CAMILLE LEMONNIER
ROMAN
PARIS
SOCIÉTÉ D’ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES
LIBRAIRIE PAUL OLLENDORFF
50, CHAUSSÉE D’ANTIN, 50
1900
Tous droits réservés
ŒUVRES DE CAMILLE LEMONNIER
ROMANS ET NOUVELLES
Un Coin de Village. — Un Mâle. — Le Mort. — Thérèse Monique. — L’Hystérique. — Happe-Chair. — Ceux de la glèbe. — Noëls Flamands. — Madame Lupar. — Le Possédé. — Dames de Volupté. — La Fin des Bourgeois. — Claudine Lamour. — Le Bestiaire. — L’Arche. — L’Ironique Amour. — L’Ile vierge. — L’Homme en Amour. — La Vie Secrète. — Adam et Eve.
CONTES POUR LES ENFANTS
Bébés et Joujoux. — Histoires de huit Bêtes et une Poupée. — La Comédie des Jouets. — Les Jouets parlants.
CRITIQUES D’ART
Gustave Courbet et son Œuvre. — Mes Médailles. — Histoire des Beaux-Arts en Belgique. — En Allemagne. — Les Peintres de la Vie.
DIVERS
Les Charniers.
La Belgique.
THÉATRE
Un Mâle, 4 actes, en collaboration avec A. Barbier et J. Dubois.
Le Mort. — Les Mains. — Les Yeux qui ont vu.
Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède et la Norvège.
S’adresser, pour traiter, à la Librairie Paul Ollendorff, 50, Chaussée d’Antin, Paris.
Il a été tiré à part dix exemplaires sur papier de Hollande numérotés à la presse.
Je ne savais pas exactement quel âge j’avais : personne ne m’avait appris à compter les années ; et elle-même ne parvenait pas à dépasser le chiffre dix quand on lui demandait le sien.
Je lui dis donc : « Quel âge as-tu ? » C’était la première fois. Elle me répondit comme à tout le monde :
— J’ai dix ans.
La terre, pour elle, avait dix ans comme sa propre vie et la vie de toutes les choses autour d’elle. Une mère n’avait pas marqué sur le mur par de petites lignes le degré de sa croissance en comptant : Un, trois, cinq, sept, et ainsi de suite jusqu’à l’âge qu’elle avait maintenant. Il n’y avait à l’horizon de ses jours que d’horribles visages de misère et personne ne lui avait donné le nom familial.
Elle me dit : « Dix ans » ; et je me mis à rire, car moi, du moins, je pouvais compter jusqu’à cent. Il m’était arrivé de posséder cent cerises ou cent noix, au temps de mes maraudes dans les vergers. Ensuite, toujours il était venu un homme armé d’une fourche ou un gros chien qui m’avait mis en fuite.
Je l’appuyai contre le tronc d’un arbre et avec une pierre tranchante, je marquai l’endroit qu’atteignait la plus grande hauteur de sa tête. Puis je lui passai la pierre et à mon tour je me plaçai contre l’arbre en lui disant :
— Fais pour moi une marque dans l’écorce comme je l’ai fait pour toi.
Alors seulement je me retournai et je vis qu’elle était plus petite que moi de près d’une main. J’étais content qu’il y eût entre nous cette différence.
— Vois, lui dis-je, tu ne vas que jusque-là et moi j’atteins presque à cette branche. Je suis aussi plus fort que toi, j’ai des doigts plus durs. Je suis donc ton aîné de plusieurs années.
Et nous nous parlions comme un frère et une sœur. Elle me regarda de côté avec ses yeux gris, des yeux de petit animal défiant.
— Si c’est pour me battre comme les autres que tu parles ainsi, fit-elle, j’aurais préféré ne pas aller avec toi contre l’arbre.
Encore une fois je me mis à rire, je riais sans méchanceté.
— Mais non, petite fille, ce n’est pas pour ce que tu crois. Puisque je suis le plus grand, c’est moi qui les battrai quand ils viendront.
Les autres jamais ne lui avaient parlé aussi doucement. Son regard s’éclaira à travers l’emmêlement de ses cheveux couleur de lin roui. Elle vint plus près de moi et me dit :
— Oh ! tu ferais cela ?
Personne non plus ne m’avait parlé avant ce temps avec cette confiance. Une onde passa, une chose inconnue et grave comme quand le matin descend sur la plaine ; et je ne disais rien, je n’aurais pu trouver de mot pour exprimer le sentiment étrange qui tout à coup liait ma force à sa faiblesse. Je remuai seulement la tête à petites fois un peu de temps, répondant ainsi à sa question ; et c’était elle à présent qui riait. J’ignorais ce qui la faisait rire.
— Ecoute, fit-elle en fouillant dans la poche de sa jupe, si tu as faim, partage avec moi cette tranche de pain. Je l’ai trouvée à la porte d’une maison, là-bas.
Elle me montrait avec le doigt la ville au loin. Je ne sais pas comment, ce matin-là, presque en même temps que moi, elle était descendue vers la campagne, si bien que nous nous étions trouvés l’un près de l’autre sous le vieil arbre. Il n’y avait pas encore de cerises dans les vergers ; le fruit à peine commençait à se nouer ; c’était le temps de l’année où la nature et nous semblions avoir le même âge d’enfance.
Nous nous assîmes au pied de l’arbre ; elle m’avait attiré par la main et maintenant elle rompait la tranche de pain : elle m’en donna la moitié. Ce fut la première cène, comme une petite Pâque des pauvres qui n’ont rien et qui se donnent tout. Nous enfonçâmes donc nos dents dans cette miche qui autrefois avait été une mousse légère et fraîche et que nous dûmes casser comme un caillou. Il nous vint ainsi avec les restes dédaignés d’une desserte, un festin. Nous étions comme des moineaux de la ville picorant dans un tas la joyeuse provende du hasard. Quand il n’y eut plus que quelques miettes au creux de sa jupe, elle les roula dans sa main et me dit :
— Prends encore ceci, puisque tu es le plus grand.
Mais moi, déjà, je pensais qu’en raison de ma taille, il était juste qu’à mon tour je lui offrisse quelque chose. Mes yeux tournèrent dans la plaine ; elle était sèche et nue ; des monceaux de gravats et d’escarbilles la boursouflaient de petits dômes ; à une assez grande distance un chien famélique rongeait un os qu’il serrait entre ses pattes. Lui aussi était semblable à nous ; il n’éprouvait pas de dégoût pour le résidu misérable qui apaisait sa faim.
— Vois-tu, dis-je à cette fille, il nous faut aller plus loin. Là où nous verrons des mouches, il y aura sûrement de quoi manger.
Nous longeâmes des décombres ; un nuage crayeux se levait de nos pas ; elle n’avait aux pieds qu’un lambeau d’espadrilles ; quelquefois elle se détournait pour ne point se blesser aux tessons de bouteilles. Moi, j’allais sur mes plantaires ; il y avait près d’une semaine que mes dernières bribes de semelles s’étaient détachées : c’était une vieille couple de bottines dépariées ayant chaussé, l’une un pied délicat de femme, l’autre, les orteils puissants d’un roulier. Avec ménagement je les avais portées pendant une partie de l’hiver. Nous marchâmes ainsi près d’une heure ; et à la fin il passa de grosses mouches dorées ; toutes se dirigeaient d’un vol alerte vers les zones cultivées. Il y avait longtemps que la ville avait disparu derrière nous.
D’abord nous avions cessé de voir l’arbre sous lequel nous avions rompu le pain et puis à leur tour les hautes cheminées s’enfoncèrent dans le brouillard des fumées. Maintenant nous avions la sensation d’être plus libres, comme si un poids nous eût été enlevé des épaules. Là où nous allions, la terre était à nous et il n’y avait plus que nous deux sur la terre. Cependant les paroles nous manquaient pour exprimer ce sentiment ou un autre ; et nous ne savions pas si ce que nous ressentions était de la joie. Nous n’aurions pu dire non plus de quelles peines avant ce moment nous avions été tristes. Elle avait apparu dans cette banlieue pelée, avec ses cheveux roux et ses petites jambes maigres sous son loqueton de jupe ; elle était venue vers l’arbre ; nous ne nous connaissions pas et nous nous étions reconnus ; moi aussi, en la voyant, j’avais fait un pas vers le vieil arbre solitaire. Il n’y en avait point d’autre à une grande distance : il avait poussé dans ces confins hasardeux comme un pauvre, comme un ancêtre qui a vu mourir autour de lui les arbres d’une forêt et leur survit. Nous avions levé comme lui dans un désert d’hommes. Il était selon l’ordre que nous nous rencontrions un jour, elle et moi, sous son feuillage, reverdi par le printemps.
Vieil arbre à jamais inoublié ! la grêle et les rafales t’avaient battu tout l’hiver et à présent tu avais une jeune chevelure de soleil. Tu étendis de l’ombre sur notre chemin de petits enfants errants, toi qui n’avais nulle ombre amie sur ton écorce. Oh ! elle était venue si pâle, si lasse avec sa petite mine crispée, avec la fièvre de son petit corps qui n’avait pas été veillé par une mère ! Elle et moi étions malades de la grande ville fumeuse et cependant nous ignorions de quoi l’un et l’autre nous étions malades. Nous avions un estomac et un cœur comme les autres hommes : nous n’avions jamais ri et nous avions toujours eu faim. Maintenant cette petite frappait fortement la terre avec ses talons comme si déjà le monde lui appartenait. Elle avait, en balançant son petit jupon gras de boue et de suie, un rythme léger de danse. Et elle riait, oui, elle riait librement en montrant ses dents aiguës sous sa lèvre haute comme si elle eût mordu dans un pain de joie.
Elle me dit étrangement :
— Est-ce qu’il n’y avait pas là-bas autrefois une ville ? Est-ce qu’il n’y avait pas un garçon et une fille qui un jour s’en allèrent l’un vers l’autre par la campagne ?
A peine la ville s’était effacée à l’horizon et cependant elle parlait de cela comme d’un événement lointain. C’était déjà autour de notre marche à petits bonds par la plaine comme l’air en désuétude sur lequel se chante une antique légende. Il y avait si longtemps que la ville n’était plus derrière nous, si longtemps que nous ne savions plus qui étaient ce jeune garçon et cette petite fille ! Et à présent nous avancions dans une terre verte et riche. Une armée de mouches était nos ambassadeurs comme quand il vient un roi et une reine. Elles allaient par grands vols ; des oiseaux nous souhaitaient la bienvenue dans notre royaume nouveau.
— Oh ! vois, dis-je, il y a tant d’arbres et on ne sait pas ce qu’il y a derrière !
Elle mouilla son doigt et le tendit dans le vent, puis le porta à sa bouche.
— C’est sucré, fit-elle, c’est doux comme le lait.
Ni elle ni moi n’étions jamais allés si loin ; les vergers aux cerises étaient de l’autre côté de la ville. Nos pieds légers coururent, laissant dans la poussière des milliers d’empreintes, comme les pas d’un peuple venu à la file avant nous dans cette contrée de hauts feuillages. Et enfin nous foulâmes les prés de velours ; un ruisseau sinua ; je n’eus qu’à me pencher pour cueillir à poignées un cresson gras et poivré. Elle vint s’asseoir auprès de moi ; elle défit les cordes qui retenaient les espadrilles à ses orteils ; et ensuite, avec un frisson de plaisir, elle laissa couler ses pieds au fil de l’eau. Quelquefois, en riant, j’agitais avec mes talons le courant : des remous bouillonnaient, brouillant le reflet de ses jambes.
Comme nous restions penchés sur le ruisseau, une grande clarté monta du fond de cette onde limpide ; et nous reconnûmes nos visages. Il nous parut alors que nous nous voyions pour la première fois.
— Tu es bien plus beau que je ne croyais, fit-elle.
Et je lui dis :
— Tu as tout le ciel dans tes cheveux.
Nous n’étions pourtant que de pauvres petites vies de carrefour, sœurs des laborieux chiens errants. Mais voilà, nous avions jusqu’alors trempé nos pieds dans la bourbe fétide des rigoles, gueusant à la limite des mornes faubourgs peuplés de logis délabrés et pustuleux. Tous nos jours avaient été des dimanches sans messe dans une paroisse de crimes et de misère, habitée par de lamentables foules aux bouches puant le juron et l’alcool. Et maintenant nous respirions librement sous le grand ciel sans limites, loin des hommes. Un flot bleu lavait nos pieds frais ; nous n’avions pas encore goûté la douceur d’une telle trêve.
Ah ! il y avait tant d’années déjà que nous étions en marche ! Il nous semblait que nous avions toujours marché avec nos pieds las d’enfants et aucun de nous ne savait d’où il venait : une main nous avait poussés et ensuite nous ne nous étions plus arrêtés. C’est pourquoi, sentant sous nous la terre molle et fraîche, nous demeurions émerveillés et heureux. Nous étions dans l’espace bleu un autre garçon et une autre fille qui ne connaissaient pas encore la joie du monde ; et avant ce temps non plus nous n’avions pas connu la couleur du ciel.
Il nous ondoya dans ses plis de soie comme la petite rivière baignait nos pieds : il éploya sur notre nudité les tentures somptueuses d’un palais. Le vent à nos oreilles ressemblait à une musique. Les paroles nous manquaient pour nous dire l’un à l’autre la beauté des prodiges. Pourtant, comme c’est toujours au ciel que l’homme vierge rapporte ses élans, j’avais dit ingénument : « Tu as tout le ciel dans tes cheveux. »
Ce fut l’après-midi. Le soleil brûlait nos peaux rousses : il coulait de l’or dans notre sang. Nous étions repartis, suivant notre ombre sur le chemin. Elle sautait à cloche-pied, poussant du bout du pied une pierre devant elle. Une fois, elle se mit à courir si loin que je voulus crier après elle. Alors seulement je pensai que je ne savais pas même le nom dont on l’appelait. Je lui dis :
— Vois un peu : tu es venue et j’ignore encore ton nom.
Elle me montra ses petits bras maigres.
— Je tremblais toujours quand j’étais petite. Mama une fois m’a appelée « Frilotte » et alors tous m’ont appelée ainsi. Voilà, je n’ai jamais su ce que c’était d’avoir chaud.
Elle parla de cette part de sa vie comme d’une très ancienne chose. Je riais ; je ne sentis pas dans le moment combien il était triste qu’elle n’eût connu qu’un nom si peu humain.
— Toi, tu es Frilotte, lui dis-je, et moi je suis Petit Vieux.
Je ne sais plus qui une fois m’avait affublé de ce sobriquet par dérision de mon humeur taciturne et solitaire. Je n’en éprouvais ni honte ni peine. Cela m’était indifférent, après tout, comme la vie, comme l’idée qu’une créature m’eût mis au monde en me maudissant. Elle eût pu rire comme moi-même j’avais ri ; son nom n’était pas plus ridicule que le mien ; une même ironie pesait sur nos existences. Elle me regarda sérieusement.
— Oh ! fit-elle, on t’appelle Petit Vieux, toi qui as des yeux comme un enfant !
Je haussai les épaules et elle pensa à autre chose. Nous n’avions pas encore appris à nous étonner sur nous-mêmes. Nous étions des épaves roulées par le flot des âges ; les foules avaient été notre famille.
Cependant elle commença de bâiller et me dit :
— J’ai faim.
C’était la première fois et c’était le mot de toute notre vie. A chaque heure du jour, notre corps nous criait : « Je te porte, je cède à tes volontés et tu ne fais rien pour réparer l’usure de mes forces. Une meule tourne à vide en moi. Des chiens furieux me rongent. Nourris-moi ou je te refuse le service de tes membres. » C’était le même cri qui sans trêve relançait par les rues de la ville la détresse affolée des meutes humaines. Nous l’avions toujours entendu : il nous réveillait sur les dalles où s’étiraient nos sommeils accablés ; et voilà, il montait de nous, à présent, dans l’heure divine.
Alors moi, inconsciemment je subis le sentiment d’un devoir envers cette enfant venue sur mes pas. Je n’étais pas triste ; la tristesse est si bien l’état naturel des dénués qu’elle demeure au fond de la vie comme une eau trouble qui ne déborde pas. Je dis à Frilotte de m’attendre. Je partis en courant, je suivis les mouches sous les arbres, toujours plus loin. Elles entrèrent dans une étable, et à côté j’aperçus une maison. Je savais par quelles paroles évoquer la charité ; il m’était arrivé çà et là de tendre la main du fond d’un porche quand la chance ne m’aidait pas dans mes petits métiers précaires. L’été, j’allais cueillir des graminées et des bluets aux alentours des vergers ; je revenais ensuite les proposer aux passants. Ou bien j’ouvrais la portière des voitures devant les restaurants de nuit ; mais de grands voyous violents et d’agiles vieillards sournois me disputaient ce poste convoité. Je me rabattais aussi vers les halles et m’employais à balayer le carreau suintant de marée ou juteux de fruits avariés. C’étaient là mes meilleurs profits.
Je heurtai au seuil ; une femme âgée arriva en traînant ses sabots.
— Frilotte a faim, lui dis-je avec décision. Si vous aviez un petit morceau de pain ?
L’aïeule était d’humeur gaie ; elle se tourna vers une jeune mère qui, dans le fond de la pièce, berçait un enfant.
— Frilotte ! fit-elle. Celle-là sûrement doit être aussi drôle que lui !
Toutes deux riaient sans méchanceté. La pitoyable vieille prit dans la huche un quart de pain bis, le coupa par moitié, puis entre les parts écrasa une coulée de beurre. Je ne sais pas si auparavant j’avais jamais éprouvé une telle joie. Je volai vers mon amie ; je lui mis le pain dans les mains, disant :
— As-tu déjà mangé du beurre ?
Ses yeux luisaient ; le vieil instinct de la défiance reparut ; elle me regarda de côté comme si elle redoutait qu’après lui avoir donné le pain, je ne le reprisse. Je secouais la tête.
— Il est à toi, tu m’en donneras ce que tu voudras.
Elle eut un petit cri de bête sauvage, comme les êtres qui ont mal appris à parler. Ouah ! Ouah ! fit-elle, exprimant ainsi une joie très franche. Elle aspira longuement l’odeur aigre du seigle ; et ensuite, comme elle avait fait la première fois sous l’arbre, elle divisa le pain de ses petites mains brunes. Nous étions allés vers de hauts peupliers ; nous nous assîmes à leur ombre. Elle ne finissait pas de lécher le beurre ; il avait une couleur de soleil. Quand la belle couche jaune eut toute fondu à sa bouche, elle commença seulement de mordre à dents profondes dans l’épaisseur du quignon. Oui, la ville était loin.
Une fraîcheur monta comme nous achevions ce repas savoureux. Aucun de nous n’avait eu la pensée qu’il viendrait un moment où il nous faudrait nous décider à reprendre le chemin du vieil arbre. La plaine s’empourpra de rais obliques : je tendis le doigt vers la cité fumeuse.
— Dis, Frilotte, retournerons-nous là-bas ?
Elle me répondit :
— Si tu y retournes, j’irai avec toi.
Je portais toujours un caillou dans ma poche. Quand il me fallait décider si la chance viendrait du chemin de droite ou du chemin de gauche, je tirais le caillou et le lançais en l’air. Ce caillou, en outre, me donnait l’illusion de posséder, comme les riches, quelque chose qui pesait le poids de l’argent. Les humbles petits pauvres ont vis-à-vis d’eux-mêmes de secourables ingéniosités. J’aurais pu prendre cette fois encore le caillou : le jetant devant moi, j’aurais par pile ou face fixé notre destinée. La décision tranquille de Frilotte me donna la confiance en moi-même. D’un esprit résolu, je dis :
— Nous irons par là.
Je lui montrais la route en avant de nous. Maintenant nous étions tous deux pleins de haine pour la ville.
Oh ! la gueuse ! la gueuse ! l’horrible marâtre qui toujours nous avait retiré le pain des dents, qui avait bouché nos soifs avec sa mamelle sans lait ! Nous y avions grelotté l’hiver et rôti l’été, nus, sans abri, trompant notre faim avec des rebuts que nous disputions aux chiens. Mais ceux-là se levaient plus matinalement que nous : presque toujours, quand nous arrivions fureter dans les tas, ils avaient déjà passé. J’étais, moi, le Petit Vieux qui, depuis les jours de la petite enfance, traînait après lui la misère du monde. Je n’aurais pu dire quel sentiment me rendait à moi-même si vieux qu’il me semblait n’avoir jamais été jeune. J’étais le prolongement peut-être d’antiques races qui avaient souffert la faim et le froid avant moi. Elle aussi, cette petite fleur de pavé qui ne pouvait compter que jusqu’à dix, eût été incapable de faire le total de ses détresses. Mais celle-là était une essence vive ; elle avait une gaîté de matin dans ses ailes légères d’oiseau. Elle riait comme rit le vent dans une chambre de malade quand les fenêtres sont ouvertes. Son mobile esprit de petite femme dansait devant elle sur le chemin. Elle se tourna une dernière fois vers l’endroit de l’horizon où avaient disparu les tours et cracha au loin avec une moue de colère. Et puis tout de suite elle ne pensa plus qu’à s’amuser de sa vie nouvelle.
— Dis, Petit Vieux, il y aura là des cerises à l’été ? Il y aura des meules de foin tiède où dormir ? Il y aura des tartines de beau pain beurré quand nous voudrons manger ?
Ses mains battirent avec un bruit clair. Elle aspirait la senteur des herbages, le nez au vent, comme une petite génisse. L’âme de la terre entra en elle. Je pensais : « Là-bas il n’y aura pas de chiens levés avant le jour. »
Le soleil se coucha paisiblement ; le ciel sur notre marche semait des roses ; le vent avait gardé un peu de la chaleur du jour. Il apparut des fermes, des toits de chaume, des clôtures fleuries. Les herbes et le sable rafraîchissaient nos pieds. Nous longeâmes ensuite un grand bois et tout le soir n’était pas tombé. Un peu de clarté pâlissait nos visages ; nous étions l’un près de l’autre comme de petites ombres ; de nouveau nous croyions ne nous être pas connus encore. Puis ce reste de jour s’éteignit, la nuit bleue nous enveloppa. Elle me dit singulièrement :
— Est-ce bien toi, Petit Vieux, qui es là près de moi ?
Je disais :
— Est-ce bien toi, petite Frilotte ?
Nos noms nous étaient très doux comme le beurre de la tartine et nous n’apercevions plus les bouches qui les disaient. Elle coula sa main dans la mienne. Je n’avais pas encore senti la tiédeur de la chair chez les autres filles. D’affreuses petites guenons m’avaient mordu jusqu’au sang ; moi-même je leur avais tiré les cheveux à poignées. La sensation n’avait pas été différente de mes rixes avec les garçons.
Ce fut donc une chose nouvelle et profonde, la douceur de sa main dans ma main. Les cerises seules avaient la moiteur de cette petite peau tiède. Nous serions allés comme cela jusqu’au bout du monde. Un grand silence tomba : des voix d’enfants très loin s’étaient tues ; l’aboi d’un chien un peu de temps aussi avait traîné ; il n’y eut plus sur nous que la nuit du bois aux petites feuilles remuées, aux légers craquements de brindilles comme un peu plus de silence. Une apparence irréelle duvetait les formes, de fraîches soies d’ombre fluide coulaient. Nous ne nous parlions plus, nous n’avions plus pour nous entendre que la chaleur de nos mains l’une dans l’autre.
Nous n’avions pas peur : les nuits de la ville avec leurs réverbères clignotants et leurs râles d’ivrognes, les lourdes ténèbres comme des morgues après des crépuscules livides, le noir humide des rues battues par les rafales hurlantes et sillonnées de guets rôdeurs avaient épuisé en nous les frissons de l’effroi. C’était plutôt un sentiment de confiance et de sécurité comme si nous nous en remettions à une vigilance inconnue du soin de nous préserver. Quelqu’un doucement sembla parler dans la nuit, quelqu’un qui peut-être avait fermé les paupières du jour et berçait les arbres ; et personne ne nous avait appris Dieu. Nous arrivâmes ainsi au bord d’une clairière.
Là elle me dit :
— Je suis lasse, Petit Vieux.
Sa main depuis un peu de temps pesait à mon bras. Ses pieds aussi râpaient sans courage le chemin. Mes plus belles nuits là-bas étaient celles que je passais, gîté aux poutrelles des grands ponts de fer, par-dessus le sombre fleuve tranquille. Il coulait de son flot éternel et sans bruit. Vers le matin de pesants chariots passaient ; toute l’armature trépidait ; j’étais bercé comme dans une tempête. Frilotte, elle, couchait dans l’odeur brûlante et fétide des taudis où s’entassait un remous humain. Quelquefois elle s’abattait derrière un remblai, contre une porte, près d’un soupirail de cave. Ni l’un ni l’autre ne connaissions encore la tendre nuit des bois.
Dans le soir de la clairière, un chêne comme une église se dressa. Son pied se renflait de monstrueux orteils, feutrés de mousse. Je riais en tâtant la douceur de ce lit, moelleux comme un duvet de petit oiseau.
— Vois un peu, Frilotte, si tu ne serais pas bien ici, disais-je.
Elle répondit quelque chose que je ne pouvais comprendre, et elle s’était laissée tomber entre les grosses nervures de l’arbre. Cependant moi, regardant le ciel splendide au-dessus d’elle, je dis encore tout bas :
— Ils ont allumé toutes les chandelles là-haut.
Je ne savais pas de qui je parlais ; il monte du fond des ignorants des paroles obscures qui cependant ont un sens. Des milliers d’étoiles criblaient le feuillage léger du chêne ; tous les trous du ciel, à travers le jeune printemps des feuilles, avaient une pâleur tranquille de veilleuses. Les nuits de Noël, il y avait comme cela des arbres éclairés aux vitrines. Mais Frilotte ne faisait plus un mouvement. Elle avait replié ses jambes nues sous son jupon ; ses paupières étaient retombées. Un souffle passa.
— Bonsoir, Petit Vieux.
Un petit pauvre une fois m’avait aussi dit cela. Celui-là toussait toujours. Il était venu coucher auprès de moi dans une cave près du fleuve. Je m’y coulais en glissant entre les soupiraux. Ce soir-là il m’avait dit tendrement bonsoir. Et puis plus jamais il ne s’était réveillé.
J’étais couché au pied du chêne, dans le duvet frais de la terre avec une vie étrange en moi. Mes mains caressaient des tissus tendres et animés, comme une chair. Les arbres aussi vivaient, et les étoiles, et toute la profondeur du bois. J’eus là pour la première fois le pressentiment d’un mystère autour de la créature. Ce n’était qu’une idée venue de la beauté de la nuit et descendue au cours de mon sang. Et à peine je connaissais mon sang pour l’avoir vu s’égoutter de mes membres blessés. Je connaissais bien moins les rapports de ma vie avec le sens éternel des choses. Qui jamais m’aurait parlé de Dieu et de l’univers ? Mais la terre sous moi avait une pulsation ; d’infinies rumeurs montaient de la clairière ; la sève bruissait aux artérioles comme la salive à mes lèvres, comme le sang dans mes veines.
J’avais collé mon oreille contre le chêne ; il vibrait dans toute sa hauteur et une onde sonore courait sous son écorce. Mon ouïe subtile de petit sauvage croyait reconnaître le bruit de la ville quand de loin on l’entend dans les soirs, avec ses roulements de chars sur les dalles, ses musiques de cuivres et de tambours, son bourdonnement comme une ruche.
Ma peur tout à coup trembla comme devant un prodige. J’aurais voulu réveiller Frilotte, lui crier :
— Petite fille ! la terre a un cœur comme toi et moi !
Les premiers hommes entrés aux forêts durent éprouver ce sentiment de terreur religieuse.
Je couchai ma tête près de celle de Frilotte ; je n’eus plus un mouvement ; et un bruit léger, profond montait aussi de sa vie, son sommeil faisait une musique comme une grosse mouche, comme la respiration de cette terre nocturne. Un flot tranquille toujours s’élevait, s’abaissait ; je regardais sous les étoiles sa bouche tendrement palpiter. Comme la mienne elle avait crié des injures ; elle avait répété les paroles exécrables qui, sur des lèvres d’enfant, ont la rougeur déchirée d’une blessure. A présent elle frémissait doucement comme le cœur d’une rose. Un engourdissement me prit : je me sentis m’évanouir tièdement dans la chaleur de son sang.
Et puis ce fut notre premier matin. Presque en même temps nous ouvrîmes les yeux. Des gouttes de clarté pleuvaient des branches, roulaient sur nos visages. Notre chair était mouillée d’aube. Quel étonnement pour tous deux ! Elle me regardait avec de claires prunelles émerveillées. Il me sembla que c’était une autre fille qui était près de moi. Elle n’avait plus dans l’heure fraîche le même front pâle qui la veille était venu vers l’arbre. Sa bouche aussi était une autre fleur de sang, ardente et mobile. Et encore une fois, dans le paysage vierge, ce fut comme si nous ne nous étions point encore vus. Elle reposait sur le lit de mousse comme un esprit de l’air, comme une forme subtile de rêve. Je la considérais avec des yeux jeunes, lavés de lumière.
— C’est bien toi, Frilotte ?
Et auparavant je n’avais jamais souri.
— Oui, fit-elle, c’est bien moi, mais est-ce toi, Petit Vieux, qui me touches avec ta main ?
Un vent léger souffla sur nos yeux. La clairière fumait ; une ombre bleue tombait des arbres et coupait comme une proue le lac argenté des vapeurs. Le soleil crépitait, brillant et gras. Un coucou, dans les lointains du bois, chanta trois fois.
— Oh ! dit-elle, quelqu’un nous a appelés.
— Non, c’est un oiseau, petite fille.
Cependant je ne savais pas quel était cet oiseau. Elle et moi ne connaissions que les moineaux des rues ; et nous étions à présent nous-mêmes pareils à des moineaux qui ont quitté la ville et sont venus vers les grands arbres. Mille sources sourdaient du sol, continues, profondes. Le cœur de la terre à grands coups battit. La vie de moment en moment montait ; elle roula comme une mer ; et la même main qui avait fait glisser les gonds de la nuit rouvrait les écluses du jour.
Encore une fois j’appuyai l’oreille à l’écorce du chêne. Il ronflait comme une meule ; tout le bois sembla tressaillir dans sa vie magnifique comme, dans la poitrine d’un roi, l’âme entière d’un peuple. Je n’étais plus le même enfant craintif qui avait tremblé dans le mystère des ombres.
— Ecoute, Frilotte, m’écriai-je. Lui aussi vit comme nous.
Elle ignorait ce que je voulais dire. Et alors une joie ivre passa en moi. En criant, j’étreignis le grand arbre comme un ami, comme un frère. Une nuée d’oiseaux s’envola, un pivert au loin hennit. Chaque bruit de la forêt était un prodige ; mais surtout le coucou nous charmait. De nouveau il frappa trois coups. Là-bas chez l’horloger nous avions vu un oiseau noir s’avancer au bord d’une porte en poussant trois hoquets saccadés. Elle me dit :
— Allons là où crie cet oiseau.
Nous marchâmes quelque temps dans le thym humide. Chaque pas dont nous foulions le sol moelleux faisait effluer des senteurs vertes. Nous appelions : Coucou ! Coucou ! Et à trois reprises encore l’oiseau répondit, mais chaque fois sa voix semblait se reculer dans la profondeur du bois.
Les taillis s’épaissirent : une mêlée sauvage s’ouvrait et se refermait sur notre passage, et d’autres oiseaux maintenant arrivaient nous saluer à la pointe des branches. Il y en avait qui du bout de leur bec semblaient égoutter une eau de cristal ; chaque goutte tintait claire et fraîche. Des pinsons ressemblaient aux petits musiciens qui, le dimanche, s’en vont jouer du violon devant les guinguettes. Et puis le loriot siffla ; il n’avait que quatre notes, toujours les mêmes ; c’était mouillé, moqueur et tendre. Il y avait aussi à la ville un joueur de flageolet qui, avec ses doigts sur les trous du bois sonore, faisait ce bruit mélodieux. Quelquefois des geais aigrement criaient.
— Oh ! disait Frilotte, je crois entendre la vieille femme se chamailler avec Mama.
La joie du bois passa en nous. Avec patience j’essayais de moduler les quatre notes du loriot. Notre rire était une chanson d’oiseau à nos bouches : il montait de nous comme l’odeur du thym montait du sol foulé par nos pieds. Il était l’analogie de nos petites âmes élémentaires avec la gaîté du matin. Autrefois nous avions ri d’un rire plutôt méchant, à la pointe des dents, comme on mord pour se défendre. Nous étions alors les petites bêtes du hallier humain ; nous n’avions pas entendu encore le rire du vent dans les arbres.
Cependant Frilotte tout à coup commença de claquer des dents et de nouveau la faim était revenue. Comme le loup elle était sortie du bois et maintenant elle se jetait sur nous. C’était le même aboi que les autres matins, que tous les jours de notre vie. Nous prîmes une poignée d’herbes vertes ; leur suc âcre nous crispa ; nous essayâmes vainement de mâcher des écorces. Alors, avec des yeux pâles, elle se mit à parler du beau pain beurré de l’aïeule.
— Ah ! dis-je, si seulement nous pouvions retrouver le chemin de cette maison !
Nous n’avions pas perdu le courage ; nous étions accoutumés à mériter par de patients labeurs notre aléatoire subsistance quotidienne. Nous tâchâmes de nous orienter. Nos pieds nus ne cessaient pas de frapper rapidement la terre. A la fin Frilotte se laissa tomber.
— Va seul, Petit Vieux, dit-elle faiblement. Moi je resterai ici.
Mais tout de suite après, se cramponnant à mes mains :
— Non, non, Petit Vieux, porte-moi. Qu’est-ce que je ferais seule ici sans toi ? Je ne veux pas mourir dans cet horrible bois.
Je la pris donc dans mes bras et la portai un peu de temps ; mais à mon tour je sentis mes forces s’épuiser. J’éprouvais un grand accablement. Quelle ironie ce soleil et toute cette joie des arbres et des oiseaux par-dessus notre agonie ! Nous étions là l’un près de l’autre, pressant notre estomac avec nos mains. Ensuite, en l’écrasant de tout le poids de notre corps sur le sol, nous tâchions d’étouffer la bête affamée qui criait en nous. A la ville du moins, les chiens quelquefois n’avaient pas tout mangé quand nous passions. La nature était plus terrible que les hommes.
Comme encore une fois je me retournais sur le ventre, je vis s’avancer une file de gros insectes noirs et brillants. Ils ramaient sous les herbes avec lenteur et semblaient se diriger vers un carnage, vers un pays de riches proies. Ayant fait quelques pas, j’aperçus au pied d’un arbre un ramier mort, se mouvant sous l’assaut de leurs légions noires. Une vie rythmique palpitait sous les ailes ; le duvet des plumes mollement ondulait par lentes et larges secousses continues. Cependant personne n’avait dit à ces insectes voraces qu’il y avait là un débris savoureux : leur sûr instinct les avait guidés et à présent par centaines ils se repaissaient du ramier.
Un petit pauvre, un être primitif lie ses idées avec plus de spontanéité que le civilisé des villes. Je dis à Frilotte :
— Il y a des nids dans les arbres. Si je reste un peu de temps sans revenir, crie trois fois comme l’oiseau.
Comme le chat au guet, je me glissai sous bois, écoutant la rumeur qui partait des hauts feuillages. J’évitais le craquement des brindilles, le froissement des feuilles sèches et toujours je regardais au-dessus de moi dans l’épaisseur verte des branches. Une force meurtrière bandait mes nerfs. Mon cœur battait à se rompre. Je vécus certainement là une longue durée de vie. A la fin une cime s’agita ; un émoi de maternité apeurée traîna un instant et puis retomba sur un frémissement de jeunes ailes. L’instinct du fauve, le goût forcené de la proie aussitôt darda. Pour jouir d’un cortège ou voir défiler un régiment, j’avais maintes fois grimpé aux candélabres, noué mes genoux aux platanes lisses, d’une souplesse agile de singe. Mais l’arbre, rugueux et vaste, cette fois défia l’embrassement de mes membres trop courts. Un jeune hêtre heureusement par la cime joignait l’une des grosses branches de cet ancêtre du bois. Je l’enserrai dans mes bras, mes jarrets s’agrippèrent et à la force des reins je commençai à me hisser. Bientôt j’atteignis les hautes ramures ; elles ployèrent, frêles et tendres ; leur extrémité seulement frôlait les nervures puissantes du chêne. A présent l’effroi du nid grondait ; le mâle gonflait la plume ; la femelle largement avait blotti la couvée sous ses ailes éployées. J’apercevais nettement sous son ventre les becs aigus et jaunes des petits en tumulte.
Alors une décision froide noua ma volonté. Un sûr élan pouvait seul avoir raison de l’espace qui me séparait du nid. J’imprimai au hêtre des oscillations à mesure plus fortes et enfin me lançai. Je crus tomber de la hauteur d’un ciel. Un fracas de rameaux craqua ; la lumière et l’ombre se déchirèrent, d’un long bruit de soies fendues. Tout le chêne fut secoué comme par une rafale violente ; et moi, élastique et souple, les yeux clairs dans ce bond prodigieux, je roulai parmi une mer de feuillages. Une branche, torsée comme un câble, m’arrêta, je m’accrochai ; et un vol maintenant tourbillonnait ; les ramiers me perçaient de coups de becs. Mais déjà, avec une clameur sauvage, j’avais arraché le nid et le coulais contre ma chair.
Je me laissai tomber de branche en branche ; et puis, visant le jeune hêtre prochain, j’ouvris les mains et d’un saut hardi de nouveau plongeai dans l’abîme vert. Des feuillages amortirent la chute ; je roulai, sans trop de mal, sur l’humus moussu. Des écorchures bruinaient à mes mains ; une large entaille m’éraflait la joue ; le sang des petits ramiers me barbouillait la poitrine.
Il y eut là un sentiment d’orgueil farouche tel que durent l’éprouver les anciens hommes des bois. J’avais joué ma vie dans un acte héroïque. Je m’étais égalé à ma volonté ; je crois bien que l’instinct parla ainsi en moi, car mes sensations ne pouvaient encore s’exprimer. Je criai par trois fois, mais je ne savais plus comment chantait le coucou : je poussais la clameur furieuse d’un roi. Et là-bas, une voix faible me répondait.
— Vois, dis-je en jetant le nid à ses pieds, ces bêtes tout à l’heure vivaient.
Elle les mania, tièdes encore et palpitantes. Des roses vives fleurissaient ses joues ; ses narines battaient. Elle fut contre moi les yeux brillants, d’une joie de vie féroce et tendre, poussant son cri sauvage.
Bientôt la plume légère vola sous ses doigts. J’amassai du bois, des feuilles sèches ; je pris mon caillou ; j’en fis jaillir l’étincelle. Le feu pétilla clair et rose : il monta sous les chênes comme la petite âme de la couvée. Et entre les pattes nouées des ramiers, j’avais glissé un scion que nous écartions ou rapprochions selon l’intensité de la flamme. Les chairs se dorèrent. Un fumet de grillade se mêla à l’odeur d’encens du bois brûlé. Avec de longues salives nous regardions s’achever la cuisson. Comment un jeune garçon comme moi eût-il pu soupçonner la raison de l’exécrable attrait qui pour l’homme se dégage de la senteur d’une viande grésillante au feu ? Le sang d’une vie sur le gril est plus délectable que la saveur d’un fruit généreux, que le parfum d’un pain fraîchement pétri. A peine, pour l’avoir reniflé au seuil des rôtisseries, je connaissais l’âcre relent poivré du charnage. Et maintenant à l’odeur de cette petite chair qui avait palpité et saignait un jus rose, mes lèvres d’elles-mêmes s’allongeaient.
L’instinct des carnassiers nous domina : nous lacérâmes les tendres filandres à la pointe des canines. Nous broyâmes entre nos molaires les jeunes os des fils du vieux chêne. Il nous en resta comme une griserie accablée qui nous fit dormir, heureux et repus, une longue heure de sommeil.
Au réveil, la soif à son tour nous tortura ; cette viande flambée rendait nos gorges brûlantes. Mais l’herbe était chaude ; nous sucions des feuilles ; elles ne nous procurèrent qu’un rafraîchissement momentané. Nous regrettâmes le clair ruisseau : nous en avions pour jamais perdu le chemin. Entre lui et nous, comme une roue les grands arbres tournaient.
Une forge écarlate s’alluma dans les fonds : le soleil roula comme une tête sous des marteaux. Nous étions dans un hallier épais, au cœur même du bois immense. Une illusion nous avait lancés parmi les ronces et les épines rougies par le couchant ; de loin nous avions cru voir des fruits pourprés. Des échardes meurtrissaient nos jambes ; un morceau de la jupe de Frilotte resta pris aux griffes du fourré. Elle jurait comme une vieille femme ivre ; j’allais, tapant avec un bâton devant moi, prudemment. Des formes agiles et longues soudain s’élancèrent, un émoi effarouché et gracieux de vies légères, presque volantes, dans la sveltesse de leur fuite. Quelle bête ainsi pouvait tenir du flexible lévrier, du cheval ardent et sensible ? Il y avait bien à la ville un jardin d’animaux ; leurs fureurs emplissaient les soirs du quartier. Ceux-là du moins avaient un nom dans ma mémoire, un nom qui quelquefois venait à la bouche des plus ignorants, lion, tigre, loup. Et une fois, hissé à la crête d’un mur, j’avais pu voir, par delà la clôture, des toisons massives et des pas saccadés. Mais personne jamais ne nous avait parlé des innocents chevreuils.
