*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 65275 ***

LE
SECOND ENFER
D’ETIENNE DOLET

SUIVI DE SA TRADUCTION DES DEUX DIALOGUES PLATONICIENS
L’AXIOCHUS ET L’HIPPARCHUS

NOTICE BIO-BIBLIOGRAPHIQUE
PAR
UN BIBLIOPHILE

PARIS
A LA LIBRAIRIE DE L’ACADÉMIE DES BIBLIOPHILES
10, RUE DE LA BOURSE, 10

BRUXELLES
LIBRAIRIE EUROPÉENNE DE C. MUQUARDT
PLACE ROYALE

1868

Tirage à 237 exemplaires :

235
papier vergé,
2
chine.

No

Bruxelles. — Imprimerie de J. Rops, rue de l’Ermitage, 2.

AVANT-PROPOS

De toutes les malheureuses victimes de l’intolérance farouche du seizième siècle, il n’en est pas dont le nom réveille des souvenirs aussi tristes qu’Etienne Dolet. Lorsqu’on considère son activité intellectuelle, l’étendue de ses connaissances, son amour pour le progrès, lorsqu’on peut apprécier ses qualités personnelles, et lorsqu’on le voit traîné à un supplice barbare, sous un prétexte futile, inventé par une haine aveugle et furieuse, on éprouve une vive sympathie, on s’émeut en faveur de l’infortuné, massacré juridiquement à la fleur de son âge, on maudit les magistrats ignares et cruels qui s’érigèrent en bourreaux.

Nous ne pouvions omettre Dolet dans la collection que nous avons entreprise des écrits poursuivis avec une grande sévérité, et funestes à leurs auteurs. Nous avons déjà remis en lumière Geoffroy Vallée, mis à mort pour avoir écrit un livre où respire la démence, et Adrien Beverland, chassé de sa patrie et forcé d’aller chercher un asyle sur la terre étrangère ; nous aurions voulu faire figurer dans notre galerie le célèbre Michel Servet, mais quel est le lecteur de nos jours qui aurait assez de courage pour lire le latin barbare et obscur dont se composent les deux ouvrages si fameux, mais fort rarement feuilletés aujourd’hui, dans lesquels ce libre penseur a consigné des idées que le très-sévère Calvin devait si rigoureusement châtier[1] ?

[1] Le traité De Trinitatis erroribus se compose de 168 feuillets ; le Christianismi Restitutio n’a pas moins de 734 pages ; les éditions originales sont de la plus excessive rareté, mais il a été donné des réimpressions qu’on recherche peu. M. Emile Saisset a inséré, dans le Dictionnaire des sciences philosophiques, un exposé substantiel du système théologique de Servet.

Dolet, plus intéressant à tous égards, et bien moins prolixe, nous appelle. Il n’entre point d’ailleurs dans notre plan de tracer une biographie détaillée de cet homme illustre, ni de l’apprécier sous divers points de vue : des écrivains autorisés ont déjà accompli cette œuvre. Nous pouvons citer Le Second Enfer et autres œuvres d’Etienne Dolet, précédé de sa réhabilitation (par M. Aimé-Martin) ; Paris, Techener, 1830, 2 vol. in-12 ; le Procès d’Etienne Dolet avec un avant-propos sur sa vie et ses ouvrages, par A.-T. (Taillandier) ; Paris, 1836, in-12 ; faisons aussi mention spéciale du livre chaleureux de M. J. Boulmier : Etienne Dolet, sa vie, ses écrits, son martyre ; Paris, Aubry, 1857, XIII et 300 pages.

Né à Orléans en 1509, issu d’une famille honorable, mais sans fortune, Dolet montra de fort bonne heure une intelligence rapide, un désir très-vif de savoir. Après avoir commencé ses études à Paris, il se rendit en Italie, séjourna à Padoue et à Venise, revint ensuite en France, et alla à Toulouse suivre les cours de droit professés dans cette ville. Il avait alors vingt-trois ans, et se jettant avec l’ardeur de la jeunesse dans les querelles des partis qui agitaient à cette époque la capitale du Languedoc, il se créa de nombreux et d’ardents ennemis. Le parti français, composé d’étudiants étrangers à la province, était en lutte avec le parti languedocien, et il avait Dolet pour chef ; le parlement se déclara tout naturellement en faveur des Toulousains ; Dolet, d’abord mis en prison, fut ensuite expulsé : il se rendit alors à Lyon, et après une courte résidence à Paris, il revint dans cette ville afin d’y faire imprimer chez un des plus habiles typographes de l’époque, chez Sébastien Gryphe, un travail immense sur la philologie latine, les Commentarii linguæ, qu’il avait commencés à l’âge de seize ans, et auxquels il avait consacré l’application la plus étendue et la plus persistante. Les deux volumes qui forment ce monument d’une érudition imposante parurent en 1536 et en 1538 ; ils offraient alors un intérêt qu’ils ne présentent plus aujourd’hui. La langue latine n’était pas seulement celle de la religion et de la jurisprudence, c’était aussi celle de la science et d’une portion de la littérature. Un grand nombre de poëtes s’empressaient, pour exprimer leurs pensées, d’avoir recours à l’idiome de Virgile et d’Horace ; plus tard l’illustre président de Thou, voulant raconter les événements dont il avait été le témoin, employait la langue de Tite-Live. S’exprimer avec élégance dans un style reproduisant avec soin les formes cicéroniennes, était alors le but des hommes les plus instruits, et sous ce rapport, Dolet n’avait pas de supérieurs. Les Commentarii eurent un grand succès ; ils furent critiqués par des jaloux et des rivaux, c’est la destinée de toute œuvre de mérite. François Ier agréa la dédicace de ces beaux volumes, et en 1537 il accorda à Dolet un privilége l’autorisant pendant dix années à imprimer ou faire imprimer tous les livres par lui composés ou traduits. Le savant se mit à l’œuvre ; il débuta en 1538 par le Cato christianus, livret théologique, fort orthodoxe, où se montre l’intention d’écarter les attaques de ses ennemis qui l’accusaient d’irreligion. Les idées proclamées en Allemagne par le fougueux Luther pénétraient en France ; l’autorité s’alarmait et sévissait contre elles avec la plus grande rigueur ; les gens de lettres, les savants étaient suspects ; l’imputation d’hérésie facilement lancée à leur tête pouvait avoir des conséquences d’une gravité extrême. Comme typographe Dolet déploya une activité intelligente ; les éditions sorties de ses presses sont aujourd’hui fort recherchées ; les Elegantiæ linguæ latinæ de Valla, des traductions de quelques opuscules de Galien, les Commentaires de César, un Novum Testamentum et divers autres écrits semblables ne soulevaient pas d’orages, mais il se rendit de plus en plus suspect en publiant en 1542 une édition du Gargantua et du Pantagruel de Rabelais, satire terrible qui devait provoquer la colère de l’Eglise ; en 1543, il eut l’imprudence de mettre au jour les Œuvres de Clément Marot, poëte huguenot, très-mal vu des conservateurs de l’époque[2].

[2] Le Rabelais publié par Dolet ne comprend que les trois premiers livres de l’épopée bouffonne composée par maître François, mais il n’est guère de volume dont le prix ait atteint des proportions aussi exorbitantes. Deux exemplaires, richement reliés, ont été adjugés, l’un à 2,150 fr. à la vente Solar en 1862, l’autre à 1,580 fr. à celle de M. Yemeniz en 1867. Le Marot, de plus en plus recherché, et qui se payait, en belle condition, de 20 à 50 fr. il y a une trentaine d’années, s’est élevé à 399 fr. et à 345 fr. aux ventes H. de Chapponay en 1863 et Yemeniz (exemplaires reliés en maroquin).

Dolet s’était attiré d’autres inimitiés ; vers 1539, il y eut à Lyon ce qu’on appelle aujourd’hui coalition et grève ; les ouvriers imprimeurs « s’estoient bandez ensemble pour constraindre les maistres de leur fournir plus gros gages et nourriture plus opulente. » Dolet se montra favorable aux demandes des ouvriers ; il les regardait sans doute comme équitables ; les autres typographes, jaloux du succès qui commençait à devenir son partage, lui portèrent envie et s’efforcèrent de lui nuire. Peut-être n’était-il pas assez réservé en ses propos : quelques passages des Commentarii montrent qu’il n’approuvait pas toutes les idées de la pesante Sorbonne, et surtout sa haine contre l’imprimerie ; il avait lancé dans ses poésies latines des épigrammes assez vives contre les moines ; tous ces griefs furent réunis et l’on se mit à l’œuvre pour le perdre.

Le 2 octobre 1542, un inquisiteur et l’official de l’archevêque de Lyon rendirent une sentence qui déclarait Dolet « mauvais, scandaleux, schismatique, hérétique, fauteur et deffenseur des hérésies et erreurs » ; comme tel, il était « délaissé au bras séculier. » On imputait aussi à Dolet d’avoir « mangé chair en temps de karesme et aultres jours prohibez et deffenduz. »

Le bras séculier, c’était la peine de mort ; Dolet eut peur, c’était excusable ; il se hâta de s’adresser au roi ; il protesta que « en tous et chascun des livres qu’il avoit composez et imprimez, il n’avoit entendu ni entendoit qu’il y eust aulcune erreur ou chose mal sentant de la foy : s’il avait mangé de la viande en carême, ce avoit esté par le conseil du medecin, à cause d’une longue maladie, et par permission expresse de l’official. » Cet acte de soumission n’empêcha point le malheureux Dolet de passer de longues journées en prison, mais l’intervention d’un prélat sage et charitable, Pierre du Chastel, alors évêque de Tulle, le servit auprès du roi. François Ier accorda au mois de juin 1543 des lettres de rémission ; le parlement éleva des chicanes, ne les trouva pas en règle ; il fallut de nouvelles lettres, et le captif ne fut élargi que le 13 octobre ; la magistrature, dont on connaît depuis des siècles la sévérité et les tendances, ne put cette fois frapper l’auteur, mais en attendant l’occasion de le reprendre, elle se vengea sur ses livres ; treize ouvrages de Dolet, ou qui lui étaient attribués, furent condamnés « à estre brulez au parvis de l’église Nostre-Dame de Paris, au son de la grosse cloche d’icelle, et à l’édification du peuple. »

Dolet ne jouit pas longtemps de la liberté qu’il venait de reconquérir : dans les premiers jours de 1544, on saisit aux barrières de Paris deux ballots de livres à son adresse ; il s’y trouvait des ouvrages calvinistes imprimés à Genève ; Dolet eut beau protester que c’était le résultat de « la grand’ ruse et pratique de ses ennemis, » et qu’il n’attendait rien de semblable, il fut de rechef mis en prison ; il parvint presque aussitôt à s’évader, il se réfugia en Piémont, et il y écrivit son Second Enfer, ouvrage composé de neuf épîtres en vers adressées au roi, au duc d’Orléans, au cardinal de Lorraine, à la duchesse d’Etampes, à la reine de Navarre, au cardinal de Tournon, au parlement de Paris, aux « chefs de la justice de Lyon » et enfin aux « amis de l’auteur. »

Le Second Enfer indique qu’il a dû en exister un premier, mais il n’a point paru ; l’origine de cette expression énergique, destinée à retracer l’idée d’emprisonnement, vient de Marot qui décrivit sous le nom d’Enfer la captivité qu’il avait subie en 1525. On connaît trois éditions devenues fort rares de ce petit volume ; toutes sont datées de 1544, toutes contiennent les traductions de deux dialogues platoniciens, l’Axiochus et l’Hipparchus ; l’une, datée de Troyes, contient des poésies de Marot qui ne se rencontrent point dans les deux autres qui portent chacune sur le frontispice le nom de Lyon ; une d’elles est munie d’un privilége pour dix ans.

Se flattant du plein succès qu’il attendait de ses huit épîtres, Dolet eut l’imprudence de rentrer en France ; il revint secrètement à Lyon ; il voulait revoir sa famille, et retrouver ses livres chéris ; ses ennemis veillaient ; il fut promptement arrêté de nouveau et « amené en la Conciergerie du Palais à Paris. » Le 4 novembre 1544, la Faculté de théologie assemblée entendit une dénonciation portée contre la traduction faite par un certain Dolet (quidam Doletus) d’un dialogue de Platon, intitulé l’Acochius (on voulait dire l’Axiochus) où se trouve cette proposition : Après la mort, tu ne seras rien du tout. Elle fut jugée hérétique, et l’examen du livre fut renvoyé aux deputatis in materia fidei (style des tribunaux du temps).

Les députés déclarèrent le passage « mal traduit et contre l’intention de Platon, auquel n’y a, ni en grec ni en latin, ces mots rien du tout. »

Observons en passant d’abord, mais ceci ne fait rien à la question, que l’Axiochus est un de ses dialogues que la critique moderne regarde comme apocryphes, ensuite que la version latine littérale du passage grec est tu enim non eris. En écrivant : « Quand tu seras décédé tu ne seras plus rien du tout ; » Dolet n’altérait pas le sens du texte, il le développait en lui donnant l’extension qu’il comportait implicitement. D’ailleurs ce n’était point une pensée à lui personnelle qu’il énonçait ; il se bornait à reproduire l’opinion qu’un auteur ancien, mort depuis deux mille ans environ, avait placé dans la bouche de Socrate ; il ne fallait pas l’en rendre responsable.

Mais on n’y regardait pas de si près avec les gens qu’on voulait perdre, et le parlement de Paris, exécuteur farouche des volontés de l’intolérance, se hâta de rendre un arrêt qui condamnait Dolet « à estre conduict en ung tombereau en la place Maubert où sera planté une potence, à l’entour de laquelle sera faict un grand feu, auquel, après avoir esté soublevé en ladicte potence, son corps sera jecté et bruslé avec ses livres. Ordonne la Cour que auparavant l’exécution de mort du dict Dolet, il sera mis en torture et question extraordinaire pour enseigner ses compaignons. »

L’exécution eut lieu le 3 août 1546 ; personne n’avait osé intercéder pour Dolet, et le roi était resté muet ; la terrible accusation d’athéiste faisait reculer les plus dévoués.

Un retentum en clause particulière ajouté à l’arrêt du Parlement stipulait que « si le ledict Dolet fera aulcun scandale ou dira aulcun blasphême, la langue luy sera coupée et sera bruslé tout vif. »

Dolet jugea avec raison qu’il lui suffisait d’être pendu et de n’être brûlé qu’après sa mort. Des écrivains contemporains racontent qu’il récita en latin une courte prière, qu’il avertit les assistants de ne lire ses livres qu’avec beaucoup de circonspection car « ils contenoient bien des choses qu’il n’avoit jamais entendues. »

L’infortuné avait alors trente-sept ans, jour pour jour. La colère des divers partis n’épargna pas sa mémoire : des poëtes, fort oubliés d’ailleurs, l’injurièrent en mauvais vers latins, et l’atrabilaire Calvin le rangea, avec Agrippa et Servet, parmi les blasphémateurs qui « ont, relativement à la vie de l’âme, avancé qu’ils ne différaient en rien des chiens et des pourceaux. »

C’était en vain qu’à diverses reprises Dolet avait proclamé les principes les plus orthodoxes, notamment dans deux odes en vers latins en l’honneur de la Vierge Marie, présentées aux Jeux floraux ; en vain avait-il attaqué « la méprisable curiosité luthérienne » dans son Dialogue de l’institution cicéronienne ; on s’opiniâtrait à voir en lui un hérétique et un matérialiste : une prière adressée aux dieux « rerum omnium præpotentes superi » à la fin des Commentarii linguæ latinæ, lui fut injustement reprochée ; on qualifia d’hérésie ce qui n’était qu’une élégante tournure cicéronienne. Ce qu’on détestait chez Dolet, ce qu’on persécuta avec une colère implacable, ce qui causa tous ses malheurs, c’est qu’il fut un des défenseurs de la liberté de la pensée ; il revendiqua le droit d’examiner avec indépendance et il osa proclamer la nécessité de traduire les Sainctes Lettres en langue vulgaire et mesmement en la françoyse. Il avait imprimé en 1542 une Exhortation à la lecture de la Bible, in-16, 126 pages, dont il n’était peut-être que l’éditeur, et qu’il réimprima en 1544 avec un Brief discours (en vers) de la république françoyse desirant la lecture des livres de la Saincte Escripture luy estre loisible en sa langue vulgaire. On sait combien l’idée de répandre des traductions vulgaires de la Bible irritait les théologiens de l’époque ; les deux ouvrages que nous venons d’indiquer furent condamnés au feu, et ils contribuèrent beaucoup à faire révoquer en doute l’orthodoxie de Dolet, à le conduire à la mort.

Les Commentarii de lingua latina qui ne contiennent pas moins de 1712 pages, grand in-folio, à 2 colonnes (un troisième volume était annoncé, mais il n’a point paru) ; le De Re navali liber, 1537, in-4o, de 192 pages ; les Francisci Valesii Gallorum regis fata, 1539, in-4o, traduits en français par Dolet lui-même, 1540, in-4o et 1543, in-8o ; le Liber de imitatione ciceroniana, 1540, in-4o ; la Manière de bien traduire d’une langue en aultre ; de la ponctuation françoyse et des accents d’ycelle, 1540, in-8o ; des traductions des Epistres familiaires de Ciceron, 1542, in-8o, et de divers traités d’Erasme ; quelques autres écrits que nous passons sous silence afin de ne pas trop allonger cette liste, voilà certes des preuves irrécusables de l’activité intellectuelle que déploya Dolet pendant une carrière bien courte et bien agitée. Comme éditeur, on lui doit entre autres ouvrages, des impressions soignées et correctes de Suetone ; de la Pandora de Jean Olivier, évêque d’Angers ; du livre de Guillaume Paradin De antiquo statu Burgundiæ, 1542 ; des traductions faites par Jean Canappe de quelques écrits de Galien, de Loys Vassée, de Guy de Cauliac, relatifs aux sciences médicales ; des poésies d’Antoine Heroet et de la Borderie, etc. N’oublions pas une édition (Lyon, 1542, in-16) de l’Internelle consolacion[3] ; elle fut censurée, à ce que disent d’anciens bibliographes, et elle est aujourd’hui introuvable. Un rapprochement à la fois singulier et triste, mérite d’être signalé : ému des attaques dirigées contre lui, prévoyant en quelque sorte les suites fatales qu’elles devaient avoir, il avait choisi une devise presque prophétique ; au-dessous de la marque que, suivant l’usage des typographes de l’époque, il avait adoptée, une doloire, il avait inscrit ces mots : « Préserve-moy, ô Seigneur, des calumnies des hommes[4]. » Malheureusement cette prière ne fut pas exaucée ; des passions implacables livrèrent au bourreau un homme de cœur et d’esprit qui s’inspirait du génie de la Renaissance et qui eut le malheur de naître deux siècles trop tôt. S’il avait été contemporain de Louis XV, Dolet eût probablement travaillé à l’Encyclopédie ; il eût été le commensal de Diderot et le correspondant de Voltaire ; il serait entré à l’Académie française, ou tout au moins à celle des Inscriptions ; le Parlement aurait peut-être condamné quelques-uns de ses écrits ; à la rigueur il aurait pu aller faire à la Bastille un séjour plus ou moins prolongé, mais il n’eût point été traîné sur un fatal tombereau à la place Maubert, et tout comme Fréret et d’Alembert, il serait mort dans son lit, non sans recevoir de Fréron et de Nonotte des injures qui ne faisaient pas grand mal.

