The Project Gutenberg EBook of Le monde tel qu'il sera, by Émile Souvestre This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have to check the laws of the country where you are located before using this ebook. Title: Le monde tel qu'il sera Author: Émile Souvestre Release Date: December 10, 2019 [EBook #60891] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MONDE TEL QU'IL SERA *** Produced by Carlo Traverso, Laurent Vogel and the Distributed Proofreading team at DP-test Italia. (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries
PAR
ÉMILE SOUVESTRE
NOUVELLE ÉDITION
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS
1859
Reproduction et traduction réservées
ŒUVRES COMPLÈTES
D'ÉMILE SOUVESTRE
PARUES DANS LA COLLECTION MICHEL LÉVY
Un Philosophe sous les toits | 1 vol. |
Confessions d'un ouvrier | 1 — |
Au coin du feu | 1 — |
Scènes de la vie intime | 1 — |
Chroniques de la mer | 1 — |
Les Clairières | 1 — |
Scènes de la Chouannerie | 1 — |
Dans la Prairie | 1 — |
Les derniers Paysans | 1 — |
En quarantaine | 1 — |
Sur la Pelouse | 1 — |
Les Soirées de Meudon | 1 — |
Souvenirs d'un Vieillard, la dernière Étape | 1 — |
Scènes et Récits des Alpes | 1 — |
Les Anges du Foyer | 1 — |
L'Echelle de femmes | 1 — |
La Goutte d'eau | 1 — |
Sous les Filets | 1 — |
Le Foyer breton | 2 — |
Contes et Nouvelles | 1 — |
Les derniers Bretons | 2 — |
Les Réprouvés et les Élus | 2 — |
Les Péchés de jeunesse | 1 — |
Riche et Pauvre | 1 — |
En Famille | 1 — |
Pierre et Jean | 1 — |
Deux Misères | 1 — |
Les Drames parisiens | 1 — |
Au bord du Lac | 1 — |
Pendant la Moisson | 1 — |
Sous les Ombrages | 1 — |
Le Mat de Cocagne | 1 — |
Le Mémorial de famille | 1 — |
Souvenirs d'un Bas-Breton | 2 — |
L'Homme et l'Argent | 1 — |
Le Monde tel qu'il sera | 1 — |
Histoires d'autrefois | 1 — |
Sous la Tonnelle | 1 — |
Paris, imprimerie de Ch. Jouaust, rue Saint-Honoré, 338.
Les voyez-vous, accoudés à leur fenêtre de mansarde, au milieu des giroflées en fleurs et du gazouillement des oiseaux nichés sous les tuiles? La main de Marthe est posée sur l'épaule de Maurice, et tous deux regardent au-dessous d'eux, vers l'abîme sombre. Dans l'abîme apparaît d'abord l'azur étoilé du ciel, puis, plus bas, les ténèbres lumineuses de Paris. Maurice contemple Paris, Marthe ne voit que le ciel!
Mais après avoir erré d'étoile en étoile, son regard fatigué se repose sur Maurice, sa main s'appuie plus tendrement sur l'épaule qui la soutient, sa bouche s'approche et murmure dans un baiser:
«A quoi penses-tu?»
Perpétuelle question de ceux qui s'aiment; appel inquiet des âmes qui se cherchent sans se voir, et qui, comme des sœurs égarées dans la nuit, s'interrogent à chaque pas!
Maurice se retourna, et ces deux visages, sur lesquels souriaient le bonheur et la jeunesse, se contemplèrent longtemps.
Bien qu'il fût jeune et amoureux, Maurice n'appartenait point à la phalange des hommes de fantaisie qui se sont eux-mêmes décorés du nom de charmants égoïstes. Maurice (il faut bien l'avouer!) était un de ces esprits singuliers qui prennent plus d'intérêt aux destinées du genre humain qu'aux bals de l'Opéra. Tourmenté par la vue de tant de douleurs sans consolation, de tant de misères sans espoir, il en était venu à rêver le bonheur des hommes, comme si la chose en eût valu la peine, et à chercher par quel moyen il pourrait s'accomplir, bien qu'il n'eût reçu pour cela aucune mission du gouvernement.
Il se mit, en conséquence, à étudier les œuvres de ceux qui s'étaient posés comme les penseurs sérieux et comme les sages du temps. Les premiers auxquels il s'adressa furent les philosophes. Ils lui expliquèrent dogmatiquement, au moyen de formules qui avaient tout l'agrément de l'algèbre sans en avoir la précision, ce que c'était que le relatif et l'absolu, le moi et le non-moi, le causal et le phénoménal!… Quant au reste, ils n'y avaient point songé! La philosophie ne s'occupait que des grands principes, c'est-à-dire de ceux qui ne vous rendent ni plus heureux ni meilleurs!
Maurice, peu satisfait, s'adressa aux publicistes, aux historiens, aux légistes. Ils lui analysèrent, tour à tour, les différentes constitutions, et lui commentèrent les différents codes! Mais, sous toutes ces constitutions, le plus grand nombre mourait de faim, pendant que le plus petit mourait d'indigestion; tous les codes étaient des mers trompeuses, où périssaient les pauvres barques de contrebandiers, tandis que les gros corsaires y voguaient à pleines voiles!… Ce n'était point encore là ce que cherchait Maurice; il eut recours aux statisticiens et aux économistes.
Ceux-ci, qui s'étaient sérieusement occupés de la question, le promenèrent six mois à travers leurs colonnades de chiffres, puis finirent par lui déclarer que tout était comme tout pouvait être, et qu'il n'y avait qu'à laisser faire et qu'à laisser passer!…
Il se trouvait donc précisément aussi avancé qu'avant d'avoir rien lu.
En désespoir de cause, il fallut en venir aux fous dont parle Béranger.
Maurice étudia les socialistes: Robert Owen, Saint-Simon, Fourier, Swedenborg! A les entendre, chacun d'eux possédait la contre-partie de la boîte de Pandore; il suffisait de l'ouvrir pour que toutes les joies prissent leur volée parmi les hommes; le désespoir seul devait rester au fond! Maurice soupesa l'une après l'autre les boîtes magiques, souleva les couvercles, regarda au-dessous!… Il lui semblait bien apercevoir du bon dans chacune, mais non sans beaucoup de mélange: le froment était mêlé à l'ivraie, et, avant d'en faire une saine nourriture, il restait encore à vanner et à moudre pour longtemps. Ne pouvant tout rejeter ni tout accepter, il demeura donc à cheval sur une demi-douzaine de systèmes contradictoires; position peu commode, que M. Cousin a baptisée d'un nom grec pour lui donner un air philosophique.
Cependant toutes ces études avaient fortifié sa foi dans l'avenir, cette terre promise de ceux qui ne peuvent voir clair dans le présent. Il croyait au progrès indéfini du genre humain, aussi ardemment qu'un provincial reçu gens de lettres croit à ses destinées littéraires. Les fascinantes influences de la lune de miel elle-même n'avaient rien changé à ces préoccupations, car Marthe s'y était associée, et ce qui eût pu devenir entre eux un mur de séparation s'était ainsi transformé en anneau d'alliance. Réunies dans une même espérance, leurs deux âmes formaient un foyer commun, dont les doux rayonnements s'épandaient sur tous. Ils s'aimaient dans l'humanité, comme les époux chrétiens s'aiment en Dieu… quand ils s'aiment!
Le lecteur voudra bien observer que, ces explications indispensables étant ce que les grammairiens appellent une proposition incidente, nous fermerons ici la parenthèse pour reprendre le fil de notre récit.
Ainsi que nous l'avons dit, Maurice s'était retourné à la question adressée par Marthe, et tous deux se regardèrent quelque temps sans rien dire, comme on se regarde, à la lueur des étoiles, quand on habite ensemble une mansarde, à vingt ans!
Cependant, après un long silence, qui fut aussi un long baiser, la jeune femme répéta de nouveau sa question:
«A quoi penses-tu?»
Le jeune homme l'enlaça d'un de ses bras.
«J'ai d'abord pensé à toi, répliqua-t-il; puis, ému par cette pensée, mon cœur s'est ouvert, agrandi; j'ai été saisi d'une sollicitude attendrie pour ce monde au milieu duquel nous nous aimons, et je me suis demandé ce qu'il deviendrait dans l'avenir.
—Rappelle-toi la maison où nous nous sommes connus, dit Marthe: il y avait des enfants qui venaient de naître, des jeunes filles qui entraient dans la vie, de grands parents tout près d'en sortir!… N'est-ce point là l'avenir du monde, comme son présent et son passé?
—Pour les individus, mais non pour les sociétés, fit observer Maurice. Outre la vie, qui se transmet toujours pareille, il y a l'esprit, qui varie. Les hommes sont des pierres animées dont chaque siècle construit un édifice différent, selon ses lumières ou ses désirs. Jusqu'à présent l'édifice n'a été qu'une ajoupa de sauvages, une tente de guerriers, ou une baraque de marchands; mais le grand architecte qui doit bâtir le temple viendra tôt ou tard; il viendra, car les signes précurseurs ont annoncé son arrivée…
—Montre-les-moi, dit la jeune femme, dont la joue vint s'appuyer à la joue de Maurice, comme si elle eût pensé qu'un des signes annoncés était un baiser.
—Regarde, reprit-il en se penchant à l'étroite croisée; que vois-tu devant toi?
—Je vois de petites nuées blanches glissant là-bas dans l'azur, et qui ont l'air d'anges gardiens qui s'envolent, répondit Marthe.
—Et plus bas?
—Je vois, au sommet du coteau, une mansarde éclairée… celle où je t'ai connu.
—Et plus bas encore?
—Plus bas, répéta la jeune femme, je ne vois plus que la nuit.
—Mais cette nuit enveloppe un million d'intelligences qui veillent! reprit Maurice avec exaltation. Ah! si tu pouvais apercevoir tout ce qui se prépare au fond de ces ténèbres! Ces murmures lointains qui ressemblent à des gémissements, ces lueurs qui passent, ces vapeurs qui s'élèvent, tout cela est un monde près de se former. Ainsi qu'aux premiers jours de la création, tous les éléments sont encore dans le chaos; mais laisse au soleil le temps de se lever, et l'avenir sortira de ces ténèbres comme la terre sortit des eaux après le déluge.»
Marthe ne répondit pas, mais, fascinée par la voix du jeune homme, elle se pencha sur l'abîme sombre, espérant voir quelque magnifique transformation.
«Oui, je voudrais connaître cet avenir si beau, dit-elle avec l'expression curieuse et émerveillée d'un enfant. Pourquoi ne peut-on s'endormir pendant plusieurs siècles, afin de se réveiller dans un monde plus parfait? Oh! si j'avais une fée pour marraine!
—Les fées sont parties en brisant leurs baguettes, dit Maurice; c'est au génie des hommes d'en retrouver les débris et de les réunir de nouveau.
—Qui faut-il donc invoquer alors? reprit la jeune femme. Les anges ont cessé de nous visiter comme ils le faisaient au temps de Jacob et de Tobie; Jésus, Marie ni les saints ne quittent plus le paradis, comme au moyen-âge, pour éprouver les âmes ou secourir les affligés. Toutes les puissances supérieures ont-elles donc abandonné la terre? N'y a-t-il plus ici-bas ni dieu ni lutin qui puisse servir d'intermédiaire entre le monde réel et le monde invisible? Tous les pays, tous les âges, ont eu leur génie protecteur; où est celui de notre temps, et quel est-il?
—Voilà! cria une voix brève et lointaine.»
Les deux amants surpris relevèrent la tête! Au milieu de la nuit, sur la cime des toits, glissait rapidement une ombre qui s'arrêta tout à coup devant la fenêtre ouverte, avec un éclat de rire métallique.
Marthe saisie s'était rejetée en arrière; Maurice lui-même avait reculé d'un pas.
«Voilà! répéta la voix toujours sèche et précipitée. Vous m'avez appelé, j'arrive.»
En parlant ainsi, le nouveau venu fit un mouvement qui le plaça dans la ligne de lumière dessinée sur le toit par la lune, et se trouva ainsi éclairé tout entier.
C'était un petit homme en paletot de caoutchouc, coiffé d'un gibus mécanique, cravaté d'un col de crinoline, et chaussé de guêtres en drap anglais. Il portait au cou une énorme chaîne dorée par le procédé Ruolz, à la main droite une canne de fer creux, et sous le bras gauche un portefeuille d'où sortaient quelques coupons d'actions industrielles. Toutes les parties de son costume montraient l'inévitable estampille:
BREVETÉ DU GOUVERNEMENT
sans garantie aucune.
Quant à sa personne, on eût dit un banquier compliqué d'un notaire.
Il était commodément assis sur une locomotive anglaise, dont la fumée l'enveloppait de fantastiques nuages, et portait en groupe un daguerréotype de la fabrique de M. Le Chevalier.
Maurice, un peu effrayé d'abord de cette apparition subite, fut rassuré par son apparence pacifique. Il regarda en face le petit homme et lui demanda qui il était.
«Qui je suis? répéta ce dernier en ricanant; pardieu! dame Marthe doit le savoir.
—Moi! s'écria la jeune femme, qui tremblait comme un auteur le soir de sa première représentation.
—Ne venez-vous point de m'appeler? reprit le petit homme.»
Maurice fit un mouvement.
«Ah! je vous reconnais! dit-il; vous êtes le lutin familier des mansardes, l'ancien serviteur de don Cléophas Zambulo, le démon Asmodée.»
L'inconnu frappa du poing sur sa locomotive.
«J'en étais sûr, dit-il, toujours Asmodée; la réputation de ce drôle lui a survécu.
—Il est donc mort? demanda Maurice étonné.
—Ne le savez-vous pas? reprit le petit homme. Béranger l'a annoncé:
—Et pourtant, objecta Marthe, qui commençait à se rassurer, on a publié ses mémoires et son voyage à Paris.
—Œuvres apocryphes! fit observer l'homme au paletot de caoutchouc; le diable n'en eût jamais fait autant. Je l'ai beaucoup connu, c'était un vaurien des plus maussades; mais il a eu le même bonheur que le prince de Talleyrand, son cousin: on lui a attribué l'esprit de tout le monde. Heureusement que l'esprit des ténèbres a fait son temps; son règne finit et le mien commence!»
Les deux amants ravis relevèrent la tête.
«Votre règne! s'écrièrent-ils en même temps. Ainsi vous êtes?…»
Ils cherchaient le nom qu'ils devaient lui donner. Le petit homme glissa gracieusement deux doigts dans la poche de son gilet de cachemire français, en retira une carte lithographiée, et la présenta à Maurice, qui lut:
M. John Progrès, membre de toutes les Sociétés de perfectionnement d'Europe, d'Asie, d'Afrique, d'Amérique, d'Océanie, etc., etc.—Rue de Rivoli.
Maurice et Marthe s'inclinèrent respectueusement.
«J'allais visiter les travaux de vos nouveaux chemins de fer, reprit le génie au paletot de caoutchouc, lorsqu'en passant j'ai entendu le souhait de madame Marthe d'abord, puis son appel; je me suis détourné pour répondre à l'un et pour satisfaire à l'autre.
—Quoi! s'écria la jeune femme, ce vœu de franchir plusieurs siècles pour se retrouver au milieu du monde perfectionné qui nous est promis?…
—Je puis l'accomplir, dit le petit dieu en passant avec fatuité sur une de ses joues la pomme de sa canne en fer creux; dites un mot, et vous vous endormez à l'instant, pour ne vous réveiller tous deux qu'en l'an TROIS MILLE.»
Marthe et Maurice se regardèrent émerveillés.
«En l'an TROIS MILLE! répéta celui-ci; et alors les germes semés par notre époque auront rapporté tous leurs fruits?
—En l'an TROIS MILLE! et nous nous retrouverons ensemble? ajouta celle-là, un bras posé sur le bras du jeune homme.
—En l'an TROIS MILLE! et vous vous réveillerez aussi jeunes et aussi amoureux, acheva le génie avec un rire de financier.
—Ah! s'il est vrai, reprit Maurice exalté, ne tardez point davantage; montrez-nous l'avenir qu'on nous annonce si splendide! Qui nous retiendrait dans ce présent, où tout n'est que lutte et incertitude? Dormons pendant que le genre humain marche péniblement à travers les routes mal frayées; dormons pour ne nous réveiller qu'au terme du voyage!»
Il avait enveloppé Marthe d'un de ses bras, et l'approcha de son cœur, afin d'être sûr de l'emporter à travers ce sommeil de plusieurs siècles. M. John Progrès se pencha vers eux et avança les deux mains, comme un magnétiseur près de communiquer le fluide merveilleux qui transporte le nerf visuel dans l'occiput et l'odorat dans l'épigastre; mais Marthe fit un mouvement de côté.
«Ah! s'écria-t-elle épouvantée, votre sommeil, c'est la mort; votre monde, c'est l'inconnu. Maurice, restons où nous sommes et ce que nous sommes!
—Non, s'écria le jeune homme fasciné, je veux voir le but.
—La route est si belle! Regarde, que de fleurs à cueillir! quel ciel bleu sur nos têtes! que de douces rumeurs de sources et de brises!
—Savoir! savoir! Marthe.
—Vivre! vivre! Maurice.
—Oui, mais dans un meilleur monde et sous de plus justes lois! Appuie ton front sur mon épaule, Marthe; serre-toi contre mon cœur, et ne crains rien! je suis là et je t'aime!»
Il avait enveloppé la jeune femme dans ses bras, et les mains du génie étaient restées étendues! Tous deux sentirent, tout à coup, leurs paupières s'appesantir; ils cherchèrent instinctivement le grand fauteuil de travail de Maurice, et s'y affaissèrent dans un sommeil glacé qui ressemblait à la mort.
Le lendemain, tous les journaux donnaient, aux faits divers, la nouvelle suivante:
«Un événement aussi triste qu'inattendu vient de jeter la désolation parmi l'intéressante population des Batignolles. Un jeune homme et une jeune fille, qui habitaient l'étage supérieur d'une maison située rue des Carrières, ont été trouvés morts ce matin. On se perd en conjectures sur ce funeste accident, qui ne paraît être ni le résultat du crime, ni celui du désespoir.»
Le jour suivant, le Moniteur parisien consacrait un nouvel article aux amants batignollais, en annonçant que tous deux s'étaient asphyxiés par inspiration poétique et pour échapper aux désenchantements de la vie. Le surlendemain. Le Constitutionnel publiait des détails intimes sur leurs derniers instants, et le lendemain du surlendemain La Presse annonçait la publication de leur correspondance inédite, recueillie par un ami!
De plus, tous les poëtes de province accordèrent leur lyre (car la lyre et la guitare sont encore connues dans les départements); et il en résulta douze cents strophes, en vers de toutes mesures, sur la mort de Marthe et de Maurice. Mais les plus citées furent celles d'un employé des droits réunis de Bar-sur-Aube, qui venait de se placer aux premiers rangs des poëtes dramatiques par une tragédie grecque jouée avec un immense succès au théâtre de Bobino. On répéta surtout le refrain:
Heureux vers, dont le premier, selon la remarque d'un célèbre critique, appartenait évidemment à l'école colorée de Shakespeare, et le second à la sombre école de Racine.
La gravure exploita également le couple amoureux. Le journal L'Illustration publia la vue de leur fenêtre de mansarde, avec une gouttière sur le premier plan, dessin de circonstance, qui ajoutait un charme touchant au récit de cette double mort.
Enfin, pour que rien ne manquât à leur célébrité, M. Gannal écrivit au Journal des Débats une lettre par laquelle il offrait de les embaumer gratuitement, en donnant l'adresse de sa fabrique de conserves humaines.
Mais un seul mot fit évanouir toute cette gloire!
L'oncle de Marthe, averti par la rumeur publique, s'indigna des mensonges publiés par les journaux, et leur adressa une réclamation à laquelle il joignit comme pièces à l'appui:
1o Le certificat du médecin du quartier, constatant que Marthe et Maurice étaient morts naturellement, de mort subite;
2o L'extrait des registres de l'état civil, prouvant que tous deux étaient mariés à la mairie du quatrième arrondissement.
Ainsi, on avait cru s'intéresser à des amants suicidés, et l'on n'avait que des gens morts malgré eux et mariés! Cette nouvelle fut comme un coup d'air qui enrhuma subitement tous les organes de la publicité. Le Constitutionnel revint à son histoire des jésuites, entrecoupée de quelques anecdotes sur le serpent de mer; La Presse découvrit que la correspondance annoncée était apocryphe, et en suspendit l'insertion; enfin La Gazette des Tribunaux annonça l'arrestation d'une empoisonneuse de bonne maison qui venait de se défaire de toute sa famille, par suite de la déplorable organisation sociale qui ne nous permet d'hériter que de ceux qui sont morts!
Cette dernière affaire absorba toute l'attention publique, et les noms de Marthe et de Maurice retombèrent dans l'oubli.
Cependant tous deux avaient été réunis dans un même cercueil et portés au cimetière. L'humble corbillard traversa Paris suivi d'un vieillard, d'une jeune femme et de ses enfants: c'était toute la famille des morts! Le soleil brillait, les bouquetières offraient aux passants les premières violettes, les arbres commençaient à montrer leurs feuilles soyeuses, et les oiseaux gazouillaient le long des toits en cherchant la place de leurs nids! Tout était mouvement, parfum, lumière, et, au milieu de cette renaissance générale, le cercueil isolé passait sans être aperçu: car qui peut demander à la vie de voir et de comprendre la mort?
En revenant, le vieillard, la jeune femme et les deux enfants montèrent à la mansarde qu'avaient habitée ceux qu'ils venaient de déposer dans la terre. Sur le seuil se tenait l'employé des pompes funèbres, le mouchoir d'une main et son mémoire de l'autre. Le mouchoir ne couvrait qu'un œil, mais le mémoire eût pu envelopper toute la personne: car, s'il coûte cher de vivre à Paris, il est encore plus dispendieux de s'y faire enterrer. Pour payer la tombe des deux morts, il fallut vendre tout ce qu'ils avaient possédé vivants. Les livres de Maurice soldèrent le cercueil; la bague et la croix d'or de Marthe, le suaire; le reste, ce trou de terre où ils reposaient. Quand tout fut enfin payé, le croque-mort mit son mouchoir dans sa poche, et demanda son pourboire…
Cependant les jours s'écoulèrent, puis les années, puis les siècles, et tout souvenir de Marthe et de Maurice s'était effacé. On ne se rappelait même plus les deux vers de l'employé des droits réunis de Bar-sur-Aube; mais le génie au paletot n'avait point oublié sa promesse. La mort des deux amants n'était qu'un sommeil, et, du fond de leur tombe, ils suivaient les transformations successives des sociétés, comme les images d'un rêve confus.
Il leur sembla d'abord qu'ils voyaient les monarchies changées en gouvernements constitutionnels, et les gouvernements constitutionnels en républiques. Puis les races puissantes vieillissaient et faisaient place à des races plus jeunes. La civilisation, transmise comme ce flambeau allumé des saturnales, passait de mains en mains, laissant peu à peu dans l'ombre le point de son départ. De nouveaux intérêts appelaient l'activité humaine sous d'autres cieux. L'Europe négligée retombait lentement dans l'inertie et la solitude, tandis que l'Amérique, puis une contrée plus nouvelle, absorbaient en elles tous les éléments de vie. Le vieux monde n'était déjà plus qu'une terre sauvage, dont les sociétés modernes exploitaient les ruines. Richesses enfouies, monuments abattus, tombes oubliées, tout devenait la propriété de ces générations marchandes. Il sembla même à Marthe et à Maurice que le cercueil qui les renfermait était arraché au sol funèbre avec des milliers d'autres, qu'on les embarquait ensemble, et que tous étaient transportés dans une région inconnue, centre de la civilisation nouvelle.
Mais ici l'espèce d'intuition mystérieuse qui leur avait tout révélé jusqu'alors s'obscurcit. Il y eut dans leur songe une interruption subite: puis une voix claire fit tout à coup entendre à leurs oreilles ce cri:
L'an trois mille!
Au même instant, le couvercle de la bière fut rejeté, et les deux amants, réveillés en sursaut, se soulevèrent de leurs linceuls.
D'abord, ils n'aperçurent rien qu'eux-mêmes. En se retrouvant après un sommeil de tant de siècles, tous deux jetèrent un cri de joie; leurs bras s'étendirent l'un vers l'autre, et ils échangèrent leurs noms dans un baiser.
Un éclat de rire strident les interrompit.
Ils se retournèrent en tressaillant: le petit génie était à quelques pas, debout sur sa locomotive fantastique.
Marthe poussa une exclamation, rougit, et ramena autour de ses épaules les plis du suaire.
«Eh bien! j'ai tenu parole, dit le déicule; grâce à moi, vous venez de traverser onze siècles sans vous en apercevoir.
—Se peut-il? s'écria Maurice stupéfait.
—Et vous voilà transportés au centre de la civilisation que vous désiriez connaître, continua le génie; nous sommes ici dans l'île autrefois appelée Taïti.
—La Nouvelle-Cythère du capitaine Cook? demanda le jeune homme.
—Aujourd'hui nommée l'Ile du Noir-Animal, continua le dieu. Les gros industriels du pays font fouiller le monde entier pour se procurer la matière première de leur commerce, et vous devez à ces recherches d'avoir été transportés chez eux.»
Marthe regarda autour d'elle, et remarqua alors qu'ils se trouvaient dans un immense édifice rempli de bières et d'ossements. Elle se serra contre Maurice avec un geste de frayeur.
«Oh! ne craignez rien, reprit le génie en riant de sa voix aigre; on ne vous confondra point avec les morts. Vous vous trouvez chez l'un des plus respectables fabricants de l'île, M. Omnivore, qui sera ravi de voir en vous un échantillon des temps barbares. Il est averti de votre résurrection, et va venir lui-même.»
La jeune femme, inquiète, s'enveloppa plus soigneusement dans son linceul.
«Ne prenez point garde à la légèreté de votre costume, fit observer le petit dieu; nous ne sommes plus ici dans vos ridicules climats, où le soleil fait l'office d'une bougie qui éclaire sans chauffer. A l'île du Noir-Animal, l'air tient lieu de paletot; aussi vous voyez que l'intérêt bien entendu a réduit l'habillement à sa plus simple expression.»
Les deux amants remarquèrent alors, en effet, la transformation qui s'était opérée chez M. Progrès. Il n'avait pour vêtements qu'un caleçon de coton, un chapeau d'écorce à larges bords, et des bottes en vannerie ornées de clochettes. Maurice apprit de lui que tel était le costume généralement adopté, vu sa commodité et son économie. La civilisation de l'an trois mille, ayant renoncé à tout ce qui n'était pas d'une utilité immédiate, avait laissé la parure aux femmes ou aux esprits futiles; les hommes graves se contentaient du caleçon, rehaussé de leurs grâces naturelles.
Comme il achevait ces explications, un bruit de pas retentit à la porte de l'édifice, et le génie, donnant un coup de talon à son coursier de vapeur, disparut comme l'éclair.
M. Omnivore était suivi d'une demi-douzaine de serviteurs qui donnaient tous des marques du plus vif étonnement. Ils parlaient à la fois, comme nos députés lorsqu'ils veulent éclaircir une question importante, et Maurice reconnut que leurs paroles étaient un mélange de français, d'anglais et d'allemand, dont il se rendit compte assez facilement, vu la connaissance qu'il avait de ces trois langues. Ils répétaient tous ensemble:
«Merveille! merveille! deux morts des premiers âges sont ressuscités; le chauffeur les a vus sortir de leur bière!»
Mais ils s'interrompirent tout à coup, à la vue des deux époux, en criant:
«Les voilà!»
Et ils s'arrêtèrent à quelques pas, avec une curiosité que tempérait évidemment la peur.
Marthe, confuse, s'était cachée à demi derrière Maurice; mais ce dernier, qui voulait soutenir l'honneur du dix-neuvième siècle, auquel M. Progrès venait d'accoler l'épithète de barbare, se redressa gravement, salua les visiteurs, et leur adressa le discours suivant:
«Messieurs et honorables inconnus,«Ce n'est point le hasard, mais notre libre choix, qui nous a fait traverser près de deux mille années, pour renaître au milieu de cette génération puissante et éclairée, qui, à force de conquêtes dans le domaine de la perfectibilité humaine, a fait descendre le royaume du ciel sur la terre.
«Aussi nous estimons-nous heureux de pouvoir connaître par nous-mêmes cette race de demi-dieux, si noblement représentée par ceux qui veulent bien m'écouter dans ce moment!…»
(Ici un murmure d'approbation interrompit l'orateur. Il reprit d'une voix plus élevée:)
«Je viens parmi vous, Messieurs, pour m'échauffer au soleil de la civilisation, qui ne brille nulle part ailleurs aussi éclatant!…»
(Bruyants applaudissements.)
«Pour admirer les miracles opérés par une nation intelligente et généreuse…»
(Applaudissements plus bruyants.)
«Pour rendre hommage à un pays que l'on pourrait appeler la patrie de toutes les gloires!»
(Applaudissements prolongés.)
«Enfin, pour jouir de cette noble alliance de l'ordre et de la liberté, réalisée par le plus grand peuple du monde.»
(Tonnerre d'applaudissements: plusieurs voix crient:—Vivent les morts parisiens!)
Il fallut quelques instants pour apaiser l'émotion produite par l'éloquente improvisation de Maurice; les habitants de l'île du Noir-Animal ne pouvaient cacher leur surprise de trouver dans un barbare, enterré depuis onze siècles, cette élévation de pensée et cette justesse d'appréciation. Les auditeurs les plus instruits croyaient reconnaître, dans le langage du jeune homme, un ancien président de congrès provincial, ou pour le moins un secrétaire de société philanthropique, conservé par la méthode de M. Gannal. Enfin, quand le silence fut rétabli, M. Omnivore, qui voulait répliquer dignement au discours de son hôte, s'avança avec gravité, toussa trois fois, afin de recueillir ses idées, et dit, avec un accent franc-anglo-tudesque:
«Monsieur«En réponse au vôtre du présent jour, je m'empresse de vous faire savoir que la maison Omnivore et compagnie se trouvera flattée d'entrer en relations avec la vôtre, et que vous serez accueilli aussi favorablement qu'une traite à présentation; ladite maison tenant à honneur de vous maintenir dans la bonne opinion que vous avez conçue du peuple auquel elle a l'avantage d'appartenir.»
Les auditeurs échangèrent un regard de satisfaction. Tous applaudissaient évidemment à la clarté et à la précision commerciale de la réponse faite par M. Omnivore. Celui-ci s'en aperçut, et prit une prise de tabac pour donner une contenance à sa modestie.
Mais la glace était rompue, et l'on en vint à des explications moins solennelles. Maurice raconta comment Marthe et lui se trouvaient là, en exprimant le désir de quitter au plus tôt ce lieu funèbre, dont l'aspect attristait sa compagne. M. Omnivore se hâta de faire apporter des vêtements fournis par les fouilles récentes qui avaient été faites dans les ruines du vieux monde, et il se retira, en annonçant qu'il reviendrait prendre ses hôtes.
Il reparut, en effet, au bout d'un quart d'heure, et ne put retenir un éclat de rire à la vue du costume des deux jeunes époux. Il en examina quelque temps toutes les parties, avec la même curiosité qu'un Français du dix-neuvième siècle étudiant la toilette d'un Hottentot. Il fallut lui expliquer l'utilité de cette longue robe de femme qui embarrassait la marche, de ce chapeau qui plaçait son visage au fond d'un cornet, de cet habit d'homme dont les basques pendantes ressemblaient aux deux ailes d'un hanneton malade, de ce pantalon que se disputaient les bretelles et les sous-pieds, comme une victime tirée à quatre chevaux. Marthe et Maurice justifièrent de leur mieux les costumes de leur époque; mais, après les avoir écoutés, M. Omnivore jeta un regard sur son habillement perfectionné, et ne put retenir un sourire d'orgueil.
Cet habillement avait, en effet, résolu la question d'utilité aussi complétement qu'on pouvait l'espérer. Il ne servait point seulement de costume, mais d'annonce, de prix-courant et de carnet à échéance.
A la ceinture du caleçon se voyaient imprimés les mots Omnivore et compagnie, suivis des renseignements commerciaux les plus détaillés sur la nature et l'excellence des produits fournis par leur fabrique. La jambe droite présentait un barême complet destiné à simplifier les plus longs calculs, et la jambe gauche un almanach de cabinet avec les heures de départ des paquebots et courriers. Des deux côtés apparaissaient, en guise de rubans, des nœuds de traites soldées, constatant à la fois l'étendue des affaires de la maison Omnivore et l'exactitude de ses payements. Enfin, une plume posée sur l'oreille prouvait que le digne fabricant venait d'être subitement arraché aux douceurs de la comptabilité en parties doubles.
Il conduisit d'abord Marthe et Maurice à travers d'immenses entrepôts, où se trouvaient entassés tous les débris arrachés par ses facteurs aux ruines du vieux monde: car telle était la spécialité à laquelle M. Omnivore devait sa fortune et son nom. Il exploitait les générations éteintes, comme on exploitait ailleurs les végétations carbonisées en houille, ou desséchées en tourbes combustibles. Sépultures antiques, débris de monuments, bronzes précieux, armes, médailles, statues, tout passait par ses mains; son entrepôt était le magasin de curiosités du monde; c'était là que venaient les collecteurs et les académiciens, race indestructible que la nouvelle civilisation n'avait pu faire disparaître.
Les deux époux rencontrèrent précisément un de ces derniers au moment où ils quittaient l'entrepôt. C'était le célèbre M. Atout, qui avait pour spécialité d'être universel. Il représentait à lui seul vingt-huit citoyens, c'est-à-dire qu'il touchait les rétributions de vingt-huit places; la liste de ses titres couvrait une page in-quarto, et il portait autant de croix qu'une mule espagnole de clochettes. M. Omnivore le présenta seulement comme secrétaire perpétuel de la société historique, professeur de littérature, président du conseil universitaire, directeur de toutes les écoles normales, et membre de quatorze mille sept cent trente-quatre comités.
M. Atout, qui venait d'apprendre la résurrection du couple français, le salua avec la dignité d'un homme affilié à trop d'académies pour que rien l'étonnât.
Après les premières politesses, il adressa à Maurice plusieurs questions destinées à prouver ses études historiques et littéraires. Il lui demanda s'il avait connu Charlemagne, madame de Pompadour et M. Paul de Kock, trois grandes figures appartenant à la troisième race des rois de France, et l'interrogea longuement sur le connétable de Louis XVIII, Napoléon Bonaparte, dont l'histoire avait été écrite par le révérend père Loriquet. Maurice, d'abord étourdi, allait essayer de répondre, mais M. Atout ne lui en laissa point le temps; il en vint, sans plus longues transitions, du passé au présent, et commença une leçon sur l'état de la terre en l'an trois mille.
Nos ressuscités l'écoutèrent avec d'autant plus d'attention qu'ils avaient tout à apprendre. Le professeur leur déclara qu'ils se trouvaient au centre même du monde civilisé, dont les différents peuples ne formaient plus qu'un État sous le nom de République des Intérêts-Unis. Le centre ou capitale de cette république se trouvait dans l'ancienne île de Bornéo, maintenant nommée Ile du Budget. Chaque peuple y envoyait un certain nombre de députés, et ceux-ci réglaient en commun les affaires générales. Quant au vieux monde, on y entretenait des colonies qui recevaient de la métropole la direction et les lumières.
La grande loi de la division de la main-d'œuvre avait été appliquée à la république elle-même. Chaque état formait une seule fabrique. Ainsi, il y avait un peuple pour les épingles, un autre pour le cirage anglais, un autre pour les moules de boutons. Chacun ne s'occupait, ne parlait, que de son article, ce qui contribuait médiocrement à l'étendue des idées et aux charmes de la société, mais profitait singulièrement à la fabrication. L'île du Budget, seule, réunissait toutes les variétés d'art et d'industrie; on y trouvait des spécimens de la civilisation entière, méthodiquement classés comme dans une trousse d'échantillons.
Maurice et Marthe déclarèrent aussitôt qu'ils voulaient aller à l'île du Budget, et l'académicien, qui s'y rendait, proposa de les conduire; mais Omnivore s'y opposa. Il soutint que les deux époux se trouvaient compris dans une partie de marchandises expédiées à sa maison, et qu'ils lui appartenaient aussi légitimement que les autres antiquités de son entrepôt. Il y eut d'assez longs débats. Enfin, M. Atout, qui tenait à présenter les ressuscités dans la capitale, et à se faire honneur de leur découverte, consentit à désintéresser le fabricant sur les fonds de la société historique.
Nos époux le suivirent, en conséquence, jusqu'aux bords de la baie qu'il fallait traverser.
Des batteries de mortiers-postes avaient été établies sur les deux rives pour le passage. Un conducteur ouvrit la plus grosse pièce par la culasse, et fit entrer nos trois voyageurs, qui s'assirent au milieu d'une bombe soigneusement rembourrée. Marthe ne put se défendre d'une certaine émotion en se trouvant placée, comme une gargousse, au fond d'un canon; mais l'académicien entreprit de lui expliquer les avantages de cette manière de passer les rivières. Il était encore au milieu de sa démonstration, lorsque la jeune femme entendit crier:
«Feu!»
Au même instant, elle se sentit emportée, et, traversant les airs avec la rapidité de la foudre, elle se retrouva sur l'autre rive, au milieu d'une vingtaine de bombes fumantes qui venaient également d'arriver.
M. Atout leur déclara alors qu'ils allaient continuer par l'une des routes souterraines qui traversaient l'île.
«Avant les progrès de la civilisation, dit-il, on construisait les chemins sur terre; mais ils devinrent insensiblement si nombreux, qu'ils envahirent presque toute la surface du globe. Le sol ne portait plus que des rails de fonte, et on s'aperçut qu'à force de multiplier les voies de transport, on touchait au moment de n'avoir plus rien à transporter. Ce fut alors que vint l'idée de tracer les routes, non sous le ciel, mais sous la terre, et l'expérience a prouvé la supériorité du nouveau système. Grâce à lui on ne perd que la vue! On peut voyager sans distractions, en dormant ou en pensant à ses affaires. Au lieu du soleil, tantôt éblouissant, tantôt obscurci, on a l'éclairage uniforme des lampes de voyage; plus de curieux qui vous regardent passer, plus d'appel de marchands, plus de bruit de ville; on voyage aussi tranquille qu'un ballot.»
Il montra ensuite à ses deux compagnons les routes souterraines, dont les ouvertures apparaissaient au penchant de la colline comme autant de gueules de fournaises. D'immenses pelles, mises en mouvement par les machines, y engouffraient sans cesse ou en retiraient des trains de wagons fumants. On entendait, au sein de la montagne, mille roulements, mêlés aux froissements du fer et aux sifflements de la flamme.
En s'enfonçant dans un de ces conduits sinistres, Marthe ne put retenir un cri, et chercha la main de Maurice. L'académicien, après l'avoir réprimandée assez aigrement, entreprit de lui démontrer que les chemins souterrains étaient non-seulement les plus commodes, mais les plus sûrs. Il lui énuméra pour cela le nombre de gens tués chaque année par les différents modes de locomotion; il y ajouta le nombre des estropiés, puis le nombre des blessés; il détailla l'espèce de blessures et leurs gravités; enfin il additionna le tout, fit une règle de proportion, et arriva à prouver que les routes souterraines ne faisaient par année que treize cents victimes et une fraction!
Cette démonstration changea l'inquiétude de Marthe en effroi.
M. Atout passa alors aux détails. Il fit observer à la jeune femme qu'elle se trouvait à l'abri de tons les menus accidents que l'on pouvait craindre sur les autres chemins. Elle n'était exposée ni aux courants d'air, ni aux coups de soleil, ni à la poussière, ni au vent, ni aux émanations marécageuses, ni aux impertinences des passants; elle n'était absolument exposée qu'à être tuée.
L'effroi de Marthe devint de l'épouvante.
Heureusement que, dans ce moment, le bras de Maurice l'enveloppa doucement; elle se laissa aller à demi sur la poitrine du jeune homme, et, en sentant son cœur battre largement et paisiblement sous le sien, la peur s'envola; le calme de celui qu'elle aimait se communiqua à tout son être; elle ferma les yeux souriante et enivrée.
M. Atout, persuadé qu'elle méditait ses raisonnements, admira les résultats de la statistique, et passa de la justification des différents véhicules nouvellement inventés à l'énumération de leurs avantages.
Il constata que, vu la rapidité moyenne de la locomotion, il ne fallait plus maintenant que deux heures pour aller chercher son sucre au Brésil, trois pour acheter son thé à Canton, quatre pour choisir son café à Moka. On voyageait même plus loin au besoin. Madame Atout avait son marchand de nouveautés à Bagdad, sa modiste à Tambouctou, et son fourreur au pôle nord, trois portes plus bas que le cercle arctique.
L'académicien démontra par des chiffres les immenses résultats sociaux de ces perfectionnements dans les voies de communication. Il prouva qu'en ajoutant à la vie des hommes de l'an trois mille toutes les heures gagnées par cette rapidité de transport, la durée moyenne de leur existence représentait cent vingt-cinq ans… plus une fraction! Ainsi avait été résolu le problème de franchir l'espace sans fatigues à subir, sans observations à faire, sans confidence à échanger. On se prenait sans se voir, on se quittait sans s'être parlé; chacun était indifférent à tout le monde, et tout le monde à chacun; voyager, enfin, n'était plus vivre en chemin ni en commun, mais partir et arriver!
Marthe avait d'abord écouté l'apologie de M. Atout; mais insensiblement elle devint moins attentive; ses paupières se fermèrent, et, bercée par l'haleine de celui qu'elle aimait, elle s'endormit! Les images confuses du passé flottèrent d'abord quelque temps autour de son esprit; puis un souvenir rayonnant effaça tous les autres, et sortit lentement de ce chaos, comme une étoile des nuées.
Marthe rêvait au voyage fait avec Maurice la veille même de leur long sommeil!
Elle croyait voir encore les dernières lueurs du jour illuminant les coteaux de Viroflai et la lisière des bois; elle apercevait l'épine fleurie qui brodait le vert pâle des haies; elle sentait le parfum des lilas, dont les touffes riantes couronnaient les murs des jardins; elle entendait, sur les chemins déjà cachés dans l'ombre, le bruit des clochettes cadencé par le trot des chevaux.
Près d'elle était Maurice, une main dans les siennes; près de Maurice un vieux cocher, au regard pensif; derrière, les autres voyageurs: paysan à la parole haute, jeune mère inquiète à chaque mouvement de ses enfants, vieux soldat silencieux!
La voiture roulait doucement sur la terre amollie; mais à chaque instant sa course devenait plus lente, et des exclamations d'impatience s'élevaient.
«Fouettez le cheval!» criaient-ils tous.
Le cocher se contentait d'agiter les rênes.
«Fouettez! fouettez! reprenaient les voix.
—C'est une rosse! faisait observer le paysan.
—Un paresseux! ajoutait la mère.
—Un lâche!» achevait le soldat.
Le cocher branlait la tête.
«Non, non, disait-il, Noiraud n'est pas une rosse, car il a supporté plus de misères que les plus forts, et voilà vingt ans qu'il les supporte.
—Vingt ans! répétait le paysan stupéfait.
—Peut-être davantage, reprenait le cocher, et ce n'est point un paresseux celui qui a nourri si longtemps, de son travail, l'homme, la femme et les deux enfants.
—Tant que cela! s'écriait la mère: oh! le brave cheval.
—Sans compter qu'il a fait ses preuves de courage, continuait le cocher; voyez plutôt les deux cicatrices qui sont au poitrail.
—Ah! il a servi?» interrompait le vieux soldat, d'un accent radouci.
Et tous les yeux s'étaient arrêtés sur Noiraud avec un intérêt curieux, personne ne disait plus de le fouetter! Le paysan calculait ce que pouvait valoir son travail de vingt années; la mère pensait aux deux enfants que ce travail avait nourris, le vieux soldat regardait les cicatrices! Tous trois avaient perdu leur impatience; rien ne les pressait plus; ils pouvaient attendre; Noiraud n'avait qu'à prendre son temps.
Aussi, quand la route était devenue facile, la mère avait voulu faire marcher ses enfants; le vieux soldat avait déclaré qu'il ne pourrait demeurer plus longtemps assis sans souffrir de ses blessures, et tous deux descendus, le cocher s'était mis à encourager Noiraud de la voix.
«Ferme, mon vieux trompette! disait-il; encore cette corvée pour Georgette; demain, nous nous reposerons.»
Puis, se tournant vers Marthe et Maurice:
«C'est la fille de la maison, Georgette, avait-il ajouté en souriant; elle épouse le fils du voisin samedi, et sa mère et moi nous lui avons préparé une surprise: lit, secrétaire et commode de noyer, avec la garniture de cheminée! Elle ne se mariera qu'une fois, cette enfant; je veux qu'elle ait la joie complète. Joli nid et bel oiseau. L'oiseau est trouvé; mais pour le nid il manque encore cent sous, et Noiraud ne peut se reposer que quand je les aurai… Pas vrai, vieux, que tu me les gagneras demain!
—Il vous les a gagnés, s'était écrié Maurice en lui tendant l'argent; vous pouvez hâter d'un jour la joie de Georgette et le repos de Noiraud; allez, brave cœur, et que Dieu bénisse vos amoureux.»
Il avait alors sauté, enlevant Marthe dans ses bras, et la voiture allégée s'était perdue dans l'ombre!
Paris se trouvait encore loin; mais tous deux avaient marché joyeusement, les bras enlacés, causant à demi-voix de Georgette, de Noiraud, des étoiles! Ineffable échange de bagatelles charmantes, de fugitives impressions, de confidences comprises sans être achevées; sorte de rêverie dialoguée, dont on ne se rappelle rien, et qui laisse dans le passé une de ces traînées lumineuses vers lesquelles le regard se tourne toujours.
Ils n'étaient arrivés qu'au milieu de la nuit, haletants de fatigue, couverts de sueur, les pieds poudreux et meurtris, mais le cœur plein et l'esprit joyeux. Ce voyage, ils ne pouvaient l'oublier désormais, car ils n'avaient pas seulement changé de lieu, ils avaient vu, senti; ils n'étaient pas seulement arrivés, il leur restait un souvenir! Ils se souviendraient toujours du vieux cheval et de son vieux maître!
Toutes ces images venaient de se reproduire dans le rêve de Marthe; elle croyait franchir le seuil de sa joyeuse mansarde, lorsqu'un grand bruit l'éveilla en sursaut.
Le convoi qui conduisait l'académicien et ses deux compagnons venait de s'arrêter au fond d'une sorte de précipice; sur leurs têtes apparaissait un coin de ciel barré par les bras d'une immense machine. M. Atout leur apprit qu'ils étaient arrivés à leur destination, et que chacune des villes sous lesquelles passait le chemin avait ainsi un puits d'extraction pour les voyageurs.
Leur wagon venait, en effet, d'être saisi par le grand bras de la machine, et commençait à monter rapidement, comme une banne de mineurs.
Lorsqu'ils atteignirent l'orifice du puits, mille cris éclatèrent à la fois, et une centaine d'hommes et d'enfants se précipitèrent vers les arrivants. Marthe crut qu'on voulait les mettre en pièces, et recula épouvantée jusqu'à M. Atout; mais ce dernier lui apprit que c'étaient les aubergistes et les commissionnaires du pays qui venaient offrir leurs services.
Les uns répandaient sur les voyageurs une pluie de cartes et d'adresses, d'autres tenaient des plateaux couverts de rafraîchissements, qu'ils voulaient leur faire accepter; quelques restaurateurs portaient d'immenses fourchettes garnies de volailles rôties, de côtelettes et de jambonneaux, qu'ils promenaient, au-dessus de la foule, comme un prospectus de leurs établissements. Il y avait, en outre, les brosseurs, les cireurs, les indicateurs, les porteurs, tous également acharnés à vous rendre service. Maurice n'avait pas fait six pas, qu'il s'était vu forcé d'accepter deux verres de limonade, et de livrer à trois commissionnaires sa canne, son foulard et son chapeau.
M. Atout lui faisait admirer cet empressement hospitalier, cette multiplicité de soins, cette abondance.
«Voyez, s'écriait-il, les bienfaits de la civilisation! Une population entière est aux ordres de chacun de nous; toutes les productions du monde viennent, pour ainsi dire, à notre rencontre; nous arrivons à peine, et déjà nos moindres besoins ont été prévenus; rien ne nous a manqué!»
Rien ne manquait, en effet, à Marthe et à Maurice, que de pouvoir respirer. Ils se réfugièrent dans la première hôtellerie qu'ils aperçurent, comme dans un lieu d'asile.
A la porte se tenait un concierge, portant hallebarde, qui leur fit trois saluts et les remit à un huissier à chaîne d'or, par lequel ils furent conduits à un valet de pied chargé d'ouvrir le salon.
C'était une immense galerie, dont le premier aspect éblouit les deux jeunes gens. Leur conducteur s'en aperçut et sourit.
«Vous voyez, dit-il, le triomphe de l'industrie; rien de ce que vous apercevez ici n'est ce qu'il paraît. Cette colonnade de marbre sculpté n'est que de la terre cuite; cette tapisserie de brocart, qu'un tissu de verre filé; ce parquet de bois de rose, qu'un carrelage en bitume colorié; le velours qui couvre ces sofas, que du caoutchouc perfectionné. Tout cela peut durer deux années, c'est-à-dire le temps nécessaire pour que l'hôtelier vende son établissement et se retire millionnaire.
Comme il achevait, arrivèrent les garçons de service. Tous avaient, imprimés sur leurs vêtements, les symboles de leurs attributions: l'un, des plats, des assiettes, des couverts; l'autre, des verres et des bouteilles; un troisième, des viandes, des poissons ou des fruits. Ils portaient, en outre, un collier au chiffre de l'aubergiste, qui servait à les faire reconnaître.
M. Atout engagea ses compagnons à déjeuner; mais, depuis tantôt douze siècles qu'ils ne mangeaient plus, tous deux en avaient perdu l'habitude. L'académicien, qui n'était point non plus en appétit, se contenta de demander un verre d'eau.
Le valet chargé de recueillir les demandes alla aussitôt à une petite bibliothèque et apporta un volume relié, sur lequel on lisait, gravé en lettres d'or:
CARTE DES EAUX
QUE L'ON TROUVE A L'HOTEL DES DEUX-MONDES.
- 1o Eau de fontaine.
- 2o Eau de puits.
- 3o Eau de ruisseau.
- 4o Eau de rivière.
- 5o Eau de fleuve.
- 6o Eau filtrée au charbon.
- 7o Eau filtrée à la pierre.
- 8o Eau filtrée au gravier.
- 9o Eau…
Maurice s'arrêta, tourna une trentaine de feuilles, et vit que la carte allait jusqu'au no 366! L'hôtel des Deux Mondes avait autant d'espèces d'eaux qu'une année bissextile a de jours.
M. Atout en parcourut le catalogue avec soin, fit de savantes réflexions sur les eaux de différents crus, hésita, relut, hésita encore, et demanda enfin, après une longue délibération, de l'eau de fontaine!
La demande fut transmise par le valet des requêtes. Cinq minutes s'écoulèrent, puis un premier garçon apporta un plateau; encore cinq minutes, et un second garçon apporta une carafe; encore cinq minutes, et le troisième apporta un verre.
Le tout n'avait ainsi pris qu'un quart d'heure, grâce à la division de la main-d'œuvre.
Pendant que leur conducteur buvait, Marthe et Maurice voulurent s'approcher d'une fenêtre; mais le valet qui y était préposé les avertit qu'il fallait, pour cela, prendre un billet au bureau des points de vue! Ils refusèrent et voulurent s'avancer vers la porte; un autre garçon les avertit que, s'ils sortaient sans contre-marque, ils ne pourraient rentrer. Enfin, comme, dans leur embarras, ils allaient s'asseoir sur le sofa de pourtour, un troisième garçon leur fit observer poliment que ces places étaient d'un prix plus élevé.
Ainsi repoussés de partout, ils se hâtèrent de rejoindre l'académicien, qui venait d'achever son verre d'eau et avait demandé la carte.
Un domestique spécial parut bientôt, portant une magnifique feuille de papier vélin avec vignette, encadrement, cul-de-lampe et parafes embellis d'ombres portées.
Maurice lut par-dessus l'épaule de son conducteur:
Pour trois saluts du concierge à hallebarde | 1 | fr. | 50 |
Pour l'huissier à chaîne d'or | 2 | » | |
Pour le valet de pied qui a ouvert la porte | » | 50 | |
Pour loyer de la carte des eaux | » | 25 | |
Pour un plateau | » | 30 | |
Pour une carafe | » | 35 | |
Pour un verre | » | 25 | |
Pour eau de fontaine | 5 | » | |
Pour table et tabourets | 4 | » | |
Pour frais de service | 2 | » | |
Total | 16 | fr. | 15 |
M. Atout fit remarquer que, grâce à cette comptabilité détaillée, on n'avait plus à s'occuper du pourboire des domestiques, paya les 16 fr. 15 c. et sortit.
Marthe se rappela involontairement l'Évangile, et il lui sembla que les hôteliers de l'île du Noir avaient trouvé moyen de réaliser sur la terre les promesses du Christ: le verre d'eau donné leur était payé au centuple.
Le conducteur des deux époux avait pris avec eux le chemin du port, où ils devaient s'embarquer pour l'île du Budget.
Lorsqu'ils y arrivèrent, les quais étaient couverts de voyageurs qui débarquaient ou qui allaient partir. On entendait crier:
Le paquebot du Japon!
L'estafette de la mer Rouge!
L'omnibus du Brésil, avec correspondance pour Terre-Neuve!
Et à ces cris la foule accourait. On voyait les buralistes distribuant leurs bulletins, et les facteurs pesant les marchandises. M. Atout fit remarquer à ses compagnons un estampilleur qui, le pinceau à la main, traçait sur la poitrine ou sur le dos de chaque passager le numéro imprimé sur ses paquets; moyen aussi simple qu'ingénieux d'établir la corrélation du voyageur et des bagages.
Enfin, ils arrivèrent à un embarcadère surmonté d'un écriteau, sur lequel était écrit:
Dorades accélérées de l'île du Noir à l'île du Budget, en cinquante-trois minutes.
«C'est ici,» dit M. Atout.
Nos voyageurs regardèrent devant eux sans rien voir.
«Vous cherchez le bateau? reprit le professeur en souriant; mais il est à sa place… à sa place de dorade.
—Comment! sous l'eau? interrompit Maurice.
—Sous l'eau! répéta M. Atout. On a cru longtemps que le propre d'un bateau était de flotter; mais de nouvelles recherches ont détrompé à cet égard. Aujourd'hui une partie de nos lignes de paquebots sont sous-marines, comme une partie de nos routes sont souterraines. Vous comprenez qu'il y a mêmes avantages dans les deux cas. Les dorades accélérées, naviguant sous les vagues, n'ont à craindre ni le vent, ni la foudre, ni les abordages, ni les pirates. Quant à leur construction, vous allez vous-même en juger.»
Il les conduisit alors à l'extrémité de l'embarcadère, où se trouvait une cloche à plongeur, par laquelle ils purent descendre au bateau sous-marin.
Sa forme avait été empruntée au poisson dont il portait le nom. C'était une immense dorade, dont la queue et les nageoires étaient mues par la vapeur. A la place des écailles brillaient plusieurs rangées de petites fenêtres, et l'air s'introduisait à l'intérieur par des conduits, dont l'extrémité flottait à la surface de la mer.
Les nouveaux venus avaient été précédés par une société nombreuse, de sorte que la dorade ne tarda pas à tracer sa route au milieu des flots.
M. Atout voulut profiter de ce moment pour préparer ses compagnons à la vue de la capitale des Intérêts-Unis; mais il fut interrompu, dès les premiers mots, par un voyageur qui venait de le reconnaître, et qui accourut à sa rencontre les bras ouverts.
«Eh! c'est M. Blaguefort, dit l'académicien en répondant aux empressements du nouveau venu avec une certaine supériorité protectrice; un de nos hommes d'affaires les plus répandus.»
Et, lui montrant de la main Marthe et Maurice:
«Je vous présente, continua-t-il, un couple des anciens temps…
—Les Parisiens d'Omnivore? interrompit Blaguefort, qui les avait déjà examinés; je les ai manqués de trois minutes. J'avais appris leur résurrection, et j'accourais pour offrir à leur propriétaire de les mettre en actions. J'aurais exploité cette entreprise avec celle des télégraphes lunaires! mais vous aviez déjà traité. Excellente affaire, Monsieur! vous pouvez gagner six mille pour cent.»
M. Atout fit observer qu'il ne s'agissait point d'une spéculation; que le réveil des deux époux devait seulement profiter à la science, et que c'était dans ce but qu'il les conduisait à l'île du Budget.
Blaguefort cligna de l'œil.
«Bien, bien, dit-il, vous avez un autre projet… Vous espérez tirer davantage. Mon Dieu! c'est votre droit… Vous comprenez que ce n'est pas moi qui irai vous élever une concurrence; d'autant que j'ai donné une nouvelle extension à mes affaires. Depuis que nous nous sommes rencontrés au cap de Bonne-Espérance, j'ai formé une société anonyme pour exploiter le brevet du docteur Naso! Vous savez, ce Péruvien qui vient d'inventer un corset orthopédique pour les nez déviés. Mais pardon: voici un voyageur à qui j'avais donné un prospectus et qui désire me parler.»
