Project Gutenberg's Jean-Christophe Volume 3 (of 4), by Romain Rolland

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Title: Jean-Christophe Volume 3 (of 4)
       Antoinette, Dans la maison, Les Amies

Author: Romain Rolland

Release Date: April 28, 2020 [EBook #61970]

Language: French

Character set encoding: UTF-8

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ROMAIN ROLLAND

JEAN-CHRISTOPHE

NOUVELLE ÉDITION

III

ANTOINETTE—DANS LA MAISON
LES AMIES

PARIS
SOCIÉTÉ D'ÉDITIONS LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES
LIBRAIRIE OLLENDORFF
50, CHAUSSÉE D'ANTIN
Tous droits réservés.

ANTOINETTE

À MA MÈRE

Les Jeannin étaient une de ces vieilles familles françaises, qui, depuis des siècles, restent fixées au même coin de province, et pures de tout alliage étranger. Il y en a encore plus qu'on ne croit en France, malgré tous les changements survenus dans la société; il faut un bouleversement bien fort pour les arracher au sol où elles tiennent par tant de liens profonds, qu'elles ignorent elles-mêmes. La raison n'est pour rien dans leur attachement, et l'intérêt pour peu; quant au sentimentalisme érudit des souvenirs historiques, il ne compte que pour quelques littérateurs. Ce qui lie d'une étreinte invincible, c'est l'obscure et puissante sensation commune aux plus grossiers et aux plus intelligents, d'être depuis des siècles un morceau de cette terre, de vivre de sa vie, de respirer son souffle, d'entendre battre son cœur contre le nôtre, comme deux êtres couchés dans le même lit, côte à côte, de saisir ses frissons imperceptibles, les mille nuances des heures, des saisons, des jours clairs ou voilés, la voix et le silence des choses. Et ce ne sont pas les pays les plus beaux, ni ceux où la vie est la plus douce, qui prennent le cœur davantage, mais ceux où la terre est le plus simple, le plus humble, près de l'homme, et lui parle une langue intime et familière.

Telle la province du centre de la France, où vivaient les Jeannin. Pays plat et humide, vieille petite ville endormie, qui mire son visage ennuyé dans l'eau trouble d'un canal immobile; autour, champs monotones, terres labourées, prairies, petits cours d'eau, grands bois, champs monotones... Nul site, nul monument, nul souvenir. Rien n'est fait pour attirer. Tout est fait pour retenir. Il y a dans cette torpeur et cet engourdissement une secrète force. L'esprit qui les goûte pour la première fois en souffre et se révolte. Mais celui qui, depuis des générations, en a subi l'empreinte, ne saurait plus s'en déprendre; il en est pénétré; cette immobilité des choses, cet ennui harmonieux, cette monotonie, ont un charme pour lui, une douceur profonde, dont il ne se rend pas compte, qu'il dénigre, qu'il aime, qu'il ne saurait oublier.

Dans ce pays, les Jeannin avaient toujours vécu. On pouvait suivre les traces de la famille jusqu'au XVIe siècle, dans la ville et aux environs: car il y avait naturellement un grand-oncle, dont la vie fut consacrée à dresser la généalogie de cette liguée d'obscures et laborieuses petites gens: paysans, fermiers, artisans de village, puis clercs, notaires de campagne, venus enfin s'installer dans la sous-préfecture de l'arrondissement, où Augustin Jeannin, le père du Jeannin actuel, avait fort adroitement fait ses affaires, comme banquier: habile homme, rusé et tenace comme un paysan, au demeurant, honnête, mais sans scrupule exagéré, grand travailleur et bon vivant, qui s'était fait considérer et redouter, à dix lieues à la ronde, par sa malicieuse bonhomie, son franc parler, et sa fortune. Courtaud, ramassé, vigoureux, avec de petits yeux vifs dans une grosse figure rouge, marquée de la petite vérole, il avait fait parler de lui jadis comme coureur de cotillons; et il n'avait pas tout à fait perdu ce goût. Il aimait les gauloiseries et les bons repas. Il fallait le voir à table, où son fils Antoine lui tenait tête, avec quelques vieux amis de leur espèce: le juge de paix, le notaire, l'archiprêtre de la cathédrale:—(le vieux Jeannin mangeait volontiers du prêtre; mais il savait aussi manger avec le prêtre, quand le prêtre mangeait bien):—de solides gaillards, bâtis sur le même modèle des pays Rabelaisiens. C'était un feu roulant de plaisanteries énormes, des coups de poing sur la table, des hurlements de rires. Les convulsions de cette gaieté gagnaient les domestiques dans la cuisine, et les voisins dans la rue.

Puis, le vieil Augustin avait pris une fluxion de poitrine, un jour d'été très chaud qu'il s'était avisé de descendre dans sa cave, en bras de chemise, pour mettre son vin en bouteilles. En vingt-quatre heures, il était parti pour l'autre monde, auquel il ne croyait guère, muni de tous les sacrements de l'Église, en bon bourgeois voltairien de province, qui se laisse faire au dernier moment, pour que les femmes le laissent tranquille, et parce que cela lui est bien égal... Et puis, on ne sait jamais...

Son fils Antoine lui avait succédé dans ses affaires. C'était un petit homme gras, rubicond et épanoui, la face rasée, des favoris en côtelettes, une parole précipitée et bredouillante,—qui faisait beaucoup de bruit, et s'agitait avec de petits gestes vifs et courts. Il n'avait pas l'intelligence financière du père; mais il était assez bon administrateur. Il n'avait qu'à continuer tranquillement les entreprises commencées, qui allaient en s'agrandissant, par le seul fait de leur durée. Il bénéficiait dans le pays d'une réputation d'affaires, bien qu'il fût pour peu de chose dans leur succès. Il n'y apportait que de la régularité et de l'application. Parfaitement honorable, d'ailleurs, il inspirait partout une estime méritée. Ses manières affables, toutes rondes, un peu trop familières peut-être pour certains, un peu trop expansives, un peu peuple, lui avaient acquis dans sa petite ville et dans les campagnes alentour une popularité de bon aloi. Sans être prodigue de son argent, il l'était de sa sensibilité; il avait facilement la larme à l'œil; et le spectacle d'une misère l'émouvait sincèrement, d'une façon qui ne manquait pas de toucher la victime.

Comme la plupart des hommes de la petite ville, la politique tenait une grande place dans sa pensée. Il était républicain ardemment modéré, libéral avec intolérance, patriote, et, à l'exemple de son père, extrêmement anticlérical. Il faisait partie du conseil municipal; et un plaisir pour lui, comme pour ses collègues, était de jouer quelque bon tour au curé de la paroisse, ou au prédicateur du carême, qui excitait tant d'enthousiasmes parmi les dames de la ville. Il ne faut pas oublier que cet anticléricalisme des petites villes françaises est toujours, plus ou moins, un épisode de la guerre des ménages, une forme sournoise de cette lutte sourde et âpre entre maris et femmes, qui se retrouve dans presque toutes les maisons.

Antoine Jeannin avait aussi des prétentions littéraires. Comme les provinciaux de sa génération, il était nourri de classiques latins, dont il savait par cœur quelques pages et une quantité de proverbes; de La Fontaine, de Boileau,—le Boileau de l'Art Poétique, et surtout du Lutrin,—de l'auteur de la Pucelle, et des poetæ minores du XVIIIe siècle français, dans le goût desquels il s'efforçait de rimer. Il n'était pas le seul dans son cercle de connaissances, qui eût cette manie; et elle ajoutait à sa réputation. On se répétait de lui des facéties en vers, des quatrains, des bouts-rimés, des acrostiches, des épigrammes et des chansons, parfois assez risquées, qui ne manquaient pas d'un certain esprit, bien en chair. Les mystères de la digestion n'y étaient pas oubliés: la Muse des pays de la Loire embouche volontiers sa trompette, à la façon du diable fameux de Dante:

«... Ed egli avea del cul fatto trombetta...»

Ce petit homme robuste, jovial et actif, avait pris femme d'un tout autre caractère,—la fille d'un magistrat du pays, Lucie de Villiers. Les de Villiers—ou plutôt, Devilliers: car leur nom s'était scindé, en cours de route, comme un caillou qui se fend en deux, en dévalant,—étaient magistrats de père en fils, de cette vieille race parlementaire française, qui avait une haute idée de la loi, du devoir, des convenances sociales, de la dignité personnelle et, surtout, professionnelle, fortifiée par une honnêteté parfaite, avec une nuance prudhommesque. Au siècle précédent, ils avaient été frottés de jansénisme frondeur, et il leur en était resté, en même temps que le mépris de l'esprit jésuite, quelque chose de pessimiste et d'un peu grognon. Ils ne voyaient pas la vie en beau; et, loin d'aplanir les difficultés qu'elle présentait, ils en eussent ajouté plutôt, pour avoir le droit de se plaindre. Lucie de Villiers avait quelques-uns de ces traits, qui s'opposaient à l'optimisme pas très raffiné de son mari. Grande, plus grande que lui de toute la tête, maigre, bien faite, sachant s'habiller, mais d'une élégance un peu compassée, qui la faisait toujours paraître—comme à dessein—plus âgée qu'elle n'était, elle avait une très haute valeur morale; mais elle était sévère pour les autres; elle n'admettait aucune faute, ni presque aucun travers; elle passait pour froide et dédaigneuse. Elle était très pieuse; et c'était une occasion d'éternelles discussions entre époux. D'ailleurs, ils s'aimaient beaucoup; et, tout en se disputant, ils n'auraient pu se passer l'un de l'autre. Ils n'étaient pas beaucoup plus pratiques l'un que l'autre: lui, par manque de psychologie—(il risquait toujours d'être la dupe des bonnes figures et des belles paroles),—elle, par inexpérience totale des affaires—(en ayant toujours été tenue à l'écart, elle ne s'y intéressait point).

Ils avaient deux enfants: une fille, Antoinette, qui était l'aînée de cinq ans, et un garçon, Olivier.

Antoinette était une jolie brunette, qui avait une gracieuse et honnête petite figure à la française, ronde, avec des yeux vifs, le front bombé, le menton fin, un petit nez droit,—«un de ces nez fins et nobles au plus joly», (comme dit gentiment un vieux portraitiste français), «et dans lequel il se passoit certain petit jeu imperceptible qui animoit la physionomie et indiquoit la finesse des mouvements qui se fesoient au dedans d'elle, à mesure qu'elle parloit ou qu'elle écoutoit.» Elle tenait de son père la gaieté et l'insouciance.

Olivier était un blondin délicat, de petite taille, comme son père, mais de nature tout autre. Sa santé avait été gravement éprouvée par des maladies continuelles pendant son enfance; et, bien qu'il en eût été d'autant plus choyé par tous les siens, sa faiblesse physique l'avait rendu de bonne heure un petit garçon mélancolique, rêvasseur, qui avait peur de la mort, et qui était très mal armé pour la vie. Il restait seul, par sauvagerie et par goût; il fuyait la société des autres enfants: il y était mal à l'aise; il répugnait à leurs jeux, à leurs batailles; leur brutalité lui faisait horreur. Il se laissait battre par eux, non par manque de courage, mais par timidité, parce qu'il avait peur de se défendre, de faire du mal; il eût été martyrisé par ses camarades, s'il n'eût été protégé par la situation de son père. Il était tendre, et d'une sensibilité maladive: un mot, une marque de sympathie, un reproche, le faisait fondre en larmes. Sa sœur, beaucoup plus saine, se moquait de lui, et l'appelait: petite fontaine.

Les deux enfants s'aimaient de tout cœur; mais ils étaient trop différents pour vivre ensemble. Chacun allait de son côté, et poursuivait ses chimères. À mesure qu'Antoinette grandissait, elle devenait plus jolie; on le lui disait, et elle le savait: elle en était heureuse, elle se forgeait des romans pour l'avenir. Olivier, malingre et triste, se sentait constamment froissé par tous ses contacts avec le monde extérieur; et il se réfugiait dans son absurde petit cerveau: il se contait des histoires. Il avait un besoin ardent et féminin d'aimer et d'être aimé; et, vivant seul, en dehors de tous ceux de son âge, il s'était fait deux ou trois amis imaginaires: l'un s'appelait Jean, l'autre Etienne, l'autre François; il était toujours avec eux. Aussi, n'était-il jamais avec ceux qui l'entouraient. Il ne dormait pas beaucoup, et rêvassait sans cesse. Le matin, quand on l'avait arraché de son lit, il s'oubliait, ses deux petites jambes nues pendant hors de son lit, ou, bien souvent, deux bas enfilés sur la même jambe. Il s'oubliait, ses deux mains dans sa cuvette. Il s'oubliait à sa table de travail, en écrivant une ligne, en apprenant sa leçon: il rêvait pendant des heures; et après, il s'apercevait soudain, avec terreur, qu'il n'avait rien appris. À dîner, il était ahuri quand on lui adressait la parole; il répondait, deux minutes après qu'on l'avait interrogé; il ne savait plus ce qu'il voulait dire, au milieu de sa phrase. Il s'engourdissait dans le murmure de sa pensée et dans les sensations familières des jours de province monotones, qui s'écoulaient avec lenteur: la grande maison, à moitié vide, dont on n'habitait qu'une partie; les caves et les greniers immenses et redoutables; les chambres mystérieusement closes, volets fermés, meubles vêtus de housses, glaces voilées, flambeaux enveloppés; les vieux portraits de famille, au sourire obsédant; les gravures Empire, d'un héroïsme vertueux et polisson: Alcibiade et Socrate chez la courtisane, Antiochus et Stratonice, l'histoire d'Epaminondas, Bélisaire mendiant... Au dehors, le bruit du maréchal ferrant dans la forge d'en face, la danse boiteuse des marteaux sur l'enclume, le halètement du soufflet poussif, l'odeur de la corne grillée, les battoirs des laveuses accroupies au bord de l'eau, les coups sourds du couperet du boucher dans la maison voisine, le pas d'un cheval sonnant sur le pavé de la rue, le grincement d'une pompe, le pont tournant sur le canal, les lourds bateaux, chargés de piles de bois, lentement défilant, halés au bout d'une corde, devant le jardin suspendu, la petite cour dallée, avec un carré de terre, où poussaient deux lilas, au milieu d'un massif de géraniums et de pétunias, les caisses de lauriers et de grenadiers en fleurs sur la terrasse au-dessus du canal; parfois, le vacarme d'une foire sur la place voisine, les paysans en blouses bleues luisantes, et les cochons braillants... Et le dimanche, à l'église, le chantre qui chantait faux, le vieux curé qui s'endormait en disant la messe; la promenade en famille sur l'avenue de la gare, où l'on passait son temps à échanger des coups de chapeau cérémonieux avec d'autres malheureux, qui se croyaient également obligés à se promener ensemble,—jusqu'à ce qu'enfin on arrivât dans les champs ensoleillés, au-dessus desquels, invisibles, se balançaient les alouettes,—ou le long du canal miroitant et mort, des deux côtés duquel les peupliers alignés frissonnaient... Et puis, c'étaient les grands dîners, les mangeries interminables, où l'on parlait de mangeaille, avec science et volupté: car il n'y avait là que des connaisseurs; et la gourmandise est, en province, la grande occupation, l'Art par excellence. Et l'on parlait aussi d'affaires, et de gauloiseries et, çà et là, de maladies, avec des détails sans fin...—Et le petit garçon, assis dans son coin, ne faisait pas plus de bruit qu'une petite souris, grignotait, ne mangeait guère, et écoutait de toutes ses oreilles. Rien ne lui échappait; ce qu'il entendait mal, son imagination y suppléait. Il avait ce don singulier, qu'on observe souvent chez les enfants des vieilles familles, où l'empreinte des siècles est trop fortement marquée, de deviner des pensées, qu'il n'avait jamais eues encore, et qu'il comprenait à peine.—Il y avait aussi la cuisine, où s'élaboraient des mystères sanglants et succulents; et la vieille bonne, qui racontait des contes burlesques et effrayants... Enfin, c'était, le soir, le vol silencieux des chauves-souris, la terreur des vies monstrueuses, que l'on savait grouiller dans les entrailles de la vieille maison: les gros rats, les araignées énormes et velues; la prière au pied du lit, où l'on n'écoutait guère ce que l'on disait; la petite cloche saccadée de l'hospice voisin, qui sonnait le coucher des religieuses;—le lit blanc, l'île des rêves...

Les meilleurs moments de l'année étaient ceux qu'on passait dans une propriété de famille, à quelques lieues de la ville, au printemps et à l'automne. Là, on pouvait rêver tout à son aise: on ne voyait personne. Comme la plupart des petits bourgeois, les deux enfants étaient tenus à l'écart des gens du peuple: domestiques, fermiers, qui leur inspiraient au fond un peu de crainte et de dégoût. Ils tenaient de leur mère un dédain aristocratique—ou plutôt, essentiellement bourgeois,—pour les travailleurs manuels. Olivier passait les journées, perché dans les branches d'un frêne, et lisant des histoires merveilleuses: la délicieuse mythologie, les Contes de Musæus, ou de Mme d'Aulnoy, ou les Mille et une Nuits, ou des romans de voyage. Car il avait cette étrange nostalgie des terres lointaines, «ces rêves océaniques», qui tourmentent parfois les jeunes garçons des petites villes de province françaises. Un fourré lui cachait la maison; et il pouvait se croire très loin. Mais il se savait tout près; et il en était bien aise: car il n'aimait pas trop à s'éloigner tout seul; il se sentait perdu dans la nature. Les arbres houlaient autour. À travers le nid de feuillage il voyait au loin les vignes jaunissantes, les prairies où paissaient les vaches bigarrées, dont les meuglements lents remplissaient le silence de la campagne assoupie. Les coqs à la voix perçante se répondaient d'une ferme à l'autre. On entendait le rythme inégal des fléaux dans les granges. Dans cette paix des choses, la vie fiévreuse des myriades d'êtres coulait à pleins bords. Olivier surveillait d'un œil inquiet les colonnes des fourmis perpétuellement pressées, et les abeilles lourdes de butin, qui ronflent comme des tuyaux d'orgues, et les guêpes superbes et stupides, qui ne savent ce qu'elles veulent,—tout ce monde de bêtes affairées, qui semblent dévorées du désir d'arriver quelque part... Où cela? Elles l'ignorent. N'importe où! Quelque part... Olivier avait un frisson, au milieu de cet univers aveugle et ennemi. Il tressaillait, comme un levraut, au bruit d'une pomme de pin qui tombait, ou d'une branche sèche qui se cassait... Il se rassurait, en entendant, à l'autre bout du jardin, tinter les anneaux de la balançoire, où Antoinette se berçait, avec rage.

Elle rêvait aussi; mais c'était à sa façon. Elle passait la journée à fureter dans le jardin, gourmande, curieuse, et rieuse, picorant les raisins des vignes comme une grive, détachant en cachette une pêche de l'espalier, grimpant sur un prunier, ou lui donnant en passant de petites tapes sournoises, pour faire tomber la pluie des mirabelles d'or, qui fondent dans la bouche comme un miel parfumé. Ou elle cueillait des fleurs, bien que ce fût défendu: vite, elle arrachait une rose qu'elle convoitait depuis le matin, et elle se sauvait avec, dans la charmille au fond du jardin. Alors, elle enfouissait son petit nez voluptueusement dans la fleur enivrante, elle la baisait, la mordait, la suçait; et puis, elle cachait son larcin, elle l'enfonçait dans son cou, contre sa gorge, entre ses deux petits seins, qu'elle regardait curieusement se gonfler sous sa chemisette entrebâillée... Une volupté aussi, exquise et défendue, était d'enlever ses chaussures et ses bas, et de s'en aller, pieds nus, sur le sablon frais des allées, et sur l'herbe mouillée des pelouses, et sur les pierres glacées d'ombre, ou brûlantes de soleil, et dans le petit ruisseau qui coulait à la lisière du bois, de baiser avec ses pieds, ses jambes, ses genoux, l'eau, la terre et la lumière. Couchée à l'ombre des sapins, elle regardait ses mains transparentes au soleil, et elle promenait machinalement ses lèvres sur le tissu satiné de ses bras fins et dodus. Elle se faisait des couronnes, des colliers, des robes de feuilles de lierre et de feuilles de chêne; elle y piquait des chardons bleus, et de la rouge épine-vinette et de petites branches de sapins avec leurs fruits verts: elle avait l'air d'une petite princesse barbare. Et elle dansait, toute seule, autour du jet d'eau; et, les bras étendus, elle tournait, elle tournait, jusqu'à ce que la tête lui tournât, et qu'elle se laissât choir sur la pelouse, la figure enfouie dans l'herbe, et riant aux éclats, pendant plusieurs minutes, sans pouvoir s'arrêter, et sans savoir pourquoi.

Ainsi coulaient les jours des deux enfants, à quelques pas l'un de l'autre, sans s'occuper l'un de l'autre,—sauf lorsque Antoinette s'avisait, en passant, de jouer une niche à son frère, de lui lancer au nez une poignée d'aiguilles de pin, ou de secouer son arbre, en menaçant de le faire tomber, ou de lui faire peur, en se lançant sur lui et criant brusquement:

—Hou! Hou!...

Elle était prise parfois d'une fureur de le taquiner. Elle le faisait descendre de son arbre, en prétendant que sa mère l'appelait. Puis, quand il était descendu, elle montait à sa place, et n'en voulait plus bouger. Alors Olivier geignait, et menaçait de se plaindre. Mais il n'y avait pas de danger qu'Antoinette s'éternisât sur l'arbre: elle ne pouvait rester deux minutes en repos. Quand elle s'était bien moquée d'Olivier, du haut de la branche, quand elle l'avait fait enrager à son aise, et qu'il était près de pleurer, elle dégringolait en bas, se jetait sur lui, le secouait en riant, l'appelait «petit serin», et le roulait par terre, en lui frottant le nez avec des poignées d'herbe. Il essayait de lutter; mais il n'était pas de force. Alors, il ne bougeait plus, couché sur le dos, comme un hanneton, ses bras maigres cloués sur le gazon par les robustes menottes d'Antoinette; et il prenait un air lamentable et résigné. Antoinette n'y résistait pas: elle le regardait vaincu et soumis; elle éclatait de rire, l'embrassait brusquement, et elle le laissait,—non sans lui avoir, en guise d'adieu,enfoncé un petit tapon d'herbe fraîche dans la bouche: ce qu'il détestait par-dessus tout, parce qu'il était extrêmement dégoûté. Et il crachait, il s'essuyait la bouche, il protestait avec indignation, tandis qu'elle se sauvait à toutes jambes, en riant.

Elle riait toujours. La nuit, dans son sommeil, elle riait encore. Olivier, couché dans la chambre voisine, et qui ne dormait point, sursautait au milieu des histoires qu'il se contait, en entendant ces fous rires et les paroles entrecoupées qu'elle disait dans le silence de la nuit. Dehors, les arbres craquaient sous le souffle du vent, une chouette pleurait, les chiens hurlaient dans les villages, au loin, et dans les fermes au fond des bois. Dans l'indécise phosphorescence de la nuit, Olivier voyait se mouvoir devant sa fenêtre, comme des spectres, des branches lourdes et sombres de sapins, et le rire d'Antoinette lui était un allégement.

Les deux enfants étaient très religieux, surtout Olivier. Leur père les scandalisait par ses professions de foi anticléricales; mais il les laissait libres; et, au fond, comme tant de bourgeois qui ne croient pas, il n'était pas fâché que les siens crussent pour lui: car il est toujours bon d'avoir des alliés dans l'autre camp, on n'est jamais sûr de quel côté tournera la chance. En somme, il était déiste, et il se réservait, le moment venu, de faire venir un curé, comme avait fait son père: si cela ne fait pas de bien, cela ne peut pas faire de mal; on n'a pas besoin de croire qu'on sera brûlé, pour prendre une assurance contre l'incendie.

Olivier, maladif, avait une inclination au mysticisme. Il lui semblait parfois ne plus exister. Crédule et tendre, il avait besoin d'un appui; il goûtait dans la confession une jouissance douloureuse, le bienfait de se confier à l'invisible Ami, dont les bras vous sont toujours ouverts, à qui on peut tout dire, qui comprend et qui excuse tout; il savourait la douceur de ce bain d'humilité et d'amour, d'où l'âme sort toute pure, lavée et reposée. Il lui était si naturel de croire, qu'il ne comprenait pas comment on pouvait douter; il pensait qu'on y mettait de la méchanceté, ou que Dieu vous punissait. Il faisait des prières en cachette pour que son père fût touché de la grâce; et il eut une grande joie, un jour que, visitant avec lui une église de campagne, il le vit faire un signe de croix. Les récits de l'Histoire Sainte s'étaient mêlés en lui aux merveilleuses histoires de Rübezahl, de Gracieuse et Percinet, et du calife Haroun-al-Raschid. Quand il était petit, il ne doutait pas plus de la vérité des unes que des autres. Et, de même qu'il n'était pas sûr de ne pas connaître Schacabac aux lèvres fendues, et le barbier babillard, et le petit bossu de Casgar, de même que, lorsqu'il se promenait, il cherchait des yeux dans la campagne le pic noir qui porte dans son bec la racine magique du chercheur de trésors, Chanaan et la Terre Promise devenaient, par la vertu de son imagination d'enfant, des localités bourguignonnes ou berrichonnes. Une colline du pays, toute ronde, avec un petit arbre au sommet comme un vieux plumet défraîchi, lui semblait la montagne où Abraham avait élevé le bûcher. Et un gros buisson mort, à la lisière des chaumes, était le Buisson ardent, que les siècles avaient éteint. Même quand il ne fut plus tout petit, et quand son sens critique commençait à s'éveiller, il aimait à se bercer encore des légendes populaires qui enguirlandent la foi; et il y trouvait tant de plaisir que, sans être tout à fait dupe, il s'amusait à l'être. C'est ainsi que, pendant longtemps, il guetta, le samedi saint, le retour des cloches de Pâques, qui sont parties pour Rome, le jeudi d'avant, et qui reviennent dans les airs, avec de petites banderoles. Il avait fini par se rendre compte que ce n'était pas vrai; mais il n'en continuait pas moins de lever le nez au ciel, quand il les entendait sonner; et, une fois, il eut l'illusion—tout en sachant parfaitement que cela ne pouvait pas être—d'en voir une disparaître au-dessus de la maison, avec des rubans bleus.

Il avait un impérieux besoin de se baigner dans ce monde de légende et de foi. Il fuyait la vie. Il se fuyait lui-même. Maigre, pâle, chétif, il souffrait d'être ainsi, il ne pouvait supporter de se l'entendre dire. Il portait en lui un pessimisme natif, qui lui venait de sa mère sans doute, et qui avait trouvé un terrain favorable chez cet enfant maladif. Il n'en avait pas conscience: il croyait que tout le monde était comme lui; et ce petit bonhomme de dix ans, pendant ses récréations, au lieu de jouer dans le jardin, s'enfermait dans sa chambre, et, en grignotant son goûter, il écrivait son testament.

Il écrivait beaucoup. Il s'acharnait a écrire son journal, chaque soir en cachette,—il ne savait pourquoi, car il n'avait rien à dire que des niaiseries. Écrire était chez lui une manie héréditaire, ce besoin séculaire du bourgeois de province française,—la vieille race indestructible,—qui, chaque jour, écrit pour soi, jusqu'au jour de sa mort, avec une patience idiote et presque héroïque, les notes détaillées de ce qu'il a, chaque jour, vu, dit, fait, entendu, bu, pensé et mangé. Pour soi. Pour personne autre. Personne ne le lira jamais: il le sait; et lui-même ne se relit jamais.

La musique lui était, comme la foi, un abri contre la lumière trop vive du jour. Tous deux, le frère et la sœur, étaient musiciens de cœur,—surtout Olivier, qui tenait ce don de sa mère. Au reste, il s'en fallait que leur goût fût excellent. Personne n'eût été capable de le former, dans cette province où l'on n'entendait, en fait de musique, que la fanfare locale qui jouait des pas redoublés, ou—dans ses bons jours—des pots-pourris d'Adolphe Adam, l'orgue de l'église qui exécutait des romances, et les exercices de piano des demoiselles de la bourgeoisie, qui tapotaient sur des instruments mal accordés quelques valses et polkas, l'ouverture du Calife de Bagdad, ou de la Chasse du jeune Henri, et deux ou trois sonates de Mozart, toujours les mêmes, et toujours avec les mêmes fausses notes. Cela faisait partie du programme invariable des soirées, quand on recevait du monde. Après dîner, ceux qui avaient des talents étaient priés de les faire valoir: ils refusaient d'abord, en rougissant, puis finissaient par céder aux instances de l'assemblée; et ils exécutaient leur grand morceau par cœur. Chacun admirait alors la mémoire de l'artiste et son jeu «perlé».

Cette cérémonie, qui se renouvelait presque à chaque soirée, gâtait pour les deux enfants tout le plaisir du dîner. Encore, quand ils avaient h jouer à quatre mains leur Voyage en Chine de Bazin, ou leurs petits morceaux de Weber, ils étaient sûrs l'un de l'autre, ils n'avaient pas trop peur. Mais quand il fallait jouer seul, c'était un supplice. Antoinette, comme toujours, était la plus brave. Cela l'ennuyait mortellement; mais comme elle savait qu'il n'y avait pas moyen d'y échapper, elle en prenait son parti, allait s'asseoir au piano, d'un petit air décidé, et galopait son rondo, à la diable, bredouillant des passages, à d'autres pataugeant, s'interrompant, tournant la tête, disant avec un sourire:

—Ah! je ne me souviens plus... puis, reprenant bravement, quelques mesures plus loin, et allant jusqu'au bout. Après, elle ne cachait pas son contentement d'avoir fini; et, quand elle revenait à sa place au milieu des compliments, elle riait, en disant:

—J'en ai fait, des fausses notes!...

Mais Olivier était d'humeur moins facile. Il ne pouvait supporter de s'exhiber en public, d'être le point de mire de toute une société. C'était déjà pour lui une souffrance de parler, quand il y avait du monde. Jouer, surtout pour des gens qui n'aimaient pas la musique—(il le voyait très bien),—que la musique ennuyait même, et qui vous faisaient jouer seulement par habitude, lui semblait une tyrannie, contre laquelle il tentait de s'insurger en vain. Il refusait obstinément. Certains soirs, il se sauvait; il allait se cacher dans une chambre noire, dans le corridor, et jusqu'au grenier, malgré sa peur des araignées. Sa résistance rendait les insistances plus vives et plus narquoises; les objurgations des parents s'y mêlaient, agrémentées de quelques claques, quand l'esprit de révolte soufflait trop impertinemment. Et il devait toujours finir par jouer,—naturellement, en dépit du bon sens. Ensuite, il souffrait, la nuit, d'avoir mal joué, parce qu'il aimait vraiment la musique.

Le goût de la petite ville n'avait pas toujours été aussi médiocre. On se souvenait d'un temps, où l'on faisait d'assez bonne musique de chambre, chez deux ou trois bourgeois. Mme Jeannin parlait souvent de son grand-père, qui raclait du violoncelle avec passion, et qui chantait des airs de Gluck, de Dalayrac et de Berton. Il y en avait encore un gros cahier à la maison, ainsi qu'une liasse d'airs italiens. Car l'aimable vieillard était comme M. Andrieux, dont Berlioz disait: «Il aimait bien Gluck.» Et il ajoutait avec amertume: «Il aimait bien aussi Piccinni».—Peut-être aimait-il mieux Piccinni. En tout cas, les airs italiens l'emportaient de beaucoup en nombre, dans la collection du grand-père. Ils avaient été le pain musical du petit Olivier. Nourriture peu substantielle, et un peu analogue aux sucreries de province, dont on bourre les enfants: elles affadissent le goût, démolissent l'estomac, et risquent d'enlever pour toujours l'appétit pour des aliments plus sérieux. Mais la gourmandise d'Olivier ne pouvait être mise en cause. D'aliments plus sérieux, on ne lui en offrait pas. Il n'avait pas de pain, il mangeait du gâteau. C'est ainsi que, par la force des choses, Cimarosa, Paesiello, et Rossini devinrent les nourriciers de ce petit garçon mélancolique et mystique, dont la tête tournait un peu, en buvant l'Asti spumante, que lui versaient, au lieu de lait, ces pères Silènes hilares et effrontés, et les deux petites Bacchantes sautillantes de Naples et de Catane, au sourire ingénu et lascif, avec une jolie larme dans les yeux: Pergolèse et Bellini.

Il jouait beaucoup de musique, tout seul, pour son plaisir. Il en était imprégné. Il ne cherchait pas à comprendre ce qu'il jouait, il en jouissait passivement. Personne ne songeait à lui faire apprendre l'harmonie; et lui-même ne s'en souciait pas. Tout ce qui était science et esprit scientifique était étranger à la famille, surtout du côté maternel. Ces hommes de loi, beaux esprits et humanistes, étaient perdus devant un problème. On citait, comme un phénomène, un membre de la famille,—un cousin éloigné,—qui était entré au Bureau des Longitudes. Encore disait-on qu'il en était devenu fou. La vieille bourgeoisie de province, d'esprit robuste et positif, mais assoupi par ses longues digestions et la monotonie des jours, est pleine de son bon sens; elle a une telle foi en lui qu'elle se fait fort de ne trouver aucune difficulté qu'il ne soit suffisant à résoudre; et elle n'est pas loin de considérer les hommes de science comme des espèces d'artistes, plus utiles que les autres, mais moins relevés, parce que du moins les artistes ne servent à rien; et cette fainéantise ne manque pas de distinction. Au lieu que les savants sont presque des ouvriers manuels,—(ce qui est déshonorant),—des contremaîtres plus instruits et un peu toqués; très forts sur le papier; mais, sortis de leur usine à chiffres, il n'y a plus personne! Ils n'iraient pas loin, s'ils n'avaient, pour les diriger, les gens de bon sens, qui possèdent l'expérience de la vie et des affaires.

Le malheur est qu'il n'est pas prouvé que cette expérience de la vie et des affaires soit aussi ferme que ces gens de bon sens voudraient se le faire accroire. C'est bien plutôt une routine, limitée à un très petit nombre de cas très faciles. Que survienne un cas imprévu, où il faut prendre parti promptement et vigoureusement, les voilà désarmés.

Le banquier Jeannin était de cette espèce. Tout était si bien prévu d'avance, tout se répétait si exactement dans le rythme de la vie de province qu'il n'avait jamais rencontré de difficultés sérieuses dans ses affaires. Il avait pris la succession de son père, sans aptitude spéciale pour ce métier; puisque tout avait bien marché depuis, il en faisait honneur à ses lumières naturelles. Il aimait à dire qu'il suffisait d'être honnête, appliqué, et d'avoir du bon sens; et il pensait transmettre sa charge à son fils, sans plus s'inquiéter des goûts de celui-ci que son père n'avait fait pour lui-même. Il ne l'y préparait point. Il laissait ses enfants pousser à leur gré, pourvu qu'ils fussent de braves petits, et surtout qu'ils fussent heureux: car il les adorait. Aussi, étaient-ils aussi mal préparés que possible à la lutte pour la vie: fleurs de serre. Mais ne devaient-ils pas toujours vivre ainsi? Dans leur molle province, dans leur famille riche, considérée, avec un père aimable, gai, cordial, entouré d'amis, jouissant d'une des premières situations du pays, la vie était si facile et riante!

Antoinette avait seize ans. Olivier allait faire sa première communion. Il s'engourdissait dans le bourdonnement de ses rêves mystiques. Antoinette écoutait chanter le voluptueux ramage de l'espérance enivrée, qui, comme le rossignol d'avril, remplit les cœurs printaniers. Elle jouissait de sentir son corps et son âme fleurissants, de se savoir jolie et de se l'entendre dire. Les éloges de son père, ses paroles imprudentes eussent suffi à lui tourner la tête.

Il était en extase devant elle; il s'amusait de sa coquetterie, de ses œillades langoureuses à son miroir, de ses roueries innocentes et malignes. Il la prenait sur ses genoux, il la taquinait au sujet de son petit cœur, des conquêtes qu'elle faisait, des demandes en mariage qu'il prétendait avoir reçues pour elle; il les énumérait: des bourgeois respectables, tous plus vieux et plus laids les uns que les autres. Elle se récriait d'horreur, avec des éclats de rire, les bras passés autour du cou de son père, la figure blottie contre sa joue. Et il lui demandait quel serait l'heureux élu: si c'était M. le procureur de la République, dont la vieille bonne des Jeannin disait qu'il était laid comme les sept péchés capitaux, ou bien le gros notaire. Elle lui donnait de petites tapes pour le faire taire, ou lui fermait la bouche avec ses mains. Il baisait les menottes, et chantait, en la faisant sauter sur ses genoux, la chanson connue:

Que voulez-vous, la belle?
Est-ce un mari bien laid?

Elle répondait, en pouffant, et lui nouant les favoris sous le menton, par le refrain:

Plutôt joli que laid,
Madame, s'il vous plaît.

Elle entendait bien faire son choix, elle-même. Elle savait qu'elle était, ou qu'elle serait très riche,—(son père le lui répétait sur tous les tons):—elle était «un beau parti». Les familles distinguées du pays, qui avaient des fils, la courtisaient déjà, disposant autour d'elle un réseau de petites flatteries et de ruses savantes, cousues de fil blanc, pour prendre le joli poisson d'argent. Mais le poisson risquait fort d'être pour eux un poisson d'avril; car la fine Antoinette ne perdait rien de leurs manèges, et elle s'en amusait: elle voulait bien se faire prendre; mais elle ne voulait pas qu'on la prît. Dans sa petite tête, elle avait déjà décidé qui elle épouserait.

La famille noble du pays—(il n'y en a généralement qu'une par pays: elle se prétend issue des anciens seigneurs de la province; et elle descend, le plus souvent, de quelque acheteur des biens nationaux, intendant du XVIIIe siècle, ou fournisseur des armées de Napoléon)—les Bonnivet, qui avaient, à deux lieues de la ville, un château avec des tours pointues aux ardoises luisantes, au milieu des grands bois, semés d'étangs poissonneux, faisaient des avances aux Jeannin. Le jeune Bonnivet était empressé auprès d'Antoinette. Beau garçon, assez fort et corpulent pour son âge, il ne faisait toute sa sainte journée que chasser, manger, boire, et dormir; il montait à cheval, savait danser, avait d'assez bonnes manières, et n'était pas beaucoup plus bête qu'un autre. Il venait de temps en temps du château à la ville, tout botté, à cheval, ou dans son tape-cul; il faisait visite au banquier, sous prétexte d'affaires; et parfois, il apportait une bourriche de gibier, ou un gros bouquet de fleurs pour ces dames. Il en profitait pour faire la cour à mademoiselle. Ils se promenaient dans le jardin. Il lui faisait des compliments gros comme le bras, et badinait agréablement, en frisant sa moustache, et faisant sonner ses éperons sur les dalles de la terrasse. Antoinette le trouvait charmant. Son orgueil et son cœur étaient délicieusement caressés. Elle s'abandonnnait à ces premières heures si douces d'amour enfantin. Olivier détestait le hobereau, parce qu'il était fort, lourd, brutal, qu'il riait d'un rire bruyant, qu'il avait des mains qui serraient comme des étaux, et une façon dédaigneuse de l'appeler toujours: «Petit...», en lui pinçant la joue. Il le détestait surtout,—sans le savoir,—parce que cet étranger aimait sa sœur: ... sa sœur, son bien à lui, à lui, et à nul autre!...

Cependant, la catastrophe arrivait. Tôt ou tard, il en vient une dans la vie de ces vieilles familles bourgeoises qui depuis des siècles sont incrustées dans le même carré de terre, et en ont épuisé tous les sucs. Elles sommeillent tranquillement, et se croient aussi éternelles que le sol qui les porte. Mais le sol est mort sous elles, et il n'y a plus de racines: il suffit d'un coup de pioche pour tout arracher. Alors, on parle de malechance, de malheur imprévu. Il n'y eût pas eu de malechance, si l'arbre eût été plus résistant; ou, du moins, l'épreuve n'eût fait que passer, comme une tourmente, qui arrache quelques branches, mais n'ébranle point l'arbre.

Le banquier Jeannin était faible, confiant, un peu vaniteux. Il aimait jeter de la poudre aux yeux, et confondait volontiers «être» avec «paraître». Il dépensait beaucoup, à tort et à travers, sans que ces gaspillages, à vrai dire, que les habitudes d'économie séculaire venaient modérer, par accès de remords,—(il dépensait un stère de bois, et lésinait sur une allumette),—vinssent sérieusement entamer son avoir. Il n'était pas non plus très prudent dans ses affaires. Il ne refusait jamais de prêter de l'argent à des amis; et ce n'était pas bien difficile d'être de ses amis. Il ne prenait même pas toujours la peine de se faire donner un reçu; il tenait un compte négligent de ce qu'on lui devait, et qu'il ne réclamait guère, si on ne le lui offrait point. Il comptait sur la bonne foi des autres, comme il entendait qu'on comptât sur la sienne. Il était d'ailleurs plus timide que ne l'eussent laissé croire ses manières rondes et sans façon. Jamais il n'eût osé éconduire certains quémandeurs indiscrets, ni manifester ses craintes au sujet de leur solvabilité. Il y mettait de la bonté et de la pusillanimité. Il ne voulait froisser personne, et il craignait un affront. Alors, il cédait toujours. Et, pour se donner le change, il le faisait avec entrain, comme si c'était lui rendre service que prendre son argent. Il n'était pas loin de le croire: son amour-propre et son optimisme lui persuadaient aisément que toute affaire qu'il faisait était une bonne affaire.

Ces façons d'agir n'étaient pas pour lui aliéner les sympathies des emprunteurs; il était adoré des paysans, qui savaient qu'ils pouvaient toujours avoir recours à son obligeance, et qui ne s'en faisaient point faute. Mais la reconnaissance des gens—voire des braves gens—est un fruit qu'il faut cueillir à temps.—Si on le laisse vieillir sur l'arbre, il ne tarde pas à moisir. Quand quelques mois étaient passés, les obligés de M. Jeannin s'habituaient à penser que ce service leur était dû; et même, ils avaient un penchant à croire que, pour que M. Jeannin eût manifesté tant de plaisir à les aider, il fallait qu'il y eût trouvé son intérêt. Les plus délicats se croyaient quittes—sinon de la dette, au moins de la reconnaissance—avec un lièvre qu'ils avaient tué, ou un panier d'œufs de leur poulailler, qu'ils venaient offrir au banquier, le jour de la foire du pays.

Comme jusqu'à présent il ne s'était agi, en définitive, que de petites sommes, et que M. Jeannin n'avait eu affaire qu'à d'assez honnêtes gens, il n'y avait pas eu grand inconvénient à cela: les pertes d'argent,—dont le banquier ne soufflait mot à qui que ce fût,—étaient minimes. Mais ce fut autre chose, du jour où M. Jeannin se trouva sur le chemin d'un intrigant, qui lançait une grande affaire industrielle, et qui avait eu vent de la complaisance du banquier et de ses ressources financières. Ce personnage aux manières importantes, qui était décoré de la Légion d'honneur, et se disait l'ami de deux ou trois ministres, d'un archevêque, d'une collection de sénateurs, de notoriétés variées du monde des lettres ou de la finance, et d'un journal omnipotent, sut merveilleusement prendre le ton autoritaire et familier, qui convenait à son homme. À titre de recommandation, il exhibait, avec une grossièreté qui eût mis en éveil quelqu'un de plus fin que M. Jeannin, les lettres de compliments banals qu'il avait reçues de ces illustres connaissances, pour le remercier d'une invitation à dîner, ou pour l'inviter à leur tour: car on sait que les Français ne sont jamais chiches de cette monnaie épistolaire, ni regardants à accepter la poignée de main et les dîners d'un individu qu'ils connaissent depuis une heure,—pourvu seulement qu'il les amuse et qu'il ne leur demande point leur argent. Encore en est-il beaucoup qui ne le refuseraient pas à leur nouvel ami, si d'autres faisaient de même. Et ce serait bien de la malechance pour un homme intelligent, qui cherche à soulager son prochain de l'argent qui l'embarrasse, s'il ne finissait par trouver un premier mouton qui consentît à sauter, pour entraîner les autres.—N'y eût-il pas eu d'autres moutons avant lui, M. Jeannin eût été celui-là. Il était de la bonne espèce porte-laine, qui est faite pour qu'on la tonde. Il fut séduit par les belles relations, par la faconde, par les flatteries de son visiteur, et aussi par les premiers bons résultats que donnèrent ses conseils. Il risqua peu, d'abord, et avec succès; alors, il risqua beaucoup; et puis, il risqua tout: non seulement son argent, mais celui de ses clients. Il se gardait de les en aviser: il était sûr de gagner; il voulait éblouir par les services rendus.

L'entreprise sombra. Il l'apprit d'une façon indirecte par un de ses correspondants parisiens, qui lui disait un mot, en passant, du nouveau krach, sans se douter que Jeannin était une des victimes: car le banquier n'avait parlé de rien à personne; avec une inconcevable légèreté, il avait négligé—évité, semblait-il,—de prendre conseil auprès de ceux qui étaient capables de le renseigner: il avait tout fait en secret, infatué de son infaillible bon sens, et il s'était contenté des plus vagues renseignements. Il y a de ces aberrations dans la vie: on dirait qu'à certains moments, il faille absolument qu'on se perde: il semble qu'on ait peur que quelqu'un vous vienne en aide; on fuit tout conseil qui pourrait vous sauver, on se cache, on se hâte avec un empressement fébrile, afin de pouvoir faire le grand plongeon, tout à son aise.

M. Jeannin courut à la gare, et, le cœur broyé d'angoisse, il prit le train pour Paris. Il allait à la recherche de son homme. Il se flattait encore de l'espoir que les nouvelles étaient fausses, ou du moins exagérées. Il ne trouva point l'homme, et il eut confirmation du désastre, qui était complet. Il revint, affolé, cachant tout. Personne ne se doutait de rien encore. Il tâcha de gagner quelques semaines, quelques jours. Dans son incurable optimisme, il s'efforçait de croire qu'il trouverait un moyen de réparer, sinon ses pertes, celles qu'il avait fait subir à ses clients. Il essaya de divers expédients, avec une précipitation maladroite, qui lui eût enlevé toute chance de réussir, s'il en avait pu avoir. Les emprunts qu'il tenta lui furent partout refusés. Les spéculations hasardeuses, où, en désespoir de cause, il engagea le peu qui lui restait, achevèrent de le perdre. Dès lors, ce fut un changement complet dans son caractère. Il ne parlait de rien; mais il était aigri, violent, dur, horriblement triste. Encore, quand il était avec des étrangers, continuait-il à simuler la gaieté; mais son trouble n'échappait à personne: on l'attribuait à sa santé. Avec les siens, il se surveillait moins; et ils avaient remarqué tout de suite qu'il cachait quelque chose de grave. Il n'était plus reconnaissable. Tantôt il faisait irruption dans une chambre, et il fouillait un meuble, jetant sur le parquet tous les papiers sens dessus dessous, et se mettant dans des rages folles, parce qu'il ne trouvait rien, ou qu'on voulait l'aider. Puis, il restait perdu au milieu de ce désordre; et, quand on lui demandait ce qu'il cherchait, il ne le savait pas lui-même. Il ne paraissait plus s'intéresser aux siens; ou il les embrassait, avec des larmes aux yeux. Il ne dormait plus. Il ne mangeait plus.

Mme Jeannin voyait bien qu'on était à la veille d'une catastrophe; mais elle n'avait jamais pris aucune part aux affaires de son mari, elle n'y comprenait rien. Elle l'interrogea: il la repoussa brutalement; et elle, froissée dans son orgueil, n'insista plus. Mais elle tremblait, sans savoir pourquoi.

Les enfants ne pouvaient se douter du danger. Antoinette était trop intelligente pour ne pas avoir, comme sa mère, le pressentiment de quelque malheur; mais elle était toute au plaisir de son amour naissant: elle ne voulait pas penser aux choses inquiétantes; elle se persuadait que les nuages se dissiperaient d'eux-mêmes,—ou qu'il serait assez temps pour les voir, quand on ne pourrait plus faire autrement.

Celui qui eût été le plus près de comprendre ce qui se passait dans l'âme du malheureux banquier, était le petit Olivier. Il sentait que son père souffrait; et il souffrait en secret avec lui. Mais il n'osait rien dire: il ne pouvait rien, il ne savait rien. Et puis, lui aussi écartait sa pensée de ces choses tristes, qui lui échappaient: comme sa mère et sa sœur, il avait une tendance superstitieuse à croire que le malheur, qu'on ne veut pas voir venir, peut-être ne viendra pas. Les pauvres gens, qui se sentent menacés, font comme l'autruche: ils se cachent la tête derrière une pierre, et ils s'imaginent que le malheur ne les voit pas.

Des bruits inquiétants commençaient à se répandre. On disait que le crédit de la banque était entamé. Le banquier avait beau affecter l'assurance avec ses clients, certains plus soupçonneux redemandèrent leurs fonds. M. Jeannin se sentit perdu; il se défendit en désespéré, jouant de l'indignation, se plaignant avec hauteur, avec amertume, qu'on se défiât de lui; il alla jusqu'à faire à d'anciens clients des scènes violentes, qui le coulèrent définitivement dans l'opinion. Les demandes de remboursement affluèrent. Acculé, aux abois, il perdit complètement la tête. Il fit un court voyage, alla jouer ses derniers billets de banque dans une ville d'eaux voisine, se fit tout rafler en un quart d'heure, et revint.

Son départ inopiné avait achevé de bouleverser la petite ville, où l'on disait déjà qu'il était en fuite; Mme Jeannin avait eu grand'peine à tenir tête à l'inquiétude furieuse des gens: elle les suppliait de prendre patience, elle leur jurait que son mari allait revenir. Ils n'y croyaient guère, bien qu'ils voulussent y croire. Aussi, quand on sut qu'il était revenu, ce fut un soulagement général: beaucoup ne furent pas loin de penser qu'ils s'étaient inquiétés à tort, et que les Jeannin étaient trop malins pour ne pas se tirer toujours d'un mauvais pas, en admettant qu'ils y fussent tombés. L'attitude du banquier confirmait cette impression. Maintenant qu'il n'avait plus de doute sur ce qu'il lui restait à faire, il semblait fatigué, mais très calme. Sur l'avenue de la gare, en descendant du train, il causa tranquillement avec quelques amis qu'il rencontra, de la campagne qui manquait d'eau depuis des semaines, des vignes qui étaient superbes, et de la chute du ministère qu'annonçaient les journaux du soir.

Arrivé à la maison, il feignit de ne point tenir compte de l'agitation de sa femme, accourue auprès de lui, et qui lui racontait avec une volubilité confuse ce qui s'était passé pendant son absence. Elle tâchait de lire sur ses traits s'il avait réussi à détourner le danger inconnu; elle ne lui demanda pourtant rien, par orgueil: elle attendait qu'il lui en parlât le premier. Mais il ne dit pas un mot de ce qui les tourmentait tous deux. Il écarta silencieusement le désir qu'elle avait de se confier à lui et d'attirer ses confidences. Il parla de la chaleur, de sa fatigue, il se plaignit d'un mal de tête fou; et l'on se mit à table, comme à l'ordinaire.

Il causait peu, las, absorbé, le front plissé; il tapotait des doigts sur la nappe; il s'efforçait de manger, se sachant observé, et regardait avec des yeux lointains ses enfants intimidés par le silence, et sa femme raidie dans son amour-propre blessé, qui, sans le regarder, épiait tous ses gestes. Vers la fin du dîner, il sembla se réveiller; il essaya de causer avec Antoinette et avec Olivier; il leur demanda ce qu'ils avaient fait, pendant son voyage; mais il n'écoutait pas leurs réponses, il n'écoutait que le son de leur voix; et, bien qu'il eût les yeux fixés sur eux, son regard était ailleurs. Olivier le sentit: il s'arrêtait au milieu de ses petites histoires, et il n'avait pas envie de continuer. Mais chez Antoinette, après un moment de gêne, la gaieté avait pris le dessus: elle bavardait, comme une pie joyeuse, posant sa main sur la main de son père, ou lui touchant le bras, pour qu'il écoutât bien ce qu'elle lui racontait. M. Jeannin se taisait; ses yeux allaient d'Antoinette à Olivier, et le pli de son front se creusait. Au milieu d'un récit de la fillette, il n'y tint plus, il se leva de table, et alla vers la fenêtre, pour cacher son émotion. Les enfants plièrent leurs serviettes, et se levèrent aussi. Mme Jeannin les envoya jouer au jardin; on les entendit aussitôt se poursuivre dans les allées, en poussant des cris aigus. Mme Jeannin regardait son mari, qui lui tournait le dos, et elle allait autour de la table, comme pour ranger quelque chose. Brusquement, elle se rapprocha de lui, et lui dit, d'une voix étouffée par la peur que les domestiques n'entendissent et par sa propre angoisse:

—Enfin, Antoine, qu'est-ce que tu as? Tu as quelque chose... Si! tu caches quelque chose... Est-ce qu'il y a un malheur? Est-ce que tu es souffrant?

Mais M. Jeannin, encore une fois, l'écarta, haussant les épaules avec impatience, et disant d'un ton dur:

—Non! Non, je te dis! Laisse-moi!

Elle s'éloigna, indignée; elle se disait, dans sa colère aveugle, qu'il pouvait bien arriver n'importe quoi à son mari, qu'elle ne s'en inquiéterait plus.

M. Jeannin descendit au jardin. Antoinette continuait ses folies et houspillait son frère, afin de le faire courir. Mais l'enfant déclara tout à coup qu'il ne voulait plus jouer; et il s'accouda sur le mur de la terrasse, à quelques pas de son père. Antoinette essaya de le taquiner encore; mais il la repoussa, en boudant: alors, elle lui dit quelques impertinences; et, puisqu'il n'y avait plus rien à faire ici pour s'amuser, elle rentra à la maison, et se mit à son piano.

M. Jeannin et Olivier restèrent seuls.

—Qu'est-ce que tu as, petit? Pourquoi ne veux-tu plus jouer? demanda le père, doucement.

—Je suis fatigué, papa.

—Bien. Alors, asseyons-nous un peu sur le banc, tous les deux.

Ils s'assirent. Une belle nuit de septembre. Le ciel limpide et obscur. L'odeur sucrée des pétunias se mêlait à l'odeur fade et un peu corrompue du canal sombre, qui dormait au pied du mur de la terrasse. Des papillons du soir, de grands sphinx blonds, battaient des ailes autour des fleurs, avec un ronflement de petit rouet. Les voix calmes des voisins assis devant leurs portes, de l'autre côté du canal, résonnaient dans le silence. Dans la maison, Antoinette jouait sur son piano des cavatines à fioritures italiennes. M. Jeannin tenait la main d'Olivier dans sa main. Il fumait. L'enfant voyait dans l'obscurité qui lui dérobait peu a peu les traits de son père la petite lumière de la pipe, qui se rallumait, s'éteignait par bouffées, se rallumait, finit par s'éteindre tout à fait. Ils ne causaient point. Olivier demanda le nom de quelques étoiles. M. Jeannin, assez ignorant des choses de la nature, comme presque tous les bourgeois de province, n'en connaissait aucun, à part les grandes constellations, que personne n'ignore; mais il feignit de croire que c'était de celles-là que l'enfant s'informait; et il les lui nomma. Olivier ne réclama point: il avait toujours plaisir à entendre et à répéter à mi-voix leurs beaux noms mystérieux. D'ailleurs, il cherchait moins à savoir qu'à se rapprocher instinctivement de son père. Ils se turent. Olivier, la tête appuyée au dossier du banc, la bouche ouverte, regardait les étoiles; et il s'engourdissait: la tiédeur de la main de son père le pénétrait. Brusquement, cette main se mit à trembler. Olivier trouva cela drôle, et dit, d'une voix riante et ensommeillée:

—Oh! comme ta main tremble, papa!

M. Jeannin retira sa main.

Après un moment, Olivier, dont la petite tête continuait à travailler toute seule, dit:

—Est-ce que tu es fatigué, aussi, papa?

—Oui, mon petit.

La voix affectueuse de l'enfant reprit:

—Il ne faut pas tant te fatiguer, papa.

M. Jeannin attira à lui la tête d'Olivier, et l'appuya contre sa poitrine, en murmurant:

—Mon pauvre petit!...

Mais déjà les pensées d'Olivier avaient pris un autre cours. L'horloge de la tour sonnait huit heures. Il se dégagea, et dit:

—Je vais lire.

Le jeudi, il avait la permission de lire, une heure après dîner, jusqu'au moment de se coucher: c'était son plus grand bonheur; et rien au monde n'eût été capable de lui en faire sacrifier une minute.

M. Jeannin le laissa partir. Il se promena encore, de long en large, sur la terrasse obscure. Puis il rentra, à son tour.

Dans la chambre, autour de la lampe, les enfants et la mère étaient réunis. Antoinette cousait un ruban à un corsage, sans cesser un instant de parler ou de chantonner, au grand mécontentement d'Olivier, qui, assis devant son livre, les sourcils froncés et les coudes sur la table, s'enfonçait les poings dans les oreilles pour ne rien entendre. Mme Jeannin ravaudait des bas, et causait avec la vieille bonne, qui, debout à côté d'elle, lui faisait le compte des dépenses de la journée, et profitait de l'occasion pour bavarder; elle avait toujours des histoires amusantes à raconter, dans un argot impayable, qui les faisait éclater de rire, et qu'Antoinette s'efforçait d'imiter. M. Jeannin les regarda en silence. Personne ne fit attention à lui. Il resta indécis, un moment, il s'assit, prit un livre, l'ouvrit au hasard, le referma, se leva: décidément, il ne pouvait rester. Il alluma une bougie, et dit bonsoir. Il s'approcha des enfants, les embrassa avec effusion: ils y répondirent distraitement, sans lever les yeux vers lui,—Antoinette occupée de son ouvrage, et Olivier de son livre. Olivier n'écarta même pas ses mains de ses oreilles, et grogna un bonsoir ennuyé, en continuant sa lecture:—quand il lisait, un des siens fût tombé dans le feu, qu'il ne se serait pas dérangé.—M. Jeannin sortit de la chambre. Il s'attardait encore dans la salle à côté. Sa femme vint peu après, la bonne étant partie, pour ranger des draps dans une armoire. Elle fit semblant de ne pas le voir. Il hésita, puis vint à elle, et dit:

—Je te demande pardon. Je t'ai parlé un peu brusquement, tout à l'heure.

Elle avait envie de lui dire:

—Mon pauvre homme, je ne t'en veux pas; mais qu'est-ce que tu as donc? Dis-moi donc ce qui te fait souffrir!

Mais elle dit, trop heureuse de prendre sa revanche:

—Laisse-moi tranquille! Tu es d'une brutalité odieuse avec moi. Tu me traites, comme tu ne traiterais pas une domestique.

Et elle continua sur ce ton, énumérant ses griefs, avec une volubilité âpre et rancunière.

Il eut un geste lassé, sourit amèrement, et la quitta.

Personne n'entendit le coup de revolver. Le lendemain seulement, quand on apprit ce qui s'était passé, les voisins se rappelèrent avoir perçu, vers le milieu de la nuit, dans le silence de la rue, un bruit sec, comme un claquement de fouet. Ils n'y prirent pas garde. La paix de la nuit retomba aussitôt sur la ville, enveloppant dans ses plis lourds les vivants et les morts.

Mme Jeannin, qui dormait, se réveilla, une ou deux heures plus tard. Ne voyant pas son mari auprès d'elle, elle se leva inquiète, elle parcourut toutes les pièces, descendit à l'étage au-dessous, alla aux bureaux de la banque, qui étaient dans un corps de bâtiment contigu à la maison; et là, dans le cabinet de M. Jeannin, elle le trouva dans son fauteuil, écroulé sur sa table de travail, au milieu de son sang, qui gouttait encore sur le plancher. Elle poussa un cri perçant, laissa tomber la bougie qu'elle tenait, et perdit connaissance. De la maison, on l'entendit. Les domestiques accoururent, la relevèrent, prirent soin d'elle, et portèrent le corps de M. Jeannin sur un lit. La chambre des enfants était fermée. Antoinette dormait comme une bienheureuse. Olivier entendit un bruit de voix et de pas: il eût voulu savoir; mais il craignit de réveiller sa sœur, et il se rendormit.

Le lendemain matin, la nouvelle courait déjà la ville, avant qu'ils sussent rien. Ce fut la vieille bonne qui la leur apprit, en larmoyant. Leur mère était hors d'état de penser à quoi que ce fût; sa santé donnait des inquiétudes. Les deux enfants se trouvèrent seuls, en présence de la mort. Dans ces premiers moments, leur épouvante était encore plus forte que leur douleur. Au reste, on ne leur laissa point le temps de pleurer en paix. Dès le matin, commencèrent les cruelles formalités judiciaires. Antoinette, réfugiée dans sa chambre, tendait toutes les forces de son égoïsme juvénile vers une pensée unique, seule capable de l'aider à repousser l'horreur qui la suffoquait: la pensée de son ami; elle attendait sa visite, d'heure en heure. Jamais il n'avait été plus empressé pour elle que la dernière fois qu'elle l'avait vu: elle ne doutait pas qu'il n'accourût, pour prendre part à son chagrin.—Mais personne ne vint. Aucun mot de personne. Aucune marque de sympathie. En revanche, dès la première nouvelle du suicide, des gens qui avaient confié leur argent au banquier se précipitèrent chez les Jeannin, forcèrent la porte, et, avec une férocité impitoyable, firent des scènes furieuses à la femme et aux enfants.

En quelques jours, s'accumulèrent toutes les ruines: perte d'un être cher, perte de toute fortune, de toute situation, de l'estime publique, abandon des amis. Écroulement total. Rien ne resta debout de ce qui les faisait vivre. Ils avaient, tous les trois, un sentiment intransigeant de pureté morale, qui les faisait d'autant plus souffrir d'un déshonneur, dont ils étaient innocents. Des trois, la plus ravagée par la douleur fut Antoinette, parce qu'elle en était le plus loin. Mme Jeannin et Olivier, si déchirés qu'ils fussent, n'étaient pas étrangers à ce monde de la souffrance. Pessimistes d'instinct, ils étaient moins surpris qu'accablés. La pensée de la mort avait toujours été pour eux un refuge: elle l'était plus que jamais, maintenant; ils souhaitaient de mourir. Lamentable résignation sans doute, mais pourtant moins terrible que la révolte d'un être jeune, confiant, heureux, aimant vivre, qui se voit brusquement acculé à ce désespoir sans fond, ou à cette mort qui lui fait horreur...

Antoinette découvrit d'un seul coup la laideur du monde. Ses yeux s'ouvrirent: elle vit la vie; elle jugea son père, sa mère, son frère. Tandis qu'Olivier et Mme Jeannin pleuraient ensemble, elle s'isolait dans sa douleur. Sa petite cervelle désespérée réfléchissait sur le passé, le présent, l'avenir; et elle vit qu'il n'y avait plus rien pour elle, aucun espoir, aucun appui: elle n'avait plus à compter sur personne.

L'enterrement eut lieu, lugubre, honteux. L'église avait refusé de recevoir le corps du suicidé. La veuve et les orphelins furent laissés seuls par la lâcheté de leurs anciens amis. À peine deux ou trois se montrèrent, un moment; et leur attitude gênée fut plus pénible encore que l'absence des autres. Ils semblaient faire une grâce en venant, et leur silence était gros de blâmes et de pitié méprisante. Du côté de la famille, ce fut bien pis: non seulement, il ne leur vint de là aucune parole consolante, mais des reproches amers. Le suicide du banquier, loin d'assourdir les rancunes, semblait à peine moins criminel que sa faillite. La bourgeoisie ne pardonne pas à ceux qui se tuent. Qu'on préfère la mort à la plus ignoble vie lui paraît monstrueux; elle appellerait volontiers toutes les rigueurs de la loi sur celui qui semble dire:

—Il n'y a pas de malheur qui vaille celui de vivre avec vous.

Les plus lâches ne sont pas les moins empressés à taxer son acte de lâcheté. Et quand celui qui se tue lèse, par-dessus le marché, en se raturant de la vie, leurs intérêts et leur vengeance, ils deviennent furieux.—Pas un instant, ils ne songeaient à ce que le malheureux Jeannin avait dû souffrir pour en arriver là. Ils eussent voulu le faire souffrir mille fois davantage. Et, comme il leur échappait, ils reportaient sur les siens leur réprobation. Ils ne se l'avouaient pas: car ils savaient que c'était injuste. Mais ils ne l'en faisaient pas moins: car il leur fallait une victime.

Mme Jeannin, qui ne semblait plus bonne à rien qu'à gémir, retrouvait son énergie, quand on attaquait son mari. Elle découvrait maintenant combien elle l'avait aimé; et ces trois êtres, qui n'avaient aucune idée de ce qu'ils deviendraient le lendemain, furent d'accord pour renoncer à la dot de la mère, à leur fortune personnelle, afin de rembourser, autant que possible, Les dettes du père. Et, ne pouvant plus rester dans le pays, ils décidèrent d'aller à Paris.

Le départ fut comme une fuite.

La veille au soir,—(un triste soir de la fin de septembre: les champs disparaissaient sous les grands brouillards blancs d'où surgissaient, des deux côtés de la route, à mesure qu'on avançait, les squelettes des buissons ruisselants, comme des plantes d'aquarium),—ils allèrent ensemble dire adieu au cimetière. Ils s'agenouillèrent tous trois sur l'étroite margelle de pierre, qui entourait la fosse fraîchement remuée. Leurs larmes coulaient en silence: Olivier avait le hoquet; Mme Jeannin se mouchait désespérément. Elle ajoutait à sa douleur, elle se torturait, à se répéter inlassablement les paroles qu'elle avait dites à son mari, la dernière fois qu'elle l'avait vu vivant. Olivier songeait à l'entretien sur le banc de la terrasse. Antoinette songeait à ce qui adviendrait d'eux. Aucun n'avait l'ombre d'un reproche dans le cœur pour l'infortuné, qui les avait perdus avec lui. Mais Antoinette pensait:

—Ah! cher papa, comme nous allons souffrir!

Le brouillard s'obscurcissait, l'humidité les pénétrait. Mais Mme Jeannin ne pouvait se décider à partir. Antoinette vit Olivier qui frissonnait, et elle dit à sa mère:

—Maman, j'ai froid.

Ils se levèrent. Au moment de s'en aller, Mme Jeannin se retourna, une dernière fois, vers la tombe:

—Mon pauvre ami! fit-elle.

Ils sortirent du cimetière, dans la nuit qui tombait. Antoinette tenait dans sa main la main glacée d'Olivier.

Ils rentrèrent dans la vieille maison. C'était leur dernière nuit dans le nid, où ils avaient toujours dormi, où leur vie s'était passée, et la vie de leurs parents,—ces murs, ce foyer, ce petit carré de terre, auxquels s'étaient liées si indissolublement toutes les joies et les douleurs de la famille qu'il semblait qu'ils fussent aussi de la famille, qu'ils fissent partie de leur vie, et qu'on ne pût les quitter que pour mourir.

Leurs malles étaient faites. Ils devaient prendre le premier train du lendemain, avant que les boutiques des voisins fussent ouvertes: ils voulaient éviter la curiosité et les commentaires malveillants.—Ils avaient besoin de se serrer l'un contre l'autre; et pourtant, chacun alla d'instinct dans sa chambre, et s'y attarda: ils restaient debout, sans bouger, ne pensant même pas à ôter leur chapeau et leur manteau, touchant les murs, les meubles, tout ce qu'ils allaient quitter, appuyant leur front contre les vitres, essayant de prendre et de garder en eux le contact des choses aimées. Enfin, chacun fit effort pour s'arracher à l'égoïsme de ses pensées douloureuses, et ils se réunirent dans la chambre de Mme Jeannin,—la chambre familiale, avec une grande alcôve au fond: c'était là qu'autrefois ils se réunissaient le soir, après diner, quand il n'y avait pas de visites. Autrefois!... Cela leur semblait si lointain, déjà!—Ils restèrent sans parler, autour du maigre feu; puis, ils dirent la prière ensemble, agenouillés devant le lit; et ils se couchèrent très tôt, car il fallait être levés avant l'aube. Mais ils furent longtemps, avant que le sommeil vînt.

Vers quatre heures du matin, Mme Jeannin qui, toutes les heures, avait regardé à sa montre s'il n'était pas temps de se préparer, alluma sa bougie et se leva. Antoinette, qui n'avait guère dormi, l'entendit et se leva aussi. Olivier était plongé dans un profond sommeil. Mme Jeannin le regarda avec émotion, et ne put se décider à le réveiller. Elle s'éloigna sur la pointe des pieds, et dit à Antoinette:

—Ne faisons pas de bruit: que le pauvre petit jouisse de ses dernières minutes ici!

Les deux femmes achevèrent de s'habiller et de finir les paquets. Autour de la maison, planait le grand silence des nuits où il fait froid, et où tout ce qui vit, les hommes et les bêtes, s'enfonce plus avidement dans le tiède sommeil. Antoinette claquait des dents: son cœur et son corps étaient glacés.

La porte d'entrée résonna dans l'air gelé. La vieille bonne, qui avait la clef de la maison, venait une dernière fois servir ses maîtres. Petite et grosse, le souffle court, et gênée par son embonpoint, mais singulièrement leste pour son âge, elle se montra, avec sa bonne figure emmitouflée, le nez rouge, et les yeux larmoyants. Elle fut désolée devoir que Mme Jeannin s'était levée sans l'attendre, et qu'elle avait allumé le fourneau de la cuisine.—Olivier s'éveilla, comme elle entrait. Son premier mouvement fut de refermer les yeux, et de se retourner dans ses couvertures, pour se rendormir. Antoinette vint poser doucement sa main sur l'épaule de son frère, et elle l'appela à mi-voix:

—Olivier, mon petit, il est temps.

Il soupira, ouvrit les yeux, vit le visage de sa sœur penché vers le sien: elle lui sourit mélancoliquement, et lui caressa le front avec sa main. Elle répétait:

—Allons!

Il se leva.

Ils sortirent de la maison, sans bruit, comme des voleurs. Chacun d'eux avait des paquets à la main. La vieille bonne les précédait, roulant leur malle sur une brouette. Ils laissaient presque tout ce qu'ils avaient; ils n'emportaient, pour ainsi dire, que ce qu'ils avaient sur le corps, et quelques vêtements. De pauvres souvenirs devaient leur être expédiés plus tard, par la petite vitesse: quelques livres, des portraits, l'antique pendule, dont le battement leur semblait le battement même de leur vie... L'air était aigre. Personne n'était encore levé dans la ville; les volets étaient clos, les rues vides. Ils se taisaient. La domestique seule parlait. Mme Jeannin cherchait à graver en elle, pour la dernière fois, ces images qui lui rappelaient tout son passé.

À la gare, Mme Jeannin, par amour-propre, prit des secondes classes, bien qu'elle se fût promis de prendre des troisièmes; mais elle n'eut pas le courage de cette humiliation, en présence des deux ou trois employés du chemin de fer, qui la connaissaient. Elle se faufila précipitamment dans un compartiment vide, et s'y enferma, avec les petits. Cachés derrière les rideaux, ils tremblaient de voir apparaître une figure de connaissance. Mais personne ne se montra: la ville s'éveillait à peine, à l'heure où ils partaient; le train était désert; il n'y avait que trois ou quatre paysans, et des bœufs, qui, la tête passée par-dessus la barrière du wagon, mugissaient avec mélancolie. Après une longue attente, la locomotive siffla longuement, et le train s'ébranla dans le brouillard. Les trois émigrants écartèrent les rideaux, et, le visage collé contre la vitre, regardèrent une dernière fois la petite ville, dont la tour gothique se voyait à peine au travers du voile de brume, la colline couverte de chaumes, les prairies blanches de givre et fumantes: c'était déjà un paysage de rêve, lointain, à peine existant. Et quand il eut disparu, à un détour de la voie, qui s'engageait dans une tranchée, sûrs de n'être plus observés, ils ne se contraignirent plus. Mme Jeannin, son mouchoir appuyé sur sa bouche, sanglotait. Olivier s'était jeté sur elle, et, la tête sur les genoux de sa mère, il lui couvrait les mains de larmes et de baisers. Antoinette, assise à l'autre coin du compartiment et tournée vers la fenêtre, pleurait silencieusement. Ils ne pleuraient pas tous trois pour la même raison. Mme Jeannin et Olivier ne pensaient qu'à ce qu'ils laissaient derrière eux. Antoinette pensait bien davantage à ce qu'ils allaient trouver: elle se le reprochait; elle eût voulu s'absorber dans ses souvenirs...—Elle avait raison de songer à l'avenir: elle avait une vue plus exacte des choses que sa mère et son frère. Ils se faisaient des illusions sur Paris. Antoinette elle-même était loin de se douter de ce qui les y attendait. Ils n'y étaient jamais venus. Mme Jeannin avait à Paris une sœur richement mariée avec un magistrat; et elle comptait sur son aide. Elle était convaincue d'ailleurs que ses enfants, avec l'éducation qu'ils avaient reçue, et leurs dons naturels, sur lesquels elle se trompait, comme toutes les mères, n'auraient point de peine à gagner honorablement leur vie.

L'impression d'arrivée fut sinistre. Dès la gare, ils furent consternés par la bousculade des gens dans la salle des bagages, et le tumulte des voitures enchevêtrées devant la sortie. Il pleuvait. On ne pouvait trouver de fiacre. Il fallut courir loin, les bras cassés par les paquets trop lourds, qui les forçaient à s'arrêter au milieu de la rue, au risque d'être écrasés ou éclaboussés par les voitures. Aucun cocher ne répondait à leurs appels. Enfin, ils réussirent à en arrêter un, qui menait une vieille patache d'une saleté repoussante. En hissant leurs paquets, ils laissèrent tomber un rouleau de couvertures dans la boue. Le facteur de la gare, qui portait leur malle, et le cocher abusèrent de leur ignorance, pour se faire payer double. Mme Jeannin avait donné l'adresse d'un de ces hôtels médiocres et chers, achalandés par les provinciaux, qui, parce qu'un de leurs grands-pères y alla trente ans auparavant, continuent d'y aller, malgré les inconvénients. On les y écorcha. L'hôtel était plein, disait-on: on les empila tous ensemble dans un étroit local, en leur comptant le prix de trois chambres. Au dîner, ils voulurent faire des économies, en évitant la table d'hôte; ils se commandèrent un modeste menu, qui leur coûta aussi cher, et qui les affama. Dès les premières minutes de l'arrivée, leurs illusions étaient tombées. Et, dans cette première nuit d'hôtel, où, entassés dans une chambre sans air, ils n'arrivaient pas à dormir, ayant froid, ayant chaud, ne pouvant respirer, tressautant au bruit des pas dans le corridor, des portes qu'on fermait, des sonneries électriques, le cerveau meurtri par le roulement incessant des voitures et des lourds camions, ils eurent l'impression terrifiée de cette ville monstrueuse, où ils étaient venus se jeter, et où ils étaient perdus.

Le lendemain, Mme Jeannin courut chez sa sœur, qui habitait un luxueux appartement, boulevard Haussmann. Elle espérait, sans le dire, qu'on leur offrirait de les loger dans la maison, jusqu'à ce qu'ils fussent hors d'affaire. Le premier accueil suffit à la désabuser. Les Poyet-Delorme étaient furieux de la faillite de leur parent. La femme surtout, qui craignait qu'on ne la leur jetât à la tête et que cela ne nuisît à l'avancement de son mari, trouvait de la dernière indécence que la famille ruinée vînt s'accrocher à eux et les compromettre encore plus. Le magistrat pensait de même; mais il était assez brave homme; il eût été plus secourable, si sa femme n'y eût veillé,—ce dont il était bien aise. Mme Poyet-Delorme reçut sa sœur avec une froideur glaciale. Mme Jeannin en fut saisie; elle se força à déposer sa fierté: elle laissa entendre à mots couverts les difficultés où elle se trouvait, et ce qu'elle eût souhaité des Poyet. On fit comme si on n'avait pas entendu. On ne les retint même pas à dîner pour le soir; on les invita cérémonieusement pour la fin de la semaine. Encore l'invitation ne vint-elle pas de Mme Poyet, mais du magistrat, qui, un peu gêné lui-même de l'accueil de sa femme, tâcha d'en atténuer la sécheresse: il affectait de la bonhomie, mais on sentait qu'il n'était pas très franc, et qu'il était très égoïste.—Les malheureux Jeannin revinrent à l'hôtel, sans oser échanger leurs impressions sur cette première visite.

Ils passèrent les jours suivants à errer dans Paris, cherchant un appartement, harassés de monter les étages, écœurés de voir ces casernes où s'entassent les corps, ces escaliers malpropres, ces chambres sans lumière, si tristes après la grande maison de province. Ils étaient de plus en plus oppressés. Et c'était toujours le même ahurissement dans les rues, dans les magasins, dans les restaurants, qui les faisait duper par tous. Tout ce qu'ils demandaient coûtait un prix exorbitant; on eût dit qu'ils avaient la faculté de transformer en or tout ce qu'ils touchaient: en or, qu'ils devaient payer. Ils étaient d'une maladresse inimaginable, et sans force pour se défendre.

Si peu qu'il lui restât d'espérances à l'égard de sa sœur, Mme Jeannin se forgeait encore des illusions sur le dîner, où ils étaient invités. Ils s'y préparèrent, avec des battements de cœur. Ils furent reçus en invités, et non pas en parents,—sans qu'on eût fait d'ailleurs d'autres frais pour le dîner, que ce ton cérémonieux. Les enfants virent leurs cousins, à peu près de leur âge, qui ne furent pas plus accueillants que le père et la mère. La fillette, élégante et coquette, leur parlait, en zézayant, d'un air de supériorité polie, avec des manières affectées et sucrées, qui les déconcertaient. Le garçon était assommé de cette corvée du dîner avec les parents pauvres; et il fut aussi maussade que possible. Mme Poyet-Delorme, droite et raide sur sa chaise, semblait toujours, même quand elle offrait d'un plat, faire la leçon à sa sœur. M. Poyet-Delorme parlait de niaiseries, pour éviter qu'on parlât de choses sérieuses. L'insipide conversation ne sortait pas de ce qu'on mange, par crainte de tout sujet intime et dangereux. Mme Jeannin fit un effort pour amener l'entretien sur ce qui lui tenait à cœur: Mme Poyet-Delorme l'interrompit net, par une parole insignifiante. Elle n'eut plus le courage de recommencer.

Après le dîner, elle obligea sa fille à jouer un morceau de piano, pour montrer son talent. La petite, gênée, mécontente, joua horriblement. Les Poyet, ennuyés, attendaient qu'elle eût fini. Mme Poyet regardait sa fille avec un plissement de lèvres ironique; et, comme la musique durait trop, elle se remit à causer de choses indifférentes avec Mme Jeannin. Enfin, Antoinette, qui avait complètement perdu pied dans son morceau, et qui s'apercevait avec terreur qu'à un certain passage, au lieu de continuer, elle avait repris au commencement, et qu'il n'y avait pas de raison pour qu'elle en sortit jamais, coupa court, et termina par deux accords qui n'étaient pas justes, et un troisième qui était faux. M. Poyet dit:

—Bravo!

Et il demanda le café.

Mme Poyet dit que sa fille prenait des leçons avec Pugno. La demoiselle, «qui prenait des leçons avec Pugno», dit:

—Très joli, ma petite... et demanda où Antoinette avait étudié.

La conversation se traînait. Elle avait épuisé l'intérêt des bibelots du salon et des toilettes des dames Poyet. Mme Jeannin se répétait:

—C'est le moment de parler, il faut que je parle...

Et elle se crispait. Comme elle faisait un grand effort et allait se décider enfin, Mme Poyet glissa incidemment, d'un ton qui ne cherchait pas à s'excuser, qu'ils étaient bien fâchés, mais qu'ils devaient sortir vers neuf heures et demie: une invitation, qu'ils n'avaient pu remettre... Les Jeannin, froissés, se levèrent aussitôt pour partir. On fit mine de les retenir. Mais un quart d'heure après, quelqu'un sonna à la porte: le domestique annonça des amis des Poyet, des voisins, qui habitaient à l'étage au-dessous. Il y eut des coups d'œil échangés entre Poyet et sa femme, et des chuchotements précipités avec les domestiques. Poyet, bredouillant un prétexte quelconque, fit passer les Jeannin dans une chambre à côté. (Il voulait cacher à ses amis l'existence, et surtout la présence chez lui de la famille compromettante.) On laissa les Jeannin seuls, dans la chambre sans feu. Les enfants étaient hors d'eux, de ces humiliations. Antoinette avait les larmes aux yeux; elle voulait qu'on partît. Sa mère lui résista d'abord: puis, l'attente se prolongeant, elle se décida. Ils sortirent. Dans l'antichambre, Poyet, averti par un domestique, les rattrapa, s'excusant par quelques paroles banales; il feignit de vouloir les retenir; mais on voyait qu'il avait hâte qu'ils fussent partis. Il les aida à passer leurs manteaux, les poussa vers la porte, avec des sourires, des poignées de main, des amabilités à voix basse, et il les mit dehors.—Rentrés dans leur hôtel, les enfants pleurèrent de rage. Antoinette trépignait, jurait qu'elle ne mettrait plus les pieds jamais chez ces gens.

Mme Jeannin prit un appartement au quatrième, dans le voisinage du Jardin des Plantes. Les chambres donnaient sur les murs lépreux d'une cour obscure; la salle à manger, et le salon—(car Mme Jeannin tenait à avoir un salon)—sur une rue populeuse. Tout le jour, passaient des tramways à vapeur, et des corbillards, dont la file allait s'engouffrer dans le cimetière d'Ivry. Des Italiens pouilleux, avec une racaille d'enfants, flânaient sur les bancs, ou se disputaient aigrement. On ne pouvait laisser les fenêtres ouvertes, à cause du bruit; et, le soir, quand on revenait chez soi, il fallait fendre le flot d'une populace affairée et puante, traverser les rues encombrées, aux pavés boueux, passer devant une répugnante brasserie, installée au rez-de-chaussée de la maison voisine, et à la porte de laquelle des filles énormes et bouffies, aux cheveux jaunes, plâtrées et grasses de fard, dévisageaient les passants avec de sales regards.

Le maigre argent des Jeannin s'en allait rapidement. Ils constataient, chaque soir, avec un serrement de cœur, la brèche plus large qui s'ouvrait à leur bourse. Ils essayaient de se priver; mais ils ne savaient pas: c'est une science, qu'il faut bien des années d'épreuves pour apprendre, quand on ne l'a point pratiquée depuis l'enfance. Ceux qui ne sont pas économes, de nature, perdent leur temps à vouloir l'être: dès qu'une nouvelle occasion de dépenser se présente, ils y cèdent; l'économie est toujours pour la prochaine fois; et quand par hasard ils gagnent ou croient avoir gagné la plus petite chose, ils se hâtent de faire servir le gain à des dépenses, dont le total finit par le dépasser dix fois.

Au bout de quelques semaines, les ressources des Jeannin se trouvaient épuisées. Mme Jeannin dut abdiquer tout reste d'amour-propre, et elle alla, à l'insu de ses enfants, faire une demande d'argent à Poyet. Elle s'arrangea de façon à le voir seul, dans son cabinet, et elle le supplia de lui avancer une petite somme, en attendant qu'ils eussent trouvé une situation qui leur permît de vivre. L'autre, qui était faible et assez humain, après avoir essayé de remettre sa réponse à plus tard, céda. Il avança deux cents francs, dans un moment d'émotion, dont il ne fut pas le maître; il s'en repentit d'ailleurs aussitôt après,—surtout quand il lui fallut en convenir avec Mme Poyet, qui fut exaspérée contre la faiblesse de son mari et contre son intrigante de sœur.

Les Jeannin passèrent leurs journées à courir dans Paris, pour trouver une place. Mme Jeannin, avec ses préjugés de bourgeoise riche de province, ne pouvait admettre, pour elle et pour ses enfants, d'autre profession que celles qu'on nomme «libérales»,—sans doute parce qu'on y meurt de faim. Même, elle n'eût point permis que sa fille se plaçât comme institutrice dans une famille. Il n'y avait que les professions officielles, au service de l'État, qui ne lui parussent pas déshonorantes. Il fallait trouver moyen qu'Olivier achevât son éducation, pour devenir professeur. À l'égard d'Antoinette, Mme Jeannin eût voulu qu'elle entrât dans une institution d'enseignement, pour y donner des leçons, ou au Conservatoire, pour avoir un prix de piano. Mais les institutions auxquelles elle s'adressa étaient toutes pourvues de professeurs, qui avaient de bien autres titres que sa fille, avec son pauvre petit brevet élémentaire; et quant à la musique, il fallut reconnaître que le talent d'Antoinette était des plus ordinaires, comparé à celui de tant d'autres, qui ne réussissaient même pas à percer. Ils découvrirent l'effroyable lutte pour la vie et la consommation insensée que Paris fait de talents petits et grands, dont elle n'a que faire.

Les deux enfants prirent un découragement, une défiance exagérée de leur valeur: ils se crurent médiocres; ils s'acharnaient à se le prouver, à le prouver à leur mère. Olivier, qui, dans son collège de province, n'avait point de peine à passer pour un aigle, était anéanti par ces épreuves: il semblait avoir perdu possession de tous ses dons. Au lycée où on le mit, et où il avait réussi à obtenir une bourse, son classement fut si désastreux dans les premiers temps qu'on lui enleva sa bourse. Il se crut tout à fait stupide. En même temps, il avait l'horreur de Paris, de ce grouillement d'êtres, de l'immoralité dégoûtante de ses camarades, de leurs conversations ignobles, de la bestialité de quelques-uns d'entre eux, qui ne lui épargnaient pas d'abominables propositions. Il n'avait même pas la force de leur dire son mépris. Il se sentait avili par la seule pensée de leur avilissement. Il se réfugiait avec sa mère et sa sœur dans les prières passionnées qu'ils faisaient ensemble, chaque soir, après chaque journée nouvelle de déceptions et d'humiliations intimes, qui semblaient une souillure à ces cœurs innocents, et qu'ils n'osaient même pas se raconter. Mais, au contact de l'esprit d'athéisme latent, qu'on respire à Paris, la foi d'Olivier commençait à s'effriter, sans qu'il s'en aperçût, comme une chaux trop fraîche tombe des murs, au souffle de la pluie. Il continuait de croire; mais autour de lui, Dieu mourait.

Sa mère et sa sœur poursuivaient leurs courses inutiles. Mme Jeannin était retournée voir les Poyet, qui, désireux de se débarrasser d'eux, leur offrirent des places. Il s'agissait pour Mme Jeannin d'entrer comme lectrice chez une vieille dame, qui passait l'hiver dans le Midi. Pour Antoinette, on lui trouvait un poste d'institutrice chez une famille de l'Ouest de la France, qui vivait toute l'année à la campagne. Les conditions n'étaient pas trop mauvaises; mais Mme Jeannin refusa. Plus encore qu'à l'humiliation de servir elle-même, elle s'opposait à ce que sa fille y fût réduite, et surtout à ce qu'Antoinette fût éloignée d'elle. Si malheureux qu'ils fussent, et justement parce qu'ils étaient malheureux, ils voulaient rester ensemble.—Mme Poyet le prit très mal. Elle dit que, quand on n'avait pas les moyens de vivre, il ne fallait pas faire les orgueilleux. Mme Jeannin ne put s'empêcher de lui reprocher son manque de cœur. Mme Poyet dit des paroles blessantes sur la faillite, et sur l'argent que Mme Jeannin lui devait. Elles se séparèrent, brouillées à mort. Toutes relations furent cassées. Mme Jeannin n'eut plus qu'un désir: rendre l'argent qu'elle avait emprunté. Mais elle ne le pouvait pas.

Les vaines démarches continuèrent. Mme Jeannin alla voir le député et le sénateur de son département, à qui M. Jeannin avait maintes fois rendu service. Partout, elle se heurta à l'ingratitude et à l'égoïsme. Le député ne répondit même pas aux lettres, et, quand elle vint sonner à sa porte, fit dire qu'il était sorti. Le sénateur lui parla avec une commisération grossière de sa situation qu'il imputa à «ce misérable Jeannin», dont il flétrit durement le suicide. Mme Jeannin prit la défense de son mari. Le sénateur dit qu'il savait bien que ce n'était pas par malhonnêteté, mais par bêtise, que le banquier avait agi, que c'était un niais, un pauvre hanneton, ne voulant jamais en faire qu'à sa tête, sans demander conseil à personne, et sans écouter aucun avertissement. S'il s'était perdu seul, on n'aurait rien à dire: ce serait bien fait! Mais,—sans parler des autres ruines,—qu'il eût jeté sa femme et ses enfants dans la misère, et qu'ensuite il les plantât là, les laissant se débrouiller comme ils pourraient..., cela, c'était affaire à Mme Jeannin de le lui pardonner, si elle était une sainte; mais lui, sénateur, qui n'était pas un saint—(s, a, i, n, t)—qui se flattait d'être seulement un homme sain—(s, a, i, n),—un homme sain, sensé et raisonnable,—lui, n'avait aucun motif pour pardonner: l'individu qui se suicidait en pareil cas était un misérable. La seule circonstance atténuante qu'on pût plaider pour Jeannin, c'était qu'il n'était pas tout à fait responsable. Là-dessus, il s'excusa auprès de Mme Jeannin, de s'être exprimé d'une façon un peu vive sur le compte du mari: il en donna pour cause la sympathie, qu'il avait pour elle: et, ouvrant son tiroir, il lui offrit un billet de cinquante francs,—une aumône,—qu'elle refusa.

Elle chercha une place dans les bureaux d'une grande administration. Ses démarches étaient maladroites et sans suite. Elle prenait tout son courage pour en faire une; puis, elle revenait si démoralisée que, pendant plusieurs jours, elle n'avait plus la force de bouger; et, quand elle se remettait en marche, il était trop tard. Elle ne trouva pas plus de secours auprès des gens d'église, soit que ceux-ci n'y vissent pas leur avantage, soit qu'ils se désintéressassent d'une famille ruinée, dont le père était notoirement anticlérical. Tout ce que Mme Jeannin réussit à trouver, après mille efforts, fut une place de professeur de piano dans un couvent,—métier ingrat et ridiculement payé. Afin de gagner un peu plus, elle faisait de la copie, le soir, pour une agence. On était très dur pour elle. Son écriture et son étourderie, qui lui faisait sauter un mot, une ligne, malgré son application—(elle pensait à tant d'autres choses!)—lui attirèrent des observations blessantes. Il arriva qu'après s'être brûlé les yeux et courbaturée à écrire jusqu'au milieu de la nuit, elle se vit refuser sa copie. Elle rentrait, bouleversée. Elle passait des journées à gémir, sans prendre aucun parti. Depuis longtemps, elle souffrait d'une maladie de cœur, que les épreuves avaient aggravée, et qui lui inspirait de sinistres pressentiments. Elle avait parfois des angoisses, des étouffements, comme si elle allait mourir. Elle ne sortait plus sans avoir dans sa poche son nom et son adresse écrits, au cas où elle viendrait à tomber dans la rue. Qu'arriverait-il, si elle disparaissait? Antoinette la soutenait, comme elle pouvait, affectant une tranquillité qu'elle n'avait pas; elle la suppliait de se ménager, de la laisser travailler à sa place. Mais Mme Jeannin mettait les derniers restes de son orgueil à ce qu'au moins sa fille ne connût point les humiliations dont elle avait à souffrir.

Elle avait beau s'épuiser et réduire encore leurs dépenses: ce qu'elle gagnait ne suffisait pas à les faire vivre. Il fallut vendre les quelques bijoux qu'on avait conservés. Et le pire fut que cet argent, dont on avait tant besoin, fut volé à Mme Jeannin, le jour même qu'elle venait de le toucher. La pauvre femme, qui était d'une étourderie perpétuelle, s'était avisée, pour utiliser sa course, d'entrer au Bon Marché, qui se trouvait sur son passage; c'était, le lendemain, la fête d'Antoinette, et elle voulait lui faire un petit cadeau. Elle tenait son porte-monnaie à la main, afin de ne pas le perdre. Elle le déposa machinalement, une seconde, sur un comptoir, tandis qu'elle examinait un objet. Quand elle voulut le reprendre, le porte-monnaie avait disparu.—Ce fut le dernier coup.

Peu de jours après, un soir étouffant de la fin d'août,—une buée grasse d'étuve traînait pesamment sur la ville,—Mme Jeannin rentra de son agence de copies, où elle avait eu un travail pressé à livrer. En retard pour le dîner, et voulant économiser les trois sous de l'omnibus, elle s'était exténuée à revenir trop vite, de peur que ses enfants ne fussent inquiets. Quand elle arriva à son quatrième étage, elle ne pouvait plus parler, ni respirer. Ce n'était pas la première fois qu'elle rentrait dans cet état; les enfants avaient fini par ne plus s'en étonner. Elle se força à s'asseoir aussitôt à table avec eux. Ils ne mangeaient, ni l'un ni l'autre, écœurés par la chaleur; il leur fallait faire effort pour avaler avec dégoût quelques bouchées de viande, quelques gorgées d'eau fade. Pour laisser à leur mère le temps de se remettre, ils ne causaient pas,—(ils n'avaient pas envie de causer),—ils regardaient la fenêtre.

Soudain, Mme Jeannin agita les mains, se cramponna à la table, regarda ses enfants, gémit, et s'affaissa. Antoinette et Olivier se précipitèrent juste à temps pour la recevoir dans leurs bras. Ils étaient comme fous, et criaient, suppliaient:

—Maman! ma petite maman!

Mais elle ne répondait plus. Ils perdirent la tête. Antoinette serrait convulsivement le corps de sa mère, l'embrassait, l'appelait. Olivier ouvrit la porte de l'appartement et cria:

—Au secours!

La concierge grimpa l'escalier, et, quand elle vit ce qui était, elle courut chez un médecin du voisinage. Mais lorsque le médecin arriva, il ne put que constater que c'était fini. La mort avait été immédiate,—heureusement pour Mme Jeannin;—(mais qui pouvait savoir ce qu'elle avait eu encore le temps de penser, dans ses dernières secondes, en se voyant mourir, et en laissant ses enfants dans la misère, seuls!...)

Seuls pour porter l'horreur de la catastrophe, seuls pour pleurer, seuls pour veiller aux soins affreux qui suivent la mort. La concierge, bonne femme, les aidait un peu; et, du couvent, où Mme Jeannin donnait des leçons, vinrent quelques paroles de froide sympathie.

Les premiers moments furent d'un désespoir, que rien ne peut exprimer. La seule chose qui les sauva fut l'excès même de ce désespoir, qui fit tomber Olivier dans de véritables convulsions. Antoinette en fut distraite de sa propre souffrance; elle ne pensa plus qu'à son frère; et son profond amour pénétra Olivier, l'arracha aux dangereux transports, où la douleur l'eût entraîné. Enlacés l'un à l'autre, près du lit où reposait leur mère, à la lueur d'une veilleuse, Olivier répétait qu'il fallait mourir, mourir tous deux, mourir tout de suite; et il montrait la fenêtre. Antoinette sentait aussi ce désir funeste; mais elle luttait contre: elle voulait vivre...

—À quoi bon?

—Pour elle, dit Antoinette—(elle montrait sa mère).—Elle est toujours avec nous. Pense... Après tout ce qu'elle a souffert pour nous, il faut lui épargner la pire des douleurs, celle de nous voir mourir malheureux... Ah! (reprit-elle, avec emportement)... Et puis, il ne faut pas se résigner ainsi! Je ne veux pas! Je me révolte, à la fin! Je veux que tu sois heureux un jour!

—Jamais!

—Si, tu seras heureux. Nous avons eu trop de malheur. Cela changera; il le faut. Tu te feras ta vie, tu auras une famille, tu auras du bonheur, je le veux, je le veux!

—Comment vivre? Nous ne pourrons jamais...

—Nous pourrons. Que faut-il? Vivre jusqu'à ce que tu puisses gagner ta vie. Je m'en charge. Tu verras, je saurai. Ah! si maman m'avait laissé faire, j'aurais pu déjà...

—Que vas-tu faire? Je ne veux pas que tu fasses des choses humiliantes. Tu ne pourrais pas, d'ailleurs...

—Je pourrai... Et il n'y a rien d'humiliant,—pourvu que ce soit honnête,—à gagner sa vie en travaillant. Ne t'inquiète pas, je t'en prie! Tu verras, tout s'arrangera, tu seras heureux, nous serons heureux, mon Olivier, elle sera heureuse par nous...

Les deux enfants suivirent seuls le cercueil de leur mère. D'un commun accord, ils avaient décidé de ne rien dire aux Poyet: les Poyet n'existaient plus pour eux, ils avaient été trop cruels pour leur mère, ils avaient contribué à sa mort. Et, quand la concierge leur avait demandé s'ils n'avaient pas d'autres parents, ils avaient répondu:

—Personne.

Devant la fosse nue, ils prièrent, la main dans la main. Ils se raidissaient dans une intransigeance et un orgueil désespérés, qui leur faisaient préférer la solitude à la présence de parents indifférents et hypocrites.—Ils revinrent à pied au milieu de cette foule étrangère à leur deuil, étrangère à leurs pensées, étrangère à tout leur être, et qui n'avait de commun avec eux que la langue qu'ils parlaient. Antoinette donnait le bras à Olivier.

Ils prirent dans la maison, au dernier étage, un tout petit appartement,—deux chambres mansardées, une antichambre minuscule, qui devait leur servir de salle à manger, et une cuisine grande comme un placard. Ils auraient pu trouver mieux dans un autre quartier; mais il leur semblait qu'ici ils étaient encore avec leur mère. La concierge leur témoignait un intérêt apitoyé; mais bientôt elle fut reprise par ses propres affaires, et personne ne s'occupa plus d'eux. Pas un locataire de la maison ne les connaissait; et ils ne savaient même pas qui logeait à côté d'eux.

Antoinette obtint de remplacer sa mère, comme professeur de musique au couvent. Elle chercha d'autres leçons. Elle n'avait qu'une idée: élever son frère, jusqu'à ce qu'il entrât à l'École Normale. Elle avait décidé cela toute seule: elle avait étudié les programmes, elle s'était informée, elle avait tâché d'avoir aussi l'avis d'Olivier,—mais il n'en avait point, elle avait choisi pour lui. Une fois à l'École Normale il serait sûr de son pain, pour le reste de sa vie, et maître de son avenir. Il fallait qu'il y arrivât, il fallait vivre à tout prix jusque-là. C'étaient cinq à six années terribles: on en viendrait à bout. Cette idée prit chez Antoinette une force singulière, elle finit par la remplir tout entière. La vie de solitude et de misère qu'elle allait mener, et qu'elle voyait distinctement se dérouler devant elle, n'était possible que grâce à l'exaltation passionnée, qui s'empara d'elle: sauver son frère! que son frère fut heureux si elle ne pouvait plus l'être!... Cette petite fille de dix-sept à dix-huit ans, frivole et tendre, fut transformée par sa résolution héroïque: il y avait en elle une ardeur de dévouement et un orgueil de la lutte, que personne n'eût soupçonnés, elle-même moins que tout autre. À cet âge de crise de la femme, ces premiers jours de printemps fiévreux, où les forces d'amour gonflent l'être et le baignent, comme un ruisseau caché qui bruit sous le sol, l'enveloppent, l'inondent, le tiennent dans un état d'obsession perpétuelle, l'amour prend toutes les formes; il ne demande qu'à se donner, à s'offrir en pâture: tous les prétextes lui sont bons, et sa sensualité innocente et profonde est prête à se muer en tous les sacrifices. L'amour fit d'Antoinette la proie de l'amitié.

Son frère, moins passionné, n'avait pas ce ressort. D'ailleurs, c'était pour lui qu'on se dévouait, ce n'était pas lui qui se dévouait—ce qui est bien plus aisé et plus doux, quand on aime. Au contraire, il sentait peser sur lui le remords de voir sa sœur s'épuiser de fatigues. Il le lui disait. Elle répondait:

—Ah! mon pauvre petit!... Mais tu ne vois donc pas que c'est cela qui me fait vivre? Sans cette peine que tu me donnes, quelle autre raison aurais-je?...

Il le comprenait bien. Lui aussi, à la place d'Antoinette, il eût été jaloux de cette chère peine; mais être la cause de cette peine!... Son orgueil et son cœur en souffraient. Et quel poids écrasant pour un être faible comme lui, que la responsabilité dont on le chargeait, l'obligation de réussir, puisque sa sœur avait mis sur cette carte sa vie entière comme enjeu! Une telle pensée lui était insupportable, et, loin de redoubler ses forces, l'accablait par moments. Cependant elle l'obligeait malgré tout à résister, à travailler, à vivre: ce dont il n'eût pas été capable, sans cette contrainte. Il avait une prédisposition à la défaite,—au suicide, peut-être:—peut-être y eût-il sombré, si sa sœur n'eût voulu pour lui qu'il fût ambitieux et heureux. Il souffrait de ce que sa nature était combattue; et pourtant, c'était le salut. Lui aussi, traversait un âge de crise, cet âge redoutable, où succombent des milliers de jeunes gens, qui s'abandonnent aux aberrations de leurs sens, et, pour deux ou trois ans de folie, sacrifient irrémédiablement toute leur vie. S'il avait eu le temps de se livrer à sa pensée, il fût tombé dans le découragement, ou dans la dissipation: chaque fois qu'il lui arrivait de regarder en lui, il était repris par ses rêveries maladives, par le dégoût de la vie, de Paris, de l'impure fermentation de ces millions d'êtres qui se mêlent et pourrissent ensemble. Mais la vue de sa sœur dissipait ce cauchemar; et puisqu'elle ne vivait que pour qu'il vécût, il vivrait, oui, il serait heureux, malgré lui...

Ainsi, leur vie fut bâtie sur une foi brûlante, faite de stoïcisme, de religion, et de noble ambition. Tout l'être des deux enfants fut tendu vers ce but unique: le succès d'Olivier. Antoinette accepta toutes les tâches, toutes les humiliations: elle fut institutrice dans des maisons, où on la traitait presque en domestique; elle devait escorter ses élèves en promenade, comme une bonne, trotter pendant des heures avec elles, dans les rues, sous prétexte de leur apprendre l'allemand. Son amour pour son frère, son orgueil même, trouvaient à ces souffrances morales et à ces fatigues une jouissance.

Elle rentrait harassée, pour s'occuper d'Olivier, qui passait la journée au lycée, comme demi-pensionnaire, et ne revenait que le soir. Elle préparait le dîner, sur le fourneau à gaz, ou sur une lampe à esprit-de-vin. Olivier n'avait jamais faim, et tout le dégoûtait, la viande lui causait une répulsion: il fallait le forcer à manger, ou s'ingénier à lui faire de petits plats qui lui plussent; et la pauvre Antoinette n'était pas une fameuse cuisinière! Après qu'elle s'était donné beaucoup de peine, elle avait la mortification de lui entendre déclarer que sa cuisine était immangeable. Ce ne fut qu'après bien des désespoirs devant son fourneau de cuisine,—de ces désespoirs silencieux, que connaissent les jeunes ménagères maladroites, et qui empoisonnent leur vie et leur sommeil parfois, sans que personne en sache rien,—qu'elle réussit à s'y connaître un peu.

Après le dîner, quand elle avait lavé le peu de vaisselle dont ils usaient—(il voulait l'aider dans cette besogne, mais elle n'y consentait point),—elle s'occupait maternellement du travail de son frère. Elle lui faisait réciter ses leçons, elle lisait ses devoirs, elle faisait même certaines recherches pour lui, en prenant garde toujours de ne pas froisser ce petit être susceptible. Ils passaient la soirée à leur unique table, qui leur servait à la fois pour prendre leurs repas, et pour écrire. Il faisait ses devoirs; elle cousait ou faisait de la copie. Quand il était couché, elle s'occupait de l'entretien de ses vêtements, ou travaillait pour elle.

Quelles que fussent leurs difficultés à se tirer d'affaire, ils décidèrent que tout l'argent qu'ils réussiraient à mettre de côté servirait, avant tout, à les libérer de la dette, que leur mère avait contractée vis-à-vis des Poyet. Ce n'était pas que ceux-ci fussent des créanciers gênants: ils n'avaient pas donné signe de vie; ils ne pensaient plus à cet argent, qu'ils croyaient définitivement perdu; ils s'estimaient trop heureux d'être débarrassés à ce prix de leurs parents compromettants. Mais l'orgueil des deux enfants et leur piété filiale souffraient que leur mère dût rien à ces gens qu'ils méprisaient. Ils se privèrent; ils liardèrent sur leurs moindres distractions, sur leurs vêtements, sur leur nourriture, pour arriver à amasser ces deux cents francs,—une somme énorme pour eux. Antoinette eût voulu être seule à se priver. Mais quand son frère devina son intention, rien ne put l'empêcher de faire comme elle. Ils s'épuisaient à cette tâche, heureux quand ils pouvaient mettre de côté quelques sous par jour.

À force de privations, en trois ans, sou par sou, ils parvinrent à réunir la somme. Ce fut une grande joie... Antoinette alla chez les Poyet, un soir. Elle fut reçue sans bienveillance: car ils croyaient qu'elle venait demander des secours. Ils jugèrent bon de prendre les devants, en lui reprochant sèchement de ne leur avoir donné aucune nouvelle, de ne leur avoir même pas appris la mort de sa mère, et de ne venir que quand elle avait besoin d'eux. Elle les interrompit, disant qu'elle n'avait pas l'intention de les déranger: elle venait simplement rapporter l'argent, qu'elle leur avait emprunté; et, déposant sur la table les deux billets de banque, elle demanda quittance. Ils changèrent aussitôt de manières, et feignirent de ne pas vouloir accepter: ils éprouvaient pour elle cette affection subite, que ressent le créancier pour le débiteur qui lui rapporte, après des années, l'argent d'une créance sur laquelle il ne comptait plus. Ils cherchèrent à savoir où elle habitait avec son frère, et comment ils vivaient. Elle évita de répondre, demanda de nouveau la quittance, dit qu'elle était pressée, salua froidement, et partit. Les Poyet furent outrés contre l'ingratitude de cette fille.

Délivrée de cette obsession, Antoinette continua la même vie de privations, mais pour Olivier, maintenant. Elle se cachait davantage, pour qu'il ne le sût pas; elle économisait sur sa toilette, et parfois sur sa faim, pour la toilette de son frère et pour ses distractions, pour rendre sa vie plus douce et plus ornée, pour lui permettre d'aller de temps en temps au concert, ou même au théâtre de musique,—le plus grand bonheur d'Olivier. Il n'eût pas voulu y aller sans elle; mais elle trouvait des prétextes pour s'en dispenser et lui enlever ses remords: elle prétendait qu'elle était trop lasse, qu'elle n'avait pas envie de sortir, et même que cela l'ennuyait. Il n'était pas dupe de ce mensonge d'amour; mais son égoïsme d'enfant l'emportait. Il allait au théâtre; et une fois qu'il était là, ses remords le reprenaient; il y pensait, tout le temps du spectacle: son bonheur était gâté. Un dimanche qu'elle l'avait envoyé au concert du Châtelet, il revint au bout d'une demi-heure, disant à Antoinette qu'arrivé au pont Saint-Michel, il n'avait pas eu le courage d'aller plus loin: le concert ne l'intéressait plus, cela lui faisait trop de peine d'avoir du plaisir sans elle. Rien ne fut plus doux à Antoinette, quoiqu'elle eût du chagrin que son frère se fût privé, à cause d'elle, de sa distraction du dimanche. Mais Olivier ne pensait pas à le regretter: quand il avait vu, en rentrant, le visage de sa sœur rayonner d'une joie qu'elle s'efforçait en vain de cacher, il s'était senti plus heureux qu'il n'aurait pu l'être en entendant la plus belle musique du monde. Ils passèrent cette après-midi, assis en face l'un de l'autre, près de la fenêtre, lui, un livre à la main, elle, avec un ouvrage, ne cousant ni ne lisant guère, et parlant de petits riens qui n'avaient d'intérêt ni pour lui, ni pour elle. Jamais dimanche ne leur parut plus doux. Ils convinrent de ne plus se séparer pour aller au concert: ils n'étaient plus capables d'avoir du bonheur, seuls.

Elle réussit à économiser en cachette assez pour faire à Olivier la surprise d'un piano loué, qui, d'après un système de location, au bout d'un nombre de mois, devait leur appartenir tout à fait. Lourde obligation qu'elle contractait encore! Ces échéances furent souvent un cauchemar; elle ruinait sa santé à trouver l'argent nécessaire. Mais cette folie leur assurait un tel bonheur, à tous deux! La musique était leur paradis, dans cette dure vie. Elle prit une place immense. Ils s'en enveloppaient pour oublier le reste du monde. Ce n'était pas sans danger. La musique est un des grands dissolvants modernes. Sa langueur chaude d'étuve ou d'automne énervant surexcite les sens et tue la volonté. Mais elle était une détente pour une âme contrainte à une activité excessive et sans joie, comme celle d'Antoinette. Le concert du dimanche était la seule lueur qui brillât dans la semaine de travail sans relâche. Ils vivaient du souvenir du dernier concert et de l'espoir du prochain, de ces deux ou trois heures passées hors du temps, hors de Paris. Après une longue attente dehors, par la pluie, ou la neige, ou le vent et le froid, serrés l'un contre l'autre, et tremblant qu'il n'y eût plus de places, ils s'engouffraient dans le théâtre, où ils étaient perdus dans une cohue, à des places étroites et obscures. Ils étouffaient, ils étaient écrasés, et tout près de se trouver mal de chaleur et de gêne;—et ils étaient heureux, heureux de leur propre bonheur et du bonheur de l'autre, heureux de sentir couler dans leur cœur les flots de bonté, de lumière et de force qui ruisselaient des grandes âmes de Beethoven et de Wagner, heureux de voir s'éclairer le cher visage fraternel,—ce visage pâli par les fatigues et les soucis prématurés. Antoinette se sentait si lasse et comme dans les bras d'une mère qui la serrait contre son sein! Elle se blottissait dans le nid doux et tiède; et elle pleurait tout bas. Olivier lui serrait la main. Personne ne prenait garde à eux, dans l'ombre de la salle monstrueuse, où ils n'étaient pas les seules âmes meurtries, qui se réfugiaient sous l'aile maternelle de la Musique.

Antoinette avait aussi la religion qui continuait de la soutenir. Elle était très pieuse, elle ne manquait jamais de faire, chaque jour, de longues et ardentes prières, ni d'aller, chaque dimanche, à la messe. Dans l'injuste misère de sa vie, elle ne pouvait s'empêcher de croire à l'amour de l'Ami divin, qui souffre avec vous, et qui, un jour, vous consolera. Plus encore qu'avec Dieu, elle était en communion intime avec ses morts, et elle les associait en secret à toutes ses épreuves. Mais elle était indépendante d'esprit, et de ferme raison; elle restait à part des autres catholiques, et n'était pas très bien vue d'eux; ils trouvaient en elle un mauvais esprit, ils n'étaient pas loin de la regarder comme une libre penseuse, ou sur le chemin de l'être, parce qu'en bonne petite Française, elle n'entendait pas renoncer à son libre jugement: elle croyait, non par obéissance, comme le vil bétail, mais par amour.

Olivier ne croyait plus. Le lent travail de désagrégation de sa foi, commencé dès les premiers mois à Paris, l'avait détruite tout entière. Il en avait cruellement souffert, car il n'était pas de ceux qui sont assez forts, ou assez médiocres, pour se passer de la foi: aussi avait-il traversé des crises d'angoisse mortelle. Mais il gardait le cœur mystique; et, si incroyant qu'il fût devenu, nulle pensée n'était plus près de lui que celle de sa sœur. Ils vivaient l'un et l'autre dans une atmosphère religieuse. Quand ils rentraient, chacun de son côté, le soir, après avoir été séparés tout le jour, leur petit appartement était pour eux le port, l'asile inviolable, pauvre, glacé, mais pur. Comme ils s'y sentaient loin des pensées corrompues de Paris!...

Ils ne causaient pas beaucoup de ce qu'ils avaient fait: car, lorsqu'on revient fatigué, on n'a guère le cœur à revivre, en la racontant, une pénible journée. Ils s'appliquaient instinctivement à l'oublier ensemble. Surtout pendant la première heure, où ils se retrouvaient au dîner du soir, ils prenaient garde de ne pas se questionner. Ils se disaient bonsoir, des yeux; et parfois, ils ne prononçaient pas une parole, de tout le repas. Antoinette regardait son frère, qui restait à rêvasser devant son assiette, comme autrefois, quand il était petit. Elle lui caressait doucement la main:

—Allons! disait-elle en souriant. Courage!

Il souriait aussi, et se remettait à manger. Le dîner se passait, sans qu'ils fissent un effort pour causer. Ils étaient affamés de silence... À la fin seulement, leur langue se déliait un peu, lorsqu'ils se sentaient reposés, et que chacun, entouré de l'amour discret de l'autre, avait effacé de son être les traces impures de la journée.