[3] On sait que ce livre a la plus grande analogie avec l’ouvrage si célèbre intitulé L’Imitation de Jésus-Christ ; quelques critiques ont pensé que le texte latin avait pris pour modèle, en le modifiant parfois, l’écrivain français ; d’autres savants ont supposé que l’un et l’autre ouvrage étaient sortis de la même plume. Renvoyons à l’introduction placée en tête de l’édition donnée par MM. L. Moland et Ch. d’Hericault, Paris, Jannet, 1856, in-16.

[4] Voir p. 99.

LE
SECOND ENFER
D’ESTIENNE DOLET,
NATIF D’ORLÉANS.

Qui sont certaines compositions faictes par luy mesmes sur la iustification de son second emprisonnement.

A LYON,
1544.
Auec Priuilege pour dix ans.

AU LECTEUR

APRES L’ENFER DE DOLET, TV TROVVERAS DEVX DIALOGVES DE PLATON, SÇAVOIR EST : L’VNG INTITULÉ AXIOCHVS, QVI EST DES MISERES DE LA VIE HVMAINE ET DE L’IMMORTALITÉ DE L’AME ; L’AVLTRE INTITULÉ HIPPARCHVS, QVI EST DE LA COVVOITISE DE L’HOMME, TOVCHANT LE GAING ET AVGMENTATION DES BIENS MONDAINS. LE TOVT NOVVELLEMENT TRADVICT PAR LEDICT DOLET.

ESTIENNE DOLET
A
SES MEILLEVRS ET PRINCIPAVLX AMYS

HUMBLE SALUT.

Ie sçay, mes amys, que le naturel de l’homme est tel (hors mys bien peu, qui ne croyent à la legiere) que tout subdain qu’vng personnage tombe en quelque infortune et calamité, on presume plustost cela venir de sa faulte que par la meschanceté d’aultruy. Qui est la cause que i’ay voulu faire publier ces myennes petites compositions, dressées sur la probation de mon innocence, touchant mon dernier emprisonnement : affin que si auez esté mal informez par cy deuant de mon affaire (m’attribuantz coulpe où ie suis totalement sans coulpe), vous reiectiez vostre opinion mauluaise, et congnoissiez qu’à tort, et sans cause (toutesfoys en cela ie me remects à Dieu, et le requiers humblement qu’il me garde de murmurer contre sa saincte voulunté), ie suys en peine et fascherie. Lisant doncques les compositions qui s’ensuyuent, vous entendrez mon innocence, et aurez regret que ie languisse en telle misere non meritée. Au demeurant, si vous trouuez estrange que ce present opuscule soit intitulé : Mon second Enfer, veu que ie n’en ay point mys de premier en lumiere, ie vous aduise que le tiltre de ce second est pour le respect du premier : lequel courroit desia par le monde, sans la fascherie qui m’est dernierement aduenue. Mais auec le temps il aura sa publication. Pour ceste heure, ie me contente de vous faire apparoistre que c’est par malheur et non par delict et crime que ie suis en affliction. Cela vous estant persuadé (comme certainement il doibt estre), mon aduersité, tant grande, me sera diminuée de la moytié ; et, pour mon reconfort, ie me mettray de iour en iour deuant les yeulx les regrets et souspirs que vous, amys, fairez pour l’infortune de vostre amy, qui en cest endroict bien affectueusement à vous touts se recommande, priant Dieu vous auoir en sa saincte garde.

Escript en ce monde, ce premier iour de may, l’an de la redemption humaine, mil cinq cens quarente et quattre.

AU TRESCHRESTIEN
ET
TRESPVISSANT ROY FRANÇOYS,
ESTIENNE DOLET,
Treshumble salut et obeissance deüe.

Mes ennemys, non contents et saoullés
(Roy treschrestien, seul support des foullés),
De m’auoir ià tourmenté quinze moys,
Se sont remys à leurs premiers abboys,
Pour me remettre en ma peine premiere,
Si ta doulceur et bonté singuliere
Ne rompt le coup de leur caulte entreprise,
Que ie te veulx declairer sans faintise,
Affin que Iuge en ma cause tu sois,
Et puisses veoir si en rien te deçois.
Ces malheureux ennemys de vertu,
Creuants de dueil, qu’ayt esté rabbatu
Leur grand effort, par lequel ilz cuydoient
(Comment cuyder ?) mais par lequel tendoient
Me mettre à mort oultrageuse et villaine,
Myeulx que deuant ont reprins leur halaine
Pour m’opprimer à la fin laschement.
Cela conclud (Sire) voicy comment
Ilz ont bien sceu trouuer moyens subtilz,
Et mettre aux champs instruments et outilz,
Pour donner ombre à leur faict cauteleux,
Et m’enroller au renc des scandaleux,
Des pertinax, obstinez et mauldicts,
Qui vont semant des liures interdicts.
Suyuant ce but, ilz font dresser deux balles
De mesme marque et en grandeur esgalles,
Et les enuoyent à Paris par charroy.
Prends garde icy, François, vertueux Roy ;
Car c’est le poinct qui te faira entendre
Trop clairement l’abuz de mon esclandre.
Ces deulx fardeaulx furent remplis de liures,
Les vngs mauluais, et les autres deliures
De ce blazon que l’on nomme heretique,
Le tout conduict par grand’ ruze et praticque.
Et ce fut faict, affin de mieulx trouuer
L’occasion de te dire et prouuer
Que c’estoit moy qui les balles susdictes
Auois remply de choses interdictes.
Les liures doncq’ de mon impression
Estoient dans l’vne (ô bonne inuention !),
Et l’aultre balle (et c’est dont on me greue)
Remplie estoit des liures de Genesue,
Et à l’entour, ou bien à chasque coing,
Estoit escript, pour le veoir de plus loing,
Dolet, en lettre assez grosse et lysable.
Qu’en dictes vous, Prince à touts equitable ?
Cela me semble vng peu lourd et grossier,
Et fusse bien vng tour de patissier,
Non pas de gens qui taschent de surprendre
Les innocents, pour les brusler ou pendre.
Ie leur demande icy en demandant,
Pour me defendre en mon droict defendant,
Eusse ay ie bien esté si estourdy,
Si les fardeaulx, qu’orendroit ie te dy,
I’eusse enuoyés à Paris, ce grand lieu,
Que n’eusse sceu trop mieulx iouer mon ieu
Que de marcquer au dessus mon surnom
En grosse lettre ! A mon aduis, que non :
Trop fin ie suys, et trop fin on me tient,
Pour mon nom mettre en cela qui contient
Quelque reproche ; et pas ne le feroit
Qui de cerueau vne bonne once auroit.
Et d’aduentage : il est assez notoire,
Comme d’vng cas de recente memoire,
Que ie ne fais que de prison saillir.
Vouldrois ie doncq’ ou mesprendre, ou faillir
Si tressoubdain ? Vouldrois ie retourner
A faire cas qui me feist enfourner
(Pour mon mesfaict) dedans la tour carrée,
Ou en vne aultre encores myeulx barrée ?
Si vng leurier a esté eschauldé,
Ou à grands coups de baston pelaudé,
En faisant mal, il crainct bien de mesfaire,
Pour ne tomber apres en telle affaire ;
Et en cela n’y a rien que Nature
Qui le corrige et luy face ouuerture
De ressentir que du mal vient le mal.
Et moy, qui suys raisonnable animal,
N’ay ie pas bien en moy la congnoissance
D’euiter mal, pour n’entrer en souffrance ?
Ayme ie tant des prisons la langueur,
Où nul esprict ne demeure en vigueur ?
Ayme ie tant tomber entre les mains
De ces mastins concierges inhumains ?
Ayme ie tant (helas !) vser ma vie
Comme vne beste à touts maulx asseruie ?
Ayme ie tant à l’appetit d’vng rien
Si follement ruiner tout mon bien ?
Ce sont abuz où vng asne mordroit.
Or, debattons leur indice et mon droict.
Que disent ilz ? C’est Dolet, pour certain,
Qui a transmis à Paris ce butin,
Car il y a de ses liures grand nombre.
Est ce là tout ? n’auez vous point d’aultre vmbre
Pour colorer vostre maligne entente ?
Respondez moy. N’ay ie oncques mys en vente
Des liures telz qu’à ce coup seulement ?
Cela est faulx, car i’ay publicquement
Depuis six ans faict trein de librairie,
Mettant dehors de mon imprimerie
Liures nouuaulx, liures vieilz et antiques,
Et pour les vendre ay suiuy les trafficques
D’vn vray marchant, en vendant à chascun,
Tant que souuent ne m’en demeuroit vng ;
Faisant cela, chascun s’en est fourny :
Et moy i’en suys demeuré desgarny.
Qui garde doncq, que quelqu’aultre marchant,
Faisant ce trein et son proffict cherchant,
Ou bien plus tost quelque enuyeux malin,
Voulant sur moy desgorger son venin,
N’ayt peu dresser ces deulx balles icy,
Dont sans raison on me mect en soucy ?
Et qui plus est, la lettre de voicture
Faict elle foy que c’est mon escripture ?
Ie sçay que non. Qui est doncques la cause
Qui cest esclandre et ce trouble me cause ?
Ie n’en sçay point, et point n’en ay commise,
Sinon que c’est malheur qui à sa guise
Me va vexant et m’a ià vexé tant,
Que de mes maulx deburoit estre content.
Pour ces fardeaulx, les seigneurs de Paris,
Fort courroucés contre moy et marrys,
Sans aultre esgard despeschent vne lettre,
Pour en prison soubdain me faire mettre.
Ce qui fut faict, et en prison fus mys.
O quel plaisir eurent mes ennemys !
Aultant, pour vray, que i’eus de desplaisir
Quand on me vint au corps ainsi saisir ;
Car à cela alors point ne pensoys,
Et de crier : Le Roy boyt ! m’auançoys.
Brief, ie fus prins et en prison serré,
Non toutesfoys aultrement resserré.
Ie voys, ie viens çà et là tout pensif,
Ronflant de dueil comme vng cheual poulsif,
Et me despite en moy mesme trop plus,
Que quand ie fus à l’aultre foys reclus,
Tant aux prisons de Paris qu’à Lyon,
Car i’ignoroys allors vng million
De bien bons tours qu’on apprend en peu d’heure,
Si aux prisons quelque temps on demeure.
Mon naturel est d’apprendre tousiours ;
Mais si ce vient que ie passe aulcuns iours
Sans rien apprendre en quelcque lieu ou place,
Incontinent il fault que ie desplace.
Cela fut cause (à la verité dire)
Que ie cherchay (tresdebonnaire Syre)
Quelcque moyen de tost gaigner le hault ;
Puis aulx prisons ne faisoit pas trop chault,
Et me morfondre en ce lieu ie craignois
En peu de temps, si le hault ne gaignois.
De le gaigner prins resolution,
Et auec art et bonne fiction
Ie preschay tant le concierge (bon homme)
Qu’il fut conclud (pour le vous dire en somme)
Qu’vng beau matin irions en ma maison
Pour du muscat (qui estoit en saison)
Boire à plein fonds, et prendre aulcuns papiers
Et recepuoir aussi quelcques deniers
Qu’on me debuoit, mais que rendre on vouloit
Entre les mains de Monsieur, s’il alloit
A la maison, et non point aultrement.
Ce qu’on faisoit pour agensissement
De mon emprinse, et pour myeulx esmouuoir
Le bon concierge à faire son debuoir.
Et sur cela Diev sçait si ie me fains
De requerir, auecques serments maincts,
Ledict Seigneur à ce qu’il ne retarde
Que puisse auoir les deniers qu’on me garde.
Cela promis, le lendemain fut faict,
Et dès le soir feit venir (en effect)
Quelcques sergents qui auec nous soupparent,
Et le matin aux prisons se trouuarent :
Pensez comment ie dormis ceste nuict,
Et quel repos i’auois, ou quel deduict !
L’heure venue au matin sur la brune,
Tout droictement au coucher de la lune,
Nous nous partons, cheminants deux à deux ;
Et quant à moy, i’estois au milieu d’eulx
Comme vne espouse, ou bien comme vng espoux,
Contrefaisant le marmiteux, le doulx,
Doulx comme vng chien couchant ou vng regnart
Qui iette l’oeil çà et là à l’escart,
Pour se sauluer des mastins qui le suyuent,
Et pour le rendre à la mort le poursuyuent.
Nous passons l’eaue, et venons à la porte
De ma maison, laquelle se rapporte
Dessus la Saosne ; et là venuz que fusmes,
Incontinent vng truchement nous eusmes
Instruict de tout et faict au badinage,
Lequel sans feu, sans tenir grand langage,
Ouure la porte, et la ferme soubdain,
Comme remply de courroux et desdaing.
Lors sur cela i’auance vng peu le pas,
Et les sergents, qui ne congnoissoient pas
L’estre du lieu, suyuent le myeulx qu’ilz peuuent ;
Mais, en allant, vne grand’ porte ilz treuuent,
Deuant le nez, qui leur clost le passage.
Ainsy laissay mes rossignolz en cage,
Pour les tenir vng peu de temps en mue.
Et lors Dieu sçait si les pieds ie remue
Pour me sauluer : oncques cerf n’y feit oeuure
Quand il aduient qu’vng limier le descueuure,
Ny oncques lieure en campagne elancé
N’a myeulx ses pieds à la course auancé.
Mais quoy ? doibt on pour ce me donner blasme ?
Ay ie forfaict ? ay ie faict tour infame ?
Vng cordelier (homme de conscience)
Le feroit bien, s’il auoit la science.
Les animaulx et les oyseaulx des champs,
Quand ilz sont prins, ne sont rien recherchants
Que liberté : suys ie aultre qu’vne beste
Ou vng oyseau qui se rompt corps et teste
Pour se trouuer hors de captiuité ?
Venons au point. Ce qui m’a incité
De me tirer hors des mains de iustice
N’est point que sente en moy forfaict ou vice :
Ie n’ay rien faict quant à ce qu’on m’accuse,
Mais ie sçay trop comme en iustice on vse
De mille tours que ie crains et redoubte.
Ie sçay comment le bon droit on reboutte
D’vng criminel, et comment on le traicte,
Si (tant soit peu) quelqu’vng sa mort affecte,
Qui ayt credit et pouuoir suffisant
Pour le fascher et l’aller destruysant
En biens ou corps. Car s’il ne peult venir
Iusques à là qu’il luy face finir
La vie, allors il trouue la cautelle
De luy causer prison perpetuelle,
Ou pour le moins de si longue durée,
Que myeulx vauldroit que sa mort eust iurée.
Car la prison est espece de mort,
Ains plus que mort quand il vient au remort
A vng esprit de naturel gentille,
Qu’il fault que là il demeure inutile
Et qu’en langueur il passe ainsi sa vie
A l’appetit d’vne meschante enuye.
O quel regret, quel despit, quelle rage
Il vient au coeur d’vng gentil personnage,
Quand il se voit sans cause ainsi vexé,
Et de touts maulx sans forfaict oppressé !
Quant est de moy, ie sçay que vault cela,
Sçauoir le doibs : on ne le me cela
Lors que i’estois entre les mains des hommes.
Et sur mon doz on eust mys plus grands sommes
Et plus lourds faix de toute aduersité,
Si ta clemence et grande humanité
N’y eust pourueu ; dont ie te remercye,
Et l’Eternel humblement ie supplie
Qu’il te maintienne en santé longuement,
Et accroyssant la France tellement,
Qu’aultre que toy n’y ayt Roy en ce monde,
Comme vray Roy de la machine ronde,
Pour les vertuz qui en toy estincellent
Trop plus qu’en aultre et qui sur touts excellent.
I’ay dict mon grief, venir fault au remede.
Il n’est nul mal qui le remede excede,
Sinon la mort. Or quel remede doncq’
A ce forfaict que ie ne commis oncq ?
Le remede est (s’il vous plaist y entendre)
Que vous faciez expressement defendre
Au parlement de Paris qu’il desiste
De me poursuyure, et contre moy n’insiste,
En declairant que retenez à vous
Toute ma cause, et qu’inhibez à touts
La congnoissance (entres aultres) de mon cas.
Lors sans babil et sans grand altercas,
Ie vous diray la verité du faict,
Et i’ay espoir que ce sera tost faict ;
Car si au monde il est vng iuste iuge,
Ie vous tiens tel, et pour tel on vous iuge,
Et quant à moy, du faict suys innocent.
Or vng bon iuge à l’innocent consent
Que de iustice il sorte nect et quicte,
Et contre luy ne s’altere ou irrite.
Si ce moyen assez bon ne vous semble,
Ie suys d’aduis qu’en vng bloc on assemble
Tout ce qu’on dict que i’ay faict et commys
Touchant la foy, et que, le tout remys
Et aboly iusque à heure presente,
Par cy apres contre moy on n’intente
Chose qui soit, sinon que de rechef,
Touchant cela, feisse quelcque meschef.
Quant à la foy, on ne m’accuse point,
Pour ceste foys, que ie tienne vng seul poinct
D’opinion erronée ou mauluaise.
Mais quelcques gens ne sont point à leur aise
De ce que vends et imprime sans craincte
Liures plusieurs de l’Escripture Saincte.
Voyla le mal dont si fort ilz se deulent,
Voyla pourquoy vng si grand mal me veulent,
Voyla pourquoy ie leur suys odieux,
Voyla pourquoy ont iuré leurs grands dieux
Que i’en mourray si de propos ne change.
N’est ce pas la vne rancune estrange ?
Et toutesfoys rien n’est que ie ne face
Pour d’vng chascun auoir la bonne grace,
Car ie ne veulx pour le peuple mourir,
Ny aultre mal (si ie puis) encourir.
Viure ie veulx, non point comme vng pourceau,
Subiect au vin et au friand mourceau ;
Viure ie veulx pour l’honneur de la France,
Que ie pretends (si ma mort on n’auance)
Tant celebrer, tant orner par escripts,
Que l’estrangier n’aura plus à mespris
Le nom françoys, et bien moins nostre langue,
Laquelle on tient pauure en toute harengue.
Quant au surplus, ie m’en deporteray,
Et ton vouloir en tout ie parferay ;
Car s’il te plaist me defendre tout court
Que, veu le bruict qui partout de moy court,
Ie n’aye plus à liures imprimer
De l’Escripture, on me puisse opprimer,
Si de ma vie il en sort vng de moy ;
Et si i’en vends, tomber puisse en esmoy
De mort villaine ou de flamme ou de corde,
Et de bon coeur à cela ie m’accorde.
C’est assez dict : ie suys trop long du tiers.
Ie reuiens doncq’ à cela que ie quiers.
Fais (ie te pry), Prince plein de doulceur,
Prince diuin, des lettrez defenseur,
Fais que ie soys par ton vouloir absouls,
Et tu voiras, si bien tost me resouls,
Dedans Lyon faire ma residence,
Pour myeulx poulser que deuant l’eloquence,
Tant en latin qu’en françoys, que mieulx i’aime
Et que ie veulx mettre en degré extreme
Par mes labeurs, soit comme traducteur
Ou comme d’oeuure (à moy propre) inuenteur.
Permettras tu que ceste voulunté
Ne sorte effect par moy ià attenté ?
Permettras tu que ce courage honneste
Ne face vng fruict de si grande requeste ?
Permettras tu que ce desir louable
Ne mette à fin son effort proffitable ?
Permettras tu que par gens vicieux,
Par leur effort lasche et pernicieux,
Les gens de bien et les gens de sçauoir,
Au lieu d’honneur, viennent à recepuoir
Maulx infiniz et oultrages enormes ?
Il n’est pas temps, ores, que tu t’endormes,
Roy nompareil, des vertueux le pere :
Entends tu point, au vray, quel vitupere
Ces ennemys de vertu te pourchassent,
Quand les sçauantz de ton royaume ils chassent,
Ou les chasser à tout le moins pretendent ?
Certes (grand Roy) ces malheureux entendent
D’anihiler deuant ta propre face,
Et toy viuant, la bienheureuse race
Des vertueux, des lettres et lettrez,
Qui soubs ton regne en France sont entrez,
Si ta prudence à ce ne remedie :
Tu le voys bien, point ne fault que le die.
Mais seulement, pour ma derniere clause,
Ie te priray que comme ie propose
Par cy apres viure sans forfaicture,
Mais en vertu et en toute droicture,
Passant mes ans en l’augmentation
Du bien public et decoration
De nostre langue, encores mal ornée,
D’aussi bon cœur ta Maiesté sacrée
Me vueille oster de la peine ou ie suys,
Et m’octroyer le retour que poursuys ;
Car viure ailleurs qu’en France ie n’espere,
Et la requiers pour mon dernier repaire.

