Doctoresse PELLETIER
Prix : 5 francs
PARIS (5e)
MARCEL GIARD
LIBRAIRE-ÉDITEUR
16, RUE SOUFFLOT ET 12, RUE TOULLIER
1922
Mon Voyage aventureux en Russie Communiste
Depuis longtemps je désirais voir, de mes yeux, l’expérience socialiste qui se fait en Russie. Je n’espérais pas, certes, trouver là le paradis. J’avais lu tout ce qui a été traduit en français, de Lénine, Trotsky, etc., et j’y avais appris que la Russie n’était pas encore en communisme, mais dans la période de transition qui doit nécessairement séparer l’état capitaliste de l’état communiste.
Ayant milité toute ma vie pour la révolution sociale, il me tardait de voir, ne fût-ce que le commencement de sa réalisation.
Le voyage, par les voies légales, m’était impossible. On m’avait refusé un passeport que je demandais innocemment pour Carlsbad, et même le simple sauf-conduit qui donne accès dans les régions occupées. Je résolus donc d’adopter les voies illégales.
Je m’adressai d’abord aux camarades, mais je n’obtins pas l’accueil que je me croyais en droit d’attendre. Chez nous comme partout, les questions de personnes, les rivalités, etc., priment de beaucoup les idées. Je ne pensais pas que pour aller en Russie, il me faille la permission de qui que ce soit ; n’étais-je pas libre d’aller là aussi bien qu’ailleurs.
Puisque les camarades refusaient de m’aider, je comptais me passer d’eux, comme du Gouvernement.
J’avais plusieurs moyens de sortir de France, je choisis la frontière suisse. A Bâle, les frontières franco-suisse et suisse allemande, sont très près l’une de l’autre ; j’espérai donc réussir plus rapidement de ce côté.
Des camarades m’avaient fortement conseillé d’entourer mon départ de précautions pour éviter d’être arrêtée à la frontière. J’étais bien tranquille, personne que moi, à Paris, ne connaissait l’endroit où j’avais résolu de passer. Néanmoins, pour donner à mon départ des apparences normales, je déclarai, dans ma maison, que j’allais en Bretagne pour les vacances ; on était à la fin de juillet c’était tout naturel.
Poussant les précautions à l’extrême, je me dirigeai ostensiblement vers la gare Saint-Lazare. Ce n’est qu’en route que, changeant de taxi, je me fis conduire à la gare de l’Est.
On ne saurait croire combien le fait de se savoir dans l’illégalité rend timide. Il me sembla qu’en demandant directement un billet pour Saint-Louis, ville frontière, je devais attirer l’attention ; je pris donc ma place pour Mulhouse ; de Mulhouse j’irais à Saint-Louis, ce serait plus long, mais plus sûr.
Ce n’est pas sans appréhension que je m’installai dans le wagon. Je quittais mon petit bien-être de demi-bourgeoise ; qu’allai-je trouver à la place. Même dans les formes légales, les voyages à l’étranger ménagent, depuis la guerre, plus d’ennuis que de plaisir ; qu’adviendrait-il de moi dans ce voyage de conspirateur ? Je calmai ma nervosité en me commandant à moi-même de n’envisager que le présent, sans songer à l’avenir. Le présent, il était très acceptable ; wagon-restaurant, confort ; à travers la portière ouverte, le défilé des champs ensoleillés de juillet. Je ne pouvais que me réjouir.
A Mulhouse, quatre heures à attendre ; je quitte la gare pour une promenade en ville. A la sortie, un homme, le commissaire spécial, sans doute, dévisage tout le monde. Il ne me remarque pas ; j’ai changé ma coiffure ordinaire, sur mes cheveux courts, je porte une « transformation », je suis une femme comme les autres.
Cependant, je dois subir dans les rues de Mulhouse la curiosité des passants. L’esclavage de la femme est encore à tel point enraciné dans les mœurs qu’on n’admet guère qu’une femme puisse voyager seule.
Et, à cet égard, la guerre a fait singulièrement reculer la civilisation ; en raréfiant les étrangers, elle a fait que l’on traite en suspect quiconque se hasarde hors de sa ville.
Si j’avais mon passeport dans ma poche, je me soucierais peu des regards ; mais dans les conditions où je suis, ils me gênent sensiblement. J’ai hâte de regagner la gare où on a plus de liberté.
A Saint-Louis, nouveau contre-temps. J’ai donné rendez-vous pour huit heures à l’homme qui doit me faire passer la frontière : il n’est que quatre heures, j’ai pris un chemin plus court. L’homme que je ne connais pas, m’a averti qu’il porterait une fleur à la boutonnière. Justement, un homme attend devant la gare. Sa boutonnière est fleurie ; c’est lui, sans doute. Il a deviné que j’arriverais plus tôt. Je vais vers l’homme, mais il ne sait pas ce que je veux dire.
Mon correspondant m’a indiqué un hôtel. Cet hôtel est au bout de la ville et pas de voitures. Je me décide à y aller à pied, portant mes deux lourdes valises. Sur mon passage, des enfants m’injurient en allemand.
Quoique la frontière ne soit pas franchie, je me sens déjà à l’étranger.
Enfin, à l’heure et au lieu indiqués, je trouve l’homme ; il est accompagné d’un de ses amis et d’une femme assez bien vêtue. Je me sens rassurée.
L’homme, cependant, me présente le passage de la frontière comme une chose dangereuse. Mes valises l’effrayent ; il me demande si elles ne contiennent pas de journaux bolchevistes.
Nous prenons un tramway qui mène à la frontière. Nous descendons et mon correspondant me dit d’attendre avec son ami. Lui passera la douane avec la femme ; il emporte mes bagages.
L’homme ne revient pas ; je commence à m’inquiéter fortement. Je me souviens que j’ai oublié dans ma valise la lettre d’un camarade de Pétrograd ; cette lettre doit me servir de recommandation en Russie. Sans doute le douanier l’a trouvée et mon correspondant est arrêté.
Il revient enfin ; il est seul. « Vous devez, me dit-il, payer d’audace. » Pendant que tous deux montreront leur passeport au guichet, je me glisserai derrière eux. J’exécute ce programme, qui prend à peine un quart de minute ; je suis en Suisse.
Nous voilà à Bâle installés à la terrasse d’un café. Vous ne pouvez songer, me dit-on, à aller coucher à l’hôtel. Tous les matins, à six heures, les hôtels sont visités par la police ; vous n’avez pas de passeport, vous seriez infailliblement arrêtée. Après bien des tergiversations, l’ami de mon correspondant consent à me prêter sa chambre. On m’entraîne à l’extrémité de la ville, dans un quartier ouvrier, et je dois monter tout en haut de la maison. La chambre est une pauvre mansarde ; on m’y laisse en me recommandant de ne faire aucun bruit qui puisse révéler ma présence.
Impossible d’entrer dans le lit dont on a négligé de changer les draps. Je me résigne à m’étendre tout habillée sur la couverture. Mais je ne puis dormir. J’ai déjà perdu ma confiance en ces gens qui me paraissent bizarres. Ils ont déchargé mon revolver et l’ont gardé sous prétexte que ce serait dangereux pour moi d’être trouvée porteur d’une arme au cas où je serais arrêtée.
Mais j’ai besoin d’eux ; il y a encore une frontière à traverser et je ne sais pas le chemin.
Ce n’est qu’à une heure de l’après-midi, le lendemain, que l’un des hommes vient me délivrer. « Il a demandé, me dit-il, un passeport pour moi, en me faisant passer pour sa sœur. » Nous allons ensemble au bureau ; on nous dit d’attendre cinq jours.
C’est fou ; pendant les cinq jours, on fera une enquête et on verra bien que j’ai donné un faux nom. J’insiste pour passer de suite la frontière suisse-allemande. Les deux hommes — mon correspondant est revenu — n’en finissent pas de se concerter en allemand ; une partie de l’après-midi est perdue.
Enfin, j’obtiens qu’on se mette en route. Nous marchons deux heures à travers une forêt ; un homme nous croise et l’un de mes compagnons me dit : « détective ! »
Nous nous appliquons à prendre les allures de promeneurs inoffensifs. Mon correspondant retire sa jaquette et la met sur son bras ; moi, je cueille des fleurs sauvages et commence un bouquet. Nous côtoyons la frontière, que marquent des bornes de pierres grises échelonnées tous les vingt mètres ; nous la franchissons enfin, sans paraître nous en douter ; nous sommes en Allemagne. Mais nous avons manqué le train, à la petite gare où je devais le prendre, il faut aller à pied jusqu’à Lorrach.
Au bout d’une heure de marche, voilà que nous tombons devant un poste de police. On demande leurs papiers aux hommes, comme je suis une femme, on néglige de me les demander ; mais il faut retourner en Suisse.
Je suis au désespoir. Les hommes, eux, prennent la chose avec désinvolture : ils ne connaissaient pas, disent-ils, le chemin ; ils se sont trompés.
Je suis brisée de fatigue et veux aller à l’hôtel. « Impossible, affirment-ils ; tous les hôtels sont visités par la police, d’ailleurs le village est petit, il n’y a pas d’étrangers, on vous remarquerait tout de suite ; il faut retourner à Bâle. » J’ai déjà dépensé deux cents francs et je ne suis pas plus avancée.
Nous rencontrons un jeune ouvrier, à la physionomie éveillée. C’est un ami de mes compagnons ; il descend de sa bicyclette pour leur dire bonjour ; au guidon de la machine est attaché un gros bouquet de roses.
Tous trois se concertent en allemand, et je ne comprends rien à ce qu’ils disent.
Comme conclusion, mon correspondant, qui parle un peu français, me dit que le nouveau venu accepte de me passer la frontière à la condition que je lui paierai le voyage jusqu’à Francfort où il a une amie.
J’accepte ; je n’ai pas le choix des moyens dans ce pays dont j’ignore tout et qui est plein de policiers. Le jeune homme demande à changer de vêtements, nous l’attendons trois grandes heures.
Enfin le voilà ; mais il est près de dix heures, il fait nuit et j’hésite à passer par des chemins perdus avec cet homme que je ne connais pas ; je me sens d’ailleurs tout à fait hors d’état de fournir une longue course en montagne.
Nous retournons coucher à Bâle, il se trouve que mon nouveau guide connaît un hôtel sûr.
Au matin il arrive avec une heure de retard ; il insiste pour payer la dépense ; mon mauvais allemand, dit-il, me compromettrait. Je lui donne cinquante francs ; il oublie de me rendre la monnaie ; enfin !
Il est huit heures du matin ; un soleil radieux illumine les rues de Bâle, les ouvrières par bandes vont au travail. J’ai oublié mes fatigues et me sens toute ragaillardie. Nous prenons un tramway, puis nous marchons à pied très longtemps hors de la ville.
Il fait une chaleur torride. Nous devons franchir une colline assez élevée, mon cœur bat avec violence ; tous les cinquante mètres je me couche à terre pour récupérer mon souffle. Par malheur nous nous égarons : mon compagnon ne retrouve pas le banc qu’il a repéré dans ses précédents voyages ; il faut redescendre un peu. Enfin le banc est trouvé, on remonte et je vois avec joie les fameuses bornes de pierre grise.
On les franchit, mais deux paysans nous ont vus et, contretemps plus fâcheux encore, j’ai déchiré tous mes bas. Que pensera-t-on de cette femme bien vêtue qui, avec des chaussures élégantes, porte des bas déchirés ? Car le danger n’est pas fini quand on a passé la frontière : il y a des postes de douaniers sur une longueur de plusieurs kilomètres. Les villages aussi sont dangereux, tout étranger est suspect, surtout une femme que l’on remarque davantage. Le jeune homme se retourne à chaque instant pour voir si nous sommes suivis ; il trouve compromettante une magnifique carte du pays que j’ai achetée à Bâle et il la jette dans le ruisseau.
Il fait, je le répète, une chaleur torride et nous devons faire des kilomètres sous le soleil brûlant ; mes vêtements sont entièrement mouillés de sueur ; enfin, on arrive à Lorrach. Au premier mercier, mon compagnon achète des bas, il tient absolument à entrer seul dans la boutique, mon accent français, dit-il, me trahirait. Je comprends qu’il a pour exagérer le danger des raisons qui ne sont pas toutes honnêtes, mais j’ai besoin de lui, tant pis si je suis volée, il faut passer, tout est là.
Impossible de prendre le train à Lorrach ; il fait un détour ; il nous ramènerait à Bâle et on aurait passé la frontière inutilement. Il faut faire huit kilomètres en montagne pour gagner une petite gare dont j’ai oublié le nom. Je me sens incapable de les faire à pied, heureusement on peut prendre une voiture.
Nous allons au restaurant et, à la cabine de toilette, je change de bas ; me voilà redevenue une personne normale.
Mon compagnon cependant tient absolument à ce que nous nous dissimulions dans un coin obscur. J’ai dans un papier quelques mouchoirs neufs portant l’étiquette de « La Samaritaine » de Paris, il trouve cela très compromettant ; il arrache les étiquettes et les déchire en petits morceaux. Et je me trahis à chaque instant, dit-il, par exemple en demandant un verre de cognac. Une allemande ne boit pas de cognac. Enfin la voiture qu’il a commandée est annoncée : c’est un landau, s’il vous plaît, mais tout à fait délabré. Tel qu’il est, il nous vaut le respect du garçon d’hôtel qui s’incline très bas devant nous, lorsque nous montons en voiture.
Enfin nous voilà partis ; on baisse la capote pour éviter d’être vus ; les chevaux marchent très lentement à cause de la grosse chaleur : d’ailleurs la route monte. Des nuées d’insectes volent autour de nous. Mon compagnon les attrape et leur arrache la tête en disant : « Ich bin bolchevick ! » J’essaie de le faire cesser car je trouve que même un insecte a le droit à la vie, et je tente aussi de lui faire entendre, avec mon mauvais allemand, que le bolchevisme n’est pas ce qu’il croit. Vains efforts : mon compagnon est une jeune brute et il me devient de plus en plus antipathique.
Nous arrivons enfin au village où se trouve la gare à laquelle nous devons prendre le train. Mais il y a trois heures à attendre, nous les passons dans un cabaret où nous prenons force bière pour nous faire tolérer de la préposée pendant un temps aussi long. Je regrette vivement d’avoir accepté d’emmener le jeune homme à Francfort ; mais tout de même je juge qu’il m’est encore utile dans ce coin perdu où il n’y a pas un étranger. Si on nous interroge, il peut répondre en bon allemand.
La gare est pleine de paysans et d’ouvriers ; les femmes portent un costume analogue à celui des Suissesses : grand chapeau de paille, larges manches de toile blanche, énormes chaînes de métal en manière de collier. On prend des secondes, nous y sommes seuls, je respire.
Fribourg ! Oh la jolie ville moyenâgeuse avec ses maisons en briques rouges décorées de motifs dorés. Je n’ai malheureusement guère le temps de la voir, le train pour Francfort part à minuit et je dois absolument me reposer, car je suis brisée de fatigue.
Avec beaucoup de peine on trouve un hôtel ; c’est le soir, les sons harmonieux d’un violon arrivent jusqu’à ma chambre et dans la cour retentissent des appels de jeunes filles : Frida ! Frida ! sur un ton affectueux. Je pense à la jeunesse de Gœthe et une grande impression de fraîcheur et de paix m’envahit. Hélas, tout ce charme n’est pas pour moi. Si ces gens me connaissaient, ils me chasseraient avec des injures, car je suis la Française détestée et plus haïe encore la bolcheviste qui s’en va vers l’Est, là où le peuple en fureur a abattu les classes dominantes.
Mon compagnon doit venir me prendre à l’heure du train ; il arrive ; nous nous dirigeons vers la gare à travers la ville presque obscure. Des bandes d’étudiants, coiffés de leur casquette d’uniforme, déambulent en discutant sur le trottoir. J’envie leur âge et leurs illusions ; à vingt ans, on croit aux livres, on prend les théories philosophiques au plus grand sérieux ; il est de ces jeunes gens qui se sont suicidés pour un philosophe. J’évoque Stirner, Nietzsche et je voudrais rester là à discuter aussi en me promenant dans cette jolie ville. N’en ai-je donc plus d’illusions, moi qui tente ce voyage plein d’embûches pour aller là-bas voir la réalisation de mon rêve. Non, non, au fond de moi-même, je n’en ai plus et depuis longtemps, je le sais bien. Je n’ignore pas que la vie est peu de chose et que les hommes ne valent pas cher.
Mon compagnon me rappelle sa fâcheuse présence ; il prétend que nous devons avoir peur de ces jeunes gens et qu’il faut les éviter : ils détestent les Français dit-il.
Nous nous engageons dans des rues étroites et noires où nous perdons le chemin. Enfin, après avoir demandé plusieurs fois aux rares passants, nous finissons par regagner la gare.
Nous sommes seuls dans le compartiment de seconde. J’appréhende de dormir aux côtés de ce si jeune homme qui ne m’inspire aucune confiance. Je ne le crois pas capable de m’assassiner, mais il peut bien me voler et s’enfuir. Ma fatigue cependant est si grande qu’elle l’emporte sur la crainte, je perds conscience.
Au réveil, le jeune homme me présente mon porte-monnaie qui est tombé, dit-il, de ma poche. Heureusement il ne contient pas grand chose, la plus forte part de mon avoir est cachée dans mes sous-vêtements.
Voilà que maintenant ce jeune Suisse veut m’accompagner jusqu’à Berlin. Il insiste sur les dangers que mon ignorance de la langue allemande me fait courir. Ces dangers, je les connais, je suis déjà allée en Allemagne l’année précédente ; je sais qu’ils ne sont plus, à beaucoup près, aussi grands qu’à la frontière Suisse. Avec de la prudence en prenant soin de parler le moins possible, j’ai les plus grandes chances de voyager sans encombre. L’année précédente j’avais un passeport ; mais jamais on ne me l’a demandé en Allemagne. Je refroidis donc l’ardeur de mon compagnon en lui disant que j’ai peu d’argent et que j’ai déjà fait un grand sacrifice en l’emmenant jusqu’à Francfort.
A l’hôtel francfortois où nous sommes descendus mon guide me réclame pour prix de ses services mille francs suisses, soit environ deux mille quatre cent francs français. C’est plus que je ne possède, je refuse naturellement. Il parle haut, menace de me dénoncer et notre discussion attire déjà l’attention des clients, dont les têtes se tournent vers nous ; vite je règle l’addition et quitte l’hôtel.
Nouvelle discussion dans la rue où le personnage m’a suivie ; on lui a dit paraît-il que je suis couverte d’or ; quand on va en Russie faire de la politique, affirme-t-il, c’est qu’on a de l’argent. Je n’ai pas trop peur de ses menaces ; n’est-il pas mon complice ; en me dénonçant, il se dénonce lui-même. Ce que je crains, c’est que cette dispute n’attire les passants, un policier viendra, on me demandera mon passeport et comme je n’en ai pas je serai arrêtée et conduite à la frontière française. A la fin, le sympathique jeune homme me dit qu’en lui donnant cinq cent francs et ma montre en or, je serai délivrée de sa présence. Je cède, que faire d’autre dans les conditions où je me trouve.
Me voilà libre enfin ; mais le train de Berlin ne part qu’à neuf heures du soir et il est midi. Je n’ose me promener en ville, Francfort, qui a subi l’occupation, est très montée contre les Français. J’ai déjà eu à subir les injures des passants ; je me tiens donc au buffet de la gare, il y a des étrangers, je ne suis pas remarquée.
Mon billet est pris, mais je ne sais pas à quel perron viendra le train, grave contretemps ; l’année dernière je me suis trompée de train en Allemagne et j’ai dû faire inutilement un long voyage. Il y a dans le hall un tableau très bien fait donnant les heures des trains et les perrons, mais il est en allemand et je n’y comprends rien. Il n’y a pas à hésiter, il faut me renseigner auprès de quelqu’un malgré toute la crainte que cette démarche m’inspire.
J’appelle le garçon, mais il ne sait pas, il va chercher le surveillant du hall. Les questions commencent, ce que justement j’appréhendais. Ah ! vous allez à Berlin ? Pourquoi faire ? De quel pays êtes-vous ? etc., etc. Je réponds que je suis de Genève et que je vais à Berlin voir ma sœur, mariée à un Allemand : — Ah bien, alors, on vient vous chercher, à quelle gare ? J’ignore le nom des gares de Berlin où je ne suis jamais allée. Je feins une grande inquiétude : comment faire, dis-je, j’ai oublié le nom de la gare. Mais l’employé est bien bon enfant, il veut m’aider. N’est-ce pas, dit-il, Friedrichsbahnhof. Je saute sur ce nom. Ah oui, c’est cela. — Alors le train est à neuf heures, perron numéro trois, — grand merci — je donne deux marks à l’homme, il est enchanté, moi aussi.
J’arrive à Berlin à sept heures du matin ; toutes les boutiques sont fermées ; je vais au hasard par les rues. J’ai plusieurs adresses, mais ce sont des boutiques ou des bureaux ; ils seront fermés aussi. Dans les rues on se retourne sur mon passage ; mais ce n’est pas la malveillance de Francfort. Je sens qu’ici, en prenant des précautions, il me sera possible de me promener en ville. J’ai faim ; je me risque dans une crémerie-charcuterie comme il y en a beaucoup en Allemagne. Que de saucisses ! Si l’Allemagne a jeûné pendant la guerre, elle se rattrape à présent. Je sors mon mauvais allemand pour demander à manger, on me sert sans réflexions.
Je hèle un fiacre pour me faire conduire à une adresse. C’est très loin, je traverse des quartiers ouvriers d’assez belle apparence, les rues sont larges et tous les balcons sont pleins de fleurs. J’arrive à destination, le cocher me réclame quatre vingts marks pour la course. Je sais que l’Allemagne paiera, mais en attendant !
Me voilà dans la boutique d’un libraire. Personne ne parle français et j’ai toutes les peines du monde à m’expliquer en allemand. C’est tout ce que vous savez d’allemand, me dit le camarade sur un ton de reproche. Je montre mes papiers, on les juge bons, mais je suis tombée chez les syndicalistes. Adressez-vous, me dit-on, au Parti. Un jeune homme m’y conduit et j’arrive au bureau de la secrétaire des femmes. Elle parle français et me reçoit bien, car elle connaît mon nom.
Ah ! Madeleine Pelletier ! vous faites bien d’aller en Russie, tous les propagandistes devraient faire ce voyage ; vous en reviendrez transformée. Je lui raconte mes petites misères ; le guide malhonnête, la montre extorquée, etc.
— Bah, fait-elle, une montre, qu’est-ce que cela ; vous en achèterez une autre, l’essentiel, c’est d’arriver là-bas !
Là-bas ! L’enthousiasme me prend. Est-ce vraiment une vie supérieure qu’on va chercher là-bas. Je l’espère, puisque j’y vais, mais je n’en suis pas sûre. Les paroles de cette femme me galvanisent. Si vraiment l’idéal est là-bas, qu’importent en effet, les pertes d’argent. La fatigue, les dangers même ne sont rien ; je me sens disposée à tout braver pour aller recevoir, à la Rome nouvelle, le baptême révolutionnaire.
La secrétaire des femmes m’a fait un papier et une jeune fille me conduit par les rues de Berlin. Nous pénétrons dans la boutique d’un tailleur : on me fait passer dans une arrière chambre. Un homme d’une quarantaine d’années est là, assis devant une table minuscule en bois blanc. Il donne audience à un jeune homme : sur des chaises une vingtaine de personnes attendent leur tour d’être reçues.
On parle là toutes les langues de l’Europe ; c’est une vraie tour de Babel. Un grand sentiment de la force de la Troisième Internationale remplit mon cœur. Je m’imagine cet homme comme le point d’attache de nombreux fils qui aboutissent à toutes les capitales du monde et transmettent l’incitation révolutionnaire.
C’est mon tour. Le « chef » parle assez bien le français ; il m’interroge sur mon passé politique. Je fais un résumé de ma vie de propagandiste et je remets les papiers qui prouvent mon affiliation au Parti. J’inspire confiance, je le sens bien ; il me déclare que j’irai en Russie.
Mais vous devez, ajoute le « chef » vous « laisser photographier » : ce n’est pas difficile, fait-il, vous n’avez qu’à vous asseoir.
Comment donc, mais tant que vous voudrez ; je comprends cette précaution, bonne contre l’espionnage. Comme je ne suis pas une espionne et que je n’ai pas envie de le devenir, elle ne me gêne en rien.
Ne vous inquiétez pas de l’argent, ajoute-t-il, quand vous n’en aurez plus, vous m’en demanderez.
Il m’a donné un guide qui me conduit dans un autre bureau où on doit me donner un « billet de logement », chez un camarade, car les hôtels sont dangereux pour moi, paraît-il. Aimable figure, ce guide. Il a dix sept ans et sort du lycée. Son père, me dit-il, l’a « jeté » parce qu’il a pris part aux émeutes de mars. Ce père est socialiste, mais pas communiste. Maintenant le jeune homme vit à son compte : il est employé au Parti. Son admiration pour « le chef » éclate dans tous ses propos ; il ne parle que de lui.
Le bureau où nous allons ne m’impressionne pas aussi bien. Je retrouve là l’indifférence, l’impolitesse même que j’ai tant de fois rencontrée ailleurs. On me fait attendre une grande heure pour me donner les premières adresses venues sans aucun égard pour ma qualité de docteur que j’ai déclinée à dessein, espérant qu’on me logerait chez des camarades cultivés intellectuellement.
Nous prenons le tramway et arrivons dans un quartier ouvrier. Après avoir grimpé cinq étages nous sommes reçus plus que froidement par un homme qui ne retire même pas sa pipe pour nous parler. Dans un coin de la pièce, une femme confectionne à la machine des uniformes militaires.
Il n’y a pas de chambre, tant mieux ; j’avais déjà peur d’être forcée d’habiter dans un pareil endroit. De nouveau, un tramway, suivi d’un escalier sordide. Cette fois, on ne trouve personne. Je suis brisée de fatigue, il y a plusieurs nuits que je ne me suis pas couchée ; tant pis, je préfère aller à l’hôtel et courir le risque d’être arrêtée.
Mais Berlin est plein de voyageurs : tous les hôtels sont complets. Je finis par en trouver un ; la chambre, l’unique qui reste, donne sur une petite cour ; elle empeste l’odeur sui generis des hôtels mal tenus.
Le portier me fait un tas de questions. De quel pays êtes-vous ? Que venez-vous faire à Berlin ? etc. J’ai déjà peur. Je réponds que je suis Mlle Grandchamp, institutrice à Genève et que je viens à Berlin pour acheter des livres de classe.
Je quitte le lendemain cet hôtel qui ne m’inspire pas confiance et, après beaucoup de recherche coûteuses, car pour ne pas accaparer mon guide je me dirige seule en prenant des fiacres, je finis par trouver pour trente trois marks par jour une chambre assez propre dans un hôtel pensions. Mêmes questions du tenancier et puis, la porte principale est toujours fermée à clef. Quand on veut sortir, il faut sonner ; alors le patron, un grand sec à figure sinistre, arrive avec une énorme clef ; j’ai des frissons dans le dos.
Je circule à peu près librement dans Berlin. Je dis à peu près, car j’ai le malheur d’être femme et l’Allemagne très civilisée à d’autres égards ne semble pas encore habituée à ce qu’une femme voyage seule. J’ai beaucoup de peine à me débrouiller, car je n’ose demander mon chemin aux passants. Je n’ose pas non plus aller voir les musées, il faudrait parler, sortir mon mauvais allemand ; un agent de police pourrait s’approcher et me demander mes papiers.
Je ne me sens à peu près à mon aise que dans les grands magasins de nouveautés ; j’y ai, en outre, l’avantage de trouver un « reisebüro » où on me change sans faire de réflexion mes francs contre des marks. C’est très précieux.
Cependant j’ai voulu acheter des chaussures et, comme on ne comprenait pas mon allemand on m’a dépêché une vendeuse qui parle français. « Ah ! je vous devine bien, me fait-elle malicieusement. Vous voyagez dans les régions occupées et vous êtes venue faire un petit tour à Berlin, en fraude. Je m’y connais ! »
Je souris d’un air entendu : « C’est cela ; mais chut ! »
Une aventure plus sérieuse m’arrive dans un établissement de bains. Avec la chaleur qu’il fait mes vêtements sont trempés de sueur et je suis fort mal à mon aise. J’avais une robe légère ; mais elle est restée à la frontière suisse, je suis dans mon tailleur de demi-saison. Un bain me serait fort agréable, mais où aller, je n’ose rien demander à personne, j’ai bien un guide de Berlin, mais il est en allemand et ne me sert à rien.
Enfin, je vois sur la Potsdamerplatz une colonne de publicité qui indique un établissement « où on peut trouver un bain agréable » ; je m’y fais conduire en taxi.
L’établissement est au fond d’une cour, son installation est des plus modestes ; trois pièces aux murs déteints, une unique baignoire, des lits de massage. On me fait déshabiller et la baigneuse paraît fort intriguée par mes vêtements entièrement mouillés par la transpiration. On me met dans une baignoire où il y a très peu d’eau et on me lave au savon devant tout le monde. Après le bain, le massage ; je m’étends nue sur un lit où on se met en devoir de me masser. Les questions commencent. Qui je suis ? De quel pays ? Je parais très fatiguée, pourquoi ? Comment il se fait que mes vêtements soient mouillés etc., etc. Je suis très embarrassée et je réponds au hasard que je m’appelle Rosenblum et que je suis Russe ; j’ajoute que je suis médecin, pensant contenir par le respect ces prolétaires de l’art médical. Mais je n’ai fait que déchaîner leur curiosité. Ah ! je suis docteur et Russe ; alors je vais en Russie, je suis de la Croix Rouge qui va soigner le choléra. Je réponds oui ; tout le monde, personnel et clientes, entoure mon lit où je suis en fâcheuse posture. Enfin, c’est fini ; j’ai hâte de fuir et je m’habille si rapidement que j’oublie de mettre ma chemise ; elle reste à l’établissement.
Je m’ennuie beaucoup, pas de journaux français, pas de livres. L’hôtel me pèse, je m’y sens observée et n’y reste que pour dormir. Du matin au soir, j’erre dans les rues, entrant pour me reposer dans les « conditorei-cafés » le jour, dans les cinémas le soir. L’organisation se charge bien de me faire partir en Russie, mais pas de me faire passer le temps agréablement à Berlin. Il faudrait avoir des relations et je ne connais pas un chat. Le « chef » a ordonné au « disciple », le jeune homme dont j’ai parlé de me faire faire un tour d’une heure en fiacre : c’est déjà très beau. Je vois ainsi le château, Unter den Linden ; le jeune homme me montre l’endroit où Liebknecht est tombé. Le cocher nous désigne avec des remarques assez spirituelles, les statues des rois qui ornent l’avenue du Bois de Boulogne berlinoise.
Le « disciple » fait un jeu de mots sur le nom de l’endroit : « Tiergarten », jardin des animaux. « C’est ici le jardin », dit-il, et (montrant les statues des rois), « voilà les animaux ! »
Je remarque que les employés allemands sont très consciencieux. Avant de me vendre une paire de bas, la vendeuse y passe la main pour s’assurer qu’ils ne sont pas déchirés ; en France on n’aurait pas ce scrupule. En revanche, quel bureaucratisme ; il faut aller payer avec sa fiche, apporter la fiche acquittée à l’enveloppeuse qui, alors seulement, vous abandonne le paquet.
Les restaurants sont très inférieurs aux nôtres. Rien d’analogue à nos « Chartier » et « Duval » parisiens où, pour une somme modeste on a un dîner bon à la fois et bien présenté, partout les saucisses et la choucroute servis à la diable sur un coin de table. Et comme les garçons sont lents, il faut plus d’une heure pour déjeuner.
Je vais quelquefois dans le bureau où on prépare mon départ, mais je m’y ennuie, personne ne parle le français sauf le chef qui a autre chose à faire qu’à m’entretenir ; une centaine d’hommes passent en un jour devant son bureau. Il y a bien aussi des employés, des dactylos, mais tout ce monde parle allemand.
Un grand jeune homme blond a attiré mon attention. Sa mise est soignée, son allure élégante ; il parle français avec le « chef ». Mais j’entends des mots qui me retiennent à distance : « dangereux… ne pas aller à la gare… abandonnez plutôt vos bagages… » Peut-être ce jeune homme doit-il rester inconnu, même des camarades.
La nuit à l’hôtel je suis loin d’être rassurée.
Le « chef » m’a dit plusieurs fois que j’y courais le risque d’être arrêtée. Une nuit je vois par la fenêtre ouverte un agent de police qui semble en faction sur le trottoir, juste en face de la maison. Il reste là et bientôt un homme en civil, assez bien habillé s’approche de lui, lui dit quelque chose et s’en va. L’émotion m’étreint. Evidemment, ce civil est un chef ; il a donné à l’agent l’ordre de surveiller l’hôtel. Demain au jour je serai arrêtée. J’ai envie de fuir, mais impossible, il faudrait sonner le patron de l’hôtel. Que penserait-il de cette sortie à deux heures du matin ! D’ailleurs fuir serait inutile. Si c’est vraiment pour moi que cet agent est là, il m’arrêtera à la sortie ; si ce n’est pas pour moi, mieux vaut rester allongée sur mon lit que d’errer par les rues désertes. Je calme mes nerfs comme je puis en m’arrêtant à l’idée que peut-être l’agent surveille la rue, tout simplement. Enfin, le jour tant désiré, le jour après lequel soupirent les malades et aussi les inquiets comme moi, illumine mes carreaux et personne ne vient me ravir ma liberté.
Le « chef » m’annonce que je vais partir, mais que je serai « illégale », c’est-à-dire sans passeport. « On est mal avec les Etats-tampons, explique-t-il, les passeports sont très difficiles à obtenir. »
Je tremble intérieurement à cette décision ; mais comment avouer la peur dans un pareil milieu ? Je m’efforce donc de ne rien laisser paraître de l’émotion qui m’agite.
Décidément on a confiance en moi, on me donne deux mille marks avec lesquels je dois acheter des médicaments pour la Russie. Afin de faciliter les achats on me donne le jeune « disciple ». — « Vous en avez une chance ! fait-il en chemin. Il y en a qui attendent un mois ici et vous partez au bout de six jours. » Il me regarde avec admiration : « Illégale ! »
Une phrase du « Petit Duc » me chante :
Tout de même malgré le plaisir incontestable du risque je préférerais ne pas être illégale et voyager confortablement avec un passeport.
