The Project Gutenberg EBook of Le féminisme, by Émile Faguet This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org/license Title: Le féminisme Author: Émile Faguet Release Date: June 10, 2019 [EBook #59719] Language: French Character set encoding: UTF-8 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE FÉMINISME *** Produced by Clarity, Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)
Seizième siècle, études littéraires, un fort vol. in-18 jésus, 16e édition, broché. | 3 50 |
Dix-septième siècle, études littéraires, un fort volume in-18 jésus, 34e édition, broché. | 3 50 |
Dix-huitième siècle, études littéraires, un fort volume in-18 jésus, 31e édition, broché. | 3 50 |
Dix-neuvième siècle, études littéraires, un fort volume in-18 jésus, 35e édition, broché. | 3 50 |
Politiques et Moralistes du dix-neuvième siècle. Trois séries, formant chacune un volume in-18 jésus, broché. | 3 50 |
L'ouvrage est complet en trois séries, chaque volume se vend séparément. | |
Politique comparée de Montesquieu, Rousseau et Voltaire, troisième mille. un vol. in-18 jésus. | 3 50 |
Propos littéraires. Cinq séries, formant chacune un volume in-18 jésus, broché (chaque volume se vend séparément). | 3 50 |
Propos de théâtre. Cinq séries, formant chacune un volume in-18 jésus, broché (chaque volume se vend séparément). | 3 50 |
Le Libéralisme. Un volume in-18 jésus, huitième mille, broché. | 3 50 |
L'Anticléricalisme. Un vol. in-18 jésus, septième mille, broché. | 3 50 |
Le Socialisme en 1907. Un vol. in-18 jésus, huitième mille, broché. | 3 50 |
Le Pacifisme, un vol. in-18 jésus, troisième mille, broché. | 3 50 |
Discussions politiques. Un vol. in-18 jésus, broché. | 3 50 |
La Démission de la Morale. Un volume in-18 jésus, broché. | 3 50 |
En lisant Nietzsche. Un volume in-18 jésus, cinquième mille, broché. | 3 50 |
Pour qu'on lise Platon. Un vol. in-18 jésus, broché. | 3 50 |
Amours d'hommes de lettres. Un volume in-18 jésus, cinquième mille, broché. | 3 50 |
Simplification simple de l'orthographe. Une piqûre in-18 jésus. | 0 60 |
Madame de Maintenon institutrice, extraits de ses lettres, avis, entretiens et proverbes sur l'Education, avec une introduction. Un volume in-12, orné d'un portrait, 3e édition, broché. | 1 50 |
Corneille, un vol. in-8º illustré, 9e édition, broché. | 2 » |
La Fontaine, un vol. in-8º illustré, 11e édition, broché. | 2 » |
Voltaire, un vol. in-8º illustré, 8e édition, broché. | 2 » |
Ces trois derniers ouvrages font partie de la Collection des Classiques populaires, dirigée par M. Emile Faguet. | |
Discours de réception à l'Académie française, avec la réponse de M. Emile Ollivier, une brochure in-18 jésus. | 1 50 |
Réponse de M. Emile Faguet au discours de réception de M. René Doumic. Séance de l'Académie française du 7 avril 1910. Une brochure in-18 jésus. | 1 » |
Cours de poésie française. Leçon d'inauguration. Une piqûre. | 0 50 |
M. Charles Turgeon a publié sur le Féminisme français[1] le livre le plus complet, le plus documenté, le plus compréhensif qui ait jamais été écrit, non seulement sur le féminisme français, mais sur le féminisme de toute la planète. Il a tout lu, tout noté, et il emploie tout ce qu'il a lu et toutes ses notes. Son livre est, ores et déjà, le livre classique sur la matière.
[1] Librairie Larose, 28, rue Soufflot, Paris.
Il ne faudra pas s'arrêter à ce qui pourra désobliger un peu ou égayer trop à la lecture des premières pages, sans compter les autres. M. Turgeon n'a pas de goût. Il est trop long. Il ignore que le secret d'ennuyer est celui de tout dire et surtout de tout répéter. Ce qu'il nous apprend en deux volumes aurait pu être dit en un seul, et aurait gagné[Pg 2] à cette compression. De plus, M. Turgeon a une manière tantôt déclamatoire, tantôt plaisante, toujours banale, qui peut irriter les délicats, qui sont «malheureux» sans doute, mais dont il faut ménager les susceptibilités.
Ce qui est plus gênant, c'est que, bien souvent, on hésite sur les tendances du livre de M. Turgeon. Les conclusions de cet ouvrage sont formellement «féministes»; mais il est si facile de s'égayer sur les ridicules du féminisme, et M. Turgeon sait si peu se refuser ce divertissement inoffensif, qu'à chaque instant on le croit parti pour la croisade antiféministe la plus belliqueuse. Il en résulte une certaine indécision, qui, pour n'être pas dans l'esprit de l'auteur, naît, cependant, et par sa faute, dans celui de son lecteur.
Il est certain, qu'à avoir la mémoire hantée de certains manifestes clamés dans les congrès féministes; du livre de M. Jules Bois ou de celui de M. Léopold Lacour, tout remplis d'un lyrisme échauffé qui n'a avec l'observation et la logique que rapports lointains; d'effusions, lyriques encore, comme celles de M. Jean Izoulet: «cette flore psychique, flore d'ombre pendant tant de siècles, ne demande qu'à s'élever et à s'épanouir... C'est nous qui sommes destinés à voir se ranimer et fleurir de toutes ses fleurs mystiques l'âme de la[Pg 3] femme, ce véritable jardin secret,»—on est tout porté à prendre le féminisme par ses aspects réjouissants, quand bien même on est animé à son égard des intentions les meilleures. Mais il faudrait laisser résolument de côté tout ce galimatias à l'usage et peut-être à destination de «pecques provinciales», lesquelles sont en bon nombre, surtout à Paris, et ne jamais quitter le fond des choses, qui est sérieux, qui est même tragique et qui n'est aucunement du domaine de la romance sentimentale.
M. Turgeon a trop souvent quitté la grande route pour les chemins de traverse faits à souhait pour le plaisir des yeux malins. Son livre, sans y rien perdre de sa solidité, y a perdu un peu d'autorité.
Malgré ses défauts, c'est un livre qu'il faut lire et qui dispensera de lire tous les autres. C'est le propre du livre classique. Je répète que M. Turgeon a écrit le livre classique sur la question.
L'essentiel du féminisme est ceci. La femme doit-elle être l'égale de l'homme à l'école, dans la famille, dans la vie civile, dans la vie sociale?—A toutes ces questions M. Turgeon, sauf quelques[Pg 4] réserves et limitations très légères, a répondu: oui; et je suis absolument de son avis, un peu plus peut-être qu'il n'en est lui-même. Seulement, il a un peu confondu la question de droit et la question de pratique, et c'est précisément—complément à son livre, que je crois nécessaire et dont il ne me saura peut-être aucun gré—cette distinction que je veux faire ici avec toute la précision dont je puis être capable.
En droit, l'égalité dans la famille doit être absolue, par la bonne raison qu'elle existe en fait plus ou moins, et que là où elle existe en vérité, la famille est dans les conditions les meilleures où elle puisse être. Ne remarquez-vous pas que dans les familles qui vous environnent, c'est tantôt la femme, tantôt l'homme qui gouverne? Qu'est-ce à dire? qu'il y a, en moyenne, égalité des sexes dans le gouvernement de la famille. Comment donc la loi pourrait-elle décréter à l'avantage d'un sexe ou d'un autre une prééminence qui n'existe pas, puisqu'elle existe tantôt à l'avantage de l'un, tantôt à l'avantage de l'autre? Ces choses-là ne se décrètent pas. Elles sont, et la loi qui prétend les faire a ce ridicule ineffable de décréter une chose qui, là où elle est, serait sans elle, et là où elle n'est pas, ne sera pas, quoi que la loi en puisse dire.
Mais il y a des exceptions. Il est des familles,—et[Pg 5] ce sont des familles d'élite, et qui prennent dans la société une importance considérable, et qui «font fortune», et qui établissent leurs enfants d'une manière à faire des jaloux,—il y a des familles où se fait un partage égal, parfaitement égal, du gouvernement et de l'autorité. Le mari consulte sa femme comme une égale; la femme consulte son mari comme un égal. Ils délibèrent sur tout et aussi bien sur ce qui concerne plus particulièrement la femme que sur ce qui concerne plus spécialement le mari, et leurs décisions sont toujours des accords et des ententes. J'avais tort de dire: «partage égal»: je devais dire: condominium; et c'est précisément l'égalité absolue.
Cette famille type, cette famille véritablement sociale, dont les autres ne sont que des manières d'ébauches, c'est celle-là que la loi devrait viser comme la vraie cellule sociale, la vraie, la pure, la seule rationnelle, encore qu'elle soit rare, et celle qu'on doit donner comme l'exemple et comme la règle.
En droit donc, ce que la loi devrait faire, c'est proclamer l'égalité de l'homme et de la femme dans la famille. Cela voudrait dire: la famille que je souhaite, c'est la famille où l'autorité est également partagée, ou plutôt la famille où les autorités sont confondues. Pour les autres, je n'ignore pas[Pg 6] que l'autorité sera tantôt à l'homme, tantôt à la femme, selon que celui-ci ou celle-ci aura plus de volonté que l'autre. Mais ceci est affaire de fait et non de loi. Ce que je dis, c'est ce qui devrait être. Ce qui devrait être, c'est l'autorité à deux. Par mon texte, j'engage au moins les conjoints à se rapprocher de cet idéal ou plutôt de cette vérité.
Voilà en droit la solution sur la question de l'égalité des sexes dans la famille.
L'égalité civile consiste en ceci. Les femmes auront l'accès à toutes les fonctions civiles qui sont ouvertes aux hommes. C'est là qu'est le fort du débat; c'est là qu'est le feu. Je suis, avec M. Turgeon, malgré quelques hésitations qu'il montre sur ce point, pour la pleine admissibilité des femmes à toutes les fonctions civiles. Les objections sur ce point me paraissent si faibles qu'elles touchent, selon moi, au ridicule. On dit: les femmes ne sont pas assez intelligentes pour exercer les professions viriles. Tout d'abord, une réponse préjudicielle. La réponse, c'est: «Eh bien! alors!» Si elles ne sont pas assez intelligentes pour exercer ces fonctions, que craignez-vous d'elles? Laissez-les faire! Elles s'y casseront le nez et vous serez triomphants! Il est singulier qu'on défende à quelqu'un de monter à un mât de cocagne, précisément parce[Pg 7] qu'il est incapable d'y grimper. «Toi, mon ami, tu es manchot. Il t'est défendu par la loi de t'approcher du mât.» Mais, au contraire! Si cela lui est interdit par la nature, il est bien inutile et très absurde de le lui interdire par la loi. Ce qu'il serait naturel et rationnel de lui dire, c'est: «Oh! toi! tant que tu voudras!» On ne raisonne pas de cette façon-là. On est suspect, quand on raisonne ainsi, de penser exactement le contraire de ce qu'on dit.
Mais admettons, et voyons ce qu'on dit d'un peu sérieux sur l'inaptitude des femmes aux professions viriles. On dit: «Jamais les femmes n'ont eu de génie! Elles n'ont ni écrit l'Iliade, ni peint la chapelle Sixtine, ni découvert l'attraction.» L'argument est puéril, et M. Turgeon a perdu bien du temps à le discuter. Est-ce qu'il s'agit de génie? Il s'agit de plaider des causes, de soigner des pneumonies, de juger des procès, d'écrire des articles et des romans, de professer la littérature et la physique, de préparer des remèdes dans une officine de pharmacien. Jamais il n'a fallu de génie pour tout cela. Les femmes sont aptes à tout cela, absolument aussi bien que les hommes, absolument. La «question du génie» se réduit à ceci: «Quelques hommes, vingt en vingt siècles, sont supérieurs à toutes les femmes.» Soit! Et que ce[Pg 8] soit à la gloire du sexe viril. Mais cela n'empêche pas toutes les femmes, car une exception infinitésimale ne prouve rien pour la généralité, d'être égales en intelligence à tous les hommes. Dans la région immense qui va du génie, exclu, à la stupidité, les femmes sont tout simplement les égales des hommes. Il y en a de stupides, il y en a d'intelligentes, il y en a qui ont du talent, il y en a qui touchent au génie. Et exactement en toutes choses: en littérature, en jurisprudence, quoiqu'elles l'aiment peu, en philosophie, en mathématiques, en physique, en sciences naturelles. Il y a d'illustres noms féminins dans l'histoire de toutes ces grandeurs de l'esprit humain. Dès lors, que devient l'objection? Défendez, si vous voulez, aux femmes d'exercer les fonctions qui exigent du génie. J'en suis d'avis. Et puis cherchez les fonctions, exercées par les hommes, qui exigent du génie. Je serais curieux que vous m'en montrassiez une. Serait-ce celle de pharmacien ou celle de percepteur? Serait-ce celle de ministre de la justice, ou celle de président de la République?
Savez-vous de quoi sont victimes ceux qui élèvent cette objection? Ils sont victimes du parallélisme. Le parallèle est un des fléaux de l'humanité. On fait un parallèle entre César et Pompée. Il faut, dès qu'on a commencé, que tous les talents de[Pg 9] César soient refusés à Pompée et tous les talents de Pompée refusés à César. On fait un parallèle entre Corneille et Racine. Il faut, dès qu'on a pris la plume ou la parole, que toutes les qualités qu'on croit découvrir dans Racine soient refusées à Corneille, et réciproquement. C'est une plaie; c'est un merveilleux outil à fausser l'entendement. De même on s'acharne au parallèle entre l'homme et la femme. Les qualités viriles ne sont pas des qualités féminines; les talents féminins ne sont pas des talents virils.