Olivier se mettait au piano. Antoinette se déshabituait d'en jouer, afin de le laisser jouer: car c'était l'unique distraction qu'il eût; et il s'y donnait de toutes ses forces. Il était très bien doué pour la musique: sa nature féminine, mieux faite pour aimer que pour agir, épousait les pensées des musiciens qu'il jouait, se fondait avec elles, rendait leurs moindres nuances avec une fidélité passionnée,—autant que le lui permettait, du moins, ses bras et son souffle débiles, que brisait l'effort titanique de Tristan, ou des dernières sonates de Beethoven. Aussi se réfugiait-il de préférence en Mozart et en Gluck; et c'était également la musique qu'elle préférait.

Parfois, elle chantait aussi, mais des chansons très simples, de vieilles mélodies. Elle avait une voix de mezzo voilée, grave et fragile. Si timide qu'elle ne pouvait chanter devant personne; à peine devant Olivier: sa gorge se serrait. Il y avait un air de Beethoven sur des paroles écossaises, qu'elle aimait particulièrement: Le fidèle Johnie: il était calme, calme... et une tendresse au fond!... Il lui ressemblait. Olivier ne pouvait le lui entendre chanter, sans des larmes aux yeux.

Elle préférait écouter son frère. Elle se hâtait de terminer le ménage, et elle laissait la porte de la cuisine ouverte, afin de mieux entendre Olivier; mais, malgré les précautions qu'elle prenait, il se plaignait impatiemment qu'elle fît du bruit en rangeant la vaisselle. Alors, elle fermait la porte; et, quand elle avait fini, elle venait s'installer dans une chaise basse, non pas près du piano,—(car il ne pouvait souffrir d'avoir quelqu'un auprès de lui, quand il jouait),—mais près de la cheminée; et là, comme un petit chat, pelotonnée sur elle-même, le dos tourné au piano, et les yeux attachés aux yeux d'or du foyer, où se consumait en silence une briquette de charbon, elle s'engourdissait dans les images du passé. Quand neuf heures sonnaient, il lui fallait un effort pour rappeler à Olivier qu'il était temps de finir. Il était pénible de l'arracher, de s'arracher à ces rêveries; mais Olivier avait encore du travail pour le soir, et il ne fallait pas qu'il se couchât trop tard. Il n'obéissait pas tout de suite; il avait besoin d'un certain temps pour pouvoir, au sortir de la musique, se remettre à la tâche. Sa pensée flottait ailleurs. La demie sonnait souvent, avant qu'il fût dégagé des brouillards. Antoinette, penchée sur son ouvrage, de l'autre côté de la table, savait qu'il ne faisait rien; mais elle n'osait pas trop regarder de son côté, de peur de l'impatienter, en ayant l'air de le surveiller.

Il était à l'âge ingrat,—l'âge heureux,—où les journées se passent à flâner. Il avait un front pur, des yeux de fille, roués et naïfs, souvent cernés, une grande bouche, aux lèvres gonflées, comme téteuses, au sourire un peu de travers, vague, distrait, polisson; trop de cheveux, qui descendaient jusqu'aux yeux et formaient presque un chignon sur la nuque, avec une mèche rebelle qui se dressait par derrière; une cravate lâche autour du cou—(sa sœur la lui nouait soigneusement, chaque matin);—un veston, dont les boutons ne tenaientjamais, bien qu'elle passât son temps à les recoudre; pas de manchettes; les mains grandes aux poignets osseux. L'air narquois, ensommeillé, voluptueux, il restait indéfiniment à bayer aux corneilles. Ses yeux, qui baguenaudaient, faisaient tout le tour de la chambre d'Antoinette;—(c'était chez elle qu'était la table de travail);—ils se promenaient sur le petit lit de fer, au-dessus duquel était suspendu un crucifix d'ivoire, avec une branche de buis,—sur les portraits de son père et de sa mère,—sur une vieille photographie, qui représentait la petite ville de province avec sa tour et le miroir de ses eaux. Lorsqu'ils arrivaient à la figure pâlotte de sa sœur, qui travaillait silencieusement, il était pris d'une immense pitié pour elle et d'une colère contre lui-même: il se secouait, irrité de sa flânerie; et il travaillait avec énergie, pour rattraper le temps perdu.

Les jours de congé, il lisait. Ils lisaient, chacun de son côté. Malgré tout leur amour l'un pour l'autre, ils ne pouvaient pas lire ensemble le même livre tout haut. Cela les blessait comme un manque de pudeur. Un beau livre leur semblait un secret, qui ne devait être murmuré que dans le silence du cœur. Quand une page les ravissait, au lieu de la lire à l'autre, ils se passaient le livre, le doigt sur le passage; et ils se disaient:

—Lis.

Alors, pendant que l'autre lisait, celui qui avait déjà lu suivait, les yeux brillants, sur le visage de son ami, les émotions; et il en jouissait avec lui.

Mais souvent, accoudés devant leur livre, ils ne lisaient pas: ils causaient. À mesure que la soirée avançait, ils avaient plus besoin de se confier, et ils avaient moins de peine à parler. Olivier avait des pensées tristes; et il fallait toujours que cet être faible se déchargeât de ses tourments, en les versant dans le sein d'un autre. Il était rongé par des doutes. Antoinette devait lui rendre courage, le défendre contre lui-même: c'était une lutte incessante, qui recommençait chaque jour. Olivier disait des choses amères et lugubres; et quand il les avait dites, il était soulagé: mais il ne s'inquiétait pas de savoir si maintenant elles n'accablaient pas sa sœur. Il s'aperçut bien tard combien il l'épuisait: il lui prenait sa force, et infiltrait en elle ses propres doutes. Antoinette n'en montrait rien. Vaillante et gaie de nature, elle s'obligeait à rester gaie en apparence, alors que sa gaieté était depuis longtemps perdue. Elle avait des moments de lassitude profonde, de révolte contre la vie de sacrifice, à laquelle elle s'était vouée. Mais elle condamnait ces pensées, elle ne voulait pas les analyser; elle les subissait elle ne les acceptait pas. La prière lui venait en aide, sauf quand le cœur ne pouvait prier—(cela arrive),—quand il était desséché. Alors il n'y avait qu'à attendre en silence, tout fiévreux et honteux, que la grâce revînt. Jamais Olivier ne se doutait de ces angoisses. Dans ces moments, Antoinette trouvait un prétexte pour s'éloigner, ou se renfermer dans sa chambre; et elle ne reparaissait que quand la crise était passée; alors, elle était souriante, endolorie, plus tendre qu'avant, ayant comme le remords d'avoir souffert.

Leurs chambres se touchaient. Leurs lits étaient appliqués des deux côtés du même mur: ils pouvaient se parler à mi-voix au travers; et, quand ils avaient des insomnies, de petits coups frappés tout doucement au mur disaient:

—Dors-tu? Je ne dors pas.

Si mince était la cloison qu'ils étaient comme deux amis chastement couchés côte à côte dans le même lit. Mais la porte entre leurs chambres était toujours fermée, la nuit, par une pudeur instinctive et profonde,—un sentiment sacré;—elle ne restait ouverte que lorsque Olivier était malade: ce qui arrivait trop souvent.

Sa débile santé ne se rétablissait pas. Elle semblait plutôt s'altérer davantage. Il souffrait constamment: de la gorge, de la poitrine, de la tête, du cœur; le moindre rhume chez lui risquait de dégénérer en bronchite; il prit la scarlatine, et faillit en mourir; même sans être malade, il présentait de bizarres symptômes de maladies graves, qui heureusement n'éclataient pas: il avait des points douloureux au poumon, ou au cœur. Un jour, le médecin qui l'auscultait diagnostiqua une péricardite, ou une péripneumonie; et le grand docteur spécialiste, que l'on consulta ensuite, confirma ces appréhensions. Cependant, il n'en fut rien. C'étaient surtout les nerfs, qui étaient malades chez lui; et l'on sait que ce genre de souffrances prend les formes les plus inattendues; on en est quitte pour des journées d'inquiétudes. Mais qu'elles étaient cruelles pour Antoinette! Que de nuits sans sommeil! Dans son lit, d'où elle se levait souvent pour épier à la porte la respiration de son frère, elle était prise de terreurs. Elle pensait qu'il allait mourir, elle le savait, elle en était sûre: elle se dressait, frémissante, et elle joignait les mains, elle les serrait, elle les crispait contre sa bouche, pour ne pas crier:

—Mon Dieu! mon Dieu! suppliait-elle, ne me l'enlevez pas! Non, cela... cela, vous n'en avez pas le droit!... Je vous en prie, je vous en prie!... Ô ma chère maman! Viens à mon secours! Sauve-le, fais qu'il vive!...

Elle se tendait de tout son corps.

—Ah! mourir en chemin, quand on avait tant fait déjà, quand on était sur le point d'arriver, quand il allait être heureux... non, cela ne se pouvait pas, ce serait trop cruel!...

Olivier ne tarda pas h lui donner d'autres inquiétudes.

Il était profondément honnête, comme elle, mais de volonté faible et d'intelligence trop libre et trop complexe pour n'être pas un peu trouble, sceptique, indulgente à ce qu'il savait mal, et attirée par le plaisir. Antoinette était si pure qu'elle fut longtemps avant de comprendre ce qui se passait dans l'esprit de son frère. Elle le découvrit brusquement, un jour.

Olivier la croyait sortie. Elle avait une leçon, d'ordinaire, à cette heure; mais, au dernier moment, elle avait reçu un mot de son élève, l'avertissant qu'on se passerait d'elle aujourd'hui. Elle en avait eu un secret plaisir, bien que ce fussent quelques francs supprimés de son maigre budget; elle était très lasse, et elle s'étendit sur son lit: elle jouissait de pouvoir se reposer un jour sans remords. Olivier rentra du lycée; un camarade l'accompagnait. Ils s'installèrent dans la chambre à côté, et se mirent à causer. On entendait tout ce qu'ils disaient: ils ne se gênaient point, croyant qu'ils étaient seuls. Antoinette écoutait en souriant la voix joyeuse de son frère. Mais bientôt, elle cessa de sourire, et son sang s'arrêta. Ils parlaient de choses brutales, avec une crudité d'expressions abominable: ils semblaient s'y complaire. Elle entendait rire Olivier, son petit Olivier; et de ses lèvres, qu'elle croyait innocentes, sortaient d'obscènes paroles, qui la glaçaient d'horreur. Une douleur aiguë la perçait jusqu'au fond de son être. Cela dura longtemps: ils ne pouvaient se lasser de parler, et elle ne pouvait s'empêcher d'écouter. Enfin, ils sortirent; et Antoinette resta seule. Alors, elle pleura: quelque chose était mort en elle; l'image idéale qu'elle se faisait de son frère,—de son enfant,—était souillée: c'était une souffrance mortelle. Elle ne lui en dit rien, quand ils se retrouvèrent, le soir. Il vit qu'elle avait pleuré, et il ne put savoir pourquoi. Il ne comprit pas pourquoi elle avait changé de manières à son égard. Il fallut quelque temps, avant qu'elle se ressaisît.

Mais le coup le plus douloureux qu'il lui porta, ce fut un soir qu'il ne rentra pas. Elle l'attendit toute la nuit, sans se coucher. Elle ne souffrait pas seulement dans sa pureté morale; elle souffrait jusque dans les retraites les plus mystérieuses de son cœur,—ces retraites profondes, où s'agitent des sentiments redoutables, sur lesquels elle jetait, pour ne pas voir, un voile, qu'il n'est pas permis d'écarter.

Olivier avait voulu surtout affirmer son indépendance. Il revint, au matin, se composant une attitude, prêta répondre insolemment à sa sœur, si elle lui faisait une observation. Il se glissa dans l'appartement, sur la pointe des pieds, pour ne pas l'éveiller. Mais, quand il la vit, debout, l'attendant, pâle, les yeux rouges, ayant pleuré, quand il vit qu'au lieu de lui faire un reproche, elle s'occupait de lui en silence, préparait son déjeuner, avant son départ pour le lycée, et qu'elle ne lui disait rien, mais semblait accablée, et que tout son être était un reproche vivant, il n'y résista pas: il se jeta à ses genoux, il se cacha la tête dans sa robe; et ils pleurèrent tous deux. Il était honteux de lui, dégoûté de la nuit qu'il venait de passer; il se sentait avili. Il voulut parler: elle l'empêcha de parler, lui mettant la main sur la bouche; et il baisa cette main. Ils ne dirent rien de plus: ils se comprenaient. Olivier se jura d'être celui qu'Antoinette attendait qu'il fût. Mais elle ne put oublier de sitôt sa blessure: elle était comme une convalescente. Il y avait une gêne entre eux. Son amour était toujours aussi fort; mais elle avait vu dans l'âme de son frère quelque chose qui lui était maintenant étranger, et qu'elle redoutait.

Elle était d'autant plus bouleversée par ce qu'elle entrevoyait dans le cœur d'Olivier qu'à la même époque elle avait à souffrir des poursuites de certains hommes. Quand elle rentrait, le soir, à la nuit tombante, surtout quand il lui fallait sortir après dîner pour chercher ou rapporter un travail de copie, ce lui était une angoisse insupportable d'être accostée, suivie, et d'entendre des propositions grossières. Toutes les fois qu'elle pouvait emmener son frère avec elle, elle le faisait, sous prétexte de le forcer à se promener; mais il ne s'y prêtait pas volontiers, et elle n'osait insister; elle ne voulait pas troubler son travail. Son âme virginale et provinciale ne pouvait se faire à ces mœurs. Paris, la nuit, était pour elle une forêt où elle se sentait traquée par des bêtes immondes; elle tremblait de sortir du gîte. Cependant, il fallait sortir. Elle fut longtemps avant d'en prendre son parti; et elle en souffrit toujours. Et quand elle pensait que son petit Olivier serait—était peut-être—comme un de ces hommes qui lui faisaient la chasse, elle avait peine, en rentrant, à lui donner la main pour lui dire bonsoir. Il n'imaginait pas ce qu'elle pouvait avoir contre lui...

Sans être très jolie, elle avait un grand charme, et attirait les regards, quoiqu'elle ne fît rien pour cela. Très simplement vêtue, presque toujours en deuil, pas très grande, fluette, l'air délicat, ne parlant guère, glissant silencieusement au travers de la foule, en fuyant l'attention, elle la retenait par l'expression de suavité profonde de ses doux yeux fatigués et de sa petite bouche pure. Elle s'apercevait quelquefois qu'elle plaisait: elle en était confuse,—contente tout de même... Qui dira ce qui peut entrer, à son insu, de gentiment, de chastement coquet, dans une âme tranquille, qui sent le contact sympathique d'autres âmes? Cela se traduisait par une légère gaucherie dans les gestes, un regard timide, jeté de côté; et c'était à la fois plaisant et touchant. Ce trouble était un attrait de plus. Elle excitait les désirs; et, comme elle était une fille pauvre et sans protecteur dans la vie, on ne se gênait pas pour les lui dire.

Elle allait quelquefois dans un salon de riches Israélites, les Nathan, qui s'intéressaient à elle pour l'avoir rencontrée chez une famille amie, où elle donnait des leçons; et même, elle n'avait pu se dispenser, malgré sa sauvagerie, d'assister une ou deux fois, à leurs soirées. M. Alfred Nathan était un professeur connu à Paris, savant éminent, en même temps très mondain, avec ce mélange baroque de science et de frivolité, si commun dans la société juive. Chez Mme Nathan se mêlaient dans d'égales proportions une bienfaisance réelle et une mondanité excessive. Tous deux avaient été prodigues envers Antoinette de démonstrations de sympathie bruyante, sincère, d'ailleurs intermittente.—Antoinette avait trouvé plus de bonté parmi les Juifs que parmi ses coreligionnaires. Ils ont bien des défauts; mais ils ont une grande qualité, la première de toutes: ils sont vivants, ils sont humains; rien d'humain ne leur est étranger, ils s'intéressent à ceux qui vivent. Même quand il leur manque une vraie et chaude sympathie, ils ont une curiosité perpétuelle qui leur fait rechercher les âmes et les pensées de quelque prix, fussent-elles le plus différentes des leurs. Ce n'est pas qu'ils fassent, en général, grand'chose pour les aider: car ils sont sollicités par trop d'intérêts à la fois, et plus livrés que quiconque aux vanités mondaines, tout en s'en disant libres. Du moins, ils font quelque chose; et c'est beaucoup dans l'apathie de la société contemporaine. Ils y sont un ferment d'action, un levain de vie.—Antoinette, qui s'était heurtée, chez les catholiques, à un mur d'indifférence glaciale, sentait le prix de l'intérêt, si superficiel fut-il, que lui témoignaient les Nathan. Mme Nathan avait entrevu la vie de dévouement d'Antoinette; elle était sensible à son charme physique et moral; elle avait prétendu la prendre sous sa protection. Elle n'avait pas d'enfants; mais elle aimait la jeunesse, et elle en réunissait souvent chez elle; elle avait insisté pour qu'Antoinette vînt aussi, qu'elle sortit de son isolement, qu'elle prît quelque distraction. Et comme il lui était facile de deviner que la sauvagerie d'Antoinette tenait en partie à la gêne où elle se trouvait, elle avait voulu lui offrir de jolies toilettes, que l'orgueil d'Antoinette avait refusées; mais l'aimable protectrice s'y était prise de telle sorte qu'elle avait trouvé moyen de la forcer à accepter quelques-uns de ces petits cadeaux, qui sont si chers à l'innocente vanité féminine. Antoinette en était à la fois reconnaissante et confuse. Elle se forçait à venir, de loin en loin, aux soirées de Mme Nathan; et, comme elle était jeune, elle y trouvait, malgré tout, du plaisir.

Mais dans ce monde un peu mêlé, où venaient beaucoup de jeunes gens, la petite protégée de Mme Nathan, pauvre et jolie, fut aussitôt le point de mire de deux ou trois polissons, qui jetèrent leur dévolu sur elle, avec une parfaite assurance. Ils spéculaient d'avance sur sa timidité. Elle fut même l'enjeu de paris entre eux.

Elle reçut, un jour, des lettres anonymes,—ou, plus exactement, signées d'un noble pseudonyme,—qui lui faisaient une déclaration: lettres d'amour, d'abord flatteuses, pressantes, fixant un rendez-vous; puis, très vite, plus hardies, essayant de la menace, et bientôt de l'injure, de basses calomnies: elles la déshabillaient, détaillaient les secrets de son corps, le salissaient de leur grossière convoitise; elles tâchaient de jouer de la naïveté d'Antoinette, en lui faisant redouter un outrage public, si elle ne venait pas au rendez-vous assigné. Elle pleurait de douleur d'avoir pu s'être attiré de telles propositions; ces injures brûlaient l'orgueil de son corps et de son cœur. Elle ne savait comment sortir de là. Elle ne voulait pas en parler à son frère: elle savait qu'il en souffrirait trop, et qu'il donnerait à l'affaire un caractère plus grave. Elle n'avait pas d'amis. Recourir à la police? Elle s'y refusait, par crainte du scandale. Il fallait en finir, pourtant. Elle sentait que son silence ne suffirait pas à la défendre, que le drôle qui la poursuivait serait tenace, et qu'il irait jusqu'à l'extrême limite où il verrait du danger pour lui.

Il venait de lui envoyer une sorte d'ultimatum, lui enjoignant de se trouver, le lendemain, au musée du Luxembourg. Elle y alla.—À force de se torturer l'esprit, elle s'était convaincue que son persécuteur avait dû la rencontrer chez Mme Nathan. Certains mots d'une des lettres faisaient allusion à un fait, qui n'avait pu se passer que là. Elle pria Mme Nathan de lui rendre un grand service, de l'accompagner en voiture, jusqu'à la porte du musée, et de l'attendre, un moment. Elle entra. Devant le tableau convenu, le maître-chanteur l'aborda, triomphant, et se mit à lui parler, avec une courtoisie affectée. Elle le regarda fixement, en silence. Quand il eut fini, il lui demanda en plaisantant pourquoi elle l'examinait ainsi. Elle répondit:

—Je regarde un lâche.

Il ne fut pas interloqué pour si peu, et commença à devenir familier. Elle dit:

—Vous avez voulu me menacer d'un scandale. Je viens vous l'offrir, ce scandale. Le voulez-vous?

Elle était frémissante, parlait haut, se montrait prête à attirer l'attention sur eux. On les regardait. Il sentit qu'elle ne reculerait devant rien. Il baissa le ton. Elle lui lança, une dernière fois:

—Vous êtes un lâche! et lui tourna le dos.

Ne voulant pas avoir l'air battu, il la suivit. Elle sortit du musée, avec l'homme sur ses talons. Elle se dirigea droit vers la voiture qui attendait, ouvrit brusquement la portière; et son suiveur se trouva nez à nez avec Mme Nathan, qui le reconnut et le salua de son nom. Il perdit contenance, et s'esquiva.

Antoinette dut raconter l'histoire à sa compagne. Elle ne le fit qu'à regret, et avec une extrême réserve. Il lui était pénible d'introduire une étrangère dans le secret des souffrances de sa pudeur blessée. Mme Nathan lui reprocha de ne l'avoir pas avertie plus tôt. Antoinette la supplia de n'en rien dire à personne. L'aventure en resta là; et l'amie d'Antoinette n'eut même pas besoin de fermer son salon au personnage: car il ne revint plus.

À peu près dans le même temps, Antoinette eut un autre chagrin, d'un genre bien différent.

Un très honnête homme, d'une quarantaine d'années, chargé d'un poste consulaire en Extrême-Orient, et qui était revenu passer quelques mois de congé en France, rencontra Antoinette chez les Nathan: il s'éprit d'elle. La rencontre avait été arrangée d'avance, à l'insu d'Antoinette, par Mme Nathan, qui s'était mis en tête de marier sa petite amie. Il était Israélite. Il n'était pas beau. Il était un peu chauve et voûté; mais il avait de bons yeux, des manières affectueuses, et un cœur qui savait compatir à la souffrance, ayant souffert aussi. Antoinette n'était plus la petite fille romanesque d'autrefois, l'enfant gâtée, qui rêvait de la vie, comme d'une promenade que l'on fait par une belle journée avec un amoureux; elle la voyait maintenant comme un dur combat, qu'il fallait recommencer chaque jour, sans jamais se reposer, sous peine de perdre en un instant tout le terrain conquis, pouce par pouce, en des années de fatigue; et elle pensait qu'il serait doux de pouvoir s'appuyer sur le bras d'un ami, de partager sa peine avec lui, de pouvoir un peu fermer les yeux, tandis qu'il veillerait sur elle. Elle savait que c'était un rêve; mais elle n'avait pas encore eu le courage de renoncer tout à fait à ce rêve. Au fond, elle n'ignorait pas qu'une fille sans dot n'avait rien à espérer dans le monde où elle vivait. La vieille bourgeoisie française est connue dans le monde entier pour l'esprit d'intérêt sordide, qu'elle apporte au mariage. Les Juifs sont moins bassement avides d'argent. Il n'est pas rare de voir chez eux un jeune homme riche choisir une jeune fille pauvre, ou une jeune fille qui a de la fortune chercher passionnément un homme qui ait de l'intelligence. Mais chez le bourgeois français, catholique et provincial, le sac cherche le sac. Et pour quoi faire, les malheureux? Ils n'ont que des besoins médiocres; ils ne savent que manger, bâiller, dormir,—économiser. Antoinette les connaissait. Elle les avait vus, depuis l'enfance. Elle les avait vus avec les lunettes de la richesse et avec celles de la pauvreté. Elle n'avait plus d'illusions sur ce qu'elle en pouvait attendre. Aussi, la démarche de l'homme qui lui demanda de l'épouser lui fut-elle d'une douceur inespérée. Sans l'aimer d'abord, elle se sentit pénétrée pour lui, peu à peu, d'une reconnaissance et d'une tendresse profondes. Elle eût accepté sa demande, s'il n'avait fallu le suivre aux colonies, et abandonner son frère. Elle refusa; et son ami, tout en comprenant la noblesse de ses raisons, ne le lui pardonna point: l'égoïsme de l'amour n'admet point qu'on ne lui sacrifie pas jusqu'aux vertus qui lui sont le plus chères dans l'être aimé. Il cessa de la voir; il ne lui écrivit plus, après qu'il fut parti, elle n'eut plus aucune nouvelle de lui, jusqu'au jour où elle apprit,—cinq ou six mois plus tard,—par une lettre de faire-part dont l'adresse était de sa main, qu'il avait épousé une autre femme.

Ce fut une grande tristesse pour Antoinette. Une fois de plus navrée, elle offrit sa souffrance à Dieu; elle voulut se persuader qu'elle était justement punie d'avoir perdu de vue, un instant, sa tâche unique, qui était de se dévouer à son frère; et elle s'y absorba.

Elle se retira tout à fait du monde. Elle avait cessé d'aller chez les Nathan, qui étaient en froid avec elle, depuis qu'elle avait refusé le parti qu'ils lui offraient: eux non plus n'avaient pas admis ses raisons. Mme Nathan, qui avait décrété d'avance que ce mariage se ferait et qu'il serait parfait, avait été froissée dans son amour-propre qu'il ne se fît pas, par la faute d'Antoinette. Elle trouvait ses scrupules fort estimables, assurément, mais d'une sentimentalité exagérée; et du jour au lendemain, elle se désintéressa de cette petite oie. Son besoin de faire le bien aux gens avec ou malgré leur consentement venait d'élire une autre protégée, qui absorbait pour l'instant toute la somme d'intérêt et de dévouement qu'elle avait à dépenser.

Olivier ne savait rien des romans douloureux qui se passaient dans le cœur de sa sœur. C'était un garçon sentimental et léger, qui vivait dans ses rêvasseries. Il était bien aléatoire de rien fonder sur lui, malgré son esprit vif et charmant, et son cœur qui était un trésor de tendresse, comme celui d'Antoinette. Constamment, il compromettait des mois d'efforts par des inconséquences, des découragements, des flâneries, des amours de tête, où il perdait son temps et ses forces. Il s'éprenait de jolies figures entrevues, de petites filles coquettes, avec qui il avait causé une fois dans un salon, et qui ne faisaient aucune attention à lui. Il s'engouait pour une lecture, un poème, une musique: il s'y enfonçait pendant des mois, d'une façon exclusive, au détriment de ses études. Il fallait le surveiller sans cesse, en ayant grand soin qu'il ne s'en aperçût point, de peur de le blesser. Des coups de tête étaient toujours à redouter. Il avait cette surexcitation fébrile, ce manque d'équilibre, cette trépidation inquiète, que l'on rencontre chez ceux que guette la phtisie. Le médecin n'avait pas caché le danger à Antoinette. Cette plante déjà maladive, transplantée de province à Paris, aurait eu besoin de bon air et de lumière. Antoinette ne pouvait les lui donner. Ils n'avaient pas assez d'argent pour s'éloigner de Paris, pendant les vacances. Le reste de l'année, ils étaient pris, toute la semaine, par leur tâche; et, le dimanche, ils étaient si fatigués qu'ils n'avaient pas envie de sortir, sinon pour aller au concert.

Certains dimanches d'été, Antoinette faisait pourtant un effort, et entraînait Olivier dans les bois des environs, du côté de Chaville ou de Saint-Cloud. Mais les bois étaient remplis de couples bruyants, de chansons de café-concert, et de papiers graisseux: ce n'était pas la divine solitude qui repose et purifie. Et le soir, pour rentrer, la cohue des trains, l'empilement suffocant dans les honteux wagons de la banlieue, bas, étroits, et obscurs, le bruit, les rires, les chants, la grivoiserie, la puanteur, la fumée du tabac. Antoinette et Olivier, qui n'avaient, ni l'un ni l'autre, l'âme populaire, revenaient dégoûtés, démoralisés. Olivier suppliait Antoinette de ne plus recommencer les promenades; et Antoinette n'avait plus le cœur de le faire, avant un certain temps. Elle persistait pourtant, bien que ce lui fût désagréable plus encore qu'à Olivier; mais elle croyait que c'était nécessaire à la santé de son frère. Elle l'obligeait à se promener de nouveau. Ces nouvelles expériences n'étaient pas plus heureuses; et Olivier les lui reprochait amèrement. Alors, ils restaient bloqués dans la ville étouffante, et, de leur cour de prison, ils soupiraient après les champs.

La dernière année d'études était venue. Les examens de l'École Normale étaient au bout. Il était temps. Antoinette se sentait bien lasse. Elle comptait sur le succès: son frère avait pour lui toutes les chances. Au lycée, on le regardait comme un des meilleurs candidats; tous ses professeurs s'accordaient à louer son travail et son intelligence, à part une indiscipline d'esprit, qui lui rendait difficile de se plier à quelque plan que ce fût. Mais la responsabilité qui pesait sur Olivier l'accablait tellement qu'il en perdait ses moyens, à mesure qu'il approchait de l'examen. Une extrême fatigue, la crainte d'échouer, et une timidité maladive le paralysaient d'avance. Il tremblait, à la pensée de paraître en public devant ses juges. Il avait toujours souffert de sa timidité: en classe, il rougissait, il avait la gorge serrée, quand il lui fallait parler; tout au plus si, dans les premiers temps, il pouvait répondre à l'appel de son nom. Encore lui était-il beaucoup plus facile de répondre à l'improviste que lorsqu'il savait qu'on allait l'interroger: alors, il en était malade; sa tête ne cessait de travailler, lui représentant tous les détails de ce qui allait se passer; et plus il avait à attendre, plus il en était obsédé. On pouvait dire qu'il n'y avait pas d'examen qu'il n'eut passé au moins deux fois: car il le passait en rêve, dans les nuits qui précédaient, et il y dépensait son énergie: aussi, ne lui en restait-il plus pour l'examen réel.

Mais il n'arriva même pas à ce terrible oral, dont la pensée, la nuit, lui donnait des sueurs froides. À l'écrit, sur un sujet de philosophie, capable de le passionner en temps ordinaire, il n'arriva même pas à écrire deux pages en six heures. Pendant les premières heures, il avait un vide dans le cerveau, il ne pensait rien, rien. C'était comme un mur noir, contre lequel il venait se briser. Une heure avant la fin de l'épreuve, le mur se fendit, et quelques rayons de lumière jaillirent à travers les fentes. Alors il écrivit quelques lignes excellentes, mais insuffisantes à le faire classer. À l'accablement où il était, Antoinette prévit l'échec inévitable, et elle en fut aussi abattue que lui; mais elle ne le montra pas. Elle avait d'ailleurs, même dans les situations désespérées, un pouvoir d'espérance inlassable.

Olivier fut refusé.

Il était atterré. Antoinette feignait de sourire, comme si ce n'était pas grave; mais ses lèvres tremblaient. Elle consola son frère, elle lui dit que c'était une malechance facilement réparable, qu'il serait sûrement reçu, l'an prochain, et dans un meilleur rang. Elle ne lui dit pas combien il eût fallu pour elle qu'il réussît, cette année, combien elle se sentait usée de corps et d'âme, quelles inquiétudes elle avait de ne pouvoir recommencer une année comme celle-là. Cependant, il le fallait. Si elle disparaissait, avant qu'Olivier fût reçu, jamais il n'aurait le courage, seul, de continuer la lutte: il serait dévoré par la vie.

Elle lui cacha donc sa fatigue. Elle redoubla d'efforts. Elle se saigna pour lui procurer quelques distractions pendant les vacances, afin qu'à la rentrée il pût reprendre le travail avec plus de force. Mais, à la rentrée, sa petite réserve se trouva entamée; et, par surcroît, elle perdit les leçons qui lui rapportaient le plus.

Encore une année!... Les deux enfants étaient tendus jusqu'à se briser, en vue de l'épreuve finale. Avant tout, il fallait vivre, et chercher d'autres ressources. Antoinette accepta une place d'institutrice, qu'on lui offrait en Allemagne, grâce aux Nathan. C'était le dernier parti auquel elle se fût arrêtée: mais il n'en était pas d'autre, pour le moment, et elle ne pouvait attendre. Jamais elle n'avait quitté son frère, un seul jour depuis six ans; et elle ne concevait même pas ce que pourrait être sa vie maintenant, sans le voir et l'entendre. Olivier n'y pensait pas sans terreur; mais il n'osait rien dire: cette misère était sa faute; s'il avait été reçu, Antoinette n'eût pas été réduite à cette extrémité; il n'avait pas le droit de s'y opposer, de mettre en ligne de compte son propre chagrin: elle seule devait décider.

Ils passèrent les dernières journées ensemble dans une douleur muette, comme si l'un d'eux allait mourir; ils allaient se cacher, quand leur peine était trop forte. Antoinette cherchait conseil dans les yeux d'Olivier. S'il lui avait dit:

—Ne pars pas! elle ne serait pas partie, bien qu'il fallût partir. Jusqu'à la dernière heure, dans le fiacre qui les emportait tous deux à la gare de l'Est, elle fut près de renoncera sa résolution: elle ne se sentait plus la force de l'accomplir. Un mot de lui, un mot! ... Mais il ne le dit pas. Il se raidissait comme elle.—Elle lui fit promettre qu'il lui écrirait tous les jours, qu'il ne lui cacherait rien, et qu'à la moindre alerte, il la ferait revenir.

Elle partit. Tandis qu'Olivier rentrait, le cœur glacé, au dortoir du lycée, où il avait accepté d'être mis en pension, le train emportait Antoinette douloureuse et transie. Les yeux ouverts dans la nuit, tous deux sentaient chaque minute les éloigner l'un de l'autre; et ils s'appelaient tout bas.

Antoinette avait l'effroi du monde où elle allait. Elle avait bien changé depuis six ans. Elle, si hardie naguère, et que rien n'intimidait, elle avait pris une telle habitude du silence et de l'isolement que celui était une souffrance d'en sortir. L'Antoinette rieuse, bavarde et gaie des jours de bonheur passés, était morte avec eux. Le malheur l'avait rendue sauvage. Sans doute, à vivre avec Olivier, elle avait fini par subir la contagion de sa timidité. Sauf avec son frère, elle avait peine à parler. Tout l'effarouchait: une visite lui faisait peur. Aussi, elle avait une angoisse nerveuse, à la pensée qu'il lui faudrait vivre chez des étrangers, causer avec eux, être constamment en scène. La pauvre petite n'avait, pas plus que son frère, la vocation du professorat: elle s'en acquittait en, conscience, mais elle n'y croyait pas, et elle ne pouvait être soutenue par le sentiment de l'utilité de sa tâche. Elle était faite pour aimer, et non pour instruire. Et de son amour, nul ne se souciait.

Nulle part, elle n'en trouva moins l'emploi que dans sa place nouvelle, en Allemagne. Les Grünebaum, chez qui elle était chargée d'apprendre le français aux enfants, ne lui témoignèrent pas le moindre intérêt. Ils étaient rogues et familiers, indifférents et indiscrets; ils payaient assez bien: moyennant quoi, ils regardaient comme leur obligé celui qui touchait leur argent, et ils se croyaient tout permis avec lui. Ils traitaient Antoinette comme une sorte de domestique, un peu plus relevée, et ne lui laissaient presque aucune liberté. Elle n'avait même pas de chambre à elle: elle couchait dans un cabinet attenant à la chambre des enfants, et dont la porte restait ouverte, la nuit. Elle n'était jamais seule. On ne respectait pas le besoin qu'elle avait de se réfugier de temps en temps en soi,—le droit sacré qu'a tout être à la solitude intérieure. Tout son bonheur était de se retrouver mentalement avec son frère, de converser avec lui; elle profitait des moindres instants de liberté. Mais on les lui disputait. Dès qu'elle écrivait un mot, on rôdait autour d'elle, dans la chambre, on l'interrogeait sur ce qu'elle écrivait. Quand elle lisait une lettre, on lui demandait ce qu'il y avait dedans; avec une familiarité goguenarde, on s'informait du «petit frère». Il lui fallait se cacher. On rougirait de raconter à quels expédients elle était contrainte parfois, et dans quels réduits elle devait s'enfermer, pour lire, sans être vue, les lettres d'Olivier. Si elle laissait une lettre traîner dans sa chambre, elle était sûre qu'on la lisait; et, comme elle n'avait, en dehors de sa malle, aucun meuble qui fermât, elle était obligée d'emporter sur elle tous les papiers qu'elle ne voulait pas qu'on lût: on furetait constamment dans ses affaires et dans son cœur, on s'efforçait de crocheter les secrets de sa pensée. Ce n'était pas que les Grünebaum s'y intéressassent. Mais ils jugeaient qu'elle leur appartenait, puisqu'ils la payaient. Au reste, ils n'y mettaient pas malice: l'indiscrétion était chez eux une habitude invétérée; ils ne s'en offusquaient pas entre eux.

Rien ne pouvait être plus intolérable à Antoinette que cet espionnage, ce manque de pudeur morale, qui ne lui permettait pas, une heure par jour, d'échapper aux regards indiscrets. La réserve un peu hautaine, qu'elle opposait aux Grünebaum, les blessait. Naturellement, ils trouvaient des raisons de haute moralité pour légitimer leur curiosité grossière, et pour condamner la prétention d'Antoinette à s'y dérober: «C'était leur devoir, pensaient-ils, de connaître la vie intime d'une jeune fille, qui était logée chez eux, qui faisait partie de leur maison, et à qui ils avaient confié l'éducation de leurs enfants: ils en étaient responsables.»—(C'est ce que disent de leurs domestiques tant de maîtresses de maison, dont la «responsabilité» ne va pas jusqu'à épargner à ces malheureuses une seule fatigue et un seul dégoût, mais se borne à leur interdire toute espèce de plaisir.)—«Pour qu'Antoinette se refusât à reconnaître ce devoir de conscience, il fallait, concluaient-ils, qu'elle ne se sentît pas sans reproches: une fille honnête n'a rien à cacher.»

Ainsi, s'établissait autour d'Antoinette une persécution de tous les instants, contre laquelle elle se tenait constamment en défense, et qui la faisait paraître encore plus froide et plus concentrée qu'à l'ordinaire.

Son frère lui écrivait, chaque jour, des lettres de douze pages; et elle réussissait aussi, chaque jour, à lui écrire, ne fût-ce que deux ou trois lignes. Olivier s'efforçait d'être un brave petit homme et de ne pas trop montrer son chagrin. Mais il mourait d'ennui. Sa vie avait toujours été si indissolublement liée à celle de sa sœur que maintenant qu'on l'en avait arrachée, il lui semblait avoir perdu la moitié de son être: il ne savait plus user de ses bras, de ses jambes, de sa pensée, il ne savait plus se promener, il ne savait plus jouer du piano, il ne savait plus travailler, ni ne rien faire, ni rêver—si ce n'était à elle. Il s'acharnait sur ses livres, du matin au soir; mais il ne faisait rien de bon: sa pensée était ailleurs; il souffrait, ou il pensait à elle, il pensait à la lettre de la veille; les yeux fixés sur l'horloge, il attendait la lettre d'aujourd'hui; et quand elle arrivait, ses doigts tremblaient de joie,—de peur, aussi,—en déchirant l'enveloppe. Jamais lettre d'amoureuse ne causa aux mains de l'amoureux un tel frémissement de tendresse inquiète. Il se cachait, comme Antoinette, pour lire ces lettres; il les portait toutes sur lui; et, la nuit, il avait, sous son oreiller, la dernière reçue; il la touchait de temps en temps, pour s'assurer qu'elle était toujours là, dans les longues insomnies où il rêvait de sa chère petite. Comme il se sentait loin d'elle! Il en était particulièrement oppressé, quand un retard de la poste lui faisait parvenir la lettre d'Antoinette, le surlendemain du jour où elle l'avait envoyée. Deux jours, deux nuits entre eux!... Il s'exagérait le temps et la distance, d'autant plus qu'il n'avait jamais voyagé. Son imagination travaillait: «Dieu! si elle tombait malade! Elle aurait le temps de mourir avant qu'il ne pût la revoir... Pourquoi ne lui avait-elle écrit que quelques lignes, la veille?... Si elle était malade? .. Oui, elle était malade...» Il suffoquait.—Plus souvent encore, il avait l'épouvante de mourir loin d'elle, seul, au milieu de ces indifférents, dans ce lycée repoussant, dans ce triste Paris. À force d'y penser, il devenait malade... «S'il lui écrivait de revenir?...»—Mais il rougissait de sa lâcheté. D'ailleurs, dès qu'il lui écrivait, c'était un tel bonheur de s'entretenir avec elle qu'il en oubliait pour un instant ce qu'il souffrait. Il avait l'illusion de la voir, de l'entendre: il lui racontait tout; jamais il ne lui avait parlé si intimement, si passionnément, quand ils étaient ensemble; il l'appelait: «ma fidèle, ma brave, ma chère bonne bien-aimée petite sœur, que j'aime tant.» C'étaient de vraies lettres d'amour.

Elles baignaient de leur tendresse Antoinette; elles étaient tout l'air respirable de ses journées. Quand elles n'arrivaient pas, le matin, à l'heure attendue, elle était malheureuse. Il advint que, deux ou trois fois, les Grünebaum, par indifférence, ou,—qui sait?—par une sorte de taquinerie méchante, oublièrent de les lui remettre jusqu'au soir, une fois même jusqu'au lendemain matin: elle en eut la fièvre.—Pour le Jour de l'an, les deux enfants eurent la même idée, sans s'être concertés: ils se firent la surprise de s'envoyer tous deux une longue dépêche,—(cela coûtait bien cher)—qui leur arriva, à la même heure, à tous deux.—Olivier continuait de consulter Antoinette sur ses travaux et sur ses doutes; Antoinette le conseillait, le soutenait, lui soufflait sa force.

Elle n'en avait pas trop pour elle-même. Elle étouffait dans ce pays étranger, où elle ne connaissait personne, où personne ne s'intéressait à elle, à part la femme d'un professeur, qui était venue s'installer depuis peu dans la ville, et qui s'y trouvait dépaysée, elle aussi. La brave personne était assez maternelle, et compatissait à la peine des deux enfants séparés, qui s'aimaient—(car elle avait arraché à Antoinette une partie de son histoire);—mais elle était si bruyante, si commune, elle manquait à un tel point de tact et de discrétion que l'aristocratique petite âme d'Antoinette se repliait, effarouchée. Ne pouvant se confier à personne, elle amassait en elle tous ses soucis: c'était un poids bien lourd; par moments, elle croyait qu'elle allait tomber; mais elle serrait les lèvres, et se remettait en marche. Sa santé était atteinte: elle maigrissait beaucoup. Les lettres de son frère se faisaient de plus en plus découragées. Dans une crise d'abattement, il écrivit:

«Reviens, reviens, reviens!...»

Mais la lettre n'était pas envoyée, qu'il en avait honte; et il en écrivit une autre, où il suppliait Antoinette de déchirer la première et de n'y plus penser. Il affectait même d'être gai, et de n'avoir pas besoin de sa sœur. Son amour-propre ombrageux souffrait qu'on pût croire qu'il était incapable de se passer d'elle.

Antoinette ne s'y trompait pas; elle lisait ses pensées; mais elle ne savait que faire. Un jour, elle était sur le point de partir; elle allait à la gare pour connaître exactement l'heure du train pour Paris. Et puis, elle se disait que c'était une folie: l'argent qu'elle gagnait ici servait à payer la pension d'Olivier; tant qu'il pourraient tenir tous deux, il fallait tenir. Elle n'avait plus l'énergie de prendre une décision: le matin, sa vaillance renaissait; mais, à mesure qu'approchait l'ombre du soir, sa force défaillait, elle pensait à fuir. Elle avait le mal du pays,—de ce pays qui avait été bien dur pour elle, mais où étaient ensevelies toutes les reliques de son passé,—elle avait la nostalgie de cette langue que parlait son frère, et dans laquelle s'exprimait son amour pour lui.

Ce fut alors qu'une troupe de comédiens français passa par la petite ville allemande. Antoinette, qui allait rarement au théâtre,—(elle n'en avait ni le temps, ni le goût),—fut prise du besoin irrésistible d'entendre parler sa langue, de se réfugier en France. On sait le reste. Il n'y avait plus de places au théâtre; elle rencontra le jeune musicien Jean-Christophe, qu'elle ne connaissait pas, mais qui, voyant son désappointement, lui offrit de partager une loge dont il disposait: elle accepta étourdiment. Sa présence avec Christophe fit jaser la petite ville; et ces bruits malveillants arrivèrent aussitôt aux oreilles des Grünebaum, qui, déjà disposés à admettre toutes les suppositions désobligeantes sur le compte de la jeune Française, et exaspérés contre Christophe, à la suite de certaines circonstances que nous avons racontées ailleurs,[1] donnèrent brutalement congé à Antoinette.

Cette âme chaste et rougissante, que son amour fraternel avait tout entière possédée, sauvée de toute souillure de pensée, crut mourir de honte, quand elle comprit ce dont on l'accusait. Pas un instant, elle n'en voulut à Christophe. Elle savait qu'il était aussi innocent qu'elle et que, s'il lui avait fait du mal, c'était en voulant lui faire du bien: elle lui était reconnaissante. Elle ne savait rien de lui, sinon qu'il était musicien, et qu'il était fort attaqué; mais, dans son ignorance de la vie et des hommes, elle avait une intuition naturelle des âmes, que la misère avait aiguisée; elle avait reconnu dans son voisin de théâtre, mal élevé, un peu fou, une candeur égale à la sienne, et une virile bonté, dont le seul souvenir lui était bienfaisant. Le mal qu'elle avait entendu dire de lui n'atteignait point la confiance que Christophe lui avait inspirée. Victime elle-même, elle ne doutait pas qu'il ne fût une autre victime, souffrant comme elle, et depuis plus longtemps, de la méchanceté de ces gens qui l'outrageaient. Et comme elle avait pris l'habitude de s'oublier pour penser aux autres, l'idée de ce que Christophe avait dû souffrir la distrayait un peu de son propre chagrin. Pour rien au monde, elle n'eût cherché à le revoir, ni à lui écrire: un instinct de pudeur et de fierté le lui défendait. Elle se dit qu'il ignorait le tort qu'il lui avait causé; et, dans sa bonté, elle souhaita qu'il l'ignorât toujours.

Elle partit. Le hasard voulut qu'à une heure de la ville, le train qui remportait se croisât avec celui qui ramenait Christophe d'une ville voisine, où il avait passé la journée.

De leurs wagons qui stationnèrent quelques minutes l'un à côté de l'autre, ils se virent tous deux dans le silence de la nuit, et ils ne se parlèrent pas. Qu'auraient-ils pu se dire que des paroles banales? Elles eussent profané le sentiment indéfinissable de commune pitié et de sympathie mystérieuse, qui était né en eux, et qui ne reposait sur rien que sur la certitude de leur vision intérieure. Dans cette dernière seconde où, inconnus l'un a l'autre, ils se regardaient, ils se virent tous deux comme aucun de ceux qui vivaient avec eux ne les avait jamais vus. Tout passe: le souvenir des paroles, des baisers, de l'étreinte des corps amoureux; mais le contact des âmes, qui se sont une fois touchées et se sont reconnues parmi la foule des formes éphémères, ne s'efface jamais. Antoinette l'emporta dans le secret de son cœur,—ce cœur enveloppé de tristesses, mais au centre desquelles souriait une lumière voilée, pareille à celle qui baigne les Ombres Élyséennes d'Orphée.

Elle revit Olivier. Il était temps qu'elle rentrât. Il venait de tomber malade; et ce petit être nerveux et tourmenté, qui tremblait devant la maladie quand elle n'était pas là,—maintenant qu'il était réellement souffrant, se refusait à l'écrire à sa sœur, pour ne pas l'inquiéter. Mais mentalement il l'appelait, il l'implorait comme un miracle.

Quand le miracle se produisit, il était couché à l'infirmerie du lycée, fiévreux et rêvassant. Il ne cria point, en la voyant. Combien de fois il avait eu l'illusion de la voir entrer!... Il se dressa sur son lit, la bouche ouverte, tremblant que ce ne fût une illusion de plus. Et quand elle fut assise sur le lit près de lui, quand elle l'eut pris dans ses bras, quand il se fut blotti contre son sein, quand il sentit sous ses lèvres la joue délicate, dans ses mains les mains glacées par la nuit de voyage, quand il fut sûr enfin que c'était bien sa sœur, sa petite, il se mit à pleurer. Il ne savait faire que cela: il était toujours resté «le petit serin» qu'il était, enfant. Il la serrait contre lui, de peur qu'elle ne lui échappât de nouveau. Comme ils étaient changés tous deux! Quelle triste mine!... N'importe! ils s'étaient retrouvés: tout redevenait lumineux, l'infirmerie, le lycée, le jour sombre; ils se tenaient l'un l'autre, ils ne se lâcheraient plus. Avant qu'elle eût rien dit, il lui fit jurer qu'elle ne partirait plus. Il n'avait pas besoin de le lui faire promettre: non, elle ne partirait plus, ils avaient été trop malheureux, éloignés l'un de l'autre; leur mère avait raison: tout valait mieux que la séparation. Même la misère, même la mort, pourvu qu'on fût ensemble.

Ils se hâtèrent de louer un appartement. Ils auraient voulu reprendre l'ancien, si laid qu'il fût; mais il était déjà occupé. Le nouveau logement donnait aussi sur une cour; mais par-dessus un mur, on apercevait le sommet d'un petit acacia, et ils s'y attachèrent aussitôt, comme à un ami des champs, prisonnier ainsi qu'eux dans les pavés de la ville. Olivier reprit rapidement sa santé, ou ce que l'on était accoutumé à nommer tel:—(ce qui était santé chez lui eût semblé maladie chez un autre plus fort.)—Le triste séjour d'Antoinette en Allemagne lui avait du moins rapporté quelque argent; et la traduction d'un livre allemand, qu'un éditeur consentit à prendre, augmenta ses ressources. Les inquiétudes matérielles étaient écartées pour un temps; et tout irait bien, pourvu qu'Olivier fût reçu, à la fin de l'année.—Mais s'il ne l'était pas?

L'obsession de l'examen les reprit, aussitôt qu'ils furent réhabitués à la douceur d'être ensemble. Ils évitaient de s'en parler; mais ils avaient beau faire: ils y revenaient toujours. L'idée fixe les poursuivait partout, même quand ils essayaient de se distraire: au concert, elle surgissait, au milieu d'un morceau; la nuit, quand ils s'éveillaient, elle s'ouvrait comme un gouffre. À l'ardent désir de soulager sa sœur et de répondre au sacrifice qu'elle lui avait fait de sa jeunesse, s'ajoutait chez Olivier la terreur du service militaire, qu'il ne pourrait éviter, s'il était refusé:—(c'était au temps où l'admission aux grandes Écoles servait encore de dispense).—Il éprouvait un dégoût invincible pour la promiscuité physique et morale, pour la dégradation intellectuelle, qu'il voyait, à tort ou à raison, dans la vie de caserne. Tout ce qu'il y avait en lui d'aristocratique et de virginal se révoltait contre cette obligation: il ne savait point s'il ne lui eût préféré la mort. C'est là un sentiment qu'il est permis de railler, ou même de flétrir, au nom d'une morale sociale, qui est devenue la foi du jour; mais aveugles, ceux qui le nient! il n'est rien de plus profond que cette souffrance de la solitude morale, violée par le communisme généreux et grossier d'aujourd'hui.

L'examen recommença. Olivier faillit ne pouvoir y prendre part: il était souffrant, et il avait si peur des angoisses, par lesquelles, reçu ou non, il aurait à passer, qu'il eût presque souhaité de tomber malade tout à fait. Il réussit assez bien cette fois, à l'écrit. Mais ce fut dur d'attendre les résultats de l'admissibilité. Suivant les usages immémoriaux du pays de la Révolution, qui est le pays le plus routinier du monde, les examens avaient lieu en juillet, pendant les jours les plus torrides de l'année: comme si l'on avait l'intention arrêtée d'achever les malheureux, déjà écrasés par la préparation de programmes monstrueux, dont aucun de leurs juges ne savait la dixième partie. On rendait compte des compositions, le lendemain de la cohue du 14 juillet, de cette gaieté pénible pour ceux qui ne sont pas gais et qui ont besoin de silence. Sur la place à côté de la maison, des forains étaient installés, des tirs crépitaient, des chevaux de bois à vapeur mugissaient, des orgues de Barbarie braillaient, de midi à minuit. Le vacarme dura huit jours. Puis, un président de la République, pour entretenir sa popularité, accorda aux hurleurs une demi-semaine de plus. Cela ne lui coûtait rien: il ne les entendait pas! Mais Olivier et Antoinette, le cerveau martelé, meurtri par le bruit, obligés de garder leurs fenêtres fermées et d'étouffer dans leurs chambres, se bouchant les oreilles, essayant vainement d'échapper à l'obsession lancinante de ces refrains idiots, grincés du matin au soir, qui leur entraient dans la tête comme des coups de couteau, se crispaient de douleur.

Les examens oraux commençaient presque aussitôt après l'admissibilité. Olivier supplia Antoinette de n'y pas assister. Elle attendait à la porte,—plus tremblante que lui. Jamais il ne lui dit qu'il était satisfait de la façon dont il avait passé. Il la tourmentait de ce qu'il avait dit, ou de ce qu'il n'avait pas dit.

Le jour du résultat final arriva. On affichait dans la cour de la Sorbonne les noms des candidats reçus. Antoinette ne voulut pas laisser Olivier aller seul. En quittant leur maison, ils pensèrent, sans se le dire, que quand ils y rentreraient, ils sauraient, et que peut-être alors ils regretteraient cette minute de crainte, où du moins ils espéraient encore. Quand ils aperçurent la Sorbonne, ils sentirent leurs jambes fléchir. Antoinette, si brave, dit à son frère:

—Pas si vite, je t'en prie...

Olivier regarda sa sœur, qui s'efforçait de sourire. Il lui dit:

—Veux-tu que nous nous asseyions un instant sur ce banc?

Il aurait voulu ne pas aller jusqu'au bout. Mais, après un instant, elle lui serra la main, et dit:

—Ce n'est rien, mon petit, continuons.

Ils ne trouvèrent pas tout de suite la liste. Ils en lurent plusieurs, où le nom de Jeannin n'était pas. Lorsqu'ils le virent enfin, ils ne comprirent pas d'abord, ils relurent plusieurs fois, ils ne pouvaient y croire. Puis, quand ils furent bien sûrs que c'était vrai, que Jeannin, c'était lui, que Jeannin était reçu, ils n'eurent pas un mot; ils détalèrent chez eux: elle lui avait saisi le bras, elle lui tenait le poignet, il s'appuyait sur elle; ils couraient presque, sans rien voir autour d'eux; en traversant le boulevard, ils faillirent être écrasés. Ils se répétaient:

—Mon petit!... Ma petite!...

Ils remontèrent, quatre à quatre, leurs étages. Rentrés dans leur chambre, ils se jetèrent dans les bras l'un de l'autre. Antoinette prit son frère par la main, et le conduisit devant les photographies de leur père et de leur mère, près de son lit, dans un coin de sa chambre, qui était comme son sanctuaire; elle s'agenouilla avec lui devant elles; et ils pleurèrent tout bas.

Antoinette voulut faire venir un bon petit dîner; mais ils ne purent y toucher: ils n'avaient pas faim. Ils passèrent la soirée, Olivier aux genoux de sa sœur, ou sur ses genoux, se faisant câliner comme un petit enfant. Ils parlaient à peine. Ils n'avaient même plus la force d'être heureux, ils étaient brisés; Ils se couchèrent avant neuf heures, et dormirent d'un sommeil de plomb.

Le lendemain, Antoinette avait cruellement mal à la tête, mais un tel poids enlevé de dessus le cœur! Il semblait à Olivier qu'il respirait enfin, pour la première fois. Il était sauvé, elle l'avait sauvé, elle avait accompli sa tâche; et lui, n'avait pas été indigne de ce que sa sœur attendait de lui!...—Pour la première fois depuis des années, des années, ils s'abandonnèrent à la paresse. Jusqu'à midi, ils restèrent couchés, se parlant d'un lit à l'autre, la porte de leur chambre ouverte; ils se voyaient dans une glace, ils voyaient leur figure heureuse et gonflée de fatigue; ils se souriaient, ils s'envoyaient des baisers, s'assoupissaient de nouveau, se regardaient dormir, courbaturés, moulus, ayant à peine la force de se parler que par de tendres monosyllabes.

Antoinette n'avait pas cessé d'économiser sou par sou, pour avoir une petite épargne en cas de maladie. Elle n'avait pas dit à son frère la surprise qu'elle voulait lui en faire. Le lendemain de sa réception, elle lui annonça qu'ils allaient passer un mois en Suisse, pour se récompenser tous deux de leurs années de peines. Maintenant qu'Olivier était assuré de passer trois ans à l'École Normale, aux frais de l'État, puis, de trouver un emploi, au sortir de l'École, ils pouvaient faire des folies et dépenser tout ce qu'ils avaient mis de côté. Olivier poussa des cris de joie, à cette nouvelle. Antoinette fut plus heureuse encore,—heureuse du bonheur de son frère,—heureuse de penser qu'elle allait revoir enfin la campagne, dont elle languissait.

Les préparatifs de voyage furent une grande affaire, mais un plaisir de tous les instants. Le mois d'août était assez avancé, quand ils partirent. Ils étaient peu habitués à voyager. Olivier n'en dormit pas, la nuit d'avant. Et il ne dormit pas non plus, la nuit en wagon. Toute la journée, il avait craint de manquer le train. Ils s'étaient pressés fiévreusement, ils avaient été bousculés dans la gare, ils étaient empilés dans un compartiment de seconde, où ils ne pouvaient même pas s'accouder pour dormir:—(un de ces privilèges, dont les Compagnies françaises, si éminemment démocratiques, s'évertuaient à priver les voyageurs qui n'étaient pas riches, afin que les voyageurs qui l'étaient eussent le plaisir de penser qu'ils étaient seuls à en jouir.)—Olivier ne ferma pas l'œil, un instant: il n'était pas encore tout à fait sûr qu'il était dans le bon train, et il guettait le nom de chaque station. Antoinette sommeillait à demi, et se réveillait sans cesse; les cahots du wagon faisaient ballotter sa tête. Olivier la regardait, à la lueur de la lampe funéraire, qui luit au faîte de ces sarcophages ambulants; et il fut frappé de l'altération de ses traits. Le tour des yeux était creusé; la bouche au dessin enfantin s'entr'ouvrait avec lassitude; le teint de la peau était jauni, et de petits plis fripaient ça et là les joues, où se voyait la marque des tristes jours de deuils et de désillusions. Elle avait l'air vieillie, malade.—En vérité, elle était si fatiguée! Si elle avait osé, elle eût retardé le départ. Mais elle n'avait pas voulu gâter le plaisir de son frère; elle voulait se persuader que son mal n'était que de la fatigue, et que la campagne la remettrait. Ah! comme elle avait peur de tomber malade, en route!... Elle eut conscience qu'il la regardait; et, s'arrachant péniblement à la torpeur qui l'accablait, elle rouvrit les yeux,—ces yeux toujours si jeunes, si limpides, si clairs, où de temps en temps passait une angoisse involontaire, comme des nuages sur un petit lac. Il lui demanda tout bas, avec une tendre inquiétude, comment elle allait: elle lui serra la main, et assura qu'elle était bien. Un mot d'amour la ranimait.

Dès l'aube rougissante sur la campagne blême, entre Dôle et Pontarlier, le spectacle des champs qui s'éveillaient, le gai soleil qui se levait de la terre,—le soleil échappé comme eux de la prison des rues, des maisons poussiéreuses, des fumées grasses de Paris,—les prairies frissonnantes, qu'enveloppait la buée légère de leur haleine blanche comme le lait; les moindres détails de la route: un petit clocher de village, un filet d'eau entrevu, une ligne bleue de collines flottant au fond de l'horizon; l'angélus grêle et touchant que le vent apportait du lointain, à un arrêt du train au milieu de la campagne assoupie; les graves silhouettes d'un troupeau de vaches qui rêvaient sur un talus, au-dessus du chemin,—tout absorbait l'attention d'Antoinette et de son frère: tout leur semblait nouveau. Ils étaient comme deux arbres desséchés, qui boivent l'eau du ciel avec délices.

Puis, ce fut, au matin, la douane suisse où il fallut descendre. Une petite gare en rase campagne. On avait un peu mal au cœur de la mauvaise nuit, et on était frissonnant de la fraîcheur humide de l'aube; mais il faisait calme, le ciel était pur, le souffle des prairies montait autour de vous, coulait dans votre bouche, sur votre langue, le long de votre gorge, jusqu'au fond de votre poitrine, comme un petit ruisseau; et l'on prenait, debout, à une table en plein air, le café chaud qui ranime, avec le lait crémeux, doux comme le ciel, et sentant bon l'herbe et les fleurs des champs.

Ils montèrent dans les wagons suisses, dont la disposition, nouvelle pour eux, leur causa un plaisir enfantin. Mais comme Antoinette était lasse! Elle ne s'expliquait pas ce malaise qui la tenait. Pourquoi voyait-elle que tout cela, autour d'elle, était si joli, si intéressant, et y goûtait-elle si peu de plaisir? N'était-ce pas tout ce qu'elle rêvait depuis des années: un beau voyage, son frère à côté d'elle, les soucis d'avenir écartés, la chère nature?... Qu'avait-elle donc? Elle se le reprochait, et elle s'obligeait à admirer, à partager la joie naïve de son frère...

Ils s'arrêtèrent à Thun. Ils devaient en repartir, le lendemain, pour la montagne. Mais, la nuit à l'hôtel, Antoinette fut prise d'une grosse fièvre, avec des vomissements et des douleurs de tête. Olivier s'affola aussitôt, et passa une nuit d'inquiétudes. Il fallut faire venir un médecin, dès le matin:—(surcroît de dépenses non prévu, et qui n'était pas négligeable pour leur petite bourse.)—Le médecin ne trouva rien de grave pour l'instant, mais une extrême fatigue, une constitution ruinée. Il ne pouvait être question de continuer le voyage, tout de suite. Le docteur défendit à Antoinette de se lever, de tout le jour: et il laissa entendre qu'ils devraient peut-être rester plus longtemps encore à Thun. Ils étaient désolés,—bien contents tout de même d'en être quittes à ce prix, après ce qu'ils avaient pu craindre. Mais il était dur de venir de si loin pour rester enfermés dans une mauvaise chambre d'hôtel, où le soleil brûlant donnait, comme dans une serre. Antoinette voulut que son frère se promenât. Il fit quelques pas hors de l'hôtel; il vit l'Aar avec sa belle robe verte, et, dans le lointain du ciel, une cime blanche qui flottait: il en fut bouleversé de joie; mais cette joie, il ne pouvait la porter, seul. Il revint précipitamment dans la chambre de sa sœur, il lui dit tout ému ce qu'il venait de voir; et, comme elle s'étonnait qu'il fût rentré si tôt, et l'engageait à se promener de nouveau, il dit, comme autrefois, quand il était revenu du concert du Châtelet:

—Non, non, c'est trop beau: cela me fait mal de le voir sans toi.

Ce sentiment n'avait rien de nouveau pour eux: ils savaient qu'il leur fallait être tous deux pour être soi tout entier. Mans il était toujours bon de se l'entendre dire. Cette tendre parole fit plus de bien à Antoinette que toutes les médecines. Elle souriait maintenant, heureuse et alanguie.—Et, après une bonne nuit, quoique ce ne fût pas très prudent de partir déjà, elle décida qu'ils se sauveraient de bonne heure, sans prévenir le médecin, qui n'aurait qu'à les retenir encore. L'air pur et le plaisir de voir les belles choses ensemble firent qu'elle n'eut pas à payer cette imprudence, et qu'ils arrivèrent, sans autre contretemps, au but de leur voyage,—un village dans la montagne, au-dessus du lac, à quelque distance de Spiez.

Ils y passèrent trois ou quatre semaines, dans un petit hôtel. Antoinette n'eut plus de nouvel accès de fièvre; mais elle ne se remit jamais bien. Elle sentait une lourdeur dans la tête, un poids insupportable, des malaises continuels. Olivier la questionnait souvent sur sa santé: il eût voulu la voir moins pâle; mais il était grisé par la beauté du pays, et, d'instinct, il écartait les pensées tristes; quand elle lui assurait qu'elle était très bien portante, il voulait croire que c'était vrai,—bien qu'il sût le contraire. D'ailleurs, elle jouissait profondément de l'exubérance de son frère, de l'air, du repos surtout. Que c'était bon de se reposer enfin, après ces terribles années!

Olivier voulait l'entraîner dans ses promenades: elle eût été heureuse de partager ses courses; mais plusieurs fois, après être vaillamment partie, elle fut forcée de s'arrêter, au bout de vingt minutes, sans souffle et le cœur défaillent. Alors, il continuait seul ses excursions,—des ascensions inoffensives, mais qui la tenaient dans des transes, jusqu'à ce qu'il fût rentré. Ou bien, ils faisaient ensemble de petites promenades: elle, appuyée sur son bras, marchant à petits pas, causant tous deux, lui surtout devenu très loquace, riant, disant ses projets, racontant des drôleries. Du chemin à mi-côte, au-dessus de la vallée, ils regardaient les nuages blancs se mirer dans le lac immobile, et les bateaux nager comme des insectes à la surface d'une mare; ils aspiraient l'air tiède et la musique des clochettes de troupeaux, que le vent apportait de très loin, par bouffées, avec l'odeur des foins coupés et la résine chaude. Et ils rêvaient ensemble du passé, et de l'avenir, et du présent qui leur semblait de tous les rêves le plus irréel et le plus enivrant. Antoinette se laissait gagner quelquefois par la belle humeur enfantine de son frère: ils jouaient à se poursuivre, à se jeter de l'herbe. Et un jour, il la vit rire, comme autrefois, quand ils étaient enfants, de ce bon rire fou de petite fille, insouciant, transparent comme une source, et que depuis des années il n'avait pas entendu.

Mais, le plus souvent, Olivier ne résistait pas au plaisir d'aller faire de longues courses. Il en avait un peu de remords ensuite, il devait se reprocher plus tard de n'avoir pas assez profité des chères conversations avec sa sœur. Même à l'hôtel, il la laissait souvent seule. Il y avait un petit cercle de jeunes hommes et de jeunes filles, à l'écart duquel ils s'étaient tenus d'abord. Puis, Olivier, timide et attiré par eux, s'était joint à leur groupe. Il avait été sevré d'amis; il n'avait guère connu, en dehors de sa sœur, que ses grossiers camarades de lycée et leurs maîtresses, qui lui inspiraient du dégoût. Ce lui était une douceur de se trouver au milieu de garçons et de filles de son âge, bien élevés, aimables et gais. Bien qu'il fût très sauvage, il avait une curiosité naïve, un cœur sentimental et chastement sensuel, qu'hypnotisaient toutes les petites flammes pâlottes et falotes, qui brillent dans les yeux féminins. Lui-même pouvait plaire, en dépit de sa timidité. Le candide besoin qu'il avait d'aimer et d'être aimé lui prêtait, a son insu, une grâce juvénile, et lui faisait trouver des mots, des gestes, des prévenances affectueuses, que leur gaucherie même rendait plus attrayants. Il avait le don de la sympathie. Quoi que son intelligence, devenue très ironique dans la solitude, lui fit voir de la vulgarité des gens et de leurs défauts, que souvent il haïssait,—quand il était en face d'eux, il ne voyait plus que leurs yeux, où s'exprimait un être qui mourrait un jour, un être qui n'avait qu'une vie, comme lui, et qui la perdrait bientôt, comme lui: alors, il sentait pour cet être une affection involontaire; pour rien au monde, il n'aurait pu lui faire de la peine, en cet instant; qu'il le voulût ou non, il fallait qu'il fût aimable. Il était faible: et, par là, fait pour plaire au «monde», qui pardonne tous les vices, et même toutes les vertus,—hors une seule: la force, qui est la condition de toutes les autres.

Antoinette ne se mêlait pas à cette jeune compagnie. Sa santé, sa fatigue, un accablement moral, sans cause apparente, la paralysaient. Au cours des longues années de soucis et de travail acharné, qui usent le corps et l'âme, les rôles avaient été intervertis entre elle et son frère; elle se sentait maintenant loin du monde, loin de tout, si loin!... Elle n'y pouvait plus rentrer: toutes ces conversations, ce bruit, ces rires, ces petits intérêts, l'ennuyaient, la lassaient, la blessaient presque. Elle souffrait d'être ainsi: elle eût voulu ressembler à ces autres jeunes filles, s'intéresser à ce qui les intéressait, rire de ce qui les faisait rire... Elle ne pouvait plus!... Elle avait le cœur serré, il lui semblait qu'elle était morte. Le soir, elle s'enfermait chez elle; et souvent, elle n'allumait même pas sa lampe; elle restait assise dans l'obscurité, tandis qu'Olivier, en bas, dans le salon, s'abandonnait à la douceur d'un de ces petits amours romanesques, dont il était coutumier. Elle ne sortait de son engourdissement que quand elle l'entendait remonter à son étage, riant et bavardant encore avec ses amies, échangeant d'interminables bonsoirs sur le pas de leurs portes, sans pouvoir se décider à se séparer. Alors, Antoinette souriait dans sa nuit et elle se levait pour rallumer l'électricité. Le rire de son frère la ranimait.

L'automne avançait. Le soleil s'éteignait. La nature se fanait. Sous l'ouate des brumes et des nuages d'octobre, les couleurs s'amortirent; la neige vint sur les hauteurs, et le brouillard dans la plaine. Les voyageurs s'en allèrent, un à un, puis par bandes. Et ce fut la tristesse de voir partir les amis, même les indifférents, et, plus que tout, l'été, le temps de calme et de bonheur qui avait été une oasis dans la vie. Ils firent une dernière promenade ensemble, un jour d'automne voilé, dans la forêt, le long de la montagne. Ils ne parlaient pas, ils rêvaient mélancoliques, se serrant frileusement l'un contre l'autre, enveloppés dans leurs manteaux aux collets relevés, leurs doigts entrelacés. Les bois humides se taisaient, pleuraient en silence. On entendait au fond le cri doux et craintif d'un oiseau solitaire, qui sentait venir l'hiver. Une clochette cristalline de troupeau tintait dans le brouillard, lointaine, presque éteinte, comme si elle résonnait au fond de leur poitrine...

Ils revinrent à Paris. Tous deux étaient tristes. Antoinette n'avait pas recouvré la santé.

Il fallut s'occuper du trousseau qu'Olivier devait apporter à l'École. Antoinette y dépensa ses dernières économies; elle vendit même en secret quelques bijoux. Qu'importe? Ne le lui rendrait-il pas plus tard?—Et puis, elle avait si peu de besoins, maintenant qu'il ne serait plus là!... Elle s'empêchait de penser à ce qui arriverait, quand il ne serait plus là; elle travaillait au trousseau, elle mettait à cette tâche toute l'ardente tendresse qu'elle avait pour son frère, et le pressentiment que ce serait la dernière chose qu'elle ferait pour lui.

Ils ne se quittaient plus, pendant les derniers jours qu'ils avaient à passer ensemble; ils avaient peur d'en perdre le moindre instant. Le dernier soir, ils restèrent très tard, au coin du feu, Antoinette assise dans l'unique fauteuil de l'appartement, Olivier sur un tabouret à ses pieds, se faisant câliner, suivant son habitude de grand enfant gâté. Il était soucieux—curieux aussi—de la vie nouvelle qui allait commencer. Antoinette pensait que c'était fini de leur chère intimité, et se demandait avec terreur ce qui adviendrait d'elle. Comme s'il voulait lui rendre cette pensée plus cuisante, il ne fut jamais si tendre que ce dernier soir, avec la coquetterie innocente de ces êtres qui attendent l'heure du départ pour montrer ce qu'ils ont de meilleur et de plus charmant. Il se mit au piano, et lui joua longuement les pages qu'ils aimaient le mieux de Mozart et de Gluck,—ces visions de bonheur attendri et de tristesse sereine, auxquelles était associée tant de leur vie passée.

L'heure de la séparation venue, Antoinette accompagna Olivier jusqu'à la porte de l'École. Elle rentra. Elle était seule, encore une fois. Mais ce n'était plus, comme dans le voyage d'Allemagne, une séparation à laquelle il dépendait d'elle-même de mettre fin, quand elle ne pourrait plus la supporter. Cette fois, elle restait: c'était lui qui était parti, pour longtemps, pour la vie. Cependant, elle était si maternelle qu'à ce premier moment elle songea moins à elle qu'à lui, elle se préoccupait de ces premiers jours d'une vie si différente, des brimades de l'École, et de ces petits ennuis inoffensifs, mais qui prennent facilement des proportions inquiétantes dans le cerveau des gens qui vivent seuls et sont habitués à se tourmenter pour ce qu'ils aiment. Ce souci eut du moins le bienfait de la distraire un peu de sa solitude. Elle pensait déjà à la demi-heure, où elle pourrait le voir, le lendemain au parloir. Elle y arriva un quart d'heure à l'avance. Il fut très gentil pour elle, mais tout occupé et amusé de ce qu'il avait vu. Les jours suivants, où elle venait toujours pleine de tendresse inquiète, le contraste s'accentua entre ce que ces instants d'entretien étaient pour lui, et ce qu'ils étaient pour elle. Pour elle, c'était toute sa vie, maintenant. Lui, il aimait tendrement Antoinette, sans doute: mais on ne pouvait pas lui demander de penser uniquement à elle. Une ou deux fois, il arriva en retard au parloir. Un autre jour, quand elle lui demanda s'il s'ennuyait, il répondit que non. C'étaient de petits coups de poignard dans le cœur d'Antoinette.—Elle s'en voulait d'être ainsi; elle se traitait d'égoïste; elle savait très bien que ce serait absurde, que ce serait même mal et contre nature qu'il ne pût se passer d'elle, ni elle de lui, qu'elle n'eût pas d'autre objet dans la vie. Oui, elle savait tout cela. Mais que lui servait-il de le savoir? Elle n'y pouvait rien, si, depuis dix ans, sa vie entière était vouée à cette unique pensée: son frère. Maintenant que cet unique intérêt de sa vie lui était arraché, elle n'avait plus rien.

Elle essaya courageusement de se reprendre à ses occupations, à la lecture, à la musique, aux livres aimés... Dieu! que Shakespeare, que Beethoven étaient vides, sans lui!...—Oui, c'était beau sans doute... Mais il n'était plus là! À quoi bon les belles choses, si l'on n'a, pour les voir, les yeux de celui qu'on aime? Que faire de la beauté, que faire même de la joie, si on ne les goûte dans l'autre cœur?

Si elle eût été plus forte, elle eût cherché à refaire entièrement sa vie, en lui donnant un autre but. Mais elle était à bout. Maintenant que rien ne l'obligeait plus à tenir bon, coûte que coûte, l'effort de volonté qu'elle s'imposait se rompit: elle tomba. La maladie, qui depuis plus d'un an se préparait en elle, et que son énergie tenait en respect, eut désormais le champ libre.

Seule, chez elle, elle passait ses soirs à se ronger, au coin du feu éteint; elle n'avait pas le courage de le rallumer, elle n'avait pas la force de se coucher; elle restait assise jusqu'au milieu de la nuit, s'assoupissant, rêvant et grelottant. Elle revivait sa vie, elle était avec ses morts, avec ses illusions détruites; et une tristesse affreuse la prenait de sa jeunesse perdue, sans amour. Une douleur, obscure, inavouée... Le rire d'un enfant dans la rue, son trottinement hésitant, à l'étage au-dessous... Ces petits pieds lui marchaient dans le cœur!... Des doutes l'assiégeaient, de mauvaises pensées, la contagion morale de cette ville d'égoïsme et de plaisir sur son âme affaiblie.—Elle combattait ses regrets, elle avait honte de ses désirs; elle ne pouvait comprendre ce qui la faisait souffrir: elle l'attribuait à ses mauvais instincts. La pauvre petite Ophélie qu'un mal mystérieux rongeait, sentait avec horreur monter du fond de son être le souffle brutal et trouble, qui vient des bas-fonds de la vie. Elle ne travaillait plus, elle avait abandonné la plupart de ses leçons; elle si matinale, restait au lit parfois jusqu'à l'après-midi: elle n'avait pas plus de raisons pour se lever que pour se coucher; elle mangeait à peine, ou ne mangeait pas. Seulement les jours où son frère avait congé,—le jeudi dans l'après-midi, et le dimanche, dès le matin,—elle se forçait pour être avec lui comme elle était autrefois.

Il ne s'apercevait de rien. Il était trop amusé ou distrait par sa vie nouvelle, pour bien observer sa sœur. Il était dans cette période de la jeunesse, où l'on a peine à se livrer, où l'on a l'air indifférent à des choses qui vous touchaient naguère et qui vous remueront plus tard. Les personnes âgées semblent parfois avoir des impressions plus fraîches, des jouissances plus naïves de la nature et de la vie que les jeunes gens de vingt ans. On dit alors que les jeunes gens sont moins jeunes de cœur et plus blasés. C'est le plus souvent une erreur. Ce n'est pas qu'ils soient blasés, s'ils paraissent insensibles. C'est qu'ils ont l'âme absorbée par des passions, des ambitions, des désirs, des idées fixes. Quand le corps est usé et qu'il n'y a plus rien à attendre de la vie, les émotions désintéressées retrouvent alors leur place; et se rouvre la source des larmes enfantines. Olivier était pris par mille petites préoccupations, dont la plus importante était une absurde passionnette,—(il en avait toujours)—qui l'obsédait au point de le rendre aveugle et indifférent pour tout le reste. Antoinette ne savait point ce qui se passait dans son frère; elle voyait seulement qu'il se retirait d'elle. Ce n'était pas tout à fait la faute d'Olivier. Parfois, il se réjouissait, en venant, de la revoir et de lui parler. Il entrait. Tout de suite, il était glacé. L'affection inquiète, la fièvre avec laquelle elle s'accrochait à lui, elle buvait ses paroles, elle l'accablait de prévenances,—cet excès de tendresse et d'attention trépidante lui enlevait aussitôt tout désir de se confier. Il aurait dû se dire qu'Antoinette n'était pas dans son état normal. Rien n'était plus loin de la discrétion délicate qu'elle gardait à l'ordinaire. Mais il n'y réfléchissait pas. À ses questions, il opposait un oui, ou un non très sec. Il se raidissait dans son mutisme, d'autant plus qu'elle cherchait à l'en faire sortir, ou même il la blessait par une réponse brusque. Alors, elle se taisait aussi, accablée. Leur journée s'écoulait, se perdait.—À peine avait-il passé le seuil de la maison pour retourner à l'École, qu'il était inconsolable de sa façon d'agir. Il s'en tourmentait, la nuit, en pensant à la peine qu'il avait faite. Il lui arrivait même, aussitôt rentré à l'École, d'écrire à sa sœur une lettre pleine d'effusions.—Mais le lendemain matin, quand il l'avait relue, il la déchirait. Et Antoinette n'en savait rien. Elle croyait qu'il ne l'aimait plus.

Elle eut encore,—sinon une dernière joie,—un dernier émoi de tendresse juvénile où son cœur se reprit, un réveil désespéré de sa force d'amour et d'espoir de bonheur. Ce fut absurde d'ailleurs, et si contraire à sa calme nature! Il fallut, pour que cela fût possible, le trouble où elle se trouvait, cet état de torpeur et de surexcitation, avant-coureur du mal.

Elle était à un concert du Châtelet, avec son frère. Comme il venait d'être chargé de la critique musicale dans une petite Revue, ils étaient un peu mieux placés qu'autrefois, mais au milieu d'un public beaucoup plus antipathique. Ils avaient des strapontins d'orchestre près de la scène. Christophe Krafft devait jouer. Ils ne connaissaient pas ce musicien allemand. Quand elle le vit paraître, son sang reflua au cœur. Bien que ses yeux fatigués ne le vissent qu'à travers un brouillard, elle n'eut aucun doute quand il entra: elle reconnut l'ami inconnu des mauvais jours d'Allemagne. Elle n'avait jamais parlé de lui à son frère; c'était à peine si elle avait pu s'en parler à elle-même: toute sa pensée avait été absorbée depuis par les soucis de la vie. Et puis, elle était une raisonnable petite Française, qui se refusait à admettre un sentiment obscur, dont la source lui échappait, et qui était sans avenir. Il y avait en elle toute une province de l'âme, aux profondeurs insoupçonnées, où dormaient bien d'autres sentiments, qu'elle eût eu honte de voir: elle savait qu'ils étaient là; mais elle en détournait les yeux, par une sorte de terreur religieuse pour cet Être qui se dérobe au contrôle de l'esprit.

Quand elle fut un peu remise de son trouble, elle emprunta la lorgnette de son frère, pour regarder Christophe; elle le voyait de profil, au pupitre de chef d'orchestre, et elle reconnut son expression violente et concentrée. Il portait un habit défraîchi, qui lui allait fort mal.—Antoinette assista, muette et glacée, aux péripéties de ce lamentable concert, où Christophe se heurta à la malveillance non dissimulée d'un public, qui était mal disposé pour les artistes allemands, et que sa musique assomma[2]. Quand, après une symphonie qui avait semblé trop longue, il reparut pour jouer quelques pièces pour piano, il fut accueilli par des exclamations gouailleuses, qui ne laissaient aucun doute sur le peu de plaisir qu'on avait à le revoir. Il commença pourtant à jouer, dans l'ennui résigné du public; mais les remarques désobligeantes, échangées à voix haute entre deux auditeurs des dernières galeries, continuèrent d'aller leur train, pour la joie du reste de la salle. Alors il s'interrompit; par une incartade d'enfant terrible, il joua avec un doigt l'air: Malbrough s'en va-t-en guerre, puis, se levant du piano, il dit en face au public:

—Voilà ce qu'il vous faut!

Le public, un moment incertain sur les intentions du musicien, éclata en vociférations. Une scène de vacarme invraisemblable suivit. On sifflait, on criait:

—Des excuses! qu'il vienne faire des excuses!

Les gens, rouges de colère, s'excitaient, tâchaient de se persuader qu'ils étaient réellement indignés; et peut-être ils l'étaient, mais, plus sûrement, ravis de cette occasion de se détendre et de faire du bruit: tels, des collégiens après deux heures de classe.

Antoinette n'avait pas la force de bouger; elle était comme pétrifiée; ses doigts crispés déchiraient en silence un de ses gants. Depuis les premières notes de la symphonie, elle avait prévu ce qui allait se passer, elle percevait l'hostilité sourde du public, elle la sentait grandir, elle lisait en Christophe, elle était sûre qu'il n'irait pas jusqu'au bout sans un éclat; elle attendait cet éclat, avec une angoisse croissante; elle se tendait pour l'empêcher; et quand cela fut venu, cela était tellement comme elle l'avait prévu qu'elle fut écrasée ainsi que par une fatalité, contre laquelle il n'y avait rien à faire. Et comme elle regardait toujours Christophe, qui fixait insolemment le public qui le huait, leurs regards se croisèrent. Les yeux de Christophe la reconnurent peut-être, une seconde; mais, dans l'orage qui l'emportait, son esprit ne la reconnut pas: (il ne pensait plus à elle). Il disparut au milieu des sifflets.

Elle eût voulu crier, dire quelque chose: elle était ligotée, comme dans un cauchemar. Ce lui était un soulagement d'entendre à ses côtés son brave petit frère, qui, sans se douter de ce qui se passait en elle, avait partagé ses angoisses et son indignation. Olivier était profondément musicien, et il avait une indépendance de goût, que rien n'eût pu entamer: quand il aimait une chose, il l'eût aimée contre le monde entier. Dès les premières mesures de la symphonie, il avait senti quelque chose de grand, que jamais encore il n'avait rencontré dans sa vie. Il répétait à mi-voix, avec une ardeur profonde:

—Comme c'est beau! Comme c'est beau!... tandis que sa sœur se serrait instinctivement contre lui avec reconnaissance. Après la symphonie, il avait applaudi rageusement, pour protester contre l'indifférence ironique du public. Quand vint le grand chambard, il fut hors de lui: ce garçon timide se leva, il criait que Christophe avait raison, il interpellait les siffleurs, il avait envie de se battre. Sa voix se perdait au milieu du bruit; il se fit apostropher grossièrement: on le traita de morveux, et on l'envoya coucher. Antoinette, qui savait l'inutilité de toute révolte, le prit par le bras, en disant:

—Tais-toi, je t'en supplie, tais-toi!

Il se rassit, désespéré; il continuait à gémir:

—C'est honteux, c'est honteux! Les misérables!...

Elle ne disait rien, elle souffrait en silence; il la crut insensible à cette musique; il lui dit:

—Antoinette, mais est-ce que tu ne trouves pas cela beau, toi?

Elle fit signe que oui. Elle restait figée, elle ne pouvait se ranimer. Mais quand l'orchestre fut sur le point d'entamer un autre morceau, brusquement elle se leva, soufflant à son frère, avec une sorte de haine:

—Viens, viens, je ne peux plus voir ces gens!

Ils partirent précipitamment. Dans la rue, au bras l'un de l'autre, Olivier parlait avec emportement. Antoinette se taisait.

Les jours suivants, seule dans sa chambre, elle s'engourdissait dans un sentiment, qu'elle évitait de regarder en face, mais qui persistait, à travers toutes ses pensées, comme le battement sourd du sang dans ses tempes qui lui faisaient mal.

À quelque temps de là, Olivier lui apporta le recueil des Lieder de Christophe, qu'il venait de découvrir chez un éditeur. Elle l'ouvrit au hasard. Sur la première page qu'elle regarda, elle lut en tête d'un morceau cette dédicace en allemand:

À ma pauvre chère petite victime

et une date au-dessous.

Elle connaissait bien cette date.—Elle fut prise d'un tel trouble qu'elle ne put continuer. Elle posa le cahier, et, priant son frère de jouer, elle alla dans sa chambre et s'y enferma. Olivier, tout au plaisir de cette musique nouvelle, se mit à jouer, sans remarquer l'émotion de sa sœur. Antoinette, assise dans la chambre à côté, comprimait les battements de son cœur. Brusquement, elle se leva et chercha dans son armoire un petit carnet de notes de dépenses, pour retrouver la date de son départ d'Allemagne, et la date mystérieuse. Elle le savait d'avance: oui, c'était bien le soir de la représentation où elle assistait avec Christophe. Elle se coucha sur son lit, et ferma les yeux, rougissante, les mains serrées sur son sein, écoutant la chère musique. Son cœur était noyé de reconnaissance... Ah! pourquoi la tête lui faisait-elle si mal?

Olivier, ne voyant plus reparaître sa sœur, entra chez elle, quand il eut fini de jouer, et la trouva étendue. Il lui demanda si elle était souffrante. Elle parla d'un peu de lassitude, et se releva pour lui tenir compagnie. Ils causèrent; mais elle ne répondait pas tout de suite à ses questions: elle avait l'air de revenir de très loin; elle souriait, rougissait, s'excusait sur un fort mal de tête qui la rendait sotte. Enfin, Olivier partit. Elle lui avait demandé de laisser le cahier de mélodies. Elle resta longtemps seule dans la nuit, à les lire au piano, sans jouer, effleurant à peine une note de-ci de-là, très doucement, de peur que ses voisins ne se plaignissent. Elle ne lisait même pas, le plus souvent, elle rêvait, elle était emportée par un élan de gratitude et de tendresse vers cette âme qui avait eu pitié d'elle, qui avait lu en elle, avec l'intuition mystérieuse de la bonté. Elle ne pouvait fixer ses pensées. Elle était heureuse et triste,—triste!... Ah! comme la tête lui faisait mal!

Elle passa la nuit dans des rêves doux et pénibles, une mélancolie accablante. Dans la journée, pour secouer sa torpeur, elle voulut sortir un peu. Quoique la tête continuât à la faire souffrir,—pour se donner un but, elle alla faire des emplettes à un grand magasin. Elle ne pensait guère à ce qu'elle faisait. Sans se l'avouer, elle pensait à Christophe. Comme elle sortait, harassée, triste à mourir, au milieu de la cohue, elle aperçut sur le trottoir, de l'autre côté de la rue, Christophe qui passait. Il la vit en même temps. Aussitôt,—(ce fut irréfléchi)—elle tendit les mains vers lui. Christophe s'arrêta: cette fois, il la reconnaissait. Déjà, il sautait sur la chaussée, pour venir à Antoinette; et Antoinette s'efforçait d'aller à sa rencontre. Mais le flot brutal de la foule l'emporta comme une paille, tandis qu'un cheval d'omnibus, s'abattant sur l'asphalte glissant, formait devant Christophe une digue, contre laquelle se brisa aussitôt le double courant des voitures, amoncelant pour quelques instants une barrière inextricable. Christophe, malgré tout, s'obstinait à passer: il se trouva pris au milieu des voitures, sans pouvoir avancer ni reculer. Quand il réussit à se dégager enfin et à atteindre la place où il avait vu Antoinette, elle était déjà loin: elle avait fait de vains efforts pour se débattre contre le torrent humain; puis, elle s'était résignée, elle n'avait plus essayé de lutter; elle avait le sentiment d'une fatalité qui pesait sur elle, et s'opposait à sa rencontre avec Christophe: on ne pouvait rien contre la fatalité. Et quand elle avait réussi à sortir de la foule, elle n'avait plus tenté de revenir sur ses pas; une honte l'avait prise: qu'oserait-elle lui dire? Qu'avait-elle osé faire? Qu'avait-il pu penser?—Elle s'enfuit chez elle.

Elle ne se sentit rassurée que quand elle fut rentrée. Mais une fois dans sa chambre, dans l'ombre, elle resta assise devant sa table, sans avoir le courage d'enlever son chapeau ni ses gants. Elle était malheureuse de n'avoir pu lui parler; et, en même temps, elle avait une lumière dans le cœur; elle ne voyait plus l'ombre, elle ne voyait plus le mal qui la travaillait. Elle repassait indéfiniment tous les détails de la scène qui avait eu lieu; et elle les modifiait, elle se représentait ce qui serait arrivé, si telle circonstance avait été autre. Elle se voyait tendant les bras vers Christophe, elle voyait l'expression de joie de Christophe en la reconnaissant, et elle riait, et elle rougissait. Elle rougissait; et, seule, dans l'obscurité de sa chambre, où nul ne pouvait la voir, elle lui tendait les bras, de nouveau. Ah! c'était plus fort qu'elle: elle se sentait disparaître, et elle cherchait instinctivement à s'accrocher à la puissante vie qui passait auprès d'elle, et qui avait eu pour elle un regard de bonté. Son cœur plein de tendresse et d'angoisse lui criait, dans la nuit:

—Au secours! Sauvez-moi!

Elle se souleva toute fiévreuse pour allumer la lampe, pour prendre du papier, une plume. Elle écrivit à Christophe. Jamais cette fille rougissante et fière n'eût pensé à lui écrire, si elle n'avait été livrée à la maladie. Elle ne savait ce qu'elle écrivait. Elle n'était plus maîtresse d'elle-même. Elle l'appelait, elle lui disait qu'elle l'aimait... Au milieu de sa lettre, elle s'arrêta, épouvantée. Elle voulut refaire la lettre: son élan était brisé; sa tête était vide et brûlante; elle avait une peine horrible à trouver ses mots; la fatigue l'écrasait. Elle avait honte... À quoi bon tout cela? Elle savait bien quelle cherchait à se duper, qu'elle n'enverrait jamais cette lettre... Quand même elle l'eût voulu, comment l'eût-elle fait parvenir? Elle n'avait pas l'adresse de Christophe... Pauvre Christophe! Et que pourrait-il pour elle, même s'il savait tout, s'il était bon pour elle?... Trop tard! Non, non, tout était vain; c'était un dernier effort d'oiseau qui étouffe, et qui bat des ailes éperdument. Il fallait se résigner...

Elle resta longtemps encore devant sa table, absorbée, sans pouvoir s'arracher à son immobilité. Il était plus de minuit, quand elle se leva péniblement,—vaillamment. Par une habitude machinale, elle serra les brouillons de sa lettre dans un livre de sa petite bibliothèque, n'ayant le courage, ni de les ranger, ni de les déchirer. Puis elle se coucha, grelottante de fièvre. Le mot de l'énigme se découvrait: elle sentait s'accomplir la volonté de Dieu.

Et une grande paix descendit en elle.

Le dimanche matin, Olivier, venant de l'École, trouva Antoinette au lit, avec un peu de délire. Un médecin fut appelé. Il constata une phtisie aiguë.

Antoinette avait pris conscience de son état, dans les derniers jours; elle avait découvert enfin la raison du trouble moral, qui l'épouvantait. Pour la pauvre petite, qui avait honte d'elle-même, c'était presque un soulagement de penser qu'elle n'y était pour rien, que la maladie en était cause. Elle avait eu la force de prendre quelques précautions, de brûler ses papiers, de préparer une lettre pour Mme Nathan: elle la priait de vouloir bien veiller sur son frère, dans les premières semaines après sa «mort»—(elle n'osait pas écrire ce mot...)

Le médecin ne put rien: le mal était trop fort, et la constitution d'Antoinette était usée par les années de fatigues.

Antoinette était calme. Depuis qu'elle se sentait perdue, elle était délivrée de ses angoisses. Elle repassait dans sa pensée toutes les épreuves qu'elle avait traversées; elle revoyait son œuvre accomplie, son cher Olivier sauvé; et une joie ineffable la pénétrait. Elle se disait:

—C'est moi qui ai fait cela.

Elle se reprochait son orgueil:

—Seule, je n'aurais rien pu. C'est Dieu qui m'a aidée.

Et elle remerciait Dieu de lui avoir accordé de vivre jusqu'à ce qu'elle eût fait sa tâche. Elle avait bien le cœur serré qu'il lui fallût s'en aller maintenant; mais elle n'osait pas se plaindre: c'eût été ingrat envers Dieu, qui aurait pu la rappeler plus tôt. Et que serait-il arrivé, si elle était partie, un an plus tôt?—Elle soupirait, et s'humiliait avec reconnaissance.

Malgré son oppression, elle ne se plaignait point,—sauf dans les lourds sommeils, où elle gémissait parfois, comme un petit enfant. Elle regardait les choses et les gens avec un sourire résigné. La vue d'Olivier lui était une joie perpétuelle. Elle l'appelait des lèvres, sans parler: elle voulait qu'il posât sa tête sur l'oreiller près d'elle; et, les yeux près des yeux, elle le regardait longuement, en silence. Enfin, elle se soulevait, lui serrant la tête entre ses mains, et disait:

—Ah! Olivier!... Olivier!...

Elle enleva de son cou la médaille qu'elle portait, et la mit au cou de son frère. Elle recommanda son cher Olivier à son confesseur, à son médecin, à tous. On sentait qu'elle vivait désormais en lui, que, sur le point de mourir, elle se réfugiait dans cette vie, comme dans une île. Par moments, elle semblait grisée par une exaltation mystique de tendresse et de foi, elle ne sentait plus son mal; la tristesse était devenue joie,—une joie divine, qui rayonnait sur sa bouche, dans ses yeux. Elle répétait:

—Je suis heureuse...

La torpeur la gagnait. Dans ses derniers instants de conscience, ses lèvres remuaient, on voyait qu'elle se récitait quelque chose. Olivier vint à son chevet, et se pencha sur elle. Elle le reconnut encore, et lui sourit faiblement; ses lèvres continuaient de remuer, et ses yeux étaient pleins de larmes. On n'entendait pas ce qu'elle voulait dire... Mais Olivier saisit, comme un souffle, ces mots de la vieille chanson, qu'ils aimaient tant, qu'elle lui avait chantée bien des fois:

I will come again, my sweet and bonny, I will come again.
(«Je reviendrai, bien-aimé, je reviendrai...»)

Puis, elle retomba dans sa torpeur... Et elle s'en alla.

Elle inspirait, sans le savoir, une sympathie profonde à beaucoup de personnes qu'elle ne connaissait pas: ainsi, dans sa propre maison, dont elle ignorait jusqu'au nom des locataires. Olivier reçut des marques de compassion de gens qui lui étaient étrangers. L'enterrement d'Antoinette ne fut pas délaissé, comme l'avait été celui de sa mère. Des amis, des camarades de son frère, des familles chez qui elle avait donné des leçons, des êtres auprès desquels elle avait passé, muette, ne disant rien de sa vie, et qui ne lui en disaient rien, mais qui l'admiraient en secret, sachant son dévouement, même de pauvres gens, la femme de ménage qui l'aidait, de petits fournisseurs du quartier, la suivirent jusqu'au cimetière. Olivier avait été, dès le soir de la mort, recueilli par Mme Nathan, emmené malgré lui, distrait de force de sa douleur.

C'était bien le seul moment de sa vie, où il lui fût possible de résister à une telle catastrophe,—le seul où il ne lui fût pas permis de se livrer tout entier à son désespoir. Il venait de commencer une vie nouvelle, il faisait partie d'un groupe, il était entraîné par le courant, en dépit qu'il en eût. Les occupations et les soucis de son École, la fièvre intellectuelle, les examens, la lutte pour la vie, l'empêchaient de s'enfermer en lui: il ne pouvait être seul. Il en souffrait: mais ce fut son salut. Un an plus tôt, quelques années plus tard, il était perdu.

Cependant, il s'isola autant qu'il put dans le souvenir de sa sœur. Il eut le chagrin de ne pouvoir conserver l'appartement, où ils avaient vécu ensemble: il n'avait pas d'argent. Il espérait que ceux qui semblaient s'intéresser à lui comprendraient sa détresse de ne pouvoir sauver ce qui avait été à elle. Mais personne ne parut comprendre. Avec de l'argent emprunté en partie, en partie gagné par des répétitions, il loua une mansarde, où il entassa tout ce qu'il put faire tenir des meubles de sa sœur: son lit, sa table, son fauteuil. Il s'y fit un sanctuaire de son souvenir. Il allait s'y réfugier, les jours où il était abattu. Ses camarades croyaient qu'il avait une liaison. Il était là pendant des heures, à rêver d'elle, le front dans les mains: car il avait le malheur de ne posséder aucun portrait d'elle, qu'une petite photographie prise quand elle était enfant, et qui les représentait tous deux ensemble. Il lui parlait. Il pleurait... Où était-elle? Ah! si elle avait été seulement à l'autre bout du monde, en quelque lieu que ce fût, si inaccessible que ce fût,—avec quelle joie, quelle ardeur invincible, il se fût lancé à la recherche, à travers mille souffrances, dût-il marcher pieds nus pendant des siècles, si du moins chacun de ses pas l'avait rapproché d'elle!... Oui, même s'il n'avait eu qu'une chance sur mille d'arriver jusqu'à elle... Mais rien... Nul moyen de la rejoindre jamais... Quelle solitude! Comme il était livré, maladroit, enfantin dans la vie, maintenant qu'elle n'était plus là pour l'aimer, le conseiller, le consoler!... Celui qui a eu le bonheur de connaître, une fois dans le monde, l'intimité complète, sans limites, d'un cœur ami, a connu la plus divine joie,—une joie qui le rendra misérable, tout le reste de sa vie...

Nessun maggior dolore che incordarsi del tempo felice
nella miseria...

Le pire des malheurs est, pour les âmes faibles et tendres, d'avoir une fois connu le plus grand des bonheurs.

Mais si triste qu'il soit de perdre, au début de sa vie, ceux qu'on aime, c'est encore moins affreux que plus tard, quand les sources de la vie sont taries. Olivier était jeune; et, malgré son pessimisme natif, malgré son infortune, il avait besoin de vivre. Il semblait qu'Antoinette, en mourant, eût soufflé une partie de son âme à son frère. Il le croyait. Sans avoir la foi, comme elle, il se persuadait obscurément que sa sœur n'était pas tout à fait morte, qu'elle vivait en lui, ainsi qu'elle l'avait promis. Une croyance de Bretagne veut que les jeunes morts ne soient pas morts: ils continuent de flotter aux lieux où ils vécurent, jusqu'à ce qu'ils aient accompli la durée normale de leur existence.—Ainsi, Antoinette continuait de grandir auprès d'Olivier.

Il relisait les papiers qu'il avait trouvés d'elle. Par malheur, elle avait presque tout brûlé. D'ailleurs, elle n'était pas femme à tenir registre de sa vie intérieure. Elle eût rougi de dévêtir sa pensée. Elle avait seulement un petit carnet de notes presque incompréhensibles pour tout autre que pour elle,—un agenda minuscule, où elle avait inscrit, sans aucune remarque, certaines dates, certains petits événements de sa vie journalière, qui avaient été pour elle l'occasion de joies et d'émotions, qu'elle n'avait pas besoin de noter en détail, pour les revivre. Presque toutes ces dates se rapportaient à des faits de la vie d'Olivier. Elle avait conservé, sans en perdre une seule, toutes les lettres qu'il lui avait écrites.—Hélas! il avait été moins soigneux: il avait laissé perdre presque toutes celles qu'il avait reçues d'elle. Qu'avait-il besoin de lettres? Il pensait qu'il aurait toujours sa sœur: la chère source de tendresse semblait intarissable; il se croyait sûr de pouvoir y rafraîchir toujours ses lèvres et son cœur; il avait gaspillé avec imprévoyance l'amour qu'il en avait reçu, et dont il eût voulu maintenant recueillir jusqu'aux moindres gouttelettes... Quelle émotion il eut, quand, feuilletant un des livres de poésie d'Antoinette, il y trouva, sur un chiffon de papier, ces mots écrits au crayon:

—«Olivier, mon cher Olivier!...»

Il fut sur le point de défaillir. Il sanglotait, pressant contre ses lèvres la bouche invisible, qui de la tombe lui parlait.—Depuis ce jour, il prit chacun de ses livres, et chercha page par page si elle n'y avait point laissé quelque autre confidence. Il trouva le brouillon de la lettre à Christophe. Il apprit alors le roman silencieux qui s'était ébauché en elle; il pénétra pour la première fois dans sa vie sentimentale, qu'il ignorait, et qu'il n'avait pas cherché à connaître; il revécut les derniers jours de trouble, où, abandonnée par lui, elle tendait les bras vers l'ami inconnu. Jamais elle ne lui avait confié qu'elle avait déjà vu Christophe. Quelques lignes de sa lettre lui révélaient qu'ils s'étaient rencontrés naguère en Allemagne. Il comprenait que Christophe avait été bon pour Antoinette, dans une circonstance dont il ne savait point les détails, et que de là datait le sentiment d'Antoinette, dont elle avait gardé le secret jusqu'à la fin.

Christophe, qu'il aimait déjà pour la beauté de son art, lui devint sur-le-champ indiciblement cher. Elle l'avait aimé: il semblait à Olivier que c'était elle encore qu'il aimait en Christophe. Il fit tout pour se rapprocher de lui. Ce ne fut pas facile de retrouver ses traces. Christophe avait disparu, après son échec, dans l'immense Paris; il s'était retiré de tous, et nul ne s'occupait de lui. Après des mois, le hasard fit qu'Olivier rencontra dans la rue Christophe, blême et creusé par la maladie dont il sortait à peine. Mais il n'eut pas le courage de l'arrêter. Il le suivit de loin, jusqu'à sa maison. Il voulut lui écrire: il ne put s'y décider. Que lui écrire? Olivier n'était pas seul, Antoinette était avec lui: son amour, sa pudeur avaient passé en lui; la pensée que sa sœur avait aimé Christophe le rendait devant Christophe, rougissant, comme s'il avait été elle. Et, pourtant, qu'il eût voulu parler d'elle avec lui!—Mais il ne le pouvait pas. Son secret lui scellait les lèvres.

Il cherchait à rencontrer Christophe. Il allait partout où il pensait que Christophe pouvait aller. Il brûlait du désir de lui tendre la main. Et dès qu'il le voyait, il se cachait, pour n'être pas vu de lui.

Enfin, Christophe le remarqua, dans un salon ami, où ils se trouvèrent un soir. Olivier se tenait loin de lui, et il ne disait rien; mais il le regardait. Et sans doute qu'Antoinette, ce soir-là, était avec Olivier: car Christophe la vit dans les yeux d'Olivier; et ce fut son image, brusquement évoquée, qui le fit venir, à travers tout le salon, vers le messager inconnu, qui lui apportait, comme un jeune Hermès, le salut triste et doux de l'ombre bienheureuse.


[1]La Révolte.

[2]La Foire sur la Place.


DANS LA MAISON

PRÉFACE
À LA PREMIÈRE ÉDITION

AUX AMIS DE JEAN-CHRISTOPHE

Depuis des années, J'ai si bien pris L'habitude de causer mentalement avec mes amis absents, connus et inconnus, que J'éprouve aujourd'hui le besoin de le faire à voix haute. Je serais un ingrat, si je ne les remerciais pour tout ce que je leur dois. Depuis que j'ai commencé d'écrire cette longue histoire de Jean-Christophe, c'est avec et pour eux que j'écris. Ils m'ont encouragé, suivi avec patience, réchauffé de leur sympathie. Si j'ai pu leur faire quelque bien, ils m'en ont fait beaucoup plus. Mon ouvrage est le fruit de nos pensées unies.

Lorsque j'ai débuté, je n'osais pas espérer que nous serions plus d'une poignée d'amis: mon ambition ne dépassait pas la maison de Socrate. Mais, d'année en année, j'ai senti davantage combien nous étions de frères à aimer les mêmes choses, à souffrir des mêmes choses, en province comme à Paris, hors de France comme en France. J'en ai eu la preuve, quand parut le volume, où Christophe décharge sa conscience—et la mienne,—en disant son mépris pour La Foire sur la Place. Aucun de mes livres n'a éveillé un écho plus immédiat. C'est qu'il n'était pas seulement ma voix, mais celle de mes amis. Ils savent bien que Christophe est à eux autant qu'à moi. Nous avons mis en lui beaucoup de notre âme commune.

*
* *

Puisque Christophe leur appartient, je dois à ceux qui me lisent quelques explications sur le volume que je leur présente aujourd'hui. Pas plus que dans La Foire sur la Place, ils ne trouveront ici d'aventures de roman, et la vie du héros y semble interrompue.

Il me faut exposer les conditions où j'ai entrepris l'ensemble de mon œuvre.

J'étais isolé. J'étouffais, comme tant d'autres en France, dans un monde moral ennemi; je voulais respirer, je voulais réagir contre une civilisation malsaine, contre une pensée corrompue par une fausse élite, je voulais dire à cette élite: «Tu mens, tu ne représentes pas la France.»

Pour cela, il me fallait un héros aux yeux et au cœur purs, qui eût l'âme assez haute pour avoir le droit de parler, et la voix assez forte pour se faire entendre. J'ai bâti patiemment ce héros. Avant de me décider à écrire la première ligne de l'ouvrage, je l'ai porté en moi, dix ans; Christophe ne s'est mis en route que quand j'avais déjà reconnu pour lui la route jusqu'au bout; et tels chapitres de La Foire sur la Place, tels volumes de la fin de Jean-Christophe[3], ont été écrits avant L'Aube, ou en même temps. La vision de la France, qui se reflète en Christophe et en Olivier, avait, dès le début, sa place marquée dans ce livre. Il n'y faut donc pas voir une déviation de l'œuvre, mais une halte prévue, en cours de route, une de ces grandes terrasses de la vie, d'où l'on contemple la vallée que l'on vient de traverser et l'horizon lointain vers lequel on va se remettre en marche.

Il est clair que je n'ai jamais prétendu écrire un roman, dans ces derniers volumes (La Foire sur la Place et Dans la Maison), pas plus que dans le reste de l'ouvrage. Qu'est-ce donc que cette œuvre? Un poème?—Qu'avez-vous besoin d'un nom? Quand vous voyez un homme, lui demandez-vous s'il est un roman ou un poème? C'est un homme que j'ai créé. La vie d'un homme ne s'enferme point dans le cadre d'une forme littéraire. Sa loi est en elle; et chaque vie a sa loi. Son régime est celui d'une force de la nature. Certaines vies humaines sont des lacs tranquilles, d'autres de grands deux clairs où voguent les nuages, d'autres des plaines fécondes, d'autres des cimes déchiquetées. Jean-Christophe m'est apparu comme un fleuve; je l'ai dit, dès les premières pages.—Il est, dans le cours des fleuves, des zones où ils s'étendent, semblent dormir, reflétant la campagne qui les entoure, et le ciel. Ils n'en continuent pas moins de couler et changer; et parfois, cette immobilité feinte recouvre un courant rapide, dont la violence se fera sentir plus loin, au premier obstacle. Telle est l'image de ce volume de Jean-Christophe. Et maintenant que le fleuve s'est longuement amassé, absorbant les pensées de l'une et de l'autre rives, il va reprendre son cours vers la mer,—où nous allons tous.

R. R.

Janvier 1909.


PREMIÈRE PARTIE

J'ai un ami!... Douceur d'avoir trouvé une âme, où se blottir au milieu de la tourmente, un abri tendre et sûr où l'on respire enfin, attendant que s'apaisent les battements d'un cœur haletant! N'être plus seul, ne devoir plus rester armé toujours, les yeux toujours ouverts et brûlés par les veilles, jusqu'à ce que la fatigue vous livre à l'ennemi! Avoir le cher compagnon, entre les mains duquel on a remis tout son être,—qui a remis en vos mains tout son être. Boire enfin le repos, dormir tandis qu'il veille, veiller tandis qu'il dort. Connaître la joie de protéger celui qu'on aime et qui se confie à vous comme un petit enfant. Connaître la joie plus grande de s'abandonner à lui, de sentir qu'il tient vos secrets, qu'il dispose de vous. Vieilli, usé, lassé de porter depuis tant d'années la vie, renaître jeune et frais dans le corps de l'ami, goûter avec ses yeux le monde renouvelé, étreindre avec ses sens les belles choses passagères, jouir avec son cœur de la splendeur de vivre... Souffrir même avec lui... Ah! même la souffrance est joie, pourvu qu'on soit ensemble!

J'ai un ami! Loin de moi, près de moi, toujours en moi. Je l'ai, je suis à lui. Mon ami m'aime. Mon ami m'a. L'amour a nos âmes en une âme mêlées.

La première pensée de Christophe, en s'éveillant le lendemain de la soirée chez les Roussin, fut pour Olivier Jeannin. Il fut pris aussitôt du désir irrésistible de le revoir. Il se leva et sortit. Huit heures n'étaient pas sonnées. La matinée était tiède et un peu accablante. Un jour d'avril précoce: une buée d'orage se traînait sur Paris.

Olivier habitait au bas de la montagne Sainte-Geneviève, dans une petite rue, près du Jardin des Plantes. La maison était à l'endroit le plus étroit de la rue. L'escalier s'ouvrait au fond d'une cour obscure, et exhalait des odeurs malpropres et variées. Les marches, aux tournants raides, avaient une inclinaison vers le mur, sali d'inscriptions au crayon. Au troisième, une femme, aux cheveux gris défaits, avec une camisole qui bâillait, ouvrit la porte en entendant monter, et la referma brutalement quand elle vit Christophe. Plusieurs logements par palier; à travers les portes mal jointes, on entendait des enfants se bousculer et piailler. C'était un grouillement de vies sales et médiocres, entassées dans des étages bas, autour d'une cour nauséabonde. Christophe, dégoûté, se demandait quelles convoitises avaient pu attirer tous ces êtres ici, loin des champs qui ont au moins de l'air pour tous, et quels profits ils pouvaient bien tirer de ce Paris où ils se condamnaient à vivre dans un tombeau.

Il était arrivé à l'étage d'Olivier. Une corde nouée servait de sonnette. Christophe la tira si vigoureusement qu'au bruit quelques portes, de nouveau, s'entre-bâillèrent sur l'escalier. Olivier ouvrit. Christophe fut frappé de l'élégance simple, mais soignée, de sa mise; et ce soin qui, en toute autre occasion, lui eût été peu sensible, lui fit ici une surprise agréable; au milieu de cette atmosphère souillée, cela avait quelque chose de souriant et de sain. Tout de suite, il retrouva son impression de la veille devant les yeux clairs d'Olivier. Il lui tendit la main. Olivier, effrayé, balbutiait:

—Vous, vous ici!...

Christophe, tout occupé de saisir cette âme aimable dans la nudité de son trouble fugitif, se contenta de sourire sans répondre. Poussant Olivier devant lui, il entra dans l'unique pièce qui servait de chambre à coucher et de cabinet de travail. Un étroit lit de fer était appuyé au mur, près de la fenêtre; Christophe remarqua la pile d'oreillers dressée sur le traversin. Trois chaises, une table peinte en noir, un petit piano, des livres sur les rayons, remplissaient la chambre. Elle était exiguë, basse de plafond, mal éclairée; et pourtant, elle avait comme un reflet de la limpidité des yeux qui l'habitaient. Tout était propre, bien rangé, comme si la main d'une femme y avait passé; et quelques roses dans une carafe faisaient entrer un peu de printemps entre les quatre murs, ornés de photographies de vieux peintres florentins.

—Ainsi, vous êtes venu, vous êtes venu me voir? répétait Olivier avec effusion.

—Dame! il le fallait bien, dit Christophe. Vous, vous ne seriez pas venu.

—Croyez-vous? dit Olivier.

Puis, presque aussitôt:

—Oui, vous avez raison. Mais ce n'est pas faute d'y avoir pensé.

