The Project Gutenberg EBook of Les espionnes à Paris, by Émile Massard

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Title: Les espionnes à Paris
       la vérité sur Mata-Hari, Marguerite Francillard, la femme
              du cimetière, les marraines, une grande vedette parisienne,
              la mort de Marussia

Author: Émile Massard

Release Date: April 2, 2020 [EBook #61738]

Language: French

Character set encoding: UTF-8

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LES   ESPIONNES   A   PARIS

Cᵀ EMILE MASSARD


LES
ESPIONNES
A   P A R I S


LA VÉRITÉ SUR MATA-HARI.—MARGUERITE
FRANCILLARD.—LA FEMME DU CIMETIÈRE.
—LES MARRAINES.—UNE GRANDE VEDETTE
PARISIENNE.  —  LA   MORT   DE   MARUSSIA.


 

A L B I N   M I C H E L,   E D I T E U R
PARIS—22, RUE HUYGHENS, 22—PARIS

TABLE DES MATIÈRES

{1} 

{2} 

{3} 

{4} 

DU MÊME AUTEUR

Pour paraître prochainement:

LES ESPIONS A PARIS

1914-1918


LA TERREUR: LE COMPLOT DES INVALIDES
LA MAITRESSE JALOUSE
DUVAL ET LE «BONNET ROUGE»
L’ESPION TYPE
L’AFFAIRE HANS WRAM.—LES PROTECTEURS MYSTÉRIEUX
UNE FAMILLE D’ESPIONS.—LE HOLLANDAIS FÊTARD
LE CAPITAINE ESTÈVE
DERNIERS MOMENTS DE BOLO PACHA
UN COUP DE THÉATRE.—LE LOUP DANS LA BERGERIE
LES PETITES ANNONCES
LA CRYPTOGRAPHIE ET LA T. S. F.
LE FILS DE L’EMPEREUR MAXIMILIEN
LE SERVICE CHIMIQUE.—LE CONTROLE POSTAL
L’AFFAIRE SWINA-SWOBODA
UNE HISTOIRE TRAGIQUE.—L’ADJUDANT MYSTÉRIEUX
RUSES DE GUERRE
LE CONTRE-ESPIONNAGE A PARIS ET A LONDRES
LA JUSTICE MILITAIRE
LA PREMIÈRE EXÉCUTION DE LENOIR

{5} 

{6} 

Droits de traduction et reproduction réservés pour tous pays.
Copyright 1922 by Albin Michel.

{7} 

AU LECTEUR

Méfiez-vous,
Taisez-vous,
Les oreilles ennemies vous écoutent.

Ce livre n’est pas un roman, c’est un document.

Je l’ai écrit avec mes souvenirs, uniquement avec ce que j’ai vu et entendu. Je n’ai pas pu tout dire, car la défense nationale a encore, aura longtemps peut-être, des secrets.

Mais j’ai pensé qu’on peut dévoiler assez de vérité pour, d’abord détruire les légendes qui se greffent trop vite sur les faits, ensuite renseigner les mobilisés de l’avant sur ce qui s’est passé exactement à l’arrière, enfin mettre les Parisiens au courant des périls auxquels ils ont été exposés et qu’ils n’ont jamais soupçonnés.

Je n’ai appartenu ni aux services des Deuxièmes Bureaux, ni à ceux de la justice militaire: je n’ai{8} donc commis aucune indiscrétion. J’ai révélé des faits que tout le monde a pu connaître, et dont la connaissance est utile à tous les Français.

Il est bon, en effet, qu’on sache: que les espions et les traîtres ont été châtiés par des juges impitoyables, que nos agents ont rivalisé de ruse et d’audace, que les officiers du contre-espionnage ont accompli des prodiges, et que la France a partout été bien servie.

Et il est bon aussi qu’on se rappelle que le courage sans l’adresse, la force sans la vigilance ne servent à rien. Pour se battre il ne faut pas seulement des muscles, il faut des yeux. Voir c’est savoir, et savoir c’est pouvoir.

Maintenant, dans ces pages, qui ont reçu tout d’abord l’hospitalité de la Liberté, on a cru voir un manque de sensibilité.

Quelques-uns m’ont reproché d’avoir parlé sans pitié de ces hommes et de ces femmes qui allaient mourir. Je leur ai répondu:

Quand on est menacé par un serpent on l’écrase. Quand on peut se retourner contre des assassins, qui tentent de vous poignarder dans le dos, on les tue sans gémir sur leur sort.

On peut hésiter à abattre un être vivant qui vous combat face à face, ou qui n’est qu’une brute inconsciente, à immoler un soldat qui obéit et lutte{9} à armes égales et loyales; on ne s’émeut pas devant le châtiment infligé à des misérables qui, par cupidité ou par haine, ont employé la ressource des lâches pour faire massacrer d’innocentes victimes.

Ils tombaient, eux, en lançant un dernier défi à la France pantelante. Nous, nous leur rendions les honneurs.

De la sensibilité, oui et toujours. De la sensiblerie, jamais!

Cᵗ Emile MASSARD,

Officier de la Légion d’honneur, Croix de guerre,
Médaillé de 1870, ancien Commandant du
Quartier Général des Armées de Paris.

{11}{10}

LES   ESPIONNES   A   PARIS

I

MATA-HARI AVANT LA GUERRE

L’exécution de Mata-Hari a eu le don d’émouvoir et même de passionner une certaine partie de l’opinion publique. Pourquoi? Tout simplement à cause de sa qualité d’artiste et sa réputation de jolie femme. Cette grande vedette de music-hall avait su attirer l’attention pendant sa vie; après sa mort la curiosité a suivi son nom, et on a voulu compliquer, embrouiller le drame qui s’est terminé au poteau de Vincennes.

Passe encore pour la curiosité, mais la sympathie dont on a voulu entourer la demi-mondaine est sans excuse. Sans doute il est facile de faire{12} d’une danseuse plus ou moins réputée une héroïne de roman, de la descendre des tréteaux pour la hisser sur un piédestal, de l’entourer d’une atmosphère poétique et sentimentale.

De là à la transfigurer, à l’idéaliser et à en faire une martyre il n’y a qu’un pas.

Les Allemands l’ont compris et ils présentent la grande espionne comme une grande victime. Ils sont dans leur rôle.

Mais que des Français, par snobisme, se rendent complices de la trahison, c’est inadmissible. Et c’est pour détruire la légende créée par des littérateurs mal avisés que nous avons cru devoir mettre à nu l’âme de cette aventurière qui aimait tant, elle, dévoiler son corps en public.

A la vérité pour la célébrer il n’y a qu’un public d’exotisme et de prétendus intellectuels, un public de coco et de morphine. Or il faut la juger non en Parisien—dans le mauvais sens du mot, mais en bon Français.

MAQUILLAGE HINDOU

Mata-Hari aimait à se faire passer pour originaire des Indes néerlandaises, et fille d’un rajah{13} et d’une mère tantôt hindoue et tantôt japonaise.

Elle aurait été enfermée à cinq ans dans un temple bouddhiste où elle aurait appris les danses lascives de Brahma. A peine nubile, à quatorze ans, elle se serait évadée, enlevée par un capitaine de l’armée des Indes.

C’est dans le temple de Burma—on voit qu’on précise—qu’elle aurait appris à charmer et à tromper les hommes. Il est possible que ce soit dans ces pays qu’elle ait acquis l’expérience des mentalités orientales et occidentales, et pétri son cerveau de ce mysticisme, mêlé d’obséquiosité et de subtilité diplomatique, qui la rendait si étrange et si dangereuse. Certainement elle est allée aux Indes.

Revenue en Hollande elle aurait eu deux enfants. En tout cas on a parlé d’une fille, qui avait-dix-huit ans au moment de la guerre et qui résidait à Amsterdam.

Quant à son état civil elle déclarait ne pas en avoir. Dans l’Inde, disait-elle, «on ne donne pas de papiers». Il fallait se fier à sa mémoire qui avouait, en 1917, trente-neuf ans.

Or voici la vérité. Nous avons fait venir son état civil: nous le donnons d’après la traduction hollandaise:

Margaretha, Gertruida, est née d’un père{14} nommé Adam Zelle et de dame Antje van der Meulen, le 7 août 1876, à Leeuwarden, chef-lieu d’arrondissement de Hollande.

Voilà qui fait tomber le maquillage de la prétendue prêtresse hindoue.

Son histoire véridique est simple: elle se maria toute jeune au capitaine Mac Leod, qui l’emmena aux Indes, où elle resta quelques années et c’est seulement après son divorce qu’elle songea à se créer une spécialité de danseuse plus ou moins bouddhique.

Donc elle est allée aux Indes après son mariage et non pas avant.

Elle voyagea ensuite en Europe et fit les délices des music-halls de Rome, Paris et Berlin, de Berlin surtout où elle vécut au milieu des officiers.

En Allemagne ses amants les plus connus furent le kronprinz, le duc de Brunswick et le président du conseil hollandais, Van der Linden. En France elle eut des «amis» partout.

On a cité un ministre de la guerre, un directeur général des affaires étrangères, des généraux, des magistrats, des avocats et même des officiers de réserve attachés au 2ᵉ bureau.

Comme on le verra plus loin, cette Messaline internationale était doublée d’une espionne{15} au service de l’Allemagne bien longtemps avant la guerre.

Ses talents d’artiste ne sont pas contestés. Prêtresse de Terspsichore, c’est possible; mais payée par Krupp, c’est certain.

Elle a commencé par habiter à Neuilly, rue Windsor, un hôtel où elle a donné des fêtes restées fameuses. A ce moment elle était secrètement entretenue par un Allemand qui lui donnait beaucoup d’argent.

Elle habita ensuite 12, boulevard des Capucines, 33, avenue Henri-Martin, 25, avenue Montaigne. On la voyait séjourner souvent au Grand Hôtel et à l’Hôtel Plazza-Athénée.

L’ARTISTE—QUELQUES LETTRES

Elle dansait, et comme l’a si bien remarqué Hepps, dans sa danse il y avait plus de choses encore que Vestris n’en mettait dans un menuet. C’était une vision de brahme du Gange, de divinité dans l’ombre d’un vieux temple, de fleur mystérieuse, de serpent—surtout de serpent—sous des lianes entrelacées.{16}

Un de ses admirateurs l’a dépeinte ainsi:

Elle jaillissait d’entre les tombeaux, et c’était comme l’âme innombrable et silencieuse des nuits qui glissait parmi les sombres sarcophages. Son corps onduleux flottait avec une grâce infinie parmi le désordre des voiles et l’ivresse des parfums. Son regard épanchait la langueur fauve des Orientales authentiques.

Cette description répond bien à la mentalité de Mata-Hari.

Nous avons un grand nombre de ses lettres sous les yeux. Dans l’une d’elles adressée à un compositeur de musique elle trace comme suit le programme d’un de ses sketch:

«Voici ce que je voudrais exactement dire dans ma danse qui doit être comme un poème dont chaque mouvement est un mot et dont tous les mots sont soulignés par la musique.»

Suit une description un peu confuse qui se termine ainsi:

«J’aime l’idée du temple avec la déesse. C’est comme ça que j’ai commencé au musée Guimet où tous mes portraits sont encore exposés.

«On m’a imitée, mais l’idée était de moi et c’est la seule façon de bien encadrer les danses sacrées.

«On peut faire le temple aussi chimérique que l’on veut, car moi je le suis.

[Image non disponible.]

Mata-Hari en costume de danse pour salons

{17}

«La Fleur sacrée sera la légende de la Déesse qui a le pouvoir de s’incarner dans la fleur qu’on lui brûle en offrande... Le prince entre au temple avec des orchidées, les brûle devant elle, et de la fumée s’extase, se lève et danse. Obscurité: déesse et prince ont disparu.

«Je serai l’orchidée tout en or et diamantée. Je sais comment je ferai. Paul peut me demander quand il aura besoin de moi: je suis fixée. Je désire qu’il me dédie la musique.

«La musique de «l’Eau courante» reste comme ouverture parce que le temple est dans la forêt, près de la cascade...»

Plus loin Mata-Hari veut préciser ses idées. On va voir comment elle y parvient:

«Paul doit traduire dans sa musique les phases suivantes: Pose d’incarnation, apparition de la fleur, croissance, épanouissement, resserrement. Trois évolutions qui doivent répondre aux pouvoirs de Brahma, Vichnou et Çiva: création, fécondité, destruction.

«Mais une destruction créative dans laquelle Çiva égale sinon dépasse Brahma. Par la destruction, vers la création dans l’incarnation, c’est ça que je danse et c’est ça que ma danse doit dire.

«Comme vous savez toutes les vraies danses{18} des temples (pas celles de la rue et des places publiques) sont des thèses de théologie et toutes expliquent en gestes et poses les règles des Vèdas, les livres sacrés.»

Dans une autre lettre Mata revient sur son thème favori: la Fleur sacrée, et elle est plus claire que dans ses élucubrations précédentes:

«Pourquoi ne pas faire toute l’histoire dans un temple dans la forêt. Le prince vient implorer la déesse qui est assise sur l’autel comme une statue de bronze. C’est la prêtresse sacrée qui la personnifie et c’est elle qui se lève, s’incarne dans une fleur et dit la prédiction qui au fond veut dire...»

Lisez bien ce passage car il mérite d’être retenu: il contient toute la mentalité de la danseuse:

«Vous mourrez comme tout doit mourir. Vivez des instants belles et glorieuses (sic). Mieux vaut passer sur la terre de courts instants intenses, et disparaître, que de traîner une vieillesse sans beauté ni satisfaction.»

C’est toute la maxime: courte et bonne.

Voici une lettre, d’une autre origine, qui date de janvier 1913, écrite de son hôtel du 11, rue Windsor, à Neuilly, et qui montre la danseuse telle qu’elle était: insouciante et fataliste:{19}

«Cher Monsieur,

«Merci de votre charmante carte et de vos souhaits qui, j’espère, s’accordent avec ce que ma destinée me réserve comme surprise ou comme simple suite naturelle des choses.

«Je crois sincèrement que sur [à] la longue, le bien semé récolte du bien et le mal ou le doute récoltent leur semblable.

«Il y a bien des moments où on croit à un coup du hasard, mais après on voit qu’on l’a provoqué soi-même.

«Tout cela n’est que pour m’excuser de ne pas vous avoir souhaité la bonne année.

«Je crois tant que cela ne sert à rien.

 

(Signé) «Lady Mac-Leod.»

Cette lettre que nous devons à l’obligeance de M. Louis Dumur nous révèle le véritable caractère de l’artiste.

A méditer cette phrase énigmatique:

«Prends-moi en protection (sic) contre tant de choses qui me font mal et qui m’enlèvent l’envie de travailler...»

Evidemment la danseuse est toujours préoccupée...{20}

Mata est orgueilleuse. Elle écrit encore:

«Je veux bien travailler de nouveau et laisser ma vie facile pour des soucis de toute sorte que la gloire donne forcément, mais je veux avoir l’honneur de ce que je fais. Je ne veux plus que d’autres s’en vont (sic) avec mes idées.»

C’est peut-être cet orgueil qui l’a perdue. En effet l’artiste trouvait que les Français ne l’estimaient pas à sa juste valeur. Elle aurait voulu avoir la réputation de Duncan. Et souvent elle entrait dans de violentes colères quand elle ne se voyait pas suffisamment acclamée et honorée.

Les Allemands au contraire la flattaient et la traitaient de «déesse». De là son grand amour pour les Boches. Et cette faiblesse explique bien des choses.

PORTRAIT GRAPHOLOGIQUE

Mata-Hari avait une écriture très grosse, élégante et lisible.

Son français est quelquefois correct, son orthographe ne mérite pas de reproche pour les quelques fautes qu’on relève par-ci par-là, comme le mot «ensemble» qu’elle écrit avec un s, évidem{21}ment parce que quand on est ensemble on est plusieurs...

Ses lettres sont signées tantôt Marguerite, Mata-Hari ou même lady Mac-Leod.

Au surplus voici un portrait graphologique très curieux fait par M. Edouard de Rougemont, et que M. Louis Dumur a bien voulu nous communiquer:

«Ce qui frappe dans cette écriture, c’est l’excessive force impulsive des mouvements et leurs contrastes. L’écriture est comme lancée en avant avec brusquerie, les barres de «t» sont épaisses, les finales longues; puis, elle apparaît contenue, les barres de «t» sont en arrière de la hampe, les finales arrêtées net; tandis que, dans certains mots, les lettres grandissent exagérément, dans d’autres elles se rapetissent, au contraire, à mesure que la plume les trace. Les espacements, les jambages de «m, n, u» s’élargissent et se resserrent tour à tour.

«Toutes ces impulsions contradictoires donnent à la vie intérieure quelque chose de tumultueux, de chaotique, et la valeur de l’activité s’en trouve grandement affectée.

«On ne saurait accorder sa confiance à une nature aussi versatile, agitée, trépidante, toujours prête à des déterminations extrêmes.{22}

«Le frein qui agit constamment sur cette force impétueuse, ne parvient pas à la régler. Elle «s’emballe»: c’est un caractère téméraire, qui mesure mal l’obstacle, obscurément confiante en son destin.

«L’exagération est un des traits les plus marqués de cette nature: c’est une tendance dangereuse, car elle fausse le jugement, entraîne l’imprévoyance, excite la nervosité, produit la colère injustifiée, les résolutions hâtives, ne permettant pas d’envisager les conséquences d’un acte précipité.

«Elle ne se trouble de rien, au milieu de ses passions véhémentes et très diverses: elle garde son sang-froid et montre une effrayante résolution faite de courage et d’aveuglement.

«Si nous cherchons à connaître le mobile de ses actes, nous voyons que l’égoïsme, le calcul et l’orgueil sont les trois maîtres principaux qui tirent parti de ces forces impétueuses que nous venons de reconnaître.

«L’écriture s’étale, se hausse, manifeste de plusieurs façons l’impérieux besoin de plaire, de paraître et la confiance absolue en soi-même. De nombreux mouvements «régressifs» surtout à la tête des «c» minuscules, dénotent la tyrannie du «moi» qui exige sa part, avidement, toujours plus grande. Le goût du faste entraîne celui de{23} la dépense sans mesure, provoque le besoin d’acquérir, âpre, inflexible.

«L’orgueil, l’égoïsme, le besoin de jouissance, servis par une énergie téméraire, peuvent amener les pires résolutions: ces trois passions aidées par l’exagération, qui aveugle, livrent l’âme à toutes les tentations.

«Quelles que soient les qualités de l’intelligence, et elles sont réelles, ces forces nocives dominent tout. Et cependant, ce n’est pas une nature vulgaire; bien au contraire! Elle a un goût très fin, original, une perception avertie des harmonies du beau, un esprit remarquablement vif, compréhensif, qui est cultivé et séduisant.

«Sa nature très exaltée, exagérée, l’oblige à bâillonner la vérité, elle réalise le mensonge dans l’impulsion. Elle est continuellement en défiance contre elle-même, faisant succéder, avec la même fougue, l’expression de la vérité la plus imprudente au mensonge le plus monstrueux, manifestant toujours son caractère excessif.

«C’est une nature extrêmement complexe d’une vigueur peu commune et qui peut réserver les plus grandes surprises, par suite de l’intensité de ses passions, de sa nature exagérée qui l’aveugle.»

Ce portrait est si fidèle qu’il donnerait à croire que la graphologie est une science exacte.{24}

LE MYSTÉRIEUX MARQUIS

Un peu avant la guerre Mata-Hari réside au grand hôtel et cherche un appartement. Elle croit en avoir trouvé un villa Dupont, ou un rez-de-chaussée avenue Henri-Martin.

«Tous deux, dit-elle, se prêtent pour l’installation moderne à la Martine.»

Elle demande à «un Parisien averti» de venir lui donner des conseils, mais elle se ravise et lui écrit:

«Ce soir arrive le marquis de P. qui restera cinq ou six jours. Je vous écrirai quand nous pourrons dîner ensemble.»

Ce marquis de P. est-il le riche Allemand qui entretenait Mata et qui a disparu quelques semaines avant la guerre?

Sur sa vie parisienne les anecdotes abondent. En voici quelques-unes que nous avons relevées un peu partout[A]:

Marguerite Zelle, qui était Hollandaise, tenait à faire croire qu’elle était Hindoue. Elle disait volontiers, avec un zézaiement qui pouvait passer pour exotique:{25}

—Dans mon enfance, quand je dansais devant les rajahs, au bord du Gange...

Ses adorateurs affirmaient qu’elle ressemblait à une statuette de Tanagra,—ce qui était bien extraordinaire pour une femme qui donnait plutôt l’idée d’une Junon:

—Ça ne m’étonne pas, répondait-elle. La chorégraphie grecque est originaire de l’Inde. Ce sont les bayadères hindoues qui, dans un temps très reculé, imaginèrent d’évoluer sous des voiles diaphanes à travers lesquels s’accusaient les contours du corps. Les statuettes de Tanagra reproduisent justement cette sorte de danse...

Elle racontait tout ce qu’elle voulait. Elle plaisait. Des esthètes susurraient qu’elle évoquait les hymnes du Rig-Véda. Que ne susurrent pas les esthètes!

Quelques jours avant le début de la guerre, elle voulut céder à un de nos musées nationaux des pièces de collection, entre autres un service de vieux Saxe.

Elle tâchait de fasciner par des œillades prometteuses le fonctionnaire qu’elle était venue voir.

Elle expliquait qu’elle faisait argent de tout ce qu’elle possédait en France. Elle avait vendu son écurie. Et toujours romanesque, elle ajoutait:

—Pourtant, je n’ai point voulu que Vichnou,{26} mon cheval préféré, tombât au pouvoir d’un nouveau maître. Ce matin, je l’ai tué moi-même en lui perçant le cœur avec un stylet d’or.

Si elle liquidait, en juillet 1914, les biens qui lui appartenaient en notre pays, était-ce parce qu’elle était ruinée? Ou savait-elle que la guerre était déjà décidée par l’Allemagne?

*
**

Elle a fait des passions. Mais a-t-elle aimé? Elle a prétendu que oui... à Vittel, en pleine bataille, en soignant un Russe, le capitaine Marow. Nous en reparlerons. Ce qu’il y a de certain c’est qu’il y avait dans sa vie du mystère.

Elle a «claqué» des fortunes. Cette belle danseuse était une grande mangeuse. Elle avait coutume de dire: «J’ai en horreur les pingres et la pingrerie.» Et cela lui était prétexte à jeter l’argent par les fenêtres et à inciter ses amants à la ruine.

Un désordre supérieur, et qui n’était pas un effet de l’art, comme celui qu’elle apportait dans sa danse, présidait à toutes les manifestations de son existence.

Sa dernière victime, avant la guerre, fut un financier, apparenté par sa femme à un homme politique, plusieurs fois ministre.{27}

Ce financier lui fut présenté au cours d’une soirée, dans un salon très parisien où elle figurait au programme. A peine l’eut-il vue qu’il fut subjugué. Pour elle, il n’hésita pas, en quelques mois, à mettre à peu près sur la paille femme et enfants; pour elle, ce qui est pire, il fit enfin des faux, qui lui valurent dix ans de réclusion.

*
**

Un jour, elle fut remarquée par un nouveau riche, en quête d’une maîtresse susceptible de lui faire honneur.

Les choses allèrent assez loin. Il y eut, dans un grand restaurant du bois, un dîner qui avait tout l’air d’un repas de fiançailles. Ce dîner fut fastueux, mais à la fin l’amphytrion écarta d’un geste digne les boîtes de cigares que le maître d’hôtel disposait sur la table:

—J’en ai de parfaits, déclara-t-il, et qui coûtent moins cher.

Et il sortit de sa poche un étui bourré de Bocks à soixante centimes, qu’il tendit princièrement aux convives.

Mata-Hari eut un geste de dégoût:

—Pouah! dit-elle à son voisin, la caque sent le hareng. Voilà un pingre! Je ne m’entendrai jamais avec cet homme-là!{28}

Ce nouveau riche peut se vanter de l’avoir échappé belle. Déjà à cette époque, Mata-Hari revenait de Hollande. Elle était embochée.

*
**

Enfin, à propos de son divorce avec l’officier hollandais, on prétend que la cause de la rupture entre les deux époux serait celle-ci: Un soir, dans une crise d’érotisme aiguë, le major aurait, de deux coups de dents féroces, arraché le bout des seins de la danseuse.

Et ce serait la raison pour laquelle Mata-Hari, dansant toujours toute nue, cachait cependant ses seins sous deux petites cuirasses rondes.

*
**

Le peintre Paul Frantz Namur, qui a dessiné Mata-Hari dans son atelier de la rue Spontini, a fait d’elle, au moral, cet autre portrait:

«Qui oserait se flatter de l’avoir devinée? J’ai fait d’elle deux portraits, un où on la voit en toilette de ville—je ne sais pas ce qu’il est devenu—l’autre où la danseuse a posé avec un diadème indien et un collier fait d’émeraudes et de topazes. Elle est venue souvent, en effet... Ce qui frappait, ce qui étonnait chez cette femme choyée par la fortune, à qui le destin avait tout donné: grâce,{29} talent, célébrité, ce qui étonnait, c’était une intime et lourde tristesse. Volontiers, elle demeurait prostrée dans un fauteuil et y rêvait, pendant une heure, à des choses secrètes. Je ne puis pas dire que j’ai vu sourire Mata-Hari...

«Elle était superstitieuse comme une Hindoue. Un jour qu’elle se déshabillait, un bracelet de jade coula de son poignet:

«—Oh! cria-t-elle en pâlissant, cela me portera malheur... Vous verrez, cela me présage un malheur... Gardez-le, cet anneau, je ne veux plus le voir...»

Un autre, un journaliste, fait de Mata un portrait plus réaliste: «Une fois, dit-il, j’eus l’occasion de causer avec Mata-Hari. Elle était, ce soir-là, fêtée par des diplomates et j’ai gardé, de ce moment, le curieux souvenir qu’elle avait, en cinq ou six minutes, altéré la vérité...»

Charmante personne! Mais tout cela ce sont des histoires. Voici des faits.{31}{30}

II

MATA-HARI DEVANT LE CONSEIL DE GUERRE

Le 14 octobre 1917, vers six heures du soir, je reçus au quartier général des armées de Paris, dont j’étais le commandant, l’ordre que voici:

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

GOUVERNEMENT MILITAIRE
DE PARIS

Paris, le 14 octobre 1917.

3ᵉ CONSEIL DE GUERRE

Le Commissaire du Gouvernement près le 3ᵉ Conseil de guerre de Paris,

A Monsieur le commandant Emile Massard, Gouvernement Militaire de Paris, Hôtel des Invalides.

J’ai l’honneur de vous confirmer ma communication téléphonique de ce jour:{32}

L’exécution de la condamnée Zelle, dite «Mata-Hari», aura lieu demain matin, 15 octobre 1917, au Polygone de Vincennes, à 6 heures 15.

Une voiture sera rendue chez M. le capitaine Bouchardon, boulevard Pereire, à 4 heures.

Une seconde, chez M. le capitaine Thibaut, place de Vaugirard, à 4 heures 30.

La voiture de la condamnée, à la prison de Saint-Lazare, à 5 heures.

Il y aura lieu également de prendre M. l’avocat-général Wattinne, à 4 heures 30, rue Ampère.

Capitaine Bouchardon.

Recevoir l’ordre de faire exécuter un homme, ou une femme, cause toujours une impression désagréable.

L’ordre concernant Mata-Hari ne m’émut pas outre mesure. En effet j’avais assisté aux deux audiences secrètes du tribunal militaire et je savais pourquoi et comment la célèbre danseuse avait été condamnée.

