The Project Gutenberg EBook of Paris tel qu'il est, by Jules Noriac This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have to check the laws of the country where you are located before using this ebook. Title: Paris tel qu'il est Author: Jules Noriac Release Date: December 14, 2019 [EBook #60924] Language: French Character set encoding: UTF-8 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PARIS TEL QU'IL EST *** Produced by Clarity, Christian Boissonnas and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)
Au lecteur:
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et Table des Matières en fin de livre.
PARIS TEL QU'IL EST
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ŒUVRES COMPLÈTES
DE
JULES NORIAC
Format grand in-18
LA BÊTISE HUMAINE | 1 vol. |
LE CAPITAINE SAUVAGE | 1 — |
LE 101e RÉGIMENT | 1 — |
LE CHEVALIER DE CERNY | 1 — |
LA COMTESSE DE BRUGES | 1 — |
LA DAME A LA PLUME NOIRE | 1 — |
DICTIONNAIRE DES AMOUREUX | 1 — |
LA FALAISE D'HOULGATE | 1 — |
LES GENS DE PARIS | 1 — |
LE GRAIN DE SABLE | 1 — |
JOURNAL D'UN FLANEUR | 1 — |
MADEMOISELLE POUCET | 1 — |
LA MAISON VERTE | 1 — |
LES MÉMOIRES D'UN BAISER | 1 — |
SUR LE RAIL | 1 — |
LE 101e RÉGIMENT
Édition illustrée de 81 dessins, un volume grand in-16.
Imprimeries réunies, B.
PAR
JULES NORIAC
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3
1884
Droits de reproduction et de traduction réservés.
Une erreur télégraphique, bien insignifiante au premier abord, vient de donner lieu à un procès qui a fait la joie de nos bons amis les anglais.
Une jeune lady se marie au commencement du printemps à un jeune gentleman fort qualifié.
Cette union, admirablement assortie, ne tarda pas à être heureuse; tout fait prévoir à l'heureux époux qu'il aura la joie de voir son nom perpétué d'âge en âge, et que du haut du ciel, leur demeure dernière, ses nobles aïeux vont sourire.
Or, tout le monde sait qu'il n'est pas sans danger de contrarier une jeune lady dans une position intéressante.
La jeune lady en question n'avait qu'un désir, que dis-je? une simple envie, mais passée à l'état d'idée [Pg 2] fixe. Elle voulait éprouver les douleurs de la maternité en Italie.
D'où venait cette envie de la jeune femme? Voulait-elle, à cet instant suprême, lever ses yeux bleus vers un ciel plus bleu que ses yeux? Croyait-elle que la terre classique des beaux-arts lui ferait enfanter un chef-d'œuvre? Voulait-elle, après avoir connu le beau de l'amour, se familiariser avec l'amour du beau? Toutes ces suppositions sont également admissibles.
Le jeune époux résistait, non qu'il voulût contrarier en rien sa jeune femme, mais tout simplement parce que les médecins de Naples n'avaient pas sa confiance.
Il avait été jadis assez gravement indisposé dans la ville de Masaniello, et il s'en souvenait. Néanmoins, voyant que l'envie de sa moitié était invincible, il parvint à décider son médecin à faire le voyage, quand le moment serait venu.
De Londres à Naples, il y a loin. Un médecin anglais appartient à ses malades; mais le désir d'obliger et les offres généreuses du mari décidèrent le praticien à consentir.
Les époux partent, la jeune femme est dans la joie, et son mari est bien vite convaincu qu'elle avait raison, que l'air du golfe lui est fort salutaire.
Si salutaire même, qu'un beau soir un petit anglais superbe arrive huit jours avant d'être attendu.
L'heureux père se livre à sa joie pendant toute la nuit,[Pg 3] et, le lendemain, il songe à son médecin, dont le voyage n'aurait plus de but, et il télégraphie en anglais, naturellement, la dépêche suivante:
Honorable B..., docteur, rue ...., no .., Londres, Angleterre.
«Ne venez pas, trop tard!»
Le docteur ne voit-il pas la virgule? La virgule a-t-elle été omise par le télégraphe italien ou par le télégraphe anglais? On ne sait. Toujours est-il que le bon docteur lit:
«Ne venez pas trop tard.»
Et qu'il s'empresse de faire ses malles et de quitter les malades qui sont à ses trousses, si j'ose m'exprimer ainsi.
Il arrive à Naples, et, pour un peu, ce serait le baby qui lui ferait les honneurs de la maison.
Tableau!
De là, procès forcément.
Le docteur veut le prix de son voyage et de son temps, le gentleman soutient son droit.
Pour peu que cela vous intéresse, on vous donnera connaissance de l'arrêt des juges appelés à trancher la question.
En France, si toutes les dépêches mal rédigées entraînaient avec elles des procès, on serait obligé d'installer[Pg 4] des cours d'appel dans les trente-deux mille communes, ce qui n'aurait rien de bien agréable pour les conseillers et pour les contribuables.
On ferait le recueil le plus bizarre du monde, en feuilletant les dépêches qu'on envoie quotidiennement.
Pour aujourd'hui, je me contenterai de donner deux spécimens dont je garantis l'authenticité la plus parfaite.
Un jeune homme politique bien connu, propriétaire foncier bien apprécié dans les départements de l'Ouest, vient remplir son mandat à Paris.
Au commencement de l'hiver, sa famille doit venir le rejoindre. Quand l'appartement de Versailles sera prêt, il avertira.
Sa femme, impatiente, arrive la première, met la dernière main au logis, et notre député télégraphie à sa belle-sœur:
Madame ... X à X ...
«Faites venir la bonne et les enfants par chemin de fer. Le cocher, la voiture et les chevaux viendront à pied.»
La dépêche suivante est d'un inconnu, ou plutôt d'un ignoré portant un nom des plus vulgaires; mais elle n'en est pas moins étrange:
Monsieur B... rue du Jour, Paris.
«Mon oncle est mort. Apportez un cent d'escargots.»
Horrible! horrible!
Toutes les petites villes ont cinq ou six histoires sur lesquelles elles vivent des années et qu'elles racontent volontiers aux étrangers.
En voici une qui ne sort pas du sujet et qui a fait la joie du Havre de Grâce.
Une jeune femme fort jolie va passer un mois d'été à la campagne, au château de R..., qui appartient à une de ses tantes.
Quand on va chez une tante, il est rare qu'on ne rencontre pas un cousin.
Il est encore plus rare que le cousin n'ait pas plus ou moins aimé sa cousine avant son mariage, parfois même il a dû l'épouser.
La jolie Havraise tomba sur un cousin charmant, un jeune capitaine qui s'était admirablement conduit pendant la dernière guerre.
Le capitaine n'aurait pas fait son métier de cousin, et le cousin n'aurait pas fait son métier de capitaine, s'il était resté insensible devant les grâces de sa cousine.
La jeune femme d'abord charmée d'être admirée, se laisse aller aux douceurs de la parenté, mais un beau soir elle aperçoit un sabre qui passe comme le bout de l'oreille de l'âne à travers la peau du lion, et elle commence à réfléchir.
De la réflexion à la peur il n'y a qu'un pas; de la peur à une bonne résolution il y en a beaucoup.
Pourtant la dame s'arme d'indifférence, et tout va pour le mieux pendant quelques jours.
Mais ce qui est écrit est écrit, disent les fatalistes, on n'échappe pas à la destinée.
La pauvre femme n'a plus à lutter seulement contre son cousin, et avec le beau capitaine son cœur l'abandonne et se met du côté le plus fort.
Enfin, un jour, vaincue par trois terribles adversaires, elle va succomber, elle a accordé pour le soir un rendez-vous imploré le respect au poing.
Mais la réflexion revient, l'honnêteté surnage, le remords la soutient; la jeune femme prend un parti désespéré, elle court au télégraphe et envoie à son mari la dépêche que voici:
Monsieur X..., armateur au Havre.
«Je te supplie de me télégraphier à l'instant même: affaire grave, reviens sur-le-champ, je t'attends à la gare, tu sauras tout. Réponse payée.»
Et le mari répond:
«Impossible de partir, suis malade.»
Armateur, va!
M. Octave Feuillet vient de donner une comédie nouvelle, ou plutôt un drame: Le Sphinx, au Théâtre-Français.
La première représentation a été fort brillante; la Comédie-Française a encore, Dieu merci, conservé les bonnes traditions. Ses loges ne se vendent point hors de son bureau de location, et soit que sa surveillance soit plus active, soit que son titre de première scène parisienne en impose aux marchands de billets, ces industriels trafiquent peu autour de son guichet.
Peu de joli monde, mais du beau monde; pour une fois, ça vaut mieux et cela repose.
La partie féminine se compose des dames de l'Académie française et des femmes des hauts fonctionnaires, enfin des dames du monde à qui leurs goûts ou leurs relations ouvrent à deux battants la porte de la maison de Molière.
Le Sphinx, ainsi se nomme la comédie de M. Feuillet,[Pg 8] avait mis sens dessus dessous le faubourg Saint-Germain; on y savait que ce n'était autre chose que la charmante nouvelle de Julia de Trécœur mise en pièce.
Or, dans la nouvelle, mademoiselle de Trécœur est une héroïne on ne peut plus aristocratique. Quand dans un livre d'un auteur de marque, l'héroïne est prise dans le grand monde, le noble faubourg s'émeut et se demande qui l'auteur à voulu peindre.
Là, comme ailleurs, on est assez médisant; il arrive presque toujours qu'au lieu de l'original demandé on en trouve trois ou quatre.
Ainsi, le soir même de la première, on entendait dans les loges des choses comme celles-ci:
—Dites-moi, ma chère, M. Feuillet dit que son héroïne était si admirablement faite, qu'on l'aurait pu habiller avec un gant de Suède: ne serait-ce pas de mademoiselle de Pontcouvert qu'il a voulu parler?
—Ah! comtesse, que dites-vous là?
—Je ne sais pas; je demande.
—On a parlé de mademoiselle de Couvrepont, mais je n'en crois rien.
Il ressort de la composition mentionnée ci-dessus que les jeunes et jolies femmes sont d'autant plus remarquées les jours de première au Français, qu'elles y sont plus rares.
Il faut tout dire, leur succès est plus grand et plus[Pg 9] aimable, car elles n'ont pas à lutter avec les toilettes tapageuses des beautés en renom.
Dans le Sphinx, une surprise attendait les spectateurs.
Cette surprise, c'était la mort de l'héroïne. L'héroïne, c'est mademoiselle Croizette.
Tous les jours une héroïne meurt, c'est dans l'ordre des choses; mais jamais, au grand jamais, on n'avait vu mourir comme sait mourir cette demoiselle. C'est à croire que cette artiste, en sortant du Conservatoire, allait prendre des répétitions à l'hôpital.
Elle meurt si bien, qu'un croque mort s'y tromperait.
Il y a eu des larmes, des attaques de nerfs et le reste. Mademoiselle Croizette meurt empoisonnée; elle roule, contracte et démène ses jolis membres convulsés pendant cinq minutes qui paraissent cinq siècles.
On sent le poison brûler sa poitrine et corroder son pauvre corps; elle gémit et râle à donner le frisson, son joli visage, illustré par Carolus Duran et si remarqué dans Jean de Thommeray, devient blanc, pâle, livide, jaune et vert, sans que l'on sache ni pourquoi ni comment.
Enfin, elle meurt comme on ne meurt pas dans le plus sombre mélodrame du boulevard du crime.
Les grands rôles du drame, les Georges, les Dorval, les Laurent, les Lia-Félix, qui, certes, savaient l'art de[Pg 10] produire de grands effets, n'ont jamais tenté la moitié des efforts accomplis par la jeune première des Français. Auprès d'elle, Émilie Broisat, dont la mort était si saisissante dans la Vie de Bohême, aurait tout au plus l'air de faire dodo.
Le critique appréciera ainsi qu'il l'entendra si ce genre de mort réaliste est de l'art vrai, si ces horreurs, sublimes peut-être, appartiennent plus particulièrement aux héroïnes du doux Feuillet qu'à celles d'Émile Zola, je m'en lave les mains. Mais ce que je puis constater sans marcher dans ses terres, c'est que dans cette mort est ou n'est pas le succès tout entier de la pièce.
Cette mort est-elle trop grande pour la pièce ou la pièce trop petite pour cette mort? Encore une fois je ne me veux point mêler de cela.
Toute la question est pourtant dans ce trépas sans pareil.
Tout Paris voudra-t-il voir mourir mademoiselle Croizette ou tout Paris préférera-t-il quelque chose de plus gai? Voilà la question.
Cette façon de décéder si extraordinaire a fait une sensation telle, que le lendemain tous les directeurs de journaux amusants mettaient leurs reporters en campagne.
Les reporters n'avaient pas tous attendu l'ordre de[Pg 11] leur propre chef et étaient partis de leur propre chef à eux.
La jeune artiste dormait encore, après une nuit bien gagnée à la suite des fatigues d'une importante création, qu'un violent coup de sonnette l'éveillait sans pitié.
—Mademoiselle, dit la femme de chambre en entrant effarée, c'est un monsieur qui vient de la part de tel journal pour une chose importante.
Mademoiselle Croizette est la bonté même, elle fait prier d'attendre, ne tarde pas à paraître et demande au monsieur le motif d'une visite un peu matinale.
—Voilà, fait le monsieur, vous savez que le..., est le journal le mieux informé de Paris?
—Vous me le dites.
—Aujourd'hui, vous allez être la lionne du jour.
—Pourquoi, je vous prie?
—A cause de votre mort d'hier soir.
—Vous croyez?
—J'en suis sûr. Il est donc nécessaire que le public sache tout, jusqu'au moindre détail.
—Pardon, tout quoi?
—Où, quand et comment vous avez appris à mourir.
—Où j'ai appris à mourir?
—Oui. Est-ce à l'Hôtel-Dieu, à Lariboisière, à Beaujon, à la Charité ou à la Pitié?
—Mais...
—Est-ce à la Morgue ou chez des particuliers? Avez-vous[Pg 12] étudié toute seule ou avez-vous un professeur?
—Monsieur...
—Ce professeur est-il un médecin, un artiste ou simplement un amateur?
—Mais, monsieur...
—Avez-vous appris vite, les leçons vous ont-elles coûté cher? Répondez, je vous prie, et surtout mettez le comble à vos bonnes grâces en répondant vite; il faut que mon article soit le premier. Déjà ce matin, il y a des indiscrétions dans les autres journaux; heureusement, elles ne sont pas graves.
—Monsieur, répond la jeune artiste à qui le reporter consent enfin à céder la parole, je suis comédienne et je tâche de jouer mes rôles le plus consciencieusement possible. Je n'ai ni professeur ni maître et n'ai jamais fréquenté les hôpitaux, je travaille ici, je cherche, j'étudie, et voilà tout. Si j'ai réussi, tant mieux, si non, je tâcherai de faire mieux une autre fois.
Le reporter dépité se retire assez peu satisfait de ces renseignements par trop simples.
Deuxième coup de sonnette, deuxième reporter.
On sonne trois fois, dix fois, vingt fois, et toujours des reporters.
Au quatrième, l'artiste ennuyée a défendu sa porte; cela pourrait bien lui coûter cher; les reporters sont rancuniers.
Quelques-uns ont cherché à soudoyer les serviteurs de la maison.
—Mademoiselle, disait l'un d'eux à la femme de chambre, dites-moi où votre maîtresse a appris à mourir, je vous donnerai une loge pour aller à l'Odéon.
—Merci, a répondu la camériste avec une dignité parfaite, je ne vais jamais dans les petits théâtres.
Malgré cette déconvenue, soyez sûrs que les reporters ne se tiendront pas pour battus; ils trouveront quelques bonnes histoires pour piquer la curiosité du bon public.
Il ne serait pas extraordinaire qu'avant peu, quelque émule de Talbot ne mette sur sa porte un avis ainsi conçu:
ADAMASTOR
professeur de déclamation.
Trépas divers en vingt-cinq leçons.
Saviez-vous qu'il y eût à Paris une société de mangeurs de nez?
Privat d'Anglemont n'en fait pas mention dans son livres des Dessous de Paris, et mon pauvre camarade Alfred Delvau, qui savait mieux les Mystères de Paris qu'Eugène Sue lui-même, ne m'avait jamais parlé de cette secte horrible.
Dieu sait pourtant s'il avait braqué sa lunette avec attention sur les bas-fonds de la Babylone moderne et ce qu'il y avait vu de choses étranges et incroyables, bien des étonnements et bien des épouvantes, mais jamais ni Privat, ni Gérard de Nerval, ni Delvau, n'ont découvert cette horrible corporation, ils en auraient parlé certainement.
Certes j'ai souvent entendu parler du nez mais non pas comme comestible.
De loin en loin, on voyait bien, dans les journaux du Palais, des misérables coupant de leurs dents le nez ou[Pg 15] le doigt de leur adversaire, mais ce n'était qu'une de ces épouvantables exceptions que la chaleur de la lutte et l'ivresse même ne rendent pas croyables.
Il paraît que ces faits n'étaient pas des cas détachés ou extraordinaires.
Il existe des mangeurs de nez, comme il existe des francs-maçons ou des musiciens.
La preuve, c'est qu'on a en arrêté un ces jours derniers, au moment où, séduit par la couleur sans doute, il allait entamer un marchand de vin, quand la police est arrivée.
Il s'est un peu débattu, mais enfin il s'est rendu et a avoué, quand on lui a demandé sa profession, non sans rougir un peu, qu'il était pêcheur à la ligne pendant le jour, et que le soir il était secrétaire de la Société des mangeurs de nez.
Qu'on aime le poisson, passe encore, mais M. le commissaire, qui n'a pas compris comment on pouvait allier deux goûts aussi différents, a envoyé l'abominable gastronome en prison.
Si ce vaurien est jugé, il faut espérer que la justice donnera un fameux coup de dent à la liberté de ce bandit qui ne se contente pas de son poisson.
Qu'aurait-il fait pendant le siège?
Qu'on y prenne garde, c'est à la suite de leurs défaites que les peuples deviennent cruels.
Nous avons déjà ces terribles chiens qui brisent les rats avec leurs dents à la grande joie des gamins qui suivent les chasseurs.
Les rats ne sont pas intéressants, et, bien que membre de la Société protectrice des animaux, ce dont je me vante, je vote leur mort avec conviction, mais je persiste à trouver leurs bourreaux odieux.
—C'est une chasse, dira-t-on.
Non, la chasse est une lutte relative, un assaut entre l'homme et la bête; il faut une grande adresse et, quelquefois, cet exercice n'est pas sans danger.
Tandis que là un nocturne voyou passe une palette de fer dans la gargouille, le rat sort, le chien le broie et tout est dit.
D'ailleurs, en chasse, le crime a lieu dans le silence des bois et non dans une rue fréquentée.
Nous avons fini par nous débarrasser de ces prétendus combats de taureaux, où les bouchers étaient habillés de velours, de grelots, et ressemblaient à Figaro, fors l'esprit.
Parfois l'animal, qui trouvait cette façon de se vêtir absolument ridicule, trouait à coups de cornes la veste ou la culotte de ces cruels farceurs péninsulaires. C'était bien fait, sans doute, puisque l'assemblée applaudissait avec enthousiasme; mon Dieu! que c'était répugnant à voir!
Dans l'extrême midi de la France, on parle de ces représentations avec une admiration émue.
Heureusement cette admiration s'est arrêtée à Bayonne et à Perpignan. Le centre et le nord n'ont pas mordu.
Mais nous l'avons échappé belle; si les taureaux amenés par trois fois à Paris n'eussent été d'un ridicule achevé, ce spectacle aurait eu des amateurs certainement, et, plus d'une fois, nous aurions mangé des biftecks d'assassins.
La perfide Albion nous prend nos poules et nos œufs, ce qui fait qu'en France et à Paris surtout, où l'on paye de gros droits d'entrée, il faut faire des sacrifices sérieux pour regarder une cuisse de poulet; nous n'avons rien à dire, c'est le libre échange. Il paraît que cela a de grands avantages, que les économistes ont seuls le droit de voir et de comprendre: tant mieux.
Donc que les anglais mangent nos œufs, bon; mais qu'ils les fassent couver pour nous envoyer leurs coqs, non; ce n'est plus de jeu.
Qu'avons-nous besoin de ces animaux? Ils sont bons sur les drapeaux, dans la casserole, et non pas dans l'arène.
Voilà un beau jeu que d'aller leur attacher des canifs aux pattes, pour qu'il se charcutent!
Les canifs servent à tailler les plumes, c'est vrai, mais pas la chair avec.
M. Belmontet dirait:
Aujourd'hui l'on ne travaille plus pour la gloire. Il est bien évident que les artistes de nos jours ne suivent pas les errements de leurs devanciers. Au lieu de s'imposer à la foule, comme les maîtres d'hier, ils s'agenouillent devant elle. Il leur faut du succès, n'en fût-il plus au monde, et Dieu sait les concessions de tout genre qu'ils imposent à leur talent, à leur nature et à leur conscience pour arriver à un résultat plus bruyant que durable!
Aujourd'hui, la question n'est plus entre les classiques et les romantiques, entre les amants de la ligne et les fanatiques de la couleur; on a bien d'autres chats à fustiger. Qu'importe le dessin, qu'importe la couleur, qu'importe la composition, qu'importe la recherche de l'idéal? Fadaises que tout cela.
Aujourd'hui, il n'y a plus que deux espèces de tableaux: les tableaux qui se vendent et les tableaux qui ne se vendent pas.
On ne dit plus d'un peintre:
—Que fait-il?
On se contente de demander:
—Vend-il cher?
S'il vend cher, on achète, sinon on ne s'occupe pas de lui.
Henri Rochefort, avant de faire de la politique, écrivait des livres: c'était plus amusant et moins dangereux.
L'un de ses livres—incomplet mais assez réussi—a pour titre: les Mystères de l'Hôtel des ventes. L'auteur y dévoile toutes les ruses des vendeurs de ce temple. Dans le même esprit, il y aurait à faire un bien joli volume intitulé: les Mystères de la Réputation. Ce serait à en pleurer de rire ou à rire d'en pleurer.
Si vous voulez, nous allons en esquisser deux chapitres.
Voici un brave artiste qui a du mérite depuis vingt-cinq ans et qui commence à vivre heureux.
Autrefois, quand il était dans toute la force de son talent, il s'estimait fort heureux de vendre une toile cinq cents francs. Aujourd'hui la même toile avec les mêmes petits animaux, un peu moins bien faits pourtant,—l'âge est venu,—vaut quinze mille francs, et l'artiste qui a pourtant une facilité de travail surprenante et qui se fait aider par l'un des siens, ne peut pas suffire aux commandes.
Voici l'explication du mystère:
Un homme qui connaissait son siècle se dit que tant de si jolis petits animaux finiraient, dans un temps plus ou moins long, par voir venir leur jour de gloire, et il acheta les animaux du maître par troupeaux.
Les marchands, voyant que les troupeaux se vendaient, augmentèrent les prix; le public, qui vit l'augmentation, se hâta de se mettre de la partie, et l'homme qui connaissait son siècle fit un petit bénéfice de deux cent mille francs sur les troupeaux qu'il avait eu la patience d'engraisser.
Un autre peintre, un maître, s'étant trouvé gêné par suite de je ne sais quelle combinaison d'affaires qui ne regarde que lui, eut absolument besoin d'une soixantaine de mille francs. Dans le cas où ce grand artiste se reconnaîtrait, je le prie de ne pas m'en vouloir si je divulgue ce détail, qui ne saurait lui nuire en rien. Que ceux qui n'ont pas besoin de soixante mille francs lui jettent la première pierre.
En travaillant d'arrache-pied à produire dans le genre où il excellait, le peintre aurait eu pour deux ans de travail avant d'arriver à ses fins.
Dans cette triste conjoncture, il prit une grande résolution, il changea non seulement de manière, mais de genre: il fit du paysage.
Oui, du paysage, malgré l'opinion de Préault, qui[Pg 22] prétend qu'on n'a plus le droit d'être paysagiste lorsqu'on a fait sa première communion.
En six mois le peintre confectionna vingt toiles qui furent exposées à l'hôtel des Ventes.
L'effet fut désastreux, tout le monde blâma le maître d'abord parce qu'on ne permet pas à un seul homme d'avoir deux talents, et aussi parce que les paysages, tout en étant faits par un habile peintre, étaient bien au-dessous de ses tableaux de genre.
Ses amis étaient navrés en pensant à l'échec que leur illustre camarade allait subir; ils comptaient sans les amateurs qui possédaient les principales toiles du renégat.
Ces amateurs pensèrent que si les paysages ne se vendaient pas, la réputation du maître en souffrirait et qu'une grande dépréciation atteindrait son œuvre tout entière: ils achetèrent les paysages 80,000 francs.
Le lendemain, les marchands et le public se pressaient à la porte du maître en demandant des paysages.
Depuis, ce galant homme, qui ne s'est jamais douté de rien, n'a pas cessé de faire des arbres noirs et bruns fort prisés des amateurs.
J'ai cité deux exemples entre cinq cents, parce que personne n'a rien eu à perdre de ces petites comédies. Si ceux au profit desquels elles ont été jouées en ont largement profité, il faut convenir que ce sont deux[Pg 23] hommes d'un mérite incontestable, dignes en tout point d'occuper une place distinguée dans le mouvement artistique.
Mais pour ces deux qui méritaient les caprices de la fortune, que de gens sans valeur ont été portés au pinacle par des combinaisons bizarres dont le secret ne sera connu que le jour où les toiles dépréciées, ou plutôt réduites à leur juste valeur, retourneront dans la boutique du marchand de bric-à-brac, dont elles ne seront certes pas le plus bel ornement.
En vérité, je vous le dis, un temps viendra, qui n'est pas loin, que certaines toiles, qu'aujourd'hui on couvre d'or, seront couvertes de quolibets; et encore!...
Un philosophe a dit:
«C'est en regardant au-dessous ou au-dessus de soi qu'on voit l'étendue de son bonheur ou celle de son infortune.»
Je me méfie de ce philosophe plus profond qu'élégant, et je ne suivrai son conseil qu'à demi, ou du moins en variant un peu sa manière.
Au-dessous de soi, on trouve l'amertume; au-dessus on peut rencontrer l'envie. Je vais regarder à côté.
Il est impossible que vous ne connaissiez pas la Suisse, la terre classique de la liberté?
Vous la connaissez, je m'en doutais. Partant, vous connaissez le canton d'Uri, où est né Guillaume Tell?
Uri est la république la plus démocratique qui soit au monde.
S'il me prenait la fantaisie de transcrire la constitution qui a été révisée en 1850, M. Joseph Prud'homme en frémirait.
Là, tout homme est électeur et député à vingt ans. A vingt ans, il vote directement les lois, sa journée étant finie.
La combinaison a ceci de bon, que le mandat impératif perd tout son prestige.
Eh bien, dans la république d'Uri, pour garder le premier arrondissement, dit l'ancien pays, et l'arrondissement d'Useren; pour garder Altorf, où tous les chemins sont ouverts, eh bien, il y avait deux gendarmes.
Attendez donc, vous allez voir.
Ces deux gendarmes étaient heureux; ils se promenaient de la douce vallée de Schacken à celle d'Useren, chassant parfois ou se livrant au doux plaisir de la pêche; enfin on n'avait jamais vu de gendarmes plus heureux.
Joignez à cela qu'ils jouissaient de l'estime de leurs compatriotes et qu'ils avaient chacun le même grade, ce qui permettait au Pandore de l'endroit de ne pas être obligé hiérarchiquement de donner raison à son supérieur.
Mais, comme l'amour, le bonheur n'est pas éternel; celui des deux gendarmes commençait à se faisander.
En effet, les habitants du canton avaient fini par envier la vie paisible des deux gendarmes.
Bref, après mûr examen, l'Assemblée souveraine,[Pg 26] considérant qu'il était complètement inutile d'entretenir deux gendarmes dans un pays où il n'y a ni voleur, ni assassin, ni filou, ni pillard, ni... le reste, l'Assemblée souveraine supprima un des deux gendarmes.
Elle ne conserva que le plus vieux, parce que les anciens affirmaient qu'il avait rendu un service dans le temps.
Voilà donc la république d'Uri avec un gendarme; ça ne pouvait pas durer longtemps. Ce gendarme, habitué depuis de longues années à se promener avec son camarade, se mit à s'ennuyer, mais à s'ennuyer au point que ses compatriotes s'en alarmèrent et craignirent pour sa santé.
On assembla les chambres.
Elles interrogèrent le gendarme.
Avec la franchise qui caractérise l'institution, celui-ci déclara que, n'ayant absolument rien à faire et n'ayant plus son camarade pour causer un peu, la vie était devenue bien amère pour lui.
La chambre souveraine, touchée par tant de franchise et d'infortune, nomma son dernier gendarme inspecteur des cheminées de la république.
Voici comment, voici pourquoi il n'y a plus de gendarmes dans la république d'Uri.
Si vous saviez comme elle s'en passe!
Un homme, un monsieur, un industriel vient d'avoir une bien vilaine idée. Il a collé sur les sous qui étaient dans sa boutique, une étiquette ronde sur laquelle il y a son nom et son adresse.
Ses confrères l'ont imité, et, à l'heure qu'il est, des milliers de sous sont transformés en cartes d'adresse.
Certes, nous admettons toutes les émulations honnêtes que peut enfanter la concurrence; mais, dans l'espèce, nous ne saurions trop blâmer.
Cette innovation puffiste présente de graves inconvénients.
Le premier, c'est que les sous que les marchands rendent avec leur adresse ne sont plus à eux et qu'ils n'ont pas le droit de s'en dessaisir.
Autre inconvénient: c'est qu'il est loisible à tout le monde de les refuser, ce qui fera naître des discussions et, probablement, des rixes.
Autre inconvénient: les sous sont surtout employés dans les marchés et dans les omnibus.
Vous verrez ça au premier jour de pluie.
Le gâchis sera effroyable. Vous figurez-vous les doigts mouillés de mesdames de la Halle et de messieurs les conducteurs d'omnibus et cochers tripotaillant ces sous étiquetés! La gomme et le papier détrempé formeront une pâte au vert de gris qui sera peut-être favorable aux empoisonnements, mais qui ne laissera pas que d'être désagréable pour les personnes qui auront des gants et surtout pour celles qui auront des mains.
Un chapelier célèbre se fit une assez bonne réclame.
Il imagina que les officiers russes portaient leur nom écrit dans leurs casques, et il fit mettre dans le Figaro, quelques jours après la prise de Sébastopol:
«En ramassant les schakos de nos braves officiers morts sur le champ de bataille, les Russes disaient:
«—C'est bien drôle! tous les Français se nomment X, et Ce, et demeurent tous rue Vivienne, no..., à Paris.»
Vous verrez un de ces jours la réclame suivante:
«On a remarqué que tous les sous qu'on donne aux pauvres sortent des grands magasins du Dauphin, 50 p. 100 de rabais!»
Il est probable que le marchand qui a inventé cette[Pg 29] désastreuse plaisanterie ne savait pas qu'il se mettait sous le coup de la loi. Il y a de par les codes un article qui punit ceux qui altèrent ou dénaturent les monnaies publiques.
Autrefois même cet article était des plus sévères, et le négociant eût été pendu haut et court. Ce qui était, après tout, une manière comme une autre d'élever la concurrence à sa dernière limite.
Un frémissement de colère vient de parcourir le monde féminin; une révolution terrible se prépare, et deux camps sont déjà formés et prêts à combattre.
Dans le premier, on veut le statu quo.
Dans le second, on veut quitter le sentier battu.
Question de chiffon, vous l'avez deviné.
Le clan révolutionnaire n'y va pas de main morte; il veut tout renverser. Ne lui parlez ni de transaction ni d'essai loyal, ce serait peine inutile.
Voici son programme:
Art. 1er
La robe à plis est et demeure abolie.
Art. 2
Les jupons plus ou moins bouffants sont à jamais supprimés et ne pourront être rétablis.
Art. 3
Les tuniques, tournure et autres ornements plus ou[Pg 31] moins gracieux seront expédiés en province et ne pourront pénétrer dans Paris que dans les circonstances exceptionnelles.
Art. 4
M. Eugène Chapus, ministre de l'élégance, est chargé de présenter le nouveau projet de soie destiné à charmer l'avenir.
Le spirituel rédacteur du Sport ne s'est pas fait prier.
Après avoir pris l'avis des faiseurs les plus en renom, il a présenté le projet suivant, qui a été adopté à l'unanimité:
«La robe classique a cessé d'exister.
Elle est remplacée par un fourreau très étroit, garni en rond d'une façon uniforme, mais dont les ornements seront très variés.
Corsage corselet, très ajusté sur les hanches, formant pointe devant et boutonné du haut en bas, à moins qu'il ne soit garni du col gilet.
La cloche n'admet ni tunique, ni double jupe, ni tablier. C'est une robe courte. Elle a des volants au bas, et la partie supérieure de la jupe est tantôt lisse, tantôt coulissée, ce qui est d'un très joli effet. Son complément est dans le vêtement, c'est-à-dire une écharpe souple, soit en cachemire brodé, soit en crêpe de Chine, soit en dentelles, qui se croise sur la poitrine en couvrant[Pg 32] les épaules, et se noue opulemment derrière; ce nœud vient orner la jupe et l'accompagne fort gracieusement.
A défaut de l'écharpe, qui demande, comme on sait, une taille et des allures d'une grâce particulière, on pourra porter sur la robe-cloche de petits mantelets en étoffe brodée. On peut réellement dire que cette nouveauté échappe à la description, par la raison qu'elle se compose de fins détails dont le charme est surtout dans leur agencement.
La toilette dont elle fait partie s'accompagne d'un chapeau très orné de fleurs; plus que jamais, au surplus, les fleurs sont bien portées.»
Faudrait voir ça tout fait, comme disent les braves gens de la campagne en choisissant des étoffes pour les toilettes du dimanche; mais c'est égal, au premier abord, ça paraît être monstrueusement ridicule pour avoir beaucoup de succès.
Si la mode en a décidé ainsi, il faudra bien en passer par là. Les entêtées crieront bien un peu, elles protesteront, et enfin, quand tout le monde portera des fourreaux, elles en commanderont à leurs couturières; il sera trop tard, elles n'auront pas le temps de les user.
M. R..., de Florence, après avoir admiré nos institutions, me semble, à l'instar de M. Prudhomme, assez disposé à les combattre.
«N'est-ce pas honteux, écrit-il, que dans un pays artiste comme la France, on soit obligé de payer des claqueurs chargés de faire les succès des pièces et la réputation des artistes?»
La vérité, c'est qu'à plusieurs reprises on a essayé de se passer de ces... auxiliaires sans y pouvoir parvenir.
Il n'y a qu'à Paris où la claque soit une institution permanente et organisée.
Étant donné—hypothèse bien contestable—que le peuple français est le peuple le plus spirituel de l'univers, on tombera facilement d'accord que le peuple parisien est le peuple le plus spirituel de France.
Eh bien, à Paris, on ne sait ni rire, ni pleurer, ni louer, ni admirer, sans que la claque donne le signal.
Tout le monde applaudit, mais personne ne veut commencer.
Bien des artistes en renom passeraient inaperçus, si la claque ne faisait pas leur entrée. L'actrice la plus à la mode, la plus gâtée, la plus fière, celle qui traite les princes comme des palefreniers, les simples gentilshommes comme des garçons coiffeurs, et quelquefois aussi des garçons coiffeurs comme des gentilshommes, celle-là, aussi fière et aussi capricieuse qu'elle soit, est toujours douce et polie avec son chef de claque; elle sait bien que sans lui elle n'étrennerait pas.
Elle sait aussi que s'il voulait bien, sa rivale ferait vite des progrès dans l'esprit du public.
Une artiste a beau être l'idole du public et de son directeur dont elle emplit la caisse, elle a beau avoir du talent et faire beaucoup d'argent, elle est obligée d'être bien avec le chef de claque.
S'il en était autrement, le chef ne ferait ni plus ni moins, elle aurait absolument son compte, mais rien que son compte, et ce ne serait pas assez.
Sans compter qu'un jour elle pourrait être mal disposée, chanter faux, manquer de mémoire, avoir enfin un de ces mille accidents dont les planches sont émaillées, si la claque ne la repêche point, elle est perdue.
Le chef de claque assiste aux répétitions et donne parfois son avis, qui est toujours écouté.
Il note les passages importants, les mots à effets et les points d'orgue.
Il ne faut pas croire qu'il applaudisse machinalement et sans art; sa mission est des plus délicates.
Tantôt il suffit d'un bravo murmuré, un battement de mains gâterait tout. C'est,—en termes de coulisses,—le chatouilleur.
D'autres fois, il faut un éclat de rire convaincu; c'est lui qui le pousse; fait par un de ses hommes, cet éclat de rire serait commun, peut-être choquant.
D'autres fois encore, il faut entraîner la salle, et ce n'est pas facile; il faut la pousser petit à petit dans la voie de l'admiration, et ne l'y lancer que lorsqu'elle est suffisamment entraînée. Un zèle mal calculé peut indisposer le public et faire tomber la pièce.
Un bon chef de claque a pour principe d'entraîner le public tout d'abord, mais de le suivre ensuite, l'exciter toujours, ne le forcer jamais.
C'est d'autant mieux compris, que le public qui entend applaudir frénétiquement une mauvaise chose, devient féroce.
Maintenant, aussi extraordinaire que cela puisse paraître, la vérité me force de dire qu'on ne paye ni le chef de claque ni les claqueurs. Ce qui va paraître plus extraordinaire encore, c'est que ce sont eux qui payent.
La place de chef de claque s'achète.
Elle se paye de 10, 20, 30, et jusqu'à 40,000 francs pour un laps de temps qui varie de trois à cinq ans.
Comme il est assez difficile de rédiger le traité qui lie un directeur de spectacle et son chef de claque, cette affaire se fait sur parole, il n'y a pas d'exemple qu'une des parties n'ait pas tenu ses engagements.
Maintenant, comment font les chefs de claque pour s'enrichir, tout en payant une aussi forte redevance? C'est assez difficile à dire.
On peut consulter tous les artistes des deux sexes des théâtres de Paris, ils répondront invariablement:
—Moi, donner un sou à la claque, jamais de la vie, j'aimerais mieux quitter le théâtre!
Il faudrait conclure, de cette unique réponse, que les chefs de claque sont des amateurs déguisés qui se ruinent en faveur de l'art.
Malheureusement cette supposition est tout à fait dénuée de bon sens parce que tous les chefs de claque s'enrichissent.
Auguste, l'ancien chef de l'Opéra, est mort riche. M. David, son successeur, un homme fort distingué et fort connaisseur, passe pour avoir une belle fortune fort honnêtement acquise.
M. Albert, de l'Opéra-Comique, s'est retiré également fort à son aise en laissant, au théâtre, le souvenir[Pg 37] de son rire qui éclatait comme la capsule d'un fusil à percussion. Sa retraite a été un chagrin pour les artistes avec lesquels, pendant, trente ans, il avait eu les relations les plus loyales et les plus aimables.
J'en citerais bien d'autres encore, sans en compter cinq ou six qui sont les commanditaires de leurs théâtres.
On ne les paye pas, ce sont eux qui payent, et les artistes jurent leurs grands dieux qu'ils ne leur donnent pas un sou.
Quel est donc ce mystère?
Mon Dieu, c'est bien simple, et puisque je suis en veine d'indiscrétion, je ne veux pas tarder plus longtemps à pénétrer le mystère susdit:
Où votre étonnement va prendre certaines proportions, c'est lorsque je vous affirmerai que, non seulement les chefs de claque payent, mais que leurs hommes, leurs ouvriers, comme disait le père Nathan, payent également.
Oui, ces braves chevaliers du lustre ne sont pas des âmes vénales. Pas un n'entre pour rien dans une salle de spectacle.
Ils se divisent en trois classes:
Les intimes.
Les habitués.
Les solitaires.
Les intimes, leur nom l'indique, sont des familiers sur lesquels on peut compter.
Ils sont au rendez-vous dans un café voisin du théâtre, où ils sont forcés de consommer au moins un petit verre ou tout au moins de le payer.
Ceux-ci sont sûrs d'être admis. Ce sont des soldats aguerris qui ont vu le feu plus d'une fois, des hommes dévoués dont l'enthousiasme ne boude jamais et que l'admiration qu'ils éprouvent pour leurs artistes pousserait depuis les hurlements jusqu'aux coups de poing inclusivement.
En 1852, un intime se battit en duel pour madame Ugalde qui ne s'est probablement jamais doutée de ce dévouement inconnu et désintéressé.
Il se battit à l'épée et désarma son adversaire.
—Avouez, s'écria-t-il, en posant son pied sur l'épée tombée, qu'elle chante mieux que madame Cabel, et il ne vous sera rien fait.
—Jamais de la vie, répondit l'autre.
Le vainqueur réfléchit et dit gravement.
—Si je ne vous tue pas, c'est que ça me ferait avoir des affaires et que d'ailleurs vous n'êtes qu'un propre à rien.
L'habitué ne vient pas tous les soirs comme l'intime. Il se contente de deux ou trois soirées par mois; aussi[Pg 39] est-il, non seulement forcé de prendre le petit verre, mais encore de payer sa place dont le prix varie depuis cinquante centimes jusqu'à deux francs, suivant la pièce.
