The Project Gutenberg EBook of Coins de Paris, by Georges Cain This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org/license Title: Coins de Paris Author: Georges Cain Contributor: Victorien Sardou Release Date: February 9, 2020 [EBook #61357] Language: French Character set encoding: UTF-8 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COINS DE PARIS *** Produced by Clarity, Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)
Coins de Paris, un volume grand in-16, orné de 105 illustrations, d'après les curieux documents fournis par l'auteur (12e mille).
Promenades dans Paris, un volume grand in-16, orné de 125 illustrations et plans, d'après les documents de l'auteur (24e mille).
Nouvelles promenades dans Paris, un volume grand in-16. orné de 135 illustrations et de 20 plans anciens et modernes (14e mille).
A Travers Paris, un volume grand in-16, orné de 148 illustrations et de 16 plans anciens et modernes (10e mille).
Les Pierres de Paris, un volume grand in-16, orné de 133 illustrations et de 6 plans anciens et modernes (8e mille).
Le Long des rues, un volume grand in-16. orné de 132 illustrations et plans (7e mille).
Environs de Paris (1re Série), un volume grand in-16, orné de 130 illustrations et de 3 plans anciens (8e mille).
Environs de Paris (2e Série), un volume grand in-16, orné de 107 illustrations et plans 6e mille.
Tableaux de Paris, un volume grand in-16, avec 113 illustrations et plans.
Les Théâtres de Paris (Le Boulevard du Crime, Les Théâtres du boulevard), avec 376 reproductions de documents anciens. Un volume grand in-16 jésus.
Droits de traduction, d'adaptation et de reproduction réservés pour tous les pays.
Petit-fils et fils de deux artistes d'un rare mérite et d'une juste célébrité: P.-J. Mène et Auguste Cain; mon excellent ami Georges Cain a suffisamment prouvé qu'il est le digne héritier de leur talent. Il veut constater aujourd'hui qu'il sait, comme disaient nos Anciens, «manier la plume aussi bien que le crayon» & que le Musée Carnavalet n'a pas seulement en lui le Conservateur actif & passionné que nous voyons tous les jours à l'œuvre, mais aussi le guide le plus éclairé en fait d'érudition parisienne, & il a écrit ce livre charmant qui évoque à mes yeux le Paris de mon enfance et de ma jeunesse;—ce[Pg ii] Paris d'autrefois qui a subi bien des transformations au cours des siècles; mais pas une aussi rapide, aussi complète que celle dont j'ai été le témoin.—C'est au point que j'ai peine à retrouver dans certains quartiers, sous la ville de Napoléon III, celle de Louis-Philippe, qui serait aujourd'hui inhabitable, étant données les exigences de la vie moderne, mais qui répondait aux besoins et aux habitudes de son temps. On s'accommodait de défauts que l'on jugeait inévitables, aucune capitale n'en étant exempte. Et, en somme, avec ses tares & ses verrues, ce Paris-là avait bien aussi son charme!
La plupart de ses rues étaient très étroites et dépourvues de trottoirs. Il fallait se garer des voitures sur le seuil des boutiques, sous les portes cochères ou à l'abri de bornes plantées çà & là, à cet effet. Toutefois, là où la circulation était la plus active, le piéton courait moins de risques à cheminer sur la chaussée qu'à traverser aujourd'hui le Boulevard... Ce Boulevard, qui ne voyait passer[Pg iii] alors qu'un omnibus tous les quarts d'heure, desservant la place de la Madeleine & celle de la Bastille; où l'on redoutait si peu d'être écrasé, que, devant la Madeleine, j'ai vu les curieux faire cercle autour du bâtonniste, à la place même où est aujourd'hui le refuge, et que, sur la place de la Bastille, je jouais tranquillement au cerceau autour de l'Éléphant & de la Colonne de Juillet. On n'avait guère à craindre dans tout Paris que les éclaboussures des ruisseaux coulant au milieu des rues... quand ils coulaient; car, par les grandes chaleurs de l'été, les eaux ménagères y croupissaient jusqu'aux pluies d'orage. En hiver, la neige n'étant jamais balayée, & l'emploi du sel étant inconnu, c'était chose horrible que le dégel! Tous les recoins des maisons mal alignées étaient consacrés aux dépôts d'ordures & aux libertés qu'autorisait chez les passants l'absence de kiosques dont l'installation s'est fait trop longtemps désirer. Ces rues enfin, à cause même de leur étroitesse, étaient plus bruyantes que les nôtres. Le[Pg iv] roulement des lourds camions sur de gros pavés arrondis, mal ajustés, où ils rebondissaient en ébranlant les maisons & les vitres, les cris incessants des marchands et marchandes de fruits, légumes, poissons, fleurs, etc... poussant leurs charrettes à bras, des marchands d'habits, de parapluies, de petits balais; des vitriers & des ramoneurs; la sonnerie des fontainiers soufflant dans leurs robinets; l'appel des porteurs d'eau, faisant claquer à tour de bras les anses de leurs seaux; les chanteurs ambulants portant de cour en cour leurs clarinettes & leurs tambours de basque: tout cela en somme était la gaieté de la rue. Ce qui n'était pas tolérable, c'était l'obsession des orgues de barbarie, se relayant sous vos fenêtres, sans répit, du matin au soir, & vous infligeant un supplice auquel aujourd'hui encore je ne songe pas sans colère!
Enfin l'éclairage de ces rues était déplorable. La
plupart en étaient encore au réverbère, dont l'allumage
sur la chaussée arrêtait toute circulation.[Pg v]
[Pg vi]
[Pg vii]
Mais, en revanche, la ville était mieux gardée, la
nuit, qu'elle ne l'est présentement, grâce aux rondes,
des «patrouilles grises» qui circulaient sous le
manteau, à pas lents, à la file indienne, rasant les
murs et se croisant en route, de façon à se prêter
main-forte au moindre appel. Heureux temps où,
à une heure du matin, dans mon quartier désert,
j'étais assuré de me heurter à l'une d'elles, et où l'on
pouvait s'attarder, sans revolver en poche. C'est,
dit-on, que Paris était moins grand, moins peuplé,
& la tâche de la police plus facile. C'est à elle à
mesurer la protection sur le danger & le nombre
de ses agents sur celui des malfaiteurs, pour qui,
du reste, on n'avait pas alors les affectueux égards
qu'on leur prodigue aujourd'hui.
Pour se faire pardonner ses rues étroites, mal pavées, mal éclairées, mal entretenues, Paris avait alors un attrait qu'il n'a plus:—ses jardins.
On se le figure comme un fouillis de vieilles maisons, privées de jour, d'air salubre & de verdure.[Pg viii] En réalité, les maisons vieilles ou neuves n'existaient qu'en bordure sur la rue. Derrière elles, dans tout l'espace compris d'une rue à l'autre, de vastes enclos leur assuraient le soleil, le silence & la verdure, dont elles étaient privées sur leurs façades. Nombre d'habitations s'étaient taillé, dans le morcellement des anciens hôtels & des communautés religieuses des derniers siècles, de grandes cours & des jardins particuliers qui, séparés par de basses clôtures, se prêtaient mutuellement leurs ombrages. Il en était ainsi dans toute la ville, sauf dans la Cité et dans le centre, aux abords de l'Hôtel de Ville & des Halles. Il suffit d'un coup d'œil sur les anciens plans de la Ville pour constater que ces terrains non bâtis occupaient sous Louis XVI la moitié, & sous Louis-Philippe le tiers de sa superficie actuelle. Dans les quartiers du Marais, de l'Arsenal, dans les faubourgs Saint-Antoine, du Temple, Popincourt, à la Courtille, dans la chaussée d'Antin, les Porcherons, le Roule, le faubourg Saint-Honoré & sur toute la[Pg ix] rive Gauche, privilégiée à cet égard, ce n'étaient qu'habitations clairsemées, au milieu de vergers, potagers, treilles, basses-cours, bosquets & grands parcs plantés d'arbres séculaires. On s'acharne à détruire le peu qui en subsiste & au point de vue de l'hygiène & de l'agrément, c'est grand dommage.
De ma fenêtre, rue d'Enfer, place de l'Estrapade, impasse des Feuillantines, je ne voyais autour de moi, à perte de vue, que profusion de feuillages. Rue Neuve-Saint-Étienne, de l'habitation de Bernardin de Saint Pierre, j'apercevais, au delà de grandes allées d'arbres taillés, les tours de Notre-Dame, & je pouvais me dire, comme le bon Rollin, dans le distique gravé sur sa porte, à quelques pas de là: Ruris et urbis incola «Habitant de la ville & de la campagne». C'est au travers de ces jardins, de ces rues silencieuses, si propices au travail, parfumées par les lilas, fleuries par les marronniers blancs & roses, que l'on a tracé les grandes voies nouvelles: les boulevards Saint-Germain & Saint-Michel,[Pg x] les rues de Rennes, Gay-Lussac, la rue Monge qui a rasé le pavillon champêtre où est mort Pascal, dans cette même rue Saint-Étienne; et la rue Claude-Bernard qui a supprimé les Feuillantines, où Victor Hugo enfant faisait la chasse aux papillons. Bientôt le dernier survivant des enclos religieux du quartier Saint-Jacques, celui des Ursulines, va faire place à trois rues nouvelles!...
La jouissance de ces jardinets attenant à la plupart des logis était vivement appréciée par le petit bourgeois parisien, qui a toujours été d'humeur casanière. On l'en raillait, au dernier siècle, dans un opuscule bien connu: Voyage de Paris à Saint-Cloud par terre et par mer. Sa curiosité des pays lointains n'était point sollicitée comme elle l'est aujourd'hui par les récits de voyages, les gravures, les photographies, les affiches en couleurs. Et le déplacement était fort coûteux! Les chemins de fer ne l'avaient pas encore mis à la portée de toutes[Pg xi] les bourses, par la réduction de ses prix & ses trains circulaires à bon marché. Un simple ouvrier va plus facilement aujourd'hui à Biarritz, en Suisse ou à Monte-Carlo que ne le faisait alors un rentier du Marais. Paris était si peu délaissé, par les grandes chaleurs de l'été, que jamais les théâtres ne faisaient plus grosses recettes, surtout les scènes populaires telles que l'Ambigu, la Porte-Saint-Martin, la Gaieté, le Cirque, les Folies-Dramatiques, le Petit Lazary, Madame Saqui, le Théâtre Historique, etc., groupés au boulevard du Temple. La belle saison permettait aux spectateurs les plus éloignés de venir à pied à cette foire dramatique, en économisant, pour l'aller & le retour, le prix d'une voiture, & de faire queue sans avoir à craindre le froid ou la pluie; car le bon public de ce temps-là, qui aimait le spectacle pour lui-même, ne répugnait pas à cette longue station entre deux barrières, avant l'ouverture des guichets, qui se faisait alors de 5 à 6 heures du soir. C'était une des conditions, un des stimulants[Pg xii] de son plaisir, quelque chose comme l'apéritif du spectacle.
Les vacances elles-mêmes ne faisaient pas dans
Paris des vides bien sensibles, si ce n'est sur la rive
Gauche. De mai à octobre, la majorité de la classe
moyenne, petits commerçants, fonctionnaires & rentiers;
employés, commis, travailleurs de toute sorte
se contentaient, comme les héros de Paul de Kock,
de parties de campagne, avec dîners sur l'herbe,
dans toute la banlieue parisienne: Vincennes, Montmorency,
Saint-Cloud, Romainville, etc. A Paris,
les boutiquiers dressaient leur couvert en plein air,
dans les cours, les jardins, ou, à défaut, dans la
rue. Quand je rentrais de mes promenades du
dimanche, à l'heure du dîner, de 4 à 5 heures
du soir, je ne voyais partout, dans les rues les
plus fréquentées, que familles attablées devant
leurs portes, tandis que filles et garçons, sur la
chaussée, jouaient au volant, à la main chaude ou à
colin-maillard. Il m'est arrivé de me faire prendre[Pg xiii]
[Pg xiv]
[Pg xv]
au passage par quelque fillette aux yeux bandés
qui, pour me reconnaître, promenait sa main sur
ma figure, aux grands éclats de rire de tous les
dîneurs! Et si par les longues soirées d'été, quelque
partie de barres commencée à la grande allée du
Luxembourg nous entraînait, mes camarades & moi,
dans la rue de Vaugirard, la petite place Saint-Michel,
& la rue d'Enfer..., les bonnes gens qui
prenaient le frais sur le pas de leurs portes n'accordaient
aucune attention à cette galopade de
gamins en pleine rue.
Bref, c'était la province!
Ces mœurs bourgeoises, que l'on peut caractériser d'un mot en disant qu'elles étaient «dix-huit-cent-trente», ont survécu à la Révolution de 1848 & persisté jusqu'au Second Empire, où l'extension des chemins de fer, l'afflux des étrangers, les grandes entreprises industrielles & commerciales, la prospérité croissante, le souci du confort & du luxe, la vie publique plus active, la concurrence plus âpre, la[Pg xvi] lutte pour la vie plus acharnée ont enfanté les mœurs actuelles! Transformation surprenante à laquelle n'a pas peu contribué la création d'un nouveau Paris sur les ruines de l'ancien. Que de fois je me suis félicité d'avoir, dès l'âge de quinze ans, donné pour but à mes flâneries des jours de congé la recherche dans les vieux quartiers aujourd'hui éventrés, morcelés, disparus, des moindres vestiges du passé, comme si j'avais prévu qu'à bref délai ils seraient mis en poussière par la pioche du démolisseur!
Le Paris de Louis-Philippe était, à peu de
chose près, celui de la Révolution & du Premier
Empire. Chaque pas y réveillait des souvenirs dont
on n'était guère préoccupé en mon jeune temps, le
Romantisme étant tout au Moyen Age & à la
Renaissance, & plus curieux de la Saint-Barthélemy
que des massacres de Septembre. Il regardait tendrement
la vieille tourelle d'angle de la place de
Grève, & ne donnait pas un coup d'œil sur la même
place à l'enseigne où fut accroché le malheureux[Pg xvii]
[Pg xviii]
[Pg xix]
Foulon. Il déplorait la disparition de la Porte
Barbette qui vit le meurtre de Charles d'Orléans,
& n'allait pas voir, à trois pas de là, rue des Ballets,
la borne où fut décapité le cadavre de Madame
de Lamballe. Peintres, romanciers, poètes, historiens
dédaignaient ces localités encore chaudes du drame
révolutionnaire dont ils prétendaient retracer quelques
épisodes. Ary Scheffer veut nous montrer
l'arrestation de Charlotte Corday. Il n'a garde de
consulter les documents très précis qui la feraient
revivre à ses yeux & aux nôtres, avec son visage, son
attitude & jusqu'à sa toilette. Il ne songe même pas
à aller rue des Cordeliers, visiter le logement de
Marat, encore intact, jusqu'à son cordon de sonnette!
Et il nous offre une Charlotte de son cru,
toute de chic, qui a l'air d'une femme de chambre
arrêtée par le concierge, au moment où elle sort,
ayant sur le dos la robe de sa maîtresse!
Alfred de Vigny, dans son Stello, est aussi peu soucieux de l'exactitude des localités que de celle[Pg xx] des faits. Il dresse l'échafaud d'André Chénier, «sur la place de la Révolution»! après l'y avoir conduit dans une charrette chargée de plus de «quatre-vingts victimes!! dont quelques femmes avec leurs enfants à la mamelle»!!!
Et ainsi des autres!
Mieux avisé, je n'ai pas dédaigné ces vieilles pierres, humbles témoins de si grands faits, & grâce à elles j'ai revécu la Révolution sur place. Elles étaient condamnées à disparaître. On ne fonde une ville nouvelle que sur les débris de l'ancienne, & il est bien difficile de concilier les exigences du présent avec le culte du passé. D'ailleurs, la plupart de ces vieilleries, celles mêmes qui pouvaient être sauvées, feraient triste mine au milieu des splendeurs de la ville actuelle. Ce qui me fâche, c'est de constater qu'on les a remplacées quelquefois de façon à les faire plutôt regretter.
Ainsi, par exemple, la Cité! La démolition de ses masures, de ses ruelles sinistres, n'a pu chagriner[Pg xxi] que les enragés de pittoresque ou les admirateurs des Mystères de Paris. Mais il faut bien avouer que Notre-Dame avait, dans son vieux parvis, plus grande allure qu'à l'extrémité de ce grand désert, où elle semble poser bêtement pour le photographe, entre le vide de la rivière & cet affreux Hôtel-Dieu qui a l'air d'un abattoir!
Il n'était pas non plus bien nécessaire, en déplaçant le Marché aux fleurs, d'interdire aux vendeuses les jolies logettes qu'elles improvisaient autrefois à l'aide de feuillages, de branchages & de fleurs, & de leur imposer ces toitures en zinc qui ne devraient abriter que des fleurs artificielles, pour compléter le charme de ce bosquet administratif!
On pouvait aussi se dispenser d'éventrer la place Dauphine, que j'ai vue aussi charmante que la place Royale, avec ses briques roses, pour nous montrer le monument funèbre qui est l'entrée du Palais de Justice & l'horrible balustrade de son escalier.
Aussi bien, puisque le hasard de la promenade m'a conduit au Pont-Neuf, je poursuis de ce côté ma petite flânerie rétrospective.
On peut féliciter le Pont-Neuf plus neuf que jamais, d'avoir perdu ses hauts trottoirs, les décrotteurs, tondeurs de chiens, coupeurs de chats, blottis entre ses bornes, & les boutiques de mercerie, papeterie, parfumerie, pommes de terre frites, briquets phosphoriques, allumettes chimiques allemandes, etc., installées dans les guérites en demi-lune que l'on a rasées pour y installer des bancs. Mais quel vandalisme que le badigeonnage des deux maisons en briques qui font face à la statue de Henri IV. Elles ont été construites pour la place qu'elles occupent. Elles font corps avec le pont & contribuent grandement à sa décoration. S'il plaît aux propriétaires, qui les ont déjà blanchies, de les remplacer par des constructions quelconques, c'en est fait de l'un des plus jolis aspects du vieux Paris.
On pouvait aussi épargner à Saint-Germain-l'Auxerrois le voisinage de cette tour, qui se donne pour gothique, et de cette mairie, qui se croit Renaissance. L'église y perd toute sa grâce & l'ensemble est ridicule.
Du moins, en lui tournant le dos, on a la satisfaction de ne plus voir devant la Colonnade un terrain vague, entouré de palissades pourries. Il ne lui manquait que des croix pour avoir l'air d'un cimetière.
Et, par le fait, c'en était un!
Sous la Restauration, on y avait enfoui, là même où est la statue équestre de Velasquez, des momies d'Égypte, décomposées par leur trop long séjour dans l'humidité des salles basses du Louvre. En 1830, à la même place, les corps des assaillants tués à l'attaque du Louvre furent jetés à la hâte dans une fosse commune. Dix ans plus tard, quand on voulut donner à ces braves une plus noble sépulture, on exhuma pêle-mêle patriotes & momies. Et[Pg xxvi] les contemporains des Pharaons sont pieusement ensevelis sous la colonne de la Bastille, comme combattants de Juillet!
J'ai connu la cour du Louvre avec une statue du duc d'Orléans mise au rebut après 1848, & à laquelle succéda celle de François Ier, par Clesinger. Quelque imbécile l'ayant baptisée le «Sire de Framboisy», cette plaisanterie était trop idiote pour n'avoir pas le plus grand succès. Elle n'a pas été étrangère à la disparition d'une œuvre qui méritait un meilleur sort.
La cour a, de plus qu'autrefois, des statuettes dans quelques-unes de ses niches: l'ingénieux tracé sur le sol du Louvre de Philippe-Auguste & des parterres qui se font pardonner leur inutilité par leur modestie.
Aucune description ne saurait donner l'idée de
ce qu'était alors la place du Carrousel, dans l'état
provisoire auquel la condamnait, depuis le Premier
Empire, la réunion du Louvre aux Tuileries, toujours[Pg xxvii]
projetée, toujours ajournée. Ce n'était que
tronçons de rues éventrées, maisons isolées, à demi
démolies, étayées par des poutres. Le sol inégal,
effondré, dépavé, n'était plus, les jours de pluie,
qu'un vaste bourbier. La grande galerie du Louvre
était flanquée d'un affreux corridor en planches,
«la galerie de bois», toujours prête à flamber!
Car il est de tradition qu'à proximité du Musée il
y ait une cause permanente d'incendie! Du même
côté, la liste civile avait construit des baraques
qui, de la petite cour du Sphinx jusqu'au guichet
faisant face au pont des Saints-Pères, enveloppaient
les ruines de l'ancienne église Saint-Thomas-du-Louvre
& de ses dépendances, telles que le
prieuré où Théophile Gautier, Gérard de Nerval,
Nanteuil, Arsène Houssaye & autres avaient installé
leur «Bohème galante». Ces baraques, pour qui il
faut plaider les circonstances atténuantes, étaient
louées à des marchands de couleurs, de gravures,
de tableaux et de curiosités de toute sorte. Je vois[Pg xxviii]
encore un grand magasin de bibelots où, dans le
plus amusant des fouillis, au milieu d'œufs d'autruches,
de crocodiles empaillés & de chevelures de
Peaux-Rouges, le collectionneur faisait de merveilleuses
trouvailles. Et que de richesses aussi dans les
cartons que les marchands de gravures exposaient
devant leurs portes à la curiosité des amateurs. Ce
n'étaient, outre les gravures, que dessins, croquis,
sanguines, gouaches de Cochin, Moreau, Boucher,
Lawrence, Fragonard, Saint-Aubin, Prudhon,
Boilly, Isabey, etc. J'ai là passé des heures délicieuses
à fouiller dans ces cartons, où je ne pouvais,
hélas! qu'admirer, n'ayant pas le moyen d'acheter
des chefs-d'œuvre dont je pressentais la valeur
future & que l'on donnait alors à vil prix, les
pédants de l'école de David ayant en souverain
mépris l'art français du XVIIIe siècle, trop
aimable & trop spirituel à leur gré. «Monsieur,
me disait plus tard un de ces marchands, j'ai roulé
des gravures de Poussin, dont je ne donnerais pas[Pg xxix]
[Pg xxx]
[Pg xxxi]
aujourd'hui quarante sous, dans des Debucourt que
je ne céderais pas pour mille francs!»
Tout cela a été balayé par la réunion des deux Palais & par le prolongement de la rue de Rivoli qui nous a dotés, en outre, d'une très belle place devant le Palais-Royal, en échange de l'ancienne, fort mesquine, & de son château d'eau, monument assez décoratif, mais tout noir de crasse & d'humidité.
Quant au Palais-Royal, que le duc d'Orléans semblait avoir construit pour qu'il fût le forum de la Révolution, s'il n'était plus le rendez-vous des politiques, des clubistes, des gazetiers, des orateurs en plein vent & des agioteurs, le champ de bataille des sans-culottes & des muscadins, des royalistes & des demi-soldes; la promenade officielle des Merveilleuses, de tous les demi-castors & de toutes les impures; s'il n'avait plus ses galeries de bois, son camp des Tartares, sa grotte hollandaise, ses maisons de jeu, il était toujours le quartier général[Pg xxxii] des «nymphes» du voisinage; & grâce à ses deux théâtres, à ses restaurants, à ses cafés renommés, à ses riches boutiques, surtout à celles des joailliers, il était encore la grande attraction de Paris pour les nouveaux débarqués de la province & de l'étranger. A la moindre ondée, la circulation devenait impossible sous ses portiques, & en tout temps, le dimanche surtout, jour de rendez-vous, il y avait cohue dans la galerie vitrée où tout récemment, je me suis vu seul, absolument seul!
Du palais des Tuileries, que dire? sinon qu'il
était & qu'il n'est plus!... Que je regrette les
magnifiques ombrages de sa grande allée sans
rivale, même à Versailles, & ses massifs de marronniers
qui bravaient le plus ardent soleil! La nature
seule est coupable de leur disparition, mais on
aurait pu les remplacer par des plantations moins
piteuses que l'inévitable platane & l'acacia, qui,
fleurs à part, est bien le plus bête & le plus mal
fait de tous les arbres. Cela promet une belle[Pg xxxiii]
[Pg xxxiv]
[Pg xxxv]
frondaison pour l'avenir, si l'avenir n'est pas, pour
ce malheureux jardin, sa suppression totale ou tout
au moins son morcellement!...
J'ai vu la place de la Concorde sans ses fontaines & ses statues, sauf les quatre chevaux de Marly: ceux de Coysevox à la grille des Tuileries, ceux de Coustou à l'entrée des Champs-Élysées. On travaillait dans mon enfance, à restaurer les socles des futures villes de France. Ils étaient, depuis Louis XV, coiffés de calottes de plâtre, pareils à des couvercles de marmites, & dédaignés au point que celui qui porte la ville de Strasbourg était flanqué d'un ignoble tuyau de poêle... Du moins, était-il le seul qui choquât la vue. Comptez ceux qui couronnent aujourd'hui les monuments de Gabriel! On s'obstinait encore à conserver autour de la place les fossés qui avaient fait tant de victimes en s'opposant, les jours de fête, à l'écoulement de la foule. Un soir qu'on tirait un feu d'artifice pour la fête du Roi sur le pont de la[Pg xxxvi] Concorde, je n'eus que le temps de me réfugier sur une de leurs balustrades, d'où je faillis être jeté dans le fossé par ceux qui suivaient mon exemple.
L'obélisque, lui, venait d'être érigé au centre de la place, où il n'avait pas d'autre raison d'être que de tirer d'embarras la Monarchie de Juillet. Elle ne savait qu'y mettre pour ménager toutes les opinions. Cette vieille pierre, indifférente à tous les partis, symbolisait bien leur Concorde.
Pour qui a vu les Champs-Élysées sous Louis-Philippe, ils sont méconnaissables! Ils n'étaient pas, en ce temps-là, comme le boulevard des Italiens, le rendez-vous de ce qu'on appelait, avec la sotte mode de l'anglomanie, la «Fashion». On n'y prenait pas des glaces comme au perron de Tortoni. Les mondains & mondaines n'y passaient qu'à cheval ou en voiture, abandonnant dédaigneusement les contre-allées à des promeneurs plus modestes, aux petites gens qui s'y bousculaient dans la poussière, aux flâneurs, aux désœuvrés, aux[Pg xxxvii] étrangers, aux convalescents, aux écoliers en promenade, aux nourrices, aux bonnes d'enfants & aux tourlourous; aux joueurs de barres, de boules & de ballon du carré Marigny, & à l'innombrable marmaille qui se ruait sur la voiture aux chèvres & poussait des cris de joie devant les guignols!
On n'y voyait pour tous cafés, que trois pavillons indignes de ce nom, des petites buvettes ambulantes sur tréteaux, avec carafes de limonade et d'orgeat, & les marchands de coco secouant leur clochette; pour tous restaurants, deux infimes traiteurs, les marchands de gâteaux de Nanterre, de pain d'épices, de gaufres, et les «oublieux» faisant grincer leur crécelle; pour concerts, les râcleurs de violon, de guitare & de harpe, les chansonniers populaires & l'homme-orchestre; pour spectacles et réjouissance avant l'ouverture du jardin Mabille, le cirque d'été de Franconi, le Panorama du colonel Langlois, les balançoires, les chevaux de bois, le tir à l'arbalète, la toupie[Pg xxxviii] hollandaise & le jeu de Siam; pour luminaire, quelques becs de gaz, les chandelles des petits débitants & les lanternes rouges des marchandes d'oranges. Et pas une pelouse, pas un massif d'arbustes, pas une corbeille de fleurs!—Rien, absolument rien de ce qui fait aujourd'hui le charme de cette exquise promenade!
Au Rond-Point finissait Paris!
Au delà, ce n'était qu'une sorte de faubourg, avec, de loin en loin, quelque bel hôtel du dernier siècle: un grand jardin, des terrains à vendre, non bâtis, des maisons de rapport assez minables, de grands dépôts de meubles, des remises, des manèges & des carrossiers, surtout des carrossiers! Aux abords de la rue de Chaillot, l'avenue était bordée à gauche par un grand talus gazonné. J'y ai vu, dans la belle saison, des dîneurs découper leur melon & leur gigot, avec la joie naïve de citadins respirant le bon air des champs.
Aux abords de l'Arc de Triomphe, l'avenue[Pg xxxix] était de plus en plus déserte & mal habitée, & quand on avait franchi la barrière de l'Étoile, ce n'était plus le faubourg, mais la banlieue. Là où l'on a tracé les belles avenues du Bois & Victor-Hugo, on ne voyait que terrains vagues, cultures maraîchères, carrières & masures inquiétantes. Quant au bois de Boulogne, il était si laid le jour & si dangereux la nuit, qu'il vaut mieux n'en rien dire.
A droite de l'avenue, le Roule était plus civilisé, mais au delà, vers Mousseaux, il n'en était pas de même. Un soir, j'eus la curiosité de voir la maison que Balzac venait de faire construire dans la rue qui porte son nom... Après quoi je m'engageai au hasard dans ce quartier des Ternes qui m'était inconnu. La nuit survint & je ne tardai pas à m'égarer. Je longeais sur ma gauche un grand coquin de mur qui n'en finissait plus, &, à la lueur de pâles réverbères, très espacés, je ne voyais à ma droite que des écuries, des chantiers, des étables de[Pg xl] nourrisseurs, de laitiers, exhalant des odeurs de poulaille & de fumier, & des gargotes à rideaux rouges qui me rappelaient que, dans ces mêmes parages, à la même heure, un professeur de mes amis avait été pris au collet par un grand diable lui criant: «Ton argent, faquin!» Mon ami fumait un cigare. Rusé comme le sage Ulysse, il fait mine de s'exécuter en plongeant sa main gauche dans le gousset de son gilet, tandis que, de la droite, il retire le cigare de sa bouche, du petit doigt fait tomber la cendre & le plante dans l'œil du malandrin qui lâche prise en hurlant comme Polyphème! Ce souvenir m'obsédait, & après avoir traversé un misérable hameau où je n'étais guidé vers Paris que par la pente du terrain, je respirai enfin aux abords de la Pépinière, jurant bien qu'on ne me rattraperait plus dans ce coupe-gorge!
