolie femme et un beau ciel me paraît être le bonheur sur la terre », et ce compliment répété par Mme de Metternich à son mari : « Au dernier cercle, j’ai joué avec l’Empereur… Il a commencé par me faire de grands éloges sur mon bandeau de diamants et sur l’éternelle robe d’or. » Girardin, de son côté, nous dit avoir assisté à un souper à la suite duquel « l’Empereur a parlé à toutes les femmes, et même d’un air galant. En pareil cas, ajoute notre auteur, il a un sourire des plus gracieux ».
C’étaient là des exceptions, sans doute, car ni son tempérament, ni ses idées générales ne le portaient à se mettre en frais de fine galanterie. Il ne trouvait aucun charme dans les conversations féminines, et ne se gênait pas pour dire « qu’il avait toujours détesté les femmes prétendues beaux esprits ». « Soigner leur ménage et leurs enfants sans se mêler de ce qui ne les regarde pas », — voilà, selon lui, ce que les épouses avaient de mieux à faire. Quant à leur ingérence dans le gouvernement, il la repoussait avec une énergie rapportée en ces termes par Rœderer : « Il vaut mieux que les femmes travaillent de l’aiguille que de la langue, surtout pour se mêler des affaires politiques… Les États sont perdus quand les femmes gouvernent les affaires publiques. La France a péri par la reine… Voyez l’Espagne, c’est la reine qui gouverne. Pour moi, il suffirait que ma femme voulût une chose pour que je fisse le contraire. » « Les pièces trouvées à Charlottenbourg, dit le 29e Bulletin de la Grande Armée, démontreraient, si cela avait besoin de démonstration, combien sont malheureux les princes qui laissent prendre aux femmes de l’influence sur les affaires politiques. »
Quel crédit aurait-il pu accorder aux femmes, quand il n’avait aucune foi dans leur vertu première qui doit être la fidélité ? Marié deux fois, deux fois il fut éprouvé, à l’instar des maris de Molière, malgré toutes les précautions dont il usait, comme d’interdire, par exemple, l’entrée d’aucun homme dans les appartements de l’Impératrice. La quintessence de son scepticisme sur la vertu conjugale, est exprimée par lui-même, dans une discussion au Conseil d’État, sous cette forme délibérée : « L’adultère n’est pas un phénomène, c’est une affaire de canapé ; il est très commun. »
En dépit de ses opinions sur la dépravation des mœurs, il ne tolérait dans son entourage aucune irrégularité de situation. Il avait le concubinage en horreur, rien ne pouvait le faire céder sur ce point. Mme Visconti, qui avait des droits à la Cour, s’en vit refuser catégoriquement l’entrée parce qu’elle vivait avec Berthier. Les supplications de ce dernier, l’ami de tous les jours, ne parvinrent jamais à vaincre la résistance de l’Empereur. Même ostracisme à l’égard de Mme Grant, maîtresse de Talleyrand.
L’élève qui, au cours de ses études, n’a eu de bonnes notes qu’en mathématiques ; le membre de l’Institut pour la section des arts mécaniques ; le guerrier, qui a passé sa vie à remuer des masses d’hommes, dont il devait d’abord assurer les besoins matériels ; l’administrateur, additionnant, rognant les budgets, mettant la question d’argent au premier rang de ses préoccupations, était moins épris assurément des beautés idéales et souvent indéterminées des chefs-d’œuvre de l’art que des solutions précises et raisonnées dont on perçoit les résultats immédiats et positifs.
Cependant, chef de l’État, dépositaire, à ce titre, de toute la gloire nationale, se croyant, à tort peut-être, personnellement responsable du plus ou moins d’éclat des beaux-arts sous son règne, Napoléon faisait tous ses efforts pour conserver à la France la suprématie artistique qu’elle avait acquise dans le monde.
Quand une branche de l’art laisse à désirer, il s’en prend au ministre compétent et dit, par exemple : « La littérature a besoin d’encouragements. Vous en êtes le ministre ; proposez-moi quelques moyens pour donner une secousse à toutes les différentes branches des belles-lettres qui ont de tout temps illustré la nation. »
Dans son impatience d’avoir des poètes renommés, l’Empereur, qui ne connaît pas d’obstacles, créerait au besoin la célébrité par décision ministérielle : « Il est quelques hommes de lettres, écrit-il au ministre de l’intérieur, qui ont montré des talents pour la poésie ; on pourrait en citer dix ou douze… L’inconvénient du moment actuel est qu’on ne forme pas d’opinion en faveur des hommes qui travaillent avec quelque succès. C’est là que l’influence du ministre peut opérer d’une façon utile. Un jeune homme qui a fait une ode digne d’éloges et qui est distingué par un ministre, sort de l’obscurité, le public le fixe, et c’est à lui de faire le reste. »
Son ingérence, plus ou moins éclairée, dans les questions d’art s’affirme très vigoureusement lorsque, de Berlin, il écrit à Cambacérès : « … J’ai lu les mauvais vers qui ont été chantés à l’Opéra. En vérité, c’est tout à fait une dérision… Il est ridicule de commander une églogue à un poète comme on commande une robe de mousseline ». Et à Champagny, sur le même sujet : « Prend-on à tâche, en France, de dégrader les lettres, et depuis quand fait-on à l’Opéra ce qu’on fait au Vaudeville, c’est-à-dire des impromptus ? » En cette matière, sa critique n’était peut-être pas sans valeur, car la poésie était le seul goût littéraire et artistique qui s’accusât un peu chez l’Empereur, mais pour le genre noble, pour le genre épique, pour les poèmes héroïques seulement.
Dès sa jeunesse, les œuvres ossianiques eurent toutes ses préférences, et l’on se souvient que, dans une de ses premières lettres à Joséphine, Napoléon parle de celui qu’il appelle « notre bon Ossian ».
Certes, quand son imagination s’échauffait à la lecture de ces poèmes où sont chantés les exploits et les souffrances des héros gaéliques, il n’est guère probable que le jeune Bonaparte ait perçu une révélation de sa propre destinée dans ces vers :
Mais de quelle sinistre prophétie l’Empereur n’a-t-il pas dû sentir le contre-coup en son exil de Sainte-Hélène, s’il s’est ressouvenu de ce passage des poésies qu’il admirait :
Après Ossian, ses préférences littéraires sont exclusivement pour la tragédie. C’est son spectacle de prédilection, et parmi les poètes tragiques, il met Corneille au-dessus de tous. Aussi, quand on lui propose de servir une rente de trois cents francs aux descendants de l’auteur du Cid, l’Empereur répond : « Ceci est indigne de celui dont nous ferions un roi. Mon intention est de faire baron l’aîné de la famille, avec une dotation de 10 000 fr. ; je ferai baron l’aîné de l’autre branche, avec une dotation de 4 000 francs, s’ils ne sont pas frères. Quant aux demoiselles, savoir leur âge et leur accorder une pension telle qu’elles puissent vivre. »
Dès son arrivée à Paris, en 1794, Napoléon s’était lié d’amitié avec Talma. C’est sans doute pendant qu’il suivait assidûment les représentations des œuvres tragiques, que Napoléon avait fait cette remarque originale : « Dans une tragédie, quand l’action commence, les acteurs sont en émoi ; au troisième acte, ils sont en sueur, et tout en nage au cinquième. » Le souvenir de cette amitié se manifesta par une même décision impériale qui allouait au grand tragédien « une gratification de 6 000 francs et une pension mensuelle de 2 000 francs ».
Napoléon affectait volontiers de bien connaître les règles de la tragédie. Du fond de la Pologne, en 1806, éprouvant le singulier besoin de faire la critique des Templiers de Raynouard, il prétend « que le moyen tragique qu’il faut employer, c’est la nature des choses ; c’est la politique qui conduit à des catastrophes sans des crimes réels. M. Raynouard a manqué cela dans les Templiers… » Il arrête ses considérations sur l’art dramatique par cette réflexion assez juste : « Il faudrait du temps pour développer cette idée, et vous sentez que j’ai autre chose à penser. »
Parfois, il ne dédaigne pas de donner lui-même le canevas d’une pièce à faire : « Vous devriez, a-t-il dit à Gœthe, écrire, par exemple, la Mort de César, mais d’une manière beaucoup plus digne et plus grandiose que ne l’a fait Voltaire… » « Pourquoi, écrit-il à Fouché, n’engageriez-vous pas M. Raynouard à faire une tragédie du passage de la première à la seconde race ?… » Arnault avoue ingénuement dans la dédicace des Vénitiens, tragédie jouée en 1799, que Napoléon lui a fourni l’idée du cinquième acte, celui qui eut le plus de succès à la représentation.
Quand il s’occupait des choses de théâtre, c’était avec une extrême minutie ; il allait jusqu’à se faire le régisseur des théâtres subventionnés. Si un jour il modifie la distribution du Cid, d’autres fois, relativement à l’Opéra, il dira : « Je ne veux pas qu’on joue la Vestale. Je pense qu’il est convenable de donner la Mort d’Adam, puisqu’elle est prête. » « Il faudrait donner la Mort d’Abel le 20 mars ; donner le ballet de Persée et Andromède, le lundi de Pâques ; donner les Bayadères, quinze jours après ; Sophocle, Armide, dans le courant de l’été ; les Danaïdes, dans l’automne ; les Sabines, à la fin de mai. »
Il intervient aussi dans les plus petits détails de l’administration théâtrale, en écrivant à Cambacérès : « Je vous envoie un état des billets gratis et des billets payants de l’Opéra pendant le mois dernier ; cela me paraît énorme. Faites-moi connaître les prix des différentes places. Ne pourrait-on pas les mettre au-dessous du prix des autres spectacles et, par là, supprimer les billets gratis. »
Et, quand tout ne va pas à son idée, il s’écrie : « Si cela ne cesse pas à l’Opéra, je leur donnerai un bon militaire qui les fera marcher tambour battant. »
Ces renseignements touchant les préoccupations artistiques de l’Empereur, en ce qui concerne les théâtres, seraient incomplets si l’on ne mentionnait pas ici qu’il savait récompenser le mérite, là où il le rencontrait. Tout ce qui avait un nom, depuis Talma jusqu’à Grétry, Méhul, Lesueur, Raynouard, Lebrun, tous étaient les pensionnaires de la cassette impériale : qui pour une rente de 4 000 francs, qui de 10 000 francs, qui de 12 000 fr., comme Lesueur, l’auteur des Bardes.
Peu de prétentions en musique : tout en déclarant en 1797 « que de tous les beaux-arts, la musique est celui qui a le plus d’influence sur les passions, celui que le législateur doit le plus encourager », il n’avait que des notions très faibles sur cet art. Le 23 juin 1805, on le voit demander « ce que c’est qu’une pièce de Don Juan que l’on veut jouer à l’Opéra », et quand, le 4 octobre de la même année, il a entendu cet ouvrage au théâtre de la Cour à Stuttgart, son enthousiasme est assez modéré : « J’ai entendu hier l’opéra allemand Don Juan, la musique m’a paru fort bonne. »
Il ne se passionna que pour un seul artiste lyrique, Crescentini, qu’il entendit à Vienne, en 1806, dans Roméo et Juliette de Zingarelli. Napoléon le fit venir à Paris avec 50 000 francs d’appointements et de gratifications. Cet artiste ne chanta en France que sur le théâtre de la Cour, et, dans son admiration, Napoléon lui remit un jour l’ordre de la Couronne de fer, au grand mécontentement des généraux, raconte Mlle Avrillon.
Un peu de musique de chambre ne déplaisait pourtant pas à l’Empereur, qui écrivait, de Posen, à Joséphine : « Paër, le fameux musicien, sa femme, virtuose que tu as vue à Milan, il y a douze ans, et Brizzi, sont ici ; ils me donnent un peu de musique tous les soirs. »
En peinture, Napoléon avait avoué son ignorance en demandant au Directoire des commissaires artistes pour choisir les tableaux de valeur parmi ceux que le général en chef avait pris en Italie, et, respectueusement, il appelle « des savants » ces commissaires d’un nouveau genre.
Dans le courant de son règne, si l’Empereur commandait des tableaux, il le faisait avec les soins vétilleux qu’il apportait en tout. C’est ainsi qu’il commande : « huit tableaux de trois mètres trois décimètres de hauteur sur quatre mètres de largeur, le prix de chacun devant être de 12 000 francs ;
« Quatre autres de un mètre huit décimètres sur deux mètres deux décimètres, au prix de 6 000 francs ;
« Et un de deux mètres deux décimètres sur trois mètres, au prix de 8 000 francs. »
On remarquera que le prix de ces toiles est calculé, non d’après le talent et le fini de l’exécution, mais d’après la surface occupée par l’œuvre.
Dans les rares jugements, — le seul peut-être, — qu’il a émis sur une peinture, il n’est pas tendre pour un des plus grands maîtres de l’époque : « Je viens de voir le portrait qu’a fait de moi David. C’est un portrait si mauvais, tellement rempli de défauts que je ne l’accepte point et ne veux l’envoyer dans aucune ville, surtout en Italie, où ce serait donner une bien mauvaise idée de notre école. »
Dans les arts, comme il l’a dit lui-même en causant avec Gœthe à Erfurt, Napoléon aimait surtout « les genres tranchés » ; ce parti pris peut, en effet, se contrôler dans toutes les productions de son règne.
Cette recherche d’un genre tranché se retrouve, sous le premier Empire, aussi bien dans les lettres, les œuvres dramatiques, la peinture et la sculpture, que dans l’architecture, le vêtement et l’ameublement.
Il y a partout un effort visible, souvent guindé, pour sortir de la banalité. Chaque œuvre, comme chaque objet de l’Empire, porte l’empreinte de cette unique pensée, de cette volonté partie d’en haut qui pesait sur tous les artistes et artisans de l’époque.
Comparant le style de Napoléon à celui de Pascal, Sainte-Beuve a dit : « Il y avait de la géométrie chez l’un comme chez l’autre ; leur parole à tous deux se grave à la pointe du compas. »
Rien de plus exact, par rapport à Napoléon, si l’on a voulu indiquer que chacun de ses discours était approprié avec une justesse saisissante, non seulement au milieu, à la circonstance qui le motivait, mais encore à l’intelligence de ceux qui devaient en sentir l’effet.
Mais si ses proclamations sont restées, pour la plupart, des modèles d’éloquence militaire, il ne faudrait pas croire qu’il suivît simplement, en les rédigeant, le tour naturel de sa façon de parler. Son style, quand l’Empereur ne s’observe pas, quand il est livré à lui-même, est plutôt trivial que châtié. En homme pressé, tiré de tous côtés par mille affaires, il dicte ce qui lui passe par la tête, il exprime sa pensée comme elle vient ; le premier mot qui arrive est le bon, fût-il vulgaire, fût-il grossier, il est écrit sans aucune réserve, sans aucun souci de la forme.
Et ce n’est pas, il convient de le noter, une affectation du souverain assuré qu’il n’a d’observations à recevoir de personne, car on retrouve la même liberté de langage chez le général parlant à ses supérieurs : « Tâchez, dit-il au Directoire, que les commissaires, que vous enverrez en Italie, ne se croient pas un Directoire ambulant. » Au ministre des relations extérieures : « Ces choses sont bonnes à dire dans un café, mais non au gouvernement. » Pas plus de respect pour les étrangers : « J’ai, comme vous voyez, voyagé en casse-cou, et je n’ai pas été étonné que ces ganaches de plénipotentiaires de l’Empereur n’étaient pas encore arrivés. » « Le prince de la Paix a l’air d’un taureau, il a quelque chose de Daru… » L’empereur d’Autriche est « ce squelette de François II que le mérite de ses ancêtres a placé sur le trône ». D’un autre roi, il dit : « Cet archifou de roi de Suède vient de profiter de l’occasion pour dénoncer l’armistice. C’est bien dommage qu’on ne puisse pas mettre un gaillard comme cela aux petites maisons. » S’il reproche à son frère le roi de Hollande d’avoir « les idées mesquines, les sentiments faibles et les petites économies d’un boutiquier d’Amsterdam », il ne se gêne pas davantage pour lui dire : « Vous voulez que la Reine, votre femme, soit, comme une nourrice, toujours à laver son enfant… Si vous aviez une coquette, elle vous mènerait par le bout du nez… Elle vous aurait joué sous jambe et vous aurait tenu à ses genoux. »
On n’est pas plus irrévérencieux que lui envers les hauts dignitaires de l’Église : après le Pape qui « est un vieux renard », ce sont des lettres de cardinaux qu’il fait imprimer dans les gazettes, « afin de convaincre toute l’Italie de l’imbécile radotage de ces vieux cardinaux ». Quant à l’évêque de Vérone : « Si je l’attrape, dit-il, je le punirai exemplairement. »
C’est comme pour Sieyès, « qui devrait faire brûler un cierge à Notre-Dame pour s’être tiré de là si heureusement ». L’amiral Villeneuve est un « misérable qu’il faut chasser ignominieusement de l’armée… il sacrifierait tout pour sauver sa peau ».
Le mot imbécile ne lui coûte pas, on le rencontre souvent sous sa plume : « Les imbéciles de marins viennent de faire une échauffourée sans exemple. » « Un imbécile de commissaire. » « Votre bureau d’habillement est composé d’imbéciles », ou même « des officiers assez bêtes pour piller les dépêches des courriers ».
Les gens qui font des commérages ne sont pas chez lui en odeur de sainteté. Il déteste « les femmelettes et les mirliflores qui parlent de ce qui se passe à l’armée ». Des journalistes il dit : « Je ne puis voir que comme une calamité dix polissons, sans talent et sans génie, clabauder sans cesse contre les personnes les plus respectables, à tort et à travers. » Enfin, c’est au maréchal Lefebvre qu’il donne carrément le conseil suivant : « Chassez de chez vous à coups de pied au cul tous ces petits critiqueurs. »
Pour frapper l’imagination du peuple, ses récits sont d’une naïveté voulue qui est parfois bien étonnante ; rien que dans les bulletins de la campagne de 1805, on relève les passages suivants : « La maison d’Autriche ne trouverait nulle part à emprunter 100 000 francs. Les généraux eux-mêmes n’ont pas vu une pièce d’or depuis plusieurs années. » Cela n’empêche pas le bulletin suivant de déclarer que Murat a trouvé, dans une seule ville, « un trésor de 200 000 florins ».
Rien d’amusant comme « ce sergent-major, venu de Moscou, que tout le monde questionne » ; il y a vingt-cinq lignes de réponses faites par ce malheureux « de quelque intelligence », dit le bulletin ; on y voit les Autrichiens qui « ont perdu toutes leurs batailles et ne font que pleurer ». C’est par une image plus bizarre encore qu’il dénonce la rapacité des Russes : « Un homme riche qui occupe un palais ne peut espérer assouvir ces hordes sauvages par ses richesses ; ils le dépouillent et le laissent nu sous ses lambris dorés. »
Mais quand il s’agit de flatter l’amour-propre des soldats, d’éveiller en eux les idées d’héroïsme et de valeur militaire, les phrases, gravées « au compas » ou à la pointe de l’épée, atteignent, dans ses proclamations, les sommets mêmes de l’éloquence : « Cette couronne de fer, dit-il après Austerlitz, conquise par le sang de tant de Français, ils voulaient m’obliger à la placer sur la tête de nos plus cruels ennemis. Projets téméraires et insensés que, le jour même de l’anniversaire du couronnement de votre empereur, vous avez anéantis et confondus ! Vous leur avez appris qu’il est plus facile de nous braver et de nous menacer que de nous vaincre. » Et la harangue se termine par cette sublime inspiration : « Soldats, mon peuple vous reverra avec joie, et il vous suffira de dire : J’étais à la bataille d’Austerlitz, pour que l’on réponde : Voilà un brave ! »
Souvent, en ces occasions, il fait appel à ses souvenirs, et paraphrase les textes de nos grands auteurs ; dans le seul 31e bulletin on trouve : « C’est le cas de dire que la mort s’épouvantait et fuyait devant nos rangs pour s’élancer dans les rangs ennemis… On peut être battu par mon armée et avoir encore des titres à la gloire. »
L’homme dont la plume était parfois si franche, si nue, dans sa correspondance, pour ne pas dire brutale, ne dédaigne pas, sur les champs de bataille, de recourir au fatras des expressions déclamatoires ou boursoufflées, telles que : « Les armées marchent avec la rapidité de l’aigle » ; « L’admiration des générations futures… les aigles décorées d’une gloire immortelle » ; jetées un peu partout dans ses discours. « Précipitez dans les flots, s’écrie-t-il un jour en s’adressant à l’armée qui va conquérir le royaume de Naples, précipitez dans les flots, si tant est qu’ils vous attendent, ces débiles bataillons des tyrans des mers… ne tardez pas à m’apprendre que la sainteté des traités est vengée, et que les mânes de mes braves soldats, égorgés dans les ports de Sicile à leur retour d’Égypte, après avoir échappé aux périls des naufrages, des déserts et des combats, sont enfin apaisés. » Et c’est par cette métaphore poétique et hardie qu’il peint, en 1815, son retour de l’île d’Elbe : « L’aigle, avec les couleurs nationales, volera de clocher en clocher jusqu’aux tours de Notre-Dame. »
Faudra-t-il, pour clore cette analyse des sentiments intimes de Napoléon, se résigner à le défendre contre l’imputation étrange autant qu’inattendue — de n’être pas Français, — imputation récemment formulée par Taine en ces termes : « Manifestement, ce n’est ni un Français ni un homme du dix-huitième siècle ; il appartient à une autre race et à un autre âge ; du premier coup d’œil, on démêlait en lui l’étranger, l’Italien. »
Un premier coup d’œil est-il vraiment suffisant pour justifier une telle opinion ? Pour nous, l’homme qui se dégage du développement de cette étude, qui se dévoile à tous les regards, nous semble pourtant bien un homme du dix-huitième siècle, parfaitement de son temps, identique à ses congénères. Né dans la bourgeoisie, Napoléon était bourgeois dans les moelles, il l’était dans ses habitudes, dans ses qualités, dans ses défauts, dans ses actes, dans le fond de son âme. Mais dénier à Napoléon le titre de Français, — l’erreur, selon certaines théories, fût-elle soutenable, — ne sent-on pas que c’est une hérésie !
Italien ! l’homme qui a rempli les caisses vides du Directoire, en faillite, avec l’or de l’Italie.
Italien ! l’homme qui a dépouillé l’Italie de ses richesses artistiques pour les transporter dans nos musées de Paris.
