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VOYAGE
A
L'ILE-DE-FRANCE ;

PAR
BERNARDIN DE SAINT-PIERRE.

TOME SECOND.

Paris.
A. HIARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
RUE SAINT-JACQUES, N. 131.

1835.

IMPRIMERIE DE MOQUET ET Cie,
rue de la Harpe, n. 90.

VOYAGE
A L'ILE-DE-FRANCE.

LETTRE XX.
DÉPART DE BOURBON. ARRIVÉE AU CAP.

Nous sortîmes à dix heures du soir de la baie de Saint-Paul. La mer y est plus calme, et le mouillage plus sûr qu'à Saint-Denis, dont la rade est gâtée par une quantité prodigieuse d'ancres abandonnées par les vaisseaux. Leurs câbles s'y coupent fort promptement ; cependant les marins préfèrent Saint-Denis.

Dans un coup de vent du large on ne peut sortir de la baie de Saint-Paul ; et si un vaisseau était jeté en côte, tout l'équipage périrait, la mer brisant sur un sable fort élevé.

Le 23, nous perdîmes Bourbon de vue. Les services que nous avions reçus de monsieur et mademoiselle de Crémon pendant notre séjour, les vents favorables, une bonne table, et la société d'un capitaine très-honnête, M. de Rosbos, nous disposaient au plaisir de retrouver l'Indien.

Nous plaignions les passagers de ce vaisseau, qui avaient eu à éprouver le mauvais temps et la disette de vivres.

On compte neuf cents lieues de Bourbon au Cap. Le 6 janvier 1771, nous vîmes le matin la pointe de Natal, à dix lieues devant nous. Nous comptions dans trois jours être à bord de l'Indien. Nous avions eu jusqu'à ce jour vent arrière. Il fit calme le soir, et une chaleur étouffante. A minuit le ciel était très-enflammé d'éclairs, et l'horizon couvert partout de grands nuages redoublés. La mer étincelait de poissons qui s'agitaient autour du vaisseau.

A trois heures de nuit, le vent contraire s'éleva de l'ouest avec tant de violence, qu'il nous obligea de mettre à la cape sous la misaine. La tempête jeta à bord un petit oiseau semblable à une mésange. L'arrivée des oiseaux de terre sur les vaisseaux est toujours signe d'un très-mauvais temps, car c'est une preuve que le foyer de la tempête est fort avant dans les terres.

Le troisième jour du coup de vent, nous nous aperçûmes que notre mât de misaine avait fait un effort à quatre pieds au-dessus du gaillard ; on serra la voile, on relia le mât de cordages et de pièces de bois, et nous tînmes la cape sous la grande voile.

La mer était monstrueuse et nous cachait l'horizon. On fut fort surpris de voir, à une portée de canon, un vaisseau hollandais manœuvrant comme nous : il fut impossible de lui parler. Le cinquième jour, le vent s'apaisa. On examina notre mât de misaine, qui se trouva absolument rompu. Cet accident nous fit redoubler de vœux pour l'arrivée au Cap.

Le gros temps nous avait fait perdre du chemin, suivant l'ordinaire ; il succéda du calme, qui nous fit perdre du temps.

Le 12, nous retrouvâmes le vaisseau hollandais, et nous lui parlâmes. Il eut la précaution de ne se laisser approcher que ses mèches allumées et ses canons détapés : il venait de Batavia ; il allait au Cap.

Enfin, le 16 janvier, nous eûmes l'après-midi la vue du Cap, à tribord. Nous louvoyâmes toute la nuit. Le 17 au matin, il s'éleva une brise très-violente ; le ciel était couvert d'une brume épaisse qui nous cachait absolument la terre. Nous allions manquer l'entrée de la baie, lorsque nous aperçûmes par notre travers, dans un éclairci, un coin de la montagne de la Table ; alors nous serrâmes le vent, et vers midi nous nous trouvâmes près de la côte, qui est très-élevée. Elle est absolument dépouillée d'arbres ; sa partie supérieure est à pic, formée de couches de rochers parallèles ; le pied est arrondi en croupe. Elle ressemble à d'anciennes murailles de fortifications avec leur talus.

Nous longeâmes la terre. A midi, nous nous trouvâmes derrière la montagne du Lion, qui, de loin, ressemble à un lion en repos. Sa tête est détachée, et formée d'un gros rocher, dont les assises représentent la crinière. Le corps est composé de croupes de différentes collines. De la tête du Lion on signale les vaisseaux par un pavillon.

En cet endroit le vent nous manqua, parce que le Lion nous mettait à l'abri ; il fallait, pour entrer dans la baie, passer entre l'île Roben, que nous voyions à gauche devant nous, et une langue de terre appelée la pointe aux Pendus, qui se trouve au pied du Lion. Nous en étions à deux portées de canon, et notre impatience redoublait. C'est de là que l'on aperçoit les vaisseaux en rade, et l'Indien n'en devait pas être le moins remarquable.

Enfin, la marée nous avançant peu à peu, nous vîmes, des hunes, se développer successivement douze vaisseaux qui étaient au mouillage ; mais aucun d'eux ne portait le pavillon français : c'était la flotte de Batavia.

Nous jetâmes l'ancre à l'entrée de la baie. A trois heures après midi, le capitaine du port vint à bord, et nous assura que l'Indien n'avait point paru.

Nous voyions, au fond de la baie, la montagne de la Table, la terre la plus élevée de toute cette côte. Sa partie supérieure est de niveau, et escarpée de tous côtés, comme un autel ; la ville est au pied, sur le bord de la baie. Il s'amasse souvent sur la Table une brume épaisse, entassée et blanche comme la neige. Les Hollandais disent alors que la nappe est mise. Le commandant de la rade hisse son pavillon ; c'est un signal aux vaisseaux de se tenir sur leurs gardes, et une défense aux chaloupes de se mettre en mer. Il descend de cette nappe des tourbillons de vent mêlé de brouillard semblable à de longs flocons de laine. La terre est obscurcie de nuages de sable, et souvent les vaisseaux sont contraints d'appareiller. Dans cette saison, cette brise ne s'élève guère que sur les dix heures du matin, et dure jusqu'au soir. Les marins aiment beaucoup la terre du Cap, mais ils en craignent la rade, qui est encore plus dangereuse depuis le mois d'avril jusqu'en septembre.

En 1722, toute la flotte des Indes y périt à l'ancre, à l'exception de deux vaisseaux. Depuis ce temps, il n'est plus permis à aucun Hollandais d'y mouiller au-delà du 6 mars. Ils vont à Falsebaye, où ils sont à l'abri.

On avait essayé de joindre la pointe aux Pendus à l'île Roben, pour faire de la rade un port qui n'eût qu'une ouverture ; mais on a fait des travaux inutiles.

Je comptais descendre le soir même ; la brise m'en empêcha.

De grand matin, la Normande alla mouiller plus près de la ville. Elle est formée de maisons blanches bien alignées, qui ressemblent de loin à de petits châteaux de cartes.

Au lever du soleil, trois chaloupes joliment peintes nous abordèrent. Elles étaient envoyées par des bourgeois qui nous invitaient à descendre chez eux pour y loger. Je descendis dans la chaloupe d'un Allemand, qui m'assura que, pour mon argent, je serais très-bien chez M. Nedling, aide-de-camp de la bourgeoisie.

En traversant la rade, je réfléchissais à l'embarras singulier où j'allais me trouver, sans habits, sans argent, sans connaissances, chez des Hollandais, à l'extrémité de l'Afrique. Mais je fus distrait de mes réflexions par un spectacle nouveau. Nous passions auprès de quantité de veaux marins, couchés sans inquiétude sur des paquets de goêmon flottant semblable à ces longues trompes avec lesquelles les bergers rappellent leurs troupeaux ; des pingoins nageaient tranquillement à la portée de nos rames, les oiseaux marins venaient se reposer sur les chaloupes, et je vis même, en descendant sur le sable, deux pélicans qui jouaient avec un gros dogue, et lui prenaient la tête dans leur large bec.

Je concevais une bonne opinion d'une terre dont le rivage était hospitalier, même aux animaux.

Au Cap, ce 20 janvier 1771.

LETTRE XXI.
AU CAP. VOYAGE A CONSTANCE ET A LA MONTAGNE DE LA TABLE.

Les rues du Cap sont très-bien alignées. Quelques-unes sont arrosées de canaux, et la plupart sont plantées de chênes. Il m'était fort agréable de voir ces arbres couverts de feuilles au mois de janvier. La façade des maisons était ombragée de leur feuillage et les deux côtés de la porte étaient bordés de siéges en brique ou en gazon, où des dames fraîches et vermeilles étaient assises. J'étais ravi de voir enfin une architecture et des physionomies européennes.

Je traversai, avec mon guide, une partie de la place, et j'entrai chez madame Nedling, grosse hollandaise fort gaie. Elle prenait le thé au milieu de sept ou huit officiers de la flotte, qui fumaient leur pipe. Elle me fit voir un appartement fort propre, et m'assura que tout ce qui était dans la maison était à mon service.

Quand on a vu une ville hollandaise, on les a toutes vues : de même, chez les habitans, l'ordre d'une maison est celui de toutes les autres. Voici quelle était la police de celle de madame Nedling. Il y avait toujours dans la salle de compagnie une table couverte de pêches, de melons, d'abricots, de raisins, de poires, de fromages, de beurre frais, de pain, de vin, de tabac et de pipes. A huit heures, on servait le thé et le café ; à midi, un dîner très-abondant en gibier et en poisson. A quatre heures, le thé et le café ; à huit, un souper comme le dîner. Ces bonnes gens mangeaient toute la journée.

Le prix de ces pensions n'allait pas autrefois à une demi-piastre, ou cinquante sous de France, par jour ; mais des marins français, pour se distinguer des autres nations, le mirent à une piastre, et c'est aujourd'hui pour eux leur taux ordinaire.

Ce prix est excessif, vu l'abondance des denrées : il est vrai que ces endroits sont beaucoup plus honnêtes que nos meilleures auberges. Les domestiques de la maison sont à votre disposition ; on invite à dîner qui l'on veut ; on peut passer quelques jours à la campagne de l'hôte, se servir de sa voiture, tout cela sans payer.

Après dîner, je fus voir le gouverneur, monsieur de Tolback, vieillard de quatre-vingts ans, que son mérite avait placé à la tête de cette colonie depuis cinquante ans. Il m'invita à dîner pour le lendemain. Il avait appris ma position, et y parut sensible.

Je fus me promener ensuite au jardin de la Compagnie. Il est divisé en grands carrés arrosés par un ruisseau. Chaque carré est bordé d'une charmille de chêne de vingt pieds de hauteur. Ces palissades mettent les plantes à l'abri du vent, qui est toujours très-violent ; on a même eu la précaution de défendre les jeunes arbres des avenues par des éventails de roseau.

Je vis dans ce jardin des plantes de l'Asie et de l'Afrique, mais surtout des arbres de l'Europe couverts de fruits, dans une saison où je ne leur avais jamais vu de feuilles.

Je me rappelai qu'un officier de la marine du roi, appelé le vicomte du Chaila, m'avait donné en partant de l'Ile-de-France une lettre pour M. Berg, secrétaire du conseil. J'avais cette lettre dans ma poche, n'ayant pas eu le temps de la mettre avec mes autres papiers sur l'Indien : je fus saluer M. Berg, et je lui remis la lettre de mon ami.

Il me reçut parfaitement bien, et m'offrit sa bourse. Je me servis de son crédit pour les choses dont j'avais un besoin indispensable. Je lui proposai de me faire passer sur un des vaisseaux de l'Inde : six partaient incessamment pour la Hollande, et les six autres au commencement de mars.

Il m'assura que la chose était impossible, qu'ils avaient, là-dessus, des défenses très-expresses de la Compagnie de Hollande. Le gouverneur m'en avait dit autant ; il fallut donc se résoudre à rester au Cap aussi long-temps qu'il plairait à ma destinée. J'y avais été conduit par un événement imprévu, j'espérais en sortir par un autre.

C'était pour moi une distraction bien agréable qu'une société tranquille, un peuple heureux, et une terre abondante en toutes sortes de biens.

Le fils de M. Berg m'invita à venir à Constance, vignoble fameux situé à quatre lieues de là. Nous fûmes coucher à sa campagne, située derrière la montagne de la Table : il y a deux petites lieues de la ville. Nous y arrivâmes par une très-belle avenue de châtaigniers. Nous y vîmes des vignobles près d'être vendangés, des vergers, des bois de chênes, et une abondance extrême de fruits et de légumes.

Le lendemain, nous continuâmes notre route à Constance : c'est un coteau qui regarde le nord (qui est ici le côté du soleil à midi). En approchant, nous traversâmes un bois d'arbres d'argent ; cet arbre ressemble à nos pins, et sa feuille à celle de nos saules. Elle est revêtue d'un duvet blanc très-éclatant.

Cette forêt paraît argentée. Lorsque les vents l'agitent et que le soleil l'éclaire, chaque feuille brille comme une lame de métal. Nous passâmes sous ces rameaux si riches et si trompeurs, pour voir des vignes moins éclatantes, mais bien plus utiles.

Une grande allée de vieux chênes nous conduisit au vignoble de Constance. On voit sur le frontispice de la maison une mauvaise peinture de la Constance, grande fille assez laide, qui s'appuie sur une colonne. Je croyais que c'était une figure allégorique de la vertu hollandaise : mais on me dit que c'était le portrait d'une demoiselle Constantia, fille d'un gouverneur du Cap. Il avait fait bâtir cette maison avec de larges fossés, comme un château fort. Il se proposait d'en élever les étages, mais des ordres d'Europe en arrêtèrent la construction.

Nous trouvâmes le maître de la maison, fumant sa pipe, en robe de chambre. Il nous mena dans sa cave, et nous fit goûter de son vin. Il était dans de petits tonneaux, appelés alverames, contenant quatre-vingt-dix pintes, rangés dans un souterrain fort propre. Il en restait une trentaine. Sa vigne, année commune, en produit deux cents. Il vend le vin rouge 35 piastres l'alverame, et 30 le vin blanc. Ce bien lui appartient en propre. Il est seulement obligé d'en réserver un peu pour la Compagnie, qui le lui paie : voilà ce qu'il nous dit.

Après avoir goûté son vin, nous fûmes dans son vignoble. Le raisin muscat, que je goûtai, me parut parfaitement semblable au vin que je venais de boire. Les vignes n'ont point d'échalas, et les grappes sont peu élevées sur le sol. On les laisse mûrir jusqu'à ce que les grains soient à moitié confits par le soleil. Nous goûtâmes une autre espèce de raisins fort doux, qui ne sont pas muscats. On en tire un vin aussi cher, qui est un excellent cordial.

La qualité du vin de Constance vient de son terroir. On a planté des mêmes ceps, à la même exposition, à un quart de lieue de là, dans un endroit appelé le Bas-Constance : il y a dégénéré. J'en ai goûté. Le prix, ainsi que le goût, en est très-inférieur, on ne le vend que 12 piastres l'alverame ; des fripons du Cap en attrapent quelquefois les étrangers.

Auprès du vignoble est un jardin immense ; j'y vis la plupart de nos arbres fruitiers en haies et en charmilles, chargés de fruits. Ces fruits sont un peu inférieurs aux nôtres, quant au goût, excepté le raisin que je préférerais. Les oliviers ne s'y plaisent pas.

Nous trouvâmes au retour de la promenade un ample déjeûner, l'hôtesse nous combla d'amitiés ; elle descendait d'un Français réfugié ; elle paraissait ravie de voir un homme de son pays. Le mari et la femme me montrèrent devant la maison un gros chêne creux, dans lequel ils dînaient quelquefois. Ils étaient unis comme Philémon et Baucis, et ils paraissaient aussi heureux, si ce n'est que le mari avait la goutte, et que la femme pleurait quand on parlait de la France.

Depuis Constance jusqu'au Cap, on voyage dans une plaine inculte couverte d'arbrisseaux et de plantes. Nous nous arrêtâmes à Neuhausen, jardin de la Compagnie, distribué comme celui de la ville, mais plus fertile. Toute cette partie n'est pas exposée au vent comme le territoire du Cap, où il élève tant de poussière, que la plupart des maisons ont de doubles châssis aux fenêtres, pour s'en garantir. Le soir, nous arrivâmes à la ville.

A quelques jours de là, mon hôte, M. Nedling, m'engagea à venir à sa campagne, située auprès de celle de M. Berg. Nous partîmes dans sa voiture, attelée de six chevaux. Nous y passâmes plusieurs jours dans un repos délicieux. La terre était jonchée de pêches, de poires et d'oranges, que personne ne recueillait ; les promenades étaient ombragées des plus beaux arbres. J'y mesurai un chêne de onze pieds de circonférence ; on prétend que c'est le plus ancien qu'il y ait dans le pays.

Le 3 février, mon hôte proposa à quelques Hollandais d'aller sur Tableberg, montagne escarpée au pied de laquelle la ville paraît située. Je me mis de la partie. Nous partîmes à pied, à deux heures après minuit. Il faisait un très-beau clair de lune. Nous laissâmes à droite un ruisseau qui vient de la montagne, et nous dirigeâmes notre route à une ouverture qui est au milieu, et qui ne paraît, de la ville, que comme une lézarde à une grande muraille. Chemin faisant, nous entendîmes hurler des loups, et nous tirâmes quelques coups de fusil en l'air pour les écarter. Le sentier est rude jusqu'au pied de l'escarpement de la montagne, mais il le devient ensuite bien davantage. Cette fente qui paraît dans la Table, est une séparation oblique qui a plus d'une portée de fusil de largeur à son entrée inférieure ; dans le haut, elle n'a pas deux toises. Ce ravin est une espèce d'escalier très-raide, rempli de sable et de roches roulées. Nous le grimpâmes, ayant à droite et à gauche des escarpemens du roc, de plus de deux cents pieds de hauteur. Il en sort de grosses masses de pierres toutes prêtes à s'ébouler : l'eau suinte des fentes, et y entretient une multitude de plantes aromatiques. Nous entendîmes dans ce passage les hurlemens des bavians, sorte de gros singe, qui ressemble à l'ours.

Après trois heures et demie de fatigue, nous parvînmes sur la Table. Le soleil se levait de dessus la mer, et ses rayons blanchissaient, à notre droite, les sommets escarpés du Tigre, et de quatre autres chaînes de montagnes, dont la plus éloignée paraît la plus élevée. A gauche, un peu derrière nous, nous voyions, comme sur un plan, l'île des Pingoins, ensuite Constance, la baie de False et la montagne du Lion ; devant nous, l'île Roben. La ville était à nos pieds. Nous en distinguions jusqu'aux plus petites rues. Les vastes carrés du jardin de la Compagnie, avec ses avenues de chênes et ses hautes charmilles, ne paraissaient que des plates-bandes avec leurs bordures en buis ; la citadelle un petit pentagone grand comme la main, et les vaisseaux des Indes des coques d'amande. Je sentais déjà quelque orgueil de mon élévation, lorsque je vis des aigles qui planaient à perte de vue au-dessus de ma tête.

Il aurait été impossible, après tout, de n'avoir pas quelque mépris pour de si petits objets, et surtout pour les hommes, qui nous paraissent comme des fourmis, si nous n'avions pas eu les mêmes besoins. Mais nous avions froid, et nous nous sentions de l'appétit. On alluma du feu, et nous déjeunâmes. Après déjeûner, nos Hollandais mirent la nappe au bout d'un bâton, pour donner un signal de notre arrivée ; mais ils l'ôtèrent une demi-heure après, parce qu'on la prendrait pour un pavillon français.

Le sommet de Tableberg est un rocher plat, qui me parut avoir une demi-lieue de longueur sur un quart de largeur. C'est une espèce de quartz blanc, revêtu seulement par endroits, d'un pouce ou deux de terre noire végétale, mêlée de sable et de gravier blanc. Nous trouvâmes quelques petites flaques d'eau, formées par les nuages, qui s'y arrêtent souvent.

Les couches de cette montagne sont parallèles ; je n'y ai trouvé aucun fossile. Le roc inférieur est une espèce de grès qui, à l'air, se décompose en sable. Il y en a des morceaux qui ressemblent à des morceaux de pain avec leur croûte.

Quoique le sol du sommet n'ait presque aucune profondeur, il y avait une quantité prodigieuse de plantes.

J'y recueillis dix espèces d'immortelles, de petits myrtes, une fougère d'une odeur de thé, une fleur semblable à l'impériale d'un beau ponceau, et plusieurs autres dont j'ignore les noms. J'y trouvai une plante dont la fleur est rouge et sans odeur ; on la prendrait pour une tubéreuse ; chaque tige a deux ou trois feuilles tournées en cornet, et contenant un peu d'eau. La plus singulière de toutes, parce qu'elle ne ressemble à aucun végétal que j'aie vu, est une fleur ronde en rose, de la grandeur d'un louis, tout-à-fait plate. Cette fleur brille des plus jolies couleurs ; elle n'a ni tige ni feuilles ; elle croît en quantité sur le gravier, où elle ne tient que par des filets imperceptibles. Quand on la manie, on ne trouve qu'une substance glaireuse.

Voici cinq plantes entières qui affectent, dans leur configuration, une ressemblance avec une seule partie de ce qui est commun aux autres : 1o Le nostoc, qui n'est qu'une sève ; 2o un chevelu qui croît sur les orties, et qui ressemble aux filamens d'une racine ; 3o le lichen, semblable à une feuille ; 4o ; la fleur isolée de Tableberg ; 5o la truffe d'Europe, qui est un fruit. Je pourrais y joindre la racine de la grotte de l'Ile-de-France, si ce n'était pas le seul exemple que j'aie à apporter.

Je serais très-disposé à croire que la nature a suivi le même plan dans les animaux. J'en connais plusieurs, surtout dans les marins, qui ressemblent, pour la forme, à des membres d'animaux.

J'arrivai, en me promenant, à l'extrémité de la Table : de là je saluai l'océan Atlantique, car on n'est plus dans la mer des Indes après avoir doublé le Cap. Je rendis hommage à la mémoire de Vasco de Gama, qui osa le premier, doubler ce promontoire des tempêtes. Il eût mérité que les marins de toutes les nations y eussent placé sa statue, et j'y eusse fait volontiers une libation de vin de Constance, pour sa patience héroïque. Il est douteux cependant que Gama soit le premier navigateur qui ait ouvert cette route au commerce des Indes. Pline rapporte qu'Hannon fit le tour depuis la mer d'Espagne jusqu'en Arabie, comme on peut le voir, dit-il, dans les Mémoires de ce voyage, qu'il a laissés par écrit. Cornélius Nepos dit avoir vu un capitaine de navire, qui, fuyant la colère du roi Lathyrus, vint de la mer Rouge en Espagne. Long-temps auparavant, Cœlius Antipater assurait qu'il avait connu un marchand espagnol qui allait, par mer, trafiquer jusques en Ethiopie.

Quoi qu'il en soit, le Cap, si redouté des marins par sa mer orageuse, est une grande montagne située à 16 lieues d'ici, et qui a donné son nom à cette ville, malgré son éloignement. Elle termine la pointe la plus méridionale de l'Afrique. Elle est, dans les traités, un point de démarcation : au-delà, les prises navales sont encore légitimes plusieurs mois après que les princes sont d'accord en Europe. Elle a vu souvent la paix à sa droite, et la guerre à sa gauche entre les mêmes pavillons ; mais elle les a vus plus souvent se réunir dans ses rades, et y être en bonne intelligence, lorsque la discorde troublait les deux hémisphères. J'admirais cet heureux rivage que jamais la guerre n'a désolé, et qui est habité par un peuple utile à tous les autres par les ressources de son économie et l'étendue de son commerce. Ce n'est pas le climat qui fait les hommes. Cette nation sage et paisible ne doit point ses mœurs à son territoire : la piraterie, les guerres civiles agitent les régences d'Alger, de Maroc, de Tripoli ; et les Hollandais ont porté l'agriculture et la concorde à l'autre extrémité de l'Afrique.

J'amusais ma promenade par ces réflexions si douces, et si rares à faire dans aucun lieu de la terre : mais la chaleur du soleil m'obligea de chercher un abri. Il n'y en a point d'autre qu'à l'entrée du ravin. J'y trouvai mes camarades auprès d'une petite source où ils se reposaient. Comme ils s'ennuyaient, on décida le retour. Il était midi. Nous descendîmes, quelques-uns se laissant glisser assis, d'autres accroupis sur les mains et sur les pieds. Les rochers et les sables s'échappaient dessous nos pas. Le soleil était presque à pic, et ses rayons réfléchis par les rochers collatéraux, faisaient éprouver une chaleur insupportable. Souvent nous quittions le sentier, et courions nous cacher à l'ombre pour respirer sous quelque pointe de roc. Les genoux me manquaient ; j'étais accablé de soif. Nous arrivâmes vers le soir à la ville. Madame Nedling nous attendait. Les rafraîchissemens étaient prêts. C'était de la limonade, où l'on avait mis de la muscade et du vin. Nous en bûmes sans danger. Je fus me coucher. Jamais voyage ne me fit tant de plaisir, et jamais le repos ne me parut si agréable.

Je suis, etc.

Au Cap, ce 6 février 1771.

LETTRE XXII.
QUALITÉ DE L'AIR ET DU SOL DU CAP DE BONNE-ESPÉRANCE ; PLANTES, INSECTES ET ANIMAUX.

L'air du cap de Bonne-Espérance est très-sain. Il est rafraîchi par les vents du sud-est, qui y sont si froids, même au milieu de l'été, qu'on y porte en tout temps des habits de drap. Sa latitude est cependant par le 33e degré sud. Mais je suis persuadé que le pôle austral est plus froid que le septentrional.

Il règne peu de maladies au Cap. Le scorbut s'y guérit très-vite, quoiqu'il n'y ait pas de tortues de mer. En revanche, la petite-vérole y fait des ravages affreux. Beaucoup d'habitans en sont profondément marqués. On prétend qu'elle y fut apportée par un vaisseau danois. La plupart des Hottentots qui en furent atteints, en moururent. Depuis ce temps, il sont réduits à un très-petit nombre, et ils viennent rarement à la ville.

Le sol du Cap est un gravier sablonneux, mêlé d'une terre blanche. J'ignore s'il renferme des minéraux précieux. Les Hollandais tiraient autrefois de l'or de Lagoa, sur le canal de Mozambique. Ils y avaient même un établissement, mais ils l'ont abandonné à cause du mauvais air.

J'ai vu chez le major de la place une terre sulfureuse où se trouvent des morceaux de bois réduits en charbon, une véritable pierre à plâtre, des cubes noirs de toutes les grandeurs, amalgamés sans avoir perdu leur forme ; on croit que c'est une mine de fer.

Je n'y ai vu aucun arbre du pays que l'arbre d'or et l'arbre d'argent, dont le bois est à peine bon à brûler. Le premier ne diffère du second que par la couleur de sa feuille qui est jaune. Il y a, dit-on, des forêts dans l'intérieur, mais ici, la terre est couverte d'un nombre infini d'arbrisseaux et de plantes à fleurs. Ceci confirme l'opinion où je suis qu'elles ne réussissent bien que dans les pays tempérés, leur calice étant formé pour rassembler une chaleur modérée[1]. Dans le nombre des plantes qui m'ont paru les plus remarquables, indépendamment de celles que j'ai décrites précédemment, sont : une fleur rouge, qui ressemble à un papillon, avec un panache, des pattes, quatre ailes et une queue ; une espèce d'hyacinthe à longue tige dont toutes les fleurs sont adossées au sommet comme les fleurons de l'impériale ; une autre fleur bulbeuse, croissant dans les marais : elle est semblable à une grosse tulipe rouge, au centre de laquelle est une multitude de petites fleurs.

[1] Voyez les Entretiens sur la végétation.

Un arbrisseau, dont la fleur ressemble à un gros artichaut couleur de chair. Un autre arbrisseau commun, dont on fait de très-belles haies : ses feuilles sont opposées sur une côte ; il se charge de grappes de fleurs papilionacées couleur de rose ; il leur succède des graines légumineuses. J'en ai apporté pour les planter en France[2].

[2] A mon arrivée j'en ai remis des plantes au Jardin du Roi, où elles végétaient très bien dans l'été de 1773 ; elles avaient passé dans la serre l'hiver précédent.

J'ai vu dans les insectes une belle sauterelle rouge, marbrée de noir ; des papillons fort beaux et un insecte fort singulier : c'est un petit scarabée brun, il court assez vite ; quand on veut le saisir, il lâche avec bruit un vent, suivi d'une petite fumée ; si le doigt en est atteint cette vapeur le marque d'une tache brune, qui dure quelques jours. Il répète plusieurs fois de suite son artillerie. On l'appelle le canonnier.

Les colibris n'y sont pas rares. J'en ai vu un gros comme une noix, d'un vert changeant sur le ventre. Il avait un collier de plumes rouges, brillantes comme des rubis sur l'estomac, et des ailes brunes comme un moineau : c'était comme un surtout sur son beau plumage. Son bec était noir, assez long, et propre par sa courbure, à chercher le miel dans le sein des fleurs ; il en tirait une langue fort menue et fort longue. Il vécut plusieurs jours. Je lui vis manger des mouches et boire de l'eau sucrée. Mais comme il s'avisa de se baigner dans la coupe qui renfermait cette eau, ses plumes se collèrent, et attirèrent les fourmis, qui le mangèrent pendant la nuit.

J'y ai vu des oiseaux couleur de feu, avec le ventre et la tête comme du velours noir : l'hiver ils deviennent tout bruns. Il y en a qui changent de couleur trois fois l'an. Il y a aussi un oiseau de paradis, mais je ne l'ai pas trouvé si beau que celui de l'Asie. Je n'ai pas vu cette espèce vivante. L'ami du jardinier, et une espèce de tarin se trouvent fréquemment dans les jardins ; l'ami du jardinier mériterait bien d'être transporté en Europe, où il rendrait de grands services à nos végétaux. Je l'ai vu s'occuper constamment à prendre des chenilles et à les accrocher aux épines des buissons.