Or, j'y demeure!
Ce coupe-gorge est aujourd'hui le quartier
Monceau, l'avenue Hoche, l'avenue de Messine, les[Pg xli]
[Pg xlii]
[Pg xliii]
boulevards de Courcelles, Malesherbes, Haussmann;
ce que l'on appelait autrefois la «Pologne»,
où le général Lagrange me disait avoir chassé la
perdrix dans sa jeunesse.
Et la conclusion de ce bavardage,—car il faut bien conclure,—c'est que je regrette l'ancien Paris, mais que j'aime bien le nouveau.
Paris! Que de visions évoque ce mot magique: le Paris historique, avec ses palais, ses églises, ses monuments, ses rues et ses places publiques; le Paris littéraire et son admirable défilé d'écrivains, de poètes, de penseurs, de dramaturges, de philosophes et d'humoristes: le Paris mondain, ses fêtes, ses réceptions, ses modes, ses élégances et son snobisme; le Paris des politiciens, le Paris des journalistes, le Paris religieux, le Paris policier, le Paris bohème, le Paris industriel. Combien d'autres encore!
Tant de passions, tant d'événements, tant d'intérêts s'y heurtent, s'y enchevêtrent, s'y renouvellent, qu'une étude sur cette ville admirable et si complexe n'est pas plutôt achevée qu'il convient presque de l'écrire à nouveau: la vérité de la veille n'étant plus celle du lendemain, le document exact hier se trouvant infirmé ce matin.
Notre ambition est plus modeste et notre titre est un programme: Coins de Paris.
Négligeant de parti pris le trop connu, le trop décrit, n'ayant surtout ni le désir, ni la prétention de refaire un «Guide de l'Étranger dans Paris», ne recherchant que le rare, sinon l'inédit, nous voudrions simplement donner à ceux qui, comme nous, adorent notre vieille Cité, un peu de la joie que nous avons chaque jour à «flâner» dans cette incomparable Ville. Notre but serait de continuer, par des promenades dans ce qui nous reste du précieux Paris d'autrefois, la série des documents peints, dessinés ou gravés que renferme le Musée Carnavalet.
La maison qu'aima tant Madame de Sévigné est, en effet, devenue le musée des Collections Historiques de Paris.
C'est un coin délicieux où palpite encore un peu de
l'âme ancienne de la grande Ville! Nos prédécesseurs
et nous-même nous sommes efforcés de réunir les
documents de tout ordre qui retracent la vie de Paris.
Chartes, plans, gravures, tableaux, autographes, placards
jaunis et pierres commémoratives; enseignes de
fer forgé qui guidaient aux cabarets les buveurs du
XVIe siècle; costumes de soies changeantes que portaient
les jolies Parisiennes de Louis XV; bonnets rouges de
la Terreur; ceintures dont se paraient les jeunes filles
autour du char funèbre de Voltaire; souliers aux bouffettes
tricolores qui foulèrent le sol du Champ-de-Mars
lors de la Fête de la Fédération; cravate légère de tulle[Pg 47]
[Pg 48]
[Pg 49]
noir que portait Marie-Antoinette, allant poser pour
son portrait chez Dumont, le miniaturiste; pique de
citoyenne ou sabre d'honneur; pierre commémorative
de la Bastille; bonnets de grisettes 1830 ou cothurnes
de Merveilleuses; ordre de comparution de la «veuve
Capet» devant le Tribunal Révolutionnaire; affiche du
spectacle des grands danseurs du Roy et convocations
aux séances de la Convention: les grandes époques de
la Royauté, les glorieuses journées de la Révolution, les
tragédies de la Terreur; les proclamations de l'Empire,
les bulletins de victoires, les messes de Requiem, les
joies, les douleurs, la vie enfin du peuple le plus impressionnable,
le plus nerveux, le plus enthousiaste et le
plus artiste qui ait jamais existé,—tout se trouve à
Carnavalet, et le même carton rassemblant avec un
effrayant éclectisme la succession foudroyante des événements
qui se sont passés au même endroit nous montre,
pour une période d'à peine vingt années et dans les
mêmes Tuileries, par exemple: l'arrivée de Louis XVI,
la prise du château le 10 août, l'exécution du Roi et
celle de la Reine, la fête de l'Être suprême, Thermidor,
Prairial et l'invasion de la Convention, les sections
foudroyées à Saint-Roch par Bonaparte, les revues du
Carrousel, l'apothéose du Roi de Rome, le départ de
l'Empereur, l'arrivée de Louis XVIII, sa fuite, le retour
de Napoléon, la rentrée de Louis XVIII, etc.
Voilà, j'imagine, une sérieuse leçon d'histoire... et de philosophie.
Notre but, je le répète, serait donc simplement de continuer dans quelques promenades, que nous nous efforcerons de rendre aussi attrayantes que possible, la recherche de documents qui disparaissent, hélas! un peu tous les jours.
Nous diviserons Paris en trois grandes sections: la Cité et l'Ile Saint-Louis, la Rive gauche, la Rive droite.
Après le document écrit ou dessiné, le document vivant, ou tout au moins ce qu'il en survit.
Ce volume «Coins de Paris» est en grande partie la réédition d'un ouvrage «Croquis du Vieux-Paris» tiré à très petit nombre et publié en 1904 avec autant de luxe que de goût à la Librairie Conard.
Depuis, non seulement ce volume fut revu et considérablement augmenté, mais encore toute une illustration nouvelle fut choisie. Un artiste de grand talent, M. Tony Beltrand, mort hélas trop tôt, avait orné les «Croquis du Vieux-Paris» d'admirables compositions dont il avait été, de plus, l'habile graveur. Nous avons dû remplacer cette illustration par une série de reproductions de tableaux, de dessins, d'eaux-fortes, de lithographies empruntées à des collections particulières, à des Musées, à des Bibliothèques,—et c'est, pour nous, un devoir très doux que de dire publiquement l'infinie bonne grâce avec laquelle on a bien voulu nous venir en aide. Qu'il soit permis à notre profonde reconnaissance de citer les noms de MM. Sardou, Claretie, Detaille, Lavedan, Lenôtre, Bouchot, H. Martin, Funck-Brentano,[Pg 51] A. Maignan, Massenet, Pigoreau, Ch. Drouet, de Rochegude, Beaurepaire, Ch. Sellier, L.-P. Aubey, le Dr Bach, J. Robiquet, nos maîtres ou nos amis, qui nous ont prêté le plus précieux concours. D'ailleurs, quand il s'agit de Paris, toutes les portes s'ouvrent et tous les cœurs battent.
Notre tâche fut facile; si nous n'avons pas su mieux la remplir, la faute en est à nous seul; il convient donc de terminer cet avant-propos par la vieille formule... plus que jamais de circonstance: «Excusez les fautes de l'auteur».
Paris est né dans cette île de la Seine qui a la forme d'un berceau et dont Sauval parle de si pittoresque façon: «L'île de la Cité est faite comme un grand navire enfoncé dans la vase et échoué au fil de l'eau, au milieu de la Seine.»
Cette particularité a certainement frappé les héraldistes de tout temps, et c'est de là que nous vient la nef qui blasonne le vieil écusson de Paris.
La Cité s'offre donc avec sa proue au couchant et sa poupe au levant.
La poupe, c'est Notre-Dame, et la proue reliée aux deux rives par deux cordages de pierres, c'est le vieux Pont-Neuf, élevé sur cette pointe extrême qui fut autrefois l'îlot du Passeur-aux-Vaches, ou, le 11 mars 1314, furent brûlés Jacques de Molay, grand-maître des Templiers, et Guy, prieur de Normandie; le Pont-Neuf, dont Henri III, le 31 mai 1578, posa la pierre de dédicace,—décorée des armes du Roi, de la Reine Mère et de la Ville de Paris.—Lorsque la première pile émergea[Pg 56] de l'eau, du côté du quai des Augustins, le roi s'y rendit du Louvre dans une magnifique barque, accompagné de la Reine Mère Catherine de Médicis, et de la Reine Louise de Vaudémont, sa femme. Henri III avait l'air lugubre; le matin même il avait enterré, à l'église Saint-Paul, Quélus, le plus cher de ses favoris, mort des blessures reçues quelques semaines auparavant, lors du fameux duel des Mignons.
Les Parisiens, irrévérencieux, n'hésitaient pas à déclarer que, par respect pour la tristesse Royale, le nouveau pont devrait s'appeler «le Pont des Pleurs»,—mais cette opinion ne dura pas!—et, dès que Henri IV l'eût inauguré, en juin 1603, «encore mal asseuré» et inachevé, le Pont-Neuf devint l'endroit le plus gai de Paris: Mondor y vend son baume et Tabarin y débite ses sornettes, le singe de Brioché y récrée les passants; on y fredonne les mazarinades, les duellistes y dégainent et les bandes de Cartouche et de Mandrin y détroussent galamment les passants. Sur ce joyeux Pont-Neuf tout Paris se promène, s'amuse, se donne rendez-vous; Loret y va faire sa cueillette d'informations pour la Gazette rimée:
Dès le XVIIe siècle, on assure qu'il est impossible de
traverser les douze arches de ce pont si populaire sans[Pg 57]
[Pg 58]
[Pg 59]
croiser un moine, un cheval blanc et deux femmes
aimables; c'est le passage officiel des processions
Royales se rendant au Parlement, et c'est également le
Pont-Neuf qu'envahissent en hurlant les émeutes populaires
allant brûler en effigie, place Dauphine, les[Pg 60]
Présidents suspectés de rendre plus de services que
d'arrêts; c'est enfin sur ce pont que le peuple contraint,
en 1789, ceux qui mènent carrosses à s'arrêter et à
saluer bien bas l'effigie du bon Roy Henri dont la
statue, soutenue aux quatre angles par les quatre figures
d'esclaves qu'y fit placer Richelieu, se dresse au milieu
du terre-plein, ce terre-plein où se signeront, en 1792,
les enrôlements volontaires, où retentira le canon
d'alarme aux heures tragiques de la Révolution! Toute
l'histoire de Paris est mêlée à ce vieux et admirable
Pont-Neuf, célèbre dans le monde entier, le chef-d'œuvre
d'Androuet du Cerceau et de Germain Pilon;
le Pont-Neuf, qui fut la principale artère du vieux
Paris.
C'est donc par la Cité qu'il convient de commencer nos promenades: nous y rencontrerons quelques rares vestiges de la vieille Lutèce; on y retrouva, à maintes reprises, des restes de remparts, derrière le chevet de Notre-Dame et quelques-unes des pierres qui formaient cette antique défense provenaient des arènes construites par les Romains. Les gradins du cirque avaient contribué à arrêter l'invasion normande; le mur de Périclès à l'Acropole ne renferme-t-il pas des fragments brisés d'antiques statues de marbre!...
Mais la gloire de la Cité: c'est Notre-Dame! Suivons
la tortueuse et si pittoresque rue Chanoinesse où le
grand Balzac logeait Mme de la Chanterie, et, au nº 18,
gravissons l'escalier branlant de la Tour Dagobert,[Pg 61]
[Pg 62]
[Pg 63]
vieux et précieux débris des constructions canoniales
qui jadis enserraient la cathédrale de Paris: quelques
dizaines de marches usées nous amèneront à une étroite
plate-forme, d'où nous découvrirons un admirable
spectacle[1]:
[1] Cette pauvre Tour Dagobert fut hélas démolie l'an passé...
G. C. (1909).
Notre-Dame, radieusement belle, émerge comme une grande fleur de pierre, d'une masse de toits plats, noirs, gris ou bleus, et les majestueuses silhouettes de ses tours se détachent immenses sur l'horizon. Sous tous les caprices de l'heure ou de la lumière; que le soleil dore cette splendeur ou que la neige, ouatant les sculptures, étende sous ses pieds un tapis immaculé; que le ciel en feu mette derrière sa masse violacée un cadre d'or en fusion, ou que l'orage l'enveloppe de ses nuages cuivrés, toujours la noble cathédrale apparaîtra dans son éclatante beauté, dans son incomparable splendeur. L'élégante flèche qui la termine se découpe nette et fière dans les airs, et des vols de corneilles tournent en poussant des cris stridents autour des toits fleuris de la Basilique parisienne. Là-bas, au-dessus d'un éblouissement de sculptures, de cheminées, de pignons, de ponts, de clochers, de rues, les lointains bleus se fondent en teintes douces et finissent par se confondre à l'horizon dans une note imprécise; les bêtes d'Apocalypse, que les géniaux artistes des temps passés ont accoudées aux balustrades des tours, se penchent grimaçantes[Pg 64] et narquoises sur ce grand Paris qui s'agite fiévreusement au-dessous d'elles! C'est un des plus nobles aspects de la Ville que viennent de refléter nos yeux enchantés.
De l'autre côté, c'est la Seine, traînée d'argent que sillonnent les bateaux et les barques; puis, plus loin, les nobles lignes du vieux Paris et, se profilant sur les nuages bas, au premier plan, Saint-Gervais et Saint-Protais, antique et précieux sanctuaire du XVIe siècle, un des seuls qui gardent le charme intime de ces églises de province, où l'âme se sent, dans la pénombre des chapelles, plus recueillie, plus émue, plus rapprochée de l'infini, à l'ombre des vitraux obscurcis par la poussière des siècles et la fumée des encens.
Dans le prolongement de Notre-Dame et derrière
l'Hôtel-Dieu, on rencontrait autrefois, un peu avant
d'arriver au Palais de Justice, un dédale de ruelles
sinueuses, étroites et malodorantes: la rue de la Juiverie,
la rue aux Fèves, la rue de la Calandre, la rue des
Marmousets; la plus basse prostitution y tenait ses
assises depuis des siècles; des teinturiers y avaient
installé leurs baquets multicolores, et des ruisseaux
bleus, rouges ou verts coulaient au milieu de ces rues
aux vieux noms parisiens. D'humbles petites chapelles
étaient tapies contre Notre-Dame: Sainte-Marine, Saint-Pierre-aux-Bœufs
et Saint-Jean-le-Rond où fut déposé
d'Alembert.—L'Hôtel-Dieu s'ouvrait à droite de la
cathédrale et formait avec le parvis Notre-Dame un[Pg 65]
[Pg 66]
[Pg 67]
cadre vraiment imposant à cette admirable église. Sur
leur emplacement, le Second Empire a édifié le nouvel
Hôtel-Dieu et la Préfecture de Police, et ces deux
immeubles, tristes et laids, semblent être les repoussoirs
naturels de cette gloire française: Notre-Dame-de-Paris.
Rue Massillon, derrière un porche de pierres que le temps a verdies, s'ouvre, au nº 6, une petite cour aux pavés suintants où passe parfois la cornette blanche d'une sœur de charité; un vieil et monumental escalier de bois, contemporain de Henri IV, dessert en un arrière bâtiment quelques pauvres logis. Dans cette humble et provinciale maison, d'un aspect quasi monastique, qui se croirait au cœur de Paris, à deux pas de l'Hôtel de Ville et de la Préfecture de Police! Disparu le «Cloître» dont les jardins en contre-bas existaient encore, il y a sept ans. Une énorme et hideuse bâtisse, aux allures de brasserie, cache aujourd'hui tout le chevet de Notre-Dame, et l'antique «Motte-aux-Papelards», rendez-vous habituel du personnel de la Métropole, est remplacée par un square, sorte de petit musée à ciel ouvert, où sont rangés les débris de pierres sculptées que le temps ou de regrettables—mais nécessaires—restaurations ont arrachés de la cathédrale.
Rue de la Colombe passait l'enceinte gallo-romaine de la Cité, près de la maison qu'habita Fulbert, l'oncle aux féroces arguments de l'infortunée Héloïse, l'amie d'Abélard. Rue des Ursins on retrouve encore, au[Pg 68] nº 19, les restes d'une chapelle du XIIe siècle, la chapelle Saint-Aignan; saint Bernard y prêcha, dit-on. Ce fut un des nombreux sanctuaires où, pendant la Terreur, des prêtres réfractaires, sous les plus bizarres déguisements: porteurs d'eau, gardes nationaux, conducteurs de chariots, maçons, parcourant la ville, venaient dire presque régulièrement la messe aux fidèles que n'effrayèrent jamais ni la guillotine, ni les rabatteurs de Fouquier, ni les porteurs d'ordres des Comités révolutionnaires. Chose étonnante, pas un jour, pas une heure, même aux plus terribles époques de la Terreur, les secours religieux ne firent défaut à ceux qui les invoquaient. C'était le temps où l'évêque d'Agde, déguisé en marchand des quatre-saisons, la barbe longue, portant les sacrements sous sa carmagnole, courait Paris, officiant et confessant dans les greniers, dans les soupentes, dans les arrière-boutiques; rue Neuve-des-Capucins, on disait la messe dans une chambre, au-dessus même du logis qu'habitait le terrible conventionnel Babœuf!
Du fond de son cachot, où il relevait le courage des
détenus—(«Il les empêche de crier», disait Fouquier-Tinville)—l'abbé
Emery, supérieur de Saint-Sulpice,
n'avait-il pas organisé dans les prisons de Paris un
service de religieux desservant toutes les sinistres
geôles, déguisés en commissionnaires, en marchands
d'habits, en blanchisseurs, en commis marchands de
vins? Jusque sur le chemin de l'échafaud, les malheureux[Pg 69]
[Pg 70]
[Pg 71]
que l'on menait au supplice rencontraient les
secours de la religion.
Sur le sinistre
parcours des charrettes,
à certaines fenêtres
indiquées par
avance, des prêtres
apostés envoyaient
aux condamnés l'absolution
in extremis.
Traversons la place du Parvis-Notre-Dame, où s'élevaient autrefois l'Hôtel-Dieu et ses dépendances: là se trouvait le Tour aux enfants trouvés et les Cagnards, cet ancien repaire de débauche, dont Meryon nous a laissé de si impressionnantes eaux-fortes, et devant lesquels, tout enfant, nous nous arrêtions plein d'effroi, en suivant de l'œil les énormes[Pg 72] rats qui y logeaient et y déambulaient en plein jour, mangeant les ordures accumulées.
Entre Notre-Dame et le Palais de Justice, un lacis de petites rues enserrait jadis la Sainte-Chapelle et la Préfecture de Police, dont les jardins s'avançaient presque jusqu'au bord de l'eau. A la hauteur du Pont Saint-Michel quelques vieilles bicoques subsistent encore qui virent passer les émeutes de 1793, de 1830 et de 1848; une entre autres est encore debout quai des Orfèvres, où travaillait le célèbre Sabra, dentiste populaire, qui modestement s'intitulait le «quenotier du peuple». C'est aujourd'hui un des coins bénis des bouquinistes en plein air et aussi des pêcheurs à la ligne qui peuvent, au soleil et loin des bateaux-mouches, s'y livrer à leur impassible sacerdoce.
Ce vieux «Coin de Paris» a été jeté bas il y a quelques mois, on édifie actuellement sur ses ruines les annexes du Palais de Justice (1909).
Avant de décrire la Conciergerie, traversons la Cour du Mai; là, devant le perron du Palais de Justice, à droite, chaque jour les sinistres charrettes venaient pendant la Terreur charger «à 4 heures de relevée» leur lugubre fournée de condamnés à mort, sous l'œil vigilant de Fouquier-Tinville qui, de la fenêtre de son bureau, comptait froidement, en se curant les dents, le nombre des victimes qui «allaient là-bas».
C'est de cette cour sinistre que, par un jour brumeux
de novembre 1793, partit pour l'échafaud, les[Pg 73]
[Pg 74]
[Pg 75]
cheveux coupés et les mains liées, la pauvre Manon
Roland, dont la joyeuse enfance s'était écoulée dans la
maison de briques roses et blanches qui faisait l'angle
du quai de l'Horloge et du terre-plein du Pont-Neuf, à
quelques mètres de la Conciergerie!
Ce paysage charmant où elle avait fait de si beaux rêves de gloire et de liberté, elle le revit une dernière fois, alors que, sous les huées des aboyeurs et des furies de guillotine, on la menait à l'échafaud. Sanson avait fait suivre à son horrible cortège le chemin accoutumé: le Pont-au-Change, le quai de la Mégisserie, la place des Trois-Marie; de là, tournant ses yeux vers l'autre rive de la Seine, la pauvre femme qui allait mourir put contempler une dernière fois le décor de ses années heureuses, que dominait la masse imposante du Panthéon français, c'était le nom nouveau de l'église Sainte-Geneviève, que la Convention venait de débaptiser et de vouer au culte de nos gloires nationales.....
La Conciergerie ouvrait sa porte cintrée, défendue par un triple guichet, au fond de l'étroite et sinistre petite cour aux pavés verdis par l'humidité, qui s'étend à droite du grand escalier du Palais de Justice.
Les neuf marches qui la mettent au niveau de la Cour du Mai furent gravies par tous les condamnés de la Révolution. La Reine et Charlotte Corday, Madame Élisabeth et la veuve d'Hébert, le vertueux Bailly et Madame du Barry, Fouquier-Tinville et M. de Malesherbes, Danton, Robespierre, Camille Desmoulins,[Pg 76] l'abbesse de Montmartre, Madame de Monaco et Anacharsis Clootz: les princesses et les conventionnels, les ducs et les hébertistes, les généraux de la République et les «moutons de Fouquier», les plus nobles, les plus purs, les plus braves, les plus fous et les plus misérables franchirent ce seuil sinistre.
Sanson, ses listes de mort en main, attendait en haut de cet escalier, devant les charrettes.
Les tricoteuses et les aboyeurs de guillotine garnissaient les hauts degrés du Palais et se penchaient, hurlant, vomissant l'injure, et souvent jetant des ordures sur ces pauvres gens qui allaient mourir. La lugubre toilette des condamnés avait été faite dans la rotonde où était installé le concierge, près de la petite salle aux murs blanchis à la chaux où le greffier enregistrait l'arrivée des nouveaux venus; là Sanson venait donner décharge des malheureux qu'on lui livrait.
Le fauteuil du greffier et sa table chargée de registres
occupaient environ la moitié de cette pièce étroite. Des
tablettes placées le long du mur supportaient les hardes
laissées par les condamnés, leurs pauvres souvenirs,
les cheveux qui leur avaient été coupés; une grille en
bois séparait cette chambre de l'arrière-greffe, où les
moribonds attendaient pendant les longues heures qui
séparaient la condamnation de l'exécution; si bien que
les entrants pouvaient causer avec ceux dont le bourreau
allait prendre possession. Des chiens féroces venaient
flairer et reconnaître les détenus, pendant que des amis,[Pg 77]
[Pg 78]
[Pg 79]
des parents, tâchaient d'obtenir de la pitié des geôliers
quelques nouvelles des êtres chers que renfermait la
sinistre prison.
«Le jour de mon entrée, écrivait Beugnot dans ses Mémoires, deux hommes attendaient l'arrivée du bourreau. Ils étaient dépouillés de leurs habits et avaient déjà les cheveux épars et le col préparé. Leurs traits n'étaient pas altérés. Soit avec ou sans dessein, ils tenaient leurs mains dans la posture où ils allaient être attachés et s'essayaient en des attitudes fermes et dédaigneuses. Des matelas étendus sur le plancher indiquaient qu'ils y avaient passé la nuit, qu'ils avaient déjà subi ce long supplice.
«On voyait, à côté, les restes du dernier repas qu'ils avaient pris. Leurs habits étaient jetés çà et là, et deux chandelles qu'ils avaient négligé d'éteindre repoussaient le jour pour n'éclairer cette scène que d'une lueur funèbre.»
Il faut lire, dans les centaines de «Souvenirs de prison» qui parurent dès la chute de Robespierre, ce qu'était l'existence des prisonniers, manquant de tout, dévorés de vermine, brutalisés par les gardiens ivres ou féroces, et il faut voir la sinistre cour où ils venaient respirer, étroit triangle de terrain compris entre les murs de la prison et la Cour des femmes; mais, avantage inappréciable, une simple grille de fer séparait ces deux cours. On pouvait se «regarder», se parler, échanger le suprême baiser d'adieu, les dernières tendresses.
Elle existe encore cette grille noire, sinistre, rouillée, grinçante comme autrefois, et il est facile d'évoquer les fantômes qui la franchirent. Madame Élisabeth, Madame Roland, Cécile Renaud, Lucile Desmoulins, Madame de Montmorency et Charlotte Corday l'ont frôlée de leurs robes, la Du Barry, une des rares femmes qui aient tremblé devant la mort—«Encore une minute, monsieur le Bourreau»—s'y est cramponnée!
Cette grille, la chapelle dite des Girondins, le couloir appelé «la rue de Paris», la petite infirmerie et le cachot de la Reine sont, avec la cellule grillagée où les femmes attendaient leur exécution, les seuls vestiges de l'ancienne prison; plus loin, un gros mur nouvellement élevé ne permet plus de suivre le lugubre parcours des condamnés, et ferme l'ancienne entrée du greffe de la Conciergerie.
Parcourons rapidement la Prison, hélas! modifiée et remaniée; arrêtons-nous toutefois devant la porte du cachot où, pendant les trente-cinq derniers jours qu'elle avait à vivre, fut enfermée Marie-Antoinette.
La Restauration, qui avait pris à tâche de faire disparaître bien des choses, a commencé par ce triste lieu. D'abominables verrières colorées (et de quel coloris!) ont remplacé la fenêtre aux trois quarts obstruée et soigneusement grillagée derrière laquelle la Reine, à qui l'humidité de la prison et le manque de soins avaient abîmé la vue, allait quêter un peu d'air et de jour.
Le carrelage seul subsiste de cette pièce de trois[Pg 81]
[Pg 82]
[Pg 83]
mètres sur cinq, qu'un bas paravent séparait de la
chambre où se tenaient en permanence deux gendarmes
geôliers; c'est là qu'agonisa lentement cette
malheureuse femme, manquant du nécessaire, dévorée
d'inquiétude, sans nouvelles des siens, réduite à
emprunter à la charité de la concierge Richard le linge
indispensable, et dont la dernière dame d'atours fut
l'humble servante Rosalie Lamorlière, qui «sans oser
lui faire une seule révérence, de peur de la compromettre
ou de l'affliger», lui jeta sur les épaules un mouchoir
de toile blanche, une heure avant le départ pour
l'échafaud.
Contraste saisissant: ce cachot lugubre n'est séparé que par une mince cloison de la salle de pharmacie où Robespierre, la mâchoire fracassée, pendante, les bas rabattus sur les chevilles à cause de ses plaies variqueuses, encore vêtu de ce bel habit bleu qui faisait tant de jaloux, quelques semaines plus tôt, lors de la fête de l'Être suprême, souillé de sang et de boue, fut jeté comme un hideux paquet.
Sinistre, muet, ne donnant d'autre signe de vie que les soubresauts de douleur que lui arrachaient ses souffrances, impassible devant les insultes des lâches qui l'acclamaient la veille, l'Incorruptible y attendit qu'on vînt le prendre pour l'attacher, pantelant, aux ridelles de la charrette qui, sous les huées de tout un peuple, le traîna jusqu'à l'échafaud.
Au-dessus de ces cachots et reliée à eux par un[Pg 84] étroit escalier en pas de vis, se tenait l'audience publique du terrible Tribunal révolutionnaire. Chose bizarre, les documents manquent presque totalement sur ce coin passionnant du Palais, où de si grands drames se jouèrent.
Seul tableau de Boilly—Le Triomphe de Marat—figurant au musée de Lille, nous montre l'entrée du Tribunal Révolutionnaire.
«L'Ami du peuple», après son acquittement, sort triomphalement de la salle, frénétiquement acclamé par son escorte habituelle d'aboyeurs et de fidèles!
Dans le fond, entre deux piliers, au-dessous d'un bas-relief représentant la Loi, s'ouvre une sorte d'avant-corps en planches, avec cette inscription: «Tribunal Révolutionnaire!»—C'est là!
La salle où furent jugés la Reine, les Girondins et Madame Roland s'appelait salle de la Liberté. Dans l'autre salle, dite salle de l'Égalité, comparurent Danton, Camille Desmoulins, Westermann, Hébert et Charlotte Corday. Les fenêtres donnaient sur le quai de l'Horloge, et la tradition rapporte que les éclats de la puissante voix de Danton parvenaient durant son procès par les croisées ouvertes jusqu'à la foule anxieuse massée de l'autre côté de la Seine.
Les derniers travaux exécutés dans cette partie du
Palais de Justice ont, hélas! tout bouleversé, tout modifié,
et du greffe de Richard et de Bault, qui aurait dû
rester à jamais sacré, de cette unique issue de la Prison[Pg 85]
[Pg 86]
[Pg 87]
où il se fit de si terribles et déchirants adieux, de cette
antichambre de la Mort dont tous les condamnés de
tous les partis foulèrent les dalles, rien ne subsiste
aujourd'hui!