Italien ! l’homme qui disait : « Il y a en Italie dix-huit millions d’hommes, et j’en trouve à peine deux… » Ou : « C’est un peuple mou, superstitieux, pantalon et lâche. »
Italien ! l’homme qui, en 1814, possédant encore l’Italie et son armée intactes, n’eut pas un instant la pensée de s’y réfugier, de s’y défendre, pour conserver peut-être la couronne royale italienne.
Pas Français ! le fils de celle qui, en 1793, en face de sa maison brûlée par les ennemis de notre pays, saluait l’incendie, — sa ruine, — du cri de : Vive la France !
Pas Français ! celui grâce à qui les échos du monde entier ont retenti du nom glorieux de la France.
Pas Français ! celui qui a dit : « Quiconque se bat contre sa patrie est un enfant qui tue sa mère. »
Pas Français ! celui dont Stendhal a dit : « Il aimait la France avec la faiblesse d’un amoureux. »
Pas Français ! celui qui écrivait : « Je rougirais d’être Français s’ils étaient aussi lâches que dit le ministre de l’intérieur. »
Pas Français ! celui que « vingt mille poitrines appellent, en 1815, sous les murs de l’Élysée, le suppliant de résister, de ne pas abdiquer », et qui préfère sa propre humiliation à la guerre civile dans sa patrie.
Pas Français ! Mais de quel cœur autre qu’un cœur français pouvaient s’exhaler ces deux mots : « Territoire sacré ! » pour désigner le sol de la France envahie ?
N’est-ce pas faire honte à la mémoire de l’Empereur que de réfuter une pareille imputation ?
En vérité, comment pourrait-il bien ne pas être Français, le héros de l’épopée impériale !
Nulle controverse n’entamera cette évidence : aussi longtemps qu’un être humain vibrera à la sensation chevaleresque de la gloire, — l’orgueil le plus vivace de la France ne cessera de résider, de s’affirmer, de s’exalter dans le nom de Napoléon.
Représenter Napoléon comme un aventurier, parvenu à la plus haute des situations grâce à l’audace d’une ambition illimitée, c’est moins une définition qu’une affirmation à la fois vague et sans portée.
Se figurer qu’un officier obscur s’est, un jour, mis en tête le projet compliqué de devenir le maître de son pays et, dès lors, a su concentrer toutes ses pensées, tous ses calculs vers ce but chimérique, miroitant à perte de vue, c’est prêter à cet officier des idées qui touchent de plus près à l’aliénation mentale qu’à l’ambition.
La vérité est beaucoup plus simple : Napoléon a occupé la première place, parce que seul, en France, il était capable de l’occuper. N’en avait-il pas fourni la preuve en déployant, dans l’exercice du commandement de l’armée d’Italie, en 1796, toutes les qualités d’un chef de gouvernement ?
Cette preuve, personne autre que lui ne l’avait faite, depuis que la France s’efforçait à sortir de l’anarchie issue de la Révolution.
Quel autre, aux jours des angoisses terribles de la banqueroute officielle, pouvait-on appeler à la direction des affaires, si ce n’est celui qui, trois ans auparavant, prenant une armée en haillons, avait montré qu’il possédait, en plus d’une haute science militaire, l’art de rendre la confiance aux désespérés, l’art de transformer le dénuement en prospérité, la débandade en cohésion, l’art d’arrêter les dilapidations, l’art de contraindre à l’honnêteté, l’art, enfin, de faire de rien un instrument de gloire et de fortune pour son pays ?
Pour mettre en vue ses puissantes capacités, Napoléon, voué par sa naissance aux luttes de la vie, n’eut pas besoin du stimulant d’un fol orgueil, il lui suffit d’obéir à son tempérament d’homme laborieux, rebelle au découragement, esclave du devoir scrupuleusement rempli.
Général révoqué, quand tant d’autres se fussent abandonnés à la désespérance, Napoléon, fidèle à ses habitudes de travail, trace des plans de campagnes propres à assurer le succès aux généraux en activité.
La face glabre, sillonnée de rides prématurées, l’habit râpé, flottant autour d’un corps amaigri par les privations, il allait, dans les bureaux de la guerre, offrir gratuitement ses conceptions géniales, sans réclamer pour lui-même le bénéfice de leur exécution. Ses rapports avec Pontécoulant, le sous-lieutenant ministre, sont la preuve indéniable de ce fait.
Quels mobiles, autres que l’amour du métier et le patriotisme, apercevoir dans ces études stratégiques, dont le résultat logique ne pouvait être que de couvrir de gloire le général en chef Schérer ? Impossible de trouver ici l’indice d’une ambition exagérée : se distinguer par des travaux techniques, c’est plus que le droit d’un officier, c’est son devoir strict.
Donc, c’est bien par son application consciencieuse et persistante au travail que Napoléon se mit en évidence ; c’est bien par son zèle et sa persévérance qu’il força les portes des bureaux de la guerre, où il se fit remarquer suffisamment pour qu’on vînt le chercher au 13 vendémiaire.
Alors, sorti de l’obscurité, il fut, bientôt après, chargé de réaliser les plans mémorables dont il était l’auteur et que Schérer avait rejetés à titre d’élucubrations insensées, sorties du cerveau d’un malade.
Le jour où, pour la première fois, le commandement d’une armée est confié à Napoléon, les malheurs de la France tiennent une autre place dans son esprit que le souci de sa gloire personnelle. Habitué à mesurer les situations difficiles, Napoléon a compris que cette pauvre patrie, près de succomber d’épuisement, ne pouvait continuer à entretenir, même avec la victoire, des armées « où le déficit dans tous les genres était tellement excessif que les généraux ne cessaient de se plaindre et de demander de nouveaux approvisionnements ». C’était l’époque où Hoche écrivait : « Sans pain, sans souliers, sans vêtements, sans argent, entourés d’ennemis, voilà notre position déplorable… Si messieurs les députés ont tant d’esprit, qu’ils nourrissent les soldats, qu’ils payent et habillent les officiers… »
Napoléon a compris qu’il fallait à cette mère patrie des enfants assez forts pour se suffire à eux-mêmes d’abord, pour lui envoyer à elle, ensuite, des moyens de subsistance et, par surcroît, lui procurer la gloire.
Pour l’ancien lieutenant d’artillerie de Valence et d’Auxonne, le problème n’est pas nouveau : il va se conduire envers la patrie comme il s’est conduit jadis envers sa famille, réduite à la misère en Corse ; il va exiger des autres ce qu’il a fait lui-même. Il part avec la conviction que tout homme, où qu’il soit, couvre avec la semelle de ses bottes un espace de terre qui doit le nourrir, et il emporte la résolution sacrée non seulement de ne jamais rien demander à la patrie malheureuse, mais encore de la secourir.
A l’heure exacte où il prend le commandement de l’armée d’Italie, sa pensée intime, sur l’étendue de la tâche qui lui incombe, est précisée dans une lettre à Chauvet, l’un de ses anciens amis de Toulon, modeste commissaire des guerres : « Le gouvernement, écrit Napoléon, attend de l’armée de grandes choses ; il faut les réaliser et tirer la patrie de la crise où elle se trouve. »
Ce que Napoléon appelait une armée n’était, en réalité, qu’une agglomération de gens déguenillés, affamés, indisciplinés. « L’armée française, dit Stendhal alors témoin oculaire, était depuis longtemps exposée à des privations horribles ; souvent les vivres manquaient, et ces soldats placés sur les sommets des Alpes et qui se trouvaient huit mois de l’année au milieu des neiges, manquaient de chaussures et de vêtements… Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’on aurait peine aujourd’hui à se faire une idée du dénuement et de la misère de cette ancienne armée d’Italie… Une réflexion peut suffire : les riches de cette armée avaient des assignats, et les assignats n’avaient aucune valeur en Italie. » Huit jours avant l’arrivée de Bonaparte, l’un des généraux de l’armée d’Italie, Joubert, écrivait à son père : « Le gouvernement, tout occupé du Rhin, nous laisse sans argent, à la merci des fripons qui nous administrent… La France frémirait si on comptait tous ceux qui sont morts d’inanition, de maladies. »
Devant cette situation lamentable, Napoléon va-t-il récriminer, répudier les responsabilités et les rejeter sur d’autres ? Nullement. Voici ce qu’il écrit au Directoire, au sujet de son prédécesseur : « J’ai particulièrement été satisfait de la franchise et de l’honnêteté du général Schérer. Il a acquis, par sa conduite loyale et par son empressement à me donner tous les renseignements qui peuvent m’être utiles, des droits à ma reconnaissance. »
Outre la pénurie existante, il fallut bientôt constater que les subsides mis à la disposition du général en chef, pour l’entrée en campagne, étaient illusoires, « que les traites envoyées par la trésorerie étaient protestées, qu’une somme de six cent mille livres, annoncée, n’était pas arrivée ». Il y avait, certes, dans ce désarroi, de quoi décourager la bonne volonté la mieux trempée ; mais Napoléon, en rude ouvrier qui n’a pas peur de la rude besogne, termine son rapport au Directoire en s’écriant : « Malgré tout cela, nous irons. »
Mots héroïques dans leur simplicité et leur sincérité, où l’on ne saurait reconnaître, sans extrême légèreté, le langage ou la nature d’un aventurier, — rien dans le caractère de Napoléon n’autorisant une semblable confusion. Alors que le propre de l’aventurier est d’ordinaire de se jeter tête baissée dans l’inconnu, de tout attendre de l’intervention du destin, Napoléon s’évertue, au contraire, à disputer mathématiquement au hasard l’éventualité même du moindre accident ; et c’est bien lui qui écrivait au Directoire : « Ce que vous désireriez que je fisse sont des miracles, et je n’en sais pas faire… Ce n’est qu’avec de la prudence, de la sagesse, beaucoup de dextérité que l’on parvient à de grands buts et que l’on surmonte tous les obstacles : autrement, on ne réussira en rien. Du triomphe à la chute il n’est qu’un pas. J’ai vu, dans les plus grandes circonstances, qu’un rien a toujours décidé les plus grands événements. »
Aussi, multiplier ses efforts, ne trouver aucune besogne indigne de son rang ni de ses mains, exiger l’ordre dans tout et partout, courir sus au gaspillage sans relâche, veiller jour et nuit, — c’est à ce prix, à ce prix seulement qu’il achète le repos de sa conscience, toujours sagace et scrupuleuse.
Napoléon avouait combien son rôle était complexe, écrasant, quand il écrivait au Directoire : « Vous ne vous faites pas une idée de la situation administrative et militaire de l’armée. Quand j’y suis arrivé, elle était travaillée par les esprits des malveillants, sans pain, sans discipline, sans subordination… des administrateurs avides nous mettent dans un dénuement absolu de tout. Ma vie est ici inconcevable : j’arrive fatigué, il faut veiller toute la nuit pour administrer, et me porter partout pour rétablir l’ordre. »
Et ce n’était pas encore tout ; ce que Napoléon ne disait pas, ayant intérêt à le cacher, c’est que, loin de posséder la confiance indispensable au commandant en chef, il n’avait qu’une autorité des plus contestées. Si le nom de Napoléon symbolise en quelque sorte, aujourd’hui, l’idée d’un immense prestige joint à une force d’entraînement irrésistible, il n’en allait pas de même à l’armée d’Italie, en 1796 : « … Non seulement, dit Marmont, la confiance, cette foi inébranlable en son chef qui décuple les moyens, n’accompagnait pas les ordres de Bonaparte, mais les rivalités et les prétentions des généraux, beaucoup plus âgés et ayant depuis longtemps commandé, devaient ébranler les dispositions à l’obéissance. » « En Italie, dit le général Lasalle, il avait une petite mine, une réputation de mathématicien et de rêveur ; point encore d’action pour lui, pas un ami ; regardé comme un ours, parce qu’il était toujours seul à penser… »
Au total : aucunes ressources pécuniaires, nulle autorité morale, point d’armée, si ce n’est un assemblage incohérent d’hommes dénudés, indisciplinés ; c’était avec ces éléments négatifs, pour ainsi dire, qu’il s’agissait de vaincre l’étranger et de secourir le pays !
Une pareille entreprise semble défier les forces humaines. En se portant fort de la mener à bien, Napoléon n’aurait fait preuve que de témérité s’il n’avait calculé, avant de se prononcer, le parti qu’il pouvait tirer du monceau de débris qu’il allait patiemment ressouder les uns aux autres, pour en faire un outil solide.
Point d’impatience, point de coups d’audace prématurés que sa jeunesse suffirait pourtant à excuser ; mais les travaux lents et obscurs de la réorganisation, c’est à cela que ce général de vingt-sept ans consacre son intelligence et ses veilles.
Voici sa première proclamation aux troupes, en arrivant au quartier général de Nice, le 27 mars : « Soldats, vous êtes nus, mal nourris ; le gouvernement vous doit beaucoup, il ne peut rien vous donner. Votre patience, le courage que vous montrez au milieu de ces rochers sont admirables ; mais ils ne vous procurent aucune gloire, aucun éclat ne rejaillit sur vous. Je veux vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde. De riches provinces, de grandes villes seront en votre pouvoir ; vous y trouverez honneur, gloire et richesses. Soldats d’Italie, manqueriez-vous de courage et de constance ? »
On a beaucoup disserté sur cette proclamation, dont les vieux soldats disaient : « Il nous la f… belle, avec ses plaines fertiles. Qu’il commence donc par nous donner des souliers pour y descendre. »
On a voulu y voir le début d’un système de commandement qui cherchait à se rendre populaire par des séductions malsaines, par l’excitation de grossiers appétits. En y réfléchissant, on reconnaîtra que, sauf les effets oratoires inséparables du genre, il était difficile au chef de l’armée de parler différemment : pour se faire suivre par des affamés, y avait-il un autre moyen que de leur promettre du pain ? Les mêmes paroles n’ont-elles pas été prononcées, à quatre mille ans de distance, par un autre grand conducteur d’hommes qui n’a pas laissé une réputation d’aventurier ? N’est-ce pas Moïse qui, pour se faire suivre par les six cent mille individus dont il était le chef, leur a promis « une contrée fertile et spacieuse, une terre ruisselante de lait et de miel » ?
Du reste, si l’armée française a pu avoir une illusion, en se figurant être commandée par un chef de bande disposé à tolérer le désordre, elle a été vite détrompée. Dès le surlendemain, pas plus tard, elle était à même de voir qu’elle avait affaire à un général qui exigeait une obéissance absolument passive et qui ne reculait devant aucune mesure pour arriver à ses fins. Officiers et soldats furent convaincus qu’ils seraient soumis à une discipline impitoyable, après la lecture aux troupes d’un ordre du jour ainsi conçu : « Le 3e bataillon de la 209e demi-brigade s’est rendu coupable de désobéissance ; il s’est déshonoré par son esprit de mutinerie et en refusant de marcher aux divisions actives. Les officiers se sont mal conduits ; le commandant, le capitaine Duvernay, a montré de mauvaises intentions. Vous voudrez bien faire arrêter le citoyen Duvernay et le faire traduire devant un conseil militaire à Toulon… Vous ferez traduire devant un conseil militaire, à Nice, les grenadiers accusés d’être les auteurs de la mutinerie… Les officiers et sous-officiers, n’ayant point donné l’exemple de partir et étant restés dans les rangs sans parler, sont tous coupables ; ils seront sur-le-champ licenciés et renvoyés chez eux… La présente lettre sera mise à l’ordre de l’armée. »
Et trois semaines après, un nouvel ordre du jour encore plus catégorique : « … Le général en chef voit avec horreur le pillage affreux auquel se livrent des hommes pervers, qui n’arrivent à leurs corps qu’après la bataille, pour se livrer aux excès les plus déshonorants pour l’armée et le nom français… Le général en chef se réserve de statuer sur les officiers supérieurs ou commissaires des guerres sur qui il serait porté des plaintes.
« … Les généraux de division sont autorisés à destituer sur-le-champ et même à envoyer au château du fort Carré, à Antibes, en arrestation, les officiers qui auraient, par leur exemple, autorisé l’horrible pillage qui a lieu depuis plusieurs jours.
« Les généraux de division sont autorisés, par la nature des circonstances, à faire fusiller sur-le-champ les officiers ou soldats qui, par leur exemple, exciteraient les autres au pillage et détruiraient, par là, la discipline, mettraient le désordre dans l’armée et compromettraient son salut et sa gloire.
« Tout officier ou sous-officier qui n’aura pas suivi son drapeau et qui, sans raison légitime, se trouvera absent au moment d’un combat, sera destitué, et son nom sera envoyé à son département, afin qu’il soit flétri dans l’opinion de ses concitoyens comme un lâche.
« … Un soldat qui sera convaincu d’avoir manqué deux fois à un combat sera dégradé à la tête du bataillon ; on lui arrachera l’uniforme, et il sera envoyé au delà du Var, pour arranger les chemins, tant que durera la campagne. »
On voit que c’est à des devoirs de plus d’une sorte qu’il fallait rappeler ces soldats viciés par l’impéritie des commandements antérieurs.
Quel est le général qui a parlé à ses troupes avec plus de vigueur, a montré moins de souci d’une affection achetée au prix de sa propre faiblesse ? Qui a jamais, en temps de guerre, réprimé les mauvaises passions avec autant d’acharnement et de sévérité ?
Cette rigueur affirmée résolument, dès les premiers instants, exclut toute recherche d’une popularité de mauvais aloi que l’on obtient plus facilement par une lâche complaisance envers les masses que par une sévérité implacable.
La dépense énorme de travail que fit, en ces jours, Napoléon serait incroyable, si l’on n’avait sous les yeux les documents officiels ; dans la seule journée du 29 mars, c’est-à-dire trois jours après son arrivée, on trouve :
La répression des mutineries de la 209e demi-brigade.
La formation d’un atelier de cent dix ouvriers à envoyer à Finale.
La répartition détaillée de deux divisions de cavalerie.
L’ordre au général Saint-Hilaire de s’assurer s’il y a assez d’écuries pour loger les chevaux.
Le même ordre au général Sérurier pour la seconde division.
L’affectation des généraux Mouret et Barbentane à des commandements.
L’ordre au général Despinoy, à Toulon, de rejoindre l’armée à Nice, avec cette recommandation spéciale : « Vous vous assurerez, avant de partir, que tous les attelages dont j’ai ordonné le départ sont partis. »
L’ordre au général Para de requérir la mise en activité de la garde nationale d’Antibes.
L’ordre au général Berthier de rechercher, parmi les officiers de la 209e demi-brigade, ceux qui se sont bien conduits et de les lui signaler.
La revue des troupes après laquelle il adresse un ordre du jour.
Une promotion dans le personnel de l’état-major.
L’ordre aux généraux qui n’ont pas le nombre d’aides de camp désigné par la loi, de s’en choisir le nombre qu’elle prescrit. Cet ordre finit ainsi : « Les généraux doivent sentir qu’aucune considération particulière ne peut influer sur leur choix ; les talents, la moralité, un patriotisme pur et éclairé doivent seuls le déterminer… Les généraux sont prévenus que le chef d’état-major a des ordres très précis pour faire subir un examen aux aides de camp, et de faire remplacer ceux qui ne seraient pas propres à seconder le travail des généraux. »
Si l’on ajoute à cette liste déjà longue et variée les nombreux ordres verbaux qui n’ont pu être conservés, on se fera une idée du labeur extraordinaire que s’imposait Napoléon. Et chaque jour ainsi, à côté des préoccupations militaires proprement dites, il y a encore place pour les détails les plus minimes, tels que :
L’ordre de distribuer de la viande fraîche tous les deux jours, stipulant que « les bataillons qui ont pris de la viande salée auront demain de la viande fraîche, et ceux qui ont eu de la viande fraîche auront de la salée. Les administrations de l’armée et les ateliers d’ouvriers prendront la viande tous ensemble ».
L’ordre de faire rentrer dans les caisses de l’armée des sommes détenues indûment par des commissaires des guerres, « afin qu’il en soit disposé pour le bien du service et pour procurer au soldat ce qui lui est dû ».
Les prescriptions suivantes à un commissaire des guerres : « Transportez-vous à Varaggio et prenez des engagements pour 30 000 francs, à condition que les fourrages seront rendus à Loano, Finale, Oneille, avant le 25 du mois ; je ferai honneur à vos engagements à Albenga… je ferai partir demain cinq mille paires de souliers d’ici ; douze mille paires partiront de Marseille. Vous remettrez la lettre ci-jointe par laquelle Collot ordonne à sa maison de faire partir dix mille paires de souliers et huit cents quintaux de foin. Pressez le départ des souliers que vous avez achetés. »
La recommandation aux généraux « d’accélérer, autant qu’il leur sera possible, le travail relatif à la nouvelle réorganisation… Les généraux et adjudants généraux ne doivent pas perdre un seul instant pour faire pourvoir les troupes des objets qui peuvent leur être nécessaires. Le général en chef est instruit que les employés des fourrages se permettent de changer arbitrairement la ration, sous prétexte de la pénurie des magasins. Il leur est expressément défendu de faire délivrer des rations au-dessous de la proportion déterminée, sans un ordre par écrit des commissaires des guerres. »
La lettre au citoyen Lambert, commissaire ordonnateur en chef : « Je vous fais passer, citoyen commissaire, écrit Napoléon, une plainte portée sur le poids des rations et sur la petite romaine dont on se sert au magasin des fourrages. Il est prouvé que l’on vole les parties prenantes… Le général en chef vous ordonne de faire dresser un procès-verbal du poids des bottes de foin qui restent et qui ont été consignées à la sentinelle. Vous ferez arrêter le citoyen Michel jusqu’à ce que vous puissiez indiquer celui qui a bottelé le foin, et le garde-magasin qui s’est servi de la petite romaine. Vous voudrez bien m’informer, dans la matinée, de l’exécution de cet ordre. »
L’ordre aux commissaires des guerres « de faire passer sans délai à Carcare tout le pain qui est fait et d’activer tout ce qui en reste à faire ». La même note porte : « Rien ne peut excuser le moindre retard. Le général en chef me charge de vous répéter que le succès de nos armées tient à la subsistance, et qu’il met sous votre responsabilité le manque de pain et d’eau-de-vie. C’est au nom de la patrie que je vous demande la plus grande activité dans la confection et dans le transport. »
Napoléon suppléait à tout, payait de sa personne partout, ainsi que le prouve cette lettre à Carnot : « Je n’ai pas un officier du génie capable de reconnaître Ceva, et il faut que je m’y porte moi-même, et ma présence, cependant, est bien plus intéressante à ma droite où, peut-être dans une heure, je serai aux mains avec Beaulieu… Pourriez-vous croire que je n’ai pas, ici, un officier du génie sortant de Mézières, pas un qui ait fait un siège ou qui ait été employé dans une place fortifiée ? Les corps du génie et de l’artillerie sont livrés au commérage le plus ridicule ; on ne consulte jamais le bien du service, mais toujours les convenances des individus. Les adjoints du ministre répandent de l’eau bénite, et la patrie en souffre… » Le même jour, dans une autre lettre, insinuant que sans ces lacunes, sa victoire de Montenotte aurait été plus complète, il revient sur le même sujet en disant : « … Vous ne pouvez pas concevoir mon désespoir, je dirai presque ma rage, de n’avoir pas eu un bon officier du génie sur le coup d’œil duquel je puisse compter, et de me trouver sans artillerie légère au moment où je suis en plaine. »
Il convient de remarquer que tous les ordres précédents ont été pris dans un ensemble de cent vingt-trois pièces diverses, écrites par Napoléon durant les vingt-quatre premiers jours de son commandement.