Il y a des aigles, et un oiseau qui y ressemble beaucoup. On l'appelle le secrétaire, parce qu'il a autour du cou une fraise de longues plumes propres à écrire ; il a cela de singulier, qu'il ne peut se tenir debout sur ses jambes, qui sont longues et couvertes d'écailles. Il ne vit que de serpens. La longueur de ses pattes cuirassées le rend très-propre à les saisir, et cette fraise de plumes lui met le cou et la tête à l'abri de leurs morsures. Cet oiseau mériterait bien aussi d'être naturalisé chez nous. L'autruche y est très-commune : on m'en a offert des jeunes pour un écu. J'ai mangé de leurs œufs, qui sont moins bons que ceux des poules. J'y ai vu aussi le casoar, couvert de poils au lieu de plumes ; ces poils sont des plumes très-fines qui sortent deux à deux du même tuyau. Il y a une quantité prodigieuse d'oiseaux marins, dont j'ignore les noms et les mœurs. Le pingoin pond des œufs fort estimés ; mais je n'y ai rien trouvé de merveilleux. Ils ont cela de singulier que le blanc, étant cuit, reste toujours transparent.

La mer abonde en poisson, qui m'a paru supérieur à celui des îles, mais inférieur à celui d'Europe. On trouve sur ses rivages quelques coquilles, des nautiles papyracés, des têtes-de-Méduse, des lépas, et de fort beaux lithophytes, que l'on arrange sur des papiers, où ils représentent de fort jolis arbres, bruns, aurore et pourprés. On les vend aux voyageurs. J'y ai vu un poisson de la grandeur et de la forme d'une lame de couteau flamand. Il était argenté, et marqué naturellement de chaque côté de l'impression de deux doigts. Il y a des veaux marins, des baleines, des vaches marines, des morues, et une grande variété d'espèces de poissons ordinaires, mais dont je ne vous parlerai point, faute d'observations et de connaissances suffisantes dans l'ichthyologie.

Il y a une espèce fort commune de petites tortues de montagne à écaille jaune marquetée de noir ; on n'en fait aucune sorte d'usage. Il y a des porcs-épics, et des marmottes d'une forme différente des nôtres ; une grande variété de cerfs et de chevreuils, des ânes sauvages, des zèbres, etc. Un ingénieur anglais y a tué, il y a quelques années, une girafe ou caméléopard, animal de seize pieds de hauteur, qui broute les feuilles des arbres.

Le bavian est un gros singe fait comme un ours. Le singe paraît se lier dans la nature avec toutes les classes animales. Je me souviens d'avoir vu un sapajou qui avait la tête et la crinière d'un lion. Celui de Madagascar, appelé maki, ressemble à une levrette ; l'orang-outang à un homme.

Tous les jours on y découvre des animaux d'une espèce inconnue en Europe ; il semble qu'ils se soient réfugiés dans les parties du globe les moins fréquentées par l'homme, dont le voisinage leur est toujours funeste. On en peut dire autant des plantes, dont les espèces sont d'autant plus variées, que le pays est moins cultivé. M. de Tolback m'a conté qu'il avait envoyé en Suède, à M. Linnæus, quelques plantes du Cap, si différentes des plantes connues, que ce fameux naturaliste lui écrivit : « Vous m'avez fait le plus grand plaisir ; mais vous avez dérangé tout mon système ».

Il y a de bons chevaux au Cap, et de fort beaux ânes. Les bœufs y ont une grosse loupe sur le cou, formée de graisse entrelacée de petits vaisseaux. Au premier coup-d'œil, cette excroissance paraît une monstruosité ; mais on voit bientôt que c'est un réservoir de substance que la nature a donné à cet animal, destiné, en Afrique, à vivre dans des pâturages brûlés. Dans la saison sèche, il maigrit, et sa loupe diminue ; elle se remplit de nouveaux sucs lorsqu'il paît des herbes fraîches. D'autres animaux qui paissent sous le même climat, ont aussi les mêmes avantages : le chameau a une bosse, et le dromadaire en a deux en forme de selle ; le mouton a une grosse queue faite en capuchons, qui n'est qu'une masse de suif de plusieurs livres.

On a dressé ici les bœufs à courir presque aussi vite que les chevaux avec les charrettes auxquelles ils sont attelés.

Le mouton et le bœuf sont si communs, qu'on en jette, aux boucheries, la tête et les pieds ; ce qui attire, la nuit, les loups jusque dans la ville ; souvent je les entends hurler aux environs. Pline observe que les lions d'Europe, qui se trouvent en Romanie, sont plus adroits et plus forts que ceux d'Afrique ; et les loups d'Afrique et d'Égypte dit-il petits et de peu d'exécution. En effet, les loups du Cap sont bien moins dangereux que les nôtres. Je pourrais ajouter à cette observation, que cette supériorité s'étend aux hommes mêmes de notre continent : nous avons plus d'esprit et de courage que les Asiatiques et les Nègres. Mais il me semble que ce serait une louange plus digne de nous, de les surpasser en justice, en bonté, et en qualités sociales.

Le tigre est plus dangereux que le loup ; il est rusé comme le chat, mais il n'a pas de courage : les chiens l'attaquent hardiment.

Il n'en est pas de même du lion. Dès qu'ils ont éventé sa voie, la frayeur les saisit. S'ils le voient, ils l'arrêtent ; mais ils ne l'approchent pas. Les chasseurs le tirent avec des fusils d'un très-gros calibre. J'en ai manié quelques-uns ; il n'y a guère qu'un paysan du Cap qui puisse s'en servir.

On ne trouve de lions qu'à soixante lieues d'ici ; cet animal habite les forêts de l'intérieur ; son rugissement ressemble de loin au bruit sourd du tonnerre. Il attaque peu l'homme, qu'il ne cherche ni n'évite ; mais si un chasseur le blesse, il le choisit au milieu des autres, et s'élance sur lui avec une fureur implacable. La Compagnie donne, pour cette chasse, des permissions et des récompenses.

Voici un fait dont j'ai pour garans, le gouverneur, M. de Tolback, M. Berg, le major de la place et les principaux habitans du lieu.

On trouve à soixante lieues du Cap, dans les terres incultes, une quantité prodigieuse de petits cabris. J'en ai vu à la ménagerie de la Compagnie : ils ont deux petites dagues sur la tête ; leur poil est fauve avec des taches blanches. Ces animaux paissent en si grand nombre, que ceux qui marchent en avant dévorent toute la verdure de la campagne et deviennent fort gras, tandis que ceux qui suivent ne trouvent presque rien, et sont très-maigres. Ils marchent ainsi en grandes colonnes jusqu'à ce qu'ils soient arrêtés par quelque chaîne de montagnes ; alors ils rebroussent chemin, et ceux de la queue trouvant à leur tour des herbes nouvelles, réparent leur embonpoint, tandis que ceux qui marchaient devant, le perdent. On a essayé d'en former des troupeaux ; mais ils ne s'apprivoisent jamais. Ces armées innombrables sont toujours suivies de grandes troupes de lions et de tigres, comme si la nature avait voulu assurer une subsistance aux bêtes féroces. On ne peut guère douter, sur la foi des hommes que j'ai nommés, qu'il n'y ait des armées de lions dans l'intérieur de l'Afrique ; d'ailleurs la tradition hollandaise est conforme à l'histoire. Polybe dit qu'étant avec Scipion en Afrique, il vit un grand nombre de lions qu'on avait mis en croix pour éloigner les autres des villages. Pompée, dit Pline, en mit à la fois six cents aux combats du Colisée ; il y en avait trois cent quinze mâles. Il y a quelque cause physique qui semble réserver l'Afrique aux animaux. On peut présumer que c'est la disette d'eau, laquelle a empêché les hommes de s'y multiplier et d'y former de grandes nations comme en Asie. Dans une si grande étendue de côtes, il ne sort qu'un petit nombre de rivières peu considérables. Les animaux qui paissent, peuvent se passer long-temps de boire. J'ai vu, sur des vaisseaux, des moutons qui ne buvaient que tous les huit jours, quoiqu'ils vécussent d'herbes sèches.

Les Hollandais ont formé des établissemens à trois cents lieues le long de l'Océan, et à cent cinquante sur le canal de Mozambique ; ils n'en ont guère à plus de cinquante lieues dans les terres. On prétend que cette colonie peut mettre sous les armes quatre ou cinq mille blancs ; mais il serait difficile de les rassembler. Ils en augmenteraient bientôt le nombre, s'ils permettaient l'exercice libre des religions. La Hollande craint peut-être pour elle-même l'accroissement de cette colonie, préférable en tout à la métropole. L'air y est pur et tempéré ; tous les vivres y abondent ; un quintal de blé n'y vaut que 5 fr. ; dix livres de mouton 22 sous ; une lègre de vin contenant deux barriques et demie, 150 liv. On perçoit sur ces ventes qui se font aux étrangers, des droits considérables ; l'habitant vit à beaucoup meilleur marché.

Ce pays donne encore au commerce, des peaux de mouton, de bœuf, de veau marin, de tigre ; de l'aloès, des salaisons, du beurre, des fruits secs, et toutes sortes de comestibles. On a essayé inutilement d'y planter le café et la canne à sucre : les végétaux de l'Asie n'y réussissent pas. Le chêne y croît vite, mais il ne vaut rien pour les constructions, il est trop tendre. Le sapin n'y vient pas. Le pin s'y élève à une hauteur médiocre. Ce pays aurait pu devenir, par sa position, l'entrepôt du commerce de l'Asie ; mais les arsenaux de la marine sont dans le nord de l'Europe. D'ailleurs sa rade est peu sûre, et sa relâche est toujours périlleuse. J'ai vu dans cette saison, qui est la plus belle de l'année, plusieurs vaisseaux forcés d'appareiller. Après tout, il doit remercier la nature, qui lui a donné tout ce qui était nécessaire aux besoins des Européens ; de n'y avoir pas ajouté ce qui pouvait servir à leurs passions.

Au Cap de Bonne-Espérance, ce 10 février 1771.

LETTRE XXIII.
ESCLAVES, HOTTENTOTS, HOLLANDAIS.

L'abondance du pays se répand sur les esclaves. Ils ont du pain et des légumes à discrétion. On distribue à deux noirs un mouton par semaine. Ils ne travaillent point le dimanche. Ils couchent sur des lits avec des matelas et des couvertures. Les hommes et les femmes sont chaudement vêtus. Je parle de ces choses comme témoin, et pour l'avoir su de plusieurs noirs que les Français avaient vendus aux Hollandais, pour les punir, disaient-ils, mais dans le fond pour y profiter. Un esclave coûte ici une fois plus qu'à l'Ile-de-France ; l'homme y est donc une fois plus précieux. Le sort de ces noirs serait préférable à celui de nos paysans d'Europe, si quelque chose pouvait compenser la liberté.

Le bon traitement qu'ils éprouvent influe sur leur caractère. On est étonné de leur trouver le zèle et l'activité de nos domestiques. Ce sont cependant ces mêmes insulaires de Madagascar, qui sont si indifférens pour leurs maîtres dans nos colonies.

Les Hollandais tirent encore des esclaves de Batavia. Ce sont des Malais, nation très-nombreuse de l'Asie, mais peu connue en Europe. Elle a une langue et des usages qui lui sont particuliers. Ils sont plus laids que les nègres, dont ils ont les traits. Leur taille est plus petite, leur peau est d'un noir cendré, leurs cheveux sont longs, mais peu fournis. Ces Malais ont les passions très-violentes.

Les Hottentots sont les naturels du pays ; ils sont libres. Ils ne sont point voleurs, ne vendent point leurs enfans, et ne se réduisent point entre eux à l'esclavage. Chez eux l'adultère est puni de mort : on lapide le coupable. Quelques-uns se louent comme domestiques pour une piastre par an, et servent les habitans avec tant d'affection, qu'ils exposent souvent leur vie pour eux. Ils ont pour arme la demi-lance ou zagaie.

L'administration du Cap ménage beaucoup les Hottentots. Lorsqu'ils portent des plaintes contre quelque Européen, ils sont favorablement écoutés, la présomption devant être en faveur de la nation qui a le moins de désirs et de besoins.

J'en ai vu plusieurs venir à la ville, en conduisant des chariots attelés quelquefois de huit paires de bœufs. Ils ont des fouets d'une longueur prodigieuse, qu'ils manient à deux mains. Le cocher, de dessus son siége, en frappe avec une égale adresse la tête ou la queue de son attelage.

Les Hottentots sont des peuples pasteurs ; ils vivent égaux, mais dans chaque village ils choisissent, entre eux, deux hommes auxquels ils donnent le titre de capitaine et de caporal, pour régler les affaires de commerce avec la Compagnie. Ils vendent leurs troupeaux à très-bon marché. Ils donnent trois ou quatre moutons pour un morceau de tabac. Quoiqu'ils aient beaucoup de bestiaux, ils attendent souvent qu'ils meurent pour les manger.

Ceux que j'ai vus avaient une peau de mouton sur leurs épaules, un bonnet et une ceinture de la même étoffe. Il me firent voir comment ils se couchaient. Ils s'étendaient nus sur la terre, et leur manteau leur servait de couverture.

Ils ne sont pas si noirs que les nègres. Ils ont cependant comme eux le nez aplati, la bouche grande et les lèvres épaisses. Leurs cheveux sont plus courts et plus frisés ; ils ressemblent à une ratine. J'ai observé que leur langage est très-singulier, en ce que chaque mot qu'ils prononcent est précédé d'un claquement de langue, ce qui leur a, sans doute, fait donner le nom de Chocchoquas, qu'ils portent sur d'anciennes cartes de M. de Lisle. On croirait en effet qu'ils disent toujours chocchoq.

Quant au tablier des femmes hottentotes, c'est une fable dont tout le monde m'a attesté la fausseté ; elle est tirée du voyageur Kolben, qui en est rempli.

Une observation plus sûre est celle de Pline, qui remarque que les animaux sont plus imbécilles à proportion que leur sang est plus gras. Les plus forts animaux ont, dit-il, le sang plus épais, et les sages l'ont plus subtil. J'ai remarqué en effet sur des noirs blessés que leur sang se caillait très-promptement. J'attribuerais volontiers à cette cause la supériorité des blancs sur les noirs.

Indépendamment des esclaves et des Hottentots, les Hollandais attachent encore à leur service des engagés. Ce sont des Européens auxquels la Compagnie fait des avances, et que les habitans prennent chez eux, en rendant à l'administration ce qu'elle a déboursé.

Ils sont, pour l'ordinaire, économes sur les habitations. On est assez content d'eux les premières années ; mais l'abondance où ils vivent les rend paresseux.

On ne donne point à jouer au Cap ; on n'y fait point de visites. Les femmes veillent sur leurs domestiques et sur leur maison, dont les meubles sont d'une propreté extrême. Le mari s'occupe des affaires du dehors. Le soir, toute la famille réunie se promène et respire le frais, lorsque la brise est tombée. Chaque jour ramène les mêmes plaisirs et les mêmes affaires.

L'union la plus tendre règne entre les parens. Le frère de mon hôtesse était un paysan du Cap, venu de soixante-dix lieues de là. Cet homme ne disait mot, et était presque toujours assis à fumer sa pipe. Il avait avec lui un fils, âgé de dix ans, qui se tenait constamment auprès de lui. Le père mettait la main contre sa joue et le caressait sans lui parler ; l'enfant, aussi silencieux que le père, serrait ses grosses mains dans les siennes, en le regardant avec des yeux pleins de la tendresse filiale. Ce petit garçon était vêtu comme on l'est à la campagne. Il avait dans la maison un parent de son âge habillé proprement ; ces deux enfans allaient se promener ensemble avec la plus grande intimité. Le bourgeois ne méprisait pas le paysan, c'était son cousin.

J'ai vu mademoiselle Berg, âgée de seize ans, diriger seule une maison très-considérable. Elle recevait les étrangers, veillait sur les domestiques, et maintenait l'ordre dans une famille nombreuse, d'un air toujours satisfait. Sa jeunesse, sa beauté, ses grâces, son caractère, réunissaient en sa faveur tous les suffrages ; cependant, je n'ai jamais remarqué qu'elle y fît attention. Je lui disais un jour qu'elle avait beaucoup d'amis : j'en ai un grand, me dit-elle, c'est mon père.

Le plaisir de ce conseiller était de s'asseoir, au retour de ses affaires, au milieu de ses enfans. Ils se jetaient à son cou, les plus petits lui embrassaient les genoux ; ils le prenaient pour juge de leurs querelles ou de leurs plaisirs, tandis que la fille aînée excusant les uns, approuvant les autres, souriant à tous, redoublait la joie de ce cœur paternel. Il me semblait voir l'Antiope d'Idoménée.

Ce peuple, content du bonheur domestique que donne la vertu, ne l'a pas encore mis dans des romans et sur le théâtre. Il n'y a pas de spectacles au Cap, et on ne les désire pas : chacun en voit dans sa maison de fort touchans. Des domestiques heureux, des enfans bien élevés, des femmes fidèles : voilà des plaisirs que la fiction ne donne pas. Ces objets ne fournissent guère à la conversation ; aussi on y parle peu. Ce sont des gens mélancoliques qui aiment mieux sentir que raisonner. Peut-être aussi, faute d'événemens, n'a-t-on rien à dire ; mais qu'importe que l'esprit soit vide, si le cœur est plein, et si les douces émotions de la nature peuvent l'agiter, sans être excitées par l'artifice, ou contraintes par de fausses bienséances?

Lorsque les filles du Cap deviennent sensibles, elles l'avouent naïvement. Elles disent que l'amour est un sentiment naturel, une passion douce qui doit faire le charme de leur vie, et les dédommager du danger d'être mères : mais elles veulent choisir l'objet qu'elles doivent toujours aimer. Elles respecteront, disent-elles, étant femmes, les liens qu'elles se sont préparés étant filles.

Elles ne font point un mystère de l'amour ; elles l'expriment comme elles le sentent. Êtes-vous aimé? vous êtes accepté, distingué, fêté, chéri publiquement. J'ai vu mademoiselle Nedling pleurer le départ de son amant ; je l'ai vue préparer, en soupirant, les présens qui devaient être les gages de sa tendresse. Elle n'en cherchait pas de témoins, mais elle ne les fuyait pas.

Cette bonne foi est ordinairement suivie d'un mariage heureux. Les garçons portent la même franchise dans leurs procédés. Ils reviennent d'Europe pour remplir leurs promesses ; ils reparaissent avec le mérite du danger, et d'un sentiment qui a triomphé de l'absence : l'estime se joint à l'amour, et nourrit, toute la vie, dans ces âmes constantes, le désir de plaire, qu'ailleurs on porte chez ses voisins.

Quelque heureuse que soit leur vie avec des mœurs si simples et sur une terre si abondante, tout ce qui vient de la Hollande leur est toujours cher. Leurs maisons sont tapissées des vues d'Amsterdam, de ses places publiques et de ses environs. Ils n'appellent la Hollande que la patrie ; des étrangers même à leur service n'en parlent jamais autrement. Je demandais à un Suédois, officier de la Compagnie, combien la flotte mettrait de temps à retourner en Hollande : il nous faut, dit-il, trois mois pour nous rendre dans la patrie.

Ils ont une église fort propre, où le service divin se fait avec la plus grande décence. Je ne sais pas si la religion ajoute à leur félicité, mais on voit parmi eux des hommes dont les pères lui ont sacrifié ce qu'ils avaient de plus cher : ce sont les réfugiés français. Ils ont, à quelques lieues du Cap, un établissement appelé la petite Rochelle. Ils sont transportés de joie quand ils voient un compatriote, ils l'amènent dans leurs maisons, ils le présentent à leurs femmes et à leurs enfans, comme un homme heureux qui a vu le pays de leurs ancêtres, et qui doit y retourner. Sans cesse ils parlent de la France, ils l'admirent, ils la louent, et ils s'en plaignent comme d'une mère qui leur fut trop sévère. Ils troublent ainsi le bonheur du pays où ils vivent, par le regret de celui où ils n'ont jamais été.

On porte au Cap un grand respect aux magistrats, et surtout au gouverneur ; sa maison n'est distinguée des autres que par une sentinelle, et par l'usage de sonner de la trompette lorsqu'il dîne. Cet honneur est attaché à sa place ; d'ailleurs aucun faste n'accompagne sa personne. Il sort sans suite ; on l'aborde sans difficulté. Sa maison est située sur le bord d'un canal ombragé par des chênes plantés devant sa porte. On y voit des portraits de Ruyter, de Tromp, ou de quelques hommes illustres de la Hollande. Elle est petite et simple, et convient au petit nombre de solliciteurs qui y sont appelés par leurs affaires ; mais celui qui l'habite est si aimé et si respecté, que les gens du pays ne passent point devant elle sans la saluer.

Il ne donne point de fêtes publiques ; mais il aide de sa bourse des familles honnêtes qui sont dans l'indigence. On ne lui fait point la cour ; si on demande justice, on l'obtient du conseil ; si ce sont des secours, ce sont des devoirs pour lui : on n'aurait à solliciter que des injustices.

Il est presque toujours maître de son temps, et il en dispose pour maintenir l'union et la paix, persuadé que ce sont elles qui font fleurir les sociétés. Il ne croit pas que l'autorité du chef dépende de la division des membres. Je lui ai ouï dire que la meilleure politique était d'être droit et juste.

Il invite souvent à sa table les étrangers. Quoique âgé de 80 ans, sa conversation est fort gaie ; il connaît nos ouvrages d'esprit et les aime. De tous les Français qu'il a vus, celui qu'il regrette davantage est l'abbé de La Caille. Il lui avait fait bâtir un observatoire ; il estimait ses lumières, sa modestie, son désintéressement, ses qualités sociales. Je n'ai connu que les ouvrages de ce savant ; mais en rapportant le tribut que des étrangers rendent à sa cendre, je me félicite de finir le portrait de ces hommes estimables par l'éloge d'un homme de ma nation.

LETTRE XXIV.
SUITE DE MON JOURNAL AU CAP.

Je fus invité par M. Serrurier, premier ministre des églises, à aller voir la bibliothèque. C'est un édifice fort propre. J'y remarquai surtout beaucoup de livres de théologie qui n'y ont jamais occasionné de disputes, car les Hollandais ne les lisent pas. A l'extrémité du jardin de la Compagnie, il y a une ménagerie où l'on voit une grande quantité d'oiseaux. Les pélicans que j'avais vus sur le rivage à mon arrivée, étaient les commensaux de cette maison ; mais on les en avait chassés parce qu'ils mangeaient les petits canards. Ils allaient, le jour, pêcher dans la rade, et revenaient coucher le soir à terre.

Le 10 février, on signala un navire français ; c'était l'Alliance, un de ceux que l'ouragan avait forcés d'appareiller de Bourbon. Il avait perdu son artimon dans la tempête. Il ne put nous donner aucune nouvelle de l'Indien. Il prit quelques vivres et continua sa route pour l'Amérique, sans réparer la perte de son mât. Les Hollandais en ont de grandes provisions qu'ils conservent en les enterrant dans le sable, mais ils les vendent fort cher. Le mât de misaine de la Normande lui coûta mille écus.

Le 11, la Digue, flûte du roi, partie de l'Ile-de-France il y avait un mois, vint relâcher pour faire quelques provisions. Je connaissais le capitaine, M. Le Fer. Il me dit qu'il ne serait pas plus de huit jours au mouillage, et que de là il ferait route pour Lorient. Je ne comptais plus revoir l'Indien ni mes effets ; cette occasion me parut favorable ; je résolus d'en profiter.

Je fis part de ma résolution à M. Berg et à M. de Tolback : ils me réitérèrent l'un et l'autre l'offre de leur bourse. Un soir, soupant chez le gouverneur, on parla du vin de Constance. M. de Tolback me demanda si je n'en emporterais pas en Europe. Je lui répondis naturellement que le désordre arrivé dans mon économie ne me permettait pas de faire cette emplette, à laquelle j'avais destiné une somme pour en faire présent à une personne à qui j'étais fort attaché. Il me dit qu'il voulait me tirer de cet embarras en me donnant une alverame de vin rouge ou blanc, ou toutes les deux à la fois si cela me faisait plaisir. Je lui répondis qu'une seule suffisait, et que je la présenterais de sa part à celui auquel je la destinais. « Non, dit-il, c'est vous à qui je la donne, afin que vous vous souveniez de moi. Je ne vous demande, pour toute reconnaissance, que de m'écrire à votre arrivée. » Il me l'envoya le lendemain. M. Berg, de son côté, à qui j'avais beaucoup parlé des honnêtetés que j'avais reçues de monsieur et de mademoiselle de Crémon, me dit qu'il se chargeait de ma reconnaissance, et qu'il leur enverrait de ma part vingt-quatre bouteilles de vin de Constance.

Dans une situation où je manquais de tout, je trouvais mon sort heureux d'avoir rencontré parmi des étrangers, des hommes si obligeans.

J'arrêtai avec le capitaine de la Digue mon passage en France, à raison de six cents livres. Il devait partir quelques jours après. J'usai, avec beaucoup de circonspection, du crédit de M. Berg. Je me fis faire un habit uni et un peu de linge. C'était-là tout l'équipage d'un officier qui revenait des Indes orientales. Non seulement j'avais perdu tous mes effets, mais je me trouvais endetté de plus de quatorze cents livres.

A peine j'avais fait mes arrangemens, que le vaisseau l'Africain vint mouiller au Cap ; il venait y chercher des vivres ; il était parti de l'Ile-de-France vers la mi-janvier. Il nous apportait des nouvelles de l'Indien : voici ce que nous en apprîmes.

Ce malheureux vaisseau avait perdu tous ses mâts dans la tempête ; et après avoir tenu la mer plus d'un mois, il était enfin retourné à l'Ile-de-France, en si mauvais état, qu'on l'avait désarmé. Il avait reçu des coups de mer par ses hauts, qui avaient mouillé une partie de sa cargaison, et inondé la sainte-barbe au point que les malles des passagers y flottaient. Un honnête homme, appelé M. de Moncherat, m'écrivait qu'il s'était chargé de visiter les miennes à leur arrivée, et qu'à l'exception de ce qui était dans ma chambre, il y avait eu peu de dommage.

On nous raconta un événement bien étrange arrivé sur l'Indien. Entre les mauvais sujets qui viennent à l'Ile-de-France, on y avait fait passer un homme de bonne maison, appelé M. de ****. Il avait assassiné, en France, son beau-frère. Dans la traversée, il eut une querelle avec le subrécargue de son vaisseau. En arrivant à terre, en plein jour, sur la place publique, sans autre formalité, il le perça de son épée, et lui en rompit la lame dans le corps. Il s'enfuit dans les bois, d'où on le ramena en prison. Son procès fut fait, et il allait être condamné au supplice lorsqu'on fit, la nuit, un trou au mur de sa prison, par où il s'évada.

Cet événement était arrivé deux mois avant mon départ.

Pendant la tempête qu'essuya l'Indien, le mât de misaine rompit, et tomba à la mer. On se hâtait d'en couper les cordages, lorsqu'on vit au milieu des lames, un matelot accroché à la hune de ce mât flottant. Il criait : Sauvez-moi, sauvez-moi, je suis ****. En effet, c'était ce misérable. Au retour de l'Indien à l'Ile-de-France, on le fit encore évader. M. de Tolback disait à ce sujet : « Qui doit être pendu ne peut pas se noyer. »

On n'avait reçu aucune nouvelle de l'Amitié, qui avait probablement péri.

Ce fut pour moi un grand bonheur de recevoir mes effets à la veille de mon départ, et de n'être plus sur l'Indien, qui probablement resterait long-temps à l'Ile-de-France.

La Digue différa son départ jusqu'au 2 mars. Je payai toute ma dépense avec mes lettres de change sur le trésor des colonies, à six mois de vue, et j'y perdis vingt-deux pour cent d'escompte.

Je pris congé du gouverneur, et de M. Berg, qui me donna beaucoup de curiosités naturelles. Je lui avais fait part de quelques-unes des miennes. Mademoiselle Berg me donna trois perruches à tête grise, grosses comme des moineaux ; elles venaient de Madagascar. Mon hôtesse me fit une provision de fruits, et me souhaita, en pleurant, ainsi que sa famille, un heureux voyage.

Je quittai à regret de si bonnes gens, et ces jardins d'arbres fruitiers d'Europe, que je laissais au mois de mars, chargés de fruits. J'avais cependant un grand plaisir à imaginer que j'allais les retrouver couverts de fleurs en Europe, et que dans un an j'aurais eu deux étés sans hiver ; mais, ce qui vaut encore mieux que les beaux pays et les douces saisons, j'allais revoir ma patrie et mes amis.

LETTRE XXV.
DÉPART DU CAP ; DESCRIPTION DE L'ASCENSION.

Le 2 mars, à deux heures après midi, nous appareillâmes avec six vaisseaux de la flotte de Batavia. Les six autres étaient partis il y avait quinze jours. Nous sortîmes par la deuxième ouverture de la baie, laissant l'île Roben à gauche. Nous dépassâmes bien vite les navires hollandais. Ils vont de compagnie jusqu'à la hauteur des Açores, où deux vaisseaux de guerre de leur nation les attendent pour les convoyer jusqu'en Hollande.

Les marins regardent le Cap comme le tiers du chemin de l'Ile-de-France en Europe ; ils comptent un autre tiers, du Cap au passage de la Ligne inclusivement ; le troisième est pour le reste de la route.

Huit jours après notre départ, pendant que nous étions sur le pont, après dîner, dans une parfaite sécurité, on vit sortir une grande flamme de la cheminée de la cuisine ; elle s'élevait jusqu'à la hauteur de l'écoute de misaine. Tout le monde courut sur l'avant. Ce ne fut qu'une terreur panique : un cuisinier maladroit avait répandu des graisses dans le foyer de sa cuisine. On conta à ce sujet que le feu ayant pris à la misaine du vaisseau le **, toute la voilure de l'avant fut enflammée dans un instant. Les officiers et l'équipage avaient perdu la tête, et vinrent en tumulte avertir le capitaine. Il sortit de sa chambre, et leur dit froidement : Mes amis, ce n'est rien ; il n'y a qu'à arriver. En effet, la flamme poussée en avant par le vent arrière, s'amortit dès qu'il n'y eut plus de toile. Cet homme de sang-froid s'appelait M. de Surville. C'était un capitaine de la Compagnie, du plus grand mérite.

Nous eûmes constamment le vent du sud-est, et une belle mer jusqu'à l'Ascension. Le 20 mars nous étions par sa latitude, qui est de huit degrés sud ; mais nous avions trop pris de l'est. Nous fûmes obligés de courir en longitude, notre intention étant d'y mouiller pour y pêcher de la tortue.