L'habitué sait tous les airs d'opéras et d'opérettes. Il sait l'âge des actrices et les époques de leurs débuts; il affecte un profond mépris pour les jeunes artistes qu'il juge sévèrement, quoiqu'il les applaudisse à tout rompre.
Quand l'habitué est vieux, il est absolument impossible; le présent n'existe pas pour lui; il n'admet pas qu'un monsieur se permette de jouer un rôle de Roger ou de Massol.
Quand il dispute avec ses voisins et qu'il est à bout d'arguments, il a une phrase pour réduire ses adversaires au silence, qui ne manque jamais son effet.
—Moi, qui vous parle, s'écrie-t-il en toisant ses voisins avec orgueil; moi, qui vous parle, j'ai vu Chollet dans le Postillon de Longjumeau.
Le solitaire est le claqueur qui ne claque pas. C'est un jeune faquin qui a la maladie des premières représentations.
Il se ferait pendre plutôt que d'en manquer une.
Il est convaincu qu'en allant aux premières représentations, il fait partie du fameux tout Paris, et qu'à force de se montrer dans des endroits où, à certains[Pg 40] jours, on ne rencontre que des notoriétés artistiques ou financières, il finira par passer pour quelque chose comme cela. Il se rengorge dans son gilet à cœur, et se mêle à des groupes où on ne s'occupe pas de lui le moins du monde.
Le lendemain, il étonne les naturels de son bureau ou de son magasin en leur disant:
—Mon Dieu, que j'ai ri hier soir avec Cochinat!
—Cochinat, demande le teneur de livres; je le connais bien, mais je ne le connais pas de vue. Comment est-il?
—Mais c'est un grand blond.
On comprend que ce n'est pas avec le prix de trois ou quatre places de solitaires aux premières représentations que les chefs de claque peuvent faire de grands bénéfices.
D'un autre côté, une douzaine d'habitués tous les soirs, à quinze sous l'un dans l'autre, ce n'est pas la fortune.
Encore une fois, il n'est pas un artiste mâle ou femelle des théâtres de Paris qui ne déclare de la façon la plus formelle n'avoir jamais payé les bravos qu'on lui prodigue. Alors, comment font les entrepreneurs de succès pour s'amasser de bonnes rentes?
Je l'ignore, à moins qu'il n'y ait beaucoup d'artistes comme la mère Thierret.
Un jour de l'an, cette estimable dame était dans sa loge en train de se raser; le chef de claque survient:
—Bonsoir, m'ame Thierret; je vous la souhaite bonne et heureuse.
—Merci, moi aussi. Attends, je vais te donner tes étrennes.
—Ah! par exemple!
—Quoi, par exemple! me prends-tu pour une crasseuse?
—Oh non!
—Si, si, tu me prends pour une crasseuse, parce que tu le dis: «Elle ne donne pas à la claque, c'est une crasseuse.»
—Mais je vous jure...
—Ne jure pas, je vais le dire; moi, c'est pas par ladrerie que je ne donne pas, c'est par principe. J'ai assez de talent, je pense, pour ne pas être obligée de payer pour me faire applaudir.
—Certainement, le public s'en charge...
—Il s'en charge quelquefois. Moi, vois-tu, j'ai des manies; on me couperait en deux que je ne donnerais pas deux liards.
—Mais, madame, je vous assure...
—Le jour de l'an, c'est différent; je donne 100 francs, parce que je n'y suis pas forcée. Si j'y étais forcée, je ne les donnerais pas.
Un artiste de renom, qui est encore à l'Opéra, avait trouvé un moyen assez original pour ne pas payer la claque.
—Mon cher, disait-il au chef, vous savez combien le public m'aime. Je n'ai donc pas besoin de votre ministère; mais voici 500 francs; faites-moi donc le plaisir de chauffer cette pauvre madame X... J'ai remarqué qu'avant-hier vous aviez été froids pour elle à la fin de notre duo.
Maintenant, il faut rendre à César ce qui lui appartient; beaucoup d'artistes débutants ne peuvent payer la claque, et jamais, lorsque ces nouveaux venus ont eu quelque talent, ils n'ont eu à se plaindre des claqueurs.
Un chef de claque sert son administration avant tout, et nulle part on ne trouverait de plus honnêtes gens.
Il suffit de connaître les haines de théâtre et de savoir combien l'argent coûte peu à certaines étoiles pour comprendre les énormes bénéfices qu'un chef pourrait encaisser en faisant tomber une rivale.
Cette mauvaise action a dû être proposée bien souvent; jamais elle n'a été acceptée.
Il est encore mille circonstances que je ne saurais citer sans risquer de blesser certaines susceptibilités, où un manque de probité d'un entrepreneur de succès[Pg 43] pourrait être très lucratif pour lui et très désavantageux à certaines personnes, jamais on n'a eu à enregistrer un fait de cette nature.
Il y a mieux, il est arrivé quelquefois que certains amoureux peu délicats aient fait siffler des rivales et fait tomber des pièces. Jamais, dans les siffleurs enrôlés, on n'a trouvé un intime ou un habitué.
Malgré ses vertus, la claque a des détracteurs qui ne songent pas que sa mauvaise réputation date du XVIIIe siècle où des particuliers organisaient des cabales dans un intérêt tout particulier.
Ce temps est loin.
Il y a à l'heure qu'il est une très grave question dans l'air.
Une question, comment dirai-je? une question sociale, oui, sociale, c'est bien le mot.
La guerre vient d'éclater entre le faubourg Saint-Germain et le faubourg Saint-Honoré. C'est fort grave.
Pourquoi faut-il que notre malheureux pays soit sans cesse déchiré par des querelles intestines?
N'était-ce pas assez de la guerre, de la Commune, de la politique et des autres fléaux qui ont désolé la France depuis tantôt dix ans?
O tristesse! il avait fallu quatre-vingt-un ans, dix révolutions et des concessions sans nombre pour arriver à la conjonction des faubourgs, et voilà que tout se détraque; c'est terrible.
Il faut reconnaître que si les deux faubourgs s'étaient donné la main, le faubourg Saint-Germain avait avancé la sienne avec dignité, mais sans enthousiasme.
Las de bouder après 1830, il avait prêté l'oreille à certains jeunes novateurs qui, ayant un pied dans les deux camps, il y a de jolies femmes partout, avaient prêché la concorde.
«—La bouderie n'a plus de raison d'être, s'étaient-ils écriés; aujourd'hui la Chaussée d'Antin n'est plus le repaire exclusif de la finance, et vous n'êtes plus vous-même, tout noble faubourg que vous êtes, la terre absolument classique de l'aristocratie.
«Vous avez vos vieux hôtels, asiles héréditaires, c'est vrai; mais le prince de L..., le comte de M..., la baronne de M..., le vicomte de T..., habitent les Champs-Élysées.
«Le quartier François Ier est émaillé d'hôtels armoriés.
«De la Ville-Lévêque à la Trinité on trouverait autant de couronnes à perles et de tortils que de la rue de Babylone à l'abbaye de Saint-Germain des Prés.
«Louis XIV a dit: «Il n'y a plus de Pyrénées.» Vous l'avez cru, et vous vous obstinez à prendre le pont Royal pour une frontière.
«C'est d'autant plus ridicule que, lorsque vous mariez vos filles, elles s'en vont tout droit par devers la Madeleine habiter un logis confortable, sans doute, mais où le suisse traditionnel serait une véritable curiosité.
«Cessez donc ces airs hautains qui ne sont plus de[Pg 46] saison. Faubourg Saint-Germain, soyez bon garçon; le soleil ne se lève plus dans la rue du Bac.»
Le noble faubourg avait fini par fléchir; on s'était embrassé, et tout paraissait pour le mieux dans le meilleur des mondes, lorsqu'un événement insignifiant est venu allumer la guerre à nouveau.
Je traite cela légèrement, mais au fond il paraît que c'est très grave.
Jugez-en vous-même: il s'agit de la tenue qu'on doit avoir aux messes de mariage. Vous voyez que c'est sérieux.
Le faubourg Saint-Germain tient pour l'habit noir et la cravate blanche.
Le faubourg Saint-Honoré, lui, ne tient ni à la cravate blanche ni à l'habit noir. Il préfère tout à cela.
On a commencé par rire. De part et d'autre on se décochait de petits traits malins.
—Vous avez l'air d'aller à voire bureau, disait le faubourg Saint-Germain.
—Vous avez l'air d'aller à l'enterrement, répondait le faubourg Saint-Honoré.
C'était très spirituel, comme vous voyez. Aussi a-t-on fini par se fâcher.
Les deux camps se regardent et tiennent bon.
De Notre-Dame d'Auteuil où l'abbé Lamazou, un pseudo-martyr de la Commune, vient d'être nommé[Pg 47] curé, jusqu'à Passy, de Passy à Saint-Philippe-du-Roule, de Saint-Philippe-du-Roule à la Madeleine et de la Madeleine à la Trinité, on va aux messes de mariage en redingote, en jaquette, en ce que l'on veut, et on complète ce laisser aller de cravates toutes plus fantaisistes les unes que les autres.
A Sainte-Clotilde, à Saint-Thomas d'Aquin, la tenue officielle; la cravate noire, ce mezzo des faux-cols, y est prohibée.
Le faubourg Saint-Honoré dit en souriant:
—Que voulez-vous? nos amis se marient, nous voulons bien leur donner une preuve de sympathie en assistant à leur mariage; ce n'est pas gai un mariage, mais enfin on se dévoue parce qu'après tout chacun y arrive pour son compte tôt ou tard, mais ce n'est pas une raison pour être en habit dans les rues à onze heures du matin.
Le faubourg Saint-Germain dit sèchement:
—De la sympathie en cravate rose, nous n'en voulons pas.
Toujours cette diable d'histoire du drapeau.
Résultat: sur la rive droite, les églises sont pleines et les mariages ont un petit air de fête tout à fait en harmonie avec l'acte en question.
Au faubourg aristocratique, beaucoup moins de monde.
Des habits noirs comme au Marais, et on les compte. C'est d'un triste! cela ne ressemble plus aux belles messes d'antan. Ce n'est plus le faubourg Saint-Germain; on dirait le Cherche-Midi épousant la rue Plumet... en troisièmes noces.
Il y a pourtant une trêve.
Le marquis de S... avait voulu opérer la fusion, et avait fait la proposition suivante:
«—Puisque nous ne pouvons nous entendre, prenons pour médiatrice une puissance amie. L'aristocratie anglaise est esclave de l'étiquette, c'est un fait reconnu, eh bien! imitons-là et faisons ce qu'elle fera au premier mariage distingué qui aura lieu à la chapelle de l'ambassade.»
Cette proposition fut adoptée à l'unanimité, on attendit avec impatience un mariage aristocratique; après deux mois d'attente un membre du Peerage a enfin épousé une jeune lady dont les aïeux tutoyaient Guillaume le Conquérant.
Grande curiosité, mais aussi grande déception: en dehors des quatre témoins, tous les assistants étaient dans un négligé que la chaleur elle-même n'autorisait qu'à demi, à ce point qu'on aurait pris tous ces gentlemen pour des reporters, s'ils n'eussent été armés de parasols jaunes doublés de vert. Le faubourg Saint-Honoré triomphe, les dissidents sont dans la joie.
Béranger disait:
Les maris me font toujours rire.
J'ai le regret profond de ne pas partager l'hilarité de ce barde.
Béranger a beau être chauve et être revêtu d'une prosaïque redingote à la propriétaire, il n'en est pas moins un barde; il a chanté la gloire et l'amour, et trempé les lauriers de la victoire dans la coupe de la volupté; c'est donc un barde, on ne peut pas lui ôter ça.
Le métier de barde a disparu comme bien d'autres choses.
Un monsieur dont le permis de chasse porterait cette désignation: X..., né à Paris le ... 18.., taille 1m, 70; profession: barde, serait fort mal reçu dans les sociétés.
Il est vrai que le barde est devenu absolument inutile aux besoins du moment.
Chanter la gloire serait une amère ironie, et nos jeunes crevés n'ont pas le tempérament nécessaire pour tremper impunément leur lèvre pâle dans la coupe de la volupté. Si, d'ailleurs, ils étaient tentés de se livrer à ce passe-temps, Glycère, qui est devenue soucieuse de ses charmes, mettrait vite bon ordre à cette fantaisie; Glycère est devenue conservateur.
Mais, pour un métier disparu, que de métiers nouveaux!
L'autre jour, en chemin de fer, j'ai eu la bonne fortune de me trouver en wagon avec une charmante jeune femme blonde, aux allures vives, mais décentes, qui pendant un instant a été pour moi une énigme vivante.
Ce n'était pas une femme du monde, elle avait des gants trop frais.
Une femme du monde ne met pas ses gants au moment d'entrer dans un compartiment.
Elle met ses gants chez elle, avant de partir, afin que, malgré leur fraîcheur, ils aient déjà pris ces plis si gracieux que leur donne une jolie main.
Ce n'était pas une bourgeoise, elle avait des gants trop frais.
Les bourgeoises ont ce qu'elles appellent des gants de chemin de fer; ce sont des gants qui ne sont ni trop jeunes ni trop vieux; ce sont des gants qui ont été une[Pg 51] fois à la messe à Sainte-Cécile et une fois en visite chez les Sémichard.
Quand les bourgeoises ne voyagent pas, elles les gardent pour aller aux bains, ces gants là.
Cette dame n'était pas non plus une personne équivoque, elle avait des gants trop frais.
Aussi frais que soient les gants d'une femme légère, ils ont toujours fait le tour du lac; et puis les femmes légères se mettent toujours dans le compartiment des dames seules.
Je creusais ma pauvre cervelle pour deviner, et je ne devinai pas.
Un instant je pensai à ce singulier aphorisme de Balzac: «La femme d'un artiste est toujours une femme honnête.»
Ma voisine était peut-être la femme d'un artiste.
Mais depuis Balzac, bien des choses ont changé.
Une autre supposition: La jolie voyageuse était peut-être elle-même une artiste.
Mais j'abandonnai bien vite cette idée, ma voisine n'ayant aucune de ces façons garçonnières si désagréables chez les femmes peintres, et si insipides chez les femmes poètes.
Fatigué de chercher, fort mécontent de mon manque de perspicacité, je remis au hasard le soin de m'éclairer.
La dame ne bougeait pas et je ne pouvais décemment lui dire, comme le brigadier de Pandore:
—Il fait bien chaud pour la saison.
Je l'ai dit: tout au contraire de Béranger, les femmes me font toujours rire, celles des autres, bien entendu; cette fois je ne riais pas, j'étais fort dépité.
Cependant, l'homme du train criait:
—Serquigny! dix minutes d'arrêt! les voyageurs pour Rouen et le Havre changent de voiture!
La dame paraissait anxieuse.
—Monsieur, me dit-elle tout à coup, sommes-nous loin de Lizieux?
—Une dizaine de lieues, je crois, madame, répondis-je en prenant mon air le plus aimable.
—Savez-vous, monsieur, si, de la voie, on peut apercevoir le Val-Richer?
—La propriété de M. Guizot?
—Oui, monsieur.
—Je ne crois pas, madame.
—Ah! quel malheur!
—Vous auriez voulu voir la demeure de cet illustre mort?
—J'aurais donné tout au monde.
—C'est beaucoup.
—C'est vrai, mais j'aurais été vraiment heureuse.
—Vous le connaissiez?
—Pas le moins du monde.
—Voulez-vous me permettre de m'étonner d'une admiration qui serait plus naturelle chez un homme politique ou un historien que chez une jeune femme.
—Mais je ne l'admire pas du tout.
—Ah!
—Au contraire, selon moi, M. Guizot a fait beaucoup de mal.
—Ah! madame!
—Sans lui, la révolution de 1848 n'aurait pas eu lieu, et Louis-Philippe, ou son petit-fils tout au moins, serait sur le trône, et nous aurions été bien plus tranquilles.
—Voulez-vous me permettre de vous dire que vous faites de la politique comme ce bon Joseph Prudhomme, qui, vous le savez, prétendait que si Bonaparte n'avait pas eu d'ambition et qu'il fût resté simple lieutenant d'artillerie, il serait encore sur le premier trône du monde?
—Je ne vais pas si loin.
—A peu près.
—Puis M. Guizot, comme homme, ne me plaît pas; on dit qu'il était austère.
—Oui, madame.
—Ce n'est pas gai; puis ses ouvrages sont un peu bien sérieux pour une femme.
—Je voudrais bien être indiscret. Permettez-moi de[Pg 54] vous demander pourquoi, n'ayant pas de sympathie pour le célèbre défunt, vous regrettez tant de ne pouvoir apercevoir sa demeure?
—Ah! je vais vous dire, répondit la dame, c'est que M. Guizot a été un très bon mort.
De l'étonnement le plus sincère, je passai à une espèce d'ahurissement. Ma voisine s'en aperçut et continua en souriant:
—Oui, monsieur, un très bon mort, il nous a rapporté plus de mille francs.
—Ah! c'est très gentil de sa part, répondis-je.
Je me sentais devenir idiot.
—Mille francs, et peut-être plus aussi. Mon mari était bien content.
—Ah! votre mari était...
—Enchanté.
—Il y avait de quoi.
—Je crois bien, il y avait très longtemps que nous n'avions pas eu un bon mort.
—Ah!
—Oui, il y a des morts qui paraissent très bons et qui ne valent rien du tout.
—Tiens! tiens! tiens!
—C'est comme je vous le dis: ou ils meurent subitement, et alors on n'a pas le temps de les préparer; ou ils mettent six mois à rendre le dernier soupir, et[Pg 55] alors ils sont trop préparés et ne sont pas curieux du tout.
Je regardais ma voisine; son visage était calme, son regard limpide et doux, ses cheveux blonds brillaient sous un rayon de soleil; elle était charmante; rien dans son maintien n'annonçait la folie; je me reculai épouvanté en me demandant quel pouvait être cet horrible ménage qui gagnait 1000 francs à préparer les morts de choix.
Une idée assez naturelle passa dans mon esprit.
—Votre mari est embaumeur? m'écriai-je.
Et, dans l'intention de bien me poser dans l'esprit de la jolie voyageuse, j'ajoutai, non sans orgueil:
—J'ai eu l'honneur d'être présenté au docteur Gannal; c'est un homme charmant.
La dame riait à se tordre, j'étais fort embarrassé.
—Je ris de votre erreur, me dit-elle lorsqu'il lui fut possible de parler; j'en rirai longtemps.
—Ne vous gênez pas, je vous en prie.
J'aurais voulu être sous terre.
—Mon mari, monsieur, n'est pas du tout ce que vous croyez.
—Il n'y a pas de sot métier.
—Sans doute, et, à dire vrai, celui de mon mari ressemble assez à celui du docteur Gannal dans un autre genre.
—Dans un autre genre?
—Oui, mon mari est nécrologiste.
—Je ne saisis pas.
—Nécrologiste, c'est-à-dire embaumeur moral.
—Je saisis encore moins.
—Mon Dieu, c'est bien simple. Vous avez dû remarquer que chaque fois qu'un homme illustre se laisse mourir, tous les journaux publient juste le jour de sa mort un article fort long sur lui. Le lendemain, autre article; le surlendemain, autre article. Le premier est l'article général, il dit sa naissance, sa jeunesse, sa famille, son entrée dans le monde politique, scientifique, artistique ou littéraire, la part qu'il prit à telle ou telle affaire, enfin comment il arriva à la célébrité, et enfin sa maladie et sa mort.
—En effet, j'ai remarqué cela.
—Le lendemain paraît l'article anecdotique; les bizarreries de l'homme, ses manies, ses bons mots, tout y est.
—C'est vrai.
—Enfin le troisième jour, avec les détails de son enterrement, paraît un article de haut goût où le mort est loué tour à tour et houspillé de même; on y parle surtout de l'influence qu'il a exercée sur son temps, et l'article finit par quelques traits peu connus; c'est bien cela, n'est-ce pas?
—Parfaitement.
—Ne vous êtes-vous jamais étonné de la rapidité avec laquelle ces articles ont été conçus et exécutés?
—J'avoue que j'ai toujours considéré ça comme un vrai tour de force.
—Eh bien, vous n'avez eu qu'à moitié raison; c'est bien un tour, mais il n'est pas de force.
—Expliquez-vous!
—Mon Dieu, ces articles, qui vous paraissent les spécimens les plus complets de la facilité française, sont des impromptus faits à loisir, comme ceux de Mascarille; on les prépare des mois, des années à l'avance.
—Madame, je ne voudrais pas douter des paroles qui sortent d'une aussi jolie bouche que la vôtre, mais vous me permettrez pourtant de me montrer un peu étonné.
—Ne vous gênez pas, je vous en prie.
—Comment peut-il se faire?...
—Tenez, j'aime mieux vous expliquer ça tout de suite; je connais la partie.
Je vous l'ai dit, mon mari est nécrologiste. Voici comment on procède.
C'est assez compliqué.
—Je le crois sans peine.
—Quand le dictionnaire Vapereau parut, mon mari comprit qu'il y avait là une mine à exploiter. Il prit toutes les illustrations qui avaient atteint la cinquantaine,[Pg 58] et leur fit des dossiers qu'il eut soin de tenir au courant jour par jour.
—C'est très ingénieux.
—Chaque fois qu'un fait, qu'un détail, un mot même, avait trait à l'une des illustrations en question, mon mari le piquait et le mettait en ordre; et chaque fois qu'une maladie arrivait, il faisait en sorte que le dossier du malade fût à jour.
—Parfait, parfait!
—Ainsi M. Guizot a été très complet, parce qu'il s'y était pris à plusieurs fois avant de quitter la terre, c'est pour cela que je vous ai dit que c'était un bon mort.
—Ah! très bien; et quels sont les mauvais morts, je vous prie?
—Mais ceux qui partent sans tambour ni trompette; tenez, M. Beulé par exemple, qui est mort sans crier gare. Aussi n'a-t-il eu ses articles que huit jours après, parce que son dossier n'était pas à jour.
—C'est juste, et oserais-je vous demander à quel journal votre mari est attaché?
—Mais à tous.
—Comment cela?
—Sans doute, tous les articles nécrologiques sont de mon mari, il les varie suivant l'opinion des journaux. Ainsi il a fait quatre articles Guizot: l'un pour les journaux conservateurs, l'autre pour les journaux radicaux,[Pg 59] le troisième pour les journaux sous-conservateurs, le quatrième pour les sous-radicaux.
—C'est très ingénieux.
—Il en a même fait un cinquième pour les journaux napoléoniens.
—Votre mari est-il le seul qui s'occupe de ce genre de travail?
—Hélas! non, il y a des gâte-métier; mais aucun ne possède un cabinet aussi complet que celui de mon mari.
—Il doit gagner beaucoup d'argent?
—S'il n'y avait pas de morte-saison.
—Vous avez toujours un petit courant.
—L'Académie française et l'Institut, mais il y en a de bien mauvais dans tout ça.
—Pourquoi?
—Il y en a si peu de célèbres!
—C'est vrai, je n'avais pas songé à cela.
—Sans compter qu'il y en a beaucoup qui ne sont pas sympathiques; et puis nous n'avons pas de chance. Tenez, voici Bazaine; il aurait dû se rompre le cou cent fois pour une; eh bien, non, il s'en tire.
—Oserais-je vous demander si c'est votre mari qui a inventé cette profession?
—Pas tout à fait; le véritable inventeur, l'initiateur, comme dit M. de Foy, ce fut Jules Lecomte, le chroniqueur. Quand Rachel fut envoyée à Cannes par[Pg 60] les médecins, parce qu'elle avait un poumon offensé, il pensa qu'elle n'en reviendrait pas, et il prépara son «article». Le midi de la France n'ayant rien fait, on envoya la grande tragédienne en Égypte. Jules Lecomte perfectionna. Enfin elle mourut. Ayant appris sa mort un des premiers, il porta son article au Figaro, qui n'était alors qu'un petit journal. M. de Villemessant comprit; il n'est pas long à comprendre, celui-là, il gratta ses tiroirs et donna cinq cents francs à Lecomte.
Jouvin dit à Mürger:
«—Mon-beau père est devenu fou.»
Et Villemot, qui ne gagnait alors que cent francs par mois au Figaro, s'écria:
«—Ce Jules Lecomte, quelle canaille!»
Le Figaro tira à vingt mille: personne ne voulait croire à un pareil succès. Mon mari, qui était l'ami du père Brégand, le portier du Figaro, apprit par lui l'histoire et pensa qu'il y avait quelque chose à faire; il quitta la quincaillerie, elle ne lui offrait que des horizons bornés, et il commença son cabinet, qui, aujourd'hui, a une valeur réelle.
—Je vous crois sans peine; et avez-vous en vue quelque bon mort.
—Trois ou quatre; mais, vous savez, avec ces gens-là, on ne sait sur quoi compter: les grands hommes sont si bizarres!
—Le génie à ses prérogatives.
—Je ne dis pas, mais c'est ennuyeux.
Nous arrivions à Trouville; la dame fit ses préparatifs, elle prit son sac, son en-tout-cas, sa couverture de voyage et son manteau, qu'elle regarda avec mépris; puis, après avoir réfléchi un instant, et se méprenant sur la direction de mon regard, elle me dit en souriant:
—Vous regardez mon waterproof. Ah! si M. Thiers n'était pas si entêté, cet hiver, j'aurais une pelisse en fourrure!
Elle a fini par avoir sa pelisse.
J'étonnerais beaucoup de jolies Parisiennes si je leur affirmais que tout là-bas, à l'autre bout de Paris, il y a un bois magnifique qui ne le cède en rien au bois de Boulogne.
Ce bois s'appelle le bois de Vincennes.
Ce n'est plus le bois où l'on assassinait la nuit et qui, le jour, servait de lieu de pèlerinage aux grisettes de Paul de Kock.
Les petits bourgeois du Marais, qui sont devenus des rentiers et des commerçants du faubourg, y vont bien encore le dimanche, mais ils n'y mangent plus sur l'herbe «le veau béni de la gaieté»; ils hantent les restaurants; c'est moins gai, plus cher, mais plus commode.
Non; c'est un autre bois que l'empereur Napoléon III, après avoir achevé le bois de Boulogne, improvisa pour son bon peuple des faubourgs.
Un instant, le bois nouveau fut à la mode; on y avait placé un champ de course; il n'était pas juste, n'est-ce pas, que ce bon peuple des faubourgs fût privé d'un hippodrome. Il faut bien éclairer les masses en les amusant.
Je ne sais si les masses s'amusèrent beaucoup en voyant la grand-père de Mignonnette arriver bon premier; mais il me souvient que si les masses ne s'amusèrent point, elles furent éclairées tout de suite, et qu'aussitôt éclairées elles prirent la boue du chemin et en couvrirent les voitures de mesdames Gredinette, Fille du Jour, et autres demoiselles, leurs sœurs, dont le luxe insolent leur déplaisait.
C'était barbare; mais aussi quelle diable d'idée de vouloir éclairer les masses en les amusant.
Cette brutalité décida du sort du nouveau bois; ces demoiselles déclarèrent qu'elles n'y mettraient plus les pieds, et les entrepreneurs de courses, en gens bien avisés, fermèrent la barrière.
Le bois transformé reprit sa première manière, et seulement le dimanche les éclats de rire de ceux qui ont peiné durant six jours et des nuits viennent seuls troubler le silence des «doux bocages».
Autour du bois on a tracé d'immenses et belles avenues qui, un jour peut-être, seront fort peuplées; en attendant, on y rencontre quelques villas dont les briques[Pg 64] rouges et les toitures d'ardoises jettent des taches agréables dans l'horizon vert.
L'une d'elles se distingue par son apparence absolument bourgeoise. La façade, illustrée d'un perron prétentieux et d'un balcon à jour, est appuyée de deux pavillons bourgeois. La grille est bourgeoise, et comme si tout cela ne suffisait pas à établir son identité, on aperçoit dans une manière de jardin anglais un bassin où le pauvre petit général Dol aurait pu canoter, s'il n'était pas mort si vite et s'il n'avait pas craint de briser son frêle esquif contre les anfractuosités capitonnées d'un rocher artificiel.
O rocher artificiel! doux dada du bourgeois voltairien, je vous aime, parce que vous prouvez bien que l'âme naïve de celui qui vous fait «construire» vogue à pleine voile sur l'océan du progrès.
O Marius Prudhomme, mon digne ami, vous avez beau devenir radical, tant que vous ferez «construire» des rochers artificiels, vous ne serez pas dangereux.
A ce rocher artificiel s'arrête le bourgeoisisme de l'endroit. Les hôtes de cette demeure, qui ne sont que de simples locataires, semblent dépaysés dans cette villa.
Ce ne sont pas des bourgeois; leur simplicité le prouverait, si leur parfaite distinction pouvait laisser le moindre doute.
Ce qu'ils semblent aimer au-dessus de tout, ces hôtes[Pg 65] mystérieux, c'est le silence; les domestiques marchent comme des ombres et les chevaux, comme s'ils comprenaient la volonté du maître, remuent leurs jambes fines sans que leurs sabots corrects et luisants fassent crier le sable des allées.
Le matin à huit heures, dans l'après-midi à deux heures, la maîtresse du logis, une jeune femme à la physionomie douce et triste, à la taille élégante, sort à cheval et rentre deux heures après.
Le maître, lui, ne sort pas régulièrement; parfois on le voit se promener lentement suivi d'un chien, ami rare et fidèle, qu'il semble aimer beaucoup. Sa démarche est régulière comme celle des gens qui ne craignent pas le passé et vont sans enthousiasme vers l'avenir; son regard est profond et doux, mais il ne se fixe nulle part. Quoique jeune, il inspire un grand respect aux gens du quartier qui s'écartent pour le laisser passer et qui arrêtent leur conversation commencée pour ne pas troubler ses réflexions du bruit de leur voix faubourienne.
Ce promeneur solitaire s'appelle François de Bourbon, roi de Naples; l'amazone, c'est la belle et touchante héroïne de Gaëte.
Dans un quartier plus mondain, non loin de l'hôtel de la reine d'Espagne, un autre roi est venu s'installer; c'est le roi de Hanovre, dont la vie deviendra une légende. On sait que ce prince a perdu la vue depuis bien[Pg 66] longtemps; mais ce n'est pas lui qu'on pourrait qualifier de monarque aveugle, il avait vu avant tout le monde les desseins de la Prusse et il voulut lutter.
Ne trouvez-vous pas qu'il y a quelque chose de bien consolant pour les cœurs français, de voir ces rois déchus choisir Paris de préférence à toutes les capitales d'Europe pour y fixer leur séjour.
Ce Paris qui guillotine ses rois, qui les chasse en hurlant, sans respect pour leur âge ou pour la gloire du passé.
Ce Paris, la terre classique des barricades, ce Paris de la Ligue, de la Fronde, des massacres et du pétrole; ce Paris de toutes les audaces et de tous les crimes, leur semble encore, malgré tout, le seul endroit du monde où ils pourront vivre dans la paix et dans la liberté.
Ainsi, la France, qui a perdu tant de choses, a conservé aux yeux même des rois, dont elle a la première ébranlé les trônes, un respect inaltérable de la loi la plus sainte, la loi de l'hospitalité.
Dieu sauve la France!
Ainsi voilà bien des années que les bons esprits font une croisade en faveur des petits oiseaux, sans obtenir de grands résultats.
Après la promulgation de la loi Grammont, il s'est fondé une société protectrice des animaux; son siège est à Paris, son influence partout, grâce à des efforts persévérants. Tout les pays du monde profitent des enseignements que leur prodiguent les hommes éminents qui sont à sa tête, un seul reste rétif:
C'est la France.
Il faut en rire, tant c'est triste!
La société a répété sur tous les tons:
«Grâce pour les petits oiseaux; outre qu'il est cruel et odieux de tuer ou de blesser ces infiniment petits, leur mort cause un véritable préjudice. Ils vivent d'insectes qui détruisent les récoltes. Chaque petit oiseau qui tombe emporte avec lui dix livres de pain et dix litres de vin que mangeront les vers.»
C'est concluant pourtant. Eh bien, non, on continue à détruire ces pauvres petits protecteurs, et l'on se plaint de la misère.
Jusqu'ici on s'était contenté de les tuer, de les manger; les fusils, les lacets, les cages, la glue allaient leur train; mais il paraît que ce n'était pas suffisant.
Maintenant, tenez, c'est à ne pas y croire: maintenant on les exporte!
On les exporte comme s'ils faisaient partie de l'article de Paris; on les déporte comme s'ils avaient fait partie de la Commune.
«On vient d'embarquer au Havre une cargaison de petits oiseaux pour la nouvelle-Zélande, qui est, paraît-il, ravagée par les chenilles.»
C'est un journal grave, sérieux, honnête, qui dit cela sans autres commentaires.
La Nouvelle-Zélande est dévorée par les chenilles; et la France donc! N'en a-t-elle pas de toutes les couleurs, des noires, des rouges, des jaunes, des vertes, des bleues, sans compter les chenilles qui mangent les budgets. Hélas! pour celles-là, les oiseaux n'y peuvent rien.
Il y a une conclusion toute simple à tirer de ce fait.
La Nouvelle-Zélande est dévorée de chenilles, la France aussi.
Les Nouveaux-Zélandais détruisent leurs chenilles avec les oiseaux des Français, qui gardent leurs chenilles.[Pg 69] Donc, les Nouveaux-Zélandais sont très intelligents et les Français ne sont que des... gens moins intelligents que les Nouveaux-Zélandais.—C'est bien dur tout de même.
Aimez-vous la vertu? on en a mis partout.
Il pleut des rosières.
Autrefois, Nanterre et Salency avaient seuls conservé le doux privilège de couronner l'innocence; aujourd'hui, tout le monde s'en mêle, et tout le monde fait bien.
Suresnes, Enghien, et même les Batignolles, veulent avoir leur vertu, il n'y a pas de mal à cela.
Qui ne connaît Nanterre, le vieux village de la douce Geneviève qui protège Paris? Ah! l'heureux village! Il possède à lui seul de quoi illustrer vingt bourgs; il a la vertu, il a ses gâteaux, il a sa charcuterie; c'est de son sein que s'exportent à Paris tous les boudins de Nancy, chers aux commis et aux clercs d'huissiers, il a tout, sans en être plus fier.
Qui ne connaît Salency, illustré par Théodore Le[Pg 71] Clercq? Qui ne connaît Suresnes, illustré par son vin, ami sûr, mais si perfide?
Tout le monde connaît ces villages bénis du ciel et du petit commerce parisien, mais qui peut se vanter de connaître les Batignolles?
A coup sûr, ce n'est pas moi qui afficherai une semblable prétention; tout ce que je puis vous dire, c'est que j'ai connu autrefois un vieux bonhomme, qui aujourd'hui aurait plus de cent ans, lequel m'a affirmé avoir vu les Batignolles ne possédant qu'une unique rue, la rue des Dames, et il ajoutait en souriant avec la satisfaction inconsciente des vieillards:
—La rue des Dames y était bien, mais c'étaient les dames qui n'y étaient pas.
Le pauvre Félix Pigeory, mon ami et mon patron à la Revue des beaux-arts, était enfant du quartier Clichy; il est mort dernièrement à soixante ans à peine. Vingt fois je lui ai entendu raconter que rien n'était plus facile que de compter les maisons de la rue des Martyrs à la rue du Rocher. Le quartier de la Nouvelle-Athènes, on n'y pensait pas: de Tivoli au boulevard Malesherbes, c'était la plaine ou à peu près.
Si l'on veut bien se rappeler qu'en 1848 les gamins passaient dans un chantier de bois pour aller au collège Bourbon—Bonaparte—Condorcet—Fontanes, on verra que le récit de l'auteur de la Monographie[Pg 72] des monuments de Paris n'avait rien d'exagéré.
Donc, aux Batignolles, il y avait la rue des Dames, et peut-être deux ou trois autres; elles étaient peuplées de petits rentiers qui, après avoir travaillé trente ans, venaient, au comble de leurs vœux, manger leurs douze cents francs de rentes dans ce paradis... perdu.
Le vin, la viande, le pain, tout y coûtait moins cher qu'à Paris, l'air y était vif, la rue de Clichy n'est pas longue, si bien que le désert se peupla vite et bien.
Un maire, M. Balagny, notaire estimé, entouré d'un conseil municipal éclairé et d'habitants dévoués, trouva plus naturel de travailler à l'accroissement de sa petite cité que de faire de la politique de province. Le bourg devint bien vite une cité importante, quelque chose d'inférieur à Rouen mais de supérieur à Orléans.
Une seule chose désolait cette ville, c'était son nom. Les Batignolles, c'était commun, on adopta Batignolles-Monceau: c'était bien mieux.
Enfin, la ville de Paris, comme elle l'avait fait sous Philippe-Auguste, sous Charles IX et au siècle dernier, Paris voulut élargir sa ceinture, et les Batignolles devinrent un des plus beaux arrondissements de la capitale.
Mais il ne s'agit pas d'une simple étiquette pour changer un pays; l'habit ne fait pas le moine, et bien fou[Pg 73] serait celui qui croirait tromper quelqu'un en mettant du cirage dans un pot à confiture: Batignolles et Paris, ça fait deux.
Les Batignolles ont beau dire: Nous sommes Parisiens, ils n'en pensent pas un mot, et ils font tout ce qu'ils peuvent pour bien démontrer que s'ils ont bien voulu consentir à entrer dans la confédération, ils n'ont entendu sacrifier en rien leurs us et coutumes, aliéner leurs droits et prérogatives.
Voici pourquoi, voici comment l'autre jour, en plein Paris, on couronnait une gentille et honnête jeune fille.
Certes il n'y a pas de mal à ça, bien au contraire; mais il semble pourtant que les lois de la proportion n'ont pas été bien observées.
Que Nanterre, Suresnes, Salency ou Enghien, qui sont des villages ou à peu près, se contentent d'une rosière, c'est très bien; qu'on se trouve heureux dans un petit pays de trouver une fille vertueuse et de la couronner, tout est pour le mieux.
Mais qu'on se contente à aussi bon marché dans une ville de quatre-vingt mille âmes, c'est une modestie trop exagérée ou une pénurie inutile à constater.
Il serait naturel de procéder pour la vertu comme pour la députation, bien que ces deux choses n'aient pas entre elles beaucoup de relations.
Dans les départements populeux, comme la Seine ou[Pg 74] le Nord, on nomme un bien plus grand nombre de représentants que dans l'Ardèche ou la Creuse.
La cérémonie a été fort brillante. Ce qu'il y avait là de jeunes et jolis visages est impossible à dire.
Voyez-vous un étranger arrivant à la porte du temple au moment où mille jeunes filles descendent l'escalier, voyez-vous, dis-je, cet étranger voulant se renseigner?
—Mesdemoiselles, demande-t-il, voulez-vous être assez aimables pour me dire pourquoi l'on vient de couronner une de vos compagnes? Qu'a-t-elle fait pour mériter une si grande récompense donnée publiquement dans la maison de Dieu?
—Monsieur, elle a été vertueuse.
Cet étranger s'en ira en pensant:
—Quel singulier pays où il n'y a qu'une seule fille vertueuse, où il n'y a pas de demoiselles jalouses, deux hypothèses bien inadmissibles. Ou bien serait-ce que la couronnée est plus vertueuse que les autres? Mais on ne peut pas être vertueux plus ou moins; on l'est ou l'on ne l'est pas, la vertu est une et indivisible, comme la République française.
L'origine de la rose de Suresnes ne se perd pas dans la nuit des temps comme la rose de Nanterre; elle n'en est que plus fraîche, ce qui ne l'empêche pas de vivre en parfaite intelligence avec ses aînées, les roses de Nanterre et de Salency.
Cette origine est très authentique; il est bon de bien l'indiquer, afin qu'elle ne soit pas faussée quand elle arrivera à l'état de légende.
Une pauvre mère, madame la comtesse des Bassyns de Richemont, perdit sa fille, une enfant de quatre ans, qu'elle adorait. Le pauvre petit être succombait aux suites d'un accident de voiture, qu'on avait cru insignifiant d'abord.
Les habitants de Suresnes avaient été témoins de l'accident, ils furent aussi témoins de la grandeur d'âme de cette malheureuse mère, et, pleins d'admiration et de compassion pour elle, ils partagèrent sa douleur.
La comtesse, touchée au fond de l'âme, institua un[Pg 76] prix de vertu; elle voulut qu'il y eût tous les ans une fille admirée dans ce village où elle avait perdu sa fille; elle voulut qu'il y eût aussi une mère heureuse là où elle avait tant pleuré.
Elle ne fit, du reste, aucune condition, si ce n'est que la première fille, issue du mariage de la rosière, s'appellerait Camille, le nom de sa chère regrettée.
C'est une idée qui viendrait à bien des mères.
Et maintenant voulez-vous me permettre une histoire, parisienne entre toutes, ou je ne m'y connais pas.
Il y a cinq ou six ans, une jolie petite actrice d'un des plus gais théâtres de Paris, une pauvre jeune fille, faisait la joie des yeux, tant son visage était aimable, son sourire gai, ses yeux noirs et ses dents blanches.
Elle avait cela de particulier que, quoiqu'ayant déjà cassé le cinquième lustre, elle avait l'air d'une enfant.
Jeunesse éternelle qui donnait à la jeune femme un attrait de séduction tout à fait dangereux.