Le troisième conseil de guerre était présidé par le distingué colonel Semprou, l’ancien chef de la garde républicaine, et siégeait dans la salle de la cour d’assises. Le huis clos était absolu. Personne absolument n’avait pu pénétrer dans la salle et j’étais le seul officier autorisé à assister aux débats.

Les sentinelles ne laissaient pas approcher des portes à moins de dix mètres, et aucun bruit du{33} dehors, aucune influence non plus, ne venait troubler le calme et la majesté de cette justice militaire, si redoutable en apparence, mais si froide et impartiale au fond.

Avant de commencer, prévenons le lecteur que, si nous allons donner des détails—les plus exacts—sur la pièce, comédie et drame, dans laquelle Mata-Hari a joué en grande vedette, il nous sera impossible de tout dire, parce qu’il y a encore des choses qui n’appartiennent pas au public, et qu’il n’y a pas lieu de révéler les noms de certains Français—de bons Français—qui ont été mêlés à la vie de la danseuse.

Comme je l’ai dit en tête de ce livre, la vérité n’en sera pas moins dévoilée, et présentée toute nue—comme la danseuse aimait elle-même à se montrer.

LE JOUR DE LA DÉCLARATION DE GUERRE

Mata-Hari s’appelait de son vrai nom Marguerite-Gertrude Zelle, alias lady Mac-Leod. Elle était la femme divorcée d’un officier hollandais, le capitaine Mac-Leod.

Hollandaise d’origine, elle était surtout cosmo{34}polite de goût. Mata n’a pas seulement dansé dans toutes les capitales, elle a fréquenté—de très près—tous les états-majors et elle a suivi avec les chefs d’armée les grandes manœuvres en France, en Silésie et en Italie.

Dans le civil, nous l’avons dit, elle était au mieux avec les personnages les plus haut placés à Paris, à Berlin et à Rome.

Le jour de la déclaration de guerre, Mata était à Berlin. Elle avait déjeuné avec le préfet de police dans un restaurant à la mode. Mais la foule, ce jour-là, hurlante, déchaînée, avait entouré l’établissement. Il était difficile d’en sortir. Le préfet prit la danseuse dans sa voiture officielle et parcourut avec elle les principales artères de la capitale prussienne.

Ce fait est reconnu par l’espionne.

—Comment étiez-vous dans la voiture du préfet de police à Berlin le jour de la déclaration de guerre? lui demanda le président du Conseil de guerre.

—J’avais connu le préfet au music-hall où je jouais. En Allemagne, la police a le droit de censure sur les costumes de théâtre. On me trouvait trop nue. Le préfet était venu m’examiner. C’est ainsi que nous fîmes connaissance.

—Bien. Vous êtes ensuite entrée au service{35} du chef de l’espionnage allemand, qui vous a chargé d’une mission à Paris, vous a remis trente mille marks et vous a immatriculée H-21.

—C’est vrai, répond la danseuse. J’ai reçu un nom de baptême pour correspondre avec mon ami, et trente mille marks. Mais ces trente mille marks étaient non pas un salaire d’espionne, mais le prix de mes faveurs, car j’étais la maîtresse du chef du service de l’espionnage.

—Nous le savons. Mais le chef de l’espionnage était bien généreux.

—Trente mille, c’était mon prix courant. Mes amants ne me donnaient jamais moins.

—De Berlin, vous êtes venue à Paris, en passant par la Belgique, la Hollande et l’Angleterre. Nous étions en pleine guerre. Qu’êtes-vous venue faire chez nous?

—Je voulais déménager mes meubles de l’hôtel de Neuilly.

—Soit, mais après vous êtes allée au front où vous y êtes restée sept mois, sous prétexte que vous étiez attachée à une ambulance de Vittel.

—C’est vrai. Je voulais, en restant à Vittel, où je n’étais pas infirmière, me dévouer à un pauvre capitaine russe, le capitaine Marow, qui était devenu aveugle. Je voulais racheter ma vie de débauche en me consacrant au soulagement de{36} l’infirmité d’un officier malheureux que j’aimais. C’est même le seul homme que j’aie jamais aimé.

Le fait paraît exact. Le capitaine Marow, de l’armée russe, était un mutilé pour qui Mata semble avoir éprouvé une réelle affection. Elle le soignait tendrement... et lui donnait de l’argent. Cet officier, au dire du comte Ignatief qui l’a connu, serait actuellement dans un couvent et aurait été blessé au début de la guerre.

Je vois toujours Mata-Hari, droite dans le box des accusés. Très grande, svelte, le visage un peu en lame de couteau, elle avait, par moments, un air rêche et désagréable, malgré ses beaux yeux pervenche et ses traits réguliers.

Dans sa robe bleue, décolletée en pointe très bas, avec son chapeau tricorne coquettement militaire, elle ne manquait pas d’élégance, mais elle était totalement dépourvue de grâce, ce qui paraîtra surprenant pour une danseuse. Elle était tellement allemande de forme et de cœur...

Ce qui frappait chez elle, c’était son air résolu et la forte intelligence dont elle faisait preuve à chaque instant.

Elle ne niait rien de ce que lui reprochait l’accusation et elle avait réponse à tout. Elle aimait à se proclamer vicieuse. Traitée de Messaline, elle{37} ne se cabrait pas; elle contestait seulement l’évidence: courtisane, oui, espionne, non.

Mata avait une psychologie très originale. L’homme, pour elle, c’était l’officier de tout grade et de toute nationalité.

—Tout ce qui n’est pas officier, proclamait-elle, ne m’intéresse pas. L’officier est un être à part, une sorte d’artiste, vivant au grand air dans l’éclat des armes sous un uniforme toujours séduisant. Oui, j’ai eu de nombreux amants, mais c’étaient de beaux soldats, braves, toujours prêts à se battre et, en attendant, toujours aimables et galants. Pour moi, l’officier forme une race à part. Je n’ai jamais aimé que l’officier et je ne me suis jamais occupée de savoir s’il était allemand, italien ou français.

Cette étrange mentalité, affichée avec cynisme par la danseuse, était, peut-être, croyait-elle, de nature à flatter les membres du Conseil de guerre. Elle ne provoqua qu’un sentiment de dégoût.

—Revenons à votre existence mouvementée, lui dit sèchement le colonel. A Vittel, vous avez appris beaucoup de choses et vous n’avez cessé de correspondre avec Amsterdam. Votre attitude éveille les soupçons, vous vous sentez surveillée, vous prenez peur et vous revenez précipitamment à Paris.{38}

Le colonel président poursuit:

—Vous fréquentiez des officiers, des aviateurs. Vous étiez très intime avec certains d’entre eux et ces braves vous considéraient comme une honnête femme. C’est sur l’oreiller que vous avez surpris des indications sur l’endroit où nous allions déposer, au delà des lignes ennemies, les agents chargés de nous renseigner. Vous avez donné des indications précises sur ce point aux Allemands et fait fusiller ainsi un grand nombre de soldats.

—Il est vrai que, du front, je correspondais avec mon amant qui était non plus à Berlin, mais à Amsterdam. Ce n’est pas ma faute s’il était chef du service d’espionnage, mais je ne lui communiquais rien.

Cette réponse, dont on jugera la valeur, donne une idée du système de défense employée par l’espionne.

GRAVE CONSTATATION

Le Président du Conseil de Guerre lui pose ensuite cette question beaucoup plus grave que les autres.

—Quand vous étiez au front vous avez eu{39} connaissance des préparatifs qui se faisaient pour l’offensive de 1916?

—Je savais par des amis, officiers, qu’on préparait quelque chose, c’est certain. Mais même si je l’avais voulu je n’aurais pas pu informer les Allemands, et je ne les ai pas prévenus parce que je ne le pouvais pas.

—Cependant vous correspondiez toujours avec Amsterdam par l’intermédiaire d’une légation où on recevait vos lettres, croyant que vous écriviez à votre fille.

—J’écrivais, je l’avoue. Mais je n’envoyais pas de renseignements.

—Nous avons la preuve du contraire. Nous savions tout au moins à qui vous écriviez.

A cette affirmation la danseuse pâlit. Elle devina qu’on avait du «regarder» dans la boîte aux lettres de la légation, et elle n’insista pas.

La preuve que Mata-Hari avait renseigné l’ennemi sur les préparatifs de l’offensive, la preuve de la trahison était établie par sa correspondance.

Les juges l’ont déclaré dans leur jugement.

—Certainement, une femme de théâtre comme moi ne pouvait manquer d’attirer l’attention. C’est tout naturel, j’ai été suivie...

—A Paris vous vous voyez de plus en plus épiée. On vous serre de près. Vous allez être{40} arrêtée. C’est alors que, affolée, vous allez trouver le chef des renseignements et que vous lui proposez de vous mettre à son service. C’est le moyen auquel ont recours tous les espions qui vont être pris.

—J’avais de belles relations et je n’avais plus beaucoup d’argent. Rien d’extraordinaire à ce que je me sois offerte pour être utile à la France.

—Oui, parce que les Allemands ne pouvaient plus vous envoyer de fonds... à ce moment-là. Mais ils n’ont pas tardé à vous faire parvenir dix mille marks par la légation de...

—C’était de l’argent de mon ami.

—De votre ami, le chef de l’espionnage. Enfin vous voici espionne au compte de la France. Que faites-vous?

—Je donne des renseignements au chef du 2º bureau sur les points de la côte du Maroc où les sous-marins allemands vont débarquer des armes, renseignements très utiles et très importants...

—Ah! Et d’où teniez-vous ces renseignements? S’ils étaient exacts, c’est que vous étiez en relations directes avec l’ennemi. S’ils étaient faux, c’est que vous nous trompiez.

Cette fois, le colonel président a porté un coup droit à l’accusée qui balbutie, chancelle un instant, puis se reprend et, rouge de colère, s’écrie:{41}

—Après tout, j’ai fait ce que je pouvais pour la France. Mes renseignements étaient bons. Je ne suis pas Française, moi, et je ne vous dois rien... Vous cherchez à m’embrouiller... je ne suis qu’une pauvre femme, et, pour des officiers, vous n’êtes pas galants...

Alors, le commissaire du gouvernement Mornay, d’une voix chaude, d’un geste noble, en s’inclinant presque vers Mata:

—Nous défendons notre pays, madame, excusez-nous!

La danseuse, surprise, reste interloquée, puis cherche à dissimuler son inquiétude en prenant une attitude arrogante:

—Je ne suis ni Française ni Allemande, dit-elle. J’appartiens à un pays neutre. On me persécute et on est injuste envers moi. On n’est pas galant, je le répète.

Quelques minutes plus tard elle dira au terrible lieutenant Mornay:

—Comme il est méchant cet homme!

Mais l’accusée n’en a pas fini avec l’accusation. Nous avons vu qu’elle s’était présentée au 2º bureau. Celui-ci, qui la soupçonnait depuis longtemps (elle lui avait été signalée la première fois par le service anglais) avait feint d’accepter ses services.{42}

—Que pouvez-vous faire pour nous, lui demanda le capitaine L...?

Mata, qui songeait surtout à quitter la France tout en accomplissant un exploit qui lui aurait valu l’admiration de ses amis, les officiers boches, Mata eut cette idée de génie:

—Je pourrais vous être utile en Belgique, dit-elle. Je vais m’y rendre; donnez-moi les noms et adresses de vos agents secrets dans ce pays, je leur porterai vos instructions...

—Bonne idée, fit le colonel G. On va vous donner ces noms.

On dressa une liste de faux noms qu’on lui remit comme un secret précieux. Parmi ces noms un seul était exact: c’était celui d’un espion double très suspect.

Trois semaines après... l’espion double était fusillé à Bruxelles par les Prussiens.

C’était une nouvelle preuve de sa culpabilité. Aussi Mata-Hari avait-elle hâte de quitter la France.

Elle voulait absolument se rendre en Belgique, pour, disait-elle, nous envoyer des renseignements, en réalité parce qu’elle était sérieusement inquiète.

On décida de la laisser partir.

Notre bureau de renseignements l’expédia en Angleterre, d’où, soi-disant, elle prendrait le ba{43}teau pour Amsterdam. Mais les Anglais, prévenus, l’arrêtèrent et la refoulèrent sur... l’Espagne.

Nos officiers en agissant ainsi avaient fait preuve de beaucoup de prudence et de mansuétude.

Malgré les incidents de Vittel, et les fragments de papier trouvés chez elle, malgré les lettres mises dans la boîte de la Légation et lues par nos agents, le service n’avait pas encore la preuve matérielle décisive, de sa culpabilité et le 2º bureau s’en était débarrassé en l’envoyant se faire pendre ailleurs.

Peut-être aussi ses nombreuses relations à Paris avaient-elles empêché son arrestation immédiate...

Enfin, elle avait quitté la France.

Ce fut le commencement de ses déboires.

LA PREUVE DÉCISIVE

Voici Mata en Espagne. Elle voulait aller à Amsterdam et elle se trouvait à Madrid, presque sans argent! Comme une dame fortunée et de qualité, elle descendit au Grand Hôtel, où elle savait rencontrer l’attaché militaire français et l’attaché naval allemand.{44}

Ici une parenthèse. Pendant la guerre, l’Espagne—et la Suisse—furent le centre de l’espionnage allemand. A Barcelone se trouvait le dépôt de recrutement des espions, à Madrid le bureau des renseignements.

C’est à Barcelone que le capitaine Estève, de l’armée coloniale française, vint se faire embaucher. On lui donna 300 francs (son retour en France payé). Pas un sou de plus! Les Boches, en effet, n’étaient pas généreux avec leurs espions; une fois admis, le malheureux devait marcher au doigt, et presque à l’œil—sinon il était dénoncé à son pays. Beaucoup de traîtres, qui ne pouvaient plus être utiles aux Allemands, nous ont été livrés par eux... pour ne pas avoir à les payer. Ils leur réglaient leur compte avec des balles françaises.

Au Grand Hôtel de Madrid, Mata s’abouche immédiatement avec l’attaché naval allemand, le lieutenant von Kroon[B] et H. 21 se fait reconnaître. On la voit ensuite rôder autour de l’attaché militaire français; elle s’installe à une table voisine de la sienne, cherche tous les prétextes pour lier conversation. Mais l’officier français, prévenu, reste impassible, ne répond à aucune de{45} ses avances, et la danseuse en est pour ses frais d’œillades et d’amabilités.

Mata n’a plus rien à faire à Madrid. Les Allemands ont hâte de la renvoyer en France.

C’est ici que se place un incident capital.

Von Kroon—à moins que ce soit von Kallé—l’officier allemand, avait payé les faveurs de Mata avec quelques bijoux. Mais Mata les rendit: elle préférait des espèces sonnantes, car, ayant dansé tout l’été, elle était fort démunie quand la bise fut venue. L’officier ne voulait pas ou ne pouvait pas prendre les sommes nécessaires sur sa cassette particulière. Il fut convenu que Mata rentrerait à Paris et que là elle recevrait les 15.000 pesetas dont elle avait un urgent besoin. C’est ce qui la perdit.

L’agent allemand télégraphia à Amsterdam en demandant de l’argent pour H. 21.

La Tour Eiffel enregistra le télégramme.

Nous sûmes vite—je ne puis dire comment, mais nous acquîmes la certitude—qu’il s’agissait de Mata.

Celle-ci se présenta à la légation de X..., toucha la somme annoncée et... son arrestation fut aussitôt décidée.{46}

L’ARRESTATION

Ce n’est pas sans une certaine hésitation (?) que cette mesure fut prise.

Quand le commissaire de police Triolet se présenta à l’hôtel où elle logeait pour procéder à son arrestation, Mata-Hari était couchée et entièrement nue. Sans se couvrir, et avec une impudeur plus que choquante, elle procéda à sa toilette devant les inspecteurs, en demandant:

—C’est sans doute pour l’affaire de Belgique que vous venez me chercher?

L’espionne avait, on le sait, demandé à être envoyée en Belgique pour surveiller nos agents!

—Oui! Oui! fit le commissaire.

Celui-ci, dans la crainte d’un mouvement de colère de la danseuse, n’avait osé l’avertir qu’il la mettait en état d’arrestation, ni lui montrer le mandat dont il est porteur.

Ce n’est qu’en arrivant au 2ᵉ bureau que le commissaire lui remit le mandat. Mata le prit, sans le lire, et dit en entrant:

—Auquel de ces messieurs dois-je remettre ce papier?{47}

—D’abord, répliqua brutalement le capitaine L..., dites-nous depuis quand, H. 21, vous êtes au service de l’Allemagne?

—Je ne comprends pas, fit Mata en pâlissant.

—H. 21, dites-nous depuis combien de temps vous êtes au service de l’Allemagne?

Il s’ensuivit une explication fort vive, à la suite de laquelle Mata Hari alla coucher à Saint-Lazare.

Reprenons maintenant l’interrogatoire.

CONFONDUE!

Le colonel donna connaissance du fameux radio de Madrid.

—Vous ne pouvez nier, lui dit le colonel président, que vous êtes allée chercher à la légation de... la somme que le lieutenant von Kroon vous avait promise à Madrid?

Et Mata, imperturbable, de recourir à son système de défense favori et de répondre avec aplomb:

—C’est parfaitement exact. Le lieutenant von Kroon ne voulant pas payer mes caresses avec son{48} argent, avait trouvé plus commode de les faire payer avec l’argent de son gouvernement!...

—Le Conseil de guerre prendra cette explication pour ce qu’elle vaut, observa le colonel. Vous reconnaissez que l’argent venait du chef de l’espionnage allemand à Amsterdam?

—Parfaitement. L’argent venait de mon ami de Hollande qui payait sans le savoir les dettes de mon ami d’Espagne.

On ne put tirer autre chose de l’accusée. Elle avait reçu «le coup du télégramme» comme un coup de massue sur la tête. Elle chancelait, blême, les yeux hagards, la bouche crispée d’où les phrases sortaient en mots hachés:

—Je... je.. vous dis que... que c’était pour... pour... payer mes nuits d’amour. C’est... c’est mon prix. Croyez-moi... soyez galants, messieurs les officiers français...

—Tout cela ne prouve rien! voulut dire l’avocat, Mᵉ X..., qui, empressé, très empressé auprès de sa cliente, lui offrait un flacon de sels et lui tendaient une bonbonnière.

—Je n’ai pas besoin de tout cela, lui dit Mata en le repoussant durement. Je ne suis pas une petite femme. Je serai forte!

Et la danseuse, tournée vers le conseil, lançait des regards de défi!{49}

Cette fois, elle était bien touchée, et visiblement elle se sentait perdue.

L’audience fut suspendue sur ce coup de théâtre. On ne peut dire que l’impression fut profonde puisqu’il n’y avait pas d’auditoire. La grande salle des appels correctionnels était déserte et nue. Les factionnaires dans les couloirs étaient toujours farouches. Il y avait partout, sur les bancs poussiéreux et vides, dans l’atmosphère grisâtre d’une après-midi sans soleil, comme une ombre de désolation et de tristesse. On pensait à ces pauvres poilus qui là-bas se battaient face à face avec l’ennemi, et qu’une misérable femme, tout enguirlandée de fourrures et de fleurs, faisait poignarder dans le dos.

LE DÉFENSEUR

Pendant la suspension, le défenseur s’approcha de moi. Comme on dit dans la Tour de Nesles, c’était une noble tête de vieillard. Il portait la médaille de 1870 sur la poitrine, et se montrait fort érudit en droit international. Il avait confiance... Toujours il avait eu confiance! Même avant{50} d’avoir ouvert son dossier il affirmait l’innocence de Mata. C’est à ce point que, à la justice militaire, on savait que c’était lui qui avait prié le bâtonnier de le désigner comme défenseur d’office.

Avocat de grand talent, il avait voulu défendre cette femme, qu’il admirait depuis longtemps, parce qu’il avait sans doute l’intime et absolue conviction qu’elle n’était pas coupable. Sa candeur était touchante, son dévouement émouvant, et digne d’une meilleure cause.

—Qu’en pensez-vous, commandant? me dit-il avec un sourire plein d’espoir.

—Je pense que c’est une grande coquine, et qu’elle est fichue!

Je regrettai aussitôt ma franchise, car je sentis que je lui avais fait de la peine.

—Attendez au moins les témoins à décharge! Attendez surtout ma plaidoirie!

Avec sa plaidoirie, qui fut très chaude, nous eûmes de l’émotion certes, mais avec les témoignages nous avions eu trop de surprises... ils nous avaient montré combien cette femme était coupable et dangereuse.

Elle avait su, en effet, nouer des relations—purement sentimentales il est vrai—mais relations tout de même, avec un puissant fonctionnaire des{51} Affaires étrangères et même avec un ministre de la Guerre.

Les noms de ces personnalités importent peu parce que les incidents auxquels elles ont été mêlées n’ont aucune importance au point de vue militaire. Ils n’ont d’intérêt que pour établir l’audace de la grande espionne.

DÉPOSITION SENSATIONNELLE

L’audition des témoins à décharge va commencer. Mata semble plus calme. Elle se met du rouge sur les lèvres et a le sourire.

Son avocat lui a remis un bouquet discret, et elle croque des bonbons, tout en jetant, à la dérobée, des regards sur les juges officiers.

—Introduisez M. X..., dit le colonel.

Un personnage d’allures extrêmement distinguées—mais aussi très gênées—se présente à la barre.

La danseuse s’est levée; elle affecte de ne pas regarder le témoin, sans doute pour ne pas augmenter son embarras qui est visible.{52}

—Veuillez décliner vos nom, prénoms, qualité, dit le colonel.

Le témoin obéit. Qu’il nous suffise de dire qu’il occupait au Ministère des Affaires étrangères une des plus hautes fonctions, presque la plus haute.

—Pourquoi avez-vous fait citer le témoin? demande le président.

Sans bouger et sans regarder, Mata répond d’un ton calme, avec douceur, presque à voix basse:

Monsieur occupe une des plus hautes fonctions qui existent en France. Il est au courant de toutes les intentions du gouvernement, de tous les projets militaires. A mon retour de Madrid, je l’ai rencontré. Il avait été mon premier ami après mon divorce, il était tout naturel que je le retrouvasse avec plaisir. Nous avons passé trois soirées ensemble. Je lui pose aujourd’hui la question suivante: «A un moment quelconque, lui ai-je demandé des renseignements? Ai-je profité de notre intimité pour lui arracher un secret?»

—Madame ne m’a posé aucune question, répond le témoin.

—Vous voyez bien que ce n’est pas une espionne! s’écrie le défenseur. Si elle avait voulu recueillir des renseignements précieux, elle n’avait qu’à tendre la main.{53}

—Alors de quoi avez-vous causé pendant ces trois soirées? interroge le président toujours curieux. En pleine guerre vous n’avez pas parlé de ce qui nous préoccupe tous: la guerre?

—Nous avons parlé d’art, répond le témoin, d’art indien.

—Admettons, fait remarquer le commissaire du gouvernement. Admettons. Mais reconnaissez que le fait d’approcher une personnalité aussi haut placée que vous donnait à l’accusée un singulier crédit auprès des Boches. C’est sans doute à cette haute relation qu’elle a dû les suppléments de solde qu’elle a obtenus à diverses reprises par le canal de la légation de...

Le témoin se retire avec un soupir de soulagement Ouf! on n’a pas trop insisté.

Mata s’est-elle servi, pour correspondre avec le chef de l’espionnage, de papier à lettre portant l’en-tête «Ministère des Affaires étrangères—Cabinet du Ministre»? On ne saurait l’affirmer. Mais certains débris de papier trouvés permettent d’admettre cette hypothèse.

La comparution de ce personnage—considérable répétons-le—ne produisit aucune impression favorable; il ne provoqua qu’un sentiment de gêne pour tout le monde.{54}

UN MINISTRE

Mais voici un incident plus caractéristique.

On avait trouvé chez Mata beaucoup de lettres d’officiers, d’aviateurs, et de notabilités parisiennes. L’une de ces lettres émanait d’un ministre de la Guerre... Nous n’en dirons pas plus pour ne pas le désigner et, en cela, faire comme Mata-Hari.

La lettre qui figurait au dossier parlait des événements du jour et de choses très intimes.

Le président, debout, en avait commencé la lecture...

Mata se leva tout à coup et dit:

—Ne lisez pas cette lettre, monsieur le colonel.

—Je suis forcé de la lire.

—Alors ne faites pas connaître la signature.

—Et pour cela?

—Parce que, répliqua Mata, parce que le signataire est marié, et que je ne veux pas être la cause d’un drame dans une honnête famille. Ne dites pas le nom, je vous en prie.

Le colonel s’arrêta, hésitant.

Un officier, membre du Conseil, se leva:{55}

—Je demande, dit-il, qu’on lise toute la lettre avec la signature.

Ce qui fut fait. C’est ainsi que nous apprîmes le nom de ce gros personnage. Ce nom produisit une profonde stupéfaction, et—pour être exact—de nombreux sourires.

—Vous n’êtes pas discret, ne put s’empêcher de crier la danseuse en faisant la moue.

La discrétion est, en effet, une qualité professionnelle des filles galantes. Il ne faut à aucun prix compromettre l’ami d’un jour,—ou d’une nuit,—jamais s’occuper de l’identité du client, jamais trahir l’incognito du passant, surtout quand ce passant passe souvent... la revue des armées françaises.

—Bien entendu, vous n’avez jamais parlé de politique ni de guerre, avec le ministre? demanda le colonel.

—Jamais! s’écria Mata d’une voix forte.

Et elle se rassit aussitôt de l’air satisfait d’une petite femme ravie de faire connaître ses relations avec un ministre. Elle regarda attentivement les juges pour voir l’effet produit et, prenant une attitude dégagée, se pencha sur son avocat.

Ces relations avec les puissants du jour n’avaient probablement d’autre importance que d’asseoir la situation de Mata en face de nos ennemis. Pour{56} les Allemands, une espionne qui pouvait entrer dans le cabinet du ministre des Affaires étrangères, ou dans celui du ministre de la Guerre, n’avait pas de prix.

Or, Mata était surtout avide d’argent. On estime que le chef de l’espionnage lui a fait parvenir plus de 60.000 marks, soit 75.000 francs. C’était beaucoup pour eux. Avec leurs agents ordinaires ils dépassaient rarement le billet de mille. Aussi combien de misérables, qui voulaient se vendre et qui se sont vendus, ont été déçus en recevant leurs maigres deniers—les trente de Judas.

A cette audience, pourtant tenue dans le huit clos le plus absolu, on ne fit pas connaître—et d’ailleurs on ne fit jamais savoir:

Comment on avait surpris le secret des relations de Mata et de ses correspondances avec Amsterdam;

Comment on avait appris son nom de baptême d’espionne, les lettres et les chiffres qui servaient à la faire reconnaître des agents allemands;

Comment on avait déchiffré les télégrammes par fil ou sans fil à elle adressés ou pour elle adressés à une légation;

Comment, enfin, on avait été mis sur sa piste et quelle légation plus ou moins neutre lui servait de boîte à lettres.{57}

Ce sont là les petits mystères du contre-espionnage. Il suffirait de consulter le dossier de Mata pour les connaître. Mais nous ne nous croyons pas autorisé à les dévoiler.

D’ailleurs les suppositions les plus simples sont permises et le lecteur peut deviner.

L’important est que la justice militaire ait découvert des faits précis et les ait mis sous les yeux de l’accusée qui ne les a pas niés, qui s’est efforcée de les expliquer: ses lettres aux Boches, c’était des lettres d’amour; l’argent reçu des espions officiels, c’était de l’argent de ses amants.