FIN

AU ROY MESMES

Le pouuoir d’vng prince est terrible,
Grand, infiny, presque increable :
Mais combien qu’il soit inuincible,
Il ne rend vng Roy tant louable,
Tant diuin, tant esmerueillable,
Que clemence et humanité.
Or fais doncq’ que diuinité
Par clemence en toy ie congnoisse ;
Fais que ta haulte deité
Guerisse mon extreme angoisse.

A TRESILLUSTRE
PRINCE
MONSEIGNEVR LE DUC D’ORLEANS

Honte i’aurois, et la deburois auoir
(Duc, protecteur de touts gens de sçauoir)
Si par ma faulte il estoit aduenu
Que maintenant ie fusse reuenu
A te prier, par la lettre presente,
Que ta faueur (dont chascun se contente),
Que ton support (qui à nully n’est clos)
Me iettast hors du mal où suis enclos.
Mais puisque c’est fortune qui m’en veult,
I’accours à toy comme à celluy qui peult
La repoulser, et me rendre deliure
Des grands ennuys que tant souuent me liure.
L’ennuy que i’ay (helas ! pauure chetif),
C’est que ie suis de la France fuitif,
A tort, sans cause et sans aulcun mesfaict.
Et pour le myeulx, dire te veulx le faict,
Si à l’ouyr prend plaisir d’aduenture :
Sache en briefs mots, Royalle geniture,
Que dans Paris, depuis vng peu de temps,
Ont esté prins (ainsi comme i’entens)
Certains fardeaulx de liures defenduz,
Qui ont esté au parlement renduz
Par vng qui bien la trahison sçauoit.
Or entre yceulx des miens il y auoit
(I’entends des miens, de mon impression)
Et pour cela on a presumption
Que ces fardeaulx sont touts venuz de moy.
Voylà pourquoy on me mect en esmoy ;
Voylà pourquoy Messieurs du parlement
Ont à Lyon mandé subitement
Que fusse prins, ce que ie fus pour vray.
Mais de prison bien tost me deliuray,
Car ie n’y fus que deux iours et demy :
Et bien monstray que ne suis endormy,
Quand de trouuer la maniere ie tasche
De sortir hors d’vng lieu où ie me fasche.
Ce n’est pas tout, Prince doux et humain :
Puisque Diev m’a voulu tenir la main
A me tirer hors de captifuité,
Ie vous requiers que soyez incité
De faire tant vers le Roy, vostre pere,
Qu’il me remette en mon premier repaire,
Veu que d’offense il n’y en a aulcune,
Et que ce n’est que malheur et fortune,
Enuye aussi, qui ne se peult lasser
De conspirer contre moy et brasser
Mille tourments, mille assaults et outrages,
Mille despens, mille cousts et dommages.
En esperant que ce bien me fairez,
Et que me mettre en seurté tascherez,
Ie vous enuoye vng double de la lettre
Que i’ay aussi au Roy voulu transmettre.
Là congnoistrez de mon faict l’innocence,
Si de l’ouyr auez la patience :
Ce que vous pry humblement vouloir faire,
Affin que mieulx entendiez mon affaire,
Pour en parler au Roy plus seurement,
Et le prier affectueusement
Que son Dolet (son Dolet ie me nomme,
Car sans luy seul ie ne fusse plus homme)
Rappeler vueille au doulx pays de France,
Et (pour tousiours) luy donner asseurance,
En bien viuant, sans forfaict et sans vice,
Qui soit subiect aux abboys de Iustice.
Cela faisant (et sans cela aussy)
L’Omnipotent ie requerray icy,
Qu’aultant que fut Iules Cesar heureux,
Grand en conseil, en faictz cheualeureux,
Aultant, ou plus, vous soyez fortuné,
Et quelque iour d’vng Empire estreiné.

FIN

AU DUC D’ORLEANS MESMES

Le pere au filz rien ne refuse,
Si sa requeste n’est iniuste :
Par quoy vous pouuez (sans excuse)
D’vng cueur magnanime et robuste
Prier le Roy de chose iuste
En ma faueur : tant qu’il luy plaise
Tirer l’innocent de malaise.
Ie suis seur qu’il vous entendra
(Car la requeste n’est mauluaise)
Et ma liberté me rendra.

A MONSIEUR
LE CARDINAL DE LORRAINE

Ie n’estois pas à grand’peine sorty
Hors des prisons, pas n’estoit amorty
Le feu de ioye entre mes bons amis,
De ce que Diev à la fin m’auoit mis
En liberté par la bonté du Roy,
Que tout soubdain vng nouueau desarroy
Me vint troubler. De rechef ie fus prins,
Sans nul forfaict et sans auoir mesprins,
Ne sçay pourquoy, sinon que l’on m’accuse
(Mais faulsement et par inique ruze)
Que dans Paris ay transmis quelcque balle
De liures pleins d’erreur et de scandale.
Quand tout est dict, point ne se trouuera
(Qui de ce faict le certain cherchera)
Que ce soit moy duquel vient ce forfaict.
Et toutesfois prisonnier i’en fus faict,
Comme coulpable ; et de ce m’indignay
Si asprement, que le hault ie gaignay :
Tant que (Diev grace) hors de prison ie suis.
Et qu’est ce doncq’ qu’orendroit ie poursuis ?
C’est qu’il vous plaise au Roy bailler ma lettre,
Et le prier hors de peine me mettre,
Abolissant mon emprisonnement
Faict sans raison et trop legierement,
Si que ne sois contrainct me destourner,
Ains que ie puisse à Lyon retourner,
En ma maison, et poulser en auant
L’art literal aussi bien que deuant.
Car mon retour ne quiers à aultre fin
Que pour l’honneur des lettres, et affin
Que le vouloir, que i’ay grand et ardent
De consumer mon aage en estendant
L’honneur de France et de sa langue aussi
Par mes labeurs, ne se retarde, ainsi
Me dechassant à grand tort et sans cause ;
Car quant à moy, ie n’ay point faict la chose
Dont on me charge, et ne la vouldrois faire.
N’espargne donc (Prince tresdebonnaire)
N’espargne point ta faueur enuers moy,
Pour me tirer hors de peine et d’esmoy.
Si tu le fais tousiours de plus en plus,
Ie tascheray que tu ne sois forclus
Du loz diuin de la Posterité,
Et que ton nom ayt immortalité.
Et apres Diev et ce grand Roy de France,
De toy tiendray toute ma deliurance.

A MADAME
LA DVCHESSE D’ESTEMPES

C’est à ce coup que Fortune insensée
A descouuert la meschante pensée
Qui laschement m’a gardé iusque icy.
Bien me doubtois qu’il en seroit ainsi,
Quand prisonnier ie fus dès l’aultre foys,
Il peult auoir quelcque dix huict moys,
Car ie sçay bien que ceste faulce Lyce
De sa nature est pleine de malice ;
Et si vng coup elle a conceu rancune
Contre quelqu’vng, pas n’est contente d’vne
Aduersité, ou de troys, ou de quattre,
si l’Eternel ne luy vient à rabbatre
Sa grand’ fureur et oultrageux courage.
Voylà comment (Dame prudente et sage,
Dame addonnée à doulceur et pitié)
Ce villain monstre ardent d’inimytié,
Et non content de mon premier meschef,
M’a mys en trouble et peine de rechef.
Le meschef est qu’en prison on m’a mys,
Sans nul forfaict, sans rien auoir commis :
Fors seulement que par presumption,
Ou (pour myeulx dire) à l’instigation
Des enuyeulx, contre moy on intente
Que deux fardeaulx pleins de chose meschante
(Quant à la foy) ay transmis à Paris.
Et de cela les Presidents marris,
Sans nulle preuue et sans aulcun indice,
Ains seulement en rigueur de Iustice,
Mandent tout chault en diligence bonne
Que tout soubdain on happe ma personne,
Pour me mener captif par deuers eulx.
Mais le tout bon, le President des cieulx
N’a pas voulu me laisser au besoing,
Et en prenant de tout mon mal le soing,
M’a faict la grace (ô bonté infinie)
De sortir hors de la grand’villennie
Qu’on me brassoit. Brief, captif ne suis plus.
Puisqu’ainsi est, Dame, il reste au surplus
Que, veu mon faict et ma grande innocence,
Vous requeriez ce noble Roy de France
(Si tant vous plaist pour moy vous trauailler)
Que son plaisir soit de me rebailler
En son royaulme vne telle seurté,
Vng tel repos et telle liberté,
Qu’ay tousiours eue, horsmys depuis qu’enuye
Ma liberté a vng peu asseruie.
Mais tout cela se peult bien reparer,
Si vous voulez les moyens preparer,
Et faire tant qu’ores on abolisse
Tout mon ennuy, et qu’on me restablisse
En mon entier, sans que plus on me fasche,
Si ie ne viens à faire chose lasche :
Ce que n’ay faict et feray encor moyns.
Mais Diev me gard de ces meschants tesmoings !
Or apres tout, pour resolution,
Ie vous supply, si oncq intention
Vous auez heu de me faire aulcun bien,
Qu’à ceste foys vous trouuiez le moyen
Enuers le Roy que point il ne consente,
Que de la France à tort ie m’abesente.
Pour bien le faire, il vous plaira de lire
Ce qu’ay voulu au Roy mesmes escrire ;
Car là voirrez le fonds de la matiere,
Et de mon faict la narratiue entiere ;
Dont par apres ma lettre presentant,
Vous luy pourrez mieulx aller racomptant
Les griefs et torts que sans cause on me faict,
Et qu’à present ie n’ay en rien mesfaict.
Adiev, ma Dame, humblement requerant
Le Createur, hault et bas moderant
Les faicts humains et le pourpris celeste,
Que longuement en santé il vous preste
Heureuse vie, et d’honneur tant ornée,
Que ciel et terre en demeure estonnée.

A LA DESSUSDICTE
DVCHESSE D’ESTEMPES

Dame, si vous suis importun,
Cela ne me part d’auarice :
Ie ne demande bien aulcun,
Office soit ou benefice.
Seulement vne heure propice
Ie vous pry de faire sonner,
Où il plaise au Roy me donner
En ses pays liberté seure ;
Car ie ne quiers aultre demeure,
Et m’est bien grief quand i’en desloge.
Helas ! faictes sonner telle heure,
Puisque vous gouuernez l’horloge.