Hélas! elle ne valait pas mieux qu'une autre; elle avait ruiné bien des gens, elle avait fait couler bien des larmes à de pauvres mères et causé bien des insomnies à d'honnêtes femmes délaissées pour elle. En un mot, c'était un monstre.
Mais on les aime ainsi ces créatures, et aucune déclamation ne changera ce qui est.
Celle-ci, d'ailleurs, était intelligente, bien élevée, et avait eu dans sa vie quelques accès d'honnêteté.
Un jour, elle s'amouracha d'un camarade de théâtre, et, comme il faut qu'on soit puni tôt ou tard, elle l'aima réellement.
Ardente dans toutes ses actions, elle quitta son ancienne vie et se réfugia dans un petit appartement de la rue Bleue, où elle pensait que nul ne viendrait troubler ses élans vers la rédemption.
Jamais fille ne fut plus heureuse; mais, comme toujours, le bonheur fut de courte durée.
Cette jeune femme qui ne désirait plus rien, à qui tout souriait, devint malade. Elle lutta longtemps contre le mal. Les médecins lui ordonnèrent le climat de Nice. Elle ne voulut pas quitter son cher Paris.
Un matin, le bruit se répandit qu'elle était au plus bas. Le soir, on ne parlait que de la jolie comédienne; on en parla même chez la blonde madame de M..., qui pria sérieusement ses hôtes, et notamment Maurice de H..., de changer de conversation.
—Les filles nous envahissent, même après leur mort, dit-elle sèchement.
Puis comme elle remarqua sur le visage de Maurice une profonde émotion, elle l'entraîna dans un petit salon, où ils causèrent longtemps. La grande dame s'était fait raconter comment on aime une comédienne.
—Une seule chose me désole, dit Maurice, cette pauvre enfant va mourir, et, bien que je ne l'aie pas vue depuis deux ans, je ne voudrais pas qu'elle meure sans avoir accompli un de ses vœux.
—Lequel?
—Que sais-je? Quand on va mourir, on désire plus ardemment que jamais. Je serais heureux, si elle me devait son dernier sourire.
—Que n'allez-vous la voir?
—C'est impossible, la porte est fermée à tout le monde.
—Où demeure-t-elle?
—Rue Bleue.
—J'y vais.
—Vous?
—Moi.
Comment fit cette grande dame pour pénétrer jusqu'au chevet de la mourante, gardé par deux dragons en pleurs, je ne sais; ce qui est certain, c'est que non seulement elle s'approcha de la malade, mais encore qu'elle éloigna ceux qui veillaient auprès d'elle.
—Maurice m'envoie, dit-elle. Je suis la comtesse de M...
—Vous l'aimez? demanda la malade.
—Comme un frère. Il a pensé à vous; il croit qu'un grand plaisir hâterait votre guérison. Que voulez-vous? que désirez-vous? parlez vite.
—Je me sens m'en aller, je ne veux rien, je n'ai envie de rien.
—Cherchez bien.
—Je m'en vais, vous dis-je, je le sens bien; à peine en ai-je encore pour quelques heures.
—Vous vous trompez, on ne meurt pas à votre âge. Voyons, cherchez, parlez.
—Eh bien, je voudrais vos boucles d'oreilles.
La comtesse avait deux admirables diamants montés en goutte d'eau, elle les retira tranquillement et les mit dans la main décharnée de l'actrice.
—Je veux les mettre et me voir, fit la jeune femme, les yeux enfiévrés. Elle mit les boucles d'oreilles, mais elle ne se vit pas; en se soulevant pour se voir dans la glace, elle mourut.
—Elle était juive, dit mélancoliquement Maurice, à qui la comtesse racontait la scène.
Tout Paris a su l'histoire. Il y a des gens qui ont fort blâmé la conduite de la comtesse, d'autres l'ont approuvée; pour cette fois, tout le monde a eu raison.
Un industriel anglais vient d'arriver à Paris avec quelques millions, ce qui n'est rien, et une idée, ce qui est beaucoup.
Je connais un auteur dramatique qui est bien de mon avis sur ce point.
Cette idée consisterait à créer un théâtre cosmopolite. On y chanterait dans toutes les langues, et la musique étant la langue universelle, tout le monde comprendrait.
Cet industriel a calculé qu'il y avait à Paris trente mille anglais.
Quarante-cinq mille Allemands;
Quinze mille Italiens;
Dix mille Espagnols;
Six mille Russes;
Douze mille Américains.
Sans compter les Français et les Parisiens.
La combinaison de cet excentrique est assez compliquée.
Voilà son plan.
Les lundis, mercredis et vendredis seront réservés à une troupe anglaise.
Les autres jours, on jouera en français, sauf les dimanches, réservés aux Italiens, aux Espagnols et aux Russes, à tour de rôle.
Cet anglais, qui s'appelle M. Sikes, est doué d'une conviction robuste; il croit en lui et a réponse à tout.
—Que jouerez-vous? lui demandait-on.
—Tout, répondit-il, tout, excepté les immortels chefs-d'œuvre de Shakspeare.
—Il vous sera facile d'avoir une troupe anglaise, une troupe française, mais les autres?
—On paye les Italiens en papier, qui perd dix-huit pour cent; en leur donnant de l'or ils viendront; les Espagnols, je n'aurai qu'à choisir; l'art ne vit pas de coups de fusil.
—Bien; mais les Russes?
—Je gratterai les Polonais.
—Pourquoi n'allez-vous pas exploiter votre idée à Londres.
—Ah! voilà, fit-il; c'est bien simple: en Angleterre, on n'aime et on ne protège que ce qui est anglais; en France, on aime tout le monde, mais on ne protège que ce qui n'est pas français.
Monsieur Sikes, vous avez raison.
Le prince de Galles est arrivé encore une fois à Paris—pour s'y amuser.
Le peuple parisien a beau faire, un prince pique toujours sa curiosité et flatte son amour-propre; il le regarde avec respect, l'examine avec soin, et, toujours satisfait de son examen, il s'écrie:
—Il est très bien, pas poseur du tout, et si l'on ne savait pas que c'est un prince, on le prendrait pour un homme comme les autres.
Heureusement on est prévenu.
Aussitôt qu'un prince arrive à Paris,—il est probable que, dans les autres pays, on n'agit pas différemment,—il est assailli par une foule de mendiants éhontés.
Ce sont d'anciens commerçants dans le malheur, des femmes de noble extraction frappées par l'adversité, de pauvres artistes, des poètes, de braves ouvriers infirmes,[Pg 84] des banquiers ruinés, enfin toute la séquelle des demandeurs.
Eh bien, c'est tout simplement honteux. Il est une loi qui interdit la mendicité à domicile comme sur la voie publique, pourquoi ne l'applique-t-on pas avec sévérité?
Certes, un pauvre diable est excusable, jusqu'à un certain point, lorsqu'il adresse une supplique à un homme riche et charitable, et il est peut-être humain de fermer les yeux. Mais tout le monde sait et comprend que ces mendiants, qui ne travaillent que chez les princes de passage, ne sont pas de vrais pauvres, et qu'en débarrasser les princes et même les simples étrangers, serait une œuvre méritoire.
Les faux pauvres sont, à Paris, plus nombreux qu'on ne le pense, et rien n'est plus tristement curieux à étudier que cette caste qui, admirablement organisée, a élevé la mendicité à la hauteur d'une institution.
Elle a ses chefs, ses protecteurs, ses bureaux de renseignements, et je ne serais pas étonné qu'elle ne possédât aussi une caisse de secours mutuels.
Mendier, dans cette société, s'appelle faire la manche. D'où vient cette expression? J'ignore son origine, que j'ai vainement cherchée dans le dictionnaire excentrique de mon éminent confrère Lorédan Larchey.
Autrefois (et peut-être encore aujourd'hui) les sept[Pg 85] ou huit cents individus qui «faisaient la manche» se réunissaient au passage Brady, au faubourg Saint-Denis.
Il y avait, non loin de là, un hôtel où logeaient les célibataires malheureux qui n'avaient pas de meubles à eux.
L'association les nourrissait, à la charge par eux de copier les lettres destinées aux cœurs généreux.
Ces lettres, écrites par milliers, variaient suivant sept ou huit formules qui, elles, ne variaient jamais.
Les mancheurs achetaient ces lettres suivant les besoins de leur clientèle. Non seulement ils achetaient des lettres, mais aussi des clients.
—Qui veut acheter un bon peintre? demandait l'un.—J'ai un banquier à vendre, disait l'autre.—Je céderais une veuve pour un jeune homme dévot ou contre une actrice superstitieuse.
Le métier de mendiant n'est pas aussi facile qu'on le pourrait croire et le mancheur qui frapperait à des portes inconnues risquerait fort de ne rien avoir.
Depuis le mendiant que Sterne rencontra dans le passage du Pont-Neuf et qui prenait les femmes par la flatterie, cette industrie a fait de grands progrès.
Les gens qui donnent sont connus, l'association sait leur fortune, leurs vertus, leurs vices et elle spécule là-dessus.
Les membres de l'association se vendent des clients,[Pg 86] par cette bonne raison qu'un bon cœur ne se lasse jamais de donner, mais qu'il se fatigue souvent de donner au même individu.
Une dame, veuve d'un agent de change, avait un fils unique, âgé de vingt-trois ans, qui mourut d'une fluxion de poitrine. La pauvre mère aimait ce fils à l'idolâtrie et pensa mourir elle-même.
Un matin, un individu se présente chez elle et la supplie de lui trouver une place; la bonne dame s'excuse, dit qu'elle n'a plus de relations et congédie le solliciteur.
Au moment de sortir, celui-ci lui dit d'un air navré:
—Pardonnez-moi, madame, de vous avoir dérangée; je suis bien malheureux, j'espérais bien ne plus avoir à travailler pour gagner mon pain, j'avais un fils qui ne me laissait manquer de rien, je l'ai perdu; il est mort d'une fluxion de poitrine, il n'avait que vingt-trois ans.
La pauvre mère, frappée de la similitude, pleura avec le faux père et vint à son secours; cela dura longtemps.
Lorsque, malgré son impudence, le misérable n'osa plus demander, il vendit la malheureuse mère à une femme de l'association qui, comme son prédécesseur, joua du fils défunt avec agrément, puis elle céda à son tour la pauvre mère passée à l'état de fonds de commerce.
Pendant dix ans cette pauvre dame fut exploitée de la sorte.
—Hélas! disait-elle souvent, Dieu n'a pas frappé que moi, mais le mal des uns ne détruit pas le mal des autres.
La bande, qui est composée d'individus de tout âge et des deux sexes, se divise en deux catégories, les leveurs et les sujets.
Le leveur est celui qui découvre une victime, le sujet est celui qui l'exploite.
Il y a des sujets, anciens clercs d'huissier ou d'avoué, qui font l'avocat de province tombé dans la misère après avoir enlevé une jeune fille.
Il y a des sujets, anciens élèves fruits secs, qui font le médecin de province qui a perdu sa clientèle et qui a été forcé de fuir, à cause de ses opinions avancées.
Il y a l'homme de lettres.
Il y a le peintre.
Il y a le graveur qui a perdu la vue.
Il y a la jeune fille déshonorée et abandonnée par un lâche séducteur.
Il y a l'ancien négociant ruiné par des faillites.
Il y a enfin toute une troupe toujours prête à jouer tous les rôles. Acteurs et metteurs en scène partagent le soir loyalement et recommencent le lendemain.
Et ne croyez pas que ces détails appartiennent au domaine de la fantaisie, rien n'est plus tristement vrai.
Dans le temps, la manche avait une reine. C'était une dame titrée, qui avait un train de maison assez considérable, elle s'appelait la baronne ***. Je ne mets point son nom en toutes lettres, parce qu'elle était véritablement baronne et qu'elle appartenait à une excellente famille.
Les mendiants, après avoir raconté leurs malheurs, disaient:
—Madame la baronne *** m'a fait du bien, mais elle donne tant qu'elle ne peut faire pour moi ce qu'elle voudrait; demandez-lui des renseignements et ne me donnez qu'après sa réponse.
Les gens charitables allaient voir la baronne, qui donnait des détails attendrissants et s'écriait:
—Ah! pourquoi faut-il que j'aie tant d'infortunes à soulager et si peu de fortune!
On donnait, on donnait, et pendant longtemps, pendant bien longtemps, cette baronne, cent fois misérable, qui partageait avec les mendiants, passa dans le monde parisien pour une sainte.
Aujourd'hui, elle habite une ville du Midi où elle travaille encore un peu.
Les habitués du café Cardinal ont joué souvent aux dominos avec un mancheur célèbre dont ils ignoraient la profession.
C'était un grand homme sec et d'assez bonne tournure,[Pg 89] l'œil vif, âgé de cinquante-cinq à soixante ans, porteur d'une rosette multicolore.
Il ne travaillait que le dimanche, et sa façon de procéder était toujours la même.
Il allait nu-tête, sonnait, demandait le maître de la maison, et, affectant d'être fort pressé, il lui disait:
—Pardon, cher monsieur, mille pardons, mais c'est aujourd'hui dimanche, l'ambassade est fermée; faites-moi donc la grâce de me prêter un louis jusqu'à demain.
Ça a l'air bête; mais soit qu'on le prît pour un habitant de la maison, soit que sa bonne mine en imposât, soit qu'on ne fût pas fâché d'être agréable à un homme embarrassé par la fermeture de l'ambassade, le mancheur, sur vingt portes, ramassait dix louis.
Un jour, un homme sans illusions le fit arrêter.
—Votre profession? lui demanda le commissaire de police.
—Mendiant.
—Mais non, vous n'êtes pas un mendiant; vous êtes un escroc.
—Pardon, monsieur le commissaire, un escroc est celui qui, par une allégation fausse ou mensongère, tente de s'emparer de la fortune ou d'une partie de la fortune d'autrui.
—Parfaitement.
—Eh bien, je vous défie de me prouver que mon[Pg 90] allégation est mensongère et que l'ambassade n'est pas fermée le dimanche.
—Quelle ambassade?
—Celle que vous voudrez.
En France, les tableaux vivants ont une très mauvaise réputation.
Les premiers se montrèrent sous le Régent, et les mémoires du temps, sans en défendre la vue aux pensionnats de demoiselles, donnent suffisamment à comprendre que ce spectacle n'était pas dédié à la jeunesse.
Les derniers furent ceux du passage Saulnier, dont il est fort difficile de parler, parce que personne ne les a vus excepté la police qui, comme on sait, a un œil partout.
Cet œil, ce jour-là ne fut pas favorable, paraît-il, car l'établissement fut fermé.
Malgré la mauvaise réputation de ce spectacle, ces tableaux ont été en faveur dans le grand monde parisien. Plus d'une belle patricienne ne craignit pas de prêter ses traits à quelque déesse des tableaux de Prudhon.
La vogue ne se soutint pas longtemps. Si rien n'est plus gracieux qu'un tableau de maître bien reproduit par des êtres vivants, rien n'est plus difficile à exécuter et l'effet produit n'est pas suffisant pour payer tant de peine.
Il faut d'abord faire construire une grande roue en fer qui tourne lentement et sans bruit. C'est très cher, très embarrassant, et ça abîme beaucoup les appartements.
La roue construite, il faut trouver des gens qui ressemblent au moins de loin aux personnages du tableau choisi.
Il est rare que le vicomte ait assez d'ampleur pour faire un Jupiter présentable. Les Bacchus se trouvent, mais les Mercures et les Apollons sont rarissimes.
Du côté des dames, il y a des Junons et des Minerves à remuer à la pelle; mais les Vénus, les Hébés, les Eucharis sont plus que difficiles à trouver. Ce n'est pas que les sujets n'aient pas les qualités de l'emploi, mais les maris du second empire y regardaient à deux fois.
Il fallut donc abandonner la mythologie et la lumière électrique pour des tableaux historiques qui n'avaient pas le même charme, et la mode passa sans être regrettée que par les couturiers, les couturières et les coiffeurs, qui ne s'attristèrent que médiocrement, sachant bien qu'ils prendraient leur revanche.
L'embarras, la dépense, la peine, un travail de plusieurs[Pg 93] jours pour arriver à produire un spectacle de quelques secondes, tous ces ennuis réunis n'auraient peut-être pas vaincu la mode. Ce qui lui porta le dernier coup, fut la nécessité où se trouvaient les femmes de rester cinq minutes sans parler.
On a volé un Murillo au musée du Louvre et en plein jour. C'est-il vous qui avez trouvé le fameux Murillo?
Vous savez qu'il y a une forte récompense pour celui qui le trouvera; mais il me semble assez douteux qu'on le retrouve, à moins que le gentilhomme qui l'a décroché, ne le vienne rapporter lui-même pour toucher la récompense promise, ce qui serait assez espagnol.
Quand on a appris la disparition de ce chef-d'œuvre, nul n'a pensé à en déplorer la perte irréparable. Tout le monde s'est écrié:
—Comment diable a-t-on fait pour pouvoir voler une toile de cette dimension dans une chapelle fermée, dans une église fermée également?
Comment l'on a fait? C'est bien simple. On l'a décroché; on a roulé la toile et on l'a emportée.
Ça a dû être d'autant plus facile, qu'à l'étonnement général, on peut croire que jamais personne n'aurait pensé qu'un audacieux larcin serait chose possible.
Le vol le plus curieux dans ce genre fut exécuté sous le règne de S. M. Louis-Philippe Ier.
C'était dans un corps de garde d'agents de police attachés à un commissariat.
En plein jour, un ouvrier entra.
—Que voulez-vous?
—Je viens chercher le poêle.
—Tiens! pourquoi faire?
—Pour le nettoyer donc!
—Mais il est allumé.
—Nous allons l'éteindre.
—C'est juste.
Voilà les agents qui éteignent le feu et qui aident l'ouvrier à démonter le poêle et à le charger avec ses tuyaux dans une charrette à bras.
On n'aurait jamais connu ce vol, si le coupable ne l'avait avoué plus tard dans l'espoir, sans doute, que ce trait de génie lui rendrait ses juges plus favorables; mais on ne lui en tint pas bien compte, le génie perce si difficilement.
J'ai eu l'honneur de connaître jadis un gentilhomme poitevin, homme aimable et bien élevé, riche et insuffisamment bien tourné, qui, avec tout ce qu'il faut au monde pour être heureux, ne rencontra jamais le bonheur.
Ce galant homme possédait, je ne dirai pas un défaut, encore moins un vice; c'était quelque chose de bien plus grave: il était affligé d'une disgrâce assez singulière: il ne savait pas discerner de quel côté venait le vent.
De prime abord on se rend difficilement compte de l'effet qu'une aussi naïve ignorance peut produire sur une destinée. M. de La Tour-Villiers en fit la triste expérience.
En sortant du collège de Poitiers, où il avait fait d'excellentes études, il fut présenté dans le monde; son apparition fit même sensation. A Poitiers, comme partout où il y a des demoiselles à marier, un jeune monsieur[Pg 97] titré et riche ne laisse pas que de produire un certain effet.
Pendant quelque temps tout allait pour le mieux dans la meilleure des petites villes, lorsque M. de La Tour-Villiers fut invité à aller chasser chez un châtelain de son voisinage; quelques loups échappés du Limousin avaient fait invasion dans la patrie du célèbre Jacques du Fouilloux, grand chasseur devant l'Éternel et grand maître en l'art d'écrire et deviser sur faits de vénerie.
Le matin, on distribua les places, en recommandant aux chasseurs d'appuyer à gauche ou à droite, dans le cas fort probable où le vent viendrait à tourner.
—Mais, demanda le jeune M. de La Tour-Villiers à son hôte, comment pourrai-je savoir si le vent change?
Le châtelain ouvrit des yeux gros comme ceux d'un bœuf, regarda le naïf jeune homme avec une admiration émerveillée, et lui répondit:
—Ne vous inquiétez pas, cher ami, votre cœur vous le dira.
Le chasseur novice se demanda bien ce qu'il pouvait y avoir de commun entre le vent et son cœur, mais il était à un âge où les choses les plus sérieuses traitent le cerveau en hôtel garni et n'y demeurent que le moins possible.
La chasse fut heureuse, on tua deux loups.
—Le jeune La Tour-Villiers a-t-il tiré? demanda quelqu'un.
—Lui! répondit le châtelain avec mépris, lui, tirer! il ne sait seulement d'où vient le vent.
—Pas possible! firent tous les chasseurs comme un seul homme.
—Rien de plus vrai, reprit l'hôte, je vais vous le prouver.
Le jeune chasseur s'avançait joyeux, le sourire sur les lèvres, maniant assez dextrement son cheval. Il avait vraiment bonne mine, malgré un affreux vent du nord sec, froid et coupant comme un couteau, qui lui balayait le visage et lui faisait pleurer les yeux.
—Ah! monsieur de La Tour, s'écria l'hôte, dépêchez-vous, s'il ne vous plaît pas d'être mouillé; voici un diable de vent du sud qui ne nous promet rien de bon.
—C'est ma foi vrai, monsieur, répondit le jeune homme, jamais je n'ai vu vent du sud plus désobligeant.
Les chasseurs se regardèrent stupéfaits et retournèrent la tête pour rire en gens bien élevés.
A partir de ce jour, le jeune homme fut toisé et jamais on ne parla de lui sans affirmer que c'était un niais, qui, malgré tout l'argent que ses parents avaient dépensé, ne savait seulement pas d'où venait le vent.
Il demanda une jeune fille de condition en mariage, les parents de la jeune personne étaient amis des siens, les positions, les dots, les convenances s'équilibraient[Pg 99] admirablement; on hésita longtemps, enfin le père de la demoiselle s'expliqua:
—Jamais, au grand jamais, dit-il, moi vivant, je ne laisserai ma chère Hortense épouser un monsieur qui ne sait seulement pas d'où vient le vent.
Tout le département de la Vienne admira la sagesse et l'esprit de conduite de ce père prévoyant.
M. de La Tour-Villiers resta garçon, et vécut un peu retiré malgré son penchant pour le monde, qui ne le prit jamais au sérieux.
Donnait-il son avis en politique, on souriait; exprimait-il son opinion sur un cheval ou sur un coup douteux de bouillotte ou d'échecs, on souriait: quel fond pouvait-on faire sur l'opinion d'un homme qui ne sait pas même d'où vient le vent?
Il échoua au conseil général, plus tard à la députation; il se rabattit sur le conseil municipal et il échoua plus que jamais, parce qu'on est bien trop avisé pour confier les intérêts d'une ville comme Poitiers à un homme qui ne sait même pas d'où vient le vent.
M. de La Tour-Villiers ne se serait jamais douté de la cause de tant de guignon, si un domestique ivre qu'il venait de congédier ne lui avait répondu:
—Ivrogne, moi! eh bien! après... j'aime encore mieux être un ivrogne que d'être comme monsieur, dont tout le monde se moque parce que monsieur ne sait seulement pas d'où vient le vent.
Le maître ne répondit rien, il demeura atterré; un mot lui avait fait comprendre le secret de ses malheurs. Ce fut toute une révélation.
Comme je n'écris pas ici l'histoire de ce gentilhomme, je vais, pour couper au court, raconter en quelques mots sa triste fin.
Il s'exila volontairement et alla habiter à la Basse-côte, sur le bord de la mer, une propriété qu'une de ses tantes lui avait laissée.
Là, il vécut presque seul, lisant tous les livres dans lesquels il supposait trouver la science qui lui manquait, mais aucun livre au monde, même l'Art de s'orienter dans les déserts, par l'abbé Prugnot, ne donne la manière d'apprendre d'où vient le vent.
Quand il eut tout lu, M. de La Tour-Villiers prit un grand parti, il alla questionner un capitaine au long-cours.
—Capitaine, lui demanda-t-il à brûle-pourpoint, en mer, comment faites-vous pour savoir d'où vient le vent?
Le capitaine qui ne pouvait pas supposer qu'un homme grave se voulût moquer de lui, prit dans sa bibliothèque un petit pompon blanc fait de plumes d'eider, et le lui montrant il lui dit:
—On amarre ça au premier endroit venu, le plus léger brin de brise le fait frissonner; vous voyez que ce n'est pas malin, et il ne faut pas avoir inventé la poudre pour s'en servir.
Le questionneur humilié fit semblant de comprendre et se retira plus désolé que jamais.
Il fit une dernière tentative: un matin il pria un vieux matelot de le prendre avec lui dans son bateau pour faire une promenade en mer, moyennant un bon louis d'or. Le marin ne se fit pas tirer l'oreille.
Quand les deux hommes furent à quatre kilomètres de la côte et que M. de La Tour-Villiers fut bien acertainé que personne, sauf le marin, ne pouvait l'entendre, il demanda négligemment:
—Dites-moi, Le Helm mon ami, comment fait-on pour savoir d'où vient le vent?
—Puh! l'habitude.
—J'entends bien, mais ceux qui n'ont pas l'habitude?
—Ils mouillent leur doigt, ceux-là.
—Et puis?
—Eh bé! ils sentent la fraîcheur; mouillez votre doigt, tournez-le comme ça, vous ne sentez rien, n'est-ce pas? tournez-le de l'autre côté, vous sentez la fraîcheur de la brise, pas vrai? Eh bé, c'est que le vent est nord, nord-est.
Le bon gentilhomme suait à grosses gouttes.
—C'est, dit-il, qu'en mer je ne sais pas bien m'orienter.
—Pas malin, fit le matelot, le soleil vient de là, c'est le levant, il s'en va là-bas, au couchant; entre les deux, c'est le nord, et le midi est en face.
M. de Latour-Villiers revint à terre tout songeur.
—Tout cela est bel et bien, pensait-il souvent, mais quand le soleil est couché ou qu'il n'est pas encore levé, ou quand le ciel est nuageux, comment peut-on bien faire pour savoir d'où vient le vent?
Il mourut encore jeune et véritablement bien à plaindre; que fallait-il à ce galant homme pour être heureux? Bien peu de chose: une girouette.
Ne trouvez-vous pas que notre chère France est dans ce moment dans la situation de cet infortuné gentilhomme?
On y a beau se remuer, prendre des airs capables, parler, hurler, brailler, écrire—qui plus est—personne ne sait au juste d'où vient le vent.
Peut-être qu'en France il n'y a plus de vent; car ce ne sont pas les girouettes qui manquent.
On prétend souvent qu'il faudrait à Paris un journal comme le Times de Londres, c'est-à-dire une feuille qui, sans aucun parti pris, soit toujours à la tête de l'opinion publique.
Je ne sais si, en d'autres temps, le journal eût été facile à faire, mais ce dont je suis assuré, c'est, qu'au nôtre, il est impossible.
Il n'y a plus d'opinion publique et s'il y en a une, ce que je nie, elle n'a pas de tête.
Des partis, partout; l'opinion publique, nulle part.
Notre pauvre pays ressemble fort à un homme qui a reçu sur la tête un violent coup de bâton et qui en est resté étourdi.
A mesure que le temps s'écoule et que le souvenir des événements qu'il a acceptés semble s'éloigner de lui, il devient chaque jour plus rêveur et plus indifférent.
Rien ne le touche, rien ne l'émeut, c'est à ce point qu'il voit partir ses milliards et qu'il se frotte les mains avec plus de satisfaction qu'il n'oserait en témoigner si on les lui apportait.
«En voilà quatre de payés; tout va bien.»
Les grands crimes se succèdent, les catastrophes s'accumulent et l'opinion publique ne bouge pas.
Comme cette infortunée princesse qui pleurait son époux assassiné, elle pourrait prendre la fameuse devise:
Plus ne m'est rien, rien ne m'est plus.
C'est-à-dire s'il y a quelque chose qui lui est encore, c'est la bande à Gélignier.
De petits voleurs qui en revendraient à Cartouche: voilà les virtuoses du jour.
Les hommes pariaient donc pour la casaque rouge.
Les femmes pour la casaque bleue.
Quelques jeunes gandins ruraux mettaient sur la casaque verte, et cependant la casaque noire avançait, touchait le but et tout le monde perdait; tant il est vrai que les couleurs ne signifient rien.
Un autre fait m'a frappé à ces courses. C'est la liberté laissée aux joueurs et surtout aux gens qui donnent à jouer.
Il faudrait cependant bien s'entendre. Un homme a le droit de mettre une somme considérable sur une casaque rouge ou noire qui galope, et ce même homme ne peut aventurer un louis sur une boule qui tourne dans un cylindre mécaniquement combiné; cela est excessif.
Voilà l'Allemagne qui, éclairée par une expérience désastreuse, va reprendre les jeux. La laissera-t-on faire tranquillement?
Bade est désert, Hombourg est mort, Wiesbaden agonise, Nauheim est enterré.
Quatre provinces tombent en ruine et le Rhin est désert.
Propriétaires, maîtres d'hôtel, marchands et ouvriers gémissent; leurs plaintes sont à ce point retentissantes qu'elles seraient parvenues jusqu'au trône.
Le trône aurait promis de réfléchir, et il ne faut pas l'avoir regardé deux fois pour savoir qu'il réfléchira vite, ce trône-là; il a toujours besoin d'argent et l'acier des canons est bien cher.
Après avoir donné cinq milliards, allons-nous laisser éparpiller nos louis dans le pays de la choucroûte? En vérité, ce serait maladroit.
Le jeu est immoral, va-t-on dire comme à l'ordinaire.
Eh bien, ce n'est point mon avis.
Je pense qu'il est plus moral d'établir un impôt sur le vice que d'en mettre un sur la vertu.
Est-il bien moral qu'un brave ouvrier, père de famille, ne puisse boire du vin et en faire boire à ses enfants?
Pourquoi y a-t-il un impôt de plus de vingt-cinq centimes par litre sur le vin?
Pourquoi le tabac a-t-il doublé de prix?
Pourquoi la viande paye-t-elle une entrée à l'octroi de Paris?
Que n'impose-t-on pas l'absinthe de trois francs par litre et les cigares de choix de cinquante francs par boîte? Ce serait plus moral.
Qui oserait se plaindre?
On se gardera bien de faire cette cote bien taillée. Plus nous irons et plus l'impôt sur les matières indispensables ira en augmentant.
Savez-vous pourquoi?
C'est que les économistes ont découvert cette vérité digne de la Palisse, à savoir que les impôts qui portent sur la masse sont les plus productifs.
Le peuple, qui n'est pas économiste, réfléchit beaucoup, et, après avoir considéré que le riche paye en réalité bien moins d'impôts que lui, il dit tout simplement:
—L'impôt est voté par les riches, cela n'a rien d'étonnant.
Le jour où le pauvre descend dans la rue, le riche ne comprend plus.
Il y a une société qui s'est fondée, je crois, au fond des Batignolles, et qui s'appelle la Société d'encouragement au bien. J'ignore quels résultats heureux elle a pu obtenir; elle en a obtenu, sans aucun doute, parce que ceux qui la dirigent sont des gens distingués qui mettent toute leur âme dans l'accomplissement du devoir; mais que ses résultats eussent été différents, si au lieu[Pg 107] de s'appeler Société d'encouragement au bien, elle se nommait la Société de découragement au mal!
Comme disait le caporal de Dumas: «Ce serait la même chose, mais ce serait le contraire.»
Le bien n'a nul besoin d'être encouragé, il va gaiement son chemin, et rien ne saurait le faire dévier. On ne peut sérieusement admettre qu'un homme sera plus vertueux parce que la Société des Batignolles lui aura alloué en séance publique une médaille de quinze francs.
Si cet homme a fait le bien dans l'ombre, il ne s'attendait pas à la médaille.
S'il s'y attendait, ce n'est pas un homme vertueux.
Reste la question des quinze francs, mais c'est bien peu de chose.
Avec quinze francs de plus, saint Vincent ne rachèterait pas un captif de plus; avec cent sous, on peut arrêter le bras d'un assassin.
Je sais bien qu'il est assez difficile de veiller à toute heure et de trouver un bandit juste au moment où il lève le bras pour lui dire:
—Tenez, mon brave homme, voilà cent sous; allez vous divertir un peu; ça vaudra mieux que de tuer votre prochain.
Mais ce qu'on pourrait faire facilement, ce serait de mettre le mal hors de la portée de tout le monde.
Les deux plus grands agents de perversité sont l'ivrognerie et le jeu. Il serait donc bon, en imposant ces deux vices outre mesure, de les rendre inaccessibles au peuple.
Cette pudeur à l'endroit des jeux publics, qui rapporteraient gros à l'État, semble assez puérile quand on voit le jeu installé partout.
On joue sur le turf.
On joue dans les cercles.
On joue dans les cafés.
On joue dans les fêtes de village.
On joue sur les places; dans les rues.
Là et là, pas le moindre contrôle.
Aux courses, pertes considérables, ainsi que dans les cercles. Dans les cafés, tout le monde sait que quelques grecs seuls ne perdent point.
Dans les fêtes publiques, sous prétexte de jeu du lapin ou des couteaux, des industriels ignobles dévalisent l'ouvrier.
Dans les rues, c'est mieux encore, on joue le truc.
Le truc est des plus simples; un vaurien a trois cartes en mains, deux noires et une rouge; il les mêle, et, en les posant par terre, il feint par maladresse de montrer la rouge; il va sans dire qu'il la file. Le passant, alléché, met son argent sur la carte qu'il croit rouge, et il est refait.
Les tribunaux correctionnels condamnent toutes les semaines quelques truqueurs. Ils feraient peut-être mieux de condamner le joueur, qui n'est devenu la dupe que parce qu'il croyait voler sûrement le... banquier.
Un journal, d'humeur douce ordinairement, vient d'adresser une admonestation assez nerveuse à deux membres de la Faculté de médecine.
Cette feuille prétend que deux médecins, qu'il est inutile de nommer ici, chefs de service dans un hôpital dont le nom importe peu, auraient traité plus que légèrement le secret professionnel, une des mille religions des matérialistes.
Voici le fait reproché:
La scène se passe dans un hospice d'aliénés, côté des dames; les docteurs susdits ne se gêneraient en rien pour raconter aux étudiants qui suivent leurs leçons les événements qui ont amené la folie dans le cerveau de ces pauvres femmes.
Les chagrins d'amour et l'adultère règnent, dans ces histoires vraies, aussi despotiquement que dans les romans qu'on achète trois livres dix sous pour tuer un peu le temps.
Après ces orages du cœur, la mort est la pourvoyeuse la plus active des maisons de force. Des tas de pauvres femmes sont là, grimaçantes, horribles, grotesques et touchantes; les unes ont vu mourir ceux qu'elles aimaient, mères, maris, enfants, et Dieu, peut-être par miséricorde, ne leur a pas donné assez de raison pour accepter chrétiennement ses terribles arrêts.
D'autres sont folles comme la jeune fille que Sganarelle prétendait soigner était muette, c'est-à-dire sans qu'on sache pourquoi.
Eh bien, il paraîtrait que non seulement les deux docteurs livrent à la curiosité de leurs élèves les faits particuliers qui ont entraîné la folie, mais encore qu'ils appellent ces infortunées par leurs noms de famille, et leur font quelquefois des questions ridicules qui sont d'autant plus regrettables que ces intéressantes malades ont souvent des éclairs de raison.
Il est impossible d'approuver la conduite de ces médecins, si toutefois le journal dit vrai,—car le journal pourrait bien ne pas dire vrai, on a vu des choses plus extraordinaires,—mais on aurait aussi grand tort de donner à ce fait l'importance que notre grand confrère lui attribue. C'est là un manque de goût, de tact, de convenance, de délicatesse, tout ce qu'on voudra, mais le grand mot de secret professionnel n'a rien à voir en cette affaire.
L'hôpital n'est pas une maison bourgeoise. Le médecin[Pg 112] qui y professe y est appelé par l'humanité et non par la famille.
Les malades qui y souffrent, y souffrent gratuitement.
L'humanité, après tout, n'est que l'humanité; elle fait en gros ce que chacun de ses membres fait en détail; elle ne fait rien pour rien.
Au dix-neuvième siècle elle ouvre ses nombreuses maladreries «à tout venant mal attigé».
—Entrez, entrez, dit-elle, vous serez logés, nourris, blanchis, chauffés, éclairés, purgés, saignés, opérés, cautérisés, amputés, inhumés pour rien, pour rien! On ne vous demande même pas de trousseaux, pas de certificat de vaccination, au contraire; pas de certificat de bonne vie, au contraire; mais il est bien entendu que si vous n'êtes pas des lépreux vulgaires, des cloquets insignifiants ardés par la fièvre quartaine ou le feu Saint-Antoine, si vous êtes de vrais souffreteux couverts de maux étranges, inconnus, terribles, épouvantements chers aux praticiens, en ce cas vous serez raisonnables pour vous soumettre à l'analyse avant et à l'autopsie après.
Comme on le voit, c'est pour rien, en effet, et l'humanité n'est vraiment pas exigeante en réclamant en son nom de si légers sacrifices.
Eh bien! il y a des malades égoïstes qui font des façons. Ah! c'est que les enfants de l'humanité sont bien difficiles à contenter.
Les rédacteurs du journal en question sont des fils de l'humanité. Comment veulent-ils, de bonne foi, qu'un professeur enseigne l'art de guérir un mal s'il n'en recherche pas la cause?
Va-t-il dire à de jeunes étudiants venus de tous les coins du monde pour surprendre les secrets de la science:
—Messieurs, voici deux folles, l'une est silencieuse, l'autre est bruyante, la première ne veut rien manger, l'autre dévore, la grande est douce comme un mouton, la seconde est presque furieuse: nous allons leur faire suivre le même traitement.
Ce serait absurde; les jeunes gens s'en retourneraient dans leur patrie en disant:
—Ce grand homme est un cuistre.
Tandis que si le professeur s'exprime ainsi:
—Messieurs voici deux sujets extraordinaires. Le premier est une jeune fille honnête, qui est devenue amoureuse d'un jeune homme pauvre mais indélicat; sa famille s'est opposée au mariage et la malheureuse est devenue folle. Aujourd'hui la famille s'est ravisée; entre deux folies, elle a préféré la moindre. Nous allons peu à peu annoncer cette bonne nouvelle à l'infortunée; puis le retour de sa famille, celui de son amant adroitement ménagés, et enfin le mariage, amèneront une guérison indubitable. L'autre, messieurs, est en pleine voie de guérison; cette malheureuse était devenue presque[Pg 114] furieuse; de patientes investigations m'ont démontré que la lecture d'un journal avancé n'était pas étrangère à cet état que quelques-uns de mes confrères plus empressés que patients—pour ne pas dire plus,—attribuaient à une paralysie partielle. (Mouvement dans l'auditoire.) Ici, messieurs, je réclame votre attention.
Convaincu que les théories avancées, si bonnes pour les esprits sains et forts (Applaudissements.), peuvent produire certains désordres sur les cerveaux faibles, j'ai dû chercher à détruire les effets sans avoir l'air de changer les causes, ce qui eût irrité le sujet jusqu'à la fureur.
Après avoir cherché longtemps, j'ai trouvé un stratagème assez original: j'ai donné au sujet un journal un peu moins avancé que sa feuille de prédilection, en ayant soin de faire coller sur ce journal le titre de l'ancien que j'ai découpé moi-même.
Messieurs, un progrès sensible s'est manifesté; j'ai alors choisi un nouveau journal un peu moins vif, puis un troisième. Aujourd'hui, le sujet va presque bien, et chaque jour elle croit dévorer le Rappel et lit le Siècle.
Dans huit jours elle lira la Liberté; si dans quinze jours, à l'aide du faux titre, on peut lui faire avaler la Patrie, elle est sauvée.
Les jeunes gens retournent dans leur patrie et racontent,[Pg 115] au grand honneur de la France, les traits de savoir et de sagacité de ses professeurs.
Maintenant est-il bien nécessaire, dira-t-on, d'appeler ces deux folles par leur nom et de livrer ainsi le secret des familles à quelques étudiants?
Cet argument est insignifiant. Ces étudiants deviendront docteurs et en verront bien d'autres. Puis nous ne sommes plus aux temps barbares; on n'est pas déshonoré pour avoir un fou dans sa famille, par cette bonne raison qu'aujourd'hui chaque famille en a plusieurs.
Encore un souvenir d'hôpital.
Si vous n'aimez pas les choses gaies, vous pouvez passer à l'autre alinéa, ne vous gênez pas, je vous en supplie.
Il y a une quinzaine d'années Alfred Delvau, ce pauvre cher esprit qui eut tant de peine à vivre et dont les volumes de deux francs se vendent trente aujourd'hui, Alfred Delvau vint me trouver.
—J'ai, me dit-il, une bonne occasion, une source à copie, viens.
—Où?
—Tu verras.
—Mais encore?
—Ah! méfiant! il faut tout te dire: à l'hôpital.
—Merci bien.
—Oh! pas un hôpital bête!
—Mais encore?
—Les femmes folles.
—Je croyais que c'était inabordable.
—J'ai mes entrées.
—Allons.
Bien que Delvau ait raconté cette visite dans le Figaro, je crois, je ne me permettrai pas, malgré le temps écoulé, de nommer la maison que nous visitâmes et à l'aide de quel moyen, bien pardonnable du reste, nous y pénétrâmes.
Je dispenserai également mes lecteurs, que j'aime, du récit navrant de toutes les infortunes qui se déroulèrent à nos yeux; des volumes d'ailleurs ne suffiraient pas.