L’achat des médicaments est difficile. Mon guide sait l’allemand, mais il ne connaît pas les termes de médecine. Je désire joindre à la pharmacie quelques instruments de chirurgie ; j’ai lu à Paris dans les journaux qu’il n’y avait que trois forceps à Moscou : achetons-en un, cela fera quatre. Mais « le disciple » ne sait pas ce que c’est qu’un forceps et je me tire d’affaire en demandant à l’employé un « instrument pour tirer l’enfant de la mère ». Il comprend et m’apporte un superbe tarnier qui n’est pas cher : trois cent cinquante marks.
Pour avoir des canules à lavement, j’essaie de toutes les périphrases, on ne comprend pas. A la fin, de guerre lasse, j’attrape un caoutchouc qui traîne sur le comptoir et fais le simulacre d’administrer au disciple un « bouillon pointu ». Tout le magasin éclate de rire, on a enfin compris ce que je désire.
Dans la conversation je viens à raconter à mon guide que j’ai appris un peu de chimie.
— Ah ! fait-il avec admiration, vous avez à Paris un laboratoire illégal !
Dans son enthousiasme de néophyte communiste, il ne comprend la chimie qu’au point de vue des bombes.
On m’a adjoint deux Italiens qui vont en Russie pour y rester. Ils sont accusés de meurtre politique dans leur pays. Au cours d’une émeute, un bourgeois a été tué, on prétend que ce sont eux les meurtriers. Ils s’en défendent, mais quand même il faut fuir ; ils vont en Russie chercher un refuge. L’un d’eux a été, me dit-il pendant deux heures le dictateur de la ville : c’est un ouvrier assez cultivé qui s’est instruit dans les universités populaires. L’autre a fait la guerre pendant sept ans, il y a contracté avec cinq blessures une bonne dose d’insouciance et une remarquable faculté de s’adapter à toutes les situations.
Le jour du départ arrive ; le « chef » m’explique que je devrai suivre un camarade qu’il me présente ; il fait aussi dans leur langue, aux Italiens, des recommandations.
Notre nouveau guide est un grand sec aux allures de lieutenant allemand. Il ne sait pas un mot de français et il prend avec nous des allures de chef qui indisposent fort l’ex-dictateur.
Nous avons pris un taxi-auto. Avec mes médicaments, mes instruments, mes vivres, car le « chef » de Berlin m’a fait acheter force boîtes de conserves, nous avons beaucoup de bagages. Tout à coup, sans raison apparente, le guide nous fait descendre au beau milieu d’une place. « Que faut-il faire ? lui dis-je en allemand. — Vous asseoir ! » répondit-il d’un ton sec et il nous désigne un banc. Je me sens très mortifiée et commence à trouver que tout n’est pas rose dans la dictature prolétarienne.
Notre guide ne s’est pas assis, lui ; il se promène de long en large sur la place et paraît très agité. Evidemment, il attend quelqu’un qui ne vient pas. Enfin après trois quarts d’heure, un jeune homme, un grand portefeuille sous le bras, s’avance vers lui. Il lui remet des papiers et notre guide en échange signe une feuille sur son genou. Vite on nous emballe dans un taxi et nous filons à la gare.
Malgré toute la diligence du chauffeur le train est manqué. « Gehen Sie schlafen ! » Allez vous coucher, me dit le lieutenant et il nous tourne le dos.
Encore un jour à passer à Berlin. Je connais, sur les bords de la Sprée un restaurant où il y a de la musique : j’y conduis mes deux nouveaux camarades.
Nous nous installons à la terrasse. La vue n’a rien d’enchanteur, le fleuve étroit, les quais sont noirs de fumée ; avec le métro qui passe tout près sur le pont. « Ce n’est pas beau ! » s’exclame en français l’ex-dictateur. Cette remarque désobligeante nous vaut les regards courroucés du dîneur de la table voisine. Il restera à nous écouter tout le temps de notre repas ; je ne suis pas rassurée du tout.
Enfin, le lendemain, nous partons pour de bon : nous voilà installés tous les quatre dans un compartiment de troisième. Où allons-nous ? Le lieutenant a négligé de nous le dire et cette façon cavalière d’en user avec nous a le don d’agacer l’ex-dictateur. Comme je suis la seule à savoir un peu d’allemand, il me tarabuste pour que je pose des questions à notre guide. Je n’ose pas. Je connais les façons mystérieuses de la conspiration et, d’ailleurs, on m’a déjà fait la leçon à Berlin : « Jamais de questions ! »
Au reste, je ne suis pas le moins du monde inquiète. Où on va ? Nous le verrons bien : nous ne voyageons pas dans un sac. Pourquoi nous voudrait-on du mal, puisqu’on nous paie le voyage ? Si on n’avait pas eu confiance en nous, on ne nous aurait pas reçus à Berlin.
Nous roulons vers le nord. Au soir le « lieutenant » tire de son « portefeuille diplomatique » — qui baisse, du coup, singulièrement dans mon estime — du pain et des saucisses. Il nous distribue la nourriture et, à un arrêt, il descend nous acheter des bouteilles de limonade. Mes compagnons reprennent confiance ; ils commencent à croire qu’en effet on ne veut pas nous tuer.
— La mer ?
— Ya.
— Bateau ?
— Ya.
— Petit bateau ?
— Non, grand bateau.
Je suis justement devant ce grand bateau : il est superbe et rempli de monde. Nous nous embarquons ; la mer est magnifique, éclairée par des phares de toutes les couleurs. Notre guide nous fausse tout de suite compagnie pour aller sans doute dormir dans quelque cabine ; les Italiens sont tout à fait choqués de ses façons. Moi, je ne m’en formalise guère. Evidemment, ce guide pourrait nous montrer plus d’urbanité ; mais que m’importe, après tout. L’essentiel est qu’il nous conduise où il faut, sans nous faire arrêter en route ; et il me paraît, à cet égard, connaître son affaire.
J’adore la mer, sa solitude immense répond à la tristesse habituelle de mon âme, et lorsque je la vois, elle m’attire. Naviguer, naviguer toujours, là-bas, loin, très loin. Je trouverai, sur l’autre rivage, le pays où on est heureux, où la vie vaut la peine d’être vécue parce que l’on travaille à une grande œuvre. Cette rêverie vague d’ordinaire, se concrétise maintenant ; j’évoque la Russie où un monde nouveau s’élabore. La terre promise ; c’est la Russie communiste qui réalise en ce moment les idées pour lesquelles j’ai milité pendant tant d’années !
Après une traversée de deux jours, nous débarquons. Un train est là ; tout le monde se dirige vers lui, excepté nous. Nous suivons le guide qui franchit le guichet du port.
Nous voilà dans un village qui est plein de police : à chaque instant, nous croisons un soldat qui fait les cent pas, baïonnette au canon. Notre guide a mis un doigt sur sa bouche pour nous inviter au silence.
Nous pénétrons dans une petite gare et nous nous installons au buffet. Défense de dire un mot et je me rends compte que notre silence lui aussi est suspect. Car nous attendons là pendant plus de deux heures, et ces quatre personnes qui gardent un silence absolu pendant si longtemps, doivent paraître au moins bizarres. Mais parler serait montrer que nous sommes étrangers ; on pourrait se demander d’où nous venons et pourquoi nous n’avons pas pris le train express qui vient de partir.
J’astique avec persévérance mon canif, pour me donner une contenance. Je trouve que le guide aurait dû commander un dîner complet pour bien disposer à notre égard le patron du buffet. Nous n’avons pris qu’un café. N’y tenant plus je me lève et vais acheter une revue illustrée ; à la regarder, je tire à peine un quart d’heure ; je recommence. Les Italiens font une tête de condamnés à mort attendant l’exécution. Enfin le guide va prendre nos billets, nous montons dans le train, quel soulagement ! Mais il ne faut pas songer à parler, il y a du monde dans le compartiment voisin.
Nous arriverons à une grande ville, par une pluie battante.
Deux inconnus s’emparent de mes bagages et me disent de les suivre ; je le fais avec peine, car ils marchent très vite et les rues sont mal éclairées. Enfin je les vois entrer dans une maison, j’y pénètre à mon tour.
Nous sommes chez des ouvriers. L’homme, taillé en hercule, est vêtu d’un pantalon et d’un tricot déboutonné. Je ne vois que ses bras énormes et sa poitrine très large, qui est entièrement couverte de poils ; c’est un terrassier. La femme, une grosse blonde, est déjà mère de cinq enfants. Je suis dans une sorte de chambre de réception proprement tenue, le logement accuse une certaine aisance. Les camarades qui m’ont amenée là me disent que j’y devrai rester plusieurs jours, parce qu’il faut un certain temps pour organiser le passage de la frontière. « Vous ne devez pas sortir, ajoutent-ils, vous seriez arrêtée, ici c’est plus dangereux qu’à Berlin. »
Mes conducteurs sont partis et me voilà seule avec mes nouveaux hôtes. La femme se met en devoir de verrouiller la porte et de fermer les doubles-rideaux. Elle me prépare un lit sur le canapé de cette sorte de salon : me sert un repas composé de saucisses et de tranches de boudin allemand.
Le ménage ne sait pas un mot de français, je ne puis échanger que quelques paroles. Comme il est tard, les époux se retirent dans leur chambre en me souhaitant une bonne nuit.
Malgré le bon accueil de mes hôtes, je me sens très mal chez eux. Leur logement n’est pas disposé pour recevoir un étranger ; il n’y a aucune commodité. Le jour, les enfants envahissent ma chambre, l’emplissant de leurs cris. Je me sens doublement en exil, loin de mon pays et loin de mon milieu. Si encore je pouvais lire ; mais pas un livre, pas même un journal.
A la fin je n’y tiens plus et je sors ; tant pis si on m’arrête.
Je suis affligée d’une robe grenat qui fait retourner les passants. C’est une faute ; il faut absolument qu’on ne me remarque pas. J’entre donc dans un magasin à l’effet d’acheter un manteau de caoutchouc de couleur foncée et un chapeau à la façon du pays. Cela ne va pas tout seul ; j’ai de la peine à me faire comprendre et on me fait, là encore, toutes sortes de questions qui me mettent au supplice. Enfin je sors sans encombre et j’ai la joie de constater que, revêtue de mon imperméable brun, coiffée de mon « reisehut » je passe inaperçue.
Le chef du parti communiste de la ville m’emmène promener une après-midi. C’est un homme d’une trentaine d’années, ancien ouvrier qui s’est instruit lui-même. Il n’ose se montrer avec moi dans les lieux fréquentés, nous prenons donc un tramway qui nous emmène dans la banlieue. Nous entrons dans un café décoré de peintures modernes. Il y a une terrasse au bord d’un étang. J’ai déjà pu remarquer combien les gens d’ici savent tirer parti du moindre point de vue. Mon compagnon trouve l’endroit enchanteur ; j’approuve par politesse : l’étang est petit, encaissé dans des maisons qui n’ont rien d’original. Je suis très triste ; voilà quinze jours que j’ai quitté Paris, quinze jours que je tremble. Déjà la dépendance dans laquelle je suis, me pèse lourdement ; je voudrais être à l’hôtel, aller au restaurant, au théâtre, me promener, faire ce que je veux, enfin !
Une après-midi, comme je rentre d’une promenade mélancolique à travers les rues, on m’annonce que je pars. Le « chef » a un sourire de pitié en me voyant manifester ma joie. Je n’ai plus, il est vrai, ma belle énergie de Berlin ; c’est que le milieu n’est plus le même.
Après de multiples précautions prises à la gare pour dépister les policiers, nous nous retrouvons, les Italiens et moi, dans un wagon de troisième avec un nouveau conducteur.
Je suis maintenant tout à fait rassurée. Le « chef », que je viens de quitter, m’a dit que je passerai la frontière dans les meilleures conditions. Une voiture diplomatique jouissant de l’exterritorialité doit venir me prendre et j’aurai pour compagnon un attaché d’ambassade. Aucun policier n’osera demander ses papiers à la compagne du diplomate ; au cas tout à fait improbable où cela arriverait, je déclarerais les avoir perdus, je donnerai cent marks à l’agent qui ne manquera pas de s’incliner très bas.
Je crois tout cela. Comment penser que l’on puisse me tromper dans une occurrence pareille !
Après plusieurs heures de voyage, on nous fait descendre à un village. On est en pleine nuit. Nous marchons un quart d’heure par des chemins déserts, nous entrons dans une maison assez vaste, nous montons au premier étage et pénétrons dans un logement d’ouvriers.
Il est pauvre, mais proprement tenu ; une lampe posée sur un meuble, éclaire des portraits de chromos de Guillaume et de François Joseph.
Une vieille femme nous sert à manger les traditionnelles saucisses : bientôt arrive un homme très grand, vêtu en paysan. « Voilà, dit notre conducteur, le camarade qui doit nous faire passer la frontière. »
Je me récrie :
— Eh mais… l’attaché diplomate…
Le conducteur ne sait pas ce que je veux dire.
Je commence à éprouver quelques craintes aux façons graves du guide. Il nous remet à chacun un tout petit morceau de papier sur lequel est écrit un nom qui ne me dit absolument rien. Il nous recommande de rouler ce papier et de le cacher dans la doublure de nos vêtements. Ce voyage qu’on m’avait dit facile m’a tout l’air d’une expédition.
Enfin, ce n’est pas le moment de reculer et récriminer me paraît tout à fait inutile ; là-bas, évidemment, on ignorait complètement ce qui se fait ici. La belle confiance que j’avais à Berlin m’a tout à fait quittée. Mais il n’y a pas autre chose à faire qu’à s’abandonner aux mains de ces hommes.
On me réclame cent marks pour la voiture ; ah, il y a tout de même une voiture.
Nous quittons la maison et après avoir fait environ cinq cents mètres, nous nous trouvons devant une affreuse charrette remplie de paille. C’est cela la voiture diplomatique ! Je crois être le jouet d’un de ces cauchemars dans lesquels les bijoux se changent en feuilles sèches. L’homme qu’on nous a présenté comme devant nous faire passer la frontière, monte sur le siège avec un autre. Les Italiens et moi, nous nous installons comme nous pouvons dans la charrette ; on part au grand galop.
Mes craintes commencent à se calmer. Si ce n’est que cela après tout, le danger n’est pas bien grand. Je ne tiens pas outre mesure à passer pour une diplomate ; que j’arrive, c’est l’essentiel. Au fond même je sens quelque plaisir à filer ainsi dans la nuit noire ; le danger me paraît tout à fait illusoire. Qui nous a vus ? Qui même s’occupe de nous ?
Mon enthousiasme se refroidit lorsque le cocher, montrant, de son fouet, une place au bord de la route, nous annonce qu’un camarade a été tué là dans un récent passage.
— Quoi tué ? dis-je dans mon mauvais allemand, mais je croyais que nous ne risquions qu’une arrestation ?
— Il y a là-bas un cordon de soldats et si on nous voit, on nous dire dessus.
— Diable !
Enfin, il faut passer. Je me rassure intérieurement en me disant que ces conducteurs tiennent à leur vie comme je tiens à la mienne. Ils s’arrangeront pour qu’on ne nous voie pas. D’ailleurs ce n’est pas facile de viser dans la nuit noire.
Aux villages la voiture prend le pas, pour repartir au galop lorsque les maisons sont dépassées. Nous allons toujours, voilà une grande heure que nous sommes partis, sans doute la frontière est loin. Mais un cycliste s’approche, il dit quelque chose au cocher ; probablement la route n’est pas libre, puisque nous tournons brusquement et allons à travers champs avec d’effroyables cahots qui nous jettent les uns sur les autres.
Bientôt on nous fait descendre. Le cocher siffle en sourdine ; deux hommes arrivent, venus d’on ne sait où, il nous remet à eux, nous les suivons.
Comme ils vont vite, je dois courir pour me mettre au pas, et dans la nuit noire c’est à peine si nous les distinguons. Sans doute nous sommes dans un champ labouré car il y a partout des trous, je me tords le pied à chaque instant, je tombe même tout à fait plusieurs fois.
L’effroi me gagne. A quelle espèce d’hommes nous a-t-on confiés, ils vont devant sans s’occuper de nous, quelle dureté ! La respiration me manque, je pense que je n’arriverai jamais et je me dis aussi que si j’ai le malheur de me faire une entorse, ces gens me laisseront là.
Enfin, on fait halte. Nouveau sifflement qui fait surgir de terre deux nouveaux venus auxquels on nous remet. La frontière est-elle passée ou non, je n’en sais absolument rien.
Le voyage continue à travers les fondrières, bientôt nos conducteurs se jettent à terre en disant : « Soldaten ! » ; nous les imitons. Il fait un vent terrible, heureusement !
Nous restons couchés sans faire un mouvement ; un des conducteurs est parti, en rampant, éclairer la route.
Ai-je peur ? Non, pas précisément, le danger est trop près, je n’ai qu’une idée : en sortir !
L’éclaireur revient, il nous fait signe de le suivre, nous rampons derrière lui, nous arrêtant de temps à autre pour écouter.
Une rivière se présente. Je commence à me déchausser, mais l’un des guides me fait signe de n’en rien faire. Sans mot dire, il me charge sur son dos, me traverse et me jette sur le rivage opposé ; on en fait autant à mes deux compagnons.
Après un nouveau temps de reptation, les conducteurs se lèvent, nous aussi. Sans doute la frontière est passée enfin, et le danger avec elle.
Un des guides me frappe sur l’épaule, du doigt il me montre des lumières dans le lointain et me dit d’un ton presque amical :
« Der zug ! » (le train), puis il ajoute : « Haben sie ein passeport ? » (avez-vous un passeport ?)
— Kein passeport !
— Kein passeport ! font-ils tous deux, en levant les bras au ciel… Kein passeport !… ah !… ah !… illégal ! — Leur ton est celui du plus grand effroi. Illégal !… Illégal !… répètent-ils. Der tod ! (la mort !)
Je n’y comprends rien du tout. Comment ces gens ont-ils pu penser que nous puissions avoir un passeport ? Si nous en avions eu un, nous aurions pris le train. Ce n’est pas par plaisir que nous avons fait ce passage terrible. Mais je sais trop mal l’allemand pour demander des explications. Les deux guides se concertent et paraissent tout à fait effrayés.
Nous faisons encore environ deux kilomètres et voilà qu’on nous fait entrer dans une maison qui, dans l’obscurité, m’apparaît sordide. Une femme arrive en chemise, elle semble s’opposer vivement à notre intrusion.
Je crois d’abord qu’on veut seulement nous faire reposer quelques instants de notre marche exténuante. Mais un des guides me dit en allemand que nous devons rester là un temps indéterminé. Deux jours, trois jours ou plus, on ne sait pas.
Nous entrons tous trois dans une violente colère. Nous avons changé plusieurs fois de guides cette nuit, qui sait si nous ne sommes pas tombés entre les mains de voleurs qui veulent nous rançonner.
La femme s’approche de moi, et tente de me calmer par des caresses ; je la repousse violemment.
Les guides sont partis, la femme a allumé une bougie et étendu un matelas dans la pièce voisine, les deux Italiens vont s’y étendre et vaincus par la fatigue, ils dorment tout de suite. Elle m’invite à partager son lit ; les draps sont affreusement sales ; je refuse avec indignation.
D’ailleurs j’étouffe dans cette pièce où l’odeur est infecte, je remarque qu’il y a deux affreux grabats à fond de planches, quatre enfants dorment là tout habillés.
Je vais dans la pièce où dorment les hommes et m’asseois près de la fenêtre que j’ai ouverte. De notre situation, je ne m’en fais pas la moindre idée ; pourquoi faut-il rester là ? Sommes-nous toujours aux mains des camarades ? Ne nous a-t-on pas abandonnés, tout simplement pour se débarrasser de nous ? Autant de questions que je ne résous pas. La femme me regarde méchamment ; elle semble très fâchée contre moi.
Mais je suis prise d’un hoquet nerveux qui ne cesse pas, je n’en suis pas effrayée, car j’ai eu bien des fois de pareilles crises. Mais la femme qui ne connaît pas cette maladie, prend peur. Elle m’apporte, en silence, un œuf, une tasse de thé et un sucrier. Ce dernier objet attire mon attention, c’est un verre à couvercle, comme il y en a en Allemagne dans les brasseries, j’examine le couvercle, il est en argent et porte une couronne royale avec deux initiales entrelacées : le verre d’un roi.
Voilà le jour, les Italiens se réveillent et nous délibérons sur notre situation. Où sommes-nous ? Nous n’en avons pas la moindre idée. Il apparaît que nous ne sommes pas chez des voleurs ; on ne nous veut pas de mal. Mais qui est cette femme ? Pourquoi nous laisse-t-on dans cette maison au lieu de nous faire continuer notre chemin, puisque la frontière est passée ?
Nous avons l’impression d’une organisation très mauvaise. Le fil parti de Berlin est coupé, nous sommes abandonnés dans un pays perdu. Mes camarades se désespèrent, surtout l’ex-dictateur, beaucoup plus nerveux que son ami.
Vers midi la femme nous sert un repas assez bon, mais nous n’avons guère d’appétit. La maison est en bois ; elle est composée de trois pièces : celle dans laquelle on pénètre d’abord, sert de cuisine, elle est meublée d’un fourneau tout délabré. De cette cuisine on pénètre dans la chambre à coucher, fermée seulement par un rideau très sale. Enfin une porte donne dans la plus grande des trois chambres : celle où nous nous tenons. Deux petites fenêtres à carreaux bleu-blanc-rouge, éclairent la pièce ; l’une donne sur la route, qui est en très mauvais état, elle est couverte d’au moins un pied de boue. Au travers des carreaux, nous apercevons d’autres maisons semblables à la nôtre, avec les mêmes petites fenêtres à carreaux multicolores.
Nous avons l’impression d’être très loin ; un de mes camarades dit qu’il a vu une fois au cinéma ce paysage. La pièce où nous sommes est pauvrement meublée, comme toute la maison ; une vieille armoire de bois peint, une table toute cassée, reléguée dans un coin et remplie de vêtements jetés en tas ; une autre table où nous mangeons, quelques chaises, une machine à coudre. La femme a travaillé dans la matinée à cette machine, elle est couturière.
Dans l’après-midi, deux hommes, assez bien habillés, pénètrent auprès de nous.
L’un porte sous le bras une serviette de diplomate ; il ne sait pas un mot de français. L’autre sait le français à peu près comme je sais l’allemand, c’est-à-dire très mal.
Ces hommes me font subir un examen politique qui me déconcerte absolument. Comment, mais n’ai-je pas été admise à Berlin ? Si on n’a pas confiance en moi pourquoi m’avoir fait venir jusqu’ici ? Le « diplomate » me transperce de son œil noir et dans mon impuissance à m’expliquer à cause de mon ignorance de l’allemand je perds absolument la tête, j’oublie le nom de la ville où je dois prendre le train pour la Russie. « Pourquoi, me dit-il d’un ton agressif, voulez-vous aller en Russie ?
— Mais parce que je suis communiste et désire assister à la réalisation de mes idées. »
Le « diplomate » semble ne pas comprendre ; il ricane méchamment.
Je tire de mon soulier une recommandation en russe que je conservais pour la Russie ; à peine s’il daigne la prendre. Enfin, sur mon insistance il la lit et me déclare qu’elle ne vaut rien parce qu’il manque un cachet.
La maîtresse de la maison est intervenue dans le débat ; elle fait contre moi un réquisitoire terrible. Comme chef d’accusation, j’ai dédaigné son lit, j’ai dit que la maison était sale, je n’ai presque pas mangé. Conclusion je suis une bourgeoise.
Cela prêterait au ridicule, si ce n’était odieux. J’ai abandonné tout amour-propre et je me laisse aller à dire : « Quelle situation terrible ! » — Pas si terrible, dit celui des deux hommes qui parle un peu ma langue, il y a eu ici le front français ; des blessés, des morts ; leur situation était plus terrible que la vôtre.
Le front français ? En quoi peut-on m’imputer les excès de la guerre, moi qui toute ma vie l’ai combattue.
Les deux Italiens sont interrogés à leur tour ; la femme est pour eux pleine de bienveillance ; ils ont mangé, ils ont dormi. Evidemment ce sont de bons camarades.
La sentence est rendue. Les deux italiens iront en Russie et moi je n’irai pas ; on m’apportera demain un passeport pour la France.
Je bouillonne de rage impuissante. Ainsi je n’irai pas en Russie parce que j’ai refusé de coucher dans un lit infect. Cette femme ignorante et fruste décide du sort des camarades, ses avis puérils et vulgaires sont écoutés avec respect.
Qui croira à Paris cette histoire lorsque je la raconterai !
La nuit arrive ; la femme prépare un matelas pour les deux Italiens. Pour moi elle avance une chaise de bois qu’elle frappe violemment contre le sol et me dit : Voilà !
Je frissonne en pensant à la nuit d’insomnie ; la quatrième, décidément je laisserai ma vie dans ce voyage.
Le lendemain personne ne vient m’apporter le passeport promis. S’est-on ravisé ? Ce « diplomate » doit avoir des chefs peut-être plus éclairés que lui, ont-ils compris qu’on ne peut pas refuser une militante pour des motifs aussi ridicules ?
A tous égards je comprends qu’il me faut sacrifier mon amour-propre et faire la paix avec cette femme.
Quelle faute avais-je commise aussi, grand Dieu ! Cette femme : c’est la sœur d’un commissaire à la guerre !
Elle a des qualités que je ne tarde pas à reconnaître. Elle est dévouée au Parti et risque gros en nous donnant asile. Son mari a été tué à la guerre, elle a quatre enfants qu’elle parvient à grand’peine à nourrir. Comme je lui demande pourquoi son frère qui a une place si importante en Russie ne l’aide pas, elle me répond qu’il ne gagne pas d’argent, qu’un communiste ne doit pas en gagner. C’est elle, au contraire, qui lui envoie du chocolat.
C’est très beau ; cette femme est une héroïne obscure comme j’en trouverai beaucoup en Russie ; mais quelle dureté dans son œil gris ! Elle me fait frissonner lorsqu’elle chante « Mort aux bourgeois ». Je pense à Mme Defarge, la tricoteuse du roman de Dickens : « Un drame sous la Révolution. »
Je comprends que je ne suis qu’une révolutionnaire théorique et qu’il faut de ces êtres frustes pour les dures nécessités.
De temps à autre il lui échappe des paroles énigmatiques : « C’est ici la maison de la mort ! » ou bien : « Les communistes, on les tue ». Je ne m’y arrête pas, sans doute fait-elle allusion à des événements révolutionnaires récents.
La journée est mortellement lente. Le « dictateur » évoque son passé, non les heures de son pouvoir éphémère, mais le temps plus paisible où il s’instruisait dans les universités populaires d’Italie. Il se rappelle avec attendrissement le professeur qui s’était intéressé à lui et auquel il doit le peu de français qu’il sait.
« Ah ! fait-il, si j’avais continué dans cette voie, je ne serais pas ici. »
J’essaie de lui faire reprendre courage en lui disant que si la vie de militant comporte parfois des dangers, elle est une source d’émotions que l’on ne trouve qu’en elle.
L’autre Italien, lui, ne s’en fait pas ; il a fait la guerre à Tripoli et en Autriche. Il en a vu de toutes les couleurs et a appris à prendre le temps comme il vient. Il trompe son ennui en apprenant aux enfants des tours d’escamotage.
Voilà la troisième nuit. La femme me prépare un lit en rapprochant des chaises de bois, elle dispose dessus deux oreillers. Pour couverture, j’aurai son manteau d’hiver. Je suis effroyablement mal, mais ma fatigue est telle que je parviens à dormir là quelques heures.
Le lendemain, vers le soir, on signale une descente de police. Je vois les enfants se précipiter à travers la maison, ils fouillent l’armoire, grimpent sur la table pour atteindre une planche élevée, bouleversent les placards ; ils cherchent les papiers politiques. En moins d’un quart d’heure tout ce qu’il y avait de compromettant est brûlé dans le poêle de la cuisine.
— Voilà, dis-je à la mère, de bons petits conspirateurs. Ne disent-ils jamais aux autres enfants, que vous cachez des camarades ?
— Jamais !
Et le plus jeune des enfants, une petite fille, n’a que six ans.
La police ne vient pas ce jour-là. Jusqu’ici la perspective d’être arrêtée ne m’effraie pas. Que peut-on me faire ? Me reconduire en France. Or puisque je ne suis pas sûre d’aller en Russie, j’aimerais autant, ma foi, être arrêtée. Je le dis à la femme.
— Retourner en France, vous croyez cela, répond-elle. Pour avoir le droit d’exister dans ce pays, il faut un passeport spécial. Du moment que vous ne l’avez pas, c’est que vous avez passé la frontière illégalement. Si vous êtes passé illégalement, c’est que vous êtes communiste et les communistes on les fusille… sans jugement !
Et pour que je comprenne bien, elle appuie ses paroles d’un geste qui ne permet pas l’équivoque.
Un froid glacial me saisit toute entière. Mes compagnons sont dans la cuisine et n’ont pas entendu. Leur dire, à quoi bon, leur terreur ne ferait qu’augmenter la mienne.
Trois jours passent, la police ne vient pas.
Le quatrième jour, un « camarade » entre en coup de vent ; il nous annonce comme imminente, l’arrivée des policiers et nous fourre à la hâte dans la chambre à coucher. Je suis assise près de la fenêtre et je vois un agent en uniforme qui s’approche de la maison, le camarade se joint à nous ; la femme va ouvrir.
Minutes d’angoisse ! Je tiens à la main deux cents marks pour essayer de corrompre l’homme. Je l’entends qui parle avec la femme dans la cuisine ; puis tous deux passent dans la grande chambre. On entend le bruit de leurs voix pendant dix grandes minutes. Enfin, l’homme quitte la maison ; il n’a pas eu l’idée de regarder dans la chambre à coucher qui n’est pas fermée.
Sauvés ! Est-ce possible ?
Mais il faut fuir immédiatement ; on me jette un châle sur la tête et on m’entraîne à quelques cents mètres, dans une autre maison. Les Italiens sont emmenés ailleurs.
La maison est plus petite que celle que je viens de quitter. Elle n’a que deux pièces : la cuisine, où la famille se tient pendant le jour et la chambre à coucher, meublée de lits de fer sans draps, d’un buffet et d’une table de bois blanc grossièrement fabriquée. Le mari est charpentier, il les a faits lui-même. Le buffet n’est pas adossé au mur, il y a une penderie par derrière, c’est là que je me cacherai si on vient. Dans un angle de la pièce, un énorme morceau de lard, tout en graisse, pend du plafond.
Je suis loin d’être rassurée : je pense que la police n’aura pas de peine à me trouver, pour peu qu’elle le veuille. Et les paroles de ma dernière hôtesse me reviennent : « fusillée sans jugement ». Cela me paraît absurde, car, enfin, si je suis bolcheviste, mon ignorance de la langue me rend tout à fait inoffensive ; d’ailleurs, d’après les conventions bourgeoises, je n’appartiens pas aux gens d’ici, je suis Française et on n’a pas autre chose à faire qu’à me rendre à la France qui s’arrangera de moi. Oui, mais je sais aussi combien la guerre a bouleversé toutes les conventions. Aujourd’hui la bourgeoisie a fait litière des principes démocratiques : la liberté de penser a cessé d’exister. Il n’y a plus sur la terre entière que le duel formidable des deux classes : la bourgeoisie et le prolétariat. Et je suis sur le terrain de la bataille. Les Etats-tampons, c’est l’Europe qui les a créés pour séparer la Russie bolcheviste des nations capitalistes. Qui sait, peut-être qu’il n’y a plus de lois ici et que tout est permis contre les communistes, quel que soit leur pays. C’est là qu’on a placé les fameux fils de fer barbelés de Clemenceau et dans ces fils je suis prise.
Derrière la table il y a une grande glace, je m’y regarde avec terreur. Du plomb fera de ma tête une bouillie, la cervelle jaillira. Pourquoi, qu’ai-je fait de criminel ? Je vais voir la Russie, est-ce que cela mérite la mort ? Je repasse ma vie de travail constant pour l’acquisition de la culture intellectuelle que je possède. Et ce sont des soldats, pour la plupart des brutes alcooliques qui me tueront. Je vois en esprit, le poteau d’exécution et j’éprouve la sensation affreuse que doit avoir l’animal pris au piège, avec en plus, hélas, l’imagination de l’homme.
Dans mon chapeau, dans mes vêtements, dans mes souliers j’ai des lettres de recommandations pour la Russie ; je brûle tout. Si vous n’avez aucun papier sur vous, m’a dit « Madame Defarge », vous pouvez encore avoir la chance de vous en tirer, mais si vous portez le moindre document politique, vous êtes perdue. On a fusillé un jeune homme de seize ans parce qu’on a trouvé dans sa poche un journal bolchevik !
Que faire ? Il faut cependant essayer de sortir de cette situation et pour cela je dois, avant tout, compter sur moi-même. J’écris une dizaine de lettres à mes amis de Paris. Si je ne suis pas arrêtée, peut-être m’accusera-t-on ensuite d’avoir eu peur ; mais si je suis arrêtée, les démarches qu’on aura faites empêcheront qu’on me traite sans ménagement, quitte à faire ensuite des excuses pour la méprise.
Evidemment tant que je ne suis pas arrêtée, je ne risque rien, mais qui sait si une fois en prison on me permettra d’écrire ? Le pays où on fusille un homme pour un journal, ne me paraît par très civilisé.
J’essaie de confier mes lettres à mon hôte ; il me dit qu’il n’a pas le temps de les porter.
Il me cache cependant, cet homme. Peut-être le paie-t-on pour cela ? mais enfin, payé ou non, il risque. C’est la race, je le vois, qu’il faut accuser. Partout les mêmes visages blancs, les mêmes cheveux blond clair et les mêmes yeux gris, effroyablement durs et je comprends qu’ici la vie humaine n’a aucune importance.
Tout de même Mme Defarge pense à moi : elle m’envoie l’aînée de ses enfants, une fillette de quatorze ans aux magnifiques cheveux dorés. C’est elle qui portera les lettres et pour plus de sûreté, elle ira les mettre en Allemagne. Elle a un passeport qui lui donne le libre accès de la frontière. Elle cache les lettres dans sa poitrine, la petite conspiratrice, pour que personne ne se doute de rien.
J’ai cessé de faire la difficile ; j’accepte de coucher sans draps sur des coussins infects. Heureusement mon lit est près de la fenêtre, la nuit je me lève furtivement pour ouvrir, car l’air est irrespirable.
Me voilà en prison chez ces paysans, impossible de quitter cette chambre, même pour aller aux commodités qui sont dans la cour, on me verrait. Pour les besoins naturels on me donne un vase de nuit, l’odeur devient infecte.