Un nouvel interlocuteur venait effectivement de s'approcher.
C'était un petit homme, tellement obèse que ses deux bras ressemblaient à des nageoires, et trottant avec des jambes si courtes qu'on eût dit un de ces poussahs de carton qui marchent sur leur ventre. Ses petits yeux, enfoncés dans la chair, semblaient des trous de faussets, et son nez, étranglé entre deux joues hémisphériques, faisait l'effet d'un pepin dans une orange de Malte.
Il salua du pied, n'ayant point assez de cou pour saluer de la tête.
«Magnifique découverte, Monsieur! dit-il d'une voix apoplectique, et en montrant le prospectus qu'agitait une de ses nageoires.
—Monsieur veut-il en essayer? demanda rapidement Blaguefort.
—Pourquoi pas? reprit l'homme-poussah avec un rire qui rappelait, à s'y méprendre, un accès de toux; pourquoi pas? J'ai toujours favorisé le progrès des arts…
—Comme nous le progrès des nez, Monsieur.
—Ainsi, vous parvenez réellement à accroître ou à diminuer leurs dimensions?
—Par le moyen d'un appareil approprié aux besoins du sujet. Monsieur peut voir, du reste, la lithographie jointe à notre prospectus. Grâce à notre corset orthonasique, chacun peut désormais choisir son nez, comme on choisissait autrefois son chapeau. Vous en avez là des modèles de toutes les formes, avec les prix en chiffres connus.»
Le petit homme retourna la feuille qu'il tenait à la main, et se mit à examiner une longue série de nez, dessinés en regard du tarif. Il hésita quelque temps entre les nez grecs et les nez retroussés; mais, sur l'observation de M. Blaguefort que ces derniers étaient mal portés, il se décida pour les autres.
L'homme d'affaires tira aussitôt de sa trousse un compas, prit les dimensions de l'espèce de verrue que l'appareil du docteur devait transformer en nez antique, et les inscrivit sur son carnet, avec le nom et l'adresse de l'acheteur.
Les deux époux apprirent ainsi que ce dernier arrivait d'Afrique, où il s'était rendu pour cause d'étisie, et que son embonpoint était le résultat d'un nouveau racahout des Arabes. Il en apportait la recette, vendue à la compagnie de l'Hygiène publique, qui l'avait attaché lui-même à l'entreprise en qualité de prospectus vivant.
Pendant qu'il donnait ces explications, M. Blaguefort avait aperçu à quelques pas un voyageur dont l'air et les cheveux longs semblaient annoncer un ecclésiastique. Il chercha vivement dans sa trousse des échantillons de reliques, de chapelets, de médailles, et, s'approchant d'un air souriant et modeste:
«Je ne crois pas me tromper, dit-il, en me permettant de supposer que monsieur a reçu l'ordination.
—En effet, répliqua le voyageur.
—J'en étais sûr, reprit Blaguefort avec onction; quand on approche les saints, il y a une voix intérieure qui vous avertit! Mais, puisque la Providence m'a fait rencontrer monsieur, j'ose espérer qu'il me permettra de lui offrir quelques objets destinés à l'édification des fidèles: ad majorem Dei gloriam.»
Et, prenant subitement la voix d'un commissaire-priseur, il continua, en présentant tour à tour chaque échantillon:
«Ceci est une relique de saint Loriquet, destinée à inspirer les vraies connaissances historiques! Nous ne les vendons que 50 centimes la douzaine, qui est de quatorze.
Ceci est une médaille dédiée aux saints protecteurs: elle met à l'abri des banqueroutes, de la garde nationale et autres infirmités terrestres. 1 fr. les sept-six.
Ceci est un chapelet…
—Un moment, Monsieur, interrompit le voyageur en cheveux longs, il y a méprise: je ne suis point prêtre catholique…
—Ah bah! s'écria Blaguefort, alors c'est à un ministre du saint Évangile que j'ai l'honneur de parler.»
Il rouvrit précipitamment sa trousse, y choisit une Bible, et reprit, avec l'air majestueux d'un maître d'école qui explique les neuf parties du discours:
«Prenez, car ceci est la loi universelle, le grand Verbe, le Dieu vivant! Là vous ne verrez que des règles sûres… bien que nous ayons ajouté les livres apocryphes. Vous y trouverez la recette du salut spirituel et temporel… avec le moyen de s'en servir. Le tout ne coûtant que 10 francs, compris le fermoir et l'étui!
—C'est, en effet, bien peu d'argent pour tant de choses, dit l'étranger en souriant, et, lorsque j'étais pasteur, j'aurais pu profiter du bon marché; mais depuis mes convictions ont pris une autre voie, et l'ancien ministre du saint Évangile s'est réfugié dans la philosophie…
—Vous êtes philosophe! interrompit Blaguefort, qui se frappa la cuisse; pardieu! j'aurais dû m'en douter: avec ce front vaste, ce regard penseur!… Eh bien, j'en suis ravi, Monsieur; moi aussi, je suis philosophe… philosophe pratique… et la preuve, c'est que je voyage pour la Société de l'extinction des croyances. J'ai là le règlement, et je suis autorisé à recevoir les souscriptions.»
Il avait cherché de nouveau dans la trousse, et il offrit à son interlocuteur une brochure au haut de laquelle une vignette représentait le génie de la vérité terrassant l'hydre de la superstition: le génie était le portrait du président de la société, et les têtes de l'hydre des têtes d'abbés.
Blaguefort laissa l'ex-pasteur examiner la brochure, et revint vers l'académicien.
Maurice ne put cacher son étonnement, et lui avoua qu'il venait de réaliser à ses yeux le beau idéal du commis voyageur.
«Ah! vous voulez me flatter, s'écria Blaguefort en riant; je me connais, allez! J'ai un défaut en affaires, un très grand défaut: je suis trop franc! Je ne sais point faire valoir mes articles, défendre mes avantages; mais, bah! j'aime la bonne foi antique, je veux que l'on puisse traiter avec moi sans précautions. Aussi on me connaît! Sucre, chocolat, soieries, miel, vins de Madère; on reçoit les yeux fermés tout ce que j'expédie; c'est ce que je veux: la confiance du public m'honore; elle constitue mon bénéfice le plus net et le plus sûr!»
Tout en parlant, l'homme d'affaires vidait sa trousse, afin de la remettre en ordre. Les regards de Maurice s'arrêtèrent sur un papier qui venait de s'entr'ouvrir; il lut:
Recette pour le chocolat pur caraque.—Prenez un tiers de haricots rouges, un tiers de sucre avarié, un tiers de suif; aromatisez le tout avec des écorces de cacao: vous aurez du chocolat de santé.
Recette pour le miel.—Prenez de la mélasse, de la farine de seigle; aromatisez avec de la fleur d'orange, composée de sels de zinc, de cuivre et de plomb: vous aurez du miel du mont Hymète.
Recette pour le sucre blanc.—Prenez de la poudre d'albâtre…
Maurice ne put continuer; Blaguefort, qui avait tout remis en ordre, reprit le papier et le plaça soigneusement avec ses effets de commerce; mais il aperçut, tout à coup, parmi ces derniers, une lettre qui parut réveiller en lui un souvenir oublié…
«A propos, je ne vous ai point dit, s'écria-t-il en se tournant vers M. Atout: la société pour les télégraphes trans-aériens vient d'être formée! L'année prochaine, nous serons en communication directe avec la lune.
—Avec la lune! s'écrièrent Marthe et Maurice stupéfaits.
—Les dernières expériences faites à l'observatoire de Sans-Pair ont rendu la chose possible, fit observer M. Atout. Grâce au télescope construit par M. de l'Empyrée, la lune s'est enfin laissé voir.
—Et bientôt elle se fera entendre! ajouta Blaguefort: car, grâce aux nouveaux télégraphes électriques, on pourra converser avec les lunaires aussi promptement et aussi facilement que je converse avec vous. J'ai là, du reste, le projet de prospectus qui m'a été adressé; je puis vous le faire connaître.»
Il déploya la lettre et en retira une feuille autographiée qui contenait ce qui suit:
Télégraphes trans-aériens.—Aux personnes qui ont des fonds à placer.—Capital social: dix millions.—Bénéfice assuré: dix milliards.
«Un événement qui surpasse en importance tous ceux qui ont renouvelé, jusqu'à ce jour, la face de la terre, vient de se produire au milieu de nous. Un de nos savants a subitement découvert un monde inconnu jusqu'à lui. Ce monde, c'est la lune!
«Une société s'est aussitôt formée pour l'exploitation de cette nouvelle conquête, dont il ne reste plus qu'à s'emparer. Toutes les mesures sont déjà prises pour la construction des télégraphes trans-aériens, qui doivent nous mettre en rapport avec la population lunaire, et faciliter, peu après, l'établissement d'une grande ligne de communication, construite à frais communs.
«Il résulte des observations faites par M. de l'Empyrée que la lune renferme des valeurs incalculables en carrières d'ardoises, terre à briques, gisements de granit, bancs de sable propres à bâtir, etc., etc., etc., etc. L'imagination recule devant les bénéfices que l'exploitation de pareilles richesses peut procurer. Aussi ne ferons-nous aucune promesse aux actionnaires: les plus modestes paraîtraient exagérées. Nous les avertirons seulement que, d'après des calculs exacts et consciencieux, l'intérêt de l'argent placé dans notre entreprise devra être, en terme moyen, de cinquante mille pour cent!
«Presque toutes les actions étant retenues à l'avance, nous ne pourrons accueillir les demandes que jusqu'au 30 du présent mois.»
Suivent les signatures.
La plupart des voyageurs s'étaient rassemblés autour de Blaguefort pendant cette lecture. L'annonce merveilleuse avait évidemment produit son effet. Les plus enthousiastes demandaient déjà les moyens de prendre un intérêt dans l'affaire. Blaguefort se proposa aussitôt pour intermédiaire, et se mit à distribuer des promesses de promesse d'action avec un droit de commission. Les voyageurs qui les avaient achetées passèrent dans les autres salles du bateau, où ils répétèrent la grande nouvelle, et négocièrent leurs coupons à deux cents pour cent de bénéfice. Maurice ne pouvait revenir de sa surprise, et M. Atout en prit occasion de faire un long discours sur les avantages de l'association et du crédit. Il en était à son douzième aphorisme d'économie politique, lorsqu'un choc terrible ébranla la dorade accélérée et lui fit perdre l'équilibre.
Les passagers épouvantés, s'étant élancés vers les fenêtres, aperçurent un immense cétacé endormi dans les profondeurs de l'Océan, et que le choc de la dorade avait réveillé: au moment même où les deux époux se penchèrent contre le vitrage, il venait de se retourner. Marthe eut à peine le temps de pousser un cri!… Le flot qui portait le bateau-poisson, attiré par l'aspiration du monstre, s'engloutit dans sa gueule entr'ouverte comme dans un abîme, et ne s'arrêta qu'au fond de l'estomac!
L'événement avait été trop rapide pour qu'on pût l'éviter, et, dans le premier instant qui suivit la catastrophe, les clameurs et les lamentations empêchèrent de s'entendre. L'équipage lui-même paraissait consterné. C'était la première fois qu'il avait à naviguer dans l'estomac d'une baleine, et le capitaine, quoique vieux marin, fut forcé d'avouer qu'il en ignorait complètement les débouquements.
Chacun dut en conséquence donner son avis; mais tous les moyens proposés paraissaient dangereux ou impraticables. Enfin on pensa au professeur de zoologie du Muséum, qui se trouvait par hasard à bord, et tout le monde se tourna vers lui:
«Laissez parler M. Vertèbre! s'écrièrent plusieurs voix; il peut nous donner un bon conseil, lui qui a étudié les baleines.»
M. Vertèbre se redressa.
«Je l'avoue, Messieurs, dit-il gravement; cet intéressant mammifère a été l'objet de mes observations spéciales, et, quoi qu'aient pu en dire mes adversaires, je crois avoir découvert le premier la véritable nature du lait dont il nourrit ses petits!…
La baleine, Messieurs, est un cétacé, nom qui vient du mot grec kêtos; il appartient à la famille du narval, du cachalot, du dauphin. C'est un grand mammifère plagiure, vivipare, pisciforme, portant deux pieds appelés nageoires, et respirant par des poumons…»
Il fut interrompu par un soubresaut inattendu. Les propulseurs du bateau-poisson, qui continuaient à se mouvoir, venaient d'effleurer les parois de l'estomac de la baleine, et y avaient déterminé une contraction qui ramena la dorade vers le canal alimentaire. Le mécanicien, voulant profiter de ce mouvement, lâcha toute sa vapeur, afin de forcer le passage, ce qui occasionna chez le monstre une nouvelle nausée, suivie d'un vomissement au milieu duquel le bateau se trouva rejeté au dehors.
Mais l'effort avait été si violent que la dorade alla frapper un rocher, où elle se brisa. Tous les voyageurs qui se trouvaient à l'avant furent broyés du choc, noyés dans la mer ou brûlés par les éclats de la machine.
Heureusement que l'arrière, où se tenaient Marthe et Maurice, eut moins à souffrir. La plupart des passagers échappèrent au désastre et furent recueillis par les habitants de la côte, accourus au bruit de l'explosion.
Enfin, lorsqu'ils eurent assez repris leurs sens pour regarder autour d'eux, ils reconnurent que le cétacé avait eu la délicate attention de ne les point détourner de leur route, et qu'ils se trouvaient dans les faubourgs mêmes de Sans-Pair, c'est-à-dire seulement à quinze lieues de la ville.
Le fonctionnaire chargé du registre de l'état civil des machines fut aussitôt averti. Il arriva pour constater le désastre, et dressa l'acte suivant, imprimé d'avance, et dont il n'eut qu'à remplir les blancs.
SANS-PAIR.—ÉTAT CIVIL DES MACHINES
ACTE MORTUAIRE.
Nous, soussigné, déclarons que:
La machine Dorade accélérée, no 7,
Née à l'île du Noir,
Agée de dix-huit mois,
Valant quatre cent mille francs,
A péri par accident de baleine.Aujourd'hui 17 mai 3000.
LE COMMISSAIRE,
NETTEMENT.Ci-joint le procès-verbal.
Quant aux voyageurs qui avaient péri, comme pour constater leur décès il eût fallu s'informer de leurs noms, de leurs professions, de leur âge, le commissaire s'en abstint, en vertu du principe constitutionnel qui déclare que la vie privée doit être murée.
Ceux qui avaient survécu continuèrent ensuite leur route jusqu'à la ville de Sans-Pair. Maurice trouva celle-ci entourée d'une double enceinte destinée à assurer la perception de l'octroi et l'examen des passe-ports.
Ces derniers n'étaient plus, du reste, comme autrefois, des sauf conduits avec signalement, mais des portraits daguerréotypés, ornés du timbre de la police et représentant le voyageur lui-même. M. Atout expliquait à ses compagnons tous les avantages de ce nouveau procédé, lorsqu'il fut interrompu par le bruit d'une querelle. C'était le gros voyageur, au nez microscopique, que le gendarme refusait de reconnaître dans le portrait-passe-port, qui le représentait maigre et fluet. Le petit homme alléguait en vain l'action du nouveau racahout auquel il devait cet accroissement rapide; l'agent de la force publique, impassible comme la stupidité, déclarait ne pouvoir livrer passage qu'à l'original du portrait! La difficulté fut soumise à un contrôleur, qui en déféra à un vérificateur, lequel la porta à un directeur. Celui-ci se consulta longtemps, revit celles des trente-trois mille ordonnances qui réglaient la matière, et décida enfin que le gros homme serait remis à des dégraisseurs-jurés, qui, après avoir prêté serment, s'occuperaient de le ramener à un état dans lequel on pourrait constater son identité. Le prospectus vivant s'écria en vain que, s'il maigrissait, sa position sociale se trouvait perdue; qu'il vivait de son obésité, comme d'autres de leur bonne réputation; le directeur lui répondit que la loi ne s'inquiétait point de ces misères, et que son premier but était de protéger la société en général, sans s'occuper de chacun de ses membres en particulier.
Les deux époux laissèrent le voyageur au racahout dans cet embarras, et arrivèrent, avec M. Atout, à la seconde enceinte, où les attendaient les commis de l'octroi.
Eux aussi avaient suivi les progrès de la civilisation en portant jusqu'à la perfection leurs moyens d'examen et de recherche. Grâce à leurs ingénieuses imaginations, la fraude était devenue impossible à faire par tout autre que par eux.
Échappés enfin de leurs mains, Maurice et Marthe suivirent leur conducteur jusqu'à sa demeure.
C'était un vaste parallélogramme blanchi et percé d'étroites fenêtres qui rappelait assez bien, pour la forme, une cage à poules de grande dimension. L'académicien s'aperçut de la surprise de ses hôtes et sourit d'un air satisfait.
«De votre temps les maisons ne se bâtissaient point ainsi? dit-il avec une nuance d'orgueil involontaire.
—Pas précisément, répliqua Maurice; cependant nous avions l'édifice du quai d'Orsai…
—Oui, c'était un acheminement, interrompit M. Atout; mais depuis l'art a suivi sa voie, et nos architectes sont arrivés au beau idéal du système rectangulaire. La maison que j'occupe a été construite par le plus habile d'entre eux, aussi est-elle regardée comme un chef-d'œuvre. Dans tout ce que vous voyez, il n'y a pas une pierre d'ornement, c'est-à-dire inutile; quant aux dispositions intérieures, vous pourrez en juger.»
On avait atteint le perron qui précédait la porte; à peine Maurice y eut-il posé le pied que la marche céda légèrement et mit en mouvement une lanterne qui s'avança pour l'éclairer; à la seconde marche la sonnette se fit entendre; à la troisième la porte s'ouvrit d'elle-même.
Dans ce moment les yeux du jeune homme s'arrêtèrent sur une inscription gravée au-dessus de l'entrée:
CHACUN CHEZ SOI,
CHACUN POUR SOI.
«Vous devez reconnaître le précepte d'un des sept sages de votre pays, dit l'académicien en souriant; il résume à lui seul toutes les lois de l'humanité. Chacun chez soi, c'est le droit; chacun pour soi, c'est le devoir. Mais entrez, de grâce, vous avez bien autre chose à voir.»
Les deux époux traversèrent une antichambre garnie d'appareils dont ils ignoraient l'usage. M. Atout leur montra d'abord une boîte dans laquelle arrivaient les lettres qui lui étaient adressées, et leur expliqua comment d'immenses conduits établissaient, au moyen du vide, cette distribution à domicile. Il leur ouvrit ensuite des robinets chargés de conduire partout l'eau, la lumière, le feu et l'air rafraîchi. Il indiqua les tuyaux destinés à l'arrivée des journaux, les fils électriques établissant une correspondance télégraphique aussi rapide que la pensée avec les fournisseurs du dehors, les appareils panoptiques au moyen desquels la vue pouvait surmonter les obstacles et franchir toutes les distances.
Pendant cette exhibition, il s'était assuré de l'absence de madame Atout, et avait donné différents ordres en touchant quelques ressorts. Le tintement d'une sonnette lui annonça bientôt que tout était prêt; il fit passer ses hôtes dans la salle à manger, où le dîner se trouvait servi, et il les invita à prendre place.
Marthe et Maurice s'assirent, en regardant autour d'eux. Ils s'attendaient à voir paraître, à chaque instant, les gens de service; mais l'académicien, qui devina leur pensée, sourit; il se pencha de côté, appuya la main sur un bouton placé près de la table, et immédiatement tout ce qui la couvrait sembla s'animer! Les bouteilles baissèrent, d'elles-mêmes, leurs goulots sur les verres; la cuiller à potage remplit l'assiette de chaque convive; le grand couteau fixé au manche du gigot commença à enlever des tranches que de petites brochettes plongeaient ensuite dans le réservoir à jus; la pincette d'écaille exécuta une gigue dans la salade, qu'elle foulait et retournait; les poulardes, comme si elles eussent voulu prendre leur volée, étendirent, aux bords du plat, leurs membres aussitôt saisis et découpés; le poisson alla se placer lentement sous la truelle d'argent qui devait le partager; les hors-d'œuvre se mirent à tourner autour de la table comme des chevaux de manége, en ayant soin de s'arrêter devant chaque convive; enfin, le moutardier lui-même souleva son couvercle et présenta sa petite spatule d'ivoire!
Nos deux ressuscités ne pouvaient en croire leurs yeux. M. Atout leur expliqua alors par quelles séries d'ingénieuses inventions on avait pu substituer aux machines humaines des machines plus parfaites.
«Vous le voyez, continua-t-il, dans une maison bien machinée comme celle-ci, personne n'a besoin de personne… ce qui ajoute un charme singulier à l'intimité. Le progrès doit avoir pour but de tout simplifier, de faire que chacun vive pour soi et avec soi; c'est à quoi nous sommes arrivés. Au lieu de domestiques soumis à mille infirmités, à mille passions, nous avons des serviteurs de fer et de cuivre, toujours également robustes, également sûrs, également exacts. Encore quelques efforts, et la civilisation aura conquis à l'homme l'isolement, c'est-à-dire la liberté, car chacun pourra se passer complétement des services de son semblable.
—Oui, dit Maurice, qui était devenu pensif; mais alors que deviendra la parole du Christ, qui recommande de se secourir et de s'aimer? Le but de la vie est-il bien de se suffire à soi-même? N'est-il pas plutôt de se compléter dans les autres et par les autres? La machine humaine, comme vous l'appelez, avait un cœur qui pouvait battre à l'unisson du nôtre, tandis que la machine de fer ne nous est rien. En préférant celle-ci, vous avez sacrifié votre âme à vos habitudes; vous avez brisé le dernier anneau qui liait les classes heureuses aux classes déshéritées. Les riches ne pouvaient oublier tout à fait le peuple auquel ils empruntaient des serviteurs; c'étaient comme des prisonniers faits sur la pauvreté, et qui la rappelaient perpétuellement par leur présence. La nécessité les rendait plus ou moins membres de la famille. On les prenait d'abord par besoin, puis on les aimait par habitude. Leurs douleurs et les nôtres se mêlaient toujours un peu; on avait en commun les goûts, les répugnances, les infirmités; association imparfaite sans doute, mais dans laquelle s'échangeaient quelques sympathies, et qui donnait une occasion de dévouement et de reconnaissance propre à exercer le cœur. Ah! loin de supprimer le serviteur, il fallait le rapprocher plus intimement du maître; il fallait en faire un humble ami, prêt à tous les sacrifices et sûr de toutes les protections; réaliser enfin la belle histoire de la fileuse d'Évrecy.»
L'académicien demanda ce que c'était que cette histoire.
«Une vieille tradition populaire que l'on m'a racontée dans mon enfance, répondit Maurice, et qui vous semblerait maintenant bien étrange…
—Voyons, dit M. Atout en vidant son verre.»
Le jeune homme parut hésiter; mais le regard de Marthe, qui rencontra le sien, demandait l'histoire; il se décida aussitôt, et raconta ce qui suit:
Vers la fin du dix-huitième siècle vivait à Évrecy, en Normandie, un gentilhomme qui n'avait pour parents qu'une fille d'environ dix ans, et pour domestique qu'une vieille servante. La petite fille avait reçu en baptême le nom d'Yvonnette, et la servante celui de Bertaude; mais cette dernière n'était connue dans le pays que sous le nom de la fileuse d'Évrecy, parce qu'on la voyait toujours la quenouille au côté. Bertaude filait effectivement du matin au soir, et souvent encore du soir au matin, sans que son maître eût, pour cela, moins de créanciers. Aussi faut-il dire qu'il en prenait peu de souci. Le gentilhomme d'Évrecy était de ceux qui regardent que leur épitaphe sera celle du genre humain. Après avoir mangé la meilleure part de son bien, il s'était décidé à boire le reste, afin de se mettre au pair, et continuait depuis, d'autant plus résolument que, selon son dire, il ne craignait plus de se ruiner. Excellent homme d'ailleurs, qui eût donné à sa fille Yvonnette la lune et le soleil, et qui appelait toujours Bertaude pour boire le dernier verre de marin-onfroi[1] ou de poiré.
[1] Nom donné à un cidre choisi extrait de la pomme naturalisée en Normandie par Marin Onfroi.
Enfin, quand il eut tout épuisé, fortune et crédit, il fut assez heureux pour mourir presque subitement, sans avoir eu l'ennui de régler ses comptes avec ses créanciers.
Mais à peine le cercueil enlevé, ceux-ci accoururent, suivis des gens de justice, pour tout saisir. Les meubles furent descendus dans la cour et vendus à la criée; on se partagea les prairies, les champs, les vergers, et un gros marchand de Falaise, qui avait tout récemment acheté de la noblesse, vint habiter le vieux logis.
Bertaude comprit qu'il fallait lui laisser la place libre. Elle prit sa quenouille et son fuseau, fit son paquet, celui d'Yvonnette, puis se présenta pour prendre congé du nouveau maître.
Ce dernier, en voyant qu'elle tenait la petite fille par la main, lui demanda si elle la menait à quelque parent.
«Hélas! faites excuse, répliqua Bertaude, qui essuyait ses yeux avec le coin de son tablier; la pauvre innocente n'a dans le pays aucune famille pour la recevoir.
—Que ne la conduisez-vous alors à l'hospice de Bayeux? reprit le nouvel anobli.
—A l'hospice! répéta Bertaude saisie.
—On n'y reçoit pas seulement les bâtards, objecta l'ancien marchand, mais aussi les enfants abandonnés.
—Par mon Sauveur! celle-ci ne l'est pas, Monsieur, dit la vieille en caressant Yvonnette, qui se serrait contre elle tout effrayée; tant que je ne serai pas sous la terre du cimetière, il lui restera quelqu'un.
—Vous est-elle donc quelque chose? demanda le bourgeois ironiquement.
—Elle est la fille de mon maître! répliqua Bertaude avec énergie. J'ai mangé vingt ans le pain de sa famille, je l'ai reçue dans mes mains quand elle est née, je l'ai portée à l'église pour son baptême, je lui ai appris à marcher et à prononcer son premier mot; si ce n'est pas l'enfant de mon sang, c'est l'enfant de mes soins. Ah! Jésus! à l'hospice! N'aie pas peur, va, Yvette, tant que la Bertaude pourra remuer un seul de ses dix doigts, ton hospice sera dans son giron.»
Elle avait soulevé l'enfant, qui l'enveloppa de ses bras, en appuyant la tête sur son épaule, et elle prit avec elle la route de Falaise.
Bertaude avait son plan, dont elle n'avait rien dit à personne.
Elle connaissait aux Ursulines une sœur qui, avant d'être une sainte choisie par Dieu, avait été une femme aimée des hommes; elle lui porta Yvonnette, avec une bourse renfermant tout ce qu'elle possédait, et lui dit: «Élevez-la comme la fille d'un gentilhomme, et ne lui refusez rien de ce qu'il lui faudra pour qu'elle fasse honneur à son nom; car, avant que la bourse soit vide, je vous rapporterai de quoi la remplir.»
Elle embrassa ensuite l'enfant, pleura beaucoup, et partit.
Mais trois mois après on la vit reparaître avec plus d'argent qu'elle n'en avait laissé la première fois. Elle continua à revenir ainsi régulièrement quatre fois par année, et chaque fois elle demandait qu'Yvonnette eût des maîtres plus habiles et des robes plus belles.
Elle seule était toujours la même: vêtue de son pauvre jupon de bure, la quenouille dans la ceinture, et marchant en faisant tourner son fuseau. On se demandait vainement d'où pouvait lui venir ce qu'elle dépensait pour Yvonnette; à toutes les questions elle se contentait de sourire en répondant:
«Dieu a une épargne pour les orphelins.»
Cependant l'enfant devint une jeune fille, si savante, si sage et si belle, qu'il n'était bruit d'autre chose dans tout le Bessin. Les plus grandes dames du pays voulaient la connaître, et venaient la visiter au parloir du couvent. Les poëtes normands lui adressaient des vers, les jeunes gentilshommes en tombaient amoureux et portaient ses couleurs; enfin il se trouva une foule de gens qui se déclarèrent ses parents ou ses alliés et qui en apportèrent les preuves.
Madame de Villers, qui était du nombre, exigea même que la jeune fille vînt passer quelques jours à son château.
Ce fut là qu'Yvonnette rencontra le sieur de Boutteville, un des plus riches seigneurs et des plus accomplis du royaume. Il devint si éperdument amoureux de la jeune fille qu'il la demanda en mariage, et Yvonnette, heureuse de sa recherche, songeait aux moyens de la faire connaître à Bertaude, lorsque celle-ci se présenta avec une douzaine de marchands. Elle n'avait point voulu que sa jeune maîtresse se mariât comme une déshéritée, et elle lui apportait un trousseau complet.
Le sieur de Boutteville, qui arriva comme on était occupé à l'étaler devant Yvonnette, ne parut point partager la joie de la jeune fille. On lui avait déjà parlé des grosses sommes fournies par la vieille servante, en exprimant des doutes sur leur origine; il craignait que cette générosité ne cachât quelque secret honteux, et il ne put s'empêcher de le laisser deviner.
Bertaude se retira sans rien dire, mais elle ne reparut plus, au grand désespoir d'Yvonnette, qui sentait que cette fuite confirmait les soupçons. Enfin le jour du mariage arriva. La jeune fille parée et tremblante fut conduite jusqu'à la chapelle, dans le carrosse de madame de Villers. Comme elle en descendait sous le porche, elle se trouva entourée de mendiants qui venaient, selon l'usage, apporter leurs souhaits, en sollicitant une aumône. Tout à coup ses regards tombèrent sur une vieille femme agenouillée… Sa quenouille et son fuseau suffisaient pour la faire reconnaître: c'était la vieille servante, c'était Bertaude!
Elle courut à elle, prit ses mains, et lui demanda ce qu'elle faisait là.
«Ce que j'ai fait pendant neuf années,» répondit la vieille femme, qui ne put retenir ses larmes.
Et voyant M. de Boutteville, qui était accouru:
«Oui, continua-t-elle, voilà tout le secret dont on a tourmenté votre fiancé. Après vous avoir déposée au couvent, je me suis mise à parcourir à pied la Normandie, filant le long des routes et demandant au nom de Dieu. Mon travail me rapportait peu de chose, c'était pour moi; l'aumône rapportait davantage, c'était pour vous! Mais il ne faut point que votre mari rougisse de ce que j'ai fait: le don accordé au nom de Dieu ne peut être une honte pour personne. Le bon cœur de tous les hommes vous a soutenue quand vous étiez petite; maintenant que vous voilà grande, le bon cœur d'un seul homme vous rendra heureuse. J'ai fini de mendier aujourd'hui; car, dès que vous n'avez plus besoin de rien, je n'ai rien à demander.»
Yvonnette, d'abord stupéfaite, puis éperdue d'attendrissement, embrassait la vieille, qui ne pouvait comprendre de tels transports. Mais M. de Boutteville, dont les yeux s'étaient mouillés de larmes, prit tout à coup sa main et y posa celle de sa fiancée:
«Vous avez été sa mère, dit-il, c'est à vous de la mener à l'autel et de me la donner.»
Ce qui fut fait sur l'heure, à la grande admiration de tous les spectateurs. Yvonnette, parée de soie, de dentelle et d'or, fut conduite au prêtre par Bertaude, qui portait encore ses habits de mendiante, sa quenouille et son fuseau; et, la cérémonie achevée, la jeune mariée vint s'agenouiller devant la vieille paysanne pour lui demander de la bénir, comme elle eût fait pour sa mère! La foule pleurait, et l'on entendit répéter de tous côtés:
«Que Dieu les protége! que Dieu les protége!»
Ce vœu fut accompli, car le souvenir de cette union a été conservé dans le Bessin, où l'on disait encore longtemps après, sous forme de proverbe: Heureux comme les Boutteville!
Mais ce qui vaut mieux, c'est qu'ils conservèrent jusqu'à la fin leur vénération reconnaissante pour Bertaude. Alors que les plus grands seigneurs et que les plus grandes dames se trouvaient réunis dans les salons du château de Boutteville, la fileuse d'Évrecy y occupait la place d'honneur. On célébrait de plus, tous les ans, à l'église de la paroisse, une messe solennelle à laquelle la vieille servante se rendait avec son ancien costume de mendiante, sa quenouille et son fuseau, ayant à un bras le sire de Boutteville, et à l'autre Yvonnette. Touchante cérémonie, qui, en rappelant le dévouement et la reconnaissance, servait également d'exemple aux maîtres et aux serviteurs.
En conduisant Marthe et Maurice aux pièces qu'ils devaient occuper, M. Atout ne manqua point de leur faire admirer une foule de nouveaux perfectionnements. Les lits rentraient dans la muraille afin de laisser plus d'espace; les fauteuils roulaient d'eux-mêmes; les fenêtres s'ouvraient sans qu'on y touchât; les parquets s'élevaient et s'abaissaient à volonté. Aussi n'était-ce partout que poulies et cordons de tirage; l'appartement entier ressemblait à un vaisseau garni de ses agrès, et qui obéissait à l'instant, pourvu qu'on connût la manœuvre.
Mais la multiplicité des émotions de cette journée, jointe à la fatigue du voyage, avait épuisé les forces de Marthe: aussi remit-elle au lendemain l'étude de ce mécanisme domestique, et ne tarda-t-elle pas à s'endormir.
Maurice, sentant également le besoin de repos, passa dans la chambre voisine, qui lui était destinée, et se disposa à se mettre au lit; mais tout en se déshabillant, il repassait dans sa mémoire les étranges aventures qui venaient de lui arriver, et poursuivait un de ces monologues philosophiques particulièrement en usage parmi les ivrognes, les gens qui s'endorment et les héros de tragédie.
«Ressusciter, murmurait-il du ton de Talma s'adressant la fameuse question d'Hamlet; ressusciter après douze siècles! suis-je bien sûr d'être éveillé?»
Ici il se touchait pour en acquérir la certitude, puis reprenait:
«Oui, je veille… je suis bien dans le monde de l'an TROIS MILLE… une nouvelle société m'enveloppe…»
Il s'interrompait pour ôter son habit…
«Ainsi mes souhaits ont été accomplis! O Maurice! tu vas connaître la génération préparée par tes contemporains! Ah! pour la bien juger, dépouille-toi des préjugés de ton enfance… dépouille-toi des préventions qui aveuglent… dépouille-toi…»
Son esprit, alourdi par le sommeil, ne put aller plus loin, et il se contenta de se dépouiller de son pantalon; puis, les yeux à demi fermés, il s'avança vers le lit qui lui avait été préparé.
Mais au moment de l'atteindre, il s'aperçut qu'une fenêtre était restée ouverte. Voulant éviter les moustiques et les coups d'air, il saisit un cordon qui lui semblait destiné à refermer le châssis vitré et tira à lui!
Le candélabre à trois becs qui l'éclairait s'éteignit subitement, et il se trouva plongé dans une complète obscurité. Au lieu du cordon de la fenêtre, il avait tiré le cordon de l'éteignoir!
L'erreur, du reste, était peu dangereuse. Décidé à braver l'air de la nuit, il se mit à chercher son lit à tâtons, et allait y entrer, lorsque sa main, posée au hasard, rencontra un ressort qui céda.
Aussitôt un grincement de roues se fit entendre, et le lit, brusquement enlevé, disparut dans la muraille.
Maurice demeura quelques instants un bras étendu et le pied en avant, dans la position du gladiateur victorieux! Cependant, comme l'attitude était peu commode pour dormir, il se redressa en envoyant au diable les inventions mécaniques, et se mit à chercher le ressort qui devait faire reparaître son lit évanoui.
Malheureusement l'obscurité ne lui permettait point de distinguer les objets. Ses mains tâtaient le mur sans rien rencontrer; enfin, l'une d'elles s'arrêta sur un bouton qu'elle tourna… Un jet d'eau glacée lui frappa le visage! Il se rejeta vivement en arrière, et alla heurter la cloison voisine. Le parquet fléchit à l'instant sous ses pieds, avec un sifflement de poulies, et il se sentit descendre!
Il n'eut que le temps de pousser un cri de saisissement, aussitôt comprimé, car la lumière venait de succéder aux ténèbres: il se trouvait dans le boudoir de madame Atout. Seulement, au lieu d'entrer horizontalement par la porte, il était arrivé perpendiculairement par le plafond!
Son regard s'arrêta d'abord sur une forme élégante et demi-nue, devant laquelle il s'inclina en murmurant des excuses embarrassées; mais au cri poussé derrière lui, il retourna la tête, et aperçut la véritable propriétaire du boudoir, dans un costume abrégé, que le plus correct des poëtes français appelle un simple appareil.
Au mouvement de Maurice, madame Atout (car c'était elle) jeta un second cri, et prit la position de la Vénus pudique. Le jeune homme détourna la tête avec une discrétion empressée. La perspective ostéologique dont son œil venait d'être heurté avait éveillé chez lui une chaste épouvante. Il s'efforça d'allonger modestement le vêtement indispensable qui lui tenait lieu de tous ceux qui lui manquaient, et voulut commencer un discours de justification.
Mais à quoi tient, hélas! l'inspiration des plus éloquents! C'était la première fois que Maurice parlait à son auditeur le dos tourné, et cette position inusitée lui enleva subitement toute sa liberté d'esprit. Il chercha en vain, dans sa situation même, la matière d'un exorde par insinuation; son intelligence rebelle ne lui fournit que les réminiscences classiques du discours de Télémaque à Calypso.
«O vous, qui que vous soyez, mortelle ou déesse! bien qu'à vous voir on ne puisse vous prendre que pour une divinité…»
Le bruit d'une porte brusquement refermée l'interrompit, il se retourna; la déesse avait disparu, et il entendit que, par prudence, elle tirait sur lui les verrous.
Cette fuite soudaine le dispensait de plus longs frais d'éloquence; évidemment on lui abandonnait la place. Craignant quelque nouvelle aventure, il se décida à y rester et à prendre possession du lit de repos qui occupait le fond du boudoir.
Ce dernier était entouré de glaces mobiles qui permettaient d'étudier tous les gestes et toutes les attitudes. Grâce à leurs inclinaisons combinées, on pouvait s'y voir de dos, de face, de trois quarts, de profil. Chacun avait autour de soi, comme Dieu lorsqu'il créa le genre humain, une société formée à son image, ce qui ne pouvait manquer de faire une société charmante.
Près du lit de repos se dressait un casier dont les compartiments protestaient contre l'aphorisme de M. Planard:
On lisait sur les plus apparents:
Huile d'hippopotame pour faire repousser les dents.—Essence de gazelle pour assouplir la taille.—Pommade de cygne pour devenir blanche.—Moelle de tourterelles pour avoir les regards tendres.—Elixir de Vénus…
D'autres compartiments renfermaient des dentiers à pendules qui marchaient seuls et qui sonnaient les heures, des boucles d'oreilles jouant de la serinette, et des yeux de verre tenant lieu de lunettes de spectacle.
La toilette était, en outre, couverte de brosses de toutes formes, pour les ongles, pour les cheveux, pour les sourcils, pour les dents, pour les oreilles! Il y avait vingt savons étiquetés: savon râpe, savon miel, savon granit, savon beurre, savon aigre, savon doux! vingt eaux de senteur: parfum Sessel ou asphaltique, baume de tabac-caporal, essence de gaz hydrogène, etc., etc.
Après avoir admiré tout cet arsenal de la coquetterie féminine, Maurice s'arrêta de nouveau devant la forme qu'il avait prise d'abord pour madame Atout, et qui n'en était que l'enveloppe complémentaire. Il admira la perfection de cette apparence qui traduisait les angles rentrants en angles saillants, et les plans rectilignes en sphères harmonieuses. Semblable à Pygmalion, le corsetier avait animé sa statue; le caoutchouc palpitait, le tricot semblait respirer! Maurice eut beau détourner la tête et fermer les yeux, il se rappelait malgré lui, comme l'ermite de la Fontaine, cette forme arrondie
La vue du maillot menaçait ainsi d'étouffer les chastes inspirations que Maurice devait à la vue de la femme; il détourna prudemment les yeux, se coucha sur le canapé, et ne tarda pas à s'y endormir.
Le lendemain, M. Atout entra comme Maurice ouvrait les yeux. L'académicien venait d'apprendre les mésaventures nocturnes de son hôte et en riait aux éclats. Il le reconduisit vers Marthe, qui commençait à s'inquiéter de ne point le voir revenir, et il leur expliqua de nouveau, avec plus de détails, les différents mécanismes de leur appartement.
Il était au plus fort de ces explications, lorsqu'un bruit de sonnette retentit dans toute la maison! Le démonstrateur s'interrompit brusquement:
«C'est madame Atout, dit-il avec une déférence craintive; nous reprendrons cet entretien une autre fois. Elle désire vous voir, ne la faisons point attendre.»
Il hâta le pas, ouvrit la porte, traversa plusieurs pièces avec ses hôtes, et les introduisit enfin dans un grand salon qu'ils n'avaient point encore aperçu.
C'était une galerie ornée de curiosités, de tableaux et de plans levés représentant différentes coupes de machines. Un cadre immense renfermait tous les diplômes académiques accordés à M. Atout, et rayonnant, autour de son portrait, en glorieuse auréole.
Ce portrait, passé dans le commerce, comme celui de tous les hommes illustres de l'an trois mille, se trouvait reproduit sous vingt formes. Il grimaçait dans les moulures du plafond; il soutenait, en guise de cariatides, les consoles de la corniche; il se reliéfait sur les bras sculptés des fauteuils. La nécessité d'approprier l'image à ces différents emplois avait seulement altéré parfois la dignité académique du modèle. Ici on le représentait contre un pied de candélabre; là, penché en avant, et la bouche ouverte en manière de gargouille; plus loin, plié sous une ferrure qu'il soutenait. Mais, quelles que fussent l'attitude et la destination, on y reconnaissait l'illustre Atout aussi sûrement que le gamin de Paris eût reconnu l'image de Napoléon moulée en sucre d'orge, ou même sculptée par un membre de l'Institut.
Ainsi que l'académicien l'avait deviné, madame Atout attendait Marthe et Maurice; mais, bien que ce dernier l'eût aperçue la veille, il ne put la reconnaître: la réalité et l'apparence ne formaient plus qu'un seul être. La femme était entrée dans le corset de manière à y disparaître; le corset seul restait visible; lui seul vivait; madame Atout n'en était plus que l'organe moteur!
Maurice s'inclina confondu, et ne put s'empêcher de murmurer, en sa qualité d'orientaliste:
«Le corsetier est grand!…»
Quant à Marthe, qui n'était point dans le secret, elle crut voir ce qu'elle voyait, et admira!
Madame Atout n'avait rien négligé pour faire valoir des beautés qui sortaient de chez le meilleur faiseur de Sans-Pair. Sa robe de soie amarante ne descendait qu'au genou, et son pantalon, de gaze blanche, laissait voir vaguement une jambe rose d'une merveilleuse élégance. Le visage maigre et tiré contrastait bien avec cette riche nature; mais le teint en était si blanc! les lèvres si fraîches! les cheveux si noirs et si soyeux! Puis la richesse des ornements détournait l'attention. Madame Atout portait sur la tête l'imitation, en petit, d'une machine à fabriquer les queues de bouton, autrefois inventée par son père, et aux deux bras les modèles d'une roue de tournebroche modifiée par son grand-oncle, et d'un cercle de chaudière perfectionné par son frère aîné. Maurice apprit plus tard que c'étaient autant d'armoiries parlantes, qui rappelaient les titres de noblesse de la famille. Elle avait, en agrafe, la miniature de M. Atout, couronnée de lauriers et encadrée dans une guirlande de cheveux imitant des immortelles. Un médaillon suspendu au cou renfermait enfin le chiffre de la somme qu'elle avait reçue en mariage; on y lisait gravé en lettres d'or:
Trois millions de dot.—Séparée de biens!
Maurice comprit sur-le-champ la déférence de l'académicien pour la femme-corset.
La présentation fut faite à milady Ennui, qui lorgna les deux ressuscités avec une curiosité nonchalante, leur adressa une vingtaine de questions dont elle n'attendit pas les réponses, puis déclara tout à coup qu'elle voulait déjeuner sur-le-champ, pour faire ensuite avec eux une promenade à la grande avenue des cheminées.
En sortant de table, M. Atout conduisit ses hôtes et milady Ennui sur la terrasse de son hôtel, où ils trouvèrent une calèche aérostatique, dans laquelle ils montèrent: car, à Sans-Pair, les principaux moyens de communication avaient été établis, pour plus de commodité, à travers l'espace autrefois abandonné au vent et aux hirondelles. Les rues étaient presque exclusivement laissées aux piétons. On voyait les fiacres volants, les omnibus-ballons, les tilburys ailés, courir et se croiser dans tous les sens; l'éther, enfin conquis, était devenu un nouveau champ pour l'activité humaine. Ici, des débardeurs aéronautes dépeçaient les nuages pour en extraire la pluie ou l'électricité; là, des chiffonniers aériens glanaient les épaves égarées dans l'espace; plus bas, de pauvres chimistes volants recueillaient les gaz vagabonds ou les fumées flottantes, tandis qu'à leur côté quelque honnête bourgeois, abrité par deux nuées, essayait de prendre à la ligne les oiseaux de passage.
Après avoir traversé les plaines de l'air, la calèche abaissa son vol vers une sorte d'avenue formée par les cheminées des plus hauts édifices. C'était le bois de Boulogne de Sans-Pair, et toute l'aristocratie élégante s'y donnait rendez-vous.
L'académicien montra successivement à ses deux hôtes les équipages des beautés en vogue, des célébrités à la mode, des banquiers les plus millionnaires. Il leur fit admirer les lions du jour, caracolant sur leurs aérostats pure vapeur, et lorgnant les femmes accoudées aux balcons des terrasses.
Mais ce que Maurice remarqua avant tout, ce fut la variété des physionomies de cette société d'élite. On retrouvait, chez les uns, les traces du visage mongole au teint de suie et aux yeux sournois; chez les autres, celles de l'Américain au front fuyant. Il y avait des traits de Malais olivâtres et de nègres frisés comme les fourrures d'astracan. On trouvait même quelques Caucasiens portant, selon les règles établies pour leur race, l'angle facial ouvert à quatre-vingts degrés et le nez long… à moins qu'ils ne fussent camus!
Ce mélange de types était la conséquence naturelle des progrès des lumières. Tous les sangs s'étaient mêlés. Mais, comme dans une terre abandonnée à elle-même, ou les plantes les moins précieuses ne tardent pas à tout envahir, les races les plus déshéritées avaient fini par prévaloir dans les générations successives, et la fraternité générale avait amené la laideur universelle.
Une seule exception frappa Maurice. C'était une femme à demi couchée dans un char incrusté de nacre. A la voir glisser légèrement au milieu de l'air, on eût dit cette divinité, à la merveilleuse ceinture, qu'Homère nous représente emportée dans l'espace par ses colombes, et n'ayant qu'à sourire pour que tout frémisse de volupté! Vêtue d'une tunique de mousseline rayée d'or, elle laissait pendre, hors du char, un de ses pieds nus, qui semblait baigner dans l'azur de l'éther. Son manteau de gaze flottait derrière elle comme une nuée, et ses cheveux blonds, retenus par un cercle d'argent, jouaient sur ses épaules.
Les jeunes Sans-Pairiens se pressaient autour de son char, comme un essaim d'abeilles autour d'une touffe fleurie.
Maurice la montra à l'académicien et demanda son nom.
«Son nom? interrompit milady Ennui; qui ne le connaît? C'est madame Facile… dont le mari est toujours en ambassade à six mille lieues de Sans-Pair. N'est-ce pas le président de la chambre des envoyés qui la suit?
—Il me semble, en effet!» répondit l'académicien.
Milady fit un geste d'indignation.
«Quelle honte! s'écria-t-elle; un homme grave avoir une pareille faiblesse!…
—Comme vous dites… une faiblesse, répéta M. Atout, qui ne paraissait pas lui-même bien fort.
—Oser paraître avec elle, continua milady; la voir étaler publiquement une beauté trop connue!»
M. Atout jeta un regard de côté, comme s'il eût souhaité la mieux connaître.
«Ne point être repoussé par le dégoût, par le mépris!» acheva la femme-corset.
Dans ce moment, madame Facile passa près de la calèche. L'air, agité par son vol, apporta jusqu'à M. Atout le parfum de ses cheveux, et son pied nu faillit l'effleurer.
«C'est scandaleux! s'écria milady.
—Scandaleux! répéta l'académicien, qui frémissait encore, et poursuivait d'un œil avide la voluptueuse vision.
—Partons! reprit la première, indignée.
—Partons!» répliqua le second en soupirant.
La calèche changea de direction. Au bout d'un instant, milady se rappela le fils qu'elle avait en nourrice et déclara qu'elle voulait le voir.
Marthe appuya vivement sa demande, car l'instinct de mère avait devancé chez elle la maternité. La vue d'un enfant lui causait toujours une joie attendrie. Elle ne pouvait entendre ses frais gazouillements sans s'approcher pour lui ouvrir les bras, et, à peine l'avait-elle pressé sur son cœur qu'elle se sentait saisie d'une sorte de transport caressant. Elle l'appuyait à son épaule, posait une joue sur sa petite tête bouclée, le berçait en chantant; et, si l'enfant, cédant à ses caresses, s'endormait, elle-même fermait bientôt les yeux, et, le cœur gonflé d'une joyeuse illusion, rêvait qu'elle était sa mère!
Que de fois cette hallucination l'avait subjuguée! Que de fois elle avait vu, dans ces songes éveillés, toutes les fantaisies de son espérance se traduire en vivantes images! C'était d'abord l'enfant folâtre pendu à l'escarpolette des bois, ou courant avec sa chèvre docile dans les herbes fleuries; puis la pensionnaire déjà découronnée des grâces du premier âge, sans que celles du second fussent encore écloses; enfin, la grande et belle jeune fille qui s'arrêtait rêveuse aux bords de la vie, comme devant une mer sans limites! Que de secrets arrachés à cette rêverie! que de traces de larmes découvertes sous un baiser! que de consolations données et reçues! Charmant retour d'émotions oubliées! douce reprise du roman de la jeunesse qu'une autre recommence sous l'abri de notre amour! Qu'importe que la vie décline en nous, si elle renaît dans notre second nous-même? Qui hérite de notre sang et de notre âme ne doit-il pas hériter de notre bonheur? Laisse le soleil à qui vient prendre ta place dans la vie. Qu'elle soit heureuse, la fille que tu as nourrie et formée, heureuse sans toi, heureuse par un autre! Dans la succession des êtres, hélas! l'ingratitude est la dette héréditaire; nos pères sont vengés par nos enfants! Eh bien! accepte la nouvelle place qui t'est donnée: tu étais la reine de cette destinée, sois-en l'esclave dévouée. Veille sans qu'on le sache, donne sans jamais demander, persiste à être la mère de celle qui n'est plus ta fille. Tu seras encore heureuse, si elle peut l'être; car le bonheur de ceux que nous aimons est comme l'encens qui s'élève à l'autel: on ne le brûle point pour nous, mais nous en partageons le parfum!
Puis, toutes les joies de la maternité ne renaîtront-elles point pour toi avec les fils de ta fille? Ouvre tes bras, approche leurs têtes blondes de tes cheveux blancs et tu entendras encore ces douces voix qui retentissent jusqu'au fond des entrailles de la femme; tu sentiras encore sur tes joues ridées ces petites mains qui appellent les baisers; tu verras ces yeux vagues et doux, au fond desquels on peut tout lire. Prends donc courage, ta tâche n'est point achevée; il y a encore des enfants pour lesquels il faut te dévouer, craindre, veiller; et ceux-là, grand'mère, tu n'auras point à souffrir de leur abandon: car, lorsqu'ils seront des hommes, tu ne vivras plus! Sainte et généreuse passion pour les petits! que deviendrait sans elle la race humaine? L'amour est passager, l'amitié se lasse; à mesure que l'homme avance sous le poids de la vie, son cœur se tarit et se corrompt comme les eaux exposées à l'ardeur du midi; seule sa tendresse pour l'enfant reste immuable, seule elle entretient la source appauvrie du dévouement. Alors même que le calcul décide de tous nos sentiments, celui-là reste désintéressé; pour lui nous acceptons les mécomptes, l'attente, les sacrifices. Les enfants n'assurent point seulement la continuité de la race humaine, ils sont aussi les conservateurs de ses instincts les plus précieux et les plus doux.
Ainsi rêvait Marthe, à la fois triste et joyeuse: joyeuse par l'espoir du sacrifice, triste par la crainte de l'oubli!
Mais, tandis qu'elle évoquait ce rêve entrecoupé, la calèche avait abaissé son vol, et M. Atout déclara qu'ils étaient rendus.
Devant eux s'élevait un édifice dont l'aspect participait à la fois de la caserne, du collége et de l'hôpital.
L'académicien leur apprit que c'était la maison d'allaitement.
«Et toutes les nourrices y demeurent?» demanda Marthe.
M. Atout sourit.
«Des nourrices! répéta-t-il. Vous parlez là d'une habitude des siècles barbares!
—Alors, reprit Marthe, les enfants sont élevés par leurs mères?
—Fi donc! interrompit l'académicien, ce serait encore pis. La civilisation a fait comprendre la folie d'une pareille dépense de temps et de soins. Ici, comme partout, nous avons substitué la machine à l'homme. De votre temps, il n'y avait qu'une université de professeurs; nous avons agrandi l'institution en créant une université de nourrices. Le nouveau-né est mis au collége le jour de son entrée dans le monde, et nous revient dix-huit ans après tout élevé. IL serait difficile, comme vous le voyez, de simplifier davantage les liens de la famille. Plus de gênes ni d'inquiétudes! L'enfant est aussi libre que s'il n'avait point de parents, les parents aussi libres que s'ils n'avaient point d'enfants. On s'aime tout juste autant qu'il le faut pour se souffrir; on se perd sans désespoir. Les générations se succèdent dans la même maison, comme des voyageurs dans la même auberge. Ainsi a été résolu le grand problème de la perpétuation de l'espèce, en évitant l'association passionnée des individus.»
Comme il achevait, la calèche s'arrêta devant un immense édifice, à l'entrée duquel on avait gravé en lettres colossales:
Université des métiers-unis.—Institution pour les jeunes gens et les jeunes demoiselles non sevrés.—Allaitement à la vapeur.
Une machine, sculptée sur le fronton, était entourée de nourrissons, vers lesquels elle étendait ses bras d'acier et ses mamelles de liége verni. Au-dessus se lisait la sainte légende:
Laissez venir vers moi les petits enfants!
Lorsqu'il se présenta au bureau, M. Atout dut indiquer le numéro d'ordre sous lequel son fils avait été inscrit. Le commis feuilleta son catalogue d'enfants, et dit brièvement:
«Salle Jean-Jacques-Rousseau, quatrième rayon, case D.»
L'académicien prit le bras de milady Ennui, et se hasarda à travers les immenses corridors.
De loin en loin, des gardiens portant le costume de l'établissement, composé d'un tablier de taffetas ciré et d'une coiffure en forme de biberon, indiquaient aux visiteurs la direction qu'ils devaient prendre. Marthe et Maurice longèrent d'abord une galerie où des métiers de différentes formes tissaient des layettes; puis une seconde, où d'autres mécaniques fabriquaient de petits cercueils. De là, ils traversèrent une cour pleine de paniers à roulettes, dans lesquels les enfants apprenaient à marcher, et arrivèrent devant un vaste atelier éclairé par la flamme des grands fourneaux.
«Vous voyez les cuisines de l'établissement, dit M. Atout en s'arrêtant; c'est là que se fabrique le breuvage destiné aux enfants. On avait cru longtemps que l'aliment le plus convenable pour les nouveau-nés était le lait de leur mère; mais la chimie a démontré qu'il était malsain et peu nourrissant. L'Académie des sciences a, en conséquence, nommé une commission, qui a donné la recette d'un breuvage plus rationnel. Il se compose de quinze parties de gélatine, de vingt-cinq parties de gluten, de vingt parties de sucre et de quarante parties d'eau; le tout composant une mixtion connue sous le nom de supra-lacto-gune ou lait de femme perfectionné. Une expérience sans réplique a, du reste, prouvé l'excellence de ce breuvage: c'est que tous les nouveau-nés qui refusent d'en boire, et ils sont nombreux, tombent, par suite, dans la langueur, et meurent infailliblement au bout de deux ou trois jours. Quant aux procédés employés pour la distribution du supra-lacto-gune, vous allez pouvoir en juger vous-mêmes.»
A ces mots, M. Atout ouvrit une porte, et les visiteurs se trouvèrent dans la salle des allaitements.
C'était une immense galerie, garnie aux deux côtés d'espèces de planches à bouteilles, sur lesquelles les enfants étaient assis côte à côte. Chacun d'eux avait devant lui son numéro d'ordre et le biberon breveté qui lui tenait lieu de mère. Une pompe à vapeur, placée au fond de la salle, faisait monter le supra-lacto-gune vers des conduits qui le partageaient ensuite entre les nourrissons. L'allaitement commençait et finissait à heure fixe, ce qui donnait aux enfants l'habitude de la régularité. Tous devaient avoir un même appétit et un même estomac, sous peine de jeûne ou d'indigestion; on eût pu inscrire à l'entrée de la salle comme sur les portes républicaines de 1793:
L'Égalité ou la Mort.