Nous étions jeunes, le fameux «chacun pour soi et Dieu pour tous» n'avait pas encore racorni nos cœurs complètement. Nous nous tenions la main en tremblant et, si nous avions été seuls, nous aurions pleuré amèrement sur le sort de toutes ces pauvres femmes dont le seul tort était d'avoir aimé passionnément.
Sur cent cinquante créatures de tout âge qui nous environnaient, soixante-quinze étaient devenues folles par amour, trente parce qu'elles avaient été abandonnées, quarante mères avaient vu mourir leurs enfants de morts violentes.
Heureusement, nous passâmes dans un endroit plus[Pg 117] sinistre encore, et l'horreur remplaça la pitié qui nous étouffait.
Nous étions dans le quartier des furieuses.
Là, rien ne restait plus de la femme, la bête avait remplacé la créature.
Nous nous éloignâmes plus terrifiés qu'attendris.
Comme nous pénétrions dans une autre cour qui, tout au contraire des autres, était presque solitaire, nous remarquâmes une grande fille assise sur un banc.
C'était une créature admirablement belle et étrange comme une héroïne de madame Sand. A peine vêtue d'une chemise de grosse toile écrue et d'un jupon de laine brune, on voyait ses bras nerveux et délicieusement modelés, sa poitrine un peu masculine, mais belle pourtant à la manière antique, et son dos arrondi était couvert par une chevelure abondante, noire, aux reflets roux.
Un grand peintre comme Paul de Saint-Victor aurait fait avec ce modèle un admirable tableau, aussi pur, aussi délicat que la Joconde, aussi vif, aussi brûlant que la Salomé. Pourquoi les grands maîtres ne peuvent-ils tout voir?
—Qu'est-ce là? demanda Delvau émerveillé à l'ami qui nous conduisait.
—Une pauvre créature bien à plaindre, répondit celui-ci. C'est une juive, fille d'un marchand assez riche; elle avait quitté le toit paternel pour suivre son amant;[Pg 118] elle était mère. Son père fut inflexible; la misère arriva, elle n'était pas habituée à souffrir. Un jour, ils eurent faim, elle, lui et l'enfant, et, à bout de courage, ils décidèrent d'en finir.
Ils écrivirent leurs noms sur un papier, qu'ils enfermèrent dans cette petite boîte émaillée que vous voyez dans sa main, afin que le père eût un remords, et, bras dessus bras dessous, comme s'ils allaient à la fête de Saint-Cloud, ils arrivèrent au pont d'Iéna. Elle portait son petit enfant; ils s'embrassèrent tous les trois, et s'élancèrent dans l'autre monde. La Seine prit l'enfant et l'amant et rendit la femme à un de ces stupides mariniers qui se mêlent toujours de ce qui ne les regarde pas et à qui l'on donne des médailles.
—Braves gens, au demeurant, dit Delvau; ils se trompent comme tout le monde, voilà tout.
—Possible. On apporta la pauvre femme ici. Voilà deux ans de cela; elle joue paisiblement avec sa petite boîte d'émail, elle ne fait de mal à personne et n'a jamais prononcé une parole.
Pendant que notre ami nous racontait la triste histoire, la folle s'était levée et était venue se planter devant Delvau.
L'auteur des Lettres de Junius était non seulement beau, mais il avait la physionomie d'une douceur extrême. Il ressemblait au Christ, peut-être aussi à l'homme qu'elle avait aimé.
Elle le regarda longtemps, bien longtemps; elle toucha ses yeux, ses cheveux, elle l'embrassa sur le front et, lui montrant sa petite boîte d'émail, elle lui dit d'une voix triste, lente et gutturale:
Elle retourna à son banc sans plus nous regarder, et tous trois nous pleurions comme des veaux.
I
HISTOIRE ET PHILOSOPHIE MÊLÉES
Ne trouvez-vous pas que les diamants finissent par tenir une trop grande place dans le monde?
A peine en a-t-on fini avec ceux du roi de Perse, que voilà ceux du Palais-Royal qui recommencent. Ces derniers sont, dit-on, enchâssés dans un drame de famille. Aussi n'en parlons-nous que pour mémoire.
A la fin du dix-septième siècle et pendant tout le dix-huitième, les diamants avaient une grande importance ainsi que les autres pierreries; cela avait bien plus sa raison d'être que dans notre temps. Une ignorance pleine de mystère entourait non seulement les brillants, mais tous les cristaux.
Les savants appellent cristaux les émeraudes, les brillants, les saphirs et les rubis.
On n'est pas plus... savant que cela, n'est-ce pas, madame?
Comme je suis à peu près sûr de ne pas ennuyer mes lectrices en leur parlant de ces cristaux, je vais faire une petite excursion dans le passé, aussi bien les temps présents n'ont rien de bien aimable.
Les romanciers du siècle dernier ont un peu abusé du diamant. A chaque instant, s'il fallait les en croire, le marquis de Fréval, le duc de Valbreuse, ou le simple chevalier Valsain tiraient de leur doigt une bague qu'ils donnaient à bout portant pour payer le plus léger service.
Ils accompagnaient le présent de phrases traditionnelles dans le genre de celles-ci:
«—Tiens, lui dis-je, friponne, sers bien mes intérêts auprès de ta divine maîtresse; et je lui passai au doigt une petite bague dont le brillant valait une centaine de pistoles.»
Ainsi s'expriment Valsain et les autres galants. Ils étaient généreux, c'est incontestable, mais, mon Dieu, qu'ils devaient être drôles et ridicules en passant la petite bague au doigt plus ou moins mignon de la soubrette: c'était tout un travail.
Aujourd'hui nos galants sont plus ladres et moins empressés.
—Tenez, petite, disent-ils, remettez donc cela à votre maîtresse, vous serez bien gentille.
Et cela est accompagné d'un ou deux louis au plus.
Et l'on vient dire que tout augmente!
D'abord il faut dire qu'un gentleman, aussi généreux qu'il soit, ne saurait, ne pourrait passer un diamant de mille francs au doigt d'une femme de chambre sans s'exposer et l'exposer elle-même aux plus grands désagréments.
D'abord, sa maîtresse ne manquerait pas de s'offusquer de cette étoile brillante ornant une main à tout faire.
De plus, elle serait humiliée de se voir sans cesse affichée à ce doigt plébéien.
Si la femme de chambre, plus amoureuse du solide que du brillant, voulait vendre son diamant, le bijoutier à qui elle le présenterait ne manquerait, pas de s'étonner qu'une domestique eût en sa possession un semblable bijou, et il faudrait aller raconter toute l'histoire au commissaire de police, homme très bien élevé, mais doué d'une curiosité déplorable.
Le galant se verrait forcé de venir en personne dire son histoire au magistrat, ce qui serait le comble du ridicule.
Sans compter que, si la maîtresse, malgré le bruit fait autour de ce bijou indiscret, venait à s'humaniser, la situation n'en serait pas moins tendue.
Qu'offrir à la maîtresse quand on a donné à sa femme de chambre un diamant de cinquante louis?
Supposez un homme faisant les choses plus que bien, et offrant du premier coup une parure de vingt mille francs, ce serait gentil, et pourtant la dame aurait le droit de lui dire:
—Cher monsieur, vous appréciez mon mérite dix-neuf fois plus que celui de ma bonne; c'est beaucoup sans doute, mais ce n'est pas assez.
Les gens qui ne croyaient pas à la sorcellerie affirmaient très gravement que le fameux comte de Saint-Germain, plus connu sous le nom de Cagliostro, devait son immense fortune à l'art qu'il possédait d'enlever les taches des diamants.
C'était une supposition assez ingénieuse, mais elle péchait par la base; Cagliostro n'avait pas de fortune, et il est fort rare que les diamants aient des taches; ces prétentions-là sont bonnes pour le soleil.
Quand, par aventure, ils ne sont pas aussi purs que Courbet, on les taille d'une façon particulière et l'on y perd fort peu de chose.
Ce fut l'abbé Haüy qui porta le premier coup au diamant, qui, jusque-là, avait été, je l'ai dit déjà, entouré de mystère.
On n'avait aucun moyen certain de reconnaître d'une façon certaine un diamant d'un morceau de cristal de roche ou d'un caillou brillant des grands fleuves.
Le vénérable abbé prit un marteau et frappa sur les[Pg 124] émeraudes, les rubis, les saphirs et les diamants, comme si cela ne coûtait rien.
A force de briser, le savant finit par établir que toutes les pierres précieuses ont, dans leur débris, une forme particulière sur laquelle il était impossible de se tromper. Ce fut en brisant une pierre qu'il prenait pour un rubis spinelle qu'il reconnut le diamant rose, inconnu jusqu'alors et confondu avec les pierres sans valeur de cette nuance.
L'abbé exposa sa découverte et prouva que tous les morceaux de telle pierre affectaient, par exemple, la forme hexamétrique, pendant que les morceaux de telle autre avaient tous la forme rhomboïde ou la forme octogone, etc., etc.
Le monde scientifique applaudit fort à la découverte, mais les jolies dames du dix-huitième siècle ne l'apprécièrent que fort médiocrement.
—Voire! la belle avance, disait madame de Montlaur, de savoir qu'on a un beau diamant quand il est brisé en mille morceaux!
Elle avait un peu raison.
Le bruit que firent dans le monde les travaux du savant cristallographe prouve bien que le diamant ne courait pas tant les rues que MM. Valsain et de Valambreuse voulaient bien le faire accroire dans les livres.
Aujourd'hui, on ne casse plus les pierres précieuses.
Le premier israélite venu prend d'un air indifférent un diamant présenté à son estimation et répond sans la moindre hésitation:
—Ça pèse tant; un peu jaune; ça vaut tant.
Et jamais il ne se trompe.
Or, comme tout le monde est un peu juif, il en résulte que tout le monde distinguerait avec la plus grande facilité un diamant vrai au milieu de mille pierres fausses.
C'est au café des Variétés, au second, en plein boulevard Montmartre et en plein jour qu'a lieu la Bourse des pierres fines.
Bien peu de personnes étrangères au métier peuvent pénétrer dans le sanctuaire, non que l'accès en soit difficile, la porte est grande ouverte, mais aussitôt qu'une figure inconnue apparaît, les portefeuilles se ferment, les étoiles disparaissent. A la place de trafiquants affairés au regard vif et fin, il ne reste plus que quelques juifs à l'œil éteint faisant péniblement leur partie de bezigue.
Ah! il reste aussi un Turc!
Un Turc habillé de bleu, vous ne connaissez que ça, vous savez ce Turc qui ressemble tant à Couderc de l'Opéra-Comique, mais en jaune, ce Turc qui a de si larges culottes. Eh bien, ces culottes sont pleines de diamants.
N'allez pas croire, je vous prie, que les bons juifs, marchands de pierreries, aient la moindre défiance et qu'ils craignent les voleurs. Ah! ce n'est guère cela qui les tourmente,—je vous dirai pourquoi, si j'y pense; ce qu'ils craignent, c'est de dire les véritables prix devant les profanes et surtout devant les petits bijoutiers.
L'inconnu parti, les bras s'allongent, les portefeuilles reparaissent, il n'est pas hors de propos de constater que la plupart des portefeuilles des marchands et courtiers sont en fer-blanc, et ferment à clef comme de véritables armoires.
En une minute les tables sont encombrées de paquets de papier blanc affectant la forme de ceux dans lesquels les pharmaciens mettent la rhubarbe ou le sulfate de magnésie.
Les paquets s'ouvrent, et en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, la table et le billard sont à ce point couverts des précieux cailloux que le roi de Perse lui-même y regarderait à deux fois et que mademoiselle Duverger se trouverait mal, elle qui se trouve si bien.
C'est un étrange spectacle que de voir des vieillards sordides sortir avec tranquillité trois ou quatre millions de leur poche.
Chacun des dix mille paquets contient des brillants d'un poids égal depuis la cassure imperceptible du[Pg 127] vitrier jusqu'au brillant gros comme un pois de Clamart un peu vieux.
Puis viennent les pièces rares.
Là, ce sont deux saphirs gros comme des noix.
Là, c'est un diamant noir presque aussi gros à lui tout seul que les douze perles qui l'entourent.
Là, c'est un collier fait de quinze émeraudes dont on pourrait faire quinze tabatières, insuffisantes sans doute pour M. Hyacinthe du Palais-Royal, mais trop grandes à coup sûr pour le nez de mademoiselle D.
—Voici, s'écrie l'un des marchands, une véritable occasion, un des plus beaux bijoux anciens qui soient connus. C'est un collier qui a appartenu à madame la princesse de Guémenée; monture, diamants, tout est ancien. Le prince Troïsetoiloff en a refusé 75,000 francs, il y a plus de vingt ans.
Le collier passe de mains en mains, on regarde avec attention, les loupes s'en donnent à cœur joie. L'indécision, le doute se peignent sur quelques visages et le collier arrive jusqu'à Michel; Michel est le grand juge. Il prend l'objet, le soupèse, le regarde d'un air indifférent, et dit:
—Les deux brillants sont anciens; deux viennent, avec leur monture, de la comtesse de Préjean; les deux autres, plus beaux encore, ont fait partie d'un collier qui a été volé à Venise, en 1804, à madame Morosini.
Ce collier a appartenu plus tard à lady Temple, dont le mari l'acheta à Candaar, à Isaac Lieven, votre grand-père, monsieur Lion. Lady Temple l'a légué à sa fille, Madame de X..., qui le vendit trois jours après son mariage.
Quant au saphir du milieu, il vient de la vente de mademoiselle Schneider. Tout le reste est neuf, monture et brillants, et arrive tout droit de Hambourg.
Du reste, c'est assez soigné, et les 75,000 francs demandés me paraissent un prix convenable.
L'affaire est jugée.
Aussi extraordinaire que cela puisse paraître, il y a dans le monde cinq ou six individus qui connaissent tous les diamants de valeur, tous les bijoux d'importance qui existent, et qui les reconnaissent après trente ans, ne les eussent-ils vus qu'une seconde, avec autant de sûreté qu'un tailleur reconnaît à trente pas un client qui a oublié de le payer.
Quant un vol est commis chez un grand bijoutier, ce qui arrive assez souvent, à Paris, à Vienne, à Londres et à Pétersbourg, si, parmi les objets volés, il se trouve quelque pierre ayant une valeur au-dessus de la moyenne, le volé ne désespère pas de retrouver son voleur, ce qui ne manque jamais d'arriver dans un laps de temps plus ou moins éloigné.
Malheureusement, le tout est tellement disséminé,[Pg 129] qu'il faudrait de longues années pour suivre toutes les pistes, et des années plus longues encore se passeraient en d'interminables et douteux procès.
Mais, à propos de diamants, il y a souvent, très souvent l'intervention de la femme de chambre.
On a déjà beaucoup parlé de ce type de Marton. Petites comédies, petits romans, petits procès, on a montré cette confidente telle qu'elle est, menteuse, flatteuse, paresseuse. L'a-t-on fait voir aussi voleuse?
Je ne le crois pas.—Tout à l'heure j'y reviendrai. Cependant laissez-moi faire une parenthèse sur les domestiques.
Dans les hôtels un peu chic, il existe encore, de nos jours, un Suisse, le Suisse.
Ah! le Suisse est un personnage important; c'est qu'il joint à la connaissance du secret des maîtres celle des secrets des autres domestiques.
Il tient de plus dans sa droite profonde le cordon de la liberté.
Un domestique brouillé avec le suisse est un prisonnier qui n'a même pas la ressource de s'évader.
Après le suisse vient le valet de chambre. C'est, suivant son humeur, l'homme important de la maison.
Quand la maîtresse du logis porte culotte, le valet de chambre ne jouit d'aucune considération.
Les jeunes cochers et les valets de pied se reconnaissent[Pg 130] facilement à leurs pantalons collants et à leurs cheveux ramenés en avant en faces lisses. Ils dominent l'assemblée par un aplomb particulier, une espèce de sans-gêne qui doit changer de nom à la porte de l'écurie.
Le côté des dames est moins diapré.
Il se divise en deux séries seulement: les cuisinières et les femmes de chambre.
Les cuisinières sont faciles à reconnaître, les femmes de chambre sont, pour la plupart, des rébus indéchiffrables.
Tandis que je regardais de tous mes yeux, trop confiant dans ma perspicacité qui ne me révélait rien, j'aperçus, par bonheur, une figure de connaissance, une institutrice à qui j'avais eu l'honneur de prêter un parapluie sur la plage de Trouville, j'étais sauvé!
Cette institutrice avait permuté, elle était devenue femme de chambre, parce que les enfants grandissent et tout est à recommencer.
Je l'interrogeai, touchant trois ou quatre très belles personnes mises avec une étonnante distinction.
—Quelle est cette jolie blonde?
—La femme de chambre de la comtesse de B...
—Ce n'est pas Dieu possible! Elle a filouté les diamants de sa maîtresse; elle en a là pour plus de vingt mille francs.
—Dites cinquante.
—Raison de plus pour qu'ils ne soient pas à elle.
—Naturellement, sa maîtresse les a empruntés. Une femme du monde ne prête pas ses diamants à sa femme de chambre. On les reconnaîtrait; elle en emprunte à droite et à gauche afin que sa camériste lui fasse honneur.
—C'est ingénieux. Et les robes?
—Les robes, de même.
—Alors, votre toilette...
—Est à moi. Ma maîtresse n'aime pas à briller par là. Elle a une autre toquade; elle nous fait accompagner par de jeunes avocats qui n'ont pas de moustaches. Nous arrivons sept ou huit ensemble; cela a l'air d'une grande maison.
—A quoi cela sert-il?
—Tiens! ça se redit dans le monde!
Un gentleman bien distingué vint inviter mon interlocutrice pour un quadrille; elle refusa.
—Pourquoi ne dansez-vous pas? lui demandai-je.
—Parce qu'il m'aurait fait faire vis-à-vis par son beau-frère et sa sœur, un ancien chef qui a épousé une femme de chambre; ils sont maintenant dans le commerce; je n'aime pas les petites gens.
—Qu'arriverait-il, demandai-je au bout d'un instant, si un mauvais plaisant faisait retentir un grand coup de sonnette?
—Il n'arriverait rien, mais ça jetterait un froid, parce qu'on sait bien que les maîtres sont capables de tout.
II
LES DIAMANTS DE LA REINE ISABELLE
Un grand bruit dans le monde féminin élégant.
La reine d'Espagne fait sa petite vente de diamants.
Il y en a, dit-on, pour une douzaine de millions.
C'est en Angleterre que ces précieuses pierres vont, comme dit le cliché no 117, affronter le feu des enchères.
Les commissaires de la rue Drouot ne sont pas contents.
C'est un beau million de bénéfices qui leur passe devant le... marteau.
C'est aussi un petit échec pour Paris. Paris n'est plus la capitale reine du monde, et c'est bien sa faute.
L'argent ne manque pas, il y a assez de millionnaires, d'étrangers et de jolies femmes pour enlever les diamants de la reine dans une matinée; mais il est probable, pourtant, que la vente y eût été mauvaise par ce seul fait que peu de gens oseraient acheter ostensiblement pour un million de diamants. Ce ne serait certainement pas par timidité, que les amateurs manqueraient un pareil achat; mais la plupart des millionnaires ne[Pg 133] sont pas rassurés sur la marche de la décentralisation, et ils craindraient une forte baisse sur les pierreries dans le cas peu probable où Belleville deviendrait la capitale de la France.
Cette vente fait penser tout naturellement à cette fameuse reine d'Espagne mise à la scène d'une façon si curieuse, si spirituelle et si invraisemblable, par Scribe dans son opéra-comique des Diamants de la couronne; vous savez cette reine qui s'en va tranquillement dans la caverne des faux monnayeurs chanter des boléros dans l'intérêt de l'État et de sa dynastie.
Quel malheur que la bonne reine Isabelle ne puisse suivre ce pittoresque exemple!
Il est vrai qu'il ne s'agit pas le moins du monde des diamants de la couronne, comme ne manqueront pas de dire les sots, mais bien de diamants particuliers.
On s'est fort étonné que la reine catholique, qui est fort riche, se soit décidée à ce sacrifice. Une minute de réflexion suffit pour faire comprendre qu'une reine exilée ne peut laisser une pareille fortune en friche.
Les diamants sont encore plus chers à entretenir que les femmes auxquelles on les donne ou à qui on les offre, deux actes bien différents.
Ils ne mangent pas comme des chevaux à l'écurie, sans doute ils n'exigent ni réparation ni loyer, mais ils n'en sont pas moins coûteux.
Voici, par exemple, des diamants qui représentent plus de 600,000 fr. de rentes. En admettant que la reine les regarde une fois par mois pendant cinq minutes, ce plaisir qui, après tout, n'a rien d'excessif, lui coûte 50,000 fr., soit 10,000 fr. par minute.
C'est raide, comme on dit dans le demi-monde.
III
Il est difficile de parler de diamants sans se souvenir du duc de Brunswick. Il vient de paraître sur cet excentrique seigneur un livre fort curieux et fort bien fait sur lequel je reviendrai et dont j'aurais parlé tout de suite, s'il ne m'avait paru tout d'abord fait pour certains intérêts particuliers. Je crois que ce livre ne changera rien, et qu'il eût peut-être mieux valu ne pas remettre en scène le petit-fils maquillé de Witikind.
Un cristallophile célèbre, c'est ou c'était, j'ignore s'il vit encore, le fils du docteur C...
Le docteur C..., qui, dans son temps, avait joui d'une grande réputation, avait été le précurseur du docteur Ricord.
En mourant, il avait laissé une fortune considérable à son fils, ce qui était fort heureux, car ce fils eût été probablement incapable d'acquérir quelque bien.
Il n'avait qu'un goût au monde, qu'un désir, un rêve, une passion: les diamants. Il en avait un grand nombre qu'il avait cousus sur un plastron de velours noir, et il couchait avec.
Ce caillou porte en lui des germes d'excentricité, puisque tout ceux qui l'aiment,—les hommes, bien entendu,—ont tous plus ou moins le cerveau dérangé.
Le bon abbé Haüy pensa être victime d'un de ces possédés.
On sait que ce fut lui qui trouva la manière la plus certaine d'analyser les pierres en les brisant, les éclats de chaque pierre ayant une forme particulière et déterminante.
Comme il allait enlever, pour la briser, une parcelle d'un diamant rose, afin de s'assurer par la forme des fragments si le prétendu diamant rose n'était pas tout simplement un pâle rubis, le marquis de Maugier, qui assistait à l'expérience, tira son épée:
—Monsieur l'abbé, s'écria-t-il, si vous brisez ce diamant, son sang retombera sur vous; vous êtes un homme mort.
—Monsieur, répondit naïvement le bon abbé, le diamant n'a pas de sang et ne saurait en avoir, puisque...
Le marquis ne le laissa pas achever, il reprit son diamant et s'enfuit à toutes jambes.
En arrivant chez madame de Caylus, il s'écria:
—L'abbé Haüy, un savant! mais c'est un âne fieffé, et, s'il ne dépendait que de moi, il serait enfermé aux Petites-Maisons.
Et comme madame de Caylus lui assurait qu'elle était étonnée d'entendre un homme de qualité s'exprimer ainsi sur le compte du plus vertueux des hommes, le marquis lui répondit d'un air sarcastique:
—Ah! comtesse, je vous concède sa vertu, mais, pour sa science, vous me trouverez inexorable; et il ajouta d'un air de pitié:—Et, d'ailleurs, que voulez-vous attendre d'un homme qui prétend avoir trouvé une méthode pour apprendre à lire et à écrire aux sourds-muets!
Une des pièces qui ont le plus consolidé la réputation en Allemagne du célèbre Hebel, est intitulée le Diamant. A Vienne, cette pièce se joue sérieusement au théâtre Impérial. J'en recommande fort le sujet aux faiseurs de pantomimes anglaises ou parisiennes qui défrayent les Folies-Bergère.
Voici le sujet de ce «drame philosophique», comme on dit là-bas sur l'affiche.
Un empereur d'Autriche a une fille et un diamant magnifique. Par l'étrange caprice d'une fée, quand l'empereur perdra son diamant, il perdra en même temps son enfant.
Un jour, le diamant disparaît, et l'auguste père, au[Pg 137] désespoir, fait annoncer à son de trompe que celui qui a volé le diamant sera haché menu comme chair à pâté, et que celui qui rapportera le diamant épousera la princesse sa fille et les florins y afférents, comme disait Me Hégésippe, notaire royal du Beauvoisis.
Un soldat blessé vient demander l'hospitalité dans une ferme; le paysan et sa famille l'accueillent et le soignent si bien qu'il ne tarde pas à mourir.
Le soldat, touché de tant de soins inutiles, donne à la fille du paysan un caillou gros comme une noix dont les facettes jettent mille feux.
La fille regarde ce présent en regrettant qu'avec le bouchon le moribond ne lui fasse pas également cadeau de la carafe.
Survient un juif,—il y en a partout,—qui offre un double florin du caillou brillant.
Marché conclu.
Mais voici la justice qui frappe à la porte.
Le juif, qui se méfie, avale le caillou; ce qui ne l'empêche pas d'aller en prison.
L'acte de la prison, bien que ne valant pas celui de la Tour de Nesle, est assez intéressant.
Tous les familiers guettent le fils d'Israël, qui ne se décide pas, ce que voyant, un geôlier plus avisé que les autres lui donne une corde et aide à son évasion.
Poussant le dévouement plus loin, il s'élance avec lui dans la barque, et, à peine en sûreté, le juif se réjouit et demande à son sauveur comment il pourra s'acquitter envers lui.
—Peuh! c'est bien simple, répond le geôlier, laisse-moi t'ouvrir le ventre.
Et il sort un couteau d'un pied de long. Ce que voyant le juif, qui n'y va pas par quatre chemins, flanque le geôlier à l'eau et gagne le rivage.
A peine a-t-il touché le rivage qu'il est arrêté par les gendarmes. Le brigadier, dont il a, la veille, dégraissé l'uniforme, veut bien le soustraire à la potence.
—Comment feras-tu? demande le juif transporté de joie.
—Ah! c'est bien simple, je vais t'ouvrir le ventre.
Et il sort son sabre.
Heureusement des voleurs surviennent et délivrent le misérable des mains des gendarmes; ordinairement c'est le contraire, mais ces Allemands sont si originaux!
Dans la profondeur de la forêt, le juif se précipite aux genoux du chef de brigands, son libérateur.
—Homme taré, lui dit-il, laisse-moi partir et demain je te prouverai ma reconnaissance en t'envoyant cent florins.
—Vous êtes bien bon, dit le voleur, mais j'aime[Pg 139] autant être payé tout de suite, il y a longtemps que j'ai envie d'un diamant.
Il tire alors son formidable poignard, mais le juif, prompt comme l'éclair, le lui arrache des mains et le tue.
Le voilà libre.
Il s'élance dans la maison paternelle, mais son père le dénonce.
Il va chez sa maîtresse, mais sa maîtresse le dénonce; l'humanité entière est contre lui et le poursuit; il n'est pas jusqu'à son chien qui ne flaire le diamant.
Dans ce péril extrême, le juif veut passer à l'étranger; malheureusement, de son côté, le diamant manifeste la même intention et le juif éprouve d'atroces douleurs.
Il va chez un médecin qui s'empresse de lui proposer l'opération, son scalpel à la main; l'œil brillant de convoitise il va éventrer le patient, lorsqu'heureusement la nature reprend ses droits.
Le juif et le docteur vont au palais rapporter le diamant et toucher la récompense; quand ils arrivent, la cour est en fête, le fameux diamant impérial a été retrouvé au fond du coffre et celui du juif est reconnu pour un strass de peu de valeur.
Les Allemands trouvent dans tout ceci de grands enseignements et tous les éléments d'une haute philosophie: ils n'ont que ce qu'ils méritent.
Paris est rentré chez lui.
Dans huit jours les absents ne seront plus des retardataires mais bien des encroûtés.
Il est cependant certaines familles qui restent dans leurs terres jusqu'à la fin de novembre, sous prétexte de chasses: ces familles ont des dispenses octroyées par le faubourg Saint-Germain.
Au siècle dernier quand une famille titrée de la généralité de Paris annonçait qu'elle passerait l'hiver dans ses terres, on savait que cela voulait dire: «Désordres et prodigalités à purger.»
A cette époque, plus gracieuse que raisonnable, tout le monde dépensait plus que ses revenus et il arrivait un moment où il fallait compter, sous péril d'arriver à la banqueroute, comme le prince de Guémenée, ou à la déconfiture comme beaucoup d'autres princes.
La Marquise prenait son parti en brave, elle allait soupirer dans le «vallon solitaire» passant ses jours à[Pg 141] contempler dans le miroir, dit un écrivain du temps, «ses oisifs appas».
Le marquis qui n'avait rien à contempler se contentait de se livrer à d'inutiles regrets.
Il regrettait son or laissé au tapis-vert ou sur le bonheur-du-jour de l'incomparable Rosette, la perle du ballet ou de la comédie.
Marquis et marquise se chamaillaient souvent et s'aimaient quelquefois, ne fût-ce que pour passer le temps.
La marquise baptisait des cloches et les marmots de ses fermiers, couronnait des rosières, le Chevalier venait exprès pour ces cérémonies. Le Marquis, lui, chassait et ne couronnait rien.
Le soir, en compagnie du curé du village et de l'aumônier du château, on jouait au boston ou à la bête hombrée, des pièces de douze sous qu'on défendait avec âpreté tout en devisant sur «l'inclémence de la saison».
Venait enfin le jour où l'intendant annonçait d'un air triomphant que la brèche était réparée, que les créanciers, jadis furieux et exigeants, devenaient souples et rampants, et la berline de l'émigré volontaire reprenait le chemin de la rue du Bac au magique ruisseau.
Aujourd'hui, une famille endettée ne pourrait pas[Pg 142] aussi sagement réparer ses folies. On ne permet à personne d'être gêné.
Tout le monde est gêné, mais nul ne doit paraître dans la gêne, sous peine d'être rayé du grand livre du monde parisien.
Aussi l'on va, l'on va quand même, l'on va toujours; toujours, non, on va jusqu'à la ruine.
Un séjour plus ou moins long à la campagne ne saurait rien réparer, par cette bonne raison que la terre ne rapporte que 3 pour 100 au plus et que les gens qui possèdent un million en terre sont très rares, un ou deux par département, mettons-en trois et n'en parlons plus. Eh bien, comment se refaire, je vous prie, avec une rente de 30,000 fr.? C'est à peine ce qu'il faut pour manger à Orbec ou à Chinon.
Il y a les biens de ville, il y a encore les valeurs mobilières, je n'en disconviens pas; mais lorsqu'on songe à réparer la fameuse brèche déjà nommée, les biens sont hypothéqués et les valeurs mobilières légèrement entamées. Se refaire est donc de toute impossibilité. Le salut n'est possible que dans des entreprises hasardeuses, à moins que le hasard lui-même ne se charge de tout.
Au faubourg Saint-Germain, ce hasard s'appelle la Providence.
La Providence sauve tous les ans une vingtaine de[Pg 143] familles engagées dans le fatal engrenage de la gêne en leur envoyant un deuil.
Quand une famille ne sait plus à quel saint se vouer, elle se résigne et attend son deuil en souriant.
Ne croyez pas qu'ici le mot deuil signifie héritage, cela serait odieux. Un deuil, c'est un deuil, pas autre chose.
Une vieille demoiselle de Raseville, que personne ne connaît, que ses parents n'ont jamais vue, meurt dans un couvent du Poitou, sans laisser une obole. C'est un deuil pour tous les Raseville et leur parenté.
Un vieux M. de Clamont meurt en Dauphiné, laissant pour tout potage mille écus de revenus à sa gouvernante. C'est un deuil pour tous les Clamont et leurs alliés.
La mort de ces deux vieillards, qui ne laissent rien, sauve dix familles.
Ces dix familles Clamont et Raseville prennent le deuil et ferment leurs portes. Plus de dîners, plus de bals, plus de spectacles, plus de toilettes pour le monde, plus d'équipages pour les réunions publiques; soixante mille francs d'économies par famille. Si ça ne sauve pas, ça bouche toujours un trou.
Pour les familles patriciennes, une mort est, comme pour le bourgeois, un immense malheur; mais un simple deuil est souvent une bonne fortune.
On parlait un jour, dans le salon de la comtesse N..., des deux demoiselles de G..., dont la beauté est remarquable.
—Pourquoi ne se marient-elles pas? demandait quelqu'un.
—Comment voulez-vous qu'elles se marient, fit la maîtresse de la maison, elles sont adorables, mais les de G... sont en plein guignon, voilà plus de dix ans qu'ils n'ont pas eu le moindre deuil.
—C'est vrai, firent les intimes; on n'est pas plus malheureux.
Un profane, qui aurait entendu cela, aurait senti ses cheveux se dresser sur sa tête et se serait cru au prima serra à l'auberge des Adrets.
Et pourtant!...
Il n'est rien d'aussi plaisant que les Français en déplacement aux stations balnéaires.
En Angleterre, on y regarde de plus près. Miss Grace Johnston a la poitrine faible, et le bon docteur M. Samuel Scatt a dit:
—Je pense que l'air de Pau serait salutaire à cette jeune et gracieuse personne.
C'est bien! Les parents disent:
—Miss Grace ira à Pau.
Le lendemain, le docteur revient et manifeste l'idée que l'air de Ragatz, en Suisse, serait salutaire à l'asthme de M. Johnston.
C'est bien! M. Johnston ira à Ragatz.
Le surlendemain, le même docteur Samuel Scatt revient, et, après avoir examiné le cas de la bonne mistress Johnston, il déclare sur l'honneur qu'elle a des rhumatismes, et qu'il est de la plus impérieuse nécessité[Pg 146] que la bonne dame se rende à Néris-en-Bourbonnais, pour y faire une cure de vingt et un jours.
La très bonne mistress soupire longuement et apprête ses malles.
Quelques jours s'écoulent, le docteur revient et s'aperçoit que le jeune M. Olivier est pâle; il pense, ce bon docteur, que cette pâleur n'est pas naturelle, et qu'il serait bon pour le jeune homme de respirer un air imprégné d'une douce résine par les bourgeons de sapin des pinadas d'Arcachon.
Le jeune M. Olivier n'est pas content, mais il boucle sa malle, après avoir pris soin d'y mettre autre chose que ce que contenait celle du voyageur sentimental.
Laurent Sterne avait mis dans sa valise six chemises et une culotte de soie noire; le jeune M. Olivier ne met dans la sienne qu'une chemise et six culottes. C'est la même chose, mais c'est le contraire.
—Je vais donc rester seul ici? s'écrie le deuxième fils de la maison, M. Tristan.
M. Scatt réfléchit, et dit:
—Non; vous êtes très fort et très bien portant; je ne vois aucune raison pour vous empêcher d'aller à la mer.
—Quelle mer?
—Celle que vous voudrez: Wight, Brighton, ou Boulogne, ou Dieppe.
La fin juillet étant venue, la famille se disperse aux quatre coins de ce coin fortuné de l'Europe qui contient[Pg 147] des eaux salutaires à tous les maux, même à la santé.
Miss Grace est à Pau.
Papa Johnston est à Ragatz.
Maman Johnston est à Néris.
Le jeune M. Olivier est à Arcachon.
L'autre plus jeune M. Tristan est à Dieppe.
Au mois d'octobre cette aimable famille se retrouvera au grand complet et tous les membres de ses membres seront guéris, si le savant Samuel Scatt ne s'est pas trompé, ce qui arrive quelquefois.
En France, les bourgeois aisés procèdent tout différemment.
Supposez la même famille que ci-dessus, M. et madame Josse si vous voulez, une fille et deux garçons.
Dans la famille anglaise il y a un chef.
Ce chef, c'est M. Johnston, invariablement.
En France, il est impossible de déterminer d'une façon positive quel est le chef de la famille Josse.
Il y a des familles où le chef est bien M. Josse lui-même, mais il en est d'autres où c'est madame Josse. C'est elle qui a apporté l'argent ou l'a gagné, elle parle, on se tait et on obéit.
Dans d'autres familles Josse, le chef c'est la fille, mademoiselle Athénaïs, à moins que ce ne soit M. Édouard ou le fils cadet, ce vaurien d'Edmond qui entortille toujours son père et qui fait faire à sa mère tout ce qu'il veut.
Or, le printemps arrivé, la famille Josse consulte le[Pg 148] célèbre docteur Panatet des Ruisseaux, non sur les infirmités communes, mais sur le mal du chef de la famille ou plutôt de celui qui mène la famille.
—Cher docteur, dit madame Josse, j'ai des douleurs, mon mari a un asthme, mon fils Édouard est très pâle et Edmond est très rouge. Mais, voyez-vous, tout cela n'est rien du tout, l'essentiel est de penser à mon Athénaïs qui a la poitrine très faible.
—Oh! très faible...
—Vous l'avez dit vous-même, mon cher docteur, il ne m'en souvient que trop.
—J'ai dit que mademoiselle Athénaïs demandait des ménagements.
—Pas elle, son état.
—Naturellement.
—Parce qu'elle, la pauvre chérie, est bien trop douce pour demander quelque chose, c'est la discrétion même. Eh bien, docteur, nous sommes prêts à faire tous les sacrifices possibles et impossibles. Où faut-il aller pour que cette chère enfant trouve un soulagement à des maux d'autant plus cruels qu'elle feint de les oublier elle-même.
—Dame, il faut voir.
—Parlez, cher docteur, vos prescriptions seront aveuglément suivies, et fallût-il aller au Caire, comme cette tragédienne, mademoiselle Rachel, Athénaïs ira; nous sommes décidés aux plus grands sacrifices.
—Nous n'en sommes pas encore là.
—Je lis dans vos yeux que nous y viendrons.
—Mais pas du tout!
—Vous ne voulez pas briser le cœur d'une mère, vous êtes bon.
—Mon Dieu, vous vous méprenez. Athénaïs, je l'ai vue naître, n'est pas malade le moins du monde; maintenant si, pour votre satisfaction, et comme médecine préventive, vous voulez la mener à Cauterets, je n'y vois pas d'inconvénient.
—Merci, docteur, merci; vous comprenez, vous, ce que c'est que le cœur d'une mère.
Voilà toute la famille en route pour Cauterets, sur ce simple motif qu'Athénaïs a beaucoup toussé pendant l'hiver, notamment le jour du bal de Montroussy.
A Cauterets, Athénaïs ne tousse pas; mais la température changeante ne fait pas bien l'affaire des douleurs de madame Josse, ni de l'asthme de son époux; Édouard y pâlit de plus en plus et Edmond suffoque.
La saison terminée, la famille Josse revient et se répand en imprécations contre Cauterets, et il y a de quoi.
Il est bien entendu que si c'est le père, dont l'autorité domine, la famille va crever d'ennui à Ragatz, si c'est la mère, Néris est l'horrible séjour où ces gens s'ennuieront. En revanche, si c'est Edmond ou Olivier qui sont les Benjamins, on se décide pour la mer.
Oh! alors, pauvre Athénaïs, pauvre madame Josse,[Pg 150] pauvre M. Josse, que je vous plains, vous, vos douleurs et votre asthme!
Athénaïs reviendra poussive, sa mère percluse, son père à demi suffoqué, et, pendant tout l'hiver, ces infortunés n'auront qu'une phrase à répondre à ceux qui tâcheront de les plaindre ou de les consoler:
—La mer, voyez-vous, on a beau dire, ça fait plus de mal que de bien.
On célébrait la cent-et-onzième représentation d'Orphée aux enfers.
Jacques Offenbach, couronné de pampres et de myrtes, avait invité tous les dieux de l'Olympe à souper.
C'était Paul Brébant qui fournissait l'ambroisie et le nectar.
Qui dit que les dieux s'en vont, je vous prie?
Il y avait là une Vénus Astarté, fille de l'onde amère, bien capable de féconder l'univers sans tordre ses cheveux.
Il y avait une chaste Diane qui, pour la circonstance, avait déposé ses flèches au vestiaire; il y avait Minerve, bien décidée à fermer les yeux, puis Junon, qui faisait la roue en l'absence de son paon; il y avait l'Amour, et Pluton, et Jupiter, Jupiter lui-même cachant ses foudres sous son habit noir.
La belle Hélène, aussi, fille de Jupiter et de Léda,[Pg 152] était venu péricholer chez ses parents; il y avait encore.... qui n'y avait-il pas?
Tous ces braves dieux s'en donnaient à cœur joie, comme des divinités qui ont bien et consciencieusement travaillé pendant plus de cent soirs.
La presse parisienne était représentée par tous ceux qui s'occupent de théâtres et par beaucoup d'autres qui pourraient tout aussi bien s'en occuper.
Jamais le théâtre de la Gaîté ne mérita mieux son nom que ce soir-là.
Offenbach, quoique souffrant encore, faisait les honneurs de son ciel avec toute la bonne grâce et l'esprit possible.
Ses comédiens le fêtaient franchement, parce qu'ils aiment fort ce maître, qui les brutalise bien un peu, mais qui aide autant à leurs succès qu'eux à sa fortune.
Offenbach est très vif, dur quelquefois, mais il sait se faire pardonner, et, dans l'orchestre surtout, où il maltraite tout le monde sans exception, il est très aimé tout de même.
—En voilà un qui sait son affaire, disent les exécutants avec un air de gloire.
L'exécution terminée, il rachète ses vivacités par des paroles qui ont le don de toucher ces braves gens.