Le 22 au matin, nous en eûmes la vue. On aperçoit cette île de dix lieues, quoiqu'elle n'ait guère qu'une lieue et demie de diamètre. On y distingue un morne pointu, appelé la Montagne verte. Le reste de l'île est formé de collines noires et rousses, et les parties des rochers, voisines de la mer, étaient toutes blanches de la fiente des oiseaux.

En approchant, le paysage devient bien plus affreux. Nous longeâmes la côte pour arriver au mouillage, qui est dans le nord-ouest. Nous aperçûmes au pied de ces mornes noirs, comme les ruines d'une ville immense. Ce sont des rochers fondus, qui ont coulé d'un ancien volcan ; ils se sont répandus dans la plaine et jusqu'à la mer, sous des formes très-bizarres. Tout le rivage, dans cette partie, en est formé. Ce sont des pyramides, des grottes, des demi-voûtes, des culs-de-lampe ; les flots se brisent contre ces anfractuosités : tantôt ils les couvrent et forment, en retombant, des nappes d'écume ; tantôt, trouvant des plateaux élevés, percés de trous, ils les frappent en dessous, et jaillissent au-dessus en longs jets d'eau ou en aigrettes. Ces rivages, noirs et blancs, étaient couverts d'oiseaux marins. Quantité de frégates nous entourèrent et volaient dans nos manœuvres, où on les prenait à la main.

Nous mouillâmes le soir à l'entrée de la grande anse. Je descendis dans le canot avec les gens destinés à la pêche de la tortue. Le débarquement est au pied d'une masse de rochers, que l'on aperçoit, du mouillage, à l'extrémité de l'anse sur la droite. Nous descendîmes sur un gros sable très-beau. Il est blanc, mêlé de grains rouges, jaunes, et de toutes les couleurs, comme ces grains d'anis appelés mignonnette. A quelques pas de là, nous trouvâmes une petite grotte dans laquelle est une bouteille, où les vaisseaux qui passent mettent des lettres. On casse la bouteille pour les lire, après quoi on les remet dans une autre.

Nous avançâmes environ cinquante pas, en prenant sur la gauche derrière les rochers. Il y a là une petite plaine, dont le sol se brisait sous nos pieds, comme s'il eût été glacé. J'y goûtai ; c'était du sel, ce qui me parut étrange, n'y ayant pas d'apparence que la mer vienne jusque là.

On apporta du bois, la marmite, et la voile du canot sur laquelle nos matelots se couchèrent en attendant la nuit. Ce n'est que sur les huit heures du soir que les tortues montent au rivage. Nos gens se reposaient tranquillement, lorsque l'un d'eux se leva en sursaut, en criant : Un mort! voici un mort!… En effet, à une petite croix élevée sur un monceau de sable, nous vîmes qu'on y avait enterré quelqu'un. Cet homme s'était couché dessus sans y penser ; aucun de nos matelots ne voulut rester là davantage : il fallut, pour leur complaire, avancer cent pas plus loin.

La lune se leva et vint éclairer cette solitude. Sa lumière, qui rend les sites agréables plus touchans, rendait celui-ci plus effroyable. Nous étions au pied d'un morne noir, au haut duquel on distinguait une grande croix, que des marins y ont plantée. Devant nous, la plaine était couverte de rochers, d'où s'élevait une infinité de pointes de la hauteur d'un homme. La lune faisait briller leurs sommets blanchis de la fiente des oiseaux. Ces têtes blanches sur ces corps noirs, dont les uns étaient debout, et les autres inclinés, paraissaient comme des spectres errans sur des tombeaux. Le plus profond silence régnait sur cette terre désolée ; de temps à autre, on entendait seulement le bruit de la mer sur la côte, ou le cri vague de quelque frégate, effrayée d'y voir des habitans.

Nous fûmes dans la grande anse, attendre les tortues. Nous étions couchés sur le ventre dans le plus grand silence. Au moindre bruit cet animal se retire. Enfin nous en vîmes sortir trois des flots ; on les distinguait comme des masses noires qui grimpaient lentement sur le sable du rivage. Nous courûmes à la première ; mais notre impatience nous la fit manquer. Elle redescendit la pente et se mit à la nage. La seconde était plus avancée, et ne put retourner sur ses pas. Nous la jetâmes sur le dos. Dans le reste de la nuit, et dans la même anse, nous en tournâmes plus de cinquante, dont quelques-unes pesaient cinq cents livres.

Le rivage était tout creusé de trous où elles pondent jusqu'à trois cents œufs, qu'elles recouvrent de sable, où le soleil les fait éclore. On tua une tortue et on en fit du bouillon ; après quoi, je fus me coucher dans la grotte où l'on met les lettres, afin de jouir de l'abri du rocher, du bruit de la mer et de la mollesse du sable. J'avais chargé un matelot d'y porter mon sac de nuit ; mais jamais il n'osa passer seul devant le lieu où il avait vu un homme enterré. Il n'y a rien à la fois de si hardi et de si superstitieux que les matelots.

Je dormis avec grand plaisir. A mon réveil, je trouvai un scorpion et des cancrelas à l'entrée de ma caverne. Je ne vis, aux environs, d'autres herbes qu'une espèce de tithymale. Son suc était laiteux et très-âcre : l'herbe et les animaux étaient dignes du pays.

Je montai sur le flanc d'un des mornes, dont le sol retentissait sous mes pieds. C'était une véritable cendre rousse et salée. C'est peut-être de là que provient la petite saline où nous avions passé la nuit. Un fou vint s'abattre à quelques pas de moi. Je lui présentai ma canne ; il la saisit de son bec sans prendre son vol. Ces oiseaux se laissaient prendre à la main, ainsi que toutes les espèces qui n'ont pas éprouvé la société de l'homme ; ce qui prouve qu'il y a une sorte de bonté et de confiance naturelle à toutes les créatures envers les animaux qu'ils ne croient pas malfaisans. Les oiseaux n'ont pas peur des bœufs.

Nos matelots tuèrent beaucoup de frégates pour leur enlever une petite portion de graisse qu'elles ont vers le cou. Ils croient que c'est un spécifique contre la goutte, parce que cet oiseau est fort léger ; mais la nature, qui a attaché ce mal à notre intempérance, n'en a pas mis le remède dans notre cruauté.

Sur les dix heures du matin, la chaloupe vint embarquer les tortues. Comme la lame était grosse, elle mouilla au large, et avec une corde placée à terre, en va-et-vient, elle les tira à elle l'une après l'autre.

Cette manœuvre nous occupa toute la journée. Le soir, on remit à la mer les tortues qui nous étaient inutiles. Quand elles sont long-temps sur le dos, les yeux leur deviennent rouges comme des cerises, et leur sortent de la tête. Il y en avait plusieurs sur le rivage, que d'autres vaisseaux avaient laissé mourir dans cette situation. C'est une négligence cruelle.

LETTRE XXVI.
CONJECTURES SUR L'ANTIQUITÉ DU SOL DE L'ASCENSION, DE L'ILE-DE-FRANCE, DU CAP DE BONNE-ESPÉRANCE, ET DE L'EUROPE.

Pendant que nos matelots travaillaient à embarquer les tortues, je fus m'asseoir dans une des cavités de ces rochers dont la plaine est couverte ; à la vue de ce désordre effroyable, je fis quelques réflexions.

Si ces ruines, me disais-je, étaient celles d'une ville, que de mémoires nous aurions sur ceux qui l'ont bâtie et sur ceux qui l'ont ruinée! Il n'y a point de colonne en Europe qui n'ait son historien.

Pourquoi faut-il que nous, qui savons tant de choses, ne sachions ni d'où nous venons, ni où nous sommes! Tous les savans conviennent de l'origine et de la durée de Babylone, qui n'a plus d'habitans ; et personne n'est d'accord sur la nature et l'antiquité du globe, qui est la patrie de tous les hommes : les uns le forment par le feu, les autres par l'eau ; ceux-ci par les lois du mouvement, ceux-là par celles de la cristallisation. Les peuples d'occident croient qu'il n'a pas six mille ans, ceux de l'orient disent qu'il est éternel. Il est probable qu'il n'y aurait qu'un système, si le reste de la terre ressemblait à cette île. Ces pierres ponces, ces collines de cendres, ces rocs fondus qui ont bouillonné comme du mâchefer, prouvent évidemment qu'elle doit son origine à un volcan ; mais combien y a-t-il d'années que son explosion s'est faite?

Il me semble que si ce temps était fort reculé, ces monceaux de cendres ne seraient pas en pyramides : la pluie les eût affaissés. Les angles et les contours de ces roches ne seraient pas aigus et tranchans, parce qu'une longue action de l'atmosphère détruit les parties saillantes des corps : des statues de marbre, taillées par les Grecs, sont redevenues à l'air des blocs informes.

Serait-il donc si difficile de juger de l'ancienneté d'un corps par son dépérissement, puisqu'on juge bien de l'antiquité d'une médaille par sa rouille? Un vieux rocher n'est-il pas une médaille de la terre, frappée par le temps?

D'ailleurs, si cette île était fort ancienne, ces blocs de pierre qui sont à la surface de la terre, s'y seraient ensevelis par leur propre poids ; c'est un effet lent mais sûr, de la pesanteur. Les piles de boulets et les canons posés sur le sol des arsenaux s'y enterrent en peu d'années. La plupart des monumens de la Grèce et de l'Italie se sont enfoncés au-dessus de leur soubassement. Quelques-uns même ont tout-à-fait disparu.

Si donc je pouvais savoir « combien un corps dont la forme et la pesanteur est connue doit mettre de temps à s'enfoncer dans un terrain dont on connaît la résistance, » j'aurais un rapport qui me ferait trouver celui que je cherche. Le calcul sera facile quand les expériences seront faites ; en attendant, je puis croire raisonnablement que cette île est très-moderne.

J'en puis penser autant de l'Ile-de-France ; mais comme ses montagnes pointues ont déjà des croupes, comme ses rochers sont enfoncés au tiers ou au quart en terre, et que leurs angles sont un peu émoussés, je suis persuadé que sa date remonte plusieurs siècles au-delà.

Le cap de Bonne-Espérance me paraît beaucoup plus ancien. Les rochers qui se sont détachés du sommet des montagnes, sont, au Cap, tout-à-fait enfoncés dans la terre, où on les retrouve en creusant ; les montagnes ont toutes à leur pied des talus fort élevés, formés par les débris de leurs parties supérieures. Ces débris en ont été détachés par une longue action de l'atmosphère ; ce qui est si vrai, qu'ils sont en plus grande quantité aux endroits où les vents ont coutume de souffler. Je l'ai observé sur la montagne de la Table, dont la partie opposée au vent de sud-est est bien plus en talus que celle qui regarde la ville.

J'ai remarqué encore sur la montagne de la Table, des pierres isolées de la grosseur d'un tonneau, dont les angles étaient bien arrondis. Leurs fragmens même n'ont plus d'arêtes vives ; ils forment un gravier blanc et lisse, semblable à des amandes aplaties. Ces pierres sont fort dures, et ressemblent, pour la couleur et le grain, à des tablettes de porcelaine usées.

Le dépérissement de ces corps annonce une assez grande antiquité ; cependant je n'ai pas trouvé sur la Table que la couche de terre végétale eût plus de deux pouces de profondeur, quoique les plantes y soient communes ; en beaucoup d'endroits même le roc est nu. Il n'y a donc pas un grand nombre de siècles que les végétaux y croissent. Toutefois ou n'en peut rien conclure parce que le sommet n'étant ni de sable ni de pierre poreuse, mais une espèce de caillou blanc, poli et dur, les semences des plantes y auront été long-temps portées par les vents avant d'y pouvoir germer.

La couche végétale dans les plaines est beaucoup plus épaisse, mais on n'en pourrait rien conclure pour l'antiquité du sol, parce que quand cette couche y est considérable, elle peut y avoir été apportée des montagnes voisines par les pluies, ou avoir été entraînée plus loin, quand elle y est rare.

S'il existait en Europe une montagne élevée, isolée, et dont le sommet fût aplati comme celui de la Table, sans être comme lui d'une matière contraire à la végétation, on pourrait comparer l'épaisseur de sa terre végétale à celle d'un terrain nouveau et pareillement isolé, par exemple à la croûte de quelques-unes de ces îles qui, depuis cent ans, se sont formées à l'embouchure de la Loire.

En attendant l'expérience, je présume que l'Europe est plus ancienne que la terre du Cap, parce que le sommet de ses montagnes a moins d'escarpement, que leurs flancs ont une pente plus douce, et que les rochers qui sont encore à la surface de la terre, sont écornés et arrondis.

Il ne s'agit point ici des rochers qui paraissent sur le flanc des montagnes que la mer, les torrens ou le débordement des rivières ont escarpées, ni des pierres que les pluies mettent à découvert dans les plaines dont elles entraînent la terre, et encore moins des cailloux des champs que la charrue couvre et découvre chaque année ; mais de ceux qui, par leur masse et leur situation, n'obéissent qu'aux seules lois de la pesanteur. Je n'en ai vu aucun de cette espèce dans les plaines de la Russie et de la Pologne. La Finlande est pavée de rochers, mais ils sont d'une configuration toute différente ; ce sont des collines et des vallons entiers de roc vif ; c'est en quelque sorte la terre qui est pétrifiée. Cependant, comme les sapins croissent sur les croupes de ces collines, il paraît qu'elles sont depuis long-temps à l'air, qui les décompose. Il paraît même que, sous une température moins froide, cette décomposition se serait accélérée bien plus vite ; mais la neige les met pendant six mois à couvert de l'action de l'atmosphère, et le froid qui durcit la terre, retarde l'effet de leur pesanteur.

L'espèce de roche que je crois propre aux expériences, est celle des environs de Fontainebleau. Ce sont de grosses masses de grès, arrondies, détachées les unes des autres. Quelques-unes sont ensevelies dans le sol à moitié ou aux deux tiers ; d'autres sont empilées à la surface, comme des amas de pierre à bâtir. Ce sont probablement les sommets de quelque montagne pierreuse, qui n'ont pas tout-à-fait disparu. Il est probable que chaque siècle achève de les enfoncer dans le sol, et qu'il y en avait beaucoup plus il y a deux mille ans. L'action des élémens et de la pesanteur tend à arrondir le globe. Un jour les montagnes de l'Europe auront beaucoup moins de pente ; un jour la mer aura dissous les rochers des côtes où elle se brise aujourd'hui, comme elle a détruit ceux de Charybde et de Scylla.

J'ouvris ensuite un livre d'histoire pour me dissiper. Je tombai sur un endroit où l'auteur dit de quelques familles européennes, que leur origine se perd dans la nuit du temps, comme si leurs ancêtres étaient nés avant le soleil. Il parlait ailleurs des peuples du Nord comme des fabricateurs du genre humain, officina gentium : ce déluge de barbares, dit-il, que le Nord ne pouvait plus contenir.

J'ai vécu quelque temps dans le Nord, où j'ai parcouru plus de huit cents lieues, et je ne me rappelle pas y avoir vu aucun monument ancien. Cependant les sociétés nombreuses laissent des traces durables ; et, depuis le petit clocher d'un village jusqu'aux pyramides d'Égypte, toute terre qui fut cultivée porte des témoignages de l'industrie humaine. Les champs de la Grèce et de l'Italie sont couverts de ruines antiques ; pourquoi n'en trouve-t-on pas en Russie et en Pologne? C'est que les hommes ne se multiplient qu'avec les fruits de la terre ; c'est que le nord de l'Europe était inculte lorsque le midi était couvert de moissons, de vignobles et d'oliviers[3]. Ces peuples, dans l'abondance, élevèrent des autels à tous les biens. Cérès, Pomone, Bacchus, Flore, Palès, les Zéphirs, les Nymphes, etc., tout ce qui était plaisir, fut divinité. La jeune fille offre des colombes à l'Amour, des guirlandes aux Grâces, et priait[4] Lucine de lui donner un mari fidèle. La religion ne s'était point séparée de la nature ; et comme la reconnaissance était dans tous les cœurs, la terre, sous un ciel favorable, se couvrait d'autels. On vit dans chaque verger le dieu des jardins, Neptune sur tous les rivages, l'Amour dans tous les bosquets : les Naïades eurent des grottes, les Muses des portiques, Minerve des péristyles ; l'obélisque de Diane parut dans les taillis, et le temple de Vénus éleva sa coupole au-dessus des forêts.

[3] Voyez la note première, à la fin de ce volume.

[4] Voyez la note seconde, à la fin de ce volume.

Mais lorsqu'un habitant de ces belles contrées fut obligé de chercher au nord une nouvelle patrie, lorsqu'il eut pénétré avec sa famille malheureuse sous l'ourse glacée, dieux! quel fut son effroi aux approches de l'hiver! Le soleil paraissait à peine au-dessus de l'horizon, son disque était rouge et ténébreux ; le souffle des vents faisait éclater le tronc des sapins ; les fontaines se figeaient, et les fleuves s'étaient arrêtés ; une neige épaisse couvrait les prés, les bois et les lacs ; les plantes, les graines, les sources, tout ce qui soutient la vie, était mort. On ne pouvait même ni respirer, ni toucher à rien, car la mort était dans l'air, et la douleur sortait de tous les corps. Ah! quand cet infortuné entendit les cris de ses enfans que le climat dévorait, quand il vit sur leurs joues les larmes se vitrifier, et leurs bras tendus vers lui se raidir… qu'il eut d'horreur de ces retraites funestes! Osa-t-il espérer une postérité de la nature, et des moissons de ces campagnes de fer! Sa main dut frémir d'ouvrir un sol qui tuait ses habitans. Il ne lui resta que de joindre sa misère à celle d'un troupeau, de chercher avec lui la mousse des arbres, et d'errer sur une terre où le repos coûtait la vie. Seulement il s'y creusa des tanières, et si, dans la suite, on vit du sein de ces neiges sortir quelque monument, sans doute ce fut un tombeau.

Il est probable que le nord de l'Europe ne se peupla que lorsque le midi lui-même fut abandonné. Les Grecs, si souvent tourmentés par leurs tyrans, préférèrent enfin la liberté à la beauté du ciel. Une partie d'entre eux transporta en Hongrie, en Bohème, en Pologne et en Russie les arts par lesquels l'homme surmonte les élémens, et seul de tous les animaux, peut vivre dans tous les climats. Depuis la Morée jusqu'à Archangel, sur une largeur de plus de cinq cents lieues, on ne parle que la langue esclavone, dont les mots et les lettres mêmes dérivent du grec. Les nations du Nord doivent donc leur origine aux Grecs ; elles ont dû rentrer dans la barbarie, en sortir tard, et ne développer leur puissance que sous une bonne législation. Pierre Ier a jeté les fondemens de leur grandeur moderne, et aujourd'hui une grande impératrice leur donne des lois dignes de l'Aréopage.

LETTRE XXVII.
OBSERVATIONS SUR L'ASCENSION. DÉPART. ARRIVÉE EN FRANCE.

Mes réflexions sur l'Ascension m'avaient mené assez loin : c'est qu'on jouit des objets agréables, et que les tristes font réfléchir. Aussi l'homme heureux ne raisonne guère ; il n'y a que celui qui souffre qui médite, pour trouver au moins des rapports utiles dans les maux qui l'environnent. Il est si vrai que la nature a fait, du plaisir, le ressort de l'homme, que quand elle n'a pu le placer dans son cœur, elle l'a mis dans sa tête.

Quoique l'Ascension soit sans terre et sans eau, elle ne tient point sur le globe une place inutile. La tortue y trouve, trois mois de l'année, à faire ses pontes loin du bruit. C'est un animal solitaire qui fuit les rivages fréquentés. Un vaisseau qui mouille ici pendant vingt-quatre heures, la chasse de la baie pendant plusieurs jours ; et s'il tire du canon, elle ne reparaît pas de plusieurs semaines. Les frégates et les fous ont plus de familiarité, parce qu'ils ont moins d'expérience ; mais sur les côtes habitées, ils choisissent les pics les plus inaccessibles, et ne se laissent point approcher. L'Ascension est pour eux une république : les mœurs primitives s'y conservent, et l'espèce s'y multiplie, parce qu'aucun tyran n'y peut vivre. Sans doute la mère commune des êtres a voulu qu'il existât des sables stériles au milieu de la mer, des terres désolées, mais protégées par les élémens, comme des lieux de refuge et des asiles sacrés où les animaux pussent goûter des biens qui ne leur sont pas moins chers qu'aux hommes, le repos et la liberté.

Cette île a encore sa franchise naturelle, que de si belles contrées ont perdue. Quoique située entre l'Afrique et l'Amérique, elle a échappé à l'esclavage qui a flétri ces deux vastes continens. Elle est commune à toutes les nations, et n'appartient à aucune. Il est rare cependant d'y voir mouiller d'autres vaisseaux que des anglais et des français, qui s'y arrêtent en revenant des Indes. Les Hollandais, qui relâchent au Cap, n'ont pas besoin de chercher de nouveaux vivres.

L'air de l'Ascension est très-pur. J'y ai couché deux nuits à l'air, sans couverture : j'y ai vu tomber de la pluie, et les nuages s'arrêter au sommet de la Montagne verte, qui ne m'a paru guère plus élevée que Montmartre. C'est sans doute un effet de l'attraction, qui est plus sensible sur la mer que sur la terre.

Lorsqu'on débarque dans cette île quelque matelot scorbutique, on le couvre de sable, et il éprouve un soulagement très-prompt. Quoique je me portasse bien, je me tins quelque temps les jambes dans cette espèce de bain sec, et j'éprouvai, pendant plusieurs jours, une agitation extraordinaire dans mon sang ; je n'en sais pas trop la raison. Je crois cependant que ce sable n'étant formé que de parties calcaires, il aspire sur la peau où il s'attache, les humeurs internes ; à peu près comme ces pierres absorbantes que l'on pose sur les piqûres des bêtes venimeuses, en tirent le venin. Il serait à souhaiter que quelque habile médecin essayât sur d'autres maladies, un remède que le seul instinct a appris aux matelots scorbutiques.

Nous passâmes encore cette nuit à terre. A dix heures du soir, je fus me baigner dans une petite anse, qui est entre la grande et le débarquement. Elle est entourée d'une chaîne de rochers en demi-cercle. Au fond de cette anse, le sable est élevé de plus de quinze pieds, et va en pente jusqu'à la mer. A l'entrée, il y a plusieurs bancs de rochers à fleur d'eau. La mer, qui était fort agitée, s'y brisait avec un bruit terrible, et venait se développer bien avant dans la petite baie. Je me tenais accroché aux angles des rochers, et les vagues, en roulant, venaient me passer quelquefois jusque sur la tête.

Le 24 au matin, la barre se trouva très-grosse. La Digue mit son pavillon, et nous fit signal de départ. Il n'était plus possible à la chaloupe de mettre à terre au lieu ordinaire du débarquement. Elle fut prendre dans la baie une douzaine de tortues qu'on avait réservées, et revint ensuite mouiller un grappin à une demi-portée de fusil du lieu où nous étions. Les matelots les plus vigoureux se mirent tout nus ; et, profitant de l'instant où la lame quittait le rivage, ils portaient en courant les effets et les passagers.

J'ai fait remarquer à l'officier qu'elle était suffisamment chargée. Il restait vingt hommes à terre, il y en avait autant sur son bord. Il voulut épargner au canot un second voyage : on continua d'embarquer. Sur ces entrefaites, une lame monstrueuse, soulevant la chaloupe, fit casser son grappin, et la jeta sur le sable. Huit ou dix hommes qui étaient dans l'eau jusqu'à la ceinture, pensèrent en être écrasés. Si elle était venue en travers, elle était perdue : heureusement elle s'échoua sur l'arrière. Deux ou trois vagues consécutives la mâtèrent presque debout ; et dans ce mouvement, elle embarqua de son avant une grande quantité d'eau : la frayeur prit à plusieurs passagers qui étaient dessus, ils se jetèrent à la mer et pensèrent se noyer ; enfin, tous nos matelots réunis faisant effort tous à la fois, parvinrent à la remettre à flot.

Le canot revint quelque temps après embarquer ce qui était resté ; peu s'en fallut que le même accident ne lui arrivât.

Si ce double malheur fût survenu, nous eussions été fort à plaindre : le vaisseau eût continué sa route, et nous n'eussions trouvé ni eau ni bois dans cette île. On prétend cependant qu'il se trouve quelques flaques d'eau dans les rochers au pied de la Montagne verte. On assure qu'il y a aussi des cabris fort maigres, qui y vivent d'une espèce de chiendent. On y avait planté des cocotiers, qui n'y ont pas réussi. Il est probable que ces cabris affamés en auront mangé les germes.

J'observai à l'Ascension que la partie du sud-est était toute formée de laves, et celle du nord-ouest de collines de cendres, d'où je conclus que les vents étaient au sud-est lorsque ce volcan sortit de la mer, et qu'ils soufflaient lentement ; sans quoi ils auraient dispersé les cendres de ces mornes, au lieu de les rassembler. J'en présumai aussi que le foyer des volcans n'était point allumé par les révolutions de l'atmosphère, et que les orages de la terre étaient indépendans de ceux de l'air.

Ils paraîtraient plutôt dépendre des eaux. De tous les volcans que je connais, il n'y en a pas un qui ne soit dans le voisinage de la mer, ou d'un grand lac. J'ai fait autrefois cette observation en cherchant à expliquer leur cause. Elle fut le résultat de mon opinion, qui pourrait être bonne, puisqu'elle est confirmée par la nature.

J'ai trouvé, sur les rochers de l'Ascension, l'espèce d'huître appelée la feuille. Le sable, comme je l'ai dit, n'est formé que de débris de madrépores et de coquilles, dans lesquels je reconnus quelques pétoncles, de petits buccins et le manteau-ducal. Nous prîmes, au pied des rochers, des requins et des bourses de toutes les couleurs. Il y a aussi des carangues, et entre autres des morènes, espèce de serpent marin, qu'on dit être un excellent poisson ; ses arêtes sont bleues.

Nous appareillâmes le même jour, 24 mars, à cinq heures du soir. Nous vécûmes de tortues près d'un mois. On les conserva vivantes tout ce temps-là, en les mettant tantôt sur le ventre, tantôt sur le dos, et on les arrosait d'eau de mer plusieurs fois par jour.

La chair de tortue est une bonne nourriture, mais on s'en lasse bien vite. Cette chair est toujours dure, et les œufs sont d'un goût très-médiocre.

Nous repassâmes la Ligne avec des calmes et quelques orages. Les courans portaient sensiblement au nord : il y a apparence que c'étaient des contre-courans du courant général du nord. Plus d'une fois, il nous firent faire, sans vent, 10 lieues en 24 heures. Le 28 avril, nous vîmes une éclipse de lune, dont le milieu à 11 heures de nuit ; nous étions par le 32e degré de latitude nord. Nous éprouvâmes, à cette hauteur, plusieurs jours de calme. On prétend que ces calmes sont comme autant de limites entre différens règnes des vents. Depuis le 28e degré nord jusqu'au 32e, nous trouvâmes la mer couverte d'une plante marine, appelée grappe-de-raisin ; elle était remplie de petits crabes et de frai de poisson. C'est peut-être un moyen dont la nature se sert pour peupler les rivages des îles, d'animaux qui ne pourraient s'y transporter autrement ; les poissons des côtes ne se rencontrent jamais en pleine mer.

Nous avions vu, avec une grande joie, l'étoile polaire reparaître sur l'horizon ; et, chaque nuit, nous la voyions s'élever avec un nouveau plaisir. Cette vue me rendait les promenades de nuit très-agréables. Un soir, à 10 heures, comme je me promenais sur le gaillard d'arrière, je vis le contre-maître parler avec beaucoup d'agitation à l'officier de quart. Celui-ci fit allumer une lanterne, et le suivit sur le gaillard d'avant. Je m'y acheminai comme eux. Nous ne fûmes pas peu étonnés de voir sortir de l'écoutille un torrent de fumée noire et épaisse. Les matelots de quart étaient couchés tranquillement sur une voile en avant du mât de misaine, et quand on les eut appelés, ils furent saisis de frayeur. Les plus hardis descendirent par l'écoutille avec la lanterne, en criant que nous étions perdus. Nous nous occupâmes à chercher des seaux de tous côtés, mais nous n'en trouvâmes pas un seul. Les uns voulaient sonner la cloche pour appeler tout le monde, d'autres voulaient faire jouer la pompe de l'avant pour en porter l'eau, à tout hasard dans l'entrepont.

Nous étions tous rangés, la tête baissée, autour de l'écoutille, en attendant notre arrêt. La fumée redoublait, et nous vîmes même briller de la flamme. Dans le moment, une voix sortit de cet abîme, et nous dit que c'était le feu qui avait pris à du bois qu'on avait mis sécher dans le four. Cet instant d'inquiétude nous parut un siècle. Triste condition des marins! au milieu du plus beau temps, dans la sécurité la plus parfaite, au moment de revoir la patrie, un misérable accident pouvait nous faire périr du genre de mort le plus effroyable.

Le 16 mai, on exerça les matelots à tirer au blanc, sur une bouteille suspendue à l'extrémité de la grande vergue : on essaya les canons ; nous en avions cinq. Cet exercice militaire se faisait dans la crainte d'être attaqués par les Saltins. Heureusement nous n'en vîmes point. Nous avions de si mauvais fusils, qu'à la première décharge l'un d'eux creva près de moi, dans la main d'un matelot, et le blessa dangereusement.

Le 17, j'aperçus en plein midi, sur la mer, une longue bande verdâtre dirigée nord et sud. Elle était immobile ; elle avait près d'une demi-lieue de longueur. Le vaisseau passa à son extrémité sud : la mer n'y était point houleuse. J'appelai le capitaine, qui jugea, ainsi que ses officiers, que c'était un haut-fond : il n'est pas marqué sur les cartes. Nous étions par la hauteur des Açores.

Le 20 mai, nous trouvâmes un vaisseau anglais allant en Amérique. Il nous apprit que nous étions par les 23 degrés de longitude, ce qui nous mettait 140 lieues plus à l'ouest que nous ne croyions.