M. Atout fit admirer à ses compagnons tous les détails de cet établissement modèle, auquel on devait, selon son heureuse expression, l'anéantissement des superstitions maternelles. Il prouva qu'en employant les machines, on avait réalisé, sur chaque nourrisson, un bénéfice de 3 centimes par jour, ce qui donnait, pour l'année, 9 fr. 95 c, et pour les 10 millions de nouveau-nés, près de 100 millions d'économie! Il expliqua ensuite de quelle manière l'établissement se trouvait partagé en neuf salles correspondant aux neuf classes de la société. Le breuvage, les soins, l'air et le soleil y étaient distribués conformément au principe de justice romaine; habita ratione personarum et dignitatum. Les enfants de millionnaires avaient neuf parts, et les fils de mendiants le neuvième d'une part, ce qui leur servait à tous deux d'apprentissage pour les inégalités sociales. L'un s'accoutumait ainsi, dès le premier jour, à tout exiger, l'autre à ne rien attendre. Merveilleuse combinaison, qui assurait à jamais l'équilibre de la république!
Pendant ces explications, milady Ennui cherchait son numéro, c'est-à-dire son fils, dont elle avait vanté à Marthe les grâces enfantines. Elle l'aperçut enfin dans sa case; mais le supra-lacto-gune produisait son effet ordinaire, et l'héritier des Atout se tordait comme un ver coupé en quatre.
Le médecin de service, averti, accourut aussitôt et déclara que les contorsions du numéro 743 tenaient à des douleurs aiguës, affectant spécialement les régions du côlon, d'où elles avaient pris vulgairement le nom de coliques. Mais l'académicien protesta contre cette étymologie. Il fit observer que colique avait le même radical que colère, et ne pouvait venir que du grec χολη, bile. Il en résulta une longue discussion, émaillée de citations malgaches, syriaques ou chinoises, pendant laquelle le numéro endolori continuait à subir le mal dont on discutait le nom. Enfin, le docteur et M. Atout, n'ayant pu s'entendre, s'en allèrent chacun de leur côté, bien décidés à écrire un mémoire sur la question.
Quant à milady Ennui, scandalisée des grimaces de son héritier, elle avait passé outre avec ses deux hôtes, et s'occupait à leur faire remarquer la grandeur opulente de tout ce qui les entourait.
Les murs étaient tapissés de nattes précieusement travaillées, les plafonds chargés de moulures ciselées, les fenêtres ornées de rideaux de soie à crépines d'or. On avait garni les cases des nourrissons de tapis moelleux; les numéros brillaient sur des plaques émaillées; de larges ventilateurs de gaze rayée d'argent renouvelaient sans cesse l'air des galeries; l'industrie avait, en un mot, épuisé son luxe et sa prévoyance en faveur des nouveau-nés; il ne leur manquait absolument que des mères.
A la suite des salles d'allaitement se trouvait le second établissement, destiné au sevrage. On y recevait les enfants de quinze mois, et ils étaient soumis, dès lors, à une combinaison d'exercices destinés au perfectionnement des organes. Il y avait un appareil pour leur apprendre à voir, un second pour leur enseigner à entendre, d'autres encore pour les habituer à déguster, à sentir, à respirer.
«De votre temps, dit M. Atout à Maurice, l'enfant était abandonné à lui-même; il se servait de ses poumons, sans savoir comment; il agissait sans apprentissage; il s'exerçait à vivre en vivant! Méthode barbare, que l'absence des lumières pouvait seule justifier. Aujourd'hui nous avons amélioré tout cela. L'espèce humaine n'est plus qu'une matière vivante, à laquelle nous donnons une forme et une destination; la Providence n'y est pour rien; nous lui avons ôté le gouvernement du monde, qu'elle dirigeait sans discernement, et nous fabriquons l'homme à l'instar du calicot, par des procédés perfectionnés.
Du reste, ces premières études ne sont qu'une avant-scène de la vie; c'est seulement au sortir de la maison de sevrage, que chaque enfant prend la route qu'il doit ensuite poursuivre.
—Et par qui cette route lui est-elle indiquée? demanda Maurice.
—Par les docteurs du bureau des triages que vous avez devant vous.»
Ils venaient, en effet, d'arriver à un troisième édifice, moins considérable que les précédents, dans lequel ils entrèrent. C'était un musée phrénologique, où ils aperçurent une dizaine de médecins occupés à constater les différentes aptitudes. Des garçons attachés à l'établissement leur apportaient sans cesse des pannerées d'enfants, dont ils tâtaient le crâne, et auxquels ils donnaient un nom et une destination, selon les protubérances observées. L'écriteau passé au cou des sujets examinés indiquait le résultat de l'examen.
L'enfant recevait là son brevet de grand mathématicien, de grand artiste ou de grand poëte, et n'avait plus qu'à le devenir. Par ce moyen, toute incertitude de vocation disparaissait. Au lieu d'errer à travers vingt goûts opposés, comme un étranger qui demande sa route à tous les passants, vous trouviez une direction indiquée, vous n'aviez qu'à partir, qu'à poursuivre, et vous étiez sûr d'arriver au but… à moins qu'on ne vous eût indiqué un mauvais chemin.
Du bureau des triages, Marthe et Maurice passèrent aux écoles.
M. Atout, qui joignait à ses autres titres celui d'inspecteur général des études, leur fit tout voir dans le plus grand détail.
La base de l'instruction donnée au collége de Sans-Pair était le thibétain, langue d'autant plus intéressante à connaître que l'on avait cessé de la parler depuis environ mille ans. Les élèves lui consacraient quatre jours sur cinq. Le reste du temps était employé à examiner les hiéroglyphes des anciennes pyramides d'Égypte, dont il ne restait plus qu'une gravure apocryphe, et à approfondir la différence existant entre l'absolu complet et l'absolu universel!
Ces enseignements avaient pour but de préparer l'élève à la vie pratique, et de lui servir de point de départ pour devenir ingénieur, médecin ou commerçant.
M. Atout, qui voulait faire apprécier à son hôte l'étendue des connaissances acquises par les écoliers de l'établissement, lui remit le programme de l'examen que tous devaient subir avant de le quitter.
UNIVERSITÉ DES MÉTIERS-UNIS
GRAND COLLÉGE DE SANS-PAIR
PROGRAMME POUR LE BACCALAURÉAT ÈS LETTRES
Pour le thibétain:
1o Les trente livres de l'Histoire de la Tortue verte de Rapput, par Shah-Rah-Pah-Shah;
2o Les douze livres de l'Histoire de l'Éléphant noir, de Rouf-Tapouf;
3o Les six chants des Citernes du Désert, de Felraadi;
4o Le traité sur le Bonheur des Borgnes, du même;
5o Les Discours de Bal-Poul-Child contre Child-Poul-Bal.
Pour l'histoire:
1o Donner la succession des rois du Congo, de la Patagonie et de la baie d'Hudson, depuis Noé;
2o Expliquer l'inscription de la grande pyramide d'Égypte, qui n'existe plus;
3o Raconter l'expédition de lord Ellenbourgh dans l'Inde, avec le chiffre des bœufs, moutons, légumes, détruits par l'armée anglaise, et les campagnes du maréchal Bugeaud en Algérie, avec les discours, toasts, proclamations, ordres du jour, au nombre de douze mille six cent quarante-trois;
4o Énumérer ce que l'Allemagne a fourni de princesses nubiles aux autres États de l'Europe.
Pour la géographie:
1o Nommer les différents États des quatre parties du monde avant le déluge, en désignant leurs capitales;
2o Citer tous les fleuves, lacs, mers, montagnes, en leur donnant les noms qu'ils ne portent plus;
3o Indiquer au juste les délimitations de l'ancienne république d'Andorre et de la célèbre principauté de Monaco;
4o Dire la population des régions encore inconnues qui s'étendent du 40e au 60e degré de latitude.
Pour la littérature:
Le candidat devra donner la recette des différentes formes de style, avec le moyen de s'en servir; expliquer les procédés du sublime, du fleuri, du gracieux, et faire l'histoire de tous les hommes de lettres connus, depuis Salomon jusqu'à nos jours.
Pour la philosophie:
Démontrer l'identité du tout avec l'universel par le rapport de l'ensemble à la somme des parties. Chercher en quoi le moi diffère du non-moi, et si le moi efficient peut être confondu avec le moi correctif. Établir la liberté du causal plastique sous la dépendance du phénoménal concret.
Mathématiques:
Connaître tous les théorèmes sans application que peut fournir l'algèbre, la géométrie, la trigonométrie, et résoudre tous les problèmes inutiles qui pourront être proposés.
Physique:
Donner les théories de toutes les grandes lois que l'on continue à chercher.
Chimie:
Expliquer, d'après les formules de la Cuisinière bourgeoise, tous les ingrédients qui composent chacun des ragoûts scientifiques connus sous le nom de corps.
Maurice demeura d'abord épouvanté des connaissances demandées aux candidats; mais il se rappela heureusement que, même de son temps, les programmes n'étaient point toujours des vérités. Pour cet examen, comme pour tout le reste, sans doute, on ne voulait que la forme, cette loi suprême des Brid'Oison de tous les temps: car quiconque demande l'impossible s'engage d'avance à ne rien exiger.
M. Atout lui expliqua ensuite par quelle série d'ingénieuses méthodes l'étude de ces connaissances était facilitée aux élèves du grand collége.
Il lui montra d'abord la classe destinée au cours d'histoire, où chaque pan de mur représentait une race, chaque banc une succession de rois, chaque poutre une théogonie. Là tous les objets portaient une date ou rappelaient un événement. On ne pouvait suspendre son chapeau à une patère sans se rappeler un homme illustre, essuyer ses pieds à la natte sans marcher sur une révolution. Grâce à ce système mnémotechnique, aussi expéditif que profond, l'histoire universelle était ramenée à une question d'ameublement; l'élève l'apprenait malgré lui et rien qu'en regardant. Qu'on lui demandât, par exemple, le nom du premier roi de France, il se rappelait la vis intérieure de la serrure, et répondait: «Clo-vis.» Qu'on voulût connaître la date de la découverte de l'Amérique, il pensait aux quatre pieds de la chaire, dont chacun représentait un chiffre différent, et répondait: 1492. Qu'on s'informât, enfin, de l'événement le plus important qui suivit la naissance du christianisme, il voyait les deux barres d'appui qui s'avançaient sur l'amphithéâtre, et répondait hardiment; «L'invasion des bar-bares!»
M. Atout ne manqua point de faire remarquer à Maurice les avantages de cette méthode débarrassée de toute donnée philosophique, et grâce à laquelle il suffisait de penser à deux choses pour s'en rappeler une.
Il le conduisit ensuite au cours de géographie, où la terre avait été figurée en relief, afin que les élèves pussent se faire une idée plus exacte de sa beauté et de sa grandeur. Les montagnes y étaient représentées par des taupinières, les fleuves par des tubes de baromètre, et les forêts vierges par des semis de cresson étiquetés. On y voyait la représentation des villes en carton, et de petits volcans de fer-blanc, au fond desquels fumaient des veilleuses sans mèches.
Une salle voisine contenait tout le système planétaire, en taffetas gommé, et mis en mouvement par une machine à vapeur de la force de deux ânes. Il avait seulement été impossible de conserver aux différents corps célestes leur dimension proportionnelle, leurs distances respectives et leurs mouvements réels; mais les élèves, avertis de ces légères imperfections, n'en étaient pas moins aidés à comprendre ce qui était, par la représentation de ce qui n'était pas.
Un musée général complétait ces moyens d'instruction du grand collége de Sans-Pair. On y avait réuni des échantillons de toutes les productions naturelles et de toutes les industries humaines. Ce que l'enfant n'apprenait autrefois qu'en vivant et par l'usage lui était ainsi artificiellement enseigné; il avait sous la main la création entière par cases numérotées. On lui montrait un échantillon de l'Océan dans une carafe, la chute du Niagara dans un fragment de rocher, les mines d'or de l'Amérique du Sud au fond d'un cornet de sable jaunâtre. Il étudiait l'agriculture dans une armoire vitrée, les différentes industries sur les rayons d'un casier, et les machines d'après de petits modèles exposés sous des cloches à fromage. Le monde entier avait été réduit, pour sa commodité, à une trousse d'échantillons; il l'apprenait en jouant au petit ménage, et sans en connaître les réalités.
Tels étaient les principes d'instruction adoptés par l'université de Sans-Pair; quant à l'éducation, elle reposait sur une idée encore plus ingénieuse.
Son unique but étant de préparer des citoyens honorables, c'est-à-dire habiles à s'enrichir, on lui avait sagement donné pour unique base le dévouement à soi-même. Chaque enfant s'accoutumait de bonne heure à tenir un compte de profits et pertes pour chacune de ses actions. Il calculait tous les soirs ce que lui avait rapporté sa conduite de la journée: c'était ce qu'on appelait l'examen de conscience. Il y avait un tarif gradué pour les mérites et pour les fautes: tant à la patience, tant à l'amabilité, tant au bon caractère! Les vertus se résumaient en rentes ou en priviléges, pourvu que ce fussent des vertus comprises dans le programme: car l'université des Intérêts-Unis montrait, à cet égard, une sage prudence: elle n'encourageait que les qualités qui pouvaient tourner un jour au profit de leur possesseur. Les vertus coûteuses étaient traitées comme des vices.
Or, pour mieux encourager les enfants à s'enrichir; on les initiait de bonne heure au culte du confort, on leur en faisait une habitude, on les trempait dans ce fleuve des jouissances matérielles qui rend les consciences plus souples. Leur collége était un palais, pour lequel l'industrie avait épuisé ses merveilles. Il y avait des manéges, des billards, un casino pour la lecture et une salle de spectacle adossée à la chapelle. On donnait à chaque élève un appartement complet et un tilbury, avec un groom pour les promenades.
M. Atout ayant voulu faire voir à Maurice un de ces logements de garçon, ils le trouvèrent occupé par un élève de sixième, déjà complètement initié à la vie d'étudiant.
Du reste, l'agréable n'avait point fait négliger l'utile. Au milieu de la principale cour s'élevait une Bourse, où tous les élèves se réunissaient chaque matin. On y négociait sur les fruits de la saison, sur les lapins blancs et sur les plumes métalliques. Il y avait là, comme à la grande Bourse de Sans-Pair, des opérations habiles ou hasardeuses, des ruines et des opulences subites. On y jouait aussi à la baisse au moyen de fausses nouvelles, et à la hausse par des accaparements combinés, de sorte que les élèves se formaient dès l'enfance au mensonge légal et prenaient l'importante habitude de ne se fier à personne.
Ils s'exerçaient également à l'emploi de la presse périodique, en rédigeant quatre journaux d'opinions contraires, dans lesquels ils tâchaient de se calomnier et de se nuire, aussi bien que des hommes faits.
Après le collége de Sans-Pair venait le grand Athénée national, dont les cours étaient fréquentés par des auditeurs de tout sexe et de tout âge.
Le professeur de numismatique, que Maurice voulut entendre, faisait ce jour-là une leçon sur la cuisine du dix-neuvième siècle, tandis que le professeur d'économie politique traitait la question des antiquités mexicaines. Quant au professeur de philosophie, il se renfermait plus rigoureusement dans la matière de son cours, et ne s'occupait guère que d'injurier ses adversaires.
En ressortant, M. Atout montra à ses hôtes les Écoles de droit, de médecine, d'industrie, de beaux-arts, mais sans y entrer. Leur organisation différait peu de celle du grand collége, et l'examen des doctrines qui y étaient enseignées eût demandé trop de temps. Maurice devait d'ailleurs retrouver plus tard ces doctrines mises en pratique dans le monde par les commerçants, les artistes, les avocats et les docteurs.
Ils ne s'arrêtèrent donc que devant l'édifice construit pour les examens.
Chaque Faculté avait une salle tellement disposée que les candidats subissaient les épreuves sans l'intervention d'aucun examinateur. C'était une sorte de labyrinthe fermé de cent petites portes, sur chacune desquelles se trouvait inscrite une question du programme, avec une vingtaine de mauvaises réponses mêlées à la bonne. Si le candidat mettait le doigt sur celle-ci, la porte s'ouvrait d'elle-même, et il passait outre; sinon, il demeurait enfermé comme un rat pris au piége! Par ce moyen, toute erreur et toute injustice devenaient impossibles; l'examinateur avait atteint la perfection d'indifférence et d'impassibilité si longtemps poursuivie: ce n'était plus un homme avec ses ardeurs, ses inclinations, ses répugnances, mais une machine immuable comme la vérité. On ne choisissait pas les aspirants, on les blutait; ici la fleur de froment, là le son grossier. Les professeurs n'avaient désormais à s'occuper des examens que pour toucher le prix du travail qu'ils ne faisaient plus.
Comme ils franchissaient la dernière porte du quartier universitaire, M. Atout montra un second établissement, d'une étendue presque égale, et destiné à l'instruction des jeunes filles. L'organisation était à peu près la même que dans celui des garçons; mais les connaissances acquises y différaient essentiellement. La principale étude était celle de l'orgue expressif appliqué aux danses de caractère. Les élèves y consacraient sept heures par jour. Le reste du temps était employé aux leçons de minéralogie, d'architecture et d'anatomie. Il y avait, en outre, un cours d'orthographe une fois par semaine, et l'on cousait tous les mois.
Quant à la morale, elle était formulée dans un catéchisme qui devait servir de règle de conduite aux jeunes filles, et qu'on leur faisait apprendre par cœur. Il y avait un chapitre pour la toilette, un chapitre pour les bals et les visites, un chapitre pour le mariage.
Demande. Une femme doit-elle désirer le mariage?
Réponse. Oui, si elle peut être bien mariée.
Demande. Qu'est-ce qu'une femme bien mariée?
Réponse. C'est celle qui, ayant épousé un homme honorable, profite et jouit de sa position.
Demande. Qu'entendez-vous par un homme honorable?
Réponse. J'entends un homme qui paye le cens d'éligibilité.
Demande. Comment la femme doit-elle aimer son mari?
Réponse. Proportionnellement à la pension qu'il lui accorde.
Demande. Pouvez-vous réciter votre acte d'espérance matrimoniale?
Réponse. «Mon Dieu, je compte sur votre infinie bonté pour obtenir l'époux selon mon cœur; qu'il soit assez riche pour me donner un équipage, un hôtel, des loges au grand théâtre de Sans-Pair, et puisse-t-il, ô mon Dieu! montrer autant de courage à agrandir sa fortune que j'aurai de plaisir à la dépenser!»
Maurice n'en lut point davantage, et demanda à l'académicien si les deux grandes institutions universitaires qu'il venait de lui montrer étaient les seuls établissements d'instruction publique existant à Sans-Pair.
«Il y a, de plus, les institutions exploitées par l'industrie particulière, répliqua M. Atout: écoles, pensionnats, lycées, professant toutes les sciences connues par toutes les méthodes inventées. Mais le plus célèbre de ces établissements est celui de M. Hâtif, qui a trouvé le moyen d'appliquer à l'instruction des enfants le système des serres chaudes, et qui obtient des savants forcés, comme les jardiniers obtenaient autrefois des melons de primeur. Il lui suffit de placer ses élèves sur une couche propre à hâter la sève intellectuelle, et de veiller au thermomètre qui indique le degré de chaleur nécessaire pour la maturation de leurs cerveaux. Il a toujours ainsi, sous verrine, plusieurs centaines d'écoliers, qui sont de grands hommes à dix ans et des enfants à vingt.
Du reste, sa fabrique de prodiges prospère. C'est de chez lui que sortent tous ces virtuoses qui improvisent des symphonies au maillot, ces grands mathématiciens calculant la circonférence de la terre avant de savoir parler, et ces poëtes prématurés qui font leurs premières élégies avant leurs premières dents.»
Tout en donnant ces détails, l'académicien avait regagné sa calèche, et il allait y remonter, lorsque milady Ennui déclara qu'elle voulait conduire Marthe aux nouvelles galeries du Bon-Pasteur.
C'était un magasin où se trouvaient réunies pour l'acheteur toutes les productions du monde connu. Il couvrait une surface de deux cents hectares et occupait douze mille commis. Outre la ligne d'omnibus desservant l'intérieur, on avait ménagé un avançage de voitures à la tête de chaque comptoir. Les étoffes, roulées et déroulées par d'immenses cylindres, passaient devant les yeux de la foule, comme ces toiles mobiles qui représentent les cascades à l'Opéra: des montres gigantesques, garnies de bijoux et d'orfévreries, tournaient partout sur elles-mêmes; des tablettes couvertes de cristaux, d'ivoires sculptés, de fantaisies précieuses, allaient et venaient sans cesse sur leurs rails de cuivre, et semblaient appeler les acheteurs; enfin, au milieu de tout cet éclat, des valets en livrée circulaient chargés de plateaux, et offraient des rafraîchissements.
«Vous le voyez, dit M. Atout, le commerce s'est agrandi comme tout le reste; ce n'est plus qu'une banque perfectionnée. Les profits, qui autrefois faisaient vivre médiocrement cent mille familles, ont créé dix existences royales auxquelles tout est possible. Votre temps était encore celui des petits marchands. En sortant d'apprentissage on se mariait, on ouvrait boutique avec son amour et son courage! Mais, de nos jours, la bonne volonté ne tient plus lieu de capital, et la première condition, pour exercer un commerce, n'est point de le connaître: c'est d'avoir un million!»
A ces mots, l'académicien se mit à calculer tout haut, pour Maurice, la valeur des marchandises entassées dans les galeries qu'ils parcouraient, tandis que milady Ennui faisait remarquer à Marthe leur prodigieuse variété.
Mais Maurice et Marthe n'écoutaient plus, car ils venaient d'apercevoir l'enseigne du magasin-monstre: Le Bon-Pasteur! Leurs regards s'étaient aussitôt cherchés, leurs lèvres avaient murmuré en même temps le nom de mademoiselle Romain, et tous deux étaient devenus subitement rêveurs!
C'est que ce nom avait réveillé chez eux le souvenir de tout un autre monde; un de ces souvenirs qui vous attendrissent comme la vue du vieux foyer sur lequel vous écoutiez les histoires de la nourrice, du petit jardin où vous plantiez des rameaux d'aubépine, de la borne qui servait de siége au mendiant avec lequel vous partagiez votre pain de l'école! Et cependant mademoiselle Romain n'avait été ni une parente, ni une compagne de jeux; mademoiselle Romain n'était qu'une vieille voisine, mercière à l'enseigne du Bon-Pasteur!
Mais aussi quelle voisine! et comment l'oublier? Qui pouvait l'avoir vue au fond de sa petite boutique obscure sans se rappeler sa haute chaise à patins, sa chaufferette de terre, ses grandes aiguilles à tricot, et son visage souriant sous les rides de la laideur.
Car Dieu, qui avait été sévère pour mademoiselle Romain, l'avait fait naître pauvre, maladive et disgraciée! Elle eût pu se plaindre de la part qui lui avait été faite; elle aima mieux y chercher le peu de bien qui s'y trouvait caché! Son indigence lui interdisait les plaisirs, elle l'accepta comme une sauvegarde contre les excès; ses souffrances étaient sans trêve, elle y trouva un utile enseignement de patience; sa laideur lui ôtait l'espoir d'être aimée, elle s'en dédommagea en aimant les autres!
Puis, Dieu n'avait point été pour elle sans pitié! A défaut de bonheur, il lui donna un grand devoir à remplir.
Mademoiselle Romain avait un père paralytique, dont elle devint le seul appui! Le corps du vieillard n'était plus qu'un cadavre insensible, mais la tête continuait à penser, le cœur battait toujours! Incapable de se faire à lui-même l'aisance ou la misère, il était encore capable de les recevoir et de les sentir.
Sa fille le comprit, et résolut de lui conquérir tout ce qu'il pouvait espérer de joie. Elle réunit ses dernières ressources, acheta quelques marchandises, et vint s'établir au Bon-Pasteur!
La boutique était petite, et bien des rayons restaient vides; mais la sainte fille avait la foi des grands cœurs! Prête à tous les sacrifices pour celui qu'elle s'était promis de rendre heureux, elle ne pouvait croire que la Providence la trahît. Le moyen, en effet, de supposer Dieu moins bon que nous-mêmes? Toujours le tricot à la main, près du comptoir, elle n'interrompait son travail qu'à l'entrée d'un acheteur, et, s'il se faisait trop attendre, si l'inquiétude ou le découragement ralentissait le mouvement de ses longues aiguilles de buis, elle regardait vers l'arrière-boutique le vieux paralytique doucement confiant dans son courage, et les aiguilles recommençaient à s'agiter plus rapides.
Les gains étaient faibles sans doute; mais qui peut dire les miracles de l'économie et du dévouement? Tout ce que mademoiselle Romain se retranchait était ajouté au bien-être du vieillard; celui-ci, trompé, la croyait plus riche à chaque nouvelle privation, et jouissait de ses sacrifices sans avoir la douleur de les soupçonner. La fille remerciait le ciel de cette erreur, qu'elle appelait une grâce, et, pour s'en rendre digne, elle s'imposait de nouveaux devoirs.
Une pauvre femme qu'elle avait employée quelquefois vint à mourir, laissant un fils presque idiot. Mademoiselle Romain l'accueillit d'abord, pour qu'il ne vît point clouer le cercueil de sa mère; mais, le lendemain, quand elle pensa qu'il fallait le conduire à l'hospice, le cœur lui manqua. L'enfant avait déjà choisi sa place près du foyer, il tenait sa tête appuyée sur les genoux du paralytique, et souriait en regardant celle qui l'avait recueilli.
«Il eût pu être mon frère!» pensa-t-elle, attendrie.
Et, regardant encore ces deux infortunés, que Dieu semblait lui offrir réunis à dessein, elle ajouta dans sa pensée:
«C'est mon frère!»
Et l'enfant ne la quitta plus.
Quand Marthe et Maurice la connurent, le vieillard et l'idiot vivaient encore près d'elle, heureux par son travail et sa tendresse. La boutique était toujours aussi petite, les rayons à peine mieux garnis; mais tout le monde connaissait mademoiselle Romain et lui achetait. Les vieillards se découvraient les premiers à sa vue, les jeunes gens la saluaient comme si elle eût été belle, et les mères apprenaient à leurs enfants à la reconnaître. Que de fois Maurice et Marthe avaient passé devant l'étroit vitrage de sa boutique en se tenant par la main, et rien que pour la voir!
«C'est la bonne demoiselle! disaient-ils à demi-voix, celle à laquelle il faut ressembler.»
Et ils la saluaient par son nom, et, quand elle leur avait répondu, ils continuaient leur route, fiers et attendris, en se promettant tout bas de l'imiter.
Ah! qu'étaient toutes les richesses entassées dans les galeries de Sans-Pair auprès de cette humble boutique, dont la vue formait un enseignement? Qu'étaient ces milliers de commis auprès de la pauvre femme qui, rien qu'avec son courage, avait soutenu deux existences et sauvé deux âmes? Hélas! que Dieu l'eût fait naître plus tard, au milieu d'une société plus éclairée, elle eût en vain travaillé et espéré! La bonne volonté ne tenait plus lieu de capital!
Avant de ramener chez lui ses deux hôtes, l'académicien voulut leur donner une idée de la magnificence de Sans-Pair, et les conduisit au grand carrefour de la Réunion.
C'était une place à laquelle venaient aboutir toutes les rues de la capitale; elle était ornée de cinquante bornes-fontaines et de deux cents becs de gaz épuré. Le musée, la bibliothèque, le théâtre national et la chambre des représentants l'encadraient de leurs façades, magnifiquement décorées d'affiches peintes à l'huile. Tout autour rayonnaient les rues, formant une ligne droite de plusieurs lieues, et composées de maisons quadrangulaires, tellement semblables que les numéros seuls pouvaient les faire distinguer. Une foret de tuyaux fumants couronnait cette charmante perspective, que l'on saisissait d'un seul coup d'œil.
Les vingt-quatre divisions qui formaient la ville entière étaient désignées par les vingt-quatre signes de l'alphabet, et chaque citoyen devait habiter le quartier qui correspondait à la première lettre de sa profession. Cette disposition avait le léger désavantage de placer votre bottier à soixante-huit kilomètres de votre tailleur; mais elle donnait à la ville une régularité qui eût fait envie à une table d'échecs, et, si les relations de la vie en souffraient, la raison pure était du moins satisfaite.
Cependant cette organisation venait d'être vivement attaquée par un savant astronome, M. de l'Empyrée, comme relevant de la numération duodécimale, depuis longtemps abandonnée pour tout le reste. Il avait proposé, en conséquence, dans l'intérêt de l'unité mathématique, la démolition de Sans-Pair, qui eût été reconstruit en dix quartiers, correspondant aux dix chiffres de la table numérale, et où chacun eût été rangé selon son mérite, c'est-à-dire selon la quantité de ses impôts. Cette profonde conception avait assez vivement ému les esprits pour détourner l'attention publique des découvertes lunaires dues, comme nous l'avons déjà dit, au même savant.
Maurice remarqua que les maisons, construites en fer, pouvaient se démonter comme un meuble. Si le propriétaire changeait d'état, il n'avait qu'à s'adresser à la compagnie des déménagements, qui lui transportait son domicile dans le nouveau quartier qu'il devait habiter.
Les logements de garçon étaient encore plus simples: ils consistaient en une malle mécanique, dont on emportait la clef. Le soir venu, la malle se développait et formait une chambre à coucher, avec alcôve et cabinet de toilette. Quant à la cuisine, elle était devenue inutile depuis l'invention des fourneaux-caporal, qui permettaient à chaque fumeur de préparer trois plats à la chaleur de sa pipe, et des briquets autoclaves, cuisant un potage et deux biftecks au feu d'une allumette.
En repassant près du port, les deux époux y virent une île couverte de bosquets et de villas, qu'ils n'avaient point aperçue quelques instants auparavant. Ils apprirent de leur conducteur que c'était le grand village flottant, le Cosmopolite, qui arrivait de sa promenade autour du monde.
L'étendue de ce bateau-phénomène était de plusieurs kilomètres. Chaque passager y avait son cottage, avec parterre, basse-cour et jardin potager. Au milieu du village s'élevait l'église, et à l'une des extrémités la salle de concerts. Cent cinquante machines, de la force de quatre cents chevaux, mettaient en mouvement le Cosmopolite, qui fendait les flots avec la rapidité du Léviathan. Son voyage de circumnavigation durait huit jours. Il touchait à la Nouvelle-Guinée, franchissait le canal creusé dans l'isthme de Panama, traversait l'océan Atlantique, remontait jusqu'à la Méditerranée, entrait dans la mer Rouge par le détroit de Suez, et regagnait le point de départ à travers la mer des Indes.
Les passagers que la navigation fatiguait se faisaient débarquer au Caire, où ils prenaient le grand chemin de fer d'Asie, qui les conduisait jusqu'à Malaca en wagons-houses. Ces wagons-houses étaient des maisons roulantes, où l'on trouvait des chambres à coucher, un restaurant, des billards, un estaminet et des bains russes.
Près du Cosmopolite flottaient une foule d'autres bateaux, dont les différentes destinations se trouvaient indiquées par des affiches en banderoles. Les uns formaient des théâtres flottants, qui, traversant les mers et remontant les fleuves, portaient aux peuplades les plus reculées les bienfaits du vaudeville ou les enseignements de l'opéra-comique; d'autres, disposés en salles de bal, allaient apprendre aux cinq parties du monde les quadrilles des Musards sans-pairiens; les plus petits, enfin, consacrés à des dioramas, à des ménageries ou à des cabinets de lecture, jetaient successivement l'ancre dans toutes les criques de la terre habitée pour populariser les beautés de la nature, les bêtes savantes et les romans de M. César Robinet.
Un peu plus loin, nos promeneurs rencontrèrent le grand dock, où arrivaient les produits de toutes les mines connues. Un système de canaux souterrains, alimentés par les eaux des mines elles-mêmes, reliait celles-ci l'une à l'autre, et permettait aux exploitations de se prêter un secours mutuel. On voyait arriver dans le bassin de Sans-Pair, par mille voûtes sombres, des barques chargées des différents minéraux arrachés à la terre, et conduites par des hommes de toutes races et de tous costumes. Ici c'étaient les Chinois avec du plomb et de l'étain, là des Espagnols avec le mercure, plus loin les Siciliens transportant le soufre de leurs volcans, les Américains riches en or, les Anglais noirs de houille, les Africains chargés de bitume, et les peuples du Nord amenant le cuivre, le fer et le platine. La facilité et la fréquence des communications avaient ainsi mêlé toutes les nations, sans qu'une association fraternelle fût venue les confondre. Chacune avait perdu son caractère, et n'avait point adopté celui des autres. Ces physionomies effacées ressemblaient aux monnaies usées par le frottement, qui, bien que dépouillées de leur empreinte, restent différentes par le métal. A force de regarder le monde comme une grande route, chacun avait perdu le sentiment de la nationalité; on n'avait plus de ville, plus de foyer, partant plus de patrie! Les lieux n'étaient que des points d'appui, auxquels on abritait sa vie un instant, comme on accroche une montre au mur d'une hôtellerie.
Maurice commençait à communiquer ces réflexions à son conducteur, lorsqu'il fut interrompu par milady Ennui, qui se trouvait lasse et voulait rentrer. Ils remontèrent, en conséquence, dans la calèche volante, et regagnèrent l'hôtel de l'académicien.
Mais, quelque rapide qu'eût été le voyage, il avait suffi pour augmenter l'indisposition de madame Atout. A peine arrivée, elle déclara qu'elle se trouvait plus mal et voulait voir un médecin.
L'embarras était de savoir lequel, car les progrès des lumières avaient introduit la division de la main-d'œuvre jusque dans les sciences. Les médecins s'étaient partagé le corps humain, comme un héritage conservé jusqu'alors en indivis. Chacun avait eu son domaine, au delà duquel il ne prétendait rien. A l'un la tête, à l'autre l'estomac; à celui-ci le foie, à celui-là le cœur. Si plusieurs organes étaient attaqués à la fois, on prenait plusieurs médecins; s'ils l'étaient tous, on en prenait davantage. Chacun traitait de son côté son morceau de maladie, et le patient guérissait par fragments, s'il ne mourait tout d'une pièce.
Comme milady Ennui souffrait surtout de spasmes, on crut devoir appeler le docteur Hypertrophe.
Celui-ci expliqua d'abord que, la vie étant entretenue par le sang, et le sang mis en mouvement par le cœur, toute maladie avait nécessairement pour cause un défaut d'équilibre dans les fonctions de ce muscle creux et charnu. Il déclara donc, après avoir examiné la malade, que son malaise provenait d'un afflux pléthorique dans l'oreillette gauche, et lui ordonna un sirop antiphlogistique dont il était l'inventeur.
Mais à peine fut-il parti que les douleurs de la malade se déplacèrent; M. Atout fit aussitôt demander M. le docteur Jecur, spécialement connu pour ses travaux sur les viscères bilio-dispensateurs.
Après avoir examiné milady Ennui, il déclara que le siége de son mal était évidemment dans le foie, viscère glanduleux, destiné à séparer la bile du sang, et qui, étant le principe même de la vie, décidait nécessairement seul de la santé ou de la maladie. Mais ses prescriptions ne furent point plus heureuses que celles de son confrère, et, après son départ, la douleur gagna les membres.
L'académicien s'adressa cette fois au docteur Névretique, qui avait pour spécialité les maladies sans causes.
Il arriva d'un saut, en criant:
«Les nerfs! les nerfs! organe de la volonté… de la sensation… tout est là… il n'y a que les nerfs!»
Il tourna trois fois autour du lit de la malade, ordonna les bals et les spectacles, avec une infusion de feuilles d'oranger, puis repartit.
Cependant les suffocations de milady Ennui ne cessaient point, et M. Atout continuait à épuiser inutilement la science des spécialistes, lorsque Maurice se rappela l'espèce d'armure ouatée qui enveloppait milady; il lui fit transmettre timidement le conseil d'en sortir. Le résultat fut immédiat; madame Atout, rendue à la liberté de ses mouvements, se trouva subitement guérie. Sa maladie n'était qu'une suffocation; et, faute de s'être adressée au docteur des poumons, elle avait failli mourir étouffée.
Tout en donnant les soins nécessaires, l'académicien avait mandé un notaire et des témoins, afin de faire constater la maladie de madame Atout. Dès qu'elle fut guérie, il prit l'acte dressé par eux, et emmena Maurice aux bureaux de la Compagnie des Centenaires.
On y assurait non-seulement la vie, mais la santé, et l'on y recevait un dédommagement pour les moindres indispositions, comme on en eût reçu autrefois de la Compagnie du Phénix pour un incendie partiel. Par ce moyen, la maladie de vos parents vous faisait vivre, en attendant que leur mort vous enrichît. L'intérêt tenait en échec l'affection; on se consolait de les voir souffrir, en calculant ce que rapportait chacune de leurs souffrances; leur fin, entrevue à travers la prime suprême, paraissait moins cruelle, et l'arithmétique appliquait ses chiffres bienfaisants sur les blessures du cœur.
Ainsi, l'arithmétique avait brisé les aiguillons de la mort… du moins pour les survivants.
En ressortant, l'académicien vit un assuré qui quittait le bureau mortuaire, et reconnut M. Philadelphe Le Doux, président de la Société humaine de Sans-Pair, et membre de tous les clubs philanthropiques du monde habité.
Il était couvert de nœuds de crêpe noir, attestant le nombre des pertes cruelles qu'il venait d'éprouver, et suivi d'un commissionnaire chargé de sacs d'argent qui constataient la quotité des consolations payées par la compagnie.
Lorsque M. Atout l'aperçut, il avait sur les lèvres ce sourire joyeusement modeste du sage dans la prospérité; mais à peine son regard eut-il rencontré Maurice et son compagnon qu'il changea de visage: une expression douloureuse enveloppa son front, comme un nuage subit.
M. Atout l'accosta, et s'informa avec empressement de ce qui lui était arrivé.
«Hélas! vous le voyez, dit le philanthrope, dont le regard mélancolique glissa de ses nœuds de deuil jusqu'au commissionnaire; la Providence m'a éprouvé cruellement! Mon frère… mon oncle… mon cousin!…»
Il s'arrêta avec un gémissement, et porta à ses yeux le groupe de billets de banque qu'il tenait à la main.
«Ah! vous me le rappelez, dit l'académicien, chez qui un souvenir sembla se réveiller; tous trois étaient embarqués sur la flottille des ballons incendiés.
—Dites tous quatre, reprit M. Le Doux, car mon neveu s'y trouvait aussi!… C'est surtout sa perte que je pleure!… Périr à vingt ans!… et les directeurs de la compagnie refusent de payer cette précieuse existence!… Ils veulent que je fournisse les preuves authentiques de sa mort!… Comprenez-vous? moi, recueillir les preuves!… Ces malheureux n'ont point d'âme!… d'autant que j'ai fait déjà inutilement toutes les recherches. Mais je les forcerai à tenir leurs engagements… dans l'intérêt de la morale publique! J'accepterai tout entier le poids de mon malheur!…»
Ici, les regards du philanthrope se détournèrent de nouveau, comme s'il eût voulu supputer ce que ce douloureux fardeau pourrait ajouter à celui du commissionnaire. L'académicien en profita pour lui offrir les consolations habituelles. Après lui avoir refait l'ode de Malherbe à Duperrier, avec plusieurs citations en langues mortes (ce qui a toujours une grande autorité près de ceux qui ne connaissent que les vivantes), il fit un relevé statistique de tous les maux auxquels les quatre défunts avaient échappé en trépassant, et arriva à la conclusion, que le seul à plaindre était leur héritier survivant.
M. Le Doux parut un peu consolé par cette démonstration de son malheur, et remercia M. Atout. Quels que fussent d'ailleurs ses chagrins, il espérait les adoucir par le noble exercice de la bienfaisance. Le genre humain lui tiendrait lieu de famille, il voulait s'adonner désormais tout entier à la propagation de la société Aide-toi! le ciel ne t'aidera pas.
Il rappela, à cette occasion, à l'académicien, qu'il avait promis de souscrire à l'œuvre, et le pria d'assister le lendemain à l'exhibition des pupilles de la société.
Tous deux étaient arrivés, en causant ainsi, à la porte d'un jardin public où les promeneurs se portaient en foule. Ils y entrèrent avec Maurice, afin de leur en faire admirer les plantations.
Celles-ci différaient complétement de tout ce que le jeune homme avait vu jusqu'alors. Pour les grandes avenues, le chou colossal tenait lieu de marronniers fleuris, et des quinconces de laitues arborescentes remplaçaient les bosquets d'acacias et de tilleuls parfumés. Quant aux fleurs, on y avait substitué des cultures de tabac, de riz et d'indigo.
M. Le Doux fit remarquer à Maurice cet heureux changement.
«Vous le voyez, dit-il, grâce aux efforts des économistes et des philanthropes, le monde a tellement changé de face que Dieu lui-même aurait peine à le reconnaître. Tout ce qui n'était pour la terre qu'une vaine parure a disparu: les légumineux perfectionnés et agrandis forment aujourd'hui la base de notre système forestier. A vos chênes ridicules, qui ne produisaient que des glands, on a substitué la betterave-monstre; à vos rosiers, dont le parfumeur seul tirait parti, le bois de réglisse et les radis améliorés. Tout s'est ainsi trouvé ramené aux besoins de l'homme, qui a réduit la création aux proportions de son estomac.»
Maurice ne répondit rien; son attention, d'abord absorbée par les plantations, venait de se tourner sur certaines femmes qui suivaient une allée d'artichauts gigantesques, à l'entrée de laquelle se lisait cette inscription: Avenue du Mariage.
Chaque promeneuse était enveloppée d'une écharpe portant son adresse et le chiffre de sa dot.
L'allée aboutissait à une vaste rotonde, incessamment assiégée par la foule. C'était la grande agence matrimoniale de Sans-Pair. On y trouvait toujours un assortiment complet de cœurs à placer, avec tous les renseignements désirables sur leur âge, leur caractère, leur fortune et la couleur de leurs cheveux. Les murs étaient couverts d'affiches servant aux annonces de l'établissement, et la plupart ornées de gravures explicatives, dont Maurice admira l'adresse ingénieuse.
La première sur laquelle ses regards s'arrêtèrent représentait un immense portefeuille gonflé de billets de banque montant à la somme de 3 millions; on lisait au-dessous ces seuls mots: Un Monsieur à marier.
Sur une autre affiche apparaissait une dame vue de dos, avec cette annonce:
Une Veuve qui a déjà fait le bonheur de cinq Maris désirerait faire celui d'un sixième. Elle lui apportera en dot de la tournure et un cœur tendre.—On pourra traiter par correspondance.—Affranchir.
Un peu plus loin se montraient quatre profils de femmes réunis par le cordon d'une bourse, et au-dessous:
Un Père de famille, qui se trouve à la tête de plusieurs Filles, désirerait s'en défaire pour cause de déménagement. Il y en a une brune, une blonde, une rousse et une mélangée. Chacune recevra, en se mariant, une somme de soixante mille francs.
Observation importante.—On n'acceptera que les prétendants qui auront été vaccinés trois fois.
Pendant que Maurice continuait à parcourir ces curieuses annonces, arriva une parente de M. Le Doux, qui venait d'arranger le mariage de son fils avec la fille d'un riche avocat de Sans-Pair. Elle montra les deux jeunes gens assis à l'écart et causant tout bas, dans un des bosquets les plus solitaires, tandis que les familles achevaient de discuter l'époque et les préparatifs de la noce. Le philanthrope et l'académicien furent appelés au conseil.
Quant à Maurice, ses regards une fois tournés vers les fiancés n'avaient pu s'en détacher. Il interprétait chaque geste, il expliquait chaque sourire; il les comprenait sans les entendre, et rien qu'en se rappelant!
C'est que lui aussi avait traversé ces heures enchantées qui précèdent la possession! Suaves épanchements dans lesquels la jeune fille, timide encore, mais sans honte, commence, en balbutiant, ce poëme charmant, toujours refait et toujours à refaire. Elle dit quand elle a douté! pourquoi elle a craint! comment elle a espéré! Puis, après les tourments ce sont les projets! Tout un avenir à inventer, à peupler de visions, de souffrances peut-être, mais supportées à deux; des dangers bravés de front, les mains enlacées et les cœurs confondus pour recevoir chaque coup! Ah! qui peut avoir connu ces premiers mirages de la jeunesse, et les oublier? Alors même qu'ils ont disparu, on tressaille en les entendant nommer, et, comme l'aveugle plongé dans la nuit, on veut voir encore par l'œil des autres!
Sans s'en apercevoir, Maurice avait cédé à ce désir, et, pendant que ses compagnons continuaient leur entretien, il s'était approché des deux fiancés, qui, tout à leur tête-à-tête, n'y prirent point garde.
Le jeune homme était amoureusement penché vers la jeune fille, qui, les yeux baissés, roulait avec distraction le ruban de sa ceinture.
«Oui, murmurait-il d'une voix fascinante, oui, vous étiez le souhait de mon adolescence et de ma jeunesse! ou plutôt, mon espoir n'osait aller si loin!
—Et cependant vous pouviez prétendre à bien d'autres! répliquait modestement la jeune fille!
—Quelle autre eût réuni tant de mérite, s'écriait le fiancé avec chaleur: quinze cent mille francs de dot!
—Outre quelques espérances.
—Je le sais, vous avez un oncle goutteux.
—Avec une cousine hydropique.
—Sans enfants?
—Ni collatéraux!
—Et dont vous héritez sous peu?
—Tous deux sont condamnés par les médecins.
—Ah! vous êtes un ange!» s'écria l'épouseur, qui saisit la main de l'héritière en perspective et la baisa avec transport.
Maurice ne voulut point en entendre davantage, et se hâta de rejoindre son conducteur.
Comme ils traversaient la dernière avenue, M. Atout s'arrêta brusquement, et lui montra du doigt un couple qui venait à leur rencontre.
Il se composait d'une jeune femme charmante et d'un petit homme tellement hideux que le regard, en le rencontrant, hésitait à s'arrêter. Mais la disgrâce de toute sa personne était, pour ainsi dire, effacée par une de ces monstruosités dont les annales de la science elle-même ne citent que de rares exemples. Une corne de taureau s'élevait au milieu de son front, et donnait à sa physionomie quelque chose de grotesque et de terrible à la fois!
Maurice poussa une première exclamation d'horreur; puis une seconde de pitié.
«Ne le plaignez pas, dit M. Atout, qui venait de le saluer, il doit à sa corne le repos, la fortune, la gloire; tout enfin, jusqu'à cette jolie femme qui est la sienne.»
Maurice parut stupéfait.
«Le roi Extra a été longtemps semblable aux autres hommes, reprit l'académicien, et il ne se rappelle ce temps qu'avec épouvante. Vous pourrez, du reste, lire ses mémoires qu'il a publiés en tête de ses œuvres complètes.
—D'autant plus facilement que je viens de les acheter,» fit observer M. Le Doux en présentant à Maurice un volume magnifiquement illustré.
Le jeune homme l'ouvrit avec empressement, et, comme ses deux conducteurs avaient affaire chez leur banquier, il demanda la permission de les attendre dans la petite allée de céleri qui terminait la promenade.
Le livre du roi Extra contenait, outre ses discours à la chambre des envoyés, plusieurs traités philosophiques, et des poésies élégiaques adressées par lui aux plus jolies femmes des quatre parties du monde. Le tout était précédé de la préface biographique, à laquelle M. Atout avait donné le nom de Mémoires, et dont Maurice commença immédiatement la lecture.
AU LECTEUR
«Le 15 août de l'an 1971, des plaintes de femme retentissaient dans une des plus humbles maisons du faubourg des marchands à Sans-Pair. Ces plaintes, d'abord sourdes, puis plus vives, plus douloureuses, furent tout à coup interrompues par un cri frêle et clair, un cri d'enfant! Cet enfant, c'était moi; cette femme, c'était ma mère.
«Je venais de naître, il ne me restait plus qu'à vivre.
«Vivre! que de choses dans ce mot! Vivre! c'est-à-dire aspirer éternellement à l'inconnu, attendre l'impossible, poursuivre l'infini, faire longuement et péniblement sa voie!…
«Je commençai par faire mes dents!
«Les dents faites, vinrent les classes. J'y surpassai la plupart de mes condisciples, et chaque année j'étais couvert de couronnes; mais un rival, que la fatalité avait placé près de moi, effaçait complétement ma gloire; ce rival était Claude Mirmidon. A peine haut de trois pieds, dès qu'il paraissait, tous les regards se tournaient vers lui; on admirait sa gentillesse, on s'émerveillait de son intelligence. Chaque couronne paraissait deux fois plus grande sur son petit front; moi, j'avais la taille de tout le monde, et l'on se contentait de dire:—C'est bien.
«Au sortir du collége, je voulus obtenir une place dans l'administration; je me résignai à solliciter. Tous les jours je me présentais à l'audience des gens en crédit, pour que ma présence leur rappelât ce que j'attendais; mais rien n'arrêtait sur moi le regard, je demeurais confondu avec la foule. Mirmidon vint à son tour; dès le premier moment il fut remarqué; on voulut connaître son affaire, on s'y intéressa, et, quelques jours après, il avait obtenu l'emploi que je sollicitais depuis trois années.
«Repoussé par le pouvoir, je me tournai vers les lettres. J'écrivis un glossaire usuel, dans lequel je développai, sous les différents signes de l'alphabet, une série d'idées philosophiques, littéraires et politiques. Mon livre devait me placer, du premier coup, au rang des publicistes d'élite; malheureusement tous les libraires refusèrent de le lire, en objectant que c'était mon premier ouvrage. A leur avis, il eût fallu débuter par le second!
«Encore si vous étiez connu à quelque autre titre, objecta le plus affable; connu seulement comme M. Mirmidon, à qui je viens d'acheter un volume d'élégies! Tout le monde voudra savoir quels vers compose un si petit poëte; mais quelle curiosité exciterait un livre écrit par un homme de votre taille?»
«Je me retirai désespéré!
«La seule consolation qui me restât, au milieu de tous ces malheurs, était mon amour pour une jeune parente que je devais épouser. En y réfléchissant, je tremblai que mon rival liliputien ne m'enlevât encore ce bonheur. Il était reçu comme moi chez Blondinette, qu'il amusait par mille tours. Il se cachait dans le tuyau du calorifère pour chanter des romances, dansait la polonaise sur les barreaux des fauteuils, et courait, les yeux bandés, à travers un labyrinthe de coques d'œufs. Je commençai par railler la puérilité de ces passe-temps; mais Blondinette, qui y prenait plaisir, se montra offensée de mes remarques. Je me plaignis alors des libertés qu'elle laissait prendre à Mirmidon; elle allégua sa taille, qui ne permettait point de le traiter comme un autre. Je me fâchai enfin, et je lui déclarai qu'elle devait choisir entre le petit homme et moi; elle répondit aussitôt que son choix était fait, et m'ouvrit la porte. Je sortis, suffoqué de colère.
«Ce dernier échec avait mis à bout mon courage. Las de prétendre en vain à la renommée, aux places et à l'amour, je me décidai à en finir avec la vie; j'achetai ce qu'il fallait pour cela de poison, et, après l'avoir bu, j'attendis tranquillement, comme Socrate, l'apparition de ce jour qui n'a ni veille ni lendemain.
«Mais j'avais compté sans mon droguiste. Le poison vendu par lui était frelaté et ne put me tuer qu'à moitié; je restai un mois entier entre la vie et la mort, appelant l'une tout haut, et regrettant peut-être l'autre tout bas.
«Cependant mon essai produisit sur-le-champ quelque fruit. Une foule d'amis, qui m'avaient négligé vivant, voulurent me voir dès qu'ils me surent empoisonné, et m'amenèrent successivement tous les toxicologistes de Sans-Pair. Le traitement dura une année entière. Enfin, je pus me lever; mais l'effet du poison avait été terrible. Une transformation complète s'était opérée en moi, et j'étais devenu… ce que je suis.
«Lorsque je m'aperçus dans mon miroir, je demeurai pétrifié! Mon premier sentiment fut du désespoir, le second fut de la honte. Je me demandais en quel abîme assez profond et assez obscur je pourrais cacher désormais ma laideur, et je déplorai de n'avoir pas succombé.
«M. Blaguefort me trouva livré à cet abattement. Il ne venait, disait-il, que dans l'intention de me voir et de s'assurer de ma guérison. Cependant, après m'avoir examiné avec une attention singulière, il me proposa brusquement cent mille écus pour l'exploitation de la corne que je portais! Je crus qu'il voulait railler, et je lui ordonnai de sortir; mais il revint dès le soir même, et offrit le double; je le chassai de nouveau. Il m'écrivit pour me proposer huit cent mille francs; puis un million!
«Ma douleur commença à se changer en étonnement, presque en joie! Ce que j'avais cru une honte devenait pour moi une source inattendue de richesses! Je regardai de nouveau, dans le miroir, l'ornement qui chargeait mon front; il me sembla moins étrange que d'abord. Évidemment, le préjugé avait eu beaucoup de part dans ma première sensation. Les peuplades primitives de l'Amérique n'avaient-elles point regardé autrefois les armes de l'élan et du bison comme le plus gracieux ornement d'un guerrier? Les chevaliers du moyen âge ne surmontaient-ils point leurs casques de croissants d'acier, et les cornes lumineuses de Moïse n'étaient-elles point le signe distinctif de la puissance surhumaine? Chez les sages peuples de la Grèce, comme chez les nations belliqueuses du Nord, la corne avait toujours été le symbole de la force et de l'abondance. Une grossière plaisanterie des siècles barbares avait réussi à la rendre ridicule; mais le jour de sa réhabilitation était venu.
«Après ces raisonnements, et beaucoup d'autres non moins concluants, mes idées se trouvèrent tellement modifiées que, loin de me plaindre d'avoir une corne, je me mis à regretter de n'en avoir qu'une. Deux cornes eussent évidemment offert un aspect plus complet et plus gracieux; pour deux cornes, on eût pu exiger deux millions!
«Je me contentai provisoirement de celui qui m'était offert.
«Mon exhibition eut un succès prodigieux. On accourait de toutes parts pour voir le roi Extra (c'était ainsi que m'avait baptisé Blaguefort). Les plus hauts personnages de la république me reçurent à leurs soirées; je devins le divertissement à la mode, on voulut m'entendre, me parler, et le monstre fit remarquer l'homme d'esprit.
«Quelques femmes aimables m'écrivirent par curiosité. Je leur répondis des vers galants qui firent fortune, et ce fut dès lors à qui m'en demanderait. Chaque matin mon bureau était couvert d'albums sur lesquels il fallait écrire, et de lettres auxquelles je devais répondre. Je répondis et j'écrivis sans relâche, ce qui rendit bientôt ma réputation universelle. Toutes les femmes qui avaient de moi un madrigal ne tarissaient point sur l'étendue de mes connaissances, sur la profondeur de mes jugements, sur la richesse de mon imagination. Les anciens libraires qui avaient refusé mon manuscrit philosophique accoururent pour acheter mes madrigaux.
«Leur publication fut un véritable événement; le sultan des critiques, lui-même, daigna faire retentir en leur faveur toutes les cymbales du feuilleton. Après avoir donné une longue analyse de mon livre sans en parler, il s'écria:
«Enfin nous avons un second honnête-homme de style, et quel style! Oh! la belle forme cornue, pour nous autres, les jeunes écrivains, qui aimons l'attaque brave; l'heureux et charmant monstre de génie, dont le génie même est une monstruosité!»
«Cette importante approbation détermina les chefs du gouvernement à utiliser mes hautes facultés. Je m'étais occupé de littérature et de beaux-arts; on me plaça, en conséquence, dans les haras. Je fus nommé grand conservateur des étalons de la république.
«Ces nouvelles fonctions me donnaient une position sociale dont je profitai pour me produire dans les assemblées politiques, les sociétés de tempérance et les clubs philanthropiques. Partout où je devais prendre la parole, la foule accourait. Ma corne recommandait mon éloquence.
«Enfin, le jour des élections arriva. Le quartier des droguistes s'était toujours distingué par le choix de ses députés à l'assemblée nationale. Il y avait successivement envoyé le géant Pelion, qui s'était un jour retiré en emportant la tribune sur ses épaules; le mime Perruchot, habile à prendre toutes les voix et à imiter toutes les physionomies; enfin le prestidigitateur Souplet, qui faisait les majorités en escamotant, dans l'urne, les boules du scrutin. Pour succéder à de tels hommes, il fallait un candidat non moins extraordinaire; l'honneur de l'arrondissement électoral y était intéressé. Quelqu'un prononça mon nom, on le couvrit aussitôt d'applaudissements, et je fus nommé représentant des droguistes à l'assemblée nationale des Intérêts-Unis.
«Ce ne furent pas, du reste, mes seuls succès; j'en obtenais ailleurs, de moins bruyants peut-être, mais de plus aimables. La curiosité des femmes ne s'était point ralentie. Après avoir vu comment je savais écrire, les plus aventureuses voulurent savoir comment je saurais aimer. Le monstre est aussi rare que l'Antinoüs, et l'expérience valait la peine d'être tentée. J'en sortis probablement sans trop de désavantages, car ma réputation ne fit que s'accroître.
