PAR
H. TAINE
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET CIE
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN
1872
Droits de propriété et de traduction réservés
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PARIS.—IMP. SIMON RAÇON ET COMP., RUE D'ERFURTH, 1.
Parmi les lois que va faire l'Assemblée nationale, l'une des premières et la plus importante est certainement celle qui concerne les élections. Comment seront nommés les députés de l'Assemblée future?—Sur cette question capitale, il est utile que l'opinion publique prévienne la décision de la Chambre; nous devons nous enquérir au préalable, examiner, discuter, sortir de l'attente inerte et vague; il faut que chaque particulier tâche d'avoir un avis. C'est pour cela que je me hasarde à présenter le mien, afin d'en provoquer d'autres.
Il est très-probable que le suffrage universel sera maintenu.—Sans doute, nous n'en avons pas fait trop bon usage; nos gouvernements l'ont manié comme un cheval robuste et aveugle; selon le côté où on le tirait, il a donné à droite ou à gauche; aujourd'hui il semble qu'il refuse de marcher[1]. Néanmoins, je ne crois pas qu'on puisse ni qu'on veuille s'en défaire.—La première raison, c'est qu'il est employé depuis vingt-trois ans; or quand une habitude est déjà vieille d'un quart de siècle, elle est puissante.—En outre, l'opinion libérale, ou, du moins, l'opinion populaire est pour lui; c'est pourquoi beaucoup de gens qui ne l'aiment guère consentiront à le garder pour ne pas retirer au gouvernement nouveau les sympathies de la multitude.—Une troisième raison plus forte, c'est qu'il paraît conforme à l'équité. Que je porte une blouse ou un habit, que je sois capitaliste ou manœuvre, personne n'a droit de disposer, sans mon consentement, de mon argent ou de ma vie. Pour que cinq cents personnes réunies dans une salle puissent justement taxer mon bien, ou m'envoyer à la frontière, il faut que, tacitement ou expressément, je les y autorise; or la façon la plus naturelle de les autoriser est de les élire. Il est donc raisonnable qu'un paysan, un ouvrier, vote tout comme un bourgeois ou un noble; il a beau être ignorant, lourd, mal informé; sa petite épargne, sa vie sont à lui et non à d'autres; on lui fait tort quand on les emploie, sans le consulter, de près ou de loin, sur cet emploi.
[1] Dans la dernière élection des conseils généraux, deux électeurs sur trois n'ont pas voté.
Admettons-nous ce principe?—En ce cas, nous devons l'appliquer loyalement et de bonne foi. Si le contribuable est consulté, qu'il soit consulté effectivement et non pas seulement en apparence. Si nous l'appelons à voter, faisons la loi de telle sorte que son bulletin ne soit pas un simple morceau de papier noirci qu'on lui met dans la main et qu'il glisse dans une boîte, mais un acte de confiance, une marque de préférence, une œuvre de volonté, un véritable choix. Ne lui donnons pas un droit de suffrage illusoire. Accommodons la loi à son état d'esprit, à son degré d'intelligence; nous ne la faisons pas pour l'homme en soi, pour le citoyen idéal, pour le Français de l'an 2000, mais pour le Français de 1871, pour le paysan, l'ouvrier, le bourgeois de nos villages et de nos villes, pour l'homme en blouse, en vareuse ou en redingote, que nous voyons tous les jours dans nos champs et dans nos rues. Il faut qu'elle soit proportionnée, adaptée à cet homme; sinon elle sera une tromperie, une loi malhonnête, et il n'y a rien de pis que la malhonnêteté de la loi.
Cela suffit pour rejeter d'abord le scrutin de liste. D'ailleurs il est à peine besoin de le combattre; tous les gens réfléchis sont d'accord pour le traiter de jonglerie. Il semble qu'il ait été inventé pour contraindre l'électeur à choisir des hommes qu'il ne connaît pas, à voter au hasard, en aveugle.—Vous lui ordonnez de nommer huit, dix, quinze, et jusqu'à quarante-trois députés à la fois. A peine s'il en connaît de nom deux ou trois; encore faut-il pour cela qu'il soit un homme instruit, éclairé. S'il est un paysan, un ouvrier, même un petit boutiquier de village, un artisan maître, les chances sont nombreuses pour que tous ces noms lui soient étrangers.—Admettons qu'il s'informe. Quelqu'un lui répond que telle liste est la bonne; sur cette réponse, il vote, et, plus souvent, il ne vote pas, il se méfie. Car à quoi bon voter pour huit inconnus plutôt que pour huit autres, et qui lui dit que, des deux bulletins glissés dans sa poche, le bon n'est pas celui qu'il y a laissé?—Vous voulez l'arracher à ses préférences locales, à ses intérêts de clocher? Fort bien, mais voici un moyen encore plus efficace; délivrez-le aussi de ses préférences départementales. C'est trop peu de lui faire nommer les huit, dix, vingt ou quarante-trois députés de son département; qu'il nomme tous ceux de la France, sept cent cinquante. De cette façon son choix sera pur de toute pensée égoïste. En outre, il aura la satisfaction et la gloire de se voir représenté, non par un petit groupe de députés, mais par l'Assemblée nationale tout entière. D'ailleurs l'opération sera facile: deux ou trois conciliabules parisiens fabriqueront d'avance les deux ou trois listes nécessaires; elles partiront par la poste, et les électeurs des départements n'auront d'autre peine que d'en mettre une dans l'urne. Ils sauront que l'une est rouge, l'autre blanche, l'autre entre les deux; je recommanderais même aux entrepreneurs électoraux de fabriquer des papiers de ces trois couleurs; alors ils seraient parlants; l'électeur n'aurait besoin que d'avoir des yeux, et un chien savant pourrait presque voter à sa place.—Pour moi, j'ose croire qu'un paysan, un ouvrier, n'est pas un chien savant, mais un homme, que, s'il vote, il doit faire œuvre d'homme, c'est-à-dire juger son candidat, et il me suffit de relire les circulaires de M. Ledru-Rollin en 1848, de M. Gambetta en 1871, pour reconnaître dans les inventeurs du scrutin de liste des dictateurs déguisés en libéraux, persuadés que leur volonté privée vaut mieux que la volonté publique, qui, en feignant de nous consulter, nous dictent notre réponse, et se font nos maîtres sous prétexte d'être nos serviteurs.
