The Project Gutenberg EBook of Les châteaux d'Athlin et de Dunbayne., by Ann Radcliffe This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this ebook. Title: Les châteaux d'Athlin et de Dunbayne. Histoire arrivée dans les Montagnes d'Ecosse. Author: Ann Radcliffe Translator: François Soulès Illustrator: Claude-Louis Desrais Release Date: November 28, 2020 [EBook #63904] Language: French Character set encoding: UTF-8 Produced by: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES CHÂTEAUX D'ATHLIN ET DE DUNBAYNE. ***
Histoire arrivée dans les Montagnes d'Ecosse.
Par ANNE RADCLIFFE.
Traduite de l'Anglais.
SECONDE PARTIE.
A PARIS,
Chez | { | Testu, Imprimeur, rue Hautefeuille, no. 14. |
Delalain, jeune, Libraire, rue Saint-Jacques, no. 12. |
M. DCC. XCVII.
LES CHATEAUX
D'ATHLIN
ET DE
DUNBAYNE ;
Histoire arrivée dans les Montagnes d'Ecosse.
Histoire de la baronne de Malcolm.
Louise, baronne de Malcolm, descendait d'une ancienne et honnête famille de Suisse. Son père (le marquis St.-Clair) avait hérité de cette bravoure et de cette vertu qui avaient si éminemment distingué ses ancêtres. Il avait perdu de bonne heure une femme qu'il aimait tendrement, et toute sa consolation semblait concentrée dans l'éducation des enfans chéris qu'elle avait laissés après elle. Son fils, élevé pour l'état militaire dans lequel il s'était lui-même si honorablement conduit, avait péri au service de sa patrie avant d'être parvenu à sa dix-neuvième année ; sa fille aînée était morte dans l'enfance ; Louise avait seule survécu au reste de sa famille. Son château était situé dans une de ces vallées délicieuses des cantons, où l'on rencontre cet heureux assemblage du beau et du sublime ; où les traits magnifiques du paysage sont encore relevés par le superbe contraste des forêts altières et des douces prairies à travers lesquelles serpentent de clairs ruisseaux, et par l'aspect paisible de la chaumière. Le marquis était alors retiré du service ; ses cheveux blancs annonçaient son âge vénérable. Sa résidence était le rendez-vous de tous les étrangers de distinction, qui, attirés par les qualités réunies du soldat et du philosophe, trouvaient dans sa maison cette hospitalité si naturelle aux gens de son pays. De ce nombre était le feu baron de Malcolm, frère du chef actuel, qui voyageait alors en Suisse. La beauté de Louise, jointe à l'élégance d'un esprit supérieurement cultivé, toucha le cœur du baron, et il la demanda en mariage. Le bon sens et la bonté du caractère de celui-ci avaient attiré l'attention du marquis, tandis que les graces de sa personne et de son esprit lui avaient mérité dans le cœur de Louise une préférence marquée sur ses rivaux. Le marquis ne voyait qu'une objection, c'était également celle de Louise : ils ne pouvaient supporter la pensée de la distance qui devait les séparer. Louise était pour lui le dernier soutien de sa vieillesse, et le marquis était pour Louise le père et l'ami à qui jusqu'alors son cœur avait été entièrement dévoué, et dont elle ne pouvait s'arracher qu'avec des angoisses égales à son attachement.
Ce fut là un obstacle insurmontable jusqu'à ce que la tendresse du baron eût trouvé un moyen de l'écarter, en proposant au marquis de quitter la Suisse et de venir résider avec sa fille en Ecosse.
L'attachement de ce dernier pour son pays natal, cette fierté que l'on éprouve en habitant le domaine de ses pères, eurent de la peine à céder à ces conditions. Mais le désir d'assurer le bonheur de sa fille, et de la voir établie avant que la mort l'eût privée de la protection d'un père, l'emporta enfin sur toute autre considération, et il accorda la main de Louise au baron de Malcolm. Le marquis, après avoir réglé ses affaires, et confié l'administration de ses biens à des agens sûrs, dit un dernier adieu à sa chère patrie, à cette patrie qui, pendant soixante ans, avait été le théâtre de son bonheur et de ses regrets. Le nombre des années n'avait point effacé de son cœur les tendres affections de sa jeunesse : il fit ses tristes adieux au tombeau qui renfermait les restes de sa femme, et ce ne fut point sans de grands efforts qu'il parvint à s'en séparer, après avoir ordonné qu'après sa mort ses cendres fussent réunies à celles de cette épouse chérie. Louise, en quittant la Suisse, éprouva des sensations presqu'aussi pénibles que celles de son père ; elles furent néanmoins bien adoucies par la tendresse de son mari, dont les égards assidus méritèrent de plus en plus son estime, et augmentèrent son amour.
Ils arrivèrent en Ecosse sans aucun accident ; là le baron reçut Louise comme la maîtresse de son domaine. Le marquis de Saint-Clair eut des appartemens dans le château où il passa le reste de ses jours dans une heureuse tranquillité. Avant sa mort, il eut le plaisir de voir sa famille régénérée dans les enfans de la baronne : elle eut un fils auquel on donna le nom du marquis, et une fille qui partageait maintenant, avec sa mère, les horreurs de sa prison. A la mort de ce père respectable, le baron fut obligé d'aller en Suisse, tant pour prendre possession de ses biens que pour régler quelques affaires qu'une longue absence avait dérangées. Il accompagna les restes du marquis jusqu'à leur dernière demeure. La baronne désirant de voir encore une fois le lieu de sa naissance, et de rendre les derniers devoirs à la mémoire d'un père, confia ses enfans aux soins d'une fidelle domestique qu'elle avait amenée avec elle du Valais, et qui l'avait élevée dans sa jeunesse, et accompagna le baron dans son voyage. Après avoir, selon le désir du feu marquis, déposé ses cendres dans le tombeau de sa femme, et arrangé leurs affaires, ils revinrent en Ecosse. La première nouvelle qu'ils apprirent en arrivant au château, fut la mort de leur fils et de la vieille nourrice qui en avait soin. La domestique était morte peu de tems après leur départ ; et l'enfant quinze jours avant leur retour.
Cet événement désastreux affecta également le baron et sa femme, qui ne put jamais se pardonner à elle-même d'avoir confié son fils à des domestiques. Le tems appaisa néanmoins la vivacité de sa douleur, mais il lui en préparait de bien plus aiguës ; c'était la mort du baron, qui, à la fleur de son âge, faisant le bonheur de sa famille et de ses vassaux, fut tué à la chasse par une chute de cheval. Il laissa après lui la baronne et une fille unique pour pleurer éternellement sa perte.
Les biens patrimoniaux échurent en conséquence à son frère, le baron actuel, dont le caractère formait un contraste bien frappant avec celui du feu lord. Il avait légué à sa femme et à sa fille toutes ses propriétés personnelles, qui étaient considérables, ainsi que la terre de Suisse. Le nouveau baron avait pris possession du château aussitôt après la mort de son frère ; mais il avait permis à sa belle-sœur et à une partie de sa suite d'en occuper une portion jusqu'à la fin de l'année. La baronne accablée sous le poids de sa douleur aimait encore à se rappeler, sur le théâtre de son ancienne félicité, l'image de son époux, et à errer dans les lieux qu'il avait coutume de fréquenter. Ce motif et la nécessité de faire des préparatifs pour pouvoir se rendre en Suisse, l'engagèrent à accepter l'offre du baron.
La mémoire de son frère s'était bientôt effacée de l'esprit de Malcolm, qui ne parut occupé que de projets d'avarice et d'ambition. Son arrogance et sa soif insatiable de dominer le brouillèrent avec les chefs voisins et l'engagèrent dans des hostilités continuelles. Il visitait rarement la baronne, et quand cela arrivait, c'était avec un air de réserve et de hauteur. Piquée d'éprouver un pareil traitement de la part du frère de feu son mari, et réduite à se considérer comme mal vue dans un château qu'elle avait été accoutumée à regarder comme le sien, elle résolut de partir immédiatement pour le continent, et de chercher, dans la solitude des montagnes de son pays natal, un asyle contre les insultes de l'arrogance. Le contraste des caractères des deux frères lui arracha des soupirs bien amers et ajouta un nouveau poids à la douleur dont elle était déjà accablée.
Elle donna donc ordre à ses domestiques de faire sans délai les préparatifs du départ ; mais ils l'informèrent bientôt après que le baron avait défendu qu'on obéît à ses ordres ; étonnée de cette circonstance, elle allait demander une explication lorsqu'elle reçut un message de Malcolm, pour lui demander un moment d'entretien. Le messager fut presqu'aussitôt suivi du baron lui-même, qui entra brusquement dans sa chambre, ayant peint sur son visage les noirs desseins de son ame. « Je viens vous défendre, madame, dit-il d'un ton sévère et déterminé, de quitter ce château. Les biens que vous regardez comme les vôtres m'appartiennent, et ne vous imaginez pas que je néglige de faire valoir mes droits. La générosité inconséquente de mon frère a diminué la valeur des terres qui devaient me revenir par droit d'héritage ; c'est pourquoi il est de mon devoir de m'en dédommager sur les biens que vous lui avez apportés. La justice ne lui donnait pas le droit de léguer ceux qu'il vous a laissés, et je ne souffrirai pas qu'on me trompe en éludant les lois ; rendez-moi donc ce testament qui n'est qu'un monument de ses injustes désirs, et qui ne vous donne aucun titre. Lorsque les recettes de vos revenus auront rempli mes demandes, vous en aurez de nouveau la jouissance. Je vous laisse les appartemens que vous habitez ; mais vous ne sortirez pas des murs de ce château ; car je ne veux pas, en souffrant que vous partiez, vous fournir une occasion de contester des droits que je puis faire valoir sans opposition. »
Pétrifiée d'étonnement et d'horreur, la baronne fut, pendant quelque tems, privée de l'usage de la parole. A la fin, excitée par un esprit d'indignation, elle lui répliqua en ces termes : « je suis trop bien informée, Milord, de mes droits aux terres que vous réclamez, et je connais trop l'intégrité de la personne que vous accusez, pour ajouter foi à vos téméraires assertions ; elles ne servent qu'à me faire connaître votre caractère cruel et rapace, dont l'insatiable avarice, foulant aux pieds toutes les lois de la justice et de l'humanité, s'empare, sans miséricorde, des droits de la veuve sans défense, et de l'héritage de l'orphelin incapable de résistance. Cela vous est possible, Milord, nous n'avons aucuns moyens de nous y opposer ; mais ne croyez pas m'en imposer par une vaine assertion de droit, ou couvrir la scélératesse de votre conduite des couleurs de la justice ; cela est au-dessus de votre pouvoir, et un pareil artifice n'est point assez spécieux pour tromper le discernement de la vertu. Comme je suis votre prisonnière, il m'est impossible de m'échapper, mais je ne remettrai jamais entre vos mains ce testament qui fait la base de mes droits, et qui est le dernier et triste gage de l'affection de mon époux. » La douleur l'interrompit, le baron quitta l'appartement, enflammé de rage, et en jurant de se venger de son opiniâtreté. La baronne eut alors le loisir de déplorer doublement la perte d'un époux chéri, et la réflexion lui peignit son malheur sous des couleurs encore plus lugubres. Elle se trouvait dans une terre étrangère, privée de tous ses biens par l'homme dont elle avait le plus de droit d'attendre la protection ; prisonnière dans son château, sans ami pour venger sa cause, et dénuée de tous les moyens d'en appeler aux lois du pays, elle pleura amèrement sur la jeune Laure, et en la pressant tendrement contre son sein, elle se confirma dans la résolution de ne jamais se défaire du seul titre qui pût certifier les droits de sa fille.
Le baron, en scélérat consommé, obtint, par le moyen d'une fausse procuration, le revenu des terres situées en pays étrangers, et retint effectivement la baronne en son pouvoir, en la privant de cette dernière ressource. Ainsi maître de ses biens et de sa personne, il regarda le testament comme un objet de peu d'importance ; et comme elle ne fit aucune tentative pour s'échapper, ou pour le recouvrement de ses droits, il la laissa tranquille et ne lui en parla plus.
La baronne avait depuis passé sa vie dans la tristesse, excepté les momens d'intervalle qu'elle dérobait à sa douleur pour les dévouer à l'éducation de sa fille. Les innocens efforts de Laure, pour alléger les chagrins de sa mère, ne les rendaient que plus sensibles, puisqu'ils rappellaient plus fortement à son esprit la cruauté et l'oppression auxquelles ses tendres années étaient condamnées. Les progrès qu'elle faisait dans la musique, dans le dessin et dans la littérature, en faisant plaisir à la baronne, qui était sa seule institutrice, étaient accompagnés de la douloureuse réflexion que ces talens seraient probablement ensevelis dans l'obscurité d'une prison ; ils n'étaient cependant pas tout-à-fait inutiles, puisqu'ils servaient maintenant à divertir ses pensées d'un sujet affligeant, et que par la suite ils pourraient alléger l'ennui de sa triste solitude. Laure avait une prédilection pour le luth, dont elle jouait avec beaucoup de délicatesse, et dont les sons touchans étaient parfaitement à l'unisson de ces airs plaintifs dont elle aimait à s'accompagner. Tandis qu'elle chantait, la baronne était absorbée dans la réflexion, les larmes coulaient abondamment de ses yeux, et l'on pouvait bien dire d'elle, que dans ce moment elle jouissait de tout le luxe du malheur.
Malcolm, dévoré par le sentiment de son crime, évitait la présence de sa captive, et cherchait à étouffer les remords de sa conscience par les scènes tumultueuses de la guerre.
Dix-huit ans s'étaient alors écoulés depuis la mort du baron et la captivité de Louise ; le tems avait adouci la vivacité de sa douleur, quoiqu'elle conservât encore toute son amertume ; mais elle osait rarement espérer un bonheur dont elle était privée depuis dix-huit ans. Elle tirait toute sa consolation des progrès et de la tendre sympathie de sa fille, qui s'efforçait, par toutes les attentions qui étaient en son pouvoir, d'alléger les chagrins de sa mère.
Ce fut à cette époque que la baronne communiqua au comte la relation de ses malheurs.
Le comte avait écouté ce récit avec la plus profonde attention ; son cœur bouillonnait d'indignation contre le baron, tandis qu'il éprouvait pour les belles affligées tout ce que la sympathie pouvait inspirer. Il fut néanmoins délivré d'une sensation bien pénible, lorsqu'il apprit que la beauté de Laure n'avait aucunement influencé la conduite du baron. L'oppression de cette fille charmante fit sur son cœur l'impression la plus touchante, et ses malheurs redoublèrent la force de la passion que sa simplicité et ses charmes lui avaient inspirée. L'assassinat de son père et ses propres griefs se présentant en foule à son esprit, joints aux souffrances des victimes qu'il avait alors devant les yeux, élevèrent dans son ame un tourbillon de fureur, à peu-près semblable à celui qu'il avait éprouvé à sa première entrevue avec le baron. Toute autre considération cède à l'impulsion d'une juste vengeance ; son esprit, plein de l'affreuse image du meurtrier, méprisait le danger, et dans le premier mouvement de sa colère il aurait voulu se précipiter dans l'appartement de Malcolm, lui plonger un poignard dans le sein, délivrer la terre de ce monstre, et tomber lui-même victime de son entreprise. « Et le monstre vivra », s'écria-t-il, en se levant de son siége! Il marcha à pas précipités, l'indignation de la vertu était peinte sur son visage. La baronne fut alarmée, et le suivant à la porte de son appartement, qu'il avait à moitié ouverte, le conjura de réfléchir un moment aux dangers dont il était environné. La voix de la raison, dans les accens de la baronne, calma le tumulte de son ame ; les illusions de la colère s'évanouirent, il se rappela qu'il ignorait l'appartement du baron, et qu'il n'avait pas d'arme pour exécuter son dessein : il se trouva comme un voyageur sur un terrain enchanté, lorsque la baguette du magicien fait disparaître le charme, et le laisse environné des horreurs de la solitude et des ténèbres.
Le comte retourna à sa place, triste et désolé, en proie à toute l'amertume d'un espoir trompé ; il oublia l'endroit où il était, et l'heure avancée de la nuit, lorsque la baronne lui rappela le danger de rester plus long-tems ; il lui dit alors un triste bon soir, et s'avançant respectueusement vers Laure, il pressa tendrement sa main contre ses lèvres, et se retira dans sa prison.
