The Project Gutenberg EBook of Paris romantique, by 
Frances Milton Trollope and Jacques Boulenger

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Title: Paris romantique
       Voyage en France de Mrs. Trollope (Avril-Juin 1835)

Author: Frances Milton Trollope
        Jacques Boulenger

Release Date: October 30, 2019 [EBook #60594]

Language: French

Character set encoding: UTF-8

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TABLE DES MATIERES

MÉMOIRES ET SOUVENIRS
PUBLIÉS SOUS LA DIRECTION DE
F. FUNCK-BRENTANO

PARIS ROMANTIQUE

VOYAGE EN FRANCE DE Mrs. TROLLOPE

(Avril-Juin 1835)

Traduit et publié par

JACQUES BOULENGER

ET ILLUSTRÉ D’PRÈS LES DOCUMENTS DU TEMPS

ARTHÈME FAYARD, ÉDITEUR
18-20. RUE DU SAINT GOTHARD, 18-20
PARIS

{1}

PARIS ROMANTIQUE

VOYAGE en FRANCE de Mrs. TROLLOPE

{2}

ÉPOUSE VERTUEUSE

(Par Devéria)

{3}

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MÉMOIRES ET SOUVENIRS
PUBLIÉS SOUS LA DIRECTION DE
F. FUNCK-BRENTANO

PARIS ROMANTIQUE

VOYAGE en FRANCE de Mrs. TROLLOPE

(Avril-Juin 1835)

Traduit et publié par
J A C Q U E S   B O U L E N G E R
ET ILLUSTRÉ D’APRÈS LES DOCUMENTS DU TEMPS

PARIS
ARTHÈME FAYARD, ÉDITEUR
18 ET 20, RUE DU SAINT-GOTHARD, 18 ET 20

Droits réservés

{4}

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UNE LOGE AU THÉATRE ITALIEN

(Par Gavarni) (Bibliothèque nationale)

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FRONTISPICE DE «PARIS AND THE PARISIANS», PAR MRS. TROLLOPE

PARIS ROMANTIQUE

INTRODUCTION

VIE DE MRS. TROLLOPE.—DATES DE SON VOYAGE A PARIS.—COMMENT NOUS AVONS TRADUIT SA CORRESPONDANCE.—UNE ANGLAISE CHARMÉE PAR LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE.—QUI ELLE A VU.—«L’ODEUR DU CONTINENT».—LA POLITIQUE DE MRS. TROLLOPE.—LE «PROCÈS MONSTRE».—LITTÉRATURE.

L’auteur des souvenirs de voyage que nous publions et d’une incroyable quantité d’autres ouvrages (en tout 151 volumes), Frances Trollope, naquit à Stappleton, Bristol, en 1780. Élevée à Heckfield-Vicarage, North Hampshire, elle épousa, en 1809, Thomas-Anthony Trollope, avocat et membre du New College à Oxford. En 1827, son mari se trouvait à peu près ruiné; elle le quitta et partit pour Cincinnati avec son fils cadet et ses deux petites filles. Mrs. Trollope était femme de ressources: en conséquence, à peine arrivée aux États-Unis, elle y fonda une sorte de bazar à l’européenne, dépensa 50.000 francs,{6} et acheva rapidement de se ruiner tout à fait. Pourtant les trois années qu’elle avait passées en Amérique ne lui furent pas sans profit; elle en tira un livre, en effet: Usages domestiques des Américains, qui parut en 1832 et attira fort l’attention. Le tableau qu’elle y traçait des manières, défauts et faiblesses des Yankees était si peu que les U. S. A. tout entiers s’en sentirent indignés. Aussitôt, le livre se vendit à un nombre considérable d’exemplaires. En réalité, les remarques satiriques de Mrs. Trollope avaient un fond de vérité, mais elles étaient d’un pessimisme et d’une sévérité excessifs. La bonne dame ne pardonnait pas aux compatriotes des habitants de Cincinnati le dédain que ces derniers avaient marqué à son magasin. Elle ne le leur pardonna jamais: tous ses ouvrages sur la vie en Amérique sont gâtés par le même ressentiment, car, bien qu’elle ait pu voir beaucoup de choses qui eussent eu besoin d’amélioration, il n’est guère admissible, même pour les plus prévenus, qu’elle en ait vu si peu qui méritassent des louanges.

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MAL E-POSTE

En 1833, Mrs. Trollope publia un roman intitulé The Abbess et, en 1834, un livre sur la Belgique et l’Allemagne occidentale, pays qui semblent lui avoir mieux plu que l’Amérique, attendu que son grief le plus sérieux contre l’Allemagne, c’est la fumée du tabac, dont l’usage commençait alors à se répandre universellement chez nos voisins comme chez nous, et contre l’odeur de laquelle elle s’élève avec une énergie qui aurait mérité un meilleur sort.

Parmi ses romans, il faut citer le Vicaire de Wrexhill, 1837, la Veuve Barnabé, 1839, et sa suite, la Veuve remariée, 1840; on y trouve des tableaux de mœurs un peu conventionnels, mais pittoresques. Parmi ses récits de voyage, on doit mentionner son livre sur Vienne et les Autrichiens, paru en 1838, amusant, encore qu’un peu gâté par des préjugés déraisonnables.

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DILIGENCE

En 1841, elle se rendit en Italie d’où elle rapporta une nouvelle étude, moins bonne que les autres: A Visit to Italy, parue en 1842. C’est qu’elle ne s’y est point tenue à la description des mœurs, et son style ni son talent ne se prêtaient point du tout à dépeindre la beauté italienne. Elle se plaisait pourtant à Florence; à partir de 1842, chaque année elle y passa l’hiver, et n’habita plus l’Ecosse que durant quelques mois de l’été. Toujours curieuse du monde, elle cherchait à se procurer des relations en Toscane; dans une lettre du 7 septembre 1844, qui nous a été conservée, et où il vante «l’amour particulier que la célèbre femme de lettre anglaise porte à notre malheureuse patrie», l’un des champions du Risorgimento, Terenzo Mamiani, recommande chaudement à son amie, la marquise Torrigiani, Mrs. Trollope qui vient s’établir à Florence avec son fils aîné et sa fille.{7}

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CABRIOLET DE PLACE

C’est donc en Toscane que Frances Trollope composa pour vivre ses derniers ouvrages. Ils sont inférieurs aux premiers; écrits à la hâte, ils paraîtraient, je crois, peu lisibles aujourd’hui. Son mari était mort près de Bruges en 1835. Elle-même expira à Florence le 6 octobre 1863, à l’âge de 84 ans, en laissant cinq enfants: trois filles et deux fils, Antony et Thomas-Adolphus, qui tous deux suivirent la carrière des lettres et dont le premier tint à Florence un salon qui eut de l’influence.

*
* *

Ce qui nous intéresse ici, c’est le voyage, qu’âgée de 55 ans, Mrs. Trollope fit à Paris, au printemps de 1835, et dont elle a rédigé le récit sous forme de lettres adressées à l’une de ses amies. Ces lettres—qu’elles aient été envoyées ou non—ne sont point datées; seules, la première porte la date du 11 avril 1835, et la dix-huitième, celle du 6 mai 1835. Mais Mrs. Trollope nous apprend elle-même qu’elle resta neuf semaines à Paris. C’est quand elle fut revenue à Londres qu’elle publia ses lettres—en les faisant précéder d’une courte préface (datée de «décembre 1835») et suivre d’un post-scriptum ou conclusion—sous le titre que voici:

Paris || and || the Parisians || in 1835 || by Frances Trollope || author of Domestic manners of the Americans. || Tremordyn cliff, etc. || [Epigraphe:] «Le pire des états, c’est l’état populaire.» Corneille. || In two volumes || Vol. I.[II.]= London:|| Richard Bentley, || New Burlington street || Publisher in ordinary to His Majesty. || 1836. 2 vol. in-8º, de XV-418 et IX-412 pages[A].

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CABRIOLET DE MAITRE

Nous n’avons pas reproduit intégralement cette correspondance, car Mrs. Trollope s’y montre souvent d’une verbosité qui dénoterait clairement qu’on rétribuait son style «à la ligne», s’il n’était patent que toutes les Anglaises d’un certain âge lui ressemblent sur ce point. Quoi qu’il en soit, la bonne dame raisonne, elle «pense» (pour ainsi dire) à propos de toutes choses avec une aisance redoutable, et plusieurs de ses épîtres ne sont que les vues d’une philosophie qui devait paraître un peu modeste même à des «insulaires» de 1835, ou des considérations sur la morale, la politique et la littérature, dont le charme de nouveauté s’est entièrement perdu, il faut l’avouer, depuis Louis-Philippe. C’est pourquoi nous avons retranché—au reste en indiquant nos coupures par des points de suspension—bien des développements et des commentaires qui faisaient longueur, et de même, nous ne nous sommes pas cru obligé de réimprimer une sorte de nouvelle dont l’ennui nous a paru excessivement intolérable. Mais, si nous avons de la sorte coupé une bonne part de l’idéologie poli{8}tique et critique de Mrs. Trollope, en revanche nous avons conservé toutes ses observations directes des faits et ses comparaisons des usages de la France à ceux de l’Angleterre, où elle révèle avec une ingénuité parfois bien délicieuse ce que la société parisienne présentait déjà, aux yeux d’une lady comme elle, d’irrésistible ensemble et de «shocking».

*
* *

On verra, en parcourant les pages qui suivent, à quel degré Mrs. Trollope est britannique, et c’est ce qui rend à tout moment ses mémoires infiniment réjouissants pour nous. Qu’on lise, par exemple, le chapitre où la décente lady traite de ce qu’il y a de choquant pour la pudeur et la «délicatesse» anglaises dans les manières et les libres propos à la parisienne,—ou bien le chapitre, où cette fille de clergyman explique comment «le clergé d’Angleterre, ses respectables épouses et ses filles si bien élevées», fréquente à Londres la «société» et quels heureux effets cela produit sur la vertu mondaine. Avec quelle conviction ne déplore-t-elle pas chez nous les progrès de «l’indecorum»! De quel sérieux elle proteste à ses compatriotes que les «sociétés» où elle a eu l’honneur d’être admise n’ont rien offert à ses observations personnelles qui autorisât la plus légère attaque contre les mœurs du monde parisien! Et tout cela est, certes, éminemment comique,—mais ce qui est touchant, c’est de voir combien cette lady est séduite et charmée par la simplicité, la gaieté spirituelle, la cordialité et ce qu’elle nomme elle-même «l’effervescence» françaises.

En 1835, notre pays n’était pas aussi infecté d’anglomanie qu’aujourd’hui. Il y avait encore chez nous de cette bonne grâce sans cérémonie qui, avant la Révolution, donnait à la vie cette douceur dont parlait M. de Talleyrand: «Dans aucun lieu de l’univers, il n’est plus aisé d’entrer en conversation avec un étranger qu’à Paris», constate Mrs. Trollope, tout de même que l’avait fait, au siècle précédent, le voyageur sentimental de Sterne. En 1835, les gens du monde eux-mêmes gardaient encore l’horreur française pour la roideur et la contrainte. Ils étaient allègres sans aucun remords.

«J’ai vu—déclare notre lady—des hommes et aussi des femmes à cheveux gris, assez ridés pour être non moins graves qu’un vénérable juge au tribunal, mais je n’en ai jamais vu qui ne semblassent prêts à sauter, danser, valser et faire l’amour.»

Certes, il n’est plus guère de différence aujourd’hui entre les gentlemen gourmés de Londres et de Paris. Mais nos dandys Louis-Philippe n’arrivaient encore qu’à grand’peine à ce «flegme britannique» qu’ils admiraient si fort. Ils échappaient mal à la vivacité nationale; en cas de brouille, par exemple, il leur était malaisé de renoncer au plaisir d’échanger des mots cruels, et ils réussissaient rarement à s’ignorer tout à fait, comme ils font en Angleterre. Les relations mondaines aussi gardaient beaucoup de la familiarité d’autrefois:

«J’ai vu une comtesse de la plus vieille et de la meilleure noblesse recevoir les visiteurs à la porte extérieure de son appartement avec autant de grâce et d’élégance que si une triple chaîne de grands laquais portant sa livrée avaient passé les noms des arrivants du vestibule au salon», note Mrs. Trollope avec étonnement; «et ce n’était pas le manque de richesse,—ajoute-t-elle,—seulement, cocher, laquais, suivante et tout ce qui s’ensuit, la comtesse les avait envoyés en course.»{9}

A cette simplicité qui lui paraît admirable, et qui l’est en effet, la bonne dame oppose la pompe, l’ostentation et la raide étiquette qui régissent les relations sociales dans son pays. Et cent fois, elle revient ainsi sur le plaisir de ces réunions quotidiennes, sans parade, qu’ignorent ses compatriotes, sur le ton enjoué et familier de la conversation et sur la bonhomie spirituelle des Parisiens.

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LA VEILLÉE, PAR LÉON NOEL

(Collection J. B.)

Il semble que les gens du peuple aient moins changé que les gens du monde, depuis 1835. Mrs. Trollope vante en toute occasion la vivacité, la gaieté et la bonne humeur de la foule parisienne. Le jour de la fête du roi, elle va se promener aux Champs-Elysées; une immense cohue s’y presse au milieu des baraques foraines, des théâtres en plein vent et des vendeurs de limonade:

«Ce peuple mérite réellement des fêtes—ne peut-elle s’empêcher de s’écrier;—il se réjouit si cordialement, et en même temps si paisiblement!» Dans son enthousiasme, elle vante même la tempérance populaire et jusqu’à la politesse des marchandes de friture.

Un autre jour, pour se rendre de Versailles aux «grandes eaux» de Saint-Cloud, elle monte avec ses compagnons dans un de ces véhicules à cinq ou six chevaux que l’on nomme aujourd’hui tapissières: les voyageurs s’y entassent, ce qui n’empêche pas{10} que les cochers ne prétendent à faire entrer toujours de nouveaux clients dans leurs voitures: «Rien ne pouvait égaler la joie de la foule à la vue des efforts que faisait le conducteur pour remplir les vides», note la bonne lady. Quand elle arrive à Saint-Cloud avec les milliers de personnes qui viennent comme elle de Versailles, déjà les «grandes eaux» ont cessé; «néanmoins, tout le monde parut aussi gai et content que si le spectacle n’eût pas manqué». Et l’un des traits caractéristiques du public de chez nous, c’est peut-être encore cette patience gouailleuse.

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LES TUILERIES VERS 1835

(Coll. J. B.)

Mais c’est au jardin des Tuileries que Mrs. Trollope se sent le plus touchée par le goût français. La disposition même de ces charmants jardins, leurs arbres taillés, leurs orangers en caisse, leurs massifs de fleurs réguliers, tout cela l’enchante mieux, avoue-t-elle, qu’un parc à l’anglaise, mais moins encore que le public qui y fréquente. Certes, elle déplore que, depuis la révolution de Juillet, on y laisse pénétrer tous ceux qui se présentent; auparavant, les factionnaires ne permettaient d’entrer qu’aux promeneurs bien vêtus, et Mrs. Trollope trouvait cela bien plus conforme au «decorum» vraiment. Pourtant, elle ne cesse de chanter l’agrément qu’on y goûte, et elle passe ses dimanches à observer la foule railleuse et gaie qui s’y presse et où font sensation les républicains par les détails symboliques de leur mise, comme les dandys par la noirceur{11} invariable de leur chevelure et de leurs favoris, mais surtout les polytechniciens par cette ressemblance avec Napoléon, leur héros, à laquelle ils s’exercent et, paraît-il, arrivent tous.

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BOUQUETIÈRE

(Bibliothèque Nationale) (Gavarni)

Enfin, que ce soit aux Tuileries ou dans les salons à l’heure des visites, à Tortoni, sur le boulevard des Italiens, dans les restaurants à 40 sous du Palais-Royal ou chez Mᵐᵉ Récamier, Mrs. Trollope célèbre la grâce inimitable des Parisiennes. «S’il arrive que l’on rencontre une femme habillée ridiculement, ce qui est très rare, il y a cinq chances contre une pour que ce ne soit pas une Française», dit-elle; et elle tente d’expliquer cette «élégance simple et parfaite», qui ne s’obtient que dans «le seul pays du monde où l’on sache repasser», c’est-à-dire à Paris, et qui désespère les étrangères.

«C’est en vain que toutes les femmes de la terre viennent en foule à ce marché d’élégance, chacune portant assez d’argent dans sa poche pour se vêtir de la tête aux pieds avec tout ce qui se trouvera de mieux et de plus riche: quand elle aura acheté et mis comme il convient toute chose exactement de la façon qu’on lui aura prescrite, elle entendra, dans la première boutique où elle entrera, une grisette murmurer à une autre derrière le comptoir: «—Voyez ce que désire cette dame anglaise», et cela (pauvre chère dame!) avant quelle ait pu prononcer un seul mot capable de la trahir...»

Et c’est parce qu’elle a senti de la sorte le charme des Parisiennes et le goût dont la moindre marchande ambulante compose ses bouquets de deux sous ou noue les cerises qu’elle débite aux gamins dans la rue, que l’on pourra excuser cette Mrs. Trollope, si même elle ne s’est pas toujours doutée de l’impertinence qu’il y avait à placer (comme elle l’a souvent fait) au-dessus de notre France son An{12}gleterre. Elle savait bien notre langue, à en juger par les phrases «parisiennes» dont elle parsème son texte—nous les avons imprimées en italiques—et où l’on ne relève que rarement des tournures un peu trop anglaises dans le genre de: «Mais c’est un siècle depuis que je vous ai vu!» Grâce à cet usage qu’elle avait du français, Mrs. Trollope put utiliser les lettres de recommandation dont elle avait eu soin de se munir abondamment et qui lui assurèrent l’entrée de cette société parisienne qu’elle trouve si agréable.

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CAMION

Malheureusement, elle ne nous nomme guère les personnes qu’elle y rencontra. Parmi les femmes du monde, elle cite en passant Mᵐᵉ Benjamin Constant; ailleurs, elle conte comment elle connut Mᵐᵉ Récamier chez qui elle causa avec Chateaubriand et entendit une lecture des Mémoires d’outre-tombe. C’est dommage: on eût aimé à savoir quelle était cette «dame métaphysicienne», notamment, qui lui tint des propos si abscons à une soirée dansante, ou cette aimable personne qui désirait tant d’avoir des éclaircissements sur «la manière de faire l’amour à l’anglaise», et toutes les maîtresses des «maisons où elle était reçue», dont elle dessine, sans les nommer, des croquis amusants. Et l’on aurait voulu aussi qu’elle citât plus souvent les noms des hommes notoires qu’il lui fut donné d’approcher, comme Lamennais, dont elle a peint un bon portrait, ou comme Chateaubriand. Mais en 1835, on n’entendait pas le reportage à la manière d’aujourd’hui. Aussi bien, nous pouvons nous consoler de la discrétion de Mrs. Trollope, car l’intérêt de sa correspondance est moins encore dans les portraits qu’elle y trace que dans les observations sur les mœurs qu’elle y fait; et parce que l’on trouve beaucoup plus souvent, dans les autres mémoires du temps, les croquis des personnages en vue que des remarques comme les siennes sur le déplaisir qu’il y a chez nous à rester jeune fille, et la honte que sentent de leur triste état les vieilles demoiselles.

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* *

On trouvera au chapitre XXXIX un tableau enchanteur du boulevard des Italiens, de ses bouquetières, de ses dandys, de ses promeneuses et du glacier Tortoni. Au chapitre XXXI, Mrs. Trollope peint les illustres galeries du Palais-Royal, dont la vogue commençait à céder à celle du boulevard, et conte avec émotion comment elle fut dîner là dans un restaurant à 40 sous où la cuisine lui sembla incomparable. Ailleurs, elle célèbre le Luxembourg, le concert Musard, les Champs-Elysées, ou bien elle fait un chaleureux récit d’un pique-nique à Montmorency. Mais elle est sévère pour nos rues.

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En 1835, déjà la «voirie» parisienne était déplorable. Nos pères connaissaient très peu les égouts, à peine les trottoirs, et point du tout l’invention récente de{13} M. Mac-Adam. La nuit, il leur fallait chercher leur chemin à tâtons sous le lumignon jaune des réverbères à huile, alors qu’à Londres le gaz brillait presque partout. Le jour, ils se voyaient arrêtés à chaque pas par un encombrement, salis par quelque vieille cardant des matelas devant sa porte, ou forcés, pour éviter quelque chaudronnier ambulant, de se crotter dans le ruisseau qui coulait au centre de la chaussée mal pavée.

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(E. Lami del.) (Coll. J. B.)

C’est que les Parisiens, contrairement aux Anglais, aimaient le luxe et ignoraient le confortable. La moindre petite bourgeoise de chez nous possédait assez de choses luxueuses pour faire pâlir d’envie une grande dame britannique, s’il en faut croire Mrs. Trollope. En revanche, elle n’avait pas d’eau à volonté, car l’eau ne montait guère dans ces grands immeubles à appartements que les Parisiens préféraient aux maisonnettes à la mode de Londres, et les canalisations n’existaient point. C’était le porteur d’eau qui procurait ce qu’il fallait de seaux pour la cuisine, la toilette et le ménage; d’où Mrs. Trollope conçoit certains doutes sur la perfection du ménage et de la toilette qui ne sont peut-être point absolument injustifiés, et qui expliqueraient assez bien ce que ses compatriotes appelaient alors, parait-il, «l’odeur du continent»; mais elle a réellement tort de se demander ensuite si le «raffinement» de son pays sur ce point n’indique pas que l’Angleterre va tomber incessamment dans la décadence de la Grèce et de Rome.

*
* *

En politique, en art, en littérature ou en morale, Mrs. Trollope est réactionnaire. Voici pourquoi: c’est parce que les libéraux ne sont que des whigs et qu’elle est elle-même une lady tory. Un gentleman fort comique, qui vivait dans le même temps qu’elle et qui a laissé d’amusants souvenirs, Thomas Raikes, était également tory parce qu’il était tory; ne lui demandons pas d’autre raison, celle-là est d’un très bon Anglais.

Si l’on tente d’approfondir les griefs de Mrs. Trollope contre les libéraux français, ce qu’on démêle de plus clair, c’est qu’elle leur reproche d’avoir favorisé les progrès de l’indecorum: en élevant des barricades dans les rues, les insurgés de 1830 ont démoli celles de la société, dit-elle, et l’on sent tout ce que cet argument a d’irréductible. Néanmoins elle en aurait pu trouver pas mal d’autres.

En 1835, les «Trois Glorieuses» étaient récentes. On voyait toujours, près des{14} Halles, les tombeaux élevés aux «héros de Juillet». Au musée d’Artillerie, on lisait encore une pancarte priant lesdits héros de rapporter les fusils qu’ils avaient empruntés pendant l’émeute et qu’ils n’avaient sans doute point eu, depuis, le loisir de rendre...

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Quel est le parti le plus généralement respecté en France? se demande Mrs. Trollope. Elle passe en revue les légitimistes, les carlistes qui diffèrent des légitimistes en ce qu’ils n’acceptent point l’abdication de Charles X, les doctrinaires partisans de Louis-Philippe, et les républicains dont elle fait des croquemitaines. (Elle ne dit pas un mot du parti bonapartiste pour cette raison qu’il n’existait pas et que la noblesse de l’Empire ne formait même pas un milieu spécial et comparable aux milieux légitimiste, doctrinaire ou républicain.) On ne doit point s’étonner si Mrs. Trollope répond à la question qu’elle s’est posée, que le parti le plus estimé en France est celui des légitimistes. Toutefois, elle ajoute prudemment: «Il ne faut pas déduire de cela que la majorité des Français soit disposée à risquer son précieux repos pour rétablir les Bourbons sur le trône», car chacun est trop heureux «de jouir en paix de ses spéculations à la Bourse, des florissants restaurateurs, des boutiques prospères et même de ses propres tables, chaises, lits et cafetières». Et ici il semble bien qu’elle ait vu la vérité.

Certes, Louis-Philippe n’était encore rien moins que populaire, dans ces premières années de «juste-milieu». Stendhal nous a dit dans Lucien Leuwen par quelles bordées de sifflets les provinciaux s’amusaient à accueillir ses fonctionnaires, et Mrs. Trollope elle-même a remarqué l’indifférence du peuple pour le souverain le jour de la fête du roi. Par amour de la paix et de la tranquillité, la France avait accepté Louis-Philippe, mais elle ne s’en était pas éprise: elle n’avait fait avec lui qu’un mariage de raison. Elle lui demandait une administration sage qui permit aux affaires de fructifier et à la nation de prospérer, et Mrs. Trollope observe finement que rien n’était plus propre en 1835 à offenser un doctrinaire que «l’expression du plus léger doute sur sa chère tranquillité»: c’était à ce point que le gouvernement préférait ignorer les émeutes et la manifestation à peu près quotidienne des républicains à la Porte-Saint-Martin.

A ce qu’on réclamait de lui, Louis-Philippe répondit très bien. Quand on voyait le roi-citoyen faire sa promenade à pied sur les boulevards, à la façon d’un bon bourgeois à qui ne manque que sa dame et sa demoiselle, tel que Mrs. Trollope nous le montre: le parapluie sous le bras, et distingué seulement du commun des hommes par une innocente petite cocarde à son chapeau, on ne saluait guère, mais au fond on n’était pas fâché.—Et l’on ne doit pas oublier, non plus, que Louis-Philippe était l’homme le plus spirituel de son royaume.—Malheureusement, il régnait sur un siècle romantique, et il faut avouer que le «juste-milieu» n’était pas très exaltant pour l’imagination... Comprimé, le romantisme politique éclata, comme on sait, par cette révolution de «quarante-huit», qui fut sans doute la plus niaise de toutes les révolutions françaises.{15}

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MARIE DORVAL

(Gravure de Léon Noël) (Bibliothèque Nationale)

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Le grand événement qui passionnait l’opinion en ce printemps de 1835, c’était le Procès-Monstre.

Depuis les «Trois Glorieuses», le parti républicain n’avait cessé de s’agiter contre le gouvernement de Louis-Philippe, à qui il reprochait d’avoir «escamoté» la République. Il était peu nombreux et dénué d’argent, mais bien organisé en sociétés secrètes, et composé d’hommes résolus: ouvriers luttant pour améliorer leur vie et étudiants enflammés de lyrisme. Depuis 1831, les insurrections n’avaient pas cessé. En avril 1834 des émeutes éclatèrent dans diverses villes. Du 9 au 13 avril, les ouvriers lyonnais tinrent tête à la troupe. Dès que la nouvelle de leur soulèvement parvint à Paris, le 13 avril, les républicains de la capitale commencèrent à faire des barricades; et un officier de la petite armée que M. Thiers déploya contre eux ayant été blessé devant le nº 12 de la rue Transnonain, ses soldats entrèrent dans la maison et y massacrèrent tout, compris les femmes et les petits enfants. A Lunéville, Grenoble, Marseille, Poitiers, etc., il y eut également des troubles.

Le gouvernement résolut d’en finir et déféra 164 émeutiers, accusés d’avoir comploté contre la sûreté de l’Etat, à la Chambre des Pairs constituée en Haute-Cour de justice. Le Procès des accusés d’avril, surnommé le Procès-Monstre, dura de mars 1835 à janvier 1836. On avait interdit aux femmes l’entrée du Luxembourg; seule, paraît-il, George Sand, vêtue en homme, put assister à quelques séances. Mais Mrs. Trollope qui était une honnête lady, n’avait pas coutume de fumer des cigares ni de revêtir des pantalons à pont: elle ne put entrer. Toutefois elle donne une quantité de détails amusants sur l’état de l’opinion et les précautions du gouvernement.

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ANTONY: «ELLE ME RÉSISTAIT JE L’AI ASSASSINÉE!»

(Lith. de V. Adam) (Collection J. B.)

En littérature, comme en politique, Mrs. Trollope est réactionnaire. Au théâtre, ce qu’elle préfère, ce sont les pièces anciennes et même les grandes coquettes de cinquante-six ans, telle l’illustre Mˡˡᵉ Mars. En revanche, ce qu’elle déteste le plus c’est la nouvelle école des romantiques, «l’école du décousu», comme elle l’appelle. On trouvera plus loin quelques-unes de ses diatribes contre les «horreurs à la mode»... Et vraiment elle n’y a pas tort.

Car, lorsqu’elle parle de la littérature romantique, Mrs. Trollope pense presque toujours au théâtre. C’est sur ses pièces qu’elle juge Victor Hugo. De la romancière George Sand, elle dit au contraire: «La dame qui écrit sous ce nom ne saurait être rejetée, même par le défenseur le plus austère des mœurs publiques, sans un soupir», et elle consacre tout un chapitre à pousser ce soupir-là. Quant à M. d’Arlincourt, il est vrai qu’elle se montre rigoureuse pour lui, mais vraiment ce vicomte était trop ridicule. Encore un coup, ce ne sont pas les poèmes ni les romans, mais les pièces de la nouvelle école que Mrs. Trollope appelle «les horreurs à la mode».{18}

Or, que vit-elle jouer pendant son séjour à Paris? Charlotte Brown, de Mᵐᵉ de Bawr... Si elle «éreinta» de la belle manière cette consœur, excusons Mrs. Trollope.—Quoi encore? Le Monomane, de Duveyrier, mélodrame en cinq actes, à l’Ambigu. En ce temps-là, les mélodrames étaient des pièces «littéraires»; on n’y allait pas du tout, en souriant, pour pleurer, mais gravement, et on les trouvait sublimes. Si vous connaissez Le Monomane de Duveyrier, histoire abracadabrante d’un procureur du roi agité de la folie du sang, intrigue mêlée de somnambulisme, poison, assassinat sur la scène, et tout ce qui s’ensuit, vous excuserez encore Mrs. Trollope de n’avoir pas admiré ce drame autant que les «jeunes gens de Paris»; et vous lui pardonnerez également, je pense, d’avoir un peu ri à la Tour de Nesles, de Gaillardet et Dumas, qui en 1835, ne passait pas moins que Le Monomane pour une pièce de haute littérature.

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LA TOUR DE NESLE: «REGARDE ET MEURE»

(Lithographie de V. Adam) (Coll. J. B.)

Enfin, pour tout achever, la pauvre femme vit jouer le Roi s’amuse et Angelo, tyran de Padoue, de Victor Hugo. On venait de faire autour de la première représentation d’Angelo une réclame incroyable. Le Théâtre-Français avait engagé spécialement Mᵐᵉ Dorval pour figurer aux côtés de Mˡˡᵉ Mars... Cette fois encore, peut-on en vouloir à Mrs. Trollope de se livrer à d’innocentes plaisanteries sur ce «tyran pas doux du tout», qu’elle trouve ridicule non sans raison, et a-t-elle tort lorsqu’elle constate que Victor Hugo a parfaitement réussi à mêler le tragique au comique, car la «catastrophe se produisant par le moyen du poignard et du poison, la pièce est une tragédie sans contredit, mais les incidents et les dialogues ayant été traités dans l’esprit le plus gai, cette même pièce est sans faute une comédie»?

En ce temps-là, on s’amusait beaucoup des quatrains comme celui-ci:

Où, ô Hugo! jucheras-tu ton nom?
Justice encor faite que ne t’a-t-on?
Quand donc, au corps qu’académique on nomme,
Grimperas-tu de roc en roc, rare homme?

C’était drôle... Pardonnons au vieux classique qui blasphémait de la sorte notre Hugo: sans doute il n’avait pas lu les Feuilles d’automne, et c’était peut-être un spectateur d’Angelo.

Jacques Boulenger.

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{19}

PARIS ROMANTIQUE

I

L’ARGOT A LA MODE.—LES JEUNES GENS DE PARIS.—LA JEUNE FRANCE.—ROCOCO.—DÉCOUSU.

Je suppose que, chez tous les peuples et dans tous les temps, une certaine partie de ce que nous appelons argot s’insinue dans la conversation familière, et même ose quelquefois se faire entendre à la tribune et sur la scène. Mais il me semble que la France prend en ce moment de bien grandes libertés vis-à-vis de sa langue maternelle. D’ailleurs, pour traiter convenablement ce sujet, il faudrait être Française soi-même, et, de plus, érudite. Je me contente de noter sous toutes réserves, comme une chose qui m’a frappée, que cette innovation paraît s’accentuer visiblement.

Je le sais: on peut dire que tout mot nouveau, qu’il soit fabriqué ou emprunté, ajoute quelque chose à la richesse du langage; et, sans doute, il en est ainsi. Mais la langue française, telle qu’on l’écrivait au Grand Siècle, présente une telle grâce, une élégance si accomplie, que cela supplée au manque d’abondance qui lui a été quelquefois reproché. Augmenter sa force en lui donnant de la rudesse, ce serait comme si l’on échangeait un cheval de race contre un cheval de brasseur:

«Vous gagnez en puissance ce que vous perdez en grâce, dira le brasseur.

—Il se peut; mais beaucoup de gens, même en ce temps d’activité et d’utilitarisme où nous sommes, regretteraient l’échange.»

Au reste, c’est là un sujet, comme je l’ai déjà dit, sur lequel je ne me sens pas le droit de disserter. Personne ne devrait se permettre d’examiner ni de discuter les finesses d’une langue qui n’est pas la sienne. Mais, sans se permettre un examen aussi présomptueux, il y a des mots et des phrases qui sont à la portée de l’observation d’une étrangère et qui me frappent comme remarquables en ce moment, soit par la fréquence de leur emploi dans la conversation, soit par le sens emphatique qu’on leur donne.

Les jeunes gens de Paris[B] me semble une de ces expressions-là. Traduisez-la en anglais et vous n’y trouverez aucune signification plus remarquable qu’à celle-ci: «Les jeunes gens de Londres» ou de toute autre métropole. Mais entendez cette locution à Paris... Miséricorde! elle résonne comme la foudre. Ce n’est pas cependant qu’elle soit bruyante et fanfaronne, elle a plutôt un sens imposant ou mystique; elle semble symboliser le pouvoir, la science,—oui, et la sagesse entière de toute la nation.

La jeune France est une autre de ces expressions cabalistiques qui laissent sous-entendre quelque chose de grand, de terrible, de volcanique, de sublime. Je dois vous avouer que ces deux phrases, prononcées, comme elles le sont toujours, avec une mystérieuse emphase qui semble dire que ce qu’elles expriment dépasse ce qu’on entend, produisent sur moi un effet stupéfiant. Je me rends parfaitement compte que je ne saisis pas complètement toutes les nuances à quoi elles font allusion, et je redoute de demander des explications qui me rendraient peut-être les choses encore plus inintelligibles...

En dehors de ces phrases et de quelques autres que je pourrai peut-être citer dans la suite comme difficiles à comprendre, j’ai appris un mot tout nouveau pour moi et que je crois tout récemment introduit dans la langue française; du moins, il n’est{20} pas dans les dictionnaires et je suppose que c’est une de ces heureuses innovations qui viennent de temps à autre enrichir et renforcer le langage. Comment l’ancienne Académie aurait-elle traité ce vocable? Je ne le sais. Mais il me semble fort expressif et je pense qu’on peut très convenablement s’en servir; en tout cas, je l’utiliserai souvent comme un adjectif des plus utiles. Ce mot nouveau-né, c’est rococo. Il me paraît désigner, pour tout ce qui est jeune et nouveau, tout ce qui porte l’empreinte du goût, des principes ou des sentiments du temps passé.

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LA JEUNE FRANCE

(Par Tony Johannot) (Extrait de Jérôme Paturot)

L’épithète de rococo peut s’appliquer à cette partie de la population française qui a gardé les modes surannées, le goût des habits galonnés et des nœuds d’épée en diamant, comme à celle qui, par un fier royalisme, reste dévouée à son roi légitime, bien qu’elle n’en puisse plus rien attendre; tel est du moins le sens du mot rococo dans la bouche d’un doctrinaire. Mais entendez maintenant un républicain le prononcer: il l’appliquera à toute espèce d’autorité régulière, même au pouvoir actuel, et, en fait, à tout ce qui se rapporte à la loi ou à l’Evangile.

Il y a un autre adjectif qui me paraît être employé très fréquemment et qui mérite tout autant d’être considéré comme étant à la mode. C’est un bon vieux mot régulier, admirablement expressif, et aujourd’hui d’une utilité plus qu’ordinaire:{21}

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MADEMOISELLE MARS

(A. Lacanchie del., 1836) (Bibl. Nat.)

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l’adjectif décousu. Les esprits raisonnables semblent s’en servir pour qualifier la divagation de la nouvelle école littéraire et tous ces lambeaux d’opinions qu’ont recueillis au hasard les jeunes gens qui dissertent sur la philosophie, comme il est en ce moment de bon ton de le faire à Paris.

Si la population entière devait être classée en deux grandes divisions, je doute qu’elle le pût être plus explicitement que par ces deux termes: les Décousus, les Rococos. Je vous ai dit de quoi se composerait la classe des Rococos. Celle des Décousus comprendrait toute l’école ultra-romantique: romanciers, poètes, auteurs dramatiques; les républicains de toutes nuances, depuis ceux qui avouent admirer «l’ardent Robespierre», jusqu’aux paisibles disciples de Lamennais; enfin la plupart des écoliers et toutes les poissardes de Paris...

II

Mˡˡᵉ MARS DANS ELMIRE DE Tartuffe. ETERNELLE JEUNESSE DE L’ACTRICE.

J’avais quelque crainte de passer pour atteinte de «rococoïsme» quand j’osai, peu de temps après mon arrivée, avouer que je désirais ardemment détourner mon attention des choses nouvelles, et voir une fois encore Mˡˡᵉ Mars dans le rôle d’Elmire de Tartuffe.

Je n’étais pas non plus sans redouter que le délicieux souvenir qu’elle m’avait laissé ne fût effacé par le changement que sept années avaient dû produire en elle. J’avais peur de montrer à mes enfants une réalité qui détruisît le beau idéal que je leur avais tracé de la seule parfaite actrice que l’on voie encore au théâtre.

Mais Tartuffe était affiché, et peut-être ne le serait-il plus de longtemps. Nous dînâmes hâtivement et de bonne heure, et bientôt je me trouvai une fois de plus devant le rideau que j’avais vu se lever si souvent pour Talma, Duchesnois et Mars.

Je m’aperçus avec un grand plaisir, en arrivant au théâtre, que les Parisiens, si inconstants en toutes choses, étaient restés fidèles à leur adoration de Mˡˡᵉ Mars, car bien que ce fût la cinq centième fois, peut-être, qu’elle jouait Elmire, les barrières étaient aussi nécessaires, la queue aussi longue et aussi nombreuse, que lorsque, quinze ans plus tôt, j’avais remarqué pour la première fois le prodigieux pouvoir exercé par une actrice qui avait depuis longtemps déjà dépassé le premier épanouissement de sa jeunesse et de sa beauté. Si les Parisiens pouvaient justifier leur amour du changement comme cette singulière preuve de fidélité, ce serait bien. Il y a malgré tout en elle un étrange enchantement...

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AU LOUVRE

Je consentirais volontiers à mourir pour quelques heures, si cela pouvait faire revivre Molière et lui laisser voir Mars jouant un de ses rôles préférés; quel ne serait pas son plaisir à voir la créature de son imagination vivre exquisement devant lui, et à remarquer en même temps le frémissement que son esprit, transmis par cette charmante actrice, fait courir à travers les rangs pressés dans la salle, ainsi qu’un courant d’électricité! Pensez-vous que le meilleur sourire de Louis le Grand ait jamais valu cela?...

III

LE SALON AU LOUVRE.—IMPERTINENCE QU’IL Y A A RECOUVRIR LES CHEFS-D’ŒUVRE ANCIENS PAR DES TABLEAUX CONTEMPORAINS.—SALETÉ DU PUBLIC.—L’ÉGALITÉ EST UNE NIAISERIE.

Je me suis si peu préoccupée des dates et des saisons que j’ai absolument oublié,{24} ou plutôt que j’ai négligé de dire que le moment de notre arrivée à Paris était celui de l’exposition des artistes vivants au Louvre; et il ne serait pas facile de vous décrire la sensation que j’éprouvai quand je vis, dans la Galerie, des tableaux si différents de ceux que j’avais coutume d’y trouver.

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UN TABLEAU DU SALON DE 1835

(Extrait de l’Artiste)

D’ailleurs l’exposition est très belle, et tellement supérieure à tout ce que j’ai vu jusqu’ici de l’école moderne, qu’après notre premier désappointement, nous eûmes la consolation de nous y plaire et même d’en jouir.

Pourtant il n’est certainement pas un système moins capable d’attirer l’admiration que celui qui consiste à couvrir Poussin, Raphaël, Titien et le Corrège, par les productions des palettes modernes!...

Il doit être excessivement désagréable pour les artistes—qui, je crois, rôdent fréquemment incognito et affectant l’indifférence autour de leurs toiles préférées—d’ouïr des remarques comme celles que j’entendais hier dans cette partie de la Galerie où se trouvent les Saint Bruno de Le Sueur! «Certainement, les rubans de la robe de cette dame sont d’un bleu délicat, disait le critique, mais la draperie de Le Sueur, qui se trouve en dessous pour mes péchés, est identique. Pourrait-on désirer un meilleur contraste que celui de cette figure sans expression, froide, lisse, à la peau vernie, aux membres inanimés et à la mollesse inexprimable, qui a pour nom Portrait d’une Dame, avec le chef-d’œuvre qu’elle cache?...»

L’exposition remplit environ les trois quarts de la Galerie; et, à l’endroit où elle cesse, un horrible rideau, suspendu en travers, cache les précieuses œuvres des écoles espagnoles et italiennes qui occupent l’extrémité de la galerie. Peut-on inventer un tel supplice de Tantale? Et quel artiste vivant pourrait être apprécié en toute justice dans ces conditions?

Pour rendre l’effet plus frappant encore, on laisse entre ce triste rideau et le mur orné, quelques pouces d’intervalles, qui permettent à la doucereuse teinte brune d’un Murillo bien connu d’attirer les yeux sans les contenter. Certainement tous les professeurs de toutes les acadé{25}mies existantes ne sauraient découvrir une manière de montrer les artistes français modernes à leur plus grand désavantage. Espérons qu’ils auront du succès malgré cela.

Puisque je parle de Paris, il est presque superflu de dire que l’entrée dans cette exposition est gratuite.