Il faut donc que l'électeur nomme un seul député et ne soit pas obligé d'en nommer une bande.—Comment faire pour qu'alors son vote ne soit pas seulement la remise d'un bulletin, mais le choix d'un individu, une préférence motivée, décidée, personnelle?—En ce sujet, la plupart des gens qui tâchent de bien raisonner habitent de grandes villes; ils apportent involontairement dans leur examen des habitudes de citadins; ils oublient que la France ne se compose pas seulement de grandes cités, mais surtout de hameaux, villages, bourgs et petites villes[2]. 13,200,000 personnes habitent des communes au-dessous de 1,000 âmes; 15,500,000 personnes habitent des communes de 1,000 à 5,000 âmes; sur 38 millions de Français, en voilà près de 29 millions qui vivent à la campagne ou dans de très-petits centres.—Le lecteur a-t-il voyagé à pied en France? a-t-il fait séjour dans divers villages, bourgades et petites villes? a-t-il l'habitude, quand il est à la campagne, de causer familièrement avec les villageois?—D'après les dernières statistiques, sur dix millions d'électeurs, on compte environ cinq millions de cultivateurs, petits propriétaires, fermiers, journaliers et autres personnes travaillant à la terre, deux millions d'ouvriers proprement dits, un million et demi de boutiquiers, artisans maîtres, petits entrepreneurs et autres personnes appartenant à la demi-bourgeoisie, un million et demi de rentiers, hommes attachés aux professions libérales, gros industriels et négociants, personnes de la classe éclairée et supérieure. Voilà les gens qui vont voter: sur 20 votants, 10 paysans, 4 ouvriers, 3 demi-bourgeois, 3 hommes cultivés, aisés ou riches. Or la loi électorale, comme toute loi, doit avoir égard à la majorité, aux quatorze premiers. Par conséquent, rassemblons nos souvenirs et rappelons toute notre expérience pour nous figurer le moins inexactement possible ces quatorze premiers, leur état d'esprit, le nombre de leurs idées, les limites et la portée de leur intelligence. De cela dépendra le reste.
[2] Statistique de la France, résultats généraux du dénombrement: de 1866, publiés en 1869. Tous ces chiffres qui suivent sont tirés de ce document officiel.
Il faut donc voir les hommes d'aussi près que possible, et pour cela faire encore un pas. Nous parlions tout à l'heure de cinq millions de cultivateurs; mais la population rurale[3] est bien plus nombreuse. Elle comprend 70 pour 100 de la population totale, quatorze électeurs sur vingt. En effet, outre les cultivateurs, il faut ranger parmi les paysans tous ceux qui en ont les mœurs, les idées, les habitudes, tous ceux dont l'horizon, comme celui du cultivateur, ne s'étend guère au delà du clocher de la paroisse, c'est-à-dire un nombre énorme d'ouvriers fileurs, carriers, mineurs, dont la manufacture n'est pas dans une ville, un nombre très-considérable de débitants et petits artisans maîtres, charrons, charpentiers, menuisiers, épiciers, marchands de vin qu'on trouve dans chaque village, un nombre presque aussi grand d'ouvriers de campagne, charretiers, manœuvres, sabotiers, forestiers, compagnons, qui, vivant aux champs, ont à peu près le degré de culture de leur voisin qui fauche ou laboure.—Or, en France, sur cent personnes du sexe masculin, il y en a trente-neuf illettrées, c'est-à-dire ne sachant pas lire ou ne sachant pas écrire. Comme ces illettrés appartiennent presque tous à la population rurale, cela fait dans cette population 39 illettrés sur 70. Ainsi, l'on ne se trompe pas de beaucoup si l'on estime à 7 sur 14, à la moitié du total le nombre des électeurs ruraux qui n'ont pas les premiers rudiments de l'instruction la plus élémentaire. Voilà déjà un indice d'après lequel on peut apprécier leur intelligence politique.
[3] On appelle ainsi la population des communes qui ont moins de 2,000 âmes.
Il m'est souvent arrivé de causer avec eux sur les affaires publiques. A quinze lieues de Paris, tel, cultivateur et petit propriétaire, ne savait pas ce que c'est que le budget; quand je lui disais que l'argent versé chez le percepteur entre dans une caisse à Paris pour payer l'armée, les juges et le reste, qu'on tient registre de toutes les recettes et dépenses, il ouvrait de grands yeux; il avait l'air de faire une découverte.—Après les premiers emprunts du second empire, un fermier normand disait à un de mes amis, orléaniste: «Ce n'est pas votre gueux de Louis-Philippe qui nous aurait donné de la rente à 67 francs.»—Après la guerre de 1858, en Italie, un paysan des environs de Paris approuvait l'expédition, et, pour toute raison, disait: «Oui, oui, on a bien fait de montrer que les Français sont encore des hommes.»—Après le coup d'État, des cultivateurs me répétaient dans les Ardennes: «Louis-Napoléon est très-riche, c'est lui qui va payer le gouvernement; il n'y aura plus d'impôts.»—Aux environs de Tours, l'année dernière, des villageois voulaient passer, sans payer, sur les ponts à péage et monter en première classe au prix des troisièmes. «Puisque nous sommes en république, nous avons le droit de faire ce qui nous plaît; il n'y aura plus de gendarmes.»—Je viens de lire la correspondance de vingt-cinq à trente préfets de 1814 à 1830; l'ignorance et la crédulité des populations rurales sont étonnantes. Au moment de l'expédition d'Espagne, des maires viennent demander au préfet du Loiret s'il est vrai que les alliés vont traverser le pays pour aller en Espagne et laisser en France une nouvelle armée d'occupation. Pendant plusieurs années, dans plusieurs départements, au mois de mars, on croit fermement que Napoléon arrive à Brest avec 400,000 Américains, ou à Toulon avec 400,000 Turcs.—En maint endroit vous trouveriez encore des villageois qui se défient obstinément des nobles et les soupçonnent de vouloir rétablir les droits féodaux; l'assassinat de M. de Moneyis et quantité de paroles prononcées l'an dernier dans les campagnes ont prouvé que, dans beaucoup de cerveaux, il n'y a guère plus de lumières en 1870 qu'en 1815.—J'ai entre les mains un paquet de lettres et suppliques écrites au préfet, à l'ingénieur, aux principaux administrateurs d'un département de l'Est par de petits propriétaires de campagne, par des pompiers, par des boutiquiers de village: on n'imagine pas un pareil état d'esprit, un tel ahurissement, une si grande difficulté à penser et à raisonner, un vide si parfait de notions générales, une telle incapacité à comprendre les droits des particuliers ou les intérêts du public.