Edmund entre dans la prison d'Osbert et l'informe du projet de ses amis. — Consternation de la comtesse et de Marie qui ne reçoivent aucune nouvelle d'Alleyn. — Le comte fait ses adieux à la baronne et à Laure, et déclare son amour à cette dernière. — Joie qu'éprouvent ces dames en apprenant la probabilité de l'évasion d'Osbert. — Malcolm est instruit du projet d'évasion du comte, il prend des mesures pour l'empêcher et pour s'emparer de ceux de ses vassaux qui le seconderaient dans cette entreprise. — Prise d'Alleyn ; sa délivrance. — Fuite du comte. — Fureur de Malcolm en apprenant cette évasion. — Arrivée du comte au château d'Athlin. — Joie que cause cette arrivée. — Alleyn reçoit les remercimens de la famille. — Le comte envoye secrètement un cartel au baron Malcolm.
Osbert venait d'ouvrir le panneau et entrait dans sa chambre, quand à la faible lueur du feu il aperçut indistinctement la figure d'un homme, et entendit au même instant le bruit d'une armure. La surprise et l'horreur le glacèrent d'effroi ; il s'arrêta et fut quelques momens indécis s'il devait avancer ou reculer. Un silence terrible suivit ; la personne qu'il croyait avoir vue disparut dans l'obscurité de l'appartement ; le bruit d'armes cessa, et il commença à croire que ce qu'il avait vu et entendu n'était que la vision d'une imagination malade, que l'agitation de ses esprits, la solemnité de l'heure et la désolation du lieu avaient enfantée.
Les articulations d'une voix inconnue vinrent alors frapper doucement son oreille ; elles parlaient d'auprès de lui. Il fit un saut en avant et saisit l'acier d'une armure, tandis que le bras qu'elle renfermait faisait tous ses efforts pour se dégager. « Malheureux », s'écria Osbert, parle, qui es-tu? le feu jetant alors un éclat de lumière lui laissa apercevoir un soldat du baron. Son agitation l'empêcha, pendant quelque tems, de remarquer que le visage de cet homme annonçait plus de peur que de dessein de nuire ; mais ses appréhensions firent place à la surprise, lorsqu'il apperçut le soldat à ses pieds. C'était Edmund qui était entré dans la prison, sous prétexte d'y apporter du bois, mais en effet pour conférer avec Osbert. Quand le comte eut appris qu'il venait de la part d'Alleyn, il fut pénétré de la plus vive reconnaissance envers ce généreux jeune homme, dont le zèle et l'activité ne s'étaient jamais ralentis depuis le moment où il s'était engagé dans sa cause. On peut juger de ses transports lorsqu'il fut instruit des projets que l'on formait pour sa délivrance. La circonstance qui avait presque fait perdre toute espérance à ses amis ne l'effraya pas puisque la découverte de la porte secrète, avec l'assistance d'un guide à travers les avenues souterraines du château, lui offrait un moyen certain de s'évader. Edmund connaissait bien tous ces passages tortueux.
Le comte l'informa de la découverte du faux panneau, lui dit d'apprendre cette heureuse nouvelle à Alleyn, et de se préparer, le premier jour qu'il serait de garde à la prison, à l'aider dans son évasion. Edmund connaissait les appartemens qu'Osbert venait de lui décrire, ainsi que le grand escalier qui conduisait à une partie du château depuis long-tems abandonnée, et d'où il était facile de passer, sans être découvert, dans les caves qui communiquaient aux passages souterrains du rocher.
Alleyn entendit avec transport le rapport de Jacques et il eut envie de partir sur-le-champ pour le château d'Athlin, afin de dissiper le chagrin de ses habitans ; mais considérant que son absence subite du camp pourrait donner des soupçons et faire découvrir leurs projets, il renonça à son premier mouvement, et céda malgré lui à la dure nécessité qui condamnait la comtesse et Marie aux horreurs de l'incertitude.
Cependant la comtesse dont le dessein, fortifié par la ferme résolution de Marie, n'avait point été ébranlé par le message du comte qu'elle ne regardait que comme l'effet d'une impulsion momentanée, voyait avec la plus vive inquiétude l'approche de ce jour malheureux qui devait décider du sort de ses enfans. Elle ne recevait aucune nouvelle du camp, aucune parole de consolation de la part d'Alleyn ; et la confiance qui avait jusqu'ici soutenu son existence était prête à faire place au plus affreux désespoir. Marie tâchait de donner à sa mère cette consolation dont elle avait elle-même un égal besoin ; elle s'efforçait par le courage avec lequel elle se résignait d'adoucir la rigueur des souffrances qui menaçaient la comtesse ; et elle contemplait l'approche de la tempête avec le sang-froid d'un esprit qui ne connaît rien au-dessus de la vertu ; mais en vain faisait-elle tous ses efforts pour écarter Alleyn de sa pensée ; sa conduite noble et désintéressée excitait en elle des émotions qui ébranlaient son courage et qui lui rendaient plus pénible le sacrifice qu'elle allait faire.
Brûlant du désir d'informer la baronne de sa prochaine délivrance, de l'assurer de ses services, de dire adieu à Laure, et de saisir la dernière occasion qu'il aurait peut-être jamais de lui déclarer son admiration et son amour, le comte se hâta de se rendre de nouveau dans les appartemens de ces dames infortunées. La baronne éprouva un vrai plaisir en apprenant la probabilité de son évasion ; et Laure, dans la joie qu'elle ressentit, oublia les chagrins de sa propre situation, elle oublia ce que son cœur ne tarda pas à lui rappeler, qu'Osbert allait quitter le lieu de sa détention, et que vraisemblablement elle ne le reverrait plus. Cette pensée répandit une ombre subite sur ses traits et leur redonna cette teinte de mélancolie qui ne les quittait presque jamais. Le comte remarqua ce changement momentané, et son cœur lui dit de saisir cette occasion.
« Ma joie est mêlée d'amertume, dit-il, car au milieu de la félicité de ma délivrance prochaine, je ne quitte pas ma prison sans éprouver des regrets cuisans, regrets qu'il est peut-être inutile de faire connaître, mais que ma sensibilité ne me permet pas actuellement de cacher. Je laisse dans ces murs que je quitte avec allégresse un cœur pénétré de la plus tendre passion ; un cœur qui, tant qu'il aura un souffle de vie, portera l'empreinte de l'image de Laure ; si j'avais l'espoir qu'elle n'est point insensible à mon attachement, je m'en irais en paix et défierais tous les obstacles. Mais fussé-je même certain qu'elle est indifférente à mon amour, si elle daigne accepter mes services, je me fais fort de la délivrer, ou de périr dans l'entreprise ».
Laure était muette, elle aurait voulu témoigner sa reconnaissance et craignait en même tems de découvrir son amour ; mais la douce timidité de ses yeux et la rougeur de ses joues dévoilaient le secret qui expirait sur ses lèvres. La baronne remarqua son désordre, et remerciant le comte des services qu'il voulait bien leur offrir, refusa de les accepter. Elle le pria de ne plus exposer sa tranquillité et celle de sa famille, en tentant une entreprise accompagnée de tant de dangers et qui pourrait lui coûter la vie. Les argumens de la baronne ne furent point capables de persuader Osbert ; il plaida sa cause avec tant de chaleur, et insista avec tant de force sur la nécessité d'une prompte décision à cause de son prochain départ, qu'elle cessa de s'opposer à son dessein, et le silence de Laure témoigna son approbation. Après un tendre adieu et les souhaits les plus sincères pour sa sûreté, le comte quitta les appartemens plein des plus vives espérances.
Cependant Malcolm avait été instruit du projet de son évasion, et s'était occupé des moyens de la prévenir. La sentinelle avait communiqué sa découverte à quelques-uns de ses camarades, qui, n'ayant point assez de vertu ou assez de courage pour quitter le service du baron, voulaient obtenir sa faveur, et ne manquèrent pas de saisir une si belle occasion d'accomplir leur dessein. Ils communiquèrent donc à leur chef les informations qu'ils avaient reçues.
Celui-ci, voulant cacher qu'il était instruit de l'affaire, afin de surprendre ceux de la tribu qui devaient venir au devant du comte, avait souffert qu'Edmund retournât au poste de la prison, où il avait secrètement placé les délateurs, et avait pris toutes les autres précautions nécessaires pour intercepter leur fuite, en cas qu'ils parvinssent à éluder la vigilance de ces argus, ainsi que pour s'assurer de ceux qui s'approcheraient du château dans l'espoir d'y rencontrer leur chef. Cela fait, il se croyait dans la plus grande sécurité, et assuré de triompher de ses ennemis en les prenant ainsi dans leurs propres filets.
Après bien des momens d'impatience du côté d'Alleyn et d'attente du côté du comte, la nuit dont dépendait l'événement de toutes leurs espérances arriva. Il fut convenu qu'Alleyn, avec quelques soldats choisis, attendrait l'arrivée du comte dans la caverne où aboutissait le passage souterrain. Ce jeune homme n'avait quitté Jacques que dans l'agitation la plus violente et revint dans sa tente pour remettre un peu ses esprits.
La nuit était alors au milieu de sa course. Un profond silence regnait dans tout le château de Dunbayne, lorsqu'Edmund, tirant doucement les verroux de la porte de la prison, appela le comte. Celui-ci s'élança en avant, ouvrit aussitôt le panneau, qu'ils refermèrent après eux, afin d'éviter d'être découverts, et après avoir traversé à pas tremblans les appartemens froids et silencieux qui étaient devant eux, ils descendirent par le grand escalier dans la salle, dont la faible lumière de la torche qu'Edmund avait à la main ne servait qu'à faire voir l'étendue et la désolation, et dont les voûtes sonores répétaient leurs pas incertains. Après plusieurs détours ils descendirent dans les caves ; en traversant leur affreuse longueur, ils s'arrêtèrent souvent pour prêter l'oreille au sifflement des vents qui s'engouffrant dans les passages semblaient annoncer le bruit et l'alarme d'une poursuite. Ils parvinrent enfin à l'extrémité des caves, où Edmund chercha une trappe ensevelie dans la terre et dans la boue ; l'ayant trouvée, ils la levèrent avec peine ; car il y avait long-tems qu'elle n'avait été ouverte ; d'ailleurs le fer dont elle était couverte la rendait extrêmement pesante. Ils entrèrent et, laissant retomber la trappe après eux, ils descendirent un escalier étroit qui les conduisit à un passage tortueux que fermait une porte donnant sur la grande avenue par où Alleyn s'était échappé. Ayant gagné cette avenue, ils marchèrent alors avec confiance ; car ils n'étaient pas fort éloignés de la caverne où Alleyn et ses compagnons attendaient leur arrivée. Le cœur de ce jeune homme battait alors de joie, car il aperçut une faible clarté sur les murs de l'avenue et il crut entendre les pas redoublés de quelqu'un qui s'approchait. Impatient de se jeter aux pieds du comte, il entra dans le souterrain. La lumière réfléchissait plus fortement sur les murs ; mais une pointe du rocher dont la projection formait un détour, l'empêchait d'apercevoir les personnes qu'il cherchait avec tant d'ardeur. L'approche du bruit des pas était alors sensible et Alleyn en gagnant le rocher tourna subitement sur trois soldats du baron. Ils le firent à l'instant prisonnier. L'étonnement le priva pour un moment de toute autre sensation ; pendant qu'ils le conduisaient, cet affreux revers le pénétra de douleur, et il fut persuadé que le comte avait été arrêté et reconduit dans sa prison.
Comme il marchait en faisant cette réflexion, une lumière parut à quelque distance, venant d'une porte qui donnait sur l'avenue, et découvrit deux hommes qui, les ayant aperçus, se retirèrent précipitamment et fermèrent la porte après eux. Deux des soldats quittant Alleyn poursuivirent les fuyards et disparurent. Alleyn se trouvant seul avec un soldat, profita de l'occasion et fit un effort désespéré pour recouvrer son épée. Il réussit, et la vivacité de l'attaque lui procura aussi celle de son antagoniste, qui tomba à ses pieds et lui demanda la vie. Le jeune homme la lui accorda. Le soldat reconnaissant et craignant la vengeance du baron, désira fuir avec lui et s'enrôler à son service. Ils quittèrent ensemble le souterrain. En rentrant dans la caverne, Alleyn n'y trouva plus ses amis, qui, ayant entendu le cliquetis des armes et les voix menaçantes des soldats, s'étaient doutés de ce qui lui était arrivé, et craignant d'être accablés par le nombre, avaient fui pour éviter la même catastrophe. Alleyn retourna à sa tente confondu et désespéré. Tous les efforts qu'il avait faits pour la délivrance du comte avaient été sans succès ; et ce projet, sur lequel était fondée sa dernière espérance, avait été détruit au moment où il croyait le voir réussir. Il se jeta par terre et, perdu dans ses réflexions, il ne s'aperçut qu'on ouvrait les rideaux de sa tente, que lorsqu'il entendit un bruit subit. Il regarda et aperçut le comte. La terreur le retint à sa place et il crut, pendant un moment, à la tradition des visions de son pays. Cependant la voix bien connue d'Osbert ne tarda pas à le détromper, et l'ardeur avec laquelle il embrassa ses genoux, le convainquit que ce n'était point un songe.
Les soldats, dans l'ardeur de la poursuite, n'avaient point aperçu la porte par où Osbert s'était retiré, et en avaient pris une autre au-dessous, qui, après les avoir engagés dans des recherches inutiles par divers passages tortueux, les avaient conduits dans un endroit écarté du château d'où ils étaient enfin sortis avec beaucoup de difficulté et après avoir perdu un tems considérable. Le comte, qui avait rétrogradé à la vue des soldats, s'était efforcé de regagner la trappe ; mais lui et Edmund avaient fait d'inutiles efforts pour la r'ouvrir. Forcé de faire face au danger qui les menaçait, le comte avait pris l'épée de son compagnon, résolu de renverser ses adversaires et d'effectuer sa sortie ou de périr et de mettre fin à ses maux. Dans cette intention il s'avança intrépidement dans le passage, et arrivé à la porte, il s'arrêta pour découvrir les mouvemens des soldats : tout était tranquille. Après être resté quelque tems dans cette attitude, il ouvrit la porte, examina d'un œil tout-à-la-fois ferme et inquiet, la longueur de l'avenue qu'éclairait la torche et n'aperçut aucun être vivant. Il s'avança avec précaution vers la caverne, s'attendant à chaque instant à voir sortir les soldats de quelque cachette pour fondre sur lui. Il y parvint néanmoins sans interruption ; et surpris de sa délivrance inattendue, il se hâta avec Edmund de rejoindre ses fidèles vassaux.
Les soldats qui gardaient la prison, ne connaissant d'autre issue par où le comte pouvait s'échapper que la porte où ils étaient postés, avaient laissé entrer Edmund dans l'appartement sans se douter de rien. Ils furent long-tems à s'apercevoir de leur erreur ; surpris de ce qu'il ne revenait point, ils ouvrirent la porte de la prison, et demeurèrent stupéfaits de n'y trouver personne. Ils examinèrent les portes et les trouvèrent comme à l'ordinaire ; ils visitèrent tous les coins de l'appartement ; mais ils ne découvrirent point le panneau mouvant, et après avoir terminé leurs recherches sans pouvoir s'imaginer par où le comte avait quitté sa prison, ils furent saisis de terreur, attribuèrent son évasion à un pouvoir surnaturel et alarmèrent immédiatement le château. Le baron éveillé par le bruit, fut informé de ce qui était arrivé, et, soupçonnant l'intégrité de ses gardes, monta lui-même dans les appartemens ; les ayant examinés sans avoir découvert par où Osbert avait pu s'échapper, il n'hésita plus à prononcer que les sentinelles étaient complices de l'évasion du comte. La frayeur naturelle qu'ils firent paraître fut regardée comme un artifice, et ils furent déclarés traîtres et punis comme tels. On les jeta dans le cachot du château. On envoya sur le champ des soldats à la poursuite des fuyards ; mais le tems qui s'était écoulé avant que les sentinelles fussent entrées dans la prison, avait procuré au comte la facilité de s'évader. Quand la certitude de la fuite fut communiquée au baron, toutes les passions qui rendent l'homme misérable, se réunirent pour le tourmenter ; et sa fureur portée au comble n'offrit à son esprit que les images les plus terribles de la vengeance.