Avec ce système de défense on n’est jamais pris en flagrant délit de mensonge ou de contradiction. On avoue tout et on explique tout. Seulement pour tenir le coup il faut avoir une rare audace et une belle intelligence. Mata avait les deux, et c’est pour cela qu’elle fut la plus dangereuse des espionnes.

«JE NE SUIS PAS FRANÇAISE»

La plaidoirie du défenseur avait été chaleureuse, mais peu convaincante. Cependant, Mata{58} était confiante; elle ne croyait pas à sa condamnation.

A la fin des débats, elle se composa un visage, comme au théâtre, et prit une attitude. Elle était transfigurée.

Redevenue la sirène au charme étrange, elle déploya pour l’avant-dernier acte toute la coquetterie dont elle était capable. Elle cessa d’être l’accusée qui s’inquiète et discute pour sauver sa tête. Elle redevint femme et artiste, souriant aux juges. Pour un peu, elle se serait dévêtue et leur aurait offert un échantillon de ses talents chorégraphiques. Elle avait réussi auprès des grands, pourquoi échouerait-elle auprès des petits?

—Avez-vous quelque chose à ajouter pour votre défense? demanda le colonel.

—Rien. Mon défenseur a dit la vérité. Je ne suis pas Française. J’avais le droit d’avoir des amis dans d’autres pays, même en guerre avec la France. Je suis restée neutre. Je compte sur le bon cœur des officiers français.

Son avocat lui prit les mains avec effusion... Tout était fini.

Quand dix minutes après les juges sortirent de la salle des délibérations, j’entendis le commandant C... dire avec émotion.

—C’est affreux d’envoyer à la mort une créa{59}ture si séduisante et d’une telle intelligence... Mais elle a causé de tels désastres que je l’aurais condamnée douze fois si j’avais pu!...

Lecture de la sentence fut donnée à la condamnée hors la présence du Conseil, devant la garde assemblée. Mata, prévenue par son avocat qui pleurait, arriva impassible, droite, raide, blême.

—Jugement! dit le greffier. Au nom du peuple français...

—Présentez armes! commanda l’adjudant de service.

Mata se mordit les lèvres, haussa les épaules et sourit. Elle paraissait seulement un peu contrariée de ne pouvoir sortir, et retourner à ses schekt, à ses pompes et à ses œuvres.

MAITRESSE DU PRÉSIDENT HOLLANDAIS

Si Mata semblait rassurée, c’est qu’elle avait de puissants protecteurs, non pas seulement en France, mais à l’étranger, en Hollande notamment.

Le général Boucabeille, ancien attaché mili{60}taire à La Haye, a réuni de nombreux documents sur le compte de la danseuse.

Mata, avant d’être la maîtresse d’un ministre de la Guerre français, avait eu pour amant le kronprinz qui l’avait emmenée aux manœuvres de Silésie. Puis le duc de Brunswick l’avait couverte de marks. En passant par la Hollande, elle avait pris pour amant le président du Conseil des ministres Van der Linden—tout simplement.

C’est ce dernier qui tenta une démarche pressante auprès du gouvernement français pour obtenir sa grâce. Il faut rappeler que la reine Wilhelmine, malgré les instances du prince consort, refusa de s’associer à cette démarche. C’est le même ministre qui, après la condamnation de Mata, suscita des manifestations contre les Français qu’il faisait traiter de «sauvages» et de «barbares».

Le gouvernement de ce même Van der Linden avait laissé organiser sous ses yeux un vaste système d’espionnage.

Le consul allemand était à la tête de ce service. A La Haye, il donnait des passeports. A Scheveningen—la station balnéaire—il recevait les renseignements.{61}

A SAINT-LAZARE

Nous voici à Saint-Lazare.

La condamnée est installée dans la cellule 12, celle où ont été enfermées Mme Steinheil, Mme Caillaux, etc. C’est une pièce assez vaste, à deux fenêtres et à trois lits—deux de ceux-ci servent aux «moutonnes» ou aux auxiliaires chargées d’observer la condamnée.

La surveillance officielle est exercée par des sœurs. Malgré toutes les tentatives de laïcisation, on n’a jamais pu remplacer les sœurs à Saint-Lazare. Elles seules ont de l’autorité sur les filles plus ou moins soumises—plutôt moins—qui peuplent cet établissement. Les détenues sont généralement d’un caractère peu commode et d’une mentalité effroyable: elles n’écoutent ni Dieu ni diable, mais elles écoutent les sœurs, qui leur imposent un profond respect et qui obtiennent d’elles une obéissance absolue. Les plus féroces laïcisateurs ont été obligés de les garder.

Mata-Hari était d’origine juive; elle s’était convertie au protestantisme. Aussi avait-elle, dans les premiers temps, refusé de recevoir les sœurs, et, quand celles-ci pénétraient dans sa cellule, les accueillait-elle avec une véritable hostilité.{62}

La sœur Marie,—une mignonne petite sœur, énergique, curieuse, parlant argot à ses détenues quand il le fallait,—la petite sœur Marie était très contrariée de l’attitude de Mata qui avait refusé toutes ses douceurs, et qui parfois se montrait impertinente.

Aussi, un jour que je venais prendre des nouvelles de Mata-Hari, la sœur m’avait dit:

—Mon commandant, la Mata-Hari est foncièrement méchante. Quand vous viendrez la chercher pour la conduire à Vincennes réservez-moi une place dans votre voiture. Elle ne veut pas me voir. Je voudrais savoir comment elle se tiendra devant nos soldats.

Mais quelques jours avant l’exécution, la condamnée s’était repentie de sa brutalité et s’était excusée auprès de la sœur de charité, qui, aussitôt, lui avait apporté ses consolations—et qui les lui apporta jusqu’au poteau.

LA VEILLE DU DERNIER JOUR

Mata ne recevait d’autre visite que celle de son avocat; toujours empressé, il lui apportait des fleurs et des friandises. Il la consolait de son mieux et s’efforçait de lui donner confiance.{63}

Le jour où l’avocat ne venait pas, Mata avait le cafard. Alors la petite sœur Marie la réconfortait à son tour. La veille de l’exécution—était-ce un pressentiment?—Mata paraissait très abattue.

—Il faut vous secouer! Dansez donc un peu! lui dit petite sœur Marie. Vous allez oublier votre art. Et puis, il convient que nous connaissions votre talent...

Et Mata-Hari dansa, puis se remit à espérer et à sourire. Evidemment elle n’était pas faite pour la prison—ni pour le célibat. Elle était débordante de vitalité. Elle avait fait venir le directeur de la prison et lui avait dit:

—Je dois prendre un bain tous les jours. Mon métier et mon tempérament l’exigent[C].

Et on lui donna son bain—et son pain—quotidien.{64}

[Image non disponible.]

Mata-Hari à Paris, 1914

{65}

III

MATA-HARI AU POTEAU

Le 14 octobre 1917, vers 3 heures, un coup de téléphone m’avisa que Marguerite-Gertrude Zelle née le 7 août 1876, dite Mata-Hari, devait être exécutée le lendemain à 5 h. 47.

Je rappelle que la condamnée avait été reconnue coupable à l’unanimité:

De s’être introduite, en 1916, dans le camp retranché de Paris, afin de s’y procurer des renseignements dans l’intérêt d’une puissance ennemie, l’Allemagne;

D’avoir, en France et à l’étranger, procuré à cette puissance des renseignements susceptibles de nuire aux opérations de notre armée;

D’avoir, à l’étranger, entretenu des intelligen{66}ces avec des agents diplomatiques allemands dans le but de favoriser les entreprises de nos ennemis en leur communiquant des secrets relatifs à notre politique intérieure, A L’OFFENSIVE DU PRINTEMPS 1916, etc., etc...

A la dernière heure, de puissantes interventions s’étaient produites pour essayer de sauver la vie à la ballerine. Le président de la République ne se laissa pas fléchir, ne se laissa jamais fléchir. M. Poincaré estimait que quand tant de soldats français tombaient chaque jour, il ne pouvait épargner les traîtres et les espions qui les faisaient tuer par derrière.

C’est surtout le gouvernement des Pays-Bas[D] qui insista le plus énergiquement pour Mata-Hari: on s’attendait à cette intervention.

Quand l’ordre écrit, confirmant l’ordre téléphonique, fut transmis au quartier général, vers six heures, mon premier devoir fut de prévenir le 2ᵉ bureau (le B. C. R.), puis la Place, qui, à son tour, donna des ordres à Vincennes pour la préparation de la parade militaire et la formation du peloton d’exécution. J’assurai ensuite le service des transports.

Puis je me rendis à Saint-Lazare. La condam{67}née était toujours calme et confiante. Cependant, la visite que venait de lui faire son avocat—sortant de l’Elysée—paraissait l’avoir assez vivement assombrie. Sa grande préoccupation jusqu’à ce moment avait été le manque d’argent; son petit pécule avait été sensiblement appauvri par les dépenses de voitures qu’elle avait dû faire pour se rendre au cabinet du capitaine rapporteur Bouchardon, car elle ne voulait pas y aller en voiture cellulaire. Il ne lui restait guère qu’une cinquantaine de francs. J’ai su depuis qu’elle avait un compte et un coffre à la Banque de Paris et des Pays-Bas.

A la prison, la petite sœur Marie me dit:

—Vous savez, mon commandant, vous n’aurez pas besoin de me garder une place dans votre voiture pour aller à Vincennes. Quand je vous ai demandé cela, Mata était foncièrement méchante. Maintenant, elle est très raisonnable... Elle ne se doute de rien.

Nous voici devant la grande porte cochère de Saint-Lazare. Il est 4 h. 45 et il fait encore nuit. J’aperçois une dizaine d’automobiles devant la prison... Ce sont les journalistes. Diable! Qui a pu les prévenir? C’est bien fâcheux. Ce sont des camarades. Je les connais. A mon grand regret, je dois les éviter.{68}

Je passe rapidement sous le porche et j’entre dans le cabinet du directeur.

—Elle dort, me dit le gardien-chef.

Arrivent successivement: l’aimable capitaine rapporteur Bouchardon, le capitaine greffier Thibault, le commissaire du gouvernement Mornay, le pasteur Darboux, le docteur Socquet, un membre du Conseil de Guerre qui avait condamné Mata... Et puis... le défenseur!

L’ARTICLE 27 DU CODE PÉNAL

L’arrivée de ce dernier causa une impression désagréable. On savait l’affection de l’avocat pour la danseuse et la confiance que celle-ci avait en lui. Qu’allait-il se passer? Des scènes de désespoir pénibles étaient à craindre. Peut-être la condamnée allait-elle se cramponner après son défenseur qui lui avait fait croire à sa grâce? Nous étions en train de nous poser la question, quand l’avocat demanda à conférer avec le commissaire du gouvernement.

—Mata-Hari ne peut être exécutée ce matin, dit-il. Je m’y oppose formellement et j’invoque{69} pour surseoir, le code pénal, Livre I, Chapitre Iᵉʳ, article 27 ainsi conçu: «Si une femme condamnée à mort se déclare et s’il est vérifié qu’elle est enceinte elle ne subira la peine qu’après sa délivrance.»

Tout le monde se regarda avec stupéfaction.

—C’est impossible, déclara le directeur. Aucun homme n’est entré dans sa cellule. Vous le savez bien, cher maître.

—Si, il y a... moi!

—Oh!... vous? fit le lieutenant Mornay, mais votre âge? Vous avez plus de 75 ans je crois?

—Il n’importe. J’invoque l’article 27 du code pénal.

—Alors le docteur Socquet procèdera tout à l’heure à une visite pour vérifier votre affirmation.

Nous étions fixés d’avance sur le résultat de la visite. Mais on ne sait jamais... Un doute peut surgir, une situation délicate survenir.

Dans le cabinet du Directeur, nous apprîmes aussi certains détails sur la santé de la condamnée de nature à la dépoétiser quelque peu...

Le temps était venu.{70}

DEVANT LA CELLULE

Le cortège avançait maintenant dans un sombre couloir à peine éclairé par quelques becs de gaz vacillant. Le bruit des pas lourds retentissait bruyamment dans les corridors: on marche toujours ainsi vers la cellule des condamnés à mort en faisant le plus de bruit possible dans la pensée de trouver le condamné éveillé.

C’est une minute tragique que celle qui précède l’arrivée devant la porte fatale. On se dit que, à quelques mètres, il y a là un être humain qui dort, qui rêve ou qui pense, qui espère certainement, et que, dans quelques secondes, cet être va être bouleversé, terrorisé à l’annonce brutale qu’il va mourir.

Cet instant est véritablement terrible. Chaque fois que je me suis trouvé dans le lugubre cortège allant frapper à la porte du condamné—j’ai conduit à la mort une vingtaine de traîtres et d’espions—j’ai senti mon cœur battre avec violence et j’ai éprouvé une angoisse indicible.

Cette fois, il s’agissait d’une femme, jeune encore, célébrée dans tous les cénacles comme la déesse de la danse, la prêtresse de l’amour, l’incar{71}nation de la poésie et de la beauté. «Son corps onduleux flottait avec une grâce infinie parmi le désordre des voiles et l’ivresse des parfums»,—cette phrase d’un de ses adorateurs me revenait à l’esprit—et toute cette chair rose, vivante, pensante, palpitante, n’allait plus être dans quelques heures qu’une masse hideuse...

Mais je me reportais vite au magistral réquisitoire du lieutenant Mornay évoquant la mort de nos soldats, les souffrances des blessés, les larmes des mères et des enfants. «Le mal que cette femme a fait est incroyable: c’est peut-être la plus grande espionne du siècle.»

Allons! Allons, pas de pitié.

Le chemin pour arriver jusqu’à la cellule de Mata me parut tout de même long. Encore un couloir. C’est ici. Le verrou est poussé brusquement avec fracas. La porte s’ouvre...

Le lit de Mata-Hari se trouvait à gauche dans le fond de la cellule. Les deux autres couchettes étaient placées perpendiculairement de chaque côté: les auxiliaires qui l’occupaient, réveillés en sursaut, se frottaient les yeux, hésitant sur ce qu’elles devaient faire au milieu de tous ces hommes qui les entouraient tout à coup: elles prirent le parti de s’habiller.{72}

LE RÉVEIL

Les magistrats étaient entrés en trombe. Mata-Hari dormait. On la secoua doucement.

—L’heure de la justice est venue... Votre recours en grâce a été rejeté par M. le Président de la République... Il faut vous lever... Ayez du courage.

—Comment? fit la condamnée. Ce n’est pas possible!... Ce n’est pas possible!... Des officiers?...

Elle aperçut dans le groupe son avocat.

—Merci d’être venu, fit-elle en lui tendant la main.

Le défenseur, penché vers elle, murmura quelques mots à voix basse. Nous entendîmes:

—Marguerite, si vous voulez... enceinte... le Code pénal. Dites que... c’est l’article 27.

Le docteur Socquet s’approcha.

—Marguerite, je vous en supplie, laissez-vous examiner... fit l’avocat d’une voix tremblante.

La condamnée se mit brusquement sur son séant en rejetant la couverture. Assise, les jambes nues, elle dit, avec un mouvement de révolte, d’une voix forte:{73}

—Non! Non! Je ne suis pas enceinte. Je ne veux pas recourir à ce subterfuge... Non... Il est inutile de m’examiner. Je vais me lever...

Et d’un bond elle se dressa dans sa chemise de grosse toile blanche, laissant voir sa poitrine.

—Petite sœur Marie, passez-moi mon beau linge que nous avons mis de côté, là-haut, sur la planche.

Le pasteur Darboux lui parla à l’oreille.

—Oui, tout à l’heure.

Et elle s’habilla tranquillement, à peine aidée par les deux auxiliaires.

—Puis-je mettre un corset?

Et sur un signe affirmatif du directeur:

—Donnez-moi aussi mon cache-corset en dentelles... Maintenant le peigne...

En même temps, elle s’agenouilla aux pieds du pasteur. Celui-ci prit un quart en fer-blanc, le remplit d’eau et le jeta sur la tête de Mata pendant que, toujours agenouillée, elle continuait à se coiffer.

C’était une sorte de baptême. Je n’ai pas compris cette cérémonie chez une protestante. On m’a dit que c’était un rite spécial à certaine secte de la religion de Luther[E].{74}

Les auxiliaires lui avaient ajusté ses fines bottines: c’était à peu près tout ce qui lui restait de son ancien luxe.

—Maintenant, mes gants.

Elle les boutonna longuement, attentivement. On lui passa son chapeau.

—Il me va bien, n’est-ce pas, maître? dit-elle à son avocat. Mais il me faut mes épingles à chapeau.

—Nous ne les avons pas, dit petite sœur Marie.

—C’est défendu par le règlement, fit le directeur.

Le greffier capitaine Thibault s’avança, un crayon et une feuille de papier à la main:

—Avez-vous des révélations à faire?

—Moi? fit Mata, comme en colère. Je n’ai rien à vous dire et, si j’avais quelque chose à dire, ce n’est pas à vous que je le dirais.

Et elle haussa les épaules en toisant les officiers avec dédain.

Petite sœur Marie fondait en larmes.

—Ne pleurez pas, sœur Marie. Ne pleurez pas... Soyez gaie comme moi. Et lui tapotant les joues:

—Comme elle est petite, la sœur Marie! Il{75} faudrait deux sœurs Marie peur faire une Mata!... Ne pleurez pas.

La brave sœur de charité était secouée par les sanglots.

—Voyons, reprit Mata. Figurez-vous que je pars pour un grand voyage, que je vais revenir et qu’on se retrouvera. D’ailleurs vous allez venir un peu avec moi, n’est-ce pas? Vous m’accompagnerez.

Et elle l’embrassa.

LES DERNIÈRES LETTRES

Les préparatifs étaient terminés. Se tournant vers son avocat, elle lui dit:

—Ah! Voici un paquet de lettres à remettre. Mais j’en ai encore deux ou trois à faire...

—Vous les écrirez en bas, au greffe, lui dit le directeur.

Mata jeta un coup d’œil sur la glace, rajusta son chapeau, arrangea ses cheveux, puis, tapant du pied, du ton d’une femme en colère, mais qui se dompte:

—Je suis prête, messieurs!

Les magistrats sortirent. La condamnée suivit,{76} entre l’avocat et le pasteur. En franchissant la porte un gardien voulut lui prendre le bras:

—Ne me touchez pas! Ne me touchez pas! dit-elle avec véhémence. Je veux que personne ne me touche. Sœur Marie, donnez-moi la main.

Le cortège se mit en marche. Mata avançait d’un pas rapide, entraînant la petite Sœur de charité. On arriva au greffe.

—Voici de quoi écrire, lui dit le gardien-chef.

Mata s’assit, enleva un gant, et pendant sept à huit minutes fit des lettres et des enveloppes.

—Maître, dit-elle à son avocat, prenez ces lettres, mettez-les sous enveloppe... Mais ne vous trompez pas d’adresse!... Vous seriez la cause de troubles dans les familles...

Et elle se mit à rire.

—Surtout ne vous trompez pas d’enveloppe!

Elle était maintenant au seuil de la petite porte donnant sur la cour. Une automobile trépidait; un gendarme tenait la portière ouverte. Je fis baisser les stores et la condamnée alla s’asseoir dans le fond; le pasteur Darboux se mit à côté d’elle; en face, sur les strapontins, la sœur Marie et une autre sœur de charité.

Un gendarme prit place à côté du chauffeur.{77} C’était tout comme gardiens: L’attitude de la condamnée n’exigeait aucune autre précaution.

Je donnai le signal du départ. En tête la voiture des magistrats militaires, puis la voiture de la condamnée, ma voiture, celle du docteur Socquet, et une voiture de secours en cas de panne. Cette dernière était vide au départ; à l’arrivée je m’aperçus qu’elle contenait six personnes!

Nous roulions à une allure modérée vers la place de la Nation et la porte Daumesnil, quand, tout à coup, nous fûmes entourés, précédés, suivis par une vingtaine d’automobiles contenant les journalistes. Ils se décidèrent à se grouper et à aller prendre la tête du cortège pour filer sur Vincennes. Au milieu de l’avenue ils prirent à droite pour se diriger par le bois vers la butte de tir. Mais ce n’était pas le chemin! Et la route était barrée!

Nous continuâmes tout droit pour aller au fort. Les journalistes constatèrent que nous ne les suivions pas et, pendant que nous les dépassions, je les vis faire des gestes de désolation. Je comprenais leur ennui et je les plaignis bien sincèrement.{78}

COMME LA TOSCA

Décidément Mata-Hari se tenait bien et cela surprenait un peu.

—C’est une comédienne, disait-on. Et puis son défenseur lui a fait croire que, comme dans la Tosca, les fusils seront chargés à blanc. C’est pour cela qu’elle montre tant de confiance. Elle se figure qu’il n’y a pas de balles dans les cartouches et qu’on ne la tuera pas, à cause de ses hautes relations.

—C’est une histoire ridicule, répondis-je. La danseuse sait très bien qu’elle va mourir. Quand elle a refusé de se laisser visiter par le médecin, elle savait qu’elle repoussait sa dernière chance de salut. D’ailleurs son avocat a démenti formellement cette légende tout à l’heure.

La légende n’en a pas moins persisté. Il n’y a rien de plus difficile à détruire qu’une légende. J’ai même entendu des gens venir m’affirmer—à moi!—que Mata-Hari n’était pas morte. Si je n’avais pas été là j’aurais fini par le croire, tout au moins j’aurais douté...

Mais reprenons notre récit.{79}

L’ESCORTE DES DRAGONS

Avant d’aller sur le théâtre de l’exécution on passe toujours par le donjon. Là on stationne quelques minutes pour attendre la formation de l’escorte de dragons, qui, à partir du fort jusqu’au poteau, encadre le cortège.

Une voiture contenant des reporters avait pu entrer avec nous dans le fort. Je fis mine de ne pas la voir. Mais le commandant du fort l’aperçut et l’obligea à faire demi-tour.

—Sabre... main! commanda le chef du peloton d’escorte.

Et nous voici en route pour la dernière étape. On prend des chemins défoncés, les voitures ne peuvent avancer qu’au pas en cahotant fortement.

Des vedettes parcourent au galop la plaine morne pour ne pas laisser approcher. L’aube pointe dans un ciel gris. Dans le lointain le sifflet d’une usine appelle les ouvriers au travail.

Voici la butte sinistre; au pied le poteau, ou plutôt le pieu fait d’un mince tronc d’arbre.

Les troupes sont alignées sur trois lignes for{80}mant un carré avec la butte de tir. Il y a là des détachements de toutes les armes. La voiture de la condamnée s’arrête à un des angles du carré.

Le pasteur Darboux, chancelant, descend le premier. Il est très troublé, le pasteur!

Mata-Hari descend sans aide, se retourne et tend la main aux deux sœurs de charité pour les aider à sortir de la voiture.

A ce moment on n’aurait pu dire qui allait être fusillé. On aurait pu croire que c’était le pasteur.

Deux gendarmes se mettent aux côtés de la condamnée. Mais elle les repousse:

—Venez, petite sœur Marie, tenez-moi fort par la main.

Trois pas la séparent des troupes.

—Présentez... armes! commande d’une voix de stentor le chef du rassemblement.

Mata-Hari paraît très sensible à cet hommage suprême. Alors, de l’air d’une princesse qui passe la revue de la compagnie d’honneur qui l’attend à la gare—ce qu’elle avait fait souvent quand elle accompagnait le kronprinz—elle défile lentement, majestueusement, en s’inclinant devant les troupes.

Les trompettes de l’artillerie sonnent la marche. Sabres au clair et baïonnettes au canon reluisent dans l’atmosphère devenue limpide.{81}

Non loin, un petit pierrot qui regardait, perché sur un arbre, se mit à gazouiller. Chose bizarre, «mata-hari» en indien signifie «oiseau du matin» et c’est l’oiseau du matin qui venait la saluer avant de mourir.[F]

DEVANT LE POTEAU

La condamnée n’est plus qu’à une dizaine de mètres du poteau. Droite, dans sa robe bleue sur le tapis formé par l’herbe verte, elle est fière et regarde les soldats avec assurance. Tout à coup elle dit à la petite sœur Marie:

—Maintenant, c’est fini!... Lâchez-moi.

Et d’un geste saccadé, nerveux, elle rompt l’étreinte. Son avocat l’embrasse. Le pasteur se met devant elle et les gendarmes la poussent doucement vers le poteau.

Le greffier Thibault lit rapidement le jugement: «Par arrêt du 3ᵉ conseil de guerre la femme Zelle a été condamnée à mort pour espionnage.»{82}

Au pas gymnastique un peloton de douze chasseurs à pied,—des blessés couverts de brisques—rangé sur le côté, par une rapide conversion vient se placer face à la condamnée.

Un gendarme veut l’attacher au poteau en lui passant une corde autour de la ceinture. Elle proteste. Un infirmier lui présente un bandeau fait d’un mouchoir rouge: elle le repousse et redresse la tête. Le pasteur Darboux, qui lui cache la vue du peloton, l’exhorte et n’en finit pas. Tout le monde s’énerve. La scène—une grande «dernière»—qu’on dirait étudiée et préparée, dure trop longtemps. Enfin le pasteur s’écarte.

L’adjudant lève son sabre et commande:

—Joue!...

Mata-Hari sourit. Dernier sourire à son dernier public! De la main elle envoie des baisers à l’avocat et au pasteur.

Les deux sœurs sont à genoux, les mains jointes.

—Feu!

Une détonation, une seule pour douze coups de fusil. Mata-Hari est à terre au pied du poteau. Son corps n’a pas un tressaillement, pas un mouvement réflexe. Un maréchal des logis donne le coup de grâce dans l’oreille et la tête rebondit{83} légèrement comme une balle élastique. Un commandement retentit:

—Pour défiler... En avant... Marche!

Les trompettes sonnent et les troupes passent devant un amas de jupons.

Le docteur Socquet s’approche; il dégrafe le corsage et palpe la poitrine.

—La mort a été déterminée par une balle dans le cœur, dit-il en lavant ses mains rouges de sang.

Les deux sœurs de charité, toujours en prières, se relèvent. Petite sœur Marie s’approche et détache une bague du doigt de la morte. Cadeau suprême sans doute pour le dernier amant!

—Personne ne réclame le corps? demande le greffier.

Je regarde l’avocat.

Personne! O ingratitude! Et le corps de bronze de la danseuse aux cent voiles,—ou sans voiles,—ce corps si ardemment désiré et disputé, fut jeté dans une grossière bière de sapin, puis chargé comme un colis sur un fourgon du train. Je vois encore les deux tringlots, assis sur le cercueil, fumant philosophiquement leur pipe et devisant avec les deux gendarmes à cheval qui suivaient.

Au cimetière, il n’y eut qu’un simulacre d’inhu{84}mation. Le corps fut porté à l’amphithéâtre et disséqué; les morceaux furent dispersés un peu partout.

Ainsi finit Manon... Pardon! Ainsi finit Marguerite Zelle, dite Mata-Hari, à l’âge de 41 ans.{85}

IV

LA LEGENDE DE MATA-HARI

Les Allemands se sont beaucoup servis des femmes pour obtenir des renseignements. D’abord on a toujours plus de bienveillance, sinon de confiance, envers une femme, et elle passe partout. Ensuite elle a une arme, le sourire, qui détourne l’attention des plus vigilants. Enfin elle accepte plus facilement les missions importantes et délicates, parce qu’elle ne se rend pas compte du danger et qu’elle s’imagine que «c’est tout naturel».

A l’école d’espionnage que les Allemands avaient établie à Lorrach, dans le grand duché{86} de Bade, et à Fribourg-en-Brisgau, la majorité des élèves étaient des femmes.