Ce sont encore des sujets, non plus sous un roi, mais sous un maître anonyme. Ils savent qu'il y a quelque part, bien loin, une grande chose puissante, le gouvernement, et qu'il faut lui obéir, parce qu'elle est puissante; autrement gare l'amende, les gendarmes et la prison! Sans doute, elle est utile, puisque les gendarmes arrêtent les malfaiteurs, et que les cantonniers bouchent les trous des routes. Mais surtout et avant tout elle est redoutable; les petits sont sous sa main toujours et en cent façons, par le percepteur, par le maire, par l'agent voyer, par le sous-inspecteur des forêts, par le commissaire de police, par le garde champêtre, par les commis des droits réunis, pour percer une porte, abattre un arbre, bâtir un hangar, ouvrir une échoppe, transporter une pièce de vin. Qu'une loi soit promulguée, qu'un arrêté soit rendu, qu'un fonctionnaire soit remplacé, l'auteur est toujours cet être abstrait, indéterminé, lointain, dont ils n'ont aucune idée nette, le gouvernement.—«On ordonne ceci. On ordonne cela.»—Cet on si vague est leur vrai souverain; ils le subissent ou l'acceptent comme le froid en hiver ou le chaud en été, comme un je ne sais quoi fatal, supérieur, établi de temps immémorial et sur lequel ils n'ont pas de prise. Renversé, rétabli, remplacé, renouvelé, peu leur importe; pour eux il est toujours à peu près le même. Le maire sait qu'à la ville, dans un bel appartement, est un monsieur digne, en habit brodé, qui le reçoit deux ou trois fois par an, lui parle avec autorité et condescendance, et souvent lui fait des questions embarrassantes. Mais, quand ce monsieur s'en va, il y en a un autre à sa place, tout pareil, avec le même habit, et le maire, de retour au logis, dit avec satisfaction: «Monsieur le préfet m'a toujours conservé sa bienveillance, quoiqu'on l'ait déjà changé plusieurs fois.»
Tel est l'état d'esprit et, par suite, l'aptitude politique de quatorze électeurs sur vingt.—Je sens combien cette esquisse est insuffisante. Pour en faire un portrait, il faudrait écrire un volume et avoir le talent d'un romancier philosophe, celui de M. Flaubert dans Madame Bovary; on y trouvera le tableau de deux villages normands. Si nous avions cinq ou six ouvrages pareils sur d'autres provinces de la France, il suffirait d'y renvoyer le lecteur.—En attendant, je le prie de compléter par ses propres remarques les indications précédentes et de se demander quel mode de suffrage est à la portée des hommes qu'on vient de décrire.—Il est trop clair qu'ici le plébiscite, l'appel au peuple, l'invitation à voter sur la forme du gouvernement n'est qu'un tour de passe-passe, une pure duperie. Autant vaudrait demander à nos villageois s'ils sont wighs ou tories, s'ils préfèrent la constitution de Rome à celle d'Athènes. En cela, le scrutin de liste de la démocratie autoritaire et les plébiscites de l'empire sont des escamotages légaux de même espèce, tous les deux également fondés sur le respect apparent et sur le mépris réel de la volonté publique. En effet, l'électeur, même un peu éclairé, à plus forte raison l'électeur ignorant, est vis-à-vis de son mandataire, comme vis-à-vis de son médecin ou de son avoué. Tout son office est de décider en quel homme spécial il a le plus de confiance; l'un lui fera ses lois, comme les autres gouverneront sa santé ou son procès. Son droit est de pouvoir opter pour celui qu'il croit le plus capable et le plus honnête, et le devoir du législateur est de lui en fournir les moyens, c'est-à-dire de lui permettre de choisir entre les individus que personnellement il connaît ou sur lesquels il a des renseignements de première main, semblables à ceux d'après lesquels il s'adresse à tel avoué ou médecin plutôt qu'à tel autre.—Or, même dans le mode d'élection qui paraît le plus naturel, c'est-à-dire quand chaque arrondissement nomme un seul député, peut-on dire que l'électeur, tel que nous l'avons décrit, connaisse les candidats, ait une préférence véritable et fasse un choix?—Supposez une assemblée de cinq cents représentants: de l'avis de tous les bons juges, il ne faut pas qu'elle soit plus nombreuse; sinon elle n'est qu'une foule. Cela fait 1 député pour 20,000 électeurs, et pour un district d'environ 100,000 âmes. Or un district de cette étendue est le quart d'un département et comprend un peu plus de 1,000 kilomètres carrés, c'est-à-dire un carré de 8 à 9 lieues de côté. D'après les dernières statistiques, il contient en moyenne 33 communes au-dessous de 500 âmes, 23 communes de 500 à 1,000 âmes, 17 bourgs et petites villes de 1,000 à 5,000 âmes, une ville moyenne ou grande au-dessus de 5,000 âmes. Maintenant je le demande aux lecteurs qui ont vécu en province: sur les 20,000 électeurs du district, combien y en a-t-il qui aient une opinion personnelle, ou du moins une opinion à peu près fondée, sur les trois ou quatre candidats qui se disputent leurs suffrages? combien y en a-t-il qui leur aient parlé, qui les aient vus deux fois, qui sachent d'eux autre chose que la couleur du paletot et de la voiture, dans lesquels ils ont fait leur tournée électorale?—Un villageois français vit dans un cercle de deux lieues de rayon; son horizon ne s'étend pas au delà. Il sait ce qui se passe dans les trois ou quatre villages environnants, et quelque chose des bruits qui courent dans la petite ville où il porte ses denrées; mais il ne sait pas autre chose. Toute la journée il est aux champs, et le travail agricole cloue la pensée de l'homme à la terre. Il songe à la récolte, aux chances de la pluie et du froid, à l'engrais, au prix du grain; quand le soir il rentre assis sur son cheval, les jambes pendantes, il n'y a guère que des images et point d'idées dans sa tête. Le dimanche, il boit, il oublie. De loin en loin il devise avec ses voisins qui ont juste le même degré d'information que lui. S'il apprend quelque nouvelle, c'est le samedi au marché de la petite ville; au retour, sur sa charrette, il la rumine; mais, à son insu, sa cervelle inculte la transforme en une légende ou en un fabliau. Dans la semaine, on voit sur la route vide le colporteur qui passe, le facteur rural, l'épicier, qui va renouveler ses provisions; ce sont là ses auteurs, ses messagers d'information. Très-peu lisent le Moniteur des communes, affiché à la mairie; il faut quelque guerre, un grand danger, le récit d'une bataille, pour en attrouper cinq ou six alentour. En ce cas, on les voit bouche béante, autour du lecteur qui épelle et ânonne, avaler, sans les digérer, les phrases emphatiques, abstraites, disproportionnées, dont un rédacteur parisien les fournit. A présent, quelques-uns rapportent le samedi le Petit Journal, mais la plupart s'en défient, comme de tout autre imprimé. A leurs yeux, les écritures, gazettes, proclamations, prospectus, sont des «mécaniques d'enjôleurs,» tout comme le papier timbré de l'huissier ou l'avertissement du percepteur, arrangées exprès pour extraire l'argent des poches. Ils sont sur leurs gardes; ils ont été tant de fois trompés!