Meyerbeer procédait tout différemment.
Après la répétition, il attendait le troisième cor dans un couloir:
—Monsieur le professeur, disait-il en ôtant son chapeau, un mot, je vous prie.
—A votre service, répondait le cor tremblant.
—Monsieur le professeur, reprenait l'illustre auteur des Huguenots, vous avez remarqué sans doute qu'à la trente-quatrième mesure du no 17 qui est en ré, il y a un ut dièze.
—Mon Dieu, non, monsieur, je vous en demande bien pardon.
—Ah! tant mieux, que vous me faites plaisir! Je me disais: M. le professeur fait toujours un ut naturel, c'est que probablement j'aurais dû mettre un bécarre.
—Oh! monsieur, pouvez-vous croire...
—Je vous aurais remercié, monsieur le professeur, tout le monde peut se tromper.
Et le maître s'en allait en saluant profondément.
—Vieux juif, murmurait le troisième cor, je crois qu'il s'est moqué de moi.
Je l'ai dit, la manière d'Offenbach est tout autre.
—Dites donc, vous, là-bas, monsieur le hautbois, vous voulez rire, dit-il en fronçant le sourcil.
—Mais, monsieur...
—Il n'y a pas de mais, monsieur, vous ne savez pas ce que vous faites.
—Mais...
—Qu'y a-t-il à la deuxième mesure?
—Monsieur, il y a ré ré si.
—Si quoi?
—Si naturel.
—Ah! si naturel; voilà trois fois que vous me faites si bémol; si c'est pour avoir une gratification à la fin du mois, vous vous illusionnez.
—Mais, monsieur...
—Taisez-vous; vous faites une bêtise, et vous grognez par-dessus le marché... Continuons.
Après la répétition, il repêche son hautbois qui est ivre de fureur.
—Vous avez compris pourquoi je vous ai attrapé, n'est-ce pas, mon ami?
—Ma foi, non, monsieur Offenbach, vous avez été bien dur pour moi.
—Parbleu!
—Je suis pourtant consciencieux, et je fais tout mon possible.
—Vous êtes un imbécile; vous ne comprenez pas que si je ne vous attrapais pas vertement, vous qui êtes le meilleur musicien de l'orchestre, il me serait impossible de faire marcher les ganaches, et je perdrais mon autorité.
—Il est sévère, mais juste, pense le hautbois en s'en allant consolé.
Voilà comment on fait les réputations.
Le 26 janvier 1874, il est arrivé à Paris 15,000 kilogrammes de moules. Il est probable que, comparé à l'arrivage ordinaire, ce nombre est considérable. Naturellement les journaux ont consigné ce fait.
La première feuille qui a eu cette bonne aubaine a cru devoir faire suivre sa nouvelle de cette remarque: «Quinze mille kilogrammes de moules, et tout était avalé le jour même. Oh! ce Paris: quel Gargantua!»
Naturellement, les journaux de Paris, en mentionnant le fait, ont reproduit la fameuse phrase.
Les journaux de province n'ont eu garde de manquer l'occasion d'apostropher la capitale, et voici les journaux étrangers qui nous parviennent avec le même fait et le même commentaire.
Eh bien, c'est tout simplement déplorable.
Je ne ris pas. L'aimable farceur qui a produit ces deux lignes supplémentaires, qui ont dû lui rapporter[Pg 156] six sous, ne se doute guère de la mauvaise action qu'il a commise.
Le grand grief de la province contre Paris, c'est qu'il mange tout.
Les pauvres diables qui habitent les côtes ne se demanderont pas, en lisant la Petite Presse ou le Petit Moniteur, ce qu'ils feraient de leurs moules si Paris ne les absorbait pas. Ils ne se diront pas qu'en échange, Paris leur a envoyé des kilogrammes d'argent; non, ils diront:
—Avant les chemins de fer, les moules ne nous coûtaient rien; aujourd'hui, leur prix est excessif, il faut nous contenter de les regarder: Paris dévore tout.
De là une grande amertume des provinciaux contre Paris.
En disant les provinciaux, j'entends naturellement quelques trafiquants, et non la masse des gens de province.
Le problème que ces braves gens poursuivent est celui-ci:
Élever un veau, le vendre et le manger après.
Ils l'élèvent, le vendent, mais ne le mangent pas, et ils s'écrient:
—Paris nous dévore tout!
Voyez-vous la figure d'un paysan lisant que Paris mange 15,000 kilogrammes de moules en un jour? C'est à le rendre fou, ce brave homme.
La tête travaille des mois dans la solitude, et il arrive à cette conclusion naturelle:
—Si ce Gargantua n'existait pas, je mangerais des moules tant que j'en voudrais.
Il se tait, mais.....
Si vous chassez, il vous empêche de passer dans son champ. Si vous lui demandez un renseignement, il vous joue une niche. Si vous devenez son voisin, il vous vexe. Si vous vous contentez de passer dans sa commune, il se contente, lui, de vous regarder avec mépris; vous venez de Paris, vous êtes l'homme qui mange sa part de moules au banquet de la vie.
Ce qu'il y a de plus triste en tout ceci, c'est que rien n'est moins vrai.
Paris ne mange pas même les moules auxquelles il a droit, et c'est le reporter aux abois, toujours cherchant un étonnement pour son lecteur, qui est cause de ce vieux malentendu.
Le reporter n'est pas méchant, bien au contraire; mais c'est un étourdi désastreux qui, pour avoir le plaisir de stupéfier ceux qui ne vont pas au fond des choses, a négligé un calcul bien simple, comme vous allez en juger.
Supposez, ce qui est exagéré, que chaque kilogramme donne cinquante moules.
Supposez, cela n'a rien d'excessif, qu'il y ait à[Pg 158] Paris trois cent mille personnes qui n'aiment pas les moules, vous arriverez à ce résultat navrant que, le 26 janvier 1874, sept cent cinquante mille autres personnes ont mangé chacune une moule, et que sept cent cinquante mille autres personnes ont assisté à ce piteux festin sans y pouvoir prendre part.
Cela rappelle les plus mauvais jours du siège.
Paris a une réputation de Gargantua qu'il ne perdra jamais; et pourtant Paris est la ville la plus sobre de l'univers.
Les étrangers eux-mêmes laissent leur gloutonnerie à la barrière.
Paris aime à bien manger; mais le Paris riche est plus gourmet que gourmand.
Le Paris bourgeois n'est aisé qu'à la condition d'être sobre; le Paris pauvre mange quelquefois, il dîne rarement.
Pour se rendre compte du changement survenu dans les mœurs gastronomiques de la capitale, il suffit de jeter les yeux sur les images publiées par les journaux de la Restauration et de lire les livres publiés depuis la fin du dernier siècle jusqu'à cette époque.
Où est le temps où, pour désigner les députés à conscience facile, on disait les ventrus?
Le ministère actuel pourrait bien tenir table ouverte[Pg 159] du matin au soir, ça augmenterait certainement sa majorité comme volume, mais pas comme nombre; et c'est fort heureux, sinon pour le ministère, du moins pour la dignité de notre temps.
Nous avons assez de mauvais côtés pour souligner les bons.
Heureusement les Français n'entendent pas le duel comme les seigneurs russes. Quant c'est fini, c'est fini; on se serre la main ou on se contente de se saluer, et il n'est plus question de rien.
Les vieux Russes n'entendent pas les choses ainsi. Le blessé peut revenir quand il lui plaît, et, comme le carré de la bouillotte, il a droit de faire son reste ou son jeu à sa fantaisie.
Mérimée a raconté l'histoire de cet homme heureux qui est en pleine lune de miel et qui voit soudain tomber au milieu de son bonheur un ennemi blessé par lui deux ans avant. Le survenant vient réclamer sa revanche. C'est dur.
Un homme plus amoureux de l'effet que de la vérité aurait, à la place de Mérimée, peint autrement la situation, en faisant arriver ce lugubre créancier le soir même des noces. L'auteur de Colomba a raconté la chose plus simplement, et il a bien fait. Le lecteur raisonnable n'y perd rien.
Notre histoire, quoique bien au-dessous de celle de l'illustre conteur, a pourtant un grand mérite: elle est vraie.
Il n'y a pas fort longtemps de cela, dire au juste la date du fait serait de l'indiscrétion, le prince K... fut appelé à de hautes fonctions. Le poste qu'il tenait de la bienveillance de l'empereur était très envié, aussi parlait-on beaucoup dans les salons de Moscou du bonheur qui venait d'échoir à l'heureux gentilhomme.
—Ma foi! dit le prince S... aff, je crois que ce soir le prince K... serait bien ennuyé, si j'allais lui demander une revanche qu'il me doit depuis longtemps.
On trouva l'idée si drôle que sur-le-champ deux amis furent députés pour demander réparation au grave fonctionnaire.
—Excellence, dit le plus âgé des deux témoins en s'inclinant profondément, nous venons de la part du prince S... aff vous demander la revanche de la blessure qu'il a eu l'honneur de recevoir de vous.
—Me suis-je donc battu avec S... aff? demanda le prince K..., qui avait oublié l'aventure.
—Il y a vingt-cinq ans, en sortant de l'École militaire.
—En effet, dit le prince, je l'avais oublié.
—S... aff porte encore à la joue une cicatrice que lui fit votre sabre.
—Il m'avait provoqué.
—C'est vrai.
—Je garde donc ma situation d'insulté.
Allez donc, messieurs, et dites au prince que je n'ai rien à lui refuser, car je le tiens dans la plus grande estime. Nous nous battrons demain: je ne mets qu'une seule condition: à bout portant, un seul pistolet chargé.
Si ces deux Russes eussent été Français, ils se seraient mis à rire et auraient raconté la plaisanterie qu'on avait voulu faire au nouveau gouverneur; mais ces Russes étaient Russes, ils craignirent de mécontenter leur client en ayant l'air de reculer; ils ne dirent rien, sinon qu'on serait exact au rendez-vous.
Le lendemain, le prince S... aff fut tué roide.
Comme le prince K... s'en retournait fort tranquillement, un des témoins qui l'avaient assisté lui demanda:
—Comment, prince, avez-vous exigé un combat aussi meurtrier? Votre premier duel était un enfantillage, la blessure que vous aviez faite était insignifiante.
—Je vais vous expliquer cela, mais n'en dites rien, je vous prie. Si je m'étais contenté de blesser encore S... aff, il m'aurait demandé une autre revanche, et, depuis que j'ai eu la goutte, je me dérange très difficilement.
Il y a dans notre beau pays deux mille familles considérées qui seraient bien embarrassées de faire leurs preuves, non pas les preuves de quatorze cent, ni mêmes les preuves de quatre quartiers, qu'on exigeait encore en 89 de ceux qui voulaient entrer dans les compagnies d'élite, mais tout simplement des preuves jusqu'en l'an de disgrâce, en 1889.
La plupart des gentilshommes d'aujourd'hui ont pris des noms de terres, sans trop savoir pourquoi ni comment.
Pour comprendre ce qui se passe, il faut savoir ce qui se passait.
Autrefois, certaines charges anoblissaient, et il était permis à ceux qui les avaient exercées d'acheter des terres et de prendre les noms des terres acquises; mais pour cela il fallait une ordonnance du roi, qui n'était jamais rendue que d'après un avis du conseil du sceau.
Certaines terres mettaient leur propriétaire en possession d'un titre, mais il n'était pas loisible au premier traitant venu d'acquérir ces terres. Il fallait être en possession d'une noblesse bien prouvée.
Depuis le premier empire, les choses se passaient plus simplement.
M. Gaudissart, retiré du commerce, achetait quelques fermes, qu'il laissait à ses enfants.
Or l'aîné des Gaudissart, pour se distinguer de ses deux frères, jugeait à propos d'opérer le petit travail que voici:
Il signait d'abord:
Alexis Gaudissart (de la Gacherie).
Puis:
Alexis Gaudissart de la Gacherie, sans parenthèses.
Puis:
Alexis G. de la Gacherie.
Et enfin:
Alexis de la Gacherie.
Quand un exemple est bon, on le suit volontiers: Gaudissart cadet devenait, par le même procédé:
M. de la Rochepercée.
Et Gaudissart junior M. de Boisvert.
Cela ne faisait de mal à personne, et, comme disait Villemot: «Ça valait encore mieux que de voler.» Mais on ne s'arrêtait pas en si bon chemin.
Un matin, tous ces Gaudissarts apparaissaient avec[Pg 165] un titre, et l'on saluait sans effort le marquis de la Gacherie, le comte de la Rochepercée et le vicomte de Boisvert. Que le bon Dieu les bénisse!
Dans d'excellentes familles, même, on a pris des titres avec une facilité très réjouissante. Pour peu qu'un monsieur soit véritablement comte, son fils aîné ne se gêne pas le moins du monde pour se faire appeler M. le vicomte et son second fils M. le baron.
C'est absolument bête et ridicule, par cette bonne raison que, dans les familles où il n'existe pas de fiefs héréditaires, ce qui est le cas de presque toutes les familles secondaires, le chef de la famille est en possession d'un titre, que le fils aîné ne saurait porter qu'après la mort de son père.
Il est ridicule de voir le cadet d'un comte se faire baron de son autorité privée, alors que M. son père ne pourrait lui-même prendre une semblable liberté.
Tous les gentilshommes du monde savent ce que je dis là; mais l'habitude a fini par acquérir la force de la chose jugée; aujourd'hui, c'est le droit commun.
On se rappelle cette sortie d'un homme d'esprit à un imbécile qui se faisait passer sur la tête une pommade qui avait la prétention de faire pousser les cheveux.
—Vous travaillez à vous rendre impossible, vous n'avez qu'une qualité, vous êtes chauve, et vous allez perdre ce don précieux.
Et il ajoutait:
—Ah! mon ami, ne faites point cette folie; le monde appartient aux chauves, ils ont fondé une association, ils se reconnaissent à cent lieues, ils se donnent la main et s'entr'aident. Une jeune fille riche est-elle à marier, un chauve la demande et tous les autres chauves l'entourent, et nul homme chevelu ne peut l'approcher.
Un emploi est-il vacant dans l'État, c'est un chauve qui l'obtient, par cette bonne raison que sept ministres sur neuf sont chauves, les chefs de divisions sont chauves; en un mot, tout le monde est chauve, tous les banquiers riches, les notaires, les grands propriétaires, il n'y a que les artistes qui aient des cheveux, et ça ne leur réussit guère.
Un correspondant me signale une assez jolie comédie que jouerait, depuis trois ou quatre ans, un habitant de la petite ville de M...—située non loin de Fontainebleau.
Tous les ans, pendant l'été, cet aimable villageois va se promener à la ville des carpes et engage les Parisiens, et quelquefois les étrangers, à diriger leurs excursions de tel côté de la vallée.
—Rien de plus pittoresque; si vous passez par là, j'aurai le plus grand plaisir à vous servir de cicérone.
En effet, soit que ses indications soient alléchantes, soit que le hasard ou le désir de tout voir, mène le touriste dans la vallée du personnage, il est sûr de ne pas échapper au complaisant qui le guette.
Son empressement à guider les promeneurs est extrême; il leur fait voir les plus petits recoins, et lorsqu'ils sont fatigués, il leur propose obligeamment de se reposer dans sa maison.
—Un verre de vin blanc, sans façon; un petit vin pas méchant du tout, sans cérémonie.
On hésite.
—Une tasse de lait pour madame.
On n'hésite plus.
Alors, avec une bonne grâce parfaite, le propriétaire fait les honneurs de sa bicoque.
Il faut être poli, on le félicite sur la gentillesse de sa demeure.
Il répond que c'est un taudis mais que la vue est si belle de son grenier, qu'il ne vendrait pas sa maison pour un monde.
On visite le grenier, la vue n'a rien d'extraordinaire; mais les visiteurs sont surpris de trouver des centaines de vieux tableaux couchés dans la poussière.
—Mais c'est un vrai musée! s'écrient les étrangers.
—Ah! de vieux tableaux de famille qui sont là depuis des temps infinis; je ne suis pas amateur, et, d'ailleurs, je n'y connais rien; on disait, dans le temps, que parmi ces toiles il y en avait d'un grand prix.
Et sans avoir l'air d'y attacher la moindre importance il secoue habilement la poussière et s'éloigne sous prétexte de chercher un plumeau.
Alors, de deux choses l'une, ou les visiteurs l'arrêtent protestant qu'ils n'y connaissent rien eux-mêmes, ou ils le laissent aller.
Dans tout Parisien, il y a un brocanteur, et puis on[Pg 169] a raconté si souvent l'histoire du tableau oublié dans un grenier, acheté trente francs et revendu cent mille, qu'il est bien rare que les promeneurs ne se jettent pas avec avidité sur les toiles du bonhomme.
Ils les tournent, les retournent en tout sens, et ne tardent pas à découvrir des signatures effacées par le temps, mais encore très visibles.
L'hôte reparaît avec son plumeau dès qu'on n'en a plus besoin.
—Que faites-vous de tout cela? demandent les visiteurs anxieux.
—Rien.
—Que ne vendez-vous ces tableaux qui se détériorent tout à fait.
—Euh! ça ne vaut pas grand'chose.
—Certainement; mais aussi peu que vous en retireriez, cela vaudra mieux que de les laisser perdre.
—Non, mais enfin.
—Sans doute. La vérité c'est que ce n'est pas moi que ça enrichira.
—Un monsieur m'a offert un jour cent francs pièce de ces dix-là; je me repens de ne pas les lui avoir laissés.
On offre de donner le prix regretté.
L'affaire se conclut, et les bons Parisiens emportent gaiement des Titien, des Giorgione, des Parmesan, à cent francs chaque, que le bon villageois achète pendant l'hiver à la salle Drouot, à raison de six francs pièce.
Il y a, à la mairie du neuvième arrondissement, un gentilhomme pauvre qui a trouvé une singulière façon de se faire traiter trois fois par semaine.
Ce gentilhomme est le comte D...; il s'est ruiné un peu au jeu, un peu dans les coulisses du théâtre et de la Bourse et beaucoup dans les grands restaurants de Paris, dont il était le plus bel ornement.
Bref, il n'aurait plus rien, si l'un de ses cousins, brave et digne parent, ne lui faisait une petite rente de trois mille six cents francs, c'est-à-dire juste de quoi ne pas crever de faim.
Adieu, les bons dîners! Mais le vicomte est un homme intelligent; il a trouvé le moyen de satisfaire ses goûts sans se donner trop de peine, il a inventé la profession de témoin.
Tous les mardis, jeudis et samedis, il est dans la salle des mariages, ganté et cravaté de blanc.
Aussitôt qu'un témoin est en retard, ce qui arrive souvent, il se présente, donne sa carte et déclare qu'il sera très heureux de rendre service.
Avoir un vicomte pour témoin, ça fait toujours plaisir; il y a même des gens qui payeraient pour ça; mais M. D... n'accepterait pas d'argent, il est de trop bonne maison pour cela. Aussi va-t-il de soi que le vicomte est invité au festin et choyé comme vous le pouvez supposer.
L'autre jour, comme quelqu'un complimentait le vieux viveur sur l'ingéniosité de son métier de témoin, il répondit:
—Heu! ce métier-là est comme bien d'autres, il y a des mortes-saisons. Ainsi, l'autre jour, j'ai été témoin de deux mariages bourgeois; ces croquants n'ont-ils pas eu l'idée d'aller en Italie passer la lune de miel et de partir avant déjeuner!
Sans compter mes angoisses, ajoute-t-il. Figurez-vous que depuis quelque temps il y a un adjoint qui est affreusement myope, eh bien, pendant les cérémonies, je suis sur des épines: j'ai toujours peur qu'il se trompe et qu'il me marie à la place de l'autre; un malheur est si vite arrivé!
Autrefois, les comédiens en disponibilité s'assemblaient dans un café d'assez piètre apparence, situé dans la rue des Vieilles-Étuves-Saint-Honoré; on appelait cela la Bourse des comédiens, deux mots bien étonnés de se trouver ensemble.
Plus tard, ils déménagèrent, et choisirent le jardin du Palais-Royal pour lieu des rendez-vous. Ils avaient le soleil du jardin, et pour les jours de pluie les arcades protectrices, et tout cela sans avoir besoin de consommer, comme au café des Vieilles-Étuves.
Puis vint le courant qui chassa tout vers le boulevard, et les comédiens se laissèrent entraîner.
De la porte Montmartre à la rue Vivienne, il y a chaque jour quinze cents artistes nomades qui se promènent.
Autrefois, le comédien de la rue des Vieilles-Étuves était un vagabond à l'œil vif et intelligent, au geste[Pg 173] facile, à la parole nette; il y avait en lui du fou et de l'inspiré.
Ses vêtements, usés jusqu'à la corde, tenaient à peine, malgré des tours de force légendaires. Ses longs cheveux rasés aux tempes, son extrême maigreur, sa pâleur fiévreuse, formaient un ensemble bizarre, mais parfois intéressant.
Et quand l'infortuné racontait les grands succès qu'il avait obtenus tour à tour dans Britannicus et dans l'Omelette fantastique, dans Buridan de la Tour de Nesle et dans Balochard, il y avait tant de conviction dans ses paroles, tant de confiance dans son récit, tant de certitude de sa gloire, qu'on se sentait presque attendri devant une aussi formidable erreur.
Aujourd'hui, le comédien a bien changé, il est gras dès sa jeunesse. Sans mauvais goût, il serait habillé comme tout le monde. Il porte une cravate de couleur voyante, une chaîne d'or qui n'est pas en or, une canne à pomme d'argent, qui n'est pas en argent. Son allure est tranquille, il parle sans animation; il ne joue pas tous les rôles; il a son genre, il «fait les rondeurs» quand il est vieux, les Dupuis quand il est jeune; «il a eu à Carcassonne des succès ébouriffants».
La première chose que fait le comédien en arrivant à Paris, c'est de laisser pousser ses moustaches dont il a été privé pendant neuf mois.
Un comédien qui a des moustaches est à louer, comme un cheval qui a un bouchon de paille à la queue est à vendre.
Il y a à Paris cinq ou six agences dramatiques; ces agences, c'est quelque chose qui flotte entre la traite et le bureau de placement.
Les bons comédiens de province sont connus des directeurs de ces établissements, et sont toujours placés d'avance; les mauvais finissent toujours par se placer, mais c'est plus long.
Une ou deux agences, qui s'occupent spécialement des artistes lyriques français et italiens, sont devenues des maisons fort estimables, rendant de grands services aux acteurs et aux directeurs; là tout se fait honnêtement et intelligemment.
Dans les autres il n'en est pas tout à fait de même.
On engage toujours et quand même.
Voici la combinaison.
Un artiste engagé doit à l'agent 5 p. 100 sur la totalité de son engagement.
En supposant les appointements à 500 francs par mois c'est 25 francs que l'agent touche tous les mois.
Aussitôt l'engagement signé l'artiste touche un mois d'avance par l'entremise de l'agent qui retient sa commission.
L'artiste part, débute, est sifflé, il revient chez le même agent qui l'engage pour une autre ville toujours moyennant la même commission.
Il y a des farceurs qui se font ainsi 6,000 francs de rentes en se faisant siffler partout. Quand ils ont fini en France ils vont se faire siffler à l'étranger, c'est plus difficile, mais ils y mettent tant de bonne volonté!
Le côté des dames n'est pas beaucoup plus favorisé, mais les femmes ont une manière à elles de porter la pauvreté qui enlève à ce vice une grande partie de l'horreur qu'il inspire aux mauvais cœurs.
L'ancienne comédienne aux airs évaporés, la bonne fille qui allait jadis demander à Toulouse ou à Bordeaux les bravos que Paris lui refusait, n'existe plus.
Le théâtre en province est alimenté régulièrement.
Les étoiles vieillies au boulevard n'ont que deux partis à prendre, devenir duègnes à Paris ou aller en province jouir d'un printemps éternel. Il est rare qu'elles ne prennent pas ce dernier parti.
Quelques jeunes filles du Conservatoire ou d'ailleurs vont faire assez volontiers une saison dans une grande ville, afin de s'habituer à la scène, et d'acquérir le pied marin.
Elles reviennent sans avoir acquis autre chose que les mauvaises habitudes passées à l'état de tradition.
Pour le reste il est à peu près inutile d'en parler. Ce[Pg 176] reste se compose de choristes ou de coryphées des théâtres de la capitale, braves filles dévorées du désir de devenir aussi des étoiles.
Elles ont chanté deux cents fois les chœurs de la Grande-Duchesse ou de la Timbale d'argent et elles arrivent à imiter madame Schneider ou Judic avec une perfection bien capable d'illusionner Castelnaudary ou Lons-le-saunier.
Où leur embarras commence, c'est lorsqu'il faut créer un nouveau rôle, Castelnaudary ne rit plus.
Pourtant on a vu quelques-unes de ces échappées de la troupe de fer-blanc gagner quelque talent et devenir passables.
Après elles, il n'y a plus que des pauvres filles qui sont là comme elles seraient ailleurs, parce que c'est leur destinée.
Pendant que toutes les autres rêvent de revenir à Paris sur un vrai théâtre, pour un vrai rôle, celles-ci rêvent le théâtre d'Alger, parce qu'en Afrique les officiers sont nombreux et forment un très bon public.
Un pauvre diable de licencié se présente chez un gentilhomme fort riche qui a demandé, par la voie de la publicité, un précepteur pour son fils, âgé de douze ans.
—Mon gaillard est un peu en retard, dit le gentilhomme.
—Nous rattraperons vite le temps perdu, monsieur le comte, surtout si le sujet est intelligent.
—Pourquoi ne serait-il pas intelligent? s'écrie le comte en se redressant.
—C'est ce que je me demandais, fait humblement le précepteur.
—Qu'est-ce que vous allez apprendre à mon drôle?
—Mais, monsieur le comte, cela dépend de vos intentions.
—Je n'en ai pas.
—Vous désirez sans doute que M. votre fils soit bachelier ès lettres?
—Oh! mon Dieu, pas absolument.
—Bachelier ès-sciences?
—Ah! du tout! Je veux que mon fils sache tout simplement ce qui est nécessaire à un homme du monde qui a un beau nom et qui aura un jour trois cent mille francs de rentes.
—Avec trois cent mille francs de rentes, on peut se passer de bien des choses, monsieur le comte.
—C'est assez mon avis.
—Un peu de latin?
—Beaucoup de latin; le Saint-Père aime notre famille.
—Un peu de grec?
—Beaucoup de grec; j'ai un oncle à succession qui est helléniste en diable.
—Des langues vivantes?
—Toutes; la comtesse veut que son fils traverse les légations.
—La littérature me paraît d'une nécessité absolue.
—Dites les littératures.
—Quant aux mathématiques.....
—Cela va sans dire; un homme du monde qui ne sait pas compter est un bien triste sire, monsieur le professeur.
—C'est bien mon avis.
—Il serait possible, d'ailleurs, que mon gaillard ait un jour l'envie de passer par Saint-Cyr, c'est une maladie de famille.
—En ce cas, il faudrait soigner la géométrie et l'algèbre.
—Naturellement.
—On pourrait effleurer la chimie, la physique et l'astronomie?
—Vous oubliez le dessin.
—Je le réservais.
—Vous n'aurez à vous occuper ni de la musique, ni de la danse, ni de l'escrime.
—C'est heureux, car je vous avoue, monsieur le comte, que je suis assez peu entendu dans ces matières.
—A propos, savez-vous la gymnastique?
—Théoriquement.
—Ça ne suffit pas; mais peu importe: je passerai là-dessus parce que vous me convenez beaucoup.
—Monsieur le comte me comble.
—Vous connaissez les conditions?
—Votre intendant m'en a parlé.
—Elles vous conviennent?
—Mon Dieu, oui.
Six mois après cette conversation, le comte se trouve nez à nez devant le précepteur, qui le salue humblement.
—Vous avez à me parler, monsieur?
—Oui, monsieur le comte, une réclamation.
—Seriez-vous mécontent de votre élève?
—Non, monsieur, bien au contraire; le vicomte est un charmant enfant, assez bien doué.
—Oh! tant mieux. Auriez-vous à vous plaindre de quelqu'un, dans la maison?
—Ah non! monsieur le comte, la maison est admirablement tenue et tous les commensaux se ressentent de l'aménité du maître.
—La nourriture, peut-être?
—Excellente.
—Votre chambre, sans doute?
—Fort convenable.
—Alors, quoi?
—Mon traitement, monsieur le comte.
—Ah! vous le trouvez insuffisant?
—Non, je le trouve ridicule.
—Le précepteur de mon père, qui était, paraît-il, un homme de grand mérite, touchait 400 livres; le mien, qui a été plus tard ministre de l'instruction publique, gagnait 600 francs; vous, monsieur, vous avez 1,200 francs, et vous vous plaignez.
—Je ne me plains pas, je réclame.
—Il fallait réclamer en entrant; je n'aime pas à revenir sur ce qui a été convenu. Vous m'eussiez demandé davantage que j'aurais sans doute accédé à votre demande.
—C'est que, monsieur le comte, je ne savais pas...
—Que ne saviez-vous pas?
—J'ignorais que Tony, qui élève votre cheval Mirliflor, gagnât dix fois plus que moi, qui élève votre fils.
—Ce n'est pas du tout la même chose.
—Je vous demande pardon; il n'y a que cette différence, que Mirliflor étant plus intelligent que le vicomte, Tony a bien moins de peine que moi.
Je crois qu'il est inutile de dire que M. le précepteur fut remercié sur-le-champ.
Où alla-t-il, que devint-il pendant dix ans? Ces détails ignorés ne font rien à l'affaire.
Ce qu'il importe de savoir, c'est qu'après une vie fort agitée, mais fort honorable, le destin et les électeurs de la Vienne-et-Loire envoyèrent le précepteur fantaisiste à l'Assemblée nationale.
L'autre jour, le comte, qui représente un département de l'Ouest, lui disait en souriant:
—J'ai remarqué, mon cher collègue, que, depuis quatre ans que nous siégeons à l'Assemblée, je n'ai pas eu le bonheur de vous ranger à mon avis.
—Il y a plus que cela, monsieur le comte, répondit le représentant de Vienne-et-Loire, voilà plus de dix ans que nous avons été en désaccord pour la première fois.
—Faisiez-vous donc partie de l'ancienne Chambre? Il ne m'en souvient plus; je vous en demande pardon.
Et pour faire excuser tout à fait son oubli, le comte ajouta gracieusement:
—Vous avez l'air si jeune!
—Je n'étais pas, Dieu merci, de l'ancienne Chambre; je faisais alors partie de votre maison.
—Vous voulez rire?
—Oui, j'ai eu l'honneur d'être le précepteur du vicomte Paul, votre fils.
—Serait-il vrai? s'écria le comte en riant. Mais, oui, en effet, je vous reconnais. Vous étiez ce précepteur original...
—Rationnel.
—Non, original: je maintiens le mot. C'est bien vous qui êtes parti, parce que...
—Parce que Tony, le jockey, qui soignait votre cheval, gagnait dix fois plus que moi, qui soignais votre fils.
—Oui, oui, parfait! je me rappelle. Eh bien, cher collègue, c'était moi qui avais raison, et vous qui aviez tort. En voulez-vous la preuve?
—Je ne demande pas mieux.
—Eh bien, Mirliflor m'a rapporté près d'un million, et ses produits me rapportent encore, tandis que mon fils a mangé la fortune de sa mère et a fait 500,000 francs de dettes. Que dites-vous de cela?
—Je dis que c'est bien juste. Vous avez mal payé, votre fils a été mal entraîné.
Le roi Louis-Philippe arrivait avec une tout autre politique que celle du droit divin. Il pensa, non sans raison, qu'il deviendrait populaire en se faisant bourgeois, et, pour ce faire, il n'hésita pas à couvrir sa majesté d'une redingote à la propriétaire.
Tout s'enchaîne; le salut et la discrétion respectueuse se changèrent en poignées de mains.
—Bonjour, monsieur le roi, comment vous portez-vous?
Et le roi répondait en pressant toutes les mains prolétaires qui se tendaient vers lui.
—Bien, mes bons amis, très bien.
Et il causait avec Dubois, Durand ou Lefèvre, de pair à compagnon, s'informant de leur famille, et de leurs affaires et de leurs affections.
Pauvre roi! prince vertueux, comme il fut bien payé[Pg 184] de tant de bonne grâce par ces bourgeois si fiers de lui toucher la main!
Je ne puis résister au désir de citer des anecdotes oubliées aujourd'hui et qui firent la joie de ma jeunesse. Elles prouvent combien le roi Louis-Philippe était doué d'une bonté à toute épreuve, doublée d'une finesse extrême, d'autant plus remarquable qu'elle était accompagnée d'une bonhomie charmante.
Une députation de la garde nationale de Bordeaux vint féliciter le roi d'avoir échappé à l'attentat de Fieschi.
Le roi reçut ces Bordelais comme il aurait reçu les vrais Girondins.
Apercevant un citoyen à bonnet à poil, d'une fort belle prestance, il lui adressa la parole avec infiniment de bonté.
Le citoyen en bonnet à poil était marchand de vin, comme doit être tout Bordelais qui se respecte. Un rêve d'or traversa son cerveau, et, sans autre forme de procès, il se mit à faire l'article au roi.
—Oui, Sire, s'écria-t-il, je puis dire avec fierté qu'il n'y en a pas un dans Bordeaux capable de vous servir comme moi. J'achète directement du baron de Brane et de M. Aguado; pas une pièce, pas une bouteille qui ne sorte de chez moi sans porter ma marque. Vous goûterez, ça ne vous engage à rien; si ça vous[Pg 185] convient, vous payerez quand vous voudrez. J'ai confiance en vous, moi.
Un autre Bordelais, aussi marchand de vin que le premier, mais mieux élevé sans doute, comprenant l'inconvenance de son compatriote, voulut rompre les chiens, et, après avoir poussé le coude à son ami, il s'avança et, d'un air plein de grâce gasconne, la grâce la plus épanouie qui soit au monde, il demanda au roi:
—Eh! donc, Sire, n'aurons-nous pas le plaisir de déposer nos respects aux pieds de votre femme?
—Mon Dieu, non, répondit le roi en souriant; elle est obligée, ce soir, de garder la maison.
A quelque temps de là, nouvel attentat;—on tirait sur le roi comme si la poudre n'eût rien coûté;—nouvelles députations, nouveaux gardes nationaux, nouveaux conseillers généraux et municipaux.
Parmi ces derniers, le président du conseil municipal d'un canton de l'Orne se fit remarquer par un discours assez proprement récité.
Le roi s'approche de l'orateur, le félicite à son tour, s'enquiert des besoins de sa commune et termine son compliment par ces mots:
—Nous désirons vous avoir à dîner mardi.
—Impossible, Sire, s'écria le provincial tout désolé. C'est impossible, j'ai arrêté ma place à la diligence et j'ai eu la bêtise de donner des arrhes.
—Eh bien, fit gaiement le roi, ce sera pour demain, à moins pourtant que vous ne soyez invité autre part.
Hélas! cette cordialité bourgeoise, qui, pour manquer de noblesse, n'en avait pas moins des côtés touchants, disparut bien vite.
Louis-Philippe, si clairvoyant, si fin, avait commis une faute politique énorme; à le voir si souvent et de si près, le peuple s'était aperçu qu'au demeurant le roi n'était qu'un homme.
En bas, on ne croyait plus; en haut, on se repentait d'avoir semé dans une terre aussi ingrate.
La noblesse boudait naturellement.
La haute bourgeoisie cuvait son bonheur; la petite entretenait ses rancunes.
Au milieu de tout cela, le roi sortait peu. De loin en loin, une grande voiture bleue, de grands laquais rouges, trente dragons commandés par un simple lieutenant, traversaient au grand trot les Champs-Élysées déserts. De rares curieux étrangers ou provinciaux quittaient les contre-allées pour voir le roi qui, d'un fort grand air, répondait à leurs saluts, mais sans affectation et sans plaisir. Le petit-fils d'Henri IV était devenu philosophe, et il savait au juste ce que vaut l'humanité.
Parfois, pourtant, on apercevait un chapeau de[Pg 187] femme, un ruban, un bout d'étoffe, et tout le monde courait respectueusement saluer la reine.
Il est vrai que si Marie-Amélie n'eût pas salué, on l'aurait saluée avec la même vénération, tant sa bonté et ses hautes vertus avaient touché les cœurs.
Un mort qui ne doit pas être bien content qu'on lui doive la vérité, c'est ce pauvre prince de Brunswick.
Le jour où il fit un procès à M. Dollingen rédacteur en chef de la Gazette de Paris, il ne se doutait guère qu'il mettait des réclames à la caisse d'épargne, qui, après sa mort, seraient distribuées à ses héritiers qui s'en soucient bel et bien.
C'était, il faut bien le dire, l'homme le plus grotesque et le plus ridicule qui soit au monde, ce brave prince. Jamais, au grand jamais on ne vit un prince si cocasse.
En le voyant, on était épouvanté et l'on ne pouvait s'empêcher de rire à gorge déployée.
Tout Paris le connaissait, c'était ce grand homme aux grands yeux noirs, à la barbe noire, à la chevelure noire et brillante d'un éclat inouï. Ses joues, ah! ses joues étaient des joues sans pareilles, leur nuance tirait entre le coquelicot et le sang de bœuf.
Il ne fallait pas s'approcher bien près du personnage[Pg 189] pour voir que ses yeux étaient faits comme ceux d'une fille, que sa barbe était vernie comme une paire de bottes, ses joues fardées comme la vérité dans un discours de démagogue, sa perruque en soie lisse.
Cet assemblage burlesque donnait froid dans le dos. On sentait que l'homme capable de se peinturlurer ainsi chaque jour avait perdu depuis longtemps tout sentiment de dignité.
Paris, qui a une affection particulière pour les excentriques, surtout quand ils sont étrangers, Paris, qui saluait le colonel belge, qui souriait au vieux marquis, qui s'inclinait devant le Persan de la Bibliothèque nationale, et qui considérait le Persan de l'Opéra-Comique, Paris exécrait le prince de Brunswick, et Paris avait raison, ce qui ne lui arrive pas tous les jours.
Souvent des nuées de gamins poursuivaient de leurs cris l'altesse maquillée, et. nul passant n'intervenait pour faire cesser ces agissements peu hospitaliers.
On a déjà raconté bien des choses sur ce prince gommé et dégommé: on en racontera encore d'autres, et l'on n'aura pas tout dit.
Il avait un hôtel rose, des chevaux jaunes et un fiacre chocolat.
L'hôtel rose était une forteresse; derrière les portes, peintes en vert céladon, se cachaient des ferrures fantastiques[Pg 190] dont l'acier poli et huilé évitait les grincements désagréables des portes de prisons de l'Ambigu.
A l'intérieur, des fleurs, des glaces, de la soie; on se serait cru dans le logis d'une merveilleuse, si un goût détestable et criard n'avait présidé à l'arrangement du lieu.
Les domestiques de ce palais avaient eux-mêmes quelque chose d'étrange.
C'étaient peut-être de fort braves gens, mais aucun d'eux n'était né sous le même ciel que ses compagnons, aucun ne parlait la même langue; on eût dit une de ces galères sans pavillon écumant les mers du Levant, commandée par un pirate sinistre et dont l'équipage est formé de hardis et douteux compagnons de tous les pays.
Seuls dans cet hôtel incompréhensible, les deux chevaux jaunes étaient intéressants: c'étaient deux chevaux du Quercy dont Louis XIV avait fait présent à l'électeur de la Hesse et dont la race avait été précieusement conservée.
Depuis trente-cinq ans, Paris voyait ces deux éternels chevaux, qui n'étaient ni Isabelle ni fleur de genêt, et Paris ne s'étonnait ni de leur couleur ni de leur longévité; il pensait que les chevaux étaient maquillés comme le duc leur maître et tout aussi vieux que lui. Il n'en était rien; les coursiers avaient leur couleur[Pg 191] naturelle, et ils avaient été renouvelés quatre fois.
Mais ces précieux spécimens vont disparaître comme bien d'autres choses, le prince, devenu poltron, ou sentant sa mort prochaine, avait privé le dernier étalon de son plus précieux ornement.
Quand je dis que les chevaux jaunes du duc vont disparaître, je me trompe, un peintre des plus distingués, T. John Lewis Brown, ayant regardé les deux animaux avec son œil artiste, fut frappé de leur tournure archaïque, c'était bien comme cela qu'il avait rêvé les chevaux du grand siècle; c'était bien les chevaux qu'il avait vus dans les tableaux du temps.
L'artiste se rendit à l'hôtel de Brunswick, pensant qu'il n'avait qu'à prononcer son nom, aimé et connu, pour que les portes s'ouvrissent à deux battants. Il se trompait. À peine eut-il prononcé son nom, que l'unique battant se referma à demi, et lorsqu'il eut expliqué qu'il désirait croquer les chevaux, le battant se referma tout à fait.
Enfin, après des mois, pendant lesquels l'artiste employa toutes les diplomaties de son esprit et tous les diplomates de sa connaissance, l'autorisation de copier d'après les chevaux jaunes lui fut accordée, et un palefrenier en cravate rose exhiba les chevaux qu'il avait ordre de ne pas quitter d'une seconde pendant le travail de l'artiste.
Ces chevaux, enchantés de voir un chrétien qui n'avait pas de cravate rose, firent mille amitiés au peintre et lui auraient raconté bien des choses s'ils avaient su parler.
