*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 64086 ***

ÉMILE POUVILLON

L'IMAGE

PARIS
PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR
28 bis, RUE DE RICHELIEU, 28 bis

1897
Tous droits réservés.

DU MÊME AUTEUR

Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays y compris la Suède et la Norvège.

S'adresser pour traiter, à M. Paul Ollendorff, éditeur, 28 bis, rue de Richelieu, Paris.

IL A ÉTÉ TIRÉ A PART
DIX EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE
NUMÉROTÉS A LA PRESSE

A
MAURICE BEAUBOURG

L'IMAGE

I

Ce fut à Argelès, à l'hôtel de France, où il dînait ce soir-là, invité par mon voisin le garde général, que je rencontrai André Lavernose.

Le repas finissait, la salle autour de nous se vidait peu à peu. Sur un air de harpe lointain, un concert d'ambulants qui montait affaibli de l'extrémité de la rue, défilaient les longues Anglaises à tête chevaline, les clergymens onctueux et boutonnés, les alpinistes désinvoltes et barbus, les vieux messieurs bedonnants à la joue laquée de vermillon, les valétudinaires en deuil de leur estomac : tout le baragouin et le discord cosmopolites. Ils passaient, les yeux allumés du feu des nourritures, du frôlement des flirts, de tout ce bas lyrisme que suggère la vie des eaux.

Nous nous attardions cependant, à notre coin de table, à discuter une menue question d'archéologie locale. La statue de la Vierge Mère en bois doré qu'on voit dans l'église romane de Saint-Savin, nichée au-dessus du sarcophage du grand ermite, est-elle contemporaine de l'église ou, plus ancienne, a-t-elle été, comme le veut la tradition, rapportée de quelque basilique d'Orient à l'époque des croisades?

Les avis étaient partagés. Du haut de sa fraise en dentelle mi-partie blanche et noire, ma voisine de gauche, miss Héléna, une esthète de Dublin retour de Florence, tenait pour l'origine la plus reculée. La dureté triste de l'expression, la raideur géométrique de la forme le disaient suffisamment. Le roman n'avait pas au même degré ce quelque chose de massif, d'impérieux et d'abstrait qui est la caractéristique de Byzance. La tradition d'ailleurs l'attestait, et la tradition…

— La tradition a bon dos, ripostait le garde général ; mais on lui en donne quelquefois un peu trop lourd à porter… Qu'en pensez-vous, Lavernose?

L'interpellé se tourna vers nous. C'était, non pas peut-être tel que je le vis ce soir-là, mais tel qu'il m'apparaît maintenant résumé dans le souvenir, une figure encore jeune, à peine flétrie, d'homme de quarante ans : une physionomie rompue, nuancée, mobile, des yeux d'enfant étonnés, avides de spectacles, une bouche indulgente et lasse de sceptique…

Argelésien et archéologue, ainsi que nous présentait le garde général, Lavernose avait double qualité pour conclure. Il s'en défendit d'abord. Pourquoi ne pas laisser à la statue le bénéfice du doute, le mystère de son origine comme un charme de plus à sa beauté un peu fruste? Cependant il tenait pour la date la plus récente. Et il nous donnait ses raisons. Plus qu'ailleurs peut-être, en ces provinces reculées, loin des centres d'art, des modèles et des maîtres, les styles avaient été lents à évoluer. Et il fallait tenir compte aussi de la rudesse de la race pyrénéenne, de ce qu'elle avait pu ajouter à la dureté du type. Quelque naïf ouvrier, un compagnon passant, qui sait? un menuisier de village se haussant pour un jour à une volonté d'art, s'était évertué à sculpter cette souche de tilleul, et la raideur de l'image était bien dans son idée, mais elle était aussi dans ses doigts, byzantins sans le vouloir…

A l'appui de sa thèse, l'archéologue citait le cas d'une sainte Vierge destinée au maître-autel de l'église de Vidalos. Le travail, ainsi qu'il résultait d'un vieux livre de comptes, avait été fait en plein XVIe siècle, et à voir la gaucherie naïve et la lourdeur hiératique de l'image, on l'aurait dit d'un gothique commençant…

— Vous pourrez vous en convaincre quand vous passerez à Vidalos, ajouta M. Lavernose en s'adressant à moi. Mais la course est longue et l'église médiocre ; si la photographie de la Vierge peut vous suffire, je serai heureux de vous la montrer…

— Et tant d'autres belles choses avec… un vrai musée, soulignait le garde général.

Mais l'archéologue se récriait.

— Un musée! quatre ou cinq morceaux de sculpture, un lot de vieilles ferrailles et des faïences dont quelques-unes ont eu des malheurs! Non ; le seul intérêt de ces petites choses pyrénéennes est de raconter les déformations des styles à travers le goût et l'imagination d'une province. Mais il faut avoir bien du temps à perdre pour s'appliquer à ces minuties.

Je le constatai dès le lendemain ; André Lavernose avait raison d'être modeste pour ses bibelots : cuivres, bois sculptés, orfèvrerie, il n'en aurait pas tiré deux cents louis à l'Hôtel des Ventes. Un reliquaire en étain excepté, d'un travail gothique assez rare, et encore un fragment de vitrail antérieur aux vitraux de la cathédrale d'Auch, une merveille où des anges longs vêtus pinçaient du luth en des attitudes alanguies, avec des mignardises de doigté d'une grâce presque japonaise, on ne voyait là que des objets de petite élégance, de décoration pauvre, des meubles ou des ustensiles d'usage, plutôt que d'apparat. Leur mérite était d'être en place, pas étalés, en accord intime avec l'honnêteté sommeillante et l'aisance discrète du logis où ils semblaient avoir toujours vécu.

C'était, ce logis, une des maisons les plus anciennes d'Argelès : une façade de plain-pied avec la Grande-Place, l'autre en suspens sur la vallée, légère celle-là, avec ses galeries de bois à chaque étage et son jardinet en terrasse bâti sur les anciens remparts, qui portaient encore à chaque angle des amorces de tourelles… Là fleurissaient, sous la garde sévère des buis taillés, les fleurs d'autrefois, les lis, les tournesols, les coquelourdes… Détail précieux, les mêmes fleurs avaient servi de motifs aux tailleurs de pierre et aux sculpteurs sur bois qui avaient travaillé à édifier ou à meubler la maison. Le lis simplifié, presque végétal, s'érigeait en relief sur le tympan en marbre bleu de la porte d'entrée ; il s'épanouissait en écusson au centre des cheminées en vieux chêne, il s'étirait aminci aux portes des bahuts… Et c'était partout, amplifiant la majesté Louis quatorzième, entortillant en de plus compliquées et plus mousseuses volutes les élégances du temps de Louis XV, je ne sais quelle invention particulière, un goût plus fastueux où passait, franchissant la frontière, le souffle héroïque et galant de l'Espagne.

André Lavernose me faisait toucher du doigt ces provincialismes ; il m'initiait d'un mot, d'un geste, à son esthétique pyrénéenne. Sans grande érudition, avec des dessous de lecture assez minces, il avait cependant des chemins à lui, des raccourcis imprévus ou des circuits de paresseux qui allaient vers la beauté. De système, peu ou point ; mais des intuitions, des concordances, découvertes par un regard plus patient, plus amoureux, fixé sur les spectacles quotidiens.

Comment, par quelle cristallisation, les lignes, les couleurs d'un paysage entrent-elles dans l'imagination d'une race, et de là dans la forme de ses meubles, effilant les lignes d'une gargoulette, contournant le pied d'une table? un album devant lui, chargé de dessins et de notes, avec quelquefois une fleur de montagne séchée entre les pages, M. Lavernose me dévoilait ce mystère. Ses explications étaient ingénieuses et naïves tout ensemble ; mais la passion qu'il mettait à la développer suppléait aux lacunes de son esthétique. Rien qu'à sa façon de faire sonner les noms de son pays, ces noms d'or ou de cristal : Luz, Isaby, Bergonz, Boô-Silhen, on sentait que ces syllabes magiques ouvraient pour lui comme des portiques de bonheur.

— Comme vous les aimez vos Pyrénées, lui dis-je, et comme vous les connaissez! Vous n'avez pas dû les quitter souvent…

— Une seule fois, mais peu s'en est fallu que ce ne fût pour toujours…

Il me parlait penché à la fenêtre, le visage tourné vers la vallée crépusculaire où fumaient déjà les premiers brouillards d'automne. Ses yeux tout à coup se voilèrent et il demeura un moment immobile, visité par le souvenir.

II

André Lavernose m'avait attiré dès le premier jour. Une sympathie se dégageait pour moi de cette âme de sous-préfecture, un peu pâle et résignée, mais qu'on sentait supérieure à ses limites. Avec la facilité que donne la vie désœuvrée des eaux, nous eûmes bientôt fait de lier connaissance. Il ne se passait guère de jours qu'on ne nous vît ensemble devisant sur la galerie de sa maison, — et en face de nous alors, le spectacle de l'ombre déclinante sur les pelouses du Davantaïgue, — ou, bâton en main, gravissant les pentes ombragées, les herbages rocheux de Saint-Savin ou de Balandrau.

Septembre cette année-là finissait en beauté dans la montagne. A des matins d'argent, ruisselants de soleil et de brume, succédaient des après-midi en or, noyés de ces rayons tièdes, épais, languissants, qui sont comme les dernières caresses de l'automne. Les bruyères roussies par la gelée aurorale mettaient déjà leur pourpre au sommet du Davantaïgue, et dans l'air saturé d'humidité, à travers le vide des futaies à demi dépouillées, le galoubet des pâtres, les sonnailles des troupeaux tintaient plus longuement, vibraient d'un son délicat et attendri.

Quand ses occupations d'agriculteur lui avaient pris sa journée, André Lavernose venait me chercher le soir à la sortie de la table d'hôte. On bavardait un moment, debout sur le seuil, parmi les groupes de robes claires agitées et minaudantes. Puis mes voisins de table, le garde général et le percepteur, nous quittaient, remontaient la rue vers la béatitude du domino quotidien, et nous descendions, mon nouvel ami et moi, vers la solitude de la route qui va, coupant les prairies et les blés noirs, d'Argelès à Pierrefitte.

Bientôt les maisons s'espaçaient ; les noires cascades de sapins qui voilent le château d'Ourroust s'abîmaient dans la nuit, puis c'était la sous-préfecture moisie dans l'obscurité des acacias-boules. La grand'route ensuite. Des peupliers la bordaient, et entre leurs cloisons légères, frissonnantes, un peu de ciel pâle reculait, barré au fond par la noire pyramide du pic de Soulom.

Nous avancions, et à mesure que nous nous enfoncions dans la vallée, la fraîcheur de l'herbe nous gagnait ; des vapeurs flottaient au-dessus des prés bordés d'eaux vives dont la musique rapide rythmait, pressait notre marche. Mais bientôt une voix plus puissante couvrait leur gazouillement enfantin. C'était la plainte, plus émouvante dans le silence nocturne, du gave d'Arrens, une voix de supplice, de révolte, de fuite éperdue et furieuse… Penchés sur le pont, nous regardions s'en aller cette eau malheureuse. Sans un reflet, sans un regard, assourdie au fracas de sa course, elle se précipitait gémissante sous ses voiles épars, comme uniquement attentive à sa destinée, indifférente à ses rivages.

Cette rencontre était l'événement de notre promenade. Après le pont, la voix s'affaiblissait ; nous retrouvions la paix endormie de l'herbage. Avec la nuit vite tombée, la route s'esseulait, plus mince entre les montagnes plus hautes. De très loin, nous entendions venir les voitures attardées à la descente de Cauterets sur Lourdes. Le tintement des grelots nous avertissait ; puis brusquement, dans le jet de clarté des lanternes, des figures de voyageurs, de voyageuses apparaissaient : faces inquiètes de malades racontant les déceptions du traitement thermal, attitudes abandonnées de jeunes ménages en voyage. Quelquefois c'était, venant vers nous, un piétinement sourd comme un bruit d'eau roulant sur une pente : la rumeur s'enflait, et à un tournant de la route, une ramade de brebis nous enveloppait tout à coup. Les sonnailles tintaient, l'odeur âcre du suint nous montait à la gorge, et pendant des minutes, la rivière des toisons coulait à flots égaux et pressés ; des bêlements d'agneaux planaient au-dessus, en plainte douce, continue, sanglotante. Puis tout s'en allait. Pareille à un orage en fuite, la nuée blanche disparaissait avec le bruit adouci des sonnailles et les bêlements, comme des soupirs légers exhalés vers la nuit…

III

Au cours de ces promenades du soir, plus recueillies, plus invitantes à l'intime, je connus tout à fait André Lavernose. Timide en commençant, défiant peut-être, déshabitué par un trop long silence de faire parler sa pensée, il finit par laisser aller vers moi le trop-plein d'une vie intérieure jusque-là contenue, obscure à elle-même, et qui ne demandait qu'à se répandre. Ses idées, ses sentiments, sa vie, peu à peu, il me révéla tout.

Il était né à quelques lieues d'Argelès, au village de Marsous, un des derniers de la vallée d'Azun, une bourgade sévère, au bord d'un jeune gave, entre des herbages ingénus. Là, dans ce creux si vite empli par l'ombre des géants voisins, au plein air de la prairie, le long du gave, André avait eu des années de béatitude profonde : des étés lumineux, battus du vent, arrosés de soleil dans la compagnie des pâtres aux yeux clairs, sculpteurs de jattes et presseurs de fromages, et des hivernages recueillis, dans la maison close, avec la douceur de la veillée, la clarté dansante des résines sur les visages, et les récits naïfs débités brin à brin, en même temps que la laine, par les machinales filandières.

Peu s'en était fallu que cette vie ne fût pour toujours la sienne. C'était au moins celle que les Lavernose avaient menée avant lui. Les plus importants du pays, presque riches, ils étaient restés longtemps pareils aux autres, parqués volontairement dans le même horizon. Le père d'André cependant avait dévié de la tradition. De complexion moins robuste, de goûts plus raffinés que ses ascendants, il s'était embourgeoisé quelque peu ; le premier de sa race, il avait endossé la redingote le dimanche, il s'était abonné à un journal. Le catéchisme et l'almanach ne le contentaient pas ; il achetait des livres aux colporteurs, les récitait, les commentait à la veillée. Sa tête travaillait, il faisait des calculs pour les irrigations, tirait des plans, parlait tout seul le long des chemins. Il eut une maladie de foie qu'il s'avisa de traiter à sa façon, d'après un manuel de médecine pratique. Il mourut, et cette mort fut pour André la fin de bien des choses. Sa bonne femme de mère, une montagnarde tout unie, toute simple, avait abdiqué dès la première heure aux mains du tuteur, un prêtre, un curé de campagne autoritaire et ambitieux. Sans délai, sans appel, ce nouveau maître avait décidé de l'avenir de l'orphelin. Ce n'était pas assez pour le fils unique, pour l'héritier présomptif des Lavernose, de recevoir les leçons du régent de Marsous ; il quitterait l'école pour le collège, il prendrait ses grades ; il étudierait à Toulouse pour être avocat ou médecin.

Et ce fut l'exil, les années grises du pensionnat, la sévérité des murs, la dureté des âmes, l'indifférence ou l'hostilité, autour du nouveau, des êtres et des choses. A Argelès d'abord ; mais là, il pouvait encore apercevoir, toute proche, la montagne natale ; dans le silence de l'étude ou du dortoir, il pouvait entendre chanter le gave de son pays ; et il avait encore cette douceur, une fois par mois, le jour de sortie, de retrouver des parents de là-bas, des émigrés de Marsous, une dame veuve et sa fille demeurées à la ville après la mort du mari fonctionnaire et qui étaient les correspondants du collégien.

C'était trop d'appui pour lui, trop de refuge à ses misères d'écolier ; le voisinage de chez lui le distrayait, l'attendrissait, l'empêchait de se vouer à son travail. Ainsi en jugea du moins, après deux années d'épreuve, le terrible oncle abbé. A peine acclimaté, dégrossi à moitié, l'apprenti latiniste fut expédié assez loin de là, à Garaison, un autre collège de prêtres, un couvent blotti dans la verdure, en pleine campagne, à la naissance d'une des vallées qui tombent du grand plateau herbeux de Lannemezan. Là, ce fut toute la rigueur de l'internat, la claustration définitive, sans l'échappée mensuelle de la sortie, sans le rayon de soleil d'une visite au parloir. Un supplice ; atténué cependant par les douceurs du régime ecclésiastique, consolé par le chant des hymnes et des cantiques, apaisé par le voisinage de la nature, par la paix des châtaigneraies autour de la maison, et, les jours de promenade dans la lande, par le spectacle du Balaïtous, de la montagne natale apparue, vision lointaine, par-dessus les champs de bruyère en fleurs.

André changeait, se modifiait peu à peu. Sur le sauvageon de Marsous se greffait une nouvelle plante, une plante de jardin transformée par la culture et le milieu. Après la petite enfance impulsive et violente, l'hérédité paternelle se révélait aussi, et, avec elle, le repliement sur soi-même, l'inquiétude de l'esprit, l'éveil de l'imagination. Le goût de la nature persistait, mais, dévié par la clôture, il tournait à la contemplation, s'alimentait de poésie intérieure. Le peu de littérature errant en vague musique autour de l'adolescent, le souffle de mysticité respiré sans le savoir, favorisaient cette tendance au rêve dont s'accommodait sa paresse. Bientôt, ainsi qu'il arrive à ceux qui ont une fois pris goût à ce délicieux poison de l'irréel, la répugnance à l'action, l'infirmité du vouloir se développaient chez le pauvre imaginaire. Et le travail s'en ressentait. Les thèmes et les versions pâtissaient du voisinage de ces belles choses incertaines qui se jouaient, flottaient en poussière d'arc-en-ciel entre lui et la réalité.

Une photographie m'aidait à le voir en cette attitude de la seizième année, un groupe où il avait posé avec toute sa classe devant l'objectif d'un artiste de passage. C'était dans une cour du collège, auprès d'une sainte Vierge en plâtre, dominant une table que décoraient une pile de livres et une sphère céleste. Le professeur, au milieu, présidait, bras croisés, et debout ou assis à côté de lui, les élèves se campaient, distribués en symétrie. André s'appuyait d'un coude à la table, pensif, l'œil ardent et vague. Malgré la gaucherie du geste, l'expression dénonçait une âme sortie de la tradition paysanne, façonnée par l'éducation et par le rêve.

Une autre photographie plus récente de deux ans me le montra à la fin de l'évolution, dans son nouveau rôle d'apprenti notaire et de citadin récemment installé à Bagnères-de-Bigorre. C'était encore un groupe, une cavalcade en partance devant la porte d'un hôtel. En complet d'été, la boutonnière fleurie, André était là, coude à coude avec une amazone au feutre cavalier, au regard prometteur. Pour ne plus la décrocher, peut-être, mon ami suspendait à la cheminée le cadre poussiéreux qu'il venait de m'exhiber, et il me disait, — l'image me l'avait racontée avant lui, — la vieille, l'éternelle histoire. Elle s'appelait Louise ; elle était descendue pour quelques jours à l'hôtel où il avait pris pension. Et ç'avait été, abrégés par la hâte du voyage, les épisodes du premier amour : le billet, le rendez-vous, l'adieu. Rien n'y avait manqué, ni la saxifrage cueillie pour elle au péril de la cascade, ni l'étoile du Bédat, qu'on devait regarder chaque soir à la même heure, ni le mouchoir du départ agité à la portière ; rien, pas même la désillusion de l'oubli ni l'étonnement d'un nouvel amour. Car, une fois inaugurée, la vie sentimentale d'André Lavernose ne devait pas chômer de longtemps. Elle s'alimentait d'ailleurs de très peu. Jeune homme et amoureux, il restait l'adolescent contemplatif, l'écolier distrait, le nez en l'air, qui regardait passer ses rêves. Aussi débiles que ses pensées, ses désirs flottaient, se répandaient en caresses molles autour des choses qu'ils n'osaient pas étreindre. Et cet effleurement lui suffisait. Imaginer lui tenait lieu d'agir. C'était moins de l'amour qu'il avait qu'un certain goût d'aimer, une facilité de cristalliser à volonté, de créer de rien des délices et des souffrances. Amours de tête. Cela naissait, fermentait en une exaltation vague. Et le vague tout à coup s'animait. Le hasard d'une image reçue, le choc d'un regard, le timbre d'une voix déterminaient la crise.

Le printemps, presque toujours, apportait la contagion. L'ivresse montait avec la poussée des plantes, avec l'audace entremetteuse des parfums et des couleurs. André tenait bon quelquefois contre les lilas ; il succombait aux chèvrefeuilles. Une nouvelle image d'amour s'imposait à lui ; fragile et impérieuse, elle triomphait avec la splendeur rapide de l'été pyrénéen. C'était pour Lui, c'était pour Elle la splendeur des jours, le mystère des nuits. L'orage en montagne appelait l'intimité des refuges ; le silence de la forêt invitait aux aveux. Mais elle arrivait ensuite, inexorable, la fatalité du déclin. Plus de valses, le casino était fermé ; plus de cavalcades, la montagne disparaissait dans la brume. Soumise à la volonté des saisons, l'image pâlissait, se décolorait. Elle s'effaçait enfin, et André, délivré de son obsession, sentait lui revenir, avec l'hiver, la conscience de son être moral, le souvenir égaré depuis des mois de ses obligations, de son travail. Le contemplatif voulait, agissait, faisait pendant quelques mois sa fonction d'homme, de stagiaire.

IV

Sept ans ainsi! sept ans à rêver et à aimer, à rêver l'amour et à aimer le rêve! Et à mesure que se développait sa vie d'imagination, s'atrophiaient en lui les qualités morales, le goût du travail, la notion du devoir. Son apprentissage se traînait, se prolongeait d'année en année chez le notaire de Bagnères, dans l'étude maussade où il ne faisait plus que de brèves apparitions. Le style de pratique lui donnait la migraine ; l'odeur seule du papier timbré lui soulevait l'estomac. Il n'y avait rien à tirer de ce soi-disant clerc qui, au plus décisif paragraphe d'une dictée d'acte, ne manquait pas de lever le nez pour un chapeau qui passait, rose ou bleu, dans l'entre-bâillement de la fenêtre.

Quatre ou cinq photographies de femmes, quelques billets à ordre acquittés d'assez mauvaise grâce par l'oncle tuteur, et une pincée de poésies : stances, dixains ou sonnets composés pour Elles et publiés dans le journal de la localité, c'était tout ce qu'il avait rapporté de Bagnères-de-Bigorre. La vie ne l'avait guère changé ; c'était, après comme avant, une âme moyenne, élégante à la fois et débile, enfermée dans une destinée médiocre. Il avait quelque chose en tout d'inemployé, d'incomplet. Le tour de son domaine intellectuel ne dépassait guère la portée de ce fameux tour de ville où piétinent, les pas du lendemain dans les pas de la veille, les désœuvrés de province. Comme beaucoup de sa génération, — on pourrait dire : de son siècle, — il avait laissé des lambeaux de son unité morale à toutes les hypothèses, sans pouvoir en épouser aucune. Ses doctrines avaient varié d'étape en étape, et c'était chaque année une philosophie nouvelle qu'il rapportait aux vacances, dans sa malle d'apprenti notaire, avec la valse à la mode et le roman nouveau. Ses états d'esprit n'étaient pas devenus des états d'âme. Émiettées, usées, ses opinions tenaient à peine debout, incertaines et comme étrangères à sa vie.

Le bilan de ses années d'apprentissage n'était pas fait pour contenter l'oncle tuteur, encore moins la pauvre maman de là-bas, la montagnarde de Marsous. Que faire de ce rêveur? Acheter une étude, risquer une somme sur une tête à ce point légère? Il y avait de quoi hésiter, et pourtant il était trop tard pour le remettre au train de la vie rurale, à la surveillance des fourrages et des troupeaux. Tout bien considéré, la solution fut de marier au plus tôt l'enfant prodigue, de le caser dans un de ces compartiments étroits et sûrs qui sont comme les concessions à perpétuité du bonheur bourgeois.

L'héritière était vite trouvée. C'était une cousine, cette petite Cyprienne avec qui André passait ses jours de sortie quand il était collégien à Argelès. L'enfant avait grandi, mince et pâle toujours, mais le regard plus scrupuleusement voilé, le geste plus sobre, la parole plus rare. Elle était dévote maintenant. Elle et sa mère passaient leurs journées à l'église, soumises aux prêtres, appliquées aux bonnes œuvres. L'abbé Lavernose n'avait eu qu'un mot à dire pour faire agréer son neveu. Et ce furent les fiançailles, les bouquets blancs hebdomadaires, les bouquets d'anémones cueillis pour Cyprienne dans les bois de Marsous. Avec le mariage, une vie nouvelle s'instituait pour André, une vie grave, harmonieuse. Une image encore une fois le possédait, plus pure, aussi impérieuse que les autres. Les mauvais conseils des chambres garnies, des amitiés de table d'hôte, trop souvent écoutés jusque-là, s'évaporaient exorcisés par les regards, par les gestes des deux femmes qui mettaient autour de lui comme une sérénité de cloître.

La naissance d'un petit Lavernose avait consolidé sa demi-conversion, noué d'une plus solide étreinte au cou du père la chaîne du devoir. Et les années avaient passé, presque pareilles, nuancées seulement des changements imperceptibles qu'amène l'usure, la transformation inconsciente des sentiments et des caractères. Les affections se faisaient plus calmes, les habitudes plus mécaniques. Cyprienne n'était déjà plus l'amoureuse légitime. D'un mouvement insensible, elle évoluait, elle émigrait du mari vers l'enfant ; elle devenait la mère, la ménagère, celle qui de ses doigts fragiles soutient le foyer, prépare l'avenir.

Pour André aussi, avait sonné l'heure des diversions utiles, l'heure de l'ambition, de la mise en acte de ses fantaisies et de ses rêves. Les honneurs le tentaient, la gloire peut-être. Il avait été coup sur coup conseiller municipal, trésorier d'un comice agricole, membre de plusieurs sociétés savantes. Il avait harangué dans des réunions, il avait lu des vers dans des séances académiques. Mais ces velléités furent brèves. Il n'avait pas l'estomac du politicien, ni la vanité facile à contenter du grand homme de province. Il démissionna, renonça aux charges publiques, se voua à la solitude. Le goût des lettres persista cependant. Peu ou prou, il les avait toujours cultivées. Enfant, il avait noté des impressions, écrit un mémorial de vacances. Clerc amateur à Bagnères-de-Bigorre, il avait fréquenté des cénacles, collaboré à des journaux. Il passait alors parmi ses camarades pour un novateur, et il s'enorgueillissait de son audace. Sa fougue était tombée depuis ; mais la poésie le sollicitait encore. C'était après quelque promenade dans la montagne, ou bien en sortant d'un concert à la saison des eaux, à cause d'une sonate de Beethoven, d'une petite pièce de Schumann, exécutée par un pianiste de passage. Il s'enfermait alors dans son cabinet, il écrivait un titre en tête d'un cahier, jetait quelques hémistiches. Mais ce beau feu s'éteignait vite. Au premier obstacle, à la première insuffisance de son imagination ou de son dictionnaire des rimes, le poète rentrait ses ailes, retombait à son demi-sommeil de paresse et de rêverie.

La vraie poésie d'André Lavernose n'était pas dans ses vers quoiqu'il en eût écrit d'assez bien venus. Elle était dans une certaine façon de sentir la vie, d'en tirer, si grise et si plate fût-elle, de l'émotion et de la joie. Un lyrisme discret, presque involontaire, circulait en lui, transformait en mélancolies ou en sourires les insignifiances de ses journées. Les bonnes fées pyrénéennes lui avaient fait ce cadeau. Il y a des pays, — peut-être une douzaine de départements en France, — où le plaisir de regarder, la douceur de vivre sont si intenses que c'est presque du bonheur : du bonheur physique et qui s'en va en chansons et en éclats de rire chez les êtres d'instinct, du bonheur en idée pour les délicats, pour ceux chez qui la contemplation épure et multiplie les sources de la jouissance.

A une certaine puissance de rêve, la sensation et la vie morale se confondent. Nous prêtons nos sentiments à la nature qui à son tour nous enveloppe de ses caresses, nous absout de son innocence. Créées par nous, nées de notre désir, la pureté des ciels, l'innocence de l'herbe pénètrent en nos âmes, y développent presque des vertus concordantes.

André Lavernose avait plus qu'aucun autre le don de s'anéantir, de se dissoudre en ces spectacles. Enfant, ses chagrins, ses désespoirs même s'évaporaient, promenés au grand air de la montagne ; dans l'élargissement de l'horizon, sa personnalité s'atténuait, il communiait avec l'universalité de l'être. Homme fait et déjà mûr, il trouvait dans ce contact, avec un renouvellement de ses émotions premières, une facilité d'illusion, une puissance d'imaginer qui colorait des nuances délicates du rêve la grisaille définitive de sa vie.

V

Octobre cependant finissait. Après une bourrasque de trois jours, un plongeon dans l'averse, la haute montagne ressuscitait un matin poudrée de neige, comme en capulet blanc. Et le soleil avait bien reparu presque aussitôt, la neige avait fondu ; mais c'était l'avertissement donné, le signe écrit sur le mur annonçant la facticité de la vie des eaux, la fragilité du décor éclatant et parfumé qui allait disparaître.

L'hôtel à moitié dégarni déjà finissait de se vider : les corridors sonnaient creux ; rideaux tirés, volets clos, les chambres se fermaient l'une après l'autre. Joueurs de golf, alpinistes, demoiselles peintres, les ladies and gentlemen de la colonie anglaise étaient allés retrouver leurs quartiers d'hiver dans les villas et les hôtels de Pau. On n'entendait plus à pointe d'aube dégringoler dans les escaliers les souliers ferrés des excursionnistes en partance, ni, la nuit venue, résonner au salon la musique à grand renfort de pédales des jeunes révélatrices de Brahms et de Tchaikowski. Modeste et brève, d'un timbre assourdi par la brume, la cloche du dîner n'appelait plus à la table d'hôte, réduite aux proportions d'une table de famille, que de rares convives, des passants d'une journée, ou mes voisins, les messieurs de l'enregistrement, des forêts et des finances, attristés, eux aussi, par la perspective des longs mois d'hiver.

Il était temps de partir.

Le jour même où je devais quitter Argelès, par un après-midi de soleil tard levé, pâle d'avoir sommeillé trop longtemps, je voulus, en commémoration du paysage et aussi de notre amitié née et grandie dans l'espace si souvent parcouru de ce millier de pas, refaire avec André la route d'Argelès à Pierrefitte. Nous avions quelques bonnes heures d'intimité devant nous, car je devais dîner chez lui et attendre en sa compagnie le passage du train.

La conversation, alerte en commençant, prit assez vite un tour grave, presque triste. Était-ce les feuilles mortes des frênes et des peupliers en bordure qui, détachées par un léger souffle, s'en allaient en nous frôlant le visage? était-ce l'aspect navré des prairies riveraines où l'herbe d'hiver roussie par la gelée pointait à peine, noyée dans les flaques d'eau de pluie? une mélancolie peu à peu nous gagnait. La résignation optimiste d'André s'assombrissait ; et, moi-même, au moment de quitter ce pays si vite aimé et cet ami si vite et peut-être incomplètement connu, je n'échappais pas à la tristesse de l'adieu.

Je réagissais cependant ; je m'évertuais à fixer les probabilités d'un revoir prochain, je m'informais des villas à louer, j'ébauchais des projets de courses, d'études en commun pour l'année suivante. Mais la musique si changée des ruisseaux près de nous, — chantonnement léger quelques jours avant et aujourd'hui sanglots obscurs de gouttières, — faisait à mes projets d'été un accompagnement ironique. Lavernose me répondait à peine. Et moi je m'entêtais à le réconforter. L'hiver n'était-il pas sa saison de travail? Il me l'avait expliqué lui-même, il s'était vanté de la fécondité des heures calmes, recueillies, qu'illuminait le reflet prestigieux de la neige sur la page commencée…

Mais André déchantait ce soir-là. Le travail ne lui disait rien. Ne connaissait-il pas mieux que personne, pour les avoir trop souvent mesurées, les limites de sa compétence? Travailler! Et après? Pour l'honneur d'une lecture à l'Académie de Tarbes, d'une impression dans le recueil de la Société archéologique! Le beau succès, vraiment, pour convertir un paresseux!

Je me rabattais alors sur la ressource toujours prête pour lui de la contemplation, sur le bonheur illimité du rêve.

— Poison pour poison, pourquoi ne pas me conseiller la morphine ou l'absinthe? ripostait André. L'imagination, le rêve! allez, je sais ce qu'en vaut l'aune. Ma pauvre cervelle est épuisée d'ailleurs, j'aurais beau la presser maintenant, je n'en tirerais pas une minute d'illusion! Il se tut un moment, puis : Tout ça est fini, prononça-t-il. J'ai remisé la chimère. L'essentiel est que Jacques ne soit pas malade.

— Malade! mais il est superbe cet enfant! à neuf ans on lui en donnerait douze ; un vrai fils de la montagne, votre Jacques.

— Et justement, la montagne! L'esthétique n'est pas tout, cher ami. Notre climat est humide et variable. Avez-vous remarqué la quantité de capes noires, de manteaux de deuil à nos messes du dimanche? C'est la pneumonie qui fait ces veuves. Jacques a toussé tout le printemps dernier. Il est guéri maintenant, Dieu merci! mais je suis inquiet quand même. Mon Jacques! que deviendrais-je sans lui! Je n'ai plus rien à faire dans ce monde qu'à élever cet enfant. Saurai-je seulement? Réussirai-je à le sauver de ce piège de l'illusion où je me suis laissé prendre? Déjà l'hérédité le travaille. A de certains gestes, à de certaines absences du regard quand on lui parle, il me semble me reconnaître. Non, vrai, la vie est trop difficile, voyez-vous!

Nous rentrions. Le brouillard un moment soulevé retombait, s'appesantissait de nouveau sur la vallée. Une lumière livide enveloppait les châtaigneraies et les prairies. L'horizon peu à peu se fermait ; la coupole et les vergers suspendus de Saint-Savin, les forêts d'Arcizan sombraient sous les rideaux mouvants de la pluie. Nous hâtâmes le pas et bientôt devant nous, ce fut un Argelès éteint, découronné de son horizon de montagnes, réduit à la perspective des toitures ruisselantes disparues à cent pas sous un jour fumeux d'éclipse. L'accueil de la maison, si gai quelques jours avant dans le soleil et dans les fleurs, se ressentait de la tristesse ambiante ; le corridor humide, le salon sans feu prenaient une signification nouvelle. Ils disaient cette fois — et n'était-ce pas leur expression véritable? — la vie médiocre de la sous-préfecture, le long carême gris après la fête bariolée de la belle et trop rapide saison. Et elles racontaient aussi ce dénuement et cette discipline, les figures entrevues seulement jusque-là, effacées et discrètes dans l'entre-bâillement d'une porte, dans la fuite d'un couloir, pas du tout effacées maintenant que je les observais à loisir dans la clarté de la lampe, les figures de la belle-mère et de la femme de mon ami. Brunes et sèches toutes les deux, plus sèche la mère, plus brune la fille, l'ossature également anguleuse, le regard d'émail dans une pâleur uniforme, elles étaient évidemment, et cela se trahissait à la stricte observance des rites puérils, elles étaient, ces deux femmes, les littérales et les fanatiques de la règle bourgeoise élevée à la solennité d'un sacrement. Entre elles et mon ami, entre ces êtres, d'instinct et de vouloir traditionnel, et l'intellectuel chimérique, l'être d'imagination et de nerfs qu'était André Lavernose, comment avait pu s'instituer la vie commune? Problème. En admettant même l'abdication de la sentimentalité si longtemps débridée de mon ami, en supposant l'indulgente amitié de ces dames, que fréquents avaient dû être les chocs entre des âmes si mal assorties. L'harmonie, si elle avait existé, avait dû être courte. J'en venais après réflexion à douter de la sincérité des confidences d'André. Il ne m'avait pas tout dit, le malheureux! Il avait sacrifié une fois de plus à son besoin d'idéaliser, d'accommoder la réalité à son avantage. Après avoir pris devant moi le personnage d'homme heureux, il avait craint de gâter le tableau en me peignant au naturel l'intimité de son ménage.

Des riens d'attitude, des clins d'yeux, des sourires d'intelligence de la mère à la fille, échappés pendant le dîner au cours d'une conversation qui languissait d'ailleurs, tombait à tout moment, renseignèrent et confirmèrent mes soupçons. Évidemment le mari n'avait pas le haut bout dans cet intérieur. Y avait-il eu simplement usurpation lente des deux femmes liguées contre la suzeraineté masculine? était-ce quelque faute commise, quelque manquement à la foi conjugale, qui avait mis André Lavernose à la merci d'un pardon qu'on lui faisait acheter chaque jour? le fait est qu'on en prenait à son aise avec mon ami. Les contradictions pleuvaient sur lui, si vite au bout de la langue, que la présence d'un étranger les retenait à peine.

C'était à propos de tout, mais le plus souvent au sujet de Jacques assis avec nous à table, au sujet de son travail, de sa tenue, de sa santé, que se déclarait le conflit. Jacques était le champ de bataille de ces affections rivales. Et le père n'avait pas souvent l'avantage dans ces escarmouches, battu s'il défendait l'enfant, — il le gâtait alors, — battu encore s'il s'avisait de le reprendre…

La riposte était prête. Rien qu'un sourire, un haussement d'épaules. On comprenait ce que cela voulait dire. Jacques étourdi, Jacques paresseux? Peut-être ; mais il avait de qui tenir.

André n'insistait pas.

J'essayai de faire diversion. Je parlai d'Argelès, de la station de printemps qu'on se préparait à organiser alors pour les hivernants de Pau. Depuis quelques années déjà des familles anglaises avaient pris l'habitude dès les premières tiédeurs de mars de venir s'installer à l'hôtel de France. Si cette mode pouvait s'étendre, si la saison de printemps arrivait à rejoindre la saison d'été assez courue déjà, c'était la fortune assurée de la sous-préfecture.

— Que Dieu vous entende! soupirait Mme Lavernose mère. Le pays est pauvre, les châtaigniers sont malades ; nous aurions bien besoin qu'il nous tombe quelque récolte supplémentaire. Et se tournant vers André : Dans ce cas, mon gendre, nous faisons retapisser la chambre à donner et nous la mettons en location… comme avant… ajouta-t-elle après un silence.

— En location! mais vous savez bien que j'y ai installé mes papiers et mes livres! se récriait André.

— Bah! pour ce que vous en faites! ripostait dédaigneusement la belle-mère.

— J'y suis, j'y reste! protesta encore en souriant mon ami.

— Vous tenez donc bien à ce que personne ne l'occupe, cette chambre! insinua à son tour Mme Lavernose jeune. Vous avez toujours la clef dans votre poche. C'est le cabinet de Barbe-Bleue!

— Je n'aime pas qu'on dérange mes papiers, vous le savez bien, expliqua André. Et puis, entre nous, cette chambre m'est indispensable : j'y suis si bien pour dormir!

— Dormir ou rêver? interrogea la jeune femme avec un mauvais sourire.

André haussa les épaules.

— En voilà assez! dit-il. Nous reparlerons de ce projet entre nous. Ce soir, je demande grâce pour notre hôte!

Le dîner finissait ; nous nous levions de table.

— Ces messieurs nous excuseront de les quitter, dit assez sèchement la belle-mère. Nous suivons depuis huit jours les exercices d'une retraite au couvent des Sœurs-Grises, et c'est ce soir la clôture. On sonne depuis un moment ; nous arriverons juste à temps pour le sermon.

— Comme ça, vous causerez plus librement ensemble, ajouta en riant la jeune femme.

Je leur fis mes adieux ; elles partirent.

Jacques avait déjà tiré ses cahiers et ses livres de son cartable d'écolier ; il s'installa à son travail.

Son père jeta un coup d'œil sur la dictée, prit soin de marquer les pages et les alinéas des leçons à apprendre.

— Je te ferai réciter demain matin, dit-il, en embrassant Jacques ; et dans le rapprochement des deux figures, leur ressemblance m'apparut plus évidente.

Il pleuvait toujours. Dans le silence de la petite ville et de la maison, les gouttières chantaient, et leur musique légère, accompagnée du grondement des ruisseaux précipités en cascade le long des rues en pente, s'aggravait par intervalles de la sonnerie lente des cloches appelant les fidèles à l'office.

— Si vous voulez, me proposa André, nous monterons dans la chambre en question. Nous y serons plus seuls.

Nous montâmes.

La chambre si jalousement occupée et défendue par mon ami n'avait en apparence rien d'intime ni de personnel ; la chambre à louer ; rien de plus. Le frêne pyrénéen et la cretonne bourgeoise s'y épousaient en de naïves harmonies, en accords montagnards que reprenaient, jetés sur la table et sur le lit, les tapis en lainage bariolés de roses paysannes. Seule une odeur vague d'ambre et d'iris, un fantôme de parfum resté au pli des rideaux révélait la présence ancienne d'une femme.

Laquelle?

André Lavernose tournait autour de moi, agité, nerveux.

— J'aurais préféré vous laisser ignorer, me dit-il… Puis après un silence : voilà ma vie depuis trois ans, mon pauvre ami. Et c'est tant pis pour moi! J'ai perdu le droit de me plaindre. Vous devinez, n'est-ce pas? Eh bien! puisque le hasard vous a mis sur la voie, j'aime autant que vous sachiez tout. Vous ne m'accuserez pas au moins de vous avoir trompé, de ne vous avoir montré qu'aux trois quarts et sous le jour le plus favorable l'exemplaire d'humanité que je suis ; triste exemplaire que vous pourrez, exactement renseigné cette fois, étiqueter et classer selon ses mérites, monsieur le psychologue!

Il s'assit en face de moi, de l'autre côté de la cheminée.

— Vos malles sont prêtes, n'est-ce pas? Le sermon commence à peine. Personne ne nous dérangera jusqu'au passage du train. Voici la chose.

VI

Il y a quatre ans de cela, dans les premier jours de juin, nous reçûmes une lettre du docteur Estenave, un compatriote, un parent de ma femme, établi à Toulouse.

Il nous envoyait une malade, une convalescente, et c'était autre chose que notre chambre à louer, — cette chambre où nous sommes, — qu'il demandait pour elle, c'était l'amitié de Cyprienne et de ma belle-mère. Sa cliente en était, assurait-il, tout à fait digne. Son père, inspecteur de l'enregistrement à Toulouse, était mort en laissant aux siens l'apparence et l'habitude d'une vie aisée et pas mal de dettes. La liquidation avait été désastreuse. Thérèse Romée était pauvre ; les leçons de piano qu'elle donnait étaient l'unique ressource d'une mère incapable de travailler et d'un jeune frère, écolier de douze ans. Et voilà qu'elle était tombée gravement malade. Elle allait mieux maintenant ; mais ses forces étaient lentes à revenir. Au point où elle en était, l'air d'Argelès la remettrait plus vite que toutes les drogues. Ah! cet air d'Argelès! Le docteur y croyait autant et plus qu'à la médecine. Et il comptait aussi sur la force morale de la malade : « C'est une courageuse, écrivait-il ; elle veut guérir ; elle a hâte de reprendre sa tâche, de se dévouer à son petit monde. Vous la verrez d'ailleurs, ma chère Cyprienne, et si vous ne l'aimez pas tout de suite, à la première heure, c'est que je vous aurai mal jugée l'une ou l'autre, et que j'aurai perdu la sûreté de mon diagnostic. »

Un billet de Mme Romée la mère était joint à la lettre du docteur, une adjuration pressante où se voyait cependant un reste d'importance bourgeoise, le ton semi-protecteur de l'ex-inspectrice habituée à parler de haut et dont le malheur n'avait pas corrigé l'attitude.

Vous dire que l'annonce de l'arrivée prochaine de Mlle Romée me ravit serait excessif ; au moins suis-je certain qu'elle ne me fut pas désagréable. Dieu sait pourtant si la perspective de cette location annuelle m'avait charmé jusque-là! C'était une nécessité de notre budget que je tolérais à contre-cœur, secrètement enchanté, quand, au désespoir de ma belle-mère, la chambre du second ne trouvait pas d'occupant. Comment se fit-il que cette intrusion d'une étrangère dans notre maison me parut, cette fois, à peine importune? Comment? il y a ainsi des moments, des époques climatériques où des forces obscures en nous et hors de nous semblent conspirer pour nous pousser vers quelque orientation nouvelle de notre destinée.

J'étais arrivé à un de ces tournants de la vie. Un besoin de nouveauté me tourmentait, me faisait souhaiter une secousse, un changement, quel qu'il fût, dans la régularité de mes journées. Mon affection pour Cyprienne, après avoir été l'unique aliment de ma vie, tarissait peu à peu, sans que je m'en doutasse, laissant à mon imagination la liberté de s'exercer ailleurs, de s'employer à la formation d'un autre rêve…

Pour m'achever, mon ami Suchol, le percepteur, un aimable garçon qui m'aidait à tuer les heures redoutables de l'après-souper, venait d'être nommé à Tarbes. Vous qui avez toujours à qui parler, mon cher Parisien, vous auriez peine à vous imaginer le vide que peut laisser le départ d'un camarade, la fin d'une liaison dans le dénuement d'une existence de sous-préfecture. Ce n'était pas un aigle, ce Suchol ; mais enfin il causait ; il parlait d'autre chose que des événements de l'état civil ou des chances de l'avancement ; son esprit se haussait à distinguer la prose de la poésie autrement que par l'inégalité des lignes, et quand je lui avais débité un sonnet de ma composition, il n'exprimait pas le regret que le morceau fût trop court. Ça n'a l'air de rien et c'est énorme, je vous l'assure. Le départ de ce Suchol avait fini de me démoraliser. Et je n'avais même pas la consolation du paysage. Le printemps boudait cette année-là ; les floraisons avortaient, pourrissaient à peine écloses. C'étaient des journées de pluie, sans horizon, sans lumière, un chaos de nuages au ciel, en bas, dans la vallée, un tourbillon de fumées et de brumes ; et du matin au soir, cette musique énervante des gouttières, comme ce soir, — écoutez! — ce sanglot qui vous poursuit jusque dans le sommeil, jusque dans le rêve!

La lettre du docteur fit diversion à la solitude et à la pluie. Il fallait agir, s'occuper de l'installation prochaine. Je laissais d'habitude ces corvées à la compétence et à l'activité de ces dames. Cette fois je m'offris à les aider ; je rangeai, j'organisai un peu à mon goût ; oh! rien d'extraordinaire, mais tout de même le superflu d'une plante verte sur un guéridon, l'offrande d'un bouquet de lilas sur la cheminée, le jour où le docteur nous télégraphia l'arrivée de Thérèse.

Cyprienne avait été empêchée au dernier moment d'aller attendre la voyageuse à la gare. J'étais là, seul, occupé à faire les cent pas sur le quai à peu près désert à cette époque de l'année, guère plus animé à l'arrivée du train qu'une cour d'auberge à l'heure de la diligence. Distrait, je regardais le ruban léger des rails se perdre en courbe à quelques pas de moi à travers les bordures des saules et des peupliers. C'était par là que Thérèse Romée allait venir. J'essayais de me la représenter. Sur quelques brèves indications du docteur, je m'étais fait une image de jeune fille sérieuse, presque grave, grande, blonde, avec des bandeaux plats, et des yeux clairs. Et je souriais de ma déception probable. Le train s'arrêtait ; je vis une jeune fille se pencher à la portière d'un compartiment de seconde ; c'était elle évidemment ; elle était pareille en tout cas au portrait que j'avais imaginé, avec moins de sérieux peut-être et plus de douceur, et cette douceur était aussi de la faiblesse. La fatigue du voyage, un reste de la maladie, alanguissaient la grâce, amollissaient le sourire de l'étrangère. Elle eut en quittant la voiture une défaillance qui l'obligea à s'appuyer de tout son poids sur la main que je lui tendais pour l'aider à descendre, et cette minute d'abandon involontaire donna à notre présentation un air d'intimité assez étrange. Elle s'excusait en même temps, se plaignait de nous arriver si peu guérie, s'inquiétait du mal qu'elle allait nous donner. Je la rassurai de mon mieux avec des protestations de dévouement, des mots d'amitié qui m'échappaient presque, et j'essayais de les atténuer aussitôt, les trouvant peu en rapport avec ma fonction d'hôte intéressé, autrement dit de logeur. Le nom de notre ami commun, du docteur Estenave, à propos évoqué m'aida à résoudre cette légère dissonance.

L'omnibus de la gare nous débarquait entre temps devant notre porte. Et c'était le bon accueil, les souhaits de bienvenue, les accolades échangées entre ces dames ; l'installation enfin.

Le jour tombait quand la voyageuse descendit de sa chambre. Malgré l'heure tardive et la pointe de fraîcheur qui montait de la vallée, elle voulut respirer un moment au grand air avant de se mettre à table avec nous. Appuyée au bras de Cyprienne, elle fit quelques pas sur la terrasse. La fièvre du voyage, l'excitation de l'arrivée la quittaient peu à peu ; son regard se voilait. Devant le pays étranger, la haute clôture des montagnes qui se dressaient au-dessus d'elle, l'avertissant de son exil, son cœur se serrait sans doute ; elle songeait à ceux qu'elle avait laissés, à sa mère, à son frère, à un autre encore peut-être…

Ses yeux un moment se mouillèrent. Elle s'était accoudée au mur de la terrasse, et, penchée en avant, elle regardait vers la vallée. Des gouttes d'or tremblaient à la cime des peupliers, et à travers la vapeur légère où se dissolvaient les champs de blé noir et les prairies, les flaques d'eau, les abreuvoirs au bord des fermes, les vitres des maisons dans les hameaux flamboyaient, ressuscitaient la lumière déjà mourante au sommet de la montagne. La douceur de la saison attendrissait ces éclats, les enveloppait de son charme. Libéré de la froidure et de la pluie, le printemps s'épanouissait ce soir-là, inaugurait les magnificences de son culte. Les lilas le célébraient dans les jardins, sur les terrasses. Et elles le célébraient aussi les plantes lointaines, les herbes de la montagne, l'armoise et le lotier doré qui évaporaient à l'air du soir leurs cassolettes sauvages. Des musiques d'insectes entrecoupées, haletantes, montaient en même temps en un concert obscur du fond de la vallée, et sur cette rumeur on entendait par intervalle l'appel velouté de la chouette, le son de flûte mystérieux des crapauds.

Thérèse écoutait, et il me semblait que ces musiques chantaient pour elle.