—Dans leur esprit soupçonneux, précautionné, toujours en éveil contre les artifices de la parole, il y a quelque chose du fellah, de l'ancien taillable, du pauvre homme opprimé qui, au siècle dernier, par crainte du collecteur, se donnait exprès l'air misérable, laissait sa masure en ruines, cachait ses provisions dans un silo, et couvait anxieusement le petit pot enfoui où ses pièces de douze sous venaient une à une faire un tas. Quoique enrichi et propriétaire, le campagnard est toujours le fils de ce vieux corvéable. Il croit difficilement à la bienveillance, aux services gratuits d'un homme d'une autre classe; dans un village de l'Est, où les habitants vivent de pommes de terre, j'ai vu un manufacturier bienfaisant vendre, au prix coûtant, pendant une année de disette, du riz qu'il faisait venir exprès d'Amérique; les paysans lui disaient en achetant: «Dame, monsieur, nous aimons autant vous faire gagner qu'un autre.»—Ils vivent entre eux; par rapport aux autres classes, ils sont isolés. Nous n'avons pas de vie publique en France; sauf le ridicule comice agricole qu'a décrit M. Flaubert[4], le paysan, le bourgeois, le noble, chacun reste chez soi, et ne communique qu'avec ses pareils; nous ne savons pas nous associer et nous rassembler par des sociétés de chant, de tir de pigeons, comme en Belgique et en Suisse, par des manifestations, des meetings, des ligues politiques, économiques ou morales, comme en Amérique et en Angleterre.—D'ailleurs entre le paysan, parent de la glèbe, marié à la terre, et l'homme cultivé, la distance est si grande, qu'elle fait presque un abîme. Dans un village, à douze lieues de Paris, ils demandent au principal propriétaire, comment il peut perdre tout son temps à lire. Il faudrait un George Sand pour traduire nos idées dans leur langue. Idées et langue, rien ne nous est commun, nos phrases générales, notre littérature de citadins n'entrent pas dans leurs têtes; elles restent arrêtées au seuil, sans pouvoir franchir un grand vide que rien n'a encore comblé; nous n'avons pas, comme en Angleterre ou en Allemagne, la poésie populaire[5] et le protestantisme pour servir de pont.—Par toutes ces causes, le cercle où se meut l'esprit du villageois est d'une étroitesse extrême. Non-seulement l'idée des intérêts généraux lui manque, mais encore il n'a ni renseignements, ni opinion sur les hommes qui vivent au delà de son horizon restreint.
[4] Notez que l'institution est excellente, car elle est la seule qui mette les diverses classes en contact mutuel.
[5] Schiller, Goethe, Burns, la Bible en langue vulgaire, le Prayer Book.
En effet, supposez qu'on l'appelle à voter, lui et les vingt mille électeurs de l'arrondissement, pour élire un député, et prenons le cas le plus ordinaire. Les candidats sont un grand propriétaire du pays, peut-être un ingénieur en chef, un président ou un procureur général, plus souvent quelque grand manufacturier ou commerçant, parfois un notaire ou un médecin, de loin en loin un publiciste de Paris ou le rédacteur en chef d'un journal du département. Sans doute, on les connaît au chef-lieu; mais combien d'électeurs savent leur nom ou quelque chose d'eux en dehors de leur nom, dans les 33 communes au-dessous de 500 âmes, dans les 23 communes de 500 à 1,000 âmes, même dans 17 bourgs et petites villes de 1,000 à 5,000 âmes? A peine un sur dix au delà de la banlieue de la ville; à peine un sur quatre ou cinq dans tout l'arrondissement.—Le villageois apprend pour la première fois le nom du journaliste de Paris; il n'a jamais lu un article du journaliste départemental; il a vu peut-être deux fois dans sa vie l'ingénieur en tournée, et aperçu une fois au comice agricole la veste de chasse du grand propriétaire. Il n'a jamais eu affaire avec le grand manufacturier ou commerçant; quant au notaire, au médecin, au procureur général, au président, ils sont pour lui des personnages vagues. N'allant point au chef-lieu, il n'a d'informations que sur les gens de sa commune ou de son canton, sur son juge de paix, sur son agent voyer, sur le médecin ou le notaire de village auxquels en cas urgent il s'adresse. Il est trop ignorant, trop isolé, trop peu répandu; il a trop peu le désir, et il a eu trop rarement l'occasion de se répandre.—Les correspondances administratives dont je parlais tout à l'heure répètent à maintes reprises que jamais, sauf dans les grandes secousses, le campagnard ne s'occupe de politique; en effet, depuis quatre-vingts ans, l'administration s'en occupe pour lui et l'en décharge. Il n'a donc qu'une ressource, c'est de s'enquérir et de consulter son voisin.—Mais, en France, l'esprit égalitaire est tout-puissant, et la hiérarchie manque; c'est pourquoi l'inférieur n'a pas de confiance en son supérieur, ni l'ouvrier en son maître, ni le petit fermier en son propriétaire, ni l'homme qui porte une blouse en l'homme qui porte une redingote. Presque jamais il ne va prendre conseil auprès d'eux: ce sont des bourgeois. Je pourrais même citer des arrondissements où il suffit que les gros fermiers, les propriétaires adoptent un nom pour que les journaliers adoptent l'autre.—Règle générale: le villageois ne reçoit conseil que de ses égaux; il ne parle volontiers d'affaires publiques qu'avec les gens de la même condition et du même habit, qui trinquent avec lui et parlent son langage. Même dans les départements très-dévots, dans le Nord, par exemple, les curés n'agissent sur lui qu'à travers sa femme.—Il est donc fort embarrassé; car son conseiller n'en sait pas plus que lui-même.—Là-dessus, dans les deux ou trois élections qui ont précédé la chute du second empire, nous avons eu par les enquêtes des révélations étranges. Un témoin disait: «J'avais les deux billets dans ma poche; mais, ma foi! bonnet blanc, blanc bonnet, c'était pour moi la même chose, et j'ai pris le premier venu.»—Un autre, à peu de distance de Paris, répondait à un de mes amis: «Je ne connaissais ni l'un ni l'autre; alors, des deux, j'ai pris le bulletin qui m'allait le mieux à l'œil.» C'était la forme des lettres qui l'avait décidé; quant au nom qu'il avait préféré, il ne se le rappelait plus, mais il savait encore l'autre, parce qu'il avait gardé le bulletin dans sa poche.