A l'Exposition de 1870, je crois, M. Brown obtint un véritable succès. Ce qui prouve que tôt ou tard l'entêtement trouve sa récompense, surtout quand le mérite l'accompagne.
Une anecdote, que mes confrères ne raconteront pas, va trouver sa place ici; elle me fut racontée, il y a bien longtemps, par une aimable princesse russe qui la tenait de son mari, qui la tenait d'une actrice, qui la tenait de son cocher, qui la tenait de l'héroïne elle-même, qui n'était pas sa sœur.
C'était à l'époque où le duc de Brunswick se souciait encore de l'opinion publique.
Un jour, il demanda à son coiffeur:
—Que dit-on de moi dans Paris?
—Mais, répondit l'artiste capillaire, on dit que votre Altesse est toujours très bien coiffée.
—Ah! Et puis?
—Et puis que Monseigneur est un très bel homme.
—Et ensuite?
—Ensuite que Monseigneur a les plus beaux diamants qu'on puisse voir.
—Est-ce tout?
—A peu près.
—Que dit-on de mon hôtel?
—On le trouve superbe.
—On ne trouve pas qu'il y manque quelque chose?
—Ah si! Monseigneur.
—Quoi, qu'y manque-t-il? s'écria le prince furieux.
—Rien, rien, Monseigneur. Je me suis trompé, fit le pauvre merlan, qui ne s'attendait pas à soulever une pareille fureur.
—Tu as dit qu'il manquait quelque chose. Drôle, parle, ou je te chasse.
Le coiffeur, qui ne voulait pas perdre la pratique de ce duc qui portait plus de perruques qu'aucun homme de France, répliqua en tremblant:
—Pardon, Altesse, je n'ai pas dit qu'il manquait quelque chose, j'ai dit qu'on disait qu'il manquait quelque chose, ce qui est bien différent.
—C'est bon. Que manque-t-il?
—On dit que ça manque de femme.
Contre l'attente du coiffeur, le duc Charles se calma soudain et dit simplement:
—Tiens, c'est vrai, ça manque de femme; je vais aviser.
Un mois après, une jeune créature blonde, aux yeux bleus, d'une figure fort ordinaire, mais jeune et douée de la beauté du diable, venait égayer l'hôtel par sa présence.
On la loge dans les communs, au-dessus de l'écurie.
Elle buvait, mangeait et dormait comme une reine.
Quand Son Altesse sortait, la jeune personne montait en voiture et allait montrer ses toilettes tapageuses presque toujours ridicules aux badauds du boulevard.
Cette créature obtint pendant quelques jours un vrai succès de curiosité. Quand ce succès fut passé, le duc la congédia en la payant assez chichement.
Voici l'histoire de cette fille.
Lorsque le duc fut convaincu que son hôtel manquait de femme, il en demanda une à son intendant, qui lui répondit que rien n'était plus facile que de contenter Son Excellence; le bonhomme se trompait.
Par une de ces manies dont il avait seul le secret, le duc désirait que la personne qu'il demandait fût muette ou qu'elle ne sût point parler français. On lui présenta une muette, mais elle se faisait si bien comprendre avec ses yeux que le duc n'en voulut pas.
On lui présenta une anglaise, le duc n'en voulut pas, alléguant bien à tort qu'à Paris tout le monde entend l'anglais.
Une Allemande, il ne fallait pas y songer.
Une Italienne, c'était risqué, une Espagnole, c'était dangereux.
Enfin on était bien embarrassé dans l'hôtel rose.
Enfin le cocher eut une idée triomphante: il proposa[Pg 195] une jeune fille du val d'Andore, pays où, disait-il, on parle une langue que personne ne comprend.
Le duc sauta sur la proposition et on lui amena une jeune fille vêtue comme Georgette, la reine des moissons. Vous savez, cette belle Georgette qui avait traversé l'opéra-comique d'Halévy sous les traits jeunes et radieux de madame Cabel, alors inconnue.
Le duc questionna la nouvelle venue dans toutes les langues venues, elle ne répondit pas un mot.
Le prince doutait encore; il lui dit:
—Si vous saviez parler français je vous donnerais deux billets de mille francs.
La jeune fille ne répondit pas, l'épreuve était décisive.
Quand cette jeune femme fut congédiée, il lui fut permis d'emporter ses toilettes et quelques rares bijoux et une somme de dix mille francs pour les dix mois qu'elle avait été emprisonnée.
—C'est donc fini? demanda-t-elle, ma foi tant mieux, je commençais à m'ennuyer.
—Elle parle! s'écria le duc.
—Quelle bêtise, fit la jeune fille, je suis de Joinville-le-Pont. Je suis venue gagner une dot pour me marier avec mon cousin Benoît.
Le duc se consola d'avoir été victime d'une supercherie, mais son cocher fut inconsolable.
Les Parisiens sont toujours les mêmes.
Quoi! un roi part de l'extrême Orient pour venir tendre la main aux peuples d'Occident, et l'on ne trouve rien de mieux, pour reconnaître cette avance faite à la civilisation européenne, que de défiler l'un après l'autre cet horrible chapelet de vieux calembours qui illustrèrent les chansonnettes de Meyer et de Levassor. Rebuts d'almanachs et d'anas qui n'ont plus de charmes pour les portiers.
«Pour venir en France, le shah aurait dû attendre la mi-août.»
«Le shah ira à l'Opéra-Comique entendre madame Carvalho-Miolant.»
«Si le shah va à l'opéra les rats n'ont qu'à bien se tenir.»
«On prétend que l'Opéra va donner une représentation de gala. Tout au contraire du proverbe, les rats danseront, parce que le shah y sera.»
C'est charmant. Voilà des échantillons qui donnent plutôt une idée du mal de mer que de l'esprit français.
Heureusement, le shah n'entend pas le français. Cela lui évitera la peine d'entendre la plaisanterie.
Au commencement du siècle, un Français, nommé Boredon, natif de Montauban, fut pris de la manie des voyages. Tailleur de son métier et n'ayant pas grand argent, il fit de véritables tours de force pour satisfaire sa passion. Il s'embarqua à Marseille, vécut assez misérablement, et, enfin, arriva en Perse dans un état de détresse inimaginable.
Le shah Feth-Ali, ayant entendu parler de cet homme, le fit venir et lui fit toutes sortes de questions touchant sa patrie.
Mais comme le shah n'entendait pas le français et que Boredon ne savait pas un mot de persan, la conversation ne fut pas aussi intéressante qu'on aurait pu s'y attendre.
Néanmoins, le prince fit donner quelques vêtements au pauvre diable et ordonna qu'on ne le laissât pas mourir de faim.
Au bout d'un an, Boredon parlait persan quatre-vingt-dix fois mieux qu'un professeur de langues orientales.
Ayant remarqué, en habile Gascon qu'il était, que le plus grand bonheur d'un Persan est d'écouter une fable, il se mit sans plus attendre à raconter des fables qui[Pg 198] obtinrent un succès tellement prodigieux, que Feth-Ali le fit mander près de lui.
—Français, dit le shah, la renommée de ton savoir est arrivée jusqu'à moi sans m'étonner; lorsqu'il y a un an je te fis donner des habits et des vivres, j'avais deviné en toi un homme d'un grand mérite. Dis-moi donc, je te prie, une de ces fables que tu inventes si bien.
Boredon raconta une fable, qui eut un succès énorme. Il s'agissait d'un corbeau qui tenait à son bec un fromage, et d'un renard qui, désirant beaucoup s'approprier ce mets délicat, flattait tant et si bien l'oiseau, que celui-ci ouvrait un large bec et laissait tomber sa proie.
Le prince fut littéralement enchanté et pria le Gascon de continuer; mais celui-ci était trop avisé pour dépenser tout son bien en un seul jour. Il allégua une foule de bonnes raisons pour ne débiter qu'une fable par mois.
Le mois suivant il dit la Cigale et la Fourmi; enfin, après un an, il n'en était qu'à l'Alouette, ses petits et le maître du champ.
Le shah, ravi, comblait Boredon de biens, et convaincu qu'en France comme en Perse les plus grands hommes d'État sont ceux qui font des fables, il nomma Boredon ministre de je ne sais quoi, peut-être d'autre chose.
La fortune du Gascon devenait sérieuse; un moment d'oubli vint à jamais le brouiller avec son maître.
Un jour, à la chasse, une branche mal apprise fit un accroc à la tunique du shah.
Boredon, avec un empressement qui prouvait plus en faveur de son bon cœur qu'en faveur de sa finesse, prit son étui dans sa poche et se mit à raccommoder la tunique endommagée.
Feth-Ali, stupéfait, le regarda faire.
—Que veut dire cela? demanda-t-il.
Boredon comprit sa faute; il s'excusa en affirmant qu'en son pays les plus grands personnages savaient coudre les habits sans avoir jamais appris.
Vers 1816, une mission composée de savants et de voyageurs français arriva à Téhéran et réclama l'honneur de saluer le prince.
Le shah fit demander si parmi les nouveaux venus il se trouvait un poète capable de lui improviser des fables.
Comme on lui répondit qu'il ne s'en trouvait pas, Feth-Ali se montra désappointé; néanmoins, voulant cacher son mécontentement et donner à la mission française un éclatant témoignage d'estime, il lui envoya tous ses vieux habits, en priant de faire de bonnes reprises qui seraient bien payées.
La mission fit répondre qu'elle ignorait l'art de raccommoder les vieux habits.
—Pas bavards et pas tailleurs! s'écria le prince; ce ne sont pas des Français.
Et, sans plus d'explications, on mit les savants en prison.
Un vizir intelligent ou humain leur rendit la liberté.
Le shah actuel, plus heureux que son aïeul, n'aura pas une déception complète; il peut se faire lire les feuilles et il verra que, si les Français ne sont pas tous tailleurs, ils sont tous bavards, ce qui ne vaut pas mieux.
A propos de Barrière et de duels, permettez-moi de vous dire une historiette qui peint mieux l'auteur des Faux Bonshommes que tout ce qu'on pourrait dire de lui dans un gros volume.
Il y a douze ou treize ans, je me promenais sur le boulevard Montmartre; je sentis une main s'appuyer sur mon épaule.
—Vous êtes Jules Noriac?
—Oui, monsieur.
—Je suis Théodore Barrière.
—Enchanté de faire connaissance avec vous.
—Ça tombe bien, je viens te demander un service.
—Tant mieux, de quoi s'agit-il?
—Lis.
Je parcourus, dans un journal que Barrière me tendait, un article où l'on maltraitait fort les nouveaux académiciens et les nouveaux chevaliers de la Légion d'honneur.
—Eh bien?
—Eh bien, je suis décoré depuis huit jours, je ne veux pas laisser passer ça.
—Tu as raison.
—Je le sais; prends donc un de tes amis et va demander raison de ma part au signataire de cet infâme article; il est là assis au café des Variétés, il prend du café, l'animal!
Malgré mon habitude de m'étonner médiocrement des choses de ce monde, je demeurai stupéfait.
—Mais, cher ami, tu n'y penses pas m'écriai-je; d'abord, je n'ai pas d'ami dans ma poche, et aller demander raison à un monsieur qui prend sa demi-tasse me semble impossible et en dehors de toute convenance.
—Ça ne me regarde pas; Villemessant m'a dit que tu arrangerais tout ça; débrouille-toi comme tu voudras, pourvu que l'affaire ait lieu sur-le-champ.
—A dix heures du soir?
—Chez Cordelois, nous faisons assaut dans la cave; l'obscurité ne me gêne pas; va, je t'attends chez Véron.
Je restai seul et fort embarrassé. Le hasard envoya Charles de Courcy, le plus aimable garçon du monde; quoique fort jeune, il avait autant de raison que d'esprit.
—Tu arrives bien, lui dis-je, nous allons demander raison à ce monsieur que tu vois là, de la part de Barrière; et je lui racontai les griefs du collaborateur de Mürger.
Charles de Courcy riait à se tordre.
Nous faisons demander le monsieur et nous le sommons de faire les excuses les plus plates ou d'avoir à mettre l'épée à la main sur-le-champ.
Ce monsieur était Paul Mahalin, un grand garçon blond et doux qui a du talent et qui, pendant le siège, a fait acte de bravoure; il nous regardait stupéfait en murmurant:
—Barrière! Barrière! Mais c'est impossible; vous n'avez donc pas lu la note?
—Quelle note?
—Tenez.
Et à son tour il nous passait le journal où se trouvait la note suivante:
«Il est bien entendu que parmi les nouveaux décorés nous ne comptons pas M. Théodore Barrière; son esprit et son grand talent l'ont mis depuis longtemps au-dessus de toute récompense.»
Charles de Courcy riait à se tordre.
Nous quittons Mahalin et nous allons retrouver Barrière qui nous crie:
—Pour quelle heure?
—Relis ton journal.
—Je l'ai lu.
—Non, il y a une note.
—Qu'est-ce que ça me fait?
—Ça nous fait beaucoup.
Barrière se décide enfin et lit la... note.
—Eh bien, dit-il, après?
—Comment, après? Mais tu n'as pas l'intention de te battre avec celui qui a écrit ça?
—Pourquoi donc, pourquoi donc?
—Ça ne se peut pas.
Ici, pendant deux heures, j'entassai arguments sur arguments.
—L'affaire est commencée, disait Barrière, je veux aller jusqu'au bout; je ne peux pas entrer dans tout ça.
Le rire homérique de Charles de Courcy fit plus que tous mes raisonnements; Barrière alla se coucher; mais je n'assurerais pas qu'à l'heure qu'il est il soit convaincu que nous avions raison.
Disons la triste fin de la señora Pepita Sanchez, qui croyait coucher dans son lit et qui s'est endormie sur le trottoir.
Mademoiselle Sanchez était une petite personne fort jolie il y a quelques années; elle n'était plus de la première jeunesse; encore quelques jours, elle passait dans la vieille garde du demi-monde.
Sinon qu'elle était Espagnole, la señora Pepita Sanchez n'avait rien de bien particulier; elle avait fait dépenser beaucoup d'argent, là était toute sa gloire.
—Triste gloire! disent les gens vertueux.
—Hé! hé! répondent les philosophes pratiques ou les pratiques philosophes, ce qui n'est pas la même chose; hé! les créatures comme la Sanchez ont un grand poids dans le monde.
Et continuant leur proposition, ils ajoutent avec conviction qu'une fille qui a pris cinq ou six millions dans la poche d'autrui, et qui les a jetés par la fenêtre à[Pg 206] toutes sortes de gens qui tendaient les mains, est autrement utile, socialement parlant, que les personnes qui vont à la messe.
Il y a peut-être du vrai dans tout ceci; il est certain que c'est la vierge folle qui porte des fichus brodés, qui nourrit la vierge sage qui les brode.
Eh bien, oui; mais il y a bien des choses à dire.
En admettant que les étoiles du demi-monde soient une nécessité sociale, un mal nécessaire, comme dit Prudhomme, je trouve qu'on arrive à leur donner une importance tout à fait ridicule. Elles sont charmantes, je veux bien; mais elle tiennent trop de place.
Ainsi, depuis l'événement, tout Paris,—ceci n'est pas de l'exagération—tout Paris est anxieux; il voudrait être fixé sur un point:
La señora Sanchez s'est-elle suicidée par amour ou par dépit, ou bien est-elle tombée accidentellement de sa fenêtre en voulant appeler quelqu'un?
Eh bien! en bonne conscience, qu'est-ce que cela peut faire à tout Paris?
Pepita Sanchez a-t-elle, comme Aspasie, donné à la ville une statue d'or?
A-t-elle, comme Laïs, été lapidée par ses compagnes jalouses?
A-t-elle étonné le monde, comme Sophie Arnould, par la causticité de son esprit?
Comme Madeleine Guimard, a-t-elle fait bâtir au[Pg 207] coin de la Chaussée d'Antin un temple à Terpsichore avec l'argent de Vénus Vénale?
Ou bien encore... Mais non, elle n'a rien fait de tout cela.
Elle achetait des statuettes chez Susse, et il ne lui vint jamais dans l'esprit de les offrir au conseil municipal et elle fit bien. M. Marmotan ne les eût pas acceptées, et il aurait eu mille fois raison.
Ses compagnes ne l'ont point lapidée autrement qu'en paroles.
Son esprit, elle avait juste celui que Meilhac ne met pas dans ses pièces.
Elle n'a fait élever aucun temple pour l'habiter; elle demeurait boulevard Hausmann, au premier, au-dessus de l'entre-sol.
Alors, qu'importe qu'elle soit morte ainsi ou autrement? Dans trois jours, on n'y pensera plus.
Le plus fâcheux de tout ceci, c'est qu'il y a un jeune monsieur de bonne famille qui se trouve mêlé à cette mort.
Il accompagnait la dame, le soir.
Se sont-ils fâchés en route? et la Manola du boulevard Haussmann a-t-elle cédé au simple désir de rappeler un volage ou au lugubre dessein de mourir sous ses yeux?
Le pauvre Mürger, qui était très honnête, mais très vaniteux aussi, comme nous tous, avait dans son ventre littéraire un ver rongeur.
Tous les imbéciles qu'il rencontrait,—et vous savez si l'espèce en est grande,—ne trouvaient rien de mieux à lui dire, pour le flatter extrêmement, que ceci:
—Vous savez, mon cher, que la Dame aux Camélias c'est tout simplement la Vie de Bohême, et que Dumas fils est un filou.
Mürger devenait blême, ébauchait un sourire qui était une véritable grimace.
C'est que la Dame aux Camélias n'avait fait son trou qu'au théâtre; cela la rendait plus jeune; mais le volume de la Dame aux Camélias était plus vieux que le volume de la Vie de Bohême, et le pauvre brave garçon se disait en lui-même:
—Si ce n'est pas Dumas qui est le filou, ce doit être moi.
Pauvre cher regretté! il n'avait volé personne, pas plus que Dumas. Ils avaient fait le même livre, parce que rien ne ressemble plus au cœur d'un homme que le cœur de son voisin; rien ne ressemble plus à une femme qu'une autre femme.
Tout dernièrement, Philibert Audebrand invoquait mon souvenir en faveur du pauvre Colline II.
Colline II n'était pas le vrai Colline, mais ce qu'il faut dire c'est comment Charles Lourdes de la Place, fils du pasteur protestant, qui a eu la bonté de laisser faire à son nez et à sa barbe le miracle de Lourdes, était devenu sans préméditation un personnage de la Bohême.
Vous connaissez, à n'en pas douter, les deux Lionnet. Au temps où l'on nommait ces deux artistes, les petits Lionnet, c'est-à-dire vers 1853, l'un deux, Hippolyte, je crois, eut le choléra. L'autre, Anatole, qui aimait tendrement son frère, tomba dans une profonde désolation.
Pendant qu'il pleurait à chaudes larmes, la porte s'ouvrit et Charles de la Place apparut avec sa douce et bonne figure; en apprenant le malheur qui frappait les deux jeunes gens, il ne dit rien sinon qu'il était bien[Pg 211] heureux d'être arrivé juste au moment où l'un de ses amis avait besoin de consolation, et l'autre de soins.
La Place était parti de son hôtel du quartier Latin avec un livre sous le bras pour tous bagages: il resta deux ans chez les Lionnet.
La vérité, c'est que son maître d'hôtel lui avait donné congé.
Au milieu de sa douleur, Anatole Lionnet avait fait un vœu qui ne va pas le mettre très bien dans l'esprit des libres penseurs; il avait fait le vœu d'aller à la messe de six heures du matin, à Notre-Dame de Lorette, pendant un mois.
Les gens de théâtre, qui ne s'endorment jamais avant deux heures du matin, comprendront seuls que le vœu était sérieux. Un mieux sensible se manifesta dans l'état du malade et son frère suivit la messe avec une exactitude complète pendant un mois.
Les quinze premiers jours la Place l'accompagne:
—Je suis venu pour te consoler, disait-il, je ne veux pas te quitter.
Pourtant au bout de quinze jours, il canna la messe.
—Oh! tu te fatigues? lui demanda son ami.
—Non, répondit la Place; mais je vais te dire, je crois avoir fait suffisamment mon devoir; prolonger mon dévouement, ce serait vouloir affaiblir le tien, et d'ailleurs... je suis protestant.
Au rétablissement d'Hippolyte, on fut très surpris sur le boulevard de voir trois Lionnet au lieu de deux.
Deux, c'était déjà bien gentil.
On s'enquit du nouveau venu, qu'on baptisa du nom de Colline, parce qu'il portait toujours son inévitable livre.
Les Lionnet sont très aimés dans le monde artiste, parce que nul plus qu'eux n'est empressé à rendre service. Depuis vingt-cinq ans, ces deux braves garçons ont chanté à plus de mille représentations à bénéfices.
Grâce à ses parrains et à la douceur inaltérable de son caractère, jointe à un mérite incontesté, la Place fut adopté à l'unanimité.
Il ne sera peut-être pas sans intérêt de dire pourquoi le nouveau Colline avait émigré du quartier Latin pour arriver au quartier Trévise.
Colline n'était pas riche; il habitait une pauvre chambre de la rue Saint-Jacques, non loin du cloître Saint-Benoît.
Cette chambre était au sixième étage, et bien qu'elle ne fût encombrée que par un petit lit et une apparence de commode, l'homme qui la louait à Colline, moyennant vingt-cinq francs par mois, était aussi exigeant pour le payement de son loyer, que si l'appartement de l'étudiant eût été situé au premier.
Un jour, Colline, étant gêné, ne put adoucir son hôte[Pg 213] qu'en souscrivant à son profit un billet de trente-trois francs.
L'heure fatale de l'échéance arriva, Colline n'avait pas les fonds.
M. Malenson, son hôte, n'était pas content.
On en vint aux récriminations, et, de mots en mots, l'hôte infâme s'écria:
—Vous en parlez bien à votre aise, mossieur, mais permettez-moi de vous dire, mossieur, que, lorsqu'on ne fait pas honneur à sa signature, on n'est pas un homme délicat, mossieur!
Colline, qui était le plus honnête garçon du monde, se sentit vivement blessé, et, pour la première et la dernière fois de sa vie, il crut se mettre en colère et il répondit:
—Ah! je ne suis pas délicat, monsieur Malenson, je ne suis pas délicat, moi; c'est sans doute vous, monsieur Malenson, qui êtes le type de la délicatesse. Eh bien, monsieur Malenson, je vous prédis une chose, c'est qu'un jour vous mourrez et sur votre tombe abandonnée il poussera un gazon ridicule!
Et Colline remonta en grommelant:
—Oui, monsieur Malenson, un gazon ridicule!
Colline eut trois mois de tranquillité, il pensa avoir terrassé l'infâme Malenson.
Il y avait du vrai dans cette supposition. Malenson[Pg 214] avait parlé à sa femme de l'horrible prédiction de l'étudiant, et le couple était troublé. Cette horrible perspective de dormir pendant l'éternité sous un gazon ridicule l'effrayait au delà de toute expression.
Colline était heureux, son hôte ne bronchait plus. Malheureusement, il vint dans l'idée du jeune médecin que la gymnastique était absolument nécessaire à la santé de l'homme, et il établit un gymnase dans sa chambre.
Ce gymnase peu compliqué se composait d'un simple trapèze.
Quand Colline voulut opérer lui-même, il fut forcé de reconnaître qu'il avait mal pris ses mesures; manquant tout à fait d'espace, il dut ouvrir sa fenêtre.
Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, Colline devenait d'une belle force, et il ne désespérait pas d'égaler un jour le fameux Léotard.
Malheureusement un passant ayant levé les yeux aperçut deux pieds qui se balançaient dans l'espace avec une régularité désespérante.
Cinq minutes après, la rue Saint-Jacques tout entière considérait le singulier spectacle qu'offrait cette paire de pieds sortant d'un fenêtre du sixième étage pour se balancer dans l'espace.
La police arriva, et, au lieu de décrocher un pendu, comme elle s'y attendait, elle dérangea le plus inoffensif[Pg 215] des hommes dans la plus douce des distractions.
—Pour cette fois, dit le brigadier des sergents de ville, je ne dis rien, mais que ça ne vous arrive plus, sans ça je verbalise.
En se retirant il dit à Malenson:
—Moi, si j'étais que vous, je le flanquerais à la porte, ce particulier-là.
—Impossible, fit Malenson, il me doit de l'argent et il m'a prédit que, si je le tourmentais, il pousserait sur ma tombe un gazon ridicule.
Le brigadier était sceptique, il haussa les épaules.
—Vous n'avez pas honte, dit-il, vous un homme établi, d'avoir des superstitions comme ça; d'ailleurs est-ce que la police n'est pas là?
Malenson rassuré donna congé au pauvre Colline II.
Colline Ier, le vrai Colline, s'appelait et s'appelle encore, Dieu merci, Vallon.
M. Vallon est un écrivain fort estimable, mais il est surtout un philosophe catholique, spécialité assez rare aujourd'hui.
Il est né à Laon, pays de Champfleury, mais je ne saurais dire si ce fut Champfleury qui l'introduisit dans la Bohême ou si ce fut lui qui y guida les pas de l'auteur de la Mascarade parisienne, peut-être y arrivèrent-ils l'un portant l'autre.
Non, cette dernière supposition est invraisemblable[Pg 216] parce que, pendant le temps que Vallon passa dans la Bohême, il ne porta que deux choses.
Un parapluie (vert!) et un traité de la philosophie nébuleuse d'Hoëné Wronski.
En quittant cette société secrète de l'espérance, de la joie et des chansons, M. Vallon s'affilia dans une société qui eut aussi son heure de gloire: la réunion politique de la rue de Poitiers.
Plus tard, il devint rédacteur du Journal des villes et campagnes, du Pays, etc.
En 1849, il écrivit une brochure qui fut tirée à plus de cent mille exemplaires, elle était intitulée: les Partageux.
Le moment n'est peut-être pas bien favorable pour rappeler cette publication qui, à coup sûr, nuirait à M. Vallon dans bien des esprits; aussi ai-je la précaution de ne pas donner l'adresse de l'auteur.
Puisse cette attention faire excuser par ce galant homme mes petites indiscrétions.
Voulez-vous me permettre, par le temps de politique qui court, de demeurer encore dans la Bohême? Eh mon Dieu! je sais bien que tout a été dit sur ces aventuriers de la plume et du pinceau, mais dussé-je répéter ce que tout le monde sait, cela serait toujours aussi amusant que les permutations ministérielles, les interpellations, et autres fariboles sérieuses, mais navrantes.
Après Colline venait Marcel. Celui-ci était un peintre assez insignifiant qui attendait l'héritage d'un oncle propriétaire rue d'Enfer.
L'oncle ne voulant pas mourir, il s'entêta pendant des années, et le neveu fut obligé d'accepter une place de professeur de dessin en province. Sic transit gloria mundi.
Mürger s'était peint lui-même dans le personnage de Rodolphe et il faut bien avouer qu'il ne s'est pas fait ressemblant, heureusement pour lui.
Vous savez le proverbe: «On ne se voit pas.»
La physionomie la plus sympathique de la Bohême est sans contredit celle de Schaunard; Schann de son vrai nom.
Ce bohème, d'une insouciance folle et d'une gaieté sans pareille, appartenait à une bonne famille, et plus d'une fois la Bohême dîna des reliefs dérobés par lui dans la cuisine paternelle.
Schann était le grand pourvoyeur.
Quant il échouait dans ses tentatives hasardeuses, il remplaçait le dîner absent par des mots pleins d'esprit et de gaieté.
Schann faisait des mots sans s'en douter, comme M. Jourdain faisait de la prose, ce qui rendait son esprit charmant, comme tous les esprits dépourvus de prétentions.
Schann était peintre ou croyait l'être, ce qui revient au même. Il était également musicien. Je n'ai jamais vu aucun tableau de lui, mais il me souvient d'avoir entendu de charmantes mélodies échappées de son cerveau, entre autres les Amours de Rose et le Mariage dans les blés.
Schann habitait au cloître Saint-Benoît, et il avait fondé des concerts, véritable musique de chambre.
En compagnie du pauvre Barbara, dit Barbemuche, qui jouait le premier violon, de Champfleury qui jouait du violoncelle, il s'était réservé l'alto, instrument difficile et ingrat. Schann s'était mis dans l'idée de résoudre le problème impossible d'exécuter un quatuor à trois.
Chaque soir, les trois artistes exécutaient avec rage, les fenêtres ouvertes, les symphonies les plus étourdissantes; mais, à leur grand déplaisir, aucune foule idolâtre ne s'assemblait sous leur fenêtre.
Ce que Schann eût donné pour entendre les passants applaudir, comme applaudissaient les gondoliers de Venise en écoutant les psaumes de Marcello, est inimaginable; mais le Cloître était désert, toujours désert.
Désert n'est peut-être pas le mot; chaque soir, un homme, un seul, il est vrai qu'il était ivre comme la bourrique à Robespierre, venait danser, au son de la musique bohémienne, devant un arbre de la liberté, que[Pg 219] les frères et amis venaient de planter quelques mois auparavant.
La musique dura trois mois; l'ivrogne vint quatre-vingt-dix fois se trémousser devant l'arbre de la liberté, pareil au roi David qui dansait devant l'arche. Ce résultat ridicule dégoûta les virtuoses, qui abandonnèrent la partie.
Schann, qui est un esprit droit, comprit bien vite que le bonheur de faire danser un ivrogne n'est pas le sort le plus beau, le plus digne d'envie, et, sans tambour ni trompette, il revint sous le toit paternel apportant son inaltérable bonne humeur, ce qui ne gâte rien.
Aujourd'hui Schann gagne beaucoup d'argent; il emploie une centaine d'ouvriers, et mettant au service de son commerce son goût et ses réelles qualités d'artiste, il a poussé aux dernières limites de la perfection une de ces intéressantes industries parisiennes qui rendent les autres pays jaloux.
Il y a un an environ, j'étais en quête d'un joujou destiné à égayer un adorable petit être qu'une fluxion de poitrine clouait au lit.
J'entrais chez le marchand de jouets du passage de l'Opéra.
—Je voudrais, dis-je, un joli joujou pour un enfant malade.
—Quel âge a l'enfant? demanda le marchand.
—Cinq ans.
—Je vais vous donner un pompier qui monte tout seul à l'échelle.
—Non, c'est pour une petite fille.
—Ah! très bien; voici un bébé qui nage tout seul dans l'eau; une belle pièce mécanique.
—Non, un enfant malade ne peut toucher l'eau.
—C'est juste, je vais vous offrir une vache.
—Allons donc! une vache, cela n'a rien de bien amusant; si elle avait du lait encore, je ne dis pas.
De cet air empressé mais légèrement narquois des commerçants de Paris, le marchand répondit:
—Monsieur, nous avons cela.
Et il rapporta triomphalement une petite vache de 30 centimètres de haut; non seulement il sortait du lait de ses pis d'ivoire, non seulement elle ruminait en tournant ses gros yeux, mais elle était admirable de forme et d'une merveilleuse beauté.
—Mais, m'écriai-je, c'est une vache de Barye, exécutée d'après Troyon.
—Non, répondit simplement le marchand, elle sort de la fabrique de M. Schann, rue des Vieilles-Haudriettes, à Paris.
J'emportais la petite vache, et tout le long du chemin je me disais:
—Il est des hommes favorisés de Dieu et qui ont d'heureuses destinées, vraiment.
Cet excellent Schaunard est bien de ceux-là. Il a fait rire toute une bande de bons esprits qui crevaient de faim; sa gaieté les a soutenus dans la lutte.
Imprimé tout vif, il a fait et fera bien longtemps encore tordre de rire des générations pour qui le présent et l'avenir ont été et sont encore chargés de nuages.
Et comme si ce n'était pas assez d'avoir jeté la gaieté dans l'esprit des pères, le voilà qui sème la joie dans le cœur des petits enfants.
Et je me suis pris à aimer de tout mon cœur ce bon Schaunard, que je n'ai jamais vu.
Naundorff vient réclamer un état civil, se prétendant tout simplement le fils du dauphin Louis XVII, mort au Temple, comme on l'avait cru jusqu'à présent.
Il paraît que c'était une erreur.
On aurait fait un faux acte mortuaire, et le dauphin, le vrai dauphin, aurait été enlevé du Temple dans un cercueil.
C'est en vain que, depuis 1851, on dit à ce brave lieutenant hollandais:—Il y a un arrêt qui vous a débouté de vos prétentions.
Il répond:
—Oui, mais c'est un arrêt par défaut. Le comte de Chambord ne s'est pas défendu.
—Jugez donc, s'il s'était défendu!
—Peu importe. J'ai des preuves; tous les monarques du Nord ont reconnu mon père qu'ils ne connaissaient pas. Il a été enterré sous le nom de Bourbon; je suis connu sous le nom de Bourbon. Demandez au roi de Prusse.
Comme personne ne se soucie d'aller s'informer, le dauphin putatif reste calme dans son opinion.
Vous verrez qu'il y aura des gens qui vont croire.
Hier, une dame disait:
—Enfin, si son père n'était qu'un simple horloger, pourquoi aurait-on voulu l'assassiner?
Avec cet argument, on finirait par conclure que Peschard, l'horloger de Caen, qui fut assassiné pour tout de bon, était bien plus dauphin que Naundorff, qui n'a été assassiné que platoniquement.
La vérité, c'est qu'on se passionne peu pour le lieutenant Naundorff, qui a déclaré qu'il ne tenait pas du tout à la couronne de France.
Ça été de sa part une maladresse. Que de partisans il aurait pu se faire! Il y a tant de gens qui espèrent avoir un jour un ministère ou un bureau de tabac!
Un homme qui peut dire: J'abaisserai les impôts, je supprimerai le service militaire, je donnerai de l'avancement aux employés, cet homme peut être sûr d'avoir des partisans.
Mais un prince qui ne réclame pas la couronne n'est pas un prince intéressant du tout.
Le plus curieux, c'est que Naundorff a trouvé un avocat; cet avocat, c'est M. Favre; il y a des fatalités.
Vous vous attendez à me voir injurier cet homme politique.[Pg 224] Eh bien, pas du tout; vous voilà bien attrapés.
D'abord je n'insulte personne. Cela ne sert à rien; puis je reconnais à M. Favre un certain courage, celui de rechercher avec avidité toutes les occasions d'exciter ses ennemis contre lui. Est-ce de sa part bravoure, mépris ou inconscience? Ma foi, je n'en sais rien.
Dans ce procès, comme dans les autres, le membre de la Défense nationale défend son client avec un talent indiscutable.
Pendant un moment, il a jeté le doute dans l'esprit de l'auditoire, à ce point que plusieurs vieilles dames versaient des larmes abondantes.
Un soir, un député arrive tout effaré dans les couloirs de l'Assemblée.
—Jules Favre, s'écrie-t-il, vient de prouver d'une façon irréfutable que Naundorff est vraiment le dauphin de France.
—Quelle plaisanterie!
—Ce n'est pas une plaisanterie, dit le baron Élizé de M..., intervenant dans la conversation; la preuve, c'est que M. de C... vient de partir pour demander à Naundorff s'il accepterait le drapeau tricolore.
Un grand deuil est aussi venu affliger la famille des lettres. Il ne s'agit pas d'une mort, Dieu merci, mais tout simplement d'une retraite. Janin, Jules Janin, le prince des critiques et le roi des honnêtes lettrés, quitte le journalisme. Que ferons-nous de nos lundis?
Depuis plus de quarante ans, cet esprit aimable parmi les plus aimables, publiait dans les Débats un feuilleton qui faisait la joie des délicats et l'honneur des gens de notre profession.
Tout le monde connaît cette critique douce, fine, vivace, pleine d'aperçus savants, de bonté et de justice.
Tout le monde a apprécié cette forme originale du maître, forme élégante et bien à lui, musique adorable d'originalité et de grandeur.
Le maître se retire sous sa tente pour penser, tranquille; mais, plus heureux que Coriolan, il se relire vainqueur; il n'a voulu attendre ni l'accablement des ans, ni le voile qui obscurcit les meilleurs esprits; il part, sinon[Pg 226] dans la force de l'âge, du moins dans toute la force de l'esprit.
Janin est un de ces illustres à qui l'on ne peut dire au revoir, car ils ne s'en vont jamais. Quand l'heure suprême sonnera pour lui, il ne partira pas davantage. Il restera comme Montaigne et comme Rabelais, les deux plus grands hommes en l'art de penser et en l'art d'écrire.
L'œuvre de ce maître est immense. Sans compter plus de cent volumes, de l'Ane mort jusqu'à sa traduction d'Horace, sans compter des milliers d'articles, de nouvelles, de contes et d'études, Janin a écrit sur le théâtre moderne DEUX MILLE DEUX CENT QUARANTE feuilletons, soit VINGT-SIX MILLE HUIT CENT QUATRE-VINGTS colonnes, soit UN MILLION TROIS CENT QUARANTE MILLE lignes; environ cent cinquante beaux volumes, c'est-à-dire quatre fois plus de matière que le Dictionnaire de la conversation, dont Balzac et lui furent les deux plus brillants collaborateurs.
Eh bien, mon cher monsieur Prud'homme, qui ne voulez pas que M. votre fils soit homme de lettres, parce que c'est «un métier de paresseux», monsieur Prud'homme, que dites-vous de cela?
Et pendant ce demi-siècle il n'est sorti de cet immense labeur ni une injure, ni une vivacité même pouvant amener une passagère amertume dans le cœur de ceux dont il était le juge.
Sa plume était douce aux petits, loyale aux grands, juste pour tous.
Ses conseils ont fait de grands artistes, sa bonne grâce a fortifié bien des accablés, et ses biographes futurs n'auront qu'un seul embarras en racontant la noble carrière de cet écrivain extraordinaire à tant de titres, celui de savoir s'ils parleront tout d'abord de l'homme de lettres ou de l'homme de bien.
Un architecte.
Félix Pigeory, après avoir été un jeune lion viveur et à la mode, entra dans une excellente famille parisienne et se trouva, grâce à cette alliance et aussi à la mort de son frère, à la tête d'une belle fortune.
Architecte habile, il créa le quartier Vintimille et bâtit tous ces jolis hôtels Louis XV qui émaillent ce quartier jusqu'à la rue Saint-Georges.
Ces énormes travaux ne l'absorbaient pas complètement; il trouvait encore le temps de faire des livres, de diriger des journaux et de donner des concerts qui sont restés célèbres.
Merveilleusement intelligent, il découvrait les jeunes artistes, il les devinait, les encourageait si bien qu'il est peu d'artistes ayant aujourd'hui une valeur reconnue, qui n'ait pas débuté dans l'hôtel de la rue d'Amsterdam, que nous appelions le petit Conservatoire.
Un matin, Pigeory revint d'un voyage en Normandie,[Pg 229] et il nous déclara tranquillement qu'il allait fonder une ville. C'était vrai; il fonda cette ravissante petite cité qui s'appelle Villiers-sur-Mer, entre Trouville et Cabourg.
Conteur aimable, facile en affaires, extrêmement serviable, il amena l'univers dans ce trou où il n'y avait pas dix maisons. Aujourd'hui, il y en a mille, et les princes d'Orléans y ont passé la dernière saison.
Comme tout le monde, et peut-être parce qu'il avait été trop heureux, Pigeory avait des ennemis; mais une chose doit consoler son jeune fils, qui est entré au service pendant la dernière guerre et qui y est resté, c'est que l'église de la Trinité était à peine assez grande pour contenir tous les amis de son père.
Mieux que personne, Bertall connaît le monde parisien, et il faut voir avec quel entrain il le fait danser sous les yeux étonnés du lecteur.
Singulier homme que ce Bertall! Il dessine comme Gavarni, il écrit comme About, il a de l'esprit comme Karr, et il n'a pas l'air de s'en douter autrement.
Il fait un livre qui est un monde, et il dit tranquillement: «Voilà!»
Et quand on lui fait des compliments, il a l'air de chercher dans son cerveau de qui ou de quoi on lui veut parler.
Ce livre de la Comédie de notre temps est, sans contredit, le grand succès du jour, et voyez quelle chose étrange, ce succès ne fera pas de jaloux, parce qu'il est vraiment mérité.
Puisque je tiens Bertall, j'en profite.
Un jour un collectionneur intelligent—il existe[Pg 231] probablement—ramassera toute son œuvre, c'est-à-dire les deux cent mille dessins qu'il a faits depuis trente ans, sans compter ceux qu'il fera encore, car ce diable d'homme a tout illustré! Il est vrai qu'il a eu le soin de ne pas s'oublier.
Bertall eut un jour une idée qui a rapporté des millions... à l'éditeur.
Il pensa à illustrer l'œuvre de Paul de Kock en livraisons à bon marché.
La spéculation fut magnifique, elle dure encore.
Tout cela n'a rien de bien extraordinaire, mais voici le curieux de l'affaire.
On apporte les premiers exemplaires à Paul de Kock, qui se met tranquillement à relire son œuvre.
—Eh bien! êtes-vous content? lui demande l'éditeur.
—Ma foi oui, répondit l'auteur de Mon Voisin Raymond, depuis qu'il y a des dessins dans mes livres, je les lis avec plaisir; je n'aurais jamais cru que c'était aussi amusant; vous me croirez si vous voulez, il y a des moments où je n'ai pas pu m'empêcher de rire.
Jusque-là, il n'y avait que lui dans l'univers qui n'avait pas ri en lisant ses livres.