Les vandales administratifs en ont fait la «Buvette du Palais». On y débite de la viande froide, de la bière et de la limonade. On y a installé un téléphone et un «percolateur à café»! De maigres fusains s'étiolent dans la petite cour étroite et sombre qui a vu tant d'illustres agonies! Immane nefas, répétait Paul-Louis Courier.
Derrière le Palais de Justice s'élevait autrefois la délicieuse place Dauphine, où se firent les premières «Expositions publiques de la Jeunesse», composées d'œuvres d'artistes n'appartenant pas aux Académies officielles.—Le Musée Carnavalet possède un bien amusant dessin au crayon signé «Duché de Vancy» et daté de mai 1783, qui porte cette inscription manuscrite: «Vue pittoresque de l'Exposition des tableaux et dessins, place Dauphine, le jour de la petite Fête-Dieu». Le dimanche de la Fête-Dieu, en effet, «lorsqu'il ne pleuvait pas», les artistes avaient licence—dans la matinée—de soumettre leurs ouvrages au public; s'il pleuvait—et c'était le cas en 1783—la fête était remise au jeudi suivant: les tableaux étaient exposés dans l'angle nord de la place, sur des tentures blanches apposées par les soins des commerçants sur la façade de leurs boutiques, et l'exposition se prolongeait jusque sur le pont, face à la statue du bon Henri IV. Oudry, Restout, de Troy,[Pg 88] Grimoud, Boucher, Nattier, Louis Tocqué et enfin Chardin y ont accroché leurs œuvres. Dans une excellente étude consacrée aux Expositions de la Jeunesse, M. Prosper Dorbec précise l'apport de Chardin à cet éphémère «Salon» de la place Dauphine; en 1728, Chardin, âgé de vingt-neuf ans, y figure avec deux chefs-d'œuvre, la Raie et le Buffet, qui sont aujourd'hui deux des gloires de l'École française au Musée du Louvre.
Jusqu'à la Révolution, cette petite manifestation artistique passionna Paris. Quel joli spectacle devaient offrir la place Dauphine, les façades roses des deux maisons d'angle et le vieux Pont-Neuf—décor exquis, pittoresque et charmeur—encombrés d'amateurs, de badauds, de critiques, de belles dames, d'artistes, d'aimables modèles en claire toilette, se pressant affairés, babillards, enthousiastes, joyeux, par une douce matinée de mai, devant les toiles fraîches écloses des «Petits Exposants de la place Dauphine!»
L'Ile Saint-Louis est en quelque sorte le prolongement de la Cité. C'est une manière de province dans Paris. Les rues y sont silencieuses et désertes; pas de boutiques, pas de promeneurs, pas de commerce; quelques vieux hôtels aristocratiques avec leurs hautes façades, leurs frontons blasonnés et leur architecture sévère disent seuls le glorieux passé de ce noble quartier.
La flèche ajourée de l'église Saint-Louis-en-l'Ile met sa note élégante dans cet ensemble un peu triste. Les quais d'Orléans et de Béthune contiennent de vastes logis de fière allure. Rue Saint-Louis, se dresse l'admirable hôtel Lambert, ce chef-d'œuvre de l'architecte Le Vau,[Pg 92] que perdit au jeu, en une nuit, M. Dupin de Chenonceaux, cet élève ingrat de J.-J. Rousseau. Le Brun y peignit la galerie des Fêtes et Le Sueur le salon des Muses.
C'était alors le rendez-vous de tous les beaux esprits: Madame du Châtelet y trônait. Voltaire y habitait, et l'hôtel Lambert rayonnait sur Paris ébloui.
Puis vinrent les mauvais jours, les chefs-d'œuvre de Le Sueur furent vendus, la plupart émigrèrent au Louvre, et de l'œuvre de ce grand peintre il ne reste guère à l'hôtel Lambert qu'une grisaille placée sous un escalier et quelques rares panneaux répartis çà et là.
Enfin—déchéance suprême—l'hôtel fut occupé par des fournisseurs de lits militaires: les fines sculptures, les peintures somptueuses, les arabesques dorées, disparurent sous une épaisse poussière blanchâtre provenant des cardes de laine. Dans la grande galerie que décorèrent si somptueusement Le Brun et van Opstaël, des matelassières installèrent leurs tréteaux et des équipes de femmes se mirent à coudre des toiles grossières.
Plus tard le prince Czartorisky acquit cette noble demeure et la sauva de la ruine.
En aval de l'hôtel Lambert, s'élève le pont Marie, au
pied duquel atterrissait le fameux coche d'eau d'où descendit
pour la première fois à Paris, le 19 octobre 1784,
un tout jeune homme pâle, au front volontaire et qui
ouvrait de grands yeux profonds sur l'horizon de l'immense
Ville: c'était Bonaparte, élève de l'école de
Brienne, qui venait continuer ses études à l'École militaire,[Pg 93]
[Pg 94]
[Pg 95]
et la première vision que le futur César eut de ce
grand Paris qui devait l'acclamer, fut le chevet de Notre-Dame,
la vieille et admirable Notre-Dame, la Notre-Dame
du sacre de Napoléon, qui dut, ce jour-là, 2 décembre
1804, faire abattre dix-huit maisons, afin que la pompe
de son Couronnement pût s'y déployer sans obstacle et
dans toute sa magnificence!
On rencontre enfin, quai d'Anjou, un des plus beaux hôtels de l'ancien Paris, l'hôtel Lauzun, que la généreuse initiative du Conseil municipal sauva de la destruction, l'hôtel Lauzun avec ses incomparables boiseries, ses vieilles dorures, son glorieux passé, et qui est destiné à devenir le musée du XVIIe siècle[2].
[2] Ce beau projet n'a pu être réalisé. La ville de Paris a renoncé à son acquisition et a rétrocédé l'hôtel au baron Pichon, fils du collectionneur célèbre.
Dans ce vieux quartier de l'île Saint-Louis, au confluent des deux bras de la Seine, les peintres, les écrivains, les poètes ont de tout temps élu domicile: George Sand, Baudelaire, Théophile Gautier, Gérard de Nerval, Méry, Daubigny, Corot, Barye, Daumier, y firent de longs séjours. Le club des fumeurs de haschich tint ses séances à l'hôtel Lauzun, et la Vierge mutilée qui, du fond de sa niche, à l'angle de la rue Le-Regrattier,—jadis rue de la Femme-sans-Tête,—a vu défiler toute la Pléiade romantique, continuera longtemps encore à recevoir la visite de tous les amoureux du Paris d'autrefois.
C'est enfin du quai Bourbon qu'il faut se donner la[Pg 96] joie de contempler l'un des plus beaux spectacles du monde: un coucher de soleil sur Paris.
La grande masse violacée de Notre-Dame profile son imposante et superbe silhouette sur l'or empourpré du ciel en feu. Toute la ville disparaît sous un poudroiement de lumière rose, pendant que les grands toits du Louvre, la flèche de la Sainte-Chapelle, les poivrières de la Conciergerie, la tour Saint-Jacques et les campaniles de l'Hôtel de Ville, tout ce paysage chargé d'histoire, s'illumine des derniers éclats du soleil à son déclin: La Seine charrie de l'or en fusion.
C'est une sublime apparition.
Non moins que la Cité, la rive gauche est riche de souvenirs. C'est là que l'occupation romaine a laissé les traces les plus profondes. On y trouve les arènes de Lutèce, et surtout les Thermes de Julien, sauvés de la destruction par le goût et l'initiative de Du Sommerard, alors que ces ruines grandioses, servant de magasins à des tonneliers, allaient être abattues, entraînant dans leur chute le merveilleux hôtel de Cluny, ce bijou du XVe siècle. Des restes de substructions romaines ont été, tout récemment, signalés par la Commission du Vieux Paris, près[Pg 100] du Collège de France, rue Saint-Jacques et boulevard Saint-Michel, mais la gloire de la rive gauche, c'était surtout l'Université et la Sorbonne.
Il en reste peu de choses aujourd'hui, de ces vieux murs, mais, il y a quelque dix ans, la montagne Sainte-Geneviève gardait encore beaucoup du pittoresque de jadis.
Ici la rue Saint-Jacques, avec ses bouquinistes et ses maisons du XVIIe siècle, et surtout—terrible souvenir—la porte aux lourds battants du lycée Louis-le-Grand, où Robespierre, Camille Desmoulins et le futur maréchal Brune avaient fait leurs études sous la direction du bon abbé Berardier. Il était bien noir, bien triste aussi, j'en conviens, le Louis-le-Grand de notre jeunesse avec ses cours verdâtres, ses salles enfumées, ses chambres d'arrêts, perchées sous les toits, où l'on gelait si fort en hiver, et où l'on étouffait si bien en été, ces arrêts où la tradition rapporte que fut enfermé Saint-Huruge; tout près du cul-de-sac Saint-Jacques où des Auvergnats vendaient de si beaux bibelots, et de la petite rue Cujas remplie du bruit—qui nous rendait rêveurs—fait par les étudiants tapageurs.
Plus loin la Sorbonne, avec sa cour dallée, où nous
attendions pâles, fiévreux, anxieux, l'apparition de la
petite affiche blanche portant les noms de «ceux de
MM. les aspirants au baccalauréat admis à subir leurs
épreuves orales», et l'on mourait de peur à l'idée de
comparoir devant le terrible M. Bernès, comme on bénissait[Pg 101]
[Pg 102]
[Pg 103]
les dieux d'avoir pour examinateur l'indulgent et
spirituel M. Mézières, qui, lui du moins, n'a pas vieilli.
A quelques mètres, derrière Sainte-Barbe, se rencontre la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, si vivante,[Pg 104] si grouillante avec ses vieux hôtels convertis en dispensaires ou en locaux industriels, ses petits métiers, ses bals-musette et enfin sa célèbre École polytechnique, chère à tous les Parisiens, et qui met dans ce quartier un peu sombre sa note de joyeuse gaieté.
Tout proche, voici la rue Clovis, où s'élevait autrefois l'abbaye de Sainte-Geneviève, dont la tour carrée existe encore et fait regretter le reste; la rue Clovis où l'on retrouve décrépit, tombant de vétusté, comme enseveli sous les plantes grimpantes, les lichens, les lierres, les sauges et les mousses, un gros pan de mur d'aspect sauvage, un reste de l'enceinte de Philippe-Auguste, cette ceinture de pierres, de grosses tours hautes et solides, derrière laquelle, pendant des siècles, les maisons, les palais, les collèges, les églises, les abbayes s'entassèrent, se serrant les unes contre les autres. L'église Saint-Étienne-du-Mont ouvre son élégant portail, à quelques mètres de la rue Clovis. D'illustres morts y furent inhumés: Pascal, Racine, Boileau. Un crime s'y commit:
Le 3 janvier 1858, le premier jour de la neuvaine de
Sainte-Geneviève, dont les reliques reposent dans une
des chapelles latérales de l'église, des cris affreux retentirent.
«On vient d'assassiner Monseigneur», et bientôt
un homme pâle, vêtu de noir, les mains rouges de sang,
apparut sur la place, traîné par des agents qui venaient
de l'arrêter. Il se nommait Verger; la juridiction épiscopale
lui avait interdit d'exercer plus longtemps son[Pg 105]
[Pg 106]
[Pg 107]
ministère sacerdotal et, pour se venger, le détraqué
avait planté son couteau dans le cœur de Monseigneur
Sibour, archevêque de Paris!
C'est aux premiers jours de janvier qu'il faut venir voir cette charmante église:
Une sorte de petite foire religieuse se tient devant le porche.—Toute une librairie liturgique se débite sous des parapluies semblables à ceux qui, jadis, abritaient les marchands d'oranges,—Rosiers de Marie, Miracles de Lourdes, Précis des Neuvaines, Actes de foi, Actes de contrition, Vie des Saints, Glorifications de Bienheureux; on y vend des chapelets, des images saintes, des cartes postales dévotes, des rituels orthodoxes, des médailles, des scapulaires—malheureusement ces objets valent plus par le sentiment qui s'y rattache que par leur valeur artistique.—Cela forme un délicieux tableau parisien dans un des plus jolis décors de la grande Ville.
Au bout de la rue Clovis, se rencontre la rue du Cardinal-Lemoine où le peintre Le Brun possédait une ravissante demeure, encore debout au nº 49, tapissée de lierre et de chèvrefeuille, à deux pas du collège des Écossais,—actuellement «Institution Chevallier»,—converti, comme la plupart des maisons d'éducation, en prison pendant la Terreur. Saint-Just y fut amené, après avoir été mis hors la loi, le 9 thermidor, et ses amis vinrent l'y chercher à huit heures du soir, ainsi que son collègue Couthon, enfermé au Port-Libre (l'ancien couvent de Port-Royal). L'on se représente facilement, sur ces[Pg 108] pentes raides de la rue Saint-Jacques, les gendarmes courant autour du siège mécanique que faisait mouvoir fiévreusement, à l'aide de manivelles, l'impotent Couthon, se rendant à l'Hôtel de Ville, lancé à toute vitesse sur ces durs pavés, entouré de sectionnaires affolés, parmi les clameurs, l'appel aux armes et le bruit du tocsin, sous des trombes d'eau, en plein orage,—cet orage qui, dispersant les bandes Robespierristes campées autour de l'Hôtel de Ville, permit aux troupes de la Convention d'envahir sans résistance la Maison Commune.
Une heure plus tard, Robespierre avait la mâchoire fracassée par la balle de Merda, son frère se jetait par la fenêtre, Lebas se suicidait, Saint-Just, hautain et impassible, se laissait arrêter sans mot dire, Couthon, aux jambes mortes, était lancé sur un tas d'ordures, puis, inerte et sanglant, tiré par les pieds jusqu'au parapet du quai, «il faisait le mort». «—Jetons-le à l'eau, hurlèrent des voix féroces.—Pardon, citoyens, murmura Couthon, mais je vis encore». Alors on le réserva pour l'échafaud.
Derrière Saint-Étienne-du-Mont, il est un coin presque ignoré des Parisiens: un petit cloître tapi tout contre l'abside de l'église et qui renferme d'admirables vitraux de Pinaigrier, ce grand artiste, qui faisait payer, en 1568, la «Parabole des Conviés», vitrail à trois compartiments, un chef-d'œuvre, qui décore la chapelle du Crucifix,[Pg 109] «92 livres 10 sous, y compris l'armature et le treillage en fer».
C'est un des refuges de poésie et de recueillement, si fréquents et parfois si insoupçonnés dans ce grand et bruyant Paris, et quelle inoubliable impression que de quitter le quartier Latin résonnant de rires, de joies et de chansons, pour s'enfoncer dans le petit cloître désert, plein de rêve et de mélancolie, et si proche pourtant de la place du Panthéon, ensoleillée et bruyante où, le 27 juillet 1830, aux applaudissements du peuple et de l'armée, un comédien du théâtre de l'Odéon, Éric Besnard, replaçait l'inscription Aux grands hommes la Patrie reconnaissante sur le beau temple édifié par Soufflot, que la Restauration avait voué au culte de Sainte-Geneviève.
Le Panthéon est certainement le monument parisien qui, le plus souvent, aura été baptisé, débaptisé et rebaptisé. Élevé, à la suite d'un vœu fait par Louis XV, malade à Metz, sur les jardins dépendant de l'antique abbaye de Sainte-Geneviève, il fut construit à l'aide d'une partie des fonds provenant des trois loteries qui, chaque mois, se tiraient à Paris.
Soufflot, dont les plans grandioses avaient été agréés, entreprit ses travaux en 1755; vers 1764, l'édifice commence à se dessiner, et les Parisiens enthousiasmés admirent ces somptueuses constructions qui modifient l'antique silhouette de leur cité. Mais des craquements, des fissures, des tassements se produisent; une folle[Pg 110] terreur succède à l'émerveillement: «Le monument va s'écrouler et sa chute entraînera une partie du vieux quartier de la Sorbonne».—On étaye, on remblaie, on solidifie, Paris respire; mais le pauvre Soufflot, désespéré, ne peut survivre à tant de tragiques émotions, il meurt en 1781, sans avoir pu achever son œuvre.
En 1791, l'Assemblée constituante voue au «Culte des Grands Hommes» l'église primitivement dédiée à Sainte-Geneviève, et le corps de Mirabeau y est amené triomphalement «au son du trombone et du tam-tam, dont les notes, violemment détachées, arrachaient les entrailles et brisaient le cœur», dit une relation de l'époque.
Le Grand Tribun ne devait faire au Panthéon—c'était le nom nouveau de l'église désaffectée—qu'un court séjour, car le 27 novembre 1793, sur la proposition de Joseph Chénier, et après avoir étudié les pièces trouvées dans l'armoire de fer, pièces qui ne laissaient aucun doute sur la «grande trahison du comte de Mirabeau», la Convention, «considérant qu'il n'y a pas de grand homme sans vertu, décrète que le corps de Mirabeau sera retiré du Panthéon et que celui de Marat y sera inhumé.» La sentence fut exécutée nuitamment, et le «vertueux» Marat remplaça Mirabeau,—pas pour longtemps, toutefois,—car, quelques mois plus tard, le corps de Marat, «dépanthéonisé» à son tour, fut jeté à la fosse commune du petit cimetière Saint-Étienne-du-Mont. Voltaire et Rousseau connurent plus tard les honneurs[Pg 111] du triomphe. Le corps de Voltaire, après avoir passé la nuit sur les ruines de la Bastille, avait été[Pg 112] amené au Panthéon sur un char triomphal, escorté par cinquante jeunes filles, habillées à l'antique par les soins de David, et par les artistes du Théâtre-Français en costumes de scène. Les filles et la veuve de l'infortuné Calas marchaient derrière, près du drapeau déchiré de la Bastille. Pour faire de cet enterrement une fête inoubliable, on avait tout prévu, sauf le temps. Un affreux orage s'abattit sur le cortège: Mérope, Lusignan, les Vierges, Brutus et les délégations de la Politique, des Arts et de l'Agriculture, trempés jusqu'aux os, crottés et lamentables, durent s'empiler dans des fiacres ou s'abriter sous des parapluies.
C'est ainsi que, le 12 juillet 1791, Voltaire fit son entrée au Panthéon!
J.-J. Rousseau l'y suivit trois ans plus tard, le
11 octobre 1794; son corps ramené d'Ermenonville, sous
un berceau d'arbustes en fleurs, aux sons aimables du
«Devin du village», avait passé la nuit précédente sur
le bassin des Tuileries, transformé pour la circonstance
en «Ile des Peupliers». Sans être aussi pompeux que
celui de Voltaire, son triomphe fut «celui des âmes sensibles»,
et «l'homme de la nature» fut inhumé suivant
les rites qu'il avait lui-même prescrits. Plus tard, Napoléon
peupla le Panthéon avec les mânes d'obscurs sénateurs
et de quelques artistes, amiraux et généraux. La
seconde République, enfin, a définitivement voué l'édifice
au culte des grands hommes, c'est là que par une
journée radieuse, le 3 mai 1885, le corps de Victor Hugo[Pg 113]
[Pg 114]
[Pg 115]
fut amené, dans l'humble corbillard des pauvres, aux
acclamations d'un peuple immense, après avoir passé une
nuit d'apothéose sous l'Arc de Triomphe qu'il avait si
noblement chanté. Depuis, Baudin, le Président Carnot,
La Tour-d'Auvergne, Émile Zola, y furent inhumés, une
admirable décoration, œuvre de nos meilleurs artistes
contemporains, garnit les vastes murailles de cette
nécropole. Puvis de Chavannes, Humbert, Henri-Lévy,
Cabanel, Jean-Paul Laurens y sont noblement représentés,
enfin, Edouard Detaille, se surpassant lui-même,
a, dans une admirable envolée d'art, évoqué, sur une
toile immense, une foudroyante chevauchée des vieux
cavaliers de la République et de l'Empire tendant vers
l'image rayonnante de la Patrie les étendards ennemis,
conquis par leur indomptable héroïsme.
Autour du Panthéon c'était, et c'est encore, un dédale de petites rues tassées et pauvres, peuplées jadis par la clientèle des collèges, si nombreux en ce quartier de la Sorbonne.
La rue des Carmes nous reste comme un parfait spécimen du passé, avec ses maisons dont les murs branlants s'étayent les uns contre les autres, ses façades qui tombent, ses escaliers délabrés; et puis, par-ci par-là, les restes d'une splendeur disparue, l'entrée de deux importants collèges, mués aujourd'hui en repaires de misère, en logis de pauvreté. Étroite et bossuée, la rue des Carmes monte péniblement entre des boutiques aux couleurs délavées par les orages, flétries par la poussière[Pg 116] et le vent; et cependant elle reste pleine de charme et de poésie, cette rue minable, couronnée, dans le haut, par la masse auguste du Panthéon, et, dans le bas, encadrant de ses deux lignes de maisons noires, d'hôtels borgnes et de bals-musette, la flèche élégante et fine de Notre-Dame qui se profile à l'horizon sur le ciel clair.
Ce fut à l'angle de cette rue des Carmes et de la rue
des Sept-Voies, non loin de l'église Sainte-Geneviève,
que Georges Cadoudal sauta—à sept heures du soir, le
9 mars 1804—dans le cabriolet qui devait le conduire à
la nouvelle «cache» que lui avaient préparée ses amis
chez Caron, le parfumeur royaliste de la rue du Four-Saint-Germain.
Georges était étroitement surveillé, toute
la police de Paris était sur pied: il est reconnu, poursuivi
par des inspecteurs de la Préfecture dont deux
bondissent sur lui, à l'angle de la rue Monsieur-le-Prince
et de la rue de l'Observance. Il en tue un d'un coup de
pistolet au front et blesse le second. Mais la foule
ameutée empêche toute fuite, un chapelier du quartier
se saisit du proscrit qui est traîné chez le commissaire
de police. Son calme, la dignité, l'esprit de ses réponses
déconcertaient; comme on lui reprochait d'avoir tué un
agent «homme marié, père de famille». «Faites-moi
dorénavant arrêter par des célibataires», répliqua-t-il.
Après qu'il eut reconnu le poignard saisi sur lui, on
lui demanda si la marque gravée sur la lame n'était
pas le contrôle anglais. «Je l'ignore, répondit-il, mais[Pg 117]
[Pg 118]
[Pg 119]
je puis assurer que je ne l'ai pas fait contrôler en
France!»
Tout près, voici le Luxembourg, palais et prison, le Luxembourg, où Marie de Médicis donna de si belles fêtes, où Gaston d'Orléans bâilla si fort, où la Grande Mademoiselle fronda en soupirant pour le beau Lauzun; où le comte de Provence prépara si habilement, avec M. d'Avaray, sa sortie de France, le même soir que Louis XVI et Marie-Antoinette prenaient si mal leurs dispositions pour ce lugubre voyage qui devait les amener à Varennes, le Luxembourg dont la cour servit de préau aux prisonniers qu'y entassa la Terreur, le Luxembourg d'où Camille Desmoulins écrivit à sa Lucile ces lettres déchirantes où la trace des larmes est encore visible, le Luxembourg où, quelques semaines plus tard, Robespierre était amené comme prisonnier et où, «faute de place», le concierge Hally se refusait à le recevoir, le Luxembourg où le peintre David, après Thermidor, peignait, de son cachot, l'allée ombreuse où il pouvait apercevoir ses enfants jouant au ballon, le Luxembourg de Barras, de Bonaparte, des fêtes du Directoire, le Luxembourg aussi de Nodier, de Sainte-Beuve, de Murger, de Michelet, des étudiants, des travailleurs et de la bohème, des chansons du bon Nadaud et de Mimi Pinson, près de Bullier et de la Closerie des Lilas, et aussi de l'Observatoire et du sinistre mur «tigré de balles», où tomba le maréchal Ney. Partout, toujours ce mélange de gaieté et de douleur, de rires et de sang.[Pg 120] C'est que chaque rue, chaque carrefour, chaque maison presque, a vu défiler quelque sombre cortège ou célébrer quelque fête de victoire.
Sur tous ces vieux murs noirs de Paris, des mains de femmes ou d'artistes ont su placer des fleurs ou des cages d'oiseaux, et il n'est si triste ruelle qui ne recèle un peu de poésie et de rêve, des giroflées et des chansons.
La prison des Carmes est proche, rue de Vaugirard,
à l'angle de la rue d'Assas, et le décor est resté intact
qui servit à l'horrible drame des égorgements de 1792.
On retrouve encore, au pied de l'escalier, le carrelage
de la petite pièce où entre deux couloirs, Maillard plaça
la chaise et la table qui constituèrent le tribunal sanglant
des massacres de Septembre; le balcon, tapissé de
plantes grimpantes, par où débouchèrent les malheureux
qui tombaient assommés, lardés de coups de pique, ou
que l'on «tirait» dans le grand jardin; et l'on peut lire,
au premier étage, sur le mur qui porte l'empreinte
rouge des sabres dégouttant de sang dont se servirent
les tueurs, les signatures des belles prisonnières qui,
pendant de longs jours, anxieuses, terrifiées, attendaient
chaque soir le fatal bulletin de comparution au Tribunal:
Mesdames d'Aiguillon, Terezia Cabarrus-Tallien,
Joséphine de Beauharnais. A cette époque, Tallien,
suspect lui-même, traînant après lui une meute d'espions,
rôdait du soir au matin autour de cette sinistre prison[Pg 121]
[Pg 122]
[Pg 123]
où était enfermée la femme qu'il aimait. Un jour il
trouva sur sa table, 17, rue de la Perle, un poignard
qu'il reconnut, un bijou d'Espagne familier aux mains de
Terezia. C'était un ordre impératif, et le 7 thermidor ce
billet lui fut remis «de la Force»: «L'administrateur
de police sort d'ici. Il est venu m'annoncer que demain
je monterai au Tribunal, c'est-à-dire sur l'échafaud.
Cela ressemble bien peu au rêve que j'ai fait cette
nuit: Robespierre n'existait plus et les prisons étaient
ouvertes... Mais, grâce à votre insigne lâcheté, il ne se
trouvera bientôt plus personne en France capable de le
réaliser!»
En effet, la belle Terezia, visée particulièrement par le Comité, avait été mystérieusement transférée des Carmes à la Force, c'est de là qu'elle faisait parvenir ce testament de vengeance et de mort. Alors Tallien jura de sauver la Patrie; la Patrie, pour lui, c'était la femme qu'il adorait: fou d'amour et de rage, exploitant contre Robespierre toutes les rancunes, toutes les terreurs, toutes les haines, il passait la nuit et la journée du 8 à préparer cette terrible et tragique séance du 9 thermidor, ce duel à mort entre deux partis. Il en appelait à Fouché, à Collot d'Herbois, comme à Durand-Maillane et à Louchet, à Cambon comme à Vadier, à Thuriot comme à Legendre, à ce qui restait des Dantonistes comme aux éternels trembleurs du Marais, puis bondissait à la tribune un poignard à la main, menaçant Robespierre, nerveux, inquiet, affolé,[Pg 124] sentant sa toute-puissance s'effondrer, et obtenait enfin, après une effroyable lutte de cinq heures, ce terrible décret de mise hors la loi qui jetait sous le couteau de Sanson ceux-là mêmes qui, depuis deux ans, avaient fauché la Convention.
En face du Luxembourg, la rue de Tournon où
habitèrent Théroigne de Méricourt et Mlle Lenormand;
la comtesse d'Houdetot logeait au nº 12, dont l'aspect
s'est à peine modifié; s'il revenait errer dans ces parages,
Jean-Jacques Rousseau retrouverait, presque intact,
le logis de sa grande passion. Voici la rue Servandoni,
une sombre et humide ruelle, cachée sous les
murs de Saint-Sulpice, où Condorcet trouva pendant la
Terreur, chez Mme Vernet, au nº 15, un refuge inaccessible.
C'est là qu'il termina,—dans quelles horribles
conditions,—son Tableau des progrès de l'esprit humain:
Sa femme vivait à Auteuil, elle y faisait des portraits au
pastel. Nulle industrie ne prospéra davantage sous la
Terreur: «Chacun se hâtait de fixer sur la toile une
ombre de cette vie si peu sûre», a dit Michelet. Le
6 avril 1794, son travail achevé, Condorcet, vêtu comme
un ouvrier, la barbe longue, le bonnet enfoncé sur la
tête, un «Horace» sous le bras et, dans sa poche, le
poison libérateur que lui avait préparé Cabanis,
s'échappa de chez Mme Vernet. Tout le jour il erra dans
la campagne, du côté de Fontenay-aux-Roses; il espérait
trouver chez des amis, M. et Mme Suard, un asile qui lui
fut refusé. Il passa la nuit dans les bois, puis le lendemain,[Pg 125]
[Pg 126]
[Pg 127]
mourant de faim, l'air égaré, il entra dans un
cabaret de Clamart. Il mangeait avidement en lisant son
cher Horace. Interrogé, suspecté, il est traîné au district,
on le hisse sur une haridelle, et c'est dans cet équipage
que ce grand homme fut conduit à la maison d'arrêt de
Bourg-la-Reine. Le lendemain, au petit jour, en pénétrant
dans le cachot, les geôliers se heurtèrent à un
cadavre. Le poison avait terminé cette noble existence
de travail, de gloire et de misère.