Et cette nouvelle prison ne vaut pas l’autre. Avec Mme Defarge je pouvais baragouiner un peu d’allemand. Ce n’était qu’une couturière de village, mais il y avait en elle le reflet du commissaire de Moscou, on pouvait échanger quelques idées. Ici, rien. Le mari ne rentre que le soir pour manger et dormir. Impossible de parler avec la femme, d’ailleurs elle ne sait que le letton, dont j’ignore le premier mot. Je suis modeste en disant que je ne sais pas un mot de letton ; j’ai fini par en apprendre un : « kallis ». La femme dit toute la journée ce mot pour apaiser les cris de son dernier-né qui a quinze jours. On m’a dit plus tard que « kalis » voulait dire : « qu’est-ce que c’est ». Mon hôtesse ne fait aucun ménage et la chambre devient d’une malpropreté telle que je finis, malgré ses protestations, par balayer, ce qui est pour moi un plaisir, dans mon désœuvrement. Lorsque le mari rentre elle coupe une tranche du morceau de graisse qui pend du plafond et elle le lui donne à manger avec un morceau de pain noir. C’est là le dîner.
Je suis un peu mieux traitée. A midi, pas toujours, car lorsque la femme part en course, on oublie de me faire manger, je suis gratifiée de deux œufs et d’un verre de thé. Quelquefois à la place des deux œufs, il y a un morceau de cochon salé à la « Lettoch » absolument immangeable pour mon pauvre estomac de parisienne.
Pas un livre ! Mon temps se passe à arpenter la pièce du matin au soir, comme un ours en cage. Je suis tellement déprimée que la satisfaction des nécessités de la nature est pour moi une distraction. Je désire la folie qui au moins me ferait oublier mon malheur, mais la folie ne vient pas, en dépit du bromure que je prends à haute dose pour m’abrutir.
Il y a des moments où je m’imagine subir les épreuves de quelque terrible Sainte-Vehme. Ma situation est pire ; le danger, hélas, n’a rien d’imaginaire.
Je n’ai pas encore pu savoir au juste pourquoi on me retient ici. Le salut, m’a-t-on dit, est à X…, à soixante kilomètres ; que ne m’y conduit-on ? S’il n’y a pas d’autres moyens, j’irai à pied, la nuit, le jour je me cacherai. On ne veut pas me laisser aller.
Le pays est plein de policiers, me dit Mme Defarge qui est venue me voir. Si vous mettez le pied dehors vous serez arrêtée infailliblement, et vous savez ce qui vous attend. Nous aussi d’ailleurs, nous serions pris avec vous. De quoi vous plaignez-vous ici ? Vous mangez, vous dormez, vous n’êtes pas mal. Prenez patience, on s’occupe de vous pour vous avoir un passeport ; vous partirez un jour ou l’autre.
Un matin, la fillette de Mme Defarge m’apporte une boulette de papier de soie. Je dois, dit-elle, lire et brûler. Je déplie la feuille ; il y est dit en très mauvais français que j’irai en Russie et que je partirai dans trois jours.
Je n’ose me réjouir ; j’ai été tant de fois trompée. Mais tout de même, je reprends un peu courage. Je me dis que si je manque de livres, j’ai mon cerveau qui est un livre, en somme. Au lieu de m’hypnotiser sur ma situation, je vais écrire des articles.
Les manuscrits se perdront, cela est plus que probable, mais pendant que j’écrirai le temps passera et c’est le principal. Je m’attache, bien entendu, à ne traiter que des sujets étrangers à la politique. Si on m’arrête ces études me serviront à prouver que je ne suis qu’un écrivain curieux de la Russie et non une femme politique.
Mais le jour annoncé passe sans rien m’apporter de nouveau. A travers le rideau de mousseline toujours tiré, je vois au loin dans les champs les paysannes qui vont et viennent librement. Pourquoi n’ai-je pas comme elles la liberté ? Et ma dépression morale est telle que pour avoir la liberté je consentirais à être l’une de ces femmes.
Le lendemain encore rien et personne ; je prends une forte dose de bromure.
Enfin, au bout de trois jours, la petite fille revient et à travers son allemand, je comprends que le camarade qui m’apportait le passeport sauveur a été arrêté ; le document est aux mains de la police. Toutes les démarches sont à recommencer.
C’est le 14 août, veille de grande fête, des chants et des musiques m’arrivent du lointain. Les enfants de mon hôtesse font dans un tonneau, un lavage sensationnel. Au soir, Mme Defarge et sa fillette viennent me voir et me proposent une petite promenade.
Une promenade ? Mais, les policiers ? Les policiers, ils dansent ; c’est grande fête aujourd’hui.
Délicieuse cette promenade au clair de lune ; voilà douze jours que je ne suis pas sortie. On m’a coiffée d’un mouchoir pour que je ressemble aux femmes du pays. Tout de même, nous nous sommes trop approchées du village ; un homme qui nous a croisées m’a regardé curieusement.
Nous rentrons à travers champs ; au loin une rangée de becs de gaz ; c’est la voie ferrée ; Mme Defarge étend le bras : de ce côté l’Allemagne et, là-bas, la Russie.
J’ai, je m’en aperçois, une certaine influence morale sur Mme Defarge. Je lui ai expliqué qu’on pouvait être communiste et aimer en même temps la vie. Evidemment, de rudes besognes sont parfois nécessaires, mais en attendant, pourquoi ne pas sourire aux fleurs, aux bêtes, aux enfants, à tout ce qui est aimable. Le bourreau lui-même, entre deux exécutions, a un temps de répit. Et maintenant, Mme Defarge prend goût à nettoyer sa maison et elle a adopté un petit chat abandonné auquel elle donne du lait. La fillette me raconte tout cela ; elle n’en revient pas ; c’est vous la cause, fait-elle.
Il a été question de me mêler à un convoi d’émigrants qui viennent d’Allemagne et vont en Russie ; ils sont dispensés du passeport. Mais on a trouvé ce moyen dangereux ; ces gens verraient tout de suite que je ne suis pas Russe et comme ils ne sont pas communistes, ils s’empresseraient de me dénoncer aux policiers du train.
Vais-je donc rester éternellement ici ?
J’ai proposé plusieurs moyens d’évasion, pensant que, puisque les camarades me paraissaient assez pauvres d’imagination, il me fallait en avoir pour eux.
Ne pourrait-on pas, avais-je dit, me mettre dans une voiture de paysan, sous de la paille ? Non, ce serait suspect, on regarderait dans la paille.
Mais la nuit ?
Les voitures n’ont pas le droit de circuler la nuit.
Une après-midi, enfin, un camarade que j’ai déjà vu m’annonce que je prendrai le train le lendemain matin.
Mais le passeport ?
Pas besoin. En disant cela, il tremble de tous ses membres. Je comprends que le moyen est dangereux, car cet homme a l’habitude de passer des camarades illégaux ; s’il a peur, c’est qu’il y a un grand danger.
On diminuerait ce danger en faisant un peu de route à pied vers X… Il y a bien des chances pour que la deuxième station soit moins surveillée que la station frontière.
— Oui, me dit le camarade, mais il y a vingt kilomètres.
— Je les ferai.
— Alors, partons cette nuit.
Nous voilà dans les champs, tous les trois, la petite fille de Mme Defarge vient nous conduire un bout de chemin. Que n’a-t-on adopté plus tôt ce moyen ? J’avais proposé plusieurs fois de faire toute la route la nuit, en trois étapes ; on a toujours refusé.
Je me sens presque en sécurité dans ce sentier au milieu des prairies. Qui sait que je suis là ? qui viendra m’y chercher ? Ah, si j’avais été seule, je serais à X… depuis longtemps.
Au bout de deux kilomètres, on amène les deux Italiens ; nous disons adieu à la petite fille. « Repassez par chez nous au retour et emmenez-moi à Paris », dit-elle.
Je le lui avais promis, mais, au retour, mes dispositions ne seront plus les mêmes. D’ailleurs, qui sait ce que deviendrait cette petite fille, belle comme Mignon, qui marche nu-pieds, mais n’en a pas moins toutes les convoitises. Comme elle s’accrochait à tous mes bibelots de voyageuse, ma bouteille d’eau de Cologne, mon peigne, mes bas en soie artificielle !
Paris est plein de pièges pour les jeunes filles qui rêvent de belles robes.
Au milieu de la nuit nous faisons halte dans un village. Notre guide nous a d’abord laissés à cinq cents mètres de la dernière maison et il est allé éclairer la route. Il revient, nous le suivons à pas de loup. La lune jette sur les chaumières de bois une lumière tragique. Il y a une rivière que l’on franchit sur une passerelle avec d’infinies précautions. Nous nous coulons dans l’isba ; pas de meubles ; le sol est en terre battue. Une femme s’est levée et a allumé une chandelle. Elle nous demande si nous voulons manger. Je voudrais du thé ; elle n’en a pas, mais elle a du lait, du pain et du beurre. On nous apporte tout cela ; je suis un peu dégoûtée du service, mais les produits sont excellents et ce n’est pas le moment de faire la mijaurée.
On nous a fait passer dans la seconde pièce et j’ai la faveur du lit de fer pour me reposer deux heures. Au-dessus de moi, accrochés au mur, les portraits de Lénine, Trotsky, Liebknecht, Rosa Luxembourg resplendissant dans leurs cadres noirs, vrais bijoux au milieu de cet intérieur sordide.
Mais il faut se remettre en marche. J’avais trop présumé de mes forces, mes deux semaines de claustration et d’émotion m’ont beaucoup affaiblie : je suis très fatiguée ; mais il faut marcher, il n’y a pas.
Le jour commence à poindre. Comme il vient tôt. C’est que je ne la désire pas, cette aurore que j’appelais autrefois durant les longues nuits de maladie. Maintenant, c’est la nuit que j’aime, la nuit bien noire pour me dérober à la méchanceté des hommes. Mais quelque chose brille à mes pieds, qu’est-ce donc, ah, un fer à cheval.
D’ordinaire, je ne suis pas superstitieuse, je vis dans le présent et ne prends pas grand souci des malheurs à venir. Mais je suis tellement déprimée en ce moment que je vois dans cet objet un gage de salut, je le ramasse.
Nous arrivons une heure trop tôt à la petite gare. Dans un coin de la salle d’attente, très vaste pièce meublée de quelques bancs de bois est un mobilier en déménagement. Une jeune femme est là qui donne ses soins à un enfant malade couché sur un lit tout installé. A terre traînent des casseroles, la lampe, le moulin à café. Que fait là cette femme ? je n’ai pas le loisir de l’approfondir.
Pas d’incidents dans le train, mais à X…, c’est une cohue pour sortir de la gare et voilà qu’on crie :
Les passeports !
Il faut payer d’audace ou je suis perdue. Pendant que les gens montrent leurs papiers, je me faufile derrière eux, comme j’ai fait à la frontière franco-suisse. Mais il faut passer au milieu des soldats qui font la haie, je prends un air fatigué et je vais. Je m’attends à chaque seconde à ce qu’une main se pose sur mon épaule, mais rien ; il y a deux marches, je les descends, je suis dans la rue.
Je vois le guide et les camarades passer devant moi ; je les suis comme je puis, car mes jambes sont raides et le pavé pointu rend la marche difficile. Je rassemble mes forces, car il ne faut pas perdre mes compagnons. Mais je vois un drapeau rouge flotter au premier étage d’une maison, ce doit être la mission russe ; c’est là, en effet ; je vois les camarades y entrer, j’y pénètre à mon tour.
Sauvés !
La mission russe jouit de l’exterritorialité, plus d’arrestation, plus de fusillade !
Une délicieuse impression de détente nerveuse me pénètre tout entière ; enfin, c’est fini de trembler !
Nous sommes dans une grande salle ornée de rideaux en papier rouge. Les murs sont couverts d’affiches illustrées qui rappellent des phases de la Révolution russe. Sur l’une, un navire brisé que quitte un amiral qui a perdu toute sa morgue d’antan ; son uniforme est déchiré, ses souliers percés, il est affaissé sur lui-même, comme un vieillard. Les matelots qui tremblaient devant lui, autrefois, le huent. C’est le peuple russe qui a mis la bourgeoisie à genoux.
En plusieurs langues, la devise du Parti : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » La devise est même en jargon juif : ici, le jargon des israélites a l’importance d’une langue européenne ; des non-juifs le parlent, et dans les rues, les affiches sont écrites en trois langues : le russe, le letton et le jargon.
On nous fait monter au deuxième étage et nous pénétrons dans une sorte de chambrée de caserne. Une dizaine de lits de fer sont alignés contre un mur ; il y a aussi des lits dans la pièce voisine et jusque sur le palier.
Quelques personnes sont déjà là, des jeunes gens, un ménage et une très jeune femme. Une inscription en russe est clouée au mur : « Sans entente, pas de communisme. »
Dans l’après-midi, le maître du lieu vient nous voir. Il est vêtu d’une sorte d’uniforme militaire bleu foncé et porte de hautes bottes en cuir noir. Sur sa poitrine est attachée une médaille de bronze à l’effigie de Karl Marx, l’insigne de sa fonction.
Il ne parle que le russe et l’anglais. Les Italiens lui racontent avec force gestes les événements de leur pays. Je sais un peu l’anglais, il se retourne vers moi et me dit d’un air sévère :
— Et la France, qu’a-t-elle fait ?
Je réponds que la France, évidemment, s’est montrée moins avancée que l’Italie en révolution. Je n’essaie pas de l’excuser, ce n’est pas dans mes principes. « Capout, la France ! » fait le commissaire.
De tout ce que j’ai acheté, à Berlin, pour la Russie, je n’ai sauvé que quelques instruments ; le commissaire demande à les voir. Le forceps l’intéresse, mais voilà qu’il bondit sur le fer à cheval que j’ai ramassé sur la route.
— Et cela, fait-il, est-ce un instrument ?
Je désire que le plancher s’entr’ouvre sous moi pour cacher ma honte. Il saisit le fer à cheval et le jette par la fenêtre.
Je suis humiliée, mortifiée et j’en veux au commissaire des sentiments qui amoindrissent mon âme. Evidemment j’ai eu tort ; seule la démoralisation dans laquelle je me trouvais m’a fait donner dans cette superstition. Mais je n’aime pas avoir à répondre devant un maître d’une faiblesse qui, après tout, ne regarde que moi.
Je revois le « commandant », c’est l’homme qui m’a fait subir l’interrogatoire malveillant à la frontière ; il s’est humanisé et ses yeux noirs ne me font plus peur.
Pour passer le temps, on joue à la « Commission Extraordinaire ». Je suis accusée, encore ! Un allemand fait contre moi un réquisitoire terrible basé uniquement sur les tissus adipeux dont la nature m’a gratifiée. Tout le monde est maigre, ici, excepté vous, donc vous n’avez jamais manqué de rien, donc vous êtes une bourgeoise ! Naturellement je suis condamnée à mort.
On me dit de me mettre au mur, le commandant m’administre trois coups de son revolver, qui n’est pas chargé, je tombe foudroyée, nous éclatons de rire.
Cela ne m’empêche pas de sentir vivement l’ennui, la bonne impression de sécurité du début, une fois effacée par l’accoutumance. Pas un journal français, pas un livre. Après des recherches minutieuses on a fini par trouver dans un coin « Le livre rouge de la guerre russo-polonaise » en français. Ce n’est guère attachant, et puis je l’ai bientôt lu.
Impossible d’avoir une conversation intéressante, personne ne parle français et les pensionnaires de la mission sont des hommes d’action et non des intellectuels. Conspirateurs de toutes les nations de l’Europe, ils vont en Russie chercher un refuge contre la prison, quelques-uns contre la mort.
Le commissaire m’a gratifiée d’un faux nom, il m’a baptisée Capoutchévitch, quel nom baroque ; les pensionnaires en font un calembour macabre : capout Capoutchévitch (on tuera Capoutchévitch). Un jour il m’a fait appeler dans son cabinet et m’a dit :
— Vous êtes mère !
— Quoi ?
— Oui, vous êtes mère, il faut que vous le soyez, comprenez-vous ?
— Soit, je suis mère.
Les deux Italiens sont là :
— Voilà vos deux fils : Michaël et Adolphe Capoutchévitch. Vous venez de… (une ville allemande) et vous allez en Russie avec vos enfants. C’est cela que vous direz aux policiers s’ils vous interrogent.
Mais mes enfants ne savent pas le français et moi je ne sais pas l’italien, et puis, il y a une question d’âge, je suis vexée. Michaël a cinq ans de moins que moi, j’aurais commencé jeune. Billevesées que tout cela. J’essaie de graver cette histoire dans ma mémoire. Je retiens bien le nom de mes fils, mais impossible de me rappeler d’où je viens, cette ville allemande a un nom compliqué et puis je crois que le régime des harengs saurs que je subis est tout à fait préjudiciable à mes facultés d’acquisition intellectuelle.
Les Russes ne connaissent pas les susceptibilités de notre pudeur. Je couche dans la même chambre que ces hommes ; il y a quelques femmes autres que moi. Je dois me lever la nuit et traverser toute la chambrée et jamais je ne constate rien de choquant. Ces hommes, cependant, sont loin d’être insensibles, il y a des flirts qui même, causent des larmes.
Je me couche tôt, le sommeil est le seul remède à l’ennui que j’éprouve dans ce milieu qui n’est pas le mien, en dépit de l’opinion politique. Un soir, je suis réveillée en sursaut par des cris, des pleurs, un bruit de vaisselle brisée dans la chambre voisine. Je suis d’abord très effrayée. Dans mon ignorance de tout, je pense que, peut-être il y a de grands événements. L’exterritorialité est violée et on arrête toute la mission. Je me blottis en chemise dans un placard.
Voyant que tout se calme, je me risque hors de ma cachette. Rien de tragique. C’était la jeune femme en but à un flirt trop poussé. Pauvre petite humanité !
On part demain pour la Russie ; un commissaire de Moscou vient me voir :
— Vous allez être très mal me dit-il, pendant la première journée, on est forcé de vous faire voyager avec des émigrants et de l’armée rouge, excusez-nous. Ensuite vous serez très confortablement installée, vous aurez le wagon diplomatique.
Grand merci.
Au fond, je suis sceptique ; on m’a promis tant de choses depuis Berlin que je ne crois plus guère aux paroles. Les Russes, semblables aux hommes de l’Orient, n’ont pas l’air de se douter qu’une promesse soit une chose sérieuse et qu’on n’en doit pas faire quand on n’est pas certain de les pouvoir tenir.
On a alloué à la famille Capoutchévitch, huit cents marks pour se nourrir pendant le voyage, et on nous les fait dépenser en provisions fantastiques : quarante livres de pain, dix kilogs de sel, etc… Il n’y a rien à Moscou, nous dit-on ; préparez-vous comme pour un voyage au Pôle Nord. A Moscou, il y a, en réalité, de tout ; c’est l’argent qui me manquera, alors que je ne saurai que faire de ce sel et de ce pain devenu dur comme de la pierre.
Enfin nous sommes partis ; nous voilà dans un affreux wagon à bestiaux peint en rouge, une trentaine de personnes. Le coin de droite est occupé par des familles d’émigrants ; ils emportent des sacs de linge qui répandent une odeur écœurante ; il y a des enfants tout petits.
Dans le coin de gauche, le coin aristocratique, des camarades de la mission et moi ; au centre, des soldats rouges qui reviennent d’Allemagne.
Un Polonais s’est caché derrière un tas de malles ; il est recherché paraît-il. Il raconte qu’on l’a poursuivi à coups de revolver dans les rues de la ville ; il s’était réfugié à la mission.
Le jour, la porte grande ouverte, je n’ai pas trop à souffrir, si ce n’est de l’inconfort. Assise sur ma valise je regarde le paysage que je vois pour la première fois : immenses forêts de pins, villages clairsemés avec petites maisons de bois à nombreuses fenêtres. Au soir, les émigrantes entonnent un chant plaintif qui est vraiment plein de charme dans le jour finissant. Il dit la douleur des pauvres vies d’esclaves foulées par les forts depuis l’origine du monde.
Le wagon — je l’ai dit — manque des commodités les plus indispensables ; aux stations, il faut descendre et le plancher de la voiture est à un mètre du sol. Les soldats et les jeunes hommes sautent prestement. Ma maladresse m’attire des moqueries que je trouve méchantes, on m’appelle l’« acrobatic ». L’envie m’étouffe de dire à ces gens que si je n’ai pas leur souplesse, j’ai ce qu’ils n’ont jamais eu et n’auront jamais.
Un jeune homme, sanglé dans un impeccable uniforme kaki, fait les fonctions de conducteur : il s’occupe surtout des soldats auxquels il distribue du pain et des boîtes de conserve.
Voilà la nuit. Ceux qui, venus légalement ont des bagages, tirent des couvertures. Je n’ai rien et je dois m’étendre sur les paniers d’osier. On ne m’offre rien ; il faut même que je demande une tasse de thé lorsque j’ai soif ; on n’a pas l’idée de me la proposer. J’ai abdiqué mon amour-propre parce que je veux vivre mais, comme j’enrage d’être faible, d’être obligée de m’abaisser devant ces gens. O Paris, mon Paris ! où du moins je ne demande rien à personne. Le « commandant » pourrait venir m’offrir un passeport pour la France, je le prendrais avec joie ; je ne suis pas encore en Russie et l’envie de la voir m’a déjà passé.
Impossible de dormir dans l’air empuanti. J’ouvre un peu la lourde porte et cela me vaut les récriminations à cause du froid. Je m’assois sur ma valise juste en face de la fente pour respirer directement le filet d’air qui arrive du dehors. Des insectes dégoûtants courent, je les sens sur mon corps. Comme personne ne me voit, je donne libre cours à ma faiblesse et pleure amèrement.
Nous sommes dans la capitale d’un Etat tampon ; le wagon diplomatique promis n’est pas arrivé. La voiture « bolchevique » où nous logeons est parquée seule au fond de la gare comme une pestiférée. Il nous est défendu de sortir en ville. Je vais au buffet me restaurer un peu et je regarde la liberté à travers les fenêtres qui donnent sur la place. Qu’ai-je fait pour voyager comme une prisonnière ?
Le soir, comme je rentre au wagon, un policier me met la main sur l’épaule ; je me dégage et cours vers la voiture en criant : « Ich gehe nach Rusland » (je vais en Russie). — Ah ! ah ! « ich gehe nach Rusland ! » crient haineusement trois hommes qui passent. Je comprends de quelle ceinture de haine les heureux de ce monde ont entouré la nation où, pour la première fois le prolétariat a osé s’affranchir.
Je raconte l’incident à un soldat allemand qui est dans l’armée rouge ; il frémit de colère ; il voudrait avaler tous les Etats tampons.
Enfin, on nous raccroche à un train et nous repartons, du moins, je le crois. C’était une illusion, car au matin on est de nouveau dans la ville que nous avions quittée la veille au soir.
Encore une halte qui dure toute la journée ; je suis brisée des nuits sans sommeil et je pense encore une fois que je finirai par laisser ma vie dans ce voyage.
Au soir nous repartons et, après avoir roulé toute la nuit et toute la matinée, les locomotives, chauffées au bois ne font guère plus de trente kilomètres à l’heure, nous nous trouvons à la frontière russe.
Je comptais entonner l’Internationale en pénétrant enfin sur le territoire béni du communisme, mais tout mon enthousiasme est parti, je suis trop malheureuse. Si encore je n’avais à endurer que des souffrances matérielles, ce ne serait rien. Je souffre d’être séparée de mon milieu, d’être avec des gens d’une culture inférieure qui ne voient guère en moi autre chose qu’une vieille femme et qui me traitent comme telle avec, en moins, les égards que la civilisation donne à ceux qui ont le malheur d’avoir l’expérience qui ne s’acquiert qu’avec les années.
D’ailleurs l’enthousiasme n’anime personne. Même l’Italien au caractère insouciant qui chantait toute la journée à la mission se tait maintenant. Il n’y a, pour se réjouir, que la jeune Australienne.
Je m’étais demandé comment l’idée d’aller servir la Russie avait pu germer dans une telle personne. Elle ne sait rien du communisme et ne sort, lorsqu’elle en parle, que des puérilités ; elle passe tout son temps à manger, car elle a une malle pleine de provisions, et, quand elle ne mange pas, elle flirte avec trois hommes, mes deux « fils », et son compagnon de voyage. A l’annonce qu’enfin on est en Russie, elle ouvre la lourde porte ; c’est la nuit, mais cela ne fait rien, elle veut voir quelque chose du pays tant désiré. Jolie fleur d’idéal, poussée toute seule au milieu des chardons vulgaires.
Encore un arrêt, et on détache notre wagon qui reste seul ; pourquoi ? Mystère. On nous dit que nous ne partirons qu’après-demain. Sur les voies il y a des trains qui stationnent, sans doute pour longtemps, car aux portes des wagons, des wagons à bestiaux peints en rouge, sont apposées de petites échelles qui facilitent la montée et la descente. L’un des trains est rempli de soldats qui ont l’air de camper là. Des wagons sont organisés en salles à manger, d’autres en bureaux. Aux panneaux, les portraits de Lénine et de Trotsky. Je vois une femme soldat, la première ; elle est vêtue comme ses camarades hommes, sauf qu’elle a une jupe ; dans sa main, elle porte un fusil. Je voudrais m’approcher d’elle, lui parler, mais les avanies multiples que j’ai endurées dans ce terrible voyage m’ont affligée d’une misanthropie invincible, et je me dis que cette femme n’est peut-être qu’une brute, elle aussi.
Un autre train est plein de gens qui quittent la Russie. Ils campent là depuis longtemps sans doute, car devant les wagons ils ont installé des cuisines. Ils font cuire des pommes de terre, des ragoûts. Je crois d’abord que ce sont de pauvres gens qui fuient la Russie affamée. Mais non ; à travers les portes ouvertes des wagons on voit, au milieu d’un désordre indescriptible de chiffons et de meubles, de riches samovars qui brillent. Des femmes, par-dessus des robes haillonneuses, ont de magnifiques manteaux de fourrure. Ce sont des juifs lithuaniens qui retournent dans leur pays.
Nous allons voir une petite ville, le conducteur, quelques camarades et moi.
Elle est à cinq kilomètres. Nous traversons un beau pays de collines et de lacs ; volontiers, on villégiaturerait là. Mais c’est sauvage, me dit un Russe qui connaît le pays : vous ne trouveriez rien du bien-être que donne la civilisation. Les champs sont cultivés ; il me paraît y avoir beaucoup de blé. La ville est mal tenue ; les pavés pointus rendent la marche très difficile et il y a partout des trous. Nous entrons dans une boutique pour acheter à manger, impossible, des prix fantastiques pour des aliments sordides.
Les habitants ne disent rien à mes camarades qui portent l’uniforme de l’armée rouge ; mais ils éclatent de rire en me voyant et ils me crient des insultes que je ne comprends pas.
J’ai le malheur d’être femme, et moi qui croyais que la femme était affranchie dans ce pays, qu’elle avait droit de cité au même titre que l’homme.
Je vois qu’ici il y a beaucoup à faire pour élever les gens, je ne dis pas jusqu’au communisme, mais seulement jusqu’à la civilisation.
Au centre de la ville un marché minable. Tout de même, on y trouve du fil, des aiguilles, du savon ; le blocus s’est amendé.
Les maisons sont en pierre, mais lézardées, et abandonnées, un désordre et une saleté dont nous n’avons pas idée. Au bord d’un lac magnifique est un jardin public. L’endroit serait ravissant si un peu de notre Europe passait par là.
Notre conducteur découvre, ô bonheur ! le restaurant soviétique. Pour une petite fortune, nous y mangeons une soupe à peu près passable, un riz semblable à de la colle, arrosé d’un verre de thé. Nous payons parce que nous sommes étrangers, les ressortissants ne paient pas ; ils apportent leur carte de « paioc ».
Nous rentrons, la soirée s’annonce très froide, déjà. J’ai l’idée d’aller chercher du bois mort dans la forêt voisine ; un camarade, avec un morceau de tôle et un vieux bout de tuyau confectionne un poêle. Dans le vent, ce poêle tire effroyablement, les flammes montent très haut, des étincelles sont projetées au loin. J’ai peur que le feu ne prenne à notre wagon : quelles seraient pour nous les conséquences ? Je n’ose pas y penser, dans ce pays où tout est militarisé.
Enfin, le matin du troisième jour, j’entends les enfants des familles émigrantes crier joyeusement : « paravoz, paravoz » (locomotive). Une locomotive arrive, en effet : on forme un train auquel on accroche notre maison roulante ; nous voilà partis.
Les villages défilent ; maisons de bois aux nombreuses petites fenêtres ; quelques grandes gares, elles sont lamentables d’abandon, de désordre et de malpropreté. Sans doute, cela tient au pays plus qu’au régime : car j’ai déjà remarqué que la gare de Riga, capitale de la Lettonie, est très sommairement aménagée.
Toute une population en haillons s’agite dans les gares ; les spéculants, surtout des enfants, crient les cigarettes, les pommes. Pas de boissons. Toute gare a sa tchaïnaïa, désignée au voyageur par une théière peinte sur la porte. On donne là de l’eau bouillante dans laquelle on n’a qu’à jeter le thé dont le voyageur précautionneux porte toujours un paquet dans sa poche.
Encore un arrêt ; cette fois, il est sérieusement question de nous changer de wagon ; serait-ce enfin le wagon diplomatique ?
Non, ce n’est qu’un wagon de troisième en très mauvais état. Et on a failli nous l’interdire parce que les « papiers » n’étaient pas prêts. Je manifestais l’intention d’y monter quand même, quitte à abandonner ma pauvre valise ; on se récria contre une pareille indiscipline.
Enfin, voilà les papiers. Quels papiers ? Mystère. Tout est mystérieux pour moi depuis que j’ai quitté X… Quand je demande un renseignement, on ne me répond pas autrement que par un regard de dédain qui s’adresse, je crois, à mon sexe.
Nous sommes en règle ; allons, tant mieux, et je finis par croire que j’ai de la chance, car le train part. Encore cinq minutes et nous restions là, jusqu’à quand.
Tout délabré qu’il soit, ce wagon est superbe en comparaison de l’autre. Il est aménagé à la russe ; pas une place de perdue tant dans la troisième dimension que dans les deux autres.
Partout des planches, repliées le jour et qui, relevées la nuit, deviennent des lits, durs à la vérité, mais quand même confortables, car on peut s’étendre. Il y a deux planches dans la hauteur du wagon, ce qui fait avec la banquette, trois lits. Mêmes dispositions dans le couloir ; en somme, neuf personnes peuvent dormir à l’aise dans un compartiment.
Nous sommes dans le rapide, demain nous serons à Moscou ; enfin, voilà six semaines que j’ai quitté Paris.
Une dispute éclate dans le compartiment ; c’est l’Australienne et ses trois flirts : l’ouvrier russe qui l’accompagne depuis l’Australie l’a traitée de personne immorale. Naturellement, elle se fâche ; elle crie, pleure, emplit le wagon de ses récriminations. Les Italiens prennent parti et tous ces révolutionnaires sont tellement absorbés par l’intéressante discussion qu’ils ne voient pas qu’on est à Moscou et qu’il faut descendre.
Le commissaire de la mission de X… m’avait annoncé qu’à Moscou je serais logée à l’hôtel Luxe en ma qualité de propagandiste. Un camarade qui faisait partie de notre troupe avait promis de m’y conduire. Mais X… est loin ; le camarade me rit au nez lorsque je lui rappelle sa promesse.
On nous laisse à la gare, les Italiens, une femme qui garde ses nombreuses malles, l’Australienne, les familles émigrantes et moi.
Les autres qui connaissent Moscou sont partis, ils vont s’occuper de nous, disent-ils et reviendront dans une demi-heure. Nous sommes arrivés à onze heures du matin : les heures passent ; personne. Il fait froid et il pleut, je pénètre dans le hall ; sur un mur des emblèmes soviétiques, des portraits des chefs du Gouvernement ; mais tout cela vieilli, jauni, plein de poussière ; mon cœur ulcéré par le mauvais voyage m’y fait lire la lassitude, l’abandon du premier enthousiasme. Dans un coin un piano, une jeune fille qui porte au bras le brassard de la Croix-Rouge joue des valses lentes. Je lui demande de jouer l’Internationale ; elle a un sourire de mépris qui va à moi ou à la chanson, je ne sais pas ; peut-être à toutes les deux. J’ai froid ; j’ai faim. Il y a bien une cuisine soviétique d’où je vois sortir des gens avec du pain et des saucisses appétissantes ; mais je n’y ai pas droit. Je n’ai droit qu’au buffet bourgeois : il est au diapason de la classe. Sur le haut meuble luxueux traînent dans des assiettes poussiéreuses quelques gâteaux défraîchis, sur lesquels se restaurent d’innombrables mouches.
Mais je ne suis pas en situation de faire la difficile. Je mange un de ces gâteaux que j’arrose d’un abominable café au lait couleur de poussière délayée ; j’en suis quitte pour quelques milliers de roubles.
A six heures du soir les camarades reviennent ; ils se sont occupés d’eux-mêmes et pas de nous. Ils nous disent que nos papiers ne sont pas prêts et que nous devons rester là ; combien de temps, on ne sait pas.
Je suis furieuse. Certes, je ne demande l’aide de personne, mais au moins qu’on me laisse me débrouiller. Je ne veux pas coucher sur un banc de la gare : après tout je suis dans la capitale de la Russie et j’ai un peu d’argent ; je trouverai bien une chambre, que diable !
Les Italiens paraissent consternés de mon indiscipline ; mais je n’ai cure de leur opinion et je m’en vais.
La petite place est encombrée de marchands qui vendent des cigarettes, des pommes, du pain noir, des poissons secs. Où aller, comment me diriger ? Je suis ici bien autrement isolée qu’en Allemagne, à peine si je puis lire le nom des rues à cause de l’alphabet russe et je n’ai sur moi aucune adresse, puisque j’ai tout brûlé en Lithuanie. Je regarde bien la disposition des rues car si je ne trouve pas d’hôtel il faut que je puisse au moins revenir à la gare. Je suis bientôt toute mouillée car il pleut.
Moscou est une capitale, mais la Russie n’est plus en régime capitaliste, par conséquent il n’y a pas d’hôtels. Je dois me remettre sous la tutelle de mes compagnons, si odieuse me soit-elle devenue.
J’ai cependant un espoir. Dans une large rue, je vois une enseigne : chambres meublées.
J’ai pu la déchiffrer parce que je sais un peu de russe ; entrons.
Ce n’est pas facile d’entrer, pas de concierge, personne, enfin au fond d’une cour je trouve un escalier délabré. Au premier étage j’entre par la porte ouverte dans un appartement dévasté, des meubles brisés sont dans tous les coins ; des lattes du parquet même sont arrachées. Un bruit de voix me guide, je traverse plusieurs chambres. Enfin dans une pièce bien abandonnée aussi, deux femmes assises à une table sur laquelle trône un magnifique samovar prennent du thé. L’une d’elles se lève et vient à moi ; je dis l’objet de ma visite.