Je ne puis abandonner ce sujet sans ajouter quelques mots sur le public ou tout au moins sur une partie du public, dont il m’a semblé que l’apparence offrait des preuves non équivoques du progrès des esprits et de celui de l’indécorum. Dans tous les endroits où la foule des amateurs était le plus dense, on voyait et on sentait un nombre considérable de citoyens et de citoyennes particulièrement graisseux. Mais, comme dit le proverbe:

«La noix la plus douce a l’écorce la plus amère.»

et ce serait ici une trahison, je suppose, que de douter qu’il ne se cache, sous ces blouses sales et ces jupons usés, autant de raffinement et d’intelligence que nous pouvons espérer d’en trouver sous le satin et la dentelle.

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GRAVURE DE A. HERVIEU

(Extrait de Paris and the Parisians, par Mrs. Trollope)

C’est un fait indiscutable, je crois, que, lorsque les immortels de Paris élevèrent des barricades dans les rues, ils démolirent plus ou moins les barrières de la société. Mais c’est là un mal que n’ont pas besoin de déplorer les gens qui songent à l’avenir. La nature elle-même, du moins telle qu’elle se montre quand l’homme abandonne les forêts, pour vivre en société dans les cités, la nature prend soin elle-même de remettre tout en ordre.{26}

«La force veut dominer la faiblesse».

et quand, un matin, tous les hommes se réveilleraient égaux, l’heure du coucher ne serait pas arrivée que certains auraient déjà compris que la destinée leur impose de faire le lit des autres. Telle est la loi naturelle. La force brutale de la foule n’est pas plus capable de l’enfreindre que le bœuf de nous faire tirer la charrue ou l’éléphant de nous arracher les dents pour en faire des jouets à ses petits.

En ce moment, toutefois, un peu de la lie que la promulgation des Ordonnances a soulevée, flotte encore à la surface, et il est difficile d’observer, sans sourire, en quoi consiste principalement cette liberté pour laquelle ces immortels ont versé leur sang. Nous pouvons bien dire, en vérité, que la population de Paris est philosophe et qu’elle est reconnaissante de très petites choses, puisqu’un des plus remarquables, parmi les droits qu’elle s’est nouvellement acquis par la révolution, est certainement celui de se présenter sale devant ses chefs.

Je suis sûre que vous vous souvenez combien, jadis, c’est-à-dire avant la dernière révolution, la vue de la foule formait une partie agréable de l’aspect du Louvre et des jardins des Tuileries. Les dames et les messieurs étaient là semblables à ce qu’ils sont partout; mais on y admirait la coquetterie soignée des jolis costumes populaires—ici une cauchoise, là une loque,—la méticuleuse netteté des hommes, et surtout le joli aspect des tout petits, qui, avec leurs tabliers de soie à longue taille, leurs mignons bonnets blancs et leurs chaussures impeccables, trottaient aux côtés de leurs parents. Tout cela rehaussait l’agrément et la gaieté du spectacle. Mais maintenant, jusqu’à ce que la population se soit nettoyée de la saleté (et non certes du lustre) qu’elle a gagnée en travaillant aux Trois Journées, il faudra tolérer la vue des habits crasseux, des casquettes innommables, des blouses sordides, et des déplorables bonnets ronds qui semblent servir jour et nuit. C’est dans l’obligation de cette tolérance que consiste la principale marque extérieure de l’accroissement de liberté qu’a gagnée le peuple de Paris.

IV

LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE.—INFÉRIORITÉ DE L’ANGLAISE.—SIMPLICITÉ CHARMANTE DES RÉUNIONS.—ABSENCE DE CÉRÉMONIE ET DE PARADE.—L’IMMORALITÉ FRANÇAISE EST UN PRÉJUGÉ DES ANGLAIS.

J’aime toutes les curiosités de Paris—et je désigne par ce terme aussi bien ce qui est grand et durable, que ce qui est toujours changeant et toujours nouveau;—mais je suis plus portée, comme vous le croirez facilement, à écouter des conversations intéressantes qu’à contempler toutes les merveilles que l’on peut admirer dans la ville.

J’ai donc accueilli avec joie les aimables avances qu’on a bien voulu me faire de divers côtés; et j’ai déjà la satisfaction de me trouver en termes très agréables et en relations familières avec des gens charmants, dont beaucoup sont très distingués et qui, heureusement pour moi, diffèrent autant que le ciel et la terre par leurs opinions sur toutes choses, depuis le plus haut degré du rococo jusqu’à la plus parfaite expression de l’école du décousu.

Et ici, laissez-moi vous dire, ainsi qu’à tous mes compatriotes aux oreilles de qui ces notes parviendront, que tout voyage à Paris, quel que soit l’esprit d’entreprise qu’on y apporte et les sommes que l’on se sente disposé à y dépenser, sera sans valeur si l’on ne peut entrer en relations avec la bonne société française.

Il est vrai qu’il est quelquefois beaucoup plus amusant pour un étranger arrivant à Paris de regarder simplement toutes les nouveautés extérieures qui l’entourent. Cet air indescriptible de gaîeté qui fait que chaque jour de soleil a l’air d’un jour de fête; cette légèreté d’esprit qui semble appartenir à tous les rangs; le timbre plaisant des voix, les regards pétillants des yeux; les jardins, les fleurs, les statues de Paris, tout cela produit un véritable enchantement.

Mais «l’habitude diminue les merveilles» et quand l’excitation joyeuse des débuts est passée et que nous commençons à nous sentir las de son intensité même, alors nous tombons dans l’abattement et le mécontentement.{27}

A partir de ce moment le touriste anglais ne parle plus que de larges rivières, de ponts magnifiques, de trottoirs prodigieux, d’égouts inimitables et de porto authentique. C’est alors que, pour prolonger et augmenter son enchantement, il devrait cesser d’examiner l’extérieur des maisons, et s’efforcer de s’y faire admettre afin de sentir le charme plus durable qui y règne.

On a déjà tant parlé et tant écrit sur la grâce et la séduction de la langue française dans la conversation qu’il me paraît tout à fait inutile d’insister là-dessus. Que les bons mots ne puissent être dits dans aucune autre langue avec autant de grâce c’est un fait qui ne peut être ni nié ni plus affirmé qu’il ne l’est. Heureusement, l’art d’exprimer une heureuse pensée dans les meilleurs termes possibles n’est pas mort avec Mᵐᵉ de Sévigné, et aucune révolution n’a pu encore le détruire.

Ce n’est pas seulement pour s’amuser une heure que je conseillerais aux Anglais de cultiver assidument la bonne société française. Les relations qu’une longue paix a permises entre Paris et nous ont grandement amélioré nos habitudes nationales. Nos dîners ne sont plus déshonorés par l’ivresse, et nos compatriotes hommes et femmes, quand ils arrangent une partie pour se divertir, ne sont plus séparés par l’étiquette pendant la moitié du temps que dure la réunion.

Mais nous avons beaucoup à apprendre encore, et le ton général de nos réunions quotidiennes peut être très perfectionné par l’exemple des usages et des manières parisiennes.

Ce n’est pas à ces grandes et brillantes réceptions qui se renouvellent trois ou quatre fois par saison dans les maisons très élégantes, que nous trouverions beaucoup à apprendre. Une belle fête chez lady A., dans Grosvenor Square, est aussi semblable à une grande réception chez lady B., dans Berkeley Square, qu’une belle soirée à Paris l’est à une à Londres. Il y a beaucoup de jolies femmes, d’hommes élégants, de satins, de gazes, de velours, de diamants, de chaînes, de décorations, de moustaches, d’impériales, et peut-être très peu, parmi tout cela, de véritable plaisir.

Je croirais, même, à vrai dire, que nous avons plutôt l’avantage dans ces réunions nombreuses: en effet, nous changeons fréquemment de place, car nous passons d’une pièce à l’autre pour prendre nos glaces, et, comme les assistants jouissent par groupes de ce répit dans la suffocation, on trouve chez nous non seulement l’occasion de respirer, mais aussi celle de parler durant quelques minutes sans être dérangés.

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MOBILIER D’ANTICHAMBRE, PAR HENRI MONNIER

(Bibl. Nationale)

Ce n’est donc pas dans les réunions nombreuses que j’étudierai les caractères des salons de Paris, mais dans les relations familières et quotidiennes. Là, on observe un ton enjoué, une absence de toute pompe, de tout orgueil, de toute cérémonie, dont malheureusement, nous n’avons aucune idée. Hélas! avant d’oser nous aventurer à passer une heure de la soirée dans le salon de notre amie, il nous faut savoir un mois à l’avance, par carte spécialement imprimée, qu’elle sera «at home» ce jour-là, que ses domestiques en livrée nous attendront, et, que son habitation sera illuminée. Voyez-vous une dame de Londres recevant entre huit et onze heures, une demie-douzaine de ses plus chères amies qui arriveraient en châles et en bonnets, sans avoir été invitées! Et combien{28} cela serait pour nous étrangement nouveau, que les plus amusants et les plus recherchés engagements de la semaine fussent précisément ceux qu’on a formés sans cérémonie et sans ostentation, et naquissent d’une rencontre accidentelle!

C’est cette aisance, cette absence habituelle de cérémonie et de parade, cette horreur de la contrainte et de l’ennui sous toutes ces formes, qui rendent le ton des manières françaises infiniment plus agréable que celui des nôtres. Et à quel point je dis vrai, seuls le savent ceux qui, par quelque heureux hasard, possèdent un bon «Sésame, ouvre-toi!» pour les portes parisiennes.

En dépit de la vanité surabondante que l’on attribue aux Français, ils en montrent certainement infiniment moins que nous dans leurs rapports avec leurs semblables.

J’ai vu une comtesse, de la plus vieille et de la meilleure noblesse, recevoir les visiteurs à la porte extérieure de son appartement avec autant de grâce et d’élégance que si une triple chaîne de grands laquais portant sa livrée eût passé les noms des arrivants du vestibule au salon. Or, ce n’était pas là manque de richesse: cocher, laquais, suivante et tout ce qui s’ensuit, elle les avait; seulement elle les avait envoyés en course, et jamais il n’était entré dans son esprit que sa dignité pourrait avoir à souffrir de se montrer sans eux. En un mot, la vanité française n’apparaît pas dans les petites choses; et c’est précisément pour cette raison que le ton charmant de la société est débarrassé de l’inquiète, susceptible, fastueuse et égoïste étiquette qui entrave si étroitement la société anglaise.

Beaucoup de nos compatriotes, mon amie, trouveront dangereuses ces louanges du charme de la société française, parce qu’elles glorifient et donnent en exemple les manières d’un peuple dont la moralité est considérée comme beaucoup moins stricte que la nôtre. Si je pensais, en approuvant ainsi ce qui est agréable, diminuer de l’épaisseur d’un cheveu l’intervalle que nous croyons exister entre eux et nous à cet égard, je changerais mon approbation en blâme, et ma louange superficielle en noire réprobation; mais, à ceux qui m’exprimeraient une telle crainte, je répondrais en leur assurant que l’intimité des milieux dans lesquels j’ai eu l’honneur d’être admise n’a rien offert à mes observations personnelles qui autorise la moindre attaque contre la moralité de la société parisienne. On ne trouverait nulle part, on ne saurait souhaiter un raffinement plus scrupuleux et plus délicat dans le ton et les manières. Et je suspecte fort que beaucoup des tableaux de la dépravation française que nous ont rapportés nos voyageurs ont été pris dans des milieux où les recommandations que j’engage si fort mes compatriotes à se procurer n’étaient pas absolument nécessaires pour pénétrer. Mais on ne pense pas, je suppose, que je parle ici de ces milieux-là.

V

INQUIÉTUDE CAUSÉE PAR LE PROCHAIN JUGEMENT DES PRISONNIERS DE LYON.—LE «PROCÈS MONSTRE».

Nous avons éprouvé une véritable panique causée par les bruits que l’on fait courir sur le terrible procès qui est tout près d’avoir lieu. Beaucoup de gens craignent que des scènes terribles ne se passent dans Paris quand il commencera.

Les journaux de tous les partis en sont remplis à tel point qu’on n’y peut trouver autre chose; et tous ceux qui sont opposés au gouvernement, de quelque couleur qu’ils soient, parlent de la façon dont la procédure a été menée comme de l’abus de pouvoir le plus tyrannique que l’on ait encore vu dans l’Europe moderne.

Les royalistes légitimistes déclarent la procédure illégale, parce que les accusés ont le droit d’être jugés par un jury composé de leurs pairs, à savoir, les citoyens français, tandis que ce droit leur est retiré, et qu’on ne leur accorde pas d’autres juges et jury que les pairs de France.

Je ne sais si cette accusation est fondée; mais il y a pour le moins une apparence plausible dans l’objection qu’on peut lui faire. Il n’est pas difficile de voir que l’article 28 de la Charte dit:—«La Chambre des Pairs prend connaissance des{29}

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CAUSERIES DU SOIR, PAR E. LAMI

(Bibl. Nationale)

{30} crimes de haute trahison et des attentats contre la sûreté de l’Etat, qui seront définis par la Loi.»

Or, quoique cette définition par la loi ne soit pas encore, à ce que l’on m’a dit, un travail tout à fait terminé, les crimes, pour lesquels les prisonniers seront jugés, paraissent quelque chose de si semblable à de la haute trahison, que la première partie de l’article peut s’appliquer à eux.

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«GARRRE A VOUS, GUERRRDINS DE RRRÉPUBLICAINS»

(Extrait du Charivari, 1835)

Pour les journaux, les pamphlets, et les publications républicaines de toutes sortes, la détention et le procès sont une violation scandaleuse des droits nouvellement acquis par «la jeune France»; et ils disent, ils jurent même qu’aucun roi couronné, aucun pair, aucun ministre, n’avait encore osé jusqu’ici prendre une décision tyrannique à ce point.

Tout ce que l’infortuné Louis XVI fit jamais ou permit de faire, tout ce que Charles X le banni projeta, tout cela n’a jamais indigné autant que cet acte sans nom que le roi Louis-Philippe Iᵉʳ est sur le point de perpétrer.

Enfin, l’horrible chose a été baptisée et elle s’appelle: le Procès Monstre. Cet heureux nom m’évitera un flot de paroles inutiles. Avant que l’on eût trouvé cette appellation expressive, chaque paragraphe où il était question du procès commençait par une vaste description de la terrible affaire; maintenant toute éloquence préliminaire est devenue inutile: Procès Monstre! simplement, Procès Monstre! ces deux mots expriment d’abord ce qu’on veut dire, et ce qui suit n’est plus que nouvelles et récits.

Ces nouvelles et ces récits, d’ailleurs, varient considérablement et nous laissent fort inquiets sur ce qui va arriver. Celui-là affirme que Paris peut d’un moment à{31}

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L’ABBÉ CŒUR, CHANOINE HONORAIRE DE NANTES

(Par Delacluze) (Bibliothèque Nationale)

{32}

l’autre être mis en état de siège et que tous les étrangers, sauf ceux appartenant à l’ambassade, seront priés de partir. Un autre déclare que tout cela est une pure invention; mais ajoute qu’un fort cordon de troupes entourera probablement Paris, et veillera nuit et jour de peur que les jeunes gens de la capitale n’entreprennent, dans leur excitation, de laver dans le sang de leurs concitoyens la honte que la naissance illégitime du Monstre a répandue sur la France. D’autres annoncent qu’un corps dévoué de patriotes a juré de sacrifier une hécatombe de gardes nationaux, pour expier une abomination dont ils accusent lesdits guerriers d’être les auteurs.

Beaucoup enfin déclarent que le procès ne sera jamais jugé; que le gouvernement se sert audacieusement de l’image du Monstre pour effrayer les gens; et qu’une amnistie générale terminera l’affaire. En vérité, ce serait une tâche fatigante que de rapporter seulement la moitié des histoires qui courent en ce moment à ce sujet; mais je vous assure que voir tous ces préparatifs et écouter tout cela, c’est assez pour devenir nerveuse; et beaucoup de familles anglaises ont trouvé plus prudent de quitter Paris...

VI

ÉLOQUENCE DE LA CHAIRE.—L’ABBÉ CŒUR.—SERMON A SAINT-ROCH.—ÉLÉGANCE DU PUBLIC.—COSTUME DU JEUNE CLERGÉ.

Depuis mon retour dans cette changeante France, j’ai constaté une nouveauté qui m’a été très agréable, c’est la considération et le goût que l’on y a maintenant pour l’éloquence de la chaire...

Il y a environ une douzaine d’années, je voulus savoir si l’on trouvait encore à Paris quelques traces de la glorieuse éloquence des Bossuet et des Fénelon. J’entendis des sermons à Notre-Dame, à Saint-Roch, à Saint Eustache; mais jamais course au talent fut aussi peu couronnée de succès. Les prédicateurs étaient cruellement médiocres; aussi bien, ils avaient l’air d’hommes communs et sans culture, ce qui était d’ailleurs, et est encore, je crois, bien souvent le cas. Les églises étaient à peu près vides; et les rares personnes dispersées çà et là dans leurs splendides bas-côtés étaient généralement des vieilles femmes du peuple.

Que le changement est grand aujourd’hui!... «Avez-vous entendu l’abbé Cœur?» Cette question me fut posée dans la première semaine de mon arrivée, par quelqu’un qui, pour rien au monde ne voudrait être considéré comme rococo. A l’effet que produisit ma réponse négative, je m’aperçus que j’étais bien peu au courant de ce qui devait être connu à Paris. «—C’est réellement extraordinaire! je vous engage à aller l’entendre sans délai. Il est, je vous assure, non moins à la mode que Taglioni.»

La conversation continua sur les prédicateurs en vogue, et je me rendis compte que j’étais tout à fait dans l’ignorance. D’autres noms célèbres furent cités: Lacordaire, Deguerry, et quelques autres que je ne me rappelle pas, et on parlait d’eux comme si leur réputation devait nécessairement s’étendre d’un pôle à l’autre, mais, en vérité, je ne connaissais pas plus ces messieurs que les chapelains privés des princes de Chili. Toutefois j’inscrivis leurs noms avec beaucoup de docilité; et plus j’écoutais, plus je me réjouissais en pensant que la Semaine Sainte et Pâques allaient venir bientôt; car j’étais bien décidée à profiter de cette époque si favorable à la prédication pour connaître une chose parfaitement nouvelle pour moi; un sermon populaire à Paris.

Je perdis peu de temps pour réaliser ce projet. L’église de Saint-Roch est, je crois, la plus à la mode de Paris, et là nous étions sûres d’entendre le célèbre abbé Cœur: ces deux raisons nous décidèrent à écouter à Saint-Roch notre «sermon d’étude»! Je m’enquis immédiatement du jour et de l’heure où l’abbé devait monter en chaire.

Comme nous demandions ces renseignements à l’église, on nous apprit que, si nous désirions nous procurer des chaises, il nous serait indispensable de venir au moins une heure avant la grand’messe qui précédait le sermon. C’était assez effrayant pour des hérétiques qui avaient une foule{33} d’affaires sur les bras. Mais je voulus absolument exécuter mon projet et je me soumis, avec une petite partie de ma famille, à la pénitence préliminaire d’une longue heure silencieuse en face de la chaire de Saint-Roch. La précaution était, au reste, parfaitement nécessaire, car la presse était effroyable; mais, ce qui nous consola, elle était toute composée de personnes très élégantes, si bien que l’heure nous sembla à peine assez longue pour passer en revue les toilettes, les plumes ondoyantes et les fleurs épanouies, qui ne cessaient de s’entasser autour de nous.

Rien de plus joli que cette collection de chapeaux, si ce n’était celle des yeux qu’ils abritaient. La proportion des femmes aux hommes était peut-être de douze à un.

«—Je désirerais savoir», demanda près de moi un jeune homme à une jolie femme, sa voisine, «je désirerais savoir si par hasard M. l’abbé Cœur est jeune?»

La dame ne répondit que par une figure indignée.

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COSTUME DU JEUNE CLERGÉ, PAR A. HERVIEU

(Extrait de Paris and the Parisians, by Mrs. Trollope)

Quelques instants après, les doutes du jeune homme, s’il en avait eu, cessèrent. Un homme, fort loin de paraître malade et plus loin encore de paraître vieux, monta dans la chaire, et tout aussitôt quelques milliers d’yeux brillants se rivèrent sur lui. Le silence et la profonde attention avec lesquelles ses paroles étaient accueillies, sans que le moindre bruit, ni un mot, ni un coup d’œil les vinssent interrompre, montra combien devait être grande son influence sur l’élégant et nombreux public qui l’écoutait, et combien son éloquence irrésistible. Au reste, quoique «d’une autre paroisse», je comprenais son pouvoir,{34} car «il était convaincu». Sa voix, bien que faible et parfois nerveuse, était distincte et sa diction claire: je ne perdis pas un seul mot.

Son ton était simple et affectueux; son langage fort mais sans violence; il s’adressait plus au cœur de ses auditeurs qu’à leur intelligence, et c’étaient bien leurs cœurs qui lui répondaient, car beaucoup pleuraient abondamment.

Un grand nombre de prêtres assistaient à ce sermon, revêtus de leurs costumes ecclésiastiques et assis aux places qui leur sont réservées en face de la chaire. Ils se trouvèrent de la sorte près de nous, et nous eûmes ainsi toute facilité de remarquer sur eux les résultats de ce «progrès des esprits» qui produit actuellement de si étonnantes merveilles sur la terre.

Au lieu de cette tonsure d’autrefois, qui nous inspirait du respect parce que, faite souvent sur une épaisse chevelure dont le noir d’ébène ou le châtain brillant parlaient encore de jeunesse, elle marquait le sacrifice d’un avantage extérieur à un sentiment de dévotion,—au lieu de cela, nous aperçûmes des têtes sans tonsure, et même plus d’une paire de favoris florissants, évidemment entretenus, arrangés et calamistrés avec le plus grand soin, tandis que quelque sévère capuchon à trois cornes pendait derrière les riches et ondoyantes chevelures de ces jeunes têtes. L’effet d’un tel contraste est singulier. Toutefois, en dépit de cet abandon de la tonsure sacerdotale par le jeune clergé, il y aurait eu dans la double rangée de têtes qui regardaient la chaire, plusieurs belles études à faire pour un artiste; et rien, depuis que l’humanité expie la faute d’Adam, ne pouvait être mieux en harmonie que les physionomies et l’habillement religieux de ceux à qui ces têtes appartenaient. Les mêmes causes produisent, je pense, en tous temps les mêmes effets; et c’est pourquoi, parmi les vingt prêtres de Saint-Roch, en 1835, il me sembla reconnaître l’original de plus d’un noble et pieux visage avec lequel les grands peintres d’Italie, d’Espagne et des Flandres m’ont familiarisée.

Le contraste entre les yeux profonds et l’expression austère de quelques-uns de ces fronts consacrés, et la brillante et vive élégance des jolies femmes qui les entouraient, était saisissant; et la lumière douce des vitraux, la majestueuse dimension de cette église formaient un spectacle émouvant et pittoresque...

Avant que nous quittassions l’église, cent cinquante garçons et filles, de dix à quatorze ans, s’assemblèrent pour le catéchisme qui leur fut fait par un jeune prêtre derrière l’autel de la Vierge. Le ton de celui-là était familier, caressant et bon, et ses cheveux, qui cachaient ses oreilles, lui donnaient l’air d’un jeune saint Jean.

VII

LONGCHAMPS.—LE CARÊME.

Je crois que vous savez, mon amie, bien que pour ma part je l’ignorasse, que le mercredi, le jeudi et le vendredi de la semaine sainte les Parisiens font chaque année une sorte de pèlerinage à cette partie du bois de Boulogne qu’on nomme Longchamps. J’étais intriguée par l’origine de cette gaie et brillante promenade de personnes et d’équipages, qui ne se rassemblent évidemment qu’afin de se donner le plaisir d’être vus et de voir, et cela pendant des jours généralement consacrés aux exercices religieux. L’explication que j’en ai eue, je vous la communique, espérant que vous l’ignorez. «Longchamps» est, paraît-il, une sorte de cérémonie dévote ou l’a été dans les premiers temps de son institution.

Quand le beau monde de Paris adopta l’habitude de se rendre à Longchamps le mercredi, le jeudi et le vendredi de la semaine sainte, il y existait un couvent dont les nonnes étaient célèbres pour chanter les offices de ces journées solennelles avec une piété et une pompe toutes spéciales. Elles soutinrent longtemps cette réputation et pendant beaucoup d’années tous ceux qui obtinrent la permission d’entrer dans leur église s’y pressèrent afin d’entendre leurs douces voix.

Le couvent fut détruit à la Révolution (par excellence), mais les équipages parisiens continuent de se diriger vers le même en{35}droit quand arrivent les trois derniers jours du carême.

Ce spectacle ravissant peut rivaliser avec celui d’un dimanche de printemps à Hyde-Park quant au nombre et à l’élégance des équipages, mais le surpasse par la longueur et la beauté de la route que l’on suit. Bien que l’on appelle toujours «aller à Longchamps» cette promenade de tout ce que Paris compte de riche, d’important et d’élégant, les voitures, les cavaliers et les piétons ne sortent guère de cette noble avenue qui conduit de l’entrée des Champs-Elysées à la barrière de l’Etoile.

De trois à six heures, ce vaste espace est plein de monde; et je n’imaginais réellement pas que tant d’équipages bien attelés pussent être réunis ailleurs qu’à Londres. La famille royale avait là plusieurs belles voitures; celle du duc d’Orléans était particulièrement remarquable par la beauté de ses chevaux et son élégance d’ensemble.

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TILBURY

Les ministres d’Etat et toutes les légations étrangères étaient là également; plusieurs dans des équipages vraiment parfaits, avec des chasseurs à plumets de diverses couleurs; beaucoup avaient attelé à quatre de très beaux chevaux, réellement bien harnachés. Enfin une quantité de particuliers montraient aussi des voitures, ravissantes par les jolies femmes qu’elles renfermaient et tout cela contribuait fort à l’éclat de la scène.

Le seul personnage toutefois, à part le duc d’Orléans, qui eût deux voitures, deux chasseurs emplumés et deux fois deux paires de chevaux richement harnachés, était un certain M. T..., commerçant américain, dont la grande fortune, et encore plus les colossales dépenses, consternent les compatriotes raisonnables. On nous a assuré que l’excentricité de ce gentleman trans-atlantique est telle que, pendant les trois jours qu’a duré la promenade de Longchamps, il s’est montré chaque fois avec des livrées différentes. Apparemment qu’il n’a aucune raison de famille pour préférer une couleur à une autre.

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CALÈCHE

On voyait çà et là plusieurs cavaliers anglais très élégants, et la réunion en était ornée, car les gracieuses lançades, l’allure, la robe luisante de ces charmants animaux que sont les chevaux de selle anglais étaient des plus attrayantes parties du spectacle. Il ne manquait pas non plus de Français sur de très belles montures. Sous les arbres, dans la contre-allée, se pressaient des milliers de piétons élégants. Si bien que la scène entière était comme une masse mouvante de pompe et de plaisir.

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LANDAU

Néanmoins le temps était loin, le premier jour, d’être favorable: le vent était si aigrement froid que je décommandai la voiture que j’avais demandée, et, au lieu d’aller à Longchamps, nous restâmes à nous chauffer assis au coin du feu; avant trois heures, la terre était déjà couverte de neige. Le jour suivant promettant d’être meilleur, nous nous aventurâmes; mais le spectacle fut fâcheux; beaucoup de voitures étaient ouvertes et les dames qui les occupaient{36} frissonnaient dans leurs claires et flottantes robes de printemps. Car c’est à Longchamps que paraissent d’abord les modes de la nouvelle saison; et avant cette promenade décisive personne ne peut dire, pour renseigné qu’il soit sur ce chapitre, quel chapeau, quelle écharpe, quel schall, ou quelle couleur sera préféré par les élégantes de Paris durant la saison à venir. Conséquemment les modistes avaient fait leur devoir et avancé le printemps. Mais c’était une tristesse de voir tant de ravissantes branches de lilas, de gracieuses et flexibles cytises, dont chacune était une œuvre d’art, tordues et torturées, pliées et cassées par le vent. On eût dit que le paresseux printemps, humilié de voir imiter si parfaitement les fleurs qu’il avait lui-même oublié d’apporter, envoyait ce souffle inclément pour les détruire. Tout fut abîmé. Les rubans aux teintes tendres furent bientôt couverts de grésil; tandis que les plumes, au lieu de flotter, comme elles auraient dû sous la brise, livraient une furieuse bataille au vent.

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EN PROMENADE

(Achille Giroux del.) (Collection J. B.)

Ce ne fut donc que le jour suivant—le dernier des trois—que Longchamps montra réellement le brillant assemblage de voitures, de cavaliers et de piétons dont je vous ai parlé. Ce dernier jour, bien qu’il fît encore froid pour la saison (l’Angleterre même eût été honteuse d’un tel temps le 17 avril), le soleil se montra et sourit pour consoler en quelque sorte les pieux pèlerins.

Nous restâmes, comme tout Paris, à nous promener en voiture au milieu de la foule élégante jusqu’à six heures, moment où graduellement on commença à se retirer et à rentrer chez soi pour le dîner.

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SALLE DU PROCÈS MONSTRE, PRISE DU BANC DES TÉMOINS A DÉCHARGE

(Delanniers lith.) (Extrait du Charivari, 1855)

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VIII

LA CHAMBRE DE JUSTICE AU LUXEMBOURG.—L’INSTITUT.—M. MIGNET.—CONCERT MUSARD.

Par une faveur très grande et toute spéciale, nous avons pu voir la nouvelle chambre qui a été construite au Luxembourg pour le jugement des prisonniers politiques. L’extérieur en est très beau, et, quoique la salle soit bâtie entièrement en bois, elle s’harmonise bien au vieux palais dont elle imite le style massif et riche. Les lourdes balustrades, les gigantesques bas-reliefs qui la décorent, sont tous grands, solides et magnifiques; et quand on pense que tout cela a été élevé en deux mois, on est tenté de croire qu’Aladin est devenu doctrinaire et a mis sa lampe la plus diligente au service de l’Etat.

La salle d’audience est vaste, mais par suite du grand nombre des accusés et du nombre plus grand encore des témoins, il s’y trouvera peu de place pour le public. La prudence, peut-être, a fait cela autant que la nécessité; on ne peut s’étonner qu’en cette occasion les pairs de France désirent avoir affaire aussi peu que possible à la foule parisienne.

Je remarquai qu’un espace considérable avait été réservé pour les couloirs, pour les antichambres et pour les dégagements de toutes sortes; c’est une mesure fort sage, car on devra peut-être déployer beaucoup de force armée. De fait, je crois que les troupes sont et seront toujours le seul moyen de maintenir en respect un peuple remarquablement libre...

En quittant le Luxembourg, nous allâmes au bureau du secrétariat de l’Institut demander des places pour la réunion annuelle des cinq Académies, qui eut lieu hier. On nous les accorda très obligeamment—(oh! si nos institutions, nos Académies, nos cours, à nous, étaient aussi libéralement organisés!)—et, grâce à cela, nous passâmes deux heures très agréables.

Je voudrais bien que les polytechniciens quand ils eurent la fantaisie de changer l’ancien régime de la France, eussent compris l’uniforme de l’Institut dans leurs proscriptions: ce perfectionnement aurait été moins contestable que beaucoup d’autres.

Comment peut-on admettre, en effet, que tant de savants académiciens de tous les âges, parfois sveltes et élancés comme des hommes de 30 ans, mais souvent lourds et protubérants comme des vieillards de 80, s’affublent tous uniformément d’un costume bleu brodé de feuilles de myrte! C’est la meilleure preuve de l’intérêt des choses dites à cette séance, qu’il ne m’ait pas fallu plus d’une demi-heure pour cesser de m’étonner de ce surprenant habit.

Nous assistâmes d’abord à la distribution des récompenses; puis nous entendîmes un ou deux membres dire, ou plutôt lire leurs compositions. Mais le grand attrait de la fête fut le discours prononcé par M. Mignet. Ce gentleman était trop célèbre pour n’avoir pas excité en nous le désir de l’entendre; mais jamais désir ne fut aussi heureusement satisfait. Aux avantages d’une figure remarquablement belle, M. Mignet ajoute un son de voix et un jeu de physionomie qui assureraient à eux seuls le succès d’un orateur. Mais ce n’est pas à des dons de ce genre qu’il dut son succès: son discours était en tous points admirable; sujet, sentiment, composition et diction,—tout fut excellent...

Vous avouerez que nous ne sommes pas paresseux, quand je vous aurai dit qu’après tout cela, nous allâmes dans la soirée au concert Musard. C’est là un de ces divertissements dont nous n’avons pas jusqu’à présent l’équivalent à Londres. A sept heures et demie, vous entrez dans une belle et grande salle bien éclairée, qui se remplit sans retard; un bon orchestre vous joue pendant une couple d’heures la musique la meilleure et la plus à la mode de la saison; et, quand vous en avez assez, vous vous en allez vous habiller pour une soirée, ou manger des glaces chez Tortoni, ou sobrement boire votre thé chez vous et vous coucher de bonne heure. Pour entrer à ce concert vous payez un franc; et cet humble prix, non moins que le genre de toilette (les femmes portent simplement le chapeau et le châle), laisserait supposer que ce divertissement est pour le beau monde des faubourgs, si la longue file des{39}

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VUE DU JARDIN DES TUILERIES

(Par Arnout) (Coll. J. Boulenger)

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voitures de maître remplissant la rue ne montrait, que, malgré sa simplicité et son manque de prétentions, ce concert attire la meilleure société de Paris.

La facilité avec laquelle on y entre me fit penser aux théâtres d’Allemagne. J’y remarquai beaucoup de dames sans cavalier, venues deux ou trois ensemble. Dans les entr’actes, on se promenait autour de la salle; là on se rencontrait, on se réunissait, et il me sembla que c’était une des plus agréables manières qu’eussent les Français de satisfaire ce besoin de se distraire hors de chez soi qui est contagieux à Paris.

IX

DÉLICES DU JARDIN DES TUILERIES.—LE LÉGITIMISTE.—LE RÉPUBLICAIN.—LE DOCTRINAIRE.—LES ENFANTS.—LA GRACE DES PARISIENNES.—LES MOUSTACHES, LES IMPÉRIALES ET LES CHEVEUX NOIRS DES DANDYS.—LIBRE ENTRÉE DES JARDINS DEPUIS LES TROIS GLORIEUSES.—ANECDOTE.

Existe-t-il rien en ce monde de comparable aux jardins des Tuileries? Je ne le crois pas...

L’endroit lui-même, indépendamment du mouvement perpétuel de la foule, est fort à mon gré: j’affectionne tous les détails de ses ornements, et j’aime passionnément l’aspect brillant et heureux de son ensemble. Mais je connais sur ce sujet une foule d’opinions différentes: beaucoup parlent avec mépris des lignes droites, des arbres taillés, des massifs de fleurs réguliers, des vilains toits, quelques-uns médisent même des orangers, parce qu’ils poussent dans des caisses carrées et n’agitent pas leurs branches au vent comme des saules pleureurs!

Moi, je n’admets aucune de ces objections. Il me paraît aussi raisonnable et d’aussi bon goût de reprocher à l’abbaye de Westminster de ne pas ressembler à un temple grec que de critiquer les jardins des Tuileries parce qu’ils sont disposés en jardins français et non en parcs anglais. Pour ma part, je ne voudrais pas changer, si j’en avais le pouvoir, même le plus petit détail dans un lieu si plaisant: à quelque heure et par quelque côté que j’y entre, il semble toujours m’accueillir par des sourires et des amabilités.

Nous passons rarement un jour sans aller nous asseoir un moment sous ses ombrages et parmi ses fleurs. De l’endroit de la ville où nous habitons maintenant, la porte vis-à-vis de la place Vendôme est l’entrée la plus proche; et peut-être d’aucun lieu l’aspect général n’est-il aussi beau que du haut de la verte promenade en terrasse à laquelle cette porte donne accès.

A droite, la sombre masse des arbres non taillés,—rehaussée en ce moment par des marronniers en fleur, qui poussent aussi fièrement et aussi librement que le jardinier anglais le plus difficile le pourrait désirer,—conduit la vue à travers une délicieuse perspective d’ombrages jusqu’à la magnifique porte qui ouvre sur la place Louis-Quinze. A gauche, on voit la vaste façade du palais des Tuileries; la disgracieuse élévation des toits de ses pavillons s’oublie bien vite et se trouve tout à fait compensée par la beauté des jardins qui s’étendent à leurs pieds. Et juste à l’endroit où l’ombre des grands arbres cesse et où les brillants rayons du soleil commencent, quelle multitude de fleurs ravissantes dans tout l’éclat de leur épanouissement! Une teinte de lilas mauve semble en cette saison s’étendre sur tout l’horizon, et chaque brise qui passe, nous arrive toute pleine de parfums. Ma promenade quotidienne est presque toujours la même, et je l’aime tant que je ne désire pas la changer. Nous suivons la terrasse ombragée par laquelle nous entrons jusqu’à l’endroit où elle descend au niveau de la magnifique esplanade, en face du palais; là nous tournons à droite, et supportons l’éclat du soleil, jusqu’à ce que nous arrivions à la superbe allée qui part du pavillon central et qui s’étend à perte de vue, à travers des fleurs, des statues, des orangers et des bosquets de marronniers, sans autre repos pour l’œil qu’au loin la majestueuse arche de la barrière de l’Etoile.

Ce coup d’œil est tellement magnifique que je ressens toujours un nouveau plaisir à en jouir. Je confesse être de ceux qui prennent du plaisir à ces jardins taillés. J’aime l’élégance étudiée, la grâce soignée{41} de chacun des objets qui flattent les yeux en un endroit comme celui-ci. J’aime ces princières plantes exotiques, élevées avec amour, ces vieux orangers majestueusement rangés; et j’aime plus encore les groupes de marbre, qui parfois se dressent si noblement en pleine lumière, et parfois se cachent à demi sous l’ombre des arbres. Toutes ces choses-là semblent parler de goût, de luxe et d’élégance.

Après qu’on s’est avancé en flânant depuis le palais jusqu’à l’endroit où le soleil finit et où l’ombre commence, on découvre une nouvelle sorte de distraction. Des milliers de chaises, éparses sous les arbres, sont occupées par de jolis groupes infiniment variés.

Au bout de combien de mois d’attention suivie me lasserai-je d’observer l’ensemble et les détails de ce brillant tableau! En tant que spectacle, sa beauté, en tant qu’étude de mœurs nationales, son intérêt sont incomparables. Là, on peut voir et examiner tout Paris, et nulle part il n’est aussi aisé de remarquer les caractères respectifs des différentes classes populaires.

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«MORNING AT THE TUILERIES»

(Par A. Hervieu) (Extr. de Paris and the Parisians, by Mrs. Trollope)

Ce matin, nous avons pris possession d’une demi-douzaine de chaises sous les arbres devant le beau groupe de Pætus et Arria. C’était l’heure où paraissent tous les journaux, et nous eûmes la satisfaction d’étudier trois individus, dont chacun aurait pu servir de modèle à un artiste qui aurait voulu représenter l’idéal de leurs particularités. Nous reconnûmes, sans le moindre doute possible, un royaliste, un doctrinaire et un républicain, qui se don{42}nèrent, pendant la demi-heure que nous restâmes là, pour deux sous de politique chacun dans le genre qu’il préférait.

Un vieux monsieur, cérémonieux, mais très gentilhomme, arriva d’abord, et ayant pris un journal au petit kiosque,—la France, ou la Quotidienne, probablement—il s’installa non loin de nous. Pourquoi étions-nous certains qu’il était légitimiste? Je pourrais difficilement vous l’expliquer, et cependant nous n’avions aucun doute à cet égard. Il avait l’air tranquille, à demi fier, à demi triste de se tenir à l’écart; une physionomie aristocratique; un visage pâli par le chagrin et une coupe de vêtements que ne pouvait porter un homme vulgaire, mais que ne porterait pas non plus un homme riche d’aujourd’hui. C’est tout ce que je peux vous dire de lui: mais il y avait dans l’ensemble de sa personne je ne sais quoi de trop royaliste pour qu’on se méprît, et de trop délicat de ton pour pouvoir être peint à grands traits. Sans le connaître, nous nous sentîmes assurés de ce qu’il était; et si je découvrais jamais que ce vieux monsieur est doctrinaire ou républicain, de ma vie je n’oserais plus juger personne sur l’apparence.

Celui qui se présenta ensuite était un républicain de toute évidence; mais cette découverte fait peu d’honneur à notre discernement, car ces sortes de gens s’efforcent de ne laisser aucun doute sur eux-mêmes et ils s’appliquent à ce qu’il n’y ait pas un détail de leur extérieur qui ne soit le symbole, le signe, le témoignage et le stigmate de la folie qui les possède. Notre républicain tenait en mains un journal, et sans nous risquer à approcher de trop près un si terrible personnage, nous ne nous fîmes pas scrupule de nous confier les uns aux autres que le journal qu’il lisait si attentivement était certainement le Réformateur.

Comme nous venions de décider à quelle espèce appartenait l’homme qui passait devant nous si majestueusement, un superbe bourgeois en uniforme de garde national arriva, qui se mit tout incontinent à prendre sa ration quotidienne de politique avec l’air d’un homme satisfait à l’avance de ce qu’il trouvera, et qui, au surplus, l’est trop de lui-même pour se soucier excessivement des affaires publiques. Chaque trait de son joyeux visage, chaque courbe de sa face, disait le contentement et la bonne santé. Il appartenait probablement à cette race très nouvelle en France: celle des commerçants qui font une fortune rapide. Pouvait-on douter que le journal qu’il tenait ne fût le Journal des Débats? Pouvait-on croire qu’il fût autre chose lui-même qu’un doctrinaire heureux?

De la sorte, sur le terrain neutre de ces délicieux jardins, se rencontrent des esprits hostiles, qui, sans se mêler, jouissent en commun de l’ombre fraîche, de l’air exquis, et du luxe de quelque journal tout frais, cela au milieu d’une cité remplie de partis divisés, et aussi calmement que si chacun d’eux se promenait dans un domaine princier qui lui appartînt.

Pour un observateur non enclin au spleen, que d’études vivantes à faire, en suivant les allées et venues des minuscules dandys et des petites maîtresses en miniature qui, à toute heure du jour, volettent dans l’ombre et le soleil des Tuileries comme oiseaux-mouches? Ou ces petits enfants français se conduisent merveilleusement bien, ou quelque surveillance attentive les empêche de crier, car je n’ai certainement jamais vu tant de jeunesse réunie s’abandonner si rarement au salutaire exercice de développer ses poumons en hurlant—exercice qui fait souvent tressaillir lorsqu’on s’approche de cette:

«Douce enfance, qui ne peut rien, sinon crier!»