—Un troisième veut savoir quel est le bon bulletin; on le lui dit, il va le mettre dans l'urne; le lendemain, on lui demande ce qu'il a fait de l'autre: «Oh! je l'ai donné à Pierre, qui est un mauvais gars; il a voté avec, c'est bien fait, il le mérite.»—Naturellement, sur des gens si peu éclairés, si mal informés, si incapables d'avoir une préférence véritable, les mauvais moyens ont tout leur effet.—Nous savons tous comment les élections se sont faites pendant vingt ans. Le gouvernement lâchait sur l'électeur toute la troupe de ses fonctionnaires, maires, juges de paix, et jusqu'aux gardes champêtres, aux cantonniers, aux facteurs ruraux; les gens allaient à l'urne poussés comme des moutons, d'autant plus qu'on leur montrait là toute la pâture qu'ils pouvaient souhaiter: subventions à l'église, établissement d'un pont, d'un embranchement de chemin de fer, etc. En outre, le candidat riche payait un bavard déclassé, un orateur de cabaret dans chaque commune; celui-là faisait boire et racolait des votes, à grands coups d'éloquence appropriée. Aussi l'élection coûtait 10,000 francs au candidat, souvent 30,000, 40,000 et jusqu'à 100,000; les rastels, les mâts de Cocagne pavoisés, les fêtes et tombolas dans un parc, les fournitures d'un équipement neuf et d'une musique aux pompiers sont choses très-dispendieuses; mais ce charlatanisme grossier est efficace.—De ce genre est aujourd'hui la propagande des radicaux. Un déclamateur à tête chaude, quelque sournois à figure de fouine (j'en ai vu) vient de la ville et leur jure qu'il est du peuple, que tout sera pour le peuple, qu'il n'y aura plus de maîtres, que tous les impôts seront payés par les riches, etc. Le pauvre Prévost-Paradol, avant de partir pour l'Amérique, écrivait à un ami que, pour devenir député en France, il fallait être un homme du gouvernement ou posséder une terre de quarante mille livres de rente, ou descendre jusqu'aux déclamations et aux affiliations démagogiques.—Ainsi mené, assourdi, séduit, le campagnard, comme un cheval surmené, finit par prendre le mors entre ses dents et reste immobile; habitué, comme il l'est, à juger des choses par leurs effets utiles, à se défier de la prévoyance humaine, à subir la domination des grandes forces aveugles qui nourrissent ou tuent sa récolte, il arrive à considérer ceux qui l'invitent à choisir son gouvernement du même œil que ceux qui lui proposeraient de régler les saisons une fois pour toutes. Probablement, il se dit à lui-même quand, n'ayant point d'avis sur les gens, il essaye, par hasard, d'avoir un avis sur les choses:—«L'Empire, c'était bien; nous vendions nos denrées deux fois plus cher; et, pendant vingt ans, les partageux n'ont pas osé souffler. Mais ce n'était pas son oncle; il a bien mal fait la guerre, il a mis les Prussiens chez nous; nous voilà ruinés par sa faute; et puis il est dehors et on dit qu'il est ramolli.—Les Orléans, c'était bien aussi; ils n'étaient pas méchants, et on a eu la paix; mais les bourgeois étaient maîtres, et on leur donnait toutes les places.—Henri V, c'est un roi pour les curés et les seigneurs. Les nobles se sont bien battus l'an dernier; mais s'ils veulent ravoir les droits féodaux et faire la guerre pour le pape?—La république! on nous promet tout, c'est peut-être trop. Je prendrais de bon cœur ma part du gros domaine qui est là-bas; mais, si on partage aussi mon champ, gagnerai-je au change? D'ailleurs cela ferait bien du désordre, et, parmi les rouges qui nous prêchent au cabaret, il y a trop de fainéants, de propres à rien, sauf à crier et à boire. J'ai payé les 45 centimes à la république de 1848; j'ai bien peur de payer beaucoup à celle-ci; pourtant, en ce moment, elle ressemble aux anciens gouvernements; elle n'est pas trop mauvaise.»—Tel est, je crois, son idée secrète, ou, plus exactement, son instinct. Au fond, si l'on parvenait à exprimer les répugnances vagues et les velléités informes qui flottent dans son esprit trouble, je suis persuadé que le gouvernement de son choix serait «le gouvernement des gendarmes,» à une seule condition, c'est que les gendarmes fussent braves gens et pas trop durs au pauvre monde. En fait de régime, il accepte celui qui existe, et notamment la république présente, non par amour, mais par crainte de pis; voilà son poids dans la balance politique. Mais, si on lui demande de voter, de choisir entre des candidats qu'il ne connaît pas, il se défie; il est averti par son expérience; il se souvient des calamités récentes auxquelles a conduit son vote; il aime mieux ne pas s'engager, il refuse de se déranger.—C'est ce qui vient d'arriver aux élections, et il est à craindre que le dégoût électoral ne se propage. Il est possible que le suffrage direct en France aboutisse dans deux ans à des urnes aux trois quarts vides. L'électeur ne voudra plus tourner la machine, et sa raison secrète sera qu'après dix épreuves il en a trouvé la poignée trop haute et trop lourde pour sa main.
Si, mon ami, il faut voter; autrement les casse-cou et les drôles feront marcher à leur profit et a tes dépens la machine dont le jeu emporte toute ton épargne et toute ta vie. Seulement c'est à tes législateurs d'adapter la poignée à ta main. La machine et la poignée ne sont précieuses que par leurs effets; tu n'es pas fait pour elles, elles doivent être faites pour toi. Il ne s'agit pas ici de t'enlever ton droit, mais de te fournir les moyens de l'exercer. On ne veut pas te traiter en dupe, encore bien moins en brute, mais en homme. On te demande de déposer dans l'urne, au lieu d'un bulletin indifférent que tu ne comprends pas, un bulletin préféré que tu comprends.—Ce n'est pas le suffrage universel qui aujourd'hui est chez nous impuissant et malfaisant, c'est le suffrage direct. Car, si le cercle du département ou même celui de l'arrondissement est trop large pour l'électeur rural, il en est un autre plus étroit, plus proportionné, où son intelligence et son information peuvent agir avec discernement et certitude, je veux dire la commune.—Que dans ce cercle restreint il choisisse trois ou quatre hommes connus de lui et les envoie au chef-lieu d'arrondissement; que ces électeurs du second degré, une fois réunis, lui nomment son député. Par ce moyen, le premier moteur de la machine est toujours entre ses mains; c'est encore lui qui donne le branle. Seulement, au lieu de le donner en aveugle, il le donne en homme clairvoyant, et, s'il veut, il le dirige. On ne retire pas la poignée de sa main; au contraire, on la met à sa portée en y soudant une seconde pièce que son bras peut atteindre, et par laquelle tout le mouvement de la machine lui appartient.
