SUIVI DE SA TRADUCTION DES DEUX DIALOGUES PLATONICIENS
L’AXIOCHUS ET L’HIPPARCHUS
NOTICE BIO-BIBLIOGRAPHIQUE
PAR
UN BIBLIOPHILE
PARIS
A LA LIBRAIRIE DE L’ACADÉMIE DES BIBLIOPHILES
10, RUE DE LA BOURSE, 10
BRUXELLES
LIBRAIRIE EUROPÉENNE DE C. MUQUARDT
PLACE ROYALE
1868
Tirage à 237 exemplaires :
235 | papier vergé, |
2 | chine. |
No
Bruxelles. — Imprimerie de J. Rops, rue de l’Ermitage, 2.
De toutes les malheureuses victimes de l’intolérance farouche du seizième siècle, il n’en est pas dont le nom réveille des souvenirs aussi tristes qu’Etienne Dolet. Lorsqu’on considère son activité intellectuelle, l’étendue de ses connaissances, son amour pour le progrès, lorsqu’on peut apprécier ses qualités personnelles, et lorsqu’on le voit traîné à un supplice barbare, sous un prétexte futile, inventé par une haine aveugle et furieuse, on éprouve une vive sympathie, on s’émeut en faveur de l’infortuné, massacré juridiquement à la fleur de son âge, on maudit les magistrats ignares et cruels qui s’érigèrent en bourreaux.
Nous ne pouvions omettre Dolet dans la collection que nous avons entreprise des écrits poursuivis avec une grande sévérité, et funestes à leurs auteurs. Nous avons déjà remis en lumière Geoffroy Vallée, mis à mort pour avoir écrit un livre où respire la démence, et Adrien Beverland, chassé de sa patrie et forcé d’aller chercher un asyle sur la terre étrangère ; nous aurions voulu faire figurer dans notre galerie le célèbre Michel Servet, mais quel est le lecteur de nos jours qui aurait assez de courage pour lire le latin barbare et obscur dont se composent les deux ouvrages si fameux, mais fort rarement feuilletés aujourd’hui, dans lesquels ce libre penseur a consigné des idées que le très-sévère Calvin devait si rigoureusement châtier[1] ?
[1] Le traité De Trinitatis erroribus se compose de 168 feuillets ; le Christianismi Restitutio n’a pas moins de 734 pages ; les éditions originales sont de la plus excessive rareté, mais il a été donné des réimpressions qu’on recherche peu. M. Emile Saisset a inséré, dans le Dictionnaire des sciences philosophiques, un exposé substantiel du système théologique de Servet.
Dolet, plus intéressant à tous égards, et bien moins prolixe, nous appelle. Il n’entre point d’ailleurs dans notre plan de tracer une biographie détaillée de cet homme illustre, ni de l’apprécier sous divers points de vue : des écrivains autorisés ont déjà accompli cette œuvre. Nous pouvons citer Le Second Enfer et autres œuvres d’Etienne Dolet, précédé de sa réhabilitation (par M. Aimé-Martin) ; Paris, Techener, 1830, 2 vol. in-12 ; le Procès d’Etienne Dolet avec un avant-propos sur sa vie et ses ouvrages, par A.-T. (Taillandier) ; Paris, 1836, in-12 ; faisons aussi mention spéciale du livre chaleureux de M. J. Boulmier : Etienne Dolet, sa vie, ses écrits, son martyre ; Paris, Aubry, 1857, XIII et 300 pages.
Né à Orléans en 1509, issu d’une famille honorable, mais sans fortune, Dolet montra de fort bonne heure une intelligence rapide, un désir très-vif de savoir. Après avoir commencé ses études à Paris, il se rendit en Italie, séjourna à Padoue et à Venise, revint ensuite en France, et alla à Toulouse suivre les cours de droit professés dans cette ville. Il avait alors vingt-trois ans, et se jettant avec l’ardeur de la jeunesse dans les querelles des partis qui agitaient à cette époque la capitale du Languedoc, il se créa de nombreux et d’ardents ennemis. Le parti français, composé d’étudiants étrangers à la province, était en lutte avec le parti languedocien, et il avait Dolet pour chef ; le parlement se déclara tout naturellement en faveur des Toulousains ; Dolet, d’abord mis en prison, fut ensuite expulsé : il se rendit alors à Lyon, et après une courte résidence à Paris, il revint dans cette ville afin d’y faire imprimer chez un des plus habiles typographes de l’époque, chez Sébastien Gryphe, un travail immense sur la philologie latine, les Commentarii linguæ, qu’il avait commencés à l’âge de seize ans, et auxquels il avait consacré l’application la plus étendue et la plus persistante. Les deux volumes qui forment ce monument d’une érudition imposante parurent en 1536 et en 1538 ; ils offraient alors un intérêt qu’ils ne présentent plus aujourd’hui. La langue latine n’était pas seulement celle de la religion et de la jurisprudence, c’était aussi celle de la science et d’une portion de la littérature. Un grand nombre de poëtes s’empressaient, pour exprimer leurs pensées, d’avoir recours à l’idiome de Virgile et d’Horace ; plus tard l’illustre président de Thou, voulant raconter les événements dont il avait été le témoin, employait la langue de Tite-Live. S’exprimer avec élégance dans un style reproduisant avec soin les formes cicéroniennes, était alors le but des hommes les plus instruits, et sous ce rapport, Dolet n’avait pas de supérieurs. Les Commentarii eurent un grand succès ; ils furent critiqués par des jaloux et des rivaux, c’est la destinée de toute œuvre de mérite. François Ier agréa la dédicace de ces beaux volumes, et en 1537 il accorda à Dolet un privilége l’autorisant pendant dix années à imprimer ou faire imprimer tous les livres par lui composés ou traduits. Le savant se mit à l’œuvre ; il débuta en 1538 par le Cato christianus, livret théologique, fort orthodoxe, où se montre l’intention d’écarter les attaques de ses ennemis qui l’accusaient d’irreligion. Les idées proclamées en Allemagne par le fougueux Luther pénétraient en France ; l’autorité s’alarmait et sévissait contre elles avec la plus grande rigueur ; les gens de lettres, les savants étaient suspects ; l’imputation d’hérésie facilement lancée à leur tête pouvait avoir des conséquences d’une gravité extrême. Comme typographe Dolet déploya une activité intelligente ; les éditions sorties de ses presses sont aujourd’hui fort recherchées ; les Elegantiæ linguæ latinæ de Valla, des traductions de quelques opuscules de Galien, les Commentaires de César, un Novum Testamentum et divers autres écrits semblables ne soulevaient pas d’orages, mais il se rendit de plus en plus suspect en publiant en 1542 une édition du Gargantua et du Pantagruel de Rabelais, satire terrible qui devait provoquer la colère de l’Eglise ; en 1543, il eut l’imprudence de mettre au jour les Œuvres de Clément Marot, poëte huguenot, très-mal vu des conservateurs de l’époque[2].
[2] Le Rabelais publié par Dolet ne comprend que les trois premiers livres de l’épopée bouffonne composée par maître François, mais il n’est guère de volume dont le prix ait atteint des proportions aussi exorbitantes. Deux exemplaires, richement reliés, ont été adjugés, l’un à 2,150 fr. à la vente Solar en 1862, l’autre à 1,580 fr. à celle de M. Yemeniz en 1867. Le Marot, de plus en plus recherché, et qui se payait, en belle condition, de 20 à 50 fr. il y a une trentaine d’années, s’est élevé à 399 fr. et à 345 fr. aux ventes H. de Chapponay en 1863 et Yemeniz (exemplaires reliés en maroquin).
Dolet s’était attiré d’autres inimitiés ; vers 1539, il y eut à Lyon ce qu’on appelle aujourd’hui coalition et grève ; les ouvriers imprimeurs « s’estoient bandez ensemble pour constraindre les maistres de leur fournir plus gros gages et nourriture plus opulente. » Dolet se montra favorable aux demandes des ouvriers ; il les regardait sans doute comme équitables ; les autres typographes, jaloux du succès qui commençait à devenir son partage, lui portèrent envie et s’efforcèrent de lui nuire. Peut-être n’était-il pas assez réservé en ses propos : quelques passages des Commentarii montrent qu’il n’approuvait pas toutes les idées de la pesante Sorbonne, et surtout sa haine contre l’imprimerie ; il avait lancé dans ses poésies latines des épigrammes assez vives contre les moines ; tous ces griefs furent réunis et l’on se mit à l’œuvre pour le perdre.
Le 2 octobre 1542, un inquisiteur et l’official de l’archevêque de Lyon rendirent une sentence qui déclarait Dolet « mauvais, scandaleux, schismatique, hérétique, fauteur et deffenseur des hérésies et erreurs » ; comme tel, il était « délaissé au bras séculier. » On imputait aussi à Dolet d’avoir « mangé chair en temps de karesme et aultres jours prohibez et deffenduz. »
Le bras séculier, c’était la peine de mort ; Dolet eut peur, c’était excusable ; il se hâta de s’adresser au roi ; il protesta que « en tous et chascun des livres qu’il avoit composez et imprimez, il n’avoit entendu ni entendoit qu’il y eust aulcune erreur ou chose mal sentant de la foy : s’il avait mangé de la viande en carême, ce avoit esté par le conseil du medecin, à cause d’une longue maladie, et par permission expresse de l’official. » Cet acte de soumission n’empêcha point le malheureux Dolet de passer de longues journées en prison, mais l’intervention d’un prélat sage et charitable, Pierre du Chastel, alors évêque de Tulle, le servit auprès du roi. François Ier accorda au mois de juin 1543 des lettres de rémission ; le parlement éleva des chicanes, ne les trouva pas en règle ; il fallut de nouvelles lettres, et le captif ne fut élargi que le 13 octobre ; la magistrature, dont on connaît depuis des siècles la sévérité et les tendances, ne put cette fois frapper l’auteur, mais en attendant l’occasion de le reprendre, elle se vengea sur ses livres ; treize ouvrages de Dolet, ou qui lui étaient attribués, furent condamnés « à estre brulez au parvis de l’église Nostre-Dame de Paris, au son de la grosse cloche d’icelle, et à l’édification du peuple. »
Dolet ne jouit pas longtemps de la liberté qu’il venait de reconquérir : dans les premiers jours de 1544, on saisit aux barrières de Paris deux ballots de livres à son adresse ; il s’y trouvait des ouvrages calvinistes imprimés à Genève ; Dolet eut beau protester que c’était le résultat de « la grand’ ruse et pratique de ses ennemis, » et qu’il n’attendait rien de semblable, il fut de rechef mis en prison ; il parvint presque aussitôt à s’évader, il se réfugia en Piémont, et il y écrivit son Second Enfer, ouvrage composé de neuf épîtres en vers adressées au roi, au duc d’Orléans, au cardinal de Lorraine, à la duchesse d’Etampes, à la reine de Navarre, au cardinal de Tournon, au parlement de Paris, aux « chefs de la justice de Lyon » et enfin aux « amis de l’auteur. »
Le Second Enfer indique qu’il a dû en exister un premier, mais il n’a point paru ; l’origine de cette expression énergique, destinée à retracer l’idée d’emprisonnement, vient de Marot qui décrivit sous le nom d’Enfer la captivité qu’il avait subie en 1525. On connaît trois éditions devenues fort rares de ce petit volume ; toutes sont datées de 1544, toutes contiennent les traductions de deux dialogues platoniciens, l’Axiochus et l’Hipparchus ; l’une, datée de Troyes, contient des poésies de Marot qui ne se rencontrent point dans les deux autres qui portent chacune sur le frontispice le nom de Lyon ; une d’elles est munie d’un privilége pour dix ans.