La baronne et Laure que le tumulte avait éveillées, avaient été dans de grandes appréhensions pour le comte, jusqu'à ce qu'elles furent informées de la cause du désordre universel : leurs espérances et leur joie ne tardèrent pas à être confirmées ; car elles furent peu de tems après instruites des recherches inutiles des soldats.
Le dernier jour de l'époque fixée par la comtesse pour envoyer sa réponse était arrivé et elle n'avait point entendu parler d'Alleyn, car celui-ci occupé de projets dont l'événement avait jusqu'alors été indécis, n'avait encore pu rendre aucun compte. Tout espoir de la délivrance du comte paraissait évanoui, et dans l'amertume de son cœur, la comtesse se préparait à donner la réponse qui devait livrer sa malheureuse fille au meurtrier de son époux. Marie qui affectait un courage au-dessus de ses forces, tâchait d'adoucir la rigueur des souffrances de sa mère ; mais ses efforts étaient inutiles, elles défiaient tous les pouvoirs de la consolation. Elle signa le fatal accord ; mais elle attendit jusqu'au dernier moment pour le remettre entre les mains du messager. Il était néanmoins nécessaire que le baron le reçût le lendemain matin, de peur que l'impatience ne le portât à mettre le comte à mort à l'expiration du délai. Elle envoya donc chercher le messager, qui était un vétéran de la tribu, et lui remit le message avec une extrême agitation ; la douleur la suffoqua, elle fut incapable de lui parler ; il attendait ses ordres lorsque la porte s'ouvrit et le comte et Alleyn se jetèrent à ses pieds. Elle poussa un cri perçant et tomba sur sa chaise. Marie, en croyant à peine ses yeux, s'efforçait de modérer le torrent de joie qui se précipitait vers son cœur et menaçait de le briser.
Le château d'Athlin ne fut plus qu'une scène de tumulte à la nouvelle de cet heureux événement ; les cours se remplirent de ceux de la tribu que leurs infirmités avaient empêchés de suivre leurs camarades au camp, et que le bruit du retour du comte, qui s'était répandu avec la rapidité d'un éclair, y avait attirés ; le vestibule retentit de toutes parts, et ces braves gens pouvaient à peine s'empêcher de se précipiter dans l'endroit où était leur chef, pour le féliciter de son évasion.
Quand les premiers transports de leur réunion furent passés, le comte présenta Alleyn à sa famille comme son ami et son libérateur, dont il ne pourrait jamais oublier, ni assez récompenser l'attachement et les services signalés. Ce tribut d'éloges accordé à Alleyn répandit sur les joues de Marie une rougeur expressive du plaisir et de la reconnaissance ; et l'approbation qui éclata dans ses yeux récompensa le jeune homme de sa générosité et de ses travaux. La comtesse le reçut comme le libérateur de ses deux enfans et raconta à Osbert l'aventure du bois. Le comte embrassa Alleyn, qui reçut les remercimens de la famille avec une modestie naturelle. Osbert n'hésita point de dire que le baron était l'auteur de ce complot ; son cœur brûlait du désir de venger les injures réitérées de sa famille, et il résolut de lui envoyer un cartel. Il considéra le renouvellement du siége comme un projet inutile ; et un cartel, quoique son adversaire en fut indigne, lui parut le seul moyen honorable qui lui restât de se venger. Il se garda bien d'en parler à la comtesse, sachant que sa tendresse s'opposerait à cette mesure, et éleverait des difficultés qui l'embarrasseraient, sans le détourner de son dessein. Il fit mention des malheurs de la baronne et de l'amabilité de sa fille, et il excita l'estime et la pitié de ses auditeurs.
Les clameurs des paysans pour voir leur seigneur, parvinrent alors jusqu'à l'appartement de la comtesse, et il descendit dans le vestibule, accompagné d'Alleyn, pour satisfaire leur empressement. Un cri de joie universel fit retentir les murs lorsqu'il parut. A la vue de ses fidèles vassaux le visage du comte rayonna de plaisir ; et les délices du moment lui donnèrent des preuves non équivoques des avantages d'un bon gouvernement. Impatient de témoigner sa reconnaissance, il introduisit Alleyn à la tribu, comme son ami et son libérateur, et offrit à son père une portion de terre, où il pourrait terminer ses jours dans la paix et dans l'abondance. Le vieil Alleyn remercia le comte de ses bontés, mais refusa de l'accepter. Il dit qu'il était attaché à sa chaumière, et qu'il jouissait déjà des aisances de la vie.
Le lendemain matin, un messager fut secrètement envoyé au baron avec un cartel de la part du comte. Ce cartel était conçu dans les termes de la plus haute indignation, il y était dit qu'il n'y avait que le manque de succès de tout autre moyen qui pût engager le comte à condescendre de combattre à armes égales le meurtrier de son père.
Le bonheur avait donc encore une fois reparu à Athlin. La conservation inattendue de ses deux enfans électrisait la comtesse. Le comte paraissait alors, pour quelque tems, en sûreté au sein de sa famille, et, quoique son impatience de venger les injures de ceux qui lui étaient les plus chers, et d'arracher des mains de l'oppression les belles prisonnières de Dunbayne, ne lui permît pas d'être tranquille, il affectait néanmoins une gaieté inconnue à son cœur, et tous les jours se passaient dans les fêtes et dans la joie.
Tempête qui jette un vaisseau à la côte près du château d'Athlin. — Osbert et Alleyn sauvent plusieurs personnes de l'équipage. — Le comte reçoit au château un étranger qui se trouvait à bord. — Le comte découvre par hasard la passion d'Alleyn pour sa sœur. — Conséquences de cette découverte. — L'étranger devient amoureux de Marie, il découvre son rang et sa fortune et la demande en mariage. — Approbation de ses offres par le comte et par sa mère. — Marie avoue à son frère son amour pour Alleyn, et l'impossibilité où elle se trouve de donner sa main au comte de Sant-Morin.
Pendant une soirée orageuse, la comtesse était, avec sa famille, dans une chambre dont les fenêtres donnaient sur la mer. De soudaines bourasques agitaient les flots, et les vagues écumantes venaient se briser contre les rochers avec une fureur inconcevable, malgré la situation élevée du château, l'écume volait avec violence contre ses fenêtres. Le comte descendit sur la terrasse, qui était au-dessous, pour contempler la tempête. La lune, perçant par intervalles à travers les nuages, réfléchissait une faible lumière sur les eaux, blanchissait l'écume qui jaillissait de toutes parts, et donnait précisément assez de clarté pour rendre la scène visible. Les vagues se brisaient avec de profonds murmures sur les rivages éloignés, et les intervalles de calme entre les bruyantes bourasques remplissaient l'esprit d'une douce horreur. Le sublime de la scène avait plongé le comte dans la plus profonde méditation, lorsque la lune, sortant tout-à-coup d'un nuage épais, lui laissa entrevoir, à quelque distance, un vaisseau que la fureur des flots poussait vers la côte. Bientôt il entendit des signaux de détresse ; et peu après des cris de terreur et un mélange confus de voix furent apportés sur les ailes des vents.
Il quitta aussitôt la terrasse pour ordonner à ses gens de prendre des chaloupes, et d'aller au secours de l'équipage, car il ne doutait pas que le vaisseau n'eût fait naufrage ; mais la mer était si grosse que cela n'était pas praticable. Le bruit des voix cessa, et il conclut que les malheureux matelots étaient péris. Tout d'un coup les cris de détresse frappèrent de nouveau ses oreilles et furent encore perdus dans le tumulte de la tempête ; un moment après le vaisseau toucha sur le rocher qui était au-dessous du château ; il s'en suivit un cri universel. Le comte et ses vassaux volèrent au secours de l'équipage ; la fureur des vents était alors un peu abattue. Osbert, Alleyn et quelques autres, sautant dans une chaloupe, gagnèrent le navire, où ils sauvèrent une partie de l'équipage. Ces malheureux furent conduits au château où on leur donna généreusement toutes sortes de secours. Parmi ceux que le comte avait pris dans sa chaloupe était un étranger dont l'aspect majestueux et les manières annonçaient un homme de distinction ; il avait plusieurs domestiques, mais ils étaient étrangers et ignoraient la langue du pays. Il remercia son libérateur avec une noble franchise qui le charma. La comtesse et sa fille allèrent à leur rencontre dans le vestibule et reçurent cet étranger avec toute la compassion que son état leur avait inspiré. Il fut conduit dans la salle à manger, où la magnificence de la table démontrait l'hospitalité ordinaire de ses hôtes. Cet étranger parlait bien Anglais, et découvrait dans sa conversation l'esprit énergique et vigoureux d'un homme, qui connaissait le monde et les sciences ; et ses observations semblaient caractériser la bienveillance de son cœur. Le comte fut si content de son hôte qu'il le pressa de rester au château jusqu'à ce qu'il eût pu se procurer un autre vaisseau ; et l'étranger, également content du comte, et ne connaissant personne dans le pays, accepta son invitation.
De nouvelles craintes troublèrent encore la paix d'Athlin ; il y avait plusieurs jours que le messager envoyé à Malcolm était parti et il ne revenait pas. Il était pour ainsi dire évident que le baron, furieux de l'évasion de son prisonnier, et brûlant de trouver une victime, avait saisi cet homme et voulait bassement le faire servir à sa vengeance. Le comte résolut néanmoins d'attendre encore quelques jours pour voir quel serait l'événement.
Le conflit d'une tendresse cachée et d'une indifférence affectée bannit la tranquillité du sein de Marie, et lui fit éprouver bien des chagrins. L'amitié et les honneurs que le comte accordait à Alleyn, qui résidait alors constamment au château, flattaient la fierté de son cœur ; mais hélas! ces distinctions ne servaient qu'à confirmer son admiration du mérite d'un homme qui avait déjà gagné ses affections, et fournissaient à celui-ci des occasions de montrer, sous des couleurs plus brillantes, les diverses perfections d'un cœur noble et généreux, et d'un esprit dont l'élégance naturelle ornait l'énergie de ses élans. Malgré les efforts de Marie, la langueur de la mélancolie se dérobait quelquefois de dessous le voile de la gaieté, et répandait sur ses beaux traits une expression intéressante. L'étranger n'y fut pas insensible, et cela ne servit qu'à changer l'admiration avec laquelle il l'avait d'abord regardée, en quelque chose de plus tendre et de plus puissant. La modeste dignité, avec laquelle elle exprimait ses sentimens, qui respiraient la bienveillance et la délicatesse la plus pure, toucha son cœur, et il sentit pour elle un intérêt qu'il n'avait jamais éprouvé.
Alleyn, dont le cœur, au milieu des anxiétés et du tumulte des scènes passées, n'avait cessé de soupirer pour l'image de Marie ; cette image que son esprit lui avait peinte avec tous les charmes de l'original, et dont les teintes délicates étaient encore adoucies et devenues plus intéressantes par les ombres de la mélancolie, dont l'absence et un amour sans espoir les avaient environnées, sentait, au milieu du loisir de la paix et des fréquentes occasions qu'il avait de contempler l'objet de son attachement, redoubler ses soupirs et le poids de sa douleur. En présence de Marie son front se couvrait d'une douce mélancolie ; il avait beau vouloir affecter une gaieté qui lui était étrangère. Marie s'aperçut de son changement ; et cette observation ne contribua pas à dissiper sa propre tristesse. Le comte remarqua aussi qu'Alleyn avait perdu beaucoup de sa gaieté accoutumée, et le plaisanta sur ce changement, mais il ne pensa pas à sa sœur.
Alleyn aurait voulu quitter un endroit si nuisible à sa tranquillité, il forma plusieurs fois la résolution de se retirer de ces murs, qui avaient pour lui une espèce de charme, et rendaient inefficaces tous ses souhaits et ses faibles efforts. Quand il ne pouvait plus voir Marie, il allait souvent sur la terrasse, au-dessus de laquelle étaient les fenêtres de ses appartemens, et il passait la moitié de la nuit à parcourir, en silence, une promenade qui lui donnait le triste plaisir d'être auprès de l'objet de son amour.
Maltida ayant envie d'interroger Alleyn sur quelques circonstances relatives aux derniers événemens, lui dit un jour de l'accompagner dans son cabinet ; en passant dans l'antichambre de la comtesse, il aperçut quelque chose à terre auprès de la porte par laquelle elle venait de passer, et l'ayant ramassé, il vit que c'était un bracelet auquel était attaché le portrait de Marie. Le cœur lui battit à cette vue ; la tentation était trop grande pour pouvoir y résister ; il le cacha dans son sein et continua son chemin. En sortant du cabinet il chercha, avec la plus grande impatience, un endroit où il pourrait contempler à loisir ce précieux portrait que le hasard lui avait mis entre les mains ; il le tira en tremblant de son sein, et contempla encore ce visage dont la douce expression avait imprimé dans son cœur les délicieuses palpitations de l'amour. Comme il le pressait contre ses lèvres avec une tendresse passionnée, des larmes de ravissement lui vinrent aux yeux, et son ardeur romanesque ne pouvait guère recevoir d'accroissement par la présence de l'objet aimé, dont les pas légers ne lui avaient pas permis d'entendre l'approche ; car se tournant tant soit peu, il aperçut non pas le portrait, mais la réalité! Surpris! confus! Le portrait lui tomba des mains. Marie, que le hasard avait conduite dans cet endroit, voyant l'agitation d'Alleyn, se préparait à se retirer, lorsque ce jeune homme dont le cœur était alors ouvert à toutes les tendres sensations, perdant dans la tentation du moment la crainte d'être dédaigné, et oubliant la résolution qu'il avait prise, de garder un silence éternel, se jeta à ses pieds et porta sa main vers ses lèvres tremblantes ; sa langue aurait bien voulu lui dire qu'il aimait, mais son émotion et le regard sévère de Marie l'en empêchèrent.
Elle se dégagea à l'instant avec l'air de la dignité offensée, et jetant sur lui un regard qui exprimait à la fois la colère et l'intérêt, elle se retira en silence. Alleyn resta immobile sur la place, suivant des yeux ses pas fugitifs, insensible à toute autre sensation qu'à celles de l'amour et du désespoir. Il était tellement absorbé dans la scène du moment qu'il doutait quelquefois de sa réalité. Il s'imaginait que quelque apparition trompeuse avait voulu le priver de la seule consolation qui lui restait, — celle de mériter et de posséder l'estime de l'objet aimé. Il quitta l'endroit dans les angoisses de la douleur, et dans son trouble il oublia le portrait.
Marie avait aperçu le bracelet de sa mère tomber de ses mains et n'était plus inquiète de son portrait ; mais le désordre qu'Alleyn lui avait causé lui avait fait oublier de lui demander. La comtesse s'étant aperçue de sa perte presqu'aussitôt qu'il eut quitté son cabinet, avait fait faire une recherche générale ; mais comme on ne l'avait pas retrouvé, ses soupçons étaient tombés sur lui. Le comte, qui passa peu après dans l'endroit qu'Alleyn venait de quitter, trouva la miniature. Ce dernier ne tarda pas à se souvenir du trésor qu'il avait laissé tomber et revint pour le chercher. Au lieu du portrait, il trouva le comte : une rougeur involontaire parut sur ses joues, et sa confusion informa Osbert d'une partie de la vérité ; celui-ci voulant savoir de quelle manière il se l'était procuré, lui présenta le portrait et lui demanda s'il le connaissait.
Alleyn était étranger à la dissimulation ; il avoua que l'ayant trouvé, il l'avait caché, cédant à l'impulsion de cette passion dont l'aveu ne serait jamais sorti de son cœur, s'il n'en avait été arraché par la circonstance actuelle.