Dans ce court espace de temps, après une immobilité de huit jours à Nice, le siège du quartier général avait changé douze fois de résidence, six combats heureux avaient été livrés, trois batailles rangées avaient été gagnées !
Rien, mieux que les citations que nous avons reproduites, ne pouvait faire comprendre les difficultés immenses que Napoléon eut à surmonter ; rien ne pouvait mieux l’affranchir de la réputation d’aventurier que ses contempteurs lui ont faite.
Un présomptueux, impatient de gloire militaire, n’eût pas suffi, sans contredit, pour accomplir de tels prodiges. Ce qu’il fallait, c’était un chef rigide, incapable de regarder son avénement hiérarchique comme un pas fait vers le repos et l’indolence, et de considérer l’élévation de son grade comme une sorte de piédestal duquel il ne pouvait descendre, sans déchoir, pour s’occuper des objets de détails. Il fallait donc un homme positif, réfléchi, de bon sens, sachant que du choc des idées, on doit toujours, sur cette terre, passer au choc des choses, sachant qu’un trait de génie peut inspirer à un général la marche offensive qui rend inévitable la défaite de l’ennemi, mais sachant mieux encore que, si les soldats manquent, non pas d’armes ni de cartouches, mais seulement de cordons de souliers, ils perdront leurs chaussures, n’avanceront plus, et que, dès lors, la plus savante des combinaisons stratégiques sera réduite à néant.
Cette conviction de l’influence décisive des détails en apparence négligeables, toutefois si importants, dans les plus grandes occasions, a été l’aiguillon permanent et impérieux de l’activité de Napoléon, et a fait de lui, après six semaines, le chef désormais respecté de tous, qui avait tiré l’armée de sa détresse, marchait de succès en succès et, de plus, était en mesure d’apporter une aide considérable au trésor vide de la France.
Un mois s’était à peine écoulé depuis sa prise de possession du commandement, que, le 26 avril, il écrivait au Directoire : « Ce beau pays nous offrira des ressources considérables ; la seule province de Mondovi nous donnera un million de contributions. » Et le 9 mai, au ministre de la guerre : « … Plus vous m’enverrez d’hommes, et plus je les nourrirai facilement. »
Huit jours après, le 18 mai, il met à la disposition du Directoire « deux millions de bijoux et d’argent en lingots, plus vingt-quatre tableaux, chefs-d’œuvre des maîtres italiens ».
Le 1er juin, il expédie à Paris deux millions en or et autorise à faire des lettres de change sur lui, jusqu’à concurrence de « quatre ou cinq millions ». Et le 8 du même mois, il fait passer un million à ses frères d’armes de l’armée du Rhin. Il en avise le ministre des finances et ajoute : « Vous avez dans ce moment une dizaine de millions sur lesquels vous pouvez compter, dans peu vous en aurez autant. »
Enfin, d’après l’estimation de Mallet du Pan, — celui-là même qui, au début de la campagne, surnommait Napoléon « ce bamboche à cheveux éparpillés, ce petit saltimbanque de cinq pieds trois pouces… », — « ce n’est pas à moins de quatre cents millions qu’il faut évaluer les richesses enlevées à l’Italie, dans la seule année de 1796 ». Et c’est avec un autre ennemi, Walter Scott, qu’il faut constater ici que « Napoléon ne réserva pour lui aucune portion considérable du butin, quoiqu’il en eût souvent l’occasion ».
D’autres généraux, avant Napoléon, avaient remporté plus ou moins de victoires ; les Pichegru, les Jourdan, les Moreau, les Souham, les Brune, les Kellermann, les Championnet, les Masséna s’étaient illustrés sur maints champs de bataille ; mais aucun n’avait révélé cette puissance d’organisation dont la France de 1799 avait autant besoin que l’armée d’Italie de 1796. Pour l’une comme pour l’autre, il s’agissait de vivre, avant de songer à vaincre.
On peut s’en assurer en se reportant à la description de la France, dressée par un contemporain : « Le mérite partout persécuté, les hommes honnêtes partout chassés des fonctions publiques, les brigands réunis de toutes parts dans leurs infernales cavernes, des scélérats en puissance, les apologistes de la Terreur à la tribune nationale ; la spoliation rétablie sous le titre d’emprunt forcé ; l’assassinat préparé, et des milliers de victimes désignées sous le titre d’otages ; le signal du pillage, du meurtre, de l’incendie toujours au moment de se faire entendre dans une proclamation de la patrie en danger, mêmes cris, mêmes hurlements dans les clubs, au Corps législatif qu’en 1793 ; mêmes bourreaux, mêmes victimes, plus de liberté, plus de propriété, plus de sûreté pour les citoyens, plus de finances, plus de crédit pour l’État ; l’Europe presque entière déchaînée contre nous ; des armées en déroute, l’Italie perdue, le territoire français presque envahi. »
Mallet du Pan, agent de Louis XVIII, achève de décrire ainsi la situation de la France : « Depuis la banqueroute de la dette publique remboursée pour les trois quarts en bons qui perdent quatre-vingt-dix-sept pour cent sur la place, la circulation est arrêtée, les effets publics n’ont plus cours, l’industrie est morte, les capitaux ont disparu, les changes se dégradent de jour en jour, l’agriculture, écrasée à son tour, commence à gémir comme le commerce… Le gouvernement a consommé, dans l’année qui expire, douze cents millions en numéraire, a suspendu la moitié des payements publics soit aux rentiers, soit aux pensionnaires, soit aux fonctionnaires publics ; après avoir spolié les hôpitaux, il les laisse dans la plus horrible misère, ne pourvoit même pas aux besoins des prisonniers. »
A la vue de ce tableau, on comprendra la force et la somme d’espoir que représentait l’homme qui, trois ans auparavant, avait pris corps à corps une situation analogue, avait su, en peu de temps, remettre chaque chose en sa place et rétablir l’ordre régulier sans lequel il n’est de bonheur ni pour les armées ni pour les peuples.
On comprendra également pourquoi l’on s’est souvenu de celui qui avait accompli le miracle de la résurrection de l’armée d’Italie, le jour où il s’est agi d’arracher la France à la ruine, et pourquoi des millions de poitrines lancèrent vers Napoléon un cri d’appel désespéré, alors qu’il se trouvait en Égypte, bien loin pourtant des compétitions et des intrigues politiques.
Pourquoi était-il allé en Égypte ? On n’a pas manqué de faire, à ce sujet, les conjectures les plus défavorables.
Plusieurs ont dit que, rentré à Paris et aspirant déjà aux honneurs suprêmes, Napoléon s’aperçut qu’il n’avait pas encore assez de popularité et forma le projet de partir pour l’Égypte.
C’est inexact. Pendant ses plus glorieux succès en Italie, succès dont il ne pouvait mesurer les conséquences par rapport à lui, en 1797, à Passeriano, il s’occupait avec Monge des moyens de s’emparer de l’Égypte, d’après des plans déjà discutés sous les règnes de Louis XV et de Louis XVI. « A cette même époque, rapporte Lavalette, il appelait près de lui Poussielgue et faisait élaborer par ce dernier les combinaisons qui nous valurent la prise de Malte par un coup de main. »
Quant à l’idée d’exercer une dictature en France, en admettant qu’il l’ait jamais eue jusque-là, il faudra bien avouer qu’en partant pour l’Orient, Napoléon y renonçait totalement ; car ce serait un bien naïf ambitieux, celui qui, acclamé par la foule, recevant de tous les corps de l’État les hommages les plus flatteurs, sinon les plus serviles, abandonnerait volontiers ce foyer de brigues journalières pour aller, au delà des mers, chercher les moyens d’acquérir une suprématie qui, saisissable sans sortir de Paris, n’était là-bas que chimérique.
Ce serait vraiment un singulier moyen de perpétrer un crime que de mettre entre soi et le théâtre de ce crime des centaines de lieues, ainsi qu’une barrière presque infranchissable, qui était la flotte anglaise.
Ne prévoyait-il donc pas, Bonaparte, qu’en son absence toutes les conspirations pourraient se donner carrière, et qu’il risquait fort, à son retour, de trouver établi tel gouvernement, voire la royauté, qui ne laisserait plus de place à aucune compétition ni civile ni militaire ?
Fallait-il grande intelligence pour se dire que les absents ont toujours tort, et que les occasions, favorables et fréquentes en temps de Révolution, sont moins faciles à saisir du fond de l’Égypte que de la rue Chantereine, devenue rue de la Victoire, en l’honneur de Napoléon ?
On sera plus près de la vérité, pensons-nous, en disant que Bonaparte, revenu d’Italie, décoré du double prestige de la gloire et de la paix, bien supérieur en tous points à ceux qui gouvernaient, éloigné par l’âge des fonctions de directeur (il fallait avoir quarante ans), se vit dans la nécessité d’être le garde du corps des puissants du jour, dignes successeurs d’Aubry et de Letourneur, tout aussi incapables que ceux-ci et plus corrompus.
Alors, soldat épris de renommée, avide d’exploits militaires, comme l’eût été, à sa place, tout jeune général, il n’aspire qu’à obtenir un nouveau commandement qui, conforme à ses goûts, l’éloignera des intrigues politiciennes de Paris.
Aussi, quand, cédant aux supplications qu’on lui adressait de Paris, il se décida à revenir d’Égypte, et qu’il eut repassé la mer, à travers les croisières ennemies, ce ne fut pas en aventurier équivoque et dangereux qu’on l’accueillit en France, mais en véritable sauveur.
Tous les contemporains attestent l’allégresse populaire avec laquelle ce retour fut salué : « Il serait tombé du ciel, dit le duc de Rovigo, que son apparition n’aurait pas produit plus d’étonnement et d’enthousiasme. » — « Sur la route, dit M. de Barante, je rencontrai, au delà de Briare, la voiture du général Bonaparte qui revenait d’Égypte. Il est difficile de se faire une idée de l’enthousiasme universel que produisait son retour. Il a dit que les acclamations qui l’avaient accueilli sur son passage lui avaient donné la mission de sauver la France. C’était la vérité. Sans savoir ce qu’il voudrait faire, sans prévoir ce qu’il allait advenir, chacun, dans toutes les classes, eut la conscience qu’il ne tarderait pas à mettre fin à l’agonie où périssait la France. On s’embrassait dans les rues, on se précipitait sur son passage, on tâchait de l’apercevoir. »
Même élan rapporté par M. de Ségur : « A la grande nouvelle de son retour, répandue par les télégraphes, toutes les cloches avaient été mises en branle et des feux de joie allumés ; annoncée sur les théâtres, les représentations avaient été suspendues par des cris, des transports extraordinaires et des chants patriotiques ; dans d’autres lieux on avait vu la foule s’amasser, les citoyens se serrer les mains et se jeter dans les bras l’un de l’autre en pleurant de joie et d’enthousiasme. Dans le conseil même des Cinq-Cents, son frère Lucien avait été porté par acclamation à la présidence. Enfin, une grande nation entière était passée, subitement, d’un morne désespoir, à une ivresse orgueilleuse et triomphante ! »
Que Napoléon, en quittant l’Égypte, se soit dit qu’il avait un rôle important à jouer dans les affaires de son pays, ce n’est pas douteux. Après les services éclatants qu’il avait rendus, ses droits n’étaient-ils pas équivalents à ceux de l’avocat Gohier ou du général Moulin ? Mais qu’il ait ourdi de longue main la trame d’une machination quelconque, c’est ce qui est inexact et se trouve démenti par l’homme le mieux placé pour les avoir, son ami et secrétaire intime : « On se tromperait fort, dit Bourrienne, si l’on croyait qu’à son retour Bonaparte eût un plan formé, un dessein arrêté… On peut dire que ce fut tout le monde, en France, qui abrégea pour Bonaparte le chemin qui le conduisit au pouvoir. » « A peine eut-il touché le sol de la France, dit le général Mathieu Dumas, qu’il en fut considéré comme le libérateur ; sa seule présence refoula la terreur dans le cœur des terroristes. Il trouva tous les partis disposés à lui décerner le pouvoir dictatorial. »
En effet, c’était bien de « tout le monde » et de « tous les partis » qu’il s’agissait, car l’opinion de l’armée ne différait pas du sentiment populaire, à en juger par le nombre des généraux qui faisaient escorte à Napoléon et le secondaient au 18 brumaire ; ils n’étaient pas moins de soixante-huit généraux et adjudants généraux, parmi lesquels on remarque : Moreau, Macdonald, Lefebvre, Berthier, Lannes, Marmont, Murat, Sérurier, Moncey, Beurnonville ; les amiraux Bruix et Ganteaume, et d’autres. Un concours manqua ouvertement, il faut le dire, ce fut celui de Bernadotte, le même à qui l’Empereur ne crut jamais avoir accordé assez de faveurs, le même qui, en portant les armes contre la France, en 1814, a prouvé que l’amour de la patrie ne tenait pas la première place dans son âme.
Dans l’ordre civil, les noms de ceux qui incitaient Napoléon à une action décisive ne sont pas moins importants ; ce sont : Talleyrand, Fouché, Boulay de la Meurthe, Chénier, Sieyès, Rœderer, Daunou, Monge, Cambacérès, etc.
Fallait-il résister aux vœux unanimes de la nation, tromper ses espérances, repousser les adjurations des personnages les plus marquants dans l’ordre civil et militaire ? Fallait-il craindre de troubler la douce quiétude du Directoire, qui ne dirigeait rien, si ce n’est la banqueroute de la France, symptôme trop certain de l’anéantissement prochain du pays ?
Et d’abord, y avait-il un gouvernement ?
Un gouvernement n’existe qu’autant qu’il garantit la sécurité et la propriété des citoyens, qu’il subvient aux besoins des services de l’État.
On a vu ce qu’il en était des biens et des personnes. Quant au Trésor public, plus que vide, loin de pouvoir distribuer quoi que ce soit, il attendait, au contraire, que les généraux procurassent par leurs conquêtes les ressources indispensables à la vie publique. Depuis longtemps les rôles étaient renversés ; non seulement l’armée ne recevait plus rien, mais elle subventionnait l’État, qui se trouvait ainsi en tutelle, au lieu d’être le répartiteur ou le caissier de la nation. Or, c’est une vérité nécessaire que, partout où il y a un groupement d’individus, le pouvoir effectif, malgré qu’on ait, appartient de fait à celui qui pourvoit aux besoins matériels de la masse.
Donc rien, dans les fonctions des cinq bavards directoriaux assis autour d’un tapis vert, qui ressemblât, de loin ou de près, à un gouvernement. Ils le savaient si bien, ces étonnants chefs du pouvoir, que trois d’entre eux, c’est-à-dire la majorité, avaient abandonné la partie avant le 18 brumaire : deux, Sieyès et Roger-Ducos, s’étaient ralliés franchement à Bonaparte ; le troisième, Barras, se tenait à l’écart, marchandant le prix de sa conscience.
De sorte que le Directoire lui-même fut dans l’incapacité de prendre aucune mesure préventive contre le coup d’État qui se préparait, au su de tout le monde. Cette situation, suffisamment burlesque, a été racontée ainsi, dans ses mémoires, par Gohier le président de ce fameux gouvernement : « Aucune délibération ne pouvait être prise par le Directoire exécutif s’il n’y avait trois membres présents, au moins. L’abandon de nos deux transfuges et l’absence de Barras paralysèrent la puissance directoriale dans nos mains, et ce fut la constitution elle-même qui nous mit dans l’impuissance de la défendre. »
Ne pas respecter les lois fondamentales d’un pays, c’est un crime sans doute ; mais cependant, si la Constitution de la France n’était, en réalité, qu’un engin de destruction pour la France elle-même, n’y avait-il pas nécessité de l’abolir en évinçant à tout prix ses défenseurs ?
Des décisions urgentes, c’est indéniable, s’imposaient en vue du salut de la patrie. Quelque considération que méritent les jugements des philosophes planant dans la sphère pure des théories et des principes absolus, il est facile de concevoir, dans l’ordre des choses pratiques, que, sous la pression impatiente des autorités politiques et militaires, Napoléon n’ait pas hésité à justifier les espérances que la très grande majorité de ses compatriotes avait mises en lui. « Il n’attenta point à la liberté puisqu’elle n’existait plus, dit Mathieu Dumas peu favorable à Napoléon, il étouffa le monstre de l’anarchie ; il sauva la France, et ce fut le plus beau de ses triomphes. » Trois mois à peine après l’institution du Consulat, l’ambassadeur de Prusse mandait à son roi : « Ce dont on parle avec éloges dans les départements, c’est de l’énergie et de l’administration du Premier Consul. Il a su se faire aimer et respecter. On dit : que ne doit-on pas attendre du bien qu’il fera en temps de paix, puisqu’il trouve le moyen d’en faire en temps de guerre ? Toutes les divisions semblent être étouffées, et toutes les autorités semblent tendre à un seul et même but, celui de fortifier le gouvernement. »
L’homme qui avait su inspirer cette foi aveugle, il faut le répéter pour l’honneur et la leçon de l’humanité, ne devait pas cette faveur insigne à la mise en œuvre de vices monstrueux ; il la devait, au contraire, à la simplicité, à la droiture de ses mœurs, qui contrastaient si nettement avec les roueries, les faussetés, les expédients, les cupidités de son époque. Il la devait, par-dessus tout, à l’esprit du devoir professionnel qui lui avait été inoculé, dès l’enfance, avec le besoin de parvenir. Cette qualité maîtresse, instinctive, pour ainsi dire, de son caractère, marque d’un trait uniforme et bien saillant tous ses actes, de Brienne à Sainte-Hélène.
Nature essentiellement inquiète, comme tous ceux qui ont connu la misère, Napoléon, malgré la grandeur des résultats acquis, croirait tout perdu s’il manquait une minute à la discipline d’un travail assidu, d’une vigilance incessante. Loin de s’être jamais cru la science infuse par prédestination, c’est avec un redoublement d’activité, d’études, d’efforts non dissimulés qu’il a cherché à se mettre à la hauteur des obligations que lui imposait chaque fonction nouvelle.
Général, commandant d’armée, chef d’État, il s’impose d’autant plus de labeur que sa position est plus haute. Savoir son métier, faire son métier sont, à ses yeux, les deux termes entre lesquels doivent se concentrer toutes ses forces morales et physiques.
Une application opiniâtre l’avait mis en possession de tous les secrets de l’art militaire ; s’il s’est illustré par des connaissances approfondies de la tactique et de la stratégie, il n’est pas moins remarquable par sa souplesse à passer des abstractions théoriques de la haute science aux soins matériels des menus détails sur lesquels repose, véritablement, la solidité des armées.
On peut affirmer que le meilleur chef d’armée des temps modernes n’a été, à proprement parler, que le meilleur soldat de son armée, c’est-à-dire celui qui connaissait le mieux son métier. C’est avec raison que l’Empereur disait : « Il n’est rien à la guerre que je ne puisse faire par moi-même. S’il n’y a personne pour faire de la poudre à canon, je sais la fabriquer ; des affûts, je sais les construire ; s’il faut fondre des canons, je les ferai fondre ; les détails de la manœuvre, s’il faut les enseigner, je les enseignerai. » — « Il savait, dit Fleury de Chaboulon, combien de temps il fallait à un tailleur pour confectionner un habillement, à un charron pour construire un affût, à un armurier pour monter un fusil… » « Napoléon, raconte le colonel sir Campbell dans son Journal, est parfaitement au courant de tous les détails de marine, tels que le coût et la dépense journalière d’un vaisseau de guerre, les tours de service à bord, la différence entre un vaisseau anglais et un vaisseau français, les câbles, les agrès, etc. »
Et de fait, à chaque page de sa correspondance, on le voit discuter la valeur des fournitures militaires et la régularité des pièces administratives de l’armée : un jour, c’est « le pain qui est mauvais, c’est la viande qu’on paye dix sous à un entrepreneur, quand le boucher ne la vend que huit sous » ; une autre fois, « c’est la ration des chevaux sur laquelle on vole ». Ici, « des souliers qui ne valent pas trente sous », ou « des habits d’un drap mauvais qui sont trop étroits de la poitrine et trop longs », ou bien, au contraire, « les capotes qui sont ridiculement petites ; il y en a qui ne vont pas jusqu’aux genoux ». Là, ce sont « des chevaux qui coûtent vingt francs de plus qu’ils ne devraient coûter », à moins que ce ne soient « des selles de harnachement mal confectionnées, dont les panneaux sont trop courts », ou « du chanvre qui est excellent quand il s’agit de payer, et qui ne vaut plus rien quand il s’agit de s’en servir ». Enfin, il ne se lasse pas de signaler les erreurs qu’il relève sur les états de situation : quand on lui demande quinze cents paires de souliers pour un régiment, il répond : « Cet état est ridicule, ce régiment n’a que douze cents hommes sous les armes. » Sur une autre pièce, il dit : « Je vois, à Paris, le 4e d’infanterie légère porté à seize cent huit hommes présents et deux cent cinquante-quatre aux hôpitaux ; le bataillon d’élite est porté comme déduit, ce qui ferait deux mille quatre cents hommes ; il y a erreur. » A un autre ministre, il indique lui-même la méthode à suivre pour dresser un état régulier : « Je vous ai déjà fait connaître que la manière dont vous faites vos états n’est pas commode pour moi…; il vaudrait mieux que les bâtiments de toute sorte soient répétés autant de fois qu’il y a d’arrondissements. Par exemple, le premier arrondissement serait divisé en sept feuillets, dont l’un présenterait les bâtiments à la mer, le second les bâtiments en partance, etc…, etc. ; le second arrondissement serait divisé de même, le troisième de même, et ainsi de suite. »
La chronologie de ces citations (1796, 1804, 1805, 1807, 1811, 1813) démontre clairement une égale ingérence du général et de l’Empereur dans les plus petites questions administratives de l’armée.