Saint-Sulpice dresse au-dessus de ce quartier tranquille ses deux tours inégales sur lesquelles Chappe planta les grands bras de son télégraphe aérien. C'est dans la belle sacristie de cette imposante église, sacristie demeurée intacte avec ses admirables boiseries, que Camille Desmoulins signa au registre des mariages, lorsque, le 29 décembre 1790, il épousa son adorée Lucile Duplessis. Quel roman que ce mariage, aussi Paris s'écrasait-il aux grilles de Saint-Sulpice pour voir défiler le cortège; l'on félicitait les mariés, et l'on acclamait les témoins aux noms déjà populaires: Sillery, Pétion, Mercier et Robespierre. Puis, par la rue de Condé, on remonta déjeuner chez Camille, nº 1, rue du Théâtre-Français (aujourd'hui nº 38, rue de l'Odéon), au troisième étage. C'est là que, le 20 mars 1794, le jour de la mort de sa mère, il fut arrêté, lié comme un malfaiteur, et conduit tout près, au Luxembourg. Le 5 avril Camille était exécuté aux acclamations de ce peuple qui l'avait tant adulé. Lucile le suivit sur l'échafaud à huit[Pg 128] jours de distance! Ils avaient juré de s'aimer à la vie, à la mort... L'idylle finit dans le sang.
Autour de Saint-Sulpice, se trouvent la rue Férou, la rue Cassette, la rue Garancière, la rue Monsieur-le-Prince, la rue Madame, aux noms antiques, à l'aspect provincial, muets et dévots quartiers aux allures monastiques et quasi mystérieuses et par cela même pleins d'un charme infini.
On y entend de tous côtés des cloches conventuelles, des sonneries liturgiques; les rares boutiques d'aspect sévère y sont vouées aux commerces religieux: on y trouve des chasubliers, des marchands d'images saintes, de livres et d'orfèvreries d'église. Derrière de longs murs sombres, la fusée de verdure, le panache d'un arbre débordant joyeusement fait songer à de grands jardins abandonnés, très sauvages, pleins de fleurs et d'oiseaux où de pieuses personnes et de vieilles gens se promènent en priant, en rêvant ou en regrettant les temps qui ne sont plus!
Dans cet immense Paris, bruyant, persifleur, affolé de bruit et de mouvement, de tramways et de «Métro», c'est le refuge du passé, le quartier de la prière, du silence et de l'oubli; là semblent vivre encore «quelques voix dolentes des regrets du passé, qui sonnent le couvre-feu», disait Chateaubriand dans ses Mémoires d'Outre-Tombe.
Les vieux hôtels y abandonnent.
Dans la seule rue de Varenne, chaque portail évoque[Pg 129]
[Pg 130]
[Pg 131]
les plus illustres noms de la noblesse de France: Broglie,
Bourbon, Condé, Villeroy, Castries, Rohan-Chabot,
Tessé, Béthune-Sully, Montmorency, Rougé, Ségur,
Aubeterre, Narbonne-Pelet, etc... Quelques-uns des hôtes
de ces aristocratiques demeures se retrouvèrent certainement
déguisés, travestis en maquignons, en toucheurs
de bœufs, en paysans, en manouvriers, dans
cette auberge de la Coupe d'Or, à l'angle de la rue de
Varenne, célèbre dans l'histoire de la Chouannerie.
Les héros de Tournebut, l'œuvre charmante de mon
cher ami Lenôtre, le plus passionné comme le plus passionnant
des historiens y sont descendus. Ce fut l'un
des rendez-vous des affidés de Georges Cadoudal, qui
lui-même s'y cacha maintes fois; là également se réunirent
les conspirateurs royalistes pour y préparer, en
vendémiaire an IV, les dispositions relatives à l'enlèvement
de la Convention.
Tout près, rue des Cannettes, autre rendez-vous d'émigrés et de chouans, chez le parfumeur Caron, où se trouvait une «cache» fameuse. Hyde de Neuville, dans ses pittoresques mémoires, nous rapporte qu'il suffisait de se glisser derrière le tableau qui servait d'enseigne à la parfumerie, tableau qui surplombait la rue, puis de rabattre sur soi l'un des volets de la chambre contiguë, et toute la police de Fouché pouvait impunément fouiller la maison, ce dont d'ailleurs elle ne se fit pas faute.
Puis nous rencontrons l'Odéon, le vieil Odéon,[Pg 132] toujours solide malgré les plaisanteries sans nombre dont il fut l'objet, avec ses galeries fameuses où, depuis bien des années, les flâneurs vont «consulter» les dernières productions de la littérature contemporaine. Que de longues stations devant tous ces bouquins feuilletés d'un doigt, parcourus de profil en entre-bâillant deux pages non encore coupées!
C'est sous trois arcades de cette galerie Odéonesque
qu'en 1873 s'installa bien modestement le très aimable
éditeur Ernest Flammarion, associé avec Ch. Marpon.
Travailleurs infatigables, bienveillants et spirituels, ils
épuisaient des trésors d'ingéniosité pour faire tenir
dans un trop petit espace tous les beaux et bons livres[Pg 133]
[Pg 134]
[Pg 135]
qu'ils aimaient si fort et qu'ils savaient si bien faire
aimer.
Mais bientôt les trois arcades furent vraiment insuffisantes, et progressivement, l'infatigable Flammarion envahit deux des côtés du vaste monument, avant de conquérir Paris et d'y installer tant de librairies. Il avait ses fidèles: un vieil amateur peu fortuné lui a avoué avoir lu entièrement à l'étalage L'Origine des Espèces, de Darwin (450 pages)!
D'autres clients moins scrupuleux ont parfois emporté le volume commencé, mais le bon Flammarion a pour ces «distraits» des trésors d'indulgence: «Le désir de s'instruire l'emporte sur leur délicatesse!» murmure-t-il en manière d'excuse, et il passe philosophiquement, avec un sourire indulgent, ces modestes larcins aux profits et pertes!
Par la rue de l'École-de-Médecine, en passant devant le Musée Dupuytren qui fut autrefois le réfectoire du couvent des Cordeliers, nous gagnons le boulevard Saint-Germain, dont la percée supprima tant de précieux souvenirs: le logis où fut assassiné Marat, le collège Mignon et l'abbaye de Saint-Germain, dont la façade s'ouvrait devant cette suite de vieilles maisons aux étranges pignons qui ont, jusqu'à présent, échappé aux ingénieurs. Ces maisons sinistres ont entendu les cris des victimes des massacres de Septembre; elles furent éclairées par le reflet des quatre-vingt-quatre pots à feu[Pg 136] que fournit le sieur Bourgain, chandelier du quartier, afin que les familles des massacreurs et les amateurs de beaux spectacles pussent venir contempler l'ouvrage;—les boutiquiers du quartier, témoins bienveillants, donnaient des détails.—Elles ont vu Billaud-Varennes, féliciter les «travailleurs» et leur distribuer des bons de vin. Elles ont vu sortir Maillard, dit Tape-Dur, qui, sa besogne faite, les mains croisées derrière les pans de sa longue redingote grise, regagnait paisiblement sa demeure comme un bon employé sortant de son bureau, en toussant, car il avait la poitrine délicate.
Ce sont, avec le presbytère actuel, les seuls témoins qui restent de cette épouvantable tuerie.
Tout près de là s'ouvrait autrefois le passage du Commerce, où retentirent les crosses de fusils des sectionnaires qui, au petit jour, vinrent arrêter Danton pour le conduire au Luxembourg; il est facile de s'imaginer ce que dut être cette heure de terreur, d'affolement, de stupéfaction. Arrêter Danton! le Titan de la Révolution, celui dont la formidable éloquence avait fait sortir de terre quatorze armées! le Danton du 10 août, Danton jusqu'alors intangible. Ce même matin, les porteurs d'ordre du tribunal avaient incarcéré Camille Desmoulins, si cruellement spirituel; le Camille du Palais-Royal, de la Lanterne, des Révolutions de France et du Brabant, du Brissot dévoilé; le Camille enfin du Vieux[Pg 137] Cordelier, ce chef-d'œuvre d'esprit et de courage où il osa parler de clémence à Robespierre et de respect humain à l'ignoble Hébert! Sur l'emplacement de la maison de Danton s'élève aujourd'hui la statue du tribun; nous regrettons la maison[3].
[3] Notre maître regretté, Victorien Sardou, avait acquis le fronton de bois sculpté qui surmontait la porte du logis de Danton. Madame Sardou et ses enfants ont bien voulu disposer de cette précieuse relique parisienne en faveur du Musée Carnavalet: grâces leur soient rendues.
La cour de Rohan (qui devrait s'écrire de Rouen, car elle dépendait, au XVe siècle, de l'ancien hôtel possédé par le cardinal de Rouen) rejoint le passage du Commerce, à deux pas de la librairie où le philanthropique docteur Guillotin essaya sur un mouton le couperet de sa «machine à décapiter»; la cour de Rohan si pittoresque, si curieuse, où reste encore le puits de la maison qu'habita Coictier, le médecin de Louis XI; où l'on retrouve le «pas de mule» dont se servaient, pour descendre de leurs montures, les docteurs en Sorbonne qui fréquentaient en ce quartier, et qui gardait une très ancienne muraille supportant un jardin planté de lilas et de gazon—hélas disparu depuis l'an dernier.—Cette muraille était, comme celle de la rue Clovis, un fragment du mur d'enceinte de Philippe-Auguste dont la base d'une des tours se retrouve encore passage du Commerce, au nº 4, chez un serrurier qui y a installé sa forge!
Les maisons y sont vieilles, délabrées, sordides, mais d'un pittoresque achevé; les plus étranges industries y fleurissent, et l'on y pouvait dernièrement lire cette annonce bien parisienne: «On demande des petites mains pour fleurs et plumes», à côté de la plaque indicatrice du journal le Ciel, au quatrième, la porte à gauche!
La rue de l'Ancienne-Comédie (jadis rue des Fossés-Saint-Germain),
est toute proche; là Marat avait installé
dans une cave ses presses et son imprimerie. Au nº 14,[Pg 139]
[Pg 140]
[Pg 141]
dans la cour d'un vieil hôtel occupé par un marchand
de papiers peints, s'élevait jadis la salle même du
Théâtre-Français. La grande porte d'entrée, les escaliers
desservant les loges d'artistes, les coulisses, le plancher
incliné de la salle, les frises mêmes subsistent encore.[Pg 142]
Les «comédiens du Roi» y jouèrent, le 18 avril 1689,
Phèdre et le Médecin malgré lui, et y donnèrent leurs
représentations jusqu'en 1770.
Les encyclopédistes, d'Alembert, Diderot et ses amis, se réunissaient en face, au café Procope, dont subsiste encore un beau balcon de fer, d'où il était charmant de voisiner avec le balcon de la Comédie. Le café Procope, célèbre au XVIIIe siècle, le fut encore sous le second Empire: Gambetta, en 1867, à la veille du procès Baudin, y lançait devant la jeunesse des Écoles, vibrante d'enthousiasme, les éclairs et les tonnerres de son admirable éloquence. Le grand tribun habitait, en 1859, nº 7, rue de Tournon, l'hôtel du Sénat et des Nations, qui existe encore. Sa petite chambre avait une admirable vue sur les toits de Paris. Elle n'a pas été modifiée.
Tout près de là, rue Bourbon-le-Château, nº 1, le 23 décembre 1850, deux malheureuses femmes furent assassinées. L'une d'elles, Mlle Ribault, dessinatrice au Petit Courrier des Dames, dirigé par M. Thiéry, eut la force d'écrire sur un paravent avec son doigt trempé dans son sang: «L'assassin, c'est le commis de M. Thi...». Ce commis, Laforcade, fut arrêté le lendemain.
Que de coins délicieux, presque ignorés des Parisiens, renferme encore cette Rive gauche.
Ils ne sont pas à jamais disparus, ces grands jardins mélancoliques, ces hôtels séculaires enfouis dans des rues où l'herbe pousse et dont les nobles mais tristes[Pg 143] façades ne laisseraient jamais deviner les richesses qu'ils contiennent. Beaucoup se rencontrent aux alentours de l'hôtel des Invalides. D'autres existent rue Vaneau, rue Bellechasse, rue de Varenne, rue Saint-Guillaume, rue Bonaparte; on en rencontre encore rue Visconti, et cette ruelle étroite et sombre compte d'illustres souvenirs. La Champmeslé, la Clairon et Adrienne Lecouvreur habitèrent l'hôtel de Ranes, bâti sur l'emplacement du Petit-Pré-aux-Clercs, et J. Racine y mourut en 1697; cette maison qui porte le nº 21, est aujourd'hui une pension de jeunes filles!—Enfin, au nº 17, le grand Balzac fonda l'imprimerie où il se ruina et dont plus tard Paul Delaroche fit son atelier. C'est là que se passa le drame sentimental et commercial dont MM. Hanoteaux et Vicaire nous ont conté, d'éloquente façon, l'inoubliable et poignante histoire.
Toutes ces maisons évocatrices, tous ces souvenirs sont encore visibles mais combien peu de Parisiens les connaissent!
Quai Voltaire—ex-quai des Théatins—habitèrent Vivant-Denon, Ingres, Alfred de Musset, le président Perrault, Chamillard, Gluck, et Voltaire... qui y mourut et dont le cadavre, revêtu d'une robe de chambre, soutenu par des courroies, comme un voyageur endormi, partit nuitamment, dans le fond d'une berline de voyage, le 30 mai 1778, de la cour de l'hôtel de M. de Villette, (dont l'entrée se trouve toujours rue de Beaune), pour être inhumé hors Paris, à l'abbaye de Scellières, en Champagne.
L'appartement où s'éteignit Voltaire n'a pas été modifié, la décoration est restée presque intacte avec ses trumeaux, ses plafonds peints et ses petits salons de glaces pris dans l'épaisseur des murs.
L'Institut est tout proche, mais ce n'est pas un jour ordinaire qu'il convient de tenter la silhouette de l'ancien Collège des Quatre-Nations; c'est un jour de grande séance, un jour de réception sensationnelle, alors que les jolies toilettes des plus élégantes Parisiennes y frôlent les habits verts des Académiciens. D'un côté, la beauté, le charme, la grâce; de l'autre, les plus nobles intelligences, les plus illustres noms de la Littérature, des Arts, des Sciences. C'est la grande fête intellectuelle de la France dans l'un des plus jolis décors de Paris.
Mais le document presque inconnu c'est en haut des interminables escaliers de l'Institut qu'il faut aller le chercher, dans les combles mêmes du palais, en visitant les étroites logettes où l'on renfermait jadis les candidats au prix de Rome pour le concours de musique.
Dans ces chambrettes, que refuseraient les somptueux
prisonniers de Fresnes-les-Rungis, sur ces tristes
murs décrépits, les plus beaux talents de notre école
moderne ont laissé trace de leurs passages: musique,
vers, dessins, pensées d'ordres variés. Je n'oserais, je
l'avoue, reproduire, même expurgés, les grafiti que la
rage d'être enfermés sous clef, loin du pavé de Paris,[Pg 145]
[Pg 146]
[Pg 147]
loin des amis... et des amies, ont inspiré à ces charmants
artistes. Saint-Saëns rougirait certainement, la
grande ombre de Bizet serait troublée, notre illustre et
spirituel Massenet renierait sûrement ses vigoureuses
apostrophes, et je serai discret,—n'importe..., c'est
bien amusant, bien drôle, bien gaulois.
Entre l'hôtel des Monnaies et le lion-caniche de l'Institut (à l'abri duquel, si nous en croyons ses joyeux mémoires, Alexandre Dumas contribua si vaillamment au triomphe de la Révolution de 1830), s'enfonce une petite place d'aspect provincial; Madame Permon, mère de la future Madame Junot, Duchesse d'Abrantès, y habita jusqu'à la Révolution. C'est dans cet hôtel, à l'angle de gauche, au troisième étage, dans une petite pièce mansardée, que logeait—s'il faut en croire ses mémoires—Bonaparte pendant ses très rares sorties de l'École militaire. Les belles boiseries sculptées sont encore aux murs du salon situé au rez-de-chaussée et donnant sur la Seine, où le futur César venait conter ses espoirs; et la cheminée de marbre est toujours à la même place, il y faisait sécher ses grosses bottes rapiécées et qui «fumaient beaucoup», nous apprend cette bavarde Madame d'Abrantès. Ainsi, tout en rêvant, le petit sous-lieutenant pouvait de la fenêtre voir en face de lui le palais d'où, pendant tant d'années, il devait régler en conquérant les destins du monde ébloui.
Devant l'Institut s'ouvre le Pont des Arts. La vision y est féerique: c'est la Seine, le plus gai, le plus mouvementé[Pg 148] des fleuves, encombrée par l'incessant va-et-vient des bateaux-mouches, des remorqueurs, des chalands, des barques; le ciel gris ou bleu s'y reflète et ses eaux coulent majestueusement entre deux quais verdoyants, couronnés par les boîtes des bouquinistes et habités par la plus pittoresque des populations.
[4] Qu'il nous soit permis—une fois de plus—de remercier publiquement notre cher ami, le maître A. Lepère qui nous a permis de puiser dans son œuvre admirable.—G. C.
Que d'étranges métiers sur ces berges! Barbiers pour
mariniers et tondeurs pour chiens, déchargeurs de
bateaux et tireurs de sable, douaniers et cardeurs de[Pg 149]
[Pg 150]
[Pg 151]
matelas, pêcheurs à la ligne, amateurs de bains froids,
blanchisseuses de bateaux-lavoirs, c'est une population
à part ayant ses mœurs, ses habitudes, son langage particulier;
et dans quel cadre merveilleux vit ce petit monde
bizarre entrevu du Pont des Arts!
D'un côté on découvre le Louvre et les frondaisons
vertes des Tuileries et des Champs-Élysées, avec, à[Pg 153]
[Pg 154]
[Pg 155]
l'horizon, les minarets du Trocadéro et les hauteurs de
Chaillot; de l'autre, c'est tout l'ancien Paris, une suite
de monuments auréolés de souvenirs: le Palais de
Justice, la Conciergerie, la Sainte-Chapelle, Notre-Dame,
Saint-Germain-l'Auxerrois, Saint-Gervais, Saint-Paul, la
Pointe de la Cité.
La nuit, ces nobles silhouettes évocatrices prennent une majesté plus imposante encore: les tares modernes, les badigeons criards, les annonces éhontées, s'effacent.
La lune étend sur ces vieux murs sa délicate lumière blanche, et un Paris d'argent surgit dans la nuit noire. Parfois encore, sous le ciel rougi par l'orage, se dresse une ville toute sombre dont les coups de foudre découpent seuls l'immense et tragique vision!
C'est Paris qui rit au soleil ou Paris qui surgit dans la nuit!
En redescendant du côté de la Seine, par ces rues si pittoresques qui entourent l'Institut, la rue Dauphine, la rue de Nesles, la rue Mazarine, nous rencontrons, rue Contrescarpe-Dauphine,—actuellement rue Mazet,—les restes de l'ancienne auberge du Cheval-Blanc. Les écuries y existent encore avec leurs vieilles mangeoires et leurs pittoresques auvents. Elles datent de Louis XIV; alors, chaque semaine, cette vaste cour s'emplissait de voyageurs qui se rendaient à Orléans et à Blois, et la lourde voiture s'ébranlait dans un nuage de poussière, au milieu de claquements de fouet, d'appels de cornet, de cris d'adieux, de mouchoirs agités; les chevaux piaffaient, les femmes pleuraient, les chiens aboyaient, les postillons juraient... Aujourd'hui, la vie s'est éteinte, mais le décor est demeuré, vieillot, impressionnant, toujours charmant, à ce point que le maître Massenet, tout ému, y murmurait un matin: «C'est sûrement ici que Manon a dû descendre du coche[5]!»
[5] Hélas, cette indication n'est plus exacte: depuis le jour où nous écrivions ces lignes, la cour du Cheval Blanc—si délicieusement évocatrice—n'existe plus... Le pic du démolisseur a émietté tous ces jolis souvenirs et une maison moderne—immense, confortable et hideuse—a remplacé l'ancienne auberge du XVIe siècle!
La maison voisine fut autrefois le restaurant Magny,
chez qui se donnèrent ces célèbres dîners dont Goncourt[Pg 157]
[Pg 158]
[Pg 159]
parla si souvent dans ses Mémoires et qui réunissaient
Renan, Sainte-Beuve, George Sand, Flaubert, Théophile
Gautier, Gavarni et tant d'autres.
Tout proche et faisant communiquer la rue Mazarine, où jouèrent Molière et sa troupe, avec la rue de Seine, traversons le passage du Pont-Neuf, élevé sur l'ancienne entrée du théâtre, et où Zola plaça son terrifiant roman Thérèse Raquin.
Que voici donc un coin typique, sordide, noir et puant, mais étrangement pittoresque, avec ses marchands de pommes de terre frites et ses mouleurs italiens. Les boutiques qu'il contient semblent dater d'un autre âge; une seule était encore achalandée il y a quelques mois, celle du marchand de papier à dessin. Le maître Bonnat nous racontait y avoir acheté son «papier Ingres», alors qu'il était élève dans cette École des Beaux-Arts dont il est aujourd'hui le très éminent Directeur. La boutique était restée la même depuis soixante ans et la marchande assurait que les «tortillons à estomper, qu'elle y débitait, étaient identiquement ceux dont se servait Monsieur Flandrin». Devant nous, l'Institut, dont il nous est impossible de longer l'interminable mur noir qui le ferme du côté de la rue Mazarine, sans songer à ce douloureux passage de la préface du Fils Naturel, où Dumas fils, racontant son enfance, évoque le souvenir du retour de la première représentation, à l'Odéon, de Charles VII chez ses grands vassaux, le 20 octobre 1831.
La soirée avait été houleuse et le succès plus que douteux. C'était donc la continuation de la misère. Alexandre Dumas avait de lourdes charges à supporter: sa mère, un ménage, un enfant; il fallait vivre et faire vivre les autres avec les modestes appointements que lui rapportait sa place d'employé à la liste civile de M. le duc d'Orléans. Il doutait non pas de lui, mais de son étoile; et Dumas fils revoyait toujours la grande ombre de son père se profilant sous un coup de lune sur ce mur humide et mélancolique de l'Institut, et lui, craintif, devinant les angoisses paternelles et s'efforçant de suivre, avec ses petites jambes de huit ans, les grandes enjambées du bon géant!
En 1791, Madame Roland logeait à l'hôtel Britannique,
rue Guénégaud; elle y tenait «salon politique»!
Quel plaisir pour la petite Manon de montrer à tout ce
quartier du Pont-Neuf où s'était écoulée son enfance,
qu'elle était devenue une «dame» et recevait des gens
en vue. Brissot, Buzot, Pétion, Robespierre, Danton lui-même,
prenaient plaisir à venir entre deux séances
causer chez cette aimable femme; et j'imagine que ce
qui les attirait, c'était le charme de cette jolie Parisienne
plus que les vertus de l'austère Roland qui devait être
bien ennuyeux! C'est là que, le 21 mars 1792, Dumouriez
vint sonner à la porte de Roland pour lui annoncer: «Vous
êtes Ministre», et quelques jours plus tard la petite
Manon du quai des Lunettes s'installait triomphalement[Pg 161]
[Pg 162]
[Pg 163]
à l'hôtel de Calonne: c'était hélas pour elle le chemin
de l'échafaud!
En longeant les quais, nous rencontrons la place Saint-Michel, puis la rue Galande. Malgré ses récentes démolitions, cette vieille rue renferme encore quelques anciennes demeures; mais elle a perdu la si bizarre maison dite le Château Rouge, ou plus prosaïquement «la Guillotine».
Dans ce qui fut, au XVIIe siècle, une somptueuse demeure—l'hôtel, dit-on, de Gabrielle d'Estrées—derrière le haut et vaste perron qui occupait le fond de la cour, le logis s'ouvrait enfumé, sordide, puant le vin, la crasse, la débauche et le vice.
Il fallait passer par-dessus des corps d'ivrognes et d'ivrognesses pour pénétrer dans les bouges où ces malheureux venaient chercher une façon de gîte, une heure d'oubli. C'était hideux et lugubre. Les amateurs de vilains spectacles pouvaient continuer leurs études tout près, chez le père Lunette, rue des Anglais. Le personnel était le même, un monde de bagne, «la bestialité dans toute son horreur» comme chante Méphistophélès dans la Damnation de Faust. De récents travaux d'édilité et d'assainissement ont fait disparaître le Château-Rouge.
Rue Saint-Séverin, un pittoresque enchevêtrement de vieilles maisons étale autour de l'antique église gothique cette «flore de pierres», l'une des plus[Pg 164] curieuses peut-être de Paris; l'une de celles qui gardent le mieux les traces d'un passé d'art, de recueillement et de prière.
Les sublimes artistes qui, en plusieurs siècles, surent créer cette forêt de fines sculptures dont est décorée l'abside, ont, hélas, laissé d'insuffisants successeurs.—A côté d'anciens vitraux provenant de Saint-Germain-des-Prés, de froides et modernes verrières, au ton criard, ont enlevé à Saint-Séverin le mystère religieux et poétique, le demi-jour discret où se complaisaient les âmes des fidèles; et leur lumière crue ne laisse que trop voir les traces de mutilations successives dont fut victime cette belle église. Dans la rue avoisinante, le presbytère actuel est construit sur l'ancien cimetière où, en 1461,—nous apprend l'érudit M. de Rochegude,—fut publiquement tentée la première opération de la pierre sur un condamné à mort..., qui guérit, l'heureux homme! et fut gracié par Louis XI. Tout ce quartier est l'un des plus grouillants de Paris, et parfois c'est une véritable cour des Miracles. Il semblerait que les malandrins, les ribauds et leurs compagnes, les penailleux des siècles passés aient laissé là leurs descendants les plus directs.—On y vit dans la rue, on y mange des rogatons dans des bibines abominables; une odeur d'alcool flotte dans l'air au coin de chaque carrefour, les mastroquets, les bars, regorgent de clients.—Une partie de l'argent mendié ou volé à Paris se dépense ici!
Saint-Médard est tout proche, avec son petit square[Pg 165]
[Pg 166]
[Pg 167]
poussiéreux, vieillot, et sa tour carrée, à l'extrémité de
la rue Monge, au coin de la rue Mouffetard. C'est une
église lugubre et pauvre, comme usée, où les rats ont
élu domicile, enclavée dans de vieilles maisons couvertes
de réclames au badigeon criard. Il est loin le temps où
le tombeau du diacre Pâris y faisait ses miracles, où la
Cour et la ville s'étouffaient dans le petit cimetière dont
une porte subsiste encore, celle-là peut-être sur laquelle
on inscrivit le fameux distique:
La rue Mouffetard passe devant le porche de l'église, débordante de vie, d'activité. Mille petits métiers y fonctionnent; les portes des maisons elles-mêmes, les vieilles portes du XVIIIe siècle, abritent des marchandes de fleurs, de lait, de pommes de terre frites, de moules cuites; Manon la ravaudeuse, avec son tonneau, n'y serait nullement déplacée; des enfants jouent au milieu de la chaussée, les voitures y sont rares. Les commères jacassent sur le pas de leurs portes, on y vit en famille, et dans la rue. Le passage des Patriarches, qui s'ouvre au nº 99, eut un passé célèbre. Les calvinistes qui y tenaient leurs prêches y eurent de sanglants démêlés avec les catholiques de Saint-Médard. Aujourd'hui, ce n'est qu'une ruelle humide, triste et sale, peuplée de brocanteurs, de marchands de ferraille, de revendeurs[Pg 168] d'objets sans nom. Ça sent le vieux chiffon, le vieux plomb et le chou-fleur!
La place Maubert est le centre où aboutissent ces
rues étranges; maintenant embourgeoisée et de belle
ordonnance, ornée, si j'ose dire, d'une déplorable statue
d'Étienne Dolet qui y fut brûlé en 1546, elle ne nous[Pg 169]
[Pg 170]
[Pg 171]
rappelle que bien vaguement cette «plac' Maub'» encore
visible il y a six ou sept ans, mal famée, étroite, bordée
de vieilles maisons aux toits pointus, un repaire de malandrins,
plein de douteux recoins où la police pouvait
presque à coup sûr jeter ses filets. Sainte-Croix logeait à
côté, impasse Maubert. C'est dans ce mystérieux cul-de-sac
que Madame de Brinvilliers, la triste héroïne du
drame des Poisons si bien conté par notre spirituel ami
F. Funck-Brentano, venait retrouver son complice et
préparer avec lui cette terrible «poudre de succession»,
composée, d'après les aveux de l'empoisonneuse, «de
vitriol, de venin de crapaud et d'arsenic raréfié» dont
elle se servit pour faire mourir son père, ses deux frères,
et tenter de faire disparaître ses sœurs et son mari.
En 1304, le Dante fréquenta, tout près, l'une des nombreuses écoles de la rue du Fouarre, et l'ancienne Faculté de médecine possédait son amphithéâtre à l'angle de la rue de l'Hôtel-Colbert. Il est encore à peu près intact, ce curieux logis avec son ancienne coupole, et fournirait un admirable décor à quelque musée rétrospectif de chirurgie[6].
[6] L'ancienne Faculté de Médecine est aujourd'hui la «Maison des Étudiants».