Les sauterelles dans l'herbe et les oiseaux nocturnes dans les branches lui disaient la douceur de guérir, la joie de revivre. C'était comme une invitation au bonheur qui s'insinuait peu à peu, se prolongeait, — je croyais le voir du moins, — dans le rêve de l'étrangère.

— Le nord se dégage, signe de beau temps pour demain! fit observer ma belle-mère.

Et Cyprienne :

— Les nuits sont fraîches, et vous n'avez pas même un fichu sur les épaules. Que dirait le docteur?

— Je rentre, dit Thérèse. Et la figure tournée vers le mur de la montagne, elle lui envoya, comme à une personne, un bonsoir amical du bout des doigts.

Ce geste me ravit. Il impliquait des goûts communs à elle et à moi, la certitude d'une entente. Tout ce que je voyais d'elle, d'ailleurs, m'était un enchantement ; j'aimais ses mouvements allongés qu'une timidité subite écourtait quelquefois ; j'aimais sa voix fraîche, enfantine presque dans le rire et qui se brisait à la moindre secousse d'émotion. Il n'y avait pas l'ombre de coquetterie en elle, à peine de l'élégance, une grâce involontaire qui n'était que le jeu d'un organisme souple et délicat. Seules, dans cet ensemble discret, ses mains trahissaient la royauté de l'artiste. Quand elle ôta ses gants, au moment de se mettre à table, il me sembla voir un bijou sortir de son écrin. Nacrées, soyeuses, transparentes, elles avaient une vie à elles, une sensibilité qui nuançait, mettait en valeur les poses les plus simples. Je ne me lassais pas de les voir agir, et quand elle causait, souligner ses paroles.

Elle parlait peu d'ailleurs, et à moins qu'elle n'y fût obligée, elle ne parlait jamais d'elle. Elle se tenait plutôt, ce soir-là du moins, en un silence attentif et bienveillant, la tête inclinée un peu, comme pour mieux saisir ce qui se disait autour d'elle. Mais ces dames ne la laissaient pas en repos. Curieuses comme toutes les personnes qui, ne lisant pas et ne sortant guère, s'alimentent tant bien que mal des propos de leur entourage, Cyprienne et sa mère s'étaient jetées avec avidité sur cette occasion de bavardages que leur promettait l'arrivée d'une étrangère. Elles harcelaient Thérèse, la pressaient de questions sur elle, sur sa mère, sur leurs relations, sur leur ménage.

Elle répondait court, un peu lasse à la fin, énervée de l'enquête. J'en souffrais plus qu'elle. Deux ou trois fois j'essayai d'intervenir, d'endiguer le flot ; sans succès. Elle prit alors le parti de se délivrer toute seule ; elle invoqua pour se retirer la fatigue du voyage ; et ce fut fini pour ce soir-là d'entendre la voix de cristal, d'admirer les mains de l'innocente magicienne.

On parla d'elle après qu'elle nous eut quittés.

— Bonne fille, mais par trop économe de sa langue… fit observer ma belle-mère.

— As-tu remarqué son corsage? interrogea Cyprienne. Et sa coiffure? ces paquets de filasse sur les oreilles ; on dirait qu'elle se fait peigner par les chats. Quelque mode d'artiste, sans doute…

— Ne parlez pas trop haut si vous ne voulez pas qu'elle vous entende, conseillai-je, impatienté.

Ma belle-mère et Cyprienne continuèrent leur conversation à voix basse pendant que, distrait, je surveillais du coin de l'œil le travail de mon petit Jacques. Il piochait et il écoutait, et de temps en temps, sans en demander la permission, il ajoutait une réflexion en marge.

— A quoi songes-tu, Jacques? lui demandai-je, comme il s'accoudait, le nez en l'air.

— Je songeais à Cendrillon, me dit-il. Tu sais, père, l'image, quand le fils du roi lui essaie la pantoufle. Eh bien! elle ressemble à Mlle Thérèse…

J'embrassai Jacques ; et sa mère, intervenant :

— Voyez ce qu'il va chercher, ce nigaud, au lieu d'apprendre sa grammaire! Il s'agit bien de princes et de princesses. Tu as eu de mauvaises notes la semaine dernière. Allons, donne le livre à ton père, et récite, paresseux!

VII

Je ne causai guère avec Thérèse le lendemain ni les jours qui suivirent. Très fatiguée encore, elle ne sortait pas de la terrasse, où, selon les instructions du docteur Estenave, elle faisait sa cure d'air. C'était, le matin, de lentes promenades de vingt pas où elle essayait ses forces et l'après-midi, aux heures chaudes, quand le soleil vertical inondait Argelès, des siestes dans l'ombre immobile du tendelet de coutil, des lectures sans suite interrompues à tout moment, distraites par les riens de la vie autour d'elle, par le festonnement d'une abeille sur la page commencée, par le spectacle d'un nuage glissant en face d'elle, de l'autre côté de la vallée, sur les prairies du Davantaïgue.

Je la regardais faire d'un peu loin et sans aucun désir de me mêler plus étroitement à ses occupations. Mon émotion du premier soir s'était calmée. J'allais et je venais dans la maison ; j'avais repris mes heures de lecture et de promenade. Il me tomba ces jours-là quelques corvées de propriétaire, des réparations urgentes à ordonner, et je vaquais à ces soins avec une liberté d'esprit, un entrain qui ne m'étaient pas coutumiers en pareil cas. Aucun effort ne me coûtait ; je sentais en moi une plénitude, une surabondance de vie qui me soulevait, me portait au-dessus des obstacles. L'arrivée de l'étrangère avait fait ce miracle. L'approche seule de la passion m'avait transformé, avait tout transformé autour de moi. Jamais Argelès ne m'avait paru plus en beauté, jamais la vie de province et de famille ne m'avait semblé meilleure. Je débordais d'optimisme.

Le plus étrange, c'est que ne recherchant pas Thérèse, ne faisant rien ou presque rien pour lui plaire, je me croyais pourtant assuré de ses bonnes grâces, je ne doutais pas un instant de notre mutuelle sympathie. Non par fatuité, vous me connaissez suffisamment pour que je n'aie pas besoin de m'en défendre. Non, mais la réalité déjà se subordonnait à mon rêve. Je m'étais créé, d'après mes intuitions ou mes désirs, une Thérèse idéale ; et c'était avec cette Thérèse-là que je vivais encore plus qu'avec la Thérèse vivante.

C'était elle plutôt qui me cherchait, qui m'appelait auprès d'elle…

Le décor des montagnes qui l'avait attirée dès le premier soir, la prenait chaque jour davantage. Entre les lectures et les siestes, ces existences devant elle la captivaient. Elle était curieuse de pouvoir nommer ces inquiétantes voisines. Et comme ma belle-mère et ma femme n'étaient jamais sorties et lisaient mal les cartes, j'étais seul en état de les lui présenter.

C'était la vallée d'abord, la chute fleurie des jardins d'Argelès, et immédiatement au-dessous, le bariolage des villas et des parcs : un horizon d'une joliesse un peu mièvre, un reposoir de verdure entre des mamelons étagés en écran, comme pour épargner aux hôtes la sublimité des pics, le lyrisme fatiguant de la haute montagne.

Mais Thérèse ne s'attardait pas à cette vision d'une nature un peu factice, faite pour les yeux à demi fermés de la sieste, pour le balancement du rocking-chair. Son regard la dépassait bien vite pour aller vers l'idylle rustique, épanouie en face d'elle sur les pentes du Davantaïgue. Là c'était côte à côte, selon les reliefs ou les pentes, l'animation des cultures ou le silence visible de la vie bocagère, la paix des solitudes rocheuses habitées par les châtaigniers et les bouleaux. La verdure des prairies alternait avec la maturité blonde des champs de seigle, et la course des gaves se laissait deviner à l'abondance de l'herbe et des feuillages qui accompagnaient leurs rives. Des clochers naïfs, pas plus hauts que des peupliers, pointaient à travers les bordures ; des luisants d'ardoise, des blancheurs de crépi éclataient parmi la floraison des jardins ; des villages, des hameaux s'égrenaient en chapelet au bord des routes.

A gauche, Saint-Pastous se reconnaissait à la brèche fauve d'une carrière ouverte au-dessus de l'église ; plus bas, à droite, c'était, presque au niveau du gave, les maisons blanches de Préchac. Le manoir lézardé de Couhite cachait un peu plus loin sa déchéance dans l'ombre moisie de son vieux parc de marronniers et de cyprès ; et tout à fait au fond de la vallée, sous les mornes de Soulom, la ruine de Baucens grimaçait dans le lierre. Toute la vie humaine, celle de maintenant et celle de jadis, était enfermée dans ces limites.

Au-dessus, c'était le royaume de l'herbe ; le vêtement des pelouses sur les épaules, sur les reins, sur la nudité de la montagne. A peine si la vie pastorale faisait trace dans ces solitudes ; une fumée verticale marquait seule, évaporée dans le calme des soirs, l'emplacement d'un feu de pâtre, et tout le parcours d'un troupeau dans un après-midi tenait, vu de la terrasse, dans l'écartement de deux branches d'un lilas voisin du fauteuil où Thérèse était assise. Mais pendant que la race humaine disparaissait humiliée dans l'ampleur du pacage, les montagnes vues de loin, dans leurs traits essentiels, prenaient une personnalité étrange.

Indolent, la tête soulevée à peine au-dessus de l'herbage, le Davantaïgue était le géant débonnaire, ami de l'églogue, nourricier du peuple heureux des vaches et des brebis. Tout autre apparaissait son voisin, le Léviste. Isolé, — tel un roi en exil, — au fond d'un cirque d'éboulis et de raillères, il portait haut sa couronne barbare à cinq pointes où l'aube mettait la splendeur de ses joailleries. Au delà, c'était le pic d'Esquerre, un violent qui lardait le ciel des deux pointes de sa fourche ; plus loin, entrevu comme par la fente d'une muraille à travers les sombres défilés qui vont à la vallée de Luz, surgissait le Maucapéra, — le mauvais prêtre, — un nom et une figure d'épouvante, et plus reculée encore, pâle de son éloignement, pointait la pyramide sauvage du Bergonz de Barèges. Là se fermait, gardée par ces noirs geôliers, Soulom et Villelongue, la porte bleue du rêve ; les montagnes plus proches se pressaient échafaudées en escalier gigantesque ; le Viscos sur le Soulom, le Cabaliros sur les mamelons herbeux de Saint-Savin et d'Arcizan-dessus. Et, coupé par l'angle d'un toit, le décor s'arrêtait brusquement.

Thérèse se plaisait à voyager en idée à travers ces pays, à les visiter en détail. J'étais son guide ; je refaisais avec elle, — et elle pouvait les suivre des yeux sur la carte vivante étalée devant nous, — mes courses d'autrefois : Isaby, le Léviste, Villelongue… Je lui disais les départs d'avant l'aube dans la vallée froide où veillent les clartés lunaires, et les villages endormis où s'égoutte dans le marbre la fontaine monotone ; bientôt la montée, l'obscurité des sapinières traversées par la fuite blanche des cascades, et plus haut, à l'orée du pacage, le réveil des troupeaux secouant la rosée nocturne, l'angélus des sonnailles balancées à l'allure lente des vaches, au pas sommeillant des brebis ; encore la montée, les pentes rases des gazons égratignés par les foulées des bêtes, les cirques sans arbres où dans l'eau morte fleurit un lis solitaire, les plateaux d'herbe molle où s'alanguit le gave, ses bras indolents autour des îles rocheuses habitées par les pins rouges, les entrées de vallons avec des buissons de roses en arcades comme des portiques de paradis, les iris, les rhododendrons en corbeilles dans le jardin des pelouses, les lacs comme des émaux bleus, en collier, en agrafe au creux d'une gorge, à la rondeur d'un promontoire, et la large échancrure de la brèche, la ligne souple du col comme un balcon sur l'abîme subit des précipices.

Je lui disais encore l'approche redoutable des sommets, la fin des arbres, la mort de l'herbe, l'exil des couleurs. Je faisais défiler devant elle la blancheur funèbre des couloirs de neige entre les murailles de granit ou de schiste, la désolation des raillères, et, plus haut encore, l'horreur des glaciers, la gueule béante des crevasses. Puis c'était l'escalade suprême, l'obstacle décourageant des cheminées, des aiguilles verticales, l'orgueil de la victoire enfin, l'enivrement de l'espace sans limites, la royauté d'une minute sur le pâle troupeau des montagnes en fuite dans l'éther.

Thérèse ouvrait de grands yeux. C'était presque trop de plein air pour elle, pour l'enfant des villes qui jusque-là n'avait connu de la campagne que la pelouse des dimanches, les fleurs de square, le peu qui pénètre du ciel et des saisons dans la fente des rues, dans le corridor des promenades publiques.

Ces sublimités la fatiguaient ; elle souhaitait redescendre, entrer dans les maisons, connaître la vie des gens de la montagne ; et pour la contenter je lui racontais ma vie à moi, celle que j'avais menée enfant au village de Marsous ; je lui expliquais les usages anciens et les nourritures traditionnelles.

Elle écoutait ravie :

— Quand je serai tout à fait guérie, me dit-elle, vous me conduirez à Marsous ; je veux m'asseoir dans la cheminée, sous la chandelle de résine ; vous me le promettez, n'est-ce pas? Et nous ferons sauter des crêpes de blé noir!

— Marsous est loin, et c'est un vilain endroit, intervenait Cyprienne, occupée à côté de nous à étendre du linge sur la terrasse. Pas la peine de vous déranger pour manger des crêpes de blé noir, mademoiselle Romée! Nous en préparerons ici, et nous aurons du bon sucre, pour les accommoder au lieu du miel qu'emploient ces sauvages de là-haut.

— Et justement, c'est le miel qu'il me faut, riposta Thérèse ; et la chambre avec les solives noires, la croisée à meneaux et le parquet en pierre…

— Allons! je vois que vous avez, vous aussi, la manie des antiquailles, reprit Cyprienne en haussant les épaules. Chacun son goût : vous vous entendriez mieux là-dessus avec André qu'avec moi!

VIII

Le premier regard de Thérèse, chaque fois qu'elle entrait au salon, était pour le piano, un Érard hors d'âge, précieusement enveloppé dans son fourreau de lustrine. Elle l'avait ouvert une fois, avait essayé un accord du bout des doigts, sans s'asseoir, et l'avait refermé aussitôt, comme si elle craignait de succomber à la tentation : Quand vous serez remise assez pour aller à pied d'Argelès à Pierrefitte, alors, mais alors seulement, je vous permets la musique, avait recommandé le docteur. Et elle respectait la consigne. Non pas sans ronger son frein, cependant.

— Avez-vous peur du piano, monsieur Lavernose? me demanda-t-elle un jour. Et comme je me récriais : Je veux dire, êtes-vous capable de supporter une heure de gamme chaque matin? expliqua-t-elle. Pendant que ces dames seront à la messe? Vous comprenez que je ne veux pas leur imposer ce supplice. Mais vous? Oh! soyez tranquille ; je ne suis pas encore assez bien pour commencer!

En attendant de jouer, elle lisait. Avec le roman commencé, elle descendait chaque matin un peu de musique, une partition de Wagner, un cahier de Schumann ou de Chopin. Et en les étudiant, attentive, la tête un peu penchée comme elle en avait l'habitude, elle me montrait une figure que je ne connaissais pas encore, une expression différente de l'air enjoué, paisible, un peu distrait qui lui était habituel. Les sourcils se fronçaient, le regard s'isolait, plongeait dans le texte. Et tout à coup, à une secousse d'émotion, d'admiration plus forte, le visage changeait, se troublait, bouleversé, animé d'une autre vie, d'une vie meilleure. Elle s'arrêtait de lire ; son regard allait de la musique vers la montagne. La phrase commencée se prolongeait en un plus ample accord dans l'universelle harmonie.

Un soir, comme je revenais de la gare, — la journée était orageuse, et pour faire plus court, j'avais pris le chemin du rempart qui passe en contre-bas de la maison, — une musique de piano vint à ma rencontre. Je me hâtai de monter l'escalier pratiqué dans l'épaisseur du vieux mur qui donne accès à la terrasse, et arrivé à la dernière marche, je m'arrêtai pour écouter. La porte à vitres du salon était grande ouverte et je ne perdais pas une note de l'air que jouait Thérèse. C'était un trait rapide, saccadé comme un battement de fièvre, qui se précipitait, roulait d'octave en octave, apaisé un moment en accords graves et qui, après cette brève reprise d'haleine, repartait en une fuite désespérée jusqu'à la conclusion solennelle de l'accord final.

Une difficulté de doigté accrochait chaque fois la pianiste à la même note ; une difficulté choisie à dessein sans doute, pour éprouver ses forces de convalescente ; et l'épreuve avait l'air de tourner mal. Tantôt elle ralentissait la mesure pour mieux étudier l'obstacle, tantôt, lancée à toute vitesse, elle essayait de l'emporter ; mais comment qu'elle l'abordât, c'était chaque fois la même défaillance de sa main droite, la même déchirure dans la broderie vertigineuse. A l'angoisse du motif se joignait bientôt l'angoisse de l'exécutante. Les doigts étaient rouillés ; fébriles et raides, ils ne savaient plus obéir. Les tentatives se succédaient désordonnées, sans méthode, de plus en plus malheureuses. Puis ce fut comme une rature biffant la phrase mal venue, une dissonance assénée au clavier. Rien ensuite. Je m'avançai. Thérèse eut un sursaut en m'apercevant.

— Je vous ai assommé sans le savoir, me dit-elle ; excusez-moi. C'est ce maudit prélude… J'ai voulu voir ; impossible. Il y a là un trait, une malheureuse quinte plaquée sur les touches noires ; et cette main, cette vilaine main ne veut pas marcher…

— Elle marchera, lui dis-je. Et nous n'en dirons rien au docteur Estenave. Mais en attendant de dompter Chopin, si vous essayiez d'autre chose? l'andante de la symphonie à la Reine, par exemple ; voilà ce qu'il vous faudrait aujourd'hui : de la musique pour convalescente.

Thérèse se récusa d'un geste. Et j'insistai.

— Une page de Schumann alors.

J'ouvris le cahier : elle attaqua les premières mesures du Souvenir. Et ce fut un ravissement. J'avais entendu au casino de Bagnères plusieurs des maîtres contemporains, un Planté, un Schuloff, un Ritter. Ce jour-là, cependant, il me sembla que j'entendais pour la première fois de la musique ; je veux dire de la musique pour moi, dans la nuance juste de mes sentiments et de mes rêves.

Oh! ce motif du Souvenir! Après quatre années écoulées, il chante encore en moi, aussi troublant, aussi tendre qu'à la première heure. J'entends, je revois. Dans la chaude pénombre du salon, je revois Thérèse penchée sur le clavier, je suis le jeu délicat de ses mains, l'expression changeante de son visage. Le Souvenir! C'est au début comme une évocation. Le fantôme gracieux et triste apparaît, si léger d'abord! Il fuit, il s'évapore, il revient ; il se fixe enfin. La phrase, plus longuement modulée, plane un moment, immobile ; le sentiment se solennise en l'ampleur d'un rite, d'un serment de fidélité éternelle.

— N'est-ce pas que c'est beau? me dit Thérèse, le dernier accord expiré ; et elle relevait la tête.

Ses yeux étaient humides ; les miens avaient peine à retenir des larmes. Je ne sais pas ce que je lui répondis. Cette émotion éprouvée en commun me troublait un peu, je sentis que mon trouble la gagnait à son tour.

Elle tourna la page, joua une pièce à la suite, puis d'autres. Ses doigts couraient, déliés, heureux, sûrs de leurs effets. Les avait-elle choisis à dessein? C'étaient maintenant des rythmes de danse, des broderies légères, des choses ailées et éphémères, vols de libellules sur des fleurs, rondes enfantines, glissements vaporeux d'elfes ou d'ondines. Mais sous cette avalanche de phrases gracieuses où la virtuosité seule s'employait, le motif du Souvenir persistait en moi et l'impression de cette rencontre pour la première fois de nos deux sensibilités.

Thérèse s'arrêtait, fatiguée. Et des applaudissements éclataient sur la dernière mesure.

Cyprienne, entrée derrière nous, sur la pointe du pied, complimentait la pianiste.

— Cette fois, vous voilà guérie tout à fait, mademoiselle Thérèse. Pour tricoter de cette vitesse-là, il faut avoir des doigts et du souffle.

— Jésus-Maria! survenait ma belle-mère, notre piano ne s'était pas encore trouvé à pareille fête. Quel poignet vous avez, mademoiselle Romée! A vous voir, on ne dirait jamais… Les bobèches en tremblaient tout à l'heure…

— Moi, reprenait Cyprienne, quand je prenais des leçons au couvent, ma main gauche était tout le temps en retard. Ce que j'ai attrapé de coups de règle sur les doigts! Je me souviens, quand je perfectionnais le Dernier Regret de Patrice Valentin, le thème allait encore ; mais après, impossible ; il fallut y renoncer.

IX

Thérèse sortait, maintenant. Des promenades d'une heure, des flâneries dans les rues, autour de la ville, au bras de Cyprienne ou de ma belle-mère.

Le vieil Argelès l'enchantait. Elle aimait les pignons aigus, les galeries à balustres découpés, les ruelles en escaliers, les jardins naïfs fleuris de passe-roses et de coquelourdes. Elle s'étonnait comme au premier jour du décor des montagnes qui flottait au-dessus des maisons, attirant et irréel comme un mirage.

Plus banal, avec la polychromie de ses villas et ses larges avenues rayonnantes, pareilles aux rues improvisées de quelque capitale exotique, l'Argelès neuf lui donnait l'amusement de la vie des eaux ; il y avait le mouvement encore bien restreint des baigneurs et des baigneuses aux abords des Thermes, la partie de lawn-tennis : des gestes blancs sur la pelouse verte d'un parc, et le déballage multicolore de quelque porte-balle toulousain costumé en Espagnol.

Mais à mesure que les forces lui revenaient, Thérèse souhaitait d'allonger ses parcours. Elle en avait assez des traîneries sur les trottoirs, des bavardages au seuil des portes, occupation et agrément des promenades bourgeoises. Ces dames, par malheur, n'étaient pas grandes marcheuses, excursionnistes encore moins. Sauf un voyage annuel à Marsous et quelques déplacements d'une heure pour aller à Lourdes, elles ne franchissaient jamais les limites de l'octroi. Au delà, c'était le danger ou la fatigue. Cyprienne avait peur des troupeaux de vaches en liberté sur les routes ; sa mère avait les pieds tendres. Et la montagne les intéressait médiocrement. Elles en voyaient un assez joli morceau sans se déranger, accoudées au parapet de leur terrasse. D'ailleurs le train de la vie quotidienne les retenait : les exercices de piété, les lessives, le jardinage. Elles se déchargèrent sur moi du soin d'accompagner Thérèse.

— André vous suivra, lui proposa Cyprienne ; il n'a rien à faire, lui, et il connaît par cœur toutes les pierres de la montagne…

— Vous avez les mêmes goûts d'ailleurs, ajouta ma belle-mère ; vous aimez les cailloux et les arbres. Vous pourrez vous enthousiasmer ensemble.

Nous ne sortions pourtant pas seuls. La classe de Jacques finissait à quatre heures : nous allions le prendre chaque soir à la sortie du collège, nous l'emmenions avec nous.

Le soleil était encore un peu haut ; nous cherchions l'ombre du ravin de l'Aïroulat, nous montions la pauvre rue du faubourg, le long des logis humides, où, dans un jour de cave, travaillent, avec le claquement en mesure de la navette ou le ronflement de la roue, des tisserands et des tourneurs.

Un sentier continuait la rue, un passage étroit pavé de rochers, bordé de noisetiers et de houx. Et tout de suite les cultures commençaient. C'étaient dans des clos étroits ceinturés d'arbres, tantôt quelques sillons de maïs ou de pommes de terre, tantôt des prairies ombragées de châtaigniers ou de hêtres groupés au hasard de la pente. L'herbe était alors en pleine maturité. Les clos s'animaient du bruit des fauchaisons, des éclats de voix des faucheurs et des faneuses. Les claies étaient ouvertes, et dans l'ombre noire des bordures se voyaient les vestes des travailleurs posées à terre à côté de la gourde.

Nous montions plus haut, nous arrivions jusqu'à la solitude de la châtaigneraie. Là, sous le couvert des hautes arcades de verdure bruissant au-dessus de nos têtes, nous cherchions la bonne place, l'appui d'un rocher, l'ouverture d'une perspective, d'un morceau de vallée lointaine apparu entre deux branches. Jacques, un peu à l'écart, tirait un livre du cartable, étudiait sa leçon. Et l'heure passait, s'écoulait, légère, en bavardages coupés de contemplations muettes, de brusques silences. Nous nous taisions et le printemps parlait à son tour ; une vague ivresse nous venait avec l'odeur de l'herbe mûre, avec les souffles alentis qui soulevaient à peine les feuilles des châtaigniers, avec la musique des sources qui, au-dessus, au-dessous de nous, couraient, s'épanchaient dans les rigoles d'arrosage.

Jacques, fatigué d'étudier, s'amusait à cueillir des bouquets pour Thérèse ; il rapportait des fleurs à brassées, et quelquefois, en manière de jeu, il les lui jetait, les secouait en pluie sur sa figure, sur ses épaules. Les fleurs s'accrochaient en grappes à ses cheveux, aux plis de son corsage, et ces guirlandes lui faisaient comme un vêtement de symbole, la robe couleur du temps de quelque fée printanière.

Les congés du jeudi et du dimanche nous donnaient un peu plus de large. Nous explorions, ces jours-là, les pentes boisées qui dominent Argelès. Quittant les routes frayées, nous nous lancions à la découverte dans les sentiers de bûcherons ou de pâtres qui grimpent à travers les châtaigniers et les hêtres, jusqu'aux premiers mamelons du Gez. Le sentier, quelquefois, se trouvait être un ancien chemin d'exploitation qui s'arrêtait court devant une charbonnière abandonnée. De l'herbe grêle avait poussé sur l'emplacement du fourneau ; un léger duvet de graminées flottait sur la hutte en décombres, et Thérèse s'attendrissait à des restes de vie humaine laissés par les charbonniers : un chiffon dans l'herbe, une poupée naïve oubliée dans la litière pourrie qui souillait le sol de la cabane.

Nous poussions au delà ; nous escaladions un ravin, nous remontions la pente d'un ruisseau. Les fleurs déjà flétries, montées en graine dans la vallée, s'épanouissaient encore là, retardées par l'obscurité des feuilles, entretenues par la fraîcheur de l'eau vive. Les larges ombelles de l'angélique s'étalaient au bord des cascatelles en miniature ; les hampes fleuries des renouées, des épilobes s'érigeaient autour des vasques où le ruisseau apaisait un moment sa course ; et tout le long, entre les pierres, c'étaient des traînées bleues de véroniques, des traînées roses de silènes. Thérèse les moissonnait à poignées, en emplissait le creux de son ombrelle, pendant que Jacques assauvagi, grisé de plein air, bondissait, voltigeait au-dessus des blocs de granit, bravait la colère futile du petit gave.

C'étaient des heures d'enchantement, d'accord intime avec la montagne. La vie des plantes amusait Thérèse. Elle voulait savoir le secret des germinations lentes sous la neige, des éveils subits à la tiédeur des avrils. Et les bêtes, les petites existences au ras de terre, que devenaient-elles pendant la longue nuit de décembre? La chère âme s'apitoyait sur elles, s'intéressait aux industries par où elles se défendent contre l'inclémence des saisons ; elle s'émerveillait du cercueil d'herbe sèche et de feuilles où se pelotonne le hérisson, du nid feutré de mousse où hivernent les écureuils. Elle me questionnait comme une enfant, avec une belle clarté dans ses prunelles limpides, toujours prêtes à s'humecter de tendresse. La nature n'était pas seulement pour elle un spectacle ; son cœur y prenait part autant que ses yeux. Et son cœur choisissait. Végétaux ou animaux, sa préférence allait toujours aux plus humbles, aux êtres désarmés, aux enfants. Les agneaux la touchaient plus que les brebis, l'hysope plus que le cèdre. Et je me souviens encore de son enthousiasme quand je lui racontai le sauvetage d'une coccinelle que j'avais recueillie un jour en pleine bourrasque de neige, sur le glacier du Vignemale.

Thérèse me questionnait ; Jacques folâtrait devant nous, et, en accompagnement à notre bavardage, s'activait le babil du ruisseau. Le ruisseau se taisait le premier. C'était la source, le lieu du goûter, de la sieste sous les verdures plafonnantes des hêtres d'où s'échappaient, secouées par moments sur nos têtes, des cascades de lumière. Nous ne parlions plus alors ; Jacques, surpris par la fatigue en pleine effervescence de cris et de gestes, s'assoupissait sur le gazon ; Thérèse et moi nous poursuivions nos propos interrompus, dans des rêves parallèles.

L'air plus vif, l'allongement des ombres sur la pelouse nous avertissaient de descendre. Et c'étaient les mélancolies du retour, le paysage autrement vu, décoloré en même temps que nos âmes qui se repliaient sur elles-mêmes, comme lasses de bonheur.

Au sommet d'un mamelon, à un tournant du sentier, très bas, sous nos pieds, apparaissait Argelès. Les ardoises luisaient au soleil, des volées blanches de pigeons planaient autour des colombiers, et, dans le dédale des rues, à travers les maisons en grappes, comme des têtes dans une foule, Thérèse s'amusait à chercher le toit de notre logis.

— Voilà chez nous! indiquait-elle du doigt, et en même temps une tristesse passait dans son regard… chez vous, se reprenait-elle ; dans quelques jours je serai loin.

X

Peu à peu, par morceaux, Thérèse me racontait sa vie, ses années d'apprentissage au Conservatoire de Toulouse, ses débuts de professeur, les traverses d'une existence pas bien longue et déjà tourmentée.

Elle en parlait d'ailleurs sans se plaindre. La pensée d'être utile aux siens lui rendait ces corvées légères. Active, résignée, elle faisait bon visage aux caprices de la clientèle, aux prétentions bourgeoises de sa mère, plus exigeante, plus difficile à vivre que sa fille. Thérèse prenait son mal en patience. Le malheur ne l'avait pas aigrie, il l'avait mûrie à peine. Elle était restée l'enfant soumise, la bonne écolière, celle qui obéit et qui accepte.

L'initiation artistique elle-même, si dangereuse aux jeunes filles dont elle exalte la sensibilité nerveuse, ne l'avait ni desséchée, ni déséquilibrée. Son cœur était resté pur, sa tête sage. Un fond de rêverie, un besoin de solitude intérieure l'avaient protégée, avaient tout au moins adouci pour elle les duretés de la profession. Contre les injustices des maîtresses, contre les jalousies et les trahisons des camarades, elle avait eu le refuge de la musique. Avec le commentaire du piano, ses souffrances prenaient la douceur d'une mélancolie ; elles participaient à l'irréalité des mélodies et des rythmes.

Et c'était un peu mon histoire ; je me retrouvais, je me reconnaissais en Thérèse. Ce que la nature avait été pour moi, la musique l'avait été pour mon amie. Au premier éveil, si vague, de la sensibilité adolescente, Mozart avait été l'initiateur ; les désirs sans objet, les fièvres d'une heure de l'apprentie pianiste s'évaporaient dans la grâce fluide de ses mélodies. Plus tard Beethoven l'avait remplacé ; mais il était trop grand celui-là, pas assez à la portée des menus chagrins, des légères émotions d'une jeunesse paisible ; son règne avait été court. Et Schumann était venu. Et il avait été le maître définitif, le confident, le consolateur. Ses inspirations si touchantes ennoblissaient les besognes quotidiennes ; elles étaient comme la giroflée sur la fenêtre de l'ouvrière ; aux heures troubles, elles donnaient le bon conseil, suggéraient la résignation, la fuite dans le rêve. Schumann était l'ami et Chopin le tentateur. Il attirait et il inquiétait Thérèse. Ses mazurkas, ses préludes, ses nocturnes, c'était l'orage et le vertige, c'était l'inconnu de la passion, et la jeune fille hésitait sur le seuil.

J'écoutais Thérèse, et, à mesure que ces confidences me faisaient entrer dans sa vie, il me semblait y trouver plus de conformité avec la mienne. C'était comme une prédestination. D'une sensibilité précoce l'un et l'autre, nos enfances avaient subi les mêmes crises, nos jeunesses avaient eu les mêmes rêves. Pour elle comme pour moi, les sensations et les sentiments étaient étroitement associés. Les odeurs, les musiques agissaient fortement sur nous ; les odeurs surtout. Des fragments de vie ancienne, des états d'âme oubliés, nous revenaient, subitement évoqués par un parfum. La religion se résumait dans l'encens, les vacances dans l'arome des fruits mûrs, les logis eux-mêmes dans une combinaison de senteurs indéfinissable et précise, qui, respirée après de longs intervalles, nous rendait nos émotions de jadis.

Ces similitudes nous ravissaient. Ces communions d'une minute, ces étreintes d'âme nous donnaient presque le frisson d'une caresse.

Ainsi dévoilée, communiquée dans le plus intime de son être, Thérèse m'attirait encore davantage. Sa beauté se complétait, s'ennoblissait du reflet de sa vie intérieure. La courbe de ses lèvres, la flamme ou la brume de ses yeux s'immatérialisaient, prenaient une valeur morale de générosité ou de tendresse. Elle me semblait à la fois plus inaccessible et plus digne d'être aimée. Et mon admiration croissait, se haussait à sa mesure. Le culte grandissait avec l'idole.

XI

J'aurais voulu pouvoir fixer pour vous quelques moments de ce court passage, où sans arrêt, par une progression de nuances insensibles, notre camaraderie tournait si rapidement à l'amour. Comment m'échappèrent à mesure qu'elles se succédaient ces nuances indicatrices, je m'en étonne aujourd'hui. Évidemment, pour ce qui me regardait, l'amitié était dépassée depuis longtemps. Depuis ma première rencontre avec Thérèse, chaque journée qui s'était écoulée, chaque contact, avait développé l'impulsion.

Ces contacts, j'ai tenté de les noter plus tard ; mais ce recensement n'avait, ne pouvait avoir de signification que pour moi. Entre la cause et l'effet, entre l'incident et l'émotion, l'écart est si fort, en pareil cas, que l'explication n'explique rien. Pour saisir le rapport, il faudrait y ajouter certaines harmonies d'heure, de couleur, de sentiment, pas faciles à apprécier, et qui, les eût-on définies pour soi, resteraient peut-être obscures pour les autres. On dirait vraiment que la vie recommence pour chaque amoureux et à chaque fois qu'il aime. L'expérience acquise y est inutile. L'amoureux voit et entend autrement que les autres et que lui-même.

Essayez de vous rappeler ce que vous avez éprouvé vous-même quand vous aimiez ; ce sera encore le meilleur moyen de me comprendre. Souvenez-vous comment elle vous regarda tel jour, de telle façon, et il vous sembla que vous voyiez ses yeux pour la première fois ; comment tel autre jour elle vous parla, — de quoi? il n'importe guère, — et le timbre de sa voix vous remua jusqu'à la dernière fibre.

Les raisons du cœur sont mystérieuses. Et c'est pourquoi nous fûmes si tardivement avertis l'un et l'autre de ce qui se passait en nous. Pour Thérèse surtout, rien de plus plausible que la tranquillité de sa conscience. De quoi se serait-elle alarmée? C'était sa pureté même, son ignorance totale du mal qui la mettaient en péril. Sa volonté d'ailleurs n'avait eu aucune part à nos fréquentations ; les circonstances avaient tout fait. Sa maladie, nos relations communes avec le docteur Estenave avaient rapproché nos existences. Nos promenades même avaient été ordonnées par le docteur, et ce n'était pas Thérèse, c'était Cyprienne qui avait exigé que nous les fissions ensemble. Tout cela était fort innocent à coup sûr. Et Jacques n'était-il pas là avec nous? Sans doute la chère enfant avait du plaisir à se communiquer à moi, à m'écouter. Plaisir permis. L'amour, le peu du moins qu'elle en avait vu et entendu, ne ressemblait guère à cette intimité. Elle avait surpris ses camarades du Conservatoire glissant des billets doux dans leur manchon, elle avait entendu sans le vouloir les propos que des messieurs bien mis leur soufflaient dans le cou, le soir au coin des rues. Évidemment, il n'y avait rien de commun entre moi et les amoureux de ces demoiselles. La sécurité de Thérèse était, devait être complète.

La mienne, à vrai dire, était moins excusable. Je me sentais vaguement en péril. Mais je pensais m'arrêter à temps, je me fiais à ma prudence pour ne pas dépasser certaines limites. Mes précédentes expériences me rassuraient plutôt à cet égard ; elles ne me laissaient pas prévoir la gravité du danger. Elles avaient toutes abouti jusque-là aux dénouements les plus faciles. A l'inclination rapide avaient succédé, par des transitions régulières et normales, la séparation et l'oubli. Et sans doute il n'en serait pas tout à fait de même cette fois. L'attrait plus fort, le choix plus motivé entraîneraient d'autres suites ; l'amitié resterait après la séparation, mais sans honte et sans remords. C'est ainsi que d'avance j'avais arrangé les choses.

Et attendant, je n'avais qu'un regret, c'était de voir approcher la fin de mon rêve. L'air d'Argelès avait fait merveille ; Thérèse se rétablissait à vue d'œil ; sa guérison complète n'était plus que l'affaire de quelques jours. Chaque matin, en la revoyant, je constatais les progrès de sa résurrection, et chacun de ces progrès me disait la fragilité de mon bonheur. Encore une semaine, et le docteur signerait sa feuille de route à Thérèse.

Les premiers temps après son arrivée à Argelès, elle était pressée de repartir, elle comptait les jours, se plaignait de la longueur de la cure ; puis à mesure que l'échéance se rapprochait, son impatience avait fait place à un autre sentiment qu'elle n'exprimait pas, mais qu'elle me laissait deviner. D'un commun accord nous écartions autant qu'il dépendait de nous l'inévitable perspective, nous ramenions notre pensée vers la minute présente, nous bornions nos projets au plus proche lendemain. Nous étions comme ceux qui ont, à l'aventure, escaladé un sommet et qui se tiennent là étonnés et ravis, n'osant pas risquer un mouvement, ni même regarder au delà, de peur d'être précipités dans le vide.

Pour moi, je ne me souviens pas d'avoir jamais éprouvé rien de pareil. C'était déjà l'amour évidemment, mais à demi inconscient, encore dans le rêve.

Quel moment, cher ami, quel mystère! Et savez-vous, quand j'essaie de l'étreindre, ce qui me revient de cette inoubliable époque de ma vie? Ceci seulement : un parfum d'ambre et d'iris qui était son parfum à elle, l'odeur qu'elle mettait à ses mouchoirs. Et il me semble que c'était l'odeur même du bonheur.

XII

C'était trop beau, n'est-ce pas, cette idylle promenée à travers le jardin en fleurs de la montagne. Hélas! la conscience allait venir et la douleur avec elle. Ce fut la jalousie qui m'ouvrit les yeux, qui m'obligea de mesurer la violence du sentiment qui m'unissait à Thérèse. En me racontant sa vie de famille, elle m'avait nommé, parmi les très rares intimes qui fréquentaient dans la maison, un jeune homme, Marc Échette, un ami d'enfance retrouvé à Toulouse où il suivait les cours de la Faculté des lettres comme boursier d'agrégation. C'était, paraît-il, un aimable garçon, d'un caractère énergique et d'une belle intelligence. Sans fortune, fils d'un très modeste contrôleur des contributions maintenant à la retraite, il avait senti de bonne heure l'aiguillon de la nécessité ; et il avait poussé droit son sillon, les yeux fixés sur le but, sans une distraction, sans une défaillance. Le but approchait. Encore un effort, et il allait entrer, la tête haute et le cœur ferme, dans la carrière où il s'était assigné la place la plus brillante, certain qu'il était de la conquérir.

Thérèse l'avait en très grande estime ; elle admirait la noblesse de sa vie, la fermeté de son caractère ; accoutumée dès son enfance à plier, à se subordonner aux autres, elle avait subi l'ascendant de cette intelligence et de cette volonté. Et elle n'était pas la seule à s'y soumettre. Entre ces deux femmes et cet orphelin, Marc avait eu bientôt fait, malgré son jeune âge, de prendre le rôle d'un chef de famille. Homme d'affaires, cavalier servant ou directeur de conscience selon les heures, il s'était rendu indispensable. C'était lui qui surveillait les études du petit collégien, lui qui allait toucher les rentes de Mme Romée, lui encore qui fournissait Thérèse de poésies et de romans.

J'étais instruit de tout cela et pourtant je n'en avais eu d'abord aucun ombrage. Ne savais-je pas que Thérèse s'était vouée au célibat jusqu'à ce qu'elle eût établi Julien? Cela ajournait à une dizaine d'années au moins toute espèce de combinaison matrimoniale. Thérèse était libre. Rien ne pouvait la contraindre à diminuer la part qu'elle voulait bien me donner dans son affection.

Que pouvais-je souhaiter de mieux? Un jour vint cependant où je ne me contentai plus de cette place qu'il fallait partager avec un autre. Thérèse, à dire vrai, parlait bien souvent de Marc Échette, et avec tant d'éloges! Marc avait fait ceci, Marc avait dit cela. Il m'agaçait à la fin ce phénix. Et le plus cuisant était son intimité de chaque jour avec ces dames. Thérèse à tout moment m'en trahissait quelque nouveau détail ; à propos d'une représentation de Carmen au Capitole, et Marc y était avec elle, ou d'une sonate de Beethoven, et c'était justement la sonate préférée de Marc Échette. J'en étais arrivé à connaître à une minute près l'horaire de ses visites. Je souffrais de ces constatations et je me trouvais absurde de souffrir. C'était une étrange prétention à moi de vouloir taxer les amitiés de Thérèse. De quel droit? Qu'étais-je après tout pour elle? Un passant qu'on quitte au premier carrefour et qu'on ne reverra jamais plus.

Je souffrais cependant, et cette souffrance me donnait à réfléchir. Une lueur se faisait dans mon esprit, j'entrevoyais la pente et l'abîme. Qu'était-elle au fond et de quel nom fallait-il la nommer cette amitié qui en arrivait à me créer de pareils tourments? Hélas! l'éclair de bon sens fut vite éteint. Les raisons ne me manquèrent pas pour excuser, pour colorer ma folie. Est-ce que j'étais le maître de doser exactement l'affection qui m'unissait à Thérèse? qu'elle fût tendre ou passionnée, la nuance n'importait guère, pourvu qu'elle fût honnête.

Que vous dirai-je, mon cher ami? Vous connaissez les déguisements et les sophismes par où s'insinuent les passions. Je me laissai persuader. Ma conscience sans doute ne fut plus aussi tranquille ; mais en perdant la sécurité, mon sentiment ne fit que gagner en violence. La jalousie, qui aurait dû l'arrêter en m'avertissant, ne servit qu'à hâter la crise.

L'arrivée inattendue de Marc à Argelès acheva de me troubler.

Thérèse me lisait quelquefois des passages des lettres qu'elle recevait de chez elle ; c'était quelque recommandation puérile et touchante de sa mère ou bien un bulletin de victoire de Julien ; un papier vert attestant qu'il avait été le premier en version latine ou en histoire, et Thérèse ne manquait pas de me le montrer : « Marc va venir, » me dit-elle un jour en me portant une lettre de sa mère, et elle m'obligeait à la lire. Mme Romée racontait une promenade qu'ils avaient faite, Marc, Julien et elle au bord de la Garonne. Marc et Julien avaient herborisé dans la prairie. Marc avait cueilli quelques véroniques : « Il te les enverra demain, ajoutait Mme Romée, et peut-être une bonne nouvelle avec. Ce n'est pas encore sûr, mais si les cours finissent cette semaine, il partira vendredi pour Argelès. »

La lettre arriva en effet, et les véroniques, et la bonne nouvelle. Le surlendemain, sauf nouvel avis, Marc devait se mettre en route.

XIII

Le lendemain était un jeudi, jour de congé de Jacques. Nous avions encore toute une après-midi de tête-à-tête possible si Thérèse consentait à sortir. Pour la tenter, j'offris de la conduire aux estibes de la haute vallée du Bergonz d'Argelès, un endroit de solitude, profondément encaissé entre les forêts du Gez et les escarpements de Pibeste.

Thérèse n'eut pas de peine à se laisser entraîner. Une migraine subite de Jacques manqua nous retenir au dernier moment ; Jacques était condamné à garder la chambre, et Cyprienne à garder le malade. Thérèse hésitait à partir sans eux. Ce fut Cyprienne elle-même qui la décida.

— Ne vous tourmentez pas pour Jacques, ce ne sera rien, affirma-t-elle ; et au cas où ça deviendrait quelque chose, vous remplirez une fiole à la source du Tarantet. Comme ça, nous serons tranquilles.

Il faut vous dire que cette source du Tarantet est renommée dans le pays pour couper les fièvres. Elle est en beaucoup de cas le remède unique employé par le pauvre monde, et, si puissante est la persuasion du merveilleux, que les riches eux-mêmes, à l'insu des médecins, lui demandent plus d'une fois leur salut. Cyprienne croyait s'en être bien trouvée dans la période critique d'une fluxion de poitrine, et elle avait éveillé la curiosité de Thérèse en lui parlant de la beauté des rochers et des arbres, gardiens de la source.

Ce but d'utilité donné à notre promenade leva ses derniers scrupules. Nous partîmes. La journée était belle à miracle, d'une splendeur de lumière et d'une vivacité d'air qu'on ne savoure pleinement ensemble qu'à la montagne. Un orage récent avait lavé les verdures, ranimé l'herbe des prairies ; un souffle du nord-ouest, paisible et régulier, tempérait la chaleur estivale. La petite ville semblait en fête avec ses tendelets de coutil palpitants aux balcons, et ses rues bigarrées de toilettes claires. Ces détails sont encore devant moi ; je vois le sourire heureux de Thérèse coloré du reflet rose de son ombrelle ; je vois sur ses doigts fuselés le réseau blanc des mitaines et la vive allure de ses brodequins jaunes lancés à la conquête des paysages.

C'est un charme d'Argelès que le subit accès, au sortir des maisons, dans les solitudes bocagères. Le faubourg finit et la forêt commence, la grande forêt qui monte, coupée de terrasses en culture et de ravins herbeux, vers les mamelons du Gez.

Le chemin muletier pratiqué au flanc de la montagne suivait d'un côté la lisière des bois, bordait de l'autre les prairies à pente raide qui se précipitent vers le gave du Bergonz. Invisible, au pli profond des gorges, le torrent faisait sa musique de colère, qui nous arrivait, atténuée par la distance, en plainte harmonieuse. Les granges bientôt s'espaçaient au long des prairies, la châtaigneraie s'ajourait de clairières, et ces clairières élargies se perdaient quelques pas plus loin en l'uniformité d'une lande… Plus d'arbres, plus de maisons, plus de pâtres dans le pacage, plus de passants sur le chemin. L'heure de la montée des bûcherons était passée depuis longtemps, et ils n'étaient pas près de redescendre encore. De la solennité se faisait autour de nous avec la simplification des lignes de l'horizon, avec la tranquillité de l'atmosphère où n'arrivaient plus les bruits de la vallée. Thérèse se donnait toute à ce bonheur inaccoutumé de ne rien entendre. La vivacité de l'air, l'arome fortifiant des herbes de la montagne l'empêchaient de sentir la fatigue de la marche.

— Je ne sais pas ce que j'ai, disait-elle : il me semble qu'aujourd'hui j'irais jusqu'au bout du monde!

Et c'était bien le bout du monde, en effet, cette vallée extrême où, franchissant une dernière barre de rochers, nous abordions enfin. Cette barre qui, sans doute, avait été à l'origine la digue naturelle d'un lac, fermait comme d'une palissade régulière la gorge tourmentée que nous remontions depuis le hameau de Gez. Au delà s'ouvrait un pays tout autre, un berceau de verdure, une halte de douceur, posée entre les précipices de la vallée basse et la raideur des sommets étagés au-dessus en muraille. Harmonieuse, combinée, semblait-il, par une volonté d'art, se déployait, au sortir de ces rudesses, la forme de la haute vallée. Le travail de la période glaciaire avait nivelé le sol ; quelque chose de la souplesse de l'eau se voyait encore à la figure régulière du bassin, au modelé des roches en bordure. L'herbe plate, sommeillante, ajoutait à l'illusion que complétait la caresse délicate du silence. Le gave se taisait, ou plutôt il ne parlait pas encore. Sans couleur, sans élan, débile et puéril, il reflétait l'innocence environnante. Deux ou trois granges étageaient leurs pignons à la lisière des prairies. Quelques parcs à moutons dressaient à côté leur clayonnage de bois blanc ; et les granges, les parcs, l'herbage, tout était désert. Dès la fin de mai, les troupeaux avaient quitté la vallée pour les estibes de la haute montagne. Il ne restait dans la vaste enceinte d'autre trace visible de la vie humaine que, très haut, dans la forêt suspendue au flanc du Gez, la fumée de quelques charbonnières, — fumée bleue à travers la fumée verte des branches.

Thérèse admirait. Adossée au fût élancé d'un frêne, la tête inclinée vers la vallée, elle se tenait là, muette, immobile, pareille à ces figures symboliques dont le maître Corot divinise ses aubes et ses crépuscules. Elle descendit enfin du rêve où sa pensée était allée se perdre. A demi-voix, comme pour ne pas troubler la paix de ce sanctuaire, elle me dit sa joie esthétique, le frisson de bonheur qui l'avait soulevée, qui la soulevait encore.

— Je vous dois une minute exquise, me dit-elle. Vous m'avez arrachée aux autres et à moi-même. Quel spectacle! Je ne suis qu'une ouvrière en musique, eh bien, devant cette harmonie, j'ai eu un moment l'illusion d'être une artiste! Ah! mon ami, vivre ici, loin de tout, avec des êtres de son choix!

Elle avait les larmes aux yeux en exprimant ce souhait, et moi, j'étais mal disposé à l'entendre. La journée que j'avais si ardemment appelée ne tenait pas ce que j'en avais attendu. L'élan de Thérèse, sa gaieté au départ, son lyrisme si communicatif, me laissaient soupçonneux, presque hostile.

La pensée de Marc Échette m'obsédait. Ce vœu d'intimité que Thérèse venait de me confier, l'avait-elle formé en pensant à moi? N'était-il pas plutôt dédié à celui qui allait venir, à l'ami essentiel, à Marc?

Cette incertitude me gâtait la félicité du tête-à-tête. Je me refusais à un bonheur que peut-être Thérèse ne partageait pas.