Je dis qu'en ce cas son choix sera véritable, accompagné de discernement.—Une première preuve est frappante, c'est la composition des conseils municipaux. De l'aveu de tous les observateurs, dans les villages, dans les bourgs, dans les petites villes, et même dans les villes moyennes, ils sont aussi bons qu'ils peuvent l'être, recrutés presque toujours parmi les hommes les plus sensés, les plus intelligents, les plus probes. Les choses ne se passent autrement que dans quelques très-grandes villes; c'est justement parce qu'une très-grande ville est une foule, où l'on se coudoie sans se connaître, et où les trois quarts des votants n'ont pas d'avis fondé sur les candidats.—Mais ailleurs, dans les cercles petits ou moyens, c'est-à-dire dans presque toute la France, un aventurier, un faiseur, un homme de réputation douteuse, un simple bavard, arrive rarement au conseil municipal: il est vérifié, pesé par toutes les mains; on conteste son aloi, on trouve son poids trop léger. Ce cultivateur, ce villageois, si peu renseigné quand il s'agit de personnages lointains et d'affaires générales, est très-bien informé quand il s'agit de ses voisins et des intérêts locaux. En tout ceci, il est curieux, avisé; son attention, faute de s'étendre sur tout le grand cercle, s'est appliquée plus forte sur le petit; les causeries de la veillée, les disettes ont fait leur office.—Il n'y a pas un ménage, une fortune, une conduite dans la paroisse qu'il n'ait percée à jour; car il a du bon sens, il est souvent fin, il a eu le temps et les moyens de se faire une opinion; il a vu à l'œuvre le juge de paix, le médecin, le notaire, le curé, le maire, le gros fermier, l'usinier, le propriétaire; il sait si le curé est ambitieux et tracassier, si le juge de paix décide en homme juste, si le médecin exploite trop ses clients, si le maire prend à cœur les intérêts de la commune, si le manufacturier est dur, si le propriétaire ou le fermier sont gens laborieux et entendus, si tel ou tel est un homme capable, actif, sûr en affaires. Bien mieux, il connaît le plus souvent les familles, la parenté, les tenants et aboutissants, et c'est là-dessus qu'il juge. On ne l'en fera pas démordre par des raisonnements, encore moins par de grandes phrases. Il a vu et pratiqué l'homme, cela lui suffit, et il a raison. Voilà pourquoi il veut que son candidat soit du pays, et que, pendant de longues années, il ait fourni matière à l'observation de ses voisins; en cela, il a raison encore. Qu'il soit défiant, et parfois envieux, qu'il ne choisisse pas toujours l'homme instruit, renfermé, dépourvu de biens au soleil, je l'accorde. Mais, avec un tel procédé d'enquête, s'il omet parfois d'élire un candidat de mérite, il n'élit presque jamais un homme taré, ou de vie scandaleuse, un malhonnête homme, un simple déclamateur, ni surtout un de ces candidats inconnus qui, comme des champignons, surgissent en un matin sur une terre pourrie.—Même examen et même triage dans les petites villes: un aubergiste, un petit débitant, un maître menuisier savent jusque dans le moindre détail la position, la vie, le caractère de tous les hommes de leur classe et de tous les bourgeois: c'est que pendant quinze ans, chaque soir, ils les ont passés au crible.—Ainsi, pour quatorze, et peut-être pour dix-sept électeurs sur vingt, autant l'information est pauvre, inexacte ou nulle, quand, par le suffrage universel direct, ils nomment le député de l'arrondissement, autant l'information est riche, exacte et sûre quand, par le suffrage universel indirect, ils nommeront les électeurs du second degré chargés d'aller choisir ce député au chef-lieu.—A mon sens, cette raison est décisive, car elle met tout ensemble la lumière dans l'élection et la loyauté dans la loi.
Supposez donc que le législateur leur dise: «Je vous dois une loi juste, et vous n'êtes pas traités selon la justice, lorsque, appelés à donner votre confiance, vous êtes forcés de choisir entre des gens que vous ne connaissez pas. A présent, vous les connaîtrez, et vous ne donnerez votre confiance qu'avec certitude. Désormais, dans chaque commune, cent électeurs du premier degré nommeront un électeur du second degré. Je ne limite pas votre choix; quel que soit votre élu, riche, pauvre, noble, bourgeois, ouvrier, paysan, cela vous regarde. Je n'exige de lui aucune preuve ni degré de fortune ou d'éducation; je n'exclus que les faillis et les gens condamnés par les tribunaux; à vous de choisir, où vous le trouverez, l'homme le plus honnête, le mieux informé, le plus capable. Voilà pour les campagnes, les bourgs et les petites villes.—Pour les villes moyennes et grandes, chaque quartier nommera ses électeurs, de la même façon qu'une commune ordinaire.—Tous ces électeurs élus se trouveront, à un jour marqué, au chef-lieu d'arrondissement. Là, pendant trois jours, au nombre d'environ deux cents, ils causeront entre eux et avec leurs amis, ils s'assembleront plusieurs fois dans une grande salle pour écouter les candidats et les interroger. Le troisième jour, ils nommeront le député, et reviendront, chacun dans sa commune, pour vous dire, à l'amiable, les raisons de leur choix.»—Y a-t-il, là-dedans, un privilége pour une classe? Mais un duc académicien y est traité sur le même pied qu'un manœuvre, et l'envie égalitaire la plus aigre n'y peut trouver une faveur pour personne.—Quelqu'un pourra-t-il soupçonner une pareille loi d'être hostile au peuple, et arrangée en défiance du grand nombre? Mais c'est justement pour le peuple, pour le grand nombre qu'elle est faite, et ceux qui la décrient, au nom de ce qu'ils nomment emphatiquement les principes, prouvent par cela même qu'ils sacrifient le peuple vivant, les travailleurs, les pauvres, à une théorie usée, à une phrase de livre, à un pur jeu de logique et d'abstractions.