Le 22 mai, par les 46 degrés 45 minutes de latitude nord, nous crûmes voir un récif où la mer brisait. Comme il faisait calme, on mit le canot à la mer. C'était un banc d'écume formé par des lits de marée. Deux heures après, nous trouvâmes un mât de hune garni de tous ses agrès. On crut le reconnaître pour appartenir à un vaisseau anglais, que la tempête avait obligé de couper ses mâts. Nous l'embarquâmes avec plaisir ; car nous manquions de bois à brûler, et, qui pis est, de vivres. Depuis huit jours, on ne faisait plus qu'un repas en vingt-quatre heures.

Pendant plusieurs jours le ciel fut couvert à midi, de sorte que nous ignorions notre latitude. Le 28, il s'éleva un très-gros temps : le vaisseau tint la cape sous ses basses voiles. A onze heures du matin, nous aperçûmes un petit navire devant nous. Nous gouvernâmes sur lui, et nous le rangeâmes sous le vent. Il y avait, sur son bord, sept hommes qui pompaient de toutes leurs forces : l'eau sortait de tous les dalots de son pont. Nous roulions l'un et l'autre panne sur panne, et dans quelques arrivées, les lames pensèrent le jeter sur nos lisses. Le patron, en bonnet rouge, nous cria, dans son porte-voix, qu'il était parti de Bordeaux depuis vingt-quatre heures, qu'il allait en Irlande, et il se hâta de s'éloigner. On jugea que c'était un contrebandier, la coutume étant sur mer comme sur terre, d'avoir mauvaise opinion des gens qui sont en mauvais ordre.

Vers une heure après midi le vent s'apaisa ; les nuages se partagèrent en deux longues bandes, et le soleil parut. On appareilla toutes les voiles ; on plaça des matelots en sentinelle sur les barres du perroquet, et on mit le cap au nord-est pour tâcher d'avoir connaissance de terre avant le soir.

A quatre heures nous vîmes un petit chasse-marée : on le questionna ; il ne put rien nous répondre ; le mauvais temps l'avait mis hors de route. A cinq heures on cria terre! terre à bâbord! nous courûmes aussitôt sur le gaillard d'avant ; quelques-uns grimpèrent dans les haubans. Nous vîmes distinctement, à l'horizon, des rochers qui blanchissaient : on assura que c'étaient les rochers de Pennemarck. Nous mîmes, le soir, en travers, et nous fîmes des bords toute la nuit. Au point du jour, nous aperçûmes la côte à trois lieues devant nous ; mais personne ne la reconnaissait. Il faisait calme ; nous brûlions d'impatience d'arriver. Enfin on aperçut une chaloupe : nous la hélâmes ; on nous répondit C'est un pilote. Quelle joie d'entendre une voix française sortir de la mer! Chacun s'empressait, sur les lisses, à voir monter le pilote à bord. Bonjour, mon ami, lui dit le capitaine, quelle est cette terre? C'est Belle-Ile, mon ami, répondit ce bon homme. Aurons-nous du vent? S'il plaît à Dieu, mon ami.

Il avait de gros pain de seigle, que nous mangeâmes de grand appétit, parce qu'il avait été cuit en France.

Le calme dura tout le jour, vers le soir le vent fraîchit. L'équipage passa la nuit sur le pont : on fit petites voiles. Le matin nous longeâmes l'île de Grois, et nous vînmes au mouillage.

Les commis des fermes, suivant l'usage, montèrent sur le vaisseau ; après quoi, une infinité de barques de pêcheurs nous abordèrent. On acheta du poisson frais ; on se hâta de préparer un dernier repas ; mais on se levait, on se rasseyait, on ne mangeait point ; nous ne pouvions nous lasser d'admirer la terre de France.

Je voulais débarquer avec mon équipage ; on appelait en vain les matelots ; ils ne répondaient plus. Ils avaient mis leurs beaux habits : ils étaient saisis d'une joie muette ; ils ne disaient mot : quelques-uns parlaient tout seuls.

Je pris mon parti ; j'entrai dans la chambre du capitaine pour lui dire adieu. Il me serra la main, et me dit, les larmes aux yeux : J'écris à ma mère. De tous côtés je ne voyais que des gens émus. J'appelai un pêcheur, et je descendis dans sa barque. En mettant pied à terre, je remerciai Dieu de m'avoir enfin rendu à une vie naturelle.

LETTRE XXVIII ET DERNIÈRE.
SUR LES VOYAGEURS ET LES VOYAGES.

Il est d'usage de chercher au commencement d'un livre à captiver la bienveillance d'un lecteur qui souvent ne lit point la préface. Il vaut mieux, ce me semble, attendre à la fin, au moment où il est prêt à porter son jugement. Il est impossible alors que le lecteur échappe, et ne fasse pas attention aux excuses de l'auteur. Voici les miennes.

J'ai fait cet ouvrage aussi bien qu'il m'a été possible, et rien ne m'a manqué pour lui donner toute la perfection dont je suis capable. S'il est mal fait, ce n'est donc pas ma faute ; car on n'a tort de mal faire que quand on peut faire mieux.

S'il y a des défauts dans le style, je serai très-aise qu'on les relève, je m'en corrigerai. Depuis dix ans que je suis hors de ma patrie, j'oublie ma langue, et j'ai observé qu'il est souvent plus utile de bien parler que de bien penser, et même que de bien agir.

Mes conjectures et mes idées sur la nature sont des matériaux que je destine à un édifice considérable. En attendant que je puisse l'élever, je les livre à la critique. Les bonnes censures sont comme ces dégels, qui dissolvent les pierres tendres, et durcissent les pierres de taille. Il ne me resterait qu'une bonne observation, que j'en ferais usage. On dit qu'un saint commença avec un seul moellon un bâtiment qui est devenu une magnifique abbaye. Il fit ce miracle avec le temps et la patience ; mais je pourrais bien avoir perdu l'un et l'autre.

C'est assez parler de moi, passons à des objets plus importans.

Il est assez singulier qu'il n'y ait eu aucun voyage publié par ceux de nos écrivains qui se sont rendus les plus célèbres dans la littérature et philosophie. Il nous manque un modèle dans un genre si intéressant, et il nous manquera long-temps, puisque messieurs de Voltaire, d'Alembert, de Buffon et Rousseau ne nous l'ont pas donné. Montaigne et Montesquieu avaient écrit leurs voyages, qu'ils n'ont pas fait paraître. On ne peut pas dire qu'ils aient jugé suffisamment connus, les pays de l'Europe où ils avaient été puisqu'ils ont donné tant d'observations neuves sur nos mœurs, qui nous sont si familières. Je crois que ce genre, si peu traité, est rempli de grandes difficultés. Il faut des connaissances universelles, de l'ordre dans le plan, de la chaleur dans le style, de la sincérité ; et il faut parler de tout. Si quelque sujet est omis, l'ouvrage est imparfait ; si tout est dit, on est diffus, et l'intérêt cesse.

Nous avons cependant des voyageurs estimables. Addison me paraît au premier rang ; par malheur, il n'est pas Français ; Chardin a de la philosophie et des longueurs ; l'abbé de Choisy sauve au lecteur les ennuis de la navigation ; il n'est qu'agréable ; Tournefort décrit savamment les monumens et les plantes de l'Archipel ; mais on voudrait voir un homme plus sensible sur les ruines de la Grèce ; La Hontan spécule et s'égare quelquefois dans les solitudes du Canada ; Léry peint très-naïvement les mœurs des Brésiliens, et ses aventures personnelles. De ces différens génies, on en composerait un excellent ; mais chacun n'a que le sien ; témoin ce marin qui écrivit sur son journal « qu'il avait passé à quatre lieues de Ténériffe, dont les habitans lui parurent fort affables. »

Il y a des voyageurs qui n'ont qu'un objet, celui de rechercher les monumens, les statues, les inscriptions, les médailles, etc. S'ils rencontrent quelque savant distingué, ils le prient d'inscrire son nom et une sentence sur leur album. Quoique cet usage soit louable, il conviendrait mieux, ce me semble, de s'enquérir des traits de probité, de vertu, de grandeur d'âme, et du plus honnête homme de chaque lieu : un bon exemple vaut bien une belle maxime. Si j'eusse écrit mes voyages du Nord, on eût vu sur mes tablettes les noms de Dolgorouki, de Munnich, du palatin de Russie Czartorinski, de Duval, de Taubenheim, etc. J'aurais parlé aussi des monumens, surtout de ceux qui servent à l'utilité publique, comme l'arsenal de Berlin, le corps des Cadets de Pétersbourg, etc. Quant aux antiquités, j'avoue qu'elles me donnent des idées tristes. Je ne vois dans un arc de triomphe qu'une preuve de la faiblesse d'un homme : l'arc est resté, et le vainqueur a disparu.

Je préfère un cep de vigne à une colonne, et j'aimerais mieux avoir enrichi ma patrie d'une seule plante alimentaire, que du bouclier d'argent de Scipion.

A force de nous naturaliser avec les arts, la nature nous devient étrangère ; nous sommes même si artificiels, que nous appelons les objets naturels des curiosités, et que nous cherchons les preuves de la Divinité dans des livres. On ne trouve dans ces livres (la révélation à part) que des réflexions vagues et des indications générales de l'ordre universel : cependant, pour montrer l'intelligence d'un artiste, il ne suffit pas d'indiquer son ouvrage, il faut le décomposer. La nature offre des rapports si ingénieux, des intentions si bienveillantes, des scènes muettes si expressives et si peu aperçues, que, qui pourrait en présenter un faible tableau à l'homme le plus inattentif, le ferait s'écrier : « Il y a quelqu'un ici! »

L'art de rendre la nature est si nouveau, que les termes même n'en sont pas inventés. Essayez de faire la description d'une montagne, de manière à la faire reconnaître : quand vous aurez parlé de la base, des flancs et du sommet, vous aurez tout dit. Mais que de variété dans ses formes bombées, arrondies, allongées, aplaties, cavées, etc.! vous ne trouvez que des périphrases ; c'est la même difficulté pour les plaines et les vallons. Qu'on ait à décrire un palais, ce n'est plus le même embarras. On le rapporte à un ou à plusieurs des cinq ordres ; on le subdivise en soubassement, en corps principal, en entablement ; et dans chacune de ces masses, depuis le socle jusqu'à la corniche, il n'y a pas une moulure qui n'ait son nom.

Il n'est donc pas étonnant que les voyageurs rendent si mal les objets naturels. S'ils vous dépeignent un pays, vous y voyez des villes, des fleuves et des montagnes ; mais leurs descriptions sont arides comme des cartes de géographie : l'Indoustan ressemble à l'Europe. La physionomie n'y est pas. Parlent-ils d'une plante? ils en détaillent bien les fleurs, les feuilles, l'écorce, les racines ; mais son port, son ensemble, son élégance, sa rudesse ou sa grâce, c'est ce qu'aucun ne rend. Cependant la ressemblance d'un objet dépend de l'harmonie de toutes ses parties, et vous auriez la mesure de tous les muscles d'un homme, que vous n'auriez pas son portrait.

Si les voyageurs, en rendant la nature, pèchent par défaut d'expressions, ils pèchent encore par excès de conjectures. J'ai cru fort long-temps, sur la foi des relations, que l'homme sauvage pouvait vivre dans les bois. Je n'ai pas trouvé un seul fruit bon à manger dans ceux de l'Ile-de-France ; je les ai goûtés tous, au risque de m'empoisonner. Il y avait quelques graines d'un goût passable, en petite quantité ; et dans certaines saisons, on n'en eût pas ramassé pour le déjeûner d'un singe. Il n'y a que l'oignon dangereux d'une espèce de nymphæa ; encore croît-il sous l'eau dans la terre, et il n'est pas vraisemblable que l'homme naturel l'eût deviné là. Je crus au Cap que l'homme avait été mieux servi. J'y vis des buissons couverts de gros artichauts couleur de chair, qui étaient d'une âpreté insupportable. Dans les bois de la France et de l'Allemagne, on ne trouve de mangeable que les faînes du hêtre et les fruits du châtaignier ; encore ce n'est que dans une courte saison. On assure, il est vrai, que, dans l'âge d'or des Gaules, nos ancêtres vivaient de gland ; mais le gland de nos chênes constipe. Il n'y a que celui du chêne vert qu'on puisse digérer : il est très-rare en France, et il n'est commun qu'en Italie, d'où nous est venue aussi cette tradition. Un peu d'histoire naturelle servirait à écrire l'histoire des hommes.

On ne trouve dans les forêts du nord que les pommes de sapin, dont les écureuils s'accommodent fort bien. Il est fort douteux que les hommes pussent en vivre. La nature aurait traité bien mal le roi des animaux, puisque la table est mise pour tous, excepté pour lui, si elle ne lui avait pas donné une raison universelle qui tire parti de tout, et la sociabilité, sans laquelle ses forces ne sauraient servir sa raison. Ainsi, d'une seule observation naturelle on peut prouver, 1o que le plus stupide des paysans est supérieur au plus intelligent des animaux, qu'on ne dressera jamais à semer et à labourer de lui-même ; 2o que l'homme est né pour la société, sans laquelle il ne pourrait vivre ; 3o que la société doit à son tour à tous ses membres une subsistance qu'ils ne peuvent attendre que d'elle.

Les voyageurs pèchent encore par un autre excès. Ils mettent presque toujours le bonheur hors de leur patrie. Ils font des descriptions si agréables des pays étrangers, qu'on en est toute la vie de mauvaise humeur contre le sien.

Si je l'ose dire, la nature paraît avoir tout compensé ; et je ne sais lequel est préférable d'un climat très-chaud ou d'un climat très-froid. Celui-ci est plus sain ; d'ailleurs, le froid est une douleur dont on peut se garantir, et la chaleur une incommodité qu'on ne saurait éviter. Pendant six mois, j'ai vu le paysage blanc à Pétersbourg ; pendant six mois, je l'ai vu noir à l'Ile-de-France ; joignez-y les insectes si dévorans, les ouragans qui renversent tout, et choisissez. Il est vrai qu'aux Indes les arbres ont toujours des feuilles, que les vergers rapportent sans être greffés, et que les oiseaux ont de belles couleurs.

Mais j'aime mieux notre nature,
Nos fruits, nos fleurs, notre verdure ;
Un rossignol qu'un perroquet,
Le sentiment que le caquet ;
Et même je préfère encore
L'odeur de la rose et du thym
A l'ambre que la main du More
Recueille aux rives du matin.

On doit compter aussi pour un grand inconvénient le spectacle d'une société malheureuse, puisque la vue d'un seul misérable peut empoisonner le bonheur. Peut-on penser sans frémir que l'Afrique, l'Amérique et presque toute l'Asie, sont dans l'esclavage? Dans l'Indoustan on ne fait agir le peuple qu'à coups de rotin, de sorte qu'on en a appelé le bâton le roi des Indes ; en Chine même, ce pays si vanté, la plupart des punitions de simple police sont corporelles. Chez nous les lois ont un peu plus respecté les hommes. D'ailleurs, quelque rudes que soient nos climats, la nature la plus sauvage m'y plaît toujours par un coin. Il est des sites touchans jusque dans les rochers de la pauvre Finlande ; j'y ai vu des étés plus beaux que ceux des tropiques, des jours sans nuits, des lacs si couverts de cygnes, de canards, de bécasses, de pluviers, etc., qu'on eût dit que les oiseaux de toutes les rivières s'y étaient rendus pour y faire leurs nids. Des flancs des rochers tout brillans de mousses pourprées, et des lapis rouges du kloucva[5], s'élevaient de grands bouleaux, dont les feuillages verts, souples et odorans se mariaient aux pyramides sombres des sapins, et offraient à la fois des retraites à l'amour et à la philosophie. Au fond d'un petit vallon, sur une lisière de pré, loin de l'envie, était l'héritage d'un bon gentilhomme dont rien ne troublait le repos que le bruit d'un torrent que l'œil voyait avec plaisir bondir et écumer sur la croupe noire d'une roche voisine. Il est vrai qu'en hiver la verdure et les oiseaux disparaissent. Le vent, la neige, le grésil, les frimas, entourent et secouent la petite maison ; mais l'hospitalité est dedans. On se visite de quinze lieues, et l'arrivée d'un ami est une fête de huit jours : on boit au bruit des cors et des timbales à la santé du convive, des princes et des dames[6]. Les vieillards, auprès du poêle, fument et parlent des anciennes guerres ; les garçons, en bottes, dansent au son d'un fifre ou d'un tambour, autour de la jeune Finlandaise en pelisse, qui paraît comme Pallas au milieu de la jeunesse de Sparte.

[5] Plante rampante d'un beau vert, dont la feuille ressemble à celle du buis. Elle donne un petit fruit rouge qui est un anti-scorbutique.

[6] Les femmes sont de ces parties, et il est juste qu'accompagnant les hommes à la guerre, elles président à leurs plaisirs. On ne trouve point ailleurs de plus grands exemples de l'amitié conjugale. J'y ai vu des femmes de généraux qui avaient suivi leurs maris à l'armée depuis le premier grade militaire.

Si les organes y semblent rudes, les cœurs y sont sensibles. On parle d'aimer, de plaire, de la France, et de Paris surtout ; car Paris est la capitale de toutes les femmes. C'est là que la Russe, la Polonaise et l'Italienne viennent apprendre l'art de gouverner les hommes avec des rubans et des blondes ; c'est là que règne la Parisienne à l'humeur folle, aux grâces toujours nouvelles. Elle voit l'Anglais mettre à ses genoux son or et sa mélancolie, tandis que, du sein des arts, elle prépare en riant la guirlande qui enchaîne par les plaisirs tous les peuples de l'Europe.

Je préférerais Paris à toutes les villes, non pas à cause de ses fêtes, mais parce que le peuple y est bon, et qu'on y vit en liberté. Que m'importent ses carrosses, ses hôtels, son bruit, sa foule, ses jeux, ses repas, ses visites, ses amitiés si promptes et si vaines? Des plaisirs si nombreux mettent le bonheur en surface, et la jouissance en observation. La vie ne doit pas être un spectacle. Ce n'est qu'à la campagne qu'on jouit des biens du cœur, de soi-même, de sa femme, de ses enfans, de ses amis. En tout, la campagne me semble préférable aux villes : l'air y est pur, la vue riante, le marcher doux, le vivre facile, les mœurs simples, et les hommes meilleurs. Les passions s'y développent sans nuire à personne. Celui qui aime la liberté n'y dépend que du ciel ; l'avare en reçoit des présens toujours renouvelés, le guerrier s'y livre à la chasse, le voluptueux y place ses jardins, et le philosophe y trouve à méditer sans sortir de chez lui. Où trouvera-t-il un animal plus utile que le bœuf, plus noble que le cheval et plus aimable que le chien? Apporte-t-on des Indes une plante plus nécessaire que le blé et aussi gracieuse que la vigne?

Je préférerais de toutes les campagnes, celle de mon pays, non pas parce qu'elle est belle, mais parce que j'y ai été élevé. Il est dans le lieu natal un attrait caché, je ne sais quoi d'attendrissant, qu'aucune fortune ne saurait donner et qu'aucun pays ne peut rendre. Où sont ces jeux du premier âge, ces jours si pleins, sans prévoyance et sans amertume? La prise d'un oiseau me comblait de joie. Que j'avais de plaisir à caresser une perdrix, à recevoir ses coups de bec, à sentir dans mes mains palpiter son cœur et frissonner ses plumes! Heureux qui revoit les lieux où tout fut aimé, où tout parut aimable, et la prairie où il courut, et le verger qu'il ravagea! Plus heureux qui ne vous a jamais quitté, toit paternel, asile saint! Que de voyageurs reviennent sans trouver de retraite! De leurs amis, les uns sont morts, les autres éloignés ; une famille est dispersée ; des protecteurs… Mais la vie n'est qu'un petit voyage, et l'âge de l'homme un jour rapide. J'en veux oublier les orages pour ne me ressouvenir que des services, des vertus et de la constance de mes amis. Peut-être ces lettres conserveront leurs noms, et les feront survivre à ma reconnaissance! Peut-être iront-elles jusqu'à vous, bons Hollandais du Cap! Pour toi, Nègre infortuné qui pleures sur les rochers de Maurice, si ma main, qui ne peut essuyer tes larmes, en fait verser de regret et de repentir à tes tyrans, je n'ai plus rien à demander aux Indes, j'y ai fait fortune!

D. S. P.

A Paris, ce 1er janvier 1773.

CONSEILS A UN JEUNE COLON DE L'ILE-DE-FRANCE.

La première année se passera dans des travaux continuels, et souvent au milieu des pluies journalières qui feront moisir tous les meubles de votre habitation. Vous verrez votre maïs croître avec rapidité, et s'élever à onze ou douze pieds de hauteur. Ses épis seront vides ; alors ne vous découragez pas. Augmentez la grandeur de vos carrés, et vous verrez les nuages, comme je les ai vus souvent, filer le long de vos bois en épaisses vapeurs ; et, par un phénomène assez étonnant le soleil brillera sur votre champ tandis que la pluie tombera dans vos bois.

Si votre habitation est située dans un fond, il faut vous résoudre à semer du riz qui croît dans l'eau, et la fataque qui sert de pâturage aux bestiaux ; car il faut préférer une riche prairie à un champ marécageux. Comme cette terre porte deux récoltes, au lieu de semer dans la saison pluvieuse, vous semerez dans la saison sèche. Cependant, une des meilleures nourritures et des plus abondantes est le manioc et la patate ; dès la première année faites bêcher votre terre et plantez-y vos racines, ce qui ne vous empêchera pas de semer du maïs et de recueillir deux récoltes.

Alors votre famille est augmentée, vos nègres ont des enfans, vos troupeaux sont multipliés. Ayez soin que vos enfans soient chaudement vêtus, de peur de les voir saisis de convulsions de nerfs occasionnées par le froid ; lorsqu'ils seront attaqués des vers, vous battrez de l'huile de palma-christi avec du vin blanc, et vous la leur ferez avaler.

Il sera temps dès-lors de songer à rendre votre habitation moins sauvage, car elle n'offre que des arbres sans fruits et une cabane couverte de feuilles. Vous ferez apporter des arbres équarris. Vous les poserez par assises les uns sur les autres. Vous tournerez votre bâtiment du côté du vent du sud-est. Une salle et quatre cabinets aux quatre coins feront votre maison. A quelque distance, deux autres pavillons sur la droite et sur la gauche sont destinés pour la cuisine et pour le magasin des provisions. Du côté de la cour, les toits de ces trois pavillons seront vos greniers.

Choisissez de préférence le bord du ruisseau qui doit borner votre cour ; c'est la disposition générale imaginée par les habitans. Mais voici ce qu'ils ne font pas, et que je vous conseille de faire. Votre maison sera entre cour et jardin ; votre cour sera sous le vent, et bordée des cases de vos nègres, de hangards pour loger les bestiaux, d'un poulailler, de votre magasin et de votre cuisine, avec assez d'intervalle des cases aux pavillons. Au lieu d'un mur de bambous, qui croissent à la hauteur des plus grands arbres et ne donnent que de bien faible bois, la cour sera plantée d'arbres fruitiers, de bananiers, de mangliers, que les nègres aiment beaucoup, et ce sera le jardin commun de vos noirs ; car il faut que vous inspiriez à vos nègres un intérêt commun, après leur avoir inspiré de l'attachement pour vous. Il arrivera encore qu'ils se surveilleront les uns les autres pour la sûreté de ce bien public. Au reste, ce sera dans cet enclos que, tous les dimanches, ils aimeront à s'assembler et à danser bien avant dans la nuit. Vous choisirez ce jour pour leur donner des récompenses et un bon repas au coucher du soleil ; ceux-là en seront exclus qui auront manqué à leurs devoirs, et vous les punirez par cette privation, à laquelle ils seront très-sensibles. On a vu un habitant, M. Harmand, ancien militaire, en faire des compagnies très-bien exercées, qui entendaient la manœuvre, et regardaient le dimanche comme un jour de grande fête. Mais comme ces fêtes militaires sont très-coûteuses, et dérangent l'ordre établi dans l'habitation, bornez-vous à inspirer à vos esclaves la joie et la gaîté.

Le terrain ordinaire d'une habitation a besoin de cinquante noirs pour être mis en valeur. Votre habitation ainsi disposée pour être un jour celle d'une famille considérable, vous diviserez le terrain en un carré coupé au centre par des avenues de bananiers. Vous laisserez de grands bouquets de bois alentour pour les abriter des vents, et en attendant que vous puissiez cultiver ce jardin avec les légumes nécessaires, vous le semerez de graines comme le reste de votre terre.

Si des noirs marrons, pressés par la faim, rôdent autour de votre habitation, ce que vos noirs affidés vous diront, ne souffrez pas que la nécessité les oblige à vous voler, mais engagez vos gens à leur donner d'abord à manger ; ensuite vous leur ferez proposer de venir à vous, ce qu'ils feront sur la foi de vos gens qui vous connaissent pour un homme juste. Alors vous leur proposerez de travailler à votre défriché moyennant une certaine nourriture, ce que très-probablement ils accepteront.

Croyez que ces conditions leur plairont ; car il est à ma connaissance que beaucoup de noirs marrons venaient à la ville se louer à nos soldats la nuit. Ils allaient leur chercher du bois de leur ajoupa moyennant quelques vivres ; ils passaient quelquefois des semaines entières avec eux, sans défiance, parce que c'étaient des malheureux comme eux, qu'ils appelaient quelquefois des nègres blancs.

Quand vous les aurez bien apprivoisés, ne les livrez jamais à leurs maîtres : votre honneur, non pas aux yeux des habitans, mais au jugement de votre conscience, y est intéressé. Alors, si leurs maîtres sont des hommes raisonnables, et que les fautes des noirs ne viennent que d'étourderie, tâchez d'arranger leur accord : que si vous voyez de la répugnance dans l'esclave, ne l'y forcez pas. Les Athéniens ne permettaient pas qu'on remît un esclave fugitif entre les mains d'un maître irrité. J'ai vu de ces infortunés, ramenés et cruellement punis, se livrer à des actes de fureur. Un jour une femme plaça l'enfant de son maître dans son lit et y mit le feu.

Sans doute que parmi ces malheureux vous en trouverez de laborieux, et que vous les gagnerez par de petits bienfaits. Vous leur ferez voir que vos noirs sont chaudement vêtus, bien nourris, jamais frappés ; qu'ils ont des femmes, qu'ils vivent tranquilles ; et vous leur proposerez d'en augmenter le nombre, puisqu'avec plus de travail ils sont beaucoup plus mal. Une fois que vous aurez bien éprouvé un esclave, proposez à son maître de vous le vendre ; certainement il vous le vendra à bon marché, et quoique vous n'ayez pas d'argent, il vous donnera des termes pour le payer même en grains, si vous l'aimez mieux. Voilà donc comment vous tirerez parti de vos ennemis, car la reconnaissance apprivoise le cœur humain. Les habitans disent que les nègres sont des ingrats, parce qu'ils fuient ceux mêmes qui leur accordent des secours passagers ; mais il ne faut point oublier les coups de fouet, les travaux forcés. Ces souvenirs sont restés dans leurs cœurs. Le parfum de la rose passe vite, mais la piqûre de son épine reste long-temps.

O hommes qui rêvez des républiques! voyez comme vos semblables abusent de l'autorité lorsque les lois la leur confient. Voyez la Pologne, dont les paysans sont si malheureux, la pauvre noblesse si humiliée. Voyez les colonies, où coule le sang humain, où l'on entend le bruit des fouets. Ce sont pourtant vos semblables, qui parlent d'humanité comme vous, qui lisent les livres des philosophes, qui crient contre le despotisme, et qui sont des bourreaux lorsqu'ils ont le pouvoir. Dans un pays où les mœurs sont corrompues, il faut un gouvernement absolu : la force d'un maître, aidée de la force de la loi, s'opposera à toutes les injustices du peuple et des grands : j'aime mieux les excès d'un seul que les crimes de tous.

DIALOGUE PREMIER,
DES ARBRES.

UNE DAME ET UN VOYAGEUR.

LA DAME.

Vous m'avez donné, monsieur, des curiosités fort rares. Comment appelez-vous ces jolis arbres de pierre qui ont des racines, des tiges, des masses de feuilles, et même des fleurs couleur de pêcher, dites-vous? S'ils étaient verts, on les prendrait pour des plantes de nos jardins.

LE VOYAGEUR.

Madame, ce sont des madrépores. Rien n'est si commun dans les mers des Indes. Presque toutes les îles en sont environnées. Ils croissent sous l'eau, et y forment des forêts de plusieurs lieues. On y voit nager des poissons de toutes couleurs, comme les oiseaux volent dans nos bois.

LA DAME.

Ce doit être un spectacle charmant. Avez-vous apporté des fruits de ces arbres-là?

LE VOYAGEUR.

Ces plantes ne donnent point de fruits ; ce ne sont point des végétaux : ils sont l'ouvrage de petits animaux qui travaillent en société.

LA DAME.

Je ne m'en serais jamais doutée.

LE VOYAGEUR.

Il y a quelque chose de plus merveilleux. Vous voyez avec mes madrépores, des arbrisseaux qui ont de véritables feuilles, et dont les branches sont flexibles comme le bois : ce sont des lithophytes. Ces lithophytes et ces coraux sont également l'ouvrage de petits animaux marins.

LA DAME.

Mais enfin, quelle preuve en a-t-on?

LE VOYAGEUR.

On les a vus avec de bons microscopes. La chimie a fait sur eux quelques expériences toujours un peu douteuses, parce qu'elle ne raisonne que sur ce qu'elle détruit[7]. Enfin on a conclu que ces ouvrages si réguliers devaient appartenir à des êtres doués d'un esprit d'ordre et d'intelligence.

[7] Lorsque la chimie décompose une pêche ou un melon, elle trouve le même résultat. Une plante vénéneuse et une plante alimentaire, paraissent, dans ses opérations, formées des mêmes élémens. Il est vrai qu'en brûlant des matières animales, il s'en exhale une odeur alkaline, qui se retrouve dans la combustion des madrépores : mais nous avons des plantes végétales qui, même sans être détruites, ont le goût et l'odeur de la viande bouillie, de la morue sèche, etc. D'ailleurs, comment imaginer qu'il y ait une différence réelle entre les élémens du végétal et de l'animal, lorsqu'on voit un bœuf changer en sa substance l'herbe d'un pré?

Après tout, de petits arbrisseaux ne sont pas plus difficiles à faire que les cellules de cire à six pans que maçonnent nos abeilles. On a disputé quelque temps ; à la fin tout le monde est resté d'accord.