«Cependant ces conquêtes faciles ne pouvaient me faire oublier ma cousine Blondinette. C'était la seule femme qui m'eût repoussé, honni, et, par conséquent, la seule dont le souvenir me fût précieux: car il y a toujours une part de contradiction dans l'amour.
«Elle-même regrettait une rupture imprudente. J'avais désormais trop d'avantage sur Mirmidon pour le regarder comme un rival sérieux. Je me présentai hardiment, on me reçut avec émotion, et, au bout de quelques jours, Blondinette s'était complétement habituée à ma nouvelle forme. A mesure que je lui faisais le calcul de mes rentes, mes jambes lui semblaient plus égales, ma corne moins apparente. Au premier million elle me trouva passable, au second elle me déclara charmant.
«Notre mariage fut célébré avec toute la pompe que réclamait un pareil événement, et l'archevêque de Sans-Pair voulut lui-même nous bénir.
«Depuis, mon bonheur n'a éprouvé ni interruption ni mélange, et la constance de la bonne fortune a fait substituer au nom de roi Extra celui d'heureux monstre!
«Quant aux lecteurs qui me demanderaient pourquoi j'ai raconté longuement, en tête de ce volume, l'histoire de ma vie, je leur répondrai que je l'ai fait pour donner à tous un enseignement; et cet enseignement le voici: c'est qu'on réussit moins par ce qu'on vaut que par ce qu'on montre, et que la première condition du succès n'est point de faire, mais d'attacher un écriteau à ce que l'on fait! Or, pour cela le génie peut être utile, un ridicule sert quelquefois, un vice suffit souvent; mais rien ne remplace une monstruosité.»
Maurice venait d'achever sa lecture, lorsque son hôte et M. Le Doux ressortirent de chez le banquier. Le philanthrope les avertit qu'il était forcé de les quitter pour se rendre au palais de justice.
«Y a-t-il quelque grande affaire? demanda M. Atout.
—Comment! s'écria M. Le Doux, mais vous ne savez donc pas? c'est après-demain qu'on juge ce fameux empoisonnement…
—Du docteur Papaver?
—Précisément. L'accusé a envoyé des lettres d'invitation à tout le monde, et il m'a oublié! Comprenez-vous cela? moi, un ancien collègue!… car nous avons été ensemble vice-présidents de la Société humaine. Mais je veux réclamer! D'autant qu'une vingtaine de dames qui me savaient ami du docteur m'ont demandé des places. Ce sera, dit-on, magnifique; six cents témoins et soixante avocats! Le président a fait prendre des mesures pour que l'on distribue, pendant les débats, de la limonade et des petits gâteaux; dans les suspensions d'audiences, on pourra même déjeuner à la fourchette.
—Et ce docteur Papaver est accusé d'avoir empoisonné quelqu'un? demanda Maurice.
—Toute une famille, répliqua le philanthrope; sept personnes… dont on exposera les restes parfaitement conservés. On doit essayer le poison sur les témoins, lire des lettres qui compromettent une très grande dame; enfin la fille du docteur, qui a six ans, déposera contre son père. Ce sera la cause la plus intéressante dont on ait parlé depuis dix ans! Aussi les billets d'enceinte se vendent-ils déjà deux cents francs.»
M. Atout déclara qu'il voulait en avoir absolument, et il suivit le philanthrope au palais.
La porte d'entrée était décorée par la statue colossale de la Justice. Elle avait les yeux couverts d'un bandeau, afin que l'on ne pût douter de sa clairvoyance; sa main gauche portait une balance, et sa main droite une épée, comme pour exprimer qu'elle tenait moins à bien peser qu'à bien frapper.
Au fronton qu'elle surmontait on avait gravé ces mots:
L'ADMINISTRATION DE LA JUSTICE EST GRATUITE.
Et au-dessous étaient affichés les tarifs des différents actes sans lesquels on ne pouvait se faire juger. Tant pour l'enregistrement, tant pour le greffe, tant pour le timbre, tant pour les experts, tant pour l'avoué, tant pour l'avocat! Le tout produisait une somme qui ne permettait qu'aux riches de faire valoir leurs droits.
Heureusement que les pauvres avaient pour dédommagement la maxime imprimée sur chaque porte:
TOUS LES CITOYENS SONT ÉGAUX DEVANT LA LOI.
Maurice traversa d'abord une salle où les avoués soumettaient leurs états de frais à la vérification d'un juge chargé d'auner les procédures; l'étendue de chacune était fixée d'avance.
Trente mètres de rôles pour les affaires sommaires, cent pour les affaires graves, mille pour les affaires compliquées. Quant au moyen de remplir toutes les pages, les gens de loi en avaient trouvé un fort simple: il consistait à faire suivre chaque mot de tous ceux qui pouvaient avoir avec lui quelque rapport de signification; ce qui leur permettait de passer en revue une partie du dictionnaire à propos d'une phrase.
Qu'ils eussent, par exemple, à annoncer l'assignation d'un témoin à huitaine, ils ne manquaient pas d'écrire:
«En conséquence desquels motifs ci-dessus donnés, et de tous autres qui pourraient l'avoir été ailleurs, ou que nous trouverions convenable d'émettre plus tard;
«Faisant toutes réserves que de raison, tant implicitement qu'explicitement:
«Avons désigné, appelé, sommé, assigné par les voies pour ce fixées, tant par l'usage ou coutume que par les décrets, ordonnances et lois, le sieur…
«A venir se présenter et comparaître, sans qu'il puisse opposer aucune objection, aucun récusement ni aucune fin de non-recevoir;
«Afin de répondre sincèrement, librement, catégoriquement et clairement, soit sur ce qu'il peut savoir par lui-même relativement à l'affaire, soit sur ce qu'il en aura entendu dire, soit sur ce qu'il aura induit à l'aide du raisonnement ou de la comparaison;
«Lesquelles assignation et sommation lui sont faites pour huitaine, c'est-à-dire pour le huitième jour à partir de celui-ci; ou autrement dit, afin de ne laisser lieu à aucun doute ni fausse interprétation, pour le… février de l'an…
«Lequel jour reste bien et dûment fixé, sauf erreur dans la date ou supputation des jours.»
Cette ingénieuse amplification était écrite sur papier timbré, en caractères de huit millimètres, avec interlignes et alinéa! Le tout dans le but de mieux éclairer la Justice… et de faire monter le prix des charges!
Pendant que M. Atout et le philanthrope se rendaient au parquet pour obtenir les billets désirés, Maurice entra dans la salle des Pas-Perdus, où il trouva une foule d'avocats en robes, livrés à différentes occupations.
Il y avait d'abord les stagiaires qui entouraient de vieux praticiens chargés de leur enseigner les limites rigoureuses de la loi. La démonstration était facilitée par un immense tableau synoptique, renfermant la législation entière de la république des Intérêts-Unis. Des lignes coloriées, semblables à celles qui marquent, sur nos cartes géographiques, les conquêtes d'Alexandre ou l'invasion des barbares, indiquaient la marche de la probité. On voyait figurer les routes de traverse au moyen desquelles on tournait les articles trop formidables, les passages mal gardés qui permettaient d'échapper à la poursuite, les gorges peu fréquentées où l'on pouvait attendre un adversaire et l'assassiner légalement.
Une autre carte réglait l'honneur de l'avocat par numéro d'ordre. Il y apprenait comment il pouvait injurier et qui injurier; quand il pouvait mentir et pour qui mentir; à quel prix il devait s'échauffer, à quel plus haut prix s'irriter, à quel plus haut prix s'attendrir!
Il y avait ensuite les formules de défense.
S'agissait-il d'un cas de médecine légale, on parlait de l'incertitude des sciences! Fallait-il justifier un voleur, on le présentait comme une victime de la police! Voulait-on sauver un assassin, on le proclamait atteint de folie!
Quant aux mouvements d'éloquence, ils étaient invariables.
Si la cause exigeait de l'onction, on s'écriait:
«Mon client n'a rien à craindre, Messieurs, car il est entré ici enveloppé de son innocence comme d'une auréole.»
(Un geste indiquait la tête de l'accusé, qui croyait qu'on lui reprochait son bonnet et se découvrait.)
«Il a franchi le sanctuaire de la loi, gardé par l'humanité et la justice.»
(La main de l'avocat montrait les deux gendarmes placés à la porte.)
«Il a enfin devant lui la croix du Dieu de vérité, mort pour sauver tous les hommes.»
(L'avocat général s'inclinait avec respect.)
Cherchait-on, au contraire, le dramatique:
«Oui, mon client peut braver toutes les preuves!… S'il est vrai que sa main ait frappé, que le mort se lève pour l'accuser!»
(Ici une pose: le mort ne paraissait pas.)
«Qu'il se lève et qu'il crie:—Voilà mon assassin.»
(L'avocat se rasseyait, et les bonnes d'enfants se regardaient, convaincues de l'innocence du prévenu.)
Fallait-il de l'audace:
«Que si, malgré tant de preuves, la calomnie et la haine persistaient à poursuivre mon client, il ne résisterait point davantage! Sûr du jugement de la postérité, il présenterait tranquillement sa tête à ses ennemis!»
(Les écoliers qui faisaient partie de l'auditoire approuvaient par un geste.)
Voulait-on enfin du pathétique:
«Et après avoir convaincu vos esprits, Messieurs, j'en appellerai à vos cœurs. Songez au père de l'accusé, noble vieillard dont vous ne voudrez pas souiller les cheveux blancs!…»
(Tous les jurés chauves s'attendrissaient.)
«A sa mère, qui a veillé si longtemps sur son berceau!»
(Les pères de famille se mouchaient.)
«A ses enfants surtout, innocentes créatures auxquelles vous ne laisserez point pour seul héritage le déshonneur!»
(Émotion générale; les portières qui se trouvaient dans l'auditoire applaudissaient.)
Après les avocats stagiaires, occupés à recevoir cette instruction, venaient les avocats dont la réputation était déjà faite et la fortune en train de se faire, toujours parlant, toujours plaidant, même dans la conversation, mêlés aux grandes comme aux petites choses, indispensables partout et ne servant à rien nulle part. Ils avaient pour chefs de file ces vieux praticiens gorgés de places, d'honneurs et de richesses, vautours aux serres fatiguées qui ne pouvaient suffire aux proies qu'on leur offrait, et qui faisaient faire antichambre au plaideur avant de daigner le manger.
Les procureurs, mêlés à tous ces groupes, allaient de l'un à l'autre comme des pourvoyeurs chargés de leur fournir la nourriture; puis venaient les huissiers, rongeurs subalternes mangeant les miettes laissées par les maîtres.
Maurice se promena quelque temps au milieu de cette foule gaiement sinistre qui vivait de troubles, de crimes, de ruines, comme les médecins vivent de fièvres et d'ulcères: tristes docteurs de l'âme, toujours la main dans quelque plaie morale, et nourris par les malheureux ou par les fripons.
Il s'était insensiblement approché d'une salle où l'on rendait la justice, et, trouvant la porte ouverte, il entra.
Les murs étaient tapissés d'inscriptions empruntées aux articles du Code, et destinées à faire connaître les peines infligées à chaque faute. On pouvait aller étudier là le tarif de consommation de ses mauvais instincts; les sept péchés capitaux avaient leurs prix marqués en chiffres, comme les marchandises des magasins de nouveautés.
L'image du Christ, conservée par la tradition, apparaissait au milieu de ces sentences légales, le front meurtri et tristement penché. Près de ce flanc dont le sang avait coulé pour l'égalité des hommes, on lisait:
Les prévenus trop pauvres pour donner caution seront emprisonnés.
Et au-dessous de cette bouche qui avait proclamé la fraternité et la solidarité humaines étaient gravés ces mots:
Nous ne devons d'aliments qu'à nos ascendants et descendants directs jusqu'à la seconde génération!
Les juges avaient pour siéges des lits de repos garnis de coussins moelleux; la plume en était entretenue par les accusés, qui savaient devoir être jugés d'autant plus doucement que le tribunal se trouverait plus à l'aise. L'avocat général, au contraire, était assis sur un fauteuil dont les angles aigus excitaient chez lui une inquiétude et une irritation qui entretenaient son humeur agressive. Quant aux avocats, on avait suspendu devant leur banc un tarif de plaidoirie dont la vue les tenait en haleine.
Lorsque Maurice entra, la sellette des prévenus était occupée par un vieillard. C'était un paysan que l'âge avait courbé et dont les cheveux blancs tombaient sur une cape de coton écru en lambeaux. Le menton appuyé à ses deux mains, que soutenait un bâton de bambou, et les lèvres entr'ouvertes par ce vague sourire des vieillards, il tenait les yeux baissés vers un chien roulé à ses pieds, et qui, la tête à demi soulevée, le contemplait en agitant la queue. Il se faisait évidemment entre eux un de ces échanges d'amitié et de souvenir qui n'ont besoin, pour se poursuivre, que du regard et du sourire. Le vieux maître et le vieux serviteur s'entendaient.
Cette intimité était même l'objet des débats.
Trop faible et trop vieux pour vivre encore de son travail, le paysan avait dû recourir à la charité légale. Après cinquante années de fatigues, de probité et de patience, la société eût pu le laisser mourir au revers de quelque fossé, comme une bête de somme hors de service; mais la philanthropie était venue à son secours; elle lui avait ouvert un de ces asiles où l'on accorde gratuitement aux invalides du travail ce qu'il faut de paille et de pain noir pour faire attendre la mort.
Malheureusement le vieillard avait essayé de partager avec son chien, et l'administration s'y était opposée. On avait voulu enlever au paysan son compagnon, il avait résisté, et cette résistance l'amenait devant les Juges.
L'avocat général prit la parole pour l'administration.
Il fit d'abord l'énumération des services rendus par la Société humaine, dont il avait l'honneur d'être membre. Après avoir signalé le nombre toujours croissant de ses asiles comme un indice incontestable de la prospérité nationale, il annonça avec une haute satisfaction que la dépense occasionnée par leurs pensionnaires venait d'être réduite de moitié, grâce à un moyen aussi simple qu'ingénieux. Il avait suffi, pour cela, de leur retrancher une partie de la nourriture, de substituer des paillasses aux matelas, et de remplacer le calicot par de la grosse toile!
Mais ces améliorations devenaient inutiles si elles étaient combattues par la prodigalité de quelques privilégiés!… Et, se servant de cette transition pour arriver au chien du paysan, il s'écria que ce chien était un scandale humanitaire! Il calcula ce qu'il pouvait consommer en os rongés, en écuelles léchées, en miettes grugées, et trouva que le tout eût pu nourrir les trois cinquièmes d'un vieillard!
Puis, voyant les juges frappés de cet argument, il soutint que, puisque l'administration avait pris la charge et la tutelle du vieux paysan, elle avait droit de vendre son chien; que c'était une faible compensation de tant de sacrifices, un exemple indispensable pour la moralité et pour la dignité humaines. Il termina, enfin, en adjurant le tribunal de ne point encourager chez le pauvre ce luxe d'un compagnon inutile, et de l'accoutumer à manger seul la soupe économique de l'asile, assaisonnée par la sympathie des philanthropes, ses bienfaiteurs.
Après ce réquisitoire, que les magistrats avaient écouté avec une faveur visible, le président invita le vieillard à faire valoir ses moyens de défense; mais celui-ci ne parut point l'entendre et ne répondit rien. Les regards attachés sur le vieil ami qui se reposait à ses pieds, il semblait s'oublier dans une contemplation mélancolique.
Le chien comprit sans doute l'émotion de ce silence, car il se redressa lentement, regarda son maître de plus près, et fit entendre un de ces soupirs plaintifs qui semblent interroger.
Le paysan abaissa sa main ridée et la posa sur la tête joyeuse de l'animal.
«Tu as entendu, dit-il avec une tristesse tendre et sans regarder les juges; tu as entendu, n'est-ce pas? Il faut nous séparer. La république se ruinerait à te nourrir! Quelle raison donnerais-je, d'ailleurs, de te garder? Est-ce parce que depuis quinze années tu partages mon pain, mon eau et mon rayon de soleil? parce que je suis habitué à entendre à mes pieds le bruit de ton haleine? parce que tu es le dernier être vivant qui ait besoin de moi et qui m'aime? Ce qui ne sert qu'à nous aimer est inutile, ami! on vient de te le dire. Ah! si nous vivions dans un pays barbare, j'irais avec toi par les campagnes; je m'arrêterais aux portes des cabanes; et, en voyant mes cheveux blancs, les hommes se découvriraient, les enfants viendraient te caresser, les femmes nous donneraient le pain et le sel! Nous boirions tous deux aux fontaines courantes; nous dormirions à l'ombre des rochers, réchauffés l'un par l'autre; nous marcherions sur les fleurettes des sentiers, à travers les parfums des bois, les chansons des oiseaux et les gazouillements des sources!… Mais nous sommes sur une terre civilisée, et toutes les routes nous sont fermées. Attendrir les heureux est défendu, dormir sous le ciel est un crime. On nous a ôté les chances de la compassion avec les embarras de la liberté, et la bonté des hommes nous a ouvert une prison où l'on mesure à chacun de nous le pain, l'air et le jour. Toi, seulement, ami, il n'y a point de place pour toi! On peut manger, dormir; mais aimer! à quoi bon? Les règlements supposent-ils jamais que l'homme ait, entre la gorge et l'estomac, quelque chose qui s'appelle le cœur? Va, ami, je voulais te garder près de moi pour sentir qu'il m'en restait encore un; mais on te l'a dit: le règlement n'en passe pas! Cherche donc un nouveau maître, et puisse-t-il te faire oublier l'ancien!»
Le vieillard saisit, à ces mots, la tête du chien dans ses deux mains tremblantes, il la souleva sur sa poitrine, y appuya les lèvres et resta quelques instants immobile.
Quand il se leva, une petite larme roulait sur chaque joue à travers ses rides.
Maurice ne put retenir une exclamation d'attendrissement.
«Ah! laissez-lui son chien pour l'aimer!» s'écria-t-il involontairement.
Mais les juges s'étaient consultés pendant cet adieu muet du vieillard, et l'arrêt de séparation venait d'être prononcé.
En sortant, Maurice rencontra M. Philadelphe Le Doux qui le cherchait. Il venait de se rappeler que c'était l'heure de sa visite aux prisons, et voulut y conduire le jeune homme.
La maison de détention de Sans-Pair, bâtie derrière le palais de justice, était composée de deux établissements distincts, et soumis à des systèmes contraires.
Le premier dans lequel M. Le Doux entra portait le nom de Logis des Trappistes, et la tristesse de son aspect justifiait complétement ce nom.
On n'y apercevait aucune fenêtre, tous les jours ayant été ménagés sur les cours intérieures. Le pavage de bois qui l'entourait assourdissait les moindres rumeurs, et l'enveloppait, pour ainsi dire, d'un silence sinistre. La porte d'entrée, elle-même, glissait sans bruit sur des rails polis, et les tapis épais des corridors éteignaient le retentissement des pas. Les murs étaient matelassés de manière à intercepter tous les sons, les portes garnies de triples nattes, et une inscription, qui reparaissait à chaque détour, avertissait les visiteurs de parler bas.
Le jour n'avait pas été moins ménagé que le bruit. Partout régnait une sorte de lueur crépusculaire qui agrandissait les formes et éteignait les contours. Enfin, l'air lui-même arrivait imperceptiblement sans rafale et sans murmure.
A mesure que Maurice avançait dans ces longs couloirs muets et sombres, il se sentait gagné par un malaise croissant. Cette atmosphère, que ne traversait aucun bruit, aucune lueur, l'oppressait: une atonie glacée coulait dans ses veines. Le jeune homme frissonna malgré lui!
«Ce calme fait peur, dit-il, on se croirait dans un sépulcre.
—Et cependant dix mille prisonniers vous entourent, fit observer M. Le Doux. Voyez plutôt!»
Il avait tiré un rideau, et Maurice se trouva au milieu d'une lanterne vitrée, formant le centre d'un immense cercle de loges qui renfermaient les condamnés. A voir ces lignes de cellules superposées, tournant comme une gigantesque spirale, et allant se perdre dans les combles de l'édifice, on eût dit l'enfer du Dante renversé. Seulement, pas de cris, aucun gémissement, nulle prière! un silence glacé planait sur cette étrange ruche de pierre. On voyait chaque prisonnier s'agiter sans bruit, dans son alvéole grillé, comme un mort que le galvanisme soulèverait dans sa tombe. Tous avaient le visage pâle, les mouvements inquiets, le regard hébété ou hagard. Muets et mornes, ils faisaient mouvoir les bras de machines dont ils ne connaissaient même pas l'action. Telle était la disposition des cellules que chaque prisonnier ne pouvait apercevoir celle qui l'entourait. Les gardiens échappaient également à ses yeux. Entouré d'une surveillance mystérieuse, il se savait toujours vu sans pouvoir jamais voir.
M. Le Doux expliqua à Maurice tous les avantages de ce système perfectionné de confinement solitaire.
«Par son moyen, dit-il, nous faisons fléchir les plus énergiques natures. Muré dans l'obscurité et le silence, le captif résiste d'abord, mais il se raidit en vain; l'ennui, comme une eau souterraine et croupissante, mine insensiblement sa volonté. Il sent ses muscles se détendre, son sang se refroidir. L'immobilité de ce qui l'environne finit par se communiquer à tout son être; il s'épouvante du vide qui s'est fait autour de lui; il regarde, et ne voit que les murs de sa prison; il appelle, et n'entend que sa propre voix! Quelques-uns ne peuvent résister à cette épreuve, et deviennent fous; mais c'est le petit nombre; la plupart s'assoupissent dans une espèce de torpeur. Sûrs que leurs moindres actions seront épiées, n'ayant plus la possession de leur propre pensée, ils y renoncent. Le règlement devient leur conscience, l'habitude se substitue au désir; ils oublient jusqu'à leur langue; ce ne sont plus que des animaux domestiques, obéissant d'instinct à la règle de la maison. On a effacé leurs souvenirs, éteint leurs passions, coupé au pied leurs espérances; il y a désormais table rase dans ces esprits; notre but est atteint. Devenus, grâce à nous, des idiots, il ne leur reste plus qu'à être instruits et moralisés!
—Hélas! je le vois, dit Maurice, vous avez fait pour les hommes ce que la châtelaine de Valence avait voulu faire pour son fils. La châtelaine de Valence était une sainte femme restée veuve avec un seul enfant pour lequel elle eût donné jusqu'à sa part de paradis. Mais l'enfant, dont le sang brûlait les veines, s'échappait souvent du château, où ne retentissaient que les cloches et les prières, afin de goûter aux joies de la vie. Insensiblement il prit tant de goût au mal que sa seule tristesse était de ne pouvoir assez pécher. Il connaissait les trois grands chars qui portent le genre humain aux abîmes: le premier conduit par l'orgueil, le second par l'impureté, le troisième par la paresse, et il avait successivement pris place dans chacun, sans jeter même un regard sur celui du repentir, qu'un attelage boiteux traînait bien loin en arrière!
«La sainte châtelaine, voyant la perte de son fils assurée, s'adressa avec larmes à l'archange saint Michel, patron spécial de sa famille, et lui demanda d'assurer le salut du jeune homme, fût-ce aux dépens de sa vie. L'archange, qui avait pitié des pleurs des mères depuis qu'il avait vu Marie au pied de la croix, se laissa toucher, descendit vers la sainte femme et lui dit:
«—Reprenez courage, votre fils peut encore être sauvé. Le Christ a compté ses jours, il ne lui en reste désormais que trois cents à passer sur la terre; faites qu'ils soient sans péché, toutes les anciennes fautes seront remises au coupable, et, à l'heure indiquée, je viendrai moi-même enlever son âme pour la conduire au ciel.»
«Cette révélation causa à la châtelaine une grande joie. Son fils pouvait encore aspirer au bonheur des élus! Cette pensée lui faisait accepter, presque sans chagrin, une mort prochaine; les espérances de la chrétienne consolaient les regrets de la mère!
«Mais, pour mériter cette récompense, il fallait que le pécheur fît trêve à ses offenses contre la loi de Dieu; et comment, hélas! l'obtenir? La châtelaine avait déjà inutilement employé les supplications, et les prières de l'Église n'avaient point été plus puissantes. Elle songea à un docteur arabe dont les charmes exerçaient, disait-on, une souveraine puissance sur toutes les volontés, et elle alla à sa demeure pour lui exposer son désir.
«Après l'avoir écoutée, le docteur se fit conduire vers son fils, encore plongé dans le sommeil, et il commença les conjurations puissantes qui devaient le délivrer de ses passions.
«D'abord, il toucha les flancs du dormeur, et la châtelaine en vit sortir une nuée de génies à l'air violent ou hardi: c'étaient la force, la colère, l'audace et avec elles le courage et l'adresse!
«L'Arabe toucha ensuite le front, duquel s'élança l'imagination, revêtue des couleurs de l'arc-en-ciel; le raisonnement, armé de l'épée à double tranchant; la mémoire, tenant à la main la chaîne d'or qui lie le présent au passé.
«Enfin, il toucha le cœur, qui s'entr'ouvrit aussitôt pour donner passage à la nuée des désirs enflammés, des amours changeants, des illusions aux ailes d'azur, troupe folle et charmante, qui s'enfuit avec un cri plaintif.
«Lorsque le jeune homme se réveilla peu après, il était complétement transformé! Toutes les idées que sa mère avait combattues, tous les goûts dont elle s'était affligée, avaient disparu; il n'avait plus de volonté que la sienne, plus de goûts que ceux qu'elle lui inspirait. Cet esprit était devenu semblable à la nacelle qui va où le flot l'emporte, où le vent pousse, où la main conduit. Sa mère disait de marcher, et il marchait; de prier, et il priait! Les tentations passaient en vain près de lui, il les regardait passer comme des inconnues auxquelles il ne doit ni un regard ni un salut!
«Les trois cents jours s'écoulèrent ainsi pour lui dans une sorte de sommeil éveillé, et, quand la châtelaine aperçut l'archange Michel, elle s'écria:
«—La condition imposée a été remplie, il a gagné sa place dans le ciel; venez donc, maître, et, sans plus de retard, emportez son âme.»
«Mais l'archange secoua tristement la tête, et dit:
«—Hélas! pauvre mère, il n'y en a plus. On n'enlève point les pierres qui composent une maison sans que la maison croule. Ce que le docteur arabe a enlevé à votre fils formait l'âme elle même, dont il a fait don à Satan; il ne vous a laissé que le corps!»
«Cette légende est l'histoire de ceux qui ont élevé votre prison. Sous prétexte de racheter le coupable, vous lui avez frauduleusement soutiré son âme! Depuis quand l'amélioration de l'homme peut-elle venir de la destruction de ses instincts? Si ces malheureux ont failli, c'est que la sociabilité n'était point assez développée chez eux, et vous les condamnez à la solitude; c'est que les bonnes passions étaient plus faibles que les mauvaises, et vous les égorgez indifféremment toutes; c'est que leur raison n'avait pas assez mûri au soleil de l'expérience, et vous la condamnez à l'inaction! Dans les premiers siècles, on réduisait un ennemi à l'impuissance en coupant les muscles de ses membres avec le fer; vous avez perfectionné le moyen: vous coupez aujourd'hui les muscles de l'âme avec l'ennui, et, parce que ces énervés ne bougent plus, vous les déclarez guéris! Mais qu'en ferez-vous après une pareille guérison? A quoi peuvent servir des hommes qui ont perdu leur personnalité, qui ont oublié de vouloir, que vous avez réduits à l'état d'animaux domestiques vivant sous l'œil du maître? Où vous aviez des ignorants, des coupables peut-être, il ne vous reste plus que des fous, des idiots ou des hypocrites!
«Sans doute la solitude pouvait être employée pour apaiser la première effervescence d'un cœur révolté; c'était une douche glacée sous laquelle le furieux se serait calmé; mais vous avez voulu faire un régime de ce qui ne devait être qu'un remède; vous avez imité ces mères anglaises, qui, pour se débarrasser des cris d'un enfant, l'abreuvent d'opium! Et ne dites pas que vous l'avez fait dans l'intérêt des coupables, pour leur rachat! Non, vous l'avez fait dans l'intérêt de vous-mêmes, pour votre repos! En respectant chez l'homme les puissances extérieures qui font sa vie, la tâche était difficile: il fallait discipliner des esprits sans règle, apprivoiser des cœurs endurcis, remettre l'ordre enfin dans un intérieur bouleversé. Vous avez mieux aimé en murer les portes pour en faire un tombeau. De notre temps, on enchaînait les corps en laissant les âmes libres; le moyen était brutal; vous avez dit: «A quoi bon ces chaînes qui meurtrissent, qui tintent aux oreilles! délivrez-en le corps et tuez tout doucement l'âme: cela ne se voit pas, et, l'âme morte, le corps ne bougera plus!» O pharisiens! qui feignez d'ignorer que l'abrutissement n'est point une régénération! Hommes de peu de foi, qui ne savez point ce que l'amour et la patience peuvent obtenir des plus criminels! Cherchez le cœur le plus endurci, frappez au point voulu, et il en sortira une source vive. Tant qu'un homme vit, tant qu'il aime quelque chose de la création, Dieu ne s'est point complétement retiré de lui, et son âme n'est point perdue sans retour.»
M. Philadelphe Le Doux avait profité de cette longue improvisation de Maurice pour remettre à M. Atout son rapport annuel, constatant les excellents résultats obtenus par le système cellulaire, et pour écrire au crayon quelques notes sur la nécessité de supprimer les numéros des loges, qui pouvaient distraire encore le condamné. Lorsqu'il eut achevé, il releva la tête et regarda le jeune homme avec ce vague sourire des gens qui veulent avoir entendu sans avoir écouté.
«Ah! fort bien, dit-il, je vois que vous avez étudié la question… Mais, aujourd'hui encore, deux systèmes se partagent les esprits et les prisonniers. Nous avons vu le Logis des Trappistes, il nous reste à visiter celui des Pantagruélistes. Allez devant vous, de grâce, puis prenez la porte à gauche, nous arriverons justement pour les voir dîner.»
Maurice, ayant suivi les indications données, se trouva dans une cour, qu'il traversa; puis à l'entrée d'un bâtiment à colonnade de marbre, entouré de jets d'eau et de promenades: c'était la seconde prison de Sans-Pair, récemment fondée pour les scélérats réputés incorrigibles.
On n'y entendait que musique, chants et éclats de rire. La première salle était un parloir, où les condamnés recevaient les visites. Il y avait là de charmantes grandes dames attirées par le désir de causer avec des scélérats d'élite, ou de les faire écrire sur leurs albums; des artistes occupés à peindre les plus célèbres criminels; des hommes de lettres rédigeant, pour l'instruction du public, les mémoires intimes des faussaires et des meurtriers. Les prisonniers faisaient les honneurs de chez eux avec la politesse fière de gens qui comprennent leur importance.
Tout à côté se trouvait la salle de concerts, dans laquelle retentissaient les chansons d'argot, avec accompagnement de clarinettes et de vielles organisées. Puis venaient l'estaminet, dont les habitués fumaient le narguillé à bec d'ambre, étendus sur des divans de velours; le billard garni de queues à procédés, et la galerie de consommation, où l'on servait, d'heure en heure, aux condamnés, des sorbets, du vin chaud ou des punchs à la romaine.
Le soir il y avait spectacle, puis bal masqué sans gardes municipaux.
Ainsi que M. Le Doux l'avait annoncé, les visiteurs trouvèrent les Pantagruélistes à table. Ils dînaient, à trois services, de petits pieds et de primeurs, avec dessert, café et liqueurs fines.
«Vous le voyez, dit le philanthrope en souriant, le système de moralisation est ici tout contraire. Là-bas nous améliorons le coupable en lui ôtant le nécessaire, ici nous atteignons le même but en lui prodiguant le superflu. Chaque méthode a son avantage, et les résultats sont, des deux côtés, également satisfaisants. Chez les Trappistes, nous obtenons la soumission en atténuant l'homme; chez les Pantagruélistes, en le comblant. Celui-là perd l'énergie nécessaire pour échapper à la captivité, celui-ci y est retenu par le lien du plaisir. Il n'y a point encore d'exemple d'un Pantagruéliste qui ait essayé de fuir sa prison, et la plupart ne la quittent qu'en pleurant. Aussi a-t-on soin de compter à chaque libéré, pour adoucir ses regrets, une somme proportionnée au temps qu'il a passé en prison, de sorte que les grands bandits sortent d'ici électeurs et souvent éligibles. Quelques esprits chagrins ont blâmé cette générosité envers des condamnés; mais, ainsi que je l'ai fait observer dans mon dernier rapport, ces scélérats n'en sont pas moins nos semblables: Homo sum, et nihil humani a me alienum puto. Philanthropique maxime, que la Société humaine a écrite dans le cœur de tous ses membres et en tête de toutes ses circulaires. Ah! que n'est-elle comprise de tous! Homo sum! c'est-à-dire je pourrais être un voleur, un incendiaire, un assassin; nihil humani a me alienum puto: donc, je dois regarder comme des frères tous ceux qui assassinent, volent et incendient.
—Soit, dit Maurice; mais comment regardez-vous alors ceux qui édifient, travaillent et font vivre? Si indulgent pour les pauvres criminels, serez-vous impitoyable pour les pauvres honnêtes gens? La philanthropie s'occupe beaucoup de ceux qui ont succombé au mal; elle leur ouvre des asiles, elle leur fournit des ressources, elle leur offre des patronages; et ceux qui ont résisté aux tentations, ou qui les combattent, restent abandonnés! Pour obtenir votre protection, il faut le certificat d'un crime, comme il fallait autrefois un certificat de civisme. Ah! soyez bons pour les coupables: le Christ a pardonné à la femme adultère et relevé la Madeleine; mais pensez aussi un peu aux innocents! Faites que le devoir ne leur devienne pas trop difficile. Pour leur tendre la main, n'attendez pas qu'ils soient tombés; ne les exposez point à trouver que la société fait plus d'efforts et de sacrifices pour ses fils ingrats que pour ses fils pieux; ne tuez pas, enfin, tous les veaux gras au profit de l'enfant prodigue, et gardez-en quelques-uns pour ses frères, qui ne vous ont ni dépouillés ni flétris. Ce qui m'étonne, ce n'est pas que vos Pantagruélistes acceptent le bonheur que vous leur faites; mais que vos travailleurs se résignent à la misère où vous les laissez. Ah! pour accomplir le devoir si difficilement et avec si peu d'aide, il faut, quoi qu'on en dise, que le bien ait aussi sa saveur. Combien de malheureux peuvent envier le pain quotidien, l'habit de drap, la salle chauffée du bagne, et s'acharnent pourtant à leur douloureuse probité?
—Vos souhaits ont été prévus, dit M. Le Doux, notre bienfaisante tutelle s'est également étendue sur le travailleur. Puisque nous sommes en cours d'études philanthropiques, je veux vous montrer la colonie industrielle de notre vice-président, l'honorable Isaac Banqman. Ce n'est point seulement un grand capitaliste et un homme politique influent, la république n'a pas de membre plus zélé pour le perfectionnement des machines et des classes laborieuses. Nous allons prendre le chemin de fer du quartier, qui nous conduira, en trois secondes, à la porte de son établissement.
L'usine d'Isaac Banqman occupait le revers d'une montagne percée en tous sens de voûtes souterraines où mugissaient les locomotives et que traversaient sans cesse les wagons rapides. Cent cheminées vomissaient des torrents de fumée qui se réunissaient plus haut, se condensaient, et formaient, au-dessus de la colline, une sorte de dôme flottant. Des roues immenses tournaient lentement à la hauteur des toits, tandis que des retentissements sourds et réguliers ébranlaient la montagne.
Tout ce bruit, tous ces mouvements et toute cette fumée étaient employés à la confection de moules de bouton! C'était là la spécialité à laquelle M. Banqman devait sa fortune et son importance politique.
A la vérité, le célèbre industriel avait apporté à cette fabrication des perfectionnements qui ne pouvaient manquer d'en rehausser l'importance. D'abord, il avait ruiné tous les fabricants moins riches qui s'étaient hasardés à soutenir la concurrence; ensuite, une fois seul, il avait augmenté de cinquante pour cent le prix de vente de ses produits; enfin, grâce à son influence politique, il venait d'obtenir du ministre une ordonnance qui obligeait tous les fonctionnaires publics à ajouter trois boutons à leurs caleçons.
Il avait, du reste, mérité cette faveur en annonçant qu'il fournirait gratuitement aux hôpitaux de Sans-Pair tous les moules de bouton dont pourraient avoir besoin les malades, les morts ou les enfants au maillot.
Il s'était, de plus, décidé à établir dans son usine même cette colonie de travailleurs dont M. Philadelphe Le Doux avait parlé à Marthe et à Maurice.
En arrivant à la fabrique, le philanthrope fit avertir l'honorable M. Banqman, qui se trouvait alors dans son cabinet, occupé à regarder des poissons rouges dans un bocal.
M. Banqman continua son intéressant examen tout le temps qu'un homme important doit faire attendre pour paraître occupé. Il ne descendit qu'au bout d'une demi-heure, et s'excusa sur les innombrables affaires qui l'accablaient. Le Gouvernement avait recours à lui pour toutes les questions difficiles; il était victime de sa réputation d'homme pratique. On avait compris le danger de consulter des théoriciens, des penseurs; on ne voulait plus écouter que ceux qui avaient étudié, comme lui, les grands principes d'économie politique en fabriquant des moules de bouton. Aussi n'avait-il plus un seul instant; tout son temps appartenait à l'État et à l'humanité!
M. Le Doux l'arrêta à ce mot, pour lui faire connaître le but de leur visite. M. Banqman, flatté, déclara qu'il était prêt à leur montrer la colonie modèle, dont l'organisation généralisée devait un jour réaliser l'âge d'or pour tout le monde.
Il leur fit, en conséquence, traverser l'usine, dont il leur expliqua, en passant, les différents travaux exécutés par des machines de toutes grandeurs et de toutes formes.
On voyait leurs immenses bras s'avancer lentement et soulever les fardeaux, leurs engrenages saisir les objets comme des doigts gigantesques, leurs mille roues tourner, courir, se croiser! A regarder la précision de chacun de ces mouvements, à entendre ces murmures haletants de la vapeur et de la flamme, on eût dit que l'art infernal d'un magicien avait soufflé une âme dans ces squelettes d'acier. Ils ne ressemblaient plus à des assemblages de matière, mais à je ne sais quels monstres aveugles, travaillant avec de sourds rugissements. De loin en loin, quelques hommes noircis apparaissaient au milieu des tourbillons de fumée: c'étaient les cornacs de ces mammouths de cuivre et d'acier, les valets chargés d'apporter leur nourriture d'eau et de feu, d'étancher la sueur de leur corps, de le frotter d'huile, comme autrefois celui des athlètes, de diriger leurs forces brutales, au risque de périr, tôt ou tard, broyés sous un de leurs efforts, ou dévorés par la flamme de leur haleine! Maurice suivait d'un regard attristé ces victimes de la mécanique perfectionnée. Il comparait instinctivement ces merveilleuses machines dont il voyait les membres polis, luisants, bien nourris, à ces hommes flétris et hagards qui s'agitaient à l'entour. En entendant le concert terrible de vapeur sifflante, de fer froissé contre le fer, de grondements de flammes, de bouillonnements d'onde, de vents attisant la fournaise comme un orage, il se sentait saisi d'une sorte de terreur. Il cherchait en vain la vie au milieu de cette tempête de la matière en travail; il en entendait bien le bruit, il en voyait bien le mouvement, mais tout cela était comme une imitation artificielle; cette activité n'avait point d'élans contagieux. Loin qu'elle excitât, vous vous sentiez devant elle saisi de torpeur. Le mouvement uniforme de ces machines ne vous parlait pas; il n'y avait rien de commun entre elles et vous; c'étaient des monstres aveugles et sourds, dont la force vous épouvantait.
Maurice se rappela alors, tout à coup, la petite fabrique placée autrefois près de la maison de son oncle; le bruit des métiers conduits par des mains d'enfants ou de jeunes filles, les rires prolongés qui couvraient le croassement des navettes; les chansons qui couraient d'un banc à l'autre, les joyeuses malices et les confidences faites tout bas! Il se rappela surtout Mathias, le vieux soldat!—doux et joyeux souvenir, qui faisait revivre pour lui les impressions de son adolescence!
Mathias s'était promené quinze ans à travers l'Europe, souffrant la faim, vivant dans la mitraille, conquérant chaque matin à la baïonnette la place où il dormait le soir; et tout cela, Mathias l'avait fait pour un mot qu'il n'était pas bien sûr de comprendre, mais qu'il sentait: la France! Il l'avait fait jusqu'au jour où son pays, vaincu par le nombre, avait dû accepter la paix; et ce jour-là Mathias, le cœur gonflé de douleur et de colère, avait détaché, avec une larme, la cocarde qui le condamnait depuis quinze ans à combattre et à souffrir!
Rentré en France, il se rappela une sœur, seule parente qui lui restât, et prit la route du village qu'elle habitait.
Là, il apprit que sa sœur était morte, laissant un garçon et une fille que le fermier voisin avait recueillis par charité.
Mais la charité, sans cœur, est un prêt à usure; il n'enrichit que celui qui donne. Quand Mathias arriva à la ferme, il trouva, sur le seuil, les deux orphelins qui se disputaient un morceau de pain, tandis que le paysan s'indignait de leur débat et criait:
«Ces enfants ne peuvent se souffrir!
—Dites qu'ils ne peuvent souffrir la faim», répliqua Mathias.
Et, prenant par la main les deux affamés, il les emmena.
La charge était lourde pour le vieux soldat, mais il ne s'en effraya point. Il se rappelait la maxime de son lieutenant, que pour faire la plus longue route il suffisait de remettre sans cesse un pied devant l'autre, et il l'avait appliquée à toutes les choses de la vie.
Arrivé à Paris avec les enfants, il les nourrit de son travail, jusqu'au moment où ils purent s'atteler avec lui à cette roue qui broyait le pain de chaque journée. Mathias les avait placés tous deux dans la même fabrique. A l'heure où les métiers s'arrêtaient, on ne manquait jamais de le voir arriver, portant à la main le panier couvert qui renfermait leur repas. En l'apercevant, les petits garçons se plaçaient au port d'armes et battaient la charge, tandis que les jeunes filles répétaient en souriant:
«C'est le père Mathias! bonjour, monsieur Mathias!»
Car jeunes filles et jeunes garçons aiment également ces vieux lions qui ne rugissent que contre les forts.
Après avoir répondu à tous par un signe, par un mot, par un sourire, le vieillard allait s'asseoir dans quelque coin abrité avec Georgette et Julien; puis l'on découvrait le panier. Mais non tout d'un coup! il fallait d'abord deviner ce que Mathias apportait! et Dieu sait quels efforts pour ne point rencontrer juste et lui laisser la joie de la surprise. Enfin, quand les enfants déclaraient avoir épuisé la liste de leurs suppositions, le vieux soldat soulevait le couvercle d'osier, tirait lentement le mets inconnu et le présentait aux regards de ses convives!
«Ah! ah! vous ne vous attendiez pas à ça! s'écriait-il! c'est aujourd'hui fête à la cantine; nous avons mis des nœuds de rubans à la marmite.»
Et il étalait avec complaisance, sur le panier transformé en guéridon, ce pauvre dîner dont la bonne volonté de tous faisait un festin.
Puis, en mangeant, on causait! Les enfants racontaient les nouvelles de l'atelier, et Mathias y trouvait toujours l'occasion de quelques bons conseils. Car pendant les longues nuits de bivouac, quand la faim ou le froid le tenaient éveillé, le vieux soldat avait réfléchi pour se distraire, et il s'était fait une philosophie formulée en quelques axiomes, qu'il appelait la charge en douze temps de la vie. Parmi ces axiomes, il y en avait quatre surtout qu'il répétait sans cesse, comme comprenant tous les autres:
1o Tu seras fidèle à ton drapeau jusqu'à la mort;
2o Tu tiendras moins à ta peau qu'au triomphe de ton régiment;
3o Tu ne feras point la guerre à ceux qui n'ont point de cartouches;
4o En temps de pluie, tu ne demanderas pas de soleil.
Et, afin que les orphelins pussent comprendre ces maximes, il leur expliquait comment le drapeau, pour eux, c'était l'honneur; comment leur régiment comprenait tous les hommes; comment les cartouches manquaient aux pauvres et aux faibles, et comment la pluie et le soleil étaient la destinée rude ou facile que Dieu nous avait faite.
Il ajoutait encore beaucoup de précieux enseignements sur la persévérance, sur l'orgueil, sur les liaisons, et finissait toujours par encourager au travail Georgette et Julien.
«La semaine, disait-il, est un caisson de vivres traîné par sept chevaux: si vous en détachez un, le caisson marchera encore; deux, il n'avancera que difficilement; trois, il demeurera dans l'ornière et laissera l'armée sans pain.»
Les enfants écoutaient religieusement les leçons du vieux soldat et les retenaient. Pendant trois années Maurice les avait vus revenir tous les jours à la même place, aussi soumis, aussi joyeux! Mathias était leur expérience, et ils étaient l'avenir de Mathias. Tandis que l'âge courbait son épaule et dépouillait son front, les deux enfants grandissaient à ses côtés, jeunes et vivants, comme des rejetons vigoureux jaillissant d'un tronc à demi desséché.
Souvent aussi les autres enfants de la fabrique venaient s'asseoir autour du soldat, en lui demandant de raconter une de ses batailles, et ils assistaient alors aux leçons du vieillard, qui, avant de quitter la terre, leur laissait ainsi les semences de son âme! Perpétuelle école ouverte pour le peuple près du foyer ou sur les seuils, et dans laquelle celui qui s'en allait initiait doucement ceux qui venaient d'arriver à cette vie de courage, de patience et de sacrifice.
Hélas! Maurice cherchait vainement quelque chose qui pût lui rappeler la petite fabrique d'autrefois. Ici plus de masures sombres, plus de métiers imparfaits; mais aussi plus de rires, ni de chants! Il s'efforçait en vain de découvrir un père Mathias, une Georgette, un Julien!… Il n'apercevait que des machines parfaites et des ouvriers abrutis!
Après avoir tout montré et tout expliqué à ses hôtes, M. Banqman arriva enfin, avec eux, au quartier des pupilles de la Société humaine.
C'était une série de loges, dont chacune renfermait un ménage, sans enfants: car ceux-ci étaient séparés de leurs parents dès la naissance, et élevés à forfait. Ainsi dégagée des soins de mère, la femme l'était également des soins d'épouse. Elle n'avait à préparer ni la nourriture, ni les vêtements, ni le logis: tout cela se faisait à l'entreprise. Elle n'était point non plus chargée d'épargner les gains du mari: il y avait un économe qui réglait les dépenses et les salaires; de veiller à sa santé: il y avait un médecin qui faisait chaque matin sa visite; d'entretenir en lui les bonnes pensées: il y avait un aumônier qui prêchait toutes les semaines! De son côté, le mari était exempté de prévoyance, de protection, de courage.
«De cette manière, dit M. Banqman, le travailleur reste sous notre tutelle, bien logé, bien nourri, bien vêtu, forcé d'être sage, et recevant le bonheur tout fait. Non-seulement nous réglons ses actions, mais nous arrangeons son avenir, nous l'approprions de longue main à ce qu'il doit faire. Les Anglais avaient autrefois perfectionné les animaux domestiques, dans le sens de leur destination; nous avons appliqué ce système à la race humaine, en la perfectionnant. Des croisements bien entendus nous ont produit une race de forgerons dont la force s'est concentrée dans les bras, une race de porteurs qui n'ont de développés que leurs reins, une race de coureurs auxquels les jambes seules ont grandi, une race de crieurs publics uniquement formés de bouche et de poumons; vous pouvez voir dans ces loges des échantillons de ces différentes espèces de prolétaires, auxquels nous avons donné le nom de métis industriels.
—Et l'on n'a pas apporté moins de soins à leur instruction, ajouta M. Le Doux, qui se fatiguait d'écouter des explications au lieu d'en donner. Nous avons écarté de l'enseignement populaire tout ce qui n'avait point d'application pratique et immédiate. Autrefois on perdait un temps précieux à lire l'histoire des grandes actions, à apprendre des vers qui remuaient le cœur, à répéter des maximes de morale et de religion; nous avons substitué à tout cela l'arithmétique et le code! Tous les pupilles apprennent à lire et à écrire, mais seulement pour lire les prix courants et écrire les mémoires de frais.
—Et ils se soumettent patiemment à ce régime? demanda Maurice.
—Quelques natures dépravées résistent seules à notre paternelle direction, répliqua Banqman; vous en avez là devant vous un exemple.
—Quoi! demanda Maurice, cette jeune femme, dont le regard est si fier et si caressant?
—Rien ne peut la dompter, reprit le fabricant; elle prétend que nous lui avons ôté le repos en la déchargeant des soins pénibles qu'exigeait son enfant, et que nous l'avons dépouillée de ses plus douces joies en ne lui laissant aucune des charges du ménage!»
Maurice tourna les yeux vers la jeune femme.
«La voix de Dieu n'est donc pas étouffée dans tous ces cœurs? pensa-t-il; il en est encore qui ont conservé l'instinct des grandes lois! Oui, résiste toujours, courageuse femme, contre la tranquillité et l'aisance qu'on t'a faites, car tu les payes de tes plus saintes jouissances. Ne peuvent-ils donc comprendre que ces veilles et ces soins de la mère, ces labeurs et ces économies de l'épouse, sont les plus précieux anneaux dont se forme la chaîne domestique? Ne regardent-ils donc l'union de l'homme et de la femme que comme une association commerciale, dont le premier but est le gain? Le fonds social, ici, ne se compose point seulement d'argent, mais de patience, de bonne volonté, d'affection; c'est là surtout le capital qu'il faut accroître, pour que l'association prospère. Ah! laissez à la femme son utilité de chaque instant, pour que l'homme la sente à chaque instant plus précieuse! Laissez-la faire le travail même qu'un étranger ferait mieux, afin d'obtenir le salaire sans lequel elle ne saurait vivre, la reconnaissance de ceux qu'elle aime! Pourquoi vouloir régénérer le pauvre en l'affranchissant des devoirs de famille? Ne sentez-vous pas que ces devoirs sont la source d'où découle tout bien? Loin de les amoindrir, rendez-les plus saints à ses yeux, en lui facilitant leur accomplissement; ne vous substituez pas à sa conscience, mais éclairez-la; n'achetez pas, enfin, ces âmes à fonds perdus, mais donnez-leur au contraire plus de volonté, plus de vie! Le peuple n'est point un prodigue qu'il faut interdire, c'est un enfant qu'il faut diriger et aider à grandir!»
Banqman et Le Doux continuèrent leur explication en montrant aux deux visiteurs la maison de retraite des travailleurs, où l'on utilisait les restes de leur force jusqu'au moment de l'agonie, et l'amphithéâtre, où leurs corps étaient livrés au scalpel des élèves-médecins pour un prix convenu: car, les pères ne s'étant point occupés du berceau des enfants, les enfants ne s'occupaient point de leurs tombes!
Mais Maurice regardait sans voir, écoutait sans entendre! Une sourde tristesse s'était glissée dans son cœur, et il rentra chez M. Atout découragé.
Marthe, de son côté, avait aperçu de plus près que le jour précédent la sécheresse et les misères de la vie domestique; quand Maurice lui eut raconté ce qu'il avait vu, elle se jeta dans ses bras les yeux mouillés de larmes.
«Ah! qu'avons-nous fait? s'écria-t-elle. Dans le monde où nous vivions, tous n'avaient point encore abandonné le Dieu des âmes pour le veau d'or; les chaînes de la famille n'étaient point partout brisées; les inspirations du cœur n'étaient pas complétement éteintes; quoique riant du mal, on connaissait encore le bien; mais ici, Maurice, tout est perdu sans retour!
—Pourquoi cela? demanda le jeune homme, qui eût voulu douter.
—Hélas! répliqua Marthe, parce qu'on ne sait plus aimer.»
Lorsque les deux époux descendirent le lendemain, ils trouvèrent leur hôte avec un de ses parents, le docteur Minimum, qui avait appris l'indisposition de milady Atout, et venait pour s'informer officieusement de sa santé.
Le docteur Minimum était le plus illustre représentant du nouveau système médical, qui consistait à vous donner la maladie que vous n'aviez point encore, et à l'élever en serre chaude pour en hâter le développement. De cette manière, le patient mourait, en général, dès le second ou le troisième jour, ce qui était pour lui une évidente économie de temps.
Quant au médecin, il ne devait se proposer qu'un but: augmenter le mal pour le guérir plus sûrement. Aviez-vous, par exemple, un rhume: on le transformait en pleurésie; une migraine: on en faisait une fièvre cérébrale; un étourdissement: on le poussait à l'apoplexie.
Au moment où les deux époux entrèrent, M. Minimum racontait à son cousin les merveilleux résultats obtenus par cette méthode et le pressait de visiter l'hôpital où il venait d'en faire l'application. M. Atout s'excusa, mais Maurice accepta à sa place, et, après avoir donné rendez-vous à son hôte chez M. de l'Empyrée, qui les attendait vers le milieu du jour, il monta avec Marthe dans la voiture du médecin.
Celui-ci les conduisit au grand hôpital de Sans-Pair, bâti à l'extrémité du faubourg.
Ils aperçurent d'abord d'élégantes galeries entourées de gazons et de bosquets: c'étaient les salles destinées aux médecins; puis un édifice somptueux, s'élevant au milieu des fleurs: c'était la maison des sœurs hospitalières; puis un palais, devant lequel s'étendaient des jardins décorés de grottes, de jets d'eau et d'ombrages: c'était le logis du directeur.
«La ville a dépensé 20 millions, dit le docteur Minimum, pour faire de son grand hôpital un établissement modèle. Médecins, surveillants, administrateurs, sont ici logés et nourris aux frais de la République. Des équipages, toujours attelés, attendent leurs ordres, et leurs filles reçoivent une dot sur la caisse des frais de bureau.
—Mais les malades? demanda Maurice.
—Ah! les malades sont là-bas, dit le docteur en montrant un sombre édifice caché au fond de longues cours sans air et sans verdure. La vue de leurs salles est triste, elle eût déparé l'ensemble de l'établissement: on les a cachées derrière, de manière à ne laisser voir que ce qui constitue véritablement l'hôpital, c'est-à-dire l'habitation des directeurs. Malheureusement le terrain a manqué. Après avoir pris le jardin des médecins, le parterre des religieuses, le parc de l'économe, il n'est resté qu'une petite cour pour les convalescents; mais, comme la plupart des malades succombent, on peut, à la rigueur, se passer de promenade.
—Vous ne les recevez donc qu'au moment de l'agonie? dit Marthe.
—Quand nous ne les recevons pas après, répliqua Minimum. Quiconque veut être reçu à l'hôpital doit d'abord se transporter au bureau d'examen, situé à l'autre bout de Sans-Pair, attendre son tour, obtenir un certificat, puis faire huit lieues pour se mettre au lit. Grâce à ces excellentes précautions, nous sommes sûrs de ne jamais admettre de gens bien portants; seulement, les malades peuvent nous arriver morts: c'est un léger inconvénient du bon ordre établi parmi les administrateurs. Du reste, rien n'a été négligé par eux pour que le grand hôpital de Sans-Pair puisse servir aux progrès de la science. Nous avons toujours une salle d'essai où l'on expérimente les nouvelles doctrines. Si le malade guérit, le traitement est adopté; s'il succombe, c'est tant pis pour le système. Il y a, en outre, un laboratoire pour étudier combien il peut entrer de parties ayant un nom dans chaque substance; un chenil où l'on élève des chiens destinés à être empoisonnés et dépecés dans l'intérêt de l'humanité; des amphithéâtres toujours riches en cadavres de choix, et une magnifique collection de squelettes sous verre. Il nous manque bien encore plusieurs choses: la galerie des monstres n'est pas complète; nous aurions besoin de renouveler nos bocaux de fœtus, et l'on demande, depuis longtemps, des échantillons des différentes races humaines proprement empaillés; mais notre économe espère arriver à toutes ces améliorations par les bonis.»
Maurice demanda ce que c'était.
«On nomme ainsi, reprit le médecin, les économies réalisées aux dépens des malades. Que le potage soit moins gras, boni; le pain moins blanc, encore boni; le vin tempéré d'eau, toujours boni! C'est une méthode perfectionnée pour faire danser l'anse d'un panier qui renferme dix mille portions. C'est ainsi que les établissements s'enrichissent, et que les économes acquièrent des droits à la reconnaissance et aux gratifications. On peut donc dire, en principe, qu'un hôpital bien administré est celui où les malades sont assez mal pour que la caisse s'en trouve bien.»
Tout en parlant, le docteur était arrivé à la première salle.
Le parquet en était soigneusement ciré, les lits élégants, les murs tapissés de nattes coloriées, et les fenêtres garnies de rideaux de soie; mais ce luxe était déparé par l'aspect des appareils opératoires, de toute dimension, qui dressaient çà et là leurs bras d'acier. Quant aux soins, ils n'étaient ni plus tendres ni plus délicats qu'autrefois. Les médecins examinaient toujours publiquement les malades, en découvrant chaque plaie aux yeux des élèves; ils décrivaient froidement leurs souffrances, expliquaient tout haut les chances heureuses ou fatales. Le râle de l'agonisant épouvantait le malheureux livré à la crise qui devait décider de sa vie; l'aspect du mort recouvert par le drap funèbre glaçait le sourire du convalescent qui se sentait renaître!