Le comte l'écouta avec un mélange d'intérêt et de compassion ; mais l'orgueil de la naissance étouffa bientôt les tendres sentimens de l'amitié et de la reconnaissance, et éteignit la lueur d'espérance que cette découverte avait allumée dans le sein d'Alleyn. « Ne craignez pas, milord, lui dit-il, qu'un homme qui sacrifierait sa vie pour la défense de votre famille, soit capable de la dégrader. Jamais la passion qui brûle dans mon cœur ne sortira plus de ma bouche. Je vais me retirer de l'endroit où j'ai perdu ma tranquillité ». « Non, répliqua le comte, vous resterez ici ; je puis m'en rapporter à votre honneur. O! pourquoi m'est-il impossible de vous accorder la seule récompense digne de vos services et de votre mérite ». Sa voix faiblit, il se tourna pour cacher son émotion, et il se retira en éprouvant des souffrances presqu'aussi cruelles que celles d'Alleyn.
La découverte que Marie venait de faire n'était pas de nature à rétablir la tranquillité de son esprit. Chaque circonstance contribuait à l'assurer de la violente passion qui brûlait dans le cœur de celui que, malgré tous ses efforts, elle ne pouvait parvenir à oublier ; et cette conviction ne servait qu'à augmenter son amour, et conséquemment ses souffrances.
L'intérêt que l'étranger avait fait paraître et les intentions qu'il avait pour Marie n'avaient point échappé à Alleyn. L'amour lui avait fait apercevoir la passion qui s'élevait dans son cœur, et lui faisait présager que les vœux de son rival seraient couronnés de succès. Les paroles d'Osbert le confirmaient dans cette appréhension déchirante ; car quoique l'inégalité de rang ne lui eût jamais permis d'espérer, cependant il avait remarqué dans le discours du comte quelque chose de plus que l'orgueil de la naissance.
L'étranger, depuis le moment où il avait vu l'aimable Marie, avait senti croître son admiration pour elle ; et cette admiration s'étant convertie en amour, il résolut d'instruire le comte de sa naissance et de sa passion. Dans ce dessein, il le tira un jour sur la terrasse du château, où ils pouvaient converser sans être interrompus, et, montrant la mer qui l'avait si récemment porté, remercia le comte d'avoir ainsi adouci les horreurs du naufrage, et les ennuis d'une terre étrangère, par sa généreuse hospitalité. Il l'informa qu'il était né en Suisse, où il possédait des biens considérables, d'où il prenait le titre de comte de Sant-Morin ; que des recherches importantes pour ses intérêts l'avaient attiré en Ecosse, où il devait débarquer dans un port du voisinage, lorsque le désastre auquel il venait d'échapper l'avait arrêté dans son dessein. Il raconta alors au comte qu'il avait entrepris ce voyage sur le bruit de la mort d'une parente, dont le décès le rendait héritier, en Suisse, de biens considérables ; que les revenus de ces biens avaient jusqu'ici été touchés au moyen d'une procuration qui, si le bruit se confirmait, ne devait plus être valide.
Le comte avait écouté ce récit dans le silence de l'étonnement, et il demanda avec émotion quel était le nom de la parente de M. Sant-Morin. « La baronne de Malcolm », répondit-il. Le comte leva les mains au ciel dans une espèce d'extase. Sant-Morin, surpris de son agitation, commença à craindre qu'il ne fût intéressé au bien-être de ses adversaires, et était fâché de lui avoir découvert l'affaire, lorsqu'il s'aperçut du plaisir qui brillait dans ses yeux. Osbert lui expliqua la cause de son émotion, en lui racontant ce qu'il savait de la baronne ; dans son récit il peignit le caractère de Malcolm avec les couleurs qu'il méritait. Il l'informa de la cause de son aversion pour le baron, et de l'histoire de sa captivité ; et lui confia aussi le cartel qu'il lui avait envoyé.
Sant-Morin fut rempli d'indignation ; mais Osbert lui persuada de suspendre pour quelque tems sa vengeance, et d'attendre les mouvemens de Malcolm.
Cette nouvelle avait causé tant de surprise à l'étranger et lui faisait éprouver des sensations si nouvelles, qu'il pensa oublier le principal objet de l'entrevue. S'étant néanmoins un peu remis, il découvrit sa passion et demanda permission au comte de se jeter aux pieds de Marie. Le comte écouta cette déclaration avec un mélange de plaisir et d'inquiétude ; le souvenir d'Alleyn l'attrista ; mais le désir d'un mariage convenable lui fit accepter les offres du comte de Sant-Morin, et il lui dit que son alliance ferait honneur à la première noblesse de sa nation. Il ajouta que si sa sœur avait pour lui les sentimens qu'il témoignait pour elle, il le recevrait dans sa famille avec toute l'affection d'un frère ; mais qu'il voulait connaître la situation de son cœur avant de lui permettre de lui déclarer sa passion.
Osbert, en rentrant dans le château, demanda où était Marie, qu'il trouva dans l'appartement de sa mère. Il leur raconta l'histoire du comte, sa parenté avec la baronne de Malcolm, l'objet de son voyage, et termina son récit en découvrant l'attachement de son nouvel ami pour Marie et ses offres d'alliance avec sa famille. Cette déclaration fit pâlir Marie ; les angoisses de son cœur ne lui permirent pas de parler ; elle baissa les yeux et fondit en larmes. Le comte lui prit tendrement la main et dit : « Mon aimable sœur me connaît trop bien pour douter de mon affection, ou pour supposer que je veuille l'influencer dans une affaire si essentielle à son bonheur, et dont son cœur doit être le principal guide. Rendez-moi la justice de croire que c'est comme ami que je vous fais connaître les offres du comte, et non pas comme directeur. C'est un homme, que, depuis le peu de tems que je connais, j'ai jugé digne d'une estime particulière. Il paraît avoir l'esprit noble, le cœur généreux, son rang est égal au vôtre, et il vous aime sincérement. Mais malgré tous ces avantages, je ne voudrais pas que ma sœur se donnât à l'homme qui n'a pas su intéresser son cœur ».
Marie éprouvait, dans ce moment, pour son frère les sentimens de la plus vive reconnaissance ; elle aurait voulu le remercier de la tendresse qu'il lui témoignait ; mais une variété d'émotions différentes combattaient dans son cœur et la privaient du pouvoir de la parole ; des larmes et un sourire, mêlés d'une douce tristesse, furent tout ce qu'elle put lui donner en échange. Il ne manqua pas de s'apercevoir que quelque cause secrète de douleur tourmentait son esprit, et il la pria de l'en instruire afin qu'il pût l'écarter. « Mon cher frère croira sans doute que sa tendresse… » Elle aurait voulu finir la phrase, mais les paroles expirèrent sur ses lèvres, et elle s'appuya sur le sein de sa mère, s'efforçant de cacher sa douleur, et pleura en silence. La comtesse ne connaissait que trop bien la cause du chagrin de sa fille ; elle avait été témoin des combats secrets de son cœur, que tous ses efforts n'avaient pu vaincre, ce qui rendait les offres de Sant-Morin rebutantes, et terribles à son imagination. Maltida savait compâtir à ses souffrances ; mais la tendresse maternelle étendait ses vues au-delà de ces maux momentanés, et lui faisait envisager le bien-être futur de sa fille, dans la perspective d'une longue suite d'années, elle la voyait mariée avec le comte, dont le caractère répandait le bonheur et la dignité de la vertu sur tout ce qui l'environnait ; elle recevait les remercimens de Marie pour l'avoir guidée vers ce trésor qui était alors en sa possession ; les regards innocens des enfans qui l'entouraient exprimaient leur reconnaissance par leurs doux sourires, et l'éclat de ce tableau rappelait à sa mémoire des tems qui ne reviendraient plus, et mêlait aux larmes du ravissement le soupir d'un tendre regret. La plus sûre méthode d'effacer cette impression qui menaçait de troubler sérieusement la tranquillité de son enfant, si elle continuait, et d'assurer constamment son bonheur était de l'unir au comte, dont l'amitié ne tarderait pas à gagner son affection, et à expulser de son cœur tout souvenir déplacé d'Alleyn. Elle résolut donc d'employer l'usage de la raison et la douce persuasion pour l'amener à ses fins. Elle savait que l'esprit de Marie était délicat et ingénu, facile à convaincre et ferme dans la poursuite de ce que son jugement approuvait ; et elle ne désespéra pas du succès.
Le comte désirait toujours connaître la cause de cette émotion qui l'affligeait. « Je suis indigne de votre sollicitude », dit Marie, « je ne puis résoudre mon cœur à se soumettre », « à se soumettre! — Pouvez-vous supposer que vos parens veuillent forcer votre cœur dans une affaire si essentielle au bonheur, à quelque chose qui répugne à ses sentimens? Si les offres du comte vous sont désagréables, dites-le moi, et je lui ferai réponse. Soyez persuadée que je n'ai point d'autre désir que celui de vous voir heureuse ». « Généreux Osbert! Comment puis je récompenser la tendresse d'un pareil frère? La reconnaissance me ferait accepter la main du comte, si mes sentimens ne m'assuraient pas que je serais malheureuse. J'admire son caractère, et j'estime sa bonté ; mais hélas! pourquoi vous le cacher? Mon cœur appartient à un autre — à un autre, dont les actions nobles et généreuses ont involontairement captivé sa sensibilité ; à un homme qui ignore encore qu'il est l'objet de mes attentions et qui ne le saura jamais ». L'idée d'Alleyn se présenta subitement à son esprit et il ne douta plus de celui qui avait captivé son cœur. « Mes propres sentimens », dit-il, « m'apprennent assez quel est l'objet de votre admiration, vous faites fort bien de ne pas oublier la dignité de votre sexe et de votre rang ; quoique je ne puisse m'empêcher de m'affliger avec vous de ce qu'un homme aussi méritant qu'Alleyn ne soit pas autorisé par la fortune à marcher dans la classe de la noblesse ». Au nom d'Alleyn, la rougeur de Marie confirma Osbert dans sa conjecture. « Mon enfant, dit la comtesse, ne renoncera pas à sa tranquillité pour un vain et ignoble attachement. Elle peut estimer le mérite par-tout où il se trouve ; mais elle se souviendra de ce qu'elle doit à sa famille et à elle-même, en contractant une alliance qui soutienne ou diminue l'ancienne grandeur de sa maison ».
« Les offres d'un homme qui paraît doué de tant d'excellentes qualités, et dont la naissance est égale à la vôtre, offrent une perspective trop flatteuse pour les rejeter précipitamment. Nous converserons par la suite plus amplement là-dessus ». « Vous n'aurez jamais sujet de rougir de votre fille, dit Marie, avec une fierté noble ; mais pardonnez-moi, madame, si je vous prie de ne jamais renouveler un sujet si pénible à ma sensibilité, et qui ne saurait produire aucun bien ; car je ne donnerai jamais ma main à celui qui ne possède pas mon cœur ». Ce n'était pas là le tems d'insister davantage ; la comtesse se désista pour le présent, et le comte quitta l'appartement en éprouvant un mélange de compassion et de contrariété. Il ne perdit cependant pas l'espérance que Marie ne consentît avec le tems, à recevoir les visites du comte, et il résolut de ne pas renoncer entièrement à son projet.
Malcolm donne l'assaut au château d'Athlin, il est repoussé et blessé à mort. — Prise du château de Dunbayne. — Malcolm, avant de mourir fait à la baronne et au comte Sant-Morin, l'aveu de ses crimes ; il déclare que c'est lui qui a enlevé son fils unique. Il lègue tous ses biens à la baronne. — Mort de ce chef. — Osbert rend à la baronne le château de son époux. — Recherches inutiles de celle-ci pour trouver son fils. — Amour de Sant-Morin pour Marie ; il la demande en mariage. — Refus de Marie. — Osbert se prépare à épouser Laure — Accident qui donne au comte des soupçons sur l'honneur d'Alleyn, et qui détermine celui-ci à quitter secrètement le château d'Athlin.
Le comte de Sant-Morin se promenait sur les remparts du château, enseveli dans ses pensées, lorsqu'Osbert s'approcha ; dont les pas lents et l'air décontenancé annonçaient à son cœur le rejet de sa demande. Il dit au comte que Marie ne sentait pas encore pour lui ces sentimens d'affection qui pouvaient justifier l'acceptation de ses offres. Cette information, quoiqu'elle affaiblît l'espoir du comte ne le détruisit pas tout-à-fait ; car il s'imagina que le tems et son assiduité pourraient encore réaliser ses désirs. Tandis que ces deux amis étaient appuyés sur les murs du château, engagés dans une conversation sérieuse, ils remarquèrent sur une colline voisine un nuage qui paraissait sur l'horizon, dont la couleur de poussière laissa apercevoir une lumière subite ; au même instant ils découvrirent l'éclat des armes, et une troupe armée parut successivement sur la colline et descendit dans la plaine. Osbert crut reconnaître la tribu du baron. C'était le baron lui-même qui s'avançait à la tête de ses vassaux, pour chercher cette vengeance qu'il n'avait pu jusqu'alors se procurer, et qui, déterminé à vaincre, avait amené avec lui une armée qu'il regardait comme plus que suffisante pour emporter d'assaut le château de son ennemi.
Malcolm avait retenu prisonnier le messager porteur du cartel, et avait en même-tems hâté ses préparatifs pour surprendre le château d'Athlin. La détention de son serviteur avait éveillé les soupçons du comte, et il avait pris des précautions pour prévenir les desseins de son ennemi. Il avait averti sa tribu de se tenir prête à repousser une attaque soudaine, et avait fortifié son château contre tout événement. Il envoya donc à la tribu les ordres nécessaires, arrangea son plan de défense, et se posta sur les remparts pour observer les mouvemens de l'ennemi. Sant-Morin, en armure, se tint à ses côtés. Alleyn, avec un parti, fut chargé de défendre la grande porte.
Le baron s'avança rapidement avec ses gens et cerna les murs du château. Tout, dans l'intérieur, était tranquille, tout annonçait la plus profonde sécurité, et le baron, certain de la victoire, comptait déjà sur le succès de son entreprise, quand il aperçut un homme qu'il ne reconnut pas à cause de son armure ; il le somma de se rendre, lui et son chef, aux armes de Malcolm. C'était Osbert lui-même qui lui répondit en lui décochant une flèche qui manqua le baron, mais qui perça un soldat de sa suite. Les archers, placés derrière les murailles, se montrèrent alors et firent pleuvoir sur lui une grêle de flèches ; en même-tems toutes les parties du château parurent garnies des soldats du comte, qui lancèrent sur les assaillans des piques et d'autres armes défensives avec une rapidité inconcevable. Le tocsin sonna et donna le signal à cette partie de la tribu postée en dehors ; elle fondit immédiatement sur l'ennemi, qui, étonné de cette attaque inattendue, eut à peine le tems de se défendre. Le cliquetis des armes retentit dans les airs avec les cris des vainqueurs, et les gémissemens des mourans.
La terreur qu'inspirait le baron, et qui était le principal mobile de l'obéissance de ses vassaux, fut dans ce moment surmontée par la surprise et la crainte de la mort ; ils abandonnèrent leurs rangs en grands nombres et s'enfuirent vers les montagnes voisines. En vain il s'efforça de rallier ses soldats et de les ramener à la charge, ils cédèrent à une impulsion plus forte que les menaces de leur chef, qui resta au pied des murailles avec moins de la moitié de ses gens. Le baron, étranger à la lâcheté, dédaignant la retraite, continua l'attaque. A la fin les portes du château s'ouvrirent, et un parti, à la tête duquel étaient Osbert et Sant-Morin, fit une sortie sur les assaillans. Ils se séparèrent pour chercher Malcolm ; mais leurs recherches furent également inutiles. Enfin Osbert, craignant qu'il ne s'introduisît dans le château par stratagême, retournait vers les portes lorsqu'il reçut un coup d'épée dans l'épaule. Son armure rompit la force du coup et il n'eut qu'une légère blessure. Il se tourna à l'instant pour faire face à l'ennemi et découvrit un homme du parti de Malcolm qui l'attaqua en désespéré. Le combat fut long et furieux ; une adresse et une valeur égale semblaient animer les combattans. Alleyn, ayant remarqué de son poste le danger du comte, vola à son assistance ; mais la crise était passée lorsqu'il arriva ; Osbert avait blessé son adversaire au côté et il tomba par terre. Il le désarma, et tenant son épée sur sa poitrine, lui dit de demander la vie. « Je n'ai point de grâce à demander », répondit Malcolm, dont le comte reconnut alors la faible voix : « Si j'en avais une, c'est la mort que je vous prierais de me donner. O! maudit soit… »
Il aurait voulu finir la phrase, mais le sang coulait abondamment de sa blessure et il s'évanouit. Le comte jeta son épée, appela ses gens, leur confia le soin du baron et leur ordonna de prendre possession du château de Dunbayne. Le reste de l'armée de Malcolm, ayant appris que son chef était mortellement blessé, avait abandonné les murailles. Les troupes d'Osbert s'avancèrent sans interruption, et prirent possession du château, sans rencontrer la moindre opposition.