Poussé par le besoin de connaître à fond les objets multiples que doit embrasser le chef du pouvoir exécutif, Napoléon s’évertuera à étudier aussi toutes les branches de l’administration civile. Contrairement à la plupart de ses contemporains, il est loin de s’imaginer que rien n’est plus facile que de gouverner un peuple, et ne croit pas non plus à l’efficacité des doctrines apprises dans les livres. Ce qu’il veut pénétrer, toucher du doigt, c’est le vrai mécanisme gouvernemental qui, du dernier village de France, fait refluer jusqu’à Paris, en passant par toutes les filières, les rapports politiques, les questions administratives, les impôts réguliers qui forment, ensemble, la base de la vie nationale.
La rigueur de sa nature développée par son éducation militaire est telle, qu’il se jugerait indigne de commander quoi que ce soit, s’il ne savait l’exécuter lui-même. Il veut, en un mot, et selon l’expression populaire, pouvoir, à tout événement, mettre la main à la pâte, ce qu’il n’hésite pas à faire, le cas échéant, ainsi que le prouve la lettre suivante adressée au ministre du Trésor public par l’Empereur, dans la neuvième année de son règne : « A peine arrivé à Mayence, j’ai voulu me faire rendre compte par le comte Daru du service de la Trésorerie ; il y règne la plus complète anarchie. Je ne suis pas surpris qu’avec beaucoup d’argent le service éprouve des retards, puisqu’il n’y a aucune espèce d’organisation… Tout est dans le plus grand désordre. J’ai été obligé de perdre plusieurs heures à travailler avec les derniers commis. » Avec ceux-ci, il ne se drapait pas dans la majesté impériale ; aux raisons insuffisantes qu’ils lui donnaient parfois, Napoléon répondait : « Vous moquez-vous de moi ? pensez-vous donc qu’un homme qui n’est pas né sur le trône et qui a couru les rues à pied, puisse se payer d’aussi mauvaises raisons ? »
Ce n’est pas en brouillon qu’il intervenait ; il savait tout, s’étant donné la peine de tout apprendre, point par point. Dès la première heure de son accession au pouvoir, le 19 brumaire, en rentrant à Paris, il dit : « Il nous faut maintenant reconstruire, et reconstruire solidement. » Alors, on le vit se mettre à l’ouvrage avec une fougue, une impétuosité que rien ne pouvait contenir, prenant tout en main, se faisant tout expliquer : « Il examinait, dit Rœderer, chaque question en elle-même, après l’avoir divisée par la plus exacte analyse et la plus déliée, interrogeant ensuite les grandes autorités, les temps, l’expérience, se faisant rendre compte de la jurisprudence ancienne, des lois de Louis XIV, du grand Frédéric… Quand on présentait un projet de règlement ou de loi au Premier Consul, il était rare qu’il ne fît pas les questions suivantes : Voici un projet, est-il complet ? Tous les cas sont-ils prévus ? Pourquoi ne vous occupez vous pas de ceci ? Cela est-il nécessaire à dire ? Cela est-il juste ? Cela est-il utile ? Comment cela était-il autrefois ? à Rome, en France ? Comment cela est-il maintenant ? Comment cela est-il ailleurs ?… L’obscurité de toutes les comptabilités a été percée par le Premier Consul ; toutes ont été examinées, comparées, redressées… Napoléon ne manquait jamais de se représenter en somme la plus petite dépense qu’on lui proposait, tout était évalué jusqu’au dixième de centime. » — « Je ne crains pas, disait le Premier Consul, dans sa première entrevue avec Mollien, de chercher des exemples et des règles dans les temps passés ; en conservant tout ce que la Révolution a pu produire de nouveautés utiles, je ne renonce pas aux bonnes institutions qu’elle a eu le tort de détruire. » — « Je fus, dit le général Mathieu Dumas, fréquemment appelé près du Premier Consul, qui ne manquait jamais de discuter personnellement avec les conseillers d’État auxquels il avait confié l’examen d’une question d’administration, et descendait jusqu’aux moindres détails avec une admirable précision, sans jamais perdre de vue le but principal, l’ensemble et les moyens d’exécution. » Fiévreusement, il soulève toutes les questions ; celles qu’il pose dans une seule de ses lettres au ministre de la guerre indiquent le nombre de ses préoccupations, alors qu’il était au début de son gouvernement :
« Je désire connaître sur-le-champ, citoyen ministre :
« 1o Quels moyens vous avez employés pour remonter la cavalerie ?
« 2o Si le général Gardanne et les autres officiers, employés à l’armée d’Angleterre, ont eu ordre d’être rendus à leur poste le 24 du courant ?
« 3o Quand aurai-je l’état de notre législation actuelle, relative à la manière de parvenir aux différents grades dans les différents corps ?
« 4o Quand aurai-je le rapport sur la situation actuelle de l’école du génie et de l’artillerie ?
« 5o Quand aurai-je le rapport sur la situation actuelle de la jurisprudence militaire ?
« 6o Le rapport sur l’organisation actuelle de nos équipages d’artillerie ? Serait-il possible et utile d’avoir des chevaux au compte de la république ?
« 7o Le rapport sur les lois, règlements et usages établis par la comptabilité des différentes parties du service public ?
« 8o Le rapport sur les lois qui déterminent la manière dont se paye la solde des troupes ; sur ce qui était en usage jadis et aux différentes époques de la Révolution ? Quel parti convient-il de prendre à cet égard ?
« 9o Le rapport sur la conscription ?
« 10o Le rapport sur les récompenses militaires du 26 nivôse ? »
A peu de jours de distance, c’est au ministre de l’intérieur qu’il écrit : « Je désire, citoyen ministre, que vous m’envoyiez tous les jours, à dix heures du soir, un bulletin contenant l’analyse de votre correspondance avec les administrations centrales, commissaires et autres agents du gouvernement. Vous ferez imprimer, à cet effet, des états en trois colonnes. Dans la première seront les noms de tous les départements et ceux des commissaires centraux ; dans la seconde, toutes les observations résultant de la correspondance relative aux subsistances, au recouvrement des impositions ; dans la troisième, les observations relatives à la police et aux discussions qui se seraient élevées entre les autorités. »
C’est également à dix heures du soir qu’il veut avoir du ministre de la guerre « un bulletin sur toutes les divisions militaires et les armées, pareil, ajoute-t-il, à celui que me remet le ministre de la police générale ».
On conçoit que tout cela était indépendant des obligations courantes d’un chef de gouvernement, telles que revues, réceptions diplomatiques, audiences privées, audiences publiques, lettres journalières à écrire ou à répondre, examen et signature des pièces officielles. Aussi était-ce de nuit qu’il fallait tenir les conseils des ministres ; et, quand tout le monde tombait de lassitude autour de lui, Napoléon s’écriait : « Allons, allons, citoyens ministres, réveillons-nous, il n’est que deux heures du matin, il faut gagner l’argent que nous donne le peuple français. »
Ce surmenage répété chaque jour ne laissait pas que d’inquiéter vivement l’entourage du Premier Consul ; on essayait, mais en vain, de le modérer. Esclave avant tout de son devoir, il se refusait à mesurer ses forces. A sa mère lui disant qu’il travaille trop, il répond en riant : « Est-ce que je suis le fils de la poule blanche ? » Et quand Lætitia, voyant qu’elle est sans influence sur son fils, a prié le docteur Corvisart de défendre à Napoléon de travailler si avant dans la nuit, celui-ci dit à son frère Lucien : « Pauvre Corvisart ! Il ne rabâche que cela ! mais je lui ai prouvé, comme deux et deux font quatre, qu’il faut bien que je prenne la nuit pour faire aller ma boutique, puisque le jour ne suffit pas… J’aimerais plus de repos, mais le bœuf est attelé, il faut qu’il laboure. »
Et il labourait, et il peinait jour et nuit, à travers ce vaste champ qu’il s’agissait de rendre fertile, après l’avoir déblayé de la couche épaisse de ruines dont il était recouvert.
Sous l’unique impulsion d’un homme, quel travail gigantesque accompli en moins d’une année : le culte est rétabli ; les lois de proscription sont abrogées, et, d’un trait de plume, cent mille citoyens sont rendus à la patrie ; la liberté du travail est assurée ; une constitution nouvelle, garantie de l’ordre, est promulguée ; le Conseil d’État est institué ; la division administrative de la France est tracée, telle qu’elle nous régit encore maintenant : cent préfets, quatre cents sous-préfets sont nommés ; la Banque de France et la Caisse d’amortissement sont créées ; le Trésor public est garni ; les rentes et pensions sont payées en numéraire ; le crédit renaît ; l’industrie et le commerce redeviennent florissants ; des tribunaux équitables et respectés rendent la justice ; les cours d’appel sont fondées ; des armées formidables et disciplinées sont organisées, conquièrent l’Italie, réduisent l’Autriche vaincue à l’impuissance, dispersent les forces épouvantées de la coalition européenne !
En vérité, c’est la résurrection complète de cette France abattue, vers laquelle s’avançaient, de toutes parts, les armées étrangères, attirées par l’espoir téméraire d’une prompte et facile curée.
Voudra-t-on diminuer la valeur de ces immenses et louables efforts, et n’y voir que l’orgueil d’un jeune homme aimant à s’enivrer, sous toutes les formes, des jouissances du pouvoir suprême, ou le calcul égoïste, bien que profitable à tous, d’un chef tenant à conserver la première place, voulant assurer sa réélection dans quelques années ?
De pareilles suppositions pourraient être légitimes, si cette ardeur infatigable, cette activité prodigieuse s’étaient ralenties après que Napoléon eut atteint les limites extrêmes de l’ambition humaine. Mais le Consul à vie, l’Empereur, rassasiés de gloire et de puissance, ne s’épargnent pas plus que le débutant impatient de faire ses preuves et de consolider sa position.
Le premier levé, le dernier couché dans son empire, Napoléon avait coutume de dire : « Quand la police est avertie que je veille, elle ne s’endort pas. » Qu’il soit aux Tuileries ou en campagne, sa vie entière n’est qu’un labeur ininterrompu, offert en exemple à ses sujets. Il fallait qu’il régnât pour montrer tout ce qu’un homme peut faire dans une journée ; et l’on a peine à concevoir que ses forces aient pu résister si longtemps à la tâche quotidienne qu’il s’imposait.
« Il faut être de fer, disait le général Rapp, son aide de camp, pour résister au métier que nous faisons ; à peine sommes-nous descendus de voiture que c’est pour monter à cheval, et nous y restons, avec le Premier Consul, quelquefois dix et douze heures de suite. » L’exactitude des doléances de Rapp est appuyée par les lettres particulières de l’Empereur écrivant à l’Impératrice en 1806 : « … Je fais de ma personne vingt à vingt-cinq lieues par jour, à cheval, en voiture et de toutes les manières. Je me couche à huit heures et suis levé à minuit. » Et après Eylau, après Tilsitt ; il écrit : « Je suis arrivé hier à cinq heures du soir à Dresde, fort bien portant, quoique je sois resté cent heures en voiture sans sortir. »
Devant le but à atteindre, rien ne peut lui faire obstacle ; il s’est défini lui-même dans une lettre à sa femme où il dit : « Je me déclare le plus esclave des hommes ; mon maître n’a pas d’entrailles, et ce maître, c’est la nature des choses. »
Sous cette loi du devoir qu’il s’était rendue imprescriptible, il demeure aussi insensible aux fatigues morales qu’indifférent aux souffrances physiques occasionnées par les intempéries : « La pluie tombe ici par torrents ; j’ai passé toute la journée d’hier dans le port, en bateau et à cheval, mande le Premier Consul à Cambacérès. C’est vous dire que j’ai été constamment mouillé. Dans la saison actuelle, on ne ferait plus rien si l’on n’affrontait pas l’eau ; heureusement que, pour mon compte, cela me réussit parfaitement, et je ne me suis jamais si bien porté. » « J’ai été, ma bonne Joséphine, écrit l’Empereur, plus fatigué qu’il ne le fallait ; une semaine entière et toutes les journées l’eau sur le corps, et les pieds froids, m’ont fait un peu de mal… »
Ces lignes datent de la campagne d’Austerlitz, l’une des plus glorieuses époques du règne impérial. Pendant la malheureuse guerre d’Espagne, M. de Ségur nous montre l’Empereur arrivant à toute bride à Burgos, « après avoir couru toute la nuit, couvert de boue, mourant de faim, de froid et de fatigue ». Cinq ans plus tard, sous Dresde, aux jours de la défaite, on le voit alerte, prodigue de sa personne comme au plus beau temps de sa jeunesse et de sa fortune. « Nous ne rentrâmes au palais, dit Caulaincourt, qu’à onze heures du soir ; les vêtements de l’Empereur étaient si mouillés que l’eau en ruisselait ; la nuit, il eut un accès de fièvre. Cependant, lorsque j’entrai chez lui, à quatre heures du matin, je le trouvai debout, prêt à monter à cheval. Et comme, dans son entourage, on lui reprochait de se ménager si peu : « C’est mon métier, mes enfants », répondait gaillardement Napoléon.
C’est aussi son métier qu’il exerce, et avec quelle conscience ! lorsqu’au début de la campagne de Russie, « le 23 juin 1812, à deux heures du matin, dit le baron Fain, l’Empereur monte à cheval, se rend aux avant-postes, prend la capote d’un Polonais et descend au Niémen : le général Haxo est le seul qui l’accompagne… »
C’est encore son métier de passer des revues, « visitant lui-même les sacs de plusieurs soldats, examinant leurs livrets, les interrogeant sur leur prêt. Puis vient l’équipage des pontonniers avec quarante voitures, l’Empereur fait arrêter la marche, et, désignant un caisson numéroté 37, il demande au général Bertrand ce qu’il contient. Le général énumère les objets ; alors Napoléon fait vider devant lui le caisson, compte les pièces, et, pour s’assurer qu’on ne laissait rien dans la voiture, il monte sur le moyeu de la grande roue en s’accrochant aux rayons ». Tel est le compte rendu, fait par Cadet de Gassicourt, témoin oculaire d’une revue passée à Schœnbrunn en 1809.
C’est à Arras, où son mari commandait un corps d’armée, que la duchesse d’Abrantès, à son tour, va nous montrer l’Empereur passant devant le front des troupes : « … Il faisait, dit-elle, déboutonner l’habit, après avoir regardé le drap, tâté lui-même, et il inspectait la chemise, regardait si la toile en était bonne, interrogeait le soldat sur ses besoins, sur ses goûts, et cela, il le faisait à chaque soldat… »
On vient de le voir, pas plus en France qu’en Autriche, les revues n’étaient pour Napoléon des cérémonies décoratives, prétextes à caracolades et brillants défilés. Non, pour l’Empereur, il n’est pas de vaines parades : en face de ses troupes, il leur montre l’étendue de sa sollicitude, et ce n’est pas ailleurs que dans ces soins méticuleux, à l’égard du dernier conscrit de son armée, qu’il faut chercher la cause de sa popularité. Dans la certitude que du haut en bas de l’échelle hiérarchique, tous les services sont contrôlés efficacement, les soldats, assurés de ne jamais manquer de rien sous la conduite d’un pareil chef, le suivent aveuglément partout.
C’était toujours son métier, compris à sa façon, que faisait Napoléon, lorsqu’il attendait la garde qui arriva au quartier général, à minuit. Voyant ses braves soldats abîmés de fatigue, il s’écrie : « Faites de suite de grands feux au milieu de la cour ; allez chercher de la paille pour les coucher ; faites-leur chauffer du vin. Et il fallait voir, ajoute Coignet, tous les cavaliers se multiplier et l’Empereur faire tout apporter… il ne quittait pas ; il resta plus d’une heure et attendit que les tasses de vin fussent servies, avant de remonter dans son palais. »
Ainsi se passait la vie extérieure de Napoléon. Quand, rentré dans sa tente, un autre, exténué, aurait pris un repos bien mérité, il commençait, lui, l’examen des pièces administratives de l’Empire et la vérification minutieuse des états de situation de l’armée : « L’Empereur exigeait, dit Mollien, que les comptes du Trésor public, qui devaient servir de base aux crédits qu’il ouvrait chaque mois aux ministres, lui fussent adressés même à son quartier général ; là, seul dans sa tente, il examinait ces comptes, contestait leurs résultats, modifiait mes propositions et les demandes des ministres, comme s’il n’eût pas été occupé d’autres soins… Du milieu de son camp et dans le moment des opérations militaires, il voulait non seulement gouverner, mais administrer seul toute la France, et il y parvenait… »
Quant aux états de situation, — roulant sur des effectifs de plusieurs centaines de mille hommes, fouillis de chiffres qu’il supputait jusqu’à demander pourquoi « quinze gendarmes restent sans armes dans l’île de Walcheren », « pourquoi l’on a oublié de mentionner deux canons de 4 existant à Ostende », et qu’il savait par cœur, au point de pouvoir indiquer à des soldats égarés en route l’emplacement de leur corps sur la simple vue du numéro de leur régiment ; au point de se rappeler, en 1813, que trois ans auparavant il avait envoyé en Espagne deux escadrons du 20e régiment de chasseurs à cheval, — ces états ont été de tout temps pour l’Empereur un régal et un délassement de l’esprit : « On doit s’être aperçu, mande-t-il un jour à Berthier, que je lis ces états de situation avec autant de goût qu’un livre de littérature. » C’est de Finkenstein que, dans un mouvement d’enthousiasme, il écrit au général Lacuée : « Je reçois et lis avec un grand intérêt votre état A présentant la situation, après la réception des conscrits de 1808… Cet état est si bien fait qu’il se lit comme une belle pièce de poésie. » Sa prédilection pour ce genre de lecture est encore accusée par de nouvelles félicitations adressées au même général : « J’ai lu avec le plus grand intérêt le bel état que vous m’avez envoyé sur l’armée de Naples. Il m’a paru d’une clarté parfaite. Je l’ai parcouru avec autant de plaisir qu’un bon roman… »
On a dit à maintes reprises, au cours de cette étude, que les grandeurs furent sans influence sur le caractère de Napoléon, que toujours on le retrouve fidèle à toutes ses habitudes, quelles qu’elles soient ; il faut le noter une fois de plus, en voyant Bonaparte, général en chef de l’armée d’Italie, prendre les mêmes récréations que Napoléon empereur. En 1797, il écrivit au Directoire : « … J’approfondis dans mes moments de loisir les plaies incurables des administrations de l’armée d’Italie. » On pourrait encore remonter beaucoup plus haut et rappeler que l’officier d’artillerie, après son service, utilisait ses heures de liberté à compléter son instruction et à écrire des ouvrages historiques.
On aurait tort de croire que le souci des services de l’armée, base de sa renommée personnelle, primât toutes les pensées de Napoléon, et que la préparation de ses triomphes guerriers absorbât toutes ses facultés.
Certainement l’Empereur était un homme épris de l’art militaire, ravi d’ajuster avec précision, de polir avec amour toutes les pièces composant l’instrument de guerre qu’il maniait avec tant de sûreté et de bonheur. Mais cette passion, bien qu’elle paraisse l’avoir maîtrisé durant toute son existence, ne tenait pas plus de place, en réalité, dans son cerveau, que les préoccupations des autres services dont il assumait la responsabilité. N’a-t-il pas écrit lui-même, en 1805, au ministre des finances : « Je m’afflige de ma manière de vivre qui, m’entraînant dans les camps, dans les expéditions, détourne mes regards de ce premier objet de mes soins, de ce premier besoin de mon cœur : une bonne et solide organisation de ce qui tient aux banques, aux manufactures et au commerce. »
La fonction civile de chef de gouvernement, du jour où il en est investi, devient également pour lui un métier auquel il s’abandonne avec autant d’abnégation et de scrupule qu’aux exigences militaires. Parmi la multitude d’actes qui ont concouru au relèvement de la France, beaucoup sont des lois qui supposent des discussions arides, difficiles, et des connaissances spéciales. On pourrait croire que Napoléon les a adoptées de confiance. « Ce serait une erreur, dit Rœderer. Depuis l’arrêté qui change la dénomination des poids et mesures jusqu’à la loi qui organise les tribunaux, il a tout discuté et très souvent tout éclairé. Infatigable au travail, assidu au Conseil d’État, tenant les séances cinq à six heures de suite, il met à tout l’autorité de son talent, avant d’y mettre celle de sa place… Il a établi dans le Conseil d’État une discussion vive et familière, exempte des inconvénients attachés aux discussions de tribune… » « Napoléon travaillait, dit Mollien, dix ou douze heures de chaque journée, soit dans les conseils d’administration, soit au Conseil d’État, où il faisait discuter sous ses yeux les nouveaux règlements qui devaient compléter la législation si longtemps imparfaite. Il demandait compte à chaque ministre des moindres détails ; il s’adressait même aux premiers commis, lorsque les ministres n’éclairaient pas tous ses doutes… Il n’était pas rare de voir les ministres sortir de ses conseils, accablés de la fatigue des longs interrogatoires qu’ils avaient à subir ; et Napoléon, qui dédaignait de s’en apercevoir, ne parlait de sa journée que comme d’un délassement qui avait à peine exercé son esprit ; et, je le répète, il arrivait souvent aux mêmes ministres de trouver encore, en rentrant chez eux, dix lettres du Premier Consul demandant d’immédiates réponses auxquelles tout l’emploi de la nuit pouvait à peine suffire… »
Dans l’ordre civil, aussi bien que dans l’ordre militaire, aucune nomination, aucune promotion n’était signée, sans qu’il eût vérifié par lui-même les mérites du titulaire. « Lorsque le travail, dit le duc de Bassano, après avoir été soumis, comme tous les autres, au contrôle du ministre secrétaire d’État, revenait à la signature, l’Empereur le faisait laisser sur son bureau, et il ne le rendait que le lendemain. C’était sa constante habitude. L’examen de ce travail était l’objet d’une attention toute spéciale de sa part : à chaque nom, sans aucune exception, il y avait une annotation de sa main. Ces curieuses annotations, les voici littéralement copiées : « — Accordé. — Il n’y a pas lieu. — A quel titre ? — Combien de blessures ? — A la première bataille, s’il y a lieu. — Les années de services, s’ils sont médiocres, ne constituent pas un droit. — On verra plus tard. — Pas une action d’éclat. » — En remettant ce travail ainsi annoté, Napoléon discutait ses observations. Si le ministre insistait en faveur de tel ou tel, l’Empereur se faisait apporter les dossiers. Quelquefois il revenait sur sa première décision ; cela était rare. Sa prodigieuse mémoire le servait si bien, qu’il pouvait presque appliquer au nom de chacun la part de mérite qui lui revenait… » Et le duc de Bassano cite une proposition en faveur d’un capitaine, trois fois renouvelée, à plusieurs mois d’intervalle, et trois fois rejetée par l’Empereur.