« Nous n’avons pas de chambre, répond-elle en excellent français, ce n’est pas nous qui louons, c’est une de nos amies, la femme d’un général. » Très aimablement on me fait asseoir pendant qu’on me donne avec l’adresse un mot de recommandation. La dame me reconduit jusqu’au bas de l’escalier.
Dans la rue je réfléchis : loger chez la femme d’un général, peut-être d’un général réactionnaire, cela peut être dangereux. Retournons d’abord à la gare ; je n’irai à l’adresse indiquée que si je suis vraiment abandonnée.
A la gare je trouve un nouveau conducteur ; on me cherchait. Il fait embarquer nos bagages sur un affreux camion traîné par un cheval étique. Nous montons et nous asseyons tant bien que mal sur nos valises ; les cahots de la voiture menacent de nous en précipiter à chaque instant ; il pleut à verse. C’est dans ce triste équipage que je fais mon entrée dans la capitale du communisme.
Le quartier que nous traversons présente l’aspect de la désolation la plus lamentable. Les gens sont vêtus de guenilles et chaussés de chiffons retenus par des ficelles ; des femmes portent des robes en toile de sac. Beaucoup de ces gens ont sous leur bras un énorme pain noir.
Devant certaines maisons, de longues queues de femmes et d’enfants attendent je ne sais quoi.
C’est cela la Russie ? Ah ! mon Dieu, Wells avait raison !
De cette misère nous en sommes cause. La bourgeoisie mondiale a suscité à la Russie déjà ruinée par la guerre impérialiste des guerres interminables. Par le blocus, elle a privé ce malheureux pays des produits industriels indispensables parce qu’il ne sait pas les fabriquer lui-même. Je me rappelle une phrase du commissaire de X… pour répondre à mes critiques de l’organisation dont j’avais pâti pendant mon voyage : « Oui nous sommes mal organisés ; mais nous avons battu Kornilof, Dénikine, Wrangel, tenez, mon tabac, c’est du tabac de Wrangel. »
Je peux voir que Moscou est loin d’être dénuée au point de vue des aliments. Dans les boutiques, des choux énormes, des pommes de terre, de grands poissons conservés et jusqu’à des vins fins.
Quelle ville originale ! Elle ne ressemble à aucune capitale de l’Europe. D’innombrables chapelles à coupoles dorées : le Kremlin entouré d’un mur en briques rouges avec des créneaux.
Après une course très longue, nous nous arrêtons devant une grande bâtisse peinte en blanc.
Une dame assise à un bureau nous reçoit plus que froidement et je commence à m’inquiéter.
Où nous a-t-on conduits ? Quelle est cette maison ? Des cris d’enfants qui jouent arrivent jusqu’à moi ; j’interroge :
— Ecole ?
— Non.
— Hôpital ?
— Non, refuge.
Ainsi on me loge dans un refuge. Moi, une propagandiste qui viens visiter la Russie dans le but unique de la servir. Par exemple !
Si on me considère aussi peu, que ne m’a-t-on refusée à Berlin. Si on m’a payé le voyage à Berlin c’est qu’on tient un peu à moi ; alors, pourquoi me traiter de la sorte ? Vraiment des anti-bolchevistes auraient organisé mon voyage de façon à me donner l’horreur de la Russie communiste qu’ils n’auraient pas mieux fait.
Au bureau, pas moyen de m’expliquer ; un scribe qui retourne vingt fois sa plume dans ses doigts avant d’écrire un mot ne veut rien savoir de moi ; il se tourne vers les Italiens qui sont des hommes.
Les Italiens augmentent la confusion ; ils tiennent à garder le nom de Capoutchévitch et ils voudraient me l’imposer.
Je proteste ; je veux mon nom, qui est un nom de militante connue à Paris : je n’ai que faire de la maternité d’occasion dont on ne m’a affublée que pour la sécurité du passage à travers les Etats tampons.
Mais le « fonctionnaire » n’a de papiers qu’au nom de Capoutchévitch ; il ne connaît pas Pelletier et ne veut pas m’écouter.
On nous fait monter tout en haut et on nous donne, à l’Australienne et à moi, une mansarde en réparation. On y apporte deux lits garnis chacun d’un matelas très mince et d’une saleté repoussante. Ni draps ni couvertures. Voilà !
Mais, j’ai faim.
Demain !
Les fenêtres, toutes petites, sont à ras de terre : elles donnent sur la Moscova ; il fait froid, je suis en vêtements d’été et j’ai reçu la pluie dans tout le trajet de la gare. Je n’ai pas mangé, et depuis mon départ de la mission je me restaure fort mal de pain et de saucisson. Je frissonne déjà ; j’ai peur de la congestion pulmonaire qui m’emporterait en quelques jours.
Et l’Australienne, qui sait le russe, me dit que nous sommes dans une demi-prison et que nous n’aurons pas le droit de sortir avant qu’on nous ait fait un passeport. Je désespère.
L’Australienne me propose de rapprocher son lit du mien, afin que je puisse profiter de sa couverture ; j’accepte avec empressement.
Les Italiens et les compagnons de la jeune fille sont dans la chambre en face. J’y vais le lendemain, et je me rassure un peu en voyant que le « conducteur » a couché là.
Il va nous emmener au « Comité Exécutif » ; mais il n’emmènera pas tout le monde. J’ai déjà peur d’être évincée, parce que les Italiens tiennent à m’imposer le nom de Capoutchévitch. Mais le « conducteur » sait que je ne suis pas la mère de ces hommes, il déclare que j’irai au « Comité ».
Après une très longue marche, avec beaucoup de détours (le conducteur semble mal connaître la ville), nous arrivons à un palais superbement meublé : vitraux, tableaux, œuvres d’art, meubles de prix, fauteuils et canapés luxueux. C’est le palais de l’ambassadeur d’Allemagne.
Mais personne n’est encore arrivé ; seules deux vieilles dames assises à un bureau, semblent reviser une liste. L’une a des cheveux courts tout blancs.
J’expose mon cas ; les dames parlent français.
— Oh ! si vous êtes aux « Emigrants », restez-y, fait l’une d’elles ; il n’y a pas de place à Moscou.
— Mais je suis venue pour étudier la Révolution ; il faut que je voie des camarades, dans cet endroit je ne puis rien apprendre.
Elles ne répondent pas.
Désespérée, j’écris à Y., un camarade dont je recevais la correspondance à Paris ; il habite Pétrograd.
Ma lettre terminée, une des dames la prend, la lit et la montre à sa compagne : « Regardez donc, dit-elle, comme la lettre L est mal faite ; c’est étrange. »
Bon, voilà que l’on prend mon innocente requête pour je ne sais quel cryptogramme contre-révolutionnaire.
Mais l’heure passe ; les employés, hommes et femmes, arrivent, il y en a beaucoup. A peu près tout le monde est mal habillé : vieilles robes d’avant-guerre rafistolées tant bien que mal. Quelques hommes portent le costume semi-militaire des bolchevicks : hautes bottes de cuir, blouse russe ou dolman, casquette ornée de l’étoile soviétique.
On m’amène devant le bureau d’un de ces hommes, il parle français, pas trop mal. Je lui raconte les principaux avatars de mon voyage ; arrivée au récit du passage de la troisième frontière, il saute sur mes mains et les serre avec effusion :
« Ah ! vous avez fait cela ! C’est que je la connais cette frontière, je l’ai passée : tous les trous dont vous me parlez me sont familiers. Hein, ils sont durs, les Lettons, plus durs que les Russes, vous avez dû en souffrir. »
Et je ne suis qu’une pauvre Française !
Il m’a fait apporter du thé avec du pain et du beurre et me donne un bon pour l’« Hôtel Luxe ».
En me reconduisant, l’aimable fonctionnaire me présente le local : « Vous êtes ici au palais de l’ambassadeur allemand. On l’a tué dans cette pièce avec une bombe. Derrière mon bureau, il y a encore des traces de sang. »
L’autobus peint en rouge, naturellement, est confortable ; il est rempli de monde, pas de receveur, le transport est gratuit.
Nous longeons l’Arbat, puis le boulevard, une promenade plantée d’arbres qui ressemble de loin à notre avenue de l’Observatoire ; la plupart des maisons sont lézardées ; les boutiques, closes avec des planches clouées en travers. Ces quartiers, cependant sont moins misérables que ceux que j’ai traversés hier : la Tverskaïa est fréquentée, nous en longeons une partie et arrêtons bientôt devant l’« Hôtel Luxe ».
Une grande pancarte rouge frappe d’emblée mon regard, elle règne en haut des colonnes de marbre gris qui décorent l’entrée. On y lit : « L’armée rouge est la sauvegarde du communisme. »
On me fait monter au premier et on m’indique la chambre 34, où siège le bureau d’admission. Je montre mon papier, on me donne une chambre tout en haut de l’hôtel, une carte d’alimentation et un papier violet qui atteste ma qualité de pensionnaire de la maison.
Je monte l’interminable escalier ; il y a bien un ascenseur, mais il est capricieux : en ce moment, le préposé m’a dit : « Nié Rabot », il ne travaille pas.
La chambre est confortable. Un lit de fer avec des draps blancs, une armoire à glace de style américain, un canapé, un lavabo, une chaise, un tapis. J’ouvre la double fenêtre et j’aperçois les quartiers périphériques de Moscou, portant des coupoles d’or surmontées de croix dorées aussi qui étincellent au soleil.
Enfin, je redeviens un être humain.
En bas, dans le salon de lecture des anarchistes, les seuls Français qui restent me reconnaissent : « Ah ! voilà Madeleine Pelletier. »
Mais quatre heures arrivent : il faut aller manger. Ma carte me donne le droit de m’asseoir à la table des « délégat », la mieux servie. Elle peut tenir une cinquantaine de personnes et elle se garnit entièrement plusieurs fois par repas ; l’Hôtel Luxe a de nombreux locataires. Il y a là des gens de toutes les nations du monde : Caucasiens aux cheveux et aux yeux très noirs, au teint basané. Ils portent des armes de toutes espèces : sabres, dagues, poignards, revolvers magnifiques rehaussés d’argent, parfois de pierres précieuses. Il y a aussi des Indiens, des Chinois, des Japonais ; tout l’Orient venu là à la lumière et à la liberté.
Le menu est plus que frugal : soupe très mauvaise presque toujours, ragoût fait de porc mal conservé, qui a le goût de viande corrompue, pain noir mangeable, thé à discrétion que l’on sucre avec un bonbon.
Il paraît que les ouvriers de Moscou accusent les habitants du « Luxe » de s’empiffrer aux dépens de la République des Soviets. Si j’étais le Gouvernement, comme on dit chez nous, je les inviterais à tour de rôle ; ils verraient ou plutôt ils mangeraient et n’auraient plus de préventions.
Juste retour des choses d’ici-bas : les domestiques de l’hôtel mangent beaucoup mieux que nous. Lorsque je vais à la cuisine prendre de l’eau bouillante pour mon thé, j’envie leurs pommes de terre appétissantes, leurs choux bien cuisinés et les petits gâteaux qu’ils mettent à cuire dans le four.
Mon voyage que j’ai raconté à table, suscite l’étonnement. Tout le monde a voyagé commodément par le train, et on se demande comment il a pu m’arriver tant d’aventures. « Personne ne vous croira, me dit-on, si vous racontez cette histoire à Paris. » Heureusement, mes ex-fils, les Italiens, sont là, à la table des collaborateurs, et ils racontent, en la dramatisant plus encore, notre odyssée à tout le monde.
« Ce voyage, il est excellent, me dit un camarade. Vous avez souffert, vous avez tremblé à l’idée de la mort que vous croyiez proche ; c’est une bonne leçon de révolution ! »
Des leçons de révolution je commence à croire qu’il m’en faudrait toute une série. Je suis à Moscou comme sur un volcan et je ne sais pas où mettre le pied. J’ai peur d’être victime de cette extraordinaire indifférence qui semble bien être le fond de l’âme russe, indépendamment de tout régime. Je m’attendais à être entourée de bonne camaraderie ; personne n’a l’air seulement de se douter que j’existe. Si, je me trompe, il y a des gens qui s’intéressent à moi : les quelques anarchistes qui sont restés après le Congrès, et ils ont changé en effroi mon désappointement.
Ils me racontent des histoires terribles de la W. Tchéka ou Commission extraordinaire : arrestations, exécutions sans jugement, dans une cave.
« Soyez extrêmement prudente, me disent-ils ; l’hôtel est plein d’espions. On tâchera de vous faire parler pour connaître votre pensée véritable. Certainement, quelque policier est attaché à vous surveiller ; peut-être habite-t-il une chambre contiguë à la vôtre ; peut-être des microphones sont-ils placés dans les meubles pour enregistrer les conversations. »
Si j’étais à Paris, j’appellerais cela un délire des persécutions ; à Moscou, ce n’est pas la même chose, mais tout de même les camarades exagèrent.
Tout en faisant la part de l’état d’esprit dans lequel les met une situation anormale, je ne suis pas rassurée, car j’ai collaboré au Libertaire.
Le Parti m’avait mise à l’écart autrefois, parce que j’étais trop à gauche. Mon anti-parlementarisme m’avait aliéné les chefs, à peu près tous députés. Pour pouvoir défendre mes idées, j’avais accepté d’écrire au Libertaire, qui m’ouvrait ses colonnes. Le Libertaire appréciait mes articles sur l’antimilitarisme, le néo-malthusianisme, l’Education du Prolétariat, l’affranchissement de la Femme, etc. Mais, loin d’attaquer le bolchevisme, je le soutenais de tout mon pouvoir, autant qu’on voulait bien accepter ceux de mes articles qui traitaient de la question.
Prendra-t-on la peine d’examiner mon cas avec justice ? Qui sait si on ne me traitera pas en ennemie du seul fait de ma collaboration au journal qui publie la campagne anti-bolcheviste de Wilkens ?
L’histoire fourmille d’erreurs judiciaires de cette nature. Combien a-t-on guillotiné de gens pendant notre Grande Révolution qui n’étaient coupables qu’en apparence ?
Ce n’est pas sans appréhension que je remonte le soir à ma chambre. Les lampes électriques de faible puissance versent dans le long corridor une clarté lugubre ; je pense à quatre-vingt-treize. Cela serait bête tout de même de venir mourir ici, du fait d’un régime qu’on s’est évertué à défendre et une phrase de Lénine me hante : on a fusillé des camarades !
« Mais non, mais non, vos craintes ne sont nullement justifiées, me dit un fonctionnaire que j’ai rencontré par hasard. Evidemment, nous sommes sous le régime de la terreur ; la W. Tchéka est une réalité, il faut se défendre : le pays est plein de contre-révolutionnaires. Si on se laisse aller à la clémence, les menchévistes et les anarchistes s’uniront pour nous renverser ; c’en sera fait de notre œuvre, sans parler du massacre effroyable qui ne manquerait pas d’avoir lieu. Mais il ne faut tout de même pas nous prendre pour des sauvages ; la W. Tchéka, elle n’est pas pour vous ! »
Je dors mieux cette nuit-là dans la chambre 331 de l’hôtel « Luxe ».
L’horaire de Moscou diffère beaucoup du nôtre. Vous seriez très indiscret en allant visiter avant onze heures du matin une personne avec qui vous n’êtes pas intime. En revanche vous pouvez sans crainte l’aller voir une heure après minuit ; c’est une heure normale, on ne se couche guère avant trois heures. En réalité, lorsque les Russes sont couchés, nous le sommes aussi. A mesure que j’avançais dans l’Est, je devais retarder ma montre, car lorsqu’il est onze heures à Moscou, il n’est que huit heures à Paris. Mais sans jeu de mots, on peut dire que seul le soleil est le maître de l’heure, il reste donc vrai que les Russes se couchent fort tard et se lèvent de même.
De dix heures à midi, on sert le premier déjeuner dans la salle à manger de l’hôtel « Luxe ». On s’achemine d’abord vers un petit bureau où on présente sa carte d’alimentation ; la préposée vous la prend et coupe le numéro correspondant au quantième du mois ; elle vous remet en échange un ticket qui donne droit au repas. Une fois par semaine on touche des cigarettes ; j’ai touché en outre deux savonnettes et une livre de bonbons que j’ai accueillis comme bien on pense avec un grand plaisir. Muni de son ticket, le pensionnaire va s’asseoir à table. Une bonne lui prend le papier et lui remet en échange une assiette garnie d’un morceau d’omelette, d’un morceau de beurre et d’un carré de gruyère. Je mange rarement le beurre qui est rance presque toujours. Alors mon voisin me dit : « Elle ne mange pas le beurre, ces une menchévik ! » Pour corriger sa mauvaise impression je mets le beurre sur son assiette : « Mangez ; vous serez doublement communiste ! »
Non seulement il ne faut pas récriminer sur la nourriture, ce qui après tout n’est que de la politesse ; mais il est de bon ton de la manger, ce qui tout de même est excessif. Les camarades sont un peu puérils à cet égard de mêler la politique à ces questions de mangeaille. J’ai remarqué que deux anarchistes recherchent ma société à table, non pour ma conversation mais pour les revenants-bons qui ne manquent jamais de leur échoir ; car je suis affligée d’un détestable estomac qui se rebelle contre la cuisine soviétique.
Le pensionnaire français doit s’armer de patience, car il faut attendre jusqu’à quatre heures le second repas qui est le plus abondant de la journée, une soupe, un ragoût de porc conservé. Enfin de dix heures à minuit, petit repas composé de pain, de beurre et de poisson fumé en très petite quantité. Le thé est à discrétion à tous les repas ; c’est sur lui que je me rattrape, car avec le thé on a un bonbon ou un morceau de sucre ; et on sait que le sucre est un dynamogène.
Malgré son aide cependant, je me sens dépérir, j’ai des vertiges, après un kilomètre de marche, je me sens déjà fatiguée et j’ai toutes les peines du monde à lire pendant une heure de suite un traité de physique que j’ai pris à la bibliothèque du Komintern.
Je réussis à échanger contre deux cent cinquante mille roubles soviétiques un billet de cent francs français. J’en profite pour aller me payer les jours où j’ai trop faim, un dîner au restaurant capitaliste. Elles ne sont pas brillantes ces stolovaïa, mot à mot (salles à manger) de Moscou. Une pauvre petite boutique avec quelques tables recouvertes de serviettes maculées de taches. C’est la patronne ou le patron qui sert et le plus souvent ils le font en costume de ville, sans tablier, on dirait qu’ils font ce métier en amateurs. Tout de même pour mes trente mille roubles j’ai là un bon beafteck avec des cornichons à la russe, des pommes de terre, un gâteau, un verre de thé : pas de vin, il est à un prix inabordable. Ce dîner ingéré, je vois sous un meilleur jour la vie en général et Moscou en particulier.
La première fois, j’ai la naïveté de raconter mon « festin » aux camarades.
Les voilà qui s’indignent, de pareilles choses, disent-ils, ne s’avouent pas, et quand on a la faiblesse de les faire on doit avoir la pudeur de les cacher.
Quelle pudeur ? Mais c’est au restaurant que je suis allée. Est-ce que la nouvelle politique ne permet pas le commerce ; si on laisse les restaurants ouvrir leurs portes, c’est pour qu’on aille s’y restaurer.
Lénine tolère, mais il ne permet pas ; surtout à une communiste qui doit se contenter de ce que la République des Soviets lui donne.
Je trouve à la fois puérils et mesquins ces reproches. Je comprends la nécessité de la dictature et admets volontiers que les camarades s’inquiètent de mon attitude politique ; mais avoir à tenir compte de l’opinion de mon entourage pour des questions de mangeaille serait me rabaisser singulièrement. Les hommes font du communisme qui est une belle idée une bien pauvre petite chose : j’ai déjà envie de retourner à Paris.
Allez au restaurant, me dit malicieusement un délégué ; c’est même la seule façon de ne pas tomber malade ; seulement n’en dites rien.
L’hôtel « Luxe » n’est pas trop mal tenu. Les chambres sont faites tous les jours, les escaliers balayés, les commodités nettoyées, ce qui ne les empêche pas d’être fort sales dès le milieu de la journée. Depuis la guerre on ne fait pas de réparations et les russes sont en général très peu soigneux.
Une nuit je suis réveillée par un bruit soudain dans ma chambre. Quoi ? Serait-ce un membre de la W. Tchéka qui vient épier mon sommeil ? A Moscou dans un hôtel soviétique, on ne pense pas aux voleurs. Je tourne le bouton de l’électricité ; personne. Sans doute je rêvais, ou bien le bruit venait de la chambre à côté. J’éteins : le bruit recommence ; on remue les papiers dans ma corbeille de rebut. Je rallume, un énorme rat, gros comme un jeune chat, saute de la corbeille et se réfugie dans un trou, près du radiateur.
Sans avoir précisément peur, je suis gênée pour me rendormir : il doit avoir de grands besoins, ce respectable spécimen de la gent ratière ; s’il allait prendre l’offensive et grimper sur mon lit.
Le lendemain j’utilise mon élémentaire connaissance de la langue russe pour porter mes doléances à la bonne.
Balchoïa Krissa ! (un grand rat), dans ma chambre…
Elle éclate de rire. Un grand rat, en voilà une affaire, faut-il que ces étrangères soient mijaurées ! Des grands rats ; il y en a plein la maison, nitchévo (cela ne fait rien).
Il faut me résigner à vivre dans la société de ce rat bolchevik ; pour le bien disposer en ma faveur, je lui donne à manger dans son trou.
Me voilà donc entretenue aux frais de la République des Soviets ; on me loge, on me nourrit, on me blanchirait si j’avais du linge, car il y a une blanchisseuse dans l’hôtel ; mais à part cela on ne s’occupe pas plus de moi que si je n’existais pas.
Je ne suis cependant pas venue à Moscou en villégiature ; je voudrais bien voir les institutions soviétiques. Il paraît que je viens trop tard. Pendant le Congrès, un service spécial s’occupait de montrer aux délégués les institutions bolchevistes. Les délégués sont partis, le service est désorganisé ; les gens qui l’assuraient sont occupés à autre chose. Débrouillez-vous !
Me débrouiller, je ne sais pas la langue : je lis mal le nom des rues et je m’égare. Pour trouver une maison, je dois y aller trois ou quatre fois. Je suis brisée de fatigue tous les soirs, à marcher à pied sur des pavés pointus. Il n’y a presque pas de tramways, et on ne peut les utiliser qu’à certaines heures, d’ailleurs il faudrait connaître la ville pour pouvoir s’en servir.
Un délégué qui est parti m’a donné quelques adresses dont celle d’un secrétaire de ministre. J’y vais, partout on m’accueille froidement et on me fait des promesses qu’on ne tient pas. Je suis tout à fait découragée ; toutes mes peines, les dangers courus auront été vains ; je quitterai la Russie sans avoir rien vu qui vaille la peine.
Moscou est une ville très originale. Avec son Kremlin, ses innombrables chapelles à coupoles byzantines elle rappelle l’Orient. Au milieu de la place Rouge s’élève l’échafaud de pierre sur lequel on coupait la tête autrefois ; de là le nom de Place Rouge.
Partout des traces de la Révolution. Sur le boulevard, près de l’Arbat, une grande maison incendiée dont il ne reste que les murs noircis. A quelques pas de là, tout un pâté de maisons a été détruit par l’artillerie ; il n’en subsiste qu’un immense tas de pierres sous lequel il y a m’a-t-on dit plus de cent cadavres.
Partout des maisons rasées ; d’autres peu endommagées mais dont les murs sont criblés de balles, on a fusillé là. Souvent on rencontre des convois de prisonniers conduits à la manière primitive entre des soldats baïonnette au canon. De quoi sont coupables ces gens ? Contre-révolutionnaires ? simples voleurs ? Il y a malheureusement beaucoup d’enfants. Ce sont « des spéculants » qui vendent dans les rues des cigarettes, des allumettes, des pommes. Leur état ne paraît pas les impressionner beaucoup ; ils rient, interpellent les passants.
La place du théâtre est presque occidentale avec ses jardins pourvus de bancs hospitaliers, les mères viennent là promener leurs enfants ; elles sont convenablement vêtues, coiffées de chapeaux ; les enfants aussi ; c’est presque notre Luxembourg.
Dans les carrefours : des chapelles ; il y en a de minuscules, qui du dehors rappellent, la croix mise à part, les bureaux d’omnibus parisiens. Les murs intérieurs sont entièrement garnis d’icones en argent doré, protégées par des verres. A une petite hauteur au-dessus du sol les glaces sont recouvertes d’une couche épaisse de crasse. C’est le résidu laissé par les baisers dévots des milliers de fidèles. Et tout le long du jour des gens entrent ; ils s’agenouillent et posent leurs lèvres sur cette crasse dégoûtante. Ce spectacle me fait faire de singulières réflexions, sur l’état de civilisation de la Russie.
Qu’est-ce que de pareilles gens peuvent comprendre au communisme ? Quand nos ouvriers français qui leur sont heureusement supérieurs ne le comprennent pas. Je vois la situation ; le communisme est l’œuvre d’une infime minorité de militants qui a réussi à s’imposer à ces masses amorphes à la faveur de la guerre. La révolution russe est le résultat d’une conspiration blanquiste qui a réussi, grâce à la situation spéciale.
Au fond toutes les révolutions ne sont que cela et on peut suspecter la sincérité révolutionnaire de ceux qui prétendent qu’il faut avoir la majorité pour transformer la société. La majorité, on ne l’a jamais. La masse a toujours été et sera longtemps encore la pâte amorphe bonne seulement à recevoir la forme qu’un petit nombre de gens intelligents et audacieux voudront bien lui donner.
Faut-il voir dans cette incommensurable ignorance du peuple russe un présage de défaite révolutionnaire ? Nullement. Ce peuple a subi le tsarisme ; c’est-à-dire une minorité d’aristocrates ; pourquoi ne subirait-il pas les bolchevistes ? Que les communistes obtiennent la paix des nations capitalistes ; qu’ils finissent par arriver à donner à manger à tout ce monde ; ils seront solides. Et, alors que les gens du tsarisme ne songeaient qu’à jouir personnellement, les bolchevistes peu à peu décrasseront ce peuple.
J’erre le long des quais déserts de la Moskova. En face de moi, dans l’enceinte du Kremlin, se dresse, au milieu d’un fouillis de clochetons, l’ancien palais des Tsars. En arrière, une coupole surmontée d’un drapeau rouge ; c’est là, m’a-t-on dit, que travaille Lénine.
J’évoque les générations de princes et de princesses chamarrés de titres, couverts de soie et de diamants qui évoluaient autrefois à l’intérieur de ces palais. Ils étaient des hommes et des femmes comme les autres, ni plus intelligents ni meilleurs. Leurs ancêtres, gens d’audace et de peu de scrupules, s’étaient imposés aux masses populaires. La sottise, l’ignorance quasi animale de ces masses avaient fait accepter leur domination ; les siècles à travers des tueries sans nombre, avaient transformé les descendants en une surhumanité fictive.
En de pauvres chambres éparses dans toutes les grandes villes du monde, des gens, vêtus d’habits usagés, chaussés de bottines éculées, étudiaient, écrivaient pour forger les théories de transformation sociale. Ils correspondaient entre eux, formaient des sociétés que défaisaient, à mesure, la rivalité, l’égoïsme de la trahison. Des enthousiastes perpétraient l’attentat terroriste et dévouaient leur vie au lointain avenir.
Enfin, les temps sont venus et l’héritier de toutes ces générations de conspirateurs est maintenant dans ce palais qu’ont abandonné pour l’exil ou la mort les princes épouvantés.
A lui, les vastes salles aux murs dorés où se prosternait la foule des nobles ; à lui les richesses, les couronnes chargées de joyaux de toute une lignée de tsars.
Mais, de ces richesses il ne profite pas. Il dédaigne les appartements splendides et c’est d’un cabinet de travail modeste que le conspirateur Lénine préside aux destinées de la Russie. Un pas en avant a été fait, les enthousiastes ne sont pas morts en vain.
Je commence à m’orienter dans Moscou et je vais voir l’Université. Elle n’est pas très loin de chez moi ; on descend la Tverskaïa jusqu’à la petite place où se trouve un sanctuaire minuscule. On vient là, paraît-il, de toute la Russie, se prosterner et baiser la crasse des carreaux. En face, sur le mur d’un monument de briques rouges, ressort en lettres blanches la fameuse inscription : « La religion est l’opium des peuples. » Personne ne regarde cette inscription qui a fait, cependant, tant de bruit dans le monde entier. On m’a assuré que le gros des moujicks n’en comprend même pas le sens et prendrait volontiers « opium » pour un saint nouveau. Je tourne à droite et longe un jardin en bordure du Kremlin. Au bout de l’avenue est une bâtisse toute blanche que surmonte une sorte de belvédère à colonnes ; c’est l’Université.
A qui m’adresser, je ne sais pas ; il n’y a pas de concierge. Je compte aviser la première personne que je rencontrerai, mais j’hésite. D’ordinaire, les Moscovites ne renseignent pas volontiers les gens, un « ia nie snaiou » (je ne sais pas), dur et sec est tout ce qu’on obtient.
La cour, très vaste, est occupée par un petit square. Sur un banc une jeune fille, sans doute une étudiante, lit un livre ; je prends place à côté d’elle.
Elle ne sait pas le français, mais elle sait l’allemand ; j’engage la conversation : « On est en septembre, les cours ne sont pas commencés, me dit la jeune étudiante, mais, si vous vous intéressez à la chimie, les laboratoires sont ouverts ; je vais vous y conduire. »
Nous traversons de vastes salles abandonnées. Dans quelques-unes, d’énormes bancs de classe sont dans un coin entassés les uns sur les autres en un désordre inexprimable. Je comprends que cette qualité de savoir mettre chaque chose à sa place, que je croyais si simple et que je méprisais même, comme dénotant la mesquinerie du caractère, est l’effet de la civilisation et que les pays arriérés, comme la Russie, ne la possèdent pas encore.
Nous arrivons à la section de chimie, un assistant me reçoit, il parle français et veut bien me montrer les laboratoires. Voici d’abord l’amphithéâtre des cours ; il rappelle nos facultés de province. Près de la chaire, est un petit poêle de fortune, en briques de construction : « C’est avec ce poêle que nous chauffons l’hiver, me dit l’assistant, quand nous avons du bois. Parfois il y a, dans cette salle, plusieurs degrés au-dessous de zéro : impossible de travailler. J’ai voulu faire, l’hiver dernier, l’expérience du sodium sur l’eau ; l’eau a gelé subitement dans le récipient.
Dans le laboratoire de recherches, une dizaine de chimistes, jeunes gens et jeunes filles, travaillent ; il reste encore des produits du stock d’avant-guerre. J’adore la chimie et je resterais volontiers là, dans ce laboratoire. Mais les conditions de la vie matérielle sont trop dures, je sais que je ne pourrai pas m’adapter surtout au terrible hiver.
Nous passons au laboratoire de chimie élémentaire, il est vide : « A la rentrée, me dit mon guide, il sera rempli d’élèves. Ce sont des ouvriers, ils travaillent durant la première partie de la journée et viennent à l’Université de 4 heures à 8 heures du soir. Aucun diplôme n’est exigé pour l’inscription : il faut seulement savoir lire, écrire et les quatre règles de l’arithmétique. A force de travail, les jeunes élèves intelligents arrivent à se mettre au niveau de l’enseignement supérieur, mais la majorité se décourage, elle ne va pas jusqu’au bout. »
Pour ces jeunes gens, la Révolution aura été un grand bienfait. Sans elle, ils fussent restés dans les ténèbres, travaillant toute leur vie à un métier de manœuvre, sans joie intellectuelle, livrés aux seuls plaisirs de la vie animale. Grâce au communisme, ils deviendront d’autres hommes, même ceux qui ne vont pas jusqu’à la fin des études, car il leur restera tout de même quelque chose de la culture reçue.
Mon guide se plaint du blocus : « On ne sait pas ici ce qui s’est fait en France dans la chimie depuis 1914. »
Je le remercie pour le dérangement et passe dans une autre section. Il y a de fort beaux appareils, mais ils sont recouverts de toile, rien ne fonctionne. Une jeune fille me fait les honneurs de l’établissement. Elle est très anticommuniste.
L’institut, me dit-elle, a refusé catégoriquement de recevoir les ouvriers et, pour les éloigner plus sûrement, on exige pour l’inscription la connaissance de quatre langues européennes. Ces langues, dit-elle, sont nécessaires pour étudier les ouvrages traitant de notre spécialité.
Un assistant me montre son laboratoire. J’ai publié dans ma jeunesse quelques travaux de la science qui l’occupe. J’ai le plaisir de constater qu’il les connaît.
La mère de la jeune fille vient aussi à moi : elle se laisse aller à sa colère contre le régime. Mais elle a un peu peur ; elle comprend que si je puis visiter la Russie, c’est que je suis bolchevique, elle craint une dénonciation. Je la rassure. Certainement je suis bolchevique, mais ce n’est pas une raison pour dénoncer quelques personnes isolées qui ne sauraient être pour le régime un sérieux danger. D’ailleurs je suis une intellectuelle et je croirais manquer à l’honneur en faisant une dénonciation.
Tout ce monde vit misérablement ; la mère est coiffée d’un chapeau à brides dont l’usage prolongé a fait une galette informe. Si vous saviez, me dit-elle, à quelles besognes nous sommes obligés pour vivre. Nous ne travaillons presque plus en notre science ; on n’a pas le temps. Le Gouvernement ne nous donne rien ou à peu près.
Dans cet établissement on ne fait qu’attendre la contre-révolution, je m’en rends compte. Combien d’intellectuels, en Russie, sont dans ce cas ; ils n’ont vu en la dictature du prolétariat que l’invasion des barbares. C’était bien un peu cela, à vrai dire : en mettant à part les grands chefs qui sont des intellectuels, beaucoup de communistes n’ont qu’une culture primaire. Leur ignorance fait d’eux les adversaires d’études dont ils ne comprennent pas la portée, seules les sciences susceptibles d’application immédiate à l’amélioration des conditions matérielles de la vie sont jugées par eux dignes d’intérêt. La philosophie, la psychologie, les mathématiques, etc., leur apparaissent comme un vain bavardage.
C’est tout à fait regrettable, mais il faut franchir ce stade, à la longue, les cerveaux finiront par s’éclairer, une élite se créera, qui viendra à la direction de l’Etat, et les sciences abstraites recouvreront leurs droits. On reconnaîtra que sans elles il n’y a pas de civilisation.