Les costumes de ces jolies créatures sont par eux-mêmes un amusement; ils sont souvent si fantaisistes, qu’ils donnent parfois l’air de masques aux enfants qui les portent. J’ai vu de petits bonshommes jouant au cerceau dans un uniforme complet de garde national; d’autres qui se balançaient vêtus en montagnards écossais; et d’innombrables petites dames habillées de tous les ajustements possibles, à part celui de leur âge.

Le plaisir d’examiner les passants et d’étudier les costumes dans les jardins des Tuileries n’est pas limité à la partie la plus jeune de l’assistance. Dans aucun pays je n’ai vu d’habillements aussi grotesques que ceux de quelques personnages que l’on rencontre quotidiennement et à{43} toute heure flânant dans ces allées. D’ailleurs, cette observation ne s’applique qu’aux hommes; il est très rare de rencontrer une femme habillée ridiculement, et, si cela arrive, il y a cinq cents chances contre une pour que ce ne soit pas une Française. L’élégance simple et parfaite est, je pense, le caractère le plus frappant du costume de promenade des dames de Paris. Les petits détails de leur toilette semblent être plus étudiés encore que la pelisse et la robe. Toute femme que vous rencontrez est bien chaussée, bien gantée. Ses rubans, s’ils ne sont pas semblables à sa robe, s’harmonisent certainement avec elle; et quant à ces garnitures délicates, dont le soin incombe à la blanchisseuse, il semble que Paris soit le seul pays du monde, où l’on sache repasser.

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LA GRANDE ALLÉE DES TUILERIES

(Coll. J. B.)

Au contraire, les fantasques caprices du vêtement masculin dépassent tout ce que l’on pourrait dire. On croirait vraiment que l’air de Paris a la qualité de rendre d’un noir de jais tous les impériales, favoris et moustaches que renferment les murs de la capitale. A distance, on jurerait que les jeunes hommes se sont bandé la figure d’un ruban noir pour se guérir des oreillons; et cette sombre chevelure, qui, naguères, faisait généralement bien, est devenue si commune, que cela nuit considérablement aujourd’hui à son heureux effet. Quand tous les hommes ont la moitié de la figure couverte par des poils noirs, cela cesse d’être une bien précieuse distinction pour chacun d’eux. Peut-être, aussi, les nombreuses annonces de compositions infaillibles pour teindre les cheveux en toutes nuances, excepté celle que Dieu leur a voulue, contribuent-elles à nous faire suspecter beaucoup cette séduisante couleur méridionale. Je ne doute pas qu’en ce moment, un gentleman soigné, bien rasé, septentrional, ne serait fort goûté dans tous les salons de Paris.

On ne peut méconnaître que les «glorieuses et immortelles journées» ont beaucoup nui à l’aspect général des jardins{44} des Tuileries. Avant elles, il n’était pas permis d’y entrer vêtu d’une blouse, d’une camisole ou d’une casquette, et ni homme, ni femme, portant des paniers ou des paquets, n’avait le droit de traverser ces jolis lieux, consacrés au délassement et à la gaîté. Mais, liberté et habillement sordide ne font qu’un dans l’esprit du peuple—souverain... pas tout à fait: la populace n’est encore que vice-reine à Paris;—elle a toutefois obtenu, comme une marque du respect dû à ses volontés, un nouvel arrêté de circulation, grâce auquel ces jardins royaux sont devenus une sorte d’arche de Noé, où peuvent entrer les animaux propres ou non.

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(Gravure de Tony Johannot) (Extr. de Jérôme Paturot)

Peut-on souhaiter un meilleur exemple de ce que peut l’autorité pour le bonheur de ceux qui préfèrent avoir ce qu’ils appellent la liberté? Pas un de ceux qui pénètrent aujourd’hui dans ces jardins n’était privé auparavant d’y entrer; seulement il devait pour cela s’habiller décemment,—c’est-à-dire mettre ses habits du dimanche ou des jours de fête,—seuls jours, semble-t-il, où les classes ouvrières puissent désirer la permission de se promener dans un jardin public. Mais l’obligation de paraître propre dans le jardin du palais du Roi était une entrave à la liberté; aussi a-t-on aboli cette formalité; et les gens du peuple ont obtenu le noble privilège d’y paraître aussi sales et mal habillés qu’ils aiment à l’être.

Jadis, la sentinelle avait ordre, là où elle stationnait, de refuser l’entrée à toute personne mal vêtue, et cela donna naissance à une assez amusante histoire qui eut pour acteur un garde national. Ce militaire avait été placé en faction à la porte d’une certaine mairie, le jour de quelque fête, avec ordre de ne laisser entrer aucune personne mal-mise. Un incroyable se présente, non seulement vêtu à la mode, mais{45} au delà. La sentinelle le regarde, et, croisant sa baïonnette devant la porte, prononce d’une voix de commandement:

«On n’entre pas!

—On n’entre pas?—s’écrie l’élégant, ahuri du résultat de sa merveilleuse toilette;—on n’entre pas? Me défendre d’entrer, monsieur? Impossible! à quoi pensez-vous? Laissez-moi passer, vous dis-je!»

La sentinelle imperturbable restait comme un roc devant l’entrée: «Mes ordres sont précis, dit-elle, et je ne puis les enfreindre.

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«LE MARCHAND DE LUNETTES»

(Par Gavarni) (Bibl. nationale)

—Précis! Vos ordres vous précisent de me refuser, moi?

Oui, monsieur, précis, de refuser qui que ce soit que je trouve mal-mis.»[C]

X

SALETÉ DES RUES.—CARDAGE DES MATELAS EN PLEIN AIR.—CHAUDRONNIERS AMBULANTS.—CONSTRUCTION DES MAISONS.—PAS D’ÉGOUTS.—MAUVAIS PAVÉ.—RÉVERBÈRES A L’HUILE.

Ma dernière lettre était sur les jardins des Tuileries, un sujet qui me fournit tant d’observations, que je crois que je laisserais mon enthousiasme m’entraîner aujourd’hui à en parler encore, si je n’avais point souci de la variété. Mon humeur, ou, si vous voulez, ma mauvaise humeur l’exigeant ainsi, je vous parlerai aujourd’hui de la police des rues à Paris.

Je ne vous dirai pas qu’elle est mauvaise, car je ne doute pas que beaucoup d’autres n’aient dit cela avant moi; mais je vous dirai que je la considère comme{46} quelque chose de puissant, de mystérieux, d’incompréhensible et de parfaitement étonnant. Dans une ville où chaque chose, destinée à être vue, est obligée d’être un ornement gracieux; où les boutiques et les cafés ont l’air de palais de fée; où les places des marchés sont ornées de fontaines dans lesquelles les plus délicates naïades pourraient se baigner avec délices; dans une ville où les femmes sont trop délicates pour être tout à fait terrestres et les hommes trop raffinés et trop galants pour souffrir qu’un souffle impur s’approche d’elles; dans une ville comme celle-là, vous êtes choquée à chaque pas que vous faites, ou à chaque secousse de votre voiture, par la vue et l’odeur de mille choses qu’on ne saurait décrire.

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LA RUE BASSE-DES-URSINS

(Par Trimolet) (Collection J. B.)

Chaque jour porte mon étonnement à un plus haut degré que le précédent, car chaque jour un nouveau fait me montre qu’une partie considérable du bonheur et de la facilité de la vie est détruite à Paris par la négligence et la mollesse de la police municipale, qui pourrait pourtant éviter aisément au peuple le plus élégant du monde le dégoût qu’il doit sentir de ce perpétuel outrage à la simple décence des rues.

Sur ce sujet, il est impossible d’en dire davantage; mais à d’autres points de vue, l’insuffisance de la police des rues est aussi manifeste, quoique moins révoltante en apparence; et je vous les énumérerai par curiosité, puisqu’ils peuvent être décrits sans inconvenance; mais quand on les rapproche de cette passion pour la grâce des ornements, qui est si particulière au peuple français, ils offrent à l’esprit une anomalie tellement forte qu’on est tout déconcerté pour les expliquer.

Vous ne pouvez, en cette saison, suivre aucune rue de Paris, pour élégante qu’elle soit par sa situation, ou distinguée par{47} ceux qui la fréquentent, sans être obligée de vous détourner à tout instant, afin de ne pas heurter deux ou plusieurs femmes couvertes de poussière, et parfois de vermine, travaillant à carder leurs matelas dans la rue. Debout ou assises, elles ne s’occupent de personne, mais peignent, tournent et secouent la laine sur les passants, prennent toute la place et forcent les promeneurs à faire un détour dans la boue, qui ne les empêche pas de frôler le matériel et d’avaler la poussière qui sort de ces dépôts autorisés.

Il y a une demi-heure, en allant du boulevard des Italiens à l’Opéra, j’ai vu une vieille femme occupée à cette dégoûtante opération. Elle y a sans doute travaillé toute la journée et dérangera son attirail juste à temps pour permettre au duc d’Orléans de passer en voiture en se rendant à l’Opéra sans se heurter à elle, mais certainement pas assez tôt pour que le prince ne reçoive pas une partie des impuretés animées ou inanimées qu’elle éparpillait dans l’air depuis plusieurs heures.

Il y a quelques jours, je vis un gentleman très élégant se faire une forte contusion à la tête et voir son vêtement complètement sali, par une chute qu’il fit en se prenant les pieds dans l’appareil d’un chaudronnier ambulant; celui-ci travaillait dans la rue et avait étalé son feu de charbon, son soufflet, son creuset et tous les autres objets nécessaires au métier d’étameur sur l’étroit trottoir de la rue de Provence.

Au moment où l’accident arriva, toutes les personnes qui passaient semblèrent prendre un grand intérêt au malheur du gentleman; mais aucune n’eut un mot de reproche ni une simple remarque sur cette invasion de la rue par le chaudronnier ambulant; et celui-ci ne sembla pas même imaginer qu’il dût faire des excuses ou seulement changer la disposition de son établissement.

A Londres, quand on construit ou quand on répare une maison, la première chose que l’on fait, c’est d’entourer les lieux d’une haute palissade qui empêche que les allées et venues nécessaires incommodent en aucune manière le public dans la rue. Après quoi, on établit un trottoir provisoire, protégé par des planches, afin que l’invasion inévitable du trottoir ordinaire par les travailleurs soit aussi peu gênante que possible.

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(V. Adam del.) (Bibl. nat.)

Si vous passez dans Paris à un endroit qui soit dans les mêmes conditions, vous vous imaginerez tout d’abord que quelque terrible accident—le feu peut-être, ou la chute d’un toit—a occasionné ces difficultés, cet embarras de circulation qu’on croirait tolérable une heure à peine; mais les autorités municipales ne s’occupent pas de cela: aucun ordre de leur part n’empêche que les choses restent en cet état pour le tourment et le danger de mille passants, pendant des mois. Si un tombereau doit être chargé ou déchargé dans la rue, il peut prendre et garder la position la plus gênante pour la circulation, sans qu’on se soucie du danger ou du retard qu’il occasionne aux voitures et aux piétons qui ont à passer par là.

Des incongruités et des abominations de toutes sortes sont déposées sans scrupule dans les rues à toute heure du jour et de la nuit et y restent jusqu’à ce que le balayeur les enlève au matin. L’humble piéton peut se considérer comme heureux si, seuls, son nez et ses yeux souffrent de ces ordures, et s’il ne prend pas contact avec elles dans leur sortie sans cérémonie par la{48} porte ou la fenêtre. Quel bonheur! s’exclame-t-il, quand il échappe; et, s’il est éclaboussé des pieds à la tête, il se console en jetant sur ses habits un regard plein de tristesse, et d’ailleurs nullement irrité.

Quant à cette barbarie d’un ruisseau tracé au milieu des rues pour recevoir toutes les ordures, qui gâte une grande partie de cette belle ville, je puis seulement dire que la patience avec laquelle des hommes et des femmes de mil huit cent trente-cinq la supportent me paraît inconcevable.

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(V. Adam del.) (Bibl. nat.)

Il me semble en vérité que les égouts et les puisards soient une chose que tous les hommes du monde sachent faire, sauf les Français. L’autre semaine, après une violente pluie d’une ou deux heures, cette partie de la place Louis-XV qui est près de l’entrée des Champs-Elysées resta couverte d’eau. Le ministère des Travaux publics, ayant attendu un jour ou deux pour voir ce qui adviendrait et trouvant que ce lac boueux ne disparaissait pas, commanda vingt-six vigoureux ouvriers, qui se mirent à creuser une rigole, telle que les petits garçons s’amusent à en faire auprès d’un étang. Grâce à ce remarquable exploit, l’eau stagnante fut enfin conduite au ruisseau le plus proche; les pioches furent rangées, et un canal boueux à ciel ouvert orna cette superbe place qui, si on se donnait la peine de l’arranger, serait probablement le lieu le plus beau dont aucune ville au monde se pût glorifier.

Peut-être serai-je trop exigeante en mettant parmi mes lamentations sur les rues de Paris, mon regret qu’on n’y ait pas encore adopté notre dernière et plus luxueuse amélioration. Je peux affirmer, après avoir passé quelques semaines ici, que les rues macadamisées de Londres doivent devenir un sujet de joie pour nous. Le bruit excédant de Paris, qui provient du mauvais état du pavé des rues, comme de la construction défectueuse des roues et des ressorts, est si violent et si incessant qu’il semble avoir une cause ininterrompue; c’est une sorte de torture dont une très longue habitude peut seule empêcher que l’on souffre. Et les rues macadamisées auraient en plus cet avantage d’embarrasser les futurs héros de barricades.

Il y a un autre défaut, dont le remède serait plus aisé, et qui a pour seule cause, à mon avis, la défectueuse administration des rues: c’est la profonde obscurité qui règne dans les parties de la ville où les propriétaires des boutiques ne s’éclairent pas avec le gaz. Sur les boulevards, les cafés et les restaurants en sont si brillamment illuminés que l’on oublie le réverbère à la vieille mode, suspendu à de longs intervalles au-dessus du pavé. Mais aussitôt que vous avez quitté ces lieux de lumière et de gaieté, vous vous trouvez plongée dans la plus profonde obscurité; et il n’y a pas une petite ville en Angleterre, qui ne soit incomparablement mieux éclairée que celles des rues de Paris dont l’éclairage est assuré par la seule municipalité.

Comme il est évident que des conduites de gaz s’étendent actuellement dans toutes les directions pour alimenter les nombreux particuliers qui l’emploient dans leur maisons, je ne comprends pas qu’on use de ces lugubres réverbères à l’huile, au lieu de leur préférer cette ravissante lu{49}mière qui égale celle du soleil; je me suis dit qu’il y avait probablement un contrat qui n’était pas encore expiré entre la Ville et les entrepreneurs de lumière. Mais si la commodité du public était aussi sérieusement considérée en France qu’en Angleterre, aucune prétention de tous les marchands de lumière du monde, quoi qu’il en coûte pour les satisfaire, ne saurait faire que les citoyens marchassent à tâtons dans l’obscurité, quand il serait si aisé de leur assurer un bon éclairage.

Pour ne point paraître ingrate, je ne m’étendrai pas plus sur les inconvénients qui déparent certainement cette admirable cité; mais je peux assurer, sans crainte d’être contredite ni blâmée, qu’une administration des rues, semblable à celle de Londres, serait le plus grand cadeau que le roi Philippe pût faire à sa belle ville de Paris.

XI

LA FÊTE DU ROI.—INQUIÉTUDES.—ARRIVÉE DES TROUPES.—LES CHAMPS-ELYSÉES.—POLITESSE NATURELLE DES GENS DU PEUPLE.—CONCERT DANS LE JARDIN DES TUILERIES.—LA FAMILLE ROYALE AU BALCON: INDIFFÉRENCE DU POPULAIRE.—FEUX D’ARTIFICE.

Nous sommes allés, il y a quelques jours, voir les préparatifs que l’on fait pour la fête du roi: peut-être n’égalent-ils pas ceux que l’on faisait du temps de l’empereur, quand toutes les fontaines de Paris versaient du vin, mais ils sont splendides néanmoins, et, s’ils sont plus sobres, ils sont peut-être aussi plus princiers. Ce ne sont que théâtres, salles de bals, orchestres dans les Champs-Elysées, magnifiques feux d’artifice sur le pont Louis-Seize, concert en face du palais des Tuileries, illuminations partout, et spécialement dans les jardins. Mais ce qui nous a frappés le plus, ç’a été le nombre sans cesse croissant des troupes. Les gardes nationaux et les soldats de la ligne se partagent les rues; et comme une grande revue fait naturellement partie du programme, cela ne se remarquerait pas, si les partis politiques n’avaient persuadé au peuple que le roi Philippe trouvât nécessaire de se tenir sur la défensive.

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(V. Adam del.) (Bibl. nat.)

Je vous laisse à imaginer les sous-entendus qui ont été émis à ce sujet; et il m’a été assuré confidentiellement, dans plusieurs maisons, que les revues de troupes seront à l’avenir un des divertissements les plus fréquents, sinon les plus populaires des Parisiens. Si vraiment il est nécessaire de déployer des forces pour assurer la tranquillité dans ce pays sans cesse agité, le gouvernement a raison de le faire; mais si ce ne l’est pas, il y a quelque imprudence à montrer tant de soldats, car

Une riche armure portée dans la chaleur du jour
protège, mais étouffe.

Hier, 1ᵉʳ mai étant, d’après le calendrier, le jour consacré à saint Jacques et à saint Philippe, était regardé comme la fête du roi actuel de France. Le temps était superbe, et tout semblait gai, surtout dans la partie de la capitale qui avoisine les Champs-Elysées et les Tuileries.

Comme un sage spectateur m’avait assurée que c’est dans les nombreux rassemblements que se manifestent les impressions populaires, et, comme je désirais me promener aux Champs-Elysées, j’étais sur le point de commander une voiture pour nous conduire; mais mon ami m’arrêta:{50}

«Vous pouvez aussi bien rester chez vous, me dit-il; de votre voiture vous ne verrez qu’une masse de gens; tandis que si vous vous promenez au milieu de la foule, vous pourrez peut-être découvrir si le peuple pense à quelque chose ou à rien.

—A quelque chose ou à rien? répondis-je. Le «quelque chose» amènerait peut-être une révolution? Réellement dites-moi si vous croyez qu’il y a des chances d’émeute?»

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LES CHAMPS-ÉLYSÉES

(Collection J. B.)

Au lieu de répondre, mon ami se tourna vers un gentleman qui revenait de la revue des troupes passée par le roi.

«Avez-vous assisté à la revue? demanda-t-il.

—Oui, j’en reviens justement.

—Et que pensez-vous des troupes?

—Ce sont de superbes militaires, de remarquablement beaux hommes que les gardes nationaux et les soldats de la ligne.

—Et sont-ils en force suffisante pour assurer la tranquillité de Paris en cas d’une crise de folie?

—J’en suis persuadé.»

Ces mots nous décidèrent à nous rendre aux Champs-Elysées, laissant par prudence la plus jeune partie féminine de notre compagnie à la maison.

Si l’on n’a pas assisté à une fête publique à Paris, on ne peut se faire une idée de l’impression que donne en ce cas la ville entière: la tête me tourne encore à y penser. Imaginez une centaine de balançoires enlevant à travers les airs leurs cargaisons joyeuses; une centaine de bateaux ailés tourbillonnant, et dont chacun porte comme équipage un couple d’amoureux en tête à tête; imaginez des centaines de chevaux de bois, levant leurs sabots vers le ciel et se poursuivant infatigablement autour du même cercle, les naseaux en feu; des centaines de saltimbanques, jacassant et bara{51}gouinant leur incompréhensible jargon, habillés les uns en généraux, les autres en Turcs, d’aucuns offrant leurs secrets sous le costume d’un juif arménien, d’autres encore faisant la culbute sur une estrade, et présentant une drogue avec une affreuse grimace. Nous nous arrêtâmes plusieurs fois pour regarder comment procédaient ces personnages quand ils avaient réussi à attirer une proie: la pauvre victime était cajolée et enjôlée jusqu’à ce qu’on lui eût bien persuadé que nulle maladie ne l’atteindrait plus si elle avait confiance dans le seul spécifique certain et efficace.

De chaque côté de nous s’étendaient de longues files de baraques ornées de marchandises étincelantes: bagues, fermoirs, broches, boucles, plus séduisantes les unes que les autres, et toutes à cinq sous. C’est assez amusant d’observer les regards de convoitise que jettent sur ces magasins de fausse élégance féminine les jeunes filles accompagnées de leurs complaisants amoureux. Hélas! c’est peut-être pour elles le commencement du chagrin.

Sur la plus grande place des Champs-Elysées, deux scènes de théâtres se dressaient, pouvant contenir dans l’espace ménagé entre elles deux, m’a-t-on dit, vingt mille spectateurs. Pendant que sur l’une se joue une pièce, une pantomime, je crois, l’autre savoure une relâche et se repose; mais dès que le rideau de la première tombe, la toile de la seconde se lève, et l’océan de têtes qui remplit la place, tourne et ondule comme les vagues de la mer, fluant et refluant en avant et en arrière selon la marée.

Quatre grands enclos al fresco, destinés à la danse et munis chacun d’un orchestre respectable, occupaient les coins de cet espace; et malgré la foule, la chaleur, le soleil et le tapage, la danse ne cessa pas un seul instant pendant toute cette journée d’été. Quand un couple de danseurs était fatigué, un autre le remplaçait. L’activité, la gaieté et la bonne humeur générale de cette immense foule ne se démentirent pas du matin au soir.

Ce peuple mérite réellement des fêtes; il se réjouit si cordialement, et en même temps si paisiblement!

Tels furent les faits les plus frappants dans ce jubilé; mais nous ne faisons pas un pas à travers la foule sans y découvrir quelque trait caractéristique de la joie parisienne. Je fus charmée de constater pendant toute ma promenade que, suivant le mot de notre ami: «Personne ne pensait à rien.»

Mais ce qui me plut davantage que tout le reste fut la sobriété que montre le peuple dans ses rafraîchissements. Les hommes, jeunes et vieux, les respectables matrones et les gentilles demoiselles étanchaient leur soif avec de la limonade glacée, que des fontaines ambulantes fournissaient en quantité incroyable, au prix d’un sou le verre. Heureusement pour elle, cette population au cœur léger, et qui aime tant les fêtes, ne se divertit pas dans les palais du gin.

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LA MARCHANDE DE BEIGNETS

Cependant il faut satisfaire la faim comme la soif: pour contenter le goût friand du peuple, on voyait donc des réchauds par douzaines, sous les arbres, à chacun desquels présidait une vieille femme, brandissant sur les charbons une poêle à frire d’où s’échappait un parfum d’oignons, et vantant d’une voix perçante les qualités de ses saucisses et de son foie. Ce fut pour moi le seul désagrément de la journée: l’odeur de ces cuisines en plein air n’avait rien, je l’avoue, d’agréable; mais tout le reste me plut extrêmement. Je voyais pour la première fois une populace entière en fête, et je ne croyais pas que ce spectacle pourrait autant m’amuser et sans{52} m’effrayer aucunement. Devant une de ces cuisines à la terrible odeur, j’admirai en quel style poli une vieille, qui avait profité de l’ombre d’un arbre pour son restaurant, défendait son installation contre l’invasion d’un marchand de pain d’épice:

«Pardon, monsieur!... ne venez pas, je vous prie, déranger mon établissement.»

La vue de ces deux vieilles grotesques têtes, avec leur accoutrement, rendait exquise cette simple apostrophe. La réponse fut un salut et le départ du marchand de pain d’épice. Ici, je ne puis m’empêcher de songer au langage énergique qui aurait été tenu, en semblable circonstance, à la foire de Bartholomew.

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UN AGENT DE POLICE

En somme, nous revînmes ravis de notre expédition, mais je ne crois pas avoir été de ma vie aussi fatiguée. Néanmoins je me trouvai suffisamment reposée pour parcourir dans la soirée une grande partie des Tuileries, où l’on nous assura que deux cent mille personnes étaient réunies. La foule était vraiment très grande, et nous fûmes obligés de nous séparer; trois heures plus tard nous nous retrouvâmes tous, sains et saufs, au même hôtel d’où nous étions partis.

L’attraction qui, durant la première partie de la soirée, attira le plus la foule fut l’orchestre en face du palais. Une musique militaire y jouait, tandis que des milliers de lampes s’allumaient dans les jardins.

A ce moment, le roi, la reine et la famille royale parurent au balcon. Et alors se produisit la seule faute de toute cette jolie journée, faute si grave d’ailleurs qu’elle me produisit l’effet le plus désagréable. Du premier au dernier, on sembla avoir oublié la cause des réjouissances; pas un son d’aucune sorte n’accueillit l’apparition de la famille royale. Je trouvai absolument étonnant qu’un peuple si gai et si démonstratif, assemblé en si grande quantité et en une telle occasion, restât la tête levée à regarder son souverain sans qu’une seule voix proférât un cri. D’ailleurs, s’il n’y eut pas de bravos, il n’y eut pas non plus de sifflets.

La scène en elle-même était d’une gaieté enivrante. Devant nous s’élevaient les pavillons illuminés des Tuileries: les brillants lampions mettaient en pleine lumière, à travers les lauriers-roses et les myrtes, la famille royale, qui se tenait sur le balcon. De chaque côté, on voyait des arbres, des statues, des fleurs éclairés par d’innombrables pyramides de lampions, tandis que les sons d’une musique martiale résonnaient au milieu de la fête. Les jets d’eau, retenant la lumière artificielle, s’élevaient dans l’air comme des flèches de feu, se transformaient en brindilles et retombaient en pluie lumineuse, en répandant sur la foule une délicieuse fraîcheur. Enfin, derrière eux, et aussi loin que les regards pouvaient atteindre, s’étendait la forêt suburbaine, illuminée par des festons de lampions qui semblaient s’allonger, en diminuant peu à peu, jusqu’à la barrière de l’Etoile. Véritablement, ce spectacle était délicieux, et il eût été parfait si, au lieu de ce lourd silence, des acclamations venant du cœur avaient accueilli le jour de fête d’un roi aimé.

Les feux d’artifice aussi furent superbes; et bien que tous les théâtres de Paris fussent ouverts gratuitement au public, et, comme nous le sûmes ensuite, absolument pleins, la multitude, qui les regardait, me sembla assez grande pour peupler douze villes. C’est que les Parisiens, riches et pauvres, jeunes et vieux, ont tellement accoutumé de vivre dehors, que la plus légère tentation suffit à faire sortir tous ceux d’entre eux qui sont capables de marcher seuls; et, en vérité, il ne reste guère dans les maisons que ceux qui ne sauraient quitter leurs fauteuils ou les bras de leurs nourrices.{53}

Tous les feux d’artifice furent tirés sur le pont Louis-Seize. On n’aurait pu choisir un meilleur endroit; en effet, on les voyait parfaitement du haut des terrasses des Tuileries; et, sur tous les quais, le long des deux rives de la rivière, jusqu’à la Cité, les spectateurs pouvaient admirer les feux de toutes couleurs qui y étincelaient. Une des plus jolies inventions des feux d’artifice, ce sont ces fusées, bleues, blanches, rouges que l’on fait se succéder rapidement, et qui semblaient, ainsi que j’entendis un jeune républicain le dire, «être les messagers ailés portant le drapeau chéri jusqu’au ciel». Je me gardai de répondre que, si ces messagers racontaient là-haut tout ce que le drapeau tricolore a fait, ils auraient d’étranges mots à dire.

Le bouquet, cette dernière grande pièce du feu d’artifice, était tout à fait splendide, mais ce qui me parut le plus beau, ce fut la vue de la Chambre des Députés, dont toute l’architecture était marquée par des lignes de feu: les magnifiques escaliers qui y conduisent avec leurs lignes ininterrompues de lumières semblaient un signe mystique de cette épreuve de l’élection populaire que doivent subir ceux qui veulent entrer dans le temple de la Sagesse.

Combien délicieux me parut mon thé bouillant sur ma lampe de nuit! et quelle reconnaissance j’éprouvai ce matin vers une heure, en pensant que la fête du roi s’était paisiblement terminée! Je m’endormis aussitôt couchée dans mon lit.

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XII

REVUE SUR LA PLACE DU CARROUSEL.—LA GARDE MUNICIPALE.—LA GARDE NATIONALE.

Nous avons assisté sur la place du Carrousel à une revue de très belles troupes, composées de gardes nationaux, de soldats de la ligne, et de ce superbe corps municipal appelé la garde de Paris. Ce dernier, il me semble, remplit dans Paris, depuis la révolution de 1830, les fonctions policières de ce que l’on appelait anciennement la gendarmerie; mais ce nom étant tombé en discrédit dans la capitale—les jeunes gens, par exemple, considéreraient comme une insulte le nom de gendarme—on a pris à sa place celui de garde de Paris; les gendarmes ne se trouvent plus qu’en province. D’ailleurs, qu’ils s’appellent d’un nom ou d’un autre, je ne vis jamais un corps avoir plus belle apparence. Les hommes et les chevaux, les équipements et la discipline, tout m’y sembla parfait...

L’apparence de la garde nationale réunie sous les armes, comme à cette revue, est aussi très imposante. On s’aperçoit au premier coup d’œil que ce ne sont pas là des troupes ordinaires. Tous les équipements sont en excellent état, et leurs uniformes, confectionnés non en gros drap de soldat, mais en drap fin, contribuent à rehausser leur éclat. Inutile de dire que l’uniforme lui-même, bleu foncé, avec son délicat pantalon blanc, est particulièrement joli dans une parade; le blanc est beaucoup plus seyant, à mon avis, que le pantalon rouge des troupes, il est peut-être moins pratique en campagne.

Le roi et ses fils étaient à cheval. L’état-major entier était brillant et élégant, et d’un style aussi aristocratique qu’un prince le peut désirer. Des cris de «Vive le roi!» fournis et gais, se faisaient entendre le long des rangs; et, si cela est un indice des sentiments de l’armée envers Philippe, le roi peut rester indifférent à toutes les prédictions de mauvais avenir.

Mais, dans cette cité de contradictions, on ne peut jamais tirer aucune conclusion sûre de ce qu’on observe; car, cinq minutes après, celui-ci ou celui-là vient vous{54} affirmer que vous êtes dans l’erreur, que vous vous abusez complètement, et que c’est le contraire exactement de ce que vous supposez qui est la vérité. Ainsi, lorsque je racontai dans la soirée la réception cordiale que les soldats avaient faite au roi le matin même, on me répondit: «Je le crois bien, madame; les officiers leur commandent de le faire

Nous restâmes un bon moment sur le terrain de la revue, et nous vîmes aussi bien qu’on peut voir du fond d’une voiture. Comme toute parade de troupes bien équipées et bien commandées, celle-là formait un spectacle brillant et joli; et en dépit de la caustique réponse à mon enthousiasme que je viens de vous rapporter, je reste d’avis que le roi Philippe peut être content de ses troupes et de la manière dont elles l’ont accueilli...

XIII

SOIRÉE.—LE CAUSEUR QUI FAIT MYSTÈRE DE TOUT.

6 mai 1835.

... Nous tînmes hier l’engagement que nous avions pris de passer la soirée chez Mᵐᵉ de L***; j’eusse été fâchée d’y manquer, car la première séance du Procès-Monstre qui avait eu lieu le matin même, semblait avoir réveillé et excité l’esprit de chacun. Peu de choses me plaisent autant que d’écouter une conversation parisienne libre et bien nourrie; surtout, comme c’était hier le cas, quand la société est restreinte et animée...

Il y avait là un monsieur qui avait une manière fort irritante de provoquer l’attention. Il n’était pas tout à fait comme le Timante de Molière dont Célimène dit:

«Et, jusques au bonjour, il dit tout à l’oreille.»

Mais, au milieu d’une conversation qui intéressait tout le monde, il s’écriait soudain:

«Par exemple! J’ai entendu aujourd’hui la meilleure histoire possible sur le roi. Voulez-vous l’entendre, Mᵐᵉ B...?»

La dame à qui cette question s’adressait, étant une doctrinaire décidée, répondit naturellement en secouant la tête; mais comme un demi-sourire accompagnait cette réponse, et comme la dame se penchait vers le questionneur, elle, mais elle seulement, entendit «la meilleure histoire possible» murmurée à l’oreille.

A un autre moment, il s’adressa à la maîtresse de maison; mais, comme il parlait au milieu du cercle, il attira non seulement son attention mais celle de tout le monde:

«Madame, dit-il subitement, laissez-moi vous dire un petit mot de la trahison.»

—«Comment? de la trahison? A propos de quoi, s’il vous plaît?... Mais c’est égal, contez toujours.»

En recevant cette réponse, le conteur de bonnes histoires quitta la profondeur de son fauteuil,—entreprise difficile, car il n’était ni vif ni léger dans ses mouvements,—et contournant délibérément toutes les chaises, il se plaça derrière Mᵐᵉ de L***, et lui murmura dans l’oreille quelque chose qui fit rougir et secouer la tête; mais elle se mit à rire en lui disant qu’elle haïssait les politiques timides, et qu’elle n’avait aucun goût pour des histoires de trahisons qui n’étaient pas hautement prononcées.

Cet avis le remit à sa place; mais il le prit très bien, car, au lieu de murmurer davantage, il se mit soudain à raconter de bizarres et interminables potins, d’ailleurs en termes si vivants que cela les rendait semblables à d’amusantes histoires...

XIV

VICTOR HUGO.

J’ai appris à nouveau quelques détails curieux sur l’état actuel de la littérature française. Je pense vous avoir déjà dit que j’ai entendu uniformément traiter avec mépris l’école du décousu, et cela non seulement par les partisans vénérables du bon vieux temps, mais aussi par des hommes distingués de ce moment, distingués par leur position comme par leur savoir.

Concernant Victor Hugo, le seul de cette école auquel je ferai allusion, parce qu’il a été suffisamment lu en Angleterre pour que nous le regardions comme une célébrité, ce sentiment est plus remarquable encore. Je n’ai jamais parlé de lui ou de ses ouvrages à une personne d’une bonne{55}

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REVUE SUR LA PLACE DU CARROUSEL

(Par Eug. Lami) (Collection J. B.)

REVUE SUR LA PLACE DU CARROUSEL

(Par Eug. Lami) (Collection J. B.)

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morale et d’un esprit cultivé, sans qu’elle se refuse à lui accorder cette estime que nos critiques les plus autorisés lui concèdent. Je peux dire que la France semble être honteuse de lui.

Vingt fois, il m’est arrivé, quand je demandais l’opinion des gens sur ses pièces, de m’entendre répondre:

«Je vous assure que je ne les connais pas; je n’ai jamais rien vu jouer de lui.

—Les avez-vous lues?

—Non, je ne peux lire les ouvrages de Victor Hugo.»

Quelqu’un, qui m’avait entendue à plusieurs reprises persister dans mes questions sur la réputation dont Victor Hugo jouit à Paris comme écrivain de génie et auteur dramatique, me dit qu’il voyait bien que, comme tous les étrangers généralement, et les Anglais en particulier, je regardais Victor Hugo comme une sorte de type de la littérature française du moment.

«Pourtant permettez-moi de vous assurer, ajouta-t-il gravement et avec conviction, qu’aucune idée n’a jamais été à ce point erronée. Il est le chef d’une secte, le Grand Prêtre d’une congrégation ayant aboli toutes les lois «morales et intellectuelles» qui jusqu’ici servaient de règles aux esprits humains. Il a atteint à cette prééminence que pas un autre, j’espère, ne tentera de lui disputer. Mais Victor Hugo n’est pas un écrivain populaire en France.»

C’est ce jugement ou un analogue que, neuf fois sur dix, j’ai entendu prononcer sur lui et ses œuvres quand j’en ai parlé; et je regarde cela comme la preuve d’une intelligence saine et de sentiments droits, état d’esprit extrêmement honorable et plus répandu chez nos voisins français que nous ne le croyons. J’en fus d’autant plus heureuse, que je m’y attendais moins. Il y a tant de faux éclat dans les œuvres de Victor Hugo—d’ailleurs avec de très réels éclats de temps à autre—que je pensais trouver la jeunesse et la partie la moins raisonnable de la population beaucoup plus chaudes dans leur admiration pour lui.

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VICTOR HUGO EN 1835

(Extr. du Charivari)

Son goût passionné pour les scènes de vice et d’horreur, et son profond mépris pour tout ce que le temps a consacré comme bon, soit en matière de goût soit en{58}

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STATUETTE DE VICTOR HUGO

(Par Dantan) (Extr. du Musée Dantan)

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morale, pouvait, à ce que je pensais, entraîner les cerveaux déréglés de notre temps; et, de la sorte, il ne pouvait manquer d’avoir la sympathie et la louange de ceux qui mettent ses théories en pratique. Mais il n’en est pas ainsi. On reconnaît la vigueur sauvage de quelques-unes de ses descriptions; mais c’est là le seul éloge que j’aie jamais entendu faire de l’œuvre dramatique de Victor Hugo, dans son pays natal.

Les incidents émouvants, hardis, effrayants de ses drames dégoûtants peuvent et doivent exciter un certain degré d’attention quand on les voit pour la première fois et il est évidemment dans l’intérêt des directeurs d’encourager des productions qui peuvent produire ces effets; cela ne peut donc être considéré comme une dégradation systématique du théâtre. C’est un fait que les affiches seules attestent suffisamment, que les pièces de Victor Hugo, quand elles ont épuisé leur première vogue, ne sont plus jamais reprises à la scène; pas une ne reste au répertoire. Ce fait, qui m’avait déjà été signalé par une personne parfaitement au courant du sujet, m’a été confirmé par beaucoup d’autres; et cela en dit plus qu’aucun critique ne le pourrait faire sur le bon sens du public...

XV

VERSAILLES.—MUSÉE PROJETÉ.—SOUVENIRS D’UN JARDINIER SUR LES BOURBONS.—LES GRANDES EAUX A SAINT-CLOUD.

Le château de Versailles, ce merveilleux chef-d’œuvre du goût splendide et de l’extravagance illimitée de Louis le Grand, est fermé, depuis dix-huit mois. C’est un gros désappointement pour ceux des nôtres qui n’ont jamais vu ces immenses pièces et leurs décorations somptueuses. La raison de cette exclusion momentanée du public est que les ouvriers occupent en ce moment tout l’édifice, non pas en vue de le restaurer pour le roi, mais de le préparer à devenir un musée universel pour le pays. Les bâtiments sont vraiment trop grands pour un palais, et tellement somptueux que je pense qu’aucun souverain moderne ne désirerait les habiter. Je me suis parfois étonnée que Napoléon ne se soit pas pris de goût pour cette immensité; mais je pense qu’il y aurait trouvé peu de charmes: il préférait convertir ses millions en nerf de la guerre que de posséder toutes les sculptures et toutes les dorures du monde.

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VERSAILLES

(Par E. Lami) (Collection J. B.)

Si le musée qu’on projette est monté avec science, jugement et goût, et avec la magnificence accoutumée en France, on aura tiré un excellent parti de la fantaisie splendide du grand monarque.

On parlait l’autre soir dans une réunion, des travaux qui sont exécutés à Versailles, et quelqu’un disait que l’intention du roi était de convertir une partie du bâtiment{60} en une galerie d’histoire nationale, qui contiendrait les tableaux représentant toutes les victoires françaises.

La réflexion que cela amena, m’amusa: elle est tellement française!—«Ma foi!... Mais cette galerie-là doit être bien longue... et assez ennuyeuse pour les étrangers.»

Bien que le château fût fermé, nous ne renonçâmes pas à notre expédition à Versailles. Là, chaque chose est intéressante, non pas seulement par sa splendeur, mais aussi par tous les souvenirs qui font revivre à nos yeux des scènes que l’histoire nous a rendues familières. Les horreurs du dernier siècle comme les gloires royales du précédent sont bien connues de tout le monde en Angleterre, et il faut qu’on nous ait transmis de France un nombre prodigieux de récits, pour que nous soyons au fait des événements qui se sont passés à Versailles tout aussi bien que nous le sommes de ceux qui avaient dans le même temps Windsor pour théâtre. Pourtant il en est ainsi...

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SAINT-CLOUD

(Par E. Lami) (Collection J. B.)

Avant de visiter la confusion ordonnée des bosquets, des statues, des temples et des fontaines, nous nous fîmes conduire par notre guide à cheveux gris tout autour de chaque partie des bâtiments, tandis qu’il nous contait une série de vieilles histoires intéressantes sur Louis XVI, Marie-Antoinette, Monsieur et le comte d’Artois (car il semblait avoir oublié ou ne pas savoir qu’ils avaient porté d’autres noms que ceux qu’ils avaient dans sa jeunesse); et tous, ils occupaient la même place dans son imagination qu’ils y tenaient quelque cinquante ans plus tôt, quand il était aide du gardien de l’orangerie.

Il se glorifiait d’avoir approché jadis la famille royale; il raconta comment la reine avait donné son nom à un oranger parce qu’elle en trouvait les fleurs plus douces que celles de tous les autres; et comment il cueillait tous les jours pour Sa Majesté, sur un myrte aux larges feuilles et aux fleurs doubles, un bouquet que l’on plaçait sur la toilette de la Reine à deux heures. Ce vieil homme connaissait chaque oranger, sa naissance et son histoire comme un berger connaît ses moutons. Le doyen de la bande date du règne de François Iᵉʳ, et vraiment il est très vert pour son âge. Un autre, surnommé Louis le Grand, qui était frère jumeau, comme dit notre guide, de ce puissant monarque est regardé comme un jeune, et l’on assure qu’il n’a pas encore atteint son développement entier.

Oh! si ces orangers pouvaient parler! S’ils pouvaient nous raconter les scènes dont ils ont été témoins! s’ils pouvaient nous décrire les beautés sur lesquelles ils ont égrainé leurs ardentes fleurs, tous les héros, les hommes d’Etat, les poètes et les princes qui, dans leur promenade, se sont arrêtés sous leur ombre, que de remarques spirituellement méchantes, de graves conseils et de tristes réflexions nous aurions à entendre!...{61}

La vue des grandes eaux à Saint-Cloud faisait partie du programme de notre journée; mais, pour y aller, nous fûmes obligés de monter dans un de ces indescriptibles véhicules qui transportent la joyeuse bourgeoisie de Paris de palais en palais, et de guinguette en guinguette. Nous avions abandonné notre confortable citadine, croyant n’avoir aucune difficulté à en trouver une autre. En quoi nous fûmes désappointés, car la quantité de voyageurs excédait les véhicules disponibles et nous nous considérâmes comme très heureux de trouver des places dans un équipage que nous aurions bien méprisé le matin, quand nous quittions Paris...