D’ailleurs «l’Académie» était dirigée par une femme.

Nous avons rappelé que Mata avait pu paraître—nous n’avons pas dit s’installer—jusque dans le cabinet du ministre des Affaires étrangères et dans celui du ministre de la Guerre, renouvelant ainsi, quarante ans plus tard, les exploits de la baronne allemande de Kaula, devenue l’amie du ministre général de Cissey.

Mata fut la plus grande espionne de la guerre et les Allemands ne sont pas encore consolés de sa perte: ils l’ont défendue à outrance et ils ont la prétention de l’opposer à miss Cavell qu’ils ont assassinée à Bruxelles.

ODIEUSE PROPAGANDE

Ils ont l’audace de se servir de Mata-Hari pour faire de la propagande anti-française. Ils lui ont consacré plusieurs films qu’ils ont répandus dans les cinémas du monde entier; ils la représentent—surtout en Amérique—comme une héroïne et une grande patriote, alors que ce n’était qu’une{87} demi-mondaine sans cœur et sans patrie, avide d’argent.

Un écrivain allemand, Wilhelm Fischer, prétend que le gouvernement français a hésité pendant huit jours avant de faire fusiller Mata-Hari «tellement sa condamnation paraissait scandaleuse».

Le journal hollandais Algemeen Handelsblad est allé jusqu’à imprimer: «Mata-Hari n’a pu présenter sa défense; elle a été condamnée sans avoir été entendue.»

Que les journaux ennemis inventent de pareilles stupidités, passe encore. Mais que des Français se fassent les défenseurs de cette espionne voilà qui confond l’imagination.

UN DÉFENSEUR ANONYME

Avant l’ouverture des débats l’accusée avait déclaré au colonel Semprou, président du conseil de guerre, qu’elle tenait à parler longuement. Le colonel lui avait simplement objecté qu’il valait mieux pour elle répondre aux questions précises qu’il lui poserait, et que d’ailleurs elle aurait toute{88} liberté de s’expliquer. Mata-Hari n’insista pas et parla d’ailleurs fort longtemps.

Telle est la vérité.

Or, voici le papier que nous avons reçu, imprimé en bleu à la machine à écrire. Nous citons textuellement:

Est-il vrai... que Gertrude Zelle, dite Mata-Hari, réfugiée au début de la guerre dans une paisible retraite éloignée du théâtre des opérations militaires, ait été contrainte par le Service français des renseignements à cet organisme?

Qu’on lui ait imposé une périlleuse mission sous peine d’emprisonnement en cas de refus?

Qu’elle ait dû, déjouée par la finesse allemande, avouer son rôle sous la menace du browning?

Et qu’on l’ait fusillée à son retour pour ce motif?

Si c’est faux.

Il convient de le démentir, car cette thèse fait paraître peu reluisant le caractère «chevaleresque» français. Mais alors quelques documents indiscutables et vérifiables permettraient seuls de ne pas douter. Il y a, en effet, de fortes présomptions en faveur de la thèse ci-dessus. En effet, Gertrude Zelle, tout le monde le sait, gagnait aisément de quoi s’offrir tous les luxes, grâce à sa vogue comme artiste. Pourquoi aurait-elle risqué sa vie dans un métier de tête brûlée, où tombent seulement les impécunieux? Et puis, il y a certaines révélations de source étrangère qu’on va prochainement traduire...

Cette note n’est pas signée. Emane-t-elle d’un{89} Français? Ce n’est pas probable, car elle reproduit purement et simplement la version boche imaginée de toute pièce.

A moins que ce ne soit un écrivain, un romancier à l’imagination fertile, chercheur de complications, qui l’ait écrite...

Les questions posées ci-dessus sont absurdes. Je puis affirmer, de nouveau, après avoir entendu l’espionne pendant les deux audiences, que:

1º Mata-Hari a reconnu avoir été dans la voiture du préfet de police de Berlin le jour de la déclaration de guerre. Elle a joué le rôle d’infirmière à Vittel, espionnant nos aviateurs;

2º On ne lui a pas imposé une mission: tout au contraire, elle s’est offerte à notre service pour ne pas être arrêtée—ce que font tous les espions sur le point d’être pincés;

3º On ne l’a pas fusillée parce qu’elle a refusé de nous servir, mais parce que la preuve matérielle a été apportée qu’elle aidait consciencieusement les Allemands, pour 20.000 florins, 10.000 florins, et, en revenant d’Espagne, pour 15.000 pesetas.

La Mata n’avait plus rien à son retour de Madrid. Elle a avoué avoir eu besoin d’argent et avoir reçu les sommes indiquées plus haut, des mains du chef de l’espionnage allemand à Ams{90}terdam et à Anvers, et des mains de l’attaché naval allemand à Madrid (ou plutôt, sur l’ordre du lieutenant de marine von Kroon, par l’intermédiaire de la légation de X).

Quant aux révélations diplomatiques nous les attendons de pied ferme.

L’aveu de ses relations avec les Allemands et de la provenance de l’argent a été fait formellement par l’accusée. Elle a prétendu seulement que cet argent avait servi, non à payer ses renseignements, mais à payer ses faveurs!

Encore une fois elle n’a rien contesté et nous l’avons entendue s’expliquer en toute liberté avec une rare impudence.

Nous avons donné les détails les plus circonstanciés sur les débats—les deux audiences—qui eurent lieu à huis clos il est vrai, comme tous les procès d’espionnage, mais qui furent remplis par les déclarations passionnées de la danseuse et la défense chaleureuse de l’avocat de grand talent, Mᵉ C., commis d’office, sur sa demande.

Quant à la résurrection de l’histoire de la Tosca c’est encore—nous l’avons dit—de la fantaisie pure. Que son avocat ait fait croire à la condamnée qu’elle ne serait fusillée que pour la forme, c’est-à-dire qu’il n’y aurait pas de balles dans les douze fusils, c’est possible, mais c’est invraisem{91}blable. Ce qu’il y a de certain, c’est que, quand au moment du réveil, le défenseur a offert à la danseuse d’invoquer un prétendu état de grossesse pour obtenir un sursis en vertu de l’article 27 du Code pénal, Mata a répondu formellement: «Je ne suis pas enceinte et je refuse d’invoquer un pareil prétexte. Puisque je dois mourir, je dois me résigner!» Et elle a repoussé l’offre de l’examiner que lui faisait le docteur Socquet.

A cet instant Mata-Hari était fixée et bien fixée sur son sort. J’ajoute qu’elle ne semblait avoir nourri aucune illusion, et que son avocat ne m’a point paru l’avoir trompée sur la réalité de l’exécution du jugement.

En effet, avant l’exécution, le bruit a effectivement circulé que Mᵉ C... avait fait croire à sa cliente qu’il n’y aurait qu’un simulacre de fusillade. Mais, au récit de cette histoire dans le cabinet du directeur de la prison, tout le monde, y compris, je crois, le défenseur, a haussé les épaules.

La vérité est que le défenseur avait caressé un moment l’espoir d’échanger Mata-Hari contre un prisonnier français important. Nous l’avons entendu dire:

—On devrait échanger Mata-Hari (les Allemands y tiennent beaucoup), avec le général Marchand. Ce serait une bonne affaire pour nous...{92}

A ce moment Mᵉ C... croyait que le général Marchand était prisonnier.

Il n’y a pas eu autre chose qu’un projet—en l’air—de l’avocat.

La légende a survécu. Il n’importe.

*
**

Nous avons dit que la fille Marguerite-Gertrude Zelle, dite Mata-Hari, alias lady Gresha Mac-Leod, était inscrite sur les registres du centre d’espionnage d’Amsterdam sous l’initiale et le chiffre H. 21.

Or ce chiffre prouve que Mata était espionne depuis longtemps et avait été immatriculée avant la guerre. En effet le chiffre donné aux agents allemands à partir de 1914 avait pour lettres A. F. suivies d’un numéro.

Les lettres signifiaient: A., Anvers, centre primitif de l’espionnage allemand, et F., France.

Le fait que Mata portait simplement la lettre H., suivie du numéro 21, établit qu’elle avait été enrôlée bien avant l’ouverture des hostilités.

L’histoire de Mata-Hari est aussi simple que celles des autres espionnes dont nous allons parler. Ce n’est pas une raison parce que c’était une danseuse, et une femme intelligente—plus dangereuse que les autres—pour faire autour de son nom du sentiment et du roman.{93}

Si on veut connaître la vérité, on n’a qu’à s’en tenir au compte rendu analytique des débats qu’on a trouvé dans ce livre.

Maintenant, le correspondant dont j’ai reproduit la note, dit encore:

«Mon enquête se poursuit: 1º du côté de M. Malvy; 2º du côté du docteur P..., agent de l’Allemagne en Suisse pendant la guerre.»

Je ne vois pas ce que M. Malvy viendrait dire sur les derniers moments de Mata-Hari.

A moins qu’on ne veuille absolument rappeler que l’amie de M. Malvy, Néry Beryl, était la grande amie de Mata-Hari et que les deux femmes se voyaient souvent.

Quant au Dʳ P..., agent de l’Allemagne, il pourra publier ce qu’il voudra; cela n’aura aucune importance: 1º parce que cet Allemand, qui était en Suisse, n’a pu savoir exactement ce qui s’est passé; 2º parce que son témoignage ne saurait prévaloir contre l’affirmation de dix officiers français présents à l’instruction, au jugement et à l’exécution.

Miss Cavell, que les Allemands représentent comme criminelle, s’est bornée à secourir quelques soldats et quelques blessés. Elle n’a jamais envoyé de renseignements et ce n’était pas une espionne. La comparaison de cette honnête femme avec Ma{94}ta-Hari, la Messaline cosmopolite, est une injure pour celle qui ne fut victime que de sa générosité et de son patriotisme.

Mata est morte en cabotine, après un jugement contradictoire, exécutée régulièrement par douze soldats; miss Cavell est tombée en chrétienne, assassinée par un lieutenant prussien, devant un peloton de six hommes qui refusèrent de tirer.

La reine de Hollande ne voulut pas demander la grâce de Mata.

Au contraire la légation américaine, le pape Benoît XV et le roi Alphonse XIII implorèrent la grâce de miss Cavell, qui allait mourir pour son pays.

*
**

Enfin j’ai reçu la lettre suivante d’un des juges qui ont condamné Mata-Hari.

Mon cher camarade,

Permettez-moi de vous féliciter de tenir tête à la personne qui semble vouloir réhabiliter H. 21, numéro donné à Mata-Hari par les Boches.

Sur quoi se base cette personne?...

Eh bien, moi, je me base sur les PREUVES que j’ai eues entre les mains, et sur les aveux de cette immonde espionne pour affirmer qu’elle a fait tuer peut-être 50.000 de nos enfants, sans compter ceux qui se trouvaient à{95} bord des vaisseaux torpillés dans la Méditerranée sur les indications de H. 21, sans aucun doute.

De plus, il faut se rappeler que H. 21 était en Allemagne, en juillet 1914, la maîtresse d’un prince allemand, et qu’après sa juste condamnation à mort aucun recours en grâce ne fut présenté, tellement sa cause était mauvaise.

Veuillez croire, mon cher camarade, à nos meilleurs sentiments de bonne camaraderie, et accepter ma plus cordiale poignée de main.

C. Chatin,

Ancien commandant de la prévôté du camp retranché de Paris, juge au 3ᵉ Conseil de guerre.

La cause est entendue. Il n’y a que des Allemands qui puissent désormais défendre l’odieuse femme qui leur a rendu tant de services et qui fut certainement la plus grande espionne de la plus grande guerre.

*
**

Ce n’est pas tout. Certains journaux américains ont tout dernièrement dépassé les bornes de l’invention permise.

L’un a voulu mêler l’ex-capitaine Dreyfus à l’affaire Mata-Hari et a imaginé que c’était l’an{96}cien hôte de l’île du Diable qui avait contribué à l’arrestation de la danseuse!...

Un autre raconte que le dernier amant (?) de Mata-Hari serait un mondain jeune et opulent, qui serait devenu trappiste après l’exécution de l’espionne et vivrait actuellement en ascète à la Cartula de Miraflores (Espagne).

M. Camille Pitollet cite cet extrait du journal américain dans lequel l’identité de ce «mondain» est dévoilée:

«Moine aux pieds nus et amaigri dans les cloîtres de la Chartreuse de Miraflores, près Burgos (Espagne), le dernier amant de Mata-Hari, la belle danseuse fusillée comme espionne par les Français, s’efforce d’expier son amour fou pour la femme au corps de déesse, aux charmes de démon. L’homme que Mata-Hari eut si fermement en son pouvoir qu’il ne pouvait vivre sans son amour, n’est autre que Pierre Mortissac, le brillant membre de la jeune société parisienne qui fit tourner les têtes dans les salons, à Paris et à Londres.»

M. Camille Pitollet ajoute ce qui suit, pensant, dit-il, «contribuer à élucider l’un des plus angoissants problèmes d’une aventure tissée entièrement d’épouvante»:

«On savait généralement que Mata-Hari était

[Image non disponible.]

Mata-Hari débarquant à Gijon (Espagne) en novembre 1916, où l’attendait un agent chargé de la surveiller.

[Image non disponible.]

Exécution à Vincennes de l’Espionne Francillard le 10 Janvier 1917.

{97}

la fille d’un planteur hollandais et d’une Javanaise, qu’elle était née le 7 août 1876,[G] que son nom était Marguerite-Gertrude Zell, qu’ayant de bonne heure perdu son père, elle avait été conduite à Burma par sa mère et placée, comme danseuse, dans un temple bouddhique de cette ville... En vérité, elle n’avait que quatre ans lorsque mourut l’auteur de ses jours, qui avait su acquérir, à la colonie hollandaise de Java, des richesses considérables, et sa mère connaissant le destin communément réservé aux Eurasian girls—ces filles à demi blanches et brunes qui naissent en Asie—la voulut garder d’une existence de désordre et la fit entrer dans un sanctuaire de la foi bouddhiste comme danseuse sacrée, mais à Batavia et non point à Burma. Elle ne comptait que quatorze printemps, lorsqu’un officier de l’armée britannique, sir Campbell Mac Leod, la vit et la persuada de s’enfuir avec lui. Ils furent légalement mariés, mais cette sorte de rapt n’ayant pas laissé de causer un scandale dans les milieux civils, ecclésiastiques et militaires, Campbell, membre d’une honorable famille écossaise, se sentit, malgré ses influences, contraint de quitter le service et aller habiter l’Inde, où Mady Mac Leod{98} lui donna deux enfants. L’aîné, qui était un garçon, était mort subitement dans des circonstances qui semblaient indiquer un empoisonnement, la mère, soupçonnant un domestique indien, devança l’action de la justice en faisant, d’un coup de revolver, sauter la cervelle à celui-ci, durant son sommeil. Campbell était absent du home lorsque se produisit ce meurtre. Il n’y revint que pour apprendre la disparition de celle qu’il aimait, afin d’échapper au procès et à la condamnation qui l’attendaient. Il la suivit, néanmoins, en Europe avec leur petite fille, la rejoignant enfin à Paris, où il la trouva luxueusement installée, sous la protection d’un officier supérieur allemand faisant partie d’une de ces grandes coteries d’espionnage militaire germanique qui pullulaient à Lutèce avant la guerre. Lady Mac Leod se refusa pourtant à reprendre la vie conjugale, et Campbell, épave désemparée, s’en alla avec sa fille dans sa famille, en Ecosse, où il est mort peu avant qu’éclatât la conflagration européenne.»

Ainsi, d’après ce récit, Mata-Hari aurait tué de sa main un domestique soupçonné d’avoir empoisonné son fils[H]! Ce n’est pas mal. Continuons:{99}

«Comment Mata-Hari—l’Œil du Matin, en javanais—est-elle devenue, elle-même, une espionne à la solde de l’Allemagne? Il est probable que des relations par elle contractées au cours de ce compagnonnage avec l’officier germain attirèrent sur sa personne l’attention des service occultes d’information de Berlin et que son départ de Paris pour cette dernière ville avait pour mobile réel la nécessité d’y être initiée à sa nouvelle profession. Et quand, la première année de la guerre, elle réapparut dans la capitale française en qualité de danseuse de théâtre, ce n’était plus là qu’une profession fictive, destinée à mieux couvrir ses machinations néfastes, où furent impliqués maints hauts personnages, tant civils que militaires, de qui elle sut obtenir des informations d’une valeur inappréciable pour l’ennemi.»

C’est la partie la plus vraisemblable de ce gros roman. Voici la partie la plus fantastique:

«Mais l’histoire vraie de la découverte de sa forfaiture; celle des raisons secrètes de sa condamnation à mort; celle, enfin, du complot ourdi par Pierre Mortissac pour la sauver du peloton d’exécution à Vincennes, en octobre 1917, constituent une trilogie que l’on n’écrira probablement jamais et qui, si elle pouvait l’être aujourd’hui, rejetterait dans l’ombre l’histoire des plus fameuses{100} aventurières depuis les jours mythiques d’Hélène de Troie.»

Nous sommes en plein mélodrame! Un complot pour faire jouer un rôle de complaisance aux douze soldats du peloton d’exécution? C’est enfantin! Quand on sait comment les choses se passaient à Vincennes on ne peut que hausser les épaules à la lecture de pareilles sornettes. Pour organiser un tel «complot» il aurait fallu la connivence de deux mille militaires, et encore!

Mais l’auteur tient absolument à faire du Sardou et à vouloir rééditer l’histoire de sa Tosca. Reprenons la citation:

«La vérité, l’intrigue imaginée par Sardou pour sa Tosca a été vécue dans la tragédie réelle de Pierre Mortissac, avec, toutefois, cette différence que ce dernier n’a jamais été à même de savoir exactement à qui il était redevable de l’échec de son plan. Et il importe encore de rappeler que, dans la collection d’après-guerre d’un hebdomadaire parisien dédié à des potins de théâtres et de boulevards, l’on a imprimé que Mata-Hari avait été «trahie» par quelqu’un—un de ces hommes qu’en anglais l’on dénomme responsible men—qui ne lui pardonnait pas d’avoir dit de lui, encore qu’en badinant, que c’était un officier allemand et que ç’avait été par son entremise{101} qu’elle était entrée au service de l’Allemagne! Mais ce ne sera qu’en tenant bien présentes à l’esprit ces énigmes, assez claires pour quelques-uns, qu’on s’expliquera comment l’espionne put aller à la mort comme à une parade, ainsi que l’a admirablement décrit, sur la foi des révélations de Mᵉ Clunet, défenseur de Mata-Hari—à qui celle-ci avait remis, à l’aube du matin de l’exécution, sa lettre à Pierre Mortissac, qui croyait obstinément à son innocence—le grand romancier espagnol Blasco Ibànez, aux pages 415-428 de Mare Nostrum, sans cependant soupçonner le secret de cette audacieuse attitude en face d’une destruction que l’espionne ne bravait que parce qu’elle la croyait irréelle.»

Nous avons fait justice de cette histoire. Mata-Hari a refusé ouvertement—nous le répétons—le prétexte que son avocat lui offrait pour retarder l’exécution. Ce moyen pouvait être bon. Il était en tout cas le seul légal—et pratique.

Quant à l’histoire du détraqué qui, à la mort de l’espionne, se serait enfermé dans un couvent espagnol, nous ne la contredisons pas. Mata-Hari a tourné assez de cervelles pour que l’anecdote soit vraie—quoique démentie par le supérieur du couvent. Voyez plutôt:

«Ce fut dans la semaine même de l’exécution{102} que Pierre Mortissac disparut de Paris. On fit croire d’abord qu’il s’était suicidé. Puis l’on sut, beaucoup plus tard, grâce à notre article du «Mercure» que, tel le moine Paphruce dans la «Thaïs» d’Anatole France, il avait endossé le froc des Chartreux pour la rémission de ses péchés et le repos de l’âme de celle qu’il avait si follement aimée. Cet élève des Jésuites de Deusto ne pouvait finir d’autre sorte. Mais n’allez pas, touristes romantiques, le rechercher aujourd’hui à Miraflores, ce monastère dont Théophile Gautier a chanté, en 1840, «la montée âpre, longue et poudreuse», et le triste paysage, d’où l’on aperçoit

...Dans le bleu de la plaine,
L’église où dort le Cid près de dona Chimène.

«L’on vous rira au nez, soit que vous demandiez un Mortissac, ou un Marow, ou un Martzov, car l’on a, par confusion, parlé de nous ne savons quel officier russe, répondant à l’un de ces deux derniers patronymiques, qui, amant de Mata-Hari, se serait réfugié dans le pieux asile[I]. Le Frère Edmond Curdon, prieur de Miraflores depuis septembre 1920, affirme à qui veut l’entendre que{103} ces histoires d’un amant de Mata-Hari sont «une pure invention, une blague de journaliste et pas autre chose». Il l’affirme au besoin en français, qu’il parle et écrit fort bien. Et le maître des novices de la Cartuja en fonctions depuis huit ans, abonde dans son sens et répète qu’il n’a aucune idée de qui «il peut s’agir, aucun postulant répondant aux noms ci-dessus n’ayant sollicité son admission dans l’établissement». Mais qui ne sait que les Ordres Religieux, et surtout celui des Chartreux, sont comme la Légion étrangère de l’Eglise romaine et que le nom importe peu de ceux qui y entrent, puisque, morts au monde et à ses vains simulacres, ils ne sont plus là que pour instaurare omnia in Christo

 

Nous avons reproduit ce récit pour montrer que, quand il s’est agi de Mata-Hari, on n’a pas reculé devant les limites de l’invraisemblance. Il est probable que nous n’en avons pas fini avec les légendes et que demain comme hier des snobs continueront à divaguer sur son compte.

Mon Dieu, que l’histoire vraie est difficile à écrire et à établir! La vérité est pourtant si simple!

La façon dont Mata-Hari est morte n’a rien d’extraordinaire. Toutes les femmes, et tous les{104} hommes (sauf Lenoir) que j’ai vus devant le peloton (j’en ai compté vingt-sept) se sont fort bien tenus. Cela tient à ce qu’une exécution militaire comporte une mise en scène très solennelle qui n’a rien d’effrayant.

L’histoire de la Tosca a troublé bien des esprits. Il est possible qu’un maniaque ait voulu, dans un délire littéraire, recommencer cette tragédie en intervertissant les sexes. Certaines lamentations ultra sentimentales semblent en effet inspirées de la dernière lettre du chevalier Mario Cavaradossi à son amante Tosca, la grande cantatrice, quelques instants avant d’être passé par les armes. Certainement le drame de Sardou est très beau et a dû détraquer quelques faibles d’esprit. Seulement à Vincennes on ne jouait pas l’opéra-comique, et la musique de Puccini était remplacée par des trompettes d’artillerie.{105}

V

MARGUERITE FRANCILLARD

«JE DEMANDE PARDON A DIEU ET A LA FRANCE!»—LES FEMMES DANS LE SERVICE SECRET

De taille au-dessous de la moyenne, comme on dit dans les signalements, assez mignonne, les cheveux très longs et presque roux, Marguerite paraissait insignifiante. Elle était couturière à Grenoble et travaillait honnêtement quand un espion, posté dans la région bien longtemps avant la guerre, en fit sa maîtresse. L’espion, dès le début des hostilités, monta en grade et fut chargé de diriger le centre allemand de Genève.

Marguerite savait-elle la profession exacte de son amant? Elle a prétendu que non. Toujours est-il qu’elle lui obéissait au doigt et à l’œil; je{106} dis «à l’œil» parce que le Boche ne lui donnait presque rien.

Tout d’abord la pauvre fille fit la navette entre la Suisse et la Savoie. Elle portait dans son cabas—tout simplement—les notes que des gens qu’elle ne connaissait pas venaient lui remettre pour son ami. A la frontière elle avait été signalée et bientôt la Sûreté générale lui avait donné une escorte discrète, comme il sied à une personne modeste qui ne doit pas se faire remarquer.

Les inspecteurs lui firent la cour, dans l’espoir de l’amener à des confidences. Mais Marguerite parlait peu et était fidèle: aucune tentative ne réussit à la détourner de «son devoir»...

Le cas était rare. On la laissa continuer son manège pendant quelque temps, car, par elle, on découvrait les agents secrets opérant dans cette partie de la France, et on les coffrait successivement. Elle servait ainsi, sans s’en douter, de liaison entre la police et les espions.

DISPARUE!

Un soir elle disparut. Toutes les recherches opérées dans Grenoble ne purent la faire découvrir.{107} Mais le hasard—qui sert si souvent la police—mit nos agents sur la trace d’une de ses amies à qui elle avait dit:

—Mon amant ne veut plus que je reste à Grenoble. Il y a un tas de gens qui me suivent et me poursuivent, qui se montrent très pressants et très galants. Je crois que mon Frantz est jaloux. Il exige absolument que j’aille à Paris et il m’a bien recommandé de quitter la ville sans qu’on le sache. J’irai donc prendre le train à la prochaine gare, et, quand je serai arrivée à Paris, je t’écrirai.

Les policiers, qui l’avaient laissé échapper, poussèrent un soupir de soulagement. Ce qui restait à faire était un jeu d’enfant. En effet, Marguerite ne tarda pas à envoyer à son amie une belle carte postale sur laquelle elle donnait son adresse dans un hôtel du Quartier latin.

Marguerite Francillard était maintenant repérée.

A Paris, elle recommença à recevoir des individus de toutes nationalités qui lui remettaient de petits billets qu’elle devait porter à Genève. Il y avait des Roumains, des Espagnols, des Grecs, des Danois, des Suédois, voire même de faux Alsaciens, qui, tour à tour, venaient lui rendre visite à l’hôtel.{108}

LA SOURICIÈRE

Le domicile de Marguerite était transformé en souricière et on se gardait bien de l’arrêter. Il est vrai qu’elle s’absentait de temps à autre pour porter les rapports destinés au chef de l’espionnage en Suisse. Mais ces transmissions ne présentaient plus aucun danger. En effet, si elle refusait de trahir son amant pour trahir simplement la France—car on savait maintenant qu’elle n’ignorait plus le rôle qu’on lui faisait jouer—elle acceptait bien volontiers des invitations à déjeuner ou à dîner que lui adressaient les agents chargés de la surveiller. C’était une bonne fille! Et pendant qu’elle était à table—elle se laissait facilement griser—des gens très curieux de leur métier se rendaient à son hôtel, visitaient ses tiroirs, copiaient ou photographiaient les documents destinés à nos ennemis, et remettaient le tout en place.

Elle pouvait partir ensuite pour Genève sans inconvénient. On savait ce qu’elle avait dans son sac. Et pour lui faciliter sa mission on n’hésitait même pas à lui procurer toutes les facilités du voyage.

Ah! les femmes! Stupides sont ceux qui les{109} emploient dans des besognes qui exigent de la prudence et de la discrétion. Car, tôt ou tard, elles commettent une gaffe et compromettent ou perdent à tout jamais ceux qui s’en servent.

Aussi les Anglais n’ont-ils jamais voulu les employer dans le service secret.

Grâce à Marguerite Francillard—et à quelques bouteilles de champagne—nous avons pu démasquer une douzaine d’agents dangereux que nous n’aurions pas pu prendre sans elle. A la fin elle causait un peu, mais sans jamais «manger le morceau».

—D’où vient mon argent? répondait-elle aux questions qu’on lui posait négligemment. Mais de mon amant de Genève qui change chaque fois ses billets afin de me donner de la monnaie française. Et il me paye uniquement pour que je lui apporte des petits bouts de papiers sur lesquels on ne voit pas grand’chose. Ce n’est pas difficile et ça rapporte... Mon amant est sûrement un Boche, quoi qu’il se dise Suisse allemand, et peut-être bien que si on savait ce que je porte, on me ferait du mal. Mais il n’y a pas de danger: une femme, ça n’a pas d’importance...