On m’annonce que Souvarine, le délégué de la France au Comité Exécutif, est arrivé à Moscou et qu’il demeure dans l’hôtel, à la chambre 14. Je laisse passer plusieurs jours sans l’aller voir ; il est relativement nouveau dans le Parti et ne me connaît pas. Enfin, je finis par me décider. Quoi, fait-il, vous ne pouvez rien voir, pas de communications, mais demandez une auto. Si vous ne demandez rien, vous n’aurez rien. Les bureaucrates, vous savez, il faut les eng…, sans cela ils ne bougent pas. Où habitez-vous ?
— Tout en haut, chambre 331.
— Est-ce possible ? mais il fallait exiger une bonne chambre. Attendez, je vais m’occuper de vous.
Grâce à Souvarine, je descends au deuxième étage. J’ai une grande chambre qui présente l’avantage de posséder le téléphone, comme tout logement qui se respecte à Moscou. Malheureusement il ne me sert pas beaucoup ; j’y estropie la langue russe et les demoiselles de Gutenberg de là-bas m’envoient régulièrement promener.
Il n’y a pas encore deux heures que je suis entrée en jouissance (style des propriétaires parisiens) de ma nouvelle chambre, que deux hommes viennent me contester le droit aux délices de la Capoue soviétique.
L’un, a l’air terrible avec sa grande barbe et ses grosses lunettes ; l’autre est plus aimable. Ils s’installent en maîtres sur mon canapé, déploient sur ma table un immense registre. L’homme barbu me toise sans bienveillance. Serait-ce cette fois la W. Tchéka ?
— Que faites-vous ici ?
Je suis tout à fait abasourdie par la question. Ce que je fais. Mais ne le sait-on pas encore. Je réponds que le journal français « La voix des Femmes » m’a déléguée pour… Il ne me laisse pas achever.
— Déléguée à quoi ?
Je me rappelle ce que m’a dit Souvarine des bureaucrates et je me dis qu’il faut répondre n’importe quoi, pourvu que cela soit précis.
— Je suis déléguée à la Conférence des femmes.
— Mais elle est finie, cette conférence. A quoi servez-vous ici, vous ne travaillez pas.
— Comment pourrais-je travailler, il y a seulement huit jours que je suis à Moscou.
— Alors on travaille pour vous ?
Je me rebiffe :
— Avec cela que je n’ai pas travaillé pour la Russie. Je ne parle que d’elle à Paris, dans ma propagande.
— Avez-vous demandé votre passeport ?
— Non, mais je le demande, plus tôt vous me le donnerez, plus vous me ferez plaisir.
Les deux hommes s’en vont, je suis bouleversée. Quelle sottise et quelle grossièreté : de telles gens feraient de moi une réactionnaire. S’ils croient que j’ai fait trois mille kilomètres pour me faire entretenir dans les conditions que j’ai dites !
Je vais conter aux Français l’avanie que je viens de subir ; ce sont des anarchistes, ils triomphent.
Tout est comme cela ici ; ce que l’un fait, l’autre arrive derrière pour le défaire. La voilà la dictature du prolétariat que vous approuvez, vous en sentez les effets : soyez contente.
Je ne suis pas contente, mais je ne deviens pas anarchiste pour cela. Le mal ne vient pas du régime, il vient des hommes dont le mauvais naturel rendrait haïssables les meilleures institutions.
Je ne suis pas tranquille, j’ai peur d’être à nouveau reléguée au cinquième et d’avoir à dire adieu au beau rêve d’aller visiter en auto les institutions soviétiques.
— Ne vous en faites pas, me dit un employé de l’hôtel, si ce camarade vous a dit tout cela, c’est « pour vous épater ».
Je ne suis pas épatée et ne vois aucune utilité pour la Russie à ce que je le sois. Je suis profondément attristée, voilà tout.
L’enquête des deux hommes ne me visait pas particulièrement, ils l’ont faite chez tous les pensionnaires. Si on a été grossier avec moi, c’est que quelqu’un m’en veut, à moins qu’on n’en veuille à Souvarine qui s’est occupé d’améliorer mon sort.
O Paris, mon Paris. Tout est loin d’y être rose, je ne le sais que trop, mais, tout de même, mon terme payé, ma porte fermée, je n’ai de compte à rendre à personne.
On ne voulait pas que m’épater. Quelqu’un, je ne sais qui, m’est hostile ici. Depuis la visite de l’homme barbu, l’employé du 34, qui était bienveillant envers moi jusque là, me refuse tout. Il ne m’a pas donné de billet pour une réunion où devait parler Trotsky, sous le prétexte que je ne sais pas le russe et que je n’ai nul besoin de voir Trotsky, qui n’est « qu’un homme comme un autre ».
On a jugé, paraît-il, mon cas au Komintern (Comité International), et on a conclu « très favorable ». On me donne des autos pour les longues courses et quelques portes s’ouvrent devant moi. Mais je sens l’hostilité sourde des gens qui ont fait de la propagande des choses de Russie leur propriété personnelle. Tout ce qui n’est pas de leur coterie est considéré comme intrus. On s’arrange pour que je reste inconnue à Moscou. Des femmes russes m’ont demandé de parler dans une de leurs réunions. La Française qui m’annonce cela, me dit qu’elle n’a pas le temps de me servir d’interprète et que je dois en chercher une. « Je vous attends en bas pour vous conduire au local, tâchez de trouver quelqu’un », fait-elle. Après avoir essuyé deux ou trois refus, je finis par mettre la main sur une camarade de bonne volonté. Nous descendons, la Française est partie.
Je tente de voir Lénine. Impossible. La même barrière devant moi. Je constate avec peine que je verrais plus facilement M. Millerand que le chef de la République des Soviets. Evidemment, en temps de révolution un chef de l’Etat est un homme occupé, mais, tout de même, il ne doit pas se faire aussi inaccessible qu’un roi. Le chef de la Révolution russe aurait pu dire des choses utiles à une propagandiste active comme moi. Seul, il peut donner l’idée générale d’un mouvement que les camarades moins doués ne voient que par leur petit côté.
La République des Soviets fait un gros effort pour la culture du prolétariat. Les universités telles que celles dont j’ai parlé plus haut, périclitent : mais la vie qui les quitte s’en va animer un organisme né de la Révolution ; l’enseignement populaire.
Les universités populaires russes n’ont rien de commun avec celles qui ont fleuri chez nous au temps de l’affaire Dreyfus, si imparfaites qu’aient été ces dernières, il ne faut cependant pas trop en médire. Elles ont donné le goût de la culture intellectuelle à nombre d’ouvriers. Ils ont acquis, grâce à leur impulsion, une instruction qui, si incomplète soit-elle, vaut mieux que rien. Il faut laisser aux réactionnaires le soin de médire des demi-savants ; un demi-savant vaut mieux qu’un ignorant, alors même qu’il tiré de sa demi-science un orgueil excessif.
Les bolchevistes sont les premiers gouvernants qui veulent sérieusement mettre le peuple au niveau des classes cultivées, ils ont commencé cette grande œuvre.
A cette œuvre ils ont été, à vrai dire, poussés par la nécessité impérieuse. Devant la défection des intellectuels, il a fallu que le prolétariat pourvoie à tout, et les chefs ont vite senti son insuffisance.
Le type des établissements d’instruction populaire est l’Université Sverlof, je suis allée la voir un matin.
Elle occupe plusieurs bâtiments à Moscou. Le principal est un édifice de style allemand qui appartenait, avant la révolution, au Cercle des Marchands. L’installation est magnifique : escaliers de marbres rehaussés de dorures, lampadaires luxueux. Au plafond de ce qui est maintenant la salle de lecture, des cartes à jouer peintes, indiquent l’ancienne destination du lieu.
Une dame me fait les honneurs. Elle est petite et toute menue. Ses fonctions dans l’université sont multiples ; professeur de philosophie marxiste, économe de l’université, explicatrice aux musées moscovites de culture prolétarienne, etc.
Elle est vêtue d’effets d’avant-guerre et mange très mal. Elle est aussi, me dit-elle, très mal logée, n’ayant que trois pièces, pour elle, son mari, deux grands enfants et une vieille mère qui est malade. Bien que son mari occupe une situation élevée, la famille vit misérablement ; c’est un problème que d’acheter des chaussures. Mais on supporte tout ce mal être avec un stoïcisme qui a quelque chose de religieux. Cette femme est une héroïne obscure comme il y en a des milliers dans la Russie communiste.
Tout d’abord, me dit ma cicerone, les ouvriers ne faisaient ici qu’un stage de quinze jours. On voulait dans ce court laps de temps leur donner une vision de culture intellectuelle supérieure afin de leur inspirer le désir de l’acquérir. On a échoué : les ouvriers et les paysans n’étaient qu’ahuris ; rien ne leur restait. Je pense en moi-même que c’était bien à prévoir. Le travail intellectuel n’est pas un gâteau, pour l’aimer il faut y être dressé depuis longtemps. Nombre de paysans et d’ouvriers français qui ont été à l’école, sont incapables de s’intéresser même à la lecture d’un roman, ils ont mal à la tête aux premières pages.
Devant cet échec, on a prolongé le stage qui varie maintenant de six mois à deux ans et même davantage.
L’institution est un internat ; la durée obligatoire du travail est de huit heures par jour. Les étudiants sont nourris, logés, habillés et instruits aux frais de l’Etat, on leur donne même, chaque mois, une petite somme. Ils apprennent les langues étrangères, les mathématiques, les sciences physiques et naturelles, l’économie politique, le dessin, le chant. A l’Université est annexée une école de journalisme.
J’assiste quelques minutes au cours d’économie politique. Deux cent cinquante étudiants environ sont là. La plupart sont très mal habillés et encore plus mal chaussés. Certains portent des lapkis, sortes d’espadrilles en osier de façon très grossière. Mais les figures sont éveillées, les yeux intelligents. En dépit de leur extérieur misérable on sait que ces jeunes gens ont été transformés par la culture intellectuelle.
Le bâtiment d’en face est consacré au logement des élèves. Les chambres sont proprement tenues, mais incroyablement pauvres : lits bas en bois blanc, tables et chaises grossières, un tableau noir pour les calculs, pas de bibliothèque. Et quatre étudiants habitent la même pièce.
Les étudiantes arrangent plus coquettement leur logis. Au mur, elles mettent des photographies. Elles cachent la nudité des planches avec des ouvrages de dentelle.
Nous visitons l’infirmerie. Une jeune fille, assise sur son lit, fait une lecture. Elle semble triste. Ma conductrice me dit que cette étudiante est allée au front, comme soldat, dans la dernière guerre elle y a contracté la tuberculose.
Nous regagnons la rue. Un homme vêtu d’une blouse russe en toile bleue, chaussé de hautes bottes, se dirige vers le bâtiment d’en face, il porte une théière en émail bleu dont le fond est tout noirci par la flamme. C’est, me dit la dame, le recteur de l’université. J’observe qu’ainsi, avec sa théière, il manque de prestige. Vous vous trompez, me dit l’ardente bolcheviste, il acquiert du prestige.
Evidemment. Au fond, je trouve que le recteur d’une université importante pourrait faire quelque chose de plus utile que d’aller recueillir avec beaucoup de perte de temps, les éléments de sa tasse de thé. Cependant, cette outrance dans la simplicité des habitudes n’est pas mauvaise au début d’une révolution. On saura bien et même plus tôt qu’il ne faudrait, adopter le décorum des anciennes classes dominantes.
Je retourne le soir à l’Université. Il y a un cours élémentaire de chant, je n’y reste que quelques minutes car je désire voir l’école de journalisme, beaucoup plus intéressante. Il y a nombreuse affluence ; le professeur est un journaliste en renom de Moscou. Un élève fait la critique d’un journal de province, il parle avec assurance. L’article politique, dit-il, est trop savant, les lecteurs de la feuille, des ouvriers et des paysans, ne le comprendront pas. Les nouvelles de l’étranger aussi, dit-il, sont mal présentées : l’auteur semble croire que ses lecteurs connaissent la politique extérieure, alors qu’il n’en est rien. Cet élève d’élite a déjà la compétence d’un professionnel, il n’y a que six mois qu’il suit les cours.
Il y a aussi près de l’Université Sverlof, une université orientale que je n’ai pas eu le temps de voir. J’ai causé avec un des professeurs. Il n’est pas très content, il y a parmi ses élèves pas mal de paresseux ; on a dû les frapper de peines sévères. Celui qui manque le cours plusieurs fois sans raison valable est rayé de l’Université. On l’envoie travailler à la construction des voies ferrées, il devient un travailleur manuel.
J’ai rencontré, par hasard, un résultat frappant de cet effort des communistes, pour la culture prolétarienne. Un soir je m’en fus reposer ma fatigue et distraire mon ennui dans une pâtisserie de la Tverskaïa. Bien originale cette pâtisserie ; aux vitrines on voit à la place des gâteaux des peintures cubistes. Au fond de la boutique, une exposition de chansons révolutionnaires. La boutique n’est pas mal tenue ; il y a des tables élégantes et sur le comptoir un assez grand choix de gâteaux. Ce sont les dames de la ci-devant aristocratie qui confectionnent ces gâteaux ; elles viennent les vendre aux pâtissiers et gagnent ainsi de quoi vivre.
Un camarade m’accompagnait, nous étions seuls dans la boutique ; la pâtissière vint à nous, elle parlait français. Elle nous raconta qu’elle avait habité Paris, où elle était vendeuse à la maison Benoîton, un magasin de modes. Elle est mariée au chansonnier révolutionnaire dont les œuvres tapissent le mur du fond de la boutique, et elle a une petite fille de douze ans, qu’elle me présente.
— Mais je ne veux pas rester pâtissière, dit-elle. Toute la journée j’étudie à l’Université pour être ingénieur et le soir, de huit heures à une heure du matin, je sers des gâteaux ici.
J’évoquais les futurs ingénieurs de mon pays, les élèves de Polytechnique et de Centrale, tous fils de la grande bourgeoisie. Dix ans de lycée, un concours très difficile où seule une élite restreinte ose se risquer. Tout cela, cette femme qui n’est plus très jeune semble le faire en se jouant. La Révolution a transformé sa vie. A Paris elle se fût enlizée dans la routine d’une vie inférieure, l’espoir d’une condition plus haute ne lui serait même pas venu. Grâce au bolchevisme qui a supprimé les classes, détruit les préjugés, elle se fait une existence nouvelle plus haute et plus heureuse. Des milliers d’hommes et de femmes du peuple se sont ouverts à la lumière par l’effet de la Révolution.
Les musées pour la culture du prolétariat sont très bien conçus. Rien de commun avec les collections immenses de nos établissements scientifiques. Quelques chambres dont les murs sont tapissés de tableaux statistiques.
Dans les vitrines, des pièces anatomiques en cire. J’ai vu, ainsi, le développement de l’œuf humain depuis le spermatozoïde et l’ovule jusqu’à la naissance de l’enfant. Les pièces venaient d’Allemagne. Tout est disposé pour qu’en une heure un ouvrier ignorant puisse acquérir une teinture appréciable d’un groupe de sciences. Et il n’y a pas que des choses élémentaires ; j’ai vu les figures de la théorie de Ramon y Cajal sur le contact entre les éléments nerveux.
Chez nous les musées scientifiques servent peu à la culture des masses. On les ouvre le dimanche à cet effet, mais le peuple qui les visite de préférence lorsqu’il pleut n’en tire pas un grand profit intellectuel. Souvent les inscriptions désignant l’objet exposé sont en latin et lorsqu’elles sont en français elles ne disent pas grand’chose à qui n’est pas déjà initié.
A Moscou on ne va pas seul au musée ; on y va en groupe sous la conduite d’une personne qui se charge d’expliquer les objets exposés. Dans tous les musées : peinture, sculpture, histoire naturelle, hygiène, agriculture, etc., on rencontre de ces groupes. Groupes d’enfants sous la conduite d’un instituteur ; groupes de soldats, conduits par un officier ; groupes d’ouvriers conduits par un professeur, homme ou femme. Le guide fait une leçon devant les objets et il interroge ses auditeurs pour s’assurer qu’ils ont bien compris.
Ces musées dans lesquels défilent du matin au soir des gens de toute espèce donnent une très haute impression de la volonté de l’élite du peuple russe de s’élever par la culture intellectuelle.
Les Russes sont très religieux, je l’ai dit. Le Gouvernement bolchevick n’a donc pas osé attaquer directement la religion, mais il se réserve le soin d’en affranchir peu à peu les masses.
Dans un musée, j’allais passer indifférente devant quelques cadavres momifiés et conservés sous une vitrine, lorsque ma conductrice m’arrêta.
« Les Moujicks, me dit-elle, croient aveuglément les prêtres qui leur enseignent toutes sortes de superstitions. Ils vénèrent notamment des momies qu’on leur dit avoir appartenu à des saints auxquels Dieu avait fait la grâce de ne pas tomber en pourriture après leur mort.
« Pour leur enlever cette croyance enfantine nous avons disposé ici des momies de plusieurs espèces. Voici la momie d’un saint que nous avons prise à un sanctuaire. A côté, vous voyez la momie d’un criminel qu’on avait oublié dans sa prison et qu’on a retrouvé bien des années après sa mort. » Se retournant elle ajouta : « Enfin, dans cette petite boîte de verre, la momie d’un rat. »
Nous expliquons aux visiteurs que si le corps du saint a pu bénéficier de la faveur divine, on s’explique mal que le criminel ait pu en bénéficier lui aussi. Et on ajoute enfin qu’il est peu probable que le rat ait mené une vie particulièrement édifiante.
Il paraît que des discussions très vives s’engagent autour des momies, bien des moujicks, même en présence des faits, se refusent à abandonner leurs croyances.
Malheureusement les mauvaises conditions de la vie matérielle retentissent sur l’instruction. Des bandes d’enfants traînent dans les rues ; on manque de locaux scolaires, de livres de classe, de papier, de plumes, d’instituteurs. C’est l’effet de la guerre et du blocus, l’effet du sabotage du régime par les classes moyennes. Enfin on doit accuser aussi l’inaptitude des russes au travail suivi et à l’organisation.
De cette inaptitude on se rend compte à chaque pas. Une représentation théâtrale annoncée pour huit heures n’est pas commencée à neuf heures et demie. La salle n’est pas chauffée, on grelotte, (nitchevo) cela ne fait rien.
A défaut de leçons de révolution on peut, en Russie, faire tout un cours de patience. Que de temps perdu à attendre le train, le tramway, la personne qui vous a donné rendez-vous et qui ne vient pas ! Le temps ne compte pas ici, comme dans tous les pays arriérés.
Je réussis après bien des démarches à voir quelques usines. La production est tombée à un rendement très bas. L’ouvrier est loin d’avoir la mentalité qu’il faudrait pour que des ateliers communistes puissent prospérer.
Les moteurs basés sur l’égoïsme individuel n’étant plus, l’ouvrier travaille le moins possible. Il se rend à l’atelier soviétique à l’heure de la soupe, il signe la feuille de présence et file par une porte dérobée, non sans avoir chapardé un peu de matière première, avec laquelle il confectionnera chez lui des objets qu’il ira vendre au marché. Avec des chambres à air d’automobiles, il fabrique des bretelles, des jarretières, etc., sans le moindre souci du mal qu’il fait dans un pays si démuni.
Une usine de robinets pour locomotives que je vais voir un matin, me paraît fonctionner assez bien, elle est en voie de croissance, j’assiste à la fusion du cuivre dans des cubilots de système primitif. Dans un coin de l’usine, je vois deux cloches qui ont été, me dit-on, prises à Wrangel. On les a apportées là pour les fondre, mais les ouvriers s’y refusent parce que ce sont des « choses du bon Dieu ». Que faire avec un pareil peuple ?
Je voudrais bien m’entretenir avec les ouvriers pour savoir ce qu’ils pensent du régime, mais cela ne m’est pas possible à cause de la langue. On ne m’a pas donné d’interprète. Il est d’ailleurs très difficile de se renseigner. Si on demande à un ouvrier ce qu’il reçoit, il commence par dire qu’il ne reçoit rien du tout. Lorsqu’on le presse, il finit par avouer qu’il reçoit ceci, cela, mais que ce n’est pas régulier.
Dans une tannerie, je suis réduite à visiter les ateliers vides, c’est lundi, on ne travaille pas. Les ouvriers sont en même temps paysans ; ils demeurent dans la banlieue de Moscou et on leur donne congé du samedi midi au mardi matin pour leur permettre de cultiver leur morceau de terre.
La fabrique de cigarettes est la mieux tenue de tous les établissements industriels que j’ai vus à Moscou. Les ateliers sont propres et très vastes. Des ventilateurs électriques envoient l’air frais et happent les poussières. Mille ouvriers, deux cents hommes et huit cents femmes travaillent dans cet établissement. Les vieilles femmes trient les feuilles de tabac, les jeunes mettent les cigarettes en boîte, les hommes surveillent les machines qui coupent les feuilles de tabac en fils très fins. Tout le monde est payé en cigarettes qu’il faut vendre. A partir d’octobre 1921 on doit payer en argent, c’est un des effets de la nouvelle politique. Les salaires sont relativement élevés et le personnel ne paraît pas malheureux.
Il est onze heures et demie, l’heure du déjeuner, les ateliers se vident. Le flot des ouvrières dégringole les escaliers avec des rires et va s’égailler dans la rue, jupes courtes à la façon parisienne. En passant devant nous elles rient à gorge déployée. Sans doute que tout, dans notre allure montre que nous ne sommes pas d’ici, ce qui veut dire que nous sommes bêtes. Je me crois un instant à Belleville.
Je me rends compte par expérience que le régime de la terreur, insécurité à part, est singulièrement gênant. On ne peut pas faire un pas sans être muni d’un « propuska », laisser-passer. A la porte des édifices publics, à l’entrée de la moindre réunion, un soldat rouge avec son fusil, baïonnette au canon, défend, tel l’ange biblique, l’entrée du paradis terrestre. Impossible de pénétrer si vous n’avez pas le « propuska ». On va le chercher dans une boutique à côté ; il faut faire la queue, montrer ses papiers et il y a toujours quelque chose qui ne va pas. Une fois, comme je voulais entrer au Kremlin, on ne s’est pas contenté de mes papiers ; on a téléphoné au « Komintern ».
Ce luxe de précautions vise à prévenir les attentats qui sont fréquents. On m’a montré l’ancienne résidence du « Komintern », il n’en reste que les murs branlants ; les anarchistes l’ont fait sauter avec une bombe ; il y a eu une douzaine de morts.
Tous ces « propuska » constituent pour moi la chose la plus insupportable. Je passerais encore sur la mauvaise nourriture, l’inconfort. Mais ces démarches continuelles auprès de bureaucrates hargneux m’exaspèrent au suprême degré ; ils me feraient prendre le communisme en horreur.
A Paris pendant la guerre j’avais enduré quelque chose d’approchant. Pour avoir une carte de charbon il me fallait subir de la part des employés de la mairie de mon arrondissement un interrogatoire en règle. Depuis combien de temps êtes-vous dans cette maison ? Où étiez-vous avant ? Et la préposée, se faisant de son rôle une très haute idée, prenait le ton fatal d’un juge d’instruction qui s’efforce d’établir la preuve de votre crime. Cela ne m’est arrivé qu’une fois ; j’ai préféré plutôt que revenir comparaître me passer de carte de charbon et employer le système D.
Tout le monde se récrie contre la bureaucratie. C’est une injure d’être appelé bureaucrate, cela équivaut à peu près à contre-révolutionnaire.
Dans ses ouvrages Lénine se montre désolé de cette invasion de scribes, mais il ne sait pas comment en débarrasser la Russie.
« Prenez avec vous tous ces gens, a-t-il dit à un délégué, emportez-les, vous nous rendrez service. »
C’est l’instauration du communisme qui a donné à la bureaucratie ce développement sans précédent. L’état prenant à sa charge toute la vie des citoyens, leur nourriture, leur logement, leurs vêtements, a dû nécessairement établir de grandes administrations.
Le danger était que la bureaucratie ne devienne une caste dominante. Dans un de ses ouvrages, Lénine espère qu’on évitera ce péril en appelant aux fonctions de bureaucrates des gens de culture primaire. Les examens difficiles qu’on fait passer aux candidats fonctionnaires dans les pays occidentaux sont pour les heureux élus une source d’orgueil. Je ne suis pas ici de l’avis du chef du Gouvernement Bolcheviste ; la culture est un bien en soi ; et il y a beaucoup de chances pour que le fonctionnaire inculte soit tout aussi orgueilleux tout en étant moins intelligent. L’orgueil, point n’est besoin du savoir pour le donner au bureaucrate : sa fonction y suffit et amplement.
J’ai pu voir à une représentation théâtrale un certain nombre de spécimens de la nouvelle aristocratie bureaucratique. Une femme circulait pendant les entr’actes au bras d’un homme, elle portait étalée sur ses épaules avec une ostentation ridicule, une écharpe de dentelle blanche. Le couple semblait foudroyer de son dédain le reste de l’univers.
Les bâtiments soviétiques sont bondés à craquer d’employés de toute espèce. La plupart ne paraissent pas surchargés de travail. Ils lisent les journaux, discutent, boivent du thé.
Ils sont loin cependant d’être contents, du moins si j’en juge par quelques-uns avec qui j’ai pu m’entretenir parce qu’ils savaient le français : Une dactylo est furieusement antibolcheviste ; on ne la paie pas, dit-elle, et la nourriture qu’on sert dans les restaurants soviétiques n’est pas mangeable. Pour vivre, elle vend tout ce qu’elle possède, jusqu’aux jouets de ses enfants.
Une autre est employée au Comité Exécutif : son travail, me dit-elle, est intéressant, mais les conditions matérielles sont affreuses. Et puis elle souffre du manque de liberté, elle allait autrefois à Vichy tous les ans pour soigner son estomac, maintenant défense de quitter la Russie, tous les employés sont militarisés.
En revanche je trouve un fonctionnaire enthousiaste du régime. Je l’ai rencontré par hasard dans la rue et il m’a invitée chez lui.
Logement décent d’homme de nos classes moyennes. Rien du désordre russe ; une bibliothèque, un piano, quelques meubles de salon. Dans un coin, un haut meuble à portes vitrées. C’est me dit-il, une pièce de l’agencement d’un magasin de nouveautés dont il a fait une armoire.
Il me raconte qu’il a dû effectuer lui-même son déménagement, l’égalité communiste ayant supprimé les déménageurs. Cela lui a causé beaucoup de fatigue car il demeure au cinquième étage.
Il a une femme, une fille et un grand fils sur lequel il fonde beaucoup d’espoirs.
On m’offre à dîner, un dîner que le plus pauvre ouvrier de Paris trouverait frugal. Quelques navets, un petit pain fait de farine de haricots, une tasse de thé sucré avec un morceau de poire cuite.
C’est dit-il, un festin, auprès de ce qu’on mangeait au début de la Révolution. Dans le dénuement général on a dû se nourrir de choses horribles ; des pommes de terre gelées, des entrailles putréfiées de poulet et personne de la famille n’a été malade.
Dans cette maison on ne récrimine pas ; on souffre avec patience parce qu’on a conscience de souffrir dans un intérêt supérieur. On a la ferme croyance que la victoire est au bout.
Un ami de la maison venu prendre le thé raconte un fait très curieux des régions affamées de la Volga. Une ville était à tel point démunie de choses susceptibles d’être mangées que les rats l’avaient abandonnée brusquement. On voyait des champs entiers couverts de ces animaux qui par millions fuyaient le pays pour gagner des régions plus hospitalières.
Mes nouvelles connaissances m’engagent vivement à m’installer définitivement à Moscou. Il m’apparaît même que la femme est choquée dans son sentiment à la fois national et communiste lorsque je hasarde quelques critiques. Elle croit que je n’aime pas la Russie.
Elle se trompe ; j’aime malgré tout la Russie qui a tenté de faire la Révolution sociale, seulement j’ai trop observé pour me faire des illusions, pour ne pas voir derrière les mots les réalités qui ne sont pas belles.
Je n’ai pas tous les jours un établissement à visiter, lorsque je n’ai rien à voir je me promène.
Je ne décrirai pas Moscou, tout le monde peut en lire la description dans les guides. La place Rouge a une grande originalité avec son Kremlin aux murs de briques surmontés de créneaux et sa minuscule chapelle byzantine, qui avec ses multiples coupoles bariolées fait songer à une touffe de champignons. Au centre est l’échafaud de pierre où avaient lieu autrefois les exécutions, d’où le nom de « Place Rouge ».
Les rues sont proprement tenues. On les balaye plusieurs fois par jour, avec des balais de bouleau. Les communistes sincères se réjouissent de cette propreté qui est récente paraît-il. Elle marque le premier pas de la société communiste dans la voie de l’ordre et de l’organisation.
Mais que de trous dans les trottoirs. La nuit il est dangereux de s’aventurer par la ville ; seules les artères principales sont éclairées et dans les rues noires on risque de tomber à chaque pas.
J’ai vu les tramways que Wells a décrits. Certes ils sont bondés, les gens montent sur les tampons, les marche-pieds, s’accrochent où ils peuvent ; mais ce n’est pas si terrible que l’écrivain anglais le dit. On peut en voir autant dans les quartiers ouvriers de Paris, à sept heures du soir.
Les personnes qui ne sont pas cataloguées comme « travailleurs » n’ont accès dans ces tramways que de dix heures à quatre heures, moyennant deux mille roubles. Il y en a d’ailleurs assez peu, pour une aussi grande ville, ce qui fait que les communications sont très difficiles. Aussi l’usage du téléphone est-il généralisé.
On se lève tard, je l’ai dit. C’est seulement à dix heures du matin que l’on peut assister au défilé des gens qui vont à leur travail. Les hommes portent des costumes semi-militaires, hautes bottes de cuir, dolman ou blouse russe, casquette où brille l’étoile soviétique. Presque tous ont sous le bras un large portefeuille de cuir.
Beaucoup de femmes ont les cheveux courts et portent des coiffures masculines. Certaines sont chaussées de hautes bottes noires, rouges ou vertes avec des arabesques qui rappellent l’Orient ; en général elles sont pauvrement habillées ; les administrations soviétiques donnent rarement des habits et pour s’en procurer dans le commerce il faut payer très cher.
A Moscou on jouit d’une grande liberté à l’égard de la toilette ; on peut mettre ce que l’on veut. Les Russes se montrent en cela plus civilisés que les Français.
Il suffit de sortir dans la rue pour se convaincre de la puissance que conserve encore la religion sur l’esprit des masses. Dès qu’un Russe rencontre sur son chemin la moindre chapelle, il fait le signe de la croix. Et il paraît que dans ce geste, il faut encore apporter de l’attention, car en le faisant incorrectement, on risquerait de faire venir le diable.
Le dimanche les églises regorgent de monde, hommes, femmes, enfants ; on y voit même des soldats de l’armée rouge. C’est à qui déposera un billet sur le plateau où il y en a déjà un gros tas ; on ne dirait pas que le peuple est dans la misère.
En dehors des offices, on entre dans les chapelles, qui sont très nombreuses, on s’agenouille à terre et on baise la vitre qui recouvre les icones. Les vitres ont une épaisse couche de crasse apportée là par les milliers de ces baisers. C’est absolument dégoûtant, mais les adorateurs ne sont nullement dégoûtés ; chacun ajoute ses microbes à ceux de ses prédécesseurs.
Près de la Place Rouge est un sanctuaire de la grandeur de nos bureaux d’omnibus parisiens. On y vient, paraît-il, de toute la Russie. En face, sur un mur de briques rouges, à la hauteur d’un premier étage, la République des Soviets a mis en lettres blanches la fameuse inscription : « La religion est l’opium du peuple. »
Cela ne paraît pas beaucoup impressionner le peuple. Toute la journée c’est dans le sanctuaire un défilé ininterrompu. C’est à qui se prosternera ; celui qui ne peut pas entrer baise le pavé de la rue.
Comme je n’ai pas beaucoup d’occupation à Moscou, je m’amuse à inspecter les passants et à faire un pourcentage des croyants qui se signent et des athées qui passent indifférents. Je constate qu’il y en a à peu près autant des uns que des autres. En général, ce sont les jeunes qui ne font pas le signe de la croix ; heureux effet de l’éducation communiste qui se fait déjà sentir.
Partout, des traces de la Révolution. Sur une place, à l’extrémité d’un boulevard, un énorme entassement de débris. Ce sont les décombres des maisons qui ont été détruites par l’artillerie au cours des journées révolutionnaires ; on dit que dessous il y a plus de cent cadavres de cadets. A côté de la place, une grande maison incendiée dont il ne reste que les murs noircis. On trouve dans les rues du centre de nombreuses maisons détruites ; de ci, de là, des murs criblés de balles, on a fusillé là.
Moscou manque de distractions. Un timide café à musique vient d’ouvrir sur le « boulevard », une promenade plantée d’arbres. C’est une baraque en planches. Les tables sont rustiques, les garçons vous servent en pardessus crasseux. Pour trois mille roubles on peut y boire un café au lait en écoutant de la musique (instruments en cuivre). Les consommateurs sont rares. Les gens, par économie, préfèrent écouter le concert de l’extérieur.
On dit que ce « Boulevard » est le marché de la prostitution. J’y vois beaucoup de jeunes gens et de jeunes filles, mais rien d’incorrect ne me frappe ; il est vrai que j’ignore le Russe.
Partout s’ouvrent des pâtisseries au grand scandale des communistes et des anarchistes. Ils voient en elles l’expression de la défaite de la Révolution.
Un jour je m’arrête machinalement devant la vitrine d’une de ces pâtisseries. Une femme misérablement vêtue, la tête couverte d’un châle et portant à son bras droit un paquet enveloppé d’étoffe blanche s’arrête à côté de moi et me parle en russe :
« Ia nie poniemaio (je ne comprends pas). »
Elle essaie l’allemand :
« Ich verstehe nicht. »
Alors elle sort le français :
« Je demande, madame, pour qui sont ces gâteaux ? Pas pour moi, assurément, car je n’ai pas d’argent pour les acheter. »
Je réponds quelque chose ; elle reprend :
« Vous me prenez pour une bohémienne, n’est ce pas ? »
« Mais non, madame, vous parlez trois langues ; cela me montre que vous êtes une personne très cultivée. »
Nous cheminons côte à côte. Elle me raconte avec des mots de colère le sort que lui a fait la Révolution : Son mari était juge ; elle avait une situation de bonne bourgeoisie, elle était heureuse. Maintenant c’est la misère terrible : le mari fait un cours de géographie dans une école pour avoir de quoi manger, leurs deux enfants sont morts. Dans son paquet elle a des vêtements qu’elle va vendre pour acheter de la nourriture.
« Oh ! comme je déteste, ce Moscou tel qu’il est maintenant, et comme je voudrais voir pendre tous les « tovaritchs » (camarades). »
J’essaie de l’apaiser en lui disant que les révolutions comme les bouleversements cosmiques sont des forces aveugles qui broient les individus sans avoir égard à leurs mérites particuliers. Je lui conseille de s’adapter à la situation qui ne peut manquer de s’améliorer.