LA DAME.

Si tout le monde le dit, il faut bien le croire. Je ne serai pas seule d'un avis contraire.

LE VOYAGEUR.

Ah! si j'osais, j'aurais quelque chose de bien plus difficile à vous faire croire.

LA DAME.

Osez, monsieur. Il y a tant de choses incompréhensibles où il faut s'en rapporter à l'opinion publique!

LE VOYAGEUR.

Malheureusement mon opinion est à moi seul.

LA DAME.

Tant mieux ; j'aurai le plaisir de la combattre. Quand nous paraissons dans le monde, notre catéchisme est tout fait. Les hommes nous ont prescrit ce que nous devions penser, désirer et faire. J'aime à rencontrer des gens qui ne sont pas de l'avis des autres : on a le plaisir de détruire une erreur, ou d'adopter une vérité nouvelle. Voyons votre hérésie.

LE VOYAGEUR.

Madame, je crois que les fleurs de votre parterre et les arbres de votre parc sont habités.

LA DAME.

Vous croyez aux Hamadryades? Vraiment votre système est renouvelé des Grecs. Je suis fâchée qu'on ait quitté leur philosophie ; elle était plus touchante que la nôtre. J'aimerais à croire que mes lauriers sont autant de Daphnés.

LE VOYAGEUR.

Les anciens étaient peut-être aussi ignorans que nous ; mais je ne suis ni de leur avis ni de celui des modernes.

LA DAME.

Quels sont donc les habitans de nos forêts?

LE VOYAGEUR.

Ceux qu'ils logeaient dans les plantes étaient presque tous des infortunés ou des étourdis. L'un avait été tué au palet, l'autre était mort à force de s'aimer lui-même. Ils n'étaient pas plus heureux dans leur nouvelle condition. Un paysan coupait bras et jambes aux sœurs de Phaéton, pour faire un mauvais fagot de peuplier. Mes habitans sont très-sages, très-ingénieux, et n'ont rien à risquer.

LA DAME.

Je vous vois venir. Voilà une idée prise de vos arbres de mer. Mais, monsieur, je vous avertis que je ne croirai point à vos animaux, que vous ne me les ayez fait voir occupés de leur travail.

LE VOYAGEUR.

Madame, vous avez cru ce que je vous ai dit des madrépores, dont personne ne doute.

LA DAME.

La chose n'intéresse personne. On s'embarrasse peu de ce qui se passe au fond de l'eau ; mais des objets qui sont sous la main, dont tout le monde fait usage, sur lesquels on a une opinion reçue, sont bien différens. Faites-moi voir, et je croirai.

LE VOYAGEUR.

Si vous étiez sur le sommet d'une très-haute montagne, et que vous vissiez à vos pieds la ville de Paris, vous jugeriez que ses clochers, ses rues, ses places si régulières, sont l'ouvrage des hommes, quoique les habitans échappassent à votre vue?

LA DAME.

Oh! quand on sait une fois qu'une ville est l'ouvrage des hommes, la vue d'une autre ville rappelle la même idée.

LE VOYAGEUR.

Eh bien! puisque nos plantes ressemblent aux madrépores, leurs habitans se ressemblent aussi.

LA DAME.

Prouvez-moi qu'elles sont habitées, comme s'il n'y avait pas de mer dans le monde. Les gens qui raisonnent par analogie sont trop à craindre.

LE VOYAGEUR.

Vous m'avez invité au combat, et vous m'ôtez le choix des armes.

LA DAME.

C'est qu'elles sont trop dangereuses entre les mains des hommes. Quand ils n'ont pas de bonnes raisons à nous donner, ils nous citent des autorités, des exemples, et finissent par nous persuader quelque sottise.

LE VOYAGEUR.

Mes animaux sont si petits, qu'ils échappent à notre vue. Si j'avais un microscope, je vous ferais voir des animaux vivans, dans des feuilles : vous seriez persuadée tout d'un coup.

LA DAME.

Oh! non. J'en ai vu : j'ai vu même cette poussière si fine qui couvre les ailes des papillons ; c'étaient de fort belles plumes. Il ne s'agit pas de prouver qu'il y a des animaux dans le suc des plantes, mais qu'elles sont fabriquées par eux. Il faut prouver qu'un arbre n'est pas un assemblage ingénieux de pompes et de tuyaux, où la sève monte et descend. Vous m'obligez de me servir de toute ma science.

LE VOYAGEUR.

Madame, on a piqué dans vos prairies, des tronçons de saule, qui ont poussé des racines et des feuilles : si on y avait planté une des pompes de Marly, croyez-vous qu'il y serait venu une machine hydraulique?

LA DAME.

Quelle folie! Chaque partie des arbres est une machine vivante et entière, que l'humidité et la chaleur mettent en mouvement. C'est un ouvrage de la nature, bien supérieur aux nôtres.

LE VOYAGEUR.

Toutes les machines de la nature ont une organisation intérieure, qui ne les rend propres qu'à produire un certain effet, et par un endroit particulier. Par exemple, on voit dans l'oreille un tympan élastique et concave, propre à rendre les sons ; et dans l'œil, des membranes transparentes et convexes, qui rassemblent les rayons de lumière sur la rétine. L'œil est évidemment construit pour voir, et l'oreille pour entendre. Jamais un aveugle ne verra par son ouïe, et un sourd n'entendra par sa vue.

LA DAME.

Vous vous donnez bien de la peine pour prouver ce qui est évident.

LE VOYAGEUR.

Si donc un arbre est une machine, il doit avoir un lieu destiné à donner des feuilles, et un autre pour les racines. Les premières viendront toujours à une extrémité, et les chevelus de la racine, à l'autre.

LA DAME.

Il faut que je vous aide. Vous pouvez ajouter qu'un bourgeon de feuilles ne donne point de fruits : je sais très-bien distinguer les bourgeons à feuilles des bourgeons à fruits.

LE VOYAGEUR.

Eh bien! madame, si vous faites replanter vos saules la tête en bas, leurs racines donneront des feuilles.

LA DAME.

J'imagine, monsieur, que vous ne seriez pas assez hardi pour me citer des faits douteux.

LE VOYAGEUR.

Celui-ci est très-certain. Croyez-vous que si on renversait la Samaritaine dans la rivière, il monterait beaucoup d'eau dans son réservoir?

LA DAME.

Je n'ai rien à dire : on ne s'attend pas à une expérience folle… Mais peut-être chaque partie change d'usage en changeant de position.

LE VOYAGEUR.

Toutes ces lois, composées et variables, ne ressemblent point à celles de la nature : elles sont simples et constantes. Dans toutes les machines que l'homme a examinées, chaque partie a son effet, qu'on ne peut changer en un autre. Qu'un animal reste couché toute la vie, il ne lui viendra point de pattes sur le dos.

LA DAME.

Si le fait du saule renversé est vrai, comment l'expliquez-vous? Voyons votre système : après tout, j'aime mieux l'attaquer que de défendre le mien. La défense n'est pas aisée, et les hommes nous chargent toujours du rôle le plus difficile.

LE VOYAGEUR.

Je pense, madame, qu'un arbre est une république. Lorsqu'on a planté le long de ce ruisseau des branches de saule, les petits animaux qui y étaient renfermés se sont portés au plus pressé. On a laissé tous les accessoires. Les feuilles ont été abandonnées et sont tombées. Les uns se sont occupés à clore la brèche qu'on avait faite à leur habitation, en la fermant par un bourrelet. Les autres ont poussé en terre des galeries souterraines, pour chercher des vivres et des matériaux propres à la communauté. S'ils ont rencontré un rocher, ils se sont détournés, ou ils l'ont environné de leur ouvrage, pour en faire un point d'appui. Dans quelques espèces, comme celles du chêne, ils ont coutume d'enfoncer un long pivot qui soutient toute l'habitation. Chaque nation a sa manière. L'une bâtit sur pilotis, comme les Vénitiens ; l'autre, sur la surface de la terre, comme les Sauvages élèvent leurs cabanes.

Quand le désordre a été réparé, on a cherché à multiplier les vivres. Il paraît que chez ces petits républicains, la population est fort prompte, parce que la subsistance est fort aisée. Ils vivent d'huiles et de sels volatils, dont l'air et la terre sont remplis. Pour saisir ceux qui sont dans l'air, ils ont imaginé de faire ce que font les matelots sur les vaisseaux où ils manquent d'eau douce ; quand il pleut, ils étendent des voiles : de même, ils se sont empressés de déployer les feuilles comme autant de surfaces. Pour empêcher le vent d'emporter leurs tentes, ils les ont attachées sur un seul point d'appui, à l'extrémité d'une queue souple et élastique, ce qui est très-bien imaginé.

Les uns montent par le tronc avec des gouttes de liqueur, les autres redescendent par l'écorce avec les alimens superflus. Vous jugez bien que si on renverse leur ouvrage comme dans l'expérience du saule, mes architectes ne perdront pas la tête : c'est comme si vous renversiez une ruche.

LA DAME.

On pourrait expliquer cela par une sève qui monte et descend d'elle-même, et qui prend dans les conduits de l'arbre une forme constante, comme l'or qui passe à la filière.

LE VOYAGEUR.

Si la sève formait les feuilles, elle formerait également les fleurs et les fruits. Mais dans un sauvageon enté, les fruits de l'ente sont bons, tandis que ceux du pied ne changent point de nature. Si la sève, qui a monté par le tronc de l'ente, et qui est redescendue par son écorce, avait acquis quelque qualité, elle se découvrirait dans les fruits du sauvageon. Pourquoi cela n'arrive-t-il pas?

LA DAME.

C'est à vous à vous défendre.

LE VOYAGEUR.

Les animaux du sauvageon apportent des matériaux pour fermer la brèche ; ceux de l'ente les prennent à mesure qu'ils arrivent : ils en fabriquent des fruits excellens tandis que les autres n'en font rien qui vaille. La matière est la même, les conduits sont communs, mais les ouvriers sont différens.

LA DAME.

Si les arbres étaient peuplés d'animaux, l'hiver les ferait tous mourir ; car vous ne me persuaderez pas qu'ils ont des fourrures comme les castors.

LE VOYAGEUR.

Ils ont eu la précaution d'envelopper leurs maisons de plusieurs étoffes fort épaisses. Les unes sont souples comme des cuirs, les autres bien sèches, et semblables à une grosse croûte. Personne n'est assez malavisé pour se loger dans cette enceinte extérieure. Les arbres du nord, comme le sapin et le bouleau, ont jusqu'à trois écorces différentes.

LA DAME.

Selon vous, les arbres des pays chauds n'en ont donc point?

LE VOYAGEUR.

Ils n'ont que des pellicules par où la sève descend ; mais je n'y ai jamais vu de ces écorces raboteuses, insensibles et multipliées qui paraissent nécessaires aux arbres des pays froids. Comparez l'oranger au pommier, qui vient cependant dans les climats tempérés.

LA DAME.

Vous m'étonnez, mais vous ne me persuadez pas. Si un arbre n'était pas une machine, il n'aurait pas reçu toutes ses dimensions, comme les machines des bêtes qui ont, chacune, une grandeur fixe. Selon vous, un arbre croîtrait toujours. Vos petits animaux étant toujours en action, on verrait des chênes gros comme des montagnes ; un cerisier s'élèverait autant qu'un orme : ce seraient des travaux monstrueux et sans fin, et nous voyons le contraire.

LE VOYAGEUR.

A quoi sert l'élévation pour le bonheur? Ces petits animaux ont beaucoup de sagesse ; ils proportionnent toujours la hauteur de leur édifice à sa base.

En jetant les fondemens de leur habitation, ils trouvent de grands obstacles dans la terre. C'est le voisinage d'un autre arbre ; ce sont des rochers ; c'est, à quelques pieds de profondeur, un mauvais sol. En l'air, rien ne les arrête que la considération de leur propre sûreté. La preuve en est bien forte ; c'est que les plantes qui s'accrochent vont toujours en s'allongeant sans s'arrêter. Il y a des lianes aux îles, dont il ne serait pas facile de trouver les deux bouts. Voyez jusqu'où s'élèvent les haricots qui grimpent, tandis que la féve de marais acquiert à peine trois pieds de hauteur ; cependant, ces deux légumes naissent et meurent dans la même année. La fortune de ceux qui rampent paraît sûre ; ceux qui s'élèvent d'eux-mêmes sont plus circonspects. Les arbres qui croissent sur les montagnes sont peu élevés : ceux de la même espèce qui viennent dans des vallons resserrés et profonds, n'ayant rien à craindre des vents, s'élèvent avec plus de hardiesse ; ils sont beaucoup plus grands.

Je suis persuadé que si la tige d'un orme traversait, dans son élévation, plusieurs terrasses, ses habitans rassurés y enfonceraient des pivots et élèveraient sa tête à une hauteur prodigieuse.

LA DAME.

Vous m'assurez cela bien gratuitement. Vous devenez hardi.

LE VOYAGEUR.

J'ai vu, aux Indes, les lianes dont je vous parle. J'y ai vu de nos plantes potagères devenir vivaces, et de nos herbes devenir des arbrisseaux. Les Chinois font sur les arbres une expérience curieuse, qui prouve pour mon opinion. Ils choisissent, sur un oranger, une branche avec son fruit ; ils environnent cet étranglement de terre humide ; il s'y forme un bourrelet et des racines : on coupe ce petit arbre, et on le sert sur la table avec son gros fruit. Si on l'avait laissé sur pied, n'aurait-il pas formé un second étage d'oranger?

La preuve donc que les arbres ne sont pas des machines, c'est qu'ils peuvent toujours croître, et qu'ils n'ont pas une grandeur déterminée.

LA DAME.

Vous n'avez évité un mauvais pas que pour tomber dans un autre. Selon vous, les arbres ne devraient jamais mourir. Un arbre étant une espèce de ville, dont les familles se reperpétuent, on devrait voir des chênes aussi vieux que Paris.

LE VOYAGEUR.

Tout a son terme ; à la longue, les canaux s'obstruent. On prétend que les chênes vivent trois cents ans : trouvez-moi une ville dont les maisons aient duré si long-temps sans se renouveler. Les quartiers de Paris qui existaient il y a trois siècles, ne subsistent pas plus que les hommes qui les habitaient : il faut en excepter quelques édifices publics.

LA DAME.

Trois cents ans font une belle vieillesse : aussi je respecte beaucoup les vieux arbres. Je n'ai pas voulu faire abattre ceux de mon parc ; ils ont vu mes aïeux, et ils verront mes petits-enfans. Cette idée-là me touche. Demain nous continuerons : je vous donne rendez-vous au milieu de mes fleurs.

DIALOGUE SECOND.
DES FLEURS.

LA DAME.

J'ai fait des rêves charmans. Je me croyais une reine plus puissante que Sémiramis. Dans chaque plante de mon jardin, j'avais une nation laborieuse, tout occupée à travailler pour moi. Les peuples du nord et ceux du midi vivaient sous mon empire. Je voyais les habitans du sapin couvrir leur habitation d'épaisses fourrures, et ceux de l'oranger s'habiller à la légère, comme s'ils étaient sous les tropiques.

LE VOYAGEUR.

Je suis charmé que mon système vous plaise ; vous commencez à en être persuadée.

LA DAME.

Oh! je n'en crois pas un mot. Vos animaux ne ressemblent point à ceux que nous connaissons ; il paraît qu'ils n'ont aucun des sens les plus communs. Ont-ils le goût, la respiration, la vue, le toucher? Vous parlez bien de leurs actions, mais vous vous gardez de toucher à leurs personnes.

LE VOYAGEUR.

Madame, vous me faites une mauvaise querelle. Doutez-vous que les Romains qui ont bâti l'amphithéâtre de Nîmes, n'aient bu, mangé et dormi, quoique les historiens qui parlent de ce monument n'en fassent pas mention?

Il y a des choses qui sautent aux yeux. Vous faites arroser tous les jours votre parterre ; et vous demandez si ses habitants boivent? Vous savez que, quand les plantes manquent d'air, elles périssent ; et vous demandez s'ils respirent? Vous voyez beaucoup de fleurs se refermer pendant la nuit[8] ; il y a même des arbres, comme le tamarinier, dont toutes les feuilles se reclosent dans les ténèbres : ils sont donc sensibles à la lumière. N'avez-vous pas vu la sensitive se mouvoir et se resserrer dès qu'on la touche?

[8] Non seulement les fleurs se referment pendant la nuit, mais il y en a qui changent de couleurs.

LA DAME.

J'en ai été bien étonnée. On prétendait que c'était un effet produit par la chaleur de la main, mais je vous assure qu'elle faisait le même mouvement quand on la touchait avec une canne[9].

[9] Un bâton, une pierre jetée, et même le vent, font mouvoir la sensitive d'un mouvement intérieur et apparent.

LE VOYAGEUR.

On expliquait de même, par la chaleur, la contraction des fleurs ; comme si le même effet n'arrivait pas toutes les nuits, quelle que soit leur température. J'ai vérifié aussi la fausseté de ce raisonnement.

LA DAME.

Vous m'avez échappé ; mais je vous rattraperai. Répondez à cette objection. Il n'y a point d'animaux qui fassent des travaux inutiles pour eux : cependant les vôtres bâtissent des fleurs qui ne sont qu'un objet d'agrément pour les hommes, de grandes roses qui ne durent qu'un jour, et qui ne leur servent à rien.

LE VOYAGEUR.

Il faut reprendre le fil de leur histoire. Lorsque la nation est devenue nombreuse, elle songe à envoyer des colonies au dehors. On choisit les beaux jours du printemps pour travailler aux provisions des émigrans. On apporte le sucre, le lait et le miel. Ces riches denrées sont déposées dans des bâtimens construits avec un art admirable. L'action du soleil paraît ici de la plus grande importance, soit pour perfectionner les vivres, soit plutôt pour échauffer l'ardeur des mariages. Il paraît que chez ces peuples on ne fait point de détachement au dehors, sans unir chaque citoyen par le lien le plus puissant qui soit dans la nature. Nous faisions autrefois la même chose dans nos premiers établissemens au Mississipi. On y envoyait des vaisseaux tout chargés de nouveaux mariés.

Les mâles élèvent des pistils, au sommet desquels ils se logent dans des poussières dorées ; de là ils se laissent tomber au fond des fleurs, où les attendent leurs épouses.

Il paraît que la fleur est l'ouvrage des femmes. Elle est formée avec de riches tentures de pourpre, de bleu céleste, ou de satin blanc. C'est une chambre nuptiale, d'où s'exhalent les plus doux parfums. Souvent c'est un vaste temple, où se célèbrent à la fois plusieurs hymens ; alors chaque feuille est un lit, chaque étamine une épouse, et plusieurs familles viennent habiter sous le même toit.

Quelquefois les femelles paraissent seules sur un arbre, et les mâles sur un autre. Peut être, dans ces républiques, le sexe le plus fort subjugue le plus faible, et dédaigne de l'associer aux fêtes publiques, quoiqu'il s'en serve pour les besoins particuliers, à peu près comme les Amazones, qui avaient des esclaves mâles, mais qui ne s'alliaient qu'aux peuples libres.

Sur le palmier, la femelle dresse seule le lit conjugal ; si le mâle, dans une forêt éloignée, aperçoit le temple de l'amour, il se laisse aller au gré des vents, sur des poussières que les botanistes appellent fécondantes.

LA DAME.

En vérité, monsieur, vous vous laissez aller à votre imagination. De tout ce que vous avez dit, je n'ai fait attention qu'à la forme de la fleur. Vous la croyez propre à réunir la chaleur : c'est une idée nouvelle, et qui me plaît : j'aime à croire qu'une rose est un petit réverbère.

LE VOYAGEUR.

Observez, je vous prie, que le plan des fleurs est presque toujours circulaire, de quelque forme que soit le fruit. Leurs pétales sont disposés alentour, comme des miroirs plans, sphériques, ou elliptiques, propres à réfléchir la chaleur au foyer de leurs courbes : c'est là que doit se former l'embryon qui contient la graine. Les fleurs qui donnent des graines sont simples, parce qu'il eût été inutile de mettre des miroirs derrière d'autres miroirs.

Dans les végétaux dont le suc est visqueux et plus difficile à échauffer, comme les plantes bulbeuses et aquatiques, mes petits géomètres construisent des réverbères contournés en fourneaux ; ce sont des portions de cylindre, de larges entonnoirs, ou des cloches. C'est ce que vous pouvez voir dans les lis, les tulipes, les hyacinthes, les jonquilles, les muguets, les narcisses, etc… Ceux qui travaillent dès l'hiver adoptent aussi cette disposition avantageuse, comme on le voit dans les perce-neiges et les primevères.

Ceux qui bâtissent à une exposition découverte, et qui s'élèvent peu[10], comme dans la marguerite et le pissenlit, font des miroirs presque plans. Ceux qui sont un peu plus à l'ombre, comme dans les violettes et les fraises, se forment des miroirs plus concaves.

[10] Les plantes qui s'élèvent peu sont échauffées par le sol même. En beaucoup d'endroits, l'herbe conserve sa verdure toute l'année. Les mousses fleurissent en hiver.

Ceux qui travaillent à s'expatrier dans une saison chaude, découpent la circonférence de la fleur, afin de diminuer son effet, comme on le voit dans les cruciées, les bluets, les œillets, etc… D'autres en chiffonnent les pavillons, comme ceux de la grenade et du coquelicot ; où ils cessent d'en présenter le disque au soleil, et naissent à l'abri des feuilles, comme dans les papilionacées, dont la forme ne doit pas réunir les rayons directs du soleil, mais doit rassembler une chaleur reflétée.

Ils ont encore une industrie : c'est que les fleurs de l'été, qui ont de grands bassins, ne sont attachées qu'à des ligamens très-faibles ; elles défleurissent vite : par exemple, le coquelicot, le pavot, les roses de Provence, les fleurs de grenade.

Il y en a, comme les plantes appelées soleils, qui n'ont que des rayons autour de leur circonférence ; mais la fleur est posée sur un pivot flexible, et tous ses habitans sont attentifs à la tourner vers le soleil. Ne croiriez-vous pas voir des académiciens qui dirigent vers cet astre un grand miroir ou un long télescope?

LA DAME.

Mais la couleur des fleurs ne servirait-elle pas encore à l'effet des rayons réfléchis?

LE VOYAGEUR.

Je suis charmé, madame, que vous me fournissiez cette observation. Le blanc et le jaune sont, comme vous le savez, les plus favorables : aussi la plupart des fleurs du printemps et de l'automne ne sortent guère de ces teintes légères avec une chaleur faible, il fallait des miroirs fort actifs.

Les fleurs de ces deux saisons qui ont des réverbères d'un rouge foncé, comme les anémones, les pivoines et quelques tulipes, ont leur centre noir et propre à absorber directement les rayons. Les fleurs d'été ont des couleurs plus foncées et moins propres à réverbérer. On trouve dans cette saison beaucoup de bleu et de rouge ; mais le noir est très-rare, parce qu'il ne réfléchit rien du tout[11].

[11] Dans les pavots, dont la couleur est brune et très-foncée, on remarque que les corolles sont brûlées du soleil avant que la fleur soit tout-à-fait développée.

L'élévation des plantes, la grandeur, la couleur et la coupe de leurs fleurs, paraissent combinées entre elles. Cette manière nouvelle de les considérer peut exercer la plus sublime géométrie.

LA DAME.

Je suis bien aise que vous donniez à mes fleurs un air savant ; je croyais qu'elles n'étaient faites que pour plaire. Mais pourquoi les fleurs qui mûrissent des graines inutiles sont-elles si belles ; tandis que celles du blé, de l'olivier et de la vigne sont si petites?

LE VOYAGEUR.

La nature fait souvent des compensations. Elle a peut-être voulu nous donner le nécessaire avec simplicité, et le superflu avec magnificence.

LA DAME.

A vous entendre, dans les pays très-chauds, les fleurs doivent être fort rares.

LE VOYAGEUR.

Entre les tropiques, je n'ai vu aucune fleur apparente dans les prairies, quoiqu'on ait essayé d'y faire venir des marguerites, des trèfles, des bassinets, etc. La plupart même de celles d'Europe n'y réussissent pas dans les jardins. De grands réverbères donnent trop de chaleur.

LA DAME.

Aucun voyageur n'avait encore dit cela. Ces prairies doivent être bien tristes. Les arbres de ces pays ne doivent donc pas porter de fleurs?

LE VOYAGEUR.

Pardonnez-moi ; sans fleurs il n'y a pas de graines.

Quand les arbres des Indes sont bien feuillés, les fleurs naissent à l'abri des feuilles. Leur circonférence n'est jamais bien entière, comme vous pouvez le voir dans celle des fleurs d'oranger et de citronnier.

Quand les arbres ont peu de feuilles, comme une espèce appelée agati, et les feuilles des palmiers, telles que les dattiers, cocotiers, lataniers, palmistes, leurs fleurs naissent en grappes pendantes. Dans cette situation renversée, elles ne sauraient être brûlées par un soleil trop ardent ; il ne s'y rassemble qu'une chaleur réfléchie. Les arbres de nos climats qui donnent des grappes de fleurs les portent droites, comme le troêne, la vigne, le lilas, etc.

LA DAME.

Il me semble que les petits animaux des Indes ont plus d'esprit que ceux d'Europe.

LE VOYAGEUR.

Ils ont des besoins contraires. Dans nos climats, il leur faut de la chaleur : aussi les nôtres bâtissent les fleurs avant les feuilles, et les ouvrent à découvert aux premiers jours du printemps, comme on le voit dans les amandiers, pêchers, abricotiers, cerisiers, poiriers, pruniers, coudriers, et même dans les ormes et les saules. Leur forme est ordinairement en rose, ce qui donne des formes de miroir bien concaves et bien circulaires.

Dans les pays du nord, ils bâtissent des fleurs solides formées de chatons et d'écailles. Elles sont rangées sur des cônes comme sur des espaliers. Les fleurs et les parois qui les appuient sont échauffées à la fois par le soleil. Celles des sapins et des bouleaux en seraient brûlées dans les pays chauds : aussi ces arbres n'y peuvent-ils croître.

Enfin, une preuve bien forte que les pétales des fleurs servent à échauffer l'embryon où est la graine, c'est qu'on ne les trouve pas sur les fleurs mâles qui unissent sur des arbres séparés ; ces parties n'y seraient d'aucune utilité.

LA DAME.

Voilà qui est admirable, de quelque façon que cela arrive. Il me semble que je pourrais faire mûrir ici du café en mettant des réverbères autour des fleurs. Il me semble qu'à l'inspection de la fleur, on peut juger si l'arbre qui la donne résistera à un climat ardent. Je croirais bien que les papilionacées peuvent y réussir, parce qu'elles sont renversées.

LE VOYAGEUR.

Vous avez raison, madame ; les fleurs de beaucoup d'arbres et d'arbrisseaux de l'Inde ont cette forme ; beaucoup donnent des fruits légumineux, ce qui est très-rare en Europe. Ici les fruits semblent chercher le soleil ; là, ils semblent l'éviter. La plupart naissent au tronc, ou pendent à des grappes.

LA DAME.

Vous ne m'échapperez pas de tout le jour, vous viendrez dîner avec moi ; nous raisonnerons sur les fruits au dessert. Je ne puis pas fournir à votre système une meilleure bibliothèque. Vous tirerez parti des livres d'une manière ou d'autre.

DIALOGUE TROISIÈME.
DES FRUITS.

LA DAME.

Je trouve un grand défaut à votre système : vos animaux raisonnent trop conséquemment ; ils sont plus sages que les hommes.

LE VOYAGEUR.

C'est que l'homme acquiert son expérience, et que l'animal la reçoit : l'araignée file dès qu'elle sort de son œuf. La portion d'intelligence qui a été donnée à chaque espèce est toujours parfaite, et suffit à ses besoins. Je vous prie même d'observer que plus l'animal est petit, plus il est industrieux. Dans les oiseaux, l'hirondelle est plus adroite que l'autruche ; dans les insectes, c'est la fourmi. Il semble que l'adresse a été donnée aux plus faibles, comme une compensation de la force. Ainsi mes animaux étant très-petits, il y a apparence qu'ils sont très-prudens.

LA DAME.

J'ai bien envie de les voir partir pour les colonies.

LE VOYAGEUR.

Dès qu'une chaleur suffisante, rassemblée par la fleur, a réuni les familles au fond des calices, toute la nation est occupée à y porter du miel et du lait. Le lait est une substance qui paraît destinée à tous les jeunes animaux : le jaune d'un œuf même délayé dans l'eau, donne une substance laiteuse. La colonie réside d'abord dans le lieu qu'on appelle le germe ; les provisions sont alentour, sous la forme d'un lait qui se change ensuite, par l'action du soleil, en une substance solide et huileuse.

On enveloppe la colonie et ses provisions d'une coque fort dure, pour la mettre à l'abri des événemens. Cette couverture a quelquefois la dureté d'une pierre, comme dans les fruits à noyau, mais on a grande attention d'y ménager une suture, comme dans la noix, ou de petits trous à l'extrémité, fermés par une soupape ; c'est par cette porte que doit sortir la nouvelle famille. Il n'y a pas une graine qui n'ait l'équivalent de cette organisation.

LA DAME.

Ah! vous leur supposez trop d'industrie.

LE VOYAGEUR.

Je ne leur en donne pas plus qu'aux insectes les plus communs. L'araignée, qui met ses œufs dans un sac, y laisse une ouverture ; le ver à soie, qui s'enferme dans un cocon, en rend le tissu fort serré, excepté à l'endroit de la tête où il se ménage une sortie. C'est une précaution commune à tous les vers. Mais comme les animaux qui travaillent en société ont plus d'adresse que les autres, ceux-ci en ont une bien merveilleuse. Pendant qu'on travaille à construire le bâtiment et à rassembler le lait de la nouvelle colonie, de peur que les oiseaux ne détruisent l'ouvrage, on l'environne d'une substance désagréable au goût, comme le brou des noix qui est amer ; quelquefois aussi on fortifie la ville nouvelle de palissades pointues, comme celles qui hérissent la coque de la châtaigne.

LA DAME.

Vous leur accordez bien de l'expérience : qui leur a dit que les oiseaux viendraient les attaquer?

LE VOYAGEUR.