Se flattant du plein succès qu’il attendait de ses huit épîtres, Dolet eut l’imprudence de rentrer en France ; il revint secrètement à Lyon ; il voulait revoir sa famille, et retrouver ses livres chéris ; ses ennemis veillaient ; il fut promptement arrêté de nouveau et « amené en la Conciergerie du Palais à Paris. » Le 4 novembre 1544, la Faculté de théologie assemblée entendit une dénonciation portée contre la traduction faite par un certain Dolet (quidam Doletus) d’un dialogue de Platon, intitulé l’Acochius (on voulait dire l’Axiochus) où se trouve cette proposition : Après la mort, tu ne seras rien du tout. Elle fut jugée hérétique, et l’examen du livre fut renvoyé aux deputatis in materia fidei (style des tribunaux du temps).
Les députés déclarèrent le passage « mal traduit et contre l’intention de Platon, auquel n’y a, ni en grec ni en latin, ces mots rien du tout. »
Observons en passant d’abord, mais ceci ne fait rien à la question, que l’Axiochus est un de ses dialogues que la critique moderne regarde comme apocryphes, ensuite que la version latine littérale du passage grec est tu enim non eris. En écrivant : « Quand tu seras décédé tu ne seras plus rien du tout ; » Dolet n’altérait pas le sens du texte, il le développait en lui donnant l’extension qu’il comportait implicitement. D’ailleurs ce n’était point une pensée à lui personnelle qu’il énonçait ; il se bornait à reproduire l’opinion qu’un auteur ancien, mort depuis deux mille ans environ, avait placé dans la bouche de Socrate ; il ne fallait pas l’en rendre responsable.
Mais on n’y regardait pas de si près avec les gens qu’on voulait perdre, et le parlement de Paris, exécuteur farouche des volontés de l’intolérance, se hâta de rendre un arrêt qui condamnait Dolet « à estre conduict en ung tombereau en la place Maubert où sera planté une potence, à l’entour de laquelle sera faict un grand feu, auquel, après avoir esté soublevé en ladicte potence, son corps sera jecté et bruslé avec ses livres. Ordonne la Cour que auparavant l’exécution de mort du dict Dolet, il sera mis en torture et question extraordinaire pour enseigner ses compaignons. »
L’exécution eut lieu le 3 août 1546 ; personne n’avait osé intercéder pour Dolet, et le roi était resté muet ; la terrible accusation d’athéiste faisait reculer les plus dévoués.
Un retentum en clause particulière ajouté à l’arrêt du Parlement stipulait que « si le ledict Dolet fera aulcun scandale ou dira aulcun blasphême, la langue luy sera coupée et sera bruslé tout vif. »
Dolet jugea avec raison qu’il lui suffisait d’être pendu et de n’être brûlé qu’après sa mort. Des écrivains contemporains racontent qu’il récita en latin une courte prière, qu’il avertit les assistants de ne lire ses livres qu’avec beaucoup de circonspection car « ils contenoient bien des choses qu’il n’avoit jamais entendues. »
L’infortuné avait alors trente-sept ans, jour pour jour. La colère des divers partis n’épargna pas sa mémoire : des poëtes, fort oubliés d’ailleurs, l’injurièrent en mauvais vers latins, et l’atrabilaire Calvin le rangea, avec Agrippa et Servet, parmi les blasphémateurs qui « ont, relativement à la vie de l’âme, avancé qu’ils ne différaient en rien des chiens et des pourceaux. »
C’était en vain qu’à diverses reprises Dolet avait proclamé les principes les plus orthodoxes, notamment dans deux odes en vers latins en l’honneur de la Vierge Marie, présentées aux Jeux floraux ; en vain avait-il attaqué « la méprisable curiosité luthérienne » dans son Dialogue de l’institution cicéronienne ; on s’opiniâtrait à voir en lui un hérétique et un matérialiste : une prière adressée aux dieux « rerum omnium præpotentes superi » à la fin des Commentarii linguæ latinæ, lui fut injustement reprochée ; on qualifia d’hérésie ce qui n’était qu’une élégante tournure cicéronienne. Ce qu’on détestait chez Dolet, ce qu’on persécuta avec une colère implacable, ce qui causa tous ses malheurs, c’est qu’il fut un des défenseurs de la liberté de la pensée ; il revendiqua le droit d’examiner avec indépendance et il osa proclamer la nécessité de traduire les Sainctes Lettres en langue vulgaire et mesmement en la françoyse. Il avait imprimé en 1542 une Exhortation à la lecture de la Bible, in-16, 126 pages, dont il n’était peut-être que l’éditeur, et qu’il réimprima en 1544 avec un Brief discours (en vers) de la république françoyse desirant la lecture des livres de la Saincte Escripture luy estre loisible en sa langue vulgaire. On sait combien l’idée de répandre des traductions vulgaires de la Bible irritait les théologiens de l’époque ; les deux ouvrages que nous venons d’indiquer furent condamnés au feu, et ils contribuèrent beaucoup à faire révoquer en doute l’orthodoxie de Dolet, à le conduire à la mort.
Les Commentarii de lingua latina qui ne contiennent pas moins de 1712 pages, grand in-folio, à 2 colonnes (un troisième volume était annoncé, mais il n’a point paru) ; le De Re navali liber, 1537, in-4o, de 192 pages ; les Francisci Valesii Gallorum regis fata, 1539, in-4o, traduits en français par Dolet lui-même, 1540, in-4o et 1543, in-8o ; le Liber de imitatione ciceroniana, 1540, in-4o ; la Manière de bien traduire d’une langue en aultre ; de la ponctuation françoyse et des accents d’ycelle, 1540, in-8o ; des traductions des Epistres familiaires de Ciceron, 1542, in-8o, et de divers traités d’Erasme ; quelques autres écrits que nous passons sous silence afin de ne pas trop allonger cette liste, voilà certes des preuves irrécusables de l’activité intellectuelle que déploya Dolet pendant une carrière bien courte et bien agitée. Comme éditeur, on lui doit entre autres ouvrages, des impressions soignées et correctes de Suetone ; de la Pandora de Jean Olivier, évêque d’Angers ; du livre de Guillaume Paradin De antiquo statu Burgundiæ, 1542 ; des traductions faites par Jean Canappe de quelques écrits de Galien, de Loys Vassée, de Guy de Cauliac, relatifs aux sciences médicales ; des poésies d’Antoine Heroet et de la Borderie, etc. N’oublions pas une édition (Lyon, 1542, in-16) de l’Internelle consolacion[3] ; elle fut censurée, à ce que disent d’anciens bibliographes, et elle est aujourd’hui introuvable. Un rapprochement à la fois singulier et triste, mérite d’être signalé : ému des attaques dirigées contre lui, prévoyant en quelque sorte les suites fatales qu’elles devaient avoir, il avait choisi une devise presque prophétique ; au-dessous de la marque que, suivant l’usage des typographes de l’époque, il avait adoptée, une doloire, il avait inscrit ces mots : « Préserve-moy, ô Seigneur, des calumnies des hommes[4]. » Malheureusement cette prière ne fut pas exaucée ; des passions implacables livrèrent au bourreau un homme de cœur et d’esprit qui s’inspirait du génie de la Renaissance et qui eut le malheur de naître deux siècles trop tôt. S’il avait été contemporain de Louis XV, Dolet eût probablement travaillé à l’Encyclopédie ; il eût été le commensal de Diderot et le correspondant de Voltaire ; il serait entré à l’Académie française, ou tout au moins à celle des Inscriptions ; le Parlement aurait peut-être condamné quelques-uns de ses écrits ; à la rigueur il aurait pu aller faire à la Bastille un séjour plus ou moins prolongé, mais il n’eût point été traîné sur un fatal tombereau à la place Maubert, et tout comme Fréret et d’Alembert, il serait mort dans son lit, non sans recevoir de Fréron et de Nonotte des injures qui ne faisaient pas grand mal.
[3] On sait que ce livre a la plus grande analogie avec l’ouvrage si célèbre intitulé L’Imitation de Jésus-Christ ; quelques critiques ont pensé que le texte latin avait pris pour modèle, en le modifiant parfois, l’écrivain français ; d’autres savants ont supposé que l’un et l’autre ouvrage étaient sortis de la même plume. Renvoyons à l’introduction placée en tête de l’édition donnée par MM. L. Moland et Ch. d’Hericault, Paris, Jannet, 1856, in-16.
LE
SECOND ENFER
D’ESTIENNE DOLET,
NATIF D’ORLÉANS.
Qui sont certaines compositions faictes par luy mesmes sur la iustification de son second emprisonnement.
A LYON,
1544.
Auec Priuilege pour dix ans.
AU LECTEUR
APRES L’ENFER DE DOLET, TV TROVVERAS DEVX DIALOGVES DE PLATON, SÇAVOIR EST : L’VNG INTITULÉ AXIOCHVS, QVI EST DES MISERES DE LA VIE HVMAINE ET DE L’IMMORTALITÉ DE L’AME ; L’AVLTRE INTITULÉ HIPPARCHVS, QVI EST DE LA COVVOITISE DE L’HOMME, TOVCHANT LE GAING ET AVGMENTATION DES BIENS MONDAINS. LE TOVT NOVVELLEMENT TRADVICT PAR LEDICT DOLET.
HUMBLE SALUT.
Ie sçay, mes amys, que le naturel de l’homme est tel (hors mys bien peu, qui ne croyent à la legiere) que tout subdain qu’vng personnage tombe en quelque infortune et calamité, on presume plustost cela venir de sa faulte que par la meschanceté d’aultruy. Qui est la cause que i’ay voulu faire publier ces myennes petites compositions, dressées sur la probation de mon innocence, touchant mon dernier emprisonnement : affin que si auez esté mal informez par cy deuant de mon affaire (m’attribuantz coulpe où ie suis totalement sans coulpe), vous reiectiez vostre opinion mauluaise, et congnoissiez qu’à tort, et sans cause (toutesfoys en cela ie me remects à Dieu, et le requiers humblement qu’il me garde de murmurer contre sa saincte voulunté), ie suys en peine et fascherie. Lisant doncques les compositions qui s’ensuyuent, vous entendrez mon innocence, et aurez regret que ie languisse en telle misere non meritée. Au demeurant, si vous trouuez estrange que ce present opuscule soit intitulé : Mon second Enfer, veu que ie n’en ay point mys de premier en lumiere, ie vous aduise que le tiltre de ce second est pour le respect du premier : lequel courroit desia par le monde, sans la fascherie qui m’est dernierement aduenue. Mais auec le temps il aura sa publication. Pour ceste heure, ie me contente de vous faire apparoistre que c’est par malheur et non par delict et crime que ie suis en affliction. Cela vous estant persuadé (comme certainement il doibt estre), mon aduersité, tant grande, me sera diminuée de la moytié ; et, pour mon reconfort, ie me mettray de iour en iour deuant les yeulx les regrets et souspirs que vous, amys, fairez pour l’infortune de vostre amy, qui en cest endroict bien affectueusement à vous touts se recommande, priant Dieu vous auoir en sa saincte garde.
Escript en ce monde, ce premier iour de may, l’an de la redemption humaine, mil cinq cens quarente et quattre.
FIN
FIN
FIN.
FIN.
FIN.
FIN DE L’ENFER.
DEUX DIALOGUES
DE PLATON
PHILOSOPHE DIVIN ET SVPERNATVREL.
SÇAUOIR EST :
L’vng intitulé Axiochus, qui est des Miseres de la Vie humaine et de l’Immortalité de l’Ame, et par consequence du Mespris de la Mort.
ITEM :
Vng aultre intitulé Hipparchus, qui est de la Conuoytise de l’Homme touchant la Lucratifue.