Presque tous les correspondants de Marguerite Francillard ayant été pris, son rôle était terminé. On l’arrêta.{110}

UNE CÉRÉMONIE ÉMOUVANTE

Francillard était à Saint-Lazare dans la fameuse cellule 12 qui reçut Mme Steinheil, Mme Caillaux, Mata-Hari, et autres dames de grande marque. Sa vie de prisonnière était exemplaire. Très pieuse, elle écoutait docilement les sœurs de charité. Au fond, elle était profondément insouciante.

Le 10 janvier 1917 fut son dernier jour ou plutôt sa dernière nuit, car, réveillée à 4 h. 30, elle était morte à 6 heures.

Elle avait voulu entendre la messe. Je n’oublierai jamais cette cérémonie qui eut lieu dans l’antique chapelle de la crypte.

Sous la voûte sombre, aux arcades centenaires, l’autel resplendissait de lumières. Le prêtre officiait solennellement dans un silence impressionnant. La mort planait. Sur les dalles, trente religieuses étaient prosternées, le front contre la pierre, pendant que l’éclat des cierges projetait des reflets changeants sur leurs robes bleues et leurs cornettes blanches.

Marguerite Francillard était assise entre deux{111} sœurs, ses jolis cheveux, d’un blond fauve, dénoués dans le dos. J’étais derrière elle. Elle pria quelques secondes, puis redevint indifférente, regardant un peu partout, se retournant même, très peu impressionnée par la majesté du lieu.

Tous ceux qui ont assisté à cette scène, admirable dans sa simplicité, en ont conservé un souvenir ineffaçable de beauté douloureuse et de grandeur religieuse.

Ite, missa est, dit le prêtre.

LES DERNIÈRES RECOMMANDATIONS

Marguerite Francillard se leva comme si elle allait sortir de l’église pour rentrer chez elle. Le brave abbé Geispitz était venu l’assister.

—J’irai bien toute seule, disait-elle. Je n’ai pas peur.

—Voulez-vous écrire?

—Merci. Je n’ai personne qui s’intéresse à moi.

Le vénérable aumônier l’embrassa, et je l’entendis lui faire les ultimes recommandations:

—Mon enfant, lui dit-il, vous allez monter au ciel. Le bon Dieu vous attend et vous accueil{112}lera. Mais faites-moi une promesse: quand, tout à l’heure, vous serez devant les soldats, vous crierez avec tout votre petit cœur: «Je demande pardon à Dieu et à la France. Vive la France!» Vous me le promettez?

—Oui, mon père.

Marguerite tint parole. Elle s’avança lentement, d’un pas indolent, vers le poteau. Elle repoussa doucement le bandeau qu’on voulait lui poser sur les yeux, et face au peloton, nous l’entendîmes crier d’une voix faible:

«Je... demande... pardon... Dieu... Vive France!»

La malheureuse, foudroyée, resta accrochée au poteau par un bras.

Les troupes défilèrent...{113}

VI

LA TICHELLY ET Mᵐᵉ DUCIMETIERE

MENTALITÉ D’ESPIONNES

Voici la femme Tichelly, fille Dufays, née à Paris le 29 novembre 1870, de mère allemande, ancienne femme de chambre à l’hôtel Meurice.

Elle figurait sur les registres de l’espionnage allemand sous le chiffre Zud 160.

Elle résidait avant son arrestation à Francfort-sur-le-Mein. Elle avait fait un séjour à Kartoum avant de se rendre à Francfort le 20 août 1914.

En 1915 la Tichelly était employée dans un grand hôtel de Mannheim. C’est là qu’elle fut mise en relation avec le centre d’espionnage de Lorach qu’elle connaissait certainement depuis longtemps.{114}

Elle avait trois enfants, dont un soldat au 117ᵉ d’infanterie.

Tichelly n’était pas une espionne du genre anodin comme la petite Francillard. Ce n’était pas non plus une femme de l’intelligence de Mata-Hari. C’était simplement une femme dangereuse, qui ne se bornait pas à porter des lettres comme la couturière de Grenoble, qui ne fréquentait pas le grand monde comme Mata, mais qui, tout de même, trouvait le moyen de se procurer des renseignements militaires importants.

Sous prétexte de chercher de l’ouvrage, elle s’introduisait dans les ateliers et usines de guerre. Elle se faisait embaucher, travaillait pendant huit jours, observait attentivement tout ce qui l’entourait, et envoyait très fréquemment des rapports.

Quand elle était fatiguée de son labeur, elle se reposait dans un hôtel et nouait des relations avec des contremaîtres, de préférence avec des mécaniciens employés à l’artillerie, à l’aviation ou à la télégraphie sans fil.

Dans les petits restaurants, chez les marchands de vin, elle écoutait les conversations. Elle aimait beaucoup aussi «cancaner» chez les concierges et écouter la lecture des lettres adressées du front aux femmes de poilus.

Bref, la Tichelly allait partout et s’enquérait{115} de tout. Elle était extrêmement active et suivait de point en point les instructions que lui envoyait son chef Gruber.

Une perquisition faite à son domicile à l’Hôtel de la Marine, 59, boulevard du Montparnasse, fut des plus fructueuses et l’espionne dut faire des aveux complets.

Ce qu’il y avait de particulier dans son cas c’est la manière qu’elle employait pour transmettre ses renseignements.

Tichelly employait des moyens nouveaux. Exemples: un carré de papier couvert d’inscriptions à l’encre secrète et recouvert d’un timbre-poste; feuille de papier placée entre deux cartes postales collées ensemble; dentelé des timbres découpé d’une certaine façon, etc., etc.

Elle avait fait de nombreux voyages en Suisse; elle obtenait facilement des passeports à cause de la situation militaire de son fils.

C’est le contrôle postal de Pontarlier qui la fit prendre.

Les papiers trouvés chez la Tichelly étaient intéressants; ils étaient relatifs aux mouvements de troupes, secteurs, etc. Jugée le 20 décembre 1916, elle fut fusillée le 15 mars 1917.

Quand on alla la prendre à Saint-Lazare, elle protesta:{116}

—On ne doit pas exécuter une femme: il a toujours été convenu qu’on n’exécute pas les femmes! criait-elle.

C’était une grande maigre, d’aspect rêche et assez vulgaire, vêtue comme une ouvrière.

Au moment où, dans la cour de la prison, elle monta en voiture, elle me dit:

—Monsieur l’officier, je n’ai pas tué: on ne doit pas me tuer! Ce n’est pas juste. Je n’ai pas versé de sang, on ne doit pas verser mon sang!

«Et le sang que vous avez fait verser par les autres?» pensai-je sans répondre.

La mentalité de certaines espionnes était ainsi faite: elles croyaient que, parce qu’elles n’avaient pas tiré le canon ou lancé de grenades, elles n’avaient pas fait de mal! Or, leur œuvre traîtresse était bien plus nuisible, bien plus sanglante, qu’une bordée d’artillerie ou de mitrailleuses: elle aboutissait à la surprise et au massacre de milliers de Français.

La Tichelly, devant le poteau, se redressa et refusa le bandeau.

Il y a eu beaucoup de femmes arrêtées à Paris pour espionnage. Toutes n’ont pas été fusillées.

L’histoire que voici se rapporte un peu à celle de la Tichelly:

Lucie Baer, née le 3 août 1865 à Sainte-Marie-{117}aux-Mines (Haut-Rhin), était directrice de l’Œuvre des Gares, 8, rue Saint-Paul. Elle s’occupait également de l’Œuvre de la Protection de la Jeune Fille avec Mme Siegfried, femme du député du Havre, qui ignorait certainement la mentalité de cette prétendue Française.

Lucie Baer dirigeait ces œuvres d’assistance avec la nommée Emilienne-Rose Ducimetière—un nom prédestiné au poteau—demeurant rue Saint-Jacques, 328, et née en 1896 dans la Haute-Savoie.

Il ne fut rien précisé contre Lucie Baer, qui bénéficia d’une ordonnance de non-lieu.

Mais son amie, la femme Ducimetière—elle n’en prit pas le chemin—fut condamnée à mort et graciée.

Cette femme avait connu à Genève un nommé Walter, espion allemand, dont elle était devenue la maîtresse.

A Paris, elle fréquentait les soldats et les sous-officiers, s’efforçant de leur soutirer des informations. Elle parvint même à se faire engager comme infirmière, grâce aux œuvres précitées, à l’ambulance de Mme Marie Lanelongue, rue de Tolbiac. Là, elle interrogeait encore les blessés.

Elle fut arrêtée un matin au moment où elle{118} sortait de l’hôtel du 8 de la rue de Bellechasse avec un adjudant d’infanterie.

A l’instruction, elle a tout avoué. Elle savait que Walter était un espion autrichien.

Comme nous l’avons dit, elle fut condamnée à mort par le 3ᵉ Conseil de guerre le 24 avril 1917 et sa peine commuée en travaux forcés à perpétuité le 29 juin 1917.

A la même affaire, elle avait mêlé Catherine S..., une Suissesse âgée de 76 ans, demeurant avec la femme Ducimetière, 328, rue Saint-Jacques, et, comme elle, en correspondance avec Walter. Elle fut renvoyée des fins de la poursuite.{119} VI

LES FILETS DE LA DANSEUSE

CONSTANTIN COUDOYANNIS, LE COMTE COSTA DE SMYRNOS OPÈRE DANS LE MONDE DES ARTISTES

C’est au Fouquet’s, aux Champs-Elysées, que le Grec Constantin Coudoyannis rencontra une belle danseuse—il ne s’agit pas de Mata-Hari—que, pour ne pas donner son vrai prénom, nous baptiserons Yvonne. Il l’avait connue quand elle dansait à Sinaïa, en Roumanie, et il se présenta lui-même comme artiste dramatique.

Entre artistes, on fait plus vite connaissance. D’ailleurs, il n’était pas modeste:

—Je suis très connu au théâtre d’Athènes, disait-il, et même populaire dans toute la Grèce. Je suis un grand personnage. Pour ne pas vous le cacher, je suis le comte Costa de Smyrnos...{120}

Il y avait de quoi éblouir une danseuse sans engagement. Mais Yvonne n’était pas exactement une demi-mondaine et était douée—elle doit l’être encore—d’une intelligence supérieure. Voici le portrait qu’elle a tracé de sa rencontre:

«Pas beau, les traits tirés, noyés même comme par un secret chagrin, les cheveux d’un noir d’encre, la moustache taillée à l’américaine, l’œil brillant sous un monocle immuable, assez élégamment vêtu, les mains soignées, il donnait l’impression d’un homme qui a beaucoup voyagé, beaucoup vu et pas mal retenu...»

LA PREMIÈRE GAFFE

Constantin—appelons-le Constantin tout court—parlait le grec, le roumain, l’espagnol, l’anglais et l’allemand. La danseuse aussi. Une première gaffe attira l’attention de celle-ci:

—Mon père, raconta Constantin, me fait une pension de 1.800 francs par mois. En plus, je touche de fortes commissions sur toutes les affaires que je fais pour lui en Europe...

Il s’était présenté comme artiste. Yvonne en fit{121} la remarque, sans insister. Puis un flirt en règle commença.

C’était le jour où parvenait à Paris la nouvelle du torpillage du Lusitania. Constantin essaya d’excuser ce crime en prétendant que le navire devait porter des munitions, et il ajouta:

—Les Allemands sont forts... Les Alliés auront du mal, beaucoup de mal à les vaincre. Il n’importe: buvons à la France!

Sur tous les événements, Constantin donnait, à voix très haute, une opinion d’abord favorable aux Alliés, puis nettement pessimiste et défaitiste.

Le Grec ne cessait de se vanter.

—J’ai un très bel appartement boulevard Haussmann (c’était au 118), que j’ai loué à raison de cent cinquante francs par mois.

—A ce prix, vous ne devez pas avoir quelque chose d’extraordinaire, fit remarquer la danseuse qui ne laissait jamais passer une occasion de le «coller».

Pour se venger, Constantin, sans la prévenir, alla louer un appartement contigu au sien. Il voulait ainsi s’imposer à la jeune femme. Mais celle-ci, à son tour, déménagea. Le Grec la poursuivit, et, sous prétexte qu’il était malade, obtint qu’elle viendrait lui faire visite dans une mansarde qui était son domicile réel.{122}

LE PAPIER D’EMBALLAGE

Ce qui se passa tout d’abord importe peu. Yvonne aperçut tout à coup Constantin saisir avec vivacité un papier d’emballage qu’elle n’avait pas remarqué; il le froissa, et au lieu de le jeter dans la cheminée, le serra dans un tiroir qu’il referma à clef.

Yvonne, songeuse, se demandait quelle valeur pouvait bien avoir pour lui ce bout de papier gris, maculé et déchiré...

Constantin, très gêné, raconta que sa mère était Allemande, que son père était Grec, qu’il était né à Leucade (Grèce) et qu’une femme admirable, une Allemande, l’avait ruiné et avait causé sa perte...

—Je suis devenu un bandit à cause de cette femme... j’ai été entraîné... je suis un malheureux!

Et, cachant sa tête entre les mains, il éclata en sanglots.

Ces demi-confidences et les allures étranges de cet homme avaient piqué au vif la curiosité d’Yvonne qui jura de pénétrer son secret.

—Vous avez assassiné quelqu’un? Vous avez{123} pris de l’argent? Soyez franc avec moi. Je serai indulgente. Vous avez tué, volé?

—Non, répondit Constantin, c’est pire!

Et le Grec entraîna la danseuse dans la rue, se retournant à chaque instant comme s’il eût craint d’être suivi.

Yvonne commença à être inquiète, bouleversée par toutes les remarques qu’elle faisait journellement. Elle résolut de déchiffrer l’énigme, de démasquer l’individu, et, dans ce but, de continuer ses relations avec cet homme bizarre.

LE RÉGIMENT QUI PASSE

Un matin, une fanfare retentit dans la rue. Constantin, qui était avec la danseuse, dégringola l’escalier quatre à quatre et, sur le trottoir, se mit à examiner attentivement les soldats qui passaient.

—Qu’est-ce qui vous a pris? demanda Yvonne.

—J’aime et j’admire les soldats français. Je voulais les voir défiler de près.

Et, machinalement, il répéta à plusieurs reprises un nombre composé de trois chiffres. C’était le{124} numéro du régiment qui venait de défiler. Puis il reprit la conversation:

—Est-ce que vous connaissez des officiers? J’adore les officiers; ce sont généralement des hommes instruits et bien élevés. L’autre jour, vous en avez rencontré un: ne pourriez-vous me présenter?

La danseuse promit et le Grec, mis en confiance, continua (c’est Yvonne elle-même qui raconte la scène):

—Je voudrais bien vous dire bien des choses, fit Constantin dans un élan de passion plus ou moins feinte... Mais je vous crains beaucoup!

—Vous avez bien tort. Je suis une femme capable de garder un secret.

Alors, d’une voix âpre et légèrement troublante, il demanda:

—Vous devez avoir beaucoup de relations?

—Certes.

—Dans le monde des théâtres seulement?

—Mais non, dans tous les mondes.

—La politique?... L’armée?

—Oui.

Il réfléchit un instant, puis, regardant fixement la danseuse:

—Il ne tiendrait qu’à vous de gagner beaucoup d’argent, une véritable fortune si vous vou{125}liez... Je vous dirai comment plus tard... Dites-moi tout de suite: savez-vous où se trouve en ce moment le général Joffre?

—Je ne m’occupe guère des déplacements du généralissime.

UN CRI DE RAGE

A cet instant, le Grec aperçut sur la cheminée de la chambre d’Yvonne le portrait d’un jeune soldat en tenue de campagne:

—Qui est-ce? demanda-t-il impérieusement. Votre frère, ou votre amant?... Je ne vois pas le numéro de son régiment: donnez-le moi!

—Je l’ai oublié.

Alors, avec un accent de rage, Constantin grinça:

—C’est dommage que je ne le sache pas, car j’aurais fait décimer tout le régiment.

Yvonne, qui a raconté cette scène, avoua que, dès ce moment, elle était fixée: elle avait la conviction que Constantin était un espion.

Constantin devait se perdre tout à fait par ses vantardises. Apercevant un jour la camériste{126} d’Yvonne qui, une lettre à la main, pleurait, il demanda la cause de ce grand chagrin.

—Mon mari est prisonnier en Allemagne, raconta la femme de chambre.

—Votre mari est prisonnier? Mais ne pleurez pas. Dites-moi où il est, le numéro de son corps et de son régiment et je me charge de le faire revenir sans délai!

—Je ne veux rien devoir aux Boches, répondit la camériste. Monsieur a sans doute des relations en Allemagne?

—C’est possible, répondit Constantin. Je suis neutre et j’ai le droit d’avoir eu et d’avoir encore de hautes relations à Berlin.

Un soir le Grec, qui n’avait pas voulu aller à l’Opéra-Comique «parce que c’était de la musique française», pria Yvonne de congédier sa femme de chambre, car il avait des «révélations» à lui faire.

LE COUP DU RIDEAU

La danseuse feignit de lui obéir, plaça la camériste derrière un rideau, et Constantin, on ne sait comment, s’endormit subitement ou perdit con{127}naissance pendant quelques minutes... Subitement, il se réveilla, bondit sur la porte en disant:

—La bonne était là; elle écoutait et doit avoir entendu ce que je vous ai avoué en dormant. Je vais l’étrangler!

—Calmez-vous, dit Yvonne. Elle n’a pu entendre et ne sait rien. Mais moi, je sais tout!

Le Grec ne parut nullement intimidé. Il se radoucit immédiatement et se mit à rire. Tout cela n’était pas sérieux, disait-il. Ce n’était même pas du somnambulisme. Ce qu’il y avait de désolant, ajoutait-il, c’est qu’il avait un grand voyage à faire à Orléans, à Tours, à Bordeaux. Il partait le lendemain, il écrirait...

Il partit, en effet, et Yvonne crut que, par sa maladresse, elle l’avait manqué.{129}{128}

VII

MADEMOISELLE DOCKTOR

LA REINE DE L’ESPIONNAGE COMMANDE A ANVERS

Au moment où Yvonne se préparait à prévenir la police, Constantin reparut! Il raconta qu’il était ravi de son voyage, qu’il avait fait connaissance à Orléans de plusieurs officiers qui l’avaient promené en automobile, qu’il avait visité de très grandes usines, enfin qu’il avait voyagé avec des soldats permissionnaires auxquels il avait offert des cigarettes et payé à boire, et qui lui avaient raconté des histoires curieuses.

—Mais comment se fait-il, demanda Yvonne, que de toutes ces villes vous ne m’ayez même pas envoyé une carte postale?

Constantin, interloqué, balbutia une réponse quelconque.{130}

La danseuse voulait en finir. Se rendant compte qu’elle exerçait un ascendant sur cet homme, elle lui posa une série de questions brutales:

—Où étiez-vous à la mobilisation?

—En Allemagne.

—Pourquoi êtes-vous venu en France?

—Pour mes affaires.

—Qui vous a donné vos passeports?

—Le consul hollandais, parbleu! J’ai voulu passer par Flessingues. Les douaniers n’ont pas voulu. Alors, j’ai essayé par Dunkerque. Là, les Français m’ont gardé deux jours pour examiner mes papiers. Naturellement, ils étaient en règle. Alors, j’ai pris la direction nach Paris où personne ne m’a jamais inquiété... Je ne vois pas pourquoi vous êtes plus exigeante que la police de votre pays?

Il n’y avait rien à dire à tout cela.

LA VALISE JAUNE

Quelques jours après, Constantin revint boulevard Haussmann en costume de voyage, une valise jaune à la main.

—Je viens vous dire au revoir, car je pars pour Genève.

—Vous ne partez pas tout de suite, au moins?{131} Vous restez quelques instants avec moi? Donnez-moi votre valise que je vous débarrasse...

Puis elle poussa «son ami» au piano et le pria de lui chanter une de ces «canzonetta» italiennes qu’elle aimait tant! Et pendant que le Grec chantait, la danseuse opérait: la valise n’était pas fermée à clef! Dans un compartiment, il y avait des éponges neuves, un pyjama, du linge; dans l’autre, une liasse de papiers dont elle s’empara.

En la voyant, Constantin poussa un cri sauvage et, blême, il hurla:

—Ne touchez pas à cela!

Mais Yvonne avait eu le temps de constater, a-t-elle déclaré, que «les papiers étaient recouverts de caractères allemands tapés à la machine à écrire; en marge, soulignés de barres rouges, il y avait les noms de plusieurs villes: Amiens, Brest, Versailles». C’est tout ce qu’elle avait pu déchiffrer.

Fou de colère, le Grec se précipita sur Yvonne et lui cria:

—Vous êtes une misérable!... Je devrais vous étrangler.

En même temps, d’un formidable coup de poing, il l’envoya rouler sur un tapis, en criant:

—Sale Française! Sale Française!{132}

Puis il s’élança vers la porte, sa valise à la main. Dans l’antichambre, il bouscula la camériste en la menaçant de lui «faire son affaire».

Yvonne s’était évanouie, a-t-elle dit.

Revenue à elle, elle se précipita au domicile de Constantin: la concierge lui annonça que le matin il était parti pour New-York!

LE COMMISSAIRE HÉSITE

Le commissaire de police, enfin averti, déclara que le cas lui paraissait intéressant. Evidemment, c’était un homme à surveiller. Mais c’était un neutre et il fallait des preuves...

Deux mois après, Constantin reparut, hâve et défait. Il se présenta chez la danseuse, en suppliant, et demanda:

—Madame, avez-vous parlé contre moi?

—Vous avez donc quelque chose à craindre?

—Non! Mais je ne reçois plus mon courrier. Mon argent est saisi en banque... environ 50.000 francs... et je suis sans la moindre ressource. Au nom de la «madone», faites l’impossible pour que je touche cette somme... Je viens de dépenser mes derniers sous: il y avait trois jours{133} que je n’avais pas mangé!... Je suis traqué par des policiers... Prêtez-moi cinq sous pour que j’écrive à mes amis de Lausanne...

—Je pourrai peut-être vous aider, fit la jeune femme. Mais à une condition: avouez votre crime. Si, comme je le crois, vous êtes un espion, vous risquez la mort. Avouez franchement, allez vous constituer prisonnier et vous obtiendrez peut-être les circonstances atténuantes. Avouez!

—Trop tard! fit-il, comme écrasé par les circonstances. Trop tard! Adieu madame!

Une demi-heure après le départ de l’espion, un inspecteur de la sûreté générale se présentait chez Yvonne et lui demandait ses papiers.

—Vous fréquentez des étrangers et vous êtes suspecte. Vous êtes, notamment, l’amie d’un espion...

—J’ai prévenu le commissaire de mon quartier.

Le lendemain, Yvonne comparaissait, rue des Saussaies, devant un commissaire spécial, et était confrontée avec Constantin, arrêté depuis la veille en sortant de chez elle.

—C’est un homme très dangereux, reconnut le fonctionnaire. Il est extrêmement adroit et a su se ménager des garanties influentes. Il nie. Mais nous avons assez de présomptions pour le remettre entre{134} les mains des juges militaires qui lui feront un sort. Tout de même, la preuve matérielle nous manque. Cette preuve, nous pouvons peut-être la trouver dans une confrontation... si vous voulez nous aider?...

LES AVEUX

La confrontation eut lieu. Constantin sursauta en apercevant Yvonne. Il la salua néanmoins courtoisement:

—Où étiez-vous le jour de la mobilisation? demanda le commissaire spécial.

—J’étais en Italie.

—Vous mentez, affirma Yvonne. Vous m’avez déclaré que vous étiez en Allemagne.

—Je n’ai jamais pu dire cela. Il y a dix ans que j’ai quitté l’Allemagne. Je puis être suspect, mais je suis innocent.

Yvonne raconta avec détails tout ce que le lecteur sait déjà.

Alors, confus, désemparé, brisé, Constantin se leva et, regardant la danseuse les yeux dans les yeux, prononça cette phrase qui ne manque pas d’élégance:{135}

Madame, je vais mourir par vous et pour vous!

Puis, se tournant vers le fonctionnaire, il ajouta:

—Oui, je suis un espion, et je vais tout vous dire.

Il lui fallut deux journées pour faire sa confession entière. Il avait essayé de divers métiers en Allemagne, tantôt camelot, tantôt commissionnaire; il était dans la misère quand la guerre éclata. Immédiatement repéré par la police pendant qu’il errait dans la promenade Unter den Linden, il fut conduit dans un immeuble voisin de la Wilhelmstrasse. Là, un haut fonctionnaire, sorte d’officier en civil, lui donna connaissance des renseignements—mauvais—qu’on avait sur lui, et l’engagea à profiter de sa connaissance du français et de l’anglais pour «aller voir ce qui se passait chez les alliés».

On lui promit cinquante marks par jour et une prime par renseignement. Seulement, il devait se conformer aux instructions qui lui seraient données par Mlle Docktor.

Constantin, dit-il, hésita. Mais ne sachant comment sortir de la «période noire», il finit par accepter.{136}

LA «GRANDE PATRONNE»

Mlle Docktor était une femme d’une vive intelligence et d’une grande beauté blonde. Ancienne demi-mondaine, elle avait quitté le monde de la galanterie pour entrer dans la police et elle était devenue grande directrice de l’espionnage allemand à Anvers. Voici comment Constantin l’a dépeinte:

«C’est une femme extrêmement belle. Elle est douée d’une intelligence hors ligne et surtout d’une énergie incroyable. Elle exerce sur tous ceux qu’elle emploie un ascendant irrésistible. Personne, même les officiers de haut grade qui sont sous ses ordres, n’ose lui résister. Il lui est arrivé de donner des ordres le revolver à la main. Elle a l’espionnage dans le sang, elle agit non pas seulement par intérêt, mais par goût, par passion... C’est une créature terrible.»

Constantin raconta ensuite sa première entrevue avec la «grande patronne». Son bureau était installé dans un somptueux hôtel d’Anvers. Autoritaire, hautaine, élégante, elle examina longue{137}ment la recrue qu’on lui présentait. Puis elle lui dit sans façon:

«—Vous êtes un besogneux capable de toutes les besognes. Vous êtes instruit, vous possédez plusieurs langues. C’est bien, mais cela ne suffit pas. Il faut être souple, adroit, obéissant, courageux et audacieux. Avez-vous toutes ces qualités? Je suis physionomiste et je crois que oui... Vous finirez par aimer votre nouveau métier qui est passionnant. En effet, si vous n’êtes pas trop scrupuleux, si vous aimez les aventures, vous vivrez une vie intéressante. Ainsi, moi, je ne donnerai pas ma situation pour un trône d’Europe; j’ai toutes les satisfactions intellectuelles que je puisse rêver et je puis traiter d’égale à égal avec les personnages les plus considérables... Encore une recommandation essentielle: soyez sobre, chaste et matinal. Fréquentez les lieux de plaisir si vous voulez, mais ne vous livrez à aucune intrigue: chaque pays a des contre-espions et des contre-espionnes.

«Je n’ai pas fini. Mettez beaucoup de circonspection dans vos procédés d’amorçage. Organisez vos expéditions avec un soin méticuleux. Etudiez à fond le caractère et les ressources des gens que vous fréquentez. Gravez dans votre cerveau la topographie des lieux où vous devez opé-{138}rer. Enfin, prenez le moins de notes possible, écrivez dans un langage secret, et détruisez tout à mesure. Et maintenant, répétez-moi ce que je viens de dire.»