— Oh ! me dit-elle tout bas, j’ai peur, Petit Vieux.
Je fis mouliner le bâton. L’orgueil du carnage était en moi pour avoir goûté au sang.
— S’il en vient encore une, criai-je, je la tuerai.
— Le ferais-tu vraiment ? dit-elle.
Ses narines comme l’autre fois battaient.
Le roncier un peu plus loin se creusa ; une aire moelleuse et verte ondula aux pentes d’un vallon où déjà tombait la nuit. Nous eûmes un cri. Un clair rivulet ruisselait d’une source et serpentait à travers les fonds. Nous puisâmes avec nos paumes cette eau miraculeuse ; elle filtrait de nos doigts en filets d’argent ; nous n’avions jamais fini de boire, et une douceur profonde coulait avec elle dans nos poitrines altérées. Nous serions restés là des heures, divinement rafraîchis par le délicieux paysage.
Nous suivîmes le léger courant ; les arbres se reculèrent ; une mare, un sommeil d’eau immobile se velouta d’une ombre violette. Doucement le ciel se mit à pâlir ; des clartés d’étoiles, comme des gouttes de lait, ruisselèrent des mamelles de la nuit. Alors deux enfants, en se tenant par la main, remontèrent les pentes et ils ne riaient ni ne se parlaient, très purs et heureux dans la bonté de l’ombre. Ils étaient venus de la ville horrible, avec leurs boyaux crevant de faim ; ils s’étaient pris par la main et ils avaient marché devant eux. Une vie libre déjà les payait de leurs longues détresses exténuées. Et ni l’un ni l’autre n’avaient appris à joindre les doigts ; une âme religieuse pourtant était sur leurs bouches.
Elle se serra contre moi.
— Petit Vieux, dit-elle, il y avait une fois comme cela une église.
Voilà, elle disait vrai : c’était bien là comme cette église dont elle parlait, mais toujours à la ville, au bout d’un peu de temps, un homme solennel nous chassait en faisant sonner sa hallebarde sur les dalles.
La nuit entra dans nos âmes sauvages comme un duvet, comme l’eau fraîche de la source. Un souffle lent montait, le vent d’une haleine comme un frôlement de plumes et de soies. Il y avait si longtemps que nous avions cessé de souffrir de l’autre vie mauvaise, moi couchant sous le tablier ronflant des ponts, toi dans des taudis fétides qu’empestait une odeur d’égout et d’alcool ! Un arome de sèves et de gommes nous sucrait les lèvres. A chaque coup nous croyions aspirer l’énorme âme verte du bois. Nous avions les sens vierges de deux petits faunes aux écoutes du mystère.
L’ombre trembla sur des randonnées agiles, de lents glissements furtifs. Des poursuites fuyaient par les sentes. Dans l’épaisseur des chênes couraient des traques enamourées d’écureuils. Et des cris légers, quelquefois la plainte plus longue d’une bête blessée se mêlaient au craquement des branches, au froissis des feuillages, à de sourds battements d’ailes. Une rumeur continue traînait, la palpitation des vies proches ou lointaines rôdant sous bois. Un vol ouaté de hibou tout à coup s’étouffa, suivi d’un petit râle d’agonie et des palombes soupiraient comme des amants heureux. Presque aussitôt un galop fendit la nuit ; des sabots précipités rebondirent vers la mare. Je revis la grâce svelte et frémissante des longs animaux aux yeux de femme.
Frilotte frissonna, se blottit dans mes bras.
— Je t’assure, Petit Vieux, ce ne sont pas des bêtes comme les autres.
L’air mou retomba au silence ; la grande nuit du bois s’assoupit ; il y eut comme un doigt de velours qui frôla nos paupières. Nous nous endormîmes dans l’âme fraîche de la terre. Et encore une fois ensuite le matin s’éveilla. Nous frissonnâmes sous la hauteur des arbres. Nous ne cessions pas d’admirer le prodige de leurs troncs énormes au-dessus de nous, si petits.
Des jours s’écoulèrent. Nous comptions les heures par la courbe du soleil. Six fois il s’était levé dans un ciel clair, fleuri de roses. Aussitôt montait la vie ; le coucou, avec ses petits coups, donnait le signal. Celui-là était le chanteur matinal, posté derrière les portes du jour. Puis le loriot jouait son petit air ; la plainte pâmée des palombes traînait ; le pivert s’ébrouait avec un hennissement de poulain ; l’aigre clameur des geais graillait ; et nous reconnaissions aussi le foret strident de la pie et le rauque coup de rabot des corneilles. Nous inventâmes des noms pour les distinguer l’un de l’autre et quelques-uns nous charmaient, les autres stimulaient en nous le goût de la chasse et du combat.
En nous glissant dans le vallon vert, nous allions regarder les chevreuils boire à la mare. Par petits bonds ils remontaient les pentes et à notre tour nous descendions vers la source pour y boire et y tremper nos pieds. Je ne pensais plus au meurtre ; ils étaient semblables à nous, d’âme douce et confiante, dans la paix de la nature. Ils s’habituèrent à nos visages ; nous pouvions les approcher à une petite distance ; leurs frais yeux lumineux nous suivaient et n’étaient plus inquiets.
L’heure de la faim me relançait vers les hauts feuillages. La chair du ramier nous était précieuse, d’un fumet moins âcre que la pie et le geai. L’instinct m’enseigna comment, en tordant mon lambeau de veste et en le jetant à mesure devant moi le long de l’arbre, je pouvais sûrement me hisser jusqu’aux nids. Ouah ! Ouah ! criait-elle. Ensuite le feu s’allumait, nous mangions innocemment de la vie ailée. Je n’osais pas encore toucher aux autres êtres du bois. Et c’était le mois d’amour ; des gouttes de sève pleuvaient des feuilles ; aux écorces se coagulait la sueur chaude des résines. Quelques essences suintaient une gomme poivrée qui brûlait nos lèvres ; le cœur des chênes, nourri de sang vierge, sonnait comme un tambour. Cependant nous ignorions encore l’émoi de notre chair ; nous ne nous étions pas aperçus d’un sexe différent.
Vers la dixième nuit, la lune changea. Une fine pluie mouilla notre réveil ; elle grésillait sur les mousses, elle ruisselait des feuillages avec une musique claire qui d’abord nous amusa. Le coucou, ce matin-là, sonna d’une voix enrouée et nous n’entendîmes plus les oiseaux joyeux du bois. Seuls les geais et les corneilles continuaient à se quereller durement dans le silence attristé. Vers le midi, la pluie s’épaissit : son bruit sourd et continu ressembla à la marche lointaine d’une foule. Toutes les autres rumeurs s’étaient étouffées. Un air pesant et gris étamait le jour. Comme les oiseaux, nous avions perdu la gaîté.
Nous dûmes varier nos stations sous les chênes ; l’ondée à mesure visitait nos abris. Alors la nécessité me rendit industrieux. J’allai dans le taillis couper les branches les plus droites. Je les juxtaposai, les serrant ensemble avec des brins de coudrier. Ce clayonnage nous procura un simulacre de toit ; je le fixai sur deux piquets en lui gardant une déclivité pour l’écoulement de l’eau. De menues branches tressées ensuite formèrent les parois. Comme le froid nous avait pris, j’allumai un feu de brindilles près de la hutte. Nous eûmes ainsi au cœur du bois un campement, comme les fondations d’une jeune cité. Et il plut de l’aube à la nuit pendant cinq jours.
Les arbres, sous la grande pluie féconde, se lustrèrent d’un vert ample et riche. Des germes s’épanouirent, une grâce frileuse de petites corolles pâles étoila les couches profondes. Les aromes aussi plus subtilement montaient des terreaux drainés. Un matin les oiseaux se remirent à chanter. Des jours de clarté fraîche dorèrent les feuillages. Nous quittâmes notre hutte ; nous marchâmes longtemps à travers le bois.
Un soir elle me dit :
— Pense donc à cela. Mama quelquefois me prenait dans ses genoux et m’embrassait.
Moi, croyant qu’elle regrettait l’autre vie, j’eus le cœur serré de dépit.
— Eh bien, lui dis-je, si tu veux, nous retournerons à la ville. Tu iras retrouver cette Mama.
Ma voix tremblait : je l’aurais battue si elle avait dit oui.
— Non, fit-elle, ce n’est pas ce que tu crois, Petit Vieux. Mama toujours revenait avec des hommes. Quand elle était soûle, il n’y avait plus rien de bon à attendre d’elle, mais ensuite elle redevenait très tendre ; elle pleurait en me demandant pardon. Si seulement tu voulais un peu caresser mes cheveux comme elle faisait !
Je ne pensais pas qu’elle m’aurait demandé cette chose un jour. Elle s’était pelotonnée contre moi et maintenant elle prenait mes mains, elle les appuyait doucement à son front.
— Oh ! c’est si bon, tes mains, Petit Vieux !
Je me prêtai un peu de temps à ce jeu et puis je m’en allai par le bois. Je n’étais pas fâché, c’était quelque chose de singulier en moi que je ne connaissais pas. Quand je revins, elle dormait tranquillement, les bras croisés sur sa poitrine.
Une autre fois, nous étions partis au matin. Nous allions la main dans la main en balançant nos bras. Des pensées sourdes m’agitaient et je lui dis :
— Pense un peu à ceci. Il y a des hommes qui travaillent aux champs. Ils retournent la terre, ils sèment le blé. Ils vont avec les bœufs et les chevaux. Ceux-là valent mieux que moi et toi.
Elle fronça le sourcil et cria :
— Ils ne sont pas libres comme nous !
Oh ! elle disait là une chose vraie et cependant je ne pouvais lui donner raison. L’insecte, l’arbre et la source travaillent à leur manière ; ils accomplissent une œuvre nécessaire comme le laboureur et le semeur. Moi j’avais des bras et des mains et ils m’étaient inutiles. Ainsi la loi reparut, la destinée qui voue l’homme au travail ; et je ne raisonnais pas, c’était un instinct confus qui me donnait le regret d’une chose que j’aurais pu faire. Un cœur de petit pauvre est plus près de l’humanité que les autres.
Je marchais donc à côté de Frilotte sans rien dire, remué par des choses sans mots, tandis qu’elle follement riait et dansait sous les arbres. Tout à coup je m’arrêtai et criai sauvagement :
— Ils mangent du pain, ceux qui travaillent !
Voilà, les idées s’étaient nouées et maintenant elles éclataient dans ce cri qui était celui des races, le vœu même de la vie. Oui, ceux-là ensemençaient la terre ; le seigle et le froment levaient de leurs sueurs, et ensuite ils pétrissaient la claire mouture : le pain les payait de leurs peines.
Elle me regarda toute pâle, les yeux malades.
— Oh ! fit-elle, casser avec les dents une croûte de pain !
Nous aurions donné notre hutte pour être semblables à eux et savourer l’odeur aigre du seigle chaud. Il passa une tristesse sous les arbres, les thyms foulés cessèrent de nous réjouir. Nos salives avaient le goût amer du désir.
C’était un midi de vent d’est, sec et brusque. La faim nous avait fait chercher au loin notre pâture ; les nids commençaient à nous manquer. Bientôt les taillis se clairsemèrent ; il n’y eut plus que des hêtres ; leur colonnade montait et s’abaissait sur des pentes.
— Oh ! dit-elle, serait-ce enfin la limite de ce bois ?
Nous n’osions nous regarder ; toute la joie libre de notre vie fut oubliée ; il n’exista plus que l’angoisse de l’inconnu du monde qui était par delà les hêtres. Maintenant soufflait vers nous une senteur âcre de vase et de houille. Je reconnus l’odeur de la brique cuite : elle demeurait aux bâtisses fraîches, aux maisons en construction où si souvent, dans le sable et le mortier, avaient gîté mes rudes nuits d’hiver.
— Crois-moi, dis-je, n’allons pas plus loin. Il y avait aussi cette odeur à la ville.
Elle se lança sans m’entendre et à mon tour je me mis à courir, poussé par une force. Bientôt une fumée bleuâtre nous enveloppa de flocons légers. Des arbres dardèrent en fûts d’or des lisières brumeuses. Une plaine immense s’étendit. Avec un étonnement muet, nous regardions près des fours ardents, les paillotes d’un campement de briquetiers.
Le soleil plombait droit, c’était midi. Des hommes dormaient, presque nus, le ventre à plat contre l’aire. Quelques-uns, accroupis sur les reins, taillaient avec le couteau de larges quartiers de pain et les portaient à leurs dents.
Ceux-là continuellement remuaient leurs mâchoires comme des meules. Ils fermaient à demi les yeux dans la joie de savourer la lourde miche parfumée. Il nous parut qu’un long temps de notre vie s’était écoulé depuis que nous avions cessé de voir des êtres faits à notre image. Des femmes ensuite sortirent des huttes et apportèrent des jarres pleines d’un breuvage noir. Il y avait aussi des enfants ; les plus jeunes déjà aidaient au travail commun : la glaise gluait à leurs peaux et ils avaient les pieds agiles des chevreuils sous bois. Ensemble ils étaient la tribu des pétrisseurs de glèbes qui rase les campagnes et va devant le pas prochain des bâtisseurs de villes.
Un chien nous aperçut et aboya ; nous redevînmes les petites essences farouches que relance la peur des hommes en société. Une fuite rapide nous rejeta vers le bois. Mais de nouveau, au bout de quelque temps, une étrange sympathie nous ramenait. Une partie de l’équipe gâchait l’argile blonde que les femmes trempaient avec l’eau des seilles. Un va-et-vient de brouettes charriait la substance ainsi préparée, mollie à point pour la mise en formes. Et debout devant la table, le chef, un vieillard souple et nerveux, recevait la pâte, l’insérait dans des moules pareils à des gaufriers, égalisait les cases d’un coup adroit de plane, puis les passait à de lestes enfants qui les déversaient sur le sol poudré d’un sable d’or. Nous regardions sans nous parler la beauté harmonieuse de ce travail qui nous était encore inconnu.
L’attrait mystérieux nous ramena le lendemain. J’aurais souhaité courir à leurs côtés, traîner des charges de glaise, sentir contre la mienne la chaleur de leur peau. Et encore une fois nous étions là, le corps avancé sur nos poings, regardant la plaine.
— Oh ! fit-elle, des pains !
Une des cabanes béait, et du doigt elle me montrait un rang de gros pains au mur. Ses dents aiguës tremblaient ; moi aussi je considérais avec envie les puissantes croûtes dorées. Je ne songeais pas que ce pain avait été péniblement gagné par un travail sacré. Je la regardais et puis je regardais les grandes roues vermeilles. Son rire malade et saccadé m’encourageait.
Avec prudence je rampai hors du bois, je me coulai jusqu’au seuil. Une pénombre tomba des solives et je ne voyais que la tache claire des pains. J’étendis la main ; un bras s’abattit ; je n’avais pas remarqué qu’un homme était couché sur une litière de paille, près de la porte. Il se dressa, me traîna par le camp et là-bas cette fille méchante à présent fuyait derrière les arbres. La tribu accourut aux cris de l’homme ; il y eut un ameutement, des gestes forcenés ; tous m’injuriaient. Mais soudain un des briquetiers poussa un cri de douleur et de colère. Comme une petite louve, une fille était sortie du bois et lui plantait ses canines dans la main. Du sang à la bouche, Frilotte les bravait en poussant son cri de guerre. Ouah ! Ouah ! Sa petite âme lâche s’était réveillée, intrépide et violente.
Le chef à grands pas arriva, le vieillard agile et souple qui là-bas manœuvrait le gaufrier. Il fendit le groupe, me saisit la nuque, l’attira elle-même par le bras. Et il avait le regard droit dans un visage dur.
— Qui es-tu, toi qui voles les pains ?
Je le regardai franchement dans les yeux en haussant les épaules.
— Je ne sais pas.
— D’où viens-tu ?
J’indiquai un point de l’espace derrière moi.
— Et celle-là, dis, est-elle ta sœur ?
Je ne pensais pas qu’il m’eût fait cette question. J’ouvris la bouche et puis serrai les dents, ne sachant plus que répondre. Mais soudain Frilotte bizarrement cria :
— Je suis sa femme.
Ces gens se mirent à rire ; le chef seul, sous son sourcil froncé, ne riait pas et la regardait au fond des yeux. Elle lui avait parlé avec la fierté farouche d’une petite sauvage des villes qui ne fait pas de distinction entre la vie fraternelle et l’autre. Doucement il lui demanda :
— Quel âge as-tu ?
— J’ai quatre tailles dans l’arbre de moins que Petit Vieux.
A présent je riais avec les hommes qui étaient là. Cependant la femme de celui qui avait été mordu à la main tout à coup s’approcha, une pierre dans la main.
— Crois-moi, lui dit le chef, prends plutôt un pain et coupe-le par moitié. Ce garçon et cette fille n’ont commis d’autre crime que d’avoir faim.
La femme laissa donc rouler la pierre ; elle pénétra sous le chaume et ensuite elle revint, apportant la moitié d’un des grands pains. Il avait ôté sa large main de dessus mon épaule, il prit le pain ; et maintenant il s’adressait à moi comme à un des siens, avec un visage paternel et grave.
— Les petits que tu vois autour de moi sont les fils de mes fils. Il y en a qui n’ont pas dix ans. Pourtant ils travaillent déjà et ils nous aident à gagner le pain que nous mangeons. Toi, tu préfères entrer dans les maisons et dérober le pain que tu n’as pas mérité. Eh bien, si elle et toi vous avez faim, emportez ceci. Il se peut qu’ensuite tu veuilles travailler à ton tour comme nous. Dans ce cas, reviens demain. Il n’y a jamais assez de bras pour cuire la brique et activer les fours.
Sans doute celui-là connaissait la versatilité féminine. C’est pourquoi il ne se tourna pas vers cette petite fille ; et il était devant moi comme un homme parlant à un homme. Je l’écoutais, remué d’un grand mouvement intérieur.
— Maintenant, allez, fit-il.
Les femmes nous poussèrent hors du campement et à pas rapides il s’en retourna vers la table.
— Vois, fit-elle en riant, ceux-là se donnent du mal et nous sommes libres. Ce pain nous en paraîtra bien meilleur.
La miche était fraîche et odorait le champ mûr ; nous y enfoncions les dents furieusement. C’était encore de la vie, bien que ce ne fût plus du sang et des os, comme les proies que je dérobais aux arbres, et elle moussait à nos bouches, légère et dorée. Une chaleur me gonflait le cœur ; je pensais au vieillard : aucun homme encore ne m’avait parlé avec cette bonté sévère. Si j’avais été seul, je serais retourné au camp. Cependant je me méfiais de Frilotte. Je sifflai entre mes dents et puis lui dis avec indifférence :
— Est-ce que toi aussi, tu n’aurais pas voulu avoir un père comme cet homme ?
Elle cessa de manger, me regarda sous le nez en secouant ses crins roux :
— Tous les hommes, c’est toi à présent pour moi, Petit Vieux, cria-t-elle avec une vraie joie de possession, avec un élan de vie personnelle et sauvage.
Où donc cette petite fille animale prenait-elle de si étranges idées ? Notre chair nous demeurait encore obscure et déjà elle me parlait comme une femme, avec une tendresse impérieuse dans le pli de ses sourcils. La force mâle aussitôt se rebella, l’instinct vierge de la défense, comme si elle avait attenté à la libre disposition de ma vie.
Après tout, elle faisait pour moi partie du bois, avec les arbres et les œufs des nids. J’aurais pu lui tordre les cheveux dans mes poings et la tenir sous moi comme une ennemie terrassée. Elle se serait mise à pleurer sans pouvoir se défendre. Et ensuite j’aurais marché à travers le bois, elle serait retournée à la ville par un autre chemin. C’était là un sentiment qui peut-être me vint de ma louche hérédité. Il me sembla que cette petite était, par rapport à ma conscience d’homme, une humanité inférieure. Voilà, cette chose était en moi comme le caillou dans la terre.
J’éprouvai le besoin de montrer de la décision. Je ramassai une motte de terre et la jetai devant moi, disant :
— Aussi sûrement que j’ai jeté cette terre, j’irai demain travailler avec eux.
Du bout de son pied, elle repoussa la motte et cria aigrement :
— Toi, tu l’as mise ici et vois, maintenant elle est là-bas.
Je m’en allai avec colère sous les arbres. Je sentais bien que si seulement j’avais fait un pas vers elle, elle aurait pensé : — Il en fera un second qui me le ramènera.
Je sifflais comme les oiseaux par dérision de sa révolte inutile ; et j’étais déjà loin, j’aurais voulu ne l’avoir pas quittée.
— Coucou ! coucou ! cria-t-elle. J’entendis ses pieds frapper nerveusement la terre derrière moi. Je tournai la tête et elle était là, soumise et sournoise.
— Pourquoi t’es-tu fâché ? dit-elle. J’irai demain avec toi chez les hommes.
Ses yeux luisaient ironiquement à travers ses cheveux.
Ce fut notre dernière nuit dans la hutte du bois : à pointe d’aube, dans la sueur fraîche de la terre, d’un cœur libre je partis avec elle. J’allais vers le travail et le pain. Je fis là mon premier acte conscient d’homme.
Le vent matinal tordait comme de légères chevelures les fumées au-dessus des paillotes. Sitôt que nous fûmes arrivés devant la table, le chef au visage dur appela une de ses brus et dit :
— Tu les prendras sous ton toit, comme tes enfants.
Cette femme alors nous mena vers la cabane et coupa deux larges tranches de pain. Et ensuite elle emplit d’une décoction de café un bol que nous nous passâmes de la bouche à la bouche. Puis de nouveau le vieillard vint et ils l’appelaient entre eux le Père. Et il dit :
— Voilà, toi et elle d’abord puiserez l’eau à la mare et avec cette eau vous tremperez l’argile.
Cet homme ne s’occupa pas autrement de nous. Il parlait peu et ne disait que les paroles nécessaires, comme un roi. Frilotte, à mesure, les pieds dans la flaque, emplit donc les tines, et je les charriais vers les hommes chargés de pétrir la terre. Sa patience, sa bonne volonté maintenant s’égalaient à mon courage. Elle haïssait ces gens comme des maîtres, elle était encore trop près de la vie libre du bois, et cependant un étrange respect la rendait craintive : elle leur obéissait avec humilité.
Elle vint près de moi sous la paillote, à la pause du midi. Nous rompîmes ensemble le premier pain du travail. La femme nous enveloppait de regards défiants et pourtant n’osait s’opposer à la volonté du Père. Elle nous dit :
— Mangez et buvez.
Le pain était aigre et dur ; les petits pauvres comme nous ne sont pas difficiles. Mais l’aîné des fils, plus grand que moi d’une tête, par jeu ou rancune, jeta vers nous une poignée de sable qui fit craquer les bouchées sous nos dents. Celui-là agissait méchamment, car nous avions mérité de manger le pain pur aussi bien que lui. Avec une force de chat sauvage, je lui sautai à la gorge ; il roula ; je frappais son visage avec mes poings. Le Père au bruit de la rixe arriva.
— Petit Vieux a raison, dit-il quand il connut le motif pour lequel nous en étions venus aux mains.
Il réprimanda la femme pour nous avoir donné de la miche moisie et le garçon pour l’avoir poudrée de sable. Et ensuite elle et moi nous dormîmes l’un près de l’autre, sous le midi brûlant. Maintenant aussi la mère donnait tort à son fils.
Jusqu’au soir Frilotte puisa l’eau à la mare et puis moi, je roulais cette eau vers l’aire où les hommes gâchaient. La lune monta ; un tourbillon léger de fumée dansait à la crête des fours comme une ronde de petites filles en tuniques blanches. Dans la nuit pâle les hauts cônes braséèrent ; ils ressemblaient à des palais en feu dont les rouges soupiraux inquiétaient la plaine. Une lassitude heureuse courbait nos membres. Nous avions pris notre part du repas en commun : le pain et la pomme de terre avaient comblé notre faim. A présent nous étions assis au seuil de la cabane et nous écoutions crépiter les houilles. La femme nous appela et dit :
— Le garçon couchera avec les garçons et la fille avec les filles.
Derrière les portes fermées, des ronflements puissants montaient. Frilotte, avec un sentiment fier, avança le front comme une vraie petite femme :
— Embrasse-moi, Petit Vieux, dit-elle.
Là-bas, nous dormions sous les arbres l’un à côté de l’autre et elle ni moi n’avions encore échangé le baiser.
— Fais ce qu’elle te demande, puisque aussi bien elle est ta femme.
Quelqu’un ainsi parla de qui nous ne voyions pas remuer la bouche dans cette nuit d’été. Et je l’embrassai dans les cheveux sans honte.
C’était le mois des nuits brèves. Une clarté passait, le frisson du petit jour comme derrière une porte un flambeau. Aussitôt les lits étaient remués de réveil. Dans l’aube pâle des formes se levaient et se répandaient à travers le camp comme des ombres, comme des parts attardées de la nuit. Et nous aussi, dans le petit jour gris, nous étions pareils à des ombres. Une fraîcheur coulait de la hêtraie jusqu’à ce sol brûlé et aride. La senteur verte nous rappelait la hutte solitaire, au cœur du taillis.
Avec les jours, le regret s’émoussa : nous parlions de la petite maison du bois sans douleur, comme d’un souvenir lointain. Les grands chênes rouges furent pour nous comme des parents restés en arrière tandis que la caravane s’enfonce à travers le vaste monde. On les aperçoit encore un peu de temps et puis ils s’effacent à l’horizon. Frilotte maintenant allait et venait, des bannes de sable fin dans les mains ; elle passait ce sable au tamis et ensuite elle me l’apportait. Je sablais de poudre d’or l’aire où à mesure les autres enfants mettaient sécher les haies de briques avant de les porter aux fours. La joie résida en nos gestes alertes et précis. Le pain aussi avait une saveur plus tonique depuis qu’il nous payait de notre labeur. Le soir et le matin, une des filles de la cabane disait à haute voix la prière ; les autres se signaient quand elle avait fini : et à notre tour nous faisions le signe de croix comme des chrétiens vers l’orient.
Quand la nuit tombait, nous allions regarder flamber les fours ; ils dominaient la plaine nue. Cependant très loin, vers l’orient, les lumières d’une ville brûlaient comme des lampadaires. C’était une ville toute jeune : peut-être il y avait là déjà des malheureux, de petits pauvres comme nous sans gîte et sans pain ; elle lignait de feux tout l’horizon. Et la campagne, l’arène dévastée et sans végétations toujours un peu plus diminuait à mesure qu’elle avançait. C’est pour cette ville que de l’aube à la nuit, le camp travaillait, moulant l’argile dans les formes et les portant cuire ensuite aux fours. Inépuisablement les briques sortaient de la terre, montaient, se dressaient en tours rouges par simulacre des maisons qu’elles serviraient bientôt à bâtir.
Partout où passaient les briquetiers, le sol se vidait de ses sèves, un désert naissait. Il y avait des années qu’ils étaient en marche ; ils arrivaient toujours après les moissons et ensuite les moissons ne repoussaient plus. Ils étaient maigres et desséchés comme la terre ; leurs yeux étaient consumés de feux noirs comme les fours. Ils ne connaissaient pas le repos des dimanches. Quelquefois entre eux, avec des faces nostalgiques, ils se parlaient du village natal. Et nous étions, nous, deux petites graines d’humanité, germées du passé des cités. Nous avions renoncé à la vie libre pour prendre notre part de la sueur des hommes qui travaillent. Avec les autres nous marchions par la plaine du pas d’une tribu. Vers le soir il nous arrivait de demeurer tristes sans cause.
Un jour la vieille femme du chef, étant à la table avec les autres hommes, passa la main sur le front de Frilotte et dit :
— N’est-ce pas une chose étrange ? Notre petite Iule avait le même regard que celle-ci.
Et Iule était une fille qu’ils avaient eue autrefois et qui dormait sous un tertre, dans le cimetière.
— Voilà, oui, mère ! tu as dit la vérité, s’écrièrent les hommes. C’est là une chose étrange.
Elle prit donc l’habitude de l’appeler de ce nom léger et musical ; et moi aussi je finis par ne plus l’appeler autrement. Iule, c’était comme le vent dans les chênes, comme le cri d’un jeune oiseau, comme la petite eau d’une source sous bois. Cela ressemblait aussi à la chanson qu’une nourrice chante près d’une enfant. Elle fut très fière de porter un nom que la fille des maîtres avait porté. Elle me disait :
— Pense un peu à cela. Hier j’étais Frilotte et maintenant je suis Iule. Est-ce que tu ne me trouves pas changée ?
Comme on lui mettait plus de beurre qu’à moi sur ses tartines, Iule le raclait avec le couteau et l’étendait sur mon pain. Moi, je ne cessais pas de m’appeler le Petit Vieux. Même en changeant de nom, je serais demeuré celui qui traîne un faix de vieille humanité.
Une fois elle commença à me reparler du bois comme, au temps de nos famines, elle me parlait du pain. Elle tourna vers les arbres des yeux aigus qui semblaient regarder la hutte. Elle avait aussi une autre voix ardente et fiévreuse. Mais je vivais maintenant de la vie de la tribu ; je ne pris pas attention à sa plainte. Lui montrant les cônes dans la plaine, je dis :
— Ils ont mis le feu au troisième four.
Elle ne m’entendit pas : son âme était partie vers la petite maison verte.
Or, à quelques jours de là j’appelai en vain Iule : elle ne vint pas avec les bannes de sable ; et alors je me mis à la chercher du côté des paillotes. Elle n’était pas sous les paillotes.
— Elle est là-bas au bois, me dit mon cœur triste.
Je m’en allai vers le bois, je me mis à courir sous les arbres. Des branches cassées m’indiquèrent le chemin par lequel elle avait fui. L’ancienne senteur subtile, l’arome des serpolets montait de ses foulées et tous les oiseaux chantaient. Dans les ramures profondes cria le coucou. Comme un hoquet, comme un sanglot passa son cri dans la haute vie verte : je n’avais pas encore entendu pleurer ainsi l’oiseau. Le bois m’apparut une jeune éternité, un mystère vierge ; je le considérais avec des yeux frais et nouveaux. O quelles rivières d’ombre ruisselaient sur ma chair calcinée à l’haleine ardente des fours ! Quelles sources divines de paix s’égouttaient des arbres légèrement frissonnants ! Une voix au loin appela.
Ma chère Iule, me voilà maintenant près de toi ! Tu reposes sur l’ancien lit de feuilles de notre hutte, tu tiens tes pieds dans tes mains et rien n’est changé, la hutte est toujours là comme si seulement je venais d’en unir les branches.
— Je savais que tu serais venu, dit-elle en riant franchement.
Elle me mena vers la source, m’offrit l’eau claire entre ses mains et ensuite se mit à lisser ses cheveux. Elle avait repris sa grâce de gentil animal sauvage, sa vie onduleuse et souple. Et moi, en riant comme elle, par folie j’embrassais à présent les arbres en les entourant de mes bras. Je faisais là une chose obscure et spontanée qu’avaient dû faire les hommes des âges en regagnant la forêt après l’exil des villes. Le midi tomba et tout à coup je pensai à la tribu qui nous attendait près des fours.
— Iule, dis-je, je suis venu te chercher. L’ouvrage pressait.
Je parlais avec décision, comme un homme qui a la conscience de son devoir.
— Eh bien, fit-elle, tu repartiras seul. Iule n’ira pas avec toi.
— O Iule ! les femmes mettaient cuire du beau pain doré sur la cendre.
Ce fut à cause de cela qu’elle me suivit docilement vers la lisière. Le Père avec les aides manœuvrait près de la table. Il m’aperçut et de loin me cria :
— Tu as fait sagement de revenir, Petit Vieux. Maintenant, tu n’ignores plus ce qui est bien et ce qui est mal.
Iule avait un autre visage en écoutant cette simple parole.
Il tomba des pluies ; le venteux automne arrivait par la futaie. Les paillassons coururent comme un camp en marche ; les hommes rentrèrent réparer les outils. Un jour brouillé et bas glissait à travers les vitres ; à peine on voyait les mains battre sur l’enclumette le fer ébréché. Maintenant aussi les arbres du bois commençaient à s’empourprer.
Puis des éclaircies bleuirent, une tiédeur de soleil sécha l’arène ; les petites ombres dans la pâleur de l’aube se reprirent à faire leurs gestes rythmés. Une suprême ardeur régna. Iule, ma chère Iule ! avec quel entrain tes petites jambes blondes d’argile couraient sous la charge des briques fraîches ! Toi et moi, avec le temps, étions devenus d’habiles ouvriers.
La sieste du midi s’accourcit. On ne fumait plus sa pipe qu’à la nuit, autour des feux de bois. Alors ces hommes taciturnes se parlaient du village ; leurs faces étaient moins sombres, comme si déjà ils voyaient se lever derrière les fours le clocher natal.
Un jour l’aïeule partit pour la ville. La nuit était tombée quand elle rentra. A la clarté des lampes, des étoffes s’éployèrent ; les femmes les palpaient entre leurs doigts. Il y eut des vêtements moelleux pour les enfants. Pour la première fois de notre vie nous sentîmes la douceur d’un tissu envelopper chaudement nos membres. La laine vêtit nos peaux nues qui avaient grelotté sous la bise et brûlé sous le soleil. Nous n’osions faire un mouvement, de peur de froisser la trame unie. Et moi, ce soir-là, je regardai avec une gaucherie timide cette sauvage fille des bois habillée comme une petite Vierge des chapelles et qui tournait sur elle-même, en cambrant sa taille. D’un cri tout à coup elle bondit vers le grand coquemar de cuivre qui chauffait sur le poêle.
— Petit Vieux, est-ce bien moi ? Me reconnais-tu encore ? Jamais je ne me serais crue si belle.
Ensuite sa pensée glissa, elle fut là-bas avec Mama, la prostituée secourable, le pauvre bon cœur chargé de péchés.
— Petit Vieux !… Si elle pouvait me voir !
D’intimes et heureuses sensations jaillirent, s’accordèrent à la joie de l’heure. Elle eut l’éveil du sentiment de la dignité, s’éprouva grandie, dans l’importance d’une croissance sociale.
Ce fut là la fin du travail ; sous de bas ciels nébuleux, la lumière s’éteignit ; on sentit peser la stagnation prochaine du solstice. Des attelages maintenant roulaient dans la plaine ravinée, de longues charrettes qui se comblaient d’empilements de briques et ensuite prenaient le chemin de la ville. Dans le désert rouge, parmi les flaques rouilleuses, il ne resta plus debout que les grands pilones entamés, la brèche déchiquetée des cuissons de l’été.
D’abord les femmes partirent, les mères, l’aïeule, fléchies sous le poids des hardes : au petit matin on vit leurs silhouettes décroître dans l’air pluvieux. Elles marchaient sur un rang, à pas rapides, reprises par le désir de l’abri sûr, de la petite maison au village, dans la tranquillité engourdie de l’hiver. Nous demeurâmes un jour encore avec les hommes, rentrant les pailles, les tables, les moules.
— Hé ! Petit Vieux, disait Iule, le dimanche on va à l’église. Je mettrai ma belle robe. S’il y a des boutiques, tu m’achèteras des boucles d’oreilles.
Le Père retira les clefs. Le silence, la mort régnèrent dans l’ancienne animation du camp. Et à présent, avec la charge des bêches aux épaules, nous relayant pour pousser les brouettes où s’entassaient les ustensiles et les literies, les mâles de la tribu, à leur tour, dans la clarté brouillée du matin, fendaient la plaine.
Nous traversâmes des villages ; les fermes blanches à toits de tuiles rouges, les étables effumant un suint chaud se groupaient en rond autour des clochers pointus. Des chevaux tiraient la charrue ; il y avait des enfants qui mangeaient d’épaisses miches beurrées sur le pas des portes.
La nuit tomba : moyennant le denier du pauvre, nous fûmes hébergés dans une grange. La chaude senteur des pailles nous enveloppa ; et, avec ses petits pieds las, Iule était près de moi, sa tête rousse dans ma poitrine.
L’aube filtra par les joints des vantaux, le Père donna le signal et, encore une fois, les routes s’allongèrent. Vers le midi, des gens sur des seuils commencèrent à nous saluer : les faces étaient cordiales, comme pour un retour attendu.
Nous marchâmes ainsi jusqu’à la tombée du jour. Et puis des fumées volèrent, l’odeur des feux de bois nous arriva du hameau. Toutes les portes étaient ouvertes. Des femmes avec des nourrissons dans les bras s’avançaient et embrassaient les hommes.
C’était là, aux confins de la lande, une centaine de maisons badigeonnées au lait de chaux, parmi des emblavures et des vergers. Des fils, des pères en étaient sortis au temps de l’exode : et maintenant les barrières étaient levées, chacun rentrait dans les maisons où des petits étaient nés, où des vieux avaient été cloués dans leur bière. La mort et la vie avaient passé pendant leur absence et à leur tour ils arrivaient, maigres et errenés, ayant gagné le pain de l’hiver.
Le Père poussa une porte et dit :
— Voici. Toi et Iule à présent vous vivrez dans cette maison avec nos enfants et nous-mêmes.
Nos pieds enfin goûtèrent la fraîcheur du carreau, après la longue marche harassée. La nappe de serge fut tendue, les étains résonnèrent ; une garbure épaisse fuma sous la lampe claire. Aux siestes brèves du campement, nous n’avions pas connu un si grave et si naturel plaisir.
Des voisins, de coriaces campagnards, de menues commères entrèrent, se pressèrent près de l’âtre. Ceux-là étaient loquaces : ils dirent les humbles fastes, les obscures destinées. L’histoire du hameau, tandis qu’au désert là-bas les autres peinaient, se déroula, la moisson, les labours, les semailles. Le charron avait remis un toit de tuiles à sa maison ; la femme du messager avait eu deux jumeaux ; des jeunes gens avaient échangé les promesses.
Quelle chose nouvelle pour Iule et pour moi ! A la ville comme à la forêt, nous avions vécu en sauvages, ignorant les solidarités. Et voilà, ce hameau nous révélait le rudiment de la cité selon la vraie vie, chacun bêchant et ensemençant pour soi, mais tous associés de peine et d’intérêts, avec une communion de misère et de courage.
Iule écoutait, bouche bée, avertie soudain qu’il existait des âmes simples, différentes des haineux et sournois maraîchers peuplant l’abord des villes. Ah ! nous les connaissions bien, ceux-là, embusqués derrière la haie avec leurs chiens et leurs fourches, donnant la chasse aux petits pillards affamés qui maraudaient un navet à la limite de leur champ ! La famille, la collectivité sociale vaguement s’éveillèrent, eurent un sens. Au campement déjà, dans les parlotes des soirs, on nous avait dit qu’il n’y avait pas de pauvres au hameau. Personne n’était riche, mais tout le monde travaillait ; le pain jamais ne manquait à la faim des petits.
La tribu reprit racine. Les ouvriers roux du feu furent, aux grasses matrices de la terre, un autre peuple redevenu laboureur. Des bêches fouissaient les courtils ; les champs s’emplirent de brusques silhouettes qui traînaient la herse. On rentra les derniers fruits pour les réserves de l’hiver ; je montai au verger cueillir la pomme pourprée d’automne. Iule avec prudence rassemblait la récolte dans les bannes. Quelle joie de palper et de croquer librement les belles pulpes vermeilles qui, autrefois, par delà les clos murés, excitaient si cruellement nos convoitises ! Nos mains et nos habits étaient parfumés de sève verte. Nous vivions là dans l’abondance des biens de la terre, au cœur inépuisable des fructifications.
— Vois un peu, Petit Vieux, disait Iule, une fois tu es venu dans la plaine avec moi. A présent nous avons un verger et une maison. Nous mangeons du bon pain frais. Si cependant toi et moi n’étions pas allés vers l’arbre, cela ne serait jamais arrivé.
Avec son front court, elle exprimait là une idée juste de destinée ; nous ne pouvions encore la comprendre et néanmoins elle remuait quelque chose de profond en nous. C’était comme une main qui était sortie d’un nuage et nous avait menés vers la vie.
Les pommiers se dénudèrent : nous rentrâmes les dernières cueillettes ; d’humbles richesses s’accumulèrent aux greniers. Les maisons ressemblèrent à de petites arches combles qui tranquillement attendaient l’hiver. Iule maintenant trempait la soupe, aidait l’aïeule à enfourner le pain. Ses mains sentirent l’oignon, le poireau, les bonnes herbes qui parfument le repas. On lui confiait aussi la vache ; elle sut manier les aiguilles d’un tricot, et en tricotant, elle menait la bête pâturer au long de la route. Moi, avec les hommes, un jour je partis couper les osiers, dans la région des marais.
Je connus l’alternance des travaux qui partageaient ces humbles existences. Le printemps venu, le hameau partait cuire la brique aux confins des villes. Il ne restait aux maisons que les vieillards, les jeunes mères et les infirmes. Ceux-là prenaient soin de la vache, du mouton et du porc ; ils entretenaient l’habitation et le courtil ; ils regardaient l’épeautre, le seigle et la pomme de terre pousser au soleil de l’été, dans l’étendue solitaire. On s’entendait ensuite pour faire ensemble la moisson. Au retour, la grange était remplie : activement, silencieusement la maison s’était préparée à recevoir la tribu revenue de l’exil. Et puis arrivait l’hiver : avec des gestes souples on courbait l’osier, on maillait les corbeilles et les paniers. L’ardent briquetier de l’été, le hâtif ouvrier des derniers labours devenait le vannier aux mains agiles, derrière les vitres étamées par le givre.