— Vivre ici, répliquai-je! Vous oubliez l'hiver, trois mois à passer sous la neige. Il faudrait pour s'y plaire une dose peu commune d'idéalisme. Seul, peut-être, votre ami Marc Échette s'accommoderait de cette existence. Mais sans doute cette claustration à deux vous suffirait.

Thérèse me dévisagea, étonnée.

— Pourquoi Marc? me dit-elle.

— N'est-il pas votre meilleur ami, et quelque chose de plus, peut-être? insinuai-je méchamment.

— Quelque chose de plus? que voulez-vous dire, monsieur Lavernose? Et comme j'hésitais à lui répondre : Parlez, expliquez-vous, m'ordonna-t-elle, ne me laissez pas douter une seconde de plus de votre amitié ou de votre bon sens.

— Excusez-moi, dis-je enfin. Que M. Échette soit votre ami seulement ou votre fiancé, l'alternative en tout cas n'a rien de blessant pour vous.

Ma réponse déconcerta Thérèse ; je vis sa figure s'altérer, se décomposer tout d'un coup. Les yeux, un moment allumés par le dépit, se voilèrent presque aussitôt ; les lèvres reprirent le pli navré que je leur avais vu au début de sa convalescence.

— Que ce soit un propos en l'air que vous vous soyez permis, ou une confidence que vous attendiez de moi, votre procédé est au moins étrange, me dit-elle. Qu'avait à faire Marc Échette avec mon admiration pour le Bergonz et pour la vie montagnarde? Si j'ai fait tout à l'heure un souhait oiseux, vous l'avez orné d'un singulier commentaire. Je ne sais pas si Marc consentirait à me tenir compagnie tout un hiver sous la neige, mais je comprends que vous vous récusiez d'avance, vous dont l'amabilité ne résiste pas à un tête-à-tête de deux heures! Vous me boudez, vous vous en prenez à Marc Échette? A quel propos, je vous prie? Si vous comptez que, pour rester dans vos bonnes grâces, je vais renier un ami d'enfance, un ami de toujours, vous me connaissez mal!

Je me taisais, mécontent de moi, ne sachant comment réparer ma sottise. Et Thérèse continuait :

— M'avoir gâté une journée pareille, je ne vous le pardonne pas, entendez-vous?

— C'est vrai, j'ai eu tort, confessai-je. Mais vous ne vous doutez pas de ce qui se passe en moi aujourd'hui. Heureux, je le suis autant que vous, plus que vous peut-être ; mais ce bonheur à deux va finir et cette pensée me désole. C'est malgré moi ; j'ai toujours été ainsi ; écolier, je passais mes jours de sortie à pleurer en pensant à la rentrée…

— Je ne pars pourtant pas ce soir ; nous avons encore deux jours à passer ensemble.

— Vous ne partez pas, mais votre ami Marc arrive, cela revient au même ; notre intimité est finie.

— Finie, pourquoi donc? répliqua-t-elle. Marc est un aimable compagnon. Vous aurez bientôt fait, si peu que vous vous y prêtiez, de vous lier avec lui. Et l'intimité à trois ne sera que plus charmante.

— Il y a si longtemps que Marc ne vous a vue ; il doit avoir beaucoup de choses à vous dire ; j'aurais mauvaise grâce à me mettre en tiers dans vos effusions, répliquai-je dépité. Que suis-je pour vous? Un inconnu d'hier qui sera un oublié demain. Je n'ai qu'à céder la place au plus digne.

— Vous avez donc juré de me faire repentir d'être venue avec vous? dit alors Thérèse avec un haussement d'épaules. De quoi vous plaignez-vous mon ami! Un mois de causeries, de promenades ensemble, un mois de confiance et de sympathie réciproque, n'est-ce donc rien pour vous! Que vous faut-il de plus? Le hasard seul a fait que nos existences se sont coudoyées ; nous avons ajouté à ce hasard le choix de nos esprits et de nos cœurs. D'une rencontre fragile nous avons fait une amitié durable. Est-ce donc si peu de chose, cette amitié, que vous la rejetiez ainsi de gaieté de cœur? Tenez, vous ne mériteriez pas qu'on vous le dise, mais je ne me suis jamais trouvée avec personne en aussi parfaite union de goûts et d'idées que je l'étais avec vous. Non, pas même avec Marc. Il est trop parfait pour moi, Marc ; il sait trop de choses et ces choses ne sont pas celles qui m'intéressent. Avec vous je me suis entendue dès le premier jour, dès la première heure. Ah! les bonnes causeries, les beaux enthousiasmes! Depuis longtemps je n'avais pas été à pareille fête. Songez combien ma vie est plate et encombrée ; au travail du matin au soir, et quel travail! Cette vie d'Argelès, c'était le paradis! Et c'est vous qui m'exilez!

La semonce n'était que trop méritée ; je baissai la tête.

— Pardonnez-moi, dis-je à Thérèse. C'est un excès d'amitié qui m'a fait un moment douter de vous et de moi. C'est fini maintenant. Oubliez, je vous en prie, cette minute d'injustice.

— Je l'oublierai si vous me promettez de vous en souvenir, répondit Thérèse avec un sourire où elle essaya de mettre un peu de la bonté confiante qui lui était habituelle. Et à présent, conclut-elle, il s'agit de réparer le temps perdu. Ne m'avez-vous pas annoncé que nous arriverions jusqu'à la source du gave, à ce que vous appelez l'Œil du Bergonz?

— Je vous montrerai la source et, au retour, nous traverserons les villages, nous visiterons les vieilles églises et les donjons en ruine. Vous verrez si je ne suis pas un bon guide!

— En route donc! prononça Thérèse. Déjà le soleil descend ; l'ombre nous gagne ; la fin de la journée va être délicieuse.

XIV

Nous repartîmes. Le sentier coupait à travers des prairies rases, tondues par les troupeaux. Et cette mollesse de l'herbe en tapis sous nos pieds, la facilité d'un sol plat succédant à l'effort de la montée, ajoutaient à la paix élyséenne du décor comme une douceur matérielle. Unique et paisible obstacle, l'eau muette du gave se promenait en méandres, en courbes gracieuses, à travers un archipel d'îles et d'îlots que reliaient des chaussées de pierres branlantes. Des bergeronnettes s'envolaient en troupe des flaques d'eau morte et c'était quelquefois, rapide, à la pointe des joncs, la fuite du merle ou de la bécassine.

Thérèse avançait lentement ; uniquement attentive à la traîtrise des pierres mal équilibrées qui basculaient sous ses pieds, elle oubliait d'admirer le paysage. Je l'entendis jeter un cri de surprise. L'Œil du Bergonz était devant nous. C'était au pied de la montagne, à travers un éboulis de granit embroussaillé de daphnés et de fougères, non pas le jet d'une source unique, mais le bouillonnement d'une infinité de sources, un flot subit de blancheurs qui bondissait sur la mousse verte des rochers, soulevait le feston des scolopendres et des capillaires penchées sur la bouche noire des grottes en miniature. Une musique aérienne, comme le gazouillement d'une troupe enfantine, planait au-dessus de ce peuple de fontinettes, et les voix frêles, les mouvements souples de l'eau — telles des écharpes blanches secouées, — tout cela faisait songer à des créatures irréelles, à la vie heureuse de quelque troupeau de nymphes occupées à jouer sous la roche natale, au seuil mystérieux de la montagne.

L'eau toute neuve, limpide, d'une transparence de cristal donnait envie de la goûter. Thérèse se pencha, but une gorgée dans le creux de sa main et laissa retomber le reste en pluie de perles dans la source.

— Elle est si légère, me dit-elle, on s'en régalerait jusqu'à demain. Et c'est amusant de penser qu'elle ne sert qu'aux oiseaux du ciel ou aux bêtes de la forêt!

— Aux bêtes et aux gens, lui dis-je. Les bonnes sources ne sont pas si fréquentes que vous le pensez, dans la montagne. L'eau qui sort des glaciers et des champs de neige n'est pas toujours potable. Les charbonniers du Gez viennent s'approvisionner ici, les bûcherons qui vont faire du bois à la forêt se détournent de leur chemin pour s'y abreuver, eux et leurs ânes. C'est comme si l'on buvait de la santé et du courage, affirment-ils.

— Et du bonheur peut-être, soupira Thérèse.

Depuis notre malentendu de tantôt, je ne reconnaissais plus mon amie. Un moment excitée, en dehors, riant et gesticulant sans motif et la minute après concentrée, muette, elle ne parvenait pas à reprendre son équilibre. Le choc qui l'avait ébranlée, l'éclair qui lui avait dessillé les yeux l'avaient laissée ombrageuse, inquiète. Elle parlait pour parler, pour le bruit qu'elle faisait en parlant, et je lui répondais de la même façon, en pensant à autre chose — et pour tous les deux cette chose était la même.

Cependant la vallée se précipitait sous nos pas, s'étranglait en ravin, un ravin de prairies, de vergers et de cultures avec des fermes blanches, des jardins en terrasse et des champs de blé mûr très pâle sur de hautes tiges débiles.

Puis défilèrent les villages : l'église de Salles, une pauvresse toute noire à l'extérieur, toute dorée au dedans, peuplée de statues naïves et de bas-reliefs brutalement polychromés ; Sère, en pendant sur l'autre rive du gave, un vieux nid de pierre en ruines, posé dans la jeunesse éternelle des châtaigniers et des hêtres.

Le soleil, un moment reparu dans la vallée élargie, sombrait en un dernier adieu cette fois derrière le Léviste, à l'heure déjà tardive où nous quittions le village de Gez. Nous n'avions que juste le temps d'arriver à la fontaine du Tarantet avant la tombée de la nuit. Thérèse s'était mise à presser le pas tandis que je prenais par le plus long, ne sachant qu'imaginer pour retarder la fin du tête-à-tête. L'ombre du soir favorisait ma traîtrise. Le chemin s'enfonçait en pleine châtaigneraie, dans la fraîcheur des cépées où descendait le mystère du crépuscule. De sveltes écharpes de pourpre flottaient, accrochées, semblait-il, à la cime des arbres ; et en bas, dans la demi-obscurité de l'herbe, éclataient, ensanglantés des feux du couchant, les miroirs de l'eau dormante. Un reste de clarté nous montra la fontaine.

Un merisier haut branché, dont l'écorce portait en guise d'ex-voto les initiales des pèlerins reconnaissants, m'aida à la retrouver dans le vague de l'herbe qui la voilait comme d'un rideau pieux. Je remplis une fiole à l'intention de Jacques.

— Ne boirez-vous pas, dis-je à Thérèse, en prévision des fièvres futures?

— Et vous? me demanda-t-elle.

— Oh! moi, répondis-je, laissant crever mon émotion, moi, c'est différent. La fièvre que j'ai, je ne veux pas en guérir.

Thérèse ne releva pas le propos.

— Il n'est que temps de rentrer, dit-elle. Écoutez : l'angélus sonne au village de Gez.

J'écoutai. La cloche lente, un peu grêle, tintait dans le silence, planait au-dessus de l'imploration confuse des bêtes crépusculaires. L'incendie du couchant s'était vite éteint ; les étoiles pointaient, lointaines, au ciel blême. Du fond des gorges, des vallées basses, des vapeurs montaient en même temps, glissaient à la pointe de l'herbe, flottaient à l'orée des taillis. Les rochers près de nous, les arbres, comme fatigués d'être, se dépouillaient de leur forme, renonçaient à leur couleur.

Le sentier à son tour s'atténuait, n'était plus qu'une chose illusoire qui fuyait, se dérobait sous nos pieds. Bientôt la marche nous devint difficile. Pour arriver au gave d'Arrens que nous devions suivre pour regagner Argelès, les pentes se précipitaient, et au lieu de la haute futaie où nous avions voyagé jusque-là, c'était un taillis de hêtres dont les robustes drageons usurpaient le sentier, nous flagellaient au passage.

— Où allons-nous, cher ami? me demanda Thérèse au bout de quelques pas. Êtes-vous sûr d'être dans la bonne direction? On dirait que nous allons tout droit chez la Belle au bois dormant. Le chemin nous repousse, avez-vous vu, les arbres ne veulent pas nous laisser passer.

Elle riait ; mais son inquiétude se trahissait à la fêlure de son rire. Elle avait peur, peur du précipice, peur de moi peut-être ; du mauvais guide autant que du mauvais chemin.

— Le gave est là qui gronde ; et la route d'Arrens est au bord du gave, lui expliquai-je : encore quelques minutes de patience et vous serez délivrée de moi, je vous le promets.

En attendant, la descente se faisait plus laborieuse ; l'obstacle des rochers nous obligeait à de longs détours, à de rudes escalades. Thérèse alors m'appelait à l'aide. Elle se laissait hisser à bout de bras, elle se pendait à mon épaule. Et je serrais sa main, je l'attirais à moi plus étroitement qu'il n'eût été nécessaire.

Puisque le temps ne m'appartenait pas, puisque la journée allait finir, je cherchais à faire meilleures les dernières minutes ; je prolongeais les délices de ces contacts à mon gré trop rapides ; j'abusais de la complicité involontaire de sa frayeur qui contraignait Thérèse à s'appuyer à moi ; je profitais de la nuit qui lui cachait l'emportement de mes gestes. Mes lèvres un moment effleurèrent sa main tendue vers moi. Elle la retira vivement.

— Laissez-moi, m'ordonna-t-elle ; vous me gênez au lieu de me porter secours. Je m'en tirerai sans vous. Le taillis s'éclaircit, la route est là ; je n'ai plus besoin de guide.

Je protestai, confus ; je dirigeai fraternellement ses derniers pas jusqu'à la route.

— Dépêchons-nous, maintenant que rien ne nous arrête, dit-elle ; il est nuit, on doit être inquiet chez vous ; et qui sait comment nous allons trouver Jacques?

— Nous portons le remède, et j'ai idée qu'il sera inutile. Jacques est sujet à la migraine ; mais il est rare qu'elle le laisse alité tout un jour.

Nous touchions déjà le pavé d'Argelès.

— Souvenez-vous, me dit Thérèse, que vous m'avez cherché tantôt une mauvaise querelle et que vous m'avez promis de ne pas recommencer. Me le promettez-vous encore?

Je promis, je jurai d'obéir à toutes ses volontés.

Nous arrivions.

— Le Tarantet a opéré à distance, dit Cyprienne, comme nous franchissions le seuil de la porte. Jacques est guéri. Et vous, qu'êtes-vous devenus là-haut? Nous commencions à croire que les loups vous avaient mangés! Les chemins ne sont pas fameux, à ce qu'il paraît, ajouta-t-elle en examinant Thérèse. Votre chapeau est tout cabossé, ma pauvre amie ; et là, qu'est-ce que je vois? un accroc à votre jupe! Allons, c'est encore un tour que vous aura joué André. Je parie qu'il vous aura fait passer en plein bois. C'est une manie ; il ne veut jamais prendre le chemin de tout le monde. J'aurais dû vous avertir, c'est ma faute ; moi qui le connais, j'ai eu tort de vous confier à un pareil guide!

Thérèse protesta, et en protestant elle rougit. Sa loyauté s'émut pour la première fois en présence de Cyprienne. Elle s'émut de peu, sans doute, car enfin elle n'était pas responsable de mon accès de folie. Mais elle n'avait pas pu ne pas s'en apercevoir. Son attention était éveillée, sa conscience était avertie. L'état de pleine et pure lumière où notre amitié était née, où elle s'était développée jusque-là, n'existait plus. La rougeur de Thérèse l'accusait. Nous étions tous les deux dans la mauvaise voie. J'étais coupable, et Thérèse, l'innocente Thérèse, était déjà ma complice.

XV

Je suis un peu embarrassé de ce qui me reste à vous dire, continua Lavernose. Quoique tout ait bien fini ou à peu près bien, ma conscience ne me reproche pas moins le mal que j'ai fait et celui que j'aurais pu faire. Et vous, que penserez-vous de moi, qu'en pensez-vous déjà peut-être, mon cher ami? Mais c'est tant pis ; j'ai commencé, j'irai jusqu'au bout de ma confidence. Mon secret d'ailleurs me pesait depuis longtemps ; j'éprouve un soulagement à m'en délivrer. Et si mon amour-propre en souffre par moments, quelque douceur se mêle à cette amertume. Pour avoir été coupables, les heures de ma vie que je vous raconte n'en furent pas moins délicieuses. Artiste jusque-là malhabile à traduire mes rêves, l'amour m'avait donné le pouvoir de créer des images d'une beauté telle que, même affaiblies et reconnaissables à peine, j'ai encore un plaisir étrange à les évoquer.

A quel point j'étais alors la victime de mon imagination, l'effet que produisit sur moi le contact de Marc Échette aurait pu me le donner à comprendre. Sa présence me guérit tout d'abord de l'accès de jalousie qu'avait provoqué l'annonce de son arrivée. Il est vrai qu'il était en tout peu ressemblant à l'idée que je m'en étais faite. Au lieu du jeune monsieur autoritaire et grave que je croyais voir débarquer, ce fut, sautant du train, un garçon alerte et vif, avec une figure ouverte, un regard limpide et à peine un soupçon de moustache sur le sourire le plus cordial. Du même âge que Thérèse, ou peu s'en fallait, il avait l'air d'être son frère ou son camarade ; un frère dévoué, un camarade attentif, — et rien de plus. J'eus beau les dévisager l'un et l'autre, épier leurs attitudes et leurs gestes, je n'y découvris pas trace de mystère. De l'intimité, des concordances bien naturelles à des existences si souvent mêlées, et ces concordances appelaient l'union des regards et des sourires ; mais tout cela était visiblement innocent. L'amitié éclatait par exemple ; elle se lisait à plein dans le regard attendri que Marc fixait sur la ressuscitée, dans la sollicitude de Thérèse inquiète de retrouver Marc un peu fatigué, pâli par le travail.

— Ce n'est rien, expliquait-il ; une dernière leçon qu'il m'a fallu improviser en quelques heures ; hier encore je débitais mon affaire à la Faculté ; ce matin, les malles et les adieux, et me voici. J'ai pris un billet circulaire, et c'est par vous que je commence.

Thérèse nous avait présentés l'un à l'autre. C'était elle qui avait voulu que je fusse là. Elle avait tenu à me rendre évidente, dès la première heure, mon injustice de la veille. Et elle y avait réussi. Impressionnable comme toujours, prompt à me porter d'un extrême à l'autre, je passai avec Marc, d'un état d'hostilité préventive à une sympathie presque immédiate. Il est vrai qu'il me donna l'exemple. Il me connaissait déjà, prétendait-il ; les lettres de Thérèse à sa mère étaient remplies de mes louanges. « Après le docteur Estenave, c'est vous, me dit-il, ce sont vos causeries promenées en plein air qui ont sauvé notre malade. Elle avait si grand'peur de ne pouvoir pas s'accoutumer à vivre sans nous! Et c'est vous qui lui manquerez maintenant. »

Était-ce vraiment par gratitude, comme il l'affirmait, ou pour tout autre motif, Marc travaillait évidemment à gagner mon amitié. Il m'avait pris d'abord par mon faible, par l'amour des montagnes. Ce diable d'homme connaissait toutes les nôtres par leur nom et il en parlait, ne les ayant jamais visitées, avec les mêmes détails que s'il venait d'en faire l'ascension. Pendant qu'on chargeait ses bagages sur l'omnibus, il avait trouvé le moyen de s'orienter, et il me désignait du doigt les crêtes et les pics avec la sûreté d'un professionnel. Sa science cependant, il en convenait lui-même, ne datait que de quelques heures ; il l'avait acquise en route avec le Joanne. Et sur ces données, il projetait déjà des excursions, il nous proposait des itinéraires. Il n'avait que deux jours à passer à Argelès, et il tenait à les bien employer.

— Dès demain matin, si vous êtes libre, monsieur Lavernose, je vous mets à contribution, disait-il. Nous ferons de l'archéologie ensemble, nous fouillerons vos archives municipales ; l'après-midi nous nous reposerons en voiture ; nous irons en compagnie de ces dames visiter les sites de la vallée ; le soir, musique. Ce programme vous va-t-il, mademoiselle Romée?

Marc Échette n'était pas arrivé depuis une heure et déjà sa présence agissait sur moi ; sa gaieté détendait mes nerfs ; son jeune bon sens faisait honte à ma vieille folie. Le travail d'imagination qui avait en quelques jours dénaturé mes rapports avec Thérèse s'arrêtait brusquement. Pas moyen de rêver à côté de Marc ; son activité vous emportait comme un tourbillon ; mais c'était un tourbillon savamment réglé, un mécanisme rapide dont les roues s'engrenaient pour un but précis et certain.

Dès le premier repas qu'il prit avec nous, son ascendant se fit sentir à toute la maison. Quelques remarques pratiques, quelques interrogations déférentes touchant le ménage et la vie matérielle avaient conquis ma belle-mère, et l'intérêt qu'il témoignait à Jacques lui avait gagné presque aussi vite le cœur de Cyprienne. Jacques lui-même s'était trouvé pris. Trois mots d'un étranger avaient eu plus d'effet sur ce gamin que mes soins de chaque jour.

Cette soirée ne fut pour lui qu'un triomphe. Il avait l'autorité et il avait le charme. Son entrain excitait, déliait les langues ; une atmosphère d'intellectualité se dégageait de lui, se répandait libéralement à son voisinage. Tout l'intéressait d'ailleurs ; il semblait qu'il n'eût pas assez d'yeux pour voir, assez d'oreilles pour entendre. Mais ce curieux était aussi une manière d'apôtre. Il avait le goût de la direction, de la propagande. Il l'avait ingénument. La science et l'autorité lui étaient comme des attributs naturels dont il ne se prévalait pas et qu'on acceptait sans contrainte. Comment se fâcher contre un maître qui n'avait pas encore de barbe au menton?

Thérèse jouissait du succès de son ami. Délivrée de l'inquiétude que lui avait donnée ma jalousie, heureuse de mon accord avec Marc, elle se livrait sans réserve au large courant de sympathie qui nous emportait tous.

La musique vint encore exalter notre lyrisme. Thérèse s'était mise au piano ; elle avait ouvert un cahier de Schumann, une série de pièces courtes, variées de thème et de facture, et chacun de nous se laissait prendre à son tour par le motif le mieux assonant à son rêve. Pour Marc, ce furent les invocations en forme de choral, les larges psaumes, les contemplations agrandies jusqu'à l'extase ; pour moi, les hymnes de tendresse, l'évocation ardente et fraîche des troubles printaniers : des fiançailles d'âmes dans des jardins de muguets et de jacinthes.

Cependant Marc réclamait une sonate de Beethoven, j'implorais une mazurka de Chopin. Nous n'avions pas la même façon de comprendre ni d'aimer la musique. Tandis que je me laissais porter par le rythme sans savoir vers où ni comment, heureux uniquement de l'exercice de ma sensibilité, Marc n'oubliait jamais de diriger, de raisonner son plaisir. L'enchaînement mathématique des accords, la logique puissante d'une fugue le contentaient avant tout ; il exigeait dans le tissu des phrases la suite, le développement d'une idée, et toutes les idées ne lui étaient pas bonnes. Ce qui ne s'accordait pas avec sa sagesse, avec sa volonté d'héroïsme lui était indifférent ou hostile. Il aimait Schumann, il préférait Beethoven ; il rejetait comme un inspirateur perfide le prestigieux inventeur des mazurkas et des valses, le sensuel, le douloureux Chopin.

Nous discutions là-dessus. Je réclamais pour la musique le droit illimité de l'expression. Thérèse m'appuyait timidement, s'insurgeait avec douceur contre les théories de Marc ; elle demandait grâce pour les déséquilibrés de génie, pour ceux qui nous fabriquent du plaisir avec leurs souffrances. Au fond, les féminins, les ultra-nerveux lui allaient mieux que les mâles à trop forte poigne, à trop large envergure. Le futur agrégé avait beau déployer sa plus subtile dialectique, Thérèse résistait : « Avec toute votre science, mon pauvre ami, vous ne saurez jamais ce que c'est qu'un artiste, » lui disait-elle. Et quand elle était trop pressée d'arguments, elle se contentait de signifier son refus dans un raidissement de toute sa personne, un hochement de tête où s'obstinait sa faiblesse victorieuse. Et Marc s'arrêtait alors, navré, dépité de sentir à la fois les limites de la raison de son amie et les bornes de son empire sur elle.

Ma femme et ma belle-mère s'endormaient au son de notre esthétique. Le menuet de Boccherini exécuté à leur intention, enlevé du bout des doigts agiles et souriants de la pianiste, les réveilla, et, après le menuet, quelques tours d'adresse musicale, l'imitation entre autres d'une valse très ancienne, débitée en sons grêles et intermittents comme par une boîte à musique.

XVI

Ce fut la fin du concert. Thérèse se retira la première, puis Marc prit congé de ces dames. Je m'offris à le conduire à la chambre que nous lui avions louée dans notre plus proche voisinage. Mais dehors la nuit si belle nous tenta, bleue et blanche avec de larges nappes de clarté lunaire qui inondaient la place, scintillaient aux ardoises du clocher, se brisaient en fils de cristal dans la vasque de la fontaine ; nous décidâmes de faire le tour de la ville avant de nous mettre au lit.

Argelès d'ailleurs ne dormait pas encore. Toutes les fenêtres étaient ouvertes, et c'était devant nous un défilé de rez-de-chaussée bourgeois où des éventails palpitaient dans la pénombre, et de salons d'hôtel où des quadrilles évoluaient dans l'éblouissement des lustres. Le marché avait eu lieu ce jour-là et les auberges n'avaient pas fini de se vider. Une musique de danse montait du fond d'une ruelle en pente : un son essoufflé d'accordéon que renforçait la cadence d'une voix nazillarde. Puis ce fut le silence. Nous laissant aller à la pente de la rue, nous avions pris cette route de Pierrefitte, où, si souvent depuis, vous et moi, nous avons promené nos conversations de l'après-dîner.

Mais ce soir-là, ce fut moins une conversation qu'un monologue. Marc était en train de bavarder : la nouveauté du pays l'excitait, doublait la facilité professionnelle qu'il avait de trouver une forme immédiate à sa pensée. Il avait à peine entrevu la silhouette vespérale d'Argelès dans le trajet de la gare à la maison, et il en exprimait déjà le charme si particulier ; il l'exprimait même avec une telle abondance qu'il semblait le presser, l'épuiser en l'énonçant. Ce n'était d'ailleurs qu'un exercice. Les choses l'intéressaient moins en elles-mêmes, que comme une occasion de vérifier sa méthode d'observer et de décrire : Le spectacle des Pyrénées ne peut pas être indifférent à ceux qui en reçoivent l'impression quotidienne, disait-il. Ces reliefs puissants, la masse et la solidité de la matière dont est faite le paysage et en même temps la grandeur, la noblesse d'expression que lui donne le développement en hauteur des contours qui le désignent, doivent nécessairement agir sur les âmes, et différemment sans doute selon leurs qualités natives. La montagne ne peut que déprimer les faibles et hausser les énergiques. Les contemplatifs, les indolents sont écrasés d'avance dans un pays où chaque pas est un effort. Mais aux autres, à ceux que la difficulté exalte, que l'obstacle enivre, quel stimulant nouveau, quel accroissement de force donne l'habitude de lutter et la certitude de vaincre! Si j'étais poète, c'est là, concluait-il, sur un de ces sommets dont la silhouette nous défie, que je voudrais composer un hymne à la Volonté, et je le graverais sur la pierre terminale d'une de ces pyramides que les ascensionnistes édifient de leurs mains comme un trophée de leur victoire. Mais les hymnes ne sont pas mon affaire, souriait-il ensuite, je ne suis qu'un historien. Et que deviendrais-je ici? Sans doute cet admirable pays manque de bibliothèques, et sans livres, adieu ma thèse!

Marc me confiait le sujet de cette thèse dont il travaillait à réunir les matériaux. C'était l'établissement et la chute du premier duché d'Aquitaine. Une trouvaille, affirmait-il ; toute une civilisation à reconstituer, un organisme à faire revivre, et cet organisme avait été le nôtre, celui de cette France du sud-ouest où s'étaient fondues en un si curieux alliage la tradition latine et la nouveauté barbare. Quel beau livre à écrire! s'exaltait-il. Mais il fallait commencer par être agrégé. Un an de préparation encore, un an de patience! Et il m'expliquait comment il se trouvait retardé dans ses études. C'était la faute de ses parents qui, effrayés pour lui de la carrière universitaire et de la conquête des diplômes, l'avaient fait débuter dans les Contributions. Deux années perdues à gratter le papier du gouvernement, à remplir des imprimés, à additionner et à soustraire. Le dégoût à la fin avait été plus fort que l'obéissance. Il avait déserté, et tout le monde était content — tout le monde et son père. Agrégé à vingt-quatre ans, il aurait bientôt fait de rattraper le temps perdu. Il est vrai qu'il lui manquerait la culture et la camaraderie de Normale, mais il ne s'en trouverait peut-être pas plus mal d'avoir respiré le bon air des facultés de province. Quant à la camaraderie, il saurait se créer des titres qui lui permettraient de s'en passer. Ses protecteurs seraient ses livres : le Duché d'Aquitaine et cette Morale à travers l'histoire, où il voulait condenser en d'irréfutables formules sa haine de stoïcien contre le dilettantisme à la mode.

Une certitude profonde, une clarté de plein jour présidaient à ses plans de travail, à ses projets d'avenir. Il regardait loin devant lui la route à suivre, et l'obscurité de l'étape actuelle s'illuminait du rayonnement, visible pour lui, de l'étape finale. Il parlait d'ailleurs de ces choses avec une simplicité parfaite. Son but était noble ; c'était moins un calcul égoïste qui le poussait qu'un besoin de se développer, de donner du jeu à ses facultés, de mettre en action ses rêves de savant ou de moraliste.

Cependant, après que l'ambitieux qui était en lui et qui y occupait la plus large place se fut abondamment épanché, le pédagogue eut son tour.

— Et vous, me dit-il, que faites-vous, que comptez-vous faire? Vous êtes poète, je le sais, un poète descriptif d'une subtilité rare et qui excelle à noter les sensations de la montagne. Vous êtes archéologue aussi et je vous ai déjà prévenu que j'aurais recours à vos lumières. Ne nous donnerez-vous pas bientôt quelque recueil de poésies pyrénéennes, quelque monographie locale? Vos hivers d'Argelès sont sévères et celui qui vient vous le paraîtra peut-être davantage. Le vide que laisse après elle une amie comme Mlle Romée ne se comble pas aisément. A quoi vous occuperez-vous après notre départ?

La question de Marc me touchait au point le plus douloureux de mon être ; elle raviva brusquement ma jalousie. « Après notre départ… » avait-il dit. Et sans doute je savais bien que Thérèse et lui ne devaient pas s'en aller ensemble. Mais leurs routes, un moment séparées, ne tarderaient pas à se rejoindre ; leurs existences recommenceraient côte à côte. Et comment espérer qu'elles ne se confondraient pas un jour ou l'autre? Peut-être, probablement même, n'y avait-il pas encore d'amour déclaré entre eux. Mais plus tard? Si paisible qu'il fût d'imagination et absorbé par son travail, Marc ne pouvait pas rester insensible au charme de Thérèse, et Thérèse elle-même, si dévouée qu'elle fût à l'avenir des siens, comment ferait-elle pour résister à la puissance morale, à l'éloquence de Marc, si Marc se décidait à la conquérir?

Cette fatalité plusieurs fois entrevue m'apparut alors avec une telle évidence que je m'étonnai d'en avoir douté un moment. Il était là, devant moi, l'ami définitif, le futur maître de Thérèse. L'intermède d'intimité où s'était amusée la convalescente touchait à sa fin. Je n'avais qu'à céder la place à Marc, à me résigner ou à souffrir.

— C'est vrai que Mlle Romée va me manquer beaucoup, répondis-je, mais j'ai idée que le travail ne me distrairait pas. Pourquoi me distraire, d'ailleurs? Il me semble que je trouverai une occupation meilleure à me remémorer cette charmante amie.

Cette occupation parut sans doute un peu suspecte à Marc.

— Je vous engage aussi, répliqua-t-il, à suivre d'un peu près les études de votre fils. Les méthodes de ses maîtres me paraissent défectueuses, je dois vous le dire ; ils demandent trop à la mémoire, pas assez à la raison, à l'initiative de l'enfant. Votre intervention pourrait rétablir l'équilibre.

— Vous me direz vous-même ce qu'il y aurait à faire pour Jacques, répondis-je. Je ne suis pas très au courant des nouvelles méthodes…

— Bien volontiers, répartit Marc. Et vous, n'oubliez pas que vous m'avez promis de me conduire à vos archives. Êtes-vous matineux? me demanda-t-il encore. Alors, venez me prendre demain à sept heures ; je piocherai mon Cassiodore en vous attendant.

Et comme je m'étonnais de cette façon d'entendre l'emploi de ses vacances :

— La pire corvée pour moi, me dit-il, serait de ne rien faire. Un peu d'archives le matin, une heure de chasse au document, cela vous met en joie pour toute la journée. Vous verrez comme c'est amusant, affirma-t-il en me serrant la main à la porte de son hôtel. Tout le reste peut manquer, voyez-vous ; le travail, c'est encore ce qu'il y a de meilleur dans la vie.

XVII

A la pointe de huit heures, le lendemain, Marc était à la besogne. Il ne s'était pas vanté ; c'était bien un amusement pour lui, ce dépouillement des papiers municipaux. Pas très fructueux pourtant : beaucoup de poussière et peu de résultats. A peine si dans ce fatras de registres, flairés plutôt que lus, déchiffrés du bout des doigts en tournant les pages, le malheureux chartiste put écumer dix lignes de notes.

— Autant de pris! dit-il en se frottant les mains. L'essentiel, à mon âge, est de collectionner de l'inédit, d'amasser des matériaux ; on bâtira plus tard.

Le collecte finie, Marc me demanda de remettre la consultation promise sur la direction à donner aux études de Jacques.

— Laissez-moi le temps de l'interroger, de l'étudier encore un peu, me dit-il. Les méthodes d'éducation pas plus que les traitements des malades ne sont invariables ; il faut doser la médecine selon les tempéraments. Il est étourdi, n'est-il pas vrai, votre Jacques? mais étourdi ne veut pas toujours dire inhabile à réfléchir. Les contemplatifs sont sujets à distraction autant que les étourneaux, mais d'une autre façon. Ils voient moins en surface qu'en profondeur, et cela vaut mieux. Évidemment Jacques tient de vous une complexion d'artiste. Enfin, nous verrons, conclut-il.

Il avait été convenu que Marc prendrait ses repas avec nous ; j'allais donc le voir de nouveau à côté de Thérèse, et j'en souffrirais peut-être ; mais j'étais décidé à n'en rien laisser paraître. Une nuit de réflexion, de retour sur moi-même, sans atténuer ma folie, m'avait tout au moins confirmé dans ma résolution d'accepter l'inévitable. J'aurais seulement souhaité d'être deviné par mon amie ; j'aurais voulu qu'elle s'aperçût de mon sacrifice, qu'elle en fût même quelque peu malheureuse. Et il ne me déplaisait pas, d'autre part, que Marc, devant qui j'étais décidé à m'effacer, continuât à s'inquiéter de mon amitié pour Thérèse. Car telles sont, vous ne l'ignorez pas, les contradictions de l'amour, de cet état bizarre où les plus basses exigences de l'égoïsme côtoient les plus sublimes élans de l'abnégation…

Ces alternatives qui se trahissaient à mon insu dans l'agitation de mon visage n'échappaient pas à l'attention de Marc. Maître de lui et de sa parole, il ne cessait pas de m'observer tout en s'entretenant avec nous. Dans cette lutte obscurément commencée, il prenait déjà ses avantages.

Ce fut lui qui fit tous les frais de la conversation pendant le déjeuner. Thérèse, assez animée au début, se taisait, alarmée de mon silence. Ses regards me cherchaient, affectueux, un peu surpris. Est-ce là ce que vous m'aviez promis? disaient-ils. Et elle me secouait gentiment, elle m'obligeait à parler, à donner la réplique à Marc Échette.

Je m'en tirais assez mal, et la constatation de mon infériorité en présence de Thérèse redoublait mon dépit. Je m'emportais alors en des contradictions sans motif, en de fâcheuses ripostes.

Et Thérèse intervenait au plus vite ; elle émoussait les coups, elle mettait son sourire entre mes agressions mal ordonnées et la mansuétude irritante de Marc Échette.

Sa partialité bien évidente en ma faveur finit par avoir raison de mon aigreur. Je me calmai, je repris assez de sang-froid pour organiser l'excursion projetée, installer Thérèse et Marc dans la calèche qui devait nous promener tous les trois autour de la vallée.

Vous n'avez pas oublié cette admirable promenade, mon cher ami ; plus d'une fois, sans doute, vous vous êtes donné la joie de ce voyage d'une heure à travers l'idylle pyrénéenne. Je le fis ce jour-là sans trop savoir où j'étais. Ces pays si expressifs, ces prairies animées par le train des fenaisons, ces vergers de pommiers avec leurs ruchers de paille et leurs volières peintes, ces pentes bocagères bruissantes de cigales, ces ponts légers sur les eaux bondissantes, ces villages gardés par les chapelles naïves où, sous le treillage de fer, apparaît, endimanchée et barbare, la madone protectrice, tout ce petit monde aimé défilait, indifférent et muet cette fois comme un décor chimérique devant lequel se jouait la réalité de ma passion. Mes regards ne dépassaient pas l'horizon de la voiture. Quelquefois, cependant, un peu de la montagne, neige lointaine ou verdure toute proche, auréolait la tête de Thérèse, et il me semblait que ce morceau de paysage se solennisait tout à coup, voué désormais au culte de mon amie. Thérèse seule existait pour moi, une Thérèse idéale dont la beauté remplissait le temps et l'espace. J'essayais de ne pas penser à son départ, je m'efforçais de ne pas voir Marc assis à côté d'elle. Je m'absorbais, je m'isolais dans la contemplation de son visage. Et à mesure que je le contemplais, il me semblait y discerner une expression nouvelle, comme une autre moins calme et plus émouvante beauté.

Évidemment quelque chose se passait en elle, un mouvement d'âme qui, par moment, apparaissait à la surface. Des signes se montraient que j'osais à peine interpréter. On eût dit que la roseur montée à sa joue l'avant-veille au retour de notre promenade au Bergonz avait été comme une rougeur d'aube, annonciatrice de la lumière nouvelle qui se levait sur sa vie. Ma jalousie, en l'avertissant de l'état de mon cœur, l'avait obligée sans doute à scruter ses propres sentiments. Et cet examen l'avait troublée.

Je l'observais, et la pointe de mes regards sur elle la gênait, aggravait son trouble. Elle les fuyait, elle s'appliquait au spectacle des prairies et des bois qui défilaient au bord de la route. Mais quelque effort qu'ils fissent pour se dérober, ses yeux ne pouvaient pas toujours se refuser à l'épreuve. A deux ou trois reprises, sollicités par un appel direct, une question que j'adressais à ma chère antagoniste, ils se posèrent sur moi et je fus étonné, étonné et ravi, de ce que je crus y surprendre. Ils me parlaient et ce qu'ils me disaient était si différent des paroles que proféraient en même temps les lèvres! Tandis que la bouche docile et l'attitude signifiaient l'indifférence, les yeux, dans leurs rapides échanges avec les miens, me portaient comme une involontaire caresse ; et cette caresse n'était pas seulement dans l'expression du regard, elle était dans la flamme plus communicative des prunelles, dans la moiteur ardente où leur éclat semblait alors se fondre.

Je ne pouvais pas me tromper tout à fait à ces signes et pourtant, j'hésitais à y croire. Mon bonheur m'effrayait. Plusieurs expériences renouvelées coup sur coup ne suffirent pas à me convaincre. Le sang-froid me manquait. A peine reçu le choc où nos âmes s'exerçaient à s'étreindre, je défaillais, je baissais les yeux le premier, je n'osais pas prolonger ces inespérées délices. Mais je n'avais pas plutôt rompu le charme, un aimant, plus fort que ma volonté, m'attirait de nouveau, m'obligeait à reprendre le contact. Et chaque fois l'attrait était plus vif, la communion plus ardente.

C'était au début de notre promenade ; nous traversions le village de Préchac, et tout à coup, des souvenirs de mon adolescence se levaient au bord du chemin, venaient à ma rencontre. Sur la place, à côté de l'église, je revoyais tout enlierré et nimbé du vol des pigeons, le porche hospitalier de la maison où je venais avec une troupe d'invités, garçons et filles, jouer et danser le jour de la fête patronale. Des liaisons rapides, des amourettes d'une heure se nouaient là chaque année, entre deux tours de valse, sous le couvert parfumé des tilleuls, le long du gave dont la voix tumultueuse étouffait nos chuchotements et nos baisers. Oh! ces premières émotions, ces caresses ignorantes, ces larmes de l'adieu au bord des cils! Caresses, larmes, aveux, ces trophées naïfs de mes jeunes ans, je les vouais en offrandes à ma nouvelle, à ma dernière amie. Aucune mélancolie ne me venait à remuer ces cendres légères, aucun pressentiment de la caducité de mon bonheur actuel. Il me semblait plutôt y voir le développement normal, le plein épanouissement de ma faculté d'aimer, don unique et couronne de ma vie. C'était pour plus tard mieux adorer Thérèse que j'avais fait cet apprentissage. Pour elle encore s'étaient succédé les nombreuses expériences où s'était affiné mon goût, où ma sensibilité s'était mûrie dans la volupté et dans les pleurs. Thérèse était le but, le mystérieux sommet vers lequel je montais sans le savoir, effeuillant sous mes pas les roses éphémères de mes éphémères passions.

La calèche maintenant traversait un village.

Des masures enfumées, des granges couvertes de chaume s'étageaient au bord du chemin, à l'ombre des merisiers et des frênes. Des jardins de tournesols et de coquelourdes s'espaçaient entre les bâtisses, et, parmi la verdure et les fleurs, des bouillonnements d'eaux vives épanchées en rigoles jetaient d'un clos à l'autre comme de mousseux entrelacs. De l'humanité remuait au seuil des portes ; une vieille filait sa quenouille au soleil, une jeune fille lavait des seilles de bois au ruisseau, des enfants pieds nus menaient une ronde sur l'herbe. Thérèse s'attendrissait à la vue de cette idylle. Peut-être m'associait-elle au rêve d'une existence pareille, au bord du gave, dans une de ces granges embaumées de l'odeur du foin nouveau.

Et c'était bientôt un autre rêve, que lui suggérait, versant son ombre sur la route, la muraille en surplomb, mutilée et orgueilleuse, du château féodal de Baucens. Elle était la châtelaine, la créature frêle dans la raideur du brocart, la main longue qui feuillette le missel, le front pensif qui s'appuie à la vitre, le regard qui suit, au flanc de la montagne, l'ombre en fuite des nuages, qui guette sur le chemin oblique, l'arrivée de l'imprévu.

Et c'était moi, l'imprévu, sans doute.

Marc, cependant, commentait ces spectacles ; il déterminait l'âge des ruines, la nature des terrains. Pauvre Marc! Malgré sa volonté d'utiliser la course, d'emmagasiner des documents, d'inventorier des pierres, il n'avait pas sa liberté d'esprit habituelle. Il se doutait de ce qui se passait entre Thérèse et moi ; il nous observait à la dérobée, il établissait les données du problème que, depuis son arrivée, il cherchait à résoudre ; mais ce n'était pas un problème comme les autres. Marc, l'infaillible Marc, hésitait, ne savait que penser.

L'inquiétude à la fin eut raison de son bavardage. Il se tut et je continuai de rêver. Je planais ; la presque certitude d'être aimé me soulevait au-dessus de l'existence. Un couple d'amoureux qui nous frôla, descendant de Cauterets en calèche découverte, acheva de m'exalter. Les mains unies, les joues accolées sur les coussins, ils passaient, étrangers à la vie, isolés dans la céleste impudeur de leur ivresse. Ce fut le coup de grâce donné à mes derniers scrupules. Tous les voiles tombèrent ; conscient et impénitent de ma folie, je me vouai aux affres et aux délices d'une passion sans espoir.

Je me souviens du lieu et de l'heure. C'était entre Saint-Savin et Argelès, un peu avant le déclin du jour. L'air était chaud encore et la lumière haute. La splendeur de juillet enveloppait la vallée. Les réseaux frissonnants des eaux vives, la feuille lustrée des châtaigniers, l'herbe blonde des prairies, tout respirait la joie, l'orgueil de la vie au plein de sa maturité. Des pigeons se poursuivaient sur le toit d'une grange, des papillons se pâmaient, suspendus aux lèvres violettes des sauges. D'un chemin rocailleux qui grimpait sous le couvert des arbres, une voix monta tout à coup, une voix d'adolescent. Hésitante d'abord, un peu rauque, elle s'affranchit bientôt, s'épandit à larges ondes dans la campagne. Elle disait, cette voix, la chanson d'amour du pays, la chanson d'âpre désir, de volonté supra-terrestre qui attendrit les rochers, qui nivelle les montagnes :

Ces hautes montagnes
Si hautes, si hautes,
M'empêchent de voir
Où sont mes amours.

Le pâtre chantait, et moi je continuais la chanson, je la paraphrasais à ma manière : Baissez-vous, disais-je, montagnes du devoir ; ouvre-toi, jardin mystérieux de la félicité!

La course rapide de la calèche aidait à ce prestigieux essor ; c'était comme le bercement en plein azur d'un enlèvement, l'illusion d'une fuite hors de la vie. Le hasard d'un cahot qui jeta Thérèse sur moi ajouta un moment à cette illusion la réalité d'une caresse. Thérèse se recula vivement, comme brûlée du contact. Son buste en même temps se cambra, se raidit en une attitude de sévérité voulue. Et moi, la dévisageant quand même : va, il est trop tard, pensais-je ; ton heure est venue ; tu n'échapperas pas à l'amour. Tes yeux m'évitent et tout ton être m'appelle. Tu veux me punir et tu ne t'aperçois pas que tu te fais mal en me frappant.

XVIII

Nous rentrions. Le dîner en commun se ressentit de nos états d'esprit, de ce que nous cachions de nous-mêmes les uns aux autres. Marc oubliait de parler, Thérèse ne pensait pas à sourire. Ces dames l'obligèrent presque à se mettre au piano après le repas. Ses cahiers étaient déjà enfermés dans la malle. Elle essaya de jouer de mémoire une mazurka de Chopin. Mais à peine le thème posé, à peine les premiers pas faits sur ce chemin de la douleur et de la folie, ses forces l'abandonnèrent. Elle quitta le piano et bientôt après le salon. La voiture avait ébranlé ses nerfs, s'excusait-elle. Mais son regard en s'en allant me donnait une autre explication. Évidemment elle avait peur de se trahir, elle était impuissante à dissimuler son trouble. Elle avait hâte d'être seule, de s'interroger, de regarder en elle-même.

Sans doute elle ne dormit pas mieux que moi cette nuit-là ; ce fut pour tous les deux comme une veillée des armes avant notre dernière rencontre.

Mais ma veillée à moi ne fut qu'un délire continu de bonheur. Elle m'aime! elle m'aime! répétais-je. A peine si mon exaltation me permettait de penser à ce que pouvait, à ce que devait souffrir Thérèse, en tête à tête maintenant avec sa conscience. Peut-être son ignorance en lui cachant le danger lui épargnait-elle l'inquiétude. Fût-elle tourmentée d'ailleurs, quelque douceur devait se mêler à son supplice. Si funeste qu'il soit dans la suite, l'amour ne crée-t-il pas autour de lui une atmosphère de félicité? Je m'aveuglais ainsi, et cependant ce que je savais de mon amie aurait dû m'avertir que pour elle, dès la première atteinte de la passion, ce serait le combat et le martyre.

Si j'avais pu en douter, son visage, quand je la revis le lendemain, eût bientôt fait de me renseigner. La fièvre m'avait tiré du lit dès avant l'aube ; après une fausse sortie dans la rue qui devait assurer la liberté de mes mouvements, j'étais rentré par l'escalier de la terrasse, et là, blotti derrière un massif de lilas, j'attendais, je guettais l'arrivée de mon amie. Peut-être le hasard me ménagerait-il un dernier tête-à-tête, et je me tenais prêt à aider le hasard.

Plus d'une heure s'écoula dans l'impatience de mon affût. J'avais entendu la servante se lever, remuer dans la maison, ouvrir les fenêtres, porter les déjeuners dans les chambres. Puis ma belle-mère et ma femme étaient parties à l'heure habituelle, leur paroissien à la main ; la servante après elles était allée au marché. Nous étions seuls, Thérèse et moi, dans la maison. Mais descendrait-elle avant le retour de ces dames, avant l'arrivée de Marc? Elle était levée ; une ou deux fois je l'avais aperçue derrière le rideau un moment écarté de sa fenêtre. Elle regardait le temps qu'il faisait sans doute. La matinée était sombre, cloîtrée, silencieuse ; le brouillard, qui voilait les montagnes à mi-corps, ne laissait voir de la vallée que l'horizon le plus intime, le cercle habituel de nos promenades, les plus proches hameaux, les clos d'herbe au bord du gave, les châtaigneraies au bas des pentes.

Je désespérais de voir Thérèse quand elle parut enfin sur le seuil de la porte à vitres du salon. Elle? non pas, mais une autre elle, une figure qu'il me semblait n'avoir pas encore vue, tant elle était changée. Une nuit de passion, une secousse d'orage avaient repétri ce visage que je croyais si bien connaître. Sa beauté restait, mais combien différente! Tout ce qu'il y avait encore sur ses traits d'expression enfantine avait disparu ; à la place des colorations d'aube si délicates, dont elle était parée jusque-là, c'étaient dans la cernure des yeux brillantés de fièvre, dans la minceur frémissante du sourire, dans le trouble de la chair pâlie où montaient de brusques flambées de pourpre, c'étaient toutes les évidences de l'amour douloureux, de la passion aux prises avec le devoir.

Elle frémit en m'apercevant.

— La montagne est en deuil de vous! lui dis-je en lui montrant la vallée en pleurs sous les rideaux de brume. Et moi, ajoutai-je, j'aurais voulu qu'elle se fit plus belle ce matin, pour que vous en emportiez un meilleur souvenir.

L'air de soumission tendre de mes yeux, l'humilité de mon attitude, la détendirent.

— Un meilleur souvenir? répliqua-t-elle. Pensez-vous que ce fût bien nécessaire?

Sa tristesse me fendait le cœur. Je ne sus pas plus longtemps me contraindre.

— C'est donc fini, balbutiai-je ; nous ne nous verrons plus, mademoiselle Thérèse!