Quelques-uns de ces singuliers véhicules étaient tirés par cinq ou six chevaux. Ceux-là n’étaient au juste que des chariots peints de couleurs éclatantes, suspendus sur de grossiers ressorts, avec une tente à plat au-dessus. Dans plusieurs je comptai jusqu’à vingt personnes; mais il y en avait quelques-uns dont une ou même deux places demeuraient vacantes, et alors rien ne pouvait égaler la joie de la foule à la vue des efforts que faisait le conducteur, non moins gai qu’elle, d’ailleurs, pour obtenir des voyageurs qu’ils remplissent les sièges libres.

Chaque individu croisé sur la route se voyait invité par des hurlements à occuper les places vacantes. «Saint-Cloud, Saint-Cloud, Saint-Cloud!» ces mots, criés par le conducteur et repris en refrain par la compagnie, résonnaient dans les oreilles de tous les passants; et si l’on rencontrait un paisible voyageur se rendant dans la direction opposée, l’invitation était alors proférée avec une véhémence décuplée, et accompagnée d’éclats de rires, auxquels, loin de s’offenser, le promeneur répondait sur le même ton. Mais quand on rencontrait une voiture au plein galop se rendant à Versailles, c’est alors que la joie devenait indescriptible. «Saint-Cloud! Saint-Cloud! Saint-Cloud!... Tournez donc, messieurs, tournez à Saint-Cloud!» Les cris et les vociférations auraient suffi à effrayer tous les chevaux du monde, excepté des chevaux français; ceux-là sont tellement habitués au vacarme, qu’il y a peu de danger que le bruit les fasse partir. Je croirais même qu’ils prennent leur part de la gaieté générale; car ils secouaient leurs têtières et leurs glands, s’ébrouant et s’agitant comme s’ils étaient ravis de la fête.

Au total, nous et quelques centaines d’autres arrivâmes trop tard pour le spectacle, l’eau ayant manqué avant que la demi-heure de réjouissances promise fût écoulée. Les jardins, cependant, étaient pleins, et tout le monde paraissait aussi gai et content que si le spectacle n’avait pas manqué.

Je me demande si les Français deviennent jamais vieux, c’est-à-dire, vieux comme nous, assis au foyer, et ne rêvant pas plus de fêtes que de jouer à colin-maillard. J’ai vu là et ailleurs des hommes et aussi des femmes à cheveux gris, assez ridés pour être aussi graves qu’un vénérable juge au tribunal; mais je n’en ai jamais vu qui ne semblassent prêts à sauter, danser, valser et faire l’amour.

XVI

GENS REMARQUABLES.—GENS DISTINGUÉS.

Nous passâmes notre soirée d’hier dans la maison d’une dame qui m’avait été présentée avec cette recommandation: «Vous rencontrerez aux réunions de Mᵐᵉ de V... beaucoup de gens remarquables.»

C’est là, il me semble, exactement le genre de recommandation qui puisse donner le plus piquant intérêt à une nouvelle connaissance, mais surtout à Paris, car cette attrayante capitale possède une collection de gens remarquables plus divers par la nationalité, les classes et les croyances qu’aucune autre.

Néanmoins, il ne faut pas prendre à la lettre ce terme de «gens remarquables» et croire qu’il désigne toujours des individus si distingués que tout le monde ait les yeux sur eux; ce terme varie dans sa valeur et son application, selon les sentiments, les facultés et la situation de celui qui l’emploie.

Chacun a invariablement des «gens remarquables» à vous présenter; et je commence à savoir quel genre de «gens remarquables», je puis m’attendre à rencontrer dans chacune des maisons qui me sont ouvertes.{62}

Quand Mᵐᵉ A... me murmure à l’oreille au moment où j’entre dans son salon: «—Ah! vous voilà! c’est bon; j’aurais été bien fâchée si vous m’aviez manqué; il y a ici, ce soir, une personne bien remarquable, qu’il faut absolument vous présenter», je suis sûre que je verrai quelqu’un qui a été maréchal, ou duc ou général, ou savant, ou acteur, ou artiste sous Napoléon.

Mais si c’est Mᵐᵉ B... qui me dit la même chose, je suis certaine que ce sera un respectable doctrinaire qui occupe, a occupé ou occupera une place, et qui a fait entendre sa voix du côté triomphant.

Mᵐᵉ C... au contraire, ne daignerait pas appeler «remarquable» un homme dont les désirs et les occupations fussent aussi terre à terre. Ce ne peut être que quelque philosophe, pâli par le travail de concilier des paradoxes ou de découvrir quelque nouvel élément.

Ma charmante, gracieuse, gentille Mᵐᵉ D... n’userait de ce terme qu’en parlant d’un ex-chancelier, ou chambellan, ou ami, ou serviteur fidèle de la dynastie exilée.

Quant à la fatale Mᵐᵉ E... avec ses lèvres minces et son sourire sinistre, bien qu’elle déclare tenir un salon où tout talent, quelle que soit sa nuance, est le bienvenu, je suis bien sûre qu’elle n’a de considération que pour ceux qui ont eu part aux grandes et immortelles iniquités d’une révolution quelconque. Elle n’est pas assez vieille pour avoir eu rien de commun avec la première, mais je ne doute pas qu’elle n’ait été fort occupée pendant la dernière et je suis sûre qu’elle ne sera tranquille ni jour ni nuit avant d’en avoir vu une autre. Si ses espoirs sont trompés sur ce point, elle mourra d’atrophie; car elle ne se nourrit que de l’espoir d’une rébellion contre toute autorité constituée.

Je crois qu’elle ne m’aime pas; et si je suis admise à l’honneur de paraître chez elle, c’est uniquement parce qu’elle pense que j’y entendrai des choses qui me seront désagréables. Elle s’imagine que je déteste de rencontrer des Américains, en quoi elle se trompe comme en beaucoup d’autres choses...

Les «remarquables» de Mᵐᵉ F... sont presque tous des étrangers du genre philosophico-révolutionnaire; des gens, qui ne sont pas particulièrement bien vus chez eux, et qui préfèrent être remarquables et remarqués à quelques centaines de lieues de leur pays.

Ceux de Mᵐᵉ G... sont principalement des musiciens. «—Croyez-moi, madame, dit-elle, il n’y a que lui pour toucher le piano... Vous n’avez pas encore entendu Mˡˡᵉ Z..., quelle voix superbe!... Elle fera, j’en suis sûre, une fortune immense à Londres.»

Les connaissances de Mᵐᵉ H... ne sont pas «remarquables» pour une chose spéciale à chacune d’elles, mais pour être en toutes choses exactement opposées les unes aux autres. Elle aime entendre dire: Les soirées antithestique[D] de Mᵐᵉ H.., et elle éprouve un plaisir particulier à voir assis côte à côte sous le manteau de sa cheminée, des gens qui se tireraient peut-être des coups de pistolet s’ils se rencontraient autre part. C’est là une manière bizarre d’arranger une réunion sociable; mais ses soirées sont de très amusantes soirées à cause de cela.

Les amis de Mᵐᵉ J... sont «distingués» et non pas «remarquables». J’ai rencontré dans sa maison un nombre extraordinaire de gens distingués.

Mais je ne vous fatiguerai pas en allant jusqu’à la fin de l’alphabet...

XVII

EXCURSION AU LUXEMBOURG.—LES FEMMES N’ENTRENT PAS AU PROCÈS MONSTRE.—GEORGE SAND EN HOMME.—COSTUME RÉPUBLICAIN.—LE QUAI VOLTAIRE.—INSCRIPTIONS MURALES.—COMMENT LE MARÉCHAL LOBAU DISPERSE LES ÉMEUTES.—UNE MANIFESTATION.

Depuis que le Procès a commencé au Luxembourg, nous avons l’intention d’aller jeter un coup d’œil sur le campement établi dans le jardin, sur l’appareil militaire déployé autour du palais, et, en un mot, sur tout ce qu’il peut être permis à des yeux féminins de voir d’un lieu si intéressant en ce moment par les affaires importantes qui s’y traitent.

J’ai donc fait tout ce que j’ai pu pour{63}

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UNE FEMME EN COSTUME MASCULIN «PASSONS VITE!»

(Par Gavarni) (Bibl. nat.)

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obtenir l’autorisation d’entrer à la Chambre pendant qu’elle siège, et de très aimables amis m’ont aidée; mais en vain: on n’admet aucune dame. Si les regrets féminins ont été augmentés ou diminués par les récits quotidiens qui sont publiés sur la conduite abominable des prisonniers, je ne m’aventurerai pas à vous le dire. C’est égal, nous ne pouvons entrer, que nous le désirions ou non. On dit que, dans une des tribunes réservées au public, on a vu un jeune garçon rajuster ses boucles avec une petite main blanche; et on dit, aussi, que ce garçon s’appelait George S..d; mais j’ai entendu déclarer partout que seuls pénétraient dans les limites proscrites ceux qui jouissaient de la prérogative d’une barbe au menton.

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GEORGE SAND EN HOMME

(Par Calamatta) (Bibl. nat.)

Notre modeste projet de regarder les murs qui contiennent les rebelles tapageurs et leurs juges patients s’accomplit facilement, non sans nous procurer beaucoup d’amusement.

Deux aimables Français nous accompagnaient, qui avaient promis de nous expliquer les signes et les symboles qui pourraient tomber sous nos yeux sans que nous les comprissions. La matinée étant délicieuse, nous nous rendîmes à pied à l’endroit de notre destination et nous nous promîmes de nous reposer au retour en nous faisant cahoter dans un fiacre.

Notre route traversait le jardin des Tuileries, cette raison acheva de nous décider, et, comme d’habitude, nous nous accordâmes de passer une délicieuse demi-heure assises sous les arbres...

Trois jeunes gens suivaient l’allée où nous nous installâmes, absorbés en apparence par quelque affaire de terrible importance. En vérité, ils avaient l’air de caricatures animées et n’étaient rien d’autre.

C’étaient des républicains. On voit constamment de semblables personnages se pavaner sur les boulevards, ou flâner, comme ceux que nous voyions, dans les Tuileries, ou rôder en groupes sinistres{66} dans le bois de Boulogne, chacun se croyant le front d’un Brutus et le cœur d’un Caton. Où et à quelque heure que vous les voyiez, leur aspect ne trompe jamais; il n’est pas à Paris un enfant de dix ans qui ne puisse dire en les apercevant: Ce sont des républicains. J’ai vu dans plusieurs magasins d’estampes, une explication des symboles de leur toilette qui permettrait au plus ignorant de les reconnaître. Le plus important est le chapeau, qui formerait un cône parfait si le fond en était seulement plus élevé de quelques pouces; l’ombre de Cromwell peut se glorifier en voyant combien de mauvaises têtes imitent encore sa coiffure. Ensuite viennent les longs cheveux emmêlés, qui pendent salement sous le chapeau. Le cou est nu, au moins de linge; mais une profusion de cheveux remplace celui-ci. Le gilet, comme le chapeau, porte un nom immortel: «gilet à la Robespierre,» telle est sa terrible appellation; et la dimension de ses revers augmente ou diminue selon la grandeur des principes de celui qui les porte. Au reste, un air farouche et sauvage est tout à fait nécessaire pour achever l’extérieur d’un républicain à Paris en 1835.

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LE JARDIN DU LUXEMBOURG

(Collection J. B.)

Quelles grimaces j’ai vu défigurer le visage de ceux qui portent ce déguisement! Les uns roulent des yeux et froncent les sourcils comme s’ils voulaient intimider l’univers entier; d’autres fixent leurs sombres regards vers la terre, absorbés dans une effrayante méditation; pendant que d’autres, tristement appuyés à une statue ou un arbre, jettent des regards terribles, qui pourraient être interprétés dans le langage des sorcières de Macbeth.

«Nous devons, nous voulons—nous devons, nous voulons avoir du sang davantage encore—et devenir pires, et devenir pires.»

Les trois jeunes hommes qui passaient près de nous étaient ainsi faits...{67}

Nous poursuivîmes notre promenade, et, ayant traversé le Pont Royal, nous longeâmes le quai Voltaire, pour éviter la rue du Bac; nous étions tous d’avis que cette rue, dont Mᵐᵉ de Staël parle si tendrement à distance, est loin d’être agréable de près.

Si ce n’était l’antipathie naturelle des Anglais pour la flânerie devant les vitrines, la promenade le long du quai Voltaire pourrait occuper une matinée entière. Depuis le premier étalage de «gens remarquables» à cinq sous pièce—et il y a des têtes parmi eux qui vaudraient d’être étudiées,—depuis cette galerie de gloires à cinq sous jusqu’à l’entrée de la rue de Seine, c’est une suite ininterrompue de boutiques: livres vieux et neufs, riches, rares ou sans valeur; gravures pouvant être classées de même; articles d’occasion de toutes sortes; et, par-dessus tout, de véritables musées de sculptures et de dorures, de chaises extraordinaires, de chandeliers effrayants, de pendules grotesques, et de tous les ornements sans nom que l’on ait pu trouver. C’est ici que l’opulent amateur du style massif de Louis XV entre avec une lourde bourse, de là qu’il repart avec une bourse légère. L’actuelle famille royale de France aime, dit-on, ce style princier mais lourd; et l’on voit souvent les voitures royales s’arrêter à la porte de ces magasins, si hétérogènes par leur contenu qu’on pourrait leur donner toute sorte de noms, sauf celui de magasins de nouveautés, et qui, au premier coup d’œil, ont vraiment l’air de boutiques de prêteurs sur gages...

En arrivant dans le quartier Latin, nous nous amusâmes à raisonner sur cette inclination des très jeunes hommes, qui sont encore soumis à la contrainte de leurs parents ou de leurs maîtres, à ruiner et détruire tout ce qui affirme l’autorité ou la discipline. Les murs abondent en inscriptions de ce genre: «A bas Philippe!» «Les Pairs sont des assassins!» «Vive la République!» et ainsi de suite. Les poires de toutes dimensions et de toutes formes, avec des traits pour le nez, les yeux et la bouche, sont nombreuses, et tout cela dénote le mépris de la jeunesse étudiante pour le monarque régnant. Un signe évident de cette haine de l’autorité, ce fut, il y a quelques jours, la manifestation de quatre ou cinq cents de ces jeunes hommes déréglés qui escortèrent avec des cris et des huées M. Royer-Collard, professeur nouvellement nommé par le gouvernement à la Faculté de médecine, depuis l’Ecole jusque chez lui, rue de Provence.

En pareil cas, ce gouvernement ou un autre devrait suivre l’exemple donné par le général Lobau. L’anecdote est généralement connue; peut-être, l’avez-vous déjà entendue? Mais je préfère que vous l’écoutiez une seconde fois, plutôt que de risquer que vous ne l’entendiez pas.

Une partie des jeunes gens de Paris, qui s’exercent à faire de petites émeutes républicaines, s’était assemblée en nombre considérable sur la place Vendôme. Les tambours battirent, le commandant fut prévenu et arriva. Les jeunes mécontents serrèrent leurs rangs, prirent en main leurs couteaux de poche et leurs cannes, et s’apprêtèrent à résister. On vit le général dépêcher un aide de camp, et quelques moments anxieux passèrent; enfin quelque chose qui semblait effrayant comme un engin militaire parut, s’avançant par la rue de la Paix. Etait-ce un canon?... Une foule de soldats en casques entouraient ce terrible objet, le firent tourner avec une précision militaire et l’approchèrent de l’endroit où les séditieux formaient leur phalange la plus épaisse. Un commandement fut donné, et en un instant la foule entière se vit inondée d’eau.

Beaucoup, parmi ceux qui virent la déroute et la fuite précipitée des héros que poursuivaient avec leurs tuyaux les pompiers amusés, déclarent que jamais aucune manœuvre militaire n’avait encore produit une retraite aussi rapide. Je découvre dans ce procédé de la garde nationale un indice frappant du mépris tranquille que sentent ces puissants gardiens du pouvoir présent pour leurs ennemis républicains.

Ayant atteint le Luxembourg et obtenu de pénétrer dans les jardins, nous nous arrêtâmes encore pour contempler une scène, non seulement tout à fait nouvelle, mais aussi très singulière pour ceux qui étaient accoutumés à l’aspect ordinaire du lieu.

Au milieu des lilas et des roses un campement de petites tentes blanches offrait{68} son air martial. Des armes, des tambours, et toutes sortes d’objets militaires apparaissaient çà et là; tandis que des troupiers flânant, fumant, lisant, achevaient de donner à la scène une apparence inaccoutumée...

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«CE SOIR A LA PORTE SAINT-MARTIN!—J’Y SERAI!»

(Grav. de A. Hervieu) (Extr. de Paris and the Parisians, by Mrs. Trollope)

Il semble que, depuis le commencement des jugements, le principal devoir des gendarmes—(je vous demande pardon, je voulais dire: de la garde de Paris)—soit d’empêcher tout rassemblement de gens conversant et bavardant dans les cours et les jardins du Luxembourg. Aussitôt qu’on voit deux ou trois personnes stationnant ensemble un sergent de ville s’approche et prononce sur un ton de commandement: «—Circulez messieurs! Circulez, s’il vous plaît!» La raison de cette précaution est que, tous les soirs, à la porte Saint-Martin, des jeunes gens se rassemblent pour faire un vain tapage sans aucune signification, mais dont l’écho, répercuté de rue en rue, arrive à prendre l’importance d’une émeute. Nous sommes présentement tellement habitués à ces insignifiantes émeutes, que nous n’y attachons pas plus d’importance que le général Lobau lui-même; néanmoins, on juge convenable de prévenir tout rassemblement à proximité du Luxembourg, de peur que la dame aux cent voix qui grossit les huées de quelques ouvriers paresseux jusqu’à en faire une émeute, ne propage à travers la France la nouvelle que le Luxembourg est assiégé par le peuple. Le tapage que nous entendîmes était occasionné par le rassemblement d’une douzaine de personnes; un agent était au milieu du groupe et nous entendîmes{69} parler d’arrestation. En moins de cinq minutes, cependant, tout était calme; mais nous remarquâmes des figures si pittoresques dans leur républicanisme, que nous reprîmes nos sièges pour en faire un croquis, tout en nous amusant à imaginer quelles pouvaient être les sinistres paroles qu’ils échangeaient entre eux avec tant de circonspection. M. de L. nous assura que, sans aucun doute, ils se disaient:

«Ce soir, à la porte Saint-Martin!» Réponse: «J’y serai...»

XVIII

LIBERTÉ FRANÇAISE DE PROPOS.—«L’ODEUR DU CONTINENT.»—MALPROPRETÉ ET LUXE.—L’EAU NON INSTALLÉE DANS LES MAISONS.—DÉLICATESSE ANGLAISE.—SES CAUSES.

Parmi les usages français qui nous frappent par leur contraste avec les nôtres, je note d’abord la liberté stupéfiante avec laquelle, ici, et même dans la bonne société, on parle d’une foule de choses auxquelles on n’oserait faire la plus légère allusion chez nous, fût-ce dans les plus modestes classes. Il semble que l’opinion de Martine ne lui soit point du tout particulière, et que les Français pensent généralement avec elle que:

Quand on se fait entendre, on parle toujours bien.

Il est impossible de ne pas admettre que la France manque de raffinement à ce point de vue, si on la compare à l’Angleterre. Aucun Anglais, je crois, n’est jamais revenu de Paris sans l’affirmer; et malgré la gallomanie qui règne chez nous, tout le monde reconnaît que, pour saisissantes que soient l’élégance et la grâce des plus hautes classes françaises, il leur manque encore cette délicatesse raffinée, si hautement estimée à tous les rangs de notre société, même les plus vulgaires. Les Français voient des choses et supportent des désagréments, qui nous feraient perdre l’esprit en juillet et nous pendre en novembre...

Il fut certainement un temps où l’usage voulut en Angleterre comme il le veut aujourd’hui en France, que l’on nommât les choses, pour grossières qu’elles fussent, «par leur véritable nom»; on en peut trouver la preuve jusque dans les sermons et à plus forte raison dans les traités, les essais, les poèmes, les romans et le théâtre.

Si nous voulions nous former une opinion sur le ton de la conversation en Angleterre, il y a un siècle, d’après le langage des comédies écrites et jouées à cette époque, nous constaterions que notre pays était alors plus éloigné encore du raffinement dont nous nous glorifions aujourd’hui, que nos voisins français ne le sont présentement.

Je ne fais pas allusion ici à l’immoralité, ou à un cynique aveu de l’immoralité; mais à une sorte de grossièreté qui peut être compatible avec la vertu, comme son absence n’est malheureusement pas une garantie contre le vice.

Si nous nous sommes corrigés de cela, sauf erreur, c’est bien plutôt grâce à l’opulence de l’Angleterre qu’à la sévérité de sa vertu. Vous direz, peut-être, que je m’éloigne à une immense distance de mon point de départ; mais je ne le crois pas: en France comme en Angleterre, je trouve des raisons nombreuses pour penser que je suis dans le vrai en attribuant moins cette différence à la disposition naturelle et au caractère propre des deux nations, qu’aux facilités accidentelles de progrès rencontrées par l’une et non par l’autre.

Il serait facile d’établir, à l’aide des divers ouvrages littéraires dont je viens de parler, que la délicatesse du goût en Angleterre s’est développée graduellement, en proportion de l’accroissement de la richesse et du soin que l’on y a pris d’éloigner de la vue tout ce qui peut choquer les sens.

Quand nous cessons d’entendre, de voir et de sentir les choses qui sont désagréables, il est naturel que nous cessions d’en parler; et il est, je crois, certain que l’Anglais prend plus de peine que tout autre peuple au monde pour que les sens—qui conduisent les impressions du corps à l’âme—apportent à l’esprit le moins de connaissance possible des choses désagréables. Tout le continent d’Europe (excepté une partie de la Hollande, qui montre à beaucoup de points de vue une ressemblance fraternelle avec nous) peut être{70} cité comme inférieur à l’Angleterre sous ce rapport. Je me souviens de m’être beaucoup amusée l’an dernier, en débarquant à Calais, de la réponse faite par un vieux voyageur à un novice qui faisait son premier voyage.

«Quelle affreuse odeur! dit l’étranger non initié, cachant son nez dans son mouchoir.

—C’est l’odeur du continent, monsieur, répondit l’homme expérimenté.» Et c’était vrai.

Il y a des détails à ce sujet sur lesquels il est impossible de s’appesantir et qui malheureusement n’exigent pas de plume pour attirer l’attention. Ceux-là, s’il était possible, je les noierais volontiers plus encore dans l’ombre qu’ils n’y sont. Mais il est des faits, provenant de la pauvreté comparative du peuple, qui tendent à prouver par suite de l’enchaînement nécessaire des choses, ce manque de raffinement dont je parle.

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Examinez la disposition intérieure d’une maison de Paris habitée par des gens de la classe moyenne, et comparez-la avec celle d’une maison de Londres aménagée pour des habitants du même rang. On trouvera à profusion dans un appartement parisien tous les articles d’ornementation et de décoration que l’on peut acquérir à bon marché. Miroirs, tentures de soie, moulures d’or sous toutes les formes, vases de Chine, lampes d’albâtre, et pendules—sur lesquelles le temps qui passe est marqué avec tant de grâce qu’on oublie qu’il ne reviendra pas,—tout cela se voit en abondance, et la dixième partie de ce que l’on considère comme nécessaire à Paris pour meubler un appartement ordinaire, suffirait à une jolie dame de Londres pour être enviée par ses voisines.

Mais après avoir admiré toutes ces élégances et leur joli arrangement, passons et entrons dans les chambres à coucher—non, entrons dans la cuisine, ou bien vous jugeriez mal la véritable différence des deux habitations.

A Londres, l’eau monte jusqu’au second étage, et souvent jusqu’au troisième, et on la trouve en abondance, sans que les domestiques aient plus de peine pour se la procurer que s’ils la tiraient d’une fontaine à thé. Dans une des cuisines de chaque maison, généralement dans deux, souvent dans trois, on trouve la même disposition. Au contraire, si l’on songe qu’à Paris chaque famille reçoit ce précieux don de la nature par deux seaux à la fois, que monte péniblement un porteur en sabots, en passant souvent par le même escalier qui conduit au salon, il est difficile de supposer qu’on y dépense aussi facilement et aussi libéralement cette eau que chez nous.

On peut opposer à cette remarque, il est vrai, avec assez de raison, le bas prix et la facilité d’accès des bains publics. Mais, en admettant que les ablutions personnelles, faites de la sorte, puissent suffire aux personnes qui ne regardent pas comme indispensable de trouver toutes leurs aises à leur domicile, encore ce manque d’eau est-il un obstacle à cette absolue propreté dans toutes les parties des maisons que nous considérons comme nécessaire à notre confort.

J’admire beaucoup l’église de la Madeleine, mais je trouve que la ville de Paris aurait eu infiniment plus de profit à employer les sommes qu’a coûtées cet imposant monument à construire des conduits destinés à alimenter d’eau les habitations privées.

D’ailleurs, si grands que soient les inconvénients résultant de la rareté d’eau dans les chambres et les cuisines, il est une autre imperfection bien plus grande et plus grave par ses conséquences. L’absence de puisards et d’égouts est le vice de toutes les villes de France; et c’est là un terrible défaut. Ce peuple qui, dès l’enfance, se voit obligé d’accoutumer ses{71} sens et de les soumettre aux incommodités provenant de cela, ce peuple-là aurait-il moins de raffinement que nous dans ses pensées et dans ses paroles, ce ne serait que naturel et inévitable. Ainsi, comme vous voyez, je reviens à mon texte tel un prédicateur; et j’ai expliqué, je crois, suffisamment, comment j’avais raison de prétendre tout à l’heure que les indélicatesses qui si souvent nous offensent en France ne viennent pas d’une grossièreté d’esprit naturelle, mais sont le résultat inévitable de circonstances qui changeront sans aucun doute à mesure que s’accroîtra la prospérité du pays et que son peuple se familiarisera davantage avec les mœurs de l’Angleterre.

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«CAUSERIE»

(Par Gavarni) (Bibl. nat.)

Cet éloignement de toutes les choses qui peuvent choquer les sens, cette élévation que procure à l’intelligence l’absence de tout ce qui pourrait évoquer une sensation pénible, est probablement le dernier point auquel parviendront jamais les efforts que fait l’homme pour embellir son existence.

Le plaisir et l’amusement nous ont demandé moins de travail assidu que ce soin scrupuleux d’éviter tout ce qui est importun; et il se pourrait que, de même que nous avons dépassé toutes les nations modernes dans ce tendre soin de nous-mêmes, nous soyons aussi les premiers à tomber du haut de notre délicatesse dans ce gouffre de scrupules qui a englouti la vieille Grèce et Rome. Est-ce ainsi qu’il faut interpréter le bill de la Réforme et les autres horribles lois de ce genre?{72}

Quant à cette autre espèce de raffinement qui, celle-là, regarde l’intelligence et qui, si elle ne saute pas aux yeux tout d’abord, est plus importante dans ses effets que celle qui a seulement rapport aux usages, il est moins aisé d’en parler avec assurance. La France et l’Angleterre ont l’une et l’autre une si longue liste de noms éminents à citer pour prouver que chacune d’elles a contribué plus que l’autre au progrès littéraire, que la seule façon de résoudre la question de savoir laquelle occupe le plus haut rang, c’est de reconnaître que chaque pays a raison de préférer ce qu’il a produit. Malheureusement, en ce moment, ni l’un ni l’autre ne peut avoir grande raison de se glorifier. Ce qui est bien est accablé et étouffé par ce qui est mal. Grâce à la liberté de la presse, il a paru depuis quelques années tant d’immondices, que je ne sais si la lecture de ce qui se publie est en général plus dangereuse pour la jeunesse en Angleterre ou en France.

Il est certain, je crois, que l’école de Hugo a mêlé du ridicule au mal, et il n’est pas impossible que cela agisse comme un antidote au poison. C’est une forme de mystification qui passera de mode aussi vite que les pilules de Morrison. Nous n’avons rien dans notre littérature d’aussi faible que cela; mais je crains bien, au point de vue du bonheur de notre pays, que nous ayons quelque chose de plus profondément dangereux.

Quant à déterminer ce qui est moral et ce qui ne l’est pas, cela semble simple à première vue, et au fond c’est très embarrassant. En ouvrant un volume de Adèle et Théodore, l’autre jour,—ouvrage écrit spécialement sur l’éducation, et par un auteur que nous devons croire animé d’intentions honnêtes et parlant avec sincérité,—je tombai sur ce passage:

Je ne connais que trois romans véritablement moraux: Clarisse, le plus beau de tous; Grandison, et Paméla. Ma fille les lira en anglais lorsqu’elle aura dix-huit ans.

Je passerais encore sur le vénérable Grandison, bien qu’il ne soit nullement sans tache; mais qu’une mère parle de laisser sa fille de dix-huit ans, lire les autres, c’est pour moi un mystère difficile à comprendre, surtout dans un pays où les jeunes filles sont protégées et préservées de toute espèce de mal avec la plus incessante et la plus scrupuleuse vigilance. Je pense que Mᵐᵉ de Genlis aura seulement considéré l’objet et le but moral de ces ouvrages, qui sont bons, sans remarquer combien peut être mauvaise la grossièreté révoltante avec laquelle sont écrits quelques-uns de leurs plus puissants passages. Mais c’est un jugement osé et dangereux que celui-là quand il s’agit des études d’une jeune personne.

Je pense que nous pouvons trouver les symptômes du sentiment qui dicte un tel jugement, dans le ton de satire mordante avec lequel Molière attaque ceux qui prétendent bannir ce qui peut faire insulte à la pudeur des femmes.

Prêter à Philaminte les propos qu’il lui prête, fait rire quoi qu’on en ait; mais, chez nous, Sheridan lui-même n’aurait pas osé plaisanter sur ce sujet.

Mais le plus beau projet de notre Académie,
Une entreprise noble et dont je suis ravie,
Un dessein plein de gloire et qui sera vanté,
Chez tous les beaux esprits de la postérité,
C’est le retranchement de ces syllabes sales
Qui dans les plus beaux mots produisent des scandales;
Ces jouets éternels des sots de tous les temps,
Ces fades lieux communs de nos méchants plaisants;
Ces sources d’un amas d’équivoques infâmes
Dont on vient faire insulte à la pudeur des femmes.

Une telle académie pourrait être, certainement, une institution très comique; mais les devoirs qu’elle aurait à accomplir, ne rendraient pas les fauteuils de ses membres des sinécures en France.

XIX

LE DIMANCHE A PARIS.—LE PLAISIR EN FAMILLE.—GAIETÉ NATURELLE.—LES POLYTECHNICIENS S’APPLIQUENT A RESSEMBLER A NAPOLÉON.—UN DIMANCHE AUX TUILERIES.

A Paris, le dimanche est un jour délicieux, plus que dans tous les autres pays que j’ai visités, à part Francfort. La joie est universelle et néanmoins très familiale, et, si je formais mon idée sur le caractère français d’après les scènes que j’ai vues le dimanche et non d’après les livres et les journaux, je dirais que le trait le plus mar{73}quant en est l’affection conjugale et paternelle.

Il est rare de voir un homme ou une femme en âge d’être mariés et d’avoir des enfants, sans que l’un ou l’autre soit accompagné de son époux et de sa petite famille.

C’est en famille qu’ils boivent une bouteille de vin léger; ce qui fait le plaisir de l’un le fait aussi de l’autre; et que l’on ait ce jour-là peu ou beaucoup à dépenser pour s’amuser, l’homme et la femme en profiteront également.

J’ai visité beaucoup d’églises pendant les messes du matin, dans différents quartiers de la ville, et je les ai trouvées toutes remplies de monde; et bien que je n’aie jamais remarqué aucun exemple de cette dévotion si fréquente dans les églises de Belgique où les bras douloureusement étendus font songer aux solennités hindoues, j’ai vu partout l’apparence de l’attention la plus pieuse et la plus sincère.

Une fois la grand’messe dite, le peuple se répand dans toutes les parties de la ville, non point tant pour chercher des distractions que pour en rencontrer. Et l’on est assuré d’en trouver; car on ne saurait faire dix pas dans aucune direction sans rencontrer un divertissement quelconque.

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LE DIMANCHE AUX TUILERIES

(Par A. Hervieu) (Extr. de Paris and the Parisians, by Mrs. Trollope)

Rien ne me plaît autant que la vue d’un peuple nombreux dans ses réjouissances. Quand il s’assemble pour faire de la politique, je confesse que je n’ai pas grand amour ni admiration pour lui; mais quand il est joyeux, surtout quand les femmes et les enfants participent à la joie générale, le spectacle me paraît délicieux; et où pourrait-il l’être plus qu’à Paris? La nature{74} des habitants, le climat, la forme et la disposition de la ville, tout favorise les plaisirs. C’est en plein air, sous la voûte du ciel bleu, devant des milliers d’yeux que les Parisiens aiment à s’amuser et à se chauffer au soleil. L’atmosphère claire et brillante de leur ville semble faite exprès pour cela; et quiconque traverse les boulevards, les quais, les jardins de Paris s’apercevra certainement combien leurs espaces étaient nécessaires aux citoyens pour s’assembler à leur aise.

Les jeunes hommes de l’Ecole Polytechnique font sensation le dimanche à Paris; ils n’ont la liberté de sortir dans la ville que les jours de fête; mais ces jours-là, dans les rues et dans les promenades publiques, on peut croiser à chaque pas de jeunes Napoléons.

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(E. Lami del.) (Collection J. B.)

Il est très étonnant de constater qu’un principe ou un sentiment puissant, commun à un corps nombreux, peut avoir pour résultat de rendre extérieurement semblables les membres de ce corps, que la nature avait faits pourtant aussi dissemblables que possible. Bien que le plus âgé de ces jeunes Polytechniciens ne puisse guère être né avant les jours où Napoléon quitta la France pour toujours, il n’y a pas un seul d’entre eux qui ne rappelle plus ou moins l’aspect et la figure bien connus de l’Empereur. Qu’ils soient petits, qu’ils soient grands, qu’ils soient gras, qu’ils soient maigres, c’est tout de même. Pour avoir étudié évidemment leur modèle adoré sur les peintures, les gravures, les marbres, les bronzes et les vases de Chine, ils ont tous quelque chose qui approche de son regard et de son aspect, lesquels ne ressemblaient en rien à ceux du commun des Français, avant que le tyran le plus populaire qu’on ait jamais vu les eût rendus aussi familiers à tous les yeux que le soleil lui-même.

Il est certain que l’art du tailleur contribue beaucoup à donner une similitude extérieure à deux personnes; mais il ne peut donner toute cette ressemblance d’un élève de Polytechnique avec l’homme extraordinaire dont le nom, si longtemps après son exil et sa mort, est encore certainement celui que l’on prononce avec le plus d’émotion en France. La période qui s’est écoulée depuis sa chute a été importante et pleine d’événements importants pour l’humanité; pourtant sa mémoire est aussi vivante parmi eux que si c’était hier qu’il fût rentré dans les Tuileries, triomphant, après une de ses cent victoires...

Vous devez être lasse de m’entendre parler du jardin des Tuileries; mais je ne puis en sortir, surtout quand je décris le dimanche à Paris, car c’est là que se donnent rendez-vous les plus jolis groupes: on peut y lire l’histoire du jour entier. Aussitôt que les portes sont ouvertes, on voit des hommes et des femmes, en déshabille plus convenable qu’élégant, les traverser en tous sens pour gagner la sortie donnant sur le quai et de là les Bains Vigier. Ensuite arrivent les habitués d’après déjeuner; et ceux-là sont ravissants. D’élégantes jeunes mères en demi-toilettes accompagnent leurs bonnes et les gentilles créatures confiées à ces dernières, et elles regardent pendant une heure les gambades que la présence de la chère maman rend sept fois plus gaies que de coutume.

J’ai observé cela plusieurs fois avec beaucoup d’intérêt: souvent la jeune mère essaie de lire, mais elle n’y réussit pas plus de trois quarts de minute de suite; alors elle renonce, et, mettant le livre sur ses genoux, elle répond complaisamment à toutes les questions enfantines qui lui sont posées, tout en contemplant, avec une expression souriante d’heureuse maternité, chaque mouvement et chaque grimace de la charmante miniature où elle se revoit elle-même, et peut-être quelqu’un de plus cher encore.{75}

De dix heures à une heure, les jardins fourmillent d’enfants et de bonnes; et qu’ils sont jolis et amusants, avec leurs robes toutes de fantaisie et leurs volontés de bébés! Arrive l’heure du dîner: les nourrices et les enfants s’en vont; et s’il était possible que pendant une heure un jardin de Paris restât vide, ce serait durant celle-là.

Le décor change par l’arrivée des plus beaux chapeaux, roses, blancs, verts, bleus. Les plumes flottent et les fleurs aux couleurs fraîches s’étalent. De joyeux vivants débouchent des rues de Castiglione et de Rivoli; des voitures déposent à tout instant leurs joyeuses charges dans les jardins. Deux, trois rangées de chaises sont occupées peu à peu sur le bord de chaque promenade, tandis que l’espace libre du milieu est plein d’une masse mouvante de flâneurs heureux.

La scène dure jusqu’à cinq heures; la foule élégante se retire alors, et une autre, peut-être moins gracieuse, mais plus animée, la remplace. Les bonnets succèdent aux chapeaux; et des rires ininterrompus, éclatants de jeunesse et de gaieté, remplacent les murmures galants, les silencieux sourires, et toutes ces façons qu’ont les personnes bien élevées d’échanger leurs pensées en troublant aussi peu que possible l’air qui les entoure.

De ce moment jusqu’à la nuit, la foule va augmentant sans cesse; et qui ne saurait que chaque théâtre, chaque guinguette, chaque boulevard, chaque café dans Paris est à cette heure plein à suffoquer, serait tenté de croire que la population entière se réunit sous les fenêtres du roi.

Pour la bonne société, le dimanche soir à Paris est exactement semblable à tous les autres jours. Il y a le même nombre de soirées, sans plus, le même nombre de dîners; on joue aux cartes, on danse, on fait de la musique, on va à l’Opéra, ni plus ni moins qu’en semaine; pourtant les autres théâtres sont laissés aux endimanchés.

XX

Mᵐᵉ RÉCAMIER.—SES MATINÉES.—PORTRAIT DE CORINNE, PAR GÉRARD.—PORTRAIT EN MINIATURE DE Mᵐᵉ DE STAËL.—M. DE CHATEAUBRIAND.—LES ÉTRANGERS PEUVENT-ILS COMPRENDRE TOUTES LES FINESSES DE LA LANGUE FRANÇAISE?—NÉCESSITÉ DE PARLER FRANÇAIS.

Parmi toutes les dames dont j’ai fait la connaissance à Paris, celle qui me paraît le type le plus parfait de la Française élégante est Mᵐᵉ Récamier,—cette même Mᵐᵉ Récamier que (je ne dirai pas combien il y a d’années) je me souviens d’avoir vue faire dans Londres l’admiration de tous. Chose surprenante! elle la fait encore. La première fois que je la vis, c’était en public; elle m’avait été désignée comme la plus jolie femme d’Europe; mais à présent que j’ai le plaisir de la connaître, je comprends, beaucoup mieux que vous ne le pouvez faire, vous qui ne la connaissez que par la réputation de sa beauté, pourquoi et comment des agréments, généralement si passagers, se trouvent chez elle si durables. Elle est véritablement le modèle de toutes les grâces. Tant par sa personne que par ses façons, ses mouvements, sa manière de s’habiller, sa voix, son langage, elle semble absolument parfaite; et je ne pense pas qu’il serait possible d’imaginer une meilleure manière d’achever l’éducation d’une jeune fille sous le rapport de la grâce, que de lui donner la possibilité d’étudier chaque geste de Mᵐᵉ Récamier.

Elle possède le monopole de tant de talents et d’attraits que ceux-ci et ceux-là suffiraient, s’ils étaient partagés, dans les proportions ordinaires, à faire une armée de femmes exquises. Je n’ai jamais rencontré un Français qui ne reconnût que, bien que ses jolies compatriotes soient charmantes par certains agréments qui leur sont très particuliers, les beautés sans défauts se trouvent en plus petit nombre en France qu’en Angleterre; seulement, ajoutait-il: «Quand une Française se mêle d’être jolie, elle est furieusement jolie.» Ce mot est aussi vrai en fait que piquant par son expression: une belle Française est peut-être la plus belle femme du monde.{76}

La parfaite beauté de Mᵐᵉ Récamier a fait d’elle jadis «une chose merveilleuse»; et maintenant qu’elle a passé l’âge où la beauté est à son apogée, elle est peut-être plus admirable encore, car je ne sais réellement si elle a jamais excité plus d’admiration qu’aujourd’hui. Elle est suivie, recherchée, regardée, écoutée, et qui plus est, aimée et estimée par presque toute la première société de Paris, et l’on trouve dans son cercle quelques-uns des noms les plus illustres de la littérature française.

Son entourage, aussi bien qu’elle, est délicieux, et c’est là un fait si généralement reconnu qu’en ajoutant ma voix au jugement universel, je montre peut-être autant de vanité que de gratitude pour le privilège d’avoir été admise chez elle: mais personne, je pense, ayant la même faveur, ne pourrait, en parlant de la bonne société de Paris, manquer de citer le salon de Mᵐᵉ Récamier. Elle arrive à communiquer le charme qui la rend si remarquable même aux objets qui l’entourent, et tout est chez elle d’une élégance achevée qui exerce une attraction irrésistible: je suis souvent entrée dans des salons assez vastes pour contenir toute une suite d’appartements, et je les ai trouvés infiniment moins frappants avec toute leur richesse que le joli petit salon de l’Abbaye aux Bois.

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MADAME RÉCAMIER

(D’après le médaillon de David) (Coll. J. Boulenger)

Les riches draperies de soie blanche, la teinte délicate du bleu qui se marie au blanc dans toute la pièce, les miroirs, les fleurs, tout cela donne à l’appartement un air qui s’harmonise merveilleusement à celui de sa jolie habitante. Il faut penser que Mᵐᵉ Récamier était pour toujours vouée au blanc, car aucune draperie ne tombe autour d’elle qui ne soit d’une blancheur de neige, et vraiment le mélange d’une autre couleur semblerait comme une profanation à la délicatesse exquise de son apparence.

Dans la journée, Mᵐᵉ Récamier admet de 4 heures à 6 heures un nombre limité de personnes, dont les noms sont donnés au domestique qui attend dans l’antichambre. C’est là que j’eus le plaisir d’être présentée à M. de Chateaubriand et la satisfaction de le rencontrer souvent ensuite, satisfaction que je n’oublierai jamais, et pour laquelle j’aurais sacrifié bien volontiers la moitié des belles choses qui récompensent de l’effort d’un voyage à Paris.