Le fléau battit sous l’auvent des granges. Je portais le grain au moulin ; j’en poussais devant moi une pleine brouettée. J’avais de bons moments parmi les fariniers aux masques blancs, dans la maison pâle où neigeait la farine. Le ronflement des ailes virant sur leurs axes me rappelait avec douceur le tonnerre sourd des ponts par-dessus mes sommeils blottis aux nervures du fer.
Le petit pauvre est observateur : il saisit les analogies. Sa tête travaille comme le moulin broie la pulpe grasse du grain. Au coup de vent du hasard, elle aussi, dans l’immense aventure quotidienne de la vie, fait sa farine de tout ce qui passe à sa trémie. Moi, je regardais le geste lent des fariniers sous les hautes solives poudrées déverser aux conduits le sac de grain, arrêter ou mettre en mouvement le taquet. Ils étaient silencieux et patients, comme tous ceux qui s’aident des forces de la nature. Quand le vent cessait de souffler, le moulin chômait ; et en sifflant doucement des airs mélancoliques, ils attendaient que le vent reprît. Je sifflais comme eux.
Ma vie se haussa. J’éprouvai le sentiment que moi aussi, en rapportant le grain moulu à la maison, je faisais une chose utile. Le moulin moud le blé et ensuite, au creux de la maie, des poings activement pétrissent la farine. J’étais l’intermédiaire entre la maie et le moulin. Quand enfin le pain levait, j’avais la conscience d’avoir pris ma part de l’œuvre. C’était une chaleur de joie et d’orgueil, comme de faire le bien et de mériter la vie. A présent que la réflexion m’est venue, j’admire quelles forces secourables, quelles réserves de courage et de sagesse reposent au fond de l’être le plus dénué. Il n’y avait qu’un peu de temps que j’avais cessé d’être un petit vagabond, mêlé aux lamentables épaves que charrie le fleuve fangeux des villes ; et déjà, par la puissance de l’exemple, aux approches d’une humanité simple et cordiale, je sentais en moi les mouvements d’une conscience. Cependant là-bas, torturé par la faim, il aurait pu m’arriver un jour de voler sur le comptoir du boulanger un pain. Tout l’appareil social se fût ébranlé pour me mener au juge. Celui-ci aurait établi sans peine que j’étais un précoce criminel parce que, dans une société hypocrite et lâche, la faim, plus encore que le vol d’un pain, est un attentat à la moralité publique. Moi qui étais un enfant mis bas dans l’ombre d’un porche et à qui personne n’avait appris à travailler, moi qui avais poussé à la vie comme l’ivraie du bord des fossés, je serais devenu, dans les corrosifs dortoirs d’une maison de correction, un être perverti, aux yeux cauteleux, au cœur fermenté de haine et de révolte.
La première neige floconna : les vergers, les toits de feurre et de tuiles sombrèrent dans un silence blanc. L’intimité alors se retira au cœur des maisons, une quiète vie feutrée de silence et d’attente près des bêtes domestiques. L’horloge, au chaud des âtres, scanda les heures actives, le rythme des mains tressant l’osier, les molles et muettes détentes de la veillée au feu des crassets. Tout le hameau, derrière les vitres, façonnait des bannes, des paniers à égoutter le fromage et de délicates corbeilles. On entendait au fond des étables le ruminement pesant des vaches, le barbotement des porcs dans l’auge ; et les routes étaient vides, il n’y avait point d’autre bruit. Toute attache sembla coupée avec le monde du dehors. Cependant au matin un clapotement de sabots d’enfants traînait, filles et garçons en petites bandes, le nez bleu et les mains dans les moufles. C’était la classe du cordonnier Jean. Les sabots un peu de temps méandraient le long des haies et puis heurtaient le seuil d’une porte basse. Nous allions avec les autres. Dans une chambre aux vitres brouillées, un vieil homme, des bésicles au nez, piquait l’alène et tirait le fil avec ses grosses mains noires de poix.
Trois bancs s’alignaient près du poêle de fonte. Il y avait au mur d’antiques images et des livres dans le bahut : ils aidaient le vieil homme à méditer sur les choses de l’univers. Depuis bientôt soixante ans qu’il était au hameau, sa vie se passait à aimer le prochain et à ressemeler le pays, dans cet humble coin du monde. Il n’avait pas eu d’autre ambition, laissant venir à lui les petits enfants, leur enseignant ce qu’à grand effort de cerveau, sans l’aide d’aucun maître, il avait appris lui-même dans ses images et dans ses livres. Mon Dieu ! ses livres ! D’anciens almanachs, des Mathieu Laensberg de l’an quinze aux feuillets déchiquetés et racornis, comme grignotés par les souris, maculés par le coup de pouce mouillé dont il les tournait, jaunis et chinés à l’égal de la peau de ses mains ! Il possédait aussi quelques fragments des Evangiles. Quand il nous parlait de Christ, c’était vraiment comme une figure de lumière qui se levait devant nous, un homme infiniment bon d’aujourd’hui disant de douces paroles.
— Christ est passé ce matin, disait Jean gravement. Il est entré ici, il s’est assis ici, il m’a dit de belles choses que je vais vous dire à mon tour.
Tous ne le croyaient pas, mais moi je regardais la chaise qu’il me montrait du doigt. J’étais sûr que la chose était arrivée comme il disait et que Christ s’était assis sur la chaise. Il me semblait qu’il devait lui ressembler.
Avec le tremblement de ses gros verres sur son nez picoté de trous noirs, il partait de là pour nous expliquer qu’il fallait aimer les autres comme soi-même, partager avec le pauvre sa misère et ne point faire de mal aux bêtes.
Je pense avec émotion au bonhomme Jean. Il ressuscite du passé de ma vie comme un humble saint de village. Si j’arrivai plus tard à démêler le bien du mal, moi le petit vagabond à l’âme obscure, c’est à lui, à la grande lumière qui tombait de ses mains ouvertes que je le dois. Cependant à peine il passa dans ma vie et il ne s’en est jamais allé.
Assis parmi nous, ses mains cordées courant le long des lignes, il nous lisait les textes, nous expliquait les vieux symboles. C’était l’astrologue au chapeau pointu, à la robe constellée de lunes et d’étoiles ; c’étaient les mois et les saisons, les solstices, les équinoxes ; c’étaient les fables, les proverbes et les sentences. Je connus les Jours d’or du calendrier ; les grands Béatifiés m’apparurent des ancêtres, des grands-pères nimbés et glorifiés pour avoir fait leur devoir sur la terre.
Il nous apprenait aussi à épeler et à écrire. D’une grosse écriture à la craie il traçait sur le bahut des lettres qu’ensuite il nous fallait recopier jusqu’à ce que les deux côtés de nos ardoises en fussent remplis. La touche grinçait, mal conduite par les doigts gourds ; tandis que nous nous appliquions à nos jambages, lui un peu de temps s’en allait battre un pan pan à sa table. D’autres fois, en vidant un sac de châtaignes sur le carreau, il nous enseignait l’arithmétique. Deux et deux font quatre et quatre font huit, et quatre fois huit… Qui aurait dit jamais, petite Iule, qu’un jour toi aussi pourrais compter jusqu’à cent ?
Quand le bonhomme disait : « Regardez-moi bien. C’est moi qui suis Dieu et je pousse la terre comme ceci et la lune comme cela, » je croyais véritablement que Dieu était devant moi et me révélait le grand mystère.
La petite école finissait à midi. Alors, comme au matin, les sabots se remettaient à battre le long des haies. Parfois une rixe s’élevait. Les grands fonçaient sur les petits. Iule et moi tapions avec les poings : on la redoutait. Quand nous rentrions, la pomme de terre fumait sur la table. Il y avait là le père et trois de ses fils, assis autour de l’âtre sur des escabeaux bas, avec les outils et les osiers frais. Ils ne s’interrompaient de remuer les mains que pour manger et ensuite travaillaient jusqu’au soir. Iule avait pris goût à ce travail ; j’y étais moins habile qu’elle. Les osiers sous ses doigts précis se déroulaient comme de minces couleuvres. Elle les tordait, les maillait en délicats corbillons. Dans le taciturne hiver de la maison, l’horloge battait d’un pouls lent, la lampe s’allumait, le chaudron à petits bouillons cuisait à la crémaillère.
Cette vie monotone doucement nous engourdissait. L’autre hiver j’avais gelé sous les ponts, Iule une nuit avait manqué ne plus jamais s’éveiller : c’était Mama qui l’avait ramenée à la vie en la couchant près d’elle dans sa chaleur d’amour. Qu’était-elle devenue, celle-là, en sa pauvre vie de misère et d’abjection ? Ah oui ! qu’était devenue la pauvre Mama avec ses vieilles loques bariolées, avec le châle à trous sous lequel, comme une image de la mort galante, elle se pavanait dans le soir impur des rues, chuchotant des invites cajoleuses aux passants ? Elle toussait déjà en ce temps d’un si affreux râle d’alcool et de phtisie !
Oui, ce fut là un heureux temps. Il faut que la maison, l’antique tradition familiale soit bien profondément incrustée au cœur des races pour ressusciter si vite l’instinct de la sociabilité. Comme de libres bêtes farouches, nous avions vécu, aux confins de l’humanité, l’aventure des jours. Et déjà nos fibres se reprenaient à la chaleur vive des contacts.
Une filialité obscure palpita, m’assouplit à la vie commune près de l’ancêtre et de l’aïeule. Iule aussi sembla changée. Elle ne jurait plus par les saints noms. Des mots, des rappels de choses ordurières s’éliminèrent. Ses fonds de nature rusés et sournois furent comme limés à la probité de ce peuple loyal et doux.
Voilà oui, je fus dupe comme tout le monde de sa petite comédie de dissimulation. Je ne savais pas pourquoi quelquefois elle tirait la langue derrière le dos des gens qui étaient là et ensuite étrangement me regardait en riant. Quand je commençai à voir clair en elle, il me parut qu’elle avait instinctivement deux âmes, son âme des dimanches qu’elle passait avec sa belle robe, une âme franche et amusée avec laquelle elle se regardait au miroir et partait entendre la messe au village à une lieue du hameau, et puis l’autre, clandestine et butée, sa petite âme de misère et de vice là-bas dans la ville.
Un jour les arbres bourgeonnèrent et le temps des paniers fut fini. Il vint des oiseaux ; la sève verte monta. On prépara la terre pour les semis. Toutes les maisons étaient vides et Iule commença à me reparler de la forêt. Moi, je l’écoutai distraitement d’abord. Ma vie était plutôt avec ces hommes qui se courbaient dans la campagne rose. La petite classe avait pris fin avec la neige et l’hiver. Les sabots ne cognaient plus à la porte du doux maître ingénu : par les chemins verts ils partaient pour une autre école très loin où un vrai maître enseignait d’après les principes. Le dernier jour, Jean gravement avait pris un de ses antiques almanachs et me l’avait mis dans les mains, disant :
— Toi, tu n’es pas comme les autres. Je lis des choses dans tes yeux. Si un jour tu es malheureux ou si tu as besoin d’un conseil, ouvre le livre, tu y trouveras la bonne leçon.
Ce fut pour moi comme un legs de vie, comme un don religieux ; le livre palpita près de ma chair sous ma chemise.
Un matin de ciel couvert, les portes battirent : c’était le lundi de la semaine de Pâques. Les hommes, chargés de pelles et de bissacs, partirent comme ils étaient revenus. Tous les ans, au même jour, pluie ou soleil, on émigrait avec les hardes en tas dans les brouettes. Le Père allait devant et les fils suivaient. Les femmes ensuite arrivaient, trouvaient le campement installé. Quelques vieilles gens demeuraient seules dans les maisons pour les semailles et les berceaux. Nous traversâmes les villages ; sur les seuils, comme au temps du retour, des enfants mangeaient du pain beurré ; et les haies verdoyaient. J’avais un couteau, de bonnes chaussures, un bâton à la main. Je me sentais un homme et toute la vie devant moi.
Iule, dans le soir, eut des yeux étranges.
— Pense donc, Petit Vieux, fit-elle, si la petite maison était toujours là ?
Mon cœur battit fortement ; tout le bois vert passa. O Iule ! la petite hutte sous la jeune pousse des feuilles ! Le vent comme le souffle d’une bouche endormie ! La pluie comme des pas légers qui s’approchent ! Je n’étais plus avec les hommes. Elle se mit à rire et chuchota dans mon cou :
— La maison pense à nous comme nous pensons à elle, Petit Vieux.
Elle ne dit pas autre chose, et moi, voyant ses yeux rusés, je tremblai comme si déjà elle m’avait pris par la main et me menait vers la hutte. Si j’avais fait un pas vers le bois, peut-être je ne serais plus jamais revenu. Je secouai la tête.
— Vois-tu, Iule, il y a eu les pluies et les neiges.
Et ensuite je fus devant elle, la bouche vide de paroles. Je n’osais plus aller au bout de ma pensée.
Tout de suite la vie du campement reprit, elle sembla avoir été interrompue la veille seulement. Les paillassons au dos des hommes coururent brandis, debout comme des tentes en marche. Les feux de bois fumerolèrent sous la marmite. A coups de talons nus, Iule et moi arpentâmes l’aire où une pauvre herbe maigre comme le poil d’une bête galeuse par places avait repoussé. Maintenant l’équipe avec ses huttes s’avançait aux terres vierges. L’ancienne dévastation du désert demeura derrière nous. On défonça des champs encore verts, gras de la sève des récentes cultures. Le Père lui-même avec les maîtres du fonds en avait fixé les limites. Voilà bientôt trente ans qu’un matin il était venu pour la première fois et chaque année la campagne reculait, entamée par les brèches, mangée par la cuisson des fours tandis qu’à l’opposé, dans l’horizon déchiqueté, la bâtisse comme une armée toujours plus loin avançait.
La forêt, de toute sa masse légère et reverdie, maintenant était là, dans les jeunes pluies d’avril. Iule quelquefois rôdait autour de moi, me regardait avec des yeux sournois. Quand le soir tombait, elle disparaissait dans le bois. Une fois, je la guettai. La petite ombre, dans la nuit des arbres, ardemment fouissait sous les mousses, à la base d’un chêne. Mon souffle haleta : elle me vit près d’elle et aussitôt, d’un cri de colère, elle se laissa tomber, s’aplatit toute raide sur le trou qu’elle creusait. J’étais très doux et cauteleux. Elle se rassura ; elle riait avec des yeux dissimulés et hardis :
— Petit Vieux, tu ne le diras à personne ?
— Non.
— Eh bien, j’ai trouvé quelque chose et l’ai caché là. Vois !
Elle gratta dans le trou et en retira une petite boîte où il y avait une boucle d’oreille.
— Iule, tu mens ! m’écriai-je. Tu as volé cette boucle à la vieille femme.
Je marchai sur elle et voulus lui arracher la boîte ; mais elle la tenait dans sa main crispée, ses ongles me griffaient le visage.
— Donne-la moi, donne-la moi ! criais-je toujours.
Nous luttâmes. D’un bond elle s’échappa et, à une petite distance, avec une joie méchante, elle me défiait et sourdement disait :
— Elle est à moi ! Je l’ai volée ! je l’ai volée ! Elle est à moi !
Je me mis à siffler tranquillement entre mes dents, et puis, après un peu de temps, je lui dis :
— Vois maintenant : cette femme t’a aimée comme une fille et tu l’as volée.
Elle cria encore une fois en faisant tinter l’or de la pendeloque :
— Elle est à moi. Je percerai un petit trou à mon oreille, je la passerai dans le trou. Si quelqu’un dit que cette chose n’est pas à moi, il en a menti.
Je lui répondis doucement :
— Il n’y a là qu’une boucle et tu as deux oreilles. Comment feras-tu pour en mettre un morceau à toutes les deux ?
— Oh ! fit-elle, je n’avais pas encore pensé à ce que tu dis là. La boucle était dans le tiroir là-bas : il n’y en avait qu’une et je l’ai prise. Je ne les aurais pas prises toutes les deux.
— Si j’étais toi, Iule, je la rapporterais à la vieille femme, puisqu’aussi bien tu as deux oreilles et que tu n’as qu’une boucle. Je lui dirais : J’ai pris cette boucle dans le coffre et à présent je te la remets. Elle se fâchera et puis elle oubliera que tu es allée au coffre. Je t’assure, c’est cela qui est le mieux.
— Oui, s’écria-t-elle joyeusement, c’est cela qui est le mieux.
Je fis un pas, je croyais qu’elle me rendrait la boucle. Mais elle se recula derrière un arbre et se mit à rire.
— Après tout, n’est-elle pas à moi, puisque je l’ai ? Dans le coffre, elle n’était à personne et maintenant je la tiens dans mes mains. Pourquoi l’un aurait-il une chose que l’autre n’a pas ?
Voilà, cette petite fille, dans sa cervelle obtuse, disait là une vérité effrayante. Si l’un a un morceau de pain qui est refusé à la faim d’autrui, c’est celui-là qui est le voleur. Tout devrait être partagé entre les hommes, et qui a deux boucles d’oreilles peut bien en donner une à qui n’en a pas. Cependant je dis à Iule :
— Pense à ceci : la vieille femme a payé la boucle avec son argent, et si elle te demandait le prix qu’elle en a donné, tu ne pourrais pas le lui rendre.
— Eh bien, fit-elle, va toi-même la remettre dans le coffre. Quand elle l’ouvrira, elle verra la boucle et elle ne songera pas à autre chose.
Ses paupières battirent ; elle eut une petite douleur sèche qui lui crispait la bouche.
— Je l’avais tenue cachée sur ma peau tout un temps. Elle brillait si gentiment au soleil ! Si tu l’avais vue pendue à mon oreille, tu aurais cru voir une autre fille. Oh ! je la déteste, cette vieille femme ! Pourquoi a-t-elle eu de douces paroles pour moi ?
Je lui ouvris les doigts, elle m’abandonna enfin la boucle et alors moi, avec le cri de la force et de la ruse, je partis en courant vers le camp.
— Elle est à moi, Iule ! Si tu dis que c’est moi qui l’ai volée, je t’étranglerai.
La Mère était dans la cabane avec les hommes : c’était la fin d’une journée de travail. Personne ne s’aperçut que je tenais quelque chose dans les mains. J’étais venu avec le ferme propos de rendre la boucle à la vieille femme, et maintenant j’étais là, bouche close, éprouvant à mon tour une joie singulière à tenir ce petit trésor entre mes doigts. Je pensais : puisqu’elle ne sait rien, il vaut autant garder cela pour moi seul. Dans le fond de la chambre était l’appentis où couchaient les deux vieux ; je savais que le coffre était près de la porte. Les hommes maintenant, avec des gestes lourds de sommeil, se dirigeaient vers les lits. Je me coulai jusqu’à la porte. Je me disais qu’une fois dans l’appentis, j’ouvrirais très vite le coffre et y jetterais la boucle. Mais la Mère me dit :
— Où vas-tu par là, Petit Vieux ?
J’aurais pu lui répondre que je devais pénétrer dans l’appentis pour une chose qui ne la concernait pas ou bien lui remettre simplement la boucle en lui disant : « Voilà, Iule l’avait prise et je la reporte dans le coffre. » Mais tout à coup je songeai que si je le disais ainsi, il y aurait dans la maison une grande colère contre Iule. J’étais là devant la porte, les yeux bas, ne sachant quelle histoire imaginer. Et puis encore une fois je sentis le charme étrange de l’or à mes doigts. Mes dents se serrèrent ; je n’aurais pu en tirer un son. Ce sera pour demain, pensai-je, quand personne ne sera plus dans la maison. Iule en ce moment rentra ; j’entendis le battement de ses petits pieds nus, près de moi. D’un souffle dans mon cou, elle me demanda :
— L’as-tu vraiment jetée au fond du coffre ?
Et je lui dis :
— Je l’ai fait.
Cependant je tenais toujours la boucle dans mes mains.
Le lendemain je passai la journée à tremper les argiles. Iule ne travaillait jamais loin de moi : elle allait et venait avec l’eau de la tine. De la rancune couvait dans son œil oblique. A plusieurs reprises elle me demanda si c’était vraiment vrai que j’eusse remis la boucle dans le coffre. Je remuais simplement la tête sans dire ni oui ni non. Il n’y avait pas la moindre honnêteté en tout cela ; je n’éprouvais plus le même sentiment de bonne conscience que la veille. Elle, du moins, avait cédé à l’instinct, au plaisir naturel de dérober un bijou pour s’en parer. Les mains du pauvre sont tentaculaires ; mais moi, en différant de restituer la boucle d’or, je paraissais me donner le temps d’user les mouvements de ma probité.
Iule, pendant le repos du midi, vint se coucher près de moi. Elle tenait ses pieds dans ses mains, ce qui était chez elle le signe de la réflexion, et elle me regardait franchement.
— C’est que, vois-tu, Petit Vieux, me dit-elle, si tu ne l’avais pas fait, cette boucle serait maintenant à toi. Jamais je ne te l’aurais redemandée.
— Eh bien, voilà, lui répondis-je. Hier, la Mère m’a empêché d’aller jusqu’au coffre. Je l’ai cachée entre les planches.
Elle me dit tranquillement :
— Tu ne l’as pas cachée entre les planches. La boucle est dans ta poche. Si tu m’en crois, maintenant que tu t’y es habitué, tu la garderas pour nous deux.
C’était là la chose terrible, je commençais à m’habituer, comme elle disait, à l’idée d’avoir toujours le poids léger de cet or près de ma chair vive. Je n’aurais plus eu le même courage s’il m’avait fallu dans le moment aller vers le coffre. Ce n’est pas l’affaire d’un jour, pensai-je, puisque aussi bien la vieille femme ne s’est aperçue de rien.
Alors elle coula son bras sous ma nuque ; et elle ne me demandait rien, elle me caressait d’une affection câline.
— Je suis malade du bois, fit-elle. Sens comme mes mains brûlent. Pourquoi sommes-nous venus chez ces hommes ? Là-bas nous aurions vécu ensemble sans avoir de comptes à rendre à personne. Toi et moi aurions travaillé librement pour nous. Petit Vieux, je t’assure, cela eût mieux valu pour tous deux.
Sa voix doucement chuchotait près de mon oreille ; et maintenant, appuyé sur le coude, je regardais la ligne verte de la forêt dans le ciel clair. Je tenais mes dents serrées, comme pour arrêter mon cœur près de sortir. Mais elle toujours suivait son idée et plus bas elle disait :
— Nous partirions le soir quand les hommes sont dans la maison. Personne ne saurait où nous sommes allés et chacun de nous à son tour porterait un peu de temps cette chose. Pense à cela : il n’y aurait jamais personne pour nous la réclamer.
Une chaleur monta de ma vie. J’aurais voulu pleurer, avec mon cœur gonflé comme une fève entre mes mains. Il existait déjà de si solides liens entre moi et cette famille de hasard ! Et cependant la forêt parfumée aussi m’appelait. La voix de Iule à mon oreille était comme le frôlement du vent venu de dessous les arbres. Je me retournai pour ne plus voir les cimes et dans ce mouvement je sentis tout à coup qu’elle tâchait d’entrer sa main dans ma poche. Elle se vit surprise et aussitôt elle se mit à crier d’horribles jurons ; toute la lie de la ville remonta ; et maintenant elle se sentait à jamais vaincue, livrée à moi.
Le Père, du seuil de la maison, battit des mains ; les hommes l’un après l’autre se levèrent pour reprendre le travail et jusqu’au soir Iule, avec sa passion noire, resta muette. Moi, par moment je tâtais la boucle au fond de ma poche. Je n’avais plus la même joie, comprenant que ce serait perpétuellement entre nous un sujet d’irritation et de rancune. Je pensais : Qu’est-ce que tu vas devenir avec cela qu’il te faudra toujours cacher ? Si tu ne le rends pas, on se doutera tout de même à la fin que c’est Iule ou toi qui l’as volé. La tentation du bois revint, persista, l’impunité après la mauvaise action, le sûr mystère des cachettes où personne n’irait nous découvrir. Le soir tomba et elle vint gentiment à moi. Elle me dit :
— Que tu la gardes ou que tu la rendes, à présent ça m’est égal. Fais comme tu voudras. Jamais plus je ne t’en parlerai.
— Iule ! Iule ! m’écriai-je, pourquoi l’avais-tu prise ? Tout le mal est venu de là. Maintenant il ne nous reste plus qu’à nous cacher dans le bois. Nous ne pourrions plus vivre auprès de ces gens.
Iule doucement riait, suivait son idée. Elle me dit :
— Une fois que nous serons dans le bois, nous ne nous occuperons plus de ce qu’ils peuvent penser de nous.
Je n’aurais pu expliquer comment il se fit que tout à coup je crus sentir battre l’almanach dans ma poitrine.
Je le portais toujours sur moi, l’ouvrant quelquefois et, un doigt sur les lettres, m’efforçant d’aller jusqu’au bout des lignes. Il semblait me dire : Fais-le ! Fais-le ! Mais le Père nous appela ; les autres hommes déjà dormaient.
— Demain, petite Iule ! Demain…
Elle se coucha sur la botte de paille : la porte fut refermée ; et par-dessus le ronflement de la chambrée, sa voix doucement monta.
— Bonsoir, Petit Vieux… Demain, demain…
A l’aube la maison se vida et moi, à pas prudents, écoutant au loin les voix dans le camp, j’allai vers le coffre. Il était fermé, la Mère en avait enlevé la clef ; et la boucle entre mes doigts, je regardais à présent le coffre avec un grand serrement de cœur. Iule, venue sur mes talons, me dit bravement :
— Puisque aussi bien cela est, mets-la sur le lit. Nous n’avons plus rien à cacher à présent. Elle la trouvera là en rentrant et elle comprendra pourquoi nous sommes partis.
Je jetai la boucle sur le lit. Aussitôt nos pieds coururent ; la forêt s’ouvrit : nous ne cessâmes de courir que lorsque le souffle nous manqua.
Nous roulâmes au lit tiède de la terre et Iule cachait quelque chose derrière elle. Nous fûmes là tout un temps comme évanouis à la vie, avec le halètement de nos poitrines. Aucune rumeur ne s’éveillait du camp ; le silence, la grande paix fraîche des feuillages nous enveloppait. J’étais heureux, je n’avais pas de rancune contre Iule. Elle avait fait le mal : je ne m’étais pas séparé d’elle dans les conséquences de la mauvaise action : j’avais pris fraternellement ma part de la faute. Si elle avait dû être menée en prison, j’aurais voulu y être mené avec elle. C’étaient là des pensées bien subtiles pour un jeune garçon. Et pourtant cela fut profondément en moi, dans l’inexprimé de ma vie, comme un éveil de mon intime beauté encore obscure.
O ma chère Iule, j’avais porté ta faute comme une peine lourde et maintenant, ayant accepté d’être séparé des autres hommes à cause d’elle, je sentais au-dessus de moi une chose très douce, confusément montée du fond de ma vie, et qui se mêlait à la bonté de la nature. J’ai pris alors tes mains dans les miennes ; je t’ai regardée dans les yeux et je ne pouvais rien te dire. Jamais je ne m’étais senti plus près de toi qu’à travers la faute partagée qui si intimement confondait nos deux destinées. Toi non plus tu ne me parlais pas, mais une clarté passa dans tes yeux, ta poitrine fut secouée, et à présent peut-être tu te rendais compte que je t’avais donné ma vie.
Les mouches vibrèrent vermeilles ; l’ondée d’or du midi filtra sous les feuillages ; et l’ancienne faim des pauvres recommença. Iule disparut un peu de temps derrière les arbres et ensuite je la vis revenir, chargée d’un vieux sac. Je compris que c’était cela qu’elle avait tenu caché derrière elle.
Maintenant, sans rien dire, d’une activité nerveuse de fourmi, elle ouvrait le sac et en retirait du pain, des pruneaux, des noix, des quartiers de pommes séchées, une bouteille, une assiette ébréchée. A chaque objet qu’elle étalait devant moi, elle me regardait en riant avec son petit ouah joyeux. Elle avait emporté aussi les souliers et les vêtements qu’elle et moi nous portions là-bas le dimanche. Ah ! ceux-là, nous les avions mérités par notre travail de l’autre été ; ils avaient été le salaire de la peine prise en commun. Mon Dieu ! c’était une chose vraiment amusante qu’elle eût pensé à tout cela ! Nous avions une assiette comme si nous devions manger encore l’appétissante garbure que préparait la vieille femme.
Moi aussi je poussais des cris de plaisir. Cependant je ne pouvais comprendre comment elle s’était procuré les pruneaux et les quartiers de pommes : depuis la fin de l’hiver la réserve en était épuisée. Toute sa merveilleuse dissimulation se révéla : elle me dit qu’en prévision de notre retour à la forêt, elle les avait épargnés sur ses repas, les cachant à mesure dans le vieux sac.
Elle s’éleva ainsi très haut au-dessus des autres filles, de celles qui à la ville couraient pieds nus dans le ruisseau, de celles aussi qui, avec de petites mines sages, allaient écouter la messe au village. Elle fut devant mes yeux comme une Iule que je ne connaissais pas encore. O Iule ! moi là-bas j’avais oublié l’heureuse vie sous les arbres, content d’être bien nourri ; mais toi, tu avais gardé tes énergies sauvages ; tu étais toujours la petite bête libre qui aspirait au giron velu de la forêt.
Avec ma tête plus haute et mon couteau dans ma poche, il me vint une honte de me sentir inférieur à cette petite fille qui résolument avait arrangé dans sa tête le plan de notre évasion. Elle prit huit pruneaux, n’en garda que deux pour elle ; et puis elle cassa le pain et m’en donna la plus forte part. Elle faisait là ce qu’eût fait une sœur aînée. Nous étions riches et libres ; nous ne songions pas que les pommes et les pruneaux prendraient fin un jour. Nous avions la vie devant nous.
Une fraîcheur monta : c’était l’heure où l’or des derniers rayons là-bas enveloppait le camp ; nos ombres longues la veille encore avaient couru sur le désert d’argile, dans la hâte du labeur final. Je n’éprouvai plus que du mépris pour ces hommes qui avaient été ma famille. La folie sauvage du bois me grisait. Si l’un d’eux était venu pour nous reprendre, j’aurais tiré mon couteau. Après tout, nous étions les maîtres de nos peaux. Le bien volé avait été restitué : nous ne devions plus rien à personne.
— Petit Vieux ! fit-elle comme la première fois qu’elle vint avec moi sous les arbres, je n’en peux plus. Mets-toi là, je coucherai ma tête sur ton épaule.
Il y avait si longtemps que nous n’avions plus dormi ainsi. Iule, avec sa vie contre ma vie, redevint la petite enfant confiante qui avait laissé derrière elle la ville pour me suivre. Nous ne fûmes plus qu’une même destinée dans la molle nuit claire du bois, comme si jamais aucun homme encore ne nous avait dit : « Toi tu es un garçon et toi une fille. » Je tenais sa tête lourde dans mon bras.
Nous nous éveillâmes avec du ciel bleu dans les yeux, et comme la veille elle tira le pain du sac, elle en fit deux parts ; et la plus grande fut pour moi. Et puis, la main dans la main, nous partîmes à la découverte de la hutte. Mais les branches s’étaient emmêlées sur nos anciens sentiers ; les foulées de nos pas avaient disparu, perdues sous les hautes pousses vertes. Quand midi tomba, Iule comme au matin me donna six pruneaux et elle en prit deux pour elle. Nous ne finissions pas d’écouter le bourdonnement des mouches autour de nous. Parfois elle en attrapait une au vol et doucement elle lui arrachait les ailes. Encore une fois les arbres recommencèrent de palpiter dans le soir ; j’eus sa vie fraîche dans ma poitrine.
— Est-ce que jamais nous ne retrouverons la petite maison verte ? disait-elle.
Et elle s’endormit. Mais le lendemain, ayant marché devant nous, un cri nous vint en même temps. La hutte !
Les brins de frêne que j’avais entremêlés aux branches de chêne maintenant remuaient d’une vie de petites feuilles autour du bois mort. Petite maison primitive, tu avais continué de vivre là comme une part de nous, nous laissant le mal doux de quelque chose qui était comme nos fibres arrachées, demeurées accrochées à une autre vie perdue. Elle avait été faite d’une de nos pensées et elle avait grandi toute seule ; elle s’était, au mystère du bois profond, fleurie de jeune printemps. Quelle surprise inouïe ! Nous faisions le tour de l’humble abri, Iule poussant ses petits cris de bête, moi muet et grave, comme le Petit Vieux dont je portais le nom.
J’étais fier et étonné de l’avoir bâti. Oui, j’étais là, devant la hutte, comme une créature humaine qui, après une longue absence, revoit sa maison. Il ne faut qu’un peu de bonne volonté à l’homme pour s’assurer une demeure et ensuite la nature travaille à la lui conserver. Des mousses duvetaient l’abri, les feuilles s’ombrageaient d’une vie mobile ; le toit seulement, sous le poids des neiges, avait fléchi.
Mon cœur doucement levait, remué par des choses profondes que je n’aurais pu dire. Peut-être c’était la silencieuse action de grâces pour la beauté de la vie et toute l’éternité de la vie qu’il y a dans une branche qui à chaque printemps reverdit. On ne sait pas ce qui se passe au fond d’une âme qui n’a rien appris et qui vit de ses propres puissances. Et Iule non plus n’aurait pu dire pour quelle cause tout à coup, après m’avoir regardé avec sa main dans la mienne, elle la retira et se mit à sangloter, se cachant de moi pour pleurer entre ses doigts.
Un chêne non loin avait une large fissure : il devint notre grenier d’abondance. En sage ménagère, elle y mit nos réserves de pommes et de pruneaux ; et il nous restait un peu de pain. Elle me dit tranquillement :
— C’est encore une fois le temps des nids. Quand nous aurons mangé tout le pain, tu monteras aux arbres et tu prendras les œufs.
Elle parlait là comme une enfant qui a confiance dans la vie.
Je repassai mon couteau sur une pierre et, ayant gagné le cœur du bois, j’en revins avec de grosses branches. Je les assemblai et les liai au moyen de flexibles rameaux. Elles recouvrirent la hutte d’une voûte légère et solide. Tandis que j’achevais ce travail, Iule vint à moi et, appuyant sa main sur mon bras, me dit doucement :
— Entends-tu là-bas chanter l’oiseau ?
Sa voix avait un autre son que chez les hommes. Je ne savais pas de quel oiseau elle me parlait. Mais, étant sorti de la hutte, à mon tour je prêtai l’oreille et alors très loin j’entendis le coucou. Il chanta trois fois et de nouveau ensuite, après un peu de temps, il recommença à chanter. Il sembla nous souhaiter la bienvenue comme au premier jour. Celui-là, parmi les autres oiseaux, était la petite âme bienveillante et solitaire de la forêt. Iule et moi, l’écoutant chanter, nous ne parlions plus ; c’était comme si en nous quelque chose avait remué qui nous était encore inconnu. Et puis il se tut et alors nous nous mîmes à crier coucou ! avec folie.
Mon Dieu ! Cette nuit-là, sous l’abri vert ! Cette nuit où pour la première fois, avec la chaleur de sa vie innocente contre la mienne, il me vint l’angoisse de la savoir autrement faite que moi ! Un feu inconnu me consuma. Je brûlais et mes membres étaient glacés ; je me sentais affreusement triste comme pour une chose survenue qui allait nous changer l’un devers l’autre. Ma main timidement essaya le contour de sa poitrine. Mes doigts avaient des caresses qui auraient voulu lui faire tendrement mal. J’étais comme quelqu’un qui est entré dans un jardin plein de fruits d’or et qui, avec ces beaux fruits dans la main, est dévoré d’une soif qu’il ne peut apaiser. J’aurais fui de peur si subitement elle ne s’était éveillée et ne m’avait regardé dans la nuit. Non, je n’avais pas encore éprouvé une peine aussi âcre. L’aube commença de filtrer à travers les branchages du toit et alors seulement je trouvai le sommeil. Quand j’ouvris les yeux, Iule était penchée sur moi et me lissait les cheveux.
— Tu as crié cette nuit, me dit-elle. Je dormais encore et tes cris m’ont réveillée. Je croyais que tu avais de la peine : tu ne m’as pas répondu. Alors doucement j’ai pris ta tête contre moi.
— Voilà, oui, j’ai rêvé, Iule.
— Oh ! fit-elle, moi aussi j’ai fait un rêve. J’étais près de toi et tu me mordais avec ta bouche. C’était très bon. Tu avais des yeux comme je ne t’en ai jamais vus. Tes mains ne me lâchaient pas : je pleurais et j’avais du bonheur.
En sanglotant, je me mis à crier Iule ! Iule ! et ensuite je ne trouvai plus rien à lui dire. Toute ma peine était revenue et cependant j’étais heureux qu’elle eût souffert à cause de moi. C’était une chose profonde et obscure au fond de ma vie comme si, dans la même minute, nous avions délicieusement saigné d’une pareille blessure fraternelle. Et tendrement Iule, avec des paroles chuchoteuses, me consolait.
— Qu’est-ce que tu as, Petit Vieux ? Je ne t’ai rien fait pourtant. Mais si tu es triste à cause de cette autre chose, tu aurais bien tort, je t’assure. C’était doux comme quand Mama me faisait boire un petit coup de trop. Elle buvait toujours une chose sucrée dont j’ai oublié le nom. Les jours où il était venu des hommes, elle en buvait une bouteille entière ; et cependant il y avait toujours trois ou quatre verres pour moi. Alors tout tournait et j’étais contente. Crois-moi, je voudrais recommencer tout de suite à dormir pour sentir encore cela.
Mais voilà ! j’avais mis les mains sur sa chair comme un voleur. Il me resta un grand trouble. J’allai dans le bois, j’éprouvais le besoin d’être un peu de temps seul avec moi-même. Je marchai donc devant moi en sifflant. Je lui avais dit : « Je monterai aux arbres s’il y a des nids. » Mais à présent je ne pensais plus aux nids. Je me laissai tomber, mon cœur battait entre mes mains et je ne savais pas de quel mal je souffrais ; je savais seulement que Iule était une femme comme cette Mama qui rentrait dans son misérable galetas avec des hommes. Je n’avais jamais songé que je la détesterais un jour à cause de cela. O Iule ! tu n’étais plus la petite sœur sauvage qui courait avec un lambeau de jupe sur les cuisses et dont le sein n’avait pas encore levé. C’était un étrange mélange de peur et d’aversion que tu m’inspirais. Et j’étais là criant et jurant, me roulant sur la mousse avec une chaleur d’entrailles. Si tu étais venue dans ce moment, je t’aurais prise par les cheveux, je t’aurais traînée à terre. Tes pleurs m’auraient fait plaisir.
Et puis tout à coup je cessai de la haïr ; je n’aspirai plus qu’à me retrouver auprès d’elle. Mes fibres se détendirent ; la sèche fureur s’amollit. D’un élan je courus, je fendis les rameaux verts et de loin, avec la bonne fraternité revenue, je l’appelais.
— Iule ! Iule !
La hutte était vide. Mon appel se perdit dans les hautes branches et je n’avais plus de colère. J’étais triste, avec une grande peine lâche, comme si une moitié de ma vie n’était plus là. L’absence se prolongea. Je redoutai une ruse, la mobilité de son cœur furtif et clandestin. Je crois bien que si elle n’était plus revenue, je me serais cassé la tête contre un tronc d’arbre. Je restai longtemps l’oreille tendue, écoutant les rumeurs du bois. Le vent s’était levé, une onde large et sonore qui froissait les cimes et faisait le bruit continu d’un fleuve : il y avait un fleuve qui traversait la ville. Elle fut soudain près de moi dans cette houle verte, sans que je l’eusse entendue venir, et les yeux bas, elle riait. Moi non plus, je n’osais la regarder franchement.
— As-tu trouvé des nids ? dit-elle.
— Il n’y avait pas de nids où j’ai passé.
Elle battit joyeusement des mains.
— Oh ! Petit Vieux, ne dis pas cela. Le bois est plein de nids. Mais voilà, tu t’es couché sous un arbre.
— Eh bien, oui. Il faisait chaud, répondis-je. Toi aussi, Iule, tu as de la mousse dans les cheveux.
Elle regardait par-dessus son épaule vers les arbres, très loin.
— Si tu crois que moi aussi j’ai dormi, fit-elle, ce n’est pas vrai. Ah ! Petit Vieux !
Elle soupira : elle aurait voulu me dire quelque chose et elle se tut. Peut-être elle ne savait pas elle-même ce qu’elle voulait me dire. Et maintenant elle tordait doucement ses mains l’une dans l’autre, d’un geste las d’ennui.
— Je t’assure, dit-elle, je ne sais pas ce que tu as contre moi. Tu n’es plus le même garçon qu’autrefois.
Mon cœur monta ; cependant je ne trouvais rien à lui dire. Elle prit ses cheveux dans ses mains, les déploya et elle riait au travers, disant par moquerie :
— Toi, tu cries la nuit ; et le jour, tu tiens tes dents serrées.