—Qu'est-ce qui vous arrêtait?

—Je le désirais trop.

—Voilà une belle raison!

—Mais oui, ne vous moquez pas. J'avais peur que vous ne le désiriez pas autant.

—Je me suis bien inquiété de cela, moi! J'ai eu envie de vous voir, et je suis venu. Si cela vous ennuie, je le verrai bien.

—Il faudra que vous ayez de bons yeux.

Ils se regardèrent en souriant.

Olivier reprit:

—J'ai été sot, hier. Je craignais de vous avoir déplu. C'est une vraie maladie que ma timidité: je ne puis plus rien dire.

—Ne vous plaignez pas. Il y a assez de gens qui parlent, dans votre pays; on est trop heureux d'en rencontrer un qui se taise de temps en temps, fût-ce par timidité, c'est-à-dire malgré lui.

Christophe riait, enchanté de sa malice.

—Alors, c'est pour mon silence que vous me faites visite?

—Oui, c'est pour votre silence, pour la qualité de votre silence. Il y en a de toutes sortes: j'aime le vôtre, voilà tout.

—Comment avez-vous fait pour avoir quelque sympathie pour moi! Vous m'avez à peine vu.

—Cela, c'est mon affaire. Je ne suis pas long à faire mon choix. Quand je vois passer dans la vie un visage qui me plaît, je suis vite décidé; je me mets à sa poursuite; il faut que je le rejoigne.

—Il ne vous arrive jamais de vous tromper dans ces poursuites?

—Souvent.

—Peut-être vous trompez-vous encore, cette fois.

—Nous verrons bien.

—Oh! je suis perdu, alors! Vous me glacez. Il me suffit de penser que vous m'observez, pour que le peu de moyens que j'ai m'abandonne.

Christophe regardait, avec une curiosité affectueuse, cette figure impressionnable, qui rosissait et pâlissait, d'un instant à l'autre. Les sentiments y passaient comme des nuages sur l'eau.

—Quel petit être nerveux! pensait-il. On dirait une femme.

Il lui toucha doucement le genou.

—Allons, dit-il, croyez-vous que je vienne armé contre vous? J'ai horreur de ceux qui font de la psychologie, aux dépens de leurs amis. Tout ce que je veux, c'est le droit pour tous deux d'être libres et sincères, de se livrer à ce qu'on sent, franchement, sans fausse honte, sans crainte de s'y enfermer pour jamais, sans peur de se contredire,—le droit d'aimer maintenant, et de n'aimer plus, la minute d'après. N'est-ce pas plus viril et plus loyal, ainsi?

Olivier le regarda avec sérieux, et répondit:

—Il n'y a point de doute. Cela est plus viril, et vous êtes fort. Mais moi, je ne le suis guère.

—Je suis bien sûr que si, répondit Christophe; mais c'est d'une autre façon. Au reste, je viens justement pour vous aider à être fort, si vous voulez. Car ce que je viens de dire me permet d'ajouter, avec plus de franchise que je n'en aurais eu sans cela, que—sans préjuger du lendemain,—je vous aime.

Olivier rougit jusqu'aux oreilles. Immobilisé parla gêne, il ne trouva rien à répondre.

Christophe promenait ses regards autour de lui.

—Vous êtes bien mal logé. N'avez-vous pas d'autre chambre?

—Un cabinet de débarras.

—Ouf! on ne respire pas. Vous pouvez vivre ici?

—On s'y fait.

—Je ne m'y ferais jamais.

Christophe ouvrait son gilet, et respirait avec force.

Olivier alla ouvrir la fenêtre, tout à fait.

—Vous devez toujours être mal à l'aise dans une ville, monsieur Krafft. Moi, je ne cours pas le risque de souffrir de ma force. Je respire si peu que je trouve à vivre partout. Pourtant, il y a des nuits d'été qui sont pénibles, même pour moi. Je les vois venir avec crainte. Alors, je reste assis sur mon lit, et il me semble que je vais étouffer.

Christophe regarda la pile d'oreillers sur le lit, la figure fatiguée d'Olivier; et il le vit se débattre dans les ténèbres.

—Partez d'ici, dit-il. Pourquoi y restez-vous?

Olivier haussa les épaules, et répondit, d'un ton indifférent:

—Oh! ici ou ailleurs!...

Des souliers lourds marchaient au-dessus du plafond. À l'étage au-dessous, des voix aigres se disputaient. De minute en minute, les murs étaient ébranlés par le grondement de l'omnibus dans la rue.

—Et cette maison! continua Christophe. Cette maison qui transpire la saleté, la chaleur malpropre, l'ignoble misère, comment pouvez-vous rentrer tous les soirs là-dedans? Est-ce que cela ne vous décourage pas? Moi, il me serait impossible d'y vivre. J'aimerais mieux coucher sous un pont.

—J'en ai souffert aussi, les premiers temps. Je suis aussi dégoûté que vous. Quand j'étais enfant et qu'on me menait en promenade, rien que de passer dans certaines rues populeuses et sales, j'avais le cœur serré. Il me venait des terreurs baroques, que je n'osais dire. Je pensais: «S'il y avait en ce moment un tremblement de terre, je resterais mort ici, pour toujours»; et cela me paraissait le malheur le plus affreux. Je ne me doutais pas qu'un jour j'y habiterais, de mon gré, et que probablement j'y mourrais. Il a bien fallu devenir moins difficile. Cela me répugne toujours; mais je tâche de n'y plus penser. Quand je remonte l'escalier, je me bouche les yeux, les oreilles, le nez, tous les sens, je me mure en moi. Et puis, là-bas, regardez, par-dessus ce toit, je vois le haut des branches d'un acacia. Je me mets dans ce coin, de façon à ne rien voir d'autre; le soir, quand le vent les remue, j'ai l'illusion que je suis loin de Paris; la houle des grands bois ne m'a jamais paru si douce qu'à certaines minutes le froissement soyeux de ces feuilles dentelées.

—Oui, je me doute bien, dit Christophe, que vous rêvassez toujours; mais il est fâcheux d'user dans cette lutte contre les taquineries de la vie une force d'illusion qui devrait servir à créer d'autres vies.

—N'est-ce pas le sort de presque tous? Vous-même, ne vous dépensez-vous pas en colères et en luttes?

—Moi, ce n'est pas la même chose. Je suis né pour cela. Regardez mes bras, mes mains. C'est ma santé, de me battre. Mais vous, vous n'avez pas trop de force; cela se voit, de reste.

Olivier regarda mélancoliquement ses poignets maigres, et dit:

—Oui, je suis faible, j'ai toujours été ainsi. Mais qu'y faire? Il faut vivre.

—Comment vivez-vous?

—Je donne des leçons.

—Des leçons de quoi?

—De tout. Des répétitions de latin, de grec, d'histoire. Je prépare au baccalauréat. J'ai aussi un cours de morale dans une École municipale.

—Un cours de quoi?

—De morale.

—Quelle diable de sottise est-ce là? On enseigne la morale dans vos écoles?

Olivier sourit:

—Sans doute.

—Et il y a de quoi parler pendant plus de dix minutes?

—J'ai douze heures de cours par semaine.

—Vous leur apprenez donc à faire le mal?

—Pourquoi?

—Il ne faut pas tant parler pour savoir ce qu'est le bien.

—Ou pour ne le savoir point.

—Ma foi oui: pour ne le savoir point. Et ce n'est pas la plus mauvaise façon pour le faire. Le bien n'est pas une science, c'est une action. Il n'y a que les neurasthéniques, pour discutailler sur la morale; et la première de toutes les lois morales est de ne pas être neurasthénique. Diables de pédants! Ils sont comme des culs-de-jatte qui voudraient m'apprendre à marcher.

—Ce n'est pas pour vous qu'ils parlent. Vous, vous savez; mais il y en a tant qui ne savent pas!

—Eh bien, laissez-les, comme les enfants, se traîner à quatre pattes, jusqu'à ce qu'ils aient appris d'eux-mêmes. Mais sur deux pattes ou sur quatre, la première chose, c'est qu'ils marchent.

Il marchait à grands pas d'un bout à l'autre de la chambre, que moins de quatre enjambées suffisaient à mesurer. Il s'arrêta devant le piano, l'ouvrit, feuilleta les morceaux de musique, toucha le clavier, et dit:

—Jouez-moi quelque chose.

Olivier eut un sursaut:

—Moi! fit-il, quelle idée!

—Mme Roussin m'a dit que vous étiez bon musicien. Allons, jouez.

—Devant vous? Oh! dit-il, j'en mourrais.

Ce cri naïf, sorti du cœur, fit rire Christophe, et Olivier lui-même, un peu confus.

—Eh bien! dit Christophe, est-ce que c'est une raison pour un Français?

Olivier se défendait toujours:

—Mais pourquoi? Pourquoi voulez-vous?

—Je vous le dirai tout à l'heure. Jouez.

—Quoi?

—Tout ce que vous voudrez.

Olivier, avec un soupir, vint s'asseoir au piano, et, docile à la volonté de l'impérieux ami qui l'avait choisi, il commença, après une longue incertitude, à jouer le bel Adagio en si mineur, de Mozart. D'abord, ses doigts tremblaient et n'avaient pas la force d'appuyer sur les touches; puis, peu à peu, il s'enhardit; et, croyant ne faire que répéter les paroles de Mozart, il dévoila, sans le savoir, son cœur. La musique est une confidente indiscrète: elle livre les plus secrètes pensées. Sous le divin dessin de l'Adagio de Mozart, Christophe découvrait les invisibles traits, non de Mozart, mais de l'ami inconnu qui jouait: la sérénité mélancolique, le sourire timide et tendre de cet être nerveux, pur, aimant, rougissant. Mais arrivé presque à la fin de l'air, au sommet où la phrase de douloureux amour monte et se brise, une pudeur insurmontable empêcha Olivier de poursuivre; ses doigts se turent, et la voix lui manqua. Il détacha ses mains du piano, et dit:

—Je ne peux plus...

Christophe debout derrière lui, se pencha, ses deux bras l'entourant, acheva sur le piano la phrase interrompue; puis il dit:

—Maintenant, je connais le son de votre âme.

Il lui tenait les deux mains, et le regarda en face, longuement. Enfin, il dit:

—Comme c'est étrange!... Je vous ai déjà vu... Je vous connais si bien et depuis si longtemps!

Les lèvres d'Olivier tremblèrent; il fut sur le point de parler. Mais il se tut.

Christophe le contempla, un instant encore. Puis, il lui sourit en silence, et sortit.

Le cœur rayonnant, il descendit l'escalier. Il croisa deux morveux très laids, qui montaient l'un une miche, l'autre une bouteille d'huile. Il leur pinça les joues amicalement. Il sourit au concierge renfrogné. Dans la rue, il marchait en chantant à mi-voix. Il se trouva au Luxembourg. Il s'étendit sur un banc à l'ombre, et ferma les yeux. L'air était immobile; il y avait peu de promeneurs. On entendait, affaibli, le bruit inégal d'un jet d'eau, et parfois le grésillement du sable sous un pas. Christophe se sentait une fainéantise irrésistible, il s'engourdissait comme un lézard au soleil; l'ombre était depuis longtemps partie de dessus son visage; mais il ne se décidait pas à faire un mouvement. Ses pensées tournaient en rond; il n'essayait pas de les fixer; elles étaient toutes baignées dans une lumière de bonheur. L'horloge du Luxembourg sonna; il ne l'écouta pas; mais, un instant après, il lui sembla qu'elle avait sonné midi. Il se releva d'un bond, constata qu'il avait flâné deux heures, manqué un rendez-vous chez Hecht, perdu sa matinée. Il rit, et regagna sa maison en sifflant. Il fit un Rondo en canon sur le cri d'un marchand. Même les mélodies tristes prenaient en lui une allure réjouie. En passant devant la blanchisserie de sa rue, il jeta, comme d'habitude, un coup d'œil dans la boutique, et vit la petite roussotte, au teint mat, rosé par la chaleur, qui repassait, ses bras grêles nus jusqu'à l'épaule, son corsage ouvert; elle lui lança, comme d'habitude, une œillade effrontée; pour la première fois, ce regard glissa sur le sien, sans l'irriter. Il rit encore. Dans sa chambre, il ne retrouva aucune des préoccupations qu'il y avait laissées. Il jeta à droite, à gauche, chapeau, veste et gilet; et il se mit au travail, avec un entrain à conquérir le monde. Il reprit les brouillons musicaux, éparpillés de tous côtés. Sa pensée n'y était pas; il les lisait des yeux seulement; au bout de quelques minutes, il retombait dans la somnolence heureuse du Luxembourg, la tête ivre. Il s'en aperçut deux ou trois fois, essaya de se secouer; mais en vain. Il jura gaiement, et, se levant, il se plongea la tête dans sa cuvette d'eau froide. Cela le dégrisa un peu. Il revint s'asseoir à sa table, silencieux, avec un vague sourire. Il songeait:

—Quelle différence y a-t-il entre cela et l'amour?

Instinctivement, il s'était mis à penser bas, comme s'il avait eu honte. Il haussa les épaules:

—Il n'y a pas deux façons d'aimer... Ou plutôt, si, il y en a deux: il y a la façon de ceux qui aiment avec tout eux-mêmes, et la façon de ceux qui ne donnent à l'amour qu'une part de leur superflu. Dieu me préserve de cette ladrerie de cœur!

Il s'arrêta de penser, par une pudeur à poursuivre plus avant. Longtemps, il resta à sourire à son rêve intérieur. Son cœur chantait dans le silence:

Du bist mein, und nun ist das Meine meiner als jemals...

(«Tu es à moi, et maintenant je suis à moi, comme je ne l'ai jamais été...»)

Il prit une feuille, et, tranquille, écrivit ce que son cœur chantait.

Ils décidèrent de prendre un appartement en commun. Christophe voulait qu'on s'installât tout de suite, sans s'inquiéter de perdre un demi-terme. Olivier, plus prudent, quoiqu'il n'aimât pas moins, conseillait d'attendre l'expiration de leurs loyers. Christophe ne comprenait pas ces calculs. Comme beaucoup de gens qui n'ont pas d'argent, il ne s'inquiétait pas d'en perdre. Il se figura qu'Olivier était encore plus gêné que lui. Un jour que le dénuement de son ami l'avait frappé, il le quitta brusquement, et revint deux heures après, étalant triomphant quelques pièces de cent sous qu'il s'était fait avancer par Hecht. Olivier rougit, et refusa. Christophe, mécontent, voulut les jeter à un Italien, qui jouait dans la cour. Olivier l'en empêcha, Christophe repartit, blessé en apparence, en réalité furieux contre lui-même de sa maladresse à laquelle il attribuait le refus d'Olivier. Une lettre de son ami vint mettre un baume sur sa blessure. Olivier lui écrivait ce qu'il ne pouvait lui exprimer de vive voix: son bonheur de le connaître et son émotion de ce que Christophe avait voulu faire pour lui. Christophe riposta par une lettre débordante et folle, qui rappelait celles qu'il écrivait, à quinze ans, à son ami Otto; elle était pleine de Gemüt et de coq-à-l'âne; il y faisait des calembours en français et en allemand; et même, il les mettait en musique.

Ils s'installèrent enfin. Ils avaient trouvé dans le quartier Montparnasse, près de la place Denfert, au cinquième d'une vieille maison, un logement de trois pièces et une cuisine, fort petites, qui donnaient sur un jardin minuscule, enclos entre quatre murs. De l'étage où ils étaient, la vue s'étendait, par-dessus le mur d'en face, moins élevé que les autres, sur un de ces grands jardins de couvents, comme il y en a encore tant à Paris, qui se cachent, ignorés. On ne voyait personne dans les allées désertes. Les vieux arbres, plus hauts et plus touffus que ceux du Luxembourg, frissonnaient au soleil; des bandes d'oiseaux chantaient; dès l'aube, c'étaient les flûtes des merles, et puis le choral tumultueux et rythmé des moineaux; et le soir, en été, les cris délirants des martinets, qui fendaient l'air lumineux et patinaient dans le ciel. Et la nuit, sous la lune, telles les bulles d'air qui montent à la surface d'un étang, les notes perlées des crapauds. On eût oublié que Paris était là, si la vieille maison n'eût constamment tremblé du grondement des lourdes voitures, comme si la terre avait été remuée par un frisson de fièvre.

L'une des chambres était plus large et plus belle que les autres. Ce fut un débat entre les deux amis à qui ne l'aurait pas. Il fallut la tirer au sort; et Christophe, qui en avait suggéré l'idée, sut, avec une mauvaise foi et une dextérité dont il ne se serait pas cru capable, faire en sorte qu'il ne gagnât point.

Alors, commença pour eux une période de bonheur absolu. Le bonheur n'était pas dans une chose précise, il était dans toutes à la fois; il baignait tous leurs actes et toutes leurs pensées, il ne pouvait se détacher d'eux, un seul instant.

Durant cette lune de miel de leur amitié, ces premiers temps de jubilation profonde et muette, que connaît seul «celui qui peut, dans l'univers, nommer une âme sienne»...

... Ja, wer auch nur eine Seele sein nennt auf dem Erdenrund...

ils se parlaient à peine, à peine ils osaient parler; il leur suffisait de se sentir l'un à côté de l'autre, d'échanger un regard, un mot qui leur prouvait que leur pensée, après de longs silences, suivait le même cours. Sans se faire de question, même sans se regarder, ils se voyaient sans cesse. Celui qui aime se modèle inconsciemment sur l'âme de celui qu'il aime; il a si grand désir de ne pas le blesser, d'être tout ce qu'il est, que, par une intuition mystérieuse et soudaine, il lit au fond de lui les mouvements imperceptibles. L'ami est transparent à l'ami; ils échangent leur être. Les traits imitent les traits. L'âme imite l'âme,—jusqu'au jour où la force profonde, le démon de la race, se délivre brusquement et déchire l'enveloppe de l'amour, qui le lie.

Christophe parlait à mi-voix, il marchait doucement, il prenait garde de faire du bruit dans la chambre voisine du silencieux Olivier; il était transfiguré par l'amitié; il avait une expression de bonheur, de confiance, de jeunesse, qu'on ne lui avait jamais vue. Il adorait Olivier. Il eût été bien facile à celui-ci d'abuser de son pouvoir, s'il n'en avait rougi, comme d'un bonheur qu'il ne méritait pas: car il se regardait comme très inférieur à Christophe, qui n'était pas moins humble. Cette humilité mutuelle, qui venait de leur grand amour, était une douceur de plus. Il était délicieux—même avec la conscience qu'on ne le méritait pas—de sentir qu'on tenait tant de place dans le cœur de l'ami. Ils en avaient l'un pour l'autre une reconnaissance attendrie.

Olivier avait réuni ses livres à ceux de Christophe; il ne les distinguait plus. Quand il parlait de l'un d'eux, il ne disait pas: «mon livre». Il disait: «notre livre». Il n'y avait qu'un petit nombre d'objets qu'il réservait, sans les fondre dans le trésor commun: c'étaient ceux qui avaient appartenu à sa sœur, ou qui étaient associés à son souvenir. Christophe, avec la finesse de tact que l'amour lui avait donnée, ne larda pas à le remarquer; mais il ignorait pourquoi. Jamais il n'avait osé interroger Olivier sur ses parents; il savait seulement qu'Olivier les avait perdus; et à la réserve un peu fière de son affection, qui évitait de s'enquérir des secrets de son ami, s'ajoutait la peur de réveiller en lui les douleurs passées. Quelque désir qu'il en eût, une timidité singulière l'avait même empêché d'examiner de près les photographies qui étaient sur la table d'Olivier, et qui représentaient un monsieur et une dame en des poses cérémonieuses, et une petite fille d'une douzaine d'années, avec un grand chien épagneul à ses pieds.

Deux ou trois mois après leur installation, Olivier prit un refroidissement; il lui fallut s'aliter. Christophe, qui s'était découvert une âme maternelle, veillait sur lui, avec une affection inquiète; et le médecin, qui avait, en écoutant Olivier, trouvé un peu d'inflammation au sommet du poumon, avait chargé Christophe de badigeonner le dos du malade avec de la teinture d'iode. Comme Christophe s'acquittait de la tâche avec beaucoup de gravité, il vit autour du cou d'Olivier une médaille de sainteté. Il connaissait assez Olivier pour savoir que, plus encore que lui-même, il était affranchi de toute foi religieuse. Il ne put s'empêcher de montrer son étonnement. Olivier rougit. Il dit:

—C'est un souvenir. Ma pauvre petite. Antoinette la portait, en mourant.

Christophe tressaillit. Le nom d'Antoinette fut un éclair pour lui.

—Antoinette? dit-il.

—Ma sœur, dit Olivier.

Christophe répétait:

—Antoinette... Antoinette Jeannin... Elle était votre sœur?... Mais, dit-il, regardant la photographie qui était sur la table, elle était tout enfant, quand vous l'avez perdue?

Olivier sourit tristement:

—C'est une photographie d'enfance, dit-il. Hélas! je n'en ai pas d'autres... Elle avait vingt-cinq ans, lorsqu'elle m'a quitté.

—Ah! fit Christophe, ému. Et elle a été en Allemagne, n'est-ce pas?

Olivier fit signe de la tête que oui.

Christophe saisit les mains d'Olivier:

—Mais je la connaissais! dit-il.

—Je le sais bien, dit Olivier.

Il se jeta au cou de Christophe.

—Pauvre petite! Pauvre petite! répétait Christophe.

Ils pleurèrent tous deux.

Christophe se ressouvint qu'Olivier était souffrant. Il tâcha de le calmer, l'obligea à rentrer ses bras dans le lit, lui ramena les draps sur les épaules, et, lui essuyant maternellement les yeux, il s'assit à son chevet; et il le regarda.

—Voilà donc, dit-il, pourquoi je te connaissais. Dès le premier soir, je t'avais reconnu.

(On ne savait s'il parlait à l'ami qui était là, ou à celle qui n'était plus.)

—Mais toi, continua-t-il, après un moment, tu le savais?... Pourquoi ne me le disais-tu pas?

Par les yeux d'Olivier, Antoinette répondit:

—Je ne pouvais pas le dire. C'était à toi de le lire.

Ils se turent, quelque temps; puis, dans le silence de la nuit, Olivier, immobile, étendu dans son lit, à voix basse raconta à Christophe, qui lui tenait la main, l'histoire d'Antoinette;—mais il ne lui dit pas ce qu'il ne devait pas dire: le secret qu'elle avait tu,—et que Christophe savait peut-être.

Dès lors, l'âme d'Antoinette les enveloppa tous deux. Quand ils étaient ensemble, elle était avec eux. Il n'était pas nécessaire qu'ils pensassent à elle: tout ce qu'ils pensaient ensemble, ils le pensaient en elle. Son amour était le lieu où leurs cœurs s'unissaient.

Olivier évoquait son image, souvent. C'étaient des souvenirs décousus, de brèves anecdotes. Ils faisaient reparaître dans une lueur passagère un de ses gestes timides et gentils, son jeune sourire sérieux, la grâce pensive de son être évanoui. Christophe écoutait, se taisant, et il se pénétrait des reflets de l'invisible amie. Par la loi de sa nature, qui buvait plus avidement que toute autre la vie, il entendait parfois dans les paroles d'Olivier des résonances profondes, qu'Olivier n'entendait pas; et il s'assimilait, mieux qu'Olivier même, l'être de la jeune morte.

D'instinct, il la remplaçait auprès d'Olivier; et c'était un spectacle touchant de voir le gauche Allemand retrouver, sans le savoir, certaines des attentions délicates, des prévenances d'Antoinette. Il ne savait plus, par moments, si c'était Olivier qu'il aimait dans Antoinette, ou Antoinette dans Olivier. Par une inspiration de tendresse, il allait sans le dire, faire visite à la tombe d'Antoinette; et il y apportait des fleurs. Olivier fut longtemps avant de s'en douter. Il ne l'apprit qu'un jour où il trouva sur la tombe des fleurs fraîches; mais ce ne fut pas sans peine qu'il parvint à avoir la preuve que Christophe était venu. Quand il essaya timidement de lui en parler, Christophe détourna l'entretien, avec une rudesse bourrue. Il ne voulait pas permettre qu'Olivier le sût; et il s'y entêta jusqu'au jour où, au cimetière d'Ivry, ils se rencontrèrent.

De son côté, Olivier écrivait à la mère de Christophe, à l'insu de celui-ci. Il donnait à Louisa des nouvelles de son fils; il lui disait l'affection qu'il avait pour lui, et combien il l'admirait. Louisa répondait à Olivier des lettres maladroites et humbles, où elle se confondait en remerciements; elle parlait toujours de son fils, comme d'un petit garçon.

Après une période de demi-silence amoureux,—«un calme ravissant, jouissant sans savoir pourquoi»,—leur langue s'était déliée. Ils passaient des heures à voguer à la découverte dans l'âme de l'ami.

Ils étaient bien différents l'un de l'autre, mais tous deux d'un pur métal. Ils s'aimaient parce qu'ils étaient si différents, tout en étant les mêmes.

Olivier était faible, débile, incapable de lutter contre les difficultés. Quand il se heurtait à un obstacle, il se repliait, non par peur, mais un peu par timidité, et beaucoup par dégoût des moyens brutaux et grossiers qu'il fallait employer pour vaincre. Il gagnait sa vie, en donnant des répétitions, en écrivant des livres d'art, honteusement payés, suivant l'habitude, des articles de revues, rares, jamais libres, et sur des sujets qui l'intéressaient médiocrement:—on ne voulait pas de ceux qui l'intéressaient; jamais on ne lui demandait ce qu'il pouvait faire le mieux: il était poète, on lui demandait des articles de critique; il connaissait la musique, on voulait qu'il parlât de peinture; il savait qu'il n'en pouvait rien dire que de médiocre: c'était justement cela qui plaisait; ainsi, il parlait aux médiocres la langue qu'ils pouvaient entendre. Il finissait par se dégoûter et refuser d'écrire. Il n'avait de plaisir à travailler que pour de petites revues, quine payaient pas, et auxquelles il se dévouait, comme tant d'autres jeunes gens, parce qu'il y était libre. Là seulement, il pouvait faire paraître tout ce qui, en lui, valait de vivre.

Il était doux, poli, patient en apparence, mais d'une sensibilité excessive. Une parole un peu vive le blessait jusqu'au sang; une injustice le bouleversait; il en souffrait pour lui et pour les autres. Certaines vilenies, commises il y avait des siècles, le déchiraient encore, comme s'il en avait été la victime. Il pâlissait, il frémissait, il était malheureux, en pensant au malheur de celui qui les avait subies, et combien de siècles le séparaient de sa sympathie. Quand il était le témoin d'une de ces injustices, il tombait dans des accès d'indignation, qui le faisaient trembler de tout son corps, et parfois le rendaient malade, l'empêchaient de dormir. C'était parce qu'il connaissait cette faiblesse qu'il s'imposait son calme: car lorsqu'il se fâchait, il savait qu'il passait les limites et disait alors des choses qu'on ne pardonnait pas. On lui en voulait plus qu'à Christophe, qui était toujours violent, parce qu'il semblait qu'Olivier livrât, plus que Christophe, dans ses moments d'emportement, le fond de sa pensée; et cela était vrai. Il jugeait les hommes sans les exagérations aveugles de Christophe, mais sans ses illusions, avec lucidité. C'est ce que les hommes pardonnent le moins. Il se taisait donc, évitait de discuter, sachant l'inutilité de la discussion. Il avait souffert de cette contrainte. Il avait souffert davantage de sa timidité, qui l'amenait quelquefois à trahir sa pensée, ou à ne pas oser la défendre jusqu'au bout, voire même à faire des excuses, comme dans la discussion avec Lucien Lévy-Cœur, au sujet de Christophe. Il avait passé par bien des crises de désespoir, avant de prendre son parti du monde et de lui-même. Dans ses années d'adolescence, où il était plus livré à ses nerfs, perpétuellement alternaient en lui des périodes d'exaltation et des périodes de dépression, se suivant d'une façon brusque. Au moment où il se sentait le plus heureux, il pouvait être sûr que le chagrin le guettait. Et soudain, en effet, il était terrassé par lui, sans l'avoir vu venir. Alors, il ne lui suffisait pas d'être malheureux; il fallait qu'il se reprochât son malheur, qu'il fît le procès de ses paroles, de ses actes, de son honnêteté, qu'il prît le parti des autres contre lui-même. Son cœur sautait dans sa poitrine, il se débattait misérablement, l'air lui manquait.—Depuis la mort d'Antoinette, et peut-être grâce à elle, grâce à la lumière apaisante qui rayonne de certains morts aimés, comme la lueur de l'aube qui rafraîchit les yeux et l'âme des malades, Olivier était parvenu, sinon à se dégager de ces troubles, du moins à s'y résigner et à les dominer. Peu de gens se doutaient de ses combats intérieurs. Il en renfermait en lui le secret humiliant, cette agitation déréglée d'un corps débile et tourmenté, que considérait, sans pouvoir s'en rendre maîtresse, mais sans en être atteinte, une intelligence libre et sereine,—«la paix centrale qui persiste au cœur d'une agitation sans fin».

Elle frappait Christophe. Il la voyait dans les yeux d'Olivier. Olivier avait l'intuition des âmes et une curiosité d'esprit large, subtile, ouverte à tout, qui ne niait rien, qui ne haïssait rien, qui contemplait le monde avec une généreuse sympathie: cette fraîcheur de regard, qui est un don sans prix et permet de savourer, d'un cœur toujours neuf, l'éternel renouveau. Dans cet univers intérieur, où il se sentait libre, vaste, souverain, il oubliait sa faiblesse et ses angoisses physiques. Il y avait même quelque douceur à contempler de loin, avec une ironique pitié, ce corps souffreteux, toujours prêt à disparaître. Ainsi, l'on ne risquait pas de s'attacher à sa vie et l'on ne s'en attachait que plus passionnément à la vie. Olivier reportait dans l'amour et dans l'intelligence toutes les forces qu'il avait abdiquées dans l'action. Il n'avait pas assez de sève pour vivre de sa propre substance. Il était lierre: il lui fallait se lier. Il n'était jamais si riche que quand il se donnait. C'était une âme féminine, qui avait toujours besoin d'aimer et d'être aimée. Il était né pour Christophe. Tels, ces amis aristocratiques et charmants, qui sont l'escorte des grands artistes et semblent avoir fleuri de leur âme puissante: Beltraffio, de Léonard; Cavalliere, de Michel-Ange; les compagnons ombriens du jeune Raphaël; Aert van Gelder, resté fidèle à Rembrandt, misérable et vieilli. Ils n'ont pas la grandeur des maîtres; mais il semble que tout ce qu'il y a de noble et de pur chez les maîtres, se soit, chez les amis, encore spiritualisé. Ils sont les compagnes idéales des génies.

Leur amitié était un bienfait pour tous deux. La présence de l'ami communique à la vie tout son prix; c'est pour lui que l'on vit, qu'on défend contre l'usure du temps l'intégrité de son être.

Ils s'enrichissaient l'un de l'autre. Olivier avait la sérénité de l'esprit et le corps maladif. Christophe avait une puissante force et une âme tumultueuse. C'étaient l'aveugle et le paralytique. Maintenant qu'ils étaient ensemble, ils se sentaient bien riches. À l'ombre de Christophe, Olivier reprenait goût à la lumière; Christophe lui transfusait un peu de son abondante vitalité, de sa robustesse physique et morale, qui tendait à l'optimisme, même dans la douleur, même dans l'injustice, et même dans la haine. Christophe prenait bien davantage à Olivier, selon la loi du génie, qui a beau donner, il prend toujours en amour beaucoup plus qu'il ne donne, quia nominor leo, parce qu'il est le génie, et que le génie, c'est pour moitié de savoir absorber tout ce qu'il y a de grand autour, et de le faire plus grand. La sagesse populaire dit qu'aux riches va la richesse. La force va aux forts. Christophe se nourrissait de la pensée d'Olivier; il s'imprégnait de son calme intellectuel, de son détachement d'esprit, de cette vue lointaine des choses, qui comprenait et dominait, en silence. Mais transplantées en lui, dans une terre plus riche, les vertus de son ami poussaient avec une bien autre énergie.

Ils s'émerveillaient de ce qu'ils découvraient l'un dans l'autre. Chacun apportait des richesses immenses, dont lui-même jusque-là n'avait pas pris conscience: le trésor moral de son peuple; Olivier, la vaste culture et le génie psychologique de la France; Christophe, la musique intérieure de l'Allemagne et son intuition de la nature.

Christophe ne pouvait comprendre qu'Olivier fût Français. Son ami ressemblait si peu à tous les Français qu'il avait vus! Avant de l'avoir rencontré, il n'était pas loin de prendre pour type de l'esprit français moderne Lucien Lévy-Cœur, qui n'en était que la caricature. Et voici que l'exemple d'Olivier lui montrait qu'il pouvait exister à Paris des esprits encore plus libres de pensée qu'un Lucien Lévy-Cœur, qui pourtant restaient purs et stoïques. Christophe voulait prouver à Olivier que sa sœur et lui ne devaient pas être tout à fait Français.

—Mon pauvre ami, lui dit Olivier, que sais-tu de la France?

Christophe protesta de la peine qu'il s'était donnée pour la connaître; il énuméra tous les Français qu'il avait vus dans le monde des Stevens et des Roussin: Juifs, Belges, Luxembourgeois, Américains, Russes, Levantins, voire çà et là quelques Français authentiques.

—C'est bien ce que je disais, répliqua Olivier. Tu n'en as pas vu un seul. Une société de débauche, quelques bêtes de plaisir, qui ne sont même pas Français, des viveurs, des politiciens, des êtres inutiles, toute cette agitation qui passe, sans la toucher, au-dessus de la nation. Tu n'as vu que les myriades de guêpes qu'attirent les beaux automnes et les vergers abondants. Tu n'as pas remarqué les ruches laborieuses, la cité du travail, la fièvre des études.

—Pardon, dit Christophe, j'ai vu aussi votre élite intellectuelle.

—Quoi? deux ou trois douzaines d'hommes de lettres? Voilà une belle affaire! En ce temps où la science et l'action ont pris une telle grandeur, la littérature est devenue la couche la plus superficielle de la pensée d'un peuple. Dans la littérature même, tu n'as guère vu que le théâtre, et le théâtre de luxe, cette cuisine internationale, faite pour une clientèle riche d'hôtels cosmopolites. Les théâtres de Paris? Crois tu qu'un travailleur sache seulement ce qui s'y passe? Pasteur n'y est pas allé dix fois dans sa vie! Comme tous les étrangers, tu donnes une importance démesurée à nos romans, à nos scènes de boulevards, aux intrigues de nos politiciens... Je te montrerai, quand tu voudras, des femmes qui ne lisent jamais de romans, des jeunes filles parisiennes qui ne sont jamais allées au théâtre, des hommes qui ne se sont jamais occupés de politique,—et cela, parmi les intellectuels. Tu n'as vu ni nos savants, ni nos poètes. Tu n'a vu ni les artistes solitaires, qui se consument en silence, ni le brasier brûlant de nos révolutionnaires. Tu n'as vu ni un seul grand croyant, ni un seul grand incroyant. Pour le peuple, n'en parlons pas! À part la pauvre femme qui t'a soigné, que sais-tu de lui? Où aurais-tu pu le voir? Combien de Parisiens as-tu connus, qui habitaient au-dessus du second ou du troisième étage? Si tu ne les connais pas, tu ne connais pas la France. Tu ne connais pas, dans les pauvres logements, dans les mansardes de Paris, dans la province muette, les cœurs braves et sincères, attachés pendant toute une vie médiocre à de graves pensées, à une abnégation quotidienne,—la petite Église, qui de tout temps a existé en France—petite par le nombre, grande par l'âme, presque inconnue, sans action apparente, et qui est toute la force de France, la force qui se tait et qui dure, tandis qu'incessamment pourrit et se renouvelle ce qui se dit: l'élite... Tu t'étonnes de trouver un Français qui ne vit pas pour être heureux, heureux à tout prix, mais pour accomplir ou pour servir sa foi? Il y a des milliers de gens comme moi, et plus méritants que moi, plus pieux, plus humbles, qui, jusqu'au jour de leur mort, servent sans défaillance un idéal, un Dieu, qui ne leur répond pas. Tu ne connais pas le menu peuple économe, méthodique, laborieux, tranquille, avec au fond du cœur une flamme qui sommeille,—ce peuple sacrifié, qu'a défendu jadis contre l'égoïsme des grands mon «pays», le vieux Vauban aux yeux bleus. Tu ne connais pas le peuple, tu ne connais pas l'élite. As-tu lu un seul des livres qui sont nos amis fidèles, les compagnons qui nous soutiennent? Sais-tu seulement l'existence de nos jeunes revues, où se dépense une telle somme de dévouement et de foi? Te doutes-tu des personnalités morales qui sont notre soleil et dont le muet rayonnement fait peur à l'armée des hypocrites? Ils n'osent pas lutter de front; ils s'inclinent devant elles, afin de mieux les trahir. L'hypocrite est un esclave, et qui dit esclave dit maître. Tu ne connais que les esclaves, tu ne connais pas les maîtres... Tu as regardé nos luttes, et tu les as traitées d'incohérence brutale, parce que tu n'en as pas compris le sens. Tu vois les ombres et les reflets du jour, tu ne vois pas le jour intérieur, noire âme séculaire. As-tu jamais cherché à la connaître? As-tu jamais entrevu notre action héroïque, des Croisades à la Commune? As-tu jamais pénétré le tragique de l'esprit français? T'es-tu jamais penché sur l'abîme de Pascal? Comment est-il permis de calomnier un peuple qui, depuis plus de dix siècles, agit et crée, un peuple qui a pétri le monde à son image par l'art gothique, par le dix-septième siècle, et par la Révolution,—un peuple qui, vingt fois, a passé par l'épreuve du feu et s'y est retrempé, et qui, sans mourir jamais, a ressuscité vingt fois!...—Vous êtes tous de même. Tous tes compatriotes qui viennent chez nous ne voient que les parasites qui nous rongent, les aventuriers des lettres, de la politique et de la finance, avec leurs pourvoyeurs, leurs clients et leurs catins; et ils jugent la France d'après ces misérables qui la dévorent. Pas un de vous ne songe à la vraie France opprimée, aux réserves de vie qui sont dans la province française, à ce peuple qui travaille, indifférent au vacarme de ses maîtres d'un jour... Oui, c'est trop naturel que vous n'en connaissiez rien, je ne vous en fais pas un reproche: comment le pourriez-vous? C'est à peine si la France est connue des Français. Les meilleurs d'entre nous sont bloqués, prisonniers sur notre propre sol... On ne saura jamais tout ce que nous avons souffert, attachés au génie de notre race, gardant en nous comme un dépôt sacré la lumière que nous en avions reçue, la protégeant désespérément contre les souffles ennemis qui s'évertuent à l'éteindre,—seuls, sentant autour de nous l'atmosphère empestée de ces métèques, qui se sont abattus sur notre pensée, comme un essaim de mouches, dont les larves hideuses rongent notre raison et souillent notre cœur,—trahis par ceux dont c'était la mission de nous défendre, nos guides, nos critiques imbéciles ou lâches, qui flagornent l'ennemi, pour se faire pardonner d'être de notre race, abandonnés par notre peuple, qui ne se soucie pas de nous, qui ne nous connaît même pas... Quels moyens avons-nous d'être connus de lui? Nous ne pouvons pas arriver jusqu'à lui... Ah! c'est là le plus dur! Nous savons que nous sommes des milliers d'hommes en France qui pensons de même, nous savons que nous parlons en leur nom, et nous ne pouvons nous faire entendre! L'ennemi tient tout: journaux, revues, théâtres... La presse fuit la pensée, ou ne l'admet que si elle est un instrument de plaisir, ou l'arme d'un parti. Les coteries et les cénacles ne laissent le passage libre qu'à condition qu'on s'avilisse. La misère, le travail excessif nous accablent. Les politiciens, occupés de s'enrichir, ne s'intéressent qu'aux prolétariats qu'ils peuvent acheter. La bourgeoisie indifférente et égoïste nous regarde mourir. Notre peuple nous ignore: ceux même qui luttent comme nous, enveloppés comme nous de silence, ne savent pas que nous existons, et nous ne savons pas qu'ils existent... Le néfaste Paris! Sans doute, il a fait aussi du bien, en groupant toutes les forces de la pensée française. Mais le mal qu'il a fait est au moins égal au bien; et, dans une époque comme la nôtre, le bien même se tourne en mal. Il suffit qu'une pseudo-élite s'empare de Paris, et embouche la trompette de la publicité, pour que la voix du reste de la France soit étouffée. Bien plus: la France s'y trompe elle-même; elle se tait, effarée, elle refoule peureusement ses pensées... J'ai bien souffert de tout cela, autrefois, Mais maintenant, Christophe, je suis tranquille. J'ai compris ma force, la force de mon peuple. Nous n'avons qu'à attendre que l'inondation passe. Elle ne rongera pas le fin granit de France. Sous la boue qu'elle roule, je te le ferai toucher. Et déjà, çà et là, de hautes cimes affleurent.

Christophe découvrit l'énorme puissance d'idéalisme qui animait les poètes, les musiciens, les savants français de son temps. Tandis que les maîtres du jour couvraient du fracas de leur sensualisme grossier la voix de la pensée française, celle-ci, trop aristocratique pour lutter de violences avec les cris outrecuidants de la racaille, continuait pour elle-même et pour son Dieu son chant ardent et concentré. Il semblait même que, désireuse de fuir le bruit répugnant du dehors, elle se fût retirée jusque dans ses retraites les plus profondes, au cœur de son donjon.

Les poètes,—les seuls qui méritassent ce beau nom, prodigué par la presse et les Académies à des bavards affamés de vanité et d'argent,—les poètes, méprisants de la rhétorique impudente et du réalisme servile qui rongent l'écorce des choses sans pouvoir l'entamer, s'étaient retranchés au centre même de l'âme, dans une vision mystique où l'univers des formes et des pensées était aspiré, comme un torrent qui tombe dans un lac, et se colorait de la teinte de la vie intérieure. L'intensité de cet idéalisme, qui s'enfermait en soi pour recréer l'univers, le rendait inaccessible à la foule. Christophe lui-même ne le comprit pas d'abord. Le heurt était trop brusque, après la Foire sur la place. C'était comme si, au sortir d'une mêlée furieuse sous la lumière crue, il entrait dans le silence et la nuit. Ses oreilles bourdonnaient. Il ne voyait plus rien. Sur le premier moment, avec son ardent amour de la vie, il fut choqué du contraste. Dehors, mugissaient des torrents de passion, qui bouleversaient la France, qui remuaient l'humanité. Et rien, au premier regard, n'en paraissait dans l'art. Christophe demandait à Olivier:

—Vous avez été soulevés jusqu'aux étoiles et précipités jusqu'aux abîmes par votre Affaire Dreyfus. Où est le poète en qui a passé la tourmente? Il se livre, en ce moment, dans les âmes religieuses, le plus beau combat qu'il y ait eu, depuis des siècles, entre l'autorité de l'Église et les droits de la conscience. Où est le poète en qui se reflète cette angoisse sacrée? Le peuple des ouvriers se prépare à la guerre, des nations meurent, des nations ressuscitent, les Arméniens sont massacrés, l'Asie qui se réveille de son sommeil millénaire renverse le colosse moscovite, garde-clefs de l'Europe; la Turquie, comme Adam, ouvre les yeux au jour; l'air est conquis par l'homme; la vieille terre craque sous nos pas, et s'ouvre; elle dévore tout un peuple... Tous ces prodiges, accomplis en vingt ans, et qui avaient de quoi alimenter vingt Iliades, où sont-ils, où est leur trace de feu dans les livres de vos poètes? Sont-ils les seuls à ne pas voir la poésie du monde?

—Patience, mon ami, patience! lui répondait Olivier. Tais-toi, ne parle pas, écoute...

Peu à peu s'effaçait le grincement de l'essieu du monde; le grondement sur les pavés du char lourd de l'action se perdait dans le lointain. Et s'élevait le chant divin du silence,

Le bruit d'abeilles, le parfum du tilleul...
Le vent,
Avec ses lèvres d'or frôlant le sol des plaines...
Le doux bruit de la pluie avec l'odeur des roses.

On entendait sonner le marteau des poètes, sculptant aux flancs du vase

La fine majesté des plus naïves choses,

la vie grave et joyeuse,

Avec ses flûtes d'or et ses flûtes d'ébène,

la religieuse joie, la fontaine de foi qui sourd des âmes

Pour qui toute ombre est claire...

et la bonne douleur, qui vous berce et sourit,

De son visage austère, d'où descend
Une clarté surnaturelle,...

et

La mort sereine aux grands yeux doux.

C'était une symphonie de voix pures. Pas une n'avait l'ampleur sonore de ces trompettes de peuples que furent les Corneille et les Hugo; mais combien leur concert était plus profond et plus nuancé! La plus riche musique de l'Europe d'aujourd'hui.

Olivier dit à Christophe, devenu silencieux:

—Comprends-tu maintenant?

Christophe, à son tour, lui fit signe de se taire. Bien qu'il préférât des musiques plus viriles, il buvait le murmure des bois et des ruisseaux de l'âme, qu'il entendait bruire. Ils chantaient, parmi les luttes éphémères des peuples, l'éternelle jeunesse du monde, la

Bonté douce de la Beauté.

Tandis que l'humanité,

Avec des aboiements d'épouvante et des plaintes,
Tourne en rond dans un champ aride et ténébreux,

tandis que des millions d'êtres s'épuisent â s'arracher les uns aux autres les lambeaux sanglants de liberté, les sources et les bois répétaient:

«Libre!... Libre!... Sanctus, Sanctus...»

Ils ne s'endormaient pas en un rêve de sérénité égoïste. Dans le cœur des poètes, les voix tragiques ne manquaient point: voix d'orgueil, voix d'amour, voix d'angoisses.

C'était l'ouragan ivre,

Avec sa force rude ou sa douceur profonde,

les forces tumultueuses, les épopées hallucinées de ceux qui chantent la fièvre des foules, les luttes entre les dieux humains, les travailleurs haletants,

Visages d'encre et d'or trouant l'ombre et la brume,
Dos musculeux tendus ou ramassés, soudain,
Autour de grands brasiers et d'énormes enclumes...

forgeant la Cité future.

Et, dans la lumière éclatante et obscure qui tombe sur «les glaciers de l'intelligence», c'était l'héroïque amertume des âmes solitaires, se rongeant elles-mêmes, avec une allégresse désespérée.

Bien des traits de ces idéalistes semblaient à un Allemand plus allemands que français. Mais tous avaient l'amour du «fin parler de France», et la sève des mythes de la Grèce coulait en leurs poèmes. Les paysages de France et la vie quotidienne, par une magie secrète, se muaient dans leurs prunelles en des visions de l'Attique. On eût dit que chez ces Français du XXe siècle survécussent des âmes antiques, et qu'elles eussent besoin de rejeter leur défroque moderne, pour se retrouver dans leur belle nudité.

De l'ensemble de cette poésie se dégageait un parfum de riche civilisation mûrie pendant des siècles, qu'on ne pouvait trouver nulle part ailleurs en Europe. Qui l'avait respiré ne pouvait plus l'oublier. Il attirait de tous les pays du monde des artistes étrangers. Ils devenaient des poètes français, français jusqu'à l'intransigeance; et l'art classique français n'avait pas de disciples plus fervents que ces Anglo-Saxons, ces Flamands et ces Grecs.

Christophe, guidé par Olivier, se laissait pénétrer par la beauté pensive de la Muse de France, tout en préférant à cette aristocratique personne, un peu trop intellectuelle pour son goût, une belle fille du peuple, simple, saine, robuste, qui ne raisonne point tant, mais qui aime.

Le même odor di bellezza montait de tout l'art français, comme une odeur de fraises mûres monte des bois d'automne chauffés par le soleil. La musique était un de ces petits fraisiers, dissimulés dans l'herbe. Christophe avait d'abord passé, sans le voir, habitué dans son pays à des buissons de musique, bien autrement touffus. Mais voici que le parfum délicat le faisait se retourner; avec l'aide d'Olivier, il découvrait au milieu des ronces et des feuilles mortes, qui usurpaient le nom de musique, l'art raffiné et ingénu d'une poignée de musiciens. Parmi les champs maraîchers et les fumées d'usines de la démocratie, au cœur de la Plaine-Saint-Denis, dans un petit bois sacré, des faunes insouciants dansaient. Christophe écoutait avec surprise leur chant de flûte, ironique et serein, qui ne ressemblait à rien de ce qu'il avait entendu:

Un petit ruisseau m'a suffi
Pour faire frémir l'herbe haute
Et tout le pré
Et les doux saules
Et le ruisseau qui chante aussi:
Un petit roseau ma suffi
À faire chanter la forêt...

Sous la grâce nonchalante et le dilettantisme apparent de ces petites pièces pour piano, de ces chansons, de cette musique française de chambre, sur laquelle l'art allemand ne daignait pas jeter les yeux, et dont Christophe lui-même avait négligé la poétique virtuosité, il commençait à entrevoir la fièvre de renouvellement, l'inquiétude,—inconnue de l'autre côté du Rhin,—avec laquelle les musiciens français cherchaient dans les terrains incultes de leur art les germes qui pouvaient féconder l'avenir. Tandis que les musiciens allemands s'immobilisaient dans les campements de leurs pères, et prétendaient arrêter l'évolution du monde à la barrière de leurs victoires passées, le monde continuait de marcher; et les Français en tête se lançaient à la découverte; ils exploraient les lointains de l'art, les soleils éteints et les soleils qui s'allument, et la Grèce disparue et l'Extrême-Orient rouvrant à la lumière, après des siècles de sommeil, ses larges yeux fendus, pleins de rêves immenses. Dans la musique d'Occident, canalisée par le génie d'ordre et de raison classique, ils levaient les écluses des anciens modes; ils faisaient dériver dans leurs bassins de Versailles toutes les eaux de l'univers: mélodies et rythmes populaires, gammes exotiques et antiques, genres d'intervalles nouveaux ou renouvelés. Comme, avant eux, leurs peintres impressionnistes avaient ouvert à l'œil un monde nouveau,—Christophes Colombs de la lumière,—leurs musiciens s'acharnaient à la conquête de l'univers des sons; ils pénétraient plus avant dans les retraites mystérieuses de l'Ouïe; ils découvraient des terres inconnues dans cette mer intérieure. Plus que probablement, d'ailleurs, ils ne feraient rien de leurs conquêtes. Suivant leur habitude, ils étaient les fourriers du monde.

Christophe admirait l'initiative de cette musique qui renaissait d'hier, et qui déjà marchait à l'avant-garde. Quelle vaillance il y avait dans cette élégante et menue petite personne! Il devenait indulgent pour les sottises que naguère il avait relevées en elle. Seuls, ceux qui ne font rien ne se trompent jamais. Mais l'erreur qui s'efforce vers la vérité vivante est plus féconde que la vérité morte.

Quel que fût le résultat, l'effort était surprenant. Olivier montrait à Christophe l'œuvre accomplie depuis trente-cinq ans, et la somme d'énergie dépensée pour faire surgir la musique française du néant où elle dormait avant 1870: sans école symphonique, sans culture profonde, sans traditions, sans maîtres, sans public; réduite au seul Berlioz, qui mourait d'étouffement et d'ennui. Et Christophe, maintenant, éprouvait du respect pour ceux qui avaient été les artisans du relèvement national; il ne songeait plus à les chicaner sur les étroitesses de leur esthétique, ou sur leur manque de génie. Ils avaient créé plus qu'une œuvre: un peuple musicien. Entre tous les grands ouvriers, qui avaient forgé la nouvelle musique française, une figure lui était chère: celle de César Franck, qui, mort avant de voir la victoire qu'il avait préparée, avait, comme le vieux Schütz, gardé en lui, intacts, pendant les années les plus mornes de l'art français, le trésor de sa foi et le génie de sa race. Apparition émouvante: au milieu du Paris jouisseur, ce maître angélique, ce saint de la musique, conservant dans une vie de gêne, de labeur dédaigné, l'inaltérable sérénité de son âme patiente, dont le sourire résigné éclairait l'œuvre de bonté.

Pour Christophe, ignorant la vie profonde de la France, c'était un phénomène presque miraculeux que ce grand artiste croyant, au sein d'un peuple athée.

Mais Olivier, haussant doucement les épaules, lui demandait dans quel pays d'Europe on pouvait trouver un peintre dévoré du souffle de la Bible, à l'égal du puritain François Milletun savant plus pénétré de foi ardente et humble que le lucide Pasteur, prosterné devant l'idée de l'infini, et, quand cette pensée s'emparait de son esprit, «dans une poignante angoisse»,—comme il disait lui-même,—«demandant grâce à sa raison, tout près d'être saisi par la sublime folie de Pascal». Le catholicisme n'était pas plus une gêne pour le réalisme héroïque du premier de ces deux hommes que pour la raison passionnée de l'autre, parcourant d'une marche sûre, sans dévier d'un pas, «les cercles de la nature élémentaire, la grande nuit de l'infiniment petit, les derniers abîmes de l'être, où naît la vie». Chez le peuple de province, d'où ils étaient sortis, ils avaient puisé cette foi, qui couvait toujours dans la terre de France, et qu'essayait en vain de nier la faconde de quelques démagogues. Olivier la connaissait bien, cette foi: il l'avait portée dans son sein.

Il montrait à Christophe le magnifique mouvement de rénovation catholique, tenté pendant vingt-cinq ans, l'effort brûlant de la pensée chrétienne en France pour épouser la raison, la liberté, la vie; ces prêtres admirables qui avaient le courage, ainsi que disait l'un d'eux, «de se faire baptiser hommes», qui revendiquaient pour le catholicisme le droit de tout comprendre et de s'unir à toute pensée loyale: car «toute pensée loyale, même quand elle se trompe, est sacrée et divine»; ces milliers de jeunes catholiques, formant le vœu généreux de bâtir une République chrétienne, libre, pure, fraternelle, ouverte à tous les hommes de bonne volonté; et, malgré les campagnes odieuses, les accusations d'hérésie, les perfidies de droite et de gauche,—(surtout de droite)—dont ces grands chrétiens étaient l'objet, la petite légion moderniste, avançant dans le rude défilé qui menait à l'avenir, le front serein, résigné aux épreuves, sachant qu'on ne peut rien édifier de durable, sans le cimenter de ses larmes et de son sang.

Le même souffle d'idéalisme vivant et de libéralisme passionné ranimait les autres religions en France. Un frisson de vie nouvelle parcourait les vastes corps engourdis du protestantisme et du judaïsme. Tous s'appliquaient, avec une noble émulation, à créer la religion d'une humanité libre, qui ne sacrifiât rien, ni de ses puissances d'enthousiasme, ni de ses puissances de raison.

Cette exaltation religieuse n'était pas le privilège des religions; elle était l'âme du mouvement révolutionnaire. Elle prenait là un caractère tragique. Christophe n'avait vu jusqu'alors que le bas socialisme,—celui des politiciens, qui faisaient miroiter aux yeux de leur clientèle affamée le rêve enfantin et grossier du Bonheur, ou, pour parler plus franc, du Plaisir universel que la Science, aux mains du Pouvoir, devait, disaient-ils, leur procurer. Contre cet optimisme nauséabond Christophe voyait se dresser la réaction mystique et forcenée de l'élite qui guidait au combat les Syndicats ouvriers. C'était un appel à «la guerre, qui engendre le sublime, qui seule peut redonner au monde mourant un sens, un but, un idéal». Ces grands Révolutionnaires, qui vomissaient le socialisme «bourgeois, marchand, pacifiste, à l'anglaise», lui opposaient une conception tragique de l'univers, «dont l'antagonisme est la loi», qui vit de sacrifice, de sacrifice perpétuel, constamment renouvelé.—Si l'on pouvait douter que l'armée, que ces chefs lançaient à l'assaut du vieux monde, comprit ce mysticisme guerrier appliquant à l'action violente Kant et Nietzsche à la fois, ce n'en était pas moins un spectacle saisissant que cette aristocratie révolutionnaire, dont le pessimisme enivré, la fureur de vie héroïque, la foi exaltée dans la guerre et dans le sacrifice, semblaient l'idéal militaire et religieux d'un Ordre Teutonique ou de Samouraï Japonais.

Rien déplus français, pourtant: c'était une race française, dont les traits se conservaient immuables depuis des siècles. Par les yeux d'Olivier, Christophe les retrouvait dans les tribuns et les proconsuls de la Convention, dans certains des penseurs, des hommes d'action, des réformateurs français de l'Ancien Régime. Calvinistes, jansénistes, jacobins, syndicalistes, partout le même esprit d'idéalisme pessimiste, luttant avec la nature, sans illusions et sans découragement,—l'armature de fer qui soutient la nation,—souvent, en la broyant.

Christophe respirait le souffle de ces luttes mystiques, et il commençait à comprendre la grandeur de ce fanatisme, où la France apportait une loyauté intransigeante, dont les autres nations, plus familières avec les combinazioni, n'avaient aucune idée. Comme tous les étrangers, il s'était donné d'abord le plaisir de faire des plaisanteries faciles sur la contradiction, trop manifeste, entre l'esprit despotique des Français et la formule magique dont leur République marquait au front les édifices. Pour la première fois, ils entrevit le sens de la Liberté belliqueuse qu'ils adoraient,—l'épée menaçante de la Raison. Non, ce n'était pas pour eux une simple rhétorique, une idéologie vague, comme il l'avait cru. Chez un peuple où les besoins de la raison étaient les premiers de tous, la lutte pour la raison dominait toutes les autres. Qu'importait que cette lutte parût absurde aux peuples qui se disaient pratiques? À un regard profond, les luttes pour la conquête du monde, pour l'empire ou pour l'argent, ne se montrent pas moins vaines; et des unes et des autres, dans un million d'années, il ne restera rien. Mais si ce qui donne son prix à la vie, c'est l'intensité de la lutte, où s'exaltent toutes les forces de l'être jusqu'à son sacrifice à un Être supérieur, peu de combats honorent plus la vie que l'éternelle bataille livrée en France pour ou contre la raison. Et à ceux qui en ont goûté l'âpre saveur, la tolérance apathique, tant vantée, des Anglo-Saxons, paraît fade et peu virile. Les Anglo-Saxons la rachètent, en trouvant ailleurs l'emploi de leur énergie. Mais leur énergie n'est point là. La tolérance n'est grande que quand, au milieu des partis, elle est un héroïsme. Dans l'Europe d'alors, elle n'était le plus souvent qu'indifférence, manque de foi, manque de vie. Les Anglais, arrangeant à leur usage une parole de Voltaire, se vantent volontiers que «la diversité des croyances a produit plus de tolérance en Angleterre» que ne l'a fait en France la Révolution.—C'est qu'il y a plus de foi dans la France de la Révolution que dans les croyances de l'Angleterre.

De ce cercle d'airain de l'idéalisme guerrier, des batailles de la Raison,—comme Virgile guidait Dante, Olivier conduisit Christophe par la main au sommet de la montagne, où se tenait, silencieuse et sereine, la petite élite des Français vraiment libres.

Nuls hommes plus libres au monde. La sérénité de l'oiseau qui plane dans le ciel immobile... À ces hauteurs, l'air était si pur, si raréfié, que Christophe avait peine à respirer. On voyait là des artistes qui prétendaient à la liberté illimitée du rêve,—subjectivistes effrénés, méprisant, comme Flaubert, « es brutes qui croient à la réalité des choses»;—des penseurs, dont la pensée ondoyante et multiple, se calquant sur le flot sans fin des choses mouvantes, allait «coulant et roulant sans cesse», ne se fixant nulle part, nulle part ne rencontrant le sol résistant, le roc, et «ne peignait pas l'être, mais peignait le passage», comme disait Montaigne, «le passage éternel, de jour en jour, de minute en minute»;—des savants qui savaient le vide et le néant universel, où l'homme a fabriqué sa pensée, son Dieu, son art, sa science, et qui continuaient à créer le monde et ses lois, ce rêve puissant d'un jour. Ils ne demandaient pas à la science le repos, le bonheur, ni même la vérité:—car ils doutaient de l'atteindre;—ils l'aimaient pour elle-même, parce qu'elle était belle, seule belle, seule réelle. Sur les cimes de la pensée, on voyait ces savants, pyrrhoniens passionnés, indifférents à la souffrance, aux déceptions, et presque à la réalité, écoutant, les yeux fermés, le concert silencieux des âmes, la délicate et grandiose harmonie des nombres et des formes. Ces grands mathématiciens, ces libres philosophes,—les esprits les plus rigoureux et les plus positifs du monde,—étaient à la limite de l'extase mystique; ils creusaient le vide autour d'eux; suspendus sur le gouffre, ils se grisaient de son vertige; dans la nuit sans bornes ils faisaient luire, avec une sublime allégresse, l'éclair de la pensée.

Christophe, penché auprès d'eux, essayait de regarder aussi; et la tête lui tournait. Lui, qui se croyait libre, parce qu'il s'était dégagé de toute autre loi que celles de sa conscience, il sentait, avec effarement, combien il l'était peu, auprès de ces Français affranchis même de toute loi absolue de l'esprit, de tout impératif catégorique, de toute raison de vivre. Pourquoi donc vivaient-ils?

—Pour la joie d'être libre, répondait Olivier.

Mais Christophe, qui perdait pied dans cette liberté, en arrivait à regretter le puissant esprit de discipline, l'autoritarisme allemand; et il disait:

—Votre joie est un leurre, le rêve d'un fumeur d'opium. Vous vous grisez de liberté, vous oubliez la vie. La liberté absolue, c'est la folie pour l'esprit, l'anarchie pour l'État... La liberté! Qui est libre, en ce monde? Qui est libre dans votre République?—Les gredins. Vous, les meilleurs, vous êtes étouffés. Vous ne pouvez plus que rêver. Bientôt, vous ne pourrez même plus rêver.

—N'importe! dit Olivier. Tu ne peux savoir, mon pauvre Christophe, les délices d'être libre. Ils valent bien qu'on les paye de risques, de souffrances, et même de la mort. Être libre, sentir que tous les esprits sont libres autour de soi,—oui, même les gredins: c'est une volupté inexprimable; il semble que l'âme nage dans l'air infini. Elle ne pourrait plus vivre ailleurs. Que me fait la sécurité que tu m'offres, le bel ordre, la discipline impeccable, entre les quatre murs de ta caserne impériale? J'y mourrais, asphyxié. De l'air! Toujours plus d'air! Toujours plus de liberté!

—Il faut des lois au monde, dit Christophe. Tôt ou tard, le maitre vient.

Mais Olivier, railleur, rappela à Christophe la parole du vieux Pierre de l'Estoile:

Il est aussi peu en la puissance de toute la
faculté terrienne d'engarder la liberté
françoise de parler, comme
d'enfouir le soleil en terre,
ou l'enfermer
dedans un
trou.

Christophe s'habituait peu à peu à l'air de la liberté illimitée. Des sommets de la pensée française, où rêvent les esprits qui sont toute lumière, il regardait à ses pieds les pentes de la montagne, où l'élite héroïque qui lutte pour une foi vivante, quelle que soit cette foi, s'efforce éternellement de parvenir au faîte:—ceux qui mènent la guerre sainte contre l'ignorance, la maladie, la misère; la fièvre d'inventions, le délire raisonné des Prométhées et des Icares modernes, qui conquièrent la lumière et frayent les routes de l'air; le combat gigantesque de la science contre la nature;—plus bas, troupe silencieuse, les hommes et les femmes de bonne volonté, les cœurs braves et humbles, qui, au prix de mille peines, ont atteint à mi-côte, et ne peuvent aller plus haut, rivés à une vie médiocre, se brûlant en secret dans d'obscurs dévouements;—plus bas, au pied du mont, dans l'étroit défilé entre les pentes escarpées, la bataille sans fin, les fanatiques d'idées abstraites, d'instincts aveugles, qui s'étreignent furieusement et ne se doutent point qu'il y a quelque chose au delà, au-dessus de la muraille de rochers qui les enserre;—plus bas, les marécages et le bétail vautré dans son fumier.—Et partout, çà et là, le long des flancs du mont, les fraîches fleurs de l'art, les fraisiers parfumés de musique, le chant des sources et des oiseaux poètes.

Et Christophe demanda à Olivier:

—Où est votre peuple? Je ne vois que des élites, bonnes ou malfaisantes.

Olivier répondit:

—Le peuple? Il cultive son jardin. Il ne s'inquiète pas de nous. Chaque groupe de l'élite essaie de l'accaparer. Il ne se soucie d'aucun. Naguère, il écoutait encore, au moins par distraction, le boniment des bateleurs politiques. À présent, il ne se dérange plus. Ils sont quelques millions qui n'usent même pas de leurs droits d'électeurs. Que les partis se cassent la tête entre eux, le peuple n'en a cure, à moins qu'en se battant ils ne viennent à fouler ses champs: auquel cas il se fâche et étrille au hasard l'un et l'autre partis. Il n'agit pas, il réagit, peu importe dans quel sens, contre les exagérations qui gênent son travail et son repos. Rois, empereurs, républiques, curés, francs-maçons, socialistes, quels que soient ses chefs, tout ce qu'il leur demande, c'est de le protéger contre les grands dangers communs: la guerre, le désordre, les épidémies,—et, pour le reste, qu'il puisse en paix cultiver son jardin. Au fond, il pense:

—Est-ce que ces animaux-là ne me laisseront pas tranquille?

Mais ces animaux-là sont si bêtes qu'ils harcèlent le bonhomme et qu'ils n'auront pas de cesse qu'il ne prenne enfin sa fourche et ne les flanque à la porte,—comme il arrivera, quelque jour, de nos maîtres de l'heure. Jadis, il s'est emballé pour de grandes entreprises. Cela lui arrivera peut-être encore, quoiqu'il ait jeté sa gourme depuis longtemps; en tout cas, ses emballements ne durent guère; vite, il revient à sa compagne séculaire: la terre. C'est elle qui attache les Français à la France, beaucoup plus que les Français. Ils sont tant de peuples différents qui travaillent depuis des siècles, côte à côte, sur cette brave terre, que c'est elle qui les unit: elle est leur grand amour. À travers heur et malheur, ils la cultivent sans cesse; et tout leur en est bon, les moindres lopins du sol.

Christophe regardait. Aussi loin qu'on pût voir, le long de la route, autour des marécages, sur la pente des rochers, parmi les champs de bataille et les ruines de l'action, la montagne et la plaine de France, tout était cultivé: c'était le grand jardin de la civilisation européenne. Son charme incomparable ne tenait pas moins à la bonne terre féconde qu'à l'effort opiniâtre d'un peuple infatigable, qui jamais, depuis des siècles, n'avait cessé de la remuer, de l'ensemencer et de la faire plus belle.

L'étrange peuple! Chacun le dit inconstant; et rien en lui ne change. Les yeux avertis d'Olivier retrouvaient dans la statuaire gothique tous les types des provinces d'aujourd'hui; de même que dans les crayons des Clouet ou des Dumoustier, les figures fatiguées et ironiques des mondains et des intellectuels; ou dans la peinture des Lenain, l'esprit et les yeux clairs des ouvriers et des paysans d'Ile-de-France ou de Picardie. La pensée d'autrefois circulait à travers les consciences d'aujourd'hui. L'esprit de Pascal était vivant, non seulement chez l'élite raisonneuse et religieuse, mais chez d'obscurs bourgeois, ou chez des syndicalistes révolutionnaires. L'art de Corneille et de Racine était vivant pour le peuple; un petit employé de Paris se sentait plus proche d'une tragédie du temps du roi Louis XIV que d'un roman de Tolstoï ou d'un drame d'Ibsen. Les chants du moyen-âge, le vieux Tristan français, avaient plus de parenté avec les Français modernes que le Tristan de Wagner. Les fleurs de la pensée, qui, depuis le XIIe siècle, ne cessaient de s'épanouir dans le parterre français, si diverses qu'elles fussent, étaient parentes entre elles; et toutes étaient différentes de tout ce qui les entourait.

Christophe ignorait trop la France pour bien saisir la constance de ses traits. Ce qui le frappait surtout dans ce riche paysage, c'était le morcellement extrême de la terre. Comme le disait Olivier, chacun avait son jardin; et chaque lopin était séparé des autres par des murs, des haies vives, des clôtures de toute sorte. Tout au plus s'il y avait, çà et là, quelques près et quelques bois communaux, ou si les habitants d'un côté de la rivière se trouvaient forcément plus rapprochés entre eux que de ceux de l'autre côté. Chacun s'enfermait chez soi; et il semblait que cet individualisme jaloux, au lieu de s'affaiblir après des siècles de voisinage, fut plus fort que jamais. Christophe pensait:

—Comme ils sont seuls!

Rien de plus caractéristique, en ce sens, que la maison où habitaient Christophe et Olivier. C'était un monde en raccourci, une petite France honnête et laborieuse, sans rien qui rattachât entre eux ses divers éléments. Cinq étages, une vieille maison branlante qui s'inclinait sur le côté, avec ses planchers qui craquaient et ses plafonds vermoulus. La pluie entrait chez Christophe et Olivier qui logeaient sous le toit; on avait dû se décider à faire venir les ouvriers, pour rafistoler tant bien que mal la toiture: Christophe les entendait travailler et causer, au-dessus de sa tête. Il y en avait un, qui l'amusait et l'agaçait; il ne s'interrompait pas un instant de parler tout seul, rire, chanter, dire des balivernes, siffler des inepties, causer avec soi-même, sans cesser de travailler; il ne pouvait rien faire, sans annoncer ce qu'il faisait;

—Je vas encore mettre un clou. Où est-ce qu'est mon outil? Je mets un clou. J'en mets deux. Encore un coup de marteau! Là, ma vieille, ça y est...

Lorsque Christophe jouait, il se taisait un moment, écoutait, puis sifflait de plus belle; aux passages entraînants, il marquait la mesure sur le toit, à grands coups de marteau. Christophe exaspéré finit par grimper sur une chaise, et passa la tête par la lucarne de la mansarde pour lui dire des injures. Mais à peine l'eut-il vu, à califourchon sur le toit, avec sa bonne figure joviale, la joue gonflée de clous, qu'il éclata de rire, et l'homme en fit autant. Christophe, oubliant ses griefs, se mit à causer. À la fin, il se rappela pourquoi il s'était mis à la fenêtre:

—Ah! à propos, dit-il, je voulais vous demander: est-ce que mon piano ne vous gêne pas?

L'autre l'assura que non; mais il le pria de jouer des airs moins lents, parce que, comme il suivait la mesure, cela le retardait dans son travail. Ils se quittèrent bons amis. En un quart d'heure, ils avaient échangé plus de paroles que Christophe n'en dit, en six mois, à tous ceux qui habitaient sa maison.

Deux appartements par étage, l'un de trois pièces, l'autre de deux seulement. Pas de chambres de domestiques: chaque ménage faisait son propre service, sauf les locataires du rez-de-chaussée et du premier, qui occupaient les deux appartements réunis.

Au cinquième, Christophe et Olivier avaient comme voisin de palier l'abbé Corneille, un prêtre d'une quarantaine d'années, fort instruit, d'esprit libre, de large intelligence, ancien professeur d'exégèse dans un grand séminaire, et récemment censuré par Rome, pour son esprit moderniste. Il avait accepté le blâme, sans se soumettre au fond, mais en silence, n'essayant point de lutter, refusant les moyens qui lui étaient offerts d'exposer publiquement ses doctrines, fuyant le bruit, et préférant la ruine de ses pensées à l'apparence du scandale. Christophe n'arrivait pas à comprendre ce type de révolté résigné. Il avait essayé de causer avec lui; mais le prêtre, très poli, restait froid, ne parlait de rien de ce qui l'intéressait le plus, mettait sa dignité à se murer vivant.

À l'étage au-dessous, dans l'appartement identique à celui des deux amis, habitait une famille Elie Elsberger: un ingénieur, sa femme, et leurs deux petites filles de sept à dix ans: gens distingués, sympathiques, vivant renfermés chez eux, surtout par fausse honte de leur situation gênée. La jeune femme, qui faisait vaillamment son ménage, en était mortifiée; elle eût accepté le double de fatigue pour que personne n'en sût rien: c'était encore là un sentiment qui échappait à Christophe. Ils étaient de famille protestante, et de l'Est de la France. Tous deux avaient été, quelques années avant, emportés par l'ouragan de l'Affaire Dreyfus; ils s'étaient passionnés pour cette cause, jusqu'à la frénésie, comme des milliers de Français sur qui, pendant sept ans, passa le vent furieux de cette sainte hystérie. Ils y avaient sacrifié leur repos, leur situation, leurs relations; ils y avaient brisé de chères amitiés; ils avaient failli y ruiner leur santé. Pendant des mois, ils n'en dormaient plus, ils n'en mangeaient plus, ils ressassaient indéfiniment les mêmes arguments, avec un acharnement de maniaques; ils s'exaltaient l'un l'autre; malgré leur timidité et leur peur du ridicule, ils avaient pris part à des manifestations, parlé dans des meetings; ils en revenaient, la tête hallucinée, le cœur malade; et ils pleuraient ensemble, la nuit. Ils avaient dépensé dans le combat une telle force d'enthousiasme et de passions que, lorsque la victoire était venue, il ne leur en restait plus assez pour se réjouir; ils en étaient demeurés vidés d'énergie, fourbus, pour la vie. Si hautes avaient été les espérances, si pure l'ardeur du sacrifice que le triomphe avait paru dérisoire, au prix de ce qu'on avait rêvé. Pour ces âmes tout d'une pièce, où il n'y avait place que pour une seule vérité, les transactions de la politique, les compromis de leurs héros avaient été une déception amère. Ils avaient vu leurs compagnons de luttes, ces gens qu'ils avaient crus animés de la même passion unique pour la justice,—une fois l'ennemi vaincu, se ruer à la curée, s'emparer du pouvoir, rafler les honneurs et les places, et piétiner la justice: chacun son tour!... Seule, une poignée d'hommes restés fidèles à leur foi, pauvres, isolés, rejetés par tous les partis, et les rejetant tous, se tenaient dans l'ombre, à l'écart les uns des autres, rongés de tristesse et de neurasthénie, n'espérant plus en rien, avec le dégoût des hommes et la lassitude écrasante de la vie. L'ingénieur et sa femme étaient de ces vaincus.

Ils ne faisaient aucun bruit dans la maison; ils avaient une peur maladive de gêner leurs voisins, d'autant plus qu'ils souffraient d'être gênés par eux, et qu'il mettaient leur orgueil à ne pas s'en plaindre. Christophe avait pitié des deux petites filles, dont les élans de gaieté, le besoin de crier, de sauter et de rire, étaient, à tout instant, comprimés. Il adorait les enfants, et il faisait mille amitiés à ses petites voisines, quand il les rencontrait dans l'escalier. Les fillettes, d'abord intimidées, n'avaient pas tardé à se familiariser avec Christophe, qui avait toujours pour elles quelque drôlerie à raconter, ou quelque friandise; elles parlaient de lui à leurs parents; et ceux-ci, qui avaient commencé par voir ces avances, d'un assez mauvais œil, se laissèrent gagner par l'air de franchise de leur bruyant voisin, dont ils avaient maudit plus d'une fois le piano et le remue-ménage endiablé, au-dessus de leurs têtes:—(car Christophe, qui étouffait dans sa chambre, tournait comme un ours en cage.)—Ce ne fut pas sans peine qu'ils lièrent conversation. Les manières un peu rustres de Christophe donnaient parfois un haut-le-corps a Elie Elsberger. Vainement, l'ingénieur voulut maintenir le mur de réserve, derrière lequel il s'abritait: impossible de résister à l'impétueuse bonne humeur de cet homme qui vous regardait avec de braves yeux affectueux. Christophe arrachait de loin en loin quelques confidences à son voisin. Elsberger était un curieux esprit, courageux et apathique, chagrin et résigné. Il avait l'énergie de porter avec dignité une vie difficile, mais non pas de la changer. On eût dit qu'il lui savait gré de justifier son pessimisme. On venait de lui offrir au Brésil une situation avantageuse, une entreprise à diriger; mais il avait refusé, par crainte des risques du climat pour la santé des siens.

—Eh bien, laissez-les, dit Christophe. Allez seul, et faites fortune pour eux.

—Les laisser! s'était écrié l'ingénieur. On voit bien que vous n'avez pas d'enfants.

—Si j'en avais, je penserais de même.

—Jamais! Jamais!... Et puis, laisser le pays!... Non. J'aime mieux souffrir ici.

Christophe trouvait singulière cette façon d'aimer son pays et les siens, qui consistait à végéter ensemble. Olivier la comprenait:

—Pense donc! disait-il, risquer de mourir là-bas, sur une terre qui ne vous connaît pas, loin de ceux qu'on aime! Tout vaut mieux que cette horreur. Et puis, pour quelques années qu'on a à vivre, cela ne vaut pas la peine de tant s'agiter!...

—Comme s'il fallait penser toujours à mourir! disait Christophe, en haussant les épaules. Et même si cela arrive, est-ce que ce n'est pas mieux de mourir en luttant pour le bonheur de ceux qu'on aime, que de s'éteindre dans l'apathie?

Sur le même palier, dans le petit appartement du quatrième étage, logeait un ouvrier électricien, nommé Aubert.—Si celui-là vivait isolé du reste de la maison, ce n'était point tout à fait sa faute. Cet homme, sorti du peuple, avait le désir passionné de n'y plus jamais rentrer. Petit, l'air souffreteux, il avait le front dur, une barre au-dessus des yeux, dont le regard vif et droit s'enfonçait comme une vrille; la moustache blonde, la bouche persifleuse, un parler sifflotant, la voix voilée, un foulard autour du cou, la gorge toujours malade, irritée encore par sa manie perpétuelle de fumer, une activité fébrile, un tempérament de phtisique. Mélange de fatuité, d'ironie, d'amertume, qui recouvraient un esprit enthousiaste, emphatique, naïf, mais constamment déçu par la vie. Bâtard de quelque bourgeois qu'il n'avait pas connu, élevé par une mère qu'il était impossible de respecter, il avait vu bien des choses tristes et sales dans sa petite enfance. Il avait fait toutes sortes de métiers, voyagé beaucoup en France. Avec une volonté admirable de s'instruire, il s'était formé seul, au prix d'efforts inouïs; il lisait tout: histoire, philosophie, poètes décadents; il était au courant de tout: théâtre, expositions, concerts; il avait un culte attendrissant de la littérature et de la pensée bourgeoises: elles le fascinaient. Il était imbibé de l'idéologie vague et brûlante qui faisait délirer les bourgeois des premiers temps de la Révolution. Il croyait avec certitude à l'infaillibilité de la raison, au progrès illimité,—quo non ascendam?—à l'avènement prochain du bonheur sur la terre, à la science omnipotente, à l'Humanité-Dieu, et à la France, fille aînée de l'Humanité. Il avait un anticléricalisme enthousiaste et crédule qui traitait toute religion,—surtout le catholicisme,—d'obscurantisme, et voyait dans le prêtre l'ennemi-né de la lumière. Socialisme, individualisme, chauvinisme, se heurtaient dans sa tête. Il était humanitaire d'esprit, despotique de tempérament, et anarchiste de fait. Orgueilleux, il savait les manques de son éducation, et, dans la conversation, il était très prudent; il faisait son profit de ce qu'on disait devant lui, mais il ne voulait pas demander conseil: cela l'humiliait; or, quelles que fussent son intelligence et son adresse, elles ne pouvaient pas tout à fait suppléer à l'éducation. Il s'était mis en tête d'écrire. Comme nombre de gens en France qui n'ont pas appris, il avait le don du style, et il voyait bien; mais il pensait confusément. Il avait montré quelques pages de ses élucubrations à un grand homme de journal en qui il croyait, et qui s'était moqué de lui. Profondément humilié, depuis lors, il ne parlait plus à personne de ce qu'il faisait. Mais il continuait d'écrire: ce lui était un besoin de se répandre et une joie orgueilleuse. Il était très satisfait de ses pages éloquentes et de ses pensées philosophiques, qui ne valaient pas un liard. Et il ne faisait nul cas de ses notations de la vie réelle qui étaient excellentes. Il avait la marotte de se croire philosophe et de vouloir composer du théâtre social, des romans à idées. Il résolvait sans peine les questions insolubles, et il découvrait l'Amérique, à chaque pas. Quand il s'apercevait ensuite qu'elle était découverte, il en était déçu, un peu amer; il n'était pas loin d'en accuser l'intrigue. Il brûlait d'un amour de la gloire et d'une ardeur de dévouement, qui souffrait de ne pas trouver comment s'employer. Son rêve eût été d'être un grand homme de lettres, de faire partie de cette élite écrivassière, qui lui apparaissait revêtue d'un prestige surnaturel. Malgré son désir de se faire illusion, il avait trop de bon sens et d'ironie pour ne pas savoir qu'il n'avait aucune chance pour cela. Mais il eût voulu vivre au moins dans cette atmosphère de pensée bourgeoise, qui de loin lui semblait lumineuse. Ce désir, bien innocent, avait le tort de lui rendre pénible la société des gens avec qui sa condition l'obligeait à vivre. Et comme la société bourgeoise, dont il cherchait a se rapprocher, lui tenait porte close, il en résultait qu'il ne voyait personne. Aussi Christophe n'eut-il aucun effort à faire pour entrer en relations avec lui. Il dut plutôt, très vite, s'en garer: sans quoi, Aubert eût été plus souvent chez Christophe que chez lui. Il était trop heureux de trouver un artiste à qui parler musique, théâtre, etc. Mais Christophe, comme on l'imagine, n'y trouvait pas le même intérêt: avec un homme au peuple, il eût préféré causer du peuple. Or c'était ce que l'autre ne voulait, ne savait plus.

À mesure qu'on descendait aux étages inférieurs, les rapports devenaient naturellement plus lointains entre Christophe et les autres locataires. Au reste, il eût fallu avoir je ne sais quel secret magique, un Sésame, ouvre-toi, pour pénétrer chez les gens du troisième.—D'un côté, habitaient deux dames, qui s'hypnotisaient dans un deuil déjà ancien: Mme Germain, femme de trente-cinq ans, qui avait perdu son mari et sa petite fille, et vivait en recluse, avec sa belle-mère, âgée et dévote. —De l'autre côté du palier, était installé un personnage énigmatique, d'âge indécis, entre cinquante et soixante ans, avec une fillette d'une dizaine d'années. Il était chauve, avait une belle barbe bien soignée, une façon de parler douce, des manières distinguées, des mains aristocratiques. On le nommait: M. Watelet. On le disait anarchiste, révolutionnaire, étranger, on ne savait trop de quel pays, Russe ou Belge. En réalité, il était Français du Nord, et il n'était plus guère révolutionnaire; mais il vivait sur sa réputation passée. Mêlé à la Commune de 71, condamné à mort, il avait échappé, il ne savait lui-même comment; et pendant une dizaine d'années, il avait vécu un peu partout en Europe. Il avait été le témoin de tant de vilenies pendant la tourmente parisienne, et après, et aussi dans l'exil, et aussi depuis son retour, parmi ses anciens compagnons ralliés au pouvoir, et aussi dans les rangs de tous les partis révolutionnaires, qu'il s'était retiré d'eux, gardant pacifiquement ses convictions pour lui-même, sans tache, et inutiles. Il lisait beaucoup, écrivait un peu des livres doucement incendiaires, tenait—(à ce qu'on prétendait)—les fils de mouvements anarchistes très lointains, dans l'Inde, ou dans l'Extrême-Orient, s'occupait de la révolution universelle, et, en même temps, de recherches non moins universelles, mais d'aspect plus débonnaire: une langue mondiale, une méthode nouvelle pour l'enseignement populaire de la musique. Il ne frayait avec personne dans la maison; il se contentait d'échanger avec ceux qu'il rencontrait des saluts excessivement polis. Il consentit pourtant à dire à Christophe quelques mots de sa méthode musicale. C'était ce qui pouvait le moins intéresser Christophe: les signes de sa pensée ne lui importaient guère; en quelque langue que ce fût, il fût toujours parvenu à l'exprimer. Mais l'autre n'en démordait point et continuait d'expliquer son système, avec un doux entêtement; du reste de sa vie, Christophe ne put rien savoir. Aussi, quand il le croisait dans l'escalier, ne s'arrêtait-il plus que pour regarder la fillette, qui toujours l'accompagnait: une petite enfant blonde, pâlotte, de sang pauvre, les yeux bleus, le profil d'un dessin un peu sec, le corps frêle, l'air souffreteux et pas très expressif. Il croyait, comme tout le monde, qu'elle était la fille de Watelet. Elle était orpheline, fille d'ouvriers; Watelet l'avait adoptée, à l'âge de quatre ou cinq ans, après la mort des parents dans une épidémie. Il s'était pris d'un amour presque sans bornes pour les enfants pauvres. C'était chez lui une tendresse mystique, à la Vincent de Paule. Comme il se méfiait de toute charité officielle, et qu'il savait que penser des associations philanthropiques, il faisait la charité seul; il s'en cachait: il y trouvait une jouissance secrète. Il avait appris la médecine, afin de se rendre utile. Un jour qu'il était entré chez un ouvrier du quartier, il avait trouvé des malades, il s'était mis à les soigner; il avait quelques connaissances médicales, il entreprit de les compléter. Il ne pouvait voir un enfant souffrir: cela le déchirait. Mais aussi, quelle joie exquise, quand il était parvenu à arracher au mal un de ces pauvres petits êtres, quand un pâle sourire reparaissait, sur le visage maigriot! Le cœur de Watelet se fondait. Minutes de paradis... Elles lui faisaient oublier les ennuis qu'il avait trop souvent avec ses obligés. Car il était rare qu'ils lui témoignassent de la reconnaissance. La concierge était furieuse de voir tant d'individus aux pieds sales monter son escalier: elle se plaignait aigrement. Le propriétaire, inquiet de ces réunions d'anarchistes, faisait des observations. Watelet songeait à quitter l'appartement; mais il lui en coûtait: il avait ses petites manies; il était doux et tenace, il laissait dire.

Christophe gagna un peu sa confiance, par l'amour qu'il témoignait aux enfants. Ce fut le lien commun. Christophe ne pouvait rencontrer la fillette, sans un serrement de cœur: par une de ces mystérieuses analogies de formes, que l'instinct perçoit en dehors de la conscience, l'enfant lui rappelait la petite fille de Sabine, son premier et lointain amour, l'ombre éphémère, dont la grâce silencieuse ne s'effaçait pas de son cœur. Aussi s'intéressait il à la petite pâlotte, qu'on ne voyait jamais ni sauter, ni courir, dont on entendait à peine la voix, qui n'avait aucune amie de son âge, qui était toujours seule, muette, s'amusant à des jeux immobiles et sans bruit, avec une poupée ou un morceau de bois, remuant les lèvres, tout bas, pour se raconter une histoire. Elle était affectueuse et indifférente; il y avait en elle quelque chose d'étranger, d'incertain; mais le père adoptif ne le voyait pas: il aimait. Hélas! cet incertain, cet étranger n'existe-t-il pas toujours, même dans les enfants de notre chair?...—Christophe essaya de faire connaître à la petite solitaire les fillettes de l'ingénieur. Mais de la part de Elsberger comme de Watelet, il se heurta à une fin de non-recevoir, polie, catégorique. Ces gens-là semblaient mettre leur point d'honneur à s'enterrer vivants, chacun dans une case à part. À la rigueur, ils eussent consenti, chacun, à aider l'autre; mais chacun avait peur qu'on ne crût que c'était lui qui avait besoin d'aide; et comme, des deux côtés, l'amour-propre était le même,—la même aussi, la situation précaire,—il n'y avait pas d'espoir qu'aucun d'eux se décidât le premier à tendre la main à l'autre.

Le grand appartement du second étage restait presque toujours vide. Le propriétaire de la maison se l'était réservé; et il n'était jamais là. C'était un ancien commerçant, qui avait arrêté net ses affaires, aussitôt qu'il avait réalisé un certain chiffre de fortune, qu'il s'était fixé. Il passait la majeure partie de l'année, hors de Paris: l'hiver, dans un hôtel de la Côte d'Azur; l'été, sur une plage de Normandie, vivant en petit rentier, qui se donne à peu de de frais l'illusion du luxe, en regardant le luxe des autres, et en menant, comme eux, une vie inutile.

Le petit appartement était loué à un couple sans enfants: M. et Mme Arnaud. Le mari, qui avait quarante à quarante-cinq ans, était professeur dans un lycée. Accablé d'heures de cours, de copies, de répétitions, il n'avait pu arriver à écrire sa thèse; il avait fini par y renoncer. La femme, de dix ans plus jeune, était gentille, excessivement timide. Intelligents tous deux, instruits, s'aimant bien, ils ne connaissaient personne et ne sortaient jamais de chez eux. Le mari n'avait pas le temps. La femme avait trop de temps; mais c'était une brave petite, qui combattait ses accès de mélancolie, et qui surtout les cachait, s'occupant du mieux qu'elle pouvait, lisant, prenant des notes pour son mari, recopiant les notes de son mari, raccommodant les habits de son mari, se faisant elle-même ses robes, ses chapeaux. Elle eût bien voulu aller de temps en temps au théâtre; mais Arnaud n'y tenait guère: il était trop fatigué, le soir. Et elle se résignait.

Leur grande joie était la musique. Ils l'adoraient. Il ne savait pas jouer; et elle, n'osait pas, bien qu'elle sût: quand elle jouait devant quelqu'un, même devant son mari, on eût dit un enfant qui pianotait. Cela leur suffisait pourtant; et Gluck, Mozart, Beethoven, qu'ils balbutiaient, étaient pour eux des amis; ils savaient leur vie en détail, et leurs souffrances les pénétraient d'amour. Les beaux livres aussi, les bons livres, lus en commun, étaient un bonheur. Mais il n'y en a guère dans la littérature d'aujourd'hui: les écrivains ne s'occupent pas de ceux qui ne peuvent leur apporter ni réputation, ni plaisir, ni argent, comme ces humbles lecteurs, qu'on ne voit jamais dans le monde, qui n'écrivent nulle part, qui ne savent qu'aimer et se taire. Cette lumière silencieuse de l'art, qui prenait en ces cœurs honnêtes et religieux un caractère presque surnaturel, suffisait, avec leur affection commune, à les faire vivre en paix, assez heureux, quoiqu'assez tristes—(cela ne se contredit point),—bien seuls, un peu meurtris. Ils étaient l'un et l'autre très supérieurs à leur position. M. Arnaud était plein d'idées; mais il n'avait ni le temps, ni le courage maintenant de les écrire. Il fallait trop se remuer pour faire paraître des articles, des livres: cela n'en valait pas la peine; vanité inutile! Il se jugeait si peu de chose auprès des penseurs qu'il aimait! Il aimait trop les belles œuvres d'art pour vouloir «faire de l'art»: il eût estimé cette prétention impertinente et ridicule. Son lot lui semblait de les répandre. Il faisait donc profiter ses élèves de ses idées: ils en feraient des livres plus tard,—sans le nommer, bien entendu.—Nul ne dépensait autant d'argent que lui, pour souscrire à des publications. Les pauvres sont toujours les plus généreux: ils achètent leurs livres; les autres se croiraient déshonorés, s'ils ne réussissaient à les avoir pour rien. Arnaud se ruinait en livres: c'était là son faible, son vice. Il en était honteux, il s'en cachait à sa femme. Elle ne le lui reprochait pourtant pas, elle en eût fait autant.—Ils formaient toujours de beaux projets d'économies, en vue d'un voyage en Italie,—qu'ils ne feraient jamais, ils le savaient trop bien; et ils riaient de leur incapacité à garder de l'argent. Arnaud se consolait. Sa chère femme lui suffisait, et sa vie de travail et de joies intérieures. Est-ce que cela ne lui suffisait pas aussi, à elle?—Elle disait: oui. Elle n'osait pas dire qu'il lui serait doux que son mari eût quelque réputation, qui rejaillirait un peu sur elle, qui éclairerait sa vie, qui y apporterait du bien-être: c'est beau, la joie intérieure; mais un peu de lumière du dehors fait tant de bien aussi!... Mais elle ne disait rien, parce qu'elle était timide; et puis, elle savait que même s'il voulait parvenir à la réputation, il ne serait pas sûr de pouvoir: trop tard, maintenant!... Leur plus gros regret était de ne pas avoir d'enfant. Ils se le cachaient mutuellement; et ils n'en avaient que plus de tendresse l'un pour l'autre: c'était comme si ces pauvres gens avaient eu à se faire pardonner. Mme Arnaud était bonne, affectueuse; elle eût aimé à se lier avec Mme Elsberger. Mais elle n'osait pas: on ne lui faisait aucune avance. Quant à Christophe, mari et femme n'eussent pas demandé mieux que de le connaître: ils étaient fascinés par sa lointaine musique. Mais, pour rien au monde, ils n'eussent fait les premiers pas: cela leur eût paru indiscret.

Le premier étage était occupé en entier par M. et Mme Félix Weil. De riches juifs, sans enfants, qui passaient six mois de l'année à la campagne, aux environs de Paris. Bien qu'ils fussent depuis vingt ans dans la maison—(ils y restaient par habitude, quoiqu'il leur eût été facile de trouver un appartement plus en rapport avec leur fortune),—ils y semblaient toujours des étrangers de passage. Ils n'avaient jamais adressé la parole à aucun de leurs voisins, et l'on n'en savait pas plus long sur eux qu'au premier jour. Ce n'était pas une raison pour qu'on se privât de les juger: bien au contraire. Ils n'étaient pas aimés. Et sans doute, ils ne faisaient rien pour cela. Pourtant, ils eussent mérité d'être un peu mieux connus: ils étaient l'un et l'autre d'excellentes gens, et d'intelligence remarquable. Le mari, âgé d'une soixantaine d'années, était assyriologue, fort connu par des fouilles célèbres dans l'Asie centrale; esprit ouvert et curieux, comme la plupart des esprits de sa race, il ne se limitait pas à ses études spéciales; il s'intéressait à une infinité de choses: beaux-arts, questions sociales, toutes les manifestations de la pensée contemporaine. Elles ne suffisaient pas à l'occuper: car elles l'amusaient toutes, et aucune ne le passionnait. Il était très intelligent, trop intelligent, trop libre de tout lien, toujours prêt à détruire d'une main ce qu'il construisait de l'autre; car il construisait beaucoup: œuvres et théories; c'était un grand travailleur; par habitude, par hygiène d'esprit, il continuait de creuser patiemment et profondément son sillon dans la science, sans croire à l'utilité de ce qu'il faisait. Il avait toujours eu le malheur d'être riche: en sorte qu'il n'avait point connu l'intérêt de la lutte pour vivre; et depuis ses campagnes en Orient, dont il s'était lassé après quelques années, il n'avait plus accepté aucune fonction officielle. En dehors de ses travaux personnels, il s'occupait cependant, avec clairvoyance, de questions à l'ordre du jour, de réformes sociales d'un caractère pratique et immédiat, de la réorganisation de l'enseignement public en France; il lançait des idées, il créait des courants; il mettait en train de grandes machines intellectuelles, et il s'en dégoûtait aussitôt. Plus d'une fois, il avait scandalisé des gens que ses arguments avaient amenés à une cause, en leur faisant la critique la plus mordante et la plus décourageante de cette cause. Il ne le faisait pas exprès: c'était chez lui un besoin de nature; très nerveux, ironique, il avait peine à tolérer les ridicules des choses et des gens, qu'il voyait avec une perspicacité gênante. Et comme il n'est pas de belle cause, ni de bonnes gens, qui, vus sous un certain angle ou avec un grossissement, n'offrent des côtés ridicules, il n'en était pas non plus que son ironie respectât longtemps. Cela n'était point destiné à lui attirer des amis. Pourtant, il avait la meilleure volonté de faire du bien aux gens; il en faisait; mais on lui en savait peu de gré; ses obligés mêmes ne lui pardonnaient pas, en secret, de s'être aperçus ridicules, dans ses yeux. Il avait besoin de ne pas trop voir les hommes, pour les aimer. Non qu'il fût misanthrope. Il était trop peu sûr de soi pour ce rôle. Il était timide vis-à-vis de ce monde qu'il raillait; au fond, il n'était pas certain que le monde n'eût pas raison contre lui; il évitait de se montrer trop différent des autres, il s'étudiait à calquer sur eux ses façons et ses opinions apparentes. Mais il avait beau faire: il ne pouvait s'abstenir de les juger; il avait le sens aigu de toute exagération, de tout ce qui n'est pas simple; et il ne savait point cacher son agacement. Il était surtout sensible aux ridicules des Juifs, parce qu'il les connaissait mieux; et comme, malgré sa liberté d'esprit qui n'admettait pas les barrières des races, il se heurtait souvent à celles que lui opposaient les gens des autres races,—comme lui-même, en dépit qu'il en eût, se trouvait dépaysé dans la pensée chrétienne, il se repliait a l'écart, avec dignité, dans son labeur ironique, et dans l'affection profonde qu'il avait pour sa femme.

Le pire était que celle-ci n'était pas à l'abri de son ironie. C'était une femme bonne, active, désireuse de se rendre utile, toujours occupée d'œuvres charitables. D'une nature beaucoup moins complexe que son mari, elle était engoncée dans sa bonne volonté morale, et dans l'idée un peu raide, intellectuelle, mais très haute, qu'elle se faisait du devoir. Toute sa vie, assez mélancolique, sans enfants, sans grande joie, sans grand amour, reposait sur cette croyance morale, qui était surtout une volonté de croire. L'ironie du mari n'avait pas manqué de saisir la part de duperie volontaire qu'il y avait dans cette foi, et—(c'était plus fort que lui)—de s'égayer à ses dépens. Il était tissu de contradictions. Il avait du devoir un sentiment qui n'était pas moins haut que celui de sa femme, et, en même temps, un impitoyable besoin d'analyser, de critiquer, de n'être pas dupe, qui lui faisait déchiqueter, mettre en pièces, son impératif moral. Il ne voyait pas qu'il sapait le sol sous les pas de sa femme; il la décourageait, d'une façon cruelle. Lorsqu'il le sentait, il en souffrait plus qu'elle; mais le mal était fait. Ils n'en continuaient pas moins de s'aimer fidèlement, de travailler, et de faire du bien. Mais la dignité froide de la femme n'était pas mieux jugée que l'ironie du mari; et comme ils étaient trop fiers pour proclamer le bien qu'ils faisaient, ou le désir qu'ils avaient d'en faire, on traitait leur réserve d'indifférence et leur isolement d'égoïsme. Et plus ils sentaient qu'on avait d'eux cette opinion, plus ils se seraient gardés de rien faire pour la combattre. Par réaction contre l'indiscrétion grossière de tant d'autres de leur race, ils étaient victimes d'un excès de réserve, où s'abritait beaucoup d'orgueil.

Quant au rez-de-chaussée, élevé de quelques marches au-dessus du petit jardin, il était habité par le commandant Chabran, un officier d'artillerie coloniale, en retraite; cet homme vigoureux, encore jeune, avait fait de brillantes campagnes au Soudan et à Madagascar; puis, brusquement, il avait tout envoyé promener, et s'était terré là, ne voulant plus entendre parler d'armée, passant ses journées à bouleverser ses plates-bandes, à étudier sans succès des exercices de flûte, à bougonner contre la politique, et à rabrouer sa fille, qu'il adorait: une jeune femme de trente ans, pas très jolie, mais aimable, qui se dévouait à lui, et ne s'était point mariée pour ne pas le quitter. Christophe les voyait souvent, en se penchant à sa fenêtre; et, comme il est naturel, il faisait plus attention à la fille qu'au père. Elle passait une partie de son après-midi au jardin, cousant, rêvassant, tripotant le jardin, toujours de bonne humeur avec son vieux bougon de père. On entendait sa voix calme et claire, répondant d'un ton rieur à la voix grondeuse du commandant, dont le pas traînait indéfiniment sur le sable des allées; puis il rentrait, et elle restait assise, sur un banc du jardin, à coudre pendant des heures, sans bouger, sans parler, en souriant vaguement, tandis qu'à l'intérieur de la maison, l'officier désœuvré s'escrimait sur sa flûte aigrelette, ou, pour changer, faisait gauchement vagir un harmonium poussif, à l'amusement—ou à l'agacement de Christophe—(cela dépendait des jours).

Tous ces gens-là vivaient côte à côte, dans la maison au jardin fermé, abrités des souffles du monde, hermétiquement clos même les uns aux autres. Seul, Christophe, avec son besoin d'expansion et son trop-plein de vie, les enveloppait tous, sans qu'ils le sussent, de sa vaste sympathie, aveugle et clairvoyante. Il ne les comprenait pas. Il n'avait pas les moyens de les comprendre. Il lui manquait l'intelligence psychologique d'Olivier. Mais il les aimait. D'instinct, il se mettait à leur place. Lentement montait en lui, par mystérieux effluves, la conscience obscure de ces vies voisines et lointaines, l'engourdissement de douleur de la femme en deuil, le silence stoïque des pensées orgueilleuses: du prêtre, du juif, de l'ingénieur, du révolutionnaire; la flamme pâle et douce de tendresse et de foi qui, sans bruit, consumait les deux cœurs des Arnaud; l'aspiration naïve de l'homme du peuple vers la lumière; la révolte refoulée et l'action inutile que l'officier étouffait en lui; et le calme résigné de la jeune fille, qui rêvait à l'ombre des lilas. Mais cette musique silencieuse des âmes, Christophe était le seul à la pénétrer; ils ne l'entendaient pas; chacun s'absorbait dans sa tristesse et dans ses rêves.

Tous travaillaient d'ailleurs, et le vieux savant sceptique, et l'ingénieur pessimiste, et le prêtre, et l'anarchiste, et tous ces orgueilleux, ou ces découragés. Et, sur le toit, le maçon chantait.

Autour de la maison, Christophe trouvait, chez les meilleurs, la même solitude morale,—même quand ils se groupaient.

Olivier l'avait mis en relations avec une petite revue, où il écrivait. Elle se nommait Esope, et avait pris pour devise cette citation de Montaigne:

«On mit Æsope en vente avec deux autres esclaves. L'acheteur s'enquit du premier ce qu'il sçavoit faire; celuy-là, pour se faire valoir, respondit monts et merveilles; le deuxiesme en respondit autant de soy ou plus. Quand ce fut à Æsope, et qu'on lui eut aussi demandé ce qu'il sçavoit faire:—Rien, fit-il, car ceux-cy ont tout préoccupé; ils sçavent tout.»

Pure attitude de réaction dédaigneuse contre «l'impudence», comme disait Montaigne, «de ceux qui font profession de savoir et leur outrecuidance démesurée!» Les prétendus sceptiques de la revue: Esope avaient, au fond, la foi la mieux trempée. Mais aux yeux du public, ce masque d'ironie offrait, naturellement, peu d'attraits; il était fait pour dérouter. On n'a le peuple avec soi que quand on lui apporte des paroles de vie simple, claire, vigoureuse, et certaine. Il aime mieux un robuste mensonge qu'une vérité anémique. Le scepticisme ne lui agrée que lorsqu'il recouvre quelque bon gros naturalisme, ou quelque idolâtrie chrétienne. Le pyrrhonisme dédaigneux dont s'enveloppait l'Esope, ne pouvait être entendu que d'un petit nombre d'esprits,—«alme sdegnose»,—qui connaissaient leur solidité cachée. Cette force était perdue pour l'action.

Ils n'en avaient cure. Plus la France se démocratisait, plus sa pensée, son art, sa science semblaient s'aristocratiser. La science, abritée derrière ses idiomes spéciaux, au fond de son sanctuaire, et sous un triple voile, que seuls les initiés avaient le pouvoir d'écarter, était moins accessible qu'au temps de Buffon et des Encyclopédistes. L'art,—celui, du moins, qui avait le respect de soi et le culte du beau,—n'était pas moins hermétique; il méprisait le peuple. Même parmi les écrivains moins soucieux de beauté que d'action, parmi ceux qui donnaient le pas aux idées morales sur les idées esthétiques, régnait souvent un étrange esprit aristocratique. Ils paraissaient plus occupés de conserver en eux la pureté de leur flamme intérieure que de la communiquer aux autres. On eût dit qu'ils ne tenaient pas à faire vaincre leurs idées, mais seulement à les affirmer.

Il en était pourtant dans le nombre, qui se mêlaient d'art populaire. Entre les plus sincères, les uns jetaient dans leurs œuvres des idées anarchistes, destructrices, des vérités à venir, lointaines, qui seraient peut-être bienfaisantes dans un siècle, ou dans vingt, mais qui, pour le moment, corrodaient, brûlaient l'âme; les autres écrivaient des pièces amères, ou ironiques, sans illusions, très tristes. Christophe en avait les jarrets coupés, pour deux jours, après les avoir lues.

—Et vous donnez cela au peuple? demandait-il, apitoyé sur ces pauvres gens, qui venaient pour oublier leurs maux pendant quelques heures, et à qui l'on offrait ces lugubres divertissements. Il y a de quoi le mettre en terre!

—Sois tranquille, répondait Olivier, en riant. Le peuple ne vient pas.

—Il fait fichtrement bien! Vous êtes fous. Vous voulez donc lui enlever tout courage à vivre?

—Pourquoi? Ne doit-il pas apprendre à voir, comme nous, la tristesse des choses, et à faire pourtant son devoir sans défaillance?

—Sans défaillance? J'en doute. Mais à coup sûr, sans plaisir. Et l'on ne va pas loin, quand on a tué dans l'homme le plaisir de vivre.

—Qu'y faire? On n'a pas le droit de fausser la vérité.

—Mais on n'a pas non plus celui de La dire tout entière à tous.

—Et c'est toi qui parles? Toi qui ne cesses pas de réclamer la vérité, toi qui prétends l'aimer plus que tout au monde!

—Oui, la vérité pour moi et pour ceux qui ont les reins assez forts pour la porter. Mais pour les autres, c'est une cruauté et une bêtise. Je le vois maintenant. Dans mon pays, cela ne me serait jamais venu à l'idée; là-bas, en Allemagne, ils n'ont pas, comme chez vous, la maladie de la vérité: ils tiennent trop à vivre; ils ne voient, prudemment, que ce qu'ils veulent voir. Je vous aime de n'être pas ainsi: vous êtes braves, vous y allez franc jeu. Mais vous êtes inhumains. Quand vous croyez avoir déniché une vérité, vous la lâchez dans le monde, sans vous inquiéter si, comme les renards de la Bible, à la queue enflammée, elle ne va pas mettre le feu au monde. Que vous préfériez la vérité à votre bonheur, je vous en estime. Mais au bonheur des autres... halte-là! Vous en prenez trop à votre aise. Il faut aimer la vérité plus que soi-même, mais son prochain plus que la vérité.

—Faut-il donc lui mentir?

Christophe lui répondit par les paroles de Gœthe:

—«Nous ne devons exprimer parmi les vérités les plus hautes que celles qui peuvent servir au bien du monde. Les autres, nous devons les garder en nous; semblables aux douces lueurs d'un soleil caché, elles répandront leur lumière sur toutes nos actions.»

Mais ces scrupules ne touchaient guère ces écrivains français. Ils ne se demandaient point si l'arc qu'ils tenaient à la main lançait «l'idée ou la mort» ou toutes les deux ensemble. Ils manquaient d'amour. Quand un Français a des idées, il veut les imposer aux autres. Quand il n'en a pas, il le veut tout de même. Et quand il voit qu'il ne le peut, il se désintéresse d'agir. C'était la raison principale pour laquelle cette élite s'occupait peu de politique. Chacun s'enfermait dans sa foi, ou dans son manque de foi.

Bien des essais avaient été tentés pour combattre cet individualisme et former des groupements; mais la plupart de ces groupes avaient immédiatement versé dans des parlotes littéraires, ou des factions ridicules. Les meilleurs s'annihilaient mutuellement. Il y avait là quelques hommes excellents, pleins de farce et de foi, qui étaient faits pour rallier et guider les bonnes volontés faibles. Mais chacun avait son troupeau et ne consentait pas à le fondre avec celui des autres. Ils étaient ainsi une poignée de petites revues, unions, associations, qui avaient toutes les vertus morales, hors une: l'abnégation; car aucune ne voulait s'effacer devant les autres; et, se disputant ainsi les miettes d'un public de braves gens, peu nombreux et encore moins fortunés, elles végétaient quelque temps, exsangues, affamées; et elles tombaient enfin, pour ne plus se relever, non sous les coups de l'ennemi, mais—(le plus lamentable!)—sous leurs propres coups. Les diverses professions,—hommes de lettres, auteurs dramatiques, poètes, prosateurs, professeurs, instituteurs, journalistes,—formaient une quantité de petites castes, elles-mêmes subdivisées en castes plus petites, dont chacune était fermée aux autres. Nulle pénétration mutuelle. Il n'y avait unanimité sur rien en France, qu'à des instants très rares où cette unanimité prenait un caractère épidémique, et, généralement, se trompait: car elle était maladive. L'individualisme régnait dans tous les ordres de l'activité française: aussi bien dans les travaux scientifiques que dans le commerce, où il empêchait les négociants de s'unir, d'organiser des ententes patronales. Cet individualisme n'était pas abondant et débordant, mais obstiné, replié. Être seul, ne devoir rien aux autres, ne pas se mêler aux autres, de peur de sentir son infériorité en leur compagnie, ne pas troubler la tranquillité de son isolement orgueilleux: c'était la pensée secrète de presque tous ces gens qui fondaient des revues «à côté», des théâtres «à côté», des groupes «à côté»; revues, théâtres, groupes n'avaient le plus souvent d'autre raison d'être que le désir de n'être pas avec les autres, l'incapacité de s'unir aux autres dans une action ou une pensée commune, la défiance des autres, quand ce n'était pas l'hostilité des partis, qui armait les uns contre les autres les hommes les plus dignes de s'entendre.

Même lorsque des esprits qui s'estimaient se trouvaient associés à une même tâche, comme Olivier et ses camarades de la revue Esope, ils semblaient toujours rester, entre eux, sur le qui-vive; ils n'avaient point cette bonhomie expansive, si commune en Allemagne, où elle devient facilement encombrante. Dans ce groupe de jeunes gens, il en était un surtout[4] qui attirait Christophe, parce qu'il devinait en lui une force exceptionnelle: c'était un écrivain de logique inflexible, de volonté tenace, passionné d'idées morales, intraitable dans sa façon de les servir, prêt à leur sacrifier le monde entier et lui-même; il avait fondé et il rédigeait presque à lui seul une revue pour les défendre; il s'était juré d'imposer à la France et à l'Europe l'idée d'une France pure, libre et héroïque; il croyait fermement que le monde reconnaîtrait un jour qu'il écrivait une des pages les plus intrépides de l'histoire de la pensée française;—et il ne se trompait pas. Christophe eût désiré le connaître davantage et se lier avec lui. Mais il n'y avait pas moyen. Quoique Olivier eût souvent affaire avec lui, ils se voyaient très peu, et seulement pour affaires; ils ne se disaient rien d'intime; tout au plus échangeaient-ils quelques idées abstraites; ou plutôt—(car, pour être exact, il n'y avait pas échange, et chacun gardait ses idées)—ils monologuaient ensemble, chacun de son côté. Cependant, c'étaient là des compagnons de lutte, et qui savaient leur prix.

Cette réserve avait des causes multiples, difficiles à discerner, même à leurs propres yeux. D'abord, un excès de critique, qui voit trop nettement les différences irréductibles entre les esprits, et un excès d'intellectualisme qui attache trop d'importance à ces différences; un manque de cette puissante et naïve sympathie qui a besoin, pour vivre, d'aimer, de dépenser son trop-plein d'amour. Peut-être aussi, l'écrasement de la tâche, la vie trop difficile, la fièvre de pensée, qui, le soir venu, ne laisse plus la force de jouir des entretiens amicaux. Enfin, ce sentiment terrible, qu'un Français craint de s'avouer, mais qui gronde souvent au fond de lui: qu'on n'est pas de la même race, qu'on est de races différentes, établies à des âges différents sur le sol de France, et qui, tout en étant alliées, ont peu de pensées communes, et ne doivent pas trop y songer, dans l'intérêt commun. Et, par-dessus tout, la passion enivrante et dangereuse de la liberté: quand on y a goûté, rien qu'on ne lui sacrifie! Cette libre solitude est d'autant plus précieuse qu'on a dû l'acheter par des années d'épreuves. L'élite s'y est réfugiée, pour échapper à l'asservissement des médiocres. C'est une réaction contre la tyrannie des blocs religieux ou politiques, des poids énormes qui écrasent l'individu, en France: la famille, l'opinion, l'État, les associations occultes, les partis, les coteries, les écoles. Imaginez un prisonnier qui aurait, pour s'évader, à sauter par-dessus vingt murailles qui l'enserrent. S'il parvient jusqu'au bout, sans s'être cassé le cou, il faut qu'il soit bien fort. Rude école pour la volonté libre! Mais ceux qui ont passé par là, en gardent, toute leur vie, le dur pli, la manie de l'indépendance, et l'impossibilité de se fondre jamais avec les autres.