A LA SOUUERAINE ET VENERABLE
COVRT DV PARLEMENT DE PARIS

Ie ne me plainds qu’on m’vse de rigueur,
Car c’est raison que iustice ayt vigueur,
Et qu’elle regne à la ville et aux champs,
Esgalement sur les bons et meschants,
Pour vng chascun tousiours tenir en craincte
Par sa main forte et redoutable attaincte.
Las ! ie me plainds de ma triste fortune,
Qui sans forfaict et sans offence aulcune,
Me precipite en trauaulx infiniz,
Tant que les vngs ne sont presque finiz
Que tout soubdain en aultre ie tresbuche
Et coup sur coup trouue nouuelle embusche
Par ce tyrant malheur, qui prend plaisir
De me forger encombre et desplaisir.
Mais ce n’est vous à qui plaindre me doibs :
Ce n’est pas vous qui par plainctifue voix
Vous vous lairriez endormir ou surprendre.
Il vault doncq mieulx mon droict vous faire entendre
Et vous deduire ici par le menu
Comme à grand tort m’est ce trouble aduenu.
Dedans Paris (comme sçauez trop mieulx,
Et comme aussi mes amys soucieux
De mon honneur m’ont escript par deça)
Ont esté prins depuys deux moys en ça
Certains fardeaulx de liures, dont les vngs
Ne sont que bons, approuués et communs
(Et ceulx là sont, ainsi que l’on m’asseure,
Marcqués de moy et du lieu où demeure)
Les aultres sont pleins de sens heretique
Et reprouués par edict authentique.
Or pour cela qu’ainsi estoyent meslés,
Quelcques malings se sont entremeslés
De vous induire à croyre fermement
Que c’estoit moy qui veritablement
Auoys transmis à Paris ces fardeaulx.
Mais ie demande à ces beaulx coquardeaulx
Qui taschent tant à me calumnier,
S’ilz me pourroient en cest endroict nyer
Qu’aultre que moy, ou marchant, ou meschant,
N’ayt peu dresser (pour m’aller empeschant)
Ces deux fardeaux, et ainsi les remplyr,
Pour son vouloir malheureux accomplyr ?
Suis ie tout seul qui de mes liures vende ?
N’en a chascun qui en veult ou demande
Pour son argent ? N’est ce doncq belle prouue
Que pour cela que des liures on trouue
Et de Genesue, et de Dolet ensemble,
A l’appetit des malings fault qu’il semble
Que c’est Dolet qui le tout y a mys,
Le tout dressé, et à Paris transmys ?
O quel abuz ! Y a il apparence
Que de vray dol, que de tort et greuance
Contre celluy qui en est innocent,
Et qui chargé en cela ne se sent ?
Plus : ie suis seur que si on prend bien garde
(Qui est le poinct où le plus on regarde
En tel affaire) au tillet de voicture,
On ne dira que c’est mon escripture ;
Pas ne dira aussi le voicturier
(Si veritable il est et droicturier)
Qu’il ayt repceu de moy balle ou ballette,
Dont à grand tort si tresmal on me traicte.
Ce nonobstant ie fus mys en prison,
Comme ayant faict quelcque grand’trahison,
Quelcque forfaict enorme et execrable,
Comme du cas conuaincu et coulpable.
Mais en prison ie ne feis long seiour ;
Car i’en sortis dès le troysiesme iour,
Par le moyen de quelcque gentillesse :
Moyen de Diev, qui les siens ne delaisse
A leur besoing, et qui bien les deliure,
Quand à telz maulz contre droict on les liure.
Touchant cela, il va fort bien pour moy,
Puisque ie suys hors de captif esmoy.
Reste au surplus que mon droict entendu,
Droict me soit faict sur mon tort pretendu :
Si que par vous ma liberté perdue,
Par vous me soit semblablement rendue,
Recongnoissant que par presumption
Vous m’auez mys en ceste affliction ;
Et si elle est sans iuste fondement
(Ce que voyez à l’oeil trop clairement)
Raison ne veult, ny aussi equité,
Que ie demeure en ceste aduersité,
Errant çà, là, sans oser seiourner
Dedans Lyon, où ie veulx retourner
Et consumer le reste de ma vie,
Maulgré aulcuns et leur meschante enuye.
Si à ce bien puis vng coup paruenir,
Ne craignez pas que voyez aduenir
Que de ma vie vng seul liure i’imprime
De l’Escripture, ou aultre telle estime.
I’en suis trop saoul, et trop saoul en doibs estre,
Veu qu’il m’en vient, à dextre et à senestre,
Malheur, esmoy, tout encombre et dommaige,
Et que i’en suys si souuent mys en caige.
Bien est il vray que ne suys le premier
Qui les a faictz. Tel en est coustumier,
Et en imprime à Paris et Lyon
Publicquement vng et vng million,
Qui pour cela n’est fasché ne reprins.
Seulet ie suys à qui mal en est prins,
Seulet ie suys qui en porte la peine,
Seulet ie suys qui en ay male estreine.
Or soit loué le Seignevr Diev de tout,
Grace me face ores que soys au bout
De tant de maulx contre moy si pressifs,
De tant d’ennuys si griefs, si excessifs.
Et vous, Seigneurs, n’vsez de violence
Contre mon droict et ma grande innocence :
Puis que ie n’ay offensé ny mesfaict,
Faictes que rien contre moy ne soyt faict.
Si ne vouloys en France bien verser,
Pas ne querroys si fort y conuerser ;
Et si i’estoys de la France party,
Ie trouueroys ailleurs assez party
Où ie pourroys viure en grand’ liberté
Et à iamais auoir bonne seurté ;
Mais il m’est dur (quand à ce bien ie pense)
De renoncer mon païs, sans offense.
Marry seroys que le vouloir que i’ay
(Si par rudesse à la fin n’est changé)
De trauailler pour l’honneur des François
(Et cest effort grandement i’aduançois
Quand ce malheur prochainement m’aduint)
A quelcque fruict et effect ne paruint.
N’empeschez doncq’ cest effort glorieux :
Si ie ne suys en rien pernicieux,
Laissez moy viure en seurté et repos.
Disons vng peu (puisqu’il vient à propos)
Que me veult on ? suys ie vng Diable cornu ?
Suys-ie pour traistre ou boutefeu tenu ?
Suys-ie vng larron ? vng guetteur de chemin ?
Suys-ie vng volleur ? vng meurtrier inhumain ?
Vng ruffien ? vng paillard dissolu ?
Vng afronteur ? vng pipeur resolu ?
Suys-ie mutin ? suys-ie en rien oultrageux ?
Suys-ie à quelcqu’vng nuysible ou dommageux ?
Dys-ie de Diev quelcque cas mal sonnant ?
Vais-ie l’honneur de mon Roy blazonnant ?
Suys-ie vng loup gris ? suys-ie vng monstre sur terre,
Pour me liurer vne si dure guerre ?
Suys-ie endurcy en quelcque meschant vice,
Pour me trainer si souuent en iustice ?
Ignorez vous que maincte nation
N’ayt de cecy grande admiration :
Car chascun sçait la peine que i’ay prinse
Et iour et nuict sur la noble entreprinse
De mon estude, et comme ie polys
Par mes escripts le renom des Troys Lys,
Et toutesfoys de toute mon estude
Ie n’ay loyer que toute ingratitude.
Si vng trompeur, vng affronteur insigne,
Vng grand causeur, vng faisant bonne mine
S’en vient en France, et se mect à promettre
Cas merueilleux sur le faict de la lettre
Ou de la guerre, il est tout asseuré
Qu’il n’aura pas en France demeuré
Vng an sans plus qu’il n’ayt des benefices
Tant qu’il vouldra, ou quelcques grands offices
De touts ceulx là qu’il aura frequentés,
Si qu’on diroit qu’il les a enchantés.
Et moy, chetif, qui iour et nuict me tue
De trauailler, et qui tant m’esuertue
Pour composer quelcque ouuraige excellent
Qui puisse aller la gloire reuelant
Du nom françoys en tout cartier et place,
On ne me faict seullement tant de grace,
Qu’en bien versant en repos puisse viure,
Et mon estude en liberté poursuyure.
D’où vient cela ? c’est vng cas bien estrange,
Où l’on ne peult acquerir grand’ louange.
Quand on m’aura ou bruslé ou pendu,
Mis sur la roue, et en cartiers fendu,
Qu’en sera-il ? ce sera vng corps mort.
Las ! toutesfoys n’auroit on nul remord
De faire ainsy mourir cruellement
Vng qui en rien n’a forfaict nullement ?
Vng homme est il de valeur si petite ?
Est-ce vne mouche ou vng verms qui merite,
Sans nul esgard, si tost estre destruict ?
Vng homme est il si tost faict et instruict,
Si tost muny de science et vertu,
Pour estre, ainsi qu’vne paille ou festu,
Anihilé ? Faict on si peu de compte
D’vng noble esprit qui mainct aultre surmonte ?
Ie dy cecy, Seigneurs doulx et clements,
Pour ce que sçay que n’estes vehements
Oultre mesure à submettre à la mort
Vng criminel, bien qu’il soyt chargé fort.
Et si le dy sans flater ou mentir,
Comme celluy qui le peus bien sentir,
Lorsque i’estoys en la Conciergerye,
Chargé à tort de maincte resuerie.
Tant que sans craindre (et de cela i’atteste
L’Omnipotent) vne longueur moleste
De la prison, bien encor suys content
Aller vers vous, mon bon droict racomptant.
Mais en cela rien n’y a de perdu ;
Ie n’ay le sens si tresfort esperdu,
Que par escript ne vous puisse mander
Toute responce à ce que demander
Vous m’eussiez peu. Or prenez doncq le cas,
Que sans y estre et sans nulz aduocats,
Vous aye au long remonstré ma defense.
Que faut-il plus, sinon vne sentence,
Vng bon arrest, qui en sens brief et court
Dira comment la venerable court
Du parlement de Paris me remect
En mon entier, et qu’au neant el’ mect,
Du tout en tout, mon emprisonnement,
Sans que iamais bruict en soyt aultrement ?
Cela faisant, iustice vous fairez,
Et d’equité grande vous vserez
En releuant l’innocent de malheur,
Qui ne taira iamais vostre valleur.

AUX CHEFS
DE LA IVSTICE DE LYON,
Tant en l’ordinaire qu’en la Seneschaulsée.

Content ne suis de m’estre defendu
Enuers le Roy, du forfaict pretendu
Prochainement contre moy à grand tort :
Desir me prend, aultant grand ou plus fort,
De me purger enuers vous de l’offense
Qu’on me mect sus, et pour ce que ie pense
Que vous croyez que pour vray suis coulpable,
Veu qu’ay cherché le moyen conuenable
Pour sortir hors de prison caultement,
Prouuer vous veulx qu’il est tout aultrement,
Si à ma preuue adiouter voulez foy,
Sans vous monstrer trop bendés contre moy.
Le cas est tel (si bien ne le sçauez,
Ou si au vray entendu ne l’auez) :
Dedans Paris des liures on a prins,
Les vngs repceuz, et les aultres reprins
De ceste erreur qu’heretique l’on nomme.
Or entre yceulx (comme l’on dict en somme)
Il s’en trouua de mon impression,
Bons et permis ; mais leur presumption
Est que le tout i’ay à Paris transmis ;
Et pour cela, en prison ie fus mis
(Comme sçauez) vng peu à la legiere,
Sans bon indice et sans preuue pleiniere,
Qui est vng cas en rigueur excessif.
Quoy qu’il en soit, pour cela fus captif,
Bien qu’il n’y ayt sur moy aulcune prouue,
Car, le tout quis et cherché, on ne trouue
Que i’ay escript la lettre de voicture,
Et le chartier ne dira par droicture
Qu’aulcune balle il ayt de moy repceüe.
Si doncq’ par haine et mauluaistié conceue,
Quelqu’vng a faict ce cas ord et meschant,
Est ce raison qu’on m’en aille empeschant ?
Quant à cela, bien me iustifieroy,
Et ay espoir que tost ie prouueroy
Que ce n’est moy dont prouient ce forfaict,
Et que pour rien ne vouldrois l’auoir faict.
Mais toutesfoys (à dire verité)
I’ayme trop mieulx hors de captifuité
(Et de cela ne vous vueille desplaire)
Qu’en la prison pour chasser mon affaire.
Car en prison plus qu’assés i’ay esté ;
I’y ay passé vng hyuer et esté :
De mon malheur on se doibt contenter ;
Et si le hault i’ay prins pour m’esuenter
Quelcque petit, ie dy en cest endroit
Que trop rude est qui blasmer m’en vouldroit :
Il fasche, enfin, tant souuent retourner
En vne place, ou trop y seiourner.
Mais ce n’est pas pourquoy ie vous escris ;
Ce n’est pourquoy la plume ores i’ay pris
Pour composer ceste presente lettre,
Et deuers vous par apres la transmettre.
Le principal de mon intention
Est vous prier, d’ardente affection,
Et humblement, tant que faire le puis,
Que si en rien odieux ie vous suis,
Vous vueillez mettre en oubly toute haine,
Et n’aggrauer mon malheur et ma peine,
Ains mon bon droict entre vous soustenir,
Tant que si doibs à Lyon reuenir
(Ce que i’espere, et le pourchasse aussi)
Et bien versant, sans aulcun mauluais si,
Vous me vueilliez doulcement comporter,
Et bon amour deshormais me porter.
Car Lyon est où i’ay le plus d’enuie
De resider et consumer ma vie,
Pour la beauté et la grande excellence
De son pourpris, le plus beau de la France.
Et point ne croy luy faire deshonneur,
Quand ie desire en repos et bon heur
Y demeurer, bien viuant et sans blasme,
Sans faire mal, sans faire cas infame.
Or on sçait bien, et bien sçauoir se peult,
Que la raison dont de moy on se deult,
Et dont ie suys poursuyuy par Iustice,
N’est pour forfaict et aulcun meschant vice
Auquel ie soys par trop abandonné.
C’est seulement que me suis addonné
(Sans mal penser) depuis vng temps certain,
De mettre en vente, en françois et latin,
Quelcques liurets de la Saincte Escripture.
Voylà mon mal, voylà ma forfaicture,
Si forfaicture on la doibt appeller.
Mais si au Roy il plaist me rappeller
Et faire tant que de malheur me sorte,
Ie suys content que le Diable m’emporte,
Ou qu’on me brusle, ou qu’on me face pendre,
Si pour tel cas iamais tombe en esclandre.
La grace à Diev, i’ay prou d’aultres moyens
Pour m’enrichir et amasser des biens,
Sans craindre plus la Iustice et sa patte,
Qui de si pres me poursuict et me matte.
En renonçant aux liures dessusdicts,
Plus ne craindray les enuieulx mauldicts,
Et si viuray entre les myens content,
En composant ou bien en translatant
Liures plusieurs où l’on prendra plaisir,
Sans qu’il m’en vienne encombre ou desplaisir.
A tant fais fin, priant le Roy des cieux
Qu’il vous maintienne en ces terrestres lieux,
Vous despartant longue vie et santé,
Honneur et loz, et touts biens à planté.

FIN.

A
LA ROYNE DE NAVARRE,
La seule Minerue de France.

Le reconfort que nos peres antiques
Auoient iadis aux gouffres Plutoniques,
C’estoit que quand le Messias viendroit
En ces bas lieux, tout bien leur aduiendroit,
Et que bien tost sortiroient de souffrance :
Pareillement ma totale esperance
A esté telle en ce mien accident,
Que reconfort i’auroys tout euident
(Quoy reconfort ?) mais pleine deliurance
De mon malheur, si tu venois en France.
Or y es tu auecques ce grand Roy,
(Le Roy ton frere) en beau et noble arroy,
Non sans grand’ioye et grand contentement
De tout esprit et bon entendement ;
Car ie suis seur que toute ame bien née
Languissoit fort, te voyant eslongnée
De ce Royaulme, où tant bien tu conuiens.
Mais au propos de mon faict ie reuiens.
C’est toy en qui mon espoir total gist,
Apres celluy qui les hault cieulx regist ;
C’est toy, par qui liberté puis auoir ;
C’est toy, sans qui ne la puis recepuoir ;
C’est toy, pour vray, qui tousiours as tasché
Que nul ne fust contre le droict fasché.
Seray ie doncq’ de ta bonté forclus ?
Seray ie seul de ta faueur exclus ?
Pas ne le croy, et pas il n’aduiendra,
Car certain suis qu’à toy il ne tiendra
Que liberté ne me soit tost rendue,
Veu que sans crime et forfaict l’ay perdue.
Doncques suiuant ta bonté singuliere,
Il te plaira au Roy faire priere
Qu’en mon estat premier il me remette,
Et de la peine où ie suis il me iette.
Ce qu’il faira, si vng coup l’en requiers,
Comme d’vng cas que tout ton cueur quiers,
Car est il rien, tant soit grand ou exquis,
Que si le veulx, et qu’il en soit requis,
Il ne t’accorde aussi ioyeusement
Que l’en prieras affectueusement ?

FIN.

A MONSEIGNEUR
LE REVERENDISSIME CARDINAL DE TOVRNON

Il me souuient (et m’en doibt souuenir,
Si trop ingrat ie ne veulx deuenir)
Comme à Moulins (sept ans a, ce me semble)
Par grand amour et par faueur ensemble,
Sans long delay vous me feistes ce bien
De trouuer l’heure opportune et moyen
Pour presenter mes deulx tomes au Roy,
Luy disant lors trop plus de bien de moy
Qu’il n’y auoit, et n’y a et n’y fut.
Mais c’est faueur qui passe ainsi le but
De verité, quand elle veult entendre
Au bien d’aulcun, et sa louange estendre.
Or où est elle, où est ceste faueur
Que me portiez, pour vng goust et saueur
Qu’auiez trouuée en ce peu de sçauoir,
Qu’il auoit pleu à Diev me faire auoir ?
Plus n’apparoist ; non que l’ays merité,
Mais il n’est nul qui ne soit incité
A se changer et muer de courage,
Si foy adiouste à quelcque faulx langage.
Et quant à moy, ie pense fermement
Que ne vous suis odieux aultrement,
Sinon qu’aulcuns pleins de sens frenetiques,
Contre vertu ayants tousiours la picque,
Vous ont remply (en mentant) les oreilles
De plusieurs cas et de grandes merueilles
Touchant mon faict ; mais pas ne les croirez,
Et ma response à cela vous verrez.
Ma response est, pour le vous dire au vray,
Que i’ay vescu iusque icy, et viuray
Comme chrestien, catholique et fidelle,
Quoy que la langue enflammée et mezelle
D’aulcuns meschants et enuieux mauldicts
Me mette sus par ces villains mesdicts.
Fauteur ne suis d’heresie ou erreur,
Liures mauluais i’ay en hayne et horreur,
Et ne vouldrois ou vendre ou imprimer
Vng seul fueillet pour la loy deprimer
Antique et bonne, ou pour estre inuenteur
De sens peruers, et contre Diev menteur.
Si tel ie suis (comme suis pour certain)
Croyre ne puis que vostre cueur haultain
(Veu le vouloir que vous m’auez porté)
Soit par menteurs si tresfort transporté,
Que me laissiez en la peine où ie suis,
Sans m’auancer en cela que poursuis.
Ce que poursuis, bien l’auez entendu,
C’est que vouldrois le fruict m’estre rendu
De liberté. En cela vous sçauez
Que grand’ puissance et moyen vous auez,
Si seullement il vous plaisoit en dire
Vng petit mot au grand Roy nostre Syre,
Enuers lequel vous auez tel credit
Que de cela vous ne serez desdit.
Or faictes doncq’, Prelat plein de prudence,
Que sans forfaict ie ne parte de France,
Ains que ie sois au païs retenu,
L’honneur duquel i’ay tousiours maintenu.
Cela faisant, vous fairez vng bien tel,
Qu’à tout iamais vous rendra immortel,
Testifiant vostre bonté diuine,
Propice à touts, et à nul mal encline.

FIN.

A SES AMYS

Bon cueur, bon cueur, c’est à ce coup
Que Fortune a faict son effort
Pour me dresser du mal beaucoup ;
Mais tousiours ie suis le plus fort,
Car combien qu’elle tasche fort
De ruiner ce peu de bien
Que i’auoys quis par bon moyen,
Toutesfois l’esprit me demeure.
Parquoy oster ne me peult rien
Que ne recouure en bien peu d’heure.
C’est assez que l’esprit s’asseure,
Et qu’il ne perd point sa constance :
Victeur sera (c’est chose seure)
Du monstre armé à toute oultrance.
O que Vertu a de puissance !
O que Fortune est imbecille !
O comme Vertu la mutille,
Quand elle prend le frein aux dents !
Vertu n’est iamais inutille :
Les effects en sont euidents.
Ne plaignez doncq’ mes accidents,
Amys : doulcement ie les porte,
Et me ry de ces incidents ;
Car Vertu tousiours me conforte
Tant, que i’espere faire en sorte
Que Fortune à moy attachée,
La premiere en sera faschée,
Et que du mal bien me viendra.
Ce ne sera chose cachée :
Ie suys certain qu’il aduiendra.

FIN DE L’ENFER.

DEUX DIALOGUES
DE PLATON
PHILOSOPHE DIVIN ET SVPERNATVREL.

SÇAUOIR EST :

L’vng intitulé Axiochus, qui est des Miseres de la Vie humaine et de l’Immortalité de l’Ame, et par consequence du Mespris de la Mort.

ITEM :

Vng aultre intitulé Hipparchus, qui est de la Conuoytise de l’Homme touchant la Lucratifue.

LE TOUT
NOUUELLEMENT TRADUICT EN LANGUE FRANÇOYSE,
PAR ESTIENNE DOLET
NATIF D’ORLEANS

1544

ESTIENNE DOLET
A CEULX DE SA NATION.

C’est assés vescu en tenebres :
Acquerir fault l’intelligence
Des bons autheurs les plus celebres
Qui soient en tout art et science.
Pour cela (ayant confiance
Que prendrez mon labeur en gré)
Touts autheurs du plus hault degré
Ie choysis, pour Françoys les rendre.
Ce que pouuez assés entendre,
Voyant Platon que vous propose ;
Car si bien le voulez comprendre,
Y a il plus diuine chose ?

DOLET
AU ROY TRESCHRESTIEN.