Constantin s’exécuta. Mlle Docktor précisa alors les renseignements qu’il aurait à envoyer.

On va voir qu’ils étaient de première importance.{139}

VIII

LA MOISSON D’UN ESPION

LE MAL QUE CONSTANTIN COUDOYANNIS A FAIT A LA FRANCE

L’historique des faits qui se sont passés avant l’arrestation de Constantin Coudoyannis a été exposé en détail par la danseuse que nous avons appelée Yvonne. Devant le 3ᵉ Conseil de guerre, elle recommença son récit avec des précisions. Certainement c’est à elle qu’on doit la capture de ce dangereux espion.

Une autre femme avait aussi été mêlée à l’affaire: elle avait succédé à la danseuse après le pseudo départ de Constantin, qui, n’ayant pas osé aller à Genève, était resté à Paris, et ne vint retrouver Yvonne que deux mois après.{140}

Constantin avait sérieusement travaillé. Il avait d’abord été recueillir des renseignements dans les ports sur les mouvements de navires. Puis il s’était spécialisé dans la question des fabrications de guerre. Il avait essayé de pénétrer dans les usines du Creusot, de Saint-Chamond, de Saint-Etienne, mais en vain, semble-t-il. Il tenta aussi de s’introduire dans un établissement militaire d’Angers et réussit à entrer dans la poudrerie de Bourges. Il fit ensuite le tour du camp retranché de Paris et dressa la liste des usines militarisées.

L’ESPION SURVEILLÉ PAR UN BOCHE!

Mais voici le comble: Constantin était surveillé et contrôlé par un inspecteur supérieur allemand! Mlle Docktor avait appris ses relations avec la danseuse et elle lui avait fait dire qu’«elle ne voulait plus que ça continuât», à moins qu’il ne parvînt à enrôler la jeune femme dans le service allemand—ce qu’il avait tenté de faire, on s’en souvient.

Le Grec affectait une grande terreur quand il parlait de Mlle Docktor. Il savait qu’elle était capable, a-t-il affirmé, de le dénoncer à la police{141} française ou anglaise s’il n’exécutait pas à la lettre ses instructions. Elle ne reculait devant aucun moyen, et on racontait qu’elle avait elle-même tué d’un coup de revolver un agent qu’elle soupçonnait de trahison.

Constantin ajoutait: «Que de morts subites inexpliquées! Les romanciers n’ont rien inventé; ils sont au-dessous de la réalité.»

Il avoua avoir adressé des rapports sur les questions suivantes:

Etat d’esprit des populations, chances d’un mouvement révolutionnaire et possibilités de le provoquer.

Renseignements sur la mise en état de défense de la région parisienne et mouvements de troupes dans le camp retranché.

Sorties des navires des ports de Boulogne, Calais, Le Havre, Saint-Nazaire.

Liste d’établissements travaillant pour la guerre et la marine.

Compte rendu de ses voyages à Toul, Verdun, Epinal et Belfort.

Au cours d’une de ses visites dans la zone des armées, il avait été arrêté à Amiens, sur la dénonciation d’un employé de chemin de fer à qui «sa tête ne revenait pas». Mais le commissaire spécial, après avoir reconnu qu’il avait à faire «à un{142} journaliste ami de l’Entente», l’avait remis presque aussitôt en liberté.

Enfin, il avait été chargé par Mlle Docktor d’une mission spéciale en Angleterre, où il avait rencontré, par hasard, l’agent principal de l’espionnage allemand, qu’il avait feint, conformément à sa consigne, de ne pas reconnaître. Il était resté une quinzaine à Londres, y avait recueilli des informations utiles sur les envois de troupes anglaises en France et était revenu à Paris par Dieppe.

LE CHIFFRE SECRET

On voit que Constantin avait bien «travaillé» et qu’il n’a pas volé les douze balles qui lui ont réglé son compte.

A propos de compte, Mlle Docktor, contrairement à son habitude, rémunérait son espion assez largement. Les envois variaient de trois à six mille francs par quinzaine, qu’elle envoyait en même temps que le chiffre secret de la correspondance, car ce chiffre variait tous les quinze jours.

La clef était indiquée au citron, sur du papier d’emballage enveloppant un colis quelconque. On{143} retrouva un morceau de ce papier dans un tiroir de la chambre du boulevard Haussmann.

Quant à l’envoi du courrier, il se faisait par Genève.

Devant le 3ᵉ Conseil de guerre, Constantin raconta ces détails en se donnant des airs de victime. Il avait été subjugué par la grande espionne d’Anvers: «Elle m’avait bien dit que Paris est une ville dangereuse, pleine de tentations; si je l’avais écoutée, je n’aurais pas été arrêté... Malgré tout, je suis un ami de la France. Dans mes écrits, j’ai toujours témoigné mon admiration pour la France...», etc.

Constantin fut condamné à mort à l’unanimité, malgré la plaidoirie de Mᵉ Viteau. Mais il ne croyait pas à l’exécution de la sentence. Longtemps, il espéra dans la clémence du chef de l’Etat. Dans les derniers jours, cependant, il était devenu nerveux et inquiet.

Le 26 mai 1916, à l’aube, les magistrats militaires vinrent le réveiller.

—Ce n’est pas possible! fit-il. Moi, un ami de la France! (sic).

Le capitaine Bouchardon lui demanda s’il avait des révélations à faire.

—Mais certainement! fit-il. J’ai beaucoup de choses à dire.{144}

DERNIERS AVEUX

Au greffe, Constantin, qui paraissait très calme, s’installa devant une table et déclara qu’il allait compléter par écrit ses aveux. Il écrivit, écrivit pendant cinq grands quarts d’heure.

Le capitaine instructeur s’impatientait. Il lui posa des questions.

Constantin répéta que, comme journaliste en Grèce, il avait toujours défendu la France; il n’avait fait de l’espionnage que pour pouvoir écrire un jour un roman; il avait d’ailleurs déjà fait un livre «curieux», disait-il, sur la question, et le manuscrit se trouvait à Berlin, à une adresse qu’il indiqua; il serait utile de rechercher ce manuscrit après la guerre; il n’avait rien caché à la justice et il se mettait à sa disposition pour l’aider désormais...

—Trop tard! lui dit le capitaine Bouchardon.

—Comment, trop tard? fit Constantin, qui, à ce moment, ne croyait pas encore sa dernière heure venue. Il ajouta, en effet, en s’adressant au capitaine:

—Est-ce que vous persistez à me faire fusiller? (sic){145}

—C’est la loi!

Constantin s’effondra. Il croyait qu’on jouait une comédie pour lui arracher ses derniers secrets. Alors il déclara qu’il avait encore à écrire, et il écrivit, écrivit.

—Il faut terminer, lui dit le magistrat. Je vous donne cinq minutes.

—Non, dix minutes encore... implora le condamné.

Au bout de dix minutes, Constantin écrivait toujours. On dut le faire lever et lui mettre les menottes.

—Au revoir, messieurs! fit-il en passant devant le personnel de la prison.

Un sous-officier du quartier général, le brave sergent Lamorlette, un appareil photographique à la main, le visa. Constantin s’arrêta, pria les gendarmes de se ranger, et prit une pose:

—Tâchez que ça vienne bien, dit-il.

Malheureusement, la plaque se brisa par la suite.

A ce moment, l’espion n’était plus le beau cavalier qui, sous le faux titre de comte de Smyrnos, faisait des victimes dans le demi-monde parisien. Il était blême, les traits ravagés, non par le remords, mais par la peur qui perlait sur son visage. Tassé, rapetissé, les vêtements en désordre,{146} il aurait fait pitié à qui aurait oublié le mal qu’il nous avait causé, les milliers de braves poilus qu’il avait contribué à faire traîtreusement assassiner sur le front, les innocentes victimes qu’il avait envoyées au fond des mers.

«JE SUIS ORTHODOXE...»

Au donjon de Vincennes, un incident se produisit. Le Grec exigea un prêtre—il n’en avait pas voulu pendant sa détention. Pendant qu’on faisait mander le curé de Vincennes, le condamné attendait dans une pièce voisine de celle où se trouvaient les officiers. Tout à coup, il ouvrit la porte de communication, pénétra dans la salle où nous étions, et fit mine de venir s’asseoir à notre table!...

Le curé arriva.

—Je suis orthodoxe, lui dit Constantin, nous n’avons pas la même religion, monsieur le curé, mais je présume que nous avons le même bon Dieu (sic).

Et il resta une demi-heure avec le vénérable ecclésiastique.{147}

Arrivé devant les troupes, il salua cérémonieusement et voulut parler:

—Braves soldats français, commença-t-il, je suis l’ami de la belle France. J’adore les soldats français, je voudrais vous dire...

On le fit taire. Alors, les mains jointes, la tête levée vers le ciel, il marmotta une prière en grec. Puis il dit en français: «Mon Dieu, ayez pitié de moi!...»

Et il tomba foudroyé.{149}{148}

IX

UN REPAIRE DE BANDITS

LA BANDE DU CAFÉ AMODRU.—L’ESPIONNAGE ET LES STUPÉFIANTS. L’ÉCOLE DE LA «ROUQUINE».

Ceci est l’histoire d’une bande de traîtres formidable, avec déguisement, désertion, emploi de stupéfiants, suicide d’amour, dénonciation, trahison dans la trahison, espionnage féminin, drame de la folie, etc., tout ce qu’il faut pour tourner un bon film américain. Oyez plutôt:

La plupart des espions envoyés en France étaient munis au départ d’un objet ou d’un produit d’origine allemande dont l’introduction en France était illicite, comme: pierres à briquet, cocaïne, morphine, cantharide, etc.

Le moyen, au premier abord, paraît stupéfiant, c’est le cas de le dire, car, employer pareille con{150}trebande, dira-t-on, c’est aller au-devant de difficultés avec la douane ou la gendarmerie.

Oui et non. C’était un prétexte tout trouvé et fort admissible. Si par hasard l’agent était arrêté en voulant se dissimuler, il avait à invoquer un motif plausible et délictueux à la fois:

—Je suis contrebandier, soit! Mais pas espion!

Telle était la réponse préparée, réponse d’ailleurs classique de tous les inculpés d’intelligences avec l’ennemi dont la justice a eu à s’occuper.

Aussi qui dit contrebande dit, dans la plupart des cas, espionnage.

LE CENTRE DE GENÈVE

Genève était devenu le rendez-vous des déserteurs français, et, il est triste de le constater, c’est parmi eux que les Allemands recrutaient la plupart de leurs agents.

Le bureau central des renseignements se trouvait, nous l’avons dit, à Fribourg-en-Brisgau, et son représentant à Genève était une femme blonde, une Allemande, qu’on appelait la Rouquine.

Cette femme, qu’il ne faut pas confondre avec la célèbre Mlle Docktor, d’Anvers, se déplaçait{151} fréquemment. Elle avait pour lieutenant en permanence à Genève un certain cordonnier boche du nom de Kœniger qui habitait rue Prévost-Martin et avait pour mission de centraliser les renseignements et de recruter les agents.

Lorsque Kœniger avait fait une recrue, il l’envoyait parfaire son instruction professionnelle à Fribourg. Là se trouvait la fameuse école dont nous avons déjà eu l’occasion de parler et où les méthodes de perfectionnement étaient poussées si loin qu’on enseignait aux candidats: la manière de recueillir et d’envoyer des renseignements, de passer la frontière, parfois même de rejoindre leur ancienne unité au front en faisant croire qu’ils avaient été faits prisonniers.

C’est un graveur sur métaux de Genève, appelé Lisenmenger, qui conduisait les élèves à Fribourg.

Le franchissement de la frontière se faisait près de Genève avec la complicité des restaurateurs dont les établissements étaient situés à quelques mètres des bornes limites.

COLLECTION D’UNIFORMES FRANÇAIS

Mais avant de mettre en route les espions suffisamment préparés, il fallait les habiller. Kœniger{152} avait, à cet effet,—sans jeu de mots,—une collection considérable d’uniformes français dans sa cave. Il avait aussi une belle collection de faux papiers militaires, établis avec une rare habileté.

C’était, la plupart du temps, soit une permission, soit un congé de convalescence. Ces pièces portaient, bien entendu, tous les cachets nécessaires. Ordinairement, on se servait du timbre de l’hôpital de Bergens (Nord), ou bien du timbre de la gare du P.-L.-M. à Annemasse, ou à Bellegarde, avec la mention: «Vu au passage», ou bien encore du timbre de la gare régulatrice de Crépy-en-Valois.

Lors d’une perquisition faite chez Kœniger par les autorités suisses, on a trouvé des monceaux d’uniformes français, de permissions en blancs et de cachets de toutes sortes.

Ainsi déguisé et nanti des certificats nécessaires, l’espion passait et repassait assez facilement la frontière. S’il ne se sentait pas l’aplomb convenable pour affronter l’œil du gendarme, il se défilait par un de ces cabarets à double issue, établis sur la ligne frontière même, avec porte sur la France et porte sur la Suisse, établissements louches qu’on n’a jamais pu faire disparaître.

Un moyen employé souvent par les Allemands consistait à faire déserter des soldats français et à{153} les envoyer pendant un certain temps dans un camp de prisonniers en Allemagne. Puis on les échangeait contre des prisonniers allemands: ils revenaient en Suisse et rentraient en France très ovationnés au milieu de leurs camarades.

D’autres fois, le déserteur rentrait simplement tout seul en racontant qu’il s’était évadé d’un camp et qu’il s’était échappé par la Suisse. On le comblait alors de douceurs et de fleurs!

AU CAFÉ AMODRU

A Genève, tous les déserteurs se fréquentaient et se connaissaient.

Murat, dont nous parlerons plus loin, a raconté que, lorsqu’il arriva en Suisse après avoir déserté, il fut interrogé par un officier suisse qui lui demanda le numéro de son régiment, son emplacement et le genre de grenade utilisée.

Pourquoi cette question de la part d’un officier suisse? Mystère et indiscrétion—au profit des Boches sans doute.

Quand le déserteur avait été interrogé, il n’avait qu’à s’adresser au premier sergent major venu pour{154} savoir où se trouvaient le rendez-vous des déserteurs:

—Au café Amodru! lui disait-on.

Ce café était tenu par un sieur Chavanne. S’y réunissaient non seulement les déserteurs, mais aussi les espions disponibles ou en fonctions.

C’est là que trônait Michel Cayer Barrioz, originaire des Echelles, qui avait abandonné son régiment en juin 1915 pour se réfugier à Genève et entrer à la solde de Kœniger, le chef direct de toute la bande.

Cayer avait pris pour lieutenants Murat et Guaspare, deux hommes redoutables.

CANOTAGE SUR LE LAC

Le grand divertissement de toute cette clique était le canotage sur le lac de Genève. Ce sport était, paraît-il, passionnant, à ce point que l’une des femmes qui vivaient avec eux avouait au capitaine rapporteur:

—Moi, si j’ai fait de l’espionnage, c’était pour acheter un bateau et pouvoir canoter sur le lac Léman!

Dans l’argot de ce repaire, on disait, pour aller{155} en France: «On descend»; et quand on rentrait en Suisse avec des renseignements: «On remonte».

C’est au café Amodru qu’on rencontrait aussi les deux frères Ripert, dits Lhoupart, Jean et Marius, connus aussi sous le nom de les Marseillais.

Jean Ripert était un sinistre bandit que l’on retrouve dans toutes les affaires d’espionnage. Les deux frères d’ailleurs avaient une égale audace: tous deux étaient allés en Allemagne se faire interner, puis avaient simulé une évasion, étaient revenus en Suisse, et avaient écrit à leur capitaine pour lui raconter «la manière dont ils avaient échappé aux Boches!»

Marius Ripert, le frère, avec Guaspare, avait fait une grande tournée d’espionnage dans le Midi, d’où ils avaient rapporté une ample moisson de renseignements.

Tels étaient les personnages principaux de la bande. Mais il y avait encore sept comparses, ayant chacun un rôle dans l’affaire compliquée qui nous occupe.{156}

L’ESPIONNE QUI SE SUICIDE

Au café Amodru on rencontrait les distingués seigneurs que voici:

Forest, qui avait fait de l’espionnage dans la zone des armées grâce à de fausses permissions fabriquées par Kœniger, et était revenu en Suisse d’où les Allemands l’avaient envoyé en mission à Anvers porter des plis à Mlle Docktor.

Perrin, que les autorités suisses avaient dû poursuivre pour espionnage, tellement ses agissements étaient apparents et scandaleux.

Forestier, déserteur, qui avait fait plusieurs voyages en France.

Vignon, insoumis français, marchand de bicyclettes à Genève, où il était très connu de notre service de renseignements; de plus, anarchiste militant et agitateur à la solde des Allemands. Cet individu faisait aussi tous les commerces; il avait chez lui un dépôt de brochures défaitistes imprimées à Genève et distribuées en France, et pour compléter son achalandage un dépôt d’explosifs de toute première marque.

Le collaborateur de Vignon était Weil, un déserteur autrichien, anarchiste anarchisant, ayant{157} pris part aux troubles révolutionnaires de Zurich en 1918, et arrêté à cette époque par la police de la libre Helvétie.

Chapeyron, condamné contumax par le Conseil de guerre de Grenoble pour intelligences avec l’ennemi.

Franciscoud, déserteur du 2ᵉ groupe d’aviation en mars 1916, avait fait sa soumission aussitôt et avait déserté de nouveau en avril. Il se donnait comme Espagnol à cause de son teint bistré, et faisait de nombreux voyages en France.

Guaspare, le plus dangereux des espions, dont nous reparlerons longuement.

Mourier, dit Campion, chanteur ambulant, qui s’était distingué auprès des Allemands par son exploration du littoral, de Nice à Toulon.

LA MAITRESSE DU CHEF DE BANDE

Voyons maintenant les principaux exploits des premiers de ces messieurs.

C’est Michel Cayer Barrio qui joue le principal rôle. Agé de 25 ans, il avait déserté en 1916. Il travailla d’abord à Genève à des travaux de terrassements, puis il trouva moins fatigant de s’ins{158}taller au café Amodru. Il prit comme maîtresse la sommelière, une Française nommée Boeglé, et s’installa avec elle, en janvier 1917, quai du Cheval-Blanc, où il monta une boutique d’épicerie; sa maison devint bientôt un second repaire de contrebandiers, de déserteurs et d’espions.

Cette femme Boeglé venait souvent en France; elle se rendait aux Echelles pour faire des communications au beau-père de Cayer, nommé Escoffier, un insoumis suisse... Celui-là manquait à la collection!

Ici commence le drame. Soit que Cayer eût pris une autre maîtresse, soit que la femme Boeglé fût dégoûtée du métier d’espionne, elle se suicida: on la trouva pendue.

C’était en mars 1918. Mais avant de mourir cette femme avait dénoncé à la police suisse Cayer et Murat.

La police de Genève ouvrit une enquête, sans résultat, naturellement!

COMMENT ON NUMÉROTE LES ESPIONS

Passons maintenant à Guaspare.

C’était une figure redoutée dans son entourage.{159} Guaspare avait fait en France quatre grandes expéditions, tantôt avec Cayer, habillé en chasseur alpin, tantôt avec le Marseillais Ripert, tantôt seul. Il était considéré par notre service comme un agent des plus actifs de l’ennemi.

Dans le service secret chaque agent est un numéro et son nom ne se prononce jamais. Le centre de Genève donnait pour lettres A. F., provenant de Andversen (Anvers) et Frankreick (France), suivies d’un numéro.

Ainsi, par exemple, Guaspare a reconnu être A. F. 337.

Le nom d’Anvers figure par son initiale parce que cette ville a été et est restée longtemps le poste central de l’espionnage allemand, nous l’avons dit à propos de Mlle Docktor.

LA DÉNONCIATION DE L’ESPION DOUBLE

Avant d’aller plus loin, une déclaration est nécessaire: je ne donne aucun renseignement sur la manière dont nous avons obtenu des révélations ou des dénonciations contre les Boches. Le contre-espionnage doit encore rester secret. Mais il n’y a aucun inconvénient à dire ce que les espions al{160}lemands ont fait chez nous, parce que les Allemands le savent aussi bien et même mieux que nous.

Si nous parlons aujourd’hui des faits et gestes d’un espion double, c’est que le Conseil de Guerre a cru devoir le condamner et qu’il opérait autant pour nous que contre nous.

Le 18 avril 1918, notre service de renseignements d’Annemasse était avisé par un informateur de Genève—le déserteur Corbeau, dit Saab, espion double—qu’un déserteur français, espion allemand, allait passer la frontière, avec une fausse permission, pour se rendre dans le centre de Lyon d’abord, à Paris ensuite, avec une missive très importante.

Il devait tenter le franchissement de la ligne pendant la nuit dans les environs de Saint-Julien-en-Genevois. Le but avoué de son voyage à Lyon était de voir sa sœur. A Paris il allait constater surtout les effets du bombardement. Il devait être de retour à Genève le 5 mai.

Notre informateur précisait que cet espion venait de rentrer de Paris, et qu’à son retour il avait donné au service allemand des renseignements précis sur un obus tombé entre le boulevard Beaumarchais et la station du métro Saint-Paul.

A Lyon, l’agent devait attendre un complice,{161} un réformé, chargé de lui apporter des précisions sur les points de chute des obus. Ce n’est que dans le cas où personne ne viendrait qu’il devrait se rendre dans la capitale.

Le signalement de l’individu était donné, mais pas son nom. On ajoutait encore qu’il devait être porteur d’un kilo de cocaïne.

ARRESTATION DE MURAT

Une surveillance sévère fut organisée, et le 27 avril, à Saint-Julien-en-Genevois, au passage d’un train de Bellegarde, on arrêtait un individu habillé en militaire français.

C’était Murat. On trouva sur lui le kilo de cocaïne annoncé, des effets civils, quatre faux titres de permission de convalescence à son nom, avec le cachet de l’hôpital de Bergues (Nord), un titre de permission en blanc muni d’un cachet d’un régiment d’artillerie coloniale, un ordre de transport au nom de Laures qu’on sût être un sergent infirmier amant de la sœur de Murat également infirmière à l’hôpital 17 de Lyon. On trouva aussi une lettre destinée à Escoffier, l’insoumis suisse.{162}

Tous les papiers étaient dissimulés dans la doublure de son pantalon.

Murat fit des aveux partiels d’abord, puis avoua avoir été chercher des renseignements à Paris.

Il était connu comme un triste garnement. Il avait été incorporé le 23 novembre 1913, et le 16 juin 1914 il était déjà condamné par le Conseil de Guerre de la 13ᵉ région à un an de prison pour outrages et menaces envers un supérieur.

Comme soldat, pendant la guerre, Murat fut un lâche. Lors des combats de Sarrebourg, en 1914, il avait disparu une première fois. Son adjudant disait de lui: «Très mauvais soldat, discutant les ordres, n’obéissant pas, recherchant toutes les occasions de fuir le combat». Son chef de section, le sous-lieutenant Fonlupt, déclarait qu’il s’était signalé à la compagnie par «son manque de courage». Son camarade Beaumont affirmait que c’était «une forte tête», déclarant à tout propos qu’il «se barrerait et ne se ferait pas tuer.»

Au combat de Xoffenvillers (Vosges), le 27 août 1914, son capitaine dut le menacer de son revolver pour l’empêcher de fuir.

Murat avait une autre terreur: celle d’être fusillé.{163}

Après avoir déserté en septembre 1914 au combat de Dreslincourt, il était venu à Paris, avait volé des effets civils et s’était rendu à Lyon, où, en novembre 1916, il rencontra Franciscoud qu’il rejoignit à Genève. C’est là, dit-il, qu’il «trouva» quatre livrets militaires qu’il remplit au nom de Paul Fournier en ajoutant la mention «Réformé nº 2, à Lyon».

En décembre 1915, il vint habiter Paris, fit connaissance de la femme Bouvet, puis en 1916 passa en Suisse et se fit embaucher à l’usine de la Motosacoche sous le nom de Lutger, nom du beau-frère du tenancier du café Amodru.

A Paris, il avait été signalé comme s’étant rendu, soi-disant pour acheter du platine, chez le bijoutier Beaudart, «honorable commerçant»—qui fut condamné à sept ans de réclusion pour vol de bijoux.

Telle est la biographie de Elie Murat. On verra par la suite de cette histoire qu’elle s’est terminée par une condamnation aux travaux forcés à perpétuité et une évasion.{165}{164}

X

DEUX DANGEREUSES ESPIONNES

LA TRAHISON DANS LA TRAHISON.—CE QUE LES ALLEMANDS CHERCHAIENT

Murat nous avait été donné par Raymond Corbeau, dit Saab.

Ce singulier personnage—espion double nous l’avons dit—mérite d’être encadré. Mᵉ Corbeau—appelons-le ainsi pour une fois—était plus fort que le renard allemand et il le prouva.

Il avait déserté en novembre 1916, avait gagné la Suisse et s’était fait enrôler dans le service secret allemand.

—J’étais, dit-il, désigné par A. F. 94. Ce numéro m’avait été donné par la Rouquine de Fribourg qui m’avait pris en affection particulière,{166} et m’avait confié des missions importantes à Anvers pour son amie et collègue Mlle Docktor.

Corbeau avait été arrêté par les autorités suisses le 2 mai 1917. A sa sortie de prison il s’était présenté au consulat allemand de Genève qui l’avait envoyé à l’école de Lorach. On l’interna pour la forme pendant quelque temps dans un camp de prisonniers, puis on le fit revenir en Suisse sous le faux nom de Saab.

En même temps qu’il entrait au service de l’espionnage allemand, Corbeau faisait des propositions au... service français, qui les acceptait.

IMPORTANTE MISSION

Kœniger, que nous connaissons déjà, avait chargé Corbeau de faire parvenir en France des mouchoirs préparés à l’encre invisible (nous en parlerons en traitant du service chimique) et d’obtenir des renseignements précis sur les points de chute.

Nous avons dit que les Allemands attachaient un grand prix à ces renseignements; ils ne négligeaient rien pour se les procurer.

De notre côté ce que nous cherchions à connaî{167}tre surtout, c’étaient les espions ennemis; notre agent fut chargé par nous de recueillir plus particulièrement des informations sur la bande du café Amodru.

Corbeau dissimulait son double métier sous un prétendu commerce de platine qui était son paravent. Kœniger, soi-disant pour lui faciliter l’achat de ce métal précieux, le mit en rapport avec Cayer et Murat. Corbeau nous les signala aussitôt.

Quel était le rôle de Cayer? Extrêmement important. C’est lui qui, à l’aide de deux femmes, organisa la reconnaissance méthodique des points de chute à Paris.

En avril et en mai 1918 deux questions militaires préoccupaient le service allemand: l’arrivée des Américains et les effets des bombardements.

L’ennemi cherchait à savoir le nombre d’hommes que les Etats-Unis pouvaient débarquer et mettre en ligne, les transports qui devaient être utilisés par les Américains et les voies nouvelles construites entre les ports maritimes, Paris et le front.

L’autre question était l’état moral de la population parisienne qu’on bombardait jour et nuit avec les Berthas. Pour influencer le moral il fal{168}lait connaître exactement le point et l’heure précise de la chute des projectiles, et les effets produits.

C’est dans ce but que Murat avait été envoyé pour la cinquième fois à Paris. Mais comme il avait été arrêté à la frontière, Cayer avait résolu de le remplacer par deux femmes.

LES DEUX TRAITRESSES

Le 15 mai 1918 Yvonne Schadeck, coupeuse de chaussures, née à Aubervilliers en 1896, et Anne Garnier, femme Desjardins, repasseuse, arrivaient à Paris. Elles étaient nanties d’un sauf-conduit faux du commissaire de police de Plaisance. Elles furent immédiatement prises en filature, sur l’avis de l’agent qui nous les avait «données».