— Sans doute, et c'est mieux ainsi, dit-elle en détournant les yeux. Je ne suis restée que trop longtemps à Argelès. On m'attend là-bas, on me réclame. J'ai autre chose à faire dans la vie, vous le savez bien, que de me promener et de causer, — même avec vous! Mes doigts se rouillent ici, et sans mes doigts, que deviendrait ma mère, que deviendrait mon frère? Et puis… elle hésita un moment, comme si elle avait quelque chose à ajouter, et conclut d'un geste vague en secouant la tête.

— Je sais tout cela, lui répondis-je ; je ne suis ni un égoïste ni un ingrat. Permettez-moi seulement de toujours penser à vous comme à la plus chère, à la meilleure des amies.

— Si je vous le défendais, vous ne manqueriez pas de me désobéir, sourit-elle. D'ailleurs ni vous ni moi ne sommes tout à fait les maîtres de nos pensées ni de nos rêves. Nos volontés nous appartiennent heureusement ; et c'est assez, n'est-il pas vrai?

— Hélas! lui dis-je, combien l'accord est difficile quelquefois entre la volonté et le cœur!

— On lutte, répondit-elle, avec une dureté d'orgueil dans le timbre de sa voix.

Nous nous taisions. Un coup de sifflet montant de la gare nous rappela brusquement à l'un et à l'autre l'heure prochaine de l'adieu. Thérèse s'attendrit.

— Mme Lavernose m'a fait promettre de lui écrire ; vous aurez souvent de mes nouvelles, — si elles vous intéressent encore, dit-elle, avec une nuance de coquetterie.

— Que vous êtes bonne! m'écriai-je en un élan de tout mon être ; et que je vous aime! ajoutai-je à voix plus basse.

Sa pâleur m'avertit de ne pas continuer.

Elle s'appuyait au mur de la terrasse prête à défaillir. Et moi j'étais là, balbutiant des paroles d'excuses, avec une envie folle de la prendre, de la serrer dans mes bras, d'aller chercher mon pardon avec mes lèvres sur ses lèvres. Car nous en étions déjà à ce point où l'amour seul peut guérir les blessures de l'amour.

L'arrivée de Cyprienne et de ma belle-mère sur la terrasse mit fin à mon embarras et à l'angoisse de Thérèse. Presque au même moment, Marc faisait son entrée. Et ce furent les préliminaires du départ, les derniers préparatifs, le bruit triste des malles traînées sur le plancher comme d'un cercueil qu'on emporte, et les adieux à la maison, la caresse du doigt aux touches du piano, le regard au jardin, à la vallée. Thérèse pleurait, et elle avait honte de ses larmes, honte de me les montrer, honte de laisser croire aux autres, à ma femme et à ma belle-mère, qu'elle les versait pour elles. La nécessité de mentir la révoltait ; d'autant qu'à ses marques de regret répondaient de vrais témoignages de sympathie. Notre petit monde pleurait Thérèse : Cyprienne, ma belle-mère, tous. Jacques sanglotait depuis la veille et, la petite servante, avec le beau geste des pleureuses antiques, ramenait sur sa figure un pan de son tablier. Jusqu'au docteur qui allongeait une poignée de main à sa malade du haut de son cheval barbe, compagnon inséparable de ses tournées ; jusqu'aux gens de la rue qui s'attroupaient pour la voir passer, au seuil des portes.

Elles approchaient, elles sonnaient enfin, les minutes brutales ; l'omnibus, la gare, le wagon.

Thérèse était montée dans son compartiment ; penchée à la portière, avec un bouquet de roses à la main, offert par Cyprienne, elle me regardait. Oh! ce dernier regard, ce sourire pâle dans les roses! Que voulait-elle dire? Quel ordre, quelle promesse me léguait-elle en s'en allant? Le train se mettait en marche et elle me regardait, elle me souriait encore. Puis peu à peu ses yeux perdirent le regard, ses lèvres le sourire. Une seconde encore, et je ne vis plus de Thérèse qu'un peu de pâleur dans du rose. Et tout disparut.

XIX

— Bonne journée pour voyager! déclara Cyprienne ; le temps doit être couvert en plaine. Mlle Romée ne souffrira pas trop de la chaleur.

— La pauvre enfant est encore faible, ajouta ma belle-mère, l'émotion l'a brisée ; elle avait l'estomac fermé ce matin.

J'écoutais naître et mourir ces propos sans sortir de mon rêve. La voix de Marc me réveilla.

— Et bien, m'interrogeait-il, que pronostiquez-vous? Pensez-vous que le brouillard se lève? Avons-nous chance de voir quelque chose, si nous montons à Pibeste?

J'avais oublié ce projet d'ascension arrêté la veille avec l'ami de Thérèse. Et la journée à vrai dire n'était pas engageante. Mais au point où nous en étions avec Marc, je ne voulais pas avoir l'air de reculer devant un tête-à-tête.

— Le brouillard se lèvera peut-être, lui dis-je ; il remue déjà ; le Léviste tantôt laissait voir sa couronne ; bon signe ; ce serait parfait si nous pouvions arriver là-haut avant l'invasion du soleil.

Une demi-heure après nous nous mettions en route. Vous avez sûrement vu Pibeste, mon cher ami ; de la pointe de l'hôtel on vous l'a montré dressant sa corne, au-dessus du clocher d'Argelès, dans le ciel oriental. C'est une montagne de médiocre altitude, assez pauvrement boisée, dont le seul mérite est de pointer en avant de la chaîne, de façon à laisser voir, par-dessus la tête des pics voisins, l'immensité des plaines de la Bigorre et du Béarn.

A la croix d'Ost, près de la fontaine miraculeuse de Saint-Sesthé, nous quittâmes la route de Lourdes pour attaquer la montée, une montée tout de suite assez raide dans la pierraille calcaire, à travers des paysages calcinés, abandonnés par les troupeaux. Les mornes gris de Lias et de Géü s'érigeaient, en face de nous, sur la rive opposée du gave qui fuyait en des méandres d'un vert pâle enguirlandés de saulaies et de vergnes. Des ardoisières, des carrières de marbre déchiraient çà et là l'uniformité des pentes ; des éboulis de rocaille s'en échappaient comme des ruisseaux tristes, et des villages pauvres étalaient leur nudité pouilleuse au pied d'un médiocre clocher.

L'épaisseur d'un taillis nous dérobait bientôt ce spectacle. Nous voyagions à travers des cépées en croissance qui s'étreignaient au-dessus du sentier. Et la monotonie de cette prison de feuilles nous obligeait à causer. Par quelles transitions insensibles, ou, qui sait, adroitement ménagées par mon interlocuteur, en vînmes-nous à parler de l'amour? Marc le trouvait mal compris et singulièrement rabaissé par la littérature contemporaine. Romanciers ou poètes, presque tous avaient raconté ou chanté la passion ; or la passion, expliquait-il, n'est qu'un élément ou un passage de l'amour : l'état de fièvre créé par l'obstacle. Dans la littérature comme dans la vie, la tendresse est la forme la plus haute, la plus complète de l'amour.

— Peut-être avez-vous raison au point de vue social, lui répondis-je, mais votre esthétique est bien étroite. Hors de la tendresse, pas de beauté? Allons donc! Comme si Phèdre n'avait pas les mêmes droits à l'éternité que Bérénice! Commencez donc pas réformer l'humanité, cher Monsieur, avant de régenter la littérature.

— C'est qu'elles ont partie liée, répliqua Marc. La morale du littérateur ne peut pas différer de celle de l'honnête homme.

— Je le veux bien, si vous m'accordez que l'idéal de l'honnête homme a varié de siècle en siècle et même d'une génération à la suivante dans ce siècle-ci qui va plus vite que les autres. Décrétez l'unité des esprits, fixez le symbole des croyances, bâtissez le temple où abjureront les hérésies et les schismes, et nous verrons après. Car il vous resterait encore à uniformiser les tempéraments et les caractères. Imposer le même idéal de l'amour à un bilieux ou à un sanguin, à un nerveux ou à un lymphatique, la tâche n'est pas facile. Et les déséquilibrés, qu'en ferez-vous? les déséquilibrés, c'est-à-dire presque tous les artistes et les poètes. Comment s'y prendront-ils pour commander à leurs sentiments, pour les incliner du côté de la tendresse et du sacrifice, eux dont la tête est toujours prise avant le cœur!

— Eux comme les autres ; je n'admets pas d'irresponsables. Et sans doute, une fois déchaînées, les forces de la passion se font aveugles et sourdes ; elles ont une vie parasitaire, ennemie de la nôtre ; c'est à nous d'arrêter leur éclosion, de les étouffer dans l'œuf.

— Je voudrais vous y voir, Monsieur le moraliste, répliquai-je ; je voudrais voir votre machine à raisonner aux prises avec votre imagination. Exorciser le rêve est facile à dire à qui ne rêve pas ; mais quand c'est le rêve qui mène la vie, quand la sensibilité vibrant au moindre choc vous met à la merci d'une odeur, d'une musique, d'une image, que faire et comment résister?

— Fermez les yeux, bouchez-vous le nez ou les oreilles!

— Pauvres précautions, mon cher, contre les fatalités de l'instinct. Songez que les êtres d'imagination sont tous, ou peu s'en faut, des enfants ou des sauvages, des impulsifs, des inconscients.

— Inconscients, donc innocents, n'est-il pas vrai? c'est-à-dire que vous, par exemple, qui avez l'âme d'un poète, s'il vous plaisait, sous prétexte de musique ou d'image, de faire une infidélité à votre femme, vous seriez tout prêt à vous absoudre. Laissez-moi croire que vous hésiteriez le cas échéant.

— Peut-être en effet reculerais-je devant l'infidélité matérielle ou même devant la trahison du cœur qui briserait le lien affectueux ; mais l'infidélité du rêve, la trahison des yeux qui se tournent, comme les plantes amoureuses du soleil, vers une beauté supérieure, celle-là, pourquoi me l'interdirais-je? Que j'aie l'imagination occupée d'un rythme vivant ou d'un rythme d'art, où est le mal et à qui ma dévotion pourrait-elle nuire? Quand j'en serai là d'ailleurs, je ne manquerai pas d'avoir recours à vos lumières. En attendant, je vous permets de supposer tout ce qu'il vous plaira sur mon compte, même le pire.

— Vos distinguo me paraissent bien un peu perfides, mon cher monsieur Lavernose ; mais vous aurez beau essayer de m'en faire accroire, vous ne réussirez pas à changer la bonne opinion que j'ai de vous, conclut Marc.

Évidemment il n'avait aucune envie de se brouiller avec moi ; il lui suffisait de m'avoir averti.

Le paysage nous reprenait d'ailleurs, faisait diversion presque au même instant. Nous sortions, nous nous évadions enfin de l'interminable taillis où nous dialoguions depuis une heure. Et le brouillard nous quittait. C'était devant nous la fête de l'été, la splendeur du ciel pyrénéen, la délicatesse de l'azur autour des rochers et des arbres. Des bouquets de hêtres s'espaçaient à travers un éboulis de masses calcaires. Et au-dessus de cette pente rocailleuse, s'évasait la coupe verte d'une étroite vallée de pâturages, cernée par les pointes terminales de Pibeste. Des troupeaux de vaches, des ramades de brebis tondaient l'herbe au bord des sources, ou ruminaient, couchés à l'ombre des roches surplombantes, observés par les cabanes de bergers qui se groupaient au sommet d'un mamelon de daphnés et de bruyères. Et c'était, plus haut encore, la facilité d'un pâturage en pente douce, d'où les quenouilles d'asphodèles se levaient en moisson blanche. Tout le revers de la montagne en était habillé, et l'odeur qui s'en émanait était si forte que les papillons engourdis se pâmaient, se laissaient prendre sur les fleurs.

Le sommet pointait au-dessus, défendu comme d'une dernière barricade par une cépée de hêtres. Marc y arriva le premier. Cet élan l'avait mis hors de lui. Debout sur le roc, il triomphait, prenait possession des paysages étalés confusément devant lui.

Le brouillard du matin s'était épaissi en montant ; il s'interposait par endroits, flottait entre la plaine et la montagne, et ces intervalles de néant donnaient à l'espace démesuré qui reculait sous nos regards, un aspect de chaos, de planète en formation. Plus près cependant, à la base de Pibeste, des morceaux de pays se précisaient ; on distinguait un village, un lac, un tournant de route, un moulin sur le gave. Et cela était chétif, sans beauté, sans intérêt. Le moulin avait l'air d'un jouet d'enfant, le lac d'un bijou naïf, la route d'un fil blanc où se trémoussait une humanité minuscule.

La plaine fuyait au delà, oscillante, monstrueuse, d'une vastitude aussi pénible au regard que l'infini peut l'être à la pensée. Une traînée blanche apparaissait au bord d'une ondulation de cette mer, comme un peu d'écume à la crête d'une vague. Je nommai Pau. Tarbes, plus près, se cachait derrière le massif du Léviste, mais des détonations sourdes, irrégulièrement espacées, nous orientaient, trahissaient sa présence. C'était l'arsenal qui essayait ses canons.

Marc ne se lassait pas de questionner. Tandis que je subissais, écrasé, la fascination, la nausée de l'immense, le futur agrégé, aux prises avec le décourageant horizon, poursuivait méthodiquement sa conquête. La plaine une fois soumise, il se tournait vers les montagnes. Elles nous dominaient, nous enfermaient dans un cercle de figures hostiles. Sous leurs casques de neige, à travers la fumée tourbillonnante des nuages suspendus à leur cime, les plus lointaines apparaissaient comme détachées de la terre, en essor vers l'azur. Je les désignai à Marc. C'était par-dessus la crête allongée de la Pène de Lhéris, la pyramide bleue du pic d'Arize, le colosse qui veille au seuil des Pyrénées. Plus reculé, jaillissant du dédale obscur de la chaîne, le mont Perdu s'exhaussait, formidable, avec sa couronne blanche de glaciers comme le roi de la mort. Géométrique et noir, le Cylindre, à côté, faisait l'effet de quelque monument funéraire, d'un hypogée barbare pour une dynastie d'avant l'histoire. Le Vignemale et le Balaïtous fermaient le cercle : le Vignemale cuirassé d'argent, avec sa Piquelongue en arrêt, crevant le ciel de sa pointe aiguisée comme une flèche barbare, le Balaïtous hérissé, crevassé, fracassé, pareil à une citadelle en ruine vaincue par les éléments.

Pibeste s'humiliait au pied de ces despotes, et j'imitais Pibeste. Marc exultait, au contraire, son humanité semblait accrue, sa personnalité exagérée par le défi des cimes.

L'ascension de Pibeste l'avait mise en goût, il parlait de monter le lendemain au Vignemale. Puis sa pensée se porta vers une autre tâche, vers une autre victoire. Un large morceau de l'Aquitaine était là, devant son futur historien ; Marc recevait l'hommage du duché sur lequel il avait fondé sa fortune.

Il me parla de sa thèse et de la carrière qu'elle pourrait lui ouvrir. C'était la certitude d'un poste dans une faculté, d'une situation de maître de conférences, de chargé de cours peut-être : la vie matérielle largement assurée, et l'autre du même coup, le bonheur dans le mariage. Encore un an, deux ans au plus d'épreuves, et ce serait la sécurité dans une fonction honorable et indépendante, à côté d'une compagne choisie par lui, d'une épouse aimable et sage, ornement de son foyer, fidèle appui de son cœur. Et il ne s'agissait pas d'un roman en l'air ; Marc connaissait cette perfection, il était en relations quotidiennes avec sa famille ; il avait tout lieu de croire que sa demande, quand il jugerait à propos de la faire, recevrait un bon accueil. Il n'attendait que l'assurance d'une place et d'un traitement pour conclure. — Mais, ajouta-t-il, d'ici là, j'ai peur. Sans doute ma jeune amie n'ignore pas que j'ai de l'affection pour elle, mais le reste, le sentiment plus tendre, le projet d'union intime, je me suis interdit de le lui dire. Peut-être l'a-t-elle deviné, mais je ne vois pas qu'elle y réponde autrement que par de l'amitié, et c'est bien quelque chose, c'est même tout ce que je souhaite provisoirement ; mais si l'amour allait venir, l'amour pour un autre! Elle est libre après tout, libre pour le mariage, libre même, — il faut tout envisager, — libre pour la passion.

Sur ce mot de passion, Marc, qui avait baissé les yeux en même temps que la voix pour m'expliquer ses craintes, les leva sur moi brusquement :

— Voyons, cher Monsieur, continua-t-il, nos relations si récentes ne m'autorisent peut-être pas à vous ennuyer de mes affaires, mais nous sommes situés ici à quelques centaines de mètres au-dessus du niveau des conventions sociales. Permettez-moi d'avoir recours à votre expérience. Vous devez connaître les femmes mieux que moi. Moi, je n'en ai jamais regardé qu'une, et celle-là je l'aime trop pour la juger de sang-froid. Mais vous la connaissez, vous aussi, cette jeune fille dont je vous parle, cette fiancée sans le savoir ; vous venez de passer un mois avec elle, elle vous a parlé de moi, sans doute ; croyez-vous qu'elle m'aime un peu, qu'elle m'aime assez pour me garder son cœur? C'est que, voyez-vous, je n'ai aucune illusion sur mon compte ; ni mon caractère, ni mes goûts n'ont rien qui parle à l'imagination d'une jeune fille. Aimer n'est pas tout, il faut savoir aimer. Mlle Romée me comprendra-t-elle? Je l'espère quelquefois. Il y a des jours où je la vois si paisible, si raisonnable, si laborieuse, il me semble que nous sommes nés l'un pour l'autre ; et ces jours-là sont les plus nombreux. Mais quelquefois tout change, tout se gâte ; c'est l'inquiétude, c'est le caprice. Alors, je ne sais plus que croire, j'hésite. Vous me rendriez un vrai service, cher monsieur André, si vous pouviez m'éclairer là-dessus. Que feriez-vous à ma place? Conseillez-moi. Est-il prudent de laisser aller les choses? Vaut-il mieux demander à Mlle Romée un engagement formel?

La confidence de Marc ne m'avait rien appris. Peut-être en aurais-je souffert cependant, peut-être me serais-je révolté quelques jours plus tôt, quand, amoureux sans espoir, je n'osais pas compter sur Thérèse. Mais la certitude d'être aimé avait purifié mon amour, l'avait agenouillé devant elle. Elle planait si haut que le rêve seul, comme une fumée d'encens, pouvait désormais l'atteindre. Que m'importaient dès lors les projets infra-terrestres de mon rival, son programme de félicité bourgeoise? A quelque titre qu'il fût auprès de Thérèse, ami désintéressé ou futur époux, j'avais conclu avec elle des fiançailles supérieures aux droits qu'il pouvait prendre. M'oubliât-elle même, son image me resterait ; et au point d'exaltation où j'étais arrivé, je me sentais capable de me contenter de cette union malgré elle.

Marc, cependant, attendait ma réponse. Elle fut aussi ambiguë qu'un oracle. Je m'excusai d'abord de mon peu d'habileté à débrouiller les ressorts de l'âme féminine. Et qui pouvait se flatter de la bien connaître? Mlle Romée était certes une personne de grand sens et de grand cœur, et elle m'avait toujours parlé de Marc dans les meilleurs termes ; quant à décider si elle se contenterait de ce que Marc avait à lui offrir, quant à pronostiquer l'avenir de ses rêves, vraiment on m'en demandait trop ; je me récusais. En ménage comme pour l'autre vie, c'est la foi qui sauve. Thérèse avait-elle foi en Marc? Marc avait-il foi en Thérèse? A cette question, elle et lui pouvaient seuls répondre.

Marc se taisait. Peut-être n'ajoutait-il pas grande importance à une consultation qui n'avait été qu'un prétexte à me faire parler. Peut-être aussi s'interrogeait-il, se livrait-il à l'enquête sur lui-même que je venais de lui conseiller : première et douloureuse épreuve de son amour. Pour un esprit avide autant que le sien de lumière et de certitude, l'ombre où il se débattait, le doute sur la durée possible du lien qui l'unissait à Thérèse devaient être bien pénibles. Thérèse l'avait-elle compris, l'aimait-elle assez pour l'attendre? Lui-même avait-il assez de confiance en son amie pour ne pas la troubler de son inquiétude? Il me semblait lire cette perplexité dans ses yeux, dans l'hésitation même de sa démarche.

Depuis un moment déjà nous avions commencé à descendre. Le brouillard nous talonnait. Les cimes, peu à peu, s'étaient voilées, l'horizon se fermait ; la muraille mouvante se rapprochait de nous. Bientôt elle nous enveloppa de ses réseaux humides. A peine si, dans l'incertitude de cette nuit grise, subitement tombée, nous pouvions reconnaître le bon chemin. Le grondement du gave, qui se heurtait, quelques centaines de mètres plus bas, aux contreforts de Pibeste, nous avertit une ou deux fois du danger où nous avait mis une fausse piste. Le sentier contournait la crête de la montagne, assez mollement inclinée du côté par où nous étions venus, mais qui, de l'autre côté, vers Lugagnan, tombait brusquement en précipices. Le brouillard, d'abord sec, s'était mis à couler, et la mouillure des pierres aggravait la difficulté de la descente.

Arrivés au niveau des pâturages, nous décidâmes de nous abriter un moment et de nous sécher dans la cabane des pâtres. Le gîte était misérable ; une hutte de pierres sans porte, sans fenêtres, avec un toit intermittent d'esquilles calcaires que rejointaient mal des mottes de gazon. Les bergers nous firent place sur le banc de sapin où ils s'allongent, roulés dans leurs couvertures pour dormir ; ils allumèrent en notre honneur, devant l'ouverture de la cabane, un feu de souches de genévriers ; ils nous offrirent tout ce qu'ils avaient : du pain, du lait et du fromage.

C'étaient des gens de Vidalos qui gardaient pour le compte de quelques propriétaires du village. Ils étaient montés avec leurs bêtes à la fin de mai, dès que la neige avait eu fini de fondre ; ils ne devaient descendre que vers la mi-octobre. Ils ne se plaignaient pas du salaire ni du gîte. Ces pacages de moyenne altitude sont assez sûrs. Les bêtes et les gens y sont moins exposés que dans les hautes estibes ; les sautes de temps y sont moins fréquentes, plus rares les bourrasques de neige et les glissements de terrain causés par les pluies d'orage ; et la nuit, si les chiens aboient, il n'est pas utile d'armer le fusil pour faire peur à l'ours. La proximité du village leur était d'ailleurs avantageuse ; ils avaient le pain et le sel à deux heures de marche de la cabane, et le dimanche, en grimpant à une brèche qu'ils nous indiquaient de la pointe de leur bâton ferré, ils pouvaient voir le clocher de leur paroisse et s'unir aux prières annoncées par les carillons légers qui invitent à la messe, par les sonneries lentes qui promulguent la bénédiction.

Marc s'informait de leurs familles. Un des bergers était marié depuis six mois : un autre était fiancé ; sa promise était servante à Cauterets ; ils devaient épouser après la saison.

— Et ça ne vous inquiète pas de la savoir loin de vous, avec tous ces hommes, ces étrangers, ces garçons d'hôtel autour d'elle? interrogeait Marc.

— A quoi ça me servirait de me tourmenter? répondit le garçon en finissant d'écumer une jatte de lait. D'ailleurs, ajouta-t-il, je connais Méniquette depuis longtemps ; j'ai confiance.

— Et vous faites bien, approuva Marc. Puis se tournant de mon côté : vous l'avez entendu, me dit-il ; cet homme a répondu pour moi. Moi aussi, j'ai confiance.

Allègre et dispos, il reprenait en même temps son bâton de route, et nous repartions à la descente. Nous ne nous parlions plus. A quoi bon? Lui m'avait dit ce qu'il avait à me dire ; il m'avait prévenu, il avait pris sa position de combat. Et moi j'avais hâte de l'embarquer, de me délivrer de lui, pour me donner tout entier au souvenir de Thérèse.

Le futur agrégé devait nous quitter le soir même pour aller à Cauterets. Je remplis jusqu'au bout les devoirs de l'hospitalité ; je le conduisis à la gare. En chemin il s'était mis à me parler de mes travaux d'archéologie commencés. Il me traçait tout un plan d'études pour Jacques. Il craignait de m'avoir blessé tantôt, et quoiqu'il se trouvât en état de légitime défense, il s'efforçait de guérir ma blessure. L'ennemi redevenait l'apôtre. Il s'offrait à me donner de loin, si peu que je les crus utiles, son appui et ses conseils : Si vous avez besoin d'un document, d'une recherche pour vos études ou pour celles de Jacques, ne craignez pas de vous adresser à moi. Je suis au courant des bibliothèques et des catalogues ; vous pouvez vous fier à mon exactitude. D'ailleurs j'aurai peut-être recours à vos bons offices pour ma thèse. Ce ne sera qu'un échange, concluait-il.

Le train partait ; Marc me tendit la main. J'étais seul. Je pris pour rentrer chez nous par le plus long et par le plus désert. J'errai dans les avenues à moitié habitées qui s'ouvrent à gauche de la gare, entre le gave et la route de Pierrefitte. Des villas en construction, des jardinets récents, de grêles massifs, s'espaçaient des deux côtés avec des intervalles de prairies, des ouvertures d'allées qui finissaient en sentiers, perdues à dix pas dans les cultures. La nuit était tombée ; des flambées de gaz luisaient à travers les avenues, et, dans la paix de la vallée, se propageaient, en même temps que les musiques lointaines du casino, la frêle crécelle des sauterelles.

Je m'abandonnai à la nuit ; je la laissai tisser autour de moi ses voiles de solitude et de silence. J'étais délivré de l'action, délivré des responsabilités et des angoisses du vouloir, en accord avec les autres et avec moi-même. Le départ de Thérèse avait tout harmonisé. Plus de désirs, partant plus de remords. Au lieu des ivresses et des tourments de la passion vivante, c'était désormais devant moi la douceur continue, la sérénité du rêve.

Dans le dédale du parc inachevé où s'attardait ma flânerie, au bord des massifs de lilas, sur les blocs de rocher le long du gave, je frôlai plusieurs fois des couples d'amoureux ; les voix se taisaient à mon approche, et c'était, dans l'ombre, la fuite légère d'une robe. Et je les plaignais de fuir, je les dédaignais de se cacher. Que ne s'affranchissaient-ils eux aussi du servage de la chair?

XX

Ce fut comme une autre vie qui commença pour moi le lendemain ; une vie en arrière, dans le souvenir. La réalité présente ne me touchait plus ; pas même la réalité qui se rapportait à Thérèse. Elle écrivait régulièrement à ma femme, et ses lettres, longuement commentées, étaient l'événement de la semaine. On lisait cette chère écriture, on en parlait devant moi ; je la lisais, j'en parlais aussi ; mais cette Thérèse récente n'ajoutait rien à la Thérèse qui vivait en moi, à celle dont ma piété entretenait l'image.

C'était à cette Thérèse-là que j'appartenais désormais. Toute autre société m'était devenue odieuse. Je m'étais emparé de sa chambre ; je m'y enfermais avec elle pendant des journées entières. La saison s'avançait, et il y avait des chances pour que nous ne trouvions pas de nouveaux hôtes ; j'étais d'ailleurs résolu à les écarter. Je passai là dans une claustration à peu près complète, comme dans une maison mortuaire après la disparition d'un parent proche, les premiers jours qui suivirent son départ. Assis dans son fauteuil, enveloppé de l'odeur légère laissée par ses cheveux et qui me rendait la sensation de sa présence, j'évoquais heure par heure les semaines précieuses que j'avais passées avec Thérèse. Ce qu'elle avait dit, ce qu'elle avait fait, la couleur de ses robes, la nuances de ses sourires, je revoyais, je réentendais tout.

Comédien sincère, pour mieux entrer dans la réalité, je me donnais la représentation minutieuse de nos conversations, de nos attitudes. Ce furent de prodigieux enfantillages, et je ne vous les confesserais peut-être pas, s'ils n'avaient pas contribué à la formation d'un état d'âme qui devait m'être si funeste!

L'idolâtrie n'est pas une forme exceptionnelle de l'amour ; peut-être même n'est-il pas de passion un peu forte qui n'arrive à ce paroxysme. Tout amoureux suppose plus ou moins un lyrique. Moi comme les autres, un peu plus peut-être, j'eus le pouvoir d'idéaliser, de transformer tout ce qui se rapportait à l'aimée. C'est ce qu'en exégèse amoureuse on appelle cristalliser, et l'inventeur du mot et de la théorie l'applique, je crois, aux débuts de la passion ; mais cette faculté ne se développa chez moi dans son plein qu'à la seconde période, quand le départ de Thérèse m'obligea de chercher des consolations ou des compléments à son absence.

Bientôt le souvenir ne me suffit plus. Je voulus de nouveau fouler les sentiers qu'elle avait parcourus. Les arbres qui avaient ombragé nos haltes, les pierres sur lesquelles elle s'était assise, me devinrent autant de buts de pèlerinage. Quand j'avais dépassé les dernières masures du faubourg de l'Aïroulat et que je touchais aux grands espaces libres, habités par les châtaigniers, je m'arrêtais, aussi ému qu'un dévot au seuil de l'église. Ces pentes gazonnées, ces abris de rochers, ces frondaisons éparses balayant les pelouses, c'était le sanctuaire de mon culte. Je m'asseyais à l'une des places où mon amie et moi nous avions accoutumé de nous asseoir, et, autant que je pouvais m'en souvenir, dans la posture exacte où je m'étais trouvé à côté d'elle. Je lui parlais, j'écoutais chanter dans le silence l'écho affaibli, l'écho charmant de ses paroles. La châtaigneraie, à cette époque de l'année, était déserte ; les feuilles mortes sur les sentiers empêchaient d'entendre le sabot des passants, du petit pâtre meneur de chèvres, de la vieille en capulet déteint qui filait sa quenouille en gardant sa vache le long des bordures. Ils m'épiaient de loin, s'étonnaient de me rencontrer chaque jour, s'inquiétaient de me voir parler tout seul, interpeller comme un sorcier les rochers ou les plantes.

Un de ces bergers, un boiteux à qui Thérèse avait fait quelquefois l'aumône, m'accosta un jour, s'informa de celle qu'il ne voyait plus avec moi. Il avait trouvé dans l'herbe, en promenant ses chèvres, quelque chose qui lui appartenait peut-être, et il m'exhibait, gâté par la rosée et la pluie, un gant en peau de Suède que Thérèse avait perdu en effet et que nous avions inutilement cherché ensemble. Cette relique ne me quitta plus désormais.

Mais mon idolâtrie en était arrivée bientôt à se passer d'objets matériels ; elle s'exerçait en esprit sur les perfections de Thérèse. Comme le dévot qui médite sur une parole ou sur un acte de son Dieu, je me dilatais, je me fondais dans la contemplation de mon amie. Pour entrer plus avant dans la possession de sa beauté, pour en atteindre la définition totale, je travaillais à me la représenter en détail ; je restreignais mon adoration pendant tout un jour à ses yeux ou à ses lèvres ; je m'appliquais à analyser les nuances les plus fugitives de ses regards ou de son sourire. Et c'était tout un paradis que m'offrait ainsi cette Thérèse une et multiple, que mon investigation patiente et enflammée diversifiait à l'infini.

A force d'analyser le charme de mon amie, de la célébrer, de la chanter, j'étais arrivé à un état d'hypnose chronique tout à fait étrange. Les pratiques de méditation et de contemplation par où j'avais travaillé d'abord à me procurer l'illusion de sa présence m'étaient devenues inutiles. Dès que cessaient les soins matériels, les occupations de ma vie, dès que je m'arrêtais de parler ou d'agir, et quelquefois même à travers mes paroles et mes actes, Thérèse m'apparaissait ; j'étais avec elle. Ainsi qu'il arrive aux âmes élues dans l'état d'oraison, quelque chose m'enlevait doucement à moi-même ; je me sentais porté dans un autre et meilleur élément, vers la Beauté et vers l'Amour. Et la source de cette félicité paraissait inépuisable ; les ondes de bonheur où je me répandais naissaient, se développaient d'un mouvement toujours égal.

J'ai peur de mal m'expliquer et que mes expressions vous paraissent trop fortes. Et moi, je les juge insuffisantes à traduire le paroxysme heureux où je me trouvais ravi. Ce don de moi-même à une autre avait presque la douceur d'un évanouissement, mais d'un évanouissement sans vertige et qui me laissait la pleine conscience de mon acte. Je mourais à moi-même, je mourais de minute en minute avec un sentiment toujours nouveau de repos, de quiétude, de concordance avec les aspirations, avec les lois de ma vie. Je me donnais sans fin, et ce pouvoir croissait de jour en jour ; j'avais franchi les limites du possible ; la porte du jardin mystique s'ouvrait devant moi ; devant moi, s'étendait, illimité, le Paradis de l'Extase. J'étais arrivé à une possession continue de Thérèse qui ne laissait presque rien à envier à la réalité. Je n'avais plus besoin d'évoquer son image ; elle habitait ma pensée ; elle s'imposait à mon sommeil. Je la voyais debout, en marche ; sa robe claire ondulait au rythme de son pas silencieux ; la tête un peu tournée de mon côté, elle m'invitait à la suivre ; ou bien elle se reposait assise dans son fauteuil de convalescente, songeuse, le menton incliné, dans son attitude familière. Et il me semblait saisir le mouvement de ses lèvres qui me parlaient, le son de sa voix, la tiédeur de sa main dans la mienne.

C'était dans le recueillement de sa chambre, de cette chambre où nous sommes, qu'elle m'apparaissait le plus nettement. En plein air, les contours s'atténuaient. Les bruits trop rapprochés, les mouvements de la vie l'écartaient, et une fois enfuie, décomposée, elle était quelquefois lente à revenir. Mais ici l'illusion était complète, et, — détail étrange qui aurait dû me mettre en garde, — les sens même y avaient une part, une part de plus en plus marquée.

Ainsi déviait peu à peu la tentative d'amour mystique où je m'étais engagé et que j'avais sans doute poussée au delà des limites humaines. L'excès de spiritualité me ramenait à la matière. Pour avoir voulu perfectionner la vision de Thérèse, mon idolâtrie avait fini par la trop matérialiser. Thérèse, ressuscitée âme et corps par mon extase, redevenait ainsi devant les yeux de mon esprit la Thérèse vivante, la Thérèse douloureusement, orageusement aimée, disputée par ma passion aux fatalités qui me la rendaient inaccessible. Je retombais dans mes anciennes misères et ma chute était plus profonde. J'éprouvais pour l'absente des regrets et des désirs que sa présence même n'avait pas suggérés, des désirs et des regrets plus violents parce qu'ils étaient moins purs. Plus libre avec l'image de Thérèse qu'avec Thérèse elle-même, j'avais laissé sans y prendre garde la volupté enflammer peu à peu et corrompre mon amour. Le mal était fait ; c'était fini de mon union psychique avec Thérèse. La vision avait appelé la réalité. C'était la réalité que j'appelais maintenant, que je voulais à tout prix.

Inefficaces à partir de ce moment, dérisoires, me parurent les suppléances par où j'avais réussi un moment à tromper ma passion. La force déchaînée du désir emportait comme de fragiles obstacles les trompe-l'œil, les artifices délicats où s'était attardé mon rêve. Et quoi! quelques lieues à peine me séparaient de celle que j'adorais, de la créature nécessaire à ma vie, et tandis qu'elle pensait à moi, qu'elle m'appelait peut-être, je restais là occupé à me leurrer de vaines apparences, à presser dans mes bras un fantôme! Je m'accusais alors, je méprisais mon idéalisme intempestif, je maudissais mes hésitations et ma faiblesse. Ma conscience se taisait, débordée. Seules, des considérations d'intérêt, la peur d'un casse-cou final m'arrêtaient encore. J'évitais de penser à une conclusion quelconque ; je fermais les yeux pour ne pas voir le précipice auquel je me trouvais acculé. Ma passion se démenait derrière cette vague frayeur, frêle obstacle qui me séparait de l'irréparable.

A défaut de Thérèse, c'étaient ses reliques, que je portais à mes lèvres ; c'était son gant, c'était la place de son corps sur le fauteuil, dans le lit, que je brûlais de mes caresses. Et ces folies en appelaient d'autres. J'écrivais à l'absente, je l'implorais en des lettres qu'un reste de sang-froid m'empêchait de porter à la poste ; je formais de vains projets de réunion avec elle ; j'en venais à souhaiter quelque malheur immédiat, une rechute de sa maladie, qui l'obligeât à retourner à Argelès. Une séance récréative de magnétisme à laquelle j'assistai par désœuvrement au Casino m'induisit à essayer le pouvoir de mon fluide pour l'influencer à distance, la contraindre à revenir. Plusieurs fois, et, le plus sérieusement du monde, je tentai l'expérience, je concentrai ma volonté pour l'envoyer à Thérèse en victorieux effluves. Et pendant des heures, pendant des journées entières, après ces tentatives, j'espérais, j'attendais son arrivée ; je calculais le temps nécessaire, les retards possibles des trains, et le cœur me battait chaque fois que l'omnibus de la gare roulait le long des rues, traversait la place. Je voyais Thérèse, je la rencontrais partout ; je me laissais prendre aux plus légères ressemblances. Une première fois au Casino, dans la salle du concert, une autre fois à Pierrefitte dans une calèche qui descendait de Cauterets, il me sembla la reconnaître et, dupe volontaire, je suivis pendant toute une semaine, jusqu'à me faire remarquer d'elle et des autres, une étrangère de l'hôtel de France qui avait un peu la tournure de mon amie.

Les lettres qu'elle continuait à écrire régulièrement à Cyprienne fournissaient une matière inépuisable à mes inquiétudes. Une dernière, qui me parut plus froide, me donna à réfléchir : elle m'oublie! pensai-je, et là-dessus ce fut toute une construction d'hypothèses. La jalousie me reprit ; la figure un moment écartée de Marc Échette me hanta de nouveau, plus haïssable. En même temps que mon amour pour Thérèse, ma rivalité contre Marc avait pris un caractère matériel. J'enrageais de ses contacts quotidiens avec mon amie, et si je n'allais pas jusqu'à soupçonner leur vertu, c'était assez pour me bouleverser, de penser aux rapprochements permis, aux poignées de mains, au bras offert et accepté, aux effleurements innocents du piano ou de la table. Mais peut-être y avait-il autre chose entre eux maintenant ; je le craignais du moins. Peut-être Marc l'avait-il pressée de se marier avec lui, et elle avait consenti ; les bans étaient publiés, le mariage consommé, qui sait? Chaque jour, pendant toute une semaine, je ne manquai pas d'aller au Cercle relever dans les journaux de Toulouse les communications de l'état civil.

XXI

Je ne me souviens plus au juste du temps que dura cette crise. J'étais perdu ; seul l'instinct de la conservation luttait obscurément en moi, retardait la solution inévitable. Partir, revoir Thérèse! Cette nécessité s'imposait, et je sentais bien que je n'y échapperais pas. J'évitais seulement de penser à la date, j'ajournais de semaine en semaine. J'espérais toujours je ne sais quelle intervention, quelle poussée du hasard, qui me rendrait à moi-même, m'épargnerait cette suprême folie.

La poussée vint, me sauva provisoirement, me donna quelques semaines de répit… Ce fut à la distribution des prix de Jacques, circonstance minime à coup sûr ; mais dans l'état de déséquilibre où j'étais, le plus léger choc devait suffire à donner l'impulsion, à me jeter à la mer ou à me rejeter vers le rivage.

La cérémonie s'était accomplie selon les rites : un discours que j'avais négligé d'écouter, des fanfares que j'avais été obligé d'entendre, la récitation d'un palmarès coupée d'applaudissements qui escortaient l'ascension vers l'estrade des collégiens émus dont le front discordait aux couronnes de papier trop étroites ou trop larges. Tout à coup Jacques était dans mes bras, son bout de laurier à la main, radieux. Cyprienne pleurait ; nos voisins battaient des mains. Je pleurai aussi ; Jacques reparti, je sentis se rouvrir dans mon cœur la source depuis quelques jours fermée de la tendresse paternelle. Jacques! Ma vie de ces dix dernières années me revenait brusquement : joies et malheurs, tous les événements du ménage. Et c'était Jacques les malheurs, les joies c'était encore Jacques. Je me rappelais des riens de sa petite enfance, le miracle de son premier pas, de ses premiers balbutiements ; je retrouvais la saveur de ses caresses, la douceur de sa joue sur ma joue, la pureté de son haleine sur mes lèvres. Je revoyais ces coupes de vêtement, ces nuances de cheveux si vite passées qui font à chaque enfant comme une série de brèves existences! Et j'avais failli oublier tout cela, oublier tous ces petits Jacques lointains, et le Jacques vivant, le petit camarade et le grand ami, Jacques enfin, Jacques!

Ma folie tout à coup m'épouvanta. Je reculai, je me rejetai en arrière. Cette Thérèse idéalisée par mon culte, je la vis un moment telle que je me l'étais créée : idole monstrueuse à laquelle j'allais sacrifier mon honneur et ma vie! Insensé, j'avais voulu jouer avec ces forces redoutables : l'imagination et le rêve! j'avais tenté, mage orgueilleux et naïf, de modifier au gré de mon caprice la loi de la nature et de la vie. La vie s'était vengée ; le mage s'était pris à ses artifices ; l'évocateur était devenu l'obsédé.

Il n'était que temps de réagir. Je m'y employai sans délai. Tout jusque-là, par bonheur, s'était passé dans ma tête. Pendant qu'une moitié de moi-même s'enfonçait dans l'absurde, l'autre figurait les gestes du bourgeois, du père de famille. Il n'y avait qu'à rentrer dans la sincérité de mon rôle, à le jouer pour tout de bon. Personne à la maison n'avait pris garde à ma folie ; ma réputation de distrait avait donné le change ; un peu plus, un peu moins, ni ma belle-mère, ni ma femme ne s'étaient rendu compte de la différence. D'autant que mon détachement de tout me rendait de composition facile, d'humeur paisible et débonnaire. Jamais nous n'avions fait meilleur ménage avec Cyprienne que depuis le divorce de nos cœurs.

Les vacances de Jacques devaient faciliter ma conversion. La maison était plus vivante, plus animée alors ; le sévère intérieur se déridait ; une contagion de gaieté, d'insouciance se répandait, rompait la régularité par trop mécanique des journées et des heures.

Jacques ne me quittait pas. J'étais son compagnon de courses et son camarade d'études. Sa curiosité m'amusait, ses idées vives et courtes, ses questions insatiables. Il avait une jolie petite âme légère et vibrante que j'avais plaisir à manier.

Mon Jacques! Je m'attachai à lui, cette fois, comme le noyé à l'épave. Rien que de tenir cette petite main fraîche dans ma main fiévreuse, il me semblait que j'étais guéri. Et j'allai mieux en effet pendant quelques jours. L'image de Thérèse pâlit, se recula de moi ; je crus qu'elle allait s'effacer.

Hélas! mon illusion ne fut pas longue. Le vif élan qui m'avait ramené vers la vie de famille ne tarda guère à s'alentir, à se changer en effort. Les affections qui avaient rempli ma vie subsistaient bien encore, mais machinales, inefficaces, vidées de leur substance. Oui, même mon affection pour Jacques. Je l'aimais assez pour me dévouer à lui, pour me sacrifier s'il l'avait fallu ; ma volonté était libre ; mais d'elle-même, au bout de quelque temps, ma pensée était revenue à Thérèse.

Je ne désespérai pourtant pas tout de suite. Comme les incroyants qui prient pour mériter de croire, je continuai de témoigner à Jacques cet amour qui, hélas! n'était plus tout à fait dans mon cœur. Je me serrais contre mon enfant, comme s'il y avait eu dans ce contact quelque vertu curative de ma folie ; je l'embrassais quelquefois sans motif, j'attirais sa tête sur mon cœur, sur ce cœur que je n'avais pas su lui garder tout entier. Il me semblait que ses baisers à lui, plus sincères, plus ardents, allaient ressusciter la ferveur de mes caresses.

L'enfant s'étonnait de ces étreintes passionnées et muettes, presque douloureuses. Il s'y dérobait, ne sachant comment y répondre. Ma société commençait à lui peser ; son babil se lassait de s'épancher sans écho. Il avait tiré de ma libéralité, — compensation trop facile, — quelques jouets : une montre, un cerf-volant qu'il avait hâte de montrer à ses camarades. Il ne tarda pas à me fausser compagnie. Et moi je n'eus pas le courage de le retenir. A quoi bon?

XXII

Ce fut de nouveau la solitude autour de moi, mais une solitude assiégée, investie par l'image de Thérèse. Que faire contre elle maintenant? A quelle conjuration, à quel remède avoir recours? La médication psychique avait échoué ; valait-il la peine d'essayer autre chose? Cependant je m'étais quelquefois bien trouvé de la marche pour assoupir mes nerfs, pour mater mes rêves. Plus chanceuse cette fois, l'expérience ne valait pas moins d'être tentée.

Je pris prétexte d'une visite de quelques jours à Marsous ; je bouclai mon sac et je partis. Mais je ne fis que toucher barre à la maison de mes parents. Le bavardage affectueux de ma mère, avide des nouvelles de la famille et de la vallée, ses préoccupations de récolte et d'argent, si peu concordantes à mon état d'esprit, ne parvenaient pas à m'intéresser. La bonne femme et moi ne parlions plus la même langue ; j'étais devenu comme un étranger dans ma maison. Pauvre mère! qu'aurait-elle dit si elle avait pu deviner mes misères, soupçonner la détresse, où je me débattais, affolé? Où était-il hélas! le sauvageon de jadis, la petite âme qui s'était épanouie là, si fraîche, entre ces vieilles murailles? Ah! qu'il aurait mieux valu ne pas changer, vivre et mourir où avaient vécu, où étaient morts les miens, pareil à ceux d'avant comme à ceux d'après, surgeon du même arbre et cet arbre soudé au roc, enraciné dans les traditions ancestrales! Mais il était trop tard, j'avais sucé le virus de l'éducation sentimentale ; déserteur du foyer rustique, je devais penser, je devais souffrir en bourgeois!

Dès le lendemain de mon arrivée à Marsous, à l'aube, je communiai une dernière fois, sous les espèces du pain bis et du lait encore fumant, avec ma mère, je reçus de ses lèvres un baiser rude et cordial, le baiser coutumier de nos adieux, et je m'enfonçai résolument dans l'âpre et tortueux massif qui garde la source du gave d'Azun. Je partis seul. A quoi bon un guide quand on n'a d'autre but que la fatigue? J'avais d'ailleurs une suffisante habitude de la montagne et de la vie montagnarde pour m'y aventurer sans péril.

Je savais le chemin des cabanes de berger où je pourrais au besoin trouver un gîte pour la nuit, un abri pendant l'orage ; ces bergers, j'en connaissais quelques-uns ; les plus âgés m'avaient servi de guide autrefois ; les plus jeunes avaient été mes camarades. Les chiens même, peu hospitaliers aux passants, me faisaient bon accueil ; j'avais appris les paroles et les gestes qui désarment leur colère. Je les évitais d'ailleurs, eux et leurs maîtres, autant que me le permettaient les ressources de mon havresac. Un surplomb de rocher suffisait à protéger mon sommeil, une poignée de bruyères mortes ou de rhododendrons me donnait la flamme nécessaire à sécher mes vêtements arrosés par une averse.

Je marchais sans presque m'arrêter, de la pointe du jour à la nuit noire. Pour me fatiguer, pour m'absorber davantage, je choisissais les plus mauvais chemins, les lacets les plus abrupts, les corniches les plus vertigineuses. Que ma pensée fût bornée en même temps que mon regard aux rocailles où heurtaient mes pieds, aux périls qui bordaient ma route, c'était ce que je cherchais, et ce n'était pas difficile à trouver dans ce méchant dédale d'éboulis, de crêtes et de pics qui se hérissent, se cassent ou s'aiguisent entre le Balaïtous et le port de Marcadau. Je me jouais à l'aise dans ces rudes passages, bercé par le vent des cimes, fouetté par l'haleine froide qui monte de l'obscurité des abîmes.

Le crépuscule me surprenait quelquefois à l'entrée d'une estibe suspendue comme une écharpe de verdure entre deux précipices. Les troupeaux rentraient, les clarines des vaches tintaient longuement ; les abois des chiens montaient vers le ciel avec la fumée des cuisines de pâtres. Je m'anuitais dans leurs cabanes. La tête appuyée au sac de sel, en guise d'oreiller, je sentais se poser sur mon front, à travers les trous de la toiture, le regard inquiet des étoiles. D'autres fois, surpris par l'invasion subite du brouillard, je cherchais quelque saillie de rocher, le creux d'un sapin, et j'y demeurais blotti, n'osant pas risquer un mouvement jusqu'à la prime clarté de l'aube. A la descente de Cambalès, une bourrasque de neige m'obligea un soir à m'abriter au plus près, sous l'étroit avancement d'un bloc de granit. Une brebis égarée dans l'estibe vint partager mon gîte ; je m'écartai pour lui faire place, et je dormis d'un bon sommeil cette nuit-là, mêlé à la tiédeur de sa toison, à la douceur de son innocence.

Les journées passaient ainsi : huit, dix? j'en avais perdu le compte. Les journées passaient, et l'oubli ne venait pas. L'image de Thérèse ne cessait pas de me poursuivre. La vie élémentaire que je menais, celle, plus élémentaire encore, autour de moi, des gens et des bêtes, favorisaient, innocentaient mon rêve. La volonté des astres plus proches, le jeu plus visible des forces premières, me conseillaient la soumission aveugle à la destinée, la docilité aux impulsions de l'instinct. Et quel plus beau cadre pour la figure aimée que ce jardin de la haute montagne, ce paradis d'herbe et de fleurs gardé par les précipices! C'étaient, pour Thérèse, les urnes bleues penchées vers le gazon des gentianes, pour Thérèse, le long des sentiers, en cortège, le flambeau triomphal des iris. Elle était là, partout ; elle m'attendait le soir, assise, accoudée au granit, elle me précédait le matin, légère au bord des abîmes.

La fatigue de la marche enfiévrait encore mes visions, les animait d'une ardeur plus voluptueuse. Comme les ascètes au désert, les tentations rôdaient autour de moi, plus hardies à mesure que les privations me rendaient plus faible. Hélas! tout mon effort de conversion n'aboutissait qu'à profaner l'image de Thérèse, à la faire descendre à la portée de mon désir.

Mon courage était à bout ; mes forces défaillaient. Ce train de marche, soutenu seulement d'un peu de lait et de pain achetés aux bergers, avait fini par m'épuiser. Mes jambes avaient peine à me porter, ma tête à garder l'équilibre. A la montée de Splumouse, le pied me manqua au bord d'un rocher lavé par les vapeurs de la cascade ; je glissai, je roulai dans le précipice. Des pâtres qui, la saison du pacage terminée, ramenaient leurs troupeaux aux herbages de la vallée d'Argelès, me ramassèrent meurtri, grelottant de fièvre et de froid, au bord du gave. Ils me hissèrent sur la barde de l'âne qui portait leur léger bagage, et ce fut en ce rude équipage que je fis, le soir même, ma rentrée au logis.