Il n'y a rien d'enfantin comme cette manière de voir et de raisonner. Exactement comme chez les animaux, il y a infiniment plus de ressemblances que de différences entre l'homme et la femme. Réfléchissez-y. Vous avez un type convenu de l'homme. Eh bien, songez combien il vous est arrivé de fois de dire: «Cette femme est un homme. C'est même un gendarme; c'est même un procureur.» Vous avez un type convenu de la femme. Songez comme il vous est arrivé souvent de dire: «Cet homme est une femme. C'est même une coquette, c'est même une ménagère. C'est même une femme du monde. C'est même une modiste.» Si, tant de fois, une femme a répondu au type que vous vous étiez fait de l'homme et tant de fois un homme s'est ajusté au type que vous[Pg 10] vous étiez fait de la femme, c'est que le type homme et le type femme n'existent pas, et sont à peu près de convention. C'est que comme l'a dit Fourier, «il y a des hommes qui sont femmes par la tête et par le cœur et des femmes qui sont hommes par le cœur et par la tête».
L'homme est une femme plus robuste, la femme est un homme capable de maternité, et voilà toutes les différences, ou il s'en faut de peu. Comme intelligence et comme sentiments, ils sont les mêmes, avec quelques tendances générales un peu différentes, qui sont le résultat beaucoup plus des traditions et de l'aménagement social que de la nature primitive. Il n'y a que chez quelques rares insectes que le mâle est essentiellement différent de la femelle. Partout ailleurs mâle et femelle ont les mêmes instincts, la même capacité intellectuelle et se livrent aux mêmes travaux.
Autre observation, qui prouve encore combien des deux côtés on reste superficiel. Féministes ou virilistes n'envisagent que les beautés et les grandeurs du sexe dont ils prennent la défense. «Quels êtres supérieurs que les hommes!... Quels êtres divins que les femmes!» De sorte que, remarquez-le, ils concluent toujours plus ou moins formellement, non à l'égalité des sexes, mais à la prééminence, ou du sexe masculin sur le sexe féminin,[Pg 11] ou du sexe féminin sur l'autre. Mais regardez donc autour de vous dans toutes les classes de la société! Les sexes sont, non pas supérieurs l'un à l'autre par la grandeur de celui-ci ou de celui-là, et non pas égaux dans leur grandeur commune; ils sont égaux dans leur bassesse. Les fonctions viriles sont exercées, dans la proportion de quatre-vingt-dix sur cent, par des imbéciles, que les plus médiocres des femmes pourraient remplacer.
Rappelez-vous vos camarades de lycée et voyez ce qu'ils sont devenus. Rappelez-vous vos sœurs et cousines et ce qu'elles étaient à seize ans. Direz-vous que sœurs et cousines, faisant les mêmes études, n'étaient pas capables de devenir ce que vos camarades sont devenus? Non, je ne mets pas très haut l'intelligence féminine; mais ce n'est pas la mettre très haut que la tenir pour égale à l'intelligence virile. L'immense majorité des professions viriles sont des routines que peuvent apprendre, en quelques années, les plus médiocres cerveaux féminins. La magnifique bouffissure d'un petit avocat de province devant sa femme, incapable, selon lui, d'avoir même l'idée de ce en quoi consiste la capacité de son mari, est un des spectacles les plus réjouissants que m'offre la fête quotidienne de l'univers. Eh! oui! l'homme et la[Pg 12] femme sont égaux, exceptions réservées, non pas parce qu'ils sont également forts, mais parce qu'ils sont également faibles; non pas parce qu'ils sont également intelligents, mais parce qu'ils sont également bornés, et non pas parce qu'ils sont également vertueux, mais parce qu'ils sont également pervers.
Il est clair que l'égalité des deux sexes à l'école est la conséquence de l'égalité des sexes dans la vie civile. Elle en est la conséquence logique, puisqu'elle en est la condition préalable. Les femmes doivent pouvoir se donner exactement la même éducation que les hommes pour pouvoir entrer dans les mêmes carrières. Ecole de droit, école de médecine, école de pharmacie, école des beaux-arts doivent leur être absolument ouvertes. Ces progrès sont, du reste, accomplis et acquis. Il n'y a pas lieu d'y insister.
Je ferai seulement observer qu'ils entraîneront une modification importante, quoique de détail, à quoi l'on ne songe point. Il y a des écoles d'état qui sont des internats. Je ne parle pas de l'École Saint-Cyr, qui, et pour cause, ne concernera jamais les femmes; mais l'École normale, l'École polytechnique, qui préparent au métier de professeur et au métier d'ingénieur, devront être un jour, en vertu du principe d'accessibilité égale,[Pg 13] ouvertes aux femmes. Or, c'est impossible, ou à peu près. On ne voit pas jeunes gens et jeunes filles enfermés dans le même couvent laïque, rue d'Ulm ou rue Descartes. Ceux qui envisagent avec bienveillance cette promiscuité plus ou moins étroite, sont de simples gens mal élevés.
Eh bien, cela veut dire qu'École normale et École polytechnique sont des conceptions arriérées qui doivent disparaître, du moins en tant qu'internats et couvents laïques. Ce sont des restes de la conception du moyen âge ou de la pensée des Jésuites. L'internat doit disparaître partout, même dans l'enseignement secondaire, s'il est possible. En attendant, il n'a plus du tout sa raison d'être dans l'enseignement supérieur. L'enseignement supérieur doit consister en cours, très réguliers, très méthodiques, très sévèrement organisés, nullement publics, mais ouverts aux étudiants des deux sexes, qu'un examen ou un concours aura démontrés aptes à y assister.
A ce changement qui est en train de se faire comme de lui-même, si l'accessibilité des femmes aux emplois publics donne un mouvement plus rapide et s'il le complète et l'achève en en nécessitant l'achèvement, il n'y a lieu que de se féliciter de ce résultat.
C'est à ce propos que M. Turgeon traite longuement[Pg 14] de la coéducation des deux sexes. La question a fait couler des flots d'encre en raison de son insignifiance. Il y a quelques avantages, au point de vue de l'émulation et au point de vue de l'adoucissement des manières des hommes et de l'affermissement des manières des femmes, dans la coéducation. Il y a quelques dangers, moindres qu'on ne croit, au point de vue des bonnes mœurs, dans la coéducation. La question ne vaut pas dix lignes. Tant que l'internat existe, il est meilleur, selon moi, que les internats soient séparés et qu'il y ait internats de filles et internats de garçons. Donc, pour le moment, coéducation dans l'enseignement primaire, séparation dans l'enseignement secondaire, et coéducation, en cours libres, dans l'enseignement supérieur.
Et quand l'internat sera supprimé, la question n'existera même plus.
Enfin, l'égalité des deux sexes dans la vie sociale est la troisième question. Les femmes doivent-elles avoir les mêmes droits politiques, électorat et éligibilité, que les hommes?
Par suite de cette confusion continuelle qu'il fait entre le droit et la pratique, M. Turgeon n'est pas très net en ses conclusions sur ce point. Je tâcherai de l'être.
J'estime qu'il faut donner aux femmes exactement[Pg 15] les mêmes droits qu'aux hommes dans la vie sociale. En droit, cela ne souffre pas discussion. Le principe est que l'homme, l'être humain ne doit subir que la loi qu'il a faite. Les femmes vivent-elles sous la loi, la subissent-elles, en profitent-elles, en souffrent-elles? Oui; donc elles doivent la faire. Il est tyrannique que je sois dans une association dont je n'ai pas accepté les conditions et dont je ne puis pas modifier les conditions.
—Mais si la femme est une mineure, comme un enfant? Personne ne songe à demander l'électorat et l'éligibilité pour les enfants?
—J'ai répondu à ceci en montrant que les femmes ne sont des enfants que si l'on soutient que les hommes en sont eux-mêmes. Il est hasardeux de refuser l'intelligence politique aux femmes, quand on leur reconnaît l'intelligence générale. Elles ont prouvé par les deux Elisabeth, par les deux Catherine et par Mme de Staël, qu'elles ont quelque entendement des affaires d'un État. Il est vrai qu'il y a le mot de la duchesse de Bourgogne: «Savez-vous, mon grand-père, pourquoi les règnes de femme sont plus beaux que les règnes d'homme? C'est que, sous les rois, ce sont les femmes qui gouvernent, et que sous les reines, ce sont les hommes.» Mais, précisément, cette spirituelle[Pg 16] boutade prouverait qu'hommes et femmes sont capables de gouverner.
—Mais les femmes sont impropres aux affaires politiques, n'ont pas la capacité politique, parce qu'elles n'ont pas d'idées générales.—Il faut un peu rire de temps en temps. Cette objection nous donne ce plaisir salutaire. C'est en vertu d'idées générales que les hommes votent dans leurs comices? C'est en vertu d'idées générales que les députés votent dans leurs Chambres? Mais jamais une idée générale n'a été que la forme d'une passion, tant chez les électeurs que chez les députés! Les femmes ont des idées générales exactement comme les nôtres, c'est-à-dire des passions habillées, plus ou moins élégamment, en idées. Elles voteraient exactement dans les mêmes conditions que nous.
C'est par l'effet de l'habitude et par misonéisme naturel que l'on hausse les épaules ou qu'on sourit à l'idée des femmes participant aux élections. Il est naturel, dans un pays de suffrage universel, que le suffrage soit universel. Cet affreux traîne-savates qui passe est électeur, et votre mère, votre femme, votre sœur ne l'est pas! C'est précisément cela qui est irrationnel à faire hausser les épaules.
Les femmes peuvent même prétendre qu'elles[Pg 17] sont beaucoup plus aptes que les hommes à être électeurs prudents, éclairés, bien avisés et généreux. Le suffrage universel actuel est composé pour un tiers d'alcooliques. Dans l'autre tiers on trouve des voleurs, des assassins qui n'ont pas été pris et autres personnages du même ordre. Dans le troisième tiers enfin, le meilleur, on trouve une majorité d'individus qui, sans être ni alcooliques ni criminels, n'ont aucun sens moral.
Or, les femmes, en immense majorité, ne sont pas alcooliques. L'alcoolisme n'est pas féminin. Les femmes, en quasi-totalité, ne sont pas criminelles. Il y a une femme criminelle contre dix hommes criminels. Les criminalistes sont d'accord sur cet axiome: «Le crime n'est pas féminin.»
Aussi dans les pays où les femmes commencent à voter (Australie, quelques États de l'Union Américaine), on a remarqué avec surprise que les femmes tenaient compte de la valeur morale des candidats, chose dont le suffrage universel viril ne s'occupe absolument jamais.—C'est précisément cette constatation qui fera que les politiciens n'accorderont jamais les droits politiques aux femmes.
Pour ces raisons, les femmes seraient admises à soutenir qu'elles sont plus aptes que les hommes à l'exercice des droits politiques. Tout au moins,[Pg 18] qu'on reconnaisse qu'il y a égalité d'aptitudes à cet égard. Il me paraîtrait insensé de vouloir soutenir le contraire. Pour mon compte, je suis absolument persuadé que le suffrage des femmes serait une moralisation, un assainissement et aussi un antidote excellent du suffrage universel.
Sur toutes ces questions de droit, droit à l'égalité dans la famille, droit à l'égalité dans l'école, droit à l'égalité dans la vie civile, droit à l'égalité dans la vie sociale, je suis précisément de l'avis de Stuart Mill: «Égalité complète des aptitudes, des fonctions et des droits», et de l'avis de M. Turgeon: «Il faut que la femme puisse être légalement tout ce qu'elle peut être naturellement.» M. Turgeon, qui proteste contre la première de ces deux formules, ne se doute pas à quel point la seconde est exactement identique à la première.
C'est qu'il a une objection générale: «La différenciation des fonctions est inséparable du progrès humain. Plus la séparation des occupations et la division du travail s'accentue, plus la vie devient morale(?), féconde et douce...»
—Je le crois bien, que la division du travail est inséparable du progrès humain! Mais qui est-ce qui a dit que ce soit la division du travail par sexe, la différenciation des occupations par sexe? La loi[Pg 19] du progrès, une de ses lois, du moins, si, du reste, le progrès existe, c'est la division du travail par aptitudes, et les sexes n'ont rien à voir du tout dans cette affaire. En dehors de la guerre pour les hommes et de la maternité pour les femmes, il n'y a aucune spécialisation naturelle d'un sexe en une occupation et de l'autre sexe en une autre. Il est incroyable qu'on n'ouvre pas les yeux sur ce qui se passe en famille, c'est-à-dire naturellement, «spontanément», comme disait toujours Auguste Comte. C'est là qu'il y a ce qu'il aurait appelé des «spécialisations spontanées». Suivent-elles le sexe? Pas du tout. Dans tel ménage c'est le mari qui est la ménagère et la femme l'homme de lettres. Dans tel autre c'est le mari qui est la bonne d'enfants et la femme l'intrigant. Dans tel autre, c'est le mari à qui l'on donne un louis pour ses menus plaisirs et la femme qui est le caissier; et ils sont nombreux ces ménages-là, et, mon Dieu, ce ne sont pas les plus mauvais; la femme est pleine de vices; aussi est-elle moins vicieuse que l'homme.—Voilà les spécialisations spontanées qui se produisent dans la vie.
Anomalies, dira-t-on.—Oui, mais très nombreuses; et puis je n'ai jamais dit que l'égalité entre les sexes dût produire autre chose que des anomalies, comme on le verra plus loin; mais elle[Pg 20] produira, ou plutôt elle consacrera, elle régularisera des anomalies naturelles, bonnes en soi, respectables, précieuses même pour le bien commun, et par conséquent parfaitement légitimes.
Et j'en reviens donc à la formule de M. Turgeon, qui est excellente: «Il faut que la femme puisse être légalement tout ce qu'elle peut être naturellement.» Et je soutiens que cette formule a le même sens, quoi qu'en pense M. Turgeon, que celle de Stuart Mill, «égalité complète des aptitudes, des fonctions et des droits»;—et qu'elle ne peut pas en avoir d'autre.
Voilà ce que je pense en droit des revendications féministes. En pratique, c'est autre chose; je ne dis pas que c'est le contraire, loin de là; mais c'est autre chose.
En pratique, presque toutes les objections des antiféministes sont ce qu'il y a de plus raisonnable au monde. En pratique, ils ont parfaitement raison sur presque tous les points. Reprenons donc point par point, en effet, et suivons pas à pas la route que nous venons de faire.