Cette extrême contention d’esprit à travailler, sans trêve ni repos, pour pénétrer les replis de l’administration, ne faiblit jamais un seul instant ; son activité, déjà déconcertante, devient, pour ainsi dire, fabuleuse, quand on le suit dans ses campagnes à travers l’Europe. On voit, avec trouble et stupéfaction, l’Empereur, même dans les jours qui précèdent ou suivent immédiatement les phases de l’épopée impériale, trouver non seulement l’ampleur d’esprit, mais le temps matériel pour mener de front l’examen et le contrôle des questions relativement les plus futiles, et l’exécution des plans, la combinaison des traités qui doivent assurer la gloire et le salut de l’Empire.
En 1805, Napoléon avait à combattre la troisième coalition, composée des armées russe et autrichienne. Le sort de la campagne allait être décidé à Austerlitz.
Le 21 novembre, l’Empereur reconnaissait le terrain qu’il avait choisi pour engager la bataille. Le 22, dans la fièvre des mille péripéties engendrées par des entreprises de cette nature, il trouve assez de calme pour écrire au ministre du Trésor public, et pour discuter, avec le ton dégagé d’un homme qui n’aurait à s’occuper que de la gestion des finances à Paris : « Ce n’est pas sérieusement, écrit l’Empereur, que vous me demandez mon approbation à la mesure que vous avez prise pour M. Vanlenberghe. Vous savez qu’il a toujours été contre mes principes, même en temps de paix, de faire des avances à des fournisseurs, et il est bien singulier que vous me proposiez de donner vingt-six millions à un homme auquel je ne les dois pas, qui a très bien fait son service tant qu’il l’a fait comme munitionnaire, mais qui, dans ces derniers temps, l’a fort mal fait. J’y perdrais les vingt-six millions, et cela ne sauverait point cet homme… Un ministre a dit qu’il valait mieux donner cent millions à Vanlenberghe que de le laisser manquer. Permettez-moi de vous dire que c’est là un propos de petites maisons. Ce ministre ne connaît probablement pas les chiffres et ne sait pas ce que c’est que cent millions. » Deux jours après, Napoléon forme le projet hardi de simuler une retraite. Pour mieux tromper ses ennemis, il l’annonce partout, même à ses ministres. C’est ainsi que le 23 novembre, il mande à Talleyrand : « Je ne vais pas tarder à me rendre à Vienne, ayant pris le parti de donner du repos à mes troupes, qui en ont un excessif besoin. » En même temps, Napoléon prenait des dispositions inverses, et raisonnées à ce point que, le 1er décembre, la veille de la bataille, il put avec une assurance imperturbable indiquer publiquement, dans une allocution à ses troupes, les manœuvres qui seraient exécutées le lendemain, tant par les Autrichiens et les Russes que par les Français. Ne croirait-on pas que l’Empereur commande en chef les deux armées belligérantes, quand il dit : « Les positions que nous occupons sont formidables ; et pendant qu’ils marcheront pour tourner ma droite, ils me présenteront le flanc !… »
Le lendemain, en effet, l’ennemi, combattant sous les yeux des empereurs de Russie et d’Autriche, était en déroute, laissant entre nos mains « 40 drapeaux, les étendards de la garde impériale russe, 120 pièces de canon, 20 généraux, plus de 30 000 prisonniers. »
C’est à la suite de cette immortelle journée d’Austerlitz que l’empereur d’Allemagne vint en personne, dans la tente de Napoléon, implorer la paix qui valut à la France quatre millions de sujets et des ressources considérables. (Paix de Presbourg, 26 décembre 1805.)
L’année suivante, en 1806, commença la campagne de Prusse. Quatre jours exactement avant son départ de Paris pour l’armée, voici l’un des soucis de l’Empereur : « Demandez à M. Denon, s’il est vrai qu’on ait retardé hier l’entrée du Muséum, qu’on ait ainsi fait attendre le public. On ne peut rien faire qui soit plus contraire à mes intentions. »
Vingt-cinq jours après, eut lieu la bataille d’Iéna, qui fit tomber entre nos mains deux cents pièces d’artillerie, trente drapeaux, vingt-huit mille prisonniers, seuls restes palpables de l’armée prussienne dispersée, affolée.
Après la victoire, l’Empereur passa trois jours au château royal de Sans-Souci, à Potsdam. Ce ne fut pas sans un légitime orgueil que Napoléon se rendit sur le tombeau du grand Frédéric, là même où, moins d’un an auparavant, l’empereur de Russie, le roi et la reine de Prusse avaient juré, dans un serment solennel, l’extermination de l’armée française.
Quel monde de pensées devait alors assaillir l’officier de fortune, aujourd’hui conquérant invincible, tenant entre ses mains l’épée du grand roi, dont, naguère encore, on invoquait le souvenir magique pour soulever les peuples contre la France ! Combien ne se fussent pas laissé éblouir par ces magnifiques succès ! Napoléon demeure fidèle à ses habitudes journalières. La veille même de son entrée dans la capitale prussienne, alors que les fanfares triomphales répétaient leurs accords, l’Empereur, avec une liberté d’esprit que lui envierait un châtelain désœuvré, règle les petites dépenses proposées de Paris par ses ministres : « Je vous envoie, écrit-il à Fouché, mon approuvé de la dépense relative à la mise en scène du ballet le Retour d’Ulysse. Faites-vous rendre compte en détail de ce ballet, et voyez-en la première représentation pour vous assurer qu’il n’y a rien de mauvais, vous comprenez dans quel sens. Ce sujet me paraît d’ailleurs beau ; c’est moi qui l’ai donné à Gardel. »
En 1807, pendant la guerre de Pologne, où chaque jour amenait un nouveau combat, Napoléon écrit, de Posen, ces lignes déjà citées : « Monsieur de Champagny, la littérature a besoin d’encouragements, vous en êtes le ministre, proposez-moi quelques moyens pour donner une secousse à toutes les branches des belles-lettres qui ont de tout temps illustré la nation. » Dans la même lettre, plus loin : « … Il est nécessaire d’avoir une Bourse à Paris. Mon intention est de faire construire une Bourse qui réponde à la grandeur de la capitale et au grand nombre d’affaires qui doivent s’y faire un jour. Proposez-moi un local convenable ; il faut qu’il soit vaste, afin d’avoir des promenades autour. Je voudrais un emplacement isolé… » Dans la même période, Cambacérès reçoit le billet suivant : « J’ai lu votre lettre du 6 décembre. Faites travailler au théâtre de l’Odéon. »
A ce sujet, sera-t-il permis de signaler ici qu’une des erreurs les plus accréditées, et que l’on réédite, même actuellement, plusieurs fois par an, consiste à dire que le fameux décret de Moscou, relatif à la réorganisation de la Comédie-Française, n’avait été dicté de cette ville que pour donner le change à l’Europe sur la situation d’esprit de l’Empereur ?
A l’encontre de cette supposition, on remarquera que les deux lettres précédentes, parlant de l’Odéon, de beaux-arts, d’architecture, jointes à celle qui, tout à l’heure, nous a fait connaître l’Empereur en qualité de librettiste de ballet d’opéra, ont été écrites au cours d’une série de victoires, c’est-à-dire à des moments où il n’était nullement besoin d’afficher une sérénité factice. Il n’y avait, apparemment, pas plus de préméditation machiavélique à Moscou, en 1812, qu’aux portes de Berlin et de Varsovie en 1806 ; ici, comme là-bas, Napoléon obéissait à sa propension naturelle qui le portait à intervenir dans toutes les questions, même dans celles qui sont le plus éloignées des attributions directes du chef de l’État.
Après la bataille d’Eylau, de son quartier général, pendant qu’il combine les mouvements de son armée, journellement aux prises avec l’ennemi, l’Empereur écrit au ministre de l’intérieur : « Je viens de mettre 1 600 000 francs à la disposition de M. Daru pour faire les commandes ci-après, savoir : 1 400 000 francs aux manufactures de Lyon, 50 000 francs aux manufactures de cristaux, et 150 000 francs aux fabriques de serrurerie… Ce qui me paraît le plus convenable pour venir au secours des manufactures, c’est le prêt sur consignation. J’ai renvoyé cet objet au Conseil d’État, mais on sera des années sans s’entendre. Allez donc de l’avant… Par exemple, je suppose qu’Oberkampf a un million de marchandises fabriquées, qu’il ne peut le vendre et que sa manufacture est au moment de chômer : vous lui prêteriez 170 000 francs, et il mettrait pour 300 000 francs de marchandises dans un magasin sous votre surveillance. La conséquence de ce prêt doit être que la manufacture recommence à marcher. »
De Finkenstein, où il préparait la campagne qui devait porter les derniers coups à la Russie menaçante, l’Empereur écrit à Fouché, en avril 1807, à propos d’une actrice tombée du cintre pendant une représentation : « Toutes ces intrigues à l’Opéra sont ridicules. L’affaire de Mlle Aubry est un accident qui serait arrivé au meilleur mécanicien du monde… Ne dirait-on pas que c’est la mer à boire que de faire mouvoir les machines de l’Opéra !… Les actrices monteront dans les nuages ou n’y monteront pas… Je verrai ce que j’ai à faire quand je serai à Paris, mais on pousse trop loin l’indécence. Parlez-en à qui de droit pour que cela finisse… »
Et de la même plume, le même jour, l’Empereur donnait de très longues et très minutieuses instructions à l’effet d’envoyer en Perse une ambassade dont le but était de contracter une alliance avec cette puissance, comme il donnait toutes les dispositions et ordres relatifs au siège de Dantzig, sans oublier les recommandations pour le tir des pièces d’artillerie.
Deux mois plus tard, Napoléon, par la défaite de l’armée russe à Friedland, avait marqué la fin de la quatrième coalition, — tous les souverains alliés contre la France ayant été battus l’un après l’autre.
Les résultats de cette glorieuse journée allaient être considérables : l’Empereur se trouvait en position de remanier, à son gré, la carte de l’Europe. Créer des royaumes, bouleverser les frontières de ceux qui existaient, réduire l’un pour agrandir l’autre, il y avait là de quoi captiver, sans partage, l’attention du vainqueur. Le traité de Tilsitt a prouvé surabondamment que Napoléon s’était formé, au préalable, des idées très arrêtées sur la nouvelle répartition de l’Europe qu’il allait imposer à l’aréopage de monarques devenus, à leur tour, courtisans pour la circonstance.
Onze jours, pendant lesquels l’armée française prit encore Kœnigsberg et Intersburg, onze jours seulement séparent la journée de Friedland de l’entrevue de Tilsitt où l’empereur de Russie vint traiter avec Napoléon ; dans cet intervalle, on peut voir ce dernier aussi alerte d’esprit, aussi attentif à la gestion des affaires générales de l’Empire qu’aux heures les plus paisibles de son existence.
Le lendemain même de la bataille de Friedland, on n’avait pas encore fait le compte de nos trophées de victoire, que l’Empereur s’occupait de la forme et de l’emplacement d’une statue à élever à la mémoire de l’évêque de Vannes : « Il convient, décide Napoléon, de faire faire la statue en habits pontificaux, la mitre en tête et la crosse à la main, et de la placer sur un piedestal. Il est inutile d’ouvrir une espèce de concours où tout le monde ne serait pas admis. Le ministre choisira le statuaire qu’il jugera le plus en état de bien faire et de faire promptement. On fera graver, sur le piedestal, une inscription latine en prose ou en vers. »
A la date du 20 juin, ce sont trois notes à trois ministres différents : à Cambacérès, il dit : « Il faut tâcher de finir le Code de commerce, afin de le présenter tout entier à la prochaine session du Corps législatif. » Au ministre des finances : « Je vois avec peine que le nouveau Code de procédure diminue nos rentrées de l’enregistrement. » Enfin, d’une lettre à Fouché, détachons les passages suivants : « Flachat est à Lyon, sous un nom supposé, où, à ce qu’il paraît, il établit une maison de contrebande et dupe de bons citoyens. Ce misérable aura-t-il donc toujours des protecteurs, et sera-t-il toujours au-dessus des lois ?… » Et plus loin : « J’ai vu avec plaisir la réunion des journaux le Courrier français et le Courrier des spectacles. Si c’est M. Legouvé qui se charge du nouveau journal, il ne peut être rédigé que dans un bon esprit… »
Et cinq jours après, un spectacle d’une grandeur inouïe s’offrait aux regards des armées française et russe réunies sur les rives du Niémen ; Napoléon et Alexandre s’abordaient sur un radeau amarré au milieu du fleuve, les deux souverains s’embrassaient, pendant que les soldats des deux nations éclataient en hourras frénétiques. Puis, les deux empereurs se rendirent à Tilsitt, où Napoléon, arbitre décisif, allait morceler le continent, selon son bon plaisir.
La solennité grandiose de l’entrevue des deux empereurs n’avait pas empêché Napoléon, toujours calme, de porter son attention sur certains détails d’équipement de son armée. A peine rentré à Tilsitt, son premier soin est d’écrire au ministre de la guerre : « Monsieur Dejean, je suis extrêmement mécontent des habits blancs. Mon intention est que mes troupes continuent à être habillées en bleu. En attendant, vous donnerez l’ordre que toutes les distributions soient faites en drap bleu. L’habit bleu est mille fois meilleur. »
A Bayonne, en 1808, l’Empereur engageait les négociations difficiles et tortueuses par lesquelles il allait forcer le roi d’Espagne à abdiquer ; jamais projet plus hardi, peut-être, plus téméraire, si l’on veut, n’avait germé dans le cerveau d’un homme. Eh bien ! on peut constater qu’en cette occurrence scabreuse, Napoléon n’avait pas perdu son sang-froid, et que, pour si haut dans les nuages qu’ait été alors sa pensée, ses pieds n’en restaient pas moins à terre. Voici un extrait d’une lettre au maréchal Bessières : « Le grand-duc de Berg m’annonce qu’une députation du Conseil de Castille se rend à Bayonne. Si elle s’arrête à Burgos, traitez-la bien et donnez-lui de bons dîners. » A ce trait, il est aisé de reconnaître comme absolument identique à lui-même, sans la moindre modification, l’ex-général en chef de l’armée d’Égypte qui, en 1798, recommande de « faire bon et de bien préparer le café » qu’il se propose d’offrir aux notables du Caire rassemblés, pour la première fois, par son ordre. C’était là un événement considérable : réunir des vaincus, hommes de mœurs, de religion, de langage si différents des nôtres, vouloir les persuader que leurs intérêts seraient plutôt sauvegardés que menacés par une occupation étrangère, cette entreprise, convenons-en, comportait assez de préoccupations pour dispenser Napoléon d’avoir souci des détails accessoires.
Non moins étonnante, dans le même ordre d’idées, est la lettre de l’Empereur à son ambassadeur à Saint-Pétersbourg en 1807. Il importait, à cette époque, de ramener aux sympathies françaises l’entourage du Tsar, près de qui avait été envoyé le général Savary. Celui-ci chercha à se concilier la faveur des belles dames russes honorées des galanteries personnelles d’Alexandre Ier. Dans ce but, notre ambassadeur pensa que le meilleur moyen était de faire venir et de distribuer des colifichets parisiens, attraits irrésistibles pour la coquetterie féminine. « Je ne vous connaissais pas aussi galant que vous l’êtes devenu, répond l’Empereur à Savary. Toutefois, les modes pour vos belles Russes vont être expédiées. Je veux me charger des frais. Vous les remettrez en disant qu’ayant ouvert, par hasard, la dépêche par laquelle vous les demandiez, j’ai voulu faire moi-même le choix. Vous savez que je m’entends très bien en toilette. » Vous reconnaîtrez la même plume dans les lignes suivantes adressées à la reine Louise de Prusse, en 1803, par le Premier Consul qui recherchait ardemment alors l’alliance de Frédéric-Guillaume III : « Madame de Lucchesini (femme de l’ambassadeur de Prusse) étant aux eaux, et m’ayant souvent parlé des commissions de modes de France pour Sa Majesté, vous me permettrez de la suppléer en son absence et de vous envoyer des modes de dentelles de Bruxelles. » Et la reine Louise, transcrivant pour son père, ce passage de la lettre du Premier Consul, ajoute : « J’ouvre le paquet et je trouve douze chapeaux et bonnets, un carton plein de plumes, un carton avec une robe en pointes noires, une robe de bal brodée en acier ; le tout d’une richesse éblouissante. Qui aurait cru cela ? »
On le voit, ni la multiplicité, ni l’importance des préoccupations, ni sa propre élévation ne peuvent affaiblir en rien cette habitude, indéracinable chez Napoléon, de prendre toujours assez de recul pour voir du même coup d’œil le sommet et la base de ses conceptions.
Au lieu des triomphes éclatants qu’il n’avait cessé de remporter dans les précédentes guerres, l’Empereur ne trouva en Espagne que des succès pénibles et stériles ; l’Europe entière guettait les conséquences de cette première faute, pour se coaliser de nouveau contre la France et venger les humiliations antérieures.
Les anxiétés graves, qui découlaient de cette situation critique, n’altéraient nullement le calme méthodique que Napoléon apportait dans son travail journalier : c’est de Burgos qu’il écrit : « Monsieur Cretet, les hôpitaux de Parme et de Plaisance ont besoin d’une organisation particulière. Faites-vous rendre compte et proposez-moi les mesures nécessaires. »
Huit jours avant son entrée à Madrid, l’Empereur dit dans une lettre à Cambacérès : « Je suis choqué et indigné de tout ce que j’entends dire de la caisse Lafarge. Je désire qu’avant huit jours le Conseil d’État ait prononcé et que bonne justice soit faite à ces cent mille actionnaires. » C’est de Madrid, enfin, qu’il désire savoir du même ministre : « Si l’eau du canal de l’Ourcq est à Paris et si elle jaillit dans la fontaine des Innocents… Autant que j’ai pu comprendre par les journaux, ajoute-t-il, vous avez dû poser la première pierre de la première tuerie… Je suppose que les travaux de la Madeleine sont en train… J’attache toujours la plus grande importance à la promenade d’hiver et couverte pour Paris. » Cette lettre n’était, en fait, que le rappel de celle qui avait été envoyée précédemment de Bayonne et dans laquelle l’Empereur disait : « Monsieur Cretet, faites-moi un petit rapport sur les travaux que j’ai ordonnés. Où en est la Bourse ? Le couvent des Filles-Saint-Thomas est-il démoli ? Le bâtiment s’élève-t-il ? Qu’a-t-on fait à l’Arc de triomphe ? Où en est-on de la gare aux vins ? Où en sont les magasins d’abondance ? La Madeleine ? Tout cela marche-t-il ? Passerai-je sur le pont d’Iéna à mon retour ? »
Le spectacle des embarras causés à la France par la malheureuse guerre d’Espagne décida bientôt l’Autriche à reprendre l’offensive. Napoléon bondit sur son ennemi avec une rapidité foudroyante qui tient du merveilleux, vu l’état des moyens de communication à cette époque. Le 13 avril 1809, on peut rencontrer encore l’Empereur à Paris, et dix jours après, il est blessé à Ratisbonne, après avoir déjà gagné la bataille d’Eckmuhl.
Après les victoires mémorables de Wagram et de Znaïm, un armistice, prélude de la paix de Vienne, fut signé. Le lendemain, l’Empereur est déjà revenu aux soins les plus étrangers à cet acte qui portait à l’apogée sa gloire et sa puissance. C’est à Cambacérès qu’il écrit : « Il faudrait s’occuper, au Conseil d’État, d’un règlement sur les agents de change… On fait courir les bruits les plus criminels, et cela tient non à la malveillance, mais à des spéculations sur la hausse ou la baisse. Il est instant de faire cesser un jeu d’agiotage qui compromet la tranquillité publique. » Une fois la paix de Vienne signée, le jour même de sa rentrée à Fontainebleau, sans s’arrêter aux congratulations de la Cour sur l’heureuse issue de la campagne, voici l’une des premières préoccupations de l’Empereur, qui écrit au ministre de l’intérieur : « Dans les faubourgs Saint-Denis et Saint-Martin, il y a trois fontaines qui manquent d’eau. Les gens de ces faubourgs pensent que c’est par la négligence des personnes chargées de l’entretien de ces faubourgs. Faites-moi un rapport là-dessus. »
En route pour Moscou, en 1812, Napoléon avait à subvenir aux besoins infinis d’une armée de plusieurs centaines de mille hommes, la plus nombreuse que jamais chef eût commandée, la plus difficile aussi à manier, car elle était composée de soldats appartenant à neuf nations différentes : c’était la confusion des langues et de tous les services.
Se trouver à quelques centaines de lieues des centres d’approvisionnement et avoir à nourrir cette nuée d’hommes, dans un pays ravagé délibérément par l’ennemi, c’était le problème ardu de tous les jours. Comme si cela ne suffisait pas à son activité, Napoléon s’occupe du prix du blé, — non en Pologne où il était, — mais dans le département du Calvados, et il mande à ce sujet, au ministre du commerce : « La taxation du blé par le préfet de Caen à 33 francs l’hectolitre est fort extraordinaire… Je pense que la meilleure opération que devrait faire la municipalité de Caen serait de faire venir les blés du département de la Roer… »
Après les plus grands revers, on retrouve Napoléon armé de la même méthode, de la même énergie, de la même fièvre de travail qu’aux plus beaux jours de ses succès : le 2 novembre 1813, il fait son entrée à Mayence, à la tête des immortels vaincus de Leipzig, et le lendemain 3, « l’Empereur, dit le duc de Bassano, met pied à terre dans la cour des Tuileries. Il a franchi cette distance, de Mayence à Paris, avec une rapidité effrayante, sans s’arrêter ; en descendant de voiture, ses jambes engourdies ne peuvent le soutenir, ses traits altérés révèlent l’épuisement et la fatigue. Cependant, il ne prend que le temps d’aller embrasser sa femme et son fils, et le reste de la nuit s’écoule à interroger ses ministres réunis autour de lui, à faire prendre des notes, à rédiger des ordres. A six heures du matin seulement, l’Empereur les congédie, en recommandant au ministre des finances de revenir à midi : « Apportez les états de situation du Trésor, Gaudin, lui dit-il, nous avons un travail approfondi à faire ensemble. » C’est en ces jours que son secrétaire disait au comte Lavalette : « L’Empereur se couche à onze heures, mais il se lève à trois heures du matin et, jusqu’au soir, il n’y a pas un moment qui ne soit pour le travail. Il est temps que cela finisse, car il y succombera, et moi avant lui. »
L’homme, on le voit, est invariable dans ses habitudes ; que l’on prenne Napoléon où l’on veut, à l’heure du triomphe ou de la défaite, de la splendeur ou de la détresse, d’une entrée pompeuse dans une capitale ennemie ou d’un retour humiliant dans son palais, sa pensée première, celle qui passe avant les joies de la gloire comme avant les épanchements de son âme éprouvée par le malheur, s’en va vers le travail à accomplir. Ni les accablements moraux qui briseraient l’âme la mieux trempée, ni les fatigues physiques qui accableraient le corps le plus endurci, rien n’a prise sur sa courageuse résolution de se remettre, d’abord et quand même, à l’ouvrage.