Celui qui a dit au lapin de se creuser des terriers, et à la huppe de suspendre son nid au bout de trois fils. Leur postérité agira toujours de même, comme les canards qui vont à l'eau sans avoir vu leurs pères nager.

LA DAME.

Je ne suis plus étonnée que la rose ait des épines ; ceux qui l'ont bâtie ont pris pour toute la plante les précautions que ceux du châtaignier ont prises pour le fruit. Je suis charmée de leur prévoyance, la fleur la mérite.

LE VOYAGEUR.

Cette défense est commune à plusieurs arbrisseaux qui naissent sur les lisières des bois, exposés aux insultes des animaux qui paissent ; le jonc marin, la ronce, les épines blanche et noire, les groseilliers, et même l'ortie et le chardon, qui croissent le long des chemins, sont garnis et hérissés de pointes très-aiguës. Ces plantes sont fortifiées comme des places frontières.

LA DAME.

Eh bien! quand la colonie a ses provisions, comment fait-elle pour s'établir ailleurs?

LE VOYAGEUR.

Si ces insectes avaient reçu des ailes, ils se seraient envolés ; mais il paraît qu'ils ne peuvent s'exposer à l'air sans danger. Ils ne vivent que dans les liqueurs. Ils s'enferment dans des vaisseaux bien carénés, bien pourvus, et voici comme ils entreprennent leur navigation.

Pour ceux qui sont suspendus en haut, toute la traversée ne consiste que dans une chute. Le fruit tombe et va en bondissant s'arrêter à trente pas de la métropole. Remarquez que les fruits qui tombent de haut sont arrondis, et que plus ils sont élevés, plus le fruit est dur. Le gland, la faîne, la châtaigne, la noix, la pomme de pin, résistent très-bien à la violence de la secousse. N'admirez-vous pas leur précaution d'avoir songé, en s'élevant si haut, à tomber avec sûreté?

LA DAME.

Ce serait quelquefois une leçon utile aux hommes. Mais cette manière de tomber est commune à tous les fruits…

LE VOYAGEUR.

Pardonnez-moi. Les animaux qui travaillent dans le tilleul, qui croît dans les terres humides et molles, savent bien que, s'ils avaient bâti des vaisseaux lourds, le poids les eût enfoncés dans le lieu même de leur chute. Ils ont construit des graines attachées à un long aileron. Elles tombent en pirouettant, et le vent les porte fort loin de là. Le saule, qui vient aux mêmes lieux, a des aigrettes ainsi que le roseau. L'orme a une graine placée au milieu d'une large follicule. Vous voyez qu'au moyen de ces voiles, on peut aller loin. Je suis porté à croire que l'orme est l'arbre des vallées par la construction de sa graine.

LA DAME.

Je ne suis plus étonnée de voir les cerisiers et les pêchers s'élever à une hauteur médiocre. Une pêche mûre qui tomberait de la hauteur d'un orme n'irait pas loin. Mais comment font ceux qui ne s'élèvent pas? Il ne leur est pas possible de rouler.

LE VOYAGEUR.

Les animaux des bluets, des artichauts, des chardons, etc., attachent leurs colonies à des volans ; le vent les emporte. Vous en voyez, en automne, l'air rempli. Ils sont suspendus avec beaucoup d'industrie, et quoiqu'ils voyagent fort loin, la graine tombe toujours perpendiculairement. Il y a des espèces de pois qui ont des coques élastiques ; en s'ouvrant, lorsqu'elles sont mûres, elles lancent leurs graines à dix pas de là. C'est aussi l'industrie de la balsamine. Croyez-vous à présent qu'une plante soit une machine hydraulique?

LA DAME.

Vous ne me citez que les exemples qui vous sont favorables ; vous ne me dites pas comment font ceux qui bâtissent des fruits mous et peu élevés ; ceux de la framboise et de la fraise ne volent ni ne roulent.

LE VOYAGEUR.

Vous avez vu que les habitans du noyer et du châtaignier se fortifiaient contre les oiseaux : ceux du fraisier et du framboisier font bien mieux, ils tirent parti de leurs ennemis. Ceux-là sont des guerriers ; ceux-ci sont des politiques. Ils s'entourent d'une substance agréable et d'une couleur éclatante. Les oiseaux s'en nourrissent, et les ressèment dans les bois, qui en sont remplis. Ils avalent les fruits sans faire tort à la graine ; elle est si dure, qu'elle échappe à leur digestion. Beaucoup de fruits mous, qui ont des noyaux, sont ressemés de la même manière. Cette ruse n'est pas réservée aux seuls animaux de notre hémisphère. La muscade est une espèce de pêche des Moluques ; sa noix est d'un grand revenu aux Hollandais : ils la détruisent dans toutes les îles éloignées de leurs comptoirs, pour s'en réserver la récolte à eux seuls ; mais elle repousse partout : c'est un oiseau marin qui la ressème après l'avoir avalée. Tant l'homme est faible quand il attaque la nature, une nation ne saurait détruire un végétal?

LA DAME.

Hélas! l'homme n'a pas été préservé avec tant de soin ; des nations entières ont été exterminées par d'autres nations, sans qu'il en soit réchappé un seul. Mais il faut adorer la Providence : je l'admire dans sa prévoyance, que je n'aurais pas soupçonnée. Je croyais qu'un arbre laissait tout simplement tomber ses graines : je vois bien qu'elles auraient manqué d'air et d'espace, et, pour me servir de vos termes, que la métropole, en vieillissant, aurait anéanti toutes les colonies sous ses ruines. Mais l'idée de vos animaux est-elle bien conforme à l'action de cette Providence?

LE VOYAGEUR.

Le roi de Prusse avait ordonné que l'on coupât des forêts pour donner des terrains à de nouvelles familles. La chambre du domaine de Berlin lui représenta que le bois allait devenir fort rare. Il lui répondit : J'aime mieux avoir des hommes que des arbres. Croyez-vous que le grand Roi de tous les êtres n'a pas mieux aimé régner sur des millions de peuples différens que sur des machines aveugles?

LA DAME.

Vous allez rendre aussi le bois fort rare. Votre système est séduisant, mais il me laisse des doutes : vous ne me montrez pas les animaux ; on ne croit qu'à moitié, quand on n'a pas vu.

LE VOYAGEUR.

Vous avez vu des animaux se mouvoir dans le suc des plantes.

LA DAME.

Mais je ne les ai pas vus travailler, agir de concert, et faire toutes les choses admirables que vous m'avez dites.

LE VOYAGEUR.

Regardez mes madrépores et mes lithophytes : il y en a qui ressemblent à des choux, d'autres à des gerbes de blé. Ce sont les plantes de la mer ; les nôtres sont les madrépores de l'air.

LA DAME.

Ce n'est plus la même chose : vous m'avez dit que les madrépores ne donnent pas de fruits.

LE VOYAGEUR.

Cela n'est pas bien prouvé. D'ailleurs, ils vivent dans un fluide où il n'y aurait eu pour leurs fruits, ni chute ni roulement : il était donc inutile d'environner la colonie d'un corps lourd, ou d'une substance légère comme les aigrettes des graines, qui serait venue à la surface de l'eau. Il est cependant certain qu'on a observé dans leurs fleurs, un suc laiteux semblable à celui des graines de nos fruits : cette laite se répand dans la mer, comme celle des poissons.

Les élémens changent les mœurs et les arts. Un matelot et un bourgeois sont des hommes, cependant un vaisseau n'est pas fait comme une maison.

Les petits animaux qui bâtissent les plantes de l'air, vivent au milieu d'un élément qui est pour eux dans un mouvement perpétuel. Ils sont si petits, qu'un zéphyr leur semble un ouragan. Ils ont pris les plus grandes précautions pour assurer les fondemens de leurs édifices, et pour transporter leurs familles sans risques. Ils les enclosent dans des bâtimens bien couverts, afin qu'elles ne soient pas dispersées.

Ceux qui bâtissent dans la mer, vivent au milieu d'un fluide dont les parties ne s'ébranlent pas aisément : elles ne sont remuées que par flots, et par grandes masses. Les gouttes n'en sont pas mobiles et pénétrantes comme les globules de l'air, que la chaleur dilate et resserre sans cesse. Il ne leur fallait donc pas des appartemens bien clos comme les graines, puisqu'ils ne couraient pas le risque d'être dissipés si facilement. Je crois au reste avoir observé que leur laite est enduite d'une glaire qui n'est pas aisée à dissoudre.

Si les animaux qui travaillent dans l'eau, eussent vécu dans un élément encore plus solide, par exemple dans la terre, ils n'auraient été exposés à aucune espèce d'agitation. Il est probable qu'alors ils n'auraient pas eu besoin d'enfoncer des racines, d'élever des tiges, d'étendre des feuilles, de façonner des fleurs, et de fabriquer des fruits, comme ceux de l'air.

LA DAME.

Vraiment vous avez raison : aussi la truffe n'a aucune de ces parties-là ; elles lui seraient inutiles. J'ai vu des gens bien embarrassés à deviner comment elle peut se reproduire. J'imagine que dans les sécheresses, les petits animaux se communiquent entre eux par les fentes intérieures du sol où ils vivent. Il règne là un calme éternel : ce sont des canaux d'un fluide tranquille, où la navigation est fort aisée : il n'y faut point de vaisseaux ; on peut y nager en sûreté. A quoi serviraient les fleurs à une plante qui ne voit pas le soleil, et les racines à un végétal qui n'éprouve aucune secousse? Cette découverte me fait grand plaisir : je suis fâchée cependant que les animaux d'un fruit que j'aime beaucoup, aient si peu d'industrie.

LE VOYAGEUR.

Elle est proportionnée à leurs besoins : c'est une loi commune à tous les êtres animés. L'homme, qui est le plus indigent de tous, en est aussi le plus intelligent.

LA DAME.

Il vaudrait mieux en être le plus heureux. Ceux qui habitent les truffes sont peut-être plus contens que ceux qui vivent dans des palais.

Je trouve dans votre système des idées neuves. Il me paraît très-vraisemblable que les fleurs sont des miroirs. On peut, ce me semble, en tirer des conséquences utiles, ainsi que des graines. Je crois qu'il ne faut pas trop les enfoncer lorsqu'on les sème, puisque la nature les répand à la surface de la terre, et qu'elle repeuple ainsi les prairies et les forêts. L'industrie des graines qui volent, qui roulent, et qui s'élancent, me paraît admirable : mais sans doute ces mouvemens peuvent s'attribuer à d'autres lois, il faudrait, pour que votre système eût une certaine force, qu'après avoir rendu raison des effets ordinaires de la végétation, il en expliquât les phénomènes.

LE VOYAGEUR.

Vous en agissez avec moi comme les dames des anciens chevaliers : quand ils sortaient du tournoi, elles les envoyaient combattre un Géant ou un Maure. N'êtes-vous pas contente de savoir que la truffe est un madrépore de terre? Il a toutes les parties qui lui conviennent, et il ne peut en avoir d'autres. S'il y a d'autres végétations dans la terre, elles n'auront de même aucune des parties de celles qui vivent dans l'air. Je connais une racine et une fleur qui sont pareillement isolées, et par des raisons semblables : mais il me suffit de vous avoir résolu un fait inexplicable, la reproduction de la truffe.

LA DAME.

Oh! c'est moi qui l'ai expliqué : mais en voici un dont toutes les lois de l'hydraulique ne sauraient me rendre raison. Lorsqu'un arbre est jeune et plein de suc, souvent il continue de pousser des branches et des feuilles, sans donner de fleurs. Un jardinier expérimenté déterre une partie de ses racines, et il devient fécond. Pourquoi ne donne-t-il des fruits que quand il perd sa nourriture?

LE VOYAGEUR.

Les animaux qui ont des vivres en abondance, ne songent point à s'expatrier ; ils cherchent à augmenter les logemens : ils ne fabriquent que du bois. Dès qu'on leur a coupé les vivres, ils voient qu'il est temps d'envoyer des colonies s'établir au loin : on ne peut plus fourrager aux environs de la place.

LA DAME.

Celui-là était trop aisé : en voici un plus difficile. Lorsqu'un arbre a reçu quelque dommage considérable : par exemple, lorsqu'on lui a enlevé une partie de son écorce, au printemps il se charge de fleurs, ensuite de fruits, après quoi il meurt. Pourquoi à la veille de sa ruine rapporte-t-il plus qu'à l'ordinaire?

LE VOYAGEUR.

Dans l'arbre écorcé, le conseil s'assemble ; et voici comme on raisonne : « On nous a fait une brèche irréparable ; nos remparts et nos chemins sont détruits : nous allons mourir de froid ou de faim, allons-nous-en. » Tout le monde se met à construire des fleurs ; on se retire dans les fruits ; la métropole est abandonnée, et l'arbre meurt l'année suivante.

LA DAME.

Je ne sais par où vous prendre. Il me semble que vous satisfaites à toutes les difficultés ; le système ordinaire en laisse de grandes. J'avais ouï expliquer le développement des plantes, par l'air qui monte en ligne droite dans les canaux de la végétation, et cependant j'avais vu les pivots des pois se recourber vers la terre qu'ils semblent chercher. J'avais ouï dire que dans les germes, la plante était tout entière avec ses graines à venir, qui contenaient encore les plantes futures, ainsi de suite à l'infini ; ce qui me paraissait tout-à-fait incompréhensible.

LE VOYAGEUR.

Il y a un degré en descendant où la matière n'est plus susceptible de forme ; car la forme n'est que les limites de la matière. Si cela n'était pas, il y aurait autant de matière dans un gland que dans un chêne, puisqu'il y aurait autant de formes, attendu qu'il y a, dit-on, un chêne tout entier renfermé dans le gland.

Si on me dit qu'il n'y a que les formes principales, je demanderai où sont les autres, qui sont toutes essentielles dans un chêne développé.

S'il n'y a que les formes principales, parce que l'espace est trop petit, celui des seconds glands étant beaucoup plus petit, le nombre des formes principales doit encore diminuer. Or, toute grandeur qui décroît vient nécessairement à rien. Dans ces glands imaginaires, qui vont toujours en diminuant, il y aurait un terme où la race des chênes devrait s'arrêter et finir.

Voilà, cependant, l'hypothèse dont on s'est servi pour raisonner sur la végétation. Je suis charmé que vous ayez adopté mes idées.

LA DAME.

Monsieur, point du tout, je vous assure.

LE VOYAGEUR.

Comment! madame, vous n'êtes pas persuadée! Y a-t-il encore quelque dragon à combattre?

LA DAME.

Un grand scrupule. Je ne saurais imaginer que, pour soutenir ma vie, je détruise celle d'une infinité d'êtres. Eussiez-vous raison, j'aime mieux me tromper que de croire une vérité cruelle.

LE VOYAGEUR.

On est sensible quand on est belle ; mais voilà la première fois qu'on rejette un système par compassion. Les anatomistes ont plus de courage ; quand ils en font un, ils tuent tout ce qui leur tombe sous la main. Il y eut un Anglais qui fit ouvrir toutes les biches pleines d'un grand parc, pour découvrir les lois de la génération, qu'il n'a point découvertes.

LA DAME.

Je ne veux point ressembler à ces savans-là. J'aime ceux d'aujourd'hui, qui recommandent la tolérance et l'humanité, qu'on devrait étendre jusqu'aux animaux. Je sais bien bon gré à M. de Voltaire d'avoir traité de barbares ceux qui éventrent un chien vivant pour nous montrer les veines lactées. Cette idée fait horreur.

LE VOYAGEUR.

Mes expériences n'ont coûté la vie à aucun animal. J'ai même de quoi vous rassurer ; ceux qui vivent dans les fruits échappent à votre digestion comme à votre vue : n'en avez-vous pas une preuve dans les oiseaux qui ressèment les graines des fraisiers?

LA DAME.

Je veux vous croire ; après tout, si je suis trompée, j'ai été amusée. Vous m'avez appris sur la nature, des faits plus piquans que les anecdotes de la société. Nous n'avons ni médit, ni joué ; et, ce qui est plus rare, vous ne m'avez point dit de fadeurs, suivant la coutume de ceux qui veulent instruire les dames. Le temps a été fort bien employé ; mais j'en dois faire encore un meilleur usage : je vais rejoindre mon mari et mes chers enfans. Adieu, monsieur le Voyageur.

LE VOYAGEUR lui fait une profonde révérence.

(En s'en allant.)

O le bon cœur! ah la digne femme! Quand en aurai-je une comme celle-là?

EXPLICATION
DE QUELQUES TERMES DE MARINE,
A L'USAGE
DES LECTEURS QUI NE SONT PAS MARINS.

J'ai joint à l'explication de quelques termes nautiques, employés dans ce Journal, des étymologies qui ne sont point savantes, mais conformes à l'esprit du peuple. Partout c'est le peuple qui donne le nom aux choses, et il le prend ordinairement de la partie la plus nécessaire de chaque objet : ainsi, le bord d'un vaisseau étant sa partie principale, puisqu'on n'est séparé de la mer que par un bord, les marins disent aller à bord, être sur le bord, pour dire aller, ou être sur le vaisseau.

Ne dit-on pas : La maison de Bourbon est très-ancienne? Comme la maison renferme la famille, le peuple a transporté ce nom à ceux qui l'habitent, à leurs ancêtres, et à leur postérité. Remarquez bien qu'il n'emploie que le nom des choses qui sont à son propre usage. Pour désigner la famille royale, il ne dit pas l'hôtel, le château, ou le palais de Bourbon, parce qu'il n'habite lui-même que dans des maisons.

Les Arabes, qui demeurèrent fort long-temps sous des tentes, trouvèrent, en se fixant dans des maisons, que la porte en était la partie la plus essentielle : c'était aussi pour ce peuple errant, le lieu le plus agréable de ce logement ; on sortait par-là quand on voulait. Ils ne donnèrent point le nom de maison à la famille de leurs souverains, mais celui de porte ottomane.

Je crois les étymologies d'autant plus vraies, qu'elles sont plus simples. J'en dois quelques-unes au chevalier Grenier, mon ami, officier de mérite de la marine du roi : je lui fais hommage des meilleures ; je prends les autres pour mon compte.

A.

Amarrer. Lier, attacher. Il est probable que les premiers marins attachaient autour du mât ce qui était susceptible de mouvement. Ulysse, qui craignait beaucoup les sirènes, se fit attacher au mât. On l'amarra.

Amurer une voile. Attacher la voile contre le bord, qui est aussi le mur du vaisseau.

Appareiller. Partir, s'en aller. Cette manœuvre se fait avec beaucoup de préparatif ou d'appareil. Tout l'équipage est sur le pont. On lève l'ancre, on déferle les voiles, on hisse les huniers : tout le monde est en mouvement.

Arrimage. Distribution des marchandises dans la cale, faite de manière que rien ne se dérange dans les roulis.

Arriver au vent. Lorsqu'un vaisseau reçoit le vent de côté dans ses voiles, s'il survient un orage imprévu, il obéit pour quelque temps à l'effort du vent, et lui présente sa poupe. Il reçoit alors le vent par son arrière. Il se trouve, par cette manœuvre, dans la direction qui lui est propre. Arriver signifie ici céder et se remettre dans son lieu naturel. Ce mot n'a point de relation avec dériver. Souvent un vaisseau dérive en arrivant.

Artimon. Mât près du timon : il fait venir au vent.

Aumônier. Ecclésiastique qui fait les prières et dit la messe. J'imagine que nos ancêtres étaient fort charitables. Dans leurs courses de guerre, et quelquefois de brigandage, ils menaient avec eux un ecclésiastique chargé de faire les aumônes. Les vaisseaux ont aussi des aumôniers, quoiqu'il n'y ait point de mendians sur leur chemin.

B.

Bâbord. C'est le bord gauche du vaisseau, lorsqu'on est tourné vers l'avant. Tribord ou stribord est le côté droit.

Banc-de-quart. C'est un banc où s'assied l'officier qui commande le quart.

Bau ou beau. Un vaisseau a différentes largeurs. Elles se mesurent entre les couples, qui sont des courbes dont la carène est formée. Ces pièces sont rares, et les premiers charpentiers ont pu les trouver fort belles. Ils ont pu appeler beaux les espaces compris d'une courbe à l'autre. Le dernier de ces espaces est sur l'avant.

Voilà une étymologie comme celle de la Beauce. Gargantua, qui la trouva belle, s'écria : beau-ce. Gargantua peut fort bien être une allégorie du peuple.

Beaupré ou près du beau. C'est un mât incliné sur l'avant, au-delà et près du dernier beau. C'est par la même raison qu'aux îles les charpentiers appellent benjoin un arbre assez commun, dont le bois joint bien.

Beausoir ou bossoir. Pièce de bois qu'on pose ou qu'on assied sur le dernier bau : c'est là que s'attachent les ancres.

Berne (Pavillon en.) C'est un pavillon qui n'est plus flottant, et qui n'est plus en quelque sorte dans ses honneurs. On l'élève à la moitié de son mât sans le déployer : ce signal ne se fait guère que dans les dangers.

Bord. A été expliqué. On fait des bords ou on louvoie lorsqu'on présente alternativement un des bords du vaisseau au vent : sa route est alors en zigzag ; cette manœuvre ne se fait que quand le vent est contraire.

Bout dehors. C'est un bout de mât ou de vergue, qu'on met dehors à l'extrémité d'une autre vergue.

Bras. Ce sont des cordages qui servent à faire mouvoir les vergues à droite ou à gauche. Ce sont en quelque sorte les bras de l'équipage, qui n'y saurait autrement atteindre.

Brasse. Distance comprise entre les bras étendus d'un homme. Sur mer, elle est fixée à cinq pieds. Je crois avoir observé que les matelots ont les bras plus longs et les épaules plus grosses que les autres hommes. Ils exercent plus leurs bras que leurs jambes.

C.

Caillebotis. Ce sont des panneaux de treillage à carreaux vides. On en ferme l'espace compris entre les gaillards, ce qui forme une espèce de pont, sous lequel l'air circule. Dans les gros temps on le couvre de toiles goudronnées, appelées prélats. Cette construction est ingénieuse, et peut-être parviendrait-on à former ainsi tous les ponts du vaisseau ; ce qui donnerait une libre circulation d'air jusque dans la cale.

On appelle caillebotte, en Normandie, le lait caillé et battu qui forme une espèce de réseau. On appelle aussi caillebotté ou pommelé ces espaces blancs et bleus qui paraissent au ciel lorsqu'il se dispose à changer.

Cale. Est la partie inférieure du creux d'un vaisseau. C'est le lieu où l'on met les marchandises. On dit d'un vaisseau qu'il est bien calé, lorsque sa charge est bien distribuée dans sa cale. Pour l'ordinaire, on met au fond les poids les plus lourds, mais s'il y a une quantité considérable de fer ou de plomb, les mouvemens du vaisseau sont trop durs et l'exposent à rompre sa mâture. Il y a encore beaucoup de précautions à prendre pour l'arrimage. Le Marquis de Castries était fort mal calé.

Cap (avoir le.) Ce mot vient du portugais il capo, la tête. Mettre le cap au nord, c'est tourner la proue du vaisseau, ou sa tête vers le nord.

Cape (tenir la.) Dans les gros temps, lorsque le vent est contraire, on ne porte que peu de voiles : ordinairement c'est la misaine. On dirige le cap du vaisseau le plus près du vent qu'il est possible. Le vaisseau fatigue beaucoup dans cette position.

Carguer. C'est reployer les voiles, sans les lier, le long des vergues : ce qui se fait au moyen des cargue-fonds, qui sont des cordes qui retroussent la grande voile à peu près comme les rideaux d'un dais. Un marin qui verrait lever la toile à l'Opéra dirait qu'on l'a carguée.

Civadière. C'est la voile attachée au beaupré.

Coiffé (être.) Lorsque les vents sautent tout à coup de la poupe à la proue, les voiles sont repoussées contre les mâts, qui en sont, pour ainsi dire, coiffés : quelquefois on ne peut les descendre ni les manier. Un vaisseau alors est heureux d'en être quitte pour sa mâture, si le vent est fort.

Coq. Cuisinier des matelots. Ce mot vient évidemment de coquus, et nos traiteurs portent le titre de maîtres-queux.

Courant. Quoique la mer ressemble à un grand étang, elle est remplie de courans particuliers. Nous avons peu d'observations sur cet objet, un des plus essentiels de la navigation. J'en ai vu de fort intéressantes sur les mers de l'Inde, faites par le chevalier Grenier.

D.

Déferler les voiles. Les déployer.

Degré. C'est la 360e partie d'un cercle. Sous l'équateur, chaque degré est de vingt lieues marines, ou de vingt-cinq lieues de France ; mais comme les cercles deviennent plus petits en s'approchant du pôle, les degrés diminuent à proportion. Les degrés de longitude sont nuls sous le pôle. Il est très-probable qu'il y a aussi une grande différence entre les degrés de latitude, surtout si la terre est fort aplatie aux pôles.

Dériver. Lorsqu'un vaisseau reçoit le vent de côté, il s'écarte sans cesse de la ligne droite sur laquelle il dirige sa route. Je ne connais point de moyen sûr d'évaluer la dérive. Les pilotes y sont souvent embarrassés : à la fin du voyage ils rejettent leurs erreurs sur les courans.

Dunette. Espèce de tente, d'une charpente légère, sur l'arrière du vaisseau.

E.

Écoute. Ce sont des ouvertures obliques au bord du vaisseau, par où passent les cordes des voiles inférieures. Ces ouvertures ressemblent à celles qu'on pratique au mur des parloirs dans les couvents, pour écouter. Comme il y a dans la marine beaucoup de termes portugais, il n'est pas étonnant qu'il s'y trouve des expressions monastiques.

Écoutilles. Sont de grandes ouvertures semblables à des trappes, au milieu des ponts du vaisseau. C'est par ces portes horizontales qu'on descend dans les cales.

Entre-pont. Dans les premiers vaisseaux, on fit les cales couvertes d'un seul plancher, qu'on appela un pont. Les matelots logeaient dans la cale, sous ce pont. Quand on fit de plus grands bâtimens, on trouva plus commode de séparer l'équipage des marchandises en leur ménageant un logement entre le pont et la cale.

Espontille. Petits pilastres de bois qui supportent les ponts.

Est. Le nom d'un des quatre vents principaux. C'est l'orient. On prétend que est signifie le voilà, en parlant du soleil. Sud, propter sudorem, parce qu'à midi le soleil est chaud. Ouest. Où est-il? parce qu'il disparaît au couchant.

F.

Fasier. Lorsque le vent, au lieu d'enfler la voile, prend par le côté et l'agite en différens sens, on dit qu'elle fasie ; il vient peut-être de phase, révolution.

Focs. Voiles triangulaires disposées entre les mâts : elles ne servent que quand le vent souffle de côté. Leur nom pourrait bien venir de focus, foyer, soit parce que quelques-unes sont au-dessus des cuisines, soit parce que, leur plan étant dans l'axe du vaisseau, elles se trouvent dans les foyers de ses courbes.

G.

Gaillards. Ce sont les extrémités du pont supérieur. Celui de l'arrière s'étend jusqu'au grand mât ; celui de l'avant commence au mât de misaine et va jusqu'à la proue. C'est où se rassemble l'équipage pour se promener et se réjouir. Il peut avoir la même origine que galerie. Le gaillard d'arrière est réservé aux seuls officiers et passagers, qui n'en sont pas plus gais.

Galerie. Espèce de balcon placé sur l'arrière des grands vaisseaux. C'est à la fois un ornement et une commodité. Il vient du vieux mot gala ; se galer, se réjouir.

Garans. Sont des cordages qu'on passe, dans le gros temps, à la barre du gouvernail, pour l'assurer davantage, ou la garantir.

Grains. Sont de petits orages de peu de durée. Ce sont, en quelque sorte, des grains, ou des parcelles de mauvais temps.

Grappins. Ancres des chaloupes. Celles du vaisseau n'ont que deux becs ; celles-ci en ont quatre, ce qui leur donne la forme d'une grappe. Le poids des grosses ancres ne permet pas de leur donner quatre branches. D'ailleurs, par leur forme, elles pourraient s'accrocher au bord. Je crois qu'il serait possible d'en faire à trois becs qui n'auraient pas cette incommodité, et qui auraient toujours l'avantage d'enfoncer à la fois deux de leurs becs dans le fond.

H.

Haubans. Échelles de corde, qui assurent les mâts, par où grimpent les matelots.

Hauteur (Prendre.) A midi, avec des quarts de cercle, ou plutôt des huitièmes, appelés octans, on voit à quelle hauteur le soleil est sur l'horizon. C'est par-là que l'on trouve la latitude.

Hauts-fonds. Ce sont les fonds élevés, qui sont couverts de peu d'eau. La mer, dans ces endroits, change de couleur, et les vagues, aux environs, sont plus fortes.

Hisser. Élever en l'air quelque fardeau au moyen des poulies. Ce nom vient du bruit même de la manœuvre. On ne doit pas me chicaner celui-là. Les Latins appelaient hiatus le choc de deux voyelles.

Hune (Mât de.) Il y a, comme on sait, trois mâts sur les grands vaisseaux : le grand mât, qui est à peu près au milieu ; le mât d'artimon, qui est sur l'avant. On ne compte pas le beaupré, qui est incliné, et qui n'est pas mâté, c'est-à-dire, perpendiculaire. Le mât de pavillon ne porte pas de voile.

Les mâts ont une très-grande élévation. Il n'est pas possible de trouver des pièces de bois d'une longueur suffisante, surtout pour le grand mât et le mât de misaine, qui ont quelquefois plus de cent trente pieds d'élévation : on les fait à trois étages. Dans le mât du milieu, l'arbre inférieur s'appelle le grand mât ; le supérieur, grand mât de hune ; le troisième, qui est le plus élevé, grand mât de perroquet. Aux endroits où ils sont attachés, il y a un espace autour en forme ronde, appelé hune. Les huniers sont les voiles des mâts de hune.

L.

Latitude. On sait que la latitude d'un lieu est sa distance à l'équateur ; et sa longitude, sa distance au premier méridien. Autrefois, on commençait à le compter du pic de Ténériffe ; aujourd'hui chaque nation maritime fait passer son premier méridien par sa capitale. Il est bon d'y faire attention, quand on voit des cartes ou des relations étrangères.