J'étais, je m'avouai vaincu. Je cédai à ma douce ennemie, je me livrai tout entier au pouvoir de l'Image. Et cette démission ne fut pas d'abord sans douceur. Après la lutte, il y avait quelque plaisir à fermer les yeux, à se confier au vertige. Ma conscience n'agissait plus ; l'instinct de la conservation lui-même s'était endormi. Il ne me restait plus que le pouvoir d'imaginer et de sentir ; mais imaginer ne me suffisait plus, et la réalité me demeurait inaccessible. Ma vie désormais était vouée à cette impasse. Ni projet, ni rêve. Je descendais d'un pas lent et sûr, je m'enfonçais dans le néant.

La chute précipitée à noires rafales ou alentie en soleillées tardives du bienveillant automne, s'accordait avec la décomposition très douce de ma vie sentimentale. Quelque chose pleurait, s'attendrissait autour de moi, avec moi me semblait-il. Larmes de pluie, caresses des feuilles mortes, fatigue de l'herbe qui se couchait pour mourir, tout se prêtait, s'accommodait à mon deuil.

La saison des eaux était finie, les vacances terminées. Les villas avaient fermé leurs persiennes, le Casino avait replié ses oriflammes ; le décor de joie fléchissait, s'effilochait dans le brouillard. J'errais, pauvre âme en peine à travers ces déchéances, et d'eux-mêmes mes pieds reprenaient les chemins voués au souvenir. Mais je n'étais déjà plus le pèlerin ardent et pieux qui recense et qui recueille ; j'étais le désespéré qui fuit, traqué par l'idée fixe, l'être machinal qui s'abandonne au destin. Comme les nids du printemps aux squelettes nus des branches, je retrouvais des parcelles de ma vie accrochées aux ronces flétries, mêlées à la litière des pourritures végétales. Et tantôt je rejetais du pied ces vestiges, je souhaitais de les voir s'anéantir avec ma passion au creuset de la mort universelle, tantôt je me prosternais sur ces traces, je collais mes lèvres à l'écorce des arbres, à la boue des chemins.

Depuis une semaine déjà, Jacques avait repris ses occupations d'écolier ; dans le rond de la lampe, chaque soir, il feuilletait ses livres, compulsait ses dictionnaires, tandis que, à côté de lui, ces dames travaillaient à broder de fleurs et d'attributs symboliques un tapis d'autel destiné à la paroisse. La ronde familière des heures tournait de nouveau, menée par l'habitude, dans la maison automnale. Et j'étais là moi aussi, identique en apparence et si différent, hélas! J'étais là, prisonnier d'un devoir insipide, m'excitant sourdement à la révolte ; combinant des plans d'évasion qui m'épouvantaient, aussitôt ébauchés, et que je laissais en suspens.

XXIII

Cyprienne fut la première à s'apercevoir de la discordance.

— Qu'avez-vous, André? m'interrogea-t-elle ; que se passe-t-il dans votre tête? Voilà plus de huit jours que vous ne m'avez pas dit un mot d'amitié. Bonjour, bonsoir, vous nous traitez, ma mère et moi, comme des étrangères. Rien ne vous intéresse d'ailleurs ; vous ne vous occupez de rien. Qu'avez-vous? Vous paraissez souffrant ; si vous l'êtes, dites-le ; on vous guérira ; vous savez que je m'entends à soigner les malades.

— Un peu de fatigue simplement, répondis-je.

— Ce sont vos courses à pied qui vous ont fait mal, reprit Cyprienne. Mais quelle idée aussi! Comme si vous ne pouviez pas rester tranquille!

— Tranquille? Et je ne le suis que trop. Vous ne voyez donc pas que c'est le désœuvrement qui me tue! Oh! si j'avais un métier!

— N'êtes-vous pas poète, archéologue, que sais-je encore? répliqua-t-elle.

— Ce n'est pas un amusement, c'est une fonction qu'il me faudrait.

La vérité était que je commençais à tourner autour d'un prétexte plausible d'aller à Toulouse. Et ce prétexte était déjà trouvé. Il s'agissait d'acheter une étude de notaire, et d'abord de terminer mes études de droit à la faculté de Toulouse où j'avais pris mes premières inscriptions. Comment justifier ce projet aux yeux de Cyprienne et de ma belle-mère? Je suis honteux de l'avouer, mais l'envie de partir me donna l'ingéniosité nécessaire. Les bonnes raisons d'ailleurs ne me manquaient pas. Je fis valoir les dangers d'une oisiveté prolongée, les tentations du Casino et du Cercle. Et je citais des noms à l'appui ; j'énumérais de récentes catastrophes.

Ma belle-mère secouait la tête. Tout cela était bon à dire, mais j'étais bien vieux pour prendre un état.

— Vieux, soit, répliquais-je ; cependant je suis déjà à moitié notaire. Avec quelques mois de stage chez un confrère et quelques inscriptions de plus à Toulouse, afin d'avoir un diplôme, je serai prêt à exercer.

— A Toulouse! s'exclamait Cyprienne. Alors me voilà veuve et vous voilà étudiant!

Je rassurai Cyprienne. J'expliquai qu'on m'autoriserait à préparer mes examens à Argelès. J'en serais quitte avec deux on trois voyages. Peu de chose en somme pour un résultat de cette importance. Et comme je les jugeai un peu ébranlées, la fille et la mère, je ne poussai pas plus loin ce premier avantage.

— Réfléchissez, leur dis-je, rien ne presse. Ce que j'en ferais, ce serait autant pour vous que pour moi, pour Jacques surtout dont l'éducation, si nous voulons la pousser un peu loin, sera une charge un peu lourde.

Ces dames y pensèrent si bien que ce fut ma belle-mère qui m'en reparla la première.

— Si ça ne devait pas vous éloigner trop souvent de nous, me dit-elle, et s'il y avait une étude à acheter à Argelès, on pourrait voir.

Justement il y avait une étude à acheter. Notre voisin, M. Dartigue, pensait à prendre sa retraite. Il m'en avait encore parlé la veille au Cercle. L'étude n'était pas des plus importantes, mais si peu que l'on continuât à bâtir près de la gare, et à spéculer sur les terrains, il y aurait des actes fructueux à passer.

Ma belle-mère était amorcée. Cyprienne résistait encore. Cette perspective de changement la déroutait. Elle se préoccupait de ce qu'on en penserait en ville. Il lui en coûtait de renoncer à notre façon de vivre, fermée et obscure, pour prendre un train de cérémonies et de visites.

Je lui laissai le temps de s'accoutumer à cette idée. Je feignais d'hésiter moi-même ; je poussais l'hypocrisie jusqu'à me plaindre des ennuis que me donneraient mes déplacements obligés à Toulouse. Je déplorais le supplice des restaurants, la tristesse de la chambre d'hôtel. Et j'invitais ces dames à m'accompagner, sachant bien qu'elles se refuseraient à ce supplément de dépenses. Une catastrophe imprévue, un trou de quelques milliers de francs creusé tout à coup dans les finances de ma belle-mère, trop crédule aux valeurs à gros intérêts, précipita la crise. Le notariat seul pouvait réparer la brèche. Il fut convenu que j'irais à Toulouse m'entendre avec ces messieurs de la Faculté pour mes examens. Après quoi, l'on ferait des ouvertures à Me Dartigue.

La Toussaint approchait et l'hiver. Ces dames m'engagèrent à presser mon départ. Une fois entrées dans la combinaison, elles pointaient en avant, s'animaient à décréter l'avenir ; et, tout en calculant et en projetant, elles travaillaient à la réfection de ma garde-robe, elles inspectaient soigneusement le linge et les habits destinés au voyage. On m'avait donné des commissions pour Thérèse. On avait préparé des cadeaux. Il y avait entre autres souvenirs indigènes un pot de miel de Marsous et une provision de farine de blé noir pour faire des crêpes. J'y avais joint en mon nom une clarine de vache de fabrication ancienne et encore une de ces quenouilles en bois de frêne que les pâtres pyrénéens décorent de dessins rose vif et bleu pâle dans le goût arabe le plus pur.

Tout était prêt. C'était moi maintenant qui retardais le départ. Tant qu'il s'était agi de machiner ou de manœuvrer le piège où devaient tomber ma femme et ma belle-mère, mon ardeur scélérate ne s'était pas démentie. Mais aussitôt le succès de ma mauvaise action assuré, le remords m'était venu, le dégoût de ce que j'avais fait, la peur de ce que j'allais faire. J'avais pitié des innocents que je sacrifiais : pitié de Jacques, pitié de Cyprienne. Pauvre femme! Tous mes griefs contre elle, si légers d'ailleurs, ne m'étaient plus rien ; je ne voyais que ses qualités d'ordre, de fidélité, de dévouement. Ce lien entre nous, que je croyais si relâché, me tirait à elle au moment où je me décidais à le rompre.

Dix fois je fus au moment de renoncer à mon projet, de demander pardon à ma dupe. Je m'y serais décidé peut-être si mon secret n'eût appartenu qu'à moi seul. Chaque marque d'affection — même la plus insignifiante — que je recevais de Cyprienne, chacune des recommandations puériles et touchantes qu'elle me prodiguait au sujet de mon voyage me mettait le rouge à la figure. Je me détournais d'elle et de mon fils ; je n'osais pas les regarder en face.

Puis venait un nouvel assaut de l'Image et mes remords disparaissaient ; je ne pensais plus qu'au départ.

Je me souviens de la dernière journée.

C'était au commencement de novembre, un après-midi triste et doux infiniment. Jacques était là, en congé du jeudi. Il me donnait ses commissions pour Toulouse.

— Vous embrasserez Thérèse pour moi! me recommandait-il.

Cyprienne souriait. C'était affreux. Peut-être ne les reverrai-je jamais, pensais-je. Qui sait à quel désastre je cours. Et je me figurais ce qui se passerait après la catastrophe, la maison sans moi, sans rien qui rappelât que j'avais existé, sans un portrait au mur, sans un mot de souvenir sur les lèvres. Mon cœur se serrait. L'intimité des choses autour de moi, la cordialité des meubles, faisaient la désertion plus coupable, la séparation plus cruelle. Ils disaient, ces meubles choisis par moi, ces papiers aux couleurs déjà flétries, ils disaient l'illusion de l'entrée en ménage, le château de bonheur, le château fragile construit hier et sitôt détruit de mes propres mains. Un rayon du soleil couchant, un rayon jaune caressait les lilas déjà dépouillés de la terrasse ; par la porte à vitres, entr'ouverte, l'odeur de la saison nous arrivait, une odeur de feuilles mortes et de fleurs mourantes.

Quelque chose aussi se mourait en moi. Mes yeux se mouillèrent. Et, ce n'était pas seulement mon bonheur conjugal que je pleurais, mais encore mon amour pour Thérèse, ou du moins la première fleur de cet amour, le fantôme léger de la jeune étrangère, une Thérèse déjà disparue avec la tendresse voilée, la pudeur aurorale de ma passion naissante.

L'ombre du soir cachait mon trouble.

L'omnibus était là ; j'abrégeai les adieux.

— Télégraphie-nous en arrivant, recommanda Cyprienne. Et Jacques :

— N'oublie pas que tu m'a promis une arbalète.

Mon Jacques! ma Cyprienne!

Je partais et un Argelès crépusculaire défilait devant moi, un Argelès déformé par l'émotion de l'adieu ; les maisons, les jardins, la montagne au-dessus, m'apparaissaient avec les raccourcis ou les prolongements du souvenir, l'Argelès d'autrefois mêlé à l'Argelès d'aujourd'hui : une chose illimitée, vacillante dans le trouble et dans le rêve.

Mais une autre vision bientôt s'interposait, comme jalouse. Et, aussitôt revenue, elle me reprenait, me remplissait tout entier. Calculs, hésitations, regrets, s'évanouirent encore une fois. Triste jouet de la force imprudemment appelée par l'incantation de mon désir, frénétique et passif, je me laissai porter vers l'Image.

XXIV

J'étais à Toulouse ; quelques pas à peine me séparaient de mon amie. Et au moment de la revoir, dans sa rue déjà, presque à sa porte, j'hésitais, je n'osais plus avancer. Pour la première fois, depuis mon départ d'Argelès, des doutes me venaient. Quel accueil allais-je recevoir? Malgré mon application à lire entre les lignes des lettres que Thérèse adressait à Cyprienne, je n'y avais jamais rien découvert qui confirmât les demi-aveux qu'elle avait laissé échapper en quittant Argelès. Pas plus après qu'avant la nouvelle communiquée par ma femme de mon prochain voyage, elle n'avait écrit un mot que je ne pusse interpréter comme un encouragement à la rejoindre. Était-ce oubli, était-ce excès de prudence? Je ne savais trop qu'en penser. J'avais beau m'échauffer sur le passé, évoquer les paroles, les attitudes les plus significatives, je ne parvenais pas à me rassurer tout à fait. Ce qui avait été pouvait très bien ne plus être ; et, m'aimât-elle encore, il se pouvait que calmée par quatre mois d'absence Thérèse vît avec peine, avec terreur peut-être, revenir l'auteur de la blessure que le temps commençait à cicatriser. Plus d'une fois, en d'autres circonstances de ma vie, j'avais eu l'occasion de constater à mes dépens les brusques variations, les reniements subits de l'âme féminine ; plus d'une fois, j'avais retrouvé glacé par l'indifférence, froncé par le dédain, le visage que j'avais quitté la veille enfiévré de mes caresses, baigné des larmes de la volupté reconnaissante : trahisons à demi involontaires d'un être d'instinct que sa légèreté seule défend contre les suites de ses faiblesses. Qu'aurais-je à m'étonner si la vertu en péril se servait des mêmes armes que la prudence égoïste?

Plus j'y réfléchissais et plus s'aggravaient mes craintes. Le cœur me manquait pour aborder Thérèse. Elle habitait alors rue du Pont-de-Tounis, — une petite rue qui relie Toulouse avec l'île formée par la Garonne et le canal de fuite du moulin du Château, qu'on appelle aussi la Garonnette. Sa maison était à côté du pont. Je la reconnaissais, telle qu'elle me l'avait décrite, à la véranda qu'elle portait en encorbellement sur ce diminutif de fleuve qui s'en allait, rapide comme un gave, bordé de jardins en terrasse dont les saules laissaient pendre par endroits leurs branches au fil de l'eau. Des détails d'intérieur, des couleurs de tentures, des dorures de cadres se révélaient à travers les larges baies vitrées ; des silhouettes se mouvaient ; une fenêtre s'ouvrit, une figure se pencha : Thérèse. Je me retournai vivement, je m'enfuis. Je remontai la rue de la Fonderie, je longeai des façades de vieux hôtels, des rez-de-chaussée obscurs, des portes de couvents. Une cloche se mit à sonner les vêpres. C'était un dimanche. Le trottoir devant moi s'animait, se peuplait peu à peu. Au bout de la rue, je me heurtai à de la foule. Des éventaires errants charriaient des gâteaux et des confiseries populaires ; des roues de moulin en papier multicolore viraient aux mains des tout petits, et, de loin, à larges ondées de cuivre, arrivait l'écho d'une musique militaire. Je me mêlai à la cohue ; je me laissai porter vers la grille ouverte du Grand-Rond. Là, des couples de bourgeois somptueux, des dames caparaçonnées, des brochettes de jeunes filles rieuses, le nez dans la tiédeur du manchon, tournaient sous les ormeaux effeuillés, autour du jet d'eau. Un rayon de soleil mouillé glissait entre les nuages, et, à travers la vapeur diffuse de novembre, des blancheurs de statues se levaient de la perspective verte des pelouses.

Après un intervalle de repos, la musique allait reprendre. Des cuivres étincelaient, rangés en cercle sur la plate-forme du kiosque. Les promeneurs en même temps ralentissaient le pas ; des groupes s'arrêtaient ; un moment oscillante, la foule se fixait, attentive. Brusquement, sur un motif de fanfare orgueilleux et brutal éclata l'introduction de Carmen, et le rêve aussitôt jeta son décor d'illusion sur la vie. La sensation de l'hiver s'abolit ; les colorations espagnoles s'épanouirent ardentes, sur la grisaille du ciel toulousain ; reléguant les frivolités de la parade mondaine, la passion s'affirma, la folie d'aimer insinua son vertige. Des rythmes de danses exotiques, avec le retour de leur cadence voluptueuse endormaient les volontés ; des appels exaltés au bonheur, à l'ivresse de l'instinct brisaient les résistances, tandis qu'en une plainte haletante, — tel l'éclair rouge d'un coup de poignard asséné par le destin, — la tragédie se déchaînait, le châtiment allongeait sa main sur les coupables. Et le drame expirait. Un sanglot final allait le long des voûtes d'arbres vers la ville, porter aux cœurs troublés la suggestion de l'amour.

Déjà les groupes d'écouteurs se dispersaient, la rumeur des paroles et des rires montait de nouveau, confuse.

Je me remis à marcher, moi aussi, mais rapidement cette fois, au plus court, vers Thérèse. Au souffle de la musique, mes hésitations avaient fondu, l'Image m'avait ressaisi. J'étais José ; plus coupable déserteur, transfuge de la famille et du devoir, je me rendais au rendez-vous assigné par la passion.

Rue du Pont-de-Tounis, ce fut Thérèse qui vint m'ouvrir. La petite servante était à vêpres ; Julien était sorti avec Marc qui vouait ses après-midi du dimanche à lui montrer les musées ou à le promener au bon air de la campagne. Thérèse, qui les accompagnait quelquefois, était restée ce jour-là auprès de sa mère un peu souffrante.

— Enfin! s'exclama-t-elle en m'apercevant. Depuis quand à Toulouse? Et Cyprienne? et Jacques? et Mme Lavernose? Cyprienne aurait dû vous accompagner. Elle n'aime pas voyager, n'est-ce pas? Tant pis ; vous auriez dû l'emmener de force. Mais je bavarde, conclut-elle, et maman s'impatiente peut-être. Il lui tarde tant de vous voir!

Je regardais, j'écoutais Thérèse, et il me semblait que ce n'était plus elle. Confrontée avec l'image que je m'étais fabriquée de mémoire et que l'excès de mon adoration avait déformée sans doute, elle me déroutait ; et je restais hésitant entre les deux, paralysé par la nécessité de mettre d'accord la réalité et le rêve. Cette minute du revoir, si souvent vécue par moi en pensée, si passionnément attendue, commençait par un mécompte. Les puissances de mon être qui auraient dû chanceler, tressaillaient, à peine, effleurées par la secousse. Thérèse d'ailleurs n'avait pas l'air plus bouleversé que moi. La nuance même de son contentement excluait toute idée de trouble. Ainsi manifestée, cette joie me navrait, elle confirmait mes mauvais pressentiments. Thérèse était en train de m'oublier.

— Cyprienne vous avait annoncé ; nous vous espérions depuis huit jours, me dit-elle. D'ailleurs vous savez bien que même arrivant chez nous à l'improviste, vous auriez été attendu. Venez, ma mère sera si heureuse de vous rendre un peu des bontés que vous avez eues pour sa fille!

— Des bontés! me récriai-je, et j'allais en dire davantage ; mais Thérèse avait ouvert une porte intérieure ; j'étais en présence de Mme Romée.

— M. Lavernose, annonça Thérèse.

La dame se souleva de son fauteuil. Sur des épaules copieuses, alourdies de fichus et de châles, se balançait parmi les fanfreluches une tête, majestueuse, éclairée de deux yeux fureteurs et d'un sourire où l'aménité se faisait condescendante.

— Cher monsieur André! s'exclama-t-elle en me tendant une main chatoyante de bagues, quel bonheur de vous avoir, de vous dire toute notre reconnaissance. D'un geste épanoui elle me montrait Thérèse debout, appuyée à son fauteuil. Et bien, comment la trouvez-vous, notre malade, ajouta-t-elle. Superbe, n'est-ce pas? Et elle n'a jamais tant travaillé. Dix leçons par jour! Si je n'y veillais, elle ne prendrait pas le temps de manger, ni de dormir. L'air d'Argelès nous l'a transformée. Seulement elle se fatigue trop, voyez-vous. Elle n'est pas raisonnable. Vous nous aiderez à la distraire, monsieur Lavernose ; elle vous écoutera peut-être. Une soirée au théâtre, un tour de promenade le dimanche. Il faut bien se montrer un peu, tenir son rang. Le malheur nous a forcés à sortir de notre monde ; mais ma fille y rentrera un jour ou l'autre. Avec son nom et sa figure on n'est pas en peine de s'établir.

— Laissez donc, mère, interrompit Thérèse ; vous savez bien que je n'ai aucune envie de vous quitter.

— Ni moi de te voir partir, reprit Mme Romée. C'est égal, à ton âge, je ne me serais pas arrangée d'une vie aussi triste que la tienne. Quand je pense qu'en arrivant à Toulouse, ton père et moi, nous fîmes plus de cent cinquante visites. Encore ne voyions-nous que les chefs de service et les officiers supérieurs. Il y a des situations qui obligent! se rengorgea-t-elle. A dix-sept ans, Thérèse avait déjà fait son entrée dans le monde, à un bal blanc chez notre directeur. Elle était d'ailleurs aussi grande qu'aujourd'hui, et encore plus jolie, si c'est possible!

— Maman! gronda doucement Thérèse.

— Eh bien, quoi? maman! Ne faudrait-il pas qu'on te trouve laide pour ménager ta modestie! C'est M. Lavernose qui protesterait alors! Puis, avisant mon chapeau que j'avais gardé à la main : Ah çà! dit-elle, vous pensiez donc nous quitter au bout d'un quart d'heure? Posez-moi ça, s'il vous plaît, installez-vous ; vous savez que vous dînez ici. Oh! sans façon, Marc et vous et mes enfants : un dîner de famille. Oui, comme vous êtes, répondit-elle à une vague excuse de mon geste indiquant l'incorrection de ma tenue. Votre veston autorisera ma robe de chambre de malade. Vous n'êtes pas à vous gêner avec Thérèse, et quant à Marc, vous n'ignorez pas son mépris pour ces futilités. Voulez-vous le menu pour vous décider? Poule au pot, filet de bœuf… Un coup de sonnette interrompit l'énumération. Thérèse, qui était allée ouvrir revint avec un paquet.

— De la part de M. Lavernose, dit-elle, en l'offrant à sa mère.

— C'est le dessert qui arrive, expliquai-je ; une idée de ma femme, elle a voulu vous faire goûter nos friandises locales. Devinez, mademoiselle Romée, dis-je, en déficelant le colis que j'avais donné l'ordre, en quittant l'hôtel, de porter à l'adresse de ces dames. Thérèse battait des mains :

— Du miel de Marsous, de la farine de blé noir. Bravo! nous allons faire des crêpes. Et ceci? interrogea-t-elle en déballant la clarine de cuivre.

— Une sonnette pour la salle à manger, expliquai-je.

— Dites plutôt un outil de magicien pour évoquer la montagne. Écoutez! Elle secouait la clochette, et comme par une écluse ouverte le carillon bondissait : une cascade de sons rauques d'une fêlure tout à fait suggestive. Vous souvenez-vous de notre promenade au Bergonz, monsieur Lavernose?

— Et de votre souhait d'hiverner dans la grange? Parfaitement, je n'ai rien oublié, mademoiselle. Et s'il vous prenait jamais fantaisie de réaliser votre rêve, voici, lui dis-je, de quoi occuper vos veillées.

J'avais démailloté la quenouille de frêne. Thérèse s'extasia sur les peintures dont elle était décorée ; elle avait vu les mêmes couleurs, les mêmes dessins sur de la faïence persane, et c'était bien sans doute la même origine ; une tradition d'art oriental léguée par les pâtres arabes aux bergers celtibériens, et qui s'était transmise fidèlement jusqu'à nos gardeurs de moutons.

Mme Romée examina l'objet à son tour, mais pas au même point de vue.

— Oh! le joli manche d'ombrelle! s'exclama-t-elle ; avec de la soie à mille raies, style directoire, ce serait d'un effet!

— Une ombrelle! merci bien ; quenouille elle restera, protesta Thérèse. Je veux la charger d'étoupes et m'exercer à filer cet hiver. En attendant, je vais la suspendre dans mon atelier. Venez-vous m'aider, monsieur Lavernose?

— C'est ça, allez, insista Mme Romée. Thérèse vous montrera notre appartement. Oh! rien de beau à voir. Ce n'est pas comme il y a six ans, quand nous habitions rue d'Alsace! Là, par exemple, nous aurions eu de la place pour vous recevoir : dix croisées de façade sur la rue! Ah! qui m'aurait dit alors qu'un jour viendrait où je me contenterais d'un petit logement rue du Pont-de-Tounis!

— Ne dites pas de mal de notre rue, reprit Thérèse. Croyez-vous que je n'aime pas mieux voir passer de la belle eau vive sous mes fenêtres que vos tramways de la rue d'Alsace! Et notre appartement n'est pas si mal. Vous allez en juger, monsieur Lavernose. Dites-moi si cet atelier ne donne pas l'envie de travailler?

C'était la véranda vitrée qui servait d'atelier à Thérèse. Son bureau, très petit, en acajou bruni par l'âge, un vieux serviteur, occupait un angle du côté de la rivière. Quelques romans à couverture jaune, un ou deux volumes de poésie, un bouquet d'héliotropes d'hiver dans un cornet de cristal, meublaient ce coin préféré où l'artiste venait se délasser des assauts donnés aux touches blanches et noires, des corps à corps avec Liszt ou avec Chopin.

En bonne place, juste au-dessus du bureau, s'étalait une vue d'Argelès, prise de la gare. La petite ville s'y trouvait reproduite assez minutieusement pour qu'on pût lire les enseignes des hôtels, désigner l'emplacement de chaque maison. La nôtre s'y reconnaissait au berceau de clématite planté à l'angle de la terrasse, au tendelet de coutil qui barrait la façade blanche d'une mince ligne d'ombre.

— Vous voyez que votre pays est toujours resté devant mes yeux, me fit remarquer Thérèse. Avec une loupe, on arriverait peut-être à vous retrouver dans ce point noir qui bouche la porte à vitres de votre salon.

C'était dit d'un air aisé, sans embarras, sans mystère, et l'attitude était d'accord avec la parole. Il fallait bien me rendre à l'évidence. De la Thérèse qui m'était apparue un matin à Argelès, de la figure bouleversée par la passion naissante, il ne restait plus rien. La distance, le temps, la réflexion avaient fait leur œuvre. La guérison avait peut-être été lente, mais elle paraissait complète. Thérèse avait cessé d'être à moi. J'arrivais trop tard ; j'avais laissé passer l'heure ; celle que je venais chercher n'y était plus. Je n'avais qu'à chercher un prétexte honnête pour abréger mon séjour à Toulouse et à me donner une contenance jusqu'au moment du départ.

XXV

Thérèse s'était-elle aperçue de ma déception? Elle tournait autour de moi, caquetait, affectueuse et gaie ; il me semblait maintenant qu'elle s'évertuait à parer ce rôle un peu sévère de l'amie qu'elle avait pris et qu'elle aurait voulu, sans doute, que j'agrée de bon cœur. A défaut d'une explication qu'elle n'aurait eu garde d'aborder, son attitude me laissait deviner son désir. Ne pouvant pas être tout pour moi, elle tenait cependant à être quelque chose ; elle s'efforçait de reculer jusqu'aux limites permises la place qu'elle s'était assignée dans ma vie et dans mon cœur. Tout ce qu'elle me disait en témoignait, et jusqu'à sa façon de le dire. Jamais elle n'avait été plus libre avec moi, plus confiante ; jamais elle ne m'avait plus ouvertement initié aux détails de sa vie, aux secrets de sa pensée. C'était d'elle à moi un abandon charmant, une sécurité parfaite. Son geste m'invitait à la suivre dans ce chemin de l'amitié par où nous étions passés au début de notre liaison. L'amitié actuelle était seulement plus intime.

Thérèse me parlait de sa mère, de son frère comme à un proche, avec des familiarités, des particularités sur leur santé, sur leur caractère, qui supposaient de ma part, pour que je m'y intéresse, un attachement déjà ancien. Elle insistait de manière à m'émouvoir, à me mettre de moitié dans son dévouement, sur la faiblesse, l'incapacité à gouverner de sa mère. Surtout elle travaillait à écarter de mon esprit l'idée d'une rivalité possible de Marc et d'une rivalité heureuse. Cela à demi-mot, en sous-entendus ; mais si adroitement qu'elle la déguisât, son application à me rassurer ne m'échappait pas ; et je l'expliquais à ma manière. Marc allait arriver ; à tout prix il fallait éviter un choc, une reprise de mes préventions, de mon hostilité contre lui.

J'étais loin de lui faciliter sa tâche. Blessé par elle, j'essayais de la blesser à mon tour. Je trompais ses habiletés, je déroutais ses stratagèmes. Je faisais celui qui ne comprend pas, qui ne veut pas comprendre. J'allais au delà du sacrifice qu'elle me demandait, je dédaignais ce rôle d'ami où elle s'évertuait à me cantonner ; je jouais l'indifférence, je m'éloignais d'elle, je devenais le visiteur, l'invité, je me condamnais, — et elle avec moi, — aux banalités de la conversation mondaine. Elle se dépitait alors, elle aussi. Elle me boudait, et des silences se prolongeaient entre nous dont la signification s'aggravait de minute en minute. Évidemment elle avait tout dit, elle avait épuisé ses ressources. Il fallait renoncer à mon amitié ou courir avec moi les risques de l'amour. Mon entêtement ne lui laissait pas d'autre alternative. Le temps lui manquait d'ailleurs pour se retourner, pour chercher une meilleure issue. La brave fille se désespérait et moi je prenais une joie mauvaise à son désespoir.

Cependant sa souffrance constatée m'amenait bientôt à une conclusion consolante, encourageante même pour mon amour-propre. Tout n'était pas fini. Thérèse tenait encore à moi, et, dès lors, que m'importait le caractère qu'il lui plaisait de donner à son sentiment? Étais-je assez dépravé d'esprit, assez gâté de cœur, pour faire un crime à la chère créature de vouloir accorder son affection avec ses devoirs? Cette passion qui avait été pour moi un jeu, un exercice d'imagination, une entreprise de platonisme suspect, bientôt dégénéré en exaltation voluptueuse, elle essayait, elle, de la purifier, de la transformer en un lien bienfaisant à nous deux, innocent aux autres, et je lui en aurais voulu, et j'aurais opposé à sa noble tentative la résistance de mon égoïsme déçu!

Je me soumis, je dépouillai cette apparence de raideur qui la suppliciait ; je fis assaut avec elle de gaieté, de tendre enjouement. Notre visite à l'appartement finit en éclats de rire… La petite bonne venait de rentrer. Il s'agissait d'organiser avec elle, sous les ordres de Thérèse et d'après mes souvenirs de Marsous, la confection des fameuses crêpes de blé noir. Mes souvenirs n'étaient malheureusement pas très précis, et la compétence de Thérèse se trouvait un peu courte. La naïveté de nos combinaisons, jointe à l'ahurissement de la trop jeune cuisinière, nous furent une occasion de bouffonneries intarissables.

Marc arriva à propos pour nous tirer d'embarras. De notre vague empirisme il déduisit une recette pratique ; il indiqua les proportions et les doses et la durée plausible de la cuisson. Un historien devait être bon à tout, affirmait-il. Malgré sa gaieté apparente et son égalité d'humeur, je le trouvai changé, cet inaltérable Marc. Sa philosophie, je le sus un peu plus tard, avait été mise à une dure épreuve. Sa santé, outil précieux dont il avait abusé peut-être, s'était gâtée tout à coup. Sa vue était menacée ; on le lui avait donné à comprendre, et cet avertissement l'obligeait à des ménagements, à des repos contrariants pour un laborieux comme lui et qui avait besoin pour réussir de tout l'effort de son travail. Marc n'avait d'ailleurs remisé aucune de ses ambitions ; mais si le but était le même et la certitude de l'atteindre, il ne pouvait pas se dissimuler que l'étape serait plus longue. Le bonheur s'éloignait, le mariage prévu, combiné, devenait, pour quelque temps encore, irréalisable. Ainsi la sagesse de Marc se trouvait logée à la même enseigne que ma folie ; sa tendresse légitime pour Thérèse, aussi bien que ma passion coupable, était réduite à s'alimenter de rêves. Est-il nécessaire d'ajouter que mon voyage à Toulouse, dont le but véritable ne pouvait pas échapper à sa clairvoyance, n'était pas pour le rasséréner, encore moins pour le disposer à me faire fête. Il eut la poignée de mains correcte et l'abord bienséant. Je ne pouvais pas lui en demander davantage.

Je le négligeai d'ailleurs pour m'occuper de Julien qui rentrait avec son mentor. C'était un enfant délicat, une figure fine et mobile avec des yeux de fièvre et un sourire féminin d'une grâce presque morbide. Il me fit un accueil à la fois timide et fier, calin et inquiet. Tout de suite, aux premiers mots échangés, à son attitude avec sa sœur et avec sa mère, j'eus la révélation d'une nature vibrante et sèche, égoïste sous une enveloppe de séductions et de caresses. Sa mère le gâtait ; elle était flattée de sa joliesse, de ses élégances précoces ; leurs goûts s'associaient, leurs vanités se portaient secours. Je les devinais en lutte tous les deux contre Thérèse : la grande sœur prêchant la raison et le travail à Julien, la mère toujours prête à excuser ses étourderies, à favoriser ses caprices. Marc encore plus que Thérèse était leur bête noire. Trop faibles pour secouer l'autorité qu'il avait pris dans la maison, ils soulageaient leur antipathie en une guerre à coups d'épingles.

Ce fut, ce soir-là, à propos d'un léger mal à la tête dont se plaignait l'enfant, et Mme Romée ne manquait pas de l'attribuer à la visite au musée qu'il venait de faire sous la conduite de Marc.

— Quelle idée d'aller lui montrer des tableaux le dimanche, après qu'il a passé toute la semaine le nez dans ses livres. Il aurait été plus simple et plus hygiénique de le conduire au Grand-Rond.

— Tourner comme au manège pendant une heure! riposta Marc ; voilà un genre de distraction auquel je n'aurais jamais songé. D'ailleurs ce n'est sûrement pas le musée qui a fatigué Julien. Nous nous sommes contentés de faire un tour de cloître ; nous avons examiné quelques bustes d'empereurs romains, deux ou trois autels votifs, une stèle funéraire. Je voudrais qu'il voie les choses en même temps qu'on les lui enseigne ; c'est le bon moyen pour les fixer dans la mémoire.

— Et quand il se sera fourré tout ça dans la tête, il sera bien avancé, le pauvre petit, si toutes ces acquisitions se réalisent aux dépens de sa santé.

— Monsieur Échette, intervins-je, n'a peut-être pas assez de temps à lui pour faire promener votre fils. Si vous le voulez bien, je serai son compagnon de route. Nous visiterons ensemble la banlieue de Toulouse que je ne connais pas très bien. Au besoin, s'il veut accepter mes leçons, je lui ferai un cours de bicyclette. Les jours de congé, nous pédalerons ensemble… Qu'en dites-vous, monsieur Julien?

— Julien se fâchera si vous lui donnez du monsieur, répondit Thérèse en m'envoyant son frère qui me sauta au cou au lieu de me répondre.

— A la bonne heure! prononça Mme Romée. Vive le grand air et l'exercice! Il n'y a rien de tel pour les enfants. Cependant, vous le sortirez bien quelquefois en ville, n'est-ce pas, monsieur Lavernose? Il n'est jamais trop tôt pour s'habituer à se bien tenir, à marcher, à saluer comme tout le monde. Et vous me permettrez de vous accompagner quelquefois, quand il y aura quelque chose à voir, une tombola, un concert de charité, une de ces réunions où l'on est sûr de se rencontrer avec des gens comme il faut. Marc aussi viendra avec nous ; nous les convertirons, Thérèse et lui ; nous les empêcherons de s'encroûter dans leur sauvagerie.

— Mlle Thérèse se convertira peut-être, répondit Marc avec un sourire un peu amer ; mais moi! Avant que vous m'ayez appris à nouer ma cravate!… Il s'interrompit pour regarder l'heure à la pendule et, faisant signe à Julien : nous avons encore une heure avant le dîner pour repasser tes verbes grecs, dit-il. Allons, viens.

XXVI

— Comment trouvez-vous notre ami Marc? me demanda Mme Romée, à peine Julien avait-il refermé la porte.

Thérèse m'implorait du regard.

— C'est un garçon de mérite, répondis-je ; il a de l'intelligence, de la volonté et du cœur…

— De la volonté surtout, riposta Mme Romée ; il est parfait, mais il a la perfection ennuyeuse ; il pontifie du matin au soir et du soir au matin, car il doit sûrement régenter quelqu'un en dormant. C'est une manie, et une manie qui s'aggrave. J'ai vu le temps où il riait quelquefois, où il daignait avoir de l'esprit à l'occasion. Maintenant, c'est fini ; le devoir, la raison, la raison, le devoir, il ne sort pas de là. Sa figure s'allonge en même temps que ses discours, et ses discours sont interminables. Ah! quel homme!

— Maman! maman! réclama Thérèse. Comment peux-tu oublier ce que Marc a été pour nous, ce qu'il fait tous les jours pour Julien?

— Pour Julien ou pour Thérèse? S'il n'y avait que ton frère et moi ici, j'ai bien peur qu'on ne l'y verrait pas si souvent. Dévoué, certes, il l'est, je n'y contredis point ; mais c'est du dévouement à gros intérêts, un bon placement ; et il compte un jour ou l'autre rentrer dans ses débours. Seulement…

— Assez! assez! supplia Thérèse. Vous voulez donc que M. Lavernose nous prenne pour des ingrats. Ne croyez pas un mot de ce que dit maman, me recommanda-t-elle ; elle ne le pense pas. Marc l'agace quelquefois, c'est vrai, il n'est pas assez homme du monde pour elle ; mais elle l'aime bien au fond ; elle a pour lui toute l'estime et l'affection qu'il mérite. Pas vrai, maman?

Maman s'inclina avec un sourire plein de réticences.

Le dîner qu'on vint annoncer un moment après la délivra du danger de parler et de la contrainte de se taire. La bonne dame était gourmande. Pendant qu'elle se donnait tout entière à son occupation favorite, et que Julien s'animait à conter à Marc la chronique du lycée, les charges des pions, les caricatures de condisciples, Thérèse et moi nous causions d'Argelès, de nos promenades sous les châtaigniers de l'Aïroulat, le long des ruisseaux, à travers les prairies en fleurs qui bordent le gave. On eût dit que la chère enfant cherchait à me ramener doucement en arrière, à me rendre, avec le souvenir de ces belles journées, la tranquillité d'esprit, la pureté de cœur qui avaient enchanté le début de notre liaison. Oublions, avait-elle l'air de penser, oublions, voulez-vous? les heures mauvaises, oublions les pas que nous avons faits ensemble sur le chemin de l'impossible. Je ne veux pas savoir, — je ne le devine que trop, — pourquoi vous êtes ici ; je vous défends de me le dire. Ce vent de folie qui vous a poussé vers moi, je ne veux pas en sentir le souffle sur mon visage. Nous avons été imprudents tous les deux, mon pauvre ami, tous les deux nous avons souffert. Aidons-nous maintenant à guérir. Puisque ce répit nous est donné, puisque cette douceur nous est permise de vivre encore quelques jours côte à côte, goûtons cette douceur, savourons ce répit. Savourons-le en tremblant ; prenons garde de dire un mot, de faire un geste qui puisse rompre le charme.

Tel fut le discours muet de Thérèse, et mes yeux s'unirent aux siens pour conclure le pacte. Sous les espèces symboliques des crêpes de Marsous, nous communiâmes tous les deux dans le Souvenir. Mme Romée, qui n'avait pas les mêmes raisons que nous de les trouver bonnes, fit la grimace en goûtant au plat pyrénéen. Julien, en revanche, demanda à y revenir, et Marc lui-même ne fut pas insensible à la poésie de cette nourriture virgilienne.

— Quand je reviendrai au pays, lui dis-je, je porterai vos remerciements à nos abeilles. Ce sont elles, c'est le miel qu'elles tirent des fleurs de la montagne qui font tout le mérite de nos crêpes.

— Les abeilles de Marsous dorment sans doute maintenant sous la neige ; et vous n'êtes pas pressé de les réveiller pour vous acquitter de ma commission, répondit Marc. Si, comme me l'ont annoncé ces dames, vous avez l'intention de terminer vos études de droit à Toulouse, vous en avez pour quelques jours avant de revenir au pays.

— Je ne fais que reprendre langue à la Faculté et je repars, affirmai-je, heureux de cette occasion de rassurer le pauvre garçon, de désarmer, si je le pouvais, sa jalousie.

Marc se détendit en effet. Il s'offrit à me piloter à la Faculté, à me faciliter mes démarches au secrétariat, à m'initier au Toulouse universitaire où il avait ses grandes et ses petites entrées.

Un sourire de Thérèse me récompensa de ma diplomatie. Mais la musique lui fournit bientôt après un moyen plus efficace de communiquer avec moi. Mme Romée n'était pas trop d'avis qu'elle se mît au piano. C'était beaucoup de fatigue pour elle : Après une semaine de leçons, il me semble que tu pourrais bien te reposer le dimanche, disait-elle. Ce que la bonne dame ne disait pas, c'est que le concert la priverait d'une partie de cartes, plus intéressante pour elle que la musique ; elle s'entendait mieux aux finesses du bésigue qu'aux inventions de Chopin.

Mais Thérèse insista :

— Je ne me suis jamais sentie plus en train, affirma-t-elle. C'est bien le moins, puisque je suis condamnée à faire du métier, — et quel métier! — mes huit heures par jour comme un manœuvre, que je me repose le soir en faisant de la musique. D'ailleurs, je n'oblige personne à m'écouter, ajouta-t-elle ; Marc lira, s'il veut, et maman s'absorbera dans ses réussites. Ce sont des plaisirs qui peuvent aller ensemble. Toi, dit-elle, en s'adressant à Julien, tu vas me tourner les pages? ça te forcera à déchiffrer un peu.

Je m'étais installé de façon à dévisager en plein l'exécutante. Mais elle m'exila impitoyablement à l'autre bout de l'atelier.

— Impossible de jouer si je sens un regard sur moi, s'excusa-t-elle. J'ai besoin de me figurer que je suis seule.

Je n'insistai pas ; à quoi bon? n'était-ce pas la voir encore, et la voir mieux, que de l'entendre? L'imprudente! Elle prétendait me dérober son visage et c'était son âme, toute son âme qu'elle allait me dévoiler maintenant à travers la pensée de Schumann et de Chopin.

Thérèse reprenait, à mon intention évidemment, son répertoire d'Argelès. Le Souvenir de Schumann servait de leitmotif, et à la suite se développaient les chansons, les romances, les fantaisies du maître.

C'était la même musique et la même main, mais pas tout à fait la même sensibilité. Sur le texte, cependant obéi, l'artiste mettait maintenant la palpitation d'une vie personnelle, l'émotion d'un cœur qui avait souffert.

Déjà, dans les pièces de Schumann, la transformation était sensible ; elle se manifestait à plein dans l'interprétation de Chopin. Mais pas plus ce soir-là que la veille de son départ, à Argelès, elle n'eut la force d'aller jusqu'au bout de la mazurka en si bémol mineur. Elle s'arrêta brusquement, effrayée sans doute de son émotion et de la mienne. Après une pause de quelques minutes, elle reprit pour conclure le thème inaugural du Souvenir, en développant encore l'intention de mélancolie qui s'en dégage, solennisée cette fois en une expression de rêverie harmonieuse.

Et pour mieux attester sa volonté d'en rester là, de ne pas dépasser cette limite, elle souffla les bougies et ferma le piano.

— Avec votre permission, madame et messieurs, dit-elle, le concert est terminé. Pardonnez-moi de vous mettre à la porte, monsieur Lavernose ; mais c'est ici la maison du travail. Je dois donner ma première leçon demain matin, à sept heures, et Julien a son devoir à copier avant de partir pour le lycée.

— Et moi un cours à préparer… approuva Marc.

Nous nous retirâmes ensemble. Comme nous l'avions fait à Argelès, le soir de notre première rencontre, nous traversâmes la ville nocturne. Mais la conversation, cette fois, tardait à s'engager.

— Vous m'avez trouvé changé, n'est-ce pas? m'interrogea Marc après quelques minutes de silence.

— Changé? vous voulez rire ; les hommes comme vous ne changent pas.

— De caractère sans doute, ni d'idées ; mais de figure? Vous avez dû me trouver maigri, avouez-le. C'est que j'ai été touché sérieusement. Les yeux! Je suis puni par où j'ai péché. J'ai voulu profiter de la fin des vacances pour avancer la documentation de ma thèse ; je me suis fatigué : une congestion de la rétine ; rien de douloureux encore, ni de grave ; mais la menace est là, et au moindre excès, la tache lumineuse qui jaillit, le ruban de feu qui danse. Ce n'est pas drôle, allez! je dose mon travail, j'économise mes lectures. C'est un retard de six mois, peut-être d'un an pour mes études. Ah! vrai, l'année scolaire a mal commencé pour nous. Car Mlle Romée a été éprouvée aussi en rentrant d'Argelès.

— Nous ne l'avons pas su… répondis-je.

— Oh! ce n'était pas proprement une maladie, ni même un état localisé. Son mal était dans sa tête. Elle ne nous l'a jamais dit, mais je crois bien qu'elle avait la nostalgie de la montagne. Ça s'est dissipé peu à peu ; elle a repris son aplomb…

Marc s'arrêta de parler, chemina un moment, la tête basse. Puis brusquement : Pourvu que vous ne lui rapportiez pas la contagion dans vos bagages! s'exclama-t-il en riant d'un rire qui sonnait faux. Prenez garde! ajouta-t-il en posant la main sur ma manche. La pauvre enfant a besoin de tout son courage. Vous avez vu comme elle est secondée chez elle. La mère, une égoïste, le frère, un étourdi. Vous les avez jugés. Je fais ce que je peux pour leur être utile. Julien me craint un peu, Mme Romée me supporte. Vous m'aiderez, n'est-ce pas? vous aiderez Mlle Romée.

— Soyez tranquille, lui dis-je. Je travaillerai pour elle… et pour vous, ajoutai-je en riant.

— Il ne s'agit pas de moi, répliqua Marc vivement. Dans l'état de santé où je suis, j'ai ajourné tous mes projets, — tous, insista-t-il. Il s'agit d'elle, uniquement d'elle. Vous voyez qu'il n'y a pas de quoi rire.

— Je vous promets donc sérieusement mon concours.

— C'est bien, conclut Marc, je prends acte de votre promesse.

Nous étions arrivés devant la porte de mon hôtel. Marc me quitta.

— Si vous avez besoin de moi, me dit-il, venez me chercher, 2, place Saint-Raymond. Je ne bougerai pas de la matinée.

Il me tendit la main. Et moi, pouvais-je faire autrement que de la prendre? Après tout, pensais-je, je ne lui ai pas menti ; je suis de bonne foi. J'aime Thérèse, c'est vrai ; mais mon amour est désintéressé. Je ne suis pas encore indigne de la poignée de main d'un honnête homme.

XXVII

Si j'avais à déterminer mon état d'âme dans les journées qui suivirent, je dirais que ce fut un passage du rêve à l'action, de l'image à la réalité. J'arrivais d'Argelès saturé de lyrisme, desséché de vaine rhétorique. L'humanité reprit ses droits. Le contact de Thérèse, la caresse de ses yeux, la tendresse de ses sourires effacèrent les figurations artificielles par où j'avais tâché de suppléer à son absence. La beauté vivante triompha de l'idole. Je vécus mon amour au lieu de l'imaginer.

Je ne me rassasiais pas de voir, d'écouter Thérèse. J'habitais, à vrai dire, chez elle autant que chez moi. Dès les premiers jours, j'avais pris l'habitude de venir chercher des nouvelles de ces dames tout de suite après leur déjeuner, avant que mon amie repartît pour donner ses leçons. A cette heure-là, j'étais à peu près sûr de ne pas rencontrer Marc ; et cette certitude ne m'était pas déplaisante. Si innocents que fussent mes rapports avec Thérèse, je n'en sentais pas moins, quand il était là, la gêne d'un contrôle. Sa conscience éveillait la mienne, l'obligeait à des retours sur moi-même qui me gâtaient mon plaisir. Le reproche de ses yeux, l'amertume quelquefois de ses paroles suffisaient à me paralyser, ou, si je faisais semblant de ne pas l'entendre, donnaient à ma conduite un arrière-goût fâcheux d'hypocrisie.

Quand j'arrivais assez tôt, rue du Pont-de-Tounis, j'étais engagé à prendre le café en famille.

— Vous pourrez vous croire encore à Argelès, entre Cyprienne et Jacques, me disait Mme Romée. Moi, je serai votre belle-mère, Julien sera Jacques.

— Et la Garonnette vous donnera l'illusion du gave! ajoutait Thérèse.

Cela se passait dans la véranda, dans la grande cage de verre où se jouait la pâle lumière de novembre. Je me plaisais dans cette pièce plus imprégnée que les autres de Thérèse, plus animée de sa vie, de ses habitudes. Sa plume sur le bureau, une lettre commencée, des billets d'élèves qui traînaient, ouverts, sur la table, le cahier d'écolier où elle inscrivait chaque jour les dépenses du ménage, tout y parlait d'elle, tout y racontait l'harmonie heureuse de son âme avec sa vie. J'avais un sentiment de bien-être exquis à la voir agir devant moi, pour moi, à suivre ses gestes d'hôtesse, de ménagère. Pendant qu'elle nous versait, qu'elle nous offrait le café, Mme Romée me confiait les rêves qu'elle avait eus la nuit précédente. C'était l'événement de ses matinées : Fruits hors de saison, trahison! avait-elle coutume de dire quand il lui était arrivé de rêver cerises en décembre ; et, ainsi avertie, elle se préparait à déjouer un complot de la petite bonne ou de la concierge!

Thérèse plaisantait doucement sa superstition. Mais la dame n'entendait pas raillerie sur ce chapitre.

— Oh toi! je sais bien, tu ne rêves pas, répliquait-elle à Thérèse. Comment la trouvez-vous, monsieur Lavernose? Raisonnable jusque dans le sommeil!