Et voici ce que firent ces deux femmes.

Anne Garnier se rendit d’abord place de la Nation, où l’on disait qu’un obus était tombé; elle erra sur les boulevards, télégraphia à sa sœur habitant Houilles qu’elle arriverait le soir, et se rendit à la gare du Nord pour interroger les permissionnaires.

Yvonne Schadeck, elle, voulut tout d’abord{169} consulter une cartomancienne! Elle alla ensuite rue La Fayette pour essayer de rencontrer Charlot, ami de Guaspare, son amant.

Pendant les premiers temps, c’est autour des gares de l’Est et du Nord que les deux femmes portèrent leurs investigations. En arrivant des tranchées, les permissionnaires étaient très bavards et aimaient se retrouver sur «le Chemin des Dames».

A la gare régulatrice du Bourget, Anna et Yvonne firent connaissance d’un soldat nommé Rouleau, qui leur expliqua comment on prévenait les postes en cas d’alerte; il leur donna même son adresse: «Secteur 23, 9ᵉ territ., 9ᵉ Cie». Cette adresse servit à Yvonne Schadeck pour rester en correspondance avec le poilu sous le nom de Georgette.

Puis les femmes se rendirent à Noisy-le-Sec, et entreprirent les artilleurs.

Le lendemain deux alertes de gothas eurent lieu. Vite elles allèrent constater les dégâts: gare d’Orléans et station du métro Campo-Formio.

Elles étaient infatigables: l’après-midi elles retournèrent aux gares du Nord et de l’Est «voir les soldats», et—le comble du zèle—pour ne pas perdre de temps, elles prenaient leurs repas au bouillon Duval situé à côté de la gare.{170}

Naturellement elles firent la connaissance de nombreux militaires avec lesquels elles passèrent de longues heures...

Entre temps Anna écrivait à sa mère: «On est bombardé. Mais il ne faut pas avoir peur. C’est la destinée.»

Le gros canon tonnait toujours. Un obus tomba rue Palestro, au coin du boulevard Sébastopol: elles se précipitèrent pour enregistrer les dégâts. Boum... On les arrêta!

Au moment où ces abominables femmes perpétraient leurs actes de trahison, on se trouvait dans la tragique semaine de mars 1918. Le bombardement de Paris avait commencé le 27 à 6 h. 30 du matin et dura toute la journée. Une offensive ennemie puissante était déclenchée entre Soissons et Reims. Quand les Berthas cessaient les Gothas arrivaient.

Le 28 nous reculions au sud de l’Aisne, Soissons était pris et Reims menacé.

LES AVEUX

Les deux femmes firent des aveux complets. Cependant tout d’abord elles ne voulurent pas dé{171}noncer Guaspare. Mais quand elles apprirent qu’il était arrêté, elles déclarèrent que c’était lui qui leur avait donné les indications nécessaires.

On trouva sur elles des sauf-conduits en blanc. On découvrit aussi un tout petit fragment de papier, mince comme une feuille à cigarette, couvert de notes sur les ports de débarquement des Américains. Le tout était dissimulé dans un sachet de toile grise attaché à leur robe.

Quand la surveillante préposée aux fouilles fit cette découverte, la femme Schadeck lui dit naïvement:

—Brûlez ce papier. Cela n’a aucune importance!

La surveillante répondit:

—J’t’écoute!

Les deux espionnes n’essayèrent pas de nier. Elles déclarèrent avoir envoyé en Suisse les renseignements demandés sur les mouvements des Américains, les allées et venues des permissionnaires, avec le numéro de leur régiment, de leur division, leur emplacement, leur secteur et les endroits où on les envoyait au repos.

A leur retour, ces femmes devaient toucher 600 francs d’abord et 1.000 francs ensuite, soit 1.600 francs. A cette époque, la vie n’était pas encore chère! Il est vrai que Anna Garnier se{172} proposait de consacrer cette somme uniquement à l’achat d’un bateau pour canoter sur le lac de Genève!

POUR AVOIR VOULU REVOIR SA MAITRESSE

Voici maintenant le grand chef de la bande; il n’est pas encore pris, mais il ne va pas tarder à l’être.

Guaspare était un garçon boucher de la Villette. Il appartenait à la classe 1905, et les renseignements donnés au début par la Préfecture de Police étaient bons. Né le 20 avril 1885, à Reims, il passait pour un bon sujet.

Affecté au 5ᵉ régiment d’artillerie coloniale, il déserta le 7 novembre 1916, en demandant une permission à double destination. Réfugié à Genève, il entreprit le commerce des bestiaux, du beurre, des bouteilles, des pommes de terre, etc...

C’est Cayer qui lui proposa d’entrer au service des Boches.

Intelligent, hardi, sans scrupules, il avoua avoir fait quatre voyages en France sous l’uniforme français. Il ne manifesta aucun regret et parla de{173} ses entreprises de trahison comme de voyages d’agrément.

En octobre 1917 il était parti en uniforme avec Ripert, dit le Marseillais, sous le faux nom de Castille.

Dans le Midi, tous deux avaient créé une vaste organisation d’espionnage, comprenant plus de dix agents, qui fonctionna très activement grâce à la mollesse et à l’indifférence de notre service dans cette région, mollesse et indifférence que nous aurons souvent l’occasion de signaler.

En novembre, il entreprend une nouvelle expédition, cette fois avec Cayer. Celui-ci est habillé en chasseur alpin et prend le nom de Bouillon. Ils vont à Lyon, à Paris et rapportent aux Boches une ample moisson de renseignements.

Nous voici en décembre 1917. Guaspare est encore à Paris habillé en artilleur. Il y reste six semaines vivant avec Yvonne Schadeck, rue du Pont-de-Flandre.

Au moment de la grande offensive, en mars 1918, au moment où Reims est menacé, Guaspare déploie une grande activité et rapporte en Suisse des informations précieuses sur l’emplacement de nos divisions.

A ce moment, A. F. 337 touche des sommes{174} importantes. On attend son arrivée à Paris pour l’arrêter.

Yvonne, on le sait, était déjà sous les verrous.

Guaspare est en Suisse et s’inquiète de ne pas voir revenir sa maîtresse Yvonne Schadeck. Il se décide à venir prendre de ses nouvelles. Il commence par faire la noce, car les espions raffolent des parties fines, et au moment où il entre dans un cabaret avec Desjardins, ils sont arrêtés tous deux le 23 juin 1918.

On trouva sur le chef de la bande 3.450 fr. en billets allemands, suisses, italiens et français. A Genève, il avait un coffre-fort au nom d’Yvonne Schadeck.

Desjardins ignorait le métier que faisait sa femme Yvonne, qui prétendait, venir à Paris pour voir sa mère. Mais il savait parfaitement que Guaspare et Cayer étaient des agents au service de l’Allemagne.

Les deux femmes, une fois arrêtées, eurent une attitude différente. La Schadeck déclara qu’elle avait fait de l’espionnage «pour amasser une petite réserve en vue de l’hiver». La Garnier se repentit et dit:

—J’ai fait de vilaines choses sans m’en rendre compte. Si vous croyez que je mérite la mort, je mourrai avec courage.{175}

LES CONDAMNATIONS

Le 22 août 1919, le 2ᵉ Conseil de Guerre prononçait les peines suivantes:

Louis-Emile Guaspare, à mort. Cayer, dit Barioz, par contumace, à mort. Elie Murat, aux travaux forcés à perpétuité; Anne Murat, sœur du précédent, 1 an de prison; Anne Garnier, femme Desjardin, à la déportation dans une enceinte fortifiée; Yvonne Schadek, à la même peine.

Cette affaire est une des plus embrouillées que la justice militaire du G. M. P. ait eu à élucider.

LA FIN DE L’ODYSSÉE

Murat, qui avait toujours fait preuve d’une grande lucidité d’esprit et d’une mémoire parfaite, bien que fils d’alcoolique, simula tout à coup la folie vers la fin de l’instruction et parvint à obtenir des experts un certificat d’aliénation mentale, ce qui le sauva du bagne. Sa folie consistait à crier{176} constamment: «Pas de fusils, la guillotine. Je ne veux pas être fusillé, je veux être guillotiné et tout de suite!»

Il était si fou que, au bout de huit jours, il s’évada!... On ne l’a pas retrouvé.

Sa sœur, Marie Murat, dite Marthe, infirmière, ne fut condamnée qu’à un an de prison pour recel d’espion.

Le sieur Guaspare vit que le système de la simulation avait du bon et il se mit à imiter Murat, tant et si bien que, une demi-heure avant de le conduire à Vincennes, on commua sa peine en celle des travaux forcés à perpétuité. C’est tout à fait à la dernière minute qu’il obtint sa grâce. Sur les registres de la justice militaire, Guaspare passe pour avoir été fusillé le 2 février 1920 en même temps que Funk Rullolf, condamné pour une autre affaire. Il est bien en vie et est aujourd’hui au bagne.

Guaspare avait demandé à contracter mariage avec la femme Schadeck. A ce moment il croyait qu’il allait être fusillé. Mais cette femme était déjà partie pour la Guyane, et la cérémonie ne put être célébrée. Le condamné n’avait d’ailleurs demandé cette faveur que pour rompre la monotonie de sa détention et se procurer une légère distraction.

Corbeau, dit Saab, fut relativement moins

[Image non disponible.]

Mata-Hari à Berlin, 1914

{177}

heureux. Il fut condamné à vingt ans de travaux forcés. Le président du Conseil de Guerre lui dit:

—Les services que vous avez rendus à la France n’effacent pas le mal que vous lui avez fait.

Deux autres soldats, du même hôpital 17 de Lyon, les nommés Maujod Emile, de la 14ᵉ section, et Souperbat, du 99ᵉ d’infanterie, étaient traduits devant le même Conseil de Guerre pour trafic de stupéfiants. Ils furent acquittés.

Quant à Cayer, dit Barrioz, brigand aussi redoutable que Guaspare, condamné à mort par contumace, il a échappé au châtiment. Il doit en ce moment jouir en paix, dans les vallons de l’Helvétie, des fruits de sa trahison.

Telle est l’odyssée de cette bande de traîtres qui ont fait tant de mal à notre pays et qui ont fini par éviter le voyage à Vincennes.{179}{178}

XI

LES AVENTURES D’UNE GRANDE VEDETTE PARISIENNE

MUSIC-HALL ET SERVICE SECRET.—MISSIONS DÉLICATES A TRAVERS L’ITALIE, LA SUISSE ET L’ESPAGNE.—LA DANSEUSE AU COUVENT.—LE ROI L’A DIT!

Dans les «petites femmes» qui ont joué un rôle dans l’espionnage, il en est qui sont connues de tout Paris, de toute la France et même de toute l’Europe, voire des deux Amériques.

L’une d’elles est une chanteuse de music-hall qui a fait et qui fait encore la joie des Parisiens et des Bruxellois. Nous ne devons pas la nommer bien que M. Malvy, très maladroitement, ait prononcé son nom devant la Haute Cour. Disons, seulement, que les Anglais déclarent que «c’est une miss très distinguet».{180}

Ajoutons qu’elle a de jolies jambes, qu’elle a de l’esprit jusqu’au bout des doigts... de pied, et qu’elle a le don de provoquer le fou rire. Nous n’en dirons pas plus, car il ne faut pas qu’on la reconnaisse!

Un jour la S. C. R. (Service Central des Renseignements) lui dit gentiment:

—Vous pourriez nous rendre service. Voulez-vous accepter une mission?

—Je veux bien, répondit-elle, si je puis être utile à mon pays.

On la pria d’aller faire un tour en Italie. C’était au début de la guerre. Elle fila aussitôt vers le pays du macaroni, et le hasard voulut qu’elle n’eût pas besoin de se déranger pour savoir ce qui se passait. Dans le plus grand hôtel de la ville, les cloisons séparant les chambres étaient très minces. Et malgré elle—bien entendu—elle put surprendre des tractations intéressantes entre des Boches et des Italiens. Oh! il s’agissait de négociations purement commerciales: donnez-nous du riz, nous vous donnerons des pâtes, etc.—juste de quoi alimenter la conversation entre courtiers des deux nations.

Plus tard on lui conseilla d’aller voir si la Suisse était toujours au milieu des montagnes. Elle voulut bien s’y résoudre, et on lui indiqua{181} une excursion intéressante dans la Suisse plus particulièrement allemande.

—Mais je ne sais pas l’allemand! objecta-t-elle.

—Qu’à cela ne tienne: nous vous donnerons une automobile et un chauffeur allemand...

—Un Allemand? Un vrai Allemand? En êtes-vous bien sûr?

—Très! C’est le chauffeur du prince Eitel, un des fils de l’empereur Guillaume...

—M...ince! fit-elle avec la vivacité d’expression qu’on lui connaît et qui a fait esclaffer tant de braves gens. Mais alors il va me fiche dans la gueule du loup?

—Pas de danger. Nous avons ici sa femme et ses deux enfants. Nous les gardons comme otages.

La grande vedette s’inclina, tout en maugréant. Ce n’était pas le métier d’une femme, elle n’était pas faite pour ça, elle avait un engagement à Paris. Déjà la mère de Gaby Deslys disait: «On ne peut pas aller prendre le thé chez elle sans s’exposer à ce qu’elle raconte tout.»

Et puis, quel prétexte aurait-elle pour se rendre dans la Suisse allemande? Voulait-on lui faire prendre l’Helvétie pour des lanternes?

—Le prétexte est tout naturel: vous allez savoir où se trouve votre ami prisonnier, votre ca{182}valier dansant, «chevalier» sans peur et sans reproche...

—Bigre! avec le chauffeur du prince Eitel? Ça colle! Allons-y!

On partit en quatrième vitesse avec un faux passeport bien conditionné. A Sens, un territorial, baïonnette au canon, croisa son arme et faillit crever le pneumatique gauche avant.

—On ne passe pas!

—Voici mes papiers!

—Quand bien même vous seriez en travesti le petit caporal, vous ne passerez pas. Sergent! venez reconnaître troupe!

—Mais je ne suis pas une troupe! Je suis une personne naturelle.

—M’en f...! Sergent, venez reconnaître troupe!

—Il y tient!

Le sergent s’avança, examina la tête ébouriffée de l’artiste et déclara péremptoirement:

—C’est louche! Faut aller à la caserne qui se trouve dans le couvent!

—Moi, au couvent? Je ne suis pas Lavallière! C’est trop fort!

Les hommes du poste prirent les quarante chevaux par la bride et les conduisirent... au poste.{183}

Notre miss n’en revenait pas. Elle trépignait d’indignation:

—Qu’on aille chercher les autorités!

—Ça s’ peut pas! Le colonel est en train de jouer aux cartes!

Un brave commissaire de police qu’on était allé quérir se dévoua.

—Mais, le diable m’emporte! fit le magistrat ébahi. Je vous reconnais. Je vous ai souvent applaudie à Paris!... Calmez-vous! On va arranger cela... Tout de suite?... Non, pas tout de suite. Il faut téléphoner à Paris: or, il est trop tard.

Bon gré mal gré, la spirituelle artiste dut coucher à la caserne. Ce n’est que le lendemain matin que Sens reçut de Paris l’ordre de la laisser continuer sa route.

En démarrant la prisonnière d’une nuit s’écria:

—Il n’y a pas de bon Sens!

—Mais si, fit le sergent, vous êtes dans la direction.

On arriva à Berne avec des péripéties diverses. Notre artiste, après s’être installée, se mit en devoir de faire les démarches nécessaires pour retrouver son ami. Ces démarches finirent par la mettre en rapport—comme par hasard—avec le chef de{184} l’espionnage allemand, qui se montra ultra galant et organisa une fête en son honneur.

—Mademoiselle, lui dit le Boche, en souriant d’un air iroquois, pardon, narquois, je vous félicite de venir jusqu’ici pour chercher des nouvelles de votre ami... Nous allons essayer de vous renseigner... Mais en attendant, permettez-moi de vous faire remarquer combien vos espions sont inhabiles: je les connais tous... Tenez, voici B. Là-bas, c’est N. Et puis O. Pas malins! Voulez-vous que je vous le prouve? Je vais les appeler: ils me diront tout ce que je voudrai.

Quelques individus comparurent et firent mine de répondre à ses questions de façon à lui donner satisfaction.

—Vous voyez? fit-il triomphalement.

—Oui. On les voit et on les reverra.

*
**

Entre temps notre amie s’occupa d’une autre mission, très délicate aussi celle-là. Il s’agissait de savoir si un journaliste français, attaché à un grand journal de Paris, ne s’était pas laissé acheter par les Allemands. A cet effet, l’artiste lui dit en feignant d’être au service des Boches:{185}

—Tu n’aurais pas une nouvelle à me donner pour eux? Tu sais: je travaille de l’autre côté!... Qu’importe! Je veux ramasser de l’argent. Tu pourrais en gagner beaucoup aussi, toi?

Le jeune homme se révolta:

—Quoi! Tu as fait cela?... Tu me fais de la peine! Je ne veux pas te dénoncer parce que tu es une amie. Mais c’est abominable!...

L’artiste lui sauta au cou:

—A la bonne heure! Je parlais ainsi pour savoir. Je suis bien heureuse d’avoir la preuve qu’on te soupçonne à tort.

C’est ainsi que le journaliste, qui était sérieusement menacé d’être fusillé, paraît-il, fut lavé de toute suspicion, et justifié grâce à l’avisée Parisienne.

En revanche elle fit arrêter, et coffrer pour longtemps, un gros banquier qui était un dangereux espion.

*
**

Les choses faillirent se gâter avec le chef de l’espionnage.

—Vous êtes forte, dit-il à notre envoyée spéciale. Oui, très forte, mademoiselle!

—Très forte? riposta-t-elle en ayant l’air de ne pas comprendre. Oui, je suis très forte, je jouis d’une excellente santé!{186}

L’artiste jugea qu’il valait mieux ne pas insister et prendre un peu de poudre... d’escampette.

Elle plia bagages et revint à Paris.

Mais ses périgrinations ne devaient pas s’arrêter là.

—Si vous vouliez aller jusqu’à Madrid, lui dit-on au S.C.R., vous mettriez le comble à votre gentillesse.

—Encore!

—Réfléchissez: vous avez des nouvelles de votre ami. Il s’agit maintenant de le faire mettre en liberté. Allez trouver le roi.

—C’est une idée. Alphonse ne me refusera pas ça! Ollé!

Et la talentueuse artiste franchit les Pyrénées.

Ici, nous passons la plume à un capitaine anglais:

«A cette époque, en 1916, les choses allaient mal en France, et l’Espagne, tout à fait favorable à l’Allemagne, était bien capable de réaliser au Maroc ses vieilles aspirations nationales contre la France. Mlle X... fut donc dépêchée pour se renseigner sur l’orientation de la politique espagnole. Cette mission eut un résultat intéressant: l’Espagne demeura en bon rapports avec la France pendant le reste de la guerre, et, détail{187} de la plus haute importance, la France sut qu’il en serait ainsi jusqu’à la fin du conflit.»

Le roi l’a dit!

Mais Mlle X...—la miss si mys...térieuse—eut une autre satisfaction: S. M. Alphonse XIII fit une démarche à Berlin, et le brave artiste, son ami, qui avait fait si vaillamment son devoir, fut rapatrié.

*
**

Maintenant, une observation très sérieuse s’impose. La spirituelle Parisienne a agi en bonne Française, elle a fait preuve de courage et d’intelligence; elle a exposé sa liberté et même sa vie: on ne lui a rien donné. En revanche, on a décoré quantité de donzelles qui n’ont pas eu longtemps à faire le pied de grue pour recevoir un bout de ruban. Nous demandons qu’on répare cette injustice et que le gouvernement témoigne à cette Française la reconnaissance à laquelle elle a droit.{189}{188}

XII

LA MORT ETRANGE DE MARUSSIA

PREMIÈRE AFFAIRE «BIEN PARISIENNE» DU SERVICE DES RENSEIGNEMENTS.—L’ACTRICE ET LE ROUMAIN.—LE DRAME DE GENÈVE.

«...Et si vous rencontrez dans l’escalier un marchand de charbon, ou un garçon épicier, qui vous dévisage, ne vous en étonnez pas: ce sont des gens à nous.»

Sur ces mots, le «patron», après une vigoureuse poignée de main, referma la porte de son bureau sur son visiteur.

Celui-ci longea le couloir, tourna à gauche, descendit trois étages, et se trouva sur le boulevard Saint-Germain. Il arriva bientôt devant la Chambre des Députés, traversa le pont, la place de la Concorde, et s’installa sur un banc dans les Tuileries. Il alluma une cigarette et réfléchit aux événements de la journée.{190}

Que s’était-il passé?

Il était chez lui, bien tranquille, le matin, quand il reçut un coup de téléphone d’une femme qu’il ne connaissait que de date récente... et peu.

—C’est moi, Marussia.

—Marussia?

—Vous savez bien...

—Ah! oui, je vous écoute, chère amie.

Elle s’excusait de le déranger et de lui demander un service, qu’elle regrettait de solliciter par une voie aussi peu discrète que le téléphone.

Voici ce qu’elle attendait de lui: ayant au cours d’un récent voyage en Suisse, souffert de difficultés rencontrées à la frontière, elle espérait qu’il voudrait bien lui envoyer, vers l’époque fixée pour son retour, un télégramme la réclamant à Paris où sa présence serait indispensable pour la répétition d’une pièce—imaginaire—dont il serait, lui, l’auteur, et elle «la principale interprète»...

BOULEVARD SAINT-GERMAIN

Sans trop savoir pourquoi il avait dit oui, mais il avait senti quelque chose de louche dans cette{191} démarche, et de suite il avait voulu rendre compte de cet incident à une autorité compétente.

Il se rendit chez le commissaire de son quartier, qui le renvoya au district; le district à l’administration centrale qui, en fin de compte, l’expédia à tous les diables.

Dégoûté de ce que personne ne voulait l’entendre, et se rendant compte qu’on commençait à le regarder de travers, il était rentré chez lui, et c’était grâce à la visite fortuite d’un ami qu’il avait été aiguillé sur le boulevard Saint-Germain.

Il fut reçu par le chef des services qui s’intéressa tout particulièrement à sa déclaration. L’affaire que le visiteur lui signalait était importante: la femme dont il s’agissait—Marussia—attirait depuis un certain temps l’attention du S.C.R. par ses voyages et ses allures mystérieuses.

LA BELLE SUSPECTE

Blonde, jolie, mais de cette beauté un peu forcée qui n’est pas sans charmes, elle se disait veuve et Polonaise.

Habitant à Paris depuis de nombreuses années, la belle y tenait le milieu entre l’acteuse et l’ac{192}trice, jouant—sous le nom de Marussia D...—ou ayant joué juste ce qu’il fallait afin de ne pas passer pour uniquement entretenue. Elle comptait d’assez bonnes relations dans le monde théâtral.

On ne lui connaissait pas de liaisons sérieuses. Elle sortait avec l’un, avec l’autre, plus souvent en compagnie d’étrangers plutôt que de Français, car elle parlait allemand, anglais, russe, polonais et italien. Son français, dont elle usait fort correctement, se pimentait d’un léger accent slave.

Elle évoquait sa famille en termes mystérieux et discrets. Elle était de tous points le type achevé de la grande aventurière.

Les soupçons étaient parfaitement justifiés. Marussia ne trompait pas son camarade lorsqu’elle lui parlait au téléphone de ses difficultés à la frontière. L’on savait en effet qu’au début de la guerre, lors d’une tournée effectuée par des artistes français dans un pays encore neutre, la comédienne était devenue la maîtresse du manager de la troupe, vague Roumain dont le père et les frères étaient tenanciers d’un louche tripot balkanique.

Le rasta et l’aventurière étaient faits pour s’entendre, ce furent de grandes amours. Mais les affaires du Roumain se gâtèrent, la chasse aux suspects s’organisait.{193}

Un de ses frères fut arrêté en Suisse. Le manager préféra quitter la France de son propre chef plutôt que d’attendre une expulsion imminente.

La femme pleura, jura fidélité, et, dès qu’elle jugea la chose possible, s’envola pour retrouver son bien-aimé sur les bords du lac Léman où ils vécurent tous deux de longs jours de joies—et d’angoisses.

Le frère incarcéré passa en jugement et fut, par les autorités fédérales, condamné à quelques mois de prison pour espionnage au profit des puissances centrales.

Le couple devint dès lors fort louche et Marussia ne rentra à Paris qu’au prix de mille difficultés. Mais elle ne pensait qu’à rejoindre son amant, tout en préparant son retour éventuel en France.

Sur un appel plus pressant du rasta, elle avait risqué la demande par téléphone.

Le surlendemain, elle partait pour la Suisse et pendant bien longtemps on n’entendit plus parler d’elle.{194}

MORT SUBITE

Un matin, les journaux reproduisirent l’information suivante:

«Genève.—La sympathique artiste parisienne, Mlle X..., qui était descendue à l’hôtel Z..., a été trouvée hier inanimée dans son lit. Elle était en grande toilette et sa couche était jonchée de fleurs. Il s’agit probablement d’un suicide que la première enquête attribue à des chagrins intimes.»

C’était de Marussia qu’il s’agissait.

Dès son arrivée à Lausanne, où elle retrouvait son métèque, les autorités françaises, par le consulat, la prévinrent de la suspicion dont le Roumain était l’objet. Elle ne voulut rien savoir, pensa jouer à la plus fine et fut persuadée qu’elle avait fait la conquête du consul—qui tout au contraire la faisait étroitement surveiller.

Elle fréquenta le milieu fâcheux où évoluait son amant et se rendit elle-même suspecte—bien à tort, car il n’y avait que des légèretés. Néanmoins, quand elle voulut rentrer à Paris, elle se heurta à une fin de non-recevoir formelle de la part des autorités françaises. On lui conseilla une{195} manière de quarantaine qui, après sa rupture avec son entourage, lui permettrait d’obtenir le visa de ses papiers».

Elle refusa tout d’abord.

Par la suite, harcelée par son désir de rentrer à Paris—désir qui ne pouvait s’expliquer que pour remplir une mission—elle s’en fut à Genève, se rendit souvent au consulat et semblait à la veille d’une rupture ou peut-être même d’aveux, quand on apprit sa mort inopinée.

Ses compagnons craignirent-ils d’en avoir trop dit devant elle? Ne voulut-elle plus obéir? On ne crut pas au suicide, et on parla tout de suite d’assassinat. Ses amis veulent voir en sa mort, habilement arrangée, une vengeance allemande.

Quoi qu’il en soit, cette disparition fut la conclusion de la première affaire bien parisienne du service des renseignements.

POST-SCRIPTUM

Cette histoire était écrite quand le hasard nous a permis de savoir toute la vérité sur ce drame.

Marussia a été empoisonnée avec du café et{196} son corps ensuite encadré de fleurs pour simuler le suicide.

L’avant-veille elle avait soupé dans un restaurant de Genève avec un Français—un bon—envoyé par le baron de Fougères, notre consul à Evian. C’est sans doute pour ce motif que les Boches décidèrent de la supprimer.

Une enquête fut faite par la police de Genève et conclut formellement à l’assassinat. Mais un ordre vint de Berne; les conclusions de la justice durent rester secrètes, et les assassins impunis.{197}

XIII

LA PRINCESSE WISZNIEWSKA

NÉE DE PÈRE ET MÈRE INCONNUS.—GALANTERIE ET DIPLOMATIE.—L’ALCHIMISTE EGYPTIEN ET LE DOCTEUR ARGENTIN.—OÙ ON ENTREVOIT ALMEREYDA.