Elle me regarde avec soupçon. « Vous êtes communiste ; j’aurais dû m’en douter, autrement on ne vous aurait pas permis d’être ici. Vous allez sans doute me dénoncer ? »
Je la rassure ; je suis communiste, c’est vrai, mais je ne suis qu’une étrangère de passage. D’ailleurs j’ai horreur des dénonciations.
Paris commence à me manquer terriblement. J’espérais que la camaraderie me ferait oublier l’inconfort et le changement de mes habitudes. Je suis bien déçue ; on ne se lie guère à l’Hôtel Luxe. Pas de salon ; une simple salle de lecture où on vient feuilleter les journaux. Là et dans la salle à manger, on échange quelques bonjours et c’est à peu près tout.
Cette froideur s’explique en partie par la situation des pensionnaires de l’hôtel. Beaucoup sont des délégués au congrès qui vient de se terminer ; ils attendent leur passeport que la bureaucratie n’en finit pas de leur donner ; un désir domine toute psychologie : partir ! La différence des langues est aussi un obstacle sérieux aux relations. Il y a bien des Russes qui ont là leur vie : mais ils semblent ne s’intéresser que peu aux étrangers de passage.
Un Arménien qui parle français attire mon attention. Ses conversations sur des sujets philosophiques l’ont fait surnommer Aristote. Je m’approche d’Aristote avec sympathie et d’autant mieux qu’il soutient seul le féminisme contre mes deux camarades anarchistes qui conservent à l’égard de la femme tous les préjugés des bourgeois.
Malheureusement Aristote est terriblement superficiel et avec cela vaguement occultiste. La science en général et la médecine en particulier lui paraissent entachées d’erreur. La vérité, il la trouve dans les histoires abracadabrantes qu’il raconte ; des chiens qui avaient eu le ventre ouvert et dont les entrailles traînaient par terre ont guéri tout seuls : les entrailles sont rentrées, le ventre s’est refermé. Cela montre la supériorité de la nature sur la science humaine. Les animaux, ajoute-t-il, se guérissent mieux et vivent plus longtemps que les hommes, parce qu’ils n’ont pas de médecins.
… Je veux tout d’abord discuter, mais je vois vite que c’est inutile ; Aristote ne mérite pas son nom : il n’est qu’un rêveur incapable d’une argumentation sérieuse. Je l’écoute quelque temps comme un spécimen curieux ; mais j’en ai vite assez, il dit trop de bêtises. D’ailleurs, il reçoit bientôt son passeport et retourne au pays d’Aristote, le vrai.
Mes seuls compagnons de tous les jours sont deux anarchistes retour de la région du Ladoga. Le Gouvernement leur avait donné une concession pour fonder une colonie libertaire, leur tentative n’a pas duré six mois.
Les conditions étaient mauvaises, paraît-il ; le terrain était marécageux et les paysans des environs faisaient montre d’hostilité. En outre, on avait fait un amalgame de communistes et d’anarchistes ; l’accord n’était pas possible.
Naturellement les deux camarades n’avouent pas leurs propres torts ; mais quelques phrases qui leur échappent suffisent à me fixer. C’était à qui ne voudrait pas travailler : ils se reprochaient mutuellement jusqu’à une assiette de soupe ; ils ont failli s’entre-tuer pour des œufs.
C’est toujours la même histoire qui recommence, Les colonies anarchistes finissent dans la haine et dans la violence : voir le cinquième acte de la « Clairière ».
Cela n’empêche pas la foi des deux camarades de rester entière en leur idéal anarchique. A les entendre, si le peuple russe est dans la misère, c’est par la faute de la dictature. Si au lieu du communisme d’Etat, on avait établi l’anarchie, tout irait au mieux.
J’en doute fortement. D’ailleurs leurs conceptions sont un peu vagues : remise de l’organisation, de la production aux syndicats : de la répartition aux coopératives ; pas d’armée, pas de police, pas d’Etat. Qui centralisera les offres et les demandes de produits des diverses régions, ils négligent de le dire.
L’égoïsme humain, le désir du moindre effort, amèneraient rapidement la baisse du taux de la production : on ferait peu et on ferait mal. L’organisme directeur, nommé à l’élection, manquerait d’autorité.
L’un des deux camarades a conquis durant la guerre, les galons de capitaine. Il prétend que la Russie pourrait se défendre sans armée ; les paysans avec leurs fusils suffiraient à repousser l’invasion.
Je ne suis pas le moins du monde convaincue. Lorsque je vois dans la rue ces hommes qui se mouchent dans leurs doigts et baisent la terre au passage des icones, je ne puis me les représenter vivant en anarchie. Déjà, le socialisme qu’on a tenté d’instaurer a amené un chaos effroyable ; l’anarchie ne pourrait qu’aggraver encore la situation. L’absence de police déchaînerait les instincts criminels, les instincts sexuels ; on tuerait et on violenterait dans les rues, en plein jour. A la fin, pour se mettre en sécurité, les gens se tiendraient dans de petites agglomérations. La Russie se hérisserait de villages fortifiés et hostiles les uns aux autres, comme cela a lieu dans l’Afrique centrale ; on reviendrait à l’état sauvage.
Je trouve un appui à cette conception pessimiste dans l’exemple d’un ouvrier français avec qui je cause quelquefois. C’est un vieux militant, il possède une certaine culture communiste ; eh bien, il blâme l’institution de l’Université Sverlof ; il trouve qu’elle est contraire à l’égalité et que les ouvriers étudiants qui la peuplent sont entretenus à ne rien faire par les Soviets. Leur place, dit-il, serait mieux à l’atelier. Que des hommes de cette mentalité aient le pouvoir de décider et c’en sera bientôt fait de toute culture intellectuelle.
Les anarchistes sont nombreux en Russie : c’est l’effet de la race, car l’anarchie est un tempérament beaucoup plus qu’un parti politique. En général, les anarchistes sont courageux, aussi étaient-ils aux premiers rangs dans les batailles de la rue ; beaucoup y ont laissé leur vie.
Maintenant ils sont persécutés par le Gouvernement communiste à la victoire duquel ils ont contribué ; il y en a beaucoup en prison et on en a fusillé un certain nombre.
Cela a quelque chose de navrant. Les raisons de cette attitude abominable se comprennent ; il faut mettre hors d’état de nuire à l’œuvre communiste ces éléments dissolvants qui se dressent en adversaires de tout ce qui n’est pas l’anarchie. On doit se rapporter à la phrase de Napoléon : « La politique n’a pas de cœur, elle n’a que de la tête. »
Je sais d’ailleurs que les « camarades » ne sont pas toujours impartiaux. Volontiers, ils négligent de signaler les prétendus anarchistes condamnés à mort et fusillés pour des crimes de droit commun. Ils ne sont pas en contradiction avec eux-mêmes, car ils n’admettent pas la répression des délits et des crimes. Mais où irait-on si on les suivait jusque là ? A l’état sauvage par les voies les plus directes.
A défaut de l’anarchie, les camarades français voudraient que j’attrape à Moscou la maladie infantile du communisme. C’est ainsi, on le sait, que Lénine désigne le communisme de gauche. Ils comptent sur Alexandra Kollontaï le chef des communistes de gauche, pour me la donner.
Je vais voir Mme Kollontaï, ce sera d’ailleurs la seule personnalité que je verrai à Moscou. C’est une femme élégante, qui a dû être belle, et qui est encore fort bien conservée. Elle me dit assez peu de choses : bien que j’aie pu la voir plusieurs fois. Elle semble redouter de parler de questions politiques, parce qu’il y a toujours quelqu’un là. Tout ce que j’apprends d’elle, c’est que les bolchevistes ont eu tort de ne pas faire assez confiance à la classe ouvrière : mieux aurait valu confier aux syndicats et aux coopératives la solution des problèmes économiques. Elle me dit que le communisme de gauche réunit de plus en plus d’adhérents.
Pour le moment elle est spécialisée dans la propagande féminine qu’elle dirige. Elle a écrit un ouvrage sur la question sexuelle qui est tout à fait avancé : les femmes de l’entourage le trouvent même trop avancé, elles me conseillent de ne pas le propager en France.
Je pense, au contraire, qu’il serait bon de le propager ; il préconise la liberté sexuelle absolue avec, comme corollaire, l’avortement permis et l’élevage des enfants par l’Etat. Un seul point où je ne suis pas d’accord avec la leader communiste : elle fait une obligation morale de l’acte sexuel.
Le peu que je suis restée à Moscou m’a permis d’entrevoir ce que pourrait être une obligation morale dans une société communiste où l’individu ne compte pas. La contrainte légale a certainement beaucoup moins de force en société individualiste.
Aussi une pareille emprise de la communauté sur la vie intime de l’individu serait-elle, à mon avis, odieux.
Dès qu’on met le pied dans les rues de Moscou, on s’aperçoit tout de suite que les femmes ont là plus de liberté qu’en aucun pays du monde. Les cheveux courts, qui m’ont suscité à moi-même autrefois tant de critiques, sont à Moscou, sinon en majorité, du moins dans une minorité très forte.
La coquetterie est assez rare. De-ci, de-là on voit quelques élégantes aux modes de Paris ; mais le très grand nombre des femmes sont habillées sans recherche. Mme Lénine elle-même, que j’ai vue dans une réunion, est vêtue d’une robe noire très usagée, alors que, si elle le voulait, ses toilettes pourraient égaler celles de nos plus riches bourgeoises.
Les femmes ont une grande liberté d’allures ; on sent qu’elles ont acquis droit de cité ; Paris ne fait que tolérer les femmes ; Constantinople les enferme.
Les jeunes fument la cigarette sans se gêner. J’en ai vu s’approcher d’un homme pour lui demander du feu ; l’homme rendait le petit service et passait ; il ne paraissait pas soupçonner une proposition d’un autre genre.
Pas de suiveurs ; une jeune fille peut s’asseoir sur un banc ; attendre debout sur un trottoir à n’importe quelle heure ; personne ne lui dit rien.
Dans les bureaux, les administrations, on voit un très grand nombre de femmes. Beaucoup de commissaires du peuple ont des femmes pour secrétaires. Elles savent les secrets d’Etat et les gardent avec la même discrétion que pourrait le faire des hommes.
Le seule chose qui choque, est que toutes ces femmes sont jeunes ; et on se demande si elles ne doivent pas leur situation à leur sexe plutôt qu’à leur simple droit d’êtres humains.
La Section Féminine du Parti Communiste est une très grande organisation. Les soldats rouges qui gardent, baïonnette au canon, l’entrée des réunions, montrent son caractère officiel. Du haut en bas de l’édifice où se tient le siège social, c’est un va-et-vient continuel de femmes ; on entend de tous les côtés le bruit des machines à écrire. D’anciennes paysannes, d’anciennes ouvrières sont aujourd’hui des organisatrices intelligentes et actives. Leur visage encore fruste est comme illuminé de la lumière nouvelle.
Tout un système de groupes et de chefs hiérarchisés permet à la propagande communiste d’aller toucher jusqu’à l’humble paysanne presque illettrée. Le dernier discours de Lénine ou de Trotsky élagué, simplifié, est mis à la portée des intelligences rudimentaires. Les réunions ressemblent plutôt à des classes qu’à nos assemblées politiques. Nulle interruption ; l’oratrice parle dans un silence absolu ; beaucoup d’auditrices prennent des notes.
Dans une revue militaire j’ai pu voir environ deux cents femmes soldats d’infanterie, qui portaient le fusil. Je ne les aurais pas reconnues, sans un camarade qui me fit remarquer leurs pieds ; elles portaient des chaussures féminines. Certaines, sous la capote militaire, gardent la jupe, dernier reste des préjugés ancestraux.
Il y avait aussi des femmes médecins-majors, des brancardières et des infirmières.
A l’imitation de notre Grande Révolution, la Russie a des représentants en mission auprès des généraux ; une femme a, dit-on, été chargée de ce poste. Un journal allemand que j’ai lu tournait la chose en ridicule ; il ne croyait pas qu’un « vieux sabreur » puisse prendre au sérieux la jeune fille chargée de le surveiller.
Outre les représentants en mission, nombre de femmes sont chargées de la propagande politique aux armées ; c’est un emploi très dangereux.
Tout cela est satisfaisant, mais il reste encore à faire, beaucoup à faire, pour que soit réalisé en Russie le féminisme intégral.
Rien à dire au point de vue de la loi : égalité complète, les femmes peuvent accéder à tout, en théorie. Il n’y a guère que le service militaire qui marque dans la législation une différence entre les sexes. Les femmes ne sont pas obligées d’être soldats ; elles ont seulement la faculté de s’engager. Seule la préparation militaire est obligatoire pour les jeunes filles ; on veut qu’elles puissent être une aide au lieu d’être une charge en cas d’invasion.
Dans la rue on voit des troupes de jeunes gens et jeunes filles mêlés, qui marchent au pas militaire ; à la vérité les jeunes filles sont peu nombreuses.
Dans la pratique, cependant, la Russie bolchevique n’a pas complètement rejeté le vieux préjugé du sexe.
Au Congrès International, je ne vois guère que Mme Kollontaï qui eut la parole ; car il ne faut pas compter les déléguées étrangères. Rien que des hommes sur l’estrade des quelques assemblées auxquelles j’ai pu assister ; les femmes sont dans le public et elles ne parlent pas. Dans les fonctions supérieures de l’Etat, peu ou pas de femmes, car il ne faut pas évidemment compter au nombre des conquêtes féministes, le fait que Mme Lénine et d’autres épouses de commissaires du peuple collaborent avec leur mari. Cela a existé de tous temps.
La Russie ne refuse pas à la femme le droit de s’occuper des affaires publiques, comme le fait par exemple la France. Loin de lui refuser ce droit, elle lui en fait un devoir ; mais quand même la femme n’est pas tenue pour l’égale de l’homme ; on sent cela partout.
Les femmes acceptent en général passivement cette situation inférieure. Quelques-unes même refusent de la voir, par amour du communisme. Elles me citent les quelques femmes qui ont ou qui ont eu un emploi de grande responsabilité, afin de détruire l’impression qui s’impose à moi.
Certaines prétendent que l’absence de femmes dans les premiers emplois tient uniquement à ce que ces emplois exigent une haute science politique que les femmes ne possèdent pas. Cela doit être vrai, très certainement, en général ; mais, étant donné que les femmes militent depuis fort longtemps dans les partis socialistes russes, il est vraiment étrange qu’il y en ait aussi peu qui soient capables de participer à la direction de la Révolution.
La création d’organisations féminines spéciales, à l’instar du parti allemand, a répondu à une nécessité. Néanmoins, elle a pour effet d’isoler les femmes et de les mettre à part de la grande politique.
A toutes les réunions féminines auxquelles j’ai assisté, il n’était question que de l’organisation de colonies d’enfants. La situation l’exigeait, il s’agissait de sauver de la mort les enfants des régions de la Volga. Néanmoins, dans les réunions d’hommes on s’occupait de sujets beaucoup plus généraux, ce qui fait que les réunions féminines perdaient en intérêt ; elles ressemblaient un peu aux œuvres de bienfaisance dans lesquelles nos confessions religieuses groupent les femmes.
Une camarade venue à Paris, animée par le sentiment de rivalité féminine, a raconté, paraît-il, que j’avais une fois quitté la séance du Comité des femmes pour aller dîner ; le dîner de l’hôtel Luxe !
A la vérité, le dîner m’attirait assez peu ; mais je bâillais à me décrocher la mâchoire dans ce Comité où depuis deux heures je n’entendais parler que d’enfants ; et encore en russe ! Je préférais aller lire dans un coin de la salle de lecture.
On m’a dit que j’ai fait presqu’une révolution, parmi les femmes de l’hôtel parce que, au cours d’un dimanche de travail dit « communiste », j’ai refusé d’aller coudre avec elles.
L’hôtel Luxe, je l’ai dit, n’est pas aimé du peuple, à tort ou à raison les ouvriers voient dans ses pensionnaires une nouvelle classe dominante, qui se substitue à la bourgeoisie. Pour calmer le ressentiment populaire on décide que, de temps en temps, les « intellectuels » de l’hôtel iront faire une journée du seul travail que les ouvriers considèrent comme tel, le travail matériel.
Donc un dimanche, dès huit heures du matin, la cloche est agitée sur tous les paliers, nous nous habillons à la hâte et descendons à la salle de lecture. Après un déjeuner sommaire, nous sortons et précédés d’un immense drapeau rouge, notre cortège s’ébranle ; des soldats commandent la marche en allemand : ein, zwei, vorwärts (une, deux, en avant) !
Nous montons la Tverskaïa, longeons le boulevard de gauche, et prenons l’Arbat jusqu’à Déenignié Péréaoulok où se trouve le Komintern (Comité international).
Là on s’approche de moi et on me dit qu’en ma qualité de (genossin) citoyenne je dois me joindre aux femmes qui restent dans l’établissement et font des travaux de couture.
J’ai l’indignation de Tartarin de Tarascon lorsqu’on lui proposa de prendre l’ascenseur.
Moi coudre ? Ah ! non ! par exemple !
Je ne suis pas venue à Moscou pour travailler dans un ouvroir. La couture, c’est le symbole de l’esclavage féminin.
C’est ce que je pense, mais ce n’est pas ce que je dis. D’abord parce qu’il faudrait le dire en allemand, ce dont je me sens incapable. Ensuite parce que j’ai l’impression qu’on ne me comprendrait pas.
Je me contente donc de dire que je préfère aller travailler avec les camarades hommes ; il y a là les deux anarchistes, l’ambassadeur in partibus de la Hongrie, un homme très aimable, Landrieux, de l’Humanité ; je suis en pays de connaissances.
— Mais, c’est un acte d’indiscipline, me répond-on.
— Je m’en… moque ; je ne suis pas d’ici, d’ailleurs, si j’étais d’ici, ce serait la même chose.
Nous voilà donc repartis.
Un bataillon de l’armée rouge nous précède : une, deux… une, deux… en avant… arche ! Je m’imagine un moment que nous irons ainsi jusqu’à Paris.
Nous arrivons à une gare. C’est là qu’est la besogne ; elle consiste à charger dans des wagons de marchandises, des traverses de rails en bois, à demi pourries. Ces traverses doivent servir de combustible.
Un vent glacé souffle tout le jour et une pluie fine nous pénètre. Je remarque, dans cette simple besogne, la différence des mentalités ; certains, bien que taillés en hercules, travaillent pour la forme ; ils sont la plupart du temps partis, Dieu sait où. D’autres font vraiment tout ce qu’ils peuvent, tel par exemple l’ambassadeur in partibus ; et il n’est pas fort, cependant ; il est même tuberculeux ; je m’en aperçois à sa maigreur, et à la toux sèche qu’il ne peut pas retenir.
Ce travail terrible ne finit qu’à quatre heures. Je reviens tristement seule, car les hommes ont marché plus vite que moi. Le trajet est fort long ; je suis mouillée, mon costume tailleur est plein de boue, ainsi que mes mains ; je trébuche avec mes mauvaises chaussures sur le pavé boueux des rues interminables. C’est cela, l’idéal que je suis venu chercher aussi loin ? Je suis comme une mendiante. N’en pouvant plus, j’entre dans une « stolovaïa » de l’Arbat, où je demande un chocolat pour mes derniers six mille roubles ; je n’aurai même pas pour payer le petit pain qui en coûte quatre mille. C’est un endroit relativement chic ; le patron me regarde d’abord de travers, mais la patronne me connaît, je suis déjà venue. Elle considère mes mains et mes vêtements boueux et me demande d’où je viens ; je le lui dis. Elle fait alors une moue de dédain ; évidemment, elle n’est pas communiste.
Le soir, au dîner, les camarades me disent que mon acte « d’indiscipline » a mis à l’envers toutes les cervelles féminines de l’hôtel. Les anarchistes, qui tiennent absolument à ce que je n’ignore rien des dessous du régime, me montrent la prostitution qui revient avec la nouvelle politique.
Elle n’avait pas disparu, ajoutent-ils ; si vous ne la voyez pas, c’est parce que vous êtes femme ; nous la voyons, nous autres hommes. On peut avoir facilement une femme pour cinquante mille roubles. Un exemple vient illustrer leurs dires ; un « délégat » au Congrès International s’est fait ces jours derniers entôler à Moscou et c’était, horreur, l’argent que le Komintern lui avait donné pour son retour !
Les anarchistes, qui ignorent les questions féministes, ne voient dans la chose que l’immoralité traditionnelle : j’ai la peine d’y voir la persistance du vieil esclavage féminin. Si la prostitution existe, c’est que, ici comme ailleurs, les hommes sont seuls les maîtres de l’argent ou de ce qui en tient lieu. Pour être bien nourries et bien habillées, les jeunes femmes qui ont de la beauté se font entretenir par les puissants du jour ; les sodkom ou maîtresses de commissaires sont un objet de scandale. On raconte à leur sujet la plaisante anecdote suivante :
Une longue queue, comme on en voit beaucoup à Moscou, stationnait devant un bureau où l’on donnait des cartes de paioc. Les gens attendaient là depuis des heures lorsqu’une jolie jeune femme de mise élégante, chaussée de magnifiques souliers jaunes à talons de 18 centimètres, passe hardiment devant la file des expectants. Elle laisse tomber sur eux un regard méprisant et pénètre d’autorité dans l’édifice. Elle en ressort bientôt, tenant sa carte à la main.
Un pope, qui stationnait là depuis longtemps s’étonne de l’injustice criante ; il demande à ses voisins comment il se fait que la dame puisse être ainsi privilégiée.
— Ce n’est pas étonnant, lui dit-on ; c’est une sodkom. Le pope n’est guère mieux renseigné, mais c’est un homme avisé et il se dit en lui-même : « S’il suffit d’être sodkom pour passer tout de suite, je vais dire que je le suis. »
Le voilà qui sort du rang, entre dans l’édifice et dit au fonctionnaire qui distribue les paiocs : « J’ai le droit d’être servi de suite, je suis « sodkom ».
L’employé, scandalisé, au lieu de faire droit à la demande du pope, appelle un agent de la tchéka et le fait conduire en prison sous l’inculpation de sodomie.
Evidemment ce pope, âme innocente et pure, n’avait pas compris toute la portée du titre qu’il s’octroyait avec tant de désinvolture.
Le code que les bolcheviks ont rédigé à la hâte sur le mariage marque un très grand progrès en comparaison des lois similaires du monde entier.
Pas de formalités compliquées ; les fiancés, sans demander le consentement de personne, vont devant le fonctionnaire déclarer qu’ils veulent se marier ; on les marie.
La femme ne perd pas son nom en se mariant ; entre les deux époux, la loi établit l’égalité complète ; la femme ne doit pas obéissance à son mari et, quant à la protection, la femme la doit au mari, comme le mari la doit à la femme lorsque l’un ou l’autre sont hors d’état de travailler.
L’adultère n’est pas un délit ; la femme peut même l’avouer publiquement, en allant déclarer au fonctionnaire que l’enfant dont elle est grosse n’est pas de son mari, mais de tel autre homme (art. 340).
Le divorce est aussi facile que le mariage ; il est accordé sur la volonté d’un seul des époux.
La destruction des vieilles lois qui régissaient l’union des sexes a eu certaines conséquences fâcheuses. Un grand nombre d’hommes ont, paraît-il, profité des nouvelles libertés pour abandonner leur vieille femme et en prendre une jeune.
C’est fâcheux, mais on ne fait pas de progrès sans léser quelqu’un. Dans l’ensemble, la liberté sexuelle est une bonne chose, elle affranchira la femme.
Pas d’émancipation réelle pour la femme tant qu’elle recherchera dans l’homme le soutien de sa vie. Elle ne devient vraiment libre et responsable que lorsqu’elle doit travailler pour vivre. Et les enfants ? L’avenir, c’est l’éducation par l’Etat. En attendant, la mère a droit à une allocation, ainsi qu’à une réduction du temps de travail.
J’assiste à la première séance du « Congrès des Jeunesses ».
Les membres s’y rendent en groupes ; jeunes gens et jeunes filles, au pas militaire. Quatre ou cinq mille personnes environ dans la salle. Tout le monde est très mal habillé, mais fort gai. On ne dirait pas que toute cette jeunesse mange du pain noir et pas grand’chose avec ; ils n’ont pas l’air de souffrir, ils rient et chantent en attendant l’ouverture de la séance.
Pas une femme sur l’estrade. Le président ouvre le congrès, puis Trotsky s’avance, soulevant dans l’assistance des tempêtes de bravos. Il parle de l’ultimatum de la Pologne et de la guerre qui menace. C’est la France, foyer des idées nouvelles autrefois et aujourd’hui boulevard de la réaction, qui excite la Pologne à faire la guerre à la Russie. Elle veut à tout prix empêcher le communisme de s’organiser.
On dit Trotsky très éloquent, mon ignorance de la langue m’empêche de m’en rendre compte, je constate seulement qu’il parle avec beaucoup de chaleur.
J’assiste aussi au « Comité Exécutif des Soviets ». Il se tient dans une salle toute ronde d’un palais du Kremlin. Partout des drapeaux et des bannières rouges avec des inscriptions communistes. Devant chacune des nombreuses fenêtres, le buste ou le portrait d’un précurseur de la Révolution. Au fond de l’estrade de bois qui n’est pas encore achevée, un énorme buste en plâtre de Karl Marx.
Rien du protocole de nos assemblées parlementaires. Sur l’estrade le président, le camarade Kalénine, est en casquette, il fume la pipe. Beaucoup d’autres dignitaires fument la pipe également.
Pas de femmes sur l’estrade à part les dactylos qui vont et viennent, des papiers à la main.
Dans l’hémicycle, à gauche, je vois une vieille dame aux cheveux blancs ; Alexandra Kollontaï est debout auprès d’elle, dans une attitude pleine de respect. C’est Mme Lénine ; je la reconnais de suite, parce qu’on m’a dit qu’elle a une maladie dont le diagnostic est facile à faire.
Bientôt on fait sortir tous les invités, Mmes Lénine et Kollontaï sortent aussi ; il y a séance secrète. Il s’agissait, me dit-on le lendemain, d’une affaire très grave. Des ingénieurs, employés à l’électrification de la Russie, ont saboté le travail. On les a arrêtés ; ils seront fusillés pour l’exemple.
On devient indulgent pour le désordre russe lorsqu’on voit combien le pays est rempli d’ennemis, à l’intérieur comme à l’extérieur. L’hostilité des classes moyennes, que l’on disait enrayée, ne l’est pas, tant s’en faut. Que d’intellectuels n’ont accepté de servir la Révolution que pour détruire son œuvre en détail.
Après des démarches multiples, j’ai pu me procurer un billet pour le « Soviet de Moscou ». Je suis juchée tout en haut dans une tribune ; on ne me fait pas honneur. Ce qui est plus fâcheux, c’est qu’à cette place, il n’y a autour de moi que des ouvriers qui ne savent pas un mot de français et que de cette façon je ne puis obtenir aucune explication.
Là non plus, pas de femmes sur l’estrade, seuls des hommes prennent la parole.
La tribune est d’abord occupée par un vieillard à barbe blanche ; j’apprends le lendemain que c’est un menchevik. Trotsky vient ensuite ; il est ovationné ; son discours porte sur la guerre éventuelle avec la Pologne qui est la question brûlante. Tout ce que je peux saisir, c’est que derrière la Pologne il y a la France. C’est la France qui pousse à la guerre. Ce pays qui est aujourd’hui le plus réactionnaire du monde, voudrait anéantir la Russie communiste ; mais l’armée rouge est là.
Il y a ce dimanche matin une revue sur la place Rouge. Je m’y rends, mais un barrage de soldats m’arrête, impossible de passer sans « propuska ». Il faut à Moscou des « propuska » pour la moindre réunion : précaution contre les attentats. Je retourne à l’hôtel, mais le « commandant » du bureau 34 qui m’est décidément hostile — pourquoi ? Dieu le sait — me refuse. A force d’insister, je finis par obtenir le papier et me voilà dévalant la Tverskaïa vers la place Rouge. Je montre mon « propuska » ; il paraît qu’il n’est pas bon. Pourquoi ? je finis par m’en rendre compte. Tout le monde a un « propuska » écrit à l’encre rouge ; le mien est écrit à l’encre noire ; donc le soldat ne sait pas lire ; seule la couleur de l’encre le guide, j’insiste : je prononce le sésame qui, en théorie, doit m’ouvrir toutes les portes : « la délégat » (je suis déléguée). On m’envoie à un officier qui par bonheur sait lire, il me laisse passer.
Il y a une élévation de terrain en bordure du Kremlin ; elle est remplie de tombes : on a enterré là quelques étrangers morts dans les batailles révolutionnaires et aussi des délégués au dernier Congrès International qui ont péri récemment dans un accident de chemin de fer. Le public s’entasse sur ce terre-plein pour assister à la revue.
Il y a soixante mille soldats, parmi lesquels, je l’ai dit, deux cents femmes, tous bien équipés : tunique kaki descendant jusqu’aux pieds, casque pointu en toile kaki, orné d’une étoile soviétique en laine rouge. Pas de galons ; seuls le drap et la coupe des vêtements désignent les officiers supérieurs.
Devant le Kremlin on a aménagé une tribune pour les orateurs ; un délégué allemand, puis Trotsky haranguent l’armée qui manifeste par des hourrahs son approbation.
Mes deux ex-fils que je rencontre là sont choqués de ce que cette armée ressemble aux autres. J’essaie de leur expliquer qu’il n’y a pas plusieurs façons de transformer une cohue en une force agissante. Un révolutionnaire doit préférer voir, au service de ses idées, l’armée qui marche à la victoire que la foule émeutière vouée à l’écrasement.
Le spectacle de Trotsky acclamé par les soldats me rappelle des lectures ; je pense aux revues de Quintidi, de Bonaparte, sur la place du Carrousel. Le rapprochement n’est pas de nature à me choquer ; pourvu que Trotsky reste dans les idées qui l’ont porté au pouvoir. Je n’ai pas le préjugé de la forme du Gouvernement : une République peut être très réactionnaire, par exemple la République Française au moment où j’écris. Trotsky a des qualités de conducteur d’hommes, parmi lesquelles une énergie et une activité rares ; et je ne suis pas de ceux qui, au nom d’un fatalisme qu’ils attribuent à Marx, nient la valeur des hommes et leur influence sur les événements. L’homme ne peut rien en l’absence des circonstances ; mais les circonstances sans les hommes capables de les accoucher n’enfantent rien. Nous avions eu en France, en 1919, une situation révolutionnaire : si un Lénine et un Trotsky possédant la confiance des masses avaient existé chez nous, nous serions probablement à l’heure actuelle un état communiste.
Après les discours, l’armée défile ; l’infanterie avec son bataillon de femmes-soldats, les mitrailleuses, l’artillerie légère, le génie, les tanks.
En marchant, l’armée chante des chansons révolutionnaires. Voici ce que j’ai pu en retenir :
LA CHANSON DES SOVIETS
I
Refrain
II
III
Cette chanson, me dit-on, a pris le Pérékop, une forteresse très importante de Crimée.
Voici maintenant la chanson des marteaux, ou plutôt ce que j’ai pu en retenir :
L’armée rouge comprend outre l’infanterie, la cavalerie, le génie et l’aviation ; une sixième arme, la propagande ; Trotsky renouvelant Saint-Just, va enflammer de sa parole les armées au combat ; il parle jusque sous les balles. Un grand nombre de militants, hommes et femmes, sont chargés de missions analogues.
On m’a dit de me tenir prête à onze heures et demie pour aller visiter un établissement d’enfants.
Nous allons d’abord au siège de la section féminine du Parti ; un grand bâtiment plein de bureaux où travaillent des femmes de tous genres. Je revois l’ancienne paysanne aux traits énergiques ; bientôt arrive la camarade qui doit nous conduire et qui est l’inspectrice générale des établissements d’enfants. Elle ne ruine pas la République des Soviets par sa coquetterie, la pauvre femme : elle porte des vêtements de hasard, ses chaussures sont déchirées. Sans doute elle a mal aux dents, car elle porte un mouchoir blanc en mentonnière. Après une de ces longues attentes auxquelles je commence à m’habituer, l’auto demandée arrive. J’y prends place avec ma conductrice et quelques dames qui ont voulu profiter de l’occasion.
L’Institution est à soixante kilomètres, nous sortons de Moscou et nous nous engageons bientôt dans une magnifique forêt de sapins ; la route est très belle. En chemin, l’inspectrice générale avoue qu’elle n’a pas mangé depuis la veille. Je ne puis offrir à la pauvre camarade que quelques morceaux de sucre oubliés dans mes poches ; elle les mange. Cette femme est encore une de ces héroïnes obscures qui, si elles étaient plus nombreuses, assureraient le succès du communisme.
Notre auto file avec rapidité, nous traversons des villages et sur notre passage les paysannes, prises d’une peur tout à fait comique, se sauvent dans leurs maisons.
Les villages ne semblent pas misérables. Nous sommes dans la province de Moscou et la récolte, surtout la récolte des pommes de terre, a été très abondante. Les maisons sont uniformément faites de troncs d’arbre disposés en travers ; elles ont de nombreuses petites fenêtres d’un effet gracieux. Tout le monde est sordidement habillé et pieds nus.
Bientôt il faut s’arrêter dans les villages ; le chauffeur ne sait pas le chemin et doit demander. Les paysans, la première impression passée, sortent, et les enfants, plus hardis, s’accrochent à notre voiture. On donne à l’un la permission de monter pour nous montrer le chemin ; il nous guide pendant deux ou trois kilomètres.
Les routes sont fort belles, je l’ai dit, malheureusement il n’y en a pas beaucoup ; mais cela n’embarrasse pas notre chauffeur, qui engage l’auto à travers champs. Nous sommes effroyablement cahotées, mais j’ai déjà fait mon apprentissage sur les pavés de Moscou et je ne m’en fais pas… nitchévo !
Après bien des détours nous arrivons enfin au monastère où est la colonie. C’est une construction sans caractère, sauf la chapelle, qui est byzantine. A notre entrée des enfants, filles et garçons, accourent et un jeune pensionnaire, avisé entre tous, s’écrie : « Voilà les femmes de Lénine ! » Fichtre !
Mais les nonnes viennent à nous ; elles sont vêtues de noir et leur costume rappelle plutôt la paysanne que la religieuse ; nous descendons de voiture.
Le monastère a gardé en partie son ancienne affectation. On a renvoyé la supérieure et conservé les sœurs ; la colonie d’enfants a été jointe au couvent en une manière de symbiose.