Les jours où ses songes manquaient d'intérêt, Mme Romée mettait volontiers la conversation sur les élèves de Thérèse ; elle cherchait à faire parler sa fille. Sa curiosité ne se rassasiait jamais de détails sur les intérieurs où l'introduisaient ses leçons : inventaires de mobiliers, procès-verbaux de toilettes, ce qu'on entend derrière les portes, ce qu'on voit par le trou de la serrure. Et devant la discrétion de Thérèse, elle avait des indignations comiques…

— Comment es-tu fabriquée? lui demandait-elle. Rien ne t'intéresse, rien ne t'amuse. Ce que tu dois les assommer tes élèves! Je te vois d'ici. Pas une minute de conversation : des gammes, des gammes, et encore des gammes! Si tu crois qu'elles y tiennent tant que ça, à la musique!

— Soyez tranquille, mère ; si je les ennuie, mes élèves, elles me le rendent bien… au moins quelques-unes, plaisantait Thérèse. Et déjà elle mettait son chapeau pour sortir. Mais il fallait attendre Julien qui s'oubliait devant un miroir, occupé à rectifier son nœud de cravate : tu es assez beau comme ça, je te l'assure! lui disait-elle. Elle me tendait la main : à ce soir, monsieur Lavernose.

J'allais sortir à mon tour. Mme Romée me forçait à me rasseoir.

— Qu'avez-vous de si pressé? me disait-elle. Votre cours à deux heures? Et bien, vous le manquerez, votre cours. A votre âge, vous n'avez pas peur qu'on vous mette en pénitence! Vous n'êtes pas à la chaîne comme ce pauvre Marc! S'en fait-il du mauvais sang, celui-là! et pour aboutir à quoi? à s'abîmer les yeux. Joli résultat. Laissez-le marcher, et allez votre train, croyez-moi. Prenez-en un peu et laissez-en beaucoup. Ce ne serait vraiment pas la peine d'être venu à Toulouse pour y mener la même vie qu'à Argelès… Je protestais faiblement. Il y a temps pour tout, continuait la dame. Aujourd'hui, par exemple, une si belle journée, ce serait un péché de vous enfermer. Je vous emmène avec moi : une course d'une heure. Et je vous montrerai toutes les belles dames de Toulouse. Ça ne vous tente pas? Il s'agit d'une vente au profit des pauvres, et je suis obligée de m'y montrer. Il y a là comme vendeuses presque toute la clientèle de Thérèse, et ma visite est attendue. Allons, courez vite vous habiller, et venez me prendre à quatre heures.

Quand Mme Romée ou Julien ne me réclamaient pas, je ne savais trop que faire de mes journées. Ma chambre, là-bas, sur le quai était triste, et les rues étaient vides de figures de connaissance. Que devenir? J'avais tenté les premiers jours de prendre au sérieux mes occupations d'étudiant ; j'avais suivi des cours, j'avais pris des notes ; le spectacle de cette vie jeune autour de moi m'avait un moment amusé. Marc avait quelques camarades à la Faculté de droit à qui il m'avait présenté : des lauréats, des forts en thème comme lui, avec qui j'échangeais quelques mots en faisant les cent pas sous le portique, avant l'arrivée des professeurs. Mais ces agrégés en herbe étaient trop graves pour moi, et les autres, ceux qui venaient dormir sur leur pupitre après avoir passé la nuit au tripot, ne m'agréaient pas davantage. Je me sentais emprunté, dépaysé, avec ces étranges camarades. Après quelques expériences malheureuses, je renonçai à mes velléités de vie écolière, je ne mis plus les pieds à la Faculté.

En dehors de Marc que j'évitais d'ailleurs avec soin, et du docteur Estenave que je ne recherchais pas davantage, craignant pour mon état d'âme la pénétration de son diagnostic, il ne me restait pas d'autre société que celle des arbres des promenades publiques : des ormeaux du Grand-Rond, des érables du Jardin des Plantes. Je m'attardais jusqu'au soir en leur compagnie. La nuit venait, rôdait autour des massifs ; la corne avertisseuse des gardiens me décidait seule à sortir. Je laissais les statues grelottantes, les aigles en sommeil, les plates-bandes du jardin botanique, cimetière d'herbes, hérissé d'étiquettes noires et blanches comme des croix sur des tombes de pauvres. Le portique de marbre franchi, un reste de clarté m'accueillait au seuil de l'allée Saint-Michel. J'aimais, j'ai toujours aimé la beauté trouble de cette heure. Des carillons lointains, comme des fumées de bruit, tombaient du haut des clochers dont la silhouette se perdait dans l'incertitude crépusculaire. Du haut du pont j'écoutais leurs dernières vibrations expirer, ondes aériennes, sur le réseau mouvant de l'eau mystérieuse où les feux blancs de l'électricité se mêlaient au reflet balancé des premières étoiles. J'errais dans les solitudes qui accompagnent la course du fleuve jusqu'à l'heure du dîner, un dîner à prix fixe dans un restaurant médiocre, et j'expédiais les plats, je mettais les bouchées doubles, impatient d'arriver chez les Romée et d'y arriver avant Marc. J'entrais là comme dans le pays du bonheur. Thérèse me parlait, et le timbre seul de sa voix suffisait à m'enchanter.

La présence de Marc contrariait mon lyrisme. Avec lui, l'illusion s'en allait, les choses reprenaient leurs limites. La raison triomphait. Il l'appliquait à tout et à tous, aux commérages de Mme Romée, aux boutades de Julien. Il se donnait autant de mal pour corriger les erreurs de ces cerveaux légers qu'il en aurait pris à argumenter devant le tapis vert d'une soutenance de thèse. Sa patience à discuter était inépuisable, et Mme Romée avec une mauvaise foi inconsciente, Julien avec sa verve taquine et sa logique anarchiste d'enfant gâté, en abusaient pour lui tenir tête. Thérèse était obligée d'intervenir. Le moyen le plus sûr qu'elle eût de les mettre d'accord était d'ouvrir le piano.

Le silence régnait aussitôt ; le rêve un moment interrompu reprenait son essor. Comme dans ces jeux de gazes colorées où s'apothéosent les danseuses, Thérèse m'apparaissait alors divinisée à travers le réseau souple des harmonies. Le monde n'existait plus. La musique nous créait un autre univers. Elle était une atmosphère et un langage, un langage plus souple, plus libre. Je l'imaginais au moins. J'interprétais dans ce sens le choix des morceaux que Thérèse jouait et les nuances d'expression qu'elle leur donnait en les jouant. La proportion seule des emprunts faits à Schumann ou à Beethoven plutôt qu'à Chopin, marquait pour moi un certain étiage de ses sentiments. La préférence donnée à Schumann marquait une tendance à l'apaisement, à la mélancolie paisible d'un renoncement accepté ; accordée à Chopin elle signifiait au contraire le progrès de la passion en lutte avec le devoir.

A force d'analyser, de définir, la musique m'était devenue comme une écriture à clé où je lisais la confession quotidienne de Thérèse. Et cette confession suffisait à ma vie sentimentale. Ma journée tenait toute dans cette illusion d'une heure.

XXVIII

Plusieurs semaines s'écoulèrent ainsi, paisibles, souriantes. Après le coup de folie qui m'avait exilé d'Argelès, j'avais trouvé, grâce à la sagesse de Thérèse suggérant et ordonnant ma prudence, la douceur d'une halte inattendue où se complaisait ma faiblesse. Ma sécurité était à peu près complète. J'écrivais régulièrement à Argelès, et j'en recevais régulièrement des nouvelles, des relations minutieuses où Cyprienne enregistrait les événements de la famille et du voisinage. Les rhumes de Jacques y figuraient à côté d'un changement de vicaire ou d'un mécompte agricole, d'un règlement désastreux avec nos fermiers de Marsous. Quelques lignes de mon fils remplissaient les blancs laissés sur le papier par l'écriture de sa mère. Ces dames étaient avides de détails sur ma vie toulousaine, sur mes occupations d'étudiant, sur l'intérieur des Romée. Je n'en mettais jamais assez sur le compte de nos amies. Des photographies avaient été échangées entre Thérèse et Cyprienne avec des promesses de prochain revoir. Ma femme et ma belle-mère avaient pris l'engagement de venir me chercher quand je me trouverais assez savant pour quitter Toulouse, c'est-à-dire vers Pâques, limite extrême que j'avais fixée à mon séjour. Plus tard, aux grandes vacances, les trois Romée feraient une visite de reconnaissance à Argelès. De ma mère, je n'avais eu en tout qu'une lettre : quelques lignes ingénues tracées d'une main pesante. La brave femme s'étonnait de mon changement de vie. Une avalanche récente avait emporté le mur qui soutenait le verger au-dessus de la maison. Elle me consultait sur l'opportunité de la réparation à entreprendre. Et tout cela me paraissait si loin! presque étranger! Je répondais cependant comme si j'avais été l'absent d'une heure ; je faisais semblant de discuter le devis des travaux à exécuter à Marsous, je ripostais par d'autres histoires aux histoires de Cyprienne. Je m'évertuais à donner une apparence de réalité, de vraisemblance, au mensonge où j'étais forcé de vivre. Je ne désespérais même pas de le prolonger indéfiniment, de concilier l'égoïsme de mon rêve avec le repos de ma femme et l'honneur de mon amie.

Je réussis pendant quelques jours à garder ce périlleux équilibre. La prudence de Thérèse se démentit la première. Mon obéissance à des volontés qu'elle n'avait pas eu la peine de me signifier, en lui attestant la force de son empire sur moi, l'avait trop rassurée. Plus confiante, elle se surveillait moins, elle ne pensait plus à déguiser l'attrait qui la rapprochait de moi ; elle négligeait la grimace de froideur, le manège d'indifférence par où, jusque-là, elle ne manquait pas de couper mes élans, de me contraindre à d'humiliantes retraites. Au lieu de calculer, de doser ses paroles comme elle avait soin de le faire quand Marc était là, attentive à nous distribuer son amitié par portions égales, elle s'oubliait à des apartés avec moi ; elle livrait Marc aux taquineries de Julien, aux commérages de Mme Romée. Un regard, un pli au front de l'abandonné l'avertissaient de son étourderie, et elle se dépêchait de la réparer, mais d'autres fois la distraction se prolongeait, et quand elle s'en apercevait, il était trop tard ; Marc boudait, affectait de s'écarter de nous, de s'enfermer dans un silence amer, que les humilités de la coupable avaient peine à rompre.

Thérèse se repentait, Marc pardonnait, et, aussitôt pardonnée, Thérèse retombait dans son injustice. Nous en arrivions, elle et moi, à ne plus pouvoir nous passer une minute l'un de l'autre. Nous souffrions dès que nous perdions le contact. Malgré nous, malgré moi surtout qui voyais mieux le danger, l'amour nous isolait visiblement, nous mettait à part des autres.

Ce fut le besoin de nous voir, la douleur de nous quitter et la joie de nous reprendre, qui nous fit dévier insensiblement de la réserve inaugurée par Thérèse et scrupuleusement observée par moi depuis mon arrivée à Toulouse. Bientôt toutes les occasions, tous les prétextes nous furent bons pour nous retrouver, pour multiplier, pour prolonger nos rencontres. Après le déjeuner de ces dames, quand Mme Romée ne me réclamait pas, je sortais en même temps que Thérèse et que son frère, je les accompagnais. Julien, pressé par l'heure de la classe, prenait les devants ; Thérèse et moi, nous faisions route ensemble jusqu'à la porte d'une de ses élèves, — et c'était loin quelquefois, à l'autre extrémité de Toulouse.

J'aimais ce tête-à-tête dans la foule, le mystère innocent de nos propos perdus dans la rumeur du trottoir.

Nous marchions et nous causions ; et nos itinéraires changeaient avec la direction de nos causeries. Les jours d'intimité, sans nous être donné le mot, nous quittions les rues encombrées pour suivre, — tels des sentiers au bord de la grand'route, — les ruelles noires, les passages obscurs du vieux Toulouse. Nous longions des boutiques silencieuses, des magasins sans étalage, ou bien, dans le quartier noble, des rez-de-chaussée à fenêtres grillagées, des alignements de façades solennelles avec des linteaux de porte armoriés et des balcons en fer chargés d'écussons. Et c'était trop de solitude quelquefois au gré de Thérèse, qui fuyait alors, en gagnant des rues plus vivantes, le danger d'une conversation tournée peu à peu à la tendresse.

L'heure de la leçon était toujours trop vite arrivée ; et c'était si dur, alors, de s'ajourner jusqu'au soir! Cette faveur d'accompagner un moment Thérèse, au lieu de me contenter, me mettait en goût d'en demander davantage. Mon amie avait des moments de répit entre ses leçons : des quarts d'heure, des demi-heures et quelquefois plus, quand une élève s'était fait excuser. Elle profitait de ces loisirs pour réciter sa prière ou dire son chapelet dans l'église la plus proche.

Je la surpris, plongée dans ses dévotions, un après-midi où le désœuvrement, joint au désir d'admirer les jeux de la lumière vespérale à travers les joailleries des vitraux anciens, m'avait conduit à Saint-Étienne. Nous sortîmes ensemble. L'hiver était doux cette année-là ; les rosiers du Bengale ne finissaient pas de fleurir dans les massifs du Boulingrin, et, le long des murs, dans les jardinets du faubourg, les plates-bandes s'embaumaient du parfum léger des tussilages. J'emmenai Thérèse au delà du Grand-Rond, au bord du canal. La colonnade grise des platanes s'allongeait, doublée au reflet de l'eau. Vision calme. Une barque passait, une lourde gabarre languedocienne, et nous rêvions, Thérèse et moi, d'un voyage dans une barque pareille, entre les faïences vernies et les oranges mûres : un voyage silencieux sur l'eau muette, un voyage lent escorté de la course lente des charrues dans les sillons, un voyage sans autre événement que la halte obligée de l'écluse, sans autre musique que la chanson du pâtre ou la sonnerie lointaine des angélus annonçant les clochers de village, mâts de nefs immobiles ancrées dans l'uniformité des plaines.

Telle fut la douceur de cette promenade imprévue que Thérèse me voua désormais tous ses moments de liberté. Elle m'avertissait la veille, et j'allais la prendre au rendez-vous qu'elle m'avait assigné. C'était presque toujours hors des rues fréquentées, au seuil des quartiers populaires. La durée du temps dont elle pouvait disposer limitait nos courses. Nous nous contentions souvent de franchir le canal sur un de ces ponts qui relient la ville aux faubourgs. Nous gravissions au hasard devant nous une de ces voies à pente raide qui vont, par des transitions assez brusques, de la foule à la solitude, du tumulte de la vie ouvrière à la paix des campagnes. Arrivés au sommet de la montée, nous nous arrêtions un moment en suspens, nous laissions nos regards planer de la ville à la vallée hivernale où la jeune verdure des blés se révélait à demi sous les voiles de la brume.

Un jour, en gagnant la campagne par la rue des Récollets, nous eûmes la fantaisie de visiter la chapelle des Pères missionnaires et le calvaire dont les croix monumentales envoient leur ombre jusque sur la route. La chapelle était restée fermée depuis l'exécution des décrets ; la porte antique par où étaient entrés tant de malheureux et sortis tant de consolés était encore scellée de la cire rouge des cachets officiels. Mais l'accès du jardin était libre ; des buis taillés, des bassins d'eau vive disaient l'ordre et le goût d'une plaisance de couvent ; les feuilles pourries dans l'herbe des pelouses, les mousses dans le vivier, disaient aussi l'exil des maîtres, la déchéance des arbustes et des plantes abandonnés à eux-mêmes. Cependant l'enclos n'était pas tout à fait désert ; des pensionnats du quartier y jouaient les jours de promenade ; des amoureux, l'été, y cherchaient l'ombre des allées couvertes ; des dévotes venaient y faire leur chemin de croix en plein air, agenouillées devant les stations qui s'espaçaient autour de l'enclos. L'endroit était hospitalier et recueilli. Le calvaire y suggérait des pensées graves tempérées aussitôt par les sensations de nature, par l'odeur des buis, par la musique gazouillante des mésanges suspendues aux branches mortes. Ce fut un de nos refuges préférés.

D'autres fois, quand les leçons de Thérèse nous obligeaient à nous rapprocher des quais, nous allions chercher de l'autre côté de l'eau, au bout du pont Saint-Pierre, l'abri d'un square infréquenté, posé en terrasse au-dessus de la berge. Un vieux cèdre nous accueillait sous le porche de ses branches inclinées. L'autan, qui arrivait du large par-dessus la nappe de la Garonne, les soulevait parfois, leur faisait rendre — tel l'archet sur la corde, — une musique de tristesse. Blottis sur un banc, serrés l'un contre l'autre comme des oiseaux bercés par l'orage, nous écoutions venir l'assaut du vent et la plainte de l'arbre. Près de nous, en contre-bas, un jardin d'hôpital alignait ses plates-bandes défleuries ; plus près encore, des fenêtres nous révélaient des intérieurs de maisons pauvres, le long d'une ruelle déserte, tandis que, en face, la Garonne s'en allait pressée entre les murailles roses des quais, bornée en amont par les arches massives du pont de pierre, en aval par les architectures grêles du pont suspendu qui filait à notre gauche porté sur la courbe légère des câbles en fil de fer. L'ampleur du fleuve, la vastitude du ciel, en contraste avec l'exiguïté du nid où s'isolait notre tête-à-tête, nous invitaient à goûter plus pieusement la minute d'intimité paisible dérobée par nous à la fuite des jours, au tumulte de la vie.

XXIX

Ce fut un heureux, un miraculeux décembre : un mois d'oubli, d'insouciance au seuil du malheur, d'innocence au bord du péché. La compagnie presque continuelle de Thérèse, la certitude de jour en jour plus évidente de sa tendresse, avaient modéré mon exaltation. Et Thérèse m'était reconnaissante de ce triomphe sur moi-même. La substitution de l'amitié à l'amour, d'ailleurs purement fictive, et qui n'avait exigé de nous qu'un changement de vocabulaire, suffisait à la rassurer. L'épreuve de nos tête-à-tête avait ajouté à sa confiance. Aussi dédaigneuse que moi, et plus ignorante encore de la réalité, elle ne doutait pas de la durée d'un bonheur qu'elle avait trouvé le moyen de mettre en règle avec sa conscience.

Hélas! ce bonheur allait finir. Le mystère de nos promenades ne pouvait pas tarder à être découvert. Que Thérèse n'en eût jamais confessé le secret à sa mère, il y avait déjà dans cette dissimulation comme l'aveu d'une faute. Et cette faute devait sortir de l'ombre où nous la cachions aux autres et presque à nous-mêmes.

En attendant nous multipliions nos rendez-vous. En dehors des heures de leçons, nous passions presque tous nos après-midi ensemble. Nous utilisions les quarts d'heure et même les minutes de liberté ; nous marchions côte à côte ; nous asseyions nos causeries sur un banc de square ou de promenade.

Nous bavardions ainsi un jour, sur un banc du Jardin Royal, et, comme une ondée légère arrivait, j'avais ouvert un parapluie qui resserrait notre tête-à-tête. Un passant nous frôla tout à coup et s'arrêta, cloué sur place par la surprise. C'était Marc. Nous nous levâmes, confus, essayant une explication qu'il eut l'air de ne pas entendre.

— J'ai eu la chance de rencontrer à temps le parapluie de M. Lavernose, dit Thérèse. Nous attendions la fin de l'averse. Je vais donner ma leçon chez les Martel. Venez-vous m'accompagner?

— Bien fâché, Mademoiselle ; mais on m'attend à l'Académie, et je n'ai pas une minute à perdre.

— Le secrétariat ne ferme pas encore, et ça ne vous fera pas de mal de marcher un peu avec nous, lui dis-je. Depuis quand n'avez-vous pas fait l'école buissonnière?

— L'école buissonnière! riposta Marc avec un mauvais sourire, c'est bon pour les étudiants en droit, mon cher monsieur Lavernose. Bonne promenade, et à tantôt, conclut-il en nous quittant.

Nous nous séparâmes presque aussitôt, Thérèse et moi, contrariés l'un et l'autre et empêchés de nous communiquer nos craintes.

Ce soir-là, Marc ne parut pas rue du Pont-de-Tounis.

— Marc en retard! que se passe-t-il, grand Dieu? s'exclama Mme Romée après une heure d'attente. Une barricade en travers de la rue? La chute du gouvernement, ou la dégringolade d'une cheminée sur le trottoir?

— M. Échette a dû s'enfermer pour travailler à sa thèse, expliquait Thérèse. Mais elle ne croyait guère à son explication. Le malheur était là ; nous le sentions venir. L'angoisse nous fermait la bouche.

— Qu'avez-vous tous les trois? interrogeait Mme Romée. M. Lavernose a la lèvre cousue, Thérèse n'a pas l'air de songer à son piano, et Julien n'a pas encore commencé d'apprendre ses leçons. On dirait que rien ne marche ici quand Marc n'y est pas. On ne peut donc pas travailler ou s'amuser sans la permission de ce monsieur!

Et c'était vrai. Marc absent, la maison n'était plus la même. Il était le régulateur et l'excitateur, celui qui met en train la mécanique, et fait s'accorder ensemble les rouages. Mme Romée avait besoin de lui, ne fût-ce que pour le contredire ; sans lui Julien était comme infirme ; la plume lui pesait, le livre tombait de ses mains. Thérèse elle-même puisait dans la fermeté de son ami une partie de sa force morale. L'approbation de Marc, le sourire fraternel de ses yeux, l'encourageaient au travail, la récompensaient de ses sacrifices. Le reproche de son absence la navrait. Elle sentait bien qu'elle ne pouvait pas se passer de son affection.

Je voyais tout cela, je mesurais la profondeur du mal qu'avait causé mon intrusion chez les Romée. Mais je n'avais pas le courage de conclure. La passion menacée se raidissait en moi, me poussait à la révolte. Marc se fâche, me suggérait-elle. De quel droit se fâche-t-il? Marc est jaloux? eh bien, tant pis pour lui! Marc se retire sous sa tente? eh bien, qu'il y reste!

Je m'endurcissais ainsi dans mon égoïsme. J'en voulais presque à Thérèse de son inquiétude, de ses regards désespérés à la pendule, de son air désolé, plus tard, quand elle dut renoncer à voir arriver Marc. Nos adieux furent embarrassés, troublés de pensées discordantes et confuses.

— Je vous porterai des nouvelles de notre ami après votre déjeuner, lui dis-je. J'irai le surprendre au saut du lit.

— Au saut du lit! se moqua Mme Romée ; dans ce cas, cher monsieur, le mieux est de ne pas vous coucher. Marc est debout avant le jour.

Je n'eus pas la peine de me lever le lendemain. Marc m'avait prévenu. Il faisait à peine jour quand il frappa à ma porte. Il s'excusa de l'heure indue. Il avait deux cours à suivre avant son déjeuner, et le reste de sa journée était pris. Il aurait fallu remettre au lendemain ce qu'il avait à me dire, et le délai lui avait paru long.

— C'est donc bien urgent? lui dis-je en essayant de sourire.

— Urgent et grave, me répondit-il. Une explication entre nous est nécessaire. Il y a deux mois que je la remets de jour en jour ; mais après ce que j'ai constaté hier, si je restais le témoin muet de ce qui se passe entre Mlle Romée et vous, je deviendrais votre complice. C'est un rôle qui ne peut pas me convenir.

— Les scrupules d'un homme à jeun sont une terrible chose! plaisantai-je. Mais n'êtes-vous pas sorti trop tôt? Êtes-vous sûr d'y voir clair? Pour moi, je me demande en vous écoutant si je rêve ou si je veille? Que voulez-vous dire, monsieur Échette, et que se passe-t-il entre Mlle Romée et moi? Je vous serais obligé de me le dire avec précision.

— Ce qui se passe n'est malheureusement pas d'hier. Vous n'avez pas oublié, n'est-ce pas, notre conversation de Pibeste? Je vous donnai ce jour-là un avertissement inutile. Le mal était fait ; vous aimiez Mlle Romée, et Mlle Romée vous aimait. Oh! je sais bien que ce ne fut pas de votre part une entreprise de séduction préméditée ; en bien, comme en mal, je vous crois incapable d'un effort quelconque. Vous avez commencé par céder à un attrait. Vous vous êtes trouvé pris, et à votre tour vous avez essayé de prendre. Vous n'y avez que trop aisément réussi. Entre une ignorante et vous, la lutte était inégale. Certaines lettres de Mlle Romée à sa mère m'avaient donné l'éveil. Je voulus voir ; je vis. La malheureuse enfant ne se doutait pas encore de ce qui lui arrivait. Ma présence, votre jalousie, le déchirement de l'adieu, l'avertirent sans doute. Elle partit avec sa flèche au cœur. Je ne désespérai pourtant pas de sa guérison. Séparés, vous finiriez par oublier tous les deux. J'y comptais. Pour mieux vous tenir, pour vous sauver de vous-même, je m'adressai à votre loyauté. En vous livrant le secret de ma vie, je croyais avoir mis Mlle Romée à l'abri de vos poursuites. Elle, de son côté, vous oubliait déjà. Rentrée à Toulouse, dans son milieu, soutenue par le travail et par le sacrifice, elle s'était ressaisie, elle avait secoué le mauvais rêve. Après quelques semaines de lutte que je suivais d'heure en heure, — vous devinez avec quelle angoisse! — elle avait retrouvé le calme, l'équilibre, la gaieté presque. C'était le salut ; c'eût été bientôt le bonheur. Il y a deux mois de cela, et aujourd'hui tout est compromis de nouveau, tout est perdu. Vous êtes revenu, vous vous êtes imposé. Oui, imposé, car, l'eût-elle voulu, comment Mlle Romée pouvait-elle vous empêcher de vous présenter chez elle, à moins de tout révéler à votre femme, de tout confesser à sa mère? Vous le saviez, vous avez calculé sur sa générosité pour lui forcer la main. Votre victime vous avait échappé, vous êtes venu la reprendre chez elle. Un moment j'ai cru que vous reculeriez devant votre mauvaise action ; j'ai espéré que l'hospitalité reçue, le contact de la mère, du frère de Mlle Romée, changeraient votre cœur, que vous hésiteriez à les immoler à votre passion. Souvenez-vous : le soir de votre arrivée, en rentrant à l'hôtel, vous m'aviez promis d'avoir pitié d'eux. Vous n'avez pas tenu parole, monsieur Lavernose.

Marc se taisait. Il s'attendait sans doute à des dénégations de ma part, à une lutte ; mon sang-froid le déconcertait. Je m'étais assis sur mon lit, j'avais relevé mon oreiller ; je roulais une cigarette.

— Vous permettez? lui dis-je. C'est au cas où vous en auriez encore long à me dire.

— A quoi sert de railler? répliqua Marc. J'ai fini ; rassurez-vous. Tant que j'ai été seul à m'apercevoir de votre intrigue, tant que j'ai pu espérer qu'elle se dénouerait d'elle-même sans scandale, et qu'il n'y aurait que moi à en souffrir, je me suis tu. J'ai assisté sans sourciller à vos manœuvres. Mlle Romée vous revenait ; elle allait où l'attirait son penchant ; elle ne voyait pas la main que je lui tendais pour la retenir. Pendant des semaines, j'ai enduré ce supplice. Mais depuis hier, tout est changé. L'honneur de Mlle Romée est en jeu. Que voulez-vous que pensent les gens qui vous ont rencontrés ensemble? Et ce n'est pas la première fois, n'est-il pas vrai? Moi je ne suppose rien, je ne soupçonne rien. Évidemment ce n'était pas un rendez-vous ; le hasard a tout fait. Je le crois, j'en suis sûr. Mais les autres, le croiront-ils? Vous ignorez donc ce que c'est que la réputation d'une jeune fille, monsieur Lavernose? Vous oubliez qu'il suffit d'un mot pour la perdre, d'une histoire qui court, — et on ne sait jamais qui l'a lancée. Des explications après coup, des preuves? Inutile. C'est comme un acquittement en cour d'assises. Il en reste toujours quelque chose. Vous n'aviez pas pensé à ça sans doute ; Argelès est un pays idyllique où ces misères sont inconnues. A Toulouse il faut tenir compte des mauvaises langues.

Marc avait débité son affaire à la volée, en marchant à grands pas. Au moment de conclure, il s'arrêta devant mon lit, me fixa longuement.

— Tenez, monsieur Lavernose, continua-t-il, dans l'intérêt de Mlle Romée aussi bien que dans le vôtre, — car je ne vous suppose pas assez perverti pour ne pas souffrir un jour ou l'autre du mal que vous êtes en train de lui faire, — il serait temps pour vous de reprendre le chemin d'Argelès. Grâce à Dieu, il n'y a rien encore d'irréparable ; vous pouvez rentrer chez vous la tête haute. La satisfaction du sacrifice accompli vous adoucira l'amertume des adieux. Pensez-y ; mettez les courtes joies de la passion en balance avec l'horreur de l'inévitable catastrophe. Voyez et décidez. Je ne vous en dis pas davantage. J'aime mieux vous laisser le mérite d'une résolution que votre intérêt vous conseille aussi bien que votre conscience.

— C'est tout vu, tout décidé, répondis-je. N'eût été le plaisir de vous entendre, il y a longtemps que j'aurais pu couper court à votre harangue. Vous parlez bien, monsieur Échette ; mais pour un historien vous avez une singulière façon d'écrire l'histoire. Que ne m'interrogiez-vous d'abord? Que ne vous documentiez-vous auprès de moi? Je vous aurais évité la douleur d'effleurer de vos soupçons une réputation que vous êtes seul à mettre en doute. Je ne vous parle pas de mon honneur à moi ; je l'estime au-dessus de vos atteintes. Je vous parle uniquement de Mlle Romée, et je vous trouve singulièrement hardi de l'avoir mise en cause. A quoi vous sert donc de l'avoir connue depuis son enfance, si vous la connaissez si mal? Comment? parce que nous nous sommes assis côte à côte, dans un jardin public, elle serait perdue! A qui espérez-vous le faire croire? Il y a des mauvaises langues à Toulouse comme à Argelès ; je le savais : je le constate. Et où en serions-nous, grand Dieu! s'il nous fallait doser nos amitiés, mesurer nos paroles et nos gestes sur le qu'en dira-t-on des inconnus? Mlle Romée a vingt-quatre ans ; ce n'est plus tout à fait une pensionnaire ; elle n'a pas attendu votre permission pour sortir seule ; et si par hasard elle me rencontre dans la rue, voudriez-vous qu'elle eut l'air de ne pas me voir? Tout cela est misérable, monsieur Échette, et je suis bien bon de vous répondre. Vous me cherchez une mauvaise querelle, voilà tout. Ce n'est pas vous, c'est votre jalousie qui parle. Vous laissez trop voir le bout de l'oreille, mon cher monsieur. Je vous gêne, c'est clair, il vous tarde que je vous cède la place. Voilà le fin mot de votre visite matinale. Eh bien, franchement, vous auriez aussi bien fait de rester au lit. Mlle Romée est libre. Vous n'êtes ni son fiancé, ni son frère, son ami seulement, son ami comme moi, ni plus ni moins. Au nom de qui, au nom de quoi prétendez-vous intervenir?

Marc avait pâli sous ma riposte ; son poing se crispait ; une colère froide passait dans ses yeux.

— Je protégerai Mlle Romée ; je la sauverai malgré vous et même malgré elle, me dit-il.

— Sauvez-la donc au risque de la compromettre! lui dis-je. Allez, jouez votre jeu ; moi je jouerai le mien.

— Je n'aurais qu'une ligne à écrire à Mme Lavernose, pour vous rabattre le caquet, répliqua Marc ; mais ce sont des moyens qui me répugnent. Je m'adresserai donc à Mlle Romée. Je sais qu'elle vous aime, mais je sais aussi qu'elle est honnête. C'est elle qui décidera entre nous.

XXX

Le cœur me battait presque aussi fort que le jour où je m'y présentai pour la première fois, quand, quelques heures plus tard, je sonnai à la porte de Mlle Romée. Était-ce ma condamnation ou mon triomphe que j'allais trouver dans les yeux de Thérèse? je n'en savais rien ; ce que je savais, c'était que, d'une façon ou d'une autre, notre situation avait changé. Les derniers voiles allaient tomber entre nous ; nos âmes désormais se regarderaient face à face. Pour elle comme pour moi, ce serait, avec tous ses périls, avec toutes ses délices, la réalité de la passion.

Le visage de Mme Romée, que je rencontrai d'abord, ne m'apprit rien. Mais Thérèse? Oh, Thérèse avait vu Marc. Ses yeux le disaient et sa poignée de mains : des mains et des yeux de fièvre. Elle sortait. Elle eut tout juste le sang-froid et l'adresse nécessaires à entrer dans ses gants, à épingler le chapeau sur sa tête. Elle ne se ressaisit un peu qu'après avoir assujetti la voilette comme un masque sur sa figure. Au moins on ne la verrait pas pleurer! Je la suivis. Nous fîmes quelques pas côte à côte sans rien nous dire. Elle marchait courbée en avant, comme poursuivie. Nous avions descendu la rue des Couteliers ; mais, arrivée à la rue de Metz, au moment d'entrer dans la foule, le courage lui manqua.

— Je ne peux pas me montrer dans l'état où je suis, balbutia-t-elle. Tout à l'heure, quand je serai plus calme… Et, se tournant vers moi : Marc est venu, dit-elle.

— Marc est venu, ajoutai-je, et il vous a grondée?

Elle fit : oui, d'un signe de tête.

— Et vous pleurez pour ça? repris-je. Ah, il me le paiera, votre Marc! Vous n'avez donc pas su lui répondre? Que vous a-t-il reproché, voyons?

Les sanglots l'étouffaient.

— Je ne peux pas… je ne peux pas… articula-t-elle.

— Eh bien, ne parlez pas, marchons ; l'air vous fera du bien.

Elle me suivit comme une enfant. Au cours Dillon, la solitude des allées la rassura. Elle consentit à s'asseoir sur un banc, le dos tourné à la promenade. Ses sanglots s'alentissaient. Elle put parler enfin :

— Marc est venu ce matin, me dit-elle. Maman avait accompagné la bonne au marché, Julien n'était pas encore rentré du collège. Il s'est expliqué ; pauvre Marc!

Je l'interrompis d'un geste d'impatience. Mais elle l'arrêta de la main :

— Ne vous fâchez pas, me dit-elle. Marc a raison ; et il a été si bon avec moi! Il pleurait lui aussi.

— Ses larmes ne rachètent pas les vôtres! répliquai-je. Marc est jaloux ; il veut m'éloigner à tout prix. C'est un égoïste.

— Oh! ne dites pas ça! je vous en prie, répondit Thérèse. Marc vaut mieux que nous. C'est le plus délicat, le plus généreux des amis. Si vous saviez! je l'ai mal reçu d'abord. Ça me révoltait qu'il eût l'air de me soupçonner. Au lieu de m'excuser, je me déclarais prête à recommencer, à me promener avec vous quand et comme il me plairait. Et lui me suppliait de réfléchir ; il m'adjurait de rompre avec vous : Ça finira mal, répétait-il toujours. Je ne voulais rien entendre : Alors, me dit-il, si vous refusez de vous séparer de M. Lavernose, c'est moi qui m'en irai. J'en ai assez vu comme ça. Je vous aime et je suis prêt à me dévouer pour vous ; mais à condition que ma dignité soit sauve. Je ne veux avoir à rougir ni de vous ni de moi. Je trouverai un prétexte pour expliquer mon absence à madame votre mère ; je ne remettrai plus les pieds chez vous. Ce fut à mon tour de supplier. Vous ne me quitterez pas, lui dis-je ; c'est impossible. Grondez-moi, malmenez-moi, je ne me brouillerai jamais avec vous. Et comme il s'obstinait, comme il secouait la tête : C'est donc, ajoutai-je, que vous n'avez pas confiance en moi, que vous me croyez coupable? Eh bien, c'est affreux, cela. Vous dites que vous m'aimez et vous ne m'estimez seulement pas! Je suffoquais de honte et de colère. Marc se rendit : Soit, je resterai, dit-il, mais si je consens à revoir M. Lavernose, vous allez, vous, me promettre de ne jamais le revoir seule, en tête à tête, ni dans la rue, ni chez vous! J'ai promis, je me suis réservé seulement de vous avertir. Et maintenant c'est dit. Il faut nous séparer, mon ami!

Thérèse s'était levée. Je l'obligeai à se rasseoir.

— Déjà? lui dis-je. Avez-vous donc convenu avec M. Échette du nombre exact des minutes nécessaires à notre dernier entretien? Et que faisons-nous de mauvais, je vous prie? En quoi notre amitié peut-elle porter ombrage à personne?

— Ne me parlez plus d'amitié, répondit Thérèse. Ce mensonge ne m'a été que trop funeste. Si nous étions raisonnables, nous renoncerions à nous voir tout à fait. Quand Marc essayait de m'y contraindre, tout à l'heure, j'ai résisté, j'ai demandé grâce ; je regrette presque de l'avoir obtenue. Nous retrouver en sa présence! à quoi bon? Il souffrira ; nous souffrirons aussi ; sa vue nous sera un continuel reproche. Il faudra calculer nos paroles, éviter nos regards. Un supplice! et au bout, la séparation quand même. N'est-il pas vrai qu'il vaudrait mieux en finir?

— Jamais! repris-je ; je vous admire de pouvoir changer si vite. Nous quitter! Et après? Pensez-vous que pour ne plus aller chez vous, je cesserai de vous aimer? Vous quitter! mais vous ne savez donc pas que depuis le premier jour où je vous ai vue, présente ou absente, je n'ai jamais cessé de vous voir. Vous oublier! quel blasphème! Vous avez mis en moi une puissance d'aimer dont je ne suis plus le maître. Vous seule, quand vous êtes là, pouvez la discipliner un peu. Le bonheur m'assagit ; le désespoir m'exalte. Ne me désespérez pas, mon amie. Si vous m'aviez vu il y a deux mois, à Argelès, je vous aurais fait peur. J'étais à bout de raison, à bout d'énergie. La folie me guettait ou la mort. Je vous en supplie, ne me soumettez pas une seconde fois à cette épreuve de l'absence. Puisqu'il faut souffrir, souffrons ensemble. Avec vous je serai sage, je serai fort. Sans vous je ne réponds de rien!

— Vous le voulez, j'y consens donc, me dit Thérèse. J'ai tort ; je le sens bien. Après ce que je vous ai dit aujourd'hui, après ce que je vous ai laissé comprendre, j'aurais dû rompre sur l'heure, coûte que coûte. Je sais maintenant où je vais, et je marche quand même. C'est mal. Mais vous, promettez-moi au moins de ne pas me faire repentir de ma faiblesse. Jamais plus, entendez-vous? nous ne parlerons de ces choses. Ce qui est dit est dit, mais que nos bouches désormais soient muettes. Si nous manquions à cette promesse, si Marc avait le droit de m'adresser de nouveaux reproches, ah! mon ami, j'en juge par ce que j'ai éprouvé ce matin, ma vie n'y résisterait pas! Elle me tendit la main : Allons, dit-elle ; mon cœur n'a pas changé, mais il est mort ; il n'y a plus de vivant en moi que la pitié. C'est le seul sentiment que nous puissions sans rougir garder l'un pour l'autre…

Je pressai sa main, je la mouillai furtivement de mes baisers et de mes larmes.

— Il sera fait ainsi que vous le souhaitez, lui dis-je. Je ne vous réponds pas de la sagesse de mon cœur ; je mentirais en m'engageant pour lui ; mais je vous réponds du silence de mes lèvres. Ne vous inquiétez pas de moi si je souffre. Souffrir c'est vivre, et mon amour ne consent pas à mourir.

XXXI

Thérèse m'avait quitté ; j'étais seul sur le banc ; je songeais. Et j'étais étonné, presque honteux, de ce que je trouvais au fond de ma pensée. Les amoureux, quels égoïstes! après tout, je n'étais pas mécontent de ma journée. L'intervention de Marc m'avait obtenu ce que je n'aurais jamais osé solliciter : l'aveu formel de Thérèse. Chez une jeune fille sage, réservée, d'une honnêteté scrupuleuse, cet aveu, même avec toutes les restrictions dont il avait été suivi, révélait un état d'âme que je n'aurais jamais soupçonné. Il fallait que la passion eût déjà profondément entamé les énergies de cet être délicat et fier pour que même dans le trouble d'un orage qui l'avait jeté hors de ses limites, elle eût répudié l'équivoque où sa pudeur s'abritait. Que de luttes elle avait dû soutenir, que de triomphes partiels j'avais dû remporter à mon insu avant qu'elle en fût arrivée là! Et cette victoire ne serait pas la dernière. L'antagonisme déclaré de Marc avait fait taire mes scrupules. Puisqu'il m'accusait, puisqu'il suspectait ma loyauté, à quoi me servirait de ne pas user de mes avantages? Il avait tenté de mettre l'ami à la porte ; tant pis pour lui, si l'amoureux rentrait par la fenêtre!

J'avais promis à Thérèse de ne plus lui parler de ma passion, je ne m'étais pas engagé à ne pas lui écrire. Aussitôt rentré chez moi, je me mis à l'œuvre : Pardonnez-moi, l'implorai-je, avec l'inconsciente rouerie habituelle aux amoureux, pardonnez-moi de m'adresser une dernière fois à vous. Le trouble où j'étais ce matin, l'égarement où m'avait jeté le spectacle d'une douleur dont je me reprochais d'être la cause, m'avaient ôté ma liberté d'esprit. L'excès de ma sensibilité a dû vous laisser croire que j'étais insensible. Vous pleuriez! Ah, qu'ai-je fait, malheureux et que ferai-je maintenant pour expier ces larmes? Hélas! je ne peux rien, et cette impuissance à vous consoler est mon plus cruel châtiment. Oh! pourquoi vous a-t-on bouleversée ainsi? de quel droit a-t-on essayé de désunir deux cœurs qui ne peuvent pas vivre l'un sans l'autre? Nous séparer? Mais la persécution est un lien de plus entre nous. Que nous importent les mauvais propos des indifférents, les calomnies des envieux, les sévérités des pédants et des cuistres? N'avons-nous pas pour nous le témoignage de notre conscience? Courage donc, chère amie, ne vous laissez pas abattre par l'épreuve. Les préventions injustes s'effaceront, vous retrouverez le calme et la dignité de votre vie. Celui qui vous a offensée est déjà prêt à vous demander pardon de son erreur. Marc me déteste ; mais il a intérêt à vous ménager. Marc est votre ami, et moi je suis votre esclave. Qu'avez-vous à craindre? L'excès seul de mon amour pourrait être un danger pour vous ; mais si je m'oubliais, un signe de vous, une parole suffiraient pour me rendre la raison. Je vous en prie, ma chère Thérèse, revenez à vous, ne vous tourmentez pas d'un incident où il n'y a de grave que votre souffrance. Faites-moi cette grâce de me laisser voir de nouveau sur vos lèvres ce sourire qui est devenu nécessaire à ma vie!

A ce soir, Thérèse! à demain! à toujours!

La lettre composée, je m'ingéniai à la copier en tout petits caractères sur un papier assez mince pour qu'il me fût possible de le glisser dans la main de Thérèse.

Je n'étais pas tout à fait novice dans cette manœuvre ; mais je redoutais l'ingénuité de ma complice. Comment l'avertir, ou, si je ne l'avertissais pas, comment éviter l'explosion de sa surprise?

La nécessité de me tenir prêt à ce geste menu et redoutable, m'empêcha, le soir venu, de sentir la gêne de me retrouver en présence de Marc chez les Romée. Marc était d'ailleurs plus troublé que moi. Le pauvre garçon était encore tout endolori du coup qu'il avait été contraint de porter à Thérèse. Et vraiment, elle était ce soir-là pâle et défaite à un point qui aurait dû m'apitoyer sur elle, me faire renoncer à mes mauvais desseins. Mais cette pensée ne me vint même pas. Mon cœur était fermé ; mes facultés, mes sens étaient tendus uniquement vers l'action. Je ne voyais de Thérèse que la main qui devait prendre le billet. Le reste n'existait pas.

Je guettais l'occasion, je préparais le piège, et, chaque fois, Thérèse déjouait innocemment mes stratagèmes. Je ne parvins à glisser le papier dans ses doigts qu'en lui donnant la poignée de mains du départ. Et peu s'en fallut qu'on ne nous prît. Elle hésitait ; je dus y revenir à deux fois pour l'obliger à garder mon écriture.

Marc avait pris congé une minute avant. Je le rejoignis dans la rue. Je tenais à fixer nos nouveaux rapports, à les ramener au pied de paix autant qu'il me serait possible.

Je m'excusai d'abord de la façon dont je l'avais accueilli le matin. La communication qu'il venait me faire était de celles qu'un honnête homme ne peut pas écouter de sang-froid. Plus tard, cependant, à la réflexion, j'avais mieux jugé son initiative, et Mlle Romée, avec qui j'en avais causé ensuite, avait achevé de me convertir. L'honneur de notre amie devait passer avant tout. Je ne me défendais certes pas de l'aimer ; elle-même, depuis que Marc lui avait ouvert les yeux, n'ignorait pas la nature du sentiment que j'avais pour elle. Mais ce sentiment était assez désintéressé, assez pur, pour se soumettre à toutes les convenances, à tous les sacrifices. Je n'avais pas la prétention de supplanter Marc auprès de Mlle Romée ; je ne réclamais qu'un droit égal au sien à me dévouer pour elle.

Marc m'avait écouté jusqu'au bout sans objection, mais sans enthousiasme. Ma soumission trop prompte, trop complète peut-être à son gré, le laissait méfiant. La transaction qu'il n'avait pas osé refuser aux larmes de Thérèse, n'était pas de son goût. Il ne se donna pas la peine de me le cacher.

— Vous dévouer à Mlle Romée? me dit-il, mais il me semble que vous ne vous appartenez pas tout à fait. Non, tout cela est faux, convenez-en, tout cela est absurde. Il aurait mieux valu que vous partiez. Pour Mlle Romée comme pour vous, c'était la solution la plus digne, j'ajouterai que c'était la seule efficace. En restant à Toulouse, en revoyant tous les jours celle que vous aimez, vous vous exposez et vous l'exposez du même coup à de nouveaux périls. Je n'ai pas autant d'expérience que vous de l'amour ; j'en ai vu assez cependant pour savoir qu'il est, de sa nature, irréductible. Je crois à la sincérité de vos résolutions, à la loyauté de votre parole ; mais devant l'entraînement de la passion, que peuvent ces obstacles? Mes conseils vous sont suspects, je le sais ; c'est un rival qui vous les donne, je n'en disconviens pas ; pourtant ce rival est un honnête homme ; son bonheur fût-il au bout d'un mensonge, il est incapable de mentir. J'ai peur de vous, c'est vrai, mais j'ai peur pour vous aussi.

Marc réfléchit un moment ; puis, se tournant vers moi :

— Avez-vous la foi, monsieur Lavernose? me demanda-t-il.

— Je l'ai eue, lui dis-je.

— C'est un grand malheur que vous ne l'ayez plus, me répondit-il. La religion est la force des faibles. Si je n'avais pas confiance en moi, si je ne croyais pas à l'efficacité de mes principes, je n'hésiterais pas à recourir à la discipline catholique. Allez voir les prêtres, monsieur Lavernose, agenouillez-vous dans un confessionnal, prosternez-vous au pied d'un autel. La foi vous reviendra peut-être. Essayez!

— Vous vous exagérez le danger, cher monsieur, répliquai-je. Pourquoi serais-je plus tendre à la tentation aujourd'hui qu'hier? Il y a amour et amour. Le mien n'est peut-être pas tel que vous l'imaginez. Rassurez-vous donc et comptez sur moi. Le jour où je m'apercevrais d'un danger à courir pour Mlle Romée, je n'hésiterais pas une minute ; je partirais sans retourner la tête, je prononcerais contre moi-même la sentence d'exil.

— A la bonne heure, répondit Marc. Seulement, dans le cas où votre illusionnisme chronique troublerait la netteté de votre jugement, permettez-moi d'ajouter ma clairvoyance à la vôtre. Ce sera peut-être plus sûr.

Je ne jugeai pas à propos de relever la menace.

XXXII

Je songeais déjà au second billet que j'allais écrire à Thérèse. Dans le cas où elle l'accepterait, il ne fallait pas laisser prescrire d'un seul jour cet unique moyen de communiquer avec elle.

Mais accepterait-elle? Le sourire qu'elle m'envoya le soir, à mon arrivée chez elle, me rassura sur le succès de ma première démarche. Ce n'était pourtant qu'un demi-sourire. La souffrance s'y exprimait encore autant que la joie de revivre ; mais c'était assez pour me renseigner, assez pour me donner bon espoir. Thérèse me pardonnait. Ce pas franchi, je n'avais qu'à aller de l'avant.

Mes journées, désormais, se trouvèrent divisées en deux parts. La matinée était consacrée à préparer le billet du jour ; la soirée à constater, à développer l'effet du billet que Thérèse avait reçu la veille. C'était la fonction régulière de ma vie, et jamais elle ne me parut mieux ni plus pleinement employée. Rêver d'amour avait été de tout temps mon occupation naturelle, l'exercice favori de mon imagination, l'indulgente issue de ma paresseuse esthétique. Mais quand l'écriture venait à s'ajouter au rêve, ma satisfaction était complète. Ne vous ai-je pas dit que, dans ma jeunesse, faute d'objectif personnel, pendant les vacances de mon cœur, je trompais ma fringale d'aimer en épousant les passions ou les passionnettes de mes camarades, jusqu'à me charger de leur correspondance amoureuse, acrostiches et rondeaux compris? Je me remis, dans d'autres conditions et avec l'ardeur que me donnait un but ardemment poursuivi, à ce genre de rhétorique. Le romantique naïf et grandiloquent que je portais en moi se donna carrière. Ce fut la mise en poésie, le grandissement par l'adjectif ou par le symbole des menus incidents de ma vie passionnelle.

Invitations aux voyages, rendez-vous dans le rêve, toute une existence en essor se substituait ainsi à la contrainte où notre intimité était réduite. Et pour l'un comme pour l'autre, ces suppléances étaient malsaines, dangereux ces artifices. Ils amollissaient nos volontés, ils ajouraient d'un semblant d'azur le noir de l'impasse où nous étions enfermés.

Les regards de Thérèse, l'étreinte de sa main, la qualité de ses sourires quand j'arrivais et quand je la quittais chaque soir, me renseignaient sur les progrès du travail qui se faisait en elle, m'attestaient le succès de ma littérature. Des éclairs de fièvre s'allumaient par moments dans ses yeux, sa voix s'altérait quand elle me parlait ; des timbres inconnus y vibraient alors, céleste musique! Avec Marc, au contraire, on eût dit qu'elle perdait le don de l'expression ; ses regards s'éteignaient, sa voix oubliait de chanter, ses gestes mêmes prenaient une signification banale. La vie semblait se retirer de toute sa personne, et cette contre-épreuve confirmait ma certitude.