LE TOUT
NOUUELLEMENT TRADUICT EN LANGUE FRANÇOYSE,
PAR ESTIENNE DOLET
NATIF D’ORLEANS
1544
Retournant dernierement du Piedmont auec les bendes vieilles, pour auec ycelles me conduire au camp que vous dressez en Champaigne (Roy treschrestien) l’affection et amour paternelle ne permist que, passant pres de Lyon, ie ne misse tout hazard et danger en oubly, pour aller veoir mon petit filz et visiter ma famille. Estant là quattre ou cinq iours (pour le contentement de mon esprit) ce ne fut sans desploier mes thresors, et prendre garde s’il y auoit rien de gasté ou perdu. Mes thresors sont non or ou argent, pierreries et telles choses caducques et de peu de durée, mais les efforts de mon esprit tant en latin qu’en vostre langue françoyse, thresors de trop plus grand’ consequence que les richesses terriennes. Et pour ceste cause ie les ay en singuliere recommendation. Car ce sont ceulx qui me feront viure apres ma mort, et qui donneront tesmoignage que ie n’ay vescu en ce monde comme personne ocieuse et inutile. Reuoyant doncq mesdicts thresors, ie trouuay de fortune deux Dialogues de Platon, par moy aultresfoys traduicts et mys au net ; et pour ce que i’auois resolu et conclud en moy de mettre en lumiere certaines compositions par moy faictes sur la iustification de mon second emprisonnement, il m’a semblé bon d’y adiouster lesdicts Dialogues, veu que la matiere de l’vng n’y conuient pas mal (c’est asçauoir des Miseres de la vie humaine) et l’aultre est pour vous signifier que i’ay commencé et suys ia bien auant en la traduction de toutes les oeuures de Platon. De sorte que soit en vostre Royaulme, ou ailleurs (puisque sans cause on me deschasse de France) ie vous puis promettre qu’auec l’ayde de Dieu ie vous rendray dedans vng an reuolu tout Platon traduict en vostre langue. Bien est vray que si ie n’aymois vniquement le bien et honneur de ma patrie, ie ne me mettrois en telz et si excessifs labeurs. Mais encore qu’elle soit ingrate en mon endroict (ie la dy ingrate, veu que les administrateurs d’ycelle taschent de me fascher, et m’en deiecter sans aulcun forfaict) ie ne laisseray pour cela de l’enrichir et illustrer en tout ce qu’il me sera possible. Il est en vous, Syre, de mettre fin en ces miennes fascheries, et par vostre doulceur et clemence me donner cueur encores plus grand de poursuyure et mettre en effect mes bonnes entreprinses, quant au faict des lettres, tant latines que françoyses. Et de ce faire ie vous requiers et supplie treshumblement.
1544.
ARGUMENT
Ce dialogue de Platon n’est aultre chose qu’vne remonstrance diuine que Socrates faict à Axiochus, lequel auoit esté en son temps homme de grand’ sapience et vertu. Mais se trouuant à la mort, il se troubloit l’esprit, et ne demeuroit en sa grauité premiere. Or, ceste remonstrance de Socrates consiste en la probation euidente de l’immortalité de l’ame, et en la declaration des maulx qui sont en la vie humaine, desquelz maux nous sommes deliurez par la mort, et retournons au manoir eternel, où toute felicité et beatitude abonde pour ceulx qui auront vertueusement vescu.
LES INTERLOCVTEVRS
SOCRATES, CLINIAS, AXIOCHVS.
Partant vng iour de ma maison pour m’aller pourmeiner auec certains philosophes, et arriuant en vng lieu que l’on appelle Elissus, il me sembla entendre la voix de quelqu’vn criant à pleine gorge : Socrates ! Socrates ! Et ainsi que ie me tournoy pour regarder çà et là dont pourroit venir la voix dessusdicte, i’apperceus soubdainement Clinias, filz d’Axiochus, lequel couroit vers Callirhoës, auec vng musicien dict Damon et auec Charmides, filz de Glauco. L’vng doncq’ d’yceulx enseignoit l’art de musique, et l’aultre l’aymoit par vne grande familiarité, et estoit aussi aymé de lui. Or, voyant ces personnages, ie fus d’aduis de me destourner de mon chemin et leur aller au deuant, affin d’estre plustost ensemble. Et alors Clinias, pleurant à chauldes larmes, commença vng tel propos :
L’heure est venue maintenant, ô Socrates ! que tu doibs monstrer la sapience que chascun estime estre en toi. Car mon pere depuis vng temps a perdu toute sa force sans qu’on y pensast en rien, et peu s’en fault qu’il ne soit à ses derniers iours : surquoy il se tourmente fort, et est grandement desplaisant d’estre si près de sa fin, bien que par cydeuant il desprisast ceux qui luy vouloient faire peur de la mort, en se mocquant de leur propos auec fort bonne grace. Auance doncq’ vng peu le pas, Socrates, et le viens confirmer en quelque bonne opinion, selon ta façon de faire accoustumée, affin que vouluntairement il obeïsse à la loy de nature à laquelle il est contrainct d’obeïr par necessité, affin aussi qu’en ce fesant, et congnoissant ceste magnanimité en luy, i’aie plus grande occasion à l’aduenir de le reuerer et honorer en toutes choses.
Socrates. Tu ne me sçaurois requerir de chose loysible et honneste que ie ne fasse voluntiers pour toy, ô Clinias ! Combien doncq’ plus vouluntiers feray ie cela dont tu me requiers à present, veu que c’est office d’homme charitable et humain ! Cheminons seullement le plustost que nous pourrons. Car si la chose est ainsi que tu dys, il est besoing de se haster.
Clinias. Incontinent qu’il t’aura veu, ô Socrates ! ie suis certain qu’il s’en portera myeulx. Car il luy est aduenu souuent qu’apres auoir perdu le courage, il venoit par apres à le reprendre.
Socrates. Affin que nous fussions vers Axiochus plustost, nous passasmes par le chemin que l’on appelle Circamurum. Car sa maison estoit aupres de la porte qui est contre la columne des Amazones. Nous le trouuasmes doncq’ en assés bon sens et robuste de corps, mais non en telle viuacité d’esprit que de coustume, et qui totalement auoit affaire de consolation ; ce qui estoit facile à congnoistre, car il ne se faisoit que tourner çà et là dedans le lict, iettant gros souspirs auec abundance de larmes et certain bruict qu’il faisoit des mains, se les frappant l’vne contre l’aultre. Et lors, en le regardant, ie commençay à parler à luy en telz termes : Que signifie cecy, ô Axiochus ! En quel estat t’ay ie trouué ? Où sont les parolles magnifiques desquelles ie t’ay veu vser iadis ? Où sont les louanges de vertu que tu celebrois tant fort ? Où est la force et magnanimité de courage que l’on t’attribuoit plus qu’incredible ? Il semble que tu faces comme les souldards craintifs, lesquelz soubz la cheminée ou en bancquettant triumphent de causer et de se monstrer vaillants ; mais quand ce vient au combat, il n’y a rien plus mol ni plus effeminé que telz babillarts. Ne doibs tu soubdainement te proposer deuant les yeulx la loy commune de Nature, toy qui es representé tant grand en sçauoir et tant obeïssant à raison ? Toy (sans alleguer aultre cas) qui es né et nourri à Athenes, n’as tu iamais entendu ce dict commun : Sçauoir que la vie humaine n’est qu’vne peregrination, et que les sages la parfont ioyeusement, chantans chant de lyesse, quand par necessité ineuitable ilz approchent du dernier but d’ycelle ? Certes, les lamentations et regrets que tu fais sentent plus tost leur imbecillité feminine ou vne pusillanimité d’enfants, que la prudence et constance qui doiuent estre en vng homme de ton aage.
Axiochvs. Il m’est bien aduis que tu dis verité, Socrates ; mais ie ne sçay comme ce fait cela, que quand on approche pres du peril de la mort, le braue et magnifique langage par lequel on donnoit à entendre que l’on ne la craignoit aulcunement, s’en va peu à peu en fumée, et ne nous laisse aulcune asseurance. Ains vne crainte merueilleuse nous surprend tout à coup et nous vexe l’esprit de plusieurs imaginations qui nous font ietter telle ou semblable complaincte. Fault il (disons nous lors) que nous soions priués de ceste lumiere et de tant de biens de la terre ? Fault il que nous perdions tout sentiment et l’esprit mesmes ? Fault il qu’estenduz sur terre vous venions à pourrir en quelque lieu que ce soit et à estre conuertis en verms et en pouldre ?
Socrates. L’ignorance qui est en toy, ô Axiochus ! faict que ta conclusion soit mauluaise et impertinente. Car auec priuation de sentiment, tu te reserues sentiment. Par laquelle conclusion tu fais et dys des choses à toy contraires, n’ayant esgard aulcunement à telle contrarieté. Qu’ainsi soit, premierement tu gemis de ce que par la mort tu seras priué de tout sentiment, et puis tu te proposes vne douleur future, pour ce qu’apres ton trespas tu tomberas en pourriture, et que tu perdras tout plaisir et resiouyssance de la vie mondaine, comme si par la mort tu passois en vne aultre vie, et que par ycelle mort tu n’estois reduict en vne telle abolition de sentiment que tu estois deuant que tu fusses né. Car comme quand Dracon et Clisthenes gouuernoient iadis la Republique, tu n’estois en peine de rien (et aussi n’estois tu encores venu sur terre pour recepuoir quelcque accident ou fascherie) semblablement il t’en prendra ainsi apres la mort. Car il est certain que tu ne seras rien quant au corps, et par ainsi il ne pourra aduenir que tu ays aulcun sentiment de douleur. Pourquoy doncq’ ne recongnois tu ta sottise, pensant en toy que depuis que la separation du corps et de l’ame est faicte, et que depuis que l’esprit est retourné en son lieu propre (qui est le ciel) ce corps terrien, qui demeure en terre sans capacité de raison, n’est plus homme par apres ? Brief, tu dois tousiours auoir deuant les yeulx ceste resolution que l’homme consiste de l’ame et que c’est vng animal immortel enclos dedans vng tabernacle mortel ; duquel tabernacle Nature nous a enuironné, non sans grands maulx et fascheries. Et encores les biens que Nature mesmes nous eslargist en ce monde, sont occults et de peu de durée, entremeslés tousiours de plusieurs douleurs ; mais les maulx qui nous aduiennent sont soubdain de longue durée et pleins de toute tristesse : sçauoir est maladies, vlceres des membres les plus sensibles et aulcuns maulx interieurs, à l’occasion desquelz l’ame resentant douleur necessairement (car elle est espandue par touts les conduicts du corps), elle vient à desirer l’habitation celeste, et appelle grandement la participation des ioyes et lyesses de la vie supernelle. Doncques le depart de ce monde n’est aultre chose pour l’homme qu’vne permutation et changement de mal au bien.
Axiochvs. Si ainsi est que tu dys, ô Socrates ! et si tu estimes que la vie humaine ne soit que mal, pourquoy perseueres tu en ycelle, attendu que tu es vng inquisiteur et contemplateur des choses mondaines, et pour nous (c’est à dire la multitude du peuple) ne sommes à comparer à toy quant à l’intelligence de touts les mysteres de la nature ?