Retournant dernierement du Piedmont auec les bendes vieilles, pour auec ycelles me conduire au camp que vous dressez en Champaigne (Roy treschrestien) l’affection et amour paternelle ne permist que, passant pres de Lyon, ie ne misse tout hazard et danger en oubly, pour aller veoir mon petit filz et visiter ma famille. Estant là quattre ou cinq iours (pour le contentement de mon esprit) ce ne fut sans desploier mes thresors, et prendre garde s’il y auoit rien de gasté ou perdu. Mes thresors sont non or ou argent, pierreries et telles choses caducques et de peu de durée, mais les efforts de mon esprit tant en latin qu’en vostre langue françoyse, thresors de trop plus grand’ consequence que les richesses terriennes. Et pour ceste cause ie les ay en singuliere recommendation. Car ce sont ceulx qui me feront viure apres ma mort, et qui donneront tesmoignage que ie n’ay vescu en ce monde comme personne ocieuse et inutile. Reuoyant doncq mesdicts thresors, ie trouuay de fortune deux Dialogues de Platon, par moy aultresfoys traduicts et mys au net ; et pour ce que i’auois resolu et conclud en moy de mettre en lumiere certaines compositions par moy faictes sur la iustification de mon second emprisonnement, il m’a semblé bon d’y adiouster lesdicts Dialogues, veu que la matiere de l’vng n’y conuient pas mal (c’est asçauoir des Miseres de la vie humaine) et l’aultre est pour vous signifier que i’ay commencé et suys ia bien auant en la traduction de toutes les oeuures de Platon. De sorte que soit en vostre Royaulme, ou ailleurs (puisque sans cause on me deschasse de France) ie vous puis promettre qu’auec l’ayde de Dieu ie vous rendray dedans vng an reuolu tout Platon traduict en vostre langue. Bien est vray que si ie n’aymois vniquement le bien et honneur de ma patrie, ie ne me mettrois en telz et si excessifs labeurs. Mais encore qu’elle soit ingrate en mon endroict (ie la dy ingrate, veu que les administrateurs d’ycelle taschent de me fascher, et m’en deiecter sans aulcun forfaict) ie ne laisseray pour cela de l’enrichir et illustrer en tout ce qu’il me sera possible. Il est en vous, Syre, de mettre fin en ces miennes fascheries, et par vostre doulceur et clemence me donner cueur encores plus grand de poursuyure et mettre en effect mes bonnes entreprinses, quant au faict des lettres, tant latines que françoyses. Et de ce faire ie vous requiers et supplie treshumblement.

1544.

DV MESPRIS
ET
CONTEMNEMENT

DE LA MORT.

ARGUMENT

Ce dialogue de Platon n’est aultre chose qu’vne remonstrance diuine que Socrates faict à Axiochus, lequel auoit esté en son temps homme de grand’ sapience et vertu. Mais se trouuant à la mort, il se troubloit l’esprit, et ne demeuroit en sa grauité premiere. Or, ceste remonstrance de Socrates consiste en la probation euidente de l’immortalité de l’ame, et en la declaration des maulx qui sont en la vie humaine, desquelz maux nous sommes deliurez par la mort, et retournons au manoir eternel, où toute felicité et beatitude abonde pour ceulx qui auront vertueusement vescu.

LES INTERLOCVTEVRS
SOCRATES, CLINIAS, AXIOCHVS.

Partant vng iour de ma maison pour m’aller pourmeiner auec certains philosophes, et arriuant en vng lieu que l’on appelle Elissus, il me sembla entendre la voix de quelqu’vn criant à pleine gorge : Socrates ! Socrates ! Et ainsi que ie me tournoy pour regarder çà et là dont pourroit venir la voix dessusdicte, i’apperceus soubdainement Clinias, filz d’Axiochus, lequel couroit vers Callirhoës, auec vng musicien dict Damon et auec Charmides, filz de Glauco. L’vng doncq’ d’yceulx enseignoit l’art de musique, et l’aultre l’aymoit par vne grande familiarité, et estoit aussi aymé de lui. Or, voyant ces personnages, ie fus d’aduis de me destourner de mon chemin et leur aller au deuant, affin d’estre plustost ensemble. Et alors Clinias, pleurant à chauldes larmes, commença vng tel propos :

L’heure est venue maintenant, ô Socrates ! que tu doibs monstrer la sapience que chascun estime estre en toi. Car mon pere depuis vng temps a perdu toute sa force sans qu’on y pensast en rien, et peu s’en fault qu’il ne soit à ses derniers iours : surquoy il se tourmente fort, et est grandement desplaisant d’estre si près de sa fin, bien que par cydeuant il desprisast ceux qui luy vouloient faire peur de la mort, en se mocquant de leur propos auec fort bonne grace. Auance doncq’ vng peu le pas, Socrates, et le viens confirmer en quelque bonne opinion, selon ta façon de faire accoustumée, affin que vouluntairement il obeïsse à la loy de nature à laquelle il est contrainct d’obeïr par necessité, affin aussi qu’en ce fesant, et congnoissant ceste magnanimité en luy, i’aie plus grande occasion à l’aduenir de le reuerer et honorer en toutes choses.

Socrates. Tu ne me sçaurois requerir de chose loysible et honneste que ie ne fasse voluntiers pour toy, ô Clinias ! Combien doncq’ plus vouluntiers feray ie cela dont tu me requiers à present, veu que c’est office d’homme charitable et humain ! Cheminons seullement le plustost que nous pourrons. Car si la chose est ainsi que tu dys, il est besoing de se haster.

Clinias. Incontinent qu’il t’aura veu, ô Socrates ! ie suis certain qu’il s’en portera myeulx. Car il luy est aduenu souuent qu’apres auoir perdu le courage, il venoit par apres à le reprendre.

Socrates. Affin que nous fussions vers Axiochus plustost, nous passasmes par le chemin que l’on appelle Circamurum. Car sa maison estoit aupres de la porte qui est contre la columne des Amazones. Nous le trouuasmes doncq’ en assés bon sens et robuste de corps, mais non en telle viuacité d’esprit que de coustume, et qui totalement auoit affaire de consolation ; ce qui estoit facile à congnoistre, car il ne se faisoit que tourner çà et là dedans le lict, iettant gros souspirs auec abundance de larmes et certain bruict qu’il faisoit des mains, se les frappant l’vne contre l’aultre. Et lors, en le regardant, ie commençay à parler à luy en telz termes : Que signifie cecy, ô Axiochus ! En quel estat t’ay ie trouué ? Où sont les parolles magnifiques desquelles ie t’ay veu vser iadis ? Où sont les louanges de vertu que tu celebrois tant fort ? Où est la force et magnanimité de courage que l’on t’attribuoit plus qu’incredible ? Il semble que tu faces comme les souldards craintifs, lesquelz soubz la cheminée ou en bancquettant triumphent de causer et de se monstrer vaillants ; mais quand ce vient au combat, il n’y a rien plus mol ni plus effeminé que telz babillarts. Ne doibs tu soubdainement te proposer deuant les yeulx la loy commune de Nature, toy qui es representé tant grand en sçauoir et tant obeïssant à raison ? Toy (sans alleguer aultre cas) qui es né et nourri à Athenes, n’as tu iamais entendu ce dict commun : Sçauoir que la vie humaine n’est qu’vne peregrination, et que les sages la parfont ioyeusement, chantans chant de lyesse, quand par necessité ineuitable ilz approchent du dernier but d’ycelle ? Certes, les lamentations et regrets que tu fais sentent plus tost leur imbecillité feminine ou vne pusillanimité d’enfants, que la prudence et constance qui doiuent estre en vng homme de ton aage.

Axiochvs. Il m’est bien aduis que tu dis verité, Socrates ; mais ie ne sçay comme ce fait cela, que quand on approche pres du peril de la mort, le braue et magnifique langage par lequel on donnoit à entendre que l’on ne la craignoit aulcunement, s’en va peu à peu en fumée, et ne nous laisse aulcune asseurance. Ains vne crainte merueilleuse nous surprend tout à coup et nous vexe l’esprit de plusieurs imaginations qui nous font ietter telle ou semblable complaincte. Fault il (disons nous lors) que nous soions priués de ceste lumiere et de tant de biens de la terre ? Fault il que nous perdions tout sentiment et l’esprit mesmes ? Fault il qu’estenduz sur terre vous venions à pourrir en quelque lieu que ce soit et à estre conuertis en verms et en pouldre ?

Socrates. L’ignorance qui est en toy, ô Axiochus ! faict que ta conclusion soit mauluaise et impertinente. Car auec priuation de sentiment, tu te reserues sentiment. Par laquelle conclusion tu fais et dys des choses à toy contraires, n’ayant esgard aulcunement à telle contrarieté. Qu’ainsi soit, premierement tu gemis de ce que par la mort tu seras priué de tout sentiment, et puis tu te proposes vne douleur future, pour ce qu’apres ton trespas tu tomberas en pourriture, et que tu perdras tout plaisir et resiouyssance de la vie mondaine, comme si par la mort tu passois en vne aultre vie, et que par ycelle mort tu n’estois reduict en vne telle abolition de sentiment que tu estois deuant que tu fusses né. Car comme quand Dracon et Clisthenes gouuernoient iadis la Republique, tu n’estois en peine de rien (et aussi n’estois tu encores venu sur terre pour recepuoir quelcque accident ou fascherie) semblablement il t’en prendra ainsi apres la mort. Car il est certain que tu ne seras rien quant au corps, et par ainsi il ne pourra aduenir que tu ays aulcun sentiment de douleur. Pourquoy doncq’ ne recongnois tu ta sottise, pensant en toy que depuis que la separation du corps et de l’ame est faicte, et que depuis que l’esprit est retourné en son lieu propre (qui est le ciel) ce corps terrien, qui demeure en terre sans capacité de raison, n’est plus homme par apres ? Brief, tu dois tousiours auoir deuant les yeulx ceste resolution que l’homme consiste de l’ame et que c’est vng animal immortel enclos dedans vng tabernacle mortel ; duquel tabernacle Nature nous a enuironné, non sans grands maulx et fascheries. Et encores les biens que Nature mesmes nous eslargist en ce monde, sont occults et de peu de durée, entremeslés tousiours de plusieurs douleurs ; mais les maulx qui nous aduiennent sont soubdain de longue durée et pleins de toute tristesse : sçauoir est maladies, vlceres des membres les plus sensibles et aulcuns maulx interieurs, à l’occasion desquelz l’ame resentant douleur necessairement (car elle est espandue par touts les conduicts du corps), elle vient à desirer l’habitation celeste, et appelle grandement la participation des ioyes et lyesses de la vie supernelle. Doncques le depart de ce monde n’est aultre chose pour l’homme qu’vne permutation et changement de mal au bien.

Axiochvs. Si ainsi est que tu dys, ô Socrates ! et si tu estimes que la vie humaine ne soit que mal, pourquoy perseueres tu en ycelle, attendu que tu es vng inquisiteur et contemplateur des choses mondaines, et pour nous (c’est à dire la multitude du peuple) ne sommes à comparer à toy quant à l’intelligence de touts les mysteres de la nature ?

Socrates. Le tesmoignage que tu donnes de moy n’est pas veritable, ô Axiochus ! et en cela ton opinion est telle que celle des Atheniens, lesquelz pensent que, veu que ie cherche la raison de plusieurs choses, il ne se peult faire aultrement que ie n’en aye la notice et congnoissance. Mais tant s’en fault que ie congnoisse et entende les choses occultes, que ie vouldrois recepuoir ceste grace de Dieu, de pouuoir seullement congnoistre les vulgaires et communes. Quant aux poincts que ie t’ay proposés cy dessus, Prodicus (philosophe de sapience esmerueillable) me les a declairés aultresfoys, les vngs pour deux oboles, les aultres pour deux drachmes, et les aultres pour quattre. Car il n’enseigne personne sans argent, et a tousiours en la bouche ce prouerbe d’Epicharmus : Vne main frotte l’aultre : donne et prends ; voulant entendre par ces termes que toute peine requiert salaire. Doncques, ainsi que depuis vng peu de temps ledict Prodicus declamoit en la maison de Cassias, filz d’Hipponicus, il ameina tant de raisons sur l’infelicité et misere de la vie humaine, que ie fus induict de la mettre au renc des choses de nul pris en estime. Et pour te dire la verité, ô Axiochus ! des lors ie commençay à desirer la mort.

Axiochvs. Que disoit doncq’ ce philosophe ?

Socrates. Ie te racompteray vouluntiers ce qui m’en vient en la memoire. Quelle partie de la vie humaine (disoit il) est exempte de calamité ? Ne voit on pas comme l’enfant pleure incontinent qu’il est sorty du ventre de la mere, et comme il commence la vie par larmes ? De quelle fascherie n’est il assailli ? Car depuis sa natiuité il entre en telle misere, que tousiours il est affligé, ou de pauureté, ou de froid, ou de chaleur, ou de verges et de coups. Mesmement deuant qu’il puisse parler, combien de maulx endure il ? Lesquelz il desmontre par ses pleurs, et n’a aultre querelle de ses angoisses que le gemissement. Et apres qu’il est paruenu iusque au septieme an de son aage et qu’il a porté toutes les douleurs de son enfance, incontinent il a des gardes, des instructeurs de bonnes meurs et des precepteurs pour l’instruire aux lettres. Croissant plus oultre, et venant en l’aage d’adolescence, on luy baille des reformateurs de sa vie, des geometriens, des precepteurs en l’art militaire, et vng nombre infiny de maistres. Cela faict, commençant à auoir barbe, il entre en vne plus grand’ craincte et trauail d’esprit ; car il faut alors qu’il frequente les estudes et les lieux publicques de tout exercice honneste, ce qui ne se faict sans qu’il soit souuent battu et sans vne infinité de maux, tant est subiecte la ieunesse de l’homme aux precepteurs et instructeurs de vertu, lesquelz communement on eslit des plus graues, des plus seueres et rigoureux, pour mieux dompter et soubmettre au labeur l’impetuosité des ieunes gens. En apres, quand vng ieune homme est hors de ceste captiuité de maistres et de precepteurs, il entre encores en plus grand soucy et solicitude que deuant. Lors il fault qu’il delibere quel trein et quel estat de vie il veult suyure à l’aduenir : si que les fascheries qu’il a ia portées luy semblent vng ieu d’enfance au pris des labeurs et trauaulx qu’il se voit proposés pour le demeurant de sa vie. Car s’il est de grand’ race, il fauldra qu’il face mille entreprises de guerre, où sans fin il sera en danger de sa personne, recepura plusieurs playes et sera contrainct de vacquer incessamment au trauail des combats. Et s’il est de basse condition et estat mechanicque, il ne laisse pour cela d’encourir en mille peines et perturbations, tant du corps que de l’esprit. Et apres tous ces troubles, nous sommes tous ebahis que vieillesse nous surprend sans y penser, par la venue de laquelle se rencontre et s’amasse tout ce qui, selon Nature, est infirme et fragile en noz personnes. De sorte que si quelqu’vng n’a rendu sa vie bien tost, comme satisfaisant d’vne somme empruntée, Nature luy est tousiours à la queue, ny plus ny moins qu’vng vsurier qui demande l’vsure de son prest. Aux vngs elle oste la veue, aux aultres le sentiment des oreilles, et souuent tous les deux sentimens ensemble. Et si aulcun tarde vng peu trop à partir de ceste prison corporelle, Nature mesme le debilite, le tourmente de mille douleurs, et luy rend la plus grand’ part de ses membres inutile et caducque. Si que plusieurs, par la continuation de trop grand’ vieillesse, deuiennent hebetés de l’entendement, et sont deux foys enfans quant à l’imbecillité de l’esprit. Les dieux doncq’ congnoissans telz accidens (comme ceulx qui congnoissent parfaictement l’heur ou malheur des choses humaines) ostent incontinent de ce monde leurs mieulx aymés et fauoriz. Pour te le prouuer sur le champ, ie te veulx bailler l’exemple d’Agamedes et Trophonius, lesquelz, apres auoir esdifié le temple de Pythius Appollo, ilz luy feirent oraison que son plaisir fust de leur donner la meilleure chose qui puisse aduenir à l’homme. Leur oraison finie, la mort les saisit en s’endormant, et iamais ne se leuerent de là depuis. Semblable cas aduint aux prestres de Iuno Argiua. Car apres que leur mere eut faict sa priere à Iuno qu’elle les recompensast de ce que d’vng bon zele et affection (voyant les cheuaulx recreuz) ilz auoyent tiré le chariot où elle estoit en allant faire le sacrifice solennel à ladicte deesse, la nuict ensuyuant on les trouua morts au temple. Ce seroit chose par trop longue de reciter les escripts des poëtes par lesquelz ilz expriment tant bien les miseres de la vie, combien toutesfoys que l’on y pourroit prendre plaisir, veu que par leurs diuins oeuures ilz descripuent si proprement tout ce qui appartient à la vie de l’homme, et le descripuent comme s’ilz l’auoient entendu d’vng oracle d’Apollo. Mais pour abbreger mon propos, il me suffira d’alleguer seullement les vers d’vng des plus excellents et des plus dignes de memoire, desquelz vers le sens est tel, que plus grande expression des miseres et calamités de la vie humaine ne se pourroit bailler. Ce poëte doncq’ parle ainsi :

O que les dieux ont donné diuers cours,
Cours miserable aux habitants du monde !
Car soient leurs iours longs, moyens ou fort cours,
Rien que misere en leur vie il n’abonde.

Ledict poëte vse derechef de ces termes, taschant d’exprimer de plus en plus la misere de l’homme :

Quiconque soit en ce monde venu,
Ou raisonnable, ou brutal animal,
Deuant qu’il soit à sa fin paruenu,
Il est certain qu’il n’aura rien que mal.

Que dict ce mesme poëte de la fortune et estat d’Amphiaraüs ?

Extresme amour luy portoit Iuppiter,
Et Apollo l’aimoit aultant ou plus.
Que feirent ilz pour vers luy s’acquitter
De cest amour ? Ilz feirent au surplus
(Et de ce bien l’homme est souuent forclus)
Qu’en ces bas lieux briefue fust sa demeure.
Et par cela (sans doubter) ie conclus
Que nul n’a bien iusques à ce qu’il meure.

Que te semble il d’vng aultre poëte qui faict tel commandement à celluy qui vient sur terre ?

Pleurer peult bien celluy qui vient à naistre,
Veu que tousiours en misere il doibt estre.