À côté de la solitude par orgueil, il y avait celle par renoncement. Que de braves gens en France, dont toute la bonté, la fierté, l'affection, aboutissaient à se retirer de la vie! Mille raisons, bonnes ou mauvaises, les empêchaient d'agir. Chez les uns, l'obéissance, la timidité, la force de l'habitude. Chez les autres, le respect humain, la peur du ridicule, la peur de se mettre en vue, de se livrer aux jugements de la galerie, d'entendre prêter à des actes désintéressés des mobiles intéressés. Celui-ci ne prenait point part à la lutte politique et sociale, celle-là se détournait des œuvres philanthropiques, parce qu'ils voyaient trop de gens qui s'en occupaient sans conscience ou sans bon sens, et parce qu'ils avaient peur qu'on ne les assimilât à ces charlatans et à ces sots. Chez presque tous, le dégoût, la fatigue, la peur de l'action, de la souffrance, de la laideur, de la bêtise, du risque, des responsabilités, le terrible: «À quoi bon?» qui anéantit la bonne volonté de tant de Français d'aujourd'hui. Ils sont trop intelligents—(d'une intelligence sans larges coups d'aile),—ils voient toutes les raisons pour et contre. Manque de force. Manque de vie. Quand on est très vivant, on ne se demande pas pourquoi l'on vit; on vit pour vivre,—parce que vivre est une fameuse chose!

Enfin, chez les meilleurs, un ensemble de qualités sympathiques et moyennes: une philosophie douce, une modération de désirs, un attachement affectueux à la famille, au sol, aux habitudes morales, une discrétion, une peur de s'imposer, de gêner, une pudeur de sentiment, une réserve perpétuelle. Tous ces traits aimables et charmants pouvaient se concilier, en certains cas, avec la sérénité, le courage, la joie intérieure; mais ils n'étaient pas sans rapports avec l'appauvrissement du sang, la décrue progressive de la vitalité française.

Le gracieux jardin d'en bas, au pied de la maison de Christophe et d'Olivier, au fond de ses quatre murs, était le symbole de cette petite France. C'était un coin de verdure, fermé au monde extérieur. Parfois, seulement, le grand vent du dehors, qui descendait en tourbillonnant, apportait à la jeune fille qui rêvait le souffle des champs lointains et de la vaste terre.

Maintenant que Christophe commençait à entrevoir les ressources cachées de la France, il s'indignait qu'elle se laissât opprimer par la canaille. Le demi-jour, où cette élite silencieuse s'enfonçait, lui était étouffant. Le stoïcisme est beau, pour ceux qui n'ont plus de dents. Lui, il avait besoin du grand air, du grand public, du soleil de la gloire, de l'amour de milliers d'âmes, d'étreindre ceux qu'il aimait, de pulvériser ses ennemis, de lutter et de vaincre.

—Tu le peux, dit Olivier, tu es fort, tu es fait pour vaincre, par tes vices—(pardonne!)—autant que par tes vertus. Tu as la chance de n'être pas d'un peuple trop aristocratique. L'action ne te dégoûte pas. Tu serais même capable, au besoin, d'être un homme politique!... Et puis, tu as le bonheur inappréciable d'écrire en musique. On ne te comprend pas, tu peux tout dire. Si les gens savaient le mépris pour eux qu'il y a dans ta musique, et ta foi en ce qu'ils nient, et cet hymne perpétuel en l'honneur de ce qu'ils s'évertuent à tuer, ils ne te pardonneraient pas, et tu serais si bien entravé, poursuivi, harcelé, que tu perdrais le meilleur de ta force à les combattre; quand tu en aurais eu raison, le souffle te manquerait pour accomplir ton œuvre; ta vie serait finie. Les grands hommes qui triomphent bénéficient d'un malentendu. On les admire, pour le contraire de ce qu'ils sont.

—Peuh! fit Christophe, vous ne connaissez pas la lâcheté de vos maîtres. Je te croyais seul d'abord, je t'excusais de ne pas agir. Mais en réalité, vous êtes toute une armée, qui pensez de même. Vous êtes cent fois plus forts que ceux qui vous oppriment, vous valez mille fois mieux, et vous vous en laissez imposer par leur effronterie! Je ne vous comprends pas. Vous avez le plus beau pays, la plus belle intelligence, le sens le plus humain, et vous ne faites rien de tout cela, vous vous laissez dominer, outrager, fouler aux pieds par une poignée de drôles. Soyez vous-mêmes, que diable! N'attendez pas que le ciel vous aide, ou un Napoléon! Levez-vous, unissez-vous. À l'œuvre, tous! Balayez votre maison.

Mais Olivier, haussant les épaules, avec une lassitude ironique, dit:

—Se colleter avec eux? Non, ce n'est pas notre rôle, nous avons mieux à faire. La violence me répugne. Je sais trop ce qui arriverait. Les vieux ratés aigris, les jeunes serins royalistes, les apôtres odieux de la brutalité et de la haine s'empareraient de mon action, et la déshonoreraient. Voudrais-tu pas que je reprisse la vieille devise de haine: Fuori Barbari! ou: la France aux Français!

—Pourquoi pas? dit Christophe.

—Non, ce ne sont pas là des paroles françaises. En vain les propage-t-on chez nous, sous couleur de patriotisme. Bon pour les patries barbares! La nôtre n'est point faite pour la haine. Notre génie ne s'affirme pas en niant ou détruisant les autres, mais en les absorbant. Laissez venir à nous et le Nord trouble et le Midi bavard...

—et l'Orient vénéneux?

—et l'Orient vénéneux: nous l'absorberons comme le reste; nous en avons absorbé bien d'autres! Je ris des airs triomphants qu'il prend et de la pusillanimité de certains de ma race. Il croit nous avoir conquis, il fait la roue sur nos boulevards, dans nos journaux, nos revues, sur nos scènes de théâtre, sur nos scènes politiques. Le sot! Il est conquis. Il s'éliminera de lui-même, après nous avoir nourris. La Gaule a bon estomac; en vingt siècles, elle a digéré plus d'une civilisation. Nous sommes à l'épreuve du poison... Libre à vous, Allemands, de craindre! Il faut que vous soyez purs, ou que vous ne soyez pas. Mais nous autres, ce n'est pas de pureté qu'il s'agit, c'est d'universalité. Vous avez un empereur, la Grande-Bretagne se dit un empire; mais en fait, c'est notre génie latin qui est impérial. Nous sommes les citoyens de la Ville-Univers. Urbis. Orbis.

—Cela va bien, dit Christophe, tant que la nation est saine et dans la fleur de sa virilité. Mais un jour vient où son énergie tombe; alors, elle risque d'être submergée par l'afflux étranger. Entre nous, ne te semble-t-il pas que ce jour est venu?

—On l'a dit tant de fois depuis des siècles! Et toujours notre histoire a démenti ces craintes. Nous avons traversé de bien autres épreuves, depuis le temps de la Pucelle, où, dans Paris désert, des bandes de loups rôdaient. Le débordement d'immoralité, la ruée au plaisir, la veulerie, l'anarchie de l'heure présente ne m'effraient point. Patience! Qui veut durer, doit endurer. Je sais très bien qu'il y aura ensuite une réaction morale,—qui, d'ailleurs, ne vaudra pas mieux, et qui conduira probablement à des sottises pareilles: les moins bruyants à la mener ne seront pas ceux qui vivent aujourd'hui de la corruption publique!... Mais que nous importe? Ces mouvements n'effleurent pas le vrai peuple de France. Le fruit pourri ne pourrit pas l'arbre. Il tombe. Tous ces gens-là sont si peu de la nation! Que nous fait qu'ils vivent ou qu'ils meurent? Vais-je m'agioter pour former contre eux des ligues et des révolutions? Le mal présent n'est pas l'œuvre d'un régime. C'est la lèpre du luxe, les parasites de la richesse et de l'intelligence. Ils passeront.

—Après vous avoir rongés.

—Avec une telle race, il est interdit de désespérer. Il y a en elle une telle vertu cachée, une telle force de lumière et d'idéalisme agissant qu'elles se communiquent même à ceux qui l'exploitent et la ruinent. Même les politiciens avides subissent sa fascination. Les plus médiocres, au pouvoir, sont saisis par la grandeur de son Destin; il les soulève au-dessus d'eux-mêmes; il leur transmet, de main en main, le flambeau; l'un après l'autre, ils reprennent la lutte sacrée contre la nuit. Le génie de leur peuple les entraîne; bon gré mal gré, ils accomplissent la loi du Dieu qu'ils nient, Gesta Dei per Francos... Cher pays, cher pays, jamais je ne douterai de toi! Et quand même tes épreuves seraient mortelles, ce me serait une raison de plus pour garder jusqu'au bout l'orgueil de notre mission dans le monde. Je ne veux point que ma France se renferme peureusement dans une chambre de malade, contre l'air du dehors. Je ne tiens pas à prolonger une existence souffreteuse. Quand on a été grand comme nous, il faut mourir plutôt que cesser de l'être. Que la pensée du monde se rue donc dans la nôtre! Je ne la crains point. Le flot s'écoulera, après avoir engraissé ma terre de son limon.

—Mon pauvre petit, dit Christophe, ce n'est pas gai, en attendant. Et où seras-tu, quand ta France émergera du Nil? Est-ce qu'il ne vaudrait pas mieux lutter? Tu n'y risquerais rien de plus que la défaite, à laquelle tu te condamnes, toute ta vie.

—Je risquerais beaucoup plus que la défaite, dit Olivier. Je risquerais de perdre le calme de l'esprit; et c'est à quoi je tiens, plus qu'à la victoire. Je ne veux pas haïr. Je veux rendre justice même à mes ennemis. Je veux garder au milieu des passions la lucidité de mon regard, comprendre tout et tout aimer.

Mais Christophe, à qui cet amour de la vie, détaché de la vie, semblait peu différent de la résignation à mourir, sentait gronder en lui, comme le vieil Empédocle, un hymne à la Haine et à l'Amour frère de la Haine, l'Amour fécond, qui laboure et ensemence la terre, il ne partageait pas le tranquille fatalisme d'Olivier; et, moins confiant que lui dans la durée d'une race qui ne se défendait point, il eût voulu faire appel aux forces saines de la nation, à une levée en masse de tous les honnêtes gens de la France tout entière.

Comme une minute d'amour en dit plus sur un être que des mois passés à l'observer, Christophe en avait plus appris sur la France, après huit jours d'intimité avec Olivier, sans presque sortir de la maison, qu'après un an de courses errantes à travers Paris et de stage dans les salons intellectuels et politiques. Au sein de cette anarchie universelle où il se sentait perdre pied, l'âme de son ami lui était apparue comme «l'Ile de France»,—l'île de raison et de sérénité, au milieu de la mer. La paix intérieure, qui était en Olivier, frappait d'autant plus qu'elle n'avait aucun support intellectuel,—que les circonstances de sa vie étaient pénibles,—(il était pauvre, seul, et son pays semblait en décadence),—que son corps était faible, maladif, et livré à ses nerfs. Cette sérénité ne semblait pas le fruit d'un effort de volonté—(il avait peu de volonté);—elle venait des profondeurs de son être et de sa race. Chez bien d'autres, autour d'Olivier, Christophe apercevait la lueur lointaine de cette σωφροσύνη,—«le calme silencieux de la mer immobile»;—et lui qui savait le fond orageux et trouble de son âme, et que ce n'était pas trop de toutes les forces de sa volonté pour maintenir l'équilibre de sa puissante nature, il admirait cette harmonie voilée.

Le spectacle de la France cachée achevait de bouleverser toutes ses idées sur le caractère français. Au lieu d'un peuple gai, sociable, insouciant et brillant, il voyait des esprits concentrés, isolés, enveloppés d'une apparence d'optimisme, comme d'une buée lumineuse, mais baignant dans un pessimisme profond et serein, possédés d'idées fixes, de passions, intellectuelles, des âmes inébranlables, qu'il eût été plus facile de détruire que de changer. Ce n'était là sans doute qu'une élite française; mais Christophe se demandait où elle avait puisé ce stoïcisme et cette foi. Olivier lui répondit:

—Dans la défaite. C'est vous, mon bon Christophe, qui nous avez reforgés. Ah! ce n'a pas été sans douleur. Vous ne vous doutez pas de la sombre atmosphère, où nous avons grandi, dans une France humiliée et meurtrie, qui venait de voir la mort, et qui sentait toujours peser sur elle la menace meurtrière de la force. Notre vie, notre génie, notre civilisation française, la grandeur de dix siècles,—nous savions qu'elle était dans la main d'un conquérant brutal, qui ne la comprenait point, qui la haïssait au fond, et qui, d'un moment à l'autre, pouvait achever de la broyer pour jamais. Et il fallait vivre pour ces destins! Songe à ces petits Français, nés dans des maisons en deuil, à l'ombre de la défaite, nourris de ces pensées découragées, élevés pour une revanche sanglante, fatale et peut-être inutile: car, si petits qu'ils fussent, la première chose dont ils avaient pris conscience, c'était qu'il n'y a pas de justice, il n'y a pas de justice en ce monde: la force écrase le droit! De pareilles découvertes laissent l'âme d'un enfant dégradée ou grandie pour jamais. Beaucoup s'abandonnèrent; ils se dirent: «Puisque c'est ainsi, pourquoi lutter? pourquoi agir? Rien n'est rien. N'y pensons pas. Jouissons.»—Mais ceux qui ont résisté sont à l'épreuve du feu; nulle désillusion ne peut atteindre leur foi: car, dès le premier jour, ils ont su que sa route n'avait rien de commun avec celle du bonheur, et que pourtant on n'a pas le choix, il faut la suivre: on étoufferait ailleurs. On n'arrive pas, du premier coup, à cette assurance. On ne peut pas l'attendre de garçons de quinze ans. Il y a des angoisses avant, et des larmes versées. Mais cela est bien, ainsi. Il faut que cela soit ainsi...

«Ô Foi, vierge d'acier...
Laboure de ta lance le cœur foulé des races!...»

Christophe serra en silence la main d'Olivier.

—Cher Christophe, dit Olivier, ton Allemagne nous a fait bien souffrir.

Et Christophe s'excusait presque, comme s'il en était cause.

—Ne t'afflige pas, dit Olivier, souriant. Le bien qu'elle nous a fait, sans le vouloir, est plus grand que le mal. C'est vous qui avez fait reflamber notre idéalisme, c'est vous qui avez ranimé chez nous les ardeurs de la science et de la foi, c'est vous qui avez fait couvrir d'écoles notre France, c'est vous qui avez surexcité les puissances de création d'un Pasteur, dont les seules découvertes ont suffi à combler la rançon de guerre de cinq milliards, c'est vous qui avez fait renaître notre poésie, notre peinture, notre musique; c'est à vous que nous devons le réveil de la conscience de notre race. On est récompensé de l'effort qu'on a dû faire de préférer sa foi au bonheur: car on a pris ainsi le sentiment d'une telle force morale, parmi l'apathie du monde, qu'on finit par ne plus douter, même de la victoire. Si peu que nous soyons, vois-tu, mon bon Christophe, et si faibles que nous paraissions,—une goutte d'eau dans l'océan de la force allemande,—nous croyons que ce sera la goutte d'eau qui colorera l'océan. La phalange macédonienne enfoncera les massives armées de la plèbe européenne.

Christophe regarda le chétif Olivier, dont les regards brillaient de foi:

—Pauvres petits Français débiles! Vous êtes plus forts que nous.

—Ô bonne défaite, répétait Olivier. Béni soit le désastre! Nous ne le renierons pas! Nous sommes ses enfants.


DEUXIÈME PARTIE

La défaite reforge les élites; elle fait le tri des âmes; elle met de côté ce qu'il y a de pur et fort; elle le rend plus pur et plus fort. Mais elle précipite la chute des autres, ou brise leur élan. Par là, elle sépare le gros du peuple, qui tombe, de l'élite qui continue sa marche. L'élite le sait, et elle en souffre; même chez les plus vaillants, il y a une mélancolie secrète, le sentiment de leur impuissance et de leur isolement. Et le pire,—séparés du corps de leur peuple, ils sont aussi séparés entre eux. Chacun lutte, pour son compte. Ceux qui sont forts ne pensent qu'à se sauver. Ô homme, aide-toi toi-même!... Ils ne songent pas que la virile maxime veut dire: Ô hommes, aidez-vous! À tous manquent la confiance, l'expansion de sympathie et le besoin d'action commune que donne la victoire d'une race, le sentiment de la plénitude, du passage au zénith.

Christophe et Olivier en savaient quelque chose. Dans ce Paris, rempli d'âmes faites pour les comprendre, dans cette maison peuplée d'amis inconnus, ils étaient aussi seuls que dans un désert d'Asie.

La situation était rude. Leurs ressources, presque nulles. Christophe avait tout juste les travaux de copies et de transcriptions musicales, commandés par Hecht. Olivier avait imprudemment donné sa démission de l'Université, dans la période de découragement qui avait suivi la mort de sa sœur et qu'avait encore accru une expérience douloureuse d'amour dans le monde de Mme Nathan:—(il n'en avait jamais parlé à Christophe, car il avait la pudeur de ses peines; un de ses charmes était qu'il conservait toujours un peu de mystère intime, même avec ses plus intimes).—Dans cet affaissement moral où il avait faim de silence, sa tâche de professeur lui était devenue intolérable. Il n'avait aucun goût pour ce métier, où il faut s'étaler, dire tout haut sa pensée, où l'on n'est jamais seul. Le professorat de lycées exige, pour avoir quelque noblesse, une vocation d'apostolat, qu'Olivier ne possédait point; et le professorat de Facultés impose un contact perpétuel avec le public, qui est douloureux aux âmes éprises de solitude, comme celle d'Olivier. Deux ou trois fois, il avait dû parler en public: il en avait éprouvé une humiliation singulière. Cette exhibition sur une estrade lui était odieuse. Il voyait le public, il le sentait, comme avec des antennes, il le savait composé, en majorité, de désœuvrés qui cherchaient uniquement à se désennuyer; et le rôle d'amuseur officiel n'était pas de son goût. Mais surtout, cette parole du haut de la chaire déforme la pensée; si l'on n'y prend garde, elle risque d'entraîner à un cabotinisme dans les gestes, la diction, l'attitude, la façon de présenter les idées,—dans la mentalité même. La conférence est un genre qui oscille entre deux écueils: la comédie ennuyeuse et le pédantisme mondain. Cette forme de monologue à haute voix, en présence de centaines de personnes inconnues et muettes, ce vêtement tout fait, qui doit aller à tous et qui ne va à personne, est, pour un cœur d'artiste un peu sauvage et fier, quelque chose d'intolérablement faux. Olivier, qui sentait le besoin de se concentrer et de ne rien dire qui né fût l'expression intégrale de sa pensée, laissa donc le professorat, où il avait eu tant de peine à entrer; et n'ayant plus sa sœur pour le retenir sur la pente de ses songeries, il se mit à écrire. Il avait la naïve croyance qu'ayant une valeur artistique, cette valeur ne pouvait manquer d'être reconnue, sans qu'il fît rien pour cela.

Il fut bien détrompé. Impossible de rien publier. Il avait un amour jaloux de la liberté, qui lui inspirait l'horreur de tout ce qui y porte atteinte et qui le faisait vivre à part, plante étouffée, entre les blocs des églises politiques dont les associations ennemies se partageaient le pays et la presse. Il n'était pas moins à l'écart de toutes les coteries littéraires et rejeté par elles. Il n'avait là, il n'y pouvait avoir aucun ami. Il était rebuté par la dureté, la sécheresse, l'égoïsme de ces âmes d'intellectuels (à part le très petit nombre qu'entraîne une vocation réelle, ou qu'absorbe une recherche scientifique passionnée). C'est une triste chose qu'un homme, qui a atrophié son cœur, au profit de son cerveau,—quand le cerveau n'est pas grand. Nulle bonté, et une intelligence comme un poignard dans le fourreau: ou ne sait jamais si elle ne vous égorgera pas. Il faut rester perpétuellement armé. Nulle amitié possible qu'avec les bonnes gens, qui aiment les belles choses, sans y chercher leur profit,—ceux qui vivent en dehors de l'art. Le souffle de l'art est irrespirable pour la plupart des hommes. Seuls, les très grands y peuvent vivre, sans perdre l'amour, qui est la source de la vie.

Olivier ne pouvait compter que sur lui seul. C'était un appui bien précaire. Toute démarche lui coûtait. Il n'était pas disposé à s'humilier, dans l'intérêt de ses œuvres. Il rougissait de voir la cour obséquieuse, que faisaient bassement les jeunes auteurs à tel directeur de théâtre, bien connu, qui abusait de leur lâcheté pour les traiter comme il n'eût pas osé traiter ses domestiques. Olivier en était incapable, quand il se fût agi de sa vie. Il se contentait d'envoyer ses manuscrits par la poste, ou de les déposer au bureau du théâtre ou de la revue: ils y restaient des mois sans qu'on les lût. Le hasard fit pourtant qu'un jour il rencontra un de ses anciens camarades de lycée, un aimable paresseux, qui lui avait gardé une reconnaissance admirative, pour la complaisance et la facilité avec laquelle Olivier lui faisait ses devoirs d'école; il ne connaissait rien à la littérature; mais il connaissait les littérateurs, ce qui valait beaucoup mieux; et même, riche et mondain, il se laissait, par snobisme, discrètement exploiter par eux. Il dit un mot pour Olivier au secrétaire d'une grande revue dont il était actionnaire: aussitôt on déterra et lut un des manuscrits ensevelis; et, après bien des tergiversations—(car si l'œuvre semblait avoir quelque valeur, le nom de l'auteur n'en avait aucune, étant d'un inconnu),—on se décida à l'accepter. Quand il apprit cette bonne nouvelle, Olivier se crut au bout de ses peines. Il ne faisait que commencer.

Il est relativement facile de faire recevoir une œuvre, à Paris; mais c'est une autre affaire pour qu'elle soit publiée. Il faut attendre, attendre pendant des mois, au besoin toute la vie, si l'on n'a pas appris le talent de courtiser les gens, ou de les assommer, de se faire voir de temps en temps aux petits-levers de ces petits monarques, de leur rappeler qu'on existe et qu'on est résolu à les ennuyer, tout le temps qu'il faudra. Olivier ne savait que rester chez lui; et il s'épuisait, dans l'attente. Tout au plus, écrivait-il des lettres, auxquelles on ne répondait pas. D'énervement, il ne pouvait plus travailler. Absurde! mais cela ne se raisonne point. Il attendait chaque courrier, assis devant sa table, l'esprit noyé dans une souffrance irritée; il ne sortait que pour jeter un regard d'espoir, aussitôt déçu, dans son casier à lettres, en bas, chez le concierge; il se promenait sans voir, et il n'avait d'autre pensée que de revenir; et quand l'heure de la dernière poste était passée, quand le silence de sa chambre n'était plus troublé que par les pas brutaux de ses voisins au-dessus de sa tête, il étouffait dans cette indifférence. Un mot de réponse, un mot! Se pouvait-il qu'on lui refusât cette aumône? Celui qui la lui refusait ne se doutait pas du mal qu'il lui faisait. Chacun voit le monde à son image. Ceux dont le cœur est sans vie voient l'univers desséché; et ils ne songent guère aux frémissements d'attente, d'espoir et de souffrance, qui gonflent les jeunes poitrines; ou, s'ils y pensent, ils les jugent froidement, avec la lourde ironie d'un corps rassasié.

Enfin, l'œuvre parut. Olivier avait tant attendu que cela ne lui fit aucun plaisir: chose morte pour lui. Toutefois, il espérait qu'elle serait encore vivante pour les autres. Il y avait là des éclairs de poésie et d'intelligence, qui ne pouvaient rester inaperçus. Elle tomb dans le silence.—Il fit encore un ou deux essais. Étant libre de tout clan, il trouva toujours le même silence, ou, mieux, de l'hostilité. Il n'y comprenait rien. Il avait cru bonnement que le sentiment naturel de chacun devait être la bienveillance, à l'égard d'une œuvre nouvelle, même si elle n'était pas très bonne. On devrait être reconnaissant à celui qui a voulu apporter aux autres un peu de beauté, de force, ou de joie. Or, il ne rencontrait qu'indifférence ou dénigrement. Il savait pourtant qu'il n'était pas le seul à sentir ce qu'il avait écrit, que d'autres le pensaient. Mais il ne savait pas que ces braves gens ne le lisaient pas, et qu'ils n'avaient aucune part à l'opinion littéraire. S'il s'en trouvait deux ou trois, sous les yeux desquels ses lignes étaient parvenues et qui sympathisaient avec lui, jamais ils ne le lui diraient; ils restaient cadenassés dans leur silence. De même qu'ils ne votaient pas, ils s'abstenaient de prendre parti en art; ils ne lisaient pas les livres, qui les choquaient; ils n'allaient pas au théâtre, qui les dégoûtait; mais ils laissaient leurs ennemis voter, élire leurs ennemis, faire un succès scandaleux et une bruyante réclame à des œuvres et à des idées, qui ne représentaient qu'une minorité impudente.

Olivier, ne pouvant compter sur ceux qui étaient de sa race d'esprit, puisqu'ils l'ignoraient, se trouva donc livré à la horde ennemie: à des littérateurs hostiles à sa pensée, et aux critiques qui étaient à leurs ordres.

Ces premiers contacts le firent saigner. Il était aussi sensible à la critique que le vieux Bruckner, qui n'osait plus faire jouer une œuvre, tant il avait souffert de la méchanceté de la presse. Il n'était même pas soutenu par ses anciens collègues, les universitaires, qui, grâce à leur profession, conservaient quelque sens de la tradition intellectuelle française, et qui auraient pu le comprendre. En général, ces excellentes gens, pliés à la discipline, absorbés dans leur tâche, un peu aigris par un métier ingrat, ne pardonnaient pas à Olivier de vouloir faire autrement qu'eux. En bons fonctionnaires, ils avaient tendance à n'admettre la supériorité du talent que quand elle se conciliait avec la supériorité hiérarchique.

Dans un tel état de choses, trois partis étaient possibles: briser les résistances par la force; se plier à des compromis humiliants; ou se résigner à n'écrire que pour soi. Olivier était incapable du premier, comme du second parti: il s'abandonna au dernier. Il donnait péniblement des répétitions pour vivre, et il écrivait des œuvres, qui n'ayant aucune possibilité de s'épanouir à l'air, s'étiolaient, devenaient chimériques, irréelles.

Christophe tomba comme un orage, dans cette vie crépusculaire. Il était indigné de la vilenie des gens et de la patience d'Olivier:

—Mais tu n'as donc pas de sang? cria-t-il. Comment peux-tu supporter une telle vie? Toi qui te sais supérieur à ce bétail, tu te laisses écraser par lui!

—Que veux-tu? disait Olivier, je ne sais pas me défendre, j'ai le dégoût de lutter avec ceux que je méprise; je sais qu'ils peuvent employer toutes les armes contre moi; et moi, je ne le puis pas. Non seulement je répugnerais à me servir de leurs moyens injurieux, mais j'aurais peur de leur faire du mal. Quand j'étais petit, je me laissais battre bêtement par mes camarades. On me croyait lâche, on pensait que j'avais peur des coups. J'avais beaucoup plus peur d'en donner que d'en recevoir. Quelqu'un me dit, un jour qu'un de mes bourreaux me persécutait: «Finis-en, une bonne fois, flanque-lui un coup de pied au ventre!» Cela m'a fait horreur. J'aimais mieux être battu.

—Tu n'as pas de sang, répétait Christophe. Avec cela, tes diables d'idées chrétiennes!... Votre éducation religieuse, en France, réduite au catéchisme; l'Évangile châtré, le Nouveau Testament affadi, désossé... Une bondieuserie humanitaire, toujours la larme à l'œil... Et la Révolution, Jean-Jacques, Robespierre, 48, et les Juifs par là-dessus!... Prends donc une bonne tranche de vieille Bible, bien saignante, chaque matin.

Olivier protestait. Il avait pour l'Ancien Testament une antipathie native. Ce sentiment remontait à son enfance, quand il feuilletait en cachette la Bible illustrée, qui était dans la bibliothèque de province, et qu'on ne lisait jamais—(il était même défendu aux enfants de la lire).—Défense bien inutile! Olivier ne pouvait garder le livre longtemps. Il le fermait, irrité, attristé; et ce lui était un soulagement de se plonger, après, dans l'Iliade ou l'Odyssée, ou dans les Mille et Une Nuits.

—Les dieux de l'Iliade sont des hommes beaux, puissants, vicieux: je les comprends, dit Olivier, je les aime, ou je ne les aime pas; même quand je ne les aime pas, je les aime encore; j'en suis amoureux. Je baise, avec Patrocle, les beaux pieds d'Achille sanglant. Mais le Dieu de la Bible est un vieux Juif monomane, un fou furieux, qui passe son temps à gronder, menacer, hurler comme un loup enragé, délirer dans son nuage. Je ne le comprends pas, je ne l'aime pas, ses imprécations éternelles me cassent la tête, et sa férocité me fait horreur:

Sentence contre Moab...
Sentence contre Damas...
Sentence contre Babylone...
Sentence contre l'Égypte...
Sentence contre le désert de la mer...
Sentence contre la vallée de la vision...

C'est un fou, qui se croit juge, accusateur public, et bourreau à lui seul, et qui prononce des arrêts de mort, dans la cour de sa prison, contre les fleurs et les cailloux. On suffoque de la ténacité de haine, qui remplit ce livre de ses cris de carnage...—«le cri de la ruine,... le cri enveloppe la contrée de Moab; son hurlement va jusqu'en Eglazion; son hurlement va jusqu'en Béer...»—De temps en temps, il se repose au milieu des massacres, des petits enfants écrasés, des femmes violées et éventrées; et il rit, du rire d'un soudard de l'armée de Josué, à table, après le sac d'une ville:

«Et le Seigneur des armées fait à ses peuples un banquet de viandes grasses, de graisse moelleuse, un banquet de vins vieux, de vins vieux bien purifiés... L'épée du Seigneur est pleine de sang. Elle s'est rassasiée de la graisse des rognons de moutons...»

Le pire, c'est la perfidie avec laquelle ce dieu envoie son prophète pour aveugler les hommes, afin d'avoir une raison pour les faire souffrir:

«Va, endurcis le cœur de ce peuple, bouche ses yeux et ses oreilles, de peur qu'il ne comprenne, qu'il ne se convertisse et ne recouvre la santé.—Jacques à quand, Seigneur?—Jusqu'à ce qu'il n'y ait plus d'habitants dans les maisons, et que la terre soit plongée dans la désolation...»

Non, de ma vie, je n'ai vu un aussi méchant homme!...

Je ne suis pas assez sot pour méconnaître la puissance du langage. Mais je ne puis séparer la pensée de la forme; et si j'admire parfois ce dieu juif, c'est à la façon dont j'admire un tigre. Shakespeare, enfanteur de monstres, n'a jamais réussi à enfanter un tel héros de la Haine,—de la Haine sainte et vertueuse. Ce livre est effrayant. Toute folie est contagieuse. Le péril de celle-ci est d'autant plus grand que sou orgueil meurtrier a des prétentions purificatrices. L'Angleterre me fait trembler, quand je pense que, depuis des siècles, elle s'en repait. J'aime à sentir entre elle et moi le fossé de la Manche. Je ne croirai jamais un peuple tout à fait civilisé, tant qu'il se nourrira de la Bible.

—Tu feras bien, en ce cas, d'avoir peur de moi, dit Christophe, car je m'en enivre. C'est la moelle des lions. Les cœurs robustes en sont nourris. L'Évangile, sans l'antidote de l'Ancien Testament, est un plat fade et malsain. La Bible est l'ossature des peuples qui veulent vivre. Il faut lutter, il faut haïr.

—J'ai la haine de la haine, dit Olivier.

—Si seulement tu l'avais! dit Christophe.

—Tu dis vrai, je n'en ai même pas la force. Que veux-tu? Je ne puis pas ne pas voir les raisons de mes ennemis. Je me répète le mot de Chardin: «De la douceur! De la douceur!»

—Diable de mouton! dit Christophe. Mais tu auras beau faire, je te ferai sauter le fossé, je te mènerai tambour battant.

En effet, il prit en main la cause d'Olivier, et se mit en campagne. Ses débuts ne furent pas très heureux. Il s'irritait au premier mot, et il faisait du tort à son ami, en le défendant; il s'en rendait compte, après, et se désolait de ses maladresses.

Olivier n'était pas en reste. Il bataillait pour Christophe. Il avait beau redouter la lutte et être doué d'une intelligence lucide et ironique, qui raillait les paroles et les actes excessifs: quand il s'agissait de défendre Christophe, il dépassait en violence tous les autres et Christophe. Il perdait la tête. En amour, il faut savoir déraisonner. Olivier ne s'en faisait pas faute.—Toutefois, il se montrait plus habile que Christophe. Ce garçon, intransigeant et maladroit pour lui-même, était capable de politique et presque de rouerie pour le succès de son ami; il dépensait une énergie et une ingéniosité admirables à lui gagner des partisans; il savait intéresser à lui des critiques musicaux et des Mécènes, qu'il eût rougi de solliciter pour lui-même.

Au bout du compte, ils avaient bien du mal à améliorer leur sort. Leur amour l'un pour l'autre leur faisait commettre beaucoup de sottises. Christophe s'endettait pour faire éditer en cachette un volume de poésies d'Olivier, dont on ne vendit pas un exemplaire. Olivier décidait Christophe à donner un concert, où il ne vint presque personne. Christophe, devant la salle vide, se consolait bravement avec le mot de Hændel: «Parfait! Ma musique en sonnera mieux...» Mais cette forfanterie ne leur rendait pas l'argent qu'ils avaient dépensé; et ils rentraient au logis, le cœur gros.

Parmi ces difficultés, le seul qui leur vînt en aide était un Juif d'une quarantaine d'années, nommé Taddée Mooch. Il tenait un magasin de photographies d'art; il s'intéressait à son métier, il y apportait beaucoup de goût et d'habileté; mais il s'intéressait à tant de choses, à côté, qu'il en négligeait son commerce. Quand il s'en occupait, c'était pour chercher des perfectionnements techniques, pour s'engouer de nouveaux procédés de reproductions, qui, malgré leur ingéniosité, réussissaient rarement et coûtaient beaucoup d'argent. Il lisait énormément et se tenait à l'affût de toutes les idées neuves en philosophie, en art, en science, en politique; il avait un flair surprenant pour découvrir les forces originales: on eût dit qu'il en subissait l'aimant caché. Entre les amis d'Olivier, isolés comme lui et travaillant chacun de son côté, il servait de lien. Il allait des uns aux autres; et par lui s'établissait entre eux, sans qu'ils en eussent conscience, un courant permanent d'idées.

Quand Olivier voulut le faire connaître à Christophe, Christophe s'y refusa d'abord; il était las de ses expériences avec la race d'Israël. Olivier, en riant, insista, disant qu'il ne connaissait pas mieux les Juifs qu'il ne connaissait la France. Christophe consentit donc; mais la première fois qu'il vit Taddée Mooch, il fit la grimace. Mooch était, d'apparence, plus Juif que de raison: le Juif, tel que le représentent ceux qui ne l'aiment point: petit, chauve, mal fait, le nez pâteux, de gros yeux qui louchaient derrière de grosses lunettes, la figure enfouie sous une barbe mal plantée, rude et noire, les mains poilues, les bras longs, les jambes courtes et torses: un petit Baal syrien. Mais il y avait en lui une telle expression de bonté que Christophe en fut touché. Surtout Mooch était simple et ne disait aucune parole inutile. Pas de compliments exagérés. Un mot discret seulement. Mais un empressement à se rendre utile; et, avant même qu'on lui eût rien demandé, un service accompli. Il revenait souvent, trop souvent; et presque toujours il apportait quelque bonne nouvelle: un travail à faire pour l'un des deux amis, un article d'art ou des cours pour Olivier, des leçons de musique pour Christophe. Il ne restait jamais longtemps. Il mettait une affectation à ne pas s'imposer. Peut-être percevait-il l'agacement de Christophe, dont le premier mouvement était toujours d'impatience, lorsqu'il voyait paraître à la porte la figure barbue de l'idole carthaginoise,—(il l'appelait: Moloch),—quitte, le moment d'après, à se sentir le cœur plein de gratitude pour sa parfaite bonté.

La bonté n'est pas rare chez les Juifs: c'est de toutes les vertus celle qu'ils admettent le mieux, même quand ils ne la pratiquent pas. À la vérité, elle reste chez la plupart sous une forme négative ou neutre: indulgence, indifférence, répugnance à faire le mal, tolérance ironique. Chez Mooch, elle était passionnément active. Il était toujours prêt à se dévouer pour quelqu'un ou pour quelque chose. Pour ses coreligionnaires pauvres, pour les réfugiés russes, pour les opprimés de toutes les nations, pour les artistes malheureux, pour toutes les infortunes, pour toutes les causes généreuses. Sa bourse était toujours ouverte; et, si peu garnie qu'elle fût, il trouvait moyen d'en faire sortir quelque obole; quand elle était vide, il en faisait sortir de la bourse des autres; il ne comptait jamais ses peines, ni ses pas, du moment qu'il s'agissait de rendre service. Il faisait cela simplement,—avec une simplicité exagérée. Il avait le tort de dire un peu trop qu'il était simple et sincère: mais le plus fort, c'est qu'il l'était.

Christophe, partagé entre son agacement et sa sympathie pour Mooch, eut une fois un mot cruel d'enfant terrible. Un jour qu'il était ému de la bonté de Mooch, il lui prit affectueusement les deux mains et dit:

—Quel malheur!... Quel malheur que vous soyez Juif!

Olivier sursauta et rougit, comme s'il s'agissait de lui. Il en était malheureux et il tâchait d'effacer la blessure causée par son ami.

Mooch sourit, avec une ironie triste, et il répondit tranquillement:

—C'est un bien plus grand malheur d'être un homme.

Christophe ne vit là qu'une boutade. Mais le pessimisme de cette parole était plus profond qu'il ne l'imaginait; et Olivier, avec la finesse de sa sensibilité, en eut l'intuition. Sous le Mooch qu'on connaissait, il en était un autre tout différent, et même en beaucoup de choses entièrement opposé. Sa nature apparente était le produit d'un long combat contre sa véritable nature. Cet homme qui semblait simple avait un esprit contourné: lorsqu'il s'abandonnait, il avait toujours besoin de compliquer les choses simples et de donner à ses sentiments les plus vrais un caractère d'ironie maniérée. Cet homme qui semblait modeste et trop humble parfois, avait un fond d'orgueil qui se connaissait et se châtiait durement. Son optimisme souriant, son activité incessante, incessamment occupée à rendre service aux autres, recouvraient un nihilisme profond, un découragement mortel qui avait peur de se voir. Mooch manifestait une grande foi en une foule de choses: dans le progrès de l'humanité, dans l'avenir de l'esprit juif épuré, dans les destinées de la France, soldat de l'esprit nouveau—(il identifiait volontiers les trois causes).—Olivier, qui n'était point dupe, disait à Christophe:

—Au fond, il ne croit à rien.

Avec tout son bon sens et son calme ironiques, Mooch était un neurasthénique qui ne voulait pas regarder le vide qui était en lui. Il avait des crises de néant; il se réveillait brusquement, au milieu de la nuit, en gémissant d'effroi. Il cherchait partout des raisons d'agir auxquelles s'accrocher, comme à des bouées dans l'eau.

On paye cher le privilège d'être d'une trop vieille race. On porte un faix écrasant de passé, d'épreuves, d'expériences lassées, d'intelligence et d'affection déçues,—toute une cuvée de vie séculaire, au fond de laquelle s'est déposé un âcre résidu d'ennui... L'Ennui, l'immense ennui sémite, sans rapports avec notre ennui aryen, qui nous fait bien souffrir aussi, mais qui du moins a des causes précises et qui passe avec elles: car il ne nous vient le plus souvent que du regret de n'avoir pas ce que nous désirons. Mais c'est la source même de la vie qui est atteinte, chez certains Juifs, par un poison mortel. Plus de désirs, plus d'intérêt à rien: ni ambition, ni amour, ni plaisir. Une seule chose persiste, non pas intacte, mais maladivement hyperesthésiée, en ces déracinés d'Orient, épuisés par la dépense d'énergie qu'ils ont dû faire depuis des siècles, et aspirant à l'ataraxie, sans pouvoir y atteindre: la pensée, l'analyse sans fin, qui empêche d'avance la possibilité de toute jouissance et qui décourage de toute action. Les plus énergiques se donnent des rôles, les jouent, plus qu'ils n'agissent pour leur compte. Chose curieuse, à nombre d'entre eux,—et non des moins intelligents, ni parfois des moins graves,—ce désintérêt de la vie réelle souffle la vocation, ou le désir inavoué de se faire acteurs, de jouer la vie,—seule façon pour eux de la vivre!

Mooch était aussi acteur, à sa façon. Il s'agitait, afin de s'étourdir. Mais au lieu que tant de gens s'agitent pour leur égoïsme, lui, s'agitait pour le bonheur des autres. Son dévouement à Christophe était touchant et fatigant. Christophe le rabrouait, et en avait regret ensuite. Jamais Mooch n'en voulait à Christophe. Rien ne le rebutait. Non qu'il eût pour Christophe une affection bien vive. C'était le dévouement qu'il aimait, plus que les hommes auxquels il se dévouait. Ils lui étaient un prétexte pour faire du bien, pour vivre.

Il fit tant qu'il décida Hecht à publier le David et quelques autres compositions de Christophe. Hecht estimait le talent de Christophe; mais il n'était point pressé de le faire connaître. Lorsqu'il vit Mooch tout prêt à lancer la publication, à ses frais, chez un autre éditeur, lui-même, par amour-propre, en prit l'initiative.

Mooch eut encore l'idée, dans une occasion critique où Olivier tomba malade et où l'argent manquait, de s'adresser à Félix Weil, le riche archéologue qui habitait dans la maison des deux amis. Mooch et Weil se connaissaient, mais ils avaient peu de sympathie l'un pour l'autre. Ils étaient trop différents; Mooch, agité, mystique, révolutionnaire, avec des façons «peuple» que peut-être il outrait, provoquait l'ironie de Weil, placide et gouailleur, de manières distinguées et d'esprit conservateur. Ils avaient bien un fonds commun: tous deux étaient également dénués d'intérêt profond à agir; seule, les soutenait leur vitalité tenace et machinale. Mais c'étaient là des choses dont ni l'un ni l'autre n'aimait à prendre conscience: ils préféraient n'être attentifs qu'aux rôles qu'ils jouaient, et ces rôles avaient peu de points de contact. Mooch rencontra donc un accueil assez froid auprès de Weil; quand il voulut l'intéresser aux projets artistiques d'Olivier et de Christophe, il se heurta à un scepticisme railleur. Les perpétuels emballements de Mooch pour une utopie ou pour une autre égayaient la société juive, où il était signalé comme un «tapeur» dangereux. Cette fois comme tant d'autres, il ne se découragea point; et tandis qu'il insistait, parlant de l'amitié de Christophe et d'Olivier, il éveilla l'intérêt de Weil. Il s'en aperçut et continua.

Il touchait là une corde sensible. Ce vieillard, détaché de tout, sans amis, avait le culte de l'amitié; la grande affection de sa vie avait été une amitié qui l'avait laissé en chemin: c'était son trésor intérieur; quand il y pensait, il se sentait meilleur. Il avait fait des fondations, au nom de son ami. Il avait dédié des livres à sa mémoire. Les traits que lui raconta Mooch de la tendresse mutuelle de Christophe et d'Olivier l'émurent. Son histoire personnelle avait quelque ressemblance avec la leur. L'ami qu'il avait perdu avait été pour lui une sorte de frère aîné, un compagnon de jeunesse, un guide qu'il idolâtrait. C'était un de ces jeunes Juifs, brûlés d'intelligence et d'ardeur généreuse qui souffrent du dur milieu qui les entoure, qui se sont donné pour tâche de relever leur race, et, par leur race, le monde, qui se dévorent eux-mêmes, qui se consument de toutes parts et flambent, en quelques heures, comme une torche de résine. Sa flamme avait réchauffé l'apathie du petit Weil. Tant que l'ami vécut. Weil marcha à ses côtés, dans l'auréole de foi,—foi dans la science, dans le pouvoir de l'esprit, dans le bonheur futur,—que rayonnait autour d'elle cette âme messianique. Après qu'elle l'eut laissé seul, Weil, faible et ironique, se laissa couler des hauteurs de cet idéalisme dans les sables de l'Ecclésiaste, que porte en elle toute intelligence juive, et qui sont toujours prêts à la boire. Mais jamais il n'avait oublié les heures passées avec l'ami, dans la lumière: il en gardait jalousement la clarté presque effacée. Il n'avait jamais parlé de lui à personne, même pas à sa femme, qu'il aimait: c'était chose sacrée. Et ce vieil homme, qu'on croyait prosaïque et de cœur sec, arrivé au terme de sa vie, se répétait en secret la pensée tendre et amère d'un brahmane de l'Inde antique:

«L'arbre empoisonné du monde produit deux fruits plus doux que l'eau de la fontaine de la vie: l'un est la poésie, et l'autre est l'amitié.»

Il s'intéressa dès lors à Christophe et Olivier. Discrètement, connaissant leur fierté, il se fit remettre par Mooch le volume des poésies d'Olivier, qui venait d'être publié; et, sans que les deux amis fissent une démarche, sans qu'ils eussent même soupçon de ses projets, il obtint pour l'ouvrage un prix d'Académie, qui tomba fort à point, au milieu de leur gêne.

Quand Christophe apprit que ce secours inattendu leur venait d'un homme qu'il était disposé à juger mal, il eut remords de ce qu'il avait pu dire ou penser; et surmontant son aversion pour les visites, il alla le remercier. Sa bonne intention ne fut pas récompensée. L'ironie du vieux Weil se réveilla en présence du jeune enthousiasme de Christophe, quoiqu'il fît effort pour la lui cacher; et ils s'entendirent assez mal ensemble.

Le jour où Christophe, reconnaissant et irrité, remontait dans sa mansarde, après la visite à Weil, il y trouva, avec le bon Mooch, qui venait rendre à Olivier quelque service nouveau, un article de revue désobligeant sur sa musique, par Lucien Lévy-Cœur,—non pas une franche critique, mais d'une bienveillance insultante, qui, par un jeu de persiflage raffiné, s'amusait à le mettre sur la même ligne que des musiciens de troisième ou de quatrième ordre, qu'il exécrait.

—Remarques-tu, dit Christophe à Olivier, après le départ de Mooch, que nous avons toujours affaire aux Juifs, uniquement aux Juifs? Ah! ça, serions-nous Juifs, nous-mêmes? Rassure-moi! On dirait que nous les attirons. Ils sont partout sur notre chemin, ennemis ou alliés.

—C'est qu'ils sont plus intelligents que les autres, dit Olivier. Les Juifs sont presque les seuls chez nous, avec qui un homme libre peut causer des choses neuves, des choses vivantes. Les autres s'immobilisent dans le passé, les choses mortes. Par malheur, ce passé n'existe pas pour les Juifs, ou du moins il n'est pas le même que pour nous. Avec eux, nous ne pouvons nous entretenir que d'aujourd'hui, avec ceux de notre race que d'hier. Vois l'activité juive, dans tous les ordres: commerce, industrie, enseignement, science, bienfaisance, œuvres d'art...

—Ne parlons pas de l'art, dit Christophe.

—Je ne dis pas que ce qu'ils font me soit toujours sympathique: c'est même odieux, souvent. Du moins, ils vivent et ils savent comprendre ceux qui vivent. Nous ne pouvons nous passer d'eux.

—Il ne faut rien exagérer, dit Christophe, gouailleur. Je saurais m'en passer.

—Tu saurais vivre, peut-être. Mais à quoi te servirait, si ta vie et ton œuvre restaient inconnues de tous, comme elles le seraient probablement sans eux? Sont-ce nos coreligionnaires qui viendraient à notre secours? Le Catholicisme laisse périr, sans un geste pour les défendre, les meilleurs de son sang. Tous ceux qui sont religieux du fond de l'âme, tous ceux qui donnent leur vie à la défense de Dieu,—s'ils ont eu l'audace de se détacher de la règle catholique et de s'affranchir de l'autorité de Rome,—aussitôt ils deviennent à l'indigne horde qui se dit catholique, non seulement indifférents, mais hostiles; elle fait le silence sur eux, elle les abandonne en proie aux ennemis communs. Un esprit libre, quelle que soit sa grandeur,—si, chrétien de cœur, il n'est pas chrétien d'obéissance,—qu'importe aux catholiques qu'il incarne ce qu'il y a de plus pur dans leur foi et de vraiment divin? Il n'est pas du troupeau, de la secte aveugle et sourde, qui ne pense point par soi-même. On le rejette, on se réjouit de le voir souffrir seul, déchiré par l'ennemi, appelant à l'aide ses frères, pour la foi desquels il meurt. Il y a dans le catholicisme d'aujourd'hui une puissance d'inertie meurtrière. Il pardonnerait plus aisément à ses ennemis qu'à ceux qui veulent le réveiller et lui rendre la vie... Que serions-nous, mon pauvre Christophe, quelle serait notre action, à nous, catholiques de race, qui nous sommes faits libres, sans une poignée de libres protestants et de Juifs? Les Juifs sont dans l'Europe d'aujourd'hui les agents les plus vivaces de tout ce qu'il y a de bien et de mal. Ils transportent au hasard le pollen de la pensée. N'as-tu pas eu en eux tes pires ennemis et tes amis de la première heure?

—Cela est vrai, dit Christophe; ils m'ont encouragé, soutenu, adressé les paroles qui raniment dans la lutte, en montrant qu'on est compris. Sans doute, de ces amis-là, bien peu me sont restés fidèles: leur amitié n'a été qu'un feu de paille. N'importe! C'est beaucoup que cette lueur passagère, dans la nuit. Tu as raison: ne soyons pas ingrats!

—Ne soyons pas inintelligents surtout, dit Olivier. N'allons pas mutiler notre civilisation déjà malade, en prétendant l'ébrancher de quelques-uns de ses rameaux les plus vivaces. Si le malheur voulait que les Juifs fussent chassés d'Europe, elle en resterait appauvrie d'intelligence et d'action, jusqu'au risque de la faillite complète. Chez nous particulièrement, dans l'état de la vitalité française, leur expulsion serait pour la nation une saignée plus meurtrière encore que l'expulsion des protestants au XVIIe siècle.—Sans doute, ils tiennent, en ce moment, une place sans proportion avec leur valeur réelle. Ils abusent de l'anarchie politique et morale d'aujourd'hui, qu'ils ne contribuent pas peu à accroître, par goût naturel, et parce qu'ils s'y trouvent bien. Les meilleurs, comme cet excellent Mooch, ont le tort d'identifier sincèrement les destinées de la France avec leurs rêves juifs, qui nous sont souvent plus dangereux qu'utiles. Mais on ne peut leur en vouloir de ce qu'ils rêvent de faire la France à leur image: c'est qu'ils l'aiment. Si leur amour est redoutable, nous n'avons qu'à nous défendre et à les tenir à leur rang, qui est, chez nous, le second. Non que je croie leur race inférieure à la nôtre:—( ces questions de suprématie de races sont niaises et dégoûtantes.)—Mais il est inadmissible qu'une race étrangère, qui ne s'est pas encore fondue avec la nôtre, ait la prétention de connaître mieux ce qui nous convient, que nous-mêmes. Elle se trouve bien en France: j'en suis fort aise; mais qu'elle n'aspire point à en faire une Judée! Un gouvernement intelligent et fort, qui saurait tenir les Juifs à leur place, ferait d'eux un des plus utiles instruments de la grandeur française; et il leur rendrait service, autant qu'à nous. Ces êtres hypernerveux, agités et incertains, ont besoin d'une loi qui les tienne et d'un maître sans faiblesse, mais juste, qui les mate. Les Juifs sont comme les femmes: excellents, quand on les tient en bride; mais leur domination, à celles-ci et à ceux-là, est exécrable; et ceux qui s'y soumettent donnent un spectacle ridicule.

Malgré leur mutuel amour et l'intuition qu'il leur donnait de l'âme de l'ami, il y avait en eux des choses que Christophe et Olivier n'arrivaient pas à bien comprendre, et qui même les choquaient. Dans les premiers temps de l'amitié, où chacun fait effort pour ne laisser subsister de lui que ce qui ressemble à son ami, ils ne s'en aperçurent pas. Mais peu à peu l'image des deux races revint flotter à la surface. Ils eurent de petits froissements, que leur tendresse ne réussissait pas toujours à éviter.

Ils s'égaraient dans des malentendus. L'esprit d'Olivier était un mélange de foi, de liberté, de passion, d'ironie, de doute universel, dont Christophe ne parvenait pas à saisir la formule. Olivier, de son côté, était choqué du manque de psychologie de Christophe; son aristocratie de vieille race intellectuelle souriait de la maladresse de cet esprit vigoureux, mais lourd et tout d'une pièce, qui ne savait pas s'analyser, et qui était la dupe des autres et de soi. La sentimentalité de Christophe, ses effusions bruyantes, sa facilité d'émotion, semblaient à Olivier quelquefois agaçantes et même légèrement ridicules. Sans parler d'un certain culte de la force, de cette conviction allemande en l'excellence morale du poing, Faustrecht, dont Olivier et son peuple avaient de bonnes raisons pour n'être pas persuadés.

Et Christophe ne pouvait souffrir l'ironie d'Olivier, qui l'irritait souvent jusqu'à la fureur; il ne pouvait souffrir sa manie de raisonner, son analyse perpétuelle, je ne sais quelle immoralité intellectuelle, surprenante chez un homme aussi épris qu'Olivier de la pureté morale, et qui avait sa source dans la largeur de son intelligence: car elle répugnait à toute négation, et se plaisait au spectacle des pensées opposées. Olivier regardait les choses, d'un point de vue en quelque sorte historique, panoramique; il avait un tel besoin de tout comprendre qu'il voyait à la fois le pour et le contre; et il les soutenait tour à tour, suivant qu'on soutenait devant lui la thèse opposée; il finissait par se perdre lui-même dans ses contradictions. À plus forte raison, déroutait-il Christophe. Cependant, ce n'était chez lui ni désir de contredire, ni penchant au paradoxe; c'était une nécessité impérieuse de justice et de bon sens: il était froissé par la sottise de tout parti pris; et il lui fallait réagir. La façon crue dont Christophe jugeait les actes et les hommes immoraux, en grossissant la réalité, choquait Olivier, qui, bien qu'aussi pur, n'était pas du même acier inflexible, mais se laissait tenter, teinter, toucher par les influences extérieures. Il protestait contre les exagérations de Christophe, et il exagérait en sens inverse. Journellement, ce travers d'esprit le conduisait à soutenir contre ses amis la cause de ses adversaires. Christophe se fâchait. Il reprochait à Olivier ses sophismes et son indulgence. Olivier souriait: il savait bien quelle absence d'illusions recouvrait cette indulgence; il savait que Christophe croyait à beaucoup plus de choses que lui, et qu'il les acceptait mieux! Mais Christophe, sans regarder ni à droite ni à gauche, fonçait, comme un sanglier. Il en avait surtout à la «bonté» parisienne.

—Le grand argument dont ils sont si fiers pour «pardonner» aux gredins, c'est, disait-il, que les gredins sont assez malheureux de l'être, ou qu'il sont irresponsables... Mais d'abord, il n'est pas vrai que ceux qui font le mal soient malheureux. C'est là une idée de morale en action, de mélodrames niais, d'optimisme stupide, comme celui qui s'étale béatement dans Scribe et dans Capus,—(Scribe et Capus, vos grands hommes parisiens, les artistes dont est digne votre société de bourgeois jouisseurs, hypocrites, enfantins, trop lâches pour oser regarder en face leur bassesse)... Un gredin peut très bien être un homme heureux. Il a même les plus grandes chances pour l'être. Et quant à son irresponsabilité, c'est une autre sottise. Ayez donc le courage de reconnaître que la Nature étant indifférente au bien et au mal, et parla même méchante, un homme peut être criminel et parfaitement sain. La vertu n'est pas une chose naturelle. Elle est l'œuvre de l'homme. Qu'il la défende! La société humaine a été bâtie par une poignée d'êtres plus forts et plus grands. Leur devoir est de ne pas laisser entamer leur ouvrage héroïque par la racaille au cœur de chien.

Ces pensées n'étaient pas, au fond, très différentes de celles d'Olivier; mais, par un secret instinct d'équilibre, il ne se sentait jamais aussi dilettante que quand il entendait des paroles de combat.

—Ne t'agite donc pas, ami, disait-il à Christophe. Laisse le monde mourir. Comme les compagnons du Décaméron, respirons en paix les jardins embaumés de la pensée, tandis qu'autour de la colline de cyprès, enguirlandés de roses, Florence est dévastée par la peste noire.

Il s'amusait pendant des journées à démonter l'art, la science, la pensée, pour en chercher les rouages cachés; il en arrivait à un pyrrhonisme, où rien de ce qui était n'était plus qu'une fiction de l'esprit, une construction en l'air, qui n'avait même pas l'excuse, comme les figures géométriques, d'être nécessaire à l'esprit. Christophe enrageait:

—La machine allait bien; pourquoi la démonter? Tu risques de la briser. Et te voilà bien avancé, après! Qu'est-ce que tu veux prouver? Que rien n'est rien? Parbleu! Je le sais bien. C'est parce que le néant nous envahit de toutes parts que je lutte. Rien n'existe?... Moi, j'existe. Il n'y a pas de raison d'agir?... Moi, j'agis. Ceux qui aiment la mort, qu'ils meurent s'ils veulent! Moi, je vis, je veux vivre. Ma vie sur un plateau de la balance, la pensée sur l'autre... Au diable, la pensée!...

Il se laissait emporter par sa violence; et, dans la discussion, il disait des paroles blessantes. À peine les avait-il dites qu'il en avait le regret. Il eût voulu les retirer; mais le mal était fait. Olivier était sensible; il avait l'épiderme facilement écorché; un mot rude, surtout de quelqu'un qu'il aimait, le déchirait. Il n'en disait rien par orgueil, il se repliait en soi. Il n'était pas sans voir non plus, chez son ami, de ces soudaines lueurs d'égoïsme inconscient, qui sont chez tout grand artiste. Il sentait qu'à certaines heures, sa vie ne valait pas cher pour Christophe, au prix d'une belle musique:—(Christophe ne prenait guère la peine de le lui cacher!)—Il le comprenait, il trouvait que Christophe avait raison; mais il était triste.

Et puis, Christophe avait dans sa nature toutes sortes d'éléments troubles, qui échappaient à Olivier et qui l'inquiétaient. C'étaient des bouffées brusques d'humour baroque et redoutable. Certains jours, il ne voulait pas parler; ou il avait des accès de malice diabolique, il cherchait à blesser. Ou bien, il disparaissait: on ne le revoyait plus de la journée et d'une partie de la nuit. Une fois, il resta deux jours de suite absent. Dieu sait ce qu'il faisait! Il ne le savait pas trop lui-même... En vérité, sa puissante nature, comprimée dans cette vie et ce logement étroits, comme dans une cage à poulets, était par moments sur le point d'éclater. La tranquillité de son ami le rendait enragé: il avait envie de lui faire du mal. Il lui fallait se sauver, se tuer de fatigue. Il battait les rues de Paris et la banlieue, en quête vaguement de quelque aventure, que parfois il trouvait; et il n'eût pas été fâché d'une mauvaise rencontre, qui lui permît de dépenser le trop-plein de sa force, dans une rixe... Olivier, avec sa pauvre santé et sa faiblesse physique, avait peine à comprendre. Christophe ne comprenait pas mieux. Il s'éveillait de ces égarements, comme d'un rêve éreintant,—un peu honteux, inquiet de ce qu'il avait fait et de ce qu'il pourrait encore faire. Mais la bourrasque de folie passée, il se retrouvait comme un grand ciel lavé après l'orage, pur de toute souillure, serein et souverain. Il redevenait plus tendre que jamais pour Olivier, et il se tourmentait du mal qu'il lui avait causé. Il ne s'expliquait plusieurs petites brouilles. Tous les torts n'étaient pas toujours de son côté; mais il ne s'en regardait pas comme moins coupable; il se reprochait la passion qu'il mettait à avoir raison: il pensait qu'il vaut mieux se tromper avec son ami, qu'avoir raison contre lui.

Leurs malentendus était surtout pénibles, lorsqu'ils se produisaient le soir, et que les deux amis devaient passer la nuit dans cette désunion, qui était pour tous deux un désarroi moral. Christophe se relevait pour écrire un mot, qu'il glissait sous la porte d'Olivier; et le lendemain, à son réveil, il lui demandait pardon. Ou même, dans la nuit, il frappait à sa porte: il n'aurait pu attendre au lendemain. Olivier ne dormait pas plus que lui. Il savait bien que Christophe l'aimait et n'avait pas voulu l'offenser; mais il avait besoin de le lui entendre dire. Christophe le disait: tout était effacé. Quel calme délicieux! Ils dormaient bien, après!

—Ah! soupirait Olivier, qu'il est difficile de se comprendre!

—Aussi, qu'est-il besoin de se comprendre toujours? disait Christophe. J'y renonce. Il n'y a qu'à s'aimer.

Ces petits froissements, qu'ils s'ingéniaient ensuite à guérir, avec une tendresse inquiète, les rendaient presque plus chers l'un à l'autre. Dans les moments de brouille, Antoinette reparaissait dans les yeux d'Olivier. Les deux amis se témoignaient des attentions féminines. Christophe ne laissait point passer la fête d'Olivier, sans la célébrer par une œuvre qui lui était dédiée, par des fleurs, un gâteau, un cadeau, achetés, Dieu sait comment!—(car l'argent manquait souvent dans le ménage.)—Olivier s'abîmait les yeux à recopier, la nuit, en cachette, les partitions de Christophe.

Les malentendus entre amis ne sont jamais bien graves, tant qu'un tiers ne s'interpose pas entre eux.—Mais cela ne pouvait manquer d'arriver: trop de gens, en ce monde, s'intéressent aux affaires des autres, afin de les embrouiller.

Olivier connaissait les Stevens, que Christophe fréquentait naguère; et il avait subi l'attraction de Colette. Si Christophe ne l'avait pas rencontré dans la petite cour de son ancienne amie, c'était qu'à ce moment Olivier, accablé par la mort de sa sœur, s'enfermait dans son deuil et ne voyait personne. Colette, de son côté, n'avait fait aucun effort pour le voir: elle aimait bien Olivier, mais elle n'aimait pas les gens malheureux; elle se disait si sensible que le spectacle de la tristesse lui était intolérable: elle attendait que celle d'Olivier fût passée. Lorsqu'elle apprit qu'il paraissait guéri et qu'il n'y avait plus de danger de contagion, elle se risqua à lui faire signe. Olivier ne se fit pas prier. Il était à la fois sauvage et mondain, facilement séduit; et il avait un faible pour Colette. Quand il annonça à Christophe son intention de retourner chez elle, Christophe, trop respectueux de la liberté de son ami pour exprimer un blâme, se contenta de hausser les épaules, et dit, d'un air railleur:

—Va, petit, si cela t'amuse.

Mais il se garda bien de l'y suivre. Il était décidé à ne plus avoir affaire avec ces coquettes. Non qu'il fût misogyne: il s'en fallait de beaucoup. Il avait une prédilection tendre pour les jeunes femmes qui travaillent, les petites ouvrières, employées, fonctionnaires, qu'on voit se hâter, le matin, toujours un peu en retard, à demi éveillées, vers leur atelier ou leur bureau. La femme ne lui paraissait avoir tout son sens que quand elle agissait, quand elle s'efforçait d'être par elle-même, de gagner son pain et son indépendance. Et elle ne lui paraissait même avoir qu'ainsi toute sa grâce, l'alerte souplesse des mouvements, l'éveil de tous ses sens, l'intégrité de sa vie et de sa volonté. Il détestait la femme oisive et jouisseuse: elle lui faisait l'effet d'un animal repu, qui digère et s'ennuie, dans des rêveries malsaines. Olivier, au contraire, adorait le far niente des femmes, leur charme de fleurs, qui ne vivent que pour être belles et parfumer l'air autour d'elles. Il était plus artiste, et Christophe plus humain. À l'encontre de Colette, Christophe aimait d'autant plus les autres qu'ils avaient plus de part aux souffrances du monde. Ainsi, il se sentait lié à eux par une compassion fraternelle.

Colette était surtout désireuse de revoir Olivier, depuis qu'elle avait appris son amitié avec Christophe: car elle était curieuse d'en savoir les détails. Elle gardait un peu rancune à Christophe de la façon dédaigneuse, dont il semblait l'avoir oubliée; et, sans désir de se venger—(cela n'en valait pas la peine),—elle eût été bien aise de lui jouer quelque tour. Jeu de chatte, qui mordille, afin qu'on fasse attention à elle. Enjôleuse, comme elle savait l'être, elle n'eut pas de peine à faire parler Olivier. Personne n'était plus clairvoyant que lui et moins dupe des gens, quand il en était loin; personne ne montrait plus de confiance naïve, quand il se trouvait en présence de deux aimables yeux. Colette témoignait un intérêt si sincère à son amitié pour Christophe qu'il se laissa aller à en raconter l'histoire, et même certains de leurs petits malentendus amicaux, qui lui semblaient plaisants, à distance, et où il s'attribuait tous les torts. Il confia aussi à Colette les projets artistiques de Christophe et quelques-uns de ses jugements,—qui n'étaient pas flatteurs,—sur la France et les Français. Toutes choses qui n'avaient pas grande importance, par elles-mêmes, mais que Colette se hâta de colporter, en les arrangeant à sa manière, autant afin d'en rendre le récit plus piquant, que par une malignité cachée, à l'égard de Christophe. Et comme le premier à recevoir ses confidences fut naturellement son inséparable Lucien Lévy-Cœur, qui n'avait aucune raison de les tenir secrètes, elles se répandirent et s'embellirent en route; elles prirent un tour de pitié ironique et un peu insultante pour Olivier, dont on fit une victime. Il semblait que l'histoire ne dût avoir d'intérêt pour personne, les deux héros étant fort peu connus; mais un Parisien s'intéresse toujours à ce qui ne le regarde pas. Si bien qu'un jour Christophe recueillit lui-même ces secrets de la bouche de Mme Roussin. Le rencontrant à un concert, elle lui demanda s'il était vrai qu'il se fût brouillé avec ce pauvre Olivier Jeannin; et elle s'informa de ses travaux, en faisant allusion à des choses qu'il croyait connues de lui seul et d'Olivier. Et lorsqu'il lui demanda de qui elle tenait ces détails, elle lui dit que c'était de Lucien Lévy-Cœur, qui les tenait lui-même d'Olivier.

Christophe fut assommé par ce coup. Violent et sans critique, il ne lui vint pas à l'idée de discuter l'invraisemblance de la nouvelle; il ne vit qu'une chose: ses secrets, confiés à Olivier, avaient été livrés à Lucien Lévy-Cœur. Il ne put rester au concert; il quitta la salle aussitôt. Autour de lui, c'était le vide. Il se disait: «Mon ami m'a trahi!...»

Olivier était chez Colette. Christophe ferma à clef la porte de sa chambre, pour qu'Olivier ne pût pas, ainsi qu'à l'ordinaire, causer un moment avec lui, lorsqu'il rentrerait. Il l'entendit en effet revenir, tâcher d'ouvrir la porte, lui chuchoter bonsoir à travers la serrure: il ne bougea point. Il était assis sur son lit, dans l'obscurité, la tête entre les mains, se répétant: «Mon ami m'a trahi!...»; et il resta ainsi, une partie de la nuit. C'est alors qu'il sentit combien il aimait Olivier; car il ne lui en voulait pas de sa trahison: il souffrait seulement. Celui qu'on aime a tout droit contre vous, même de ne plus vous aimer. On ne peut lui en vouloir, on ne peut que s'en vouloir d'être si peu digne d'amour, puisqu'il vous abandonne. Et c'est une peine mortelle.

Le lendemain matin, quand il vit Olivier, il ne parla de rien; il lui était odieux de faire des reproches,—reproches d'avoir abusé de sa confiance, d'avoir jeté ses secrets en pâture à l'ennemi:—il ne put dire un seul mot. Mais son visage parlait pour lui; il était hostile et glacé. Olivier en fut saisi; il n'y comprenait rien. Timidement, il essaya de savoir ce que Christophe avait contre lui. Christophe se détourna brutalement, sans répondre. Olivier, blessé à son tour, se tut, et dévora son chagrin, en silence. Ils ne se virent plus, de tout le jour.

Quand Olivier l'eût fait souffrir mille fois davantage, jamais Christophe n'eût rien fait pour se venger, à peine pour se défendre: Olivier lui était sacré. Mais l'indignation qu'il ressentait avait besoin de se décharger sur quelqu'un; et puisque ce ne pouvait être sur Olivier, ce fut sur Lucien Lévy-Cœur. Avec son injustice et sa passion habituelles, il lui attribua aussitôt la responsabilité de la faute qu'il prêtait à Olivier; et il y avait pour lui une souffrance de jalousie insupportable à penser qu'un homme de cette espèce avait pu lui enlever l'affection de son ami, comme il l'avait déjà évincé de l'amitié de Colette Stevens. Pour achever de l'exaspérer, le même jour, lui tomba sous les yeux un article de Lévy-Cœur, à propos d'une représentation de Fidelio. Il y parlait de Beethoven sur un ton de persiflage, et raillait agréablement son héroïne pour prix Montyon. Christophe voyait mieux que quiconque les ridicules de la pièce, et même certaines erreurs de la musique. Il n'avait pas toujours montré un respect exagéré pour les maîtres reconnus. Mais il ne se piquait point d'être toujours d'accord avec lui-même et d'une logique à la française. Il était de ces gens qui veulent bien relever les fautes de ceux qu'ils aiment, mais qui ne le permettent pas aux autres. C'était d'ailleurs tout autre chose de critiquer un grand artiste, si âprement que ce fût, à la façon de Christophe, par foi passionnée dans l'art, et même—(on pouvait dire)—par un amour intransigeant pour sa gloire, qui ne supportait point en lui la médiocrité,—ou de ne chercher dans ces critiques, comme faisait Lévy-Cœur, qu'à flatter la bassesse du public et à faire rire la galerie, aux dépens d'un grand homme. Puis, quelque libre que fût Christophe en ses jugements, il y avait une musique, qu'il avait tacitement réservée, et à laquelle il ne fallait point toucher: c'était celle qui était plus et mieux que de la musique, celle qui était une grande âme bienfaisante, où l'on puisait la consolation, la force et l'espérance. La musique de Beethoven était de celles-là. Voir un faquin l'outrager l'exaspéra. Ce n'était plus une question d'art, c'était une question d'honneur; tout ce qui donne du prix à la vie, l'amour, l'héroïsme, la vertu passionnée, y étaient engagés. On ne peut pas plus permettre qu'on y porte atteinte que si l'on entendait insulter la femme qu'on vénère et qu'on aime: il faut haïr et tuer... Que dire, quand l'insulteur était, de tous les hommes, celui que Christophe méprisait le plus!

Et le hasard voulut que, le soir, les deux hommes se trouvèrent face à face.

Pour ne pas rester seul avec Olivier, Christophe était allé, contre son habitude, à une soirée chez Roussin. On lui demanda de jouer. Il le fit à contre-cœur. Toutefois, au bout d'un instant, il s'était absorbé dans le morceau qu'il jouait, lorsque, levant les yeux, il aperçut à quelques pas, dans un groupe, les yeux ironiques de Lucien Lévy-Cœur, qui l'observaient. Il s'arrêta net, au milieu d'une mesure; et, se levant, il tourna le dos au piano. Il se fit un silence de gêne. Mme Roussin, surprise, vint à Christophe, avec un sourire forcé; et, prudemment,—n'étant pas très sûre que le morceau ne fût pas terminé,—elle lui demanda:

—Vous ne continuez pas, monsieur Krafft?

—J'ai fini, répondit-il sèchement.

À peine eut-il parlé qu'il sentit son inconvenance; mais au lieu de le rendre plus prudent, cela ne fit que l'exciter davantage. Sans prendre garde à l'attention railleuse de l'auditoire, il alla s'asseoir dans un coin du salon, d'ou il pouvait suivre les mouvements de Lévy-Cœur. Son voisin, un vieux général, à la figure rosée et endormie, avec des yeux bleu pâle, d'expression enfantine, se crut obligé de lui adresser des compliments sur l'originalité du morceau. Christophe s'inclinait, ennuyé, et il grognait des sons inarticulés. L'autre continuait de parler, excessivement poli, avec son sourire insignifiant et doux; et il aurait voulu que Christophe lui expliquât comment il pouvait jouer de mémoire tant de pages de musique. Christophe se demandait s'il ne jetterait pas d'une bourrade le bonhomme en bas du canapé. Il voulait entendre ce que disait Lévy-Cœur: il guettait un prétexte pour s'attaquer à lui. Depuis quelques minutes, il sentait qu'il allait faire une sottise: rien au monde n'aurait pu l'empêcher de la faire.—Lucien Lévy-Cœur expliquait à un cercle de dames, avec sa voix de fausset, les intentions des grands artistes et leurs secrètes pensées. Dans un silence, Christophe entendit qu'il parlait, avec des sous-entendus polissons, de l'amitié de Wagner et du roi Louis.

—Assez! cria-t-il, en frappant du poing la table, près de lui.

On se retourna avec stupeur. Lucien Lévy-Cœur, rencontrant le regard de Christophe, pâlit légèrement, et dit:

—Est-ce à moi que vous parlez?

—À toi, chien! fit Christophe.

Il se leva, d'un bond.

—Il faut donc que tu salisses tout ce qu'il y a de grand, au monde! continua-t-il avec fureur. À la porte, cabot, ou je te flanque par la fenêtre!

Il s'avançait vers lui. Les dames s'écartèrent, avec de petits cris. Il y eut quelque désordre. Christophe fut entouré aussitôt. Lucien Lévy-Cœur s'était à demi soulevé; puis, il reprit sa pose négligente dans son fauteuil. Appelant à voix basse un domestique qui passait, il lui remit une carte; et il continua l'entretien, comme si rien ne s'était passé; mais ses paupières battaient nerveusement, et ses yeux clignotants jetaient des regards de côté, pour observer les gens. Roussin s'était planté devant Christophe, et, le tenant par les revers de son habit, il le poussait vers la porte. Christophe, furieux et honteux, tête baissée, avait devant les yeux ce large plastron de chemise blanche, dont il comptait les boutons en brillants; et il sentait sur son visage le souffle du gros homme.

—Eh bien, mon cher, eh bien! disait Roussin, qu'est-ce qui vous prend? Qu'est-ce que ces façons? Observez-vous, sacrebleu! Savez-vous où vous êtes? Voyons, êtes-vous fou?

—Du diable si je remets les pieds chez vous! dit Christophe, en se dégageant. Et il gagna la porte.

Prudemment, on lui faisait place. Au vestiaire, un domestique lui présenta un plateau. Il y avait, dessus, la carte de Lucien Lévy-Cœur. Il la prit sans comprendre, la lut tout haut; puis, brusquement, il chercha dans ses poches en soufflant de colère; il en tira, après une demi-douzaine d'objets variés, trois ou quatre cartes froissées et salies:

—Tiens! Tiens! Tiens!—fit-il, en les jetant sur le plateau, si violemment qu'une d'elles tomba à terre.

Il sortit.

Olivier n'était au courant de rien. Christophe avait pris pour témoins les premiers venus: le critique musical Théophile Goujart, et un Allemand, le docteur Barth, privatdocent dans une université suisse, qu'il avait rencontré un soir dans une brasserie, et avec qui il avait lié connaissance, quoiqu'il eût peu de sympathie pour lui: mais ils pouvaient parler ensemble du pays. Après entente avec les témoins de Lucien Lévy-Cœur, l'arme choisie fut le pistolet. Christophe ignorait également toutes les armes, et Goujart lui dit qu'il ne ferait pas mal de venir avec lui à un tir pour prendre quelques leçons; mais Christophe s'y refusa; et, en attendant le lendemain, il se remit au travail.

Son travail était distrait. Il entendait bourdonner, comme dans un mauvais sommeil, une idée vague et fixe... «C'était désagréable, oui, désagréable... Quoi donc?—Ah! ce duel, demain... Plaisanterie! On ne se touche jamais... Cela se pourrait pourtant... Eh bien, après?... Après, mais justement, après... Un pressement de doigt de cet animal peut m'effacer de la vie... Allons donc! Oui, demain, dans deux jours, je pourrai être couché dans cette terre qui pue... Bah! ici ou ailleurs!... Ah! ça, est-ce que je serais lâche?—Non, mais il serait infâme de perdre dans une niaiserie le monde de pensée, que je sens grandir en moi... Au diable, ces luttes d'aujourd'hui, où l'on prétend égaliser les chances des adversaires! La belle égalité, que celle qui donne à la vie d'un drôle autant de prix qu'a la mienne! Que ne nous met-on en présence avec nos poings et des bâtons? Ce serait un plaisir. Mais cette froide fusillade!... Et naturellement, il sait tirer, et je n'ai jamais tenu un pistolet... Ils ont raison: il faut que j'apprenne... Il veut me tuer? C'est moi qui le tuerai.»

Il descendit. Il y avait un tir, à quelques pas de sa maison. Christophe demanda une arme, et se fit expliquer comment il fallait la tenir. Au premier coup, il faillit tuer le gérant; il recommença deux fois, trois fois, et ne réussit pas mieux; il s'impatienta: ce fut bien pis. Autour de lui, quelques jeunes gens regardaient et riaient. Il n'y faisait pas attention. Il s'obstina, si indifférent aux moqueries et si décidé à réussir que, comme il arrive toujours, on ne tarda pas à s'intéresser à cette patience maladroite; un des spectateurs lui donna des conseils. Lui, si violent d'habitude, écoutait, avec une docilité d'enfant: il luttait contre ses nerfs, qui faisaient trembler sa main; il se raidissait, les sourcils contractés; la sueur coulait sur ses joues; il ne disait pas un mot; mais, de temps en temps, il avait un sursaut de colère; puis, il se remettait à tirer. Il resta deux heures. Après deux heures, il mettait dans le but. Rien de plus saisissant que cette volonté domptant un corps rebelle. Elle inspirait le respect. Des railleurs du début, les uns étaient partis, les autres se turent peu à peu; et ils n'avaient pu se décider à abandonner le spectacle. Ils saluèrent amicalement Christophe, quand il partit.

En rentrant, Christophe trouva le bon Mooch, qui l'attendait, inquiet. Mooch avait appris l'altercation; il voulait savoir la cause de la querelle. Malgré les réticences de Christophe qui ne voulait pas accuser Olivier, il finit par deviner. Comme il était de sang-froid et qu'il connaissait les deux amis, il ne douta point qu'Olivier ne fût innocent de la petite trahison qui lui était imputée. Il se mit en quête, et n'eut pas de peine à découvrir que tout le mal venait des bavardages de Colette et de Lévy-Cœur. Il revint précipitamment en apporter la preuve à Christophe; il se figurait ainsi empêcher la rencontre. Ce fut tout le contraire: Christophe n'en conçut que plus de ressentiment contre Lévy-Cœur, quand il sut que, grâce à lui, il avait pu douter de son ami. Pour se débarrasser de Mooch, qui le conjurait de ne pas se battre, il promit tout ce que Mooch voulut. Mais son parti était pris. Il était joyeux, maintenant; c'était pour Olivier qu'il allait se battre. Ce n'était pas pour lui!

Une réflexion de l'un des témoins, tandis que la voiture montait l'allée à travers bois, réveilla brusquement l'attention de Christophe. Il chercha à lire ce qu'ils pensaient, et il constata qu'il leur était indifférent. Le professeur Barth calculait à quelle heure l'affaire serait finie, et s'il pourrait revenir à temps pour terminer encore dans la journée un travail commencé aux Manuscrits de la Bibliothèque Nationale. Des trois compagnons de Christophe, il était celui qui s'intéressait le plus à l'issue du combat, par amour-propre germanique. Goujart ne s'occupait ni de Christophe, ni de l'autre Allemand, et causait de sujets scabreux de physiologie égrillarde avec le docteur Jullien. Un jeune médecin toulousain, que Christophe avait eu naguère comme voisin de palier, et qui venait lui emprunter sa lampe à esprit de vin, son parapluie, ses tasses à café, qu'il rapportait invariablement cassés. Il lui donnait en échange des consultations gratuites, essayait sur lui des remèdes, et s'amusait de sa naïveté. Sous son impassibilité d'hidalgo castillan, somnolait une gouaillerie perpétuelle. Il était prodigieusement réjoui de cette aventure, qui lui paraissait burlesque; et d'avance, il escomptait les maladresses de Christophe. Il trouvait plaisant de faire cette promenade en voiture dans les bois, aux frais du brave Krafft.—C'était le plus clair des pensées du trio: ils envisageaient la chose comme une partie de plaisir, qui ne leur coûtait rien. Aucun n'attribuait la moindre importance au duel. Ils étaient d'ailleurs préparés, avec calme, à toutes les éventualités.

Ils arrivèrent au rendez-vous, avant les autres. Une petite auberge au fond des bois. Un endroit de plaisir, plus ou moins malpropre, où les Parisiens venaient laver leur honneur. Les haies étaient fleuries de pures églantines. À l'ombre des chênes au feuillage de bronze, de petites tables étaient dressées. À l'une, trois bicyclistes étaient assis: une femme plâtrée, en culotte, avec des chaussettes noires; et deux hommes en flanelle, abrutis par la chaleur, qui poussaient de temps en temps des grognements, comme s'ils avaient désappris de parler.

L'arrivée de la voiture souleva à l'auberge un petit brouhaha. Goujart, qui connaissait de longue date la maison et les gens, déclara qu'il se chargeait de tout. Barth entraîna Christophe sous une tonnelle, et commanda de la bière. L'air était exquisément tiède et rempli du bourdonnement des abeilles. Christophe oubliait pourquoi il était venu. Barth, vidant la bouteille, dit, après un silence:

—Je vois ce que je vais faire.

Il but, et continua:

—J'aurai encore le temps: j'irai à Versailles, après.

On entendait Goujart marchander aigrement avec la patronne le prix du terrain pour le combat. Jullien n'avait pas perdu son temps: en passant près des bicyclistes, il s'était extasié bruyamment sur les jambes nues de la femme; et il s'en était suivi un déluge d'apostrophes ordurières, où Jullien n'était pas en reste. Barth dit à mi-voix:

—Les Français sont ignobles. Frère, je bois à ta victoire.

Il choqua son verre contre le verre de Christophe. Christophe rêvait; des bribes de musique passaient dans son cerveau, avec le ronflement harmonieux des insectes. Il avait envie de dormir.

Les roues d'une autre voiture firent grésiller le sable de l'allée. Christophe aperçut la figure pâle de Lucien Lévy-Cœur, souriant comme toujours; et sa colère se réveilla. Il se leva, et Barth le suivit.

Lévy-Cœur, le cou serré dans une haute cravate, était mis avec une recherche qui faisait contraste avec la négligence de son adversaire. Après lui, descendirent le comte Bloch, un sportsman connu par ses maîtresses, sa collection de ciboires anciens, et ses opinions ultra-royalistes,—Léon Mouey, autre homme à la mode, député par littérature, et littérateur par ambition politique, jeune, chauve, rasé, figure hâve et bilieuse, le nez long, les yeux ronds, crâne d'oiseau,—enfin, le docteur Emmanuel, type de sémite très fin, bienveillant et indifférent, membre de l'Académie de médecine, directeur d'un hôpital, célèbre par de savants livres et par un scepticisme médical, qui lui faisait écouter avec une compassion ironique les doléances de ses malades, sans rien tenter pour les guérir.

Les nouveaux venus saluèrent courtoisement. Christophe répondit à peine, mais remarqua avec dépit l'empressement de ses témoins et les avances exagérées qu'ils firent aux témoins de Lévy-Cœur. Jullien connaissait Emmanuel, et Goujart connaissait Mouey; et ils s'approchèrent, souriants et obséquieux. Mouey les accueillit avec une froide politesse, et Emmanuel avec son sans-façon railleur. Quant au comte Bloch, resté près de Lévy-Cœur, d'un regard rapide il venait de faire l'inventaire des redingotes et au linge de l'autre camp, et il échangeait avec son client de brèves impressions bouffonnes, presque sans ouvrir la bouche,—calmes et corrects tous deux.

Lévy-Cœur attendait, très à l'aise, le signal du comte Bloch qui dirigeait le combat. Il considérait l'affaire comme une simple formalité. Excellent tireur, et connaissant parfaitement la maladresse de son adversaire, il n'aurait eu garde d'abuser de ses avantages et de chercher à l'atteindre, au cas bien improbable où les témoins n'eussent pas veillé à l'innocuité de la rencontre: il savait qu'il n'est pire sottise que de donner l'apparence de victime à un ennemi, qu'il est beaucoup plus sûr d'éliminer sans bruit. Mais Christophe, sa veste jetée, sa chemise ouverte sur son large cou et ses poignets robustes, attendait, le front baissé, les yeux durement fixés sur Lévy-Cœur, toute son énergie ramassée sur soi-même; la volonté du meurtre était implacablement inscrite sur tous les traits de son visage; et le comte Bloch, qui l'observait, pensait qu'il était heureux que la civilisation eût supprimé, autant que possible, les risques du combat.

Après que les deux balles eurent été échangées, de part et d'autre, naturellement sans résultat, les témoins s'empressèrent, félicitant les adversaires. L'honneur était satisfait.—Mais non Christophe. Il restait là, le pistolet à la main, ne pouvant croire que ce fût fini. Volontiers, il eût admis, comme au tir de la veille, que l'on restât à se fusiller jusqu'à ce qu'on mît dans le but. Quand il entendit Goujart lui proposer de tendre la main à son adversaire, qui chevaleresquement s'avançait à sa rencontre avec son sourire éternel, cette comédie l'indigna. Rageusement, il jeta son arme, bouscula Goujart, et se précipita sur Lévy-Cœur. On eut toutes les peines du monde à l'empêcher de continuer le combat, à coups de poing.

Les témoins s'étaient interposés, tandis que Lévy-Cœur s'éloignait. Christophe se dégagea de leur groupe, et, sans écouter leurs rires et leurs objurgations, il s'en alla à grands pas vers le bois, en parlant haut et faisant des gestes furieux. Il ne s'apercevait pas qu'il avait laissé sur le terrain son veston et son chapeau. Il s'enfonça dans la forêt. Il entendit ses témoins l'appeler, en riant; puis, ils se lassèrent, et ne s'inquiétèrent plus de lui. Un roulement de voitures qui s'éloignaient lui apprit bientôt qu'ils étaient partis. Il resta seul, au milieu des arbres silencieux. Sa fureur était tombée. Il se jeta par terre, et se vautra dans l'herbe.

Peu après, Mooch arrivait à l'auberge. Il était, depuis le matin, à la poursuite de Christophe. On lui dit que son ami était dans les bois. Il se mit à sa recherche. Il battit les taillis, il l'appela à tous les échos, et il revenait bredouille, quand il l'entendit chanter; il s'orienta d'après la voix, et il finit par le trouver dans une petite clairière, les quatre fers en l'air, se roulant comme un veau. Lorsque Christophe le vit, il l'interpella joyeusement, il l'appela «son vieux Moloch», il lui raconta qu'il avait troué son adversaire, de part en part, comme un tamis; il le força à jouer à saute-mouton avec lui, il le força à sauter; et il lui assénait des tapes énormes, en sautant. Mooch, bon enfant, s'amusait presque autant que lui, malgré sa maladresse.—Ils revinrent à l'auberge, bras dessus, bras dessous, et ils reprirent à la gare voisine le train pour Paris.

Olivier ignorait tout. Il fut surpris de la tendresse de Christophe: il ne comprenait rien à ces revirements. Le lendemain seulement, il apprit par les journaux que Christophe s'était battu. Il en fut presque malade, en pensant au danger que Christophe avait couru. Il voulut savoir pourquoi ce duel. Christophe se refusait à parler. À force d'être harcelé, il dit, en riant:

—Pour toi.

Olivier ne put en tirer une parole de plus. Mooch raconta l'histoire. Olivier, atterré, rompit avec Colette, et supplia Christophe de lui pardonner son imprudence. Christophe, incorrigible, lui récita un vieux dicton français, en l'arrangeant malignement à sa façon pour faire enrager le bon Mooch, qui assistait, tout heureux, au bonheur des deux amis:

—Mon petit, cela t'apprendra à te méfier...

De fille oiseuse et languarde,
De Juif patelin papelard,
D'ami fardé.
D'ennemi familier,
Et de vin éventé,

Libera nos, Domine!

L'amitié était retrouvée. La menace de la perdre, qui l'avait effleurée, ne faisait que la rendre plus chère. Les légers malentendus s'étaient évanouis; les différences mêmes entre les deux amis étaient un attrait de plus. Christophe embrassait dans son âme l'âme des deux patries, harmonieusement unies. Il se sentait le cœur riche et plein; cette abondance heureuse se traduisait, comme à l'ordinaire chez lui, par un ruisseau de musique.

Olivier s'en émerveillait. Avec son excès de critique, il n'était pas loin de croire que la musique, qu'il adorait, avait dit son dernier mot. Il était hanté de l'idée maladive qu'à un certain degré du progrès succède fatalement la décadence; et il tremblait que le bel art, qui lui faisait aimer la vie, ne s'arrêtât tout d'un coup, tari, bu par le sol. Christophe s'égayait de ces pensées pusillanimes. Par esprit de contradiction, il prétendait que rien n'avait été fait avant lui, que tout restait à faire. Olivier lui alléguait l'exemple de la musique française, qui semble parvenue à un point de perfection et de civilisation finissante, au delà duquel il n'y a plus rien. Christophe haussait les épaules:

—La musique française?... Il n'y en a pas eu encore... Et pourtant, que de belles choses vous avez à dire, dans le monde! Il faut que vous ne soyez guère musiciens, pour ne vous en être pas avisés. Ah! si j'étais Français!...

Et il lui énuméra tout ce qu'un Français pourrait écrire:

—Vous vous guindez à des genres qui ne sont pas faits pour vous, et vous ne faites rien de ce qui répond à votre génie. Vous êtes le peuple de l'élégance, de la poésie mondaine, de la beauté dans les gestes, les pas, les attitudes, la mode, les costumes, et vous n'écrivez plus de ballets, vous qui auriez pu créer un art inimitable de la danse poétique...—Vous êtes le peuple du rire intelligent, et vous ne faites plus d'opéras-comiques, ou vous laissez ce genre a des sous-musiciens. Ah! si j'étais Français, j'orchestrerais Rabelais, je ferais des épopées bouffes...—Vous êtes un peuple de romanciers, et vous ne faites pas de romans en musique: (car je ne compte pas pour tels les feuilletons de Gustave Charpentier). Vous n'utilisez pas vos dons d'analyse des âmes, votre pénétration des caractères. Ah! si j'étais Français, je vous ferais des portraits en musique... (Veux-tu que je te crayonne la petite, assise en bas, dans le jardin, sous les lilas?)... Je vous écrirais du Stendhal pour quatuor à cordes...—Vous êtes la première démocratie de l'Europe, et vous n'avez pas de théâtre du peuple, pas de musique du peuple. Ah! si j'étais Français, je mettrais en musique votre Révolution: le 14 juillet, le 10 août, Valmy, la Fédération, je mettrais le peuple en musique! Non pas dans le genre faux des déclamations wagnériennes. Je veux des symphonies, des chœurs, des danses. Pas de discours! J'en suis las. Silence aux mots! Brosser à larges traits, en de vastes symphonies avec chœurs, d'immenses paysages, des épopées Homériques et Bibliques, le feu, la terre et l'eau et le ciel lumineux, la fièvre qui gonfle les cœurs, la poussée des instincts, des destins d'une race, le triomphe du Rythme, empereur du monde, qui asservit les millions d'hommes et qui lance leurs armées à la mort... La musique partout, la musique dans tout! Si vous étiez musiciens, vous auriez de la musique pour chacune de vos fêtes publiques, pour vos cérémonies officielles, pour vos corporations ouvrières, pour vos associations d'étudiants, pour vos fêtes familiales... Mais, avant tout, avant tout, si vous étiez musiciens, vous feriez de la musique pure, de la musique qui ne veut rien dire, de la musique qui n'est bonne à rien, â rien qu'à réchauffer, à respirer, à vivre. Faites-moi du soleil! Sat prata... (comment est-ce que tu dis cela en latin?)... Il a assez plu chez vous. Je m'enrhume dans votre musique. On ne voit pas clair: rallumez vos lanternes... Vous vous plaignez aujourd'hui des porcherie italiennes, qui envahissent vos théâtres, conquièrent votre public, vous mettent à la porte de chez vous? C'est votre faute! Le public est fatigué de votre art crépusculaire, de vos neurasthénies harmoniques, de votre pédantisme contrapuntique. Il va où est la vie, grossière ou non,—la vie! Pourquoi vous en retirez-vous? Votre Debussy est un grand artiste; mais il vous est malsain. Il est complice de votre torpeur. Vous auriez besoin qu'on vous réveillât rudement.

—Tu veux nous administrer du Strauss?

—Pas davantage. Celui-là achèverait de vous démolir. Il faut avoir l'estomac de mes compatriotes pour supporter ces intempérances de boisson. Et ils ne les supportent même pas... La Salomé de Strauss!... Un chef-d'œuvre... Je ne voudrais pas l'avoir écrit... Je songe à mon pauvre vieux grand-père et à mon oncle Gottfried, lorsqu'ils me parlaient, sur quel ton de respect et d'amour attendri, du bel art des sons!... Disposer de ces divines puissances, et en faire un tel usage!... Un météore incendiaire! Une Ysolde, prostituée juive. La luxure douloureuse et bestiale. La frénésie du meurtre, du viol, de l'inceste, du crime, qui gronde au fond de la décadence allemande... Et, chez vous, le spasme du suicide voluptueux, qui râle dans votre décadence française... Ici, la bête; et là, la proie. Où, l'homme?... Votre Debussy est le génie du bon goût; Strauss, le génie du mauvais. Le premier est bien fade. Le second, bien déplaisant. L'un est un étang d'argent, qui se perd dans les roseaux et qui dégage un arôme de fièvre. L'autre, un torrent bourbeux... ah! le relent de bas italianisme, de néo-Meyerbeer, les ordures de sentiment qui roulent sous cette écume!... Un chef-d'œuvre odieux! Salomé, fille d'Ysolde... Et de qui Salomé sera-t-elle mère, à son tour?

—Oui, dit Olivier, je voudrais être d'un demi-siècle en avant. Il faudra bien que cette course à l'abîme finisse, d'une façon ou de l'autre: que le cheval s'arrête, ou qu'il tombe. Alors, nous respirerons. Dieu merci, la terre ne cessera pas de fleurir, avec ou sans musique. Qu'avons-nous à faire de cet art inhumain!... L'Occident se brûle... Bientôt... Bientôt... Je vois d'autres lumières qui se lèvent, du fond de l'Orient.

—Laisse-moi tranquille avec ton Orient! dit Christophe. L'Occident n'a pas dit son dernier mot. Crois-tu que j'abdique, moi? J'en ai encore pour des siècles. Vive la vie! Vive la joie! Vive le combat contre notre destin! Vive l'amour, qui gonfle le cœur! Vive l'amitié, qui réchauffe notre foi,—l'amitié, plus douce que l'amour! Vive le jour! Vive la nuit! Gloire au soleil! Laus Deo, au Dieu du rêve et de l'action, au Dieu qui créa la musique! Hosannah!...

Là-dessus, il se mit à sa table, et écrivit tout ce qui lui passait par la tête, sans plus penser à ce qu'il venait de dire.

Christophe était alors dans un équilibre parfait de toutes les forces de son être. Il ne s'embarrassait pas de discussions esthétiques sur la valeur de telle ou telle forme musicale, ni de recherches raisonnées pour créer du nouveau; il n'avait même pas besoin de se mettre en peine pour trouver des sujets à traduire en musique. Tout lui était bon. Le flot de musique s'épanchait, sans que Christophe sût quel sentiment il exprimait. Il était heureux, voilà tout, heureux de se répandre, heureux de sentir battre en lui le pouls de la vie universelle.

Cette joie et cette plénitude se communiquaient à son entourage.

La maison au jardin fermé était trop petite pour lui. Il y avait bien l'échappée sur le parc du couvent voisin, avec la solitude de ses grandes allées et ses arbres centenaires; mais c'était trop beau pour durer. On était en train de construire, en face de la fenêtre de Christophe, une maison à six étages, qui supprimait la vue et achevait le blocus autour de lui. Il avait l'agrément d'entendre grincer des poulies, gratter des pierres, et clouer des planches, tous les jours, du matin au soir. Il retrouva, parmi les ouvriers, son ami le couvreur, avec qui il avait fait connaissance naguère, sur le toit. Ils échangeaient de loin des signes d'intelligence. Même, l'ayant rencontré dans la rue, il le mena chez le marchand de vin, et ils burent ensemble, à l'étonnement d'Olivier, un peu scandalisé. Il s'amusait du bagout drolatique de l'homme et de son inaltérable bonne humeur. Mais il ne l'en maudissait pas moins, lui et sa bande d'industrieux animaux, qui élevaient un barrage devant sa maison, et lui volaient sa lumière. Olivier ne se plaignait pas trop; il s'accommodait d'un horizon muré: c'était comme le poêle de Descartes, d'où la pensée comprimée jaillit vers le ciel libre. Mais Christophe avait besoin d'air. Confiné dans cet étroit espace, il se dédommageait, en se mêlant aux âmes de ceux qui l'entouraient. Il les buvait. Il les mettait en musique. Olivier lui disait qu'il avait l'air d'un amoureux.

—Si je l'étais, répondait Christophe, je ne verrais plus rien, je n'aimerais plus rien, rien ne m'intéresserait, en dehors de mon amour.

—Alors, qu'est-ce que tu as?

—Je suis bien portant, j'ai faim.

—Heureux Christophe! soupirait Olivier, tu devrais bien nous passer un peu de ton appétit.

La santé est contagieuse,—comme la maladie. Le premier à en éprouver le bienfait fut Olivier. La force était ce qui lui manquait le plus. Il se retirait du monde, parce que les vulgarités du monde l'écœuraient. Avec une vaste intelligence et des dons artistiques peu communs, il était trop délicat pour faire un grand artiste. Le grand artiste n'est pas un dégoûté; la première loi pour tout être sain, est de vivre: d'autant plus impérieuse, quand il est un génie: car il vit davantage. Olivier fuyait la vie; il se laissait flotter dans un monde de fictions poétiques sans corps, sans chair, sans réalité. Il était de cette élite, qui, pour trouver la beauté, a besoin de la chercher dans les temps qui ne sont plus, ou dans ceux qui n'ont jamais été. Comme si la boisson de vie n'était pas aussi enivrante, aujourd'hui qu'autrefois! Mais les âmes fatiguées répugnent au contact direct de la vie; elles ne la peuvent supporter qu'à travers le voile de mirages que tisse l'éloignement du passé et les paroles mortes de ceux qui furent autrefois des vivants.—L'amitié de Christophe arrachait Olivier peu à peu à ces Limbes de l'art. Le soleil s'infiltrait dans les retraites de son âme.

L'ingénieur Elsberger était aussi touché par la contagion de l'optimisme de Christophe. On ne remarquait pourtant pas un changement dans ses habitudes: elles étaient invétérées; et il ne fallait pas compter que son humeur devînt assez entreprenante, pour lui faire quitter la France et chercher fortune ailleurs. C'eût été trop demander. Mais il sortait de son atonie; il reprenait goût à des recherches, à des lectures, à des travaux scientifiques, qu'il avait laissés de côté depuis longtemps. On l'eût bien étonné, si on lui avait dit que Christophe était pour quelque chose dans ce réveil d'intérêt à son métier; et le plus étonné eût été certainement Christophe.

De toute la maison, ceux avec qui il se lia le plus vite furent le petit ménage du second. Plus d'une fois, en passant devant leur porte, il avait prêté l'oreille aux sons du piano, dont la jeune Mme Arnaud jouait avec goût, lorsqu'elle était seule. Là-dessus, il leur envoya des billets pour son concert. Ils l'en remercièrent avec effusion. Depuis, il allait de temps en temps chez eux, le soir. Jamais il n'avait pu réentendre la jeune femme: elle était trop timide pour jouer devant quelqu'un; même quand elle était seule, maintenant qu'elle savait qu'on pouvait l'entendre de l'escalier, elle mettait la sourdine. Mais Christophe leur faisait de la musique; et ils en causaient longuement. Les Arnaud apportaient à ces entretiens une jeunesse de cœur qui l'enchantait. Il ne croyait pas qu'il fût possible à des Français d'aimer tant la musique.

—C'est, disait Olivier, que tu n'as vu jusqu'ici que les musiciens.

—Je sais bien, répondait Christophe, que les musiciens sont ceux qui aiment le moins la musique; mais tu ne me feras pas croire que les gens de votre sorte soient légion en France.

—Quelques milliers.

—Alors, c'est une épidémie, une mode toute récente?

—Ce n'est pas une mode, dit Arnaud. «Celuy, lequel oyant un doux accord d'instrumens ou la douceur de la voyx naturelle, ne s'en réjouist point, ne s'en esmeut point, et de teste en pied, n'en tressault point, comme doucement ravy, et si ne scay comment dérobé hors de soy, c'est signe qu'il a l'âme tortue, vicieuse, et dépravée, et duquel il se faut donner garde comme de celui qui n'est point heureusement né...»

—Je connais cela, dit Christophe: c'est de mon ami Shakespeare.

—Non, dit Arnaud doucement, c'est de notre Ronsard, qui vivait avant lui. Vous voyez que la mode n'est pas d'hier, en France.

Qu'on aimât la musique en France étonnait encore moins Christophe que le fait qu'on y aimât, à peu de choses près, la même musique qu'en Allemagne. Dans le monde des artistes et des snobs parisiens, qu'il avait vus d'abord, il était de bon ton de traiter les maîtres allemands en étrangers de distinction, que l'on ne se refusait pas à admirer, mais qu'on tenait à distance: on ironisait volontiers la lourdeur d'un Gluck, la barbarie d'un Wagner; on leur opposait la finesse française. Et de fait, Christophe avait fini par douter qu'un Français pût comprendre les œuvres allemandes, à la façon dont on les exécutait en France. Il était revenu scandalisé d'une représentation de Gluck: ces ingénieux Parisiens ne s'étaient-ils pas avisés de maquiller le terrible vieux! Ils le paraient, ils l'enrubannaient, ils ouataient ses rythmes, ils attifaient sa musique de teintes impressionnistes, de perversités lascives... Pauvre Gluck! que restait-il de son éloquence du cœur, de sa pureté morale, de sa douleur toute nue? Était-ce qu'un Français ne pouvait les sentir?—Or, Christophe voyait maintenant l'amour profond et tendre de ses nouveaux amis pour ce qu'il y a de plus intime dans l'âme germanique, dans les vieux lieder, dans les classiques allemands. Et il leur demandait s'il n'était donc pas vrai que ces Allemands leur fussent des étrangers, et qu'un Français ne pût aimer que les artistes de sa race.

—Ce n'est pas vrai! protestaient-ils. Ce sont nos critiques qui se permettent de parler en notre nom. Comme ils suivent toujours la mode, ils prétendent que nous la suivions aussi. Mais nous ne nous inquiétons pas plus d'eux qu'ils ne s'inquiètent de nous. Voilà de plaisants animaux qui veulent nous apprendre ce qui est, ou n'est pas français! À nous, Français de la vieille France!... Ils viennent nous enseigner que notre France est dans Rameau,—ou dans Racine,—et qu'elle n'est pas autre part! Comme si Beethoven, Mozart et Gluck ne venaient pas s'asseoir à notre foyer, veiller avec nous au chevet de nos aimés, partager nos peines, ranimer nos espoirs, ... comme s'ils n'étaient pas devenus de notre famille! Si l'on osait dire ce qu'on pense, ce serait bien plutôt tel artiste français, prôné par nos critiques parisiens, qui serait pour nous un étranger.

—La vérité, dit Olivier, c'est que, s'il y a des frontières en art, elles sont moins des barrières de races que des barrières de classes. Je ne sais pas s'il y a un art français et un art allemand; mais il y a un art des riches, et un art de ceux qui ne le sont pas. Gluck est un grand bourgeois, il est de notre classe. Tel artiste français, que je m'abstiendrai de nommer, n'en est point: bien qu'il soit né bourgeois, il a honte de nous, il nous renie; et nous, nous le renions.

Olivier disait vrai. Plus Christophe apprenait à connaître les Français, plus il était frappé des ressemblances entre les braves gens de France et ceux d'Allemagne. Les Arnaud lui rappelaient son cher vieux Schulz, avec son amour si pur, si désintéressé de l'art, son oubli de soi-même, sa dévotion au beau. Et il les aimait, en souvenir de lui.

En même temps qu'il constatait l'absurdité des frontières morales entre les bonnes gens des races différentes, Christophe vit l'absurdité des frontières entre les pensées différentes des bonnes gens d'une même race. Grâce à lui, et sans qu'il l'eût cherché, deux des hommes qui semblaient le plus loin de se comprendre, l'abbé Corneille et M. Watelet, firent connaissance.

Christophe leur empruntait des livres à tous deux, et, avec un sans-gêne qui choquait Olivier, il les prêtait de l'un à l'autre. L'abbé Corneille n'en était pas scandalisé: il avait l'intuition des âmes; et, sans en avoir l'air, il lisait dans celle de son jeune voisin ce qu'elle avait, à son insu, de religieux. Un volume de Kropotkine, emprunté à M. Watelet, et qu'ils aimaient tous trois, pour des raisons diverses, commença le rapprochement. Le hasard fit qu'un jour ils se trouvèrent ensemble, chez Christophe. Christophe craignait d'abord quelque parole désobligeante entre ses hôtes. Tout au contraire, ils se témoignèrent une courtoisie parfaite. Ils causèrent de sujets sans danger: de leurs voyages, de leur expérience des hommes. Et ils se découvrirent tous deux pleins de mansuétude, d'esprit évangélique, d'espérances chimériques, malgré toutes leurs raisons de désespérer. Ils se prirent l'un pour l'autre d'une sympathie, mêlée de quelque ironie. Sympathie très discrète. Jamais il n'était question entre eux du fond de leurs croyances. Ils se voyaient rarement, et ne le cherchaient point; mais quand ils se rencontraient, ils avaient plaisir à se voir.

Des deux, le moins indépendant n'était pas l'abbé Corneille. Christophe ne s'y fût pas attendu. Il apercevait peu à peu la grandeur de cette pensée religieuse et libre, ce puissant et serein mysticisme, sans fièvre, qui pénétrait toutes les pensées du prêtre, tous les actes de sa vie journalière, tout son spectacle de l'univers—qui le faisait vivre en Christ, ainsi que, d'après sa croyance, Christ avait vécu en Dieu.

Il ne niait rien, aucune force de vie. Pour lui, toutes les Écritures, anciennes et modernes, religieuses et laïques, de Moïse à Berthelot, étaient certaines, étaient divines, étaient l'expression de Dieu. L'Écriture sainte en était seulement l'exemplaire le plus riche, comme l'Église était l'élite la plus haute des frères unis en Dieu; mais ni l'une ni l'autre n'enfermait l'esprit dans une vérité immobile. Le christianisme, c'était Christ vivant. L'histoire du monde n'était que l'histoire de l'agrandissement perpétuel de l'idée de Dieu. La chute du Temple juif, la ruine du monde païen, l'échec des Croisades, le soufflet de Boniface VIII, Galilée qui rejeta la terre dans l'espace vertigineux, les infiniment petits plus puissants que les grands, la fin des royautés et celle des Concordats, tout cela désorientait pour un temps les consciences. Les uns s'attachaient désespérément à ce qui tombait; les autres prenaient une planche, au hasard, et allaient à la dérive. L'abbé Corneille se demandait seulement: «Où sont les hommes? Où est ce qui les fait vivre?» Car il croyait: «Où est la vie, est Dieu.»—Et c'est pourquoi il avait de la sympathie pour Christophe.

De son côté, Christophe avait plaisir à réentendre la belle musique, qu'est une grande âme religieuse. Elle éveillait en lui de lointains et profonds échos. Par ce sentiment de réaction perpétuelle, qui, chez les natures vigoureuses, est un instinct de vie, l'instinct même de la conservation, le coup de rame qui rétablit l'équilibre menacé et imprime à la barque un nouvel élan,—l'excès du doute et l'écœurement du sensualisme parisien avaient, depuis deux ans, ressuscité Dieu dans le cœur de Christophe. Non pas qu'il crût en lui. Il le niait. Mais il en était plein. L'abbé Corneille lui disait, en souriant, que comme le bon géant, son patron, il portait Dieu, sans le savoir.

—D'où vient alors que je ne le voie pas? demandait Christophe.

—Vous êtes comme des milliers d'autres: vous le voyez, tous les jours, sans vous douter que c'est lui. Dieu se révèle à tous, sous des formes diverses,—aux uns, dans leur vie ordinaire, comme à saint Pierre en Galilée,—aux autres, (à votre ami M. Watelet), ainsi qu'à saint Thomas, dans les plaies et dans les misères à guérir,—à vous, dans la dignité de votre idéal: Noli me tangere... Un jour, vous le reconnaîtrez.

—Jamais je n'abdiquerai, dit Christophe. Je suis libre.

—Vous n'en êtes que davantage avec Dieu, répliquait tranquillement le prêtre.

Mais Christophe n'admettait pas qu'on fît de lui un chrétien malgré lui. Il se défendait avec une ardeur naïve, comme s'il pouvait y avoir la moindre importance à ce qu'on attachât à ses pensées une étiquette, ou bien une autre. L'abbé Corneille l'écoutait avec un peu d'ironie ecclésiastique, à peine perceptible, et beaucoup de bonté. Il avait une patience inaltérable, qui reposait sur l'habitude de sa foi. Les épreuves de l'Église actuelle l'avaient trempée; tout en jetant sur lui une grande mélancolie, et bien qu'elles l'eussent fait passer par de douloureuses crises morales, elles ne l'atteignaient pas, au fond. Certes, il était cruel de se voir opprimé par ses chefs, ses démarches épiées par les évêques, guettées par les libres penseurs qui cherchaient à exploiter ses pensées, à se servir de lui contre sa foi, également incompris et traqué par ses coreligionnaires et par les ennemis de sa religion. Impossible de résister: car il faut se soumettre. Impossible de se soumettre, du cœur: car on sait que l'autorité se trompe. Angoisse de ne pas parler. Angoisse de parler et d'être faussement interprété. Sans compter les autres âmes dont on est responsable, ceux qui attendent de vous un conseil, une aide, et que l'on voit souffrir... L'abbé Corneille souffrait pour eux et pour lui, mais il se résignait. Il savait combien peu comptent les jours d'épreuves, dans la longue histoire de l'Église.—Seulement, à se replier dans sa résignation muette, il s'anémiait lentement, il prenait une timidité, une peur de parler, qui lui rendait pénible la moindre démarche, et peu à peu l'enveloppait d'une torpeur de silence. Il s'y sentait tomber avec tristesse, mais sans réagir. La rencontre de Christophe lui fut d'un grand secours. La juvénile ardeur, l'intérêt affectueux et naïf que son voisin lui témoignait, ses questions parfois indiscrètes, lui faisait du bien. Christophe le forçait à rentrer dans la compagnie des vivants.

Aubert, l'ouvrier électricien, se rencontra avec lui chez Christophe. Il fit un haut-le-corps, quand il vit le prêtre. Il eut peine à cacher sa répulsion. Même quand ce premier sentiment fut vaincu, il lui en resta un malaise, à se trouver avec cet homme enjuponné, qui était pour lui un être indéfinissable. Toutefois, le plaisir qu'il avait à causer avec des gens bien élevés l'emporta sur son anticléricalisme. Il était surpris du ton affable qui régnait entre M. Watelet et l'abbé Corneille; il ne l'était pas moins de voir un prêtre démocrate, et un révolutionnaire aristocrate: cela renversait toutes ses idées reçues. Il cherchait vainement dans quelles catégories il pourrait les classer; car il avait besoin de classer les gens, pour les comprendre. Il n'était pas facile de trouver un compartiment où ranger la paisible liberté de ce prêtre, qui avait lu Anatole France et Renan, et qui en parlait tranquillement, avec justice et justesse. En matière de science, l'abbé Corneille avait pour règle de se laisser conduire par ceux qui savaient, plus que par ceux qui commandaient. Il honorait l'autorité; mais elle n'était pas, pour lui, du même ordre que la science. Chair, esprit, charité: les trois ordres, les trois degrés de l'échelle divine, l'échelle de Jacob.—Naturellement, le brave Aubert était bien loin de soupçonner un tel état d'esprit. L'abbé Corneille disait doucement à Christophe que Aubert lui rappelait des paysans français, qu'il avait vus. Une jeune Anglaise leur demandait son chemin. Elle leur parlait anglais. Ils écoutaient sans comprendre. Puis, ils parlaient français. Elle ne comprenait pas. Alors, ils la regardaient avec pitié, hochaient la tête, et disaient, en reprenant leur travail:

—C'est-y-malheureux, tout de même! Une si belle fille!...