Socrates. Le tesmoignage que tu donnes de moy n’est pas veritable, ô Axiochus ! et en cela ton opinion est telle que celle des Atheniens, lesquelz pensent que, veu que ie cherche la raison de plusieurs choses, il ne se peult faire aultrement que ie n’en aye la notice et congnoissance. Mais tant s’en fault que ie congnoisse et entende les choses occultes, que ie vouldrois recepuoir ceste grace de Dieu, de pouuoir seullement congnoistre les vulgaires et communes. Quant aux poincts que ie t’ay proposés cy dessus, Prodicus (philosophe de sapience esmerueillable) me les a declairés aultresfoys, les vngs pour deux oboles, les aultres pour deux drachmes, et les aultres pour quattre. Car il n’enseigne personne sans argent, et a tousiours en la bouche ce prouerbe d’Epicharmus : Vne main frotte l’aultre : donne et prends ; voulant entendre par ces termes que toute peine requiert salaire. Doncques, ainsi que depuis vng peu de temps ledict Prodicus declamoit en la maison de Cassias, filz d’Hipponicus, il ameina tant de raisons sur l’infelicité et misere de la vie humaine, que ie fus induict de la mettre au renc des choses de nul pris en estime. Et pour te dire la verité, ô Axiochus ! des lors ie commençay à desirer la mort.
Axiochvs. Que disoit doncq’ ce philosophe ?
Socrates. Ie te racompteray vouluntiers ce qui m’en vient en la memoire. Quelle partie de la vie humaine (disoit il) est exempte de calamité ? Ne voit on pas comme l’enfant pleure incontinent qu’il est sorty du ventre de la mere, et comme il commence la vie par larmes ? De quelle fascherie n’est il assailli ? Car depuis sa natiuité il entre en telle misere, que tousiours il est affligé, ou de pauureté, ou de froid, ou de chaleur, ou de verges et de coups. Mesmement deuant qu’il puisse parler, combien de maulx endure il ? Lesquelz il desmontre par ses pleurs, et n’a aultre querelle de ses angoisses que le gemissement. Et apres qu’il est paruenu iusque au septieme an de son aage et qu’il a porté toutes les douleurs de son enfance, incontinent il a des gardes, des instructeurs de bonnes meurs et des precepteurs pour l’instruire aux lettres. Croissant plus oultre, et venant en l’aage d’adolescence, on luy baille des reformateurs de sa vie, des geometriens, des precepteurs en l’art militaire, et vng nombre infiny de maistres. Cela faict, commençant à auoir barbe, il entre en vne plus grand’ craincte et trauail d’esprit ; car il faut alors qu’il frequente les estudes et les lieux publicques de tout exercice honneste, ce qui ne se faict sans qu’il soit souuent battu et sans vne infinité de maux, tant est subiecte la ieunesse de l’homme aux precepteurs et instructeurs de vertu, lesquelz communement on eslit des plus graues, des plus seueres et rigoureux, pour mieux dompter et soubmettre au labeur l’impetuosité des ieunes gens. En apres, quand vng ieune homme est hors de ceste captiuité de maistres et de precepteurs, il entre encores en plus grand soucy et solicitude que deuant. Lors il fault qu’il delibere quel trein et quel estat de vie il veult suyure à l’aduenir : si que les fascheries qu’il a ia portées luy semblent vng ieu d’enfance au pris des labeurs et trauaulx qu’il se voit proposés pour le demeurant de sa vie. Car s’il est de grand’ race, il fauldra qu’il face mille entreprises de guerre, où sans fin il sera en danger de sa personne, recepura plusieurs playes et sera contrainct de vacquer incessamment au trauail des combats. Et s’il est de basse condition et estat mechanicque, il ne laisse pour cela d’encourir en mille peines et perturbations, tant du corps que de l’esprit. Et apres tous ces troubles, nous sommes tous ebahis que vieillesse nous surprend sans y penser, par la venue de laquelle se rencontre et s’amasse tout ce qui, selon Nature, est infirme et fragile en noz personnes. De sorte que si quelqu’vng n’a rendu sa vie bien tost, comme satisfaisant d’vne somme empruntée, Nature luy est tousiours à la queue, ny plus ny moins qu’vng vsurier qui demande l’vsure de son prest. Aux vngs elle oste la veue, aux aultres le sentiment des oreilles, et souuent tous les deux sentimens ensemble. Et si aulcun tarde vng peu trop à partir de ceste prison corporelle, Nature mesme le debilite, le tourmente de mille douleurs, et luy rend la plus grand’ part de ses membres inutile et caducque. Si que plusieurs, par la continuation de trop grand’ vieillesse, deuiennent hebetés de l’entendement, et sont deux foys enfans quant à l’imbecillité de l’esprit. Les dieux doncq’ congnoissans telz accidens (comme ceulx qui congnoissent parfaictement l’heur ou malheur des choses humaines) ostent incontinent de ce monde leurs mieulx aymés et fauoriz. Pour te le prouuer sur le champ, ie te veulx bailler l’exemple d’Agamedes et Trophonius, lesquelz, apres auoir esdifié le temple de Pythius Appollo, ilz luy feirent oraison que son plaisir fust de leur donner la meilleure chose qui puisse aduenir à l’homme. Leur oraison finie, la mort les saisit en s’endormant, et iamais ne se leuerent de là depuis. Semblable cas aduint aux prestres de Iuno Argiua. Car apres que leur mere eut faict sa priere à Iuno qu’elle les recompensast de ce que d’vng bon zele et affection (voyant les cheuaulx recreuz) ilz auoyent tiré le chariot où elle estoit en allant faire le sacrifice solennel à ladicte deesse, la nuict ensuyuant on les trouua morts au temple. Ce seroit chose par trop longue de reciter les escripts des poëtes par lesquelz ilz expriment tant bien les miseres de la vie, combien toutesfoys que l’on y pourroit prendre plaisir, veu que par leurs diuins oeuures ilz descripuent si proprement tout ce qui appartient à la vie de l’homme, et le descripuent comme s’ilz l’auoient entendu d’vng oracle d’Apollo. Mais pour abbreger mon propos, il me suffira d’alleguer seullement les vers d’vng des plus excellents et des plus dignes de memoire, desquelz vers le sens est tel, que plus grande expression des miseres et calamités de la vie humaine ne se pourroit bailler. Ce poëte doncq’ parle ainsi :
Ledict poëte vse derechef de ces termes, taschant d’exprimer de plus en plus la misere de l’homme :
Que dict ce mesme poëte de la fortune et estat d’Amphiaraüs ?
Que te semble il d’vng aultre poëte qui faict tel commandement à celluy qui vient sur terre ?
C’est assés allegué d’authorités sur ce propos, et plus n’en allegueray pour le present, de peur qu’en recitant et accumulant les opinions d’aultruy, ie fasse ce discours plus long que ie n’ay proposé. Ie reuiens doncq’ à ma matiere. Qui est l’estat ou la maniere de viure que nous ayons esleué ? Qui est l’art le mieulx aymé de nous, duquel nous ne nous plaignions à la fin ? Qui est la chose la plus aggreable à l’homme, de laquelle il ne se sente fasché et offensé auec le temps ? Considerons vng peu la fortune des artisans et de tous ceulx qui viuent de leur labeur. Est il estat plus miserable ? Ne trauaillent ilz continuellement d’vne nuict à l’aultre pour gaigner ce qui leur est necessaire pour la vie ? Ne sont ilz pas le plus souuent en pleurs et larmes, voyans que par leur labeur et vigilance extresme, à grand’ peine peuuent ilz subuenir à leur necessité ? Que dirons nous pareillement des gens de mer, lesquelz sont incessamment en peril, tellement que (selon l’opinion de Bias) ilz ne doiuent estre nombrés ny entre les morts ny entre les vifs ? Car c’est vne espece d’hommes terrestres, lesquelz sont toutesfoys comme terrestres et aquatiles : ilz s’addonnent à la mer, et se mettent du tout à la mercy de la fortune. Laissons cela (dira aulcun) et venons à l’agriculture. N’est elle pas plaisante et pleine de recreation ? Certainement elle est telle. Ce neantmoins, auec le plaisir qu’elle peult donner, ne la peult on pas comparer à vng vlcere qui iournellement donne occasion de douleur, maintenant par vne plaincte de secchereisse, tantost par vne plaincte de trop grand’ pluye, tantost pour veoir les bleds gastés, tantost voyans les vignes bruslées ou frappées et brisées de la gresle, tantost pour vne chaleur ou vne froidure suruenant oultre le coustumier de la saison et contre le cours de Nature ? Que dirons nous au demeurant quant aux charges et offices de la Republicque (affin que ie ne m’amuse à parler de plusieurs aultres estats) lesquelz on repute tant honorables ? Ne sont ilz pas pleins de mille sollicitudes et angoisses ? Quelle ioye y a il, sinon en craincte et en doubte ? Quel contentement d’esprit y trouue on, sinon ambition, conuoytise, et vne peur extresme d’estre repoulsé au poursuite de quelque office et magistrat ? Laquelle honte et vergoigne aduenant, l’homme est tant sot, qu’il repute cest accident cent mille foys pire que la mort. A ce propos : doibt on estimer vng homme heureux, qui vit selon l’opinion du peuple ? Ie suis content que quelcquefoys on luy fauorise, qu’on luy face chere plus qu’aux aultres, et qu’il soit presque vn demy dieu entre vne commune. Cela dure moins que rien, et aduient le plus souuent que les plus fauoriz tost apres sont tourmentés, dechassés, condamnés et mys à mort ; et lors à bon droict ilz doibuent estre reputés plus que miserables, ayans faict cas de chose si incertaine et variable. Dy moy, par ta foy, ô Axiochus ! qu’est deuenue la faueur que tu as heue depuis nagueres entre le peuple ? Qu’est deuenu le credit et authorité de Miltiades, de Themistocles et Ephialtes ? Qu’est deuenu l’honneur et gloire de touts les aultres principaux gouuerneurs de la Republicque ? Quant à moy, on ne me peult iamais mettre en la teste que ie m’en voulusse mesler ; car il ne me sembloit point honneste de m’empescher du gouuernement d’vng peuple fol et hors de sens. Te souuient il comme Theramenes et Calixenus (lesquelz mettoient en la Republicque telz officiers que bon leur sembloit) feirent par leur authorité que les hommes estoient mys à mort sans aulcune sentence ou condemnation ? Et de cela il te doibt bien souuenir ; car il n’y auoit que toy et Triptolemus qui leur resistast, combien qu’il y eust trente mille hommes assemblés pour entendre l’equité ou l’iniquité de ce faict.
Axiochvs. La chose est tout ainsi que tu le dys, ô Socrates, et des ceste heure là ie me faschay de me trouuer aux assemblées du peuple, et prins la Republicque en tel desdaing, qu’il ne me sembloit rien de plus fascheux et difficile que ce gouuernement et administration d’ycelle, ce qui est tout notoire à ceulx qui aultresfois ont esté empeschés de telle charge. Et quant à toy, tu en parles comme celuy qui as contemplé de loing et à ton ayse telles meinées ; mais quant à nous, qui en auons heu le maniment, et qui auons essuié ce que ce peult estre, de combien en pouuons nous parler plus parfaictement et à la verité ! Sçache, cher amy Socrates, que le peuple n’est aultre chose de sa nature sinon vne beste ingrate, difficile, cruelle, enuieuse, insolente, sans temperance ; et ne peult auoir aultres qualités, veu que ce n’est qu’vng amas de testes folles, et d’vne tourbe pleine de temerité et audace : si que celluy qui luy adhere est encores plus miserable.
Socrates. Or doncq, amy Axiochus, si tu estimes que l’administration de la Republicque, la quelle on tient grandement vertueuse et honorable, est le plus abominable art de tous autres arts, que diras tu des aultres vocations de la vie humaine ? Ne seras tu pas d’opinion que l’on les doibt totalement fuyr ? Mais venons maintenant au point principal de nostre propos. I’ay aultresfoys ouy dire à Prodicus que la mort n’attouchoit en rien ou les viuants ou les trespassés.