Son caractère avait changé d'ailleurs. Elle, si attentive aux siens, d'une affection si câline avec sa mère, avec son frère, elle s'occupait à peine d'eux maintenant, et si l'habitude l'invitait encore à quelque caresse, cette caresse était machinale. Son cœur s'absentait. Elle était l'obsédée en attendant d'être la possédée. Elle ne s'appartenait déjà plus.

Je n'étais pas seul à m'apercevoir de ces nuances. Marc les notait sans doute, les analysait à mesure : la douleur de les constater ajoutait plutôt à la sagacité de son coup d'œil. Je le voyais s'assombrir peu à peu. Son enjouement avait depuis longtemps disparu ; la gravité triste où il s'était fixé, tournait à l'hypocondrie. La crainte des pires catastrophes s'ajoutait, pour le martyriser, aux blessures de son cœur. La souffrance par moments le mettait hors de lui. A la plus légère contradiction de ma part, il s'emportait en des violences de langage qui dissonaient avec sa grisaille habituelle. Il ne pouvait plus me voir. Ce fut au point que je dus avertir Thérèse. Je lui recommandai de ménager l'amour-propre de son ami, d'éviter tout ce qui risquerait de l'animer contre moi. Et Thérèse s'efforçait de suivre mes instructions ; inutilement ; son effort était visible et elle était bientôt lasse de son rôle. Elle plaignait Marc, elle s'accusait de son supplice ; mais c'était une pitié sans tendresse, un remords sans contrition. Elle aussi, l'amour l'avait rendue égoïste ; elle n'avait de pitié que pour moi, pour le demi-exil que m'avait infligé Marc ; son unique remords était peut-être d'avoir cédé à ses exigences. Pauvre Marc! Il eût fallu qu'il fût aveugle pour se prendre aux manèges d'amitié superficielle où elle se contraignait encore quelquefois avec lui. Elle me regardait en lui parlant ; elle ne pouvait plus même pour une seconde se séparer de moi, perdre le contact.

Quand elle était par trop fatiguée de mentir, de réprimer les élans de tendresse qui la soulevaient vers moi, elle se réfugiait au piano. Là, du moins, elle pouvait soulager ses nerfs, vider le trop-plein de son cœur. Dès le premier accord, la communication s'établissait entre nous ; nos êtres vibraient, tressaillaient à l'unisson… A la fin d'une mazurka ou d'un nocturne, elle tournait rapidement de mon côté son visage baigné de larmes ; nos regards s'épousaient, allumés de la même fièvre, amollis de la même langueur ; nos lèvres frémissaient, se crispaient, unies dans la volupté d'une caresse immatérielle. Marc, le raisonnable Marc, tordu par la jalousie, pleurait aussi quelquefois. Et Mme Romée s'étonnait.

— Vous avez une singulière façon de vous amuser, vous autres! se moquait-elle. Mais c'est ta faute aussi, Thérèse. Tu nous joues de la musique bonne à porter les gens en terre. Ça vous fait pleurer, et moi, ça me fait dormir. En voilà assez pour ce soir. Je réclame ma partie de loto.

XXXIII

Depuis quelques jours je pressais Thérèse de me donner son portrait. Inutile de vous dire les raisons invoquées à l'appui de ma supplique ; vous voyez d'ici le thème et les variations. Le format de la photographie la rendait gênante à passer de la main à la main ; Thérèse, si elle consentait à me l'envoyer, devait forcément me l'adresser par la poste. Et pourrait-elle le faire sans y joindre quelques lignes de son écriture? Ce serait une première réponse à mes lettres ; les autres suivraient, sans doute, et cet échange serait plus intéressant pour moi que le monologue auquel j'étais condamné. Je ne fus donc pas surpris, mais délicieusement ému en trouvant un matin dans ma boîte une enveloppe où je reconnus la main de Thérèse.

C'était le portrait souhaité et une lettre avec, non pas un simple billet mais une lettre de huit pages. J'emportai le paquet chez moi comme un trophée ; je couvris de baisers la photographie et l'écriture de mon amie. Mais en parcourant les premières lignes, je commençai de déchanter.

La lettre était un adieu :

C'est bien fini cette fois, mon pauvre ami, m'écrivait-elle. Le malheur qui nous menaçait, — je devrais dire le châtiment, — ne s'est pas fait attendre. Tout à l'heure, en rentrant chez nous entre deux leçons, j'ai trouvé ma mère en larmes. Le docteur Estenave était avec elle. Maman était comme folle. Je ne sais pas ce qui serait arrivé si le docteur ne s'était pas mis entre nous : Malheureuse enfant! s'écriait-elle, tu m'as trompée ; M. Lavernose est ton amant! Et comme je secouais la tête, trop troublée pour répondre : Ne mens pas, c'est inutile, disait-elle ; on vous a vus ensemble. Tout Toulouse en parle ; tu es perdue! Ce billet d'hier où Mme Durieu te priait, sous prétexte de santé, de suspendre tes leçons à sa fille… eh bien, sa fille n'est pas malade ; elle a pris un autre professeur, voilà tout. Et les autres vont en faire autant. D'ici à huit jours, tu n'auras plus une élève. Mon Dieu! mon Dieu! qu'allons-nous devenir? Le docteur l'a calmée, il s'est porté fort de mon innocence : Thérèse a pu être imprudente ; elle n'est pas coupable, a-t-il dit. D'ailleurs le mal n'est pas si grand que vous le craignez. Mme Durieu est ma cliente ; je la verrai ; je lui parlerai. Je me charge de la ramener… Et vous, maintenant, me dit-il en m'obligeant avec des gestes délicats à desserrer les doigts que la honte tenait crispés sur mon visage, vous, mon enfant, vous allez me raconter votre petite histoire. Que pouvais-je répondre? je me confessai ; je dis tout. Et quand j'eus fini : Je le savais bien, dit le docteur à maman, qu'elle n'avait rien de grave à se reprocher, votre Thérèse. Allons, ma chère amie, remerciez Dieu, et embrassez l'enfant prodigue… La voilà sauvée maintenant. Seulement vous comprenez, ma petite, ajouta-t-il en se tournant vers moi, il ne faut pas que vous soyez exposée à le revoir, ce grand fou qui a failli gâter à jamais votre vie et la sienne. C'est moi qui vous l'ai donné ; il est juste que je vous en débarrasse. Soyez tranquille ; on ne lui fera pas de mal ; une simple expulsion. D'ici à demain André filera sur Argelès. Mais pour aboutir, il est indispensable que j'agisse en votre nom ; c'est de votre part que je dois lui donner sa feuille de route. M'y autorisez-vous? Ma mère me regardait anxieuse, j'entendais monter dans l'escalier le pas insouciant de Julien qui revenait du lycée. Je sentais ces deux existences suspendues à ma réponse. Pouvais-je seulement hésiter? Soit, dis-je au docteur en me jetant dans les bras de ma mère. La pauvre femme m'embrassait à m'étouffer. Ah! méchante tête, disait-elle, on vous serrera si fort que vous ne pourrez plus nous échapper. Le docteur était déjà parti. Il sera chez vous sûrement avant ce soir. Soyez raisonnable, mon ami ; soumettez-vous comme je me suis soumise. Hélas! c'est moi la plus coupable, je le sens bien. Si je ne vous y avais pas encouragé, vous n'auriez jamais songé à moi. Ah! pourquoi nous sommes-nous rencontrés? Pourquoi avons-nous connu cette douceur d'être ensemble. Et comment y renoncer après l'avoir connue? Il le faut cependant. Ni vous ni moi ne sommes capables de goûter un bonheur qui serait fait avec le malheur des autres. Du courage, mon cher André. Songez qu'être près l'un de l'autre et ne plus nous voir serait le pire des supplices. Partez. Je ne vous demande pas de m'oublier ; je ne le crois pas possible. Quand vous regarderez ce portrait que je vous envoie, — dernière imprudence! — vous vous souviendrez que vous avez eu une amie, une amie qui vous aimait bien, et qui est morte!

Je finissais à peine de lire quand on frappa à ma porte. C'était le docteur. J'écoutai sa communication sans broncher. Il parla d'ailleurs rondement, de la façon bourrue et cordiale qui lui était habituelle.

Je protestai naturellement de la pureté de mes intentions, et le docteur en tomba d'accord avec moi.

— C'est l'imagination qui vous a joué le tour, me dit-il. La figure de Mlle Romée vous a tourné la tête. Vous avez poétisé sur elle, vous vous êtes grisé de vos épithètes. Je vous comprends, je vous excuse même, à condition que cela finisse. Il n'est que temps. Tout le monde n'est pas obligé de savoir que vous versifiez, d'autant que vous êtes inédit, je crois. Les bonnes âmes qui vous ont rencontré à la brune avec votre amie n'ont pas supposé que vous cherchiez auprès d'elle des motifs de sonnets. Vous l'avez compromise, la pauvre enfant ; j'ai bien essayé de les rassurer tout à l'heure, elle et sa mère ; mais quoi que nous fassions, vous et moi, c'est un genre de préjudice malaisément réparable. Vous n'avez, vous, qu'une façon d'aider au sauvetage : c'est de partir. Ça n'a pas l'air de vous aller ; il vous en coûte de renoncer au personnage de roman que vous jouez ici pour reprendre le rôle un peu terne qui vous attend à Argelès. Bien fâché, mon cher, mais vous n'avez pas le choix. Si vous voulez qu'on soit indulgent pour votre faiblesse, soyez faible jusqu'au bout ; ne résistez pas quand le salut de votre victime exige que vous cédiez.

— Mais mon diplôme? objectai-je. Vous ignorez peut-être que j'ai obtenu la faveur de passer mon examen avant Pâques?

— A d'autres, mon jeune ami! Vos examens! on sait ce qu'en vaut l'aune et quelle carrière vous êtes venu poursuivre à Toulouse. Laissons cela. Auriez-vous d'ailleurs un intérêt sérieux à rester, vous devriez être trop heureux d'en faire le sacrifice. Allons, un bon mouvement, exécutez-vous. Tâchez qu'à défaut d'estime pour votre caractère, on puisse au moins garder quelque illusion sur la bonté de votre cœur. Vraiment, mon cher monsieur André, vous oubliez trop que je suis le cousin de Cyprienne. Et Jacques? Est-ce que ce nom-là ne vous dit plus rien? Vous n'ignorez pourtant pas que cet enfant a besoin de vous ; il est délicat, et, au lieu de le fortifier, on exagère les soins, les précautions. Si j'ai bonne mémoire, quand je l'ai vu, il y a deux ans, je vous avais recommandé pour lui un traitement à l'eau froide au lieu du régime des cache-nez, véritables nids à rhumes, dont l'enveloppe la sollicitude maternelle. Et son instruction? Qui s'en occupe? Prenez garde, monsieur Lavernose. Cet enfant saura plus tard, il comprendra ; il vous jugera. Quelle opinion souhaitez-vous qu'il ait de son père quand il aura vingt ans?

La lettre de Thérèse m'avait déraciné ; tout m'échappait, je ne tenais plus à rien. L'attaque du docteur me trouvait désarmé, à la merci d'une impulsion, d'une volonté énergique. Je consentis à partir. Je réclamai seulement un délai, le temps de régler mes affaires, de payer ma chambre, ma pension. Un reste d'espoir, de lâche égoïsme me poussait à solliciter ce répit ; mais le docteur voyait clair dans mon jeu ; il fut inflexible.

— Je me charge de votre liquidation, me dit-il ; vous pouvez compter sur moi, nous règlerons plus tard. Puisque nous sommes d'accord, il n'y a pas une minute à perdre. Pendant que vous travaillerez à faire votre malle, j'irai jusqu'à la rue Vélane voir un malade. Dans une demi-heure, je serai là avec ma voiture et je vous mettrai à la gare. Oh! je ne me méfie pas de vos résolutions, sourit-il, mais enfin, avec les amoureux, deux sûretés valent mieux qu'une.

Et il le fit comme il l'avait dit, cet impitoyable docteur.

Ce fut lui qui m'aida à boucler la malle, à préparer la courroie. J'avais les doigts fiévreux et les jambes molles ; le docteur, lui, pliait, empaquetait avec la maîtrise paisible et le fin doigté d'un chirurgien en exercice. Et en opérant, il se moquait de ma maladresse : Quand j'aurai un bras à couper, je ne vous demanderai pas de m'assister, me disait-il.

L'heure passait. A la gare, nous eûmes à peine le temps de faire enregistrer mes bagages.

— Vous embrasserez Cyprienne et Jacques pour moi, me recommanda le docteur, debout sur le marchepied de la voiture. Et plus bas : Si vous êtes trop malheureux, écrivez-moi, mon pauvre enfant ; je ne suis pas si mauvais que j'en ai l'air, je vous ferai passer des nouvelles en contrebande!

XXXIV

Le train partait. La bonne figure rougeaude du docteur, avec son grand nez montagnard et la broussaille blanche de ses sourcils, se reculait dans des gesticulations affectueuses. Des talus tristes, des envers de maisons défilaient à la portière ; puis ce fut, après un tunnel, l'allée de platanes au bord du canal où Thérèse et moi nous avions inauguré nos promenades toulousaines, puis le faubourg Saint-Michel et le calvaire témoin de nos rendez-vous ; puis encore, dans le lointain, sur la plaine grise, le grand voisin de Thérèse, le clocher de la Dalbade. Et à un tournant de la voie, derrière un rideau d'arbres, Toulouse disparut. J'étais seul, seul dans le compartiment et seul dans la vie. Pas d'autre camarade de route, pas d'autre ami pour m'attendre à l'arrivée que le devoir, le devoir sans attrait, le devoir sans conviction. Triste compagnie! J'avais beau me tâter, je ne sentais plus à mon cœur aucun point d'attache avec Argelès. Et mes autres liens, mes liens coupables, étaient rompus aussi ; mais, mal arrachés, ils tenaient par des lambeaux vivants, ils communiquaient par des fibres encore résistantes au plus intime de mon être. Évidemment je n'avais pas fini de souffrir.

La fuite autour de moi de la plaine dépouillée, le déroulement à perte de vue, sous le ciel bas, des guérets et des vignobles, les aspects sévères de l'hiver assombris par l'agonie de la lumière déclinante, s'accordaient, en l'aggravant, avec la tristesse découragée de mon rêve. Noir sur noir ; je sombrais. Le souvenir m'apparut alors comme ma dernière ressource. J'invoquai Thérèse, j'embrassai sa photographie, je relus sa lettre, et en la relisant il me semblait que je l'avais mal comprise. La catastrophe, les adieux, tout ce qui m'avait le plus frappé d'abord, passait au second plan. Ce qui me sautait aux yeux maintenant, c'était l'amour, l'amour malgré tout et toujours, qui s'échappait du tumulte de ces lignes. Le reste venait des autres, le reste lui avait été imposé par la fatalité des circonstances. Elle n'était pas libre. Mais pendant qu'elle écrivait, docile à sa conscience, qui sait si son cœur ne protestait pas? Qui sait si elle tenait tant que ça à ce que ses ordres fussent exécutés? En tout cas, je m'étais trop pressé d'obéir. Mon soi-disant sacrifice n'était peut-être au fond qu'une lâcheté ajoutée à d'autres, une façon commode d'échapper aux conséquences de ma faute. Au point où j'en étais avec Thérèse, je n'avais pas le droit de l'abandonner. Je devais au moins lui laisser le temps de réfléchir, de choisir librement entre sa tranquillité et son amour. Après l'avoir emportée avec moi hors du monde réel, jusqu'aux sommets de la passion, je ne pouvais pas la laisser retomber, malgré elle peut-être, dans la médiocrité de la vie bourgeoise.

La photographie de l'aimée était là, devant moi ; je lui parlais : non, lui disais-je, non, mon amie, je te le jure, je ne te quitterai jamais! Des baisers, des caresses de fièvre et de folie entrecoupaient ces serments. Mon exaltation croissait, et avec mon exaltation, le désir, l'impatience du revoir. Entre le monde de la passion, le monde ardent et coloré où je vivais depuis trois mois, et le monde du devoir, le rivage glacé où j'allais aborder tout à l'heure, mon hésitation ne pouvait pas être longue.

Une circonstance futile aggrava subitement, précipita la crise. En replaçant la lettre de Thérèse sous son enveloppe, je m'aperçus que cette enveloppe ne portait aucun timbre. Thérèse probablement l'avait mise elle-même dans ma boîte. L'heure pressait sans doute, et elle n'avait personne à qui confier le papier. Elle était donc venue chez moi ; peut-être avait-elle frappé à la porte de ma chambre. Comme il fallait qu'elle m'aimât pour s'être risquée à une pareille démarche! Et c'était juste à ce moment, quand le désespoir l'affolait, la jetait dans mes bras, que je me retirais d'elle, que je reprenais ma prudence et ma raison! Que doit-elle penser de moi? me disais-je.

Un arrêt du train me tira brusquement de mes réflexions.

— Montréjeau, six minutes! criait un employé.

Mon parti était pris. Je descendis, on débarqua mes bagages. Je m'informai du premier train en partance pour Toulouse. Je n'avais qu'une petite heure à attendre. Je l'employai à écrire au docteur Estenave. Qu'il en fût informé par une lettre de Cyprienne à Thérèse, ou qu'il eût la curiosité de s'en enquérir lui-même, il pouvait très bien apprendre que je n'étais pas arrivé à Argelès. Il était prudent de lui faire perdre ma trace :

Le courage me manque pour rentrer chez moi directement, lui expliquai-je. Je vais chercher à Luchon ou à Bagnères la solitude indispensable à un bon examen de conscience. Quand j'aurai fait la paix avec moi-même, mais alors seulement je retournerai à Argelès. Vous en serez averti.

Quant à Cyprienne, je n'avais, pour rester en communication avec elle, qu'à donner à la poste ma nouvelle adresse toulousaine, si, comme il était probable, je me décidais à changer de logement.

En route, j'achevai de combiner mon affaire. Le plus pressé était de me cacher en arrivant, de trouver un gîte sûr, un gîte situé et avoisiné de telle sorte que Thérèse, que je ne pouvais pas aborder dans la rue, pût y venir sans craindre d'être surprise. Un quartier retiré, une maison dont je fus l'unique locataire étaient les conditions indispensables de mon nouveau chez-moi. Je m'étais rappelé tout de suite un écriteau aperçu en passant à la porte d'une petite chartreuse, tout en haut d'une des rues qui grimpent vers la Colonne, vers le monument commémoratif de la bataille de Toulouse. Ni Thérèse ni moi ne risquions de rencontrer des figures de connaissance dans ce faubourg populaire, animé seulement aux heures de la sortie des ateliers, et le dimanche, quand la foule des ménages ouvriers montent de la ville vers les guinguettes semées au penchant de la colline.

Dès le lendemain, après une nuit passée dans un petit hôtel voisin de la gare, je courus à la chartreuse. L'écriteau pendait encore au mur ; les fenêtres bâillaient grandes ouvertes aux souffles du matin. La propriétaire, une voisine, était venue donner de l'air à son immeuble, épousseter les chambres, râtisser les allées du jardin. Elle me vanta les avantages de la maison, le silence discret de la rue et du quartier. Un clin d'œil en commentaire me laissa comprendre que la chartreuse était vouée aux faux ménages. A voix basse et sous le sceau du secret, la bonne dame me nomma le dernier occupant, un homme grave, un négociant bien posé, l'honneur de la magistrature consulaire : C'est lui, me dit-elle, qui a transplanté ces rosiers de Bengale le long de la façade, à l'abri du nord. Voyez, les fleurs sont déjà en bouton ; c'est vous qui cueillerez les roses!

Le mobilier d'ailleurs n'avait rien de suspect : des capitonnages économiques, des gravures sentimentales, des cretonnes réfrigérantes ; et le jardin était assorti, un jardinet d'arbustes prétentieux que visitaient des allées exiguës, d'une complication puérile.

J'eus bientôt fait de traiter avec la dame et d'emménager. Un restaurateur voisin s'était chargé de ma table et de mon ménage.

Il n'y avait plus qu'à mettre un bouquet de violettes sur la cheminée en hommage devant la photographie de l'aimée ; tout était prêt ; Thérèse pouvait venir.

XXXV

Il n'est rien de tel que les contemplatifs, les irrésolus, s'ils sortent par hasard de l'hésitation et du rêve, pour aller jusqu'au bout de leurs folies, pour se lancer à fond dans les pires aventures. Je n'arrivai pourtant pas à ces extrémités sans quelques transitions d'inquiétude et de souffrance. Sans doute les premiers pas étaient faits depuis longtemps. Mon départ d'Argelès en désorientant ma vie, en m'enlevant la tutelle de l'habitude, m'avait mis hors d'état de lutter contre moi-même. La passion me tenait, je n'avais pas cessé de lui céder un peu chaque jour. Seule, la nécessité de sauver les apparences avait ralenti ma chute. En mentant aux autres, je me mentais un peu à moi-même, et, grâce à l'illusion de ce mensonge, certains restes de délicatesse, des retours intermittents de scrupules, enrayaient encore par moment la force supérieure dont je subissais l'impulsion.

Ce léger obstacle n'existait plus désormais. Pour la première fois, je me trouvais nu et désarmé en face de la passion. Ce tête-à-tête me déroutait quelque peu. Le cas était nouveau pour moi ; il m'obligeait à réfléchir. Je ne m'étais pas trop ressenti jusqu'à ce moment-là, dans la conduite de ma vie, de la banqueroute déjà ancienne de ma foi religieuse, ni de la pauvreté des idées philosophiques par où j'avais tenté d'y suppléer. A défaut de règles certaines, une sorte de correction naturelle m'avait préservé des écarts graves. Un caractère plutôt timide, un tempérament sans exigence avaient favorisé cet équilibre. Quoique tendre aux tentations, j'avais été un célibataire assez rangé en somme, et un mari irréprochable. Même dans l'aventure où je me trouvais actuellement engagé, malgré les imprudences déjà commises, je ne m'étais pas encore avancé au point de ne pouvoir pas battre en retraite.

Maintenant je touchais à la limite extrême. Un pas de plus, et je devenais un réfractaire, un irrégulier du monde et de la famille, je me déclassais. Terrible affaire pour un égoïste. J'hésitai. Ce n'était déjà plus l'honnête homme qui luttait en moi, c'était le civilisé. Toutes les forces de résistance accumulées par la tradition, par l'hérédité, se débattaient confusément, faisaient tête à la barbarie, au retour offensif de l'instinct. Avant de céder, avant d'agir, je voulus regarder jusqu'au fond de mon acte, l'examiner jusqu'aux dernières conséquences.

Je vous ai dit quels projets j'avais formés en choisissant mon nouveau domicile. L'image d'une Thérèse en délire, désertant le devoir pour se réfugier dans mes bras, m'avait entraîné. Et la tentation durait encore. Cependant il fallait prévoir les heures qui suivraient cette minute sublime. Avec un être de fierté et de droiture comme mon amie, je ne pouvais pas compter sur un de ces compromis qui mettent le respect humain d'accord avec le plaisir. Si Thérèse se donnait, elle se donnerait toute et je devrais, à mon tour, me donner tout à elle. C'était l'enlèvement, l'expatriation, l'exil. Grosse histoire! Ici la question morale se compliquait d'une question matérielle. Ce n'était pas tout de fuir ; il fallait vivre. Je ne pouvais pas m'en aller comme un voleur, les mains garnies des dépouilles de ma femme et de mon fils. Et alors, quel gagne-pain chercher, quel métier prendre? Avec ma pauvre tête de songe-creux, avec mon incapacité chronique de vouloir et d'agir, c'était la misère à bref délai. J'en serais réduit à me faire nourrir par ma maîtresse, à vivre de ses leçons. Belle perspective! Ah! oui, certes, il valait la peine d'y réfléchir.

Je me souviens encore du lieu et de l'heure de ma délibération. C'était le surlendemain de mon retour à Toulouse, après le premier repas pris dans mon nouveau logement. La tristesse des plats réchauffés qu'on m'avait portés du restaurant, l'hostilité de la fumée qu'exhalait à rebours la cheminée récalcitrante, et, plus persuasive encore, l'âme imprégnée aux étoffes, l'âme discordante et mélancolique des ménages illégitimes campés là avant moi, tout me conseillait le retour à Argelès, la reprise de la vie familiale. Il était temps encore. Thérèse m'avait délié, Cyprienne ne savait rien. J'étais libre. Mais, plus éloquente que la paresse, la passion parlait à son tour ; l'orgueil de la vie, la luxure, me tiraient en avant, vers l'accomplissement intégral de mon rêve. L'image de Thérèse m'appelait, ardente et douloureuse, et dans ses yeux meurtris, sur ses lèvres crispées, m'apparaissaient les stigmates du supplice qu'elle endurait à cause de moi, des tortures de l'absence! Sollicité en sens contraire par ces deux formes de mon égoïsme : la passion et la prudence, je ne savais à quoi me résoudre. Je sortis. Marcher soulage les indécis ; c'est comme un acte de volonté plus facile, en attendant l'autre.

Mon habitation touchait presque au sommet du coteau qui fait un premier socle à la Colonne. De là-haut, la vue s'amplifiait tout à coup, embrassait une étendue immense. Au delà de Toulouse, au delà des faubourgs et des banlieues, les campagnes s'étalaient en un ordonnance panoramique ; une rivière, un canal, un fleuve les sillonnaient ; les rubans blancs des routes, la ligne inflexible des railways, le linéament imperceptible des chemins, emmaillaient de leurs réseaux la monotonie verte des emblavures. Des îlots de maisons, des silhouettes de clochers désignaient les hameaux et les villages. Des départements, des provinces tenaient dans le vague fourmillement de l'horizon. Et c'était tout un royaume étranger qu'appelait, dressée comme sur des fumées de songes, la barre tumultueuse des Pyrénées.

Je regardais, et l'écrasement de la comparaison ramenait à de plus justes limites mon être que la passion avait enflé et dilaté outre mesure. La large tranche d'humanité en spectacle devant mes yeux, et l'humanité morte, en recul, évoquée par les monuments de l'autrefois, tout ce grouillement d'existences, rapetissait l'importance de ma destinée, épave après tant d'autres, emportée dans la course de ce flot sans rivages. L'exemple des violences pour toujours refroidies, m'invitait, par la certitude de l'inévitable apaisement final, à modérer l'exaltation de mes sentiments actuels. L'à quoi bon de la souffrance et du bonheur et de tout, se posait en face du nivellement universel, et la leçon devenait plus éloquente encore, administrée par les cyprès et les marbres du cimetière étagé près de moi sur la pente de la colline : ville du sommeil tassée et silencieuse, opposée à la cité vivante qui étalait au-dessous l'orgueil de ses clochers, la rumeur de ses carrefours.

C'était une après-midi de février presque tiède avec des percées d'un soleil languissant dans un ciel laiteux, fumant de vapeurs et de brumes. Les souffles espacés de l'autan me portaient par bouffées les voix éparses de Toulouse : roulement des voitures, grondement des chaussées lointaines. Un merle près de moi s'était mis à chanter ; ce n'était pas encore sa chanson de printemps, le son de flûte ardent et velouté qui dit si bien l'ivresse de la saison amoureuse, mais un appel timide, un balbutiement d'une tendresse ingénue, jeté peureusement à la lisière d'un bosquet. Un air de danse sortait en même temps d'une guinguette voisine où festoyait une noce pauvre ; des couples d'invités s'ébattaient au jardin dans les entr'actes du quadrille ; on entendait le grincement d'une balançoire, le choc des palets de bronze dégringolant dans les trappes d'un jeu de tonneau. Puis ce fut, autour de l'obélisque de brique, la promenade à pas distraits, ignorants de l'histoire, de quelques fantassins désœuvrés. La claquette d'un marchand de plaisirs résonna un moment en appel, et s'éloigna presque aussitôt comme effrayée de la solitude environnante ; le violon de la noce grinça ensuite en mesure le long de la rue penchante et disparut avec le mince cortège à l'entrée du faubourg.

Et la vie humaine fit silence.

Le soir tombait. Les cloches parlèrent à leur tour. Par-dessus la houle des maisons naufragées dans l'obscur, les églises entrèrent en colloque. Pareils à des oiseaux nocturnes, les carillons prirent leur essor, planèrent un moment sur la ville. Bientôt leurs voix se mêlèrent ; le gazouillement fêlé des cloches de couvent sonneuses de cantiques s'éparpilla en bruine, traversé par les lentes, les graves prières, que versaient à larges ondes les basiliques énormes agenouillées dans la paix crépusculaire : Saint-Étienne, Saint-Sernin. Et ces bouches l'une après l'autre se fermèrent. Les cloches se turent ayant annoncé le mystère. Et le mystère commença.

Très vite, les lointains s'effacèrent ; les linéaments des choses s'anéantirent de proche en proche, se perdirent en de vagues fumées. La ville et la campagne, la colline et la plaine se fondirent en l'unité abstraite de l'espace. Seul, un moment, dans cette déroute universelle de la vie, le cimetière garda sa figure. Plus rigides maintenant, plus expressifs, sur la lividité du ciel, les cyprès s'érigeaient, noire armée, gardienne des blancs sépulcres. Un versant de la colline funèbre me regardait, penchait vers moi ses sillons de verdure et de pierre. C'était une enclave nouvellement ajoutée au grand enclos ; les tombes neuves se pressaient, s'étouffaient, appuyées l'une à l'autre comme une foule attentive.

Et voilà que cette vision commençait à me troubler. Ma méditation finissait en angoisse. La solitude nocturne me serrait le cœur. Et tout mon effort de la journée vers la retraite et vers la sagesse se résolvait en un appel impérieux à la vie, en un recours immédiat à l'amour. De cet abîme de la douleur humaine sur lequel je venais de me pencher, une seule douleur me revenait et c'était la mienne ; de tous les souvenirs, de toutes les images évoquées, je n'avais plus dans la pensée, devant les yeux, que le souvenir, que l'image de Thérèse. Ce fut une subite, une inarrêtable déroute. Les objections fuyaient, les résistances s'effondraient sous l'assaut des regrets et des désirs. Qu'avais-je à calculer? Thérèse était là, à quelques pas de moi, et je délibérais! Oh! la voir, la voir d'abord! Après il serait temps de prendre un parti.

XXXVI

Six heures sonnaient à une horloge lointaine : Elle donne sa leçon chez les de Vore, pensai-je ; tout à l'heure elle rentrera par la rue de Metz. Elle en pleine lumière des boutiques, moi dans l'ombre d'une porte cochère, je pourrai peut-être l'apercevoir sans me trahir. Allons!

J'étais déjà en route. Je savais les habitudes de Marc Échette assez pour être certain de ne pas le rencontrer, et il n'y avait guère de chances que le docteur Estenave pût me reconnaître la nuit à travers les glaces de sa voiture. J'étais à peu près rassuré de ce côté ; mais je m'inquiétais de ce que j'allais découvrir sur la figure de Thérèse. Tristesse, abattement? Et qui sait si déjà lasse, découragée de la lutte, résignée à me perdre, elle n'aurait pas retrouvé sa tranquillité d'esprit habituelle?

Du poste que j'avais choisi au seuil d'un corridor, je ne tardai pas à la voir venir. Drapée dans un manteau d'hiver très ample qui l'enlinceulait tout entière, elle allait droit devant elle, sans une déviation de curiosité vers les étalages, sans un arrêt de songerie. Elle portait la tête un peu basse, et, sa voilette très épaisse ne m'ayant pas laissé voir l'expression de son visage, je n'eus pour interpréter son état d'âme que le renseignement un peu sommaire de son attitude. Sa manche en passant me frôla, mais ce contact ne l'avertit de rien. Elle poursuivit son chemin, inattentive, absorbée en elle-même. Je la laissai prendre l'avance et quand je la jugeai assez loin, je me mis à la suivre. Arrivée au coin de la rue des Couteliers, elle ralentit le pas. L'obscurité où elle entrait, le calme du quartier, l'invitaient sans doute à se détendre, à dépouiller le masque imposé jusque-là par le coudoiement de la foule. Je le pensai du moins. Le changement d'allures impliquait le changement de pensée. Elle allait maintenant d'une marche inégale, tantôt pressée et tantôt lente, telle que l'ordonnaient les nuances fugitives de son rêve. Au tournant de la rue du Pont-de-Tounis, elle s'arrêta. Il lui en coûtait peut-être de rentrer, de revoir des visages, d'écouter des propos qui m'étaient devenus hostiles. A l'entrée du pont, nouvel arrêt, nouvelle défaillance. Elle s'était penchée sur le parapet comme attirée par l'énigme de l'eau tourbillonnante. A un mouvement plus brusque qu'elle fit, je crus que le vertige la prenait ; je faillis m'élancer à son secours. Mais, quelle qu'eût été son intention, le geste fut court. Elle se redressa presque aussitôt, et, comme si elle avait peur de céder à une tentation mauvaise, elle courut s'enfermer chez elle.

La porte se referma. J'étais seul de nouveau ; mais cette fois avec le dégoût, avec l'horreur de la solitude. J'observai la maison de Thérèse. La façade du côté de la rivière était obscure. Un léger reflet dansait aux vitres de la véranda, venu par la porte, sans doute ouverte, de la salle à manger. Je m'éloignai ; je marchai au hasard devant moi. Où allais-je? Tout à coup sans savoir au juste par quel chemin j'y étais revenu, je me retrouvai à mon point de départ. Une demie sonna au clocher de la Dalbade, la demie après huit heures. C'était le signal de la réunion quotidienne ; Marc Échette allait arriver. Blotti dans les décombres d'une bâtisse qu'on reconstruisait de l'autre côté du pont, je le vis, à la minute exacte, déboucher dans la rue, de son pas régulier et ferme ; je l'entendis sonner à la porte de ces dames. Bientôt de la lumière parut aux vitres de la véranda, des ombres remuèrent, noires sur la mousseline des rideaux. Je reconnus la silhouette de Thérèse ; Marc était à côté d'elle ; Thérèse s'assit et Marc resta debout ; un livre à la main gauche il lisait, et les gestes de la main droite dont il soulignait sa lecture, ses attitudes dont la raideur s'exagérait dans le jeu des ombres chinoises, me parurent ridicules.

Il s'assit, et Thérèse se leva à son tour, vint se mettre au piano. Le haut de son buste m'apparaissait en profil, nettement découpé par la lumière de la lampe. Et je ne fis plus attention qu'à elle. Ce fut malgré la distance, malgré l'obstacle des murs et des volontés entre nous, comme la douceur d'un tête-à-tête. Aux premiers accords qui jaillirent du piano, projetés comme de tièdes rayons dans le froid de la nuit, mon cœur s'émut, des larmes s'échappèrent de mes yeux. C'était, joué pour moi certainement, voué à la commémoration de notre bonheur perdu, le Souvenir de Schumann. Je n'avais jamais entendu la série des morceaux qu'elle joua ensuite ; c'étaient, autant que j'en pus juger, des pages de Chopin, et l'artiste les avait choisies parmi les plus désespérées, les plus angoissantes. Une surtout, la dernière, un prélude, je crois, âpre, grinçant, monotone, avec des chocs répétés qui évoquaient des coups de marteau dans le bois d'un cercueil, le cahotement d'un char funèbre oscillant dans des ornières de pierre, avait l'air de célébrer les funérailles de notre amour. Une courte prière le terminait ; une phrase d'apaisement suprême, de chute douce dans le néant.

Cette fin de tout fut aussi la fin du concert. Comme si elles obéissaient à l'ordre de la musique, les lumières s'éteignirent. De son pas toujours égal, toujours résolu, Marc descendit l'escalier, se perdit au lointain de la rue. Je quittai à mon tour ma cachette.

La tête perdue, le cœur malade, je traversai la ville à moitié sommeillante. Je longeai les façades lumineuses des casinos et des théâtres, phares du plaisir qui éclataient dans le désert des promenades publiques, je frôlai dans le noir des carrefours les tristes appels de la débauche. Solitaire, je grimpai à mon logis de hasard, là-haut, entre les étoiles et les tombes.

XXXVII

Et ce fut une suite de journées pareilles : des matinées lentes de rêvasserie sous les couvertures, des après-midi d'attente, traînés comme un boulet au pied, usés tant bien que mal en des flâneries maussades, en des visites minutieuses et indifférentes à mon jardin, en d'interminables étapes sur les grand'routes, vers quelque auberge de village. Comme les voleurs ou les gens de mauvaise vie, j'épiais avidement la tombée de l'ombre, le retour du crépuscule. Je descendais alors vers l'embuscade. Thérèse allait venir. Sur les légers indices rapportés de ma rencontre de la veille, sur les menus changements que j'avais cru saisir dans sa démarche, dans son attitude, j'avais, pendant mes insomnies de la nuit, pendant mes demi-sommeils de la journée, imaginé des états d'âme, supposé une progression d'abattement, de désespoir, que j'avais hâte de vérifier, de soumettre à un nouveau contrôle. Quand je verrais mon amie à bout de forces, prête à succomber, j'interviendrais, je lui tendrais la main. Mais l'heure tardait. Après quelques semaines d'enquête, il me sembla même, un certain soir, que les mauvais symptômes s'atténuaient au lieu de s'aggraver. Il y avait moins d'inharmonie dans les mouvements, moins de disgrâce ou de lassitude dans la démarche de Thérèse. Je la suivis, et m'étonnai de la voir s'arrêter un moment devant un étalage de modiste. Plus loin ce fut une autre surprise. Au lieu de rentrer au plus court par la rue, elle alla devant elle jusqu'au Pont-de-Pierre, et tourna vers le quai. Un reste de crépuscule flottait au couchant sur les ramiers, — les plantations de peupliers, — qui bordent la Garonne. Il faisait doux ; un souffle presque tiède agitait la flamme des becs de gaz dont la clarté se prolongeait, reflétée au fil de l'eau. Les ateliers de la manufacture de tabac se vidaient, jetaient sur le quai des troupes bavardantes de cigarières, et, dans les saules, au bord du fleuve, une chouette chantait. Il y avait quelque chose de mystérieux en l'air, un frisson précurseur de la saison nouvelle. Et il me semblait que Thérèse, en arrêt devant l'horizon du fleuve, écoutait ces conseils chuchotés à voix basse, cette invitation à revivre, à se préparer à la fête de l'imminent avril.

Elle m'oubliait déjà peut-être. Et n'était-ce pas ce qui pouvait arriver de mieux dans l'intérêt de notre avenir à tous les deux? N'était-ce pas ce que j'aurais dû souhaiter? Oui, sans doute, mais c'était aussi le triomphe de Marc ; et c'est à quoi ma jalousie ne pouvait pas se résoudre. Je consentais bien à rendre Thérèse à elle-même ; la rendre à Marc, jamais!

Jugez de mon saisissement quand je le vis arriver par le quai et aborder mon amie. L'attendait-elle? J'eus un tel coup au cœur que je faillis me trahir. Ils étaient tout près de moi, mais si animés à leur colloque, qu'ils ne se doutèrent pas de ma présence. Leurs voix presque mêlées m'arrivaient ensemble ; mon trouble seul m'empêcha de saisir le sens de leurs paroles. Ils remontaient le quai. Je les suivis. Une ou deux fois, je vis Marc se pencher vers Thérèse ; leurs têtes se touchaient. Que lui disait-il? C'était comme un débat entre eux ; Thérèse avait des hochements de refus, Marc des gestes d'impatience. Au coin de la rue du Pont-de-Tounis, Thérèse tendit la main à Marc qui revint sur ses pas, me croisa sans me voir. Et moi, sans me donner le temps de réfléchir, je me jetai à la poursuite de Thérèse.

Qu'allais-je lui dire? Je n'en savais rien, mais il fallait que je lui parle.

— Vous? dit-elle en m'apercevant ; et elle se reculait, tremblante.

— Oui, c'est moi, lui dis-je. Est-ce que je vous ferais peur maintenant?

Et elle :

— Malheureux! Pourquoi êtes-vous revenu? Que voulez-vous de moi? Thérèse est morte.

— Morte pour moi, lui répondis-je, mais pas pour Marc. Il me semble que vous étiez assez vivante avec lui, tout à l'heure. Je vous dérange, n'est-ce pas?

— Taisez-vous! taisez-vous! me commanda Thérèse. Mon Dieu! est-ce vous qui me parlez ainsi?

Elle marchait en me répondant, elle essayait de fuir, d'échapper à mes mains tendues vers elle. L'obscurité me cachait son visage ; je ne la voyais pas, je l'entendais ; et cette voix me bouleversait comme une voix d'outre-tombe.

— Thérèse, lui disais-je, Thérèse, pardonnez-moi ; mais j'ai cru mourir en vous rencontrant avec Marc! Pardonnez-moi ; je me suis trompé, ce n'est pas vrai, n'est-ce pas, que vous me trahissiez? Vous m'aimez encore? Oh! dites-le-moi, je vous en prie, parlez si vous voulez que je vous quitte!

Elle ne me répondait pas. Elle s'obstinait à passer, à m'écarter de son chemin.

— Pardonnez-moi! insistai-je ; j'ai manqué de parole ; j'ai eu tort, je n'aurais pas dû revenir. Je n'ai pas pu m'en empêcher. Depuis quinze jours je vous suis, je vous guette, je suis là dans la rue quand vous passez, le soir quand vous faites de la musique, je suis là encore. Pardonnez-moi, Thérèse, ne me renvoyez pas, je vous en supplie. Un mot, que j'entende encore votre voix. Après je m'en irai.

— Mais c'est odieux, ce que vous faites, me dit-elle ; on peut nous voir ; partez! Ne vous acharnez pas après moi, c'est inutile ; tout est fini entre nous.

— Ne me dénoncez pas au moins ; jurez-moi de ne dire à personne que vous m'avez rencontré. Je ne vous tourmenterai plus, je n'essaierai pas de vous revoir, je vous le promets.

— Soit ; mais partez, dit-elle.

Des gens venaient vers nous. Je la quittai, je disparus dans la nuit.

XXXVIII

Je ne me montrai pas le lendemain, je me terrai prudemment dans mon gîte. Après ce premier coup porté à Thérèse, il fallait lui laisser le temps de se calmer, de s'habituer à l'idée de ma présence à Toulouse. J'avais d'ailleurs de quoi occuper ma solitude. L'image de mon amie ne me quittait plus. Celle de Marc l'accompagnait quelquefois ; mais j'avais cessé de le craindre. Thérèse avait eu beau me malmener en paroles, elle m'aimait, j'en étais sûr ; je l'avais sentie frémir à mon contact ; elle était effrayée et fascinée. Le choc de cette rencontre imprévue l'avait mise à la limite des sentiments extrêmes. Elle était également prête à me détester et à se donner à moi.

Qu'allais-je faire? Ma délibération cette fois ne fut pas longue. A tout prix et quoi qu'il en pût arriver, je résolus de revoir Thérèse, de l'attirer chez moi. Mais ce n'était pas verbalement, dans la minute d'un tête-à-tête aussi troublé que celui de la veille, que je pouvais la décider à y venir. L'écriture offrait plus de ressources. La résistance, qu'une première lettre aurait entamée, céderait peut-être à la seconde. Sur ce terrain d'ailleurs je me sentais plus à l'aise. J'écrivis. Vous comprenez dans quel sens, et avec quelles précautions. Je dois dire cependant que mes artifices à mesure qu'ils se présentaient à mon esprit y prenaient une ardeur de sincérité incontestable. Je vivais ma passion à mesure que je la composais :

Dans quel état vous ai-je abordée hier soir, chère amie, disais-je à Thérèse. Vous avez dû me croire fou. Et je l'étais en effet. Je le suis encore. Je vous attends, je vous appelle, je me consume de regrets et de désirs. Ah! c'est trop souffrir vraiment. Votre absence me tue. Vous quitter! Comment avez-vous cru que je m'y résignerais jamais? J'ai essayé une fois ; je ne recommencerai pas. Vous pouvez me repousser, vous pouvez me chasser ; vous ne pourrez pas empêcher mes yeux de chercher vos yeux, mes pas de s'attacher à vos pas. Quoi que vous fassiez, ma vie restera mêlée à votre vie. Je vous ai promis de ne plus vous tourmenter, et je tiendrai parole. Mais ne me demandez pas davantage. Soyez bonne si je suis sage. Ayez pitié de moi, ne me laissez pas tout à fait seul, ne m'abandonnez pas aux mauvais conseils du désespoir. Si je dois renoncer à vous voir, à vous parler dans la rue, faites-moi l'aumône de m'écrire. Une ligne de vous suffira à me réconforter, m'aidera à supporter des privations qui me sont encore trop douloureuses. Quoi que vous en pensiez, même séparés, nous sommes solidaires l'un de l'autre. Vous avez intérêt à ce que je ne sois pas trop malheureux. Songez que j'ai tout quitté, que je n'ai plus de famille, plus d'amis, plus rien qui m'oblige à vivre. La mort me tente. Prêchez-moi, raisonnez-moi. Tout me sera bon venant de vous. Et quand je serai un peu plus fort, un peu plus calme, eh bien, alors, nous nous dirons un adieu définitif.

Je terminais en donnant mon adresse à Thérèse et en lui promettant de ne pas me montrer. Il n'y avait plus qu'à lui remettre mon billet. Je l'abordai le soir même au passage le plus obscur de la rue des Couteliers, et, sans un mot d'explication, profitant de son trouble, je glissai, presque de force, le papier dans sa main.

La réponse arriva le lendemain.

Qu'espérez-vous, que prétendez-vous, mon pauvre ami? m'écrivait Thérèse. Sous prétexte de pitié, d'aide à nous porter l'un à l'autre, vous ne faites qu'envenimer notre mal à tous les deux. Et, au fond, c'est bien ce que vous cherchez, j'en ai peur. Vous m'avez crue consolée, vous m'avez crue guérie, et vous en avez eu du dépit contre moi. Vous avez pris pour une souffrance infligée à votre amour, une blessure qui ne touchait qu'à votre amour-propre. Votre conquête vous échappait, pensiez-vous ; coûte que coûte il fallait remettre la main sur elle. Et, sans remords du mal que vous m'aviez déjà fait, sans souci du mal que vous alliez me faire, vous êtes revenu, vous m'avez accostée au risque de me compromettre encore une fois, de me perdre tout à fait. Et vous dites que vous m'aimez, et vous exigez que je m'attendrisse sur votre malheur! Vous me tuez, et il faut que je vous donne la force de vivre! Ah! je commence à vous connaître, je commence à voir clair en vous. Je vous aime pourtant, — à quoi servirait de le nier? — mais je ne m'abuse plus sur votre compte ; je vous aime malgré moi ; je vous hais presque d'être obligée de vous aimer!

Ne vous hâtez pas d'ailleurs de triompher de mon aveu. Je vous jure que je n'ai pas cessé de penser à vous, mais je vous jure aussi que vous n'obtiendrez rien de moi. Vous avez pu briser ma vie ; je vous défie de la déshonorer.

Oh! injuste, oh! ingrat ami! Vous m'avez pris mon repos, mon bonheur ; vous vous êtes emparé de moi au point que je ne puis plus être à personne, et vous gâtez le seul bien qui me reste, l'image que je m'étais faite de vous, le souvenir de l'ami tendre, désintéressé, fidèle, à qui je m'étais donnée. Mais non ; je suis injuste à mon tour. Un accès de folle jalousie vous a un moment égaré ; parce que vous aviez cessé de croire en moi, vous avez cessé un moment d'être vous. C'est passé maintenant ; vous reconnaissez quelle folie ce serait, et quel crime, de tenter de quelque façon que ce soit un rapprochement impossible. C'est aujourd'hui, mon ami, que je vous dis cet adieu que vous me demandez de retarder et qui, plus attendu, ne serait que plus cruel. Si vous m'aimez réellement, vous aurez pitié de moi ; vous ne jouerez pas plus longtemps avec l'honneur, avec la vie d'une malheureuse. Tout est fini cette fois et bien fini, mon pauvre André. Vous n'aurez plus de moi, ni une ligne, ni une parole, pas même un regard. Je me mettrai plutôt entre les mains de Marc Échette, je quitterai Toulouse, si vous vous acharnez à me poursuivre. Je vous aime, André, et je vous dis un éternel adieu!

Il n'y avait pas à s'y tromper. La violence de mon émotion pendant que je lisais cette lettre aurait suffi à m'en convaincre : Thérèse avait pris son parti ; sa conscience plus droite, sa volonté plus ferme que la mienne, l'appui du docteur et de Marc, la présence de Julien et de sa mère, la mettaient hors de mes atteintes. C'était la fin. Je lus, je relus ces lignes ; je n'y trouvai pas trace d'une défaillance. La tendresse et la vertu y brillaient du même éclat, aussi évidentes, aussi désespérantes l'une que l'autre.

Un découragement me prit alors, une lassitude de tout et de moi-même, une agonie sans secousse où sombraient mes dernières énergies. Je ne voyais plus rien devant moi. Argelès, quand j'essayais d'y penser, m'apparaissait comme un pays très lointain, indéfiniment reculé dans le temps et dans l'espace. Cyprienne et Jacques étaient des personnes que j'avais connues, que j'avais aimées autrefois. Leurs visages mêmes s'effaçaient comme les visages des morts sur des photographies anciennes. Seule dans l'effondrement de tout le reste, l'image de Thérèse survivait, planait, meurtrière idole, sur les ruines qu'elle avait faites. Mais, loin de m'apporter quelque soulagement, sa contemplation ne servait, en irritant mon désir, qu'à exaspérer mon supplice. J'aimais, j'étais aimé, et je devais renoncer au bonheur! Était-ce possible?

Cependant, de cette impossibilité même, une solution se dégageait peu à peu ; écartée, elle revenait, elle s'insinuait, bienfaisante et redoutable ; elle s'imposait enfin : la mort. Mourir arrangeait tout, facilitait tout. C'était la fin du désir et du regret ; c'était peut-être la continuation plus libre du rêve, l'apothéose de l'inachevé dans l'éternel. Plus j'y réfléchissais et plus impérieux se fixait dans mon esprit le dénouement libérateur. Mais au seuil du renoncement définitif, l'amour, prêt à se sacrifier, demandait, exigeait encore. Je voulais revoir Thérèse, m'en aller dans les délices d'un dernier regard, confondre dans un geste suprême mes adieux à la beauté et à la vie. J'écrivis à mon amie et lui remis le soir même ma supplique de la même façon violente et muette qui m'avait réussi déjà.