Tout près, la rue Maître-Albert,—qui, jusqu'en 1844, s'appela «rue Perdue»,—doit son nom actuel au dominicain Maître Albert, lequel, au XIIIe siècle, professait en plein air sur la place Maubert. Elle renferme[Pg 172] de curieuses maisons, aujourd'hui repaires des vagabonds qui y logent la nuit. En 1819, un vieux nègre d'aspect misérable, d'allure étrange, descendait tous les soirs, en se dissimulant de son mieux, cette sombre rue pour aller se nourrir dans quelque pauvre gargote; on se le désignait en chuchotant sur son passage: c'était Zamore, le négrillon de la Dubarry, ce petit singe avec lequel avait joué Louis XV, Zamore, qui fut une puissance choyée et courtisée par les grands seigneurs, les belles dames et les princes de l'Église jaloux de plaire à la favorite, et qui, plus tard, officier municipal de Marly sous la Terreur, ingrat, lâche et vil, trahit sa bienfaitrice, la livra, la jeta sous le couteau de la guillotine. De chute en chute, Zamore était venu se terrer au nº 13 de cette triste rue Perdue, au deuxième étage, sur la cour. Il y mourut le 7 février 1820.
Saint-Nicolas-du-Chardonnet et Saint-Julien-le-Pauvre sont les deux églises les plus proches; l'une, Saint-Nicolas-du-Chardonnet, a pour annexe un triste et sombre petit séminaire où, sous la direction de l'abbé Dupanloup, l'éminent philosophe E. Renan fit une partie de ses études théologiques. Il faut lire dans les Souvenirs d'Enfance et de Jeunesse les pages admirables que ce merveilleux écrivain a consacrées à son séjour dans cette studieuse maison! «Cette paroisse qui tirait son nom du champ de chardons bien connu des étudiants de l'Université de Paris au Moyen Age, était alors le centre d'un quartier riche, habité surtout par la magistrature...[Pg 173] L'internat me tuait... Je n'étais pas le seul à souffrir... Mon meilleur ami, un jeune homme de Coutances, je crois, transporté comme moi, excellent cœur, s'isola, ne voulut rien voir, mourut. Les Savoisiens se montraient[Pg 174] bien moins acclimatables encore. Un d'eux, plus âgé que moi, m'avouait que chaque soir il mesurait la hauteur du dortoir du troisième étage au-dessus du pavé de la rue Saint-Victor. Je tombai malade, selon toutes les apparences, j'étais perdu. Le Breton qui est au fond de moi s'égarait en des mélancolies infinies. Le dernier angélus du soir que j'avais entendu rouler sur nos chères collines et le dernier soleil que j'avais vu se coucher sur ces tranquilles campagnes me revenaient en mémoire comme des flèches aiguës. Selon les règles ordinaires, j'aurais dû mourir; j'aurais peut-être mieux fait...»
La mère du peintre Le Brun fut enterrée dans la chapelle Saint-Charles, de l'église Saint-Nicolas-du-Chardonnet, et aussi Pierre de Chamousset, l'inventeur de la petite Poste aux lettres... Parisiennes, bénissez sa mémoire!
L'église Saint-Julien-le-Pauvre est affectée au culte grec. Elle tombe en ruine, cette triste chapelle enclavée dans les anciens bâtiments de l'Hôtel-Dieu; une margelle bouchée de puits d'où sortent quelques pauvres herbes, semble en garder la porte, qui s'ouvre sur une cour sale, encombrée de détritus, où picorent quelques maigres poules. En ce coin de misère et de souffrances, les murs sont humides et noirâtres; dans ces cours sombres, poussent difficilement quelques arbres rachitiques. Il y a trois ans encore, de temps en temps, s'y arrêtaient des civières ou des voitures d'ambulances: on en descendait les malheureux qu'un accident, un crime ou la[Pg 175] maladie avaient frappés brusquement dans la rue. Dans ce grand Paris indifférent, affairé, partagé entre ses plaisirs ou ses affaires, l'épave humaine était apportée[Pg 176] à l'Assistance publique, dans cette triste rue Saint-Julien-le-Pauvre, au nom suggestif. Là, ces vaincus de la vie achevaient leur misérable existence, à l'ombre de la vieille église, contemporaine au moins de Notre-Dame, où Grégoire de Tours dit avoir logé, où Dante a longuement prié, et dont la sombre silhouette semble tout indiquée pour abriter de son ombre les pires misères du pauvre peuple parisien.
Pour nous reposer de ce pénible spectacle, reprenons les admirables quais parisiens, suivons ce beau fleuve, si vivant sous les jeux de lumière du jour et les coups de lune de la nuit, longeons la Seine, le plus gai, le plus merveilleux spectacle que nous offre Paris; passons devant les beaux hôtels des Miramionnes, de Nesmond, du président Rolland, devant la Halle aux Vins, ces «catacombes de la soif», et arrêtons-nous au vieux Jardin des Plantes, cher à Buffon; un reste du charme des choses passées et non encore abolies y subsiste encore!
Les arbres sont séculaires, les décors des charmilles n'ont pas été modifiés; il est des coins de volières et de huttes à chèvres qui sont tels que Daubigny et Charles Jacques les dessinèrent en 1843, pour l'illustration du bel ouvrage édité par Curmer.
Les reptiles sont mieux logés que dans notre enfance,
mais l'hippopotame se roule dans le même bassin, la
girafe allonge son cou par-dessus les mêmes clôtures,[Pg 177]
[Pg 178]
[Pg 179]
et l'éléphant tend toujours à travers les mêmes grillages
sa trompe engloutisseuse de petits pains.
La fosse aux ours n'a pas changé, et la foule des badauds continue à engager l'éternel «Martin» à refaire l'ascension du même tronc d'arbre. Le labyrinthe, le délicieux labyrinthe, offre toujours aux enfants criards ses capricieux méandres, et le cèdre du Liban (Cedrus Lybani (Linnæus)—que M. de Jussieu, assure la tradition, rapporta dans son chapeau—continue à abriter sous ses branches somptueuses les rêveurs, les flâneurs, les travailleurs et la grisette, la dernière grisette, qui vient, à l'abri de son ombre vénérable, lire l'émouvant roman-feuilleton qui remplit de douces émotions son cœur assoiffé d'idéal!
Est-il enfin rien de plus coquet que les petites pièces des anciens bâtiments de Louis XVI, qui constituèrent jadis le Cabinet d'histoire naturelle de Buffon, dont les fines boiseries grises servirent de cadres aux admirables collections des papillons de tous les pays.
Dans ces salles si délicatement décorées et d'une intimité si douce, c'était comme une idéale floraison, une féerie de couleurs exquises, la magie d'une éclatante palette.
Ils étaient tous là, les beaux papillons aux éclats métalliques des Indes et du Brésil, comme aussi les papillons aux mille couleurs de France, depuis le grand sphynx à tête de mort jusqu'au minuscule papillon bleu des prairies.
Peut-être le temps
avait-il comme poudré
et légèrement éteint
l'éclat merveilleux de
leurs colorations premières,
mais cela valait
mieux ainsi: trop éclatants,
ils eussent détonné
dans ce milieu un peu vieillot, et c'était un charme
de plus de voir ces joyaux de l'air si légèrement recouverts
d'un rien de la poussière du passé! Aujourd'hui,
hélas! ces salles toutes fleuries de sculptures sont
closes et abandonnées, une partie de leurs boiseries
somptueuses a disparu... Où sont passées ces précieuses
décorations? Pourquoi ces éternelles et coupables mutilations
qui, je le sais, désolent M. Périer, l'éminent
Directeur du Muséum?—Les collections de papillons
sont maintenant transférées dans le vaste et somptueux[Pg 181]
[Pg 182]
[Pg 183]
hall central du nouveau pavillon consacré à l'Histoire
naturelle, je les aimais davantage dans le cadre discret
qui les enfermait autrefois et qui leur convenait
si bien.
Les fleurs d'eau s'épanouissent, comme jadis, dans les mêmes serres étouffantes et basses, près des orchidées aux formes étranges, et dans le vieil amphithéâtre, où professèrent tant d'illustres savants, une noble artiste, Mme Madeleine Lemaire—le seul «professeur femme» qui ait enseigné au Muséum—initie un auditoire attentif et charmé à la divine beauté des fleurs!
De tout temps d'ailleurs, les artistes sont venus installer leur léger chevalet à peindre ou leurs selles à modeler devant les cages des lions ou dans le Jardin même, sur l'herbe, en face des antilopes, des biches, des échassiers ou des chèvres du Thibet.
Nous nous souvenons, mon frère et moi, d'y avoir, tout enfants, accompagné notre père qui travaillait d'après les tigres et les lions dans le corridor des animaux féroces. L'odeur était alcaline et violente, la[Pg 184] chaleur lourde, on entendait le sifflement des fouines installées dans les rotondes d'entrée et de sortie; parfois encore un rugissement terrible, une plainte de colère, de douleur ou d'ennui, venait ébranler les vitres.
La plupart du temps les malheureux animaux privés d'air, de lumière, enfermés dans d'horribles cages étroites et puantes, se mouraient lentement de consomption; ils se familiarisaient très vite avec ceux qui passaient des semaines entières à les étudier et leurs grosses têtes se frottaient câlinement contre les épais barreaux des cages, pendant que leurs yeux lumineux se faisaient doux et presque tendres.
Souvent encore c'était à la ménagerie des reptiles, un vieux bâtiment croulant de vétusté, que nous allions, écoliers curieux et fureteurs, passer de longues heures, épiant les caméléons, contemplant les boas, essayant de faire tressaillir les crocodiles endormis, et qui paraissaient déjà empaillés! Que de souvenirs dans ce vieux et charmant Jardin des Plantes, un des rares «Coins de Paris» demeuré à peu près intact!
A côté, l'ancienne maison de Cuvier ne semble guère solide et s'effriterait peut-être sans le réseau de plantes qui l'enserre: les lierres, les aristoloches, les chèvrefeuilles, les lianes de toutes sortes l'ont comme caparaçonnée de verdure. Ce sont des nappes, des cascades d'un vert lustré et brillant à la fois: un bouquet de feuilles dans un jardin.
Derrière le Jardin des Plantes, voici la Salpêtrière, aux murs sinistres, la Salpêtrière des massacres de Septembre, la Salpêtrière d'où s'évada si facilement Mme de Lamotte après sa condamnation; avec ses grands jardins et ses affreux préaux entourés de grilles où l'on enferme «les femmes plus folles que les autres» disait de Goncourt; la Salpêtrière enfin, dont le dôme, visible de partout, domine comme un phare de misère tout ce quartier qu'empuantit la Bièvre, la triste Bièvre huileuse, striée par tous les acides des tanneries, ensanglantée par les peaux de moutons fraîchement écorchés qui y trempent; qui coule misérable et sordide, au milieu des échoppes, des amidonneries, des peausseries, après avoir traversé les jardinets de Gentilly, et s'être donné, dans le quartier de la Fontaine-à-Mulard, l'illusion de la vraie campagne.
Il est loin le temps où cette rivière infortunée baignait des prairies verdoyantes et voyait les saules se mirer dans ses eaux claires. Domptée, domestiquée, soumise à toutes les besognes, elle roule, puante et sale, accaparée sans trêve par les tanneurs, les corroyeurs, les mégissiers, les teinturiers! Pour la suivre dans ses détours, il faut monter rue du Moulin-des-Prés, puis s'engager rue de Tolbiac. Là, par une porte grillée elle pénètre dans un corridor sombre et lugubre, d'où elle ne sortira que pour glisser en une sorte de canal sinistre, entre de noires usines à l'aspect farouche. De[Pg 186] place en place, le long des maigres berges, quelques blanchisseuses ont placé leurs tonneaux au ras de cette eau et chantent en battant le linge, ou de misérables gamins tentent la pêche illusoire de quelque poisson égaré dans ce ruisseau méphitique. Puis la Bièvre disparaît à nouveau sous terre pour ne reparaître qu'à la rue des Gobelins. Ici, tout au moins, se retrouvent quelques traces d'un glorieux passé. Les vieilles maisons d'autrefois sont restées debout. Mais combien transformées! Les usiniers et les commerçants, après avoir asservi la rivière, ont acquis les hôtels qui la bordent.
Des bureaux, des entrepôts, des resserres à cuir ont envahi les nobles logis du XVIe siècle, et la Bièvre circule comme honteuse au milieu de pauvres jardins déchus, comme elle, de leur antique splendeur.
Puis ce sont encore des usines, des corroiries, des peausseries, des coins noirs, toujours puants et sordides, où des milliers de peaux de lapins suspendues dans l'air, racornies et séchées, s'entrechoquent avec des claquements de bois. Jusqu'au bout, la malheureuse rivière, traquée, utilisée, torturée, nettoie des peaux sanglantes, meut de lourdes roues, ou lave d'étranges détritus, au milieu d'une odeur de barège. Enfin, elle vient s'ensevelir sous le boulevard de l'Hôpital, dans de nauséabonds trous noirs.
Mais avant la chute finale, la Bièvre voit le jour
presque pour la dernière fois dans une ruelle bizarre,[Pg 187]
[Pg 188]
[Pg 189]
étonnante, l'une des plus étranges de cet étrange quartier:
la ruelle des Gobelins. Elle coule, teinte en rouge,
en vert, en jaune, au milieu de maisons rapiécées,
lépreuses, misérables, hors d'aplomb, dans une odeur
d'ammoniaque. Cependant, près de ces taudis, parmi des
monceaux de tan, à côté de fosses où macèrent des
peaux de bêtes écorchées, un bijou sculpté surgit comme
un rappel de beauté, un vestige de splendeur passée:
les restes sculptés d'un adorable pavillon Louis XV dont
M. de Julienne avait fait un rendez-vous de chasse, et
ce paradoxe charmant, cette fleur de pierre jetée au
milieu de cet amas de hideurs n'est pas l'une des moindres
surprises de ce stupéfiant quartier.
Cependant, à quelques mètres de cette sentine, les artistes de la Manufacture des Gobelins ont disposé leurs jardins de travail et d'études, où éclatent la pourpre, l'or et l'azur des plus jolies fleurs de France qui, habilement distribuées, jettent un tapis de couleurs exquises et fulgurantes dans ce triste et sombre pays de misère.
Aux confins de la ville se rencontre la Butte-aux-Cailles, un vaste terrain inculte, triste et morne qui, jusqu'en 1863, fut une sorte de fraîche campagne avec des moulins et des fermes. C'est aujourd'hui un quartier de dur labeur où des tribus de chiffonniers trient les épaves de Paris; à l'angle de la ruelle des Peupliers, des marchands de bûches ont établi leurs cabanes, et des[Pg 190] masures se dressent dans des rues étranges construites avec des débris d'autres rues.
Jadis, ces vastes espaces n'étaient que jardins et cultures maraîchères arrosés par la Bièvre.
Dans un livre charmant, un peu oublié aujourd'hui, Alfred Delvau nous dit ce qu'étaient, sous Louis-Philippe, le faubourg Saint-Marceau, la Butte-aux-Cailles, la rue Croulebarbe et aussi la rue du Champ-de-l'Alouette où fut assassinée la «Bergère d'Ivry», un crime étrange qui bouleversa Paris en 1827: un garçon marchand de vin, Honoré Ulbach, y poignarda une jeune fille, Aimée Millot, gardeuse de chèvres, populaire à Ivry. On la voyait chaque jour avec un grand chapeau de paille sur la tête et un livre à la main surveillant les chèvres de sa maîtresse; on l'appelait la Bergère d'Ivry—en 1827, il y avait encore des bergères à Paris.
Le procès qui s'ensuivit et se termina par la condamnation à mort d'Ulbach—un malheureux fou—passionna la ville entière: il s'agissait d'amour et de jalousie; la victime avait dix-neuf ans, elle était sage et bergère; les femmes «maudissaient l'assassin tout en le plaignant peut-être», nous disent les journaux de l'époque, et du coup la girafe, récemment arrivée au Jardin du Roi, fut délaissée pour le drame d'Ivry.
Le 27 juillet, Ulbach était condamné à mort, et le 10 septembre 1827, à quatre heures du soir, il montait sur l'échafaud dressé place de Grève!
Une crèche municipale occupe rue des Gobelins,[Pg 191]
[Pg 192]
[Pg 193]
nº 3, un bel hôtel Louis XIII qu'habita le marquis de
Saint-Mesme, lieutenant général, époux d'Élisabeth
Gobelin, tout proche d'un beau bâtiment d'aspect seigneurial
qui, dans le quartier, porte le nom d'«hôtel
de la Reine Blanche».
La légende est fausse, assure le très érudit M. Beaurepaire, l'aimable bibliothécaire de la ville de Paris: «ce fut simplement le logis de Catherine d'Hausserville, où Charles VI faillit être brûlé vif dans la représentation d'un ballet; le feu prit à son travestissement». L'édifice est de noble allure et détonne un peu dans ce pauvre mais si pittoresque quartier.
Un autre bel hôtel encore, rue Scipion, hôtel bâti par Scipion Sardini, sous Henri III, avec des médaillons en terre cuite, rares spécimens parisiens de cette si jolie décoration qui nous charme tant à Florence, à Pise, à Vérone. Ce Scipion Sardini fut un homme étrange, dont l'histoire mérite d'être contée. D'origine toscane, il vint en France après la mort de Henri II, alors que Catherine de Médicis s'emparait du pouvoir. Aimable, spirituel, insinuant, grand manieur d'argent, habile dans ses entreprises, sans scrupules, il prend vite une place prépondérante dans cette cour frivole, dissolue, joyeuse. Il savait mener de front les affaires et les plaisirs: une illustre alliance lui semblant nécessaire pour faire oublier la bassesse de sa condition première et la rapidité de sa fortune: il épouse la «belle Limeuil»—une des plus séduisantes beautés de l'Escadron[Pg 194] volant de la Reyne.—«Toutes bastantes pour mettre le feu par tout le Monde», disait Brantôme. Cette aimable personne avait été successivement adorée par les plus nobles Seigneurs de la Cour avant de faire, en 1563, la conquête de Condé, dont elle eut un enfant. A Dijon, pendant une réception de la Reine, la demoiselle de Limeuil se trouva mal et accoucha d'un garçon: «Pour une personne si avisée, écrit Mézeray, on ne s'explique pas trop comment elle prit si mal ses mesures»; scandale, indignation de la reine-mère; emprisonnement de la belle Isabelle, que Condé, toujours amoureux, réussit à faire évader. Mais les Protestants veillaient et réussirent à éloigner leur chef de sa compromettante amie. C'est alors que se présenta Scipion Sardini, le plus riche financier de l'époque, le banquier du roi, du clergé, des seigneurs. Il sut se faire agréer, se maria, et s'établit dans ce joli hôtel que nous admirons encore, cité par Sauval comme un des plus beaux de Paris, au milieu des vignes, des vergers et des champs que bordait la Bièvre. Il y vécut, entouré de luxe, d'œuvres d'art, de livres et de fleurs; il y mourut vers 1609, et dès 1636 l'hôtel était un hôpital qui, en 1742, fut transformé en boulangerie; et cette boulangerie dessert aujourd'hui les Hôpitaux de la ville de Paris.
Longeons la Halle aux Vins, ces «catacombes de la
soif», et, avant de regagner la rive droite, arrêtons-nous
respectueusement sur le pont de l'Estacade, tout
près du petit monument élevé par ses admirateurs à[Pg 195]
[Pg 196]
[Pg 197]
l'illustre sculpteur Barye, le grand Barye qui, méconnu,
bafoué, saisi par ses créanciers, venait souvent le soir,
au sortir de son modeste atelier du quai des Célestins,
oublier ses souffrances et rêver, à cette place même,
devant le splendide panorama de Paris que couronne la
noble silhouette du Panthéon. C'est l'un des plus admirables
aspects de la grande Ville.
Rien n'est plus relatif qu'une impression ressentie; pour certains esprits amoureux du Passé, telle ruine est beaucoup plus impressionnante que le plus moderne des palais, et aussi les rues, les maisons, les pavés.
Il est une heure exquise pour évoquer l'âme du vieux Paris: c'est le crépuscule.
La couleur particulière à chaque chose s'est fondue dans les teintes générales que répandent le jour qui s'en va et la nuit qui commence.
De fines silhouettes dentelées se profilent sur le ciel pendant que de grandes masses violettes, noires et bleues mettent des rues entières dans un mystère infini. Alors la pensée s'éveille, les souvenirs s'animent, se précisent; on revit les scènes dont ces rues, ces maisons, furent les impassibles témoins. On entend les cris de fureur ou de joie, les tambours battent, les cloches sonnent, des groupes passent en chantant dans ces décors de rêve. La vision est revenue!
Ce pont de l'Estacade qui, de sa barrière de poutres noires, ferme pour ainsi dire à l'est l'antique Paris,[Pg 198] est une des meilleures places qu'il convient de choisir pour se donner cette fête intime.
La Ville s'endort dans le calme du soir; au loin sonnent des cloches; les hirondelles passent en criant dans l'air embaumé de la nuit qui descend; des bruits montent, vagues, imprécis, et qui peuvent se modifier au gré du rêve poursuivi: la vie semble s'endormir, l'âme du passé s'éveille. C'est l'heure souhaitée.
Le quartier de l'Arsenal,—construit sur l'emplacement de deux Palais Royaux, l'hôtel Saint-Paul, le palais des Tournelles, et le sol de l'île Louviers, réunie à la rive en 1843,—sert de transition naturelle entre le vieux Paris et le Paris moderne.
Malgré son nom guerrier, le quartier de l'Arsenal est l'un des plus paisibles de Paris. Depuis bien des siècles, les palais qui y apportaient la richesse, le mouvement, la vie ont disparu; sur leurs ruines, sur leurs immenses jardins, d'humbles rues paisibles ont été édifiées; la rue de la Cerisaie, où le maréchal de Villeroy reçut Pierre le Grand dans le somptueux hôtel Zamet; la rue Charles-V, où, dans ce qui fut l'élégant logis de[Pg 200] la marquise de Brinvilliers, au numéro 12, une bonne sœur de charité en cornette blanche distribue aujourd'hui de l'huile de foie de morue et des chaussons de laine à des enfants pauvres et souffrants; la rue des Lions-Saint-Paul, la rue Beautreillis, où naquit Victorien Sardou; c'est près de là que logea le grand Balzac: «Je demeurais alors, dit-il dans son admirable récit Facino Cane, dans une petite rue que vous ne connaissez sans doute pas, la rue de Lesdiguières; elle commence à la rue Saint-Antoine, en face d'une fontaine près de la place de la Bastille, et débouche dans la rue de la Cerisaie. L'amour de la science m'avait jeté dans une mansarde où je travaillais pendant la nuit et je passais le jour dans une bibliothèque voisine, celle de Monsieur. Quand il faisait beau, à peine me promenais-je sur le boulevard Bourdon». Elle existe encore en partie cette modeste rue de Lesdiguières; sur l'emplacement qu'occupent les nos 8 et 10, on pouvait voir encore, il y a quelques années, un des murs de clôture de la Bastille; des maisons étroites y ont été plaquées, et, au nº 10, c'est le mur même de la vieille forteresse parisienne qui forme le fond de la loge de la concierge! Quelle destinée pour un mur de prison!
De ce qui fut l'Arsenal, l'hôtel du Grand Maître subsiste seulement, c'est aujourd'hui la «Bibliothèque de l'Arsenal» (ex-bibliothèque de Monsieur dont parle Balzac), un fier logis qu'habita Sully, plein de livres sans prix, d'autographes, d'écrits rarissimes: Dans un coffret[Pg 201] fleurdelisé, on y peut contempler le livre d'heures de saint Louis, à côté d'un fragment de son manteau royal,[Pg 202] à la soie bleue usée par le temps, semée de fleurs de lis d'or, et le vieux livre porte cette inscription vénérable: «C'est le psautier de Monseigneur Loys, lequel fut à sa mère»; il provient des trésors dispersés de la Sainte-Chapelle. Voici la Bible de Charles V, avec cette note de la main même du Roi: «Ce livre à moy, Roy de France»; à côté, un missel dont chaque feuille est encadrée d'une incomparable guirlande due au pinceau du «maître aux fleurs», ce grand artiste dont on ignore le nom. Les manuscrits précieux, les reliures merveilleuses, les éditions introuvables, les romans de Chevalerie, les classiques, les poètes de tous les temps se retrouvent au grand complet dans ce beau palais; les lettres de Latude, la boîte qui servit à son attentat ridicule contre Mme de Pompadour, y voisinent avec l'interrogatoire de la Brinvilliers et l'acte de décès de l'Homme au masque de fer; les lettres d'amour de Henri IV, embrassant «un mylyon de fois» la marquise de Verneuil, sont ici, comme aussi les pièces relatives à l'affaire du Collier. Que de choses encore...!
Ajoutons que le conservateur, l'érudit Henri Martin,
ses adjoints, Funck-Brentano, l'historien de la Bastille,
le pittoresque conteur de tous ses drames, Sheffer,
poète charmant et artiste accompli, et Eugène Muller,
sont non seulement des savants dont l'éloge n'est plus
à faire, mais d'aimables gens accueillants et courtois,
et vous comprendrez bien vite pourquoi l'Arsenal est
un des coins rares de Paris où il est délicieux d'aller[Pg 203]
[Pg 204]
[Pg 205]
travailler ou flâner. C'est du reste une tradition dans la
maison: Nodier, le bon Nodier, qui fut l'un des prédécesseurs
de M. de Bornier et du maître J.-M. de Heredia,
l'admirable auteur des Trophées, avait su faire de l'Arsenal
le centre du Paris littéraire et artistique. Hugo,
Lamartine, Musset, Balzac, Méry, de Vigny et Frédéric
Soulié s'y réunissaient; l'on y disait de beaux vers en
regardant le soleil s'irradier rouge et flambant derrière
les tours de Notre-Dame!
a écrit Vacquerie, en parlant de Hugo!
De ce qui fut la Bastille, rien ne reste que quelques pierres qui formaient le soubassement d'une des fameuses tours. Elles ont d'ailleurs été soigneusement déplacées et transportées quai des Célestins, le long de la Seine, où elles sont visibles aujourd'hui. C'est donc en vain que l'on chercherait une trace quelconque de cette forteresse sombre sur laquelle planèrent tant de légendes. La grande ombre de Latude elle-même ne s'y reconnaîtrait plus; pourtant quelle place la légendaire Bastille ne tient-elle pas dans l'histoire de Paris: cette Bastille que le peuple stupéfié de sa si facile victoire, ne se laissait pas, dès le 15 juillet 1789, de venir visiter avec un tel empressement et une telle curiosité que le gouverneur Soulès, nommé par la municipalité parisienne, dut devoir suspendre les visites, sous le curieux prétexte «que de tels dégâts avaient[Pg 206] été déjà faits à la forteresse par les visiteurs, qu'il en coûterait plus de 200.000 livres pour la réparer». Réparer la Bastille! Les souvenirs manuscrits de Paré nous disent les fureurs que cette étrange prétention excitèrent chez Danton, sergent d'une compagnie de la Garde nationale, qui, avec sa section, était venu se heurter à cette consigne.
Danton se fait conduire devant le maladroit Soulès, l'empoigne au collet et le traîne à l'Hôtel de Ville: la consigne est levée, les visites continuent, et le citoyen Palloy peut enfin mettre en coupe réglée la célèbre prison d'État; les pierres sont «taillées en images de la forteresse, et dédiées aux départements et aux assemblées» ou «en pierres commémoratives destinées à aiguiser les courages». Palloy découpe les plombs sous forme de médailles et fait des anneaux avec les chaînes de fer; avec les marbres, il confectionne des jeux de dominos et a la délicate pensée d'offrir l'un de ces jeux au jeune Dauphin, pour lui inspirer «l'horreur de la tyrannie.»
Des bals sont ouverts sur l'emplacement de la Bastille, le vin coule, les violons grincent, et les indiennes imprimées de l'époque nous représentent les ruines de la vieille citadelle parisienne surmontées de cette inscription: «Ici l'on danse».
Le vaste espace laissé vide par cette démolition était à combler. Napoléon Ier, dont les conceptions artistiques étaient parfois déconcertantes, y fit édifier, en 1811, par[Pg 207] Alavoine, un projet de fontaine étrange et d'aspect bizarre: un éléphant colossal de vingt-quatre mètres de hauteur jetant l'eau par sa trompe.
Bâti provisoirement en plâtras et en torchis, cet éléphant s'effrita vite sous l'action du temps et de la pluie; ce fut bientôt une lamentable ruine entourée de planches disjointes. Les gamins du quartier s'y livraient à des luttes homériques, mais les vrais familiers de l'éléphant étaient les rats qui y avaient élu domicile, à ce point que, lorsque la démolition fut commencée, de véritables battues avec hommes et chiens durent être organisées, et pendant de longs mois ces affreux rongeurs envahirent le quartier terrorisé. En 1840, la colonne actuelle fut érigée; depuis, le génie de la Liberté pose sur Paris un pied léger et le beau lion de Barye veille sur le repos des victimes de 1830 inhumées dans la crypte du monument.
La rue Saint-Antoine renferme quelques beaux hôtels: l'hôtel Cossé, où mourut Quélus; l'hôtel de Mayenne et d'Ormesson, construit par du Cerceau sur les restes de l'hôtel Saint-Paul et de l'atelier de Germain Pilon; l'hôtel Sully, dont la noble façade fut récemment mutilée. Tout à côté, à l'angle de la rue du Figuier et de la si pittoresque rue de l'Hôtel-de-Ville, qui fut autrefois la rue de la Mortellerie, s'élèvent les restes de l'hôtel de Sens, le seul spécimen, avec l'hôtel de Cluny, de ce que fut l'architecture privée au XVe siècle. Après avoir été habité par les Princes de l'Église, les Évêques, les Cardinaux, et aussi par Marguerite de Valois (la Reine[Pg 208] Margot), l'hôtel de Sens connut la mauvaise fortune. Il devint «Bureau des coches», et les rouliers, les valets d'écurie, les ramasseurs de crottin succédèrent aux Princes de l'Église!