On nous fait entrer dans une pièce qui servait autrefois de salon à la Mère supérieure. L’ameublement est fort simple : buffet en bois jaune, canapé et fauteuils recouverts d’étoffe. Cela ressemble à un salon petit bourgeois ; mais les murs blanchis à la chaux donnent une note très pauvre.
On a prévenu le directeur, il vient nous recevoir. C’est un homme encore jeune ; il est vêtu d’un paletot de toile et chaussé de hautes bottes, le tout maculé de boue ; il revient des champs. En dépit du costume, cet homme n’a rien de paysan, il ressemble à un ingénieur agronome, l’expression de son visage est très intelligente.
Il y a, nous dit-il, dans la colonie, deux cent soixante enfants. Tout d’abord l’établissement était dirigé par un Soviet composé des professeurs, des habitants du village et même de quelques élèves. Cela marchait très mal, les paysans intriguaient, on montait la tête aux enfants contre les professeurs qui ne plaisaient pas : la zizanie était en permanence.
Le Gouvernement a dissous le Soviet et nommé un directeur responsable : depuis ce temps, la colonie prospère.
Une partie des nonnes, elles sont deux cents, s’occupent des enfants. Elles leur apprennent à coudre, à fabriquer ces bottes de feutre que les Russes portent en hiver.
J’ai vu un enfant de dix ans qui est déjà un bon petit cordonnier. Il montre avec fierté la paire de bottes qu’il vient de terminer.
Je ne suis pas enchantée. Je préférerais voir cette colonie d’enfants pauvres sous les aspects d’un brillant lycée. Si on a fait la Révolution, n’est-ce pas pour mettre les pauvres au niveau des riches ? J’apprends aussi que les enfants travaillent aux champs, et cela ne me plaît pas beaucoup non plus, surtout quand je vois que les salles de classe ne sont pas encore organisées ; il est vrai que nous sommes dans la période des vacances.
Il y a une grande salle avec une scène. On apprend aux enfants à jouer la comédie : c’est plus intellectuel.
Tout est très proprement tenu, mais incroyablement pauvre. Dans les dortoirs, des lits en bois blancs très bas et pauvrement garnis d’une paillasse. Dans un atelier, des petites filles, sous la direction des religieuses, se fabriquent avec des bouts de chiffon et de la bourre de laine, des couvertures pour l’hiver.
Les enfants sont fort mal vêtus, mais ils paraissent en bonne santé. Dans la cour ils nous entourent et nous sourient.
Le directeur paraît très fier de son œuvre à laquelle il se donne tout entier. Avec la culture des terres du monastère, il arrive à faire marcher la colonie en coûtant très peu au Gouvernement. Cette année, la récolte des pommes de terre, des choux et des carottes a été très abondante.
Naturellement nous demandons à voir aussi les nonnes. Nous visitons leurs ateliers où nous les trouvons occupées à broder des étoffes avec lesquelles elles confectionnent des sacs à main fort jolis. Elles peignent aussi des miniatures sur des couvercles de bonbonnière. Sur les murs de l’atelier il y a des tableaux religieux qui sont leur œuvre.
Autrefois, elles vendaient le produit de leurs travaux ; maintenant, il va au Gouvernement.
Plus loin, d’autres nonnes, moins favorisées, fabriquent des espadrilles en corde pour les mineurs du Don. Leur atelier est fort triste et la poussière continuelle rend le travail très malsain.
Dans la cour, les sœurs cordières filent le chanvre avec un métier à pédale. La durée du travail est de huit heures pour tout le monde.
Nous demandons à une religieuse si elle regrette son ancienne vie. Elle nous répond qu’elle était au couvent depuis vingt ans. Elle s’occupe avec plaisir des enfants parce que c’est une bonne œuvre, mais elle verrait avec joie le couvent redevenir ce qu’il était avant.
On n’a pas formellement interdit aux nonnes leurs pratiques religieuses, mais on s’est arrangé pour faire coïncider les heures du travail avec celles des offices. Les sœurs ont renoncé à la chapelle, et beaucoup s’émancipent jusqu’à sortir du couvent pour accompagner les enfants dans les musées et les excursions.
Les religieuses se sont méprises sur le caractère de notre politesse ; voilà qu’elles se concertent pour nous envoyer une délégation, afin que nous leur fassions rendre leur supérieure : le directeur doit intervenir. La Révolution n’est pas nécessairement grossière et brutale, mais tout de même elle est la Révolution.
Après la visite, le dîner. On nous sert au réfectoire, dans la vaisselle des religieuses qui est très belle. Les nonnes, curieuses, viennent tour à tour à la porte regarder manger « les femmes de Lénine ».
Notre repas est composé d’une soupe au poisson, d’un plat de riz au lait ; pour dessert on a du fromage blanc avec du sucre. Tout est sain et bien préparé. Quant à l’inspectrice, elle savoure ce festin qui est une vraie aubaine pour elle. D’ailleurs, il y a vingt-quatre heures qu’elle n’a pas mangé.
Cette sympathique inspectrice a de l’ambition ; elle voudrait étudier à l’Université Sverlof pour devenir une propagandiste politique. Elle fait valoir son âge encore jeune : vingt-neuf ans ; elle en paraît quarante. Les camarades la dissuadent ; elles lui disent qu’elle manque de la persévérance nécessaire et que l’étude l’ennuierait bientôt.
Le soir tombe, nous remontons en auto et partons. Nous arrivons bientôt à une rivière sur laquelle est un pont de planches à moitié pourries ; il faut descendre. Nous franchissons le pont et la voiture vide passe ensuite. Le Dieu des nonnes nous protège ; il n’y a pas d’accident.
En route, j’ai le plaisir d’assister à une séance d’application du système D. Sans prévenir, le chauffeur a stoppé ; au loin des paysans travaillent au milieu d’un champ ; il va les trouver. Pour quoi faire ? Nous allons le savoir tout de suite. Les paysans arrivent avec des sacs de pommes de terre ; ils en emplissent l’auto à tel point que nous ne savons plus où mettre nos jambes. En échange des pommes de terre, le chauffeur donne du naphte (pétrole brut) dont il a plusieurs bidons. Une camarade veut protester, mais l’homme répond que le naphte est à lui ; il l’a économisé ; Dieu veuille le croire.
Enfin, tard dans la soirée les pommes de terre et nous arrivons sans encombre à Moscou.
Munie d’une recommandation, je me rends un jour au commissariat de l’hygiène qui occupe un grand bâtiment dans une rue proche de la Tverskaïa. L’édifice est incroyablement bondé d’employés ; c’est une véritable foule dans les escaliers aux heures de rentrée et de sortie.
J’attends pendant deux heures le docteur Kallina qui n’est pas encore rentré. Pour atténuer mon énervement je cause avec les dactylos ; il y en a deux qui savent le français. L’une est farouchement anticommuniste. Tout le mal, dit-elle, vient de ce qu’on n’a pas écouté les menchevicks ; on est allé trop loin et maintenant il faut revenir en arrière. Elle tape avec colère sur un tas de journaux empilés sur son bureau. Lorsqu’on lit cela, dit-elle, on croit que tout est très bien ; la vérité, vous l’avez sous les yeux, n’est-ce pas ? Et puis, continue-t-elle, quand on n’est pas de l’avis du Gouvernement, on vous arrête, on vous tue, même ; c’est la terreur.
Je m’étonne que sachant cela, elle puisse parler avec ce sans-gêne, devant une demi-douzaine de personnes. Le fatalisme russe peut-être : Nitchevo, il n’arrive que ce qui doit arriver.
Enfin, le docteur Kallina vient ; il me donne une carte pour visiter l’hospice des Enfants Trouvés.
J’ai fait la connaissance dans son bureau d’une jeune doctoresse polonaise qui, celle-là, est une bolcheviste enthousiaste. Je corrige le français de quelques-uns de ses articles qu’elle traduit pour les publier ; tous peuvent se résumer en ceci qu’avant la Révolution, il n’y avait rien et que maintenant il y a tout. Cette jeune fille doit être sincère ; elle s’enthousiasme à la vue de deux ou trois ouvriers occupés au ravalement d’une maison ; enfin, dit-elle, on commence à réparer !
Celle-là non plus n’a pas mangé depuis la veille. Je tire de ma poche un morceau de pain blanc que j’ai touché le matin à l’hôtel, et le lui offre : elle est d’abord scandalisée. Comment, à l’Hôtel Luxe on a du pain blanc, alors que tout le monde a du pain noir, quelle injustice !
Je calme ses alarmes en lui assurant, ce qui est la vérité, que c’est par exception que nous avons reçu ce pain : habituellement, au « Luxe » comme ailleurs, on a du pain noir. Et pour la rassurer tout à fait je lui dis :
« Mangez sans scrupules, le pain est exécrable ! »
Je ne sais pas si l’ardente communiste a pu digérer sans remords ce pain du privilège et de l’injustice.
Jolie figure cette jeune doctoresse ; il y en a des mille comme elle, je l’ai dit, en Russie ; dévouement, honnêteté poussée jusqu’à la minutie puérile. Je pense par antithèse aux milliers d’hommes sans scrupules qui, dans les hauts emplois, s’enrichissent aux dépens de la pauvre Russie et je me dis que le sacrifice des premiers est bien inutile.
Je grelotte le jour dans mes vêtements d’été et la nuit sous mon unique couverture ; on m’a ri au nez lorsque j’ai demandé à l’hôtel une couverture supplémentaire. Mais la jeune doctoresse a pitié de moi et elle m’apporte son plaid. Elle est venue plusieurs fois pour me tenir compagnie ; mais… le garde-rouge qui veille… lui a refusé la porte parce qu’elle n’avait pas de « propuska ». N’entre pas qui veut à l’« Hôtel Luxe » : il faut un laisser-passer et c’est toute une histoire pour l’obtenir de la bureaucratie.
Ces « propuska », ils me rendront contre-révolutionnaire. Autrefois, lorsque je lisais Dumas père, je me disais que ces gens de la Grande Révolution devaient être bien heureux d’avoir une carte de civisme et de la montrer à toute réquisition. La réalité est bien différente ; les « propuska » sont une invention détestable.
La maison des Enfants trouvés a été fondée par Catherine la Grande. Les bolcheviks l’ont améliorée et, tout d’abord, ils ont réduit le nombre des lits, afin que les soins puissent être plus attentifs.
Mon étonnement est grand lorsqu’on me dit que les mères n’ont pas le droit de venir abandonner leur enfant et que les bébés hospitalisés ont été effectivement trouvés dans la rue.
La doctoresse de l’établissement m’explique que, si on permettait l’abandon, les mères viendraient en foule apporter leurs bébés. J’ai la tête pleine de la brochure de Mme Kollontaï sur l’élevage des enfants par l’Etat et je pense que le gouvernement devrait être enchanté de cet empressement des mères à lui donner leurs enfants. Je me rends compte qu’il y a très loin de la théorie communiste à la pratique. En cette matière, comme en bien d’autres, la misère générale a empêché la réalisation des programmes.
Nous parcourons les salles. Tout est peint au ripolin blanc et proprement tenu. Les contagieux, les syphilitiques sont isolés dans des services spéciaux. Il y a des nourrices qui, outre leur propre enfant en allaitent un autre.
Ma conductrice me fait comparer les enfants qui ont leur mère, à ceux qui ne l’ont pas ; la différence est grande, en effet. Mais cette démonstration de l’utilité des mères pour l’élevage des nourrissons me choque au plus haut degré ; je crois entendre Pinard, un de mes maîtres, qui n’était pas précisément un homme avancé. C’est que je suis venue pour voir le communisme, et non seulement je ne le vois pas, mais on n’a pas même l’air de se douter qu’il y ait quelque chose de changé depuis la Révolution.
L’allaitement maternel n’est nullement aussi indispensable que le prétendent ceux qui veulent maintenir la femme dans sa servitude ancestrale. Les enfants élevés au biberon dans les classes aisées de France, se développent en excellente santé. C’est une question d’hygiène et de soins éclairés.
Je comprends cependant que la misère doit excuser bien des choses ; surtout quand ma cicerone me raconte que l’hiver précédent, beaucoup de bébés ont été trouvés gelés dans leurs berceaux.
Le lendemain, je vais voir un hôpital. Il est proprement tenu et rappelle nos hôpitaux de province. Dans une salle se trouve une Française qui est là depuis six mois pour un rhumatisme déformant. Elle donnait des leçons de français à Moscou. Toute sa famille a disparu ; son mari est mort ; son fils a quitté la Russie ; elle est seule, vieille et malade. Elle nous sourit cependant, heureuse de parler français. Elle a vécu la guerre, la révolution, Kerensky, le Bolchevisme ; rien ne lui est arrivé de fâcheux. Nous la quittons en lui disant qu’elle va guérir, pieux mensonge ; elle est pour jamais hors d’état de gagner sa vie.
Elle ne s’est pas plainte du régime ; il n’en est pas de même du médecin qui m’accompagne et qui, lui, trouve le régime détestable. On lui a donné une mauvaise chambre il a droit à un paioc qu’il ne touche pas. Il a un traitement ridicule de quelques milliers de roubles par mois, le prix d’un kilo de pommes de terre. Heureusement, il fait de la clientèle, il a son appartement en ville et ne vient à l’hôpital que lorsqu’il y est obligé.
Au retour, je fais la connaissance dans la rue, d’un autre mécontent. C’est un jeune homme, autrefois bourgeois ; il a fait des études classiques et commencé une école d’ingénieurs. La Révolution en a fait un mécanicien pour automobiles ; il porte un pardessus de toile tout taché de cambouis. Il gagne bien sa vie, me dit-il, parce qu’il sait se débrouiller ; son métier, en outre, ne lui déplaît pas, mais la dégradation sociale qu’il a dû subir, fait de lui un ennemi furieux du bolchevisme.
Dans cette question des classes moyennes il y a, à mon avis, des torts des deux côtés. Les intellectuels, ancrés dans leurs préjugés n’ont pas voulu reconnaître la dictature du prolétariat et les ouvriers, remplis de leurs préjugés de classe, eux aussi, ont cru pouvoir se passer des intellectuels, ce qui est impossible à moins de revenir à la vie primitive, qui n’est en rien désirable.
Maintenant, on me connaît au Komintern, et le matin je prends souvent l’autobus rouge qui m’y conduit. Je remarque que dans les rues, les gens regardent haineusement cette voiture qui transporte des fonctionnaires détestés. Un anarchiste me dit un soir qu’on à tiré sur l’autobus et qu’une balle l’a effleuré. Je suis porté à croire qu’il a mal vu, mais le lendemain, je constate qu’il y a un trou rond à l’une des vitres de l’autobus. Décidément, ce Moscou est plein de dangers.
Je profite de ce que les employés commencent à m’avoir « à la bonne » pour demander un « propuska » qui me permette de visiter le Kremlin.
J’avais bien des fois tourné autour de cette forteresse, mais je n’osais m’avancer jusqu’à la porte. C’est que je sentais ne pas peser lourd avec ma petite carte violette de pensionnaire de l’hôtel Luxe ; et j’avais la hantise d’être arrêtée et oubliée en prison.
Enfin, j’ai le bienheureux papier, et l’entôlé qui, en sa qualité d’anarchiste, n’entre pas au Kremlin et n’a pas envie d’y entrer, émet en riant l’hypothèse que je pourrais bien ne pas revenir. Il tient à m’accompagner jusqu’à la porte et me dit un au revoir, ému. Au premier guichet, je montre mon « propuska », on me donne un papier rose et je franchis deux barrages de soldats ; me voilà dans la place.
Je passe sous la tour où se trouve la grosse horloge qui sonnait, dit-on, l’Internationale, au début de la Révolution.
Dans une rue à droite, la maison de Lounatcharsky, très originale, est peinte en vert, celle de Trotsky a moins de caractère ; elle est peinte en rose. Que de tristesses dans ces rues désertes ; sur une petite place, devant une chapelle, des soldats font l’exercice ; là-bas, sur la fameuse terrasse d’où Napoléon a contemplé Moscou en flammes, des enfants jouent au ballon. De temps en temps, un employé, misérablement vêtu, passe devant moi et disparaît bientôt dans une porte.
Je parcours la terrasse magnifique ; pas de banc, mais, devant le Palais de Lénine, il y a un chantier de bois où travaillent nonchalamment deux ouvriers ; je m’assieds sur une poutre. Le soleil radieux fait scintiller les coupoles dorées des chapelles ; les murs du Palais de Lénine, éclatants de blancheur, renvoient une lumière crue.
Rien n’est éternel. Autrefois, cette terrasse grandiose était pleine de dames frou-froutantes à la cervelle d’oiseau. Elles papotaient, intriguaient, flirtaient avec des hommes aussi futiles qu’elles, et le bonheur de tout ce monde était fait du malheur de millions d’ouvriers et de paysans.
C’était pour eux que l’ouvrier menait la vie triste de l’usine, travaillant sans espoir du seuil de l’adolescence, à la décrépitude finale. C’était pour eux que les paysans vivaient comme des bêtes, sans un rayon de culture intellectuelle pour illuminer leur existence. Enfin, le cataclysme est venu qui a tout balayé et il n’y a plus que cet abandon.
Evidemment, les révolutions ne sont pas belles. C’est une utopie que d’y chercher une régénération des hommes à leur feu purificateur. Ils sont ici ce qu’ils sont partout et j’ai retrouvé leurs égoïsmes, leurs duretés, leurs petitesses ; le sol tremble encore et pourrait bien les engloutir ; on dirait qu’ils ne s’en doutent même pas.
Quant à moi, je me sens comme une étrangère, aussi mon imagination franchissant les distances me transporte-t-elle à Paris. Là-bas, c’est la petite vie, ici aussi, décidément il n’y a rien qui vaille la peine en ce monde.
J’ai visité le palais impérial qui a été transformé en musée. Dans des vitrines, les vêtements des anciens tsars, leurs bijoux et leurs couronnes enrichies de diamants. On dit que ces diamants sont faux, je n’ai pas le moyen de le savoir.
Les vastes pièces sont très proprement tenues, les parquets soigneusement cirés. Seule une odeur insupportable de harengs grillés, la cuisine du concierge sans doute, jette le trouble ; elle rappelle que le peuple a pris possession du palais après en avoir chassé les empereurs.
Ce concierge, en dépit de ses harengs, doit être tsariste. Avec quel respect il ouvre les portes des appartements impériaux, avec quelle émotion il nomme et décrit les pièces du mobilier. Au contraire, lorsque nous passons devant les choses du régime nouveau, il dit avec dédain : « objets soviétiques » !
Il est de fait que les Soviets ne se sont pas ruinés en frais d’installation. Dans le riche salon où se tenait le Congrès, ils ont mis une misérable estrade en bois blanc recouverte de papier rouge. Cela fait un effet pitoyable ; l’impression d’éphémère que l’on ne peut pas ne pas avoir est pénible pour un communiste. Il est vrai que les bolcheviks ont bien d’autres chats à fouetter que de s’occuper de l’effet produit par leurs agencements sur les étrangers de passage.
Il y a dans le Kremlin de nombreuses chapelles qui datent des treizième, quatorzième et quinzième siècles. Certaines sont fort jolies. On restaure les peintures, on dégage les œuvres d’art que les régimes passés avaient stupidement recouvertes de planches.
On n’accusera pas les bolcheviks d’avoir négligé l’art ; ils l’encouragent même trop, à certains égards. Le cubisme est, on le sait, tout à fait à l’honneur à Moscou. La liberté absolue laissée à l’imagination des artistes nous a valu jusqu’à des statues en ficelle !
Dans le vestibule d’un établissement soviétique, je tombe en arrêt devant une sorte de tobogan de fer qui tient le milieu de la salle et dont la hauteur, de cinq ou six mètres, atteint le plafond. Au centre du tobogan sont deux cubes d’inégale grandeur ; le plus grand est en bas et le plus petit en haut. Ils sont en papier huilé et ressemblent à d’énormes pièges à mouches. Je me creuse la cervelle à chercher le sujet de cette construction bizarre ; ne trouvant pas, j’avise un voisin.
— Que diable est-ce que cela ?
— Cela, me dit d’un ton plein de respect mon interlocuteur, c’est la Troisième Internationale !
— Vraiment !
— Oui ; et le petit cube du haut c’est le Comité Exécutif !
Je me retiens pour ne pas pouffer ; c’est de la folie toute pure ; et il paraît que le générateur de cette merveille la voulait édifier sur une place de Moscou, elle aurait atteint une hauteur de trois cents mètres.
Le bolchevisme, telle la cornue de Nicolas Flamel, recèle les substances les plus hétéroclites ; le bien avec le mal, le progrès avec la démence.
Je suis peu allée au théâtre. La première période de mon séjour coïncidait avec les vacances, les théâtres étaient fermés. J’étais encore à Moscou quand ils se sont ouverts ; mais je n’avais plus d’argent et personne ne s’intéressait assez à moi pour me donner des billets.
J’ai assisté cependant à un concert et à un ballet russe. Le concert n’avait rien de remarquable, sauf que j’y pus voir dans le public la bureaucratie qui s’essayait dans son rôle nouveau de classe dominante. On chanta du classique et à la fin un comique dit des vers où on raillait les commissaires profiteurs ; malheureusement c’était en russe et je n’avais personne pour me traduire.
Une autre fois, j’ai grelotté pendant deux heures dans une salle glacée, à attendre un ballet annoncé pour huit heures et qui ne commença qu’à dix. Le public, lui, ne s’impatientait pas ; les gens bavardaient et riaient ; bah huit heures cela veut dire ce soir. Il faut être un occidental pour être constamment pendu à sa montre. Autant être ici qu’ailleurs, nitchévo !
Le ballet est très bien conçu et digne d’une meilleure scène. Le numéro le plus original est : la marche funèbre de Chopin. Un jeune homme dit d’abord des vers sur cette composition musicale, puis le rideau se lève. Au fond de la scène, une jeune fille, couchée sur un lit blanc, couvert de fleurs ; elle vient de mourir. Devant le lit une petite fille agenouillée prie ; à côté les parents en des attitudes de désespoir.
Au devant de la scène, le passé de joie ; jeunes filles et jeunes gens vêtus de blanc dansent des rondes. Mais la mort au visage affreux, à la robe sanglante arrive ; l’un après l’autre, les danseurs tombent à terre et elle les étrangle en grimaçant un rictus féroce.
Le public applaudit ce numéro, mais il ne le redemande pas ; il préfère des danses espagnoles fort banales qu’il couvre d’applaudissements et rappelle plusieurs fois.
En Russie, la profession de danseuse n’a pas le cachet d’immoralité qu’elle conserve encore chez nous. C’est un art comme un autre et on l’apprécie beaucoup. La petite fille de la donneuse de journaux de l’hôtel Luxe s’exerce à danser dans la salle de lecture. Comme elle n’a pas de musique elle chante une chanson pour marquer la mesure. La mère est très fière de sa « ballerine » qui n’a que six ans.
Voilà que je commence à me faire des relations. Un soir je suis allée chercher un pot d’eau bouillante à la cuisine ; j’ai disposé sur ma table recouverte d’une nappe blanche ma théière et mes tasses aux armes de la République des Soviets, j’ai sorti une boîte de lait condensé que je traîne depuis Berlin ; un reste de sucre : je reçois !
Deux hommes viennent me voir ; j’ai fait leur connaissance chez le fonctionnaire dont je parle plus haut. Nous parlons de Moscou, de la Révolution, etc., au bout d’une heure ils s’en vont.
Une angoisse m’étreint de cette conversation. Evidemment je comprends que je ne suis qu’une révolutionnaire théorique et que je manque d’estomac. Un des hommes a été président d’un tribunal révolutionnaire ; il se complaît dans la terreur. Parmi les hommes de notre Quatre-Vingt-Treize il apprécie surtout Carrier ; il trouve que ses bateaux à soupape étaient « un système très ingénieux » et qu’il faudrait imiter !
Je conçois la terreur comme une nécessité ; mais je pense qu’il faut ne l’employer que le plus rarement possible et ne jamais y prendre plaisir. Lorsqu’on prodigue la mort, les gens s’y habituent comme à toute autre chose et elle ne remplit plus son office qui est d’épouvanter l’ennemi.
Mais je ne connais la terreur que par les livres ; mon contradicteur a été officier, il a fait la guerre et la vie humaine, qui me semble à moi la chose la plus précieuse ne compte pas pour lui.
Le sommeil ne vient pas cette nuit-là ; pourquoi ? N’ai-je pas au cours de ma vie de militante entendu des centaines de conversations semblables ; combien de gens n’ai-je pas entendu fusiller en paroles et moi-même combien de fois ne l’ai-je pas été ? A Paris, cela me faisait rire parce que je savais bien qu’il ne s’agissait que d’un jeu ; la chose viendrait-elle jamais, en tout cas elle était très loin.
Ici on ne joue pas et sous les rues noires de la ville, il y a des caves où on pleure, où on désespère, où on meurt. Décidément j’ai besoin de tout un cours de révolution.
La terreur, à Moscou, est très intelligemment organisée. Point de ces charrettes pleines de condamnés qui longeaient en 1793 notre rue Saint-Honoré ; on n’exécute pas sur la place Rouge comme notre Révolution exécutait sur la place de la Concorde. Durant tout mon séjour je n’ai jamais vu tuer personne. J’entendais seulement dire que, la nuit précédente, on avait fusillé tel ou tel. Les Russes d’aujourd’hui sont plus psychologues que ne l’ont été nos ancêtres de la fin du XVIIIe siècle.
Tous les révolutionnaires russes ne sont pas insensibles.
Il y a eu des bourreaux qui sont devenus fous d’épouvante ; d’autres sont tombés malades. Aussi un Allemand, mon voisin de palier, à qui j’apprends un peu de Français, répète volontiers, lorsque la donneuse de journaux chante notre Carmagnole :
— Oui, on les pendra, mais il faut des spécialistes !
J’ai demandé mon passeport depuis longtemps, mais, par malheur, Souvarine est parti à Berlin ; je n’ai plus personne pour me pistonner, alors on me fait attendre. Tous les deux ou trois jours, je vais harceler les bureaux du Komintern ; rien n’y fait.
Et je n’ai plus d’argent. Il m’en faudrait absolument cependant ; je mange très peu de ce qu’on me donne et j’ai faim. Je sais que le « komintern » donne de l’argent aux délégués pour le retour ; si je demandais une avance ? Je prends d’abord conseil d’un camarade.
— Ne faites pas cela, dit-il, ce serait très mal apprécié. On vous entretient ; donc vous ne devez pas avoir besoin d’argent ; si vous ne pouvez pas vous en passer, c’est que vous n’êtes pas communiste.
— Que faire, alors ?
— Vous avez bien quelques babioles ; venez avec moi demain matin, j’ai un vieux pantalon de l’armée rouge ; nous irons vendre au marché.
C’est un marché en plein vent, tout au bout de la ville. Il y a là de tout : de la viande et des pendules, du beurre, des chaussures neuves et d’occasion, des vêtements, etc. D’anciens « bourgeois » viennent là vendre leurs bijoux, les bibelots qui ornaient leurs salons. Mais il y a peu de belles choses ; depuis quatre ans que la Révolution dure, ils ont eu le temps de tout vendre.
Comme chez nous, les pauvres « Crainquebille » sont persécutés par la tchéka en uniforme ; elle parcourt à cheval le marché et disperse les petits marchands ; je suis humiliée et attristée, mais je prends le parti de rire de mon malheur.
Sur les conseils du camarade qui m’accompagne, j’ai retiré l’étoile soviétique que je porte à ma casquette. C’est une honte d’aller spéculer ; on ne traîne pas au marché l’insigne du communisme.
J’ai sur mon bras ma chemise, une chemise d’homme que je porte pour la commodité et que j’ai achetée à Berlin. J’ai aussi les cigarettes que m’a octroyées le « Luxe » ; je ne fume pas. J’ai des boîtes d’allumettes, une savonnette fine de Berlin, un cahier qu’on a acheté pour moi en Lettonie.
Je me fais à moi-même un piteux effet ; pour attirer l’attention sur mon magasin portatif je crie : « Roubachka » chemise ; sans doute je prononce très mal, car on rit ; je prends le parti de rire aussi et on m’appelle « Américanska » l’Américaine. Au bout de dix minutes, j’ai tout vendu ; vingt mille roubles la chemise, quinze mille roubles les cigarettes ; quinze mille roubles le savon ; je suis riche.
De mes marchandises il ne me reste que le cahier ; c’est en vain que je l’ai offert, personne n’en a voulu ; « Ia nié pichou », je n’écris pas ; telle a été la réponse générale. J’en ai conclu que le Gouvernement des Soviets a encore beaucoup à faire pour la culture du prolétariat.
Le camarade a vendu cinquante mille roubles son pantalon de soldat, nos porte-monnaie sont pleins d’argent. Allons à la « stolovaïa » dis-je enthousiasmée. Mon camarade se décide, mais je lui fais l’effet du démon tentateur toujours prêt à entraîner dans le péché la pauvre humanité.
Ce qui me met du baume dans le cœur, c’est que j’entrevois de futures visites au marché. Toutes les semaines je touche des cigarettes, des allumettes ; j’ai l’espoir de toucher un savon ; j’irai vendre tout cela, et même au besoin un costume tailleur, j’en ai deux ; la petite montre que j’ai achetée à Berlin. Avec l’argent je pourrai me payer à l’infini des cacaos avec des petits pains à la crémerie de la Tverskaïa. Je me sens prise du génie de la spéculation !
Tout de même, j’ai hâte de partir ; mon inaction me pèse ; elle fait que les conditions matérielles de la vie tendent à occuper la place prépondérante dans mon esprit ; et j’ai dit combien elles sont mauvaises. Je souffre du froid. Il y a bien le chauffage central au « Luxe », mais on ne chauffe qu’un jour sur trois. J’ai pu obtenir de troquer mon caoutchouc satiné contre un manteau d’hiver. Après avoir passé par un certain nombre de bureaux, j’ai obtenu le sésame qui m’a ouvert les « Galeries Lafayette » de l’Hôtel Luxe. Ce n’est pas grand. Il y a là, accrochés à des penderies, des vêtements pour hommes et dames. Mon ex-fils le dictateur s’est déjà fait habiller ; il est tout fringant dans son complet noir. Je choisis un manteau de gros drap ; il est terriblement lourd et je suis écrasée, mais au moins je n’ai plus froid.
Les quelques camarades avec qui je pouvais causer un peu s’en vont un à un, et moi je reste. Je remue ciel et terre pour qu’on me donne mon passeport ; enfin, un soir, on m’annonce que je pars le lundi suivant. Je n’ose y croire, on a remis déjà quatre ou cinq fois mon départ.
— Non, me dit le camarade, cette fois vous partez pour de bon ; la personne à qui on a promis de donner votre passeport est de celles qu’on ne berne pas.
— Qui donc est-ce ?
— Trotsky.
— Ah !
En effet, le samedi on me remet mon passeport et le lundi matin je vais au « Komintern » toucher l’allocation pour le voyage. Dans l’antichambre, je trouve le commissaire qui m’a fait à X… des promesses qui ne se sont pas réalisées. Il commence par me reprocher mon départ ; la Russie a besoin de médecins, je dois rester. Ensuite, il trouve à redire à ma casquette d’homme : « La femme, dit-il, ne doit pas ressembler à l’homme, elle a une mission de charme », etc. Je suis atterrée. Faut il avoir fait trois mille kilomètres pour retrouver les clichés des esprits rétrogrades de Paris. Et moi qui m’imaginais la Russie tellement avancée que j’avais peur de ne pas l’être assez.
Je répondrais bien comme il le faut à ce bolcheviste qui est si peu féministe, mais j’ai peur de lui. C’est un commissaire, et bien que j’aie dans ma poche mon passeport et les six mille marks qu’on m’a alloués pour le retour, je sais qu’il n’aurait qu’un mot à dire pour qu’on m’empêche de partir. C’est pourquoi je me contente d’une échappatoire.
— Oh ! vous savez, Monsieur, je ne suis plus jeune et je considère ma mission de charme comme terminée.
Mais il ne veut pas me lâcher ; il me reproche l’argent que j’ai coûté aux Soviets et me dit que mon devoir est de rester en Russie. « Si les conditions sont mauvaises, fait-il, vous devez les supporter. »
J’ai à Paris mon cabinet de médecin, ma situation…
— Qu’est-ce que tout cela !
Mais on appelle le commissaire ; j’en profite pour m’esquiver sans demander mon reste.
En bas est l’autobus rouge où je monte pour la dernière fois le cœur ulcéré. Il pleut ; à la lumière grise qui tombe du ciel bas, Moscou m’apparaît infiniment triste. Les strophes d’un cantique qu’on me faisait chanter dans mon enfance me reviennent en mémoire :
Vérité profonde ; tout n’est que vanité ; rien dans la vie ne vaut la peine, et plus pessimiste encore que le moine du Moyen Age je n’excepte pas Dieu de la vanité universelle, parce que je sais que Dieu est humain.
Ma tristesse s’en va vite ; la vie, l’humanité, est-ce que je ne les connais pas ? J’ai l’expérience et je sais que si le but est illusoire, l’action est un besoin. Je ne voudrais pas de la vie de ces petits bourgeois penchés sur leurs gains ; ils sont acariâtres, maussades, tandis que moi, malgré toutes les pierres du chemin, je sens que j’aimerai la vie quand même, jusqu’à la fin.
Et je relis en pensée les réflexions du Candide, de Voltaire. « Je me demande, dit Candide, s’il ne vaudrait pas mieux être pendu, puis disséqué, ramer aux galères, etc., plutôt que de m’ennuyer dans cette vie tranquille. »
Je pense comme Candide, c’est pourquoi, tout en étant bien heureuse de quitter la Russie, je ne regrette pas d’y être allée.
Au diable la tristesse, je m’en vais ce soir ; c’est un jour de joie. Je vais écorner l’allocation du « Komintern » à la « stolovaïa » pour quitter la Russie sous une bonne impression alimentaire. L’après-midi est remplie par un tas de formalités. Je dois aller au Bureau de l’alimentation toucher la nourriture du voyage. Les anarchistes me suivent partout ; car ils savent bien qu’il leur en reviendra quelque chose. A eux ma livre de caviar de mauvaise qualité ; à eux ma demi-livre de beurre. Je n’emporte que le sucre, un énorme morceau de deux cent cinquante grammes que les employés ont négligé de casser, le thé, le pain et le gruyère qui est mangeable. On m’a donné un faux état civil que j’apprends par cœur ; c’est la quatrième fois que je change de nom depuis Paris.
Je suis si heureuse que je m’oublie jusqu’à danser sur le palier ; les deux anarchistes d’un ton aigre-doux, m’observent que ce n’est pas poli et surtout pas prudent. Ils ont raison ; je modère mes transports.