Lecteur, ne vous frappez pas: il s’agit de l’histoire d’une princesse, française, née de père et mère «non dénommés», mariée à un Polonais naturalisé italien, reconnue par un Russe, ayant eu pour amants un Egyptien, un Argentin, un Serbe, un Anglais, un Italien, un Allemand, et, présentement, accusée d’avoir assassiné un Canadien!

Je commence. Nous sommes à la veille de la guerre.

Boulevard Berthier, en face les fortifications{198} qui encerclent la porte Champerret, au numéro 25, devant un coquet hôtel particulier.

Un jeune ouvrier en cote bleue tire la sonnette.

—C’est bien ici la princesse Wisniewska?

—Parfaitement, répond un correct valet de chambre qui vient d’ouvrir.

—J’apporte les épreuves de l’imprimerie Rirachowsky.

La maîtresse du logis, prévenue, s’empare aussitôt de la grande enveloppe, en tire des feuillets encore humides, et se met à couvrir les marges de signes typographiques, puis, s’adressant à l’apprenti:

—Vous retournez boulevard Saint-Jacques?... N’oubliez pas de dire à M. Rirachowsky de mettre du meilleur papier, tout ce qu’il y a de beau, tout ce qu’il y a de plus beau!

S’adressant ensuite à un personnage bizarre à barbiche noire, à lunettes d’or, qui l’observait, elle dit:

—Ce sont les Etudes diplomatiques, la revue de luxe dont je vous ai parlé et qui va nous ouvrir toutes les portes. Le premier numéro fera sensation. Il y a des articles sur les marines militaires des grandes puissances, une chronique originale sur le roi Alphonse, et une foule de petites nou{199}velles sur la politique extérieure qui feront du bruit dans les chancelleries.

Ce numéro, continua la belle dame, est d’une importance capitale. Il y a un travail sur «Le facteur naval espagnol dans le problème méditerranéen» de tout premier ordre, bourré de chiffres sur les marines de guerre. Tenez, voici un passage: «Voyons comment, actuellement, dans l’année 1914, se présentent à notre appréciation les éléments matériels des flottes qui pourraient lutter demain...» Pas mal, n’est-ce pas? Il y a ensuite une statistique complète des dreadnoughts en service et en armement, et des canons dont peuvent disposer la France, l’Italie, l’Angleterre et l’Autriche-Hongrie.

—Mais, princesse, où avez-vous eu tous ces renseignements?

—C’est Amalto Gimeno qui me les a envoyés... Chut! Il ne faut pas qu’on le sache.

—Vous croyez réellement à la puissance de cette revue? Vous pensez qu’elle suffira pour nous imposer?

—Vous n’y connaissez rien, mon cher docteur. Pour réussir à Paris il suffit d’avoir un salon ou une revue. Quand on a les deux on est certain du succès.{200}

PRINCESSE AUTHENTIQUE

Celle qui parlait ainsi était une femme de 33 ans environ, un peu rousse, d’une élégance raffinée, au verbe haut, aux gestes assurés et autoritaires, comme doit être une princesse authentique.

Princesse authentique elle l’était, quoique née à la maternité de l’hôpital Beaujon, le 4 novembre 1881, et inscrite sur les registres de l’état civil du huitième arrondissement sous les prénoms de Jeanne-Marie-Solange, de père et mère «non dénommés»:

Complètement abandonnée elle avait été confiée à l’assistance publique. Mais à quinze ans elle avait échappé à sa tutelle et commencé une vie vagabonde. En 1896, à la requête de la préfecture de police, elle fut enfermée à la maison départementale de Nanterre.

Vingt ans plus tard on trouve l’ancienne pupille de l’A. P. installée dans un luxueux hôtel, et se faisant appeler comtesse Jeannine Merrys, comtesse de Mussy, comtesse de Solange, comtesse de Grenier, etc., etc. Elle trône dans la haute galanterie, et demeure d’abord rue de la Tour-Mau{201}bourg, 42 bis, et peu après au château de Gastyne près Bonnières, ensuite à Neuilly, puis avenue Wagram, 165 (en 1903), et enfin 25, boulevard Berthier où nous venons de faire sa connaissance.

Le 11 août 1908 elle jugea bon de prendre un nom définitif et de choisir un titre nobiliaire plus relevé que celui de comtesse. Justement l’octogénaire Adam de Wisnievsky, né en 1826 en Pologne russe, naturalisé italien, pauvre, mais prince, était en disponibilité. Elle l’épousa, et devint ainsi princesse Wisniewska, sans que personne pût cette fois contester sa noblesse. Cette union fut bénie par le pape, mais resta stérile, heureusement.

Le prince eut le bon goût de ne pas la gêner trop longtemps, et de mourir, quelques années après son mariage, à Monte-Carlo, où il était allé tenter la fortune rebelle, et où gâteux, il expira entre les bras d’une domestique fidèle, aussi pauvre que son maître, mais honnête.

La princesse, n’ayant pas de parents, après s’être pourvue d’un mari, jugea utile de se munir d’un père. Elle le trouva dans la personne de Choukouski, sujet russe d’origine polonaise, qui la reconnut comme sa fille en 1910 par acte reçu à la mairie du huitième arrondissement.

Elle jugea bon aussi de se rajeunir de onze ans par un procédé facile: en 1915 elle se fit délivrer{202} par le consulat d’Italie un passeport au nom de princesse Wiszniewska, née à Varsovie le 10 novembre 1892, de Choukouski et de Elisabeth Zoleska.

C’est sous ce faux état civil qu’elle fit sa déclaration au service des étrangers en 1915, et qu’elle obtint son permis de séjour.

Voilà pour la dame du boulevard Berthier.

LE COMTE D’ASTEK

Le monsieur à lunettes d’or, qui cohabitait avec elle, se faisait appeler docteur Emir d’Astek, comte égyptien, né à Alexandrie en 1873 et se prétendant sujet britannique.

Il s’était marié à Madrid à une Espagnole qui lui avait apporté en dot plusieurs millions. En 1913 il était venu à Paris avec sa femme, qui ne voulait pas rester à Madrid où son mari entretenait des maîtresses et dilapidait sa fortune.

Le changement de ville ne changea pas la conduite de d’Astek. Il quitta le domicile conjugal et prit d’abord comme maîtresse la théâtreuse Grent Boyer, puis la princesse Wiszniewska. Mais privé des subsides de son épouse légitime il fut bientôt{203} obligé d’en appeler à la bourse de ses amies, et de recourir à des expédients.

Il s’improvisa homme de science, chimiste. Il se donna comme docteur ès-sciences de la faculté de Berlin, docteur en médecine de la faculté de Paris et installa un mystérieux laboratoire dans les combles de l’hôtel d’Iéna, place d’Iéna.

Là il se livrait à des expériences diaboliques en compagnie d’une bande de rastaquouères des plus remarquables tels que le marquis de Castellucia, l’ingénieur (?) Garchey, l’inventeur Pateras, Etchepare, etc.

Garchey prétendait avoir découvert un appareil de télégraphie sans fil destiné à repérer les sous-marins. Il négociait avec l’ambassade anglaise. Pateras se vantait d’avoir mis au point un appareil d’aviation piloté par Védrine.

Hôtes de la comtesse de Castelbaljac tous ces gentilshommes trouvèrent le moyen d’escroquer des sommes importantes à leur bienfaitrice qui finalement se décida à porter plainte. La bande se dispersa aussitôt comme une volée de corbeaux.

Quant à d’Astek, toutes «les grandes découvertes» de ses nobles amis lui avaient donné un prétexte pour fréquenter le cabinet du ministre de la marine et pour évoluer autour de la direction des inventions de guerre installée rue Saint-Tho{204}mas-d’Aquin. «Ça, c’est intéressant!» disait-il.

Ce couple bizarre avait donc une double couverture: la femme travaillait dans la noblesse, la galanterie et la diplomatie; le docteur se mouvait autour des secrets de la défense nationale.

L’AMI D’ALMEREYDA

Voici maintenant un nouveau personnage qui apparaît. C’est un nommé Danilovicz, journaliste à la manque, promu à la dignité de secrétaire très intime de la princesse Wiszniewska, et chargé de suppléer le comte d’Astek visiblement fatigué. Ce Danilovicz arriva tout droit de la banque Raffalovich, ami et secrétaire d’Almereyda.

Maintenant on ne s’étonnera plus de rien.

Quand le gouvernement crut devoir quitter Paris pour s’installer à Bordeaux, la princesse suivit le mouvement et partit pour les rives de la Gironde.

On la remarqua le lendemain dans les cabarets de nuit où certain ministre avait l’habitude d’aller chercher un dérivatif aux tristesses de la guerre; elle menait joyeuse vie et dépensait beaucoup.

Entre temps les Etudes diplomatiques de la{205} princesse obligeait celle-ci à de fréquents déplacements.

Au début de la guerre elle est en séjour en Suisse. Puis on signale son passage en Espagne, en Italie. A la fin ses allées et venues incessantes, ses visites continuelles aux consulats, légations, ambassades attirent l’attention de nos agents.

On découvre que la princesse est en relations directes avec le bureau polonais germanophile de Berne.

VON TREEK

On découvre aussi que d’Astek fréquente assidûment l’Allemand von Treek qui passe pour un espion amateur subventionnant une agence bénévole de renseignements.

Ce boche est richissime et sa fortune est évaluée à une centaine de millions de francs. Naturellement la princesse Wiszniewska devint sa maîtresse: elle ne pouvait choisir mieux.

L’affaire se complique alors d’une question de rivalité féminine.

Von Treek voulait épouser la fille du comte de Frankenberg. Cela ne pouvait convenir ni à la princesse ni au comte.{206}

Voyant qu’elle allait perdre son amant et les subsides qu’elle en recevait, la Wiszniewska fit tout pour le retenir et, n’y parvenant pas, elle employa les grands moyens. Deux jours avant la célébration du mariage, elle attira von Treek à Genève, sous prétexte d’une affaire à traiter. Là, elle tenta de le faire disparaître en le chloroformant. Mais von Treek, qui est taillé en hercule, résista au chloroforme et réussit à se débarrasser de deux agresseurs qui étaient postés dans une pièce voisine et qui attendaient le moment d’intervenir.

Après ce premier échec, l’aventurière machina contre von Treek un plan véritablement machiavélique qui amena l’arrestation de ce dernier. Elle avait fait parvenir aux autorités judiciaires un dossier renfermant de nombreux documents et photographies, prétendus authentiques, sur la propagande bolchevik. Ces documents représentaient von Treek comme le chef de la propagande bolchevik en France, en Angleterre et en Suisse. L’enquête ouverte permit d’établir que les documents fournis par la princesse Wiszniewska n’étaient que des faux; aussi l’instruction fut suspendue et des poursuites furent intentées contre l’aventurière, qui fut arrêtée.

Elle fut impliquée dans plusieurs affaires d’espionnage par les magistrats de Genève, mais elle{207} ne resta pas longtemps en prison, et continua à séjourner sur les bords du Léman.

La princesse traversait fréquemment le lac et aimait résider tantôt à Evian et tantôt à Lausanne où elle recevait de nombreuses visites qui inquiétaient fort notre excellent consul, M. le baron de Fougères.

Quant au commissaire de police d’Evian, un certain A., placé et maintenu à ce poste par le ministre Malvy, il trouvait tout cela naturel, et ne songeait à sévir que contre les Français qui paraissaient trop renseignés.

Mais la vie en Suisse devenant agitée, la princesse décida de revenir à Paris où elle reprit ses fréquentations louches.

AU SERVICE FRANÇAIS

L’aventurière s’était aperçue qu’elle était surveillée.

Pour ne pas être prise—ni surprise—elle fit ce que font tous les espions qui se sentent en danger: elle alla offrir ses services au bureau du contre-espionnage, d’abord avec l’idée d’en tirer protection, ensuite d’en tirer profit.{208}

En effet ses moyens étaient devenus précaires, et les quinze mille francs que coûtait l’hôtel du boulevard Berthier pesaient lourdement déjà sur les épaules de la belle.

C’est vers le mois d’avril 1915 que Wiszniewska proposa au S. R., par l’intermédiaire d’un de ses amis, figurant déjà dans les cadres du service, de lui fournir des renseignements sur les agissements des milieux francophobes espagnols. Elle demandait qu’en échange le S. R. prît à sa charge les 15.000 francs de loyer de son hôtel.

Le représentant du 2ᵉ bureau, chargé de discuter avec elle, lui fit remarquer que ses prétentions étaient exorbitantes. Après d’assez longs conciliabules, on se mit d’accord sur un modus vivendi. Le S. R. lui allouerait une somme de 20 francs par jour et par personne employée, avec un minimum garanti.

Le premier rapport que Anne-Marie-Solange fit parvenir au 2ᵉ bureau, date du début de mai. C’était un document assez filandreux, plein de fautes d’orthographe, et qui, après un minutieux examen, fut reconnu pour être l’échantillon d’une imagination féconde, mais peu précise.

Le second, puis le troisième, ne contenaient pas davantage le moindre renseignement intéressant. On devinait aisément que ces rapports étaient fabri{209}qués de toutes pièces. Le chef du 2ᵉ bureau, mis au courant, avisa la princesse que dorénavant la S. C. R. se passerait de ses services.

Mais l’aventurière ne se découragea point. Grâce aux hautes relations qu’elle se flattait d’avoir dans les milieux politiques, elle entra de nouveau en rapports avec le 2ᵉ bureau, qui lui confia une mission personnelle en Espagne.

La princesse partit dans le courant de novembre pour Madrid, où l’attendait le fameux d’Astek. Trois semaines plus tard elle envoyait à Paris un long rapport qui fit quelque sensation. Les renseignements qu’il contenait étaient, en effet, fort importants, mais étaient-ils exacts?

Une contre-enquête fut immédiatement ordonnée. L’agent chargé de cette mission de confiance recueillit des témoignages accablants contre l’aventurière. Non seulement ses renseignements étaient erronés, mais il semblait indiscutable que le rapport avait été envoyé à Paris sur un mot d’ordre d’agents de l’Allemagne.

L’autorité militaire fut prévenue, et comme la princesse avait été une première fois suspectée d’être à la solde de l’Allemagne, son arrestation fut décidée.

La police militaire du camp retranché ne la perdait pas de vue: un jour elle voulut perqui{210}sitionner chez l’aventurière et un commissaire se présenta boulevard Berthier.

Depuis la veille le bel oiseau, évidemment prévenu, s’était envolé avec tous ses bagages. La princesse avait déclaré que l’hôtel, qu’elle louait 15.000 francs, coûtait trop cher, et, en un tour de main, elle avait vendu ses meubles à un brocanteur, fait ses malles et disparu... momentanément.

A cet instant surgit encore un nouveau personnage tout aussi étrange—et étranger—que les autres.

La princesse n’avait pas quitté le quartier de la plaine Monceau. Elle avait accepté l’hospitalité d’un Argentin, nommé Raoul H..., qui habitait un rez-de-chaussée de la rue Demours.

Cet Argentin, portant beau, se donnait les allures d’un vieux diplomate, se prétendait le beau-père du ministre des affaires étrangères d’Argentine. Comme le comte d’Astek il faisait de la chimie, et avait un laboratoire, lui aussi, mais à Barcelone, 5, calle del Pino, et comme d’Astek encore il parlait toutes les langues: l’anglais, l’allemand, l’espagnol, le catalan, le français, l’italien, etc.

C’est dans cette retraite de la rue Demours que le commissaire spécial du C. R. vint un beau matin{211} surprendre la société Wiszniewska, d’Astek, Danilovicz et Cⁱᵉ.

Mais les protecteurs occultes veillaient. C’est en vain que la S. C. R. voulut faire ouvrir une instruction contre la Wiszniewska et ses acolytes.

LE SAUVETAGE DE L’ESPIONNE

Au moment de procéder à l’arrestation à l’hôtel Baltimore le commissaire reçut l’ordre de procéder à... l’expulsion!

La mesure était-elle légale? La Wiszniewska était née française, par conséquent en cette qualité elle ne pouvait être expulsée. Il est vrai qu’elle avait perdu sa nationalité du fait de son mariage avec un Polonais, naturalisé italien. Mais le mari étant décédé, sa femme pouvait être considérée comme redevenue française. Le ministère de l’intérieur ne l’entendit pas ainsi.

Le même jour, le 2 décembre 1916, la princesse fut conduite à la frontière d’Italie et le comte d’Astek escorté jusqu’à celle d’Espagne. Quant à H..., on l’oublia rue Demours.

Il n’y eut aucun doute sur le fait que la mesure{212} d’expulsion—mesure conservatoire au premier chef—fut prise à l’instigation de la Wiszniewska elle-même, pour éviter une mesure plus grave. La veille de son départ la hautaine princesse (née de père et mère inconnus) avait déclaré cyniquement dans un salon de l’hôtel Edouard-VII:

—Il faut que je quitte la France. Je ne suis pas libre de dire mon opinion sur l’Allemagne... Je suis avant tout une femme fréquentant les cours étrangères (sic), approchant les souverains, les ambassadeurs, les personnages les plus considérables du monde diplomatique. Je vais me rendre en Italie, puis en Suisse: là j’aurai plus de liberté et je pourrai exprimer ma pensée à ma guise.

C’est pour lui donner cette liberté de dire du bien de l’Allemagne, et aussi sans doute pour lui rendre plus faciles ses relations avec les Allemands, que le gouvernement français d’alors envoya l’aventurière faire un voyage d’agrément en Italie au lieu de l’obliger à une petite excursion définitive... à Vincennes[J].{213}

LE COMBLE DE L’AUDACE

C’est le service des renseignements anglais qui avait le premier attiré l’attention sur la Wiszniewska. Celle-ci ayant été informée—on ne sait comment—des suspicions dont elle était l’objet de la part des Britanniques, étaient allée carrément trouver le chef du service à Genève:

—On m’accuse à tort, dit-elle. Je viens protester. C’est une autre femme qui prend mon nom. Celle-là est une espionne et voici sa photographie.

Le chef du service la regarda:

—Vous avez tout de même de l’audace!

Et fouillant dans son tiroir:

—Voici la photographie de la véritable espionne. Vous voyez que c’est bien la vôtre!

L’officier anglais ne pouvait rien faire. Il était en territoire suisse. Il se borna à prévenir ses collègues français...

Ajoutons que la princesse Wiszniewska, sur les conseils de son amant Danilovicz, de la banque Raffalovich, ami d’Almereyda, avait fondé l’«Œuvre pacifique des femmes pour la propagation de la paix par l’éducation», ce qui lui{214} permit d’entretenir des relations suivies avec les défaitistes notoires, le député Brizon entre autres, un des kienthaliens.

Pour une internationaliste, voilà une belle internationaliste. Elle ne fréquentait que des Russes, des Polonais, des Argentins, des Italiens ou des Allemands. Ce n’était pas une femme, c’était une société—la société des nations.

Aussi est-elle sortie de toutes ses aventures saine et sauve.{215}

XIV

LES PETITES FEMMES

VOULEZ-VOUS UNE MARRAINE? LES CARTOMANCIENNES—L’ART DES FAUSSES NOUVELLES

Nous pourrions raconter l’histoire de beaucoup de femmes plus ou moins liées au service secret.

La nommée J..., entre autres, ne fut condamnée qu’à un an de prison, et cependant elle s’était rendue souvent à Berlin et avait trouvé le moyen d’obtenir à Paris tous les passeports dont elle avait besoin.

Cette femme était mariée à un Allemand et faisait librement le commerce des plumes d’autruche avec l’Allemagne par la Suisse.

Tous les membres de la commission supérieure{216} des étrangers ont connu son histoire, que M. Daudet a racontée avec détails.

Mais c’est une histoire scabreuse qui ne peut encore être dévoilée.

PRIS AU PIÈGE

Le S. R. avait découvert les dangereuses menées d’une espionne que nous nommerons Julie, actrice de troisième ordre peu connue, qui remettait ses renseignements à un Hollandais.

Ce Hollandais fut arrêté le premier. Naturellement il nia.

Le capitaine rapporteur, pour le faire parler, lui dit brusquement:

—Nous savons qui vous êtes, ce que vous faites et vous serez fusillé... A moins cependant que vous n’alliez chez Julie prendre ses rapports comme vous le faisiez quand vous étiez libre.

—Mais, répondit le Hollandais effrayé, Julie ne me donne pas de rapports. C’est moi qui les écris sous sa dictée!...

—Bien. Vous venez d’avouer. Dans ce cas vous allez vous rendre chez votre amie, vous l’emmènerez dans un endroit où un agent pourra sté{217}nographier ce qu’elle dira, et, vous, vous écrirez comme si de rien n’était.

Le Hollandais, pour sauver sa peau, n’hésita pas: il vendit celle de son amie.

QUI N’A PAS DE FILLEUL?

Les «marraines» ont constitué un autre danger.

Le but réel d’un poilu en engageant une correspondance avec une femme inconnue et peut-être laide était apparemment de recevoir des encouragements moraux—c’est entendu; mais aussi parfois et souvent de recevoir des dons en nature ou en espèces.

C’était une magnifique occasion pour les espionnes d’entrer en relations avec des soldats du front, d’avoir le numéro des régiments en position, leur secteur et de connaître leur «état d’âme».

Après avoir correspondu, à la prochaine «perm’» à «Panam» le filleul venait faire connaissance de sa «marraine» et alors les effusions devenaient plus intimes et l’échange de renseignements plus complet.

En 1917, l’autorité essaya de défendre les{218} annonces relatives aux marraines, mais en fait le système subsista.

Il était si sentimental et si poétique!

Les belles marraines ont peut-être causé quelque bien aux poilus neurasthéniques; elles ont certainement fait beaucoup de mal à l’armée. Ces bonnes dames ne se doutent pas que c’est grâce à elles que l’ennemi a pu facilement repérer les unités en campagne, et deviner les effectifs en présence.

Il n’est pas jusqu’aux cartomanciennes qui n’aient attiré l’attention de la S. G. Certaines somnambules extra-lucides, au lieu de renseigner leurs clientes, extorquaient toutes sortes de renseignements aux femmes d’officiers qui allaient les consulter sur le sort de leur mari. On dut interdire formellement leur petit commerce.

DAMES PHOTOGRAPHES

Le contre-espionnage s’est beaucoup servi des femmes, mais pas toujours avec succès, témoin cette petite actrice qui s’était dévouée pour aller amuser les officiers allemands en Belgique, et qui{219} s’amusa tellement... qu’elle préféra ne pas revenir.

On employa aussi de timides jeunes filles à faire de l’inoffensive photographie devant des maisons, plus ou moins protégées par l’immunité diplomatique, et dans lesquelles la police ne pouvait entrer...

Ce système a été utilisé surtout chez les neutres. Boris Nadel, un agent émérite, raconte que, à Saint-Sébastien, il avait posté une jeune femme dans une maison sise juste en face de l’appartement d’un espion nommé Gruder. A l’aide d’un appareil habilement dissimulé, on prenait la photographie de tous ceux qui sortaient de ce nid d’espions. Et quand les gens suspects, arrêtés dans le Midi, protestaient de leur amour pour la France, avant de les croire, on regardait dans les fiches photographiques de Saint-Sébastien—ou de Barcelone.

POUR TROMPER L’ENNEMI

Enfin la femme est indiscrète. Ce défaut peut être utilisé pour répandre des nouvelles que l’on a intérêt à propager chez l’ennemi. A certains moments, on a usé largement de ce stratagème.{220}

Les Anglais étaient experts dans cet art du mensonge utile.

On se rappelle le bruit qui courait à Paris au début de la guerre: plusieurs corps d’armées russes allaient venir donner la main aux armées françaises; ils étaient en route vers les côtes d’Angleterre. A Paris on a cru pendant deux mois à l’arrivée des Cosaques «en avalanche»! Les gens affirmaient les avoir vus au Havre!... On les attendit longtemps.

La rumeur avait été lancée par l’Amirauté qui voulait ainsi attirer la flotte allemande dans la mer du Nord, où elle refusait résolument de s’engager. Et de fait, de nombreux bâtiments boches vinrent voir ce qu’il en était: ils furent aussitôt torpillés.

Chez nos voisins le service secret de l’Amirauté et celui du War-Office (la guerre) ne se communiquaient pas toujours leurs projets. Un jour l’Amirauté fit répandre le bruit, absolument faux bien entendu, que la flotte anglaise songeait à fondre sur la côte allemande et à y débarquer deux divisions. Les Allemands se mirent aussitôt à concentrer des troupes sur les points vulnérables: c’était ce que voulait l’Amirauté: dérouter les Allemands. Mais le War Office n’était pas prévenu et, apprenant que les Allemands se concentraient{221} sur les côtes, donna l’alarme et rassembla en toute hâte les troupes anglaises sur les côtes situées en face, de façon à prévenir une invasion!...

La mise en circulation systématique de fausses rumeurs dans l’espoir qu’elles arriveraient aux oreilles de l’ennemi fut un moyen souvent employé pendant la grande guerre.

RÉCAPITULATION

Avec Mata-Hari, la Francillard, la Tichelly et la femme Aubert (Loffroy), on compte quatre espionnes fusillées dans le camp retranché.

En province, il n’y eut, à notre connaissance, que deux exécutions de femmes: Margarete Schmidt, originaire de Thiaucourt, passée par les armées à Nancy, en mars 1915, et Ottilie Moss, exécutée à Bourges en mai de la même année.

Il y eut bien aussi Catherine Wheber, l’espionne de Gizaucourt, condamnée à mort par le conseil de guerre de Châlons, mais sa peine fut commuée en 20 ans de travaux forcés.

Les Allemands, eux, ont fusillé des centaines de femmes françaises et belges et une trentaine d’Anglaises.{222}

TABLE DES MATIÈRES

 Pages
I.Mata-Hari avant la guerre12
II.Mata-Hari devant le Conseil de guerre31
III.Mata-Hari au poteau65
IV.La Légende de Mata-Hari85
V.Marguerite Francillard105
VI.La Tichelly et Mᵐᵉ Ducimetière113
VII.Mademoiselle Docktor129
VIII.La Moisson d’un Espion139
IX.Un Repaire de bandits149
X.Deux Dangereuses Espionnes165
XI.Les Aventures d’une Grande Vedette parisienne179
XII.La Mort étrange de Marussia189
XIII.La Princesse Wiszniewska197
XIV.Les Petites Femmes215

{223}

Association Linotypiste

23, rue Turgot.—Tél.: Trudaine 61-79.

NOTES:

[A] Le Cri de Paris a raconté quelques histoires amusantes.

[B] On a dit aussi que c’était avec l’attaché militaire von Kallé.

[C] La condamnée avait émis la prétention d’avoir un bain de lait!... au moment où il n’y en avait pas pour nos petits enfants!...

[D] Nous avons dit que la reine Wilhelmine n’avait pas voulu faire la démarche.

[E] La secte des anabaptistes.

[F] Selon un Javanais... de Bruxelles, Mata-Hari voudrait dire «soleil», littéralement: «œil du jour». Oiseau se dirait «burong».

[G] Son état civil, que nous avons donné, établit qu’elle est née en Hollande, tout simplement.

[H] Elle avait déjà tué son cheval d’un coup de stylet d’or!

[I] C’est le comte Ignatief qui a prétendu que le capitaine Marow était réfugié dans un couvent espagnol.

[J] Cette femme vient de se rappeler à l’attention de ses contemporains—et à celle de la police—par la mort dramatique à Madrid d’un Canadien fils d’un avocat de Montréal.







End of the Project Gutenberg EBook of Les espionnes à Paris, by Émile Massard

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number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
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The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
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[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
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