On examina les blessures du baron lorsqu'il fut arrivé à Dunbayne, et l'opinion des chirurgiens fut incertaine. Son visage annonçait d'une manière sensible les tourmens de son ame ; il jeta avidement les yeux autour de l'appartement, comme s'il cherchait quelqu'un.
Après avoir plusieurs fois, inutilement, essayé de parler, il dit : « Ne me flattez pas des espérances de la vie ; je sens qu'elle me fuit avec rapidité ; mais pendant que j'ai encore le pouvoir de parler, faites-moi voir la baronne ». Elle vint et, se tenant suspendue sur son lit en silence et remplie d'horreur, elle reçut ces paroles : « Madame, je crains bien qu'il ne soit pas en mon pouvoir de réparer les torts que je vous ai faits. Dans le peu de momens qu'il me reste à vivre, permettez-moi de soulager ma conscience en vous découvrant mon crime et mes remords ». La baronne tressaillit, appréhendant la phrase qui allait suivre. « Vous aviez un fils ». « Eh bien qu'y a-t-il au sujet de mon fils? » « Vous aviez un fils, que mon ambition démesurée a voulu priver de son héritage et dont je vous ai fait croire la mort pendant votre absence ». « Où est mon enfant », s'écria la baronne? « Je n'en sais rien », reprit Malcolm, « je l'ai confié au soin d'un homme et d'une femme qui vivaient alors dans une partie éloignée de mes terres ; mais quelques années après, ils disparurent et je n'ai jamais depuis entendu parler d'eux. Je le fis passer pour un enfant trouvé que j'avais sauvé de la mort. Il n'y eut qu'un de mes domestiques qui fut instruit du secret ; je trompai les autres. Je vous dis cela, madame, afin de vous engager à faire des recherches et pour soulager les angoisses d'une conscience coupable. J'ai d'autres faits… » La baronne n'en put entendre davantage ; elle fut portée sans sentiment hors de l'appartement. Laure, effrayée de sa situation, fut informée de ce qui en était la cause, et sa tendresse filiale veilla sur elle avec l'attention la plus assidue.
Osbert, en quittant Malcolm, était retourné sur-le-champ au château ; il apporta le premier la nouvelle d'un événement qui probablement vengerait la mémoire de son père, et terminerait les malheurs de sa famille. La vue du comte et la nouvelle qu'il communiquait rendirent la vie à la comtesse et à Marie, qui pendant l'assaut s'étaient, pour plus de sûreté, retirées dans l'intérieur du château, et qui, durant le combat, avaient éprouvé toutes les terreurs dont leur situation était susceptible. Ils furent peu après rejoints par Sant-Morin et Alleyn, dont la conduite avait attiré l'attention du comte. Les joues de Marie se colorèrent au récit de cette nouvelle preuve de son mérite ; et Alleyn fut bien récompensé en observant son émotion. Il y avait dans le cœur d'Osbert un sentiment qui combattait l'orgueil de la naissance. Il aurait désiré récompenser les services et le noble courage de ce jeune homme par les vertus de Marie ; mais des préjugés invétérés faisaient taire cette impulsion de la reconnaissance, et effaçaient de son cœur les impressions de la vérité.
Le comte et Sant-Morin se hâtèrent alors de se rendre au château de Dunbayne, pour consoler la baronne et sa fille par leur présence. A mesure qu'ils s'en approchaient, le silence et la désolation des lieux annonçaient l'état de son seigneur ; ses soldats étaient entièrement dispersés, on n'apercevait que quelques sentinelles éparses devant la porte de l'Est, qui, n'ayant pas fait de résistance, y avaient été laissées par les troupes du comte. On ne voyait qu'un très-petit nombre des vassaux du baron, ce petit nombre était désarmé et offrait l'image de la grandeur déchue. En traversant la plate-forme, le souvenir du passé s'empara de l'esprit d'Osbert. Les angoisses qu'il y avait éprouvées, l'image de la mort qu'il avait devant les yeux et les circonstances ignominieuses qui accompagnaient sa destinée, la présence de Malcolm, puissant dans l'injustice et cruel dans le pouvoir, dont le visage exprimait par un affreux sourire le triomphe de la vengeance, pénétrèrent son cœur d'un trait perçant. Chaque circonstance de torture se présenta à son imagination sous les couleurs frappantes de la vérité ; il frémit en passant, et le contraste de la scène présente l'affecta vivement. Il vit le pouvoir inné et vigilant de la justice, qui parcourt toutes les circonstances de la vie comme un principe vital, et qui darde sur les hommes vertueux, à travers l'obscurité des actions humaines, les rayons de la félicité, et sur les coupables la lumière destructrice de l'éclair.
Ayant demandé la baronne, on leur dit qu'elle était dans l'appartement de Malcolm, qui touchait à sa fin. On annonça le comte Sant-Morin, et le baron ayant entendu son nom, désira de le voir. Louise sortit pour recevoir son parent avec toute la joie qu'une rencontre si désirable et si inespérée pouvait inspirer. En voyant Osbert, les larmes coulèrent en abondance de ses yeux ; et elle le remercia de ses soins généreux, d'une manière qui découvrit la profonde impression qu'avaient faite sur elle ses services. Le laissant, elle conduisit le comte à Malcolm, qui était sur un lit de repos, environné de toutes les horreurs de la mort.
Il leva la tête et laissa apercevoir un visage égaré et épouvantable, sur lequel était répandue une pâleur mortelle. La belle Laure, attendrie par une pareille scène, était pendue sur son lit et versait abondance de larmes. « Monsieur, dit Malcolm d'une voix basse, vous voyez devant vous un malheureux qui cherche du soulagement aux angoisses d'un esprit coupable. Mes crimes ont détruit la paix de cette dame,… l'ont privée d'un fils,… mais elle vous instruira de toute ma scélératesse, que je n'ai pas maintenant le tems de vous raconter. Je reçois, depuis plusieurs années, comme vous le savez fort bien, les revenus de ces terres étrangères qui lui appartiennent ; comme une légère compensation des torts qu'elle a éprouvés, je lui légue toutes les possessions qui me sont échues par droit d'héritage, et je la remets sous votre protection. Vous demander, madame, ainsi qu'à vous, monsieur, l'oubli du passé est une chose que je n'ose point me permettre ; cependant ce serait une consolation pour moi d'obtenir votre pardon ». La baronne était trop affectée pour répondre autrement que par un regard qui témoignait son assentiment ; Sant-Morin l'assura de son pardon, et le pria de composer ses esprits pour subir le sort qui l'attendait. « La paix, monsieur, n'est plus en mon pouvoir ; ma vie n'a été qu'un tissu de crimes et ma mort est accompagnée de remords inutiles. J'ai connu la vertu, mais j'ai préféré le vice. Je ne regrette point à présent d'être puni, parce que je l'ai mérité ». Le baron retomba sur son lit, poussa un profond soupir et expira. Ainsi se termina la vie d'un homme, qui aurait pu parvenir au bonheur de la vertu, mais dont les actions n'offrent que le tableau du crime.
La baronne, le comte et Laure quittèrent cette triste scène pour se retirer dans l'appartement de la première, où Osbert attendait leur retour avec la plus grande inquiétude. Quand il apprit la mort de Malcolm, la sévérité de sa justice se relâcha un peu, et son cœur aurait poussé un soupir de pitié, si le souvenir de son père n'était revenu à son esprit, et n'avait arrêté cette impulsion. « Je puis maintenant, madame », dit-il, en s'adressant à la baronne, « remettre entre vos mains une partie de ces possessions qui appartenaient autrefois à votre époux, et qui auraient dû être l'héritage de votre fils ; ce château désormais vous appartient, je le rends au propriétaire légitime ».
La baronne fut accablée du souvenir de ses services et ne put guères lui témoigner sa reconnaissance que par ses larmes. On fit venir le domestique, dont le baron avait fait mention pour être le confident de ses iniquités. Interrogé touchant l'enfant dont il avait été chargé, on n'en tira pas beaucoup de consolation ; car toutes les réponses qu'il fit furent qu'il avait, par ordre de son maître, porté l'enfant à une chaumière à l'extrémité de ses terres, où il l'avait remis entre les mains d'une femme qui l'habitait avec son mari. Il leur avait en même tems donné une somme d'argent, et fait une promesse qu'ils recevraient d'autres remises. Il avait pendant quelques années été ponctuel dans le paiement des sommes que le baron lui avait confiées ; mais à la fin il avait cédé à la tentation et se les était appropriées ; et s'étant quelques années après informé de ces gens-là, il avait appris qu'ils avaient abandonné l'endroit. La condition que la baronne mit à son pardon fut qu'il ferait les recherches les plus scrupuleuses pour découvrir les personnes auxquelles il avait confié le soin de son enfant. Elle se consulta ensuite avec ses amis sur les moyens les plus efficaces pour réussir dans cette recherche, et envoya aussitôt des messagers dans différentes parties du pays pour tacher d'obtenir des renseignemens.
La baronne se trouvait délivrée de l'oppression et de la captivité ; elle était réinstallée dans ses anciennes propriétés auxquelles étaient ajoutés tous les biens de Malcolm, ainsi que sa fortune personnelle ; elle se voyait environnée de ceux qu'elle aimait, et au milieu de gens dont elle était adorée ; cependant les crimes du baron avaient laissé dans son cœur un mélange de fiel qui remplissait d'amertume toutes les sources de son bonheur, et qui rendait sa vie triste et douloureuse.
Sant-Morin lui faisait alors des visites ; sa présence lui causait beaucoup de consolation, et Laure était souvent égayée par la conversation d'Osbert, auquel elle était fortement attachée et dont les fréquentes visites au château n'étaient dévouées qu'à elle et à l'amour.
La félicité de Maltida était alors aussi parfaite et aussi durable que cela est compatible avec la nature humaine. La mémoire de son mari était vengée, et son fils conservé pour faire la consolation de sa vieillesse. Le père de Laure avait toujours été l'ami de la maison d'Athlin, et sa délicatesse n'éprouvait aucune répugnance à l'alliance que proposait Osbert. Son bonheur était néanmoins imparfait : elle voyait la constante tristesse de sa fille, car l'amour minait sourdement le cœur de Marie, et résistait à tous ses efforts. La comtesse aurait voulu effectuer ce mariage avec Sant-Morin, qui, à ce qu'elle s'imaginait, rétablirait la paix dans le sein de sa fille, et assurerait son bonheur futur. Elle ne laissait échapper aucune occasion de plaider sa cause ; elle s'en acquittait cependant avec beaucoup de ménagement pour ne point choquer la sensibilité de Marie, qui ne répondait jamais que quelques mots, et qui ne pouvait souffrir une longue conversation sur ce sujet. Son refus constant d'écouter Sant-Morin fit enfin perdre toute espérance à la comtesse et la convainquit de l'inutilité de ses efforts. Elle jugea qu'il ne serait pas honnête de le nourrir d'un vain espoir, et elle fut forcée de dire à Osbert de le détromper sur cet article.
Depuis plusieurs mois la baronne faisait des recherches inutiles pour retrouver son fils ; elle n'en apprenait aucune nouvelle, on ne pouvait point découvrir les gens qui en avaient été chargés. Sa détresse était inexprimable. Enfin désespérant de réussir, elle était réduite à déplorer en secret la confiance facile qui avait pu l'abandonner à des êtres qui l'avaient trahi. Mais quoiqu'elle fût elle-même incapable de goûter le bonheur, elle ne voulait point en priver ceux qui en étaient susceptibles, et elle céda aux sollicitations d'Osbert, en plaidant sa cause auprès de Laure, pour accélérer leur union.
Osbert avait présenté la comtesse et Marie à la baronne et à sa fille, et une conformité de sentimens n'avait pas tardé à cimenter entre ces deux mères respectables une amitié durable. Marie et Laure n'étaient pas moins satisfaites l'une de l'autre. L'abattement de Sant-Morin en présence de la sœur du comte, témoignait la violence de sa passion, et aurait excité dans le sein de celle-ci quelque chose de plus que de la pitié si son cœur n'avait pas été préoccupé. Alleyn qui, par rapport à Marie, était restreint à ne point s'écarter des bornes de la pensée, errait solitairement dans le château d'Athlin, comme un spectre qui visite les lieux où est enseveli son bonheur. Sa prudence formait des résolutions que sa passion lui faisait à l'instant rejeter ; trompé par l'amour, quoique poursuivi par le désespoir, il différait constamment son départ, et l'illusion du jour était toujours l'illusion du lendemain. Attaché à ses vertus et reconnaissant ses services, le comte lui aurait volontiers accordé tous les honneurs, excepté le seul qui pouvait faire le bonheur de sa vie, et que sa fierté lui permettait d'accepter. Ses refus étaient néanmoins accompagnés d'une modestie si gracieuse, qu'ils étaient plutôt capables de concilier la bienveillance que d'offenser la générosité.
Dans une galerie qui était au nord du château, pleine de tableaux de famille était un portrait de Marie. Elle était peinte dans l'habit qu'elle portait le jour de la fête, lorsqu'elle fut amenée par le comte dans la salle, et présentée à Alleyn. La ressemblance était frappante et exprimait tous les charmes de l'original. Toutes les fois qu'Alleyn pouvait se dérober à l'observation, il se retirait dans cette galerie pour contempler le portrait de celle qui était toujours présente à son esprit. Là, il pouvait pousser ce soupir que réprimait sa présence, et répandre ces larmes auxquelles elle défendait de couler. Un jour qu'il était dans cet endroit, enseveli dans la tristesse, son oreille fut frappée des sons d'une agréable musique, qui paraissaient venir du fond de la galerie. L'instrument était touché avec une délicatesse extrême, et dans les douces ondulations de la voix qui flottait dans les airs, il distingua les paroles suivantes, qu'il se ressouvint être une ode composée par Osbert, et présentée à Marie, qui l'avait la veille mise en musique.
LE MATIN.
CHŒUR.
Captivé par ces doux sons, il s'était avancé de quelques pas dans la galerie ; lorsque la musique cessa, il s'arrêta ; après une courte pause, elle recommença, et il entendit les paroles suivantes, chantées à voix basse et avec l'expression de la plus tendre mélancolie.
La voix fut interrompue et perdue dans des soupirs ; les cordes du luth rendirent des sons aigus, et un moment après il régna un profond silence. Il s'avança vers l'endroit d'où étaient partis ces sons, et à travers une porte qu'on avait laissée entr'ouverte, il aperçut Marie appuyée sur son luth et fondant en larmes. Il resta quelque tems immobile, plongé dans l'admiration, sans en être remarqué ; mais un soupir qui lui échappa, la rappela à elle-même ; elle leva les yeux et aperçut l'objet de ses chagrins secrets. Elle se leva en désordre ; la rougeur de son visage trahit son cœur, et elle fuyait à la hâte la présence d'Alleyn resté à l'entrée de la chambre, le désespoir dans l'ame, lorsqu'elle fut rencontrée par son frère qui entrait par la porte par où elle voulait sortir ; elle avait les yeux rouges à force de pleurer : il lança sur elle un regard de surprise et de mécontentement, et passa dans la galerie, où il fut suivi d'Alleyn alors sorti de sa transe. « Je m'attendais à une autre conduite de votre part, » lui dit le comte ; « je comptais sur votre parole, et vous m'avez trompé. » « Veuillez m'entendre, milord, répliqua le jeune homme, je n'ai jamais abusé de votre confiance ; ayez la complaisance de m'entendre. » « Je ne puis actuellement, répondit Osbert, mon tems est précieux ; je vous entendrai dans un autre moment. » En prononçant ces mots, il sortit avec un air de hauteur qui pénétra Alleyn jusqu'à l'ame. Celui-ci dédaigna de le suivre, et d'insister davantage pour se justifier. Il fut alors complètement malheureux. Le même accident qui lui avait dévoilé le cœur de Marie, et toute l'étendue de ce bonheur que le sort lui refusait, lui arrachait tout espoir. Le même accident avait exposé la délicatesse de celle qu'il aimait à un choc cruel, fait soupçonner son honneur, et l'avait exposé à un reproche sensible de la part d'un homme dont il s'efforçait de captiver la bienveillance, et pour la sûreté duquel il avait souffert la captivité et affronté la mort.