Dans les premiers temps, Aubert, intimidé par la science et les manières distinguées du prêtre et de M. Watelet, se tut, buvant leur conversation. Peu à peu, il s'y mêla, cédant au plaisir naïf qu'il avait à s'entendre parler. Il étala son idéologie vague. Les deux autres l'écoutaient poliment, avec un petit sourire intérieur. Aubert, ravi, ne s'en tint pas là; il usa, et bientôt il abusa de l'inépuisable patience de l'abbé Corneille. Il lui lut ses élucubrations. Le prêtre écoutait, résigné; cela ne l'ennuyait pas trop: car il écoutait moins les paroles que l'homme. Et puis, comme il disait à Christophe, qui le plaignait:

—Bah! j'en entends bien d'autres!

Aubert était reconnaissant à M. Watelet et à l'abbé Corneille; et tous trois, sans beaucoup s'inquiéter de se comprendre mutuellement, arrivaient à s'aimer, sans trop savoir pourquoi. Ils étaient surpris de se trouver si proches l'un de l'autre. Ils ne l'eussent jamais pensé.—Christophe les unissait.

Il avait d'innocentes alliées dans les trois enfants, les deux petites Elsberger, et la fillette adoptive de M. Watelet. Il était devenu leur ami. Il avait peine de l'isolement où elles vivaient. À force de parler à chacune de la petite voisine inconnue, il leur donna le désir irrésistible de se voir. Elles s'adressaient des signaux par les fenêtres; elles échangeaient des mots furtifs dans l'escalier. Elles firent tant, secondées par Christophe, qu'elles obtinrent la permission de se rencontrer au Luxembourg. Christophe, heureux du succès de son astuce, alla les y voir, la première fois qu'elles furent ensemble; il les trouva gauches, empruntées, ne sachant que faire d'un bonheur si nouveau. Il les dégela en un instant, il inventa des jeux, des courses, une chasse; il y fit sa partie avec autant de passion que s'il avait dix ans; les promeneurs jetaient un coup d'œil amusé sur ce grand garçon, qui courait en poussant des cris, et tournait autour des arbres, poursuivi par trois petites filles. Et comme les parents, toujours soupçonneux, se montraient peu disposés à ce que ces parties au Luxembourg se renouvelassent souvent,—(car ils ne pouvaient les surveiller d'assez près)—Christophe trouva moyen de faire inviter les enfants à jouer dans le jardin même de la maison, par le commandant Chabran, qui habitait au rez-de-chaussée.

Le hasard l'avait mis en relations avec lui:—(le hasard sait trouver ceux qui savent s'en servir).—La table de travail de Christophe était près de sa fenêtre. Le vent emporta quelques feuilles de musique dans le jardin d'en bas. Christophe courut les chercher, nu-tête, débraillé, comme il était. Il pensait avoir affaire à un domestique. Ce fut la jeune fille qui lui ouvrit. Un peu interloqué, il lui exposa l'objet de sa visite. Elle sourit, et le fit entrer; ils allèrent dans le jardin. Après qu'il eut ramassé ses papiers, il s'esquivait, et elle le reconduisait, quand ils se croisèrent avec l'officier qui rentrait. Le commandant regarda, d'un œil surpris, cet hôte hétéroclite. La jeune fille le lui présenta, en riant.

—Ah! c'est vous, le musicien? dit l'officier. Charmé! Nous sommes confrères.

Il lui serra la main. Ils causèrent, sur un ton d'ironie amicale, des concerts qu'ils se donnaient l'un à l'autre, Christophe sur son piano, le commandant sur sa flûte. Christophe voulait partir; mais l'autre ne le lâchait plus; et il s'était lancé dans des développements à perte de vue sur la musique. Brusquement, il s'arrêta, et dit:

—Venez voir mes canons.

Christophe le suivit, se demandant de quel intérêt pouvait bien être son opinion sur l'artillerie française. L'autre lui montra, triomphant, des canons musicaux, des tours de force, des morceaux qu'on pouvait lire en commençant par la fin, ou bien à quatre mains, en jouant l'un la page à l'endroit, l'autre la page à l'envers. Ancien Polytechnicien, le commandant avait toujours eu le goût de la musique; mais ce qu'il aimait surtout en elle, c'était le problème; elle lui semblait—(ce qu'elle est en effet, pour une part)—un magnifique jeu de l'esprit; et il s'ingéniait à poser et résoudre des énigmes de constructions musicales, plus extravagantes et plus inutiles les unes que les autres. Naturellement, il n'avait pas eu beaucoup de temps, au cours de sa carrière, pour cultiver sa manie; mais depuis qu'il avait pris sa retraite, il s'y donnait avec passion; il y dépensait l'énergie qu'il avait mise naguère à poursuivre à travers les déserts de l'Afrique les bandes de rois nègres, ou à échapper à leurs traquenards. Christophe s'amusa de ces charades, et il en posa, à son tour, une autre plus compliquée. L'officier fut ravi; ils joutèrent d'adresse: ce fut, de part et d'autre, une pluie de logogriphes musicaux. Après qu'ils eurent bien joué, Christophe remonta chez lui. Mais dès le matin suivant, il reçut de son voisin un problème nouveau, un véritable casse-tête, auquel le commandant avait travaillé, une partie de la nuit; il y répliqua; et la lutte continua, jusqu'au jour où Christophe, que cela finissait par assommer, se déclara battu: ce qui enchanta l'officier. Il regardait ce succès comme une revanche sur l'Allemagne. Il invita Christophe à déjeuner. La franchise de Christophe, qui trouva détestables ses compositions musicales, et qui poussa les hauts cris, quand Chabran commença à massacrer sur son harmonium un andante de Haydn, acheva de le conquérir. Ils eurent, depuis, d'assez fréquents entretiens. Mais non plus sur la musique. Christophe trouvait un intérêt médiocre à écouter là-dessus des billevesées; aussi mettait-il de préférence la conversation sur le terrain militaire. Le commandant ne demandait pas mieux; la musique était, pour ce malheureux homme, une distraction forcée; au fond, il se rongeait.

Il se laissa entraîner à conter ses campagnes africaines. Gigantesques aventures, dignes de celles des Pizarre et des Cortès! Christophe voyait revivre avec stupéfaction cette épopée merveilleuse et barbare, dont il ne savait rien, que les Français eux-mêmes ignorent presque tous, et où, pendant vingt ans, se dépensèrent l'héroïsme, l'audace ingénieuse, l'énergie surhumaine d'une poignée de conquérants français, perdus au milieu du continent noir, entourés d'armées noires, dépourvus des moyens d'action les plus rudimentaires, agissant constamment contre le gré d'une opinion et d'un gouvernement épeurés, et conquérant à la France, en dépit de la France, un empire plus grand qu'elle. Une odeur de joie puissante et de sang montait de cette action, où surgissaient aux yeux de Christophe, des figures de modernes condottieri, d'aventuriers héroïques, imprévues dans la France d'aujourd'hui, et que la France d'aujourd'hui rougit de reconnaître: pudiquement, elle jette sur eux un voile. La voix du commandant sonnait gaillardement, en évoquant ces souvenirs; et il racontait avec une bonhomie joviale, et—(bizarrement intercalées, parmi ces récits épiques)—de sages descriptions des terrains géologiques, ces larges randonnées, et ces chasses humaines, où il était tour à tour le chasseur et le gibier, dans une partie sans merci.—Christophe l'écoutait, le regardait, et il avait compassion de ce bel animal humain, contraint à l'inaction, réduit à se dévorer en des jeux ridicules. Il se demandait comment il avait pu se résigner à ce sort. Il le lui demanda. Sur ses rancœurs, le commandant semblait peu disposé d'abord à s'expliquer avec un étranger. Mais les Français ont la langue longue, surtout lorsqu'il s'agit de s'accuser les uns les autres:

—Que voulez-vous que je foute, dit-il, dans leur armée d'aujourd'hui? Les marins font de la littérature. Les fantassins font de la sociologie. Ils font de tout, sauf de la guerre. Ils n'y préparent même plus, ils préparent à ne plus la faire; ils font la philosophie de la guerre... La philosophie de la guerre! Un jeu d'ânes battus, qui méditent sur les coups qu'ils recevront un jour!... Discutailler, philosophailler, non, ce n'est pas mon affaire. Autant rentrer chez moi, et fabriquer mes canons!

Il ne disait point, par pudeur, les pires de ses griefs: la suspicion jetée entre les officiers par l'appel aux délateurs, l'humiliation de subir les ordres insolents de politiciens ignares et malfaisants, la douleur de l'armée, employée aux basses besognes de police, aux inventaires d'églises, à la répression des grèves ouvrières, aux services des intérêts et des rancunes du parti au pouvoir—ces petits bourgeois radicaux et anticléricaux—contre le reste du pays. Et le dégoût de ce vieil Africain pour la nouvelle armée coloniale, recrutée en majeure partie dans les pires éléments de la nation, afin de ménager l'égoïsme des autres, qui refusent de prendre part à l'honneur et aux risques d'assurer la défense de «la plus grande France»,—la France d'au delà des mers...

Christophe n'avait pas à se mêler de ces querelles françaises: cela ne le regardait point; mais il sympathisait avec le vieil officier. Quoi qu'il pensât de la guerre, il estimait qu'une armée est faite pour produire des soldats, comme un pommier des pommes, et que c'est une aberration d'y greffer des politiciens, des esthètes et des sociologues. Toutefois, il ne comprenait pas que ce vigoureux homme cédât la place aux autres. C'est être son pire ennemi, que ne pas combattre ses ennemis. Il y avait chez tous les Français de quelque prix un esprit d'abdication, un renoncement singulier.—Christophe le retrouvait, plus touchant, chez la fille de l'officier.

Elle se nommait Céline. Elle avait des cheveux fins, tirés à la chinoise, soigneusement peignés, qui découvraient le front haut et rond et l'oreille pointue, les joues maigres, le menton gracieux, d'une élégance rustique, de beaux yeux noirs, intelligents, confiants, très doux, des yeux de myope, le nez un peu gros, une petite mouche au coin de la lèvre supérieure, un sourire silencieux, qui lui faisait avancer gentiment, avec une aimable moue, la lèvre inférieure, un peu gonflée. Elle était bonne, active, spirituelle, mais d'une extrême incuriosité d'esprit. Elle lisait peu, ne connaissait aucun livre nouveau, n'allait jamais au théâtre, ne voyageait jamais—(cela ennuyait le père, qui avait trop voyagé autrefois),—ne prenait part à aucune œuvre de philanthropie mondaine—(son père les critiquait),—n'essayait point d'étudier—(il se moquait des femmes savantes),—ne bougeait guère de son carré de jardin, au fond des quatre grands murs, comme d'un énorme puits. Elle ne s'ennuyait pas trop. Elle s'occupait comme elle pouvait, et elle était résignée avec bonne humeur. Il s'exhalait d'elle et du petit cadre que toute femme se crée inconsciemment, en quelque lieu qu'elle se trouve, une atmosphère à la Chardin: ce tiède silence, ce calme des figures et des attitudes attentives—(un peu engourdies)—à leur tâche habituelle; la poésie de l'ordre quotidien, de la vie accoutumée, des pensées et des gestes prévus, prévus à la même heure et de la même façon, et qui n'en sont pas moins aimés, avec une pénétrante et tranquille douceur; cette sereine médiocrité des belles âmes bourgeoises: conscience, honnêteté, vérité, calmes travaux, calmes plaisirs, et pourtant poétiques. Une élégance saine, une propreté morale et physique: cela sent le bon pain, la lavande, la droiture, la bonté. Paix des choses et des gens, paix des vieilles maisons et des âmes souriantes...

Christophe, dont l'affectueuse confiance attirait la confiance, était devenu très ami avec elle; ils causaient assez librement; il finit même par lui poser des questions, auxquelles elle s'étonnait de répondre; elle lui disait des choses, qu'elle n'avait dites à aucun autre.

—C'est, expliquait Christophe, que vous ne me craignez pas. Il n'y a pas de risque que nous nous aimions: nous sommes trop bons amis, pour cela.

—Que vous êtes gentil! répondait-elle, en riant.

Sa saine nature répugnait, autant que celle de Christophe, à l'amitié amoureuse, cette forme de sentiment chère aux âmes équivoques, qui biaisent toujours avec ce qu'elles sentent. Ils étaient de bons camarades.

Il lui demanda un jour ce qu'elle pouvait bien faire, certaine après-midi qu'il la voyait, au jardin, assise sur un banc, son ouvrage sur ses genoux, se gardant d'y toucher, immobile pendant des heures. Elle rougit, et protesta que ce n'était pas pendant des heures, mais quelques minutes de temps en temps, un bon petit quart d'heure, «pour continuer son histoire».

—«Quelle histoire?»

—«L'histoire qu'elle se contait.»

—Vous vous contez des histoires! Oh! racontez-les-moi!

Elle lui dit qu'il était trop curieux. Elle lui confia seulement que c'étaient des histoires, dont elle n'était pas l'héroïne.

Il s'en étonna:

—À tant faire que se raconter des histoires, il me semble qu'il serait plus naturel de se raconter sa propre histoire embellie, de se rêver dans une vie plus heureuse.

—Je ne pourrais pas, dit-elle. Si je le faisais, cela me désespérerait.

Elle rougit de nouveau d'avoir livré un peu de son âme cachée; et elle reprit:

—Et puis, quand je suis au jardin, et qu'il m'arrive une bouffée de vent, je suis heureuse. Le jardin me paraît vivant. Et quand le vent est sauvage, qu'il vient de loin, il dit tant de choses!

Christophe apercevait, en dépit de sa réserve, le fond de mélancolie, que recouvraient sa bonne humeur et cette activité dont elle n'était pas dupe, qui ne menait à rien. Pourquoi ne cherchait-elle pas à s'affranchir? Elle eût été si bien faite pour une vie active et utile!—Elle alléguait l'affection de son père, qui n'entendait pas qu'elle se séparât de lui. En vain Christophe protestait que l'officier, vigoureux et énergique, n'avait pas besoin d'elle, qu'un homme de cette trempe pouvait rester seul, qu'il n'avait pas le droit de la sacrifier. Elle prenait la défense de son père; par un pieux mensonge, elle prétendait que ce n'était pas lui qui la forçait à rester, qu'elle n'aurait pu se décider à le quitter.—Et, dans une certaine mesure, elle disait vrai. Il semblait entendu, de toute éternité, pour elle, pour son père, pour tous ceux qui l'entouraient, que les choses devaient être ainsi et ne pouvaient être autrement. Elle avait un frère marié, qui trouvait naturel qu'elle se dévouât, à sa place, auprès du père. Lui-même n'était occupé que de ses enfants. Il les aimait jalousement, il ne leur laissait aucune initiative. Cet amour était pour lui, et surtout pour sa femme, une chaîne volontaire qui pesait sur leur vie, ligotait leurs mouvements; on eût dit que, du moment qu'on avait des enfants, la vie personnelle fût finie et qu'on dût renoncer pour toujours à son propre développement; cet homme actif, intelligent, encore jeune, calculait les années de travail qui lui restaient, avant de prendre sa retraite.—Ces excellentes gens se laissaient anémier par l'atmosphère d'affection familiale, si profonde en France, mais si étouffante. D'autant plus oppressive que ces familles françaises sont réduites au minimum: père, mère, un ou deux enfants. Amour frileux, peureux, ramassé sur lui-même, comme un avare qui serre sa poignée d'or.

Une circonstance fortuite, en intéressant davantage Christophe à Céline, lui montra ce resserrement des affections françaises, cette peur de vivre, et de prendre ce qui est son bien.

L'ingénieur Elsberger avait un frère cadet, de dix ans moins âgé, ingénieur comme lui. Brave garçon, ainsi qu'il y en a tant, de bonne famille bourgeoise, avec des aspirations artistiques: ils voudraient bien faire de l'art; mais ils ne voudraient pas compromettre leur situation bourgeoise. À la vérité, ce n'est point un problème très difficile; et la plupart des artistes d'à présent l'ont résolu sans risques. Encore faut-il le vouloir; et, de ce pauvre effort d'énergie, tous ne sont pas capables; ils ne sont pas assez sûrs de vouloir ce qu'ils veulent; et à mesure que leur situation bourgeoise devient plus assurée, ils s'y laissent couler, sans révolte et sans bruit. On ne saurait les en blâmer, s'ils étaient de bons bourgeois, au lieu de méchants artistes. Mais, de leur déception, il leur reste souvent un mécontentement secret, un qualis artifex pereo, qui se recouvre tant bien que mal de ce qu'on est convenu d'appeler de la philosophie, et qui leur gâte la vie, jusqu'à ce que l'usure des jours et les soucis nouveaux aient effacé la trace de la vieille amertume. Tel était le cas d'André Elsberger. Il eût voulu faire de la littérature; mais son frère, très entier dans ses façons de penser, avait voulu qu'il entrât, comme lui, dans la carrière scientifique. André était intelligent, passablement doué pour les sciences—ou les lettres,—indifféremment; il n'était pas assez sûr d'être un artiste, et il était trop sûr d'être un bourgeois; il s'était plié, provisoirement d'abord—(on sait ce que ce mot veut dire)—à la volonté de son frère; il était entré à Centrale, dans un rang pas très bon, en était sorti de même, et depuis, il faisait son métier d'ingénieur, avec conscience, mais sans aucun intérêt. Naturellement, il avait perdu ainsi le peu de ses dispositions artistiques; aussi n'en parlait-il qu'avec ironie.

—Et puis, disait-il,—(Christophe reconnaissait dans ce raisonnement la façon pessimiste d'Olivier)—la vie ne valait pas la peine qu'on se tourmentât pour une carrière ratée. Un mauvais poète de plus ou de moins!...

Les deux frères s'aimaient; ils avaient la même trempe morale; mais ils s'entendaient mal ensemble. Tous deux avaient été Dreyfusistes. Mais André, attiré par le syndicalisme, était antimilitariste; et Elie, patriote.

Il arrivait qu'André fît visite à Christophe, sans aller voir son frère; et Christophe s'en étonnait: car il n'existait pas grande sympathie entre lui et André. Celui-ci ne parlait guère que pour se plaindre de quelqu'un ou de quelque chose,—ce qui était lassant; et quand Christophe parlait, André ne l'écoutait pas. Aussi Christophe ne cherchait-il plus à lui cacher que ses visites lui paraissaient oiseuses; mais l'autre n'en tenait pas compte; il ne semblait pas s'en apercevoir. Enfin Christophe saisit le mot de l'énigme, un jour qu'il remarqua que son visiteur était penché à la fenêtre, et beaucoup plus occupé de ce qui se passait dans le jardin du bas que de ce qu'il lui disait. Il le lui fit observer; et André n'eut pas de peine à convenir qu'en effet il connaissait Mlle Chabran, et qu'elle était pour quelque chose dans les visites qu'il faisait à Christophe. Et, sa langue se déliant, il avoua qu'il avait pour la jeune fille une vieille amitié, et peut-être quelque chose de plus: la famille Elsberger était liée depuis longtemps avec celle du commandant; mais après avoir été très intimes, la politique les avait séparées; et depuis, elles ne se voyaient plus. Christophe ne cacha point qu'il trouvait cela idiot. Ne pouvait-on penser, chacun à sa guise, et continuer de s'estimer? André protesta de sa liberté d'esprit; mais il excepta de sa tolérance deux ou trois questions, sur lesquelles, selon lui, il n'était pas permis d'avoir un avis différent du sien; et il nomma la fameuse Affaire. Là-dessus, il déraisonna, comme c'est l'usage. Christophe connaissait l'usage: il n'essaya point de discuter; mais il demanda si cette Affaire ne unirait pas un jour, ou si sa malédiction devait s'étendre jusqu'à la fin des temps, sur les enfants des enfants de nos petits-enfants. André se mit à rire; et, sans répondre à Christophe, il fit un éloge attendri de Céline Chabran, accusant l'égoïsme du père, qui trouvait naturel qu'elle se sacrifiât à lui.

—Que ne l'épousez-vous, dit Christophe, si vous l'aimez et si elle vous aime?

André déplora que Céline fût cléricale. Christophe demanda ce que cela voulait dire. L'autre répondit que cela signifiait: pratiquer la religion, s'inféoder à un Dieu et à ses bonzes.

—Et qu'est-ce que cela peut vous faire?

—Cela me fait que je ne veux pas que ma femme soit à un autre qu'à moi.

—Comment! Vous êtes jaloux même des idées de votre femme? Mais vous êtes plus égoïste encore que le commandant!

—Vous en parlez à votre aise! est-ce que vous prendriez, vous, une femme qui n'aimerait pas la musique?

—Cela m'est arrivé déjà!

—Comment peut-on vivre ensemble, si l'on ne pense pas de même?

—Laissez donc votre pensée tranquille! Ah! mon pauvre ami, toutes les idées ne comptent guère, quand on aime. Qu'ai-je à faire que la femme que j'aime aime, comme moi, la musique? Elle est, pour moi, la musique! Quand on a, ainsi que vous, la chance de trouver une chère fille qu'on aime et qui vous aime, qu'elle croie tout ce qu'elle veut, et croyez tout ce que vous voudrez! Au bout du compte, toutes vos idées se valent; et il n'y a qu'une vérité au monde: c'est de s'aimer.

—Vous parlez en poète. Vous ne voyez pas la vie. Je connais trop de ménages, qui ont eu à souffrir de cette désunion d'esprit.

—C'est qu'ils ne s'aimaient pas assez. Il faut savoir ce qu'on veut.

—La volonté ne peut pas tout. Quand je voudrais épouser Mlle Chabran, je ne le pourrais pas.

—Je voudrais bien savoir pourquoi!

André parla de ses scrupules: sa situation n'était pas faite; pas de fortune; peu de santé. Il se demandait s'il avait le droit de se marier. Grande responsabilité... Ne risquait-il pas de faire le malheur de celle qu'il aimait, et le sien,—sans parler des enfants à venir?... Il valait mieux attendre,—ou renoncer.

Christophe haussa les épaules:

—Belle façon d'aimer! Si elle aime, elle sera heureuse de se dévouer. Et quant aux enfants, vous, Français, vous êtes ridicules. Vous voudriez n'en lâcher dans la vie que si vous êtes sûrs d'en faire de petits rentiers dodus, qui n'aient rien à souffrir... Que diable! cela ne vous regarde pas; vous n'avez qu'à leur donner la vie, l'amour de la vie, et le courage delà défendre. Le reste... qu'ils vivent, qu'ils meurent... c'est le sort de tous. Vaut-il donc mieux renoncer à vivre, que courir les chances de la vie?

La robuste confiance qui émanait de Christophe, pénétrait son interlocuteur, mais ne le décidait point. Il disait:

—Oui, peut-être...

Mais il en restait là. Il semblait, comme les autres, frappé d'une incapacité de vouloir et d'agir.

Christophe entreprit le combat contre cette inertie, qu'il retrouvait chez la plupart de ses amis Français, bizarrement accouplée à une activité laborieuse et très souvent fiévreuse. Presque tous ceux qu'il voyait, dans les divers milieux bourgeois, étaient des mécontents. Presque tous avaient le même dégoût pour les maîtres du jour et pour leur pensée corrompue. Presque tous, la même conscience triste et fière de l'âme trahie de leur race. Et ce n'était pas le fait de rancunes personnelles, l'amertume d'hommes et de classes vaincus, évincés du pouvoir et de la vie active, fonctionnaires révoqués, énergies sans emploi, vieille aristocratie retirée sur ses terres et se cachant pour mourir, comme un lion blessé. C'était un sentiment de révolte morale, sourd, profond, général: on le rencontrait partout, dans l'armée, dans la magistrature, dans l'Université, dans les bureaux, dans tous les rouages vitaux de la machine gouvernementale. Mais ils n'agissaient point. Ils étaient découragés d'avance; ils répétaient:

—Il n'y a rien à faire.

Et, détournant peureusement des choses tristes leur pensée, leurs propos, ils cherchaient un refuge dans la vie domestique.

S'ils ne s'étaient retirés que de l'action politique! Mais même dans le cercle de son action journalière, chacun de ces honnêtes gens se désintéressait d'agir. Ils toléraient des promiscuités avilissantes avec des misérables qu'ils méprisaient, mais contre qui ils se gardaient d'engager la lutte, la jugeant inutile. Pourquoi ces artistes par exemple, ces musiciens que connaissait Christophe, supportaient-ils sans protester l'effronterie des Scaramouches de la presse, qui leur faisaient la loi? Il y avait là des ânes bâtés, dont l'ignorance in omni re scibili était proverbiale, et qui n'en étaient pas moins investis d'une autorité souveraine in omni re scibili. Ils ne se donnaient même pas la peine d'écrire leurs articles, ni leurs livres; ils avaient des secrétaires, de pauvres gueux affamés, qui eussent vendu leur âme, s'ils en avaient possédé une, pour du pain et des filles. Ce n'était un secret pour personne, à Paris. Et cependant, ils continuaient de trôner, ils traitaient de haut en bas les artistes. Christophe en criait de rage, quand il lisait certaines de leurs chroniques.

—Oh! les lâches! disait-il.

—À qui en as-tu? demandait Olivier. Toujours à quelques drôles de la Foire sur la Place?

—Non. Aux honnêtes gens. Les gredins font leur métier; ils mentent, ils pillent, ils volent, ils assassinent. Mais les autres,—ceux qui les laissent faire, tout en les méprisant, je les méprise mille fois davantage. Si leurs confrères de la presse, si les critiques probes et instruits, si les artistes, sur le dos desquels ces Arlequins s'escriment, ne les laissaient faire, en silence, par timidité, par peur de se compromettre, ou par un honteux calcul de ménagements réciproques, par un pacte secret conclu avec l'ennemi, pour rester à l'abri de ses coups,—s'ils ne les laissaient se parer de leur patronage et de leur amitié, cette puissance effrontée tomberait sous le ridicule. C'est la même faiblesse, dans tous les ordres de choses. J'ai rencontré vingt braves gens qui m'ont dit d'un individu: «C'est un drôle.» Il n'y en avait pas un, qui ne lui donnât du «cher confrère», et ne lui serrât la main.—«Ils sont trop!» disent-ils.—Trop de pleutres, oui. Trop de lâches honnêtes gens.

—Eh! que veux-tu qu'on fasse?

—Faites votre police, vous-mêmes! Qu'attendez-vous? Que le ciel se charge de vos affaires? Tiens, regarde, en ce moment. Voici trois jours que la neige est tombée. Elle encombre vos rues, elle fait de votre Paris un cloaque de boue. Que faites-vous? Vous vous récriez contre votre administration, qui vous laisse dans l'ordure. Mais vous, essayez-vous d'en sortir? Qu'à Dieu ne plaise! Vous vous croisez les bras. Aucun n'a le cœur de dégager seulement le trottoir devant sa maison. Personne ne fait son devoir, ni l'État, ni les particuliers: l'un et l'autre se croient quittes, en s'accusant mutuellement. Vous êtes tellement habitués par vos siècles d'éducation monarchique à ne rien faire par vous-mêmes que vous avez toujours l'air de bayer aux corneilles, dans l'attente d'un miracle. Le seul miracle possible, ce serait que vous vous décidiez à agir. Vois-tu, mon petit Olivier, vous avez de l'intelligence et des vertus à revendre; mais le sang vous manque. À toi tout le premier. Ce n'est ni l'esprit, ni le cœur qui est malade chez vous. C'est la vie. Elle s'en va.

—Qu'y faire? Il faut attendre qu'elle revienne.

—Il faut vouloir qu'elle revienne. Il faut vouloir! Et pour cela, d'abord, il faut faire rentrer chez vous l'air pur. Quand on ne veut pas sortir de sa maison, au moins faut-il que sa maison soit saine. Vous l'avez laissé empester par les miasmes de la Foire. Votre art et votre pensée sont aux deux tiers adultérés. Et votre découragement est tel que vous ne songez pas à vous en indigner, à peine à vous en étonner. Quelques-uns même de ces absurdes braves gens, intimidés, finissent par se persuader que ce sont eux qui ont tort, et que ce sont les charlatans qui ont raison. N'ai-je pas rencontré, à ta revue Esope, où vous faites profession de n'être dupes de rien, de ces pauvres jeunes gens, qui se persuadent qu'ils aiment un art qu'ils n'aiment point? Ils s'intoxiquent, sans plaisir, par servile moutonnerie: et ils meurent d'ennui dans leur mensonge!

Christophe passait au milieu des incertains, comme le vent qui secoue les arbres endormis. Il n'essayait pas de leur inculquer sa pensée; il leur soufflait l'énergie de penser par eux-mêmes. Il disait:

—Vous êtes trop humbles. Le grand ennemi, c'est le doute neurasthénique. On peut, on doit être tolérant et humain. Mais il est interdit de douter de ce qu'on croit bon et vrai. Ce qu'on croit, on doit le défendre. Quelles que soient nos forces, il nous est interdit d'abdiquer. Le plus petit, en ce inonde, a un devoir, à l'égal du plus grand. Et—(ce qu'il ne sait pas)—il a aussi un pouvoir. Ne croyez pas que votre révolte isolée soit vaine! Une conscience forte, et qui ose s'affirmer, est une puissance. Vous avez vu plus d'une fois, dans ces dernières années, l'État et l'opinion forcés de compter avec le jugement d'un brave homme, qui n'avait d'autres armes que sa force morale, affirmée publiquement, avec ténacité...

Et si vous vous demandez à quoi bon se donner tant de peines, à quoi bon lutter, à quoi bon?... eh bien, sachez-le:—Parce que la France meurt, parce quel'Europe meurt,—parce que notre civilisation, l'œuvre admirable édifiée, au prix de souffrances millénaires, par notre humanité, s'engloutira, si nous ne luttons. La Patrie est en danger, notre Patrie européenne,—et plus que toutes, la vôtre, votre petite patrie française. Votre apathie la tue. Elle meurt dans chacune de vos énergies qui meurent, de vos pensées qui se résignent, de vos bonnes volontés stériles, dans chaque goutte de votre sang, qui se tarit, inutile... Debout! Il faut vivre! Ou, si vous devez mourir, vous devez mourir debout.

Mais le plus difficile n'était pas encore de les amener à agir: c'était de les amener a agir ensemble. Là-dessus, ils étaient intraitables. Ils se boudaient les uns les autres. Les meilleurs étaient les plus obstinés. Christophe en avait un exemple dans sa maison. M. Félix Weil, l'ingénieur Elsberger, et le commandant Chabran vivaient entre eux sur un pied d'hostilité muette. Et pourtant, sous des étiquettes différentes de partis ou de races, ils voulaient tous trois la même chose.

M. Weil et le commandant auraient eu beaucoup de raisons pour s'entendre. Par un de ces contrastes fréquents chez les hommes de pensée, M. Weil, qui ne sortait pas de ses livres et vivait uniquement de la vie de l'esprit, était passionné de choses militaires. «Nous sommes tous de lopins», disait le demi-Juif Montaigne, appliquant à tous les hommes ce qui est vrai de certaines races d'esprits, comme celle à qui appartenait M. Weil. Ce vieil intellectuel avait le culte de Napoléon. Il s'entourait des écrits et des souvenirs où revivait le rêve empanaché de l'épopée impériale. Comme tant d'autres de son époque, il était ébloui par les lointains rayons de ce soleil de gloire. Il refaisait les campagnes, il livrait les batailles, discutait les opérations; il était de ces stratèges en chambre, pullulant dans les Académies et dans les Universités, qui expliquent Austerlitz et corrigent Waterloo. Il était le premier à railler cette «Napoléonite», son ironie s'en égayait; mais il n'en continuait pas moins à se griser de ces belles histoires, comme un enfant qui joue; à certains épisodes, il avait la larme à l'œil: quand il remarquait cette faiblesse, il se tordait de rire, en s'appelant vieille bête. À vrai dire, c'était moins le patriotisme que l'intérêt romanesque et l'amour platonique de l'action, qui le rendait Napoléonien. Pourtant, il était excellent patriote, plus attaché à la France que beaucoup de Français autochtones. Les antisémites français font une mauvaise action et une sottise, en décourageant par leurs soupçons injurieux les sentiments français des Juifs établis en France. En dehors des raisons qui font que toute famille s'attache nécessairement, au bout d'une ou deux générations, au sol où elle s'est fixée, les Juifs ont des raisons spéciales d'aimer le peuple qui représente en Occident les idées les plus avancées de liberté intellectuelle. Ils l'aiment d'autant plus qu'ils ont contribué à le faire ainsi, depuis cent ans, et que cette liberté est en partie leur œuvre. Comment donc ne la défendraient-ils pas contre les menaces de toute réaction féodale? C'est faire le jeu de l'ennemi, que tâcher—comme le voudraient une bande de fous criminels,—de briser les liens qui attachent à la France ces Français d'adoption.

Le commandant Chabran était de ces patriotes malavisés, que leurs journaux affolent, en leur représentant tout immigré en France comme un ennemi caché, et qui, avec un esprit naturellement accueillant, s'obligent à suspecter, haïr, renier les destinées généreuses de la race, qui est le confluent des races. Il se croyait donc tenu d'ignorer le locataire du premier, quoiqu'il eût été bien aise de le connaître. De son côté, M. Weil aurait eu plaisir à causer avec l'officier; mais il connaissait son nationalisme, et il le méprisait doucement.

Christophe avait moins de raisons encore que le commandant de s'intéresser à M. Weil. Mais il ne pouvait souffrir l'injustice. Aussi rompait-il des lances pour M. Weil, quand Chabran l'attaquait.

Un jour que le commandant déblatérait, ainsi qu'à l'ordinaire, contre l'état des choses, Christophe lui dit:

—C'est votre faute. Vous vous retirez tous. Quand les choses ne vont pas en France, selon votre fantaisie, vous démissionnez avec éclat. On dirait que vous mettez votre point d'honneur à vous déclarer vaincus. On n'a jamais vu perdre sa cause avec autant d'entrain. Voyons, commandant, vous qui avez fait la guerre, est-ce que c'est une façon de se battre?

—Il n'est pas question de se battre, répondit le commandant, on ne se bat pas contre la France. Dans les luttes comme celles-ci, il faudrait parler, discuter, voter, se frotter à des tas de fripouilles: cela ne me va pas.

—Vous êtes bien dégoûté! En Afrique, vous en avez vu d'autres!

—Parole d'honneur, c'était moins dégoûtant. Et puis, on pouvait toujours leur casser la gueule! D'ailleurs, pour se battre, il faut des soldats. J'avais mes tirailleurs là-bas. Ici, je suis seul.

—Ce ne sont pourtant pas les braves gens qui manquent.

—Où sont-ils?

—Partout.

—Eh bien, qu'est-ce qu'ils foutent alors?

—Ils font comme vous, ils ne font rien, ils disent qu'il n'y a rien à faire.

—Citez-m'en un, seulement.

—Trois si vous voulez, et dans votre maison.

Christophe nomma M. Weil,—(le commandant s'exclama),—et les Elsberger,—(il sursauta):

—Ce Juif, ces Dreyfusards?

—Dreyfusards? dit Christophe, eh bien, qu'est-ce que cela fait?

—Ce sont eux qui ont perdu la France.

—Ils l'aiment autant que vous.

—Alors, ce sont des toqués, des toqués malfaisants.

—Ne peut-on rendre justice à ses adversaires?

—Je m'entends parfaitement avec des adversaires loyaux, qui combattent à armes franches. La preuve, c'est que je cause avec vous, monsieur l'Allemand. J'estime les Allemands, tout en souhaitant de leur rendre un jour, avec usure, la raclée que nous en avons reçue. Mais les autres, les ennemis du dedans, non, ce n'est pas la même chose: ils usent d'armes malhonnêtes, d'idéologies malsaines, d'humanitarisme empoisonné...

—Oui, vous êtes dans l'esprit des chevaliers du moyen âge, quand ils se sont trouvés pour la première fois, en présence de la poudre à canon. Que voulez-vous? La guerre évolue.

—Soit! Mais alors, ne mentons pas, disons que c'est la guerre.

—Supposez qu'un ennemi commun menace l'Europe, est-ce que vous ne vous allieriez pas aux Allemands?

—Nous l'avons fait, en Chine.

—Regardez donc autour de vous! Est-ce que votre pays, est-ce que tous nos pays ne sont pas menacés dans l'idéalisme héroïque de leurs races? Est-ce qu'ils ne sont pas tous en proie aux aventuriers de la politique et de la pensée? Contre cet ennemi commun, ne devriez-vous pas donner la main à ceux de vos adversaires qui ont une vigueur morale? Comment un homme de votre sorte peut-il tenir si peu de compte des réalités? Voilà des gens qui soutiennent contre vous un idéal différent du vôtre! Un idéal est une force, vous ne pouvez la nier; dans la lutte que vous avez récemment engagée, c'est l'idéal de vos adversaires qui vous a battus. Au lieu de vous user contre lui, que ne l'employez-vous avec le vôtre, côte à côte, contre les ennemis de tout idéal, contre les exploiteurs de la patrie, contre les pourrisseurs de la civilisation européenne?

—Pour qui? Il faudrait s'entendre d'abord. Pour le triomphe de nos adversaires?

—Quand vous étiez en Afrique, vous ne vous inquiétiez pas de savoir si c'était pour le Roi, ou pour la République, que vous vous battiez. J'imagine que beaucoup d'entre vous ne pensaient guère à la République.

—Ils s'en foutaient.

—Bon! Et la France y trouvait son avantage. Vous conquériez pour elle, et pour vous. Eh bien, faites de même, ici! Élargissez le combat. Ne vous chicanez pas pour des futilités de politique ou de religion. Ce sont des niaiseries. Que votre race soit la fille aînée de l'Église, ou celle de la Raison, cela n'importe guère. Mais qu'elle vive! Tout est bien, qui exalte la vie. Il n'y a qu'un ennemi, c'est l'égoïsme jouisseur, qui tarit et souille les sources de la vie. Exaltez la force, exaltez la lumière, l'amour fécond, la joie du sacrifice. Et ne déléguez jamais à d'autres le soin d'agir pour vous. Agissez, agissez, unissez-vous! Allons!...

Et il se mit à taper sur le piano les premières mesures de la marche en si bémol de la Symphonie avec chœurs.

—Savez-vous, fit-il en s'interrompant, si j'étais un de vos musiciens,Charpentier ou Bruneau, (que le Diable emporte!) je vous mettrais ensemble, dans une symphonie chorale, Aux armes, citoyens! l'Internationale, Vive Henri IV! Dieu protège la France!—toutes les herbes de la Saint-Jean—(tenez, dans le genre de ceci...)—je vous ferais une de ces bouillabaisses, à vous emporter la bouche! Ça serait rudement mauvais,—(pas plus mauvais, en tout cas, que ce qu'ils font);—mais je vous réponds que ça vous flanquerait le feu au ventre, et qu'il faudrait bien que vous marchiez!

Il riait de tout son cœur.

Le commandant riait, comme lui:

—Vous êtes un gaillard, monsieur Krafft. Dommage que vous ne soyez pas des nôtres!

—Mais je suis des vôtres! C'est le même combat, partout. Serrons les rangs!

Le commandant approuvait; mais les choses en restaient là. Alors, Christophe s'obstinait, remettant l'entretien sur M. Weil et sur les Elsberger. Et l'officier, qui n'était pas moins obstiné, reprenait ses éternels arguments contre les Juifs et contre les Dreyfusards.

Christophe s'en attristait. Olivier lui dit:

—Ne t'afflige pas. Un homme ne peut pas changer, d'un coup, l'esprit de toute la société. Ce serait trop beau! Mais tu fais déjà beaucoup, sans t'en douter.

—Qu'est-ce que je fais? dit Christophe.

—Tu es Christophe.

—Quel bien en résulte-t-il pour les autres?

—Un très grand. Sois seulement ce que tu es, cher Christophe! Ne t'inquiète pas de nous.

Mais Christophe ne s'y résignait point. Il continuait de discuter avec le commandant Chabran, et parfois violemment. Céline s'en amusait. Elle assistait à leurs entretiens, travaillant en silence. Elle ne se mêlait pas à la discussion; mais elle paraissait plus gaie; son regard avait plus d'éclat: il semblait qu'il y eût plus d'espace autour d'elle. Elle se mit à lire; elle sortit davantage; elle s'intéressait à plus de choses. Et un jour que Christophe bataillait contre son père à propos des Elsberger, le commandant la vit sourire; il lui demanda ce qu'elle pensait; elle répondit tranquillement:

—Je pense que M. Krafft a raison.

Le commandant, interloqué, dit:

—C'est un peu fort!... Enfin, raison ou tort, nous sommes bien comme nous sommes. Nous n'avons pas besoin devoir ces gens-là. N'est-ce pas, fillette?

—Mais si, papa, répondit-elle, cela me ferait plaisir.

Le commandant se tut, et feignit de n'avoir pas entendu. Il était beaucoup moins insensible à l'influence de Christophe qu'il ne voulait le paraître. Son étroitesse de jugement et sa violence ne l'empêchaient point d'avoir de la droiture et le cœur généreux. Il aimait Christophe, il aimait sa franchise et sa santé morale, il avait souvent le regret que Christophe fût un Allemand. Il avait beau s'emporter dans les discussions avec lui: il cherchait ces discussions; et les arguments de Christophe le travaillaient. Il se fût bien gardé de le reconnaître. Mais un jour, Christophe le trouva lisant attentivement un livre qu'il refusa de lui laisser voir. En reconduisant Christophe, Céline, seule avec lui, dit:

—Savez-vous ce qu'il lisait? Un livre de M. Weil.

Christophe fut heureux.

—Et qu'est-ce qu'il en dit?

—Il dit: «Cet animal!...» Mais il ne peut s'en détacher.

Christophe ne fit aucune allusion au fait, quand il revit le commandant. Ce fut celui-ci qui lui demanda:

—D'où vient que vous ne me rasez plus avec votre Juif?

—Parce que ce n'est plus la peine, dit Christophe.

—Pourquoi? demanda le commandant, agressif.

Christophe ne répondit pas, et s'en alla en riant.

Olivier avait raison. Ce n'est point par les paroles qu'on agit sur les autres. Mais par son être. Il est des hommes qui rayonnent autour d'eux une atmosphère apaisante, par leurs regards, leurs gestes, le contact silencieux de leur âme sereine. Christophe rayonnait la vie. Elle pénétrait doucement, doucement, comme une tiédeur de printemps, à travers les vieux murs et les fenêtres closes de la maison engourdie, elle ressuscitait des cœurs, que la douleur, la faiblesse, l'isolement rongeaient et desséchaient depuis des années, avaient laissés pour morts. Puissance des âmes sur les âmes! Celles qui la subissent et celles qui l'exercent l'ignorent également. Et pourtant, la vie du monde est faite des flux et des reflux, que régit cette force d'attraction mystérieuse.

Deux étages au-dessous de l'appartement de Christophe et d'Olivier, habitait, comme on l'a vu, une jeune femme de trente-cinq ans, Mme Germain, veuve depuis deux ans, qui avait perdu l'année précédente sa petite fille, âgée de sept à huit ans. Elle vivait avec sa belle-mère. Elles ne voyaient personne. De tous les locataires de la maison aucun n'avait eu moins de rapports avec Christophe. À peine s'ils s'étaient rencontrés; jamais ils ne s'étaient adressé la parole.

C'était une femme grande, maigre, assez bien faite, de beaux yeux bruns, opaques, inexpressifs, où s'allumait, par moments, une flamme morne et dure, dans une figure jaune de cire, les joues plates, la bouche crispée. La vieille Mme Germain était dévote, et passait ses journées à l'église. La jeune femme s'isolait jalousement dans son deuil. Elle ne s'intéressait à rien. Elle s'entourait des reliques et des images de sa petite fille; et, à force de les fixer, elle ne la voyait plus; les images mortes tuaient l'image vivante. Elle ne la voyait plus; et elle s'obstinait; elle voulait, elle voulait penser uniquement à elle: ainsi, elle avait fini par ne plus pouvoir même penser à elle; elle avait achevé l'œuvre de la mort. Alors, elle restait là, glacée, le cœur pétrifié, sans larmes, la vie tarie. La religion ne lui était pas un secours. Elle pratiquait, mais sans amour, par conséquent sans foi vivante; elle donnait de l'argent pour des messes, mais elle ne prenait aucune part active à des œuvres; toute sa religion reposait sur cette pensée unique: la revoir! Le reste, que lui importait? Dieu? Qu'avait-elle à faire de Dieu? La revoir!... Et elle était loin d'en être sûre. Elle voulait le croire, elle le voulait durement, désespérément; mais elle en doutait... Elle ne pouvait supporter de voir d'autres enfants; elle pensait:

—Pourquoi ceux-là ne sont-ils pas morts?

Il y avait, dans le quartier, une petite fille qui, de taille, de démarche, ressemblait à la sienne. Quand elle la voyait de dos avec ses petites nattes, elle tremblait. Elle se mettait à la suivre; et quand la petite se retournait, et qu'elle voyait que ce n'était pas elle, elle avait envie de l'étrangler. Elle se plaignait que les petites Elsberger, cependant bien tranquilles, comprimées par leur éducation, fissent du bruit, à l'étage au-dessus; et dès que les pauvres enfants trottinaient dans leur chambre, elle envoyait sa domestique réclamer le silence. Christophe qui la rencontra, une fois qu'il rentrait avec les fillettes, fut saisi du regard dur qu'elle leur jeta.

Un soir d'été que cette morte vivante s'hypnotisait dans son néant, assise dans l'obscurité, près de sa fenêtre, elle entendit jouer Christophe. Il avait l'habitude de rêver, au piano, à cette heure. Cette musique l'irrita, en troublant le vide où elle s'engourdissait. Elle ferma la fenêtre avec colère. La musique la poursuivit jusqu'au fond de la chambre. Mme Germain ressentit pour elle une haine. Elle eût voulu empêcher Christophe de jouer; mais elle n'en avait aucun droit. Chaque jour, maintenant, à la même heure, elle attendait, avec une impatience irritée, que le piano commençât; et lorsqu'il tardait, son irritation n'en était que plus vive. Elle devait, malgré elle, suivre jusqu'au bout la la musique; et quand la musique était finie, elle avait peine à retrouver son apathie.—Et, un soir qu'elle était tapie dans un coin de sa chambre obscure, et qu'à travers les cloisons et la fenêtre fermée, lui arrivait la musique lointaine, elle fut prise d'un frisson, et la source des larmes de nouveau jaillit en elle. Elle rouvrit la fenêtre; et désormais, elle écoutait, en pleurant. La musique était une pluie, qui pénétrait goutte à goutte son cœur desséché, et qui le ranimait. Elle revoyait le ciel, les étoiles, la nuit d'été; elle sentait poindre, comme une lueur bien pâle encore, un intérêt à la vie, une sympathie humaine. Et la nuit, pour la première fois depuis des mois, l'image de sa petite fille lui reparut en rêve.—Car le plus sûr chemin qui nous rapproche de nos morts, ce n'est pas de mourir, c'est de vivre. Ils vivent de notre vie, et meurent de notre mort.

Elle ne chercha pas à rencontrer Christophe. Mais elle l'entendait passer dans l'escalier avec les fillettes; et elle se tenait cachée derrière la porte, pour épier le babillage enfantin, qui lui remuait le cœur.

Un jour, elle allait sortir, elle entendit les petits pas trottinants, qui descendaient l'escalier, avec un peu plus de tapage que d'habitude, et l'une des voix d'enfants, qui disait à la petite sœur:

—Ne fais pas tant de bruit, Lucette, tu sais, Christophe a dit, à cause de la dame qui a du chagrin.

Et l'autre assourdit ses pas et se mit à parler tout bas. Alors, Mme Germain n'y tint plus: elle ouvrit la porte, elle saisit les enfants, elle les embrassa avec violence. Elles eurent peur; l'une des fillettes se mit à crier. Elle les lâcha, et elle rentra.

Depuis, quand elle les rencontrait, elle essayait de leur sourire, d'un sourire crispé,—(elle avait perdu l'habitude...)—elle leur adressait de brusques paroles d'affection, auxquelles les enfants intimidées répondaient par des chuchotements oppressés. Elles continuaient d'avoir peur de la dame, plus peur qu'auparavant; et lorsqu'elles passaient devant sa porte, maintenant, elles couraient de crainte qu'elle ne les attrapât. Elle, de son côté, se cachait pour les voir. Elle avait honte. Il lui semblait qu'elle volait à sa petite morte un peu de l'amour, auquel celle-ci avait droit, tout entier. Elle se jetait à genoux et lui demandait pardon. Mais maintenant que l'instinct de vivre et d'aimer était réveillé, elle n'y pouvait plus rien, il était le plus fort.

Un soir,—Christophe rentrait,—il remarqua un désordre inaccoutumé dans la maison. On lui apprit que M. Watelel venait de mourir subitement, d'une angine de poitrine. Christophe fut pénétré de compassion, à la pensée de l'enfant, qui se trouvait abandonnée. On ne connaissait aucun parent à M. Watelet, et il y avait tout lieu de croire qu'il la laissait à peu près sans ressources. Christophe monta, quatre à quatre, et entra dans l'appartement du troisième, dont la porte était ouverte. Il trouva l'abbé Corneille auprès du mort, et la petite fille en larmes, qui appelait son papa; la concierge essayait maladroitement de la consoler. Christophe prit l'enfant dans ses bras, il lui dit des mots tendres. La petite s'accrocha désespérément à lui; il voulut l'emporter de l'appartement; mais elle s'y refusa. Il resta avec elle. Assis près de la fenêtre, dans le jour qui déclinait, il continuait de la bercer dans ses bras. L'enfant se calmait peu à peu; elle s'endormit, au milieu de ses sanglots. Christophe la déposa sur son lit, et il tâchait gauchement de défaire les lacets de ses petits souliers. C'était la tombée de la nuit. La porte de l'appartement était restée ouverte. Une ombre entra, avec un frôlement de jupe. Aux derniers reflets décolorés du jour, Christophe reconnut les yeux fiévreux de la femme en deuil. Debout au seuil de la chambre, elle dit, la gorge serrée:

—Je viens... Voulez-vous... Voulez-vous me la donner?

Christophe lui prit la main. Mme Germain pleurait. Puis, elle s'assit au chevet du lit. Après un moment, elle dit:

—Laissez-moi la veiller...

Christophe remonta à son étage, avec l'abbé Corneille. Le prêtre, un peu gêné, s'excusait d'être venu. Il espérait, disait-il avec humilité, que le mort ne saurait le lui reprocher: ce n'était pas comme prêtre, c'était comme ami qu'il était là.

Le lendemain matin, lorsque Christophe revint, il trouva la fillette au cou de Mme Germain, avec la confiance naïve qui livre sur-le-champ ces petits êtres à ceux qui ont su leur plaire. Elle consentit à suivre sa nouvelle amie... Hélas! elle avait oublié déjà son père adoptif. Elle montrait la même affection à sa nouvelle maman. Ce n'était pas très rassurant. L'égoïsme d'amour de Mme Germain le voyait-il?... Peut-être. Mais qu'importe? Il faut aimer. Le bonheur est là...

Quelques semaines après l'enterrement, Mme Germain emmena l'enfant à la campagne, loin de Paris. Christophe et Olivier assistaient au départ. La jeune femme avait une expression de joie secrète, qu'ils ne lui connaissaient pas. Elle ne faisait aucune attention à eux. Cependant, au moment de partir, elle remarqua Christophe, elle lui tendit la main, et lui dit:

—Vous m'avez sauvée.

—Qu'est-ce qu'elle a, cette folle? demanda Christophe, étonné, tandis qu'ils remontaient l'escalier.

À peu de jours de là, il reçut par la poste une photographie qui représentait une petite fille inconnue, assise sur un tabouret, ses menottes sagement croisées sur ses genoux, et qui le regardait de ses yeux clairs et mélancoliques. Au-dessous, il y avait ces mots écrits:

«Ma petite morte vous remercie.»

Ainsi passait entre tous ces gens un souffle de vie nouvelle. Là-haut, dans la mansarde du cinquième, brûlait un foyer de puissante humanité, et ses rayons pénétraient lentement la maison.

Mais Christophe ne s'en apercevait point. C'était bien lent pour lui.

—Ah! soupirait-il, est-il donc impossible de faire fraterniser tous les braves gens, de toute foi, de toute classe, qui ne veulent pas se connaître? N'y a-t-il aucun moyen?

—Que veux-tu? dit Olivier, il faudrait une tolérance mutuelle et une force de sympathie, qui ne peuvent naître que de la joie intérieure,—joie d'une vie saine, normale, harmonieuse,—joie d'un utile emploi de son activité, du sentiment que l'on sert à quelque chose de grand. Pour cela, il faudrait un pays qui fût dans une période de grandeur, ou—(ce qui vaut mieux encore)—d'acheminement à la grandeur. Et il faudrait aussi—(les deux vont ensemble)—un pouvoir qui sût mettre en œuvre toutes les énergies, un pouvoir intelligent et fort, qui fût au-dessus des partis. Or, il n'est de pouvoir au-dessus des partis que celui qui tire sa force de soi, et non de la multitude, celui qui n'essaie pas de s'appuyer sur des majorités anarchiques, mais qui s'impose à tous par les services rendus: général victorieux, dictature de Salut public, suprématie de l'intelligence... Que sais-je? Cela ne dépend pas de nous. Il faut que l'occasion naisse, et les hommes qui sachent la saisir; il faut du bonheur et du génie. Attendons et espérons! Les forces sont là: forces de la foi, de la science, du travail de la vieille France et de la France nouvelle, de la plus grande France... Quelle poussée ce serait, si le mot était dit, le mot magique qui lancerait toutes ces forces unies! Ce mot, ce n'est ni toi, ni moi, qui pouvons le dire. Qui le dira? La victoire, la gloire?... Patience! L'essentiel, c'est que tout ce qui est fort dans la race se recueille, ne se détruise pas, ne se décourage pas avant l'heure. Bonheur et génie ne viennent qu'aux peuples qui ont su les mériter par des siècles de patience, de labeur et de foi.

—Qui sait? dit Christophe. Ils viennent souvent plus tôt qu'on ne croit,—au moment où on les attend le moins. Vous tablez trop sur les siècles. Préparez-vous! Ceignez vos reins! Ayez toujours vos souliers à vos pieds et votre bâton en votre main... Car vous ne savez pas si le Seigneur ne passera point devant la porte, cette nuit.

Il passa bien près, cette nuit. L'ombre de son aile toucha le seuil de la maison.

À la suite d'événements insignifiants en apparence, les relations entre la France et l'Allemagne s'étaient brusquement aigries. En trois jours, on en vint des rapports habituels de bon voisinage au ton provocant qui précède la guerre. Cela ne pouvait surprendre que ceux qui vivaient dans l'illusion que la raison gouverne le monde. Mais ils étaient nombreux en France; et ce fut chez beaucoup une stupeur de voir, du jour au lendemain, se déchaîner la violence gallophobe de la presse d'outre-Rhin. Certaines de ces feuilles qui, dans les deux pays, s'arrogent le monopole du patriotisme, parlent au nom de la nation, et dictent à l'État, parfois avec la complicité secrète de l'État, la politique qu'il doit suivre, lançaient à la France des ultimatum outrageants. Un conflit s'était élevé entre l'Allemagne et l'Angleterre; et l'Allemagne n'accordait pas à la France le droit de n'y pas prendre parti; ses insolents journaux la sommaient de se déclarer pour l'Allemagne, ou sinon menaçaient de lui faire payer les premiers frais de la guerre; ils prétendaient arracher son alliance par la peur, et la traitaient d'avance en vassale battue et contente,—pour tout dire, en Autriche. On reconnaissait là l'orgueilleuse démence de l'impérialisme allemand, soûl de ses victoires, et l'incapacité totale de ses hommes d'État à comprendre les autres races, en leur appliquant à toutes la même commune mesure qui fait loi pour eux: la force, raison suprême. Naturellement, sur une vieille nation, riche de siècles de gloire et de suprématie sur l'Europe, que l'Allemagne n'avait jamais connus, cette brutale sommation avait l'effet contraire à celui que l'Allemagne en attendait. Elle faisait cabrer son orgueil assoupi; la France frémissait, delà base à la cime; et les plus indifférents en criaient de colère.

La masse de la nation allemande n'était pour rien dans ces provocations: les braves gens de tous les pays ne demandent qu'à vivre en paix; et ceux d'Allemagne sont particulièrement pacifiques, affectueux, désireux d'être en bons termes avec tous, plus portés à admirer les autres et à les imiter qu'à les combattre. Mais on ne demande pas leur avis aux braves gens; et ils ne sont pas assez hardis pour le donner. Ceux qui n'ont pas pris la virile habitude de l'action publique sont fatalement condamnés à en être les jouets. Ils sont l'écho éclatant et stupide, qui répercute les cris hargneux de la presse et les défis des chefs, et qui en fait la Marseillaise ou la Wacht am Rhein.

C'était un coup terrible pour Christophe et Olivier. Ils étaient si habitués à s'aimer qu'ils ne concevaient plus pourquoi leurs pays ne faisaient pas de même. Les raisons de cette hostilité persistante, brusquement réveillée, leur échappaient à tous deux, et surtout à Christophe, qui, en sa qualité d'Allemand, n'avait aucun motif d'en vouloir à un peuple, que son peuple avait vaincu. Il était choqué de l'insupportable orgueil de quelques-uns de ses compatriotes; il s'associait, dans une certaine mesure, à l'indignation des Français contre cette sommation à la Brunswick; mais il ne comprenait pas bien pourquoi la France ne se prêtait pas, après tout, à devenir l'alliée de l'Allemagne. Les deux pays lui semblaient avoir tant de raisons profondes d'être unis, tant de pensées communes, et de si grandes tâches à accomplir ensemble, qu'il se fâchait de les voir s'obstiner à ces rancunes stériles. Ainsi que tous les Allemands, il regardait la France comme la principale coupable du malentendu: car, s'il consentait à admettre qu'il fût pénible pour elle de rester sur le souvenir d'une défaite, il ne voyait pourtant là qu'une question d'amour-propre, qui devait s'effacer devant les intérêts plus hauts de la civilisation et de la France elle-même. Jamais il ne s'était donné la peine de réfléchir au problème de l'Alsace-Lorraine. À l'école, il avait appris à considérer l'annexion de ces pays comme un acte de justice, qui avait fait rentrer, après des siècles de sujétion étrangère, une terre allemande dans la patrie allemande. Aussi, tomba-t-il de son haut, quand il découvrit que son ami la regardait comme un crime. Il n'avait pas encore causé de ces choses avec lui, tant il était convaincu qu'ils étaient d'accord; et maintenant, il voyait Olivier, dont il savait la bonne foi et la liberté d'intelligence, lui dire, sans passion, sans colère, avec une tristesse profonde, qu'un grand peuple pouvait bien renoncer à se venger d'un tel crime, mais qu'il ne pouvait y souscrire sans se déshonorer.

Ils eurent beaucoup de peine à se comprendre. Les raisons historiques qu'Olivier alléguait des droits de la France à revendiquer l'Alsace comme une terre latine, ne firent aucune impression sur Christophe; il en existait d'aussi fortes pour prouver le contraire: l'histoire fournit à la politique tous les arguments dont elle a besoin, pour la cause qu'il lui plaît.—Christophe fut beaucoup plus touché par le côté, non plus seulement français, mais humain, du problème. Les Alsaciens étaient-ils ou non Allemands, là n'était pas la question. Ils ne voulaient pas l'être; et cela seul comptait. Qui donc a le droit de dire: «Ce peuple est à moi: car il est mon frère»? Si son frère le renie, quand ce serait à tort, le tort retombe sur celui qui ne sut pas se faire aimer, et qui n'a aucun droit à prétendre l'attacher à son sort. Après quarante ans de violences, de vexations brutales ou déguisées, et même de services réels, rendus par l'exacte et intelligente administration allemande, les Alsaciens persistaient a ne pas vouloir être Allemands. Et, quand leur volonté lassée eût fini par céder, rien ne pouvait effacer les souffrances des générations contraintes à s'exiler de la terre natale, ou, plus douloureusement encore, ne pouvant en partir et contraintes à y subir un joug qui leur était odieux, le vol de leur pays et l'asservissement de leur peuple.

Christophe avouait naïvement qu'il n'avait jamais envisagé cet aspect de la question; et il ne laissait pas d'en être troublé. Un honnête Allemand apporte à la discussion une bonne foi, que n'a pas toujours l'amour-propre passionné d'un Latin, si sincère qu'il soit. Christophe ne pensait pas à s'autoriser de l'exemple des crimes semblables qui avaient été accomplis, à toutes les époques de l'histoire, par toutes les nations. Il avait trop d'orgueil pour chercher ces excuses humiliantes; il savait qu'à mesure que l'humanité s'élève, ses crimes sont plus odieux, car ils sont entourés de plus de lumière. Mais il savait aussi que si la France était victorieuse à son tour, elle ne serait pas plus modérée dans la victoire que ne l'avait été l'Allemagne, et qu'à la chaîne des crimes s'ajouterait un anneau. Ainsi s'éterniserait le conflit tragique, où le meilleur de la civilisation européenne menaçait de se perdre.

Si angoissante que fût la question pour Christophe, elle l'était plus encore pour Olivier. Ce n'était pas assez de la tristesse d'une lutte fratricide entre les deux nations les mieux faites pour s'associer. En France même, une partie de la nation s'apprêtait à lutter contre l'autre partie. Depuis des années, les doctrines pacifistes et antimilitaristes se répandaient, propagées à la fois par les plus nobles et les plus vils de la nation. L'État les avait longtemps laissé faire, avec le dilettantisme énervé qu'il apportait à tout ce qui ne touchait point à l'intérêt immédiat des politiciens; et il ne pensait pas qu'il y aurait eu moins de danger à soutenir franchement la doctrine la plus dangereuse, qu'à la laisser cheminer dans les veines de la nation et y ruiner la guerre, tandis qu'on la préparait. Cette doctrine parlait aux libres intelligences, qui rêvaient de fonder une Europe fraternelle, unissant ses efforts, en vue d'un monde plus juste et plus humain. Et elle parlait aussi au lâche égoïsme de la racaille, qui ne voulait point risquer sa peau, pour qui que ce fût, pour quoi que ce fût.—Ces pensées avaient atteint Olivier et beaucoup de ses amis. Une ou deux fois, Christophe avait assisté, dans sa maison, à des entretiens qui l'avaient stupéfié. Le bon Mooch, qui était farci d'illusions humanitaires, disait, les yeux brillants, avec une grande douceur, qu'il fallait empêcher la guerre, et que le meilleur moyen était d'exciter les soldats à la révolte: qu'ils tirent sur leurs chefs! Il se faisait fort d'y réussir. L'ingénieur Elie Elsberger lui répondait, avec une froide violence, que, si la guerre éclatait, lui et ses amis ne partiraient pas pour la frontière, avant d'avoir réglé leur compte aux ennemis intérieurs. André Elsberger prenait le parti de Mooch. Christophe tomba, un jour, dans une scène terrible entre les deux frères. Ils se menaçaient l'un l'autre de se faire fusiller. Malgré le ton de plaisanterie qui faisait passer ces paroles meurtrières, on avait le sentiment qu'ils ne disaient rien qu'ils ne fussent décidés à accomplir. Christophe considérait avec étonnement cette absurde nation, qui est toujours prête à se suicider pour des idées... Des fous. Des fous logiques. Chacun ne voit que son idée, et veut aller jusqu'au bout, sans se déranger d'un pas. Et, naturellement, ils s'annihilent l'un l'autre. Les humanitaristes font la guerre aux patriotes. Les patriotes font la guerre aux humanitaristes. Pendant ce temps, l'ennemi vient, et écrase à la fois la patrie et l'humanité.

—Mais enfin, demandait Christophe à André Elsberger, vous êtes-vous entendus avec les prolétaires des autres peuples?

—Il faut bien que quelqu'un commence. Ce sera nous. Nous avons toujours été les premiers. À nous de donner le signal!

—Et si les autres ne marchent pas?

Ils marcheront.

—Avez-vous des traités, un plan tracé d'avance?

—Pas besoin de traités! Notre force est supérieure à toutes les diplomaties.

—Ce n'est pas une question d'idéologie, mais de stratégie. Si vous voulez tuer la guerre, prenez à la guerre ses méthodes. Dressez votre plan d'opérations dans les deux pays. Convenez des mouvements, à telle date, en France et en Allemagne, de vos troupes alliées. Mais si vous vous en remettez au hasard, que voulez-vous qu'il en advienne? Le hasard d'un côté, d'énormes forces organisées de l'autre,—le résultat est certain: vous serez écrasés.

André Elsberger n'écoutait pas. Il haussait les épaules et se contentait de menaces vagues: il suffisait, disait-il, d'une poignée de sable au bon endroit, dans l'engrenage, pour briser la machine.

Mais autre chose est de discuter à loisir, d'une façon théorique, ou d'avoir à mettre ses pensées en pratique, surtout quand il faut prendre parti sur-le-champ... Heure poignante, où passe au fond des cœurs la houle! On croyait être libre, maître de sa pensée. Et voici qu'on se sent entraîné, malgré soi. Une obscure volonté veut contre votre volonté. Et l'on découvre alors le Maître inconnu, cette Force invisible, dont les lois gouvernent l'Océan humain...

Les intelligences les plus fermes, les plus sûres de leur foi, la voyaient se dissoudre, vacillaient, tremblaient de se décider, et souvent, à leur surprise, se décidaient dans un autre sens que celui qu'elles avaient prévu. Certains des plus ardents à combattre la guerre sentaient se réveiller, avec une soudaine violence, l'orgueil et la passion de la patrie. Christophe voyait des socialistes, et jusqu'à des syndicalistes révolutionnaires, qui étaient écartelés entre ces passions et ces devoirs ennemis. Dans les premières heures du conflit où il ne croyait pas encore au sérieux de l'affaire, il dit à André Elsberger, avec la maladresse allemande, que c'était le moment d'appliquer ses théories, s'il ne voulait pas que l'Allemagne prît la France. L'autre bondit, et répondit avec colère:

—Essayez un peu!... Bougres, qui n'êtes pas foutus de museler votre empereur et de secouer le joug, malgré votre sacro-saint Parti socialiste, avec ses quatre cent mille adhérents, et ses trois millions d'électeurs!... Nous nous en chargeons, nous autres! Prenez-nous! Nous vous prendrons...

À mesure que l'attente se prolongeait, la fièvre couvait chez tous. André était torturé. Savoir qu'une foi est vraie, et qu'on ne peut la défendre! Et se sentir atteint par cette épidémie morale, qui propage dans les peuples la puissante folie des pensées collectives, le souffle de la guerre! Elle travaillait tous ces hommes qui entouraient Christophe, et Christophe lui-même. Ils ne se parlaient plus. Ils se tenaient à l'écart les uns des autres.

Mais il était impossible de rester longtemps dans cette incertitude. Le vent de l'action rejetait, bon gré, mal gré, les irrésolus dans l'un ou l'autre parti. Et un jour, où l'on se crut à la veille de l'ultimatum,—où, dans les deux pays, tous les ressorts de l'action se tenaient bandés, prêts au meurtre, Christophe s'aperçut que tous avaient choisi. Tous les partis ennemis, d'instinct, se rangeaient autour du pouvoir haï, ou méprisé, qui représentait la France. Les esthètes, les maîtres de l'art dépravé, intercalaient dans leurs nouvelles polissonnes des professions de foi patriotiques. Les Juifs parlaient de défendre le sol sacré des ancêtres. Au seul nom du drapeau, Hamilton avait la larme à l'œil. Et tous étaient sincères, tous étaient pris par la contagion. André Elsberger et ses amis syndicalistes, autant que les autres,—plus que les autres: écrasés par la nécessité des choses, obligés à un parti qu'ils détestaient, ils s'y déterminaient avec une fureur sombre, une rage pessimiste, qui faisait d'eux des instruments forcenés pour la tuerie. L'ouvrier Aubert, tiraillé entre son humanitarisme appris et son chauvinisme instinctif, avait failli en perdre la tête. Après plusieurs nuits blanches, il avait fini par trouver une formule qui arrangeait tout: c'était que la France incarnait l'humanité. Depuis, il ne causait plus avec Christophe. Presque tous, dans la maison, lui avaient fermé leur porte. Même les excellents Arnaud ne l'invitaient plus. Ils continuaient à faire de la musique, à s'entourer d'art; ils tâchaient d'oublier la préoccupation commune. Mais ils y pensaient toujours. Chacun d'eux isolément, quand il rencontrait Christophe, lui serrait affectueusement la main, mais avec hâte, en se cachant. Et, dans la même journée, si Christophe les revoyait ensemble, ils passaient sans s'arrêter, en le saluant, gênés. En revanche, des gens qui ne se parlaient plus depuis des années, se rapprochaient soudain. Un soir, Olivier fit signe à Christophe de venir près de la fenêtre, et il lui montra, dans le jardin d'en bas, les Elsberger qui causaient avec le commandant Chabran.

Christophe ne songeait pas à s'étonner de cette révolution dans les esprits. Il était assez occupé du sien. Il s'y faisait un bouleversement qu'il ne parvenait pas à maîtriser. Olivier, qui aurait eu plus de raisons de s'agiter, était plus calme que lui. Il était le seul qui semblât rester à l'abri de la contagion. Si oppressé qu'il fût par l'attente de la guerre prochaine et la crainte des déchirements intérieurs, qu'il prévoyait malgré tout, il savait la grandeur des deux fois ennemies, qui tôt ou tard allaient se livrer bataille; il savait aussi que c'est le rôle de la France d'être le champ d'expériences pour le progrès humain, et que les idées nouvelles ont besoin, pour fleurir, d'être arrosées de son sang. Pour lui, il se refusait à prendre parti dans la mêlée. Dans cet entrégorgement de la civilisation, il eût redit la devise d'Antigone: «Je suis fait pour l'amour, et non pas pour la haine.»—Pour l'amour, et pour l'intelligence, qui est une autre forme de l'amour. Sa tendresse pour Christophe eût suffi à lui éclairer son devoir. À cette heure où des millions d'êtres s'apprêtaient à se haïr, il sentait que le devoir, ainsi que le bonheur, de deux âmes comme la sienne et celle de Christophe, était de garder leur amour et leur raison intacts, dans la tourmente. Il se souvenait de Gœthe, refusant de s'associer au mouvement de haine libératrice, qui lançait en 1813 l'Allemagne contre la France.

Christophe sentait tout cela; et pourtant, il n'était point tranquille. Lui, qui avait en quelque sorte déserté d'Allemagne, qui n'y pouvait rentrer, lui qui était nourri de la pensée Européenne des grands Allemands du XVIIIe siècle, chers à son vieil ami Schulz, et qui détestait l'esprit de l'Allemagne nouvelle, militariste et mercantile, il entendait se lever en lui une bourrasque de passions; et il ne savait pas de quel côté elle allait l'entraîner. Il ne le disait pas à Olivier; mais il passait ses journées dans l'angoisse, à l'affût des nouvelles. Secrètement, il rassemblait ses affaires, préparait sa valise. Il ne raisonnait pas. C'était plus fort que lui. Olivier l'observait avec inquiétude, devinant le combat qui se livrait en son ami; et il n'osait l'interroger. Ils éprouvaient le besoin de se rapprocher plus encore que d'habitude, ils s'aimaient plus que jamais; mais ils craignaient de se parler; ils tremblaient de découvrir entre eux une différence de pensée, qui les eût divisés. Souvent, leurs yeux se rencontraient, avec une expression de tendresse inquiète, comme s'ils étaient à la veille d'une séparation éternelle. Et ils se taisaient, oppressés.

Cependant, sur le toit de la maison en construction, de l'autre côté de la cour, pendant ces tristes jours, sous des rafales de pluie, les ouvriers, donnaient les derniers coups de marteau; et l'ami de Christophe, le couvreur bavard, lui criait de loin, en riant:

—V'là toujours ma maison finie!

L'orage passa, par bonheur, aussi vite qu'il était venu. Des notes officieuses de chancellerie annoncèrent, comme le baromètre, le retour du beau temps. Les chiens hargneux de la presse furent rentrés au chenil. En quelques heures, les âmes se détendirent. C'était un soir d'été. Christophe, hors d'haleine, venait de rapporter la bonne nouvelle à Olivier. Il respirait, heureux. Olivier le regardait, souriant, un peu triste. Et il n'osait pas lui poser la question qu'il avait sur le cœur. Il dit:

—Eh bien, tu les as vus unis, tous ces gens qui ne pouvaient s'entendre?

—Je les ai vus, dit Christophe, de bonne humeur. Vous êtes des farceurs! Vous criez tous les uns contre les autres. Au fond, vous êtes tous d'accord.

—On dirait, dit Olivier, que tu en es content?

—Pourquoi pas? Parce que cette union se fait à mes dépens?... Bah! Je suis assez fort... Et puis, c'est bon, de sentir ce torrent qui nous emporte, ces démons réveillés dans le cœur.

—Ils m'épouvantent, dit Olivier. J'aime mieux la solitude éternelle que l'union de mon peuple, à ce prix.

Ils se turent; et ni l'un ni l'autre n'osait aborder le sujet qui les troublait. Enfin, Olivier fit un effort, et, la gorge serrée, il dit:

—Dis-moi franchement, Christophe: tu allais partir?

Christophe répondit:

—Oui.

Olivier était sûr de la réponse. Et pourtant, il en eut un coup au cœur. Il dit:

—Christophe, tu aurais pu...!

Christophe se passa la main sur le front, et dit:

—Ne parlons plus de cela, je ne veux plus y penser.

Olivier répétait douloureusement:

—Tu te serais battu contre nous?

—Je ne sais pas, je ne me suis pas demandé.

—Mais dans ton cœur, tu avais pris parti?

Christophe dit:

—Oui.

—Contre moi?

—Jamais contre toi. Tu es mien. Où je suis, tu es avec moi.

—Mais contre mon pays?

—Pour mon pays.

—C'est une chose terrible, dit Olivier. J'aime mon pays, comme toi. J'aime ma chère France; mais puis-je tuer mon âme pour elle? Puis-je pour elle trahir ma conscience? Ce serait la trahir elle-même. Comment pourrais-je haïr, sans haine, ou jouer, sans mensonge, la comédie de la haine? L'État moderne a commis un crime odieux,—un crime qui l'écrasera,—le jour où il a prétendu lier à sa loi d'airain la libre Église des esprits, dont l'essence est de comprendre et d'aimer. Que César soit César, mais qu'il ne prétende pas être Dieu! Qu'il nous prenne notre argent, nos vies: il n'a pas droit sur nos âmes; il ne les ensanglantera point. Nous sommes venus en ce monde pour répandre la lumière, non pour l'éteindre. À chacun son devoir! Si César veut la guerre, que César ait des armées pour la faire, des armées comme jadis, dont la guerre était le métier! Je ne suis pas assez sot pour perdre mon temps à gémir en vain contre la force. Mais je ne suis pas de l'armée de la force. Je suis de l'armée de l'esprit; avec des milliers de frères, j'y représente la France. Que César conquière la terre, s'il veut! Nous conquérons la vérité.

—Pour conquérir, dit Christophe, il faut vaincre, il faut vivre. La vérité n'est pas un dogme dur, secrété par le cerveau, comme une stalactite par les parois d'une grotte. La vérité, c'est la vie. Ce n'est pas dans votre tête que vous devez la chercher. C'est dans le cœur des autres. Unissez-vous à eux. Pensez tout ce que vous voudrez, mais prenez chaque jour un bain d'humanité. Il faut vivre de la vie de autres, et subir, et aimer son destin.

—Notre destin est d'être ce que nous sommes. Il ne dépend pas de nous de penser, ou de ne pas penser, même s'il y a danger à le faire. Nous, sommes arrivés à un degré de civilisation, d'où nous ne pouvons plus retourner en arrière.

—Oui, vous êtes parvenus à l'extrême rebord du plateau, à cet endroit critique où un peuple ne peut atteindre, sans être pris du désir de se jeter en bas. Religion et instinct se sont affaiblis chez vous. Vous n'êtes plus qu'intelligence. Casse-cou! La mort vient.

—Elle, vient pour tous les peuples: c'est une affaire de siècles.

—Vas-tu faire fi des siècles? La vie tout entière est une affaire de jours. Il faut être de sacrés diables d'abstracteurs, pour se placer dans l'absolu, au lieu d'étreindre l'instant qui passe.

—Que veux-tu? La flamme brûle la torche; On ne peut pas être et avoir été, mon pauvre Christophe.

—Il faut être.

—C'est une grande chose d'avoir été quelque chose de grand.

—Ce n'est une grande chose qu'à condition qu'il y ait encore, pour l'apprécier, des hommes qui vivent et qui soient grands.

—N'aimerais-tu pas mieux, avoir été les Grecs, qui sont morts, que d'être tant de peuples qui végètent aujourd'hui?

—J'aime mieux être Christophe vivant.

Olivier cessa de discuter. Ce n'était pas qu'il n'eût beaucoup à répondre; Mais cela ne l'intéressait point. Dans toute cette discussion, il ne pensait qu'à Christophe. Il dit, en soupirant:

—Tu m'aimes moins que je ne t'aime.

Christophe lui prit la main avec tendresse:

—Cher Olivier, dit-il, je t'aime plus que ma vie. Mais pardonne, je ne t'aime pas plus que la Vie, que le soleil de nos races. J'ai l'horreur de la nuit, où votre faux progrès m'attire. Toutes vos paroles de renoncement recouvrent le même abîme. L'action seule est vivante, même quand elle tue. Nous n'avons le choix, en ce monde, qu'entre la flamme qui dévore et la nuit. Malgré la douceur mélancolique des rêves qui précèdent le crépuscule, je ne veux pas de cette paix avant-coureur de la mort. Le silence des espaces infinis m'épouvante. Jetons de nouvelles brassées de bois sur le feu! Encore! Encore! Et moi avec, s'il le faut... Je ne veux pas que le feu s'éteigne. S'il s'éteint, c'est fait de nous, c'est fait de tout ce qui est.

—Je connais ta voix, dit Olivier; elle vient du fond de la barbarie du passé.

Il prit sur un rayon un livre de poètes hindous et il lut la sublime apostrophe du dieu Krichna:

«Lève-toi, et combats d'un cœur résolu. Indifférent au plaisir et à la douleur, au gain et à la perte, à la victoire et à la défaite, combats de toutes tes forces...

Christophe, lui arracha le livre des mains, et lut:

—... Je n'ai rien au monde qui me contraigne à agir: il n'est rien qui ne soit à moi; et pourtant je ne déserte point l'action. Si je n'agissais pas, sans trêve ni relâche, donnant aux hommes l'exemple qu'il leur faut suivre, tous les hommes périraient. Si je cessais un seul instant d'agir, je plongerais le monde dans le chaos, et je serais le meurtrier de la vie.»

—La vie, répétai Olivier, qu'est-ce que la vie?

—Une tragédie, fit Christophe. Hourrah!

La houle s'effaçait. Tous se hâtaient d'oublier, avec une peur secrète. Aucun ne semblait plus se souvenir de ce qui s'était passé. On s'apercevait pourtant qu'ils y pensaient encore, à la joie avec laquelle ils s'étaient repris à la vie, à la bonne vie quotidienne, dont on ne sent tout le prix que lorsqu'elle est menacée. Comme après chaque danger, on faisait les bouchées doubles.

Christophe s'était rejeté dans la création, avec un entrain décuplé. Il y entraînait avec lui Olivier. Ils s'étaient mis à composer ensemble, par réaction contre les pensées sombres, une épopée Rabelaisienne. Elle était empreinte de ce robuste matérialisme, qui suit les périodes de compression morale. Aux héros légendaires,—Gargantua, frère Jean, Panurge,—Olivier avait ajouté, sous l'inspiration de Christophe, un personnage nouveau, le paysan Patience, naïf, madré, rusé, rossé, volé, se laissant faire,—sa femme baisée, ses champs pillés, se laissant faire,—jamais lassé de cultiver sa terre,—forcé d'aller en guerre, recevant tous les coups, se laissant faire,—attendant, s'amusant des exploits de ses maîtres, des coups qu'il endossait, se disant: «Cela ne durera point toujours», prévoyant la culbute finale, la guettant du coin de l'œil, et déjà riant d'avance, de sa grande bouche muette. Un beau jour, en effet, Gargantua et frère Jean, en croisade, faisaient le plongeon. Patience les regrettait bonnement, se consolait gaiement, sauvait Panurge qui se noyait, et disait: «Je sais bien que tu me joueras encore des tours; mais je ne puis me passer de toi: tu soulages ma rate, tu me fais rire.»

Sur ce poème, Christophe composait des tableaux symphoniques avec chœurs, des batailles héroï-comiques, des kermesses effrénées, des bouffonneries vocales, des madrigaux à la Jannequin, d'une joie énorme et enfantine, une tempête sur la mer, l'Ile sonnante et ses cloches, et, pour finir, une symphonie pastorale, pleine de l'air des prairies, de l'allégresse des flûtes sereines et des hautbois, et de chants populaires.—Les deux amis travaillaient dans la jubilation. Le maigriot Olivier, aux joues pâles, prenait un bain de force. À travers leur mansarde, des trombes de joie passaient... Créer avec son cœur et le cœur de son ami! L'étreinte de deux amants n'est pas plus douce et plus ardente que cet accouplement de deux âmes amies. Elles avaient fini par se fondre si bien qu'il leur arrivait d'avoir les mêmes éclairs de pensée, à la fois. Ou bien Christophe écrivait la musique d'une scène, dont Olivier trouvait ensuite les paroles. Il l'emportait dans son sillage impétueux. Son esprit couvrait l'autre, et le fécondait.

Au bonheur de créer se joignait le plaisir de vaincre. Hecht venait de se décider à publier le David; et la partition, bien lancée, avait eu un retentissement immédiat, à l'étranger. Un grand kapellmeister wagnérien, ami de Hecht, établi en Angleterre, s'enthousiasma pour l'œuvre; il la donna, à plusieurs de ses concerts, avec un succès considérable, qui se répercuta, avec l'enthousiasme du kapellmeister, en Allemagne, où le David fut joué aussi. Le kapellmeister se mit en relations avec Christophe; il lui demanda d'autres ouvrages, il lui offrit ses services, il fit pour lui une propagande acharnée. On redécouvrit en Allemagne l'Iphigénie, qui y avait jadis été sifflée. On cria au génie. Les circonstances romanesques de la vie de Christophe ne contribuèrent pas peu à piquer l'attention. La Frankfurter Zeitung publia, la première, un article retentissant. D'autres suivirent. Alors, quelques-uns, en France, s'avisèrent qu'ils avaient chez eux un grand musicien. Un des directeurs de concerts de Paris demanda à Christophe son épopée Rabelaisienne, avant qu'elle fût finie; et Goujart, pressentant la célébrité prochaine, commença à parler, en termes mystérieux, d'un génie de ses amis, qu'il avait découvert. Il célébra dans un article l'admirable David,—ne se souvenant même plus qu'il lui avait consacré, dans un article de l'an passé, deux lignes injurieuses. Et personne autour de lui ne s'en souvenait davantage. Combien à Paris ont bafoué Wagner et Franck, qui les célèbrent aujourd'hui, pour écraser des artistes nouveaux, qu'ils célébreront demain!

Christophe ne s'attendait guère à ce succès. Il savait qu'il vaincrait, un jour; mais il ne pensait pas que ce jour dût être si prochain; et il se méfiait d'une réussite trop rapide. Il haussait les épaules, et disait qu'on le laissât tranquille. Il eût compris qu'on applaudit le David, l'année précédente, quand il levait écrit; mais maintenant, il en était loin, il avait gravi quelques échelons de plus. Volontiers, il eût dit aux gens qui lui parlaient de son ancienne œuvre:

—Laissez-moi tranquille avec cette ordure! Elle me dégoûte. Et vous aussi.

Et il se renfonçait dans son travail nouveau, avec un peu d'humeur d'en avoir été dérangé. Toutefois, il éprouvait une satisfaction secrète. Les premiers rayons de la gloire sont bien doux. Il est bon, il est sain de vaincre. C'est la fenêtre qui s'ouvre, et les premiers effluves du printemps, qui pénètrent dans la maison.—Christophe avait beau mépriser ses anciennes œuvres, et spécialement l'Iphigénie: ce n'en était pas moins une revanche, de voir cette misérable production, qui lui avait valu tant d'avanies, vantée par des critiques allemands et demandée par les théâtres. Une lettre venue de Dresde lui annonçait qu'on serait heureux de monter la pièce, pour la saison prochaine...

Le jour même où Christophe recevait cette nouvelle, qui lui faisait entrevoir enfin, après les années de misère, des horizons plus calmes et la victoire au loin, une autre lettre lui vint.

C'était l'après-midi. Il était en train de se débarbouiller, en causant gaiement avec Olivier, d'une chambre à l'autre, quand la concierge glissa sous la porte une enveloppe. L'écriture de sa mère... Justement, il se disposait à lui écrire; il se réjouissait de lui apprendre son succès... Il ouvrit la lettre. Quelques lignes... Comme l'écriture était tremblée!...

«Mon cher garçon, je ne vais pas très bien. Si ça était possible, je voudrais bien te voir encore une fois. Je t'embrasse.

Maman.»

Christophe poussa un gémissement. Olivier accourût, effrayé. Christophe, ne pouvant parler, lui montra la lettre sur la table. Il continuait de gémir, sans écouter Olivier qui, d'un coup d'œil, avait lu, et essayait de de rassurer. Il courut à son lit, sur lequel il avait déposé son veston, se rhabilla précipitamment, et, sans attacher son faux col,—(ses doigts tremblaient)—il sortit. Olivier le rattrapa sur l'escalier: que voulait-il? Partir par le premier train? Il n'y en avait pas avant le soir. Il valait mieux attendre ici qu'à da gare. Avait-il seulement l'argent nécessaire?—Ils fouillèrent leurs poches, et, en réunissant tout ce qu'ils possédaient, ils ne trouvèrent qu'une trentaine de francs. On était en septembre. Hecht, les Arnaud, tous les amis, étaient loin de Paris. Personne à qui s'adresser. Christophe, hors de lui, parlait de faire une partie de la route à pied. Olivier le pria d'attendre une heure; il promit de trouver la somme. Christophe le laissa faire; il était incapable d'avoir une idée. Olivier courut au mont-de-piété: c'était la première fois qu'il y allait; il eût mieux aimé souffrir du dénuement que mettre en gage un de ces objets, qui tous lui rappelaient quelque cher souvenir; mais il s'agissait de Christophe, et il n'y avait pas de temps à perdre. Il déposa sa montre, sur laquelle on lui avança une somme bien inférieure à ce qu'il attendait. Il lui fallut remonter chez lui, prendre quelques-uns de ses livres, et les porter à un bouquiniste. C'était douloureux; mais il y songeait à peine en ce moment: le chagrin de Christophe absorbait toutes ses pensées. Il revint et retrouva Christophe, à la place où il l'avait laissé, dans un état de prostration. Jointe aux trente francs qu'ils avaient, la somme réunie par Olivier était plus que suffisante. Christophe était trop accablé pour se demander comment son ami se l'était procurée, et s'il gardait assez d'argent pour vivre, en son absence. Olivier n'y pensait pas plus que lui; il avait remis à Christophe tout ce qu'il avait. Il lui fallut s'occuper de Christophe, comme d'un enfant. Il le conduisit à la gare, et ne le quitta qu'au moment où le train se mit en marche.

Dans la nuit, où il s'enfonçait, Christophe, les yeux grands ouverts, regardait devant lui, et il pensait:

—Arriverai-je à temps?

Il savait bien que, pour que sa mère lui eût écrit de venir, il fallait qu'elle ne pût plus attendre. Et sa fièvre éperonnait la course trépidante du rapide. Il se reprochait amèrement d'avoir quitté Louisa. Et en même temps, il sentait que ces reproches étaient vains: il n'était pas le maître de changer le cours des choses.

Cependant, le bercement monotone des roues et des ressauts du wagon l'apaisait peu à peu, maîtrisait son esprit, comme les flots soulevés d'une musique, qu'un puissant rythme endigue. Il revoyait tout son passé, depuis les rêves de la lointaine enfance: amours, espoirs, déceptions, deuils, et cette force exultante, cette ivresse de souffrir, de jouir, et de créer, cette allégresse d'étreindre la vie lumineuse et ses ombres sublimes, qui était l'âme de son âme, le Dieu caché. Tout s'éclairait pour lui, maintenant, à distance. Le tumulte de ses désirs, le trouble de ses pensées, ses fautes, ses erreurs, ses combats acharnés, lui apparaissaient comme les remous et les tourbillons, qu'emporte le grand courant vers son but éternel. Il découvrait le sens profond de ces années d'épreuves: à chaque épreuve, c'était une barrière, que le fleuve grossissant brisait; il passait d'une étroite vallée à une autre plus vaste, qu'il remplissait tout entière; la vue devenait plus large, l'air devenait plus libre. Entre les coteaux de France et la plaine allemande, le fleuve s'était frayé passage, débordant sur les prés, rongeant la base des collines, ramassant, absorbant les eaux des deux pays. Ainsi, il coulait entre eux, non pour les séparer, mais afin de les unir; ils se mariaient en lui. Et Christophe prit conscience, pour la première fois, de son destin, qui était de charrier, comme une artère, dans les peuples ennemis, toutes les forces de vie de l'une et l'autre rives.—Étrange sérénité, calme et clarté soudains, qui lui apparaissaient, à l'heure la plus sombre... Puis, la vision se dissipa; et, seule, reparut la figure douloureuse et tendre de la vieille maman.

L'aube s'annonçait à peine, lorsqu'il arriva dans la petite ville allemande. Il lui fallait prendre garde de n'être pas reconnu; car il était toujours sous le coup d'un mandat d'arrêt. Mais, à la gare, nul ne fit attention à lui: la ville dormait; les maisons étaient fermées, et les rues désertes: c'était l'heure grise, où s'éteignent les lumières de la nuit, et où celle du jour n'est pas encore venue,—où le sommeil est le plus doux, et où les rêves s'éclairent de la pâleur de l'Orient. Une petite servante ouvrait les volets d'une boutique, en chantant un vieux lied. Christophe faillit suffoquer d'émotion. Ô patrie! Bien-aimée!... Il eût voulu baiser la terre. En écoutant l'humble chant qui lui fondait le cœur, il sentit combien il avait été malheureux loin d'elle, et combien il l'aimait... Il marchait, retenant son souffle. Quand il vit sa maison, il fut obligé de s'arrêter et de mettre sa main sur sa bouche, pour s'empêcher de crier. Comment allait-il trouver celle qui était là, qu'il avait abandonnée? Il reprit haleine, et courut presque, jusqu'à la porte. Elle était entr'ouverte. Il la poussa. Personne... Le vieil escalier de bois craquait sous ses pas. Il monta à l'étage au-dessus. La maison semblait vide. La porte de la chambre de sa mère était fermée.

Christophe, le cœur battant, mit la main sur la poignée. Et il n'avait pas la force d'ouvrir...

Louisa était seule, couchée, et se sentait finir. De ses deux autres fils, l'un, le commerçant, Rodolphe, s'était établi à Hambourg, l'autre, Ernst, était parti pour l'Amérique, et l'on ne savait ce qu'il était devenu. Personne ne s'occupait d'elle, qu'une voisine qui venait, deux fois par jour, voir ce dont Louisa avait besoin, restait quelques instants, et s'en retournait à ses affaires; elle n'était pas trop exacte, et tardait souvent à venir. Louisa trouvait tout naturel qu'on l'oubliât, comme elle trouvait tout naturel d'avoir mal. Elle était d'une patience angélique, étant habituée a souffrir. Elle avait le cœur malade, et des suffocations, pendant lesquelles elle croyait qu'elle allait mourir: les yeux dilatés, les mains crispées, la sueur coulant sur son visage. Elle ne se plaignait pas. Elle savait que ce devait être ainsi. Elle était prête; elle, avait déjà reçu les sacrements. Elle n'avait qu'une inquiétude: que Dieu ne la trouvât pas digne d'entrer dans son paradis. Tout le reste, elle l'acceptait avec patience.

Dans le cour obscur de son réduit, autour de l'oreiller, sur le mur de l'alcôve, elle; avait fait un sanctuaire de ses souvenirs; elle avait réuni les images de ceux qui lui étaient chers: celles de ses trois petits, celle de son mari, pour le souvenir de qui elle avait conservé son amour des premiers temps, celles du vieux grand-père, et de son frère, Gottfried: elle gardait un attachement touchant pour tous ceux qui avaient été bons, si peu que ce fût, pour elle. Elle avait épinglé sur le drap de son lit, tout près de son visage, la dernière photographie que Christophe lui avait, envoyée; et ses dernières lettres étaient sous l'oreiller. Elle avait l'amour de l'ordre et de la propreté méticuleuse; elle souffrait de ce que tout, dans sa chambre, ne fût pas parfaitement rangé. Elle s'intéressait aux petits bruits du dehors, qui marquaient pour elle les divers moments du jour. Il y avait si longtemps qu'elle les entendait! Toute sa vie passée dans cet étroit espace... Elle pensait à son cher Christophe. Quel immense désir elle avait qu'il fût là, près d'elle, en ce moment! Et pourtant, même à ce qu'il ne fût pas là elle était résignée. Elle était sûre de le revoir là-haut. Elle n'avait qu'à fermer les yeux pour le voir déjà. Elle passait des journées, assoupie, au milieu du passé...

Elle se retrouvait dans l'ancienne maison, au bord du Rhin... Jour de fête... Un superbe jour d'été. La fenêtre était ouverte: sur la route blanche, le soleil. On entendait les oiseaux qui chantaient. Melchior et le grand-père, assis devant la porte, fumaient en causant et riant très fort. Louisa ne les voyait pas; mais elle se réjouissait que son mari fût à la maison, ce jour-là, et que le grand-père fût de bonne humeur. Elle était dans la pièce du bas, et préparait le dîner: un dîner excellent; elle le veillait comme la prunelle de ses yeux; il y avait une surprise: un gâteau aux marrons; elle jouissait d'avance des cris de joie du petit... Le petit, où était-il? Là haut: elle l'entendait, il étudiait son piano. Elle ne comprenait pas ce qu'il jouait, mais c'était un bonheur pour elle d'entendre ce petit gazouillement familier, de savoir qu'il était là, bien sagement assis... Quelle belle journée! Les grelots joyeux d'une voiture passaient sur le chemin... Ah! mon Dieu! Et le rôti! Pourvu qu'il ne fût pas brûlé, tandis qu'elle regardait par la fenêtre! Elle tremblait que le grand-père, qu'elle aimait tant, et qui l'intimidait, ne fût pas content, qu'il lui fît des reproches... Grâce à Dieu, il n'y avait aucun mal. Voilà, tout était prêt, et la table était servie. Elle appelait Melchior et le grand-père. Ils répondaient avec entrain. Et le petit?... Il ne jouait plus. Depuis un moment, son piano s'était tu, sans qu'elle l'eût remarqué...—«Christophe!»... Que faisait-il? On n'entendait aucun bruit. Toujours il oubliait de descendre pour le dîner: le père allait le gronder encore. Elle montait précipitamment l'escalier...—«Christophe!»... Il se taisait. Elle ouvrait la porte de la chambre, où il travaillait. Personne. La chambre, vide; le piano, fermé... Louisa avait une angoisse. Qu'est-ce qu'il était devenu? La fenêtre était ouverte. Mon Dieu! s'il était tombé!... Louisa est bouleversée. Elle se penche pour regarder...—«Christophe!»... Il n'est nulle part. Elle parcourt toutes les chambres. D'en bas, le grand-père lui crie: «Viens donc, ne t'inquiète pas, il nous rejoindra toujours.» Elle ne veut pas descendre; elle sait qu'il est là: il se cache pour jouer, il veut la tourmenter. Ah! le méchant petit!... Oui, elle en est sûre maintenant, le plancher a craqué; il est derrière la porte. Mais la clef n'y est pas. La clef! Elle cherche précipitamment dans un tiroir, au milieu d'une quantité d'autres clefs. Celle-là, celle-là,... non, ce n'est pas cela... Ah! la voilà enfin!... Impossible de la faire entrer dans la serrure. La main de Louisa tremble. Elle se dépêche; il faut se dépêcher. Pourquoi? Elle ne sait pas; mais elle sait qu'il le faut: si elle ne se hâte point, elle n'aura plus le temps. Elle entend le souffle de Christophe derrière la porte... Ah! cette clef!... Enfin! La porte s'ouvre. Un cri joyeux. C'est lui. Il se jette à son cou... Ah! le méchant, le bon, le bien-aimé petit!...

Elle a ouvert les yeux. Il est là, devant elle.

Depuis un moment, il la regardait, si changée, le visage à la fois tiré et bouffi, une souffrance muette, que rendait plus poignante son sourire résigné; et ce silence, cette solitude autour... Il avait le cœur transpercé...

Elle le vit. Elle ne fut pas étonnée. Elle sourit d'un sourire ineffable. Elle ne pouvait ni lui tendre les bras, ni dire une seule parole. Il se jeta à son cou, il l'embrassa, elle l'embrassa; de grosses larmes coulaient sur ses joues. Elle dit tout bas:

—Attends...

Il vit qu'elle suffoquait.

Ils ne firent aucun mouvement. Elle lui caressait la tête avec ses mains; et ses larmes continuaient de couler. Il lui baisait les mains, sanglotant, la figure, cachée dans les draps.

Quand son angoisse fut passée, elle essaya de parler. Mais elle ne parvenait plus à trouver ses mots; elle se trompait, et il avait peine à comprendre. Qu'est-ce que cela faisait? Ils s'aimaient, ils se voyaient, ils se touchaient: c'était l'essentiel.—Il demanda avec indignation pourquoi on la laissait seule. Elle excusa la garde:

—Elle ne pouvait pas toujours être là: elle avait son travail...

D'une voix faible, entrecoupée, qui ne parvenait pas à articuler toutes les syllabes, elle fit hâtivement une petite recommandation au sujet de sa tombe. Elle chargea Christophe de sa tendresse pour ses deux autres fils, qui l'avaient oubliée. Elle eut un mot aussi pour Olivier, dont elle savait l'affection pour Christophe. Elle pria Christophe de lui dire qu'elle lui envoyait sa bénédiction—(elle se reprit bien vite, timidement, pour employer une formule plus humble)—«sa respectueuse affection»...

Elle suffoqua de nouveau. Il lai soutint assise sur son lit. La sueur coulait sur son visage. Elle se forçait à sourire. Elle se disait qu'elle n'avait plus rien à demander au monde, maintenant qu'elle avait la main dans la main de son fils.

Et Christophe sentit brusquement cette main se crisper dans la sienne. Louisa ouvrit la bouche. Elle regarda son fils, avec une tendresse infinie.—Et elle passa.

Le soir du même jour, Olivier arriva. Il n'avait pu supporter la pensée de laisser Christophe seul, à ces heures tragiques, dont il n'avait que trop l'expérience. Il redoutait aussi les dangers auxquels son ami s'exposait, en retournant en Allemagne. Il voulait être là, afin de veiller sur lui. Mais l'argent lui manquait, pour le rejoindre. Au retour de la gare, où il avait accompagné Christophe, il décida de vendre quelques bijoux qui lui restaient de sa famille. Comme le mont-de-piété était fermé, à cette heure, et qu'il voulait partir par le premier train, il allait chez un brocanteur du quartier, lorsque dans l'escalier il rencontra Mooch. Mis au courant de ses intentions, Mooch manifesta un vif chagrin qu'Olivier ne se fût pas adressé à lui; et il le força à accepter de lui la somme nécessaire. Il ne se consolait pas de penser qu'Olivier avait mis sa montre en gage et vendu ses livres, pour payer le voyage de Christophe, quand il eût été si heureux de rendre service. Dans son zèle à leur venir en aide, il proposa même à Olivier de l'accompagner auprès de Christophe. Olivier eut grand'peine à l'en dissuader.

L'arrivée d'Olivier fut un bienfait pour Christophe. Il avait passé la journée dans l'accablement, seul avec sa mère endormie. La garde était venue, avait rendu quelques soins, et puis était partie, et n'était plus revenue. Les heures s'étaient écoulées, dans une immobilité funèbre. Christophe ne bougeait pas plus que la morte; il ne la quittait point des yeux; il ne pleurait pas, il ne pensait pas, lui-même était un mort.—Le miracle d'amitié, accompli par Olivier, ramena en lui les larmes et la vie.

Getrost! Es ist der Schmerzen werth die Leben,
So lang...
... mit uns ein treues Auge weint.

(«Courage! Aussi longtemps que deux yeux fidèles pleurent avec nous, la vie vaut de souffrir.»)

Ils s'embrassèrent longuement. Puis, ils s'assirent auprès de Louisa, et causèrent à voix basse... La nuit... Christophe, accoudé au pied du lit, racontait au hasard des souvenirs d'enfance, où revenait toujours l'image de la maman. Il se taisait, pendant quelques minutes, et puis il reprenait. Jusqu'à ce qu'il se tut tout à fait, écrasé de fatigue, la figure cachée dans ses mains; et quand Olivier s'approcha pour le regarder, il vit qu'il était endormi. Alors, il veilla seul. Et le sommeil le prit à son tour, le front posé sur le dossier du lit. Louisa souriait avec douceur; et elle semblait heureuse de veiller ses deux enfants.

Comme le matin commençait, ils furent réveillés par des coups frappés à la porte. Christophe alla ouvrir. C'était un voisin, un menuisier; il venait avertir Christophe que sa présence avait été dénoncée, et qu'il fallait partir s'il ne voulait être pris. Christophe se refusait à fuir; il ne voulait pas quitter sa mère, avant de l'avoir conduite au lieu où elle resterait maintenant, pour toujours. Mais Olivier le supplia de reprendre le train, il lui promit de veiller fidèlement, à sa place; il le força à sortir de la maison; et, pour être plus sûr qu'il ne reviendrait pas sur sa décision, il l'accompagna à la gare. Christophe s'obstinait à ne point partir, sans avoir au moins revu le grand fleuve, près duquel s'était passée son enfance, et dont son âme gardait, comme une conque marine, l'écho retentissant. Malgré le danger qu'il y avait à se montrer en ville, il fallut en passer par sa volonté. Ils suivirent la berge du Rhin, qui se hâtait avec une paix puissante, entre ses rives basses, vers sa mort dans les sables du Nord. Un énorme pont de fer plongeait, au milieu du brouillard, ses deux arches dans l'eau grise, comme les moitiés de roues d'un chariot colossal. Au loin, se perdaient dans la brume les barques qui remontaient, à travers les prairies, les méandres sinueux. Christophe s'absorbait dans ce rêve. Olivier l'en arracha, et, lui prenant le bras, le ramena à la gare. Christophe se laissa faire; il était comme un somnambule. Olivier l'installa dans le train qui allait partir; et ils convinrent de se rejoindre le lendemain, à la première station française, afin que Christophe ne rentrât pas seul à Paris.

Le train partit, et Olivier revint à la maison, où il trouva, à l'entrée, deux gendarmes qui attendaient le retour de Christophe. Ils prirent Olivier pour lui. Olivier ne se pressa point d'éclaircir une méprise, qui favorisait la fuite de Christophe. Au reste, la police ne manifesta aucune déconvenue de son erreur; elle montrait un empressement assez tiède à rechercher le fugitif; et il sembla même à Olivier qu'au fond, elle n'était pas fâchée que Christophe fût parti.

Olivier resta jusqu'au lendemain matin, pour l'enterrement de Louisa. Le frère de Christophe, Rodolphe, le commerçant, y assista entre deux trains. Cet important personnage suivit correctement le convoi, et partit aussitôt après, sans avoir adressé un mot à Olivier pour lui demander des nouvelles de son frère, ou pour le remercier de ce qu'il avait fait pour leur mère. Olivier passa quelques heures encore dans cette ville, où il ne connaissait personne de vivant, mais qui était peuplée pour lui de tant d'ombres familières: le petit Christophe, ceux qu'il avait aimés, ceux qui l'avaient fait souffrir,—et la chère Antoinette... Que restait-il de tous ces êtres, qui avaient ici vécu, de cette famille des Krafft, à présent effacée?... L'amour qui vivait d'eux en l'âme d'un étranger.

Dans l'après-midi, Olivier retrouva Christophe à la station frontière, où ils s'étaient donné rendez-vous. Un village au milieu des collines boisées. Au lieu d'y attendre le train suivant pour Paris, ils décidèrent de faire à pied une partie de la route, jusqu'à la ville prochaine. Ils avaient besoin d'être seuls. Ils se mirent en marche à travers les bois silencieux, où retentissaient au loin les coups sourds de la cognée. Ils arrivèrent à une clairière, au sommet d'une colline. Au-dessous d'eux, dans un vallon étroit, encore en pays allemand, le toit rouge d'une maison forestière, un petit pré, lac vert entre les bois. Tout autour, l'océan des forêts bleu sombre, enveloppées de vapeurs. Des brouillards se glissaient entre les branches des sapins. Un voile transparent amollissait les lignes, amortissait les couleurs. Tout était immobile. Ni bruit de pas, ni son de voix. Quelques gouttes de pluie sonnaient sur le cuivre doré des hêtres, que l'automne avait mûris. Entre les pierres tintait l'eau d'un petit ruisseau. Christophe et Olivier s'étaient arrêtés et ils ne bougeaient plus. Chacun songeait à ses deuils. Olivier pensait:

—Antoinette, où es-tu?

Et Christophe:

—Que me fait le succès, â présent qu'elle n'est plus?

Mais chacun entendit la voix consolatrice de ses morts:

—Bien-aimé, ne pleure pas sur nous. Ne pense pas à nous. Pense à lui...

Ils se regardèrent tous deux, et chacun ne sentit plus sa peine, mais celle de son ami. Ils se prirent la main. Une sereine mélancolie les enveloppait tous deux. Doucement, sans un souffle d'air, le voile de vapeurs s'effaçait; le ciel bleu refleurit. Douceur attendrissante de la terre après la pluie... Elle nous prend dans ses bras, avec un beau sourire affectueux; elle nous dit:

—Repose. Tout est bien...

Le cœur de Christophe se détendait. Depuis deux jours, il vivait tout entier dans le souvenir, dans l'âme de la chère maman; il revivait l'humble vie, les jours uniformes, solitaires, passés dans le silence de la maison sans enfants, et dans la pensée des enfants qui l'avaient laissée, la pauvre vieille femme, infirme et vaillante, avec sa foi tranquille, sa douce bonne humeur, sa résignation souriante, son absence d'égoïsme... Et Christophe pensait aussi à toutes les humbles âmes qu'il avait connues. Combien il se sentait près d'elles, en ce moment! Au sortir des années de luttes épuisantes, dans le brûlant Paris, où se mêlent furieusement les idées et les hommes, au lendemain de cette heure tragique, où venait de souffler le vent des folies meurtrières qui lancent les uns contre les autres les peuples hallucinés, une lassitude prenait Christophe de ce monde fiévreux et stérile, de ces batailles d'égoïsmes, de ces élites humaines, ces ambitieux, ces vaniteux, qui se croient la raison du monde et n'en sont que le mauvais rêve. Et tout son amour allait aux milliers d'âmes simples, de toute race, qui brûlent en silence, pures flammes de bonté, de foi, de sacrifice,—cœur du monde.

—Oui, je vous reconnais, je vous retrouve enfin, vous êtes de mon sang, vous êtes miennes. Comme l'Enfant prodigue, je vous ai quittées, pour suivre les ombres qui passaient sur le chemin. Je reviens à vous, accueillez-moi. Nous sommes un seul être, vivants et morts; où je suis, vous êtes avec moi. Maintenant, je te porte en moi, ô mère, qui m'as porté. Vous tous, Gottfried, Schulz, Sabine, Antoinette, vous êtes tous en moi. Vous êtes ma richesse. Nous ferons route ensemble. Je serai votre voix. Par nos forces unies, nous atteindrons au but...

Un rayon de soleil glissa entre les branches mouillées des arbres, qui lentement s'égouttaient. Du petit pré d'en bas montaient des voix enfantines, un vieux lied allemand, candide, que chantaient trois petites filles, en dansant une ronde autour de la maison. Et de loin, le vent d'ouest apportait, comme un parfum de roses, la voix des cloches de France...

—Ô paix, divine harmonie, musique de l'âme délivrée, où se fendent la douleur et la joie, et la mort et la vie, et les races ennemies, les races fraternelles, je t'aime, je te veux, je t'aurai....

Le voile de la nuit tomba. Christophe, sortant de son rêve, revit près de lui le visage fidèle de l'ami. Il lui sourit et l'embrassa. Puis, ils se remirent en marche, à travers la forêt, en silence; et Christophe frayait le chemin à Olivier.

Taciti, soli e senza compagnia,
n'andavan l'un dinnanzi, e l'altro dopo,
come i frati minor vanno per via...


[3]Notamment, le livre d'Anna dans Le Buisson Ardent.

[4]Charles Péguy.


LES AMIES

En dépit du succès qui se dessinait hors de France, la situation matérielle des deux amis était lente à s'améliorer. Périodiquement, revenaient des moments difficiles, où l'on était obligé de se serrer le ventre. On se dédommageait, en mangeant double ration, quand on avait de l'argent. Mais c'était, à la longue, un régime exténuant.

Pour le moment, ils étaient dans la période des vaches maigres. Christophe avait passé la moitié de la nuit à achever un travail insipide de transcription musicale pour Hecht; il ne s'était couché qu'à l'aube, et il dormait à poings fermés, afin de rattraper le temps perdu. Olivier était sorti de bonne heure: il avait un cours à faire, à l'autre bout de Paris. Vers huit heures, le concierge, qui montait les lettres, sonna. D'habitude, il n'insistait pas, et glissait les papiers sous la porte. Il continua de frapper, ce matin-là. Christophe, mal éveillé, alla ouvrir, en bougonnant; il n'écouta point ce que le concierge, souriant et prolixe, lui disait, à propos d'un article de journal, il prit les lettres sans les regarder, poussa la porte sans la fermer, se recoucha, et se rendormit, de plus belle.

Une heure après, il était de nouveau réveillé en sursaut par des pas dans sa chambre; et il avait la stupéfaction de voir, au pied de son lit, une figure inconnue, qui le saluait gravement. Un journaliste, trouvant la porte ouverte, était entré sans façon. Christophe, furieux, sauta du lit:

—Qu'est-ce que vous venez foutre ici?

Il avait empoigné son oreiller pour le jeter sur l'intrus, qui esquissa un mouvement de retraite. Ils s'expliquèrent. Un reporter de la Nation désirait interviewer monsieur Krafft, au sujet de l'article paru dans le Grand Journal.

—Quel article?

—Il ne l'avait pas lu? Le reporter s'offrait à lui en donner connaissance.

Christophe se recoucha. S'il n'avait été engourdi par le sommeil, il eût mis l'homme à la porte; mais il trouva moins fatigant de le laisser parler. Il s'enfonça dans le lit, ferma les yeux, et feignit de dormir. Il eût fini par jouer son rôle, au naturel. Mais l'autre était tenace, et lisait, d'une voix forte, le début de l'article. Dès les premières lignes, Christophe ouvrit l'oreille. On y parlait de monsieur Krafft comme du premier génie musical de l'époque. Oubliant son personnage de dormeur, Christophe jura d'étonnement, et, se dressant sur sou séant, il dit:

—Ils sont fous. Qu'est-ce qui les a pris?

Le reporter en profita pour interrompre sa lecture et lui poser une série de questions, auxquelles Christophe répondit, sans réfléchir, il avait pris l'article, et contemplait avec stupéfaction son portrait qui s'étalait, en première page; mais il n'eut pas le temps de lire: car un second journaliste venait d'entrer dans la chambre, Cette fois, Christophe se fâcha, tout de bon. Il les somma de vider la place: ce qu'ils ne firent point, avant d'avoir relevé, rapidement la disposition des meubles dans la chambre, les photographies aux murs, et la physionomie de l'original, qui, riant, et furieux, les poussait par les épaules, et les escorta, en chemise, jusqu'à la porte, qu'il verrouilla derrière eux.

Mais il était dit qu'on ne le laisserait pas tranquille, ce jour-là. Il n'avait pas fini sa toilette qu'on frappait de nouveau à la porte, d'une façon convenue que, savaient seuls quelques intimes. Christophe ouvrit, et se trouva en présence d'un troisième inconnu, qu'il se mettait en devoir d'expulser rondement, quand l'autre, en protestant, excipa de son titre douteur de l'article. Le moyen d'expulser qui vous traite de génie! Christophe, maussade, dut subir les effusions de son admirateur. Il s'étonnait de cette notoriété soudaine qui lui tombait des nues, et il se demandait, s'il avait, sans s'en douter, la veille, fait jouer quelque chef-d'œuvre. Il n'eut pas le temps de s'informer. Le journaliste était venu pour l'enlever, de gré ou de force, et le conduire, séance tenante, aux bureaux du journal, où le directeur, le grand Arsène Gamache lui-même, voulait le voir: l'auto attendait, en bas. Christophe essaya de se défendre; mais naïf, et sensible, malgré lui, aux protestations d'amitié, il finit par se laisser faire.