Marthe, le cœur serré, tourna vers Maurice ses yeux humides.
«Ah! ce n'est point là ce que j'espérais, dit-elle à demi-voix; ceci est toujours, comme de notre temps, l'infirmerie du pauvre et de l'abandonné! Le parquet peut être plus brillant, le mur moins nu, la fenêtre plus richement ornée; mais qu'a-t-on fait pour ceux qui souffrent? Ne sont-ils point restés confondus comme un bétail, livrés aux tentatives et aux curiosités de la science, épouvantés par la vue de ces instruments de torture? Ah! ce que j'espérais d'une civilisation plus éclairée, c'est que l'hôpital eût perdu son caractère de dureté; c'est que le malade eût cessé d'être une chose à réparer gratuitement, pour devenir un être souffrant dont on eût ménagé les sensations, respecté les effrois, soutenu le cœur; c'est qu'il eût retrouvé, enfin, dans cette demeure commune, quelques-uns des soins de la famille. A quoi bon tant d'or prodigué pour les choses, si rien, hélas! n'est changé pour les êtres? Donnez à chacun de ces malheureux un coin qui soit à lui, et où les cris du mourant ne viennent point l'épouvanter; ne traitez point son corps endolori comme une propriété qu'il a dû vous abandonner en franchissant le seuil; ne lui faites point sentir que ce lit est une aumône; qu'il est à votre discrétion, non-seulement par le mal, mais par la misère. Puisqu'il souffre, c'est lui qui est le roi, vous le serviteur. N'avez-vous donc jamais senti un redoublement de tendresse pour le membre de la famille que la douleur atteint? Comme sa volonté vous devient sainte! comme on lui pardonne tout! comme on donnerait avec joie une part de sa santé et de ses jours pour le guérir! Eh bien! le pauvre et le délaissé ne sont-ils point des membres de la grande famille? Les plus mauvaises mères reprennent quelque amour pour l'enfant malade, pourquoi la société aurait-elle moins de cœur pour ses fils?
—Parfaitement dit, s'écria le docteur Minimum, qui avait entendu les derniers mots prononcés par Marthe; j'ai toujours soutenu que l'on ne devait point économiser sur le service des hôpitaux, et que nos appointements devraient être doublés. Mais on méconnaît les véritables besoins. Toutes les ressources de la République sont dévorées par les femmes et par les avocats. Heureusement que l'on a pour consolation le sentiment du devoir accompli… et sa clientèle. La mienne grandit chaque jour, grâce aux succès qu'obtient ici mon traitement. Je lui ai donné le nom de méthode par les infiniment petits, parce que je ne procède que par les atomes: atomes de tilleul, atomes de fleur d'oranger, atomes de sucre candi. Moins il y en a, plus l'effet est certain. Je prends une molécule d'un corps, quelque chose d'impalpable, d'insapide, d'invisible, le millième d'un rien! je le jette dans trente litres d'eau, je mêle, je décante, et je fais prendre la lotion par cuillerées. Toute maladie qui résiste à cette médication est positivement incurable, et la mort du sujet ne peut être imputée qu'à son organisation.»
Après avoir traversé une partie des salles, les visiteurs ressortirent par l'autre extrémité du grand hôpital, et se trouvèrent en face d'un second édifice, destiné aux aliénés. Sur la prière de ses deux compagnons, le docteur Minimum fit demander son confrère Manomane, qui y remplissait les fonctions de premier médecin.
Celui-ci arriva l'air effaré, examina Marthe et Maurice, et s'écria:
«Je comprends, je comprends… regards attentifs… contraction des sourciliers… physionomie étonnée!… Il doit y avoir absorption des facultés générales au profit d'une préoccupation partielle. L'espèce est depuis longtemps classée et peut se guérir.
—Dieu me pardonne! il vous prend pour des pensionnaires, interrompit Minimum; veuillez lui déclarer vous-mêmes que vous ne venez point ici en malades, mais en curieux.
—Ah! c'est une visite, reprit Manomane, qui examina les deux ressuscités d'un œil scrutateur; une visite de curiosité!… encore un symptôme!…»
Et se penchant vers son confrère:
«Méfiez-vous d'eux, ajouta-t-il plus bas… Cette apparence calme… ce sourire… nous connaissons cela; méfiez-vous.»
Et, comme Minimum éclatait de rire, il le regarda lui-même plus attentivement et murmura:
«Incapacité de suivre un raisonnement… crédulité aveugle… troisième espèce observée par le docteur Insanus et déclarée incurable!…»
Puis, passant devant le médecin et ses deux compagnons, il les invita brusquement à le suivre.
Le contact perpétuel de ses malades était insensiblement devenu contagieux pour le docteur Manomane. Il prétendait que la société avait enfermé certains fous pour faire croire au bon sens de ceux qu'elle laissait libres, mais qu'en réalité le monde ne se trouvait peuplé que d'aliénés à différents degrés. Les plus sages étaient au moins des candidats à la folie. Il développa ses principes à cet égard en énumérant tous les signes auxquels on reconnaissait l'aberration. Pensez-vous à une chose plus souvent qu'à toute autre: folie! Préférez-vous quelqu'un à vous-même: plus grande folie! Vous réjouissez-vous d'une espérance incertaine: comble de la folie!…
Manomane compta ainsi, sous forme de litanie, six cent trente-trois variétés différentes des maladies mentales, comprenant tous les élans de la pensée et tous les mouvements du cœur. Il montrait en même temps à ses trois compagnons des exemples de ces différentes aliénations, classées par ordre comme les familles de plantes d'un herbier.
Dans cette espèce d'exhibition, Maurice s'arrêta devant un homme à l'air calme et souriant.
«Celui-ci, dit le docteur, a été un de nos plus riches commerçants. Malheureusement, tout le monde le croyait dans la plénitude de sa raison, lorsqu'un ancien associé ruiné par son père lui intenta un procès en restitution. Les juges décidèrent en faveur de notre millionnaire; mais lui-même, éclairé par les débats, refusa les bénéfices de l'arrêt et voulut se dépouiller en faveur de son adversaire. Il a fallu, pour empêcher la restitution, le faire interdire et l'enfermer.
Quant au vieillard qui écrit là-bas, nous ne le connaissons que sous le nom de Père des hommes. Il travaille depuis cinquante ans à un système social d'après lequel chacun serait ici-bas rétribué selon ses œuvres. Il prétend que Dieu a donné à toutes les créatures humaines un droit égal au bonheur, et que dans une société chrétienne la misère ne devrait pas être le résultat du hasard, mais la punition du vice. Chaque soir et chaque matin il se met à genoux et répète les mains jointes cette seule prière:
«Notre Père, qui êtes aux cieux, que votre règne nous arrive, et que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel.»
L'autorité a jugé une pareille folie dangereuse et me l'a envoyé.»
Ils étaient arrivés devant un jeune homme à physionomie pensive et hardie.
«Vous voyez, dit Manomane, un voyageur sans but. Tandis que d'autres parcourent les pays civilisés dans l'intérêt de leurs recherches ou de leur industrie, lui n'aspire qu'aux routes perdues, aux régions ignorées! Trois fois il s'est enfoncé dans les immenses régions du vieux continent sans autre motif que de visiter des peuples en décadence, de traverser des fleuves oubliés, de dormir sur des ruines sans nom! Demandez-lui ce qu'il voulait, il vous répondra: Voir! Vous l'interrogeriez en vain sur la statistique naturelle ou la base géologique des pays qu'il a parcourus: le malheureux n'a recueilli dans ses voyages ni le plus petit fragment de roche, ni le moindre scarabée; il n'en a rapporté que des jugements et des impressions. Aussi, dès son retour, sa famille l'a-t-elle fait enfermer. Et nous le traitons depuis trois mois par les douches et les saignées.
Vous pouvez, du reste, l'entretenir; il n'est point méchant, et il communique volontiers ses observations.»
Maurice profita de la permission pour s'approcher de Pérégrinus et l'interroger sur ce qu'il avait vu. Le jeune voyageur, qui avait parcouru en détail les vieux continents, lui fit une esquisse rapide de l'état du monde en l'an trois mille. Il lui apprit que l'Afrique, initiée au progrès, avait enfin adopté les habitudes civilisées. Le gouvernement constitutionnel venait d'être établi en Guinée; le roi de Congo préparait une constitution à ses peuples; les Hottentots avaient formé la république du Capricorne, et l'Afrique centrale était dirigée par un président électif. Pérégrinus vanta surtout à Maurice l'École polytechnique de Tambouctou et le Conservatoire de musique du grand désert. Quant à la Sénégambie, elle n'était célèbre que par son commerce de préparations médicales, et fournissait des droguistes au monde entier.
L'Asie, au contraire, était retombée dans une torpeur chaque jour plus profonde; Pérégrinus l'avait parcourue dans toutes les directions sans pouvoir y retrouver aucune trace de son antique splendeur. L'Indoustan était habité par un peuple de bateleurs qui ne connaissait d'autre industrie que d'avaler des épées et de faire danser des serpents sur la queue; la Perse se trouvait partagée entre deux sectes, qui s'égorgeaient pour savoir si l'on était plus agréable à Dieu en se fourrant une graine de tamarin dans la narine gauche ou dans la narine droite; l'empire chinois, endormi par l'opium, n'offrait plus qu'un peuple de somnambules abrutis.
Restait l'Europe, dont la transformation intéressait principalement Maurice et sa compagne. Pérégrinus y avait longtemps séjourné, et put leur en parler avec détail.
Là, les changements étaient encore plus profonds, car la vitalité ardente des populations avait dû précipiter leur élan sur la pente choisie par chacune. Ailleurs, les races s'étaient laissées glisser nonchalamment vers le but inévitable; mais, en Europe, chacune avait enfourché sa folie comme un coursier infernal, et l'avait excité de la voix et de l'éperon. A les voir ainsi passionnées à leur perte, et y volant au galop de leurs mauvais instincts, on eût dit ces barbares d'Alaric, qui, frappés de vertige au moment de la défaite, lançaient leurs chars au milieu des vainqueurs, qu'ils croyaient fuir, et volaient à la mort de toute la vitesse de leurs quadriges. Pérégrinus avait vu la Russie avortée dans sa civilisation hâtive: géant élevé à la brochette par des empereurs de génie, qui avaient en vain espéré en faire une nation. Dépouillée de sa personnalité sans avoir la volonté nécessaire pour s'en créer une autre, ni assez policée ni assez barbare, elle avait épuisé les efforts de cinquante czars, reflétant toujours les civilisations voisines, et rentrant dans l'obscurité à mesure que leur soleil descendait à l'horizon.
L'Allemagne n'avait guère été plus heureuse. Philosophant entre sa pipe et son verre, elle avait discuté un siècle sur l'étymologie du mot liberté, un siècle sur son essence, un siècle sur son étendue, un siècle sur son résultat! Arrivée là, ses rois lui avaient donné une constitution qui permettait de tout penser, pourvu qu'on se gardât de le dire; de tout sentir, à la condition de n'en rien laisser voir; et de tout désirer, à charge de ne rien faire pour l'obtenir. L'Allemagne, ravie, avait allumé sa pipe, rempli son verre, et s'était remise à chanter patriotiquement, en montrant le poing à la France:
Par le fait, celle-ci ne songeait guère à le lui réclamer. A force de gouvernements à bon marché, d'électeurs probes et de tentes enlevées à l'empereur de Maroc, elle en était arrivée à la banqueroute publique, suivie des banqueroutes privées. Ramenée à la féodalité par l'omnipotence des banquiers, successivement chassée de toutes les mers que visitait autrefois son commerce, sans autre encouragement pour son agriculture que les rapports des sociétés scientifiques et les appointements accordés aux directeurs des haras, elle avait pris le parti de se consoler par les vaudevilles et les bals masqués. Le peuple français, personnifié par les types de feu Chicard et de défunte Pomaré, exécutait, au milieu de ses plaines en friche, de ses ports déserts et de ses villes en ruines, une polka défendue par le préfet de police. Une portion de sa gloire avait pourtant survécu à la nation la plus spirituelle: elle fournissait toujours le monde de modistes et de cuisiniers.
La Belgique, devenue contrefactrice des publications imprimées dans les cinq parties du monde, avait fini par manquer de places pour emmagasiner ses in−18 et ses in−32. Il avait fallu s'en servir comme de moellons pour construire les villes, uniquement habitées par des papetiers, des compositeurs, des brocheurs et des satineurs, chacun vivant ainsi comme le rat dans son fromage; mais une étincelle avait un jour enflammé ces montagnes de papier imprimé, et la Belgique avait été dévorée avec son petit peuple. Lorsque Pérégrinus y passa, on en cherchait les restes dans la cendre.
A la même époque, la Suisse venait d'être achetée par une compagnie, qui l'avait enfermée d'une muraille renouvelée des fortifications de Paris, et qui exploitait ses paysages, ses cascades et ses glaciers. Un bureau de péage était établi devant chaque beauté naturelle, et l'on ne pouvait admirer la chute du Rhin qu'en prenant un billet et en déposant son parapluie. Ce parc gigantesque avait douze portes monumentales, sur le fronton desquelles la compagnie avait fait graver l'antique axiome: Point d'argent, point de Suisse!
L'Italie était également devenue une propriété particulière, mais interdite au public. Les États du pape avaient été achetés par un banquier juif, qui s'était ensuite arrondi en expropriant le roi de Naples, l'empereur d'Autriche et le duc de Toscane. Il avait fait relever les monuments publics, revernir les tableaux et restaurer les statues; mais le peuple était resté nu et affamé.
Pour la Turquie, c'était autre chose! Longtemps tiraillée par toutes les puissances de l'Europe, comme un vieil habit de pourpre dont chacun veut un morceau, elle était demeurée les jambes croisées et laissant faire. A chaque province enlevée, elle répétait: Dieu est grand! et prenait un sorbet; jusqu'au jour où les corbeaux qui la mangeaient par lambeaux se retournèrent l'un contre l'autre et se mirent à se battre pour savoir qui aurait la meilleure part. Après une guerre dans laquelle périrent deux ou trois millions d'hommes, tout le monde finit par accepter ce que tout le monde avait refusé. On convint de partager la proie à l'amiable; mais, quand chacun vint pour prendre possession du lot qui devait lui appartenir, on ne trouva plus rien. Tandis que l'on se disputait à qui l'aurait, la nation turque s'était laissée mourir tout doucement, et, là où ses envahisseurs espéraient un morceau de peuple, ils ne trouvèrent que des plaines désertes, dans lesquelles dormaient quelques vieux dromadaires ennuyés.
L'Angleterre songeait pourtant à tirer parti de ces derniers, ne fût-ce qu'en les tuant pour vendre leurs peaux, lorsqu'une révolution arrêta subitement le cours de ses usurpations triomphantes. Jusqu'alors une aristocratie chaudement vêtue de laine fine, nourrie de rosbif et de xérès, et également instruite dans la science du gouvernement et du boxing, avait tenu sous ses pieds la foule en haillons, atrophiée par l'air des fabriques, les pommes de terre et le gin. Elle avait laissé les dernières lueurs d'en haut s'éteindre dans ces âmes. Quand on l'avait avertie que celles-là aussi étaient les filles de Dieu, qu'il fallait leur faire place au soleil des hommes, et non les rejeter au rang des brutes, elle avait dit:
«A quoi bon? La brute travaille avec plus de patience!»
Mais un jour cette patience s'était lassée, la douleur avait tenu lieu de courage, la brute s'était changée en bête féroce, et, se jetant contre ses maîtres, les avait égorgés.
Cette première violence accomplie, la colère des misérables avait passé sur l'Angleterre comme une trombe. Que pouvaient-ils conserver, eux qui n'avaient jamais rien possédé! La propriété était leur ennemie. Pendant vingt siècles ils lui avaient obéi. Hommes, ils avaient été les esclaves des choses; les choses furent brisées, anéanties! tout périt dans cette première furie de destruction. Palais cimentés avec leurs sueurs, fabriques où ils languissaient prisonniers, machines dont les mains d'acier leur avaient arraché bouchée à bouchée le pain de la famille, vaisseaux où les embarquait la violence et où les retenait la peur, ports, villes, arsenaux, monuments d'une gloire toujours payée avec leurs larmes ou avec leur sang! oh! que de cris de joie sur ces monceaux de débris et de cendre! Ces richesses, cette puissance, cette gloire, c'étaient autant d'anneaux de leur chaîne brisés par la vengeance. Avaient-ils donc un drapeau, eux qui n'avaient pas de droits? étaient-ils un peuple, eux qui n'étaient pas des hommes? Ils effaçaient le passé, parce qu'il ne leur rappelait que des souvenirs d'humiliations et de souffrances; et, quand tout fut à terre, ils dansèrent autour des ruines, comme le sauvage délivré autour du poteau où il a subi ses longues tortures.
Mais, à la place de cet édifice détruit, leurs mains inhabiles ne pouvaient rien élever; les rois de l'Angleterre, en tombant, avaient laissé briser sa couronne; le vainqueur grossier ne chercha même point à en réunir les débris. Il laissa croître la ronce sur la route déserte; les glaïeuls sur les canaux infréquentés; les houx et les aubépines dans les sillons, devenus stériles. La révolution n'avait point été une réforme, mais seulement une délivrance; après avoir brisé son licou, la bête de somme était retournée aux forêts. Lorsque Pérégrinus vit les trois royaumes, cette transformation était déjà accomplie. A la place de la race énergique, tenace et hautaine dont le génie avait enchaîné les deux continents dans le sillage de ses vaisseaux, il n'avait plus trouvé qu'un peuple sauvage, vivant de piraterie, toujours en guerre, et mangeant ses prisonniers à défaut du rosbif de la vieille Angleterre… Quelques faibles restes de l'aristocratie proscrite se cachaient encore dans les montagnes, toujours poursuivis par les descendants de John Bull, qui, à défaut de chamois, chassaient aux lords!
L'Espagne avait également passé par cette période de guerre d'affût; mais, grâce à la perfection apportée dans ce genre d'exercice, les partis s'étaient vite décimés et détruits. La mesta avait achevé l'œuvre commencée. A mesure que le nombre des Espagnols diminuait, celui des bêtes à laine allait croissant; et leurs immenses troupeaux, continuant à brouter les haies, les moissons, les prairies, avaient fini par faire du royaume un grand espace tondu où la nation ne se trouvait plus représentée que par des moutons.
Pendant que Maurice écoutait ces récits, Manomane avait continué sa visite avec Marthe, et tous deux étaient arrivés près d'une jeune femme assise sous un bosquet de cotonniers, dont les flocons soyeux flottaient au vent comme des fleurs épanouies. Vêtue d'un pagne aux couleurs effacées, et le buste à demi enveloppé par une écharpe bleu de ciel, elle se tenait penchée, effeuillant d'une main distraite une fleur cueillie à ses pieds. Une branche arrachée aux haies vives, et chargée de ses graines sauvages, était enroulée à ses cheveux noirs.
En entendant un bruit de pas, elle redressa vivement la tête, rougit à la vue des étrangers, et serra l'écharpe contre ses épaules.
Mais ses yeux, qui s'étaient d'abord baissés, se relevèrent presque aussitôt sur Marthe avec une tendresse timide.
La jeune femme, prise d'une subite sympathie, s'arrêta: il y eut dans leurs deux regards, qui se parlaient en souriant, un de ces rapides échanges d'émotions qui tiennent lieu d'un long épanchement; puis, par un mouvement qu'on eût dit involontaire, la jeune fille se leva avec une exclamation confuse, et tendit les mains vers Marthe.
«Sur mon âme, notre belle rêveuse vous fait des avances! dit Manomane avec une brusquerie un peu adoucie.
—Ah!… il m'a semblé… oui… ses traits m'ont rappelé ma mère! balbutia la jeune fille, dont les yeux étaient devenus humides.»
Marthe prit ses mains, qu'elle serra dans les siennes.
«C'est une distinction rare venant de miss Rêveuse, reprit le médecin avec un sourire; d'habitude, elle fuit à l'approche des visiteurs.
—Pourquoi leur donnerais-je le triste spectacle de ma folie? dit la jeune fille doucement: les méchants la raillent, et les bons s'en affligent!
—Mais moi? demanda Marthe en se penchant vers elle.
—Vous, dit miss Rêveuse avec un regard d'où jaillissaient des flots de confiance et de tendresse… vous me comprendrez!
—Avez-vous entendu? murmura Manomane, qui se pencha vers son confrère; les fous se devinent! Laissons-les ensemble, et vous verrez.»
Les hommes s'éloignèrent en continuant leur examen, tandis que la jeune fille et Marthe commençaient un de ces entretiens où les âmes, devenues subitement confiantes, s'élancent ensemble à travers la fantaisie, comme deux enfants qui se prennent par les mains et courent devant eux dans la campagne.
Rêveuse parla de sa mère, qu'elle avait à peine connue, et elle pleura; puis elle montra à Marthe les fleurs qu'elle cultivait, et elle poussa des cris de joie de les voir écloses. Elle raconta en soupirant ses tristesses, et en souriant ses joies. Les flots de ce cœur montaient et descendaient pareils à ceux de la mer, tantôt sombres comme un abîme, tantôt étincelants au plein soleil de l'espoir!
Marthe écoutait ravie, suivant tous les mouvements de cet esprit comme on suit les mouvements de l'enfant qui marche sans but; elle cherchait en vain la folie, et ne trouvait que les caprices d'une imagination flottante et jeune.
Cependant Rêveuse avouait cette folie, elle la sentait; elle ne pouvait en parler sans qu'on vît les larmes briller sous ses longs cils bruns; elle croisait les mains sur sa poitrine avec la résignation plaintive des enfants, et tous ses élans d'espérance s'arrêtaient brusquement devant ce cri:
«Je suis folle!
—Folle? répétait Marthe incrédule. Qui vous l'a dit? d'où le savez-vous? quelle en est la preuve?
—Hélas! ma vie entière! répondait Rêveuse. Jamais mes pensées n'ont été celles des autres; jamais je n'ai partagé leurs bonheurs ni leurs affections. Toute petite, je préférais la vue de ma mère à tous les plaisirs; je m'asseyais à ses pieds sans rien dire, assez heureuse de sentir contre mon épaule les plis de sa robe, et sur mon front son regard. Quand elle mourut, je voulus la rejoindre; je ne comprenais rien de la mort, sinon que c'était une séparation, et je ne voulais point vivre séparée de ma mère. Je m'échappai de la maison, je courus au cimetière, j'allai de tombe en tombe, épelant les noms, et, quand j'eus trouvé celui que je cherchais, je m'assis là en disant: «C'est moi, mère, ne me renvoie pas!»
Le jour se passa sans que je sentisse la faim. Je pleurais d'être seule; puis je cueillais de grandes herbes dont je formais des bouquets pour ma mère. La nuit vint, je fis ma prière, je criai bonsoir à la morte, et je m'endormis sur sa tombe.
Ce fut là que l'on me trouva le lendemain, et ceux qui me cherchaient durent m'emporter de force, dans leurs bras.
Quand j'arrivai à la maison, je me jetai à genoux en demandant qu'on me rendît ma mère; je refusais de manger; je voulais mourir pour qu'on me mît avec elle dans la fosse. Ce fut la première fois que j'entendis dire auprès de moi:
«Elle est folle!»
Le temps adoucit ma douleur sans l'éteindre. Je m'accoutumai à ne plus quitter les endroits que préférait celle que je ne pouvais oublier, à me servir de ce qui lui avait servi, à continuer ses goûts et ses habitudes. On s'était d'abord inquiété de ma persistance d'affection, on finit par la railler. Ces railleries m'y confirmèrent davantage. Seulement, j'évitai d'en parler, de la laisser voir, et je grandis toujours seule avec mon souvenir.
Cette solitude me donna le goût de la lecture; les livres sont les compagnons consolateurs et fidèles des isolés. J'ouvris mon désert aux créations des vieux romanciers et des vieux poëtes; je pris leurs héros pour amis, je m'attachai à leurs infortunes et à leurs triomphes comme à de vivantes réalités. On me trouvait dans des transports de joie, ou baignée de larmes, sans que je pusse en donner d'autre cause que le bonheur de la famille Primerose ou la mort de Marguerite. Je ne vivais plus avec les vivants, mais avec les fantômes. Eux seuls avaient mes admirations, mes amours, ma haine. Je ne savais point quels étaient nos voisins, et je connaissais familièrement Childe Harold, Jocelyn, Faust. Leurs noms venaient sans cesse malgré moi sur mes lèvres, et ceux qui m'entouraient, pris d'une pitié méprisante, répétaient plus haut:
«Elle est folle!»
Mais cette folie, hélas! devait encore grandir! A force de fréquenter les charmantes visions des poëtes, j'y pris insensiblement une place: mes désirs s'exaltèrent sous leurs inspirations. Accoutumée à un breuvage enivrant, je repoussai la vie vulgaire comme une boisson sans saveur. Je dressai à l'amour, dans mon cœur, un temple mystérieux où ne pouvaient entrer que les plus nobles et les plus charmantes fantaisies; je me créai un idéal dont je jurai d'attendre le modèle.
Ma famille m'annonça en vain que l'heure du mariage était venue, que de riches fiancés se présentaient: le seul fiancé que je voulusse accepter était choisi depuis longtemps; mais ce n'était qu'une image! Je ressemblais à ces héros de contes de fées, qui meurent d'amour pour une princesse inconnue dont ils ont seulement vu le portrait. Je refusai d'abord sans donner de motifs; puis, comme on passait de la surprise au mécontentement, et du mécontentement aux reproches, je crus tout arrêter en révélant mon espoir. Il n'y eut qu'un seul cri:
«Elle est folle! elle est folle!»
Il fallait bien le croire, car nul ne me comprenait, nul ne sentait comme moi. J'acceptai l'arrêt porté, je me résignai à ne point trouver de place dans un monde fait pour d'autres esprits et d'autres cœurs; je me dis également à moi-même:
«Tu es folle!»
Et je me laissai conduire ici.
—Et vous y restez? s'écria Marthe, qui pressait les mains de Rêveuse dans les siennes avec une admiration attendrie.
—Jusqu'à ce que le docteur me fasse transporter comme incurable dans l'île des Réprouvés. Mais voici de nouveaux visiteurs. Leur curiosité m'humilie; je crains leurs questions; adieu, ne m'oubliez pas.»
Elle embrassa tendrement Marthe, et disparut sous les bosquets comme une biche effrayée.
La jeune femme rejoignit ses compagnons, dont Manomane venait de prendre congé, et tous trois s'acheminèrent vers l'Observatoire, où les attendait M. Atout.
Ils visitèrent, en passant, le Muséum, où ils aperçurent, parmi les échantillons de races perdues, les animaux domestiques que recommandait seulement leur attachement, et les bêtes fauves qui n'avaient reçu en don que leur beauté. L'utilité bien entendue avait éliminé du règne animal tout ce qui ne produisait pas un bénéfice appréciable et immédiat.
Encore les espèces conservées avaient-elles été perfectionnées par la méthode des croisements, de manière à changer de forme. Ce n'étaient plus des êtres soumis à une loi d'harmonie, mais des choses vivantes modifiées au profit de la boucherie. Les bœufs, destinés à l'engrais, avaient perdu leurs os; les vaches n'étaient plus que des alambics animés, transformant l'herbe en laitage; les porcs, des masses de chair qui grossissaient à vue d'œil comme des ballons! Tout cela était parfait, mais hideux. La création, revue et corrigée, avait cessé d'être un spectacle pour devenir un garde-manger; Dieu lui-même n'eût pu la reconnaître. La plupart des êtres créés par lui n'existaient d'ailleurs qu'à l'état scientifique; l'œuvre des sept jours avait été mise en flacon dans de l'esprit-de-vin et confiée à l'art des empailleurs.
Quant au jardin botanique cultivé près du Muséum, on y trouvait la collection complète de toutes les herbes, rangées par familles, avec de beaux écriteaux rouges qui leur donnaient des noms latins de peur qu'on ne pût les reconnaître. Il y avait également des serres où l'on cultivait les plantes des cinq parties du monde pour l'instruction et l'agrément du public, qui n'y entrait jamais. Nos visiteurs rencontrèrent heureusement M. Vertèbre, dont ils avaient fait la connaissance à bord de la Dorade, et qui leur fit ouvrir les portes, habituellement fermées. Il leur montra un semis de sapins du Nord sous cloche, des chênes en pots, et une bordure de peupliers de quinze centimètres de hauteur. C'étaient les spécimens des forêts vierges de l'ancien monde! Mais ils admirèrent, en revanche, des cerises de la grosseur d'un melon, et des ananas qu'il fallait scier au pied comme des arbres de haute futaie.
En quittant les serres, M. Vertèbre les conduisit aux cellules réservées de la ménagerie, où il leur montra des embryons de baleine, qu'il nourrissait, comme des poissons rouges, dans de grands bocaux; de petits phoques élevés par lui au biberon, et des ours blancs, à peine sortis de l'adolescence, qu'il espérait naturaliser dans le pays. Enfin, l'heure les pressant, ils prirent congé de l'honorable professeur de zoologie, qui les rappela pour leur annoncer le prochain accouchement d'un grand saurien des Antilles, et les engager à revenir voir les nouveau-nés.
Au sortir du jardin des plantes, nos visiteurs furent arrêtés par une longue file de gens qui suivaient un corbillard. Blaguefort se trouvait parmi eux; il reconnut Maurice et se détacha du cortége pour le saluer. Le jeune homme demanda quel était le mort dont passait le convoi.
«Eh! parbleu! vous le connaissez, répliqua Blaguefort: c'est notre ancien compagnon de voyage, l'homme au racahout! En le faisant maigrir, les dégraisseurs-jurés ont réussi à constater son identité, mais il en est mort. C'est une perte qui sera très sensible à sa famille, et surtout à la compagnie, dont il était le prospectus vivant. J'y suis moi-même pour la façon d'un corset orthonasique dont il m'avait fait la commande, comme vous le savez.
—Ainsi, dit Maurice, l'erreur d'un gendarme aura coûté la vie à un homme, ruiné une famille et compromis de nombreux intérêts!…
—Sans que l'on ait droit de réclamer aucun dédommagement, acheva Blaguefort. Si un particulier accuse à tort, il est condamné comme calomniateur; s'il se trompe dans un jugement, s'il fait preuve de précipitation ou d'imprudence, il en demeure responsable. Mais la société a le privilége de l'erreur; si elle méconnaît un droit, si elle perd un honnête homme, si elle jette la mort et la désolation parmi des innocents, il lui suffit de dire: «Je me suis trompée.» Cela passe pour une réparation suffisante. C'est toujours l'histoire du loup qui trouve la grue trop heureuse de n'avoir point été dévorée:
Tout en parlant ainsi, Blaguefort s'était rapproché du convoi, et Maurice et Marthe, qui avaient pris congé du docteur Minimum, le suivirent machinalement.
Ils arrivèrent à l'enceinte funèbre, autour de laquelle s'étendait un bazar.
«Vous voyez le cimetière à la mode, leur dit Blaguefort; tous les gens qui savent vivre doivent se faire enterrer ici, sous peine de mauvais ton. A la vérité, rien n'a été négligé par les directeurs de cet établissement mortuaire pour lui conserver sa réputation. Ils ont compris qu'il fallait pleurer les morts de la manière la plus confortable pour les vivants; aussi le cimetière est-il desservi par trois lignes de voitures nommées les Plaintives. La veuve et l'orphelin n'ont qu'à tirer le cordon pour que le conducteur les arrête à la porte de leur défunt. Il y a, en outre, des cabinets particuliers pour les personnes qui désirent pleurer seules, et des marchands d'onguent pour les yeux rouges. Le bazar construit à côté du cimetière renferme tout ce qui peut servir aux trépassés et à leurs survivants, depuis les couronnes d'immortelles en raclure de baleine jusqu'aux chapons à la Marengo. On y trouve même des orateurs funèbres qui, moyennant un prix modéré, se chargent de faire l'éloge du mort, et de souhaiter que la terre lui soit légère! Celui qui parle dans ce moment, et que l'éloignement nous empêche d'entendre, est un des plus employés. Autrefois commissaire-priseur, il a apporté dans ses nouvelles fonctions toutes les ruses de son ancien métier. Selon l'argent qu'on lui donne, il fait monter ou descendre de trente pour cent les vertus des trépassés. Du reste, voici la cérémonie achevée, et nous n'avons plus qu'à prendre congé du frère du défunt qui a conduit le deuil.»
Ils voulurent approcher de ce dernier, qui venait de saluer les assistants et qui allait gagner une autre porte du cimetière, mais ils le trouvèrent déjà assailli par une multitude d'industriels qui venaient exploiter sa tendresse pour le défunt. Il y avait d'abord le marbrier, présentant des modèles réduits de monuments funèbres à tous prix et de toutes formes; le fossoyeur, qui sollicitait une gratification en tendant un chapeau sur lequel était écrit: Il est défendu de demander; le jardinier du cimetière, proposant de planter autour de la tombe des cyprès et des haricots d'Espagne; le portier, attendant le denier à Dieu que doit tout nouveau locataire; le buraliste des Plaintives, offrant un abonnement de cinquante cachets; enfin, les marchandes d'immortelles, d'anges en carton-pierre et de lampes funéraires en porcelaine, qui offraient leurs articles au prix de fabrique. Blaguefort lui serra la main; puis, s'éloignant avec ses compagnons:
«Le malheureux sortira ruiné, dit-il; on vivrait dix ans à Sans-Pair avec la somme qu'il faut payer pour avoir la permission d'y mourir. Encore ne voyez-vous ici que les menus frais. Il y a, en outre, les droits du fisc! Partout où l'on suspend les draperies noires tachées de larmes, vous le voyez accourir la bouche entr'ouverte et les griffes tendues. Tout héritage est soumis à sa dîme. Comme les vampires de la Bohême, il s'engraisse de morts. Qu'une femme ait perdu le mari qui la faisait vivre, qu'une veuve pleure le fils sur lequel elle s'appuyait, qu'un enfant voie succomber le père dont il recevait tout, le fisc accourt, au nom de la société, et leur enlève une part de ce qu'ils ont pour leur permettre de garder le reste. Chaque acte mortuaire est une lettre de change souscrite à son profit. A la vérité, ces droits grossissent l'actif du budget, et permettent d'entretenir trente-deux millions de fonctionnaires publics, occupés huit heures par jour à tailler des plumes et à rayer du papier. C'est une des branches de ce grand arbre toujours en fleurs et en fruits que nous appelons le système d'impôts.
—Et ce système a sans doute un principe? demanda Maurice.
—Un principe admirable, répliqua Blaguefort; on avait déjà observé que les hommes les moins riches étaient ceux qui se créaient le moins de besoins; nos législateurs en ont conclu que le prolétaire, qui vivait de rien, devait avoir, plus qu'aucun autre, du superflu. En conséquence, ils lui ont fait supporter double charge, fournir double service, payer double taxe. Tout ce qu'il consomme passe trois ou quatre fois sous le râteau du fisc. Mais ce résultat n'a point été obtenu sans peine. Longtemps l'obstination du pauvre diable a lutté contre l'équité distributive de la loi. On avait imposé la nourriture, il jeûnait; les vêtements, il marchait nu; le jour, il murait ses fenêtres! Toutes les tentatives pour trouver un impôt auquel il ne pût se soustraire avaient été inutiles, lorsque notre ministre des finances a enfin découvert ce que l'on cherchait vainement: il a créé l'impôt des nez! Désormais, quiconque jouit de cette annexe paye la taille sans plus ample information; le percepteur n'a à constater ni l'âge, ni la profession, ni le domicile, ni la fortune: il suffit de constater le nez. Quelques représentants avaient voulu rendre l'impôt proportionnel à ce dernier; il eût suffi de l'appliquer au mètre rectifié, qui eût donné le rapport du nez de chaque citoyen avec le diamètre de la terre; mais les députés de l'opposition ont rappelé que tous les hommes devaient être égaux devant la loi, et l'on a renoncé à la nasostatique proposée.
—Cependant, objecta Maurice, les gens qui ne possèdent rien ne peuvent rien payer: par exemple, les mendiants!…
—Nous n'en avons point, répondit Blaguefort.
—Vous avez alors élevé pour eux des asiles.
—Nous avons élevé des poteaux indicateurs. L'argent autrefois consacré à soulager les indigents a été employé à leur annoncer qu'on ne les soulagerait plus. Ils ont beau, désormais, aller devant eux; partout se dresse la fameuse inscription: La mendicité est défendue dans ce département. De sorte que, de poteaux en poteaux, et de défense en défense, ils arrivent infailliblement à quelque fossé où ils meurent de fatigue et de faim. Vous ne sauriez croire avec quelle rapidité ce procédé a fait disparaître les mendiants. Quelques-uns persistaient pourtant, soutenus par les secours de mauvais citoyens; mais le Gouvernement vient de proposer une loi par laquelle l'aumône donnée sera punie de la même peine que l'aumône reçue! De cette manière, nous espérons extirper des âmes jusqu'aux dernières racines de ce que l'on appelait autrefois la charité. Chacun, ne comptant plus sur personne, s'occupera de se secourir lui-même; on ne demandera plus, parce qu'on aura cessé de donner, et tous les hommes jouiront tranquillement de leur fortune… ou de leur misère! Mais nous voici au rond-point du cimetière; avant de partir, ne seriez-vous point curieux de jeter un coup d'œil sur la ville des morts?»
Avertis par cette demande, le jeune homme et sa compagne regardèrent autour d'eux. L'enceinte funèbre était partagée en trois quartiers fermés par des grilles et favorisés d'un concierge. Le plus petit renfermait les morts fameux, dont les tombes ne pouvaient être visitées qu'en compagnie de plusieurs gardiens. Le premier vous montrait les illustres guerriers, recevait son pourboire, et vous remettait à un second gardien, qui, après vous avoir exhibé les grands littérateurs et avoir obtenu une seconde gratification, vous confiait à un confrère spécialement chargé des savants morts, toujours moyennant quelque menue monnaie, lequel vous livrait à un quatrième guide, préposé aux célèbres artistes. Chacun d'eux avait, en outre, de petites industries accessoires, telles que ventes de boutures du saule de Napoléon; boucles de cheveux de Voltaire, blonds ou noirs, selon la demande; fragments du cercueil d'Héloïse et d'Abélard; tabatière de lord Byron, qui ne prenait point de tabac; roses blanches cueillies sur la tombe de Robespierre, et aconits spontanément poussés sur celle de M. de Talleyrand.
Le second quartier était consacré aux banquiers, bourgeois, rentiers, commerçants et fonctionnaires publics. C'était là que l'on trouvait les croix d'honneur sculptées, les bustes sous cloche et les petits chiens empaillés. Quant aux épitaphes, il n'en existait que trois, toujours ramenées au-dessous des noms. Pour la tombe d'un chef de maison, on mettait:
Il fut bon époux, bon père, bon ami, et électeur de son arrondissement.
Pour la tombe d'une jeune fille:
Et rose elle a vécu ce que vivent les roses,
L'espace d'un matin.
REQUIESCAT IN PACE.
Pour la tombe d'un enfant:
C'est un ange de plus dans le ciel.
CONCESSION PERPÉTUELLE.
Le troisième quartier était consacré aux pauvres morts. Ceux-là ne laissaient de monuments que dans les cœurs des survivants… quand ils en laissaient! tout au plus quelques pierres, quelques croix de bois noirci conduisant à la grande fosse commune, où allaient s'entasser les générations nées dans la misère, vivant sans espérances et mortes dans l'abandon! Là, plus de croix, plus de pierres; mais de loin en loin quelques enfants à genoux, quelques femmes pleurant en silence, épitaphes vivantes que tout le monde pouvait lire, et qui en disaient plus que celles gravées sur le marbre ou sur le bronze.
Blaguefort et ses compagnons allaient prendre une des avenues de sortie, lorsqu'ils furent accostés par un courtier mortuaire qui leur barra le passage. C'était une sorte de géant maigre, vêtu d'un caleçon noir semé de larmes, et d'un manteau de même couleur, portant en guise de broderies des ossements croisés et des têtes de mort.
«Ces messieurs ont vu le cimetière, dit-il avec la volubilité mécanique des marchands forains habitués à filer ces phrases sans ponctuation qui durent une journée… ces messieurs doivent être contents… c'est le plus bel établissement de Sans-Pair, le seul où puissent se faire inhumer les gens comme il faut… Les terrains renchérissent tous les jours, on se les arrache, c'est à qui se fera enterrer ici. Avant peu, tout sera acheté. Ces messieurs ne voudraient-ils pas prendre leurs précautions? choisir d'avance la place qu'ils désirent occuper un jour? Je puis leur faciliter ce choix, les faire traiter pour trois mètres, six mètres, neuf mètres. Personne ne pourra leur obtenir d'aussi bonnes conditions que moi. Je suis le protégé de l'administration. Ces messieurs peuvent désigner l'endroit… il y en a de tout plantés… Ces messieurs pourraient avoir un saule… bouture de Napoléon… garantie… Le saule est très bien porté!… Je me charge également des monuments à forfait: tombes simples, tombes historiées, édifices funèbres avec statues et accessoires. Quant aux embaumements, le privilége de la méthode Putridus m'appartient; je conserve les corps dans toute leur grâce et dans toute leur fraîcheur; la personne la plus intime ne peut apercevoir aucune différence entre le sujet préparé et le sujet vivant. Je fournis, en outre, des épitaphes inédites; j'imprime des articles biographiques; je fais entrer par faveur les défunts dans le quartier des grands hommes… Ces messieurs ne trouveront personne qui puisse les arranger comme moi. Il y a vingt ans que je place des morts; je connais ici tout le monde, je suis ici chez moi. Si ces messieurs exigent un rabais, on pourra s'entendre. Le moment ne saurait être meilleur; l'administration projette des embellissements, elle a besoin d'argent, on aura une tombe pour presque rien… Ces messieurs sont toujours sûrs de faire une excellente affaire… d'autant que, s'ils ne veulent point se servir du terrain pour eux-mêmes, ils pourront le céder à un autre. Il n'est point de propriété dont on se défasse aussi aisément; c'est une maison qui trouve toujours des locataires… Ces messieurs ne veulent pas se décider… Ces messieurs se repentiront…»
Maurice arrivait heureusement à la porte du cimetière; le courtier mortuaire s'arrêta à la grille comme un marchand sur le seuil de sa boutique, mais sa voix poursuivit encore quelque temps les visiteurs, qui avaient pris le chemin de l'Observatoire.
L'Observatoire de Sans-Pair était construit au milieu d'un vaste jardin, et sur une hauteur d'où sa vue embrassait l'horizon sans obstacle. C'était là que le grand astronome de Sans-Pair tenait le registre de l'état civil des corps célestes, constatant scrupuleusement leur âge, leurs alliances, leurs divorces et leurs morts. Mais, depuis ses dernières découvertes, la lune absorbait seule toute son attention. Il la cherchait le jour, il la contemplait la nuit, il en parlait éveillé et dans ses rêves! Jamais Endymion n'avait été si tendrement préoccupé de sa pâle amante.
M. Atout et ses hôtes le trouvèrent fixé à son immense télescope, dans une exaltation de joie inexprimable.
«Je les vois encore, disait-il à Blaguefort, qui se tenait debout derrière lui: ce sont les mêmes gens qu'hier!
—Qui donc? demanda l'académicien en s'approchant.
—Qui? répliqua Blaguefort ravi; pardieu! un couple d'amants lunaires que notre illustre ami observe depuis huit jours. Il a assisté à tous les préliminaires de la passion: signaux télégraphiques par les fenêtres, lettres échangées, murs franchis…
—Les voilà qui s'approchent, interrompit l'astronome. Oh! je distingue tout, sauf la figure de la femme, qui est voilée… C'est dans un grand jardin… avec un kiosque… et des allées de cocotiers… Les voilà qui vont s'asseoir sous un figuier.
—Ah! diable! l'arbre sous lequel notre première mère rencontra Satan! fit observer M. Atout.
—La femme a l'air d'être effrayée… reprit l'astronome, qui ne quittait point sa lunette… Elle regarde derrière elle…
—Est-ce qu'il y aurait des maris dans la lune? s'écria le commis voyageur. Pardieu! je comprends alors pourquoi elle affecte la forme symbolique du croissant.
—Attendez, interrompit M. de l'Empyrée, la femme se décide à s'asseoir…
—Bon…
—Il lui prend la main…
—Et elle la laisse?…
—Non, elle résiste…
—Alors, c'est pour qu'il serre plus fort…
—Oui, il la presse contre son cœur…
—Ah! bah!…
—Il tombe à genoux…
—Ah çà! mais tout se passe donc là-bas absolument comme chez nous? s'écria Blaguefort un peu étonné.
—Je crois qu'il doit y avoir, en effet, identité, interrompit en souriant Maurice, qui avait jusqu'alors tout observé sans rien dire.
—Pourquoi cela? demanda M. Atout.
—Parce que le télescope a repris sa position horizontale, et qu'au lieu d'être braqué sur la lune il regarde le jardin.»
M. de l'Empyrée recula d'un bond.
«Le jardin! répéta-t-il. Comment!… les cocotiers!… le kiosque!… le figuier!…
—Nous les avons sous les yeux!»
L'astronome regarda devant lui.
«C'est la vérité, dit-il; je n'avais jamais remarqué…»
Et se redressant tout à coup:
«Mais la femme, s'écria-t-il; la femme dont on vient d'écarter le voile!…»
Il se précipita vers le télescope, se baissa pour regarder, puis poussa un cri!… c'était madame de l'Empyrée! Ce qu'il cherchait dans le ciel se passait chez lui.
Il y eut un moment de trouble général. Blaguefort et M. Atout se regardaient; Maurice s'éloigna de quelques pas; M. de l'Empyrée s'était laissé tomber dans son fauteuil, pâle et effaré.
«Ce n'était pas notre satellite! balbutia-t-il enfin, atterré.
—C'était votre jardin! répliqua Blaguefort également stupéfait.
—Ce n'était pas une femme lunaire, reprit l'astronome.
—C'était votre femme, continua le commis voyageur.
—Tout cela se passait à quelques pas! continua le savant.
—Et nous avons formé une société pour des télégraphes trans-aériens!» acheva l'industriel.
M. de l'Empyrée porta les deux mains à son front.
«Ainsi, je n'ai rien découvert! s'écria-t-il avec désespoir.
—Permettez, interrompit Blaguefort, toujours le premier à retrouver son sang-froid; ce que vous avez vu n'est pas à dédaigner, et l'on peut en tirer parti. Je ne vous propose pas de mettre la chose en actions: le progrès des lumières ne nous a point encore amenés là; mais vous pouvez intenter une action judiciaire, exiger des dommages-intérêts.
—Quoi! pour?…
—Précisément.
—Mais qui les payera?
—L'homme lunaire que je viens de reconnaître, et qui est tout simplement notre ministre de la morale et des cultes, pour le moment hors de l'exercice de ses fonctions!
—Ah! le traître!
—Dites plutôt le malheureux. Vous pouvez lui réclamer ce que la loi appelle une prime de consolation: quelques centaines de mille francs.
—Avec lesquels je ferai perfectionner le télescope! s'écria M. de l'Empyrée. Vous avez raison; je veux profiter de mes avantages. Messieurs, vous venez tous de voir l'insulte; vous allez me suivre au parquet pour en rendre témoignage.»
Il s'était levé en cherchant sa canne et son chapeau. Maurice voulut en vain l'apaiser: l'idée des dommages et intérêts s'était emparée du savant. Il calculait d'avance tous les perfectionnements qu'il pourrait apporter à ses moyens d'exploration. Grâce à l'argent du ministre des cultes, il était sûr de savoir au juste, avant trois mois, si les maris de la lune avaient droit aux mêmes primes de consolation que ceux de la terre.
Ses visiteurs auraient été obligés de le suivre au palais de justice, où devait être reçue sa déclaration, si M. Atout ne se fût tout à coup rappelé la grande réunion annuelle de l'Institut de Sans-Pair, dont tous deux étaient membres, et qui avait lieu le matin même. Il ne restait que le temps nécessaire pour s'y rendre. M. de l'Empyrée se résigna donc à ajourner sa dénonciation, et accepta une place dans la voiture de l'académicien, tandis que Maurice et Marthe les suivaient dans le coupé volant de Blaguefort.
Ce dernier, qui avait remarqué le trouble des deux époux au moment de la découverte faite par l'astronome, prit soin de les rassurer.
«Nous ne sommes plus, dit-il, au temps où le mari trompé demandait la condamnation ou le sang du séducteur; aujourd'hui, il se contente de sa bourse. La trahison d'une femme est un désagrément compensé par les profits: aussi n'a-t-elle plus rien de honteux pour les maris; les revenus qui en proviennent sont comme des héritages indirects dont l'opulence rachète l'origine. Le moyen d'en vouloir longtemps à la femme qui vous a enrichi? Si les Juifs eussent connu les primes de consolation, loin de lapider l'épouse adultère, ils lui eussent élevé une statue à côté de celle du veau d'or. Les infidélités matrimoniales ne sont plus des questions de sentiment, mais d'arithmétique. A chaque nouvelle découverte, le mari achète une ferme avec son accident, ou place son malheur en viager. Tout cela se fait sans scandale, sans bruit, par simple jugement de première instance. On dit: Monsieur *** a été primé, comme on dirait qu'il a été nommé marguillier ou caporal de la garde nationale. C'est une chance qui peut vous enrichir sans aucune peine, et réaliser la fable de l'homme qui court longtemps en vain après la fortune, et la trouve au retour dans son lit! Pour être juste, du reste, il faut dire que nous tenons ce procédé de l'Angleterre, et que notre civilisation l'a seulement perfectionné.»
Les portes de l'Institut étaient gardées par une compagnie de gardes nationaux. C'était la première fois que Maurice apercevait cette milice urbaine, et il fut frappé de sa tenue.
On l'avait gratifiée des armes et des uniformes reconnus trop incommodes pour l'armée, comme ces enfants auxquels on abandonne de vieux ornements militaires avec lesquels ils jouent au soldat, entre leurs classes. Chaque grenadier citoyen portait un bonnet à poil de trois pieds pour se défendre des coups de soleil, une paire de bottes à l'écuyère, destinées à le garantir des engelures, et un caisson de munitions contenant de la pâte de guimauve ou des bâtons de sucre d'orge. A la place du sabre pendait un étui à lunettes.
«Vous voyez une de nos plus belles institutions, dit Blaguefort. La garde nationale de Sans-Pair s'est en tous temps couverte de gloire, comme le prouvent les décorations de ceux qui en font partie. Vous trouveriez à peine deux ou trois tambours qui n'ont point de croix, encore est-ce faute de protection. Elle est la gardienne de nos libertés, bien qu'il lui soit défendu d'avoir une opinion sous les armes, et le boulevard de l'ordre public, encore que la police soit faite par les municipaux. Elle ouvre d'ailleurs une légitime carrière à des ambitions qui, sans elle, ne trouveraient jamais l'occasion de se satisfaire. Tel droguiste patenté mourrait vierge de toute fonction publique, s'il n'obtenait de ses voisins le titre de sous-lieutenant en second; tel charcutier vendrait son fonds, privé de toute distinction sociale, si ses fonctions de caporal ne lui avaient valu trois décorations. La garde urbaine profite en outre à plusieurs industries nationales, telles que celles des cabaretiers, des marchands de blanc d'Espagne et de papier à dérouiller; elle entretient une population flottante d'enrhumés, de rhumatismants, de courbaturés, qui profite aux médecins et aux fabriques de réglisse; elle conserve enfin, dans le pays, un esprit militaire d'autant plus précieux à entretenir que l'on est décidé à ne s'en servir jamais. Quant aux services rendus par les citoyens armés, ils sont trop évidents et trop nombreux pour que j'aie besoin de vous les énumérer. Ils défendent d'abord toutes les portes, déjà défendues par la police ou l'armée; ils gardent les monuments publics, en dedans des grilles fermées; ils parcourent la ville chargés de leur caisson, de leur bonnet à poil, de leurs bottes à l'écuyère et de leur tromblon, afin d'arrêter à la course les voleurs, chargés de leur seule malice; ils servent enfin à orner de leurs bataillons les fêtes publiques, comme ces vignettes mobiles dont l'imprimeur encadre tour à tour les annonces de mariage et les billets d'enterrement.»
Les deux époux trouvèrent l'Institut de Sans-Pair établi dans une salle circulaire dont le public occupait les tribunes. Chaque académicien portait un caleçon brodé d'une guirlande de lauriers vert-pomme, et une épée suspendue à un ceinturon d'immortelles.
On commença par la réception d'un membre récemment admis à l'Académie du beau langage. Blaguefort apprit à Maurice que les nominations étaient le résultat d'un concours. Celui qui, dans un temps donné, faisait le plus grand nombre de visites, était préféré à ses concurrents; d'où il résultait que le titre le plus sûr pour réussir n'était point un beau livre, mais un bon équipage. Aussi le récipiendaire l'avait-il emporté sans peine. C'était un grand seigneur, dont les œuvres complètes se composaient de deux chansons, de trois lettres de premier de l'an et d'un madrigal.
Le secrétaire perpétuel, chargé d'expliquer pourquoi il se trouvait académicien, rappela la célébrité d'un de ses ancêtres, qui avait été général de cavalerie. Le grand seigneur répondit par l'éloge de son prédécesseur, contre lequel étaient faites ses deux chansons; puis on passa à la distribution des prix de vertu, appelés, selon un antique usage, prix Montyon.
Le rapporteur commença par expliquer à l'auditoire ce nom, dont l'origine se perdait dans la nuit des temps. Il lui apprit qu'il se composait primitivement de mont, hauteur, et de ione, pierre précieuse, d'où l'on avait fait mont-ione, et par corruption mont-yon, expression symbolique que l'on pouvait traduire par montagne précieuse, la vertu étant, en effet, ce qu'il y a de plus précieux et de plus élevé.
Vint ensuite le rapport sur les candidats couronnés par l'Académie. Le premier était un homme dont toute l'occupation avait été de secourir les pauvres de sa paroisse. Après les avoir habillés et nourris pendant vingt années, il se trouvait lui-même sans pain et sans vêtements. L'Académie, qui, par l'organe de son rapporteur, l'avait surnommé le saint Vincent de Paul de la république des Intérêts-Unis, lui accorda, à titre d'encouragement, trois livres de chocolat de santé et un caleçon d'honneur.
Le second candidat était un ouvrier qui, en sauvant une famille à travers les flammes, avait eu la tête broyée sous une poutre et venait d'être trépané. On le compara à Mucius Scévola, et on le gratifia d'un bonnet de coton orné d'une couronne de lauriers.
Un troisième (c'était une femme) avait perdu la vue en travaillant toutes les nuits pour faire vivre son ancien maître. On lui remit une paire de lunettes à l'estampille de l'Institut.
Un quatrième obtint des souliers d'honneur pour avoir successivement sauvé vingt-deux personnes qui se noyaient.
Enfin, plusieurs autres, plus ou moins appauvris ou estropiés par suite de leur dévouement, reçurent des gratifications qui varièrent depuis cinquante centimes jusqu'à dix francs.
On couronna également un soldat citoyen, inscrit depuis trente ans sans avoir manqué une seule fois à sa garde; un cocher arrivé à sa septième femme, et qui ne s'était jamais servi de son fouet qu'avec ses chevaux; un commis de la caisse d'épargne toujours poli, et un employé de la bibliothèque complaisant.
Ces deux derniers lauréats furent les seuls dont les vertus parurent invraisemblables, et qui excitèrent quelques murmures d'incrédulité.
On passa ensuite aux prix d'histoire, d'économie politique et de poésie.
En histoire, il s'agissait de décider qui avait eu le plus de génie, d'Annibal ou d'Alexandre (le programme décidant que ce devait être Alexandre).
Le secrétaire perpétuel déclara qu'aucun des concurrents n'avait traité la question comme il l'eût traitée lui-même, et que le prix était, en conséquence, remis à l'année suivante.
On avait également proposé aux économistes la question de savoir par quels moyens on pourrait améliorer le sort des classes les plus ignorantes et les plus pauvres.
Le rapporteur annonça que tous les candidats s'étaient fourvoyés en cherchant ces moyens, qui n'existaient pas, et que la question était retirée du concours.
Enfin, le sujet de poésie était la description du printemps, avec un épisode élégiaque sur la culture des pommes de terre primes.
La commission nommée pour juger les trois mille pièces envoyées fit savoir que tous les poëtes avaient décrit le printemps de leur pays au lieu de peindre le printemps absolu; et que la plupart étaient tombés dans de grandes erreurs au sujet de la culture des solanées. En conséquence, le prix était transformé en une mention honorable accordée à la pièce portant le no 940, laquelle pièce était sans nom d'auteur.