C’est assés allegué d’authorités sur ce propos, et plus n’en allegueray pour le present, de peur qu’en recitant et accumulant les opinions d’aultruy, ie fasse ce discours plus long que ie n’ay proposé. Ie reuiens doncq’ à ma matiere. Qui est l’estat ou la maniere de viure que nous ayons esleué ? Qui est l’art le mieulx aymé de nous, duquel nous ne nous plaignions à la fin ? Qui est la chose la plus aggreable à l’homme, de laquelle il ne se sente fasché et offensé auec le temps ? Considerons vng peu la fortune des artisans et de tous ceulx qui viuent de leur labeur. Est il estat plus miserable ? Ne trauaillent ilz continuellement d’vne nuict à l’aultre pour gaigner ce qui leur est necessaire pour la vie ? Ne sont ilz pas le plus souuent en pleurs et larmes, voyans que par leur labeur et vigilance extresme, à grand’ peine peuuent ilz subuenir à leur necessité ? Que dirons nous pareillement des gens de mer, lesquelz sont incessamment en peril, tellement que (selon l’opinion de Bias) ilz ne doiuent estre nombrés ny entre les morts ny entre les vifs ? Car c’est vne espece d’hommes terrestres, lesquelz sont toutesfoys comme terrestres et aquatiles : ilz s’addonnent à la mer, et se mettent du tout à la mercy de la fortune. Laissons cela (dira aulcun) et venons à l’agriculture. N’est elle pas plaisante et pleine de recreation ? Certainement elle est telle. Ce neantmoins, auec le plaisir qu’elle peult donner, ne la peult on pas comparer à vng vlcere qui iournellement donne occasion de douleur, maintenant par vne plaincte de secchereisse, tantost par vne plaincte de trop grand’ pluye, tantost pour veoir les bleds gastés, tantost voyans les vignes bruslées ou frappées et brisées de la gresle, tantost pour vne chaleur ou vne froidure suruenant oultre le coustumier de la saison et contre le cours de Nature ? Que dirons nous au demeurant quant aux charges et offices de la Republicque (affin que ie ne m’amuse à parler de plusieurs aultres estats) lesquelz on repute tant honorables ? Ne sont ilz pas pleins de mille sollicitudes et angoisses ? Quelle ioye y a il, sinon en craincte et en doubte ? Quel contentement d’esprit y trouue on, sinon ambition, conuoytise, et vne peur extresme d’estre repoulsé au poursuite de quelque office et magistrat ? Laquelle honte et vergoigne aduenant, l’homme est tant sot, qu’il repute cest accident cent mille foys pire que la mort. A ce propos : doibt on estimer vng homme heureux, qui vit selon l’opinion du peuple ? Ie suis content que quelcquefoys on luy fauorise, qu’on luy face chere plus qu’aux aultres, et qu’il soit presque vn demy dieu entre vne commune. Cela dure moins que rien, et aduient le plus souuent que les plus fauoriz tost apres sont tourmentés, dechassés, condamnés et mys à mort ; et lors à bon droict ilz doibuent estre reputés plus que miserables, ayans faict cas de chose si incertaine et variable. Dy moy, par ta foy, ô Axiochus ! qu’est deuenue la faueur que tu as heue depuis nagueres entre le peuple ? Qu’est deuenu le credit et authorité de Miltiades, de Themistocles et Ephialtes ? Qu’est deuenu l’honneur et gloire de touts les aultres principaux gouuerneurs de la Republicque ? Quant à moy, on ne me peult iamais mettre en la teste que ie m’en voulusse mesler ; car il ne me sembloit point honneste de m’empescher du gouuernement d’vng peuple fol et hors de sens. Te souuient il comme Theramenes et Calixenus (lesquelz mettoient en la Republicque telz officiers que bon leur sembloit) feirent par leur authorité que les hommes estoient mys à mort sans aulcune sentence ou condemnation ? Et de cela il te doibt bien souuenir ; car il n’y auoit que toy et Triptolemus qui leur resistast, combien qu’il y eust trente mille hommes assemblés pour entendre l’equité ou l’iniquité de ce faict.

Axiochvs. La chose est tout ainsi que tu le dys, ô Socrates, et des ceste heure là ie me faschay de me trouuer aux assemblées du peuple, et prins la Republicque en tel desdaing, qu’il ne me sembloit rien de plus fascheux et difficile que ce gouuernement et administration d’ycelle, ce qui est tout notoire à ceulx qui aultresfois ont esté empeschés de telle charge. Et quant à toy, tu en parles comme celuy qui as contemplé de loing et à ton ayse telles meinées ; mais quant à nous, qui en auons heu le maniment, et qui auons essuié ce que ce peult estre, de combien en pouuons nous parler plus parfaictement et à la verité ! Sçache, cher amy Socrates, que le peuple n’est aultre chose de sa nature sinon vne beste ingrate, difficile, cruelle, enuieuse, insolente, sans temperance ; et ne peult auoir aultres qualités, veu que ce n’est qu’vng amas de testes folles, et d’vne tourbe pleine de temerité et audace : si que celluy qui luy adhere est encores plus miserable.

Socrates. Or doncq, amy Axiochus, si tu estimes que l’administration de la Republicque, la quelle on tient grandement vertueuse et honorable, est le plus abominable art de tous autres arts, que diras tu des aultres vocations de la vie humaine ? Ne seras tu pas d’opinion que l’on les doibt totalement fuyr ? Mais venons maintenant au point principal de nostre propos. I’ay aultresfoys ouy dire à Prodicus que la mort n’attouchoit en rien ou les viuants ou les trespassés.

Axiochvs. Comment dys tu cela, Socrates ?

Socrates. Pour ce qu’il est certain que la mort n’est point aux viuants ; et quant aux defuncts, ilz ne sont plus : doncques la mort les attouche encores moins. Parquoy elle ne peult rien sur toy, car tu n’es pas encores prest à deceder ; et quand tu seras decedé, elle n’y pourra rien aussi, attendu que tu ne seras plus rien du tout. Par ainsi, c’est vne sotte douleur de te tourmenter d’vne chose qui n’est, ny qui ne sera iamais en toy. Et en cela tu fais ny plus ny moins que si tu craignois le monstre dict Scylla, ou l’autre dict Centaurus, les quels ne peuuent approcher de toy, et n’assisteront iamais à ta mort. Tu as doncq à entendre que l’on ne doibt craindre que les choses qui peuuent estre, et qu’il ne doibt escheoir aulcune craincte en cela qui ne peult aduenir.

Axiochvs. Ton propos est merueilleusement plein de sapience et doctrine ; mais il me semble qu’il est prins de ce babil qui court maintenant entre les philosophes, et pour cela ilz trouuent le moyen de tirer force argent de la ieunesse encores ignorante et aysée à decepuoir. Quant à moy, pour te dire reellement, la fruition de la vie humaine me rend trop plus triste que ie ne te sçaurois exprimer, combien, ami Socrates, que le propos que tu m’as tenu maintenant ne soit point hors de raison, ains vraysemblable, et d’apparence fort vrgente. Toutesfois, apres tout, le son de tes parolles a plus grand’ ostentation de langage que de sens, ce qui n’est pas propre pour arrester vn esprit agité et perturbé de quelque passion ou erreur ; et maintiendray tousiours que ce beau parler tant bien basty et poli pourra auoir quelque splendeur d’eloquence, mais pour cela il ne laisse d’estre tousiours loing de verité et raison. Les tristesses, les emotions et desturbations de l’ame ne s’appaisent point par parolles ornées et fardées. La seule vérité des choses, la seule raison euidente peult penetrer iusques au centre de l’esprit passionné et remedier à son mal.

Socrates. Tu conclus derechef aussi imprudemment que tu faisois au commencement, ô Axiochus ! car par ton dire tu veulx inferer qu’apres la priuation des biens mondains, tu ne seras priué du sentiment de tous maulx, et dis cela comme si alors tu ne debuois estre mort. Bien est vrai que, par contrarieté de fortune, celluy qui est priué de quelque bien se trouue greué de mal qui est opposite à sa félicité perdue. Mais celluy qui n’est point en estre, et qui par la mort est aboly, il ne peult recepuoir aulcun mal au lieu du bien duquel il se tient estre priué. Comment doncq’ peulx tu prouuer qu’il se puisse trouuer douleur en cela qui ne donne iamais congnoissance ou sentiment d’aulcune passion ou douleur ? Et si ce n’estoit que par ignorance, ô Axiochus ! tu veulx qu’auec la mort il y ait quelcque sentiment conioinct, certes tu ne la craindrois en rien. Mais tu te confonds de toy mesmes, craignant que tu doibs perdre ton ame, et pour reparation d’ycelle, par vne faulse imagination, tu esperes en recouurer vne aultre, apres estre party de ce monde, ce qui n’est toutesfoys sans contrarieté grande ; car premierement tu es troublé de ce que tu cuydes que par la mort tu demeureras sans aulcun sentiment, et puis tu imagines que par vng aultre sens tu sentiras et auras douleur de ceste priuation et abolition des sentimens qui aultresfois auront esté en toy. Laissant toutes ces resueries et subtilités superflues, ie te veulx informer et prouuer qu’il y a plusieurs belles raisons et demonstrations euidentes par les quelles nous pouuons congnoistre à l’oeil l’immortalité de l’ame ; car si elle estoit de nature mortelle, il est tout certain que l’homme ne se pourroit monstrer si haultain et si magnanime qu’il faict en mesprisant les forces des plus grands animaulx du monde vniuersel, en passant et repassant toutes mers, edifiant villes, ordonnant et establissant les Republicques, contemplant le ciel, congnoissant les reuolutions des astres, le cours du soleil et de la lune, leur leuer et leur coucher, leurs eclipses, leur legereté, leurs distances, les equinocces et generalement touts les mouuemens et conuersions de la rotondité celeste. Il ne fault pareillement penser que, si l’esprit des hommes n’estoit plein de diuinité, ilz eussent pu auoir la congnoissance de plusieurs aultres grandes choses, et ycelles obseruer et reduire par escript, pour informer la posterité, comme est de parler certainement des ventz, de l’yuer et de l’esté, des pluies, des gresles, des tempestes, de la fouldre, et generalement de tout ce qui se faict par le cours de Nature, tant au ciel qu’en la terre. Sois doncq’ seur, ô Axiochus ! qu’au partir de ceste vie humaine, tu ne passes point d’vne mort en aultre, ains en vne immortalité parfaicte. Tu ne passes point en vne abolition de bien, mais en vne plus entiere fruition de toute felicité. Par la mort tu n’es point transporté en vne confusion et infection de voluptés corporelles, mais en voluptés pures et nettes, desquelles iamais douleur ou fascherie n’approche. Partant de ceste prison du corps, tu te trouueras soubdain en vng lieu où toutes choses sont transquilles et recreatifues, où iamais vieillesse n’abborde. Là tu passeras ta vie en repos, sans aulcune incommodité, paisiblement, ioyeusement, suyuant la pure verité de Philosophie, sans en faire ostentation deuant le peuple, comme font coustumierement les humains.

Axiochvs. Depuis que ie t’ay ouy parler, Socrates, tu m’as fort destourné de ma premiere opinion, tellement que ie ne crains plus la mort, mais au contraire ie l’appette et la desire merueilleusement. Et affin qu’à l’imitation des rhetoriciens i’enfle mon language en cest endroict, sçache, Socrates, que ie conçoys et represente en mon esprit cest infiny et diuin cours des choses que tu m’as exposées, tant que ie commence à sortir de l’infirmité et pusillanimité où i’estois, et me semble que ie suys deuenu quelcque homme nouueau au pris de ce que i’estois auparauant.

Socrates. Si tu veulx auoir encores quelque raison sur le propos que ie t’ay dernierement tenu, escoute ce que m’a aultresfoys dict Gobrias Magus. Ce personnage me comptoit que quand Xerxes passoit en Grece, son grand pere, appellé comme lui, fut enuoyé en l’isle de Delos pour la deffendre contre Xerxes, en laquelle isle il y auoit deux oracles des Dieux. Disoit en outre ledict Gobrias que ce vieillard demeurant là auoit apprins par la lecture de deux tables d’erain, lesquelles y auoient esté apportées par Opis et Hecaërgus, comme l’ame, apres estre deliurée de ceste masse corporelle, s’en alloit en vng certain lieu incongneu par vng chemin qui estoit soubs terre, auquel lieu estoit le palais de Pluto, non moins magnificque que celluy de Iuppiter. Car estant la terre ainsi proportionnée et située, qu’elle contient et occupe le milieu du monde, il est à presupposer que sa forme et circunference est ronde totalement ; la moytié de laquelle les Dieux celestes ont reseruée pour eulx, et les Dieux infernaulx, l’aultre moytié ; et entre yceulx Dieux, les vngs sont freres, et les aultres filz des freres. Quant à l’entrée du royaulme de Pluto, il est enuironné et muny d’vne closture de fer dont les serrures et les clefs sont d’vne merueilleuse grosseur. Ouuerture faicte à celluy qui y entre, il trouue incontinent vng fleuue que l’on appelle Acheron, et apres cestuy là, il en trouue vng autre que l’on nomme Cocytus, lesquelz, apres auoir passés, il est necessaire qu’il vienne deuant Minos et Rhadamantus. Ceste place est appellée le champ de Verité ; et là sont les sieges de ces Iuges infernaulx, lesquelz examinent la vie de tous ceulx qui descendent en leur manoir : c’est assçauoir comme ilz ont vescu et consommé leur aage, habitants au corps humain. Et ne fault presumer que là on puisse mentir ou cacher verité. Ceste inquisition faicte par les Iuges, ceulx qui auront passé leur vie vertueusement et sans villennie des vices mondains, demeurent en l’habitation et manoir des gens de bien, auquel lieu on ne voit aultre chose qu’vne abondance de tous fruicts, fontaines pures et belles à toute extremité, prés couuerts d’vne diuersité de fleurs increable, assemblées de Philosophes, congregations de poëtes, et vng grand nombre de musiciens et aultres gens qui ne cherchent que toute occasion de resiouyssance. Oultre tout cela, on n’y voit que bancquets fort sumptueux et vne affluence de viures esmerueillable. Là on ne sent poinct de froid, là on n’est poinct fasché par vne chaleur moleste, mais tousiours y a vng air temperé et vng temps serain et esclarcy par les rayons du soleil, trop plus illec reluysants qu’en tout aultre lieu. Là sont en grand honneur ceulx qui durant leur vie ont heu charge des sacrifices, et là mesmes ilz ont telle administration qu’ilz ont heu en ce monde. Quel honneur donq’ t’y sera faict, veu que tu as tousiours esté en telle dignité, comme presque compaignon des Dieux ? Le dict des anciens est qu’à l’occasion de telle dignité, Hercules et Liber Pater eurent l’audace de descendre aux Enfers, et que soubs nulle aultre confiance ilz ne partirent d’Eleusina pour aller en ces dicts lieux. Voylà la beatitude de ceulx qui ont bien vescu. Mais ceulx qui se sont addonnés à vice et meschanceté cependant qu’ilz estoient viuants, eulx morts et partis de ce monde, les Furies les trainnent par en vng lieu que l’on appelle Erebus ou Chaos, lequel lieu est la demeure des meschants et contempteurs de piété. Là sont les vaisseaulx des filles de Danaüs, qui ne se peuuent iamais remplir ; là est Tentalus, tousiours mourant d’vne soif inextinguible ; là est Tytius, auquel vng oyseau deuore incessamment les entrailles ; là est le malheureux Sisyphus, qui sans fin monte et remonte son rocher, ne le pouuant iamais rendre ferme et solide ; là sont les damnés et interdicts de tout bien, enuiron lesquelz, iour et nuict, courent et recourent bestes estranges, les leschant iusques au sang. Là sans cesse on espand sur eulx des lampes ardentes, et n’y a peine ou tourments dont ilz ne soient affligés et demembrés d’heure en heure. Telles sont les choses que i’ay entendues de Gobrias, desquelles, ô Axiochus ! tu pourras iuger ainsi que bon te semblera. Quant à moy, raison me dict (et ie veulx viure et mourir en ceste opinion constamment) que toute ame partant du corps de l’homme est immortelle et totallement exempte de douleur. Et soit que nous descendions aux enfers ou que nous montions au ciel, tu ne peulx faillir d’estre bienheureux, ô Axiochus ! attendu que tu vescus si vertueusement et sainctement.

Axiochvs. I’ay honte, Socrates, de te plus rien repliquer, et te puis seullement assurer que ie ne crains plus la mort, mais que ie suis esprins d’vne merueilleuse amour d’ycelle, tant m’a rauy ton premier et dernier propos. Qui plus est, la vie me fasche, et la mesprise de moy mesmes, comme celluy qui doibt aller apres mon trespas en vng meilleur domicile. Somme, ie ne cesseray point de penser iusques à ce que peu à peu ie me sois reduict en memoire toutes les choses que tu m’a desduictes, tant sur la misere de nostre vie que sur l’immortalité de l’ame. Mais ie te prie, amy Socrates, que tu te trouues icy sur le midy.

Socrates. Ie le feray comme tu l’as dict. Cependant ie m’en vois pourmeiner auec ces philosophes que i’ay laissés pour te venir visiter.

DE
LA COVVOYTISE
ET AFFECTION DE GAIGNER.

ARGUMENT

Le subiect, que Platon poursuit fort subtilement et briefuement en ce Dialogue, est que tout homme appelle l’augmentation de son bien, et ce tousiours soubs tiltre de bonne et honneste vtilité, qui est le vray et seul gaing que l’homme doibt desirer.

LES INTERLOCVTEVRS
SOCRATES, HIPPARCHVS.

Quelle diffinition peult on bailler proprement sur la couuoytise du gaing ? Qui sont ceulx qui sont esprins de telle affection ?

Hipparchvs. Il me semble que ce sont ceulx qui pretendent et cherchent gaing sur chose de nulle estime et valeur.

Socrates. Mais t’est il aduis qu’ilz sçauent ou qu’ilz ignorent que les choses qu’ilz pourchassent sont de nul pris ? S’ilz l’ignorent, ie dis qu’ilz sont folz et hors du sens.

Hipparchvs. Toutesfoys ie ne les appelle pas folz, ains caults et mauluais, et surmontés de la couuoytise de gaing. Bien congnoissants que les choses sur lesquelles ilz veulent gaigner sont totalement de nulle estime, ce neantmoins ilz sont si imprudents, que sur ycelles ilz fondent quelcque lucratifue.

Socrates. Appelles tu telz personnages couuoyteux de gaing ? As tu telle opinion d’eulx que tu aurois d’vng laboureur, lequel, bien congnoissant que le fruict d’vng arbre ne vault rien, pour cela il ne laisse de le planter, et pretend en faire quelcque proffict ?

Hipparchvs. Sache, Socrates, qu’vng homme addonné à la lucratifue cherche gaing et proffict de toutes parts.

Socrates. Ie te prie, ne parle poinct ainsi à la vollée, comme si, pour quelcque oultrage repceu, tu estois courroucé contre quelcqu’vng. Mais prends garde à mes parolles, et me responds attentifuement comme si derechef ie commençoys à t’interroger. Me confesses tu que l’homme couuoyteux de gaing congnoist combien vault la chose sur laquelle il veult gaigner ?

Hipparchvs. Ie te le confesse.

Socrates. Or, affin que nous enflions vng peu nostre langage, et que nous vsions de termes elegants et remplis de sapience, comme veulent faire ceulx qui deffendent les causes en iugement, dy moy qui est celluy qui, en matieres de plantes ou arbres, congnoist en quelle region, en quel lieu et en quel temps il les fault commodement planter ?

Hipparchvs. Ie pense que ce soit le laboureur.