Dix minutes plus tard, il était présenté au potentat, devant qui tout tremblait. Un robuste gaillard, d'une cinquantaine d'années, petit et râblé, grosse tête ronde, aux cheveux gris, taillés en brosse, la face rouge, la parole impérieuse, l'accent lourd et emphatique, avec des accès de volubilité caillouteuse. Il s'était imposé à Paris par son énorme «autogobisme». Homme d'affaires, et manieur d'hommes, égoïste, naïf et roué, passionné, plein de lui, il assimilait ses affaires à celles de la France, et même de l'humanité. Son intérêt, la prospérité de son journal, et la salus publica lui semblaient du même ordre et étroitement associés. Il n'avait point de doute que qui lui faisait tort faisait tort à la France; et, pour écraser un adversaire personnel, il eût de bonne foi bouleversé l'État. Au reste, il n'était pas incapable de générosité. Idéaliste, comme on l'est après dîner, il aimait, à la façon de Dieu le père, à faire de temps en temps sortir de la poussière quelque pauvre bougre, afin que se manifestât la grandeur de son pouvoir, qui de rien faisait une gloire, qui faisait des ministres, qui aurait pu, s'il eût voulu, faire des rois, et les défaire. Sa compétence était universelle. Il faisait aussi des génies, s'il lui plaisait.

Ce jour-là, il venait de «faire» Christophe.

C'était Olivier qui avait, sans y penser, attaché le grelot.

Olivier, qui ne faisait aucune démarche pour lui-même, qui avait horreur de la réclame, et fuyait les journalistes comme la peste, se croyait tenu à d'autres devoirs, quand il s'agissait de son ami. Il était comme ces tendres mamans, honnêtes petites bourgeoises, épouses irréprochables, qui vendraient leur corps pour acheter un passe-droit en faveur de leur garnement de fils.

Écrivant dans des revues, et se trouvant en contact avec nombre de critiques et de dilettantes, Olivier ne laissait pas une occasion de parler de Christophe; et depuis quelque temps, il avait la surprise de voir qu'il était écouté. Il saisissait autour de lui un mouvement de curiosité, une rumeur mystérieuse, qui se propageait dans les cercles littéraires et mondains. Quelle en était l'origine? Étaient-ce quelques échos de journaux, à la suite des exécutions récentes d'œuvres de Christophe, en Angleterre et en Allemagne? Il ne semblait pas qu'il y eût une cause précise. C'était un de ces phénomènes bien connus des esprits aux aguets, qui hument l'air de Paris, et, mieux que l'Observatoire météorologique de la tour Saint-Jacques, savent, un jour à l'avance, le vent qui se prépare, et ce qu'il apportera demain. Dans cette grande ville nerveuse, où passent des frissons électriques, il y a des courants invisibles de gloire, une célébrité latente qui précède l'autre, ce bruit vague de salons, ce Nescio quid majus nascitur Iliade, qui, à un moment donné, éclate en un article-réclame, le grossier coup de trompette qui fait pénétrer dans les plus durs tympans le nom de l'idole nouvelle. Il arrive d'ailleurs que cette fanfare fasse fuir des premiers et des meilleurs amis de l'homme qu'elle célèbre. Ils en sont pourtant responsables.

Ainsi, Olivier avait sa part dans l'article du Grand Journal. Il avait profité de l'intérêt qui se manifestait pour Christophe, et il avait eu soin de le réchauffer par d'adroites informations. Il s'était gardé de mettre Christophe directement en rapports avec les journalistes; il craignait quelque incartade. Mais sur la demande du Grand Journal, il avait eu la rouerie de faire rencontrer, à la table d'un café, Christophe avec un reporter, sans qu'il se doutât de rien. Toutes ces précautions irritaient la curiosité et rendaient Christophe plus intéressant. Olivier n'avait jamais eu affaire encore avec la publicité; il n'avait pas calculé qu'il mettait en branle une machine formidable, qu'on ne pouvait plus, une fois lancée, diriger ni modérer.

Il fut anéanti, quand il lut, en se rendant à son cours, l'article du Grand Journal. Il n'avait pas prévu ce coup de massue. Il comptait que le journal attendrait, pour écrire, d'avoir réuni toutes les informations, et de connaître mieux ce dont il voulait parler. C'était trop de naïveté. Si un journal se donne la peine de découvrir une gloire nouvelle, c'est pour lui, bien entendu, et afin d'enlever aux confrères l'honneur de la découverte. Il lui faut donc se presser, quitte à ne rien comprendre à ce qu'il loue. Mais il est rare que l'auteur s'en plaigne: quand on l'admire, il est toujours assez compris.

Le Grand Journal, après avoir débité des histoires absurdes sur la misère de Christophe, qu'il représentait comme une victime du despotisme allemand, un apôtre de la liberté, contraint de fuir l'Allemagne impériale et de se réfugier en France, asile des âmes libres,—(beau prétexte à des tirades chauvines!)—faisait un éloge écrasant de son génie, dont il ne connaissait rien,—rien que quelques plates mélodies, qui dataient des débuts de Christophe en Allemagne, et que Christophe, honteux, eût voulu anéantir. Mais si l'auteur de l'article ignorait l'œuvre de Christophe, il se rattrapait sur ses intentions,—sur celles qu'il lui prêtait. Deux ou trois mots, recueillis çà et là de la bouche de Christophe ou d'Olivier, voire même de quelque Goujart qui se disait bien informé, lui avaient suffi pour construire l'image d'un Jean-Christophe, a génie républicain,—le grand musicien de la démocratie. Il profitait de l'occasion pour médire des musiciens français contemporains, surtout des plus originaux et des plus indépendants, qui se souciaient fort peu de la démocratie. Il n'exceptait qu'un ou deux compositeurs, dont les opinions électorales lui semblaient excellentes. Il était fâcheux que leur musique le fût beaucoup moins. Mais c'était là un détail. Au reste, leur éloge, et même celui de Christophe, avaient moins d'importance que la critique des autres. À Paris, quand on lit un article qui fait l'éloge d'un homme, il est toujours prudent de se demander:

—De qui médit-on?

Olivier rougissait de honte, à mesure qu'il parcourait le journal, et il se disait:

—J'ai bien travaillé!

Il eut peine à faire son cours. Aussitôt délivré, il courut à la maison. Quelle fut sa consternation, quand il apprit que Christophe était déjà sorti avec des journalistes! Il l'attendit pour déjeuner. Christophe ne revint pas. D'heure en heure, Olivier, plus inquiet, pensait:

—Que de sottises ils lui font dire!

Vers trois heures, Christophe rentra, tout guilleret. Il avait déjeuné avec Arsène Gamache, et sa tête était un peu brouillée par le champagne qu'il avait bu. Il ne comprit rien aux inquiétudes d'Olivier, qui lui demandait anxieusement ce qu'il avait dit et fait.

—Ce que j'ai fait? Un fameux déjeuner. Il y avait longtemps que je n'avais aussi bien mangé.

Il lui raconta le menu.

—Et des vins... J'en ai absorbé de toutes les couleurs. Olivier l'interrompit, pour lui parler des convives.

—Les convives?... Je ne sais pas. Il y avait Gamache, un homme tout rond, franc comme l'or; Clodomir, l'auteur de l'article, un garçon charmant; trois ou quatre journalistes que je ne connais pas, très gais, tous bons et charmants pour moi, la crème des braves gens.

Olivier n'avait pas l'air convaincu. Christophe était étonné de son peu d'enthousiasme.

—Est-ce que tu n'as pas lu l'article?

—Si. Justement. Et toi, est-ce que tu l'as bien lu?

—Oui... C'est-à-dire, j'ai jeté un coup d'œil. Je n'ai pas eu le temps.

—Eh bien, lis donc un peu.

Christophe lut. Aux premières lignes, il s'esclaffa.

—Ah! l'imbécile! fit-il.

Il se tordait de rire.

—Bah! continua-il, tous les critiques se valent. Ils ne connaissent rien.

Mais à mesure qu'il lisait, il commençait à se fâcher: c'était trop bête, on le rendait ridicule. Qu'on voulût faire de lui «un musicien républicain», cela n'avait aucun sens... Enfin, passons sur cette calembredaine!... Mais qu'on opposât son art «républicain» à «l'art de sacristie» des maîtres venus avant,—(lui qui se nourrissait de l'âme de ces grands hommes),—c'était trop...

—Bougres de crétins! Ils vont me faire passer pour un idiot!...

Et puis, quelle raison d'éreinter, à son sujet, des musiciens français de talent, qu'il aimait plus ou moins,—(et plutôt moins que plus),—mais qui savaient leur métier et y faisaient honneur? Et,—le pire,—on lui prêtait des sentiments odieux à l'égard de son pays!... Non, cela ne pouvait se supporter...

—Je m'en vais leur écrire, dit Christophe.

Olivier s'interposa.

—Non, pas maintenant! Tu es trop excité. Demain, à tête reposée...

Christophe s'obstina. Quand il avait quelque chose à dire, il ne pouvait attendre. Il promit seulement à Olivier de lui montrer sa lettre. Ce ne fut pas inutile. La lettre dûment révisée, où il s'attachait surtout à rectifier les opinions qu'on lui attribuait sur l'Allemagne, Christophe courut la mettre à la poste.

—Comme cela, dit-il en revenant, il n'y a que demi-mal: la lettre paraîtra demain.

Olivier secoua la tête, d'un air de doute. Puis, toujours préoccupé, il demanda à Christophe, en le regardant bien dans les yeux:

—Christophe, tu n'as rien dit d'imprudent, au dîner?

—Mais non, fit Christophe en riant.

—Bien sûr?

—Oui, poltron.

Olivier fut un peu rassuré. Mais Christophe ne l'était guère. Il venait de se rappeler qu'il avait parlé, à tort et à travers. Tout de suite, il s'était mis à l'aise. Pas un instant, il n'avait songé à se défier des gens: ils lui semblaient si cordiaux, si bien disposés pour lui! Et en vérité, ils l'étaient. On est toujours bien disposé pour ceux à qui l'on a fait du bien. Et Christophe témoignait une joie si franche qu'elle se communiquait aux autres. Son affectueux sans-façon, ses boutades joviales, son énorme appétit, et la rapidité avec laquelle les liquides disparaissaient, sans l'émouvoir, dans son gosier, n'étaient pas pour déplaire à Arsène Gamache, solide à table, lui aussi, rude, rustaud et sanguin, plein de mépris pour les gens qui ne se portaient pas bien, pour ceux qui n'osent pas manger ni boire, pour les petits claqués parisiens. Il jugeait d'un homme à table. Il apprécia Christophe. Séance tenante, il lui proposa de faire monter son Gargantua, en opéra, à l'Opéra.—(Le comble de l'art, pour ces bourgeois français, était alors de mettre sur la scène la Damnation de Faust, ou les Neuf Symphonies.)—Christophe, que cette idée burlesque fit éclater de rire, eut beaucoup de peine à l'empêcher de téléphoner ses ordres à la direction de l'Opéra, ou au ministère des Beaux-Arts:—(à en croire Gamache, il semblait que tous ces gens fussent à son service.)—Et cette proposition lui rappelant l'étrange déguisement qu'on avait fait naguère de son poème symphonique David, il se laissa aller à raconter l'histoire de la représentation organisée par le député Roussin, pour les débuts de sa belle amie[5]. Gamache, qui n'aimait point Roussin, fut enchanté; et Christophe, mis en verve par les vins généreux et la sympathie de l'auditoire, se lança dans d'autres histoires indiscrètes, dont ceux qui les écoutaient ne perdirent rien. Seul, Christophe les avait oubliées en sortant de table. Et voici qu'à la question d'Olivier, elles lui revenaient à l'esprit. Il sentait un petit frisson lui courir, le long de l'échine. Car il ne se faisait pas d'illusion; il avait suffisamment d'expérience, pour se douter de ce qui allait se passer; à présent que sa griserie était tombée, il le voyait aussi nettement que si c'était déjà fait: ses indiscrétions déformées, publiées en échos de gazette médisante; ses boutades artistiques changées en armes de guerre. Quant à sa lettre de rectification, il savait, aussi bien qu'Olivier, à quoi s'en tenir là-dessus: répondre à un journaliste, c'est perdre son encre; un journaliste a toujours le dernier mot.

Tout se passa, de point en point, comme Christophe l'avait prévu. Les indiscrétions parurent, et la lettre de rectification ne parut pas. Gamache se contenta de lui faire dire qu'il reconnaissait là sa générosité de cœur, que de tels scrupules l'honoraient; mais il garda jalousement le secret de ces scrupules; et les opinions fausses, attribuées à Christophe, continuèrent de se répandre, soulevant des critiques acerbes dans les journaux parisiens, puis de là en Allemagne, où l'on s'indigna qu'un artiste allemand s'exprimât avec aussi peu de dignité sur le compte de son pays.

Christophe crut très habile de profiter de l'interview que lui faisait subir le reporter d'un autre journal, pour protester de son amour pour le Deutsches Reich, où l'on était, disait-il, pour le moins aussi libre qu'en République française.—Il parlait au représentant d'un journal conservateur, qui lui prêta sur-le-champ des déclarations anti-républicaines.

—De mieux en mieux! dit Christophe. Ah! ça, qu'est-ce que ma musique a à faire avec la politique?

—C'est l'habitude chez nous, dit Olivier. Regarde les batailles qui se livrent sur le dos de Beethoven. Les uns font de lui un jacobin, les autres un calotin, ceux-là un Père Duchesne, ceux-ci un valet de prince.

—Ah! comme il leur flanquerait à tous son pied au cul!

—Eh bien, fais de même.

Christophe en avait bien envie. Mais il était trop bon garçon avec ceux qui étaient aimables pour lui. Olivier n'était jamais rassuré, quand il le laissait seul. Car on venait toujours l'interviewer; et Christophe avait beau promettre de se surveiller: il ne pouvait s'empêcher d'être expansif. Il disait tout ce qui lui passait par la tête. Il arrivait des journalistes femelles, qui se disaient ses amies et le faisaient causer de ses aventures sentimentales. D'autres se servaient de lui pour dire du mal de tel ou tel. Quand Olivier rentrait, il trouvait Christophe tout penaud.

—Encore quelque bêtise? demandait-il.

—Toujours, disait Christophe, atterré.

—Tu es donc incorrigible!

—Je suis bon à enfermer... Mais cette fois, je te jure, c'est la dernière.

—Oui, oui, jusqu'à la prochaine...

—Non, cette fois, c'est fini.

Le lendemain, Christophe triomphant dit à Olivier:

—Il en est venu encore un. Je l'ai fichu à la porte.

—Il ne faut pas exagérer, dit Olivier. Sois prudent avec eux. «Cet animal est très méchant...» Il vous attaque, quand on se défend... Il leur est si facile de se venger! Ils tirent parti des moindres mots qu'on dit.

Christophe se passa la main sur le front:

—Ah! bon Dieu!

—Qu'est-ce qu'il y a encore?

—C'est que je lui ai dit, en fermant la porte...

—Quoi donc?

—Le mot de l'Empereur.

—De l'Empereur?

—Oui, enfin, si ce n'est lui, c'est donc quelqu'un des siens...

—Malheureux! tu vas le voir en première page du journal!

Christophe frémit. Mais ce qu'il vit, le lendemain, ce fut une description de son appartement, où le journaliste n'était pas entré, et une conversation qu'il n'avait pas tenue.

Les informations s'embellissaient en se propageant. Dans les journaux étrangers, elles s'agrémentaient de contresens. Des articles français ayant raconté que Christophe, dans sa misère, transposait de la musique pour guitare, Christophe apprit d'un journal anglais qu'il avait joué de la guitare dans les cours.

Il ne lisait point que des éloges. Tant s'en faut! Il suffisait que Christophe eût été patronné par le Grand Journal pour qu'il fût aussitôt pris à partie par les autres journaux. Il n'était pas de leur dignité d'admettre qu'un confrère pût découvrir un génie qu'ils avaient ignoré. Ils en faisaient des gorges chaudes. Goujart, vexé qu'on lui eût coupé l'herbe sous le pied, écrivait un article pour remettre, disait-il, les choses au point. Il parlait familièrement de son vieil ami Christophe, dont il avait guidé les premiers pas à Paris: c'était un musicien bien doué, certainement; mais—(il pouvait le dire, puisqu'ils étaient amis),—insuffisamment instruit, sans originalité, d'un orgueil extravagant; on lui rendait le plus mauvais service en flattant cet orgueil, d'une façon ridicule, alors qu'il eût eu besoin d'un Mentor avisé, savant, judicieux, bienveillant et sévère:—(tout le portrait de Goujart).—Les musiciens riaient jaune. Ils affectaient un mépris écrasant pour un artiste qui jouissait de l'appui des journaux; et, jouant le dégoût du servum pecus, ils refusaient les présents d'Artaxerxès, qui ne les leur offrait point. Les uns flétrissaient Christophe; les autres l'accablaient sous le poids de leur commisération. Certains s'en prenaient à Olivier—(c'étaient de ses confrères).—Ils lui gardaient rancune de son intransigeance et de la façon dont il les tenait à l'écart,—plus, à vrai dire, par goût de la solitude, que par dédain pour eux. Mais ce que les hommes pardonnent le moins, c'est qu'on puisse se passer d'eux. Quelques-uns n'étaient pas loin de laisser entendre qu'il trouvait son profit personnel aux articles du Grand Journal. Il en était qui prenaient la défense de Christophe contre lui; ils montraient des mines navrées de l'inconscience d'Olivier, qui jetait un artiste délicat, rêveur, insuffisamment armé contre la vie,—Christophe!—dans le vacarme de la Foire sur la Place, où fatalement il se perdrait. On ruinait, disaient-ils, l'avenir de cet homme, dont, à défaut de génie, le travail opiniâtre méritait un meilleur sort, et qu'on grisait avec un encens de mauvaise qualité. C'était une grande pitié! Ne pouvait-on le laisser dans son ombre, travailler patiemment?

Olivier aurait eu beau jeu à leur répondre:

—Pour travailler, il faut manger. Qui lui donnera du pain?

Mais cela ne les eût pas interloqués. Ils eussent répondu, avec leur splendide sérénité:

—C'est un détail. Il faut souffrir.

Naturellement, c'étaient des gens du monde, qui professaient ces théories stoïques. Tel, ce millionnaire, répliquant à un naïf, qui lui demandait son secours pour un artiste dans la misère:

—Mais, monsieur, Mozart est mort de misère!

Ils eussent trouvé de mauvais goût qu'Olivier leur dît que Mozart n'eût pas demandé mieux que de vivre, et que Christophe y était résolu.

Christophe était excédé de ces cancans de portières. Il se demandait s'ils dureraient toujours.—Mais après quinze jours, ce fut fini. Les journaux ne parlèrent plus de lui. Seulement, il était connu. Quand on prononçait son nom, chacun disait, non pas:

—L'auteur de David ou de Gargantua?

mais:

—Ah! oui, l'homme du Grand Journal!...

C'était la célébrité.

Olivier s'en aperçut, au nombre de lettres que recevait Christophe, et qu'il recevait lui-même, par ricochet: offres de librettistes, propositions d'entrepreneurs de concerts, protestations d'amis de la dernière heure qui avaient été souvent des ennemis de la première, invitations de femmes. On lui demandait aussi son avis, pour des enquêtes de journaux: sur la dépopulation de la France, sur l'art idéaliste, sur le corset des femmes, sur le nu au théâtre,—s'il ne croyait pas que l'Allemagne était en décadence, que la musique était finie, etc. etc. Ils en riaient ensemble. Mais, tout en s'en moquant, ne voilà-t-il pas que Christophe, ce Huron, acceptait les invitations à dîner! Olivier n'en croyait pas ses yeux.

—Toi? disait-il.

—Moi. Parfaitement, répondait Christophe, goguenard. Tu croyais qu'il n'y avait que toi pour aller voir les madames? À mon tour, mon petit! Je veux m'amuser!

—T'amuser? Mon pauvre vieux!

La vérité était que Christophe depuis si longtemps vivait enfermé chez lui qu'il était pris soudain d'un besoin violent d'en sortir. Et puis, il éprouvait une joie naïve à humer la gloire nouvelle. Il s'ennuya d'ailleurs copieusement dans ces soirées, et trouva le monde idiot. Mais quand il rentrait, malignement il disait le contraire à Olivier. Il allait chez les gens; mais il n'y retournait pas; il trouvait des prétextes saugrenus, d'un sans-gêne effarant, pour esquiver leurs réinvitations. Olivier en était scandalisé. Christophe riait aux éclats. Il n'allait pas dans les salons pour cultiver sa renommée, mais pour renouveler sa provision de vie, son musée de regards, de gestes, de timbres de voix, tout ce matériel de formes, de sons et de couleurs, dont l'artiste a besoin d'enrichir périodiquement sa palette. Un musicien ne se nourrit pas seulement de musique. Une inflexion de la parole humaine, le rythme d'un geste, l'harmonie d'un sourire, lui suggèrent plus de musique que la symphonie d'un confrère. Mais il faut ajouter que cette musique des visages et des âmes est aussi fade et peu variée, dans les salons, que la musique des musiciens. Chacun a sa manière, et s'y fige. Le sourire d'une jolie femme est aussi stéréotypé, dans sa grâce étudiée, qu'une mélodie parisienne. Les hommes sont encore plus insipides que les femmes. Sous l'influence débilitante du monde, les énergies s'émoussent, les caractères originaux s'atténuent et s'effacent, avec une rapidité effrayante. Christophe était frappé du nombre de morts et de mourants qu'il rencontrait parmi les artistes: tel jeune musicien, plein de sève et de génie, que le succès avait annulé; il ne pensait plus qu'à renifler les flagorneries dont on l'asphyxiait, à jouir, et à dormir. Ce qu'il deviendrait, vingt ans plus tard, on le voyait, à l'autre coin du salon, sous la forme de ce vieux maître pommadé, riche, célèbre, membre de toutes les Académies, arrivé au faîte, n'ayant plus, semblait-il, rien à craindre et rien à ménager, qui s'aplatissait devant tous, peureux devant l'opinion, le pouvoir, et la presse, n'osant dire ce qu'il pensait, et d'ailleurs ne pensant plus, n'existant plus, s'exhibant, âne chargé de ses propres reliques.

Derrière chacun de ces artistes et de ces gens d'esprit, qui avaient été grands ou qui auraient pu l'être, on pouvait être sûr qu'il y avait une femme qui les rongeait. Elles étaient toutes dangereuses, celles qui étaient sottes, et celles qui ne l'étaient point; celles qui aimaient, et celles qui s'aimaient; les meilleures étaient les pires: car elles étouffaient d'autant plus sûrement l'artiste sous l'éteignoir de leur affection malavisée, qui de bonne foi s'appliquait à domestiquer le génie, à le niveler, élaguer, ratisser, parfumer, jusqu'à ce qu'il fût à la mesure de leur sensibilité, de leur petite vanité, de leur médiocrité, et de celle de leur monde.

Bien que Christophe ne fît que passer dans ce monde, il en vit assez pour sentir le danger. Plus d'une cherchait à l'accaparer pour son salon, pour son service; et Christophe n'avait pas été sans happer à demi l'hameçon des sourires prometteurs. Sans son robuste bon sens et l'exemple inquiétant des transformations opérées autour d'elles par les modernes Circés, il n'eût pas échappé. Mais il ne tint pas à grossir le troupeau de ces belles gardeuses de dindons. Le risque eût été plus grand pour lui, si elles avaient été moins à le poursuivre. À présent que tous étaient bien convaincus qu'ils avaient un génie parmi eux, suivant leur habitude, ils s'évertuaient à l'étouffer. Ces gens-là n'ont qu'une idée, quand ils voient une fleur: la mettre en pot,—un oiseau: le mettre en cage,—un homme libre: en faire un valet.

Christophe, un moment troublé, se ressaisit aussitôt, et les envoya tous promener.

Le destin est ironique. Il laisse passer les insouciants à travers les mailles de son filet; mais ce qu'il se garde bien de manquer, ce sont ceux qui se méfient, les prudents, les avertis. Ce ne fut pas Christophe qui fut pris dans la nasse parisienne, ce fut Olivier.

Il avait bénéficié du succès de son ami: la renommée de Christophe avait rejailli sur lui. Il était plus connu maintenant, pour avoir été l'homme qui avait découvert Christophe, que pour tout ce qu'il avait écrit depuis six ans. Il reçut donc sa part des invitations adressées à Christophe; et il l'accompagna, dans l'intention de le surveiller discrètement. Sans doute, était-il trop absorbé par cette tâche, pour se surveiller lui-même. L'amour passa, et le prit.

C'était une blonde adolescente, maigre et charmante, aux fins cheveux ondulant comme de petits flots autour du front étroit et limpide, de fins sourcils sur des paupières un peu lourdes, les yeux d'un bleu de pervenche, un nez délicat aux narines palpitantes, les tempes légèrement creusées, le menton capricieux, une bouche spirituelle et voluptueuse, aux coins relevés, le sourire «Parmesanesque» d'un petit faune pur. Elle avait le cou long et frêle, le corps d'une maigreur élégante, quelque chose d'heureux et de soucieux, dans sa jeune figure qu'enveloppait l'énigme inquiétante du printemps qui s'éveille,—Frühlingserwachen.—Elle se nommait Jacqueline Langeais.

Elle n'avait pas vingt ans. Elle était de famille catholique, riche, distinguée, d'esprit libre. Son père, ingénieur intelligent, inventif et débrouillard, ouvert aux idées nouvelles, avait fait sa fortune, grâce à son travail, ses relations politiques, et son mariage. Mariage d'amour et d'argent—(le seul vrai mariage d'amour pour ces gens-là)—avec une jolie femme, très parisienne, du monde de la finance. L'argent était resté; l'amour était parti. Il s'en était conservé pourtant quelques étincelles: car il avait été vif, de part et d'autre; mais ils ne se piquaient pas d'une fidélité exagérée. Chacun allait à ses affaires et à ses plaisirs; et ils s'entendaient ensemble, en bons camarades égoïstes, sans scrupules, et prudents.

Leur fille était entre eux un lien, tout en faisant l'objet d'une rivalité sourde: car ils l'aimaient jalousement. Chacun se retrouvait en elle, avec ses défauts préférés, qu'idéalisait la grâce de l'enfance; et il cherchait sournoisement à la dérober à l'autre. L'enfant n'avait pas manqué de le sentir, avec la candeur rouée de ces petits êtres qui n'ont que trop de tendance à croire que l'univers gravite autour d'eux; et elle en tira parti. Elle provoquait entre eux une surenchère d'affection. Il n'était pas un caprice qu'elle ne fût certaine de voir favoriser par l'un, si l'autre le refusait; et l'autre était si vexé d'avoir été distancé qu'aussitôt il offrait encore plus que le premier n'avait accordé. Elle avait été indignement gâtée; et il était heureux que sa nature n'eût rien de mauvais,—si ne n'était l'égoïsme, commun à presque tous les enfants, mais qui, chez les enfants trop choyés et trop riches, prend des formes maladives qu'il doit à l'absence d'obstacles.

M. et Mme Langeais, qui l'adoraient, se seraient pourtant bien gardés de lui rien sacrifier de leurs convenances personnelles. Ils laissaient l'enfant seule, une grande partie du jour. Le temps ne lui manquait point pour songer. Précoce et vite avertie par les propos imprudents, tenus en sa présence,—(car on ne se gênait guère),—quand elle avait six ans, elle racontait à ses poupées de petites histoires d'amour, dont les personnages étaient le mari, la femme et l'amant. Il va de soi qu'elle n'y entendait pas malice. Du jour où elle entrevit sous les mots l'ombre d'un sentiment, ce fut fini pour les poupées: elle garda ses histoires pour elle. Elle avait un fonds de sensualité innocente, qui résonnait dans le lointain comme des cloches invisibles, là-bas, de l'autre côté de l'horizon. Par moments, le vent lui en apportait des bouffées; cela sortait on ne savait d'où, on en était enveloppé, on se sentait rougir, la respiration vous manquait, de peur et de plaisir. On n'y comprenait rien. Et puis, cela disparaissait, comme cela était venu. Rien ne s'entendait plus. À peine un bourdonnement, une résonnance imperceptible, diluée dans l'air bleu. On savait seulement que c'était là-bas, de l'autre côté de la montagne, et que là-bas il fallait aller, aller le plus vite possible: là-bas était le bonheur. Ah! Pourvu qu'on arrivât!...

En attendant qu'on y fût parvenu, on se faisait d'étranges idées sur ce qu'on trouverait. Car la grande affaire, pour l'intelligence de cette petite fille, était de le deviner. Elle avait une amie de son âge, Simone Adam, avec qui elle s'entretenait de ces graves sujets. Chacune apportait ses lumières, son expérience de douze ans, les conversations entendues et les lectures butinées en cachette. Dressées sur la pointe des pieds, et s'accrochant aux pierres, les deux fillettes s'évertuaient à voir par-dessus le vieux mur qui leur cachait l'avenir. Mais elles avaient beau faire, et prétendre qu'elles voyaient à travers les fissures: elles ne voyaient rien du tout. Elles étaient un mélange de candeur, de polissonnerie poétique, et d'ironie parisienne. Elles disaient des choses énormes, sans s'en douter; et de choses toutes simples elles se faisaient des mondes. Jacqueline, qui furetait partout sans que personne y trouvât à redire, fourrait son petit nez dans tous les livres de son père. Heureusement, elle était protégée contre les mauvaises rencontres par son innocence même et son instinct de petite fille très propre: il suffisait d'une scène ou d'un mot un peu crus pour la dégoûter; tout de suite, elle laissait le livre, et passait au milieu des compagnies infâmes, comme une chatte effarouchée parmi les flaques d'eau sale,—sans une éclaboussure.

Les romans l'attiraient peu: ils étaient trop précis et trop secs. Ce qui lui faisait battre le cœur d'émoi et d'espérance, c'étaient les livres des poètes,—ceux qui parlaient d'amour, bien entendu. Ils se rapprochaient un peu de sa mentalité de petite fille. Ils ne voyaient pas les choses, ils les imaginaient, à travers le prisme du désir ou du regret; ils avaient l'air de regarder, comme elle, par les tentes du vieux mur. Mais ils savaient bien plus de choses, ils savaient toutes les choses qu'il s'agissait de savoir, et ils les enveloppaient de mots très doux et mystérieux, qu'il fallait démailloter avec d'infinies précautions, pour trouver... pour trouver... Ah! l'on ne trouvait rien, mais l'on était toujours sur le point de trouver...

Les deux curieuses ne se lassaient point. Elles se répétaient, à mi-voix, avec un petit frisson, des vers d'Alfred de Musset ou de Sully-Prudhomme, où elles imaginaient des abîmes de perversité; elles les copiaient; elles s'interrogeaient sur le sens caché de passages, qui parfois n'en avaient pas. Ces petites bonnes femmes de treize ans, innocentes et effrontées, qui' ne savaient rien de l'amour, discutaient, moitié rieuses, moitié sérieuses, sur l'amour et la volupté; et elles griffonnaient sur leur buvard, en classe, sous l'œil paterne du professeur,—un vieux papa très doux et très poli,—des vers comme ceux qu'il saisit un jour et dont il fut suffoqué:

Laissez, oh! laissez-moi vous tenir enlacées.
Boire dans vos baisers des amours insensées,
Goutte à goutte et longtemps!...

Elles suivaient les cours d'une institution richement achalandée, dont les professeurs étaient des maîtres de l'Université. Elles y trouvèrent l'emploi de leurs aspirations sentimentales. Presque toutes ces petites filles étaient amoureuses de leurs professeurs. Il suffisait qu'ils fussent jeunes et pas trop mal tournés, pour faire des ravages dans les cœurs. Elles travaillaient comme des anges, pour se faire bien voir de leur sultan. C'étaient des pleurs, quand, aux compositions, on était mal classée par lui. S'il faisait des éloges, on rougissait, on pâlissait, on lui décochait des œillades reconnaissantes et coquettes. Et s'il vous appelait à part, pour donner des conseils ou faire des compliments, c'était le paradis. Il n'était pas besoin d'être un aigle pour leur plaire. À la leçon de gymnastique, quand le professeur prenait Jacqueline dans ses bras pour la suspendre au trapèze, elle en avait une petite fièvre. Et quelle émulation enragée! Quels transports de jalousie! Quels coups d'œil humbles et enjôleurs au maître, pour tâcher de le reprendre à une insolente rivale! Au cours, lorsqu'il ouvrait la bouche pour parler, les plumes et les crayons se précipitaient pour le suivre. Elles ne cherchaient pas à comprendre, la grande affaire était de ne pas perdre une syllabe. Et tandis qu'elles écrivaient, écrivaient, sans que leur regard curieux cessât de détailler furtivement la figure et les gestes de l'idole, Jacqueline et Simone se demandaient tout bas:

—Crois-tu qu'il serait bien, avec une cravate à pois bleus?

Puis, ce fut un idéal de chromos, de livres de vers romanesques et mondains, de gravures de modes poétiques,—des amours pour des acteurs, des virtuoses, des auteurs morts ou vivants, Mounet-Sully, Samain, Debussy,—les regards échangés avec des jeunes gens inconnus, au concert, dans un salon, dans la rue, et les passionnettes aussitôt ébauchées, en idée,—un besoin perpétuel de s'éprendre, d'être occupées d'un amour, d'un prétexte à aimer. Jacqueline et Simone se confiaient tout: preuve évidente qu'elles ne sentaient pas grand'chose; c'était même le meilleur moyen pour n'avoir jamais un sentiment profond. En revanche, cela tournait à l'état de maladie chronique, dont elles étaient les premières à se moquer, mais qu'elles cultivaient amoureusement. Elles s'exaltaient l'une l'autre. Simone, romanesque et prudente, imaginait plus d'extravagances. Mais Jacqueline, sincère et ardente, était plus près de les réaliser. Vingt fois, elle faillit commettre les pires sottises... Toutefois, elle ne les commit point. C'est le cas ordinaire chez les adolescents: il y a des heures où ces pauvres petites bêtes affolées—(que nous avons tous été)—sont à deux doigts de se jeter, ceux-ci dans le suicide, celles-là dans les bras du premier venu. Seulement, grâce à Dieu, presque tous en restent là. Jacqueline écrivit dix brouillons de lettres passionnées à des gens, qu'à peine connaissait-elle de vue; mais elle n'en envoya rien, sauf une lettre enthousiaste, qu'elle ne signa point, à un critique laid, vulgaire, égoïste, de cœur sec et d'esprit rétréci. Elle s'en était éprise, pour trois lignes où elle avait découvert des trésors de sensibilité. Elle s'enflamma aussi pour un grand acteur: il habitait près de chez elle; chaque fois qu'elle passait devant la porte, elle se disait:

—Si j'entrais!

Et une fois, elle eut la hardiesse de monter à son étage. Une fois là, elle prit la fuite. De quoi lui eût-elle parlé? Elle n'avait rien, rien du tout à lui dire. Elle ne l'aimait point. Et elle le savait bien. Il y avait, pour moitié, dans ses folies, une duperie volontaire. Et pour l'autre moitié, c'était l'éternel et délicieux et stupide besoin d'aimer. Comme Jacqueline était d'une race très intelligente, elle n'en ignorait rien. Cela ne l'empêchait point d'être folle. Un fou qui se connaît en vaut deux.

Elle allait beaucoup dans le monde. Elle était entourée de jeunes gens qui subissaient son charme et dont plus d'un l'aimaient. Elle n'en aimait aucun, et flirtait avec tous. Elle ne se souciait pas du mal qu'elle pouvait faire. Une jolie fille se fait un jeu cruel de l'amour. Il lui semble tout naturel qu'on l'aime, et elle ne se croit tenue à rien qu'envers celui qu'elle aime; volontiers, elle croirait que qui l'aime est déjà bien assez heureux. Il faut dire, pour son excuse, qu'elle ne se doute point de ce qu'est l'amour, quoiqu'elle y pense, toute la journée. On se figure qu'une jeune fille du monde, élevée en serre-chaude, est plus précoce qu'une fille des champs; et c'est tout le contraire. Les lectures, les conversations, ont bien créé chez elle une hantise de l'amour, qui, dans sa vie inoccupée, frise souvent la manie; il arrive même parfois qu'elle ait lu la pièce d'avance et en sache par cœur tous les mots. Aussi, ne la sent-elle point. En amour comme en art, il ne faut pas lire ce que les autres ont dit, il faut dire ce qu'on sent; et qui se presse de parler avant d'avoir rien à dire, risque fort de ne dire jamais rien.

Jacqueline, comme la plupart des jeunes filles, vivait donc au milieu de cette poussière de sentiments vécus par d'autres, qui, tout en la maintenant dans une petite fièvre perpétuelle, les mains brûlantes, la gorge sèche et les yeux irrités, l'empêchait de voir les choses. Elle croyait les connaître. Ce n'était pas la bonne volonté qui lui manquait. Elle lisait et elle écoutait. Elle avait beaucoup appris de-ci, de-là, par bribes, dans la conversation et dans les livres. Elle tâchait même de lire en soi. Elle valait mieux que le milieu où elle vivait. Elle était plus vraie.

Une femme eut—trop peu de temps—sur elle une influence bienfaisante. Une sœur de son père, qui ne s'était point mariée. De quarante à cinquante ans, les traits réguliers, mais tristes et sans beauté, Marthe Langeais était toujours vêtue de noir; elle avait dans ses gestes une distinction étriquée; elle parlait à peine, d'une voix presque basse. Elle eût passé inaperçue, sans le regard clair de ses yeux gris et le bon sourire de sa bouche mélancolique.

On ne la voyait chez les Langeais qu'à de certains jours, quand ils étaient seuls. Langeais avait pour elle un respect, mêlé d'ennui. Mme Langeais ne cachait point à son mari le peu de plaisir qu'elle trouvait à ces visites. Ils s'obligeaient pourtant, par devoir de convenance, à la recevoir régulièrement à dîner, un soir par semaine; et ils ne lui montraient pas trop que c'était un devoir. Langeais parlait de lui, ce qui l'intéressait toujours. Mme Langeais pensait à autre chose, souriant par habitude, et répondait, au petit bonheur. Tout se passait très bien, avec beaucoup de politesse. Cela ne manquait même point d'effusions affectueuses, quand la tante, qui était discrète, prenait congé plus tôt qu'on ne l'eût espéré; et le charmant sourire de Mme Langeais se faisait plus rayonnant, les jours où elle avait en tête des souvenirs particulièrement agréables. La tante Marthe voyait tout; peu de choses échappaient à son regard; et elle en remarquait beaucoup dans la maison de son frère, qui la choquaient ou l'attristaient. Mais elle n'en montrait rien: à quoi cela eût-il servi? Elle aimait son frère, elle avait été fière de son intelligence et de ses succès, ainsi que le reste de la famille, qui n'avait pas cru trop payer de sa gêne le triomphe du fils aîné. Elle, du moins, avait gardé son jugement. Aussi intelligente que lui, et mieux trempée moralement, plus virile,—(comme le sont tant de femmes de France, si supérieures aux hommes),—elle voyait clair en lui; et quand il demandait son avis, elle le disait franchement. Mais il y avait beau temps que Langeais ne le demandait plus! Il trouvait plus prudent de ne pas savoir, ou—(car il savait autant qu'elle)—de fermer les yeux. Elle, par orgueil, se repliait à l'écart. Personne ne s'inquiétait de sa vie intérieure. Il était plus commode de l'ignorer. Elle vivait seule, sortait peu, et n'avait qu'un petit nombre d'amis qui n'étaient pas très intimes. Il lui eût été facile de tirer parti des relations de son frère et de ses propres talents: elle ne le faisait point. Elle avait écrit dans une des grandes revues parisiennes deux ou trois articles, des portraits historiques et littéraires dont le style sobre, juste, frappant, avait été remarqué. Elle en resta là. Elle aurait pu nouer des amitiés intéressantes avec des hommes distingués, qui lui avaient témoigné de l'intérêt, et qu'elle eût été peut-être bien aise de connaître. Elle ne répondit pas à leurs avances. Il lui arrivait, ayant retenu sa place à un spectacle où l'on jouait de belles œuvres qu'elle aimait, de ne pas y aller; et, pouvant faire un voyage qui l'attirait, de rester chez elle. Sa nature était un curieux amalgame de stoïcisme et de neurasthénie. Celle-ci n'effleurait en rien l'intégrité de sa pensée. Sa vie était atteinte, mais non pas son esprit. Une peine ancienne, qu'elle était seule à savoir, l'avait marquée au cœur. Et plus profonde encore, plus inconnue,—inconnue même d'elle,—était la marque du destin, le mal intérieur qui déjà la rongeait.—Cependant, les Langeais ne voyaient d'elle que son clair regard, qui parfois les gênait.

Jacqueline ne prêtait guère attention à la tante, quand elle était insouciante et heureuse,—ce qui fut d'abord son état ordinaire. Mais quand elle arriva à l'âge, où se fait dans le corps et dans l'âme un travail inquiétant qui livre à des angoisses, des dégoûts, des terreurs, des tristesses éperdues, dans ces moments de vertige absurde et atroce, qui ne durent pas heureusement, mais où l'on se sent mourir,—l'enfant qui se noyait et qui n'osait pas crier: «Au secours!» vit seule, à côté d'elle, la tante Marthe qui lui tendait la main. Ah! que les autres étaient loin! Étrangers, son père et sa mère, avec leur égoïsme affectueux, trop satisfait de soi pour songer aux petits chagrins d'une poupée de quatorze ans! Mais la tante les devinait, et elle y compatissait. Elle ne disait rien. Elle souriait, simplement; par-dessus la table, elle échangeait avec Jacqueline un regard de bonté. Jacqueline sentait que sa tante comprenait, et elle venait se réfugier auprès d'elle. Marthe mettait sa main sur la tête de Jacqueline, et la caressait, sans parler.

La fillette se confiait. Elle allait faire visite à sa grande amie, quand son cœur était gonflé. À quelque moment qu'elle vînt, elle était sûre de trouver les mêmes yeux indulgents, qui verseraient en elle un peu de leur tranquillité. Elle ne parlait guère à la tante de ses passionnettes imaginaires: elle en aurait eu honte; elle sentait que ce n'était point vrai. Mais elle disait ses inquiétudes vagues et profondes, plus réelles, seules réelles.

—Tante, soupirait-elle parfois, je voudrais tant être heureuse!

—Pauvre petite! disait Marthe, en souriant.

Jacqueline appuyait sa tête contre les genoux delà tante, et, baisant les mains qui la caressaient:

—Est-ce que je serai heureuse? Tante, dis-moi, est-ce que je serai heureuse?

—Je ne sais pas, ma chérie. Cela dépend un peu de toi... On peut toujours être heureux, quand on veut.

Jacqueline était incrédule.

—Est-ce que tu es heureuse, toi?

Marthe souriait mélancoliquement.

—Oui.

—Non? vrai? tu es heureuse?

—Est-ce que tu ne le crois pas?

—Si. Mais...

Jacqueline s'arrêtait.

—Quoi donc?

—Moi, je voudrais être heureuse, mais pas de la même façon que toi.

—Pauvre petit! Je l'espère aussi, dit Marthe.

—Non, continuait Jacqueline, en secouant la tête avec décision, moi, d'abord, je ne pourrais pas.

—Moi non plus, je n'aurais pas cru que je pourrais. La vie vous apprend à pouvoir bien des choses.

—Oh! mais je ne veux pas apprendre, protestait Jacqueline, inquiète. Je veux être heureuse comme je veux, moi.

—Tu serais bien embarrassée, si on te demandait comment!

—Je sais très bien ce que je veux.

Elle voulait beaucoup de choses. Mais quand il s'agissait de les dire, elle n'en trouvait plus qu'une, qui revenait toujours, comme un refrain:

—D'abord, je voudrais qu'on m'aime.

Marthe cousait, en silence. Après un moment, elle dit:

—Et à quoi cela te servira-t-il, si tu n'aimes pas?

Jacqueline, interloquée, s'exclama:

—Mais, tante, bien sûr que je ne parle que de ce que j'aime! Le reste, ça ne compte pas.

—Et si tu n'aimais rien?

—Quelle idée! On aime toujours, toujours.

Marthe secouait la tête, d'un air de doute.

—On n'aime pas, dit-elle. On veut aimer. Aimer est une grâce de Dieu, la plus grande. Prie-le qu'il te la fasse.

—Et si on ne m'aime pas?

—Même si on ne t'aime pas. Tu seras encore plus heureuse.

La figure de Jacqueline s'allongea; elle prit une mine boudeuse:

—Je ne veux pas, dit-elle. Cela ne me ferait aucun plaisir.

Marthe rit affectueusement, regarda Jacqueline, soupira, puis se remit à son ouvrage.

—Pauvre petite! fit-elle encore.

—Mais pourquoi dis-tu toujours: pauvre petite? demanda Jacqueline, pas très rassurée. Je ne veux pas être une pauvre petite. Je veux tant, tant être heureuse!

—C'est bien pour cela que je dis: Pauvre petite!

Jacqueline boudait un peu. Mais cela ne durait pas longtemps. Le bon rire de Marthe la désarmait. Elle l'embrassait, en feignant d'être fâchée. Au fond, on ne laisse pas, à cet âge, d'être secrètement flatté des présages mélancoliques pour plus tard, beaucoup plus tard. De loin, le malheur s'auréole de poésie; et l'on ne craint rien tant que la médiocrité de la vie.

Jacqueline ne s'apercevait point que le visage de la tante devenait toujours plus blême. Elle remarquait bien que Marthe sortait de moins en moins; mais elle l'attribuait à sa manie casanière, dont elle se moquait. Une ou deux fois, en venant faire visite, elle croisa le médecin qui sortait. Elle avait demandé à la tante:

—Est-ce que tu es malade?

Marthe répondait:

—Ce n'est rien.

Mais voici qu'elle cessait même de venir au dîner hebdomadaire chez les Langeais. Jacqueline, indignée, alla lui en faire des reproches amers.

—Ma chérie, disait doucement Marthe, je suis un peu fatiguée.

Mais Jacqueline ne voulait rien entendre. Mauvais prétexte!

—Belle fatigue, de venir chez nous, deux heures par semaine! Tu ne m'aimes pas. Tu n'aimes que le coin de ton feu.

Mais quand elle raconta chez elle, toute fière, son algarade, Langeais la tança vertement:

—Laisse ta tante tranquille! Tu ne sais donc pas que la pauvre femme est très malade!

Jacqueline pâlit; et, d'une voix tremblante, elle demanda ce qu'avait la tante. On ne voulait pas le lui dire. À la fin, elle réussit à savoir que Marthe se mourait d'un cancer à l'intestin; il y en avait pour quelques mois.

Jacqueline eut des jours d'épouvante. Elle se rassurait un peu, quand elle voyait la tante. Marthe, par bonheur, ne souffrait pas trop. Elle gardait son sourire tranquille, qui, sur son visage diaphane, paraissait le reflet d'une lampe intérieure. Jacqueline se disait:

—Non, ce n'est pas possible, ils se sont trompés, elle ne serait pas si calme...

Elle reprenait le récit de ses petites confidences, auxquelles Marthe prêtait encore plus d'intérêt qu'avant. Seulement, parfois, au milieu de la conversation, la tante sortait de la chambre, sans trahir qu'elle souffrît; et elle ne reparaissait que lorsque la crise était passée et ses traits rassérénés. Elle ne voulait point d'allusion à son état, elle essayait de le cacher; peut-être avait-elle besoin de n'y pas trop penser: le mal, dont elle se savait rongée, lui faisait horreur, elle en détournait son esprit; tout son effort était de ne plus troubler la paix de ses derniers mois. Le dénouement fut plus prompt qu'on ne pensait. Bientôt elle ne reçut plus personne que Jacqueline. Puis, les visites de Jacqueline durent devenir plus brèves. Puis, vint le jour de la séparation. Marthe, étendue dans son lit, d'où elle ne sortait plus depuis des semaines, prit congé tendrement de sa petite amie, avec des mots très doux et consolants. Et puis, elle s'enferma, pour mourir.

Jacqueline passa par des mois de désespoir. La mort de Marthe coïncidait avec les pires heures de cette détresse morale, contre laquelle Marthe était la seule à la défendre. Elle se trouva dans un abandon indicible. Elle aurait eu besoin d'une foi, qui la soutînt. Il semblait que ce soutien n'aurait pas dû lui manquer: on lui avait fait pratiquer ses devoirs religieux; sa mère les pratiquait exactement aussi. Mais voilà, justement: sa mère les pratiquait; mais la tante Marthe ne les pratiquait pas. Et le moyen de ne pas faire la comparaison! Les yeux d'enfant saisissent bien des mensonges, que les plus âgés ne pensent plus à remarquer; ils notent bien des faiblesses et des contradictions. Jacqueline observait que sa mère et ceux qui disaient croire avaient aussi peur de la mort que s'ils n'avaient pas cru. Non, ce n'était pas là un soutien suffisant... Par là-dessus, des expériences personnelles, des révoltes, des répugnances, un confesseur maladroit qui l'avait blessée... Elle continuait de pratiquer, mais sans foi, comme on fait des visites, parce qu'on est bien élevée. La religion, comme le monde, lui paraissait néant. Son seul recours était le souvenir de la morte, dont elle s'enveloppait. Elle avait beaucoup à se reprocher envers celle que, naguère, son égoïsme juvénile négligeait et qu'aujourd'hui il appelait en vain. Elle idéalisait sa figure; et le grand exemple que Marthe lui avait laissé d'une vie profonde et recueillie lui faisait prendre en dégoût la vie du monde, sans sérieux et sans vérité. Elle n'en voyait plus que les hypocrisies; et ces aimables compromissions, qui, en d'autres temps, l'eussent amusée, la révoltaient. Elle avait une hyperesthésie morale: tout la faisait souffrir; sa conscience était à nu. Ses yeux s'ouvrirent sur certains faits, qui avaient échappé jusque-là à son insouciance. Un d'entre eux la blessa jusqu'au sang.

Elle était, une après-midi, dans le salon de sa mère. Mme Langeais avait une visite,—un peintre à la mode, bellâtre et prétentieux, habitué de la maison, mais non pas très intime. Jacqueline crut sentir que sa présence gênait les deux autres; d'autant plus, elle resta. Mme Langeais, légèrement énervée, la tête engourdie par un peu de migraine, ou par un de ces cachets contre la migraine que les dames d'aujourd'hui croquent comme des bonbons et qui achèvent de vider leur petit cerveau, ne surveillait pas trop ce qu'elle disait. Au cours de la conversation, elle appela étourdiment le visiteur:

—Mon chéri...

Elle s'en aperçut aussitôt. Il ne broncha pas plus qu'elle; et ils poursuivirent leur causerie cérémonieuse. Jacqueline, qui était occupée à servir le thé, faillit, dans son saisissement, laisser glisser une tasse. Elle eut l'impression que, derrière son dos, ils échangeaient un sourire d'intelligence. Elle se retourna, et saisit leurs regards complices, qui sur-le-champ se voilèrent.—Sa découverte la bouleversa. Cette jeune fille, librement élevée, qui avait souvent entendu parler et qui parlait elle-même en riant d'intrigues de ce genre, éprouva une souffrance intolérable, quand elle vit que sa mère... Sa mère, non, ce n'était pas la même chose!... Avec son exagération ordinaire, elle passa d'un extrême à l'autre. Elle n'avait rien soupçonné jusque-là. Dès lors, elle soupçonna tout. Elle s'acharnait à interpréter tel et tel détails dans la conduite passée de sa mère. Et sans doute, la légèreté de Mme Langeais ne prêtait que trop à ces suppositions; mais Jacqueline y ajoutait. Elle eût voulu se rapprocher de son père, qui avait toujours été plus près d'elle, et dont l'intelligence avait pour elle beaucoup d'attrait. Elle eût voulu l'aimer davantage, le plaindre. Mais Langeais ne semblait avoir aucun besoin d'être plaint; et l'esprit surexcité de la jeune fille fut traversé de ce soupçon, plus affreux encore que le premier,—que son père n'ignorait rien, mais qu'il trouvait plus commode de ne rien savoir, et que pourvu qu'il agît lui-même à sa guise, le reste lui était indifférent.

Alors, Jacqueline se sentit perdue. Elle n'osait pas les mépriser. Elle les aimait. Mais elle ne pouvait plus vivre là. Son amitié pour Simone Adam ne lui était d'aucun secours. Elle jugeait avec sévérité les faiblesses de son ancienne compagne. Elle ne s'épargnait pas; elle souffrait de ce qu'elle voyait en elle de laid et de médiocre; elle s'accrochait désespérément au souvenir pur de Marthe. Mais ce souvenir même s'effaçait; elle sentait que le flot des jours le recouvrirait, en laverait l'empreinte. Et alors, tout serait fini; elle serait pareille aux autres, noyée dans le bourbier... Oh! sortir à tout prix de ce monde! Sauvez-moi! Sauvez-moi!...

En ces jours de délaissement fiévreux, de dégoût passionné, et d'attente mystique, où elle tendait les mains vers un Sauveur inconnu, Jacqueline rencontra Olivier.

Mme Langeais n'avait pas manqué d'inviter Christophe, qui était, cet hiver, le musicien à la mode. Christophe était venu, et, suivant son habitude, il ne s'était pas mis en frais. Mme Langeais ne l'en avait pas moins trouvé charmant:—il pouvait tout se permettre, pendant qu'il était à la mode; on le trouverait toujours charmant; c'était l'affaire de quelques mois...—Jacqueline se montra moins charmée; le seul fait que Christophe fût loué par certaines gens suffisait à la mettre en défiance. Au reste, la brusquerie de Christophe, sa façon de parler fort, sa gaieté, la blessaient. Dans son état d'esprit, la joie de vivre lui semblait grossière; elle cherchait le clair-obscur mélancolique de l'âme, et elle se figurait qu'elle l'aimait. Il faisait trop jour en Christophe. Mais comme elle causait avec lui, il parla d'Olivier: il éprouvait le besoin d'associer son ami à tout ce qui lui arrivait d'heureux. Il en parla si bien que Jacqueline, troublée par la vision d'une âme qui s'accordait avec sa propre pensée, le fit aussi inviter. Olivier n'accepta pas tout de suite: ce qui permit à Christophe et à Jacqueline d'achever de lui à loisir un portrait imaginaire, auquel il fallut bien qu'il ressemblât, lorsqu'enfin il se décida à venir.

Il vint, mais ne parla guère. Il n'avait pas besoin de parler. Ses yeux intelligents, son sourire, la finesse de ses manières, la tranquillité qui l'enveloppait et qu'il rayonnait, devaient séduire Jacqueline. Christophe, par contraste, faisait valoir Olivier. Elle n'en montrait rien, par peur du sentiment qui naissait; elle continuait de ne causer qu'avec Christophe: mais c'était d'Olivier. Christophe, trop heureux de parler de son ami, ne s'apercevait pas du plaisir que Jacqueline trouvait à ce sujet d'entretien. Il parlait aussi de lui-même, et elle l'écoutait avec complaisance, bien que cela ne l'intéressât nullement; puis, sans en avoir l'air, elle ramenait la conversation à des épisodes de sa vie où se trouvait Olivier.

Les gentillesses de Jacqueline étaient dangereuses pour un homme qui ne se méfiait point. Sans y penser, Christophe s'éprenait d'elle; il trouvait du plaisir à revenir; il soignait sa toilette; et un sentiment, qu'il connaissait bien, recommençait de mêler sa langueur riante à tout ce qu'il songeait. Olivier s'était épris aussi, et dès les premiers jours; il se croyait négligé, et souffrait en silence. Christophe augmentait son mal, en lui racontant joyeusement ses entretiens avec Jacqueline. L'idée ne venait pas à Olivier qu'il pût plaire à Jacqueline. Bien qu'à vivre auprès de Christophe, il eût acquis plus d'optimisme, il se défiait de lui; il se voyait avec des yeux trop véridiques, il ne pouvait croire qu'il serait jamais aimé:—qui donc serait digne de l'être, si c'était pour ses mérites, et non pour ceux du magique et indulgent amour?

Un soir qu'il était invité chez les Langeais, il sentit qu'il serait trop malheureux, en revoyant l'indifférente Jacqueline; et, prétextant la fatigue, il dit à Christophe d'aller sans lui. Christophe, qui ne soupçonnait rien, s'en alla tout joyeux. Dans son naïf égoïsme, il ne pensait qu'au plaisir d'avoir Jacqueline à lui tout seul. Il n'eut pas lieu de s'en réjouir longtemps. À la nouvelle qu'Olivier ne viendrait point, Jacqueline prit aussitôt un air maussade, irrité, ennuyé, déconcerté; elle n'éprouvait plus aucun désir de plaire; elle n'écoutait pas Christophe, répondait au hasard; et il la vit, avec humiliation, étouffer un bâillement énervé. Elle avait envie de pleurer. Brusquement, elle sortit au milieu de la soirée; et elle ne reparut point.

Christophe s'en retourna, déconfit. Le long du chemin, il cherchait à s'expliquer ce brusque revirement; quelques lueurs de la vérité commençaient à lui apparaître. À la maison, Olivier l'attendait; il demanda, d'un air qu'il tâchait de rendre indifférent, des nouvelles de la soirée. Christophe lui raconta sa déconvenue. À mesure qu'il parlait, il voyait le visage d'Olivier s'éclairer.

—Et cette fatigue? dit-il. Pourquoi ne t'es-tu pas couché?

—Oh! je vais mieux, fit Olivier, je ne suis plus las du tout.

—Oui, je crois, dit Christophe narquois, que cela t'a fait beaucoup de bien de ne pas venir.

Il le regarda affectueusement, malicieusement, s'en alla dans sa chambre, et là, quand il fut seul, il se mit à rire, rire tout bas, jusqu'aux larmes:

—La mâtine! pensait-il. Elle se moquait de moi! Lui aussi, me trompait. Comme ils cachaient leur jeu!

À partir de ce moment, il arracha de son cœur toute pensée personnelle, à l'égard de Jacqueline; et, comme une brave mère poule qui couve jalousement son œuf, il couva le roman des deux petits amants. Sans avoir l'air de connaître leur secret à tous deux, et sans le livrer, de l'un à l'autre, il les aida, à leur insu.

Il crut de son devoir, gravement, d'étudier le caractère de Jacqueline, pour voir si Olivier pourrait être heureux avec elle. Et comme il était maladroit, il agaçait Jacqueline par les questions saugrenues qu'il lui posait, sur ses goûts, sur sa moralité...

—Voilà un imbécile! De quoi se mêle-t-il? pensait Jacqueline, furieuse, en lui tournant le dos.

Et Olivier s'épanouissait de voir que Jacqueline ne faisait plus attention à Christophe. Et Christophe s'épanouissait de voir qu'Olivier était heureux. Sa joie s'étalait même, d'une façon beaucoup plus bruyante que celle d'Olivier. Et comme elle ne s'expliquait point, Jacqueline, qui ne se doutait pas que Christophe voyait plus clair dans leur amour qu'elle n'y voyait elle-même, le trouvait insupportable; elle ne pouvait comprendre qu'Olivier se fût entiché d'un ami aussi vulgaire et aussi encombrant. Le bon Christophe la devinait; il trouvait un plaisir malicieux à la faire enrager; puis, il se retirait à l'écart, prétextant des travaux, pour refuser les invitations des Langeais et laisser seuls ensemble Jacqueline et Olivier.

Il n'était pas sans inquiétudes cependant pour l'avenir. Il s'attribuait une grande responsabilité dans le mariage qui se préparait; et il se tourmentait: car il voyait assez juste en Jacqueline, et il redoutait bien des choses: sa richesse d'abord, son éducation, son milieu, et surtout sa faiblesse. Il se rappelait son ancienne amie Colette. Sans doute, Jacqueline était plus vraie, plus franche, plus passionnée; il y avait dans ce petit être une ardente aspiration vers une vie courageuse, un désir presque héroïque...

—Mais ce n'est pas tout de désirer, pensait Christophe, qui se souvenait d'une polissonnerie de l'ami Diderot; il faut avoir les reins solides.

Il voulait avertir Olivier du danger. Mais quand il voyait Olivier revenir de chez Jacqueline, les yeux baignés de joie, il n'avait plus le courage de parler. Il pensait:

—Les pauvres petits sont heureux. Ne troublons pas leur bonheur.

Peu à peu, son affection pour Olivier lui fit partager la confiance de son ami. Il se rassurait; il finit par croire que Jacqueline était telle qu'Olivier la voyait et qu'elle voulait se voir elle-même. Elle avait si bonne volonté! Elle aimait Olivier pour tout ce qu'il avait de différent d'elle et de son monde: parce qu'il était pauvre, parce qu'il était intransigeant dans ses idées morales, parce qu'il était maladroit dans le monde. Elle aimait d'une façon si pure et si entière qu'elle eût voulu être pauvre comme lui, et presque, par moments,... oui, presque devenir laide, afin d'être plus sûre d'être aimée pour elle-même, pour l'amour dont son cœur était plein et dont il avait faim... Ah! certains jours, quand il était là, elle se sentait pâlir, et ses mains tremblaient. Elle affectait de railler son émotion, elle feignait de s'occuper d'autre chose, de le regarder à peine; elle parlait avec ironie. Mais soudain, elle s'interrompait; elle se sauvait dans sa chambre; et là, toute porte close, le rideau baissé sur la fenêtre, elle restait assise, les genoux serrés, les coudes rentrés contre son ventre, les bras en croix sur la poitrine, comprimant les battements de son cœur; elle restait ainsi, ramassée sur elle-même, sans un souffle; elle n'osait pas bouger, de peur qu'au moindre geste le bonheur ne s'enfuît. Sur son corps, en silence, elle étreignait l'amour.

Maintenant, Christophe se passionnait pour le succès d'Olivier. Il s'occupait de lui maternellement, surveillait sa toilette, prétendait lui donner des conseils sur la façon de s'habiller, lui faisait—(comment!)—ses nœuds de cravate. Olivier, patient, se laissait faire, quitte à renouer sa cravate, dans l'escalier, lorsque Christophe n'était plus là. Il souriait, mais il était touché de cette grande affection. Intimidé par son amour, il n'était pas sûr de lui, et demandait volontiers conseil à Christophe; il lui contait ses visites. Christophe, aussi ému que lui, passait quelquefois des heures, la nuit, à chercher les moyens d'aplanir le chemin à l'amour de son ami.

Ce fut dans le parc de la villa des Langeais, aux environs de Paris, dans un petit pays sur la lisière de la forêt de l'Isle-Adam, qu'Olivier et Jacqueline eurent l'entretien, qui décida de leur vie.

Christophe accompagnait son ami; mais il avait trouvé un harmonium dans la maison; et il se mit à jouer, laissant les amoureux se promener en paix.—À vrai dire, ils ne le souhaitaient point. Ils craignaient d'être seuls. Jacqueline était silencieuse et un peu hostile. Déjà, à la dernière visite, Olivier avait senti un changement dans ses manières, une froideur subite, des regards qui paraissaient étrangers, durs, presque ennemis. Il en avait été glacé. Il n'osait s'expliquer avec elle: il craignait trop de recevoir de celle qu'il aimait une parole cruelle. Il trembla de voir Christophe s'éloigner; il lui semblait que sa présence le garantissait seule du coup qui allait le frapper.

Jacqueline n'aimait pas moins Olivier. Elle l'aimait beaucoup plus. C'était ce qui la rendait hostile. Cet amour, avec lequel naguère elle avait joué, qu'elle avait tant appelé, il était là, devant elle; elle le voyait s'ouvrir devant ses pas comme un gouffre, et elle se rejetait en arrière, effrayée; elle ne comprenait plus; elle se demandait:

—Mais pourquoi? pourquoi? Qu'est-ce que cela veut dire?

Alors, elle regardait Olivier, de ce regard qui le faisait souffrir, et elle pensait:

—Qui est cet homme?

Et elle ne savait pas.

—Pourquoi est-ce que je l'aime?

Elle ne savait pas.

—Est-ce que je l'aime?

Elle ne savait pas... Elle ne savait pas; mais elle savait que pourtant elle était prise; l'amour la tenait; elle allait se perdre en lui, se perdre tout entière, sa volonté, son indépendance, son égoïsme, ses rêves d'avenir, tout englouti dans ce monstre. Et elle se raidissait avec colère; elle éprouvait, par moments, pour Olivier, un sentiment presque haineux.

Ils allèrent jusqu'à l'extrémité du parc, dans le jardin potager, que séparait des pelouses un rideau de grands arbres. Ils marchaient à petits pas, au milieu des allées, que bordaient des buissons de groseilliers aux grappes rouges et blondes, et des plates-bandes de fraises, dont l'haleine emplissait l'air. On était au mois de juin; mais des orages avaient refroidi le temps. Le ciel était gris, la lumière à demi éteinte; les nuages bas se mouvaient pesamment, tout d'une masse, charriés par le vent. De ce grand vent lointain, rien n'arrivait sur la terre: pas une feuille ne remuait. Une grande mélancolie enveloppait les choses, et leur cœur. Et du fond du jardin, de la villa invisible, aux fenêtres entr'ouvertes, vinrent les sons de l'harmonium, qui disait la fugue en mi bémol mineur de Jean-Sébastien Bach. Ils s'assirent côte à côte sur la margelle d'un puits, tout pâles, sans parler. Olivier vit des larmes couler sur les joues de Jacqueline.

—Vous pleurez? murmura-t-il, les lèvres tremblantes.

Ses larmes aussi coulèrent.

Il lui prit la main. Elle pencha sa tête blonde sur l'épaule d'Olivier. Elle n'essayait plus de lutter: elle était vaincue; et c'était un tel soulagement!... Ils pleurèrent tout bas, écoutant la musique, sous le dais mouvant des nuées lourdes, dont le vol silencieux semblait raser la cime des arbres. Ils pensaient à tout ce qu'ils avaient souffert,—qui sait? peut-être aussi à ce qu'ils souffriraient plus tard. Il est des minutes où la musique fait surgir toute la mélancolie tissée autour de la destinée d'un être...

Après un moment, Jacqueline essuya ses yeux et regarda Olivier. Et brusquement, ils s'embrassèrent. Ô bonheur ineffable! Religieux bonheur! Si doux et si profond qu'il en est douloureux!...

Jacqueline demanda:

—Votre sœur vous ressemblait?

Olivier eut un saisissement. Il dit:

—Pourquoi me parlez-vous d'elle? Vous la connaissiez donc?

Elle dit:

—Christophe m'a raconté... Vous avez bien souffert?

Olivier inclina la tête, trop ému pour répondre.

—J'ai bien souffert aussi, dit-elle.

Elle parla de l'amie disparue, de la chère Marthe; elle dit, le cœur gonflé, comme elle avait pleuré, pleuré à en mourir.

—Vous m'aiderez? dit-elle, d'une voix suppliante, vous m'aiderez à vivre, à être bonne, à lui ressembler un peu? La pauvre Marthe, vous l'aimerez, vous aussi?

—Nous les aimerons toutes deux, comme toutes deux elles s'aiment.

—Je voudrais qu'elles fussent là!

—Elles sont là.

Ils restèrent, serrés l'un contre l'autre; ils sentaient battre leur cœur. Une petite pluie fine tombait, tombait. Jacqueline frissonna.

—Rentrons, dit-elle.

Sous les arbres, il faisait presque nuit. Olivier baisa la chevelure mouillée de Jacqueline; elle releva la tête vers lui, et il sentit sur ses lèvres, pour la première fois, les lèvres amoureuses, ces lèvres de petite fille, fiévreuses, un peu gercées. Ils furent sur le point de défaillir.

Tout près de la maison, ils s'arrêtèrent encore:

—Comme nous étions seuls, avant! dit-il.

Il avait déjà oublié Christophe.

Ils se souvinrent de lui. La musique s'était tue. Ils rentrèrent. Christophe, accoudé sur l'harmonium, la tête entre ses mains, rêvait, lui aussi, à beaucoup de choses du passé. Quand il entendit la porte s'ouvrir, il s'éveilla de sa rêverie, et leur montra son visage affectueux, qu'illuminait un sourire grave et tendre. Il lut dans leurs yeux ce qui s'était passé, leur serra la main à tous deux, et dit:

—Asseyez-vous là. Je vais vous jouer quelque chose.

Ils s'assirent, et il joua, au piano, tout ce qu'il avait dans le cœur, tout son amour pour eux. Quand ce fut fini, ils restèrent tous les trois, sans parler. Puis, il se leva, et il les regarda. Il avait l'air si bon, et tellement plus âgé et plus fort qu'eux! Pour la première fois, elle eut conscience de ce qu'il était. Il les serra dans ses bras, et dit à Jacqueline:

—Vous l'aimerez bien, n'est-ce pas? Vous vous aimerez bien?

Ils furent pénétrés de reconnaissance. Mais tout de suite après, il détourna l'entretien, rit, alla à la fenêtre, et sauta dans le jardin.

Les jours suivants, il engagea Olivier à faire sa demande aux parents de Jacqueline. Olivier n'osait point, par crainte du refus qu'il prévoyait. Christophe le pressa aussi de se mettre en quête d'une situation. À supposer qu'il fût agréé par les Langeais, il ne pouvait accepter la fortune de Jacqueline, s'il ne se trouvait lui-même en état de gagner son pain. Olivier pensait comme lui, sans partager sa défiance injurieuse, un peu comique, à l'égard des mariages riches. C'était là une idée ancrée dans la tête de Christophe, que la richesse tue l'âme. Volontiers, il eût répété cette boutade d'un sage gueux à une riche oiselle, qui s'inquiétait de l'au-delà:

—Quoi, madame, vous avez des millions, et vous voudriez encore, par-dessus le marché, avoir une âme immortelle?

—Méfie-toi de la femme, disait-il à Olivier,—mi-plaisant, mi-sérieux,—méfie-toi de la femme, mais vingt fois plus de la femme riche! La femme aime l'art, peut-être, mais elle étouffe l'artiste. La femme riche empoisonne l'un et l'autre. La richesse est une maladie. Et la femme la supporte encore plus mal que l'homme. Tout riche est un être anormal... Tu ris? Tu te moques de moi? Quoi! est-ce qu'un riche sait ce que c'est que la vie? Est-ce qu'il reste en communion avec la rude réalité? Est-ce qu'il sent sur sa face le souffle fauve de la misère, l'odeur du pain à gagner, de la terre à remuer? Est-ce qu'il peut comprendre, est-ce qu'il voit seulement les êtres et les choses?... Quand j'étais petit garçon, il m'est arrivé une ou deux fois d'être emmené en promenade dans le landau du grand-duc. La voiture passait au milieu de prairies dont je connaissais chaque brin d'herbe, parmi des bois où je galopinais seul et que j'adorais. Eh bien, je ne voyais plus rien. Tous ces chers paysages étaient devenus pour moi aussi raidis, aussi empesés que les imbéciles qui me promenaient. Entre les prairies et mon cœur, il ne s'était pas seulement interposé le rideau de ces âmes gourmées. Il suffisait de ces quatre planches sous mes pieds, de cette estrade ambulante au-dessus de la nature. Pour sentir que la terre est ma mère, il me faut avoir les pieds enfoncés dans son ventre, comme le nouveau-né qui sort à la lumière. La richesse tranche le lien qui unit l'homme à la terre, et qui relie entre eux tous les fils de la terre. Et alors, comment voudrais-tu être encore un artiste? L'artiste est la voix de la terre. Un riche ne peut pas être un grand artiste. Il lui faudrait, pour l'être, mille fois plus de génie, dans des conditions aussi disgraciées. Même s'il y parvient, il est toujours un fruit de serre. Le grand Gœthe a beau faire: son âme a des membres atrophiés, il lui manque des organes essentiels, que la richesse a tués. Toi qui n'as pas la sève d'un Gœthe, tu serais dévoré par la richesse, surtout par la femme riche, que Gœthe a du moins évitée. L'homme seul peut encore réagir contre le fléau. Il a en lui une brutalité native, un humus amassé d'instincts âpres et salutaires qui l'attachent à la terre. Mais la femme est livrée au poison, et elle le communique aux autres. Elle se plaît à la puanteur parfumée de la richesse. Une femme qui reste saine de cœur, au milieu de la fortune, est un prodige, autant qu'un millionnaire qui a du génie... Et puis, je n'aime pas les monstres. Qui a plus que sa part pour vivre est un monstre,—un cancer humain qui ronge les autres hommes.

Olivier riait:

—Je ne puis pourtant pas cesser d'aimer Jacqueline, parce qu'elle n'est pas pauvre, ni l'obliger à l'être, pour l'amour de moi.

—Eh bien, si tu ne peux pas la sauver, au moins sauve-toi toi-même! Et c'est encore la meilleure façon de la sauver. Garde-toi pur. Travaille.

Olivier n'avait pas besoin que Christophe lui communiquât ses scrupules. Plus encore que lui, il avait l'âme chatouilleuse. Non qu'il prit au sérieux les boutades de Christophe contre l'argent: il avait été riche lui-même, il ne détestait point la richesse, et il trouvait qu'elle allait bien à la jolie figure de Jacqueline. Mais il lui était insupportable qu'on pût mêler à l'idée de son amour un soupçon d'intérêt. Il demanda à rentrer dans l'Université. Il ne pouvait plus espérer, pour l'instant, qu'un poste médiocre dans un lycée de province. C'était là un triste cadeau de noces à offrir à Jacqueline. Il lui en parla timidement. Jacqueline eut d'abord quelque peine à admettre ses raisons: elle les attribuait à un amour-propre exagéré, que Christophe lui avait mis en tête, et qu'elle trouvait ridicule: n'est-il pas naturel, quand on aime, d'accepter du même cœur la fortune et l'infortune de l'aimée, et n'est-ce pas un sentiment mesquin, de se refuser à lui devoir un bienfait, qui lui ferait tant de joie?... Néanmoins, elle se rallia au projet d'Olivier: ce qu'il avait d'austère et de peu plaisant fut justement ce qui la décida; elle y trouvait une occasion de satisfaire son appétit d'héroïsme moral. Dans l'état de révolte orgueilleuse contre son milieu, que son deuil avait provoquée et que son amour exaltait, elle avait fini par nier tout ce qui dans sa nature était en contradiction avec cette ardeur mystique; elle tendait son être, comme un arc, vers un idéal de vie très pure, difficile, et rayonnante de bonheur... Les obstacles, la médiocrité de sa condition à venir, tout lui était joie. Que ce serait beau!...

Mme Langeais était trop occupée d'elle-même pour prêter grande attention à ce qui se passait autour d'elle. Depuis peu, elle ne songeait plus qu'à sa santé; elle occupait son temps à soigner des maladies imaginaires, essayer d'un médecin, puis d'un autre: chacun à tour de rôle était le Sauveur; il y en avait pour quinze jours; puis; c'était le tour du suivant. Elle restait des mois, au loin, dans des maisons de santé fort coûteuses, où elle exécutait avec dévotion des prescriptions puériles. Elle avait oublié sa fille et son mari.

M. Langeais, moins indifférent, commençait à soupçonner l'intrigue. Sa jalousie paternelle l'avertissait. Il avait pour Jacqueline cette affection énigmatique, que bien des pères éprouvent pour leurs filles, mais qu'ils n'avouent guère, cette curiosité mystérieuse, voluptueuse, quasi sacrée, de revivre en des êtres de son sang, qui sont soi, et qui sont femmes. Il y a, dans ces secrets du cœur, des ombres et des lueurs qu'il est sain d'ignorer. Jusqu'alors, il s'était amusé de voir sa fille rendre amoureux les petits jeunes gens: il l'aimait ainsi, coquette, romanesque, et pourtant avisée—(comme il était).—Mais quand il vit que l'aventure menaçait de devenir sérieuse, il s'inquiéta. Il commença par se moquer d'Olivier devant Jacqueline, puis il le critiqua avec une certaine âpreté. Jacqueline en rit d'abord, et dit:

—N'en dis pas tant de mal, papa; cela te gênerait plus tard, si je voulais l'épouser.

M. Langeais poussa les hauts cris; il la traita de folle. Bon moyen pour qu'elle le devînt tout à fait! Il déclara qu'elle n'épouserait jamais Olivier. Elle déclara qu'elle l'épouserait. Le voile se déchira. Il découvrit qu'il ne comptait plus pour elle. Son égoïsme paternel en fut indigné. Il jura qu'Olivier et Christophe ne remettraient plus les pieds chez lui. Jacqueline s'exaspéra; et un beau matin, Olivier, ouvrant sa porte, vit entrer en coup de vent la jeune fille, pâle et décidée, qui lui dit:

—Enlevez-moi! Mes parents ne veulent pas. Moi, je veux. Compromettez-moi.

Olivier, effaré, mais touché, n'essayait pas de discuter. Heureusement, Christophe était là. Il était le moins raisonnable, à l'ordinaire. Il les raisonna. Il montra quel scandale s'en suivrait, et comme ils en souffriraient. Jacqueline, mordant sa lèvre avec colère, dit:

—Eh bien, nous nous tuerons après.

Loin d'effrayer Olivier, ce fut une raison pour le décider. Christophe n'eut pas peu de peine à obtenir des deux fous quelque patience: avant d'en venir aux moyens désespérés, il fallait essayer des autres: que Jacqueline rentrât chez elle; lui, irait voir M. Langeais, et plaider leur cause.

Singulier avocat! Aux premiers mots qu'il dit, M. Langeais faillit le mettre à la porte; puis, le ridicule de la situation le frappa, et il s'en amusa. Peu à peu, le sérieux de son interlocuteur, son honnêteté, sa conviction s'imposaient; toutefois, il n‘en voulait pas convenir, et continuait à lui décocher des remarques ironiques. Christophe feignait de ne pas entendre; mais, à certaines flèches plus cuisantes, il s'arrêtait, il se hérissait en silence; puis il reprenait. À un moment, il posa son poing sur la table, qu'il martela, et dit:

—Je vous prie de croire que la visite que je fais ne m'amuse guère: je dois me faire violence pour ne pas relever certaines de vos paroles; mais j'estime que j'ai le devoir de vous parler; et je parle. Oubliez-moi, comme je m'oublie, et pesez ce que je dis.

M. Langeais écouta; et quand il entendit parler du projet de suicide, il haussa les épaules et fit semblant de rire; mais il fut remué. Il était trop intelligent pour traiter de plaisanterie une pareille menace; il savait qu'il faut compter avec l'insanité des filles amoureuses. Jadis, une de ses maîtresses, une fille rieuse et douillette, qu'il jugeait incapable d'exécuter sa forfanterie, s'était tiré sous ses yeux un coup de revolver; elle n'en était pas morte, sur-le-champ; il revoyait la scène... Non, l'on n'est sûr de rien, avec ces folles. Il eut un serrement de cœur... «Elle le veut? Eh bien, soit, tant pis pour elle, la sotte!...» Certes, il aurait pu user de diplomatie, feindre de consentir, gagner du temps, détacher doucement Jacqueline d'Olivier. Mais pour cela, il eût fallu se donner plus de peine qu'il ne pouvait ou ne voulait. Et puis, il était faible; et le seul fait qu'il eût dit violemment: «Non!» à Jacqueline, l'inclinait maintenant à dire: «Oui.» Après tout, que sait-on de la vie? Cette petite avait peut-être raison. La grande affaire, c'est de s'aimer. M. Langeais n'ignorait pas qu'Olivier était un garçon sérieux, qui peut-être avait du talent... Il donna son consentement.

Le soir avant le mariage, les deux amis veillèrent ensemble, une partie de la nuit. Ils ne voulaient rien perdre de ces dernières heures d'un cher passé.—Mais c'était du passé, déjà. Comme ces tristes adieux, sur le quai d'une gare, quand l'attente se prolonge avant le départ du train: on s'obstine à rester, à regarder, à parler. Mais le cœur n'est plus là; l'ami est déjà parti... Christophe essayait de causer. Il s'arrêta, au milieu d'une phrase, voyant les yeux distraits d'Olivier, et dit, avec un sourire:

—Tu es déjà loin!

Olivier s'excusa, confus. Il était triste de se laisser distraire de ces derniers instants d'intimité. Mais Christophe lui serra la main:

—Va, ne te contrains pas. Je suis heureux. Rêve, mon petit.

Ils restèrent à la fenêtre, accoudés l'un près de l'autre, regardant le jardin dans la nuit. Après quelque temps, Christophe dit à Olivier:

—Tu te sauves de moi? Tu crois que tu vas m'échapper? Tu penses à ta Jacqueline. Mais je vais bien t'attraper. Moi aussi, je pense à elle.

—Mon pauvre vieux, dit Olivier, et moi qui pensais à toi! Et même...

Il s'arrêta.

Christophe acheva sa phrase, en riant:

—... Et même qui me donnais tant de mal pour cela!...

Christophe s'était fait beau, presque élégant, pour la cérémonie. Il n'y avait pas de mariage religieux: ni Olivier, indifférent, ni Jacqueline, révoltée, n'en avaient voulu. Christophe avait écrit pour la mairie un morceau symphonique; mais au dernier moment, il y renonça, après s'être rendu compte de ce qu'est un mariage civil: il trouvait cette cérémonie ridicule. Il faut, pour y croire, être bien dépourvu de foi et de liberté, tout ensemble. Quand un vrai catholique se donne la peine de devenir libre penseur, ce n'est pas pour se faire d'un fonctionnaire de l'état civil un prêtre. Entre Dieu et la libre conscience, il n'est aucune place pour une religion de l'État. L'État enregistre, il ne lui appartient pas d'unir.

Le mariage d'Olivier et de Jacqueline n'était point fait pour inspirer à Christophe le regret de sa détermination. Olivier écoutait d'un air détaché, ironique, le maire qui flagornait lourdement le jeune couple, la famille riche, et les témoins décorés. Jacqueline n'écoutait pas; et furtivement elle tirait la langue à Simone Adam, qui l'épiait; elle avait parié avec elle que «cela ne lui ferait rien, du tout» de se marier, et elle était en train de gagner: à peine si elle songeait que c'était elle qui se mariait; cette pensée l'amusait. Les autres posaient pour la galerie; et la galerie lorgnait. M. Langeais paradait; si sincère que fût son affection pour sa fille, sa principale préoccupation était de noter les gens, et de se demander s'il n'avait pas fait d'oublis dans sa liste de faire-part. Seul, Christophe était ému; il était à lui seul, les parents, les mariés, et le maire; il couvait des yeux Olivier, qui ne le regardait point.

Le soir, le jeune couple partit pour l'Italie. Christophe et M. Langeais les accompagnèrent à la gare. Ils les voyaient joyeux, sans regrets, ne cachant point leur impatience d'être déjà partis. Olivier avait l'air d'un adolescent, et Jacqueline d'une petite fille... Tendre mélancolie de ces départs! Le père est triste de voir sa petite emmenée par un étranger, et pour quoi!... et pour toujours loin de lui. Mais eux n'éprouvent qu'un sentiment de délivrance enivrée. La vie n'a plus d'entraves; plus rien ne les arrête; ils se croient arrivés au faîte: on peut mourir maintenant, on a tout, on ne craint rien... Ensuite, on voit que ce n'était qu'une étape. La route reprend, et tourne autour de la montagne; et bien peu arrivent à la seconde étape...

Le train les emporta dans la nuit. Christophe et M. Langeais revinrent ensemble. Christophe dit, avec malice:

—Nous voici veufs!

M. Langeais se mit à rire. Ils se dirent au revoir, et chacun alla de son côté. Ils avaient de la peine. Mais c'était un mélange de tristesse et de douceur. Seul, dans sa chambre, Christophe pensait:

—Le meilleur de moi-même est heureux.

Rien ne fut changé à la chambre d'Olivier. Il avait été convenu entre les deux amis que jusqu'au retour d'Olivier et à sa nouvelle installation, ses meubles et ses souvenirs resteraient chez Christophe. Il était encore présent. Christophe considéra le portrait d'Antoinette, il le plaça sur sa table, et il lui dit:

—Petite, es-tu contente?

Il écrivait souvent,—un peu trop,—à Olivier. Il en recevait peu de lettres, distraites, et peu à peu lointaines d'esprit. Il en était déçu; mais il se persuadait que cela devait être ainsi; il n'avait pas d'inquiétude pour l'avenir de leur amitié.

La solitude ne lui pesait point. Loin de là: il n'en avait pas assez, pour son goût. Il commençait à souffrir de la protection du Grand Journal. Arsène Gamache avait une tendance à croire qu'il possédait un droit de propriété sur les gloires qu'il s'était donné la peine de découvrir: il lui semblait naturel que ces gloires fussent associées à la sienne, comme Louis XIV groupait autour de son trône Molière, Le Brun, et Lulli. Christophe trouvait que l'auteur de l'Hymne à Ægir n'était pas plus impérialement encombrant pour l'art que son patron du Grand Journal. Car le journaliste, qui ne s'y connaissait pas plus que l'empereur, n'en avait pas moins que lui des opinions arrêtées sur l'art; ce qu'il n'aimait point, il n'en tolérait point l'existence: il le décrétait mauvais et pernicieux; et il le ruinait, dans l'intérêt public. Spectacle grotesque et redoutable que celui de ces brasseurs d'affaires, mal dégrossis, sans culture, qui prétendaient, par l'argent et la presse, régner non seulement sur la politique, mais sur l'esprit, et lui offraient une niche avec un collier et la pâtée, ou pouvaient, sur son refus, lancer sur lui les milliers d'imbéciles, dont ils avaient fait leur meute!—Christophe n'était pas homme à se laisser morigéner. Il trouva fort mauvais qu'un âne se permît de lui dire ce qu'il devait faire et ce qu'il ne devait pas faire, en musique; et il lui donna à entendre que l'art exigeait plus de préparation que la politique. Il déclina aussi, sans précautions oratoires, l'offre de mettre en musique un inepte livret, dont l'auteur était un des premiers commis du journal, et que le patron recommandait. Cela jeta un premier froid dans ses relations avec Gamache.

Christophe n'en fut point fâché. À peine sorti de l'obscurité, il aspirait à y rentrer. Il se trouvait «exposé à ce grand jour, où l'on se perd dans les autres». Trop de gens s'occupaient de lui. Il méditait ces paroles de Gœthe:

«Lorsqu'un écrivain s'est fait remarquer par un ouvrage de mérite, le public cherche à l'empêcher d'en produire un second... Le talent qui se recueille est malgré lui traîné dans le tumulte du monde, parce que chacun croit qu'il pourra s'en approprier une parcelle.»

Il ferma sa porte et, dans sa maison, se rapprocha de quelques vieux amis. Il revit le ménage des Arnaud, qu'il avait un peu négligés. Mme Arnaud, qui vivait seule une partie de la journée, avait du temps pour songer aux chagrins des autres. Elle pensait au vide qu'avait dû faire chez Christophe le départ d'Olivier; et elle surmonta sa timidité pour l'inviter à dîner. Si elle eût osé, elle lui eût offert de venir de temps en temps faire la revue de son ménage; mais la hardiesse lui manqua; et ce fut mieux sans doute: car Christophe n'aimait point qu'on s'occupât de lui. Mais il accepta l'invitation à dîner, et il prit l'habitude de venir régulièrement le soir, chez les Arnaud.

Il trouva le petit ménage toujours aussi uni, dans la même atmosphère de tendresse endolorie, plus grise encore qu'auparavant. Arnaud passait par une période de dépression morale, causée par l'usure de sa vie de professeur,—cette vie de labeur lassant, qui se répète chaque jour, identique à la veille, comme une roue qui tourne sur place, sans s'arrêter jamais, sans avancer jamais. Malgré sa patience, le brave homme traversait une crise de découragement. Il s'affectait de certaines injustices, il trouvait son dévouement inutile. Mme Arnaud le réconfortait, avec de bonnes paroles; elle semblait toujours aussi paisible: mais elle s'étiolait. Christophe, devant elle, félicitait Arnaud d'avoir une femme aussi raisonnable.

—Oui, disait Arnaud, c'est une bonne petite; rien ne la trouble. Elle a de la chance: et moi aussi. Si elle avait souffert de notre vie, je crois que j'aurais été perdu.

Mme Arnaud rougissait, se taisait. Puis, de sa voix posée, elle parlait d'autre chose.—Les visites de Christophe produisaient leur bienfait ordinaire; elles portaient la lumière; et lui, de son côté, avait plaisir à se réchauffer à ces cœurs excellents.

Une autre amie lui vint. Ou plutôt, il l'alla chercher: car, tout en désirant le connaître, elle n'eût pas fait l'effort de venir le trouver. Vingt-cinq ans, musicienne, premier prix de piano au Conservatoire: elle se nommait Cécile Fleury. Courte de taille, assez trapue, elle avait les sourcils épais, de beaux yeux larges, au regard humide, le nez petit et gros, au bout relevé, un peu rouge, en bec de canard, des lèvres grosses, bonnes et tendres, le menton énergique, solide, gras, le front point haut, mais large. Les cheveux roulés sur la nuque en chignon abondant. Des bras forts, et des mains de pianiste, grandes, au pouce écarté, aux bouts carrés. De l'ensemble de sa personne se dégageait une impression de sève lourde, de santé rustique. Elle vivait avec sa mère, qu'elle chérissait: bonne femme, qui ne s'intéressait nullement à la musique, mais qui en parlait, à force d'en entendre parler, et qui était au courant de tout ce qui se passait dans Musicopolis. Elle avait une vie médiocre, donnait des leçons tout le jour, et parfois des concerts, dont personne ne rendait compte. Elle rentrait tard, à pied, ou par l'omnibus, exténuée, de bonne humeur; et elle faisait vaillamment ses gammes et ses chapeaux, causant beaucoup, aimant rire, et chantant pour un rien.

Elle n'avait pas été gâtée par la vie. Elle savait le prix d'un peu de bien-être qu'on a gagné par ses propres efforts, la joie des petits plaisirs, des petits progrès imperceptibles dans sa situation ou dans son talent. Oui, si seulement elle gagnait cinq francs de plus, ce mois-ci, que le mois précédent, ou si elle réussissait enfin ce passage de Chopin, qu'elle s'évertuait à jouer depuis des semaines,— elle était contente. Son travail, qui n'était pas excessif, répondait exactement à ses aptitudes, et la soulageait comme une hygiène raisonnable. Jouer, chanter; donner des leçons lui procurait une agréable sensation d'activité satisfaite, normale et régulière, en même temps qu'une aisance moyenne et un succès tranquille. Elle avait un solide appétit, mangeait bien, dormait bien, et n'était jamais malade.

D'esprit droit, sensé, modeste, parfaitement équilibré, elle ne se tourmentait de rien: car elle vivait dans le moment présent, sans se soucier de ce qu'il y avait avant et de ce qu'il y aurait après. Et comme elle était bien portante, comme sa vie semblait à l'abri des surprises du sort, elle se trouvait presque toujours heureuse. Elle avait plaisir à étudier son piano, comme à faire son ménage, ou à en causer, ou à ne rien faire. Elle savait vivre, non pas au jour le jour,—(elle était économe et prévoyante)—mais minute par minute. Nul idéalisme ne la travaillait; ou, si elle en avait un, il était bourgeois, tranquillement diffus dans tous ses actes et toutes ses pensées; il consistait à aimer paisiblement ce qu'elle faisait, quoi qu'elle fît. Elle allait à l'église, le dimanche; mais le sentiment religieux ne tenait presque aucune place dans sa vie. Elle admirait les exaltés, comme Christophe, qui ont une foi, ou un génie; mais elle ne les enviait pas: qu'est-ce qu'elle aurait pu faire de leur inquiétude et de leur génie?

Comment donc pouvait-elle sentir leur musique? Elle aurait eu peine à l'expliquer. Mais ce qu'elle savait, c'est qu'elle la sentait. Sa supériorité sur les autres virtuoses était dans son robuste équilibre physique et moral; en cette abondance de vie, sans passions personnelles, les passions étrangères trouvaient un sol riche où fleurir. Elle n'en était point troublée. Ces terribles passions, qui avaient rongé l'artiste, elle les traduisait dans toute leur énergie, sans être atteinte par leur poison; elle n'en ressentait que la force, et la bonne fatigue qui suivait. Quand c'était fini, elle était en sueur, épuisée; elle souriait tranquillement: elle était contente.

Christophe, qui l'entendit un soir, fut frappé par son jeu. Il alla lui serrer la main, après le concert. Elle en fut reconnaissante: il y avait peu de monde au concert, et elle n'était pas blasée sur les compliments. Comme elle n'avait eu ni l'habileté de s'enrôler dans une coterie musicale, ni la rouerie d'enrôler à sa suite une troupe d'adorateurs, comme elle ne cherchait à se singulariser, ni par quelque exagération de technique, ni par une interprétation fantaisiste des œuvres consacrées, ni en s'arrogeant la propriété exclusive de tel ou tel grand maître, de Jean-Sébastien Bach ou de Beethoven, comme elle n'avait point de théorie sur ce qu'elle jouait, mais se contentait de jouer tout bonnement ce qu'elle sentait,—nul ne faisait attention à elle, et les critiques l'ignoraient: car personne ne leur avait dit qu'elle jouait bien; et ils ne l'eussent pas trouvé, d'eux-mêmes.

Christophe revit souvent Cécile. Cette forte et calme fille l'attirait comme une énigme. Elle était vigoureuse et apathique. Dans son indignation qu'elle ne fût pas plus connue, il lui proposa de faire parler d'elle par ses amis du Grand-Journal. Mais quoiqu'elle fût bien aise qu'on la louât, elle le pria de ne faire aucune démarche. Elle ne voulait pas lutter, se donner de peine, exciter de jalousies; elle voulait rester en paix. On ne parlait pas d'elle: tant mieux! Elle était sans envie, et la première à s'extasier sur la technique des autres virtuoses. Ni ambition, ni désirs. Elle était bien trop paresseuse d'esprit! Quand elle n'était pas occupée d'un objet immédiat et précis, elle ne faisait rien, rien: elle ne rêvait même pas; la nuit, dans son lit, elle dormait, ou ne pensait à rien. Elle n'avait pas cette hantise maladive du mariage, qui empoisonne la vie des filles qui tremblent de coiffer Sainte-Catherine. Quand on lui demandait si elle n'aimerait pas à avoir un bon mari:

—Tiens donc! disait-elle, pourquoi pas cinquante mille livres de rentes? Il faut prendre ce qu'on a. Si on vous l'offre, tant mieux! Sinon, on s'en passera. Ce n'est pas une raison parce qu'on n'a pas de gâteau, pour ne pas trouver bon le bon pain. Surtout quand on en a mangé longtemps qui était dur!

—Et encore, disait la mère, il y a bien des gens qui n'en mangent pas tous les jours!

Cécile avait des raisons pour se défier des hommes. Son père, mort depuis quelques années, était faible et paresseux; il avait fait beaucoup de tort à sa femme et aux siens. Elle avait aussi un frère qui avait mal tourné; on ne savait trop ce qu'il devenait; de loin en loin il reparaissait, pour demander de l'argent; on le craignait, on avait honte, on avait peur de ce qu'on pourrait apprendre sur lui, d'un jour à l'autre; et pourtant, on l'aimait. Christophe le rencontra, une fois. Il était chez Cécile: on sonna; la mère alla ouvrir. Une conversation s'éleva dans la pièce à côté, avec des éclats de voix. Cécile, qui semblait troublée, sortit à son tour, et laissa Christophe seul. La discussion continuait, et la voix étrangère se faisait menaçante; Christophe crut de son devoir d'intervenir: il ouvrit la porte. Il eut à peine le temps d'entrevoir un homme jeune et un peu contrefait, qui lui tournait le dos: Cécile se jeta vers Christophe, et le supplia de rentrer. Elle rentra avec lui; ils s'assirent en silence. Dans la chambre voisine, le visiteur cria encore, pendant quelques minutes, puis partit, en faisant claquer la porte. Alors, Cécile eut un soupir, et elle dit a Christophe:

—Oui... c'est mon frère.

Christophe comprit:

—Ah! dit-il... Je sais... Moi aussi, j'en ai un...

Cécile lui prit la main, avec une commisération affectueuse:

—Vous aussi?

—Oui, fit-il... Ce sont les joies de la famille.

Cécile rit; et ils changèrent d'entretien. Non, les joies de la famille n'avaient rien d'enchanteur pour elle, et l'idée du mariage ne la fascinait point: les hommes ne valaient pas cher. Elle trouvait des avantages à sa vie indépendante: sa mère avait assez longtemps soupiré après cette liberté; elle n'avait pas envie de la perdre. Le seul rêve éveillé qu'elle s'amusât à faire, c'était—un jour, plus tard, Dieu sait quand!—de vivre à la campagne. Mais elle ne prenait pas la peine d'imaginer les détails de cette vie: elle trouvait fatigant de penser à quelque chose d'aussi peu certain; il valait mieux dormir,—ou faire sa tâche...

En attendant qu'elle eût son château en Espagne, elle louait pendant l'été, dans la banlieue de Paris, une maisonnette qu'elle occupait seule avec sa mère. C'était à vingt minutes, par le train. L'habitation était assez loin de la gare isolée, au milieu des terrains vagues, que l'on nommait des champs; et Cécile revenait souvent tard, dans la nuit. Mais elle n'avait pas peur; elle ne croyait pas au danger. Elle avait bien un revolver; mais elle l'oubliait toujours à la maison. D'ailleurs, c'était à peine si elle eût su s'en servir.

Au cours de ses visites, Christophe la faisait jouer. Il s'amusait de voir sa pénétration des œuvres musicales, surtout quand il l'avait mise, d'un mot, sur le chemin du sentiment à exprimer. Il s'était aperçu qu'elle avait une voix admirable: elle ne s'en doutait point. Il l'obligea à s'exercer: il lui fit chanter de vieux lieder allemands, ou sa propre musique; elle y prenait plaisir, et faisait des progrès, qui la surprenaient autant que lui. Elle était merveilleusement douée. L'étincelle musicale était tombée, par prodige, sur cette fille de petits bourgeois parisiens, dénués de sentiment artistique. Philomèle—(il la nommait ainsi)—causait parfois de musique, mais toujours d'une façon pratique; jamais sentimentale: elle ne semblait s'intéresser qu'à la technique du chant et du piano. Le plus souvent, quand elle était avec Christophe, et qu'ils ne jouaient pas de musique, ils parlaient des sujets les plus bourgeois: ménage, cuisine, vie domestique. Et Christophe, qui n'eût pu supporter, une minute, ces conversations avec une bourgeoise, les tenait tout naturellement avec Philomèle.

Ils passaient ainsi des soirées, en tête à tête, et s'aimaient sincèrement, d'une affection calme, presque froide. Un soir qu'il était venu dîner et qu'il s'était attardé à causer, plus que d'habitude, un violent orage éclata. Quand il voulut partir, pour rejoindre le dernier train, la pluie, le vent faisaient rage; elle lui dit:

—Mais ne vous en allez pas! Vous partirez demain matin.

Il s'installa dans le petit salon, sur un lit improvisé. Une mince cloison le séparait de la chambre à coucher de Cécile; les portes ne fermaient pas. Il entendait, de son lit, les craquements de l'autre lit et le souffle tranquille de la jeune femme. Au bout de cinq minutes, elle était endormie; et il ne tarda pas à faire de même, sans que l'ombre d'une pensée trouble les effleurât.

Dans le même temps, lui venaient d'autres amis inconnus, que commençait de lui attirer la lecture de ses œuvres. La plupart vivaient loin de Paris, ou à l'écart, et ne le rencontreraient jamais. Le succès, même grossier, a ceci de bon: il fait connaître l'artiste de milliers de braves gens, qu'il n'eût jamais atteints sans les stupides articles des journaux. Christophe entra en relations avec quelques-uns d'entre eux. C'étaient des jeunes gens isolés, menant une vie difficile, aspirant de tout leur être à un idéal dont ils n'étaient pas sûrs: ils buvaient avidement l'âme fraternelle de Christophe. C'étaient de petites gens de province: après avoir lu ses lieder, ils lui écrivaient, comme le vieux Schulz, se sentaient unis à lui. C'étaient des artistes pauvres,—un compositeur, entre autres,—qui ne pouvaient arriver, non seulement au succès, mais à s'exprimer eux-mêmes: ils étaient tout heureux que leur pensée se réalisât par Christophe. Et les plus chers de tous peut-être,—ceux qui lui écrivaient sans dire leur nom: plus libres ainsi de parler, ils épanchaient naïvement leur confiance dans le frère aîné, qui leur était un appui. Christophe avait gros cœur de penser qu'il ne connaîtrait jamais ces charmantes âmes qu'il aurait eu tant de joie à aimer; et il baisait telle de ces lettres inconnues, comme celui qui l'avait écrite baisait les lieder de Christophe; et chacun, de son côté, pensait:

—Chères pages, que vous me faites de bien!

Ainsi se formait autour de lui, suivant le rythme habituel de l'univers, cette petite famille du génie, qui se nourrit de lui et qui le nourrit, qui peu à peu s'étend, et finit par former une grande âme collective dont il est le foyer, comme un monde lumineux, une planète morale qui gravite dans l'espace, mêlant son chœur fraternel à l'harmonie des sphères.

À mesure que des liens mystérieux se tissaient entre Christophe et ses amis invisibles, une révolution se faisait dans sa pensée artistique; elle devenait plus large et plus humaine. Il ne voulait plus d'une musique qui fût un monologue, une parole pour soi seul, encore moins une construction savante pour les seules gens du métier. Il voulait qu'elle fût une communion avec les hommes. Il n'est d'art vital que celui qui s'unit aux autres. Jean-Sébastien Bach, dans ses pires heures d'isolement, était relié au reste de l'humanité par la foi religieuse, qu'il exprimait dans son art. Hændel et Mozart, par la force des choses, écrivaient pour un public, et non pas pour eux seuls. Beethoven lui-même dut compter avec la foule. Cela est salutaire. Il est bon que l'humanité rappelle au génie:

—Qu'y a-t-il pour moi dans ton art? S'il n'y a rien, va-t'en!

À cette contrainte, le génie gagne, le premier. Certes, il est de grands artistes qui n'expriment que soi. Mais les plus grands de tous sont ceux dont le cœur bat pour tous. Qui veut voir Dieu vivant, face à face, doit le chercher, non dans le firmament désert de sa pensée, mais dans l'amour des hommes.

Les artistes d'alors étaient loin de cet amour. Ils n'écrivaient que pour une élite vaniteuse, anarchiste, déracinée de la vie sociale, et qui mettait sa gloire à ne point partager les passions du reste des hommes, ou qui s'en faisait un jeu. La belle gloire de s'amputer de la vie, pour ne pas ressembler aux autres! Que la mort les prenne donc! Nous, allons aux vivants, buvons aux mamelles de la terre, au plus sacré de nos races, à leur amour de la famille et du sol. Au siècle le plus libre, le jeune prince de la Renaissance italienne, Raphaël, glorifiait la maternité dans ses Madones transtévérines. Qui nous fera aujourd'hui, en musique, une Madone à la Chaise? Qui nous fera une musique pour toutes les heures de la vie? Vous n'avez rien, vous n'avez rien en France. Quand vous voulez donner des chants à votre peuple, vous en êtes réduits à démarquer la musique des maîtres allemands du passé. Tout est à faire, ou à refaire, dans votre art, de la base à la cime...

Christophe correspondait avec Olivier, à présent installé dans une ville de province. Il tâchait de maintenir, par lettres, leur féconde collaboration de naguère. Il eût voulu de lui de beaux textes poétiques, associés aux pensées et aux actes de tous les jours, comme ceux qui font la substance des vieux lieder allemands de jadis. De courts fragments des Livres saints ou des poèmes hindous, des odelettes religieuses ou morales, de petits tableaux de la nature, les émotions amoureuses ou familiales, la poésie des matins et des soirs et des nuits, pour les cœurs simples et sains. Quatre ou six vers pour un lied, c'est assez: les expressions les plus simples, pas de développement savant, pas d'harmonies raffinées. Qu'ai-je à faire de vos virtuosités d'esthète? Aimez ma vie, aidez-moi à l'aimer! Écrivez-moi les Heures de France, mes Grandes et Petites Heures. Et cherchons la phrase mélodique la plus claire. Évitons, comme la peste, ce langage artistique, qui n'est plus que l'idiome d'une caste, comme l'est devenue la musique de tant de musiciens d'aujourd'hui. Il faut avoir le courage de parler en homme, non en «artiste». Vois ce qu'ont fait nos pères. C'est du retour au langage musical de tous qu'est sorti l'art des classiques delà fin du XVIIIe siècle. Les phrases mélodiques de Gluck, des créateurs de la symphonie, des premiers maîtres du lied, sont communes et bourgeoises parfois, comparées aux phrases raffinées ou savantes de Jean-Sébastien Bach et de Rameau. C'est ce fond de terroir qui a fait la saveur et la popularité immense des grands classiques. Ils sont partis des formes musicales les plus simples, du lied, du Singspiel; ces petites fleurs de la vie quotidienne ont imprégné l'enfance d'un Mozart ou d'un Weber.—Faites de même! Écrivez des chants pour tous les hommes. Là-dessus, vous élèverez ensuite des symphonies. À quoi sert de brûler les étapes? On ne commence pas la pyramide par le faîte. Vos symphonies actuelles sont des têtes sans corps. Ô beaux esprits, incarnez-vous! Il faut des générations patientes de musiciens qui fraternisent avec leur peuple. On ne bâtit pas un art musical en un jour.

Christophe ne limitait pas ses principes à la musique: il engageait Olivier à les appliquer à la littérature:

—Les écrivains d'aujourd'hui s'évertuent, disait-il, à décrire des raretés humaines, ou bien des types qui n'existent que dans des groupes anormaux, en marge de la grande société des hommes agissants et sains. Puisqu'ils se sont mis d'eux-mêmes à la porte de la vie, laisse-les et va où sont les hommes. Aux hommes de tous les jours, montre la vie de tous les jours: elle est plus profonde et plus vaste que la mer. Le moindre d'entre nous porte en lui l'infini. L'infini est en chaque homme qui a la simplicité d'être un homme, dans l'amant, dans l'ami, dans la femme qui paie de ses douleurs la radieuse gloire du jour de l'enfantement, dans celui qui se sacrifie obscurément et dont nul ne saura rien; il est le flot de vie, qui coule de l'un à l'autre, de l'autre à l'un... Écris la simple vie d'un de ces hommes simples, écris la tranquille épopée des jours qui se succèdent, tous semblables et divers, tous fils d'une même mère, depuis le premier jour du monde. Écris-la simplement. Ne t'inquiète point des recherches subtiles où s'énerve la force des artistes d'aujourd'hui. Tu parles à tous: use du langage de tous. Il n'est de mots ni nobles, ni vulgaires; il n'est que ceux qui disent ou ne disent pas exactement ce qu'ils ont à dire. Sois tout entier dans tout ce que tu fais: pense ce que tu penses, et sens ce que tu sens. Que le rythme de ton cœur emporte tes écrits! Le style, c'est l'âme.

Olivier approuvait Christophe; mais il répondait, avec quelque ironie:

—Une telle œuvre pourrait être belle; mais elle ne parviendrait jamais à ceux qui pourraient la lire. La critique l'étoufferait en route.

—Voilà bien mon petit bourgeois français! répliquait Christophe. Il s'inquiète de ce que la critique pensera de son livre!... Les critiques, mon garçon, ne sont là que pour enregistrer la victoire ou la défaite. Sois seulement vainqueur!... Je me suis passé d'eux! Apprends à t'en passer aussi...

Mais Olivier avait appris à se passer de bien autre chose! Il se passait de l'art, et de Christophe. En ce moment, il ne pensait plus qu'à Jacqueline.

Leur égoïsme d'amour avait fait le vide autour d'eux; il brûlait avec imprévoyance toutes ses ressources à venir.

Ivresse des premiers temps, où les êtres mêlés ne songent, uniquement, qu'à s'absorber l'un l'autre... De toutes les parcelles de leurs corps et de leurs âmes, ils se touchent, ils se goûtent, ils cherchent à se pénétrer. Ils sont à eux seuls un univers sans lois, un chaos amoureux, où les éléments confondus ne savent pas encore ce qui les distingue entre eux, et s'efforcent l'un l'autre de se dévorer goulûment. Tout les ravit dans l'autre: l'autre, c'est encore soi. Qu'ont-ils à faire du monde? Comme l'Androgyne antique, endormi dans son rêve d'harmonieuse volupté, leurs yeux sont clos au monde, le monde est tout en eux.

Ô jours, ô nuits, qui forment un même tissu de rêves, heures qui fuient comme de beaux nuages blancs, et dont rien ne surnage que, dans l'œil ébloui, un lumineux sillage, souffle tiède qui nous baigne d'une langueur de printemps, chaleur dorée des corps, treille d'amour ensoleillée, chaste impudeur, étreintes folles, soupirs et rires, heureuses larmes, que reste-t-il de vous, poussière de bonheur? À peine si le cœur peut se souvenir de vous: car lorsque vous étiez, le temps n'existait pas.

Journées toutes semblables... Aube douce... De l'abîme du sommeil, les deux corps enlacés surgissent à la fois; les têtes souriantes, dont l'haleine se mêle, ouvrent les yeux ensemble, se revoient et se baisent... Juvénile fraîcheur des heures matinales, air virginal où s'apaise la fièvre des corps brûlants... Voluptueuse torpeur des jours interminables, au fond desquels bourdonne la volupté des nuits... Après-midi d'été, rêveries dans les champs, sur les prés veloutés, sous les bruissantes étoffes des longs peupliers blancs... Rêveries des beaux soirs, quand on revient ensemble, bras et mains enlacés, sous le ciel lumineux, vers le lit amoureux. Le vent fait frissonner les branches des buissons. Dans le lac clair du ciel flotte le duvet blanc de la lune d'argent. Une étoile tombe et meurt,—une secousse au cœur...—un monde soufflé sans bruit. Sur la route, auprès d'eux, passent de rares ombres, rapides et muettes. Les cloches de la ville sonnent la fête du lendemain. Un instant, ils s'arrêtent, elle se serre contre lui, ils restent sans parler... Ah! que la vie reste ainsi, immobile, comme cet instant!... Elle soupire, et dit:

—Pourquoi est-ce que je vous aime tant?...

Après quelques semaines de voyage en Italie, ils s'étaient installés dans une ville de l'ouest de la France, où Olivier avait été nommé professeur. Ils ne voyaient presque personne. Ils ne s'intéressaient à rien. Lorsqu'ils étaient forcés de faire des visites, cette scandaleuse indifférence s'étalait avec un sans-gêne qui blessait les uns, qui faisait sourire les autres. Toutes les paroles glissaient sur eux, sans les atteindre. Ils avaient cette gravité impertinente des jeunes mariés, qui ont l'air de vous dire:

—Vous autres, vous ne savez rien...

Sur le joli minois absorbé, un peu boudeur, de Jacqueline, dans les yeux heureux et distraits d'Olivier, on pouvait lire:

—Si vous saviez comme vous nous ennuyez!... Quand est-ce que nous serons seuls?

Même au milieu des autres, ils ne se gênaient pas pour l'être. On surprenait leurs regards qui se parlaient par-dessus la conversation. Ils n'avaient pas besoin de se regarder pour se voir; et ils souriaient: car ils savaient qu'ils pensaient aux mêmes choses en même temps. Lorsqu'ils se retrouvaient seuls, après quelque contrainte mondaine, ils poussaient des cris de joie et faisaient mille folies d'enfants. Ils avaient huit ans. Ils bêtifiaient en parlant. Ils se nommaient de petits noms drolatiques. Elle l'appelait Olive, Olivet, Olifant, Fanny, Marni, Mime, Minaud, Quinaud, Kaunitz, Cosima, Cobourg, Panot, Nacot, Ponette, Naquet, et Canot. Elle jouait à la petite fille. Mais elle voulait être tout à la fois pour lui, tous les amours mêlés: mère, sœur, femme, amoureuse, maîtresse.

Elle ne se contentait pas de partager ses plaisirs; comme elle se l'était promis, elle partageait ses travaux: c'était aussi un jeu. Pendant les premiers temps, elle y apporta l'ardeur amusée d'une femme pour qui le travail était quelque chose de nouveau: on eût dit qu'elle prenait plaisir aux tâches les plus ingrates, des copies dans les bibliothèques, des traductions de livres insipides: cela faisait partie de son plan de vie, très pure et très sérieuse, tout entière consacrée à de nobles penseurs et labeurs en commun. Et cela fut très bien, tant que l'amour les illumina: car elle ne songeait qu'à lui, et non à ce qu'elle faisait. La plus curieux, c'était que tout ce qu'elle faisait ainsi était bien fait. Son esprit se jouait sans effort dans des lectures abstraites qu'elle eût eu peine à suivre, à d'autres moments de sa vie; son être était soulevé au-dessus de terre par l'amour; elle ne s'en apercevait pas: telle une somnambule qui marche sur les toits, elle poursuivait tranquillement, sans rien voir, son rêve grave et riant...