Marie avait quitté sa chambre dans l'affliction et la perplexité ; elle s'était aperçue de la méprise de son frère et en était accablée ; elle aurait bien voulu le détromper, mais il était allé au château de Dunbayne rendre une de ces visites préparatoires à son mariage, d'où il ne revint que le soir. La scène dont il avait été témoin le matin lui avait causé la plus violente agitation ; il connaissait la passion mutuelle qui enflammait le cœur d'Alleyn et celui de sa sœur ; il les avait surpris dans un appartement écarté ; il avait remarqué l'air tendre et pensif du jeune homme, et les larmes et le désordre de Marie ; et dans le premier moment il n'avait pas hésité de croire que l'entrevue était concertée. Dans la chaleur de son mécontentement, il avait rejeté l'explication d'Alleyn avec une hauteur que cette scène était seule capable d'exciter, et que rien ne pouvait excuser que l'illusion qui en avait été la cause. Cependant, après avoir plus mûrement réfléchi, il se représenta la délicatesse et la noble fierté de sa sœur, ainsi que l'intégrité d'Alleyn, et il s'accusa de trop de précipitation. Les services signalés de ce jeune homme s'offrirent à son esprit ; il se repentit de l'avoir traité avec tant de rigueur. A son retour, il le fit demander pour entendre son explication et pour adoucir l'âpreté de sa dernière conduite.
Osbert est dangereusement blessé dans les souterrains du château en poursuivant des étrangers suspects. — Détresse de sa famille et de Laure. — Une fièvre violente le met à l'article de la mort. — Ses derniers adieux à Laure. — Alleyn est violemment soupçonné d'être l'assassin du comte. — Toutes les recherches faites pour le trouver sont inutiles. — Guérison du comte. — Préparatifs pour son mariage. — Départ de Sant-Morin. — Enlèvement de Marie.
On ne trouvait Alleyn nulle part. Le comte alla lui-même à sa recherche, mais il n'eut pas plus de succès. Comme il revenait de la terrasse, chagrin et inconsolable, il remarqua deux individus qui la traversaient à quelque distance devant lui, et la sombre lueur de la lune lui laissa apercevoir que ces gens n'étaient point du château. Il appela. Ils ne lui firent aucune réponse ; mais au son de sa voix redoublèrent le pas, et se perdirent presque au même instant dans l'obscurité des remparts. Surpris d'une aventure si étrange, le comte s'avança à la hâte, et s'efforça de suivre la route qu'ils avaient prise. Il marcha en silence, mais il n'entendit aucun son pour diriger ses pas. Quand il arriva à l'extrémité du rempart, qui formait l'angle du nord du château, il s'arrêta pour examiner le terrain et pour écouter si quelque chose remuait. Rien, tout était tranquille. Après être demeuré quelque tems à examiner le rempart, il entendit quelqu'un dont la voix lui était inconnue, parlant bas et d'une manière cachée, mais il ne put distinguer le sujet de la conversation. Cette voix sembla s'approcher de l'endroit où il était. Il tira l'épée et épia en silence tous les mouvemens. Plusieurs individus s'avancèrent, s'arrêtèrent tout court, tournèrent ensuite, et firent un long examen du bâtiment. Ils conversaient à voix basse ; mais le comte comprit par la violence de leurs gestes et la précaution de leurs démarches qu'ils méditaient quelque dessein préjudiciable à la paix du château. Après avoir terminé leur examen, ils tournèrent encore une fois vers l'endroit où il s'était posté ; l'ombre d'une tourelle l'empêchait d'être vu, et ils continuèrent leurs approches jusqu'à ce qu'ils fussent à une très-petite distance de lui ; ils passèrent ensuite à travers une arche en ruines, et se perdirent à travers les détours obscurs du bâtiment. Etonné de ce qu'il venait de voir, Osbert se hâta de regagner le château d'où il détacha quelques-uns de ses gens à la poursuite des inconnus ; et il alla avec quelques domestiques à l'endroit où ils avaient disparu. Ils entrèrent sous l'arche qui conduisait à une partie ruinée de château ; ils suivirent sur un pavé rompu les restes d'un passage, fermé par une porte basse, presque imperceptible à cause du lierre épais qui la couvrait. Ayant ouvert cette porte, ils descendirent un petit escalier qui conduisait sous le château, si étroit et si brisé que la descente était extrêmement difficile et dangereuse.
L'humidité des vapeurs long-tems enfermées éteignit leur lumière, et ils restèrent dans les ténèbres les plus épaisses, en attendant qu'un des leurs allât à la partie habitée du bâtiment pour rallumer la lampe. Tandis qu'ils attendaient en silence le retour de la lumière, on entendait distinctement respirer par intervalles près de l'endroit où ils étaient. Les domestiques éprouvaient la plus grande frayeur ; et le comte lui même n'était pas trop rassuré. Ils gardèrent le plus profond silence, prêtant une oreille attentive, lorsque le son de quelques pas les fit tressaillir. Le comte cria : qui va là? Personne ne lui répondit ; l'écho profond répéta seul les sons de sa voix. Ils firent du bruit avec leurs épées, et s'avancèrent ; mais les pas parurent s'éloigner. Le comte s'élança en avant et saisit la personne qui fuyait. Il s'ensuivit un petit combat ; mais Osbert, plus fort que son antagoniste, l'avait presque renversé, lorsqu'il se sentit percé au côté par la pointe d'une épée, il lâcha prise et tomba par terre. Ses domestiques qui n'avaient pu les suivre, arrivèrent alors : mais les assassins avaient effectué leur retraite car on n'entendit leurs pas qu'à une distance fort éloignée. Ils s'efforcèrent de relever le comte qui était sans connaissance ; mais ils ne savaient comment le tirer de ce lieu d'horreur : car ils étaient encore dans la plus profonde obscurité. Dans cet état cruel chaque moment paraissait un siècle. Quelques-uns essayèrent de retrouver le chemin de la porte, mais les ténèbres et les ruines du lieu détruisirent leurs efforts. A la fin la lumière parut et laissa voir Osbert insensible et baigné dans son sang. Il fut transporté au château, où l'on peut aisément se figurer l'horreur de la comtesse, lorsqu'elle le vit dans cette situation. A force de secours on le rappela à la vie ; sa blessure fut examinée et trouvée dangereuse ; on le porta dans un lit avec de bien faibles espérances de guérison. Lorsque Maltida fut informée de cette aventure, son étonnement ne fut pas moins grand que sa douleur. Toutes ses conjectures sur les desseins et l'identité de l'assassin se perdirent dans le vague. Elle ne savait à qui imputer ce forfait, ni imaginer aucun moyen qui pût conduire à la découverte d'un complot si mystérieux. Les individus qui avaient continué la poursuite, dans les souterrains, revinrent alors rendre compte à la comtesse. Tous les réduits les plus cachés du château et du rempart avaient été scrupuleusement examinés, et l'on n'avait trouvé personne. Ce qui augmentait encore le mystère de cet attentat, était la manière extraordinaire avec laquelle les inconnus s'étaient évadés.
Marie veillait son frère dans les transes les plus cruelles, elle tâchait néanmoins de cacher ses appréhensions pour ne point faire perdre toute espérance à sa mère. La comtesse s'efforçait de se résigner à l'événement, avec une espèce de courage désespéré. Il y a un certain degré de malheur, au delà duquel l'esprit devient indifférent et acquiert une sorte de calme artificiel. Un excès de souffrances tue, pour ainsi dire, les pouvoirs vitaux de la sensibilité, et par une conséquence naturelle détruit son propre principe. Il en était ainsi de Maltida, une longue suite d'épreuves l'avait réduite à un état affreux de tranquillité, qui suivit le premier choc de l'événement actuel. Il n'en était pas de même de Laure ; ignorant encore le malheur, et remplie d'espérances, elle vit la félicité qu'elle était prête à atteindre, s'éloigner d'elle avec toute la chaleur d'une sensibilité qui n'avait pas encore été émoussée par les rigueurs de la contrariété.
Lorsqu'elle apprit la nouvelle de l'état du comte, elle fut plongée dans la douleur la plus affreuse, et éprouva dans le silence les angoisses les plus terribles. Sant-Morin vint aussitôt voir Osbert, mais son propre chagrin lui déchirait le cœur, et il était hors d'état de donner aux autres cette consolation dont il avait lui-même besoin.
Une fièvre, occasionnée par les blessures, ajouta au danger du comte, et au désespoir de sa famille. Pendant tout ce tems-là Alleyn n'avait point paru au château ; et son absence, dans une pareille circonstance, éleva dans le sein de Marie une variété de craintes désespérantes. Osbert le demanda et désira de le voir. Le domestique, envoyé à la chaumière de son père, apporta la nouvelle qu'il y avait quelques jours qu'on ne l'avait vu, et que personne ne savait où il était allé. La surprise fut universelle ; mais les effets qu'elle produisit furent différens et contraires. Un étrange concours de circonstances inspirait à l'esprit de la comtesse un soupçon que son cœur et le souvenir de la conduite d'Alleyn rejetaient à l'instant. Elle avait appris ce qui s'était passé entre le comte et lui dans la galerie ; son absence soudaine, l'événement qui s'en était suivi, et sa fuite subséquente formaient une chaîne de semi-preuves, qui la forçaient malgré elle à le croire complice de l'affaire qui venait de replonger sa maison dans le malheur.
Marie avait trop de confiance à la probité du jeune homme pour admettre un soupçon de cette nature. Elle rejeta avec dédain toute suggestion qui pouvait offrir l'idée d'Alleyn alliée à celles du déshonneur, et elle crut qu'il était impossible qu'il fût coupable d'une action aussi basse que celle dont il s'agissait. Néanmoins elle éprouvait une étrange inquiétude à son sujet, et elle était continuellement tourmentée d'appréhensions cruelles pour sa sûreté. L'angoisse dans laquelle il avait quitté l'appartement, le traitement injurieux que lui avait fait son frère, et son absence précipitée, tout conspirait à la faire craindre que le désespoir ne l'eut poussé à quelque acte de suicide.
Le comte, dans le délire de la fièvre, ne rêvait qu'à Laure et à Alleyn, c'étaient les seuls sujets de ses extravagances. Saisissant un jour la main de Marie, qui était assise à côté de son lit, et la fixant pendant quelque tems : « Ne pleurez pas, dit-il, ma chère Laure, ni Malcolm, ni aucun pouvoir terrestre ne sera capable de vous séparer de moi ; ses murailles… ses gardes… qu'est-ce que cela? Je vous arracherai de ses mains ou je périrai. J'ai un ami dont la valeur fera beaucoup pour nous ; un ami… ô! ne le nommez pas ; nous sommes dans des tems bien étranges ; prenez garde à qui vous vous fiez. Je lui aurais donné ma vie… mais non… Je ne veux pas le nommer ». Se tournant ensuite subitement de l'autre côté du lit, et regardant fixement vers la porte avec une expression de chagrin qu'il est impossible de décrire :
« Tous les maux dont mon plus cruel ennemi eût pu m'accabler, toutes les horreurs de l'emprisonnement et de la mort n'ont jamais laissé dans mon ame un trait aussi perçant que ton infidélité. » Marie fut tellement choquée de cette scène, qu'elle quitta la chambre et se retira dans son appartement pour se livrer à toute la douleur qu'elle lui causait.
L'état d'Osbert devint tous les jours plus alarmant ; et la fièvre qui n'était pas encore à sa crise, tenait ses amis suspendus entre la crainte et l'espérance. Dans un de ses momens de calme, s'adressant à la comtesse de la manière la plus pathétique, il la pria, comme il était probable que la mort allait le séparer de celle qu'il aimait le plus, de lui permettre de voir Laure encore une fois. Elle vint fondant en larmes, et il s'en suivit une scène de douleur au-dessus de toute expression. Il lui fit ses derniers adieux ; elle jeta sur lui un dernier regard ; et s'arrachant de ses bras le cœur brisé, elle fut portée à Dunbayne dans un état presque aussi dangereux que celui du comte.
L'agitation qu'il avait éprouvée pendant cette entrevue, lui causa un retour de transport plus violent qu'aucun des accès dont il eût encore été tourmenté ; à la fin, épuisé de fatigue, il tomba dans un profond sommeil qui dura, sans intermission, pendant vingt-quatre heures. Ce repos donna à la comtesse et à Marie, qui le veillaient alternativement, la consolation de l'espérance. Quand il s'éveilla il était sensiblement mieux, et dans un état bien différent de celui où on l'avait laissé quelques heures auparavant. La crise était alors passée, et depuis cette époque la maladie diminua rapidement jusqu'à ce qu'il eut recouvré la plénitude de sa santé.
La joie de Laure, dont la santé revenait progressivement avec sa tranquillité et celle de sa famille, fut telle que les belles qualités d'Osbert le méritaient. Cette joie fut néanmoins un peu interrompue par le comte de Sant-Morin, qui, entrant un jour dans l'appartement de la baronne, des lettres à la main, lui dit qu'il venait d'apprendre la mort d'un parent éloigné, qui lui avait légué des biens considérables, et dont il était absolument nécessaire qu'il allât, sans délai, prendre possession ; qu'en conséquence il était obligé, malgré lui, de partir sur-le-champ pour la Suisse. Quoique la baronne et ses amis prissent part à sa bonne fortune, ils étaient tous fâchés de son départ précipité. Il prit congé de tout le monde, et particulièrement de Marie, pour qui son amour était toujours le même, avec la plus grande émotion. Le vuide qu'il laissa dans leur société ne put aisément se remplir, et furent long-tems à reprendre leur gaieté ordinaire.
On faisait alors des préparatifs pour le mariage d'Osbert et de Laure, et le jour de la célébration fut enfin déterminé ; la cérémonie devait avoir lieu dans une chapelle du château de Dunbayne ; un chapelain de la baronne devait officier ; il n'y avait que Marie pour accompagner la mariée ; la comtesse et la baronne se proposaient d'assister à la cérémonie. La présence de Sant-Morin fut universellement regrettée, car c'était lui qui devait présenter la future épouse. On appela à son défaut un Laird voisin, que la famille de la baronne avait toujours estimé. Les sollicitations de Laure firent consentir Marie à passer la nuit qui précédait le mariage au château de Dunbayne. A la fin, le jour si long-tems désiré et attendu par le comte avec tant d'impatience, arriva. Il faisait extrêmement beau, et la joie qui brillait dans ses yeux semblait donner un nouveau lustre à tout ce qui l'environnait. Il partit avec la comtesse pour Dunbayne, jouissant du plaisir avec lequel il reviendrait, par cette même route, au château d'Athlin, accompagné de Laure, et uni avec elle par des liens que la mort seule pouvait briser. A leur arrivée, ils furent reçus par la baronne qui demanda où était Marie. Lorsque la comtesse et Osbert apprirent qu'on ne l'avait point vue, ils éprouvèrent la plus grande consternation. Le château ne fut plus qu'une scène de confusion ; les noces furent différées. Le comte retourna sur-le-champ à Athlin pour envoyer ses gens à la recherche de Marie. Il fut instruit que les domestiques chargés d'accompagner sa sœur n'avaient point reparu depuis son départ. Cette nouvelle redoubla ses alarmes ; il monta lui-même à cheval pour aller à sa poursuite, ne sachant cependant pas quel chemin il devait prendre. Plusieurs jours se passèrent en recherches inutiles ; on ne put découvrir les moindres traces de sa fuite.
Marie est enlevée par une bande d'hommes armés. Ils la conduisent à travers une forêt et une longue bruyère. Ils s'arrêtent sous les ruines d'une vieille abbaye. — Orage affreux. — Cris de Marie. — Combat des brigands. — Alleyn est attiré par le bruit ; il est assailli par les brigands. — Arrivée d'Osbert et de ses gens. — Les brigands mis en fuite, et deux d'entr'eux arrêtés. — Découverte du complot tramé pour l'enlèvement de Marie. — Osbert revient au château d'Athlin avec Marie et Alleyn. Ce dernier est reconnu pour être le fils de la baronne de Malcolm. — Mariages d'Osbert et de Laure ; d'Alleyn et de Marie.