Socrates. Dy moy aussi : penses tu que ce soit tout vne chose, c’est assçauoir estre digne de quelcque gaing et estimer qu’il faille gaigner ?

Hipparchvs. Ie le pense ainsi que tu le proposes.

Socrates. Ne tasche poinct de me decepuoir sur ma vieillesse en me respondant par vne ferueur de ieunesse tout au contraire de ce que tu sens, mais responds moy à la verité. Tiens tu celluy pour laboureur qui pretend auoir gaing sur vne plante qu’il sçait et congnoist indigne totalement d’estre plantée ?

Hipparchvs. Non, par le grand dieu Iuppiter.

Socrates. D’aduantage si quelcque homme d’armes congnoist que le foing qu’il donne ordinairement à son cheual ne vault rien, cuydes tu qu’il ignore que le cheual ne s’en aille perdu ?

Hipparchvs. Ie cuyde qu’il congnoist bien cela.

Socrates. Il n’espere doncq’ pas faire de gaing sur telle nourriture ?

Hipparchvs. Non, pour certain.

Socrates. As tu cette opinion que si vng patron de galere garnist ycelle d’vne meschante beaultre et de meschantes remes, il ne congnoisse bien qu’il en recepura dommage, et que par cela il est en danger que luy et sa galere et tout ce qui est dedans ne viennent à la fin à perdition ?

Hipparchvs. Certainement il ne peult ignorer cela.

Socrates. Il ne pretend doncq’ poinct de gaing de telz et si meschants instrumens ?

Hipparchvs. Cela est tout vray.

Socrates. Semblablement si vng chef de guerre voit son exercite mal en ordre et mal fourny d’armes, est il si hors du sens qu’il espere ou qu’il cuyde estre raisonnable de desirer quelcque gaing d’vne assemblée si mal munie des choses qui luy sont necessaires ?

Hipparchvs. L’oultrecuydance seroit trop grande.

Socrates. Pareillement si vng ioueur de flustes ou d’orgues, ou de harpe, a vng meschant instrument, ou si vng archier est contrainct d’vser d’vng meschant arc, et (pour le dire en brief) si tout artisan et sçauant en quelcque chose que ce soit, n’a les instruments telz qu’il luy faut et de tel appareil et estime qu’il appartient en tel cas, pensera il iamais faire gaing par choses de nulle value ?

Hipparchvs. Il est tout manifeste que non.

Socrates. Qui sont doncq’ ceulx que tu appelles couuoyteux de gaing ? Car il n’y en a nul de touts ceulx que ie t’ay nommés cy dessus, attendu que, selon ton dire, ils taschent de tirer gaing de certaines choses où gaing et proffit ne peult escheoir, et qui sont hors de la prudence humaine.

Hipparchvs. Par ce moyen que tu proposes, ô Socrates ! entre tous esmerueillable, il ne se trouuera aulcun qui se puisse appeler veritablement addonné au gaing. Toutesfoys ie diray tousiours estre telz, lesquelz, par vne couuoytise inextinguible, entrent en vng desir de toutes choses, soient de petite conséquence ou de nul pris, et sur ycelles pretendent gaing et proffit.

Socrates. Si est ce, ô Hipparchus ! bon entre les bons, que pour cela ilz n’ont pas la congnoissance si les choses par eulx affectées sont de nulle estime ou aultrement.

Hipparchvs. Ie serois bien de telle opinion.

Socrates. S’ilz ne le congnoissent, il s’ensuict qu’ilz l’ignorent ; et toutesfoys ilz font grand cas de ce qui est de nul prix.

Hipparchvs. Il semble qu’ilz facent ainsi.

Socrates. Disons doncq’ vng peu. Ceulx que l’on nomme couuoyteux de gaing ne couuoytent ilz pas le gaing ?

Hipparchvs. Indubitablement.

Socrates. Et le gaing n’est il pas contraire au dommaige ?

Hipparchvs. Ouy.

Socrates. Mais est ce chose bonne pour aulcun d’encourir en aulcun dommaige ?

Hipparchvs. Pour nul qui soit.

Socrates. Et d’encourir en mal, n’est ce pas mal ?

Hipparchvs. Mal pour touts ceulx qui tombent en telle fortune.

Socrates. Par ainsi la nature ou dommaige est telle que les hommes s’en sentent greués ?

Hipparchvs. Il est verité.

Socrates. Ne confesses tu doncq’ pas que dommaige est mal pour l’homme ?

Hipparchvs. Ie ne contredis à cela.

Socrates. N’est ce chose contraire au gaing, dommaige ?

Hipparchvs. Contraire totalement.

Socrates. Le gaing doncq’ n’est ce vne bonne chose ?

Hipparchvs. Bonne.

Socrates. Ne m’accordes tu doncq’ pas que ceulx qui sont couuoyteux de gaing appettent vne chose bonne ?

Hipparchvs. Il me semble ainsi.

Socrates. Certes, faisant telle conclusion, tu ne peulx appeler ceulx hors du sens qui sont affectionnés à la lucratifue. Mais parlons vng peu de toy. Aymes tu ce qui te semble bon, ou si tu ne l’aymes poinct ?

Hipparchvs. Ie l’ayme certainement.

Socrates. Est il aulcun bien que tu ne desires, et est il aulcun mal que tu n’abhorrisses ?

Hipparchvs. Non, par le grand dieu Iuppiter.

Socrates. Tu es par aduenture si cault que tu ne desires que tout bien ?

Hipparchvs. Tout bien, et non aultre chose.

Socrates. Interroge moy pareillement sur ce poinct, ie te confesseray rondement que i’ayme tout ce qui me semble bon. Mais oultre toy et moy, ne croys tu pas que tout aultre ayme son bien et hayt son mal ?

Hipparchvs. Il semble qu’il soit ainsi.

Socrates. Or, quant au gaing, n’auons nous pas conclud à la fin que c’est chose bonne ?

Hipparchvs. Ouy, vrayement.

Socrates. Par cette conclusion, il fault confesser que touts sont couuoyteux de gaing. Mais par ta premiere diffinition il ne se trouueroit personne couuoyteux de telle chose. Mettons doncq’ vne fin à ce differend, et pour n’entrer en erreur par cy apres, voyons laquelle de ces deux opinions nous debuons tenir.

Hipparchvs. S’il y a aulcun, ô Socrates ! qui vueille donner vne bonne et seure diffinition sur le faict de ceulx qui sont couuoyteux de gaing, il me semble qu’il dira qu’ilz sont de telle nature qu’ilz cherchent à gaigner sur toutes choses qui ne sont d’aulcune lucratifue pour les gens de bien.

Socrates. Mais ne te souuient il pas de ce qui a esté accordé entre nous prochainement : qui est que l’effect de gaigner n’est aultre chose que recepuoir vtilité ?

Hipparchvs. Pour cela quoy ?

Socrates. Non peu de chose, car nous auons conclud que toute personne ayme naturellement son bien et proffict.

Hipparchvs. Ie sçay que nous sommes demeurés de cest accord.

Socrates. N’est il doncq’ pas manifeste que touts gens de bien appettent de gaigner, si ainsi est que le gaing soit chose bonne ?

Hipparchvs. Cela est tout vray ; mais ilz ne taschent point au gaing par lequel ilz puissent estre greués.

Socrates. Appelles tu estre greué quand on encourt en quelque dommage, ou semblable chose ?

Hipparchvs. Ie l’entends seullement quand on repçoit quelque dommage.

Socrates. Mais quoy ! l’homme repçoit-il dommage par augmentation de gaing, ou par dommage mesmes ?

Hipparchvs. Cela se peult faire et par l’vng et par l’aultre ; car il y a tousiours dommage : c’est assçauoir au dommage mesmes, et en vng gaing villain et infame.

Socrates. As tu ceste persuasion en ta teste qu’en vne chose vtile et bonne il se puisse trouuer villennie ?

Hipparchvs. Non.

Socrates. N’auons nous pas conclud n’agueres que l’effect d’vng gaing et dommage (qui ne peult iamais estre que mal) est vne chose totalement opposite et contraire l’vne à l’aultre ?

Hipparchvs. Ie te le confesse.

Socrates. N’auons nous pas aussi arresté que si le gaing est contraire à dommage (c’est à dire chose mauluaise pour l’homme) il s’ensuit necessairement que tout bien abunde en luy ?

Hipparchvs. Nous l’auons ainsi accordé.

Socrates. Ne voys tu pas comme tu t’efforces de me decepuoir en affirmant expressement toutes choses contraires à notre premier propos ?

Hipparchvs. Non, par le dieu Iuppiter, ô Socrates ! Mais au contraire tu me deçoy, et ne sçay comment se faict cela qu’en disputant, tu renuerses tout hault et bas.

Socrates. Ie te prie, ne m’impose point cela ; car ie ne te vouldroy point decepuoir, et en tel cas il me semble que ie fairoys mal si ie ne suyuois le conseil et doctrine d’vng homme de bien et du tout excellent en sapience.

Hipparchvs. Qui est ce personnage là ? à quelle fin tend ce tien propos ?

Socrates. Le personnage est vng habitant de nostre ville, dict Hipparchus, filz aisné de Pisistratus Philædonicus, lequel surmonta tous ses freres en sapience et excellence d’esprit. Or entre aultres plusieurs choses haultaines qu’il entreprint, il donna de grands tesmoignages de sçauoir et sapience singuliere. Ce fut le premier qui introduict les liures d’Homere en ceste ville, et qui remist en leur premier estat les solemnités et magnificence des ieux publicques qui encore durent à present. Ce fut luy aussi qui enuoya querir, et fict venir en ceste ville Anacreon Teius, auec vne nauire de cinquante remes, et qui pareillement, auec grands honneurs et presents, induict Simonides Chius de demeurer tousiours auec luy ; lesquelles choses il ne faisoit pour aultre fin, sinon pour rendre ses citoyens vertueux et bien viuants, et qu’il eust à gouuerner telles gens, et non vicieux et dissoluz ; et estoit entré en ceste affection par vne bonne et honeste nature dont il estoit plein, laquelle l’inuitoit de rendre vng chascun participant de sapience et vertu. Ayant ainsi bien instruict ses citoyens, tant que chascun d’eulx estoit esmerueillé de son incredible sapience, il mist toute sa fantasie par apres à instruire les laboureurs et estrangiers ; et pour ce faire plus commodement, il feit dresser des columnes par touts les carrefours de la ville, et deuant les principalles maisons de tous les cartiers d’ycelle. Puis amassant et recueillant les principaulx points de la sapience qu’il auoit en partie acquise par estude, et qu’il auoit aussi en partie inuentée de luy mesmes, il en fict certains vers elegiacques, lesquelz il intitula : Les Institutions et Preceptes de sapience ; ce qu’il fict pour destourner ses citoyens d’vne sotte admiration et reuerence, en la quelle ilz auoient les preceptes vulgaires de l’isle de Delphes ; c’est assçauoir : Aye congnoissance de toy ; Ne fais rien par trop ; et plusieurs aultres semblables dictons ; et taschoit de faire en sorte que ceulx qui estoient soubs son gouuernement, eussent à reuerer les preceptes d’Hipparchus, comme meilleurs et plus diuins ; de maniere que ceulx qui, en allant et passant, lisoient telles instructions, et qui commençoient à prendre goust à la sapience d’vng tel philosophe, sortissent des champs et des boys pour de plus en plus entendre les aultres preceptes d’vne doctrine si excellente. Or, en tout cela il y auoit deux epigrammes, dont l’vng estoit en la partie senestre de chaque columne, par lequel Mercure admonestoit le lecteur (et tel estoit le tiltre et inscription de l’epigramme) qu’il eust à faire son debuoir, en l’intelligence de ces preceptes. L’aultre epigramme estoit posé en la dextre partie de la columne, et le tiltre en estoit tel : Ce cy est vn tesmoignage de la sapience d’Hipparchus. Incontinent apres s’ensuyuoit le precepte, comme est : Tasche à faire toutes choses bonnes et iustes. Estant ainsi aux aultres columnes plusieurs fort excellentes institutions, entre les aultres il y en auoit vne au chemin dict Stiriaque, et le sens en estoit tel : Ce cy est vng precepte d’Hipparchus : Ne trompe iamais ton amy. Parquoy (pour reuenir à mon dernier propos) il ne fault poinct que tu penses que te tenant pour amy (comme certainement ie te tiens) ie voulusse presumer de te tromper, et contreuenir au precepte d’vng si excellent philosophe que le dessusdict. Icelluy mort, vng sien frere, dict Hippias, tint les Atheniens oppressés de tyrannie par l’espace de troys ans. Et comme le plus vieil de tous tes freres, tu as bien peu entendre que la tyrannie n’a iamais heu lieu en ceste ville que ce temps là. Au demeurant, les Atheniens ont tousiours vescu en semblable liberté qu’ilz estoient du regne de Saturnus. Quant à la mort d’Hipparchus, les gens de bon sçauoir en baillent vne autre occasion que celle qui est entre le peuple : c’est assçauoir qu’il perdit la vie pour auoir heu en mespris sa soeur Canephoria, laquelle opinion est sotte et hors de tout bon iugement. Mais la verité est telle pour ce qu’Aristogito monstroit tout plein de signes d’amour à Harmodius, et qu’il l’endoctrinoit en philosophie ; par cela il esperoit recepuoir vng grand loyer : c’est assçauoir qu’il mettoit en peine et fascherie Hipparchus par ce moyen. Sur cela il aduint qu’Harmodius print en amour vng certain gentilhomme du nom duquel il ne me souuient pas bonnement ; et au commencement l’admiration de ce personnaige fut grande enuers Harmodius et Aristogito, comme enuers philosophes de singuliere sapience. Depuis, venant en familiarité auec Hipparchus, il commença à les despriser et à se distraire d’eulx le plus qu’il pouuoit ; de laquelle chose ces philosophes, fort indignés, conceurent la mort d’Hipparchus, et le tuarent à la fin.

Hipparchvs. Il semble par ton dire, ô Socrates ! que tu ne me tiennes poinct pour amy ; et si tu me tiens pour tel, encores y a il apparence que tu n’adioustes point foy au precepte d’Hipparchus ; car on ne me sçauroit persuader que tu ne me deçoipues en disputant.

Socrates. Puis que tu es en ceste opinion, ie suis content que nous retractions tout ce qui a esté debattu entre toy et moy, comme si c’estoit vng coup de dés ou de tables qui ne fust pour rien compté ; et par ainsi tu perdras la fantaisie que ie t’ay deceu. Or disons doncq’, veulx tu changer d’opinion en ce que nous auons dict que tout homme appette toutes choses de proffict ?

Hipparchvs. Ie ne veulx poinct changer d’opinion quant à cela.

Socrates. Mais que diras tu sur ce que nous auons accordé, que dommaige et l’accident d’icelluy est vne chose mauluaise et pleine de desaduantaige ?

Hipparchvs. Ie ne veulx pareillement contreuenir à ce propos.

Socrates. Que respondras tu aussi sur ce que i’ay maintenu, que gaing et gaigner, et dommaige et recepuoir dommaige, sont choses de contraire consequence ?

Hipparchvs. I’accorde cela derechef.

Socrates. Mais par aduanture tu ne m’accorderas pas que le gaing est chose bonne, comme chose contraire à mal ?

Hipparchvs. Ceste opinion ne se doibt aussi retracter.

Socrates. Or donc, cuydes tu (comme certainement il appert par tes parolles) qu’il y ayt aulcun gaing bon et aulcun mauluais ?

Hipparchvs. Quant à moy ie suis de cest aduis.

Socrates. C’est le poinct que ie te veulx esclaircir maintenant. Car posé le cas qu’il y ayt vng gaing bon, et l’autre mauluais, ce neantmoins l’vng n’est point plus gaing que l’autre : n’est il pas vray ?

Hipparchvs. Quel est le fondement de ceste interrogation ?

Socrates. Ie te le diray. La viande que nous prenons tous les iours pour la substentation de nostre personne, peult estre bonne ou mauluaise ?

Hipparchvs. Il est vray.

Socrates. Mais vne viande est elle plus viande que l’aultre ? Toutes deux ne sont elles pas viande ? Les veulx tu prendre et entendre en tant qu’vne viande ne differe en rien de l’aultre, mais en tant que l’vne est bonne et l’aultre mauluaise ?

Hipparchvs. Ce que tu dys est veritable.

Socrates. N’est il pas vray que le vin et l’eaue que nous beuuons, et toutes aultres choses, lesquelles soubs vne mesme espece sont telles qu’elles peuuent estre en partie mauluaises, ne different aulcunement entre elles sur leur conformité et similitude indiuisible, comme est la qualité vniuerselle d’vng homme à aultre homme (et ce selon leur forme et essence) combien que l’vng soit de mauluaises meurs, et l’aultre de bonnes ?

Hipparchvs. Il est tout ainsi que tu le deduis.

Socrates. Toutesfoys nul de ceulx là (comme il me semble) ne sera plus ou moins homme que l’aultre, et le bon (quant à l’essence humaine) ne sera point plus homme que le mauluais, ni le mauluais que le bon.

Hipparchvs. Ton propos est veritable.

Socrates. Ne pouuons nous faire semblable iugement en matiere de gaing, tellement qu’vng gaing (soit bon ou mauluais) soit tousiours gaing ?

Hipparchvs. La confession de tel cas est ineuitable.

Socrates. Celluy doncq’ qui faict bon gaing et raisonnable, ne gaigne point d’aduantage que celluy qui l’a faict mauluais et iniuste ; et par ainsi il appert qu’ilz sont esgaux en value de lucratifue, comme desia nous auons accordé par noz propos.

Hipparchvs. Certainement.

Socrates. Mais es tu d’aduis que par l’vng ou l’aultre de ces deux gaings ia diffinis, celluy auquel ils aduiennent, iustement ou iniustement, aye aduantage sur son compaignon ?

Hipparchvs. Ny par l’vng, ny par l’aultre.

Socrates. En telle matiere, où il n’y a aulcun moyen entre deux, comme est il possible que l’vng peult plus recepuoir de gaing, et l’aultre moins ?

Hipparchvs. Ie confesse qu’il est totalement impossible.