Ligne. Il y a des gens simples qui croient qu'on voit la Ligne au ciel : quelquefois de mauvais plaisans s'amusent, sur le vaisseau, à la leur faire voir dans une lunette où ils mettent un fil ; y a aussi des marins qui ne savent pas ce que c'est que l'équateur, et qui ne connaissent la Ligne, que parce qu'elle est marquée d'un trait bien noir sur leurs cartes.

Lisses. Sont des barrières le long des passavans. Ce terme est pris des tournois. Les chevaliers entraient et sortaient des lisses (Lices.) Il me semble que le nom de garde-fous conviendrait mieux à des vaisseaux.

Louvoyer. Ce mot peut venir de voie et de loup. Les loups s'approchent de leur proie en se tenant sous le vent, et en s'avançant en zigzag. Voyez Bord.

M.

Marquis de Castries. Ce n'est point un nom de marine, mais celui d'un officier très-respectable : c'était aussi le nom de notre vaisseau.

Le bon Plutarque dit que les Grecs appelaient leurs vaisseaux, l'Heureuse-Prévoyance, la Double-Sûreté, la Bonne-Navigation. On peut voir, à ces noms, qu'ils n'étaient pas grands marins : ils avaient peur.

Les Portugais et les Espagnols ont beaucoup de Saint-Antoine de Padoue, de Saint-François, etc. : ils sont dévots.

Les Anglais naviguent sur le Northumberland, sur le Devonshire, sur la Ville-de-Londres ; et les Hollandais ont beaucoup de Batavia, d'Amsterdam ; ce sont des noms de villes ou de provinces : ils sont républicains.

J'ai vu des vaisseaux du roi, qui s'appelaient la Boudeuse, l'Heure du Berger, la Brune et la Blonde, etc. A la bonne heure ; ces noms-là valent bien ceux de Flore ou de Galatée ; mais pourquoi prendre pour des noms de guerre, l'Hector, le Sphinx ou l'Hercule? N'avons-nous pas le Turenne, le Condé, le Richelieu, le Sully, etc…? Pourquoi ne formons-nous pas des escadres de nos grands hommes? Il me semble que des noms chers à la nation en redoubleraient le courage.

On pourrait nommer nos frégates du nom de nos dames célèbres par leur beauté ou par leur esprit. J'aimerais mieux la Marquise de Sévigné, de Brionne, ou la Comtesse d'Egmont, que Thétis et toutes ses Néréides.

Mât. Voyez Hune.

Matelots. Vient de mât et du vieux mot ost, troupe, l'ost du mât. On disait l'ost des Grecs, pour l'armée des Grecs.

Misaine (Voile de.) C'est la plus utile dans les gros temps : elle agit à l'extrémité du vaisseau, et le fait obéir promptement à l'action du gouvernail.

Mouiller. Jeter l'ancre à la mer. On dit aussi mouiller l'ancre.

P.

Panne (Mettre en.) Lorsqu'un vaisseau veut s'arrêter sans mouiller son ancre, il cargue ses basses voiles ; il dispose les voiles de l'avant, de manière que le vent les coiffe contre le mât, tandis qu'il enfle celles de l'arrière. Dans cette situation, le vent fait, sur la voilure, deux efforts contraires qui se compensent. Le vaisseau reste comme immobile.

Perroquet. C'est la voile supérieure aux huniers. De loin, cette petite voile, surmontée de la girouette, a quelque ressemblance avec cet oiseau.

Perruche. C'est une voile placée au-dessus du perroquet. Il n'y a que les grands vaisseaux qui en fassent usage. Ces deux petites voilures sont d'une médiocre utilité. Elles sont à l'extrémité d'un trop grand levier, et leur effort ne sert guère qu'à faire ployer le mât en avant ; il vaudrait mieux augmenter la largeur des voiles, que leur élévation.

Plat-bord. C'est la partie du pont qui avoisine le bord. Le bord du vaisseau est, en quelque sorte, perpendiculaire. Le pont, qui, dans un sens, est aussi un bord, est dans une situation horizontale ou à plat.

Plus près (Être au.) Lorsque le vent vient du point même où le vaisseau veut aller, on dispose la voilure de manière à s'approcher du vent le plus près qu'on peut.

Pont. C'est le plancher du vaisseau ; il est un peu convexe, pour l'écoulement de l'eau. Un vaisseau à trois ponts, est celui dont le creux est divisé en trois étages.

Q.

Quarts. On devrait plutôt dire des quints. Sur mer, on divise le jour de vingt-quatre heures en cinq portions appelées quarts. Le premier commence depuis midi jusqu'à six heures. Le second, depuis six heures jusqu'à minuit. Les trois derniers quarts sont formés des douze heures qui restent, et chacun d'eux est de quatre heures. L'équipage, partagé en deux brigades, veille et se relève alternativement.

R.

Récifs. Sont des rochers à fleur d'eau, où la mer brise, et où les vaisseaux se mettent en pièces quand ils y échouent. Ce mot peut venir du latin rescindere, couper, trancher. Il y a des récifs sur la côte de Bretagne, qu'on appelle les charpentiers.

Ris. On devrait dire des rides. On prend des ris dans le hunier, lorsqu'on ride une partie de cette voile sur sa vergue, quand la violence du vent ne permet pas de l'exposer tout entière.

Roulis. Balancement d'un vaisseau sur sa largeur. Le tangage est son balancement sur sa longueur. Un vaisseau roule vent arrière ; il tangue au plus près. Le premier mouvement est moins dangereux ; le second fatigue beaucoup la quille et la mâture.

S.

Sabords. Sont des ouvertures par où passent les canons. Ce mot peut venir de sas et de bord, trous ou pertuis au bord. En quelques endroits on appelle sas, un crible : on dit sasser la farine.

Sainte-Barbe. C'est le nom de la patronne et du lieu où l'on met les poudres. C'était une martyre qui fut renfermée dans le souterrain d'une tour. Comme nous y logeons aussi nos poudres, nos canonniers les ont mises sous sa protection. Ils la représentent aux genoux de son père armé d'un grand sabre, dont il va lui couper la tête, au pied d'une tour dont la plate-forme est couverte d'artillerie. Ce fait, que l'on rapporte, je crois, au temps de Dioclétien, est contredit par la nature, et ces tableaux par le costume.

T.

Tangage. Voyez Roulis.

Tribord. Voyez Bâbord.

V.

Vent (Venir au.) Lorsqu'un vaisseau a trop de voilure sur l'arrière, sa proue vient dans le vent. Les voiles du mât d'artimon contribuent beaucoup à ce mouvement.

Vergue. De virga, verge ou branche. Les vergues du mât sont comme les branches d'un arbre.

Virer. Tourner. On vire le câble ; on vire de bord. Comme ces manœuvres emploient beaucoup d'efforts, il y a apparence que virer vient de vis, force, dont on a fait aussi vir un homme.

Y.

Yole. Petite chaloupe fort légère et jolie. Ce nom-là pourrait fort bien venir du grec. Je n'en serais pas fâché pour l'honneur de notre marine. C'est la seule science qui ait emprunté ses termes des barbares du nord ou des Portugais. Si quelque savant veut se donner la peine de rechercher cette origine, je le prie de faire attention qu'Hercule fut un des premiers marins, et que son ami Iolas était avec lui.

Je ne garantis aucune de ces étymologies ; mais elles ont cela de commode, qu'en rapprochant le nom des choses, de leurs usages, elles les expliquent ; et c'est ce que je me suis proposé.

VOYAGE EN SILÉSIE.

Lorsque je revenais de Russie en France, je me trouvai avec un bon nombre de voyageurs de différentes nations, sur le chariot de poste qui mène de Riga à Breslau. Nous étions rangés deux à deux, assis sur des bancs de bois, nos malles sous nos pieds, le ciel sur nos têtes, voyageant jour et nuit, exposés à toutes les injures de l'air, et ne trouvant dans les auberges de la route que du pain noir, de l'eau-de-vie de grain, et du café. Telle est la manière de voyager en Russie, en Prusse, en Pologne, et dans la plupart des pays du Nord. Après avoir traversé, tantôt de grandes forêts de sapins et de bouleaux, tantôt des campagnes sablonneuses, nous entrâmes dans des montagnes couvertes de hêtres et de chênes, qui séparent la Pologne de la Silésie.

Quoique mes compagnons de voyage sussent le français, langue aujourd'hui universelle en Europe, ils parlaient fort peu. Un matin au lever de l'aurore, nous nous trouvâmes sur une colline auprès d'un château situé dans une position charmante. Plusieurs ruisseaux circulaient à travers ses longues avenues de tilleuls, et formaient, au bas, des îles plantées de vergers au milieu des prairies. Au loin, autant que la vue pouvait s'étendre, nous apercevions les riches campagnes de la Silésie, couvertes de moissons, de villages, et de maisons de plaisance arrosées par l'Oder, qui les traversait comme un ruban d'argent et d'azur. « Oh! la belle vue! s'écria un peintre italien qui allait à Dresde ; il me semble voir le Milanais. » Un astronome de l'académie de Berlin se mit à dire : « Voilà de grandes plaines, on pourrait y tracer une longue base, et par ces clochers avoir une belle suite de triangles. » Un baron autrichien, souriant dédaigneusement, répondit au géomètre : « Sachez que cette terre est des plus nobles d'Allemagne ; tous ces clochers que vous voyez là-bas en dépendent. — Cela étant, repartit un marchand suisse, les habitans y sont donc serfs. Par ma foi, c'est un pauvre pays. » Un officier hussard prussien, qui fumait sa pipe, la retira gravement de sa bouche, et se mit à dire d'un ton ferme : « Personne ici ne relève que du roi de Prusse. Il a délivré les Silésiens du joug de l'Autriche et de ses nobles. Je me souviens qu'il nous a fait camper ici il y a quatre ans. Oh! les belles campagnes pour donner une bataille! j'établirais mes magasins dans le château, et mon artillerie sur ses terrasses. Je borderais la rivière avec mon infanterie, je mettrais ma cavalerie sur les ailes ; et avec trente mille hommes j'attendrais ici toutes les forces de l'empire. Vive Frédéric! » A peine s'était-il remis à fumer, qu'un officier russe prit la parole. « Je ne voudrais pas, dit-il, vivre dans un pays comme la Silésie, ouvert à toutes les armées. Nos cosaques l'ont ravagée dans la dernière guerre, et sans nos troupes réglées qui les continrent, ils n'y auraient pas laissé une chaumière debout. C'est encore pis à présent. Les paysans peuvent y plaider contre leurs seigneurs. Les bourgeois y ont même de plus grands priviléges dans leurs municipalités. J'aime mieux les environs de Moscou. » Un jeune étudiant de Leipsick répondit aux deux officiers : « Messieurs, comment pouvez-vous parler de guerre dans des lieux si charmans? Permettez-moi de vous apprendre que le nom même de Silésie vient de Campi Elysii, Champs Élysiens. Il vaut mieux s'écrier avec Virgile :

… Lycori,
… Hîc ipso tecum consumerer ævo.

ô Lycoris! c'est ici, qu'avec toi, je voudrais être dissous par le temps. » A ces mots, prononcés avec chaleur, une aimable marchande de modes de Paris, que l'ennui du voyage avait endormie, se réveilla, et à la vue de ce beau paysage, s'écria à son tour : « Oh le délicieux pays! il n'y manque que des Français. Qu'avez-vous à soupirer, dit-elle à un jeune rabbin qui était à ses côtés? — Voyez, dit le docteur juif, cette montagne là-bas avec sa pointe, elle ressemble au mont Sinaï. » Tout le monde se mit à rire. Mais un vieux ministre luthérien d'Erfurt, en Saxe, fronça le sourcil, et dit en colère : « La Silésie est une terre maudite, puisque la vérité en est bannie. Elle est sous le joug du papisme. Vous verrez, à l'entrée de Breslau, le palais des anciens ducs de Silésie, qui sert aujourd'hui de collége aux jésuites, quoique chassés de toute l'Europe. » Un gros marchand hollandais, pourvoyeur de l'armée prussienne dans la dernière guerre, lui repartit : « Comment pouvez-vous appeler maudite une terre couverte de tant de biens? Le roi de Prusse a fort bien fait de conquérir la Silésie ; c'est le plus beau fleuron de sa couronne. J'y aimerais mieux un arpent de jardin, qu'un mille carré dans la Marche sablonneuse de Brandebourg. » Nous arrivâmes, ainsi disputant, à Breslau, où nous mîmes pied à terre dans une fort belle auberge. En attendant le dîner, on parla du maître du château. Le ministre saxon assura que c'était un scélérat, qui commandait l'artillerie prussienne au siége de Dresde ; qu'il avait écrasé, avec des bombes empoisonnées, cette malheureuse ville, dont la moitié des maisons était encore abattue, et qu'il n'avait acquis sa terre que par des contributions levées en Saxe. « Vous vous trompez, répondit le baron ; il ne l'a eue que par son mariage avec une comtesse autrichienne, qui s'est mésalliée en l'épousant. Sa femme est aujourd'hui bien à plaindre : aucun de ses enfans ne pourra entrer dans les chapitres nobles de l'Allemagne, car leur père n'est qu'un officier de fortune. — Ce que vous dites là, reprit le hussard prussien, lui fait honneur, et il en serait comblé aujourd'hui en Prusse, s'il ne l'avait perdu en sortant, à la paix, du service du roi, c'est un officier qui ne peut plus se montrer. » L'hôte, qui faisait mettre le couvert, dit : « Messieurs, on voit bien que vous ne connaissez pas le seigneur dont vous parlez ; c'est un homme aimé et considéré de tout le monde : il n'y a pas un mendiant dans ses domaines. Quoique catholique, il secourt les pauvres passans, de quelque pays et religion qu'ils soient. S'ils sont saxons, il les loge et les nourrit pendant trois jours, en compensation du mal qu'il a été obligé de leur faire pendant la guerre. Il est adoré de sa femme et de ses enfans. — Apprenez, répondit à l'hôte le ministre luthérien, qu'il n'y a ni charité ni vertu dans sa communion. Tout son fait est pure hypocrisie, comme les vertus des païens et des papistes. »

Nous avions parmi nous plusieurs catholiques qui allaient élever une terrible dispute ; lorsque l'hôte s'étant mis à la principale place de la table, suivant l'usage de l'Allemagne, fit servir le dîner. Alors on garda un profond silence, et chacun se mit à boire et à manger en voyageur. On fit fort bonne chère. On servit au dessert des pêches, des raisins et des melons. L'hôte dit alors à sa femme d'apporter, en attendant le café, quelques bouteilles de vin de Champagne, dont il voulait régaler la compagnie en l'honneur, dit-il, du seigneur du château, auquel il avait des obligations particulières. Les bouteilles étant arrivées, il les posa auprès de la dame française, en la priant d'en faire les honneurs. La joie parut alors sur tous les visages, et la conversation se ranima. Ma compatriote présenta à l'hôte le premier verre de son vin, en lui disant qu'on était aussi bien traité chez lui que dans les meilleures auberges de Paris, et qu'elle n'avait point connu de Français qui le surpassât en galanterie. L'officier russe convint qu'il y avait plus de fruits à Breslau qu'à Moscou ; il compara la Silésie à la Livonie pour la fertilité ; et il ajouta que la liberté des paysans rendait un pays mieux cultivé, et leur seigneur plus heureux. L'astronome observa que Moscou était à peu près à la même latitude que Breslau, et par conséquent susceptible des mêmes productions. L'officier hussard dit : « En vérité, je trouve que le seigneur du château, sur les terres duquel nous avons passé, a fort bien fait de quitter le service. Après tout, notre grand Frédéric, après avoir fait glorieusement la guerre, passe une partie de son temps à jardiner et à cultiver lui-même des melons à Sans-Souci. » Tout le monde fut de l'avis du hussard. Le ministre saxon même se mit à dire que la Silésie était une belle et bonne province, que c'était dommage qu'elle fût dans l'erreur ; mais qu'il ne doutait pas que la liberté de conscience étant établie dans les états du roi de Prusse, tous les habitans, et surtout le maître du château, ne se rendissent à la vérité, et n'embrassassent la confession d'Ausbourg : « car, ajouta-t-il, Dieu ne laisse point une bonne action sans récompense, et c'en est une qu'on ne peut trop louer dans un militaire qui a fait du mal aux gens de mon pays pendant la guerre, de leur faire du bien pendant la paix. » L'hôte alors proposa de boire à la santé de ce brave seigneur, ce qui fut exécuté aux applaudissemens de toute la compagnie.

Il n'y eut pas jusqu'au jeune rabbin qui ne voulût aussi trinquer avec elle. Il dînait seul et tristement, de ses provisions, dans un coin de la salle, suivant la coutume des juifs en voyage ; il se leva, et vint présenter sa grande tasse de cuir à la dame, qui la lui remplit jusqu'au bord. Il la vida d'un seul trait ; alors elle lui dit : « Que vous en semble, docteur? La terre qui produit de si bon vin ne vaut-elle pas bien la terre promise? — Sans doute, madame, répondit-il, d'un air riant, surtout quand ce bon vin est versé par d'aussi jolies mains. — Souhaitez donc, lui dit-elle, que votre messie naisse en France, afin qu'il y rassemble vos tribus de toutes les parties du monde. — Plût à Dieu! repartit l'israélite ; mais auparavant il faudrait qu'il fît la conquête de l'Europe, où nous sommes presque partout si misérables. Il faudrait que ce fût un nouveau Cyrus, qui en forçât les différens peuples de vivre en paix entre eux et avec le genre humain. — Dieu vous entende! s'écrièrent la plupart des convives. »

J'admirais la variété d'opinions de tant de personnes qui disputaient avant de se mettre à table, et qui étaient d'un si parfait accord lorsqu'elles en sortaient. J'en conclus que l'homme était méchant dans le malheur, car c'en est un pour bien des gens d'être à jeun ; et qu'il était bon dans le bonheur, car, quand il a bien dîné, il est en paix avec tout le monde, comme le sauvage de Jean-Jacques.

J'en tirai une autre conséquence plus importante, c'est que toutes ces opinions qui avaient pour la plupart ébranlé la mienne tour à tour, venaient uniquement des éducations différentes de mes compagnons de voyage ; et je ne doutai pas que chacun d'eux ne retournât à la sienne quand il serait de sang-froid.

Désirant fixer mon jugement sur les sujets de la conversation, je m'adressai à un voisin qui avait constamment gardé le silence, et m'avait paru d'une humeur toujours égale : « Que pensez-vous, lui dis-je, de la Silésie, et du seigneur du château? — La Silésie, me répondit-il, est un fort bon pays, puisqu'elle produit des fruits en abondance ; et le seigneur du château est un excellent homme, puisqu'il fait du bien à tous les malheureux. Quant à la manière d'en juger, elle diffère dans chaque individu, suivant sa religion, sa nation, son état, son tempérament, son sexe, son âge, la saison de l'année, l'heure même du jour, et surtout d'après l'éducation qui donne la première et la dernière teinture à nos jugemens ; mais quand on rapporte tout au bonheur du genre humain, on est sûr de juger comme Dieu agit. C'est sur la raison générale de l'univers que nous devons régler nos raisons particulières, comme nous réglons nos montres sur le soleil. »

Depuis cette conversation, j'ai tâché de juger de tout comme ce philosophe ; j'ai trouvé même qu'il en était de notre globe et de ses habitans comme de la Silésie : chacun s'en fait une idée d'après son éducation. Les astronomes n'y voient qu'un globe fait en fromage de Hollande, qui tourne autour du soleil avec quelques newtoniens ; les militaires, des champs de bataille et des grades ; les nobles, des terres seigneuriales et des vassaux ; les prêtres, des communians et des excommuniés ; les marchands, des branches de commerce et de l'argent ; les peintres, des paysages ; les épicuriens, des paradis terrestres. Mais le philosophe le considère par ses relations avec les besoins des hommes, et les hommes eux-mêmes par celles qu'ils ont entre eux.

LE CAFÉ DE SURATE.

Il y avait à Surate un café où beaucoup d'étrangers s'assemblaient l'après-midi. Un jour il y vint un seidre persan, ou docteur de la loi, qui avait écrit toute sa vie sur la théologie, et qui ne croyait plus en Dieu. Qu'est-ce que Dieu? disait-il ; d'où vient-il? qu'est-ce qui l'a créé? où est-il? Si c'était un corps, on le verrait : si c'était un esprit, il serait intelligent et juste ; il ne permettrait pas qu'il y eût des malheureux sur la terre. Moi-même, après avoir tant travaillé pour son service, je serais pontife à Ispahan, et je n'aurais pas été forcé de m'enfuir de la Perse après avoir cherché à éclairer les hommes. Il n'y a donc point de Dieu. Ainsi le docteur, égaré par son ambition, à force de raisonner sur la première raison de toutes choses, était venu à perdre la sienne, et à croire que c'était non sa propre intelligence qui n'existait plus, mais celle qui gouverne l'univers. Il avait pour esclave un Cafre presque nu, qu'il laissa à la porte du café. Pour lui, il fut se coucher sur un sofa, et il prit une tasse de coquenar ou d'opium. Lorsque cette boisson commença à échauffer son cerveau, il adressa la parole à son esclave, qui était assis sur une pierre au soleil, occupé à chasser les mouches qui le dévoraient, et lui dit : Misérable noir! crois-tu qu'il y ait un Dieu? Qui peut en douter? lui répondit le Cafre. En disant ces mots, le Cafre tira d'un lambeau de pagne qui lui ceignait les reins, un petit marmouset de bois, et dit : Voilà le dieu qui m'a protégé depuis que je suis au monde ; il est fait d'une branche de l'arbre fétiche de mon pays. Tous les gens du café ne furent pas moins surpris de la réponse de l'esclave que de la question de son maître.

Alors un brame haussant les épaules, dit au nègre : Pauvre imbécille! comment! tu portes ton dieu dans ta ceinture! Apprends qu'il n'y a point d'autre dieu que Brama, qui a créé le monde, et dont les temples sont sur les bords du Gange. Les brames sont ses seuls prêtres, et c'est par sa protection particulière qu'ils subsistent depuis cent vingt mille ans, malgré toutes les révolutions de l'Inde. Aussitôt un courtier juif prit la parole, et dit : Comment les brames peuvent-ils croire que Dieu n'a de temples que dans l'Inde, et qu'il n'existe que pour leur caste? Il n'y a d'autre Dieu que celui d'Abraham, qui n'a d'autre peuple que celui d'Israël. Il le conserve, quoique dispersé par toute la terre, jusqu'à ce qu'il l'ait rassemblé à Jérusalem pour lui donner l'empire des nations, lorsqu'il y aura relevé son temple, jadis la merveille de l'univers. En disant ces mots, l'Israélite versa quelques larmes. Il allait parler encore, lorsqu'un Italien en robe bleue lui dit en colère : Vous faites Dieu injuste, en disant qu'il n'aime que le peuple d'Israël. Il l'a rejeté depuis plus de dix-sept cents ans, comme vous en pouvez juger par sa dispersion même. Il appelle aujourd'hui tous les hommes dans l'église romaine, hors laquelle il n'y a point de salut. Un ministre protestant, de la mission danoise de Trinquebar, répondit en pâlissant au missionnaire catholique : Comment pouvez-vous restreindre le salut des hommes à votre communion idolâtre? apprenez qu'il n'y aura de sauvés que ceux qui, suivant l'Évangile, adorent Dieu en esprit, et en vérité, sous la loi de Jésus. Alors un Turc, officier de la douane de Surate, qui fumait sa pipe, dit aux deux chrétiens d'un air grave : Padres, comment pouvez-vous borner la connaissance de Dieu à vos églises? la loi de Jésus a été abolie depuis l'arrivée de Mahomet, le paraclet prédit par Jésus lui-même, le verbe de Dieu. Votre religion ne subsiste plus que dans quelques royaumes, et c'est sur ses ruines que la nôtre s'est élevée dans la plus belle portion de l'Europe, de l'Afrique, de l'Asie, et de ses îles. Elle est aujourd'hui assise sur le trône du Mogol, et se répand jusque dans la Chine, ce pays de lumières. Vous reconnaissez vous-même la réprobation des Juifs à leur humiliation ; reconnaissez donc la mission du prophète à ses victoires. Il n'y aura de sauvés que les amis de Mahomet et d'Omar ; car pour ceux qui suivent Ali, ce sont des infidèles. A ces mots, le seidre qui était de Perse, où le peuple suit la secte d'Ali, se mit à sourire ; mais il s'éleva une grande querelle dans le café, à cause de tous les étrangers qui étaient de diverses religions, et parmi lesquels il y avait encore des chrétiens abyssins, des Cophtes, des Tartares lamas, des Arabes ismaélites, et des Guèbres ou adorateurs du feu. Tous disputaient sur la nature de Dieu et sur son culte, chacun soutenant que la véritable religion n'était que dans son pays.

Il y avait là un lettré de la Chine, disciple de Confucius, qui voyageait pour son instruction. Il était dans un coin du café, prenant du thé, écoutant tout et ne disant mot. Le douanier turc, s'adressant à lui, lui cria d'une voix forte : Bon Chinois, qui gardez le silence, vous savez que beaucoup de religions ont pénétré à la Chine. Des marchands de votre pays, qui avaient besoin ici de mes services, me l'ont dit, en m'assurant que celle de Mahomet était la meilleure. Rendez comme eux justice à la vérité : que pensez-vous de Dieu et de la religion de son prophète? Il se fit alors un grand silence dans le café. Le disciple de Confucius, ayant retiré ses mains dans les larges manches de sa robe, et les ayant croisées sur sa poitrine, se recueillit en lui-même, et dit d'une voix douce et posée : Messieurs, si vous me permettez de vous le dire, c'est l'ambition qui empêche, en toutes choses, les hommes d'être d'accord ; si vous avez la patience de m'entendre, je vais vous en citer un exemple qui est encore tout frais à ma mémoire. Lorsque je partis de la Chine pour venir à Surate, je m'embarquai sur un vaisseau anglais qui avait fait le tour du monde. Chemin faisant, nous jetâmes l'ancre sur la côte orientale de Sumatra. Sur le midi, étant descendus à terre avec plusieurs gens de l'équipage, nous fûmes nous asseoir sur le bord de la mer, près d'un petit village, sous des cocotiers, à l'ombre desquels se reposaient plusieurs hommes de divers pays. Il y vint un aveugle qui avait perdu la vue à force de contempler le soleil. Il avait eu l'ambitieuse folie d'en comprendre la nature, afin de s'en approprier la lumière. Il avait tenté tous les moyens de l'optique, de la chimie, et même de la nécromancie, pour renfermer un de ses rayons dans une bouteille ; n'ayant pu en venir à bout, il disait : La lumière du soleil n'est point un fluide, car elle ne peut être agitée par le vent ; ce n'est point un solide, car on ne peut en détacher des morceaux ; ce n'est point un feu, car elle ne s'éteint point dans l'eau ; ce n'est point un esprit, puisqu'elle est visible ; ce n'est point un corps, puisqu'on ne peut le manier ; ce n'est pas même un mouvement, puisqu'elle n'agite pas les corps les plus légers : ce n'est donc rien du tout. Enfin, à force de contempler le soleil et de raisonner sur sa lumière, il en avait perdu les yeux, et qui pis est, la raison. Il croyait que c'était non pas sa vue, mais le soleil qui n'existait plus dans l'univers. Il avait pour conducteur un nègre qui, ayant fait asseoir son maître à l'ombre d'un cocotier, ramassa par terre un de ses cocos et se mit à faire un lampion avec sa coque, une mèche avec son caire, et à exprimer de sa noix un peu d'huile pour mettre dans son lampion. Pendant que le nègre s'occupait ainsi, l'aveugle lui dit en soupirant : Il n'y a donc plus de lumière au monde? Il y a celle du soleil, répondit le nègre. Qu'est-ce que le soleil? reprit l'aveugle. Je n'en sais rien, répondit l'Africain, si ce n'est que son lever est le commencement de mes travaux, et son coucher en est la fin. Sa lumière m'intéresse moins que celle de mon lampion, qui m'éclaire dans ma case : sans elle, je ne pourrais vous servir pendant la nuit. Alors, montrant son petit coco, il dit : Voilà mon soleil. A ce propos, un homme du village qui marchait avec des béquilles, se mit à rire ; et croyant que l'aveugle était un aveugle-né, il lui dit : Apprenez que le soleil est un globe de feu qui se lève tous les jours dans la mer, et qui se couche tous les soirs à l'occident dans les montagnes de Sumatra. C'est ce que vous verriez vous-même, ainsi que nous tous, si vous jouissiez de la vue. Un pêcheur prit alors la parole et dit au boiteux : On voit bien que vous n'êtes jamais sorti de votre village. Si vous aviez des jambes, et que vous eussiez fait le tour de l'île de Sumatra, vous sauriez que le soleil ne se couche point dans ses montagnes ; mais il sort tous les matins de la mer, et il y rentre tous les soirs pour se rafraîchir ; c'est ce que je vois tous les jours le long des côtes. Un habitant de la presqu'île de l'Inde dit alors au pêcheur : Comment un homme qui a le sens commun peut-il croire que le soleil est un globe de feu, et que chaque jour il sort de la mer, et qu'il y rentre sans s'éteindre? Apprenez donc que le soleil est une deuta ou divinité de mon pays, qu'il parcourt tous les jours le ciel sur un char, tournant autour de la montagne d'Or de Merouwa ; que lorsqu'il s'éclipse, c'est qu'il est englouti par les serpens ragou et kétou, dont il n'est délivré que par les prières des Indiens sur les bords du Gange. C'est une ambition bien folle à un habitant de Sumatra de croire qu'il ne luit que sur l'horizon de son île ; elle ne peut entrer que dans la tête d'un homme qui n'a navigué que dans une pirogue. Un Lascar, patron d'une barque de commerce qui était à l'ancre, prit alors la parole, et dit : C'est une ambition encore plus folle de croire que le soleil préfère l'Inde à tous les pays du monde. J'ai voyagé dans la mer Rouge, sur les côtes de l'Arabie, à Madagascar, aux îles Moluques et aux Philippines ; le soleil éclaire tous ces pays, ainsi que l'Inde. Il ne tourne point autour d'une montagne ; mais il se lève dans les îles du Japon, qu'on appelle pour cette raison Jepon ou Gé-puen, naissance du soleil, et il se couche bien loin à l'occident, derrière les îles d'Angleterre. J'en suis bien sûr, car je l'ai ouï dire dans mon enfance à mon grand-père, qui avait voyagé jusqu'aux extrémités de la mer. Il allait en dire davantage, lorsqu'un matelot anglais de notre équipage l'interrompit, en disant : Il n'y a point de pays où l'on connaisse mieux le cours du soleil qu'en Angleterre : apprenez donc qu'il ne se lève et ne se couche nulle part. Il fait sans cesse le tour du monde ; et j'en suis bien certain, car nous venons de le faire aussi, et nous l'avons rencontré partout. Alors, prenant un rotin des mains d'un des auditeurs, il traça un cercle sur le sable, tâchant de leur expliquer le cours du soleil d'un tropique à l'autre ; mais n'en pouvant venir à bout, il prit à témoin de tout ce qu'il voulait dire le pilote de son vaisseau. Ce pilote était un homme sage qui avait entendu toute la dispute sans rien dire, mais quand il vit que tous les auditeurs gardaient le silence pour l'écouter, il prit alors la parole, et leur dit : « Chacun de vous trompe les autres, et en est trompé. Le soleil ne tourne point autour de la terre, mais c'est la terre qui tourne autour de lui, lui présentant tour à tour en vingt-quatre heures, les îles du Japon, les Philippines, les Moluques, Sumatra, l'Afrique, l'Europe, l'Angleterre, et bien d'autres pays. Le soleil ne luit point seulement pour une montagne, une île, un horizon, une mer, ni même pour la terre ; mais il est au centre de l'univers, d'où il éclaire avec elle cinq autres planètes qui tournent aussi autour de lui, et dont quelques-unes sont bien plus grosses que la terre, et bien plus éloignées qu'elle du soleil. Tel est entre autres Saturne, de trente mille lieues de diamètre, et qui en est à deux cent quatre-vingt-cinq millions de lieues de distance. Je ne parle pas des lunes qui renvoient aux planètes éloignées du soleil sa lumière, et qui sont en bon nombre. Chacun de vous aurait une idée de ces vérités, s'il jetait seulement, la nuit, les yeux au ciel, et s'il n'avait pas l'ambition de croire que le soleil ne luit que pour son pays. » Ainsi parla, au grand étonnement de ses auditeurs, le pilote qui avait fait le tour du monde et observé les cieux.