Pour ce qui est de la vie de famille, les antiféministes affirment qu'il faut bien en définitive dans[Pg 21] le ménage que quelqu'un commande. Ils ont parfaitement raison, et en fait dans les ménages, sauf dans les ménages d'élite que j'ai indiqués plus haut, il y a toujours quelqu'un qui commande et quelqu'un qui se révolte ou qui fait semblant de se révolter, et celui qui commande c'est ici le mari et ici la femme. De cela la loi ne s'occupe pas; mais, si elle indique qui, en définitive, doit ou devrait commander, c'est qu'elle vise le conflit. Quand il y a conflit, compétition pour le commandement, qui, selon la loi, doit commander? Le mari. La loi dit: «Vous vous arrangerez comme vous voudrez; mais si vous vous querellez pour le pouvoir à tel point que vous ayez besoin de recourir à moi, de venir devant moi, je vous départage. Il le faut bien, puisque vous avez besoin d'être partagés. Je vous départage; je me mets du côté de l'un de vous pour faire pencher la balance. Il serait difficile que je vous départageasse cas par cas, ménage par ménage, que je disse: «Ici c'est le mari qui commandera, il en est digne; ici ce sera la femme.» Cela n'aurait point de fin. Je départage d'abord et d'un coup tous les ménages qui auront besoin d'être départagés, en déclarant que, dans ce cas, je me mets du côté du mari.»
Voilà l'esprit de la loi. Il n'est pas autre. Il n'établit pas une autorité universelle des maris, qu'il[Pg 22] lui serait bien parfaitement impossible d'établir, il décide que quand il y a conflit, on est prévenu: si l'on en vient à demander l'application de la loi, elle départage en appuyant le mari. Cela est d'assez bon sens.
—Mais si le résultat est tel que la vie devient impossible?
—Et bien, alors, c'est que, non seulement vous ne savez pas partager raisonnablement l'autorité; non seulement vous ne savez pas laisser spontanément s'exercer l'autorité par celui qui a le plus de volonté, ce qui est le second degré; non seulement vous ne savez pas, étant en conflit, vous laisser départager par la loi, en vertu d'un expédient pratique assez sensé après tout, ce qui est le troisième degré; mais encore et enfin, ce qui est le plus bas degré, vous ne pouvez d'aucune façon vivre côte à côte; et dès lors on vous accorde, par le divorce, la liberté de briser une association pour laquelle, très évidemment, vous n'étiez pas faits ni l'un ni l'autre, puisque de toutes les façons possibles de vivre ensemble vous ne vous ajustiez à aucune.
Voilà l'esprit de la législation actuelle, et il n'est pas si absurde. C'est une bêtise de prétendre qu'il assujettit l'un des conjoints à l'autre. Il offre un expédient en cas de compétition et de querelle,[Pg 23] expédient après lequel il prévient qu'il n'y a plus qu'à se séparer.
Tout au plus voudrais-je qu'au mot «obéissance», qui est un peu dur, et qui sent, sinon l'esclavage, du moins la domesticité, on substituât dans le texte de la loi le mot «docilité» ou «déférence». Il indiquerait qu'il est bon, en cas de compétition, que la femme se laisse «instruire» par le mari et s'inspirât à son égard d'un certain «respect». Il indiquerait qu'en cas de conflit, il est bien entendu que, puisqu'il faut un chef, le mari reste le chef de la famille, jusqu'à ce qu'elle se dissolve. Il me semble que c'est l'esprit de la loi, telle que nous la comprenons aujourd'hui, et que c'est la juste mesure.
Pour ce qui est de l'égalité dans la vie civile, les antiféministes, en pratique, ne laissent pas d'avoir raison. Ils ont raison même sur cette question de l'intelligence féminine, sur quoi je me suis permis de les moquer. L'intelligence de la femme est égale à celle de l'homme, oui; mais, en général, elle ne s'applique pas aux mêmes objets. En général, elle ne s'applique ni aux affaires d'État, ni aux affaires, ni aux choses de droit, ni aux choses de sciences, ni aux choses de lettres. Elle s'applique merveilleusement aux choses de la vie pratique, de la vie intérieure et de la vie mondaine. Quand, donc,[Pg 24] les antiféministes crient aux femmes: «Ne soyez ni professeurs, ni hommes de lettres, ni avocats, ni médecins, ni juges...», ils ont raison. C'est quand ils disent: «Vous n'aurez pas le droit d'être professeurs, hommes de lettres, avocats et juges» qu'ils ont tort; quand ils disent: «Les femmes ne sont pas faites pour les professions viriles», ils ont raison. Quand ils disent: «Aucune femme n'est faite pour les professions viriles», ils ont tort. Et quand ils ajoutent: «Donc aucune femme n'aura le droit d'exercer une profession virile», ils ont tort jusqu'à être absurdes et iniques. Mais il reste qu'ils ont bien raison de détourner les femmes des professions viriles pour lesquelles, en général, elles ne sont pas faites du tout.
Toutes les fois que je vois un antiféministe supplier les femmes de ne pas envahir les professions «libérales» et assurer aux femmes que la vraie carrière des femmes c'est le mariage et la maternité, et jurer aux femmes qu'elles ne pourront pas mener de front la profession libérale, le mariage et la maternité, je lui applaudis des deux mains et de tout mon cœur. C'est un homme de parfait bon sens. Mais quand je le vois en conclure qu'il faut interdire par la loi aux femmes d'être médecins ou avocats, je déplore son inconséquence. De ce que l'immense majorité des femmes est peu propre aux[Pg 25] fonctions viriles, de ce que, en immense majorité, les femmes sont des femmes, il ne s'ensuit nullement qu'il n'y ait pas des femmes qui sont des hommes et des hommes de talent parfaitement propres aux professions viriles; et de ce qu'il y a des femmes qui sont aptes à exercer les professions viriles, il s'ensuit qu'elles ont le droit de les exercer si elles ont besoin de les exercer pour vivre. Dissuadez-les, même celles-ci, de s'y adonner; présentez-leur cette détermination comme une dernière ressource, et triste, comme un pis aller, et lamentable, oh! d'accord! Vous me verrez, non seulement avec vous, mais à votre tête pour ce qui est de cela. Mais refuser le droit de faire une imprudence, quand cette imprudence peut être le salut, voilà ce qui n'est pas possible, voilà qui est d'abord mal raisonné, et ensuite, absolument, un déni de justice.
Les femmes sont très fortes quand elles disent: «Vous voulez que nous ne soyons qu'épouses! Eh bien, épousez-nous! C'est ce que vous ne faites pas. Vous ne nous épousez plus. Le nombre des célibataires hommes est en progression continue, et, par conséquent, le nombre des célibataires femmes. Vous ne nous épousez plus; ou vous nous épousez quand vous avez quarante ans. En vérité, à cet âge, vous n'êtes pas engageants! Pour faire[Pg 26] la sottise d'épouser un homme, il faut au moins avoir l'excuse d'être amoureuse de lui. Dans ces conditions, nous sommes bien forcées de nous créer des ressources par le travail ou par la prostitution. Nous refuser le droit de nous en créer par le travail, c'est nous rejeter de l'autre côté. Le refus fait aux femmes de chercher des ressources dans les professions intellectuelles est donc tout simplement le crime de provocation à la débauche.»
Il y a peu de chose à répondre: car de dire que la femme non épousée doit chercher des ressources dans les professions féminines, cela est peu expédient. Une femme intelligente peut dire qu'elle ne voit pas qu'elle soit faite pour être couturière, et que si son genre particulier d'intelligence l'appelle à être médecin, elle doit avoir le droit d'exercer la médecine.
Les hommes ont tort de se plaindre ou de se moquer de la crise féminine. Cette crise vient d'eux. Le devoir strict de l'homme est de nourrir une femme et les enfants qu'il a d'elle. Quand il y manque pour faire une économie, il fait une veuve. Cette veuve cherche à vivre. Elle veut exercer les mêmes professions que lui, elle entre en concurrence avec lui, diminue par là sa part de bénéfices à lui, et l'économie qu'il a voulu faire se trouve[Pg 27] nulle, et les choses reviennent au même, avec cette différence qu'il n'y a pas d'enfants de faits et que l'État périclite. Mais lui, après avoir fait l'économie d'une femme, retrouvant cette femme comme concurrente, et sentant que son économie va être rendue nulle par cette concurrence, prétend empêcher cette femme qu'il n'a pas voulu nourrir, de se nourrir en devenant sa rivale, et il lui refuse le droit d'exercer la même profession que lui. C'est ici qu'après avoir été un égoïste, il devient un criminel.
Donc, quand les antiféministes disent aux femmes: «N'exercez pas les professions libérales. Vous n'y réussirez guère. Mariez-vous!» ils ont raison; mais quand ils prétendent interdire aux femmes qui en ont besoin l'exercice des professions libérales, ils deviennent non seulement injustes, mais quelque peu scélérats.
Je conviens que ce qui leur donne raison, neuf fois sur dix, c'est que, neuf fois sur dix, l'exercice des professions viriles n'est pas, pour les femmes, un besoin; c'est un sport. La plupart des femmes qui se piquent de devenir hommes de lettres, avocats, médecins ou autre chose, n'ont nul besoin de l'être. Elles se sentent intelligentes, ne manquent pas de vanité, sont grisées par les hyperboles et les métaphores des écrivains féministes, veulent[Pg 28] créer «l'Ève future» et faire «fleurir la flore mystique». Elles sont ravies quand une femme montre qu'elle peut écrire un roman, plaider une cause et soigner une bronchite aussi bien qu'un homme. Elles cultivent en elles ce mépris de l'homme qui est un sentiment bien naturel et toujours sur le point de germer dans le cœur des femmes, et elles ont des joies exquises quand ce mépris trouve quelque raison de s'affirmer ou quelque prétexte à se produire. Contre ce sentiment, cette idée, cette prétention et cette attitude, l'antiféminisme a beau jeu, il s'en donne à cœur joie et il a parfaitement raison.
Il n'y a pas de railleries si cruelles, il n'y a pas d'irritation si vive, il n'y a pas de sermons si rudes, il n'y a pas d'objurgation ni de supplication si désolées qui ne soient de mise contre cette stupide tendance d'esprit. C'est elle qui fait des centaines, qui fera bientôt des milliers de déclassées, de révoltées, de détraquées, de folles, et ce qu'il y a de pis, de ridicules. Pour fouailler comme il faut ces imbéciles, Apollon nous devrait rendre Molière. Ah! s'il le rendait! Mais cela n'empêche pas que, sur dix de ces vierges folles, il y a une vierge sage et malheureuse. Pour celle-là le droit doit être proclamé et reste intact. J'abandonne les autres, de toute mon âme, à la comédie[Pg 29] de mœurs. Les antiféministes ont là leur matière. Je ne m'oppose pas à ce qu'ils l'exploitent de tout leur cœur et de toute leur verve; et je ne doute nullement que je me joigne à eux assez souvent, dans cette tâche infiniment salutaire.
Enfin, pour ce qui est de l'égalité des sexes dans la vie sociale, en pratique les antiféministes ont encore raison, quoique beaucoup moins que dans l'affaire précédente. Oui, une femme s'occupant de politique active, journalière, militante, sera toujours ridicule et manquera à la modestie, à la réserve, à la modération, presque à la pudeur, qui sont convenables à son sexe. Une femme dans une réunion publique est en mauvaise compagnie. Une femme dans la Chambre des députés n'est guère à sa place. Une femme bien élevée ne peut être guère une femme de Chambre. J'espère qu'elles le comprendront. Je n'aime pas assez les politiciens pour désirer qu'il se forme une classe de politiciennes. Je conseillerai toujours aux femmes, avec les antiféministes, de ne pas descendre au forum. Les antiféministes, encore ici, sont dans le vrai.
Mais il y a une distinction à faire entre la vie politique, la «vie publique» et la participation raisonnable et tranquille aux affaires de l'État. Je ne vais jamais dans une réunion publique, je ne suis pas et ne serai jamais député; et je m'occupe[Pg 30] de politique à peu près sans cesse. J'écris des articles politiques et je vote aux élections. Je ne vois aucun inconvénient à ce que les femmes s'occupent de politique comme je m'en occupe. Elles sont très capables de se faire une opinion politique très raisonnable et de voter en connaissance de cause, tout autant que les dix-neuf vingtièmes de notre corps électoral actuel; et j'ai même exposé plus haut, comme par avance, les raisons pourquoi, même en pratique, les femmes sont plutôt beaucoup plus aptes à voter bien que les trois quarts environ du corps électoral que nous possédons.
Et c'est ici que, même au point de vue pratique, les antiféministes sont particulièrement faibles. Une de leurs raisons, et bonne, consiste à dire qu'une femme ne peut pas à la fois exercer une profession virile et faire son métier de femme, de ménagère, de bonne épouse, de bonne mère, etc.
C'est pour cela que moi-même je conseillerai toujours aux femmes les métiers sédentaires, qui se font à la maison, qui n'excluent pas le mariage ou qui ne détruisent pas le ménage: pharmacien, directrice de poste, percepteur, receveur d'enregistrement, etc. Mais pour ce qui est d'être électeur, il n'y a aucun empêchement à exercer ses droits électoraux et à être en même temps bonne épouse et bonne mère de famille. Lire son journal,[Pg 31] savoir que M. Un Tel, candidat à la députation, est un coquin, et voter une fois l'an, cela ne prend pas un temps très considérable, et le ménage peut très bien marcher en dépit de ses occupations, sans lui faire tort et sans rien y perdre.
La résistance au suffrage des femmes, en droit, ne se soutient d'aucune bonne raison, et même en pratique, n'a aucun bon argument à faire valoir, et il reste, comme je l'ai dit, que les femmes admises dans le suffrage universel y apporteraient un élément de moralisation, de désintéressement et de générosité extrêmement appréciable.
Voilà tout ce que je dois et aussi tout ce que je peux accorder aux antiféministes. Ils ont raison de détourner les femmes du célibat, de l'horreur du mariage, du mépris de l'homme, de l'esprit de rivalité avec les hommes, du sport féministe, de l'exercice des professions viriles, quand cet exercice n'est pas une nécessité et une question de pain. Voilà où ils sont pleinement dans la vérité. Ils ont raison, absolument, en assurant que les professions viriles exercées par les femmes ne seront jamais que des anomalies...