Encore une fois je l’aurais battue, je n’aurais pu dire pourquoi.
Ce soir-là, elle ne me donna que trois pruneaux ; et nous entamâmes la réserve des pommes. Nous avions mangé au matin le dernier morceau de pain. Aucun de nous n’avait d’inquiétudes pour l’avenir. Quelque chose était survenu qui nous tourmentait plus que la faim. L’ombre s’étendit, la nuit remuée des feuilles. Les arbres balançaient comme les navires dans le port. Elle me prit la main et me dit :
— Viens dans la maison. Le vent me fait peur. Je ne l’entendrai plus quand tu m’auras pris la tête dans tes bras.
Elle avait coupé des fougères fraîches ; leur épaisseur mollement recouvrait le sol ; et maintenant, blottie dans ma poitrine, elle riait.
— Oh ! comme ce vent est bon ! Toute la terre tremble et je n’ai plus peur.
Les genoux au menton, tenant les mains en croix entre ses petits seins, presque aussitôt elle s’endormit de son grand sommeil d’enfant. Mais moi, dans la secousse terrible des rafales, je restai longtemps à veiller. Des chocs brusques battaient le toit léger. Une grosse branche craqua, fracassa de petits arbres près de nous. Toute la forêt ronflait comme une meule. Avec la palpitation chaude de cette petite vie de Iule dans mon épaule, j’éprouvais une grande douceur. Le bruit du vent, l’odeur assoupissante des fougères à la fin m’endormirent. Et puis au matin la pluie tomba. Nous nous réveillâmes au tintinement de l’eau ruisselant des hauts feuillages. Le bois était jonché de débris.
Des jours passèrent : le temps cessa d’exister. Je montais aux arbres ; je dérobais des nids. Iule aimait voir l’agonie des petites bêtes sous ses doigts ; il y avait dans sa nature un fond de cruauté tranquille et moi non plus je n’avais pas encore appris à respecter la vie.
C’était la saison d’amour : il volait de petites plumes grises dans l’air et les mères elles-mêmes avec leurs cris nous signalaient la place des couvées. Elle apprit à grimper aux branches ; quelquefois elle m’apportait des œufs frais au goût sauvage. Nous mettions rôtir les petits à des feux de bois que j’allumais en battant le silex. L’eau de la source près de la mare ensuite nous désaltérait. Il nous vint de petites industries : je taillai au couteau des disques ; ils nous servirent d’assiettes. A la pointe de la lame, j’avais gravé des formes de bêtes sur le houx noueux que je brandissais comme un sceptre. J’avais aussi creusé une racine de buis : elle prit le dessin d’une pipe. J’y fumais des feuilles sèches de châtaignier. Iule de son côté tressait des nattes qui recouvrirent le toit et arrêtaient la pluie. Avec des ronces pelées elle façonna des corbeilles pour ses cueillettes.
Il nous arrivait de marcher pendant des jours entiers, poussant devant nous à l’aventure et cassant des branches aux taillis pour retrouver notre chemin. Quand le soir tombait, Iule étendait une couche de fougères et puis au matin nous nous remettions en marche : il nous semblait découvrir le monde. Des essences nouvelles nous furent révélées ; des arbres se pommelaient de fruits inconnus au jus vert délicieux. Nous laissions fondre lentement sur la langue le suc rose des premières fraises. A chaque trouvaille, elle avait son cri. Ouah ! Ouah ! Nous étions les jeunes rois de la silve ; il nous paraissait que jamais nous n’aurions fini d’en faire le tour. Ainsi nous allions, portant sagement nos souliers sur le dos pour en ménager les semelles. Au retour, la petite maison verte vivant au soleil sa vie frémissante de claires feuilles nous causait une joie. Oui, c’était un grand bonheur pour deux rebuts d’humanité comme nous, n’avoir point de maîtres et vivre librement au cœur de la nature.
Un jour, rentrant d’avoir fait ma chasse aux nids, je cherchai en vain Iule. Le midi lourd brûlait. Je pensai qu’elle avait pris le chemin frais de la mare. Et, comme à mon tour je m’approchais, je l’aperçus se baignant derrière les feuillages. Autrefois, avec de l’eau jusqu’au-dessus des genoux, nous étions entrés dans cette grande flaque verte : je n’avais point encore ressenti la peur de son corps. Et à présent elle était là dans sa nudité, comme une petite Eve. Sa chair claire avait la beauté d’une fleur de vie dans le paysage innocent. Elle puisait l’eau au creux de ses mains et la laissait ruisseler entre les pointes de sa gorge ; ou bien elle plongeait sous les lentilles qui duvetaient la mare, demeurait tout un temps perdue au frisson froid du bain.
Dans l’ardent silence, le feuillage s’agita : elle leva la tête, poussa un cri et moi déjà j’avais fui. Avec le mystère de sa vie dans les yeux, je m’enfonçai sous bois. Si elle m’avait appelé, je ne serais pas revenu : j’étais malade d’une peine très douce et farouche, comme si moi-même devant elle j’avais été tout à coup nu. J’aurais voulu vivre longtemps seul au plus profond de l’ombre, regardant bouger toujours la petite tache lumineuse qu’elle faisait dans l’eau. Je ne l’aimais ni ne la détestais ; mais maintenant je savais qu’une chose en moi m’était encore inconnue, une chose terrible et délicieuse qui demandait à vivre du reste de ma vie. L’être nubile et originel tressaillit de se désirer avant de désirer la substance complémentaire. Je me roulai sur le sol, je mordis la terre ; à la douleur de la blessure, je me sentis devenir un homme. Et comme j’étais là, me déchirant avec mes mains, tout à coup le vieil almanach, la leçon du bon maître roula. Je le portais toujours sur moi, comme une petite relique, comme un talisman ; il battait près de mon cœur ; je n’avais passé aucun jour sans épeler ses fables naïves. O monsieur Jean ! monsieur Jean !
Il y avait une histoire surtout, un vieil homme vivant dans un désert, parmi les pierres et les bêtes malfaisantes. Il était venu en ces lieux redoutés à l’âge trouble du sang. Il avait tué, il avait volé, il avait fait le mal de toutes les manières. La bonne conscience tardive enfin avait paru et alors le désert s’était changé en un jardin d’abondance et de joie. Les pierres, arrosées de ses larmes repentantes, avaient fleuri : les tigres et les lions furent d’innocentes ouailles ; et parce que lui-même était revenu à la bonté, toutes choses autour de lui devinrent bonnes à son image. Je l’avais lu cent fois, cet aimable conte, et il me semblait toujours nouveau, avec un sens parabolique et universel. Un petit pauvre contemplatif entend la chanson des oiseaux et il saisit les rapports secrets des choses : il est plus près de la nature et de lui-même. Le doux maître m’avait dit :
— Ne cesse pas de réfléchir à cette histoire du méchant homme au désert. Penses-y surtout quand tu seras sur le point de manquer à ta conscience. Tu verras qu’elle s’applique à tous les hommes et il ne faut que de la bonne volonté pour changer les cailloux en froment et les pires animaux en douces brebis. Un petit livre comme celui-là contient tout le savoir humain : mais le meilleur savoir est encore celui qui nous vient de regarder au fond de nous.
Oui, un simple cordonnier de hameau, avec ses lunettes sur le nez, ainsi me dit la vraie parole. Et à présent, l’écoutant dans ma vie, je savais que moi aussi j’étais un homme vivant au désert parmi les bêtes sauvages.
Cette nuit et les nuits qui suivirent, je pris sa tête dans mes bras, comme elle aimait s’endormir ; et ensuite doucement, quand le sommeil était venu, je la couchais sur les fougères et j’allais dormir dans le bois. Il y avait là pour moi un âcre plaisir comme si, en faisant cela, j’étais un homme qui déjà tient au creux de sa main ses puissances de volonté. Si le vieux au désert ne les avait pas eues, il n’eût pas changé les tigres en brebis. Mais la dixième nuit, le tonnerre gronda, l’horreur fut sur la forêt et Iule me dit :
— Vois un peu, si maintenant j’étais tuée qu’est-ce que tu deviendrais ?
Elle aurait pu dire tout aussi bien le contraire et alors elle n’aurait songé qu’à sa propre vie ; mais avec son cœur tendre, elle prit la mort pour elle et me vit à jamais malheureux. Ce fut une si douce chose de l’entendre ainsi me parler. Oui, pensai-je, cela vaut mieux comme elle dit. Qu’est-ce que je deviendrais tout seul dans la forêt ? Mais aussitôt je criai :
— Ne dis pas cela, petite Iule. Vois, je me mets au-dessus de toi, je te cache avec mon corps. Je t’assure, c’est moi qui mourrai le premier.
Elle s’endormit et moi je veillai tendrement sur cette vie qu’elle m’avait abandonnée en pensée. Elle était comme une petite enfant craintive entre mes mains et j’avais oublié qu’elle avait été nue devant mes yeux. Au matin, tous les oiseaux chantèrent.
Maintenant, quand le vent s’élevait, nous montions aux arbres, je grimpais aux plus hautes ramures. Nous aimions nous balancer au roulis des cimes : il nous en restait la sensation d’une vie d’écureuils et d’oiseaux mêlée aux forces et à l’espace. La tourmente sous nous tournoyait en remous verts. Accrochés étroitement au craquement des branches, nous plongions dans le vide, de la hauteur d’un ciel, et puis de nouveau nous volions, nous étions emportés aux courants. Une horreur délicieuse nous pinçait les nerfs. Elle poussait ses ouah sauvages et moi je riais, dans une folie d’héroïsme. Le vent nous secouait, nous jetait l’un vers l’autre. Quelquefois je guettais le passage de la rafale, je lâchais prise tout à coup, je me lançais les mains en avant dans l’énorme vague furieuse : elle me portait jusqu’à Iule. Et cette musique de la tempête, comme là-bas le ronflement des eaux sous les grands ponts de fer, nous charmait, tous deux soudain immobiles, arcboutés aux nervures du tronc, un peu épouvantés tout de même.
Il nous vint l’idée de passer là nos nuits. Un antique hêtre, d’une sève tourmentée, se bifurquait à mi-hauteur, comme fendu d’un coup de hache. Un chêneau tout près nous aidait à nous hisser jusqu’au fourchon. Je la tirais par les poignets et d’une petite secousse des reins à son tour elle s’enlevait. La vaste nuit onduleuse de la forêt faisait sur nous sa rumeur : nous nous endormions dans des clartés d’étoiles, bercés de souffles légers, comme sur un radeau. Quelle chose profonde montée des races, nous donna le goût de cette vie ailée où à la fois nous goûtions la joie de l’aventure et la sécurité dans le péril ? La substance primaire à notre insu s’agitait dans notre sang revenu à la sauvagerie de l’homme des bois.
Nos provisions depuis longtemps s’étaient épuisées : nous étions forcés constamment de varier nos plans. Il n’y eut plus d’œufs dans les nids : les oisillons avaient pris leur vol. Pour apaiser notre faim, quelquefois, après des guets infinis au bord d’une clairière, j’abattais un lapin, d’une pierre sûrement lancée. Nous devions marcher pendant des heures avant de gagner la région des fraises et des myrtilles. Cependant nous étions bien plus heureux que chez les hommes. Ils nous avaient été secourables et bons ; ils m’avaient appris la vertu du pain honnêtement gagné ; nous avions connu sous leur toit une trêve à la dure existence. Et voilà, la folle sève de nature avait été plus forte.
Une fois je reparlais à Iule de notre ancienne vie au camp : elle se mit à ronger ses ongles et ensuite aigrement elle regretta la boucle d’or. Elle jurait comme une païenne, comme à la ville cette Mama quand les hommes l’avaient mal payée. Petit Vieux ! pensai-je, il vaut mieux désormais garder tes idées pour toi seul. Il n’est pas bon de tout dire aux filles. Cette fois-là donc, comme toutes les fois où il valait mieux pour moi être seul, j’allai fumer ma pipe à une petite distance de la hutte comme un vieil homme ; j’ouvris le vieil almanach et il me sembla que le bonhomme Jean était là, penché sur mon épaule et faisant glisser son gros doigt noir de poils le long des lignes. C’était très doux, un peu émoussé déjà par le temps. J’aurais voulu un soir aller frapper à sa porte.
Notre vie était plutôt une vie de petites bêtes sauvages. Nous passions des heures sans parler. Il m’était poussé des cheveux si longs qu’ils me tombaient en crinière dans le dos. Elle torsait les siens et les piquait d’une épine pour les maintenir à sa nuque. Elle aimait s’attacher des pendeloques de petites fraises aux oreilles. Elle se parait aussi de feuillages : ils l’enveloppaient comme une tunique. Moi, sous mes hardes fil à fil effrangées, j’avais la maigreur d’un loup. Nous aurions fait peur aux petits riches si nous avions été ramenés à la ville. Mais j’avais un couteau et il n’y avait personne pour nous dire que le bois après tout était à quelqu’un.
D’anciens petits mendigots comme nous ont une autre notion de la vie que les enfants qui ont été à l’école. Il nous semblait que nous aurions toujours pu vivre comme cela. Ton père peut-être, Iule, et le mien avaient fait comme nous, ou bien ils étaient morts dans un pays lointain, marchant devant eux, farouches et libres. Ou bien ils avaient fini sur un échafaud. Qui encore aurait pu nous dire de quoi toi et moi étions sortis ? Le vent là-dessus était muet : les petites essences de la forêt poussent à la lumière et ne savent pas non plus de quel arbre elles sont tombées. Notre confiance dans la vie était courageuse et ingénue. Personne ne nous l’avait apprise que la force même de la vie en nous. Je sens bien que s’il fallait recommencer le monde, c’est avec de la graine de misère comme nous qu’on le recommencerait.
Il y avait dans le livre une figure du Zodiaque qui étrangement représentait un homme à cheval, appuyant une flèche à la courbe de son arc. Jamais nous n’avions vu un pareil homme : il nous eût épouvantés s’il avait apparu entre les arbres, rué comme une bête aux pieds cornés. De son bras musclé, il tendait l’arc, cabré en arrière : il faisait ainsi une chose qu’à la ville j’avais vu faire à ceux qui, moyennant un petit denier, pouvaient s’acheter un arc aux boutiques. La forme de l’arme aussitôt s’appropria à la pensée de nos chasses. Je choisis un rameau flexible et dur, et en ayant pelé l’écorce, je fixai aux deux bouts une corde tressée avec les fils de chanvre que j’avais pris au tissu du sac. Ensuite je taillai des flèches ; et maintenant j’étais comme cet archer terrible, avec le destin dans mes mains. Iule poussa sa clameur : tout le bois retentit de ses ouah forcenés. Elle voulut porter les traits, je tenais l’arc dans mes poings ; et nous descendîmes au cœur de la forêt.
Iule dans l’ombre avait des yeux effrayants : elle marchait près de moi à la pointe des orteils avec un rire bas. Nos oreilles étaient subtiles et recueillaient les moindres rumeurs. Tout à coup elle fit un signe : un écureuil, accroupi sur une branche, croquait des pommes de pin. Je bandai l’arc ; la minute fut anxieuse ; et enfin la flèche partait, culbutait le gentil animal qui un instant essayait de se raccrocher aux rameaux et puis s’abattait, la pointe droit au gésier.
Iule eut son cri sauvage. La petite agonie à nos pieds se crispait dans un battement de la belle queue rouge. Elle le crut mort, mais comme elle avançait la main, d’un spasme dernier l’écureuil lui mordit le doigt. Et ensuite la vie s’en alla. Moi qui par ma volonté avais tué cette bête, je ne prenais pas attention à la colère de Iule : je demeurais penché sur cette petite chose qui fut la vie et avait joué dans les arbres. Mais elle dansait à l’entour, cherchant à lui écraser la tête avec ses talons.
Je lui dis :
— Pourquoi fais-tu du mal à cette bête puisqu’elle est morte ?
Les dents à peine étaient entrées dans sa chair et cependant elle criait comme si elle aussi allait mourir. Je retirai la flèche et ce jour-là avec l’arc je tuai encore deux oiseaux. Nous fûmes assurés ainsi de ne jamais manquer de nourriture. Iule cessa de se lamenter ; elle portait fièrement le trophée comme la femme d’un chef de tribu guerrière après un combat.
— Si seulement, dit-elle, tu avais une casquette avec un cordon d’argent comme les hommes du tram à la ville, il n’y aurait personne de plus beau que toi.
Elle me parlait comme à un héros ; mon sang courait joyeusement.
Je pris goût au carnage ; je devins le petit tueur des bois. Quelquefois aussi, en jetant le couteau, je pouvais abattre un rat ou un lapin. Je m’étais fait longtemps la main en m’exerçant sur les arbres. A la fin je trouvai la bonne manière : je tenais le manche dans ma paume et d’un coup de bras je lançais le couteau : la lame entrait profondément. Nous mettions ensuite sécher les peaux sur les branches. C’était une idée qui nous était venue en pensant à l’hiver. Et un jour elle me dit :
— Vois cependant, si tu pouvais tuer une des grandes bêtes qui descendent boire à la mare, je t’en ferais un bel habit de peau comme on en voit là-bas chez les marchands.
Mais celles-là étaient pour moi comme les hôtes sacrés de la forêt. Chaque fois que de loin je les voyais s’élancer par petits bonds gracieux, j’éprouvais la sensation religieuse d’une vie associée au mystère des solitudes. Après tant de temps, je ne puis encore exprimer cela. Ils vivaient en troupeau avec des femelles aux yeux de vie profonde, avec d’aimables faons joueurs. Et Iule avec son rire dangereux, à voix basse toujours me reparlait de leur fourrure.
Je m’étais taillé une nouvelle pipe dans un nœud de merisier. Je l’emportais avec moi dans mes chasses. Je fumais là dedans des feuilles séchées, j’en savourais le goût d’amadou. A la ville, de puants déchets de tabac faisaient les délices des petits miséreux. C’était pour moi une joie de tirer de grosses bouffées, assis au pied d’un arbre comme un vrai chasseur. J’usais le temps du guet à dessiner, à la pointe du couteau, des figures sur mon arc. Cela aussi, les premiers hommes l’avaient fait comme moi. Un hérisson, aux heures fraîches, doucement passait, comme un léger esprit de la terre. Il y avait beaucoup de pies et de geais. Les petites corneilles étaient tendres à manger. Je tuai une fois un coq des bois : jamais nous n’avions fait pareil festin et elle garda les plumes qu’elle porta sur sa tête.
Iule quelquefois allait seule dans le bois. Je la suivis, je la vis se mirer dans la mare. Appuyée sur les poings, elle avançait son buste par-dessus l’eau et avec ses lèvres tâchait de baiser son image. Elle m’entendit rire, bondit vers moi et elle avait des yeux de fièvre.
— Sens comme mon cœur bat, fit-elle.
Elle avait pris ma main et l’appuyait entre ses petits seins. Je ne savais pas ce qu’elle voulait dire. Et tout à coup, sous la chaleur de mes doigts, elle se mit à trembler : la nature tourmentait son jeune sang sauvage.
En luttant, nous roulions sur la mousse et elle me mordait le cou. Il m’arrivait alors de la serrer un peu trop rudement : elle fuyait aux taillis d’un cri blessé. Un jour je l’appelai vainement : elle ne rentra pas à la hutte. Elle aimait rouler sa tête dans ma poitrine et écouter longuement battre ma vie. C’était pour nous un si profond mystère, la petite source qui goutte à goutte stillait avec son bruit d’éternité.
Nous ne savions plus depuis combien de temps nous avions quitté les hommes. Nous avions à présent d’autres visages et d’autres gestes. Nous recommencions l’humanité selon nos humbles forces. Notre vie était violente et contemplative. Je connus les heures du jour où la sève travaillait : c’était le temps du déclin solaire. Alors les odeurs montaient ; la terre tressaillait ; tous les arbres palpitaient comme des cœurs gonflés, et au matin il venait des pousses nouvelles.
Je vis croître le rameau et monter l’herbe. Le vieil almanach m’annonça les lunes et les saisons ; il m’initia aux pronostics qui avertissent l’homme de la nature. J’étais le petit solitaire attentif et émerveillé qui écoute chanter les oiseaux. J’appris à imiter en sifflant leur chant ; et avec les jours d’autres oiseaux arrivaient avec d’autres voix inconnues.
Iule près de moi m’écoutait : elle trouvait mes sons bien plus beaux que leur chanson. Et je n’avais point encore taillé les pipeaux où plus tard je devins un musicien habile. Elle me disait :
— Chante comme celui qui fait fouit fouit ou comme celui-là qui fait di di di.
Nous leur donnions des noms naïfs qui correspondaient à leur chant.
Il nous vint des sensations subtiles. Nous ouvrions nos bras au vent ; il fut comme une chose amie que nous pressions amoureusement contre nous. J’ignorais pourquoi si tendrement j’étreignais les arbres. Je croyais respirer tout le ciel en aspirant fortement l’air. Et à terre avec nos mains nous tâchions de saisir l’or mobile des clartés : elles étaient pareilles à de grands lézards vermeils, aux bêtes rapides et furtives qui glissaient sous bois. Quelquefois Iule défaisait ses cheveux couleur de lin roui ; à pleins poings elle les tordait au soleil et disait :
— Vois, n’est-ce pas du soleil que je tords avec mes cheveux ?
J’aimais tant regarder la vie verte de l’ombre sur sa peau quand elle dansait, tenant son bout de jupe dans ses doigts. C’était une fille déjà rusée et lascive qui semblait connaître son empire. Sa jupe se levait toujours plus haut et elle avait un rire muet. Moi aussi je riais, d’un autre rire, car je me souvenais qu’elle avait été nue dans la mare. Je croyais qu’elle avait une idée qu’elle ne me disait pas.
Un jour, assis près de la maison, je lisais dans le livre. Le chemin craqua sous ses pas, je levai les yeux ; elle était là devant moi, tournant en rond, sa jupe dans ses mains, avec des grâces maniérées. Qui donc lui avait appris cela ? A travers ses paupières plissées, elle me jetait un regard pointu.
— Vois un peu comme je danse, fit-elle.
Je pensai à une autre petite qui, dans un faubourg de la ville, une fois dansait au son d’une clarinette et d’un tambour. Celle-là aussi avait une belle robe, oh ! une robe très courte, plutôt une jupe de vieille gaze sale et défraîchie, mais passequillée de fils d’or. Tandis qu’elle pivotait sur ses escarpins éculés avec son maillot d’un rouge violet, sa noire petite main crispée prenait à sa bouche des baisers qu’elle jetait à l’assistance, des gens du peuple, de grands et de petits voyous comme moi. Je n’oublierai jamais l’émerveillement que me laissa cette pitoyable marionnette humaine. Je dis à Iule :
— Il y avait une fois une petite fille qui dansait. Je n’en avais pas encore vue de plus belle.
J’éprouvais un singulier plaisir à lui parler ainsi. Iule s’arrêta tout à coup de tourner ; elle vint sur moi, ses poings levés, et me demanda si j’avais aussi aimé celle-là. Moi alors, par défi à cause de la colère de ses yeux, je dis en riant que je serais volontiers venu à la forêt avec elle. Je m’amusais de sa peine jalouse par un sentiment d’indépendance, exprimant ainsi qu’après tout j’étais maître de suivre mon goût. Aussitôt elle tira ses cheveux et cria que si jamais j’amenais une autre fille au bois, elle la tuerait.
— Oui, voilà, je l’écraserai à coups de talons. Je lui arracherai le cœur avec les dents.
Ensuite elle se jeta à mon cou et maintenant elle pleurait, d’un petit cœur farouche et tendre.
— Non, vois-tu, il ne faut pas faire cela. Dis, Petit Vieux, ferais-tu vraiment cela un jour ? Je t’assure, moi aussi tu me tuerais.
J’éprouvai une fierté mauvaise qu’elle fût à moi soudain si humblement comme une proie, comme une petite bête à bec et à ongles que ma valeur eût domptée. Je me sentis le maître de sa vie. Je n’aurais eu qu’à la prendre sous les aisselles et à la jeter sur l’herbe.
Un feu me mangea les entrailles ; je la regardai si furieusement qu’elle prit peur et s’écria :
— Petit Vieux ! comme tu as l’air terrible !
Est-ce qu’elle tremblait véritablement ? Elle cacha sa tête dans ses mains et me dit gentiment :
— Fais de moi ce que tu voudras.
Et moi, la voyant douce et soumise, je haussai les épaules sans lui répondre comme si à présent je ne savais plus ce qu’elle me voulait. Je tirai mon almanach ; j’épelai, avec mon doigt sur les lettres, la parabole du vieil homme au désert. J’étais heureux d’une joie triste, sentant sa petite main à mon épaule tandis que je lisais. Chaque fois que j’ouvrais les pages, il me venait la sensation que le livre aussi était une force comme le vent et le tonnerre, mais une force bienfaisante. Quelque chose de bon et de divin en émanait comme lorsque, à l’école du bon maître, je croyais voir Dieu se lever du geste dont il faisait tourner la boule devant la chandelle en nous disant : Ceci est la terre et cela le soleil. Je ne songeais pas à me demander par quel miracle les idées étaient descendues se figer là en lettres. J’aurais été bien étonné si quelqu’un m’avait parlé de l’homme qui avec une petite pince les prenait dans un casier et les mettait l’une à la suite de l’autre comme les pièces d’un jeu de patience. Peut-être en moi j’avais un peu le sentiment que c’était là une chose de vie naturelle comme il nous vient des ongles aux doigts et des poils à la peau.
La forêt fut rouge : il passa un froid à travers les arbres éclaircis. Iule ne descendait plus au cœur de la forêt avec moi. Je partais seul en chasse, tuant çà et là un écureuil à coups de flèches. Je rentrais mouillé, ma chair mi-nue toute froide sous mes haillons. Même aux jours de soleil, l’ombre restait humide. Alors elle imagina de coudre ensemble les peaux de bêtes qu’à mesure nous mettions sécher sur des branches. Avec la pointe du couteau je les perçais de petits trous ; elle y passait des cordes enlevées à la trame du sac et qu’elle tressait solidement. Nous ne cessâmes pas de rire la première fois que nous endossâmes cet étrange vêtement. Nous nous apparaissions à nous-mêmes comme des bêtes sorties du hallier et à présent, sous la chaude pelisse sauvage, nous ne redoutions plus ni le froid ni la pluie.
Patiemment je me mis à tailler dans de grosses branches des sabots pour Iule ; nous en avions porté de pareils au hameau. Mais tandis que j’achevais de creuser le second des sabots, la lame de mon couteau s’épointa : j’aurais préféré me couper un doigt. Toute notre vie était dans ce couteau : il était l’outil essentiel sans lequel je n’aurais pu ni reconstruire la hutte ni me refaire un arc. Et, avec la lame éclatée entre mes doigts, j’étais là tout pâle, songeant à ce qu’il adviendrait de nous si une nouvelle ébréchure devait l’entamer. Je ne m’en servis plus qu’avec une prudence extrême.
Etant descendus ce jour-là vers la mare, nous perçûmes un bruit qui ne nous était pas encore connu. Des coups sonores à intervalles réguliers battaient dans le grand silence de la forêt. Iule me dit :
— C’est comme quand je mets ma tête sur ta poitrine et que j’entends battre ton cœur.
Le cœur de la forêt aussi semblait bondir dans ces secousses profondes. C’était effrayant et lointain comme si, à une grande distance, des hommes se battaient avec la forêt. Dans l’air humide et lourd, le son s’émoussait et par moment semblait monter de dessous la terre. Il ne se prolongeait pas, il était étouffé comme les pulsations d’un cœur sous un drap épais et cependant il était terrible.
Il nous remplit d’effroi ; nous ne pouvions douter que des hommes étaient venus dans la forêt et faisaient là une chose mystérieuse et redoutable. Les coups durèrent jusqu’à la nuit et ensuite ils recommencèrent dans le matin brumeux. Il nous paraissait que tout le bois tremblait. Je dis à Iule :
— S’ils viennent pour nous prendre, j’ai mon couteau.
Pourtant c’était là plutôt une bravoure affectée. Maintenant que l’homme encore une fois se rapprochait de nous, d’autant plus dangereux qu’il nous restait caché, j’avais moins confiance. Iule, elle, dans son simple courage, fut admirable.
— Tu les tueras avec ton couteau, me dit-elle farouchement, et moi je tirerai des flèches. Et puis avec mes pieds nus je danserai sur leur cœur comme après que l’écureuil m’a mordue.
Elle parlait comme une vraie guerrière, comme une fille des tribus sauvages. Nous descendîmes ensemble dans la forêt ; j’allais devant, tenant mon couteau dans mes mains ; elle me suivait, portant l’arc. Les coups dans le jour pluvieux s’étaient assourdis : parfois nous cessions tout à fait de les entendre ; et ils étaient très loin, de l’autre côté de la forêt. Nous cherchions vainement à nous orienter quand ils reprenaient. Nous marchions avec une grande prudence comme si à présent c’était nous le gibier.
Un jour de l’autre année, allant à petit pas, nous avions découvert le campement : il y avait derrière les paillotes des hommes velus et qui se mouvaient avec des rythmes subtils qu’avant ce temps nous avions ignorés. Ceux-là après tout étaient des êtres bienveillants sous leurs grands visages muets. Et nous nous demandions quel autre ouvrier inconnu si furieusement faisait gémir le cœur de la forêt. Tout à coup Iule eut des yeux pâles dans l’ombre du taillis :
— Dis, Petit Vieux. Si ce n’étaient pas des hommes ? Si c’était une bête comme celle qui une fois est passée dans la rue et qui était haute comme une maison ?
Elle m’avait parlé souvent d’une bête qu’on menait jouer comme un acteur dans un cirque. Je crois bien que c’était un éléphant ; mais alors ni elle ni moi n’en connaissions encore le nom. L’idée qu’un animal aussi terrible vécût dans la forêt nous fit, ce soir-là, déserter la hutte : nous grimpâmes au hêtre et nous tenant enlacés au chaud de nos peaux d’écureuils, nous dormîmes dans l’abri où nos nuits avaient été si souvent bercées au vent de l’été.
A l’aube, la forêt de nouveau tressaillit, et maintenant il semblait que les coups s’étaient rapprochés. Notre vie resta troublée de la crainte d’un ennemi secret qui toujours sûrement avançait et attaquait le bois par tous les côtés. Vers le midi du jour, les profondeurs mugirent ; l’air fut déchiré d’un fracas horrible après lequel il régna un grand silence ; et à présent je ne croyais plus que c’était une bête qui fît un tel bruit.
— Je t’assure, Iule, ce sont bien les hommes et ils abattent la forêt. Quand la grosse branche une nuit est tombée, c’était aussi comme un coup de tonnerre.
Elle me regarda en riant :
— Oh ! fit-elle, il y a peut-être parmi eux des garçons comme toi, Petit Vieux.
Pourquoi me dit-elle cela ainsi ? Ses narines battaient. Elle ne parlait plus de danser sur leur cœur avec ses talons nus. J’aurais voulu lui mordre le cou. Je dis :
— S’il y a là un garçon comme moi…
Et voilà, je demeurai muet ensuite, avec une chose en moi que je n’aurais pu exprimer ; et peut-être aussi Iule avait pensé à cette chose.
Le lendemain elle me dit tranquillement :
— Nous irons devant nous tant que nous aurons vu.
Elle a raison, songeais-je ; tu sauras alors ce qu’il te reste à faire. Nous étions venus avec l’arc et le couteau dans les mains : cependant si dans ce moment une forme humaine avait apparu, j’aurais jeté mon couteau à terre.
Nous marchâmes longtemps : les coups retentirent plus distinctement et à chaque coup la forêt gémissait. Nous étions légers, confiants ; nous chantions, nous tenant par la main. Mais un coq des bois, au plumage de cuivre et de feu, avec un cri bruyamment s’éleva d’un fourré. Je tirai une flèche ; elle s’égara, et presque aussitôt un lapin piqua dans sa rabouillère. Nous oubliâmes les hommes.
Le souffle court, nous guettions si le lapin n’allait pas sortir par un autre passage à une petite distance. Il ne vint qu’un écureuil qui pour nous regarder s’avança jusqu’au bout d’une branche. Encore une fois je brandis l’arc et visai. La bestiole rusée tournait autour du tronc et moi aussi, avec mon arc tendu, je me mis à tourner, attendant le moment. Enfin la flèche partit, l’écureuil roula. Dans notre joie, nous dansâmes autour de sa mort. Avec nos peaux de bête, nous avions l’air vraiment terrible ; elle poussait ses ouah ouah ; mes cris faisaient envoler les oiseaux. Notre folie remua tout le bois. Il nous parut que des voix au loin répondaient à nos clameurs.
— Crois-moi, dit-elle, c’est par là qu’il faut aller.
Elle me montrait l’occident.
Nous écoutâmes : les voix s’étaient tues et encore une fois le cœur des arbres sonnait sous les coups.
Il y avait des mois que nous vivions dans la solitude de cette forêt ; je ne savais plus comment était fait le visage d’un homme. Mes yeux regardaient ardemment devant moi. Nos sabots dans les mains, nous courûmes dans la direction des voix. J’avais mis le petit corps tiède de l’écureuil sous un lit de feuilles ; j’avais planté une branche à côté afin de reconnaître l’endroit quand nous reviendrions pour le reprendre. Et maintenant une force secrète nous attirait, détendait sous nous les ressorts de la course. Je pensais : il y a là peut-être des filles comme Iule ; mais je ne le disais pas à Iule. Une odeur de bois brûlé efflua ; les fonds se vaporisèrent de spirales bleues que doucement le vent portait. C’était une fumée comme celle qui un jour nous avait attirés vers les paillotes de la tribu. Elle sentait l’abri, le repas familial après la journée de travail ; elle nous caressait si mollement le cœur quand, à la tombée du soir, elle venait vers nous, aux limites du désert d’argile où toute une journée pleine, sous l’ardent soleil, nous avions peiné ! Nous l’aspirions comme après une longue faim on mange le pain. Ni l’un ni l’autre ne pensions plus à notre petite hutte au cœur de la forêt.
Une jeune voix d’homme chanta et j’avais pris les mains de Iule ; elle serrait les miennes ; nous avions envie de pleurer. Un vaste découvert ajoura la forêt vers les fonds. Nous avions peur qu’un chien aboyât. Nous rampions sous les arbres, moi tenant le couteau dans les mains. J’aurais tué le chien. Et puis tout à coup à une petite distance, le chant recommença. Des hommes sous les arbres parlaient : leurs voix, dans le silence lourd, avec le poids de la forêt sur elles, étaient inouïes, comme si elles montaient de la profondeur d’un puits. Elles nous faisaient mal délicieusement.
Couchés dans les végétations basses, nous nous dressâmes sur nos poings, regardant fumer des huttes dans la clairière. Il y en avait deux, moitié faites de planches aboutées, moitié hourdées avec des mottes de terre ; et elles n’avaient d’autre ouverture que la porte. Elles étaient bien plus primitives que la maison des briquetiers.
Mon Dieu ! comme soudain ma sympathie s’éveilla pour ces hommes qui s’étaient fait un toit semblable à notre toit ! Sans doute eux aussi vivaient de proies libres et sauvages comme nous. Combien étaient-ils ? Avaient-ils leurs femmes avec eux ? Mon cœur battait contre la terre. Quelque chose parfois bougeait dans l’une des huttes, une forme vague que nous ne pouvions reconnaître. Un vieux, très grand, avec la cognée frappait le pied d’un hêtre. A chaque coup, il se baissait, lançait de toute sa taille le fer dans l’entaille déjà profonde ; et ensuite d’un effort de bras il la retirait et recommençait à frapper. On n’entendait pas tout de suite le han. J’enviais la force tranquille de cet homme. Sans doute les autres étaient plus loin : on entendait les coups de leurs cognées et on ne les voyait pas.
Encore une fois la voix joyeuse s’éleva. Elle venait du fond de la hutte et puis elle s’avança jusqu’au seuil. Et maintenant un jeune homme était là, les bras croisés, dans l’attitude du repos entre deux besognes, regardant avec ses prunelles claires vers la forêt. Il portait des guêtres de cuir aux jambes ; sa tête bouclée s’attachait fortement à ses larges épaules. Iule, droite sur ses poings, le considérait avec des yeux de petite louve.
— Celui-là est plus beau que toi ! souffla-t-elle dans mon cou.
— Eh bien ! va avec lui. Je retournerai seul au bois.
Si elle l’eût fait, peut-être j’aurais levé sur elle mon couteau. J’étais très doux et triste. Moi aussi j’admirais ce jeune garçon : j’aurais aimé l’avoir pour frère.
Sans doute il entendit nos voix. Il eut le regard fixe et dur des hommes habitués à regarder dans la nuit du bois ; et il tendait un peu le cou, curieux, étonné. Nous nous vîmes découverts : cependant nous n’avions pas la force de fuir, cloués sur place par ces yeux qui ne nous quittaient pas.
Un autre, après tout, eût éprouvé la même surprise en voyant surgir de terre deux créatures vêtues de peaux saigneuses et dont les visages seuls avaient gardé une apparence humaine. D’un bond il s’élança, fendit la clairière ; son rire sonnait comme un aboi ; et nos sabots dans les mains, maintenant aussi nous courions comme des bêtes traquées. Nous avions de l’avance ; nos pieds nus nous donnaient plus d’agilité. Il perdit notre piste.
La lune monta. Ni Iule ni moi ne parlions plus : peut-être elle songeait à ce jeune homme magnifique. Dans la nuit pâle, des soies d’argent glissaient en longues traînées mouillées. Toute la forêt sembla un rêve dans une paix de sommeil immense. Enfin l’abri s’aperçut : nous fûmes là au cœur même du silence. Et Iule, avec sa tête contre mon épaule, était une petite chose doucement évanouie et palpitante. Les heures n’existèrent plus.
Des voix. Des rires. Un tumulte étouffé. Nos yeux se rouvrirent et c’était le matin venu à petits pas avec une troupe d’hommes qui étrangement se penchaient et nous regardaient nous éveiller. Il y en avait trois, déjà vieux, très droits sous les ans, et le quatrième était ce garçon qui, du fond de la clairière, s’était élancé vers nous. Iule, avec un cri, se ramassa sous les feuilles. J’étais debout, je tâtai mon couteau dans ma poche.
Les vieux nous considéraient d’un air peu rassurant. Mais le jeune homme riait en leur montrant nos peaux de bêtes.
— Voilà. Ils étaient assis au bord de la clairière quand je leur ai donné la chasse. J’ai pensé qu’il était venu des singes dans la forêt.
Iule s’agita sous les feuilles, amusée de l’idée. Elle se mit à rire et me dit :
— Oh ! Petit Vieux, tu entends ? Ils nous ont pris pour des singes.
Quelquefois des hommes s’installaient aux carrefours : ils possédaient de petits ouistitis aux yeux malades, affublés d’épaulettes de troupier ou de falbalas de marquise. Elle et moi souvent avions pris plaisir à les voir danser à la corde ou manœuvrer un fusil. Je dis fièrement à ce garçon :
— Nous sommes des hommes comme toi.
— Oui, ma foi ! s’écria-t-il. Ils ont des bras et des visages comme nous.
Et il ne cessait pas de regarder Iule. Un des vieux aperçut nos réserves de bois, les peaux séchant aux branches, les pierres sur lesquelles nous mettions cuire nos proies. Il montra la forêt d’un large geste et dit rudement :
— C’est eux qui cassent les jeunes arbres. Ils tuent les bêtes.
J’appuyai sur lui des yeux résolus et répondis tranquillement :
— La forêt est à nous. Il n’y avait personne ici quand nous sommes venus.
Alors ce vieil homme se mit à rire aussi.
— Ils disent que la forêt est à eux !… Il y a cent ans que les miens et moi abattons les arbres et pas même une feuille ne nous appartient.
Le jeune homme se penchait sur moi et me demandait avec douceur qui était cette fille aux cheveux rouges. Je crus qu’elle allait lui répondre comme aux briquetiers :
— Celui-là est Petit Vieux et moi je suis sa femme.
Elle me dit seulement :
— Parle-lui, toi, comme tu croiras devoir parler.
La ruse, la défiance s’éveillèrent. Après tout, de quel droit nous interrogeaient ces gens ?
— C’est Iule, dis-je, et moi, on m’appelle Petit Vieux. Je n’en dirai pas davantage.
Ils échangèrent encore quelques mots entre eux ; puis le plus vieux fit un pas.
— Voilà. Il y a du pain chez nous. Si tu as du cœur, tu viendras travailler. On s’arrangera pour le reste.
Du pain ! La tentation encore une fois monta. Celui-là avait parlé comme le vieil homme chez les briquetiers. Je me tournai vers Iule et ensuite toute la vie libre de la forêt fut devant moi : je n’osai plus la regarder. Elle palpita contre ma poitrine. Elle me chuchota dans l’oreille : « Du pain, Petit Vieux ! Pense à cela ! »
Je lui dis :
— Ce sera comme tu voudras. Dis, toi.
J’aurais voulu qu’elle me montrât la forêt en secouant la tête ; mais elle se leva, elle mit la main sur le bras du jeune garçon en riant.
— J’irai avec toi, puisqu’il le veut, fit-elle.