En effet, suivons les conséquences. Ce suffrage à deux degrés est si bien conforme à la nature des choses qu'en fait il existe aujourd'hui chez nous; sans lui, le suffrage direct, tel que nous l'avons depuis vingt ans, ne fonctionnerait pas.—Car d'abord l'électeur rural, et, en général, l'électeur ordinaire, a suivi pendant tout l'empire l'impulsion du sous-préfet et du maire; ainsi, c'est le sous-préfet, le maire et surtout l'empereur qui, sous l'empire, ont été effectivement les électeurs du second degré. Toutes les fois que le gouvernement interviendra par une candidature officielle ou par une préférence avouée, il en sera de même. Aussi bien des électeurs du second degré sont tellement nécessaires qu'aujourd'hui, dans les campagnes, nombre de gens se plaignent, disant que, puisque le gouvernement ne leur indique plus le bon candidat, ils ne savent pour qui voter. Mais à présent nous répugnons tous à cette usurpation du gouvernement; il n'est pas un libéral qui n'aspire à s'en passer et ne loue M. Thiers qui s'en abstient. Voilà donc la direction officielle tout à fait mise à l'écart.—A sa place que reste-t-il? Je connais à quelques lieues de Paris une commune où, au mois de juillet dernier, l'élection s'est faite à quatre degrés. Vingt journalistes de Paris, réunis en comité, avaient dressé la liste de l'Union de la presse parisienne; un habitant de la commune alla chercher les bulletins de cette liste et la fit adopter au maire, aux membres du conseil municipal, aux plus anciens du village assemblés un soir chez lui; ceux-ci la distribuèrent aux autres électeurs; et sur 146 votants la liste eut 130 voix; il y eut donc là trois sortes d'intermédiaires et quatre degrés de suffrage bien comptés. Qu'on le sache ou qu'on l'ignore, qu'on s'en réjouisse ou qu'on s'en irrite, il y en a toujours au moins deux.—Seulement, quand ils ne sont point établis par la loi, quand les habitants ne sont pas appelés publiquement à faire un choix exprès, l'électeur du second degré est de mauvaise espèce.—Tantôt il est l'agent électoral d'un candidat riche qui lui donne de l'argent pour faire boire; en ce cas c'est un homme acheté, sans conscience, une créature qui se remue pour gagner quelques écus ou obtenir une place, et qui travaille par des intrigues de clocher ou des excitations de cabaret.—Tantôt il est expédié par un club de la ville, comité anonyme où des têtes chaudes, des esprits gâtés par une demi-culture, des rêveurs à principes, des avocats et des médecins sans clientèle, une foule de brouillons et de déclassés, se vengent de leur avortement irrémédiable en rebâtissant la société sur le papier; en ce cas, c'est un politician de bas étage qui, de village en village, vient attiser la guerre sociale et racoler des voix pour le Robespierre futur du chef-lieu.—L'élection faite, le premier rentre chez lui et le second retourne à la ville; le tour est joué, aucun n'est responsable. Tout s'est passé en conciliabules, en buvettes, sous le manteau de la cheminée; ils n'étaient point des mandataires, ils n'ont point de compte à rendre.—Voilà comment, sous le suffrage direct, les choses se passent, et c'est merveille qu'à travers des intermédiaires si trompeurs, le bon sens public aboutisse encore à des choix passables ou à peu près bons.
Au contraire, admettons que la loi nous appelle à choisir nous-mêmes ces intermédiaires.—Tout est public; le grand jour luit sur l'élection et sur les candidats. L'électeur n'est plus livré aux insinuations, au charlatanisme; le futur député n'a plus besoin de parader dans la rue, avec une voiture pavoisée; l'émissaire de la ville n'est pas reçu à décrier ou exalter tel ou tel de la commune. Ces mauvais moyens, efficaces quand l'électeur doit opter entre deux inconnus, sont faibles, quand il doit choisir entre des hommes de sa paroisse. Il n'a rien à apprendre des courtiers d'élection; il en sait plus qu'eux, et son opinion, fondée sur son expérience personnelle, est tenace. Il juge donc par lui-même, et choisit ses électeurs du second degré en connaissance de cause, à peu près comme son conseil municipal.
Quels seront-ils?—Très-probablement les mêmes ou presque les mêmes que les membres du conseil municipal, c'est-à-dire des gens choisis entre les plus capables, les plus honnêtes et les plus anciens de la commune.—Je dis les mêmes ou presque les mêmes; car il semble que le mandat, étant différent, introduira dans les choix quelque différence. Il est à croire que, dans les villages, les bourgs et même dans les petites villes, les électeurs auront un peu moins égard à l'ancienneté de la résidence, à la possession de biens au soleil, et un peu plus égard à l'éducation, à l'habitude de fréquenter le chef-lieu et la capitale, à tous les indices d'après lesquels ils reconnaissent dans un homme une instruction plus variée, une plus grande aptitude politique, et la possession d'un horizon plus étendu.—Dans le village, dont je parlais tout à l'heure, l'habitant qui a fait adopter la liste de l'Union parisienne n'était établi que depuis un an; on ne l'eût pas nommé au conseil municipal. Mais il était le seul qui allât fréquemment à Paris; lui seul avait un avis motivé et pouvait fournir des renseignements précis sur les candidats de la liste; à cause de cela, et d'un consentement unanime, il a fait l'office d'électeur du second degré.—Je pense donc que le groupe des électeurs ainsi élus pourra différer du conseil municipal par le nom de quelques membres; qu'on y verra en moins deux ou trois fermiers et vieux habitants, en plus deux ou trois hommes de la classe cultivée, un juge de paix, un notaire, un médecin; dans plusieurs villages de Bretagne, le curé; çà et là le maître d'école, souvent le propriétaire riche, qui réside plusieurs mois, ou quelque capitaine retraité; dans les villes petites et moyennes, outre les fabricants, les commerçants et les rentiers, un banquier, un ingénieur, un président du tribunal, un publiciste estimé, bref une proportion aussi grande de probité et de bon sens, et une proportion plus grande d'information et d'intelligence.—Conduisons ces élus au chef-lieu d'arrondissement; ils y retrouvent ceux du chef-lieu lui-même. Non-seulement, tous ensemble, ils sont l'élite du district, et les plus capables de bien choisir, mais encore, n'étant que deux cents, ils peuvent raisonner par groupes, s'éclairer les uns les autres. En outre, ils font une assemblée naturelle.—Dès lors, ce n'est plus par des professions de foi affichées, chefs-d'œuvre d'emphase et de vague, que les candidats doivent s'expliquer; ils sont tenus de comparaître en personne, de parler eux-mêmes, de quitter les lieux communs, de répondre à des interrogations précises, d'engager d'avance leur opinion sur des mesures prochaines, sur des lois imminentes. La parole est bien moins menteuse que l'écriture; car alors on voit l'homme, on écoute son accent, on devine d'instinct s'il est hâbleur, on n'a pas de peine à savoir s'il est ignorant ou borné. Devant une pareille assemblée bien des candidats officiels de l'empire auraient balbutié ou succombé.—Mais le plus grand des avantages, c'est que voilà un meeting tout fait, une véritable réunion politique à l'anglaise ou à l'américaine, grave, modérée, ayant un but déterminé, peu disposé à souffrir les déclamations de carrefour, c'est-à-dire une école de politique sérieuse, de discussion libre, d'informations mutuelles et d'esprit public. Tout cela nous manque en France et cette lacune est encore plus grave que celle de l'instruction primaire; car, s'il est mauvais que dans la maison paternelle l'enfant ne sache pas lire, il est pire que dans la vie publique l'adulte ne sache pas raisonner.—Grâce au suffrage à deux degrés, les électeurs élus font leur apprentissage, et certainement il n'y en aura pas un qui quitte le chef-lieu sans en rapporter une provision plus grosse d'idées et de faits.