Marie était pendant ce tems-là en proie à des frayeurs accablantes. En allant à Dunbayne, elle avait été attaquée par une bande d'hommes armés qui, après avoir engagé un combat simulé avec ses domestiques, l'avaient enlevée sans connaissance. Lorsqu'elle revint à elle-même elle se trouva au milieu d'une forêt, dont l'obscurité était encore augmentée par les ombres de la nuit. La lune qui commençait à s'élever et à se faire apercevoir à travers les arbres, ne servit qu'à lui découvrir l'aspect effrayant de l'endroit et le nombre d'hommes qui l'environnaient ; ses craintes la privèrent, pour ainsi dire, de sa raison. Ils voyagèrent toute la nuit en observant le plus profond silence. Au point du jour elle arriva sur les bords d'une vaste bruyère dont ses yeux ne purent découvrir les bornes.
Avant de passer ce désert ils s'arrêtèrent à l'entrée d'une caverne formée dans le roc, ombragée par des pins et des sapins, où, étendant leur déjeûner sur l'herbe, ils offrirent des rafraîchissemens à Marie, dont le désordre était trop grand pour lui permettre d'y toucher. Elle les supplia, dans les termes les plus touchans, de lui dire qui les avait envoyés et où ils la menaient ; mais ils demeurèrent insensibles à ses larmes et à ses sollicitations, et elle fut contrainte d'attendre, dans le silence de la terreur, le sort qu'on lui destinait. Ils continuèrent leur route, et, vers la fin du jour, ils s'approchèrent des ruines d'une abbaye, dont les arches rompues et les tours isolées s'élevaient avec une grandeur lugubre à travers l'obscurité de la nuit. C'était l'habitant solitaire de ces lieux sauvages, monument de la mortalité et de la superstition ; la sombre majesté de son aspect semblait commander le silence et la vénération.
La froide rosée tombait abondamment, et Marie, fatiguée de corps et d'esprit, était presque mourante sur son cheval, lorsqu'ils s'arrêtèrent sous une arche de ces ruines. Elle n'était cependant pas insensible aux objets qui l'environnaient ; la triste solitude de l'endroit et l'aspect imposant du bâtiment, dont l'effet était augmenté par l'approche des ténèbres, la remplirent d'horreur, et quand on la descendit de cheval, elle fit un cri de désespoir. Ils la portèrent par un chemin rompu dans une partie du bâtiment qui avait été autrefois les cloîtres de l'abbaye, mais qui tombait alors en ruine et qui était couverte de lierre. Il y avait cependant à l'extrémité de ces cloîtres un pavillon qui avait plus fortement résisté aux ravages du tems ; le toit en était entier, et les cadres brisés des fenêtres tenaient encore. Ce fut là qu'ils portèrent Marie, où ils la laissèrent, presque sans vie, sur le pavé couvert d'herbe, tandis que quelques-uns des brigands se hâtèrent d'allumer un feu de fougère et de toutes les broussailles qu'ils purent ramasser.
Ils tirèrent leurs provisions et se placèrent autour du feu, où à peine étaient-ils assis, que le bruit éloigné du tonnerre annonça l'approche d'une tempête. Il y eut effectivement un orage affreux avec des coups de tonnerre qui ébranlèrent l'abbaye jusques dans ses fondemens. Ils étaient à l'abri de la pluie ; mais les éclairs redoublés qui pénétraient avec force à travers les fenêtres les alarmèrent tous. Marie poussa des cris aigus, et la crainte dont les brigands étaient pénétrés ne les empêcha pas de prononcer d'horribles imprécations contre sa détresse ; l'un d'entr'eux, dans la fureur de son ressentiment, jura qu'elle serait bâillonnée, et saisit ses mains sans défense pour exécuter ses menaces. Ses cris redoublèrent. Les domestiques qui l'avaient trahie n'étaient pas encore assez endurcis dans le crime pour voir sa détresse sans émotion ; quoiqu'ils eussent cédé à l'appât d'une récompense ils ne voulaient pas que leur maîtresse éprouvât des rigueurs inutiles. Ils s'opposèrent aux brigands, et il s'éleva entr'eux une querelle dont la violence fut telle qu'ils en vinrent aux mains.
Au milieu des coups de tonnerre, les sermens et les exécrations des combattans ajoutaient une nouvelle terreur à la scène. Les brigands furent plus forts que leurs adversaires, et Marie, voyant que la victoire se décidait contre elle, poussa un cri perçant. Le bruit de quelqu'un qui approchait attira l'attention de toute la bande. Presqu'au même instant un homme s'élança au milieu d'eux, et, tirant l'épée, demanda la cause du tumulte. Marie, étendue par terre, presque expirante, leva alors les yeux ; mais quelle fut sa surprise et ses sensations lorsqu'elle aperçut Alleyn, qui resta pétrifié d'horreur! Avant qu'il pût voler à son secours, les attaques des brigands l'obligèrent à se défendre : il para, pendant quelque tems, les coups qu'ils lui portèrent, mais il aurait inévitablement succombé si le bruit d'une marche n'avait un moment suspendu leur fureur. Le pavillon fut en un instant rempli d'hommes armés. L'étonnement d'Alleyn devint encore plus grand, car c'était Osbert à la tête d'un parti. Dès que celui-ci aperçut Alleyn, il s'arrêta tout court et demeura stupéfait. Reprenant néanmoins sa fermeté, il lui commanda de se défendre. La voix de son frère rappela Marie à elle-même, et remarquant leurs attitudes menaçantes, elle recueillit assez de force pour se jeter au milieu d'eux ; Alleyn laissant tomber son épée, courut à elle pour la secourir, mais le comte le repoussa et serra sa sœur contre son sein. « Ecoutez-moi, Osbert », fut tout ce qu'elle put prononcer. « Apprenez-moi qui l'a amenée ici », dit fièrement Osbert à Alleyn. « Je n'en sais rien, répliqua celui-ci, demandez-le à ces gens que vos domestiques viennent d'arrêter. Si ma vie vous est odieuse, frappez et épargnez-moi le chagrin de la défendre contre le frère de Marie. » Le comte hésita de surprise, et la générosité d'Alleyn le fit rougir. Il allait continuer, mais il fut interrompu par l'arrivée de ses domestiques qui, après un violent combat avec les brigands, en avaient saisi deux qu'ils amenaient à leur maître ; le reste avait fui. Le comte reconnut dans l'un d'eux son propre valet, qui, ne pouvant soutenir sa présence, tomba à ses pieds et implora sa miséricorde. « Misérable », s'écria le comte, en le saisissant, et tenant son épée levée sur sa tête, « dis-moi par quelle impulsion tu as agi, et tout ce que tu sais de cette affaire ; souviens-toi que ta vie dépend de la vérité de tes aveux. » — « Je dirai la vérité, Milord, la vérité toute entière », répliqua ce malheureux en tremblant, « je vous le promets. Il y a environ trois semaines ; non, je me trompe, il y a quinze jours, lorsqu'on m'envoya porter un message à Lady Malcolm, le valet de chambre du comte Sant-Morin, » — « le comte Sant-Morin! » répétèrent tous ceux qui étaient présens. « Mais continue, dit Osbert. — Le valet du comte de Sant-Morin me tira dans une chambre à l'écart, et me dit d'y attendre son maître qui allait s'y rendre à l'instant. » — « Sois prompt, dit le comte, au fait. » — « Oui, milord ; le comte vint et me dit : « Robert il y a long-tems que je vous observe, et je crois qu'on peut se fier à vous » ; voilà ce qu'il m'a dit, milord, Dieu me pardonne! — Bien, bien, continue! — A quoi pensais-je? oui, il m'a dit « je crois qu'on peut se fier à vous. » — « Ah! c'en est trop, coquin, tu abuses de ma patience, pour donner à tes complices le tems de s'échapper ; sois prompt, ou tu es mort. » — « Il tira de sa poche une poignée de louis qu'il me donna. Pouvez-vous garder un secret, Robert, me demanda-t-il? Oui, monsieur le comte, lui répondis-je, Dieu me pardonne! » — « Eh bien! faites attention à ce que je vais vous dire! Vous accompagnez souvent votre jeune maîtresse quand elle va à Dunbayne. » — « Ce fut donc le comte de Sant-Morin qui te chargea de l'exécution de ce projet? » — « Pas moi seul, milord. » — « Répons-moi, le comte est-il auteur de ce complot? » — « Oui milord. » — « Et où est-il? » ajouta Osbert d'un ton furieux. — « Je ne sais pas, milord. » — « Tu ne sais pas, malheureux! pense à ta vie. » — « Je n'en sais réellement rien. Vous savez, milord, qu'il s'est embarqué près du château de Dunbayne, et nous allions le trouver à un endroit éloigné de la côte, où nous devions tous nous embarquer pour le continent. » — « Il est impossible que vous ignoriez le lieu de votre destination », dit le comte, en se tournant vers l'autre prisonnier ; « où est celui qui vous emploie? » — « Je ne suis pas fait pour le dire », répondit celui-ci d'un ton hautain. — « Révèle-moi la vérité », ajouta le comte, en tournant vers lui la pointe de son épée, « ou je te la ferai dire de force. » — « L'endroit où nous devions trouver le comte n'a point de nom. » — « Vous savez où c'est? » — « Oui. » — « Conduisez-y moi. » — « Jamais. » — « Jamais? il y va de votre vie », dit Osbert, en lui tenant l'épée sur la poitrine. — « Frappez », dit Sant-Morin, en jetant le manteau qui le cachait ; « frappez et délivrez-moi d'une existence que l'amour m'a rendu odieuse ; frappez, et faites que le premier moment où je suis entré ici soit le dernier de mon crime. » Marie poussa un faible cri ; le reste de ses forces l'abandonna, et elle tomba évanouie sur le pavé. Osbert recula de quelques pas, et resta suspendu dans l'étonnement. Il est impossible d'exprimer les regards de tous les spectateurs. « Prenez une épée, dit le comte, revenant à lui, et défendez-vous. » — « Jamais, milord, jamais! quoique la force de ma passion m'ait poussé à vous enlever une sœur, je n'aggraverai pas mon crime par l'assassinat du frère. J'ai déjà une fois mis votre vie en danger, quoique ce ne fût pas mon intention ; et Dieu sait les angoisses que cet accident m'a causées! L'impétuosité de ma passion m'a poussé avec une force irrésistible ; elle m'a fait violer les droits de la reconnaissance, de l'amitié et de l'humanité. Vivre dans la honte, et dans le sentiment du crime est un tourment mille fois plus cruel que la mort. Que votre épée vous rende justice, et épargnez-moi la douleur de faire long-tems la comparaison de ce que je suis d'avec ce que j'ai été. » — « Allons : trêve de tout cela, dit le comte, défendez-vous! » Sant-Morin refusa de nouveau. « Et vous misérable, » dit Osbert en se tournant vers l'homme qui avait avoué le complot, « vous prétendiez ignorer la présence du comte de Sant-Morin! votre perfidie sera punie comme elle le mérite. » — « Aussi sûr que j'implore votre miséricorde, milord, je ne savais pas qu'il fût ici. » — « Il dit la vérité, ajouta Sant-Morin, il ignorait l'endroit où il devait me rencontrer. J'approchais de ces lieux pour me découvrir au cher objet de ma passion, quand vos gens me surprirent et m'arrêtèrent. » Marie confirma le témoignage du comte Suisse, en disant qu'elle ne l'avait point encore vu depuis qu'elle avait quitté le château de Dunbayne. Elle demanda grâce pour lui, ainsi que pour les domestiques qui s'étaient opposés à la cruauté de leurs camarades. « Je ne suis pas un assassin, dit Osbert ; que le comte prenne une épée, et se batte à armes égales. » — « La vertu sera-t-elle donc réduite à l'égalité avec le vice? reprit le comte, non milord, plongez-moi votre épée dans le cœur et expiez mon offense. » Osbert insista encore pour qu'il se défendît, et Sant-Morin refusa. Touché de leur ancienne amitié, et affligé qu'une ame comme celle du comte eût succombé sous l'empire du vice, Osbert jeta son épée par terre, et mû par une espèce de tendresse, il dit : « Allez, monsieur, votre personne est en sûreté, et si cela est nécessaire à votre tranquillité, en lui tendant la main, acceptez mon pardon. » Sant-Morin, accablé par cet acte de générosité et par le sentiment d'en être indigne, se recula et parla ainsi : « Que votre générosité n'excite pas en moi des remords encore plus aigus que ceux que j'éprouve. Je puis supporter vos reproches, je sollicite votre vengeance ; mais vos bontés m'accablent. Jamais, milord, continua-t-il, les larmes aux yeux, jamais votre amitié ne sera souillée par un homme qui n'en est pas digne ; puisque vous ne voulez pas vous faire justice en prenant ma vie, je vais la terminer dans l'obscurité des régions éloignées. Cependant, avant que je parte, permettez-moi de vous demander encore une grace, ainsi qu'à cette dame chérie que j'ai offensée, et que mes yeux contemplent pour la dernière fois ; permettez-moi d'espérer que vous effacerez de votre mémoire jusqu'au souvenir de Sant-Morin. » Il termina cette phrase en poussant un profond soupir qui pénétra tous ceux qui étaient présens, et, sans attendre de réponse, il s'éloigna. La pitié avait fait détourner la tête à Osbert, et quand il voulut répliquer, il s'aperçut que le comte avait disparu ; il suivit ses pas dans le cloître ; il appela, mais inutilement.
Alleyn avait observé Sant-Morin avec un mélange de pitié et d'admiration ; et il soupira de la faiblesse de la nature humaine. « Comment, dit Osbert, en revenant soudain vers Alleyn, comment puis-je assez vous dédommager de mes soupçons et du traitement injurieux que je vous ait fait? Comment pourrez-vous me pardonner, et comment pourrai-je oublier mon injustice? Mais le mystère de cette affaire et les apparences plaident en ma faveur. » — « Oh! ne parlons plus de cela, milord, répliqua Alleyn, avec émotion ; réjouissons-nous seulement de la sûreté de notre chère dame, et offrons-lui les secours dont elle a besoin. » Le feu fut rallumé, et les domestiques d'Osbert lui présentèrent du vin et d'autres rafraîchissemens. Marie, qui n'avait pris aucune nourriture depuis qu'elle avait quitté le château, but alors un verre de vin, ce qui ranima ses esprits et la disposa à prendre d'autres rafraîchissemens. Elle demanda au comte par quelle heureuse circonstance il était parvenu à découvrir les traces des brigands. « Depuis le moment où je fus instruit de votre fuite, dit-il, je suis à votre poursuite. Le hasard m'avait conduit dans ces déserts, lorsque l'orage me força de me réfugier sous ces ruines. La lumière et le bruit confus de voix m'attirèrent vers le cloître, où, à mon grand étonnement, je vous apperçus avec Alleyn : épargnez-moi le souvenir de ce qui s'est passé après ». Marie aurait voulu savoir ce qui avait amené Alleyn dans cet endroit ; mais sa délicatesse lui fit garder le silence. Cependant Osbert, qui jusqu'ici n'avait pensé qu'à sa sœur, la tira de l'incertitude d'un plus long suspens. « Par quel étrange accident vous trouvez-vous ici, dit-il à Alleyn, et quel motif vous a engagé à vous absenter si long-tems du château? » A la dernière question le jeune homme rougit, et il lui échappa un soupir involontaire. Marie comprit bien cette rougeur et le soupir, et attendit sa réponse dans une vive agitation. « Je fuyais, milord, pour ne point encourir votre disgrace et pour m'éloigner d'un objet, hélas! trop dangereux pour ma tranquillité. Je cherchais à déraciner, par l'absence, une passion sans espérance, mais qui, à ce que je m'aperçois, tient à mon existence ; mais pardonnez-moi, milord, si je rappelle un sujet qui doit être pénible pour nous tous. Je quittai la chaumière de mon père avec un peu d'argent et quelques comestibles, et depuis ce tems-là, j'ai erré dans toute la campagne, misérable et désespéré, passant les nuits dans les cabanes que le hasard me faisait rencontrer, dans le dessein d'aller plus loin et de m'enrôler pour le service de ma patrie. Je fus surpris par la nuit au milieu de cette bruyère, et comme je marchais, sans savoir où j'allais, j'entendis au loin des cris de détresse. Je redoublai le pas ; mais le bruit qui me dirigeait cessa, et il s'en suivit un calme silence. Comme je réfléchissais, incertain de la route que je devais tenir, j'aperçus une faible lumière à travers les ténèbres : je m'efforçai de marcher vers ses rayons ; ils me conduisirent à ces ruines dont l'apparence majestueuse me fit éprouver une frayeur momentanée. Mes oreilles furent alors frappées d'un bruit confus de voix venant de l'intérieur ; et comme j'étais indécis si je devais entrer, j'entendis de nouveau les mêmes cris de détresse qui m'avaient d'abord alarmé. Je suivis ces sons qui m'amenèrent à l'entrée du cloître, à l'extrémité, duquel j'aperçus un parti d'hommes se battant les uns contre les autres ; je tirai l'épée et m'avançai, et les sensations que j'éprouvai en voyant lady Marie, ne sauraient s'exprimer! »
— « Le ciel vous a encore une fois rendu le libérateur de Marie », dit le comte, des larmes de reconnaissance tombant de ses yeux : « Ah! que ne puis-je écarter cet obstacle qui vous prive de votre juste récompense! » Un profond soupir fut toute la réponse d'Alleyn ; il garda un morne silence. Jamais un conflit plus violent de passions opposées n'avait agité le cœur du comte. Le mérite d'Alleyn sortait toujours avec plus d'éclat des ombres dont le malheur l'avait enveloppé. Son enthousiasme noble et désintéressé pour la cause de la justice, l'avait d'abord attaché à Osbert, et l'avait engagé dans une suite d'entreprises et de dangers qui exigeaient de la valeur, des connaissances et de la constance. Il lui avait rendu des services au-dessus de toute récompense ; il l'avait arraché à la captivité et à la mort, et avait deux fois délivré Marie des dangers les plus imminens. Toutes ces circonstances se présentaient à-la-fois à l'esprit du comte ; mais les préjugés d'un ancien orgueil s'opposaient à leur influence et en affaiblissaient l'effet.