Axiochvs. Comment dys tu cela, Socrates ?
Socrates. Pour ce qu’il est certain que la mort n’est point aux viuants ; et quant aux defuncts, ilz ne sont plus : doncques la mort les attouche encores moins. Parquoy elle ne peult rien sur toy, car tu n’es pas encores prest à deceder ; et quand tu seras decedé, elle n’y pourra rien aussi, attendu que tu ne seras plus rien du tout. Par ainsi, c’est vne sotte douleur de te tourmenter d’vne chose qui n’est, ny qui ne sera iamais en toy. Et en cela tu fais ny plus ny moins que si tu craignois le monstre dict Scylla, ou l’autre dict Centaurus, les quels ne peuuent approcher de toy, et n’assisteront iamais à ta mort. Tu as doncq à entendre que l’on ne doibt craindre que les choses qui peuuent estre, et qu’il ne doibt escheoir aulcune craincte en cela qui ne peult aduenir.
Axiochvs. Ton propos est merueilleusement plein de sapience et doctrine ; mais il me semble qu’il est prins de ce babil qui court maintenant entre les philosophes, et pour cela ilz trouuent le moyen de tirer force argent de la ieunesse encores ignorante et aysée à decepuoir. Quant à moy, pour te dire reellement, la fruition de la vie humaine me rend trop plus triste que ie ne te sçaurois exprimer, combien, ami Socrates, que le propos que tu m’as tenu maintenant ne soit point hors de raison, ains vraysemblable, et d’apparence fort vrgente. Toutesfois, apres tout, le son de tes parolles a plus grand’ ostentation de langage que de sens, ce qui n’est pas propre pour arrester vn esprit agité et perturbé de quelque passion ou erreur ; et maintiendray tousiours que ce beau parler tant bien basty et poli pourra auoir quelque splendeur d’eloquence, mais pour cela il ne laisse d’estre tousiours loing de verité et raison. Les tristesses, les emotions et desturbations de l’ame ne s’appaisent point par parolles ornées et fardées. La seule vérité des choses, la seule raison euidente peult penetrer iusques au centre de l’esprit passionné et remedier à son mal.
Socrates. Tu conclus derechef aussi imprudemment que tu faisois au commencement, ô Axiochus ! car par ton dire tu veulx inferer qu’apres la priuation des biens mondains, tu ne seras priué du sentiment de tous maulx, et dis cela comme si alors tu ne debuois estre mort. Bien est vrai que, par contrarieté de fortune, celluy qui est priué de quelque bien se trouue greué de mal qui est opposite à sa félicité perdue. Mais celluy qui n’est point en estre, et qui par la mort est aboly, il ne peult recepuoir aulcun mal au lieu du bien duquel il se tient estre priué. Comment doncq’ peulx tu prouuer qu’il se puisse trouuer douleur en cela qui ne donne iamais congnoissance ou sentiment d’aulcune passion ou douleur ? Et si ce n’estoit que par ignorance, ô Axiochus ! tu veulx qu’auec la mort il y ait quelcque sentiment conioinct, certes tu ne la craindrois en rien. Mais tu te confonds de toy mesmes, craignant que tu doibs perdre ton ame, et pour reparation d’ycelle, par vne faulse imagination, tu esperes en recouurer vne aultre, apres estre party de ce monde, ce qui n’est toutesfoys sans contrarieté grande ; car premierement tu es troublé de ce que tu cuydes que par la mort tu demeureras sans aulcun sentiment, et puis tu imagines que par vng aultre sens tu sentiras et auras douleur de ceste priuation et abolition des sentimens qui aultresfois auront esté en toy. Laissant toutes ces resueries et subtilités superflues, ie te veulx informer et prouuer qu’il y a plusieurs belles raisons et demonstrations euidentes par les quelles nous pouuons congnoistre à l’oeil l’immortalité de l’ame ; car si elle estoit de nature mortelle, il est tout certain que l’homme ne se pourroit monstrer si haultain et si magnanime qu’il faict en mesprisant les forces des plus grands animaulx du monde vniuersel, en passant et repassant toutes mers, edifiant villes, ordonnant et establissant les Republicques, contemplant le ciel, congnoissant les reuolutions des astres, le cours du soleil et de la lune, leur leuer et leur coucher, leurs eclipses, leur legereté, leurs distances, les equinocces et generalement touts les mouuemens et conuersions de la rotondité celeste. Il ne fault pareillement penser que, si l’esprit des hommes n’estoit plein de diuinité, ilz eussent pu auoir la congnoissance de plusieurs aultres grandes choses, et ycelles obseruer et reduire par escript, pour informer la posterité, comme est de parler certainement des ventz, de l’yuer et de l’esté, des pluies, des gresles, des tempestes, de la fouldre, et generalement de tout ce qui se faict par le cours de Nature, tant au ciel qu’en la terre. Sois doncq’ seur, ô Axiochus ! qu’au partir de ceste vie humaine, tu ne passes point d’vne mort en aultre, ains en vne immortalité parfaicte. Tu ne passes point en vne abolition de bien, mais en vne plus entiere fruition de toute felicité. Par la mort tu n’es point transporté en vne confusion et infection de voluptés corporelles, mais en voluptés pures et nettes, desquelles iamais douleur ou fascherie n’approche. Partant de ceste prison du corps, tu te trouueras soubdain en vng lieu où toutes choses sont transquilles et recreatifues, où iamais vieillesse n’abborde. Là tu passeras ta vie en repos, sans aulcune incommodité, paisiblement, ioyeusement, suyuant la pure verité de Philosophie, sans en faire ostentation deuant le peuple, comme font coustumierement les humains.
Axiochvs. Depuis que ie t’ay ouy parler, Socrates, tu m’as fort destourné de ma premiere opinion, tellement que ie ne crains plus la mort, mais au contraire ie l’appette et la desire merueilleusement. Et affin qu’à l’imitation des rhetoriciens i’enfle mon language en cest endroict, sçache, Socrates, que ie conçoys et represente en mon esprit cest infiny et diuin cours des choses que tu m’as exposées, tant que ie commence à sortir de l’infirmité et pusillanimité où i’estois, et me semble que ie suys deuenu quelcque homme nouueau au pris de ce que i’estois auparauant.
Socrates. Si tu veulx auoir encores quelque raison sur le propos que ie t’ay dernierement tenu, escoute ce que m’a aultresfoys dict Gobrias Magus. Ce personnage me comptoit que quand Xerxes passoit en Grece, son grand pere, appellé comme lui, fut enuoyé en l’isle de Delos pour la deffendre contre Xerxes, en laquelle isle il y auoit deux oracles des Dieux. Disoit en outre ledict Gobrias que ce vieillard demeurant là auoit apprins par la lecture de deux tables d’erain, lesquelles y auoient esté apportées par Opis et Hecaërgus, comme l’ame, apres estre deliurée de ceste masse corporelle, s’en alloit en vng certain lieu incongneu par vng chemin qui estoit soubs terre, auquel lieu estoit le palais de Pluto, non moins magnificque que celluy de Iuppiter. Car estant la terre ainsi proportionnée et située, qu’elle contient et occupe le milieu du monde, il est à presupposer que sa forme et circunference est ronde totalement ; la moytié de laquelle les Dieux celestes ont reseruée pour eulx, et les Dieux infernaulx, l’aultre moytié ; et entre yceulx Dieux, les vngs sont freres, et les aultres filz des freres. Quant à l’entrée du royaulme de Pluto, il est enuironné et muny d’vne closture de fer dont les serrures et les clefs sont d’vne merueilleuse grosseur. Ouuerture faicte à celluy qui y entre, il trouue incontinent vng fleuue que l’on appelle Acheron, et apres cestuy là, il en trouue vng autre que l’on nomme Cocytus, lesquelz, apres auoir passés, il est necessaire qu’il vienne deuant Minos et Rhadamantus. Ceste place est appellée le champ de Verité ; et là sont les sieges de ces Iuges infernaulx, lesquelz examinent la vie de tous ceulx qui descendent en leur manoir : c’est assçauoir comme ilz ont vescu et consommé leur aage, habitants au corps humain. Et ne fault presumer que là on puisse mentir ou cacher verité. Ceste inquisition faicte par les Iuges, ceulx qui auront passé leur vie vertueusement et sans villennie des vices mondains, demeurent en l’habitation et manoir des gens de bien, auquel lieu on ne voit aultre chose qu’vne abondance de tous fruicts, fontaines pures et belles à toute extremité, prés couuerts d’vne diuersité de fleurs increable, assemblées de Philosophes, congregations de poëtes, et vng grand nombre de musiciens et aultres gens qui ne cherchent que toute occasion de resiouyssance. Oultre tout cela, on n’y voit que bancquets fort sumptueux et vne affluence de viures esmerueillable. Là on ne sent poinct de froid, là on n’est poinct fasché par vne chaleur moleste, mais tousiours y a vng air temperé et vng temps serain et esclarcy par les rayons du soleil, trop plus illec reluysants qu’en tout aultre lieu. Là sont en grand honneur ceulx qui durant leur vie ont heu charge des sacrifices, et là mesmes ilz ont telle administration qu’ilz ont heu en ce monde. Quel honneur donq’ t’y sera faict, veu que tu as tousiours esté en telle dignité, comme presque compaignon des Dieux ? Le dict des anciens est qu’à l’occasion de telle dignité, Hercules et Liber Pater eurent l’audace de descendre aux Enfers, et que soubs nulle aultre confiance ilz ne partirent d’Eleusina pour aller en ces dicts lieux. Voylà la beatitude de ceulx qui ont bien vescu. Mais ceulx qui se sont addonnés à vice et meschanceté cependant qu’ilz estoient viuants, eulx morts et partis de ce monde, les Furies les trainnent par en vng lieu que l’on appelle Erebus ou Chaos, lequel lieu est la demeure des meschants et contempteurs de piété. Là sont les vaisseaulx des filles de Danaüs, qui ne se peuuent iamais remplir ; là est Tentalus, tousiours mourant d’vne soif inextinguible ; là est Tytius, auquel vng oyseau deuore incessamment les entrailles ; là est le malheureux Sisyphus, qui sans fin monte et remonte son rocher, ne le pouuant iamais rendre ferme et solide ; là sont les damnés et interdicts de tout bien, enuiron lesquelz, iour et nuict, courent et recourent bestes estranges, les leschant iusques au sang. Là sans cesse on espand sur eulx des lampes ardentes, et n’y a peine ou tourments dont ilz ne soient affligés et demembrés d’heure en heure. Telles sont les choses que i’ay entendues de Gobrias, desquelles, ô Axiochus ! tu pourras iuger ainsi que bon te semblera. Quant à moy, raison me dict (et ie veulx viure et mourir en ceste opinion constamment) que toute ame partant du corps de l’homme est immortelle et totallement exempte de douleur. Et soit que nous descendions aux enfers ou que nous montions au ciel, tu ne peulx faillir d’estre bienheureux, ô Axiochus ! attendu que tu vescus si vertueusement et sainctement.
Axiochvs. I’ay honte, Socrates, de te plus rien repliquer, et te puis seullement assurer que ie ne crains plus la mort, mais que ie suis esprins d’vne merueilleuse amour d’ycelle, tant m’a rauy ton premier et dernier propos. Qui plus est, la vie me fasche, et la mesprise de moy mesmes, comme celluy qui doibt aller apres mon trespas en vng meilleur domicile. Somme, ie ne cesseray point de penser iusques à ce que peu à peu ie me sois reduict en memoire toutes les choses que tu m’a desduictes, tant sur la misere de nostre vie que sur l’immortalité de l’ame. Mais ie te prie, amy Socrates, que tu te trouues icy sur le midy.