Il revient donc dans sa commune, et là, dans les conversations, en s'expliquant sur le compte des candidats entre lesquels il a choisi, il communique aux gens quelque chose de ce qu'il vient d'apprendre.—Notez qu'il est tenu de s'expliquer et même d'agir conformément à ses explications. En effet, ici la corruption, telle qu'on l'a reprochée aux électeurs de la monarchie de Juillet, n'est guère à craindre. Le nôtre n'est pas comme eux un électeur né, un mandataire par droit de fortune, irresponsable; autour de lui se trouvent ceux qui l'ont choisi. Les villageois, les habitants des bourgs et des petites villes sont jaloux, très-éveillés sur les profits de leurs voisins; sans nul doute, si le vote de l'électeur élu lui attire quelque faveur, si le gouvernement, par l'entremise du député, lui donne, pour lui ou pour les siens, quelque place, on le saura; tout se sait en province; l'envie y va jusqu'à la calomnie. Il est donc forcé d'être intègre; sinon, à l'élection suivante, on ne le chargera plus d'aller choisir le député.—Grâce à cette âpre surveillance et à cette répression infaillible, il est probable que les électeurs élus feront honnêtement leur office, et qu'en outre, dans tous les entretiens privés, dans une quantité de conférences demi-publiques, ils devront donner les raisons de leur vote, faire la biographie du candidat, raconter ses réponses, rappeler ses promesses, résumer de leur mieux la discussion. Dès lors nous pouvons, sans trop de témérité, prévoir sur toute la surface du pays une multitude de conversations et presque d'enseignements politiques. Il peut se faire que, dans le grand ennui de la vie de province, les questions ainsi présentées attirent et occupent ce nombre infini d'esprits qui parcourent le cercle vide du commérage. On aura ainsi organisé la vie politique par la hiérarchie locale, légale, naturelle et spontanée des informations et des intelligences, et l'on aura les avantages des clubs sans en avoir les inconvénients.—Songeons-y bien: le suffrage universel et direct, tel que nous l'avons, est une armée de pionniers, dans laquelle on ne trouve encore que des manœuvres et des ingénieurs en chef. Tout le corps intermédiaire manque, conducteurs, piqueurs, sergents d'escouade. Le manœuvre est trop loin de ses chefs, il ne les connaît pas, il marche en aveugle, avec ses pareils, en troupeau, lorsqu'il est poussé. Il n'agit pas de cœur et de volonté, il n'a pas de confiance. Pour qu'il ait confiance, laissons-lui désigner ses sous-officiers, son petit état-major secondaire et local. Ces sous-officiers sont à sa portée, il les montre du doigt. Une fois qu'il les aura adoptés, il les suivra, et la cohue, qui se précipite, se disperse ou s'arrête à la moindre alarme, deviendra un corps intelligent, qui marche en bon ordre vers un but qu'il se propose et qu'il atteint.
Le mode de suffrage à deux degrés qu'on vient de décrire n'est pas le seul applicable; je l'ai suivi en détail, pour faire toucher au doigt des conséquences précises. Mais il en est d'autres, notamment celui qui ne ferait point élire à part les électeurs du second degré, et donnerait cet emploi aux membres du conseil municipal qui auraient réuni le plus de voix.—Sur tout cela, la discussion décidera; l'essentiel, c'est que l'élection du député se fasse à deux degrés. Ainsi se fera chez nous l'éducation politique de la foule et le contre-coup n'en sera pas mauvais sur l'Assemblée des représentants. Toujours, dans une démocratie, le suffrage à deux degrés choisit mieux que le suffrage direct. Là-dessus l'exemple des États-Unis est décisif, et M. de Tocqueville l'invoque à notre appui. Il oppose la Chambre des représentants, composée d'inconnus et d'intrigants, au Sénat, composé d'hommes supérieurs et illustres. Il remarque que cette Chambre des représentants est produite par l'élection directe et ce Sénat par l'élection à deux degrés. C'est par cette différence de leurs sources qu'il explique l'inégalité de leurs mérites. C'est parce que les sénateurs sont nommés par les législatures de chaque État, qu'ils sont des personnages éminents. Si l'envie démocratique et les manœuvres des politicians sont puissantes sur des assemblées primaires et sur des conventions populaires, elles se trouvent faibles sur une assemblée restreinte et occupée d'affaires; le mérite a tous ses droits devant elle; elle aurait honte d'écarter les talents; la vérité et l'équité, étouffées ailleurs, font enfin entendre leur voix. «Il suffit, dit encore Tocqueville, que la volonté populaire passe à travers une assemblée choisie, pour s'y élaborer en quelque sorte et en sortir revêtue de formes plus nobles et plus belles. Les hommes ainsi élus représentent toujours exactement la majorité de la nation qui gouverne; mais ils ne représentent que les pensées élevées qui ont cours au milieu d'elle, les instincts généreux qui l'animent, et non les petites passions, qui souvent l'agitent et les vices qui la déshonorent… Je ne ferai pas difficulté de l'avouer; je vois dans le double degré électoral le seul moyen de mettre l'usage de la liberté politique à la portée de toutes les classes du peuple. Ceux qui espèrent faire de ce moyen l'arme exclusive d'un parti, et ceux qui le craignent, me paraissent tomber dans une égale erreur[6].»
[6] Tocqueville, de la Démocratie en Amérique, II, 52.
3 décembre 1871.
On n'a indiqué ici que l'idée générale de la réforme; c'est qu'on n'avait point la prétention de rédiger une loi.
Il est un autre principe, dont on a évité de parler, pour ne point compliquer la question, celui qui propose la représentation des minorités. Le lecteur le trouvera expliqué dans un ouvrage récent, de M. Ernest Naville[7]. Tel que M. Naville le présente, il ne semble pas approprié à la majorité des électeurs français. Mais on pourrait l'employer en partie, et notamment pour le choix des électeurs du second degré, soit que le conseil municipal les fournisse, soit qu'on les nomme à part.
[7] La Réforme électorale, par Ernest Naville, correspondant de l'Institut.—1 vol. chez Didier.
Contre le suffrage universel à deux degrés, je n'ai recueilli que deux objections:
1o «Les gazettes radicales diront au peuple qu'on lui vole son droit.»—Si elles le disent, ce sera faux; car la loi dont il s'agit ne confère de privilége à aucune classe et n'est faite que dans l'intérêt du plus grand nombre.
2o «Les ouvriers des grandes villes seront mécontents.»—S'ils le sont, cela sera fâcheux, mais, à moins que le gouvernement ne se sente très-faible, il n'importe; car ils ne sont qu'une minorité, environ un contre neuf, et n'ont pas le droit d'imposer leurs préférences aux neuf autres.
PARIS.—IMP. SIMON RAÇON ET COMP., RUE D'ERFURTH, 1.