Le cercle qu’elle reçoit ainsi l’après-midi est toujours limité et la conversation y est toujours générale. La première fois que moi et mes filles y allâmes, nous ne trouvâmes que deux dames et une demi-douzaine de messieurs, dont M. de Chateaubriand. Une magnifique toile de Gérard, hardiment et sublimement conçue, et exécutée dans la meilleure manière du peintre, occupe tout un côté de l’élégant petit salon. Le sujet du tableau est Corinne dans un moment d’exaltation poétique, une lyre dans la main et une couronne de lauriers sur la tête. Si les costumes de ceux qui l’entourent n’étaient pas modernes, on pourrait prendre cette figure pour Sapho: et jamais cet être passionné, ce martyr de l’amour{77} ne fut peint avec plus de grandeur, plus de sentiment poétique, ou plus d’exquise grâce féminine.

La vue de ce chef-d’œuvre fit tomber la conversation sur Mᵐᵉ de Staël. Son intimité avec Mᵐᵉ Récamier est aussi connue que sa repartie spirituelle à un malheureux monsieur qui, ayant réussi à se placer entre elles deux, s’écria maladroitement: «Me voilà entre l’esprit et la beauté!» A quoi il lui fut sur-le-champ répondu: «Sans posséder ni l’un ni l’autre.»

Ma connaissance de cette liaison me poussa à profiter de l’occasion pour demander à Mᵐᵉ Récamier si Mᵐᵉ de Staël avait eu l’intention de peindre son propre caractère dans celui de Corinne.

«Assurément, me répondit-elle, l’âme de Mᵐᵉ de Staël est entièrement développée dans son portrait de Corinne.» Et se tournant vers la peinture, elle ajouta: «Ces yeux sont les yeux de Mᵐᵉ de Staël.»

Elle me montra une miniature représentant son amie dans tout l’éclat de sa jeunesse, à un âge où véritablement Mᵐᵉ Récamier n’avait pu la connaître. Les yeux avaient certainement la même beauté profonde, la même expression inspirée, que celles que Gérard a données à Corinne. Mais là s’arrête la ressemblance; les lèvres épaisses et le menton gras et lourd de la véritable sibylle sont remplacés sur la toile par ce que l’on peut rêver de plus joli dans une beauté féminine.

L’aspect de la figure représentée sur la miniature indique le moment où celle-ci fut peinte; et cela ne nous donne pas une idée favorable du goût qui régnait à ce moment; car la tête surmontée de boucles à la Brutus est placée sur des bras et sur un buste, aussi dépouillés de toute draperie, mais plus rebondis que ceux de la Vénus de Médicis.

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L’ABBAYE AUX BOIS EN 1838

(Col. J. Boulenger)

Pendant que nous regardions tour à tour une peinture puis l’autre, et que nous en parlions, je fus frappée du beau front, des yeux, de la voix et du langage singulièrement gracieux et choisi d’un gentilhomme qui était assis en face de moi, et prenait part à la conversation.

Je fis remarquer à Mᵐᵉ Récamier que{78} peu de héros de romans avaient eu l’honneur d’être illustrés par une peinture comme celle de Gérard et qu’elle devait avoir grand plaisir à posséder celle-là.

«C’est vrai, me répondit-elle, mais ce n’est pas mon seul trésor en ce genre;—je suis assez heureuse pour posséder le dessin original de l’Atala, de Girodet, dont vous devez avoir vu souvent la gravure. Permettez que je vous le montre.»

Nous la suivîmes dans la salle à manger, où ce dessin si intéressant est placé. «Vous ne connaissez pas M. de Chateaubriand?» dit-elle. Je répondis que je n’avais pas ce plaisir.

«C’est lui qui était assis en face de vous dans le salon.»

Je la priai de me le présenter, ce qu’elle fit quand nous retournâmes dans le salon. La conversation reprit et de la façon la plus agréable; chacun s’y mêla. Lamartine, Casimir Delavigne, Dumas, Victor Hugo, et quelques autres, furent passés en revue et jugés avec légèreté, mais finesse et subtilité. Notre Byron, Scott, etc., suivirent; et il était évident qu’ils avaient été lus et compris. Je demandai à M. de Chateaubriand s’il avait connu lord Byron: il répondit: «Non», et ajouta: «Je l’avais précédé dans la vie, et malheureusement il m’a précédé au tombeau

On débattit la question de savoir jusqu’à quel point un pays peut apprécier la littérature d’un autre, et M. de Chateaubriand déclara qu’une telle appréciation ne pouvait être nécessairement qu’imparfaite. Ses remarques à ce sujet me parurent d’une vérité indiscutable, surtout en ce qui concerne certaines tournures et certaines nuances dans l’expression, dont la grâce subtile semble échapper dès qu’on tente de les traduire dans une autre langue. Cependant je suppose que la majorité des lecteurs anglais—ceux du moins qui comprennent le français—sont plus au fait de la littérature française que ne le pense M. de Chateaubriand.

L’habitude, tellement répandue parmi nous, d’apprendre la langue française dès l’enfance, nous rend cette langue plus familière qu’on ne le croit. M. de Chateaubriand doutait que nous pussions goûter Molière, et il nommait La Fontaine comme étant hors de portée de la critique ou de la jouissance de quiconque n’était pas Français jusqu’aux moelles.

Je ne puis être de cet avis, bien que je ne sois pas surprise qu’une telle idée existe. Tous les Anglais qui viennent à Paris sont obligés de parler français, qu’ils en soient capables ou non. S’ils s’y refusent, ils doivent perdre tout espoir de causer avec personne de quoi que ce soit. Il suffit d’ailleurs de s’exprimer d’une manière satisfaisante, car on ne peut réussir à parler une langue étrangère comme sa langue nationale. Tout Français qui a coutume de rencontrer des Anglais dans la société doit avoir les oreilles et la mémoire remplies de fausses consonances, de faux accords, et de faux accents; faut-il s’étonner, après cela, s’il pense que ceux qui écorchent une langue de la sorte ne sauraient la comprendre? Toutefois pour plausible que semble cette conclusion, elle ne me paraît pas absolument juste. Quel est celui parmi les hellénistes les plus remarquables, qui serait capable de soutenir une conversation familière en grec? Le cas est ici précisément le même; car j’ai connu des personnes qui pouvaient goûter jusque dans leur moindre finesse les beautés de la littérature française, et qui auraient été probablement inintelligibles si elles avaient essayé de converser dans ce langage durant cinq minutes de suite; tandis que, beaucoup d’autres, s’ils ont eu quelque domestique ou une bonne française, peuvent posséder une assez bonne prononciation et une grande facilité à s’exprimer, mais seraient embarrassés de traduire avec une exactitude scrupuleuse les passages les plus faciles de Rousseau.

Une grande partie des Français instruits lit l’anglais, et semble souvent comprendre tout à fait l’esprit de nos auteurs; mais il n’y a pas en France une personne sur cinquante qui prononcerait un simple mot de notre langage courant. Les Parisiens écoutent avec une gravité polie et parfaitement imperturbable les bévues les plus comiques que commettent les étrangers quand ils parlent français; mais ils ne voudraient pas courir le risque d’en commettre de semblables...

{79}

L’idée d’émettre une pensée, fût-ce la plus brillante et la plus élevée qui se puisse former dans une tête humaine, en une langue ridiculement incorrecte, leur inspirerait un sentiment de répugnance assez fort pour rendre calme le plus animé, et silencieux le plus loquace de tous les Français.

Dans ce temps de relations intimes et suivies entre les deux pays, c’est donc aux Anglais à faire abstraction de leur vanité s’ils veulent jouir de la conversation; qu’ils s’embrouillent consciencieusement dans la grammaire et dans l’accent pour avoir le véritable plaisir d’écouter en retour une de ces phrases ciselées, une de ces tournures gracieuses, une de ces épigrammes spirituelles, qui sont l’essence même du génie de la conversation française...

J’ai entendu plus d’une fois, durant les visites que je lui fis depuis, Mᵐᵉ Récamier parler de l’amie illustre qu’elle a perdue. Rien ne m’a jamais intéressée davantage que tout ce que cette charmante femme racontait de Mᵐᵉ de Staël: chaque mot qu’elle prononçait semblait un mélange de chagrin et de bonheur, d’enthousiasme et de regret. Il est triste de songer qu’elle ne trouvera jamais une autre femme qui soit capable de remplacer celle qui n’est plus. Elle semble le sentir, et s’entoure de tout ce qui peut contribuer à garder présent à son souvenir ce qui est à jamais disparu.

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UNE SOIRÉE

(Par A. Hervieu) (Extr. de Paris and the Parisians, by Mrs. Trollope)

L’original du portrait posthume de Mᵐᵉ de Staël par Gérard, que les gravures, les vases de Sèvres même et les caisses à thé ont rendu si familier à tous; la miniature dont j’ai déjà parlé; enfin la figure inspirée de Corinne, où Mᵐᵉ Récamier trouve une ressemblance avec son amie{80} qui ne s’arrête pas aux traits, semblent être pour elle des objets de vénération et d’amour...

XXI

ÉMEUTE QUOTIDIENNE A LA PORTE SAINT-MARTIN.—INDULGENCE EXCESSIVE DU GOUVERNEMENT.—COMMENT FAIRE CESSER LES DÉSORDRES.

Bien que Paris soit en réalité aussi tranquille qu’une grande cité peut l’être, on continue à nous annoncer régulièrement chaque matin qu’il y avait une émeute hier soir à la porte Saint-Martin. Mais je vous assure que ce sont là passe-temps fort innocents; et quoique l’heure mystérieuse qui doit toujours amener une révolution s’écoule rarement sans quelques arrestations, les individus menés au poste sont toujours mis en liberté le lendemain matin, car on s’est aperçu que ces juvéniles agresseurs, qui ont rarement plus de vingt ans, sont aussi inoffensifs qu’une troupe de grenouilles coassant sur les bancs de sable de la Wabash. Néanmoins le récit continuellement répété de ces réunions nocturnes inspira, il y a quelques soirs, à deux de nos amis l’envie d’aller à cette célèbre porte Saint-Martin, dans l’espoir d’être témoins d’une de ces charmantes petites émeutes. Mais en arrivant à l’endroit fixé, ils trouvèrent tout parfaitement tranquille et plongé dans le silence d’une nuit tranquille et bien surveillée. Quelques militaires toutefois allaient et venaient près de là; et ce furent eux qui apprirent à nos amis la cause d’un calme si inusité dans ce quartier de la ville, devenu célèbre.

«Mais ne voyez-vous pas que l’eau tombe, messieurs? dit le garde national qui stationnait là; c’est bien assez pour refroidir le feu de nos républicains. S’il fait beau demain soir, messieurs, nous aurons encore notre petit spectacle.»

Déterminés à savoir ce qu’il y avait de vrai dans ces histoires et si le tout n’était pas une mystification, y compris la prédiction du militaire, ils tentèrent à nouveau l’aventure un autre soir, par un temps remarquablement beau; et cette fois ils virent des choses très différentes.

Il y eut ce soir-là, d’après ce qu’ils nous dirent, une petite émeute aussi jolie qu’on le pouvait désirer. Le rassemblement était d’au moins quatre cents personnes; des soldats à cheval et à pied se trouvaient parmi les manifestants; les chapeaux pointus abondaient comme les mûres en septembre, et aussi «les bannières flottant sans un souffle de vent» sur les épaules chancelantes de petits voyous qu’on avait loués deux sous pour les porter.

En cette soirée mémorable, dont quelques-uns des journaux républicains font grand état ce matin, une grande partie, la plus bruyante, de l’assemblée, fut arrêtée; mais, en somme, la force armée semble en avoir usé très doucement, et nos amis ont souvent entendu répondre à de violentes explosions d’éloquence qui auraient pu être considérées comme des crimes de lèse-majesté par cette joyeuse repartie: Vive le roi!

Sur un point, cependant, il y eut lutte autour d’un jeune héros, vêtu de pied en cap à la Robespierre, que deux gardes municipaux s’occupaient à arrêter, tandis qu’un petit garçon de dix ans environ, qui tenait une bannière plus lourde que lui et qui servait probablement de garde du corps au prisonnier, se dressait à quelques mètres, rugissant: Vive la République! aussi fort qu’il pouvait brailler.

Un autre, qui semblait appartenir à la plus basse classe, harangua, pendant tout le temps que le tumulte dura, ceux qui l’entouraient. Ses bras étaient nus jusqu’aux épaules et ses gestes extrêmement violents.

«Nous avons des droits! criait-il avec une grande véhémence, nous avons des droits!... qui est-ce qui veut les nier?... Nous ne demandons que la Charte... Qu’ils nous donnent la Charte!...»

Le tumulte dura environ trois heures, après quoi la foule se dispersa tranquillement; et il faut espérer que chacun de ceux qui y prirent part s’occupera honnêtement à son emploi jusqu’à la prochaine belle soirée qui le réunira de nouveau aux autres pour remplir le double rôle de spectateur et d’acteur à ce petit spectacle.

Le renouvellement périodique de ces émeutes semble maintenant ne plus inquié{81}ter personne, et si des amendes et des arrestations constantes (quelquefois injustes d’ailleurs, et qui ne calment nullement les audacieuses démonstrations du mécontentement de la populace et des journaux qui la soutiennent),—si ces rigueurs ne montraient pas que l’on apporte quelque attention à ces manifestations, on pourrait attribuer l’indifférence du gouvernement à sa confiance dans sa propre force et au peu de crainte que lui inspirent les conséquences possibles de cette agitation.

Et c’est bien là, je crois, le sentiment du gouvernement du roi Philippe. Néanmoins il vaudrait beaucoup mieux pour Paris que, par un moyen quelconque, on mît fin à ces scènes déplaisantes...

Louis-Philippe n’est ni Napoléon ni Charles X. Il n’a ni les droits inaliénables de l’un ni la gloire accablante de l’autre; mais s’il était assez heureux pour assurer à ce beau pays, fatigué de luttes intestines, l’ère de tranquille prospérité qui paraît commencer, il pourrait être considéré par le peuple français comme plus grand que ces deux souverains...

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ÉMEUTE A LA PORTE SAINT-MARTIN

(Extr. de Paris and the Parisians, by Mrs. Trollope)

S’il voulait entreprendre une croisade pour rendre l’indépendance à l’Italie, il convertirait chaque traître en héros. Qu’il adresse à l’armée recrutée pour ce projet les mêmes mots inspirés dont se servait Napoléon autrefois: Soldats!... Partons!... rétablir le Capitole... réveiller le peuple romain engourdi par plusieurs siècles d’esclavage... Tel sera le fruit de vos victoires.{82} Vous rentrerez alors dans vos foyers, et vos concitoyens diront en vous montrant: Il était de l’armée d’Italie!... Qu’il institue ensuite un nouvel ordre qu’il appellera «l’ordre impérial de la Redingote grise», ou «l’ordre indomptable des Bras croisés»; qu’il permette à tout homme qui en sera membre de faire broder un aigle sur le devant de son habit, à condition qu’il se soit conduit bravement et comme un Français sur le champ de bataille: aussitôt la porte Saint-Martin deviendra aussi paisible que le cabinet de toilette de l’autocrate à Saint-Pétersbourg...

XXII

SOIRÉE DANSANTE.—EN ANGLETERRE, LES JEUNES FILLES SONT ÉLEVÉES LIBREMENT ET AU BAL LES JEUNES FEMMES S’EFFACENT DEVANT ELLES.—EN FRANCE, C’EST TOUT LE CONTRAIRE.—ANECDOTE.—LE SPECTACLE DES FLEURTS, CONSOLATION DES VIEILLES DAMES CHAPERONS.—DISCUSSION SUR LA SUPÉRIORITÉ DE L’USAGE FRANÇAIS OU DE L’USAGE ANGLAIS.—LES JEUNES FILLES ANGLAISES CHOISISSENT ELLES-MÊMES LEURS MARIS.

L’autre soir, nous fûmes à un bal, ou, pour mieux dire, à une soirée dansante; car, en cette saison, on a beau danser du soir au matin, ce n’est pas un bal. Mais, qu’on appelle cette fête du nom qu’on voudra, elle n’aurait pu être plus gaie et plus agréable au mois de janvier qu’elle le fut en ce mois de mai.

Plusieurs Anglais y assistaient, qui, au grand étonnement de beaucoup, choisirent toujours leurs danseuses parmi les jeunes filles; et cela peut nous sembler naturel, mais cela passe ici pour un procédé extraordinaire.

Le rôle des jeunes filles dans les salons d’Angleterre et de France est fort différent, et c’est très remarquable pour qui n’est pas au fait des usages de la société française. Chez nous, ce qui passe pour le plus agréable à regarder, et ce que l’on invite en premier à danser, ce sont les jeunes filles. Brillantes par l’éclat de leur jeunesse, gracieuses et gaies comme des jeunes faons dans tous les mouvements de cet exercice si essentiellement juvénile qu’est la danse, éclipsant l’élégance de leur toilette par leur joliesse qui empêche nos yeux de s’arrêter sur autre chose qu’elles-mêmes, ce sont les jeunes personnes qui, en dépit des diamants et des dentelles, en dépit des beautés mariées et de leurs grâces savantes, semblent les reines d’un bal. Mais, en France, on n’est point de cet avis.

Quelquefois il arrive chez nous qu’une coquette matrone valse avec plus d’ardeur que de sagesse; mais, en le faisant, elle risque toujours d’être mal notée d’une manière ou d’une autre, et plus ou moins gravement, par les personnes présentes; en outre, je ne lui affirmerais point que son danseur n’aimerait pas beaucoup mieux tourner en compagnie d’une des brillantes jeunes filles, légères comme des sylphides, qu’il voit voler autour de lui, qu’avec la femme mariée la plus fashionable de Londres.

A Paris, il en va tout au contraire; et ce qui est assez étrange, c’est que, dans les deux pays, les raisons par lesquelles on explique cette différence sont inspirées par le souci de la morale.

En entrant dans un bal en France, au lieu de voir les plus jeunes et les plus jolies des assistantes occuper les places en évidence, entourées par les jeunes hommes, et habillées avec l’élégance la plus étudiée et la plus convenable, vous les verrez se tenir tout à fait au fond, sobrement habillées, et totalement éclipsées par les beautés épanouies de leurs amies mariées...

Le charme et la fascination par lesquels se distingue incontestablement une Française élégante ne lui appartiennent totalement et réellement que lorsqu’elle est mariée. Une jeune personne française parfaitement bien élevée regarde tout... comme il convient à une jeune personne parfaitement bien élevée; mais il faut avouer qu’aussi elle regarde comme si sa gouvernante (et une gouvernante vigilante!) regardait en même temps qu’elle par-dessus son épaule. Elle sera habillée, bien entendu, avec la plus exacte précision et la plus parfaite bienséance; son corset empêchera sa robe de faire un pli, et son friseur ne permettra à aucun cheveu de s’échapper de la place qui lui est assignée. Mais, si vous voulez{83}

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LES APPRÊTS POUR LE BAL

(Par Gavarni) (Extr. de L’Artiste)

{84}

admirer cette perfection gracieuse de la toilette, cette inimitable agacerie de costume qui distinguent une femme française de toutes les autres dans le monde, quittez mademoiselle pour madame. Le son de la voix même est différent. Il semble que l’âme et le cœur d’une jeune fille française soient endormis, ou au moins assoupis, jusqu’à ce que la cérémonie du mariage les réveille. Tant que c’est mademoiselle qui parle, le ton, ou plutôt le son de la voix garde je ne sais quoi de monotone, de terne, d’ennuyeux; mais quand madame s’adresse à vous, alors tout le charme que la manière, la cadence et l’accent peuvent ajouter à un organe apparaît.

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«TAPISSERIES»

(Par Henri Monnier) (Bibl. nat.)

En Angleterre, au contraire, je ne connais rien de plus ravissant que le son de voix frais, naturel, doux et joyeux d’une jeune fille. C’est aussi délicieux que le chant de l’alouette quand il s’élève dans la fraîcheur du matin pour saluer le soleil. Il ne s’y trouve rien de retenu, de contraint, d’emprisonné par la peur de montrer trop tôt un pouvoir de sirène.

Jusque dans la danse, véritable arène où se déploient les grâces de la jeunesse, la jeune fille française est vaincue, quand on compare ses pas bien corrects aux mouvements aisés, caressants et fascinants de la femme mariée.

Dans cette naïve amabilité, qui suffirait à rendre tout à fait charmante une jeune fille simple et d’un bon naturel, si même elle n’avait pas d’autre séduction, il entre aussi une prudente contrainte. Une demoiselle française, quand elle serait la plus gentillement tendre créature du monde, serait empêchée par la bienséance de se laisser voir ainsi.

Un jeune Anglais de ma connaissance qui, bien qu’ayant beaucoup fréquenté la société française, n’était pas initié aux mystères de l’éducation féminine, me raconta l’autre jour une aventure qui lui arriva et que je rapporterai parce qu’elle est typique, encore qu’elle n’ait rien à voir avec notre bal. Ce jeune homme avait été pendant très longtemps reçu dans une famille française; il y avait très souvent accepté à dîner, et, en fait, il se considérait comme admis dans l’intimité de la maison.

Le seul enfant de cette famille était une fille, plutôt jolie, mais froide, silencieuse et plutôt éloignante par ses manières, bref presque gauche et n’inspirant aucun intérêt. Tout effort pour tirer d’elle quelque conversation était resté sans résultat, et, bien qu’il la vît souvent, notre Anglais croyait qu’elle le considérait à peine comme une relation.

Le jeune homme retourna en Angleterre, puis, après quelques mois, revint à Paris. Un jour qu’il était plongé, au Louvre, dans la contemplation d’un tableau, il fut soudainement accosté par une très jolie femme qui, de la manière la plus aimable et la plus amicale possible, lui posa une multitude de questions, lui fit mille demandes sur sa santé, l’invita à venir la voir le plus tôt possible, et termina en s’écriant: «Mais c’est un siècle depuis que je vous ai vu!»{85}

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«UN BAL A LA CHAUSSÉE D’ANTIN»

(Par Gavarni) (Bibl. nat.)

{86}

Mon ami la regardait avec autant d’admiration que de surprise. Il commença à se rappeler qu’il l’avait vue jadis, mais où et comment, il ne savait pas. Elle remarqua son embarras et sourit: «Vous m’avez oubliée donc? dit-elle. Je m’appelle Eglé de P... Mais je suis mariée...»

Mais revenons à notre bal.

Quand je vis toutes les femmes mariées invitées l’une après l’autre jusqu’à ce qu’il n’y eût plus de danseur libre, je me sentis positivement en colère; car, malgré l’aide de mes ignorants compatriotes, il y avait encore au moins une demi-douzaine de jeunes filles sans cavalier.

Elles ne semblaient pas, d’ailleurs, aussi tristement désappointées que l’eussent été des jeunes filles anglaises en pareil cas. Elles étaient habituées à cette torture, comme les hommes l’étaient eux-mêmes à la leur faire subir, et elles battaient en cadence le parquet de leurs jolis petits pieds, tandis qu’elles voyaient les heureuses femmes mariées danser en couples—couples non mariés—devant leurs yeux.

Quand, à la fin, toutes les dames mariées, jeunes et vieilles, furent dûment pourvues de cavaliers, plusieurs messieurs sérieux et respectables émergèrent des encoignures et des sofas, et invitèrent les jeunes patientes qui les acceptèrent tranquillement et gracieusement, en souriant, et leur permirent de les faire danser.

Les vieilles dames comme moi, que le destin attache aux murs des salles de bal, trouvent leur consolation et leur distraction à des sources variées. D’abord, elles ont la conversation; ou, si elles restent silencieuses, elles peuvent écouter les plus jolis airs de la saison, merveilleusement bien joués. Puis l’arène entière, pleine de pieds glissants, est ouverte à leurs critiques et à leur admiration. Une autre consolation, et substantielle, se trouve dans le souper; quelquefois même une glace prise au plateau qu’on passe devant elles sera la très bienvenue des veilleuses fatiguées. Mais il y a d’autres sortes de distractions, qui feraient volontiers souhaiter à la plus jeune partie du monde civilisé que les vieilles dames portassent des lunettes et y vissent moins clair; je parle de la paisible contemplation d’une demi-douzaine de fleurts qui vont leur train autour d’elles,—certains si bien conduits! d’autres si maladroitement!

En pareil cas, en Angleterre, les vieilles dames s’arrangent soigneusement pour que l’on ne s’aperçoive pas qu’elles voient ce qu’elles voient, mais elles regardent autour d’elles sans aucun sentiment de gêne et sans se dire qu’elles préféreraient être ailleurs afin de ne pas assister à ce qui se passe aux environs. C’est qu’elles éprouvent la certitude très rassurante, du moins je le crois, que la jeune belle s’occupe non à se ruiner, mais à faire fortune. Or, ici encore je puis répéter ce que j’ai déjà dit si souvent: en France, on agit tout autrement, sinon mieux.

En Angleterre, si l’on voit une femme faire tout l’exercice du fleurt, depuis la première et chaleureuse phrase d’accueil: «Comment vous portez-vous?» jusqu’à ce dernier et doux sentiment, qui fixe immuablement les yeux sur le parquet, tandis que la tête semble s’incliner tendrement pour permettre à l’heureuse oreille de recevoir les enivrantes paroles du parfait amour,—quand on voit cela, en Angleterre, même si la dame n’a plus depuis longtemps ses dix-huit ans, on peut être assuré qu’elle n’est pas mariée; mais ici, je le dis sans médisance, sans l’ombre de médisance, on peut être assuré qu’elle l’est. Elle peut être veuve; ou bien elle peut fleurter dans l’innocence de son cœur, parce que c’est la mode; mais elle ne peut le faire si elle n’est pas mariée.

J’étais plongée l’autre soir dans ces observations, quand une dame d’un certain âge, qui, pour une raison ou pour une autre (et il n’est pas facile de deviner pourquoi), ne valse jamais, traversa la pièce et vint se placer auprès de moi. Bien qu’elle ne danse pas, c’est une charmante personne, et comme j’ai souvent causé avec elle, je la vois toujours s’approcher avec grand plaisir.

«A quoi pensez-vous, madame Trollope? me dit-elle; vous avez l’air de méditer?»

J’hésitai un moment à lui confier exactement ce qui se passait dans mon esprit; tout en réfléchissant je la regardais et je vis en elle quelque chose qui me fit croire{87} que je pouvais lui livrer mes confidences sans craindre aucune sévérité de sa part; alors je répondis très franchement:

«Je médite, en effet, et c’est sur la situation faite en France aux femmes qui ne sont pas mariées.

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—Des femmes qui ne sont pas mariées?... Vous n’en trouverez presque jamais en France, dit-elle.

—Pourtant ces jeunes femmes qui viennent de finir leur quadrille ne sont pas mariées?

—Ah!... mais vous ne devez pas les appeler des femmes non mariées. Ce sont des demoiselles.

—Soit! Mes méditations les concernaient.

—Eh bien?...

—Eh bien... il me semble que le bal n’est pas donné, que les musiciens ne jouent pas, que les messieurs ne sont pas empressés pour elles.

—Non, certainement. Et ce serait absolument contraire à nos idées de convenances, s’il en était ainsi.

—Chez nous, c’est différent. Ce sont toujours les jeunes filles qui sont les héroïnes de tous les bals.

—Les héroïnes visibles?» Elle appuya fortement sur l’adjectif et ajouta avec un sourire: «Chez nous les héroïnes visibles sont les réelles héroïnes en ces occasions.»

Je m’expliquai: «J’avoue, dis-je, que les héroïnes réelles sont, en certains cas d’ostentation et de parade, les dames qui offrent les bals.

—Bien expliqué, dit-elle en riant; mais je crois que vous devez avoir certainement une autre pensée. Vous trouvez donc, ajouta-t-elle, que nos jeunes femmes mariées prennent trop d’importance?

—Oh non! répliquai-je avec ardeur. Il est, à mon avis, impossible de leur donner trop d’importance, car de leur influence dépend entièrement le ton de la société.

—Vous avez tout à fait raison. Ceux qui ont vécu aussi longtemps que vous dans le monde n’en sauraient douter: et comment pourraient-elles avoir tant d’influence si dans les réunions elles étaient négligées, et si les jeunes filles, qui n’ont encore aucune situation dans le monde, leur étaient préférées?

—Mais assurément, être préférée pour une valse ou un quadrille, cela n’est pas le but important que se propose l’une ou l’autre de nous?

—Non, peut-être; mais c’est une conséquence nécessaire. Chez nous les femmes se marient jeunes, aussitôt, en fait, que leur éducation est finie, et avant qu’il leur ait été permis d’entrer dans le monde et de prendre part à ses plaisirs. Leur destinée, au lieu d’être la plus brillante que toute femme puisse envier, serait au contraire la plus triste, si on leur défendait de profiter des plaisirs naturels à leur âge et à leur caractère national, parce qu’elles seraient mariées.

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—Pourtant, n’est-ce pas une dange{88}reuse coutume que celle de lancer pour la première fois dans la société des jeunes femmes alors qu’elles sont irrévocablement engagées, et de les exposer à l’ambiance de jeunes hommes que leur devoir leur défend de trouver très aimables?

—Oh non!... Quand une jeune femme a de bonnes intentions, ce n’est pas un quadrille, ni une valse, qui la détournera du droit chemin. Si cela était possible, le devoir des législateurs de toute la terre serait de défendre à tout jamais ces exercices.

—Non, non, non! dis-je vivement; je ne pense pas cela; au contraire, je suis tellement convaincue, par mes propres souvenirs et par les observations des autres, que la danse n’est pas une source fictive, mais une source réelle et bien naturelle de plaisir, un penchant commun à tous, que, au lieu de désirer qu’elle soit interdite, je voudrais, si j’en avais le pouvoir, la rendre plus générale et plus fréquente qu’elle n’est, et que les jeunes gens ne se réunissent jamais sans qu’ils pussent danser à volonté.

—Et de ce plaisir, que vous appelez une espèce de besoin, vous excluriez toutes les jeunes femmes au-dessus de dix-sept ans, parce qu’elles seraient mariées?... Les pauvres!... Au lieu de les trouver si pressées d’entrer dans la vie active, nous aurions alors grand’peine à obtenir qu’elles nous permissent de monter un ménage pour elles. Le mariage, elles le prendraient en horreur, si telles étaient ses lois.

—Je ne les voudrais pas telles, je vous assure», répondis-je, assez embarrassée de m’expliquer clairement sans dire quelque chose qui puisse paraître ou grossièrement pensé, ou un cruel soupçon contre l’innocence, ou une attaque peu civile contre les mœurs nationales; je restai donc silencieuse.

Ma compagne semblait s’attendre à ce que je continuasse, mais, après un court intervalle, elle reprit la conversation en disant: «Alors quel arrangement proposez-vous pour concilier la nécessité du danger et les convenances qui veulent, selon vous, que les femmes mariées ne soient pas exposées au danger que vous semblez trouver qui s’en dégage?

—Je serais trop chauvine en répondant qu’à mon avis notre manière d’agir en ce cas est la meilleure.

—Telle est votre opinion?

—A parler sincèrement, oui.

—Voudriez-vous avoir l’amabilité de m’expliquer la différence qui existe à ce point de vue entre la France et l’Angleterre?

—La seule différence entre nous, c’est que, dans mon pays, les amusements qui réunissent les jeunes gens dans les circonstances les plus favorables, peut-être, à faire tenir aux hommes des discours de galanterie et d’admiration et à disposer les femmes à les écouter gracieusement, sont regardés comme faits pour les personnes non mariées.

—Chez nous, c’est exactement le contraire, répliqua-t-elle, du moins en ce qui regarde les jeunes femmes. En adressant une frivole et insignifiante galanterie, inspirée par la danse, à une jeune fille, nous estimerions violer la prudente et délicate réserve dont elle a été entourée. Une jeune personne doit être donnée à son mari avant que ses passions aient été éveillées ou son imagination excitée par la voix de la galanterie.

—Mais pensez-vous qu’il soit plus désirable que cela ait lieu après qu’elle a été donnée à son mari?

—Certainement, ce n’est pas désirable, mais c’est infiniment moins dangereux. Quand une jeune fille est mariée très jeune, ses sentiments, ses pensées, son imagination sont entièrement occupés par son mari. Son mode d’éducation l’y prépare, et ensuite c’est au mari à savoir gagner et retenir ce jeune cœur. S’il sait s’y prendre, ce n’est pas par une valse ou un quadrille qu’on le lui volera. Les maris n’ont en aucun pays si peu de raison de se plaindre de leurs femmes qu’en France; car en aucun pays la manière de vivre avec elles ne dépend autant d’eux. Chez vous, c’est le contraire, s’il en faut croire vos romans, et même les étranges procès rendus publics par vos journaux. Attachements antérieurs, affections d’enfance cassées par le mariage, renouées ensuite, ce sont les histoires que nous entendons et lisons; et elles ne nous indui{89}sent pas à adopter votre système pour améliorer le nôtre.

—La grande notoriété des cas auxquels vous faites allusion prouve leur rareté, répondis-je. Telles tristes histoires n’auraient que peu d’intérêt pour le public, soit comme roman, soit comme procès, si elles ne retraçaient pas des circonstances hors de la vie ordinaire.

—Assurément, mais vous avouerez pourtant, que, s’ils sont rares en Angleterre, ces scandales et ces hontes le sont encore plus en France.

—Les événements de cette espèce n’y produisent peut-être pas autant de sensation, dis-je.

—Parce qu’ils y sont plus fréquents, voulez-vous dire? Est-ce là votre opinion? (Et elle sourit avec reproche.)

—Ce n’est certainement pas cela que je veux dire, expliquai-je; et, en vérité, ce n’est pas une occupation gracieuse ni utile que de chercher de quel côté de la Manche se trouve le plus de vertu. Pourtant, peut-être serait-il bon pour chacun des deux pays de modifier ses procédés d’éducation en y introduisant ce qu’il y a de meilleur dans celle de l’autre.

—Je n’en doute pas, dit-elle; et quand nous aurons fait ainsi d’aimables échanges, qui sait si nous ne vivrons pas assez, vous et moi, pour voir vos jeunes filles un peu moins libres, tandis que leurs pères et mères leur chercheront un bon mariage, au lieu d’assumer entièrement cette tâche elles-mêmes? Et, en retour, nos jeunes épouses laisseront peut-être de côté leurs coquetteries et deviendront mères respectables un peu plus tôt. Quoique, à dire vrai, elles le deviennent toutes à la fin.»

Comme elle finissait de parler, une nouvelle valse commença, et une douzaine de couples, les uns mal, les autres bien assortis, glissèrent doucement devant nous. L’un d’eux se composait d’un jeune homme très distingué, avec des favoris et des moustaches d’un noir bleu, haut comme une tour, et semblant, à en juger par son aspect, très content de lui-même. Sa danseuse aurait incontestablement pu adresser à son mari, qui, assis non loin de nous, retirait pour la laisser passer, ses pieds goutteux sous sa chaise, ces touchantes paroles:

Trente fois déjà le char de Phœbus a fait le tour
De l’élément liquide de Neptune et de l’orbe de la terre,
Et trente fois douze lunes, avec leur éclat,
Sur le monde ont douze fois trente nuits brillé,
Depuis que l’amour de nos cœurs et l’Hymen ont nos mains
Unies par les liens les plus sacrés.

Ma voisine et moi échangeâmes un regard en les voyant et nous nous mîmes à rire.

«Au moins, vous avouerez, dit-elle, que voici un cas où une dame mariée peut satisfaire sa passion pour la danse sans craindre les conséquences?

—Je n’en suis pas tout à fait sûre, répondis-je, car si elle n’est pas trouvée coupable de péché, elle obtiendra avec peine un verdict qui l’acquitte de folie. Mais qui peut pousser ce magnifique personnage, qui regarde du haut de sa grandeur, à rechercher l’honneur de prendre cette taille vénérable dans ses bras?

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—Rien de plus facile à expliquer. Cette jolie jeune fille assise dans le coin là-bas, avec ses cheveux si sévèrement tirés, est sa fille, sa fille unique et qui aura une noble dot. Comprenez-vous?... Et dites-moi, dans le cas où l’affaire n’aboutirait pas, ne vaut-il pas mieux que ce soit cette excellente dame, valsant comme un canard, qui reçoive sur son cœur d’acier toute l’éloquence que ce jeune homme déploie pour se rendre aimable, plutôt que la délicate petite jeune fille?

—Est-ce sérieusement que vous nous recommandez cette façon de faire l’amour par procuration, en substituant la maman à la jeune fille jusqu’à ce que celle-ci ait obtenu un brevet qui lui permette d’écouter elle-même le langage de l’amour? Si excellent que ce système puisse être, chère madame, il est vain d’espérer que{90} nous l’introduisions jamais parmi nous. Nos jeunes filles diraient, ce que vous opposiez tout à l’heure à l’idée de faire accepter en France des innovations anglaises: Ce n’est pas dans nos mœurs

Je vous assure, mon amie, que je n’ai pas inventé à loisir cette conversation pour votre amusement, car je me suis rapprochée le plus possible de ce qu’on m’a dit; je ne vous ai pas tout conté, mais ma lettre est déjà assez longue.

XXIII

LES TROTTOIRS NOUVELLEMENT INTRODUITS.—POURQUOI LES PARISIENS PRÉFÈRENT LES APPARTEMENTS AUX MAISONS CONSTRUITES POUR UNE SEULE FAMILLE COMME A LONDRES.—LE PORTIER-FACTOTUM.—LE LUXE A PARIS EST MOINS COUTEUX QU’A LONDRES.—RICHESSE CROISSANTE DE LA FRANCE.

Parmi les récentes améliorations introduites à Paris, et qui doivent évidemment leur origine à l’Angleterre, celles qui frappent d’abord les yeux sont l’usage presque universel des tapis dans les maisons et l’agrément des trottoirs dans les rues. Dans peu d’années, à moins que tous les pavés n’aient été arrachés par ceux qui espèrent obtenir de l’immortalité par les barricades, il sera aussi facile de se promener à Paris qu’à Londres. Il est vrai que les vieilles rues ne sont pas assez larges ici pour permettre d’aussi grandes esplanades que celles qui s’étendent de chaque côté de Regent’s Street et d’Oxford Street; néanmoins l’espace nécessaire à la sécurité et à la commodité des passants pourra être ménagé; et ceux qui connurent Paris il y a une douzaine d’années, quand il y fallait sauter d’une pierre à l’autre, en pleine canicule, dans le fol espoir de conserver ses souliers secs, non sans craindre d’être écrasé par un chariot, un fiacre, un coucou ou une brouette, ceux qui se souviennent de ce temps-là, béniront le cher petit trottoir qui borde maintenant presque toutes les principales rues, à l’exception des intervalles nécessaires pour accéder aux portes cochères des hôtels privés et de quelques courts espaces qui semblent avoir été oubliés.

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(V. Adam del.) (Bibl. nat.)

Une autre innovation anglaise, beaucoup plus importante, a été tentée sans succès: celle des maisonnettes, ou petits hôtels construits pour une seule famille. On en a bâti quelques-unes dans cette nouvelle partie de la ville qui s’étend derrière la Madeleine; mais on n’a obtenu là aucun bon résultat pour beaucoup de raisons que l’on aurait pu prévoir facilement, semble-t-il, et auxquelles il me paraît très difficile d’obvier à présent.

Pour qu’ils pussent convenir aux revenus moyens des Français, il faudrait que ces petits hôtels privés fussent construits sur une échelle trop médiocre pour qu’ils continssent de grandes chambres; or la vastitude des pièces d’habitation permet une espèce de parade qu’apprécient beaucoup de ceux qui vivent dans des appartements non meublés, qu’ils paient peut-être quinze cents et deux mille francs par an. Une autre commodité dont il serait pénible aux familles françaises de se passer et dont on peut jouir pour un faible prix, si l’on s’associe à plusieurs, c’est le portier et sa loge. Et si les Parisiens échangeaient leur système contre le nôtre, qui consiste à avoir un domestique spécialement occupé à porter les paquets et les lettres, ou à annoncer les visites, le nombre des serviteurs devrait être doublé dans chaque famille.

Remplir ces offices-là, ce n’est pas tout ce qu’a à faire ce domestique de tant de maîtres qu’est le portier; je ne suis pas assez compétente pour vous dire exactement quelles sont ses fonctions; mais il me semble qu’on me répond généralement{91} quand je demande quelqu’un pour faire une commission: «Oui, madame, le portier (ou la portière) fera cela»; et si nous nous trouvions soudainement privés de ce factotum, je pense que nous serions immédiatement obligés de quitter notre appartement et de chercher un refuge dans un hôtel, car nous serions très embarrassés de savoir trouver les «aides» qui nous permettraient de vivre sans lui...

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UN TILBURY

(Par A. Giroux) (Bibl. nat.)

Les Parisiens forment une population très aimable et ils ont l’apparence d’être très heureux; quel effet produirait sur chacun d’eux la possession tranquille d’une maison particulière? Ce qui est agréable à l’un et influence heureusement son caractère peut être désagréable à l’autre; et je ne suis pas certaine que la petite maison commode, qu’on se procurerait en payant un loyer équivalent à celui d’un joli appartement, ne calmerait pas cette légèreté et cette vivacité grâce auxquelles on voit des locataires sexagénaires gagner leur élégant premier en escaladant les marches par deux à la fois. Et les pieds les plus jolis et les mieux chaussés du monde, qui à présent se trémoussent sans souci sur l’escalier commun, ne se traîneraient-ils pas plus lourdement s’il leur fallait suivre un étroit corridor dont la propreté ou la malpropreté serait devenue une question privée et individuelle? Et le plus vif désir d’avoir dans son vestibule quelques statues et quelques lauriers-roses ne se calmerait-il pas si l’on avait à calculer ce qu’il en coûterait pour le satisfaire? Et quel mal de tête en pensant à ce vilain escalier à frotter du haut en bas! Toutes ces préoccupations, et beaucoup d’autres auxquelles les Parisiens échappent, leur incomberaient s’ils échangeaient leurs appartements pour des maisonnettes...{92}

Rousseau dit que les paroles qui règlent tout à Paris sont: cela se fait et cela ne se fait pas. On ne peut nier que ces mêmes mots n’aient à Londres un pouvoir égal; et, malheureusement pour notre indépendance individuelle, il en coûte beaucoup plus pour leur obéir de notre côté de l’eau. Des centaines de francs sont actuellement dépensées sur des budgets très limités, sans procurer aucune jouissance à ceux qui les dépensent; mais on se soumet à cette nécessité parce que cela se fait ou cela ne se fait pas. A Paris, au contraire ces phrases impératives n’ont pas la même influence sur les dépenses, parce qu’on n’y a pas pour but unique de paraître aussi riche que son voisin, mais de se donner par son revenu, grand ou petit, le plus possible de plaisirs et d’agréments dans la vie.