En ces derniers temps, on faisait des confitures en gros dans l'hôtel de Sens devenu officine de confiseurs!
Au nº 5 de la rue du Figuier, nous rencontrons un puits à margelle sculptée, d'un beau caractère, et nous ne saurions manquer d'évoquer le souvenir de Rabelais, l'admirable Rabelais, mort à côté, dans la rue des Jardins; au nº 15, rue de l'Ave-Maria, s'ouvrait la porte du XVIe siècle par laquelle les acteurs de l'Illustre Théâtre, installé dans l'ancien Jeu de Paume de la Croix-Noire, gagnaient leurs loges. C'est devant cette porte que Molière fut arrêté et conduit au Châtelet, parce qu'il devait «142 livres à Antoine Fausseur, maître chandelier, son fournisseur de luminaire»!
Traversons la place de la Bastille; descendons la rue du Faubourg-Saint-Antoine: c'est là, au nº 115, devant une vieille maison du XVIIIe siècle, que fut tué sur une barricade le député Baudin, le 3 décembre 1851. Au nº 303 s'élevait, sous Napoléon Ier, la maison de santé du Dr Dubuisson, où fut interné le général Mallet, c'est là qu'il combina le prodigieux complot dont bientôt nous évoquerons la déconcertante histoire. Plus loin, près la rue de Montreuil, nous passons devant les restes des magasins de papiers peints de Réveillon, saccagés le 17 avril 1789; leur pillage fut l'un des préludes de la Révolution.
Enfin, au nº 70 de la rue de Charonne, se trouvait la maison de santé du Dr Belhomme, qui servait de Prison spéciale sous la Révolution. Ceux-là seuls y étaient reçus qui pouvaient payer, et fort cher. Les irréfutables mémoires de M. de Saint-Aulaine nous montrent Belhomme familier, cynique, exigeant son salaire et tutoyant les duchesses à court d'argent qui lui marchandaient leur vie. Le plus aimable des historiens, mon excellent ami, G. Lenôtre, qu'il faut toujours citer quand il s'agit des faits de l'époque révolutionnaire, a reconstitué cette terrible et étonnante histoire de la maison Belhomme, où l'on riait, où l'on dansait, où l'on «flirtait» même sous l'œil effrayant de Fouquier-Tinville; il a raconté, avec son habituelle documentation, l'étonnante liaison de la duchesse d'Orléans, veuve de Louis-Philippe Égalité, avec le conventionnel Rouzet, enterré plus tard à Dreux, sous le nom du «Comte de Folmon», dans le caveau de famille des d'Orléans.
En poursuivant notre route et après avoir passé devant l'église Sainte-Marguerite, où fut inhumé Louis XVII..., ou son sosie, nous arrivons à la barrière du Trône (du Trône renversé, disait-on en 1793). L'échafaud, qui momentanément avait quitté la place de la Révolution, y fut dressé pendant la plus terrible époque de la Terreur. Les «grandes fournées» y furent exécutées. On y tua 1,300 victimes en six semaines, dont André Chénier, le baron de Trenck, l'abbesse de Montmorency, Cécile Renaud, Madame de Sainte-Amaranthe, le poète Roucher[Pg 212] et bien d'autres! Les corps de ces malheureux, dépouillés de leurs vêtements, étaient chargés chaque soir sur des tombereaux couverts, les têtes coupées entre les jambes, et l'horrible voiture, qui laissait derrière elle un sanglant sillage, était déversée dans quelque fossé creusé au fond des jardins du couvent de Picpus, où existe encore le cimetière des suppliciés de la Révolution.
En revenant sur nos pas, nous rencontrons, au nº 9 de la rue de Reuilly, les restes de ce qui fut la brasserie de l'Hortensia, tenue en 1789 par le fameux Santerre, commandant de la Garde nationale. La maison n'a pas beaucoup changé; toutefois, à l'heure actuelle, c'est un pensionnat de jeunes filles qui occupe les grandes pièces où le tonitruant Général organisa ces terribles descentes sur Paris et déchaîna ces effrayants bataillons du faubourg qui terrorisaient jusqu'à la Convention elle-même.
De l'autre côté de la place de la Bastille, rue Saint-Antoine, près de l'église Saint-Paul, s'ouvre le passage Charlemagne, pittoresque au possible par les vieux souvenirs qu'il renferme et l'étrange population qu'il abrite: rempailleurs de chaises, cardeurs de matelas, marchandes de lait, fleuristes en plein vent, se groupent autour des restes de l'hôtel charmant qui fut, sous Charles V, la somptueuse demeure du prévôt Hugues Aubryot.
La façade, encore remarquable et de belle allure, étonne et détonne dans ce fouillis de maisonnettes pauvres et basses qui l'enserrent. Des poules picorent au[Pg 213] pied des tourelles du XVe siècle qui renferment encore un escalier de belle allure—et du linge rapiécé sèche sur des fils de fer entre les fenêtres à cariatides du XVIIe siècle remplaçant celles derrière lesquelles rêvèrent jadis le duc d'Orléans, le duc de Berri et, en 1409, Jean de Montaigu, décapité pour crime de sorcellerie!—qui furent les hôtes illustres de ce logis fastueux autrefois[7].
[7] Pourquoi faut-il si souvent indiquer par une note que telle relique encore debout il y a quatre ans est—aujourd'hui—démolie, émiettée. Insoucieux de son histoire et de son glorieux passé, Paris laisse—sans une protestation—les vandales détruire ses plus vénérables souvenirs. Depuis six mois l'hôtel Aubriot n'existe plus. Il a fallu huit jours à des goujats pour faire disparaître un bijou de pierre que les Français admiraient depuis quatre siècles (août 1909)!
Et maintenant arrêtons-nous place des Vosges, de l'autre côté de la place de la Bastille. C'est l'un des rares coins de notre vieille Cité qui ont pu, à travers les siècles, conserver à peu près intact leur ancien caractère: les maisons de style Louis XIII n'ont pas changé. Le décor est resté le même, les Précieuses y pourraient refaire leurs promenades favorites et les raffinés d'honneur y dégaineraient comme au beau temps de Richelieu et des frondeurs d'édits, seul le public des spectateurs serait profondément modifié. Les belles dames du pays de Tendre, les Cydalises et les Aramynthes, les Seigneurs qui jadis habitèrent ces nobles logis, ceux qui, le 16 mars[Pg 214] 1612, assistèrent au carrousel donné par la Reine régente Marie de Médicis, en l'honneur de la paix conclue avec l'Espagne, ou ceux qui se rendaient en grand carrosse chez la belle Marion de Lorme ou chez Madame de Sévigné, sont aujourd'hui remplacés par de petits rentiers, de modestes commerçants retirés des affaires et des officiers retraités. D'humbles ménagères travaillent à «leur ouvrage» aux places où reposaient les chaises à porteur des nièces de Mazarin, et la colonie nombreuse des Israélites qui habitent le quartier s'y donne rendez-vous le samedi. C'est un curieux spectacle que ces hommes et ces femmes, au type si fortement accusé, se rendant à la Synagogue, toute proche d'un reste d'hôtel du XVIIIe siècle, encore orné de délicates ornementations, occupé aujourd'hui par un boucher, rue du Pas-de-la-Mule. Beaucoup de vieillards portent encore la longue lévite, les boucles d'oreilles et les cheveux en tire-bouchon. Des jeunes filles à l'œil velouté, coiffées de bandeaux, et vêtues de façon spéciale, s'y rencontrent certains jours de fêtes religieuses. Étrange évocation: il semblerait que, dans ces quartiers paisibles, les traditions bibliques se fussent conservées dans quelques familles israélites.
Mais c'est une exception, et la place des Vosges, qui
fut la place Royale, qu'habitèrent Richelieu, Fronsac,
Chabannes, le maréchal de Chaulnes, Rohan-Chabot,
Rotrou, Dangeau, Canillac, le prince de Talmont et
Mademoiselle du Châtelet; où naquit Madame de Sévigné,[Pg 215]
[Pg 216]
[Pg 217]
où vécurent la tragédienne Rachel, Théophile Gautier et
Victor Hugo, est aujourd'hui complètement délaissée.
Ce délicieux «coin de Paris» où se dépensa tant
d'esprit, où de si belles dames firent assaut de grâce et
d'élégance, où tant de Raffinés dégainèrent, n'est plus
qu'un grand jardin solitaire, provincial et triste, fréquenté
à peu près uniquement par les élèves des pensions
voisines qui y jouent aux barres, au cheval fondu ou
au roi détrôné, à l'ombre débonnaire de la statue de
Louis XIII, qu'encadrent philosophiquement le kiosque
de la loueuse de chaises et le théâtre de Guignol![8]
[8] Depuis l'époque où ces lignes furent écrites, la Ville de Paris a installé son «Musée Victor Hugo» dans le logis même qu'habita l'illustre poète.—G. C. (1909).
Dans l'ancienne rue Culture-Sainte-Catherine (qui s'appelle aujourd'hui rue de Sévigné), sur l'emplacement de l'actuel nº 11, s'élevait le théâtre du Marais, construit aux frais de Beaumarchais. En 1792, on y représenta la Mère coupable, au bénéfice, disait l'affiche, «du premier soldat qui enverra au citoyen Beaumarchais l'oreille d'un Autrichien». Ce n'est plus qu'un modeste établissement de bains chauds, précédé d'un petit jardinet, où, encadrées de caisses de fusains, reluisent des boules étamées. Le mur énorme, sombre et rébarbatif, sur lequel s'appuie le léger pavillon thermal, est l'ancien mur de la Prison de la Force, de sinistre mémoire, où fut égorgée sur une borne, au coin de la rue des Balais, Madame de[Pg 218] Lamballe, où fut transférée Madame Tallien, où fut détenue la Princesse de Tarente, l'aïeule de l'aimable, accueillant et érudit Duc de la Trémoïlle, qui n'eut qu'à entr'ouvrir son incomparable Chartrier de famille pour nous donner ces passionnants et pittoresques «Souvenirs de Madame de Tarente», un des plus précieux documents sur la période révolutionnaire.
L'hôtel Carnavalet, la «chère Carnavalette» de Madame de Sévigné, est tout proche, et aussi l'ancien hôtel Le Peletier-Saint-Fargeau, aujourd'hui Bibliothèque de la Ville de Paris. C'est un beau et vaste logis, de noble allure, qui renferme des merveilles, livres, cartes, plans, manuscrits. L'histoire écrite de Paris est là, et tous les travailleurs connaissent le joli cabinet aux fines sculptures de l'aimable et savant M. Poëte, conservateur de ces belles collections. MM. Beaurepaire, Jacob, Jarach et Wilhem, à la Bibliothèque; MM. Pètre et Stirling aux Travaux Historiques, sont les hôtes avertis et accueillants de cette admirable Bibliothèque parisienne.
Tout ce quartier du Marais renferme, du reste, de
somptueux hôtels dont aucun, hélas! ne fut respecté?
Tous sont livrés au commerce et à l'industrie. L'hôtel
Lamoignon est occupé par des polisseurs de glaces, des
fabricants de sièges rustiques; l'hôtel d'Albret, par un
marchand de bronzes d'éclairage; les hôtels de Tallard,
de Maulevrier, de Sauvigny, de Brevannes, d'Épernon, etc.,
sont encore debout, mais en quel état! La rue des[Pg 219]
[Pg 220]
[Pg 221]
Nonnains-d'Hyères nous offre son curieux bas-relief de
pierre peinte représentant un gagne-petit en costume
du XVIIIe siècle. En 1748, une Mme de Pannelier tenait
dans cette même rue «bureau d'esprit»; Lalande, Sautereau,
Guichard, Leclerc de Merry y fréquentaient. Les
séances, qui avaient lieu le mercredi, étaient précédées
d'un excellent dîner. La tradition s'en est heureusement
conservée à Paris.
Rue François-Miron, se rencontre un vaste et bel hôtel à fronton circulaire, avec écussons et guirlandes. C'est l'hôtel de Beauvais, bâti par Le Pautre en 1658.
On ne se douterait guère, aujourd'hui, à voir cette vieille maison dans cette triste rue, que les carrosses dorés du Roi Soleil ont passé sous la voûte obscure de la porte d'entrée, et que, du haut du balcon du pavillon central, la Reine Anne d'Autriche, accompagnée de la Reine d'Angleterre, du cardinal Mazarin, du maréchal de Turenne et d'autres illustres seigneurs, vit passer le cortège de son fils Louis XIV et de sa belle-fille, la nouvelle reine Marie-Thérèse d'Autriche, faisant, par la porte Saint-Antoine, leur entrée solennelle dans Paris, le 26 août 1660!
Les propriétaires successifs ont tous plus ou moins dégradé cette noble demeure. Seul, le grand escalier est à peu près intact, et c'est une merveille. Les sculptures sont de Martin Desjardins et la cour ovale garde encore quelques traces de son élégance d'autrefois.
Par son aspect pittoresque et les beaux hôtels qu'elle contient, la rue Geoffroy-l'Asnier est l'une des plus curieuses de Paris. Au nº 26 se dresse l'hôtel de Châlons-Luxembourg, avec sa porte monumentale et son merveilleux heurtoir. Au fond de la cour s'élève un fort élégant pavillon Louis XIII, briques et pierres, aux proportions délicates; l'hôtel avait été bâti pour le deuxième Connétable de Montmorency, et tout perdu qu'il est dans ce triste quartier il garde encore fière allure.
Après la Révolution, cette rue dont presque tous les propriétaires avaient émigré ou avaient été guillotinés, se trouva complètement déchue de son ancienne splendeur. De petits rentiers, de modestes employés, de pauvres gens se fixèrent dans ces grandes maisons abandonnées; l'herbe poussait dans les rues, beaucoup d'hôtels avaient été vendus comme biens nationaux, et la rue Geoffroy-l'Asnier subit le sort commun, elle se démocratisa!
Entre cette rue et la rue des Barres, l'œil étonné perçoit une sorte de fissure à ce point étroite que deux personnes pourraient difficilement y passer de front, une manière de corridor où siffle le vent entre deux rangées de maisons délabrées et hors d'aplomb, c'est la rue Grenier-sur-l'Eau, pauvre et sale, mais pittoresque au possible avec, comme fond, la glorieuse tour de Saint-Gervais-Saint-Protais qui se détache en lumière sur le ciel.
C'est la nuit, avec un ciel d'orage, qu'il faut voir la[Pg 223]
[Pg 224]
[Pg 225]
sinistre petite rue des Barres, derrière Saint-Gervais: il
est alors facile de se
représenter ce que dut
être ce paisible quartier
lorsque, le 9 thermidor,
vers 11 heures
du soir, à la lueur des
torches, parmi les appels
aux armes, les
coups du tocsin et les
clameurs de la foule,
le corps de Lebas mort
y fut apporté et, sur une
chaise, Augustin Robespierre
qui s'était brisé
les cuisses en sautant
par une des fenêtres de
l'Hôtel de Ville. Le mort
et le mourant étaient
traînés à l'hôtel des
Barres transformé en
comité de section. Le
lendemain matin on
enterrait Lebas, et
Augustin Robespierre
était porté au Comité
de Salut public, d'où il
partit pour l'échafaud.
Dans cette pittoresque rue des Barres—qui descend jusqu'à la Seine, près du vieux quai de l'Hôtel-de-Ville, où viennent s'amarrer les gros bateaux plats chargés de pommes, de pierres ou de sable—s'ouvre l'une des sorties de la charmante église Saint-Gervais dont les beaux vitraux, chefs-d'œuvre de Pinaigrier et de Jean Cousin, furent presque totalement détruits il y a quelque vingt ans par une explosion de dynamite.—Tout contre l'église, dans les restes désaffectés d'une ancienne chapelle, un confiseur a installé ses alambics et ses bassines de cuivre rouge, et c'est un bien curieux spectacle, que de voir les fourneaux allumés de toute cette étrange cuisine sous ces antiques voûtes ogivales, entre ces piliers noircis portant encore la trace des cires qui brûlaient devant les images saintes, sur ce sol, jadis charnier, qui contient encore des ossements. Les communs de la vieille église subsistent encore, merveilleusement pittoresques et s'ouvrent rue François-Miron, nº 2, à gauche du portail d'entrée de l'église, entre une boutique de blanchisseuse et une «entreprise de déménagements»!
A côté, la petite rue de l'Hôtel-de-Ville nous amène
rue Vieille-du-Temple, où nous pouvons admirer au
nº 47 ce qui nous reste du curieux hôtel des ambassadeurs
de Hollande—où «Monsieur Caron de Beaumarchais
et Madame son épouse» comme les appelle un
almanach de 1787, installèrent en 1784 un «Institut de
Bienfaisance pour les pauvres mères nourrices». C'est
même au bénéfice de cette œuvre que fut donnée la[Pg 227]
[Pg 228]
[Pg 229]
50e représentation du Mariage de Figaro.—Plus loin,
sur la droite, à l'angle de la rue des Francs-Bourgeois,
se dressent la jolie tourelle construite vers 1500 pour
Jean Hérouet, et enfin le beau palais des Rohan, aujourd'hui
Imprimerie nationale. C'est un noble et vaste logis[Pg 230]
que l'élégant Cardinal s'était plu à orner somptueusement.
On y rencontre un chef-d'œuvre, «les Chevaux
d'Apollon», merveilleux bas-relief de Pierre Le Lorrain;
le salon des Singes, par Huet, est charmant, et le cabinet
du directeur de l'Imprimerie nationale, renferme une
admirable pendule de Caffieri. Pourquoi faut-il que ce
beau palais soit, hélas! condamné à une prochaine disparition.
L'hôtel de Rohan va tomber sous le pic des
démolisseurs, et c'est l'État qui commettrait ce sacrilège!
Puissent les efforts des amoureux de Paris réussir
et nous conserver ce précieux vestige d'un passé qui
disparaît, hélas! chaque jour un peu plus!
Un cocher dont la surprise dut être grande fut le nommé Georges qui, le 22 octobre 1812, à 11 heures et demie du soir, par une pluie battante transformant en cloaque le sol fangeux du cul-de-sac Saint-Pierre (maintenant impasse Villehardouin), près la rue Saint-Gilles, vit descendre de son cabriolet, complètement nu, et tenant sous le bras ses effets d'uniforme, un militaire qu'il venait, vingt minutes auparavant, de charger place du Louvre. Cet étrange voyageur s'appelait le caporal Rateau, il se rendait au rendez-vous que le général Malet lui avait assigné, du fond de la maison de santé du Dr Dubuisson, 303, Faubourg-Saint-Antoine, où il était interné par mesure administrative. Rateau, dans son désir de revêtir plus vite le bel uniforme d'officier d'ordonnance qui lui était destiné, s'était déshabillé dans[Pg 231] la voiture, et c'est entièrement dévêtu qu'il monta quatre à quatre le sombre escalier de la plus triste maison de cette triste ruelle.
Elle existe encore, noire, sordide, misérable, la bicoque où Malet avait donné rendez-vous aux complices qu'il s'était choisis, au troisième étage, chez l'abbé Cajamanos, un vieux prêtre espagnol ahuri et sortant de Bicêtre[9].
[9] L'impasse Villehardouin n'existe plus: une importante maison de commerce a installé ses ateliers sur le théâtre où se joua la tragédie de 1812 (1909).
C'est une prodigieuse aventure que celle du général Malet et qui déconcerte. Ainsi, en 1812, alors que Napoléon semblait au faîte des grandeurs humaines, du fond d'une sorte de cachot, avec l'aide de cinq ou six obscurs comparses, d'un vieux prêtre sachant à peine le français, d'un officier général mis en réforme, d'un sergent presque illettré et de quelques cerveaux brûlés; le général Malet, suspect, détenu, surveillé, avait pu tout combiner, tout préparer pour accréditer le bruit de la mort de l'Empereur,—dont on manquait de nouvelles, perdu qu'il était dans les steppes glacés de la Russie!—Et ces calculs se trouvèrent justes! Tous les dignitaires impériaux, depuis le ministre de la police Savary jusqu'au préfet de la Seine Frochot, acceptèrent sans contrôle, sans discussion, sans preuves, les allégations du général Malet. Tous surtout crurent à ses belles promesses, et l'on ne saurait dire où se serait arrêté le prodigieux[Pg 232] mystificateur, si un officier, ne connaissant que sa consigne, se refusant à toute discussion et ne se payant pas de belles paroles, n'avait demandé à vérifier les pouvoirs. Malet, pris de court, impatienté, répliqua par un coup de pistolet; le commandant Doucet lui mit la main au collet et la comédie finit en drame.
On mit, à faire disparaître tous les organisateurs de ce complot, qui avait si bien failli réussir, d'autant plus d'empressement qu'il fallait au plus vite supprimer ces gênants témoins de tant de lâchetés, de mensonges et de compromissions.
Le pauvre logis de l'impasse Villehardouin fut fouillé par toute la police de Paris; les papiers, les uniformes, les bicornes et les épées furent repêchés dans le petit puits qui existe encore et où ils avaient été éperdument jetés. En quelques heures, Malet, Lahorie, Rateau, Guidal furent jugés, condamnés et exécutés. Les réponses du général devant le tribunal, qui le jugea sommairement, sont déconcertantes; comme on lui demandait (un peu tard) quels étaient ses complices: «Vous tous, répondit-il à ses juges, si j'avais réussi!»
Amené devant le sinistre mur de la plaine de Grenelle, il voulut commander lui-même le feu du peloton d'exécution, et fit, comme au terrain de manœuvre, recommencer le mouvement En joue! qui n'avait pas été exécuté avec une précision toute militaire. Un officier, le capitaine Borderieux, qui n'avait d'ailleurs absolument rien compris à ce drame prodigieux dont il avait[Pg 233] été l'un des plus pittoresques comparses, mourut, en criant: «Vive l'Empereur!»
Entre les Archives et la rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie s'élevait jadis un vaste couvent qui, en 1631, devint la propriété des Carmes Billettes,—du nom d'un ornement que ces religieux portaient sur leur robe.—La Révolution supprima le couvent, mais le petit cloître nous est resté avec ses proportions charmantes et son intimité monacale. C'est aujourd'hui une école municipale, l'église voisine fut affectée au culte protestant.
A côté la rue de Venise, une des plus anciennes de Paris; ruelle infecte et sordide où grouille la plus basse prostitution. Un monde de malandrins des deux sexes hantent les bouges qui la bordent. Des femmes sans âge, abominables, déambulent et traînent des savates élimées devant des entrées de couloirs où se devinent de gluants escaliers noirs; des linges rapiécés pendent aux fenêtres, d'âcres fumées sortent à travers d'épais barreaux obturant d'anciens hôtels mués en repaires de vagabonds, et clos par de lourdes portes hérissées de clous rouillés.
C'est hideux et pittoresque, comme tout ce vieux quartier d'ailleurs, qui, avec la rue Pierre-au-Lard, la rue Brise-Miche et la rue Taille-Pain, forme cet ensemble étonnant: le cloître Saint-Merri, du nom de la vieille église dont le tocsin a sonné tant de fois l'alarme à l'époque des émeutes du règne de Louis-Philippe.
A la moindre poussée de fièvre populaire, cet inextricable dédale de petites rues se hérissait de barricades. C'est à l'intersection de la rue Saint-Martin et de la rue Aubry-le-Boucher que s'éleva l'effrayante barricade défendue par Jeanne et ses intrépides compagnons. A la suite de l'enterrement du général Lamarque, mort en pressant sur les lèvres l'épée que lui avaient offerte les officiers bonapartistes des Cent-Jours, un immense mouvement révolutionnaire avait galvanisé Paris; les anciens soldats de l'Empire, les survivants de la Terreur et ceux de 1830 groupés dans leur haine commune contre le gouvernement de Louis-Philippe, se joignirent aux mécontents de tous les partis et aux membres des sociétés secrètes, si nombreuses alors. Dans la soirée du 5 juin 1832, le centre de Paris s'était hérissé de barricades, et la troupe et la garde nationale durent reconquérir une à une les positions perdues—on s'égorgea toute la nuit—et, lorsque l'aube du 6 juin teinta de rose le faite des maisons, la grande barricade de Saint-Merri tenait toujours. Ses défenseurs, une poignée d'hommes héroïques, avaient juré de s'ensevelir sous ses ruines; il avaient déjà repoussé dix furieux assauts; ils attendaient la mort, et la grande voix du tocsin de Saint-Merri, sonnant sans relâche au-dessus de leurs têtes, semblait tinter le glas des trépassés!—Une partie de l'armée de Paris dut donner pour abattre ces insurgés indomptables: le feu sortait des pavés, des fenêtres, des caves; autour de la barricade[Pg 235] des corps de gardes nationaux et de soldats, criblés de balles, troués de coups de couteaux, écrasés sous les pavés lancés du haut des toits, témoignaient de l'effroyable sauvagerie de cette lutte fratricide: le sol, longtemps, demeura rouge de sang! Que de boulets, que de mitraille, que de balles ont reçu toutes ces vieilles façades, au hasard des échauffourées si nombreuses du temps de Louis-Philippe.
Au premier appel des tambours, les citoyens s'armaient et couraient défendre l'ordre... ou l'attaquer; les femmes, anxieuses, tapies derrière les volets fermés, guettaient les civières.
L'émeute finie, la vie reprenait et, dans le même immeuble, l'insurgé côtoyait l'honnête garde national avec lequel il avait, la veille, échangé des coups de fusil. Parfois, cependant, quelques rancunes subsistaient.
Mes parents ont connu une vieille dame, logée rue Saint-Merri, qui, pendant trente ans, ne passa jamais qu'en tremblant devant la porte du locataire demeurant au-dessous d'elle. Comme on s'étonnait de cette persistante appréhension, elle disait: «Si vous saviez ce qui m'est arrivé!» et elle contait qu'un soir d'émeute,—en 1836,—son mari, absent depuis le matin, faisait le coup de fusil dans les rangs de la garde nationale. Elle, restée seule à la maison, affolée d'angoisse, vit arriver au tournant de la rue un brancard recouvert d'une serpillère que les porteurs déposèrent à sa porte. Est-ce son mari qu'on ramène mort?—Elle se précipite, soulève[Pg 236] un coin du drap et, reconnaissant, la joue traversée d'une balle, sanglant, les yeux hagards, la mâchoire fracassée, le locataire du dessous: «Ah! quel bonheur, s'écria-t-elle; c'est vous, monsieur Vitry!»
M. Vitry, depuis ce jour, lui avait battu froid.
Du temps de Charles VI, sous le prétexte trop justifié d'épuration nécessaire, et, sur la prière du curé de Saint-Merri, on avait expulsé de ces «rues chauldes» la majeure partie des ribaudes et des prostituées qui y prenaient leurs ébats. Mais, si la morale a des droits, le commerce en a également; les bons boutiquiers du quartier, plus soucieux de leurs intérêts que de la décence, protestèrent énergiquement contre une pareille mesure, si préjudiciable à leurs petits négoces. Ils eurent gain de cause; le 21 janvier 1388, le Parlement donna tort à M. le Prévôt, et la bande joyeuse reprit triomphalement possession du quartier. Nopces et festins!
Dans sa Chronique des rues, notre docte ami Beaurepaire, bibliothécaire de la Ville de Paris, assure que la rue Pirouette, près l'église Saint-Eustache, doit son nom singulier «au pilori des Halles qui s'élevait à cet emplacement: c'était une tour octogonale, percée de hautes fenêtres ogivales, au milieu de laquelle était une roue de fer, percée de trous où l'on faisait passer la tête et les bras des criminels, rôdeurs, assassins, courtiers de débauches, blasphémateurs, condamnés à cette exposition infamante. On les y attachait pendant trois[Pg 237] jours de marché consécutifs, deux heures par jour, et en les tournant de demi-heure en demi-heure dans une[Pg 238] direction différente. En somme, on leur faisait faire «la pirouette», de là le nom de la rue».
Après y avoir été autrefois exposés, les malfaiteurs
viennent y souper aujourd'hui. L'«Ange gardien» un
tapis franc, exhibe son enseigne presque à l'angle de la
rue: Ici l'on rit, l'on boit, l'on chante et l'on prépare
les mauvais coups du lendemain. L'état-major de l'armée[Pg 239]
du vice s'y réunit. C'est l'endroit à la mode, quelque
chose comme le «Maxim's» des chourineurs. C'est là
qu'il est vraiment élégant de se montrer dans le monde
des «Apaches». Casque-d'Or et ses pareilles y trônent, et
le gredin qui vient de faire un mauvais coup est certain
d'y rencontrer bon souper, bon gîte et le reste. Il n'y a
pas que les chevaliers du surin qui hantent ce noble[Pg 240]
logis; d'autres seigneurs y viennent manger des escargots
et boire du champagne: d'inquiétants jeunes gens,
aux cheveux plaqués y mènent tapage. On dépense
là l'argent du coup de couteau ou celui du coup de
chantage. C'est l'une des hontes de Paris.—Le propriétaire
assure que de braves gens font partie de sa[Pg 241]
[Pg 242]
[Pg 243]
clientèle: la chose est possible—mais alors ces infortunés
rencontrent chez lui bien mauvaise compagnie.