Socrates. Doncques, puis que tu confesses que ces deux gaings entre nous deffinis rapportent vng semblable bien à celluy qui les reçoipt, il reste au surplus de veoir qui est la cause qui te meut de bailler à touts deux vng mesme nom de gaing, de veoir et considerer aussi ce que tu imagines sur la qualité de l’vng et de l’aultre. Et en ce cy ie forgeray vng exemple sur moy mesme. Prenant le cas que tu m’interroges : pourquoy c’est que, si vne viande est bonne ou mauluaise, ie l’appelle tousiours viande ? Il est certain que ie te repondray, que pour ce que l’vne et l’aultre est vng nourrissement du corps, de substance seiche, à ceste cause ie leur impose vng nom seul, et les appelle tousiours viande, ce que tu ne sçaurois nyer estre bien faict ; qu’en dys tu ?

Hipparchvs. Ie le confesse.

Socrates. Quant au boyre, i’aurois semblable raison de te respondre, t’allegant que, pour ce que c’est vng nourrissement du corps, de substance humide, on luy a imposé tel nom, sans auoir esgard que telle substance soit bonne ou mauluaise ; et ne te feray iamais aultre response en toutes aultres choses ainsi entre elles conformes ; parquoy tu doibs tascher d’en suyure l’equité de mes responces. Ie te demande doncq’ icy : que consideres tu donc en vne mesme chose, pourquoy tu l’appelles gaing, soit icelluy gaing bon ou mauluais ? Si en cest endroit tu n’es prouueu de response prompte, prends vng peu garde à ce que ie te vois deduire. N’appelles tu pas cela gaing, quand vng personnage paruient en la possession de quelque chose, sans y despendre rien du tout, ou en recepuant plus de proffict que la despence totale ne monte ?

Hipparchvs. Il me semble que ie puis appeler cela gaing.

Socrates. Quelle toutesfoys est ton intelligence sur ce propos ? Entends tu ce gaing comme si quelcqu’vng s’estoit bien repeu de plusieurs viandes, sans rien despendre, et que par ycelles viandes il eust acquis quelque maladie ?

Hipparchvs. Ie ne l’entends pas ainsi.

Socrates. Et si ce personnage mesme ne tomboit en inconuenient de maladie par ces viandes, ains qu’il se fust remis en bonne santé par repas, cela te sembleroit il gaing ou dommage ?

Hipparchvs. Gaing.

Socrates. Ce n’est doncq’ pas gaing qu’vne indifferente acquisition de toutes choses ?

Hipparchvs. Non certainement.

Socrates. Maintiens tu que celluy ci ne gaigne pas qui paruient indifferemment à quelque chose, soit bonne ou mauluaise ?

Hipparchvs. Il me le semble.

Socrates. Et que celluy ci aussi ne tombe au dommaige, auquel il aduient quelcque cas, soit bien ou mal ?

Hipparchvs. Mon opinion n’est point aultre.

Socrates. Ne vois pas que tu reuiens à ton premier propos ? car tu m’accordes par ton dire que gaing n’est iamais sans bien, et le dommaige n’est iamais sans mal.

Hipparchvs. Ie ne sçay que ie doibs dire.

Socrates. Tu n’es pas hors de propos sans cause. Mais responds moi à ce que ie te voys demander. Si quelcqu’vng repçoit plus qu’il ne despend, ne diroys tu pas qu’il gaigne ?

Hipparchvs. Ie ne diray poinct qu’il perd, moyennant qu’en baillant quelcque petite piece d’or ou d’argent, il en reçoipue par cela vne plus grande.

Socrates. Ie te demande d’aduantage. Si quelcqu’vng baille vne demye libure d’or pour vne libure d’argent, diroys tu que cestuy là fait gaing ou perte ?

Hipparchvs. Perte, pour certain, ô Socrates ! car pour vne chose vallant quattre escuz, il en repçoit vne de deux escuz seulement.

Socrates. Si ne me sçaurois tu nyer qu’il ne repçoiue plus qu’il ne baille. Qui plus est : vne chose doublée n’est elle pas de plus grand’ value que la moytié de quelcqu’aultre ?

Hipparchvs. Quant à cela, ie te reponds que l’argent n’est pas de telle estime que l’or.

Socrates. Il fault doncq’ en matiere de gaing exprimer tousiours le pris et value de la chose sur laquelle le gaing se peult faire ; et par tes paroles tu veulx conclurre que combien que l’argent soit en plus grande quantité que l’or, ce nonobstant il n’est poinct tant precieux ny tant à estimer, et qu’vne moindre quantité d’or est beaucoup de plus grande value.

Hipparchvs. Voilà le poinct, et telle en est la verité.

Socrates. Doncques tout gaing consiste en l’estime de la chose de laquelle il peult proceder, soit petite ou grande ? Mais, apres tout, veulx tu inferer que sur vne chose de nulle estime il ne se puisse faire gaing ?

Hipparchvs. Ie ne le pense poinct aultrement.

Socrates. Et quant à ce que tu appelles digne et precieux, l’entends tu aultrement digne d’estre poursuiuy et acquis ?

Hipparchvs. Digne seullement d’estre acquis.

Socrates. Et ce qui est digne d’estre acquis, est ce chose vtile ou inutile ?

Hipparchvs. Vtile.

Socrates. Ce qui est vtile n’est il pas bon ?

Hipparchvs. Il est bon, sans aulcun doubte.

Socrates. O personnage des plus magnanimes du monde ! n’auons nous pas desia conclu troys ou quattre foys que le gaing est vne bonne chose de soy mesmes ?

Hipparchvs. Il le semble.

Socrates. Te souuient il d’où s’esmeust ce propos ?

Hipparchvs. Il m’en souuient à peu pres.

Socrates. S’il ne t’en souuient, ie te le reduiray tost en memoire. Ce propos fut esmeu entre nous sur ce que tu doubtoys, assçauoir non si les gens de bien ne vouloient accepter indifferemment tous gaings, ains seullement les biens et non les maulx qui en procedent.

Hipparchvs. Ce fut de là iustement.

Socrates. Et lors la raison mesmes ne nous contraignit elle pas de confesser que touts gaing sont bons, iaçoit qu’ilz soient petits ou grands ?

Hipparchvs. Certainement la subtilité de tes interrogations, ô Socrates ! me contraignit plus allors que ie ne receus de persuasion par la raison que tu me mets au deuant : raison toutesfoys me pourra persuader ce que desbats et veulx prouuer estre vray.

Socrates. Or, soit que tu te laisses persuader quant à cela, ou que tu ays quelcque affection et opinion differente, ne m’accordes tu pas tousiours que touts gaings d’estime, petite ou grande, se peuuent appeler bons sans aulcun contredict ?

Hipparchvs. Ie consens bien à cela.

Socrates. Ne consens tu pas aussi que toute personne vertueuse appette son bien et proffict ?

Hipparchvs. Ie le confesse pareillement.

Socrates. Et toutesfoys tu disois que les mauluais et vicieux desiroient aussi toute espece de gaing, fust grand ou petit. Et pour ainsi, selon ton propos, les bons et mauluais ne sont ilz pas esgalement couuoiteux de gaing ?

Hipparchvs. On ne pourroit facilement contredire à ceste conclusion.

Socrates. Parquoy il n’y a nul qui iustement sceust vituperer auec iustice les espritz addonnés au gaing, attendu que luy ny aultre ne se trouue exempt de telle affection.

FIN.

AVLCVNS DICTS
ET SENTENCES NOTABLES
DE PLATON

Il y auoit entre ses disciples vng ieune homme fort delicat, trop addonné au traictement de sa personne, auquel Platon feit ceste interrogation : Quand seras tu las de farder et entretenir ceste prison charnelle, tant caducque et fragile ? Lorsqu’il voyoit vng homme surprins d’amour, il disoit ainsi : Ce personnage est mort en son propre corps et vit en vng aultre. Et y adioustoit encores ce qui s’ensuict : Celluy (disoit il) qui se deslaisse pour aultruy est le plus miserable du monde, veu qu’il perd la possession de soy mesmes, et n’a celle de la personne par luy aymée.

Par la raison qu’il s’ensuict, il incitoit la ieunesse à bien et vertueusement viure : Prenez garde, enfants, à la diuerse nature de vertu et volupté. Volupté est telle qu’elle surprend les esprits humains par vne doulceur soubdaine ; mais incontinent il s’en ensuict vne penitence et vne douleur perpetuelle. Au contraire, le naturel de vertu est tel que, pour quelcque peu de labeur que l’on a à l’acquerir, elle rend mille voluptés et plaisirs pardurables à iamais.

Voyant vng iour quelcqu’vng qui iouoyt aux cartes, il le reprint de cela. A quoy le ioueur luy respondit : Tu me reprends de peu de chose, Platon. — Ie ne te reprends pas, dist il, pour ce que tu ioues maintenant ; mais ce n’est pas peu de vice que de faire coustume d’vne chose illicite et deshonneste.

Il conseilloit à ceulx qui estoient subiects à yurongnerie et à courroux, que durant leur transport de cerueau, ils se regardassent en vng mirouer, et que par la defformité qu’ilz voirroient en leur face, ilz se corrigeroient de leur vice.

Interrogé de quelz biens et de quelles possessions principalement les peres doibuent tascher à enrichir leurs enfants, il respondit qu’ilz les doibuent laisser riches, non des biens de fortune, mais de vertu et science, lesquelz biens ne sont subiects ny à pluye, ny à vent, ny à gresle, ny à la violence des hommes, ny à la puissance de Iuppiter.

Entre aultres sentences, il disoit souuent que le plus grand bien qui puisse aduenir à vng roy, c’est que ceulx qu’il repçoyt pour familiers ne soient poinct flateurs ou adulateurs.

Disoit aussi Platon que sapience n’est moins necessaire à vng roy que l’ame au corps, et que les respubliques estoient grandement heureuses, lesquelles estoient gouuernées par gens de sçauoir ou par ceulx qui ayment et entretiennent les sçauants ; car il n’y a chose plus pestilentieuse qu’vng homme constitué en dignité et puissance, s’il n’est accompagné de sçauoir.

Il disoit pareillement que telz sont les subiectz quel est leur prince, et que leurs meurs se reiglent par les siennes. Si que si vng roy est enclin à quelque vice, ce vice regnera en son royaulme.

Plus : il disoit que les administrateurs d’vne charge publicque (comme ceulx qui ont quelque magistrat, office et semblable maniement) ne doibuent auoir leur bien particulier en recommendation, ains le public totalement, et ne doibuent porter l’vng plus que l’aultre, mais faire leur debuoir en general, sans aulcune particularité de personne à personne.

FIN.

CANTIQVE
D’ESTIENNE DOLET
PRISONNIER
A LA CONCIERGERIE DE PARIS,
SVR

SA DESOLATION ET SUR SA CONSOLATION,
EN VERS.

DOLET.

PRESERVE MOY
O SEIGNEUR
DES CALVMNIES
DES HOMMES.

IMPRIMÉ L’AN M.D.XLVI.

CANTIQVE.

Si au besoing le monde m’habandonne,
Et si de Dieu la volunté n’ordonne
Que liberté encores on me donne,
Selon mon vueil,
Doibs ie en mon cueur pour cela mener dueil,
Et de regretz faire amas et recueil ?
Non pour certain, mais au ciel leuer l’oeil,
Sans autre esgard.
Sus donc, esprit, laissés la chair à part,
Et deuers Dieu, qui tout bien nous despart,
Retirez vous comme à vostre rempart,
Vostre fortresse.
Ne permettez que la chair soit maistresse,
Et que sans fin tant de regretz vous dresse,
Se complaignant de son mal et destresse
De son affaire.
Trop est congneu ce que la chair sçait faire.
Quant à son dueil, c’est tousiours à refaire,
Pour peu de cas elle se met à braire
Inconstamment.
De plus en plus elle accroist son torment,
Se desbattant de tout trop aigrement :
Faire regretz c’est son allegement,
Sans nul confort.
Mais de quoy sert vng si grand desconfort ?
Il est bien vray qu’au corps il greue fort
D’estre enfermé si longtemps en vng fort
Dont tout mal vient.
A ieune corps grand regret il aduient
Quand en prison demeurer luy conuient,
Et iour et nuict des plaisirs luy souuient
Du temps passé.
Pour vng mondain, le tout bien compassé,
C’est vng grand dueil de se voir deschassé
D’honneurs et biens pour vng voirre cassé,
Ains sans forfaict.
A vng bon cueur certes grand mal il faict
D’estre captif sans riens auoir mesfaict,
Et pour cela bien souuent (en effet)
Il entre en rage.
Grand douleur sent vng vertueux courage
(Et feust ce bien du monde le plus sage)
Quand il se veoid forclus du doulx vsage
De sa famille.
Voyla les griefs de ce corps imbecille
Et les regrets de cette chair debille,
De tout fondé sur complaincte inutille,
Plaincte friuolle.
Mais vous, esprit, qui sçauez la parolle
De l’Eternel, ne suiuez la chair folle ;
Et en celluy qui tant bien nous consolle,
Soit vostre espoir.
Si sur la chair les mondains ont pouuoir,
Sur vous, esprit, riens ne peuuent auoir :
L’oeil, l’oeil au ciel, faictes vostre debuoir
De la entendre.
Soit tost ou tard ce corps deuiendra cendre,
Car à nature il fault son tribut rendre,
Et de cela nul ne se peult deffendre :
Il fault mourir.
Quant à la chair, il luy conuient pourrir,
Et quant à vous, vous ne pouuez perir :
Mais auecq’ Dieu tousiours debués flourir
Par sa bonté.
Or, dictes donc, faictes sa volunté :
Sa volunté est que (ce corps dompté)
Laissant la chair, soyés au ciel monté
Et iour et nuict.
Au ciel monté ! c’est que prenniés desduict
Aux mandements du Seigneur qui conduict
Touts bons espritz, et à rien les reduict
S’ilz sont peruers.
Ses mandemens commandent en briefs vers
Que si le monde enuers nous est diuers,
Nous tourmentant à tort et à trauers
En mainte sorte,
Pour tout cela nul ne se desconforte,
Mais constamment vng chascun son mal porte,
Et en la main, la main de Dieu tant forte,
Il se remette.
C’est le seul poinct qui tout esprit delecte,
C’est le seul poinct qui tout esprit affecte,
C’est où de Dieu la volunté est faite :
C’est patience.
Ayant cela, ne fault aultre science
Pour supporter l’humaine insipience.
Tout mal n’est rien, nulle douleur, si en ce
L’esprit se fonde.
Il n’est nul mal que l’esprit ne confonde,
Si patience en luy est bien profonde ;
En patience il n’est bien qui n’abonde,
Bien et soulas.
En patience on n’oit crier : helas !
De ce muny, l’esprit n’est iamais las :
En tes vertuz bien tu l’entremeslas,
Dieu Tout Puissant !
De patience vng bon cueur iouyssant,
Dessoubz le mal n’est iamais flechissant,
Se desolant ou en rien gemissant,
Tousiours vaincqueur.
Sus, mon esprit, monstrés vous de tel cueur ;
Vostre asseurance au besoing soit congneue :
Tout gentil cueur, tout constant belliqueur
Iusque à la mort sa force a maintenue.

EPITAPHE
D’ESTIENNE DOLET.

Mort est Dolet, et par feu consumé ;
Oh ! quel malheur ! oh ! que la perte est grande !
Mais quoy ! en France on a accoustumé
Tousiours donner à tel saint telle offrande.
« Bref, mourir fault, car l’esprit ne demande
« Qu’issir du corps et tost estre desliure,
« Pour en repos ailleurs s’en aller viure. »
C’est ce qu’il dit sur le point de brusler,
Pendant en haut, tenant ses yeux en l’air :
« Va t’en, esprit, droit au ciel pur et munde,
« Et toy, mon corps, au gré du vent voller,
« Comme mon nom vollait parmi le monde. »

TABLE DES MATIERES

Avant-propos.
I
Le Second Enfer.
Estienne Dolet à ses meilleurs et principaulx amys.
3
Au treschrestien et trespuissant roy Françoys.
5
Au Roy mesmes.
17
A tresillustre prince monseigneur le duc d’Orleans.
18
Au Duc d’Orleans mesmes.
21
A monsieur le cardinal de Lorraine.
22
A madame la duchesse d’Estempes.
24
A la dessusdicte duchesse d’Estempes.
27
A la souueraine et venerable court du Parlement de Paris.
28
Aux chefs de la iustice de Lyon.
36
A la royne de Nauarre.
40
A monseigneur le reuerendissime cardinal de Tournon.
42
A ses amys.
45
Devx Dialogves de Platon.
Estienne Dolet à ceulx de sa nation.
49
Dolet au roy treschrestien.
51
Du mespris et contemnement de la mort.
53
De la couuoitise et affection de gaigner.
75
Aulcuns dicts et sentences notables de Platon.
95
Cantique.
99
Epitaphe d’Estienne Dolet.
105

CURIOSITÉS
DE L’HÉTÉRODOXIE ET DE LA LIBRE PENSÉE

EN VENTE

Le Traité des trois Imposteurs (De tribus Impostoribus, M. D. IIC.), traduit pour la première fois en français ; texte latin en regard, collationné sur l’exemplaire du duc de la Vallière, aujourd’hui à la Bibliothèque impériale de Paris, augmenté des variantes de plusieurs manuscrits, etc., précédé d’une notice philologique et bibliographique, par Philomneste junior. In-8o de LVI-104 p., titre en rouge et en noir, tirage à 237 ex. numérotés (2 sur chine et 235 papier de Hollande) ; papier de Hollande : 8 fr.

La Beatitude des Chrestiens ou le Fleo de la Foy, par Geoffroy Vallée, d’Orléans ; réimpression sur l’exemplaire unique de la bibliothèque Méjanes, d’Aix, avant-propos par un Bibliophile ; in-8o de XVII-15 p. Titre en rouge et en noir, tirage à 120 ex. numérotés (2 sur chine et 118 papier de Hollande) ; papier de Hollande : 3 fr.

Le Péché originel, traduit librement du latin d’Adrien Beverland, par J.-Frédéric Bernard ; réimpression sur l’édition la plus complète, de 1741, notice bio-bibliographique par un Bibliophile ; in-8o de 184 pages, titre en rouge et en noir, tirage à 237 exempl. numérotés (2 sur chine et 235 pap. de Hollande) ; pap. de Hollande : 12 fr.

L’autorisation de circuler en France a été refusée à cet ouvrage.

Le Second Enfer d’Etienne Dolet, suivi de sa traduction des deux dialogues platoniciens, l’Axiochus et l’Hipparchus ; notice bio-bibliographique par un Bibliophile ; in-8o de XI-108 pages, titre en rouge et en noir, tirage à 237 ex. numérotés (2 sur chine et 235 pap. de Hollande) ; papier de Hollande : 6 fr.

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