Pour ces raisons, en cas de diminution ou d’insuffisance de fortune, il est très agréable d’habiter Paris. Certes une famille qui viendrait ici en pensant y trouver les choses indispensables à la vie à meilleur compte qu’en Angleterre serait grandement désappointée: certains articles sont moins chers, mais beaucoup sont considérablement plus chers, et je doute vraiment qu’à l’heure actuelle les choses strictement nécessaires à la vie ne soient à meilleur marché à Paris qu’à Londres.

Ce n’est donc pas le nécessaire, mais le superflu qui est moins coûteux ici. Le vin, l’ameublement, l’entretien des chevaux, le prix des voitures, les entrées au théâtre, les bougies de cire, les fruits, les livres, le loyer d’un joli appartement, les gages des domestiques, tout est à meilleur marché, et les contributions directes moins élevées. Encore n’est-ce pas pour cette seule raison que la résidence à Paris sera avantageuse pour des personnes qui ont quelques prétentions à tenir un certain rang et qui veulent un certain style à leurs maisons. La nécessité de paraître, qui est de beaucoup la plus onéreuse de toutes les obligations que le rang impose, peut être évitée ici en grande partie, et sans qu’on en subisse aucune déchéance. En somme, l’avantage économique de la vie à Paris dépend entièrement du degré de luxe que l’on désire. Il y a certainement beaucoup de détails de délicatesse et de raffinement dans l’existence anglaise, que je serais très peinée de voir abandonner parce que ce sont des particularités nationales, mais je crois que nous gagnerions énormément, à beaucoup de points de vue, si nous pouvions apprendre à ne plus faire dépendre notre manière de vivre de sa comparaison avec celle des autres...

Je suis persuadée que, si la mode prenait chez nous d’imiter l’indépendance des Français dans leur manière de vivre comme elle veut maintenant qu’on imite leurs mets, leurs chapeaux, leurs moustaches et leurs moulures dorées, nous y gagnerions beaucoup de jouissances. Si, à l’avenir, aucune dame anglaise ne se sentait plus l’angoisse au cœur parce qu’elle a compté dans le hall de son amie un plus grand nombre de valets de pied que dans le sien; si aucun soupir ne s’exhalait plus dans aucun cercle parce que le bouton de chemise du voisin est plus beau; si aucune grosse facture ne s’élevait chez Gunter, chez Howell, ou chez James, parce qu’il vaut mieux mourir que d’être surpassé,—nous serions incontestablement un peuple plus heureux et plus respectable que nous ne le sommes à présent.

On reconnaît assez généralement, je crois, que les Français sont maintenant plus avides de gagner de l’argent qu’ils ne l’étaient avant la dernière révolution. La sécurité et le repos que la nouvelle dynastie semble avoir amenés avec elle leur ont donné le temps et l’occasion de multiplier leurs capitaux; et la conséquence, c’est que les aptitudes au commerce que Napoléon nous reprochait si fort ont traversé la Manche, et commencent à produire ici de très grands changements.

Il est évident que la richesse de la bourgeoisie augmente rapidement, et les républicains s’en effraient: ils voient devant eux un nouvel ennemi, et commencent à parler des abominations d’une bourgeoisie aristocratique.

Cet accroissement des fortunes bourgeoises a plusieurs effets remarquables, mais aucun ne l’est plus que l’augmentation rapide des jolies demeures, lesquelles s’élèvent maintenant, aussi blanches et bril{93}lantes que des champignons frais, dans la partie nord-ouest de Paris.

C’est là tout à fait un nouveau monde, et cela me rappelle les premiers jours de Russel Square et du quartier alentour. L’église de la Madeleine, au lieu de se trouver placée, comme je me souviens qu’elle l’était jadis, tout à l’extrémité de Paris, voit maintenant une nouvelle ville s’étendre derrière elle; et si les constructions continuent de s’élever à la même allure qu’elles semblent le faire en ce moment, nous, ou du moins nos enfants, la verrons occuper une situation aussi centrale que Saint-Martin des Champs. Un excellent marché, appelé marché de la Madeleine, s’est déjà établi dans ce nouveau quartier, et je ne doute pas que des églises, des théâtres, et des restaurants innombrables ne le suivent rapidement.

Il faudra placer les capitaux, qui s’accroissent avec une rapidité américaine, et, quand cela arrivera, Paris s’étendra hors de ses limites actuelles de la même marche tranquille que Londres avant lui: d’ici à vingt ans, le bois de Boulogne pourra être aussi peuplé que Regent’s Park l’est aujourd’hui.

Ce soudain accroissement de la richesse est déjà cause de l’augmentation du prix de beaucoup d’articles vendus à Paris; si l’activité du commerce continue, il est plus que probable que les fortunes du boursier et du marchand parisien égaleront les fortunes colossales qui existent en Angleterre; alors les mêmes causes qui ont rendu la vie si coûteuse chez nous la rendront chère dans la France future. Bien des particularités dont on s’aperçoit aujourd’hui et qui forment les plus grandes différences entre les deux pays disparaîtront alors, car la grande richesse est tout ce qui manque à une famille française pour vivre comme une famille anglaise. Mais quand ce temps arrivera, les Parisiens ne perdront-ils pas plus de jouissances sans ostentation qu’ils n’en gagneront par l’augmentation du luxe? Pour moi, je suis absolument d’avis que Paris sera à demi gâté lorsque les ennuyeux dîners de cérémonie remplaceront les réceptions sans pompe et les visites sans parade; alors les Anglais pourront se décider à rester fièrement et orgueilleusement chez eux, car, au lieu du contraste brillant et vivant à leur manière de vivre qu’offre actuellement Paris, ils y pourront trouver une rivalité ennuyeuse, mais en chemin de réussir.

XXIV

ANECDOTE.—LE ROMANTISME ET LE SUICIDE.

Il n’y a pas longtemps que deux jeunes hommes—très jeunes—entraient dans un restaurant, commandaient un dîner d’un luxe et d’un prix inaccoutumés, et arrivaient à l’heure pour le déguster. Ils le firent avec toutes les apparences d’une juvénile gaieté. Ils commandèrent des vins de Champagne, qu’ils burent en se tenant par la main. Aucune ombre de tristesse, de pensées ou de réflexions d’aucune sorte ne sembla se mêler à leur joie qui fut bruyante, longue et incessante. A la fin, vinrent le café noir, le cognac, et la note: l’un d’eux la montra à l’autre et tous deux se mirent à rire. Ayant bu leur tasse de café jusqu’à la lie, ils appelèrent le garçon et lui ordonnèrent de faire venir le restaurateur. Celui-ci accourut sur-le-champ, pensant peut-être recevoir le montant de sa note, moins quelques extra que les joyeux mais économes jeunes gens pouvaient trouver exagérés.

Au lieu de cela, l’aîné des deux amis lui déclara que le dîner avait été excellent, ce qui était très heureux puisque ce devait être le dernier que son ami et lui mangeraient; que, pour la note, il fallait leur faire de nécessité excuse, attendu qu’ils ne possédaient pas un sou; que, dans aucune autre situation, ils n’auraient ainsi violé l’usage ordinaire au détriment de leur hôte; mais que, trouvant ce monde, ses peines et ses chagrins indignes d’eux, ils avaient décidé de jouir au moins une fois d’un repas que leur pauvreté les empêcherait de jamais recommencer, et ensuite de prendre congé de l’existence pour toujours; il ajouta que la première partie de leur résolution s’était accomplie fort noblement grâce au cuisinier et à la cave de l’établissement; que la dernière partie suivrait bientôt, car ils avaient mélangé au café noir et au petit verre de l’admirable cognac tout ce{94} qui était nécessaire pour régler très rapidement leurs comptes.

Le restaurateur était furieux. Il n’ajoutait aucune foi à ce qu’il considérait comme une rodomontade n’ayant pour but que d’éviter le paiement de la note, et il parla bruyamment, à son tour, de les remettre dans les mains de la police. A la fin, sur leur offre de lui laisser leur adresse, il leur permit toutefois de partir.

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«LA PEAU DE CHAGRIN»

(Par Gavarni) (Bibl. nat.)

Poussé par l’espoir d’obtenir son argent, ou peut-être craignant vaguement que le conte insensé que les jeunes gens lui avaient fait ne fût vrai, cet homme se rendit le jour suivant à l’adresse que lui avaient laissée ses clients. Là, il apprit que, le matin même, les deux malheureux jeunes gens avaient été trouvés couchés ensemble, la main dans la main, sur un lit que l’un d’eux avait loué quelques semaines auparavant. Quand on entra, il étaient déjà morts et tout à fait froids.

Sur une petite table dans la chambre, on découvrit beaucoup de papiers noircis d’écriture; tous exprimaient des aspirations à la splendeur obtenue sans travail, un profond mépris pour ceux qui se contentent d’une vie gagnée à la sueur de leur front, diverses citations de Victor Hugo, et la requête de vouloir bien transmettre aux journaux leurs noms et le récit de leur trépas.

On cite des cas nombreux d’amis intimes qui s’encouragent mutuellement ainsi{95} à finir leur existence, sinon aux applaudissements du public, du moins avec un certain effet. Et bien plus souvent on trouve morts et serrés dans les bras l’un de l’autre un jeune homme et une jeune femme; ceux-là accomplissent à la lettre, avec le plus triste sérieux, la destinée prédite si gaiement dans la vieille chanson:

Gai, gai, marions-nous,
Mettons-nous dans la misère;
Gai, gai, marions-nous,
Mettons-nous la corde au cou.

J’ai entendu dire par plusieurs personnes qui regardent avec philosophie les traits caractéristiques du temps présent et de la race actuelle, ou plutôt peut-être de cette partie de la population qui vit dans une oisiveté dissolue, que ce qu’il y a de pis dans tout cela, c’est l’indifférence, l’insouciance et un mépris de la mort digne des gladiateurs antiques, que l’on enseigne, que l’on loue, que l’on exalte comme le fondement et la perfection de toute sagesse et de tout mérite humains.

XXV

«LE CHEVAL DE BRONZE» ET «LA MARQUISE» A L’OPÉRA-COMIQUE.—L’HEURE TARDIVE DU DINER NUIT AUX SPECTACLES.

Le Cheval de Bronze étant le spectacle par excellence de l’Opéra-Comique en ce moment, nous crûmes nécessaire de l’aller voir, et nous avons tous trouvé que les décors et la mise en scène étaient aussi bien que le théâtre le permettait. Nous en sortîmes très satisfaits, ce que nous n’avouâmes qu’en petit comité, parce que cela n’était pas très flatteur pour nos facultés intellectuelles.

Je ne comprends réellement pas comment on peut rester assis pendant trois heures entières, non seulement sans murmurer, mais encore sans autre occupation que de regarder une collection de choses dénuées d’intérêt autour desquelles circule sans cesse une foule de figurants. Mais c’est ainsi, et, en voyant tel arrangement de gazes blanches et bleues, éclairées par la lumière magique des feux de Bengale, et qui forment décidément la plus jolie fantaisie que l’on puisse imaginer, nous nous écriâmes: «Joli! joli!» comme l’aurait pu faire un enfant de cinq ans en voyant pour la première fois Polichinelle.

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L’OPÉRA-COMIQUE

(Par E. Lami) (Collection J. B.)

La musique de M. Auber comprend quelques charmants morceaux, mais il a fait beaucoup mieux jadis; et le mauvais goût des principaux chanteurs me ferait désirer ardemment que l’excellent orchestre fût seul à l’interpréter.

Mᵐᵉ Casimir a eu et a encore une voix riche et puissante; mais la plus inculte petite fille d’Allemagne, qui arrange sa vigne en chantant ses airs nationaux, pourrait lui donner une leçon de goût qui lui serait plus profitable que tout ce que la science lui a appris...

Cette brillante bagatelle était précédée d’une petite comédie, appelée, la Marquise. Le sujet doit avoir été tiré, bien que très modifié, d’une histoire de George Sand, et ne vaut guère qu’on en parle; mais c’est{96} un joli spécimen d’un genre très français, une petite pièce naturelle, facile, enjouée; en l’écoutant, vous êtes en sympathie avec les acteurs comme avec les caractères, et vous oubliez qu’il y a dans le monde beaucoup de tristesses et d’ennuis...

Les théâtres, surtout ceux de second ordre, semblent être très suivis; mais j’entends souvent observer, à Paris comme à Londres, que le goût du théâtre diminue dans les hautes classes; et cela vient, je crois, des mêmes causes dans les deux pays: d’abord, l’heure tardive du dîner, qui fait que, pour aller au spectacle, il faut déranger ses habitudes, et c’est là une difficulté dans la famille. L’Opéra, qui commence plus tard, est toujours plein: et, si je ne vivais depuis assez longtemps dans le monde pour savoir ce que la mode peut faire supporter, je serais étonnée qu’un peuple aussi gai que celui des Français se presse chaque soir pour assister à un spectacle aussi sérieusement ennuyeux...

Peut-être en France comme en Angleterre, si un nouveau génie théâtral «s’élevait un matin le front dans les nues», Paris et Londres se soumettraient-ils à dîner à cinq heures pour en jouir; mais l’heure tardive du dîner et la médiocrité des acteurs font actuellement du théâtre un amusement populaire plutôt qu’un divertissement élégant.

XXVI

L’ABBÉ DE LAMENNAIS.—SON ASPECT ET SA CONVERSATION.—SON ADMIRATION ET CELLE DES RÉPUBLICAINS FRANÇAIS POUR O’CONNELL.

J’ai eu la satisfaction de rencontrer, l’autre soir, l’abbé de Lamennais. C’était chez Mᵐᵉ Benjamin Constant, dont le salon est aussi célèbre par la renommée de ceux qu’on y rencontre que par les talents et le charme de la maîtresse de la maison.

Extérieurement, cet homme célèbre ressemble à un dessin original de Rousseau que je me souviens d’avoir vu. Il est bien au-dessous de la taille ordinaire et très mince. Son aspect est très frappant et trahit l’habitude de la méditation; mais ses yeux profonds ont quelque chose de presque farouche, avec leurs regards rapides. Sa robe était noire et avait plus de négligence républicaine que de dignité ecclésiastique, et la petite cravate qu’il portait, bien serrée autour de sa gorge, lui donnait l’apparence de quelqu’un qui ne fait guère attention à la mode du jour ou aux coutumes des salons.

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LAMENNAIS

«Galerie de la Presse» (Bibl. nat.)

Il avait dîné chez Mᵐᵉ Constant avec quatre ou cinq autres personnages distingués, et nous le trouvâmes profondément enfoncé dans une bergère qui cachait presque entièrement sa chétive personne, et{97} entouré d’un cercle d’hommes à qui il parlait avec animation. D’un côté était M. Jouy, l’hermite bien connu de la Chaussée-d’Antin, et de l’autre un député très apprécié sur les bancs du côté gauche.

J’étais placée juste en face de lui et j’ai rarement observé le jeu d’une physionomie plus animé. Dans le courant de la soirée, il me fut présenté. Ses manières sont extrêmement distinguées; aucune raideur ni gêne, rien de rustique ni d’ecclésiastique n’empêche sa vivacité naturelle. Il tira immédiatement une chaise vis-à-vis du sofa où j’étais placée et causa fort agréablement, le dos tourné au reste de la société, jusqu’à ce que plusieurs personnes, dont beaucoup de dames, se fussent réunies autour de lui; alors il ne lui plut pas, je suppose, de rester assis tandis qu’elles étaient debout, et, se levant, il regagna sa bergère.

Il me dit qu’il ne resterait pas longtemps à Paris, où il fréquentait trop le monde pour travailler, qu’il allait promptement retourner dans sa profonde retraite, dans sa chère Bretagne, où il finirait l’œuvre qu’il avait commencée. Je ne sais si cet ouvrage est la défense des Prévenus d’avril, qu’il a menacé de publier contre ceux qui ont refusé de le laisser plaider au tribunal dans cette affaire, mais on s’attend à ce que ce document soit violent, puissant et éloquent...

M. de Lamennais, ainsi que plusieurs autres personnages aux principes républicains avec lesquels j’ai eu l’occasion de causer depuis que je suis à Paris, a conçu l’idée que l’Angleterre est en ce moment et bona fide sous la règle et le gouvernement de Mr. Daniel O’Connell. Il m’a entretenue de ce personnage avec la plus grande admiration et le plus profond respect: ne s’en rapporte-t-il pas aux journaux anglais pour croire à l’amour enthousiaste et à la vénération qu’on lui témoignerait dans la Grande-Bretagne!

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XXVII

LES VIEILLES FILLES SONT RIDICULES EN FRANCE.—POURQUOI ELLES Y SONT BEAUCOUP PLUS RARES QU’EN ANGLETERRE.—SUPÉRIORITÉ DE LA MANIÈRE DE CONCLURE LES MARIAGES EN ANGLETERRE.—EN FRANCE, LES VIEILLES FILLES S’APPLIQUENT A DISSIMULER LEUR TRISTE ÉTAT.

Il y a plusieurs années que, passant quelques semaines à Paris, j’eus une conversation avec un Français au sujet des vieilles filles, et, bien qu’il y ait longtemps de cela, je vous la rapporterai à l’occasion d’un fait qui vient de m’arriver.

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Nous nous promenions, je m’en souviens, dans les jardins du Luxembourg, et, comme nous marchions de long en large dans les longues allées, la causerie tomba sur le «misérable sort», comme l’appelait mon interlocuteur, des femmes célibataires en Angleterre. Mon compagnon déplorait cet état comme le résultat le plus mélancolique des mœurs nationales qui se pût imaginer.

«Je ne connais rien en Angleterre, déclarait-il avec la dernière énergie, qui me fasse plus de peine que la vue d’un grand nombre de ces femmes malheureuses, qui, encore que bien nées, bien élevées et estimables, se trouvent sans position, sans un état et sans un nom, si ce n’est celui dont elles désirent tant se débarrasser qu’elles donneraient pour cela la moitié des jours qui leur restent à vivre.

—Je crois que vous exagérez quelque peu le mal, répondis-je; pourtant, même si leur position est aussi triste que vous le dites, je ne vois pas en quoi les dames célibataires sont plus heureuses ici?

—Ici! s’exclama-t-il avec indigna{98}tion: vous n’imaginez pas réellement qu’en France, où nous nous vantons de rendre nos femmes les plus heureuses du monde, nous pourrions souffrir que des jeunes filles infortunées, innocentes, sans appui, tombassent hors de la société, dans le néant du célibat, comme chez vous? Dieu nous garde d’une telle barbarie!

—Mais comment pouvez-vous empêcher cela? Il est impossible que, par suite des circonstances, beaucoup de vos hommes ne soient pas amenés à demeurer célibataires; et si le nombre des individus des deux sexes est égal, il s’ensuit qu’il doit y avoir aussi des femmes non mariées?

—Cela peut paraître ainsi, mais la réalité est tout autre: nous n’avons pas de femmes non mariées.

—Alors, que deviennent-elles?

—Je ne sais pas, mais si une Française se trouvait dans cette situation, elle se jetterait à l’eau!

—J’en connais une cependant, dit une dame qui était avec nous; Mˡˡᵉ Isabelle B... est une vieille fille.

Est-il possible? s’écria notre interlocuteur d’un ton qui me fit éclater de rire. Et quel âge a-t-elle, cette malheureuse Mˡˡᵉ Isabelle?

—Je ne sais pas exactement, répondit la dame, mais je pense qu’elle doit avoir passé trente ans depuis longtemps.

C’est une horreur!» s’écria-t-il encore, et il ajouta avec mystère, dans un demi-murmure: «Croyez-moi, elle ne supportera pas cela longtemps!»

J’avais certainement oublié Mˡˡᵉ Isabelle et ce qui la concernait, quand je rencontrai la dame qui l’avait citée comme étant la seule vieille fille qui fût en France. Comme je causais avec elle, l’autre jour, de tout ce que nous avions fait ensemble dans le temps passé, elle me demanda si je me souvenais de cette conversation. Je lui assurai que je n’en avais rien oublié.

«Alors, me dit-elle, je vais vous raconter ce qui m’est arrivé trois mois environ après qu’elle eut eu lieu. Je fus invitée avec mon mari à aller voir une amie à la campagne, dans la même maison où j’avais rencontré cette Mˡˡᵉ Isabelle B... que je vous ai nommée. Le soir, en jouant à l’écarté avec notre hôte, je me rappelais notre conversation dans les jardins du Luxembourg et je m’enquis de la demoiselle en question:

«Est-il possible que vous n’ayez pas su ce qui lui est arrivé? me répondit-on.

—Non, en vérité, je n’ai rien appris. Est-elle mariée?

—Mariée?... Hélas! non, elle s’est jetée à l’eau!»

Ce dénouement terrible prenait une gravité solennelle après ce qui avait été prédit à cette jeune femme. Quoi de plus étrange que cette coïncidence! Mon amie me dit qu’à son retour à Paris elle raconta cette catastrophe à celui qui avait semblé la prévoir et qu’il reçut cette nouvelle par une exclamation caractéristique: «Dieu soit loué! Elle est maintenant hors de son malheur.»

Cet incident et la conversation qui suivit me portèrent à rechercher sérieusement ce qu’il pouvait y avoir de vrai dans tout cela, et il me semble, après enquête, qu’une femme célibataire, ayant passé trente ans, c’est un cas fort rare en France. Procurer à leurs enfants un mariage convenable passe aux yeux des parents pour un devoir aussi strict que de les envoyer en nourrice ou à l’école. La proposition d’une alliance vient aussi souvent des amis de la femme que de ceux de l’homme, et il est évident que cela doit beaucoup augmenter les chances d’établissement convenable pour les jeunes personnes; car, bien qu’il nous arrive d’envoyer nos filles jusqu’aux Indes dans l’espoir d’obtenir ce résultat désiré, il est peu de parents anglais qui soient allés jusqu’à proposer à quiconque, ou au fils de quiconque, de prendre leur fille.

Si nos usages étaient différents, si la demande en mariage d’une jeune fille était préparée par les amis au lieu de dépendre de la chance ou du hasard d’une rencontre, je ne doute pas que beaucoup de mariages heureux n’en résulteraient; et, d’ailleurs, un arrangement semblable, qui ne choque aucun sentiment des convenances, puisqu’il est conforme à une coutume nationale, peut donner à penser à la jeune fille que, par un privilège flatteur pour sa délicatesse, elle est absolument étrangère à cette{99} affaire. Mais, nos jeunes filles anglaises consentiraient-elles, pour ne pas courir la chance de rester vieilles filles, à abandonner ce droit, qui leur est si précieux, de vivre dignement en célibataires jusqu’au jour où elles auront choisi elles-mêmes un époux—au milieu du monde,—et renonceront-elles pour cela au droit de dire oui ou non à leur guise et selon leur fantaisie?...

Le monde entier est persuadé que la France abonde en épouses aimantes, constantes et fidèles, et en maris de même; je ne pense pas que, s’il en est ainsi, ce soit une conséquence de la manière dont les mariages se font ici. Le plus fort argument en faveur de l’usage français, c’est assurément qu’un mari qui prend une jeune femme aussi neuve d’impressions de toutes sortes que doit l’être une jeune fille française bien élevée, ce mari-là a une meilleure chance, ou plutôt a plus le pouvoir de conquérir le cœur de sa femme qu’un homme qui s’éprend d’une beauté de vingt ans, laquelle a déjà entendu peut-être des aveux aussi tendres que ceux qu’il murmure à son oreille, faits par un autre homme qui, s’il n’avait pas le moyen d’épouser la jeune personne, avait du moins celui de l’aimer, et une langue pour la séduire aussi bien que le mari.

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«LA BONNE FILLE»

(Par Devéria) (Coll. J. Boulenger.)

En revanche, que d’arguments contraires! Quel que soit le sentiment d’une Française pour son époux, celui-ci ne pourra jamais sentir qu’elle l’a choisi parmi les autres; certes, il arrive parfois qu’une belle créature soit élue par son fiancé à cause de sa beauté; mais, si la réponse a été faite sans même qu’on la consulte, sans doute elle peut tirer de cette demande une petite satisfaction de vanité, mais certainement rien qui approche d’un sentiment de tendresse venant du cœur.

L’habitude est si fortement invétérée{100} qu’il est impossible à un pays de juger impartialement l’autre sur un sujet entièrement réglé par les coutumes. Donc, tout ce que je puis, comme Anglaise, m’aventurer à dire, c’est que je serais bien fâchée que nous adoptassions chez nous la mode de nos voisins français.

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(V. Adam del.) (Collection J. B.)

Je pense, toutefois, que mon ami du jardin du Luxembourg exagérait beaucoup quand il m’assurait qu’il n’existait pas de femmes célibataires en France. Il en existe certainement, bien qu’en moins grand nombre qu’en Angleterre. D’ailleurs, il n’est pas aisé de les reconnaître. Chez nous, il n’est pas extraordinaire que des femmes célibataires prennent ce qu’on appelle en langage militaire un «rang de brevet». Ainsi miss Dorothée Tomkins deviendra Mrs. Dorothée Tomkins et quelquefois même tout bonnement Mrs. Tomkins, pourvu qu’il n’y ait aucune autre Mrs. Tomkins pour lui interdire ce titre; mais je n’ai pas souvenance qu’aucune dame dans cette situation se soit fait appeler la veuve Tomkins ou la veuve Un Tel.

Ici, on m’a assuré que le cas est différent et que les plus proches parents et amis sont souvent seuls à savoir quelque chose. Plus d’une veuve respectable n’a jamais eu de mari dans sa vie, et l’on m’a positivement affirmé que le secret est souvent si bien gardé, que les nièces et les neveux d’une famille ne savent pas si leurs tantes sont veuves ou non.

Cela tend à démontrer que l’on considère ici le mariage comme un état plus honorable que le célibat, quoiqu’il ne faille pas aller jusqu’à prétendre que les vieilles filles se jettent à l’eau...

XXVIII

L’ÉLÉGANCE INIMITABLE DES FRANÇAISES.—IMPOSSIBILITÉ A UNE ANGLAISE DE N’ÊTRE PAS CONNUE POUR TELLE AU PREMIER REGARD.—LES MAGASINS DE NOUVEAUTÉS ET LES BOUTIQUES.—LE GOUT DES BOUQUETIÈRES.—TOUT A PARIS EST ARRANGÉ AVEC GOUT.—PLUS DE ROUGE NI DE FAUX CHEVEUX.

Avouez, en pensant que c’est une femme qui vous écrit, que vous ne pouvez vous plaindre d’avoir été accablé de détails sur les modes de Paris: peut-être même vous plaindrez-vous de ce que tout ce que j’en ai déjà dit n’ait porté que sur le costume historique et fantaisiste des républicains. L’apparence de chacun et tout ce qui s’y rapporte a cependant une très grande importance dans la vie quotidienne de cette brillante ville; et bien que à ce point de vue, elle soit le modèle du monde entier, elle a su garder pour elle seule un aspect, une manière d’être que tout autre peuple chercherait en vain à imiter. Allez où vous voudrez, vous verrez des modes françaises; mais il faut venir à Paris pour voir comment on les porte.

Le dôme des Invalides, les tours de Notre-Dame, la colonne de la place Vendôme, les moulins à vent de Montmartre ne sont pas plus caractéristiques de Paris que l’aspect des chapeaux, des bonnets, des guimpes, des châles, des tabliers, des ceintures, des boucles, des gants, mais surtout des bottines et des bas, quand ils sont portés par des Parisiennes dans la ville de Paris.

C’est en vain que toutes les femmes de la terre viennent en foule à ce marché d’élégance, chacune portant assez d’argent dans sa poche pour se vêtir de la tête aux pieds avec tout ce qui se trouvera de mieux et de plus riche; c’est en vain que chacune{101} appelle à son aide toutes les tailleuses, coiffeuses, modistes, couturières, cordonniers, lingères et friseuses de la ville: quand elle aura acheté et mis comme il convient toute chose exactement de la façon qu’on lui aura prescrite, elle entendra, dans la première boutique où elle entrera, une grisette murmurer à une autre derrière le comptoir: «Voyez ce que désire cette dame anglaise»; et cela,—pauvre chère dame!—avant qu’elle ait pu prononcer un seul mot capable de la trahir.

Et ce ne sont pas seulement les Parisiens qui nous reconnaissent facilement—cela pourrait être dû chez eux à quelque inexplicable franc-maçonnerie; non, le plus fort est que nous nous reconnaissons nous-même l’un l’autre sur-le-champ: «C’est un Anglais!» «C’est une Anglaise!» Cela se voit plus vite qu’on ne le saurait dire.

Ces manières, cette allure, cette marche, l’expression des mouvements et, pour ainsi parler, des membres, que tout cela soit si spécial et impossible à imiter, voilà qui est vraiment singulier. Cela n’a rien à voir avec les différences d’yeux et de teint des deux nations, car l’effet est peut-être senti plus fortement encore quand on suit une personne que quand on la croise; il ressort de chaque pli comme de chaque épingle, de toutes les attitudes et de tous les gestes.

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L’ANGLAISE

(Par Guérin) (Coll. J. B.)

Si je pouvais vous expliquer ce qui produit cet effet j’en rendrais peut-être l’imitation moins malaisée; mais comme, après s’y être essayé pendant vingt ans, on a fini par regarder comme impossible de le définir, ne comptez pas sur moi pour cela. Tout ce que je puis faire, c’est de vous dire là-dessus ce que tout le monde sait, sans chercher à atteindre la partie mystérieuse de ce sujet, et à analyser cet effet magique.

Pour parler en termes de marchandes de modes, les dames «s’habillent» beaucoup moins à Paris qu’à Londres. Je ne pense pas qu’une Parisienne, après avoir quitté son déshabillé du matin, s’astreindrait, durant «la saison», à changer de robe quatre fois par jour, comme je l’ai vu faire à des dames de Londres. Et je ne crois pas que les plus précieuses en cette matière penseraient avoir commis une grave infraction à la bonne éducation si elles paraissaient à dîner dans la même toilette qu’on leur aurait vue porter trois heures auparavant.

Le seul article de luxe féminin plus généralement répandu parmi elles que parmi nous est le châle de cachemire. Le trousseau d’une jeune femme compte toujours au moins un de ces précieux châles, et c’est, je crois, de tous les présents, celui qui fait souvent, comme le dit Miss Edgeworth, oublier le futur à la fiancée.

Sous d’autres rapports, ce qui est nécessaire à la garde-robe d’une Française élégante l’est aussi à celle d’une Anglaise. Seulement on porte plus chez nous de bijoux et colifichets de toutes sortes que chez eux. La robe qu’une jeune Anglaise{102} mettrait pour dîner est exactement la même qu’une jeune Française porterait à tous les bals, sauf à un bal costumé; au lieu que la plus élégante toilette du dîner, à Paris, ne se porterait chez nous que pour aller à l’Opéra.

Il y a beaucoup de très jolis magasins de nouveautés dans toutes les parties de la ville, et le cœur d’une femme peut y trouver tout ce qu’il désire quant à la toilette.

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«MARCHANDES DE MODES»

(Par Gavarni) (Bibl. nat.)

Ces magasins sont des modistes et des coiffeuses excellentes, qui savent parfaitement fabriquer et recommander tous les produits de leur art fascinateur; mais il ne se trouve point ici de Howel et de James où s’assemblent à point nommé toutes les jolies femmes de Paris; on ne voit aucune assemblée de grand valets de pied attendant sur les banquettes à l’extérieur des boutiques, et qui fassent office d’enseigne pour les non-initiés en leur indiquant par leur présence combien d’acheteurs sont en train de marchander les précieux objets de l’intérieur. Les boutiques sont en général beaucoup plus petites que les nôtres, ou, quand elles s’étendent en longueur, elles ont l’air de dépôts de marchandises. On étale pour la montre et la décoration beaucoup moins d’objets, si ce n’est dans les magasins de porcelaines ou de bronzes dorés, protégés par des glaces. A vrai dire, partout où les articles peuvent être exposés sans danger aux injures de l’air, on en étale un nombre considérable; mais, dans l’ensemble, les boutiques n’offrent pas ici une aussi grande apparence de capitaux employés que chez nous.

Une des principales causes du gai et joli aspect des rues est la quantité et l’élégant arrangement des fleurs exposées pour la vente. Tout le long des boulevards, et dans chacun de ces brillants passages qui percent maintenant Paris dans tous les sens, vous n’avez qu’à fermer les yeux pour vous croire dans un parterre; et si, en ouvrant les yeux, l’illusion s’envole, vous trouvez à sa place quelque chose d’aussi charmant.

Malgré les abominations multiples des rues, les serrures des portes des salons semblables à des cadenas de prisons et l’odieux escalier commun à tous par lequel on y accède, il y a chez ce peuple un goût et une grâce qu’on ne trouverait certainement pas ailleurs. Et cela non seulement dans les vastes hôtels des riches{103} et des grands, mais dans toutes les classes de la société, jusqu’à la plus basse.

La manière dont une vieille marchande de quatre saisons noue les cerises qu’elle vend pour quelques sous à sa clientèle de gamins, pourrait donner une leçon au plus adroit décorateur de nos tables de soupers. Un bouquet de violettes sauvages, dont le prix est à la portée de la soubrette la moins payée de Paris, est arrangé avec une grâce qui le rendrait digne d’une duchesse; et j’ai vu le modeste étalage d’une fleuriste dont toute la tente se composait d’un arbre et du ciel bleu, disposé avec un mélange de couleurs si harmonieux, que je suis restée plus longtemps et plus agréablement à la regarder que je ne suis jamais demeurée à contempler le palais de Flore lui-même dans le King’s Road.

Après tout, je pense que ce mystérieux art de la toilette, dont j’ai déjà parlé, vient de ce bon goût naturel, universel et inné. Il existe un à-propos, une bienséance, une sorte d’harmonie dans les différentes parties de la toilette féminine, que l’on constate sur les toques de coton aux teintes éclatantes assorties aux mouchoirs et aux tabliers, comme sur les chapeaux les plus élégants des Tuileries. Le mot si expressif pour qualifier une femme bien mise: faite à peindre, peut être bien souvent appliqué avec autant de justice à une paysanne qu’à une princesse; car toutes deux ont la même délicatesse naturelle de goût.

C’est ce sentiment national qui rend tellement supérieurs, à Paris, la mise en scène, le corps de ballet, et tout ce qui dans les théâtres forme tableau. Là, une simple erreur dans la couleur ou l’arrangement pourrait détruire l’harmonie entière et le charme de l’ensemble: mais vous voyez ici de pauvres petites filles, louées à la nuit moyennant quelques sous pour figurer des anges ou des Grâces, entrer dans la composition de la scène avec un instinct aussi infaillible que celui qui pousse les oies sauvages, volant à travers les airs, à se former en une phalange triangulaire admirablement ordonnée, au lieu de se disperser vers tous les points de la boussole, comme on le voit faire par exemple à nos figurantes à nous lorsque le maître de ballet ne les tient pas aussi rigoureusement en ordre qu’un bon chasseur rassemble sa meute.

C’est un soulagement pour mes yeux de constater que le fard n’est plus à la mode. Je ne comprends pas ceux qui disent qu’un regard brillant le devient plus encore par une légère touche de rouge habilement appliquée en dessous. En tout cas si on en met encore, c’est si adroitement que cela ne produit qu’un bon effet, et voilà un immense progrès sur la mode, dont je me souviens trop bien, de farder les joues des jeunes et des vieilles à un point réellement effrayant.

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(E. Lami del.) (Coll. J. B.)

Un autre progrès que je goûte fort, c’est que la plupart des vieilles dames ont renoncé aux cheveux artificiels; elles arrangent maintenant leurs propres cheveux gris avec le plus d’élégance et de soin possibles. L’apparence générale de l’ensemble y gagne: la nature arrange les choses pour nous beaucoup mieux que nous ne le pouvons faire; et l’aspect d’une figure âgée entourée de boucles noires, brunes ou blondes, est infiniment moins agréable que celui d’un vieux visage accompagné de ses propres cheveux argentés.

J’ai entendu observer, avec beaucoup de justesse, que le fard n’est seyant qu’à celles qui n’en ont pas besoin: on peut dire la même chose des faux cheveux. Quelques-uns des édifices en cheveux noirs et brillants comme du jais que j’ai vus ici excédaient certainement en quantité de cheveux ce qui peut croître sur aucune tête humaine; mais quand cet édifice surmonte un jeune visage qui semble avoir droit à tous les honneurs que l’art des coiffeurs peut imaginer, il n’y a rien là d’incon{104}gru ni de désagréable, bien qu’il soit toujours dommage de mêler quoi que ce soit de faux à la gloire d’une jeune tête. Pour ce sentiment-là, Messieurs les Fabricants de faux cheveux ne me rendront pas grâces: après avoir interdit l’usage des fausses tresses aux vieilles dames, voilà que je désapprouve maintenant les fausses boucles pour les jeunes!

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«1835»

(Par Gavarni) (Bibl. nat.)

Au reste, tout ce que je peux vous dire quant à la toilette, c’est que nos élégantes ne doivent plus espérer de trouver ici aucun article utile pour leur garde-robe à meilleur marché; au contraire, tout s’y paye beaucoup plus cher qu’à Londres; et ce qui doit également les empêcher de faire leurs emplettes ici, c’est que les différents objets que nous avions l’habitude de considérer comme mieux fabriqués que chez nous, spécialement les soieries et les gants, sont maintenant, à mon avis, décidément inférieurs aux nôtres en qualité: les articles qu’on peut acheter au même prix qu’en Angleterre, sont moins bons à l’usage.

Les seules emplettes que j’aimerais à rapporter chez moi, ce seraient des porcelaines: mais cela, nos tarifs de douane nous le défendent, et, sans cette protection, nos Wedgewood et nos Mortlake ne vendraient plus que peu d’articles d’ornement, car non seulement leurs prix sont plus élevés mais leur matière première et leur façon sont, à mon avis, extrêmement inférieurs. Il est réellement agréable à mes sentiments patriotiques de pouvoir constater honnêtement que, sauf ces objets et quelques articles de luxe, comme les bronzes dorés, les pendules d’albâtre et cætera, il n’y a rien ici que nous ne puissions trouver en abondance dans notre pays.

XXIX

L’ABBÉ LACORDAIRE.—SUCCÈS DE SES SERMONS A NOTRE-DAME.—LES MEILLEURES PLACES RÉSERVÉES AUX HOMMES.—DIMENSIONS {105} DE NOTRE-DAME.—AFFLUENCE DE jeunes gens de Paris.—ILS FONT ET DÉFONT LES RÉPUTATIONS.—LACORDAIRE EST UN PRÉDICATEUR DÉPLORABLE.

La grande réputation d’un prédicateur nous décida dimanche à supporter deux heures d’attente fastidieuse avant la messe qui précéda son sermon. C’est de la sorte seulement qu’on peut s’assurer une chaise à Notre-Dame quand l’abbé Lacordaire y doit monter en chaire. L’ennui est grand; mais ayant successivement entendu dire de ce personnage célèbre qu’il était «envoyé par le ciel pour ramener la France au catholicisme»; qu’il était «un hypocrite laissant Tartuffe loin derrière lui»; que son «talent dépasse celui de tout prédicateur depuis Bossuet», et que c’était «un charlatan qui devrait prêcher de sa baignoire plutôt que de la chaire de Notre-Dame», je me décidai à le voir et l’entendre moi-même, quoique je sois peu capable de discerner où peut être la vérité entre les deux partis qui sont séparés par un abîme. Quelques circonstances vinrent d’ailleurs diminuer l’ennui de notre longue attente, et je dois avouer que ce ne fut point là la moins profitable partie des quatre heures que nous passâmes dans cette église.

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NOTRE-DAME

(Coll. J. B.)

En entrant, nous trouvâmes l’immense nef close par des barrières, comme elle l’avait été le dimanche de Pâques pour le concert (car ainsi pourrait-on appeler l’office de cette fête). Quand nous voulûmes pénétrer dans cette partie réservée, on nous dit qu’aucune dame n’y était admise, mais que les bas-côtés contenaient beaucoup de chaises et qu’on y trouvait des places excellentes.

Cet arrangement m’étonna pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’il est absolument contraire aux usages nationaux, car partout, en France, les meilleures places sont réservées aux femmes, ou du moins, en principe, j’ai toujours trouvé qu’il en fut ainsi. Ensuite parce que, dans toutes les églises où je suis entrée jusqu’à présent, l’assemblée, toujours nombreuse, est invaria{106}blement composée d’au moins douze femmes pour un homme. Aussi lorsque, en regardant dans la partie réservée, j’y remarquai assez de rangées de chaises pour recevoir quinze cents personnes, je pensai qu’à moins que tous les prêtres de Paris ne vinssent en personne faire honneur à leur éloquent confrère, il était assez peu vraisemblable que cette mesure peu galante fût nécessaire. Je n’eus pas le temps, au reste, de me perdre en conjectures, car la foule se pressait déjà à toutes les portes, et nous nous dépêchâmes de nous assurer des meilleures chaises dans les bas-côtés. Nous parvînmes à nous placer entre les piliers, juste en face de la chaire, et nous en fûmes satisfaits car nous ne doutâmes pas qu’une voix qui avait acquis une telle renommée ne pût se faire entendre dans les galeries latérales de Notre-Dame.

Lorsque je me fus installée aussi confortablement que possible sur ma chaise au dossier droit, j’eus une première consolation à ma longue attente en songeant que du moins elle se passerait entre les murs vénérables de Notre-Dame. C’est une glorieuse vieille église, et, bien qu’on ne puisse la comparer à l’Abbaye de Westminster, ou à Anvers, ou à Strasbourg, ou à Cologne, ou à beaucoup d’autres que je pourrais nommer, elle garde assez d’intérêt pour vous occuper pendant un temps considérable. Les trois rosaces élégantes qui jettent leur lumière colorée au nord, à l’ouest et au sud offrent par elles-mêmes une très jolie étude pour une demi-heure ou deux, et, d’ailleurs, elles rappellent, malgré leur minime diamètre de quarante pieds, la magnifique fenêtre ronde de l’ouest à la cathédrale de Strasbourg, dont le seul souvenir suffirait à faire passer un autre long espace de temps...