Tout à côté, presque porte à porte, au nº 5, s'ouvre la cour du Heaume qui nous donne une saisissante impression de ce qu'étaient les logis d'autrefois; ce fut, au XIVe siècle, un somptueux hôtel, ce n'est plus aujourd'hui qu'une remise de voitures à bras qui tendent vers les vieux plafonds aux poutrelles saillantes leurs brancards vernissés par l'usure, et une poissonnerie où se débitent les escargots de Bourgogne et les homards cuits ou crus. C'est l'un des coins les plus pittoresques de ce pittoresque quartier, avec ce qui reste de la rue de la Grande-Truanderie, où, le 10 mai 1797, fut arrêté Babeuf, un des ancêtres du communisme.
La rue de la Tonnellerie, où habita Molière, disparut également dans le percement de la rue Turbigo.
Dans ce quartier des Halles où chacun travaille, où
chaque boutique offre à la gourmandise de Paris les
meilleures victuailles, les plus frais légumes, les fruits
les plus savoureux; où toutes les nuits de longues files
de voitures maraîchères charrient des montagnes de provisions
de toutes sortes, chaque rue a, pour ainsi dire,
sa spécialité. Les ménagères savent où trouver les
volailles, où, les langoustes, où, les fromages, où, les
oranges. Toutes ces petites rues, avoisinant les Halles,
recèlent d'étonnantes boutiques, des angles de portes,
des coins de caves qui, depuis des générations, sont
occupés par un monde de braves cultivateurs, de petits
négociants, de revendeurs, de marchands au panier, qui[Pg 245]
[Pg 246]
[Pg 247]
tous ont leurs spécialités et leurs clientèles. On rencontre
encore, dans cette curieuse rue Montorgueil, de
vieux logis qui stupéfient, comme—entre les nos 64 et
72—cette antique auberge du Compas-d'Or où descendirent
tant de générations de voituriers. Sa double
entrée, encombrée elle-même de petits étaux de bouchers,
de marchands de volailles, de tripiers, s'ouvre
sur une immense cour où picorent les poules dans des
tas de fumier doré, où s'ébrouent les canards, où bêlent
des chèvres, sous l'œil étonné d'une trentaine de chevaux,
paisibles locataires du rez-de-chaussée, dont les
têtes curieuses passent au-dessus des portes-barrières,
par les fenêtres basses, ou par les soupiraux ouverts.
Au fond, sous l'immense hangar, sont remisées les
voitures, dans une saine odeur de campagne, de foin,
de verdure et c'est un spectacle vraiment curieux que
ce coin silencieux, cette remise campagnarde dans cette
rue bruyante, populeuse, encombrée, pleine de camelots,
d'ouvriers, de cris, débordante de vie et de mouvement.
Les restes de la rue Quincampoix, derrière la vieille Tour Saint-Jacques-la-Boucherie, précisent l'étrangeté de ce quartier où le décor est demeuré en partie, mais où les habitudes et les habitants se sont, plus peut-être que partout ailleurs, modifiés et transformés. Rue Quincampoix, en effet, Law avait installé ses bureaux, la Banque du Mississipi. Là, tout Paris connut les fièvres de la spéculation. Ce fut comme une frénésie![Pg 248] Pendant des mois on ne vit que ruines et folies. Tous jouaient, la duchesse et le prêtre, le philosophe et le courtisan, le boutiquier et la danseuse, le duc et pair et son laquais, le traitant et son commis. Pour profiter du voisinage du célèbre agioteur, chaque chambre, chaque boutique, chaque cave même, se vit transformée en tripot, et l'on cite le cas d'un savetier qui louait 100 livres par jour, à des joueuses, son échoppe infecte, puant la poix et le vieux cuir. La fièvre de l'or avait aboli toutes les distances. Puis, fatalement, éclatèrent la crise finale, l'effondrement, la panique: la rue Quincampoix ne montrait plus que visages désespérés. Tous les jours crises de folie, meurtres, suicides. En une seule fois, vingt-sept corps d'assassinés ou de suicidés sont pêchés aux filets de Saint-Cloud. Pour jouer encore, il fallait à tout prix «faire de l'argent»: on volait dans les rues à main armée, et les assassins appartenaient à toutes les classes de la société. Un jeune misérable, parent du Régent, le comte de Horn, déjà célèbre par ses folies, embauche deux scélérats de son espèce, raccroche un jeune agioteur fort riche, l'attire dans un cabaret, rue de Venise, l'égorge et le vole. Quel scandale! La Cour et la Ville s'affolent. Va-t-on sévir enfin, et la justice fera-t-elle son devoir? On s'émeut, on intrigue, le lieutenant-criminel vient lui-même prendre les ordres du Régent, et de Horn, arrêté le 22 mars 1720, fut, le 26, exécuté, rompu en place de Grève, aux applaudissements de tout Paris.
La rue Quincampoix recèle encore quelques vieux hôtels où sont venus se loger des «spécialités médicales», des «caves fromagères», des «fabricants d'eau de seltz», des «fantaisies pour confiseurs», etc. Aux nos 58, 28, 14, 15, et surtout au nº 10, se rencontrent des restes de fer forgé, des balcons rompus, des mascarons de pierre écornés... Mais tout cela se désagrège, se disloque, tombe en ruine et ce n'est que par un sérieux effort d'imagination que l'on peut reconstituer, dans ce décor de misère, la vie de luxe, de fièvre et d'agiotage qui jadis emplissait cette vieille rue, empuantie aujourd'hui de relents pharmaceutiques et d'odeurs rances de pommes de terre frites.
La prophétie de Collé s'est réalisée: «On n'est plus de Paris quand on est du Marais!»
Le commerce a mis la main sur les beaux hôtels de jadis; la droguerie y a installé ses alambics; les fabricants de jouets y vendent leurs polichinelles; «l'article Paris» et le monde des camelots y règnent sans conteste.
C'est une population pauvre, laborieuse, intelligente, active, exerçant de petits métiers, dans ce qui fut de somptueux hôtels, et le contraste n'est ni sans grâce, ni sans intérêt: une visite à ces quartiers des Archives, du Marais et de Saint-Merri est certainement l'une des curiosités de Paris.
La ligne si pittoresque des grands boulevards s'étend de la Bastille à la Madeleine.
Il serait impossible de préciser l'aspect général des boulevards, chacun d'eux ayant sa physionomie spéciale, son caractère particulier.
Le boulevard Beaumarchais est tranquille et bourgeois. Rien n'a survécu du bel hôtel, surmonté d'une plume en guise de girouette et d'enseigne, qu'y éleva l'auteur du Mariage de Figaro, ni de ces jardins fameux qui firent l'émerveillement de Paris et que l'on ne pouvait visiter qu'avec des cartes spéciales, signées par Beaumarchais lui-même, et parcimonieusement distribuées.
Quelqu'un cependant les a connus, ces jardins célèbres; quelqu'un a pénétré dans ce qui restait de cette demeure fastueuse: Victorien Sardou. Pressentait-il qu'il serait un jour, de par son talent et son esprit, le successeur de ce Beaumarchais dont il usurpait ainsi la propriété?
Toujours est-il qu'en 1839, Victorien Sardou, âgé de sept ans, habitait chez ses parents, place de la Bastille. C'étaient, avec ses petits camarades, d'interminables parties de ballon et de cerceau autour de l'éléphant et aux abords du Canal; à l'entrée du boulevard Beaumarchais actuel, à droite, de longues palissades vermoulues bordaient un terrain vague; sur ces palissades étaient accrochées des images à un sou, de soldats, d'acteurs et d'actrices, et ces images n'avaient pas de plus fidèle amateur que le petit Sardou.
Un jour, en contemplant sa galerie en plein air, il[Pg 253]
[Pg 254]
[Pg 255]
aperçoit, à travers l'interstice de deux planches, un
immense jardin. «Qu'est-ce que ce jardin? Si on y
entrait?» Et le voilà, lui et un gamin de son âge, écartant
et soulevant une planche à l'aide des bâtons de
leurs cerceaux et se glissant, délicieusement terrorisés,
dans ce domaine inconnu... O stupeur! ils sont chez la
Belle au Bois dormant. Des herbes folles, des lianes, des
branches, des arbres ont tout envahi. C'est la faune et la
flore des forêts vierges, et, pour locataires, des lapins,
des oiseaux, des papillons. Robinson et le fidèle Vendredi
n'eurent pas plus grande surprise à parcourir leur
île que ces deux bambins à se perdre dans cet océan de
verdure.
Sardou se souvient vaguement d'un pavillon ruiné et de vieux murs décrépits, mais il revoit encore les talus, les fossés, les escarpements, où lui et son camarade firent de si délicieuses escapades, et rien n'est plus charmant que d'entendre cet exquis et spirituel Sardou, à l'œil si fin, au verbe si évocateur, conter (et avec quel art merveilleux!) ces histoires du Paris d'autrefois, qu'il regrette si fort et qu'il connaît si bien[10]!
[10] Hélas, notre cher et illustre maître n'est plus. V. Sardou est mort l'an dernier... (1909).
Les vieilles demeures ont disparu; une seule subsiste encore, à l'angle de la rue Saint-Claude, au nº 1; c'est l'hôtel célèbre où Cagliostro, ce charlatan de génie, installa ses fourneaux, ses creusets, ses alambics, ses[Pg 256] machines à transformations, toute l'étrange cuisine qui servait aux séances de magie.
La maison n'a pas été trop modifiée; elle reste encore baroque, mystérieuse, énigmatique, avec ses escaliers pris dans l'épaisseur des murs, ses corridors à secrets, ses plafonds machinés, ses caves à multiples issues. Les plus grands seigneurs, les plus nobles dames fréquentèrent ce logis; le cardinal de Rohan en était le familier. Le bruit courait qu'on y faisait de l'or et que Cagliostro, le grand Cophte, avait retrouvé le secret de la pierre philosophale! Il offrait, ajoutait la légende, des repas de treize couverts où les convives pouvaient évoquer les morts et c'est ainsi que Montesquieu, Choiseul, Voltaire et Diderot avaient pris part au dernier souper de Cagliostro.
Tout cela fit du bruit, on murmura, on cria au scandale: Louis XVI haussa les épaules et Marie-Antoinette défendit qu'on lui «parlât de ce charlatan». Mais chacun voulait pénétrer chez le «divin sorcier», et Lorenza, sa femme, dut ouvrir un cours de magie à l'usage des dames du monde.
Survient l'affaire du Collier. Cagliostro, compromis
avec le cardinal de Rohan et Mme de Lamotte, est
arrêté et mis à la Bastille. Ce ne fut que dix mois
plus tard, le 1er juin 1787, qu'il put rentrer dans l'hôtel
de la rue Saint-Claude, escorté par une foule de huit
mille à dix mille personnes, obstruant le boulevard, la
cour de l'hôtel, les escaliers. On l'acclamait, on l'embrassait,[Pg 257]
[Pg 258]
[Pg 259]
on le portait en triomphe. Cette belle journée
n'eut pas de lendemain; quelques heures plus tard, un
ordre du Roi l'exilait de France: l'hôtel fut clos. On
ne le rouvrit qu'en 1805 pour en vendre les meubles,
et ce dut être un curieux spectacle! En 1855, on fit des
réparations à la maison, les vantaux de la porte cochère
furent changés; ceux qui s'ouvrent aujourd'hui sur la
rue Saint-Claude proviennent des anciens bâtiments du
Temple. Les portes de la prison de Louis XVI ferment
l'ancien hôtel de Cagliostro!
Boulevard des Filles-du-Calvaire s'élève le Cirque d'Hiver, toujours immuable avec ses «Jeux Icariens», ses équilibristes, ses écuyères souriantes qui, depuis tant d'années, aux accents d'un pas redoublé, franchissent les mêmes cercles de papier et saluent d'un même sourire la foule idolâtre. Mais si le spectacle n'y varie guère, le public enfantin s'y renouvelle constamment, et les mêmes rires perlés de notre enfance y accueillent les mêmes grimaces des clowns. Monsieur Loyal seul n'est plus, l'admirable, l'imposant Monsieur Loyal, sanglé dans son bel habit bleu et qui, d'un si noble geste, rectifiait d'un coup de chambrière les incartades du clown gouailleur ou les écarts de la jument Rigolette, présentée en liberté[11].
[11] Le Cirque d'Hiver s'est—à notre vif regret—totalement modifié. C'est aujourd'hui un banal cinématographe (1909).
Pourrait-on croire aujourd'hui que, pendant plus d'un siècle, le boulevard du Temple fut le centre de la[Pg 260] gaieté de Paris! Une délicieuse gravure de Saint-Aubin nous le montre joyeux, pimpant, mouvementé: les carrosses, les wiskys, les cabriolets, les vis-à-vis s'y croisent; les grandes dames, les élégantes, les filles à la mode, y rivalisent de grâces, de belles manières, de jolies toilettes aux étranges désignations, et le dessinateur Briou peut écrire au bas d'une gravure de mode de l'époque: «L'agaçante Julie reposant sur le Boulevard, en attendant bonne Fortune: elle est en robe du matin avec un chapeau à la Chasseresse aux cœurs volants». On soupe et l'on danse au Café Royal, chez Alexandre; on s'écrase devant les boniments de Nicolet; on fait cercle autour de Fanchon la vielleuse. Curtius y installe ses luxueux salons de cire; plus tard, les parades de Bobèche et de Galimafré feront la joie de Paris, et bien longtemps la kermesse continuera.
L'Ambigu, le Théâtre Historique, la Gaîté, les Funambules,
le Cirque Olympique, le Petit-Lazari, les Délassements-Comiques;
dix théâtres y apporteront la fièvre, le
bruit, la vie, avec leur personnel étrange, nerveux,
grandiloquent, tapageur; les titis, de tous temps épris
de spectacles, acclameront à leur passage les héros de
tous ces drames et de tous ces mélodrames, si nombreux
que l'argot populaire avait baptisé de ce nom
suggestif: Boulevard du Crime le boulevard du Temple
où de dix heures à minuit, chaque soir, tant de sang
coulait sur les planches de ces théâtres: Mme Dorval,
[Pg 261]
[Pg 262]
[Pg 263]Mlle George, Mlle Déjazet, MM. Bocage, Mélingue, Bouffé,
Dumaine, Saint-Ernest, Boutin, Colbrun, Lesueur, Deburau,—le
Pierrot idéal,—et aussi Gobert, qui ressemblait
si fort à Napoléon Ier, comme Taillade, maigre
et nerveux, incarnant Bonaparte. C'était l'époque où
l'épopée bonapartiste tournait à ce point les têtes que le
pauvre comédien Briand, chargé, dans un des nombreux
«Napoléon» qui se jouaient alors, du rôle ingrat
d'Hudson Lowe, disait: «Je ne retrouverai jamais pareil
succès. Hier, ils m'ont attendu à la sortie et jeté dans le
bassin du Château-d'Eau!»
Tout le quartier se passionnait pour ou contre ses artistes habituels, épousait leurs querelles, se répétait leurs bons mots ou leurs aventures; Frédérick-Lemaître surtout, tragique, débraillé, buveur, prodigue, génial, portant, dans la vie comme au théâtre, le panache effiloché de Don César de Bazan, avait sa légende; on s'extasiait sur ses amours avec Clarisse Miroy, tramées de coups de canne et de tendresses folles. Le lendemain d'une de ces retentissantes querelles, Frédérick, racontait-on, sonnant à la porte de sa maîtresse, fut reçu par la mère de Clarisse; la bonne dame, effrayée de se trouver en présence du brutal artiste, levait déjà le bras pour se garer des coups... «Vous battre, moi, vibra Frédérick, avec la voix tonitruante de Richard d'Arlington, vous battre! pourquoi?... Est-ce que je vous aime?»
Le Théâtre Historique deviendra le Théâtre Lyrique, [Pg 264]et l'admirable Mme Miolan-Carvalho, la reine du chant, y créera, avec quel art, Faust, Mireille, les Noces de Jeannette, la Reine Topaze, etc. Vers 1861, le glorieux maître Massenet, encore élève au Conservatoire et à la veille d'obtenir son Prix de Rome, remplira—à l'orchestre du théâtre—les fonctions de timbalier, aux modestes appointements de 45 francs par mois! Les frères Davenport, le prestidigitateur Robin donneront en face leurs amusantes séances d'hypnotisme et de magie blanche.
On rencontre, sur cet inoubliable boulevard du Temple, tous les auteurs à la mode: Dennery, Théodore Barrière, Victor Séjour, Paul Féval, Gounod, Berlioz, A. Adam, Clapisson, Saint-Georges, les frères Cogniard, Clairville et le grand Dumas passe triomphalement, distribuant à tous des poignées de main. Les cafés refusent du monde. Les marchands d'oranges font fortune, les gavroches vendent des contremarques, portent des bouquets aux jolies actrices, hèlent des cabriolets. On s'interpelle, on crie, on se dispute, on rit surtout, sous l'œil indulgent de la police et au bruit de la sonnette du marchand de coco: c'est l'âge d'or!
En 1862, une regrettable décision du baron Haussmann,
préfet de la Seine, supprima ce coin vivant, si
joyeux, et sur les ruines de tous ces théâtres, qui
apportaient la fortune et la gaieté, s'élèvent la caserne
du Prince-Eugène, la vilaine bâtisse de l'Hôtel Moderne
et le déplorable monument de la place de la République.
De tout ce beau et artistique passé, rien ne subsiste que
le minuscule théâtre Déjazet, au coin du passage Vendôme,[Pg 265]
[Pg 266]
[Pg 267]
et le Café Turc, mais combien différent de ce
qu'il fut autrefois, alors que Bailly le peignit sous le
Directoire: les élégantes, les Merveilleuses, les Incroyables
y venaient alors «écorcher une glace ou
déguster de petits pots de crème», en y écoutant des
concerts de citharistes; de jeunes Savoyards faisaient
danser leurs marmottes devant les «âmes sensibles» et
les bourgeois économes du quartier menaient leur famille
contempler la haute vie parisienne qui faisait du Café
Turc un de ses séjours d'élection.
Les restaurants étaient nombreux; souvenirs des cafés renommés d'autrefois comme le café Godet et le café Yon. On y chantait, on y dansait, on y riait et parfois aussi l'on y complotait. C'est au restaurant des Vendanges de Bourgogne, faubourg du Temple, rendez-vous ordinaire des repas de noces parisiennes ou des agapes de la Garde nationale, que,—le 9 mai 1831, à la fin d'un banquet donné pour célébrer l'acquittement de Guinard, de Cavaignac, des frères Garnier, accusés de complot contre la sûreté de l'État—Évariste Gallois, un couteau à la main, porta en trois mots, ce toast menaçant: «A Louis-Philippe!»
Le grand Flaubert habitait boulevard du Temple, au nº 42; là le dimanche, il réunissait, dans de bruyants déjeuners, ses fidèles, Zola, Goncourt, Daudet, de Maupassant, Huysmans, Céard, Georges Pouchet, à quatre pas d'une maison qui fut tragique. C'est, en effet, au nº 50, au troisième étage d'une misérable masure, que,[Pg 268] le 28 juillet 1835, derrière une jalousie, Fieschi avait installé les vingt-cinq canons de fusils bourrés de balles, qui constituaient sa «machine infernale»; une rigole de poudre passait sur les vingt-cinq lumières. Quelle terrible volée de mitraille devait vomir cet effroyable engin de mort! L'épicier Morey, qui avait aidé à préparer ce crime monstrueux, avait même pris l'utile précaution d'avarier quatre des canons de fusil dont l'éclatement devait supprimer Fieschi lui-même.
Pépin, autre complice, avait eu soin de passer et
repasser plusieurs fois à cheval, au petit pas, devant la
fatale fenêtre, et, derrière la jalousie, Fieschi, excellent
tireur, avait pu tout à son aise viser et mettre au point
exact de mire son effroyable machine à tuer. Louis-Philippe,
qui, dix fois déjà avait échappé aux assassins,
devait cette fois succomber. Mais les conjurés n'avaient
pas songé que le Roi, passant en revue la Garde nationale,
suivrait, non pas le milieu du boulevard, en dos
d'âne à cause de l'écoulement des eaux, mais bien les
chaussées beaucoup plus basses le long desquelles
les troupes étaient rangées. La volée de balles, renversant
femmes, enfants spectateurs, officiers et escorte
placés à la gauche du Roi, passa par-dessus sa tête et
n'atteignit que le haut de son chapeau à cornes: ce fut
une effroyable tuerie, le boulevard ruissela de sang;
plus de quarante malheureux gisaient sur la chaussée,
dont le glorieux maréchal Mortier, qui expira couché
sur une des tables de marbre du Café Turc, où les[Pg 269]
[Pg 270]
[Pg 271]
blessés et les morts avaient été transportés. Fieschi,
blessé, fut arrêté dans l'arrière-cour de la maison voisine,
alors qu'il cherchait à fuir par la rue des Fossés-du-Temple.
Le 19 février 1836, il montait à l'échafaud
avec ses complices, Pépin et Morey.
C'est à l'angle du boulevard du Temple, à droite, devant la première maison du boulevard Voltaire, que tonnait la barricade où fut tué Delescluze, en mai 1871;—à cette place, s'élevait autrefois le Théâtre de la Gaîté,—le Théâtre Lyrique ouvrait ses portes sur l'emplacement actuel de la gare du Métropolitain, place de la République!
Le boulevard Saint-Martin, où Paul de Kock avait élu domicile pour y étudier de ses fenêtres, ouvertes à l'entresol, près la porte Saint-Martin, la vie frémissante de Paris, n'a maintenant d'animation réelle que le soir. Quatre théâtres; les Folies-Dramatiques, l'Ambigu, la Porte-Saint-Martin et la Renaissance, y apportent la vie et le mouvement, et rien n'est plus amusant que l'heure de la sortie: les cafés s'emplissent, les cigarettes s'allument, les crieurs de journaux hurlent les dernières nouvelles; on se bouscule, on se pousse; les camelots hèlent les voitures, où s'engouffrent de jolies femmes en claires toilettes et en manteaux de soirée; puis, ce sont les acteurs qui sortent, mentons bleus et cols relevés, l'air maussade souvent; enfin les jolies actrices, très attendues, qui, rapides, se glissent dans un coupé[Pg 272] où se dissimule le plus souvent un cavalier que dénonce seul le point rouge d'une cigarette.
Près de la porte Saint-Denis, à la hauteur de l'étroite[Pg 273] rue de Cléry, commençait autrefois une montée qui fut le théâtre d'une scène tragique. C'est là que, le 21 janvier[Pg 274] 1793, l'intrépide de Batz avait donné rendez-vous à quelques camarades. On devait tenter une suprême folie, un dernier effort pour soustraire Louis XVI à la honte de l'échafaud: forcer la ligne des soldats, se jeter sur l'escorte qui entourait la voiture et enlever le Roi.
Mais, dès la veille au soir, le Comité de Sûreté générale avait été prévenu «par un particulier connu», disent les rapports de police, du complot fou qui se tramait et toutes les précautions avaient été prises. Pendant la nuit, les gendarmes mettaient en état d'arrestation les suspects dont la liste avait été jointe à la dénonciation. De Batz, au rendez-vous, croyait trouver cent cinquante complices, ils étaient sept. Malgré leur petit nombre, ils n'hésitèrent pas, se lancèrent à la tête des chevaux et furent sabrés. Trois restèrent sur la place, de Batz put s'échapper.
Cette bizarre et tortueuse rue de Cléry, dont l'arête
coupante se profile si étrangement sur le ciel, vit se
jouer un autre drame. Le père d'André et de Marie-Joseph
Chénier habitait au nº 97. C'est là—croit-on—que,
le 7 thermidor, il attendait,—avec quelle anxiété!—la
mise en liberté de son fils André, depuis de longs
mois prisonnier à Saint-Lazare. Le pauvre homme
n'avait-il pas eu l'idée folle de s'adresser au cœur(!)
de Collot d'Herbois pour lui demander l'élargissement
du poète. Collot d'Herbois, ancien acteur qui, sur un
autre théâtre, se vengeait d'avoir été sifflé, n'avait pas
oublié les vers cinglants où André Chénier l'avait étrillé[Pg 275]
[Pg 276]
[Pg 277]
de main de maître; mais il ignorait en quelle prison se
trouvait le poète. Marie-Joseph Chénier, suspect lui-même,
avait su, en effet, gagner du temps, reculer le
procès, faire perdre la trace de son frère. C'était, à cette
heure suprême de la Terreur, la seule chance possible,
et le renseignement si ardemment souhaité était
apporté par le père Chénier lui-même, qui livrait ainsi
au plus mortel ennemi de son fils, à Collot d'Herbois,
ce cabotin sinistre, la tête de son adoré André!
«Demain, avait assuré Collot, ton fils sortira de Saint-Lazare.»
Il tint parole, le 7 thermidor; à l'heure où,
devant la table servie, l'attendait son malheureux père,
André Chénier montait en charrette pour aller à l'échafaud
dressé ce jour-là barrière du Trône!
Autour de la pittoresque rue de Cléry, s'étend un quartier bizarre, étrange, un enchevêtrement de petites rues, de ruelles, de passages; la rue Notre-Dame-de-Recouvrance, la rue Sainte-Foy, la rue des Petits-Carreaux, la rue de la Lune, où Balzac logeait dans une ignoble mansarde, Lucien de Rubempré, veillant le corps de Coralie morte, et composant des chansons libertines pour gagner l'argent nécessaire à l'enterrement de sa maîtresse.
Dans ces rues tortueuses, sombres, étroites, il est facile de reconstituer la physionomie du Paris d'autrefois; les vieilles demeures y sont nombreuses encore, mais, comme au Marais, vouées à de petits commerces,[Pg 278] à de pauvres industries. Le Consulat, après la campagne d'Égypte, y ouvrit un certain nombre de voies, aux noms de victoires: les rue de Damiette, d'Aboukir, du Nil. Sur l'emplacement de la place du Caire, s'élevait jadis l'hôtel des Chevaliers du Temple. Un reste de chapelle gothique, où l'on conservait le casque et l'armure de Jacque Molay, fondateur et grand maître de l'ordre, servait, en 1835, de salle de réunion aux adeptes de ce rite, et le père de Rosa Bonheur, chevalier du Temple, y fit baptiser sa fillette sous la «voûte d'acier», faite des épées qu'entrecroisaient les chevaliers de l'ordre, vêtus de tuniques blanches, la croix rouge brodée sur la poitrine, bottés de daim et la tête couverte d'une toque carrée en drap blanc, surmontée de trois plumes, jaune, noire et blanche!
Un délicieux tableau de Dagnan, conservé au musée Carnavalet, nous montre le boulevard Poissonnière en 1834. La plupart des maisons subsistent encore, mais, hélas! les grands arbres à l'épais feuillage, qui faisaient de ce boulevard une sorte d'allée de parc, ont depuis longtemps disparu. Victorien Sardou, cet amoureux de Paris, qui y est né, qui y est acclamé, aimé et honoré, se rappelle fort bien avoir connu ces beaux ombrages et longuement flâné devant le théâtre du Gymnase. O prescience! devinait-il les succès qui l'y attendraient avec les Ganaches, les Vieux Garçons, les Bons Villageois, Andréa, Féréol, Séraphine, Fernande, etc.
Plus loin, nous rencontrons l'ancien théâtre des Variétés, dont l'antique façade raconte un glorieux passé: Duvert, Lauzanne, Bayard, Scribe, Meilhac, Ludovic Halévy et surtout Offenbach, dont la musique enfiévrée mit pendant vingt ans le diable au corps à Paris.
Ludovic Halévy, cet exquis notateur de la vie parisienne, nous a donné, d'après le Père Dupin, un croquis charmant de ce qu'était le boulevard Montmartre vers 1810: «Les acteurs des Variétés avaient été obligés de quitter la salle de la Montansier; leurs vaudevilles avaient plus de succès que les tragédies du Théâtre-Français. L'Empereur rendit un décret qui leur retira la salle du Palais-Royal; on leur permit de reconstruire une nouvelle salle sur le boulevard Montmartre!... Un affreux quartier pour un théâtre? C'était presque la campagne; il n'y avait pas une seule de ces grandes maisons que vous voyez là! Rien que des petites échoppes à un seul étage, des espèces de méchantes baraques en bois et les deux petits panoramas du sieur Boulogne... Pas de trottoirs, le sol en terre battue entre deux rangées de grands arbres... Quelques vieux fiacres et cabriolets passaient de temps en temps... La campagne enfin... C'était la campagne!!...»
A la hauteur des Variétés, commençait ce qu'on appelait, sans qualificatif, le Boulevard. Pour les flâneurs, les désœuvrés, les gens d'esprit, les clubmen, les[Pg 282] hommes de lettres et les journalistes du second Empire, ce fut une sorte de lieu sacré. Grammont-Caderousse, le prince d'Orange, Khalil-Bey, Paul Demidoff, Aurélien Scholl, Roqueplan, Aubryet, Jules Lecomte, Auguste Villemot, y étaient rois. Le Café Anglais, la Maison Dorée, Tortoni, hébergeaient les grands viveurs, les journalistes à succès et les hommes de lettres à la mode. Le gaz y flambait, les bouchons de champagne sautaient et rien qu'en s'ouvrant les pianos jouaient tout seuls l'Évohé d'Orphée aux Enfers! Un bon mot dit à propos coupait court à une querelle; les princes de l'esprit y tenaient tête aux princes de la naissance ou de l'argent, comme ce jour où, à Tortoni, le duc de Grammont-Caderousse lançait un paquet de plumes d'oie par la figure de Paul Mahalin, coupable d'avoir la veille, dans un petit journal, fortement égratigné la diva S..., que le grand seigneur protégeait.