Et ici je vois se dresser l'objection capitale que je sens poindre depuis que j'ai commencé à écrire cet article. Je sens que les antiféministes me crient: «Vous faites donc toute une nouvelle législation[Pg 32] pour des anomalies ou, tout au moins, pour des exceptions! Quoi! pour quelques femmes qui auront besoin d'exercer les fonctions masculines et qui y seront propres (car vous reconnaissez que pour la plupart ce n'est qu'un sport et une pose) vous révolutionnez la législation ancestrale! Quoi! pour quelques femmes qui pourront à peu près gagner leur vie comme médecins, vous bouleversez toute la réglementation séculaire de la profession médicale! Quoi! pour quelques femmes qui...» etc.
Et encore: «Vous nous donnez à peu près raison en pratique et vous nous donnez tort en droit, c'est-à-dire non seulement en théorie, mais en législation exécutoire et applicable! Est-ce que le droit n'a pas toujours été fondé sur la pratique? Est-ce que la théorie ne doit pas sortir de la pratique, c'est-à-dire de l'observation des faits? Est-ce que, surtout, la législation ne doit pas être calquée sur la pratique et ne doit pas être tout simplement la régularisation de la pratique commune?» Etc.
—Mais non! Ce n'est pas tout à fait cela. D'abord une immense partie de la législation vise précisément des anomalies et des exceptions. Ce n'est pas encore tout à fait la commune pratique que d'assassiner son père. Et il y a des lois contre[Pg 33] l'assassinat et contre le parricide. Ces lois visent l'anomalie et l'exception. Ce n'est pas la commune pratique que d'être bouilleur de cru. Et il y a des lois sur les bouilleurs de cru. Ces lois visent l'exception et l'anomalie. Ce n'est pas la commune pratique que d'être en grève, et il y a des lois sur les grèves ouvrières. Ces lois visent l'anomalie et l'exception. Ce n'est pas la commune pratique que d'être syndiqués, et je crois qu'il n'y a que le dixième des ouvriers français qui soient syndiqués. Et il y a des lois sur les syndicats ouvriers. Ces lois visent l'exception et l'anomalie.
Il n'y a donc rien de plus naturel que ceci que des lois règlent ces anomalies et ces exceptions, qui doivent rester exceptions et anomalies et qui sont l'exercice des diverses professions viriles par les femmes.
Et quant au droit fondé sur la pratique, la réponse est la même, ou peu différente. Nous faisons un droit pour une anomalie, du reste considérable, et qu'on ne peut pas laisser sans réglementation. Mais le droit, en mille endroits, ne fait pas autre chose! Il respecte et protège la propriété; mais il se contredit, et il foule aux pieds le droit de propriété dans le cas «d'utilité publique» plus ou moins constatée. Il accorde des droits dont il ne recommande aucunement l'usage. Il permet le célibat.[Pg 34] Il ne le recommande pas. Il le déteste même comme contraire au bien général. Il ne le recommande pas. Mais il le permet. Il permet la séparation de corps et le divorce. Direz-vous qu'il les désire? Il permet le suicide et ne fait pas, comme on a peut-être raison de le faire en Angleterre, leur procès aux suicidés. Est-ce à dire que, parce qu'on vous permet le suicide, on vous conseille de vous tuer? La loi autorise une foule de choses qui sont moralement très condamnables. Elle autorise la débauche, et même, en la réglementant, elle a l'air de l'organiser. Ce n'est point du tout qu'elle la recommande. Elle permet à un Français de quitter sa patrie et de se faire membre d'une autre patrie. Elle lui permet de se dénationaliser. Je ne crois pas qu'il y ait de crime social plus grand que celui-là. La loi l'autorise; ce n'est pas à dire du tout qu'elle le conseille, ni même qu'elle l'excuse.
C'est ainsi que vous jouissez d'une foule de droits qui sont contraires à vos devoirs. C'est ainsi que vous jouissez d'une foule de droits que vous avez le devoir de ne pas exercer. Il ne faut pas prendre le change.
Il est vrai qu'on le prend toujours. Quand Naquet faisait sa campagne du divorce, on croyait, parce qu'il prêchait le droit au divorce, qu'il prêchait[Pg 35] le divorce; et on l'appelait «l'apôtre du divorce». Il fallait, dans chaque ville où il passait, qu'il commençât par dire: «Je suis l'ennemi du divorce! Je l'abhorre! Je le considère comme le plus grand des malheurs!» ce qui n'empêchait pas le public, la conférence finie, de s'en aller disant: «Il a recommandé à tout le monde de divorcer.» Car le public n'écoute jamais que lui-même.
Tout pareillement les féministes, je ne dis pas tous, je ne dis pas M. Léopold Lacour, M. Jules Bois ni M. Jean Izoulet, mais un grand nombre, dont je suis, commencent leur conférence en disant: «Nous avons horreur de la femme-homme, et en même temps que nous en avons horreur nous la plaignons de tout notre cœur. Nous supplions les femmes de rester femmes et de ne devenir ni avocats, ni médecins, ni hommes de lettres... Mais nous reconnaissons leur droit et nous tenons à ce que la loi le reconnaisse, pour qu'elles puissent en user en cas d'absolu besoin.»
En un mot, je veux que les femmes aient «les droits de la femme», à la condition de n'en jamais user, c'est-à-dire de n'en user qu'à la dernière extrémité; comme je veux, Monsieur, que vous ayez le droit de légitime défense, à la condition que vous n'en usiez qu'aux derniers abois et en espérant[Pg 36] bien que vous ne tuerez jamais personne, et en vous suppliant de ne le point faire, et en vous plaignant de toute mon âme s'il faut que vous le fassiez.
—Mais, en définitive, qu'attendez-vous de bon ou de mauvais de tout cela; car il ne faut pas se dissimuler que c'est une petite révolution.—J'attends du féminisme appliqué du mauvais et du bon, comme de toute révolution humaine; car sans nier le progrès, je n'y crois pas; ce qui veut dire que je le crois possible, mais que je ne suis pas sûr qu'il existe. Toute révolution humaine a eu de beaux résultats qui avaient leurs compensations. Il est clair que je suis heureux que l'esclavage n'existe plus; mais l'abolition de l'esclavage a effacé des maux et en a créé d'autres. Il est certain que je suis chrétien; mais je me tiendrais pour absurde ou fanatique si je ne reconnaissais pas que le christianisme, en répandant sur le monde d'immenses bienfaits, a créé des maux nouveaux que l'antiquité ne connaissait pas ou connaissait à peine.
Il en sera de même du féminisme. Il créera d'assez grands maux. En exaltant la vanité de la femme,[Pg 37] qui était déjà d'une suffisante vivacité, il suscitera un peuple de pécores insupportables, dont le moindre défaut sera de se vouloir faire aussi grosses que le bœuf et qui prétendront être plus grosses que lui, dépasser l'homme, le supplanter, l'écraser à «leur tour». A ce jeu elles auront le même succès que la grenouille de la fable, mais en attendant elles seront bien encombrantes et exaspérantes à souhait.
Le féminisme créera, ce qui est plus grave, une lutte sourde dans chaque famille, il fera qu'on y jouera perpétuellement la scène déjà classique de nos comédies modernes qui se termine invariablement par: «Le mari:... parce que je suis le maître.—La femme: Ah! je l'attendais ce mot-là! c'est avec ce mot-là que depuis dix-huit mille ans... Mais nous nous révoltons à la fin, et...»—La scène est déjà un poncif, et on commence à ne plus la hasarder sur le théâtre; mais elle se jouera encore longtemps dans les familles et les maris n'ont pas tous le sang-froid tranquille qui est nécessaire pour qu'elle tombe à plat; et ils auront longtemps le tort grave de la siffler, ce qui la relève.
Et le féminisme, fermentant dans l'esprit peu solide de beaucoup de jeunes filles, créera infiniment de déclassées. Autrefois il n'y avait que deux débouchés pour la jeune fille qui ne voulait pas du[Pg 38] mariage, ou dont le mariage ne voulait pas: le couvent et le théâtre, ce «cloître laïque», comme dit M. Bergerat. Maintenant il y en aura trente, et ce n'est pas un bien, quoiqu'il y paraisse. Je n'aime pas le couvent, Dieu sait; mais au moins il est, le plus souvent, sédatif et endormant. Il ne surmène pas les nerfs. Le théâtre les surmène et fait des détraquées. Moins peut-être que les professions où les femmes luttant avec les hommes, d'abord comme étudiants, ensuite comme travailleurs, tendant tous leurs ressorts, dans une lutte inégale, gagneront force méningites et s'extermineront à la tâche. «Bella, horrida bella», et aussi, avec un sens enfin intelligible: «plus quam civilia bella.»
Voilà de tristes aspects de la question. Mais aussi, il y aura, avec le féminisme appliqué, de véritables progrès réalisés. Comptez-vous pour rien, d'abord, ceci que le féminisme appliqué détournera du mariage les femmes qui n'étaient point faites pour le mariage et qui néanmoins se mariaient, ce qui était désastreux? C'est une élimination bienfaisante. Un humoriste a dit: «Les femmes se divisent en deux classes: celles qui n'obéissent pas et celles qui commandent.» Il exagérait. Les femmes se divisent en trois classes: celles qui sont susceptibles d'obéir quelquefois;[Pg 39] celles qui n'obéissent jamais et celles qui commandent toujours. Or, les premières seulement sont véritablement aptes au mariage. Les secondes et les troisièmes peuvent se marier; mais à la condition de tomber sur des maris, il y en a beaucoup, qui sont nés pour obéir. Mais toutes ne rencontrent pas ainsi; et, donc, celles qui rencontrent autrement sont réfractaires au mariage qu'elles ont contracté. Ce sont celles-là, non pas toujours, mais souvent, qui sentiront d'avance qu'elles ne sont point nées pour le mariage. Ce sont celles-là qui, jeunes filles, vous en connaissez de telles, ont déjà horreur du mari, méprisent et exècrent l'homme, se cabrent à la pensée seulement d'aliéner leur indépendance. Graine de féministes. Oui. Eh bien, ces jeunes filles, autrefois elles se mariaient tout de même que les autres, parce qu'elles ne pouvaient pas faire autrement. Désormais, dès seize ans, elles se dirigeront vers l'avocasserie, le professorat ou les beaux-arts. Fort bien. Le mariage est débarrassé de ce corps étranger et hostile. Le féminisme appliqué diminuera le nombre des mauvais ménages et le nombre des divorces. Les femmes vraiment nées pour être femmes et mères, en seront quittes pour faire plus d'enfants, pour faire ceux que les féministes, mariées, auraient eu toutes sortes de raisons de ne point faire.[Pg 40] Voilà déjà un bon résultat qui est fort appréciable.
Il y en a d'autres. On n'a pas assez remarqué que le féminisme est d'abord une révolte de la femme contre l'homme; mais ensuite et surtout une révolte de la femme contre elle-même. La femme s'est révoltée contre les défauts qu'avait développés en elle sa subordination à l'homme. Parce qu'elle n'était pas, ni dans l'esprit de l'homme, ni même dans le sien, l'égale de l'homme, la femme est devenue frivole, ignorante, enfant et faisant l'enfant, diplomate enfin, c'est-à-dire coquette. Du jour où elle s'est dit, avec raison, somme toute, qu'elle était l'égale de l'homme, elle a détesté sa frivolité, son ignorance, son étourderie, ses manières sincères ou affectées de bébé, sa coquetterie, etc.
J'adore les femmes féministes en toute une partie de leur apostolat, à savoir quand elles pensent et disent qu'il faut tenir la galanterie et les mignardises des hommes à leur égard pour des injures; quand elles veulent être respectées, non courtisées, traitées sérieusement, non agréablement, regardées en face et non de bas en haut, ce qui au fond est une façon d'être traitées de haut en bas.
Je les adore quand elles prétendent être aussi instruites que nous, aussi solides que nous, aussi braves que nous, avoir aussi bonne tête que nous[Pg 41] et meilleur cœur. C'est la plus belle ambition qu'elles puissent avoir, et la meilleure.
Et il en sera ce qu'il pourra en être. Mais l'effort est bon; il est excellent, et si le quart seulement du résultat cherché est obtenu, c'est un immense progrès accompli.
Ainsi les femmes s'acheminent à créer tout simplement la femme forte de l'Évangile, ce qui en soi est excellent, et ce qui, remarquez-le, les ramène à nous par le chemin qu'elles prenaient pour s'en éloigner, comme il arrive. Cette femme forte, sérieuse, instruite, brave, simple et franche, que le féminisme veut créer, en haine de l'homme, c'est justement la femme que l'homme aime de tout son cœur et désire de toute son âme. Si cette femme apparaissait, elle serait souhaitée ardemment par tous les hommes—sauf les crétins—et, se sentant aimée, elle se laisserait épouser. Une femme qui se sent profondément aimée, finit toujours par épouser; et elle a joliment raison.—Et ainsi ce qui a été inventé pour diviser finirait par réunir.
Autre résultat très appréciable encore. Rien de plus exact que ce que nous disait plus haut M. Turgeon sur la division du travail et la différenciation des tâches selon la diversité des aptitudes, le tout considéré comme condition essentielle du progrès[Pg 42] humain. Mais précisément ce que la subordination de la femme à l'homme a de plus funeste, c'est qu'elle contrarie cette division du travail et cette différenciation des tâches selon les aptitudes!
D'une part, en effet, une foule de travaux essentiellement féminins (coupeurs, tailleurs, brodeurs, coiffeurs, pharmaciens, employés des postes, employés d'administration, personnel des ministères, romanciers, inspecteurs de l'assistance publique, percepteurs, receveurs de l'enregistrement, etc., etc.) sont accaparés par les hommes. D'autre part, des femmes qui ont des aptitudes viriles sont repoussées des fonctions essentiellement masculines, il est vrai, comme celles d'avocat ou de médecin, mais où un certain nombre de femmes particulièrement douées, anormalement douées, si vous voulez, pourraient prétendre. Ce qu'établira l'égalité des sexes acceptée par la loi et par les mœurs, ce ne sera donc pas la confusion des fonctions et professions, mais, précisément au contraire, la répartition spontanée des fonctions et professions selon les aptitudes, selon toutes les aptitudes, en quelque sexe qu'elles se révèlent et sans qu'il soit fait élimination a priori d'aucune d'elles.