Il en est de même, ajouta le disciple de Confucius, de Dieu comme du soleil. Chaque homme croit l'avoir à lui seul, dans sa chapelle, ou au moins dans son pays. Chaque peuple croit renfermer dans ses temples celui que l'univers visible ne renferme pas. Cependant, est-il un temple comparable à celui que Dieu lui-même a élevé pour rassembler tous les hommes dans la même communion? Tous les temples du monde ne sont faits qu'à l'imitation de celui de la nature. On trouve, dans la plupart, des lavoirs ou bénitiers, des colonnes, des voûtes, des lampes, des statues, des inscriptions, des livres de la loi, des sacrifices, des autels et des prêtres. Mais dans quel temple y a-t-il un bénitier aussi vaste que la mer, qui n'est point renfermée dans une coquille? d'aussi belles colonnes que les arbres des forêts, ou ceux des vergers chargés de fruits? une voûte aussi élevée que le ciel, et une lampe aussi éclatante que le soleil? Où verra-t-on des statues aussi intéressantes que tant d'êtres sensibles qui s'aiment, qui s'entr'aident et qui parlent? des inscriptions aussi intelligibles et plus religieuses que les bienfaits mêmes de la nature? un livre de la loi aussi universel que l'amour de Dieu fondé sur notre reconnaissance, et que l'amour de nos semblables sur nos propres intérêts? des sacrifices plus touchans que ceux de nos louanges pour celui qui nous a tout donné, et de nos passions pour ceux avec lesquels nous devons tout partager? enfin un autel aussi saint que le cœur de l'homme de bien, dont Dieu même est le pontife? Ainsi, plus l'homme étendra loin la puissance de Dieu, plus il approchera de sa connaissance ; et plus il aura d'indulgence pour les hommes, plus il imitera sa bonté. Que celui donc qui jouit de la lumière de Dieu répandue dans tout l'univers, ne méprise pas le superstitieux qui n'en aperçoit qu'un petit rayon dans son idole, ni même l'athée qui en est tout-à-fait privé, de peur qu'en punition de son orgueil, il ne lui arrive comme à ce philosophe qui, voulant s'approprier la lumière du soleil, devint aveugle, et se vit réduit, pour se conduire, à se servir du lampion d'un nègre.

Ainsi parla le disciple de Confucius ; et tous les gens du café qui disputaient sur l'excellence de leurs religions, gardèrent un profond silence.

DIALOGUE
SUR
LA CRITIQUE ET LES JOURNAUX.

Un jour je vis entrer chez moi un jeune homme de mes amis, qui se destine aux lettres ; il tenait à sa main un journal. Quoique naturellement gai, il avait l'air sombre.

MOI.

Que m'apportez-vous là? lui dis-je.

MON AMI.

Une nouvelle méchanceté du journal des Débats : vous en êtes l'objet.

MOI.

Vous me surprenez. J'ai toujours cru son rédacteur bien disposé pour mes ouvrages.

MON AMI.

Avez-vous été le voir à l'occasion de votre nouvelle édition?

MOI.

Non, je ne l'ai même jamais vu. Il est journaliste ; et j'ai pour maxime que quand on donne à un particulier le pouvoir de nous honorer, on lui donne en même temps celui de nous déshonorer.

MON AMI.

Lisez, lisez ; vous verrez comme il parle de vous. Il dit que vous n'êtes propre qu'à faire des romans ; que votre Théorie des Marées n'est qu'un roman ; que vous avez la manie d'en parler sans cesse ; que vos principes de morale sont exagérés ; que vous n'avez aucune connaissance en politique. Pardonnez-moi si je répète ses injures, mais j'en suis indigné. Ce sont des personnalités dont vous devez faire justice.

MOI.

Je lis rarement ce journal, parce que je trouve sa critique amère, et souvent injuste. Son rédacteur est d'ailleurs un homme d'esprit ; mais ses satires répugnent à mes principes de morale ; voilà peut-être pourquoi il les trouve exagérés. Quant à mon ignorance en politique, il n'est guère question de cette science moderne dans mes Études de la Nature. Mais pourquoi en a-t-il parlé?

MON AMI.

C'est peut-être que vos ennemis lui auront dit que vous ambitionniez quelque place.

MOI.

Voyons donc ce redoutable feuilleton ; et après l'avoir lu tout entier : Je ne trouve pas, lui dis-je que j'aie tant à m'en plaindre. D'abord il commence par me blâmer, et finit par me louer. Celui qui veut nuire fait précisément le contraire ; il loue au commencement, et blâme à la fin. Le premier paraît un ennemi impartial, qui est forcé enfin de reconnaître vos bonnes qualités ; le second semble être un ami équitable qui ne demande qu'à vous louer, mais qui est contraint ensuite d'avouer vos défauts par le sentiment de la justice. L'un et l'autre savent bien que la dernière impression est la seule qui reste dans la tête du lecteur. C'est le dernier coup de la cloche qui la fait long-temps vibrer.

MON AMI.

Permettez-moi de vous dire que tout journaliste qui condamne une opinion, ou qui la loue, est tenu de motiver sa critique ou son éloge. Bayle est là-dessus un vrai modèle. Lorsqu'il réfute une erreur, il y supplée la vérité. Tout critique qui se conduit autrement est ou ignorant ou de mauvaise foi. Le vôtre est à la fois l'un et l'autre.

MOI.

Oh! cela est trop fort : il ne me blâme que sur le fond des choses, qu'il n'entend pas, et que peut-être, on le charge de blâmer ; mais il me loue de bonne foi sur le style. Il dit positivement que je suis un des plus grands écrivains du siècle.

MON AMI.

Voilà un bel éloge!

MOI.

Sans doute, et l'un des plus beaux qu'on puisse donner aujourd'hui. Quel est l'homme de loi, par exemple, qui ne serait pas plus flatté de passer dans les affaires pour un fameux orateur, que pour un bon juge? la forme est tout, le fond est peu de chose. Celui-ci n'intéresse que les particuliers mis en cause ; celle-là regarde le public, qui donne les réputations. Sachez donc que le rédacteur du feuilleton m'a donné la plus grande des louanges, et qu'il la préférerait pour lui-même à toutes celles dont on voudrait l'honorer, comme d'être juste, bon logicien, penseur profond, observateur éclairé. Les anciens pensaient à peu près là-dessus comme les modernes. Beaucoup de Romains en faisaient le principal mérite de Cicéron. J'ai ouï dire que ce père de l'éloquence latine, passant un jour sur la place aux harangues, quelques citoyens oisifs qui s'y promenaient l'entourèrent, et le prièrent de monter à la tribune. « Que voulez-vous que j'y fasse? leur dit-il ; je n'ai rien à vous dire. — N'importe, s'écrièrent-ils, parlez-nous toujours. Que nous ayons le plaisir d'entendre vos périodes si belles, si harmonieuses, qui flattent si délicieusement les oreilles. » Je crois que M. de Laharpe nous a conservé ce beau trait dans son Cours de littérature française. Il le trouvait admirable, et le citait comme une preuve du grand goût que les Romains avaient pour l'éloquence.

MON AMI.

C'est nous les représenter comme des imbécilles. Quel goût pouvaient-ils trouver à entendre parler à vide? Je sais qu'il est commun à beaucoup de nos lecteurs de journaux ; mais le journaliste des Débats, qui ne sait point faire de belles périodes, remplit tant qu'il peut son feuilleton de malignité : voilà pourquoi il a tant de vogue. Il sait bien que le nombre des méchans est encore plus grand que celui des imbécilles.

MOI.

Comptez-vous pour rien l'éloge si pur que le critique a fait de Paul et Virginie?

MON AMI.

Quoi! ne voyez-vous pas que c'est pour se donner à lui-même un air de sensibilité qui le rende recommandable à une multitude de ses lecteurs, qui se plaignent sans cesse d'en avoir trop, tandis qu'ils se repaissent tous les jours de ses sarcasmes? Vos ennemis louent les moindres parties de vos travaux, pour se donner le droit, en paraissant vos amis, de blâmer les plus importantes. Oui, je vous le dis avec franchise, les journalistes sont des pirates qui infectent toute la littérature, ainsi que les contrefacteurs. Ceux-ci, moins coupables, n'en veulent qu'à l'argent ; les autres, soudoyés par divers partis, attaquent les réputations de ceux qui ne tiennent à aucun. Ils se coalisent entre eux, quoique sous divers pavillons ; ils font la guerre aux morts et aux vivans. Quel sera désormais le sort des gens de lettres qui, sous les auspices des muses, se dirigent vers la fortune et la gloire? A peine un jeune homme, riche de ses seules études, s'embarque sur la mer des opinions humaines, qu'il est coulé à fond en sortant du port : il ne lui reste d'autre ressource que de prendre parti avec les brigands. C'est alors que, sans peine et presque sans travail, il sera payé, redouté, honoré, et pourra parvenir à tout.

MOI.

Vous tombez vous-même dans le défaut que vous leur reprochez. La passion vous rend injuste. Nos journalistes ne sont point des pirates : ce sont, pour l'ordinaire, de paisibles paquebots qui passent et repassent sur le fleuve de l'Oubli, qu'ils appellent fleuve de Mémoire, nos fugitives réputations. Amis et ennemis, tous leur sont indifférens. Ils n'ont d'autre but, au fond, que de remplir leur barque, afin de gagner honnêtement leur vie.

Ce n'est pas une petite affaire de mettre tous les jours à la voile avec une nouvelle cargaison. Un journaliste à vide serait capable de remplir ses feuilles de leur propre critique. J'en ai eu un jour une preuve assez singulière. Un d'entre eux, voulant plaire à un parti puissant qui le protégeait, s'avisa d'attaquer ma Théorie du mouvement des mers. Comme il n'entendait pas plus celle des astronomes que la mienne, il me fut aisé de le réfuter. Je lui répondis par un autre journal ; et j'insérai dans ma réponse quelques légères épigrammes sur sa double ignorance. Je crus qu'il en serait piqué. Point du tout. Il m'écrivit tendrement pour se plaindre de ce que je n'avais pas eu assez de confiance en lui pour lui adresser ma réponse, en m'assurant que quoiqu'il y fût maltraité, il l'aurait imprimée avec la fidélité la plus exacte, et qu'elle aurait fait le plus grand honneur à ses feuilles. Il est clair qu'il n'avait eu, en me provoquant, d'autre but que l'innocent désir de gagner de l'argent en remplissant son journal. Peu de temps après, il fut obligé d'y renoncer. Cependant les mathématiciens qui l'avaient armé d'argumens contre moi, et poussé en avant comme leur champion, vinrent à son secours. Ils lui firent avoir une place à la fois lucrative et honorable. Il y a apparence que s'il eût imprimé ma réponse, il serait resté journaliste. Mais comme les objections qu'il m'avait faites paraissent toutes seules sur son champ de bataille, elles avaient un certain air victorieux dont son parti pouvait fort bien se féliciter comme d'un triomphe.

MON AMI.

Celui dont vous vous moquez était un de ces oiseaux innocens qui voltigent au tour des greniers pour y ramasser quelques grains. Mais le journal des Débats est un oiseau de proie : son plaisir est de s'acharner aux réputations d'écrivains célèbres, surtout après leur mort. Comment ne traite-t-il pas ce pauvre Jean-Jacques! A-t-il besoin de quelque philosophe d'une grande autorité en morale? c'est Jean-Jacques qu'il loue. Ses lecteurs, accoutumés à se repaître de sa malignité, viennent-ils à s'ennuyer de ses éloges? c'est Jean-Jacques qu'il déchire ; il le dénonce comme la source de toute corruption.

MOI.

Il en agit donc avec lui comme les matelots portugais avec Saint-Antoine de Pade ou de Padoue. Ces bonnes gens ont une petite statue de ce saint au pied de leur grand mât. Dans le beau temps, ils lui allument des cierges ; dans le mauvais, ils l'invoquent ; mais dans le calme, ils lui disent des injures et le jettent à la mer au bout d'une corde, jusqu'à ce que le bon vent revienne.

MON AMI.

Vous en riez ; mais cela n'est pas plaisant pour la réputation des gens de lettres. Voyez comme les journaux de parti en ont agi avec Voltaire pendant sa vie. Ils l'ont fait passer pour un fripon qui vendait ses manuscrits à plusieurs libraires à la fois, et pour un lâche superstitieux sans cesse effrayé de la crainte de la mort. Enfin sa correspondance secrète et intime pendant trente ans a été publiée : elle a prouvé qu'il était l'homme de lettres le plus généreux ; qu'il donnait le produit de la plupart de ses ouvrages à ses libraires, à des acteurs, et à des gens de lettres malheureux ; que, presque toujours malade, il s'était si bien familiarisé avec l'idée de la mort, qu'il se jouait perpétuellement des fantômes que la superstition a placés au-delà des tombeaux, pour gouverner les âmes faibles pendant leur vie. Aujourd'hui le journal des Débats poursuit sa mémoire, et, ce qui est le comble de l'absurdité, il veut faire passer pour un imbécille l'écrivain de son siècle qui avait le plus d'esprit. Oui, quand je vois dans un feuilleton, un grand homme, utile au genre humain par ses talens et ses travaux, mis en pièces par des gens de lettres éclairés de ses lumières, qui n'ont imité de lui que les arts faciles et germains de médire et de flatter ; et quand je lis ensuite, à la fin de ce même feuilleton, l'éloge d'un misérable charlatan, je crois voir un taureau déchiré dans une arène par une meute de chiens qu'il a nourris des fruits de ses labeurs, ainsi que les spectateurs barbares de son supplice, tandis que ces mêmes animaux, dressés à lécher les jarrets d'un âne, terminent cette scène féroce par une course ridicule.

MOI.

Le calomniateur est un serpent qui se cache à l'ombre des lauriers, pour piquer ceux qui s'y reposent. Homère a eu son Zoïle ; Virgile, Bavius et Mævius ; Corneille, un abbé d'Aubignac, etc. La fleur la plus belle a son insecte rongeur.

MON AMI.

J'en conviens ; mais il n'y a jamais eu chez les anciens, d'établissemens littéraires uniquement destinés à déchirer les gens de lettres tous les jours de la vie. Le nombre s'en augmente sans cesse. Il y a déjà plus de journalistes, que d'auteurs. Ceux-ci abandonnent même leurs laborieux et stériles travaux pour le lucratif métier de raisonner, à tort et à travers, sur ceux d'autrui.

MOI.

Vous avez raison. Mais ce genre de littérature a aussi son utilité. Combien de citoyens, occupés de leurs affaires, ne sont pas à portée de savoir ce qui se passe en politique, dans les lettres et dans les arts! ils trouvent dans les journaux des connaissances tout acquises, qui n'exigent de leur part aucune réflexion. L'âme a besoin de nourriture comme le corps ; et il est remarquable que le nombre des journaux s'est accru, chez nous, à mesure que celui des sermons y a diminué.

MON AMI.

Et c'est par cela même que je les trouve dangereux. En donnant des raisonnemens tout faits, ils ôtent la faculté de raisonner, et celle d'être juste, par des jugemens dictés souvent par l'esprit de parti. Ils paralysent à la fois les esprits et les consciences. Ceux qui les lisent habituellement, s'accoutument à les recommander comme des oracles. Entrez dans nos cafés, et voyez la quantité de gens qui oublient leurs amis, leur commerce et leur famille, pour se livrer à cette oisive occupation. Qu'en rapportent-ils chez eux? quelque maxime de morale? quelque principe de conduite? non ; mais un sarcasme bien mordant ou une calomnie impudente contre des gens de lettres estimables.

MOI.

Au moins vous en excepterez quelques journalistes sensés, tels que le Moniteur, le Publiciste, etc. ; quant aux autres, je n'ai point trop à m'en plaindre.

MON AMI.

Comment! pas même de ceux qui traitent de romans vos Études, où vous avez employé trente ans d'observations?

MOI.

Plût à Dieu qu'ils fussent persuadés que mes Études sont des romans comme Paul et Virginie! les romans sont les livres les plus agréables, les plus universellement lus, et les plus utiles. Ils gouvernent le monde. Voyez l'Iliade et l'Odyssée, dont les héros, les dieux, les événemens, sont presque tous de l'invention d'Homère ; voyez combien de souverains, de peuples, de religions, en ont tiré leur origine, leurs lois, et leur culte. De nos jours même, quel empire ce poëme exerce encore sur nos académies, nos arts libéraux, nos théâtres! C'est le dieu de la littérature de l'Europe.

MON AMI.

Je vous avoue que je suis fort dégoûté de la nôtre. Je ne veux plus courir dans une carrière où des études pénibles vous attendent à l'entrée, l'envie et la calomnie au milieu, des persécutions et l'infortune à la fin.

MOI.

Quoi! n'auriez-vous cultivé les lettres que dans la vaine espérance d'être honoré des hommes pendant votre vie? Rappelez-vous Homère.

MON AMI.

Qui voudrait cultiver les muses sans cette perspective de gloire qu'elles prolongent au loin sur notre horizon? Elle consola sans doute Homère pendant sa vie. Voyez comme elle s'est étendue après sa mort.

MOI.

Sans doute la gloire acquise par les lettres est la plus durable. Ce n'est même qu'à sa faveur que les autres genres de gloire parviennent à la postérité. Mais les monumens qui l'y transmettent, n'ont pas l'esprit de vie comme ceux de la nature. Ils sont de l'invention des hommes, et par conséquent caducs et misérables comme eux. Qu'est-ce qu'un livre, après tout? il est pour l'ordinaire conçu par la vanité ; ensuite il est écrit avec une plume d'oie, au moyen d'une liqueur noire extraite de la galle d'un insecte, sur du papier fait de chiffon ramassé au coin des rues. On l'imprime ensuite avec du noir de fumée. Voilà les matériaux dont l'homme, parvenu à la civilisation, fabrique ses titres à l'immortalité. Il en compose ses archives, il y renferme l'histoire des nations, leurs traités, leurs lois, et tout ce qu'il conçoit de plus sacré et de plus digne de foi. Mais qu'arrive-t-il? A peine l'ouvrage paraît au jour, que les journalistes se hâtent d'en rendre compte. S'ils en disent du mal, le public le tourne en ridicule ; s'ils le louent, des contrefacteurs s'en emparent. Il ne reste bientôt plus à l'auteur que le droit frivole de propriété, que les lois ne lui peuvent assurer pendant sa vie, et dont elles dépouillent ses enfans peu d'années après sa mort. Que se proposait-il donc dans sa pénible carrière? de plaire aux hommes, à des êtres qui, comme le dit Marc-Aurèle, se déplaisent à eux-mêmes dix fois le jour. Oh! mon ami, un homme de lettres doit se proposer un but plus sublime dans le cours de sa vie : c'est d'y chercher la vérité. Comme la lumière est la vie des corps, dont elle développe avec le temps toutes les facultés, la vérité est la vie de l'âme, qui lui doit pareillement les siennes. Quel plus noble emploi que de la répandre dans un monde encore plus rempli d'erreurs et de préjugés, que la terre n'est couverte des ombres de la nuit et de celles même du jour?

Le philosophe doit extirper les erreurs du sein des esprits pour y faire germer la vérité, comme un laboureur extirpe les ronces de la terre pour y planter des chênes. Si de noires épines en ont épuisé tous les sucs, si le sol est plein de roches, son rude travail n'est pas perdu : ses nerfs en acquièrent de nouvelles forces.

MON AMI.

Je travaillerai aussi pour la vérité sans tant de fatigues. Je me ferai journaliste. Je m'assiérai au rang de mes juges.

MOI.

Pourriez-vous vous abaisser à servir les haines d'autrui? N'en doutez pas, il y a des hommes qui n'aspirent qu'au retour de la barbarie. Ils se réjouissent de voir les gens de lettres en guerre. Ils excitent entre eux des querelles pour les livrer au mépris public. S'ils le pouvaient, ils crèveraient les yeux au genre humain : ils le priveraient de la lumière comme de la vérité, pour le mieux asservir.

MON AMI.

Dieu me préserve d'être jamais de leur nombre! Je ferai le journal des journaux. Les auteurs fournissent aux journalistes la plupart des idées et des tirades dont ils remplissent leurs feuilles ; les journalistes me fourniront à leur tour la malignité dont j'aurai besoin. Je tournerai contre eux leurs propres flèches, et je m'attirerai bientôt tous leurs lecteurs.

MOI.

Si jamais vous entreprenez des feuilles périodiques, faites-les dignes d'une âme généreuse, et des hautes destinées où s'élève la France. Encouragez, à leur naissance, les talens timides, en vous rappelant les faibles débuts de Corneille, de Racine et de Fontenelle. Préparez au siècle nouveau des artistes, des poètes, des historiens. Ce n'est point de héros qu'il manque, c'est d'écrivains capables de les célébrer. N'insérez dans vos feuilles que ce qui méritera les souvenirs de la postérité. Mettez-y les découvertes du génie, et les actes de vertu en tout genre. Ne craignez pas que vos jeunes talens fléchissent sous de si nobles fardeaux : ils n'en prendront qu'un vol plus assuré ; et la reconnaissance des races futures suffira pour les rendre illustres. Vos feuilles deviendront pour la France ce que sont depuis tant de siècles pour la Chine les annales de son empire.

En parcourant cette carrière, que vous indique l'amour de la patrie, étendez de temps en temps vos regards sur les autres parties du monde : votre journal renfermera un jour les archives du genre humain.

Mon jeune ami se leva, me serra la main, et se retira plein d'émotion.

FIN DU TOME SECOND.

NOTES.

1 PAGE 60.

Danaüs vient d'Égypte chez les Grecs exprès pour leur apprendre à faire des puits, tant la plus belle partie de l'Europe et la première civilisée était encore dans l'enfance. Les Grecs furent si étonnés de voir les filles de Danaüs tirer de l'eau d'un puits sans le vider, qu'ils s'imaginèrent que c'était un tonneau inépuisable, ou que le seau du puits était criblé ; et voilà la fable des Danaïdes. On n'a pas de date de l'arrivée de Danaüs, parce qu'il y a trois mille ans les peuples policés de l'Europe n'avaient pas de chronologie.

Quatre cent cinquante ans avant la fondation de Rome, Minos construisit les premiers bateaux. Dédale, dans le même temps, inventa les outils, l'art du charpentier, et les voiles de vaisseaux, qui passèrent pour des ailes ; de là l'histoire de son fils Icare.

L'art de sculpter commença à Scio 300 ans avant la fondation de Rome. Celui de peindre et de jeter en fonte ne fut inventé que du temps de Phidias, l'an de Rome 308. D'autres arts encore plus utiles avaient une moindre antiquité.

Voyons en quel temps ils ont commencé chez les Romains. Avant Servius Tullius on ne battait point monnaie. Il fut le premier qui en fit frapper de cuivre. C'étaient des as qui pesaient deux livres, comme les pièces de Suède d'aujourd'hui. Ce ne fut que l'an de Rome 585 que l'on battit pour la première fois de la monnaie d'argent, et ce ne fut qu'en 647 que l'on frappa de la monnaie d'or[12]. On ne vécut à Rome que de bouillie ou de fromentée jusqu'à l'année 580, où pour la première fois les boulangers et les médecins grecs vinrent s'établir à Rome.

[12] Depuis les Romains, on a imaginé de la monnaie de papier. Comme on voit, tout se perfectionne. J'ai perdu, sur cette perfection de l'art, trente-trois pour cent. Je ne sais pas si les autres arts font d'aussi grands progrès.

L'agriculture n'était pas plus avancée. Les Grecs avaient tiré la vigne de l'Asie, selon Plutarque. Elle passa ensuite chez les Latins ; mais le vin était si rare sous Numa, qu'il défendit qu'on en arrosât les bûchers des funérailles. Lucius Papinianus, général contre les Samnites, fit vœu d'en offrir un petit gobelet à Jupiter s'il gagnait la bataille : tant le vin alors était rare, dit Pline.

Selon Fenestella, l'an de Rome 183, il n'y avait point d'oliviers en Italie, en Espagne, ni en Afrique. Pline dit qu'en 440 il n'y avait d'oliviers en Italie qu'à 40 milles de la mer, et que l'huile ne devint commune qu'en 690 : mais sous Caton on n'avait pas encore imaginé d'exprimer de l'huile d'autres graines que de l'olive.

Quant aux légumes, les Romains tirèrent les échalottes, ou ascalonites, d'Ascalon en Judée ; les oignons, et la chicorée dont le nom chicorium est égyptien, de Chypre et d'Égypte ; la menthe et cinq sortes de navets, de Grèce ; la poirée blanche, de Sicile ; les choux, de Naples ; les cardons, de Carthage ; le chervi ou carvi, de Carie ; les melons de Lacédémone et de Béotie.

Ils avaient importé de même la plupart de leurs arbres fruitiers des pieds plus orientaux : les figuiers, des environs de Troie, d'Hyrcanie et de Syrie ; les citronniers, de la Médie ; les noyers et les pêchers, de la Perse ; le néflier, le cognassier, le cyprès et le plane, de Crète ; le châtaignier, de Sardaigne ; le myrte, de la Grèce ; les lauriers, de Delphes et de Chypre ; les grenadiers, d'Afrique ; beaucoup d'espèce de pommiers et de poiriers, du royaume d'Epire. Les pruniers, du temps de Caton, étaient fort rares : ceux que nous appelons de Damas, venaient d'Arménie. De son temps, il n'y avait point d'amandiers en Italie. Les avelines vinrent à Rome du royaume de Pont, d'où Lucullus apporta aussi les cerises ; les pistaches furent apportées de Syrie par Vitellius, et les jujubes, par le consul Papinianus, sous Auguste.

Les Gaulois ont tiré de l'Italie leurs arts et leurs végétaux. De quoi vivaient-ils donc quand les Romains n'avaient encore ni légumes, ni fruits, ni pain, ni vin, ni argent, ni industrie? S'ils vivaient en peuples pasteurs, ils n'étaient pas nombreux. Et qu'étaient-ce alors que les nations du Nord? Celles qui firent une incursion en Italie du temps de Marius, étaient probablement des nations errantes comme celles du Canada. Les Scythes les chassaient vers l'occident et vers le midi.

2 PAGE 60.

Les jeunes filles chantaient à Rome, dans les jeux séculaires :

Ritè maturos aperire partus
Lenis Ilithyia, tuere matres,
Sive tu Lucina probas vocari,
Seu Genitalis ;
Diva, producas sobolem, Patrumque
Prosperes decreta super jugandis
Feminis, prolisque novæ feraci
Lege maritâ.

Horat., Carmen seculare.

Ce qui veut dire : « Donnez à nos mères d'heureux accouchemens, douce Lucine, qui présidez à la naissance des hommes ; déesse de la génération, préparez pour nous une nouvelle postérité, et faites réussir les lois du sénat en faveur des mariages. »

TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES
DANS CE VOLUME.

 
page
Lettre XX. Départ de Bourbon. Arrivée au Cap.
Lettre XXI. Au Cap. Voyage à Constance et à la montagne de la Table.
Lettre XXII. Qualité de l'air et du sol du cap de Bonne-Espérance ; plantes, insectes et animaux.
Lettre XXIII. Esclaves, Hottentots, Hollandais.
Lettre XXIV. Suite de mon journal au Cap.
Lettre XXV. Départ du Cap. Description de l'Ascension.
Lettre XXVI. Conjectures sur l'antiquité du sol de l'Ascension, de l'Ile-de-France, du cap de Bonne-Espérance, et de l'Europe.
Lettre XXVII. Observations sur l'Ascension. Départ. Arrivée en France.
Lettre XXVIII et dernière. Sur les voyageurs et les voyages.
Conseils à un jeune colon de l'Ile-de-France.
Dialogue premier. Des arbres.
Dialogue second. Des fleurs.
Dialogue troisième. Des fruits.
Explication de quelques termes de marine.
Voyage en Silésie.
Le Café de Surate.
Dialogue sur la critique et le journaux.
Notes.

FIN DE LA TABLE DU TOME SECOND.

note du transcripteur

La numérotation des pages de l'original comporte une lacune de deux pages entre Le café de Surate, et le Dialogue sur la critique, correspondant vraisemblablement à une erreur de numérotation, le texte étant par ailleurs complet.

*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 63920 ***