Cette pauvre Lise Tautin vient de mourir à Bologne (1874).
Paris avait oublié cette étoile, disparue un beau soir sans qu'on sache pourquoi.
C'était une charmante fille, enfant de la halle, folle du théâtre, qu'elle adorait.
Jacques Offenbach, qui sait trouver les étoiles autrement que M. Le Verrier, l'avait découverte à Bruxelles et l'avait amenée aux Bouffes à raison de cent cinquante francs par mois; c'était le prix des étoiles il y a dix-huit ans; mais tout a bien augmenté depuis.
Pendant sept ans, Tautin fut l'enfant gâtée du public.
Puis un jour, le capricieux la délaissa pour Schneider.
Le public resta froid.
—Allons, pensa la pauvre Lise, il n'y a plus rien à faire pour moi ici. Et elle partit. Elle recommença sa vie nomade; mais elle devint triste.
—Ça ne durera pas, cette toquade-là, disait Tautin, qui avait vu Schneider jouer des bouts de rôles au théâtre où elle était la reine. Elle attendit en se mordant les lèvres que le caprice du maître passât; mais le caprice persistait.
Un jour, Schneider fut malade, et sa rivale pensa que son tour était revenu.
—Je vais leur faire voir, dit-elle, comment on chante la belle Hélène!
Je la rencontrai il y a deux ans. Elle me parla de ses succès, de ses couronnes, de ses bouquets, de ses triomphes; et, quand elle eut fini cette nomenclature, deux larmes lui vinrent aux yeux.
—C'est égal, fit-elle, il n'y a encore que Paris!
—Hélas! oui il n'y a que Paris pour les artistes.
Pauvre fille! qui pouvait lui faire croire, quand le public lui faisait bisser l'air d'Évohé, qu'elle irait mourir oubliée dans le pays de la charcuterie, à Bologne?
Il est mort, la semaine dernière, un homme qui aurait pu laisser un grand nom, et qui, en somme, n'a laissé qu'un aimable souvenir.
M. Armand Barthet avait eu son heure de gloire, le soir de la première représentation du Moineau de Lesbie.
Il n'aurait tenu qu'à lui que cette heure ne fût longue. Ce début avait été plus beau que celui d'Émile Augier.
On a beaucoup parlé de Rachel et du Théâtre-Français d'alors; on a raconté de vingt manières différentes comment cette œuvre charmante avait vu le feu de la rampe; la vraie vérité, la voici:
Armand Barthet, qu'on a dit pauvre, était relativement riche; il en était à sa sixième année de droit, qu'il avait encore quatre mille francs de rentes, somme importante alors pour un vieil étudiant; joignez à cela un excellent père, un frère abbé et un autre médecin[Pg 235] militaire, tous trois adorant l'enfant prodigue, et vous verrez que Barthet n'était pas le pauvre bohème qu'on s'est plu à représenter, je ne sais pas pourquoi, «plus délabré que Job et plus fier que Bragance».
Barthet avait écrit le Moineau de Lesbie à Besançon, à sa sortie du collège; il l'avait fait imprimer à ses frais, et l'avait distribué à tous ses amis.
En arrivant à Paris, il envoya sa brochure au Théâtre-Français et à l'Odéon.
Naturellement il n'en entendit plus parler.
Il fit plusieurs démarches qui furent couronnées d'un insuccès complet; bref, il abandonna l'espoir insensé d'être joué.
Quelques années plus tard il avait oublié sa pièce, qu'il ne considérait plus que comme un péché de jeunesse.
Un seul exemplaire restait en sa possession, et lui rappelait les rêves d'or et de gloire de sa prime jeunesse.
Il prit cet exemplaire en grippe, et, pour s'en défaire, il l'envoya à Jules Janin.
—Au moins, pensait-il, je n'en entendrai plus parler.
Il pensait mal.
Trois ou quatre jours après, le quartier Latin était en révolution; Janin avait consacré un feuilleton tout entier à l'œuvre du jeune inconnu.
Pauvre cher grand homme, ce n'était ni la première fois ni la dernière qu'il devait sauver un désespéré de talent.
Le jour même, Barthet se présenta au Théâtre-Français, et le feuilleton du philosophe aimable de Passy, du vrai prince des critiques en main, il enfonça la porte fermée jusqu'alors. On sait le reste. Il est bon de temps en temps de rendre à César ce qui lui appartient.
M. Arsène Houssaye a raconté avec son esprit ordinaire et son élégance proverbiale quelques épisodes de la vie de Barthet, et cela m'a remis en mémoire une anecdote que Barthet racontait de la façon la plus plaisante et dans laquelle, non pas Arsène, mais Henry Houssaye, l'historien sympathique d'Apelle et d'Alcibiade, jouait le rôle d'enfant terrible.
Barthet avait été faire visite à Houssaye, alors directeur du Théâtre-Français.
Pour cette visite, Barthet avait mis ses plus beaux habits, comme il convient à un jeune auteur qui va voir l'arbitre de ses destinées.
Il avait surtout un admirable chapeau, un chapeau neuf, un chapeau qui eût été trop neuf pour un homme du monde, mais que le poète ne trouvait pas trop brillant pour parer son front prédestiné.
On était vers la fin du mois, et ce chapeau avait absorbé[Pg 237] les dernières pièces de cent sous de l'étudiant-auteur; mais dans les grandes circonstances, il faut savoir faire des sacrifices. D'ailleurs, ce chapeau était appelé à briller plus d'une fois, le soir, au foyer de la Comédie.
Arsène Houssaye était sorti.
Madame Houssaye, qui était un modèle de bonne grâce, reçut le jeune auteur avec une bonté parfaite; elle l'engagea à attendre son mari et présenta son jeune fils, qui devait avoir alors trois ou quatre ans.
Si Barthet fit fête à l'enfant, cela ne se demande pas, il le fit jouer, sauter, et les voilà les meilleurs amis du monde.
La mère était aux anges, tant l'enfant était charmant.
Après avoir joué, le bambin disparaît, et Barthet fort encouragé par le bon accueil, faisait de louables efforts pour être aimable.
Mais il n'était pas aimable du tout; un noir pressentiment agitait son âme; il sentait l'approche d'un malheur. Il tourne machinalement la tête, et il pâlit.
Voilà ce qui s'était passé:
Henry, armé d'une paire de ciseaux, avait tondu le chapeau neuf du poète, et, armé d'une paire de baguettes, il tambourinait, joyeux, sur le couvre-chef devenu horriblement chauve.
—Ah! monsieur, que d'excuses..... s'écria madame Houssaye. Henry, maudit enfant! qu'as-tu fait là?
—Les poils rendaient le son sourd, répondit l'enfant. Et il se remit tranquillement à battre un pas redoublé.
—Maudit crapaud! disait Barthet quinze ans après, je le vois encore cisaillant mon chapeau; on n'a pas idée combien il était gentil.
Avec la nouvelle législation sur le duel, Barthet aurait certainement conservé sa fortune, car il ne serait jamais sorti de prison.
Il s'était battu vingt fois, et était témoin dans tous les duels.
Lui et O'Connel étaient, du reste, de précieux témoins; ils ont empêché bien des combats, le premier par ses emportements fantastiques, l'autre par son inaltérable sang-froid.
Avait-on une affaire, on allait chercher Barthet; Barthet allait chercher M. O'Connel, ou Villems, le grand peintre que vous savez.
Les témoins se réunissaient, et, après les salutations d'usage, l'un d'eux prenait la parole:
—Messieurs, disait-il, suivant la tradition, dans les circonstances qui nous rassemblent, nous pensons que notre premier devoir est d'essayer de concilier autant que possible...
Barthet s'élançait comme un chacal.
—Pardon! auriez-vous la prétention de nous enseigner ce que nous avons à faire?
—Pas le moins du monde.
—A la bonne heure! Ça ne se serait pas passé comme ça.
—Mais...
—Mais quoi? Si vous n'êtes pas content, nous allons commencer tous deux, et mon ami se chargera de monsieur.
Le duel s'arrangeait immédiatement, en ce sens que Barthet se battait lui-même.
Parfois, les témoins adverses, peu habitués à ces étranges façons, se récusaient ou signaient ce qu'on voulait.
Ce n'était pas un calcul de la part de Barthet: il était ainsi fait.
Pendant la guerre, Barthet partit en habit de velours vert et son fusil de chasse sur l'épaule: il voulait tuer un Prussien; c'était une idée fixe.
Il alla à Nancy et fut s'asseoir au beau milieu du café hanté par les officiers allemands.
Il regarda tout le monde avec son air gouailleur et sortit.
Il traversa toute l'armée prussienne sans être tracassé, sans être même interrogé; enfin, après un mois, il revint chez lui, et jeta son fusil avec tristesse.
—Pas un de ces brigands ne m'a rien dit. Et il se mit à pleurer.
C'était vrai, les Prussiens avaient respecté cet homme hardi; ils l'avaient pris pour un fou.
Hélas! ils ne s'étaient pas complètement trompés, Barthet est mort privé de sa raison!
Une jeune et belle personne qui paraît avoir très envie de vivre, c'est mademoiselle Amy Shéridan.
Amy Shéridan est une anglaise naturellement douée d'une très jolie figure, et certainement la plus belle femme de la Grande-Bretagne; elle a six pieds de haut.
Les formes de son corps sont admirables...
Mais certainement, vous pensez peut-être que je m'aventure beaucoup en donnant ce renseignement intime, ou que je suis un vaniteux qui veut à tout prix avoir l'air informé. Ces deux hypothèses sont injustes.
Un million d'anglais et autant d'anglaises et d'étrangers en savent autant que moi sur ce chapitre. Vous voyez que j'aurais bien tort de prendre un petit air mystérieux.
Amy Shéridan est une artiste qui joint plusieurs talents à sa grâce, entre autres celui de monter à cheval[Pg 242] comme Ducrow. Aussi a-t-elle un succès immense dans cette orgie de théâtre que provoquent tous les ans les fêtes de Noël à Londres.
Ce qu'elle fait est assez difficile à raconter. Le peuple le plus pudibond du monde, choisit ses affarouchements. Il a une censure sévère qui interdit les pièces de Dumas fils; et voilà que moi, qui ai fait la Timbale d'argent, je veux bien être pendu, si je sais comment vous raconter la pièce dans laquelle joue la belle Amy, pièce destinée aux joies des petits réformés en congé ou des jeunes misses de la cité.
Enfin, essayons; je gazerai autant que je pourrai, c'est tout ce que je puis faire pour vous. Voici l'histoire:
Le comte de je ne sais quel comté possède une femme charmante et qui est bonne. Voilà un comte régnant qui, au premier abord, a l'air d'être heureux. Eh bien, non, il ne faut pas se fier aux apparences; le comte n'est pas heureux du tout, sa femme est trop bonne et trop charmante.
Il lui passe par la tête les idées les plus bizarres. Ainsi, un matin, elle se lève avec le désir d'affranchir tous les serfs de sa ville. Elle rêve une ville où il n'y ait que des bourgeois.—Drôle de goût!
Le comte n'est pas content du tout; mais bon gré mal gré, il lui faut céder, en pensant qu'il ne profitera pas de l'affranchissement général.
Quand la comtesse a obtenu de son époux la grâce qu'elle désire, il lui passe par la tête une autre vision.
Avant d'affranchir ses serfs, elle veut tenter une épreuve qui lui réponde de leur respect et de leur obéissance; alors elle fait proclamer qu'elle va se promener dans les rues de la ville, montée sur son cheval blanc, et qu'elle ordonne à ses sujets de ne la point regarder, de rester dans leurs caves pendant tout le temps qu'il lui plaira de chevaucher dans les rues.
Tous les habitants se cachent avec empressement, bien contents d'obtenir la liberté au prix d'un sacrifice si facile.
Eh bien, non, pas si facile, car la comtesse,—diable! voilà le difficile qui arrive,—la comtesse a eu une autre vision; elle est sortie à cheval, mais sans vouloir faire toilette. Ne croyez pas qu'elle ait un négligé galant; non, elle n'a pas voulu faire toilette du tout, elle n'a même pas de selle à son cheval.
Pendant qu'elle se promène tranquillement dans les rues, il y a un tailleur,—on sait combien l'engeance est indiscrète,—il y a un tailleur qui regarde à travers les carreaux.
Il se dit que si la comtesse, qui donne le ton à la ville, fait adopter cette mode nouvelle, Worth lui-même pourrait bien faire faillite.
La comtesse, qui suppose que le tailleur pense à tout autre chose, descend de cheval, et flanque à l'artisan[Pg 244] curieux une roulée de coups de poings, mais de si bons coups de poings, qu'on aurait envie d'en emporter pour les placer à la Caisse des consignations, en attendant qu'on en dispose en faveur d'un drôle qui les mérite réellement.
Voilà la pièce qui fait la joie de la vieille Angleterre; tous les ans, on la représente dans plusieurs théâtres à la fois.
On comprend le succès d'une gaillarde taillée comme la Shéridan!
La pauvre Menken avait joué le rôle bien souvent, et elle racontait ses succès à Alexandre Dumas, le vieux, et ce cher grand homme, qui était doux et bon comme personne, peut-être parce qu'il était si admirablement doué qu'il n'avait personne à envier, Alexandre Dumas disait, en entendant les récits du théâtre contemporain des compatriotes de Shakspeare:
—Mon père avait bien raison de ne pas aimer les anglais.
Qu'aurait-il dit s'il avait su que, dix ans plus tard, les pièces de son fils ne trouveraient pas grâce devant l'hypocrisie britannique?
Si l'on riait encore, on s'amuserait beaucoup de l'aventure bizarre arrivée dernièrement à l'un de nos artistes les plus aimés.
Au beau milieu de la nuit, Alfred Quidant entend carillonner à sa porte. Toute la maison est en l'air, et lui-même se lève croyant que le feu est au logis.
—Qui est là?
—Ouvrez vite!
—Mais encore!
—Est-ce ici chez le pianiste?
On ouvre, et un domestique apparaît tout essoufflé:
—Ah! monsieur, vous voilà! habillez-vous et venez vite chez la princesse.... off.
—Pour quoi faire?
—Pour les faire danser.
—Vous êtes fou!
—Non, monsieur, la princesse arrive de Nice, elle a[Pg 246] invité du monde à dîner, maintenant ils veulent danser; on m'a dit d'aller chez un bon pianiste et je suis venu chez vous.
—Mais, mon brave, vous vous trompez, fait le spirituel auteur du Petit enfant.
—Oh! que non; monsieur ne me reconnaît pas, mais je connais bien monsieur; j'étais chez le comte de V... où monsieur donnait des leçons à la demoiselle.
—Mais...
—Ah! monsieur peut venir, il sera bien payé, madame la princesse est très généreuse.
—Mais, mon ami, vous confondez, je...
—Monsieur! la voiture est en bas.
—Eh bien, j'y vais, dit l'artiste après une seconde de réflexion.
Il s'habille à la hâte, monte en voiture et arrive à l'hôtel de la princesse, et entre gravement au salon où les convives sont en liesse.
A sa vue, il se fait un silence plein d'étonnement.
—Madame la princesse m'a fait demander, dit Quidant en s'inclinant avec la grâce qui le caractérise, je suis à ses ordres.
—Mais, cher maître, s'écrie la princesse, qui a reconnu son professeur d'autrefois, vous n'y pensez pas; pardonnez, je vous prie, c'est une erreur; je ne sais comment m'excuser.
Quidant va au piano et se met à improviser une mazourka[Pg 247] des plus entraînantes, puis une polka, puis une valse; on ne vit plus dans le salon, on tourne.
Le souper est annoncé; la princesse, avec une grâce charmante, dit au brillant pianiste.
—Cher maître, votre bras.
Étonnement des convives étrangers, sourire des invités parisiens, stupéfaction du domestique.
Au bout d'une heure, Quidant s'esquive et demande son pardessus dans l'antichambre.
Le domestique, encore stupéfait, le lui passe respectueusement.
—Je suis sûr, dit-il, que monsieur n'est pas fâché d'être venu.
—Non, mon ami, répond l'artiste en lui glissant un louis dans la main. Je vous remercie d'avoir pensé à moi.
—Oh! monsieur, ce n'est pas par intérêt, croyez-le bien; mais, voyez-vous, moi, j'aime les artistes!
Un très bon garçon.
Tout Paris le connaissait, il s'appelait Edmond Viellot. C'était une nature douce, honnête et timide, serviable et désintéressée.
La façon dont il entra chez Dumas mérite d'être citée.
Dumas demeurait alors rue Bleue; c'était en 1847. Monte-Cristo et les Mousquetaires venaient de faire fureur, et tous les journaux de Paris cherchaient à arracher au Siècle l'illustre romancier qui faisait sa gloire.
Dumas, en manches de chemise, abattait la besogne que Maquet et autres préparaient pour lui. Dumas était obligé de recopier jusqu'à la ligne la plus insignifiante, le rédacteur en chef ayant déclaré qu'il n'accepterait la copie que lorsqu'elle serait de la main de Dumas lui-même, sachant bien que le cher grand homme ne copierait[Pg 249] jamais les autres et serait ainsi forcé de donner du sien.
Or, un matin qu'on était dans le coup de feu, on ne prit pas le temps de se mettre à table. Celui qui devait plus tard faire un dictionnaire de cuisine de mille pages déjeuna ce jour-là de menue charcuterie.
En coupant un morceau de galantine, il poussa un cri, s'empara de la feuille de papier qui l'enveloppait, et, l'ayant regardée, il s'écria:
—Voici mes autographes chez le charcutier. Ce que c'est que la gloire!
Le grand romancier se trompait; le papier graisseux n'était pas un autographe de lui. Bocage et Philibert Audebrand l'avaient examiné: c'était un mémoire d'entrepreneur de bâtiment.
Dumas sonna son domestique.
—Où as-tu acheté cela?
—Chez un charcutier.
—Je m'en doutais. Quel charcutier?
—Le charcutier du coin?
—Quel coin?
—Rue Saint-Lazare.
—Allez chez ce charcutier, dit Dumas à l'un des familiers de la maison, Fontaine, je crois; allez et rapportez-moi l'homme qui a écrit cela.
Le charcutier déclara qu'il tenait son papier d'un confrère de la rue d'Amsterdam. Celui-ci déclara qu'il tenait le papier du marchand de tabac, lequel marchand affirma l'avoir acheté du commis d'un toiseur vérificateur qui demeurait vis-à-vis.
Fontaine alla chez le toiseur.
—Qui a écrit cela? demanda-t-il.
—Moi, dit un grand jeune homme pâle.
—Suivez-moi.
En arrivant rue Bleue, Fontaine dit:
—Voilà le bonhomme.
—Qui es-tu? demanda l'auteur d'Antony; moi, je suis Alexandre Dumas.
—Moi, Edmond Viellot.
—Me connais-tu?
—Quelle bêtise! je sais les Mousquetaires par cœur, et, toutes les fois que je passe l'eau, je m'arrête sur les quais pour lire Térésa, Angèle ou Don Juan de Marana.
—Tu n'es pas courtisan.
—Je suis toiseur.
—Veux-tu être mon secrétaire? Dix-huit cents francs et nourri, c'est trois fois ce que Louis-Philippe d'Orléans me donnait lorsque j'avais ton âge.
—Accepté, fit Viellot avec joie.
Le pauvre diable acceptait d'autant plus volontiers qu'il ne gagnait que cent francs par mois chez son vérificateur et qu'il n'était pas nourri du tout.
Hélas! il eût peut-être mieux valu pour le pauvre garçon rester maçon, puisque c'était son métier. On a tant démoli pendant vingt ans, qu'il aurait probablement trouvé à bâtir et à faire fortune comme ses anciens camarades; mais la gloire de servir un aussi illustre maître lui tourna la tête, et franchement il y avait de quoi.
Viellot copia, copia à la toise la moitié des Quarante-Cinq, vingt-deux gentilshommes et demi lui passèrent par les mains sans compter la moitié de la Dame de Monsoreau, Pitou, Joseph Balsamo et quantité d'autres récits du prestigieux conteur.
Viellot n'avait pas changé de plume, qu'il se figurait de bonne foi être le collaborateur de Dumas.
Il y avait tant de gens qui, à cette époque, entretenaient la même illusion, que Viellot était bien pardonnable.
Pendant sept ou huit ans, la vie fut aimable pour lui. Bien nourri, bien ou à peu près exactement payé, bien traité par tout le monde en considération du maître, il n'était pas trop à plaindre.
Tout passe, même le goût des romans; l'ingratitude[Pg 252] du lecteur et des dissensions intestines suspendirent les travaux de Dumas, qui, après avoir fait le journal le Mousquetaire, se reposa sur ses lauriers.
Viellot se reposa sur un canapé de l'hôtel Dumas, rue d'Amsterdam, très convaincu qu'il se reposait sur sa part de lauriers.
Un matin, Dumas lui dit:
—Mon pauvre garçon, il n'y a plus rien à faire ici pour vous, vous devriez chercher de l'ouvrage ailleurs.
Viellot répondit:
—Moi, chercher ailleurs? il n'y a pas de danger.
Dumas ouvrit ses bons yeux émerveillés et dit:
—Ah! et pourquoi donc?
—Parce que je vous suis dévoué corps et âme, parce que j'ai partagé tous vos succès, parce que je vous suis dévoué comme un chien, et que je mourrai sur le paillaisson de votre porte, à moins que vous ne me chassiez, ce qui ne serait pas à souhaiter.
—Moi, vous chasser? je n'y ai jamais songé.
—Ah! maître, s'écria Viellot, vous êtes bien le plus grand et le meilleur d'entre nous.
Le soir, Dumas disait:
—Cet animal de Viellot, quel brave garçon!
Viellot n'ayant plus rien à faire que quelques rares commissions, n'était plus payé; de temps en temps, le bon maître, s'apercevant que les souliers de son secrétaire[Pg 253] étaient par trop éculés, lui donnait un louis; quand les habits étaient trop râpés, il en donnait trois; à l'époque du terme, il en donnait cinq, et Vieillot se disait:
—Toujours des à-compte; j'aimerais mieux être payé régulièrement; mais enfin il fait ce qu'il peut, ce n'est pas moi qui le tourmenterai jamais.
Viellot ne dînait jamais quand il y avait du monde, à moins qu'il n'y fût convié; or, comme la table d'Alexandre Dumas était autrement facile à prendre que Sébastopol, il s'ensuivait qu'il y avait toujours du monde; ce qui faisait que Viellot dînait assez rarement.
Quand il ne pouvait plus différer d'accomplir ce devoir, il allait chez un des cent mille amis de Dumas.
—Le maître me doit six ans d'appointements, quelque chose comme une dizaine de mille francs, parce que j'ai touché des à-compte; je suis sans argent. Si vous pouviez me prêter quelque chose, je vous donnerais une délégation sur mes appointements.
—Que désirez-vous?
—Mon Dieu! disait le pauvre garçon, je ne vous cache pas que j'aurais besoin d'une pièce de quarante sous.
Viellot vivait ainsi; mais chaque jour usait ses habits; l'oisiveté usait son caractère, si bon et si honnête. Il se[Pg 254] mit à boire. Dumas détestait les ivrognes; il commença par tenir Viellot à distance: la maison était pleine de farceurs éhontés qui pillaient à qui mieux mieux, et qui naturellement se détestaient les uns les autres.
Un soir, Dumas, rentrant, donna cent sous à Viellot en lui disant:
—Tiens, va payer ma voiture.
—Combien?
—Une heure: 2 francs 50.
Viellot exécuta l'ordre, revint prendre son chapeau et sortit.
—Il n'a pas rendu la monnaie, s'écrièrent les parasites indignés, il n'a pas rendu la monnaie!
—Bah! fit Dumas, la belle affaire!
Les parasites prirent des airs indignés; Alexandre Dumas continua:
—Depuis vingt ans, j'ai confié des sommes énormes à Viellot, peut-être deux millions; je lui en confierais encore, et il mourrait de faim avant d'y toucher.
L'auditoire était incrédule.
—Je vous affirme sur l'honneur, dit gravement Alexandre Dumas, qu'on peut confier un million à Viellot, mais...
—Mais?
—Mais il ne faut pas lui confier cent sous.
Pendant que les rats de la maison riaient à gorge[Pg 255] déployée de la plaisanterie du maître, Viellot consommait dans une gargote du quartier un dîner qui lui semblait d'autant meilleur qu'il n'avait pas de comparaison à craindre avec le déjeuner du matin.
Il n'en resta pas moins avéré qu'il ne fallait pas confier cinq francs au brave secrétaire, et, comme les gens qui peuvent prêter un million sont très rares, il perdit beaucoup de clients.
Dumas mourut, et la douleur de Viellot fut navrante. Quand on parlait devant lui de l'illustre maître, il fondait en larmes, et ses pleurs étaient si sincères, qu'ils donnaient envie de pleurer.
A son tour, le pauvre garçon mourut après une longue maladie, aggravée par une poignante misère.
La veille de sa mort, il disait:
—Je vais aller le retrouver là-haut; c'est lui qui sera étonné quand je lui dirai comment ses amis m'ont lâché, moi, son plus vieux collaborateur.
Un mot de Viellot pour ne pas rester sur cette tristesse.
Un jour, Dumas devant qui il se plaignait, lui dit:
—Pourquoi, puisque tu n'es pas bien ici, ne vas-tu pas à la Revue des Deux Mondes?
—Moi, vous abandonner? jamais de la vie!
—Bah! tu dis cela.
—Je le dis parce que c'est vrai, et la preuve, vous[Pg 256] me croirez si vous voulez, si Buloz m'offrait dix sous la ligne, je refuserais.
—Et s'il t'en offrait vingt?
—Pour ne pas succomber à la tentation, je me boucherais les oreilles et je m'ensauverais.
Le chantre de l'amour, de la mer et de l'oiseau, Michelet l'historien, est mort.
Il n'est pas probable qu'à son âge il laisse des mineurs, néanmoins on a vendu sa bibliothèque aux enchères.
Pendant qu'on adjugeait les livres de l'éloquent professeur du Collège de France, madame Janin offrait ceux de son mari à l'Académie française.
Les héritiers se suivent, mais ne se ressemblent pas.
A cela on dira que madame Janin est riche.
C'est vrai. Mais la bibliothèque de l'auteur de Barnave est d'un prix inestimable, celle de Michelet, ou du moins ce qui a été vendu, n'a pas atteint trois cents francs.
On dira peut-être que je me mêle de choses qui ne me regardent point. Eh bien! si, cela me regarde parce que dans ces volumes, vendus à un prix si infime que[Pg 258] le commissaire-priseur et les commissionnaires ont dû faire la grimace, il y avait des envois d'auteurs.
Deux ou trois cents pauvres diables, poussés par le respect ou l'admiration, avaient inscrit leurs noms au bout d'une formule, grotesque peut-être, mais, à coup sûr, honorable pour celui auquel elle s'adressait.
Eh bien, ces livres-là, quelle que soit l'obscurité de ceux qui les ont signés, on les brûle, on en fait des allumettes, mais on ne les vend pas.
La première fois que j'eus l'honneur de voir M. d'Avyl, il y a quelque vingt ans de cela, ce jeune gentleman portait un habit marron à boutons d'or; déjà, à cette époque, c'était assez étrange.
C'était un beau gaillard à l'œil franc et intelligent. Il passait alors pour étudier le droit, et délaissait volontiers l'école de la place du Panthéon pour les bureaux des petits journaux.
Un duel au fusil qu'il eut avec un autre de mes amis, Jules Vallès, et une plaisanterie faite à l'auteur de ses jours lui avaient constitué une certaine célébrité parmi nous.
Le duel avait fini par quelques trous dans la peau des deux adversaires devenus grands amis depuis. La plaisanterie paternelle s'était terminée par un immense éclat de rire.
Un matin, M. d'Avyl père, président de cour dans l'Ouest, arrive chez son fils au quartier Latin.
Le fils dormait et eut un fâcheux réveil; son père arrivait justement le lendemain d'une orgie, les bouteilles vides encombraient la table et jonchaient le sol.
—Hum! fit le président, qu'est cela?
—Des bouteilles.
—Je vois bien; mais quel désordre!
—Je travaille tant, que je ne veux pas perdre mon temps à ranger tout cela.
—Mon enfant, il est bon sans doute de travailler, mais il ne faut pas se tuer.
En faisant cette sage recommandation, les pieds du magistrat rencontrèrent un objet sans nom.
Cet objet, c'était une paire de bottes, si odieuses, si crottées, si trouées, que Privat d'Anglemont lui-même en eût rougi.
Le magistrat repoussa avec dégoût ces atroces bottes; mais il sentit une résistance.
—Qu'est-ce encore? fit-il.
—Des bottes.
—Je vois bien; mais il y a quelque chose dedans?
—Oui, papa: des pieds.
—A qui?
—Silence, mon père! N'éveillez pas le duc d'Olivarès que les malheurs de sa patrie empêchent de dormir depuis bien longtemps.
—Ça, un duc?
—Oui, c'est un duc.
—Impossible, fit le magistrat, en considérant l'horrible bohème déguenillé qui dormait les poings fermés.
—C'est tellement un duc, reprit le fils, que, pas plus tard qu'hier,—voici la lettre,—ses cousins, les Medina-Cœli, lui ont envoyé un demi-million de réaux, soit cent vingt-cinq mille francs, pour mettre de l'ordre dans ses petites affaires; mais le duc les a malheureusement refusés, ne voulant rien accepter d'une famille rivale qui a abandonné la cause du roi.
—Brave garçon, fit le vieux Breton, essuyant ses yeux. Grands cœurs, ces Olivarès!
Louis d'Avyl, appréhendant le réveil du duc, s'empressa de s'habiller, et, prétextant ne pouvoir manquer le cours, il s'éclipsa, laissant son père avec le dormeur.
Que se passa-t-il entre le duc et le président? Nul ne le sut jamais. Ce qui est certain, c'est que, vers les onze heures, le duc, splendidement vêtu de la tête aux pieds, sortait de la Belle-Jardinière, et allait déjeuner en compagnie du magistrat, son hôte, dans un restaurant du Palais-Royal.—On remarqua qu'il demanda dix-sept fois du pain.
Tromper un père, cultivateur à Beuvron, un marchand de cuirs à Privas, un propriétaire à Landernau, cela n'a rien de bien extraordinaire; mais mettre dedans un magistrat qui a été juge d'instruction, on avouera[Pg 262] que ce n'est pas chose facile; le quartier Latin poussa un éclat de rire qui fit trembler Paris.
Les petits journaux du temps racontèrent l'histoire, et le président, pas content du tout, lança l'anathème sur son fils.
Quelques amis conseillèrent à Louis d'Avyl de se mettre dans l'industrie, de devenir un homme sérieux, afin d'apaiser la colère paternelle. Il eut la faiblesse de suivre ce conseil.
La colère paternelle s'apaisa, l'industrie ne s'apaisa pas. Elle ne voulut jamais sourire à ce brave rêveur qui, n'ayant pu devenir ni homme de lettres, ni avocat, la prenait comme pis aller.
Après dix ans d'une lutte acharnée, d'Avyl jeta le grand-livre aux orties et s'en alla, dans la forêt de Fontainebleau, s'enfermer dans une petite maison ombragée de vignes et de lierre, en attendant la Muse.
La Muse vint. Peut-être le petit enfant du poète Charles Bataille, que d'Avyl avait recueilli à la mort de son père, ne fut-il pas étranger à cette visite.
Ah! comme elle fut choyée, la chère Muse insouciante! si choyée, qu'elle s'établit dans l'endroit.
En trois ans, Louis d'Avyl écrivit quatre pièces: Madame de Régis, qu'on jouera demain à la Renaissance, les Rebelles, empêchés par la catastrophe du Châtelet; Madeleine, un grand drame, et enfin le Dernier Gascon.
Entre chaque acte, d'Avyl, qui n'est pas millionnaire, envoyait à la République Française des articles fort remarqués, entre autres une série de portraits véritablement remarquables. Je me rappelle parmi plusieurs celui de M. Grégory Ganesco, qui débutait par un véritable éclat de rire.
Il débutait ainsi:
«M. Grégory Ganesco était un phanariote qui écumait le lac d'Enghien.»
Il faut savoir que M. Ganesco voulait être membre du conseil général et bien connaître les bords du lac d'Enghien, pour comprendre ce que ces deux lignes renferment de fine raillerie parisienne.
Pendant le siège de Paris, d'Avyl regarda sa pauvre maisonnette comme on regarde un ami qu'on ne doit plus revoir, et il rentra dans Paris.
Tous ses amis étaient au pouvoir; jamais occasion plus heureuse ne devait se présenter.
Doué d'une éloquence entraînante et d'un biceps respectable, d'Avyl, qui possède un courage éprouvé, pouvait prétendre à tout.
Persuadé de cette vérité, un beau matin, il prit le chemin de l'Hôtel-de-Ville, et il arriva tout droit à la tranchée, où il resta, le brave garçon, jusqu'à la fin du siège.
Ah! qu'ils sont tristes et amusants, ces récits de la[Pg 264] tranchée! Un jour peut-être, on racontera l'histoire de ces nuits si longues et si terribles passées sous la mitraille prussienne par un froid tel que lorsqu'un homme mourait, on ne savait s'il était mort d'un éclat d'obus, de froid ou de faim; il était mort, cela suffisait de reste.
Ne croyez pas pourtant qu'en dehors de la situation cela fût plus triste qu'autre chose; mon Dieu non, au contraire. Parfois même un formidable éclat de rire sortait des entrailles de la terre, et l'officier de ronde, habitué à cette musique qui couvrait quelquefois le bruit du canon, l'officier disait:
—Allons bon, voilà encore le citoyen Bénassit qui raconte une fable.
Le citoyen Bénassit est un peintre qui aurait infiniment de talent s'il n'avait pas tant d'esprit;—je ne suis pas fâché de lui jeter cette injure à la face.
Bénassit est de Bordeaux, né, je crois, d'une mère anglaise, si bien qu'il raconte un Lafontaine qu'il a arrangé à sa guise avec un accent, trempé dans la Garonne et dans la Tamise, de l'effet le plus pittoresque.
Ses fables ont un avantage sur celles du bonhomme, en ce sens qu'elles sont en prose.
En voici un échantillon:
«Il l'emmena chez Dinochau, où il n'y a pas de tapis de Turquie, mais enfin il y avait des jours où on n'était pas trop mal. Voilà mes gaillards qui venaient d'achever le gigot, quand Dinochau se mit à faire une scène au rat de ville à propos d'une ancienne note. Le rat des champs attrape la rampe et descend l'escalier avec la rapidité de la foudre:
»Le rat de ville lui criait:
»—Ce ne sera rien, remontez donc! l'affaire est arrangée! Ça ne sera rien, remontez donc!
»—Merci, fit le rat des champs, je ne suis qu'un paysan, moi, je n'aime pas ces machines-là; j'aime mieux m'en aller sans payer que d'avoir des histoires.»
Niaiserie, direz-vous;—mon Dieu, sans doute.—Mais il n'en est pas moins vrai que la manière d'apprécier le paysan rat ou le rat paysan est peut-être supérieure dans la fable de Bénassit à celle du grand fabuliste.
Cependant que les partis se disputent le pouvoir, une reine vient de mourir sans que personne y prenne autrement garde.
Oui, une reine, qui avait eu une couronne, une reine qui avait vu à ses pieds, qui étaient très petits, toutes les castes assemblées.
Elle avait vu la noblesse l'encenser, la magistrature fléchir le genou devant elle. Elle avait usé de l'armée plus que princesse au monde. Il faut bien avouer que si le clergé était resté froid, le peuple l'avait acclamée bien souvent.
Elle était arrivée au pouvoir par la grâce de Dieu et la volonté nationale.
Elle avait régné sans opposition.
Il arriva pourtant qu'un jour la noblesse, l'armée, les parlements, tout l'abandonna à la fois.
Elle fit son appel au peuple, mais le peuple ne se[Pg 267] rendit pas dans ses comices, et son pouvoir tomba devant les abstentions des conservateurs, gens ainsi nommés parce qu'ils ne savent rien conserver.
Sa pauvre Majesté végéta pendant trente ans, cherchant à retrouver un sceptre qu'elle ne croyait qu'égaré, et qui était bien perdu.
Enfin, pauvre et honteuse, elle alla mourir dans un bouge garni, comme Napoléon mourut à Sainte-Hélène, avec cette différence pourtant que Montholon et Bertrand lui manquèrent absolument.
C'est qu'il faut avoir été un bien grand homme ou avoir eu un bien grand cœur pour que deux amis vous suivent sur un rocher.
Cette reine d'occasion s'appelait de son nom de famille Louise Birat; elle avait été couronnée sous celui de Pomaré. Son sacre avait eu lieu à la Chaumière; le champagne avait remplacé l'huile sainte.
Ses deux chevaliers, ce jour-là, étaient M. Charles de T..., ancien préfet de l'empire, et M. B..., qui devint plus tard un magistrat irréprochable et qui occupa de grandes situations. Que ces gentlemen ne disent pas non, ou je les imprime tout vifs...
Louise Birat était laide comme le péché, mais attrayante comme lui, et elle dansait à ravir. Son teint[Pg 268] bistré, son nez plat et ses cheveux d'un noir à irriter le cirage.
C'était au temps où M. Guizot avait préféré indemniser, moyennant une somme insignifiante, un certain Pritchard, pasteur protestant, plutôt que d'avoir la guerre avec l'Angleterre.
Les esprits étaient fort excités contre le ministre. Pendant un mois on ne parla que de cela.
Ce fut à ce moment qu'un farceur, voyant passer Louise Birat, cria:
—Tiens! la reine Pomaré.
Le nom lui resta.
Louise avait été blanchisseuse. Son caractère avait toujours été aimable et doux, mais elle ne fut pas plus tôt au pouvoir, qu'elle devint insoutenable. Pour parler le le langage des sujets de cette majesté, «elle croyait que c'était arrivé».
Son orgueil n'eut plus de bornes. Elle inventa une natte de cheveux tressée en manière de couronne, et elle affectait volontiers de dire: «Nous voulons,» ainsi que font les vrais rois.
Hélas! sa royauté fut de courte durée. Les reines du plaisir sont encore celles qui durent le moins, et bien peu de gens, à l'heure présente, ne sauraient point de qui je veux parler sans le couplet de Gustave Nadaud:
Tout passe!
On a porté en terre, il y a quelques jours, en 1873, une artiste qui a eu le mérite de faire rire Paris depuis vingt ans. Elle s'appelait madame Thierret. Tout le monde l'a connue, et ceux qui ne la connaissaient pas ne pourront jamais se faire une idée passable de l'originalité bizarre de cette comédienne.
Je dis comédienne à dessein, car sa bouffonnerie cachait un véritable talent.
On a raconté bien des anecdotes sur madame Thierret; je ne sais pas si elles sont toutes vraies, mais elles pourraient l'être toutes, tout pouvait lui arriver.
Jugez-en plutôt par ceci:
Madame Thierret allait à Bade; la compagnie de l'Est l'avait favorisée d'une place de première, moyennant le prix d'une seconde.
À Kehl, madame Thierret entre dans un wagon de première classe. Un employé allemand lui demande son billet et lui fait une scène.
—Quand tu crieras deux heures, dit la brave femme, qu'est-ce que ça me fait, puisque je ne te comprends pas?
L'Allemand veut la prendre par le bras pour l'expulser. Une vénérable calotte l'envoie rouler à dix pas.
Un commissaire tout galonné survient et interpelle vivement la comédienne en assez bon français.
—Pourquoi j'ai frappé ton employé? répond la mère Thierret, parce qu'il était insolent; il m'a dit des sottises.
—Comment savez-vous ça, puisque vous prétendez ne pas comprendre l'allemand?
—Quelle bêtise! répondit la duègne, quand un chien veut te mordre, tu le comprends bien, et cependant tu ne sais pas parler chien.
Je lui ai pardonné bien des choses à cause de ça, avoir calotté un Allemand.
Le général légendaire n'est pas mort, il est en activité.
Hier matin, il se lève et demande à son domestique ce qu'il y a de nouveau «dans les feuilles».
—Mon général, dit le domestique, vieux brigadier qui sait ce que son maître entend par du nouveau, mon général, il y a une nouvelle invention qui va faire révolution dans l'armée.
—Une révolution dans l'armée? ce n'est pas vrai? s'écrie le général, ce n'est pas vrai! Ceux qui disent cela sont des misérables qui calomnient l'armée.
—Je me suis mal expliqué, mon général; j'ai voulu dire une invention qui va faire sensation.
—A la bonne heure! Quelle invention?
—Un officier d'artillerie vient d'inventer un canon qui enfonce tous les autres canons de l'Europe.
—Un canonnier qui a inventé un canon? De quoi se mêle-t-il celui-là?
⁂
Le célèbre pianiste Henry Ravina est, comme on sait, le lion des salons aristocratiques.
Un soir qu'il avait joué au faubourg Saint-Germain, et que l'assemblée encore émue attendait pour le féliciter qu'il eût essuyé son front, une vieille marquise s'approche de lui:
—Ah! monsieur Ravignan, dit-elle, que de talent et que de grâce! je suis encore sous le charme; mais dites-moi, je vous prie, êtes-vous parent de notre cher grand prédicateur, l'abbé de Ravignan?
—Oui, madame, répondit Ravina d'un air lugubre: c'était mon père!