Vous vous croyez né pour être médecin? Homme[Pg 43] ou femme, cela nous est égal: essayez d'être médecin.
Vous vous croyez né pour être coiffeur? Profession plutôt féminine; et vous êtes un homme?
—Oui; mais en vérité je suis une femme. Je suis faible, coquet et bavard.
—Fort bien; soyez coiffeur.
Vous êtes femme et croyez avoir des facultés intellectuelles viriles. Prenez une profession virile, quoique femme. Vous êtes homme et avez des facultés intellectuelles plutôt modestes. Prenez une profession féminine, quoique homme. Soyez percepteur ou photographe.
En un mot, les professions n'ont pas de sexe. Elles exigent, non telle conformation, mais telle aptitude. Précisément à cause qu'elles se répartissent selon les aptitudes, elles se répartiront toujours un peu par sexe, oui; mais sans exclusion; et, à cette absence d'exclusion, nous gagnons qu'il n'y ait point de forces perdues ni de forces mal appliquées.
C'est révoltant de voir un colosse faire de la photographie ou exercer les fonctions passives de receveur d'enregistrement. On songe à une loi contre ces absurdités. On devient socialiste. Il n'est pas besoin de loi, ni de socialisme. Il n'est besoin[Pg 44] que de liberté et que de féminisme accepté, pratiqué et entré dans les mœurs. Les femmes chasseront peu à peu les hommes de toutes les fonctions qu'ils remplissent abusivement et qu'elles peuvent remplir aussi bien qu'eux. Cette Saint-Barthélemy de paresseux, d'intrigants, de pieds plats, d'échines souples et de crânes vides qui peuplent ministères et administrations publiques et qui seraient renvoyés par les femmes, plus aptes qu'eux à remplir ces places, à la menuiserie, à la charpente, à l'entretien des égouts et à l'empierrement des routes et à la vidange, me ferait un plaisir infini. Je ne vivrai pas assez pour la voir; mais j'y pousserai, jusqu'à la mort, de tout mon cœur.
Et enfin une place plus grande, conquise par les femmes dans la vie civile et dans la vie sociale, moralisera profondément la société. Je ne me fais pas d'illusions et je ne me crois pas un benêt, et je suis peu suspect de céladonisme. Une foule de femmes sont profondément immorales. Je ne parle pas de leur sensualité, qui est égale à la nôtre, je crois, c'est-à-dire nulle chez beaucoup, médiocre chez la plupart, impérieuse et tyrannique chez un certain nombre. Je parle de leur mépris de la vérité, de leur attachement au mensonge, de leur esprit d'intrigue et de courtisanerie, de leur fureur de sollicitation, dix fois plus violente que chez[Pg 45] l'homme, et qui nous fait dire souvent d'un solliciteur: «Il mériterait d'être une femme.» Certes, le sens moral n'est pas beaucoup plus fréquent chez la femme que chez l'homme, où il est, ne l'oublions jamais, une exception et une espèce d'anomalie. Cependant, je l'ai dit déjà pour un objet plus particulier, la femme, sans être meilleure que l'homme, est moins grossière, ce qui est déjà quelque chose. Elle est moins une brute. L'alcoolisme n'est pas féminin. Le crime n'est pas féminin. Calculez les conséquences, si elles ne sont pas incalculables.
La femme, non seulement proclamée l'égale de l'homme, ce qui n'est pas grand'chose, mais devenue l'égale de l'homme dans tout l'engrenage de la machine sociale, lui fera honte souvent par sa correction relative, par son esprit d'ordre, par son économie (car il y a des femmes qui ont de l'ordre et qui sont économes), par son horreur d'un certain nombre de choses basses et viles. L'homme gagnera à avoir la femme pour concurrente, parce que, l'ayant pour concurrente, il l'aura pour éducatrice. Et la femme, à ce même commerce, se moralisera elle-même, d'abord parce qu'elle se sentira surveillée, ensuite et surtout parce que rien ne moralise comme de se sentir moralisateur.
Les avantages du féminisme appliqué me semblent l'emporter, sinon beaucoup, du moins sensiblement, sur les inconvénients qu'il peut avoir et qu'il ne faut pas se dissimuler qu'il aura.
Vous êtes convaincue, Madame? Oui, parce que vous l'étiez avant de me lire. Vous n'êtes pas convaincu, Monsieur? Je vais vous dire pourquoi. Chacun de nous juge des femmes sur la sienne. Or, il est assez rare que nous jugions de la nôtre très favorablement. Nous ne permettons pas qu'on en dise du mal; nous en disons du bien; mais nous en pensons tout le mal que nous ne permettons pas qu'on en dise, et nous ne pensons pas un mot du bien que nous en disons.
Mais encore, pourquoi? Parce que nous vivons avec elle, et que deux êtres imparfaits comme nous le sommes ne peuvent pas vivre ensemble sans souffrir infiniment l'un de l'autre et sans finir par voir presque uniquement les défauts l'un de l'autre et l'autre de l'un.
Mais il ne faut pas raisonner d'après la sensation, ni surtout d'après la blessure. Cette femme qui est insupportable, qui est quinteuse, qui est jalouse, qui est tracassière, qui est faiseuse d'observations[Pg 47] et fertile en reproches et féconde en récriminations et intarissable en plaintes; cette femme que vous avez choisie pour vous reposer des fatigues de la journée et qui vous réserve, quand vous rentrez chez vous, la plus rude fatigue du jour; cette femme est jugée par les autres droite, sensée, bonne conseillère et bonne consolatrice; elle est jugée par les autres brave de cœur, forte d'esprit, prudente, avisée et sûre; elle est jugée par les autres, soyez-en certain, un trésor qu'ils vous envient.
Une femme, en règle générale, n'est désagréable que pour son mari. Cela veut dire une chose qu'il faut bien se mettre dans l'esprit: les femmes ne sont pas mauvaises: elles sont inhabitables. Et pourquoi inhabitables? Parce que vous habitez toujours avec elles. Elles sont inhabitables pour nous comme nous le sommes pour elles. On ne peut pas se toucher sans cesse sans se blesser souvent.
De là votre mauvaise opinion sur les femmes, que vous tenez uniquement de la vôtre. Mais il ne faut pas juger ainsi. Il faut juger votre femme par une moyenne prise entre l'opinion que vous avez d'elle et l'opinion qu'ont d'elle les autres. Celle-ci est trop optimiste, parce qu'ils ne la connaissent pas assez; la vôtre est trop défavorable,[Pg 48] parce que vous la connaissez trop. La vérité est dans le milieu. Cette opinion prise d'après cette moyenne vous représentera votre femme comme un être d'une assez grande valeur morale et intellectuelle, et si vous êtes suffisamment modeste, comme vous valant.
Et maintenant, cette opinion, généralisez-la, comme vous faisiez tout à l'heure, mais comme vous faisiez en ne tenant compte que de vos sensations personnelles; et dites-vous que la majorité des femmes est, comme la vôtre, un mélange de qualités et de défauts, de puissances et d'infirmités intellectuelles, qui fait que la femme est précisément, c'est-à-dire un peu plus un peu moins, sans qu'on puisse bien mesurer le moins et le plus, l'égale de l'homme.
Employez cette méthode et vous deviendrez féministe sans illusion, mais convaincu, comme je le suis, avec des retours et des reculs tumultueux vers l'antiféminisme, toutes les fois que vous aurez une querelle de ménage. Mais il ne faut pas faire attention à ces choses-là. Elles ne tirent pas à conséquence. Je veux dire: il ne faut pas en tirer de conséquences.
En cela comme en un certain nombre d'autres choses, nous avons suivi un mouvement parti d'ailleurs et qui était, mais très antérieurement, parti de nous.
La femme auteur fut autrefois chose, ou plutôt personne, presque exclusivement française. Les Marie de France, les Loyse Labé, les Marguerite de Navarre, les Scudéri, les La Fayette, les Sablé, les Sévigné, les Deshoulières, forment une tradition continue de femmes françaises s'appliquant à la littérature et y réussissant pleinement.
La tradition, sans s'interrompre précisément, fléchit un peu, malgré de grands noms encore, au XVIIIe siècle et même au XIXe. La femme d'esprit supérieur, au XVIIIe siècle, s'occupe plus, ou de sciences physiques et naturelles, ou de former un salon littéraire au centre duquel elle dirige, tempère et inspire des écrivains; mais sans écrire[Pg 50] elle-même: Mme du Châtelet, Mme Geoffrin, Mme du Deffand. C'est accidentellement, pour ainsi parler, que Mme de Lambert écrit un petit essai sur l'éducation et Mme du Châtelet un petit essai sur le bonheur.
Au XIXe siècle la tradition se renoue: Mme Sophie Gay, Mme de Girardin, Mme Tastu, Mme Desbordes-Valmore, Mme George Sand. Toutefois, pendant que la femme de lettres était encore en France une exception regardée avec inquiétude par le bourgeois et raillée par les imbéciles, elle faisait légion et elle faisait classe en Amérique et en Angleterre. Dans ces deux pays la littérature est une profession féminine comme l'éducation, ou la couture, ou les modes. Et il est assez naturel, on le reconnaîtra, que Paméla soit marchande de romans comme elle pourrait être marchande de frivolités.
C'est cela, je ne dis pas le fait d'une femme, par-ci par-là, qui est auteur, mais je dis la littérature profession féminine, qui nous est venu et d'Angleterre et d'Amérique et qui s'est comme établi dans nos mœurs, environ depuis 1870.
C'est un fait général, un fait d'histoire littéraire et dans une certaine mesure un fait social d'une importance assez considérable. Depuis 1870 un très grand nombre de femmes, au lieu de faire[Pg 51] de la musique, font de la littérature, écrivent des romans et des vers, plus rarement des pièces de théâtre, entrent à la Société des gens de lettres, etc. Le XXe siècle verra certainement, ce dont je ne songe nullement à me plaindre, et à quoi je pousserai, si Dieu me donne vie, l'admission des femmes à l'Académie des Beaux-Arts et à l'Académie française.
Je considère ce fait comme excellent à tous les points de vue, sans que j'en puisse, en bien cherchant, voir les inconvénients, les désavantages ou les périls. Les femmes sont littérateurs-nés. Elles écrivent bien. C'est un fait reconnu, depuis la Bruyère, qu'elles nous surpassent très nettement dans le genre épistolaire. «Ce sexe va plus loin que le nôtre dans ce genre d'écrire. Elles trouvent sous leur plume des tours et des expressions qui souvent en nous ne sont l'effet que d'un long travail et de pénibles efforts... Il n'appartient qu'à elles de faire lire dans un seul mot tout un sentiment et de rendre délicatement une pensée qui est délicate; elles ont un enchaînement de discours inimitable qui se suit naturellement et qui n'est lié que par le sens. Si les femmes étaient toujours correctes, j'oserais dire que les lettres de quelques-unes d'entre elles seraient peut-être ce que nous avons dans notre langue de plus délicat.»
Voltaire écrivait, le 20 juin 1756, à une demoiselle dont le nom est resté inconnu... «Voyez avec quel naturel Mme de Sévigné et d'autres dames écrivent; comparez ce style avec les phrases entortillées de nos petits romans... Il y a des pièces de Mme Deshoulières qu'aucun auteur de nos jours ne saurait égaler.» (Il va un peu loin, le patriarche; mais, la part faite de l'exagération de courtoisie, il a raison.)
Les femmes écrivent donc excellemment les lettres. Quand on écrit bien une lettre, il n'est point sûr qu'on soit capable de bien écrire une pièce de théâtre, ni même une page de vers; mais il est à peu près sûr qu'on peut écrire un roman, sinon fort, sinon bien composé, du moins agréable.
D'autre part, les femmes sont nées psychologues et moralistes. Elles savent observer et minutieusement et sûrement. A vrai dire, c'est peut-être là une qualité acquise qui serait destinée à disparaître. Si les femmes savent observer, c'est qu'il a fallu qu'elles observassent. Dans la lutte entre l'adresse et la force qu'il a fallu qu'elles soutinssent depuis les temps préhistoriques, elles ont eu besoin d'observation attentive, et les facultés d'observation se sont aiguisées en elles par le besoin continuel qu'elles en avaient. L'hérédité aidant, la femme en est venue à étudier, à observer, à guetter[Pg 53] l'homme continuellement, à lire dans ses yeux, dans sa physionomie et dans ses gestes toutes ses pensées et l'acte qu'il est à supposer qui suivra sa pensée. Elles sont effrayantes, comme vous savez, à cet égard. Or, la femme sortant enfin d'esclavage et en sortant assez rapidement, comme vous pouvez en juger, le besoin cessant, l'arme créée par le besoin pourra s'émousser: il est possible. Mais encore, pour que cet organe se développât et devînt si fort, il fallait qu'il fût; je dirai presque, et en ces matières ce n'est pas mal dire: pour qu'il naquît, il fallait qu'il existât. Et donc il reste et les femmes, depuis toujours probablement, sont très fines observatrices et jusqu'à jamais, tout au moins pour beaucoup de temps encore, elles resteront telles.
Et encore ces facultés d'observation qu'elles n'auront plus besoin d'exercer, je l'espère bien, dans une lutte quotidienne contre l'homme, leur demeureront et elles en chercheront naturellement et elles en trouveront naturellement l'emploi dans le domaine de l'art.
Il y a plus, et qui ne s'explique point par l'histoire sociale de la femme, et qui, par conséquent, semble bien indiquer une qualité innée et générique; il y a plus: les femmes savent s'observer elles-mêmes. Plus que les hommes, non pas beaucoup[Pg 54] plus, mais en vérité un peu plus que les hommes, elles ont l'habitude, dans leurs lettres, de ne parler que d'elles. Il y a des exceptions, bien entendu, et des exceptions charmantes, mais enfin les femmes dans leurs lettres parlent beaucoup d'elles-mêmes. Or, elles en parlent très bien. Elles n'observent pas seulement les hommes, elles savent s'observer, s'analyser elles-mêmes, faire avec une singulière finesse l'anatomie de leur personne morale. Ces qualités, elles les transportent dans le roman. Les romans de femmes n'étaient guère, jusqu'à George Sand, que des romans de sentiment ou de sensiblerie. Depuis George Sand, je ne dis pas tous les romans de femmes, mais beaucoup de romans de femmes sont des études psychologiques très originales et très pénétrantes.