Ce cœur de Iule était plein de détours. Elle parla comme si j’avais décidé que nous suivrions ces hommes inconnus. Quand j’étais un petit pauvre des villes, je lançais en l’air un caillou. Selon qu’il tombait, je faisais une chose ou l’autre. Et à présent c’était elle qui était ma destinée.
Nous quittâmes donc la hutte. Des palombes amoureusement sanglotaient. Un brouillard bleu fumait sur la forêt. Toutes les herbes scintillaient. Jamais le matin ne m’avait paru plus beau. Et j’avais fixé mes souliers par une liane à mon cou, Iule portait sa belle robe roulée dans le sac. C’est ainsi que nous gagnâmes le campement des bûcherons.
Le jeune homme poussa la porte de la maison de planches. Il dit joyeusement à Iule :
— Il n’y a que toi de femme ici. Les autres sont dans la forêt plus loin.
Ensuite il nous coupa du pain. Mon Dieu ! le goût nous en était toujours resté aux dents ; cependant nous croyions, elle et moi, en manger pour la première fois.
Ce fut le recommencement de notre ancienne vie chez les hommes. L’instinct d’humanité encore une fois prévalut, nous fit accepter le vague lien social dont demeurait unie cette tribu au fond des bois. Elle se composait d’âmes simples et rudes qui avaient les silences, la vie dormante des petites mares de soleil au creux des ravines. Ils vivaient parmi les arbres, ligneux et indestructibles, avec une sève sauvage et de tendres moelles. Un durable compagnonnage au cœur vert des solitudes les unissait d’une affection tenace sans paroles. Ils n’éprouvaient pas le besoin de se rien dire, ayant tous les mêmes idées et dépourvus de mots pour les exprimer. Lequel d’entre eux le premier était venu à la forêt avec sa hache, ils l’ignoraient : c’était une ancienne tradition qui se perdait dans l’âge même de la silve. Leurs générations s’étaient épuisées à toujours frapper au cœur les grands chênes : là où ils passaient, des fleuves de sèves coulaient et ne diminuaient pas les intarissables fontaines de la vie. Comme les briquetiers, ils marchaient devant eux, faisant une œuvre obscure, frappant en tous sens des coups qui retentissaient aux matrices de la terre. Ils ne raisonnaient pas la destinée qui les poussait à travailler sans trêve pour les villes.
La plupart n’avaient pas dépassé la limite des hameaux. Quelquefois ils allaient y chercher des femmes et s’y mariaient. Les noces étaient brèves et s’achevaient sous les arches bleues de la forêt, dans la nuit des huttes. Quand l’un des leurs mourait, on le clouait entre des planches fraîchement sciées et ensemble, en se relayant, on le portait au cimetière, très loin. C’étaient les seules corvées qui les rattachaient à la vie des autres hommes. Ils étaient doux et dissimulés, un peu tristes.
Iacq était le nom du garçon. Il m’apprit à manier la cognée. Après que l’arbre était tombé, il fallait abattre les branches ; les grosses passaient à la scie ; on bottelait les moyennes en falourdes ; les brindilles formaient des fagots et des balais. Les maîtres bûcherons seulement frappaient l’arbre au pied.
Iacq me dit :
— Je t’apprendrai à abattre les chênes.
Ce jeune homme était une grande force de vie. Quand celui-là riait, les oiseaux se taisaient, tout le silence de la forêt était rompu. C’était un vrai fils des bois, et pourtant il n’avait pas la taciturnité des autres enfants de la tribu. Sa gaîté d’homme sain et robuste tranchait sur leur vie sourde et renfermée. J’admirais sa vigueur calme tandis qu’il jetait la cognée, cambré sur les reins, le torse tordu de côté. Le fer s’abattait, faisait une large blessure, mousse et mouillé d’avoir frappé dans le sang vert. Iacq semblait cogner dans l’ivresse joyeuse de sa force, les muscles câblés à l’égal des nervures puissantes du hêtre. Sa cognée vibrait, avec un ronflement de grosse mouche quand on l’entendait de loin. Quelquefois il coupait son rude labeur d’une chanson chantée à tue-tête, ou bien il sifflait, imitant les oiseaux.
Je ne connaissais pas encore la souffrance des arbres : les coups de la cognée me donnaient envie de frapper à mon tour. Un jour, comme il me défiait en plaisantant, je ramassai la lourde masse ; je la lançai à la volée ; elle s’abattit à côté de l’entaille, s’enraîna aux moelles profondes. J’eus le vertige d’avoir entré le fer dans un torse humain, dans une vie d’or et de sang. L’arbre frémit de tout son feuillage : un fracas sourd se perdit aux silences de la forêt. Et à présent je n’ignorais plus ma force. Iacq cessa de rire et dit :
— Toi, tu seras un bûcheron.
Nous étions là, dans la coupe, huit hommes et Iule. Le reste de la tribu s’éparsait de clairière en clairière. Ils avaient des huttes comme les nôtres : ils étaient plus nombreux et des femmes préparaient leurs repas. Ce fut Iule qui fut chargée du ménage dans notre camp. Elle allumait le feu, passait l’eau ensuite sur la cafetière. Une décoction de chicorée trempait notre pain bis pendant le jour. La fumée montait sous les arbres, se ouatait en légers flocons bleus qui ne se dissipaient que lentement, roulaient au vent jusque dans les combes. Le soir, la flamme dardait plus haute : Iule alors mettait cuire les pommes de terre. C’était, avec de la couenne de porc, notre habituelle nourriture. Ces gens de forêt n’en connaissaient pas d’autre. Iule et moi demeurions surpris qu’ayant les fruits et les bêtes du bois, ils se contentassent de ces simples aliments. Leur probité était farouche : ils vivaient d’une pauvreté volontaire, dans la large abondance de la terre. Aucun d’eux ne pensait qu’après tout celle-ci est aux hommes qui peinent et ahannent à son flanc. Ils respectaient les antiques défenses, soumis à leur destin, vaillants et nus. Une fois je tuai d’un coup de bâton un jeune lapin et le rapportai à la hutte. Iacq à grandes dents en mangea. Les vieux, eux, n’étaient pas contents. Je compris que nous seuls, Iule et moi, avions connu la vie libre.
Dès l’aube, le travail commençait. Le premier frisson du jour glissait aux cimes, une vapeur glauque duvetait l’ombre humide. Et puis la clarté descendait, fraîche, trouble encore comme une grande onde après les vannes levées. Les profondeurs restaient longtemps brumeuses ; un brouillard violet de proche en proche s’irisait aux filtrées du soleil, obliques et mobiles comme des colonnes oscillantes. La cognée bondissait comme un palet d’or. Les coups faisaient trembler le ciel au-dessus des arbres.
Midi amenait une trêve : un lourd sommeil pesait ; le bourdonnement des grosses mouches planait ; et les hommes, couchés au frais des mousses, avec leurs larges torses écroulés, eux-mêmes ressemblaient à des troncs abattus. Un des vieux ensuite frappait dans les mains : on abattait jusqu’au déclin du jour. Puis l’ombre fraîchissait, bleue comme au matin ; le mystère descendait. Mon Dieu ! c’étaient là des sensations que nous connaissions depuis longtemps ; et pourtant, mêlés à cette vie de la tribu, elles nous semblaient toujours nouvelles. Iule, entre le temps des repas, liait avec des hardes les falourdes et moi quelquefois je laissais reposer la hache, écoutant rire les pies ou hennir le pivert.
Iacq un jour me donna une pipe et du tabac. Il me plaisait à cause de sa gaîté et de sa force et cependant je me défiais de lui, je n’aurais pu dire pourquoi. Peut-être il avait pour Iule un regard qui n’était plus le même quand il le tournait vers moi. Je ne songeais pas à m’expliquer ce sentiment. Le don de la pipe nous lia. J’éprouvais un réel bonheur à fumer comme les vieux qui m’entouraient.
— Vois comme il est bien, ce garçon, me disait Iule. Il partage avec toi ce qu’il possède et toi, c’est à peine si tu lui parles.
J’aurais voulu lui répondre qu’elle prenait trop attention à lui ; souvent ils s’en allaient ensemble rire derrière les huttes. Et puis, tirant sur la pipe, je haussai les épaules comme si c’était là un secret qui ne me regardait pas. Je n’éprouvais pas de jalousie : il me semblait naturel qu’elle le trouvât plus beau que moi, le Petit Vieux.
Iacq, d’ailleurs, n’eût pas mis un pas devant l’autre pour lui faire plaisir. Il la traitait comme une petite bête singulière qui criait et pleurait sans cause. Une fois, comme il la plaisantait sur ses maigres jambes, elle lui mordit la main et courut se cacher dans le bois.
Son dépit dura deux jours ; elle me dit qu’elle le détestait ; elle voulait retourner à la hutte chez nous. Et ensuite elle se remit à rire avec lui. Il semblait bien plus cordial quand elle n’était pas là. Je crois que dans l’esprit de ce Iacq, il y avait l’idée que Iule était un peu un jouet vivant. Il avait été la chercher au cœur du bois ; il n’avait pas fait autrement qu’un homme sauvage à la chasse des femelles. Elle était pour lui comme une jeune proie de laquelle il aimait rire et s’amuser, une proie avec une autre âme que la sienne. Oui, je pense, c’était là son idée.
Je pris goût au métier. Quand l’arbre était très haut et qu’en s’écroulant il eût fracassé les arbres à l’entour, je passais mes crocs et montais à la tête. A grands tours de cognée, je sapais les branches. J’étais là-haut comme le pivert qui donne des coups dans l’aubier et fait sortir les insectes. Moi je faisais envoler les oiseaux. Je dominais les silences de la forêt.
C’était là encore, après tout, une vie sauvage : j’avais pour compagnons les ramiers et les geais. Et un sentiment que j’avais connu chez les briquetiers m’était revenu, la fierté de n’être pas inutile et de gagner mon pain, comme il était dit dans le vieil almanach. Le soir, après le repas, en fumant ma pipe sur le pas de la maison, j’avais vraiment la conscience d’être devenu un homme.
Maintenant aussi nous connaissions le repos du dimanche. Ce jour-là, les cognées et les scies demeuraient inactives. Les bûcherons remontaient vers les hauts campements ; quelquefois ils marchaient jusqu’aux hameaux.
Une fois Iacq me dit :
— Toi qui sais lire, lis dans le livre.
Aucun des hommes de la tribu n’avait appris à épeler les lettres. Les mères, en croisant leurs mains, leur avaient enseigné la prière, au temps de leur petite enfance. C’était la simple oraison du pain : ils la récitaient avant et après les repas. Le bonhomme Jean aussi la disait à voix haute avant de commencer la classe et ensemble les petits la répétaient, dans un bourdonnement bas qui traînait un instant sous les solives enfumées. Iule et moi l’avions oubliée depuis notre retour à la forêt.
La futaie, sous le vent et les pluies, se dépouilla. Au matin la terre craquait sous le givre et maintenant chaque dimanche je lisais à voix haute dans le livre pour Iacq et les vieux. J’épelais d’abord, un doigt sur les lettres, comme faisait le vieux maître. Il y avait des mots desquels je ne venais jamais à bout ; mais je tâchais d’en saisir le sens et ensuite, ligne par ligne, je lisais. Cette petite maison où un humble garçon ignorant élevait la voix et disait les choses éternelles dans la solitude nue, avait sa beauté. Je ne l’ai compris que plus tard. Si d’autres, selon leurs forces, s’en allaient, comme je le faisais là, répandre la bonne parole chez les hommes des hameaux et des bois, l’humanité y gagnerait des âmes nouvelles.
On travailla jusqu’aux grosses neiges. Le gel n’arrêtait pas les cognées : elles frappaient au cœur des grands arbres dans la mort des sèves. Un silence plombait l’air dur ; il n’était déchiré que par le graillement des geais et la clameur rauque des corbeaux. Les hommes de la nature ne sentent pas le froid : leur sang demeure jeune et chaud sous les glaçons. Sitôt que mes mains avaient touché la cognée, une force de vie coulait en elles, je frappais droit mes coups, réchauffé jusqu’aux moelles. Ah ! Iule ! quelle joie c’était pour nous maintenant, la grande forêt d’hiver avec ses cristallisations qui filigranaient les moindres branches à l’égal des orfèvreries scintillant là-bas à l’étalage des marchands ! Ni toi ni moi jamais n’avions rien vu de plus beau. Il nous semblait que notre cœur battait plus sonore près du cœur rigide de la nature, dans toute cette immobilité figée des anciens frissons de l’été. Nous étions la chaleur des anciennes humanités survivant aux cataclysmes du monde. Les races criaient la vie en nous quand autour de nous régnaient les apparences de la mort.
Ensuite les grandes neiges tourbillonnèrent : il fallut se frayer un chemin à travers l’avalanche, se rabattre sur les hauts campements. La tribu, la grande famille disséminée dans les coupes, se reforma sous des toits plus solides que le précaire abri des huttes. Il y avait six vastes cases, avec les fours à pain, l’étable aux chèvres, la soue aux porcs. Une sorte de noyau humain vivait là d’une vie commune à la limite des triages. Des mères allaitaient leurs enfants près des grands feux de bois. Les aïeules aidaient à pétrir le seigle ou réparaient les hardes. De vieux hommes, d’anciens bûcherons, perclus d’ans et de maux, desséchés jusqu’à l’os, expiaient les immémoriaux outrages de la forêt. Ceux-là traînaient d’étranges infirmités qui faisaient penser aux ganglions des arbres tourmentés dans leur croissance.
L’alcool était leur grande tentation à tous : il était proscrit au camp ; ils se dédommageaient dans les villages. Iacq lui-même, cet honnête garçon, une fois rentra ivre-mort : il avait rencontré d’autres gars avec lesquels il s’était battu jusqu’au sang. Il eût péri dans les neiges si un des vieux, qui était allé boire aux cantines avec lui, ne l’avait ramené sur ses épaules. Iule l’admira. Elle me dit étrangement :
— Toi, Petit Vieux, tu n’aurais pas fait cela pour moi.
Elle parlait là comme si une fille eût été le motif de la rixe.
Les cases, d’ailleurs, ne chômaient pas dans l’hiver de la forêt. Avec les genêts on faisait des balais. De menus branchages servaient à tresser des corbeilles et des jardinières que, vers le printemps, des marchands venaient acheter. C’était la même industrie que chez les hommes du désert ; mais ceux-là employaient l’osier.
On réparait aussi les outils. Dans le soir, les crassets s’allumaient. J’ouvrais le livre ; le doigt sur les lignes, je lisais. Une lumière était dans les yeux tandis qu’à petites fois, en me reprenant, je développais naïvement les maximes ou commentais à ma façon les histoires. Quel bel auditoire c’était, ces rugueux visages tannés par les hâles, ces âmes de simples montées au pli des fronts, tendues dans l’effort de comprendre ! Je croyais que toute la forêt m’écoutait.
Cependant un malentendu subsistait entre ces gens des cases et nous. Ils avaient la vie régulière d’une tribu fixée dans la forêt. Iule et moi étions pour eux des êtres suspects, échappés des villes et venus se terrer dans les bois. Ils éprouvaient la défiance sourde des créatures résignées au servage à l’égard des libres enfants de la vie. Etait-ce moi qui leur étais inférieur, avec mon instinct farouche ?
J’avais aussi une âme à la fois plus sauvage et plus tendre, une âme qui ne voyait pas tout de suite le mal autour de moi. J’avais cru détester les hommes : je ne ressentais contre eux nulle rancune profonde ; cependant il y avait entre l’humanité et moi notre ancienne vie martyrisée.
Iacq était l’unique homme des camps que j’aimais réellement : je serais parti avec lui au bout de la forêt. Si seulement il avait voulu appeler moins souvent Iule pour rire avec elle derrière les cases, j’aurais été tout à fait son ami. Elle avait toujours le sang aux joues ensuite ; le rire la laissait toute frémissante.
— Oh ! disait-elle, ce Iacq est un si étrange garçon… Tu ne peux te douter de ce qu’il me dit !
Elle me regardait, recommençait à rire et je ne savais jamais ce que Iacq avait pu lui dire. Je n’aimai plus ce jeune homme d’un même cœur confiant, bien qu’après tout, avec cette folle de Iule, les torts peut-être n’étaient pas entièrement de son côté. Il riait d’ailleurs avec toutes les femmes. Celles-ci entre elles parlaient d’une fille qu’il connaissait dans les hameaux.
Un jour un des hommes revint de la forêt et dit :
— Les neiges ont fondu.
On rassembla les hardes, on noua les pains dans les draps. La petite troupe un matin reprit le chemin des cabanes.
Avec les jours il vint des oiseaux, les premiers chants timides de l’année. Les ciels furent hauts ; un jeune et mâle soleil éclaira la repousse des feuilles. Ma joie était vierge et fraîche comme le réveil de la nature. Toute la forêt chantait en moi et Iacq sous les arbres chantait avec sa gaîté de jeune géant. A présent, quand ils se regardaient, Iule et lui, c’était pour rire ensemble avec des voix étouffées comme si moi je ne comptais plus pour eux. Ou bien il lui faisait signe et ils allaient à deux derrière la hutte. Il me parlait doucement ; il me donnait plus souvent du tabac ; et Iule aussi se frottait contre moi avec plus de tendresse. Tous deux parurent s’entendre pour endormir mes défiances à propos d’une chose qui devait me rester ignorée. Jamais elle n’avait été aussi caressante ; elle avait des frôlements de petite chatte joueuse. J’étais troublé de l’entendre quelquefois soupirer auprès de moi.
Pourquoi me dit-elle un jour qu’elle m’aimait mieux que Iacq ? Son élan fut spontané et sincère, bien que je ne lui eusse rien demandé. Si elle m’avait dit au contraire qu’elle me préférait ce garçon, je l’aurais traînée par les cheveux. Je commençai seulement alors à me douter qu’ils me cachaient quelque chose. Je ne croyais à rien de mal, c’était plutôt le sentiment qu’entre elle et lui régnait une entente pour s’abandonner librement à leur humeur enjouée. Iule aimait le plaisir et je n’étais, moi, que le maussade Petit Vieux. Si j’avais pu soupçonner de quoi toujours ils riaient ensemble, je n’aurais pas éprouvé d’ennui. Mais voilà, quand j’étais là, tous deux se pinçaient les lèvres et cessaient de rire.
Il arriva plusieurs fois que Iule elle-même allât prendre le tabac et en bourrât ma pipe. Je ne savais pas si c’était Iacq qui l’envoyait ou si elle l’avait fait d’elle-même, et alors quel droit avait-elle sur le tabac de Iacq ?
— Non, vois-tu, lui dis-je une fois, je ne fumerai plus de son tabac. C’est une idée que j’ai. Tu peux le lui dire de ma part.
Iule aussitôt se mit à crier aigrement que le tabac de Iacq était le mien, que tout d’ailleurs dans la hutte était en commun.
— Il ne me plaît pas, répondis-je. C’est mon idée. Je n’ai pas autre chose à te dire.
— Iacq est un si étrange garçon. Il pourrait se fâcher et tu n’es pas le plus fort.
— J’ai planté la cognée droit au cœur du chêne. Il peut venir, je ne le crains pas.
Sans doute elle rapporta mes paroles à Iacq, car il vint le lendemain m’offrir lui-même du tabac, et comme j’écartais sa main, il me dit sans colère :
— Pourquoi me fais-tu cette injure ? Je t’assure, je te l’offrais de bon cœur.
J’aurais dû lui tourner le dos, puisque c’était mon idée de ne rien accepter de lui et que je l’avais dit à Iule. Mais il paraissait sincère et me parlait comme un homme déterminé à ne pas garder rancune. Le courage me manqua ; j’avançai la main, il la pressa dans la sienne. Et à présent encore une fois tous deux riaient.
Un matin avec Iacq j’avais gagné une coupe reculée. J’étais là dans un arbre, travaillant de la cognée dans les hautes branches. Lui aussi, à une petite distance, frappait au cœur d’un hêtre. Le fer sonnait après le fer, les coups se répondaient comme des voix dans la jeune vie de la forêt. Depuis deux jours, il cessait de me parler ; il avait dans les sourcils un pli de volonté. Je ne savais pas encore quel projet mûrissait chez ce garçon fourbe. Nous étions donc venus ensemble à la coupe, sans rien nous dire ; et puis nous avions joué de nos cognées. La sève nouvelle me grisait, mon sang courait rapide dans mes artères. Chacun de mes coups retentissait en moi et m’étourdissait comme si ma vie adhérait à celle de l’arbre, comme si moi-même j’étais une des branches gonflées du flux vert qui charriait le printemps. Je cessai tout à coup d’entendre la cognée de Iacq et, ayant regardé à travers les feuillages, je le vis qui courait sous bois du côté des huttes.
Ma force tomba, je serais roulé à bas du chêne, dans la peine d’angoisse qui m’étranglait. Il est allé rejoindre Iule, pensai-je. Et un tel mouvement de douleur et de jalousie, je ne l’avais pas encore ressenti. Je me laissai glisser, l’écorce dure me râpait les membres ; et avec ma cognée dans les mains, à mon tour je courus devant moi. Il entra dans la maison de planches, appela Iule, et elle n’était pas là. Alors du seuil il cria plusieurs fois Iule ! Iule ! doucement, en se tournant vers les limites de la clairière. Elle apparut derrière les arbres avec une charge de bois ; de loin elle lui souriait. Maintenant moi je me tenais caché, écrasant mon cœur contre la terre.
— Vois, dit-il, je te cherchais. J’ai quitté la forêt pour te dire quelque chose.
Et encore une fois il s’élançait, un rire sauvage aux dents. Elle avait laissé tomber la bourrée de bois qu’elle portait et se tenait assise, pleurant mollement dans ses mains.
— Non, fit-elle, cela, je ne veux pas l’entendre. Tu me l’as déjà dit trop de fois. Et cependant, je t’assure, quand tu me le dis, j’en meurs de plaisir.
L’air était léger et une petite distance nous séparait : j’entendais nettement leurs paroles. Iacq à présent haussait les épaules et la regardait avec des yeux froids sous ses sourcils levés. Je pensais : « S’il porte seulement la main sur elle, je bondirai, je le tuerai avec la cognée. » Je ne savais pas ce que je ferais ensuite de Iule. Je demeurai ainsi un peu de temps tendu comme la corde de l’arc, mordant mes mains jusqu’au sang pour ne pas crier. Toute ma force m’était revenue, une énergie froide et bandée, dans l’attente sournoise de l’événement. Je voulais savoir enfin pourquoi toujours à deux ils riaient. Et c’était aussi un autre sentiment torturant et mauvais, une joie trouble de saigner là ma vie, dans une soif de souffrance impure.
Iacq un instant s’assit auprès d’elle, sifflant dans ses dents et balançant la tête. Quelquefois, avant d’abattre la hache, il s’attardait ainsi à siffler, mesurant à la puissance de l’arbre la force de l’effort. Le coup n’en était que plus terrible après. Mais Iule soudain retira sa main de dessus ses yeux et le regarda d’un air de défi : elle m’avait aussi regardé comme cela autrefois. Et maintenant, avec une clameur de bête il la poussait par les épaules, lui mangeait goulûment la bouche, couché sur elle de toute sa masse de géant.
— Petit Vieux ! cria Iule.
Voilà oui, cette chose aurait pu arriver. J’aurais tué cet homme sans défense, écoutant l’instinct originel, et ensuite plus jamais je n’aurais touché à une hache sans le voir étendu à terre dans son sang. Je courus donc sur Iacq en brandissant la cognée : s’il avait eu un couteau, nous nous serions battus jusqu’à la nuit. Mais, s’étant relevé, il avait croisé les bras et me disait tranquillement :
— Eh bien, tu l’as vu. Frappe, puisque c’est toi qui as la chance.
Iule aussi, dans sa lâcheté de femme, criait :
— Oui, oui, frappe-le, ce n’est pas moi qui t’en empêcherai.
Ce fut le premier mouvement trouble de la nature. Elle trembla devant mon bras armé. Elle me sentit vainqueur et se tourna contre le vaincu. D’autres femmes ainsi l’avaient fait avant elle. Cependant cet homme l’avait désirée d’une chaude passion de sang et de jeunesse. O Iule ! étrange cœur violent et mobile, il t’avait dit les mots d’amour ! Elle le vit dans sa beauté calme, s’offrant fièrement à la mort et sans doute elle l’admira, car tout à coup, me saisissant le bras :
— Je ne veux pas. Si tu le manquais, il ne te manquerait pas, lui.
Moi alors, de toute ma force, je jetai ma cognée. Elle s’enfonça profondément dans la terre, devant Iacq. Et je dis à Iule :
— Ce n’est pas tant à cause de toi que parce qu’il est venu sans sa cognée.
Il me regarda, les yeux droits.
— Je n’aime pas te devoir la vie, à toi le plus jeune. Et cependant je le dis : Si tu aimes cette fille, prends-la ; je ne mettrai pas un pas devant l’autre pour te la disputer.
Si comme moi, il eût conquis Iule sur la misère et la douleur, il eût préféré la mort. Mais sa chair seule hennissait : Iule n’avait été pour ses convoitises de mâle qu’un butin de chasse, la tentation et la poursuite d’un gibier dans l’odeur âcre de la forêt. Il s’éloigna en sifflant ; je le vis reprendre le chemin de la coupe ; et, à mesure, la petite chanson, douce comme le flûtet du vent, s’enfonçait avec lui sous les arbres. Maintenant je sanglotais, la tête dans les poings, écroulé parmi les fougères, sans orgueil et faible comme un enfant. Toute ma colère était tombée, je n’en voulais ni à Iule ni à ce garçon sauvage. C’était une peine molle, un mal sourd de mes fibres, avec un même cri qui revenait toujours :
— Pourquoi as-tu fait cela, Iule ?
Cependant je n’aurais pu dire quelle chose mauvaise avait faite Iule. Elle me caressa les cheveux : elle s’était assise près de moi et me tenait la tête dans ses genoux.
— Si tu veux dire que j’ai ri avec ce garçon, oui, j’ai eu tort, fit-elle. Il m’appelait constamment derrière la hutte et là il me serrait de toute sa force contre lui. Il voulait toujours m’embrasser. Moi, je me défendais comme je pouvais et je riais. Une fois il m’a dit une chose étrange que toi, Petit Vieux, tu ne m’avais pas dite encore. Vois-tu, cela, je ne te le répéterai pas.
Elle me parla loyalement : elle avait l’innocence d’une fille que le baiser de l’homme a seulement effleurée. Je n’osais lui demander s’il lui avait pris la bouche dans ses lèvres. Mon cœur encore une fois fut blessé mortellement. Et puis doucement, cachant mon jeu pour mieux capter sa confiance, je me mis à rire.
— Iule, dis-le moi, comment faisait-il ? Comme il le faisait, moi aussi je le ferai.
— L’autre matin, il m’a renversé la tête comme ça. J’ai cru qu’il voulait me mordre.
— Comme cela, dis-tu ?
Je m’étais dressé sur les poings et avec fureur je lui prenais la bouche entre mes dents. Elle cria, toute pâle :
— Tu m’as fait mal ! Je t’en prie, si tu recommences, fais-le moins fort.
Mais à présent je la roulais sous moi, je cognais sa nuque contre le sol, je disais sourdement dans ma folie jalouse :
— Vois tu, toi aussi je pourrais te tuer, horrible Iule !
Elle se raidit, les yeux agrandis d’épouvante et charmés :
— Va, tu le peux si c’est ton plaisir : je ne crierai plus.
Et elle était là comme une petite martyre, les bras retombés le long de son corps, avec un visage heureux, ayant l’air d’attendre la sainte mort. Je ne sais plus comment il se fit que tout à coup mes mains se détendirent. Je pleurais, je riais, je tétais tendrement ses lèvres, disant :
— Te fais-je encore mal ainsi ?
Je n’avais jamais connu un tel bonheur. Sa bouche avait le goût d’un fruit chaud. J’aurais voulu mourir en buvant son jus frais. Iule avait fermé les yeux et poussait des cris légers. Si cependant Iacq, ce jour-là, n’était pas revenu vers la hutte, j’aurais ignoré longtemps encore que j’aimais Iule d’un cœur d’homme. La nature enfin avait jeté son cri en moi.
Elle me disait gentiment à présent :
— Pourquoi ne le faisais-tu pas avant lui ? Je t’ai attendu si longtemps, j’étais toujours malade d’une chose que tu ne voulais pas comprendre.
Moi aussi, Iule, j’avais crié et sangloté dans le bois, je touchais ma chair, je croyais la toucher avec tes mains. Une lumière nous inonda : la nuit fut déchirée, et je ne me cachais plus d’elle. Je lui disais naïvement de quel mal moi aussi j’avais souffert. Ce fut un moment très pur au bord de la connaissance, avec le tremblement de la virginité entre nous, comme une dernière défense. Elle me rendait mes baisers et soupirait.
— Crois-moi. Il y a encore autre chose dont toujours me parlait le garçon.
Dans son tourment ingénu, elle fut pareille à Eve rougissante d’un feu inconnu tandis qu’en riant elle montrait à Adam l’ombre de l’arbre comme un doigt à son flanc. Le bon maître nous avait conté cette histoire.
En ce moment un des vieux hucha en nous injuriant. Nous fûmes troublés de nous apercevoir au grand jour de la clairière, avec nos âmes nues sur nos visages.
O Iule ! Cet homme était là ! Il nous a vus nous embrassant !
Il me semblait qu’il nous avait volé une part de notre secret. Je le détestai, je détestai soudain encore une fois tous les hommes. Mais elle m’attirait en riant, dans son libre instinct d’amour.
— Laisse-le crier. Est-ce que je ne suis vraiment pas ta femme à présent ? S’il vient, je lui dirai qu’il ne dépasse pas l’endroit où tu as planté la cognée.
La sauvage passion du bois se déchaîna. Je dis à Iule :
— Ecoute. C’est fini entre les hommes et nous. Toi et moi nous irons jusqu’à ce qu’il n’y aura plus autour de nous que la nuit verte du bois. J’ai sommeil de toi. Il y a si longtemps que tu n’as plus dormi près de moi, avec ta tête contre ma poitrine.
L’homme s’en alla. Et puis Iule, en se coulant derrière les arbres, entra dans la maison. Elle noua dans le sac ses hardes et les miennes. Moi, j’avais ramassé la cognée et la portais sur mon épaule. Ainsi nous quittâmes le camp.
Comme la graine poussée par le vent, nous allâmes devant nous. Iacq souvent m’avait parlé de la grande forêt qui s’étendait vers l’ouest. Celle-là, Iule et moi ne la connaissions pas encore. « Vois-tu, me disait-il, en marchant tous les jours de l’aube à la nuit, il faudrait des semaines pour en faire le tour. Aucun homme vivant, y étant entré, n’en est sorti. » C’était déjà l’après-midi ; nous nous orientions vers la courbe du soleil. Aux limites de la futaie, des essences touffues apparurent, la vie végétale nous enveloppa comme une mer, et maintenant une lassitude, une langueur infinie nous avait saisis. Nous faisions quelques pas et puis nos bouches se cherchaient. Un feu très doux nous consumait. La terre autour de nous aussi entrait en amour.
— Je n’irai pas plus loin, dit-elle. Vois comme mon cœur bat.
Mon Dieu ! quelle folie ! Je laissai tomber la cognée et j’étais là, baisant sa petite gorge avec un grand tremblement froid. Notre chair cria l’une vers l’autre, palpitante, blessée, le divin tourment de la substance, toute la durée des races en nous depuis les origines.
Je dis une dernière fois faiblement :
— Te fais-je mal ainsi ?
Un vent léger bruissait, agitait sur nous les feuilles. Il n’y eut plus que deux créatures qui avaient échangé le don sacré de la vie.
O petite Iule ! C’était pour cela que toi et moi, le premier jour, nous étions venus vers l’arbre, du fond de la misère horrible des villes. La destinée avait commencé pour nous par l’échange d’un morceau de pain et à présent nous nous étions donné la vie à travers le temps sans limites. Je pleure doucement à évoquer l’heure inouïe.
Iule ! Iule !
Cette nuit dans la forêt où tout entière avec ta chère vie chaude, tu fus dans ma main ! Cette nuit d’étoiles et de frissons sous le chêne, avec des draps de rosée à notre lit, avec la bouche fraîche du vent buvant nos soupirs à nos bouches ! L’ombre d’or et d’azur palpitait, tendre et farouche ; et nous étions à présent, toi et moi, une même chose de vie. Nous ne savions plus où l’un commençait à devenir l’autre. Je te donnai pour la première fois le nom de femme. Je ne cessais pas de t’appeler : Ma femme, et toi tu me disais : Petit Vieux, avec une voix que je n’avais pas encore entendue. Et puis le matin se leva : tu mis ta main devant ton visage.
Nous n’allâmes pas loin dans la forêt, ce jour-là, ni le jour suivant. Nous faisions quelques pas et nous tombions l’un près de l’autre. Il me semblait que nous n’aurions jamais fini de nous connaître. Je buvais sa vie à ses lèvres comme une source, et ensuite j’étais plus altéré. Mon sang tournait comme une meule ardente. J’avais le vertige de tout l’inconnu de son amour : un pli léger à sa peau et les fins cheveux de ses aisselles étaient comme autant de petites sœurs d’elle qu’elle me donnait après s’être donnée elle-même. Elle ne cessait pas de se donner et elle était une Iule nouvelle dans chaque part de sa vie que touchaient ma bouche et mes mains. Elle fut bien plus vierge qu’au temps où sa gorge pour la première fois gonfla, où elle appuyait innocemment sa nuque à mon épaule, dans la nuit de la hutte.
Mon Dieu ! une telle chose se pouvait elle ? Tu étais maintenant ma vie même comme la sève et l’écorce ne se séparent pas et font une même rumeur vivante. Tu prenais ma tête dans tes mains, tu la pressais contre tes seins et j’écoutais vivre ma vie aux ondes profondes de la tienne. Elles stillaient goutte à goutte comme des eaux jumelles dans un même bassin et elles faisaient le bruit d’une mer. Mes yeux s’enivraient de voir palpiter la petite fossette d’ombre qui était la pulsation de ton cœur. Toi à ton tour tu collais l’oreille à la place où battait ma peau. Doucement tu la pinçais entre tes lèvres, tu l’aspirais comme un fruit.
— Vois, je mange ton cœur, disais-tu.
Ce n’était qu’une chatouille et il me paraissait que ton cœur tout entier venait à tes lèvres, qu’il montait du fond de moi sucé par ce mouvement de bouche dont tu aurais vidé le jus d’une prune mûre. Quelquefois toi ni moi ne parlions plus, accablés sous un poids lourd et délicieux ; et nous cessions de vivre de longs instants. Nous nous arrêtions là comme évanouis, submergés dans le flot de l’être, avec tout notre sang sonore remonté au cœur.
Iule disait :
— Une fois j’ai pris ta main pendant que tu dormais. Je l’ai mise contre ma gorge. J’aurais voulu mourir comme cela.
— Moi, petite Iule, j’allais pleurer dans le bois. Je ne sais pas pourquoi je pleurais.
Aucun de nous ne disait le mot d’amour. Personne ne nous l’avait appris, mais la nature nous avait appris une chose plus belle que tous les noms et qui était l’amour même. Sa jeune vie nerveuse toujours frémissait quand j’approchais. Nous ne finissions pas de nous jeter nos lèvres.
Les aromes avec les jours furent plus subtils. Le vent charria les effluves puissants de l’été. La terre eut l’âge des premiers matins du monde. Toute la forêt bruissait, frémissait d’une âme de sèves et d’oiseaux. Chaque seconde était une naissance, toutes les secondes ensemble tissaient de l’éternité. Il y avait là des arbres immenses musclés de siècles et ils se rajeunissaient de feuilles et de nids : le brin d’herbe poussé pendant la nuit n’était pas plus jeune. Le vent et la clarté aussi vivaient. Nous buvions le silence comme une eau profonde au bord d’un puits. Iule ! est-ce que toi et moi avions vécu avant ce temps divin ? Nous étions nés l’un de l’autre avec le premier baiser et à chaque baiser nouveau nous renaissions. Notre vie était comme la continue éclosion des petites lentilles d’un étang. Je regardais remuer ton ombre à terre et la terre, avec le dessin mobile de ton corps, s’animait, devenait elle-même une petite Iule vivante.
Nous avançâmes ainsi au cœur inconnu de la forêt, cherchant notre nourriture aux arbres et sur le sol. Elle s’appuyait à mon épaule, j’entourais de mes bras sa ceinture, et moi je sifflais comme les oiseaux, elle chantait. Tout à coup elle se laissait tomber, avec son désir mûr comme un fruit, et nous ne marchions pas plus avant. Le soir, j’abattais des branches ; je les réunissais en toit ; j’étendais une litière de feuilles. Il m’était venu une molle tendresse pour les aises de son corps, un goût de la tenir bercée voluptueusement dans ma force d’homme. Quand elle était lasse, je la portais entre mes bras. Je lui avais dit :
— Si un jour tu trouves dans cette forêt un endroit qui te plaise plus que les autres, là je bâtirai pour nous une maison.
Des combes ravinèrent l’ondulation légère des futaies. Le roc comme un os déchira la terre spongieuse, l’humus antique des végétations géantes. Des blocs moussus, de profondes nervures de pierre perpétuaient un primitif chaos. Cet aspect nouveau de l’univers charma et épouvanta nos sens vierges. Dans notre ignorance, nous nous imaginions qu’une ville autrefois avait été bâtie là, attestée par des ruines. Les ressacs persistèrent, brusques, violents, les apophyses et les vertèbres d’une anatomie de bête monstrueuse, surgie des âges farouches du monde. Iule avec des cris s’aventurait ; mais moi étrangement je palpitais, pris d’un obscur sentiment religieux. Les pentes ensuite s’escarpèrent : il n’y eut plus, dans une débâcle de grès, que le tremblement d’argent des bouleaux. Et à présent je voyais bien que c’était là une des formes de la terre, comme la plaine et le lit des rivières et les courbes légères qui seules nous étaient connues encore.
L’âpre paysage de nouveau s’abaissa, dessina l’échancrure d’un vallon sauvage, comble d’une mêlée d’arbres et d’arbustes. Sous des éboulis de roches tigrées de rouille, un ruisseau courut, un filet d’eau claire et froide qui moussait et bouillonnait à petits remous d’or et d’émeraude. Depuis que nous vivions dans la forêt, nous n’avions point éprouvé une pareille joie. Nous écartâmes les rameaux ; ils se recourbaient en voûte sur notre passage ; et les jambes nues, avec la fraîcheur du flot à nos peaux brûlantes, nous remontâmes le courant. Des bagues lumineuses nous cerclaient les chevilles et les genoux, selon la profondeur : nous étions obligés de nous retenir aux rives pour ne pas glisser sur les cailloux gras de fucus. Et quelquefois Iule ou moi, penchés sur le ruisseau, nous en puisions l’onde au creux de la main et la portions à nos lèvres. Il y avait si longtemps que nos soifs ne s’apaisaient qu’aux petites mares des sous-bois ! Un sang frais coula en nous avec cette eau brillante comme le givre. Il nous sembla que nous étions vraiment là au tabernacle du mystère et de la solitude, avec cette petite musique de silence qui glougloutait contre les pierres. Elle appuyait son doigt à ma bouche et me disait :
— Ecoute, on n’entend plus rien que la petite chose.
Et il n’y avait, en effet, dans cette grande paix du cœur de la forêt, que le bruit sourd, continu de notre vie.
L’eau lentement se brouilla : nous vîmes que le soir était venu. Et ce jour-là, à peine nous avions pensé à la faim : des fruits sauvages, l’amande des pommes de pin à présent suffisaient à nous alimenter. Les riches ne savent pas combien peu il faut à l’homme pour se nourrir. Elle coucha sa tête dans mon épaule et nous nous endormîmes près du ruisseau.
Le lendemain je dis à Iule :
— Si tu veux, c’est ici que je construirai la maison.
J’allai donc dans la forêt avec ma cognée, ayant mon plan. Je choisis de jeunes arbres sveltes et droits. Le premier jour j’en ébranchai deux, je les abattis ensuite, et les jours suivants, j’en abattis encore trois. Je les divisai en parts égales, je les fendis, en outre, dans le sens de leur longueur, comme le bûcheron fend ses bûches ; et à l’un des bouts de chacun de ces tronçons à mesure je donnai la forme d’un pieu. Je taillai une large mortaise à l’autre bout.
Ensuite à mi-pente nous cherchâmes un sol ferme et profond. Je traçai les limites de la demeure en sorte qu’elle fût abritée par les arbres du côté de l’ouest. Et puis, ayant creusé la terre avec la cognée, je commençai à abouter les bois en les enfonçant dans la tranchée. Un pâlis ainsi se dressa, la primitive clôture des hommes vivant en forêt. Et seulement, quand je fus venu à bout de ce travail, je me mis à équarrir la charpente du toit. Iule battit des mains, car à présent l’extrémité des pièces, taillées en tenons, s’insérait au creux des mortaises ; et toutes avaient une inclinaison légère pour l’écoulement des eaux. Une étroite ouverture servit d’entrée et s’orienta au levant. Je comblai ensuite les joints avec de la fougère. Voilà, avec ma seule cognée pour outil, je m’étais égalé à l’art naïf du premier constructeur.