Ici, la séance fut suspendue. Une partie des immortels quitta la salle, et les marchands de limonade parurent dans les tribunes. Il y eut entre les voisins qui se connaissaient un échange de saluts et de politesses. On s'informa des absents, on parla des bals auxquels on était invité, du cours de la bourse, de l'épidémie régnante, de tout enfin, excepté de ce que l'on venait d'entendre. Ce fut seulement au bout d'une heure que la sonnette du président annonça la reprise de la séance.
Il s'agissait cette fois des communications faites par les différentes académies.
On lut d'abord un mémoire destiné à éclaircir si les rois pasteurs étaient noirs ou seulement brun foncé; puis une fable développant cette vérité profonde: «que le faible est plus souvent opprimé que le fort»; enfin une dissertation archéologique relative à l'éperon de François Ier.
Mais ce n'étaient là que les préludes de la séance, le lever du rideau destiné à faire attendre la grande pièce. Enfin, le bibliophile parut au pupitre avec le premier chapitre de son fameux Traité sur les mœurs de la France au dix-neuvième siècle. Cette lecture était annoncée depuis trois mois, et l'on en racontait d'avance des merveilles; aussi tous les auditeurs se penchèrent-ils vers le bord des tribunes; le silence s'établit plus complet, et l'académicien commença de cet accent solennel et cadencé qui constitue ce que les bourgeois nomment un bel organe.
«On l'a dit bien des fois, Messieurs, tant qu'il reste des traces de la littérature et des arts d'une nation, cette nation n'est point morte; l'étude peut la reconstituer, la faire revivre comme les créations antédiluviennes devinées par les inductions de la science.
«La littérature et les arts ne sont-ils point, en effet, le reflet fidèle des mœurs d'une époque? n'y trouvez-vous point la peinture des habitudes, des croyances, des caractères, des sentiments? Si nous n'avons que des données fausses sur les peuples qui vécurent autrefois, nous ne devons donc accuser que notre paresse: une étude sérieuse nous les eût révélés dans leur vérité.
«C'est cette étude que nous avons tentée pour les Français du dix-neuvième siècle.
«Quinze années de notre vie ont été employées à visiter les ruines de leurs monuments, à examiner leurs tableaux et leurs statues, à connaître leurs livres surtout, immense galerie où toutes les individualités du passé s'agitent et se coudoient.
«Le travail que nous avons l'honneur de vous soumettre est le résultat de ces longues recherches.»
(Ici, le lecteur s'arrêta, sous prétexte de boire; le public, ainsi prévenu qu'il est à un bon endroit, applaudit.)
«Et d'abord, Messieurs, protestons contre le préjugé vulgaire qui a fait regarder jusqu'ici les Français comme des hommes légers, mobiles, amis du plaisir. Loin de là! L'étude attentive de ce qu'ils ont laissé nous les montre sombres, passionnés, sanguinaires, toujours la main au poignard ou au poison. Leurs dramaturges, leurs poëtes, leurs romanciers, qui ont peint les mœurs du temps, ne laissent aucun doute à cet égard.
«Ainsi, pour ne citer qu'un fait, nous avons calculé, d'après la lecture de leurs œuvres, que les dix-sept vingtièmes des unions légitimes amenaient la mort de l'un des conjoints! La conséquence normale du mariage était le suicide ou le meurtre; les époux ne se laissaient vivre que par exception!
«Telle était à cet égard la force de l'habitude qu'un mari étrangla sa femme la première nuit des noces, uniquement parce qu'il ne pouvait se rappeler son nom[2].
[2] Voyez La Confession (J. Janin).
«Les amants n'étaient guère plus heureux, soit que la femme tuât l'homme pour le rendre plus prudent[3], soit que l'homme tuât la femme pour lui éviter les reproches de son mari[4], soit que tous deux se tuassent à l'amiable et de compagnie, comme on le voit à chaque page dans les journaux du temps.
[3] Voyez Les Mémoires du Diable (F. Soulié).
[4] Voyez Antony (A. Dumas).
«Il y avait, en outre, tous les menus accidents: main prise dans une porte, et qu'il fallait couper[5]; œil crevé par un mari borgne, trop partisan de l'égalité[6]; marque au fer rouge faite sur le front[7]; duels périodiques revenant tous les ans au retour des pois verts[8]; pierres tombant à dessein du haut d'un échafaudage de maçon[9].
[5] Voyez La Grille du château (F. Soulié).
[6] Voyez Le Général Guillaume (E. Souvestre).
[7] Voyez Mathilde (E. Sue).
[8] Voyez Rêve d'amour (F. Soulié).
[9] Voyez l'Histoire des Treize (H. de Balzac).
«Du reste, ces accidents et mille autres atteignaient indistinctement toutes les classes et tous les âges. Il suffit de lire Les Mystères de Paris, cette admirable peinture de la société au dix-neuvième siècle, pour comprendre combien il était difficile de ne pas mourir noyé, poignardé, empoisonné, muré ou étranglé, dans ce centre de la civilisation française. Évidemment, les gens qu'on n'assassinait point formaient une classe particulière, une sorte de rareté sociale, qui servait sans doute au renouvellement de la chambre haute, composée, comme on le sait, de vieillards pares ætate, d'où leur était venu le nom de pairs.
«Cette multiplicité de morts violentes était principalement l'ouvrage des notaires, des femmes du grand monde, des millionnaires et des médecins. Les médecins se débarrassaient de leurs malades pour en hériter plus vite[10]; les millionnaires employaient leurs revenus à faire tuer les hommes par des spadassins, et à empoisonner les femmes dans des bouquets[11] de fleurs; les grandes dames venaient voir égorger leurs rivales à domicile[12], et les notaires étaient en compte courant avec les empoisonneurs, les assassins et les noyeurs de Paris ou de la banlieue.
[10] Voyez Les Réprouvés et les Élus (E. Souvestre).
[11] Voyez Mathilde (E. Sue).
[12] Voyez l'Histoire des Treize (H. de Balzac).
«Le seul secours pour les honnêtes gens, au milieu de ce désordre, était les princes allemands, qui abandonnaient leurs États, déguisés en ouvriers, pour aller défendre la vertu dans les tapis-francs de la rue Aux-Fèves[13] ou les forçats en fuite, qui assuraient l'avenir des jeunes gens pauvres, et découvraient dans un lupanar la femme qui devait faire leur bonheur[14].
[13] Voyez Les Mystères de Paris (E. Sue).
[14] Voyez Le Père Goriot et la suite (H. de Balzac).
«Encore l'influence de ces défenseurs de la vertu était-elle souvent annulée par la fameuse société de Jésus, que secondaient les dompteurs de bêtes de l'Allemagne, les étrangleurs de l'Inde et les directeurs de maisons de santé de Paris[15].
[15] Voyez Le Juif Errant (E. Sue).
«Vous devinez d'avance, Messieurs, ce que devaient être les mœurs dans une société pareille! Sauf les grisettes, vivant comme des saintes au milieu des rapins, des clercs d'avoués et des commis marchands[16], les femmes bien nées n'avaient d'autre occupation que la galanterie, et les bons pères de famille se chargeaient de louer eux-mêmes une petite maison où leurs filles mariées pussent recevoir à l'aise des amants[17]. Si par hasard une grande dame restait chaste, elle ne manquait pas d'en exprimer tout son repentir au moment de la mort[18], et de chanter, d'un accent désespéré, le fameux psaume:
[16] Voyez Les Mystères de Paris (E. Sue).
[17] Voyez Le Père Goriot (H. de Balzac).
[18] Voyez Le Lys dans la vallée (H. de Balzac).
«A la vérité, rien n'était négligé pour donner cette direction d'idées aux femmes. Outre l'art, qui n'avait de ciseau, de plume, de pinceau, que pour les belles pécheresses, l'administration leur montrait une tendre sympathie. Les préfets élevaient eux-mêmes des monuments aux plus célèbres courtisanes, avec des inscriptions explicatives pour l'instruction des jeunes filles. La tombe d'Agnès Sorel a été récemment découverte sur les bords de la Loire, et on y lit:
Les chanoines de Loches, enrichis de ses dons, demandèrent à Louis XI d'éloigner son tombeau de leur chœur. «J'y consens, dit-il, mais rendez la dot.» Le tombeau y resta. Un archevêque de Tours, moins juste, le fit reléguer dans une chapelle. A la Révolution, il y fut détruit. Des hommes sensibles recueillirent les restes d'Agnès, et le général Pommereul, préfet d'Indre-et-Loire, releva le mausolée de la seule maîtresse de nos rois qui ait bien mérité de la patrie, en mettant pour prix de ses faveurs l'expulsion des Anglais de la France. Sa restauration eut lieu en l'an M. DCCC. VI.
«Tels étaient les cours de morale, en style lapidaire, qui se voyaient encore au château de Loches en 1845, à la grande édification des hommes sensibles et des Françaises qui voulaient expulser les Anglais de la France.
«Les moyens de faire fortune, à la même époque, n'étaient pas moins extraordinaires. Les uns s'enrichissaient des legs laissés par le Juif-Errant, d'autres devenaient de grands capitalistes en apportant des louis dans les villes où l'or était rare, et en plantant des peupliers aux bords de la rivière[19]; d'autres en se faisant renverser par la meute d'un grand seigneur[20].
[19] Voyez Eugénie Grandet (H. de Balzac).
[20] Voyez Le Chemin le plus court (J. Janin).
«Quelles que fussent, du reste, ces fortunes, chacun les portait sur soi, dans un portefeuille, comme le prouvent les pièces de M. Scribe, et l'on pouvait ainsi les léguer sans testament; usage évidemment adopté par suite de la légitime terreur qu'inspiraient les notaires.
«Si des habitudes morales de la nation nous passons maintenant à ses habitudes extérieures, nous ne les trouverons ni moins singulières, ni moins variées. Le costume surtout offrait d'étranges disparates. Tandis que les députés paraissaient à la tribune sans autre vêtement qu'un manteau, comme le prouve le tombeau du général Foy, les chefs militaires portaient, même à pied, la culotte de peau de daim et les grandes bottes à l'écuyère, ainsi qu'on peut le voir dans la statue du général Mortier. Il y a même lieu de croire qu'ils se promenaient parfois revêtus d'une cuirasse, car l'auteur des Méditations dit positivement, en parlant de l'empereur Napoléon:
«Ce qui fait nécessairement supposer qu'il en avait une. La capote grise dont parle Béranger n'était sans doute que son costume de petite tenue.
«Les statues colossales trouvées parmi les décombres de l'ancienne place de la Concorde, et représentant, comme nous l'avons prouvé ailleurs, les princesses du sang royal, indiquent également le costume des femmes. Il était évidemment plus favorable aux belles formes qu'aux rhumes de poitrine; aussi tous les auteurs du temps signalent-ils la phthisie comme une des affections les plus communes chez les Françaises du dix-neuvième siècle.
«Le peu d'accord des costumes adoptés dans les différents monuments de l'art français prouve d'ailleurs jusqu'à l'évidence que le vêtement variait selon les circonstances et l'occasion. Pour ne citer qu'un exemple, la peinture nous montre Louis XIV en pied, avec la culotte de velours, l'habit de brocart, les bas de soie et les souliers à grands talons, tandis que sa statue équestre nous le représente sans autre vêtement que sa perruque, d'où l'on doit nécessairement conclure que les rois de France ne gardaient que cette dernière lorsqu'ils montaient à cheval.
«Quant à la science et aux arts mécaniques, si l'on en juge par les monuments échappés à la destruction, les Français du dix-neuvième siècle en étaient, tout au plus, aux connaissances des anciens. Nous voyons en effet que, pour avoir réussi à relever un obélisque dressé par les Égyptiens deux mille ans auparavant, un de leurs architectes fit graver sur le socle une inscription triomphale, comme s'il eût accompli une œuvre miraculeuse. De plus, leurs flottes n'étaient composées que de trirèmes, ainsi que le prouve la médaille frappée en commémoration de la victoire de Navarin.
«Un débris de borne-fontaine récemment recueilli offre pourtant, en bas-relief, la représentation d'un vaisseau particulier. Il est surmonté de quatre mâts, dont l'un est planté hors de l'axe du navire, et porte le beaupré à l'arrière, ce qui, selon l'observation d'un homme d'esprit, le fait ressembler à un cheval bridé par la queue. Le vent enfle sa voile vers la poupe, ce qui ne l'empêche pas de fendre l'onde avec la proue, à peu près comme une brouette qui marcherait en avant à mesure qu'on la pousserait en arrière!
«Or, comment supposer qu'un navire aussi contraire à toutes les lois de la statique eût été gravé sur un monument public, si la France du dix-neuvième siècle eût connu ces lois? Un peuple ne se calomnie pas lui-même; quand la science l'éclaire, il ne laisse pas imprimer sur le fer et sur le granit de faux témoignages de son ignorance, surtout quand il a un ministère des travaux publics, un préfet de la Seine et un directeur des beaux-arts. Nous ne parlons pas du ministre de la marine, sans doute trop occupé des navires qui flottaient sur l'eau salée pour songer à ceux qu'on gravait sur les fontaines d'eau douce.
«Il faut donc reconnaître, Messieurs, que la France du dix-neuvième siècle fut ignorante. Quant à sa gloire militaire, je doute que l'on puisse encore en parler sérieusement après les travaux de notre illustre collègue Mithophone. Ils ont prouvé jusqu'à l'évidence que les expéditions du prétendu empereur Napoléon Bonaparte n'étaient que le rajeunissement de celles de Bacchus, modifiées par la même imagination populaire qui inventa, un peu plus tard, les aventures symboliques de ce Robert Macaire et de ce Bertrand, dans lesquels il est impossible de ne point reconnaître les deux fils jumeaux de Léda. Le seul guerrier de quelque importance que l'on ne puisse contester au dix-neuvième siècle paraît être le général Tom Pouce, à la gloire duquel fut frappée une médaille heureusement conservée. L'auteur du Plutarque universel, qui a fait sur ce sujet de profondes recherches, affirme qu'il parcourut en triomphe l'ancien et le nouveau monde, dans un char au-devant duquel la foule se précipitait. Les têtes couronnées elles-mêmes venaient lui rendre hommage, et les femmes déposaient une offrande pour obtenir un de ses baisers.
«Mais nous renvoyons pour tous ces détails aux travaux cités plus haut, nous contentant d'examiner ici la question littéraire.
«On sait combien les Français de toutes les époques se montrèrent amoureux de l'éclat et du bruit. Ils durent à ce penchant leur premier nom de Galli, ou Coqs, dont ils se montrèrent tellement fiers qu'ils ne balancèrent point à placer, plus tard, sur leurs drapeaux, le volatile qui leur avait servi de parrain. De pareilles dispositions devaient nécessairement en faire un peuple de journalistes, d'avocats et de gens de lettres; aussi excellèrent-ils dans ces différentes professions, qu'ils cumulèrent même le plus souvent. Mais le dix-neuvième siècle surtout se fit remarquer par la loquacité bruyante de ses écrivains. Ce furent eux qui inventèrent cette littérature en mosaïque, composée de petits riens brillants, dont la réunion a l'air de faire quelque chose; ces clapotements de mots sonores, tournant autour de la pensée sans y atteindre jamais; enfin cet art de dilater le moi de manière à ce qu'il puisse tout occuper.
«La passion du clinquant et de l'ingénieux les porta même à abandonner leurs véritables noms pour en prendre de composés, car mes récentes études ne m'ont laissé aucun doute à cet égard, Messieurs; il m'est désormais bien démontré que tous les noms sous lesquels nous connaissons les écrivains français du dix-neuvième siècle ne sont que des désignations significatives destinées à révéler le caractère, le talent et les prétentions de l'auteur.
«Nous pourrions appuyer cette opinion d'une multitude de témoignages; l'espace et le temps nous obligent à choisir seulement quelques exemples.
«Nous citerons le poëte-coiffeur Jasmin, dont le nom parfumé convient évidemment si bien à sa double profession; le versificateur-maçon Poncy, au sobriquet pierreux et solide comme son talent; l'écrivain-cordonnier Lapointe, qui, en perçant la foule, justifia son symbolique surnom; l'historien Laurent, ainsi appelé par allusion à son héros, l'empereur Napoléon, cuit à petit feu sur le rocher de Sainte-Hélène, comme le fut autrefois saint Laurent sur le gril; le romancier Dumas, abréviation de Dumanoir, nom guerrier qui rappelle heureusement la manière hardie et cavalière de l'auteur; le monographe Pitre-Chevalier, qui signa ainsi son beau livre de Bretagne et Vendée, afin de rendre hommage, dès le titre, aux deux pays chevaleresques dont il racontait les grandes aventures.
«Nous ne pousserons pas plus loin, Messieurs, cette démonstration, qui devra paraître sans réplique à tous les gens de bonne foi; mais nous ne pouvons terminer sans parler du curieux langage en usage parmi les Français de l'époque dont nous nous occupons.
«Tout y était devenu nuances et analyse. Voulait-on faire le portrait d'une brune quelque peu barbue, on disait «qu'un duvet follet se montrait le long de ses joues, dans les méplats du cou, en y retenant la lumière, qui s'y faisait soyeuse[21]». Parlait-on de la fraîcheur de ses lèvres, on vantait «leur minium vivant et penseur[22]». Voulait-on faire remarquer ses oreilles petites et bien faites, on les déclarait des «oreilles d'esclave et de mère[23]». Enfin, si l'on parlait, dans la conversation, d'un voyage en Espagne, il fallait dire: «J'ai vu Madrid avec ses balcons de fer; Barcelone, qui étend ses deux bras à la mer comme un nageur qui s'élance; Cadix, qui semble un vaisseau près de mettre à la voile, et que la terre retient par un ruban; puis, au milieu de l'Espagne, comme un bouquet sur le sein d'une femme, Séville l'andalouse, la favorite du soleil.»
[21] H. de Balzac.
[22] Idem.
[23] Dumas.
«Ce langage prouve combien est peu fondée l'opinion de ceux qui croient la langue française la plus claire, la plus sobre et la plus nette de toutes les langues de l'Europe.
«Je dirai donc, Messieurs, pour me résumer, que le dix-neuvième siècle fut, en France, une époque de demi-barbarie, où les esprits subtils, mais ignorants, tenaces et sanguinaires, s'abandonnèrent à tous les excès d'une vitalité surabondante. Mon prochain Mémoire prouvera que ce fut aussi le siècle des ardentes croyances religieuses, comme l'indiquent les odes d'une foule de poëtes s'offrant sans cesse en holocauste, et des grands dévouements politiques, comme on peut s'en assurer par les discours des ministres, qui déclarent ne rester sur leur banc de douleur que dans l'intérêt de la patrie.»
Au moment où le bibliophile se rassit, la salle entière éclata en applaudissements. On ne pouvait assez admirer cette prodigieuse érudition qui lui permettait de dire, sans hésitation, quelles étaient les mœurs et les habitudes d'un autre peuple il y avait douze siècles.
Blaguefort n'avait point écouté la lecture, mais il remarqua l'impression produite et quitta brusquement ses compagnons en leur promettant de revenir bientôt.
Maurice croyait rêver. Il regarda Marthe stupéfaite, puis tous deux éclatèrent de rire en même temps.
«Nous saurons désormais ce que c'est que la science historique, dit le jeune homme, et ce qu'il faut croire des vérités démontrées. Je m'explique maintenant pourquoi ces vérités changent à chaque siècle. L'histoire est un écheveau que chacun dévide et tisse à sa manière; le fil est bien toujours le même, mais l'étoffe et le dessin se modifient selon l'ouvrier.
—Auriez-vous donc remarqué des erreurs dans le Mémoire du bibliophile? demanda M. Atout, qui venait d'entrer.
—Hélas! répliqua Maurice en souriant, il vous a fait connaître la France en l'an trois mille comme nous connaissions l'ancienne Grèce en 1845. Son œuvre ressemble à ces monstres dont chaque membre a été emprunté à un animal réel, mais dont l'ensemble ne peut être qu'un rêve; tout est vrai, sauf le monstre.
—Et vous pourriez signaler les principales fautes?
—Si j'avais l'analyse du Mémoire…
—Vous l'aurez, interrompit vivement l'académicien, qui baissa la voix, nous le trouverons au bureau du journal. Venez vite. Quelque pénible qu'il soit de relever les erreurs d'un collègue, on doit tout sacrifier à l'intérêt de la vérité… Il faudra rédiger une réplique accablante, avec quelques allusions bien aiguisées. Je vous fournirai les pointes d'autant plus sûrement que le bibliophile est mon ami. Je connais les jointures et je sais où il faut frapper.»
Ils se dirigèrent vers la grande agence littéraire, qui occupait une rue entière et était exploitée par une société de capitalistes exerçant à Sans-Pair le monopole de la publicité.
Ils avaient réuni pour cela les journaux des différentes opinions en un seul journal appelé Le Grand Pan, qui les soutenait alternativement toutes. Le Grand Pan ne paraissait ni à certain jour, ni à certaine heure; imprimé sur un papier sans fin, il paraissait toujours!
Un bataillon de journalistes attachés à l'établissement envoyait successivement des piquets de publicistes pour entretenir la rédaction.
Au sortir de l'imprimerie, l'immense feuille se distribuait elle-même à domicile, en courant sur un appareil général de rouleaux. On la voyait traverser les rues, monter aux troisièmes étages, redescendre aux rez-de-chaussée, traverser les cafés, les bazars, les cabinets de lecture, poursuivie par les non-abonnés, qui tâchaient de dérober quelques mots au passage; parcourue en l'air par les gens pressés; étudiée à loisir par les bourgeois retirés des affaires; mais toujours immuable dans son mouvement, et faisant disparaître, par le toit ou par la muraille, l'article non achevé que vous aviez lu avec trop de lenteur.
M. Atout et Maurice trouvèrent dans la première salle une foule de gens de différents âges et de différentes conditions, qui attendaient l'audience du directeur du Grand Pan. L'académicien en accosta plusieurs qu'il connaissait, et les entretint un instant. Tous affectaient le même dédain pour la puissance à laquelle ils venaient rendre hommage; tous se plaignaient de son iniquité et de sa corruption; tous se déclaraient également indifférents à son amitié ou à sa haine.
M. Atout, voyant qu'il faudrait attendre quelque temps, proposa à son compagnon de lui faire visiter rapidement ce qu'on appelait les bureaux du journal.
Après avoir traversé plusieurs pièces où des milliers d'employés surveillaient les détails inférieurs, ils arrivèrent à la salle de rédaction, partagée en deux cents cellules grillées, pour les deux cents journalistes de service. Chacun d'eux avait ses fonctions distinctes, indiquées par l'inscription de la cellule. Il y avait un rédacteur pour les empoisonnements de femmes par leurs maris, deux pour les empoisonnements de maris par leurs femmes, trois pour les empoisonnements réciproques, connus sous le nom d'empoisonnements assortis, et ainsi du reste. Venaient ensuite les puffistes, compagnie d'élite dont on ménageait les forces. L'un avait la spécialité des incendies de villes inconnues, des tremblements de terre de pays à découvrir, des naufrages de grands personnages ayant pour nom une initiale; un second se chargeait des histoires d'ours dévorant les vétérans, de serpents marins et de crocodiles apprivoisés: un troisième se réservait le règne végétal, embelli des merveilles de la moutarde blanche et du chou colossal.
Chaque article achevé était jeté dans un tube qui le conduisait jusqu'à la machine, où il était imprimé sans l'intermédiaire des compositeurs, ce qui, entre autres avantages, avait celui de laisser les fautes d'orthographe au compte du journaliste.
La seconde salle était celle des rédacteurs de réclames, perpétuellement employés à trouver de nouvelles formules à la fiction; la troisième, celle des correspondances entretenues au moyen de télégraphes électriques; enfin, les dernières salles étaient consacrées à la fabrication des feuilletons.
Cette fabrication était exploitée depuis quelques années par le fameux César Robinet, qui avait traité à forfait pour tous les romans à publier dans Le Grand Pan et dans les autres journaux de la République. Plusieurs machines de son invention confectionnaient des feuilletons de tout genre, à raison de cent lignes à l'heure.
Il y avait d'abord la machine historique, dans laquelle on jetait des chroniques, des biographies, des mémoires, et d'où sortaient des romans dans le genre de ceux de Walter Scott;
La machine à variétés, que l'on bourrait d'anas, de légendes, d'almanachs anecdotiques, et qui produisait des voyages comme celui de Sterne;
La machine des fantaisies, qui recevait les anciens poëtes, les vieux romans, les drames oubliés, et dont on obtenait des nouvelles comparables à celles de Bernardin de Saint-Pierre et de l'abbé Prévost;
Enfin la machine des résidus, où l'on jetait à brassée les rognures que l'on n'avait pu utiliser ailleurs, et qui produisait du Perrault et du Berquin de seconde qualité.
César Robinet ne lisait point ses livres, mais il les signait tous, ce qui le condamnait à quatorze heures de travail forcé par jour. A l'arrivée de Blaguefort, il paraphait le cent trente-troisième volume des aventures du colonel Crakman, récit charmant dans lequel il avait réussi à faire entrer tous les mémoires imprimés sur le grand Frédéric et sur sa cour.
Soixante secrétaires faisaient autour de lui le triage des livres des autres qui devaient devenir des livres de lui.
Maurice demeura émerveillé. Le système de retapage, autrefois borné aux chapeaux, s'était étendu jusqu'aux idées. La friperie perfectionnée avait envahi la république des lettres; les plus vieux volumes, décousus, découpés, reteints et regommés, devenaient des nouveautés recherchées; il suffisait de l'estampille CÉSAR ROBINET pour que l'étoffe usée parût neuve!
M. Atout, pensant que l'heure de réception devait être arrivée, rebroussa chemin et se présenta chez le directeur du Grand Pan.
M. Prétorien était à Sans-Pair le véritable fondateur de la liberté de la presse, c'est-à-dire de la liberté de presser les gens. Rien ne pouvant lui être refusé impunément, on ne lui refusait rien. La plume croisée devant son journal, comme la sentinelle devant son camp, il décidait seul qui il fallait repousser ou admettre. Excellent du reste pour ses amis, il leur partageait ses gains, sa puissance, son crédit, et c'était le meilleur roi du monde, pourvu qu'on ne fût point de ses sujets.
Au moment où nos visiteurs entrèrent, il donnait audience à tous ceux que Maurice avait vus faire antichambre. Leur dédain pour le journalisme avait fait place au respect, leur indifférence à l'empressement. C'était à qui se montrerait le plus modestement soumis ou le plus amicalement familier.
Il vit d'abord passer une vingtaine d'auteurs qui venaient offrir leurs livres embellis de l'autographe sacramentel: hommage de l'auteur.
Puis des peintres, des sculpteurs, des musiciens, qui, pour preuve de leurs talents, remettaient des lettres de recommandation; des actrices parfumées de patchouli, tournant sur elles-mêmes avec mille ondulations caressantes, comme des panthères apprivoisées, et ne se retirant qu'après avoir laissé leurs adresses; des hommes graves qui apportaient leurs éloges tout faits, et d'autres plus graves encore qui y joignaient d'utiles diatribes contre leurs adversaires.
Mais la visite qui frappa le plus Maurice fut celle de Mlle Virginie Spartacus, fondatrice de la société des femmes sages, composée de toutes celles qui n'avaient pu vivre avec leurs maris.
Mlle Spartacus faisait pourtant exception: car, ainsi qu'elle l'avait déclaré elle-même dans son discours d'ouverture, en empruntant, par pudeur, une image à l'antiquité, nul n'avait encore dénoué sa ceinture!
Son hostilité contre les hommes était donc libre de tout souvenir personnel; c'était de la haine métaphysique, un acharnement vertueux, né des principes et entretenu dans l'intérêt de l'humanité.
Elle venait demander à M. Prétorien l'insertion de plusieurs articles; car Mlle Spartacus joignait à son titre de fondatrice celui de femme de lettres, et, si elle n'occupait point le premier rang dans la littérature contemporaine, la faute en était aux hommes, ligués contre son sexe. Mais, ainsi qu'elle le faisait remarquer, cette tyrannie touchait à sa fin; le jour approchait où les maîtres devaient forcément consentir à l'affranchissement des esclaves, et cet affranchissement avait été formulé d'avance par Mlle Virginie; les droits de la femme étaient aussi simples que clairs: ils consistaient à n'en point reconnaître aux hommes.
M. Prétorien reçut la reine des insurgeantes avec politesse, mais refusa ses articles, et Mlle Virginie sortit en s'écriant qu'il était temps d'aviser au salut du genre humain.
Lorsque tous les visiteurs se furent enfin retirés, le directeur du Grand Pan vint à M. Atout, les mains tendues et en s'excusant.
«Vous voyez ma vie, dit-il avec une sorte de dégoût railleur; elle ressemble à ces arbres plantés sur les grands chemins, et dont chaque passant se croit le droit d'emporter une branche ou une feuille; je n'en puis rien garder pour moi ni pour mes amis.
—Et cependant, fit observer l'académicien avec un sourire élogieux, vous trouvez moyen de suffire à toutes vos tâches.
—Je viens de m'en imposer une nouvelle, interrompit Prétorien en se ranimant tout à coup; une entreprise complétement neuve.
—Encore?
—Gigantesque! Du reste, il faut que je vous communique le plan… Asseyez-vous là; je veux que vous me donniez votre avis.»
M. Atout connaissait trop le monde pour ne pas traduire:—Je veux que vous applaudissiez! Il se résigna donc à l'admiration, bien décidé à se la faire rembourser à la première occasion.
Prétorien, qui avait cherché parmi ses papiers, lui montra le prospectus de sa nouvelle publication. Il s'agissait d'une biographie générale devant comprendre l'histoire publique et privée de tous les citoyens de Sans-Pair!
Le prospectus portait en tête cette maxime philosophique:
Les souscripteurs ont droit à l'indulgence.
Les non-souscripteurs n'ont droit qu'à la vérité.
Venait ensuite un système de primes si habilement combiné que l'éditeur remboursait au moins cent vingt fois le prix de chaque souscription; aussi ne se retirait-il que sur la quantité!
Les priviléges de chaque catégorie étaient, du reste, clairement établis.
Chacun des trente mille premiers souscripteurs avait droit à une calèche ornée de son chiffre et attelée d'un ballon: c'étaient les demi-fortunes de Sans-Pair.
Les quarante mille souscripteurs suivants devaient obtenir des cartes d'abonnement perpétuel à tous les omnibus de la République, avec correspondance pour les cinq parties du monde.
Enfin, les derniers recevaient tous les matins, à domicile, une tasse de café au lait avec le petit verre de rhum ou de cognac.
Après avoir écouté les détails relatifs à cette entreprise littéraire, et exalté les services qu'elle allait rendre à la civilisation, M. Atout en vint enfin à ce qui l'amenait.
Prétorien tira aussitôt le cordon des sténographes au mot Académie, et un papier plié en quatre tomba d'une des bouches de rédaction placées au-dessus de son bureau: c'était le résumé du Mémoire lu par le bibliophile.
M. Atout l'ouvrit et commença à l'examiner avec Maurice, qui l'arrêtait à chaque ligne pour quelque rectification. Prétorien, ravi, déclara qu'il fallait faire un article là-dessus; cela amènerait du bruit, du scandale, et rien de plus sain pour un journal.
«Ne ménagez pas le bibliophile, ajouta-t-il résolument; la vérité est toujours bonne à dire quand elle fait gagner des abonnés. Il a d'ailleurs refusé d'être des nôtres, et qui n'est pas pour nous est contre nous. Il faut noyer dans le ridicule le Mémoire sur les Français du dix-neuvième siècle.
—Hein? qu'est-ce que j'entends là? s'écria Blaguefort, dont le visage venait de paraître à la porte entrouverte… Un moment, mes petits: peste! on ne noie pas ainsi la marchandise des amis.
—La marchandise! répéta Prétorien; aurais-tu par hasard traité avec le bibliophile?
—Pour ses cinq Mémoires.
—Tu as signé?
—Et payé cent vingt mille francs en billets de banque! Tu comprends qu'on ne peut pas dire de mal d'un livre qui m'a coûté cent vingt mille francs, et pour lequel je viens faire quatre cents louis d'annonces.
—Diable! c'est juste, dit Prétorien embarrassé.
—Cependant, objecta M. Atout, je ferai observer que la vérité…
—Est ce qu'elle peut, acheva Prétorien; les anciens l'avaient eux-mêmes proclamé. Amica veritas, sed magis amicus Blaguefort.
—Ainsi, vous refusez de recevoir les réclamations de mon hôte? dit l'académicien piqué.
—Par la raison qu'elle me coûterait deux cents louis… et l'amitié de Blaguefort, qui vaut davantage.
—Dix fois davantage! ajouta le commis voyageur; je lui paye tous les ans des annonces pour plus de cinquante mille francs.
—Alors M. Maurice verra ailleurs, reprit M. Atout d'un air composé; Le Grand Pan n'est point le seul organe de la publicité.
—C'est juste, vous pouvez vous adresser au Serpent à sonnettes, dit Prétorien d'un ton railleur.
—Ou au Chacal de l'Ouest, ajouta Blaguefort avec indifférence.
—Pourquoi pas au Maringouin?» acheva M. Atout d'un air de bonhomie.
Le journaliste se mordit les lèvres, et son compagnon parut inquiet. Le Maringouin était un de ces petits journaux que chacun veut lire pour l'amour du mal qu'on y dit des autres; gamins de la presse, dont vous vous amusez jusqu'à ce qu'ils s'amusent de vous, et qui jettent de la boue à tous ceux qui passent sans craindre les représailles, parce que sur eux la boue ne tache pas. Quelque supérieure que fût sa position dans la presse, Prétorien redoutait le petit journal comme le lion redoute le bourdonnement et la piqûre du moucheron. Quant à Blaguefort, il savait au juste ce que les attaques du Maringouin pouvaient lui enlever d'acheteurs; aussi prit-il tout à coup cette physionomie ouverte des gens d'affaire au moment où ils veulent vous tendre un piége, et, passant une main sous le bras de l'académicien qui allait se retirer:
«Nous ne nous séparerons pas ainsi, s'écria-t-il; non, pardieu! il ne sera pas dit que les Français du dix-neuvième siècle m'auront brouillé avec le plus illustre écrivain de la république des Intérêts-Unis.»
M. Atout voulut protester.
«Avec celui dont la brillante imagination a reculé le domaine de la poésie!…»
M. Atout protesta plus fort.
«Avec le génie facile et universel qui nous a assuré la supériorité dans tous les genres.»
M. Atout se confondit en protestations.
«Avec le plus grand homme, enfin, de notre époque.»
M. Atout serra la main de Blaguefort en affirmant qu'il allait se fâcher.
Celui-ci, qui avait épuisé ses formules d'éloges, parut céder avec peine; mais, fort de son exorde par insinuation, il commença à effrayer l'académicien sur les suites de la publication annoncée: c'était se faire des ennemis, s'exposer à des représailles, nuire à la considération de cette Académie dont il était le protecteur et la gloire!
Ces raisons étaient fortes, mais on ne renonce point ainsi à l'espoir de rendre un collègue ridicule; la fraternité des arts descend en droite ligne de celle d'Abel et de Caïn. M. Atout résistait et trouvait toujours quelque chose à répondre. Il alléguait l'intérêt de la science, l'intérêt de l'histoire, l'intérêt des principes, enfin tous les intérêts que l'on cite quand on ne veut rien dire du véritable. Il invoquait surtout les arrêts de sa conscience, idole mystérieuse qui parle ou se tait selon la volonté du grand prêtre.
Blaguefort, qui était à bout d'éloquence, s'arrêta enfin tout à coup, comme illuminé d'une subite inspiration.
«Je comprends, s'écria-t-il; vous ne voulez point perdre l'occasion; cette critique de l'ouvrage du bibliophile doit piquer la curiosité; on peut en vendre autant d'exemplaires que de l'ouvrage lui-même.
—Sinon davantage, ajouta M. Atout; puis j'ai d'autres motifs…
—Je sais, je sais, interrompit Blaguefort, la science… les principes… la conscience… Eh bien, je vous achète tout!»
L'académicien fit un mouvement.
«Cent vingt mille francs pour le livre du bibliophile et cent vingt mille francs pour la réfutation, continua l'homme aux spéculations; cela arrange tout. Je vendrai d'abord le premier comme un chef-d'œuvre, puis le second pour prouver que c'est une rhapsodie. De cette manière le public aura fait une double étude et moi un double profit. Voyons, c'est convenu, n'est-il pas vrai? Je vais écrire nos conditions pour éviter tout malentendu.
Blaguefort s'était assis à la table de M. Prétorien, où il rédigea le traité convenu; M. Atout signa, reçut un billet à ordre, et il allait prendre congé du directeur du Grand Pan, lorsque celui-ci, qui se rendait au Musée, proposa d'y conduire les deux ressuscités. Ils acceptèrent avec empressement, et M. Atout se retira seul.
En suivant leur guide, Maurice et Marthe passèrent devant un édifice noir gardé par des soldats. Ils l'auraient pris pour une maison de force, s'ils n'avaient lu au-dessus de la porte d'entrée: Bibliothèque Nationale. Ils exprimèrent le désir d'y entrer; mais M. Prétorien les avertit qu'elle était fermée.
«L'inscription vous a trompés, dit-il en souriant; à Sans-Pair, une bibliothèque nationale n'est point celle dont le peuple jouit, mais celle qu'il entretient. Il en est pour cela comme de la voie publique, toujours barrée par ordre de l'autorité supérieure, et que l'on répare perpétuellement de ses réparations. Qu'auriez-vous vu d'ailleurs? Des montagnes de livres superposés au hasard. Le zèle et la science des conservateurs s'évertuent en vain à débrouiller ce chaos. Les fonds dont ils auraient besoin sont absorbés par les gendres et les neveux de députés, qui obtiennent des missions artistiques pour la dégustation des vins de Tokai, l'étude des huîtres d'Ostende ou l'examen des Circassiennes du Caucase. Voilà trois siècles qu'on travaille au catalogue; chaque mois on classe cent volumes, et on en reçoit mille qui restent non classés! C'est une mer dans laquelle se jettent tous les jours de nouveaux fleuves, et que l'on essaye à mettre en bassins avec une coque de noix. Aussi l'édifice eût-il déjà fléchi sous le faix toujours croissant des livres qu'on y entasse, si les rats et les collecteurs ne travaillaient sourdement à son allégement. Du reste, la police la plus rigoureuse est établie à la porte; on interdit les gros souliers, qui feraient trop de poussière; les parasols sont sévèrement prohibés, et chacun doit laisser, en entrant, son chapeau au portier. Aussi la bibliothèque de Sans-Pair est-elle partout citée pour modèle, et, sauf les livres, tout y est dans un ordre parfait.
Vis-à-vis la bibliothèque s'étendait un jardin public que Prétorien traversa, et où Maurice put renouveler l'observation qu'il avait déjà faite. Tous les promeneurs se livraient à quelque travail qui utilisait la locomotion. Les uns brodaient en marchant, les autres faisaient de la tapisserie, tressaient des paniers ou fabriquaient des bourses et des faux tours pour les étrennes. Les jeux publics servaient également à la production. Chaque escarpolette mettait en mouvement un pétrin mécanique pour la fabrication des gâteaux; les chevaux de bois faisaient tourner un moulin à café, et les tirs au pistolet servaient à casser des noisettes.
Maurice remarqua surtout un homme de moyen âge qui avait réussi à rendre sa promenade triplement profitable: il lisait, tricotait et traînait après lui un appareil économique dans lequel cuisait son dîner.
En quittant la promenade, les deux époux se trouvèrent dans un nouveau quartier.
Là, tout avait changé d'aspect. On ne voyait qu'hommes barbus et que femmes échevelées, portant tous les costumes connus, depuis la feuille de figuier de nos premiers pères jusqu'à la robe de chambre du dix-neuvième siècle. M. Prétorien leur apprit que c'était le quartier des artistes.
Leur première et constante préoccupation était celle de ne pas s'habiller comme le bourgeois, de n'avoir pas les mêmes meubles que le bourgeois, de ne pas ressembler au bourgeois! En conséquence, ils étaient vêtus de toges, de cuirasses ou de hauts-de-chausses de tricot; ils marchaient avec des pantoufles de mamamouchi, s'asseyaient sur de grands fauteuils boiteux du temps des croisades, buvaient dans d'anciens hanaps bosselés, et fumaient du tabac de caporal à travers des narguillés de douze pieds. Le tout dans l'intérêt de l'art et par haine pour la bourgeoisie.
Nous avons oublié de dire que la bourgeoisie, c'était tout le monde, excepté eux!
Outre cette grande haine, les artistes de Sans-Pair avaient certains principes qui formaient comme le code de leur association, et que l'on pouvait résumer en six aphorismes:
Article 1er. Le sculpteur trouve que la peinture a cessé d'exister.
Article 2. Le peintre trouve que la sculpture n'existe plus.
Article 3. Peintres et sculpteurs ne reconnaissent de talent qu'aux morts; encore faut-il qu'ils le soient depuis longtemps.
Article 4. La meilleure des républiques est celle où l'on achète le plus de statues et de tableaux.
Article 5. On doit toujours secourir un confrère, mais on n'est jamais tenu de l'admirer.
Article 6. L'artiste a trois ennemis: le marchand de couleurs, le public et son propriétaire.
Prétorien visita d'abord, avec ses compagnons, l'école où l'on envoyait les jeunes gens reconnus propres aux arts. On l'avait ornée de statues ou de tableaux retrouvés dans les ruines de Paris, et qui étaient devenus des chefs-d'œuvre avérés depuis que le temps en avait détruit une partie. Mais le directeur du Grand Pan ne laissa point à Maurice le temps de les voir. Il avait promis de le conduire chez les artistes les plus célèbres de Sans-Pair, et il entra d'abord chez M. Aimé Mignon, peintre de tous les princes, de tous les banquiers et de toutes les jolies femmes de la République.
M. Aimé Mignon était le premier qui eût songé à appliquer au portrait le système de la confection en pacotille. Il avait, pour cela, ramené toutes les physionomies à cinq caractères: le grave, le gai, le sauvage, le voluptueux, l'indifférent, et avait fait peindre d'avance une collection de toiles reproduisant ces différents types sans le visage! Ces toiles étaient exposées dans son atelier avec le prix, calculé en pouces carrés, de sorte que chacun pouvait choisir sa tournure toute faite comme on choisit un habit. Il n'y avait plus que la tête à ajouter; mais, pour celle-ci, M. Aimé Mignon réussissait toujours au gré de l'acheteur. Lui-même développa, sur ce point, son procédé à Maurice.
«La mission du portraitiste, dit-il, n'est point, comme on l'a cru longtemps, de reproduire ce qu'il voit, mais ce qui devrait être. La nature est généralement laide; notre rôle est de l'embellir, je dirais même que c'est notre devoir. Car, que veulent la plupart des gens qui se font peindre? Acquérir la preuve qu'ils sont plus beaux qu'ils ne le paraissent. Si un portrait ne réussit qu'à reproduire notre laideur, à quoi bon en faire la dépense? N'est-ce point assez d'avoir la laideur elle-même? Pensez-vous qu'un bègue payât bien cher pour entendre contrefaire son bégayement? Le portraitiste a toujours, du reste, un moyen sûr de savoir s'il a réussi: celui qu'il peint se déclare-t-il ressemblant, il faut qu'il efface vite; se prétend-il flatté, tout est bien; l'œuvre sera payée sans réclamation et prônée aux amis.»
De chez M. Mignon, Marthe et Maurice se rendirent chez le signor Illustrandini, statuaire ordinaire des cinq parties du monde, auxquelles il fournissait indifféremment des Vierges avec ou sans Enfant, des Vénus pudiques ou non pudiques, des Christs morts ou vivants, des martyrs en pied, des païens en gaîne et des grands hommes de toutes dimensions. M. Illustrandini avait des carrières de marbre qu'il faisait exploiter, des fonderies toujours en activité, et douze cents jeunes gens qui modelaient et taillaient pour lui.
Prétorien le trouva occupé à expédier soixante colis de saints non canonisés destinés à l'Irlande, et une statue colossale de l'Incrédulité commandée par le club des athées de Boston.
A la vue du journaliste, il s'avança les bras ouverts.
«Le voilà! s'écria-t-il, notre providence, notre étoile tutélaire, notre soleil! c'est lui qui a éclairé les ministres.
—Comment? demanda Prétorien, qui ne parut point comprendre.
—Ne vous rappelez-vous plus ces travaux qu'ils voulaient partager entre plusieurs? reprit Illustrandini.
—Eh bien?
—Ils viennent de m'en charger seul.
—Ah! ils ont enfin cédé! dit le journaliste avec un mouvement d'orgueil.
—Grâce à vous! s'écria Illustrandini en lui prenant les mains. Qui oserait vous résister? n'êtes-vous pas le roi de l'opinion? Mais je puis dire qu'en me rendant service, vous n'avez point été non plus inutile à l'art. Je serai digne de vous, maître… d'autant que les premiers prix ont été maintenus… quinze cent mille francs! Comment ne pas faire un chef-d'œuvre? Aussi, depuis hier, ma tête est en feu; je vois mes statues; elles marchent, elles regardent, elles crient…»
Illustrandini avait cet enthousiasme mécanique des artistes brouillons qui, au lieu de boire avec une émotion silencieuse aux fontaines sacrées, s'y jettent jusqu'au cou avec de grands cris. Quand il parlait d'art, chaque mot avait dans sa bouche le double de syllabes; c'était comme le tonnerre que l'on entend au théâtre, quelque chose de lourd roulant sur quelque chose de creux. Le lourd, c'était la parole, et le creux, l'esprit.
Cependant ces convulsions à froid réussissaient près de tout le monde; comme Illustrandini manquait de bon sens, on lui avait supposé de l'imagination.
Un riche mariage acheva de le poser dans le monde; il prit équipage, donna des dîners, des bals; et la célébrité de l'amphitryon finit par déteindre sur l'artiste.
Illustrandini l'avait prévu, car c'était avant tout un homme d'affaires. Une fois en possession de la vogue, il se mit à l'exploiter avec l'âpreté furieuse des parvenus. Prospectus vivant de son propre mérite, il allait partout se proposant, pressant, sollicitant. Chaque travail confié à un autre était à ses yeux un vol; il criait à la perte de l'art; déplorait les beaux siècles de Napoléon et de Louis-Philippe, et ameutait contre son rival malencontreux la troupe de ses complaisants et de ses dupes. Pour lui, tout n'était point assez.
Pendant qu'il faisait éclater l'enthousiasme continu qui lui était familier, Prétorien regardait autour de lui avec distraction. Illustrandini s'arrêta tout à coup.
«Ah! vous contemplez ma Minerve? s'écria-t-il.
—Une Minerve! répéta le journaliste, dont les yeux s'arrêtèrent avec hésitation sur un bloc de terre glaise.
—C'est elle! répéta Illustrandini avec complaisance; elle est sortie tout armée de mon cerveau comme de celui de Jupiter. Je l'ai modelée dans une telle ardeur que la terre fumait sous mes doigts.
—Cependant, fit observer Prétorien avec hésitation, il me semble qu'il reste encore beaucoup à faire…
—Pour mes élèves, acheva Illustrandini; oui, la partie de métier: les bras, les jambes, le corps! Mais qu'est-ce que cela quand l'idée a été trouvée? Tout est dans l'idée. La déesse, appuyée d'une main sur sa lance, présente de l'autre une branche d'olivier. Voilà la statue, le reste n'est que du détail et n'a pas besoin du souffle de l'artiste. Revenez dans un mois, le voile qui cache Minerve à vos yeux sera tombé, et vous la verrez dans sa divinité.»
Prétorien promit de revenir et se dirigea vers l'atelier de M. Prestet, qui occupait, parmi les peintres, le même rang qu'Illustrandini parmi les sculpteurs.
Seulement le sien n'avait rien de poétique ni de solennel, loin de là; Prestet chantait les complaintes d'ateliers, cultivait le calembour, donnait du cor de chasse et imitait le cri de toutes sortes d'animaux; c'était un artiste bon enfant, peignant comme il chassait, comme il jouait au billard, avec une facilité leste et insoucieuse. Aussi essayait-il indifféremment tous les genres; l'art, pour lui, n'était point une préférence, mais une profession. Il inscrivait sur un livre-journal les commandes qui lui étaient faites et les exécutait par numéro d'ordre. Or, on estimait que, pour y satisfaire, il devrait atteindre l'âge de cent douze ans, et qu'il aurait alors exécuté 745 kilomètres de peinture de tout genre.
Il avait, du reste, réussi à rendre plus rapide le travail des grandes toiles destinées au Panthéon de Sans-Pair, en les peignant sur une locomotive et armé d'une perche à quatre pinceaux. Pour les moindres tableaux, il se contentait d'un appareil ingénieux qui lui permettait d'en exécuter cinq en même temps.
Il reçut nos visiteurs sans se déranger, donnant pour excuse les huit tableaux qu'il devait livrer le soir même, et continua d'en peindre trois, tout en causant.
Maurice voulut connaître ses idées sur la peinture; M. Prestet les lui indiqua avec son aisance et son aplomb habituels.
«La peinture, dit-il, est l'art de représenter tout ce qu'indiquent les programmes, à la satisfaction du Gouvernement et de son auguste famille. On vous ordonne une bataille, vous faites des gens en uniforme qui se battent; un groupe de nymphes, vous peignez trois femmes peu vêtues; une machine ingénieuse, vous dessinez un métier d'où sort une paire de chaussettes. Si chacun reconnaît la chose sans inscription, vous pouvez dire comme le vieil Italien: «Moi aussi je suis peintre»; et la preuve que vous l'êtes, c'est qu'on vous commandera des tableaux. On a parlé de mélodie de tons, de couleurs vibrantes, d'harmonie de lignes! folie! Toute la peinture se trouve comprise dans un mot: copier ce qui est, de manière à ce que le ministre des beaux-arts lui-même puisse reconnaître qu'un fagot n'est pas un conseiller d'État! Tout le reste est de la poésie Grelotin, bon pour Grelotin, digne de Grelotin.»
Maurice demanda ce que c'était que Grelotin.
«Un quasi-idiot, qui sert de jouet à nos artistes, répondit Prétorien. Il a étudié l'art vingt ans, et, ne pouvant atteindre à son idéal, il s'est résigné à devenir gardien du Musée, où il continue à étudier son système: car Grelotin a un système qui ferait infailliblement de lui un grand peintre, ou un grand sculpteur, s'il peignait ou s'il sculptait. Vous pourrez, du reste, l'interroger vous-même quand nous traverserons les galeries.»
Ils prirent congé de Prestet et se dirigèrent vers le Musée.
Toutes les écoles, réunies par groupes, comme les différentes familles d'une même race, avaient été entassées dans une seule salle, afin que les autres pussent être réservées à l'art national: c'est ainsi que l'on désignait, à Sans-Pair, les œuvres d'Illustrandini, de Mignon et de Prestet.
Grelotin se tenait à la porte de l'immense galerie, comme un dragon devant le trésor qu'il garde.
C'était un tout petit homme, mal fait, presque chauve, dont les lèvres étaient agitées d'un tremblement continuel, et qui regardait devant lui avec des yeux doux et à demi égarés.
Prétorien lui présenta Marthe et Maurice comme un couple des vieux siècles; Grelotin les regarda.
«Vivaient-ils du temps où l'on savait peindre des tableaux qui chantaient?» demanda-t-il avec une curiosité empressée.
Les deux ressuscités regardèrent leur conducteur.
«Oui, oui, reprit Grelotin avec insistance; il y a eu un temps où la brosse et le ciseau communiquaient une voix mélodieuse à leurs œuvres; je le sais bien, moi qui les entends ici.
—Vous les entendez? répéta Marthe étonnée.
—Tous les soirs! reprit Grelotin; quand la porte de la galerie est refermée, et que le soleil couchant laisse glisser sur les murs ses grandes lueurs enflammées, vite je cours, là-bas, près des Italiens, et j'entends toutes les toiles qui chantent en chœur sans que leurs accents se confondent. Je reconnais celui de Raphaël, à sa douceur sublime; celui de Corrége, ample et attendri; celui du Titien, qui semble vous envelopper; ceux de Carrache, de Léonard de Vinci, de Guide, de Guerchin, d'André del Sarte, tour à tour fougueux, suaves, expressifs ou caressants. Puis viennent les Flamands, à la mélodie moins céleste, mais plus vibrante: Rubens, dont la forte voix chante tour à tour sur tous les tons; Vandyck, profond et sombre; l'harmonieux Jordaëns; le réjouissant Téniers; Van-Ostade, Ruysdaël, Berghem, Wouvermans, mêlant leurs agrestes pastorales aux cantinelles de Miéris et de Gérard Dow. Puis c'est le tour des Espagnols, avec Murillo au timbre varié, Riberra le hardi, Velasquèz le chevaleresque, Zurbaran le mystique. Enfin, les vieux peintres français: Poussin, Lesueur, Claude Lorrain, Watteau, Lancret, chœur de voix nobles ou charmantes, que l'on entendrait mieux sans leurs successeurs: car la peinture française aussi avait perdu l'art. Voyez ces dernières toiles: elles ne chantent plus, elles ne parlent même point, elles ne savent que faire entendre des clameurs discordantes; on dirait qu'elles luttent à qui poussera le cri le plus aigu. De loin en loin, quelques-unes murmurent encore mélodieusement; mais, au milieu du tumulte, on les distingue à peine, ce sont comme des voix d'anges dans le chaos.
—Heureusement que de ce chaos est sorti un nouveau monde, fit observer Prétorien.
—Oui, dit Grelotin en secouant la tête, un monde muet.
—Comment, notre art national?…
—A perdu la voix, continua l'idiot tristement. Parcourez ces salles, écoutez ces tableaux et ces statues, vous n'entendrez rien. On croit encore voir l'art, et on n'en a que l'apparence. L'art vivant n'est plus parmi nous; la toile et le marbre ont cessé de chanter.»
Le journaliste éclata de rire et prit congé du gardien; mais Maurice était devenu pensif. De tous ceux qu'il venait d'entendre, Grelotin était le seul qui l'eût touché. Les autres exploitaient l'art; lui, il le sentait.
Au sortir du Musée, Prétorien se rappela qu'il devait assister à la première représentation d'un drame dont l'annonce remuait tout Sans-Pair. Il s'agissait d'une pièce intitulée Kléber en Égypte, qui, au dire des initiés, accusait les études historiques les plus profondes. L'auteur avait su ramener ses caractères et ses fables à la simplicité antique du dix-neuvième siècle. Cependant, il n'était arrivé à faire jouer son drame qu'après une série d'épreuves dont le directeur du Grand Pan fit le récit à ses compagnons.
«Autrefois, leur dit-il, dans une représentation scénique, la pièce était l'objet principal; c'était pour elle que l'on disposait les décorations, les costumes, les acteurs; on admettait la suprématie de l'esprit sur la matière, la soumission de l'instrument à la musique qu'il devait rendre; nous avons changé ces trop commodes habitudes. Aujourd'hui, la pièce est l'accessoire; le directeur l'essaye à ses toiles peintes, l'arrange pour sa troupe. Il la rogne au commencement, l'allonge à la fin, l'élargit au milieu. Chaque comédien, au lieu de représenter un caractère, révèle au public sa propre personnalité; on ne joue plus de pièces, on joue des acteurs. Le drame de Kléber en Égypte offre, du reste, un exemple éclatant de la souplesse avec laquelle nos auteurs accommodent l'idée à toutes les exigences. La pièce, qui s'appelait d'abord La Jeune Esclave, avait été écrite pour les débuts d'une actrice charmante, qui s'est malheureusement trouvée tout à coup hors d'état de jouer les vierges. On a alors proposé de lui substituer un amoureux, en prenant pour titre Le Jeune Esclave! Ce n'était qu'une modification d'artiste, comme le fit observer spirituellement le directeur (car les directeurs ont de l'esprit depuis qu'ils ne laissent plus les auteurs en avoir); mais l'amoureux refusa le rôle à cause du costume, qui ne lui permettait point de porter des bottes à la dragonne; les bottes à la dragonne étaient sa spécialité et l'origine de tous ses succès! Un auteur de votre temps eût sans doute renoncé à son œuvre après de tels échecs, mais les nôtres sont plus tenaces. Celui de la pièce nouvelle apprit qu'un célèbre dompteur de bêtes venait d'arriver à Sans-Pair, et son plan fut aussitôt transformé. Il substitua Kléber au grand Sésostris, un aigle chauve au capitaine des gardes, et remplaça l'amoureux par un jeune caïman de la plus haute espérance. C'est lui que nous allons voir. On dit le rôle merveilleusement approprié à ses facultés dramatiques et plein d'effets saisissants. Mais l'heure du spectacle n'est point encore arrivée, et celle du dîner vient de sonner; entrons au Bœuf de la reine d'Angleterre: c'est un restaurant nouveau établi par notre société, et dont les actions sont déjà de quatre-vingts pour cent au-dessus du pair; on y accepte tout en payement: chapeaux sans bords, breloques de montres, roues de cabriolet. Un pauvre diable peut y échanger ses vieilles bottes contre une côtelette, ou ses bretelles contre un potage; aussi vous voyez quelle foule. Cependant, les consommateurs qui payent en argent ont une salle particulière, et prélèvent les meilleurs morceaux.»