Dans tous ces romans, comme on peut s'y attendre, le héros principal est une femme; mais il est très creusé, très fouillé et très éclairé, et assez souvent les personnages qui l'entourent, hommes, ceux-là, sont aussi très bien vus. La faculté psychologique objective vaut souvent la faculté psychologique subjective.
C'est, entre parenthèses, un de mes criteriums. Quand on me présente un roman écrit par une femme, je m'attends à trouver un caractère de femme très bien étudié et assez original, et presque[Pg 55] jamais je ne suis déçu. Mais si, de plus, je trouve un ou plusieurs caractères d'hommes bien saisis, je dis: «Voilà une femme qui a du talent, ou qui en aura». C'est la toise. L'autre était seulement une femme intelligente, sachant se voir et sachant écrire; celle-ci c'est un romancier, un vrai. J'applaudis ou j'encourage.
Si donc les femmes sont nées écrivains et sont nées observatrices et psychologues, je ne vois rien que de très naturel et que d'excellent à ce qu'elles s'adonnent à la littérature et particulièrement à la littérature romanesque, comme leurs sœurs américaines et anglaises.
Elles réussissent moins en vers, chez nous et ailleurs. Je ne sais pas trop pourquoi, car elles sont musiciennes, elles sont peintres, quoique moins, mais encore elles sont peintres; et la poésie n'est que peinture et musique. Peut-être leur infériorité relative en vers vient-elle de ce qu'elles aiment en général le travail un peu facile et qu'il n'y a pas de travail plus terrible que celui de faire de bons vers. Après l'élan, après le transport, après l'inspiration lyrique ou élégiaque, après l'effusion de l'âme sur le papier, rien n'est fait. Il reste une part de métier qui est formidable, un travail de remaniement, de correction, de transposition et d'ajustage qui est délicieux pour l'artiste, mais qui[Pg 56] n'en finit pas. Je crois que ce travail irrite l'impatience et l'impétuosité féminines et qu'elles ne s'y soumettent point. En tous cas, cette part du métier, je puis vous assurer que la plupart des femmes poètes ne se doutent même pas qu'il existe.
Ne parlons pas théâtre. Ici la contribution de patience est si énorme, l'art du théâtre, une fois l'idée conçue et les caractères posés, est tellement une chose d'obstination ingénieuse et de tâche remise vingt fois sur le métier, que je crois que jamais les femmes n'y réussiront.
Mais encore, même en vers, nous avons des œuvres féminines toujours inachevées, ne donnant presque jamais la sensation du fini, mais très estimables et quelquefois très distinguées.
En notre siècle surtout. Et cela est tout naturel: le romantisme a libéré la muse féminine. Évidemment! La littérature de l'ancien régime était éminemment et presque exclusivement objective. L'auteur avait comme une pudeur à s'épancher lui-même, à exprimer en vers ses propres sentiments, ses douleurs, ses joies, ses désirs. Le romantisme a changé tout cela et a précisément créé une littérature presque toute subjective, presque toute personnelle. Or, c'est précisément ce à quoi les femmes sont enclines de leur naturel. Une littérature[Pg 57] confidentielle leur ouvrait donc la porte et sa porte et elles y entraient comme de plain-pied. La littérature romantique est féminine de soi et elle convie les femmes à faire de la littérature.
Aussi est-ce précisément depuis 1830 et—car il faut du temps pour que les habitudes se prennent et se répandent—depuis 1870 que les femmes auteurs sont devenues légion, armée, classe, caste, et presque un ordre de l'État.
Pour ces raisons, qui sont des faits, on verra de plus en plus fourmiller et foisonner la gent des femmes auteurs, et on les verra surtout dans la poésie lyrique et dans le roman. Rien de mieux, à mon avis, et je vois ce mouvement avec un assez grand plaisir. Il est mauvais, je crois, que l'homme se féminise, et il n'est pas mauvais du tout que la femme se virilise un peu. Or, l'homme poète élégiaque, l'homme romancier, entre nous, n'est-ce pas un peu un homme-femme? Tout au moins c'est un homme recherchant l'applaudissement des femmes et s'occupant à des travaux qui plaisent particulièrement aux femmes. «J'ai pour moi les femmes et les jeunes gens», disait Lamartine vers 1840. Un poète élégiaque qui n'est pas tout à fait supérieur et un romancier qui n'est pas tout à fait Balzac ou Flaubert, s'il n'est pas précisément[Pg 58] un homme-femme, est bien, tout compte fait, un homme un peu féminisé.
Et, d'autre part, car tout est relatif, une femme qui écrit des romans se virilise quelque peu. Abandonner le piano, la broderie, la tapisserie ou l'aquarelle pour écrire un roman, c'est déjà mettre un peu de pensée dans sa vie et se livrer à une récréation plus intellectuelle. L'horreur du bas bleu m'a toujours paru un sentiment très stupide. Car encore, faut-il remplir la partie inoccupée de la vie. «Elle écrit! Quelle pitié!»—Aimeriez-vous mieux qu'elle fît des visites? «Elle fait des vers! C'est ridicule.»—Aimeriez-vous mieux qu'elle vous ennuyât en prose? «Elle fait des romans! C'est grotesque.»—Aimeriez-vous mieux qu'elle en eût? La littérature, si elle est pour les femmes un divertissement, est le divertissement le plus délicat qu'elles puissent se donner et, si elle leur est un gagne-pain, est un des métiers les plus nobles et les plus distingués qu'elles puissent choisir.
Beaucoup de romanciers femmes et quelques poètes femmes, voilà ce qui existe déjà et voilà à quoi, de plus en plus, l'on doit s'attendre. Ce n'est pas mauvais en soi et cela peut avoir une répercussion meilleure encore. Si la profession de poète élégiaque et celle de romancier deviennent des professions[Pg 59] féminines, elles cesseront peu à peu d'être exercées par les hommes. Remarquez-vous déjà qu'au romancier homme on demande plus ou autre chose qu'autrefois? On lui demande de mettre dans son roman plus qu'un roman. On lui demande d'y mettre des idées, une thèse, une théorie générale, de fortes études de mœurs qui soient quelque chose comme un travail démographique. Ils le sentent eux-mêmes, et les Bourget, les Rod, les Bazin, ne se permettent plus guère de faire un roman qui ne soit qu'un roman et qui ne fasse pas penser. C'est la répartition qui commence, la division du travail qui se fait d'elle-même. Aux hommes l'œuvre de pensée forte, à la rigueur sous forme de roman; aux femmes le récit sentimental ou attendrissant.
Quant au poème sentimental et larmoyant, Brise du matin ou Chanson du soir, le jeune homme qui le produit encore au jour commence à paraître un jeune homme bien suranné.
J'ai dit, il y a longtemps, qu'un jour viendrait où il n'y aurait plus que les femmes qui feraient des romans et des vers et que les hommes n'écriraient que des choses d'un caractère scientifique. Il ne viendra pas, ce temps-là, tout à fait, et je ne voudrais pas qu'il vînt. Le grand poète élégiaque, le Catulle ou le Musset, ne pourra pas s'empêcher[Pg 60] d'être grand poète élégiaque et, certes, tant mieux! Le grand romancier, le Dickens, le Tolstoï ou le Balzac ne pourra pas obtenir de lui qu'il ne soit pas grand romancier et, Dieu merci, qu'il le soit! Mais la production courante et d'une bonne moyenne, en petits vers aimables et en romans touchants, qu'elle devienne chose féminine et presque privilège féminin, c'est plutôt à souhaiter, et je me trompe fort si ce n'est pas cela qui va arriver.
M. Henri Lion a ressuscité le Président Hénault qui était un peu enterré. Il a fait sur lui quelque chose comme un article de revue, un peu long, qui est devenu, sans délayage et au contraire avec beaucoup de rapidité et d'aisance et de sobriété de style, un juste volume de 400 pages.
Il y a de l'inédit! Vous voilà en repos du côté de votre conscience. Puisqu'il y a de l'inédit, vous pouvez lire ce livre et M. Lion avait le droit de l'écrire. Il y a un certain nombre de lettres et de dissertations du Président, que M. Lion a trouvées, soit à la Bibliothèque de l'Arsenal, soit dans les archives du château de Carrouges, chez un des descendants du fameux président.
Il y a—ouvrez les oreilles—onze lettres inédites de Voltaire, toutes amusantes, puisqu'elles[Pg 62] sont de Voltaire, et dont quelques-unes (discussions avec le Président sur le Siècle de Louis XIV alors sur le chantier, ou sur l'affaire Calvin et Servet—de haut goût et de rude ton celle-là) sont tout simplement du plus grand intérêt littéraire et historique.
En dehors de l'inédit, il y a dans ce volume de jolis vers du Président, que personne ne lisait plus, dispersés qu'ils étaient, ou réunis, incomplètement du reste, dans un recueil posthume qui était très oublié lui-même.
Il y a encore et surtout des pensées et maximes, absolument inconnues de tout le monde, dont quelques-unes, et plus que quelques-unes, croyez-en un homme qui est coiffé de La Rochefoucauld, sont parfaitement dignes de M. le Prince de Marsillac. Mon Dieu! jugez-en. En voici quatre ou cinq:
«Les colères des amants sont comme les orages d'été, qui ne font que rendre la campagne plus verte et plus brillante.»
«Il y a des hommes qui aiment la faveur pour la faveur même et qui se plaisent à entrer dans le cabinet des ministres auxquels ils n'ont rien à demander.»
«La vie passe à user une passion et à en reprendre une autre.»
«Ce n'est point assez d'être aimé, on veut l'être par les endroits par où l'on se trouve aimable, sans cela on ne se croit point aimé véritablement.»
«La fortune est dans l'habitude de reprendre sur nous, par nos désirs mêmes, tout ce qu'elle nous a accordé pour les satisfaire.»—Un peu précieuse comme forme et comme tour de style, celle-ci; mais combien vraie, à l'ouvrir et à la scruter un peu!
«On commence par tout croire; c'est l'effet de l'éducation; on passe de là à ne rien croire, c'est la suite du libertinage; on en revient ensuite à examiner, et c'est le fruit de la réflexion.»
«L'ami d'un nouveau ministre le descend à la porte de la fortune sans y entrer, et il l'attend pour le ramener. Il est rare qu'il soit longtemps à attendre.»
Et enfin celle-ci, qui semble d'aujourd'hui, justifiée qu'elle est par ce fait que nous possédons l'homme le plus ridicule de l'Europe et qui a prouvé que le ridicule mène à tout, à la condition de n'en jamais sortir: «Si l'on ôtait à certaines gens leur ridicule, il ne leur resterait rien.»
Il est charmant ce Président Hénault. Il fut de l'Académie française avant d'avoir rien écrit (ou à[Pg 64] peu près), comme c'était l'usage d'alors, et l'on mettait les honnêtes gens à l'Académie pour les inviter à écrire; mais rien que pour trois pages de pensées de ce genre, il méritait d'y prendre place.
Ce qu'il y a de plus intéressant encore dans le Président Hénault—quoiqu'il ait partout du talent et que son Abrégé chronologique de l'Histoire de France soit un excellent livre et quoique Frédéric II lui ait dit avec raison: «Il n'était réservé qu'à vous de donner des grâces à la Chronologie»—ce qu'il y a de plus intéressant encore dans le Président Hénault, c'est lui-même, c'est sa vie. Ce qu'il était? Il était un personnage très particulier, non pas rare au XVIIIe siècle, mais assez spécial cependant et, au degré où il l'était, c'est-à-dire en perfection, décidément tout à fait original.
Il n'était pas un Lovelace, il n'était point un Don Juan, il n'était pas un Lauzun, il n'était pas un patito à l'italienne ou un sigisbée; il était proprement, précisément et littéralement et excellemment un «ami des femmes».
Sérieux et enjoué en même temps, très sûr, très discret, «homme essentiel», comme on disait alors, confident fidèle, conseiller expert, il avait toutes les qualités que les femmes renoncent à trouver dans un amant, ne demandent même pas à un mari,[Pg 65] trouvent quelquefois chez un père ou un frère, mais aiment beaucoup mieux trouver chez un homme qui n'est pas de leur famille et avec lequel l'amitié a toujours ce léger ragoût d'inclination amoureuse qui leur est indispensable.
Surtout il était patient et savait écouter infatigablement, c'est la qualité suprême chez les hommes de cette espèce. Le vieux Gomberville, je crois, poète médiocre du temps de Louis XIII, était connu comme «rendant ses soins» avec beaucoup de diligence à une certaine dame de l'Hôtel de Rambouillet: «Vous êtes le cavalier servant de Mme de ***, lui disait-on?
—Oui, vraiment.
—Vous l'aimez?
—De tout ce qu'il y a de respectueux dans mon cœur.
—Pourquoi? Elle n'est pas belle.
—Non.
—Elle n'est pas jeune.
—Non.
—Elle n'est pas élégante.
—Peu.
—Elle n'a pas d'esprit.
—Non, pas beaucoup.
—Eh bien, alors? Quoi donc?
—Je vous assure qu'elle écoute bien.»
Les poètes ont besoin d'être écoutés, parce qu'ils sont des femmes. Les femmes n'ont pas de besoin plus vif que d'être écoutées avec complaisance; et aussi longtemps qu'elles parlent, c'est-à-dire avec patience, et aussi souvent qu'elles se répètent, c'est-à-dire avec une patience sans limites. L'injure qu'une femme ne pardonne jamais, c'est: «Vous me l'avez déjà dit»; et précisément parce qu'on a toujours à le leur dire, c'est ce qu'elles ne permettent pas que jamais on fasse mine seulement de vouloir dire ou d'en avoir envie.
De là (avez-vous remarqué?) le joli mot de l'ancien temps, «attentif». Être «attentif» auprès d'une femme, cela voulait dire lui faire la cour, parce qu'il n'y a pas de procédé plus habile et plus sûr pour faire la cour à une femme que de l'écouter.