J’avais une autre source de distraction, et rien moins qu’insignifiante, à observer l’affluence des assistants. L’édifice renferma bientôt autant d’être vivants qu’il en pouvait contenir; et les places que nous jugions quelconques quand nous les prîmes, se trouvèrent si commodément situées que nous nous réjouîmes de les avoir choisies. Il n’y avait pas un pilier qui ne servît d’appui à autant d’hommes qu’il en fallait pour l’entourer, et pas un ornement en saillie, pas une balustrade des autels latéraux, pas un point élevé, qui ne fût comme si un essaim d’abeilles s’y était suspendu.

Mais ce qui attira le plus mon attention fut ce qui se passait dans la nef. Quand on me dit que c’était la partie de l’église réservée aux hommes, je pensai que j’y verrais des citoyens catholiques, respectables et d’un âge mûr, venus de tous les coins de la ville et peut-être du pays pour entendre le célèbre prédicateur; mais, à mon grand étonnement, je vis arriver par douzaines des jeunes gens joyeux, élégants, mis à la dernière mode, et tels que je n’en avais encore jamais vu à d’autres cérémonies religieuses. Parmi eux se trouvait une certaine quantité d’hommes plus âgés; mais la grande majorité ne dépassait pas trente ans. Je ne pouvais comprendre la raison de ce phénomène; mais tandis que je me creusais la tête pour en trouver l’explication, le hasard vint en aide à ma curiosité sous la forme d’un voisin communicatif.

Dans aucun endroit du monde il n’est plus aisé d’entrer en conversation avec un étranger qu’à Paris. A tous les degrés de la société il y règne une courtoisie et une sociabilité naturelles, et celui qui le désire peut facilement connaître l’état d’esprit de toutes les classes. Le temps présent est très favorable à cela, car le trait le plus remarquable des mœurs parisiennes, en ce moment, c’est une absolue liberté d’exprimer son opinion sur toutes choses.

J’ai entendu dire qu’il était difficile d’obtenir une réponse nette, précise et courte d’un Irlandais; d’un Français, c’est impossible: quand sa réplique à votre question équivaudrait au fond au sec anglicisme «I don’t know» [je ne sais pas], elle serait faite d’un ton et avec une tournure de phrase qui vous persuaderaient qu’on sera satisfait et même extrêmement heureux de répondre à toutes les autres demandes qu’il vous plaira de faire sur le même sujet, ou sur un autre.

Pour avoir déplacé ma chaise d’un pouce et demi en vue de la commodité d’un voisin à cheveux gris, celui-ci fut amené à prononcer: «Mille pardons, madame!» avec une remarque sur la gêne qu’apportait la réserve de toutes les meilleures places pour les messieurs. C’était tout à fait{107} contraire, ajouta-t-il, à la coutume ordinaire des Parisiens, et de fait, c’était pourtant la seule disposition que l’on eût trouvée pour que les dames ne fussent pas incommodées par le flot impétueux des jeunes gens qui viennent régulièrement entendre l’abbé Lacordaire.

«Je ne vis jamais tant de jeunes gens dans aucune assemblée religieuse, dis-je, espérant qu’il pourrait m’expliquer ce mystère...

—La France, répondit-il avec énergie, comme vous pouvez vous en convaincre en regardant cette multitude, n’est plus la France de 1793, quand ses prêtres chantaient des cantiques sur l’air du Ça ira. La France est heureusement redevenue profondément et sincèrement catholique. Ses prêtres sont à nouveau ses orateurs, ses plus grands, ses plus hauts dignitaires. Elle peut encore donner des cardinaux à Rome, et Rome peut encore donner un ministre à la France.»

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LACORDAIRE PRÊCHANT A NOTRE-DAME

(Coll. J. Boulenger)

Je ne trouvai aucune réponse à faire; et mon silence ne sembla pas lui plaire, car, après être resté assis quelques minutes en silence, il se leva de la place qu’il avait obtenue à si grand’peine et, se frayant un passage à travers la foule, il disparut derrière nous; mais je pus le revoir, avant de quitter l’église, debout sur les marches de la chaire... La messe terminée, je regardai la chaire; elle était encore vide, mais, en jetant les yeux autour de moi, je vis tous les regards tournés vers une petite porte dans le bas côté nord, presque immédiatement derrière nous. Il est entre là! dit une jeune femme près de nous, d’un ton qui semblait indiquer un sentiment plus profond que le respect, et qui vraiment touchait à l’adora{108}tion. Ses yeux restèrent fixés sur la porte comme ceux de beaucoup d’autres jusqu’à ce qu’elle s’ouvrît et qu’un jeune homme élancé, dans le costume du prêtre qui va monter en chaire, y apparût. Un bedeau lui fraya un chemin à travers la foule, qui, épaisse et serrée comme elle était, se reculait de chaque côté pour le laisser approcher de la chaire, avec beaucoup plus de docilité qu’elle ne l’eût fait poussée par une troupe de cavalerie.

Le silence le plus profond accompagnait sa marche; jamais je ne vis démonstration de respect plus frappante; et l’on prétend que les trois quarts de Paris considèrent cet homme comme un hypocrite!

Aussitôt qu’il eut atteint la chaire, tandis qu’il se préparait par une muette prière au devoir qu’il allait accomplir, un bruit se fit entendre dans la partie supérieure du chœur et l’archevêque, suivi de son splendide cortège ecclésiastique, s’avança vers la partie de la nef qui est immédiatement en face du prédicateur. En arrivant à l’endroit réservé, chacun gagna sans bruit la place qui lui était assignée d’après sa dignité, tandis que l’assemblée entière attendait debout respectueusement, et semblait

Admirer un si bel ordre et reconnaître l’église.

Il est plus facile de vous décrire tout ce qui précéda le sermon que le sermon lui-même. Ce fut un tel flot de paroles, un tel torrent, une telle averse de déclamations passionnées que, même avant d’en avoir entendu assez pour pouvoir juger du sujet, je me sentis disposée à mal juger du prédicateur, et à soupçonner ce discours d’avoir plus de fleurs et de fioritures de rhétorique humaine que de simple vérité divine.

Ses gestes violents me déplurent aussi excessivement. Le mouvement rapide et incessant de ses mains, quelquefois de l’une, quelquefois des deux, ressemblait plus à celui des ailes d’un oiseau-mouche qu’à aucune autre chose dont je puisse me souvenir; mais le bourdonnement partait de l’assemblée en admiration. A chaque pause—il en faisait fréquemment, et évidemment exprès, comme un mauvais acteur—une rumeur louangeuse courait à travers la foule.

Je me souviens d’avoir lu quelque part qu’un prêtre de naissance noble, de peur que ses ouailles ne devinssent familières avec lui, s’adressait à elles du haut de la chaire en ces termes: Canaille chrétienne! C’était mal—très mal, certainement: mais je ne sais si le Messieurs de l’abbé Lacordaire est beaucoup plus dans le ton convenable à un pasteur chrétien. Cette apostrophe mondaine fut répétée plusieurs fois pendant le discours, et j’ose dire contribua grandement à l’effet désagréable que me produisit l’éloquence du prédicateur. Je ne me rappelle pas avoir jamais entendu un prédicateur que j’aie moins aimé, moins vénéré et moins admiré que ce nouveau saint parisien. Il fit des allusions très acérées à la renaissance de l’Eglise catholique romaine en Irlande et anathématisa cordialement tous ceux qui s’y opposeraient.

En vous racontant le prologue de deux heures qu’avait été la messe, j’ai oublié de vous dire que beaucoup de jeunes gens—non aux places réservées dans la nef mais de ceux qui étaient assis près de nous—lisaient pour échapper à l’ennui de l’attente. Quelques-uns des volumes qu’ils tenaient avaient tout l’air de romans provenant d’un cabinet de lecture; d’autres étaient évidemment des recueils de cantiques, probablement moins spirituels que pleins d’esprit.

Ce spectacle me découvrit une nouvelle page de Paris tel qu’il est, et je ne regrette pas les quatre heures qu’il m’a coûtées; mais une fois suffit: je ne retournerai certes pas entendre l’abbé Lacordaire.

XXX

LE PALAIS-ROYAL.—TYPES QU’ON Y RENCONTRE.—UNE FAMILLE ANGLAISE.—LES EXCELLENTS RESTAURANTS A 40 SOUS.—LA GALERIE D’ORLÉANS.—LES OISIFS.—LE THÉATRE DU VAUDEVILLE.

Bien que vous pensiez certainement qu’en ma qualité de femme le Palais-Royal doit m’intéresser peu, avec ses restaurants, ses boutiques de bijouterie, de rubans, de jouets d’enfants, etc., etc., etc., et tous les mondes de misère, de fête et de bonne{109} chère qui s’y superposent d’étage en étage, je ne puis cependant passer sous silence un des lieux de Paris dont l’aspect est le plus caractéristique et le plus anti-anglais...

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LA GALERIE D’ORLÉANS AU PALAIS-ROYAL

(Collection J. B.)

Tout le monde,—homme, femme ou enfant, noble ou roturier, riche ou pauvre,—en un mot toute âme qui pénètre dans Paris demande à voir le Palais-Royal. Mais si beaucoup d’étrangers y demeurent, hélas! trop longtemps, il en est beaucoup aussi qui, à mon avis, ne s’y arrêtent pas assez. Quand même, en faisant le tour de toutes les galeries, on aurait observé attentivement, l’œil le plus rapide ne pourrait saisir tous les types nationaux, tous les groupes pittoresques et comiques qui flottent là pendant vingt heures au moins sur vingt-quatre. Je sais que l’étude du Palais-Royal, dans ses recoins les plus cachés, serait à la fois difficile, dangereuse et désagréable à poursuivre: mais je n’ai rien à voir là; sans chercher à connaître ce que, après tout, il vaudrait mieux ignorer que savoir, il y reste assez d’objets à contempler pour fournir matière à observations...

Comment cela se fait-il? Je n’en sais rien, mais chaque personne que l’on rencontre là peut fournir sujet à méditation. Si c’est un élégant à la mode, l’imagination le conduit immédiatement vers un salon de jeu, et, si vous avez un bon naturel, votre cœur saignera en pensant combien de tristesses il rapportera chez lui. Si c’est une moustache épaisse, à demi distinguée, surmontée de grands, sombres et profonds yeux qui regardent ce qui les entoure comme si leur propriétaire cherchait quelqu’un à dévorer, vous pouvez être aussi sûre qu’elle se dirige également vers un salon que vous l’êtes qu’un homme qui porte une ligne sur son épaule va à la pêche. Cette jolie soubrette, avec ses petits talons et son joli tablier de soie, qui a évidemment quelques francs dans le coin noué du mouchoir qu’elle tient à la main,{110} ne savons-nous pas qu’elle cherche à travers les vitrines de chaque bijoutier la paire de boucles d’oreilles en or assez tentante pour qu’elle sacrifie à l’acheter un quart de ses gages?

Nous ne devons pas perdre de vue—aussi bien serait-ce difficile!—cette famille caractéristique de nos compatriotes qui vient de tourner dans la superbe galerie d’Orléans. Père, mère et filles... qu’il est facile de deviner leurs pensées et même leurs paroles! Le père, au noble maintien, déclare que cette galerie ferait une Bourse magnifique: il n’a pas encore vu la Bourse de Paris. Il examine la hauteur, marche un pas ou deux, mesure par les yeux l’espace de tous côtés, puis s’arrête et dit sans doute à la dame qu’il a au bras (et dont les regards, pendant ce temps, errent parmi les châles, les gants, les bouteilles d’eau de Cologne et les porcelaines de Sèvres, d’abord d’un côté, ensuite de l’autre): «Ce n’est pas mal construit; c’est léger et majestueux et la largeur est très considérable pour un toit si léger d’apparence; mais qu’est-ce cela comparé au pont de Waterloo!»

Deux jolies filles, au teint frais, aux yeux de colombe et aux cheveux comme le blé, tombant en boucles innombrables et cachant presque leurs regards curieux, bien que timides encore, précèdent leurs parents; en filles bien élevées, elles s’arrêtent quand ils s’arrêtent et marchent quand ils marchent. Mais elles osent à peine regarder rien, car, quoique leurs yeux baissés puissent difficilement laisser deviner qu’elles les ont aperçus, ne savent-elles pas que ces jeunes gens aux favoris, aux impériales et aux cheveux noirs les fixent avec leurs lorgnons?

Là aussi, comme aux Tuileries, de petits pavillons fournissent de quoi désaltérer les assoiffés de politique; et là aussi, nous pouvons distinguer le mélancolique champion de la branche aînée des Bourbons, qui, au moins, est sûr de trouver des consolations dans sa fidèle Quotidienne et de la sympathie dans La France. Le républicain morose marche fièrement, comme d’habitude, pour se saisir du Réformateur; tandis que le confortable doctrinaire sort du café Véry en méditant sur le Journal des Débats et sur les chances de ses spéculations chez Tortoni ou à la Bourse.

Ce fut en nous promenant dans les galeries qui entourent le jardin que nous remarquâmes les figures dont je vous parle et bien d’autres trop nombreuses pour vous les dépeindre. Ce jour-là, nous nous étions promis, pour satisfaire notre curiosité, de dîner, non chez Véry ou dans quelque autre restaurant très renommé, mais tout bonnement à un restaurant à quarante sous par tête. Ayant fait le tour des galeries, nous montâmes donc au second étage du numéro..., j’oublie lequel: c’était là qu’on nous avait recommandé tout spécialement de faire notre coup d’essai. Et la scène que nous vîmes en entrant, après avoir suivi une longue file de gens qui nous précédaient, nous amusa par sa nouveauté.

Je ne dis pas que j’aimerais à dîner trois fois par semaine au Palais-Royal pour quarante sous par tête, mais je dis que j’aurais été très fâchée de ne pas l’avoir fait une fois et que, de plus, j’espère de tout cœur que je le ferai encore.

Le dîner était extrêmement bon et aussi varié que notre fantaisie le désira, chaque personne ayant le privilège de choisir trois ou quatre plats sur une carte qu’il faudrait un jour pour lire entièrement. Mais le repas était certainement la partie la moins importante dans notre affaire. La nouveauté du spectacle, le nombre de gens étranges, la parfaite aménité et la bonne éducation qui semblaient régner parmi eux tous, tout cela nous faisait regarder autour de nous avec tant d’intérêt et de curiosité que nous oubliâmes presque la cause ostensible de notre visite.

Il y avait là beaucoup d’Anglais, principalement des hommes, et plusieurs Allemands, avec leurs femmes et leurs filles; mais la majorité de l’assistance était française, et, d’après plusieurs petites discussions quant aux places réservées pour eux que l’on avait laissé prendre, d’après différentes paroles d’intelligence qu’ils échangeaient avec les garçons, il était clair que beaucoup d’entre eux n’étaient pas des visiteurs de hasard, mais avaient l’habitude quotidienne de dîner là.

Quel singulier mode d’existence et{111}

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PALAIS-ROYAL. (MARCHAND AMBULANT, CARDEUSE DE MATELAS, PORTEUR D’EAU, ETC.)

(Par Schmidt) (Coll. J. B.)

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combien inconcevable à des Anglais!...

Une raison, je suppose, pour laquelle Paris est tellement plus amusant à regarder que Londres, c’est qu’il contient beaucoup plus de gens, en proportion de sa population, qui n’ont rien à faire en ce monde que de divertir eux-mêmes et les autres.

Il y a ici beaucoup d’hommes oisifs qui se contentent pour vivre de revenus que l’on regarderait chez nous comme à peine suffisants pour subvenir au logement; de petits rentiers qui préfèrent vivre libres avec peu de revenu que de travailler dur et d’être souvent ennuyés avec plus d’argent.

Je ne sais si cette manière de faire rend aussi heureux quand la jeunesse est passée; tout au moins, pour beaucoup, il est probable que, quand la force, la santé, l’intelligence s’amoindrissent, un peu plus de confortable et de facilité de vie deviennent alors désirables, mais il est trop tard pour les gagner; pour les autres, pour tous ceux qui forment le cercle autour duquel l’oisif homme de plaisir voltige légèrement, cette manière de vivre offre une ressource qui ne tarit jamais. Que deviendraient toutes les parties de plaisir qui ont lieu à Paris, le matin, l’après-midi et le soir, si cette race-là n’existait plus? Qu’ils soient mariés ou célibataires, ces oisifs sont également nécessaires, également les bienvenus partout où se divertir est l’affaire principale. Chez nous, seulement une petite classe privilégiée peut se permettre d’aller où le plaisir l’appelle; mais en France, aucune dame, lorsqu’elle arrange une fête, n’a à se poser cette terrible question: «Mais quels hommes pourrais-je avoir?»

XXXI

PATISSIERS ANGLAIS.—UN ANGLOPHOBE.—EXPÉRIENCE MALHEUREUSE SUR UN «MUFFIN».—LE ROI-CITOYEN SE PROMÈNE.

Nous avons été faire ce matin une tournée dans les magasins, laquelle s’est terminée dans une pâtisserie anglaise où nous mangeâmes des buns. Là, nous nous amusâmes à observer quelques Français qui entrèrent pour faire un goûter matinal de gâteaux.

Ils avaient tous l’air, plus ou moins, d’arriver sur une terre inconnue, laissant deviner leur étonnement à la vue des compositions d’outre-mer qui se présentaient à leurs yeux. Il y avait parmi eux un jeune homme qui, de toute évidence, avait pris à tâche de railler toutes les friandises étrangères que la boutique contenait, considérant certainement que leur importation était une offense aux produits nationaux.

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LE PATISSIER ANGLAIS

(Par Th. Guérin) (Coll. J. B.)

«Est-il possible! dit-il gravement avec un air indigné et au moment où une des dames qu’il accompagnait parut sur le point de manger un «bun» anglais, est-il possible que vous puissiez préférer à la pâtisserie française ces comestibles étranges à voir?

Mais goûtez-en! dit la dame en lui présentant un gâteau semblable à celui qu’elle mangeait: ils sont excellents.

—Non, non! c’est assez de les regarder! dit son cavalier en haussant les épaules. Il n’y a dans ces gâteaux aucune grâce, aucune élégance, aucune légèreté.

Mais goûtez quelque chose, répliqua la dame en insistant.

Vous le voulez absolument! s’exclama le jeune homme; quelle tyrannie!... et{114} quelle preuve d’obéissance je vais vous donner!... Voyons donc!» continua-t-il, et il approcha de lui un plateau sur lequel étaient empilés quelques véritables «muffins» anglais, lesquels sont, comme vous le savez, d’une fabrication mystérieuse, et, quand on les mange non rôtis, du même goût qu’un morceau de peau de gant. L’infortuné connaisseur en pâtisserie prit ce il qu’il croyait être un gâteau, et s’exclama d’un air théâtral:

«Voilà donc ce que je vais faire pour vos beaux yeux.»

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LE ROI-CITOYEN EN PROMENADE

(Par A. Hervieu) (Extr. de Paris and the Parisians, by Mrs. Trollope)

En parlant, il prit une de ces pâles et molles choses, et, à notre extrême amusement, essaya de la manger. Tout le monde peut être excusé de faire des grimaces en telle occasion, et, le privilège des Français en ce genre est bien connu; mais ce hardi expérimentateur abusa de ce privilège; il paraissait subir une agonie complète, et ses haut-le-cœur, ses reproches furent si véhéments, qu’amis, étrangers, boutiquier, et tous, jusqu’à une petite bonne qui apportait un plateau de pâtés, furent pris d’un rire inextinguible, que l’infortuné, rendons lui cette justice, supporta avec une extrême bonne humeur, en faisant seulement promettre à sa jolie compatriote qu’elle n’insisterait plus jamais pour qu’il mangeât des friandises anglaises.

Si cette scène avait continué plus longtemps, j’aurais manqué un spectacle auquel j’eusse été bien fâchée de ne point assister, mais je n’aurais certainement pas quitté la pâtisserie avant que la torture du jeune Français fût terminée. Heureusement, nous arrivâmes sur le boulevard des Ita{115}liens à temps pour voir le roi Louis-Philippe, en simple bourgeois, passer à pied juste devant les Bains Chinois, mais sur le trottoir opposé.

Excepté une petite cocarde tricolore à son chapeau, il n’avait rien dans sa tenue qui le distinguât des autres passants. C’est un homme entre deux âges, replet, d’un bel aspect, ayant dans sa démarche une dignité qui, malgré l’air bourgeois dont il se promenait, aurait attiré l’attention et trahi son origine, même sans la cocarde tricolore indicatrice. Deux messieurs suivaient à quelques pas derrière lui, qui se rapprochèrent quand nous fûmes passés à ce qu’il me sembla; mais il n’avait pas avec lui d’autres personnes qui parussent être à son service. J’observai que beaucoup le reconnaissaient et que quelques chapeaux se levèrent sur son passage, y compris ceux de deux ou trois Anglais; mais sa présence excitait peu d’émotion. Je m’amusai cependant de l’air nonchalant avec lequel un jeune homme, en grand costume à la Robespierre, se servit de son lorgnon pour examiner la personne du monarque aussi longtemps qu’elle resta en vue.

Le dernier roi que j’avais rencontré dans les rues était Charles X. Il revenait d’un de ses palais suburbains, escorté et accompagné d’une manière vraiment royale. Le contraste entre les hommes et les habitudes était frappant et bien fait pour éveiller le souvenir des événements qui se sont passés depuis la dernière fois que j’ai regardé un souverain de France...

XXXII

POLITESSE DES MARIS FRANÇAIS.

Du moment où l’on est admis dans la société française, on s’aperçoit sur-le-champ que les femmes y jouent un rôle fort important. Les femmes anglaises en font certainement autant dans la leur; mais pourtant je ne puis m’empêcher de penser que, sauf exception, les dames en France ont plus de pouvoir et exercent une plus grande influence que celles d’Angleterre...

La France a été surnommée le paradis des femmes, et certes s’il suffit de considération et de respect pour constituer un paradis, c’est avec raison qu’elle a reçu ce nom. Je ne veux pourtant point admettre que les Français soient de meilleurs maris que les Anglais, quoique je sois assez portée à croire que ce sont des maris plus polis.

Je ne sais pas, pour moi, si chacun me ressemble,
Mais j’entends là-dessous un million de mots.

Pour cesser toute plaisanterie, je suis d’opinion que ce ton et ces manières respectueuses, ou par quelque autre épithète qu’on veuille les désigner, sont loin d’être superficiels, du moins dans leurs effets. Je serais fort surprise si j’entendais dire qu’un Français bien élevé eût jamais parlé malhonnêtement à une femme.

Rousseau, dans un moment où il voulait être ce qu’il appelle lui-même souverainement impertinent, a dit qu’il est connu qu’un homme ne refusera rien à aucune femme, fût-ce même la sienne. Mais ce n’est pas seulement en ne lui refusant rien qu’un mari français montre la supériorité que je lui attribue. Je connais bien des maris anglais qui sont tout aussi généreux. Pourtant si je ne me trompe, la considération générale dont jouissent les femmes françaises a son origine dans le respect domestique qui leur est officiellement témoigné. Je n’essaierai point de décider jusqu’à quel point peut être fondée l’idée généralement adoptée chez nous que les femmes mariées en France sont d’une vertu moins sévère que celles d’Angleterre; mais si j’en dois juger par le respect que leur témoignent leurs pères, leurs maris, leurs frères et leurs fils, je ne saurais croire, en dépit des récits des voyageurs, et même de l’autorité des contes moraux, qu’il n’y ait pas beaucoup de vertu là où il y a tant d’estime.

Dans un ouvrage récemment publié sur la France, l’auteur compare le talent des femmes anglaises et françaises pour la conversation, et il trace un tableau si exagéré de la frivole nullité de ses belles compatriotes que, si cet ouvrage jouissait d’un grand crédit en France, on y serait sans doute persuadé que les femmes anglaises sont tant soit peu Agnès.{116}

Or, je crois ce jugement aussi peu fondé que celui de ce voyageur qui nous accusait toutes d’aimer l’eau-de-vie. Il est possible que les femmes avec qui cet illustre écrivain a entamé des conversations aient été si frappées d’effroi à la pensée de son immense réputation, qu’elles en soient restées muettes; mais dans tout autre cas, je pense que les femmes anglaises causent aussi bien qu’en aucun pays du monde.

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LA MAUVAISE MÈRE

(Par Devéria) (Coll. J. Boulenger)

Il est certain pourtant que chez nous les femmes, surtout celles qui sont jeunes, se trouvent, sous ce rapport, dans une position très désavantageuse. La plupart d’entre elles sont aussi instruites et peut-être plus que la majorité des Françaises; mais malheureusement, il arrive souvent qu’elles éprouvent un effroi extrême à l’idée de le paraître. En général, elles craignent beaucoup plus de passer pour savantes que d’être rangées parmi celles qui sont ignorantes.

Heureusement pour la France, il n’y a point de marque distinctive, point de stigmate qui s’attache aux femmes douées de talents ou d’instruction. Toute Française montre avec autant de franchise que de grâce tout ce qu’elle sait, tout ce qu’elle pense, tout ce qu’elle sent sur quelque sujet que ce soit, tandis que chez nous la crainte d’être taxée de «bas bleu» jette un voile sur plus d’un esprit supérieur; des saillies d’imagination sont réprimées, de peur de trahir l’instruction ou le génie de mainte jeune fille qui aime mieux qu’on la croie sotte que savante.

C’est cependant là une bien vaine crainte, et pour le démontrer il suffirait de jeter un regard sur la société si nous n’étions pas aveuglées par nos préventions. Il se peut que, par-ci par-là, un sourire ou un haussement d’épaules accompagne l’épithète de bas bleu; mais ce sourire ou ce{117}

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LA CONVERSATION ANGLAISE

(Par Devéria) (Bibl. nat.)

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haussement d’épaules étant toujours le fait de ceux dont le suffrage n’est d’aucune importance dans la société, on aurait grand tort de prendre, pour les éviter, un masque d’ignorance et de frivolité.

C’est là, je crois, la véritable cause qui fait que la conversation des femmes parisiennes se soutient sur un diapason plus élevé que celui auquel les femmes anglaises osent prendre le courage de monter. La politique elle-même, ce terrible écueil, qui engloutit une si grande partie du temps que nous consacrons à la société, et qui partage nos salons en des comités d’hommes et des coteries de femmes, la politique elle-même peut être traitée par elles sans inconvénient; car elles mêlent sans crainte à ce sujet malsonnant, tant de gai persiflage, tant de perspicacité et un tact si sûr, que plus d’une difficulté, qui a peut-être embarrassé de sages législateurs à la Chambre, est tranchée par elles dans leurs salons, et devient, grâce à la légèreté de leur esprit, parfaitement intelligible.

Il suffit d’être familiarisé avec cette délicieuse partie de la littérature française qui est formée par les recueils épistolaires et les mémoires, ouvrages dans lesquels les mœurs et l’esprit des personnages sont peints avec plus de vérité qu’ils ne sauraient l’être dans aucune biographie; il suffit, dis-je, de connaître l’aspect de la société, telle qu’elle se montre dans ces volumes, pour sentir que le caractère français a éprouvé un grand et important changement depuis un siècle. Il est devenu peut-être moins brillant, mais aussi moins frivole, et si nous sommes obligés d’avouer que la constellation littéraire, qui aujourd’hui paraît sur l’horizon, ne contient aucun astre aussi éclatant que ceux qui étincelaient sous le règne de Louis XIV, nous ne trouverions pas non plus à présent de ministre qui écrivît à son ami comme le cardinal de Retz à Boisrobert: «Je me sauve à la nage dans ma chambre, au milieu des parfums.»

En attendant, si l’on peut accorder une confiance entière à ces annales des mœurs, je dirai que le changement qui s’est opéré dans les femmes n’a point été dans la même proportion. Il me semble retrouver en elles le même genre d’esprit que Mᵐᵉ Du Deffand nous a fait si bien connaître. Les modes doivent changer, aussi les modes ont-elles changé, et cela non seulement quant aux habits, mais encore dans des points qui tiennent d’une manière plus profonde aux mœurs; mais toutes les parties essentielles sont restées les mêmes: une petite-maîtresse est encore une petite-maîtresse, et l’esprit d’une femme française est toujours ce qu’il était: brillant, enjoué, cependant plein de vigueur. Je ne puis m’empêcher de croire que si Mᵐᵉ de Sévigné elle-même pouvait tout à coup reparaître dans les lieux sur lesquels elle répandit tant d’éclat, et qu’elle se retrouvât au sein d’une soirée de Paris, elle ne sentirait aucune difficulté à prendre part à la conversation, de même qu’elle le faisait avec Mᵐᵉ de Lafayette, Mˡˡᵉ Scudéri et tant d’autres femmes d’esprit de son temps, pourvu toutefois que l’on ne parlât point de politique. Sur ce sujet-là, elle et ses interlocuteurs ne s’entendraient guère...

XXXIII

DE LA MANIÈRE DE FAIRE L’AMOUR A L’ANGLAISE.—ANECDOTE.

Il arrive parfois que l’on se trouve engagée dans la conversation la plus franche sans avoir eu la moindre intention, en commençant, de faire ou de recevoir des confidences.

Cela m’arriva ces jours derniers, en faisant une visite à une dame que je n’avais vue que deux fois encore et avec laquelle je n’avais pas échangé douze paroles. Mais nous nous trouvâmes à peu près en tête en tête et nous nous lançâmes, je ne saurais dire à quel propos, dans une causerie sans réserve sur les particularités de nos nations respectives.

Mᵐᵉ B... n’est jamais allée en Angleterre, mais elle m’assura que son désir de visiter notre pays était aussi fort que la passion de la découverte qui fit quitter son «home» à Robinson Crusoë pour visiter les...

«Sauvages, dis-je, finissant la phrase pour elle.

—Non, non, non! pour voir tout ce qu’il y a de plus curieux en ce monde.»{120}

Ces mots «plus curieux» me semblèrent bizarres et je le lui dis en lui demandant si elle les appliquait aux musées ou aux naturels.

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MÉNAGE ANGLAIS

(Par Th. Guérin) (Coll. J. B.)

Elle sembla hésiter un moment à répondre franchement; puis elle dit, mais d’une manière si enjouée et si gracieuse qu’elle aurait désarmé la colère nationale du patriote le plus susceptible:

«Eh bien!... aux naturels.

—Mais nous prenons grand soin, répondis-je, que vous ne manquiez pas de spécimens de la race à examiner et il me semble difficile que vous ayez besoin de traverser le canal pour voir des naturels. Nous nous importons en si prodigieuse quantité que je ne conçois pas que vous puissiez garder aucune curiosité à notre égard.

—Au contraire, répondit-elle, ma curiosité ne s’en trouve que plus piquée: j’ai vu chez nous tant d’Anglais charmants que je meurs d’envie de les voir chez eux, au milieu de ces singulières coutumes qu’ils ne peuvent apporter avec eux, et que nous ne connaissons que par les récits imparfaits des voyageurs.»

Il semblait, à l’entendre, qu’elle parlât du bon peuple de la crique de Mongo ou de la baie de Karakoo; mais, étant curieuse de savoir ce qu’elle entendait par: «Les Anglais chez eux» et par: «Leurs singulières coutumes», je fis de mon mieux pour qu’elle me racontât ce qu’elle avait appris là-dessus:

«Je vous dirai, reprit-elle, que ce que je désire connaître avant toute autre chose, c’est votre manière de faire l’amour tout à fait à l’anglaise. Vous êtes assez polis pour respecter chez nous tous nos usages; mais un de mes cousins, qui était, il y a quelques années, attaché à l’ambassade française à Londres, m’a dépeint votre façon de mener les entreprises amoureuses comme si... si romantique que cela m’a enchantée, et je donnerais le monde pour voir comment cela se fait!

—Dites-moi, je vous en prie, ce qu’il vous a raconté, répliquai-je, et je vous promets de vous dire fidèlement si son récit est exact.

—Oh! que c’est aimable!... Donc, continua-t-elle en rougissant un peu à l’idée, je suppose, qu’elle allait dire des choses bien atroces, je vous répéterai exactement ce qui lui arriva. Il avait une lettre d’introduction pour un gentilhomme de haute situation—un membre de votre Parlement—qui vivait avec sa famille dans un château, en province, où mon cousin adressa sa lettre de recommandation. Immédiatement, il reçut une réponse avec une invitation pressante à venir au château passer un mois pendant la saison des chasses. Rien ne pouvait lui être plus agréable que cette invitation, car elle lui offrait l’occasion la plus parfaite qui se pût d’étudier les mœurs du pays. Tout le monde peut traverser le détroit de Calais à Douvres et dépenser en six semaines la moitié des revenus de son année à se promener à pied ou en voiture dans les larges rues de Londres; mais très peu de gens, vous le savez, obtiennent d’être reçus dans les châteaux de la noblesse anglaise. Donc, mon cousin fut enchanté et accepta sur-le-champ. Il arriva juste à temps pour s’habiller avant le{121} dîner, et quand il entra dans le salon, il fut ébloui par l’extrême beauté des trois filles de son hôte, qui étaient décolletées et aussi parées, m’a-t-il dit, que pour un bal. Il n’y avait pourtant d’autre invité que lui et il fut un peu étonné d’être reçu avec tant de cérémonie.

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LA JEUNE INCONSÉQUENTE

(Par Devéria) (Coll. J B)

«Les jeunes filles, qui toutes jouaient du piano-forte et de la harpe, enchantèrent mon cousin, qui est très musicien. Si son admiration n’avait pas été si également partagée entre elles trois, il m’assura qu’il fût sans faute tombé amoureux avant la fin de cette soirée. Le lendemain matin, la famille entière se retrouva à déjeuner: les jeunes personnes parurent aussi charmantes que la veille, il continuait à ne pouvoir décider laquelle il admirait davantage. Tandis qu’il s’efforçait d’être le plus aimable possible et de leur parler avec tout le respect timide que les hommes français déploient vis-à-vis des jeunes filles, le père de famille étonna et certainement alarma mon cousin en disant tout à coup: «Nous ne pouvons chasser aujourd’hui, mon ami, car une affaire me retient à la maison, mais vous monterez à cheval dans les bois avec Elisabeth: elle vous montrera mes faisans. Allez vous apprêter, Elisabeth, pour sortir avec monsieur!...» Mᵐᵉ B... s’arrêta court et me regarda comme si elle pensait qu’ici j’allais faire quelque observation. «Eh bien? demandai-je.

—Eh bien! répéta-t-elle en riant; alors, réellement, vous ne trouvez rien d’extraordinaire dans ce procédé, rien qui soit en dehors des habitudes?

—Sous quel rapport? dis-je. Que voyez-vous là qui soit en dehors des habitudes?

—Cette question, dit-elle en joignant les mains, ravie d’avoir fait une découverte,{122} cette question me met plus au fait que tout autre chose que vous me pourriez dire. C’est la preuve la plus forte que ce qui arriva à mon cousin n’avait rien de plus extraordinaire que ce qui se passe chaque jour en Angleterre.

—Qu’est-ce qui lui arriva donc?

—N’avez-vous pas entendu?... Le père des jeunes filles qu’il admirait tellement en choisit une et permit à mon cousin de l’accompagner dans une excursion dans les bois. Ma chère madame, les mœurs nationales varient si étrangement... N’allez pas supposer, je vous en supplie, que j’imagine que tout ne puisse s’arranger ainsi excessivement bien. Mon cousin est un jeune homme très distingué,—caractère excellent, beau nom,—et il aura un jour la situation de son père... Seulement, les manières sont si différentes...

—Votre cousin accompagna-t-il la jeune fille? demandai-je.

—Non, il ne le fit pas: il retourna à Londres sur-le-champ.»

Cela fut dit si sérieusement—plus que sérieusement—avec l’air de trouver cela si difficile à exprimer, que ma gravité et ma politesse m’abandonnèrent à la fois et que j’éclatai de rire.

Mon aimable compagne ne le prit pas mal, elle rit avec moi, et quand nous eûmes retrouvé notre sérieux, elle dit:

«Ainsi, vous trouvez mon cousin très ridicule d’avoir renoncé à cette promenade? Un peu timide peut-être?

—Oh! non, répondis-je, seulement un peu prompt.

—Prompt!... Mais que voulez-vous? Vous ne semblez pas comprendre son embarras?

—Peut-être pas tout à fait, mais je vous assure que son embarras aurait cessé entièrement s’il s’était promené avec cette jeune fille, suivie de son groom; je ne doute pas qu’elle ne l’eût conduit à travers une de ces belles réserves de faisans qui sont si intéressantes à voir, mais elle eût été fort étonnée et surtout embarrassée, si votre cousin avait eu l’idée de lui parler d’amour.

—Vous parlez sérieusement? dit-elle en me regardant en face avec intérêt.

—Très sérieusement, répondis-je, je suis absolument sérieuse et, bien que je ne connaisse pas les personnes dont nous avons parlé, je puis vous assurer positivement que c’est seulement parce qu’il ne supposait pas qu’un gentilhomme aussi bien recommandé que votre cousin fût capable d’abuser de la confiance qu’il lui témoignait, que ce père anglais lui permettait d’accompagner sa fille dans sa promenade du matin.

C’est donc un trait sublime! s’écria-t-elle. Quelle noble confiance! Quelle confiance dans l’honneur! Cela rappelle les paladins d’autrefois.

—Je crois que vous raillez notre confiante simplicité, dis-je; en tout cas, ne me soupçonnez point, moi, de me moquer de vous; je ne vous ai dit que la vérité pure et simple.

—Je n’en doute pas le moins du monde, répondit-elle; mais vous êtes, en vérité, comme je l’observais tout à l’heure, supérieurement romanesques...»

XXXIV

INDULGENCE EXCESSIVE DU MONDE A PARIS.—INFLUENCE DU CLERGÉ ANGLAIS SUR LES MŒURS MONDAINES.

Quoique je demeure toujours convaincue que la véritable société française, c’est-à-dire celle qui se compose des personnes bien élevées des deux sexes, est la plus gracieuse, la plus animée, la plus séduisante du monde, je pense toutefois qu’elle n’est pas aussi parfaite qu’elle pourrait l’être, s’y l’on si montrait un peu plus difficile dans le choix des personnes que l’on y admet.

Quiconque connaît la bonne société en France doit être persuadé qu’il s’y trouve et des hommes et des femmes qui, aux grâces les plus aimables de la vie sociale, joignent les vertus les plus solides; mais il est impossible de nier que, tout admirables que soient quelques individus de ce cercle, ils exercent envers des personnes moins estimables qu’eux une tolérance qui ne laisse pas que de choquer nos opinions, quand le hasard nous apprend certaines anecdotes authentiques concernant ces personnes.{123}

Il est heureusement impossible, et ce ne serait, en tout cas, pas très sage, de lire dans le cœur de tous les gens reçus chez une dame de Paris ou de Londres, afin de découvrir le mystère de ce qui s’y passe. On ne doit pas s’attendre que les maisons qui reçoivent beaucoup de monde puissent scruter ainsi toutes les personnes qu’elles admettent; mais partout où la société est bien ordonnée, il me semble que l’on ne devrait pas accueillir certains individus de l’un ou de l’autre sexe, de qui la conduite extérieure et visible a attiré les yeux du monde et la réprobation des gens vertueux...

Une des raisons, à mon avis, pour lesquelles il y a ici moins de sévérité dans la bonne société, c’est qu’il ne se trouve point d’individus, ou pour mieux dire, point de classe d’individus, dans le vaste cercle qui constitue ce que l’on appelle en grand la société de Paris, qui ait le droit de prendre la parole et de dire: «Ceci ne doit pas être.»

Heureusement, chez nous, le cas est différent, du moins pour le moment. Le clergé d’Angleterre, ses respectables épouses et ses filles si bien élevées forment une caste distincte, à laquelle rien ne ressemble sur tout le vaste continent de l’Europe...

Quand de telles personnes fréquentent habituellement dans la société comme elles le font en Angleterre, quand elles y amènent avec eux les femmes qui composent leurs familles, il n’est guère à craindre que le vice effronté ose s’y présenter aussi.

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ÉPOUSE COUPABLE

(Par Devéria) (Coll. J. B.)

On ne saurait nier en effet que plus d’une femme de vertu douteuse, qui n’hésiterait pas à se montrer hardiment dans la société la plus distinguée, reculerait devant l’idée{124} d’y rencontrer les dignitaires de l’église; et il est également certain que plus d’une donneuse de belles soirées, indiscrète, facile et insouciante, s’est privée de la satisfaction d’ajouter à l’éclat de son bal, en y invitant telle beauté célèbre, parce qu’elle s’est dit: «Il est impossible d’avoir milady A., ou mistress B., quand l’évêque et sa famille doivent venir...»

XXXV

LES PETITS SOUPERS D’AUTREFOIS REMPLACÉS PAR LES GRANDS DINERS.—AGRÉMENTS DES PETITES SOIRÉES.—LES DINERS D’APPARAT.

Combien je regrette les soupers de Paris et combien peu les somptueux dîners que l’on donne aujourd’hui dédommagent de leur perte! Je n’ignore pas qu’il y a une infinité de gens qui, à la lettre, vivent pour manger, et je sais que pour eux le mot de dîner est le signal et le symbole de la plus pure et peut-être de la plus grande félicité qu’il y ait sur la terre; pour eux, la vapeur des mets, la longue et fatigante cérémonie d’un dîner à quatre services n’offrent rien que joie et que bonheur. Mais il n’en est pas de même de ceux qui ne mangent que pour vivre.

Je ne connais pas de lieu où il se commette autant d’injustices et d’actes de tyrannie qu’à table; sur vingt personnes qui se trouvent à un grand dîner, il y en a peut-être seize qui donneraient tout au monde pour pouvoir ne manger que tout juste ce qui leur plaît. Mais l’amphitryon sait que, parmi ses convives, il y a quatre personnes lourdes, dont les âmes planent sur ses ragoûts, comme les harpies sur le festin de Phryné, et il ne faut pas les troubler, sans quoi des critiques, en place d’admiration, seront tout le fruit qu’il retirera de la dépense et de l’embarras que lui aura coûté le banquet...