Et puis, elle commença de voir les toits; et cela ne l'inquiéta point; mais elle se demanda ce qu'elle faisait dessus, et elle rentra chez elle. Le travail l'ennuya. Elle se persuada que son amour en était gêné. Sans doute parce que son amour était déjà moins vif. Mais il n'en paraissait rien. Ils ne pouvaient plus se passer un instant l'un de l'autre. Ils se murèrent au monde, ils condamnèrent leur porte, ils n'acceptèrent plus aucune invitation. Ils étaient jaloux de l'affection des autres, de leurs occupations même, de tout ce qui les distrayait de leur amour. La correspondance avec Christophe s'espaça. Jacqueline ne l'aimait pas: il était un rival, il représentait toute une part du passé d'Olivier, où elle n'était point; et plus il avait tenu de place dans la vie d'Olivier, plus elle cherchait, d'instinct, à la lui voler. Sans calcul de sa part, elle détachait sourdement Olivier de l'ami; elle ironisait les manières de Christophe, sa figure, ses façons d'écrire, ses projets artistiques; elle n'y mettait aucune méchanceté, aucune rouerie: la bonne nature s'en chargeait pour elle. Olivier s'amusait de ses remarques; il n'y voyait pas malice; il croyait aimer toujours autant Christophe; mais ce n'était plus que sa personne qu'il aimait: ce qui est peu en amitié; il ne s'apercevait pas que peu à peu il cessait de le comprendre, il se désintéressait de sa pensée, de cet idéalisme héroïque, en qui ils avaient été unis... L'amour est pour un jeune cœur une douceur trop forte; auprès de lui, quelle autre foi peut tenir? Le corps de la bien-aimée, son âme que l'on cueille sur cette chair sacrée, sont toute science et toute foi. De quel sourire de pitié on regarde ce qu'adorent les autres, ce que soi-même jadis on adora! De la puissante vie et de son âpre effort, on ne voit plus que la fleur d'un instant, que l'on croit immortelle... L'amour absorbait Olivier. Au début, son bonheur avait encore la force de s'exprimer en de gracieuses poésies. Puis, cela même lui sembla vain: temps volé à l'amour! Et Jacqueline, comme lui, s'acharnait à détruire toute autre raison de vivre, à tuer l'arbre de vie sans le support duquel meurt le lierre d'amour. Ainsi, ils s'annihilèrent tous deux dans le bonheur.

Hélas! on s'accoutume si vite au bonheur! Quand le bonheur égoïste est le seul but à la vie, la vie est bientôt sans but. Il devient une habitude, une intoxication, on ne peut plus s'en passer. Et comme il faut bien qu'on s'en passe!... Le bonheur est un moment du rythme universel, un des pôles entre lesquels oscille le balancier de la vie: pour arrêter le balancier, il faudrait le briser...

Ils connurent «cet ennui du bien-être, qui fait extravaguer la sensibilité». Les douces heures se ralentirent, s'alanguirent, étiolées, comme des fleurs sans eau. Le ciel était toujours aussi bleu; mais ce n'était plus l'air léger du matin. Tout était immobile; la nature se taisait. Ils étaient seuls, comme ils l'avaient désiré.—Et leur cœur se serra.

Un sentiment indéfinissable de vide, un vague ennui non sans charme, leur apparut. Ils ne savaient ce que c'était; ils étaient obscurément inquiets. Ils devenaient impressionnables, d'une façon maladive. Leurs nerfs, tendus aux écoutes du silence, frémissaient comme des feuilles au moindre choc imprévu de la vie. Jacqueline avait des larmes, sans raison de pleurer; et bien qu'elle voulût le croire, ce n'était plus l'amour seul qui les faisait couler. Au sortir des années ardentes et tourmentées qui avaient précédé le mariage, l'arrêt brusque de ses efforts devant le but atteint,—atteint et dépassé,—l'inutilité subite de toute action nouvelle—et peut-être de toute action passée—la jetaient dans un désarroi, qu'elle ne pouvait s'expliquer et qui l'atterrait. Elle n'en convenait point; elle l'attribuait à une fatigue nerveuse, elle affectait d'en rire; mais son rire n'était pas moins inquiet que ses larmes. Bravement, elle essaya de se remettre au travail. Dès les premières tentatives, elles ne comprit même plus comment elle avait été capable de s'intéresser à des tâches aussi stupides: elle les écarta avec dégoût. Elle fit un effort pour renouer des relations sociales: elle ne réussit pas davantage; le pli était pris, elle avait perdu l'habitude des gens et des paroles médiocres, auxquelles la vie oblige: elle les trouva grotesques; et elle se rejeta dans son isolement à deux, cherchant à se persuader, par ces épreuves malheureuses, qu'il n'y avait décidément de bon que l'amour. Et, pendant quelque temps, elle sembla en effet plus amoureuse que jamais. Mais c'était qu'elle voulait l'être.

Olivier, moins passionné et plus riche de tendresse, était davantage à l'abri de ces transes; il n'en ressentait, pour sa part, qu'un frisson vague et intermittent. D'ailleurs, son amour était préservé, dans une certaine mesure, par la gêne de ses occupations journalières, de son métier qu'il n'aimait point. Mais comme il avait une sensibilité fine et que tous les mouvements qui se passaient dans le cœur qu'il aimait se propageaient dans le sien, l'inquiétude cachée de Jacqueline se communiquait à lui.

Une belle après-midi, ils se promenaient dans la campagne. Ils s'étaient réjouis à l'avance de cette promenade. Tout était riant. Mais dès les premiers pas, un manteau de tristesse morne et lasse tomba sur eux; ils se sentirent glacés. Impossible de parler. Ils se forçaient pourtant; mais chaque mot qu'ils disaient faisait sonner le néant. Ils achevèrent leur promenade, comme des automates, sans rien voir et sentir. Ils rentrèrent, le cœur serré. C'était le crépuscule; l'appartement était vide, noir, et froid. Ils n'allumèrent pas tout de suite, pour ne pas se voir eux-mêmes. Jacqueline entra dans sa chambre, et, au lieu d'enlever son chapeau, son manteau, elle s'assit, muette, auprès delà fenêtre. Olivier, dans la pièce voisine, restait appuyé sur la table. La porte était ouverte entre les deux chambres; ils étaient si près l'un de l'autre qu'ils auraient pu entendre leur souffle. Et dans les demi-ténèbres, tous deux, amèrement, en silence, pleurèrent. Ils appuyaient leur main sur leur bouche, pour qu'on n'entendît rien. À la fin, Olivier angoissé dit:

—Jacqueline...

Jacqueline, dévorant ses larmes, dit:

—Quoi?

—Est-ce que tu ne viens pas?

—Je viens.

Elle se déshabilla, alla baigner ses yeux. Il alluma la lampe. Après quelques minutes, elle rentra dans la chambre. Ils ne se regardaient point. Ils savaient qu'ils avaient pleuré. Et ils ne pouvaient se consoler: car ils savaient pourquoi.

Vint un moment où ils ne purent plus se cacher leur trouble. Et comme ils ne voulaient pas s'en avouer la cause, ils en cherchèrent une autre, et n'eurent point de peine à la trouver. Ils accusèrent l'ennui de la vie de province. Ce leur fut un soulagement. M. Langeais, mis au courant par sa fille, ne fut pas trop surpris qu'elle commençât à se fatiguer de l'héroïsme. Il usa de ses amitiés politiques, et obtint la nomination de son gendre à Paris.

Quand la bonne nouvelle arriva, Jacqueline sauta de joie et recouvra tout son bonheur passé. Maintenant qu'ils allaient le quitter, le pays ennuyeux leur parut amical; ils y avaient semé tant de souvenirs d'amour! Ils occupèrent les dernières journées à en rechercher les traces. Une tendre mélancolie s'exhalait de ce pèlerinage. Ces calmes horizons les avaient vus heureux. Une voix intérieure leur murmurait:

—Tu sais ce que tu laisses. Sais-tu ce que tu vas trouver? Jacqueline pleura, la veille de son départ. Olivier lui demanda pourquoi. Elle ne voulait pas parler. Ils prirent une feuille de papier, et s'écrivirent, comme ils avaient coutume, quand le son des paroles leur faisait peur:

—Mon cher petit Olivier...

—Ma chère petite Jacqueline...

—Ça m'ennuie m'en aller.

—M'en aller d'où?

—D'où nous nous sommes aimés.

—M'en aller où?

—Où nous serons plus vieux.

—Où nous serons tous deux.

—Mais jamais tant s'aimant.

—Toujours plus.

—Qui le sait?

—Moi, je sais.

—Moi, je veux.

Alors, ils firent deux ronds en bas du papier, pour dire qu'ils s'embrassaient. Et puis, elle essuya ses larmes, rit, et elle l'habilla en mignon Henri III, en l'affublant de sa toque et de sa pèlerine blanche, au collet relevé, comme une fraise.

À Paris, ils retrouvèrent ceux qu'ils avaient quittés. Ils ne les retrouvèrent plus tels qu'ils les avaient quittés. À la nouvelle de l'arrivée d'Olivier, Christophe accourut tout joyeux. Olivier avait autant de joie que lui à le revoir. Mais, dès les premiers regards, ils éprouvèrent une gêne inattendue. Ils essayèrent de réagir. En vain. Olivier était très affectueux; mais il y avait en lui quelque chose de changé; et Christophe le sentait. Un ami qui se marie a beau faire: ce n'est plus l'ami d'autrefois. À l'âme d'homme est toujours mélangée maintenant l'âme de femme. Christophe la flairait partout chez Olivier: dans des lueurs insaisissables de son regard, dans de légers plis de ses lèvres qu'il ne connaissait pas, dans des inflexions nouvelles de sa voix et de sa pensée. Olivier n'en avait pas conscience; mais il s'étonnait de revoir Christophe si différent de celui qu'il avait laissé. Il n'allait pas jusqu'à penser que c'était Christophe qui avait changé; il reconnaissait que le changement venait de lui-même: ce lui semblait une évolution normale, due à l'âge; et il était surpris de ne pas trouver le même progrès chez Christophe; il lui reprochait de s'être immobilisé dans des pensées, qui naguère lui étaient chères, et qui lui paraissaient aujourd'hui naïves et démodées. C'est qu'elles n'étaient plus à la mode de l'âme étrangère qui, sans qu'il s'en doutât, s'était installée en lui. Ce sentiment était plus net, lorsque Jacqueline assistait à l'entretien: alors s'interposait entre les yeux d'Olivier et Christophe un voile d'ironie. Cependant, ils tâchaient de se cacher leurs impressions. Christophe continuait de venir. Jacqueline lui décochait innocemment quelques petites flèches malignes et barbelées. Il se laissait faire. Mais quand il rentrait chez lui, il était triste.

Les premiers mois passés à Paris furent un temps assez heureux pour Jacqueline, et par suite pour Olivier. D'abord, elle fut occupée de leur installation; ils avaient trouvé dans une vieille rue de Passy un aimable petit appartement qui donnait sur un carré de jardin. Le choix des meubles et des papiers fut un jeu de quelques semaines. Jacqueline y dépensait une somme d'énergie, et presque de passion, exagérée: il semblait que son bonheur éternel dépendît d'une nuance de tenture ou du profil de quelque vieux bahut. Puis elle refit connaissance avec son père, sa mère, ses amis. Comme elle les avait totalement oubliés durant son année d'amour, ce fut une véritable redécouverte: d'autant que si son âme s'était mêlée à celle d'Olivier, un peu de celle d'Olivier s'était mêlée à la sienne, et qu'elle revoyait ses anciennes connaissances avec des yeux nouveaux. Elles lui parurent avoir beaucoup gagné. Olivier n'y perdit pas trop, d'abord. Ils se faisaient valoir mutuellement. Le recueillement moral, le clair-obscur poétique de son compagnon, faisaient trouver à Jacqueline plus d'agrément dans ces gens du monde qui ne pensent qu'à jouir, briller et plaire; et les défauts séduisants mais dangereux de ce monde qu'elle connaissait d'autant mieux qu'elle y appartenait, lui faisaient apprécier la sécurité du cœur de son ami. Elle s'amusait beaucoup à ces comparaisons, et aimait à les prolonger, pour justifier son choix.—Elles les prolongeait si bien qu'à de certains moments elle ne savait plus pourquoi elle avait fait ce choix. Ces moments ne duraient point, par bonheur. Même, comme elle en avait remords, elle n'était jamais aussi tendre avec Olivier, qu'après. Moyennant quoi, elle recommençait. Quand elle en eut pris l'habitude, elle cessa de s'en amuser; et la comparaison devint plus agressive: au lieu de se compléter, les deux mondes opposés se firent la guerre. Elle se demanda pourquoi Olivier ne possédait pas les qualités, voire un peu les défauts, qu'elle goûtait à présent chez ses amis parisiens. Elle ne le lui disait point; mais Olivier sentait le regard de la petite compagne qui l'observait sans indulgence: il en était inquiet et mortifié.

Néanmoins, il n'avait pas encore perdu sur Jacqueline l'ascendant que l'amour lui donnait; et le jeune ménage eût continué assez longtemps sa vie d'intimité tendre et laborieuse, sans les circonstances qui vinrent en modifier les conditions matérielles et rompirent son fragile équilibre.

Quivi trovammo Pluto il gran nemico...

Une sœur de Mme Langeais vint à mourir. Elle était veuve d'un riche industriel, et n'avait point d'enfants. Tout son bien passa aux Langeais. La fortune de Jacqueline en fut plus que doublée. Quand l'héritage arriva, Olivier se souvint des paroles de Christophe sur l'argent, et dit:

—Nous étions bien sans cela, peut-être sera-ce un mal.

Jacqueline se moqua de lui:

—Bêta! dit-elle. Comme si cela pouvait jamais faire du mal! D'abord, nous ne changerons rien à notre vie.

La vie resta en effet la même, en apparence. Si bien la même qu'après un certain temps on entendait Jacqueline se plaindre de n'être pas assez riche: preuve évidente qu'il y avait quelque chose de changé. Et de fait, bien que leurs revenus eussent triplé, tout était dépensé, sans qu'ils sussent à quoi. C'était à se demander comment ils avaient pu faire auparavant. L'argent fuyait, absorbé par mille frais nouveaux, qui semblaient aussitôt habituels et indispensables. Jacqueline avait fait connaissance avec les grands tailleurs; elle avait congédié la couturière familiale, qui venait à la journée et qu'on connaissait depuis l'enfance. Où était le temps des petites toques de quatre sous, qu'on fabriquait avec un rien, et qui étaient jolies,—de ces robes dont l'élégance n'était pas impeccable, mais qui étaient éclairées de son reflet gracieux, qui étaient un peu d'elle-même? Le doux charme d'intimité qui rayonnait de tout ce qui l'entourait, s'effaçait chaque jour. Sa poésie s'était fondue. Elle devenait banale.

On changea d'appartement. Celui qu'on avait eu tant de peine et de plaisir à installer sembla étroit et laid. Au lieu des modestes petites chambres, toutes rayonnantes d'âme, aux fenêtres desquelles un arbre ami balançait sa silhouette gracile, on prit un appartement vaste, confortable, bien distribué, que l'on n'aimait pas, que l'on ne pouvait aimer, où l'on mourait d'ennui. Aux vieux objets familiers on substitua des meubles, des tentures, qui étaient des étrangers. Il n'y eut plus nulle part de place pour le souvenir. Les premières années de vie commune furent balayées de la pensée... Grand malheur pour deux êtres unis, quand se brisent les liens qui les rattachent à leur passé d'amour! L'image de ce passé est une sauvegarde contre les découragements et les hostilités, qui succèdent fatalement aux premières tendresses... La facilité des dépenses avait rapproché Jacqueline, à Paris et en voyage,—(car maintenant qu'ils étaient riches, ils voyageaient souvent)—d'une classe de gens riches et inutiles, dont la société lui inspirait une sorte de mépris pour le reste des hommes, pour ceux qui travaillent. Avec son merveilleux pouvoir d'adaptation, elle s'assimilait sur-le-champ ces âmes stériles et gangrenées. Impossible de réagir. Aussitôt, elle se cabrait, irritée, traitant de «bassesse bourgeoise» l'idée qu'on pût—qu'on dût—être heureux par le devoir domestique et dans l'aurea mediocritas. Elle avait perdu jusqu'à la compréhension des heures passées, où dans l'amour elle s'était généreusement donnée.

Olivier n'était pas assez fort pour lutter. Lui aussi avait changé. Il avait laissé son professorat, il n'avait plus de tâche obligée. Il écrivait seulement; et l'équilibre de sa vie en était modifié. Jusque-là, il avait souffert de ne pouvoir être tout à l'art. Maintenant, il était tout à l'art, et il se sentait perdu dans le monde des nuées. L'art qui n'a pas pour contrepoids un métier, pour support une forte vie pratique, l'art qui ne sent point dans sa chair l'aiguillon de la tâche journalière, l'art qui n'a point besoin de gagner son pain, perd le meilleur de sa force et de sa réalité. Il est la fleur du luxe. Il n'est plus—(ce qu'il est chez les plus grands des artistes),—le fruit sacré de la peine humaine... Olivier connaissait le désœuvrement: «À quoi bon?...» Rien ne le pressait plus: il laissait rêver sa plume, il flânait, il était désorienté. Il avait perdu contact avec ceux de sa classe, qui creusaient patiemment, durement, leur sillon. Il était tombé dans un monde différent, où il était mal à l'aise, et qui pourtant ne lui déplaisait pas. Faible, aimable et curieux, il observait complaisamment ce monde non sans grâce, mais sans consistance; et il ne s'apercevait pas qu'il se laissait teinter par lui: sa foi n'était plus aussi sûre.

La transformation était moins rapide chez lui que chez Jacqueline. La femme a le redoutable privilège de pouvoir changer tout d'un coup tout entière. Ces morts et ces renouvellements instantanés de l'être terrifient ceux qui l'aiment. Il est pourtant naturel, pour un être plein de vie que ne tient pas en bride la volonté, de ne plus être demain ce qu'il fut aujourd'hui. Telle une eau qui s'écoule. Qui l'aime doit la suivre, ou bien doit être fleuve et l'emporter dans son cours. Dans les deux cas, il faut changer. Épreuve dangereuse: on ne connaît vraiment l'amour qu'après l'y avoir soumis. Et son harmonie est si délicate, dans les premières années de vie commune, qu'il suffit souvent de la plus légère altération en l'un des deux amants, pour tout détruire. Combien plus, un changement brusque de fortune ou de milieu! Il faut être bien fort—ou bien indifférent—pour y résister.

Jacqueline et Olivier n'étaient ni indifférents, ni forts. Ils se voyaient l'un l'autre dans une lumière nouvelle; et le visage ami leur devenait étranger. Aux heures où ils faisaient cette triste découverte, ils se cachaient l'un de l'autre, par une piété d'amour: car ils s'aimaient toujours. Olivier avait le refuge de son travail, dont l'exercice régulier lui procurait le calme. Jacqueline n'avait rien. Elle ne faisait rien. Elle restait indéfiniment au lit, ou à sa toilette, assise pendant des heures, à demi dévêtue, immobile, absorbée; et une sourde tristesse goutte à goutte s'amassait, comme une brume glaciale. Elle était incapable de faire diversion à l'idée fixe de l'amour... L'amour! La plus divine des choses humaines, quand il est un don de soi. La plus sotte et la plus décevante, quand il est une chasse au bonheur... Impossible à Jacqueline de concevoir un autre but à la vie. Dans des moments de bonne volonté, elle essaya de s'intéresser aux autres, à leurs misères: elle n'y parvint point. Les souffrances des autres lui causaient une répulsion invincible; ses nerfs n'en supportaient pas le spectacle ni la pensée. Pour tranquilliser sa conscience, elle avait fait deux ou trois fois quelque chose qui ressemblait à du bien: le résultat avait été médiocre.

—Voyez donc, disait-elle à Christophe. Quand on veut faire le bien, on fait le mal. Il vaut mieux s'abstenir. Je n'ai pas la vocation.

Christophe la regardait: et il pensait à une de ses amies de rencontre, une grisette égoïste, immorale, incapable d'affection vraie, mais qui, dès qu'elle voyait souffrir, se sentait des entrailles de mère pour l'indifférent de la veille ou pour un inconnu. Les soins les plus répugnants ne la rebutaient point: elle éprouvait même un singulier plaisir, à ceux qui demandaient le plus d'abnégation. Elle ne s'en rendait pas compte: il semblait qu'elle y trouvât l'emploi de toute sa force d'idéal obscure, inexprimée; son âme, atrophiée dans le reste de sa vie, respirait, à ces rares instants; d'adoucir un peu de souffrance, elle ressentait un bien-être; et sa joie alors était presque déplacée.—La bonté de cette femme, qui était égoïste, l'égoïsme de Jacqueline, qui pourtant était bonne: ni vice, ni vertu; hygiène pour toutes deux. Mais l'une se portait mieux.

Jacqueline était écrasée par l'idée de la souffrance. Elle eût préféré la mort à la douleur physique. Elle eût préféré la mort à la perte d'une des sources de sa joie: sa beauté ou sa jeunesse. Qu'elle n'eût pas tout le bonheur auquel elle croyait avoir droit,—(car elle croyait au bonheur, c'était chez elle une foi, entière et absurde, une foi religieuse),—que d'autres eussent plus de bonheur, cela lui paraissait la plus horrible des injustices. Le bonheur n'était pas seulement la foi, il était la vertu. Être malheureux lui semblait une infirmité. Toute sa vie s'orientait peu à peu d'après ce principe. Son vrai caractère avait surgi des voiles idéalistes, dont vierge elle s'enveloppait avec une pudeur craintive. Par réaction contre cet idéalisme passé, elle regardait les choses d'un regard net et cru. Elle ne les estimait que dans la mesure où elles s'accordaient avec l'opinion du monde et avec la commodité de la vie. Elle en était venue à l'état d'esprit de sa mère: elle allait à l'église, et pratiquait, avec une ponctualité indifférente. Elle ne se tourmentait plus de savoir si cela était vrai: elle avait d'autres tourments plus positifs; et elle pensait avec une pitié ironique à ses révoltes mystiques d'enfant.—Son esprit positif d'aujourd'hui n'était pas plus réel que son idéalisme d'hier. Elle se forçait. Elle n'était ni ange, ni bête. Elle était une pauvre femme qui s'ennuie.

Elle s'ennuyait, s'ennuyait... elle s'ennuyait d'autant plus qu'elle ne pouvait se donner comme excuse qu'elle n'était pas aimée, du qu'elle ne pouvait souffrir Olivier. Sa vie lui paraissait bloquée, murée, sans avenir; elle aspirait à un bonheur nouveau, sans cesse renouvelé,—rêve enfantin que ne légitimait point la médiocrité de son aptitude au bonheur. Elle était comme tant d'autres femmes, tant de ménages désœuvrés, qui ont toutes les raisons d'être heureux, et qui ne cessent de se torturer. On en voit, qui sont riches, qui ont de beaux enfants, une bonne santé, qui sont intelligents et capables de sentir les belles choses, qui possèdent tous les moyens d'agir, de faire du bien, d'enrichir leur vie et celle des autres. Et ils passent leur temps à gémir qu'ils ne s'aiment pas, qu'ils en aiment d'autres, ou qu'ils n'en aiment pas d'autres,—perpétuellement occupés d'eux-mêmes, de leurs rapports sentimentaux ou sexuels, de leurs prétendus droits au bonheur, de leurs égoïsmes contradictoires, et discutant, discutant, discutant, jouant la comédie du grand amour, la comédie de la grande souffrance, et finissant par y croire... Qui leur dira:

—Vous n'êtes aucunement intéressants. Il est indécent de se plaire, quand on a tant de moyens de bonheur!

Qui leur arrachera leur fortune, leur santé, tous ces dons merveilleux, dont ils sont indignes! Qui remettra sous le joug de la misère et de la peine véritable ces esclaves incapables d'être libres, que leur liberté affole! S'ils avaient à gagner durement leur pain, ils seraient contents de le manger. Et s'ils voyaient en face le visage terrible de la souffrance, ils n'oseraient plus en jouer la comédie révoltante...

Mais, au bout du compte, ils souffrent. Ils sont des malades. Comment ne pas les plaindre?—La pauvre Jacqueline était aussi innocente de se détacher d'Olivier qu'Olivier l'était de ne pas la tenir attachée. Elle était ce que la nature l'avait faite. Elle ne savait pas que le mariage est un défi à la nature, et que, quand on a jeté le gant à la nature il faut s'attendre à ce qu'elle le relève, et s'apprêter à soûl tenir vaillamment le combat qu'on a provoqué. Elle s'apercevait qu'elle s'était trompée. Elle en était irritée contre elle-même; et cette déception se tournait en hostilité contre tout ce qu'elle avait aimé, contre la foi d'Olivier, qui avait été aussi la sienne. Une femme intelligente a, plus qu'un homme, par éclairs, l'intuition des choses éternelles; mais il lui est plus difficile de s'y maintenir. L'homme qui a conçu ces pensées, les nourrit de sa vie. La femme en nourrit sa vie; elle les absorbe, elle ne les crée point. Constamment il faut jeter dans son esprit et dans son cœur un nouvel aliment: ils ne se suffisent pas. Faute de croire et d'aimer elle détruit,—à moins qu'elle n'ait reçu cette grâce du ciel: le calme, vertu suprême.

Jacqueline avait cru passionnément, naguère, à l'union conjugale, fondée sur une foi commune, au bonheur de lutter de peiner et d'édifier ensemble. Mais cette foi, elle n'y avait cru que lorsque le soleil de l'amour la dorait; à mesure que le soleil tombait, la foi lui apparaissait comme une montagne aride, sombre, dressée sur le ciel vide; et Jacqueline se sentait sans force, pour poursuivre la route: à quoi bon atteindre au sommet? Qu'y avait-il de l'autre côté? Quelle immense duperie!... Jacqueline ne pouvait plus comprendre comment Olivier continuait de se laisser duper par ces chimères qui dévoraient la vie; et elle se disait qu'il n'était ni très intelligent, ni très vivant. Elle étouffait dans son atmosphère, irrespirable pour elle; et l'instinct de conservation la poussait, pour se défendre, à attaquer. Elle travaillait à réduire en poussière les croyances ennemies de celui qu'elle aimait encore; elle usait de toutes ses armes d'ironie et de volupté; elle l'enlaçait des lianes de ses désirs et de ses menus soucis; elle aspirait à faire de lui un reflet d'elle-même,... d'elle-même qui ne savait plus ce qu'elle voulait, ce qu'elle était! Elle se trouvait humiliée de ce qu'Olivier, ne réussît point; et il ne lui importait plus que ce fût à tort ou à raison: car elle en venait à croire qu'en fin de compte ce qui distingue le raté de l'homme de talent, c'est le succès. Olivier sentait peser sur lui ces doutes, et il en perdait le meilleur de ses forces. Cependant, il luttait de son mieux, comme tant d'autres ont lutté et lutteront, vainement pour la plupart, dans cette lutte inégale où l'instinct égoïste de la femme s'appuie, contre l'égoïsme intellectuel de l'homme, sur la faiblesse de l'homme, sur ses déceptions et sur son sens commun, qui est le nom dont il couvre l'usure de la vie et sa propre lâcheté.—Du moins, Jacqueline et Olivier étaient supérieurs à la plupart des combattants. Car Olivier n'eût jamais trahi son idéal, comme ces milliers d'hommes qui se laissent entraîner par les sollicitations de leur paresse, de leur vanité et de leur amour mêlés, à renier leur âme éternelle. Et s'il l'eût fait, Jacqueline l'eût méprisé. Mais, dans son aveuglement, elle s'acharnait à détruire cette force d'Olivier, qui était aussi la sienne, leur sauvegarde à tous deux; et par une stratégie instinctive, elle minait les amitiés sur lesquelles cette force s'appuyait.

Depuis l'héritage, Christophe était dépaysé dans la compagnie du jeune ménage. L'affectation de snobisme et d'esprit pratique un peuplât, que Jacqueline malignement exagérait, dans ses conversations avec lui, arrivait à ses fins. Il se révoltait parfois, et disait des choses dures, qui étaient mal prises. Elles n'eussent pourtant jamais amené une brouille entre les deux amis: ils étaient trop attachés l'un à l'autre. Pour rien au monde, Olivier n'eût voulu sacrifier Christophe. Mais il ne pouvait l'imposer à Jacqueline; et faible par amour, il était incapable de lui faire de la peine. Christophe, qui vit ce qui se passait en lui, lui facilita le choix, en se retirant de lui-même. Il avait compris qu'il ne pouvait rendre aucun service à Olivier, en restant: il lui nuisait plutôt. Il trouva des prétextes pour s'éloigner de lui; et la faiblesse d'Olivier accepta ces mauvaises raisons; mais il devinait le sacrifice de Christophe, et il était déchiré de remords.

Christophe ne lui en voulait pas. Il pensait qu'on n'a pas tort de dire que la femme est la moitié de l'homme. Car un homme marié n'est plus qu'une moitié d'homme.

Il tâcha de réorganiser sa vie, en se passant d'Olivier. Mais il avait beau se persuader que la séparation ne serait que momentanée: malgré son optimisme, il eut de tristes heures. Il avait perdu l'habitude d'être seul. Certes, il l'avait été, pendant le séjour d'Olivier en province; mais alors, il pouvait se faire illusion; il se disait que l'ami était loin, mais qu'il reviendrait. Maintenant, l'ami était revenu, et il était plus loin que jamais. Cette affection, qui avait rempli sa vie pendant plusieurs années, lui manquait tout d'un coup; c'était comme s'il avait perdu le meilleur de ses raisons d'agir. Depuis qu'il aimait Olivier, il avait pris l'habitude de l'associer à tout ce qu'il pensait. Le travail ne pouvait suffire à combler le vide: car Christophe s'était accoutumé à mêler au travail l'image de l'ami. Et maintenant que l'ami se désintéressait de lui, Christophe était comme quelqu'un qui a perdu son équilibre: afin de le rétablir, il cherchait une autre affection.

Celles de Mme Arnaud et de Philomèle lui restaient. Mais, en ce moment, ces tranquilles amies ne pouvaient lui suffire.

Cependant, les deux femmes semblaient deviner le chagrin de Christophe, et elles sympathisaient en secret avec lui. Christophe fut bien surpris, un soir, de voir entrer chez lui Mme Arnaud. Elle ne s'était jamais hasardée encore à lui faire visite. Elle paraissait agitée. Christophe n'y prit pas garde; il attribua ce trouble à sa timidité. Elle s'assit, et elle ne disait rien. Christophe, pour la mettre à l'aise, fit les honneurs de son appartement; on causa d'Olivier, dont les souvenirs remplissaient la chambre. Christophe en parlait gaiement, sans rien qui décelât ce qui s'était passé. Mais Mme Arnaud ne put s'empêcher de le regarder avec un peu de pitié et de lui dire:

—Vous ne vous voyez presque plus?

Il pensa qu'elle était venue pour le consoler; et il en eut de l'impatience: car il n'aimait point qu'on se mêlât de ses affaires. Il répondit:

—Quand il nous plaît.

Elle rougit, et dit:

—Oh! ce n'était pas une question indiscrète!

Il regretta sa brusquerie, et il lui prit les mains:

—Pardon, dit-il. J'ai toujours peur qu'on ne l'attaque. Pauvre petit! Il en souffre autant que moi... Non, nous ne nous voyons plus.

—Et il ne vous écrit pas?

—Non, fit Christophe, un peu honteux...

—Comme la vie est triste! dit Mme Arnaud, après un moment.

Christophe releva la tête.

—Non, la vie n'est pas triste, dit-il. Elle a des heures tristes.

Mme Arnaud reprit, avec une amertume voilée:

—On s'est aimé, on ne s'aime plus. À quoi cela a-t-il servi?

—On s'est aimé.

Elle dit encore:

—Vous vous êtes sacrifié à lui. Si du moins votre sacrifice servait à celui qu'on aime! Mais il n'en est pas plus heureux!

—Je ne me suis pas sacrifié, dit Christophe avec colère. Et si je me sacrifie, c'est que cela me fait plaisir. Il n'y a pas à discuter. On fait ce qu'on doit faire. Si on ne le faisait pas, c'est pour le coup qu'on serait malheureux! Rien de stupide comme ce mot de sacrifice! Je ne sais quels clergymen, avec leur pauvreté de cœur, y ont mêlé une idée de tristesse protestante, morose et engoncée. Il semble que pour qu'un sacrifice soit bon, il faut qu'il soit embêtant... Au diable! Si un sacrifice est une tristesse pour vous, non une joie, ne le faites pas, vous n'en êtes pas digne. Ce n'est pas pour le roi de Prusse qu'on se sacrifie, c'est pour soi. Si vous ne sentez pas le bonheur qu'il y a à vous donner, allez vous promener! Vous ne méritez pas de vivre.

Mme Arnaud écoutait Christophe, sans oser le regarder. Brusquement, elle se leva, et dit:

—Adieu.

Alors, il pensa qu'elle était venue pour lui confier quelque chose; et il dit:

—Oh! pardon, je suis un égoïste, je ne parle que de moi. Restez encore, voulez-vous?

Elle dit:

—Non, je ne peux pas... Merci...

Elle partit.

Ils restèrent quelque temps, sans se voir. Elle ne lui donnait plus signe de vie; et il n'allait pas chez elle, non plus que chez Philomèle. Il les aimait bien; mais il craignait de s'entretenir des choses qui l'attristaient. Et puis, leur existence calme, médiocre, leur air trop raréfié, ne lui convenaient pas, pour l'instant. Il avait besoin de voir des figures nouvelles; il lui fallait se ressaisir à un intérêt, à un amour nouveau.

Pour sortir de soi, il se mit à fréquenter le théâtre, qu'il avait négligé depuis longtemps. Le théâtre lui semblait d'ailleurs une école intéressante pour le musicien qui veut observer et noter les accents des passions.

Ce n'était pas qu'il eût plus de sympathie pour les pièces françaises qu'au début de son séjour à Paris. Sans parler de son peu de goût pour leurs éternels sujets, fades et brutaux, de psycho-physiologie amoureuse, la langue théâtrale des Français lui semblait archifausse, surtout dans le drame poétique. Ni leur prose, ni leurs vers ne répondaient à la langue vivante du peuple, à son génie. La prose était un langage fabriqué, de chroniqueur mondain chez les meilleurs, de feuilletoniste vulgaire chez les pires. La poésie donnait raison à la boutade de Gœthe:

«La poésie est bonne pour ceux qui n'ont rien à dire.»

Elle était une prose prolixe et contournée; les images cherchées, qu'on y avait greffées, sans aucun besoin du cœur, produisait surtout être sincère l'effet d'un mensonge. Christophe ne faisait pas plus de cas de ces drames poétiques que des opéras italiens hurleurs et doucereux, aux vocalises empanachées. Les acteurs l'intéressaient beaucoup plus que les pièces. Aussi bien, les auteurs s'appliquaient-ils à les imiter. «On ne pouvait se flatter qu'une pièce serait jouée avec quelque succès, si l'on n'avait eu l'attention de modeler ses caractères sur les vices des comédiens.» La situation n'avait guère changé depuis le temps où Diderot écrivait ces lignes. Les mimes étaient devenus les modèles de l'art. Aussitôt que l'un d'eux arrivait au succès, il avait son théâtre, ses auteurs tailleurs complaisants, et ses pièces faites sur mesure.

Parmi ces grands mannequins des modes littéraires, Françoise Oudon attirait Christophe. On s'en était entiché, à Paris, depuis un an ou deux. Elle aussi avait ses fournisseurs de rôles; toutefois, elle ne jouait point que les œuvres fabriquées pour elle; son répertoire assez mêlé allait d'Ibsen à Sardou, de Gabriele d'Annunzio à Dumas fils, de Bernard Shaw à Henry Bataille. Même elle se hasardait parfois dans les royales avenues de l'hexamètre classique, et sur le torrent d'images de Shakespeare. Mais elle y était moins à l'aise. Quoi qu'elle jouât, elle se jouait elle-même, elle seule, toujours. C'était sa faiblesse et sa force. Tant que l'attention publique ne s'était pas occupée de sa personne, son jeu n'avait eu aucun succès. Du jour où elle piqua la curiosité, tout ce qu'elle joua parut merveilleux. En vérité, elle valait la peine qu'on oubliât, en la voyant, les piètres œuvres, qu'elle embellissait de sa vie. L'énigme de ce corps de femme, que modelait une âme inconnue, était pour Christophe plus émouvante que les pièces qu'elle jouait.

Elle avait un beau profil, net et tragique. Non pas d'un dessin accentué à la Romaine. Ses lignes délicates, parisiennes, à la Jean Goujon, semblaient autant d'un jeune garçon que d'une femme. Le nez court, mais bien fait. Une belle bouche aux lèvres minces, d'un pli un peu amer. Des joues intelligentes, d'une maigreur juvénile, qui avait quelque chose de touchant, le reflet d'une souffrance intérieure. Le menton volontaire. Le teint blême. Un de ces visages habitués à l'impassibilité, mais transparents en dépit d'eux-mêmes, où l'âme est répandue partout sous la peau. Des cheveux et des sourcils très fins, des yeux changeants, gris, ambrés, capables de prendre des reflets verdâtres ou dorés, des yeux de chatte. Elle tenait aussi de la chatte par une torpeur apparente, un demi-sommeil, les yeux ouverts, aux aguets, toujours défiante, avec de brusques détentes nerveuses, une cruauté cachée. Moins grande qu'elle ne semblait, elle était une fausse maigre, avec de belles épaules, des bras harmonieux, des mains longues et flexibles. Correcte dans sa façon de s'habiller, de se coiffer, d'un goût sobre, sans rien du laisser-aller bohème ni de l'élégance exagérée de certaines artistes,—en ceci encore très chatte, aristocratique d'instinct, quoique sortie du ruisseau. Et une sauvagerie irréductible, au fond.

Elle devait avoir un peu moins de trente ans. Christophe avait entendu parler d'elle chez Gamache, avec une admiration brutale, comme d'une fille très libre, intelligente et hardie, d'une énergie de fer, brûlée d'ambition, mais âpre, fantasque, déroutante, violente, qui avait roulé très bas avant d'en arriver à sa gloire présente, et qui se vengeait, depuis.

Un jour que Christophe prenait le chemin de fer, pour aller voir Philomèle à Meudon, en ouvrant la porte de son compartiment il trouva la comédienne installée. Elle semblait dans un état d'agitation et de souffrance; l'apparition de Christophe lui fut désagréable. Elle lui tourna le dos, regardant obstinément par la vitre opposée. Mais Christophe, frappé de l'altération de ses traits, ne cessait de la fixer, avec une compassion naïve et gênante. Impatientée, elle lui lança un regard furieux, qu'il ne comprit pas. À la station suivante, elle descendit, et remonta dans une autre voiture. Alors seulement, il pensa—un peu tard—qu'il l'avait fait fuir; et il en fut mortifié.

Quelques jours après, à une station sur la même ligne, revenant à Paris, et attendant le train, il était assis sur l'unique banc du quai. Elle parut, et vint s'asseoir à côté de lui. Il voulut se lever. Elle dit:

—Restez.

Ils étaient seuls. Il s'excusa de l'avoir forcée à changer de compartiment, l'autre jour; il dit que s'il avait pu se douter qu'il la gênait, il serait descendu. Elle répondit, avec un sourire ironique:

—C'est vrai, vous étiez insupportable, avec votre insistance à me dévisager.

Il dit:

—Pardon; je ne pouvais pas m'empêcher... Vous aviez l'air de souffrir.

—Eh bien, et puis après? dit-elle.

—C'est plus fort que moi. Si vous voyiez quelqu'un se noyer, est-ce que vous ne lui tendriez pas la main?

—Moi? Pas du tout, dit-elle. Je lui enfoncerais la tête sous l'eau, pour que ce fût plus vite fini.

Elle dit cela, avec un mélange d'amertume et d'humour; et comme il la regardait, d'un air interdit, elle rit.

Le train arriva. Tout était plein, sauf la dernière voiture. Elle monta. L'employé les pressait. Christophe, qui ne tenait pas à renouveler la scène de l'autre jour, voulut chercher un autre compartiment. Elle lui dit:

—Montez.

Il entra. Elle dit:

—Aujourd'hui, cela m'est égal.

Ils causèrent. Avec un grand sérieux, Christophe cherchait à lui démontrer qu'il n'était pas permis de se désintéresser des autres, et qu'on pourrait se faire tant de bien mutuellement, en s'aidant, en se consolant...

—Les consolations, dit-elle, ça ne prend pas sur moi...

Et comme Christophe insistait:

—Oui, dit-elle encore, avec son sourire impertinent; consolateur, c'est un rôle avantageux pour celui qui le joue.

Il fut un moment avant de comprendre. Quand il comprit, quand il s'imagina qu'elle le soupçonnait de chercher son propre intérêt, alors qu'il ne pensait qu'à elle, il se leva indigné, ouvrit la portière, et voulut sortir, bien que le train fût en marche. Elle l'empêcha, non sans peine. Il se rassit furieux, et referma la portière, juste au moment où le train passait sous un tunnel.

—Voyez, dit-elle, vous auriez pu être tué.

—Je m'en fous.

Il ne voulait plus lui parler.

—Le monde est trop bête, dit-il. On se fait souffrir, on souffre; et quand on veut venir en aide à quelqu'un, il vous soupçonne. C'est dégoûtant. Tout ces gens-là ne sont pas humains.

Elle tâcha de le calmer, en riant. Elle lui posa sa main gantée sur la main; elle lui parla gentiment, en l'appelant par son nom.

—Comment, vous me connaissez? dit-il.

—Comme si tout le monde ne se connaissait pas à Paris! Vous êtes du bateau, vous aussi. Mais j'ai eu tort de vous parler comme j'ai fait. Vous êtes un bon garçon, vous, je vois ça. Allons, calmez-vous. Tope! Faisons la paix!

Ils se donnèrent la main, et causèrent amicalement. Elle dit:

—Ce n'est pas ma faute, voyez-vous. J'ai fait tant d'expériences avec les gens que cela m'a rendue défiante.

—Ils m'ont bien souvent déçu, moi aussi, dit Christophe. Mais je leur fais toujours crédit.

—Je vois bien, vous devez être né gobemouches.

Il se mit à rire:

—Oui, j'en ai avalé pas mal, dans ma vie; mais cela ne me gêne pas. J'ai bon estomac. J'avale aussi de plus grosses bêtes, la vache enragée, la misère, et, au besoin, les misérables qui s'attaquent à moi. Je ne m'en porte que mieux.

—Vous avez de la veine, dit-elle, vous êtes homme, vous.

—Et vous, vous êtes femme.

—Ce n'est pas grand'chose.

—C'est très beau, dit-il, et ça peut être si bon!

Elle rit:

Ça! dit-elle. Mais qu'est-ce que le monde en fait, de ça?

—Il faut se défendre.

—Alors, elle ne dure pas longtemps, la bonté.

—C'est qu'on n'en a pas beaucoup.

—Peut-être bien. Et puis, il ne faut pas trop souffrir. Il y a un trop qui dessèche l'âme.

Il fut sur le point de s'apitoyer sur elle. Puis, il se souvint de l'accueil qu'elle lui avait fait tout à l'heure...

—Vous allez encore parler du rôle avantageux de consolateur...

—Non, dit-elle, je ne le dirai plus. Je sens que vous êtes bon, que vous êtes sincère. Merci. Seulement, ne me dites rien. Vous ne pouvez pas savoir... Je vous remercie.

Ils arrivaient à Paris. Ils se quittèrent, sans se donner leur adresse, ni s'inviter à venir.

Un ou deux mois plus tard, elle vint sonner à la porte de Christophe.

—Je viens vous trouver. J'ai besoin de causer un peu avec vous. J'ai pensé à vous quelquefois, depuis notre rencontre.

Elle s'installa.

—Un instant seulement. Je ne vous dérangerai pas longtemps.

Il commençait de lui parler. Elle dit:

—Une minute, voulez-vous?

Ils se turent. Puis, elle dit en souriant:

—Je n'en pouvais plus. Maintenant, cela va mieux.

Il voulut l'interroger.

—Non, dit-elle, pas cela!

Elle regarda autour d'elle, vit et jugea divers objets, aperçut la photographie de Louisa.

—C'est la maman? dit-elle.

—Oui.

Elle la prit, et la regarda avec sympathie.

—La bonne vieille! dit-elle. Vous avez de la chance!

—Hélas! elle est morte.

—Cela ne fait rien, vous l'avez eue tout de même.

—Eh bien, et vous?

Mais elle écarta ce sujet, d'un froncement de sourcils. Elle ne voulait pas qu'il la questionnât sur elle.

—Non, parlez-moi de vous. Racontez-moi... Quelque chose de votre vie...

—Qu'est-ce que cela peut vous faire?

—Allez tout de même...

Il ne voulait pas parler; mais il ne put s'empêcher de répondre à ses questions: car elle savait très bien l'interroger. Et juste, il raconta certaines choses qui lui faisaient de la peine, l'histoire de son amitié, Olivier qui s'était séparé de lui. Elle l'écoutait, avec un sourire compatissant et ironique... Brusquement, elle demanda:

—Quelle heure est-il? Ah! mon Dieu! Il y a deux heures que je suis ici!... Pardon... Ah! comme cela m'a reposée!...

Elle ajouta:

—Je voudrais pouvoir revenir... Pas souvent... Quelquefois... Cela me ferait du bien. Mais je ne voudrais pas vous ennuyer, vous faire perdre votre temps... Rien qu'une minute, de loin en loin...

—J'irai chez vous, dit Christophe.

—Non, non, pas chez moi. Chez vous, j'aime mieux...

Mais elle ne vint plus, de longtemps.

Un soir, il apprit par hasard qu'elle était gravement malade, qu'elle ne jouait plus, depuis des semaines. Il alla chez elle, malgré la défense. On ne recevait pas; mais quand on sut son nom, on le rappela sur l'escalier. Elle était au lit, elle allait mieux, elle avait eu une pneumonie, elle était assez changée; mais elle avait toujours son air ironique et son regard aigu, qui ne désarmait point. Pourtant, elle montra un réel plaisir à voir Christophe. Elle le fit asseoir près du lit. Elle parla d'elle-même, avec un détachement railleur, et dit qu'elle avait failli mourir. Il se montra ému. Alors, elle le persifla. Il lui reprocha de ne lui avoir rien fait dire:

—Vous faire dire quelque chose? Pour que vous veniez? Jamais de la vie!

—Je parie que vous n'avez même pas pensé à moi.

—Et vous avez gagné, lui dit-elle, avec son sourire moqueur, un peu triste. Je n'y ai pas pensé une minute, pendant que j'étais malade. Seulement aujourd'hui, précisément. Ne vous attristez pas, allez! Quand je suis malade, je ne pense à personne, je ne demande qu'une chose aux gens, c'est qu'ils me fichent la paix. Je me mets le nez contre le mur, et j'attends, je veux être seule, je veux crever seule, comme un rat.

—C'est pourtant dur de souffrir seule.

—Je suis habituée. J'ai été malheureuse, pendant des années. Personne ne m'est jamais venu en aide. Maintenant, le pli est pris... Et puis, c'est mieux ainsi. Personne ne peut rien pour vous. Du bruit dans la chambre, des attentions importunes, des jérémiades hypocrites... Non. J'aime mieux mourir seule.

—Vous êtes bien résignée!

—Résignée? Je ne sais pas seulement ce que ce mot veut dire. Non, je serre les dents, et je hais le mal qui me fait souffrir.

Il lui demanda si on ne venait pas la voir, si personne ne s'occupait d'elle. Elle dit que ses camarades de théâtre étaient d'assez bonnes gens,—des imbéciles,—mais serviables, compatissants (d'une façon superficielle).

—Mais c'est moi, je vous dis, qui ne veux pas les voir. Je suis une mauvaise coucheuse.

—Je m'en contenterais, dit-il.

Elle le regarda avec pitié:

—Vous aussi! Vous allez parler comme les autres?

Il dit:

—Pardon, pardon... Bon Dieu! Voilà que je deviens Parisien! Je suis honteux... Je vous jure que je n'ai pas seulement réfléchi à ce que je disais...

Il se cacha la figure dans les draps. Elle rit franchement, et lui donna une tape sur la tête:

—Ah! ce mot-là, il n'est pas parisien! À la bonne heure! Je vous reconnais. Allons, montrez votre tête. Ne pleurez pas dans mes draps.

—C'est pardonné?

—C'est pardonné. Mais n'y revenez plus.

Elle causa encore un peu avec lui, l'interrogea sur ce qu'il faisait, puis fut fatiguée, ennuyée, le renvoya.

Il était convenu qu'il reviendrait la voir, la semaine suivante. Mais au moment de partir, il reçut d'elle un télégramme, lui disant de ne pas venir: elle était dans un de ses mauvais jours.—Puis, le surlendemain, elle le redemanda. Il vint. Il la trouva convalescente, assise près de la fenêtre, à demi étendue. C'était le premier printemps, le ciel ensoleillé, les jeunes pousses des arbres. Elle était plus affectueuse et plus douce qu'il ne l'avait encore vue. Elle dit que, l'autre jour, elle ne pouvait voir personne; elle l'eût détesté, comme les autres hommes.

—Et aujourd'hui?

—Aujourd'hui, je me sens toute jeune, toute neuve, et j'ai de l'affection pour tout ce que je sens de jeune et de neuf autour de moi,—comme vous.

—Je ne suis pourtant plus tout jeune et tout neuf.

—Vous le serez jusqu'à votre mort.

Ils parlèrent de ce qu'il avait fait depuis qu'ils ne s'étaient vus, du théâtre où elle allait reprendre son service bientôt; et, à ce sujet, elle lui dit ce qu'elle pensait du théâtre, qui la dégoûtait, mais qui la tenait.

Elle ne voulut plus qu'il revînt; elle promit de reprendre ses visites chez lui. Mais elle s'inquiétait de le déranger. Il lui dit quand elle aurait plus de chances de ne pas troubler son travail. Ils convinrent d'un signe de passe. Elle frapperait à la porte, d'une certaine façon: il ouvrirait, ou n'ouvrirait pas, selon qu'il en aurait envie...

Elle n'abusa point de la permission. Mais une fois qu'elle se rendait à une soirée mondaine où elle devait dire des vers, au dernier instant cela l'ennuya: en route, elle téléphona qu'elle ne pouvait pas venir; et elle se fit conduire chez Christophe. Elle avait simplement l'intention de lui dire bonsoir en passant. Mais il se trouva, ce soir-là, qu'elle se confia à lui, elle lui raconta sa vie, depuis l'enfance.

Triste enfance! Un père de rencontre, qu'elle n'avait pas connu. Une mère, qui tenait une auberge mal famée, dans un faubourg d'une ville du nord de la France; les rouliers y venaient boire, couchaient avec la patronne, et la brutalisaient. Un d'eux l'épousa, parce qu'elle avait quelques sous; il la battait, se soûlait. Françoise avait une sœur plus âgée, qui était servante dans l'auberge; elle s'épuisait à la tâche; le patron en fit sa maîtresse, sous les yeux de la mère; elle était phtisique; elle mourut. Françoise grandit au milieu des coups et des ignominies. C'était une enfant blême, bilieuse, concentrée, avec une petite âme ardente et sauvage. Elle voyait sa mère et sa sœur pleurer, souffrir, se résigner, s'avilir, mourir. Et elle avait la volonté enragée de ne pas se résigner, d'échapper au milieu infâme; elle était une révoltée; à certaines injustices, elle avait des crises de nerfs; elle griffait, elle mordait, quand on la tapait. Une fois, elle essaya de se pendre. Elle n'y arriva pas: à peine avait-elle commencé qu'elle ne voulait plus, elle avait peur d'y trop bien réussir; et tandis qu'étouffant déjà, elle se hâtait de dénouer la corde avec ses doigts crispés, se convulsait en elle un désir furieux de vivre. Et puisqu'elle ne pouvait pas s'évader par la mort,—(Christophe souriait tristement, se rappelant des épreuves semblables),—elle se jura de vaincre, de devenir libre, riche, et de fouler aux pieds tous ceux qui l'opprimaient. Elle s'était fait ce serment dans son taudis, un soir qu'elle entendait dans la chambre à côté les jurons de l'homme, les cris de la mère qu'il battait, et les pleurs de la sœur violentée. Qu'elle se sentait misérable! Et pourtant, son serment la soulagea. Elle serrait les dents, et pensait:

—Je vous écraserai tous.

Dans cette enfance sombre, un seul point lumineux:

Un jour, un des gamins avec qui elle polissonnait dans le ruisseau, le fils du concierge du théâtre, la fit entrer, bien que ce fût défendu, à une répétition. Ils se glissèrent tout au fond de la salle, dans le noir. Elle fut saisie du mystère de la scène, resplendissante dans ces ténèbres, des choses magnifiques et incompréhensibles qu'on disait, et de l'air de reine de l'actrice,—qui jouait en effet une reine dans un mélo romantique. Elle était glacée d'émotion; et son cœur battait très fort... «Voilà, voilà ce qu'il fallait être!... Oh! si elle était ainsi!...»—Quand ce fut fini, elle voulut à tout prix voir la représentation du soir. Elle laissa sortir son camarade, elle feignit de le suivre; et puis, elle retourna se cacher dans le théâtre; elle se tapit sous une banquette; elle y resta trois heures, étouffant dans la poussière; et quand la représentation allait commencer et que le public arrivait, quand elle allait sortir de sa cachette, elle eut la mortification d'être saisie, expulsée ignominieusement, au milieu des risées, et reconduite chez elle, où elle fut fessée. Cette nuit-là, elle serait morte, si elle n'avait su maintenant ce qu'elle ferait plus tard, pour dominer ces canailles et pour se venger d'eux.

Son plan fut fait. Elle se plaça comme servante dans l'Hôtel et Café du Théâtre, où descendaient des acteurs. Elle savait à peine lire et écrire; et elle n'avait rien lu, elle n'avait rien à lire. Elle voulut apprendre, elle y mit une énergie endiablée. Elle chipait des livres dans la chambre des clients; elle les lisait, la nuit, au clair de lune, ou à l'aube, pour ne pas dépenser de chandelle. Grâce au désordre des acteurs, ses larcins passaient inaperçus: ou bien les possesseurs se contentaient de maugréer. D'ailleurs, elle leur rendait leurs livres après les avoir lus;—mais elle ne les rendait pas intacts: elle arrachait les pages qui lui plaisaient. Elle avait soin, en rapportant les volumes, de les glisser sous le lit, ou sous un meuble, de façon à faire croire qu'ils n'étaient pas sortis de la chambre. Elle se colla l'oreille aux portes, pour écouter les acteurs, qui répétaient leurs rôles. Et seule, dans le corridor, en balayant, elle imitait à mi-voix leurs intonations, et elle faisait des gestes. Quand on la surprenait, on se moquait d'elle et on l'injuriait. Elle se taisait rageusement.—Ce genre d'éducation aurait pu continuer longtemps, si elle n'avait eu l'imprudence, une fois, de voler un rôle, dans la chambre d'un acteur. L'acteur tempêta. Personne n'était entré chez lui, que la servante: il l'accusa. Elle nia effrontément: il menaça de la faire fouiller; elle se jeta à ses pieds, elle lui avoua tout, et aussi les autres vols, et les feuilles déchirées: tout le pot-aux-roses. Il sacra d'une façon terrible; mais il était moins méchant qu'il n'en avait l'air. Il demanda pourquoi elle avait fait cela. Lorsqu'elle dit qu'elle voulait devenir actrice, il rit très fort. Il l'interrogea; elle lui récita des pages entières qu'elle avait apprises par cœur; il en fut frappé, il dit:

—Écoute, veux-tu que je te donne des leçons?

Elle fut transportée, elle lui baisa les mains.

—Ah! dit-elle à Christophe, comme je l'aurais aimé!

Mais tout de suite, il ajouta:

—Seulement, ma petite, tu sais, rien pour rien...

Elle était vierge, elle avait toujours été d'une pudeur farouche vis-à-vis des attaques dont on la poursuivait. Cette chasteté sauvage, ce dégoût des actes malpropres, de la sensualité ignoble, sans amour, elle les avait toujours eus, depuis l'enfance, par écœurement des tristes spectacles qui l'entouraient dans sa maison;—elle les avait encore... Ah! la malheureuse! elle avait été bien punie!... Quelle dérision du sort!...

—Alors, demanda Christophe, vous avez consenti?

—Ah! dit-elle, je me serais jetée dans le feu, pour sortir de là. Il menaçait de me faire arrêter comme voleuse. Je n'avais pas le choix.—C'est ainsi que j'ai été initiée à l'art... et à la vie.

—Le misérable! dit Christophe.

—Oui, je l'ai haï. Mais depuis, j'en ai tant vus, qu'il ne me semble plus un des pires. Du moins lui, il m'a tenu parole. Il m'a appris ce qu'il savait—(pas grand'chose!)—de son métier d'acteur. Il m'a fait entrer dans la troupe. J'y ai été d'abord domestique de tout le monde. Je jouais des bouts de rôle. Puis, un soir que la soubrette était malade, on s'est risqué à me confier son rôle. Ensuite, j'ai continué. On me trouvait impossible, burlesque, baroque. J'étais laide, alors. Je le suis restée, jusqu'au jour où l'on m'a décrétée supérieurement, idéalement femme... «la Femme»... Les imbéciles!—Quant au jeu, on le jugeait incorrect, extravagant. Le public ne me goûtait pas. Les camarades se moquaient de moi. On me gardait, parce que je rendais service malgré tout, et que je ne coûtais pas cher. Non seulement je ne coûtais pas cher, mais je payais. Chaque progrès, chaque avancement, pas à pas, je l'ai payé, de mon corps. Camarades, directeur, impresario, amis de l'impresario...

Elle se tut, blême, les lèvres serrées, le regard sec; mais on sentait que son âme pleurait des larmes de sang. En un éclair, elle revivait toutes ces hontes passées et celle volonté dévorante de vaincre qui l'avait soutenue, d'autant plus dévorante à chaque saleté nouvelle qu'il lui fallait endurer. Elle eût souhaité de mourir; mais c'eût été trop abominable de succomber au milieu des humiliations. Se suicider avant, soit! Ou après la victoire. Mais pas quand on s'est avili, sans en avoir eu le prix...

Elle se taisait. Christophe marchait avec colère dans la chambre; il aurait voulu assommer ces hommes, qui avaient torturé, qui avaient souillé cette femme. Puis, il la regarda avec pitié; et, debout auprès d'elle, il lui prit la tête, les tempes entre ses mains, les serra affectueusement, et dit:

—Pauvre petit!

Elle fit un geste pour l'écarter. Il dit:

—N'ayez pas peur de moi. Je vous aime bien.

Alors, des larmes coulèrent sur les joues pâles de Françoise. Il s'agenouilla près d'elle et baisa.

la lunga man d'ogni bellezza piena...

les belles mains longues, sur lesquelles deux larmes étaient tombées.

Ensuite, il se rassit. Elle s'était ressaisie, et reprit avec calme la suite de son récit:

Un auteur enfin l'avait lancée. Il avait découvert en cette étrange créature, un démon, un génie,—mieux encore pour lui, «un type dramatique, une femme nouvelle, représentative de l'époque». Naturellement, il l'avait prise, après tant d'autres. Et elle s'était laissé prendre par lui, comme par tant d'autres, sans amour, et même avec le contraire de l'amour. Mais il avait fait sa gloire; et elle avait fait la sienne.

—Et maintenant, dit Christophe, les autres ne peuvent plus rien contre vous; c'est vous qui faites d'eux ce que vous voulez.

—Vous croyez cela? dit-elle amèrement.

Alors, elle lui raconta cette autre dérision du sort,—la passion qu'elle avait pour un drôle, qu'elle méprisait: un littérateur qui l'avait exploitée, qui lui avait arraché ses plus douloureux secrets, qui en avait fait de la littérature, et puis, qui l'avait lâchée.

—Je le méprise, dit-elle, comme la boue de mes souliers; et je tremble de fureur, quand je pense que je l'aime, qu'il suffirait qu'il me fît signe pour que je coure à lui, pour que je m'humilie devant ce misérable. Mais qu'y puis-je? J'ai un cœur qui n'aime jamais ce que veut mon esprit. Et tour à tour, il me faut sacrifier, humilier l'un ou l'autre. J'ai un cœur. J'ai un corps. Et ils crient, ils crient, ils veulent leur part de bonheur. Et je n'ai pas de frein pour les tenir, je ne crois à rien, je suis libre... Libre? Esclave de mon cœur et de mon corps, qui veulent malgré moi, souvent, presque toujours. Ils m'emportent, et j'ai honte. Mais qu'y puis-je?...

Elle se tut, remuant machinalement les cendres du feu avec la pincette.

—J'ai lu, dit-elle, que les acteurs ne sentent rien. Et, en vérité, ceux que je vois sont de grands enfants vaniteux, qui ne sont guère tourmentés que de petites questions d'amour-propre. Je ne sais pas si ce sont eux qui ne sont pas de vrais comédiens, ou si c'est moi. Je crois bien que c'est moi. En tout cas, je paye pour les autres.

Elle s'arrêta de parler. Il était trois heures de la nuit. Elle se leva pour partir. Christophe lui dit d'attendre au matin, pour rentrer; il lui proposa de s'étendre sur son lit. Elle préféra rester dans le fauteuil près du feu éteint, continuant de causer, dans le silence de la maison.

—Vous serez fatiguée demain.

—J'ai l'habitude. Mais vous... Que faites-vous demain?

—Je suis libre. Une leçon vers onze heures... Et puis, je suis solide.

—Raison de plus pour solidement dormir.

—Oui, je dors comme une masse. Pas de peine qui y résiste. Je suis furieux parfois de si bien dormir. Tant d'heures perdues!... Je suis enchanté de me venger du sommeil, pour une fois, de lui voler une nuit.

Ils continuèrent de causer, à mi-voix, avec de longs silences. Et Christophe s'endormit. Françoise sourit, lui appuya la tête, pour qu'il ne tombât point... Elle rêvassait, assise près de la fenêtre, et regardant le jardin obscur, qui bientôt s'éclaira. Vers sept heures, elle éveilla doucement Christophe, et lui dit au revoir.

Dans le cours du mois, elle revint, à des heures où Christophe était sorti: elle trouva porte close. Christophe lui remit une clef de l'appartement, afin qu'elle pût entrer, quand elle voudrait. Plus d'une fois en effet, elle vint lorsque Christophe n'était pas là. Elle laissait sur la table un petit bouquet de violette, ou quelques mots sur une feuille de papier, un griffonnage, un croquis, une caricature,—comme signe de son passage.

Et un soir, au sortir du théâtre, elle vint chez Christophe, pour renouveler leur bonne causerie. Elle le trouva au travail; ils causèrent. Dès les premiers mots, ils sentirent qu'ils n'étaient ni l'un ni l'autre dans les dispositions bienfaisantes de la dernière fois. Elle voulut repartir; mais il était trop tard. Non que Christophe l'en empêchât. C'était sa volonté à elle qui ne le lui permettait plus. Ils restèrent donc, sentant le désir qui montait.

Et ils se prirent.

À la suite de cette nuit, elle disparut, pour des semaines. Lui, en qui cette nuit avait rallumé une ardeur sensuelle, qui depuis des mois dormait, il ne put se passer d'elle. Elle lui avait fait défense de venir dans sa maison; il alla au théâtre. Il était aux dernières places, caché; et il était brûlé d'amour et d'émotion; il frissonnait jusqu'aux moelles; la fièvre tragique qu'elle mettait à ses rôles le consumait avec elle. Il finit par lui écrire:

—«Mon amie, vous m'en voulez donc? Pardonnez moi, si je vous ai déplu.»

Au reçu de cet humble mot, elle accourut chez lui, elle se jeta dans ses bras.

—C'eût été mieux de rester bons amis, simplement. Mais puisque c'était impossible, inutile de résister à l'inévitable. Advienne que pourra!

Ils mêlèrent leur vie. Chacun d'eux conservait pourtant son appartement et sa liberté. Françoise eût été incapable de se plier à une cohabitation régulière avec Christophe. D'ailleurs, sa situation ne s'y prêtait guère. Elle venait chez Christophe, passait avec lui une partie des journées et des nuits; mais chaque jour, elle retournait chez elle, et elle y passait aussi des nuits.

Pendant les mois de vacances, où le théâtre était fermé, ils louèrent ensemble une maison, aux environs de Paris, du côté de Gif. Ils y vécurent des jours heureux, malgré quelques voiles de tristesse. Jours de confiance et de travail. Ils avaient une belle chambre claire, haut perchée, avec un large horizon libre, au-dessus des champs. La nuit, par les carreaux, ils voyaient, de leur lit, les ombres étranges des nuages passer sur le ciel d'une clarté mate et sombre. Dans les bras l'un de l'autre, à demi endormis, ils entendaient les grillons ivres de joie chanter, les pluies d'orage tomber; l'haleine de la terre d'automne—chèvrefeuille, clématite, glycine, herbe fauchée,—pénétrait la maison et leurs corps. Silence de la nuit. Sommeil à deux. Silence. Très loin, les aboiements des chiens. Chants des coqs. L'aube point. L'angélus grêle tinte au clocher lointain, dans le petit-jour gris et froid, qui fait frissonner les corps dans la tiédeur du nid et les fait se serrer plus amoureusement. Réveil des cris d'oiseaux dans la treille agrippée au mur. Christophe ouvre les yeux, retient son souffle, et, le cœur attendri, regarde auprès de lui le cher visage las de l'amie endormie, et sa pâleur d'amour...

Leur amour n'était point une passion égoïste. C'était une amitié profonde, où le corps voulait aussi sa part. Ils ne se gênaient pas. Chacun travaillait, de son côté. Le génie de Christophe, sa bonté, sa trempe morale, étaient chers à Françoise. Elle se sentait son aînée en certaines choses, et elle en avait un plaisir maternel. Elle regrettait de ne rien comprendre à ce qu'il jouait: elle était fermée à la musique, sauf à de rares moments où elle était prise d'une émotion sauvage, qui tenait moins à la musique qu'aux passions qu'il imprégnaient alors, elle et tout ce qui l'entourait, le paysage, les gens, les couleurs et les sons. Mais elle n'en sentait pas moins le génie de Christophe au travers de cette langue mystérieuse qu'elle ne comprenait pas. C'était comme si elle voyait jouer un grand acteur, en une langue étrangère. Son génie propre en était ravivé. Et Christophe, quand il créait une œuvre, projetait ses pensées, incarnait ses passions dans cette femme, sous cette forme adorée; et il les voyait plus belles qu'elles n'étaient en lui. Richesse inappréciable que l'intimité d'une telle âme, si féminine, faible, bonne, cruelle, et géniale par éclairs. Elle lui apprit beaucoup sur la vie et les hommes, sur les femmes, qu'il connaissait bien mal, et qu'elle jugeait avec une clairvoyance aiguë. Surtout, il lui dut de comprendre mieux le théâtre; elle le fit pénétrer dans l'esprit de cet art admirable, le plus parfait des arts, le plus sobre, le plus plein. Elle lui révéla cet instrument magique du rêve humain; elle lui apprit qu'il ne fallait pas écrire pour soi seul, comme c'était sa tendance,—(la tendance de trop d'artistes, qui, à l'exemple de Beethoven, se refusent à écrire «pour un sacré violon, lorsque l'Esprit leur parle»).—Un grand poète dramatique ne rougit pas de travailler pour une scène précise, et d'adapter sa pensée aux acteurs dont il dispose; il ne croit pas se rapetisser ainsi: car il sait que s'il est beau de rêver, il est grand de réaliser. Le théâtre, comme la fresque, c'est l'art à sa juste place,—l'art vivant.

Les pensées que Françoise exprimait ainsi s'accordaient avec celles de Christophe, qui tendait, à ce moment de sa carrière, vers un art collectif, en communion avec les autres hommes. L'expérience de Françoise lui faisait saisir la collaboration mystérieuse qui se tresse entre le public et l'acteur. Si réaliste que fût Françoise, et dénuée d'illusions, elle percevait ce pouvoir de suggestion réciproque, ces ondes de sympathie qui relient l'acteur à la foule, ce silence puissant des milliers d'âmes d'où jaillit la voix de l'interprète unique. Certes, elle ne le ressentait que par lueurs intermittentes, rarissimes, jamais renouvelées pour une même pièce, aux mêmes endroits. Le reste du temps, c'était le métier sans âme, le mécanisme intelligent et froid. Mais ce qui compte, c'est l'exception,—l'éclair, qui, l'espace d'une seconde, illumine le gouffre, l'âme commune aux millions d'êtres dont la force s'exprime en un seul.

C'était cette âme commune, que devait incarner le grand artiste. Son idéal était le vivant objectivisme de l'aède, qui se dépouille de soi, pour vêtir les passions collectives qui soufflent sur le monde. Françoise en éprouvait d'autant plus le besoin qu'elle était incapable de ce désintéressement: car elle se jouait toujours elle-même.—La floraison désordonnée du lyrisme individuel a, depuis un siècle et demi, quelque chose de maladif. La grandeur morale consiste à beaucoup sentir et à beaucoup dominer, à être sobre de discours et chaste avec sa pensée, à ne la point étaler, à parler d'un regard, d'une parole profonde, sans exagérations d'enfant, sans effusions de femme, pour ceux qui savent comprendre à demi-mot, pour les hommes. La musique moderne qui parle tant de soi et fait à tout venant ses confidences indiscrètes est un manque de pudeur et un manque de goût. Elle ressemble à ces malades qui ne se lassent point de parler de leurs maladies aux autres, avec des détails répugnants et risibles. Françoise, qui n'était pas musicienne, n'était pas loin de voir un signe de décadence dans le développement de la musique aux dépens de la poésie, comme un polype qui la dévore. Christophe protestait; mais, à la réflexion, il se demandait s'il n'y avait pas là quelque vrai. Les premiers lieder écrits sur des poésies de Gœthe étaient sobres et exacts; bientôt Schubert y mêle sa sentimentalité romanesque; Schumann, ses langueurs de petite demoiselle; et, jusqu'à Hugo Wolf, le mouvement s'accentue vers une déclamation appuyée, des analyses indécentes, une prétention de ne plus laisser un seul recoin de son âme sans lumière. Tout voile est déchiré sur les mystères du cœur. Ce qui était dit sobrement par un Sophocle drapé du Latran, est hurlé par des Ménades impudiques, qui montrent leur nudité.

Christophe avait un peu honte de cet art, dont il se sentait lui-même contaminé; et, sans vouloir revenir au passé,—(désir absurde et contre nature),—il se retrempait dans l'âme des maîtres qui avaient eu la discrétion hautaine de leur pensée et le sens d'un grand art collectif: il relisait Hændel, qui, dédaigneux du piétisme larmoyant de sa race, écrivait ses Anthems colossaux et ses oratorios épiques, chants des peuples pour des peuples. Le difficile était de trouver des sujets d'inspiration qui pussent, comme la Bible au temps de Hændel, éveiller des émotions communes chez les peuples d'aujourd'hui. L'Europe d'aujourd'hui n'avait plus un livre commun: pas un poème, pas une prière, pas un acte de foi qui fût le bien de tous. Ô honte qui devrait écraser tous les écrivains, les artistes, les penseurs d'aujourd'hui! Pas un n'a écrit, pas un n'a pensé pour tous. Le seul Beethoven a laissé quelques pages d'un nouvel Évangile consolateur; mais les musiciens seuls peuvent le lire, et la plupart des hommes ne l'entendront jamais. Wagner a tenté d'élever sur la colline de Bayreuth un art religieux, qui relie tous les hommes. Mais sa grande âme était trop marquée de toutes les tares de la musique et de la pensée décadentes de son temps: sur la colline sacrée, ce ne sont pas les pêcheurs de Galilée qui sont venus, ce sont les pharisiens.

Christophe sentait bien ce qu'il fallait faire; mais il lui manquait un poète, il devait se suffire à lui-même, se restreindre à la seule musique. Et la musique, quoi qu'on dise, n'est pas une langue universelle: il faut l'arc des mots pour faire pénétrer la flèche des sons dans l'esprit de tous.

Christophe projetait d'écrire une suite de symphonies, inspirées de la vie quotidienne. Il concevait une Symphonie Domestique, à sa façon, qui n'était pas celle de Richard Strauss. Il n'y matérialisait pas en un tableau cinématographique la vie de famille, au moyen d'un alphabet conventionnel, où des thèmes musicaux expriment, par la volonté de l'auteur, des personnages divers. Jeu docte et enfantin de grand contrepointiste!... Il ne cherchait pas à décrire des personnages ou des actions, mais à dire des émotions, qui fussent connues de chacun, et où chacun pût trouver un écho de son âme propre. Le premier morceau exprimait le grave et naïf bonheur d'un jeune couple amoureux, sa tendre sensualité, sa confiance dans l'avenir. Le second morceau était une élégie sur la mort d'un enfant. Christophe avait fui avec dégoût toute recherche réaliste dans l'expression de la douleur; les figures individuelles disparaissaient; il n'y avait qu'une grande misère,—la vôtre, la mienne, celle de tout homme, en face d'un malheur qui est ou qui peut être le lot de tous. L'âme atterrée par le deuil se relevait peu à peu, par un douloureux effort, pour offrir sa peine en sacrifice. Elle reprenait courageusement son chemin, dans le morceau suivant qui s'enchaînait au second,—une fugue volontaire, dont le dessin intrépide et le rythme obstiné finissaient par s'emparer de l'être, et menaient, au milieu des luttes et des larmes, à une marche puissante, pleine d'une foi indomptable. Le dernier morceau peignait le soir de la vie. Les thèmes du commencement reparaissaient avec leur confiance touchante et leur tendresse qui ne pouvait vieillir, mais plus mûrs, un peu meurtris, émergeant des ombres de la douleur, couronnés de lumière, et poussant vers le ciel, comme une riche floraison, un hymne de religieux amour à la vie infinie.

Christophe cherchait aussi dans les livres du passé de grands sujets simples et humains, parlant au cœur de tous. Il en choisissait deux: Joseph et Niobé. Mais là, Christophe se heurtait à la question périlleuse de l'union de la poésie et de la musique. Ses conversations avec Françoise le ramenaient aux projets, esquissés autrefois avec Corinne[6], d'une forme de drame musical tenant le milieu entre l'opéra récitatif et le drame parlé,—l'art de la parole libre unie à la musique libre,—art dont ne se doute presque aucun artiste d'aujourd'hui, et que nie la critique routinière, imbue de tradition wagnérienne. Œuvre neuve: car il ne s'agit pas de marcher dans les traces de Beethoven, de Weber, de Schumann, de Bizet, quoiqu'ils aient pratiqué le mélodrame avec génie; il ne s'agit pas de plaquer une déclamation quelconque sur une musique quelconque et de produire, coûte que coûte, avec des trémolos, de grossiers effets sur des publics grossiers; il s'agit de créer un genre nouveau, où des voix musicales se marient à des instruments apparentés à ces voix, et mêlent discrètement à leurs stances harmonieuses l'écho des rêveries et des plaintes de la musique. Une telle forme ne saurait s'appliquer qu'à un ordre limité de sujets, à des moments de l'âme, intimes et recueillis, afin d'en évoquer le parfum poétique. Nul art qui doive être plus discret et plus aristocratique. Il est donc naturel qu'il ait peu de chances de fleurir dans une époque qui, en dépit des prétentions des artistes, sent la vulgarité foncière de parvenus.

Peut-être Christophe n'était-il pas mieux fait que les autres pour cet art; ses qualités même, sa force plébéienne, y faisaient obstacle. Il ne pouvait que le concevoir, et en réaliser quelques ébauches avec l'aide de Françoise.

Il mit ainsi en musique des pages de la Bible, presque littéralement transcrites,—la scène immortelle où Joseph se fait reconnaître par ses frères, et, après tant d'épreuves, n'en pouvant plus d'émotion et de tendresse, murmure tout bas ces mots qui ont arraché des larmes au vieux Tolstoy:

«Je ne peux plus... Écoutez, je suis Joseph; mon père vit-il encore? Je suis votre frère, votre frère perdu... Je suis Joseph...»

Cette belle et libre union ne pouvait durer. Ils avaient ensemble des moments de plénitude puissante; mais ils étaient trop différents. Et tous deux, violents, se heurtaient fréquemment. Ces heurts n'étaient jamais vulgaires: car Christophe avait le respect de Françoise. Et Françoise, qui pouvait être cruelle, était bonne pour ceux qui étaient bons envers elle; pour rien au monde, elle n'eût voulu leur faire de mal. L'un et l'autre avaient d'ailleurs un fond de joyeuse humeur. Elle se moquait d'elle-même. Elle ne s'en rongeait pas moins: car l'ancienne passion la tenait toujours; elle continuait de penser au pleutre qu'elle aimait; elle ne pouvait supporter cet état humiliant, ni surtout que Christophe le soupçonnât.

Christophe, qui la voyait silencieuse et crispée s'absorber des jours entiers dans sa mélancolie, s'étonnait qu'elle ne fût pas heureuse. Elle était parvenue au but; elle était une grande artiste, admirée, adulée...

—Oui, disait-elle; si j'étais une de ces fameuses comédiennes, qui ont des âmes de boutiquières, et qui font du théâtre, comme elles feraient des affaires. Celles-là sont contentes, quand elles ont «réalisé» une belle situation, un riche mariage bourgeois, et—le nec plus ultra—décroché la croix des braves. Moi, je voulais plus. Quand on n'est pas un sot, le succès paraît encore plus vide que l'insuccès. Tu dois bien le savoir!

—Je le sais, dit Christophe. Ah! mon Dieu! ce n'était pas ainsi que je me figurais la gloire, lorsque j'étais enfant. De quelle ardeur je la désirais! Qu'elle me semblait lumineuse! Je l'adorais, de loin, comme quelque chose de religieux... N'importe! Il y a dans le succès une vertu divine: c'est le bien qu'il permet de faire.

—Quel bien? On est vainqueur. Mais à quoi bon? Rien n'est changé. Théâtres, concerts, tout est toujours le même. Ce n'est qu'une mode nouvelle qui succède à une autre mode. Ils ne vous comprennent pas, ou seulement en courant; et déjà, ils pensent à autre chose... Toi-même, comprends-tu les autres artistes? En tout cas, tu n'en es pas compris. Comme ils sont loin de toi, ceux que tu aimes le mieux! Souviens-toi de ton Tolstoy...

Christophe lui avait écrit; il s'était enthousiasmé pour ses livres; il voulait mettre en musique un de ses contes populaires, il lui en avait demandé l'autorisation, il lui avait envoyé ses lieder. Tolstoy n'avait pas répondu, pas plus que Gœthe à Schubert et à Berlioz, qui lui envoyaient leurs chefs-d'œuvre. Il s'était fait jouer la musique de Christophe; et elle l'avait irrité: il n'y comprenait rien. Il traitait Beethoven de décadent, et Shakespeare de charlatan. En revanche, il s'engouait de petits maîtres mignards, des musiques de clavecin qui charmaient le Roi-Perruque; et il regardait la Confession d'une femme de chambre comme un livre chrétien...

—Les grands hommes n'ont pas besoin de nous, dit Christophe. C'est aux autres qu'il faut penser.

—Qui? Le public bourgeois, ces ombres qui vous masquent la vie? Jouer, écrire pour ces gens? Perdre sa vie pour eux! Quelle amertume!

—Bah! dit Christophe. Je les vois comme toi; et cela ne m'attriste pas. Ils ne sont pas si mauvais!

—Brave optimiste allemand! Maître Pangloss!

—Ils sont des hommes, comme moi. Pourquoi ne me comprendraient-ils pas? ...—Et quand ils ne me comprendraient pas, vais-je m'en désoler? Sur ces milliers de gens, il s'en trouvera toujours un ou deux, qui seront avec moi: cela me suffit, il ne faut qu'une lucarne pour respirer l'air du dehors... Pense à ces naïfs spectateurs, à ces adolescents, à ces vieilles âmes candides, que ta beauté tragique soulève au-dessus de leurs jours médiocres. Souviens-toi de toi-même, quand tu étais enfant! N'est-il pas bon de faire aux autres,—quand ce ne serait qu'à un,—le bonheur et le bien qu'un autre vous fit jadis?

—Tu crois qu'il y en a vraiment un? J'ai fini par en douter... Les meilleurs de ceux qui nous aiment, comment nous aiment-ils? Comment nous voient-ils? Savent-ils voir, seulement? Ils nous admirent, en nous humiliant; ils ont autant de plaisir à voir jouer n'importe quelle cabotine; ils nous mettent au rang de sots que l'on méprise. Tous ceux qui ont le succès sont égaux, à leurs yeux.

—Et pourtant, ce sont les plus grands de tous qui restent les plus grands, pour la postérité.

—Simple effet de recul! Les montagnes s'élèvent, à mesure qu'on s'éloigne. On voit mieux leur hauteur; mais on en est plus loin... Et qui nous dit, d'ailleurs, que ce sont les plus grands? Est-ce que tu connais les autres, ceux qui ont disparu?

—Au diable! dit Christophe. Quand bien même personne ne sentirait ce que je suis, je le suis. J'ai ma musique, je l'aime, j'y crois; elle est plus vraie que tout.

—Tu es libre dans ton art, tu peux faire ce que tu veux. Mais moi, que puis-je? Je suis forcée de jouer ce qu'on m'impose, et de le ressasser jusqu'à l'écœurement. Nous n'en sommes pas tout à fait arrivés, en France, à l'état de bête de somme de ces acteurs américains, qui jouent dix mille fois Rip ou Robert-Macaire, qui, vingt-cinq ans de leur vie, tournent la meule d'un rôle inepte. Mais nous sommes sur le chemin. Misérables théâtres! Le public ne supporte le génie qu'à des doses infinitésimales, rasé, rogné, épilé, frotté des onguents à la mode... Un «génie à la mode!» est-ce que ce n'est pas crevant?... Quel gâchage de forces! Vois ce qu'ils ont fait d'un Mounet. Qu'a-t-il eu à jouer, dans sa vie? Deux ou trois rôles qui valent la peine de vivre: un Œdipe, un Polyeucte. Le reste, quelle niaiserie! Et penser à tout ce qu'il y aurait eu, pour lui, de grand et de glorieux à faire!... Ce n'est pas mieux, hors de France. Qu'ont-ils fait d'une Duse? À quoi s'est consumée sa vie? À quels rôles inutiles!

—Votre vrai rôle, dit Christophe, est d'imposer au monde les fortes œuvres d'art.

—On s'épuise en vain. Et cela n'en vaut pas la peine. Dès qu'une de ces fortes œuvres touche la scène, elle perd sa grande poésie, elle devient mensongère. Le souffle du public la flétrit. Public de villes étouffées, dans ses terriers puants, il ne sait plus ce que c'est que le plein air, la nature, la saine poésie: il lui faut une poésie fardée, comme nos museaux.—Ah! et puis... et puis... quand même on y réussirait!... Non, cela ne remplit pas la vie, cela ne remplit pas ma vie...

—Tu penses encore à lui.

—À qui?

—Tu le sais. À ce drôle.

—Oui.

—Et si tu l'avais, cet homme, et s'il t'aimait, avoue, tu ne serais pas heureuse, tu trouverais moyen encore de te tourmenter.

—C'est vrai... Ah! qu'est-ce que j'ai donc?... J'ai eu trop à lutter, je me suis trop rongée, je ne peux plus retrouver le calme, j'ai en moi une inquiétude, une fièvre...

—Elle devait être en toi, même avant tes épreuves.

—C'est possible... Oui, déjà, quand j'étais petite fille... Elle me dévorait.

—Qu'est-ce que tu voudrais donc?

—Est-ce que je sais? Plus que je ne puis.

—Je connais cela, dit Christophe. J'étais ainsi, adolescent.

—Oui, mais tu es devenu homme. Moi, je resterai une éternelle adolescente. Je suis un être incomplet.

—Personne n'est complet. Le bonheur est de connaître ses limites et de les aimer.

—Je ne peux plus. J'en suis sortie. La vie m'a forcée, fourbue, estropiée. Il me semble pourtant que j'aurais pu être une femme normale et saine et belle tout de même, sans être comme le troupeau.

—Tu peux l'être encore. Je te vois si bien, ainsi!

—Dis-moi comment tu me vois.

Il la décrivit, dans des conditions où elle se fût développée d'une façon naturelle et harmonieuse, où elle eût été heureuse, aimante et aimée. Elle éprouvait une douceur à l'entendre. Mais après, elle dit:

—Non, c'est impossible maintenant.

—Eh bien, fit-il, il faut se dire alors, comme le bon vieux Hændel, quand il devint aveugle:

Et il alla le lui chanter, au piano. Elle l'embrassa, son cher fou optimiste. Il lui faisait du bien. Mais elle lui faisait du mal: elle le craignait, du moins. Elle avait des crises de désespoir, et elle ne pouvait les lui cacher; l'amour la rendait faible. La nuit, quand ils étaient dans le lit, et qu'elle dévorait son angoisse en silence, il la devinait, et il suppliait l'amie proche et lointaine de partager avec lui le poids qui l'écrasait; alors, elle ne pouvait résister, elle se livrait, en pleurant, dans ses bras; et il passait ensuite des heures à la consoler, bonnement, sans se fâcher. Mais cette inquiétude perpétuelle ne laissait point de l'assommer, à la longue. Françoise tremblait que sa fièvre ne finît par se communiquer à lui. Elle l'aimait trop pour supporter l'idée qu'il souffrît, par elle. On lui offrait un engagement en Amérique; elle accepta, pour se forcer à partir. Elle le quitta, humilié. Elle ne l'était pas moins. Ne pas pouvoir être heureux l'un par l'autre!

—Mon pauvre vieux, lui dit-elle, en souriant tristement, tendrement. Sommes-nous assez maladroits! Nous ne retrouverons jamais une occasion aussi belle, une pareille amitié. Mais il n'y a pas moyen, il n'y a pas moyen. Nous sommes trop bêtes!...

Ils se regardèrent, penauds et attristés. Ils rirent pour ne pas pleurer, s'embrassèrent, et se séparèrent, les larmes aux yeux. Jamais ils ne s'étaient aimés autant qu'en se séparant.

Et après qu'elle fut partie, il revint à l'art, son vieux compagnon... Ô paix du ciel étoilé!...

Peu de temps après, Christophe reçut une lettre de Jacqueline. C'était la troisième fois seulement qu'elle lui écrivait; et le ton était fort différent de celui auquel elle l'avait accoutumé. Elle lui disait son regret de ne plus le voir, et l'invitait gentiment à revenir, s'il ne voulait pas contrister deux amis qui l'aimaient. Christophe fut ravi, mais non pas trop étonné. Il pensait bien que les dispositions injustes de Jacqueline à son égard ne dureraient pas toujours. Il aimait à se répéter un mot railleur du vieux grand-père:

«Tôt ou tard, il vient de bons moments aux femmes; il ne faut que la patience de les attendre.»

Il retourna donc chez Olivier, et fut accueilli avec joie. Jacqueline se montra pleine d'attentions; elle évitait le ton ironique qui lui était naturel, prenait garde de rien dire qui pût blesser Christophe, témoignait de l'intérêt pour ce qu'il faisait, et parlait avec intelligence de sujets sérieux. Christophe la crut transformée. Elle ne l'était que pour lui plaire. Jacqueline avait entendu parler des amours de Christophe avec l'actrice à la mode, dont le récit avait défrayé les bavardages parisiens; et Christophe lui était apparu sous un jour tout nouveau: elle se prit de curiosité pour lui. Lorsqu'elle le revit, elle le trouva beaucoup plus sympathique. Ses défauts même ne lui semblèrent pas sans attrait. Elle s'aperçut que Christophe avait du génie, et qu'il valait la peine de s'en faire aimer.

La situation du jeune ménage ne s'était pas améliorée; elle avait même empiré. Jacqueline mourait d'ennui... Combien la femme est seule! Hors l'enfant, rien ne la tient; et l'enfant ne suffit pas à la tenir toujours: car lorsqu'elle est vraiment femme, et non pas seulement femelle, lorsqu'elle a une âme riche et une vie exigeante, elle est faite pour tant de choses, qu'elle ne peut accomplir seule, si on ne lui vient en aide!... L'homme est beaucoup moins seul, même quand il l'est le plus: son monologue suffit à peupler son désert; et quand il est seul à deux, il s'en accommode mieux, car il le remarque moins, il monologue toujours. Et il ne se doute pas que le son de cette voix qui continue imperturbablement de parler dans le désert, rend le silence plus terrible et le désert plus atroce pour celle qui est auprès de lui, et pour qui toute parole est morte que l'amour ne vivifie point. Il ne le remarque pas; il n'a pas, comme la femme, mis sur l'amour sa vie entière comme enjeu: sa vie est ailleurs occupée... Qui occupera la vie de la femme et son désir immense, ces myriades ardentes de forces qui depuis quarante siècles que dure l'humanité se brûlent inutiles, offertes en holocauste à deux seules idoles: l'amour éphémère, et la maternité, cette sublime duperie, qui est refusée à des milliers d'entre les femmes, et ne remplit jamais que quelques années de la vie des autres?

Jacqueline se désespérait. Elle avait des secondes d'effroi, qui la transperçaient comme des épées. Elle pensait:

—«Pourquoi est-ce que je vis? Pourquoi est-ce que je suis née?»

Et son cœur se tordait d'angoisse.

—«Mon Dieu, je vais mourir! Mon Dieu, je vais mourir!»

Cette pensée la hantait, la poursuivait la nuit. Elle rêvait qu'elle disait:

—«Nous sommes en 1889.»

—«Non, lui répondait-on. En 1909».

Elle se désolait d'avoir vingt ans de plus qu'elle ne croyait.

—«Cela va être fini, et je n'ai pas vécu! Qu'ai-je fait de ces vingt ans? Qu'ai-je fait de ma vie?»

Elle rêvait qu'elle était quatre petites filles. Elles étaient toutes quatre couchées dans la même chambre, en des lits séparés. Toutes quatre avaient la même taille, et la même figure; mais l'une avait huit ans, l'autre quinze, l'autre vingt, l'autre trente. Il y avait une épidémie. Trois étaient déjà mortes. La quatrième se regardait dans la glace; et elle était saisie d'épouvante; elle se voyait, le nez pincé, les traits tirés... elle allait mourir aussi,—et alors ce serait fini...

—«...Qu'ai-je fait de ma vie?...»

Elle se réveillait en larmes; et le cauchemar ne s'effaçait point avec le jour, le cauchemar était le jour. Qu'avait-elle fait de sa vie? Qui la lui avait volée?... Elle se prenait à haïr Olivier, complice innocent—(innocent! qu'importe, si le mal est le même!)—complice de la loi aveugle qui l'écrasait. Elle se le reprochait après, car elle était bonne; mais elle souffrait trop; et cet être lié contre elle, qui étouffait sa vie, bien qu'il souffrît aussi, elle ne pouvait s'empêcher de le faire souffrir davantage, afin de se venger. Ensuite, elle était plus accablée, elle se détestait; et elle sentait que si elle ne trouvait pas un moyen de se sauver, elle ferait plus de mal encore. Ce moyen, elle le cherchait, à tâtons, autour d'elle; elle se raccrochait à tout, comme quelqu'un qui se noie; elle essayait de s'intéresser à quelque chose, une œuvre, un être, qui fût en quelque sorte sa chose, son œuvre, son être. Elle tâchait de reprendre un travail intellectuel, elle apprenait des langues étrangères, elle commençait un article, une nouvelle, elle se mettait à peindre, à composer... En vain: elle se décourageait, dès le premier jour. C'était trop difficile. Et puis, «des livres, des œuvres d'art! Qu'est-ce que cela? Je ne sais pas si je les aime, je ne sais pas si cela existe...»—Certains jours, elle causait avec animation, elle riait avec Olivier, elle semblait se passionner pour ce qu'ils disaient, elle cherchait à s'étourdir... En vain: brusquement, l'agitation tombait, le cœur se glaçait, elle se cachait, sans larmes, sans souffle, atterrée.—Elle avait réussi en partie son œuvre avec Olivier. Il devenait sceptique, il se mondanisait. Elle ne lui en savait aucun gré; elle le trouvait faible comme elle. Presque tous les soirs, ils sortaient; elle promenait à travers les salons parisiens son ennui angoissé, que nul ne devinait sous l'ironie de son sourire toujours armé. Elle cherchait qui l'aimât et la soutînt au-dessus du gouffre... En vain, en vain, en vain. À son appel désespéré, rien ne répondait. Le silence.

Elle n'aimait point Christophe; elle ne pouvait souffrir ses manières rudes, sa franchise blessante, surtout son indifférence. Elle ne l'aimait point; mais elle avait le sentiment que lui, du moins, il était fort,—un roc au-dessus de la mort. Et elle voulait s'agripper à ce roc, à ce nageur dont la tête dominait les flots, ou le noyer avec elle...

Et puis, ce n'était plus assez d'avoir séparé son mari de ses amis: il fallait les lui prendre. Les femmes les plus honnêtes ont parfois un instinct qui les pousse à tenter jusqu'où va leur pouvoir, et à aller au delà. Dans cet abus de pouvoir, leur faiblesse se prouve sa force. Et quand la femme est égoïste et vaine, elle trouve un plaisir mauvais à voler au mari l'amitié de ses amis. La tâche est bien aisée: il suffit de quelques œillades. Il n'est guère d'homme, honnête ou non, qui n'ait la faiblesse de mordre à l'hameçon. Si ami que soit l'ami, il pourra bien éviter l'action, mais en pensée toujours il trompera l'ami. Et si celui-ci s'en aperçoit, c'est fini de leur amitié: ils ne se regardent plus avec les mêmes yeux.—La femme qui joue à ce jeu dangereux, en reste là, le plus souvent, elle n'en demande pas plus: elle les tient tous les deux, désunis, à sa merci.

Christophe remarquait les gentillesses de Jacqueline; elles ne le surprenaient point. Quand il avait de l'affection pour quelqu'un, il avait une tendance naïve à trouver naturel d'en être aimé aussi sans arrière-pensée. Il répondait joyeusement aux avances de la jeune femme; il la trouvait charmante; il s'amusait de tout son cœur, avec elle; et il la jugeait si favorablement qu'il n'était pas loin de croire qu'Olivier était bien maladroit s'il ne réussissait pas à être heureux.

Il les accompagna dans une tournée de quelques jours qu'ils firent en automobile; et il fut leur hôte dans une maison de campagne que les Langeais avaient en Bourgogne,—une vieille maison de famille, que l'on gardait à cause de ses souvenirs, mais où l'on n'allait guère. Elle était isolée au milieu des vignes et des bois; l'intérieur était délabré, les fenêtres mal jointes; on y respirait une odeur de moisi, de fruits mûrs, d'ombre fraîche et d'arbres à résine chauffés par le soleil. À vivre avec Jacqueline, côte à côte, pendant une suite de jours, Christophe se laissait peu à peu envahir par un sentiment insinuant et doux, qui ne l'inquiétait point; il éprouvait une jouissance innocente, mais nullement immatérielle, à la voir, à l'entendre, à frôler ce joli corps, et à boire le souffle de sa bouche. Olivier, un peu soucieux, se taisait. Il ne soupçonnait point; mais une inquiétude vague l'oppressait, qu'il eût rougi de s'avouer; pour s'en punir, il les laissait seuls ensemble, souvent. Jacqueline lisait en lui, et elle était touchée; elle avait envie de lui dire:

—Va, ne t'afflige pas, m'ami. C'est encore toi que j'aime le mieux.

Mais elle ne le disait point; et ils se laissaient aller tous trois à l'aventure: Christophe ne se doutant de rien, Jacqueline ne sachant pas ce qu'elle voulait au juste, et s'en remettant au hasard de le lui faire savoir, Olivier seul, prévoyant, pressentant, mais par pudeur d'amour-propre et d'amour, ne voulant pas y penser. Lorsque la volonté se tait, l'instinct parle; en l'absence de l'âme, le corps va son chemin.

Un soir, après dîner, la nuit leur sembla si belle,—nuit sans lune, étoilée,—qu'ils voulurent se promener dans le jardin. Olivier et Christophe sortirent de la maison. Jacqueline monta dans sa chambre, pour prendre un châle. Elle ne redescendait point. Christophe, pestant contre les éternelles lenteurs des femmes, rentra pour la chercher.—(Depuis quelque temps, sans qu'il y prît garde, c'était lui qui jouait le mari.)—Il l'entendit qui venait. La pièce où il était entré avait ses volets clos; et l'on ne voyait rien.

—Allons! arrivez donc, Madame-qui-n'en-finit-jamais, cria gaiement Christophe. Vous usez les miroirs, à force de vous y regarder.

Elle ne répondit pas. Elle s'était arrêtée. Christophe eut l'impression qu'elle était dans la chambre; mais elle ne bougeait point.

—Où êtes-vous? dit-il.

Elle ne répondit pas. Christophe se tut aussi: il allait en tâtonnant dans l'ombre; et un trouble le prit. Il s'arrêta, le cœur battant. Il entendit tout près le souffle léger de Jacqueline. Il fit encore un pas et s'arrêta de nouveau. Elle était près de lui, il le savait, mais il ne pouvait plus avancer. Quelques secondes de silence. Brusquement, deux mains qui saisissent les siennes et l'attirent, une bouche sur sa bouche. Il l'étreignit. Sans un mot, immobiles.—Leurs bouches se déprirent, s'arrachèrent l'une à l'autre. Jacqueline sortit de la chambre. Christophe, frémissant, la suivit. Ses jambes tremblaient. Il resta un instant appuyé au mur, attendant que le battement de son sang s'apaisât. Enfin, il les rejoignit. Jacqueline causait tranquillement avec Olivier. Ils marchaient, de quelques pas en avant. Christophe les suivait, écrasé. Olivier s'arrêta pour l'attendre. Christophe s'arrêta aussi. Olivier l'appela amicalement. Christophe ne répondit pas. Olivier, connaissant l'humeur de son ami et les silences capricieux où il se verrouillait parfois à triple tour, n'insista point et continua sa marche avec Jacqueline. Et Christophe, machinalement, continuait de les suivre, à dix pas, comme un chien. Quand ils s'arrêtaient, il s'arrêtait. Quand ils marchaient, il marchait. Ainsi, ils firent le tour du jardin, et rentrèrent. Christophe remonta dans sa chambre, et s'enferma. Il n'alluma point. Il ne se coucha point. Il ne pensait point. Vers le milieu de la nuit, le sommeil le prit, assis, les bras, la tête appuyés sur la table. Il s'éveilla, une heure après. Il alluma sa bougie, rassembla fiévreusement ses papiers, ses effets, fit sa valise, se jeta sur son lit, et dormit jusqu'à l'aube. Alors, il descendit avec son bagage, et partit. On l'attendit, toute la matinée. On le chercha, tout le jour. Jacqueline, cachant sous l'indifférence un frémissement de colère, affecta avec une ironie insultante de compter son argenterie. Le lendemain soir seulement, Olivier reçut une lettre de Christophe:

«Mon bon vieux, ne m'en veux pas d'être parti comme un fou. Fou, je le suis, tu le sais. Qu'y faire? Je suis ce que je suis. Merci de ton affectueuse hospitalité. C'était bien bon. Mais vois-tu, je ne suis pas fait pour la vie avec les autres. Pour la vie même, je ne sais pas trop si je suis fait. Je suis fait pour rester dans mon coin, et aimer les gens—de loin: c'est plus prudent. Quand je les vois de trop près, je deviens misanthrope. Et c'est ce que je ne veux pas être. Je veux aimer les hommes, je veux vous aimer tous. Oh! comme je voudrais vous faire du bien à tous! Si je pouvais faire que vous fussiez—que tu fusses heureux! Avec quelle joie je donnerais en échange tout le bonheur que je puis avoir!... Mais cela m'est interdit. On ne peut que montrer le chemin aux autres. On ne peut pas faire leur chemin, à leur place. Chacun doit se sauver soi-même. Sauve-toi! Sauvez-vous! Je t'aime bien.

Christophe.

Mes respects à madame Jeannin.»

«Madame Jeannin» lut la lettre, les lèvres serrées, avec un sourire de mépris, et dit sèchement:

—Eh bien, suis son conseil. Sauve-toi.

Mais au moment où Olivier tendait la main pour reprendre la lettre, Jacqueline froissa le papier, le jeta par terre; et deux grosses larmes jaillirent de ses yeux. Olivier lui saisit la main:

—Qu'as-tu? demandait-il, ému.

—Laisse-moi! cria-t-elle, avec colère.

Elle sortit. Sur le seuil de la porte, elle cria:

—Égoïstes!

Christophe avait fini par se faire des ennemis de ses protecteurs du Grand Journal. C'était facile a prévoir. Christophe avait reçu du ciel cette vertu célébrée par Gœthe: «la non-reconnaissance».

«La répugnance à se montrer reconnaissant, écrivait Gœthe ironiquement, est rare et ne se manifeste que chez des hommes remarquables qui, sortis des classes les plus pauvres, ont été à chaque pas forcés d'accepter des secours presque toujours empoisonnés par la grossièreté du bienfaiteur...»

Christophe ne pensait pas qu'il fût obligé de s'avilir, pour un service rendu, ni—ce qui était le même pour lui—d'abdiquer sa liberté. Il ne prêtait pas ses bienfaits à tant pour cent, il les donnait. Ses bienfaiteurs l'entendaient un peu différemment. Ils furent choqués dans le sentiment moral très élevé qu'ils avaient des devoirs de leurs débiteurs, que Christophe refusât d'écrire la musique d'un hymne stupide, pour une fête-réclame organisée par le journal. Ils lui firent sentir l'inconvenance de sa conduite. Christophe les envoya promener. Il acheva de les exaspérer, par le démenti brutal qu'il infligea, peu après, à des assertions que le journal lui avait prêtées.

Alors, commença une campagne contre lui. On usa de toutes armes. On ressortit une fois de plus de l'arsenal aux chicanes la vieille machine de guerre, qui a servi tour à tour à tous les impuissants contre tous les créateurs, et qui n'a jamais tué personne, mais dont l'effet est immanquable sur les imbéciles: on l'inculpa de plagiat. On alla découper dans son œuvre et dans celle des collègues obscurs des passages artificieusement choisis et maquillés; et l'on prouva qu'il avait volé ses inspirations à d'autres. On l'accusa d'avoir voulu étouffer de jeunes artistes. Encore s'il n'avait eu affaire qu'à ceux dont le métier est d'aboyer, à ces critiques nabots qui grimpent sur les épaules du grand homme, et qui crient:

—Je suis plus grand que toi!

Mais non, les hommes de talent s'attaquent entre eux: chacun cherche à se rendre insupportable à ses confrères; et pourtant, comme dit l'autre, le monde est assez vaste pour que chacun puisse travailler en paix; et chacun a déjà dans son propre talent un ennemi assez rude.

Il se trouva en Allemagne des artistes jaloux, pour fournir des armes à ses ennemis, au besoin pour en inventer. Il s'en trouva en France. Les nationalistes de la presse musicale—dont plusieurs étaient des étrangers—lui jetèrent sa race à la tête comme une insulte. Le succès de Christophe avait beaucoup grandi; et, la mode s'en mêlant, on concevait qu'il irritât, par ses exagérations, même des hommes sans parti pris,—à plus forte raison, les autres. Christophe avait maintenant, dans le public des concerts, parmi les gens du monde et les écrivains des jeunes revues, d'enthousiastes partisans qui, quoi qu'il fît, s'extasiaient, déclarant volontiers que la musique n'existait pas avant lui. Certains expliquaient ses œuvres, et y trouvaient des intentions philosophiques, dont il était ébahi. D'autres y voyaient une révolution musicale, l'assaut donné aux traditions, que Christophe respectait. Ce n'eût servi de rien qu'il protestât. Ils lui eussent démontré qu'il ne savait pas ce qu'il avait écrit. Ils s'admiraient, en l'admirant. Aussi, la campagne contre Christophe rencontra-t-elle de vives sympathies parmi ses confrères, qu'exaspérait ce «battage», dont il était innocent. Ils n'avaient pas besoin de ces raisons pour n'aimer pas sa musique: la plupart éprouvaient, à son égard, l'irritation naturelle de celui qui n'a point d'idées et les exprime sans peine, selon les formules apprises, contre celui qui est bourré d'idées et s'en sert avec quelque gaucherie, selon le désordre apparent de sa fantaisie créatrice. Que de fois le reproche de ne pas savoir écrire lui avait été lancé par des scribes, pour qui le style consistait en des recettes de cénacle, des moules de cuisine, où la pensée était jetée! Les meilleurs amis de Christophe, qui ne cherchaient pas à le comprendre, et qui seuls le comprenaient parce qu'ils l'aimaient, simplement, pour le bien qu'il leur faisait, étaient des auditeurs obscurs qui n'avaient pas voix au chapitre. L'unique, qui eût pu vigoureusement répondre, au nom de Christophe,—Olivier, était séparé de lui et semblait l'oublier. Christophe se trouvait donc livré à des adversaires et à des admirateurs qui rivalisaient à qui lui nuirait le plus. Dégoûté, il ne répondait point. Quand il lisait les arrêts que prononçait sur lui, du haut d'un grand journal, un de ces critiques présomptueux qui régentent l'art avec l'insolence que donnent l'ignorance et l'impunité, il haussait les épaules, disant:

—Juge-moi. Je te juge. Rendez-vous dans cent ans!

Mais en attendant, les médisances allaient leur train; et le public, suivant l'habitude, accueillait bouche bée les accusations les plus niaises et les plus ignominieuses.

Comme s'il ne trouvait point que la situation fût assez difficile, Christophe choisit ce moment pour se brouiller avec son éditeur. Il n'avait pourtant pas à se plaindre de Hecht, qui lui publiait régulièrement ses nouvelles œuvres, et qui était honnête en affaires. Il est vrai que cette honnêteté ne l'empêchait point de conclure des traités désavantageux pour Christophe; mais, ces traités, il les tenait. Il ne les tenait que trop bien. Un jour, Christophe eut la surprise de voir son septuor arrangé en quatuor, et une suite de pièces pour piano à deux mains gauchement transcrites à quatre mains, sans qu'on l'eût avisé. Il courut chez Hecht, et, lui mettant sous le nez les pièces du délit, il dit:

—Connaissez-vous cela?

—Sans doute, dit Hecht.

—Et vous avez osé... vous avez osé tripatouiller mes œuvres, sans me demander la permission!...

—Quelle permission? dit Hecht avec calme. Vos œuvres sont à moi.

—À moi aussi, je suppose!

—Non, fit Hecht doucement.

Christophe bondit.

—Mes œuvres ne sont pas à moi?

—Elles ne sont plus à vous. Vous me les avez vendues.

—Vous vous moquez de moi! Je vous ai vendu le papier. Faites-en de l'argent, si vous voulez. Mais ce qui est écrit dessus, c'est mon sang, c'est à moi.

—Vous m'avez tout vendu. En échange de l'œuvre que voici, je vous ai alloué une somme de trois cents francs, payable jusqu'à due concurrence, à raison de trente centimes par exemplaire vendu de l'édition originale. Moyennant quoi, vous m'avez cédé, sans aucune restriction ni réserve, tous vos droits sur votre œuvre.

—Même celui de la détruire?

Hecht haussa les épaules, sonna, et dit à un employé:

—Apportez-moi le dossier de M. Krafft.

Il lut posément à Christophe le texte du traité, que Christophe avait signé sans le lire,—duquel il résultait, selon la règle ordinaire des traités que souscrivaient alors les éditeurs de musique,—«que M. Hecht était subrogé dans tous les droits, moyens et actions de l'auteur, et avait, à l'exclusion de tout autre, le droit d'éditer, publier, graver, imprimer, traduire, louer, vendre à son profit, sous telle forme qu'il lui plaisait, faire exécuter dans les concerts, cafés-concerts, bals, théâtres, etc... l'œuvre dite, publier tout arrangement de l'œuvre pour quelque instrument et même avec paroles, ainsi que d'en changer le titre... etc. etc.»[7].

—Vous voyez, lui dit-il, que je suis fort modéré.

—Évidemment, dit Christophe, je dois vous remercier. Vous auriez pu faire de mon septuor une chanson de café-concert.

Il se tut, consterné, la tête entre les mains.

—J'ai vendu mon âme, répétait-il.

—Soyez sûr, dit Hecht ironiquement, que je n'en abuserai pas.

—Et votre République, fit Christophe, autorise ces trafics! Vous dites que l'homme est libre. Et vous vendez la pensée à l'encan.

—Vous avez touché le prix, dit Hecht.

—Trente deniers, oui, fit Christophe. Reprenez-les.

Il fouillait dans ses poches pour rendre à Hecht les trois cents francs. Mais il ne les avait pas. Hecht sourit légèrement, avec un peu de dédain. Ce sourire enragea Christophe.

—Je veux mes œuvres, dit-il, je vous les rachète.

—Vous n'en avez aucun droit, dit Hecht. Mais comme je ne tiens nullement à retenir les gens, de force, je consens à vous les rendre,—si vous êtes en mesure de me rembourser des indemnités dues.

—Je le serai, dit Christophe, dussé-je me vendre moi-même.

Il accepta, sans discuter, les conditions que Hecht lui soumit, quinze jours plus tard. Par une folie insigne, il rachetait les éditions de ses œuvres, à des prix cinq fois supérieurs à ce que ses œuvres lui avaient rapporté, quoique nullement exagérés: car ils étaient scrupuleusement calculés d'après les bénéfices réels que les œuvres apportaient à Hecht. Christophe était incapable de payer; et Hecht y comptait bien. Hecht ne tenait pas à accabler Christophe, qu'il estimait comme artiste et comme homme, plus qu'aucun autre des jeunes musiciens; mais il voulait lui donner une leçon: car il n'admettait point qu'on se révoltât contre ce qui était son droit. Il n'avait pas fait ces règlements, ils étaient ceux du temps: il les trouvait donc équitables. Il était d'ailleurs sincèrement convaincu qu'ils étaient pour le bien de l'auteur, comme de l'éditeur, qui sait mieux que l'auteur les moyens de répandre l'œuvre, et ne s'arrête point comme lui à des scrupules d'ordre sentimental, respectables, mais contraires à son véritable intérêt. Il était décidé à faire réussir Christophe; mais c'était à sa façon, et à condition que Christophe lui fût livré, pieds et poings liés. Il voulut lui faire sentir qu'on ne pouvait se dégager si facilement de ses services. Ils firent un marché conditionnel: si, dans un délai de six mois, Christophe ne réussissait pas à s'acquitter, les œuvres restaient en toute propriété à Hecht. Il était à prévoir que Christophe ne pourrait trouver le quart de la somme demandée.

Il s'entêta pourtant, donnant congé de son appartement plein de souvenirs pour lui, afin d'en prendre un autre moins coûteux,—vendant divers objets, dont aucun, à sa surprise, n'avait de valeur,—s'endettant, recourant à l'obligeance de Mooch, malheureusement fort dépourvu alors et malade, cloué chez lui par des rhumatismes,—cherchant un autre éditeur, et partout se heurtant à des conditions aussi léonines que celles de Hecht, ou même à des refus.

C'était le temps où les attaques contre lui étaient le plus vives dans la presse musicale. Un des principaux journaux parisiens était particulièrement acharné; quelqu'un de ses rédacteurs, qui ne signait point de son nom, l'avait pris comme tête de Turc: pas de semaine qu'il ne parût dans les Echos quelque note perfide pour le rendre ridicule. Le critique musical achevait l'œuvre de son confrère masqué: le moindre prétexte lui était bon pour exprimer son animosité. Ce n'étaient encore que les premières escarmouches: il promettait d'y revenir, et de procéder sous peu à une exécution en règle. Ils ne se pressaient point, sachant qu'aucune accusation précise ne vaut pour le public une suite d'insinuations obstinément répétées. Ils jouaient avec Christophe, comme le chat avec la souris. Christophe, à qui les articles étaient envoyés, les méprisait, mais ne laissait pas d'en souffrir. Cependant, il se taisait; et, au lieu de répondre—(l'aurait-il pu, même s'il l'avait voulu?)—il s'obstinait dans sa lutte d'amour-propre inutile et disproportionnée avec son éditeur. Il y perdait son temps, ses forces, son argent, et ses seules armes, puisque de gaieté de cœur, il prétendait renoncer à la publicité que Hecht faisait à sa musique.