Ils entrèrent dans un réfectoire où se dressaient une douzaine de tables colossales, sur chacune desquelles étaient servis des animaux tout entiers. Ici, c'était un bœuf couché sur une litière de pommes de terre frites ou de choucroute; plus loin, des veaux à demi enfoncés dans la gelée, des moutons piqués d'ail, des porcs dorés au feu, des monceaux de poulardes exhalant le parfum de la truffe, et des files de canards nageant dans des rivières de navets ou de pois verts. D'énormes couteaux, mus par la vapeur, procédaient au dépècement de ce festin homérique.
«Vous êtes peut-être surpris d'une pareille exhibition culinaire, dit Prétorien, mais elle a pour but de rassurer contre la fraude des restaurateurs. Ici, chaque convive constate l'identité du nom et de la chose; ce qu'il mange est bien ce qu'il croit manger; comme saint Thomas, il peut voir et toucher. Asseyons-nous devant ce bœuf encore intact, auquel les cornes et la peau ont été conservés pour plus d'authenticité, et indiquez vous-même le morceau préféré, il vous sera à l'instant découpé et servi. Quant à la boisson, voyez parmi tous les noms gravés sur les tonneaux, et tournez le robinet de celui que vous aurez choisi.»
Les deux époux prirent place à une table défendue, selon la manière anglaise, par des cloisons qui procuraient à chaque consommateur l'agrément de ne pas voir ses voisins et de ne point en être vu. Chacun mangeait comme les chevaux, seul à son râtelier. On n'était jamais exposé à parler à un autre convive, à lui rendre un de ces légers services qui entretiennent la sociabilité entre les hommes; on était chez soi, avec soi, rien que pour soi!
Du restaurant, Prétorien se rendit au grand Théâtre de la République, où se donnait la pièce nouvelle.
Le péristyle était décoré des statues de Shakespeare, de Schiller, de Calderon et de Molière, mises sans doute à la porte pour avertir que leur génie n'avait plus de place au dedans. Les arrivants trouvèrent la salle éclairée et déjà garnie de spectateurs. C'était cette foule d'artistes, de gens de lettres, de journalistes, conviés à venir prendre les prémices de toutes les fêtes de l'esprit ou du regard, et n'y venant que pour railler l'amphitryon et le festin; race blasée, dédaigneuse, qui méprise les plaisirs qu'on lui donne, et qui s'indignerait qu'on les lui refusât.
En traversant un des corridors, Prétorien aperçut un groupe au milieu duquel se trouvait M. Claqueville, assureur de succès en tous genres.
M. Claqueville avait des cheveux blancs, la croix d'honneur et trois mille six cent quarante-trois médailles reçues de la société des auteurs dramatiques pour autant de pièces sauvées du naufrage. Il était, en outre, l'inventeur d'une multitude de perfectionnements destinés à transformer en chefs-d'œuvre tous les ouvrages assurés par sa maison. Non-seulement il avait des rieurs à gages, des pleureuses patentées et des ouvriers en applaudissement, tous élevés pour ces différentes destinations dans la ménagerie humaine de M. Banqman, mais il entretenait une armée de caudataires chargés de figurer de la foule; huit femmes excellant dans les attaques de nerfs et les évanouissements; trois vieillards ayant pour spécialité de se faire écraser aux portes des théâtres, afin de prouver l'affluence; enfin, une escouade de prestidigitateurs chargés d'enlever dans toutes les poches les sifflets et les clefs forées.
Au moment où Marthe et Maurice le rencontrèrent, il se trouvait précisément entouré des chefs d'escouade, auxquels il communiquait son ordre du jour.
«Attention sur toute la ligne, s'écriait-il en levant sa canne comme une épée de commandant; l'administration a dépensé six cent mille francs, il faut que la pièce fasse l'admiration du ciel et de la terre. Enlevez-moi-la au niveau de la grande pyramide d'Égypte… dont vous verrez la réduction en toile peinte. Il nous faut trois cents représentations, mes agneaux. Les claqueurs qui pourront me montrer des ampoules recevront une gratification, et les pleureuses qui se donneront un rhume de cerveau auront droit à un pourboire. Surtout, soignez les entrées du crocodile, vu qu'il m'a donné des billets.»
Prétorien se fit ouvrir une loge d'avant-scène, dans laquelle il avait reconnu madame Facile, en compagnie de MM. Banqman, Le Doux, Blaguefort, et de milord Cant, reconnu à Sans-Pair pour le roi de la fashion.
Milord Cant méritait à tous égards cette royauté: il entretenait les plus beaux équipages et les maîtresses les plus dispendieuses, tenait les plus forts paris et se montrait partout où il n'y avait rien d'utile a faire. On eût en vain cherché dans sa vie un trait de dévouement, un élan de sympathie, une heure de nobles efforts. Milord Cant n'avait jamais dévié de cette distinction qui nous fait tirer orgueil du hasard, non de la volonté; de ce qui est en dehors de nous, jamais de nous-mêmes. Pour lui, le but n'était point vivre, mais paraître; sa loi n'était pas le bien, mais la convenance. Pauvre égoïsme gonflé de vanité, qui jouait dans le monde le rôle de ces colosses brodés d'or que l'on place à la tête des régiments, les jours de revue, pour l'admiration des vieilles femmes et des enfants!
Au moment où Prétorien parut avec ses compagnons, il venait d'approcher de son oreille une petite corne d'ivoire qu'il réussit à y maintenir au moyen d'une contraction particulière. La corne d'ivoire passait à Sans-Pair pour le symbole de la suprême élégance; elle avait renchéri sur le lorgnon. Après avoir trouvé du bon ton d'être myope, on avait trouvé de meilleur ton d'être sourd. C'était une preuve d'inutilité de plus.
Milord Cant avait, en outre, laissé croître ses ongles, à l'exemple des Chinois, afin de constater son oisiveté. Il portait un vêtement de toile de chanvre, qui, vu la rareté de cette dernière production, était un objet de luxe, et, au lieu de diamants, devenus ridicules depuis qu'on les fabriquait comme du verre, des boutons de pierres à fusil, dont toutes les femmes admiraient la beauté.
Le journaliste et lui se saluèrent comme deux rois, dont l'un a conquis sa couronne et dont l'autre l'a reçue; Prétorien avec une ironie voilée, milord Cant avec une légèreté un peu dédaigneuse.
Quant à madame Facile, elle parut ravie de voir Marthe et Maurice; elle les fit asseoir près d'elle, voulut entendre leur histoire, et parut plus émerveillée du souhait qu'ils avaient formé que de le voir accompli.
«Connaître l'avenir du monde! s'écria-t-elle; et vous avez, pour cela, franchi tant de siècles! Que nous importe l'avenir à nous qui n'avons que le présent? que nous sont les hommes qui viendront après nous? avons-nous donc d'autre intérêt que ce que nous pouvons voir et sentir? L'avenir, c'est l'inconnu, et l'inconnu, c'est le vide.
—Non pas pour ceux qui espèrent, dit Maurice. L'inconnu, c'est le champ où sont semés nos rêves, où nous les voyons germer, croître et fleurir. Et qui voudrait vivre sans ce bénéfice de l'incertitude accordée à notre misère? que serait la vie sans les horizons fuyants et sans les nuées qui embrument son lointain? Privée de l'inconnu, l'âme serait prisonnière comme le regard qu'arrêtent les murs d'un cachot; ses ailes oublieraient à voler. Ah! n'éprouvez-vous donc point cette impatience qui fait regarder par-dessus chaque jour ce qui doit venir ensuite? N'avez-vous point la soif de connaître, l'aspiration vers l'infini, cette horreur du doute qui crie sans cesse: «En avant!» Aimez-vous autant aujourd'hui que demain? A quoi pensez-vous donc, enfin, quand vous êtes seule et que vous regardez le ciel?
—A quoi elle pense? interrompit Banqman en éclatant de rire; pardieu! elle pense au temps qu'il fera.
—Moi, je me rappelle les séances auxquelles je dois me trouver, ajouta Le Doux.
—Moi, les visites à faire, reprit milord Cant.
—Moi, mes échéances, continua Blaguefort.
—Moi, je ne pense à rien», acheva Prétorien.
Maurice les regarda tous avec étonnement.
«Quoi! pas un rêve? répéta-t-il; aucun souci de l'invisible? Et pourquoi donc vivez-vous alors?
—Eh! mais… pour vivre!» répliqua Banqman avec un gros rire.
Et se penchant vers Prétorien:
«Évidemment, votre ressuscité est un peu fou, dit-il à demi-voix.
—Non, répliqua Prétorien sur le même ton; c'est un enfant!»
La conversation fut interrompue par le tintement de la cloche qui annonçait le commencement du spectacle. Chacun prit sa place; tous les yeux se tournèrent vers la scène; le rideau se leva!
Ici, nous sommes obligé d'avoir recours à la forme du compte-rendu, et de donner à notre récit l'apparence d'un feuilleton du lundi. Que Dieu et nos lecteurs nous le pardonnent!
Le théâtre représente une campagne aux bords du Nil; vers l'horizon apparaît le Caire, copié sur une vignette anglaise; à droite se trouve la maison d'Achmet, ancien ministre du soudan d'Égypte, mais depuis longtemps tombé dans la disgrâce, et qui vient de mourir. Son corps est exposé sur un palanquin, à la porte de sa demeure, et la foule prie autour en silence. Quelques figurantes, pour compléter l'illusion, font le signe de la croix.
On distingue surtout, au milieu d'elles, Astarbé, la fille du défunt, qui tient les bras levés au ciel, tandis que la foule chante en chœur:
Quand l'orchestre a fini la ritournelle consacrée à la douleur publique, la foule se retire et laisse Astarbé seule avec un étranger qui, depuis quelques jours, est l'hôte de son père.
Il vient annoncer à l'orpheline son départ!… A cette nouvelle, celle-ci ne peut retenir ses larmes; l'étranger s'écrie:
Astarbé baisse les yeux et ne répond rien. Son interlocuteur, qui connaît le proverbe, lui propose aussitôt de partir avec lui. Astarbé, qui ne veut pas être en reste de politesse, l'engage, de son côté, à rester avec elle; mais, à cette demande, l'inconnu regarde de tous côtés pour s'assurer qu'il ne peut être entendu que par les dix mille spectateurs; il prend Astarbé à part et lui dit:
L'ÉTRANGER.
ASTARBÉ.
L'ÉTRANGER.
ASTARBÉ.
L'ÉTRANGER.
ASTARBÉ.
L'ÉTRANGER.
Astarbé, d'abord saisie, s'abandonne ensuite à la joie d'être aimée par le général en chef de l'armée française. Celui-ci ne s'était rendu près du Caire que pour étudier les forces du Soudan; mais maintenant sa mission est terminée, et il doit retourner vers ses soldats. Astarbé consent à le suivre, pourvu qu'un marabout du voisinage bénisse leur union. Kléber, dont la tolérance s'étend aux curés de toutes les nations, accepte le marabout, et il sort pour l'avertir lui-même.
Astarbé, restée seule, se livre à une joie entrecoupée de mélancolie; elle prend congé de tout ce qui l'environne:
Puis, entendant tout à coup un frémissement parmi les buissons de la rive, elle se rappelle le nourrisson amphibie apprivoisé par ses soins, et elle s'écrie:
Ici, tous les cuivres de l'orchestre font entendre un forte, le tam-tam déchire l'air, et la tête du crocodile paraît entre deux touffes de roseaux en fer-blanc.
Son entrée est saluée par d'unanimes applaudissements.
L'animal appuie ses courtes pattes sur la planche peinte qui représente les bords du Nil, s'élance lourdement sur le théâtre, court à la pâtée que lui présente Astarbé, l'engloutit en un instant, puis se laisse aller amoureusement sur le dos, et frotte sa tête écailleuse contre les pieds de la jeune fille.
On applaudit de nouveau, et Astarbé commence les exercices innocents qu'elle a enseignés à Moïse: c'est le nom de son crocodile.
D'abord elle lui fait jouer aux osselets, puis sauter à travers un cerceau, puis danser une polonaise.
Un grand bruit, qui se fait entendre derrière la scène, met fin à ces plaisirs. Moïse rentre dans son Nil de carton, et Astarbé, effrayée, remonte vers le fond du théâtre en annonçant le soudan.
Il arrive en effet avec ses gardes et suivi de la foule, qui paraît toujours quand il y a des chœurs. Les gardes chantent:
Mais la foule varie ingénieusement ce refrain en répétant d'un ton sournois.
Le chœur fini, le prince fait retirer tout le monde, sauf Astarbé, à qui il déclare qu'il l'a aperçue au bain, il y a trois jours; qu'il en est, en conséquence, tombé amoureux, et qu'il est décidé à en faire sa cinq cent quatre-vingt-douzième femme.
Astarbé épouvantée répond que la chose est impossible; le roi veut l'entraîner de force; mais Kléber arrive avec le peuple, qui s'est rassemblé pour le jugement des morts, auquel doit être soumis Achmet avant d'obtenir les honneurs de la sépulture. Le soudan, qui a trop peu de gardes pour faire un coup d'État, feint de se soumettre à la loi; mais, au moment où l'on va accorder une tombe au père d'Astarbé, il présente le titre d'une amende que l'ancien ministre n'a pu lui solder, et réclame, selon l'habitude, son corps pour gage!
Astarbé se jette en vain à ses pieds, en le suppliant de ne point exposer l'ombre du vieillard à errer sans asile sur les sombres bords; le soudan répond par ce vers invincible:
Et il se prépare à faire enlever le corps d'Achmet.
Mais Kléber, touché du désespoir de la jeune fille, saisit un des chevaux du roi, puis, s'élançant avec Astarbé dans ses bras, il pique le coursier de ses deux talons et disparaît au galop, suivi de Moïse emportant le corps d'Achmet.
Stupéfaction obligée.
«Courez! ramenez-le!» s'écrie le soudan quand il a disparu. L'orchestre joue un air annoncé comme égyptien, et dans lequel Maurice reconnaît celui de Va-t'en voir s'ils viennent, Jean.
Le lieu de la scène change. On voit des sables faits de paille hachée qui tournoient, deux autruches apprivoisées qui se promènent d'un air ennuyé, des gazelles qui courent après des biscuits, et une pyramide au fond: c'est le désert.
Kléber et Astarbé, et le vieux Achmet, qui, en sa qualité de mort embaumé, joue un personnage muet, arrivent sur leur coursier qui boite. Tous trois succombent à la fatigue. Ils s'arrêtent, et Astarbé, prise d'une sorte de délire, se met à murmurer:
KLÉBER.
ASTARBÉ.
KLÉBER.
ASTARBÉ.
Kléber s'efforce de gagner l'ombre de la grande pyramide; mais la trombe de paille hachée atteint le cheval, l'emporte et laisse à pied le mort et les vivants.
Kléber, au désespoir, appelle son armée. Il énumère ses exploits, ce qui est toujours agréable pour un militaire, et ne s'arrête qu'à un bruit de chevaux: il en conclut que ce sont ses braves dromadaires qui l'ont entendu, et il fait un mouvement de joie; mais il reconnaît presque aussitôt le soudan et sa cavalerie. On le somme de se rendre; il refuse et va périr avec sa femme, lorsque le Nil, qui est arrivé à son quantième du mois, déborde à propos et noie les gardes du tyran!
Kléber saisit Astarbé évanouie, monte avec elle au haut de la grande pyramide, et, près de disparaître dans les caveaux funèbres, s'écrie:
ASTARBÉ, reprenant ses sens.
KLÉBER, avec un cri de joie.
ASTARBÉ, tombant à genoux avec une exaltation pieuse.
Tableau final composé de la pyramide, de Kléber, d'Astarbé et du crocodile. Musique douce, imitant une inondation; la toile se baisse.
Nous sommes dans l'intérieur de la grande pyramide; Achmet a trouvé sa place au milieu des illustres momies qui la peuplent; il ne reste plus dans l'embarras que les vivants.
Cependant Astarbé,
nourrit fort bien son général en chef, grâce à Moïse, qui lui apporte chaque jour sa pêche et sa chasse. Mais, malgré tout, Kléber maigrit, et, comme la jeune fille s'en étonne et dit en pleurant:
le Français répond:
Au même instant arrive le crocodile avec différentes provisions, parmi lesquelles se trouve une bouteille de bordeaux. Mais elle ne contient que des papiers jetés à la mer par un vaisseau français au moment du naufrage. Le général y voit que l'armée le croit mort et songe à se rembarquer; cette nouvelle le jette dans un transport de douleur et de rage.
Astarbé cherche en vain à calmer ce désespoir. Voyant Kléber décidé à partir,
elle se rappelle divers souterrains qui font communiquer les pyramides avec les bords de la mer, mais elle les cherche en vain; enfin, à bout d'espérance, elle s'adresse aux restes de son père, qui connaissait les issues.
Le mort, s'entendant appeler, ouvre lentement sa boîte à momie, montre la porte secrète, puis rentre chez lui.
Astarbé et Kléber se précipitent dans le souterrain, précédés du caïman, qui remue la queue en signe de joie.
Le spectateur aperçoit un lieu enchanteur avec la mer au fond, et une île inaccessible dans le lointain. Le soudan est accroupi à la turque sous un bosquet de palmiers, et ses esclaves cherchent en vain à le distraire. On lui sert des confitures de toutes espèces, et il ne mange pas; on lui chante des chansons dans tous les tons, et il n'écoute pas; on lui présente des odalisques de toutes couleurs, et il ne regarde pas.
Un officier arrive avec des dépêches relatives à l'armée française, le Soudan les pose sur son plateau à confitures sans les lire; enfin, un Éthiopien se présente avec un grand aigle chauve qui a fait l'admiration de toutes les têtes couronnées de l'Afrique, et qu'il vient offrir en présent.
Outre plusieurs autres talents de société, le grand aigle sait porter les lettres, tourner la broche et pêcher à la ligne.
Après avoir suivi ses exercices d'un regard distrait, le Soudan jette une bourse d'or à l'Éthiopien, renvoie tout le monde, et, resté seul, tire de son sein une pantoufle qu'il baise avec délire.
Cette pantoufle a été trouvée par lui le jour où il a aperçu Astarbé au bain; elle appartient à la fille d'Achmet, et sa vue entretient l'amour du soudan.
Après l'avoir longtemps contemplée, il la pose près de lui, prend sa guitare et chante les paroles suivantes sur un air copte, autrefois composé par Mlle Loïsa Puget.
Ici, le chant copte avec accompagnement de guitare fait son effet, et le soudan s'endort. L'orchestre joue en sourdine pour le bercer, et l'on voit bientôt paraître Kléber conduisant Astarbé, à qui Moïse sert de monture.
Tous trois, séduits par la beauté du lieu, vont se reposer, lorsqu'ils aperçoivent le soudan! Moïse, qui, en sa qualité de crocodile, est quelque peu vorace, ouvre déjà la gueule pour l'engloutir, mais Kléber s'y oppose et s'écrie:
Il permet seulement à Astarbé de reprendre la babouche, tandis que de son côté il saisit les dépêches.
Moïse, à qui on refuse le dormeur pour son déjeuner, s'en dédommage le mieux qu'il peut en dévorant d'abord les confitures, puis le plateau.
Mais le général, qui a ouvert les papiers, vient d'apprendre que l'armée française est à quelques lieues. Au comble de la joie, il s'écrie:
Ni les dromadaires ni les chasseurs n'accourent; mais le soudan se réveille, ses gardes arrivent, on entoure Kléber, qui met l'épée à la main, et qui, pour exciter Moïse à faire son devoir, lui montre la pyramide que l'on aperçoit à l'horizon en disant:
Le caïman, jaloux de donner à de tels spectateurs une haute opinion de sa personne, fait des prodiges de courage. De son côté, Kléber repousse tous les assaillants. Mais l'aigle chauve, qui a tout vu, prend son vol, plane un instant au-dessus de sa tête, puis, plongeant avec un cri sauvage, saisit son épée et l'emporte; les Égyptiens se précipitent sur leur ennemi désarmé.
Moïse, qui se trouve alors seul contre tous, recule jusqu'à la mer et s'y jette à la nage, en emportant Astarbé, avec laquelle il aborde à l'île que l'on aperçoit vers le fond.
Le soudan ordonne de les poursuivre, mais on lui répond qu'il n'y a point de barque. Il fait un geste de désespoir.
LE SOUDAN.
Il reste pensif. Tout à coup, l'aigle reparaît, tenant l'épée de Kléber, qu'il laisse tomber aux pieds du soudan. Celui-ci, frappé d'une subite inspiration, s'écrie:
L'aigle bat des ailes, les gardes agitent leurs épées; chœur final.
On voit un rocher couvert de grands nids; c'est la ville natale de Moïse, la capitale des crocodiles.
Ceux-ci s'agitent autour de leurs demeures et vaquent à leurs devoirs domestiques. Les mères soignent leurs petits, les pères de famille partent pour la pêche ou la chasse. Les jeunes caïmans entraînent à l'écart les jeunes caïmanes. Telle est la perfection de la mise en scène que l'on croirait voir un peuple civilisé.
Séparée de tout ce mouvement, Astarbé se tient mélancoliquement assise aux bords du rocher. Moïse vient de la quitter pour quelques visites de famille. Elle pense à son époux, dont elle tient la miniature, et, après avoir versé un torrent de larmes et de vers, elle s'enveloppe dans son burnous en déclarant que,
L'aigle chauve paraît alors dans les nuages, descend lentement, saisit dans ses serres les quatre coins du burnous et emporte la jeune fille à travers les airs!
Moïse, qui arrive dans ce moment, s'élève en vain sur sa queue en tendant vers elle des pattes éplorées; Astarbé disparaît dans les nuages!
Ici commence un monologue pantomime du caïman, qui exprime sa douleur par tous les moyens à son usage: il pousse des gémissements, saisit sa tête à deux pattes comme s'il voulait s'arracher les cheveux, se roule à terre, où il reste enfin suffoqué de douleur.
Mais il est arraché à cette espèce d'évanouissement par le bruit du tambour: c'est l'armée française qui vient de débarquer à l'île des caïmans.
On voit bientôt arriver l'avant-garde, tambour-major en tête. Le crocodile court à sa rencontre, et, par ses gestes, il engage les soldats à le suivre pour délivrer leur général. Mais les Français, qui ne comprennent point son langage, et que l'expérience a rendus défiants à l'endroit des crocodiles, croisent la baïonnette. Moïse, désespéré, veut s'échapper; on en conclut que c'est un traître, et il est arrêté. Au même instant, un officier aperçoit la miniature échappée aux mains d'Astarbé et dit:
Les soldats, furieux, poussent des cris de mort, et Moïse est emmené pour être fusillé.
Sortie militaire sur l'air: On va lui percer le flanc.
Nous sommes dans le palais du soudan; Kléber est enfermé dans un cachot donnant sur le fleuve, et travaille à un ballon qui doit assurer sa délivrance.
Au milieu de beaucoup de réflexions personnelles, cette fabrication lui inspire une réflexion générale.
Il est interrompu dans l'expression de ces vérités physiques par le bruit du canon; il tressaille, il a reconnu le canon français,
Le soudan arrive en effet tout troublé; la ville est assiégée et va être prise si Kléber n'ordonne à son armée de se retirer. Kléber refuse, malgré les menaces de mort du soudan; mais au milieu de leurs débats arrive le grand aigle chauve, qui dépose à leurs pieds Astarbé, toujours dans son burnous!
La fille d'Achmet s'élance dans les bras du général français, et déclare qu'elle veut mourir avec lui. La querelle recommence et s'envenime; on en vient à se tutoyer.
dit Kléber;
ajoute Astarbé;
répond le soudan.
Et, comme on vient l'avertir que les Français sont déjà maîtres de la ville, il tire son épée pour frapper les deux amants. Alors Kléber court à la fenêtre de la prison, arrache un des barreaux de fer, et tous les Égyptiens prennent la fuite.
Mais à travers le guichet de la porte refermée, le soudan lui répète son terrible:
et ajoute, en s'adressant à ses esclaves:
Et les esclaves répondent d'un seul cri:
Astarbé, épouvantée, se réfugie dans les bras de Kléber, qui regarde autour de lui en frissonnant… L'orchestre joue une marche avec triangle et bonnet chinois; on entend comme un sourd cliquetis d'écailles, puis on voit une trappe se soulever au fond, et deux monstrueux boas dresser leurs têtes.
Les amants sont restés à la même place, glacés, muets, une main tendue vers les reptiles. Ceux-ci se déroulent lentement, s'avancent de front.
Un souvenir traverse la pensée de Kléber. Il court à son ballon, l'approche de la fenêtre, fait entrer Astarbé dans la nacelle… Mais il est déjà trop tard; les boas ne sont plus qu'à quelques pas; encore un élan, et ils atteignent leur proie. Tous deux font entendre un sifflement de joie! quand un hurlement terrible leur répond!
Les deux serpents s'arrêtent: Moïse vient de paraître à la fenêtre du cachot et se précipite à leur rencontre.
Ils reculent lentement, comme étonnés et incertains. Kléber profite de cette retraite pour entrer à son tour dans la nacelle, et le ballon disparaît.
Cependant les boas ont déjà repris courage; ils se retournent, et un combat terrible s'engage. Moïse lutte d'abord avec avantage; deux fois il se dégage des replis de ses ennemis, deux fois il les oblige à reculer; enfin, ses forces s'épuisent: enserré de nouveau dans leurs anneaux, il se débat plus faiblement, pousse une plainte sourde et tombe expirant.
Les boas, victorieux, font entendre un sifflement de triomphe et regagnent leur retraite.
Au même instant, un grand bruit de pas et d'armes retentit; Astarbé reparaît avec Kléber à la tête des soldats français; mais ils arrivent trop tard; le crocodile ne peut que se soulever, poser une patte sur son cœur, puis il expire!
A cette vue, Astarbé s'évanouit de douleur, le général reste atterré, et chaque grenadier essuie une larme.
Enfin Kléber reprend le premier ses sens. Il arrache la croix d'honneur qu'il porte à la boutonnière, et, la posant sur le cadavre de Moïse, il dit avec une émotion profonde:
Le succès fut immense; on redemanda le crocodile qui reparut, fit trois saluts et se retira couvert de bouquets de fleurs.
«Vous verrez que la pièce aura trois cents représentations, dit madame Facile; les journalistes eux-mêmes en diront du bien, parce qu'elle est jouée par des bêtes, et que les bêtes ne s'inquiètent pas du mal que l'on pourrait dire d'elles. Puis, c'est l'ouvrage d'un auteur inconnu, et vous ne sauriez croire tout ce qu'il y a de recommandation dans ce mot. L'écrivain déjà célèbre n'est point seulement odieux à ceux qui sont arrivés comme lui, mais encore à ceux qui sont en chemin: pour les premiers, c'est un rival; pour les seconds, un premier occupant; pour tous, un ennemi naturel. L'auteur ignoré, au contraire, n'inspire ni crainte ni jalousie; les candidats à la célébrité l'applaudissent comme un des leurs, et chaque grand homme l'encourage dans l'espoir qu'il usurpera la place d'un de ses voisins de gloire. On s'arme de sa réussite contre ceux qui ont réussi avant lui; on élève jusqu'aux toits le bout de la planche où il vient de s'asseoir, afin de faire descendre l'autre bout jusqu'au ruisseau. Il est si doux de dire du bien d'un confrère, quand cela donne occasion de dire du mal de plusieurs autres! Les inconnus sont presque des morts, et vous savez comme nous aimons les morts!… en haine des vivants! On va faire de l'auteur de Kléber un génie, rien que pour avoir le plaisir de traiter ses prédécesseurs d'imbéciles.
—Il y a encore une autre cause, objecta Prétorien; le nouveau poëte est connu de nous tous; il nous a consultés sur chaque scène; il nous a égrené ses vers distique à distique; nous avons tous, dans son drame, quelque chose qui nous appartient ou que nous croyons nous appartenir, et cette chose est nécessairement admirable. Aussi soutiendrons-nous l'œuvre en indivis. C'est une sorte d'engagement tacite pris d'avance par chacun. La plupart des auteurs viennent nous présenter leur inspiration comme une inconnue subitement offerte à notre admiration, et nous nous tenons en défiance, nous examinons en détail, nous jugeons avec sévérité. Ici, rien de tout cela; la muse qui a dicté Kléber est une bonne fille qui a dormi sur notre oreiller, et à laquelle nous n'avons rien à refuser: car pour admirer, applaudir une inspiration ou une femme, le principal n'est point qu'elle soit belle, mais qu'elle soit un peu à nous.
—Voilà une explication singulièrement impertinente pour les pauvres admirées, interrompit Mme Facile.
—Pourquoi cela? reprit Prétorien; ne savez-vous point qu'être à nous veut dire régner sur nous?
—Quelle plaisanterie!
—Essayez, je m'offre pour l'expérience.
—Et que dirait la reine de votre destinée?
—Elle dirait, comme tout le monde, que rien ne peut vous résister.
—Raison de plus pour que je puisse résister à tout.
—Ah! vous croyez tout arranger avec de l'esprit?
—N'est-ce point votre monnaie?
—J'ai depuis longtemps mangé mon fonds.
—Alors, je vous offre à souper!
—Ce soir?
—Oui, avec ces messieurs; et j'espère que nos ressuscités en seront; il y aura pour divertissement une séance de la société des femmes sages. Mlle Spartacus doit parler; venez, ce sera la petite pièce après le drame.»
Prétorien accepta pour lui et ses compagnons, et tous prirent le chemin du logis de Mme Facile.
L'habitation de Mme Facile passait pour le plus beau palais de Sans-Pair. Elle était le résultat d'une sorte de rivalité galante établie entre les principaux membres du gouvernement. Le ministre des travaux publics l'avait fait construire avec les démolitions d'une ancienne église de la Vierge; le directeur des beaux-arts l'avait ornée de tableaux et de statues payés par le budget; l'inspecteur de la librairie y avait formé une bibliothèque des ouvrages destinés aux dépôts publics; le conservateur des haras avait garni ses écuries des plus beaux étalons achetés pour l'amélioration de la race chevaline; enfin, le ministre des cultes lui-même avait enrichi sa chapelle d'un dessus d'autel complet.
Mme Facile reconnaissait tous ces dons par quelques services: elle faisait des cavalcades avec le donneur de chevaux, obtenait des missions pour l'inspecteur de livres, recevait les femmes recommandées par le ministre des arts, et gagnait des voix au ministère.
Elle avait, de plus, des amis dans toutes les classes et dans tous les partis, ce qui la mettait à l'abri des récriminations. Sa maison, ouverte à quiconque voulait y entrer, était une sorte de terrain neutre où les adversaires se rencontraient. Toute autre préoccupation que celle du plaisir était laissée à la porte. Là, chacun y raillait les sentiments qu'il montrait ailleurs, et riait librement des autres et de lui-même. On eût dit les coulisses d'un théâtre, où les acteurs parodiaient leurs propres rôles. C'était là que la génération nouvelle de Sans-Pair apprenait ce ricanement sceptique, bise glacée qui siffle à travers les moissons fleuries de la jeunesse; là que l'ironie arrêtait successivement dans leur vol les enthousiasmes naïfs, les ardentes croyances, les espoirs fugitifs, les illusions changeantes, pauvres papillons aux éblouissantes couleurs, qu'elle perce, en riant, de son épingle d'acier, et dont elle expose les convulsions aux moqueries de la foule. L'indifférence du bien et du mal était appelée bon sens, l'égoïsme esprit de conduite, le mépris des hommes expérience. On y regardait la science de la corruption comme la science de la vie; on ne proposait plus d'élever un gibet pour les Christs, mais on leur donnait pour sceptre la marotte et pour couronne le bonnet orné de grelots. Car le sublime avait même cessé d'exciter la colère: on ne le comprenait point, et on en riait.
Maurice arriva quelques instants après Mme Facile et trouva une société nombreuse.
Outre ceux qu'il connaissait déjà, Prétorien lui montra un certain nombre d'hommes célèbres en politique ou dans les arts pour avoir fait quelque chose, et un plus grand nombre connus dans le monde élégant parce qu'ils ne faisaient rien.
Maurice remarqua surtout, parmi les premiers, un homme maigre et à l'air ennuyé, qui parlait à tout le monde avec une familiarité nonchalante.
«C'est M. Mauvais, notre grand critique, lui dit Prétorien; voyant qu'il ne pouvait produire, il s'est mis à déchirer les productions contemporaines, comme ces femmes qui, parce qu'elles sont restées stériles, trouvent insupportables les enfants des autres. Tant qu'il n'a été recommandé que par son talent, on ne prenait point garde à lui; il a eu alors recours à la méchanceté, et c'est aujourd'hui un homme célèbre. Rien de plus simple, du reste, que son procédé de critique. Il consiste à ramener trois ou quatre grands noms qu'il oppose perpétuellement aux nouveaux. Entre ses mains, chaque gloire ancienne devient une coupe de ciguë avec laquelle il empoisonne les gloires présentes. Il oppose à tout livre récent une théorie transcendante qui le condamne d'autant plus sûrement qu'il l'a inventée précisément pour cela. Le moyen ne lui en a pas moins réussi, non près du public, qui s'inquiète médiocrement de ses arrêts, mais près des condamnés, qui s'en indignent et les désirent: car il y a toujours un peu de la femme dans l'artiste. Mieux vaut qu'on parle de lui pour en médire que de se taire. Nos écrivains ressemblent aux marquises du dix-huitième siècle, qui tenaient à honneur d'être déshonorées par Richelieu: c'est à qui subira les rigueurs de maître Mauvais; on fait queue pour être étranglé par lui.
—Et c'est le seul aristarque contemporain?
—Nous avons encore ce petit homme jovial et remuant qui s'est fait le Triboulet du public et tâche d'amuser son maître par des épigrammes ou des scandales. Ce métier lui a valu une réputation assaisonnée de quelques coups de canne, qu'il a acceptés comme appoints naturels. Il est même devenu chef d'école, et à son ombre s'est formée une phalange de bouffons quotidiens qui, n'ayant point assez d'esprit pour savoir louer, ont pris le parti de railler toute chose. Ces fonctions d'exécuteur des hautes œuvres de la pensée leur donnent une sorte de valeur: l'homme qui tient la corde n'est jamais un homme ordinaire aux yeux de ceux qui peuvent être pendus. On les flatte, on les apprivoise, et ils deviennent célèbres à force de mauvais vouloir et de mauvaise foi, comme d'autres à force de mérite.
—Et n'avez-vous point d'exceptions?
—Elles sont rares, mais elles existent. Nous avons encore quelques juges équitables qui traitent l'art comme une fleur dont on respire le parfum, et non comme une proie que l'on égorge pour en vivre. Ceux-là sont les grands esprits et les nobles cœurs, mais nous y avons rarement recours. Un journal n'est qu'un restaurant ouvert aux appétits intellectuels de la foule, et celle-ci ne demande pas tant des mets sains que des mets épicés.»
Des critiques, Prétorien passa aux lions, qui étaient en grand nombre chez Mme Facile. Chacun d'eux avait une spécialité qui le recommandait dans le monde élégant. C'était ou le jeu, ou les meutes, ou les chevaux, ou les maîtresses. Ce qui, du reste, ne les empêchait pas d'avoir des occupations sérieuses, telles que la savate, le bâton et l'entraînement des chevaux.
Maurice en remarqua un auquel tout le monde semblait témoigner une déférence particulière.
«C'est le comte de Mortifer, dit le journaliste; le plus redoutable spadassin de toute la République. Il tue presque toujours son adversaire, aussi a-t-on pour lui une haute considération. On lui passe ses impertinences, et l'on souffre ses sottises sans avoir l'air d'y prendre garde, de peur qu'il ne vous en demande raison.»
Dans ce moment, le comte se détourna et vint à la rencontre de Prétorien.
«Eh bien! vous savez la nouvelle? dit-il sans saluer; ce drôle de Format vient de présenter à la chambre une proposition de loi contre les duels!
—C'est une précaution personnelle, fit observer le journaliste.
—Moi, je dis que c'est une insulte, reprit Mortifer, qui serrait les lèvres; la proposition est évidemment dirigée contre moi, et je pourrais demander raison…
—A un procureur? Il vous répondra par une fin de non-recevoir.
—Et vous laisserez passer une pareille loi? continua le comte en s'adressant à Banqman, qui venait de s'approcher; une loi condamnant à l'amende quiconque tue un homme!
—Avez-vous peur d'être ruiné? demanda l'industriel en riant.
—Eh morbleu! qui sait? reprit Mortifer évidemment flatté; quand on est un peu chatouilleux sur le point d'honneur… Je me suis battu soixante-quatre fois, Monsieur.
—Diable!
—Et j'ai tué trente-deux de mes adversaires.
—C'est-à-dire que vous vous êtes arrangé à cinquante pour cent? dit Banqman avec la même gaieté aimable.
—Et un cuistre de Format prétendrait m'ôter la liberté de continuer? reprit le comte indigné; non, cela ne sera pas! Le duel est la dernière sauvegarde de la morale et de l'honneur. Sans lui, tous les gens qui ne savent point manier une épée nous diraient effrontément en face ce qu'ils pensent. Il suffirait d'avoir raison pour oser élever la voix. Nous ne souffrirons point une pareille honte! Le seul moyen d'entretenir la politesse, la justice et la loyauté parmi les bourgeois, est de laisser le droit à quiconque se dira offensé de leur envoyer une balle dans la mâchoire ou de leur percer la peau.»
A ces mots, prononcés d'un air profond, Mortifer tourna sur ses talons et aborda un autre groupe.
«Vous venez d'entendre l'opinion de ceux qui s'appellent eux-mêmes les hommes de cœur, dit Prétorien à son compagnon; les percements de peau et les brisements de mâchoire leur sourient d'autant plus qu'ils comptent bien en garder le monopole. Ils prouvent la nécessité du duel pour punir les crimes que la loi n'atteint pas, sans ajouter que, dans cette justice de hasard, c'est souvent l'offensé qui meurt et le coupable qui triomphe. Ils le signalent comme une garantie contre l'insolence des lâches, mais ils ne disent pas que c'est en même temps un auxiliaire pour celle des spadassins.»
On vint annoncer que le dîner était servi, et les convives passèrent dans la salle à manger.
Ils y trouvèrent une table couverte des mets les plus délicats, c'est-à-dire les plus rares. Maurice cherchait en vain à reconnaître ces inventions nouvelles de la cuisine sans-pairienne, lorsqu'il aperçut aux murs d'immenses cadres émaillés qui donnaient la carte du repas. On y voyait annoncés des tartes aux pepins, des consommés de cœurs de pigeons, des compotes de langues de perdrix, des sautés de foies d'alouettes. Notre héros ne lut pas plus loin. Évidemment, la civilisation imitait ces fées des anciens contes, qui demandaient aux princesses condamnées à les servir des plats d'yeux de sauterelles ou d'ongles de fourmis. L'impossible était devenu le nécessaire.
Les convives prouvèrent, du reste, par leur appétit, combien tout était de leur goût, et les vins ne tardèrent pas à ranimer la conversation un instant languissante.
Maurice avait près de lui un jeune homme, orné d'une barbe de pacha et d'une paire de lunettes, que Prétorien lui avait présenté comme le plus brillant écrivain de la presse piétiste. Les grandes espérances que l'on fondait sur lui l'avaient fait surnommer Marcellus, par allusion au jeune héros qu'avait célébré Virgile: Tu Marcellus eris!
Sa parole était facile, et sa foi d'autant plus solide qu'elle s'accommodait de tout. On le trouvait successivement aux cafés des lions et aux vêpres, aux prédications de l'abbé Gratias et aux bals masqués; mais on le retrouvait toujours également orthodoxe, qu'il chantât le Dies iræ ou qu'il dansât une polonaise échevelée.
Marcellus avait d'abord appliqué sa piété à boire et à manger; mais, quand il eut rempli ces premiers devoirs envers sa prison (c'était le nom qu'il donnait à son corps), il commença à s'occuper de son voisin.
«Ainsi, vous avez vécu dans le dix-neuvième siècle. Monsieur? dit-il, le regard fixé sur Maurice, et en avalant une tartelette; vous avez vu ces âges de croyances naïves où l'homme, dégagé des désirs secondaires, ne songeait qu'à la nourriture de son âme!…»
Il prit une seconde tartelette.
«Heureuse époque, à jamais perdue; générations fortes et fidèles, qui se préparaient au bonheur d'un meilleur monde en s'abreuvant aux sources pures de la foi!»
Il vida son verre, fit claquer sa langue contre son palais, et demeura avec l'air pensif d'un croyant qui digère.
Cependant, la conversation continuait à l'autre bout de la table, où Prétorien racontait l'histoire d'une Sans-Pairienne qui, parmi ses envies de femme grosse, avait eu celle de manger son mari.
«Et elle l'a mangé? demandait Blaguefort.
—Jusqu'aux orteils! répliqua le directeur du Grand Pan.
—Elle était dans son droit: la loi déclare que le mari doit nourrir sa femme.
—Et l'Église ajoute que tous deux ne sont qu'une même chair.
—Ce qui n'a pas empêché le procureur général de l'arrêter, reprit Prétorien.
—Il a sans doute craint le mauvais exemple pour sa femme.
—Qui diable voudrait manger un procureur général?
—Quand il s'agit d'un mari, on ne doit point consulter son goût.
—Mais si pourtant la malheureuse prouve qu'elle a cédé à un besoin irrésistible? objecta Banqman.
—Qu'il y allait de la vie de son embryon? continua Mauvais.
—Et qu'elle n'a mangé son mari que pour lui conserver un fils? acheva Blaguefort.
—Est-elle jeune, au moins? demanda le comte de Mortifer.
—Vingt ans.
—Et jolie?
—Fraîche comme un satin rose doublé de peau de cygne.
—Alors il est clair que le régime est bon, interrompit Blaguefort, et que nos jolies femmes doivent l'adopter.
—On a déjà observé que les mangeurs de viande avaient le sang plus beau.
—Incontestablement; la véritable fontaine de Jouvence est à l'abattoir.
—Comme l'Hippocrène. Shakespeare était fils de boucher.
—Et c'est grâce à ses rosbifs que la vieille Angleterre a été appelée par Byron un nid de cygne.
—A propos d'Angleterre, interrompit milord Cant, vous savez ce qui est arrivé à la fille de notre ambassadeur?
—Elle a été enlevée par le secrétaire de son père.
—Et tous deux se sont sauvés au Cap.
—C'est de l'histoire ancienne.
—Oui, mais le nouveau, c'est que notre ravisseur a fini par trouver miss Confiance trop douce et trop blonde.
—Alors, il l'a fait teindre?
—Il l'a jouée au billard en vingt points.
—Ah bah!
—Et il l'a perdue?
—Le drôle a toujours été heureux au jeu.
—Le capitaine Malgache, qui avait gagné, a voulu alors faire valoir ses droits.
—Et l'enjeu s'est laissé prendre?
—Il s'est jeté par la fenêtre!
—D'un rez-de-chaussée?
—D'un troisième étage!
—Ah diable! Et son amant!…
—Il l'a fait enterrer proprement, s'est embarqué sur le paquebot sous-marin et vient d'arriver à Sans-Pair.
—Prêt à recommencer? Avis aux jeunes filles incomprises qui désirent reposer en terre étrangère. Il faut faire un roman là-dessus, Robinet.
—Au fait, c'est une idée, dit le fabricant de feuilletons, qui achevait un bifteck de kanguroo, j'en parlerai à mon contre-maître.
—Ça sera-t-il moral ou immoral? demanda Blaguefort.
—Selon la commande, répliqua Robinet en buvant; nous avons quatre échantillons: le genre dit Louis XV, pour les journaux viveurs; le genre dit allemand, pour les journaux mélancoliques; le genre dit commis voyageur, pour les journaux loustics, et le genre dit vertueux, pour les journaux que personne ne lit. Tout sujet peut être accommodé à l'une des quatre sauces, selon la volonté du consommateur; il suffit de changer les épices et de donner le tour de casserole.
—Alors, je vous recommande l'histoire du petit blanc de la Martinique, dit M. Banqman.
—Il y a donc encore des blancs aux Antilles? demanda Mme Facile avec surprise.
—Une seule famille échappée à l'extermination, et que les noirs se plaisent à torturer.»
Philadelphe Le Doux poussa un soupir.
«Pauvres gens, dit-il à demi-voix, les distractions sont si rares!
—Ils ont déjà fait mourir le père avec ses deux fils.
—Par ignorance.
—Et noyé le grand-père.
—Sans mauvaise intention: ce sont de vrais enfants.
—Enfin, la mère a été mise en prison jusqu'à ce qu'elle ait pu se racheter au prix de cent mille piastres.
—Prix qui prouve leur haute estime pour les blancs, interrompit le philanthrope.
—C'est alors que son fils, âgé seulement de dix ans, est parti pour tâcher de réunir la somme.
—Et il est arrivé à Sans-Pair?
—Après avoir fait deux fois naufrage.
—En voilà un modèle de piété filiale! s'écria Blaguefort, je donne ma voix pour qu'on en fasse une rosière.
—Avec une dot de cent écus.
—Accompagnée d'un discours de M. le maire.
—Il espère mieux, reprit Banqman; on doit organiser pour lui une loterie et un bal par souscription, où il dansera la polonaise des nègres.
—Pour sa mère, qui est peut-être maintenant étranglée.
—Laissez donc! s'écria Blaguefort; je parie que votre petit blanc de la Martinique est un drôle qui fait sa coupe. La chose me paraît un perfectionnement, sans brevet, du vol à l'américaine. Vous êtes bien niais de croire encore aux orphelins. D'ailleurs, s'il s'agit d'une femme esclave, envoyez l'affaire au club de Mlle Spartacus.
—Ah! j'allais l'oublier, interrompit Mme Facile; je vous ai promis une séance de la société des femmes sages…
—Dont vous êtes membre? dit Blaguefort.
—Membre libre! continua Prétorien.
—Et qui se réunit ici, acheva Mme Facile, sans avoir l'air de comprendre la malignité de cette double interruption. J'ai mis à la disposition de Mlle Spartacus la salle où nous jouons les proverbes; mais je me suis réservé la galerie d'avant-scène, et nous allons y descendre; la séance doit être ouverte.»
Tous les convives se levèrent de table et suivirent leur amphitryon, à qui le ministre des cultes donnait le bras.
Lorsqu'ils arrivèrent à la galerie réservée, la salle était déjà pleine de femmes de tout âge, depuis trente-six ans jusqu'à soixante, et de toutes conditions, depuis la veuve d'une grande armée quelconque jusqu'à la teneuse de cabinet de lecture inclusivement.
A la vue des hommes qui accompagnaient Mme Facile, une immense clameur de réprobation s'éleva de tous côtés. Les plus frénétiques se mirent à crier: «A la lanterne!» bien qu'il n'y eût que des bougies; et les mieux élevées montraient déjà les poings fermés, lorsque Mme Facile fit de la main un signe qui demandait le silence; puis, se penchant vers la foule coiffée et rugissante:
«Mes sœurs, dit-elle d'une voix assurée, je vous ai amené les chefs de l'armée ennemie, afin qu'ils puissent juger de vos forces et de votre résolution. Quand ils auront vu quel danger les menace, ils comprendront qu'une plus longue résistance est inutile, et qu'enfin a brillé le jour annoncé par ces paroles de l'Évangile: Les premiers seront les derniers, ce qui signifie évidemment que les femmes marcheront désormais en avant, et que les hommes se résigneront à porter la queue de leur robe.»
Un bravo général répondit à cette courte explication; les convives de Mme Facile s'assirent, et il y eut une assez longue pause.
Enfin, une sonnette se fit entendre: c'était Mlle Spartacus qui venait de prendre place sur le théâtre, avec les autres membres du bureau.
A sa vue, quelques applaudissements s'élevèrent, mais sans ardeur et sans contagion. Il était évident que chacune des assistantes se croyait, pour le moins, autant de droits qu'elle à présider l'assemblée, et que sa suprématie paraissait une usurpation.
Cette disposition des esprits se révéla par un long bourdonnement entrecoupé des phrases habituelles:
«Tiens! c'est ça notre présidente?
—C'est pas une merveille.
—A-t-elle une robe mal faite!
—Et quel nez!
—Eh bien! quant à me révolter, je voudrais avoir un plus joli général que ça.
—Je comprends qu'elle haïsse les hommes, ils doivent bien le lui rendre.
—Attention! elle ouvre son ridicule.
—Nous allons avoir un discours.
—Ça va-t-il nous ennuyer! Dites-donc, la commandante, donnez-nous donc une prise.
—On avait dit qu'il y aurait eu de la musique et des rafraîchissements.
—C'est toujours comme ça dans tous les programmes: on promet plus de beurre que de pain.
—Silence! elle lève le bras, c'est signe qu'elle va commencer.»
Mlle Spartacus avait en effet déployé son manuscrit, affermi ses lunettes, et rejeté la tête en arrière pour se donner un air noble. La rumeur qui voltigeait sur l'auditoire s'apaisa, et la présidente du club des femmes sages prit la parole:
«Encore émue des marques universelles de bienveillance qui me sont prodiguées, j'éprouve quelque embarras à aborder la grave question pour laquelle nous nous trouvons réunies. Le trouble de mon cœur est près de passer jusqu'à mon esprit, et je me sens, malgré moi, gagnée par l'attendrissement de la reconnaissance.
«Mais cette reconnaissance même me rappelle plus vivement au souvenir de ma mission; elle ranime mes forces, échauffe mes espérances, et, après cet élan de sensibilité accordé à la nature, je rentre plus forte et plus inébranlable dans l'accomplissement de mon projet.
«Ce projet, vous le connaissez déjà! Je veux accomplir pour le sexe la grande révolution que la France accomplit autrefois pour les classes. Mirabeau proclama qu'il n'y avait plus de roturiers; moi, je proclame à mon tour qu'il n'y a plus de femmes!
«Non, plus de femmes, puisque l'homme les a jusqu'à ce moment condamnées aux soins abjects du ménage et de la maternité; plus de femmes, puisqu'elles ne peuvent ni diriger des ateliers, ni commander les vaisseaux de l'État, ni faire leur service de gardes nationales; plus de femmes, puisqu'aux hommes seuls appartient le privilége de se faire tuer ou estropier à la guerre, en voyage, au travail.
«Mais le moyen d'arriver à cette transfiguration? direz-vous. Là, en effet, était le problème. On en a vainement cherché la solution pendant vingt siècles; on la chercherait encore sans doute, si Dieu ne m'avait envoyée pour votre délivrance.
«Oui, Mesdames et Mesdemoiselles, je viens achever l'œuvre incomplétement ébauchée parle Christ; je viens briser le dernier joug laissé sur la terre; je viens vous donner le sceptre du monde!!!»
Ici, Mlle Spartacus fit une pause, afin de prolonger l'attente palpitante de l'assemblée; l'assemblée en profita pour se moucher.
Une fois les nez rentrés au repos (car dans tout auditoire le nez est la partie turbulente et rebelle), l'oratrice releva la main et reprit:
«Un tel résultat vous éblouit, sans doute; vous supposez d'avance qu'on ne pourra l'obtenir sans de longs et douloureux efforts; vous prévoyez quelque combinaison nouvelle et inconnue. Détrompez-vous, sexe aimable dont je fais partie! le moyen inventé par moi l'avait déjà été il y a deux mille ans par un poëte grec nommé Aristophane, mais sans qu'il en comprît toute la portée. Basé sur la nature et l'observation, il dompte l'homme aussi sûrement que la faim dompte le cheval auquel l'écuyer veut apprendre à compter les heures, que le manque de sommeil soumet le chien destiné à jouer aux dominos, que l'opium et la barre de fer rouge maîtrisent la panthère qui doit devenir artiste dramatique. Vous cherchez ce que ce peut être? Cherchez plutôt quelle est chez l'homme la passion la plus ardente, l'entraînement le plus général, le plus continuel, le plus persistant; rappelez-vous ce qui fit brûler Troie, ce qui transforma Rome en république; ce qui, sous les anciennes monarchies, maintenait la faveur des familles nobles ou ennoblissait les familles roturières. Et si ce n'est point s'exprimer assez clairement, lisez l'explication du poëte grec lui-même, traduite pour l'instruction des ignorants, et dont chacune de vous peut emporter un exemplaire.»
A ces mots, Mlle Spartacus fit un signe, et les dames du bureau prirent dans une corbeille des imprimés qu'elles lancèrent au milieu de la foule. En un instant la salle fut pleine de feuilles volantes que l'on saisissait au passage ou que l'on transmettait de main en main.
Quelques-unes des feuilles tombèrent dans la loge occupée par Mme Facile et par ses invités, et Maurice reconnut la traduction de la troisième scène de Lysistrata! Le moyen proposé par la présidente du club des femmes sages était en effet clairement expliqué. Il s'agissait de réduire les hommes par la famine, non la famine de bouche, mais la famine de cœur, comme eût dit le chevalier de Boufflers! Toutes les femmes devaient se soumettre à une sorte de blocus continental (en supposant que ce dernier mot vînt de continence), et leurs tyrans, devenus leurs victimes, ne pouvaient manquer de se rendre à discrétion, à moins de se résigner à chanter solitairement le refrain de Béranger:
La lecture du fragment traduit avait eu évidemment un grand succès dans l'assemblée; tous les regards le parcouraient avec curiosité, et, après avoir lu, on recommençait pour mieux comprendre.
Quand Mlle Spartacus pensa que tous les esprits se trouvaient suffisamment éclairés, elle reprit son cahier et continua:
«Vous connaissez toutes maintenant, sœurs et amies, le moyen qui doit assurer notre triomphe, et nulle de vous ne peut douter de sa puissance. Le jour où les femmes y auront recours, l'homme sera subjugué. Victus et inermis draco! Cette citation latine ne vous étonnera point, Mesdames: la royauté une fois dévolue à notre sexe, le latin entre nécessairement dans notre domaine, comme l'escrime et les petits verres. Je répète donc victus et inermis draco!
«Or, une fois nos ennemis battus, nous devrons nécessairement profiter de nos avantages pour qu'ils ne se relèvent pas, et le plus sûr moyen pour cela est de refaire la charte de l'humanité.
«La révolution française avait proclamé les droits de l'homme, nous y substituerons les droits de la femme, que j'ai formulés en six articles qui seront désormais notre loi.
DROITS DE LA FEMME LIBRE.
«Article 1er. Dieu sera désormais du genre féminin, vu sa toute-puissance et sa perfection.
«Art. 2. Les droits de la femme consistent à n'en point reconnaître aux hommes.
«Art. 3. Toutes les femmes seront égales pour commander, et tous les hommes égaux pour leur obéir.
«Art. 4. Toutes les places seront occupées par le sexe le plus intéressant et le plus faible, sauf celles dont il ne voudra pas, lesquelles appartiendront de droit au sexe le plus laid et le plus fort.
«Art. 5. Tous les hommes se marieront et toutes les femmes resteront filles, c'est-à-dire que les premiers seront enchaînés et n'auront que des devoirs, tandis que les secondes seront libres et n'auront que des droits.
«Art. 6. Les femmes auront seules les clefs des caisses publiques et privées; on laisse aux hommes le privilége de les remplir!»
Des acclamations frénétiques accueillirent cet hexalogue qui rétablissait d'une manière si équitable l'égalité humaine. Les cris de Vive notre libératrice! Vive mademoiselle Spartacus! se croisaient avec mille exclamations d'enthousiasme; chaque auditrice annonçait déjà tout haut ses prétentions. L'une voulait être préfette ou générale de division, l'autre procureuse générale près la Cour d'appel, une troisième inspectrice des remontes, une quatrième grande maîtresse de l'Université. C'était une sorte de carnaval de l'esprit, dans lequel toutes les ambitions se croisaient et se heurtaient en courant comme des masques. Mlle Spartacus, enivrée de ce triomphe, avait relevé ses lunettes sur son front et caressait de l'œil les vingt manuscrits qui gonflaient son sac de velours. Là était le véritable nœud de l'affaire; elle avait d'abord voulu s'assurer la bienveillance de son auditoire, mais la grande question était de faire agréer le sac avec son contenu.
Elle reprit donc aussitôt que l'enthousiasme de la foule put permettre à sa voix de se faire entendre:
«Je prévoyais ces transports de joie, et j'y vois le nouveau gage d'un triomphe assuré! Oui, chères complices, vous vous réunirez pour vaincre la barbarie de ce sexe qui repousse ses adversaires sans respect pour leur faiblesse, et n'a pas même la vulgaire générosité de se laisser battre sans se défendre. Mais, pour arriver à ce résultat, il faut que toutes les femmes secondent notre complot, qu'elles en comprennent l'importance, qu'elles soient éclairées sur les moyens comme sur le but; et, pour cela, des instructions sont indispensables.
«Or, ces instructions existent; j'y ai consacré, depuis dix ans, mes facultés et mes veilles. Romans, poésies, traités philosophiques, impressions de voyages, vaudevilles, j'ai successivement adopté toutes les formes, pris toutes les allures. Ce sac renferme la matière de quatre-vingt-douze volumes in-octavo, sans alinéa et sans interlignes, destinés à ramener toutes les femmes à notre opinion. C'est la révolution du monde en manuscrit; il ne reste plus qu'à en faire les frais d'impression!
«Mais ces frais, en comprenant la juste rétribution du travail de l'auteur, montent à un million deux cent mille francs, et ne peuvent, par conséquent, être couverts que par l'association des parties intéressées. J'ai donc l'honneur de vous proposer, au nom du bureau, une souscription ouverte, séance tenante, dans l'intérêt de la cause, pour l'impression immédiate de mes œuvres complètes.