Socrates. Ie le feray comme tu l’as dict. Cependant ie m’en vois pourmeiner auec ces philosophes que i’ay laissés pour te venir visiter.
ARGUMENT
Le subiect, que Platon poursuit fort subtilement et briefuement en ce Dialogue, est que tout homme appelle l’augmentation de son bien, et ce tousiours soubs tiltre de bonne et honneste vtilité, qui est le vray et seul gaing que l’homme doibt desirer.
LES INTERLOCVTEVRS
SOCRATES, HIPPARCHVS.
Quelle diffinition peult on bailler proprement sur la couuoytise du gaing ? Qui sont ceulx qui sont esprins de telle affection ?
Hipparchvs. Il me semble que ce sont ceulx qui pretendent et cherchent gaing sur chose de nulle estime et valeur.
Socrates. Mais t’est il aduis qu’ilz sçauent ou qu’ilz ignorent que les choses qu’ilz pourchassent sont de nul pris ? S’ilz l’ignorent, ie dis qu’ilz sont folz et hors du sens.
Hipparchvs. Toutesfoys ie ne les appelle pas folz, ains caults et mauluais, et surmontés de la couuoytise de gaing. Bien congnoissants que les choses sur lesquelles ilz veulent gaigner sont totalement de nulle estime, ce neantmoins ilz sont si imprudents, que sur ycelles ilz fondent quelcque lucratifue.
Socrates. Appelles tu telz personnages couuoyteux de gaing ? As tu telle opinion d’eulx que tu aurois d’vng laboureur, lequel, bien congnoissant que le fruict d’vng arbre ne vault rien, pour cela il ne laisse de le planter, et pretend en faire quelcque proffict ?
Hipparchvs. Sache, Socrates, qu’vng homme addonné à la lucratifue cherche gaing et proffict de toutes parts.
Socrates. Ie te prie, ne parle poinct ainsi à la vollée, comme si, pour quelcque oultrage repceu, tu estois courroucé contre quelcqu’vng. Mais prends garde à mes parolles, et me responds attentifuement comme si derechef ie commençoys à t’interroger. Me confesses tu que l’homme couuoyteux de gaing congnoist combien vault la chose sur laquelle il veult gaigner ?
Hipparchvs. Ie te le confesse.
Socrates. Or, affin que nous enflions vng peu nostre langage, et que nous vsions de termes elegants et remplis de sapience, comme veulent faire ceulx qui deffendent les causes en iugement, dy moy qui est celluy qui, en matieres de plantes ou arbres, congnoist en quelle region, en quel lieu et en quel temps il les fault commodement planter ?
Hipparchvs. Ie pense que ce soit le laboureur.
Socrates. Dy moy aussi : penses tu que ce soit tout vne chose, c’est assçauoir estre digne de quelcque gaing et estimer qu’il faille gaigner ?
Hipparchvs. Ie le pense ainsi que tu le proposes.
Socrates. Ne tasche poinct de me decepuoir sur ma vieillesse en me respondant par vne ferueur de ieunesse tout au contraire de ce que tu sens, mais responds moy à la verité. Tiens tu celluy pour laboureur qui pretend auoir gaing sur vne plante qu’il sçait et congnoist indigne totalement d’estre plantée ?
Hipparchvs. Non, par le grand dieu Iuppiter.
Socrates. D’aduantage si quelcque homme d’armes congnoist que le foing qu’il donne ordinairement à son cheual ne vault rien, cuydes tu qu’il ignore que le cheual ne s’en aille perdu ?
Hipparchvs. Ie cuyde qu’il congnoist bien cela.
Socrates. Il n’espere doncq’ pas faire de gaing sur telle nourriture ?
Hipparchvs. Non, pour certain.
Socrates. As tu cette opinion que si vng patron de galere garnist ycelle d’vne meschante beaultre et de meschantes remes, il ne congnoisse bien qu’il en recepura dommage, et que par cela il est en danger que luy et sa galere et tout ce qui est dedans ne viennent à la fin à perdition ?
Hipparchvs. Certainement il ne peult ignorer cela.
Socrates. Il ne pretend doncq’ poinct de gaing de telz et si meschants instrumens ?
Hipparchvs. Cela est tout vray.
Socrates. Semblablement si vng chef de guerre voit son exercite mal en ordre et mal fourny d’armes, est il si hors du sens qu’il espere ou qu’il cuyde estre raisonnable de desirer quelcque gaing d’vne assemblée si mal munie des choses qui luy sont necessaires ?
Hipparchvs. L’oultrecuydance seroit trop grande.
Socrates. Pareillement si vng ioueur de flustes ou d’orgues, ou de harpe, a vng meschant instrument, ou si vng archier est contrainct d’vser d’vng meschant arc, et (pour le dire en brief) si tout artisan et sçauant en quelcque chose que ce soit, n’a les instruments telz qu’il luy faut et de tel appareil et estime qu’il appartient en tel cas, pensera il iamais faire gaing par choses de nulle value ?
Hipparchvs. Il est tout manifeste que non.
Socrates. Qui sont doncq’ ceulx que tu appelles couuoyteux de gaing ? Car il n’y en a nul de touts ceulx que ie t’ay nommés cy dessus, attendu que, selon ton dire, ils taschent de tirer gaing de certaines choses où gaing et proffit ne peult escheoir, et qui sont hors de la prudence humaine.
Hipparchvs. Par ce moyen que tu proposes, ô Socrates ! entre tous esmerueillable, il ne se trouuera aulcun qui se puisse appeler veritablement addonné au gaing. Toutesfoys ie diray tousiours estre telz, lesquelz, par vne couuoytise inextinguible, entrent en vng desir de toutes choses, soient de petite conséquence ou de nul pris, et sur ycelles pretendent gaing et proffit.
Socrates. Si est ce, ô Hipparchus ! bon entre les bons, que pour cela ilz n’ont pas la congnoissance si les choses par eulx affectées sont de nulle estime ou aultrement.
Hipparchvs. Ie serois bien de telle opinion.
Socrates. S’ilz ne le congnoissent, il s’ensuict qu’ilz l’ignorent ; et toutesfoys ilz font grand cas de ce qui est de nul prix.
Hipparchvs. Il semble qu’ilz facent ainsi.
Socrates. Disons doncq’ vng peu. Ceulx que l’on nomme couuoyteux de gaing ne couuoytent ilz pas le gaing ?
Hipparchvs. Indubitablement.
Socrates. Et le gaing n’est il pas contraire au dommaige ?
Hipparchvs. Ouy.
Socrates. Mais est ce chose bonne pour aulcun d’encourir en aulcun dommaige ?
Hipparchvs. Pour nul qui soit.
Socrates. Et d’encourir en mal, n’est ce pas mal ?
Hipparchvs. Mal pour touts ceulx qui tombent en telle fortune.
Socrates. Par ainsi la nature ou dommaige est telle que les hommes s’en sentent greués ?
Hipparchvs. Il est verité.
Socrates. Ne confesses tu doncq’ pas que dommaige est mal pour l’homme ?
Hipparchvs. Ie ne contredis à cela.
Socrates. N’est ce chose contraire au gaing, dommaige ?
Hipparchvs. Contraire totalement.
Socrates. Le gaing doncq’ n’est ce vne bonne chose ?
Hipparchvs. Bonne.
Socrates. Ne m’accordes tu doncq’ pas que ceulx qui sont couuoyteux de gaing appettent vne chose bonne ?
Hipparchvs. Il me semble ainsi.
Socrates. Certes, faisant telle conclusion, tu ne peulx appeler ceulx hors du sens qui sont affectionnés à la lucratifue. Mais parlons vng peu de toy. Aymes tu ce qui te semble bon, ou si tu ne l’aymes poinct ?
Hipparchvs. Ie l’ayme certainement.
Socrates. Est il aulcun bien que tu ne desires, et est il aulcun mal que tu n’abhorrisses ?
Hipparchvs. Non, par le grand dieu Iuppiter.
Socrates. Tu es par aduenture si cault que tu ne desires que tout bien ?
Hipparchvs. Tout bien, et non aultre chose.
Socrates. Interroge moy pareillement sur ce poinct, ie te confesseray rondement que i’ayme tout ce qui me semble bon. Mais oultre toy et moy, ne croys tu pas que tout aultre ayme son bien et hayt son mal ?
Hipparchvs. Il semble qu’il soit ainsi.
Socrates. Or, quant au gaing, n’auons nous pas conclud à la fin que c’est chose bonne ?
Hipparchvs. Ouy, vrayement.
Socrates. Par cette conclusion, il fault confesser que touts sont couuoyteux de gaing. Mais par ta premiere diffinition il ne se trouueroit personne couuoyteux de telle chose. Mettons doncq’ vne fin à ce differend, et pour n’entrer en erreur par cy apres, voyons laquelle de ces deux opinions nous debuons tenir.
Hipparchvs. S’il y a aulcun, ô Socrates ! qui vueille donner vne bonne et seure diffinition sur le faict de ceulx qui sont couuoyteux de gaing, il me semble qu’il dira qu’ilz sont de telle nature qu’ilz cherchent à gaigner sur toutes choses qui ne sont d’aulcune lucratifue pour les gens de bien.
Socrates. Mais ne te souuient il pas de ce qui a esté accordé entre nous prochainement : qui est que l’effect de gaigner n’est aultre chose que recepuoir vtilité ?
Hipparchvs. Pour cela quoy ?
Socrates. Non peu de chose, car nous auons conclud que toute personne ayme naturellement son bien et proffict.
Hipparchvs. Ie sçay que nous sommes demeurés de cest accord.
Socrates. N’est il doncq’ pas manifeste que touts gens de bien appettent de gaigner, si ainsi est que le gaing soit chose bonne ?
Hipparchvs. Cela est tout vray ; mais ilz ne taschent point au gaing par lequel ilz puissent estre greués.
Socrates. Appelles tu estre greué quand on encourt en quelque dommage, ou semblable chose ?
Hipparchvs. Ie l’entends seullement quand on repçoit quelque dommage.
Socrates. Mais quoy ! l’homme repçoit-il dommage par augmentation de gaing, ou par dommage mesmes ?
Hipparchvs. Cela se peult faire et par l’vng et par l’aultre ; car il y a tousiours dommage : c’est assçauoir au dommage mesmes, et en vng gaing villain et infame.
Socrates. As tu ceste persuasion en ta teste qu’en vne chose vtile et bonne il se puisse trouuer villennie ?
Hipparchvs. Non.
Socrates. N’auons nous pas conclud n’agueres que l’effect d’vng gaing et dommage (qui ne peult iamais estre que mal) est vne chose totalement opposite et contraire l’vne à l’aultre ?
Hipparchvs. Ie te le confesse.
Socrates. N’auons nous pas aussi arresté que si le gaing est contraire à dommage (c’est à dire chose mauluaise pour l’homme) il s’ensuit necessairement que tout bien abunde en luy ?
Hipparchvs. Nous l’auons ainsi accordé.
Socrates. Ne voys tu pas comme tu t’efforces de me decepuoir en affirmant expressement toutes choses contraires à notre premier propos ?
Hipparchvs. Non, par le dieu Iuppiter, ô Socrates ! Mais au contraire tu me deçoy, et ne sçay comment se faict cela qu’en disputant, tu renuerses tout hault et bas.
Socrates. Ie te prie, ne m’impose point cela ; car ie ne te vouldroy point decepuoir, et en tel cas il me semble que ie fairoys mal si ie ne suyuois le conseil et doctrine d’vng homme de bien et du tout excellent en sapience.