Tout ce qui, dans son esprit, peut contribuer au bien de ses entreprises doit être réalisé. Après le sacrifice de sa personne, il fait volontiers celui de son amour-propre, ce qui coûte souvent davantage. Peu lui importent, en vue de la réussite de ses plans, les préjugés qui tendraient à limiter son action ; il n’a nul souci de ménager sa dignité ; toute démarche régulière ou non, il la fera, s’il la juge utile.
Ce n’est pas de l’Empereur qu’on aurait pu dire que « sa grandeur l’attachait au rivage ». Maître absolu, n’ayant qu’à sévir, si ses ordres ne sont pas ponctuellement exécutés, il n’hésite pas à transiger pour obtenir les concours dont il a besoin.
En 1814, Augereau montrant de la mollesse dans son commandement, l’Empereur mande au roi Joseph : « J’ai fait écrire au duc de Castiglione. Je dis à l’Impératrice de parler à sa femme. Je pense que vous devez lui parler aussi et lui faire parler par les dames du palais. Il faut qu’il marche comme moi et se fasse honneur… »
Pense-t-on que cette attitude soit accidentelle et ne s’explique que par l’état de désespoir où devait se trouver Napoléon aux dernières heures de sa lutte contre l’invasion de la France ; et supposera-t-on qu’en d’autres circonstances, il n’eût pas fait aussi bon marché de son prestige que ces sortes de commérages féminins ne pouvaient qu’amoindrir ?
Ce serait une erreur : en pleine splendeur, quelques jours à peine après le sacre de l’Empereur comme roi d’Italie, il condescend parfaitement à réclamer l’intervention de la femme d’un officier, dans l’intérêt du service : « Je crois, écrit Napoléon au ministre de la marine, que madame Missiessy est une femme raisonnable, qui a un peu d’ambition. Engagez-la à partir pour Rochefort ; il est juste que l’amiral Missiessy voie sa femme : qu’elle lui fasse bien comprendre qu’il faut qu’il achève la campagne. »
En voyant l’Empereur prier, alors qu’il aurait pu ordonner et punir, comment adopter la conclusion ainsi formulée par Taine : « Quelle contrainte insupportable il exerce, de quel poids accablant son arbitraire pèse sur les dévouements les mieux éprouvés et sur les caractères les plus assouplis, avec quel excès il foule et froisse toutes les volontés, jusqu’à quel point il comprime et il étouffe la respiration de la créature humaine ! »
Hélas ! tout au contraire, ce fut la grande lacune du caractère de Napoléon dans son rôle de chef, ce fut la cause, sinon initiale, du moins efficiente, de ses plus grands revers, que de n’avoir pas su toujours imposer une inflexible autorité à son entourage immédiat, que de n’avoir pas eu le courage de briser brutalement les résistances sourdes ou avouées de ceux qu’il avait gorgés de richesses et d’honneurs que de n’avoir su ni froisser, ni fouler, ni comprimer, ni étouffer.
Ce qu’il fut envers ses frères, envers Talleyrand, Fouché, Bourrienne et d’autres, il le fut également à l’égard de ses généraux ; on le vit, de même, sacrifier les intérêts les plus graves à cette sorte de respect moral qu’il avait, et dont il ne pouvait se défaire, pour les positions magnifiques créées par sa volonté. L’homme qui s’était arrogé le droit d’élever les autres, de la plus basse condition à des hauteurs suprêmes, ne se sentit jamais la force de les faire déchoir, même quand le bien du service et son avantage personnel le lui commandaient.
Attachement à ses habitudes, souvenir des services rendus, appréhension de causer des peines dont il avait connu l’acuité à ses débuts, c’étaient probablement tous ces sentiments réunis qui paralysaient la sévérité de Napoléon. « Le seul reproche qu’on puisse faire à l’Empereur, dit le duc de Rovigo, c’est d’avoir été bon jusqu’à la faiblesse pour des hommes qui ne recherchaient que la faveur. »
Ce n’est un secret pour personne que, même bien longtemps avant la campagne de Russie, enrichis, anoblis, repus de toutes les faveurs que la vanité humaine peut rêver, les maréchaux et généraux de premier rang étaient devenus frondeurs. Un désir exclusif les animait tous, celui de vivre paisiblement des bienfaits, se chiffrant par des millions de revenus, que la largesse de Napoléon leur avait octroyés.
On peut, sur l’exactitude de ces faits, s’en rapporter principalement à l’opinion d’un ennemi qui ne saurait les inventer pour le simple plaisir de rapetisser le mérite des vainqueurs de Napoléon : « Ces hommes, dit Metternich, sortis pour la plupart des rangs inférieurs de l’armée, étaient parvenus au comble des honneurs militaires ; gorgés de butin, enrichis par la générosité calculée de l’Empereur, ils désiraient jouir de la grande situation à laquelle ils étaient parvenus. Napoléon leur avait assuré une existence splendide. Le prince de Neuchâtel, Berthier, avait plus de douze cent mille francs de rente à dépenser ; le maréchal Davout avait amassé une fortune qui représentait plus d’un million de revenus ; Masséna, Augereau et beaucoup d’autres maréchaux et généraux étaient dans une position tout aussi brillante… Le maréchal Ney m’a dit lui-même que les différentes dotations en biens-fonds qu’il avait reçues en Italie, en Pologne, et qu’on venait de lui assurer en Westphalie et en Hanovre, se montaient à cinq cent mille livres de rente en baux. En outre, ses appointements, la Légion d’honneur, ce qu’il perçoit des caisses de l’État sous plusieurs titres, le tout ensemble monte à trois cent mille francs. Il m’a assuré que ses revenus se trouvaient loin du maximum accordé à plusieurs de ses confrères. » « Masséna, affirme le général Marbot, jouissait d’une fortune colossale : deux cent mille francs en qualité de chef d’armée, deux cent mille francs comme duc de Rivoli, et cinq cent mille francs comme prince d’Essling : au total, neuf cent mille francs par an. » « J’ai trente-trois ans, dit, à la même époque, le général Lassalle à Rœderer, je suis général de division : savez-vous que l’Empereur m’a donné, l’année passée, cinquante mille livres de rente ? C’est immense ! »
C’est avec la plus grande délicatesse que, souvent, Napoléon répandait à profusion des sommes considérables : « L’Empereur me fait don de six cent mille francs, écrit Davout à la maréchale, dont trois cent mille francs en rente doivent être réunis aux autres biens que je tiens de Sa Majesté, et faire partie du fief que l’Empereur veut me donner aussi… Je dois te recommander de ne parler de ces nouveaux bienfaits de notre Empereur à qui que ce soit : c’est la condition qu’il y met. En me comblant de ses bienfaits, il veut qu’on les ignore. Que personne donc, même dans ton intérieur, ne le sache. »
On peut, en guise de contrôle de la munificence impériale, consulter, entre autres documents officiels, un seul état de répartition par lequel l’Empereur fait cadeau, en 1807, d’un million à Berthier, de six cent mille francs par tête à quatre maréchaux, de quatre cent mille francs à cinq autres et de deux cent mille francs à chacun des vingt-six généraux nominativement désignés. « Ces hommes, ajoute Metternich, voulaient jouir de leur fortune et n’entendaient pas risquer tous les jours leurs biens et leur vie au milieu des vicissitudes de la guerre. » — « Si l’Empereur, dit le général Marbot, eût voulu punir tous ceux qui manquaient de zèle, il eût dû renoncer à se servir de presque tous les maréchaux. »
C’est ainsi qu’au lieu de l’obéissance passive, de l’entrain spontané, gages de la victoire, l’Empereur ne rencontra plus autour de lui que la mollesse et la force d’inertie, quand ce n’était pas l’indiscipline. Ces grands dignitaires avaient-ils au moins l’excuse de faire coïncider l’intérêt général avec leurs goûts personnels ? C’est douteux, car, cet intérêt général, ils n’étaient pas en position de le connaître.
Un souverain, chef d’armée, ne pouvant se promener en affichant sur son chapeau ses projets et les dépêches diplomatiques relatives aux plans de l’ennemi, — où donc ces généraux auraient-ils puisé la notion de ce qu’exigeait le bien public ? S’il leur suffisait, pour être bons conseillers, de juger superficiellement, d’après l’horizon restreint qui ceignait leurs bivouacs, n’était-ce pas dans les campagnes antérieures qu’il eût été séant de faire des remontrances à ce chef qui distribuait si généreusement à ses compagnons de gloire, sous forme de dotations, les territoires assurant la fortune tant convoitée ? A ce moment, le désintéressement éclairé par le patriotisme, aurait pu justement dicter de respectueuses observations à des collaborateurs soucieux de n’être pas de simples courtisans. Ils auraient pu mettre utilement alors des restrictions à un concours qu’ils donnaient, au contraire, avec une servilité empressée ; ils auraient pu faire entrevoir à Napoléon que ces fiefs, enlevés de vive force et dont ils étaient les donataires, représentaient, au jugement des vaincus, de pures extorsions constituant, pour l’avenir, des humiliations à venger, des pertes à récupérer.
Complices ardents et avides des spoliations, ils auraient dû comprendre que pour garder ces biens, ils devaient les défendre. Et il fallait, en vérité, qu’ils fussent aveugles pour ne pas voir que c’était la pointe en avant, non l’épée au fourreau, qu’ils étaient forcés d’attendre la ratification, par le temps, des conquêtes de l’Empire, conquêtes toujours aléatoires jusqu’à l’extinction de la génération qui en avait souffert et qui les revendiquait par des coalitions sans cesse renouvelées.
On a vainement essayé d’expliquer, d’atténuer la conduite coupable des officiers généraux, en insinuant qu’ils étaient heureux de se venger de l’égoïsme de l’Empereur ; qu’ils étaient las de cueillir des lauriers pour le compte d’un autre. Selon eux, Napoléon, jaloux de toute gloire, aurait à dessein laissé dans l’ombre leurs éminents services, quand il rédigeait ses bulletins de victoires. De pareils sentiments chez les lieutenants de l’Empereur ne sont pas surprenants : c’est une loi constante que tout homme, participant à une action heureuse, s’exagère la part qui lui revient dans le succès ; comme aussi, à l’inverse, c’est une loi non moins formelle qu’au jour d’un échec, tout le monde s’éclipse prestement derrière la responsabilité du chef suprême.
Les documents véridiques vont répondre.
Le premier démenti à ces récriminations se trouve sous la plume de Marmont, le plus coupable de tous, celui qui, en 1814, méconnut son devoir militaire, les lois de la gratitude et les liens d’une amitié de vingt ans. Dans les mémoires de ce maréchal, on peut lire que Napoléon ne cherchait nullement à amoindrir les mérites de ses lieutenants, même au moment où il aurait eu intérêt à les dissimuler, au moment où il avait lui-même à faire toute sa carrière : « En 1797, rapporte Marmont, Dessoles, — employé près du général chef de l’état-major, le même devenu notoire depuis par le rôle important qu’il a joué sous la Restauration (dont il fut ministre de la guerre), — fut chargé par le général en chef de porter à Paris la nouvelle de l’armistice… Masséna porta, quelques jours plus tard, le traité des préliminaires de paix. Bonaparte, en agissant ainsi, faisait une chose agréable à ses généraux ; mais, comme je l’ai déjà dit, il avait pour but spécial de présenter successivement à la vue des Parisiens ses principaux lieutenants, ceux dont les noms avaient été prononcés avec le plus d’éclat, afin de les mettre à même de les juger. » En même temps qu’il saisissait toutes les occasions de les envoyer à Paris, Napoléon pouvait-il faire plus dans l’intérêt de ses subordonnés que d’écrire, par exemple, au gouvernement : « Le général Berthier, dont les talents distingués égalent le courage et le patriotisme, est une des colonnes de la République… Il n’est pas une victoire de l’armée d’Italie à laquelle il n’ait contribué. Je ne craindrai pas que l’amitié me rende partial en retraçant ici les services que ce brave général a rendus à la patrie ; mais l’histoire prendra ce soin, et l’opinion de toute l’armée formera le témoignage de l’histoire. » « Je vous ai annoncé, après la bataille de Rivoli, vingt et un drapeaux, et je ne vous en ai envoyé que quinze ou seize. Je vous envoie, par le général Bernadotte, les autres, qui avaient été laissés, par mégarde, à Peschiera. Cet excellent officier général est aujourd’hui un des officiers les plus essentiels à la gloire de l’armée d’Italie. » « Je vous envoie le drapeau dont la Convention fit présent à l’armée d’Italie, par un des généraux qui ont le plus contribué aux différents succès des différentes campagnes. Le général Joubert, qui a commandé à la bataille de Rivoli, a reçu de la nature les qualités qui distinguent les guerriers. Grenadier par le courage, il est général par le sang-froid et les talents militaires. »
Bien d’autres ont été envoyés à Paris par Bonaparte avec des lettres élogieuses qui leur attiraient les faveurs du Directoire : Murat le 26 avril 1796, Marmont le 26 septembre 1796, et, dans l’année 1797 : Bessières le 18 février, Augereau le 28 du même mois, Kellermann le 21 mars, Masséna le 20 mai, Sérurier le 28 juin, Andréossy le 14 novembre.
Il n’est pas plus difficile de prouver que le Premier Consul et l’Empereur, n’ayant rien à envier à personne, n’ont pas été plus jaloux de la gloire des autres généraux que le jeune commandant en chef de l’armée d’Italie, légitimement ambitieux de parfaire sa réputation naissante. « Nul général, lit-on dans une étude militaire sérieuse, nul général n’a su exciter l’émulation en distribuant l’éloge et le blâme avec autant d’autorité que Napoléon l’a fait dans ses Bulletins de la Grande Armée. Que n’auraient pas tenté ses généraux ou ses régiments pour obtenir des mentions telles que celles-ci : « Le colonel Mouton, du 1er chasseurs, s’est couvert de gloire » ; « le 8e régiment de dragons a soutenu sa vieille réputation » ; « les 16e et 22e chasseurs et leurs colonels Latour-Maubourg et Durosnel ont montré la plus grande intrépidité » ; « les 4e et 9e régiments d’infanterie légère, les 100e et 32e de ligne se sont couverts de gloire » ; « le général Gazan a montré beaucoup de valeur et de conduite ». « C’est Masséna, Joubert, Lasalle et moi qui avons gagné la bataille de Rivoli », disait Napoléon devant tous les officiers d’une division de dragons. »
Si l’on feuillette le recueil des Bulletins de la Grande armée, on verra que l’Empereur s’empressait en toute circonstance de mettre en relief, aux yeux de tous, les qualités de ses collaborateurs : c’est « le maréchal Bessières qui a fait, à la tête de quatre escadrons, une brillante charge qui a dérouté et culbuté l’ennemi » ; c’est « le maréchal Ney qui avait eu la mission de s’emparer du Tyrol et s’en est acquitté avec son intelligence et son intrépidité accoutumées » ; c’est « le lieutenant général Gouvion-Saint-Cyr qui a déployé une grande habileté dans les manœuvres » ; c’est « le général Saint-Hilaire qui, blessé au commencement de l’action, est resté toute la journée sur le champ de bataille et s’est couvert de gloire » ; c’est « le maréchal Davout qui faisait des prodiges avec son corps d’armée. Ce maréchal a déployé une bravoure distinguée et de la fermeté de caractère, première qualité d’un homme de guerre » ; c’est, une autre fois, le même maréchal « qui a donné dans ces différentes affaires de nouvelles preuves de l’intrépidité qui le caractérise » ; c’est « le général Dupont (le héros futur de la déplorable capitulation de Baylen) qui s’est conduit avec beaucoup de distinction » et, plus loin, est qualifié « d’officier d’un grand mérite ». Ce sont Murat, Bernadotte et Soult à qui « l’Empereur témoigne sa satisfaction pour leur conduite brillante à Lubeck, et pour l’activité qu’ils ont mise dans leur marche à la poursuite de l’ennemi » ; c’est le général Lariboisière dont l’Empereur dit : « C’est un officier du plus rare mérite » ; c’est « le maréchal Mortier faisant preuve de sang-froid et d’intrépidité » ; ce sont Lannes et Masséna « qui ont montré dans cette journée toute la force de leur caractère » ; puis Oudinot à qui l’Empereur confie un commandement en disant de lui : « C’est un général éprouvé dans cent combats, où il a montré autant d’intrépidité que de savoir ».
Il serait superflu de reproduire ici toutes les citations élogieuses, dont personne ne peut nier l’authenticité. Mais n’existeraient-elles même pas, toutes les archives de l’empire auraient-elles été brûlées, qu’il suffirait des titres nobiliaires de princes, ducs, comtes, barons, que se transmettent encore aujourd’hui les descendants des généraux de l’empire, pour attester que Napoléon sut rendre une justice éclatante au mérite, partout où il se montrait.
L’Empereur n’eut qu’un tort, sans contredit, ce fut d’exagérer sa reconnaissance pour ceux qui le servaient, de leur créer des états de maison somptueux dont ils avaient hâte de profiter, et c’est bien par suite de son excès de largesse qu’il fit, à ses dépens, l’expérience de la vérité de ces paroles de Montesquieu, paroles prophétiques, dites à propos de la décadence de l’empire romain : « La plupart des conjurés avaient été comblés de bienfaits par l’empereur, ils avaient trouvé de grands avantages dans ses victoires ; mais plus leur fortune était devenue brillante et plus ils s’occupaient d’échapper au malheur commun… Comblez un homme de bienfaits ; la première idée que vous lui inspirez, c’est de chercher les moyens de les conserver. »
Comme Metternich l’avait remarqué dès 1809, l’Empereur voyait nettement l’apathie de ses lieutenants. Dans un dîner à Dantzig, en 1812, rapporte le général Rapp, on l’entend dire devant ceux-là mêmes dont il parlait : « Le roi de Naples ne veut plus sortir de son beau royaume, Berthier voudrait chasser à Gros-Bois, et Rapp habiter son superbe hôtel à Paris. » Déjà en 1809, il disait devant Berthier et d’autres généraux, à propos d’avantages qui avaient été concédés aux Autrichiens sans son autorisation : « Vous vous croyez donc des hommes bien importants, messieurs les chefs d’état-major ! J’ai fait de vous de trop grands seigneurs, et vous caressez ceux de la cour d’Autriche… » Un autre jour, il disait au duc de Vicence : « Ne voyez-vous pas, Caulaincourt, ce qui se passe ici ? Les hommes que j’ai comblés veulent jouir ; ils ne veulent plus se battre ; ils ne sentent pas, pauvres raisonneurs, qu’il faut encore se battre pour conquérir le repos dont ils ont soif. Et moi donc, est-ce que je n’ai pas aussi un palais, une femme, un enfant ? Est-ce que je n’use pas mon corps dans les fatigues de tous genres ? Est-ce que je ne jette pas ma vie chaque jour en holocauste à la patrie ? Les ingrats !… »
Napoléon avait parfaitement conscience du remède nécessaire à cet état de choses, quand il s’écriait : « Il n’y a plus que mes pauvres soldats et les officiers, qui ne sont ni princes, ni ducs, ni comtes, qui vont bon jeu, bon argent. C’est affreux à dire, mais c’est la vérité. Savez-vous ce que je devrais faire ? Envoyer tous ces grands seigneurs d’hier dormir dans leurs lits de duvet, se pavaner dans leurs châteaux. Je devrais me débarrasser de ces frondeurs, recommencer la guerre avec de jeunes et purs courages. » Ainsi s’exprimait ce souverain, tant accusé d’autocratie inexorable, qui reculait devant l’idée d’infliger une humiliation à ses généraux, en portant atteinte à leurs prérogatives ! Les renvoyer dans leurs châteaux lui paraissait le maximum de sévérité auquel il pourrait recourir ! Et n’aurait-elle pas encore paru d’une rare bénignité, cette mesure qu’il envisageait comme extrême, alors qu’il eût été si naturel qu’un chef, dans la simple limite de ses attributions, parlât au moins de livrer à des conseils de guerre tous ces subordonnés récalcitrants ?
Ces discours n’étaient, de la part de l’Empereur, ni des suppositions gratuites, ni des boutades rétrospectives, méchamment inventées pour pallier ses échecs. Il est malheureusement trop vrai que ses meilleurs amis allaient jusqu’à contrecarrer ses décisions, jusqu’à éclairer maladroitement l’ennemi, poussés qu’ils étaient par le désir de mettre fin à des guerres devenues fatigantes pour eux. En 1813, à Dresde, au moment des conférences en vue de la paix avec le prince de Metternich, l’intérêt évident de Napoléon lui commandait de cacher le peu de confiance qu’il avait dans son armée. Ce fut le maréchal Berthier qui se chargea de renseigner l’ambassadeur d’Autriche : « Il me serait difficile, rapporte le prince de Metternich, de rendre l’expression d’inquiétude douloureuse qui se lisait sur le visage de ces courtisans et de ces généraux chamarrés d’or qui étaient réunis dans les appartements de l’Empereur. Le prince de Neuchâtel, Berthier, me dit à mi-voix : — « N’oubliez pas que l’Europe a besoin de paix, la France surtout, elle qui ne veut que la paix. » — Je ne me crus pas tenu de répondre et j’entrai dans le salon de service de l’Empereur. » S’il ne répondit pas à Berthier, Metternich ne manqua pas de tirer profit du renseignement : comme Napoléon, suivant son rôle, parlait haut et ferme des forces imposantes dont il disposait encore : « Mais c’est précisément l’armée qui désire la paix », riposta le diplomate autrichien. L’Empereur, blessé au vif par ce coup droit, répliqua spontanément : « Non, ce n’est pas l’armée, ce sont mes généraux qui veulent la paix. »
Dès que les maréchaux constatèrent la faiblesse de Napoléon envers eux, leur hardiesse alla grandissant. Impuissant à prendre le parti de faucher d’un seul coup les résistances dangereuses qui s’affermissaient autour de lui, l’Empereur dut entrer dans la voie des concessions. Dès lors, n’ayant plus la liberté de s’arrêter aux déterminations que lui dictait son génie, il crut indispensable de prendre l’opinion de ceux qui seraient appelés à les exécuter. De ces consultations naquit, dans l’esprit de l’Empereur, l’indécision, toujours néfaste à un chef d’armée. C’est ainsi que, pendant la guerre de Russie, devant ses ordres discutés, critiqués, Napoléon en arrive fatalement à céder aux observations de ses généraux. « Il aurait évité de grands revers, — raconte le baron Fain, s’appuyant lui-même sur le général Gourgaud, — surtout dans les derniers temps de sa carrière, s’il ne s’en était rapporté qu’à lui-même. » En 1813, sous la pression des maréchaux, il renonça à la marche sur Berlin qu’il avait conçue, et alla s’engouffrer dans le désastre de Leipzig.