La joie que ressentait Marie de voir Alleyn en sûreté et encore digne de l'estime qu'elle avait conçue pour lui, était détruite par l'amertume de la réflexion, et la réflexion lui causait une mélancolie qui ajoutait à la langueur de sa maladie. Au point du jour, ils quittèrent l'abbaye et partirent pour retourner au château, le comte ayant pressé Alleyn de les y accompagner.
Dans le chemin, les esprits étaient différemment occupés. Osbert réfléchissait à la conduite d'Alleyn et au dernier événement. Marie pensait principalement aux vertus de son amant et aux dangers qu'elle avait évités ; Alleyn déplorait son malheureux sort et présageait de nouvelles épreuves. Les pensées du comte ne l'empêchèrent cependant pas de questionner le domestique gagné par Sant-Morin, sur les autres particularités du complot. Les paroles prononcées par ce dernier, qu'il avait déjà mis sa vie en danger, n'avaient point échappé à Osbert, quoiqu'elles eussent été dites dans un moment où il régnait trop d'agitation pour lui permettre d'en demander l'explication. Il le fit alors parler sur la scène mystérieuse du souterrain. « Vous connaissez sans doute les individus qui m'ont blessé ». « Quelque méchant que je sois, milord, je n'eus aucune part à cette affaire, je n'aurais jamais voulu attenter à vos jours ». « Mais vous savez qui ». « On — on — oui — oui, milord, on me l'a dit après ; mais ils n'avaient pas dessein de vous faire du mal ». « Ils ne voulaient pas me faire de mal. Quel était donc leur dessein, et qui étaient ces gens-là? » — « Cet accident arriva long-tems avant que le comte m'eût parlé. Je vous jure, milord, que je n'y eus aucune part, et Dieu sait combien j'ai été chagrin de la blessure de votre seigneurie ; et » — « Bien, bien ; dites-moi quels étaient les individus du souterrain, et ce qu'ils prétendaient faire. » — « Un de mes camarades m'a dit,… en me faisant promettre de garder le secret ; mais il est juste que votre seigneurie sache tout ; et j'espère que votre seigneurie me pardonnera de m'être laissé séduire. « Robert, me dit-il, un jour que nous parlions ensemble de ce qui était arrivé ; Robert, cette affaire-ci est plus compliquée que vous ne pensez ; mais il ne me convient pas de dire tout ce que je sais ». Là-dessus je le pressai ; mais il persista dans son refus. Alors je lui promis fidèlement de n'en point parler ; et à la fin il me dit : « Eh bien! monsieur le comte est amoureux de notre jeune dame ; et vraiment c'est la plus aimable demoiselle qu'on puisse voir, mais elle ne l'aime pas ; et, se trouvant ainsi rejeté, il est résolu de l'épouser d'une manière ou d'une autre ; il a dessein de s'introduire une nuit dans le château et de l'enlever ».
— « C'est donc le comte qui m'a blessé? Soyez court. » — « Non, milord, ce ne fut pas le comte lui-même, mais deux de ses gens qu'il avait envoyés pour examiner le château et en particulier les fenêtres de l'appartement de mademoiselle, d'où il avait dessein de l'enlever, lorsque tout serait préparé pour cela. Ces individus avaient été introduits dans le souterrain par un de mes camarades, et ils s'échappèrent par le même chemin. Leur rencontre avec votre seigneurie ne fut qu'accidentelle, et ils ne se battirent que pour se défendre ; car ils n'avaient point d'ordre d'attaquer qui que ce fût. » — « Et quel est le scélérat qui favorisa ce complot? » — « Ce fut mon camarade qui s'est enfui avec les domestiques du comte. Ce fut lui qui les introduisit dans les remparts. Pardonnez-moi, milord ; mais je n'ai pas osé le dire ; il avait menacé de me tuer si je violais le secret ».
Après un jour de fatigue et de réflexions peu agréables, ils arrivèrent au château d'Athlin. La comtesse, pendant l'absence de son fils, était restée dans des inquiétudes cruelles. La baronne s'était efforcée de la consoler et était constamment demeurée auprès d'elle. Tandis qu'elle était occupée à lui prodiguer les soins d'une tendre amitié, les oreilles de Maltida furent frappées d'un bruit de chevaux. « C'est mon fils, dit-elle, en se levant de sa chaise, c'est mon fils, il m'apporte la vie ou la mort! ». Elle n'en dit pas davantage, mais elle se précipita dans le vestibule, et un moment après elle serra contre son sein sa fille presque expirante. Les transports de cette scène sont au-dessus de toute description ; elle ne fut remplie que de larmes et de soupirs.
La joie universelle fut néanmoins soudainement interrompue par la baronne, qui avait suivi Maltida dans le vestibule et qui tomba tout d'un coup par terre sans connaissance ; la joie fit alors place à la surprise et aux secours qui lui furent administrés. Lorsque la baronne eut recouvré l'usage de ses sens, elle regarda vaguement autour d'elle : « Est-ce une vision : s'écria-t-elle, ou une réalité? » Toute la compagnie tourna les yeux de tous les côtés, et n'aperçut rien d'extraordinaire. « C'était lui-même ; son visage, ses traits ; son air gracieux que mon imagination s'est souvent représenté! » Ses yeux parurent encore chercher quelque objet chimérique ; et on commençait à croire que sa tête s'était soudainement dérangée. « Quoi! encore! dit-elle » ; et elle retomba au même instant. La compagnie regarda alors vers la porte, où la baronne avait fixé les yeux, et aperçut Alleyn qui apportait de l'eau à la comtesse : tout le monde porta alors ses regards sur lui. Il s'approcha, ignorant ce qui venait de se passer ; et sa surprise fut extrême lorsque la baronne, revenue à elle, fixa tristement les yeux sur lui, et lui dit de découvrir son bras. « C'est — mon Philippe, dit-elle, avec la plus vive émotion ; j'ai enfin retrouvé mon cher enfant ; cette fraise qu'il a sur le bras confirme mes conjectures. Envoyez chercher l'homme qui se dit votre père, et mon domestique Patrick ».
Il est plus aisé de concevoir que de décrire les sensations de la mère et du fils ; celles de Marie n'étaient guères inférieures aux leurs ; et tous les spectateurs attendaient avec impatience l'arrivée des deux individus dont le témoignage devait décider cette importante affaire. Ils vinrent. « Vous appelez ce jeune homme votre fils? » dit la baronne. — « Oui, madame », répliqua celui-ci d'un air confus qui trahissait ses paroles. Quand Patrick arriva, sa surprise soudaine, en voyant le vieillard, découvrit la vérité. — « Connaissez-vous cet homme-là », dit la baronne à Patrick. — « Oui, madame, je ne le connais que trop bien ; ce fut à lui que je donnai votre fils ». Le bon homme tressaillit. — « Ce jeune homme est-il donc fils de votre seigneurie? » — « Oui. » — « Eh bien! Dieu me pardonne de vous l'avoir si long-tems tenu caché! mais j'ignorais sa naissance, et je l'ai reçu dans ma chaumière comme un enfant trouvé, à qui lord Malcolm accordait des secours par charité ». Toute la compagnie se réunit autour d'eux. Alleyn tomba aux pieds de sa mère, et baigna sa main de ses larmes. « Bon Dieu! à quel dessein m'as-tu conservé? » Il n'en put dire davantage.
La baronne le releva et le pressa encore avec transport contre son sein. Ils furent long-tems sans pouvoir ouvrir la bouche, et la compagnie était trop affectée pour interrompre ce silence. A la fin la baronne présenta Laure à son frère. « Une pareille mère! ai-je aussi une pareille sœur? dit-il ». Laure répandait des larmes de joie sur son sein. Osbert fut le premier qui recouvra assez de présence d'esprit pour féliciter Alleyn ; et l'embrassant : « Heureux moment, dit-il, où je puis vous serrer dans mes bras comme un frère »! Tous les spectateurs témoignèrent alors leur joie et leurs félicitations, il n'y eut que Marie dont les émotions étaient trop vives, pour lui permettre de parler.
La compagnie passa alors dans le salon, et Marie se retira pour prendre du repos, dont elle avait un si grand besoin. Au bout de quelques heures, elle fut en état de reparaître, dans la salle à manger, au milieu de ses amis.
Après les premiers transports de cette scène, « J'ai encore beaucoup à espérer et beaucoup à craindre, dit Philippe Malcolm », qui n'avait quitté d'Alleyn que le nom. « Vous, madame, en s'adressant à la baronne, vous ne refuserez sans doute pas de plaider ma cause auprès de celle que j'ai si long-tems et si tendrement aimée. Puis-je espérer », ajouta-t-il, en prenant la main de Marie qui était debout auprès de lui, « que vous n'avez pas été insensible à mon attachement, et que vous confirmerez le bonheur qui m'est maintenant offert? » Un doux sourire, qu'il est impossible d'exprimer, perça à-travers cette mélancolie qui avait depuis long-tems obscurci ses traits, et que la découverte qui venait de se faire n'avait pas encore dissippé, et ses yeux donnèrent cet assentiment que sa langue refusait d'exprimer.
La conversation roula le reste du jour sur cette découverte et sur l'enlèvement de Marie. Il fut résolu de terminer le lendemain le mariage du comte.
Ces heureux événemens avaient engagé ce dernier à faire ouvrir les portes du château ; les murs retentissaient de joie et de la gaieté de ses gens, et la soirée finit par des réjouissances universelles.
Le lendemain matin la chapelle fut décorée pour célébrer le mariage d'Osbert ; il s'y rendit, accompagné de Laure, de Philippe Malcolm, de Marie et de toute la famille. Quand ils s'approchèrent de l'autel, le comte s'adressant à sa future, lui parla ainsi : « A présent, ma chère Laure, il nous est permis de célébrer ces noces deux fois si péniblement interrompues, et qui doivent mettre le comble à mon bonheur. Ce jour va réunir nos familles par de doubles liens et récompenser le mérite de mon ami. On voit aujourd'hui que cette vertu qui l'a engagé à embrasser pour un autre la cause de la justice, le poussait aussi d'une manière mystérieuse à recouvrer ses droits. La vertu peut pendant un tems être accompagnée du malheur, et la justice obscurcie par le triomphe passager du vice ; mais cette puissance, dont elles font les attributs, ne tarde pas à dissiper les ténèbres de l'erreur, et même dans ce monde à faire éclater sa justice ».
Osbert s'avança, et donnant à Philippe la main de Marie, « Voici, dit-il, un moment de félicité parfaite! je puis maintenant récompenser ces vertus que j'ai toujours admirées et ces services pour lesquels je n'avais point auparavant de récompense assez grande. »
Fin de la Seconde et dernière Partie.
Livres qui se trouvent chez les mêmes.
liv. | sous. | |
Maison Rustique, 2 volumes in-4o, figures, reliés, | 30 | |
Traité des Jardins par Laquintinie, 4 vol. in-8o, reliés, | 24 | |
Agronome, ou Dict. du Cultivateur, 2 vol. in-8o, reliés, | 10 | |
Ecole du Jardin Potager, 2 vol. in-12, reliés, | 6 | |
Correspondance Rurale, 3 vol. in-12, reliés, | 9 | |
Manuel des Champs, 1 vol. in-12, relié, | 3 | |
Economie Rustique, 1 vol. in-12, relié, | 3 | |
Economie Rurale, trad. de Vanierre, 2 vol. in-12, reliés, | 6 | |
Jardinier Fleuriste, 1 vol. in-12, relié, | 3 | |
Dict. Géographique de Vosgien, 1 vol. in-8o, relié, | 7 | |
Géographie de Lacroix, 2 vol. in-12, reliés, | 6 | |
Géographie de Crosat, 1 vol, in-12, relié, | 3 | |
Chimie du Goût et de l'Odorat, 1 vol. in-8o, relié, | 9 | |
Diction. de l'Académie, 2 vol, in-4o, reliés, | 30 | |
Diction. de Santé, 2 vol. in-8o, reliés, | 15 | |
Diction. de Prononciation Anglaise, 1 vol. in-8o, relié, | 10 | |
Aventures de Télémaque, 2 vol. in-8o, édit. de Didot, brochés en carton, | 24 | |
Les mêmes, 2 vol. in-12, fig., reliés, | 6 | |
Les mêmes, 1 vol. in-12, relié, | 2 | 10 |
Les mêmes, Anglais, Français, 2 vol. in-12, reliés, | 6 | |
Histoire de Don Quichotte, 6 vol. in-12, reliés, fig., | 18 | |
Histoire de Cleveland, 6 vol. in-12, reliés, fig., | 18 | |
Histoire de Gil Blas, 4 vol. in-12, fig., reliés, | 10 | |
Contes des Fées, 4 vol. in-12, reliés, | 10 | |
Camille ou Lettres de deux filles de ce siècle, 4 vol. in-12, fig., brochés, | 7 | 10 |
Mémoires d'un homme de qualité, 8 vol. in-12, p. p., reliés, | 16 | |
Œuvres de Molière, 8 vol., p. p., édition de Didot, reliés, | 16 | |
Les mêmes, 6 vol. in-8o, fig., reliés, dorés sur tranche, | 60 | |
Œuvres de Racine, 3 vol. in-12, fig., reliés, | 9 | |
Les mêmes, 3 vol. in-12, p. p., reliés, édit. de Didot, | 6 | |
Œuvres de Regnard, 6 vol. in-8o, fig., reliés, dorés sur tranche, | 48 | |
Les mêmes, 6 vol, in-12, p. p., reliés, | 13 | |
Œuvres de Crebillon, père, 3 vol. in-12, p. p., reliés, | 6 | |
Œuvres de Gresset, 2 vol. in-12, p. p., reliés, | 5 | |
Œuvres de Mad.e Deshoulieres, 2 vol., p. p., reliés, | 4 | 10 |
Œuvres de Montesquieu, 7 vol. in-12, reliés, | 17 | 10 |
Les mêmes, 3 vol. in-4o, reliés, | 36 | |
Œuvres de Boileau, 3 vol. p. p., reliés, | 6 | |
Les mêmes, 1 vol. in-12, p. p., relié, | 2 | |
Révolutions d'Angleterre 4 vol. in-12, reliés, | 12 |
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