Le Président Hénault savait écouter les femmes. A la vérité cela explique sa vie littéraire. Il n'a laissé que quelques petits vers, quelques dissertations et un abrégé chronologique. Cela s'entend: quand on a pris l'habitude d'écouter les femmes, on a beau être un historien très informé et vivre quatre-vingt-dix ans, on ne peut laisser qu'un abrégé chronologique. L'étonnant même, c'est qu'on en laisse un.
Tel était le Président Hénault. Il semble n'avoir[Pg 67] jamais demandé l'amour aux femmes, ni le leur avoir donné. Peut-être, voulant rester bien avec elles, s'en est-il gardé soigneusement. Mais il a été pour elles un ami sûr, un confident patient et un attentif inaltérable.
Il avait en lui du «directeur», comme Sainte-Beuve. Mais Sainte-Beuve avait toujours une arrière-pensée. Il était patient, il se résignait à être patient; mais il espérait toujours en venir à être un peu... moins qu'un ami. Il aspirait longuement à descendre. Il souhaitait toujours planter «le clou d'or», comme il a dit. Ce clou est précisément celui qui ne fixe rien. Il déchire l'amitié, mais il ne fixe pas l'amour; parce que c'est surtout quand il s'agit de clous d'or qu'un clou chasse l'autre.
Hénault semble avoir été bien plus avisé. Directeur il était, directeur il restait; et dans ces conditions, il restait; il restait toujours. Ses clous à lui étaient de diamant.
Le fait est qu'on ne compte pas, qu'on ne peut pas compter les femmes, toutes très distinguées, qui l'ont aimé, chéri, choyé, dorloté, emmitouflé, endouilleté. C'est Mme du Deffand, qu'il faut nommer la première, non pas que ce soit elle qui l'ait aimé le plus; mais parce que ce fut sa liaison la plus en vue et la plus célèbre et qu'il avait contracté avec[Pg 68] elle, ce que M. Henri Lion appelle spirituellement «un mariage de raison illégitime».—C'est la duchesse du Maine, dont le Président Hénault fut longtemps le favori.—C'est Mme de Castelmoron, qui a été «pendant quarante ans, comme il l'a dit, l'objet principal de sa vie», qu'il a aimée aussi profondément, et, croit-on, aussi respectueusement et chastement qu'il fut jamais possible; et qui a été sa conscience, à lui qui était un peu la conscience de tant d'autres. Femme de second plan dans l'histoire et de demi-ombre douce et fraîche, «digne de l'estime et de l'attachement de tous ceux qui font cas de la vertu», l'une des femmes du XVIIIe siècle qu'on souhaiterait le plus qui revînt au monde et qui fût votre voisine.
C'est ensuite la duchesse de Brancas, la comtesse de Forcalquier, la duchesse de la Vallière, la princesse de Talmont, la duchesse de Luynes...; mais j'ai dit que la liste en serait interminable. Ce serait les mille et trois d'un Don Juan fidèle et platonique et qui, puisqu'il était platonique, n'avait aucune raison d'être infidèle, ni n'avait guère à craindre qu'on le fût à lui.
Mais le beau de son affaire, et le glorieux et le sublime, et ce qui paraît tout naturel quand il s'agit de lui et qu'on le connaît, c'est qu'il fut l'amant de la reine, tout simplement.
Il fut l'amant de la reine Marie Leckzinska, autant qu'on pouvait être l'amant de la reine Marie Leckzinska, qui était la femme la plus honnête et la plus chaste femme de l'Europe; mais, sous cette réserve, il fut l'amant de la reine, parfaitement. Elle l'adora; il n'y a rien de plus net.
Ce fut en 1744 que le fait commença à se produire. Hénault avait soixante ans ou tout près.
C'est l'âge où les amis des femmes ont leurs plus grands succès. C'est leur apogée. Cela tient à ce que, si, comme l'a dit Gondinet, «c'est l'âge où les hommes deviennent timides» quand ils sont nés assurés; c'est l'âge aussi où les hommes nés timides prennent un peu d'assurance et sont juste au point que les femmes exigent des amis des femmes.
Hénault était né timide. Sa timidité ne lui avait pas nui, et peut-être lui avait servi de vingt à trente-neuf, parce que devant le fanfaron l'on se met sur ses gardes meurtrières et qu'au timide, aimable du reste, on fait des avances. Mais à cinquante-neuf ans, avec une timidité très atténuée par beaucoup de succès et dont le fond seul reste encore, j'ai bien dit, on est au point.
Il fut tout de suite très remarqué par la reine qui, «la messe finie (c'était dans l'église Saint-Arnould), s'avança vers lui (rien que cela!), le combla de bontés; voulut même qu'il lui fût présenté officiellement», ce qui fut fait par les soins de la duchesse de Luynes. La reine avait quarante ans au moins. C'est l'âge où les femmes délaissées par leur mari ont absolument besoin d'un ami sérieux et sûr.
La reine s'attacha Hénault, comme surintendant de la maison de la reine et surtout s'attacha à lui, sinon de toute son âme, du moins de tout ce qui, dans son âme, n'était pas donné à Dieu. Hénault eut certainement dans le cœur de Marie Leckzinska ce second rang qui, humainement, est le premier.
Moins de deux ans après la rencontre dans l'église de Saint-Arnould, qui peut être considérée comme le coup de foudre vertueux, Marie Leckzinska en était déjà avec le Président dans les termes suivants. Mme de Luynes faisait passer à Hénault une lettre de la reine avec ce mot d'envoi: «On me fait lire cette lettre et on me charge de vous l'envoyer. Dans la bonne règle, je ne devrais ni la voir, ni l'entendre; mais je suis sûre de la vertu que vous attendrissez sans l'ébranler; et mon cœur justifie[Pg 71] les sentiments qu'il éprouve pour vous depuis longtemps.»
De sorte que le Président recevait ce jour-là, sous la même enveloppe, deux déclarations, l'une d'une reine et l'autre d'une duchesse, la duchesse n'ayant pas pu transmettre celle de la reine sans y joindre la sienne.
Et c'étaient des faveurs royales, ou si vous voulez réginales, prodiguées à tous les neveux, cousins, petits-neveux et petits-cousins du Président; et c'étaient des audiences particulières et longues, longues: «Elle le mande, dit Luynes, après dîner dans ses cabinets; elle le fait asseoir et reste une heure ou deux en conversation avec lui.» J'ai dit qu'il savait écouter, et savoir écouter c'est le secret de plaire.
Elle le comble de lettres tantôt badines, tantôt graves, toujours aimables et toujours aimantes, parfaitement délicieuses, et qui nous font connaître Marie Leckzinska sous un jour inattendu. C'était une femme bonne, généreuse, charitable, ce qu'on savait, mais d'une exquise sensibilité de cœur et vraiment adorable en amitié, et, à dire franc, en quelque chose de difficilement définissable qui est entre l'amitié et l'amour.
Avec ses yeux de femme, Mme de Luynes ne s'y trompe pas; par exemple, quand très éprise[Pg 72] elle-même du Président, elle lui écrit: «Il faut donc, mon cher président, que ce qu'il y a de plus élevé vous fasse des avances... Il y a une attaque de goutte (éprouvée par le comte de Noailles, neveu de Hénault), que l'on croyait qui pourrait vous rappeler ici; mais en même temps nous le craignons; les sentiments que vous inspirez tiennent beaucoup de l'amour pur, étant toujours prêts à sacrifier son bonheur et son plaisir à tout ce qui peut convenir à votre santé et à votre repos.»—A une autre date: «La reine s'est jetée sur votre lettre...»—à une autre date: «Ce n'est pas un langage, c'est le sentiment du cœur qui vous appelle... Votre lettre [celle qui était adressée à la duchesse] a été lue hier avec délices; mais avec un peu de jalousie, parce que celle qu'on avait reçue [de vous] était plus sérieuse: on veut bien de la morale, pourvu qu'elle soit passée aux fleurs.»
Tout cela était si tendre que le Président, malgré sa grande habitude des femmes, ne sait pas au juste sur quel ton répondre; mais, très habile et expert en galanterie, met son indécision même en madrigal et écrit ce billet, qui eût été un peu hardi chez un homme de quarante ans, mais qui est juste au point (Hénault y est toujours) partant de la main d'un sexagénaire:
Vous en seriez-vous aussi bien tiré?
Cette amitié amoureuse dura jusqu'à la mort de la reine. Elle éclaira, consola, apaisa, endormit la femme du monde qui fut la moins jolie, la plus malheureuse, la plus honnête, la plus charmante. Elle consacra Hénault, de la façon la plus honorable pour lui, du reste, dans son personnage d'ami des femmes, de prince des amis des femmes.
Cet homme vécut exactement quatre-vingt-cinq ans, ce qui n'est pas un abrégé chronologique, et fut toujours aimé, ce qui prouve suffisamment qu'il était constamment aimable. Il méritait les lettres affectueuses d'une reine. Il méritait les flatteries délicates de Voltaire, ces vers par lesquels Voltaire l'imposait, pour ainsi parler, à l'immortalité:
[2] Par Mme de Rémusat, nouvelle édition avec étude et commentaires par M. Gréard, chez Hachette.
M. Gréard a donné une nouvelle édition de l'Essai sur l'éducation de Mme de Rémusat.
Comme tout ce que fait M. Gréard, cette édition est établie avec un soin, une curiosité diligente, un souci d'être complet et de tout éclairer, qui sont à n'y rien souhaiter. Une longue étude, d'abord, sur Mme de Rémusat, sa vie, ses mœurs, ses tours d'esprit; puis des rapprochements multipliés, sans l'être au delà des bornes de l'utile, entre le texte de Mme de Rémusat et tout ce qui a pu et dû l'inspirer (Cicéron, Rousseau, Montaigne, Fénelon, etc.). Surtout rapprochements perpétuels entre le texte de l'Essai sur l'éducation et le texte[Pg 76] des lettres de Mme de Rémusat à son fils. Et ceci était essentiel; ceci jette une vie extraordinaire et inattendue dans l'Essai sur l'éducation, qui, sans ce secours, en manquerait quelquefois un peu. C'est un service signalé que M. Gréard a rendu là à Mme de Rémusat, et c'est un tour très spirituel qu'il a joué, je ne dirai pas à ses détracteurs, car elle n'en a pas, mais à ceux qui n'appréciaient pas assez l'Essai sur l'éducation. Entouré, encadré et vivifié ainsi, il paraît une œuvre de premier ordre, surtout une œuvre non seulement sincère, mais toute pleine d'âme et frémissante de la sève d'un cœur qui s'épanche. C'est la première fois que je lis l'Essai sur l'éducation avec charme et il me semble même que c'est la première fois que je le lis.
Cette femme avait beaucoup d'esprit, comme chacun sait; mais elle avait aussi un très singulier bon sens. C'est une femme du XVIIIe siècle, revue et corrigée par la Révolution et l'Empire. Elle est née en 1780, et par conséquent elle a été élevée par Rousseau; mais, très raisonnable de son naturel, et douée du sens de l'observation et du sens du réel, sur ce fond de sensibilité, de lyrisme et d'enthousiasme, qu'il n'est pas mauvais d'avoir et de garder si l'on ne veut pas être une simple Mme du Châtelet, elle a mis beaucoup d'expérience, beaucoup[Pg 77] de savoir des choses et même de science des choses, beaucoup de réflexion et de sens de la mesure.
Elle a traversé la Révolution et sait ce que c'est qu'une crise d'optimisme. Elle n'en est pas devenue pessimiste pour cela; mais elle ne donnera jamais dans la confiance en la nature et dans la perfectibilité indéfinie et croira toujours que l'homme est très mêlé de mal et de bien.
Elle a vu, et de très près, le premier empire, et elle sait ce que c'est qu'une crise d'égoïsme et d'insatiable «volonté de puissance». Elle n'en est pas devenue «pacifiste» intempérante, mais elle en est devenue très prudente et amie des solutions modérées.
Elle a beaucoup causé avec Napoléon et avec Talleyrand et, pour une personne d'esprit, je ne sais pas s'il y a pu avoir jamais une meilleure école que cette double école, le scepticisme spirituel tempérant la fougue audacieuse et, ce qui est utile aussi, l'intelligence tempérant le génie.
De tous ces enseignements: Rousseau, Révolution, Empire, Empereur et Talleyrand, un esprit est sorti qui était presque la sagesse même et qui était au moins la mesure et la prudence unies à une grande bonté et bienveillance persistantes jusqu'au bout.
Le fond premier reste, assurément. On voit assez que Rousseau ne la lâche point et qu'elle ne l'abandonne pas non plus, prisonnier qui ne veut pas échapper à son premier vainqueur. Elle l'a sans cesse dans l'esprit; elle déplore qu'on «ne le lise plus». On le retrouve dans cette idée, à quoi elle tient, que la femme est un être subordonné, qu'elle n'est nullement l'égale de l'homme, que «sa destinée la place au second rang», que la solitude «qui n'est pas bonne pour l'homme, serait mortelle pour la femme», que la femme «est faite pour la dépendance». Et tout cela est plein de Sophie, le livre le plus antiféministe qui ait été écrit (et, du reste, un des plus stupides).
Elle suit encore Rousseau quand elle met en vive lumière cette idée, reprise depuis par Spencer, qu'il faut former la jeunesse surtout par l'habitude de la réflexion et de l'expérience personnelle, «qu'il faut laisser un enfant errer et faillir quand ses fautes, exemptes d'un danger grave, lui donneront une leçon frappante» plus forte que toutes les leçons du monde. «La réflexion, c'est la vie de l'âme.» N'imposez pas des préceptes, «suggérez des solutions»; ce qui revient à dire, et c'est une très belle et très profonde parole pédagogique, et Spencer n'a pas trouvé mieux, «qu'il faut mettre dans l'éducation de la liberté.»