Hipparchvs. Qui est ce personnage là ? à quelle fin tend ce tien propos ?
Socrates. Le personnage est vng habitant de nostre ville, dict Hipparchus, filz aisné de Pisistratus Philædonicus, lequel surmonta tous ses freres en sapience et excellence d’esprit. Or entre aultres plusieurs choses haultaines qu’il entreprint, il donna de grands tesmoignages de sçauoir et sapience singuliere. Ce fut le premier qui introduict les liures d’Homere en ceste ville, et qui remist en leur premier estat les solemnités et magnificence des ieux publicques qui encore durent à present. Ce fut luy aussi qui enuoya querir, et fict venir en ceste ville Anacreon Teius, auec vne nauire de cinquante remes, et qui pareillement, auec grands honneurs et presents, induict Simonides Chius de demeurer tousiours auec luy ; lesquelles choses il ne faisoit pour aultre fin, sinon pour rendre ses citoyens vertueux et bien viuants, et qu’il eust à gouuerner telles gens, et non vicieux et dissoluz ; et estoit entré en ceste affection par vne bonne et honeste nature dont il estoit plein, laquelle l’inuitoit de rendre vng chascun participant de sapience et vertu. Ayant ainsi bien instruict ses citoyens, tant que chascun d’eulx estoit esmerueillé de son incredible sapience, il mist toute sa fantasie par apres à instruire les laboureurs et estrangiers ; et pour ce faire plus commodement, il feit dresser des columnes par touts les carrefours de la ville, et deuant les principalles maisons de tous les cartiers d’ycelle. Puis amassant et recueillant les principaulx points de la sapience qu’il auoit en partie acquise par estude, et qu’il auoit aussi en partie inuentée de luy mesmes, il en fict certains vers elegiacques, lesquelz il intitula : Les Institutions et Preceptes de sapience ; ce qu’il fict pour destourner ses citoyens d’vne sotte admiration et reuerence, en la quelle ilz auoient les preceptes vulgaires de l’isle de Delphes ; c’est assçauoir : Aye congnoissance de toy ; Ne fais rien par trop ; et plusieurs aultres semblables dictons ; et taschoit de faire en sorte que ceulx qui estoient soubs son gouuernement, eussent à reuerer les preceptes d’Hipparchus, comme meilleurs et plus diuins ; de maniere que ceulx qui, en allant et passant, lisoient telles instructions, et qui commençoient à prendre goust à la sapience d’vng tel philosophe, sortissent des champs et des boys pour de plus en plus entendre les aultres preceptes d’vne doctrine si excellente. Or, en tout cela il y auoit deux epigrammes, dont l’vng estoit en la partie senestre de chaque columne, par lequel Mercure admonestoit le lecteur (et tel estoit le tiltre et inscription de l’epigramme) qu’il eust à faire son debuoir, en l’intelligence de ces preceptes. L’aultre epigramme estoit posé en la dextre partie de la columne, et le tiltre en estoit tel : Ce cy est vn tesmoignage de la sapience d’Hipparchus. Incontinent apres s’ensuyuoit le precepte, comme est : Tasche à faire toutes choses bonnes et iustes. Estant ainsi aux aultres columnes plusieurs fort excellentes institutions, entre les aultres il y en auoit vne au chemin dict Stiriaque, et le sens en estoit tel : Ce cy est vng precepte d’Hipparchus : Ne trompe iamais ton amy. Parquoy (pour reuenir à mon dernier propos) il ne fault poinct que tu penses que te tenant pour amy (comme certainement ie te tiens) ie voulusse presumer de te tromper, et contreuenir au precepte d’vng si excellent philosophe que le dessusdict. Icelluy mort, vng sien frere, dict Hippias, tint les Atheniens oppressés de tyrannie par l’espace de troys ans. Et comme le plus vieil de tous tes freres, tu as bien peu entendre que la tyrannie n’a iamais heu lieu en ceste ville que ce temps là. Au demeurant, les Atheniens ont tousiours vescu en semblable liberté qu’ilz estoient du regne de Saturnus. Quant à la mort d’Hipparchus, les gens de bon sçauoir en baillent vne autre occasion que celle qui est entre le peuple : c’est assçauoir qu’il perdit la vie pour auoir heu en mespris sa soeur Canephoria, laquelle opinion est sotte et hors de tout bon iugement. Mais la verité est telle pour ce qu’Aristogito monstroit tout plein de signes d’amour à Harmodius, et qu’il l’endoctrinoit en philosophie ; par cela il esperoit recepuoir vng grand loyer : c’est assçauoir qu’il mettoit en peine et fascherie Hipparchus par ce moyen. Sur cela il aduint qu’Harmodius print en amour vng certain gentilhomme du nom duquel il ne me souuient pas bonnement ; et au commencement l’admiration de ce personnaige fut grande enuers Harmodius et Aristogito, comme enuers philosophes de singuliere sapience. Depuis, venant en familiarité auec Hipparchus, il commença à les despriser et à se distraire d’eulx le plus qu’il pouuoit ; de laquelle chose ces philosophes, fort indignés, conceurent la mort d’Hipparchus, et le tuarent à la fin.
Hipparchvs. Il semble par ton dire, ô Socrates ! que tu ne me tiennes poinct pour amy ; et si tu me tiens pour tel, encores y a il apparence que tu n’adioustes point foy au precepte d’Hipparchus ; car on ne me sçauroit persuader que tu ne me deçoipues en disputant.
Socrates. Puis que tu es en ceste opinion, ie suis content que nous retractions tout ce qui a esté debattu entre toy et moy, comme si c’estoit vng coup de dés ou de tables qui ne fust pour rien compté ; et par ainsi tu perdras la fantaisie que ie t’ay deceu. Or disons doncq’, veulx tu changer d’opinion en ce que nous auons dict que tout homme appette toutes choses de proffict ?
Hipparchvs. Ie ne veulx poinct changer d’opinion quant à cela.
Socrates. Mais que diras tu sur ce que nous auons accordé, que dommaige et l’accident d’icelluy est vne chose mauluaise et pleine de desaduantaige ?
Hipparchvs. Ie ne veulx pareillement contreuenir à ce propos.
Socrates. Que respondras tu aussi sur ce que i’ay maintenu, que gaing et gaigner, et dommaige et recepuoir dommaige, sont choses de contraire consequence ?
Hipparchvs. I’accorde cela derechef.
Socrates. Mais par aduanture tu ne m’accorderas pas que le gaing est chose bonne, comme chose contraire à mal ?
Hipparchvs. Ceste opinion ne se doibt aussi retracter.
Socrates. Or donc, cuydes tu (comme certainement il appert par tes parolles) qu’il y ayt aulcun gaing bon et aulcun mauluais ?
Hipparchvs. Quant à moy ie suis de cest aduis.
Socrates. C’est le poinct que ie te veulx esclaircir maintenant. Car posé le cas qu’il y ayt vng gaing bon, et l’autre mauluais, ce neantmoins l’vng n’est point plus gaing que l’autre : n’est il pas vray ?
Hipparchvs. Quel est le fondement de ceste interrogation ?
Socrates. Ie te le diray. La viande que nous prenons tous les iours pour la substentation de nostre personne, peult estre bonne ou mauluaise ?
Hipparchvs. Il est vray.
Socrates. Mais vne viande est elle plus viande que l’aultre ? Toutes deux ne sont elles pas viande ? Les veulx tu prendre et entendre en tant qu’vne viande ne differe en rien de l’aultre, mais en tant que l’vne est bonne et l’aultre mauluaise ?
Hipparchvs. Ce que tu dys est veritable.
Socrates. N’est il pas vray que le vin et l’eaue que nous beuuons, et toutes aultres choses, lesquelles soubs vne mesme espece sont telles qu’elles peuuent estre en partie mauluaises, ne different aulcunement entre elles sur leur conformité et similitude indiuisible, comme est la qualité vniuerselle d’vng homme à aultre homme (et ce selon leur forme et essence) combien que l’vng soit de mauluaises meurs, et l’aultre de bonnes ?
Hipparchvs. Il est tout ainsi que tu le deduis.
Socrates. Toutesfoys nul de ceulx là (comme il me semble) ne sera plus ou moins homme que l’aultre, et le bon (quant à l’essence humaine) ne sera point plus homme que le mauluais, ni le mauluais que le bon.
Hipparchvs. Ton propos est veritable.
Socrates. Ne pouuons nous faire semblable iugement en matiere de gaing, tellement qu’vng gaing (soit bon ou mauluais) soit tousiours gaing ?
Hipparchvs. La confession de tel cas est ineuitable.
Socrates. Celluy doncq’ qui faict bon gaing et raisonnable, ne gaigne point d’aduantage que celluy qui l’a faict mauluais et iniuste ; et par ainsi il appert qu’ilz sont esgaux en value de lucratifue, comme desia nous auons accordé par noz propos.
Hipparchvs. Certainement.
Socrates. Mais es tu d’aduis que par l’vng ou l’aultre de ces deux gaings ia diffinis, celluy auquel ils aduiennent, iustement ou iniustement, aye aduantage sur son compaignon ?
Hipparchvs. Ny par l’vng, ny par l’aultre.
Socrates. En telle matiere, où il n’y a aulcun moyen entre deux, comme est il possible que l’vng peult plus recepuoir de gaing, et l’aultre moins ?
Hipparchvs. Ie confesse qu’il est totalement impossible.
Socrates. Doncques, puis que tu confesses que ces deux gaings entre nous deffinis rapportent vng semblable bien à celluy qui les reçoipt, il reste au surplus de veoir qui est la cause qui te meut de bailler à touts deux vng mesme nom de gaing, de veoir et considerer aussi ce que tu imagines sur la qualité de l’vng et de l’aultre. Et en ce cy ie forgeray vng exemple sur moy mesme. Prenant le cas que tu m’interroges : pourquoy c’est que, si vne viande est bonne ou mauluaise, ie l’appelle tousiours viande ? Il est certain que ie te repondray, que pour ce que l’vne et l’aultre est vng nourrissement du corps, de substance seiche, à ceste cause ie leur impose vng nom seul, et les appelle tousiours viande, ce que tu ne sçaurois nyer estre bien faict ; qu’en dys tu ?
Hipparchvs. Ie le confesse.
Socrates. Quant au boyre, i’aurois semblable raison de te respondre, t’allegant que, pour ce que c’est vng nourrissement du corps, de substance humide, on luy a imposé tel nom, sans auoir esgard que telle substance soit bonne ou mauluaise ; et ne te feray iamais aultre response en toutes aultres choses ainsi entre elles conformes ; parquoy tu doibs tascher d’en suyure l’equité de mes responces. Ie te demande doncq’ icy : que consideres tu donc en vne mesme chose, pourquoy tu l’appelles gaing, soit icelluy gaing bon ou mauluais ? Si en cest endroit tu n’es prouueu de response prompte, prends vng peu garde à ce que ie te vois deduire. N’appelles tu pas cela gaing, quand vng personnage paruient en la possession de quelque chose, sans y despendre rien du tout, ou en recepuant plus de proffict que la despence totale ne monte ?
Hipparchvs. Il me semble que ie puis appeler cela gaing.
Socrates. Quelle toutesfoys est ton intelligence sur ce propos ? Entends tu ce gaing comme si quelcqu’vng s’estoit bien repeu de plusieurs viandes, sans rien despendre, et que par ycelles viandes il eust acquis quelque maladie ?
Hipparchvs. Ie ne l’entends pas ainsi.
Socrates. Et si ce personnage mesme ne tomboit en inconuenient de maladie par ces viandes, ains qu’il se fust remis en bonne santé par repas, cela te sembleroit il gaing ou dommage ?