Le labeur fut patient et difficile. A peine j’eus dressé le toit, il s’écroula ; et des semaines peut-être s’étaient passées ; il fallut recommencer avec un courage nouveau. Mais nous qui avions perdu la notion du temps, nous ne mesurions pas la longueur de l’effort à la brièveté des jours. Chacun amenait sa tâche, et sans le savoir, nous étions à notre manière d’humbles ouvriers d’éternité : nous avions édifié la maison comme la fourmi élève ses dômes légers, comme l’abeille bâtit ses cellules. Un antique instinct, venu du lointain des races, avait présidé à notre industrie. J’ignorais encore que l’homme ne fait que répéter le geste qu’un autre homme fit naïvement avant lui. Dans l’orgueil de l’œuvre accompli, je criais sous les arbres : je ne voyais pas que pendant que j’étais là, combinant les formes et la pesanteur, un pensif ancêtre doucement était sorti de la forêt et me conseillait. Iule, viens à présent, étends un lit de fougères fraîches pour notre amour. Nos paisibles nuits se riront de l’averse et de l’ouragan. Et voilà le ruisseau, voici la pierre sur laquelle, devant la porte, tu allumeras le feu.
Je partais en chasse. J’avais fabriqué un arc souple et terrible ; des figures gravées au couteau le décoraient, et il était très grand. Mes flèches atteignaient aux plus hauts feuillages. Iule disait :
— Voilà. Tu es à présent le premier des hommes. Tu es plus beau que celui qui, avec une grande canne et des plumes sur la tête, marchait là-bas devant le régiment. Tu as bâti la maison et quand tu pars avec tes flèches, tu es terrible.
Cependant j’étais toujours le même Petit Vieux ; mais l’amour était venu et un jour nous nous étions fait l’un à l’autre, avec la pointe du couteau, une blessure. Et nous avions bu notre sang. C’était là une idée de Iule. Avec mon sang rouge à ses lèvres, elle cria :
— Maintenant, j’ai ta vie en moi et je t’ai donné la mienne.
Les bois regardaient cette petite femme tendre et furieuse, dont la bouche baisait comme elle eût mordu.
Tous les soirs, Iule partait ramasser des cônes dans la pinède. Or, une fois, elle rentra soudain, le souffle court, et me dit :
— Petit Vieux, un visage d’homme était là derrière les arbres et me regardait.
Je m’élançai, j’étais armé de la cognée. J’aurais vengé au prix de ma vie notre chère solitude violée. Les ombres s’étendirent et je n’avais pas vu l’humain redoutable entré dans notre royaume. Je revins vers la maison et dis à Iule :
— Vois, le fer est humide de sang.
Elle vit que je me moquais : elle n’était plus aussi assurée qu’elle eût aperçu réellement un homme.
— Je t’assure cependant, fit-elle, il avait une bouche et des yeux comme toi.
— C’était un arbre, petite Iule, rien qu’un arbre.
Mon rire joyeusement sonnait sous le ciel pâle.
Je n’aimais pas qu’elle me parlât de Iacq. Un levain jaloux toujours fermentait à l’idée que ce garçon avait porté la main sur sa chair vierge. C’était aussi un regret pénible qu’il ne fût plus là pour me donner du tabac. Voilà oui, j’étais obligé de fumer maintenant des feuilles sèches : son tabac à lui avait un goût plus délicat. Je ne pouvais oublier cela, je m’en voulais de ne pouvoir penser à Iacq sans rancune à la fois et sans gratitude. Mais un jour qu’assis avec Iule sous les bouleaux parmi les roches, nous admirions notre toit, elle me dit :
— Songe donc à la figure que ferait Iacq s’il pouvait se douter que toi seul avec tes mains as bâti cette maison ! Il n’aurait plus envie de rire.
Oh ! elle put ce jour-là me parler de lui tant qu’elle voulut. Elle me procura ainsi le plaisir de mépriser Iacq comme un homme grossier et vain, comme un homme que j’avais le droit de considérer avec des yeux froids du haut de ma fierté. Si seulement cette petite folle de Iule ne l’avait pas rejoint si souvent derrière la porte pour rire ensemble de cette chose qu’il disait toujours !
— Vois-tu, fit-elle, il est beau. Toutes les filles l’aiment à cause de cela. Mais toi, tu sais lire dans les livres et voici que tu as bâti cette maison.
Alors je la regardai dans les yeux.
— Iule, parle-moi franchement. N’as-tu jamais senti autrefois remuer ta vie en toi en pensant à lui ?
Et elle me répondit :
— Une fois j’allai dans le bois ; je me roulais à terre comme si j’avais été piquée d’une abeille. Je ne sais pas ce qui serait arrivé si en ce moment il était venu.
Elle me fit cet aveu si simplement que je n’éprouvai pas de colère, car depuis qu’elle m’avait donné son amour, elle ne mentait plus et encore une fois elle avait parlé selon la nature. Moi-même, avec cette vie fraîche de la première femme près de la mienne, j’étais devenu un autre Petit Vieux plus jeune. Il ne faut qu’un toit d’abord et tout change : l’homme a déjà conscience d’une destinée. Il peut dire : ma maison, et en disant ainsi, il pense à celle qui est près de lui et aux enfants qu’il aura d’elle.
Iule avec des rameaux flexibles tressa des nattes. Elle mailla des corbeilles. Je taillais dans des racines les humbles ustensiles qui servaient à nos repas. Une souche devint notre table. Ce fut, avec plus d’expérience, la petite industrie des premiers temps que nous avions passés dans la forêt. Et j’avais imaginé d’assurer avec de souples liens de coudrier tordu une porte faite de branchages et qui nous clôtura dans notre mystère d’amour. Il vint des pommes sûres aux branches des aigrins ; nous mangions aussi des mûres, des prunelles et des cornouilles. Chaque jour des fruits nouveaux nous étaient révélés : sous les châtaigniers le sol était jonché des châtaignes de l’autre automne ; et il y eut de petites noisettes sauvages, les baies rouges de l’églantier, l’amande huileuse des fênes ; le cône laiteux de la pomme de pin abondait. Ou bien j’allais dans la forêt, j’abattais une chair vivante et Iule ensuite, en heurtant le caillou, allumait le feu. Un hérisson quelquefois, comme au temps de la hutte, s’avançait jusque près de la maison : nous ne lui faisions point de mal.
Nous vivions innocents et charmés. Un sens nous inclina vers le mystère, vers la beauté du ciel et des heures, une sensibilité émerveillée d’enfants devant un prodige. C’était si gentil, cette Iule cueillant la rosée à ses cheveux et l’égouttant en arc-en-ciel dans le matin frais, avec des yeux éblouis ! Couchée sur le ventre près de moi, elle regardait glisser à ma peau les filées de soleil comme des scarabées vermeils et elle criait de plaisir. Elle sentait bon le jour qui se lève, l’écorce humide, le brouillard monté de l’eau, le vent venu de loin avec ses corbeilles d’aromes. Elle avait l’odeur du froment mûr et du pain. Elle était pour ma douce folie la petite chair au goût sauvage qui déjà vivait dans le sein de toutes les mères de sa race et qui un jour était venue vers moi du fond des âges par le chemin de la douleur et de la mort. Cela, petite Iule, je ne te le disais pas encore ; c’était une idée qui remuait obscurément en moi et ne s’élucida qu’avec le temps. Et néanmoins, quand avec le doigt j’effleurais le grain doré de tes épaules comme j’épelais les lettres du vieux livre, elle glissait déjà au bord de ma pensée. O Iule ! une chose toujours dérive d’une autre ; toutes plongent leurs racines dans la forêt profonde des origines. Un enfant sort de la ville et il voit venir à lui une autre enfant et tous deux sont partis à l’heure dite : ils n’ont pas cessé de marcher l’un vers l’autre à travers la durée des siècles. Ta vie, chère Iule, me fut dédiée de toute éternité. Et à présent, dans cette solitude verte, apaisant nos faims avec les fruits de la forêt, buvant les sèves et les frissons de la terre aux sources du matin, nous étions pareils au premier homme et à la première femme et nous recommencions l’humanité. Cependant si quelqu’un des cités était entré dans la forêt et nous avait vus près du ruisseau avec les trous clairs de notre peau sous nos haillons, il nous aurait dénié une âme humaine.
Or voici : un jour Iule revint encore une fois du bois toute pâle, me disant qu’elle avait aperçu le même visage qui lui avait apparu un soir.
— Je t’assure, Petit Vieux, ce n’est pas une idée. Il y a un autre homme dans la forêt. Il était là vivant comme toi devant moi. Il me regardait, je n’osais faire un mouvement. Et puis il a disparu comme il était venu.
Je pris ma cognée comme la première fois et ensemble, en nous parlant à voix basse, nous allions sous les arbres, du côté où elle l’avait vu. J’entendais les coups de nos cœurs dans le silence, je n’entendais que cela. L’homme avait une barbe grise et des yeux rusés ; Iule l’affirmait ; et il marchait à quatre pattes, il courait comme une bête. Dans sa peur, elle l’imaginait terrible. Moi-même je n’étais plus aussi assuré que la cognée ne me tomberait pas des mains si tout à coup il se dressait derrière un chêne. Le sol s’abaissa : une flaque rouilleuse, une stagnation d’eau et de feuilles croupies trempait le pli de la ravine. Je restai saisi, sans souffle : l’empreinte fraîche d’un large pas s’enfonçait dans l’humus spongieux. Un homme avait passé là ; les foulées ensuite froissaient la mousse à mi-pente. Elles se perdirent dans un éboulis de pierrailles. La solitude, le mystère se refermait sur ce passage d’un être humain fait comme nous.
Nos battues s’étendirent les jours suivants. Des sentes filaient sous bois, étroites, coupées par les dents des lapins, frayées quelquefois par les hautes faunes. La forêt n’avait point d’autres chemins. Nous nous coulions, aux aguets, épiant les pistes. D’anciennes traces avaient séché, des pas qui toujours s’enfonçaient plus loin et ensuite cessaient d’être visibles. Une fois Iule ramassa des champignons fraîchement cueillis et que l’homme sans doute avait laissé tomber. Puis, les pas un matin reparurent au bord d’une zone fleurie, une combe étoilée comme un ciel d’août, touffue comme la mosaïque d’un jardin : quelqu’un était venu et avait coupé les tiges par larges gerbes. Et ce jour-là, ayant dilaté fortement mes narines, je crus humer un lointain arome délicieux dans l’air et je demandai à Iule :
— Ne sens-tu pas une odeur de tabac venir de là-bas ?
— Oui, dit-elle. Si c’était Iacq !
Cette idée me fit rire. Pourquoi le garçon serait-il venu dans cette forêt ? Il disait que personne jamais n’en aurait pu sortir, y étant une fois entré. Et puis, avec une étrange douceur, je pensai profondément que peut-être un autre homme un jour partagerait avec moi un tabac parfumé comme celui de Iacq. Non, songeai-je ensuite, qu’un arbre l’écrase plutôt, celui-là ! Et je n’avais rien dit à Iule.
Des jours passèrent ; les empreintes s’étaient effacées ; la subtile odeur ne perça plus à travers l’âcre évent vert des sèves. Mais comme un soir nous étions assis devant la porte, mangeant des châtaignes, il me sembla soudain à mon tour qu’un visage se tenait caché derrière les troncs rouges des pins.
— Crois-moi, c’est bien cet homme, souffla Iule. Demain il entrera dans cette maison, si tu le laisses faire.
Je courus vers la pinède ; il avait disparu ; mais au loin quelqu’un toussa. Je dormis cette nuit avec la cognée entre mes poings.
Voilà, oui, je n’en pouvais plus douter : la forêt avait un habitant. Un solitaire farouche et sournois rôdait aux limites de notre domaine. Peut-être il était venu là avant nous : il semblait connaître les fuites mystérieuses des taillis mieux que nous-mêmes. O quelle ironie, Iule ! Nous avions cru fuir à jamais les hommes et un homme était là, avec un cœur comme notre cœur, vivant là la vie libre des bois. Tu pleuras de dépit ; je n’osais pas encore te dire quelle chose nouvelle et profonde s’était levée en moi. Je pensais : quelles misères plus grandes que les nôtres ont poussé cet homme à se réfugier dans cette forêt ? Je restai tressaillant à la pensée de le savoir plus malheureux que nous, d’une douleur qui nous était ignorée. Je n’éprouvais plus de rancune contre l’humain inconnu. Qu’il partageât avec nous la forêt, cela petit à petit finit par me paraître naturel, puisque nous aussi nous y étions venus, chassés par notre haine des hommes. Je ne savais pas qu’au fond des cœurs les plus dépris subsiste encore l’antique lien fraternel. J’avais fui les tribus et ma solidarité déjà s’éveillait, aspirait à ce passant triste des solitudes. C’était un sentiment que je n’aurais pas connu dans la sanglante mêlée des villes. Il me gonfla le cœur ; mon cœur un jour me monta aux lèvres. Je dis à Iule :
— Vois cependant, si celui-là n’avait ni femme ni enfant ! Toi, tu m’as comme moi je t’ai. Peut-être il souffre d’être seul, lui qui déjà avait souffert chez les hommes.
Elle me répondit justement :
— Autrefois, Petit Vieux, tu serais parti à sa rencontre avec la cognée. Tu n’aurais pas pensé si loin.
Une querelle de geais aigrement cria dans les arbres. Nous vîmes les plumes voler sous les coups de bec dont ils se déchiraient.
— Le geai était là seul aussi, dis-je, et puis un second est venu. Maintenant c’est à qui tuera l’autre. Crois-moi, l’homme n’est pas fait pour ressembler aux bêtes.
Le vieil almanach encore une fois battit dans ma poitrine. Il frémissait de chaude humanité comme si tout le cœur des hommes palpitait dans ses tendres apologues.
— Eh bien, fit Iule, tu es le maître de suivre ton idée.
Des soleils encore coururent et les traces de l’homme semblèrent s’être définitivement perdues dans la vaste solitude. Il n’y eut plus que le silence des arbres sur le sillage furtif de cette vie d’une créature. Et moi, je croyais sentir qu’il allait me manquer quelque chose. Une âme encore élémentaire ne peut s’expliquer : elle a des mouvements qu’elle ignore et qui déjà sont la haute vie des êtres. Quand les briquetiers et les bûcherons étaient venus, je n’avais pensé qu’au pain. Ceux-là vivaient en commun, ils n’étaient pas malheureux. Ce frère errant des bois, avec son mal solitaire, était bien plus de ma famille.
— Il a vu ta cognée, il aura tremblé, disait Iule.
Je secouai la tête.
— Non, ce n’est pas cela. Un homme ne craint pas un autre homme.
Maintenant je ne partais plus avec la cognée. Si l’homme avait reparu, j’aurais crié vers lui, je lui aurais montré mes mains désarmées.
Une fois, ayant suivi le cours de l’eau, nous fûmes tout à coup très loin de la maison ; nous étions partis au matin, avec le désir d’aller jusqu’où irait cette eau. Quelquefois elle s’encaissait entre de hauts pans de roches : nous descendions alors dans son lit, mouillés jusqu’à la ceinture. Nous goûtions là une petite horreur charmée ; et ensuite les parois s’abaissaient ; le défilé se terminait en ressacs lentement aplanis. Nous reprenions notre route au fil de la rive, sous les voûtes vertes. L’air était lourd et laiteux ; un brouillard léger embrumait les taillis ; les grosses mouches dormaient, collées aux feuilles. Et puis vers midi le ciel se déchira, une fine ondée de soleil dora les vapeurs qui remontaient ; la forêt fuma dans la chaleur vermeille.
J’allais devant Iule, lui frayant un passage entre les rameaux. Mais bientôt la fatigue l’accabla ; elle voulut se reposer près du ruisseau, et à peine elle se fut étendue, ses yeux se fermèrent, elle s’endormit. Je continuai à marcher seul un peu de temps. Je ne pensais plus à l’homme, j’écoutais se réveiller la forêt dans la claire lumière. Son énorme vie me grisait, l’odeur de safran et de tanin efflué des écorces tièdes, l’infini bruissement des artérioles resuant tardivement au soleil les humidités de la nuit. J’étais, moi aussi, avec le bourdonnement sonore du sang à mes tempes, une part de cette vie. Et j’avançais doucement, regardant bouger les feuilles, courir un insecte, trembler sous bois un silence de clarté.
Les arbres s’éclaircirent ; je demeurai saisi, mon cœur entre mes mains, voyant là tout à coup, sous le ciel nu, l’homme assis près d’un étrange abri et triant des herbes. Le site était farouche et délicieux, des blocs de rocs, une petite forêt de digitales, de seneçons, de doradilles, une sauvagerie de nature roulant à grandes ondes diaprées dans l’échancrure d’une clairière. Une chape de lierres recouvrait les parois de l’habitation. C’était une voiture sans roues enfoncée de guingois dans le sol, une de ces maringotes de forains comme il en venait près des carrousels, aux fêtes des banlieues. Et je ne voyais pas les yeux de l’homme ; il avait une longue barbe grise qui lui descendait sur la poitrine.
Je n’aurais pas cru que la vue d’une créature m’eût fait tant de plaisir. Je n’osais avancer de peur qu’il ne m’aperçût. Je tenais les branches écartées avec les mains et je demeurais là sans respirer. Ce que je pensais exactement en ce moment, je n’aurais pu le dire. C’était sans doute une chose confuse comme toutes les perceptions de ma sensibilité encore vierge et cependant il me semble aujourd’hui qu’elle eût pu s’expliquer ainsi : un homme et moi étions venus de deux points opposés du monde pour nous joindre un jour. L’almanach n’en disait rien, mais une grande lumière était en moi qui éclairait devant moi la Vie. Une chose après une chose était venue et toutes étaient venues à leur heure : aucun mouvement de notre volonté n’avait été nécessaire pour les susciter. Iule et moi simplement avions obéi au geste d’une main qui nous avait conduits l’un vers l’autre et ensuite avait conduit les hommes vers nous. Un ordre admirable ainsi avait présidé à chacun de nos pas dans les chemins du monde. Nous suivions notre vie : elle ne nous suivait pas ; et personne n’a appris au ruisseau à chercher son niveau ni au chardon à carder son étoupe ni à l’écureuil à grimper dans les arbres. Cependant on n’a jamais vu l’eau remonter sa pente ni aucune chose terrestre s’opposer à la loi qui originellement lui fut assignée. Quand mes tempes élargies eurent pris mesure sur l’effort de ma pensée, ce fut cette petite source de vérité qui en recula les parois comme il suffit d’un léger filet d’eau pour frayer à la longue le lit où passera le torrent. Nous ne cessâmes jamais de nous confier à la vie : elle seule n’ignore pas par quelles voies tout s’achemine à son but.
Je restai un peu de temps à regarder l’homme et la maison ; et puis, comme chacun des battements de mon cœur se prolongeait dans le cœur de Iule, à pas étouffés je m’en allai la réveiller.
— Chut ! ne dis rien et lève-toi.
Elle vint alors avec moi et maintenant à son tour elle était là, muette, à la limite des arbres, avec ses sourcils hauts. Un mystère doucement enveloppait cette vie d’homme sans défense et qui avec confiance s’abandonnait à la garde de la nature. Aucune chose au monde n’était plus tendre et plus belle que la paix fleurie, la palpitation du silence autour du tranquille solitaire, comme si d’invisibles providences faisaient le cercle et veillaient sur sa rêverie. Il était toujours assis sur le seuil : il avait fini de trier les herbes et il se tenait immobile, les mains sur ses genoux. Le front vers le ciel, il paraissait contempler la beauté du jour. La barbe avait mangé son visage jusqu’aux sourcils ; ses cheveux descendaient sur ses épaules comme le feuillage d’un chêne ; il avait de clairs yeux d’enfant.
Sans doute la vie en forêt avait subtilisé ses sens ; il subodora une présence insolite, tendit sa grosse tête velue.
— Parle-lui, me souffla Iule.
Mais qu’aurais-je dit à cet homme, moi, un si jeune garçon ? J’aurais voulu seulement caresser ses longs cheveux comme un fils.
— Vois-tu, Iule, il vaut mieux que ce soit toi.
Alors hardiment elle fit un pas, toussa et le vieillard à présent nous regardait avec des yeux irrités.
— Qui êtes-vous ? N’entrez pas ici ! Allez-vous-en ! cria-t-il.
Il parlait comme si la forêt lui eût appartenu. J’avais pris la main de Iule et nous n’osions ni avancer ni reculer. Nous ne savions que lui répondre, sortis tout à coup de l’ombre verte, avec nos visages craintifs dans la haute lumière. Il se leva, marcha violemment à travers la clairière. Je regrettai de n’avoir pas emporté la cognée, mais Iule déjà était tombée à genoux et disait :
— Père ! ne nous fais pas de mal.
Personne ne lui avait appris ce mouvement, et elle disait là une chose tendre et filiale, montée du fond de sa vie. L’homme s’arrêta, passa la main sur son grand visage.
— Aucune autre que toi ne m’a appelé par ce nom, dit-il.
Et il nous regardait à présent sans colère. Sa barbe s’agita au vent des paroles qu’il se disait à lui même :
— Ce sont les petits de la forêt. A leur âge ! Qu’est-ce qu’ils ont bien pu faire aux autres hommes ?
Il appuya la main à mon épaule.
— Dis-moi d’où tu viens.
— De là-bas, je ne sais plus.
J’avais répondu ainsi aux briquetiers.
Iule se mit à rire.
— Celui-là n’aime pas parler, dit-elle. Mais voilà. Une fois il y avait un arbre dans la campagne, près de la ville. Il est venu vers l’arbre au moment où moi aussi je venais. Jamais nous ne nous étions vus. Nous avons partagé ensemble un morceau de pain. Et puis il m’a prise par la main, nous ne nous sommes plus quittés. C’est comme ça que nous sommes arrivés dans cette forêt.
Maintenant moi aussi je riais, l’entendant ainsi parler comme si vraiment il n’y avait eu que cela dans notre vie.
Cependant elle était plus près de la vérité que si elle eût dit par le détail l’aventure quotidienne de nos famines et de nos caravanes. La vie se limite en quelques lignes essentielles et une petite vague d’un grand fleuve suffit à donner aux rives le goût du sel ou du miel. Mais le vieillard, nous voyant rire tous deux, entra en défiance. La solitude n’avait pas encore exprimé toute l’âcreté de ses anciennes blessures.
— Qui m’assure, fit-il, que c’est là la vérité ?
Et il était triste, un nuage l’isola de nous. Je levai mes yeux droits, je lui dis avec franchise :
— Elle a dit ce qui est. Petit Vieux n’a jamais trompé personne. Une fois il a manqué tuer avec sa cognée un homme qui l’avait trompé et puis il lui a donné la vie.
— Iacq, oui ! cria Iule.
Voilà, je parlais comme un petit sauvage des bois dont les idées n’ont pas de suite et tourbillonnent d’un vol errant de feuilles au vent de l’automne. Nous disions souvent, Iule et moi, des choses comprises de nous seuls dans l’unité simple de notre vie comme un grand chemin en forêt.
L’homme était petit, craintif, rapide dans ses élans, comme toute créature qui a désappris la dissimulation chez les arbres. Il posa la main sur mon épaule, enfonça dans mes tempes ses claires prunelles, buvant ainsi ma sincérité à sa source. La minute fut solennelle, nos vies l’une devant l’autre balancèrent en suspens. Et enfin doucement il dit :
— Il y a donc des êtres qui ne mentent pas ! Sois le bienvenu dans ma pauvre cabane, toi qui as les yeux limpides comme le jour.
Il nous mena vers la maison verte. Des torsades de lierre pendaient en travers du seuil : l’hiver seulement il tirait sur lui la porte ; et la nuit et le jour entraient librement. Il y avait près de dix ans, étant venu dans la forêt, il avait trouvé là cette roulotte abandonnée. Peut-être ses habitants étaient morts : il n’avait jamais su comment elle avait pu arriver en cet endroit sauvage, loin des routes. Déjà les ronces et les orties l’avaient recouverte : elle avait perdu ses roues, toute vide comme la carcasse d’une barque après un naufrage. Et à présent nous étions dans cette ancienne chose de vie comme au cœur même de la destinée du vieil homme. Avec des arbres abattus par le vent il s’était fait une table, une cahière, un cadre étroit qu’il emplissait de fougères et qui lui servait de couchette. Des tablettes supportaient les ustensiles nécessaires à ses repas. Une lucarne aux vitres maillées de toiles d’araignée versait un jour vert sur des bottelées d’herbes sèches accrochées aux cloisons. Il y avait aussi, pendu au-dessus du lit, dans une bordure de cuivre, un petit portrait de femme et un vieux calendrier barré de ratures. Pourquoi, voyant que Iule regardait le portrait, cria-t-il tout à coup avec emportement :
— Ferme les yeux : il y a là-dessus du sang.
Il prit le portrait et le jeta sous les fougères. Ses mains tremblaient : il demeura un peu de temps perdu dans une idée, oubliant notre présence. Et puis il nous dit :
— Un pauvre homme comme moi a une longue vie derrière lui et toutes les heures ne sont pas bonnes. La pluie, la neige et le vent n’ont rien effacé.
Il m’apparut concentré et farouche, avec le mal triste d’une chose inconnue enfoncée dans ses jours. Je n’osais l’interroger, sentant sur lui le poids lourd d’une peine. Il alla sur le seuil, aspira fortement l’air et ensuite revint nous offrir du miel et du pain qu’il cassait avec un marteau et qu’il mit tremper dans de l’eau.
— Tous les mois, dit-il, je vais au couvent des Pères à six lieues de marche d’ici. Je connais les dates par le calendrier. Les lunes et les mois y sont marqués. Je me figure que rien n’a changé depuis le temps où il réglait les heures de ma vie. Et, après tout, un jour n’est qu’un jour dans la durée du temps. Je porte aux bons Pères des herbes qu’ils distillent et ils me donnent en échange du pain, du sel, un peu d’élixir et les fruits qui ne mûrissent pas dans la forêt. Il ne m’en faut pas plus pour vivre.
Ses paroles souvent demeuraient mystérieuses pour moi. Il parlait moins simplement que le bonhomme Jean. Quelquefois il semblait se parler à lui-même d’une voix basse. Toi, chère Iule, tu prenais moins attention à ce qu’il disait qu’aux nourritures qu’il avançait sur la table. Le pain a beau être moisi, c’est toujours le pain : tu étais un peu gênée de le manger à la cuillère, tu ne t’étais servie jusqu’alors que de tes dents et de tes doigts. Mon Dieu ! qu’il y avait encore une fois de temps que le goût nous en était passé ! Il paraissait prendre plaisir à étudier sur nos visages la franchise de nos sensations. Je ne pus réprimer un rire sauvage quand, ayant froissé entre son pouce et son index des feuilles couleur d’amadou, il m’en donna ma part en disant que c’était du tabac qu’il avait planté près de la cabane. Si quelqu’un était venu heurter à notre hutte, nous n’aurions pu lui donner que les fruits âcres de la forêt. Sa pauvreté était riche à côté de notre dénûment.
— Père, lui dit Iule, par quel nom faut-il que nous t’appelions au loin si, venant vers toi, nous trouvons la maison vide ?
Ses yeux parurent interroger le petit portrait sous les fougères et il demeura un instant muet. Enfin remuant son front chevelu, il répondit :
— Je suis celui qui n’a plus de nom. Mais il me sera très doux que tu continues à m’appeler Père.
— Moi, autrefois j’étais Frilotte, fit-elle. A présent on m’appelle Iule.
— Frilotte… Petit Vieux…
Il riait doucement.
— Toi et lui cependant aviez un père, une mère.
Iule haussa les épaules.
— Voilà, ils nous ont tous demandé la même chose. Mon père, peut-être on lui a coupé le cou. Quant à ma mère, celle-là sans doute buvait et causait avec les hommes comme Mama. Petit Vieux, lui, tout petit couchait sous les ponts. Nous ne savons pas autre chose.
Les paupières du vieillard battirent ; son regard se mouilla. Aucune larme encore n’avait pleuré sur notre enfance. Et maintenant il tenait nos têtes rapprochées dans ses larges paumes et nous caressait.
— Petits… petits… O misère !
Nous étions là tendrement devant sa grande vie comme des enfants. Nous avions chaud au battement de son cœur. Il regarda un point du ciel, eut l’air d’interroger quelqu’un dans l’espace. Un souffle faiblement expira dans sa barbe.
— Pourquoi faut-il qu’une telle chose soit ?
Je n’aurais pu trouver une parole ; mais Iule, plus près de la nature, eut un élan délicieux.
— Nous ne voulions pas te faire de la peine, dit-elle.
Il sécha ses yeux avec le doigt et sourit, disant :
— Vous qui n’avez point désespéré de la vie, vous êtes plus hauts devant elle que moi, le vieil arbre. Cœurs de bon courage, je croyais n’avoir plus rien à apprendre et vous m’apportez la bonne leçon.
Nous ne comprenions qu’à demi ce qu’il voulait dire et cependant nous étions remués d’une chose profonde en nous, comme si notre race et tous ceux de la vieille humanité palpitaient dans la longue peine de cet homme. Iule se mit à jouer avec sa barbe et dit :
— Toi, tu n’es pas heureux, Père.
— Je tâche d’oublier le mal que m’ont fait les hommes et celui que je leur ai fait moi-même, répondit-il en secouant la tête.
La communion s’étendit, la chaleur fraternelle sur l’humble famille réunie au cœur de la vie par une destinée pareille. Un chêne immense au-dessus de nous bourdonnait de mouches et d’abeilles. Nous fûmes ensemble sous ses arceaux comme une petite humanité détachée de la grande et qui sent repousser les anciennes fibres. Et l’homme et l’arbre faisaient une même ombre profonde. Il nous dit qu’un jour il avait entendu le choc de la cognée ; c’était le temps où je commençais de construire la maison ; toute la forêt avait saigné de sa propre angoisse ; et puis, se dirigeant au bruit, il était venu, il avait vu rôder deux êtres humains dans le silence outragé des solitudes. Ce jour-là il était reparti pour la cabane, sanglotant comme un enfant. Lui qui pour jamais croyait avoir fui les hommes, il les retrouvait dans la forêt qu’il avait élue pour y mourir d’une mort ignorée, rendue à la nature. Et de nouveau ensuite une invincible sympathie l’avait attiré. Une fois il nous avait appelés : personne n’ayant répondu, il s’était glissé sous le toit, il avait vu le lit, les nattes, nos jeunes industries.
— O Petit Vieux, s’écria Iule, un homme a vu le lit !
Pourquoi me parlait-elle ainsi, elle qui n’avait pas caché ses jambes pour Iacq ? Je ne compris pas tout de suite que le lit aussi était une part de sa nudité et que la pudeur lui était venue avec l’amour. Les fibres de l’homme tressaillent de désir et d’héroïsme et après l’amour il s’en va au combat, à la chasse, laissant à la maison la femme, gardienne fidèle des choses nuptiales et secrètes.
Le vieillard souriait et répondit :
— Ton lit était alors pour moi le lit d’une ennemie. Maintenant que tu m’as appelé du nom paternel, il sera le lit d’une fille.
Le silence bruissa léger comme une pluie de mai. Iule sans honte m’attira par la tête et me baisa sur la bouche.
Il nous mena voir ses abeilles. Vers le temps qu’il était venu, il avait capturé l’essaim à une grande distance et l’avait transporté près d’un tronc d’arbre creux, aux limites d’une étendue de bruyères. D’anciens hommes avaient abattu les pins qui y poussèrent autrefois. Une friche vaste à présent se déroulait, une terre cendreuse bouquetée de touffes violettes à l’arome doucement amer. Les abeilles avaient élu l’arbre pour y bâtir la ruche ; mais avec le temps à leur tour elles avaient essaimé. De la cité primitive d’autres cités étaient sorties qui également s’étaient fixées dans le voisinage des bruyères. Ensemble elles lui donnaient en abondance le miel et la cire : il ne gardait que le miel, il portait la cire au couvent des Pères. Elles connaissaient leur maître : il s’avança jusqu’au seuil de la ruche et aucune ne lui faisait de mal. Leur vol l’effleurait et ensuite se repliait au bord de l’ouverture ou se dispersait par-dessus les jardins fleuris de la friche. Un long frisson vermeil vibrait dans l’air, un vent d’or comme l’été aux portes d’une ville. Par multitudes, du flot d’un fleuve elles entraient, sortaient, ronflaient. Autour de son grand front d’ancêtre elles avaient l’air d’être le tourbillon de ses pensées. Et nous étions là, moi muet et frémissant, Iule poussant de petits cris, tous deux secoués d’une joie intérieure devant cette image de la vie.
Nous connaissions le gîte des lapins, les galeries de la taupe, le dédale des fourmilières ; nous ignorions encore la maison des abeilles, les porches blonds, le miracle des sucs de la terre changés en gâteaux parfumés. Un peuple infiniment travaillait derrière les cloisons, distillait les essences, faisant là à petites fois une chose d’éternité. Et j’étais saisi de respect comme devant un mystère, une force plus grande que celle qui était en moi. Toute la forêt bruissait d’un vol subtil d’esprits, cependant que le vieillard expliquait les cellules, les mâles et les reines, la ponte des œufs, le drame d’amour et de mort duquel sans fin renaissait la ruche bourdonnante. Iule alors eut la question naïve de l’enfant :
— Dis-nous, père, qui leur apprit tout cela ?
Voilà, c’était la même chose qu’elle et moi avions dite devant le ruisseau, l’arbre, le fruit et l’aurore. Elle nous revenait toujours aux lèvres et personne encore ne nous avait répondu. Notre âme en nous se tourmentait comme un aveugle dans une maison sans portes. Nous ne savions pas que cette même question, les hommes des âges l’avaient faite avant nous ; et à ceux-là non plus l’eau ni le vent ni les autres prodiges du monde n’avaient répondu.
Le vieillard dit simplement :
— La vie peut-être, la vie qui à vous-mêmes, petits, vous apprit à vous nourrir des fruits du bois et à vous préserver de la pluie en vous construisant un toit.
Le petit oiseau qui fait son nid avec des brins d’herbe aussi eût dit cela, s’il avait pu parler. La vie infiniment sort de la vie et toute chose était déjà dans la substance à ses origines. Je le pense ainsi à présent, après être resté longtemps penché sur l’obscur mystère. Mais alors c’était encore une chose nouvelle qu’une bouche humaine exprimât cette conjecture. Je ne savais pas que moi qui avais fait œuvre de vie en bâtissant la maison, j’étais moi-même une part de la vie dans la durée.
Le jour s’inclina, une fraîcheur monta des fonds. Ce fut le vieil homme qui nous avertit de l’heure : nous serions demeurés jusqu’à la nuit à regarder la ruche. Il nous combla de miel et marchant devant nous, il nous fit suivre une sente que lui-même avait frayée et qui accourcissait la distance entre son toit et le nôtre. La forêt maintenant se peuplait des pas que depuis des ans il avait mis l’un devant l’autre, finissant par être l’âme partout visible des taillis. D’autres sentes croisaient celle qui sinuait vers notre hutte ; et à peine elles traçaient une ride légère dans la grande vie mystérieuse de la silve. Nous les aurions longtemps ignorées, nous qui vivions près du ruisseau.
Le vent s’était levé avec la pleine lune, un vent clair et limpide comme le bruit d’une eau. Elle semblait couler d’entre les arbres, s’étendre avec les mares de lumière dormante sur les mousses et les fougères. Un brouillard bleu noyait les éclaircies : nous ne pouvions voir la lune entière dans la masse lourde des cimes. Elle glissait entre les feuilles, filtrait en gouttes lentes comme des jets de lait. Une pâleur de jour mort traînait aux transparences froides de l’ombre. La nuit de clair de lune entra avec nous dans la maison. Je disais à Iule :
— La vie ! La vie ! O Iule ! Pense à cela !
Elle s’était tue une partie du chemin, nourrissant une envie secrète dans son cœur sauvage ; et maintenant elle desserrait les dents et suivait son idée sans me répondre.
— Vois-tu, Petit Vieux, il n’est pas juste qu’un homme ait à lui seul tant de ruches. Si tu m’en crois, un jour qu’il sera dans la forêt, tu emporteras un essaim.
— Cela, non, ni maintenant ni jamais. Toi et moi lui avons donné le nom de Père.
Elle me sauta au cou et cria avec une fureur d’amour :
— Toi seul, Petit Vieux, es pour moi tous les hommes. Il n’y a ni père ni frère pour Iule.
Elle exprimait là un sentiment selon le cœur même de la vie et une fois elle l’avait dit déjà, au temps de notre passage chez les briquetiers. Toute sa vie, la femme la donne en une fois à celui qui lui est arrivé le premier et ensuite les autres hommes peuvent venir ou passer leur chemin : son amour n’a saigné qu’une fois. Si j’avais dit : « Je repartirai au matin, je frapperai entre les tempes cet homme que la première tu appelas père et qui a des abeilles, » elle-même m’eût passé la cognée. Je ne l’aurais pas moins aimée pour cela.
Nous retournâmes voir le vieillard. Deux fois la terre avait tourné et ce jour-là la pluie tombait doucement. J’avais tué un écureuil près de la maison. Je me figurais la joie du solitaire quand je lui dirais :
— Il était tout frais de vie. Vois, c’est pour toi que je l’ai tué.
Mais sitôt qu’il aperçut le sang, il repoussa ma main et dit rudement :
— Tu as immolé une chair vivante. Maintenant ta main à jamais sera rouge. Comment veux-tu qu’entre toi et moi, il n’y ait pas la pensée de cette mort ?
Et ensuite il contempla l’écureuil.
— C’était la gaîté de la forêt. Sa femelle le cherchera dans l’ombre et ne le trouvera plus. Peut-être il avait des petits.
Iule riait.
— Ce n’est là qu’une bête et tu en parles comme si c’était un de nous.
— La vie est la vie ! cria-t-il en secouant son front chevelu. Il n’y a pas plus de vie en Petit Vieux et toi qu’il n’y en avait dans cet animal. Et toute chose qui vit est sacrée. Il a suffi d’un geste pour lui enlever la vie ; et nulle force au monde ne pourrait la lui rendre. Cependant il avait un cœur et des poumons et une chair comme vous deux. Il avait une petite âme farouche et tendre qui criait de plaisir et de douleur.
Iule cessa de rire et elle regarda l’écureuil avec des yeux étonnés. Son souffle courait rapide. Elle se serra contre moi.
— Vois donc ! Si cette bête avait eu réellement un cœur comme il le dit ! Jamais ni toi ni moi nous n’aurions pensé à cela.
Moi aussi je tenais mon regard fixé sur cette pauvre chose de vie raidie à terre. Je n’éprouvais plus l’ancien orgueil de l’homme qui a abattu une proie. Je pensais : « Voilà, il a raison. Je l’ai tuée et je ne pourrais lui rendre la vie. » Je n’aurais pu dire pourquoi je cachais mes mains derrière mon dos.
Il me vit triste et pensif. Son visage s’éclaira ; il avait les sensations mobiles et fraîches des jeunes hommes de l’humanité.
— Je lis dans tes yeux, me dit-il joyeusement. Maintenant cette bête morte tressaillira en toi chaque fois que te reviendra la mauvaise tentation. Tu ne frapperas plus aucun animal en vie, ayant reçu toi-même la mesure de vie. Vois cependant : si toi et moi avions mangé de sa chair, nous n’aurions point fait autre chose que si nous avions mangé l’un de l’autre puisque la vie est la même chez tous les êtres. Autrefois, quand j’habitais chez les hommes, je n’éprouvais pas de répugnance à me nourrir de viandes : tous le faisaient ainsi par un instinct sauvage. Et puis un jour, étant venu avec mon fusil dans cette forêt, je tuai un ramier. Ma faim était ardente : je le dévorai chaud encore, dans le dernier frisson de la vie ; je déchirai ses fibres avec des dents rouges, comme une bête carnassière. Mais tout à coup le goût du sang frais me tourna le cœur. Je regardai profondément en moi et j’eus horreur. Crois-moi, il en sera de même pour toi si tu veux écouter la nature.
Il se baissa, pieusement prit entre ses mains l’écureuil, et m’ayant montré la bêche, il me dit d’aller devant, en dehors des limites de l’enclos. C’est ainsi qu’il appelait le coin de la forêt où il vivait.
— La mort n’est pas encore entrée ici, fit-il, mais va là-bas vers le taillis et creuse une petite fosse.
Je fis comme il disait et la bête maintenant reposait dans la terre légère. L’humide feuillage pleura sur ses esprits pacifiés. Et nous restâmes là un peu de temps sans parler. Ensuite la barbe blanche trembla.
— Si un jour, en venant par la forêt, tu me trouves couché sans vie sur le seuil, ne m’éveille pas. Je veux dormir près de mes abeilles. Le temps se chargera du reste. Il m’est doux de penser que le soleil et la pluie auront bientôt fait de consumer mes os. Et de la vie qu’il y eut en moi naîtront des fleurs et des feuillages où à l’infini continuera de bourdonner la rumeur des ruches.
Il parlait avec sérénité de la mort : il ne la désirait pas et il l’attendait. Mais nous, avec notre jeune force de vie, nous étions remués à l’idée qu’il nous faudrait voir cet homme étendu raide sur le sol. Une ombre plana ; les sources de la sensibilité tressaillirent. Et Iule me tenait dans ses bras en pleurant.