Son autorité affaiblie devenait de jour en jour plus précaire ; c’est lui-même qui dit au maréchal Macdonald : « … Je donne des ordres et l’on ne m’écoute plus ; j’ai voulu faire réunir tous les équipages sur un point avec une escorte de cavalerie, eh bien ! personne n’est venu. » Il est impossible de conserver le moindre doute sur le peu de cas qu’on faisait des ordres de l’Empereur, lorsqu’à cette pénible constatation le même maréchal ose répondre : « Je le crois bien, beaucoup ont de l’expérience et de l’instinct ; ils présument avec raison que la communication par laquelle vous vouliez les diriger n’est pas plus libre que la nôtre. » Macdonald, avec une affectation lourde et de mauvais goût, a pris soin de souligner le ton irrespectueux, indécent même, avec lequel il se permettait de parler à Napoléon, en ces jours de malheur : « Ayant joint l’Empereur, dit-il, je lui parlai très énergiquement : — « Il faut forcer le passage et envoyer sans perdre un instant tout ce que vous avez là de disponible », — et c’est vertement qu’il rabroue le plus grand des hommes de guerre, en ajoutant d’un air courroucé : « Votre garde, pourquoi n’est-elle pas en marche ? » Le maréchal, avec une candeur qui touche à l’inconscience, déclare que « les personnes présentes à cet entretien le regardaient fixement et marquaient l’étonnement d’entendre, apparemment pour la première fois, parler à l’Empereur avec cette libre et franche fermeté ».
Sous ce commandement de jour en jour plus faible, on marcha de défaites en défaites, dans une retraite qui amena, derrière elle, l’ennemi sur le sol français.
En face de la patrie envahie, l’Empereur semble s’être ressaisi pleinement. Il est résolu à repousser toute ingérence dans ses conceptions et à destituer, à châtier impitoyablement quiconque n’obéirait pas instantanément. Ce n’est pas le trait le moins honorable de ce caractère qui se montre plus hautain dans l’adversité que dans le triomphe. Il est bien en possession de lui-même le jour où il enlève le commandement au maréchal Victor ; le jour où il écrit à un autre maréchal inactif : « Si vous êtes toujours l’Augereau de Castiglione, gardez le commandement ; si vos soixante ans pèsent sur vous, quittez-le et remettez-le au plus ancien de vos officiers généraux. La patrie est menacée et en danger, elle ne peut être sauvée que par l’audace et la bonne volonté, et non par de vaines temporisations… Soyez le premier aux balles. Il n’est plus question d’agir comme dans les derniers temps, mais il faut reprendre ses bottes et sa résolution de 93… » C’est bien le Bonaparte d’autrefois qu’on retrouve dans ces lettres vigoureuses et incisives qui n’admettent pas de réplique : « … Je vois que vous avez onze cents chevaux prêts à partir ! pourquoi ne partent-ils pas ? on dirait que vous dormez à Paris. » « Je ne suis pas un caractère d’opéra… il faut être plus pratique que vous ne l’êtes… il est tout simple et plus expéditif de déclarer que l’on ne peut pas faire une levée d’hommes que d’essayer de la faire. » « Écrivez au général Digeon que je suis extrêmement mécontent de la manière dont il commande son artillerie ; qu’hier, à trois heures après-midi, toutes les pièces manquaient de munitions, non par suite de consommation, mais parce qu’il avait tenu son parc trop éloigné… Dites-lui qu’un officier d’artillerie qui manque de munitions au milieu d’une bataille, mérite la mort. »
Sous l’étreinte de cette énergie reconquise, l’armée composée d’une poignée d’hommes put accomplir, en 1814, en face de l’Europe entière coalisée, les faits d’armes les plus mémorables qu’aucun peuple ait eu jamais à enregistrer dans son histoire.
Écrasé sous le nombre, acculé à Fontainebleau où l’attendait la trahison définitive de Marmont, son ami de jeunesse, l’Empereur, selon l’expression du capitaine Coignet, « se trouva sous la faux de tous les hommes qu’il avait élevés aux hautes dignités et qui le forcèrent d’abdiquer ».
Là, il fut donné à Napoléon de connaître tout ce qu’il y a de bas, de perfide, de hideux dans le cœur humain. Celui qui fut pendant quinze ans la gloire et la fortune de la France, l’idole encensée de tout un peuple, le géant des batailles ayant tenu l’Europe entière emprisonnée dans les plis du drapeau de la France, se vit méprisé, insulté, bafoué par les hommes dont, naguère, il devait modérer le zèle adulateur ! Spectacle déshonorant pour l’humanité ! Les maréchaux, soucieux avant tout d’assurer leur position près des Bourbons, sans un mot de pitié ni de sympathie pour Napoléon accablé, exigèrent impérieusement son abdication. Et quel langage lui tenait-on ? « Nous en avons assez… trêve de compliments… il s’agit de prendre un parti… » ; ce sont les expressions mêmes de Macdonald, chargé par ses collègues de porter la parole. « Il est temps d’en finir…, disait brusquement le maréchal Ney, il faut faire votre testament… vous avez perdu la confiance de l’armée… » Et quand l’Empereur, indigné, rapporte Caulaincourt, répondait que l’armée obéirait assez pour punir la révolte de ce maréchal, celui-ci répliquait cyniquement : « Eh ! si vous en aviez le pouvoir, serais-je encore ici dans cet instant ? »
Quand le dernier des maréchaux eut repassé le seuil de sa porte, Napoléon, révolté des humiliations qu’il venait de subir, le cœur soulevé par le dégoût de tant de lâcheté, s’écria : « Ces gens-là n’ont ni cœur ni entrailles… je suis moins vaincu par la fortune que par l’égoïsme et l’ingratitude de mes frères d’armes… »
C’était plus qu’il n’en pouvait supporter. L’infâme abandon de ceux qu’il avait aimés, comblés de richesses et d’honneurs, porta le dernier coup à cette âme abîmée dans sa désillusion.
Le soir même, dans un accès de désespoir, il résolut de mettre fin à ses jours. Il absorba un poison violent, contenu dans un sachet que, depuis 1808, il portait suspendu à son cou, afin, sans doute, de ne pas rester vivant entre les mains de l’ennemi, s’il avait le malheur d’être fait prisonnier.
Malgré ses efforts, il ne put comprimer les cris de la souffrance qu’il éprouvait, et l’éveil fut donné au château.
A minuit, Constant, le valet de chambre, arriva près du lit de son maître. En proie à des convulsions effrayantes, l’Empereur répétait d’une voix saccadée : « Marmont m’a porté le dernier coup. Le malheureux ! Je l’aimais ! L’abandon de Berthier m’a navré ! mes vieux amis, mes anciens compagnons d’armes ! »
Le docteur Yvan, appelé en toute hâte, fit prendre de force un contre-poison à l’Empereur.
Un peu de calme succéda à la crise violente. Il s’assoupit une demi-heure. « Quand Napoléon se réveilla, dit Caulaincourt, je me rapprochai de son lit. Les gens de service se retirèrent, nous restâmes seuls. Ses yeux enfoncés et ternes semblaient chercher à reconnaître les objets qui l’environnaient, tout un monde de tortures se révélait dans ce regard vaguement désolé ! « Dieu ne l’a pas voulu, dit-il, comme répondant à sa pensée intime, je n’ai pu mourir, pourquoi ne m’a-t-on pas laissé mourir ?… Ce n’est pas la perte du trône, dit-il ensuite, qui me rend l’existence insupportable. Ma carrière militaire suffit à la gloire d’un homme. Savez-vous ce qui est plus difficile à supporter que les revers de la fortune ? Savez-vous ce qui broie le cœur ? C’est la bassesse, c’est l’horrible ingratitude des hommes. En présence de tant de lâchetés, de l’impudeur de leur égoïsme, j’ai détourné la tête avec dégoût, et j’ai pris la vie en horreur. Ce que j’ai souffert depuis vingt jours ne peut être compris. »
A partir de ce moment, trahi par la mort elle-même, qui lui réservait une agonie plus lente, une fin plus dramatique encore, l’Empereur fut résigné à tout ; il signa sans discussion les protocoles du traité d’abdication, anxieux de quitter le foyer d’amertumes, d’abjections, de vilenies où il venait de tant souffrir.
Le voyage de Fontainebleau à l’île d’Elbe réservait à Napoléon de nouvelles et douloureuses épreuves. Il eut à subir encore un affront, lorsqu’il rencontra l’homme qu’il avait fait duc de Castiglione ; celui-ci ne daigna même pas lever la casquette dont était coiffée sa ducale personne. En Provence, les populations surexcitées se portaient, aux relais, vers la voiture que l’Empereur occupait avec les commissaires étrangers, et là, on lui jetait en pleine figure les sarcasmes les plus outrageants, tels que : « ogre de Corse ! odieux tyran ! à bas Nicolas ! » (surnom méprisant que l’on donnait alors à Napoléon). Les plus exaltés se cramponnaient aux roues de l’équipage, pendant que les moins hardis lançaient, de loin, d’énormes pierres. Les menaces de mort ne tardèrent pas à succéder aux insultes. « Le danger, dit le comte Waldbourg-Truchess, devint si redoutable qu’avant d’arriver à Saint-Cannat, où l’effervescence était à son paroxysme, l’Empereur, supplié par son entourage qui voulait empêcher un crime déshonorant, dut changer de costume et, endossant l’habit de l’un de ses courriers qui prit sa place, il courut lui-même devant les voitures ! »
Quel mortel eut jamais dans sa vie des contrastes aussi saisissants : avoir mené des armées triomphantes à travers l’Europe terrifiée à son approche, et maintenant se voir réduit, sous un déguisement d’emprunt, en avant d’une berline, à servir de piqueur à des officiers étrangers qui étaient ses propres gendarmes !
Y eut-il couardise de la part de Napoléon à user d’un expédient destiné à tromper la fureur d’une populace affolée ? — Ni plus ni moins qu’il y aurait lâcheté, dans l’impossibilité de se défendre, à éviter l’assaut d’une meute de chiens ou de loups enragés.
Du reste, si l’on se plaît à parler de courage, on peut, semble-t-il, s’en rapporter à l’homme qui, pendant les dix années de l’Empire, plutôt que de jouir d’une sécurité sans gloire, a préféré quand même les périls de la guerre, et les a bravés à ce point qu’il a pu vivre dans les camps, en quelque sorte sous le feu de l’ennemi, cinquante-quatre jours juste de moins que dans les résidences impériales ; à l’homme qui, en personne, a commandé dans six cents combats et quatre-vingt-cinq batailles rangées ; à l’homme qui, passé l’âge de la témérité, en 1813, dit le major d’Odleben, à Dresde, recevant à la tête les éclats d’une grenade, et voyant les Italiens se courber pour se soustraire aux effets de l’explosion, se tourne vers eux et leur crie en riant : Ah, coglioni ! non a male !
A peine arrivé à l’île d’Elbe, c’est miracle de voir l’Empereur, dépossédé de son trône, ne pas donner une minute à l’abattement si naturel qui aurait pu l’envahir après de pareils événements, et se mettre au contraire à administrer immédiatement cette île minuscule avec le formalisme qu’il apportait à régir son vaste empire.
Débarqué le 3 mai à six heures du soir, le lendemain 4, rapporte sir Neil Campbell, après avoir reçu les autorités et les notables, « il montait à cheval, faisait une première inspection aux fortifications de Porto-Ferrajo, et ne rentrait pour dîner qu’à sept heures ». Le 5, « levé avec le jour, il sortait à pied, afin de visiter les forts et les magasins » ; le 6, à sept heures du matin, « il traversait le port en canot, puis montait à cheval et allait jusqu’à Rio examiner les mines » ; le 7, « de cinq heures à dix heures avant midi, visite aux forts et magasins autour du port », et ainsi de suite, tous les jours.
Entre temps, il rétablissait, en miniature, son conseil des ministres, lorsqu’il assemblait, sous sa présidence, « le sous-préfet, le commissaire de la marine, le directeur de l’enregistrement, le commissaire des guerres, le directeur des contributions, et les personnes, dit l’ordre de convocation, qui peuvent donner des lumières et me faire connaître l’administration du pays, les douanes, les droits réunis, l’administration sanitaire et maritime ».
Dès ce moment, son attention est concentrée sur les affaires de l’île d’Elbe ; il y est aussi minutieux qu’au temps où il gouvernait soixante millions de sujets. L’homme se livre sans partage au nouveau devoir qui lui incombe.
L’entretien, l’administration de sa garde, dont l’effectif est de sept cent quinze hommes, cent vingt-sept chevaux ou mulets et seize voitures, sont l’objet d’un classement spécial sous la rubrique d’affaires militaires et de budget de la guerre, qu’il contrôle pièce à pièce, sou à sou, avec autant d’ordre, autant d’économie que jadis la comptabilité de la Grande Armée.
C’est non moins sérieusement que l’Empereur s’occupe des affaires civiles : à la place des travaux gigantesques qu’il faisait exécuter autrefois, il prescrit la réparation des ponts, il prend des mesures pour remédier à la malpropreté des rues. S’il n’a plus les châteaux impériaux, avec leurs parcs immenses, cela ne l’empêche pas de nommer des gardes « qui veilleront à ce que les chèvres n’endommagent pas le domaine », et, à défaut de mobilier de la couronne, quand il n’a plus à discuter les prix de tapisseries des Gobelins ou de meubles somptueux, il ne dédaigne pas d’écrire au général Bertrand : « Nous manquons de chaises ordinaires pour toutes nos maisons ; il faut arrêter un modèle de chaises de la valeur de cinq francs l’une, et un modèle de fauteuils et de canapés d’un prix proportionné et en acheter à Pise pour un millier de francs. »
Jamais caractère d’homme, il faut le reconnaître, ne s’est affirmé plus invariable dans ses dispositions principales qui sont : le besoin constant de veiller aux plus petites choses, la sujétion absolue à la besogne quotidienne. Tel il fut à ses débuts, tel on le vit à l’époque d’une splendeur inouïe, tel il demeure, après la chute, au sein de la pauvreté.
C’est dans cette solitude, loin des influences d’une cour abâtardie par l’excès des faveurs souveraines, que Napoléon sut prendre la résolution la plus énergique, la plus téméraire que son esprit ait conçue durant toute sa vie : le 26 février 1815, l’Empereur s’embarquait pour la France.
En s’engageant dans cette aventure qui, selon toutes prévisions, devait lui être fatale, l’Empereur obéissait-il à une ambition immodérée, aveugle ? Ne pouvait-il contenir son impatience de ressaisir un pouvoir regretté ? A première vue, il en paraît ainsi ; mais l’examen raisonné de la situation modifie singulièrement cette appréciation.
Il est indéniable qu’après le renversement de l’Empire, ses partisans, à l’instar des fidèles de tous les régimes déchus, travaillaient avec plus ou moins d’ardeur à préparer le retour de l’Empereur.
Que de l’île d’Elbe, Napoléon, bien informé, ait suivi d’un œil complaisant, qu’il ait même encouragé secrètement ces menées, cela n’est pas douteux, et c’est, après tout, bien naturel.
A quoi ces combinaisons secrètes devaient-elles logiquement aboutir ? A la perpétration d’un complot subordonné aux circonstances politiques intérieures de la France, et, ensuite, à la concentration, en un lieu de débarquement choisi d’avance, de forces imposantes chargées d’attendre et d’acclamer l’Empereur. Mais que nous sommes loin de cette sorte de conspiration préméditée, le jour où nous voyons Napoléon mettre à la voile au caprice des vents, atterrir au hasard sur un point du littoral où il n’est attendu par aucun de ses partisans dévoués ! Un tel acte de hardiesse ne pouvait résulter que d’une détermination chevaleresque ou du coup de tête d’un écervelé « venant, comme on disait à Paris, près de Louis XVIII, se livrer lui-même comme un papillon vient se prendre à la chandelle ».
Napoléon était incapable d’une étourderie ridicule, mais il avait une force d’âme suffisante pour affronter tous les périls plutôt que de se livrer pieds et poings liés, avant d’avoir épuisé ses derniers moyens d’action. On lui avait fait savoir que les Français désiraient son retour. Avant de s’abandonner, il crut se devoir à lui-même de s’assurer, sans violence, par une simple apparition, de la vérité de ces rapports. En dépit de tous les dangers, il prit cette résolution suprême, le jour où la mauvaise foi indéniable des signataires du traité de Fontainebleau l’autorisa à violer lui-même ce traité.
Pour ceux qui reprochent à Napoléon d’avoir manqué à la foi jurée, en quittant l’île d’Elbe, il convient de rappeler qu’en droit une convention n’est valable que si les deux parties peuvent, le cas échéant, être contraintes à l’exécuter. Or, il faut le demander à ses accusateurs, que pouvait faire Napoléon le jour où les stipulations signées par les puissances n’étaient plus respectées par elles ? Quel tribunal était compétent pour juger un conflit entre toutes les nations européennes d’un côté, et un homme isolé, comme était l’Empereur, d’autre part ?
Ce fut précisément la question qu’eut à se poser l’exilé de l’île d’Elbe. Le traité de Fontainebleau du 11 avril 1814, entre l’empereur Napoléon, l’Autriche, la Prusse, la Russie, et l’Angleterre dans la coulisse, n’avait été exécuté jusque-là que par l’une des parties contractantes, c’est-à-dire Napoléon.
En février 1815, les clauses qui étaient la base essentielle de la convention n’avaient pas même reçu un commencement d’exécution ; ni la rente de deux millions n’avait été versée à l’Empereur, ni les duchés de Parme, de Plaisance et de Guastalla n’avaient été remis à Marie-Louise, ni les allocations réservées pour les membres de la famille impériale n’avaient été payées. Il y avait une violation plus radicale encore de ce traité : l’article fondamental, celui qui attribuait à Napoléon la souveraineté de l’île d’Elbe, était méprisé, foulé aux pieds. Les puissances alliées, et Louis XVIII, apeurés par l’ombre même de celui qui les avait tenus si souvent à sa merci, avaient résolu, sans plus de détours, sans plus de souci de leurs engagements, de s’emparer de Napoléon et de le transporter dans une île lointaine de l’Océan. Il importe grandement de remarquer ceci : cinq mois avant que Napoléon se fût décidé à quitter l’île d’Elbe, le nom de Sainte-Hélène avait déjà été prononcé. « Le propos le plus généralement répété à Vienne, dit M. de Bausset, était qu’il fallait envoyer Napoléon à Sainte-Hélène, parce que l’île d’Elbe était trop près de l’Italie. » « Les feuilles publiques anglaises, rapporte le duc de Rovigo, disaient que l’on devait conduire l’Empereur à Sainte-Hélène, et celles d’Allemagne l’avaient répété. L’Empereur les recevait à l’île d’Elbe. »
« L’autre question, autrement grave et contestée, dit Villemain dans ses Souvenirs contemporains, c’était la translation de Napoléon dans quelque île transatlantique, telle que Sainte-Lucie, les Açores ou Sainte-Hélène, car ce dernier nom était déjà prononcé dans des conférences intimes dont le secret transpira jusqu’à Napoléon. »
« Rien de plus urgent, disait le comte Pozzo di Borgo, l’un des plénipotentiaires du Tsar, que d’enlever Napoléon de dessous les yeux de l’Europe et de le transporter au plus tôt le plus loin possible. »
Le 13 octobre 1814, rendant compte des séances du congrès de Vienne, Talleyrand mandait à Louis XVIII : « On montre ici une intention assez arrêtée d’éloigner Bonaparte de l’île d’Elbe. Personne n’a encore d’idée fixe sur le lieu où on pourrait le mettre, j’ai proposé l’une des Açores. C’est à cinq cents lieues d’aucune terre. Lord Castelreagh ne paraît pas éloigné de croire que les Portugais pourraient être amenés à cet arrangement. » Cet arrangement, comme l’appelle Talleyrand, était parfaitement du goût de Louis XVIII, qui félicite, par retour du courrier, son ambassadeur de « l’excellente idée des Açores ».
Le 7 décembre, dans une autre lettre où règne une obscurité à travers laquelle il est difficile de discerner s’il s’agit de déportation ou d’assassinat, Talleyrand dit sans ambages : « … La conclusion que j’en tire est qu’il faut se hâter de se débarrasser de l’homme de l’île d’Elbe. Mon opinion fructifie, le comte de Munster la partage avec chaleur. Il en a écrit à sa Cour, il en a parlé à lord Castelreagh et l’a échauffé au point qu’il est allé à son tour exciter M. de Metternich… »
Dans cette lutte injuste autant qu’inégale entre Napoléon et toutes les puissances réunies à Vienne, quel pouvait être l’état d’esprit de Napoléon ?
Se défendre dans l’île d’Elbe, pour faire respecter ses droits, avec quelques centaines d’hommes et seize canons, contre l’Europe entière, c’était vouloir se couvrir de ridicule ; il ne lui restait donc qu’à déjouer les projets perfides qui se tramaient à Vienne ; et si l’on veut bien suivre exactement les dates, on sera convaincu que la détermination de l’Empereur ne repose pas sur autre chose que sur l’avertissement de son transfert certain, imminent, dans une île de l’Océan.