«—De la part de Mademoiselle S...,» avait dit le duc.
Et Mahalin de riposter avec son plus grand salut:
«—Je savais bien, Monsieur, que Mademoiselle S... plumait ses amants, mais je n'osais espérer que ce fût à mon profit.»
Depuis les sombres jours de 1870, l'élégant boulevard
s'est démocratisé. Les vieilles demeures elles-mêmes
ont changé de destination, et l'on vend des
«Orfèvrerie Christofle» dans le délicieux pavillon élevé
par le Maréchal de Saxe—après les guerres du Hanovre—à[Pg 283]
[Pg 284]
[Pg 285]
l'angle du Boulevard et de la rue Louis-le-Grand.
Au XVIIIe siècle on avait eu l'idée de fleurir les toits des
maisons voisines de ce bel hôtel, et l'on y dînait joyeusement—à
l'ombre des treilles—en regardant au
loin tourner les moulins de Montmartre. L'exemple fut
imité de nos jours—et l'on criait presque à l'innovation.—C'est
une erreur de plus, il n'y a rien de nouveau
sous le soleil. On modifie simplement et la plupart du
temps la modification est regrettable!
Le perron de Tortoni n'est plus. Les brasseries, la soupe à l'oignon et les choucroutes garnies remplacent les aristocratiques restaurants de jadis. C'est une autre physionomie, mais c'est encore un coin de Paris vraiment gai, spirituel, amusant, original. La promenade y est délicieuse, mais hélas! rien ne s'y retrouve rappelant le passé, depuis que le terrible incendie de 1887 a détruit l'Opéra-Comique de nos pères, l'Opéra-Comique de Grétry, de Dalayrac, de Méhul, de Boïeldieu, d'Hérold; cet Opéra-Comique dont la façade ne s'ouvre pas sur le boulevard, suivant le désir formel exprimé en 1782 à Heurtier, l'architecte, par les «Comédiens du Roi», refusant d'être confondus avec les «Comédiens du boulevard». En cet Opéra-Comique, se réunissaient chaque soir, dans le grand foyer—orné des bustes des ancêtres de la musique française et des compositeurs qui avaient fait la gloire de la maison—des habitués dont la présence seule était une protestation contre la musique moderne: Auber, Adam, Clapisson, Bazin, Maillard;[Pg 286] plus tard, mais avec une tout autre esthétique, G. Bizet, Léo Delibes, V. Massé, J. Massenet, Carvalho, Meilhac, Halévy et aussi le père Dupin, cet étonnant centenaire qui regardait un soir, d'un œil rancuneux, le buste de Hérold, en grommelant: «M'a-t-il assez fait enrager, ce gamin-là!» Devant l'ahurissement général, il justifia: «J'ai été son correspondant en 1806, au collège Saint-Louis!»... nous étions en mai 1885! Ce même Dupin, réactionnaire obstiné, s'attirait d'un contradicteur cette menaçante réplique: «Toi, nous t'avons raté en 93. Mais à la prochaine Révolution, nous ne te manquerons pas!»
Ces aimables parlottes, ces charmants rendez-vous qui réunissaient tant de gens d'esprit, de jolis causeurs, d'artistes, d'hommes du monde, tels que le foyer de l'Opéra-Comique, celui de l'Opéra ou celui de la Comédie-Française n'existent plus guère qu'à l'état de souvenir. Il n'en faudrait cependant pas conclure que l'usage en soit aboli; les réunions d'artistes n'en sont ni moins fréquentées ni moins suivies. Beaucoup ont émigré à Montmartre, sur la Butte Sacrée; cette «mamelle du monde», hurlait l'étonnant Salis dans ses boniments du Chat Noir, est l'une des plus amusantes curiosités de Paris.
Gai, travailleur, cynique, blagueur et religieux, ce
quartier composite offre le plus singulier mélange de
poètes, de peintres, de sculpteurs, de limonadiers et de
pèlerins. Sur les boulevards de Clichy et des Batignolles,[Pg 287]
[Pg 288]
[Pg 289]
les feux tournants du Moulin Rouge éclairent un monde
de viveurs, d'élégants, d'artistes, de filles et de souteneurs.
Chaque cabaret—et il y en a beaucoup—recèle
un ou plusieurs poètes plus ou moins comiques, mais
toujours frondeurs et «rosses», comme dit le spirituel
Fursy, un des meilleurs desservants de ces «boîtes à
musique». Les grands de la terre, les politiciens, les
ministres y sont chansonnés sans trêve et sans merci,
et aussi les menus faits du jour; le dernier discours[Pg 290]
d'un ministre, l'élégance de Pelletan, les cravates de
Le Bargy, les progrès de l'aviation, la dernière Encyclique
du Pape, l'impôt sur les automobiles, le divorce
à la mode, les récentes visites du roi d'Espagne ou du
tzar de Bulgarie, tout est mis en couplets et spirituellement
frondé par les Bonneau, les Numa Blès et
autres successeurs d'Ange Pitou.
Montmartre, c'est le cabaret de Paris, c'est le rire[Pg 291]
[Pg 292]
[Pg 293]
bon enfant, c'est la blague. On s'y amuse la nuit et le
jour on y travaille, car de tous temps les artistes y ont
élu domicile: Henri Monnier, la duchesse d'Abrantès,
Mme Haudebourg-Lescot, Mlle Mars, Horace Vernet,
Berlioz, Ch. Jacque, Reyer, Victor Massé, Vollon, Manet,
André Gill, Steinlen, Guillemet, Willette, Jules Jouy,
Mac-Nab, Xanrof, Maurice Donnay. Leur souvenir y est
vivant et respecté, la légende de leurs prouesses s'y est
conservée. C'est l'Iliade de Montmartre.
A quelques mètres de ces rues bruyantes, commence la butte, sur laquelle, à la fin du siège, en 1871, les Parisiens avaient hissé les canons de la Garde nationale. Le Gouvernement tenta vainement de les reprendre, et l'on sait le reste: la résistance, les troupes débandées, les généraux Clément Thomas et Lecomte arrêtés, traînés dans une petite maison de la rue des Rosiers et fusillés contre un mur de jardin.
Il existe encore en partie, ce mur sinistre, et, si la maison a disparu où s'est accompli ce drame du 18 mars,[Pg 294] un peu du tragique jardin aux fleurs rares survit derrière les modernes bâtisses de l'Abri Saint-Joseph, vastes hangars servant de réfectoires aux troupes de pèlerins qu'attire la basilique du Sacré-Cœur.
Tout ce quartier,
d'ailleurs, est
d'aspect triste, silencieux,
vieillot
et monacal. Les
marchands de
chapelets, de scapulaires,
de cierges,
de signets, de
missels, d'images
de piété, de cordons
d'aubes, y
tiennent boutique.
C'est une
sorte de foire
pieuse dans ces
rues aux noms
liturgiques: Saint-Eleuthère, Saint-Rustique, près de la
rue Girardon et du cimetière du Calvaire, que domine
la silhouette dégingandée du vieux Moulin de la Galette,[Pg 295]
[Pg 296]
[Pg 297]
rendez-vous ordinaire de flâneurs, de boulevardiers
curieux, de modèles d'artistes, de filles et de souteneurs
du quartier. L'ancien Montmartre, si pittoresque, se
retrouve surtout dans la rue Saint-Vincent, la rue des
Saules où se rencontre le cabaret du Lapin agile, la rue
de la Fontaine-du-But, rues sordides, bordées de pauvres
galetas aux fenêtres garnies de linges séchant sur
des cordes et qui semblent, à chaque étage, loger une
misère différente; rues étranges, comprises généralement
entre une masure effritée et un enclos de planches
verdies par les pluies et couvertes d'inscriptions; ces
palissades servent, en effet, d'exutoires aux épanchements,
aux confidences des «costauds» et des «gigolettes»
du quartier. C'est ainsi que, sans l'ombre de
retenue, le «Tatoué de la rue de Norvins» affiche sa
flamme pour «Mireille»; quant à «Victor le Frisé»,
il est adoré de son «Hermine» et s'en vante; «Beauché,
nez cassé des Batignolles», par contre, nourrit de
noirs desseins contre «Héloïse la Rouquine». Des rendez-vous
s'y donnent, amoureux ou sinistres, des serments,
des menaces s'y inscrivent. Les grands de la terre y
sont sévèrement jugés. L'épithète est toujours amère.
Cela sent la débauche, le vice et le crime.
Et cependant dans ce «coin de Paris» que les «embellissements modernes» feront certainement disparaître avant peu, il se rencontre d'admirables paysages, des ruelles exquises pleines de verdure, d'oiseaux, de pigeons familiers, de merles siffleurs, et l'on se croirait[Pg 298] très loin, dans quelque paisible province, si, au bout de toutes ces rues, la grande masse violacée de Paris n'étalait sous la lumière du ciel son incomparable et féerique panorama, océan de pierres d'où émergent, comme des mâts, les campaniles des palais, les tours, les clochers, et les flèches des églises, où se découpent les dômes, les toits des monuments, les faîtes des maisons, les masses vertes des jardins. Incomparable, unique vision faite de souvenirs d'art, de grandeur et de beauté!
Le grand Balzac nous apprend que l'infortuné César Birotteau fut ruiné par les spéculations qu'il tenta sur les «terrains vagues avoisinant l'église de la Madeleine», il y mangea les bénéfices réalisés dans «l'Eau carminative» et dans «la Double Pâte des Sultanes». Sa parfumerie «la Reine des Roses» y sombra...
Et cependant César Birotteau avait raisonné juste; aujourd'hui «les terrains de la Madeleine» sont les plus haut cotés de Paris.
En 1802 c'étaient des chantiers de construction d'où émergeaient des piliers de l'église commencée depuis si longtemps et qu'on ne finissait pas de bâtir.
C'est là que se passa l'épisode charmant retracé par
Duplessis-Bertaux sous ce titre aimable «La bienfaisance
ingénue» (fait historique du 5 messidor, an X).
Une longue notice placée sous le dessin nous apprend
que Pradère, Persuis, Elleviou et «son épouse» se promenant[Pg 299]
[Pg 300]
[Pg 301]
par une belle soirée boulevard de la Magdeleine,
rencontrent un aveugle, chanteur ambulant qui, «par
les accords de son piano, sollicitait la charité publique».
La recette était déplorable et nos bons et braves artistes
improvisant un petit concert en plein air, corrigent la
mauvaise fortune du pauvre diable. Après avoir délicieusement
chanté, Mme Elleviou, son mari et Pradère font
la quête et versent 36 francs dans les mains tremblantes
d'émotion de l'aveugle!
a dit Coppée.
Par la rue Royale gagnons les Champs-Élysées, après nous être arrêtés un moment devant la cité Berryer, passage étrange où s'élevait autrefois l'hôtel des Mousquetaires du Roi. C'est une sorte de marché pauvre perdu dans ce riche quartier.
Place de la Concorde: la plus belle place qu'il y ait
au monde, avec ses perspectives incomparables des
Champs-Élysées, de la Seine, des Tuileries, du Garde-Meuble,
de l'hôtel Crillon et du logis charmant de Grimod
de la Reynière, aujourd'hui Cercle de l'Union
artistique, à l'angle de la rue de «la Bonne-Morue»—aujourd'hui
rue Boissy-d'Anglas—devant laquelle
s'élevait encore, jusque sous le Second Empire, un des
pavillons d'angle construits par Gabriel. Que de souvenirs:
l'érection de la statue de Louis XV, les fêtes données
en l'honneur du mariage du Dauphin et de Marie-Antoinette,
si tragiquement terminées par l'écrasement,
dans les fossés, de la foule attirée par le feu d'artifice,
première cause de haine contre «l'Autrichienne»; les
revues des gardes suisses, les charges de Lambesc, les
ruées du peuple sur le pont tournant, les grilles forcées,
les fossés franchis, et puis le sinistre échafaud, fumant
devant la statue de la Liberté, et les conventionnels
terrifiés, s'arrêtant avant d'entrer dans leur salle des
séances et venant regarder de près cette mort qui,[Pg 303]
[Pg 304]
[Pg 305]
chaque jour, est suspendue sur eux. «Hier, me rendant
à l'Assemblée avec Pénières, écrit Dulaure dans ses
Mémoires, nous aperçûmes en passant sur la place de
la Révolution, les préparatifs d'une exécution. «Arrêtons-nous,
me dit mon collègue, accoutumons-nous à
ce spectacle. Peut-être aurons-nous bientôt besoin de
signaler notre courage en montant de sang-froid sur
cet échafaud. Familiarisons-nous avec ce supplice.»
Des têtes coupées sont présentées par le bourreau[Pg 306] aux quatre coins de l'immense place: Danton, Camille Desmoulins, Hérault de Séchelles, Charlotte Corday, Madame Roland, Louis XVI, Marie-Antoinette et Robespierre. Pêle-mêle effroyable, sinistre boucherie, le sol est rouge de sang; puis ce sont les soldats de l'Empire qui défilent en chantant pour entrer aux Tuileries et acclamer leur Empereur triomphant, au retour de quelque victorieuse campagne.
Une tête blanche, de grosses épaulettes d'or, un cordon bleu: c'est Louis XVIII impotent, les jambes mortes, qui, dans sa calèche qu'encadrent les Gardes du corps, passe comme un éclair au triple galop de ses chevaux.
A l'angle de cette place de la Concorde, le 28 février 1848, Louis-Philippe, brisé, vaincu, montera dans l'humble fiacre qui conduira le deuil de la Monarchie.
Napoléon III, l'œil bleu et rêveur, la traversera presque chaque jour, conduisant son phaéton, et celui que les Parisiens d'alors appelaient «le petit Prince» montrera sa jolie tête blonde à la portière de la berline escortée par l'escadron de service.
Les grilles des Tuileries s'ouvriront encore, le
4 septembre 1870, sous l'effort des envahisseurs, et les
artilleurs, pendant le siège de Paris, camperont dans
le grand jardin dévasté. Enfin, le palais des rois de
France disparaîtra dans un nuage de feu, parmi les dernières
convulsions de la Commune expirante, et un pauvre
bonhomme, dans un manteau brûlé de soleil, déteint[Pg 307]
[Pg 308]
[Pg 309]
par les pluies, le chef couvert d'un vieux feutre fané,
passera ses journées à distribuer du pain et des graines
aux pigeons et aux moineaux de Paris, à la place même
où s'éleva la tribune de la Convention, à quelques pas de
l'endroit où se posèrent les quatre pieds du cheval blanc
de l'empereur Napoléon passant la revue de la Garde,
avant de lâcher ses aigles victorieuses sur Moscou,
Madrid, Rome, Vienne ou Berlin!
Les Champs-Élysées sont de création presque moderne. Il y a une dizaine d'années, les admirables avenues qui entourent l'Arc de l'Étoile, l'avenue Kléber, l'avenue de Wagram, l'avenue Niel, l'avenue de l'Alma offraient de bien pittoresques contrastes: à côté d'un hôtel somptueux surgissaient des échoppes lamentables, de sordides mastroquets, restes des anciens taudis qui peuplaient ce quartier si luxueux aujourd'hui où rien ne rappelle les terrains vagues et dangereux à traverser qu'ils étaient encore, il y a soixante ans. Sous le Directoire, la chaumière de Mme Tallien, «Notre-Dame de Thermidor», où les Incroyables et les Merveilleuses n'osaient se rendre sans escorte, s'élevait à la hauteur de l'avenue Montaigne. Des guinguettes, des vide-bouteilles en plein air occupaient l'emplacement actuel des restaurants et des cafés-concerts. Une gravure de Carle Vernet nous montre un campement de Cosaques autour d'une humble auberge aux allures campagnardes: c'est l'actuel restaurant Le Doyen!
Sous Louis-Philippe l'on commença à modifier les Champs-Élysées: des allées furent tracées, la grande avenue élargie, et Émile Augier racontait que c'était dans le creux d'un de ces arbres numérotés pour l'élagage (le 116, je crois), que le porteur de bulletins du théâtre du Gymnase déposait celui destiné à Balzac, lors des répétitions de Mercadet. Le grand romancier, pour dépister ses trop nombreux créanciers, logeait à cette époque rue Beaujon, sous le nom de Mme veuve Dupont... (née Balzac), ajoutait sur ses enveloppes de lettres Léon Gozlan, qui avait fini par découvrir l'adresse de son illustre ami.
Les curieux mémoires de l'abbé de Salamon, internonce du Pape en 1793, nous donnent un saisissant tableau du Bois de Boulogne sous la Révolution: une sorte de forêt, de maquis, où se réfugiaient les malheureux suspects, traqués par les Comités et les policiers, les réfractaires, les insoumis, ceux enfin à qui la précieuse carte de civisme avait été refusée: «Je restais continuellement au plus épais du Bois de Boulogne; il me semblait que chacun de ceux que je rencontrais lisait sur mon visage que j'étais hors la loi et allait courir me livrer au bourreau. Je m'établissais dans la partie la plus écartée du bois; j'allumais du feu avec un briquet et des brindilles, je faisais cuire mes légumes et ma soupe était excellente... Je trouvai plus tard un autre endroit assez commode, du côté de la villa Bagatelle, tout près de la Pyramide, et non loin de Madrid.
«Une nuit, je fus réveillé au milieu de mes rêves par les cris perçants de deux femmes qui reculèrent épouvantées en m'apercevant à travers l'obscurité de la nuit.
«C'étaient la mère et la fille qui fuyaient elles aussi un mandat d'amener. Je leur criai: «Gardez le silence, qui que vous soyez! Vous n'avez rien à craindre.» Elles me demandèrent ce que je faisais dans le bois si tard: «La même chose que vous y faites sans doute vous-mêmes», leur répondis-je.»
Plus tard, ce fut le rendez-vous ordinaire des duellistes; déjà, sous Louis XV, des dames, la marquise de Nesles et la comtesse de Polignac, y avaient échangé des coups de pistolet pour les beaux yeux du duc de Richelieu. Sous la Révolution, en 1790, Cazalès et Barnave y vident une querelle politique: «Je serais désolé de vous tuer, fait Cazalès, mais vous nous gênez beaucoup et je voudrais vous éloigner pour quelque temps de la tribune.» «Je suis plus généreux, riposte Barnave, je désire à peine vous toucher, car vous êtes le seul orateur de votre côté, tandis que du mien on ne s'apercevrait même pas de mon absence.» Puis, c'est Elleviou et M. de Biéville; le général Foy et M. de Corday; le maréchal Soult et le colonel Briqueville; Benjamin Constant et Forbin des Essarts, avec cette particularité que les deux adversaires se battirent à dix pas, assis dans deux fauteuils, qui ne furent même pas touchés... et combien d'autres!...
Sous Louis-Philippe, le duc d'Orléans, le duc de
Nemours, lord Seymour, le duc de Fitz-James, Ernest
Le Roy—le Jockey-Club à sa formation—y organisent
des courses. L'enjeu était modeste et le plus souvent
il ne s'agissait alors que de quelques bouteilles de
champagne. Puis, la vogue s'y met. Les courses prennent
une extension considérable, c'est aujourd'hui la grande
fête parisienne. Déjà, vers 1860, on avait, à l'Hippodrome[Pg 315]
[Pg 316]
[Pg 317]
de la place d'Eylau, évoqué le souvenir des
anciennes courses de chars chères à l'antiquité.
Le Bois de Boulogne est devenu l'endroit à la mode. Le second Empire y étale son luxe. C'est le cadre exquis des élégances, des mondanités, et Émile Zola peut écrire dans la Curée: «Il était quatre heures. Le Bois s'éveillait des lourdeurs de la chaude après-midi. Le long de l'avenue de l'Impératrice, des fumées de poussières volaient, et l'on voyait au loin les nappes étalées des verdures que bornaient les coteaux de Saint-Cloud et de Suresnes, couronnés par la grisaille du Mont Valérien.[Pg 318] Le soleil, haut sur l'horizon, coulait, emplissait d'une lumière d'or les creux des feuillages, allumait les branches hautes, changeait cet océan de feuilles en un océan de lumière... Les panneaux vernis des voitures, les éclairs des pièces de cuivre et d'acier, les couleurs vives des toilettes s'en allaient, au trot régulier des chevaux, mettaient sur les fonds du Bois une large barre mouvante, un rayon tombé du ciel, s'allongeant et suivant les courbes de la chaussée. Les rondeurs moirées des ombrelles miroitaient comme des lunes de métal.»
Le spectacle n'a pas changé. Le même défilé triomphal, chaque jour, rassemble dans ce cadre choisi les femmes les plus élégantes de Paris, les cavaliers à la mode, les chauffeurs aux trépidantes automobiles, les clubmen aussi bien que les artistes et les travailleurs qui viennent jouir de ce beau spectacle, de cette fête des yeux, de ce décor unique au monde: le Bois de Boulogne, l'avenue du Bois, les Champs-Élysées.
Du haut de l'Arc de Triomphe, aux crépuscules de mai, la vision est magique, les terrasses du portique dressé à la gloire de la Grande-Armée, dominant les plus somptueux quartiers du Paris moderne.
Il y a quelque soixante ans, Balzac montrait son héros rêvant sur la colline du Père-Lachaise et contemplant le Monstre qu'il voulait dompter. Aujourd'hui, pour menacer du poing Paris, c'est sur l'Arc de Triomphe que devrait se placer Rastignac. C'est de là qu'il pourrait lancer son fameux défi: «A nous deux maintenant!»,[Pg 319] car si l'aspect des choses a changé, l'impression qui se dégage de l'immense Cité est toujours la même: impression d'écrasement, de lutte impérieuse, de victoire difficile. C'est que nul n'aborde sans une sorte d'angoisse ce grand Paris, si redoutable aux vaillants qui tentent sa conquête, et si prodigue aux heureux qui ont su le séduire.
Pages | |
Rue du Chaume. (Aujourd'hui rue des Archives.)—Hôtel de Soubise.—Tour de Clisson | Frontispice |
La place de la Bastille et l'Éléphant | V |
Démolition de la rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel, à la hauteur de la rue Soufflot | XIII |
Hôtel de Ville en 1838 | XVII |
Le Louvre vers 1785 | XXIII |
Le Jardin du Palais-Royal en 1791 | XXIX |
Place de la Concorde | XXXIII |
Chemin de ronde de la Barrière de l'Étoile en 1854. (Aujourd'hui avenue de Wagram) | XLI |
Le Musée Carnavalet | 47 |
Le Pont-Royal, les Tuileries et le Louvre (XVIIIe siècle) | 53 |
Vue du Pont-Neuf, prise d'un œil-de-bœuf de la colonnade du Louvre | 57 |
Le petit bras de la Seine et le Pont-Neuf | 59 |
Ateliers et travaux des fondations de la caserne de la Cité en 1864-1865 | 61 |
Vue de Notre-Dame | 65 |
Le Petit-Pont et les tours de Notre-Dame | 69 |
Ancienne Préfecture de Police. (Ancienne rue de Jérusalem) | 71 |
L'église Saint-Barthélemy et la petite place en face le Palais de Justice | 73 |
La Sainte-Chapelle en 1875 | 77 |
Dégagement du Palais de Justice | 81 |
Le triomphe de Marat | 85 |
Place Dauphine en 1780 | 89 |
La pompe Notre-Dame | 93 |
Ile Saint-Louis | 99 |
Construction du Panthéon. (Fragment d'une aquarelle de Saint-Aubin.) | 99 |
Collège Louis-le-Grand | 101 |
Cour intérieure de l'École polytechnique | 103 |
Rue Clovis en 1867 | 105 |
Le Panthéon en construction | 111 |
Procession devant Sainte-Geneviève | 113 |
Le Luxembourg vers 1790 | 117 |
Billet d'entrée à l'Assemblée nationale | 121 |
Soupers fraternels dans les Sections de Paris | 125 |
Bassin du Luxembourg | 129 |
Galerie de l'Odéon. (Rue Rotrou) | 132 |
Rue de l'École-de-Médecine en 1866. (Maison où Marat fut assassiné) | 133 |
Démolitions sur l'actuel emplacement du boulevard Saint-Germain | 137 |
La cour de Rohan en 1901 | 139 |
Salle de l'ancien Théâtre-Français | 141 |
La façade de l'Institut | 145 |
Les cardeuses de matelas | 148 |
Le Pont des Arts | 149 |
Berges de la Seine | 151 |
Entrée du guichet du Louvre | 152 |
Paris vu de la pointe de la Cité | 153 |
Une vue de Seine | 155 |
Le Pont Neuf vers 1855 | 157 |
Le Pont Neuf vers 1889 | 161 |
La rue Galande | 165 |
La place Maubert | 168 |
Ancien amphithéâtre de chirurgie, à l'angle de la rue de l'Hôtel-Colbert | 169 |
L'église Saint-Nicolas-du-Chardonnet et la rue Saint-Victor | 173 |
La rue Saint-Julien-le-Pauvre | 175 |
Jardin des Plantes.—Le cèdre du Liban et le labyrinthe | 177 |
Jardin des Plantes.—Le cèdre du Liban | 179 |
Jardin des Plantes.—Ancien amphithéâtre | 180 |
Jardin des Plantes au XVIIIe siècle | 181 |
Jardin des Plantes—Un observateur | 183 |
Les tanneries sur la Bièvre | 187 |
La Bièvre vers 1900—Bief de Valence | 191 |
Le pont de Constantine et l'estacade | 195 |
Le Pont-Royal en 1800 | 199 |
Hôtel de Lesdiguières | 201 |
Bal commémoratif sur les ruines de la Bastille | 203 |
L'hôtel de Sens vers 1835 | 207 |
Hôtel du prévôt Hugues Aubryot—Cour et passage Charlemagne en 1867 | 215 |
Place Royale vers 1651 (actuellement place des Vosges) | 219 |
L'hôtel de Ville au XVIIe siècle | 223 |
Rue Grenier-sur-l'Eau en 1866 | 225 |
Hôtel Barbette | 227 |
Port Saint-Paul | 229 |
La rue des Prouvaires et la rue Saint-Eustache vers 1850 | 237 |
Les Halles en 1822 | 238 |
Les Halles en 1828 | 239 |
Les Halles et la pointe Saint-Eustache | 240 |
Le trottoir des Halles, près Saint-Eustache en 1867 | 241 |
Vieilles rues du quartier des Halles, vers 1865 | 243 |
L'ancien marché à la Vallée, quai des Grands-Augustins | 245 |
Le marché des Innocents au XVIIIe siècle | 249 |
Saint-Jacques-la-Boucherie, vers 1848 | 253 |
La maison de Beaumarchais | 257 |
Vue de l'Ambigu-Comique sur le boulevard du Temple | 261 |
Le boulevard du Temple vers 1860 | 265 |
Théâtre des Funambules, boulevard du Temple | 269 |
Une cour de la prison Saint-Lazare | 272 |
Rue Saint-Martin en 1866—La Tour du Vert-Bois | 273 |
Rue de Cléry | 275 |
La Porte Saint-Denis | 279 |
Le boulevard des Italiens | 283 |
Théâtre des Variétés vers 1810 | 287 |
Médaille commémorative du siège de Paris | 289 |
Un épisode du siège de Paris | 290 |
Les boulevards, l'Hôtel de Salm et les Moulins de Montmartre | 291 |
Une plume estampillée de pigeon voyageur | 293 |
La rue des Rosiers | 294 |
Rue à Montmartre | 295 |
Place de la Concorde en 1829 | 299 |
Place de la Concorde | 301 |
Entrée des Tuileries par le pont tournant en 1788 | 303 |
Pavillon d'angle de la place Louis XV vers 1850 | 305 |
L'allée des Veuves et le cours la Reine, vers 1835 | 307 |
Le Château de Madrid | 311 |
Pavillon de Bagatelle | 314 |
Vue du Jardin des Tuileries en 1808 | 315 |
Une représentation à l'Hippodrome sous le second Empire | 317 |
L'Arc de Triomphe de l'Étoile vers 1850 | 319 |
Histoire et recherches des Antiquités de la Ville de Paris, par H. Sauval (1724).
Histoire de la Ville et du Diocèse de Paris, par l'abbé Lebeuf (1883).
Tableau de Paris, par Mercier (1782).
Histoire de Paris, par Dulaure (1825).
Tableau de Paris, par Texier (1850).
Paris démoli, par E. Fournier (1855).
Énigme des rues de Paris, par E. Fournier (1860).
Chronique des rues de Paris, par E. Fournier (1864).
Paris à travers les âges, par E. Fournier (1875).
Mon Vieux Paris, par E. Drumont (1879).
Paris, par Auguste Vitu (1889).
Paris (Histoire des vingt arrondissements), par Labédollière.
Paris Révolutionnaire, par Lenôtre (1895).
Vieux papiers, Vieilles maisons (1900).
La Bièvre et Saint-Séverin, par Huysmans (1898).
La Chronique des Rues, par Beaurepaire (1900).
Paris-Atlas, par F. Bournon.
Nouvel Itinéraire-Guide de Paris, par Ch. Normand.
A Travers le Vieux Paris, par le marquis de Rochegude (1903).
Procès-verbaux de la Commission municipale du Vieux Paris (depuis 1898).
3047-1-24.—Paris.—Imp. HEMMERLÉ, PETIT et Cie
2, 4 et 4 bis, rue de Damiette.
End of the Project Gutenberg EBook of Coins de Paris, by Georges Cain *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COINS DE PARIS *** ***** This file should be named 61357-h.htm or 61357-h.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/6/1/3/5/61357/ Produced by Clarity, Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org/license 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email [email protected]. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director [email protected] Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.