— Est-ce que toi aussi, Petit Vieux, tu mourras un jour ? Qu’est-ce que je deviendrai après que tu auras fermé les yeux ? Je t’en prie, ne me fais jamais cette peine.
Le vieil homme haussa les épaules :
— Penses-en ce que tu veux, toi qui as un cœur viril. Elle ont toutes dit la même chose. Et ensuite quelqu’un vient et boit les larmes sur leur bouche.
Les veines de son front se cordèrent : il soufflait dans sa barbe avec colère ; et il regardait hors de la forêt. Et puis, pressant sa poitrine avec ses mains, il cria, la bouche béante, comme une bête qui aboie :
— Vieille souffrance ! Ne te tairas-tu jamais ?
Iule porta le doigt à son front et me dit à l’oreille :
— Mama aussi quelquefois comme une folle criait contre les hommes…
Il nous vit, demeura saisi comme s’il avait parlé dans un moment d’égarement et d’un geste de la main devant ses yeux, il parut chasser une vision pénible.
— Enfants… enfants. Est-ce bien vous qui êtes là ? Venez plus près, défendez-moi contre moi-même. Je suis un si pauvre homme.
Il caressa doucement Iule.
— Vois-tu, ce n’est pas vrai, toi, tu n’es pas comme les filles des villes. Celles-là mentent avec des bouches peintes ; et ensuite il y a un homme qui fait une chose mauvaise et s’en va expier sa faute dans une forêt. Ne cherche pas à comprendre : c’est là une histoire dont moi seul je me souviens encore.
Les images funestes se dispersèrent. Il attira nos mains dans les siennes et à présent il fermait les yeux, il avait l’air de se parler à lui-même.
— Ceux-ci sont la vie innocente et libre. Ils ont l’âge charmé des matins du monde. Qu’est-ce qu’il peut y avoir de commun entre eux et moi ?
Il nous fit entrer dans la maison et comme la première fois nous donna des fruits et du pain. Il nous dit sa vie dans la forêt : il n’avait commencé à vivre que le jour où il s’était séparé des hommes. Quand il revenait de porter ses herbes aux Pères, une chaleur d’humanité lui demeurait et suffisait à peupler sa solitude. Cependant le dieu qu’ils vénéraient n’était pas le sien ; mais ils étaient bienveillants et priaient pour son salut. Et les hivers avaient succédé aux étés ; son corps s’était accoutumé aux intempéries. Matin et soir, il descendait se baigner dans le ruisseau. Lui-même, avec les hardes et les outils que lui passaient les moines, s’était fait ses vêtements et ses instruments de travail. Ses veillées, au temps des longues nuits, s’éclairaient de flambeaux de résine : à leur clarté il rêvait ou lisait dans de vieux livres. Il connaissait les essences de la forêt : toutes étaient belles, étant la vie ; et chacune avait ses vertus spéciales. Les fruits aussi lui étaient familiers : il savait leurs propriétés ; un petit nombre recélait des poisons. Et même les oiseaux les plus défiants ne redoutent pas l’homme s’il est sans méchanceté. Du seuil il siffla : des pies descendirent à la pointe des branches et ensuite à petits sauts s’avancèrent vers la maison.
Iule cria tout à coup :
— Petit Vieux aussi sait lire dans les livres !
Elle avait mis la main sur ma tête et elle me regardait fièrement dans les yeux. Mais je me sentais si humble près de cet homme de grande vie qui savait les secrets ! Je baissai la tête.
— Voilà, oui. Une fois un vieil homme comme toi m’apprit à lire dans le livre.
J’en parlais comme d’une Bible. Comment aurais-je soupçonné qu’une pauvre chose des âges comme celle-là, écrite pour les laboureurs, n’était qu’une foliole sans importance dans la grande sève inépuisable de l’arbre du savoir humain ?
— L’as-tu là ? fit-il.
Je le tirai de ma poitrine. Depuis un peu de temps, je le portais roulé dans un morceau de la belle robe de Iule. La robe s’était usée : elle n’était plus qu’une loque à ses épaules ; toute sa chair passait au travers et elle et moi allions presque nus dans la forêt. Mais un pauvre lambeau contient encore assez de richesse pour faire la charité d’une couverture à un livre qui s’en va d’avoir été trop manié. Iule avait taillé une pièce dans le tissu et elle en avait protégé les fibres tordues du papier. Elle n’aurait pas fait autrement pour un talisman, pour les cendres sacrées d’un ancêtre de sa race.
Il s’émut, tenant à présent le livre ouvert dans ses mains. Ses narines battirent : il me regardait avec un étrange attendrissement.
— Oh ! dit-il, tu en sais plus que moi si tu as saisi toute la beauté qui est cachée ici. Il y a plus de vraie sagesse dans un petit livre comme celui-là que dans tous les livres de la terre. N’en lis jamais d’autre. Celui-là sûrement était un saint qui te le donna.
L’air pluvieux s’éclaircit : un air léger courut, une lumière tiède et blonde qui fumait aux feuilles. Toutes les herbes scintillaient de joyaux. Les artères du sol, trempé profondément, buvaient les eaux. La forêt s’égouttait, chantait dans un bruissement de fontaines. Nous allâmes revoir les abeilles : elles montaient à la chaleur, ivres de soleil après la pluie, les ailes frémissantes. Il nous montra comment elles faisaient le miel, leurs brosses duvetées de pollen, les corbeilles qu’elles ont aux pattes et qui leur servent à amasser leur cueillette. Voyant ainsi s’empresser les agiles ouvrières, ma pensée fit un retour sur elle-même. La parabole jaillie d’un point de la conjecture, s’acheva dans le bégaiement du jeune homme ivre d’inconnu.
— Si la vie leur apprit ce qu’elles font là, qui leur apprit la vie ?
Ma question monta ardente, inquiète, comme si tout à coup quelqu’un avait crié en moi, dans le mystère. Lui, le front courbé, regardait à terre son ombre.
— Si tu me demandes pourquoi cette ombre est là, je me tournerai vers le soleil : mais je ne puis te dire quelles mains ont lancé ce soleil à travers l’espace ni s’il n’existait pas avant toutes les mains. Aucun homme ne l’a jamais su et tous parlent d’un dieu qui était à l’origine des choses. Moi aussi, étant enfant, j’ai bégayé son nom en tremblant. A présent je ne le sépare plus de la vie : elle était de tout temps avec lui. Je les adore ensemble à travers la beauté du monde. Ne m’en demande pas davantage.
Mes yeux suivirent le geste de sa main vers l’ombre et puis se perdirent dans l’orbe dont il marquait la courbe du soleil. J’étais comme le premier homme devant les prodiges. L’abîme dans un sillon de feux s’ouvrit, se referma et je demeurais au bord de la grande ténèbre, muet, saisi de vertige. Qu’est-ce qu’un enfant sauvage comme moi aurait pu comprendre à ces grandes images sublimes ? S’il avait simplement évoqué le dieu terrible de la Bible, je me serais tu épouvanté, sentant entre lui et moi une morne barrière infranchissable. Un poids lourd pesa sur mes tempes.
— Je ne sais pas ce que tu veux dire, balbutiai-je.
Il caressa mon front et lentement, comme perdu dans un rêve, il parlait.
— Ouvre les yeux et tu verras, toi qui apparais vierge devant le mystère. L’obscur encore est plein de clartés si on l’aborde d’une âme ingénue. Le tout est de ne rien savoir. Celui-là seul comprend qui n’a rien appris et regarde avec des yeux frais la nature. N’écoute donc pas ce que je te dis : je suis un vieil homme qui a cherché à tâtons la lumière, tandis que toi, n’ayant pas connu le mensonge, tu tiens la vérité au creux de ta main. J’envie ta jeune âme qui n’a rien à oublier. Ouvre donc les yeux, jaillis de ta propre force vers les évidences. Crois sans raisonner avec la foi émerveillée de la vie devant la vie. Tu entendras le vrai dieu éternel te répondre du fond des choses. Il est dans le brin de mousse aussi bien que dans le chêne et dans toute la forêt. Il est dans le tonnerre et il est dans le bruit léger du vent. C’est lui qui bat dans le battement de ton cœur et il tourne avec ton ombre à tes pieds. Quand Iule te baise sur la bouche, il est entre vos lèvres. Cherche-le partout dans ta vie et aux limites de ta vie ; tu le trouveras encore dans ce que les hommes appellent la mort et qui n’est que le recommencement de la vie.
Moi, j’étais secoué par une force intérieure. Je pensais :
— Peut-être celui-là aussi est un dieu.
Et il était là, dans une grande lumière, comme les apôtres, comme les saints, comme ceux qui avec la main levée marchent devant les autres hommes. Les idées sont des graines qui tombent en terre et ne germent pas aussitôt ; et un jour elles cassent le dur caillou et le champ entier est levé. Quand plus tard, les ayant mûries, je pus les rapporter à l’ensemble des choses, le monde divinement s’éclaira devant moi. Mais alors je ne voyais encore que l’arbre, le brin d’herbe, le ruisseau là où il fallait voir tout l’univers. La vie entra au dedans de mon être comme l’eau qui filtre d’une petite source et à présent elle comble mes citernes.
Le vieillard encore une fois nous donna un gâteau de miel : il partagea avec nous ce qui lui restait de pain. Et en nous en retournant tous deux avec nos mains enlacées par la forêt, je dis à Iule :
— Ne croyais-tu pas entendre quelquefois parler le bon maître Jean ?
— Oui, fit-elle. Mais toujours il nous parlait d’un dieu qui était mort sur la croix. Je ne sais plus son nom.
— Celui-là, dis-je, était un dieu triste.
Elle eut faim et soif d’amour et prit ma bouche entre ses lèvres. Une douce folie passa dans mon sang : je tombai avec elle dans les feuilles. Je ne finissais pas de lui dire :
— O Iule ! pense à cela, tu es la vie !
Ce fut ce jour-là que pour la première fois elle porta la main à son flanc. Elle était très pâle, les yeux évanouis, et elle gémissait doucement :
— Quelque chose est venu, Petit Vieux.
Et voilà, l’enfant avait crié en elle. Je la portai dans mes bras jusqu’à la cabane ; et ensuite elle se mit à rire elle-même comme un petit enfant qui ne sait pas pourquoi elle rit. O Iule ! petite Iule, aimée à mains jointes ! toi qui étais arrivée vers moi du bout du monde m’apporter ta vie, à présent tu avais reçu la Sainte Visitation et une autre vie, faite de nous deux, palpitait dans ton sein. Mais aucun de nous ne se doutait que ton mal était la vie qui frappait à la porte. Si quelqu’un avait dit : C’est l’enfant ! nous nous serions regardés sans comprendre.
La grive se pendit aux sorbes mûres dans la forêt empourprée. Nous connûmes ainsi que c’était l’automne. Il coula des jours gracieux et frais, dans un moût ardent de sèves. Toujours j’allais devant moi, disant comme une prière qu’on épèle :
— Vie ! O Vie ! O Vie ! O Vie !
Je levais ma main vers le soleil ; une onde vermeille courait aux contours, la diaphane et lourde chaleur de mon sang. Vie ! O Iule ! Vie ! Je prenais les cheveux de Iule, je les étendais dans leur longueur au bout de mes doigts ; chacun était comme une fibre de sa vie, comme une petite chose vivante dans le cours sonore de sa vie. J’avais une joie sacrée à regarder les fines arborescences des veines à sa peau : elles ressemblaient aux ramuscules d’une feuille, au réseau délicat d’une chair de fruit. Je l’avais fait ainsi autrefois et alors j’ignorais ce qu’était la vie. Il ne faut d’abord que la petite ouverture par où un peu d’eau sourd de terre et ensuite passe tout le fleuve. Mes tempes bourdonnaient comme une ruche où sont captives les abeilles. Je criais : Vie ! Vie ! n’ayant pas d’autre parole à dire. Mon cri se perdait dans la vie rouge de la forêt.
Le père arrivait par le chemin des arbres. Il s’asseyait devant notre seuil auprès du ruisseau. Il tirait sur sa pipe, secouait sa tête entre ses épaules, demeurait longtemps muet, comme un homme qui était déjà en marche avant le jour. Le silence ne nous pesait pas : nous aussi, pendant des jours entiers, n’échangions que les paroles nécessaires. Elle avait son petit cri de bête, dans la joie et la surprise. Ouah ! Ouah ! Moi, je sifflais, avec le piaulis du vent léger à mes oreilles comme une flûte. J’étais devenu habile à imiter le chant des oiseaux nouveaux qu’amenait chaque saison. Nous n’éprouvions pas le besoin de rien nous dire pour nous comprendre.
Quand il parlait, il disait de belles choses. Avec le tremblement de sa barbe blanche, il était comme un vieux cerisier en fleurs. Il avait l’air de se parler tout bas.
— Voilà oui, disait-il, c’est la vérité. Il faut tirer de soi le toit et les outils, il faut que la maison soit un acte de volonté et d’amour. Votre maison sauvage, petits, est plus belle que les palais des villes, ayant été faite à la mesure de votre vie. Un jour les hommes comprendront cela. Chacun aux lisières des bois aura sa demeure et son champ selon son rêve.
Il semblait regarder toujours vers le fond de la forêt et il disait :
— Les temps viendront.
Nous ne savions pas de quels temps il voulait parler.
Il nous révéla les racines, les champignons et les herbes ; toute la table du riche croît à l’état sauvage dans la forêt. Nous mettions cuire au feu nos cueillettes ou bien nous les mangions crues, toutes parfumées de l’odeur de la terre. C’était aussi le temps des derniers fruits : la pomme de l’églantier et de l’épine-vinette, la nèfle et la cornouille ne manquaient jamais. La nature nous comblait comme un grenier d’abondance. Et une fois il commença à nous parler de la terre, de la lune et du soleil. A la ville tout le monde disait : le soleil se lève et se couche. Le vieil almanach là-dessus était de l’avis du commun des gens. Nous comme les autres, en regardant son disque rouge plonger au bas du ciel, nous avions cru qu’il disparaissait chaque soir. Et voilà ; maintenant il nous était révélé que la terre seule s’enfonçait dans l’espace. Deux créatures des bois ont bien alors le droit de prendre leur tête avec leurs mains, comme si elles sentaient l’espace vaciller.
L’univers s’étendit : nos humbles vies pantelèrent dans le vertige. Oui, c’était là un grand miracle. Un pas que nous faisions après un autre chaque fois reculait les limites du monde. Est-ce que cela seul, tourner sur ses pieds comme tournait la terre, n’était pas déjà une chose merveilleuse ? Nous ne cessions pas d’être étonnés sur nous-mêmes et ce qui nous entourait.
De grands vents tourbillonnèrent comme des meules rouges ; toute la forêt fut nue. Nous allumions des feux de bois devant la hutte. Avec de la fougère sèche j’avais bouché les joints des cloisons.
— Vois-tu, disait Iule, si seulement il te laissait tuer les bêtes, nous aurions des peaux qui nous réchaufferaient.
Les pauvres hommes d’autrefois, dans leur industrie naïve, avaient tiré l’étoupe des fibres ligneuses pour s’en vêtir ou s’étaient fait des manteaux avec les feuilles sèches. Mais nous étions, nous, les rejetons des vieilles souches pourries : peut-être nos pères inconnus avaient couché dans de bons draps moelleux. Iule tendrement attirait ma tête vers sa poitrine et moi, au cœur de sa vie, entre ses deux bras repliés, j’avais chaud comme aux jours de l’été. Maintenant aussi, il lui arrivait de lever jusqu’à mes mains ses seins épais et blessés. C’était un grand poids qui lui tirait son corps en avant comme se courbe un arbre sous le fruit. Elle disait :
— Quand tu les portes ainsi avec moi, je souffre moins.
Elle traînait un mal sourd, continu ; quelquefois, comme un fruit blet, elle tombait sur le sol en gémissant et criait :
— Petit Vieux, je crois que je vais mourir.
Déjà c’était la fin de l’hiver : de petites neiges étaient tombées comme si avec les mains nous avions secoué des pommiers fleuris. Jamais nous n’avions autant dormi ; nous dormîmes un long songe d’oubli et de repos. Et une à une les petites mains des feuilles se déplièrent au vent doux. L’herbe s’étoila d’anémones, comme des gouttes de lait tombées des mamelles de la nuit. Nous savions que c’était encore une fois le printemps.
Je traversai la forêt. J’allai devant moi jusqu’à la maison du vieil homme et je lui dis :
— Père, Iule souffre d’un mal que nous ne savons pas. N’as-tu pas une herbe qui puisse la secourir ?
Il riait :
— C’est la vie, petit, c’est la vie.
J’étais là triste et penchant la tête.
— Pourquoi alors ne nous appris-tu pas à craindre la vie ?
Il souffla sur mon front et dit :
— Ouvre les yeux et tu comprendras.
Avec une grande secousse au fond de mes os, je le regardai.
— Père, est-ce que le temps serait venu ?
Une grande lumière était sur moi et j’avais le cœur mou d’un homme qui a été frappé sur le chemin. Il me tint un peu de temps serré entre ses bras, d’une pression paternelle, et lui-même ne pouvait plus parler. Et enfin sa barbe remua :
— C’est à cause de l’enfant, fit-il.
Un enfant ! un petit enfant ! Le petit enfant de Iule ! Toute ma vie fut morte, passa dans un cri d’agonie délicieuse. Nous pleurions tous les deux. Et puis, tenant dans mes mains le poids lourd de mon cœur, je retraversai la forêt en courant.
Je criais de loin :
— Iule ! Iule !
Elle vint sur le seuil et je tombai sur les genoux, l’appelant toujours de son cher nom sans oser lui dire que l’enfant était là. Comme elle était debout, elle leva ma tête vers elle et toute pâle, elle m’interrogeait, entrant ses yeux loin dans les miens. Son souffle rapide courait comme le vent du matin. Elle n’avait plus le même visage ; elle avait plutôt le visage de la petite Iule qui vint le premier jour avec moi dans la forêt. Elle ressemblait à une Iule enfant et aussi à quelqu’un d’autre qui ne m’était pas encore connu. Voilà, elle avait déjà un peu dans ses yeux brumeux de la vie de l’enfant qu’elle portait. Doucement, en tremblant, elle appuya une main à son flanc et l’autre, elle la tenait ouverte sous sa gorge, là où battait fortement son cœur. Toute la forêt se tut, et avec une voix montée des sources jeunes de son être, elle dit la première :
— Ne sois pas fâché. Je crois que c’est une petite chose de vie.
Elle se laissa glisser près de moi sur la terre ; elle me baisait tendrement comme pour me consoler. Elle ne l’eût pas fait autrement si elle m’avait été infidèle ; et elle ne me parlait plus. Sa bouche me chatouillait de légers baisers chauds dans la nuque. Et moi, de joie je sanglotais entre ses genoux. Ainsi j’étais venu en courant comme un messager d’annonciation ; et c’était elle qui, avertie par la nature, tout à coup me parlait de l’enfant tandis que je tenais encore mes dents fermées sur le secret divin.
Le printemps s’avança. Maintenant comme le Vieux, elle se tournait toujours vers un côté de la forêt et elle regardait devant elle. Une femme ainsi dans les maisons tient les yeux fixés sur la porte par laquelle doit venir celui qui est attendu. Elle riait en voyant l’ombre que faisait à terre la courbe de son ventre. Elle eut l’humeur mobile, les grâces mièvres et irritées des jeunes animaux à l’époque des dents. Quelquefois elle pleurait, disant :
— Que ferons-nous de l’enfant quand il sera venu ? Pense un peu ; à la ville elles ont toutes des poupées qu’elles habillent et qu’elles bercent dans leurs bras. Ça les habitue doucement à avoir des petits. Moi je n’ai jamais eu de poupée. Une fois, Mama m’avait donné un fichu de soie qu’elle ne portait plus. Elle demeurait près d’un ancien cimetière, un ancien cimetière où un homme toujours retournait la terre. A chaque coup de la bêche, c’étaient des os qui venaient. Vois un peu s’il n’y a pas de quoi rire ! J’avais ramassé un de ces os, je l’ai cousu dans le fichu et je le baisais comme une vraie poupée. Crois-moi, le mieux serait de mettre le doigt dans la bouche de l’enfant. Toi, tu irais creuser une petite fosse.
Le vent ensuite tournait ; une folie la prenait à l’idée de l’avoir tout nu entre ses petites mamelles. Avec le balancement de ses hanches, elle imita le bercement qui invite au sommeil. Une fois elle dit :
— C’est à mourir de joie quand ils commencent à vous appeler avec leur petite bouche comme une fraise.
Or, un jour, sentant ses seins se tendre, elle gémit et porta la main à leurs bouts gonflés. Et le lait avait monté : une goutte claire trembla à ses doigts et lourdement roula sur l’herbe. Voyant ainsi sa vie couler, je lui dis :
— Je t’en prie, donne-m’en un peu, puisque aussi bien le petit n’est pas venu encore.
Elle pressa gravement les pointes roses et moi qui n’avais pas connu le lait d’une mère, je bus pour la première fois le lait d’amour dans mon âge d’homme. Il avait un goût aigre et sucré : j’aurais voulu être son petit enfant.
J’allais à présent sans elle à travers la forêt. J’aidais le Vieux à faire ses cueillettes de plantes ; les moines en distillaient les sucs pour des dictames et des collyres. Il m’apprit leurs vertus, la plupart lui étaient connues par leurs noms. Ensemble aussi nous récoltions la fraise et l’airelle pour Iule. Elle aimait manger la jeune ortie et le pissenlit. Je battais la pierre et les mettais bouillir dans des jarres. Celles-ci, je les avais pétries avec de la terre grasse et séchées ensuite au feu. Il y avait dans l’almanach une histoire d’homme naufragé perdu en une île inhabitée et qui petit à petit était devenu un habile potier. Je l’avais lue cent fois ; elle correspondait à notre vie. Chaque feuillet du vieux livre ainsi était une leçon. Je n’en avais encore épelé que la moitié : il me semblait que je n’arriverais jamais à bout de le lire jusqu’à la dernière page. Le Vieux riait, disait toujours :
— Crois-moi, le cordonnier avait raison. Il y a là plus de sagesse que dans tous les livres qu’on a à la ville.
Après tout, nous ne manquions de rien dans notre dénûment. Nous possédions une cabane, une table, un lit ; le ruisseau jamais ne tarissait ; la terre nous procurait en abondance des herbes et des fruits. Quand le vieil ami s’en revenait du couvent, il partageait avec nous le pain. Lui et nous, dans cette vie fraternelle, étions comme une famille échappée d’un désastre, comme une petite tribu qui s’est retrouvée après de lointaines caravanes. Voilà, nous ressemblions à cet homme naufragé qui avait fini par se faire à lui seul une ville dans l’île solitaire.
Une fois, étant à cueillir à deux des herbes près du ruisseau, je lui dis :
— Père, l’enfant veut sortir et nous ne savons encore quel nom lui donner. Un arbre s’appelle un arbre, mais un enfant a besoin d’un nom comme elle est Iule et moi le Petit Vieux. Si tu voulais nous dire quel nom on te donnait chez les hommes, nous l’appellerions comme toi.
Il tenait en main une petite pelle en forme de truelle avec laquelle il soulevait délicatement les racines. Il la planta en terre, se releva, me répondit d’abord durement :
— Autrefois il y avait là-bas un homme qui avait un visage semblable aux autres hommes. Celui-là, on l’appelait…
Il se laissa tomber, essuya son front bouillant de sueur ; et un souffle ardent lui sortait des narines.
— Ne me demande pas cela, fit-il, je te l’ai dit, je suis celui qui n’a plus de nom.
— Iule l’aurait désiré, dis-je doucement.
Alors un nuage ternit ses yeux et il pleurait sans larmes, la tête basse, regardant loin en lui-même.
— Bien, c’est bien. Voilà, oui, c’est bien que tu me demandes cela, dit-il enfin.
Et tout à coup sa voix baissa, comme s’il avait honte de se rappeler son nom.
— Je m’appelle Jean. A présent fais selon ton désir.
Je n’aurais pas été plus remué si dans ce moment le vieux maître était sorti du bois, disant : « Lui et moi nous sommes le même homme. » Mes dents claquaient.
— Vois un peu, m’écriai-je, l’autre aussi s’appelait Jean.
L’almanach battait sur mon cœur ; ce fut un des bons moments de ma vie. Je revins vers Iule et je lui dis :
— Il sera deux fois Jean, car voilà, le Père a le même nom que le vieux maître. N’est-ce pas là une chose heureuse ?
— Bon ! fit-elle en riant, si l’enfant pisse droit comme un garçon.
Je n’avais pas encore pensé que ce pût être une fille. Elle ouvrit plusieurs fois de suite la bouche et elle soufflait doucement le nom devant elle comme un air de chanson. A mesure il perdait sa rudesse un peu brusque. Il devint Yan et comme cela il ressembla un peu à Iacq ; et ensuite ce fut plus doux encore. Elle l’appela Yantje. Il traîna ainsi dans l’air comme un petit cri blessé d’oiseau ; il prit son vol et palpita haut et joyeux comme le vent de l’été. Moi, je l’aurais plutôt crié comme les geais avec l’orgueil de mes poumons. Puis elle se tut, elle sembla, avec ses yeux fixes devant elle, regarder le nom vivre et devenir un petit homme. Je cessai d’exister ; il n’y eut plus que l’enfant ; et elle était avec lui du fond de sa vie, avec un grand songe dans les prunelles. Elle lui parlait comme s’il était là derrière la porte, remuant ses claires petites mains. Follement elle lui disait :
— Ah ! ah ! tu sais rire, toi, quand je dis Yantje ! C’est qu’il connaît déjà son nom !
Je cessai tout à coup d’aimer ce petit.
La grande douleur arriva avec la lune d’été. Elle languit un jour entier et puis encore la nuit, pressant son flanc avec ses deux mains. Et enfin ses cris montèrent, si horribles que j’aurais donné mon sang pour ne plus les entendre.
Elle criait toujours :
— Prends la cognée, tue-moi.
Pourquoi le Vieux m’avait-il appris à aimer la vie ? A présent j’allais sur le seuil et je tendais mon poing vers le ciel, j’injuriais quelqu’un là-haut ; celui-là aussi à la ville était constamment blasphémé par la douleur des hommes. Et ensuite il arriva cette chose : moi, l’enfant vomi du genre humain, le Petit Vieux mis bas au coin d’une borne, je pensai pitoyablement aux souffrances de la femme inconnue qui m’avait porté. Dans la nuit terrible, pour la première fois mon cœur tout à coup cria vers celle qui m’avait maudit. Une mère naquit de ma pitié très tendre et profonde : l’orphelin, le rejeton exécré enfanta sa mère.
Il y a de si puissants mouvements dans la nature et qui n’ont pas de nom ! Peut-être cela eût pu s’appeler le pardon, et elle ne l’a jamais su.
L’aube passa avec son frisson crispé ; un jour nouveau monta ; et une petite chose roula dans le lit de fougères. J’étais à genoux, penché sur l’enfant, tremblant de tout mon corps, avec le saisissement et la peur de cette vie qui maintenant s’agitait là et était sortie de moi. Il poussa son petit glapissement sauvage ; les arbres reconnurent le fils de l’homme ; et l’agonie de Iule fut déliée. Elle soupira faiblement :
— Va au ruisseau, prends de l’eau : nous le laverons ensemble.
Il y avait si longtemps que cette voix de la femme ne m’avait plus parlé !
— O chère Iule ! il me semble que toi aussi tu viens de renaître, m’écriai-je.
Je riais et pleurais avec le visage convulsé d’un homme en délire. Et à peine j’osais la toucher avec mes mains : elle m’était bien plus sacrée avec sa blessure qu’au jour où pour la première fois les roses avaient saigné. Et voilà, à présent elles avaient fructifié comme la fleur de l’églantier.
J’allai au ruisseau, j’en rapportai une pleine écuelle d’eau. Elle-même de ses mains avait délivré l’enfant et elle le tenait appuyé à sa mamelle, buvant le lait gloutonnement. Cela, personne ne le leur avait appris ; sitôt qu’un petit est venu à une mère chez les bêtes, elle se couche et il lui prend le pis ; et la vie est partout la même. L’enfant vida le sein et ensuite, le tenant dans les genoux, elle l’ondoya d’eau fraîche. Moi, j’allai dehors, à bout de force, éprouvant l’impérieux désir d’étreindre un être vivant contre ma poitrine. J’aurais voulu crier comme l’enfant. Et, comme il n’y avait là que des arbres, j’ouvris les bras. Je restai longtemps sanglotant, mon visage collé à la râpeuse écorce d’un orme ; je croyais embrasser toute la forêt. Alors une voix de loin m’appela. Un pas rapidement traversait les taillis. Et je dis :
— Père ! père ! l’enfant est venu !
Il fallait que la terre entière l’entendît : mon cœur était trop petit pour contenir une telle joie. Et il était près de moi, avec sa barbe grise sur mon épaule, pleurant aussi doucement :
— Voilà, oui, le temps est venu : son cri a passé plus haut que les cris des geais. Je l’ai entendu du fond de la forêt. Et à présent tu as un fils, toi qui n’eus pas de père.
Nous marchâmes sous le jour montant. Il prit l’enfant dans ses grandes mains, le haussa à la lumière du ciel, et ensuite il se mit à souffler sur ses yeux comme un jour il l’avait fait pour moi. Et religieusement, par trois fois dans le silence de la forêt, il dit :
— Sois Jean ! Sois un homme ! Sois la vie !
Un mystère plana, une pause d’éternité sur la petite chair nue qui voulait prendre sa part d’humanité. Il sembla que l’âme des anciens hommes aussi fût venue de partout à ce rendez-vous de la vie. Et moi, avec ma bouche muette, j’étais remué dans mes fibres d’un trouble profond, pensant que ma race et la race de Iule s’étaient fondues dans le sang jeune de l’enfant.
Il n’avait jamais fini de se gorger de lait ; sa bouche était un anneau à la mamelle de Iule. Celui-là était mon petit poulain dans la forêt sauvage de ma jeune force. Quand il criait, mon cœur hennissait de joie ; toute ma vie ruait avec ses petits pieds frappant le vide. Il était roux comme les renards. Iule le coulait au ruisseau et puis elle l’étendait nu sur la mousse : le vent chaud séchait la mouillure de sa peau. L’aventure à travers la forêt, les matins errants et émerveillés recommencèrent. Elle le porta suspendu par des fibres tressées à son épaule ; il dormit dans son dos ses sommeils secoués ; et comme la famille des premiers hommes, nous allions devant nous, chantant et sifflant avec les oiseaux. Le soir elle le couchait près d’elle au lit de ses cheveux.
Sa substance prolongea la nôtre et elle ne différait pas de la libre pousse des essences autour de nous : elle fut le plus haut point de la vie parmi les formes élémentaires nourries de sève verte. Il eut des gestes nouveaux ; à chacun, je sentais monter l’humanité ; tous ensemble étaient beaux comme la naissance d’une pensée. Je croyais, dans ma simplicité, qu’ils jouaient avec sa petite âme intérieure, descendue aux limites. Toi, ô Iule, tu regardais tourner la lune au bout de ses petites mains dans le soir, comme une boule.
Il joua avec ses pieds, il se traîna sur le ventre après son ombre. Le premier pas qu’il essaya recula les bornes de l’univers. Là-bas, à la ville, ils ont aussi des enfants et ils ne les voient pas grandir. Un jour et un jour ne se ressemblent pas. Chaque aube est une naissance pour le monde et un cheveu qui vient a la beauté pleine d’une vie.
Il y avait sur moi cette parole de l’ancêtre : « Ouvre les yeux et tu verras. » Voilà, je tâchais d’ouvrir les yeux comme l’enfant ouvrait ses mains au soleil, au vent, au frisson des feuilles.
Iule portant son faix léger entre ses épaules, nous allions avec le Père récolter les plantes officinales. Cet été-là, la moisson fut abondante ; le pain qu’on lui donnait en échange nous alimentait largement. C’était une grande douceur pour nous de penser que le pain ne nous manquerait jamais tant que l’été ferait reverdir les pousses nouvelles. Le sens sacré de l’éternité de la terre ainsi nous fut révélé et s’associa à nos destinées. La terre ! ce n’était là qu’un mot, et il nous remuait, il faisait autour de nous du vent comme une porte qui s’ouvre sur quelque chose d’infini. Rien qu’à le prononcer, j’en demeurais tout pâle, avec un frisson.
Un jour il nous dit :
— Cette forêt est grande ; en marchant pendant des jours, on en touche seulement les limites ; et ensuite c’est la mer et par-dessus la mer, il n’y a plus que le ciel.
— De quoi veut-il parler ? fit Iule, cessant d’allaiter l’enfant.
A mon tour je dis :
— Je t’assure, Père, nous ne te comprenons pas. C’est là une chose de laquelle jamais personne ne nous a parlé. Elle n’était pas dans l’almanach.
Avec une pierre il dessina sur le sol la forme des continents ; les grandes eaux formaient autour un anneau liquide ; et la terre et les mers se mouvaient dans l’espace. Cependant elles n’étaient ensemble qu’un point infiniment petit de l’univers et les planètes qui brillaient dans la nuit étaient aussi des mondes où sans doute vivaient d’autres hommes. Iule, avec le petit dans ses bras, avait fléchi les genoux et se tenait penchée sur les signes qu’il traçait. Elle secoua la tête.
— Quand tu me dirais cela cent fois, fit-elle, il y a là quelque chose que je ne comprendrai jamais.
Elle embrassa l’enfant et ensuite se mit à rire.
— Vois-tu, petit homme, un jour tu seras grand ; je prendrai alors aussi une pierre comme il fait et puis je te dirai : ceci est la mer et ceci est la terre, et ceci est le ciel. Je verrai bien ce que tu en penseras.
Mais moi, avec mes yeux profonds, je ne pouvais me détacher de la vue des cercles. Mon cœur battait à me faire mal. Un poids lourd m’accablait comme si tout l’univers m’eût pesé aux épaules. Et je ne trouvais rien à dire, avec une force enchaînée au fond de moi.
— Répète encore la leçon, demandai-je.
Il ramassa le caillou et alors seulement une chose dans ma vie se délia ; je pris ma tête dans mes mains et pleurai comme un petit enfant.
Les jours suivants, j’allai seul dans la forêt et avec un bâton entre les doigts, je dessinais les trois cercles de la terre, des eaux, de l’espace. Je n’étais plus heureux.
— Voilà, dis-je à cet homme, à présent il faut que j’aille devant moi par le monde. Si Iule veut rester ici avec le petit, elle le peut. Je partirai seul.
Sa voix trembla : il eut la défaillance des vieillards.
— Je t’ai aimé comme mon fils. Tu ne trouveras ailleurs ni un meilleur pain ni plus de fruits. Réfléchis aussi que tu rencontreras les hommes sur ton chemin.
— Je prendrai ma cognée.
Alors il haussa doucement les épaules.
— Eh bien, va, dit-il. On n’arrête pas la vie.
J’appelai Iule : elle avait mis l’enfant sur la mousse et cueillait des mûres dans le roncier, car encore une fois on touchait à la fin de l’été. Et quand elle fut venue, je lui dis :
— Voilà ; on n’arrête pas la vie. J’irai jusqu’à la mer, là-bas. Si tu préfères demeurer ici avec le petit, tu le peux.
Elle fut sous ses crins jaunes comme un son ardent. Et elle criait :
— Je ne te laisserai pas partir seul. J’irai avec toi, portant l’enfant. Tu ne feras pas un pas que je n’en fasse un autre auprès de toi.
M’étant tourné vers le vieillard, je le vis penché vers la terre et triant les semences qu’il avait récoltées. Avec son front calme et ses yeux clairs, il avait l’air d’un sage qui se retire des actions humaines. Mon cœur mollit, je lui mis la main sur l’épaule et lui dis tristement :
— Tu resteras donc seul dans la forêt ?
Il me répondit tranquillement :
— J’y vivais seul avant toi.
Nous restâmes silencieux, comme deux hommes qui se regardent d’une rive opposée. Il ramassa les semences, se redressa, fit quelques pas, et puis s’arrêtant, il me cria :
— Nous ferons route ensemble par la forêt ; tandis que je m’arrêterai au couvent, vous continuerez seuls votre chemin.
Le lendemain, au petit jour, nous quittâmes la maison ; il nous attendait près des ruches ; il avait noué pour nous dans son sac des gâteaux de miel et du pain. Il donna aussi à Iule quelques hardes, disant :
— Il ne faut pas que les hommes rient de ta nudité.
La forêt se referma sur nous. Quand l’enfant criait, Iule lui mettait son sein dans la bouche ; et ensuite il s’endormait, elle le portait suspendu entre ses épaules par des lianes. Le Vieux allait devant, frayant le passage ; Iule marchait entre nous. Je la suivais, la cognée passée dans ma ceinture.
D’abord des courbes légères ondulèrent. Le jour tomba comme nous atteignions une roche puissante, ouverte en arche à sa base.
— Ici, dit le Père, d’anciens hommes vécurent.
Jamais mon cœur n’avait battu aussi fortement. A mon tour, comme ils avaient fait, je voulus pénétrer dans la roche ; la cavité s’espaçait ; une clarté à mesure affaiblie en dessina les parois et puis mourut. Il me sembla que j’étais moi-même à jamais séparé des vivants. J’appelai Iule en criant ; sa voix me guida vers la sortie. J’apparus au jour, tout pâle d’avoir vu la vieille humanité dans la nuit des origines.
Nous étendîmes une litière de feuilles. Nos voix profondes grondaient sous la voûte comme un bruit de siècles. L’air était mort et glacé : j’allai ramasser des branches sèches ; je battis le silex. Nos ombres avec la flamme s’allongeaient jusqu’aux limites de l’antre. Quelquefois le Vieux s’avançait vers le fond : ses pas semblaient s’enfoncer aux spirales d’un puits. Quand il revenait, sa taille avait l’air de se dresser hors des temps.
Nous dormîmes toute cette nuit près du cœur d’une humanité tendre et farouche. Elle aussi, dans sa marche sans trêve, connut là l’étape et elle attendait venir le jour. Des renards aigrement glapissaient au dehors ; des chats sauvages se battaient ; le râle dur des grands oiseaux nocturnes ne cessait pas.
Et puis des vols de freux croassèrent : nous sûmes ainsi que le matin était descendu.
Des pentes nouvelles s’escarpèrent ; un aigle longtemps plana. Celui-là, je n’aurais pu l’abattre avec mes flèches. Cette terre volcanique ensuite petit à petit s’aplanit. La caravane s’enfonça dans la forêt des pins : elle s’étendait pendant des lieues ; leurs fibres nerveuses seules avaient pu pousser dans le sol léger et cendreux que les eaux salées de la mer autrefois avaient épuisé. On entendait toujours les cris amusés de l’enfant et Iule chantait ; ses chansons étaient douces et n’avaient pas de sens. Parfois aussi elle sifflait, imitant le chant des oiseaux. Le Père et moi à présent marchions devant sans rien dire, le cœur serré, car le temps de la séparation était proche.
Il m’embrassa et me dit :
— En avançant droit devant toi, tu ne peux manquer de rencontrer la mer. Quant à moi, mon chemin est à l’est. Adieu !
Il me serra une dernière fois dans sa poitrine ; et frappant de son bâton la terre molle, il allait à grands pas. Iule était restée en arrière avec l’enfant ; il parut l’avoir oubliée. Je le regardais s’avancer sous les arbres, pensant : Tant que tu pourras l’apercevoir, il sera vivant pour toi ; mais qui peut dire qu’ensuite tu le reverras jamais ?
Il ne fut plus qu’une ombre ; et maintenant Iule m’avait rejoint : elle lutinait avec l’enfant et à peine elle s’aperçut qu’il nous avait quittés.
— Vois, dis-je, cet homme est parti et de nouveau nous sommes seuls comme au premier jour.
— Pourquoi aussi, me répondit-elle aigrement, voulais-tu voir cette mer ? N’avais-tu pas assez du ruisseau ? Et es-tu sûr qu’une fois arrivés là, nous toucherons aux limites du monde et qu’ensuite il n’y aura plus rien que le vide ?
Le souci s’effaça ; je ne songeai plus qu’à rire de la conception qu’elle se faisait de la terre. Du manche de ma cognée figurant sur le sol un grand cercle, j’expliquai :
— Le monde est une boule, comprends donc. Et qui jamais est venu à bout de trouver la fin d’une boule ?
Elle secoua la tête et se reprit à chanter.
Au matin du troisième jour, nous entendîmes une vaste rumeur. Nous avancions péniblement dans le désert mou des sables ; des cônes coururent ; nous en atteignîmes la crête et je ne poussai pas de cri. J’étais là comme un homme pris de stupeur en considérant le balancement énorme des eaux. Je ne savais plus si je vivais ; je n’éprouvais nul sentiment de grandeur ni de beauté.
Iule auprès de moi riait, disait qu’après tout ce n’était là que de l’eau ; et elle l’avait crue plus grande.
Le flot courbe puissamment s’enflait, poussant des coquilles vers nos pieds. Iule les ramassait, les mirait à la lumière, et elle s’en faisait des pendeloques dont le bruit clair chatouillait ses oreilles.