⁂
Une histoire qui m'a été contée par Gustave Claudin.
La scène se passe dans un casino de la côte de Normandie, entre un monsieur insignifiant et une dame de bon monde.
—Madame ne danse pas?
—Mais, pardon.
—Oserais-je?...
—Oh! monsieur, je suis désolée, nous ne dansons qu'en famille.
—C'est un vœu?
—Oh! un tic tout au plus.
—Tic que je comprends, madame, car dans les casinos la société est un peu bien mêlée.
—Oui, monsieur.
—Mais, madame, permettez-moi de regretter une prudence que j'approuve, mais que je déplore.
—Vous êtes trop poli.
—Ah! madame, permettez-moi de vous dire que je ne suis pas un muffle; je suis le préfet de Châteauvert.
⁂
Un mot superbe à propos de mariage.
Notre pauvre confrère B... se marie, un beau jour, pour légitimer un jeune enfant qu'il aimait tendrement.
Deux heures après la cérémonie, il a, avec la mère, une vive altercation à propos de rien; on se dispute, on se chamaille; bref, on se sépare, ce qu'on n'avait pas osé faire quand on n'était pas forcé de rester ensemble.
B... prend une plume et écrit:
«Monsieur le maire du 9e arrondissement,
»Un incident particulier me fait fort regretter la visite que j'ai eu l'honneur de vous faire.
»Je vous prie de vouloir bien considérer la démarche que j'ai faite comme nulle et non avenue.
»Recevez, etc.»
Le maire ne répondit pas.
—Il y a quelque six mois, nous accompagnions un ami à sa dernière demeure.
Au retour, nous traversions une allée solitaire, lorsque nous entendîmes un bruit de voix qui venait de l'allée voisine (au cimetière, il n'y a que les gens de l'endroit qui parlent haut); nous entendîmes un bout de la conversation d'un fossoyeur qui venait de rencontrer un ami:
L'ami disait:
—Eh bien, vieux, ça marche-t-il un peu le commerce?
—Heu! faisait le fossoyeur, ça marche et ça ne marche pas.
—C'est comme ça partout.
Il se fit un silence; le fossoyeur reprit avec un gros soupir:
—Si on pouvait avoir la tranquillité, les affaires ne demandent qu'à reprendre.
⁂
Au dernier mercredi du docteur H., on parle d'une vente de tableaux où quelques toiles ont été poussées à des prix formidables.
—Ah! dit un provincial, je connais un tableau qu'on aurait pour moins cher, et qui est peut-être plus beau.
—Où est cette merveille? demande un amateur forcené.
—Chez un pharmacien de chez nous.
—De qui est cette toile?
—Je ne sais plus; on me l'a dit, mais j'ai oublié.
—Ça représente?
—Je ne sais pas trop. Il y a une femme et un homme, et un amour, et un lion.
—Le propriétaire en connaît-il le prix?
—Il s'en doute.
—Est-ce un tableau ancien?
—Je crois bien; il est vieux, vieux, plus de trois cents ans.
—Diable, il doit être en bien mauvais état.
—Vous ne connaissez pas les pharmaciens. Il n'y a pas de danger que celui-là laisse abîmer son tableau; il le fait restaurer tous les ans.
⁂
Qui disait donc, je vous prie, que l'esprit se perdait en France?
Michel Bouquet, le peintre que vous savez, est un artiste d'une grande valeur, fort estimé de ses confrères. Ses admirables plaques peintes sur émail cru lui ont valu une réputation universelle. L'Angleterre le flatte, l'Amérique lui sourit, la Russie lui fait des avances et la Hollande l'adopterait volontiers.
Un autre homme s'en tiendrait là et se trouverait[Pg 278] satisfait. En bien, non, Michel Bouquet ne se contente pas pour si peu. Le soir, le peintre disparaît pour faire place à un philosophe aimable, à un conteur charmant.
Il nous racontait hier un mot adorable de finesse, jugez-en:
—Je causais avec une dame du monde, nous disait-il, et je lui demandais: «Voyons, vous qui avez eu toutes les grâces, infiniment d'esprit et une grande fortune, c'est-à-dire vous qui avez dû goûter toutes les joies et tous les bonheurs imaginables, dites-moi, je vous prie, quel est, selon vous, le plus beau jour de la vie?
La dame réfléchit.
—Le plus beau jour de la vie? fit-elle.
—Oui.
—C'est la veille.
⁂
Une plaisanterie, retour de Versailles. Un voyageur reprochait assez sottement à M. Gambetta d'être monté en ballon.
—Mais, répondait un autre voyageur, il ne pouvait pas s'en aller autrement, et un voyage en ballon n'est pas une petite fête; bien des gens qui plaisantent Gambetta n'auraient pas le courage de s'exposer ainsi.
—Et puis, ajouta un troisième voyageur, une fois à
Tours il devait dire tant de paroles en l'air, qu'il fallait bien les prendre quelque part.
⁂
M. Ledru-Rollin a reparu sur la scène politique, il y a quelques années; c'était avant de mourir, bien entendu.
M. Ledru-Rollin n'a plus été reconnu de personne.
Un homme qui avait fait tant de bruit en 1848!
Ah! dame, écoutez donc!
Brunet était un comédien des Variétés qui jouait les Jocrisses.
Brunet était sourd.
Après trente ans de repos, il remonta sur les planches, il avait quatre-vingt-deux ans.
Le public avait oublié Brunet et il n'aimait plus les Jocrisses.
Brunet ne se doutait pas de ce changement. A la répétition de Jocrisse maître et valet, il dit à l'acteur qui lui donnait la réplique:
—Quand je casse l'assiette en mille morceaux, et que je dis: «Tiens! elle est ébréchée!» le public se tord; tu attendras qu'il ait fini de rire pour me donner la réplique, sans ça tu me ferais manquer mon effet.
Le soir de la représentation, Brunet cassa l'assiette; il prit son air le plus niais pour dire «Elle est ébréchée,» puis il saisit le bras de son camarade et lui dit tout bas:
—Laisse-les rire, laisse-les rire.
Hélas! personne n'avait sourcillé, trente ans avaient passé par là, le public ne riait plus pour si peu.
Heureusement Brunet était sourd, ce qui vaut encore mieux que d'être aveugle.
⁂
Beaucoup d'auteurs se sont laissé aller à faire des livres oubliés aujourd'hui, dont les héros étaient des revenants. Ces romans étaient plus ou moins bien écrits, plus ou moins intéressants; mais la conclusion était la même, savoir, que ceux qui étaient revenus auraient été bien plus heureux en restant sous terre.
En effet, voyez-vous un oncle revenant quand ses neveux sont en possession; un mari, quand sa femme commence les cols blancs!
Et tant d'autres.
Vous souvient-il de cette vieille histoire du comte Caseaux de la Varlaye, racontée si plaisamment par les auteurs du temps?
Le comte perd sa femme, le bon gentilhomme se lamente, pleure, se désole et, le lendemain, suit, les yeux humides, sa chère compagne jusqu'au champ du repos.
Le chemin est glissant, le cimetière de la Varlaye est situé au haut d'une colline; les porteurs sont harassés, l'un d'eux fait un faux pas et entraîne les autres; le cercueil tombe et va se briser contre un mur.
Un cri plaintif fait fuir les assistants, en proie à la terreur; seul, le comte a conservé son sang-froid; il[Pg 281] s'élance et reconnaît que la comtesse est encore vivante.
Quelle joie!
Ramenée au château, soignée par un médecin intelligent, la comtesse se rétablit et vit encore dix ans dans le plus parfait bonheur.
Enfin, elle meurt pour de bon; la douleur du comte, moins bruyante, est aussi sincère que la première fois.
Le bon curé vient lui demander de compléter ses instructions.
—Monsieur le comte, dit-il, n'a-l-il plus rien à ordonner?
—Non, monsieur le curé, répond le gentilhomme, sinon que les porteurs fassent bien attention en passant auprès du mur qui est au tournant du chemin.
⁂
Cela se passait dans le temps où le gouvernement résidait, non à Paris, mais au chef-lieu de Seine-et-Oise.
Au retour, sur le chemin de Versailles, on entendait toujours des drôleries.
—Mon cher collègue, disait un voyageur, mon cher collègue, nos opinions politiques diffèrent.
—Vous me permettez d'en être flatté.
—Mais je suis sur que nous nous rencontrerons sur le terrain des questions sociales.
—C'est invraisemblable.
—Pas du tout. Ainsi, dans ce moment, je suis en train[Pg 282] de faire un travail des plus importants en faveur de l'abolition de la fosse commune.
—Nous ne nous entendrons jamais; moi, je veux abolir la vraie.
⁂
Il est dit que nous ne sortirons pas des peintres; mais il est impossible de ne pas vouer M. O'D..., un artiste de mérite, à l'exécration publique.
On parlait devant lui du monsieur qui a avalé la fameuse fourchette, et le conteur ajoutait:
—C'est une chose bien particulière!
—Pourquoi, demanda M. O'D..., dites-vous une chose particulière (partie cuiller!) puisqu'elle n'est pas partie et que c'est une fourchette?
Si j'étais du jury!...
On se rappelle la réponse de cet ultra-conservateur qui refusait absolument de reconnaître la République.
—Jamais, disait-il, vous ne me ferez reconnaître un gouvernement qui a toujours besoin de quelqu'un pour le sauver.
Il est certain que, depuis quelque temps, on sauve le pays avec une facilité des plus remarquables.
Donc je crois ne pas m'exposer aux horreurs d'un communiqué en citant le mot suivant, que je trouve un chef-d'œuvre de naïveté ou de malice, comme on voudra:
—Messieurs, disait dernièrement un député, nous sortirons de là, n'en doutez pas; le bon sens ne meurt pas; d'ailleurs, nous avons passé par des situations plus difficiles.
—Jamais!
—Mais si. Tenez, il y a quelques mois, la situation était plus tendue.
—A quel moment?
—Je ne saurais préciser. Ce qu'il y a de sûr, c'est que quelqu'un était en train de sauver la France; mais je ne me rappelle plus qui.
⁂
L'autre jour, au Salon, deux peintres fort distingués jugeaient assez sévèrement les œuvres de leurs confrères.
—Ah! s'écrie l'un d'eux, voilà deux heures que j'éreinte K..., et je me souviens maintenant que vous êtes très liés.
—En effet.
—Vous m'en voulez?
—Moi, répond l'autre, par exemple! il faudrait que j'aie le caractère bien mal fait pour me fâcher parce qu'on dit du mal de mon meilleur ami.
⁂
Un mot de portière.
—Comment se fait-il que le feu ait pris à l'Opéra et qu'on ne s'en soit pas aperçu puisque c'était pendant la répétition?
—Non, on ne répétait pas, je le sais bien, j'ai un parent qui est de l'Opéra.
—Mais c'est dans l'Union.
—Des menteurs, tous ces journaux, et pourtant celui-là est le journal des prêtres.
—On ne peut plus avoir confiance en personne.
⁂
Mot d'un bas bleu à son mari.
—Quand passe votre pièce?
—Dans un mois.
—C'est important?
—Cinq actes.
—Beaucoup de monde?
—Six ròles.
—Non, sept.
—Pardon, chère amie, six seulement.
—Sept.
—Mais, non: le comte, la comtesse, le chevalier, le marquis, Cécile et Antoine, ça ne fait que six.
—C'est que vous ne comptez pas le directeur, à qui vous faites jouer un rôle ridicule.
⁂
Voyez, je vous prie, jusqu'où l'à peu près va se nicher.
Dans une réception semi-officielle, une dame curieuse prend des informations sur les invités:
—Quel est donc, demande-t-elle à son voisin, ce personnage tout chargé de décorations?
—Où ça?
—Là, près de la cheminée, ce grand monsieur noir qui a toutes ces plaques.
—C'est le consul général des républiques de l'Épateur.
⁂
Barnum, le roi des puffistes,—autrefois on disait l'empereur,—a passé par Paris.
A peine sa présence a-t-elle été signalée, que tous les monstres de la vieille Europe, tous les phénomènes de l'ancien monde, se sont mis en marche pour venir s'incliner devant ce glorieux montreur.
Mais Barnum est très-difficile, et, d'ailleurs, sachant les phénomènes vaniteux et les monstres doués d'un caractère insoutenable, il préfère fabriquer lui-même.
Il est reparti, nous laissant une série, au milieu de laquelle se distinguent l'homme chien et M. son fils.
Ils sont bien laids. Pourtant on va les voir.
Ne voulant pas interroger leur cornac, trop intéressé à mentir, je questionnai un employé de l'établissement où on les exhibe.
—Mon Dieu, me répondit le brave homme, si ce n'est qu'il est couvert de poil, il n'en est pas plus[Pg 286] chien qu'un autre; il m'a donné dix sous de pourboire.
⁂
Un avis émané de la préfecture annonce que, par suite des fêtes de la Toussaint et des Morts, le public ne sera pas admis à visiter les Catacombes pendant quelques jours.
Pourquoi avoir changé la fameuse formule et n'avoir pas mis comme à l'ordinaire:
«MM. les Morts de l'intérieur ne recevront pas mercredi prochain ni les mercredis suivants.»
⁂
Le dernier mot de la comtesse Feuille d'Ortie.
La comtesse tient par la famille de son mari au faubourg Saint-Germain, et par la sienne au boulevard de la Villette.
—Croyez-vous au retour de votre roi? lui demandait-on.
—Henri V n'est pas mon roi. C'est celui de M. d'Ortie.
—Enfin croyez-vous à son retour?
—Absolument.
—Qui vous donne cette certitude?
—C'est que j'ai reçu ce matin une lettre d'Angoulême dans laquelle on m'affirme sérieusement que M. Ravaillac est en train de faire ses malles.
⁂
Un mot bizarre qui aurait dû trouver sa place plus haut:
Une jeune mariée disait à un de ses parents, le comte C..., attaché d'ambassade:
—Mon cousin, il me semble que je ne vous ai pas aperçu à ma messe de mariage?
—En effet, ma cousine; je l'ai bien regretté, mais, figurez-vous que j'ai appris la bonne nouvelle à Pétersbourg. J'ai fait diligence pour revenir, comme bien vous pensez; mais, malgré tout mon bon vouloir, je ne suis arrivé à Paris que le lendemain de votre inauguration.
⁂
Le vicomte Paul de B..., étant du jury, reconnaît dans le président un ancien camarade de l'École de droit. Pendant les délibérations, il va lui serrer la main; grande joie des deux côtés.
—Te souviens-tu? Comme il y a longtemps!
—Hélas!
—Quand je pense à nos folies! Te rappelles-tu la Chaumière?
—Certes, répond le président avec regret, tout est changé.
—Ne m'en parle pas.
—Autrefois nous pardonnions aux coquines, et maintenant nous condamnons les coquins.
⁂
Deux petits animaux arrivés au Jardin d'acclimatation, deux chimpanzés, deux orangs-outangs, deux[Pg 288] hommes des bois, je ne sais au juste comment on les nomme, ont été cause que la thèse désespérante de M. Littré a été remise sur le tapis.
Ces deux animaux ressemblent à des enfants, ils ont des mains comme les hommes et surtout des pouces.
Les singes ordinaires n'ont pas de pouces; donc si les orangs-outangs ont des pouces, ce sont nos pères.
Ils ont le visage comme des hommes, donc ce sont des hommes.
Une seule chose a semblé dérouter les savants. Ces deux animaux sont soignés par un matelot qui est pour eux une véritable mère; il leur prodigue tous les soins et les tendresses imaginables, et ces affreux singes se montrent pleins de reconnaissance envers lui.
Cette reconnaissance pour celui qui les nourrit jette les libres penseurs dans une grande perplexité.
«Ils sont reconnaissant, donc ils ne sont pas des hommes.»
⁂
Sans vouloir entrer ici dans une discussion qui ne servirait à rien, on peut pourtant poser une question bien simple:
Pourquoi les hommes descendraient-ils des chimpanzés, et pourquoi ne seraient-ce pas pas les chimpanzés qui descendraient des hommes?
Prendre un horrible animal et dire, voilà le père de l'humanité, est une proposition bien excessive.
Voici le père de l'humanité, c'est bientôt dit; mais cela se prouve plus difficilement. Si nous avons été orangs-outangs, pourquoi ne sommes-nous pas restés tels?
Qui a blanchi notre peau, qui a fait tomber notre fourrure, qui a allongé nos nez, qui nous a donné la parole et tant d'autres vices? la civilisation! C'est absurde. C'est toujours le vieux problème des gamins:
—La première poule vient-elle d'un œuf ou le premier œuf vient-il d'une poule?
On n'en saura jamais rien.
Peut-être serait-il plus simple de retourner la thèse, et de dire: le satyrus a été homme. La solitude l'a abâtardi, la nature a développé ses membres en faveur de ses besoins et lui a ôté une intelligence dont il n'avait que faire.
L'orang-outang, le satyrus, est un communard oublié à Nouméa par un gouvernement féroce, mais logique.
⁂
La guerre civile en Espagne continuait, en fournissant une série d'originalités qui feraient la joie d'un chroniqueur qui aurait le courage de rire au milieu de tant de tristesse.
Pour cette fois, j'en prends une que le cœur le plus sensible ne saurait passer sous silence.
La scène se passe à S... La population est en train d'enterrer son évêque.
Les républicains arrivent, la cérémonie est suspendue.
Les carlistes surviennent, qui chassent les républicains, la cérémonie continue.
Les républicains reviennent, qui chassent les carlistes, et, après avoir rossé les habitants, enterrent l'évêque... civilement!
Voyons, père Hyacinthe Loison, si le cœur vous en dit, ne vous gênez pas!
⁂
Le pauvre Henry Monnier s'éteignait. Un instant, ses parents et ses amis avaient espéré qu'il en serait quitte pour garder la chambre quelques jours. Après différentes phases, le mal persiste, et l'éternel rieur est cloué dans son lit; les jambes ne vont plus.
Monnier n'est plus jeune. Quand on lui demande son âge, il répond dans son style prudhommesque:
—A l'instar de M. Thiers, je suis né un an avant le siècle.
Le brave artiste a conservé son inaltérable gaieté; au milieu de ses souffrances les plus aiguës, il plaisante, il plaisante encore, il plaisante toujours.
Quand Monnier fut mort, bien des gens vécurent des bribes de ses festins.
Personne n'a inventé plus d'histoires drôlatiques et personne ne saurait raconter comme lui.
L'auteur de la Famille improvisée a beaucoup produit, et, naturellement, il a été beaucoup pillé.
Quelquefois il se plaint, mais sans amertume, des larcins de ses confrères.
—Je ne réclame jamais, dit-il; maintenant, j'y suis habitué; mais dans les commencements, c'était bien dur.
Un jour de plainte je lui demandais qui, le premier de lui ou de Balzac, avait fait les Employés.
—C'est moi, je suppose.
—Pourquoi supposez-vous?
—Parce que mes employés, à moi, ont paru dix ans avant les siens.
—C'est une preuve.
—D'ailleurs, tout le monde sait que l'histoire du pantalon noisette est de moi, je la racontais dans l'atelier de Gros.
—Alors Balzac vous a volé?
—Ah! celui-là, ça m'est égal; en mourant, il m'a laissé une lampe, la lampe avec laquelle il travaillait.
—Précieux souvenir!
—Oui, très précieux, et puis si tous ceux qui m'ont volé m'avaient donné une lampe, j'aurais pu faire une vente qui aurait attiré plus de monde que celle de mademoiselle Duverger, où il n'y avait que des diamants;[Pg 292] et puis, ajouta-t-il mélancoliquement, une vente de lampes, ça ne se voit pas encore tous les jours.
⁂
Madame B... était la plus aimable personne du monde. Elle avait pour amis toutes les illustrations de son temps. Entre autres, Alexandre Dumas était un des familiers de son salon. Madame B... quittait tout pour entendre parler ce charmant et inimitable causeur.
Mais il arrivait quelquefois, rarement, mais enfin quelquefois, que l'auteur d'Antony n'était pas d'humeur parleuse. Ces jours-là, madame B... avait un secret pour le faire sortir de son mutisme; ce secret était des plus simples, elle lui disait:
—Cher monsieur Dumas, dites-moi donc la recette de ce fameux lapin à la Monte-Cristo que vous faites si bien.
Le maître, bien plus enchanté de cette justice rendue à son talent de cuisinier qu'il ne l'eût été d'une louange adressée à sa plus belle œuvre, ne se faisait pas prier, il racontait sa recette.
Il racontait est bien le mot. Une fois parti dans la description de son plat, il ouvrait mille parenthèses, dont chacune était une anecdote intéressante ou un de ces mots brillants qu'il jetait avec tant de prodigalité.
Un soir qu'après dîner madame B... employait sa[Pg 293] petite ruse pour faire parler le célèbre romancier, Dumas fit cette réflexion assez sensée:
—Comment se fait-il? demanda-t-il, que vous me réclamiez si souvent la recette du lapin à la Monte-Cristo et que vous ne vous en fassiez jamais servir?
—Oh! répondit madame B... toute embarrassée, je vais vous dire: c'est que j'adore vous entendre parler et que je déteste le lapin.
⁂
On est en 1873; le maréchal de Mac-Mahon remplace M. Thiers.
Les partis se remuent.
Un duc disait à une altesse:
—Monseigneur, votre inaction est coupable, vous vous devez à la France.
—Quand la France voudra.
—Ah! monseigneur, où en serions-nous si votre aïeul Henri IV, de glorieuse mémoire, eût tenu un pareil langage? Que serait-il advenu s'il avait trouvé que Paris ne valait pas une messe, et qu'au lieu de venir mettre le siège devant la Porte-Neuve, il eût attendu patiemment qu'on le vînt chercher au fond du Béarn?
—Il serait advenu, monsieur, qu'au lieu de succomber sous le poignard de Ravaillac, mon aïeul serait mort d'une maladie de Pau.
Cette phrase, qui a l'air d'une abdication, aurait été[Pg 294] longuement élaborée pour rallier ou railler M. de Tillancourt, le député aux jeux de mots.
⁂
Encore un mot d'Henry Monnier, mais inédit.
L'autre jour, il dînait dans une maison où l'on parlait, à propos d'art ou de bienfaisance, de sir Richard Wallace.
—Tiens! mais au fait, s'écrie Monnier; j'ai vu les fontaines de ce mossieu-là; j'ai même goûté de son eau.
—Comment la trouvez-vous?
—Les journaux en avaient-ils assez parlé, hein? Eh bien, entre nous, c'est de l'eau comme tout le monde.
⁂
Prenant pour modèle la Comédie-Française, qui ne vit que de reprises, je vais reprendre un vieux mot de médecin légiste qui est du dernier comique.
La révolution de 48 coupa en deux le succès d'un procès qui passionnait l'attention publique.
Dans une ville du Midi, une jeune fille de quatorze ans avait été trouvée assassinée derrière le mur d'une communauté.
Je ne veux citer ni les noms, ni l'endroit. C'est inutile.
La grande question des débats était de savoir comment[Pg 295] la victime de deux crimes horribles avait été assassinée.
Les médecins prétendaient qu'elle avait été assommée à coup de pierre. L'instruction penchait à supposer que la pierre était étrangère à l'affaire.
—Monsieur le docteur, dit le président, avant de vous féliciter sur votre sagacité et sur la façon intelligente avec laquelle vous avez procédé, la cour désirerait avoir encore un renseignement.
—Je suis aux ordres de la cour.
—Vous souvient-il exactement de la conformation des blessures?
—Comme si je les voyais.
—Eh bien, réfléchissez et dites-nous si le crime que vous et vos confrères supposez avoir été commis avec l'aide d'une pierre, si le crime, dis-je, n'aurait pas plutôt été perpétré avec une paire de sabots?
Le docteur réfléchit deux minutes, l'auditoire entier palpitait. Enfin il leva la tête et répondit avec la meilleure grâce du monde:
—Mon Dieu, monsieur le président, la paire de sabots me sourirait assez.
⁂
Dans les fêtes de province et des environs de Paris, on montre des tableaux ou plutôt des groupes vivants. Les personnages doivent avoir l'air en marbre.
Maillots blancs, visage poudrés, cheveux en coton blanc, tout est blanc, excepté les mains.
La mort d'Abel est le sujet favori. On voit cet ignoble Caïn fuyant sans bouger de place; Abel est étendu, et, ce qui prouve bien qu'il est mort, c'est un écheveau de laine rouge qui lui sort de la poitrine et figure le sang: un ange suspendu maudit le meurtrier. La toile tombe, et l'enfant qui joue l'ange fait le tour de la société avec une sébile.
—N'oubliez pas l'ange, messieurs, mesdames; c'est mes petits profits.
⁂
Dialogue à la campagne:
—X... demande ma nièce en mariage.
—Ah!
—Oui. Je voudrais avoir des renseignements sur lui.
—C'est facile.
—Très facile. Je vais écrire au notaire de Berneville et au baron de K..., qui est son voisin et mon ami.
—Moi, à ta place, je ne me donnerais pas tant de peine, n'est-il pas un candidat au conseil général?
—Oui.
—Eh bien, fais-toi envoyer les deux journaux de la localité.
⁂
Un des thèmes favoris de Méry:—Figurez-vous, disait l'aimable conteur, que Bonaparte, en Égypte, se réveille un matin disant à Kléber:
—Si nous allions visiter les Pyramides de Cheops?
Kléber, qui était le meilleur garçon du monde, comme tous les gens doués d'une grande force physique, répond:
—Allons-y.
On arrive, et au moment de gravir la première marche on se trouve en face de deux officiers anglais.
Les officiers français, qui croient que le monde leur appartient, passent les premiers sans façon.
Les officiers anglais, qui sont pleins de morgue, leur barrent le passage.
On dégaîne: Kléber tue le sien, l'autre, qui n'est autre que Wellington, tue Bonaparte; qu'arrive-t-il?
—Ah diable!
—Eh bien il n'arrive rien du tout. Les pestiférés de Jaffa guérissent comme ils peuvent, Kléber revient en France et se retire à Strasbourg, où il fait tous les soirs sa partie de piquet avec Kellermann. Le fils de la liberté ne dévore pas sa mère. Fouché, qui veut devenir duc à tout prix, négocie avec l'abbé Montesquiou, Louis XVIII revient et tout marche comme sur des roulettes.
—Que de gloires perdues pour la France, s'écriait Georges Bell.
—Allons donc, reprenait Méry qui a eu le bonheur de mourir avant 1870, la France a toujours assez de gloire, mais voyez-vous la belle figure que feraient les anglais s'ils n'avaient pas gagné la bataille de Waterloo?
⁂
Henry Monnier dîne chez une dame. Au dessert, il sent une douleur traverser sa botte; il donne un coup de pied; on entend un chien aboyer.
La dame est furieuse.
—Médor vous aura mordu? dit-elle.
—Pas précisément.
—Il n'est pas méchant, c'est un jeune chien. Il n'a qu'une manie: il aime à mordre les chaussures.
Monnier regarde la dame amoureusement:
—Ce n'est pas là, dit-il, que je placerais mes affections.
⁂
Le peintre X.., qui ne vend pas sa peinture aussi cher que M. Bonnat, au contraire, se promenait l'autre jour avec un chapeau roussi par le temps et deux fois plus haut de forme que ceux qui sont de mode aujourd'hui.
—Qu'as-tu donc de changé! lui demanda un de ses confrères.
—Rien.
—Si. Ah! c'est ton chapeau; où diable as-tu acheté ce chapeau-là?
—Je ne l'ai pas acheté, répondit X..., tristement. Je l'avais déjà.
Il y avait dans le temps un brave professeur d'histoire qui avait la manie de souligner les faits les moins importants et de les admettre comme ayant eu une influence énorme sur la destinée du monde.
—Voyez, s'écriait-il quelquefois, voyez, messieurs, à quoi tient la destinée des empires!
—A un grain de sable! à un grain de sable! criait toute la classe.
—Vous l'avez dit. Supposons que Marat, qui était laid, chétif et malingre, ait prêté sa baignoire à Saint-Just qui était beau et entreprenant. Mademoiselle de Corday entre, elle s'étonne, regarde, contemple.
Elle se demande si c'est bien là le monstre dont on lui a parlé. Elle n'en peut croire ses yeux, elle chancelle.
Saint-Just, comprenant ce qui se passe dans le cœur de cette femme sensible, s'élance à ses genoux.
Ici, messieurs, je glisse sur un tableau dont la grâce n'est pas à la portée de vos âges.
Le bonhomme reprenait:
—Ah! messieurs, la Providence ne voulut pas qu'une erreur semblable pût se produire; elle en avait d'avance calculé les résultats déplorables.
Non, la Providence ne voulut pas que Saint-Just réclamât ce léger service de son collègue. Non, elle voulut, au contraire, que le tigre buveur de sang fût justement indisposé ce jour-là, et qu'une vierge qu'elle avait choisie délivrât la France de ce monstre, comme autrefois Jeanne d'Arc la délivra de la présence de l'anglais.
Cette manière d'envisager l'histoire faisait la joie de la petite ville où était le collège royal où ce brave homme enseignait l'histoire. On riait de lui, mais on ne s'en plaignait pas autrement, et rien n'allait plus mal.
—Supposez un professeur professant différemment, il dira à ses élèves:
—Hein! mes enfants, si Marat avait été un gaillard pourtant, tout ça ne se serait pas passé comme cela; on en aurait vu de drôles.
Eh bien ensuite? Qu'est-ce que cela fera? Dites-moi un chrétien qui ait appris l'histoire au collège.
Voici une historiette vraie qu'on pourrait intituler: Les Parisiennes en 1873.
Je la transcris comme un spécimen de nos mœurs bizarres.
C'est à la gare de Trouville. Deux dames montent en wagon, on les prendrait pour les deux sœurs, tant leurs toilettes sont pareilles: robes en velours anglais feuille d'ortie; chapeaux, ceintures, gants et gibernes de même forme et de même couleur. Ces dames ne se connaissent pas, le hasard n'est cependant pour rien dans la similitude de leur toilette: c'est la couturière qui a fait la plaisanterie.
L'une de ces deux lionnes est madame ***, une veuve consolable; l'autre, une comédienne qui ne manque ni de talent ni de distinction. Comme les deux dames se regardent en souriant, un jeune avocat s'élance en voiture avec tout l'entrain d'un jeune monsieur qui se promet un voyage agréable.
Le train n'est pas plus tôt en route, que l'éloquent jeune homme cherche à entamer la conversation. Après différents efforts, il accouche de la turpitude suivante:
—Ces dames viennent de Trouville?
—Nous y allons, répond la comédienne.
L'avocat croit avoir mal compris, il reprend:
—Il me semble, mesdames, avoir eu l'honneur de vous voir quelque part?
—Ce n'est pas étonnant, dit la jolie veuve, nous y étions encore hier soir.
Maître O... comprend et se tait.
Après un long silence, les dames roulent une cigarette et se mettent tranquillement à fumer. L'émule de[Pg 302] Démosthène pâlit, sue à grosses gouttes, il va se trouver mal, le tabac lui est antipathique.
—Ah! mon Dieu, s'écrie l'une des dames, la fumée vous incommode?
—Oui... non... merci.
—Heureusement, fait l'autre, voici la station, monsieur va pouvoir monter dans le compartiment des hommes seuls.
Les deux belles voyageuses firent-elles plus ample connaissance? C'est ce qu'on ne saurait dire. Toujours est-il que le hasard les faisait se rencontrer le surlendemain à l'Opéra dans le couloir des premières. Les messieurs qui leur donnent le bras se connaissent et se saluent; à l'entr'acte, ils se retrouvent et vont causer au foyer. Pendant ce temps, les deux dames se rapprochent, et l'une dit à l'autre:
—Il paraît que nos amis sont des amis?
—Oui, très amis.
—Dites-moi, chère madame, faites-moi donc le plaisir de ne pas dire à X... que nous nous connaissons, il serait capable de croire que je cabotine; il est si bizarre!
—J'allais vous faire la même prière: que R... ne sache jamais que je vous connais, il croirait que je vais dans le monde, et il ne me le pardonnerait pas.
⁂
Un mot! un mot!
En voici un de M. Prudhomme qui est assez joli pour avoir été dit.
Dans un musée, le petit Prudhomme demande à son père:
—Qu'est-ce que c'est que cet homme couché?
—Mon fils, c'est le patriarche Noë qui a oublié les lois de la sobriété.
—Pourquoi lui a-t-on mis cette feuille de vigne?
—Parce que c'est un ivrogne.
⁂
Dans la salle des Pas-Perdus:
1er Prudhomme.—Ne me parlez pas de ces démagogues.
2e Prudhomme.—J'aime à m'égayer à leurs dépens.
1er Prudhomme.—Égayez-vous, voyons!
2e Prudhomme.—Ce gros que vous voyez là-bas, c'est le député en question.
1er Prudhomme.—Il en a bien l'air.
2e Prudhomme.—L'autre, c'est le député qui fait la cour à sa femme.
1er Prudhomme.—C'est son ami?
2e Prudhomme.—Parbleu!
1er Prudhomme.—Et il a réussi?
2e Prudhomme.—Au delà de ses désirs.
1er Prudhomme.—C'est beaucoup.
2e Prudhomme.—Ce qu'il y a de plus drôle, c'est que la dame les trompe tous deux.
1er Prudhomme.—Pas possible.
2e Prudhomme.—Aussi vrai que le ciel nous éclaire.
1er Prudhomme (regardantes deux promeneurs avec dédain).—Et quand on pense que ce sont de tels hommes qui veulent nous gouverner!
⁂
Levallois et Clichy ne sont point habités par l'élite de la noblesse française; une foule de maraudeurs y commettent des attentats sur les propriétés et sur les personnes.
Dernièrement, un de ces rôdeurs rencontre le facteur de la poste dans un endroit désert:
—Toi tu vas me payer à boire, fait le bandit.
—Impossible, je n'ai pas le temps.
—Ça ne te dérangera pas, je n'ai pas besoin de toi pour boire.
—Alors, allez boire tout seul.
—Et de l'argent?
—Je n'en ai pas.
—Et dans ta boîte?
—C'est celui de l'administration; on n'y touche pas.
—C'est ce que nous allons voir; si tu n'aboules pas ton sac de bonne volonté, je te crève la... peau; foi de Badouillard.
—Badouillard! s'écrie le facteur, attendez donc... Badouillard... J'ai une lettre chargée pour vous.
⁂
Le comte D..., grand défenseur du trône et de l'autel, grand chasseur devant l'Éternel et auprès des gens d'esprit, a étonné Paris, non pas de ses fredaines, comme beaucoup de ses semblables, mais par la magnificence de ses fêtes artistiques et splendides; vous savez de qui je veux parler.
Ce comte D. était amoureux.
La femme aimée s'appelait Marie; le mois de mai allait sonner; le comte s'imagina de faire célébrer, dans la chapelle de son château du Nivernais, le premier jour du mois de la Vierge avec une pompe dont ses voisins de campagne et ses tenanciers garderaient la mémoire.
La chapelle était tendue comme pour les plus grands jours. Charlotte Dreyfus, l'incomparable artiste, avait bien voulu tenir l'orgue; des chanteurs étaient venus tout exprès de Paris, l'encens brûlait, les fleurs jonchaient la terre; rien de plus beau et de plus édifiant.
La bannière de la Vierge, portée et suivie par des enfants de chœur, somptueusement vêtus et couronnés de fleurs, est promenée triomphalement dans la chapelle.[Pg 306] La procession s'arrête devant le banc seigneurial, et l'assemblée entonne pieusement le cantique:
Le comte, recueilli, prie la tête inclinée; l'assistance, émue, goûte les ineffables joies du recueillement.
Mais voilà qu'une fleur caresse le front du comte.
Cette fleur c'est une marguerite.
Cette marguerite est sur une couronne; la couronne est sur la tête d'un enfant de chœur.
Que ce passa-t-il entre cette fleur et le comte?
Des choses inouïes, sans doute, car le comte, oubliant tout ce qui l'entourait, se mit à tirer l'un après l'autre les pétales de la pauvre fleur.
L'enfant lève la tête.
—Ne bouge pas, ou je te flanque une calotte!
Le gamin, qui sait son seigneur sur le bout du doigt, ne bronche plus, et se met à crier:
Protégez-nous, reine immortelle.
"Le comte tire toujours:
—Elle m'aime—un peu—beaucoup—passionnément—pas du tout—elle m'aime—un peu—beaucoup!
⁂
Il n'est que le divorce qui supprimera une plaie de[Pg 307] notre temps, assez connue pour que je n'aie pas besoin d'insister davantage.
L'autre soir, on devisait sur le divorce à la soirée de M. de B.....t.
Les hommes étaient contre, les femmes pour.
—Mesdames, dit un fort brillant causeur, M. de X..., qui a la plus ravissante femme du monde et qui a été préfet de l'empire, on ne peut avoir tous les bonheurs; mesdames, permettez-moi de vous conter un fait qui est la condamnation du divorce.
Le silence se fit, M. de X... continua:
—Une femme la plus charmante, la plus vertueuse, la plus douce du monde, avait épousé un gentilhomme de fort grande maison, le marquis de Trois-Étoiles.
—Oh! mon cher comte, dites les noms, de grâce, fit la maîtresse de la maison.
—Impossible, madame.
—C'est donc scandaleux, ce que vous aller nous raconter là?
—Mais non, au contraire.
Un léger désappointement se manifesta dans l'assemblée; le conteur poursuivit:
—L'union fut heureuse; un beau matin, et sans qu'on sût pourquoi, les époux divorcèrent, et la marquise, un an après, épousait un diplomate étranger, le comte de Quatre-Étoiles. Pendant cinq ou six ans, le bonheur habita avec M. de Quatre-Étoiles et sa femme,[Pg 308] mais voilà qu'apprenant que la loi sur le divorce allait être supprimée, la comtesse fit tant des pieds et des mains qu'elle obtint de divorcer une seconde fois.
Ici le conteur s'arrêta pour jouir de la surprise des assistants. Un sourire indécis parcourut le côté des hommes; le côté des dames ne sourcilla pas.
—Après? demanda la maîtresse de la maison.
—Après, la comtesse se remaria une troisième fois.
—Jusqu'à présent votre histoire n'a rien d'extraordinaire, et on ne comprend guère que vous ayez caché les noms.
—Patience, mesdames; maintenant je vous donne en cent, je vous donne en mille, comme disait cette femme qui écrivait tant de lettres, à deviner qui la comtesse épousa en troisième noces?
—Son premier mari! s'écrièrent toutes les femmes.
—Oh! c'est une trahison! mesdames, vous saviez mon histoire et vous me la laissez dire, ce n'est pas charitable.
—Nous ne savions pas votre histoire du tout; mais la comtesse ne pouvait épouser que son premier mari, dit une très jeune femme, ça tombe sous le sens commun.
—Alors, reprit le comte, si c'est aussi naturel que vous le voulez bien dire, je ne vois pas la nécessité de taire plus longtemps le nom de la belle divorcée: c'était la marquise de L.., mère du prince de S. actuel.
⁂
On disait à tort que l'opinion publique voyait tout avec indifférence. La maladie de M. Thiers l'avait fort alarmée; aussi est-ce avec satisfaction qu'elle a appris son rétablissement et lu dans les feuilles publiques que M. le Président de la République avait dîné avec les docteurs Barthe et Maurice.
—Deux médecins à la fois! s'écriait un fanatique. On ne dira pas qu'il a froid aux yeux celui-là!
FIN
TABLE
Imprimeries réunies, B.
JULES NORIAC
Quoiqu'il ait succombé à trois années de souffrances sans nom, Jules Noriac, on peut le dire, a été surpris par la mort. Encore jeune, plein de vigueur, étant demeuré jusqu'à la dernière minute maître de la plénitude de son vif esprit, il a pu espérer une guérison qu'on ne cessait de lui promettre. Mais le mal implacable qui était tombé sur lui avec la rapidité d'un coup de foudre a fini par rendre impuissants tous les efforts de la science, et ce vaillant conteur s'est éteint quand il se sentait encore la force de bien tenir la plume qui a écrit tant de belles choses.
Au milieu des angoisses de la dernière heure, Jules Noriac avait surtout un amer regret; c'était de ne pouvoir achever plusieurs œuvres commencées. Un grand roman, des pièces de théâtre, des souvenirs anecdotiques, tout cela pour arriver à bonne fin n'attendait plus qu'un retour à la santé. Mais, encore une fois, il s'était leurré d'un faux espoir: l'ouvrier, à son insu, avait fini sa journée.
Cependant, puisqu'il ne lui était plus permis de songer à terminer la tâche qu'il s'était tracée, il voulut, du moins, laisser un dernier souvenir aux siens, un dernier livre à ce public qui l'a tant encouragé à ses débuts. Il s'agissait d'une gerbe de petites Nouvelles ayant paru dans des recueils littéraires, de Saynètes qui n'ont été jouées que dans quelques salons et de ces Esquisses de mœurs parisiennes dont il faisait le tissu de ses chroniques.
Ces pages éparses, Jules Noriac a légué à l'un de ses amis le soin de les rassembler. C'est de ces[Pg vii] divers morceaux qu'est formé ce volume. On pourra voir que le charmant écrivain est là-dedans tout entier. Tout le monde, en effet, y retrouvera sans peine l'ironie toute parisienne de la Bêtise humaine et la verve si amusante du Cent-et-unième.
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Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director [email protected] Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. 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