Brusquement, tout changea. L'article annoncé dans le journal ne parut point. Les insinuations se turent. La campagne s'arrêta net. Bien plus: deux ou trois semaines après, le critique du journal publiait, d'une façon incidente, quelques lignes élogieuses, qui semblaient attester que la paix était faite. Un grand éditeur de Leipzig écrivit à Christophe pour lui offrir de publier ses œuvres; et le traité fut conclu à des conditions avantageuses. Une lettre flatteuse, qui portait le cachet de l'ambassade d'Autriche, exprima à Christophe le désir qu'on avait d'introduire certaines de ses compositions sur les programmes des soirées de gala, données à l'ambassade. Philomèle, que patronnait Christophe, fut priée de se faire entendre à une de ces soirées; et aussitôt après, elle fut partout demandée dans les salons aristocratiques de la colonie allemande et italienne de Paris. Christophe lui-même, qui ne put se dispenser de venir à un des concerts, trouva le meilleur accueil auprès de l'ambassadeur. Cependant, quelques mots d'entretien lui montrèrent que son hôte, assez peu musicien, ne connaissait rien de ses œuvres. D'où venait donc cet intérêt subit? Une invisible main semblait veiller sur lui, écarter les obstacles, lui aplanir la route. Christophe s'informa. L'ambassadeur fit allusion à deux amis de Christophe, le comte et la comtesse Berény, qui avaient une grande sympathie pour lui. Christophe ignorait jusqu'à leur nom; et le soir qu'il vint à l'ambassade, il n'eut pas l'occasion de leur être présenté. Il n'insista pas pour les connaître. Il traversait une période de dégoût des hommes, où il faisait aussi peu fond sur ses amis que sur ses ennemis: amis et ennemis étaient également incertains; un souffle les changeait; il fallait apprendre à s'en passer, et dire, comme ce vieux homme du XVIIe siècle:

«Dieu m'a donne des amis; il me les a ôtés. Ils m'ont laissé. Je les laisse, et n'en fais point mention.»

Depuis qu'il avait quitté la maison d'Olivier, Olivier ne lui avait plus donné signe de vie; tout semblait fini entre eux. Christophe ne tenait pas à faire des amitiés nouvelles. Il se représentait le comte et la comtesse Bérény, à l'image de tant de snobs qui se disaient ses amis; et il ne fit rien pour les rencontrer. Il les eût plutôt fuis.

C'était Paris tout entier qu'il eût voulu fuir. Il avait besoin de se réfugier, pour quelques semaines, dans une solitude amie. S'il avait pu se retremper, quelques jours, seulement quelques jours, dans son pays natal! Peu à peu, cette pensée devenait un désir maladif. Il voulait revoir son fleuve, son ciel, la terre de ses morts. Il fallait qu'il les revît. Il ne le pouvait point, sans risquer sa liberté: il était toujours sous le coup de l'arrêt lancé contre lui, lors de sa fuite d'Allemagne. Mais il se sentait prêt à toutes les folies pour rentrer, ne fût-ce qu'un seul jour.

Par bonheur, il en parla à un de ses nouveaux protecteurs. Comme un jeune attaché à l'ambassade d'Allemagne, rencontré à la soirée où l'on donnait ses œuvres, lui disait que son pays était fier d'un musicien tel que lui, Christophe répondit amèrement:

—Il est si fier de moi qu'il me laissera mourir à sa porte, sans m'ouvrir.

Le jeune diplomate se fit expliquer la situation; et, quelques jours après, il revint voir Christophe, et lui dit:

—On s'intéresse à vous en haut lieu. Un très grand personnage, qui a seul pouvoir pour suspendre les effets du jugement qui pèse sur vous, a été mis au courant de votre situation; et il daigne en être touché. Je ne sais pas comment votre musique a pu lui plaire: car—(entre nous)—il n'a pas le goût fort bon; mais il est intelligent, et il a le cœur généreux. Sans qu'il soit possible de lever, pour le moment, l'arrêt rendu contre vous, on consent à fermer les yeux, si vous voulez passer quarante-huit heures dans votre ville, pour revoir les vôtres. Voici un passeport. Vous le ferez viser, à l'arrivée et au départ. Soyez prudent, et n'attirez pas l'attention.

Christophe revit encore une fois sa terre. Il passa les deux jours qui lui étaient accordés, ne s'entretenant qu'avec elle et ceux qui étaient en elle. Il vit la tombe de sa mère. L'herbe y poussait; mais des fleurs y avaient été déposées récemment. Côte à côte dormaient le père et le grand-père. Il s'assit à leurs pieds. La tombe était adossée au mur d'enceinte. Un châtaignier qui poussait de l'autre côté, dans le chemin creux, l'ombrageait. Par-dessus le mur bas, on voyait les moissons dorées, où le vent tiède faisait passer des ondulations molles; le soleil régnait sur la terre assoupie; on entendait le cri des cailles dans les blés, et sur les tombes la douce houle des cyprès. Christophe était seul et rêvait. Son cœur était calme. Assis, les mains jointes autour du genou, et le dos appuyé au mur, il regardait le ciel. Ses yeux se fermèrent, un moment. Comme tout était simple! Il se sentait chez lui, parmi les siens. Il se tenait auprès d'eux, la main dans la main. Les heures s'écoulaient. Vers le soir, des pas firent crier le sable des allées. Le gardien passa, regarda Christophe assis. Christophe lui demanda qui avait mis les fleurs. L'homme répondit que la fermière de Buir passait, une ou deux fois par an.

—Lorchen? dit Christophe.

Ils causèrent.

—Vous êtes le fils? dit l'homme.

—Elle en avait trois, dit Christophe.

—Je parle de celui de Hambourg. Les autres ont mal tourné.

Christophe, la tête un peu renversée en arrière, immobile, se taisait. Le soleil descendait.

—Je vais fermer, dit le gardien.

Christophe se leva, et fit lentement avec lui le tour du cimetière. Le gardien faisait les honneurs de chez lui. Christophe s'arrêtait pour lire les noms inscrits. Que de gens de sa connaissance il retrouvait là, réunis! Le vieux Euler,—son gendre,—plus loin, des camarades d'enfance, de petites filles avec qui il avait joué,—et là, un nom qui lui remua le cœur: Ada... Paix sur tous...

Les flammes du couchant ceinturaient le tranquille horizon. Christophe sortit. Il se promena longtemps encore dans les champs. Les étoiles s'allumaient...

Le lendemain, il revint et, de nouveau, passa l'après-midi à sa place de la veille. Mais le beau calme silencieux de la veille s'était animé. Son cœur chantait un hymne insouciant et heureux. Assis sur la margelle de la tombe, il écrivit sur ses genoux, au crayon, dans un carnet de notes, le chant qu'il entendait. Le jour ainsi passa. Il lui semblait qu'il travaillait dans sa petite chambre d'autrefois, et que la maman était là, de l'autre côté de la cloison. Quand il eut fini et qu'il fallut partir,—il était déjà à quelques pas de la tombe,—il se ravisa, il revint, et enfouit le carnet dans l'herbe, sous le lierre. Quelques gouttes de pluie commençaient à tomber. Christophe pensa:

—Il sera vite effacé. Tant mieux!... Pour toi seule. Pour nul autre.

Il revit aussi le fleuve, les rues familières, où tant de choses étaient changées. Aux portes de la ville, sur les promenades des anciens bastions, un petit bois d'acacias qu'il avait vu planter avait conquis la place, étouffait les vieux arbres. En longeant le mur qui bordait le jardin des De Kerich, il reconnut la borne sur laquelle il grimpait, lorsqu'il était gamin, pour regarder dans le parc; et il fut étonné de voir comme la rue, le mur, le jardin étaient devenus petits. Devant la grille d'entrée, il s'arrêta un moment. Il continuait son chemin, quand une voiture passa. Machinalement, il leva les yeux; et ses yeux rencontrèrent ceux d'une jeune dame, fraîche, grasse, réjouie, qui l'examinait curieusement. Elle fit une exclamation de surprise. À son geste, la voiture s'arrêta. Elle dit:

—Monsieur Krafft!

Il s'arrêta.

Elle dit en riant:

—Minna...

Il courut à elle, presque aussi troublé qu'au jour de la première rencontre[8]. Elle était avec un monsieur, grand, gros, chauve, aux moustaches relevées d'un air vainqueur, qu'elle présenta: «Herr Reichsgerichtsrat von Brombach»,—son mari. Elle voulut que Christophe entrât à la maison. Il cherchait à s'excuser. Mais Minna s'exclamait:

—«Non, non, il devait venir, venir dîner.»

Elle parlait très fort et très vite, et, sans attendre les questions, déjà racontait sa vie. Christophe, abasourdi par sa volubilité et par son bruit, n'entendait qu'à moitié, et il la regardait. C'était là sa petite Minna! Elle était florissante, robuste, rembourrée de toutes parts, une jolie peau, un teint de rose, mais les traits élargis, particulièrement le nez solide et bien nourri. Les gestes, les manières, les gentillesses étaient restées les mêmes; mais le volume avait changé.

Cependant, elle ne cessait de parler: elle racontait à Christophe les histoires de son passé, ses histoires intimes, la façon dont elle avait aimé son mari et dont son mari l'avait aimée. Christophe était gêné. Elle avait un optimisme sans critique, qui lui faisait trouver parfait et supérieur aux autres,—(du moins quand elle était en présence des autres),—sa ville, sa maison, sa famille, son mari, et elle-même. Elle disait de son mari, et devant lui, qu'il était «l'homme le plus grandiose qu'elle eût jamais vu», qu'il y avait en lui «une force surhumaine». «L'homme le plus grandiose» tapotait en riant les joues de Minna, et déclarait à Christophe qu'elle était «une femme hautement éminente». Il semblait que monsieur le Reichsgerichtsrat fût au courant de la situation de Christophe, et qu'il ne sût au juste s'il devait le traiter avec égards ou sans égards, vu sa condamnation d'une part, et, de l'autre, vu l'auguste protection qui le couvrait; il prit le parti de mélanger les deux manières. Pour Minna, elle parlait toujours. Quand elle eut abondamment parlé d'elle à Christophe, elle parla de lui; elle le harcela de questions aussi intimes que l'avaient été les réponses aux questions supposées, qu'il ne lui avait point faites. Elle était ravie de revoir Christophe; elle ne connaissait rien de sa musique; mais elle savait qu'il était connu; elle était flattée qu'il l'eût aimée,—(et qu'elle l'eût refusé).—Elle le lui rappela, en plaisantant, sans beaucoup de délicatesse. Elle lui demanda un autographe pour son album. Elle l'interrogea avec insistance sur Paris. Elle manifestait pour cette ville autant de curiosité que de mépris. Elle prétendait la connaître, ayant vu les Folies-Bergère, l'Opéra, Montmartre et Saint-Cloud. D'après elle, les Parisiennes étaient des cocottes, de mauvaises mères, qui avaient le moins possible d'enfants et ne s'en occupaient point, les laissant au logis pour aller au théâtre ou dans les lieux de plaisir. Elle n'admettait point qu'on la contredît. Au cours de la soirée, elle voulut que Christophe jouât un morceau de piano. Elle le trouva charmant. Mais au fond, elle admirait autant le jeu de son mari.

Christophe eut le plaisir de revoir la mère de Minna, Mme de Kerich. Il avait conservé pour elle une secrète tendresse, parce qu'elle avait été bonne pour lui. Elle n'avait rien perdu de sa bonté, et elle était plus naturelle que Minna; mais elle témoignait toujours à Christophe cette petite ironie affectueuse qui l'irritait jadis. Elle en était restée au point où il l'avait laissée; elle aimait les mêmes choses; et il ne lui semblait pas admissible qu'on pût faire mieux, ni autrement; elle opposait le Jean-Christophe d'autrefois au Jean-Christophe d'aujourd'hui; et elle préférait le premier.

Autour d'elle, personne n'avait changé d'esprit, que Christophe. L'immobilité de la petite ville, son étroitesse d'horizon, lui étaient pénibles. Ses hôtes passèrent une partie de la soirée à l'entretenir de commérages sur le compte de gens qu'il ne connaissait pas. Ils étaient à l'affût des ridicules de leurs voisins, et ils décrétaient ridicule tout ce qui différait d'eux. Cette curiosité malveillante, perpétuellement occupée de riens, finissait par causer à Christophe un malaise insupportable. Il essaya de parler de sa vie, à l'étranger. Mais tout de suite, il se heurta à l'impossibilité de leur faire sentir cette civilisation française, dont il avait souffert, et qui lui devenait chère, en ce moment qu'il la représentait dans son propre pays,—ce libre esprit latin, dont la première loi est l'intelligence: comprendre le plus possible, au risque de faire bon marché de la «moralité». Il retrouvait chez ses hôtes, et surtout chez Minna, cet esprit orgueilleux, qui l'avait blessé autrefois, mais dont il avait perdu le souvenir,—orgueilleux par faiblesse autant que par vertu,—cette honnêteté sans charité, fière de sa vertu, et méprisante des défaillances qu'elle ne pouvait pas connaître, le culte du comme-il-faut, le dédain scandalisé des supériorités «irrégulières». Minna avait une assurance tranquille et sentencieuse d'avoir toujours raison. Aucune nuance dans sa façon de juger les autres. Elle ne se souciait pas de les comprendre, elle n'était occupée que d'elle-même. Son égoïsme se badigeonnait d'une vague teinture métaphysique. Il était constamment question de son «moi», du développement de son «moi». Elle était peut-être une bonne femme, et capable d'aimer. Mais elle s'aimait trop. Surtout, elle se respectait trop. Elle avait l'air de dire perpétuellement le Pater et l'Ave devant son «moi». On avait le sentiment qu'elle eût cessé totalement d'aimer, et pour toujours, l'homme qu'elle aimait le mieux, s'il eût manqué un seul instant—(l'aurait-il regretté mille fois, par la suite),—au respect dû envers la dignité de son «moi»... Au diable ton «moi»! Pense donc un peu au «toi»!...

Cependant, Christophe ne la voyait pas avec des yeux sévères. Lui qui était si irritable à l'ordinaire, il l'écoutait parler avec une patience archangélique. Il se défendait de la juger. Il l'entourait, comme d'une auréole, du religieux souvenir de son enfance; et il s'obstinait à rechercher en elle l'image de la petite Minna. Il n'était pas impossible de la reconnaître en certains de ses gestes; le timbre de sa voix avait certaines sonorités qui réveillaient des échos émouvants. Il s'absorbait en eux, se taisant, n'écoutant pas les paroles qu'elle disait, ayant l'air d'écouter, ne cessant de lui témoigner un respect attendri. Mais il avait du mal à concentrer son esprit: elle faisait trop de bruit; elle l'empêchait d'entendre Minna. À la fin, il se leva, un peu las:

—Pauvre petite Minna! Ils voudraient me faire croire que tu es là, dans cette belle grosse personne, qui crie fort et qui m'ennuie. Mais je sais bien que non. Allons-nous-en, Minna. Qu'avons-nous à faire de ces gens?

Il s'en alla, leur laissant croire qu'il reviendrait le lendemain. S'il avait dit qu'il repartait, le soir, ils ne l'eussent point lâché jusqu'à l'heure du train. Dès les premiers pas dans la nuit, il retrouva l'impression de bien-être qu'il avait, avant d'avoir rencontré la voiture. Le souvenir de la soirée importune s'effaça, comme d'un coup d'éponge: il n'en resta plus rien; la voix du Rhin noya tout. Il allait sur le bord, du côté de la maison où il était né. Il n'eut pas de peine à la reconnaître. Les volets étaient fermés; on dormait. Christophe s'arrêta au milieu de la route; il lui semblait que s'il frappait à la porte, les fantômes connus lui ouvriraient. Il pénétra dans le pré, autour de la maison, près du fleuve, à l'endroit où il allait causer jadis avec Gottfried, le soir. Il s'assit. Et les jours passés revécurent. Et la chère petite fille qui avait bu avec lui le rêve du premier amour était ressuscitée. Ils revivaient ensemble la jeune tendresse, et ses douces larmes et ses espoirs infinis. Et il se dit, avec un sourire de bonhomie:

—La vie ne m'a rien appris. J'ai beau savoir... j'ai beau savoir... J'ai toujours les mêmes illusions.

Qu'il est bon d'aimer et de croire intarissablement! Tout ce que touche l'amour est sauvé de la mort.

—Minna, qui es avec moi,—avec moi, pas avec l'autre,... Minna, qui ne vieilliras jamais!...

La lune, voilée, sortit des nuages, et sur le dos du fleuve fit luire des écailles d'argent. Christophe eut l'impression que le fleuve ne passait pas jadis aussi près du tertre où il était assis. Il s'approcha. Oui, il y avait là naguère, au delà de ce poirier, une langue de sable, une petite pente gazonnée, où il avait joué bien des fois. Le fleuve les avait rongées; il avançait, léchant les racines du poirier. Christophe eut un serrement de cœur. Il revint vers la gare. De ce côté, un nouveau quartier,—maisons pauvres, chantiers en construction, grandes cheminées d'usines,—commençait à s'élever. Christophe songea au bois d'acacias qu'il avait vu, dans l'après-midi, et il pensa:

—Là aussi, le fleuve ronge...

La vieille ville, endormie dans l'ombre, avec tout ce qu'elle renfermait, vivants et morts, lui fut plus chère encore: car il la sentit menacée...

Hostis habet muros...

Vite, sauvons les nôtres! La mort guette tout ce que nous aimons. Hâtons-nous de graver le visage qui passe, sur le bronze éternel. Arrachons aux flammes le trésor de la patrie, avant que l'incendie dévore le palais de Priam...

Christophe monta dans le train, qui partit, comme un homme qui fuit devant l'inondation. Mais pareil à ceux-là qui sauvaient du naufrage de leur ville les dieux de la cité, Christophe emportait en lui l'étincelle d'amour qui avait jailli de sa terre, et l'âme sacrée du passé.

Jacqueline et Olivier s'étaient rapprochés, pour un temps. Jacqueline avait perdu son père. Cette mort l'avait profondément remuée. En présence du malheur véritable, elle sentit la misérable niaiserie des autres douleurs; et la tendresse que lui témoignait Olivier ranima son affection pour lui. Elle se trouvait ramenée, de quelques années en arrière, aux tristes jours qui avaient suivi la mort de la tante Marthe, et qui avaient été suivis des jours bénis d'amour. Elle se disait qu'elle était ingrate envers la vie et qu'il fallait lui savoir gré de ne pas vous prendre le peu qu'elle vous avait donné. Ce peu, dont le prix lui était révélé, elle le serrait jalousement contre elle. Un éloignement momentané de Paris, que le médecin avait prescrit pour la distraire de son deuil, un voyage qu'elle fit avec Olivier, une sorte de pèlerinage aux lieux où ils s'étaient aimés pendant la première année de leur mariage, acheva de l'attendrir. Dans la mélancolie de retrouver, au détour du chemin, la chère figure de l'amour, qu'on croyait disparu, et de la voir passer, et de savoir qu'elle disparaîtrait de nouveau,—pour combien de temps? pour toujours, peut-être?—ils l'étreignaient avec une passion désespérée...

—Reste, reste avec nous!

Mais ils savaient bien qu'ils allaient le perdre...

Quand Jacqueline revint à Paris, elle sentait tressaillir dans son corps une petite vie nouvelle, allumée par l'amour. Mais l'amour était déjà passé. Le fardeau qui s'appesantissait en elle ne la rattachait pas à Olivier. Elle n'en éprouvait point la joie qu'elle attendait. Elle s'interrogeait avec inquiétude. Naguère, quand elle se tourmentait, souvent elle avait pensé que la venue d'un petit enfant serait le salut pour elle. Le petit enfant était là, le salut n'était pas venu. Cette pliante humaine qui enfonçait ses racines dans sa chair, elle la sentait avec effroi pousser, boire son sang. Elle restait des journées, absorbée, écoutant, le regard perdu, tout son être aspiré par l'être inconnu qui avait pris possession d'elle. C'était un bourdonnement vague, doux, endormant, angoissant. Elle se réveillait en sursauts de cette torpeur,—moite de sueur, frissonnante, avec un éclair de révolte. Elle se débattait contre le filet où la nature l'avait prise. Elle voulait vivre, elle voulait être libre, il lui semblait que la nature l'avait dupée. Puis, elle avait honte de ces pensées, elle se trouvait monstrueuse, elle se demandait si elle était donc plus mauvaise, ou autrement faite que les autres femmes. Et peu à peu, elle s'apaisait de nouveau, engourdie comme un arbre, dans la sève et le rêve du fruit vivant qui mûrissait en ses entrailles. Qu'allait-il être?...

Lorsqu'elle entendit son premier cri à la lumière, lorsqu'elle vit ce petit corps pitoyable et touchant, tout son cœur se fondit. Elle connut, en une minute d'éblouissement, cette glorieuse joie de la maternité, la plus puissante qui soit au monde: avoir créé de sa souffrance un être de sa chair, un homme. Et la grande vague d'amour qui remue l'univers l'étreignit de la tête aux pieds, la roula, la souleva jusqu'aux cieux... Ô Dieu, la femme qui crée est ton égale; et tu ne connais pas une joie pareille à la sienne: car tu n'as pas souffert...

Puis, la vague retomba; et l'âme retoucha le fond.

Olivier, tremblant d'émotion, se penchait sur l'enfant; et, souriant à Jacqueline, il tâchait de comprendre quel lien de vie mystérieux il y avait entre eux deux et cet être misérable encore à peine humain. Tendrement, avec un peu de dégoût, l'effleura de ses lèvres cette petite tête jaune et ridée. Jacqueline le regardait: jalousement, elle le repoussa; elle saisit l'enfant, et le serra contre son sein, elle le couvrit de baisers. L'enfant cria, elle le rendit; et, la tête tournée contre le mur, elle pleura. Olivier vint vers elle, l'embrassa, but ses larmes; elle l'embrassa aussi, et se força à sourire; puis, elle demanda qu'on la laissât se reposer, avec l'enfant près d'elle... Hélas! qu'y faire, lorsque l'amour est mort? L'homme, qui livre à l'intelligence plus de la moitié de soi-même, ne perd jamais un sentiment fort, sans en conserver dans son cerveau une trace, une idée. Il peut ne plus aimer, il ne peut pas oublier qu'il a aimé. Mais la femme qui a aimé, sans raison, tout entière, et qui cesse d'aimer, sans raison, tout entière, qu'y peut-elle? Vouloir? Se faire illusion? Et quand elle est trop faible pour vouloir, trop vraie pour se faire illusion?...

Jacqueline, accoudée sur son lit, regardait l'enfant avec une tendre pitié. Qu'était-il? Quel qu'il fût, il n'était pas d'elle tout entier. Il était aussi «l'autre». Et «l'autre», elle ne l'aimait plus. Pauvre petit! Cher petit! Elle s'irritait contre cet être qui voulait la rattacher à un passé mort; et, se penchant sur lui, elle l'embrassait, elle l'embrassait...

Le grand malheur des femmes d'aujourd'hui, c'est qu'elles sont trop libres, et pas assez. Plus libres, elles chercheraient des liens, elles y trouveraient un charme et une sécurité. Moins libres, elles se résigneraient a des liens qu'elles sauraient ne pouvoir briser; et elles souffriraient moins. Mais le pire est d'avoir des liens qui ne vous lient pas, et des devoirs dont on peut s'affranchir.

Si Jacqueline avait cru que sa petite maison lui était assignée pour toute la durée de sa vie, elle l'eût trouvée moins incommode et moins étroite, elle se fût ingéniée à la rendre confortable; elle eût fini, comme elle avait commencé: par l'aimer. Mais elle savait qu'elle en pouvait sortir; et elle y étouffait. Elle pouvait se révolter: elle en arriva à croire qu'elle le devait.

Les moralistes d'à présent sont d'étranges animaux. Tout leur être s'est atrophié, au profit des facultés d'observation. Ils ne cherchent plus qu'à voir la vie: à peine à la comprendre, nullement à la vouloir. Quand ils ont reconnu dans la nature humaine et noté ce qui est, leur tâche leur paraît accomplie, ils disent:

—Cela est.

Ils n'essaient point de le changer. Il semble qu'à leurs yeux le seul fait d'exister soit une vertu morale. Toutes les faiblesses se sont trouvées, du coup, investies d'une sorte de droit divin. Le monde se démocratise. Autrefois, le roi seul était irresponsable. Aujourd'hui, ce sont tous les hommes, et, de préférence, la canaille. Les admirables conseillers! Avec beaucoup de peine et un soin scrupuleux, ils s'appliquent à démontrer aux faibles à quel point ils sont faibles, et que, de par la nature, il en a été décrété ainsi, de toute éternité. Que reste-t-il aux faibles, qu'à se croiser les bras? Bien heureux, quand ils ne s'admirent point! À force de s'entendre répéter qu'elle est une enfant malade, la femme s'enorgueillit de l'être. On cultive ses lâchetés, on les fait s'épanouir. Qui s'amuserait à conter complaisamment aux enfants qu'il est un âge dans l'adolescence où l'âme qui n'a pas encore trouvé son équilibre est capable des crimes, du suicide, des pires dépravations physiques et morales, et qui les excuserait,—sur-le-champ, les crimes naîtraient. L'homme même, il suffit de lui répéter qu'il n'est point libre, pour qu'il ne le soit plus et se livre à la bête. Dites à la femme qu'elle est responsable, maîtresse de son corps et de sa volonté,—et elle le sera. Mais lâches que vous êtes, vous vous gardez bien de le dire: car vous avez intérêt à ce qu'elle ne le sache point!...

Le triste milieu où se trouvait Jacqueline acheva de l'égarer. Depuis qu'elle s'était détachée d'Olivier, elle était rentrée dans ce monde qu'elle méprisait quand elle était jeune fille. Autour d'elle et de ses amies mariées, s'était formée une petite société de jeunes hommes et de jeunes femmes riches, élégants, désœuvrés, intelligents et veules. Il y régnait une liberté absolue de pensée et de propos, que tempérait seulement, en l'assaisonnant, l'esprit. Volontiers ils eussent pris la devise de l'abbaye Rabelaisienne:

Fais ce que Vouldras.

Mais ils se vantaient un peu: car ils ne voulaient pas grand'chose; c'étaient les énervés de Thélème. Ils professaient avec complaisance la liberté des instincts; mais ces instincts chez eux étaient fort effacés; et leur dévergondage restait surtout cérébral. Ils jouissaient de se sentir fondre dans la grande piscine fade et voluptueuse de la civilisation, ce tiède bain de boue, où se liquéfient les énergies humaines, les rudes puissances vitales, l'animalité primitive et ses floraisons de foi, de volonté, de passions et de devoirs. Dans cette pensée gélatineuse, le joli corps de Jacqueline se baignait. Olivier ne pouvait l'en empêcher. Il était, lui aussi, touché par la maladie du temps; il ne se croyait pas le droit d'entraver la liberté de celle qu'il aimait, il ne voulait rien obtenir, si ce n'était par l'amour. Et Jacqueline me lui en savait aucun gré, puisque sa liberté était pour elle un droit.

Le pire était qu'elle apportait dans ce monde amphibie un cœur entier qui répugnait à toute équivoque: quand elle croyait, elle se donnait; sa petite âme ardente et généreuse, dans son égoïsme même, brûlait tous ses vaisseaux; et, de sa vie en commun avec Olivier, elle avait conservé une intransigeance morale, qu'elle était prête à appliquer jusque dans l'immoralité.

Ses nouveaux amis étaient bien trop prudents pour se montrer aux autres comme ils étaient. S'ils affichaient, en théorie, une liberté complète à l'égard des préjugés de la morale et de la société, ils s'arrangeaient, dans la pratique, de façon à ne rompre en visière avec aucun qui leur fût avantageux; ils se servaient de la morale et de la société, en les trahissant, comme des domestiques infidèles qui volent leurs maîtres. Ils se volaient même les uns les autres, par habitude et par désœuvrement. Il en était plus d'un parmi ces maris, qui savait que sa femme avait des amants. Ces femmes n'ignoraient point que leurs maris avaient des maîtresses. Ils s'en accommodaient. Le scandale ne commence que lorsqu'on fait du bruit. Ces bons ménages reposaient sur une entente tacite entre associés,—entre complices. Mais Jacqueline, plus franche, jouait bon jeu, bon argent. D'abord, être sincère. Et puis, être sincère. Et encore, et toujours, être sincère. La sincérité était aussi une des vertus que prônait la pensée du temps. Mais c'est ici qu'on voit que tout est sain pour les sains, et que tout est corruption pour les cœurs corrompus. Qu'il est laid parfois d'être sincère! C'est un péché pour les médiocres de vouloir lire au fond d'eux-mêmes. Ils y lisent leur médiocrité; et l'amour-propre y trouve encore son compte.

Jacqueline passait son temps à s'étudier dans son miroir; elle y voyait des choses qu'elle eût mieux fait de ne jamais voir: car, après les avoir vues, elle n'avait plus la force d'en détacher les yeux; et, au lieu de les combattre, elle les regardait grossir: elles devenaient énormes, elles finissaient par s'emparer de ses yeux et de sa pensée.

L'enfant ne suffisait pas à remplir sa vie. Elle n'avait pu l'allaiter; le petit dépérissait. Il avait fallu prendre une nourrice. Gros chagrin, d'abord... Ce fut bientôt un soulagement. Le petit se portait maintenant à merveille; il poussait vigoureusement, comme un brave petit gars, qui ne donnait point de tracas, passait son temps à dormir, et criait à peine, la nuit. La nourrice,—une robuste Nivernaise qui n'en était pas à son premier nourrisson et qui, à chaque fois, se prenait pour lui d'une affection animale, jalouse et encombrante,—semblait la véritable mère. Quand Jacqueline exprimait un avis, l'autre n'en faisait qu'à sa tête; et si Jacqueline essayait de discuter, elle finissait par s'apercevoir qu'elle n'y connaissait rien. Elle ne s'était jamais bien remise, depuis la naissance de l'enfant: un commencement de phlébite l'avait abattue; obligée pendant des semaines à l'immobilité, elle se rongeait; sa pensée fiévreuse ressassait indéfiniment la même plainte monotone et hallucinée: «Elle n'avait pas vécu, elle n'avait pas vécu; et maintenant, sa vie était finie...» Car son imagination était frappée: elle se croyait estropiée pour toujours; et une rancune sourde, âcre, inavouée, montait en elle contre la cause innocente de son mal, contre l'enfant. C'est là un sentiment moins rare qu'on ne croit; mais on jette un voile dessus; celles même qui l'éprouvent ont honte d'en convenir, dans le secret de leur cœur. Jacqueline se condamnait; un combat se livrait entre son égoïsme et l'amour maternel. Quand elle voyait l'enfant qui dormait comme un bienheureux, elle était attendrie; mais aussitôt après, elle pensait avec amertume:

—Il m'a tuée.

Et elle ne pouvait refouler une révolte irritée contre le sommeil indifférent de cet être dont elle avait acheté le bonheur, au prix de sa souffrance. Même après qu'elle fut guérie, quand l'enfant fut plus grand, ce sentiment d'hostilité persista obscurément. Comme elle en avait honte, elle le reportait contre Olivier. Elle continuait de se croire malade; et le souci perpétuel de sa santé, ses inquiétudes, qu'entretenaient les médecins, en cultivant son oisiveté qui qui en était la source,—(séparation de l'enfant, inaction forcée, isolement absolu, semaines de néant à rester étendue, à se faire gaver au lit, comme une bête à l'engrais),—achevèrent de concentrer ses préoccupations sur elle. Étranges cures modernes de la neurasthénie, qui substituent à une maladie du moi une autre maladie, l'hypertrophie du moi! Que ne pratiquez-vous une saignée à leur égoïsme, ou, par quelque réactif moral, que ne ramenez-vous leur sang, s'ils n'en ont pas de trop, de leur tête à leur cœur!

Jacqueline sortit de là, physiquement plus forte, engraissée, rajeunie,—moralement plus malade que jamais. Son isolement de quelques mois avait brisé les derniers liens de pensée qui la rattachaient à Olivier. Tant qu'elle était demeurée près de lui, elle subissait encore l'ascendant de cette nature idéaliste, qui, malgré ses faiblesses, restait constante dans sa foi; elle se débattait en vain contre l'esclavage où la tenait un esprit plus ferme que le sien, contre ce regard qui la pénétrait, qui la forçait à se condamner parfois, quelque dépit qu'elle en eût. Mais dès que le hasard l'eut séparée de cet homme,—qu'elle ne sentit plus peser sur elle son amour clairvoyant,—qu'elle fut libre,—aussitôt succéda à la confiance amicale qui subsistait entre eux, une rancune de s'être ainsi livrée, une haine d'avoir porté si longtemps le joug d'une affection qu'elle ne ressentait plus... Qui dira les rancunes implacables, qui couvent dans le cœur d'un être qu'on aime et dont on se croit aimé? Du jour au lendemain, tout est changé. Elle aimait, la veille, elle le semblait, elle le croyait. Elle n'aime plus. Celui qu'elle a aimé est rayé de sa pensée. Il s'aperçoit tout à coup qu'il n'est plus rien pour elle; et il ne comprend pas: il n'a rien vu du long travail qui se faisait en elle; il ne s'est point douté de l'hostilité secrète qui s'amassait contre lui; il ne veut pas sentir les raisons de cette vengeance et de cette haine. Raisons souvent lointaines, multiples et obscures,—certaines, ensevelies sous les voiles de l'alcôve,—d'autres, d'amour-propre blessé, secrets du cœur aperçus et jugés,—d'autres... qu'en sait-elle, elle-même? Il est telle offense cachée, qu'on lui fit sans le savoir, et qu'elle ne pardonnera jamais. Jamais on ne parviendra à la connaître, et elle-même ne la connaît plus bien; mais l'offense est inscrite dans sa chair: jamais sa chair n'oubliera.

Contre cet effrayant courant de désaffection, il eût fallu pour lutter être un autre homme qu'Olivier,—plus près de la nature, plus simple et plus souple à la fois, ne s'embarrassant pas de scrupules sentimentaux, riche d'instincts, et capable, au besoin, d'actes que sa raison eût désavoués. Il était vaincu d'avance, découragé: trop lucide, il reconnaissait depuis longtemps en Jacqueline une hérédité plus forte que la volonté, l'âme de la mère; il la voyait tomber, comme une pierre, au fond de sa race; et, faible et maladroit, tous les efforts qu'il tentait accéléraient la chute. Il se contraignait au calme. Elle, par un calcul inconscient, tâchait de l'en faire sortir, de lui faire dire des choses violentes, brutales, grossières, afin de se donner des raisons de le mépriser. S'il cédait à la colère, elle le méprisait. S'il en avait honte ensuite et prenait un air humilié, elle le méprisait encore plus. Et s'il ne cédait pas à la colère, s'il ne voulait pas céder,—alors, elle le haïssait. Et le pire de tout: ce silence où ils se muraient, des jours, l'un en face de l'autre. Silence asphyxiant, affolant, où les plus doux des êtres finissent par devenir enragés, où ils sentent par moments un désir de faire du mal, de crier, de faire crier. Silence, noir silence, où l'amour achève de se désagréger, où les êtres, comme des mondes, chacun sur son orbite, s'enfoncent dans la nuit... Ils en étaient venus à un point, où tout ce qu'ils faisaient, même pour se rapprocher, était une cause d'éloignement. Leur vie était intolérable. Un hasard précipita les événements.

Depuis un an, Cécile Fleury venait souvent chez les Jeannin. Olivier l'avait rencontrée chez Christophe; puis, Jacqueline l'invita; et Cécile continua de les voir, même après que Christophe s'était séparé d'eux. Jacqueline avait été bonne pour elle: bien qu'elle ne fût guère musicienne et qu'elle trouvât Cécile un peu commune, elle goûtait le charme de son chant et son influence apaisante. Olivier avait plaisir à faire de la musique avec elle. Peu à peu, elle était devenue une amie de la maison. Elle inspirait confiance: quand elle entrait dans le salon des Jeannin, avec ses yeux francs, son air de santé, son bon rire un peu gros qui faisait du bien à entendre, c'était comme un rayon de soleil qui pénétrait au milieu du brouillard. Le cœur d'Olivier et de Jacqueline en éprouvait un soulagement. Lorsqu'elle partait, ils avaient envie de lui dire:

—Restez, restez encore, j'ai froid!

Pendant l'absence de Jacqueline, Olivier avait vu Cécile plus souvent; et il ne put lui cacher un peu de ses chagrins. Il le fit avec l'abandon irréfléchi d'une âme faible et tendre qui étouffe, qui a besoin de se confier, et qui se livre. Cécile en fut touchée; elle lui versa le baume de ses paroles maternelles. Elle les plaignait tous deux; elle engageait Olivier à ne pas se laisser abattre. Mais soit qu'elle sentît plus que lui la gêne de ces confidences, soit pour quelque autre raison,—elle trouva des prétextes pour venir moins souvent. Sans doute, il lui semblait qu'elle n'agissait pas loyalement envers Jacqueline, elle n'avait pas le droit de connaître ces secrets. Olivier interpréta ainsi son éloignement; et il l'approuva: car il se reprochait d'avoir parlé. Mais l'éloignement lui fit sentir ce que Cécile était devenue pour lui. Il s'était habitué à partager ses pensées avec elle; elle seule le délivrait de la peine qui l'oppressait. Il était trop expert à lire dans ses sentiments pour douter du nom qu'il fallait donner à celui-ci. Il n'en eût rien dit à Cécile. Mais il ne résista pas au besoin d'écrire pour lui ce qu'il sentait. Il était revenu depuis peu à la dangereuse habitude de s'entretenir sur le papier avec sa pensée. Il s'en était guéri pendant ses années d'amour; mais à présent qu'il se retrouvait seul, la manie héréditaire l'avait repris: c'était un soulagement lorsqu'il souffrait, et une nécessité d'artiste qui s'analyse. Ainsi, il se décrivait, il écrivait ses peines, comme s'il les disait à Cécile,—plus librement, puisqu'elle ne les lirait jamais.

Et le hasard voulut que ces pages tombassent sous les yeux de Jacqueline. C'était un jour où elle se sentait plus près d'Olivier qu'elle ne l'avait été depuis des années. En rangeant son armoire, elle avait relu les vieilles lettres d'amour qu'il lui envoyait: elle en avait été émue jusqu'à pleurer. Assise à l'ombre de l'armoire, sans pouvoir achever le rangement, elle avait revécu tout son passé; et elle avait un remords douloureux de l'avoir détruit. Elle songeait au chagrin d'Olivier: jamais elle n'avait pu, de sang-froid, en envisager la pensée; elle pouvait l'oublier; mais elle ne pouvait supporter l'idée qu'il souffrît par elle. Elle avait le cœur déchiré. Elle eût voulu se jeter dans ses bras, lui dire:

—Ah! Olivier, Olivier, qu'est-ce que nous avons fait? Nous sommes fous, nous sommes fous! Ne nous faisons plus souffrir!

S'il était rentré, à ce moment!...

Et ce fut à ce moment, justement, qu'elle trouva ces lettres... Tout fut fini.—Pensa-t-elle qu'Olivier l'avait réellement trompée? Peut-être. Mais qu'importe? La trahison pour elle n'était pas tant dans l'acte, que dans la volonté. Elle eût pardonné plus aisément à celui qu'elle aimait d'avoir une maîtresse, que d'avoir en secret donné son cœur à une autre. Et elle avait raison.

—La belle affaire! diront certains...—(Les pauvres êtres, qui ne souffrent d'une trahison d'amour, que si elle est consommée!... Quand le cœur reste fidèle, les vilenies du corps sont peu de chose. Quand le cœur a trahi, le reste n'est plus rien.)...

Jacqueline ne pensa pas une minute à reconquérir Olivier. Trop tard! Elle ne l'aimait plus assez. Ou peut-être qu'elle l'aimait trop... Non, ce n'était pas de la jalousie! C'était toute sa confiance qui s'écroulait, tout ce qui lui restait secrètement de foi et d'espoir en lui. Elle ne se disait pas qu'elle en avait fait fi, qu'elle l'avait découragé, poussé à cet amour, que cet amour était innocent, et que l'on n'est pas le maître, enfin, d'aimer ou de n'aimer point. Il ne lui venait pas à l'idée de comparer à cet entraînement sentimental son flirt avec Christophe: Christophe, elle ne l'aimait point, il ne comptait point! Dans son exagération passionnée, elle pensa qu'Olivier lui mentait, et qu'elle n'était plus rien pour lui. Le dernier appui lui manquait, au moment où elle tendait la main pour le saisir... Tout était fini.

Olivier ne sut jamais ce qu'elle avait souffert, en cette journée. Mais quand il la revit, il eut l'impression, lui aussi, que tout était fini.

À partir de ce moment, ils ne se parlèrent plus, sinon quand ils étaient devant les autres. Ils s'observaient, comme eux bêtes traquées, qui sont sur leurs gardes, et qui ont peur. Jeremias Gotthelf décrit, avec une bonhomie impitoyable, la situation sinistre d'un mari et d'une femme qui ne s'aiment plus et se surveillent mutuellement, chacun épiant la santé de l'autre, guettant les apparences de maladie, ne songeant nullement à hâter la mort de l'autre, ni même à la souhaiter, mais se laissant aller à l'espérance d'un accident imprévu, et se flattant d'être le plus robuste des deux. Il y avait des minutes où Jacqueline et Olivier s'imaginaient que l'autre avait cette pensée. Et ni l'un ni l'autre ne l'avait; mais c'était déjà trop de la prêter à l'autre, comme Jacqueline, qui, la nuit, dans des secondes d'insomnie hallucinée, se disait que l'autre était le plus fort, l'usait peu à peu, et bientôt triompherait... Délire monstrueux d'une imagination et d'un cœur affolés!—Et penser que, du meilleur d'eux-mêmes, tout au fond, ils s'aimaient!...

Olivier, succombant sous le poids, n'essaya plus de lutter; se tenant à l'écart, il laissa le gouvernail de l'âme de Jacqueline. Abandonnée à elle-même, sans pilote, elle eut le vertige de sa liberté; il lui fallait un maître, contre qui se révolter: si elle n'en avait point, il lui fallait en créer. Alors elle fut la proie de l'idée fixe. Jusque-là, quoi qu'elle souffrît, elle n'avait jamais conçu la pensée de quitter Olivier. À partir de ce moment, elle se crut dégagée de tout lien. Elle voulait aimer, avant qu'il fût trop tard:—(car elle, si jeune encore, elle se croyait déjà vieille).—Elle aima, elle connut ces passions imaginaires et dévorantes qui s'attachent au premier objet rencontré, à une figure entrevue, à une réputation, parfois même à un nom, et qui, après l'avoir agrippé, ne peuvent plus lâcher prise, qui persuadent au cœur qu'il ne saurait se passer de l'objet qu'il a choisi, qui le ravagent tout entier, qui font le vide absolu dans tout ce qui le remplissait du passé: ses autres affections, ses idées morales, ses souvenirs, son orgueil de soi et son respect des autres. Et lorsque l'idée fixe, n'ayant plus rien qui l'alimente, meurt à son tour, après avoir tout brûlé, une nature nouvelle surgit des ruines, une nature sans bonté, sans pitié, sans jeunesse, sans illusions, qui ne pense plus qu'à ronger la vie, comme l'herbe qui ronge les monuments détruits!

Cette fois, comme à l'ordinaire, l'idée fixe s'attacha à l'être le plus décevant pour le cœur. La pauvre Jacqueline s'éprit d'un homme à bonnes fortunes, un écrivain parisien, qui n'était pas beau, qui n'était pas jeune, qui était lourd, rougeaud, fripé, les dents gâtées, d'une sécheresse de cœur effroyable, et dont le mérite principal était d'être à la mode et d'avoir rendu malheureuses un grand nombre de femmes. Elle n'avait même pas l'excuse d'ignorer son égoïsme: car, dans son art, il en faisait parade. Il savait ce qu'il faisait: l'égoïsme enchâssé dans l'art est le miroir aux alouettes, le flambeau qui fascine les faibles. Autour de Jacqueline, plus d'une s'était laissé prendre: tout dernièrement, une jeune femme de ses amies, nouvellement mariée, qu'il avait sans grand'peine pervertie, puis plaquée. Elles n'en mouraient point, encore que leur dépit fût maladroit à se cacher, pour la joie de la galerie. La plus cruellement atteinte était bien trop soucieuse de son intérêt et de ses devoirs mondains pour ne pas maintenir ses désordres dans les limites du sens commun. Elles ne faisaient point d'esclandre. Qu'elles trompassent leur mari et leurs amies, ou qu'elles fussent trompées et souffrissent, c'était en silence. Elles étaient les héroïnes du qu'en-dira-t-on.

Mais Jacqueline était une folle: non seulement elle était capable de faire ce qu'elle disait, mais de dire ce qu'elle faisait. Elle apportait à ses folies une absence de calculs, un désintéressement absolu. Elle avait ce dangereux mérite d'être toujours franche avec elle-même et de ne pas reculer devant les conséquences de ses actes. Elle valait mieux que les autres de son monde: c'est pourquoi elle faisait pis. Quand elle aima, quand elle conçut l'idée de l'adultère, elle s'y jeta à corps perdu, avec une franchise désespérée.

Mme Arnaud était seule, chez elle, et tricotait, avec la tranquillité fiévreuse que Pénélope devait mettre à son fameux ouvrage. Comme Pénélope, elle attendait son mari. M. Arnaud passait des journées entières hors de chez lui. Il avait classe, le matin et le soir. En général, il revenait déjeuner, bien qu'il traînât la jambe et que le lycée fût à l'autre bout de Paris: il s'obligeait à cette longue course, moins par affection, ou par économie, que par habitude. Mais certains jours, il était retenu par des répétitions; ou bien il profitait de ce qu'il était dans le quartier, pour travailler dans une bibliothèque. Lucile Arnaud demeurait seule dans l'appartement vide. À l'exception de la femme de ménage qui venait, de huit à dix heures, faire le gros ouvrage, et des fournisseurs qui, le matin, cherchaient et apportaient les commandes, personne ne sonnait à la porte. Dans la maison, elle ne connaissait plus personne. Christophe avait déménagé, et de nouveaux venus s'étaient installés dans le jardin aux lilas. Céline Chabran avait épousé Augustin Elsberger. Elie Elsberger était parti avec sa famille; on l'avait chargé, en Espagne, de l'exploitation d'une mine. Le vieux Weil avait perdu sa femme, et n'habitait presque jamais son appartement de Paris. Seuls, Christophe et son amie Céline avaient conservé leurs relations avec Lucile Arnaud; mais ils habitaient loin, et, pris par un labeur fatigant, ils restaient des semaines sans venir la voir. Elle ne devait compter que sur elle.

Elle ne s'ennuyait point. Il lui suffisait de peu pour nourrir son intérêt. La moindre tâche journalière. Une toute petite plante, dont elle nettoyait avec des soins maternels le plumage frêle, chaque matin. Son tranquille chat gris, qui avait fini par prendre un peu de ses manières, comme font les animaux domestiques qu'on aime bien: il passait la journée, comme elle, au coin du feu, ou sur sa table auprès de la lampe, surveillant ses doigts qui travaillaient, et parfois levant vers elle ses étranges prunelles qui l'observaient un moment, puis s'éteignaient indifférentes. Les meubles même lui tenaient compagnie. Chacun d'eux était une figure familière. Elle avait un plaisir enfantin à leur faire la toilette, à essuyer doucement la poussière qui s'était attachée à leurs flancs, à les replacer avec mille égards dans leur coin habituel. Elle tenait avec eux un entretien silencieux. Elle souriait au beau meuble ancien, le seul qu'elle possédât, un fin bureau à cylindre Louis XVI. Elle éprouvait, chaque jour, la même joie à le voir. Elle n'était pas moins occupée à faire la revue de son linge: elle passait des heures debout sur une chaise, la tête et les bras enfoncés dans la grande armoire paysanne, regardant et rangeant, tandis que le chat, intrigué, des heures la regardait.

Mais le bonheur était quand, les affaires finies, après avoir déjeuné seule, Dieu sait comment—(elle n'avait pas grand appétit),—après avoir fait dehors les courses indispensables, sa journée terminée, elle rentrait vers quatre heures, et s'installait à sa fenêtre, ou près du feu, avec son ouvrage et son minet. Parfois, elle trouvait un prétexte pour ne pas sortir du tout; elle était heureuse quand elle pouvait rester enfermée, surtout l'hiver, lorsqu'il neigeait. Elle avait horreur du froid, du vent, de la boue, de la pluie, étant elle aussi une petite chatte très propre, délicate et douillette. Elle eût mieux aimé ne pas manger que sortir pour chercher son déjeuner, quand par hasard les fournisseurs l'oubliaient. En ce cas, elle grignotait une tablette de chocolat, ou un fruit du buffet. Elle se gardait bien de le dire à Arnaud. C'étaient là ses escapades. Alors, pendant ces journées de lumière à demi-éteinte, et quelquefois aussi pendant de beaux jours ensoleillés,—(au dehors, le ciel bleu resplendissait, le bruit de la rue bourdonnait autour de l'appartement dans le silence et l'ombre: c'était comme un mirage qui enveloppait l'âme),—installée dans son coin préféré, son tabouret sous les pieds, son tricot dans les mains, elle s'absorbait, immobile, tandis que ses doigts marchaient. Elle avait près d'elle un de ses livres aimés. Un de ces humbles volumes à couverture rouge, une traduction de romans anglais. Elle lisait très peu, à peine un chapitre par jour; et le volume, sur ses genoux, restait longtemps ouvert à la même page, ou même ne s'ouvrait point; elle le connaissait déjà; elle le rêvait. Ainsi, les longs romans de Dickens et de Thackeray se prolongeaient pendant des semaines, dont sa rêverie faisait des années. Ils la berçaient de leur tendresse. Les gens d'aujourd'hui, qui lisent vite et mal, ne savent plus la force merveilleuse qui rayonne des livres que l'on boit lentement. Mme Arnaud n'avait aucun doute que la vie de ces êtres de romans ne fût aussi réelle que la sienne, Il en était à qui elle eût voulu se dévouer: la tendre jalouse lady Castlewood, l'amoureuse silencieuse, au cœur maternel et virginal, lui était une sœur; le petit Dombey était son cher petit garçon; elle était Dora, la femme-enfant, qui va mourir; elle tendait les bras vers ces âmes d'enfants, qui traversent le monde avec des yeux braves et purs; autour d'elle, passait un cortège d'aimables gueux et d'originaux inoffensifs, poursuivant leurs chimères ridicules et touchantes,—et à leur tête, l'affectueux génie du bon Dickens, riant et pleurant à ses rêves. À ces moments, quand elle regardait par la fenêtre, elle reconnaissait parmi les passants telle silhouette chérie ou redoutée du monde imaginaire. Derrière les murs des maisons, elle devinait les mêmes vies. Si elle n'aimait pas à sortir, c'était qu'elle avait peur de ce monde, plein de mystères. Elle apercevait autour d'elle des drames qui se cachent, des comédies qui se jouent. Ce n'était pas toujours une illusion. Dans son isolement, elle était parvenue à ce don d'intuition mystique, qui fait voir dans les regards qui passent bien des secrets de leur vie d'hier et de demain, qu'ils ignorent souvent. Elle mêlait à ces visions véridiques des souvenirs romanesques, qui les déformaient. Elle se sentait noyée dans cet immense univers. Il lui fallait rentrer chez elle, pour reprendre pied.

Mais qu'avait-elle besoin de lire ou de voir les autres? Elle n'avait qu'à regarder en elle. Cette existence pâle, éteinte—vue du dehors,—comme elle s'illuminait, du dedans! Quelle vie pleine! Que de souvenirs, de trésors, dont nul ne soupçonnait l'existence!... Avaient-ils jamais eu quelque réalité?—Sans doute, ils étaient réels, puisqu'ils l'étaient pour elle... Ô pauvres vies, que transfigure la baguette magique du rêve!

Mme Arnaud remontait le cours des années, jusqu'à sa petite enfance; chacune des grêles fleurettes de ses espoirs évanouis refleurissait en silence... Premier amour d'enfant pour une jeune fille, dont le charme l'avait fascinée dès le premier regard; elle l'aimait, comme on aime d'amour, quand on est infiniment pur; elle mourait d'émotion, à se sentir touchée par elle; elle eût voulu baiser ses pieds, être sa fille, se marier avec elle: l'idole s'était mariée, n'avait pas été heureuse, avait eu un enfant qui était mort, était morte... Autre amour, vers douze ans, pour une fillette de son âge qui la tyrannisait, une blondine endiablée, rieuse, autoritaire, qui s'amusait à la faire pleurer et qui ensuite la couvrait de baisers; elles formaient ensemble mille projets romanesques pour l'avenir: celle-là s'était faite Carmélite, brusquement, sans que l'on sût pourquoi; on la disait heureuse... Puis, une grande passion pour un homme beaucoup plus âgé. De cette passion, personne n'avait rien su, pas même celui qui en était l'objet. Elle y avait dépensé une ardeur de dévouement, des trésors de tendresse... Puis, une autre passion: on l'aimait, cette fois. Mais par une timidité singulière, une défiance de soi, elle n'avait pas osé croire qu'on l'aimât, laissé voir qu'elle aimait. Et le bonheur avait passé, sans qu'elle l'eût saisi... Puis... Mais que sert de conter aux autres ce qui n'a de sens que pour soi! Tant de menus faits, qui avaient pris une signification profonde: une attention d'ami; un gentil mot d'Olivier, dit sans qu'il y prît garde; les bonnes visites de Christophe et le monde enchanté qu'évoquait sa musique; un regard d'inconnu: oui, même, chez cette excellente femme, honnête et pure, des infidélités involontaires de pensée qui la troublaient et dont elle rougissait, qu'elle écartait faiblement, et qui lui faisaient tout de même,—étant si innocentes,—un peu de soleil au cœur... Elle aimait bien son mari, quoiqu'il ne fût pas tout à fait celui qu'elle rêvait. Mais il était bon; et un jour qu'il lui avait dit:

—Ma chère femme, tu ne sais pas tout ce que tu es pour moi. Tu es toute ma vie...

Son cœur s'était fondu; et, ce jour-là, elle s'était sentie unie à lui, tout entière, pour toujours. Chaque année les avait attachés plus étroitement l'un à l'autre. Ils avaient fait de beaux rêves ensemble. Rêves de travaux, de voyages, d'enfants. Qu'en était-il advenu?... Hélas!... Mme Arnaud les rêvait encore. Il y avait un petit enfant, auquel elle avait si souvent, si profondément songé, qu'elle le connaissait presque comme s'il était là. Elle y avait travaillé, des années, sans cesse l'embellissant de ce qu'elle voyait de plus beau, de ce qu'elle aimait de plus cher... Silence!...

C'était tout. C'étaient des mondes. Combien de tragédies ignorées, même des plus intimes, au fond des vies les plus calmes, les plus médiocres en apparence! Et la plus tragique:—qu'il ne se passe rien dans ces vies d'espoirs, qui crient désespérément vers ce qui est leur droit, leur bien promis par la nature, et refusé,—qui se dévorent dans une angoisse passionnée,—et qui n'en montrent rien au dehors!

Mme Arnaud, pour son bonheur, n'était pas occupée que d'elle-même. Sa vie ne remplissait qu'une part de ses rêveries. Elle vivait aussi la vie de ceux qu'elle connaissait, ou qu'elle avait connus, elle se mettait à leur place, elle pensait à Christophe, à son amie Cécile. Elle y pensait aujourd'hui. Les deux femmes s'ôtaient prises d'affection l'une pour l'autre. Chose curieuse, des deux c'était la robuste Cécile qui avait besoin de s'appuyer sur la fragile Mme Arnaud. Au fond, cette grande fille joyeuse et bien portante était moins forte qu'elle n'en avait l'air. Elle passait par une crise. Les cœurs les plus tranquilles ne sont pas à l'abri des surprises. Un sentiment très tendre s'était insinué en elle; elle ne voulait point le reconnaître d'abord; mais il avait grandi jusqu'à ce qu'elle fût forcée d'en convenir:—elle aimait Olivier. Les manières douces et affectueuses du jeune homme, le charme un peu féminin de sa personne, ce qu'il avait de faible et de livré, tout de suite l'avaient attirée:—(une nature maternelle aime qui a besoin d'elle).—Ce qu'elle avait ensuite appris des chagrins du ménage lui avait inspiré pour Olivier une pitié dangereuse. Sans doute, ces raisons n'eussent pas suffi. Qui peut dire pourquoi un être s'éprend d'un autre? Ni l'un ni l'autre n'y est pour rien, souvent; c'est l'heure: elle livre par surprise un cœur qui n'est point sur ses gardes à la première affection qui se trouve sur son chemin.—Dès le moment qu'elle ne put en douter, Cécile s'efforça courageusement d'arracher l'aiguillon d'un amour qu'elle jugeait coupable et absurde; elle se fit souffrir longtemps, et elle ne guérit point. Personne ne s'en fût douté: elle mettait sa vaillance à avoir l'air heureuse. Mme Arnaud était seule à savoir ce qu'il lui en coûtait. Cécile venait poser sa tête à la nuque robuste sur la mince poitrine de Mme Arnaud. Elle versait quelques larmes en silence, elle l'embrassait, et puis elle s'en allait en riant. Elle avait une adoration pour cette frêle amie, en qui elle sentait une énergie morale et une foi supérieure à la sienne. Elle ne se confiait pas. Mais Mme Arnaud savait deviner à demi-mot. Le monde lui semblait un malentendu mélancolique. Impossible de le résoudre. On ne peut que l'aimer, avoir pitié, rêver.

Et quand la ruche des rêves bourdonnait trop en elle, quand la tête lui tournait, elle allait à son piano, et laissait ses mains frôler les touches, au hasard, à voix basse, pour envelopper de la lumière apaisée des sons le mirage de la vie...

Mais la brave petite femme n'oubliait pas l'heure des devoirs journaliers; et quand Arnaud rentrait, il trouvait la lampe allumée, le souper prêt, et la figure pâlotte et souriante de sa femme qui l'attendait. Et il ne se doutait point des voyages qu'elle avait faits.

Le difficile avait été de maintenir ensemble, sans heurts, les deux vies: la vie quotidienne, et l'autre, la grande vie de l'esprit, aux horizons lointains. Ce ne fut pas toujours aisé. Heureusement, Arnaud vivait, lui aussi, une vie en partie imaginaire, dans les livres, les œuvres d'art, dont le feu éternel entretenait la flamme tremblante de son âme. Mais il était, ces dernières années, de plus en plus préoccupé par les petits tracas de sa profession, les injustices, les passe-droits, les ennuis avec ses collègues ou avec ses élèves; il était aigri; il commençait à parler de politique, à déblatérer contre le gouvernement et contre les Juifs; il rendait Dreyfus responsable de ses mécomptes universitaires. Son humeur chagrine se communiqua un peu à Mme Arnaud. Elle approchait de la quarantaine. Elle passait par un âge, où sa force vitale était troublée, cherchait son équilibre. Il se fit dans sa pensée de grandes déchirures. Pendant un temps, ils perdirent l'un et l'autre toute raison d'exister: car ils n'avaient plus où attacher leur toile d'araignée. Si faible que soit le support de réalité, il en faut un au rêve. Tout support leur manquait. Ils ne trouvaient plus à s'appuyer l'un sur l'autre. Au lieu de l'aider, il s'accrochait à elle. Et elle se rendait compte qu'elle ne suffisait pas à le soutenir: alors, elle ne pouvait plus se soutenir elle-même. Seul, un miracle était capable de la sauver. Elle l'appelait...

Il vint des profondeurs de l'âme. Mme Arnaud sentit sourdre de son cœur solitaire le besoin sublime et absurde de créer malgré tout, malgré tout de tisser sa toile à travers l'espace, pour la joie de tisser, s'en remettant au vent, au souffle de Dieu, de la porter là où elle devait aller. Et le souffle de Dieu la rattacha à la vie, lui trouva des appuis invisibles. Alors, le mari et la femme recommencèrent tous deux de filer patiemment la magnifique et vaine toile de leurs songes, faite du plus pur de leur sang.

Mme Arnaud était seule, chez elle... Le soir venait.

La sonnette de la porte retentit. Mme Arnaud, réveillée de sa songerie avant l'heure habituelle, tressaillit. Elle rangea soigneusement son ouvrage, et alla ouvrir. Christophe entra. Il était très ému. Elle lui prit affectueusement les mains.

—Qu'avez-vous, mon ami? demanda-t-elle.

—Ah! dit-il, Olivier est revenu.

—Revenu?

—Ce matin, il est arrivé, il m'a dit: «Christophe, viens à mon secours!» Je l'ai embrassé. Il pleurait. Il m'a dit: «Je n'ai plus que toi. Elle est partie.»

Mme Arnaud, saisie, joignit les mains, et dit:

—Les malheureux!

—Elle est partie, répéta Christophe. Partie avec son amant.

—Et son enfant? demanda Mme Arnaud.

—Mari, enfant, elle a tout laissé.

—La malheureuse! redit Mme Arnaud.

—Il l'aimait, dit Christophe, il l'aimait uniquement. Il ne se relèvera pas de ce coup. Il me répète: «Christophe, elle m'a trahi... ma meilleure amie m'a trahi.» J'ai beau lui dire: «Puisqu'elle t'a trahi, c'est qu'elle n'était pas ton amie. Elle est ton ennemie. Oublie-la, ou tue-la!»

—Oh! Christophe, que dites-vous! c'est horrible!

—Oui, je sais, cela vous paraît à tous une barbarie préhistorique: tuer! Il faut entendre votre joli monde parisien protester contre les instincts de brute qui poussent le mâle à tuer sa femelle qui le trompe, et prêcher l'indulgente raison! Les bons apôtres! Il est beau de voir s'indigner contre le retour à l'animalité ce troupeau de chiens mêlés. Après avoir outragé la vie, après lui avoir enlevé tout son prix, ils l'entourent d'un culte religieux... Quoi! cette vie sans cœur et sans honneur, cette matière, un battement de sang dans un morceau de chair, voilà ce qui leur semble digne de respect! Ils n'ont pas assez d'égards pour cette viande de boucherie, c'est un crime d'y toucher. Tuez l'âme, si vous voulez, mais le corps est sacré...

—Les assassins de l'âme sont les pires assassins; mais le crime n'excuse pas le crime, et vous le savez bien.

—Je le sais, mon amie. Vous avez raison. Je ne pense pas ce que je dis... Qui sait! Je le ferais, peut-être.

—Non, vous vous calomniez. Vous êtes bon.

—Quand la passion me tient, je suis cruel comme les autres. Voyez comme je viens de m'emporter!... Mais lorsqu'on voit pleurer un ami qu'on aime, comment ne pas haïr qui le fait pleurer? Et sera-t-on jamais trop sévère pour une misérable qui abandonne son enfant pour courir après un amant?

—Ne parlez pas ainsi, Christophe. Vous ne savez pas.

—Quoi! vous la défendez?

—Je la plains.

—Je plains ceux qui souffrent. Je ne plains pas ceux qui font souffrir.

—Eh! croyez-vous qu'elle n'ait pas souffert, elle aussi? Croyez-vous que ce soit de gaieté de cœur qu'elle ait abandonné son enfant, et détruit sa vie? Car sa vie aussi est détruite. Je la connais bien peu, Christophe. Je ne l'ai vue que deux fois, et seulement en passant; elle ne m'a rien dit d'amical, elle n'avait pas de sympathie pour moi. Et pourtant, je la connais mieux que vous. Je suis sûre qu'elle n'est pas mauvaise. Pauvre petite! Je devine ce qui a pu se passer en elle...

—Vous, mon amie, dont la vie est si digne, si raisonnable!...

—Moi, Christophe. Oui, vous ne savez pas, vous êtes bon, mais vous êtes un homme, un homme dur, comme tous les hommes, malgré votre bonté,—un homme durement fermé à tout ce qui n'est pas vous. Vous ne vous doutez pas de celles qui vivent auprès de vous. Vous les aimez, à votre façon; mais vous ne vous inquiétez pas de les comprendre. Vous êtes si facilement satisfaits de vous-mêmes! Vous êtes persuadés que vous nous connaissez... Hélas! Si vous saviez quelle souffrance c'est parfois pour nous de voir, non que vous ne nous aimez point, mais comment vous nous aimez, et que voilà ce que nous sommes pour ceux qui nous aiment le mieux! Il y a des moments, Christophe, où nous nous enfonçons les ongles dans la paume pour ne pas crier: «Oh! ne nous aimez pas, ne nous aimez pas! Tout, plutôt que de nous aimer ainsi!»... Connaissez-vous cette parole d'un poète: «Même dans sa maison, au milieu de ses enfants, la femme, entourée d'honneurs simulés, endure un mépris mille fois plus lourd que les pires misères»? Pensez à cela, Christophe...

—Ce que vous dites me bouleverse. Je ne comprends pas bien. Mais ce que j'entrevois... Alors, vous-même...

—J'ai connu ces tourments.

—Est-ce possible?... N'importe! Vous ne me ferez pas croire que vous eussiez jamais agi comme cette femme.

—Je n'ai pas d'enfant, Christophe. Je ne sais pas ce que j'aurais fait, à sa place.

—Non, cela ne se peut pas, j'ai foi en vous, je vous respecte trop, je jure que cela ne se peut pas.

—Ne jurez pas! J'ai été bien près de faire comme elle... J'ai de la peine, de détruire la bonne idée que vous avez de moi. Mais il faut que vous appreniez un peu à nous connaître, si vous ne voulez pas être injuste.—Oui, j'ai été à deux doigts d'une folie pareille. Et si je ne l'ai point faite, vous y êtes pour quelque chose. Il y a de cela deux ans. J'étais dans une période de tristesse qui me rongeait. Je me disais que je ne servais à rien, que personne ne tenait à moi, que personne n'avait besoin de moi, que mon mari aurait pu se passer de moi, que c'était pour rien que j'avais vécu... J'étais sur le point de me sauver, de faire Dieu sait quoi! Je suis montée chez vous... Est-ce que vous vous souvenez?... Vous n'avez pas compris pourquoi je venais. Je venais vous faire mes adieux... Et puis, je ne sais pas ce qui s'est passé, je ne sais pas ce que vous m'avez dit, je ne me rappelle plus exactement... mais je sais qu'il y a certains mots de vous... (vous ne vous doutiez pas...) ... ils m'ont été une lumière... Il suffisait de la moindre chose, a ce moment, pour me perdre ou me sauver... Quand je suis sortie de chez vous, je suis rentrée chez moi, je me suis enfermée, j'ai pleuré tout le jour... Et après, c'était bien: la crise était passée.

—Et aujourd'hui, demanda Christophe, vous le regrettez?

—Aujourd'hui? dit-elle. Ah! si j'avais fait cette folie, je serais au fond de la Seine. Je n'aurais pu supporter cette honte, et le mal que j'aurais fait à mon pauvre homme.

—Alors, vous êtes heureuse?

—Oui, autant qu'on peut être heureux, en cette vie. C'est une chose si rare, d'être deux qui se comprennent, qui s'estiment, qui savent qu'ils sont sûrs l'un de l'autre, non par une simple croyance d'amour qui est souvent une illusion, mais par l'expérience d'années passées ensemble, d'années grises, médiocres, même avec—surtout avec le souvenir de ces dangers que l'on a surmontés. À mesure que l'on vieillit, cela devient meilleur.

Elle se tut, et brusquement rougit.

—Mon Dieu, comment ai-je pu raconter?... Qu'est-ce que j'ai fait?... Oubliez, Christophe, je vous en prie! Personne ne doit savoir...

—Ne craignez rien, dit Christophe, en lui serrant la main. C'est une chose sacrée.

Mme Arnaud, malheureuse d'avoir parlé, se détourna un moment. Puis, elle dit:

—Je n'aurais pas dû vous raconter... Mais, voyez-vous, c'était pour vous montrer que même dans les ménages les plus unis, même chez les femmes... que vous estimez, Christophe..., il y a de ces heures, non pas seulement d'aberration, comme vous dites, mais de souffrance réelle, intolérable, qui peuvent conduire à des folies et détruire toute une vie, voire deux. Il ne faut pas être trop sévère. On se fait bien souffrir, même quand on s'aime le mieux.

—Faut-il donc vivre seuls, chacun de son côté?

—C'est encore pis pour nous. La vie de la femme qui doit vivre seule, lutter comme l'homme (et souvent contre l'homme), est quelque chose d'affreux, dans une société qui n'est pas faite à cette idée, et qui y est, en grande partie, hostile...

Elle resta silencieuse, le corps légèrement penché en avant, les yeux fixés sur la flamme du foyer; puis, elle reprit doucement, de sa voix un peu voilée, qui hésitait par instants, s'arrêtait, puis continuait son chemin:

—Pourtant, ce n'est pas notre faute: quand une femme vit ainsi, ce n'est pas par caprice, c'est qu'elle y est forcée; elle doit gagner son pain et apprendre à se passer de l'homme, puisqu'il ne veut pas d'elle quand elle est pauvre. Elle est condamnée à la solitude, sans en avoir aucun des bénéfices: car, chez nous, elle ne peut, comme l'homme, jouir de son indépendance, le plus innocemment, sans éveiller le scandale: tout lui est interdit.—J'ai une petite amie, professeur dans un lycée de province. Elle serait enfermée dans une geôle sans air qu'elle ne serait pas plus seule et plus étouffée. La bourgeoisie ferme ses portes à ces femmes qui s'efforcent de vivre en travaillant; elle affiche pour elles un dédain soupçonneux; la malveillance guette leurs moindres démarches. Leurs collègues du lycée de garçons les tiennent à l'écart, soit parce qu'ils ont peur des cancans de la ville, soit par hostilité secrète, ou par sauvagerie, l'habitude du café, des conversations débraillées, la fatigue après le travail du jour, le dégoût, par satiété, des femmes intellectuelles. Elles-mêmes, elles ne peuvent plus se supporter, surtout si elles sont forcées de loger ensemble, au collège. La directrice est souvent la moins capable de comprendre les jeunes âmes affectueuses, que découragent les premières années de ce métier aride et cette solitude inhumaine; elle les laisse agoniser en secret, sans chercher à les aider; elle trouve qu'elles sont des orgueilleuses. Nul ne s'intéresse à elles. Leur manque de fortune et de relations les empêche de se marier. La quantité de leurs heures de travail les empêche de se créer une vie intellectuelle qui les attache et les console. Quand une telle existence n'est pas soutenue par un sentiment religieux ou moral exceptionnel,—(je dirai même, anormal, maladif: car il n'est pas naturel de se sacrifier totalement),—c'est une mort vivante...—À défaut du travail de l'esprit, la charité offre-t-elle plus de ressources aux femmes? Que de déboires elle réserve à celles qui ont une âme trop sincère pour se satisfaire de la charité officielle ou mondaine, des parlottes philanthropiques, de ce mélange odieux de frivolité, de bienfaisance et de bureaucratie, de cette façon de jouer avec la misère, entre deux flirts, en papotant! Quand l'une d'elles, écœurée, à l'incroyable audace de se risquer seule au milieu de cette misère qu'elle ne connaît que par ouï-dire, quelle vision pour elle! presque impossible à supporter! C'est un enfer. Que peut-elle pour y venir en aide? Elle est noyée dans cet océan d'infortunes. Elle lutte cependant, elle s'efforce de sauver quelques-uns de ces malheureux, elle s'épuise pour eux, elle se noie avec eux. Trop heureuse, si elle a réussi à en sauver un ou deux! Mais elle, qui la sauvera? Qui s'inquiète de la sauver? Car elle souffre, elle aussi, de la souffrance des autres et de la sienne; à mesure qu'elle donne sa foi, elle en a moins pour elle; toutes ces misères s'accrochent à elle; et elle n'a rien à quoi se tenir. Personne ne lui tend la main. Et parfois, on lui jette la pierre... Vous avez connu, Christophe, cette femme admirable qui s'était donnée à l'œuvre de charité la plus humble et la plus méritoire: elle recueillait chez elle les prostituées des rues qui viennent d'accoucher, les malheureuses filles dont l'Assistance publique ne veut pas, ou qui ont peur de l'Assistance publique; elle s'efforçait de les guérir physiquement et moralement, de les garder avec leurs enfants, de réveiller chez elles le sentiment maternel, de leur refaire un foyer, une vie de travail honnête. Elle n'avait pas trop de toutes ses forces pour cette tâche sombre, pleine de déboires et d'amertume,—(on en sauve si peu, si peu veulent être sauvées! Et tous ces petits enfants qui meurent! Ces innocents, condamnés en naissant!...)—Cette femme qui avait pris sur elle toute la douleur des autres, cette innocente qui expiait volontairement le crime de l'égoïsme humain,—comment croyez-vous qu'on la jugeât, Christophe? La malveillance publique l'accusait de gagner de l'argent avec son œuvre, et même avec ses protégées. Elle dut quitter le quartier, partir, découragée...—Jamais vous n'imaginerez assez la cruauté de la lutte qu'ont à livrer les femmes indépendantes contre la société d'aujourd'hui, conservatrice et sans cœur, qui est moribonde, et qui dépense le peu d'énergie qui lui reste à empêcher les autres de vivre.

—Ma pauvre amie, ce n'est pas le lot seulement des femmes. Nous connaissons tous ces luttes. Je connais aussi le refuge.

—Lequel?

—L'art.

—Bon pour vous, non pour nous. Et même parmi les hommes, combien sont-ils, ceux qui peuvent en profiter?

—Voyez notre amie Cécile. Elle est heureuse.

—Qu'en savez-vous? Ah! que vous avez vite fait de juger! Parce qu'elle est vaillante, parce qu'elle ne s'attarde pas sur ce qui l'attriste, parce qu'elle le cache aux autres, vous dites qu'elle est heureuse! Oui, elle est heureuse d'être bien portante et de pouvoir lutter. Mais vous ne savez pas ses luttes. Croyez-vous qu'elle était faite pour cette vie décevante de l'art? L'art! Quand on pense qu'il y a de pauvres femmes qui aspirent à la gloire d'écrire, ou de jouer, ou de chanter, comme au faîte au bonheur! Faut-il qu'elles soient dénuées de tout, qu'elles ne sachent plus à quelle affection se prendre!... L'art! qu'avons-nous à faire de l'art, si nous n'avons tout le reste, avec? Il n'y a qu'une chose au monde qui peut faire oublier tout le reste, tout le reste: c'est un cher petit enfant.

—Et quand on l'a, vous voyez qu'il ne suffit même pas.

—Oui, pas toujours... Les femmes ne sont pas très heureuses. Il est difficile d'être une femme. Beaucoup plus que d'être un homme. Vous ne vous en doutez pas assez. Vous, vous pouvez vous absorber en une passion d'esprit, en une activité. Vous vous mutilez, mais vous en êtes plus heureux. Une femme saine ne le peut pas sans souffrance. Il est inhumain d'étouffer une partie de soi-même. Nous, quand nous sommes heureuses d'une façon, nous regrettons l'autre façon. Nous avons plusieurs âmes. Vous, vous n'en avez qu'une, plus vigoureuse, souvent brutale, et même monstrueuse. Je vous admire. Mais ne soyez pas trop égoïstes! Vous l'êtes beaucoup, sans vous en douter. Vous nous faites bien du mal, sans vous en douter.

—Que faire? Ce n'est pas notre faute.

—Non, ce n'est pas votre faute, mon bon Christophe. Ce n'est ni votre faute, ni la nôtre. Au bout du compte, voyez-vous, c'est que la vie n'est pas du tout une chose simple. On dit qu'il n'y a qu'à vivre d'une façon naturelle. Mais qu'est-ce qui est naturel?

—C'est vrai. Rien n'est naturel dans notre vie. Le célibat n'est pas naturel. Le mariage ne l'est pas non plus. Et l'union libre livre les faibles à la rapacité des forts. Notre société même n'est pas une chose naturelle; nous l'avons fabriquée. On dit que l'homme est un animal sociable. Quelle bêtise! Il a bien fallu qu'il le devînt, pour vivre. Il s'est fait sociable pour son utilité, sa défense, son plaisir, sa grandeur. Cette nécessité l'a amené à souscrire certains pactes. Mais la nature regimbe et se venge de la contrainte. La nature n'a pas été faite pour nous. Nous tâchons de la réduire. C'est une lutte: il n'est pas étonnant que nous soyons souvent battus. Comment sortir de là?—En étant forts.

—En étant bons.

—Oh! Dieu! être bon, arracher son corset d'égoïsme, respirer, aimer la vie, la lumière, son humble tâche, le petit coin du sol où l'on enfonce ses racines! Ce qu'on ne peut avoir en horizons, s'efforcer de l'avoir en profondeur et en hauteur, comme un arbre à l'étroit qui monte vers le soleil!

—Oui. Et d'abord, s'aimer les uns les autres. Si l'homme voulait sentir davantage qu'il est le frère de la femme, et non pas seulement sa proie, ou qu'elle doit être la sienne! S'ils voulaient, tous les deux, dépouiller leur orgueil et penser, chacun, un peu moins à soi, et un peu plus à l'autre!... Nous sommes faibles: aidons-nous. Ne disons pas à celui qui est tombé: «Je ne te connais plus.» Mais: «Courage, ami. Nous sortirons de là.»

Ils se turent, assis devant le foyer, le petit minet entre eux, tous trois immobiles, absorbés, et regardant le feu. La flamme, près de s'éteindre, caressait de son battement d'aile le fin visage de Mme Arnaud, que rosissait une exaltation intérieure qui ne lui était pas coutumière. Elle s'étonnait de s'être ainsi livrée. Jamais elle n'en avait tant dit. Jamais plus elle n'en dirait tant.

Elle posa sa main sur celle de Christophe, et dit:

—Que faites-vous de l'enfant?

C'était à cela qu'elle pensait, depuis le commencement. Elle parlait, elle parlait, elle était une autre femme, elle était comme grisée. Mais à cela seul elle pensait. Dès les premiers mots de Christophe, elle s'était bâti un roman dans son cœur. Elle pensait à l'enfant que la mère avait laissé, au bonheur de l'élever, de tresser autour de cette petite âme ses rêves et son amour. Et elle se disait:

—Non, c'est mal, je ne dois pas me réjouir de ce qui est le malheur des autres.

Mais c'était plus fort qu'elle. Elle parlait, elle parlait, et son cœur silencieux était baigné d'espoir.

Christophe dit:

—Oui, sans doute, nous y avons pensé. Le pauvre petit! Ni Olivier, ni moi ne sommes capables de l'élever. Il faut les soins d'une femme. J'avais songé qu'une amie voudrait bien nous aider...

Mme Arnaud respirait à peine.

Christophe dit:

—Je voulais vous en parler. Et puis, Cécile est venue justement, tout à l'heure. Quand elle a su la chose, quand elle a vu l'enfant, elle était si émue, elle a montré tant de joie, elle m'a dit: «Christophe...»

Le sang de Mme Arnaud s'arrêta; elle n'entendit pas la suite; tout se brouilla devant ses yeux. Elle avait envie de crier:

—Non, non, donnez-le-moi!...

Christophe parlait. Elle n'entendait pas ce qu'il disait. Mais elle fit effort sur elle-même. Elle pensa aux confidences de Cécile. Elle pensa:

—Elle en a plus besoin que moi. Moi, j'ai mon cher Arnaud... et puis toutes mes choses... Et puis, je suis plus vieille...

Et elle sourit, et dit:

—C'est bien.

Mais la flamme du foyer s'était éteinte; et aussi la roseur du visage. Et sur le cher visage las, il n'y avait plus que l'expression habituelle de bonté résignée.

—Mon amie m'a trahi.

Sous cette pensée, Olivier succombait. En vain, Christophe le secouait rudement, par affection.

—Que veux-tu? disait-il. Une trahison d'ami, c'est une épreuve journalière, comme la maladie, la pauvreté, la lutte avec les sots. Il faut être armé contre elle. Si on ne peut y résister, c'est qu'on n'est qu'un pauvre homme.

—Ah! c'est tout ce que je suis. Je n'y mets pas d'orgueil... Un pauvre homme, oui, qui a besoin de tendresse et qui meurt, s'il ne l'a plus.

—Ta vie n'est pas finie: il y a d'autres êtres à aimer.

—Je ne crois plus à aucun. Il n'y a pas d'amis.

—Olivier!

—Pardon. Je ne doute pas de toi. Quoiqu'il y ait des moments où je doute de tout... de moi... Mais toi, tu es fort, tu n'as besoin de personne, tu peux te passer de moi.

—Elle s'en passe encore mieux.

—Tu es cruel, Christophe.

—Mon cher petit, je te brutalise; mais c'est pour que tu te révoltes. Que diable! c'est honteux, de sacrifier ceux qui t'aiment, et ta vie, à quelqu'un qui se moque de toi.

—Que m'importent ceux qui m'aiment! C'est elle que j'aime.

—Travaille! Ce qui t'intéressait autrefois...

—... ne m'intéresse plus. Je suis las. Il me semble que je suis sorti de la vie. Tout m'apparaît loin, loin... Je vois, mais je ne comprends plus... Penser qu'il y a des hommes qui ne se lassent point de recommencer, chaque jour, leur mécanisme d'horloge, leur tâche insipide, leurs discussions de journaux, leur pauvre chasse au plaisir, des hommes qui se passionnent pour ou contre un ministère, un livre, une cabotine... Ah! que je me sens vieux! Je n'ai ni haine, ni rancune, contre qui que ce soit: tout m'ennuie. Je sens qu'il n'y a rien... Écrire? Pourquoi écrire? Qui vous comprend? Je n'écrivais que pour un être; tout ce que j'étais, je l'étais pour lui... Il n'y a rien. Je suis fatigué, Christophe, fatigué. Je voudrais dormir.

—Eh bien, dors, mon petit. Je te veillerai.

Mais c'était ce qu'Olivier pouvait le moins. Ah! si celui qui souffre pouvait dormir des mois, jusqu'à ce que sa peine s'efface de son être renouvelé, jusqu'à ce qu'il soit un autre! Mais nul ne peut lui faire ce don; et il n'en voudrait pas. La pire souffrance lui serait d'être privé de sa souffrance. Olivier était comme un fiévreux, qui se nourrit de sa fièvre. Une véritable fièvre, dont les accès reparaissaient, aux mêmes heures, surtout le soir, à partir du moment où la lumière tombe. Et le reste du temps, elle le laissait brisé, intoxiqué par l'amour, rongé par le souvenir, ressassant la même pensée, pareil à un idiot qui remâche la même bouchée sans pouvoir l'avaler, toutes les forces du cerveau pompées par la seule idée fixe.

Il n'avait pas la ressource, comme Christophe, de maudire son mal, en calomniant de bonne foi celle qui en était cause. Plus clairvoyant et plus juste, il savait qu'il avait sa part de responsabilité et qu'il n'était pas le seul à souffrir: Jacqueline aussi était victime;—elle était sa victime. Elle s'était livrée à lui: qu'en avait-il fait? S'il n'était pas de force à la rendre heureuse, pourquoi l'avait-il liée à lui? Elle était dans son droit, en rompant les liens qui la meurtrissaient.

—Ce n'est pas sa faute, pensait-il. C'est la mienne. Je l'ai mal aimée. Pourtant, je l'aimais bien. Mais je n'ai pas su l'aimer, puisque je n'ai pas su me faire aimer.

Ainsi, il s'accusait; et peut-être avait-il raison. Mais il ne sert pas à grand'chose de faire le procès du passé: cela n'empêcherait point de le recommencer, si c'était à recommencer; et cela empêche de vivre. L'homme fort est celui qui oublie le mal qu'on lui a fait,—et aussi, hélas! celui qu'il a fait, dès l'instant qu'il s'est rendu compte qu'il ne peut le réparer. Mais l'on n'est pas fort par raison, on l'est par passion. L'amour et la passion sont deux parents éloignés; rarement ils vont ensemble. Olivier aimait; il n'était fort que contre lui-même. Dans l'état de passivité où il était tombé, il offrait prise à tous les maux. Influenza, bronchite, pneumonie s'abattirent sur lui. Il fut malade, une partie de l'été. Christophe, aidé de Mme Arnaud, le soigna avec dévouement; et ils réussirent à enrayer la maladie. Mais contre le mal moral, ils étaient impuissants; et ils sentaient peu à peu la fatigue déprimante de cette tristesse perpétuelle et le besoin de la fuir.

Le malheur fait tomber dans une étrange solitude. Les hommes en ont une horreur instinctive. On dirait qu'ils ont peur qu'il ne soit contagieux: à tout le moins, il ennuie; on se sauve de lui. Qu'il est peu d'êtres qui vous pardonnent de souffrir! C'est toujours la vieille histoire des amis de Job. Eliphaz de Theman accuse Job d'impatience. Baldad de Suli soutient que les malheurs de Job sont la peine de ses péchés. Sophar de Naamath le taxe de présomption. «Et à la fin, Elin fils de Barachel de Buz de la famille de Ram, entra dans une grande colère, et se fâcha contre Job, parce que Job assurait qu'il était juste devant Dieu.»—Peu de gens vraiment tristes. Beaucoup d'appelés, peu d'élus. Olivier était de ceux-ci. Comme disait un misanthrope, «il paraissait se complaire à être maltraité. On ne gagne rien à ce personnage d'homme malheureux: on se fait détester.»

Olivier ne pouvait parler de ce qu'il sentait à personne, même à ses plus intimes. Il s'apercevait que cela les assommait. Même son cher Christophe était impatienté de cette peine tenace. Il se savait trop maladroit à y porter remède. Pour dire la vérité, cet homme au cœur généreux, qui avait fait pour son compte l'épreuve de la souffrance, ne parvenait pas à sentir la souffrance d'Olivier. Telle est l'infirmité de la nature humaine! Soyez bon, pitoyable, intelligent, ayez souffert mille morts: vous ne sentirez pas la douleur de votre ami qui a mal aux dents. Si la maladie se prolonge, on est tenté de trouver que le malade exagère ses plaintes. Combien plus, lorsque le mal est invisible, au fond de l'âme! Celui qui n'est pas en cause trouve irritant que l'autre se fasse tant de bile pour un sentiment qui ne lui importe guère. Et enfin, l'on se dit, pour mettre sa conscience en repos:

—Qu'y puis-je? Toutes les raisons ne servent de rien.

Toutes les raisons, cela est vrai. On ne peut faire du bien qu'en aimant celui qui souffre, en l'aimant bêtement, sans chercher à le convaincre, sans chercher à le guérir, en l'aimant et en le plaignant. L'amour est le seul baume aux blessures de l'amour. Mais l'amour n'est pas inépuisable, même chez ceux qui aiment le mieux; ils n'en ont qu'une provision limitée. Quand les amis ont dit ou écrit une fois tout ce qu'ils ont pu trouver de paroles d'affection, quand à leurs propres yeux ils ont fait leur devoir, ils se retirent prudemment, ils font le vide autour du patient, ainsi que d'un coupable. Et comme ils ne sont pas sans une honte secrète de l'aider aussi peu, ils l'aident de moins en moins; ils cherchent à se faire oublier, à oublier eux-mêmes. Et si le malheur importun s'obstine, si un écho indiscret pénètre jusqu'à leur retraite, ils en viennent à juger sévèrement cet homme sans courage, qui supporte mal l'épreuve. Soyez sûrs que s'il succombe, il se trouvera au fond de leur pitié sincère cette sentence dédaigneuse:

—Le pauvre diable! J'avais de lui une meilleure opinion.

Dans cet égoïsme universel, quel ineffable bien peut faire une simple parole de tendresse, une attention délicate, un regard qui a pitié et qui vous aime! On sent alors le prix de la bonté. Et que tout le reste est pauvre, à côté!... Elle rapprochait Olivier de Mme Arnaud, plus que de son Christophe. Cependant Christophe s'obligeait à une patience méritoire; il lui cachait, par affection, ce qu'il pensait de lui. Mais Olivier, avec l'acuité de son regard que la souffrance affinait, apercevait le combat qui se livrait en son ami, et combien sa tristesse lui était à charge. C'était assez pour l'écarter à son tour de Christophe, et lui souffler l'envie de lui crier:

—Va-t'en!

Ainsi, le malheur sépare souvent les cœurs qui s'aiment. Comme le vanneur trie le grain, il range d'un côté ce qui veut vivre, de l'autre ce qui veut mourir. Terrible loi de vie, plus forte que l'amour! La mère qui voit mourir son fils, l'ami qui voit son ami se noyer,—s'ils ne peuvent les sauver, n'en continuent pas moins de se sauver soi-mêmes, ils ne meurent pas avec eux. Et pourtant, ils les aiment mille fois mieux que leur vie...

Malgré son grand amour, Christophe était obligé de fuir Olivier. Il était trop fort, il se portait trop bien, il étouffait dans cette peine sans air. Qu'il était honteux de lui! Il enrageait de ne pouvoir rien pour son ami; et comme il avait besoin de se venger sur quelqu'un, il en voulait à Jacqueline. En dépit des paroles clairvoyantes de Mme Arnaud, il continuait de la juger durement, comme il sied à une âme jeune, violente et entière, qui n'a pas encore assez appris de la vie, pour n'être pas impitoyable envers ses faiblesses.

Il allait voir Cécile et l'enfant qui lui avait été confié. Cécile était transfigurée par sa maternité d'emprunt; elle paraissait toute jeune, heureuse, affinée, attendrie. Le départ de Jacqueline n'avait pas fait naître en elle un espoir inavoué de bonheur. Elle savait que le souvenir de Jacqueline éloignait d'elle Olivier plus encore que Jacqueline présente. D'ailleurs, le souffle qui l'avait troublée était passé: c'était un moment de crise, que la vue de l'égarement de Jacqueline avait contribué à dissiper; elle était rentrée dans son calme habituel, et elle ne comprenait plus très bien ce qui l'en avait fait sortir. Le meilleur de son besoin d'aimer trouvait à se satisfaire dans l'amour de l'enfant. Avec le merveilleux pouvoir d'illusion—d'intuition—de la femme, elle retrouvait celui qu'elle aimait, au travers de ce petit être; ainsi, elle l'avait faible et livré, tout à elle: il lui appartenait; et elle pouvait l'aimer, passionnément l'aimer, d'un amour aussi pur que l'étaient le cœur de cet innocent et ses limpides yeux bleus, gouttelettes de lumière... Non qu'il ne se mêlât à sa tendresse un regret mélancolique. Ah! ce n'est jamais la même chose qu'un enfant de notre sang!... Mais c'est bon, tout de même.

Christophe regardait maintenant Cécile avec d'autres yeux. Il se rappelait un mot ironique de Françoise Oudon:

—Comment se fait-il que toi et Philomèle, qui seriez si bien faits pour être mari et femme, vous ne vous aimiez pas?

Mais Françoise, mieux que Christophe, en savait la raison: quand on est un Christophe, il est rare qu'on aime qui peut vous faire du bien; on aime plutôt qui peut vous faire du mal. Les contraires s'attirent; la nature cherche sa destruction, elle va à la vie intense qui se brûle, de préférence à la vie prudente qui s'économise. Et l'on a raison, quand on est un Christophe, dont la loi n'est pas de vivre le plus longtemps possible, mais le plus fort.

Christophe cependant, moins pénétrant que Françoise, se disait que l'amour est une force inhumaine. Il met ensemble ceux qui ne peuvent se souffrir. Il rejette ceux qui sont de même sorte. Ce qu'il inspire est peu de chose, au prix de ce qu'il détruit. Heureux, il dissout la volonté. Malheureux, il brise le cœur. Quel bien fait-il jamais?

Et comme il médisait ainsi de l'amour, il vit son sourire tendre et ironique, qui lui disait:

—Ingrat!

Christophe n'avait pu se dispenser de venir encore à une soirée de l'ambassade d'Autriche. Philomèle chantait les lieder de Schubert, de Hugo Wolf, et de Christophe. Elle était heureuse de son succès et de celui de son ami, maintenant fêté par l'élite. Même dans le grand public, le nom de Christophe s'imposait; les Lévy-Cœur n'avaient plus le droit de feindre de l'ignorer. Ses œuvres étaient jouées aux concerts; il avait une pièce reçue à l'Opéra-Comique. D'invisibles sympathies s'intéressaient à lui. Le mystérieux ami, qui plus d'une fois avait travaillé pour lui, continuait de seconder ses désirs. Plus d'une fois, Christophe avait senti cette main affectueuse, qui l'aidait en ses démarches: quelqu'un veillait sur lui, et se cachait jalousement. Christophe avait tâché de le découvrir; mais il semblait que l'ami se fût dépité de ce que Christophe n'eût pas cherché plus tôt à le connaître, et il restait insaisissable. Christophe était distrait d'ailleurs par d'autres préoccupations: il pensait à Olivier, il pensait à Françoise; le matin même, il venait de lire dans un journal qu'elle était tombée gravement malade à San Francisco: il se la représentait seule dans une ville étrangère, dans une chambre d'hôtel, se refusant à voir personne, à écrire à ses amis, serrant les dents, attendant, seule, la mort.

Obsédé par ces pensées, il évitait le monde; et il s'était retiré dans un petit salon à l'écart. Adossé au mur, dans un retrait à demi dans l'ombre, derrière un rideau de plantes vertes et de fleurs, il écoutait la belle voix de Philomèle, élégiaque et chaude, qui chantait Le Tilleul de Schubert; et la pure musique faisait monter la mélancolie des souvenirs. En face de lui, au mur, une grande glace reflétait les lumières et la vie du salon voisin. Il ne la voyait pas: il regardait en lui; et il avait devant les yeux un brouillard de larmes... Soudain, comme le vieil arbre de Schubert qui frissonne, il se mit à trembler, sans raison. Il resta quelques secondes ainsi, très pâle, sans bouger. Puis, le voile de ses yeux se dissipant, il vit devant lui, dans la glace, «l'amie» qui le regardait... L'amie? Qui était-elle? Il ne savait rien de plus, sinon qu'elle était l'amie, et qu'il la connaissait; et, les yeux attachés à ses yeux, appuyé contre le mur, il continuait de trembler. Elle souriait. Il ne voyait ni le dessin de son visage et de son corps, ni la nuance de ses yeux, ni si elle était grande ou petite, et comment habillée. Une seule chose il voyait: la divine bonté de son sourire compatissant.

Et ce sourire subitement évoqua en Christophe un souvenir disparu de sa petite enfance... Il avait six à sept ans, il était à l'école, il était malheureux, il venait d'être humilié et battu par des camarades plus âgés et plus forts, tous se moquaient de lui, et le maître l'avait injustement puni; accroupi dans un coin, délaissé, tandis que les autres jouaient, il pleurait tout bas. Une petite fille mélancolique qui ne jouait pas avec les autres,—(il la revoyait en ce moment, lui qui n'y avait jamais pensé, depuis: elle était courte de taille, la tête grosse, les cheveux et les cils d'un blond tout à fait blanc, les yeux d'un bleu très pâle, les joues larges et blêmes, les lèvres gonflées, la figure un peu bouffie, et de petites mains rouges),—elle était venue près de lui, elle s'était arrêtée, son pouce dans sa bouche, et l'avait regardé pleurer; puis, elle avait mis sa menotte sur la tête de Christophe, et elle lui avait dit, timidement, précipitamment, avec le même sourire compatissant:

—Ne pleure pas!...

Alors, Christophe n'y avait plus tenu, il avait éclaté en sanglots, appuyant son nez contre le tablier de la petite qui répétait, d'une voix tremblante et tendre:

—Ne pleure pas...

Elle était morte, quelques semaines après; quand avait lieu cette scène, elle devait être déjà sous la main de la mort... Pourquoi pensait-il à elle, en ce moment? Il n'y avait aucun rapport entre cette petite morte oubliée, humble fillette du peuple en une lointaine ville allemande, et l'aristocratique jeune dame qui le regardait maintenant. Mais il n'est qu'une seule âme pour tous; et bien que les millions d'êtres semblent différents entre eux comme les mondes qui roulent dans le ciel, c'est le même éclair d'amour qui resplendit, à la fois, dans les cœurs séparés par les siècles. Christophe venait de retrouver la lueur qu'il avait vu passer sur les lèvres décolorées de la petite consolatrice...

Cela ne dura qu'une seconde. Un flot de monde bloqua la porte et cacha à Christophe la vue de l'autre salon. Il se renfonça dans l'ombre, hors de l'atteinte du miroir; il craignait que son trouble ne fût remarqué. Mais quand il fut plus calme, il voulut la revoir. Il avait peur qu'elle ne fût partie. Il entra dans le salon; et, au milieu de la foule, il la retrouva aussitôt, quoiqu'elle ne fût plus de même qu'elle lui était apparue dans la glace. Maintenant, il la voyait de profil, assise dans un cercle de dames élégantes; un coude sur le bras du fauteuil, le corps un peu penché, la tête appuyée sur sa main, elle écoutait les causeries, avec un sourire intelligent et distrait; elle avait les traits du jeune saint Jean, les yeux à demi fermés, souriant à sa pensée, dans la Dispute de Raphaël...

Alors, elle leva les yeux, le vit, et ne fut pas étonnée. Et il vit que son sourire était pour lui. Il la salua, ému, et il s'approcha d'elle.

—Vous ne me reconnaissez pas? dit-elle.

À cet instant, il la reconnut:

—Grazia... dit-il[9].

Au même moment, l'ambassadrice, qui passait, se félicitait que la rencontre, depuis longtemps cherchée, se fût enfin produite; et elle présentait Christophe à «la comtesse Berény». Mais Christophe était si ému qu'il n'entendait même pas; et il ne remarquait point ce nom étranger. C'était toujours pour lui sa petite Grazia.

Grazia avait vingt-deux ans. Elle était mariée, depuis un an, à un jeune attaché d'ambassade autrichien, noble, de grande famille, apparenté à un premier ministre de l'empereur, snob, viveur, élégant, prématurément usé, dont elle s'était sincèrement éprise, et qu'elle aimait encore, tout en le jugeant. Son vieux papa était mort. Son mari avait été nommé à l'ambassade de Paris. Par les relations du comte Berény, par son charme et son intelligence propre, la timide fillette qu'un rien effarouchait était devenue une des jeunes femmes le plus en vue, dans la société parisienne, sans faire aucun effort pour cela, et sans en être gênée. C'est une grande force d'être jeune et jolie, et de plaire, et de savoir qu'on plaît. Et c'est une force non moins grande d'avoir un cœur tranquille, très sain et très serein, qui trouve son bonheur dans l'accord harmonieux de ses désirs et de sa destinée. La belle fleur de vie s'était épanouie; mais elle n'avait rien perdu de la calme musique de son âme latine, nourrie de la lumière et de la paix puissante de la terre italienne. Tout naturellement, elle avait pris dans le monde de Paris un ascendant: elle ne s'en étonnait point, et savait en user pour les œuvres artistiques ou charitables qui recouraient à elle; de ces œuvres elle laissait à d'autres le patronage officiel: car, bien qu'elle sût tenir son rang, elle avait conservé de son enfance un peu sauvage dans la villa solitaire au milieu des champs, une secrète indépendance, que le monde fatiguait tout en l'amusant, mais qui savait déguiser son ennui sous l'aimable sourire d'un cœur bon et courtois.

Elle n'avait pas oublié son grand ami Christophe. L'enfant, que brûlait en silence un innocent amour, sans doute n'existait plus. La Grazia d'à présent était une femme très sensée et nullement romanesque. Elle avait une douce ironie pour les exagérations de sa tendresse enfantine. Elle ne laissait pourtant point d'être émue par ces souvenirs. La pensée de Christophe était associée aux heures les plus pures de sa vie. Elle n'entendait pas son nom sans plaisir; et chacun de ses succès la réjouissait, comme si elle y avait part: car elle les avait pressentis. Dès son arrivée à Paris, elle avait cherché à le revoir. Elle l'avait invité, en ajoutant sur la lettre d'invitation son ancien nom de jeune fille. Christophe n'y avait pas fait attention, et il avait jeté l'invitation au panier, sans répondre. Elle ne s'en était pas offensée. Elle avait continué de suivre, sans qu'il le sût, ses travaux et même un peu sa vie. C'était elle, dont la main bienfaisante l'avait secouru, dans la campagne récente menée contre lui par les journaux. La proprette Grazia n'avait guère de rapports avec le monde de la presse; mais quand il s'agissait de rendre service à un ami, elle était capable d'enjôler, avec une malicieuse rouerie, les gens qu'elle aimait le moins. Elle invita le directeur du journal qui menait la meute des aboyeurs; et, en moins de rien, elle lui tourna la tête; elle sut flatter son amour-propre; elle le séduisit si bien, tout en lui en imposant, qu'elle n'eut besoin que de quelques mots, négligemment jetés, d'étonnement méprisant sur les attaques dont Christophe était l'objet, pour que la campagne s'arrêtât net. Le directeur supprima l'article injurieux qui allait paraître le lendemain; et quand le chroniqueur s'informa des motifs de la suppression, il lui lava la tête. Il fit plus: il donna ordre à un de ses gens à-tout-faire de fabriquer dans la quinzaine un article enthousiaste sur Christophe; l'article fut fabriqué, enthousiaste et stupide, à souhait. Ce fut aussi Grazia qui eut l'idée d'organiser à l'ambassade des auditions d'œuvres de son ami, et qui, sachant qu'il patronnait Cécile, aida la jeune chanteuse à se faire connaître. Enfin, par ses relations avec le monde diplomatique allemand, elle commença tout doucement, avec une habileté tranquille, à éveiller l'intérêt du pouvoir pour Christophe banni d'Allemagne; et peu à peu, elle détermina un mouvement d'opinion afin d'obtenir de l'Empereur un décret qui rouvrît les portes de son pays à un grand artiste qui l'honorait. S'il était prématuré d'attendre pour l'instant cet acte de grâce, elle réussit du moins à ce qu'on fermât les yeux sur le voyage de quelques jours qu'il fit dans sa ville natale.

Et Christophe, qui sentait planer sur lui la présence de l'invisible amie, sans pouvoir découvrir qui elle était, venait de la reconnaître dans la figure du jeune saint Jean qui lui souriait dans le miroir.

Ils causaient du passé. Ce qu'ils disaient, Christophe ne le savait guère. Pas plus qu'on ne la voit, on n'entend celle qu'on aime. Et quand on l'aime bien, on ne songe même point qu'on l'aime. Christophe ne s'en doutait pas. Elle était là: c'était assez. Le reste n'existait plus...

Grazia s'arrêta de parler. Un jeune homme très grand, assez beau, élégant, la figure rasée, la tête chauve, l'air ennuyé et méprisant, considérait Christophe à travers son monocle, et, déjà, s'inclinait avec une politesse hautaine.

—Mon mari, dit-elle.

Le bruit du salon reparut. La lumière intérieure s'éteignit. Christophe, glacé, se tut, et répondant au salut, il se retira aussitôt.

Ridicules et dévorantes exigences de ces âmes d'artistes et des lois enfantines qui régissent leur vie passionnée! Cette amie, qu'il avait négligée jadis quand elle l'aimait, et à qui il n'avait plus pensé depuis des années, à peine la retrouvait-il qu'il lui semblait qu'elle était à lui, qu'elle était son bien, et que si un autre l'avait prise, c'est qu'on la lui avait volée: elle-même n'avait pas le droit de se donner à un autre. Christophe ne se rendait pas compte de ce qui se passait en lui. Mais son démon créateur s'en rendait compte pour lui, et enfanta, ces jours-là, certains de ses plus beaux chants de douloureux amour.

Assez longtemps il resta sans la revoir. La peine et la santé d'Olivier l'obsédaient. Un jour enfin, retrouvant l'adresse qu'elle lui avait laissée, il se décida.

En montant l'escalier, il entendit des marteaux d'ouvriers qui clouaient. L'antichambre était en désordre, encombrée de caisses et de malles. Le valet répondit, que la comtesse n'était pas visible. Mais comme Christophe déçu se retirait après avoir remis sa carte, le domestique courut après lui, et le fit rentrer en s'excusant. Christophe fut introduit dans un salon, dont les tapis étaient enlevés et roulés. Grazia vint au-devant de lui, avec son lumineux sourire, la main tendue dans un élan de joie. Toutes les sottes rancunes s'évanouirent. Il saisit cette main dans le même élan de bonheur, et il la baisa.

—Ah! dit-elle, je suis heureuse que vous soyez venu! le craignais tant de partir, sans vous avoir revu!

—Partir, vous allez partir!

L'ombre, de nouveau, retomba.

—Vous le voyez, dit-elle, montrant le désordre de la chambre; à la fin de la semaine, nous aurons quitté Paris.

—Pour longtemps?

Elle fit un geste:

—Qui le sait?

Il fit effort pour parler. Sa gorge était contractée.

—Où allez-vous?

—Aux États-Unis. Mon mari y est nommé premier secrétaire d'ambassade.

—Et ainsi, ainsi, fit-il... (Ses lèvres tremblaient)... c'est fini?

—Mon ami! dit-elle, émue de son accent... Non, ce n'est pas fini.

—Je vous ai retrouvée seulement pour vous perdre!

Il avait les larmes aux yeux.

—Mon ami, répéta-t-elle.

Il mit la main sur ses yeux, et se détourna, pour cacher son émotion.

—Ne soyez pas triste, dit-elle, en lui posant la main sur sa main.

À ce moment encore, il pensa à la petite fille d'Allemagne. Ils se turent.

—Pourquoi êtes-vous venu si tard? demanda-t-elle enfin. J'ai cherché a vous voir. Vous n'avez jamais répondu.

—Je ne savais point, je ne savais point, fit-il... Dites-moi, c'est vous qui tant de fois m'êtes venue en aide, sans que j'aie pu deviner?... C'est à vous que je dois d'avoir pu retourner en Allemagne? C'est vous qui étiez mon bon ange, qui veilliez sur moi?

Elle dit:

—J'étais heureuse de pouvoir quelque chose pour vous. Je vous dois tant!

—Quoi donc? demanda-t-il. Je n'ai rien fait pour vous.

—Vous ne savez pas, dit-elle, ce que vous avez été pour moi.

Elle parla du temps où, fillette, elle le rencontra chez son oncle Stevens, et où elle eut, par lui, par sa musique, la révélation de tout ce qu'il y a de beau dans le monde. Et peu à peu, s'animant doucement, elle lui raconta, par brèves allusions transparentes et voilées, ses émotions d'enfant, la part qu'elle avait prise aux chagrins de Christophe, le concert où il avait été sifflé et où elle avait pleuré, et la lettre qu'elle lui écrivit et à laquelle il ne répondit jamais: car il ne l'avait pas reçue. Et Christophe, en l'écoutant, de bonne foi projetait dans le passé son émotion présente et la tendresse qui le pénétrait pour le tendre visage qui était penché vers lui.

Ils causaient innocemment, avec une joie affectueuse. Et Christophe, en parlant, prit la main de Grazia. Et brusquement, ils s'arrêtèrent tous deux: car Grazia s'aperçut que Christophe l'aimait. Et Christophe s'en aperçut aussi...

Autrefois, Grazia avait aimé Christophe sans que Christophe s'en souciât. Maintenant, Christophe aimait Grazia; et Grazia n'avait plus pour lui qu'une paisible amitié: elle aimait un autre. Comme il arrive souvent, il avait suffi que l'une des deux horloges de leurs vies fût en avance sur l'autre pour que toute leur vie, à tous deux, fût changée...

Grazia retira sa main, que Christophe ne retint point. Et ils restèrent, un moment, interdits, sans parler.

Et Grazia dit:

—Adieu.

Christophe répéta sa plainte:

—Et ainsi, c'est fini?

—C'est mieux sans doute, que les choses soient ainsi.

—Ne nous reverrons-nous pas, avant votre départ?

—Non, dit-elle.

—Quand nous reverrons-nous?

Elle fit un geste de doute mélancolique.

—Alors, à quoi bon, dit Christophe, à quoi bon nous être revus?

Mais au reproche de ses yeux, il répondit aussitôt:

—Non, pardon, je suis injuste.

—Je penserai toujours à vous, dit-elle.

—Hélas! fit-il, je ne puis même pas penser à vous. Je ne sais rien de votre vie.

Tranquillement, elle lui décrivit en quelques mots sa vie habituelle, et comment ses journées se passaient. Elle parlait d'elle et de son mari, avec son beau sourire affectueux.

—Ah! dit-il jalousement, vous l'aimez?

—Oui, dit-elle.

Il se leva.

—Adieu.

Elle se leva aussi. Alors seulement, il remarqua qu'elle était enceinte. Et cela lui fit au cœur une impression inexprimable de dégoût, de tendresse, de jalousie, de pitié passionnée. Elle raccompagna jusqu'à l'entrée du petit salon. À la porte, il se retourna, s'inclina vers les mains de l'amie, et les baisa longuement. Elle ne bougeait point, les yeux à demi fermés. Enfin, il se releva, et, sans la regarder, il sortit rapidement.

... E chi allora m'avesse domandato
di cosa alcuna, la mia risponsione
sarebbe stata solamente AMORE,
con viso vestito d'umiltà...

Jour de la Toussaint. Lumière grise et vent froid, au dehors. Christophe était chez Cécile. Cécile était près du berceau de l'enfant, sur lequel se penchait Mme Arnaud, qui était venue, en passant. Christophe rêvait. Il sentait qu'il avait manqué le bonheur; mais il ne songeait pas à se plaindre: il savait que le bonheur existait... Soleil, je n'ai pas besoin de te voir pour t'aimer! Pendant ces longs jours d'hiver où je grelotte dans l'ombre, mon cœur est plein de toi; mon amour me tient chaud: je sais que tu es là...

Et Cécile aussi rêvait. Elle contemplait l'enfant, et finissait par croire qu'il était son enfant. Ô pouvoir béni du rêve, imagination créatrice de la vie! La vie... Qu'est-ce que la vie? Elle n'est pas ce que la froide raison et ce que nos yeux la voient. La vie est ce que nous la rêvons. La mesure de la vie, c'est l'amour.

Christophe regardait Cécile, dont le visage rustique aux larges yeux rayonnait de la splendeur de l'instinct maternel,—plus mère que la vraie mère. Et il regardait la tendre figure fatiguée de Mme Arnaud. Il lisait sur ces traits, comme en un livre émouvant, les douceurs et les souffrances, cachées de cette vie d'épouse, qui, sans que l'on en soupçonne rien, est parfois aussi riche en douleurs et en joies que l'amour de Juliette ou d'Ysolde. Mais avec plus de grandeur religieuse...

Socia rei humanæ atque divinæ...

Et il pensait que, pas plus que la foi ou le manque de foi, ce ne sont les enfants ou le manque d'enfants qui font le bonheur ou le malheur de celles qui se marient et de celles qui ne se marient pas. Le bonheur est le parfum de l'âme, l'harmonie du cœur qui chante. Et la plus belle des musiques de l'âme, c'est la bonté.

Olivier entra. Ses mouvements étaient calmes; une sérénité nouvelle éclairait ses yeux bleus. Il sourit à l'enfant, serra la main a Cécile et à Mme Arnaud, et se mit à causer tranquillement. Ils l'observaient avec un étonnement affectueux. Il n'était plus le même. Dans l'isolement où il s'était enfermé avec son chagrin, comme la chenille dans le nid qu'elle s'est filé, après un dur travail il avait réussi à dépouiller sa peine comme une coque vide. Nous raconterons, plus loin, comment il avait cru trouver une belle cause à laquelle faire le don de sa vie, qui ne l'intéressait plus que pour la sacrifier; et, comme c'est la loi, du jour où il avait fait dans son cœur un acte de renoncement à la vie, elle s'était rallumée. Ses amis le regardaient. Ils ne savaient point ce qui s'était passé, et ils n'osaient le lui demander; mais ils sentaient qu'il s'était délivré, et qu'il n'y avait plus en lui ni regret, ni amertume, pour quoi que ce fût, contre qui que ce fût.

Christophe, se levant, alla au piano, et dit à Olivier:

—Veux-tu que je te chante une mélodie de Brahms?

—De Brahms? dit Olivier. Tu joues maintenant de ton vieil ennemi?

—C'est la Toussaint, dit Christophe. Jour de pardon pour tous.

Il chanta, à mi-voix, pour ne pas réveiller l'enfant, quelques phrases d'un vieux lied populaire de Souabe:

... Für die Zeit, wo du g'liebt mi hast
Da dank'i dir schön,
Und i wünsch', dass dir's anderswo
Besser mag geh'n...

Pour le temps où tu m'as aimé, je te remercie, et je souhaite qu'ailleurs ce soit mieux pour toi...»)

—Christophe! dit Olivier.

Christophe le serra sur sa poitrine.

—Va, mon petit, lui dit-il, nous avons le bon lot.

Ils étaient assis tous les quatre, près de l'enfant qui dormait. Ils ne parlaient point. Et à qui leur eût demandé quelle était leur pensée,—le visage vêtu d'humilité, ils eussent répondu seulement:

Amour.


[5]La Foire sur la Place.

[6]La Révolte.

[7]Copie textuelle.

[8]Le Matin.

[9]La Foire sur la Place.


La Révolte et La Foire sur la Place ont été publiées d'abord, aux Cahiers de la quinzaine, dirigés par Charles Péguy,—la première, en trois livraisons des 18 novembre, 16 décembre 1906 et 6 janvier 1907;—la seconde, en trois livraisons des 22 et 29 mars 1908.

Antoinette a paru, aux Cahiers de la quinzaine, le 5 avril 1908. Dans la Maison, en deux livraisons des 21 et 28 février 1909. Les Amies, en deux livraisons des 30 janvier et 13 février 1910.


TABLE

ANTOINETTE
DANS LA MAISON
LES AMIES






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or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
volunteers and employees are scattered throughout numerous
locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
date contact information can be found at the Foundation's web site and
official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:

    Dr. Gregory B. Newby
    Chief Executive and Director
    [email protected]

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate

Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

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facility: www.gutenberg.org

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