Un voilier tout à coup laboura la haute mer. Moi qui étais resté jusque-là muet, je poussai alors un cri sauvage ; car à présent, avec cette petite tache claire des voiles dans le vide énorme, l’étendue m’était révélée. J’avais pareillement crié sous les hauts feuillages. Encore une fois mes tempes devant le prodige craquèrent. Toute la terre pesa d’un tel poids à mes épaules que je tombai sur mes genoux. Iule ramassait à poignées les coquilles et les laissait retomber en pluie pour amuser l’enfant. Son rire aussi avait l’air d’un coquillage à sa bouche.
Le voilier ne fut plus qu’un oiseau dans l’espace ; je pensais aux marins qui avec ce pont frêle sous eux, se risquaient par-dessus les gouffres. C’étaient là des hommes faits comme moi, avec une âme et des membres semblables aux miens ; mais moi, à peine je pouvais me dire encore un homme à côté de leur grand héroïsme tranquille. Peut-être ils partaient à la découverte d’un monde. Mon être s’exalta, humble et fraternel. J’aurais voulu les étreindre dans mes bras ou simplement toucher avec les mains leurs vêtements. A présent la mer était petite à côté de l’homme debout sur un navire.
Le point clair encore diminua : je courus le long de la plage, je montai sur la plus haute dune, avec la volonté de l’apercevoir plus longtemps. Il plongea dans l’horizon et de nouveau il n’y avait plus là que l’énormité des eaux. Mon cœur battait avec force. Je revins auprès de Iule, les dents serrées sur des choses obscures en moi. J’avais plutôt du dédain pour cette créature animale qui toujours riait avec l’enfant. Je les aimais tous deux de toutes mes fibres, mais voilà, j’étais là-bas avec le grand vaisseau qui labourait la mer et à peine je les apercevais encore, très petits, sur une pointe infime des terres.
Avec le bruit et le vertige de la mer dans ma tête, je ne voyais pas qu’une femme, en agitant seulement les mains, remue de la lumière et de la musique autour de la jeune vie charmée de son nourrisson. Elle fait une chose simple et nécessaire comme la mer elle-même en poussant ses coquilles le long de la plage.
Nous allâmes ensuite, dans l’après-midi d’or. Les sels de l’air brillaient comme des cristaux. Iule rompit un coin du gâteau de miel ; et nous n’avions pas épuisé tous les fruits cueillis dans la forêt. Mais tout à coup d’un large flot la mer monta, et elle se mit à courir en gémissant, le petit dans les bras. Moi aussi je criais dans ma colère, croyant que la mer allait nous atteindre. De loin nous la regardions venir ; elle bondissait comme un million de bêtes furieuses et elle était terrible. Si seulement elle escaladait les monts de sable, toute la terre eût été franchie d’une seule de ses lames ; et pas un arbre, la mort livide des sables, à l’infini.
D’angoisse le sein de Iule tarit ; elle se lamentait après la bonne forêt, vagissait comme une bête blessée et follement elle baisait la petite vie roulée dans ses cheveux.
Un grand vent souffla ; la nuit était tombée. Toute l’étendue fut noire comme si plus jamais le jour ne devait se lever. Et moi, dans cette épouvante, j’étais sans paroles, écoutant la mort aboyer. L’âme maternelle, l’âme héroïque et sauvage des races alors cria.
— Sauve l’enfant, fit-elle, cours devant toi jusqu’à la forêt, monte au plus haut d’un grand arbre.
Etant allé une dernière fois vers les eaux, je vis qu’elles s’étaient arrêtées.
Le vent de la forêt aussi quelquefois semblait rouler tout le ciel et ensuite il y avait toujours une barrière qui brisait sa force. Je touchai mon front avec mes doigts, comme un homme qui se réveille après un sommeil horrible. Un espoir immense m’attendrit, une confiance dans la bonté de la nature. J’étais là tremblant de tout mon corps, avec des paroles en moi comme les vagues de la mer. J’avais le sentiment infini d’une délivrance comme si à présent je me sentais dans les grandes mains qui à leur gré déchaînaient et refrénaient la mer épouvantable. Iule ! Iule ! Voilà bientôt le jour et la mer recule !
Pas à pas j’avançai, refoulant la meute des chiens pâles, entrant dans l’abîme avec ma poitrine nue, moi sans défense, presque l’égal des hommes qui de leur vaisseau fendaient l’abîme. Toujours un peu plus la terre libre sortait des eaux. Et Iule aussi de la dune regardait s’enfoncer la mer dans ses demeures hurlantes.
Je creusai avec la hache un trou profond. Le sable y était léger et doux comme un duvet. Elle s’y coucha, à bout de vaillance et d’agonie, appuyant l’enfant à la palpitation ardente de sa gorge. Ensuite je restai longtemps assis dans la nuit, les yeux fixés sur la barre toujours plus lointaine des eaux. J’étais sans idées : pourtant au fond de mon être quelque chose violemment s’agitait, la force sourde d’une pensée. Il y a une loi, Petit Vieux, il y a une harmonie qui règle tout et à quoi tout reste soumis. Voilà, oui, je crois que c’était cela qui montait et remuait en moi comme la mer elle-même. Et à la fin l’orient frémit sous les nuées claires, et le jour encore une fois était venu.
Nous dormîmes dans la fraîcheur salée de la dune. La paix, la sécurité furent sur nous. Une jeune humanité ainsi alla vers l’horreur inconnue et ayant vu redescendre la mer, s’endormit tranquillement au bercement des eaux. Nous étions revenus aux jours enfants du monde ; le pouls fiévreux de la tempête avait grondé en nous et à présent, près de la palpitation harmonieuse du flot, nous reposions sans effroi. Iule s’était couchée sur ma poitrine et sa poitrine à elle se recourbait en berceau autour du sommeil de l’enfant. Avec les mains, je les recouvrais tous les deux. Au-dessus de nous, il y avait la grande douceur bleue de l’air.
Quand je rouvris les yeux, les chiens livides de nouveau lentement montaient. Un orgueil fou me gonfla ; je descendis en criant vers la mer. Les eaux bondissaient à mes jarrets, elles rejaillissaient jusqu’à mes reins, et moi, un simple homme de la nature, déjà je jouais avec leur puissance mystérieuse. Je pris l’enfant, je le plongeai nu dans les sels ; toute la mer d’une fois passa, et ensuite, avec cette petite vie au-dessus de ma tête, j’étais là comme un homme dans une joie sacrée.
— Vois, criai-je, celui-là aussi est un homme. Lui et moi avons vaincu la mort.
La mer fut haute. J’entrai avec Iule dans les sables et la tins là sous mon amour. Je l’eus dans sa vie profonde comme si la mer et toute la beauté et toute l’horreur, je les embrassais à travers elle. Je n’avais pas connu cette sensation sublime dans le murmure doux de la source et du vent. Un cœur toujours s’égale à la mesure des choses qui l’entourent. Maintenant la mer violente avait monté sur moi ; j’étais un homme tout frémissant d’avoir affronté les Forces. Voilà, il passa dans cette minute d’amour l’éternité qu’il y a dans le silence et le fracas de la mer. Cependant alors je n’étais encore qu’une créature d’instinct sauvage.
Dans le soir, le soleil roula, rouge : il semblait plonger plus bas que l’horizon, attiré par l’abîme. Tout le ciel fumait comme une braise sous des loques humides. Et presque aussitôt la grande ténèbre régna, le vide hurlant des profondeurs. Nous étions montés sur la plus haute dune pour voir plus longtemps la lumière, debout par-dessus les houles d’or et de sang. Là-bas, la barre droite des eaux, dans un recul vertigineux, nous apparaissait cette fois la fin du monde. Oui, nous étions sur cette colline comme les premiers humains regardant pour jamais sombrer la mort du jour dans un cataclysme. Une angoisse jusqu’à la stupeur étreignait nos âmes muettes. La nuit nous fut une délivrance ; elle coula d’un flot plus énorme que la mer. Et à présent toute la plage à l’infini s’ourlait de petites lumières vivantes.
Iule et moi avec nos pieds nous remuions cette eau ardente. Notre ceinture ruissela d’une tunique de pierreries. Nous nous baisions avec des bouches comme des poissons enflammés. Et moi, innocemment, je lui disais :
— Petite Iule, ne crois-tu pas que ce sont là des morceaux de soleil tombés dans la mer ?
Le lendemain, nous marchâmes encore une partie du jour devant nous. Aucun être vivant sans doute n’avait passé par là. Nous perdîmes l’espoir de revoir jamais un visage humain. Nous n’étions pas tristes, nous éprouvions plutôt l’orgueil d’avoir découvert un coin du monde. C’était là aussi le sentiment avec lequel j’étais venu à la forêt : elle nous apparaissait à présent un point infime de l’univers à côté de la vaste mer. Quelquefois nous mangions la chair des coquillages ; leur goût nous laissait une fraîcheur brûlante. Bientôt la soif nous tortura : nos baisers étaient salés comme l’air et le vent. Tout le reste du jour nous errâmes, espérant un peu d’eau douce. Le soir fraîchit ; nous buvions à nos peaux la rosée nocturne. Mais le matin suivant, il plut : nous recueillîmes les gouttes précieuses dans nos mains. Iule toujours regrettait la hutte sous les arbres verts.
Un jour encore passa et à mon tour je commençai de pleurer en moi-même la forêt et le vieil ami. Je n’aimais plus la mer ; un poids effrayant de solitude m’écrasait. Cependant je ne pensais pas à retourner en arrière. Une force me poussait, le visage tendu vers les eaux, comme ma destinée. C’était là un grand mystère.
A la tombée du cinquième jour, comme nous étions assis dans la dune, le vent tout à coup charria des voix humaines. Mon cœur bondit : il avait bondi ainsi chaque fois que les hommes avaient apparu. Je pris ma hache et montai à la pointe des dunes. Ils étaient dix, le front farouche. Et Iule, près de moi, tenait l’enfant dans les bras. Nous voyant mi-nus sous nos haillons, ils nous crurent échoués sur la côte, après un naufrage. D’abord ils s’arrêtèrent, étonnés, défiants ; et puis ils se mirent à courir vers nous avec une grande clameur.
— Dites-nous où est l’argent, criaient-ils.
Leur langue était rude, aux consonnes sifflantes et brusques comme le vent. Je ne savais de quel argent ils voulaient parler.
Je pris Iule dans mes bras. Je n’avais pas peur. Si l’un d’eux avait porté la main sur elle ou sur Yantje, je l’aurais abattu avec ma hache. Je leur dis sans colère :
— Voyez, nous sommes des gens comme vous. Nous venons de la forêt. Il n’y avait là que des oiseaux, des arbres et des herbes. Nous n’avons fait de mal à personne.
Ils rôdèrent un peu de temps dans la dune, comme des chiens flaireurs. Et puis revenant vers nous encore une fois, ils criaient sauvagement :
— Cette terre est à nous !
— Voilà, leur dis-je, si quelqu’un vient trop près, je le frapperai entre les yeux avec la hache.
Ils se reculèrent à une petite distance et entre eux ils riaient de la nudité de Iule. Aussitôt je ressentis une grande honte à cause d’elle. Je n’avais pas éprouvé ce sentiment devant le vieillard. J’allai vers celui qui paraissait le plus âgé et doucement je dis :
— Donne-moi un morceau de tes habits pour couvrir celle-ci. Dans la forêt nous allions nus et personne ne nous regardait. Ensuite, si tu veux, je me battrai avec un de vous.
Je parlais là comme un ancien homme descendu des montagnes vers les fleuves. Celui-là aussi s’était confié à l’idée que la force seule décidait du rang des êtres.
L’homme me mesura des yeux et dédaigna mes bras moins musclés que les siens. Il ne savait pas que j’avais vu passer dans la nuée, au large de la mer, les grands marins au cœur enfant et héroïque. Il remua donc ses lourdes épaules et, se tournant vers les autres, il disait en riant :
— Le garçon a sa hache et nous n’avons que nos poings. Ce n’est pas cela non plus qui nous ferait peur.
Aussitôt je jetai la hache, disant :
— Va la ramasser.
Un d’eux alors se leva, vint mettre son épaule contre la mienne, et il me dépassait de la tête.
— Qui es-tu, toi si petit, fit-il, pour nous parler aussi hardiment ?
J’étais droit sur mes orteils, levant très haut mon front. Je dis :
— Iacq était plus grand que toi et je n’ai pas tremblé. Je connais les secrets de la vie.
De nouveau ils se regardèrent, ne comprenant pas ; et moi, soudain, j’éprouvai que je portais entre les tempes une chose qui me grandissait par-dessus eux tous. L’homme dit :
— Eh bien, allez votre chemin ensemble, toi et celle-là. Nous ne te ferons pas de mal. Personne encore ne nous a regardés droit dans les yeux comme tu le fais, nous qui sommes redoutés des hommes-qui-vont-sur-la-mer.
Ils s’enfoncèrent dans la dune et Iule maintenant tranquillement donnait le sein à l’enfant. Mais de loin ils continuaient à nous regarder et au bout d’un peu de temps ils revinrent.
— Ecoute, dit le vieil homme, il y a là-bas des femmes et des enfants malades dans nos maisons. Si tu veux, tu viendras vivre avec nous.
Leurs yeux étaient farouches et bienveillants, et il parlait avec sincérité. Le livre tout à coup battit contre ma poitrine ; il palpitait comme ma vie même. Je dis à Iule :
— Si tu m’en crois, nous suivrons ces hommes.
Autrefois j’aurais jeté le caillou en l’air.
Elle regarda en soupirant du côté où nous étions venus, avec le regret de la forêt laissée en arrière et elle dit :
— Là où tu iras, j’irai.
Nous marchâmes à travers la dune. J’avais donné la hache à l’un des hommes, il la portait sur l’épaule. Je me sentais bien plus fort les mains nues. Dans un repli des sables, un hameau misérable enfin apparut. Une petite fille nous jeta une pierre ; des femmes étaient tournées vers la mer et nous crièrent des injures.
Les hommes leur disaient simplement :
— Celui-là sait les secrets.
Qu’est ce qu’il y avait de commun entre ces gens et nous ? Nous étions venus par la forêt comme un roi et une reine, riches de sources et de vent et d’oiseaux, dans notre jeune nudité heureuse. Au contraire, une grande détresse était sur eux, tous rudes et chétifs, avec des yeux tristes, mangés par le sel. Ils amenèrent devant moi deux de leurs femmes qu’une maladie affreuse rongeait, et à présent tous m’entouraient, criant avec une grande pitié :
— Toi qui connais les secrets, guéris-les.
Mon cœur alors profondément fut remué, voyant qu’ils s’étaient mépris sur mes forces : je ne connaissais que les bonnes herbes de la forêt.
— Non, non, criai-je avec une vraie douleur, cela, je ne le peux. Les bêtes de la mer sont en elles. Il faudrait les porter là-bas où il y a des herbes et l’eau du ruisseau.
La révolte gronda. L’homme qui avait mesuré son épaule à la mienne fit un pas.
— Pourquoi nous parlais-tu des secrets si tu ne peux rien pour elles ?
Je répondis farouchement :
— Quand un arbre est pourri dans ses moelles, il n’y a plus qu’à le laisser tomber.
Une des mères vint à son tour, portant son fils, déjà presque un homme, dans ses bras.
— Oh ! gémit-elle, guéris-le moi. Il n’avait pas dix ans que déjà le mal était dans ses jambes et il ne marche plus. Pense à toutes les larmes que j’ai pleurées.
Des puissances aussitôt s’éveillèrent dans l’inconnu de ma vie. Il me vint un si grand élan d’amour que les eaux me jaillirent des yeux. On m’aurait dit : « Ce jeune homme jamais plus ne marchera ; » j’aurais répondu qu’il n’avait qu’à mettre un pied devant l’autre pour s’en aller par le chemin. Ma bouche trembla, avec cette parole à mes dents, et pourtant je restais là encore immobile et muet, bandé dans ma volonté.
Je vais dire une chose que quelques-uns seulement croiront : elle arriva si simplement que je n’en fus pas étonné moi-même. Je regardai ce garçon dans les yeux, je le serrai de toutes mes forces contre moi, et il était debout sur ses pieds. Je ne savais pas ce que je faisais. Mais cela, je le fis naturellement comme si de tout temps je l’avais fait. Je lui dis profondément :
— A présent je veux que tu marches.
Il fit trois pas sans l’aide de sa mère et dans le grand silence on entendait monter la mer vers la dune.
— Va, dis-je encore, puisque tu es guéri.
Et encore une fois, il allait comme j’avais dit.
Alors seulement les sanglots de la femme retentirent : elle le menait par le bras, toute secouée par des cris sans mots. Et avec son cœur à terre, elle marchait à côté et semblait lui aplanir les sables. Les autres maintenant me touchaient du bout de leurs mains. Tout le hameau vint à l’annonce du miracle : on regardait le garçon à petits pas s’avancer vers les eaux. La mère criait :
— Ne va pas trop loin, fils, tu pourrais ne plus revenir.
Moi, le petit pauvre des villes, avec ma seule volonté j’avais fait cette chose. Mon cœur s’était levé, j’avais dit à l’enfant paralysé : Marche ! Et il avait obéi à mon geste. J’étais pourtant simple et nu comme eux. Mais ceux-là étaient de ma race de misère à travers le temps et à cause de cela il m’était venu une grande force d’amour. Ces âmes rudes maintenant étaient douces et soumises entre mes mains. Nous eûmes un toit.
Tous les jours ils partaient recueillir le long des sables les épaves que le flot rejetait. Quand le ciel et la mer s’obscurcissaient, ils montaient au haut des dunes guetter les naufrages. Autrefois, ils avaient eu des barques. L’une après l’autre, elles avaient été emportées, avec ceux qui les montaient ; il leur en restait deux, qui leur servaient à pêcher le long des côtes. Le soir, devant les portes, le plus vieil homme récitait des histoires merveilleuses. Il y avait bien deux cents ans, ils étaient un peuple redouté. Ils avaient des maisons d’or où, autour des tables, on faisait bombance. La mer trois fois avait passé et deux fois ils rebâtirent de riches demeures. La troisième fois, il n’était plus resté que quelques hommes. Ceux-là étaient allés voler des femmes au loin. Mais les temps avaient pris fin : il n’y eut plus que de pauvres cabanes là où s’étaient dressées des tours.
Dans la ville d’où nous venions, on eût appelé ce hameau un ramassis de bandits. Ils ne semblaient pas faire plus de cas de la vie d’un homme que de leur vie à eux. Leurs pères avaient été des écumeurs de mer et, à leur tour, ils vivaient de rapines, au hasard de la tempête et des naufrages. Avec ma volonté droite entre mes tempes, je pensais : Si à ton commandement, celui qui ne pouvait marcher s’est mis à courir, il ne t’est pas plus difficile d’étendre ta main sur ces cœurs rudes et de les conduire là où ils doivent aller.
Le vieil almanach toujours battait sur ma poitrine. Je l’ouvrais à une page et puis, assis près d’eux dans la dune, j’allais jusqu’au bout de la page. J’étais étonné de tout ce qu’il renfermait de bon et d’éternel. Un seul homme peut-être l’avait écrit et il l’avait écrit pour tous les hommes. Un petit coin de terre, selon la pluie et le vent, suffit à faire pousser des essences hautes et durables.
Quand je refermais les feuillets jaunis, ils me disaient :
— Voilà oui, c’est bien ainsi, le livre a raison.
La hache restait pendue au mur, toute rouillée à cause de l’air de la mer.
Comme ils n’avaient ni arts ni industries, Iule leur apprit à tresser des paniers. Je les aidai à réparer leurs toits en ruines. Avec les bois échoués, ils se construisirent des clôtures. J’allais avec les jeunes hommes sur la dune, je leur disais :
— Un jour je vous mènerai vers la forêt. Elle est sortie d’un gland. Vous planterez un des glands et il vous viendra une forêt aussi.
Ayant frappé du pied le sol, je disais encore :
— Avec cette terre, vous ferez des maisons.
Je parlais comme un homme qui rêve de peupler un désert.
Un hiver ainsi passa : la mer entra dans la dune ; des barques échouèrent à la côte ; et ils étaient redevenus sauvages. Une fois, ils se ruèrent sur des naufragés : le meurtre plana ; et moi, avec le livre dans les mains, je les soumis : j’avais bien dit au paralytique de marcher devant lui. Et puis les matins légers bleuirent. Iule, en caressant ma jeune barbe, reparla de la forêt. Je cessai de regarder la mer et à mon tour j’éprouvais une peine infinie.
— Oui, dis-je comme en songe, les nouveaux essaims ont bâti des cités nouvelles.
Des vols d’abeilles tourbillonnèrent. Les âges étaient remplis de leur labeur et elles travaillaient pour les siècles. Mon âme nouvelle remua en moi : comme elles, j’étais venu aux limites de la mer vers des fleurs d’humanité rude et à présent je jetais les fondements d’une cité dans les sables jusque-là incultes. Je ne savais plus que Iule était là avec ses mains dans ma barbe et ses yeux pâles regardant vers la forêt.
— Crois-moi, fit-elle, nous irons avec l’enfant. Il y a si longtemps que nous n’avons bu l’eau claire du ruisseau.
Mon cœur orgueilleusement se leva et je répondis :
— Femme, vois ces hommes : ils ont mis leur confiance en moi. Puis-je les abandonner ?
Elle prit sa tête dans ses mains et doucement elle gémissait :
— Quand nous vivions à deux dans la forêt, il n’y avait personne entre toi et moi.
Alors je la repoussai, criant :
— Ne touche pas à ma force. Toi, tu danses avec l’enfant au soleil et tu crois que le monde entier tient dans la petite ombre qui tourne autour de toi.
Ses bras se déplièrent ; depuis un peu de temps son ventre comme le flot de nouveau avait monté ; et elle était très belle. Elle vint donc et s’appuya, les bras lourds à mon épaule.
— Le jour où tu m’as prise pour la première fois, tu ne m’aurais pas parlé ainsi, fit-elle.
Sentant peser son flanc, j’éprouvai que son amour avait des droits plus anciens que les autres ; car elle était venue la première avec moi par le chemin de la forêt. Elle tint ma vie au creux de ses mains et toute ma race à l’infini passa.
— Je serai toujours pour toi un homme que les autres n’auront pas connu, Iule. Cela, je te le dis sincèrement.
Elle riait à présent comme une petite chèvre avec sa lèvre haute.
Iule me donna vers la fin de l’été un second enfant mâle et déjà l’aîné courait droit parmi les sables. Ma vie monta, fut devant moi comme un peuple. Je tenais cette petite chair dans mes mains, et la terre entière était légère à côté. Je ressentais à la fois une grande force d’orgueil et de l’humilité. Est-ce que cela aussi n’était pas un miracle comme les saisons, comme l’arbre qui sort d’une faîne, comme le poids énorme de la mer ? Cependant il m’avait suffi d’une goutte de ma substance vive ; toute l’éternité avait crié dans le premier cri de l’enfant et ma volonté n’y était pour rien.
Au printemps suivant, nous partîmes avec les bêches. La terre se fendit, les fours brûlèrent ; ils commencèrent à bâtir des maisons. Entre eux toujours ils parlaient d’une grande tour. Un jour peut-être les marins passant au large verraient là des feux qui les mèneraient vers un port ; mais voilà, le bois manquait et eux aussi me parlaient de la forêt. Je disais :
— Toute la mer ne monte pas d’un flot.
Iule, dans le soir des dunes, doucement chantait. Elle chantait le cœur vert des solitudes et la chanson des eaux tièdes. Ses yeux étaient religieux, attendris par un mystère. Ils l’écoutaient émus et graves, avec une foi naïve. Le rêve, la douceur de la vie loin des rivages salés s’éveilla. Ils palpitèrent du désir de la terre aimable et fraîche sous des airs légers. Quand ils me demandaient si le temps n’était pas encore venu d’aller ramasser les glands, je m’en allais seul le long des eaux, pleurant comme un enfant. Cependant si quelqu’un, dans ce moment, avait tenté de souffler sur ma force, peut-être je l’aurais couché bas avec ma hache.
— S’ils connaissent trop tôt le repos sous les arbres, pensais-je, ils ne finiront jamais de bâtir la ville.
Il arriva que ces gens vivant au bord de la mer un jour jetèrent là les bêches et, ayant marché vers moi, me dirent avec des visages froncés :
— Voilà, nous irons là-bas sans toi.
— Hommes de peu de foi, leur répondis-je, depuis quand est-il écrit que le pasteur suivra son troupeau ? Lui seul connaît la route et il n’y a d’herbes que là où il passe.
Un des anciens faiblement se lamenta :
— Est-ce qu’il nous faudra mourir sans que nos yeux brûlés par le sel se soient rafraîchis à la lumière verte des arbres ?
Celui-là m’émut à cause de ses ans misérables. Sa voix venait à moi comme du fond d’une agonie.
Je touchai avec les doigts ses paupières et je dis :
— Voici mes mains sur tes veux, et mes mains sont la vie. Maintenant la vie ne t’abandonnera pas avant que tu aies vu les choses promises. Crois-en ce que je te dis, la vie est avec moi.
Une grande force montait du fond de mon être : je tins la vie de ce vieil homme dans mes mains et j’avais parlé sans imposture, croyant moi-même à ce que je lui disais.
— S’il en est ainsi, dirent les autres, qu’il en soit fait selon ta volonté. Il est juste que celui-là commande qui a un signe sur lui.
J’étais donc avec ce peuple comme quelqu’un venu du côté de l’orient. Ils regardaient profondément la vie dans mes yeux clairs. Pour l’avoir eue en moi, j’avais mérité d’être le berger qui va devant le bêlement du troupeau. Celui-là est le plus près de la vie qui, sans raisonner, met un pas devant l’autre, et tous rapprochent d’une chose qu’on ne sait pas et qui est la destinée. Je pensais : Un jour il viendra des hommes vierges et terribles selon le cœur de la vie et la terre leur appartiendra. Un pauvre homme comme moi qui avait été à l’école chez les arbres et les oiseaux, avait bien le droit de penser cela.
Le troisième été brûla et la ville montait. La forêt alors de nouveau tressaillit en moi. C’était le temps où mûrissaient les secourables vulnéraires, où les sauvages abeilles distillaient un miel abondant. Mon cœur se gonfla comme autrefois le cœur des fils libres de la terre à l’idée des proies chaudes. Aux limites parfumées, peut-être le Père écoutait si des pas ne venaient pas du côté de la mer.
Je dis aux hommes :
— Iule et moi irons devant, car à présent le temps est arrivé.
Dans le matin les eaux chantaient. Nous marchâmes tout un jour. Quand le soir tomba, nous avions atteint la zone des pins.
A l’aube, la tribu repartit ; l’air avait perdu son goût salé et se parfumait d’une odeur de résine. Ils ramassaient les cônes, ils en mangeaient les amandes laiteuses. Notre marche sous les arbres faisait le bruit d’une grosse pluie. Là où nous passions, les feuillages étaient agités comme par le vent et puis, sur nos pas, l’immense paix de l’été retombait.
Ils allaient à la file, muets, pleins de stupeur et quelquefois criaient tous ensemble dans une ivresse de vie. La hauteur des troncs les effraya ; ils croyaient entendre battre un cœur sous la terre ; le fracas de la mer n’était rien auprès du bruit d’éternité terrible qui montait du fond des silences lourds. Les vieux étaient redevenus enfants : ils collaient leur oreille aux écorces et jouaient avec le soleil sur le chemin comme avec de longs insectes d’or. La douceur de la vie rendait les yeux pâles. J’allais devant comme quand nous avions quitté la mer : ma main toujours devant eux levait des barrières. Et un jour encore s’écoula. Nous marchions avec l’été et le vent sans hâte, car maintenant nous approchions des jardins de vie. La jeunesse du monde palpitait en nous. J’étais moi-même un jour d’humanité, avec la tribu entrée aux hautes ramures, fendant derrière moi la puissante ombre végétale.
L’épais dédale s’éclaircit. Des porches vaporeux se dressèrent ; l’énorme frisson léger des siècles verts passa. Un soir des âges tomba sur la dernière étape. Alors toute la forêt nocturne remua en moi, la joie très pure des origines. Nous étions partis de là au matin de la vie et une destinée, après des choses accomplies, nous y ramenait, traînant après nous l’âme d’un peuple. Ma clameur monta : je redevins le chef sauvage qui souffle sa force par les naseaux.
O Iule ! à présent le rêve nous menait par la main. Nos visages se reconnaissaient avec mystère comme au premier jour : ils n’étaient plus les mêmes que ceux qui s’étaient regardés devant les sombres eaux. Tu eus vraiment l’âge du jeune hymen au temps de la halte dans la nuit printanière. Mon cœur sous ta main battit une éternité.
Un air humide et tiède parfuma le réveil. Je les conduisis vers l’eau douce au fond du ravin : ils la lapaient longuement dans le creux de leurs mains. Ils avaient oublié l’âcre sel de la mer. C’était là que s’ouvrait la caverne : j’y avais vu se lever au recul des âges, l’homme des races. Quelquefois tous ensemble poussaient une tendre clameur sauvage. Ils léchaient à leurs bouches les aromes sucrés. Et un nouveau jour de vie monta.
— Pense donc, dis-je à Iule, le même vent léger qui remue les feuilles au-dessus de nous passe en ce moment dans l’enclos du Père. Peut-être déjà il est parti visiter les ruches.
J’avais une âme fraîche et filiale ; ma voix tremblait.
Nous entrâmes dans la région des végétaux gras et des floraisons hautes comme des pâturages. Je leur révélai les essences, les graines, les herbes de vie comme à moi-même elles avaient été révélées. Ils commencèrent d’amasser d’abondantes récoltes, et ensuite je leur dis :
— Vous nous voyez ici, mais vous nous chercherez vainement tout à l’heure. Nous aurons disparu dans la forêt. Cependant ne perdez pas la confiance et continuez à amasser les bonnes herbes. Vous nous verrez revenir le quatrième jour après celui-ci.
Ils vinrent sur le bord de la rive et nous regardèrent gravir le versant jusqu’au moment où nous cessâmes d’être visibles à leurs yeux. La forêt s’ouvrit, l’enchantement du matin sous les arches vermeilles. Je tenais Iule par la main et elle portait le petit enfant ; celui qui s’appelait Yantje courait devant nous. Nous avancions doucement dans l’heure tendre : quelquefois, du bout des lèvres, je sifflais comme les oiseaux. Le lait puissamment gonflait les mamelles de la femme ; le rire de la sève et du vent bourdonnait dans mes tempes. J’appuyais le froid des feuillages à ma chair. Une folie me roulait dans les herbes. Cependant je n’étais plus le même homme furieux qui soufflait comme l’étalon. Mon cœur criait dans le silence vierge et ma bouche était muette. Tout mon sang bondissait et il ne faisait pas plus de bruit qu’une herbe sous le pas. Je marchais comme un homme dans le vertige, avec un poids lourd et délicieux sur moi : je n’aurais pu expliquer cela. Quand il m’arrivait de penser qu’avant le soir nous serions à la hutte du vieil ami, mon souffle un peu de temps s’arrêtait. Je tenais les yeux à terre, regardant s’il n’avait pas passé là avant nous. Nous frémissions à l’idée de prendre sa grande barbe dans nos mains : peut-être elle lui tombait jusqu’aux genoux.
Le coucou chanta dans la belle après-midi. Une roue d’or bourdonna. O Iule ! les abeilles ! Les abeilles ! Elles venaient à nous comme des avant-courrières et nous menaient. Tu voulus en prendre une : elle te piqua et nous nous aperçûmes qu’elles étaient redevenues sauvages. La forêt en était rousse.
Nos pieds coururent, légers ; nos cœurs volaient avec les mouches vermeilles. Je dus casser des branches pour passer : elles nous frappaient le visage. Une folie de vie avait poussé autour de l’enclos et ondulait comme la mer. La tendre paix du soir était sur la maison. Doucement je frappai dans mes mains en l’appelant par son nom de père et Iule avec des cris légers excitait l’enfant.
— Ris, petit homme ! S’il dort déjà, ton rire l’éveillera.
Il y avait là un si profond silence et les herbes étaient hautes comme des arbres.
Oh ! oh ! une telle chose était-elle possible ! Il dormait sur le seuil une éternité de sommeil : la clameur d’un peuple n’aurait pu le réveiller. Il dormait là comme un siècle tourné du côté où s’en va le soleil. La fin de la journée l’avait surpris dans sa haute chaise de branchages. Les poils lourds de sa barbe toujours pendaient au menton et cependant il n’y avait plus de visage : il n’y avait plus que le résidu fermenté de la vie. Les mâchoires étaient retombées et restaient ouvertes comme les portes par où était partie son âme.
Père ! ô Père ! très infiniment et uniquement notre Père ! Mon sang horriblement se figea. Mes sanglots étaient une herse sèche dans ma gorge et je demeurais sans cri, avec l’aboi sourd d’une bête dans mes racines. Je ne pouvais ni penser, ni pleurer, ni faire aucun geste, regardant toujours avec mes yeux morts verdir les os. O Père ! il n’y avait plus là que d’anciennes parcelles de substance retournées à la nature ! Toi, l’ancêtre de la forêt, tu étais à présent moins que le plus petit insecte vivant ; tu étais le moyeu inerte d’une meule tourbillonnante.
Iule à petits pas s’avançait dans la forêt touffue des herbes. Je sentis son souffle dans ma joue.
— Vois, fit-elle, ne croirais-tu pas qu’il vit ?
Je suivis le geste de sa main. Une lumière passa. Mes paupières furent comme déchirées avec des tenailles. Et à mon tour je voyais la chose effrayante et belle qu’une simple femme avait vue avant moi. La barbe tremblait, bougeait d’un tressaillement de vie comme une eau et comme un feuillage. De la mousse duvetait les os de la mâchoire. Une semence d’herbe avait germé aux trous des orbites. Et la tige mince d’un bouleau jaillissait du sol entre les pieds. Un lierre profond, de souples ronces s’étaient enroulés autour du corps et l’enchaînaient de liens chevelus à la chaise. Comme une des mains était restée sur les genoux, un liseron semblait un petit cierge dans cette main, avec sa fleur au bout comme une flamme.
La forêt sur les pas de la mort était entrée et il dormait là dans un linceul royal d’or et d’émeraudes. Voilà, oui, toute la vie, avec un doigt sur les lèvres, était venue. Elle avait regardé au fond des yeux vides et ensuite elle l’avait nettoyé des souillures de la mort, comme une ensevelisseuse. Elle lui avait tissé un manteau immortel de belles essences jeunes. A présent, la maison était verte, tout l’été riait par delà le seuil. Un frisson remuait dans la lucarne comme le geste d’un bras. Le cœur frais de la forêt palpitait à la place où un cœur d’homme s’était arrêté. Et puis encore je vis ceci : une abeille passa, entra dans le liseron, et dans l’angle de la porte, un nid vide pendait : l’oiseau l’avait fait avec les poils de la barbe.
Mes larmes mollement coulèrent : elles arrosaient la terre qui avait bu la vie et qui avait ressué la vie. Elles n’étaient pas amères : elles ressemblaient à celles que j’avais versées chaque fois que je m’étais senti en présence du grand mystère. La vie ! La vie ! Iule ! Mes tempes battaient, une confiance immense soulevait mon être : nous aussi étions une des vagues qui sans cesse charriaient l’âme du monde. Il fut debout devant nous, très doux, avec ses yeux d’enfant et il levait la main, il nous parlait comme le jour où il nous avait enseigné l’éternité de toute chose vivante. Son cœur à grands coups battait dans la forêt.
— Pense donc à cela, toi, disait Iule. Une fois il nous parla des fleurs et des feuilles qui sortiraient de lui. Vois : à présent, toutes les abeilles sont venues.
Les ruches, dans le soir, eurent une suprême rumeur, et elles tourbillonnaient sur le seuil comme son âme ancienne. Alors nous restâmes longtemps sans parler, nous tenant enlacés dans notre amour et continuant à regarder la beauté de la vie, plus belle au sortir de la mort. Un rire monta de la terre, près de nous : nous ne savions pas que le petit enfant était venu comme les abeilles et par jeu il tenait dans ses petites mains les pieds immenses de l’ancêtre. Cela aussi était un symbole, comme les abeilles et la maison verte et nous-mêmes avec la palpitation chaude de notre désir. Elle sourit.
— Viens à la hutte, chez nous, dit-elle.
Le ciel pâlit ; un vent léger souffla ; le jeune bouleau et le lierre frémirent, et la nuit était entrée : elle mit le verrou sur le seuil. Avec son secret mort, dans sa paix d’éternité, le Vieux toujours semblait garder les trous de ses yeux ouverts du côté de la vie. Un jour il avait quitté comme nous les villes ; déjà en ce temps il était mort pour les hommes, et nous ignorions quelle destinée l’avait rendu farouche et bienveillant.
Maintenant Yantje dormait. Je le couchai sur mon épaule et nous allions devant nous, marchant à travers les végétations hautes : elles avaient envahi les sentes par lesquelles le vieillard venait à notre rencontre. La lune s’épandit, mais nous ne pûmes retrouver notre maison de jeunes amants. Il sembla qu’elle aussi fût retournée à la nature. Et moi je compris que le dernier lien qui m’attachait à l’ancienne vie était ainsi rompu et que j’étais irrésistiblement emporté vers une vie nouvelle.
Iule me dit :
— N’allons pas plus loin. Il y a ici des fougères.
Puis le matin trembla. Elle mit ma main sur son ventre et me demanda si cette fois encore je ne sentais pas remuer la vie.
Je la tenais pressée contre moi dans le jour vierge, et elle était très grande, auguste comme le matin éternel. Voilà, ma race encore une fois avait tressailli. Elle était l’arbre de ma vie, avec des branches qui s’étendraient à travers le temps.
Le jour se levait. Je pensai à ceux qui m’attendaient de l’autre côté de la forêt. Le chemin nous ramena vers l’enclos ; toutes les ruches étaient éveillées ; un nuage bourdonnait autour de nos pas. Dans le matin léger la maison s’ouvrit. Le jeune été de la forêt était revenu ; tous les oiseaux chantaient. Une vie fraîche d’éternité frémissait dans le liseron et le bouleau.
Je restai un instant sur le seuil avec le tremblement de ma vie dans mes mains. Je ne dérangeai ni une branche ni une feuille. Je laissai la porte ouverte, et suivi de Iule, je m’en allai vers les hommes.
Ce fut le soir du quatrième jour. Le bois se referma sur nous comme un matin il s’était ouvert et tous accouraient, demandant ce que j’avais vu.
— La vie.
Je ne disais pas autre chose. J’étais comme un homme qui est sorti d’un nuage et qui a vu une chose secrète et éternelle. Mais eux me regardaient avec des yeux étonnés et soumis. « Sûrement, se disaient-ils, un miracle est arrivé. Il fait devant nous le geste de quelqu’un qui est au-dessus de lui. » Il n’y avait eu pourtant que le miracle du vent et des petites semences germées ; il y avait toute la forêt qui avait repoussé d’un peu d’os et de sang là où un fils de la vieille humanité s’était endormi. Mais Iule allait derrière les arbres mystérieusement ; je ne savais pas ce qu’elle disait ; ses paroles faisaient un bruit de petits cailloux qui tombent dans un puits.
Je levai mon bâton et les ramenai vers la mer. Voilà, pensais-je, tu étais nu et tu es bien plus nu à présent : tu n’as plus même l’ombre et la clarté de la forêt sur ta peau. Une tristesse lourde passa ; et puis le vieil almanach battit sur le cœur de ma vie. Va devant, homme ; l’humanité ne s’arrête pas. Etant avec ce peuple, tu es toi-même un peuple.
C’est ainsi que Iule et moi quittâmes pour jamais le cœur frais de la forêt. J’avais suivi ma vie : elle ne m’avait pas suivi ; et d’autres choses depuis sont advenues. J’ai été l’ouvrier levé avant le jour ; j’ai vécu un grand temps d’humanité et à présent il y a au bord de la mer une jeune ville et des hommes libres. Rien de tout cela ne serait arrivé si un matin je n’étais allé avec Iule vers la forêt. Il faut que chaque homme, avec une âme personnelle et ingénue, recommence toute la vie avant lui et j’ai mis mon pied là où le premier ancêtre avait mis le sien. J’ai demandé ma subsistance à la terre, j’ai vécu solitaire dans le meurtre et l’innocence. J’ai élevé de mes mains mon toit ; mes dieux, je les ai créés selon ma destinée. Et un jour les tribus ont apparu : j’ai dit à ceux qui avaient faim : voilà le pain ; à ceux qui mouraient : voilà la vie ; à ceux qui coulaient bas les barques : n’allez pas contre le vœu de la tempête. Je ne leur ai pas donné de lois : ainsi ils n’ont connu ni l’hypocrisie ni le servage. Mais je les ai aidés à se construire une cité ; ils ont eu des industries ; vivant entre la mer éternelle et la forêt, ils sont restés près des forces, au cœur même de la nature.
J’ai tourné le dernier feuillet du vieux livre ; ma journée est finie : je puis attendre tranquillement la mort. Je sais qu’elle est encore une des formes de la vie. Je vivrai donc dans les âges comme l’ancêtre dans les essences vives de la forêt. Une forêt humaine reverdira de mes bras ouverts sous la terre et mes os repousseront à travers les races.
FIN
Imprimerie Générale de Châtillon-sur-Seine. — A. Pichat.