« Le 19 février, M. de Talleyrand annonçait au roi les décisions du Congrès. La veille au soir, MM. Maret et Daru en prévenaient l’Empereur. Le courrier de Talleyrand arrivait à Paris en même temps que lord Castelreagh, qui venait, en personne, donner l’assurance à Louis XVIII de l’envoi de Napoléon avec privation de tout subside. Cela se passait pendant que le courrier de Maret arrivait à l’île d’Elbe le 24, et le 26, à deux heures de l’après-midi, Napoléon donnait l’ordre de l’embarquement. »
En choisissant ce seul moyen d’échapper au piège indigne qui lui était tendu, l’Empereur, avec un courage admirable, prenait fièrement pour arbitre de sa conduite la France, cette France où, moins d’un an auparavant, il avait été conspué, cette France qui, depuis son exil, avait pu faire l’essai d’un nouveau mode de gouvernement ; c’est à elle qu’il venait demander loyalement, librement, de le livrer à ses ennemis, ou de le défendre contre eux.
Quand des siècles auront passé et qu’un Homère écrira le récit de cette héroïque aventure, on croira lire un poème mythologique. On regardera comme une sorte de Titan l’homme qui s’en vint, suivi d’un millier de soldats, reconquérir un pays de trente-six millions d’âmes, que défendait une armée active de deux cent vingt-cinq mille hommes, ayant alors pour chef celui qui s’intitulait le roi légitime ; on aura peine à se figurer que l’Empereur, laissant derrière lui sa petite troupe, s’avançait seul, la poitrine découverte, au-devant des fusils couchés en joue, et disait : « Voici votre Empereur, tuez votre vieux général ! » et que les armes s’abaissaient, et que les soldats, envoyés pour le fusiller, pleuraient de joie, baisaient les mains de Napoléon, étreignaient ses compagnons dans une émouvante accolade, puis grossissaient l’escorte de l’évadé de l’île d’Elbe. On se croira transporté dans un monde de fictions quand on lira que Napoléon, aux acclamations frénétiques d’un peuple fasciné par une sorte de prestige magique, put traverser toute la France sans brûler une amorce, sans verser une goutte de sang, et rentrer aux Tuileries pendant que le roi et sa cour, effarés, fuyaient précipitamment vers la Belgique.
Napoléon, en quittant l’île d’Elbe, avait-il le droit de compter sur un résultat aussi prodigieux ? Une telle présomption aurait été du domaine du rêve, et l’Empereur était tout, excepté un rêveur. Mais devant la piteuse fin, dont il avait la perspective, d’être empoigné et relégué à la façon d’un malfaiteur, et d’achever ses jours sur une sorte de rocher perdu dans l’Océan, il se dit, sans nul doute, que, dénouement pour dénouement, il devait à l’honneur de son nom, à l’avenir de son fils, né roi, lui, de ne pas finir comme un vulgaire usurpateur vaincu, dégradé, méprisé et jeté n’importe où par un caprice de ses ennemis victorieux. Il se dit que, mourir pour mourir, il valait mieux tomber sur le chemin, fût-elle folle, d’une entreprise audacieuse, et tenter ainsi le miracle de ressaisir le trône qu’il voulait laisser à son fils. Et n’était-ce pas également la seule chance qui lui restât de retrouver quelque bonheur intime, puisque le succès pouvait lui ramener sa femme et son enfant ?
Tout cela ne suffit-il pas pour expliquer qu’un homme tel que Napoléon, hardi, judicieux, stoïque, aimât mieux risquer sa vie dans une tentative suprême, au bout de laquelle luisait encore l’espérance, que de se résigner d’avance, sans révolte contre cet enterrement anticipé, à sa déportation inévitable à Sainte-Hélène ?
Vingt jours d’une marche triomphale du golfe Juan à Paris ; vingt jours où chaque minute apportait au souverain, hier méconnu, délaissé, réprouvé, les témoignages d’une affection inexprimable, les marques d’un enthousiasme délirant ; vingt jours ont suffi à métamorphoser le prisonnier de l’île d’Elbe en cet Empereur heureux et fier, à bon droit, d’avoir recouvré son trône qu’il tient, sans conteste, de l’acquiescement spontané de la nation ; mais ces vingt jours d’ivresse n’ont pas altéré le caractère de cet homme en qui domine, toujours et avant tout, la pensée du devoir à remplir.
Le 20 mars 1815, revenant de l’île d’Elbe et rentrant aux Tuileries, Napoléon se met aussitôt au travail avec le même zèle qu’avait déployé, seize ans auparavant, le général Bonaparte arrivant de Saint-Cloud et prenant possession du palais du Luxembourg. « Après les premiers moments donnés à l’effusion, dit le duc de Vicence, l’Empereur, avec son activité ordinaire, s’occupa toute la nuit à faire expédier des ordres, à réorganiser les services et à recomposer son cabinet. » « A onze heures du soir, dit le comte de Lavalette, je trouvai l’Empereur au milieu de ses anciens ministres, causant tranquillement de l’administration, comme si nous eussions été de dix années en arrière. »
Bientôt les puissances alliées, qui, cette fois du moins, ne purent pas dire que Napoléon leur déclarait la guerre, remirent en mouvement leurs armées. Elles s’avancèrent de tous les points de l’Europe, en files longues et noires, pour appréhender, garrotter et abattre celui qui avait déjoué, à l’île d’Elbe, les sinistres complots perpétrés contre lui.
Ce fut les armes à la main, au poste où venaient de le replacer l’armée et la nation, ce fut sur le champ de bataille, à Waterloo, que se termina la carrière de Napoléon, et qu’il résigna définitivement ses fonctions de chef.
Ce rapide coup d’œil jeté sur le règne impérial démontre que Napoléon, comme chef, fut avant tout un travailleur obstiné, et que le souci des obligations de sa charge avait en lui la force d’un irrésistible instinct : questions capitales ou questions secondaires sont, pour ainsi dire, sur le même plan dans son esprit ; elles ne sont oubliées ni dans les joies de la victoire, ni dans la tristesse des revers.
Par une conséquence logique de ses aptitudes et du rigorisme de sa conscience, le soldat le plus habile, le plus actif de l’armée, a été aussi le citoyen le plus expert et le plus travailleur de l’empire. A défaut de droits traditionnels à la souveraineté, l’Empereur a su légitimer sa présence sur le trône en se montrant le plus digne, le plus capable, le plus laborieux des Français. Il a ramené, en quelque sorte, ce pays-ci aux vieux principes historiques de ses origines : les qualités en vertu desquelles dut être élu, par ses pairs, le premier qui fut roi, ont rouvert, pour un boursier des écoles nationales, le livre des fondateurs de dynasties fermé depuis huit siècles.
Si haut que le porte le destin, Napoléon n’oublie jamais qu’il est né pour une vie de labeurs et de vicissitudes, et quand il est le premier à l’honneur, à cette place qui n’a été pour tant d’autres qu’un lit de paresse et de volupté, il veut aussi être le premier à l’ouvrage. Il renouvelle, chaque jour, ces efforts incessants et pénibles qui sont, sur cette terre, plutôt le lot des déshérités que celui des potentats.
Cette conduite si simple, et justement parce qu’elle est très simple, a paru phénoménale à des gens qui ont probablement une autre conception du rôle des chefs d’État, et ils ont transformé en une sorte de monstruosité surhumaine l’union, dans un même cerveau, du génie le plus transcendant et du bon sens le plus terre à terre. Napoléon, pourtant, ne diffère en rien des hommes-types qui ont été des fondateurs dans toutes les branches de l’activité humaine. Chacun de ces hommes, exerçant sa spécialité, s’est appliqué à réaliser l’idéal de ce que doit être le patron, dans l’acception la plus précise de ce mot : le patron qui se dévoue corps et âme à la prospérité de son œuvre, ne vit, ne sent, ne pense que pour elle ; le patron qui repasse nuit et jour dans sa tête la multitude de ses travaux, et arrive, par cette répétition, à les classer et les graver, dans le cadre réduit de sa mémoire, en un tableau microscopique où son œil, comme armé d’une loupe puissante, perçoit constamment les traits principaux et les infinis détails ; le patron qui, d’un regard, voit aussi nettement les défauts d’exécution aux extrémités qu’au centre et qui, fort de son expérience et de sa compétence, est toujours prêt à donner à quiconque un conseil ou un coup de main ; le patron, enfin, qui, par son infatigable ardeur, par son dévouement à l’intérêt commun, sert de modèle et de stimulant au zèle de tous ses collaborateurs.
Par ces vertus solides, — apanage de l’homme positif, sincère et cordial qui s’est révélé sous tous les aspects où nous l’avons présenté dans cette étude, — Napoléon justifie les revendications du mouvement populaire qui a fait la Révolution, réclamant l’accès de toutes les places, y compris la première du royaume, pour les plus dignes, sans distinction de caste.
Napoléon, en qui se personnifièrent toutes les qualités de la classe moyenne, a montré ce que doivent être les fils du dix-neuvième siècle émancipés, candidats de droit à tous les emplois. Il leur a montré comment on transporte en haut les vertus d’en bas, comment on reste soldat en étant généralissime d’armées innombrables, comment, au faîte de la hiérarchie sociale, on peut, à l’égal d’un simple comptable, demeurer actif, strict, ponctuel, économe et probe.
Grands et petits ont pu juger que la fonction n’aurait pas suffi à tailler la large place que Napoléon occupe dans la mémoire des hommes, s’il n’avait pas su, par ses efforts, par ses études, se rendre digne de cette fonction dont il a même accru le prestige. Ils ont pu voir aussi que, loin de se diminuer par un labeur de tous les instants, par son immixtion dans les affaires en apparence les plus infimes, Napoléon est devenu l’admiration du monde entier, a contraint les familles les plus aristocratiques à s’incliner devant lui et, par des alliances matrimoniales, a soudé sa maison avec la race plusieurs fois séculaire des souverains de l’Europe.
Cependant l’œuvre indestructible de cet homme, né bourgeois, est essentiellement bourgeoise : grâce à lui, la classe moyenne a pris pied dans les affaires de l’État, où elle n’avait paru qu’accidentellement et d’où personne n’a encore pu l’expulser. Nul ne saurait affirmer sérieusement que, la Restauration survenant aussitôt après le Directoire, il serait resté au pouvoir un seul des gouvernants de la veille. Il n’a pas fallu moins que le spectre de l’Empereur pour tenir en respect, à Saint-Ouen, le roi Louis XVIII, qui fut bien obligé de signer le contrat sur lequel repose encore aujourd’hui notre organisation gouvernementale.
Si, pour lui-même, Napoléon a tout perdu de son vivant : grandeur, bonheur et fortune, — il n’en est pas moins vrai que ceux-là qui ont travaillé sous sa loi ont conservé, pour eux et leurs descendants, les avantages qu’il leur avait constitués. Titres nobiliaires, titres royaux, titres impériaux, tout subsiste. L’ordre qu’il a créé n’a pas cessé d’être l’objet de la convoitise de tous les Français, et le chef de l’État s’enorgueillit encore de se dire le grand maître de la Légion d’honneur, alors que, depuis longtemps, on ne songe plus aux distinctions jadis conférées par les rois.
Chose plus curieuse encore, ce grand batailleur ne fut, en fin de compte, qu’un grand conciliateur : avant lui, la France était déchirée par la guerre civile ; royalistes, terroristes, chouans, jacobins, émigrés étaient autant d’épithètes qui semaient la haine dans les cœurs. Après le règne de Napoléon, si les partis, quoique très réduits, existent encore, ils n’en forment pas moins, quand il le faut, un tout compact dans une nation forte et fière, galvanisée par une force morale, le patriotisme, qui prime toutes les dissensions. Cette force, achetée au prix du sang versé en commun, constitue l’héritage sacré autour duquel les Français viennent se grouper dans une fraternelle solidarité.
En plus du résultat moral, déjà immense, il y a le résultat matériel. De ce côté, la vie de labeurs de Napoléon n’a pas été stérile ; qu’on en juge :
A la suite des effondrements budgétaires de la Révolution, héritière elle-même des déficits de la royauté, on sait quelle était, à l’avènement du Consulat, la position de la France, en état de banqueroute effective, laissant impayés soixante-six pour cent de ses dettes et réduite à « faire prendre la recette de l’Opéra » pour envoyer un courrier aux armées. Mettons en regard de cette situation déplorable la succession léguée par Napoléon.
D’abord, il faut constater qu’il est peut-être l’unique souverain n’ayant pas contracté un seul emprunt. Même après dix ans de grandes guerres, même après avoir entretenu des armées considérables promenées à travers le monde, il laisse la France la nation la plus riche de l’univers, celle qui possède à elle seule plus de numéraire que le reste de l’Europe.
Ensuite, si l’on prend le budget de 1813, le dernier établi, on le trouve parfaitement équilibré avec des recettes s’élevant à un milliard deux cent soixante mille francs. De plus, Napoléon, et l’on peut dire la France, car cette somme fut dépensée dans la campagne de 1814, possède une réserve disponible de quatre cent sept millions, sous la rubrique de trésor impérial. Cette somme considérable était due non seulement aux tributs prélevés sur les nations vaincues, mais encore à la surveillance exagérée, souvent jugée indigne d’un souverain, que Napoléon avait toujours exercée sur les dépenses de sa propre maison. « Sur vingt-cinq millions cinq cent mille francs environ, dit M. de Ségur, qui formaient sa liste civile, treize à quatorze millions y suffirent annuellement. Le reste fut mis chaque année en fonds de réserve. » Enfin l’Empereur laissait la France dotée d’un nombre considérable de travaux utiles ou artistiques exécutés sous son règne. A cet effet, il n’avait pas été dépensé moins de « trente millions pour les ponts, cinquante-quatre millions pour les canaux, soixante-dix-sept millions pour les routes, cent millions pour les ports maritimes, plus de cent cinquante millions pour enrichir nos musées et les résidences impériales ».
En présence de ces admirables résultats obtenus par la volonté d’un seul, parti humble et pauvre, sans autre bagage que ses vertus familiales d’ordre, d’économie et de travail, on se sent comme plus fort, plus sûr de l’avenir.
Si jamais, ce qu’à Dieu ne plaise, de nouveaux malheurs venaient à s’appesantir sur notre pays, fût-elle attaquée de tous côtés par l’ennemi, la France pourrait encore garder toutes ses espérances en pensant que, parmi ces petits officiers laborieux, modestes, nécessiteux, qui portent orgueilleusement leur sabre, mais sans plus d’apparat que n’en prescrit l’ordonnance, il en est un, désigné par la Providence, qui dira un jour à la patrie aimée ce que jadis Thémistocle disait aux Athéniens : « A la vérité, je ne sais ni accorder une lyre, ni jouer du psaltérion ; mais qu’on me donne une ville petite et obscure, et elle aura bientôt acquis renom et grandeur. »
FIN
PRÉFACE DE L’AUTEUR | |
BIBLIOGRAPHIE | |
LIVRE I. Les débuts | |
Le départ d’Ajaccio, 27. — A l’École de Brienne, 29. — Les souvenirs de Brienne, 31. — Le boursier de l’École militaire, 35. — Le sous-lieutenant, 37. — A Valence, 39. — Civils et militaires, 41. — A Auxonne, 43. — Dans la pauvreté, 45. — Les amis d’Auxonne, 47. — Opinions révolutionnaires, 49. — Les expédients pour vivre, 51. — Retour à Ajaccio, 53. — Le Souper de Beaucaire, 55. — Le siège de Toulon, 57. — Mission confidentielle, 59. — En prison à Antibes, 61. — En route pour Paris, 63. — Refus de servir dans l’infanterie, 65. — Lettres à Joseph, 67. — Premières idées de mariage, 75. — Heures de découragement, 77. — Dans les bureaux de la guerre, 79. — Gratitude de Napoléon, 81. — Révocation du général Bonaparte, 83. — Chez Madame Tallien, 85. — La règle du patriotisme, 87. — Chef de l’armée de Paris, 89. — Préoccupations pour la famille, 91. — Le salon de Barras, 93. — Joséphine de Beauharnais, 95. — La situation de Joséphine, 97. — Mariage de raison, 99. — Les fiançailles, 101. — La dot de Joséphine, 103. — Départ pour l’armée d’Italie, 105. | |
LIVRE II. L’époux. — Le père | |
En route pour l’Italie, 109. — Indifférence de Joséphine, 111. — Les anxiétés du mari, 113. — Les occupations d’un amoureux, 115. — Amour exalté, 117. — Les supplications du mari, 121. — Premiers doutes chez Napoléon, 123. — Désespoir d’amour, 125. — Inconduite de Joséphine, 127. — Réconciliation, 129. — Vie familiale à Montebello, 131. — Départ pour l’Égypte, 133. — Dernières désillusions, 135. — Appréhensions de Joséphine, 137. — Résolution de divorce, 139. — Le pardon, 141. — L’époux en campagne, 143. — Les conseils du mari, 145. — Apogée et simplicité, 147. — Les menus détails, 149. — Les Affaires de Napoléon, 151. — L’oncle Bibiche, 155. — Une infâme calomnie, 157. — Affection pour Eugène, 159. — Le ménage d’Eugène, 161. — La prodigalité de Joséphine, 163. — Les maîtresses de Napoléon, 165. — Les pressentiments de Joséphine, 167. — Le commencement d’une idylle, 169. — Lettres de l’époux en faute, 171. — Les scrupules de l’empereur, 173. — Motifs politiques du divorce, 175. — Pression exercée sur Napoléon, 177. — Le divorce décidé, 179. — Acquiescement de Joséphine, 101. — La crise de nerfs, 183. — Après le divorce, 185. — Constance de Napoléon, 187. — Le second mariage, 191. — Impatience de l’Empereur, 193. — Le cérémonial violé, 195. — Le bonheur de Marie-Louise, 197. — L’Empereur amoureux, 199. — La naissance du roi de Rome, 201. — L’amour paternel, 203. — L’amour conjugal, 205. — Conduite indigne de Marie-Louise, 209. — L’homme du foyer paisible, 211. | |
LIVRE III. La famille | |
Les prétentions de la famille, 215. — Lætitia Bonaparte, 219. — Le mécontentement de Joseph, 221. — Joseph Bonaparte et Napoléon, 223. — Lucien Bonaparte et Napoléon, 227. — Louis Bonaparte et Napoléon, 231. — Jérôme Bonaparte et Napoléon, 235. — Elisa Bonaparte et Napoléon, 245. — Pauline Bonaparte et Napoléon, 247. — Caroline Bonaparte et Napoléon, 253. | |
LIVRE IV. La sociabilité | |
Les pamphlets, 267. — L’héritier et le fondateur, 269. — La vérité tardive, 271. — Respect des lois sociales, 273. — Les nobles et les souverains, 275. — Témoignages des contemporains, 277. — La légende du « petit caporal », 285. — Langage aimable de Napoléon, 287. — Les célibataires, 289. — Sollicitude, 291. — Qu’est-ce qu’une bonne action ? 293. — La mort de Desaix et de Lannes, 295. — Les condoléances, 297. — La mort de Duroc, 299. — Le rôle du maître, 301. — Les éloges de Napoléon, 303. — Les égards de Napoléon, 305. — La vivacité, 309. — Ni tigre ni mouton, 311. — L’indépendance de caractère, 313. — Exemples sévères, 315. — Le mariage de Junot, 317. — Napoléon au bal, 319. — Le camarade de ses lieutenants, 321. — Les prêts d’argent, 323. — Les secours aux ouvriers, 325. — La bienfaisance envers tous, 327. — Les malheurs de la guerre, 329. — L’art du comédien, 331. — Histoire d’un aide de camp, 333. | |
LIVRE V. La générosité | |
Solidarité gouvernementale, 337. — La générosité impériale, 339. — Les souverains vaincus, 341. — Les ennemis de Napoléon, 343. — Les fautes des généraux, 349. — Les fautes des officiers, 351. — Les fautes des soldats, 353. — Bourrienne, 355. — La clémence, 357. — Barbé-Marbois, 361. — Respect des situations acquises, 363. — Fouché, 365. — Talleyrand, 367. — Le duc d’Enghien, 371. — Moreau, 375. — Mme de Staël, 379. — La main de fer, 383. | |
LIVRE VI. Les habitudes et les idées personnelles | |
Lettres de Madame de Rémusat, 387. — Les portraits de Napoléon, 389. — La loyauté des sentiments, 393. — Les flatteries hyperboliques, 395. — Le dédain des grandeurs, 399. — Le lever de l’empereur, 403. — La santé de Napoléon, 405. — Napoléon avec ses secrétaires, 407. — Napoléon et les serviteurs, 411. — La bonhomie de l’empereur, 413. — Les collaborateurs assidus, 415. — La méfiance bourgeoise, 417. — Rex, régulateur, 421. — L’intégrité, 423. — Le caractère d’un chef d’armée, 427. — Les principes religieux, 429. — L’influence du droit divin, 433. — Les petites manies bourgeoises, 435. — Les mariages à la cour, 437. — L’ingérence des femmes, 439. — Les goûts artistiques, 441. — Le répertoire tragique, 443. — Régisseur des théâtres, 445. — La musique, la peinture, 447. — Le style de Napoléon, 449. — Pas français ! 453. | |
LIVRE VII. Le chef | |
Le devoir de l’officier, 457. — Dénuement de l’armée d’Italie, 459. — Défaut de prestige au début, 461. — La première proclamation, 463. — L’indiscipline, 465. — Prise de commandement, 467. — Les secours à la patrie, 471. — État de la France, 473. — Le retour d’Égypte, 475. — Enthousiasme populaire, 477. — Le Directoire, 479. — Le travail assidu, 481. — Le meilleur soldat, 483. — Travail avec les commis, 485. — L’examen des questions, 487. — Le surmenage, 489. — Le métier de l’empereur, 491. — Les délassements de l’Empereur, 495. — La fonction civile, 497. — Austerlitz, 499. — Iéna, 501. — Le décret de Moscou, 503. — Tilsitt, 505. — Les colifichets parisiens, 507. — La guerre d’Espagne, 509. — Invariabilité des habitudes, 511. — Sacrifice de sa dignité, 513. — Une cause des revers, 515. — Munificence impériale, 517. — Les complices des spoliations, 519. — Justice constante, 521. — Les titres nobiliaires, 523. — Les grands seigneurs, 525. — Les généraux pacifiques, 527. — Insolence des maréchaux, 529. — L’écœurement de Napoléon, 531. — De Fontainebleau à l’île d’Elbe, 533. — A l’île d’Elbe, 535. — La foi jurée, 537. — Projets de déportation, 539. — Retour de l’île d’Elbe, 541. — Le patron, 545. — Les résultats du règne, 547. |