«Le nom des souscriptrices et le chiffre de leurs cotisations seront inscrits par ma secrétaire, qui attend à la grande porte.»
A ces mots, Mlle Spartacus tira ses lunettes, salua l'assemblée et sortit avec les membres du bureau.
Mais aucun applaudissement ne se fit entendre. L'idée de souscription avait glacé les espérances et amorti les plus fiers courages. Des murmures recommençaient à courir au-dessus des têtes agitées, comme la brise sur les épis.
«C'est un piége, répétaient plusieurs voix, on nous a attirées dans un coupe-gorge.
—Elle veut tout simplement nous forcer à imprimer ses rapsodies.
—Et à lui faire des rentes, afin de trouver un mari malgré ses lunettes et son grand nez.
—C'est une folle.
—Une intrigante.
—Je ne donnerai rien.
—Ni moi.
—Ni moi.
—Ni moi.»
Mais, malgré ces affirmations, tous les yeux se portaient avec un certain embarras vers la grande porte, où attendait la secrétaire de Mlle Spartacus. Passer devant un bureau de souscription sans rien donner est toujours chose difficile, non à notre générosité, mais à notre sottise. Que pensera-t-on de nous? ne nous accusera-t-on point de dureté, d'avarice, de pauvreté? A cette dernière pensée, notre front rougit, et nous portons vivement la main à la poche.
Ainsi allaient faire les femmes sages, bien à contre-cœur, lorsqu'elles avisèrent une porte dérobée qui permettait d'éviter la grande entrée; toutes s'y précipitèrent, tandis que la secrétaire et Mlle Spartacus, qui était allée la rejoindre, attendaient toujours les souscriptrices. Enfin, un laquais vint demander s'il pouvait éteindre: la salle était vide!
La présidente eut besoin de s'en assurer par ses yeux; mais, quand elle ne put douter davantage, elle laissa tomber ses lunettes, et, se voilant la face avec ses deux gants de filoselle tricotée, elle s'écria, comme Caton après la bataille de Philippes:
«Diutius vixi!»
Ce que la secrétaire traduisit par:
«J'avais trop de manuscrits!»
Pendant ce temps, Mme Facile et sa compagnie quittaient la galerie avec de longs éclats de rire et regagnaient les salons. Maurice et Marthe restèrent seuls en arrière, assis à la même place, les mains unies et se regardant.
«Toujours le même égarement, dit enfin Maurice, qui appuya sur l'épaule de la jeune femme sa tête pensive. Ah! pourquoi faire deux camps des enfants de Dieu? Ève n'est-elle donc plus la chair d'Adam? Ne comprendra-t-on jamais que ce n'est point le droit qui fera disparaître la servitude, mais seulement l'amour? Est-ce avec les récriminations et les soupçons que se cimentent les alliances? Aimez bien, et nul n'ambitionnera le rôle de maître, mais celui d'esclave; aimez davantage, et vous ne saurez même plus qui obéit ou qui commande, car les deux cœurs ne seront plus qu'un seul cœur.
—Oui, dit Marthe, qui se retourna à demi, et dont les lèvres effleurèrent la chevelure du jeune homme; c'est ainsi que nous avons vécu, ainsi que nous vivrons!»
Une larme vint se suspendre aux cils de Maurice; il tint Marthe longtemps pressée sur sa poitrine; puis, faisant un effort:
«On doit nous chercher, dit-il, remontons vite. Que penseraient les convives de Mme Facile s'ils pouvaient nous voir et nous entendre? Hélas! ils ne nous comprendraient même pas, car l'intelligence ne peut s'élever sur les ailes de l'âme. Livrée aux pesanteurs de la réalité, elle s'abaisse aux lieux bas et voit chaque jour rétrécir son horizon. Hier, tu as pleuré sur ce monde nouveau parce que l'amour l'avait quitté; mais, en s'envolant, il a encore emmené une compagne.
—Qui donc? demanda Marthe.
—La poésie.»
L'âme humaine est ainsi faite, que la difficulté seule peut entretenir son ardeur. Passionnée pour le bien le plus futile s'il menace de lui échapper, elle reste indifférente à tout ce qu'elle obtient sans recherche et sans sacrifice. On aspire de toutes les forces de son désir à l'éloge qu'il faut arracher, tandis que l'on reçoit avec indifférence la lettre d'un admirateur inconnu; on achète avec empressement les livres de l'écrivain que l'on n'a jamais vu, et, le jour où il vous les apporte, on cesse de les lire. On songe longtemps aux moyens de se présenter chez un voisin, et, s'il fait le premier une visite, on se met vite sur la réserve. Il suffit de voir tous les jours l'homme que l'on estime pour n'y plus penser. Quand on le rencontrait une fois par année, on s'informait de ses projets, de ses travaux, de ses idées; maintenant, on ne s'informe de rien; il est entré dans le cercle de nos habitudes, il a cessé d'être un but, nous ne le regardons plus!
Étrange nature! nous ne poursuivons que ce qui nous échappe, nous n'aimons que ce qui nous repousse, et tout ce qui vient nous chercher éveille à l'instant notre indifférence!
M. Atout faisait ces réflexions devant son bureau couvert de volumes dont les feuilles n'étaient point encore coupées, bien que les auteurs les eussent apportés eux-mêmes; de journaux gratuits encore enveloppés de leurs bandes, et de paquets affranchis qui n'avaient point été décachetés.
Au début de la carrière, ces hommages publics eussent enivré le futur académicien; mais, depuis, l'habitude l'avait blasé sur ces pots-de-vin de la gloire; aussi les recevait-il avec une nonchalance dédaigneuse. Ce qu'il y voyait de plus clair était la nécessité de répondre aux trois cents envois qui encombraient son bureau.
Car M. Atout savait que l'exactitude était la politesse des gens de lettres comme des rois, et il répondait toujours. Il avait pour cela trois modèles d'épîtres sténographiées, auxquelles il ne restait qu'à mettre l'adresse.
S'agissait-il, par exemple, d'un volume de poésies envoyé avec une lettre extatique, il prenait le modèle numéro 1, ainsi conçu:
«Monsieur,«Vous avez une lyre dans le cœur! J'ai lu (ici le titre du livre) avec des émotions toujours renouvelées. La muse qui l'a dicté ressemble à ces oiseaux des autres latitudes qui nichent dans les grandes herbes, chantent dans le feuillage des bois et planent dans les nuées.
«Continuez, Monsieur, et tout ce qu'une indulgence bienveillante vous fait penser de moi, l'avenir le dira un jour plus justement de vous-même.»
Était-il, au contraire, question d'une publication périodique, le modèle numéro 2 venait naturellement:
«Monsieur,«Vous avez un glaive dans l'esprit. J'ai lu avec un intérêt palpitant votre (le nom de la publication). Les arguments que vous employez ressemblent à ces armes qui frappent également par les deux tranchants et par la pointe.
«Continuez, Monsieur, et tout le bien que vous pensez de mes ouvrages, la République entière le dira un jour à meilleur droit de votre journal.»
Fallait-il, enfin, répondre à l'envoi d'un manuscrit, c'était le cas d'avoir recours au modèle numéro 3:
«Monsieur,«Vous avez un orchestre dans l'imagination. J'ai lu avec une avidité ravie votre (ici le titre du manuscrit). Les conceptions de votre génie ressemblent à ces symphonies où l'on entend successivement tous les accents et tous les tons.
«Continuez, Monsieur, et l'attention que le public accorde, dites-vous, à ma voix, se reportera tout entière, et avec plus de raison, sur la vôtre.»
L'envoi journalier de ces lettres avait prodigieusement accru la popularité de l'académicien. Tous les gens auxquels il reconnaissait du génie se faisaient naturellement les prôneurs de son discernement. Comment ne pas soutenir une célébrité qui nous écrit? Ne devenons-nous point quelque chose dans sa gloire? Plus il est illustre, plus son suffrage honore: nous le transformerions en grand homme, ne fût-ce que pour augmenter le prix de ses autographes.
M. Atout le savait et ne négligeait aucun de ces moyens de renommée, car il en est de celle-ci comme de toute chose humaine: le hasard la sème, l'habileté seule la fait grandir. Aussi beaucoup de gens peuvent-ils se faire une réputation, mais peu connaissent l'art de la cultiver. Il faut, pour cela, l'adresse qui prépare, la persistance qui fonde, l'égoïsme qui affermit. Il faut surtout beaucoup de vanité et peu d'orgueil: car, si la vanité est une voile que nous enflons nous-même et qui nous pousse, l'orgueil est une ancre rigide et tenace sur laquelle nous restons immobile. Flattez s'il le faut, pliez au besoin; mais montrez-vous partout; ayez de vous-même l'opinion que vous voulez en donner aux autres: l'homme est imitateur jusque dans ses sensations. L'estime que vous montrerez pour votre propre mérite sera toujours plus ou moins contagieuse. Gardez-vous seulement de justifier trop sérieusement vos prétentions. Notre admiration ne veut point être forcée; on peut l'obtenir de nous par faveur, difficilement comme droit. Chaque homme est toujours plus ou moins de la famille de Thémistocle, les trophées de Miltiade l'empêchent de dormir.
Évitez donc de la multiplier; n'imitez point ces glorieux insatiables que l'on aperçoit toujours dans l'arène, frottés d'huile et le ceste à la main. Contentez-vous de faire valoir le passé; prenez rang parmi ces ducs et pairs de la gloire, qui sont beaucoup aujourd'hui pour avoir été autrefois quelque chose. De cette manière, on vous acceptera comme une sorte d'illustration posthume que tout le monde honore, parce qu'elle ne porte ombrage à personne; votre paresse sera de la sobriété, votre stérilité de la discrétion; on vous tiendra à honneur tout ce que vous ne ferez point, et vous appartiendrez à cette phalange d'artistes sérieux qui prouvent leur valeur en se taisant.
Nous avons déjà dit comment cette méthode avait réussi à M. Atout, qui occupait la plus haute position littéraire des Intérêts-Unis sans rien écrire, et tenait le premier rang parmi les professeurs sans rien professer. Aussi était-il bien résolu à persévérer dans une voie qui lui permettait d'arriver sans marcher. Il se hâta donc d'achever sa correspondance habituelle, puis, se rappelant son hôte, il monta à son appartement.
Il le trouva un livre à la main, et se pencha pour voir le titre.
«Que tenez-vous là? dit-il; les fastes de la Convention française?
—Oui, répondit Maurice, je relisais l'histoire de ces stoïques audacieux, dont les moindres mouraient comme Socrate. Je comptais les sacrifices muets de ce peuple de Decius, et je trouvais le secret de tant de simplicité et de grandeur dans un seul mot: LA FOI!»
L'académicien hocha la tête.
«En effet, dit-il d'un air capable, c'était alors le puissant mobile, l'âme immortelle du corps social; mais le temps a éclairé les hommes; nous avons perfectionné le patriotisme, et nous l'avons rendu plus facile. Votre moteur ressemblait à la vapeur, puissance irrésistible, mais difficile à conduire; les explosions amenaient toujours quelques désastres; aussi lui avons-nous substitué une force plus aimable, plus docile, et non moins irrésistible.
—Vous la nommez?
—L'intérêt. Notre constitution a été si heureusement combinée que les devoirs du citoyen se sont trouvés réduits à l'obligation de rechercher en tout son propre avantage. Votre gouvernement constitutionnel contenait, du reste, les germes de cette merveilleuse réforme; germes cachés, souterrains, honteux, que nous avons habilement arrosés de légalité pour les développer et leur donner place au soleil. Aussi, aujourd'hui, le système politique des Intérêts-Unis répond-il à tous les besoins de l'homme vraiment civilisé.
Il se compose de quatre pouvoirs qui résument les principes sociaux de l'époque.
En tête se trouve le président de la République ou l'impeccable, ainsi nommé parce qu'il ne peut mal faire, et qui ne peut mal faire parce qu'il ne fait rien. L'impeccable n'est, en effet, ni un homme, ni une femme, ni un enfant, mais ce que nous appelons une fiction gouvernementale: il se compose d'un fauteuil vide sous un baldaquin! Ce fauteuil est le chef légitime du gouvernement. Les ministres ne peuvent parler qu'en son nom, et leurs déclarations politiques sont appelées discours du fauteuil.
Cette heureuse conception nous a ainsi débarrassés de l'embarras de choisir un président temporaire et des inconvénients du pouvoir transmis par l'hérédité. Quand le chef de l'État vieillit, on appelle un tapissier pour le remettre à neuf, et une douzaine de clous suffisent pour restaurer l'ordre de choses. De plus, point de cour, de liste civile. Toute la maison présidentale se réduit à une brosse et à un plumeau. Nous n'avons ni filles à doter, ni fils à marier. Nous ne pouvons craindre ni coups d'État, ni usurpations, un fauteuil étant forcément condamné au statu quo. Enfin, comme il ne peut rien exécuter, nous lui avons abandonné avec confiance le pouvoir exécutif.
La seconde autorité de l'État est la Chambre des envoyés, nommée par tous ceux qui dorment sur des sommiers élastiques et boivent du vin vieux.
Le législateur a, en effet, pensé que tout citoyen bien couché et bien nourri devait être un homme ami du bon ordre, c'est-à-dire de sa table et de son lit, et qu'il avait nécessairement de lumières tout ce qu'il en fallait pour ne pas vouloir en donner une part aux consommateurs de paille et de pain noir.
Cependant, comme il pourrait se trouver, par hasard, dans la Chambre des envoyés certains brouillons assez égoïstes pour préférer leurs idées à leurs intérêts, on leur a opposé la Chambre des valétudinaires, composée de gens que le mouvement inquiète et que le bruit fatigue. Pour y être admis, il faut prouver qu'on est ou sourd, ou aveugle, ou goutteux, ou asthmatique; ceux qui réunissent plusieurs infirmités ont la préférence; cependant, avec un peu de protection, l'entêtement et l'ignorance peuvent suffire.
Le quatrième pouvoir, enfin, est composé des banquiers, qui se sont faits les intendants de la République, lui prêtent à la petite semaine, et se chargent de passer les revenus publics par un crible qui ne laisse tomber que les petites pièces et retient toutes les grosses. L'État a insensiblement mis en gage entre leurs mains la terre, les fleuves, les mers, les mines souterraines et les transports aériens; si bien qu'ils seraient les maîtres de tout, si le fauteuil et les deux chambres n'étaient là; mais leur pouvoir entrave celui des banquiers, qui, à son tour, entrave le leur. Car là est le sublime de notre organisation politique: tout se compense et se pondère. Le char de l'État ressemble exactement à celui que l'on a découvert sur les débris de l'arc de triomphe du Carrousel, à Paris: tiré en sens inverse par quatre chevaux de forces égales, il reste nécessairement en place, ce qui l'empêche de se heurter aux bornes ou de tomber dans les ornières.
—Mais non d'être écartelé, dit Maurice; et, tôt ou tard, le char se disloquera.
—Si nous n'avions pas une cheville magique qui consolide tout, fit observer l'académicien.
—Et quelle est-elle?
—La peur! Autrefois on mettait de la passion dans la politique, mais aujourd'hui le progrès des lumières a fait disparaître ces hommes de petite vertu qui tenaient à leurs idées, et qui voulaient à tout prix le triomphe de ce qu'ils regardaient comme la vérité! On ne croit pas plus à ce que l'on défend qu'à ce qu'on attaque. Les opinions sont des logements à loyer dont on déménage dès qu'on en trouve un meilleur. Aussi les luttes ont-elles plus d'apparence que de réalité: on se combat comme au théâtre, en ayant soin de ne pas se blesser, et seulement pour occuper la galerie. Nul ne porte de coups dangereux, de peur d'en recevoir; les adversaires d'aujourd'hui seront nos alliés de demain; la cocarde que nous sifflons, celle que nous porterons à notre chapeau; cette prévision tient lieu d'indulgence, et, si chacun tire d'un côté différent, c'est avec la modération d'un coursier de fiacre payé à l'heure.
—Alors je comprends, dit Maurice, vous êtes à l'abri des fièvres politiques. Mais qui vous sauvera de l'indifférence?
—Toujours la constitution, répondit M. Atout. Croyez-vous que nous en soyons au temps où l'on demandait aux électeurs de payer leurs députés? Nous avons compris ce qu'une pareille prétention avait de décourageant pour le zèle électoral, et nous l'avons retournée. Aujourd'hui, c'est le député qui paye l'électeur! Chaque nomination est soumise à la criée publique, les candidats présentent leurs soumissions, et la place reste au dernier enchérisseur. De cette manière, plus de piéges, plus d'intrigues; chacun débat ses conditions et sait ce qu'il a. Aussi faut-il voir l'empressement des électeurs! Quelques-uns se sont fait porter mourants jusqu'aux urnes du scrutin pour déposer leurs votes et en recevoir le prix. Grand exemple de l'énergie de cette vie politique qu'entretiennent des institutions fondées sur le seul principe, vraiment social, le dévouement à soi-même. Du reste, j'ai là sur moi la dernière circulaire de M. Banqman, qui vous fera apprécier, mieux que toutes mes explications, les avantages de notre système.»
M. Atout chercha dans ses poches et en tira une large feuille imprimée qu'il remit à son hôte.
M. Banqman, candidat pour la députation, aux électeurs du quartier B de la ville de Sans-Pair.
«Messieurs,«Si j'avais obéi à mes goûts, vous ne me verriez point aujourd'hui solliciter vos suffrages; content d'une position honorée et confortable, je continuerais à en jouir, loin des agitations de la politique; mais les sollicitations de mes amis ont fait violence à mes inclinations, et m'ont décidé à venir réclamer la députation.
«Mes opinions sont connues, Messieurs; je désire le bonheur de tous les citoyens de la République, et je veux tout ce qui peut assurer ce bonheur. Je voterai toujours pour le bien et pour la vérité; je n'adopterai que le parti qui aura raison, je n'attaquerai que celui qui aura tort; je ne soutiendrai les ministres qu'autant qu'ils se soutiendront eux-mêmes, et, s'ils tombent, je me rappellerai que la voix du peuple est la voix de Dieu.
«Voilà pour mes idées gouvernementales. Quant aux droits que je puis avoir à votre confiance, les voici:
«Je gagne, année moyenne, trois millions cinquante mille francs, ce qui doit vous faire comprendre que je suis un homme d'ordre.
«J'ai toujours refusé de prendre des associés et de me marier, le tout par amour de la liberté.
«Je fabrique des moules de boutons pour tous les âges et pour toutes les classes, ce qui témoigne de mon respect pour l'égalité.
«Enfin, dans tous mes rapports à la Société humaine, j'ai appelé les hommes mes semblables, expression qui prouve mes croyances à la fraternité.
«Maintenant, s'il faut en venir à ma profession de foi, je ne serai pas moins explicite.
«Je déclare d'abord m'engager à une distribution de moules de boutons de déchet à tous les pauvres du quartier.
«Je donnerai dans l'année six bals et douze dîners, où seront invités tous les électeurs qui m'auront accordé leurs voix.
«Ceux qui pourront réunir dix votes en ma faveur auront droit à une gratification de la valeur de mille francs, payable en rognures de corne de ma fabrique, en petite bière de la brasserie projetée à Noukaïva, ou en actions pour les télégraphes aériens.
«Ceux qui m'apporteront quinze votes auront de plus une médaille en bronze avec la boîte en faux maroquin.
«Enfin, quiconque me procurera vingt voix percevra une rente perpétuelle de deux litres de potage à la gélatine, qu'il pourra faire prendre, tous les matins, à la compagnie hollandaise du Kamtschatka.
«Je ferai distribuer en outre à mes clients, au moment du scrutin, des billets portant mon nom, et dans lesquels se trouvera enveloppée une pièce de cent sous, pour leur donner plus de poids. Chacun mettra le billet dans l'urne et la pièce dans sa poche.
«J'ose espérer, Messieurs, que la franchise de ces explications me conciliera vos suffrages, et que je pourrai bientôt porter à la tribune nationale l'expression de vos souhaits et de vos besoins.
«Banqman.»
«Et cette circulaire a réussi près des électeurs? demanda Maurice après avoir lu.
—Si bien réussi que Banqman est maintenant un des membres les plus influents à la Chambre des envoyés, répliqua M. Atout, et qu'il doit adresser au ministère, ce matin même, des interpellations foudroyantes.
—Il combat donc le ministère?
—Depuis que ce dernier a autorisé l'introduction des crochets étrangers, qui menacent de faire tomber la fabrication des boutons.
—Et pourrait-on assister à cette séance?
—Je venais vous proposer d'y aller ensemble.»
Maurice accepta avec empressement, et milady Ennui, qui entra dans ce moment avec Marthe, déclara qu'elle les accompagnerait.
Les débats de la Chambre des envoyés étaient publics, c'est-à-dire qu'on ne pouvait y entrer qu'avec des billets. M. Atout connaissait heureusement l'ambassadeur du Congo, et obtint, par son entremise, l'entrée de la tribune diplomatique.
Milady Ennui, heureuse d'étaler son corset mécanique sur les premiers bancs, s'appuya à la galerie en lorgnant, tandis que M. Atout expliquait au couple étranger la politique de Sans-Pair.
«Celui que vous voyez vis-à-vis de vous, dit-il, occupé à examiner des colonnes de chiffres, a pris pour spécialité d'éplucher le budget; il passe ses journées à refaire les additions des comptables et à chercher des réductions. Il a proposé, à la dernière session, treize millions d'économies, sur lesquels la Chambre lui a accordé vingt et un francs trente centimes. Un peu plus loin se trouve un de nos confrères, qui s'est fait recevoir à l'Académie comme homme politique, et à la Chambre comme littérateur. Il refait tous les ans un discours contre les auteurs contemporains, qui ont le tort de ne lui avoir point laissé une place, et un second en faveur du ministère, qui lui en a accordé sept. A ses côtés siége le général Pataquès, connu par son éloquence mêlée d'oripeaux militaires, de cliquetis de sabres et de lazzis de chambrée. Le vieil homme qui se promène là-bas est le fameux Tacitus, espèce de Montesquieu en raccourci, qui a acquis la réputation d'excellent citoyen en s'abstenant, et de penseur profond en déchirant ses collègues. Derrière lui cause un ancien légiste, M. Format, qui regarde le gouvernement de l'État comme une affaire de procédure, et qui laisserait vendre la République, pourvu qu'elle fût vendue selon le code. Son interlocuteur, milord Grave, est un ancien ministre, qui a le premier introduit l'austérité dans la corruption. De l'autre côté se promène le docteur Traverse, qui parle pour le gouvernement populaire, dont il ne veut pas, afin de ramener la monarchie, que tout le monde repousse. Enfin, voici, au pied de la tribune, M. Omnivore, défenseur des intérêts positifs de la République, pourvu que ces intérêts soient les siens. Tous ces députés sont les chefs d'autant de partis, qui tâchent de s'entendre quand ils ne peuvent pas s'étrangler.
Le plus nombreux de tous est celui des équilibristes, composé des gens qui savent se maintenir sous tous les ministères, et dont l'opinion se résout en un bordereau d'appointements. On les appelle aussi conservateurs, vu l'ardeur qu'ils mettent à conserver leurs places, leurs fournitures et leurs pensions.
Ils ont pour adversaire le parti des aspirants, comprenant tous ceux qui ont été ministres ou qui comptent le devenir.
Entre eux flottent les indépendants, dont la politique ressemble à la marche d'un homme ivre, et qui, lorsqu'ils ont penché à gauche, se retournent brusquement à droite, uniquement pour prouver qu'ils ne suivent pas de chemin.
Enfin viennent une douzaine de factions, tantôt séparées, tantôt unies, espèce d'appoints parlementaires qui servent à déplacer les majorités, et grâce auxquelles la Chambre contredit aujourd'hui ses décisions d'hier.»
Ici, l'académicien fut interrompu par le son d'une trompette qui jouait l'air connu:
M. Atout apprit à Maurice que ce signal annonçait l'ouverture de la séance. On avait ingénieusement substitué le clairon à la sonnette, comme plus facile à entendre dans le tumulte, et pouvant épargner au président tous frais d'éloquence. Ses avertissements se traduisaient en airs connus. Voulait-il, par exemple, rappeler à l'ordre un député de l'opposition, il jouait le refrain de la romance:
S'agissait-il d'annoncer que le ministre de l'instruction publique allait prendre la parole, il jouait en mineur:
Était-il question de mettre aux voix le budget, il l'annonçait au moyen de l'air:
Fallait-il, enfin, demander un congé pour un maréchal rejoignant son gouvernement, il jouait:
Au signal qu'il venait de donner, les députés se dirigèrent vers leurs places, et un orateur monta à la tribune pour leur donner le temps de s'asseoir et de se moucher. Maurice reconnut M. Omnivore. M. Atout lui dit qu'il y avait ainsi, à la Chambre, une dizaine de comparses chargés du lever de rideau, et remplissant l'office du verre d'absinthe que l'on accepte avant le dîner, non parce qu'on l'aime, mais parce qu'il donne envie de prendre autre chose.
Ils furent remplacés par des orateurs d'un crédit médiocre; c'étaient le potage et les hors-d'œuvre.
Enfin, il y eut un silence; le festin parlementaire allait commencer; M. Banqman venait de paraître à la tribune.
L'illustre fabricant avait le menton rentré au fond de sa cravate et la main droite dans son jabot, indice évident de profondeur. Il promena quelque temps ses regards sur l'assemblée, avança lentement la main gauche, et commença d'une voix qui tenait à la fois du trombone et du bonnet chinois:
«Messieurs,«Quelque résolu que puisse être un homme politique à accomplir son devoir, il est des circonstances où cet accomplissement devient pour lui une douloureuse épreuve, et où il doit envier le sort des citoyens sans responsabilité, qui subordonnent leurs convictions à leurs sympathies, et accordent aux amis qu'ils ne peuvent continuer à approuver la faveur de leur silence! Malheureusement, telle n'est point notre position. Chargé d'une mission publique, nous devons à nos commettants, nous nous devons à nous-même, de déclarer notre pensée tout entière. Longtemps nous avons attendu, dans l'espoir que les faits éclaireraient ceux qui nous gouvernent; mais notre attente a été vaine, la prolonger est impossible. Le salut de la République doit être la grande loi, et, nous le déclarons hautement, la main sur le cœur, le moment est venu de la perdre ou de la sauver.
(Murmures au centre; applaudissements aux extrémités; longue agitation; l'orateur boit un verre d'eau sucrée.)
«Oui, Messieurs, jamais la situation ne fut plus inquiétante pour le présent, plus dangereuse pour l'avenir!
«Que nous regardions à l'intérieur ou à l'extérieur, tout nous épouvante également. La République nous fait l'effet d'une machine conduite par des mains inhabiles, et qui, contrariée dans ses mouvements, s'ébranle, fait crier ses rouages et menace d'éclater!
(Profonde sensation.)
«Et c'est dans une pareille situation qu'on parle d'imposer à la nation de nouvelles charges! On nous demande un crédit de deux cents millions, en répétant que c'est un vote de confiance. De confiance, soit, Messieurs; mais voyons d'abord si l'on a fait quelque chose pour la mériter.
(Mouvements en sens divers. L'orateur, qui va s'échauffant, boit un second verre d'eau sucrée.)
«Je pourrais multiplier les critiques, Messieurs, mais je veux faire preuve de modération. Je ne reviendrai point sur ce qui a été tant de fois et si justement reproché au pouvoir; je me contenterai d'examiner un seul de ses actes, le plus récent. Il suffira, d'ailleurs, pour nous donner la mesure de l'habileté, du tact et de la justice des hommes qui sont à la tête du gouvernement!
«Quand je parle ainsi, Messieurs, vous comprenez que mes attaques s'adressent à ceux qui peuvent me répondre, aux ministres ici présents, seuls répréhensibles et responsables. Il est un nom qui doit rester en dehors de toutes nos discussions; mes remarques ne peuvent donc franchir la sphère inviolable où le chef de l'État demeure, quoi qu'il arrive, calme et impeccable.
(Approbation générale.)
«Mais les agents de son administration sont soumis à notre surveillance, et la constitution nous permet d'apprécier leurs actes.
(L'attention redouble.)
«Quand j'ai annoncé que je n'en examinerai qu'un seul, tout le monde a compris, sans doute, que je voulais parler de la suppression des trois paires de gants fournies par la République à ses défenseurs, suppression qui a porté la désorganisation dans l'armée entière.
Le général Pataquès: Oui, c'est une idée de pékin.
Plusieurs voix d'avocats: Pékin! c'est une insulte à la Chambre.
Un ancien apothicaire: C'est indécent.
Les bourgeois en masse: A l'ordre! à l'ordre!
(Le général Pataquès met son chapeau de travers, incline le torse sur la hanche gauche et passe ses moustaches par-dessus ses oreilles; les cris redoublent; le président fait entendre l'air:
Le général se rassied et le tumulte s'apaise; l'orateur reprend:)
«Cette suppression déplorable, Messieurs, on doit penser qu'ils l'ont au moins effectuée régulièrement, sans violer les prérogatives des Chambres; qu'ils n'ont pas joint l'illégalité à l'ignorance! Eh bien! je le dis avec douleur, mais je dois le dire, cette mesure capitale a été prise par ordonnance.
(Profonde sensation.)
M. Format s'écrie avec énergie: L'acte est contraire à toutes les règles de la procédure… je veux dire de la législature.
Plusieurs voix: Oui, oui.
Autres voix: Non, non.
(Les ministres se regardent avec une visible inquiétude; longue agitation; le président joue l'air:
Banqman continue:)
«Et quel était votre but, ministres du fauteuil, en osant hasarder un pareil coup d'État! Votre orgueil se trouvait-il donc blessé de voir les mains qui défendent la patrie gantées comme les vôtres?
M. Traverse: Ce sont des aristocrates.
M. Banqman. «Et ne pouviez-vous, s'il fallait absolument consommer cette inconcevable révolution, sauver du moins les apparences, supprimer les gants du soldat, mais les laisser figurer sur le budget; de cette manière, au moins, on n'en eût rien su, et l'honneur national eût été sauf.
Milord Grave (avec un signe approbateur): Voilà ce qu'il fallait faire.
M. Banqman. «Mais non, vous avez agi avec votre légèreté et votre audace accoutumées, car là sont les deux mobiles de toute votre politique; vous leur avez dû vos succès eux-mêmes, selon l'admirable expression du profond penseur qui a dit de vous: Ils se sont élevés parce qu'ils étaient vides.
(Mouvement; tous les yeux se tournent vers M. Tacitus, qui a l'air de dormir; rires et applaudissements.)
«En conséquence, continue l'orateur, je propose le projet de loi suivant, dont copie a été déposée sur le bureau de M. le président:
«Article 1er. La Chambre déclare ne point approuver la mesure qui vient de frapper l'armée, et décide que l'on accordera à chaque soldat six paires de gants, au lieu de trois que lui passait autrefois le règlement.
«Art. 2. Ces gants seront tricotés, en fil d'Écosse, et garnis d'élastiques au poignet.
«Art. 3. Ils devront être distribués à tous les régiments trois jours après la promulgation de la présente loi.
«Art. 4. Les ministres actuels, ne pouvant procéder avec impartialité à cette répartition, sont priés d'en laisser le soin à des successeurs.»
Après la lecture de ces propositions, M. Banqman descend de la tribune et reçoit les félicitations de toutes les fractions flottantes de la Chambre, y compris les indépendants. Le ministre de l'intérieur se dirige vers la tribune, mais il est rappelé par son confrère des travaux publics, qui veut prendre sa place, et est à son tour retenu par le ministre des affaires étrangères. Une vive discussion s'élève entre eux; enfin les cris: «Aux voix! aux voix!» deviennent si nombreux que le président se voit forcé de passer outre.
L'article 1er est mis aux voix:
Nombre de votants | 613 | ||
Boules noires | 290 | ||
Boules blanches | 323 |
La Chambre adopte!
Les ministres se querellent plus fort.
On passe aux art. 2 et 3, qui sont également adoptés.
Les ministres sont près de se prendre aux cheveux; mais le président lit l'art. 4, qui les apaise subitement; ils se retirent à l'écart pendant qu'on vote et semblent se consulter.
L'art. 4 est également adopté.
Il ne reste plus qu'à voter sur l'ensemble de la loi. Les ministres, qui se sont entendus, font passer à M. Banqman un billet sur lequel ils ont écrit:
«L'introduction des crochets étrangers sera dès demain prohibée.»
M. Banqman met le billet dans sa poche avec la boule blanche et vote contre la loi. Un autre billet apprend à M. Format qu'il est nommé avocat général; un troisième annonce au général Pataquès le titre de maréchal; un quatrième avertit milord Grave que l'on est en mesure de publier des lettres à une comtesse avec les réponses, traduction libre de la correspondance d'Héloïse et d'Abeilard; un cinquième fait savoir à Tacitus que son neveu aura une perception et sa cousine un bureau de tabac.
On vote sur l'ensemble de la loi.
Nombre de votants | 613 | ||
Boules noires | 611 | ||
Boules blanches | 2 |
La Chambre rejette.
Le président fait entendre l'air: Allons-nous-en, gens de la noce.
Et la séance est levée.
Marcellus avait donné rendez-vous à Maurice dans la grande salle du Casino des Deux Mondes. Il le trouva jouant au billard avec Georges Traveller, missionnaire d'origine anglaise, qui exerçait la triple profession de dentiste, de pasteur et de marchand de denrées coloniales. Georges Traveller avait parcouru tous les pays idolâtres de la terre au nom d'une société de propagation, et rien ne lui avait coûté pour s'attirer la confiance des peuples barbares. Bien loin d'imiter ces apôtres catholiques qui, sans autres armes qu'un livre de prières et un crucifix, se présentaient au milieu des tribus sauvages comme des envoyés de Dieu en les sommant de renoncer à leurs erreurs, l'honorable missionnaire anglais s'était résigné à partager celles-ci, et avait renouvelé le miracle d'Alcibiade au profit de ses croyances et de son commerce. Ainsi, on l'avait vu tour à tour circoncis à Mascat, mari de douze femmes aux îles Marianes, marchand d'esclaves dans le Zanguebar, et quelque peu anthropophage aux Sandwich; mais le tout sans que sa foi en fût ébranlée, et pour le compte de sa société.
Grâce à cette souplesse de nature, il avait réussi à distribuer quelques centaines de sermons imprimés pour l'instruction des idolâtres qui ne savaient pas lire, et à placer dix-sept cargaisons de marchandises de rebut.
Bien qu'il n'appartînt pas à son Église, Marcellus était fort lié avec le docteur, qui lui avait apporté des narguillés et du tabac d'Orient. Il le présenta à Maurice, devant lequel il dansa une polka africaine non autorisée par la police.
Cette exhibition eût pu se prolonger indéfiniment, si Maurice n'eût rappelé à Marcellus la promesse faite, la veille, de lui expliquer la nouvelle religion connue à Sans-Pair sous le nom d'Église nationale. Le jeune piétiste sortit avec lui pour le conduire au temple de l'abbé Coulant; mais, en traversant la place des Annonces, il aperçut tout à coup une énorme affiche placardée contre une muraille.
«Dieu me pardonne! c'est la réouverture de l'Éden! s'écria-t-il; de grâce, approchons, que je puisse m'assurer…»
Ils traversèrent la place et purent lire l'avertissement qui couvrait la façade entière de l'édifice.
Salle de l'Éden.—Bals masqués.—Dimanche soir, grande Fête, dite des Sauvages. Deux mille jolies femmes, appartenant à l'établissement, exécuteront des danses appropriées à leur caractère.—Chaque homme recevra, en entrant, un numéro désignant la danseuse dont il devra être le chevalier pendant tout le bal.—Dans l'intérêt de l'ordre, les échanges seront interdits.—Le costume adopté est celui des naturels de l'Amérique, lors de la découverte du nouveau monde; mais les gants sont de rigueur.—Il y aura un vestiaire pour déposer les parapluies et les caleçons.—Prix d'entrée: 25 francs.
A peine Marcellus eut-il jeté les yeux sur l'affiche qu'il s'excusa près de Maurice et entra vivement au bureau, d'où il ressortit bientôt avec un billet.
«Il était temps, s'écria-t-il; encore cinq minutes, et j'arrivais trop tard pour avoir une danseuse; ils n'ont pu me donner que le numéro 1983… une brune de vingt-deux ans! Je préfère les blondes, mais il faut savoir se mortifier au besoin. Vous m'excuserez seulement de vous quitter; il faut que j'avertisse le président de la Société des bonnes mœurs, à qui je devais remettre un mémoire après-demain, que des occupations inattendues retardent mon travail.»
Il indiqua à Maurice l'adresse du nouveau temple, et le laissa continuer sa route.
C'était la première fois que notre ressuscité se trouvait seul dans les rues de Sans-Pair, et il se mit à tout examiner plus en détail qu'il n'avait pu le faire jusqu'alors.
Il remarqua que les locataires de chaque maison plaçaient sous leurs fenêtres une inscription désignant le nom et la profession exercée, de telle sorte que la ville entière était une sorte d'almanach des vingt-cinq mille adresses. On avait, à chaque entrée, au lieu de concierge, un vaste tourniquet mécanique dont les compartiments portaient le nom et renfermaient la sonnette des locataires. En arrivant, le visiteur s'asseyait dans le compartiment convenable, tirait le cordon, et aussitôt la machine enlevée le transportait à la porte même de la personne qu'il venait voir.
Maurice aperçut également une salle de bal où les pas des danseurs mettaient en mouvement les meules d'un moulin à blé, et des charrettes qui, tout en revenant à vide du marché, faisaient tourner un rouet et filaient le coton de rebut.
De loin en loin, les rues étaient traversées par des viaducs sur lesquels passaient, en sifflant, les locomotives poussées par la vapeur ou entraînées par le vide. Les fils de télégraphes électriques se croisaient en tous sens, dans l'air, comme un immense écheveau brouillé; les paratonnerres, lancés jusqu'aux nuages, en soutiraient perpétuellement l'électricité au profit des doreurs, des entreprises d'omnibus galvaniques et de la société pour l'éclairage. Sous chaque rue s'étendait une autre rue, le long de laquelle rampaient, comme d'immenses boas, les mille tuyaux de fer chargés de distribuer partout l'eau, la chaleur, la lumière. Le jeune homme entendait bruire sous ses pieds les voix des travailleurs mêlées au grondement du vent, au clapotement des cloaques, aux grincements des outils et aux lueurs des flammes. C'était comme une seconde cité souterraine, où s'élaborait la vie de la cité éclairée par le soleil; un organe caché qui, tour à tour, lui apportait la force et la délivrait de ses impuretés.
Maurice regardait toutes ces merveilles de la civilisation avec une surprise mêlée de désappointement. Au milieu de tant de perfectionnements apportés à la matière, il cherchait l'homme et le voyait aussi pauvre, aussi vicieux, aussi déshérité! Il demandait en vain à tous ces visages qui passaient sous ses yeux si la vie leur était devenue plus légère à porter; les visages restaient fatigués de souffrances ou soucieux d'incertitude! Alors, un flot d'amertume montait de son cœur à son cerveau. Il se demandait à quoi bon tous ces efforts d'industrie, si la part de bonheur n'était point plus large pour chacun; il cherchait ce qu'étaient devenues l'égalité et la fraternité humaines au milieu de ces miracles de calcul; il regardait où avait pu fuir la religion véritable, celle qui relie les hommes l'un à l'autre, et qui conduit au ciel par la double échelle de l'amour et du dévouement.
Or, dans ce moment même, ses yeux s'arrêtèrent sur le fronton d'un édifice où il aperçut écrit en lettres de bronze: Église nationale. Il entra.
L'église nationale était une ancienne salle de criées publiques, repeinte et retapissée pour le compte de la nouvelle religion. Il y avait, à l'entrée, une vielle organisée en guise d'orgues, et un bureau pour les parapluies à la place du bénitier.
L'office venait précisément de commencer et le ministre était à l'autel.
Maurice n'eut pas besoin d'écouter longtemps pour comprendre de quoi il s'agissait, la nouvelle religion consistant spécialement à répéter, dans la langue nationale, ce que les officiants catholiques répètent en latin. Ainsi, au lieu de dire: Introibo ad altare Dei, l'Église nationale disait: Je m'approcherai de l'autel de Dieu. Aux mots: Ite, Missa est, elle substituait ceux-ci: Allez-vous-en, la Messe est finie. Et à la place de: Amen! elle répétait: Ainsi soit-il!
Après l'office, le prêtre national monta en chaire, et entreprit une longue diatribe contre les ministres des autres religions qui ne savaient point se prêter aux progrès des lumières, et qui continuaient à prier Dieu dans une langue morte. Il prouva, par des citations de Cicéron, de Tacite, de saint Augustin et de Tertullien, que l'on devait renoncer au latin, et finit par une instruction nationale, dans laquelle il développa les avantages de la culture des rutabagas et de l'éducation des vers à soie!
La prédication achevée, la foule, composée d'une trentaine de personnes, se retira, et Maurice allait en faire autant, lorsqu'un ouvrier, qui avait écouté le sermon avec une impatience visible, s'approcha tout à coup du prédicateur qui venait de quitter la chaire, et, lui barrant le passage:
«Minute, monsieur l'abbé, dit-il en portant la main à sa tête nue, comme s'il eût voulu saluer avec ses cheveux, vous venez de converser sur les chenilles et les navets; mais c'est pas là mon affaire, je voudrais savoir si j'ai celui de parler au fondateur de l'Église nationale?
—A lui-même, mon ami, dit le ministre.
—Alors, reprit l'ouvrier, qui s'était évidemment rafraîchi assez de fois pour se trouver légèrement échauffé, vous êtes l'abbé Coulant, le véritable abbé Coulant?
—Précisément.»
L'ouvrier lui donna dans la poitrine un coup de poing d'amitié.
«Eh bien! vous êtes mon homme, s'écria-t-il, c'est vous que je cherche! Depuis ce matin je suis entré chez tous les marchands de vin du quartier pour savoir l'adresse de l'Église nationale: ni vu ni connu! Il paraît que votre religion est ici en chambre garnie?»
L'abbé Coulant voulut s'excuser.
«Y a pas de mal, reprit l'ouvrier; moi aussi, je le suis, en chambre garnie, et pas si bien logé que votre bon Dieu encore! Mais à la guerre comme à la guerre.
—Vous aviez quelque question à m'adresser? demanda le prêtre.
—J'en ai vingt, des questions, répliqua l'ouvrier, vu qu'on m'a dit que vous étiez un bon enfant; et moi, j'aime les bons enfants.
—Enfin.
—En douceur, donc! Pour en venir à la fin, il faut prendre au commencement. Pour lors, mon abbé, vous saurez que je m'appelle Narcisse Soiffard, un nom qui en vaut un autre, et que j'ai une fille de douze ans qui aide sa mère à carder les matelas. Y a pas de péché à ça, qu'il me semble.
—Au contraire, le travail est un devoir.
—C'est ce que je répète toujours à ma fille et à sa mère. Le travail, que je leur dis, est un devoir pour la femme… Mais, voyez-vous, la maman a des croyances; elle veut que sa fille fasse sa première communion; moi, je ne vais pas à l'encontre, parce que la croyance, c'est, sans comparaison, comme le vin: faut respecter ceux qui en ont trop pris et les laisser marcher de travers. Si bien donc que je suis allé trouver le curé de notre paroisse, et que je lui ai dit la chose.
—Et il vous a répondu?…
—Ah! voilà le curieux!… Il m'a répondu que pour communier il fallait savoir ce que l'on faisait.
—C'est-à-dire assister au catéchisme?
—Juste! assister au catéchisme, à l'heure où elle travaille avec sa mère! «Mais, mon curé, que je lui ai dit, vous voulez donc nous faire mourir de soif? Si la petite est obligée d'aller chez vous, l'ouvrage restera forcément en arrière.
—Il faut qu'elle apprenne sa religion, qu'il me répond.
—Je veux bien, pourvu que ce soit en cardant des matelas», que je lui redis… Il me semble que c'était clair comme bonjour! Eh bien! il n'a pas compris!»
L'abbé Coulant haussa les épaules.
«Cela devait être, dit-il; le clergé n'entend rien aux besoins du peuple. Amenez-moi votre fille, et je la ferai communier.
—Sans l'instruire?
—A quoi bon? Ce n'est point la science qui est agréable à Dieu. L'Église nationale ne demande que la bonne volonté.»
Soiffard frappa ses mains l'une contre l'autre.
«Voilà la religion de mon choix! s'écria-t-il. Rien que de la bonne volonté! ça ne ruine pas… Vous pouvez m'inscrire dans votre paroisse, monsieur Coulant; je veux que ça soit vous qui enterriez ma femme quand elle mourra.
—Vous aurez soin seulement, reprit le ministre, de donner à votre fille son extrait de baptême.»
L'ouvrier regarda l'abbé et tordit sa casquette, qu'il tenait à deux mains.
«Ah! oui, son extrait de baptême, répéta-t-il plus lentement; il vous faut ça pour la communion.
—Sans doute.
—C'est que je vas vous dire… Sa mère et moi nous avons toujours été si occupés… que la petite n'a pas été précisément baptisée.
—Vous pouvez réparer cet oubli.
—Je ne dis pas, mais ça coûte six francs, le prix de huit bouteilles de vin à quinze. D'ailleurs elle est nommée: on l'appelle Rose.
—Au fait, elle a une patronne dans le calendrier. Eh bien, voyons, nous arrangerons cela; l'Église nationale est accommodante.
—Eh bien, la voilà la religion de mon choix; votre main, monsieur Coulant, sans vous commander.
—C'est entendu, reprit le curé en souriant; il suffira que votre femme apporte un extrait de votre acte de mariage.»
Soiffard gratta le parquet avec le bout de son pied, et cracha devant lui.
«Ah! il faut l'acte de mariage, dit-il avec quelque embarras; c'est donc nécessaire?
—Indispensable.»
L'ouvrier se frotta la tête.
«Alors… ça sera difficile, reprit-il en balbutiant, ça sera bien difficile, monsieur Coulant; vu que nous avons beaucoup voyagé, et que, dans les voyages, les papiers, ça s'égare… d'autant que ma femme et moi, quand nous nous sommes mariés, nous avons négligé d'aller à la mairie.
—Ah diable!
—Toujours par raison d'économie. Vous devez comprendre ça: un acte de mariage coûte encore plus qu'un baptême, et dans notre état on regarde à toutes les dépenses; faut savoir se priver.
—C'est juste, dit l'abbé en soupirant; après tout, Dieu a bien pardonné à la femme adultère! Allons, nous fermerons les yeux, maître Soiffard; l'Église nationale respecte la vie privée.
—Vrai? s'écria Soiffard. La voilà la religion de mon choix! Mille millions, monsieur Coulant, vous êtes un brave homme, et je veux vous payer un verre de vin.»
L'abbé eut beaucoup de peine à se défendre de la politesse de son nouveau paroissien, et put regagner la sacristie.
Soiffard le regarda partir, puis, étendant la main vers l'autel, avec la gravité solennelle des ivrognes:
«C'est dit, murmura-t-il, la religion me vexait quand elle me défendait de boire, de battre la bourgeoise et de vivre à ma fantaisie; mais, puisque celui-ci a trouvé un Dieu qui est bon prince, je l'adopte, et, à partir d'aujourd'hui, je déclare que moi Narcisse Soiffard, ainsi que la dame Soiffard et la petite, nous faisons partie de l'Église ici présente à perpétuité.»
A ces mots, il remit son bonnet et sortit en chancelant.
Maurice rentra pensif et découragé; Marthe, qui l'attendait avec impatience, fut frappée de sa tristesse.
«Qu'as-tu donc vu? demanda-t-elle avec anxiété.
—Ce que j'aurais dû prévoir, dit Maurice en serrant les mains de la jeune femme; nous avions déjà vainement cherché dans ce monde perfectionné l'amour et la poésie; mais restait la foi, qui console de tout…
—Eh bien?
—Hélas! elle aussi s'est envolée.»
Marthe et Maurice demeurèrent le cœur navré. Tous deux pleuraient sur ce monde où l'homme était devenu l'esclave de la machine, l'intérêt le remplaçant de l'amour; où la civilisation avait appuyé le triomphe mystique du chrétien sur les trois passions qui conduisent l'homme aux abîmes; et tous deux s'endormirent dans ces tristes pensées.
Mais, durant leur sommeil, ils eurent une vision.
Il leur sembla que Dieu abaissait les yeux vers la terre, et qu'à la vue du monde tel que l'avait fait la corruption humaine, il disait:
«Voilà que ceux-ci ont oublié les lois que j'avais gravées dans leur cœur; leur vue intérieure s'est troublée, et chacun d'eux n'aperçoit plus rien au delà de lui-même. Parce qu'ils ont enchaîné les eaux, emprisonné l'air et maîtrisé le feu, ils se sont dit:—Nous sommes les maîtres du monde, et nul n'a de compte à nous demander de nos pensées. Mais je les détromperai durement: car je briserai les chaînes des eaux, j'ouvrirai la prison de l'air, je rendrai au feu sa violence, et alors ces rois d'un jour reconnaîtront leur faiblesse.»
A ces mots il avait fait signe; les trois anges de la colère s'étaient précipités vers la terre, où tout était devenu ruine et confusion. Pendant un long rêve, Marthe et Maurice avaient vu les portiques croulant, les fleuves débordés, les incendies roulant en vagues de flammes, et, dans cette destruction générale, le genre humain qui fuyait éperdu!
Mais au plus fort du désastre, une voix avait crié:
«Paix aux hommes de bonne volonté. C'est pour eux que l'humanité renaîtra et que le monde sortira de ses ruines.»
FIN
Pages. | |
---|---|
I. Prologue | 1 |
II.—Éloquence parlementaire de Maurice.—Éloquence perfectionnée de M. Omnivore.—Costume d'un homme établi, en l'an trois mille.—M. Atout.—Départ de Marthe et de Maurice.—Nouveau moyen de traverser les rivières.—Routes souterraines.—M. Atout rassure Marthe par un calcul statistique.—Marthe s'endort.—Un rêve | 17 |
III.—Extraction de voyageurs.—Auberges modèles.—Le verre d'eau de fontaine.—Départ de Marthe et de Maurice sur la Dorade accélérée, bateau sous-marin.—M. Blaguefort, commis-voyageur pour les nez, la librairie et les denrées coloniales.—Un prospectus d'entreprise industrielle de l'an trois mille.—Fâcheuse rencontre d'une baleine.—Leçon de M. Vertèbre sur les cétacés.—Destruction du bateau sous-marin.—Son extrait mortuaire | 30 |
IV.—Octroi d'un peuple ultra-super-civilisé.—Inconvénient des passe-ports daguerréotypés.—Maison modèle de M. Atout.—Moyen d'être servi sans domestiques.—Le souper à la mécanique.—Une vieille tradition: La Fileuse D'Évrecy | 47 |
V.—Monologue de Maurice en se déshabillant.—Inconvénients des chambres à coucher perfectionnées.—Une excursion involontaire.—Le salon de M. Atout; multiplication exagérée de l'image d'un grand homme.—M. Atout présente à ses hôtes sa légitime épouse, milady Ennui | 59 |
PREMIÈRE JOURNÉE. | |
VI.—Un salon.—Présentation de madame Atout complétée.—Promenade aérienne; le bois de Boulogne de Sans-Pair, dont les arbres sont des tuyaux de cheminée.—Une femme à la mode.—Maternité | 65 |
VII.—Maison d'allaitement.—Substitution de la vapeur à la maternité.—Lait de femme perfectionné.—Moyen de reconnaître les vocations.—Grand collége de Sans-Pair.—Programme pour le baccalauréat ès lettres.—Nouvelles méthodes d'enseignement.—Machine à examen.—Catéchisme des jeunes filles.—Pensionnat pour la production des phénomènes | 73 |
VIII.—Agrandissement des magasins de nouveautés.—Histoire de mademoiselle Romain.—Aspect pittoresque de la ville de Sans-Pair.—Maladie de milady Ennui, traitée par quatorze médecins spécialistes, et guérie par Maurice.—Société d'assurance pour empêcher les vivants de regretter les morts.—Rencontre du grand philanthrope M. Philadelphe Le Doux | 90 |
IX.—Promenades de Sans-Pair embellies de légumes monstres.—Maison de placement matrimonial patentée du Gouvernement (sans garantie).—Une pastorale arithmétique.—Un heureux monstre.—Mémoires philosophiques du roi Extra | 103 |
X.—Un empoisonneur de bonne société.—Palais de justice de Sans-Pair.—Carte routière de la probité légale.—Procédés de fabrication pour l'éloquence des avocats.—Tarif des sept péchés capitaux.—Le vieux mendiant et son chien | 116 |
XI.—Logis des Trappistes.—Moralisation des condamnés par l'idiotisme; première diatribe de Maurice.—Les Pantagruélistes; avantages de la profession de criminel; seconde diatribe de Maurice.—M. Le Doux ne répond rien et garde ses opinions | 127 |
XII.—Usine de M. Isaac Banqman; supériorité des machines sur les hommes.—Souvenirs de Maurice; le soldat Mathias.—Pupilles de la Société humaine; hommes perfectionnés d'après la méthode anglaise pour les croisements.—Une femme dépravée par les instincts de maternité et de dévouement | 138 |
DEUXIÈME JOURNÉE. | |
XIII.—Grand hôpital de Sans-Pair, construit pour les savants, les médecins et le directeur. Dans la crainte de recevoir les malades trop bien portants, on ne les reçoit qu'après leur mort.—Réflexions de Marthe.—Les hommes jugés par le docteur Manomane.—Les fous de l'an trois mille.—Les ménageries et le jardin botanique | 150 |
XIV.—Un cimetière à la mode.—Voitures établies en faveur des morts.—Bazar funéraire.—Système d'impôts.—Epitaphes-omnibus.—Un courtier mortuaire | 172 |
XV.—Observatoire de Sans-Pair.—Comment M. de l'Empyrée aperçoit dans la lune ce qui se passe chez lui.—Réunion de toutes les Académies.—Utilité de la garde urbaine pour les droguistes, les passementiers et les marchands de vin.—Ce qu'il faut pour constituer des droits à un prix de vertu | 181 |
XVI.—Mémoire d'un académicien de l'an trois mille sur les mœurs des Français au dix-neuvième siècle.—Comme quoi les Français ne connaissaient ni la mécanique, ni la navigation, ni la statique, et mouraient tous de mort violente par le fait des notaires.—Le Gouvernement chargé de composer des épitaphes pour les célèbres courtisanes.—Costume des rois de France quand ils montaient à cheval.—Les noms des auteurs étaient des mythes.—Singulier langage employé dans la conversation | 192 |
XVII.—Le Grand Pan, journal universel, renfermant tous les journaux et plusieurs autres.—Trois articles contradictoires sur une seule vérité.—Administration du Grand Pan.—M. César Robinet, entrepreneur général de littérature en tous genres.—Machines à fabriquer les feuilletons.—M. Prétorien, directeur en chef du Grand Pan.—Une entreprise littéraire avec primes.—Blaguefort obligé d'acheter la critique du livre qu'il veut publier | 203 |
XVIII.—La Bibliothèque nationale et son catalogue.—Utilisation de la promenade.—Ce que c'est qu'un artiste à Sans-Pair.—Portraits à la grosse, avec ressemblance garantie.—M. Illustrandini, statuaire de l'univers.—M. Prestet, peintre du Gouvernement à pied et à cheval.—Opinion de Grelotin sur la peinture | 216 |
XIX.—Réforme dramatique grâce à laquelle la pièce est devenue l'accessoire.—Transformations successives d'un drame historique.—Première représentation.—Une loge d'avant-scènes.—Analyse de Kléber en Égypte, drame en cinq actes et à plusieurs bêtes | 227 |
XX.—Ce que c'est qu'une réunion choisie.—Le grand critique, le moyen critique, le petit critique.—Comme quoi l'homme qui a fait le plus de veuves et d'orphelins est ce qu'on appelle un homme de cœur.—Marcellus le Piétiste.—Conversation de gens bien nés.—Séance de la société des femmes sages.—Discours de Mlle Spartacus pour appeler les femmes à la liberté | 254 |
TROISIÈME JOURNÉE. | |
XXI.—Correspondance-omnibus de M. Atout.—Constitution politique de la république des Intérêts-Unis.—Circulaire électorale de M. Banqman.—Chambre des envoyés de la république des Intérêts-Unis.—Crise ministérielle à propos de moules de boutons.—Magnifique discours de Banqman sur la question de savoir si l'armée aura ou non des gants tricotés.—La Chambre vote tous les articles de la loi et rejette l'ensemble | 277 |
XXII.—Un missionnaire anglais.—Un bal public qui fournit les danseuses.—Ce qu'on appelle l'Église nationale.—H. Coulant expliquant sa religion à Narcisse Soiffard | 299 |
Conclusion | 311 |
FIN DE LA TABLE.
End of Project Gutenberg's Le monde tel qu'il sera, by Émile Souvestre *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MONDE TEL QU'IL SERA *** ***** This file should be named 60891-h.htm or 60891-h.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/6/0/8/9/60891/ Produced by Carlo Traverso, Laurent Vogel and the Distributed Proofreading team at DP-test Italia. (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director [email protected] Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. 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