Oui, vous avez raison, lui disais-je. Il faut nous quitter et pour toujours. Je ne veux pas être la honte et le malheur de votre vie. Vous m'aimez! que puis-je demander de plus? Pour ce don, pour cet aveu, je n'aurai jamais assez de reconnaissance. Mais puisque je suis monté par vous et avec vous jusqu'au sommet du bonheur, vous ne m'en voudrez pas si je refuse d'en descendre. Vivre avec vous, hélas! je ne le peux pas ; vivre sans vous, je ne le peux pas davantage. Pardonnez-moi de vous donner encore un chagrin ; celui-là au moins sera le dernier. Ne me plaignez pas, si je m'en vais plus loin que vous ne me l'aviez ordonné. Revenir chez moi? mais je n'ai plus de chez-moi! Me dévouer aux miens? mais je n'ai plus que vous au monde. Adieu, Thérèse! Soyez sans remords comme vous êtes sans reproche. Je mourrai heureux puisque je mourrai avec la certitude que je suis aimé ; et, qui sait s'il en serait toujours ainsi? Ne vous inquiétez de rien ; je brûlerai votre photographie et vos lettres, et j'arrangerai mon grand départ de manière à ne pas en laisser soupçonner le motif. Adieu, Thérèse! Si pourtant, — je n'ose pas vous le demander! — mais enfin, si vous vouliez me faire une dernière visite, je vous attendrai demain jusqu'à six heures. Après, nous serons si longtemps sans nous revoir!

XXXIX

Étais-je sérieusement résolu à me tuer? Le seul fait de me poser cette question quatre ans après implique bien un peu la réponse. Et cependant je suis sûr d'avoir été sincère, au moins pendant quelques heures. Mon imagination m'avait montré la vie sous des couleurs telles, que je m'évadais vers la mort comme vers la délivrance. Et puis, en me séparant pour toujours de Thérèse, mon projet de suicide avait encore cet avantage de me rapprocher peut-être d'elle pour une minute, puisqu'il fournissait le prétexte à un dernier rendez-vous. Dès lors les images funèbres s'écartaient, s'attendrissaient tout au moins. L'amour et la mort se jouaient autour de moi, s'enlaçaient en de nobles attitudes. Après être venue chez moi, après m'avoir accompagné au seuil du mystère, comment Thérèse pourrait-elle se refuser à la violence de ma passion? Les transports du désespoir finiraient d'eux-mêmes en transports de bonheur ; les bras noués par l'adieu s'étreindraient pour une caresse suprême.

Grâce à cette perspective, je pouvais, affranchi de la peur, de cette peur brutale qui vide le cœur et paralyse la pensée, me livrer sans trop d'angoisse à mes préparatifs de mort. Les heures passaient, les dernières, et il me semblait, à mesure que se rapprochait l'échéance, que mon humanité s'allégeait, qu'elle flottait déjà au bord de l'inconnu. Mes impressions étaient d'une acuité singulière. Des souvenirs me traversaient, lucides et brefs à la façon de ces paysages qui jaillissent brusquement dans la flambée d'un éclair. C'était une couleur de ciel, une odeur de saison : des lambeaux de vie incohérents et intenses. Et à chacun des morceaux de ce moi disparu, j'envoyais le salut de celui qui les résumait, de l'unité passagère qui allait disparaître, s'évanouir volontairement à son tour.

Les heures passaient ; la dorure triomphale du couchant s'était éteinte aux carreaux de la chambre que gagnait insensiblement le doute du crépuscule.

L'ombre secourable enveloppait d'un voile la réalité méchante du flacon préparé pour l'acte suprême, un flacon de laudanum à étiquette rouge, couleur de nuit et couleur de sang. Accessoire de théâtre pour une scène à jouer ou véritable engin de mort, qui sait? La minute finale ne s'offrait encore à moi que par échappées et, aussitôt entrevue, précisée à peine, je détournais la tête, décidé à ne pas la regarder en face. J'eus même une hésitation à allumer la lampe ; il me semblait que la lumière allait se faire en moi du même coup, illuminant ce que je ne voulais pas voir, dessinant dans leur relief les attitudes du meurtre, de l'agonie. Mais Thérèse allait venir sans doute, et j'étais avide de sa figure à peine entrevue et si mal, depuis un mois, dans nos brèves rencontres. Pour lui faciliter l'accès de la maison, pour assurer le secret de sa visite, j'entr'ouvris la porte du jardin, je fermai les volets.

Et ce furent, oh! combien longues, combien fiévreuses, les minutes de l'attente. J'avais des intervalles de prostration où je m'étendais sur le divan, la figure écrasée aux coussins, et des élans d'impatience qui me jetaient au jardin, au seuil de la porte. Là, penché vers la descente de la rue, je scrutais longuement l'obscurité. Des roulements de fiacre montaient, approchaient quelquefois, puis décroissaient dans un vague lointain, ou bien c'était la rentrée à pas lents, essoufflés, d'un voisin, d'une voisine, qui refermaient leur porte. Je rentrais alors, moi aussi, je consultais ma montre. Cinq heures et demie ; six heures moins un quart. Six heures! C'est fini! elle ne viendra pas, me disais-je. J'écoutais de nouveau malgré moi. Mes nerfs trop tendus grossissaient, dénaturaient les bruits ; le craquement d'un meuble à côté de moi, le coup de lime d'un insecte dans le bois de la table, c'était la porte de la rue qui s'ouvrait, c'était quelqu'un qui marchait dans le jardin.

— André? André?

C'était Thérèse, cette fois. Je me jetai à sa rencontre. Elle me repoussa doucement, mais pour chercher aussitôt de la main l'appui du mur, le secours de la table.

— Thérèse! l'implorai-je en m'agenouillant devant elle.

Elle se recula, inquiète, regarda autour d'elle. Un manteau l'empaquetait, l'épais grillage d'une voilette masquait son visage. Ses yeux seuls parlaient au travers. Muette et raidie, elle observait furtivement, inspectait le mobilier, jusqu'à ce qu'elle eût aperçu la fiole de laudanum sur la cheminée. Elle s'en empara vivement, la brisa sur la pierre de l'âtre. Et aussitôt ses forces l'abandonnèrent ; elle se laissa tomber dans un fauteuil. Ses mains tremblaient ; des sanglots étouffés soulevaient sa poitrine. Ils éclatèrent enfin. Je ne savais comment la calmer. Elle me fit signe de ne pas intervenir.

Et quand la crise fut un peu apaisée :

— Promettez-moi que c'est fini, me dit-elle ; jurez-moi de ne pas recommencer! Ne me donnez plus une pareille émotion! Savez-vous que j'ai failli en mourir? Oui, j'étais si malade ce matin, que j'ai craint de n'avoir pas la force d'arriver jusqu'ici. Je m'y suis traînée. Tout à l'heure, en passant sur le pont du chemin de fer, il m'a semblé que quelqu'un me suivait. J'ai couru, je me suis perdue dans ces rues noires. Je ne pouvais pas achever de monter chez vous. J'avais des éblouissements, des vertiges ; j'en ai encore. Jurez! ordonna-t-elle de nouveau, ou je vous quitte à l'instant.

— Je vous obéirai donc, lui dis-je. Mais pourquoi m'imposer ce supplice de vivre sans vous?

— Je souffrirai bien, moi! Pourquoi serais-je seule à souffrir?

— Oh! vous, votre orgueil vous viendra en aide. Si j'étais sûr de n'être pas plus malheureux que vous!

— Vous enviez ma tranquillité, n'est-ce pas? Je suis trop raisonnable! Et c'est vous qui me le reprochez! Raisonnable? Et je suis seule ici, chez vous. Et je suis perdue si quelqu'un m'a vue entrer, si quelqu'un me voit sortir. Quelqu'un? Marc peut-être ; il sait que vous êtes à Toulouse ; il nous surveille, il est là, qui me guette. Perdue! C'est vrai que je l'étais déjà avant de venir. Et ce qui reste de mon honneur ne vaut pas la peine qu'on s'en occupe. Si vous saviez les affronts que j'ai endurés depuis quinze jours, les portes qu'on m'a refusées. Tout le monde pleure à la maison ; c'est la ruine. Mais que vous importe à vous? Ah! mauvais, mauvais ami! Vous ne voyez donc rien? Vous ne voyez pas que je n'en peux plus? Tenez, tâtez mes mains, insista-t-elle en venant à moi. N'est-ce pas que j'ai la peau fraîche et le pouls tranquille?

Ma réponse fut d'abord de serrer la main, la main brûlante et sèche qu'elle avait mise dans la mienne.

— Thérèse, lui dis-je, ma chère Thérèse! Ah! si vous le vouliez, comme nous serions forts, comme nous serions heureux encore.

Mon geste qui l'obligeait presque à se pencher vers moi, achevait de lui signifier ma pensée. Elle était debout, et moi devant elle, sur le divan, où je l'invitais à s'asseoir à mon côté. Sans me répondre, elle dégagea sa main. Plus pressant alors, j'entourai sa taille qui se raidissait, se dérobait à mon étreinte. Tout à coup, je la sentis fléchir ; ses yeux se fermèrent, et, comme une masse, elle s'abattit dans mes bras. Elle était évanouie. Je l'allongeai sur le divan, je désépinglai son chapeau, je dégrafai le col de sa robe, je baignai ses tempes d'eau froide, je frappai dans le creux de ses mains. C'était tout ce que j'avais vu faire, tout ce que je savais faire, en pareil cas. Et ce n'était pas assez sans doute, puisque la malade ne se réveillait pas. Inerte, la figure blanche, les bras morts, elle était là, étendue, voilée à demi de ses cheveux, dans l'attitude du dernier sommeil.

Ah! il n'était plus question d'amour, maintenant, je vous le jure ; c'était la peur qui me tenait, l'angoisse d'un malheur possible, d'un malheur tel que je n'osais pas y penser. Imprudent, j'avais joué avec la mort, et la mort appelée était venue. Ma tête se perdait. Agenouillé devant Thérèse, je répétais machinalement mes gestes de secours. Respirait-elle au moins? Oui ; le pouls battait, la poitrine se soulevait à de longs intervalles. C'était la vie. Je me désangoissai alors, le sang-froid me revint. Je regardai Thérèse plus attentivement que je ne l'avais fait jusque-là.

Pauvre Thérèse! c'est vrai qu'elle était bien changée. La malade que j'avais là sous les yeux n'avait presque plus rien de l'image avec laquelle je vivais depuis un mois. Le malheur qui embellit en les humanisant certains visages d'un éclat trop vif, — effigies d'héroïnes ou de déesses, — le malheur avait gâté les harmonies discrètes, le charme délicat, de cette figure toute en nuances. Le galbe, l'enveloppe, l'expression, tout était altéré. Les roses et les lis étaient fauchés ; la cernure des yeux, le pli amer de la bouche, l'ombre grise, comme un peu de nuit déjà, amassée au creux des joues amaigries, tout dénonçait la détresse profonde d'un être dévoré par une passion sans espoir.

Je la regardais, et cette constatation qui aurait dû, en me montrant la profondeur de sa blessure, exalter mon adoration pour elle, la déconcertait au lieu de l'accroître. J'étais ému, bouleversé, mais d'une émotion qui m'était tout à fait nouvelle. Le choc qui ébranlait ma sensibilité, la modifiait en même temps. L'amour descendait de la tête au cœur. Du désir éteint, la pitié jaillissait, la tendresse. Et non pas seulement la tendresse égoïste, limitée, de l'aimée à l'amant. C'était quelque chose de mieux, quelque chose de plus haut, de plus large : l'humanité. Pour la première fois peut-être, depuis le commencement de ma liaison avec Thérèse, elle m'apparaissait détachée de moi, distincte, dans l'unité de son être, dans l'intégrité de sa destinée à elle, dans la réalité de sa douleur. Le prisme, la belle prison d'amour où mon imagination l'avait enfermée, se brisait enfin. Elle n'était plus l'idole, l'image de rêve, la chose monstrueuse et illusoire, peu à peu substituée à sa chair et à son sang ; elle était Thérèse, une créature pareille aux autres, plus malheureuse que les autres, et c'était moi qui avais fait son malheur.

Ainsi le mystère sacré de la vie s'ouvrait subitement devant moi ; j'entendais monter, du fond de l'abîme où se débattent les existences humaines, son cri à elle, le cri de cette détresse dont j'étais responsable. Pauvre Thérèse! Ah! s'il en était temps encore! Le remords me poignait ; un mouvement de dégoût me soulevait contre moi, contre le piège où j'avais attiré mon amie, contre la demi-violence que je lui avais faite. Ah! Qu'il était loin, le désir! Je maudissais ma faute, j'implorais ma victime. J'avais hâte qu'elle se réveillât pour me repentir, pour m'humilier devant elle.

Je l'épiais. Sa main frémit enfin, le rideau des paupières remonta, le regard apparut. Elle revenait. Elle se souleva, regarda autour d'elle, étonnée. Cette chambre, ce divan… où était-elle? Elle se souvint et, tout de suite, elle se mit sur pied, pressée de partir. Mais ses forces la trahirent. Elle serait tombée si je ne l'avais pas soutenue. Des frissons la secouaient, ses mains étaient glacées. Je la portai devant le feu, je posai une couverture sur ses épaules. La chaleur la remit :

— Je vais mieux, me dit-elle. Mais son regard s'arrêta sur la pendule. Six heures et demie! se plaignit-elle. Mon Dieu! je suis en retard. Vite, aidez-moi. Elle agrafait le col de sa robe, rattachait ses cheveux, piquait des épingles dans sa coiffure. La fièvre, maintenant, la soutenait, activait ses gestes, multipliait ses paroles : Que je puisse rentrer seulement! disait-elle. C'est tout ce que je demande. Après, tant pis! Je n'ai pas peur de la maladie, ni du reste. Quoi qu'il arrive, je ne souffrirai jamais autant que j'ai souffert! Elle avait fini d'ajuster sa voilette. Elle me tendit la main : Adieu! me dit-elle. Vous savez ce que vous m'avez promis. Puisque j'ai été assez folle pour venir chez vous, que cette folie au moins serve à quelque chose. Adieu pour toujours!

Je n'essayai pas de la retenir, je ne protestai pas contre l'éternité de son adieu. Je laissai agir la fatalité ; il me semblait qu'elle savait mieux que moi ce qu'il y avait à faire.

— N'appelez pas folie un acte de dévouement qui nous a sauvés tous les deux, répliquai-je cependant. Pardonnez-moi. Vous êtes un ange, et moi un misérable. Ah! j'avais bien un peu raison de vouloir me tuer ; je me rendais justice. Mais rassurez-vous ; tout cela est fini. Vous pouvez être heureuse encore, vous guérirez et vous m'oublierez. Si vous vous souveniez de moi plus tard, ce serait peut-être pour me haïr!

Nous étions au jardin, elle chancela encore avant d'arriver à la grille. Je me portai à son aide.

— Rentrez, lui dis-je ; je vais chercher une voiture, ou bien appuyez-vous sur moi, je vous accompagnerai jusqu'au bas de la descente.

Elle ne voulait pas, j'insistai :

— Je vous ai fait assez de mal avec mon amour ; laissez-moi maintenant m'occuper de vous comme un frère.

— Ni frère, ni amoureux, répliqua Thérèse. C'est le châtiment de notre faute, qu'elle nous rende désormais étrangers l'un à l'autre.

— Pourquoi parler de faute? Vous savez bien que vous n'avez rien fait de mal… lui dis-je.

— Rien de mal? croyez-vous? Et n'est-ce pas déjà trop que de donner son cœur à qui n'a pas le droit de le prendre? répondit-elle. Adieu, André. Laissez-moi. Il faut que je m'habitue à m'en aller seule dans la vie…

Je ne sais ce que j'allais répondre. Ce fut Marc qui répondit à ma place. Il sortit rapidement de l'ombre d'un massif, et s'avança vers Thérèse.

— Tant que je vivrai, vous ne serez jamais seule, mademoiselle Romée, dit-il simplement. Et comme elle hésitait, étonnée de le voir là : Pardonnez-moi d'être venu vous chercher jusqu'ici, ajouta-t-il ; je n'ai pas douté de vous, croyez-le bien ; j'ai pensé seulement que vous pouviez avoir besoin de moi…

— En venant chez moi, réclamai-je, Mlle Romée savait qu'elle n'avait rien à craindre.

Marc ne se donna pas la peine de me répondre. Thérèse avait pris son bras. J'entendis la porte de la grille se refermer sur eux. Dans la traînée d'un bec de gaz, sous la bruine qui tombait, je les vis disparaître lentement.

Je sortis, je descendis après eux vers la ville. La mortification que m'avait infligée Marc, sa prise de possession de la malade, n'allégeaient pas la responsabilité que j'avais encourue. Thérèse avait l'air d'être gravement atteinte ; tant que je ne la saurais pas en voie de guérison, ma vie à moi demeurait en suspens. J'allai droit à la rue du Pont-de-Tounis. Du même coin d'ombre où je m'étais blotti pendant quelques soirs, témoin indiscret des concerts de Thérèse, — mais qu'étaient mes fièvres d'alors, mes transports de jalousie auprès de mes angoisses de maintenant? — j'épiais l'appartement des Romée, les allées et venues autour du drame commencé chez moi, et dont je voulais à tout prix connaître la suite. Je fus assez longtemps sans rien découvrir. Les fenêtres du côté de la rue et du pont étaient fermées, la véranda était obscure. Tout le monde était réuni dans la chambre de Thérèse qui donnait à l'opposé, sur le jardin. Sans doute, Marc, après avoir ramené la malade, n'avait pas voulu la laisser seule avec sa mère ; la femme de ménage était restée aussi, puisque je ne l'avais pas vue sortir. Il était tard déjà quand le docteur Estenave, appelé probablement dès la première heure, sonna à la porte de ces dames. Sa visite fut longue ; elle me parut interminable. Que se passait-il là-haut? Il descendit enfin, et je me jetai à sa rencontre.

Il eut un haut-le-corps en m'apercevant.

— Encore vous? dit-il.

— Oui, moi. Comment va Thérèse?

— Mlle Romée va mieux, me répondit-il. Vous ne l'avez pas tuée tout à fait. Elle a passé un mauvais quart d'heure ; j'ai craint un moment une complication du côté des méninges ; ça n'a été qu'une alerte. La fatigue est extrême, mais l'équilibre revient ; les phénomènes nerveux disparaissent l'un après l'autre. Le bromhydrate de quinine achèvera de la calmer, à moins d'une nouvelle imprudence de sa part ou d'une seconde tentative d'assassinat.

— Vous pouvez m'injurier à votre aise, lui dis-je. Thérèse est sauvée, c'est tout ce que je voulais savoir.

Je m'éloignais ; le docteur m'empoigna le bras, rudement :

— Minute, monsieur Lavernose, me dit-il. J'ai encore un mot à vous dire. Je vous défends, entendez-vous? je vous défends de vous occuper en bien ou en mal de Mlle Romée. Je vous en avais prié l'autre jour, et vous aviez consenti à rentrer à Argelès. Vous m'avez joué indignement. Cette fois, je ne vous demande rien ; j'exige. Mlle Romée est ma cliente, Cyprienne est ma cousine. J'ai le droit de les protéger toutes les deux contre vous. Ce n'est pas une menace en l'air que je vous fais, songez-y. Je vous ai traité une première fois comme un gamin, comme un inconscient, si vous aimez mieux. Si vous récidivez, je vous traiterai comme un malfaiteur.

— Peut-être me jugeriez-vous moins sévèrement si vous vous souveniez d'avoir été amoureux, me contentai-je de répondre. Au surplus votre opinion m'importe peu, et encore moins votre menace. Vous n'avez rien à m'interdire et je n'ai rien à vous promettre. Je tiendrai les engagements que j'ai pris avec Mlle Romée. C'est à elle que je remets le soin de me disculper auprès de vous.

Je quittai le docteur là-dessus. Thérèse était hors de danger ; je respirais. Elle d'abord. Demain il serait temps de penser à moi, d'aviser à mon salut.

XL

Si vous me demandiez ce que je devins le lendemain et les jours après, comment j'employai les heures qui suivirent ma séparation définitive avec Thérèse, je serais bien obligé, pour être véridique, de vous répondre que je les employai à dormir ; ce fut un sommeil de quinze jours, une somnolence plutôt, une hébétude complète. Mes ressorts étaient brisés, ma force nerveuse, dépensée jusqu'au dernier effluve. Toutes les sources de ma vie semblaient s'être taries à la fois. Je n'avais pas plus de courage à vouloir que de goût à imaginer. Ni action, ni rêve ; c'était une vague torpeur où je m'enfonçais, où je m'allongeais délicieusement comme le vagabond dans la paille tiède de l'étable.

Je ne sortais plus ; je marchais à peine ; juste les mouvements indispensables pour aller du lit au fauteuil, du fauteuil à la table : des mouvements de somnambule, des gestes mécaniques d'où la pensée était absente. Si j'essayais de prendre un livre, il me tombait des mains à la première ligne ; de songer, mes idées refusaient de s'enchaîner, flottaient dans un demi-rêve, et, si je tentais de les poursuivre, s'immobilisaient, se figeaient dans un inéluctable néant. Je n'avais plus conscience du jour ni de l'heure. La saison y aidait, cette saison entre l'hiver et le printemps, sommeillante, elle aussi, engourdie sous les voiles de la brume, comme la chrysalide dans le nuage du cocon qui va s'ouvrir. La montée tardive du matin et la chute lente du crépuscule se rejoignaient presque pour moi, se confondaient dans la grisaille de mon inconscience.

Mon amour aussi participait à ce non-être. La pensée de Thérèse, toujours présente autrefois, ne m'arrivait plus que par secousses. J'avais presque le même effort à faire pour la retenir que j'en avais eu pour m'en délivrer.

L'Image, cette reine despotique de ma vie, avait perdu, avec sa netteté ancienne, une partie de son pouvoir. L'Image changeait. Sous la figure idéale que ma fantaisie avait créée pour l'amour, une figure de maladie et de douleur transparaissait, appelait uniquement la pitié. Et c'était obscurément, en moi, le conflit entre les deux images. Mais, plus récente, plus réelle, l'image de pitié prenait de jour en jour plus de relief, plus de triste et attendrissant prestige, tandis que l'ancienne image avec sa grâce légère et sa parure de sourires, s'atténuait en fine poussière de pastel, s'évanouissait aux lointains de ma mémoire.

Je m'apercevais à peine de ce travail de substitution qui se faisait sans moi, pour ainsi dire, puisque mon anémie d'esprit et de cœur me livrait pour le moment, sans initiative et sans défense, au jeu des forces élémentaires. Je ne me rendis compte du changement que le jour où je reçus la visite du docteur Estenave. Deux semaines s'étaient écoulées depuis notre dernière rencontre, quand il vint frapper à ma porte. Il avait eu le temps de se calmer dans l'intervalle, de s'informer aussi ; une plus juste appréciation des choses l'avait incliné à plus d'indulgence. D'ailleurs je m'étais tenu tranquille pendant ces quinze jours, et quel qu'en pût être le mobile, il fallait bien me tenir compte de ma sagesse. Sans en arriver à des excuses, le docteur me témoigna cependant quelque regret de sa vivacité de l'autre soir.

— J'avais eu peur pour Thérèse, et comme elle était trop souffrante pour que je pusse m'en prendre à elle, c'est vous qui avez attrapé le paquet, me dit-il. J'ai su depuis comment les choses s'étaient passées, et je vous condamne toujours, mais je vous comprends mieux. Vous avez été fou plus encore que criminel, n'est-il pas vrai? Tout cela est loin, d'ailleurs. Je suppose que vous n'êtes plus d'humeur à perpétrer aucune espèce d'attentat. Deux semaines de réflexion ont dû vous châtier suffisamment. C'est pourquoi je viens, en messager de paix, vous annoncer la fin de votre épreuve. Mlle Romée est guérie, et de toute façon ; comprenez-vous? Le mal a disparu et la cause du mal également. La chère enfant voudrait vous voir guéri comme elle : Qu'il me pardonne et qu'il m'oublie, m'a-t-elle dit, c'est mon souhait le plus ardent. Et ce souhait est son testament de jeune fille. Mlle Romée se marie ; vous devinez avec qui. Marc Échette ne fait que presser, selon le désir de Mme Romée et de sa fille, la conclusion d'un projet arrêté depuis longtemps dans l'esprit de tous. Vous connaissez Marc. Peut-être êtes-vous en mauvaise posture pour le juger équitablement aujourd'hui. Plus tard vous rendrez hommage à la noblesse de son caractère. Ce petit garçon est décidément un héros… Et voilà tout ce que j'avais à vous communiquer, termina le docteur. Je ne vous demande pas de me donner vos commissions en retour. Il vaut mieux, n'est-ce pas, rompre une fois pour toutes.

— En effet, répondis-je ; et je n'ai qu'à vous remercier de vous être chargé de pratiquer la rupture. Mais si je ne dois plus correspondre avec Mlle Thérèse, rien ne s'oppose à ce que vous transmettiez mes félicitations à M. Échette. Je suis vraiment enchanté d'avoir travaillé, — sans m'en douter il est vrai, et cela diminue un peu mon mérite, — à avancer de quelques mois la date de son bonheur.

— Si vous avez rendu service à Marc, avouez qu'il vous tire d'un bien mauvais pas, répondit le docteur. Au surplus, je livre la chose à vos réflexions. Vous en jugerez mieux quand vous serez à Argelès… Car vous allez bientôt rentrer, j'espère. L'air de Toulouse ne vous vaut rien, mon pauvre ami, et si vous aviez un peu de courage… Vous avez assez rêvé, assez flâné, que diable! Quelle vie! Au lit à une heure de l'après-midi, comme les joueurs et les filles. Savez-vous à quelle heure je me suis levé ce matin? A six heures ; et depuis je trotte. Allons, paresseux, au travail! Allez planter vos choux et surveiller l'éducation de Jacques… Et comme je secouais la tête en signe de vague protestation : Vous avez beau vous révolter, faire la mauvaise tête, vous y viendrez! conclut le docteur. Je ne désespère pas de vous voir finir dans la peau d'un brave homme!

Le docteur était parti, et, resté seul, je me tâtais, je m'analysais, étonné du calme avec lequel j'avais écouté, accepté ces notifications étranges. Eh quoi? Thérèse se mariait, elle se mariait avec Marc, et j'étais là tranquille, sans un mouvement de colère dans le cœur! Le malheur que ma jalousie avait tant redouté me frappait, et je ne trouvais pas trace de la blessure. Le coup de poignard s'était changé en coup d'épingle. Je n'en revenais pas. Cet amour dont je vivais depuis bientôt un an, cet amour dont j'avais failli mourir il n'y avait pas quinze jours, cet amour n'existait donc plus! Je me refusais à l'admettre. Non, ce que je prenais pour de l'indifférence n'était que la prostration physique. Les émotions de ces derniers temps, trop violentes pour mon endurance, m'avaient laissé sans énergie, même pour souffrir. Mais cette léthargie de mon cœur ne pouvait pas se prolonger. Je n'en étais pas quitte avec la passion. Mes forces revenues me rendraient sans doute le sentiment de mon malheur. J'attendis. Mes forces en effet se rétablirent peu à peu ; je recommençai à penser, à rêver. Mais je ne pensais plus, je ne rêvais plus à Thérèse. L'amour invoqué se refusait à mon appel.

Je n'acceptai pourtant pas immédiatement cette faillite. L'amour se dérobait, je courus après lui.

Je recueillis les restes de mon ardeur ; j'allai chercher sous la cendre encore tiède les braises du foyer éteint, j'essayai de les ranimer de mon haleine. Ce que j'avais fait une première fois pour fixer l'image de Thérèse absente, je le tentai de nouveau ; je mis en œuvre toutes les ressources de mon esprit pour sensibiliser l'image morte. Peut-être la retrouverais-je, là où je l'avais laissée, le long des rues où nous étions passés ensemble? Selon la méthode que j'avais pratiquée à Argelès pour nos courses de montagne, je résolus de suivre pas à pas, dans Toulouse, les itinéraires encore récents de ma passion. Un jour sous les platanes, au bord du canal, je cherchais dans l'eau paisible la trace du reflet adoré qui s'y était posé un moment avec le mien ; le lendemain, au jardin du couvent, je recensais les empreintes de ses pas dans les allées molles, sous la litière des feuilles que soulevait déjà la poussée des premières violettes. Pèlerin scrupuleux, je m'enquis de l'écho de ses paroles aux bancs des promenades sur lesquels nous nous étions assis côte à côte ; dans le square suspendu comme un nid de verdure au bord de la Garonne, je demandai à la musique de l'autan à travers les rameaux du cèdre, de me suggérer la musique de sa voix. Mais c'était, à chaque tentative, la même impossibilité de ressaisir dans sa forme, dans son expression des anciens jours, l'image de l'aimée ; c'était la même obsession de l'image nouvelle, de l'image douloureuse et triste d'une Thérèse malade, évanouie dans mes bras. J'avais beau m'évertuer, m'entêter à une résurrection de plus en plus laborieuse, mes artifices rataient, mon imagination travaillait dans le vide. L'amour était mort.

Vous entendez bien, n'est-ce pas, que je vous raconte tout cela en gros, sans les transitions insensibles dont, après quatre années écoulées, il me serait impossible de retrouver le minutieux enchaînement. Le changement que je vous explique en quelques mots s'opéra lentement pendant des semaines, avant que j'en eusse acquis la notion exacte. Une circonstance inattendue m'aida à faire cette précision. Rue d'Alsace, en plein jour, sans préméditation aucune de ma part, — j'aurais plutôt cherché à l'éviter, — je rencontrai Thérèse. Elle arrivait par une rue adjacente qui coupait mon chemin à angle droit, et si vite, qu'elle n'eut pas le temps de fuir le choc. Il fut affreux pour elle. Rouge de honte, les paupières battantes, elle passa devant moi, raidie en une volonté de ne pas me voir. Mais cet effort d'une seconde l'avait anéantie ; quelques pas plus loin, je la vis chanceler, entrer à la hâte dans un magasin où sa frayeur cherchait un refuge. Cette confrontation me laissa une tristesse que la réflexion fit plus amère encore. Voilà donc où nous avait conduits, Thérèse et moi, ce grand essor, cette exaltation folle de nos cœurs! à nous rendre l'un pour l'autre un objet d'effroi. Oh! cette figure d'une Thérèse épeurée, fuyant devant moi! J'en gardai longtemps comme une impression de dégoût pour moi-même, une horreur pour mes expériences de résurrection sentimentale. Il me semblait que j'étais coupable d'une profanation, de l'exhumation brutale d'une morte. Et c'était cette fois, signifiée par le remords, la fin de mes illusoires tentatives.

Je touchai alors au plus bas de ma détresse. Tout me manquait. La passion en s'en allant me laissait le cœur à sec, l'imagination fourbue, sans ressource aucune de camaraderie ou d'amitié, sans même cet enveloppement secourable des habitudes qui est, autour de nos malheurs, comme la pitié des choses. Ma vie était sans but, mon esprit sans aliment. Rien ne m'intéressait du dehors, et chaque fois que ma pensée m'y ramenait, je me détournais de moi-même, comme du plus misérable, du plus insipide spectacle. Je m'abandonnais. Le hasard était le maître de mes heures. Il voulait pour moi, il agissait à ma place. La poussée d'un grain de sable sous mon pied décidait de la direction de mes pas, déterminait le cours de mes errances. Ici ou là m'étaient pareils. Je me surprenais quelquefois absorbé en des contemplations stupides, occupé à de ces riens qui passionnent les tout petits et les très vieux. Je passais des après-midi allongé dans l'herbe de mon jardin, mon attention en affût sur les manèges d'une bestiole, et l'intérêt de mon réveil, chaque matin, était d'examiner le dépliement des pétales d'une grappe de glycine suspendue au mur de la maison. Quand ces menus drames ne me retenaient pas à la surface de la vie, je perdais la notion de l'être, je me laissais couler à fond, dans des abîmes d'indifférence. Des espaces gris, des déserts immobiles et muets m'enveloppaient de leurs limbes.

Il m'arrivait rarement de songer à Argelès, à celui d'hier pas plus qu'à celui de demain. L'avenir me semblait mort autant que le passé. Tout ce qui m'arrivait de là-bas avait un son grêle, sans écho. Depuis plus d'un mois, j'étais sans nouvelles de Cyprienne, et cet oubli, qui aurait dû m'inquiéter, ne me troublait pas autrement. Que le docteur ou Marc, pressés de se débarrasser de moi, m'eussent dénoncé à ma femme, la chose n'avait rien d'invraisemblable, et je n'y attachais aucune importance. Seuls, de tous les miens, ma mère et Jacques m'intéressaient encore. Mais la différence de nos âges mettait d'eux à moi une distance presque infranchissable. Dans l'impasse où je me trouvais, l'un pas plus que l'autre ne pouvaient m'être d'aucun secours. Et moi-même, avec mon état d'esprit actuel, à quoi pouvais-je leur être utile? Non, tant que mon cœur n'aurait pas changé, tant que ma vie n'aurait pas repris son équilibre, ce que j'avais de mieux à faire était encore de me terrer et d'attendre.

XLI

Un matin, — nous étions aux premiers jours de mars, — comme je rentrais d'une flânerie d'une heure autour de la Colonne, j'aperçus de loin une vieille femme assise sur le seuil de la porte de mon jardin. Affalée, les coudes aux genoux, elle avait l'attitude résignée et lasse d'une mendiante. C'était sans doute, — la couleur de son fichu en pointe, noué sous le menton et la façon de sa robe de serge le racontaient, — une de ces émigrantes que nos pauvres vallées envoient l'hiver quêter leur pain sur les grandes routes. Elle me tournait le dos ; son visage qu'elle portait dans la paume de sa main regardait vers la ville. Elle releva la tête au bruit de mon pas sur le gravier. C'était ma mère. Elle avait sonné à la grille et, n'ayant pas eu de réponse, elle était restée là, sûre de cette façon de ne pas me manquer.

— C'est donc toi, méchant garçon! proféra-t-elle après une longue, une violente étreinte. C'est toi! Et à mesure que son anxiété se calmait, que se dissipaient ses craintes, aggravées sans doute de tous les mauvais rêves qu'elle avait dû faire en chemin, l'air de reproche s'accentuait, la réprobation de la chrétienne, de la femme de religion et de devoir remplaçait dans ses yeux la tendresse de la mère. Toi! toi! répétait-elle, effarée, comme si elle avait de la peine à accorder la réalité de ma figure avec la réalité de ma faute. Mais en me dévisageant, elle s'apercevait de l'état de fatigue, de flétrissure où m'avait laissé la passion. Et la pitié reprenait le dessus. Elle me palpait, m'obligeait à lever la tête, à la regarder en face : Tu sais que l'air de Toulouse ne t'a pas donné des couleurs, petit! te voilà pâle comme si tu relevais de quelque grosse fièvre ; et ces cheveux blancs, sur tes tempes, c'est la neige de cet hiver qui s'y est oubliée, n'est-il pas vrai? Elle soupirait. Ah! pauvre fou, quelle inquiétude tu nous as donnée, quel tourment! Et si loin de nous, si loin! Cyprienne en a été tournée. Et moi! je n'avais pas besoin de ça, tu penses. Un chagrin pareil à mon âge! Il te tarde donc bien d'hériter, malheureux enfant!

Nous étions entrés. Elle m'avait repris à bras-le-corps ; elle m'étouffait de ses baisers : Je parie, disait-elle, qu'au milieu de toutes ces histoires, tu n'as pas pensé à moi une minute. Si tu y avais pensé!… Et ta mère, encore passe! mais Jacques, ton petit Jacques! Et lui, le cher petit, il ne cessait pas de parler de toi, paraît-il. Il t'a écrit au jour de l'an et tu ne lui as même pas répondu. C'est donc vrai que tu voulais nous quitter! Oh! j'ai tort de te parler comme ça ; je suis trop faible ; j'aurais dû te mépriser, te faire pâtir un peu. Je ne peux pas. Te rappelles-tu? quand tu étais petit, je ne sais pas ce qui s'était passé avec la vieille Mette, notre servante, vous aviez eu des paroles ensemble : alors tu as mis un morceau de pain dans ta poche et tu t'es sauvé ; tu avais décidé de ne plus nous voir. Ton père vivait alors, et il te reçut mal le lendemain quand on te ramena de force à la maison. Et moi je me mis entre vous deux. Tu avais déjà mauvaise tête, et moi j'étais déjà trop faible. Ah! je suis bien châtiée, maintenant! »

Elle pleurait, je mêlai mes larmes aux siennes. Pour la première fois, depuis que j'avais cessé d'aimer Thérèse, je sentis que j'avais un cœur.

— Cyprienne est fâchée contre toi, continua ma mère. Et elle a raison. Elle n'est pas obligée de te pardonner comme moi. Il paraît que tu avais écrit des choses sur un cahier qui avaient rapport à cette demoiselle ; elle a trouvé ça dans un placard fermé à clef, en rangeant ta chambre. Ça lui a donné l'éveil, et le docteur Estenave a fini de l'instruire. Tu devines comment elle l'a pris. Et moi, que lui répondre? Pas moins qu'il est le père de Jacques, lui disais-je toujours. — Eh bien soit, qu'il rentre, m'a-t-elle dit, je ne lui ferme pas la porte ; mais qu'il reste là-bas ou qu'il revienne, c'est fini entre nous. Elle a dit comme ça ; mais ce ne sont que des paroles. Elle est pieuse ; son confesseur lui remémorera son devoir. Et puis, si on te fait la vie trop dure à Argelès, tu n'auras qu'à venir me retrouver à Marsous. Je ne veux pas te le reprocher aujourd'hui, mais on ne t'y voit pas trop souvent. Ce n'est pas si beau que chez ta belle-mère ; mais c'est ta maison de naissance. Et plût à Dieu que tu ne l'eusses jamais quittée! Si tu avais travaillé de tes mains comme moi, si tu n'avais pas été dans les collèges, rien de ce qui t'arrive ne te serait peut-être arrivé. Ce sont toutes ces histoires qu'on a fait entrer dans ta tête qui ont été cause de ton malheur. Mais laissons ça ; ce qui est passé est passé. C'est une affaire à régler entre ton confesseur et toi, quand tu feras tes pâques. En attendant, occupons-nous de ce qui presse. A quelle heure partons-nous?

Je n'eus pas la moindre velléité de résister, je ne songeai pas même à retarder le départ. Dans l'état d'apathie, de démoralisation profonde où j'étais, ce me fut un soulagement de trouver quelqu'un qui voulût pour moi. L'obéissance était déjà un commencement d'action. Nous eûmes bientôt terminé les préparatifs. Le loyer réglé, la malle prête, en attendant l'heure du train, j'offris à ma mère de la promener dans Toulouse. Mais la vieille paysanne ne se soucia pas de l'admirer de plus près. Elle gardait rancune à la grande ville d'avoir abrité, qui sait? protégé ma faute. Son étonnement des clochers et des dômes en perspective se nuançait d'une vague frayeur. Dans son ignorance des choses, elle flairait, dans cet abîme de maisons et de rues, des pièges tendus, de nouveaux pièges où je pourrais me prendre au dernier moment.

Elle ne retrouva de sécurité qu'en montant dans le train qui nous ramenait à la montagne. Et même là encore, c'était, attentive à mes moindres gestes, une surveillance où je me sentais étroitement gardé, défendu contre moi-même. J'étais, par ma déchéance, redevenu pour elle le petit enfant d'autrefois, le mauvais petit enfant, dont elle avait repris la charge. Elle me choyait, et ses prévenances étaient comme autant de liens très doux où elle me tenait emprisonné. Cependant le sommeil vint bientôt la délivrer de son souci. La secousse de notre revoir, plus encore que la fatigue de la nuit blanche en chemin de fer, l'avait sans doute anéantie. Et moi, penché sur elle, je la regardais dormir. Je la regardais, et je ne la retrouvais plus. Dans mes brèves montées à Marsous, dans ses rapides descentes à Argelès, je n'avais pas eu depuis longtemps le loisir ni peut-être la pensée de l'observer d'un peu près. Sous le hâle uniforme qui fardait son visage, dans la lenteur grave de son allure paysanne, elle me semblait toujours pareille. Mais ici, dans la détente du sommeil, les bras pesants, le regard éteint sous le couvercle des paupières, comme elle me parut changée! Les rides que ne plissait plus le jeu des muscles se creusaient largement en sillons, labouraient ses tempes, rayonnaient au coin de ses lèvres, comme les fentes d'une écorce. A la peau des mains, les veines se gonflaient en paquets, tandis que les paumes calleuses luisaient comme le bois des outils, polis par l'usure du travail. Hélas! ces mains, ce visage, cette lassitude, tout me dénonçait, tout me criait la décrépitude toute proche, la ruine imminente. Et j'avais travaillé, fils ingrat, à hâter cette décadence, à précipiter cette chute! La leçon était dure. Elle avait au moins cet avantage de me rendre docile d'avance aux affronts qui, sans doute, m'attendaient à Argelès. La contrition me préparait au châtiment.

Notre voyage touchait à son terme. La montagne, déjà voisine, signifiait son approche. Une croix des rogations qui veillait, haut dressée sur un socle de pierre, au seuil d'un carrefour, le toit fortement incliné d'une grange, un frisson d'eau courante dans l'herbe d'une prairie, disaient les habitudes, les nécessités d'un autre climat. Bientôt, à un tournant de la vallée de la Garonne, dans un recul subit de l'horizon, les hauts sommets apparurent. Et ce fut, parlant à mes yeux et à mon cœur, l'appel d'une autre maternité. La terre natale se plaignait de ma désertion ; elle m'invitait à reprendre le contact avec elle, depuis trop longtemps interrompu. Un moment voilé par l'écran des collines immédiates, le pays bleu, couleur de rêve, reparut, mais plus proche cette fois, avec des éblouissements de glaciers, des audaces de pics, des souplesses délicates de cols en festons sur le ciel. A mesure que je les contemplais, je sentais mon injustice à avoir négligé pour une liaison fragile mes rapports d'amitié avec la terre. Et sans doute cette amitié était illusoire. Mais, même en amour, ne trouvons-nous pas le même obstacle, la même impossibilité à nous fondre dans une autre existence?

Le soir tombait quand nous descendîmes à Argelès. La gare était à peu près déserte. Mon arrivée avait chance de ne pas ameuter la curiosité de mes concitoyens. Pour la dépister, j'avais eu le soin de rabattre mon chapeau sur les yeux, et de relever le col de mon pardessus. Précaution inutile. On me reconnut, on me salua ; mais évidemment mon retour ne faisait pas événement dans ma ville natale. A la maison même, je fus frappé de l'aspect quotidien des choses. Cyprienne et ma belle-mère m'accueillirent comme si je rentrais d'une promenade de quelques heures à Lourdes ou à Marsous. Et ce fut, avec un peu plus de bavardage chez mon fils, un peu plus de silence chez ma femme, une soirée comme toutes celles de jadis, comme celle d'aujourd'hui.

Ma pauvre mère tout heureuse de me revoir essaya bien de communiquer sa joie à ses voisines, mais ses tentatives ne réussirent pas à dégeler la dignité revêche de ces dames.

Elles s'en tenaient à leur idée ; la forme de leur accueil, la mesure exacte de leur pardon avaient été délibérées et réglées avec la précision d'un protocole. Un peu de respect humain, beaucoup de religion, avaient décidé Cyprienne à reprendre la vie commune avec moi. A cause du monde et à cause de Jacques, elle avait consenti à la paix, mais c'était une paix forcée. Le cœur n'y était pour rien. Qu'y faire? Plaider ma cause, combattre les préventions trop justifiées de ma femme contre moi? la tâche était peut-être au-dessus de mes forces. Jacques me restait, et c'était l'essentiel. Cyprienne et sa mère étaient trop étrangères à la vie, enfermées dans des limites trop étroites pour qu'il fût possible de les amener à me comprendre, à excuser ma faute. Il était trop tard d'ailleurs. Bien avant que je leur en eusse fourni le prétexte, ces dames avaient perdu leurs illusions sur mon compte. J'étais un artiste, autrement dit un pas grand'chose. Mon aventure n'avait fait que les confirmer dans leur mauvaise opinion. J'acceptai ma déchéance. Elle me fut signifiée le soir même et de la façon la moins équivoque. Au moment où, la veillée finie, nous remontions dans nos chambres, Cyprienne m'offrit un bougeoir :

— Votre lit est installé au second, me dit-elle. Depuis votre départ ma mère couche dans ma chambre ; elle est un peu souffrante ; avec votre permission, je la garderai auprès de moi. Là-haut d'ailleurs, vous vous trouverez mieux à portée pour surveiller votre fils.

Ainsi le mari de Cyprienne était mort ; il ne restait plus que le père de Jacques.

XLII

André se taisait. Dans le silence de la maison endormie, la pluie, qui n'avait pas cessé de tomber depuis le dîner, faisait entendre sa musique. Elle redoublait par moments ; l'averse fouettait les murs, cinglait les volets. Tout près de nous, le long de la façade, un tuyau de conduite engorgé sanglotait, et, au plafond, au-dessus de nos têtes, le trop-plein d'une dalle s'égouttait, s'écrasait en une chute molle sur le plâtre… Et ces rumeurs ajoutaient à la tranquillité de notre refuge ; elles rendaient plus intense l'habituelle impression de dénuement calme, qui se dégageait pour moi de cette vie de province, dont mon ami venait de me conter un épisode.

— Et après? lui demandai-je ; fûtes-vous délivré pour toujours du souvenir de Thérèse? N'y eut-il pas quelque revie, quelque bout de l'an de votre amour?

— Aucun, au moins à l'état conscient. Car, puisque vous êtes curieux de ces analyses, je vous avouerai qu'une ou deux fois, deux fois pour préciser, et à d'assez longs intervalles, j'ai cru sentir comme une vague et très brève reprise de ma passion. Quelle en fut l'occasion immédiate? je serais en peine de vous le dire. Peut-être une simple concordance de saison, de lumière, d'odeur, le rappel d'une sensation éprouvée l'année avant à la même heure, dans le même paysage, en compagnie de Thérèse ; mais de cela je ne puis pas être sûr, parce que le point initial de chacune de ces crises a été un de ces états de vague hébétude, où la pensée perd pied, flotte sans direction, noyée dans un chaos de rêves.

Tout à coup, et sans que j'aie jamais pu ensuite remonter la chaîne de mes impressions, une émotion me souleva, un frisson de volupté, de félicité intense. C'était l'amour, mais l'amour indéterminé, quelque chose de pénétrant et de confus, où il y avait à la fois du trouble de l'aveu et de la fièvre du désir ; une émotion si forte, si violente, que je me mis sur pied, d'un élan, comme si quelqu'un m'appelait. Qui? Hélas! personne ne m'attendait ; je n'aimais personne. L'élan fut court. Il ne me resta bientôt de cette étrange secousse que le sentiment du vide affreux qui la suivit, le dégoût des minutes à passer après cette minute.

Cependant le miracle pouvait se renouveler. Le lendemain et pendant quelques jours encore, j'en espérai le retour. Rien ne vint, et, fatigué d'attendre, las de ma vaine poursuite, je pensai à autre chose. Plusieurs mois s'écoulèrent. Un après-midi, — c'était en hiver, — j'étais assis là, au coin du feu, dans ce fauteuil, assoupi à moitié, rêvassant, la même émotion me revint, le même délicieux frisson de mes nerfs tendus par le plus vague, le plus décevant des désirs ; et, à peine née, l'émotion s'en allait, plus rapide encore que la première fois, plus inconsistante. Et ce fut le même regret ensuite, la même insipidité d'une vie qui ne me semblait plus valoir la peine d'être vécue.

J'usai des heures, des nuits d'insomnie à pénétrer ce mystère. Était-ce un tressaillement de ma mécanique à aimer, de mes nerfs et de mes lobes cérébraux, fonctionnant à vide par un reste d'habitude, ou se détendant en une vibration dernière comme une guitare qui se désaccorde? était-ce quelque influence de télépathie, la pensée de Thérèse plus fidèle, moins oublieuse que la mienne, venant à moi de loin, onde supraterrestre qui arrivait pour y mourir au rivage de mon cœur? Quelle qu'en pût être la cause, le phénomène ne se reproduisit jamais plus.

André Lavernose se tut une seconde fois. Une horloge sonnait au loin, dans la rafale.

— Neuf heures ; l'omnibus va être là, lui dis-je ; il va falloir nous dire adieu… jusqu'à l'année prochaine, ajoutai-je. Il secoua la tête.

— Si vous le permettez, me dit-il, j'aime mieux ne pas trop y compter. Ce serait beaucoup de fidélité, pour un nomade comme vous, de passer deux étés de suite à Argelès. Le pays est gracieux, mais je ne m'en exagère pas le charme. Peut-être l'avez-vous épuisé dans une première visite.

— Il y a les Pyrénées, et il y a vous… insistai-je.

— Oh! moi! fit André avec un de ces claquements de doigts où s'exprimait son découragement habituel… moi!… dans le dénuement de cette fin de saison, vous avez pu vous intéresser au peu que je suis ; peut-être même, faute d'objet de comparaison, m'avez-vous apprécié au-dessus de mon mérite. Vous en reviendrez, et je ne vous en voudrai pas, croyez-le bien. Grâce à vous, j'ai eu un grand mois de conversation, de vie intellectuelle. Pour un résigné qui ne vit plus qu'au jour le jour, un mois, c'est énorme, et je serai votre obligé, quoi qu'il arrive.

Je protestai, je lui dis tout le bien que je pensais de lui, de son esprit, de la tournure de son imagination.

— Vous m'avez, lui dis-je, révélé un exemplaire de l'âme provinciale, vous m'avez enseigné une nuance de l'amour de tête.

— Avec figures et décors assortis… sourit Lavernose. Et justement, vous savez maintenant tout ce que j'avais à vous apprendre.

— Et Marc, votre ennemi Marc, qu'est-il devenu? demandai-je après un silence.

— Marc? Il est chargé de cours à la Faculté de Toulouse, me répondit André ; c'est lui peut-être qui fera passer le baccalauréat à mon fils…

L'omnibus stoppait à grand bruit de grelots devant la porte. André Lavernose m'accompagna jusqu'au seuil de sa maison.

— Après tout, me disait-il en traversant le corridor, Marc aurait tort de m'en vouloir. Mon intervention aura mis dans sa vie un élément d'intérêt qu'il était incapable d'y introduire de lui-même. C'est grâce à moi qu'il aura connu le prix de Thérèse. D'un mariage de simple inclination, la jalousie aura fait un mariage d'amour… On a bien raison de dire que dans la vie on ne doit rien prendre au tragique, au sérieux tout au plus ; et encore, à y bien réfléchir, le sérieux est peut-être de trop!

Nous passions devant la chambre de Jacques.

— Ne parlez pas si haut, lui répondis-je. Votre fils pourrait vous entendre.

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