Hipparchvs. Gaing.
Socrates. Ce n’est doncq’ pas gaing qu’vne indifferente acquisition de toutes choses ?
Hipparchvs. Non certainement.
Socrates. Maintiens tu que celluy ci ne gaigne pas qui paruient indifferemment à quelque chose, soit bonne ou mauluaise ?
Hipparchvs. Il me le semble.
Socrates. Et que celluy ci aussi ne tombe au dommaige, auquel il aduient quelcque cas, soit bien ou mal ?
Hipparchvs. Mon opinion n’est point aultre.
Socrates. Ne vois pas que tu reuiens à ton premier propos ? car tu m’accordes par ton dire que gaing n’est iamais sans bien, et le dommaige n’est iamais sans mal.
Hipparchvs. Ie ne sçay que ie doibs dire.
Socrates. Tu n’es pas hors de propos sans cause. Mais responds moi à ce que ie te voys demander. Si quelcqu’vng repçoit plus qu’il ne despend, ne diroys tu pas qu’il gaigne ?
Hipparchvs. Ie ne diray poinct qu’il perd, moyennant qu’en baillant quelcque petite piece d’or ou d’argent, il en reçoipue par cela vne plus grande.
Socrates. Ie te demande d’aduantage. Si quelcqu’vng baille vne demye libure d’or pour vne libure d’argent, diroys tu que cestuy là fait gaing ou perte ?
Hipparchvs. Perte, pour certain, ô Socrates ! car pour vne chose vallant quattre escuz, il en repçoit vne de deux escuz seulement.
Socrates. Si ne me sçaurois tu nyer qu’il ne repçoiue plus qu’il ne baille. Qui plus est : vne chose doublée n’est elle pas de plus grand’ value que la moytié de quelcqu’aultre ?
Hipparchvs. Quant à cela, ie te reponds que l’argent n’est pas de telle estime que l’or.
Socrates. Il fault doncq’ en matiere de gaing exprimer tousiours le pris et value de la chose sur laquelle le gaing se peult faire ; et par tes paroles tu veulx conclurre que combien que l’argent soit en plus grande quantité que l’or, ce nonobstant il n’est poinct tant precieux ny tant à estimer, et qu’vne moindre quantité d’or est beaucoup de plus grande value.
Hipparchvs. Voilà le poinct, et telle en est la verité.
Socrates. Doncques tout gaing consiste en l’estime de la chose de laquelle il peult proceder, soit petite ou grande ? Mais, apres tout, veulx tu inferer que sur vne chose de nulle estime il ne se puisse faire gaing ?
Hipparchvs. Ie ne le pense poinct aultrement.
Socrates. Et quant à ce que tu appelles digne et precieux, l’entends tu aultrement digne d’estre poursuiuy et acquis ?
Hipparchvs. Digne seullement d’estre acquis.
Socrates. Et ce qui est digne d’estre acquis, est ce chose vtile ou inutile ?
Hipparchvs. Vtile.
Socrates. Ce qui est vtile n’est il pas bon ?
Hipparchvs. Il est bon, sans aulcun doubte.
Socrates. O personnage des plus magnanimes du monde ! n’auons nous pas desia conclu troys ou quattre foys que le gaing est vne bonne chose de soy mesmes ?
Hipparchvs. Il le semble.
Socrates. Te souuient il d’où s’esmeust ce propos ?
Hipparchvs. Il m’en souuient à peu pres.
Socrates. S’il ne t’en souuient, ie te le reduiray tost en memoire. Ce propos fut esmeu entre nous sur ce que tu doubtoys, assçauoir non si les gens de bien ne vouloient accepter indifferemment tous gaings, ains seullement les biens et non les maulx qui en procedent.
Hipparchvs. Ce fut de là iustement.
Socrates. Et lors la raison mesmes ne nous contraignit elle pas de confesser que touts gaing sont bons, iaçoit qu’ilz soient petits ou grands ?
Hipparchvs. Certainement la subtilité de tes interrogations, ô Socrates ! me contraignit plus allors que ie ne receus de persuasion par la raison que tu me mets au deuant : raison toutesfoys me pourra persuader ce que desbats et veulx prouuer estre vray.
Socrates. Or, soit que tu te laisses persuader quant à cela, ou que tu ays quelcque affection et opinion differente, ne m’accordes tu pas tousiours que touts gaings d’estime, petite ou grande, se peuuent appeler bons sans aulcun contredict ?
Hipparchvs. Ie consens bien à cela.
Socrates. Ne consens tu pas aussi que toute personne vertueuse appette son bien et proffict ?
Hipparchvs. Ie le confesse pareillement.
Socrates. Et toutesfoys tu disois que les mauluais et vicieux desiroient aussi toute espece de gaing, fust grand ou petit. Et pour ainsi, selon ton propos, les bons et mauluais ne sont ilz pas esgalement couuoiteux de gaing ?
Hipparchvs. On ne pourroit facilement contredire à ceste conclusion.
Socrates. Parquoy il n’y a nul qui iustement sceust vituperer auec iustice les espritz addonnés au gaing, attendu que luy ny aultre ne se trouue exempt de telle affection.
FIN.
Il y auoit entre ses disciples vng ieune homme fort delicat, trop addonné au traictement de sa personne, auquel Platon feit ceste interrogation : Quand seras tu las de farder et entretenir ceste prison charnelle, tant caducque et fragile ? Lorsqu’il voyoit vng homme surprins d’amour, il disoit ainsi : Ce personnage est mort en son propre corps et vit en vng aultre. Et y adioustoit encores ce qui s’ensuict : Celluy (disoit il) qui se deslaisse pour aultruy est le plus miserable du monde, veu qu’il perd la possession de soy mesmes, et n’a celle de la personne par luy aymée.
Par la raison qu’il s’ensuict, il incitoit la ieunesse à bien et vertueusement viure : Prenez garde, enfants, à la diuerse nature de vertu et volupté. Volupté est telle qu’elle surprend les esprits humains par vne doulceur soubdaine ; mais incontinent il s’en ensuict vne penitence et vne douleur perpetuelle. Au contraire, le naturel de vertu est tel que, pour quelcque peu de labeur que l’on a à l’acquerir, elle rend mille voluptés et plaisirs pardurables à iamais.
Voyant vng iour quelcqu’vng qui iouoyt aux cartes, il le reprint de cela. A quoy le ioueur luy respondit : Tu me reprends de peu de chose, Platon. — Ie ne te reprends pas, dist il, pour ce que tu ioues maintenant ; mais ce n’est pas peu de vice que de faire coustume d’vne chose illicite et deshonneste.
Il conseilloit à ceulx qui estoient subiects à yurongnerie et à courroux, que durant leur transport de cerueau, ils se regardassent en vng mirouer, et que par la defformité qu’ilz voirroient en leur face, ilz se corrigeroient de leur vice.
Interrogé de quelz biens et de quelles possessions principalement les peres doibuent tascher à enrichir leurs enfants, il respondit qu’ilz les doibuent laisser riches, non des biens de fortune, mais de vertu et science, lesquelz biens ne sont subiects ny à pluye, ny à vent, ny à gresle, ny à la violence des hommes, ny à la puissance de Iuppiter.
Entre aultres sentences, il disoit souuent que le plus grand bien qui puisse aduenir à vng roy, c’est que ceulx qu’il repçoyt pour familiers ne soient poinct flateurs ou adulateurs.
Disoit aussi Platon que sapience n’est moins necessaire à vng roy que l’ame au corps, et que les respubliques estoient grandement heureuses, lesquelles estoient gouuernées par gens de sçauoir ou par ceulx qui ayment et entretiennent les sçauants ; car il n’y a chose plus pestilentieuse qu’vng homme constitué en dignité et puissance, s’il n’est accompagné de sçauoir.
Il disoit pareillement que telz sont les subiectz quel est leur prince, et que leurs meurs se reiglent par les siennes. Si que si vng roy est enclin à quelque vice, ce vice regnera en son royaulme.
Plus : il disoit que les administrateurs d’vne charge publicque (comme ceulx qui ont quelque magistrat, office et semblable maniement) ne doibuent auoir leur bien particulier en recommendation, ains le public totalement, et ne doibuent porter l’vng plus que l’aultre, mais faire leur debuoir en general, sans aulcune particularité de personne à personne.
FIN.
CANTIQVE
D’ESTIENNE DOLET
PRISONNIER
A LA CONCIERGERIE DE PARIS,
SVR
SA DESOLATION ET SUR SA CONSOLATION,
EN VERS.
DOLET.
PRESERVE MOY
O SEIGNEUR
DES CALVMNIES
DES HOMMES.
IMPRIMÉ L’AN M.D.XLVI.
CANTIQVE.
Avant-propos. | |
Le Second Enfer. | |
Estienne Dolet à ses meilleurs et principaulx amys. | |
Au treschrestien et trespuissant roy Françoys. | |
Au Roy mesmes. | |
A tresillustre prince monseigneur le duc d’Orleans. | |
Au Duc d’Orleans mesmes. | |
A monsieur le cardinal de Lorraine. | |
A madame la duchesse d’Estempes. | |
A la dessusdicte duchesse d’Estempes. | |
A la souueraine et venerable court du Parlement de Paris. | |
Aux chefs de la iustice de Lyon. | |
A la royne de Nauarre. | |
A monseigneur le reuerendissime cardinal de Tournon. | |
A ses amys. | |
Devx Dialogves de Platon. | |
Estienne Dolet à ceulx de sa nation. | |
Dolet au roy treschrestien. | |
Du mespris et contemnement de la mort. | |
De la couuoitise et affection de gaigner. | |
Aulcuns dicts et sentences notables de Platon. | |
Cantique. | |
Epitaphe d’Estienne Dolet. |
CURIOSITÉS
DE L’HÉTÉRODOXIE ET DE LA LIBRE PENSÉE
EN VENTE
Le Traité des trois Imposteurs (De tribus Impostoribus, M. D. IIC.), traduit pour la première fois en français ; texte latin en regard, collationné sur l’exemplaire du duc de la Vallière, aujourd’hui à la Bibliothèque impériale de Paris, augmenté des variantes de plusieurs manuscrits, etc., précédé d’une notice philologique et bibliographique, par Philomneste junior. In-8o de LVI-104 p., titre en rouge et en noir, tirage à 237 ex. numérotés (2 sur chine et 235 papier de Hollande) ; papier de Hollande : 8 fr.
La Beatitude des Chrestiens ou le Fleo de la Foy, par Geoffroy Vallée, d’Orléans ; réimpression sur l’exemplaire unique de la bibliothèque Méjanes, d’Aix, avant-propos par un Bibliophile ; in-8o de XVII-15 p. Titre en rouge et en noir, tirage à 120 ex. numérotés (2 sur chine et 118 papier de Hollande) ; papier de Hollande : 3 fr.
Le Péché originel, traduit librement du latin d’Adrien Beverland, par J.-Frédéric Bernard ; réimpression sur l’édition la plus complète, de 1741, notice bio-bibliographique par un Bibliophile ; in-8o de 184 pages, titre en rouge et en noir, tirage à 237 exempl. numérotés (2 sur chine et 235 pap. de Hollande) ; pap. de Hollande : 12 fr.
L’autorisation de circuler en France a été refusée à cet ouvrage.
Le Second Enfer d’Etienne Dolet, suivi de sa traduction des deux dialogues platoniciens, l’Axiochus et l’Hipparchus ; notice bio-bibliographique par un Bibliophile ; in-8o de XI-108 pages, titre en rouge et en noir, tirage à 237 ex. numérotés (2 sur chine et 235 pap. de Hollande) ; papier de Hollande : 6 fr.