D’ailleurs un docteur allemand vient réfréner mon expansion. Il me dit un adieu plein de tristesse et me serre la main comme à l’enterrement. Au moins, fait-il, écrivez-moi… les camarades, on les voit s’en aller et après, on ne sait plus ce qu’ils deviennent. Je promets d’écrire dès que j’aurai quitté la Russie.
Je suis émue, mais je chasse vite les sombres pressentiments que le docteur m’a suggérés. Pourquoi m’arriverait-il malheur ? Bien d’autres que moi sont revenus de Russie ; je reviendrai aussi.
Le soir une magnifique limousine vient me prendre à l’hôtel. Un Allemand, qui était mon voisin de palier monte avec moi ; Nous devons voyager ensemble jusqu’à Berlin.
Enfin je connais les douceurs du wagon diplomatique ! Il n’est pas extraordinaire, ce n’est même qu’une voiture de deuxième classe et en outre, comme la République des Soviets est pauvre, il est éclairé à la bougie. Je ne suis pas encore contente ; car, au lieu de me laisser choisir ma place, on m’a mise d’autorité dans un compartiment avec des dames que je ne connais pas. Mais enfin je me reporte à mon voyage en sens inverse et je me trouve en comparaison parfaitement heureuse.
Une fois le train parti, je lâche les dames pour aller retrouver le camarade allemand, il est dans le compartiment des courriers.
On entonne l’air des Soviets ; il a quelque chose de religieux et je me sens remuée jusqu’au fond de l’âme. J’oublie le commissaire de K., les bureaucrates désagréables, les mauvais camarades ; les mille misères de mon séjour. J’ai un instant l’impression de faire partie d’une armée immense qui marche à la conquête du monde nouveau.
Nous quittons la Russie et j’ai un peu peur, sachant que je dois passer par le même chemin qu’à l’aller. Je me rassure en me disant que cette fois je suis légale. J’ai un passeport et quel passeport ; il est couvert de prestigieux cachets.
A la frontière les courriers diplomatiques nous quittent ; nous sommes seuls, l’Allemand et moi. Pas d’incidents durent le parcours des petits Etats ; on m’a demandé mon passeport ; je l’ai montré, il est excellent.
Tout de même je me sens soulagée d’un grand poids lorsque j’arrive en Allemagne. Ouf ! Le danger est fini ; si je savais mieux l’allemand j’entonnerais volontiers le Deutschland über Alles. Au buffet de la gare frontière qui est très bien installé, nous commandons un bon dîner ; il faut bien oublier Moscou.
Quel drôle d’homme que cet Allemand ! Comme je lui avais fait remarquer la longueur des formalités à la douane, il m’a dit : « L’Entente, votre Entente ! » Maintenant je dis que le pain est noir ; il fait : « Versailles ! »
Comme si c’était ma faute !
Mais nous reprenons le train ; c’est un train omnibus et je remarque qu’à chaque station mon compagnon descend, l’air agité. Qu’a-t-il donc ?
Comme nous approchons de L…, il me dit d’un ton tragique :
— Etes-vous ferme, énergique ?
— Ferme ? pourquoi ?
— Parce que nous allons être arrêtés : j’ai vu les fileurs du train ; ils nous suivent depuis la frontière.
Je rassemble tout ce que j’ai de fermeté. Arrêtée, en Allemagne, ce n’est pas très dangereux : j’en serai quitte pour quelques jours de prison, mais enfin j’aurais préféré voyager tranquillement.
Mon camarade reprend :
« Il est possible que moi seul sois arrêté, si cela arrive, vous irez à Hambourg.
— Oui.
— Vous vous rendrez chez le camarade X, telle rue, tel numéro et vous direz que je suis pris.
— Bien… »
Je veux écrire le nom et l’adresse ; il m’arrête du geste et dit : « On n’écrit jamais ; apprenez par cœur. »
C’est un nom allemand, une adresse assez longue ; je les répète un grand nombre de fois de suite comme font les enfants. Mais impossible de rien retenir ; le camarade se met en colère et dit : « Vous n’avez donc pas de cerveau ? »
— Si, j’ai un cerveau, mais je suis tellement émue par l’idée de cette arrestation imminente, que je ne puis plus penser à autre chose. Toutes mes forces mentales sont employées à dissimuler sous une tranquillité apparente le trouble profond qui m’agite.
Enfin, à force de répétitions je finis par savoir ma leçon ; on est à X…, nous sortons de la gare et cherchons un hôtel.
Dans la rue mon compagnon me dit d’une voix d’outre tombe :
— Nous sommes un couple aimable !
— Quoi ? dis-je absolument abasourdie.
— Mais oui. Vous comprenez qu’il faut entrer dans les conceptions des hôteliers pour passer inaperçus. Les couples ; ils connaissent cela ; alors nous sommes un couple aimable et nous prenons une chambre à deux lits.
— Soit.
J’ai couché dans la chambre de tant de gens depuis mon départ de Paris, que je ne me formalise pas pour si peu. En Russie, d’ailleurs, de pareils détails n’ont aucune importance.
Nous ayons trouvé un hôtel, mais il est mal tenu. La patronne n’en finit pas de trouver la clef de la chambre. Enfin nous pénétrons ; mais pour arriver à la chambre à deux lits il faut en traverser une autre. Un homme qui est monté derrière nous prend possession de cette chambre ; mon camarade me lance un regard terrible, je comprends.
— Cette chambre est bien mauvaise, dis-je d’un air pincé à hôtelier ; je n’en veux pas. Et me tournant vers mon compagnon, je fais, mécontente : « Allons-nous-en, Wilhelm ! »
Nous voilà à nouveau dans la rue ; heureusement un fiacre passe, nous sautons dedans.
L’homme qui voulait loger à côté de nous, me dit mon compagnon, c’est le fileur du train.
— Diable !
Mon camarade est nerveux ; il presse le cocher ; il regarde à toute minute si nous ne sommes pas suivis et me dit d’en faire autant. Nous descendons devant une maison, il sonne à la porte, du moins je le pense.
— Vous connaissez quelqu’un ici ?
— Mais non ; je fais semblant de sonner ; maintenant que le cocher est parti, je vais chercher une autre voiture ; restez-là avec les bagages.
Le camarade est parti depuis une demi-heure ; je pense que sans doute il est arrêté et je me demande ce que je vais faire avec ses lourds paniers. J’ai envie de planter tout là et de chercher pour mon compte un hôtel.
Enfin, Wilhelm, donnons-lui ce nom, arrive en fiacre. Nous chargeons les bagages et repartons ; il est une heure du matin, la ville est tranquille, nous commençons à nous rassurer.
Nous arrivons à un hôtel chic, mais pas très convenable. C’est moi qui parle à l’hôtelier ; je décline mes noms et prénoms, la ville d’où je viens, etc., mon compagnon déclare vouloir rester inconnu. Il paraît que cela se fait ainsi dans le pays ; mais quelle réputation vais-je avoir, grand Dieu ! Après tout, c’est un déguisement de plus.
Wilhelm s’en va je ne sais où et me laisse en carafe dans la salle à manger de l’hôtel. On joue de la musique ; il y a des femmes en robe très décolletée ; je ne sais quelle contenance prendre. S’il croit que je passe inaperçue avec mon costume tailleur et mon manteau de gros drap bolchevik.
Lasse d’attendre, je vais me coucher. Mon (mari) ne rentre qu’à quatre heures du matin ; où est-il allé ? Je ne le lui demande pas.
Nous sommes trop émus pour dormir. Nous passons le reste de la nuit à discuter du marxisme. Je manque un peu d’exactitude en disant que je n’ai pas posé de questions au camarade Wilhelm ; je lui en ai posé une : je lui ai demandé en riant s’il n’était pas l’œil de Moscou ?
Il a pris un air courroucé : « Et si je l’étais, qu’y trouveriez-vous de risible ? Vous ne respectez donc pas la Révolution ? »
— Mais si, je la respecte. Pensez-vous que je serais allée en Russie sans papiers depuis Paris si je n’étais pas ardemment communiste ? Mais c’est chez moi un travers d’esprit : j’ai plaisir à me moquer des choses que je respecte.
— Un travers d’esprit, fait-il, je sais ce que c’est, c’est la race. Vous autres Français, vous ne prenez rien au sérieux.
L’œil de Moscou a des affaires à X…, il me dit qu’on ne peut partir tout de suite pour Berlin. Pour comble de malheur, un policier est venu à l’hôtel ; il veut absolument savoir le nom du compagnon de madame Guérineau : c’est mon nom de circonstance.
Je connais l’adresse du parti communiste de l’endroit, j’y cours ; il faut à tout prix que Wilhelm ne rentre pas à l’hôtel.
Tranquille de ce côté je retourne payer et je simule un départ pour Berlin. Ce n’est pas commode, l’œil de Moscou a acheté le matin une énorme malle pour avoir l’air d’un « petit bourgeois ».
Je trouve une chambre dans une pension de famille et je passe la journée au Parti communiste. J’y suis malade d’énervement ; dans une petite chambre, en compagnie de dix personnes dont pas une ne parle français. Impossible de lire, je me sens comme enchaînée. Je finis par m’étendre, les nerfs malades, sur le lit du secrétaire et j’y dors, au milieu du jour.
Le soir, Wilhelm et moi nous rentrons au nouveau domicile ; mais l’œil de Moscou a peur de la tenancière qui est en effet une mégère ; il préfère aller coucher chez un camarade.
A peine est-il parti, la bonne femme frappe à ma porte.
Je refuse d’abord d’ouvrir, je suis fatiguée, et j’ai payé le matin cinquante marks pour cette chambre. J’ai le droit d’y dormir tranquille.
Mais elle insiste, je finis par ouvrir.
La voilà qui éclate en reproches parce que la malle a rayé le parquet, un affreux parquet de sapin et elle me demande mon nom de femme mariée !
— Mais, je ne suis pas mariée.
— Pas mariée ! Mais, cet homme ?
— C’est mon cousin.
— Alors vous couchez dans la même chambre que votre cousin, c’est du propre !
J’ai envie de gifler cette harpie ; je me retiens, dans les circonstances actuelles ce serait de la plus grande imprudence. Elle finit par s’en aller ; mais j’ai les nerfs à fleur de peau, impossible de fermer l’œil. Dès le matin, je déménage. Dans le fiacre, je me sens soulagée d’avoir échappé à cette vilaine femme ; soudain un homme fait arrêter la voiture.
Cette fois-ci ça y est ; je fais appel à toute la fermeté qu’a réclamée l’œil de Moscou ; un homme vient à moi, poliment, un chapeau à la main : mon chapeau qu’il me remet. Le vent l’avait emporté et je ne m’en étais même pas aperçue.
Au soir, Wilhelm m’annonce que nous partons et, dans un confortable sleeping, je me sens en sécurité. L’œil de Moscou me fait une leçon sur l’art de conspirer : alphabet chiffré, encre sympathique, déguisement ; je me crois en plein roman et somme toute ce n’est pas désagréable. Je demanderais seulement une « permission de détente » de temps en temps. Il insiste sur l’utilité des précautions, les plus simples : un mot, un geste peut coûter la liberté.
Enfin nous voilà à Berlin sur la Potsdamerplatz. L’œil de Moscou doit disparaître : il ne me donne pas son adresse. Je lui dis adieu et il me demande de l’embrasser (en camarade) ; je ne me fais pas prier.
Au parti communiste berlinois on n’a pas reçu mes papiers, que sur les conseils des camarades j’avais confiés au courrier diplomatique. Toutes mes notes, mes photographies, etc., se sont trouvées perdues et j’ai dû écrire ce livre sans aucun document.
A Berlin, mes avatars ne sont pas terminés ; je dois déchirer mon passeport qui ne serait pas bon à la frontière française ; je redeviens illégale.
Je pars pour X… où j’arrive dans l’après-midi ; je me rends à l’adresse qu’on m’a indiquée.
Petit ménage très propre d’ouvrier aisé : salle à manger-cuisine avec buffet jaune, grand jeu d’ustensiles impeccablement astiqués. Une femme coud à la machine.
Je dois attendre pendant quatre heures son mari, qui est au travail : ce n’est pas toujours drôle un voyage illégal. Enfin l’homme arrive.
Il me passera, mais c’est trois cents francs. Il sait qu’on m’a donné de l’argent à Moscou, il veut sa part.
Je trouve d’abord la somme trop élevée ; alors il m’explique que si je veux passer à pied par un chemin qu’il m’indiquera ce sera moins cher, mais je risque d’être arrêtée.
Je suis dans la situation du patient auquel le dentiste demande s’il veut être opéré sans douleur ou avec douleur.
Je préfère l’opération sans douleur et je donne les trois cents francs. Après bien des lenteurs, l’auto annoncée arrive, il est onze heures du soir.
Nous filons à toute allure le long du Rhin ; je devine le paysage très beau. On traverse une forêt, les phares puissants de la voiture éclairent au loin les arbres d’une lumière mystérieuse ; je crois voyager dans un monde fantastique.
Nous arrêtons à la cabane d’un douanier. Le chauffeur me fait passer pour une mère dans l’angoisse qui va à X…, en France, chercher son fils tombé subitement malade.
La frontière est passée, mais il est trois heures du matin lorsque nous arrivons à la gare. Elle est fermée et les hôtels refusent de me recevoir ; pour comble de malheur, il pleut.
Le chauffeur finit par se faire ouvrir la gare. Je donne la pièce à l’employé qui me laisse entrer ; cette fois c’est à Paris que je vais chercher mon fils.
Dans la salle d’attente il y a deux ouvriers et une famille. On a d’abord un regard étonné pour cette femme qui arrive à pareille heure. Je me rencogne dans un coin et feins de dormir ; il fait froid.
Enfin la gare s’éveille ; on forme le train. J’y monte : en route pour Paris.
Après une centaine de kilomètres j’éprouve un phénomène psychologique très bizarre. C’est comme un rideau qui se tire brusquement, il masque mon voyage qui est entré dans le passé. Je suis profondément triste.
J’arrive à Paris à midi. Dans le fiacre qui longe le boulevard Sébastopol qui traverse la Seine, je me sens comme dans un rêve. Je dois porter une attention particulière aux maisons pour me convaincre de leur réalité, car il me semble faire un songe dont je vais bientôt me réveiller dans mon lit de l’Hôtel « Luxe ».
« Nous avons subi sur le front économique une défaite supérieure à celles qui nous ont été infligées jusqu’ici sur les fronts militaires de Denikine et de Wrangel », a dit Lénine il y a quelques mois.
Cette défaite, avec en plus l’horrible famine des régions de la Volga a porté le découragement dans l’âme des prolétaires. La bourgeoisie s’est ressaisie et elle reprend partout son offensive réactionnaire.
Le découragement n’est heureusement qu’un état transitoire ; les masses se ressaisiront elles aussi. Rien n’est éternel en ce monde : rien n’est même stable, ainsi que Einstein l’a démontré. L’esclavage a eu sa fin ; la société féodale aussi ; l’état bourgeois aura la sienne.
Cette fin du régime bourgeois, c’est au prolétariat de la hâter ; il le fera en étudiant la révolution russe et en profitant de ses fautes.
Les révolutions politiques ne touchent que superficiellement les masses ; la résistance de celles-ci est donc faible relativement.
Qu’importe au paysan dans sa chaumière, à l’ouvrier des villes dans son pauvre logement que le palais du Gouvernement ait changé de propriétaire !
A vrai dire les changements de régime politique lorsqu’ils sont un peu profonds ne sont pas sans atteindre les masses. La grande Révolution Française alla jusqu’au village pour arracher le paysan à ses pratiques religieuses : de là le soulèvement de la Vendée.
Mais bien autrement profonde que notre première révolution est la Révolution russe. Essentiellement économique et sociale, elle ne prétendit à rien moins qu’à bouleverser de fond en comble la vie de chacun en modifiant le système de propriété.
Les hommes de notre grande Révolution n’avaient pour tout bagage que des idées générales assez vagues. Pénétrés de Rousseau et des encyclopédistes ils voulaient avant tout renverser la monarchie et établir une république renouvelée de l’antiquité classique. Les événements se succédèrent et ils furent portés par eux beaucoup plus qu’ils ne les dirigèrent : ils faisaient, comme nous dirions aujourd’hui, de la politique au jour le jour. Il faut arriver jusqu’à Robespierre pour trouver des idées vraiment sociales : instruction égale pour tous, suppression de l’héritage, etc.
La bourgeoisie déjà nantie comprit le danger ; on abusa le peuple, on lui fit voir en Robespierre un tyran ; comme on le fait aujourd’hui pour Lénine. Le peuple ignorant et veule laissa tuer celui qui voulait son bonheur et les idées de Robespierre se trouvent être encore, cent vingt-huit ans après sa mort, trop avancées pour notre époque.
Les bolchevistes savaient ce qu’ils voulaient, leurs chefs avaient passé toute leur jeunesse dans l’opposition révolutionnaire, dans les conspirations ; ils avaient fait une étude approfondie de l’œuvre de Karl Marx, qu’ils connaissent, pour ainsi dire, par cœur. Une fois au pouvoir, ils résolurent d’appliquer le communisme dont ils étaient pénétrés.
Ces chefs n’avaient autour d’eux que quelques milliers de personnes, plus ou moins instruites dans leur doctrine. Derrière était la grande masse qui ne sait rien et avait fait la révolution, comme la masse les fait toutes, poussée par la misère.
Les scandales de Raspoutine avaient discrédité le tsarisme ; la guerre était venue et s’était prolongée dans des conditions affreuses. Les soldats, las de se battre, abandonnèrent le front ; la Révolution éclata et les événements se succédèrent comme on sait.
Les paysans, certains paysans plutôt, en profitèrent pour s’approprier les terres des grands propriétaires. Ceux qui vinrent dans les villes pillèrent les maisons bourgeoises et emportèrent dans leurs isbas jusqu’à des pianos, dont ils ne savent pas jouer. Les ouvriers organisèrent des soviets d’usine, les techniciens avaient fui et ceux qui restaient s’étaient vu enlever la direction du travail.
C’est très beau de faire la Révolution, cependant, après comme avant, il faut produire, c’est-à-dire travailler. L’instinct social ne fut pas assez fort pour remplacer l’autorité patronale, on n’aboutit qu’à un chaos effroyable. Les gouvernants durent faire machine en arrière et remplacer le communisme par le socialisme d’Etat.
Cela ne marcha pas mieux ; la bureaucratie, déjà nombreuse, tracassière et corrompue sous l’ancien régime, s’accrut dans des proportions inouïes. C’est elle qui est, aujourd’hui, la classe dominante.
Le ressentiment universel des paysans contre les ouvriers des villes est plus fort en Russie que partout ailleurs. Le moujik considère l’ouvrier des villes comme un paresseux qui passe sa vie dans le plaisir. Et on voulait le faire nourrir ce parasite, il s’y refusa absolument.
Il aurait fallu, continuant la société capitaliste, lui acheter ses produits ; mais on n’avait qu’un papier monnaie déprécié, dont il ne voulait pas. Si encore on avait pu échanger contre ses produits agricoles des objets manufacturés, mais on n’avait rien à lui donner. L’industrie, déjà ruinée par la guerre, était réduite à rien par le blocus et la désorganisation générale.
Les villes, ne pouvant pas mourir de faim, on employa la réquisition armée, qui n’alla pas sans brutalité. Les paysans résistèrent, le sang coula, amenant la haine du régime qui s’était donné pour but de les affranchir.
Et cette haine n’était pas partout injustifiée. Le bolchevisme avait ses Euloge, Schneider, tyranneaux de district, dont la conduite abominable déshonorait la Révolution[1].
[1] Lénine. — Le bolchevisme et les paysans.
Lénine décida de sévir ; on fusilla impitoyablement quelques-uns de ces fonctionnaires prévaricateurs. Malheureusement, on ne peut supprimer toutes les canailles et, en révolution, la mentalité des hommes est à tel point bouleversée, qu’on semble ne pas attacher de prix à la vie ; la mort, elle-même, ne fait plus peur.
Les paysans furieux, stupidement entêtés, résolurent de ne produire que tout juste pour leurs besoins personnels. Une vague de sécheresse passa sur la région de la Volga, comme les gens n’avaient plus de réserves, il s’ensuivit une famine épouvantable qui fit des victimes par millions.
Et le pays, harcelé à l’extérieur par les armées de l’Entente, était plein d’ennemis à l’intérieur. La contre-révolution grondait dans toutes les maisons.
Anciens bourgeois réduits à la misère, comme la dame dont nous parlons dans notre récit, techniciens, professeurs, etc., toute la classe moyenne, malmenée par l’effet d’un ouvriérisme grossier, ils considèrent la Révolution comme un vent de folie qui passe sur le pays ; ils en appellent de tous leurs vœux la fin et chacun la hâte en apportant dans sa petite sphère son concours à la désorganisation générale.
Et, ajoutez à tout cela l’âme russe, pleine de bonnes qualités, éprise d’idéal, mais plus rêveuse qu’active (Nitchevo). Que faire ?
Avant d’aller en Russie, j’avais lu de Lénine « Les problèmes du pouvoir des Soviets », il signalait en partie ces difficultés et semblait les envisager d’un cœur léger ; sans doute, voulait-il inspirer du courage aux masses.
Cette légèreté d’âme n’est probablement qu’apparente, les problèmes sont terriblement angoissants, mais que faire, que faire ?
Se déclarer vaincu, abandonner le pouvoir. Tant pis pour les paysans, pour les ouvriers qui n’ont pas voulu voir plus loin que leur petit égoïsme de bête humaine. Un monarque reviendra qui ramènera les nobles, les patrons. Le peuple reprendra le collier des servitudes, il croupira à l’aise dans l’ignorance, il se vautrera dans l’alcool. Son souverain de temps en temps suscitera des guerres où il le fera tuer par millions. Autour de l’esclave habillé en soldat la mort tombera, et l’homme abruti en appellera au ciel de sa misère effroyable. Tant pis, tant pis peuple stupide, meurs puisque tu l’as voulu !
Peut-être de semblables pensées de désespérance hantaient-elles le cerveau de Robespierre quand couché sur une table à l’Hôtel de Ville, la mâchoire fracassée, il attendait la mort. On raconte qu’un passant pris de pitié rattacha le bas de l’illustre vaincu et que Robespierre lui dit : Merci Monsieur, monsieur et non plus citoyen puisqu’il emportait la Révolution dans la tombe.
Les chefs de la Révolution Russe n’en sont pas là. Ils ont éprouvé bien des échecs, mais ils vivent, ils gardent le pouvoir et c’est déjà quelque chose.
Comparable à bien des égards au Robespierrisme, la Révolution russe, a ses girondins et ses hébertistes ; la droite et la gauche qui ne lui ménagent pas leurs critiques.
La droite dont le plus célèbre porte-parole est Kautsky[2], lui reproche tout d’abord d’avoir usurpé le pouvoir et de le garder par la force. Il fallait, dit Kautsky, faire des élections pour une assemblée constituante qui aurait décidé de la forme du Gouvernement.
[2] Kautsky : Terrorisme et communisme.
Trotsky : Terrorisme et communisme.
Trotsky répond que la démocratie est une fiction juridique.
Si la population était d’un niveau intellectuel relevé on pourrait dire que le suffrage universel, quand il est honnêtement pratiqué, est l’expression de la volonté générale. En réalité il n’en est jamais ainsi en aucun pays du monde. D’abord le plus souvent il y a fraude dans les élections et moins le pays est avancé plus la fraude s’y étale sans scrupules. Le Gouvernement fait pression ; il emploie la menace, l’intimidation, la force même pour obliger le peuple à voter pour lui.
En Russie la masse est moins consciente que dans tout le reste de l’Europe. Illettrés, à demi sauvages, l’esprit enténébré des superstitions les plus grossières, les moujicks n’ont aucune idée de ce que peut être la grande société non plus que de leurs devoirs envers elle.
Ils ont arrondi leurs propriétés au dépens du seigneur du lieu ; à leurs yeux toute la révolution est là et ils la considèrent comme terminée.
Les élections avec la liberté laissée à tous les partis ramèneraient au milieu de troubles profonds la monarchie ; peut-être une république bourgeoise et réactionnaire. Tous les efforts faits pour élever le niveau intellectuel du peuple seraient abandonnés de suite.
La bourgeoisie redeviendrait classe dominante et elle serait bien autrement dangereuse que la bureaucratie d’aujourd’hui. L’effort pour la république égalitaire serait perdu ; qui sait pour combien de temps ?
Un autre gros grief de la droite est le terrorisme. Kautsky est opposé à la terreur comme moyen de gouvernement. Il dit que la terreur dessert la révolution au lieu de la servir en suscitant l’indignation des masses contre les gouvernants qui ordonnent la mort de leurs adversaires.
Trotsky répond que la terreur est inévitable. Dans le style ironique des bolchevistes, et des marxistes en général, il demande à Kautsky s’il croit que l’impératif catégorique de Kant puisse suffire à réduire les contre-révolutionnaires. La révolution est une guerre comme les guerres entre nations ; elle tue comme la guerre. Il faut briser la volonté de l’ennemi et on ne la brise que par la mort car la prison et la déportation ne font pas assez peur. Ce n’est pas en effet celui que l’on frappe qu’il s’agit de terroriser mais les autres ; en tuant quelques hommes, dit Trotsky, on en effraie des milliers et la crainte qu’ils éprouvent les empêche de nuire.
Un argument très en faveur contre le terrorisme est qu’il faut être convaincu d’avoir raison pour sacrifier au succès de ses idées des vies humaines.
Evidemment il faut être convaincu ; mais s’il n’y avait pas de temps à autre des personnes convaincues, jamais aucun progrès ne se ferait. Cet argument est la marque d’une paresse d’intelligence et de volonté qui n’est que trop répandue. On n’a que des demi-convictions ; on y tient peu, toute la vie est prise par le souci d’intérêts égoïstes, c’est pourquoi l’évolution sociale est si lente.
Evidemment il est toujours déplorable de sacrifier des hommes. Je crois que les Russes, s’ils l’avaient voulu, auraient pu par exemple déporter en Sibérie les contre-révolutionnaires ; mais il faut remarquer que l’objectif de Trotsky n’aurait pas été atteint, effrayer ; il s’agit avant tout d’effrayer et les ennemis du communisme ne l’auraient pas été suffisamment par l’envoi en Sibérie de quelques-uns de leurs camarades.
La dictature politique a le tort de léser la liberté de penser ; elle paralyse les cerveaux par la peur. Si bien intentionnés que puissent être des gouvernants, il est nécessaire qu’ils soient critiqués, la critique est un stimulant sans lequel l’esprit est tenté de s’endormir.
Mais dans un bouleversement tel que celui de la Russie à l’heure actuelle, la dictature est indispensable. La liberté politique donnerait l’essor à tous les timorés, à tous les esprits empêtrés de préjugés, l’œuvre des bolcheviks ne pourrait pas s’accomplir. Avant de desserrer l’étau dictatorial il faut que le nouvel ordre des choses ait acquis une solidité suffisante pour que le retour au passé ne soit plus possible.
Les Hébertistes du bolchevisme sont représentés par le communisme de gauche et l’anarchisme. Un des chefs écoutés du communisme de gauche, Mme Kollontaï, dit que les gouvernants bolchevistes n’ont pas assez fait confiance à la classe ouvrière. Le régime, dit-elle, n’est prolétarien que de nom : les ouvriers n’ont jamais été aussi malheureux ; les chefs du Gouvernement s’appuient en réalité sur la nouvelle classe dominante, la bureaucratie communiste qui renferme dans son sein quantité d’anciens bourgeois.
Les anarchistes vont plus loin encore. D’après eux, il fallait décentraliser, confier aux syndicats et aux coopératives la production et la répartition ; supprimer tout gouvernement ; n’avoir ni armée, ni police.
Mme Kollontaï a probablement raison en bien des points ; quant aux anarchistes, leurs opinions ne supportent pas la pratique ; elles reposent sur une conception erronée de l’esprit humain ainsi que sur une compréhension simpliste des rapports sociaux.
Tels qu’ils sont les bolchevistes ont été trouvés cependant trop avancés pour la bourgeoisie mondiale puisqu’elle leur a fait une guerre acharnée. Sans l’armée que les éléments de gauche leur reprochent si âprement il y a longtemps qu’ils ne seraient plus. Grâce à leur armée relativement forte ils ont tout récemment pu contracter une alliance avec l’Allemagne qui leur permet de tenir tête au monde capitaliste.
Mais le régime de la Russie ne sera pas le communisme tel qu’on le comprenait aux premiers jours. Dans quelle mesure faut-il le regretter ?
Lénine appelle avec juste raison la société présente l’« anarchie capitaliste ». C’est l’anarchie en effet, puisque la société ne s’occupe pas de l’individu dont la destinée est livrée au hasard.
Le nombre des forces perdues dans notre ordre social est considérable. Les grandes intelligences des génies même, sont étouffées et les situations supérieures, où ils auraient pu rendre des services, sont occupées par des médiocrités qui n’ont eu d’autre mérite que le hasard d’une naissance heureuse.
Mais il y aurait grand péril à remplacer le désordre capitaliste par un communisme trop ordonné. Pris dans l’engrenage social depuis sa naissance jusqu’à sa mort, l’individu jouirait du bienfait de la sécurité matérielle, mais l’initiative serait tuée en lui. Le grand danger du communisme c’est le « grégarisme » ; l’esprit de troupeau mortel à la formation des individualités supérieures indispensables au progrès social.
Un autre danger du communisme intégral, c’est l’exagération de l’esprit égalitaire. C’est une grande erreur de vouloir que l’intellectuel capable des grands travaux de direction technique ou de pensée soit assimilé dans sa condition sociale et morale au manuel capable seulement de quelques gestes très simples et toujours les mêmes. L’intelligence, l’énergie, l’effort, la persévérance doivent être encouragés, autrement elles disparaîtront. Il est possible que dans un avenir lointain, l’instinct social acquière un développement tel que chacun sans aucun espoir d’un traitement de faveur soit porté à faire tout son possible pour la société. Mais ce serait une lourde faute de vouloir dès maintenant, avec une psychologie formée par la société présente, se conduire comme si le dévouement était passé à l’état d’un réflexe. Un seul critère suffit à mon avis à déterminer l’importance respective du manuel et de intellectuel. L’intellectuel peut, avec un petit effort d’adaptation, se faire manuel, le manuel ne peut pas remplir les fonctions de l’intellectuel.
La justice doit consister à établir l’égalité au point de départ de la vie. Instruction égale pour tous, possibilité pour chacun de s’élever aussi haut que ses facultés intellectuelles et son travail persévérant le lui permettront.
Mais bien entendu les inégalités nécessaires ne doivent pas être par trop grandes. Même au dernier échelon social, le manœuvre doit avoir une vie acceptable, des heures de travail réduites, un salaire suffisant pour permettre un logement spacieux et sain, une nourriture suffisante, des vêtements confortables ; et même une culture intellectuelle relativement élevée.
Ce dernier vœu peut à première vue paraître utopique, puisque en l’occurrence ces « manœuvres » seraient pris parmi les moins intelligents. En réalité, lorsque la société aura organisé sérieusement l’éducation, les moins intelligents recevront quand même une certaine culture. Les enfants d’intelligence inférieure, dans la bourgeoisie actuelle, arrivent, grâce aux efforts de leurs parents, à une culture convenable. Ce que font aujourd’hui les familles riches pour leurs enfants disgraciés, la Société devra le faire.
Le système du paioc ne m’a pas paru donner de bons résultats : il est trop rigide et quand la répartition est mal organisée, il y a des effets désastreux.
Rien ne peut remplacer la monnaie. Avec l’argent l’individu est libre de vivre à sa guise, il dépense pour ce qui lui plaît, se restreint pour ce qui lui plaît moins.
L’argent a le grave défaut de conduire à la thésaurisation et au capitalisme. Mais cet inconvénient peut être facilement enrayé en adoptant par exemple comme unité monétaire l’heure de travail représentée par un ticket qui deviendrait périmé au bout de X années ; de cette façon, l’édification des fortunes serait impossible ; les heures de travail non dépensées ferait retour à la collectivité.
Le bolchevisme a presque supprimé le mariage. S’il persiste dans son idéologie originelle, ce sera la Société qui remplacera la famille dans la protection de l’enfant[3].
[3] Voir Mme Kollontaï, La famille et l’Etat communiste.
Cette éventualité a effrayé bien des esprits, dans notre France routinière. On n’a pas compris que le bolchevisme ne forcera pas les gens qui veulent conserver leurs enfants à les confier à la Société. L’éducation deviendra nationale à la longue et par la force des choses. Le lien du mariage rendu très fragile, l’homme se libérera le premier et la mère à longue finira par apprécier à son tour les bienfaits de la vie libre.
Dans le prétendu bonheur familial, il y a plus de convention que de réalité. Souvent les époux vieillis dans le mariage, non seulement ne s’aiment pas, mais se haïssent, c’est l’effet du tête à tête constant. Dans la Société communiste, la sociabilité remplacera la famille : chacun aura son cercle d’amis ; des groupes se formeront pour la conversation, la musique, les voyages. Et il est permis de croire que l’existence sera plus agréable au sein de camarades de choix, que dans le cercle familial imposé où souvent, on n’a rien de commun que le nom.
La libération de la femme n’est pas complète dans la Russie révolutionnaire. Les hommes, pénétrés des préjugés millénaires tiennent le sexe féminin pour inférieur, et les femmes, en vertu du même préjugé, pensent qu’en effet, elles ne valent pas les hommes.
Mais l’égalité est dans la loi ; c’est déjà quelque chose ; la suppression du mariage, l’obligation du travail libérant la femme des chaînes familiales, fera le reste.
Peu à peu, des supériorités féminines se feront jour ; des femmes rendront de grands services et s’élèveront très haut dans la Société. Pendant longtemps, le nombre des personnalités féminines sera restreint, mais peu à peu, il s’élèvera avec la conscience que les femmes prendront de leur valeur.
Quelques années avant sa mort, Lafargue aurait dit, paraît-il : « Pourvu que la révolution ne commence pas par la Russie ! »
C’est par la Russie qu’elle a commencé. L’expérience du peuple russe servira au monde entier. En dépit de ses erreurs, de ses fautes même, le devoir de tous les esprits éclairés est de lui faire confiance, de l’aider même dans la mesure de leurs moyens.
Que restera-t-il du communisme russe, l’avenir seul peut nous l’apprendre. Mais pour une personne vraiment pénétrée du désir de justice sociale, le devoir n’est pas douteux. Il y a, à l’Est de l’Europe, un pays qui pour réaliser cette justice s’est attiré la haine des privilégiés du monde entier ; il faut le soutenir, et de tout notre pouvoir.
Saint-Amand (Cher). — Imprimerie Bussière.