La mode qui veut que l’on rassemble de nombreuses compagnies, au lieu d’en choisir de petites, fait le plus immense tort aux plaisirs de la société. C’est la vanité qui l’aura d’abord introduite. De belles dames auront désiré faire voir au monde qu’elles avaient cinq cents amis prêts à accourir à leur premier appel. Cependant comme tout le monde trouve cette mode insupportable, depuis Whitechapel jusqu’à Belgrave Square, et depuis le faubourg Saint-Antoine jusqu au faubourg du Roule, il est probable qu’elle ne tarderait pas à changer, si une économie fort désagréable ne s’y opposait. «Une grande réunion abat, dit-on, tant d’oiseaux d’un seul coup.» J’ai entendu un jour une de mes amies, qui demandait à son mari la permission d’inonder d’invités, d’abord sa table, et puis son salon, dire qu’il n’y a rien de si coûteux que d’avoir une petite réunion. Or, cette observation est d’autant plus terrible qu’elle est vraie. Mais du moins ceux qui sont assez heureux pour avoir la richesse en partage pourraient, ce me semble, se donner la satisfaction de ne recevoir autour d’eux que le nombre d’amis qui leur convient; et, s’ils avaient l’extrême bonté de donner l’exemple, il est bien certain que la nouvelle mode ne tarderait pas, d’une façon ou d’une autre, à être si généralement adoptée, qu’il finirait par être du plus mauvais ton de rassembler chez soi plus de personnes que l’on n’a de chaises.

Maintenant que les délicieux petits comités, dont Molière nous présente le modèle dans sa Critique de l’Ecole des femmes, ne se rassemblent plus à Paris, les réunions du soir les plus agréables sont celles qui ont lieu à la suite de l’annonce faite par Mᵐᵉ Une telle, à un cercle choisi, qu’elle sera chez elle tel jour de la semaine, de la quinzaine ou du mois pendant la saison des réceptions. Cela suffit, et les jours indiqués, des réunions peu nombreuses se forment sans cérémonie et se séparent sans contrainte. Il ne faut pas d’autres préparatifs que quelques bougies de plus, après quoi les albums et les portefeuilles dans un des salons, une harpe et un piano dans un autre, prêtent leur secours, s’il est nécessaire, à la conversation qui se poursuit dans tous deux. On présente des glaces, de l’eau sucrée, des sirops, et des gauffres: et il est rare que la réunion se prolonge plus tard que minuit...

Aux soupers que je voudrais donner, tout serait pur, rafraîchissant, parfumé; point de foule, mais de l’aisance, de l’intimité, et tout l’esprit que des Anglais{125}

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SOUPER

(Par Devéria) (Bibl. nat.)

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et des Anglaises y pourraient mettre.

Tant que cette expérience tentée de bonne foi n’aura pas manqué, je n’avouerai jamais que les femmes anglaises soient incapables de soutenir une conversation. L’esprit de Mercure lui-même ne résisterait pas à trois longs et pompeux services; et je suis convaincue que pour soutenir les fatigantes cérémonies d’un grand dîner, il faudrait à une femme une humeur plus gaie que celle d’une péri.

A dire vrai, tout cet arrangement me paraît singulièrement fautif et mal imaginé. Quelque résolution qu’une dame anglaise ait prise d’obéir fidèlement à la mode, il est impossible qu’elle attende jusqu’à huit heures du soir sans prendre une nourriture plus substantielle que celle de son premier repas du matin: en conséquence, il est inutile d’en faire un mystère, mais le fait est que toutes dînent de la manière la moins équivoque vers deux ou trois heures: il y en a même plus d’une qui, lorsqu’elle vient rejoindre ses amis affamés a déjà pris son café et son thé. Le dîner n’est-il pas après cela une ennuyeuse et mauvaise plaisanterie?...

Si nous pouvions persuader à nos seigneurs et maîtres, au lieu de se ruiner la santé par le long jeûne qui maintenant précède leur dîner, et pendant lequel ils se promènent, causent, montent à cheval, conduisent des voitures, lisent, jouent au billard, bâillent, dorment même pour tuer le temps et pour accumuler un appétit extraordinaire: au lieu de cela, dis-je, s’ils voulaient, pendant six mois seulement, essayer de dîner à cinq heures, et se donner après cela un peu de peine pour être aimables dans le salon, ils trouveraient que leurs saillies seraient plus pétillantes que le champagne dans leurs verres, et en moins de quinze jours ils recevraient de leurs miroirs les compliments les plus flatteurs.

Mais, hélas! ce ne sont que de vaines spéculations: je ne suis point une grande dame, et je n’ai nul pouvoir pour changer de tristes dîners en de gais soupers, quelque désir que j’en puisse éprouver...

XXXVI

ENCORE LE PROCÈS MONSTRE.—LA SOCIÉTÉ DES DROITS DE L’HOMME.—ANECDOTE.

Depuis longtemps, je me suis permis de ne vous rien dire du grand procès, mais ne vous imaginez pas pour cela que l’on s’en occupe moins à Paris.

Il me paraît réellement, après tout, que ce procès monstre n’est monstrueux que parce que les accusés n’aiment pas qu’on les juge. Je ne dis pas qu’il n’y ait eu peut-être quelques incongruités légales dans la procédure, provenant principalement de la difficulté qu’il y a de savoir précisément ce que dit la loi dans un pays qui a subi tant de révolutions. J’avoue que je ne suis pas moi-même bien satisfaite sur le point de savoir si ces messieurs ont été dès l’origine accusés de haute trahison ou bien si toute la procédure ne repose pas sur ce que nous appelons en Angleterre une atteinte à la paix publique (Breach of the peace). Il est pourtant assez clair, Dieu sait, tant par les dépositions que par les aveux des accusés eux-mêmes, que s’ils n’ont pas été accusés de haute trahison, ils en étaient bien certainement coupables; et, attendu qu’ils ont répété à plusieurs reprises qu’ils voulaient être tous acquittés ou condamnés ensemble, je ne vois pas le grand mal qu’il peut y avoir à les traiter tous comme des traîtres.

Ce n’est que depuis vingt-quatre heures que j’ai appris quel était le véritable but de leurs soulèvements simultanés du mois d’avril 1834. La pièce que l’on vient de me montrer a paru, je crois, dans tous les journaux, où, sans doute, je l’ai vue dans le temps, mais mon œil aura glissé sur elle, comme il arrive si souvent, sans que la vue ait communiqué aucune idée distincte à mon esprit. Il est probable que vous avez été moins inattentive que moi et, en conséquence, je ne répéterai pas ici tous les arguments que cette pièce emploie pour démontrer que la Société des Droits de l’Homme a été le grand ressort qui a fait agir toute l’entreprise; mais dans le cas où les noms expressifs, donnés par le comité central de cette association à ses diverses sections, vous auraient échappé, je vais les{128} transcrire ici, ou plutôt une partie d’entre eux, car ils sont assez nombreux pour lasser votre patience et la mienne si je vous les citais tous. Or, voici ceux qui m’ont frappée, comme indiquant plus spécialement la tendance et les goûts des différentes bandes d’employés de cette Société: Section Marat, section Robespierre, section Quatre-vingt-treize, section des Jacobins, sections de Guerre aux châteaux, d’Abolition de la propriété, de Mort aux tyrans, des Piques, du Canon d’alarme, du Tocsin, de la Barricade Saint-Méri, et celui-ci, quand il fut donné, n’était que prophétique, section de l’Insurrection de Lyon. Voilà, je pense, une indication assez claire de l’espèce de réforme que ces hommes préparaient à la France, et il n’est guère possible de considérer comme un acte de tyrannie ou de monstruosité de faire le procès aux membres d’une pareille société, pris les armes en main et en état de rébellion ouverte contre le gouvernement existant.

La partie la plus monstrueuse de l’affaire est l’idée que la plupart d’entre les accusés se sont faite que, s’ils refusaient de se défendre ou, comme ils s’expriment, de prendre aucune part aux procédures, ce devait être une raison suffisante pour faire suspendre immédiatement ces mêmes procédures. Remarquez que ces hommes ont été pris les armes à la main, en flagrant délit d’excitation de leurs concitoyens à la révolte, et parce qu’il ne leur plaît pas de répondre lorsqu’on les interroge, la cour chargée de faire leur procès est stigmatisée par eux, comme composée de monstres et d’assassins pour ne pas les avoir renvoyés chez eux.

Si une pareille prétention pouvait réussir, nous verrions adopter partout, avec plus de promptitude que le plus joli chapeau de Leroy, la mode pour les assassins de refuser de se défendre, comme un moyen à la fois sûr et facile de conserver l’impunité...

A cette occasion, je vais vous raconter une petite anecdote au sujet du procès monstre. Un Anglais de nos amis assistait l’autre jour à la séance de la cour des pairs, quand l’accusé Lagrange devint si bruyant et si importun que l’on fut dans la nécessité absolue de l’éloigner. Il avait commencé à prononcer d’une voix éclatante, évidemment dans le but d’interrompre les travaux de la cour, une harangue emportée et inflammatoire qu’il accompagna de gestes très véhéments. Ses coaccusés l’écoutaient et le contemplaient avec les marques les moins équivoques d’étonnement et d’admiration, pendant que la cour s’efforçait en vain de rétablir l’ordre et le silence:

«Eloignez l’accusé Lagrange, dit à la fin le président, et les gardes s’apprêtent à obéir. Cependant, l’orateur se débattait avec violence et continuait toujours sa rapsodie.

—Oui, s’écriait-il, oui, concitoyens! nous sommes ici en sacrifice... Voici nos poitrines, tyrans!... Plongez dans notre cœur ces poignards assassins! nous sommes vos victimes... Condamnez-nous tous à la mort, nous sommes prêts; cinq cents poitrines françaises sont prêtes à...»

Sur ce, il s’arrêta tout à coup et, en même temps, il cessa de lutter contre les gendarmes, et pourquoi?... Parce qu’il avait laissé tomber sa casquette, cette casquette qui non seulement défendait sa patriotique tête, mais au fond de laquelle était encore cachée la copie manuscrite de son éloquence improvisée. Ce fut en vain qu’il la chercha sous les pieds de ses gardes. La foule l’avait déjà envoyée bien loin, et l’orateur, réduit au silence, se laissa emmener avec la douceur d’un agneau.

La personne de qui je tiens ces détails ajouta qu’elle en avait cherché le lendemain le récit dans plusieurs journaux et que, ne l’ayant pas trouvé, elle avait exprimé à un de ses amis, témoin comme elle de cette aventure, son étonnement de ce qu’aucune feuille publique n’en eût parlé.

XXXVII

UNE LECTURE DES MÉMOIRES DE M. DE CHATEAUBRIAND A L’ABBAYE-AUX-BOIS.

Lors de plusieurs visites que nous avons faites dernièrement à la délicieuse Abbaye-aux-Bois, la question s’est élevée de savoir s’il serait possible que j’assistasse aux lectures des mémoires de M. de Chateaubriand.{129}

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UNE LECTURE DES Mémoires d’outre-tombe A L’ABBAYE-AUX-BOIS

(Par A. Hervieu) (Extr. de Paris and the Parisians, by Mrs. Trollope)

L’appartement que ma charmante amie et compatriote, miss Clarke, occupé dans cette même exquise abbaye, fut le théâtre de plusieurs de ces angoissantes consultations. A l’encontre de mon désir,—car je n’étais pas si hardie que d’avoir des espérances,—il y avait d’abord que ces lectures si jalousement privées, bien que si célèbres dans le public, étaient pour le moment suspendues: le lecteur lui-même n’était pas alors à Paris. Mais que ne peut le zèle de l’amitié! Mᵐᵉ Récamier prit ma cause en mains et un jour me fut désigné, ainsi qu’à mes filles, pour jouir de cette grande faveur...

La réunion assemblée chez Mᵐᵉ Récamier à cette occasion ne dépassait pas dix-sept personnes, compris Mᵐᵉ Récamier et M. de Chateaubriand eux-mêmes. Plusieurs des assistants avaient entendu les premières lectures. Les duchesses de La Rochefoucauld et de Noailles et une ou deux autres dames de la noblesse étaient présentes. En voyant entrer la petite-fille du général Lafayette, qui est mariée à un gentilhomme que l’on dit appartenir à l’extrême côté gauche, je compris que le génie n’est d’aucun parti car je remarquai qu’ils écoutaient tous deux avec autant d’intérêt que nous les détails émouvants de ce qu’on lisait. Et qui donc aurait pu faire autrement? Cette dame était assise sur un sofa entre Mᵐᵉ Récamier et moi; M. Ampère, le lecteur et M. de Chateaubriand avaient pris place sur un autre sofa, faisant angle droit avec le nôtre; de la sorte, j’eus le plaisir de contempler une des plus expressives physionomies que j’aie jamais vue cependant que l’on nous communiquait ce beau témoignage de sa tête et de son cœur. De l’autre côté de moi était un homme que je fus extrêmement heureuse de rencontrer, le célèbre Gérard, et j’eus le plaisir de causer avec lui avant que la lecture ne commençât. Il est de ceux dont l’aspect et les paroles ne déçoivent pas, quoi que{130}

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PLAN DE LA SALLE DU PROCÈS MONSTRE

(Extr. du Charivari, 1835)

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laisse attendre sa haute réputation. Il n’y avait pas de cercle formé; les dames s’approchèrent du sofa placé aux pieds de Corinne et les messieurs se groupèrent derrière elles. Le soleil pénétrait délicatement dans la chambre à travers les rideaux de soie blanche; des fleurs délicieuses embaumaient l’air; les tranquilles jardins de l’Abbaye s’étendaient sous les fenêtres à une distance suffisante pour nous éviter tout le bruit de Paris; bref, l’ensemble était parfait. Serez-vous étonnée si je vous dis que j’ai été enchantée et si j’ai pensé que ces heures-là resteront l’un de mes plus doux souvenirs?...

XXXVIII

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UNE EXCURSION A MONTMORENCY.—LE PASSAGE DELORME.—LES CHEVAUX ET LES ANES.—SOUVENIRS DE ROUSSEAU.—«DINER SUR L’HERBE».—ACCIDENT.

Il y a plus de quinze jours, je crois, que nous fîmes, avec une très agréable société de vingt personnes, une longue promenade en voiture hors de Paris et un très gai dîner sur l’herbe. Il n’est pas aisé de trouver un jour qui permette à vingt personnes d’être libres à la fois et de pouvoir quitter Paris. Mais l’occasion fait surmonter bien des obstacles! Nous avions décidé que nous irions à Montmorency et nous sommes allés à Montmorency. Ce fut réellement une très joyeuse journée, bien qu’elle ne se soit point passée sans mésaventures. Nous en subîmes une au moment du départ qui pensa faire avorter notre projet tout entier. Nous nous étions fixé la galerie Delorme comme lieu de rendez-vous pour nous et nos paniers, et c’est là que les voitures, commandées par celui de nous qui s’en était chargé, devaient venir nous prendre. A dix heures précises, notre premier détachement fut déposé, avec ses bagages, à l’extrémité sud de la galerie; d’autres, puis d’autres suivirent, jusqu’à ce que nous nous trouvâmes tous là. Les paniers étaient empilés les uns sur les autres et les passants lisaient notre histoire à la fois dans ces paniers et dans nos regards, dirigés avec anxiété vers le chemin par lequel les voitures devaient arriver.{133}

Quel supplice!... Chaque minute, chaque seconde faisait retentir à nos oreilles des roulements de voitures, mais nous étions toujours désappointés: les roues continuaient à tourner, aucune voiture ne s’arrêtait pour nous, et nous restions in statu quo à nous regarder nous et nos paniers!...

Enfin, les jeunes gens de l’assemblée, s’éveillant soudainement de leur indifférence, déclarèrent que les demoiselles ne seraient pas désappointées; et, après avoir décidé le nombre et l’espèce de véhicules que chacun d’eux aurait la consigne d’aller chercher—et trouver au risque de perdre sa réputation,—ils s’élancèrent, nous laissant l’esprit et le cœur ranimés et capables de braver tous les regards des curieux.

Notre demi-douzaine d’aides de camp revint triomphalement au bout de quelques minutes, chacun dans sa delta ou dans sa citadine, et bientôt nous laissâmes la galerie Delorme loin derrière nous...

Arrivés au fameux Cheval blanc, à Montmorency (dont l’enseigne, rapporte l’histoire, fut peinte par la main de Gérard lui-même qui, dans sa jeunesse, ayant fait, avec son ami Isabey, un pèlerinage à ce lieu consacré au romanesque, se trouva sans autre moyen de payer sa dépense que de brosser une enseigne pour son hôte), nous quittâmes nos citadines fatiguées et fatigantes, et nous mîmes en devoir de choisir parmi les nombreux chevaux et ânes qui stationnaient, sellés et bridés, à la porte de l’auberge, vingt bonnes montures, plus une ou deux bêtes de somme, pour porter nous et nos provisions vers la forêt.

Oh! le tumulte qui accompagna ce choix! Une multitude de vieilles femmes et de gamins nous assaillaient de tous côtés:

«Tenez, madame, voilà mon âne! Y a-t-il une autre bête comme la mienne?...

Non, non, non, belles dames! Ne le croyez pas, c’est la mienne qu’il vous faut...

Et vous, monsieur, c’est un cheval qui vous manque, n’est-ce pas? En voilà un superbe...»

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L’ERMITAGE DE JEAN-JACQUES A MONTMORENCY

(Par A. Pollet) (Coll. J. B.)

Les vieilles voix rauques et les aigres jeunes voix, jointes à nos propres accents joyeux, produisirent un tapage qui attira autour de nous la moitié de la population de Montmorency; enfin, nous nous trouvâmes montés, et, ce qui était infiniment plus important et plus difficile, nos paniers le furent aussi.

Mais, avant de nous occuper de l’arbre vert et du gai repas qu’il devait abriter, nous avions un pèlerinage à faire au sanctuaire qui a donné à cette région toute sa gloire. Jusqu’ici, nous ne nous étions occu{134}pés que de sa beauté: qui ne connaît les vues ravissantes de Montmorency? Même sans l’intérêt spécial que le souvenir de Rousseau donne à chaque sentier, il y a assez de beautés dans ses collines et ses vallées, ses forêts et ses champs, pour réjouir l’esprit et enchanter les yeux...

A l’Hermitage, devant la fenêtre de cette petite chambre obscure qui donne sur le jardin, s’élève un rosier planté de la main de Rousseau qui, nous dit-on, a fourni une forêt de roses. La maison est aussi sombre et triste qu’il est possible, mais le jardin est joli et arrangé d’une manière gracieuse qui me fit penser qu’il devait être demeuré tel que Rousseau l’avait laissé.

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MONTMORENCY

(Par E. Lami) (Coll. J. B.)

Les souvenirs de Grétry auraient produit plus d’effet vus ailleurs, du moins je le pense; cependant, je croyais entendre les doux accents de: O Richard, ô mon roi! résonner à mes oreilles, tandis que je contemplais toutes ces vieilles choses et ces reliques domestiques sur lesquelles était son nom; mais les Rêveries du promeneur solitaire valent toutes les notes que Grétry ait jamais écrites.

Une colonne de marbre s’élève dans un coin ombragé du jardin et porte une inscription qui rappelle que Son Altesse Royale la duchesse de Berri a visité l’Hermitage et pris sous son auguste protection le cœur de Grétry, injustement réclamé par les Liégeois à la France, son pays natal. Comment et où Son Altesse trouva le cœur du grand compositeur, je n’ai pu le savoir...

Nous laissâmes derrière nous l’Hermitage et toutes les émotions qu’on y ressent, et jamais compagnie moins larmoyante n’entra dans la forêt de Montmorency. Quand nous arrivâmes à l’endroit que nous avions choisi d’avance pour salle à manger, nous descendîmes de nos diverses montures, qui furent immédiatement dessellées, et se mirent à brouter, attachées par groupes pittoresques. Aussitôt, toute notre bande s’installa dans cet indescriptible et joyeux désordre qui ne se rencontre que dans un pique-nique...

Nous restâmes assis sur le gazon durant au moins une heure et demie, nous souciant fort peu de ce que les sages pouvaient dire. Notre escorte de vieilles femmes et de garçons était assise à distance convenable et mangeait et riait d’aussi bon cœur que nous, tandis que nos animaux, que l’on apercevait au travers des ouvertures du bosquet où on les avait parqués, et leurs couvertures bigarrées, empilées à l’entrée, au pied d’un vieil églantier, achevaient de donner à notre repas l’apparence d’un festin de romanichels. Enfin, le signal du départ fut donné et la troupe obéissante fut sur pied en un clin d’œil: les chevaux et les ânes furent sellés sur-le-champ, cha{135}cun reconnut le sien et se mit en selle; un concile fut ensuite tenu afin de savoir où l’on irait. Tant de sentiers s’étendaient sous bois dans des directions différentes, qu’on ne savait lequel choisir: «Donnons-nous rendez-vous au Cheval blanc dans deux heures», dit quelqu’un qui avait plus d’esprit que les autres. Sur quoi, nous partîmes à notre gré, par deux et par trois, pour employer ce moment de liberté et de plein air de la meilleure manière possible.

La vue du Rendez-vous de chasse est magnifique. Tandis que nous l’admirions, notre vieille femme commença de nous parler politique. Elle nous raconta qu’elle avait perdu deux fils, tous deux morts en combattant aux côtés de notre grand Empereur, qui fut certainement le plus grand homme de la terre; pourtant, c’était un grand bonheur pour le pauvre peuple que d’avoir le pain à onze sous, et ce bonheur-là c’était le roi Louis-Philippe qui le leur avait donné.

Après notre halte, nous nous dirigeâmes vers la ville et poursuivions paisiblement notre délicieuse promenade sous les arbres, quand un: «Holà!» poussé derrière nous nous arrêta. C’était un des garçons de notre escorte qui, monté sur le cheval de l’un de nous, galopait à notre recherche. Il nous apprit une très désagréable nouvelle: un de nos compagnons avait été jeté à bas de son cheval et on l’avait cru mort; lui-même avait été envoyé pour nous rassembler et savoir ce qu’il fallait faire. Le monsieur qui était avec nous partit immédiatement avec ce garçon; mais comme le blessé m’était tout à fait étranger et qu’il était déjà entouré par beaucoup de personnes de la compagnie, moi et mes compagnons nous décidâmes de retourner à Montmorency et d’attendre au Cheval blanc l’arrivée des autres. Un médecin avait déjà été envoyé. Quand, à la fin, nous nous trouvâmes tous réunis, à l’exception du malheureux jeune homme et d’un ami qui resta avec lui, nous apprîmes que quatre d’entre nous avaient été jetés à bas de leurs chevaux ou de leurs ânes; mais, heureusement, trois de ces accidents n’avaient eu aucun fâcheux résultat. Le quatrième était beaucoup plus sérieux; heureusement, le rapport du chirurgien de Montmorency, que nous eûmes avant de quitter la ville, nous assura qu’aucun danger grave n’était à craindre...

Ainsi finit notre excursion à Montmorency qui, en dépit de nos nombreux désastres, fut déclarée par tous une journée très réussie.

XXXIX

LA CHALEUR.—LE BOULEVARD DES ITALIENS.—TORTONI.—LA GRACE DES FRANÇAISES.—BEAUTÉ DE LA MADELEINE AU CLAIR DE LUNE.

Tout le monde se plaint de la chaleur excessive qu’il fait ici. Le thermomètre monte jusqu’à... j’oublie, car leur échelle n’est pas la mienne; mais je sais que le soleil n’a pas cessé de briller toute cette dernière semaine, et que tout le monde se déclarait cuit. Or, de toutes les villes du monde, celle où il vaut le mieux être cuit, c’est Paris. Je lisais cette jolie histoire de George Sand, intitulée Lavinia, et j’avais choisi pour salle de lecture l’ombre profonde du jardin des Tuileries. Si nous avions pu rester assis là tout le jour, nous n’aurions éprouvé aucun désagrément du soleil, mais, au contraire, nous l’aurions vu d’heure en heure caressant les fleurs, et s’efforçant en vain de faire pénétrer ses rayons dans le délicieux abri que nous avions choisi. Malheureusement nous avions des visites à faire et des engagements à tenir; et nous fûmes forcés de rentrer chez nous afin de nous apprêter pour assister à une grande soirée.

Nous trouvâmes plus joli que jamais le boulevard, que nous suivîmes pour rentrer chez nous. Des éventaires de fleurs délicieuses nous y tentaient à chaque pas: pour cinq sous, on pouvait avoir une rose et son bouton, deux branches de réséda et un brin de myrte, le tout arrangé si élégamment, que le petit bouquet en valait une douzaine faits avec moins de goût. Je n’avais jamais vu autant de gens assis l’après-midi; chacun semblait se reposer par nécessité, comme s’il s’était arrêté, trouvant impossible d’aller plus loin. En passant devant Tortoni, un groupe nous amusa:{136} c’était une très jolie femme et un très joli homme, assis sur deux chaises rapprochées l’une de l’autre, qui fleuretaient apparemment à leur grande satisfaction, tandis que la troisième figure du groupe, un petit Savoyard, qui avait probablement commencé par demander la charité, semblait sous le charme, et restait les yeux fixés sur le couple élégant comme s’il étudiait une scène de cette gaie science dont la mandoline qu’il portait, semblait le faire un disciple. Nous nous amusâmes de la persévérante contemplation du petit ménestrel, comme de la complète indifférence des objets de son admiration.

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(A. Hervieu del.) (Extr. de Paris and the Parisians, by Mrs. Trollope)

Quelques pas plus loin, nos yeux furent retenus à nouveau par la vue d’un élégant qui, ayant ôté son chapeau, peignait délibérément ses boucles noires, tout en se promenant. Il eût sans doute blâmé lui-même tant de laisser-aller chez tout autre dandy, mais il le jugeait propre, chez lui, à relever la beauté de son front et la grâce générale de ses mouvements. Je fus contente qu’aucune fontaine ou qu’aucun lac limpide ne s’étendît à ses pieds, car il eût inévitablement subi le sort de Narcisse.

Hier soir, nous avions l’intention de faire une visite d’adieux au théâtre Feydeau, ou plutôt à l’Opéra-Comique, mais heureusement nous n’avions pas retenu de loge, et nous gardions le droit de changer nos projets, droit toujours précieux, mais inestimable par cette température. Au lieu d’aller au théâtre, nous restâmes à la maison jusqu’à la tombée du crépuscule, plus frais de quelques degrés, mais non beaucoup moins étouffant. Puis, nous sortîmes pour aller prendre des glaces à Tortoni.{137} Tout Paris semblait s’être assemblé sur le boulevard pour respirer: c’était comme un soir de foule au Vauxhall, et des centaines de chaises semblaient jaillir du sol pour les besoins du moment, car un double rang de gens assis occupait déjà chaque côté du trottoir.

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BOULEVARD DES ITALIENS

(A. Provost del.) (Coll. J. Boulenger)

Les Françaises sont si jolies dans leurs robes de promenade du soir, que j’aime mieux les voir ainsi que très habillées. Un salon rempli de femmes élégamment vêtues est un spectacle auquel des yeux anglais sont accoutumés, mais la vérité m’oblige à confesser qu’il serait inutile de chercher dans aucune promenade, à Londres, une scène semblable à celle qu’offrait le boulevard des Italiens hier au soir. Qu’il en soit ainsi, c’est la plus étrange chose du monde, car il est certain que ni les chapeaux, ni les jolies figures qu’ils abritent ne sont inférieurs en Angleterre à tout ce que l’on peut voir ailleurs; mais les Françaises ont plus que nous l’habitude et l’art de paraître élégantes sans être en grande toilette. Il est impossible d’expliquer cela par le détail; peut-être une couturière ou une modiste saurait-elle le faire; et encore la plus habile en serait probablement bien embarrassée: pour moi, je ne puis que constater le fait qu’une promenade du soir dans Paris est plus élégante qu’a Londres.

Nous fûmes assez heureux pour prendre les places d’une nombreuse compagnie qui, au moment où nous entrions, quittait une fenêtre du premier étage à Tortoni. Là le spectacle est aussi totalement anti-anglais que celui des restaurants du Palais-Royal. Les pièces, en haut et en bas, sont remplies de gens gais, chaque groupe réuni autour d’une petite table de marbre supportant une grande carafe d’eau glacée, dont le glaçon ne fond qu’à mesure qu’on en désire et dont la vue seule, même si l’on ne boit pas de cette masse fondante, procure une{138} impression de fraîcheur. Les pyramides de glaces colorées avec leur accompagnement de gaufres, que les garçons apportent incessamment, les brillantes lumières à l’intérieur, le murmure de la foule au dehors, la fraîcheur du mets délicat, et la gaieté que tout le monde semble partager à cette heure charmante d’oisiveté, tout cela est incontestablement français, et, plus incontestablement encore, n’est pas anglais.

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TORTONI

(Par E. Lami)

Pendant que nous nous trouvions encore à notre fenêtre à nous récréer de tout ce qui se passait dedans et dehors, quelques brillants éclairs commencèrent à percer un épais nuage noir que j’admirais depuis quelque temps pour le magnifique contraste qu’il formait avec le vif éclat des lumières sur le boulevard. Comme aucune pluie ne tombait encore, je proposai une promenade vers la Madeleine, qui, à ce que je pensais, nous donnerait quelques beaux effets de lumière et d’ombre dans une soirée comme celle-ci. La proposition fut acceptée d’emblée, et nous nous éloignâmes, laissant derrière nous la foule et le gaz. Nous arrivâmes à l’extrémité de la rue Royale, et nous dirigeâmes lentement vers l’église. L’effet était plus beau qu’aucune chose que j’eusse jamais vue: la lune était depuis quelques jours dans son plein; et, même quand elle était cachée par les nuages épais qui s’amoncelaient de toutes parts dans le ciel, elle éclairait faiblement, toutefois encore assez pour nous permettre de discerner le vaste et superbe portique. On eut dit du pâle spectre d’un temple grec. D’un commun accord, nous nous arrêtâmes au point où ce spectacle était le plus beau et le plus parfait; et je vous assure qu’avec la lourde masse de nuages noirs devant et derrière, avec la douce lumière de «l’inconstante lune» par moment visible, et par moment cachée derrière un nuage, qui se reflétait sur les colonnes, c’est là le plus bel objet d’art que j’aie encore admiré...

XL

UN «MOUVEMENT».—LES TOMBEAUX DES HÉROS DE JUILLET AUX INNOCENTS.

Il faut aujourd’hui que je vous rende compte des aventures qui me sont arrivées pendant une course à pied que j’ai faite au marché des Innocents. Vous saurez qu’au coin de ce marché il y a une boutique, spécialement consacrée aux dames, où l’on débite tous ces objets impossibles à classer sous une dénomination quelconque, et que chez nous on appelle haberdashery, terme qui m’a été un jour expliqué par un célèbre étymologiste comme venant des deux mots français avoir d’acheter. Le magasin dont je parle, A la Mère de famille, marché des Innocents, mérite bien son nom, car il y a peu d’objets dont une femme puisse avoir besoin, qu’elle ne trouve à y acheter. Or je me rendais à ce lieu, où toutes les choses utiles se trouvent rassemblées, quand j’aperçus devant moi, et précisément sur le chemin que je devais suivre, une foule considérable que, dans le premier moment, je pris pour une émeute. Et, quoique plus tard ce rassemblement prit une apparence beaucoup moins inquiétante, comme j’étais seule, je me sentis plus disposée à retourner sur mes pas qu’à avancer. Je m’arrêtai un moment avant de prendre une résolution, et voyant une{139} femme debout devant une boutique, non loin du lieu du tumulte, je me risquai à lui demander la cause qui réunissait tant de monde dans un quartier si paisible. Malheureusement la phrase dont je me servis m’attira plus de railleries que les étrangers n’ont coutume d’en souffrir de la part des Parisiens, d’ordinaire si polis. Mes paroles furent, si je me les rappelle bien, celles-ci:

«Pourriez-vous me dire, madame, ce que signifie tout ce monde?... Est-ce qu ’il y a quelque mouvement?»

Ce malheureux mot de mouvement l’amusa infiniment, car c’est celui dont on se sert en parlant des véritables émeutes politiques qui ont eu lieu, et dans cette occasion il était tout aussi ridicule de s’en servir que si, en voyant à Londres une cinquantaine de personnes rassemblées autour d’un filou qu’on vient d’arrêter ou d’une voiture versée, on allait demander s’il va y avoir une révolution.

«Un mouvement! répéta cette femme avec un sourire très expressif. Est-ce que madame est effrayée?... Mouvement?... oui, madame, il y a beaucoup de mouvement... mais cependant c’est sans mouvement... C’est tout bonnement le petit serin de la marchande de modes là-bas qui vient de s’envoler...

[Image unavailable.]

TOMBEAUX DES HÉROS DE JUILLET

(Par A. Hervieu) (Extr. de Paris and the Parisians, by Mrs. Trollope)

Je puis vous assurer de la chose, ajouta-t-elle, car je l’ai vu partir.

—Est-ce là tout? dis-je; est-il possible qu’un oiseau qui s’envole puisse rassembler tant de monde?

Oui, madame: rien autre chose... Mais regardez: voilà des agents qui s’approchent pour voir ce que c’est... Ils en saisissent{140} un, je crois... Ah! ils ont une manière si étonnante de reconnaître leur monde.»

Cette dernière remarque me décida à ne pas aller plus loin, et je me retirai en remerciant l’obligeante bonnetière des renseignements qu’elle m’avait donnés.

«Bonjour, madame, me dit-elle avec un sourire très mystifiant, bonjour, soyez tranquille, il n’y a pas de danger d’un mouvement

Je suis bien sûre que cette femme était l’épouse d’un doctrinaire; car il n’y a rien qui offense plus le parti tout entier, depuis le plus grand jusqu’au plus petit, que l’expression du plus léger doute sur la durée de sa chère tranquillité. Dans cette occasion pourtant, je n’avais eu réellement aucune intention; toute ma faute était dans la phrase dont je m’étais servie.

Je retournai chez moi pour chercher une escorte, et quand je l’eus trouvée, je me remis en route pour le marché des Innocents, où j’arrivai cette fois, sans autre mésaventure que d’avoir été éclaboussée deux fois, et trois fois à peu près renversée par des voitures. Mes emplettes faites, je me préparais à reprendre le chemin de mon logis, quand la personne qui m’accompagnait me proposa d’aller voir les monuments élevés en l’honneur de dix ou douze révolutionnaires, tous enterrés non loin de la fontaine le 29 juillet 1830...

Nous arrivâmes assez près des tombeaux pour me permettre de lire leurs épitaphes et de prendre note de l’une d’elles. La victime de Juillet qui reposait sous cette tombe s’appelait Hapel. Elle était du département de la Sarthe et fut tuée le 29 juillet 1830.

On ne peut rien voir de plus mesquin que cet étalage de drapeaux, de piques et de hallebardes qui ornent ces tombeaux des Immortels. Il y en a encore quelques-uns du même genre dans la cour orientale du Louvre et, à ce que je crois, dans plusieurs autres lieux encore. Il me semble que, s’il était convenable de placer de pareils monuments dans les carrefours d’une capitale, il aurait fallu du moins leur donner quelque dignité, tandis qu’à présent leur aspect est tout à fait ridicule. Si les corps des personnes tuées sont réellement déposés dans ces bizarres enclos, on témoignerait beaucoup plus de respect pour eux et pour leur cause, en les transportant au cimetière du Père-Lachaise, avec tous les honneurs qu’on jugerait leur être dus, et en inscrivant sur le monument qu’on leur consacrerait l’époque et le genre de leur mort.

Il y aurait au moins en cela l’apparence d’un sentiment national et respectable, tandis que les drapeaux et les franges qui flottent aujourd’hui sur leurs restes ressemblent à la friperie d’une troupe de comédiens ambulants...

[Image unavailable.]

{141}

TABLE DES MATIERES

 Introduction.—Vie de Mrs. Trollope.—Dates de son voyage à Paris.—Comment nous avons traduit sa correspondance.—Une Anglaise charmée par la société française.—Qui elle a vu.—L’«odeur du continent».—La politique de Mrs. Trollope.—Le «procès monstre».—Littérature5
I.L’argot à la mode.—Les jeunes gens de Paris.—La jeune France.—Rococo.—Décousu19
II.Mˡˡᵉ Mars dans Elmire de Tartuffe.—Eternelle jeunesse de l’artiste23
III.Le Salon du Louvre.—Impertinence qu’il y a à recouvrir les chefs-d’œuvre anciens par des tableaux contemporains.—Saleté du public.—L’égalité est une niaiserie23
IV.La société française.—Infériorité de l’anglaise.—Simplicité charmante des réunions.—Absence de cérémonie et de parade.—L’immoralité française est un préjugé des Anglais26
V.Inquiétude causée par le prochain jugement des prisonniers de Lyon.—Le «procès monstre»28
VI.Eloquence de la chaire.—L’abbé Cœur.—Sermon à Saint-Roch.—Elégance du public.—Costume du jeune clergé32
VII.Longchamps34
VIII.La Chambre de justice au Luxembourg.—L’Institut.—M. Mignet.—Concert Musard38
IX.Délices du jardin des Tuileries.—Le légitimiste.—Le républicain.—Le doctrinaire.—Les enfants.—La grâce des Parisiennes.—Les moustaches, les impériales et les cheveux noirs des dandys.—Libre entrée des jardins depuis les Trois Glorieuses.—Anecdote40
X.Saleté des rues.—Cardage des matelas en plein air.—Chaudronniers ambulants.—Construction des maisons.—Pas d’égouts.—Mauvais pavé.—Réverbères à l’huile45
XI.La fête du roi.—Inquiétudes.—Arrivée des troupes.—Les Champs-Elysées.—Politesse naturelle du peuple.—Concert dans le jardin des Tuileries.—La famille royale au balcon: indifférence du populaire.—Feux d’artifice49
XII.Revue sur la place du Carrousel.—La garde municipale.—La garde nationale53
XIII.Soirée.—Le causeur qui fait mystère de tout54
XIV.Victor Hugo54
XV.Versailles.—Musée projeté.—Souvenirs d’un jardinier sur les Bourbons.—Les grandes eaux à Saint-Cloud59
XVI.Gens remarquables.—Gens distingués61
XVII.Excursion au Luxembourg.—Les femmes n’entrent pas au «procès monstre».—George Sand en homme.—Costume républicain.—Le quai Voltaire.—Inscriptions murales.—Comment le maréchal Lobau disperse les émeutes.—Une manifestation62
XVIII.Liberté française de propos.—L’«odeur du continent».—Malpropreté et luxe.—L’eau non installée dans les maisons.—Délicatesse anglaise.—Ses causes69
XIX.Le dimanche à Paris.—Le plaisir en famille.—Gaieté naturelle.—Les polytechniciens s’appliquent à ressembler à Napoléon.—Un dimanche aux Tuileries72
XX.Mᵐᵉ Récamier.—Ses matinées.—Portrait de Corinne, par Gérard.—Portrait en miniature de Mᵐᵉ de Staël.—M. de Chateaubriand.—Les étrangers peuvent-ils comprendre toutes les finesses de la langue française?—Nécessite de parler français75
XXI.Emeute quotidienne à la porte Saint-Martin.—Indulgence excessive du gouvernement.—Comment faire cesser les désordres80
XXII.Soirée dansante.—En Angleterre, les jeunes filles sont élevées librement et au bal les jeunes femmes s’effacent devant elles.—En France, c’est tout le contraire.—Anecdote.—Le spectacle des «fleurts», consolation des vieilles dames chaperons.—Discussion sur la supériorité de l’usage français ou de l’usage anglais.—Les jeunes filles anglaises choisissent elles-mêmes leurs maris {142}82
XXIII.Les trottoirs nouvellement introduits.—Pourquoi les Parisiens préfèrent les appartements aux maisons construites pour une seule famille comme à Londres.—Le portier-factotum.—Le luxe à Paris est moins coûteux qu’à Londres.—Richesse croissante de la France90
XXIV.Le romantisme et le suicide93
XXV.Le Cheval de bronze et la Marquise à l’Opéra-Comique.—L’heure tardive du dîner nuit aux spectacles95
XXVI.L’abbé de Lamennais.—Son aspect et sa conversation.—Son admiration et celle des républicains français pour O’Connell96
XXVII.Les vieilles filles sont ridicules en France.—Pourquoi elles y sont beaucoup plus rares qu’en Angleterre.—Supériorité de la manière de conclure les mariages en Angleterre.—En France, les vieilles filles s’appliquent à dissimuler leur triste état.97
XXVIII.L’élégance inimitable des Françaises.—Impossibilité à une Anglaise de n’être pas connue pour telle au premier regard.—Les magasins de nouveautés et les boutiques.—Le goût des bouquetières.—Tout à Paris est arrangé avec goût.—Plus de rouge ni de faux cheveux100
XXIX.L’abbé Lacordaire.—Succès de ses sermons à Notre-Dame.—Les meilleures places réservées aux hommes.—Dimensions de Notre-Dame.—Affluence de jeunes gens de Paris.—Ils font et défont les réputations.—Lacordaire est un prédicateur déplorable104
XXX.Le Palais-Royal.—Types qu’on y rencontre.—Une famille anglaise.—Les excellents restaurants à 40 sous.—La galerie d’Orléans.—Les oisifs.—Le théâtre du Vaudeville108
XXXI.Pâtissiers anglais.—Un anglophobe.—Expérience malheureuse sur un «muffin».—Le roi-citoyen se promène113
XXXII.Politesse des maris français115
XXXIII.De la manière de faire l’amour à l’anglaise.—Anecdote119
XXXIV.Indulgence excessive du monde à Paris.—Influence du clergé anglais sur les mœurs mondaines122
XXXV.Les petits soupers d’autrefois remplacés par les grands dîners.—Agréments des petites soirées.—Les dîners d’apparat124
XXXVI.Encore le «procès monstre».—La Société des Droits de l’homme.—Anecdote127
XXXVII.Une lecture des Mémoires de M. de Chateaubriand à l’Abbaye-aux-Bois128
XXXVIII.Une excursion à Montmorency.—Le passage Delorme.—Les chevaux et les ânes.—Souvenirs de Rousseau.—«Dîner sur l’herbe».—Accident132
XXXIX.La chaleur.—Le boulevard des Italiens.—Tortoni.—La grâce des Françaises.—Beauté de la Madeleine au clair de lune135
XL.Un «mouvement».—Les tombeaux des héros de Juillet aux Innocents138

{143}

[Image unavailable.]

(E. Lami del.) (Coll. J. B.)

NOTES:

[A] L’ouvrage a été déjà traduit en français, assez inexactement, sous ce titre: Paris et les Parisiens en 1835, publié par Mᵐᵉ Trollope. (Paris, H. Fournier, 1836, 3 vol. in-8º.)

[B] Les mots que l’on trouvera imprimés en italique sont en français dans l’original.

[C] Toute la phrase est en français dans l’original.

[D] Sic dans l’original.







End of the Project Gutenberg EBook of Paris romantique, by 
Frances Milton Trollope and Jacques Boulenger

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WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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