Mais elle a une répulsion de sentiment et de raison pour tout ce qui est artifice et mensonge dans toute la méthode de Rousseau. Elle ne croit point qu'il faille, devant l'enfant, faire semblant de chercher, comme il cherche véritablement lui-même, «feindre d'ignorer ce qu'il ignore et faire sous ses yeux le mal, comme il le fait lui-même par impuissance de commencer par le bien. Ce serait donner à l'enfant une étrange idée de la vie...» Et cela signifie, ce qu'a toujours ignoré Rousseau, parce qu'il y avait en lui un fond de dissimulation, qu'il faut dans l'éducation autant de sincérité que de liberté.
Elle signale avec douleur les contradictions de Jean-Jacques et elle en démêle la cause ou une des causes. Jean-Jacques, dit-elle, demande que la femme soit instruite, «un esprit cultivé rendant seul le commerce agréable,» et un «homme qui a de l'éducation ne pouvant point prendre qui n'en a pas»,—et ensuite, ou auparavant, «par suite du parti pris d'attaquer également et de tous points les méthodes reçues, il nous raconte que Sophie n'a jamais eu d'autre livre dans les mains que Barême, et qu'elle n'a lu Télémaque que par hasard.»
Elle proteste, cette fois, remarquez-le, contre le fond même de Rousseau pédagogue, quand elle rejette comme une niaiserie dangereuse la fameuse[Pg 80] «éducation attrayante:» «Jamais, dit-elle, un enfant à qui on n'aura présenté ses devoirs et ses occupations qu'environnés des images du plaisir, ne sera préparé aux mécomptes et aux sécheresses de la vie».
On ne sait pas pourquoi, tout à côté de cette ligne si juste, elle écrit celle-ci, qui fait un peu contradiction avec celle-là: «Emile est un livre dont toute la pratique est insensée, mais dont la théorie est admirable.» Il me semble bien que l'éducation attrayante est le fond même de la théorie de Rousseau. Peut-être Mme de Rémusat s'explique-t-elle soi-même dans ce passage, excellent du reste, et qui a quelque chose de définitif: «Rousseau prétend ramener l'homme à la nature par l'artifice, à la vérité par le paradoxe, et, pour le rendre honnête, il le rend incapable de tout. C'est sur ce point que je me sépare de lui... Mais il ne s'est pas mépris dans son intention générale [très bien; mais l'intention ce n'est pas la théorie], il n'a pas eu tort de chercher hors des conventions de la société et dans la nature même, la raison et l'honnêteté; il n'a pas eu tort de croire que, pour instruire son élève, il fallait l'émouvoir et l'éclairer.»
Tant y a que pour Mme de Rémusat le fond de l'éducation doit être: liberté, appel à la réflexion[Pg 81] personnelle, sincérité. Le programme est admirable.
C'est ainsi, par application parfaite de ses principes, qu'elle répudie énergiquement la plupart des moyens d'éducation qui sont constamment employés, parce qu'ils sont indirects et factices, comme ceux de Rousseau, ce qui fait qu'on lâche, très naïvement et en s'en félicitant de tout son cœur, la proie pour l'ombre. La page est d'une bien fine psychologie. Ecrite il y a près de cent ans, elle paraît d'hier. On la croirait détachée de Spencer, et Spencer est moins pénétrant et délié: «Il existe un faux système dont il est très difficile de se défendre dans l'éducation. Il semble que la tâche du bien à faire soit mesurée pour les enfants, et qu'ils doivent dans un temps donné avoir accompli une certaine somme de devoir. Et pour leur faire achever leur besogne, tous les moyens paraissent bons: l'intérêt, la crainte, l'orgueil, l'avarice. [Elle oublie la jalousie, sous le beau nom d'émulation.] On a recours à tout. A quelque prix que ce soit, on veut obtenir d'eux de la bonne conduite, et, quand on a réussi, on compte avec complaisance les devoirs qu'ils ont remplis, les fautes qu'ils ont évitées. Mais qui vous dit qu'ils aient eu les vertus ou seulement les bonnes intentions que supposent (à vos yeux) leurs bonnes[Pg 82] actions? Qui sait même? Ces bonnes actions, peut-être les avez-vous obtenues de leurs vices. Ils ont été studieux parce que vous les avez menacés; mais c'est vous qu'ils craignent et non l'étude qu'ils aiment. Ils ont été charitables; mais ils avaient l'espoir de quelque récompense, et pour prix d'un secours qui n'est pas même un bon mouvement, vous les avez rendus vains et intéressés. Voilà où conduit la manie d'avoir des enfants bien sages...»
Et voilà une analyse singulièrement vive de ce principe de Mme de Rémusat que j'appelais, après elle: la liberté dans l'éducation.
Et c'est parce que dans l'éducation il faut aussi être sincère, que Mme de Rémusat se moque plaisamment de ces parents, par exemple, qui, ayant une fille jolie, s'appliquent de tout leur cœur à lui dire qu'elle est laide, comme si elle ne devait pas apprendre de vingt autres qu'elle est jolie, et dès lors conclure simplement et avec pleine raison, qu'elle est jolie et que ses parents sont menteurs. «Il ne s'agit pas de faire une belle femme humble. La nature l'a dévouée à l'orgueil. Il faut s'en servir et l'appliquer bien [mal écrit; cela veut dire sans doute: il faut se servir de sa beauté même et appliquer bien les idées qu'elle en peut tirer]. Fournissez à votre petite fille les occasions de bien faire,[Pg 83] vantez-lui d'une manière sentie ce que son caractère offre de louable, et ne laissez échapper aucune occasion de lui démontrer qu'il vaut mieux être bien sage que bien belle; car la beauté qui fait qu'on reçoit un compliment dans la rue, n'empêche point d'être mise en pénitence et de s'aller coucher triste et mécontente de soi...»
C'est par cette même foi en la sincérité que Mme de Rémusat, quoique avec réserve et surtout en glissant sur ce point avec une rapidité qui marque qu'elle a peur de s'y brûler les pieds, a le courage de dénoncer l'habitude que l'on a de laisser les jeunes filles dans l'ignorance et de se féliciter d'autant plus qu'elles y sont davantage; habitude qui est, à mon avis, d'une sottise ineffable; que, sans doute, il ne faudrait pas remplacer par les brutalités du système exactement contraire, mais à laquelle, à la rigueur, je préférerais le système contraire, même sans tempérament. Mme de Rémusat dit ici le mot juste, le mot mesuré, mais juste précisément parce qu'il est mesuré, et que je suis particulièrement heureux qui soit dit par une femme et par la femme la plus honnête du monde:
«Il y a en France un genre d'évidence qu'on redoute extrêmement pour les jeunes filles... Quelques mères, qui se vantent de leur donner la connaissance[Pg 84] du monde, commencent par le leur raconter; puis le leur font voir seulement par le côté de ses plaisirs. D'autres, plus sévères et dont l'étude est de le cacher, ordonnent une retraite absolue, ne permettant pas qu'on assiste au spectacle, avant le moment d'y jouer un rôle. «Une fille, disent-elles, ne saurait trop ignorer.»—«Sans doute, il faut écarter de sa jeune imagination tout ce qui pourrait la souiller; mais de l'entière ignorance du mal peut résulter une sorte de niaise ignorance qui ne deviendra jamais de la vertu et qui ne suffira pas à conserver à une femme cette pureté qui ne doit pas la quitter au milieu de la société même.»
Et j'ai à peine besoin de dire, puisque vous voyez bien que vous avez affaire à une femme intelligente, réfléchie, infiniment dressée et armée par l'expérience, qu'en éducation Mme de Rémusat donnerait toutes les théories, doctrines, méthodes, préceptes, maximes et leçons pour un fétu, si on la pressait un peu et que, comme tous les sages, elle sait bien que l'éducation, c'est l'exemple. L'éducation est une suggestion; il n'y a de suggestion forte que par l'exemple. L'éducation est une excitation à imiter. Apprendre, c'est imiter, l'homme étant, avant tout, un animal imitateur. Élever les enfants se réduit donc, tout compte fait, se réduit presque, si vous voulez, à vivre correctement devant eux. Fonder[Pg 85] les leçons sur l'exemple et préparer les leçons par l'exemple, tout est là, à tel point que, l'exemple donné, la leçon est presque inutile et ne doit consister qu'en un bref commentaire de l'action que l'enfant a eue sous les yeux. Mme de Rémusat expose cela très bien:
«Les premières réflexions des enfants sont plus excitées par les exemples qu'on leur donne que par les paroles qu'on leur adresse [aussi bien, les enfants ce sont des yeux ouverts et des yeux braqués; et ils ne sont sensibles qu'aux choses vues]. Pour agir sur eux on croit que le meilleur moyen est de leur parler; on devrait encore préparer de longue main les discours qu'on leur adresse par des faits qu'on aurait l'attention de produire sous leurs yeux. Je voudrais qu'une mère commençât par rendre sa fille témoin de toutes celles de ses actions que celle-ci peut comprendre et qui renferment une intention morale et chrétienne; je voudrais qu'elle agît alors de manière à exciter la curiosité [inutile: l'enfant est toujours à l'état de curiosité excitée]; qu'il fût question devant elle du devoir à l'occasion de ce qu'elle aurait vu; et qu'ainsi elle fût dès l'abord initiée à cette première liaison d'idées que toute créature doit faire quelque chose ici-bas et que ce quelque chose, c'est le bien.»
Il y a du fatras, ou tout au moins de l'indécis et de l'inutile dans cet Essai. Mais des deux cents pages sur lesquelles il s'étend on en tirerait une centaine qui ont été dictées par la raison éclairée de l'expérience et qui révèlent la femme réfléchie qui a traversé les trois époques de l'histoire (Louis XVI, Révolution, Empire) les plus fécondes en fortes leçons.
MM. Paul et Victor Margueritte ont présenté à la Chambre des députés une pétition et ont fait présenter par M. Gustave Rivet un projet de loi en faveur d'une extension du droit de divorce.
Jusqu'à présent, d'après la loi de 1876 (loi Naquet), le divorce n'est possible qu'en cas de flagrant délit d'adultère; qu'en cas de condamnation de l'un des époux à une peine infamante, qu'en cas d'excès, sévices et injures graves, ces injures graves, sévices et excès étant laissés à l'appréciation des tribunaux.
Il n'est pas possible, ni par consentement mutuel, ni par la volonté d'un seul des époux, l'autre ne consentant point.
M. Naquet désirait mettre ces deux dernières possibilités dans sa loi; mais il les en avait retirées devant l'opposition déclarée des Chambres d'alors.
MM. Paul et Victor Margueritte veulent compléter la loi de 1876 en y introduisant: 1º la possibilité de divorce par consentement mutuel; 2º la possibilité de divorce par volonté d'un seul des époux, l'autre ne consentant point.
Voilà l'état, nettement établi, je crois, de la question.
Sur le premier point, divorce par consentement mutuel, je suis très complètement avec M. Naquet et avec MM. Paul et Victor Margueritte. Le mariage, à ne le considérer, bien entendu, que comme union civile, est un contrat. Il peut se faire, il doit pouvoir se défaire. Quiconque se lie doit pouvoir se délier. Quidquid ligatur dissolubile est, disaient les vieux codes. On s'unit librement devant la loi par consentement mutuel, on doit pouvoir se délier librement devant la loi par consentement mutuel.
La loi romaine admettait le divorce par consentement mutuel jusqu'à Justinien. La loi ne demandait point que, pour divorcer, on donnât ses motifs. Montesquieu dit à ce propos: «Par la nature même de la chose, il faut des causes pour la répudiation; il n'en faut point pour le divorce, parce que là où la loi établit des causes qui peuvent rompre le mariage, l'incompatibilité est la plus forte de toutes.»
Je n'ai pas besoin de dire, du reste, que dès que la loi accorde explicitement le droit de divorce pour causes déterminées, elle accorde le droit de divorce par consentement mutuel; elle l'accorde implicitement, peut-être involontairement, mais elle l'accorde.
Car dès que les époux sont d'accord pour divorcer, ils inventent une des «causes déterminées»; ils en font choix, ils la créent et ils sont en règle devant la loi pour divorcer. «Il faut se souffleter pour divorcer? Qu'à cela ne tienne. Nous nous souffletons; et maintenant le juge ne peut pas refuser de nous désunir.» Cela est de pratique quotidienne, comme on le sait bien, et les neuf dixièmes des divorces prononcés annuellement sont des divorces par consentement mutuel déguisé.
On peut donc dire que toute loi qui permet le divorce permet le divorce par consentement mutuel; que, par conséquent la loi de 1876 a ouvert le droit de divorce par consentement mutuel tout en faisant semblant de le refuser.
Or, je suis pour la franchise; et l'hypocrisie de la loi ne me plaît pas beaucoup. Mettons dans la loi de 1876 ce qui y est, sans qu'elle en convienne. Mettons dans la loi le divorce par consentement mutuel.
Mettons-le même sans différences de conditions entre lui et le divorce pour causes déterminées. Car ce serait inutile. En Belgique, le divorce par consentement mutuel existe; seulement les délais sont plus longs pour celui-ci que pour le divorce pour causes déterminées. Immédiatement, que font les Belges? Ils mettent dans leur affaire une «cause déterminée» pour en finir plus vite. Ils se giflent, ou ils simulent un adultère et, rentrant ainsi dans la catégorie du divorce pour causes déterminées, ils se tirent d'affaire en moins de temps.
Il était donc parfaitement inutile de mettre une différence concernant les délais entre l'un des divorces et l'autre.
Admettons le divorce par consentement mutuel puisqu'il est déjà admis, puisqu'il est légal en pratique sans être dans la loi en forme; puisque, pour ne pas l'admettre, c'est la loi de 1876 qu'il faudrait abroger elle-même, à quoi je crois que nul ne songe. Admettons-le à titre égal avec le divorce pour causes déterminées, puisqu'il ne sert à rien de mettre une différence de conditions entre celui-ci et celui-là.
La seconde question est celle du divorce par[Pg 91] consentement de l'un des époux, l'autre ne consentant pas. Ceci, c'est autre chose, c'est tout autre chose. Le nom même change. Le nom de divorce est parfaitement impropre s'appliquant à cette nouvelle chose. Le divorce par volonté de l'un des époux, l'autre n'y consentant pas, ce n'est pas du tout le divorce: c'est la répudiation. Admettrons-nous la répudiation dans notre code?
Elle est très ancienne. Il n'y a même rien de plus ancien qu'elle. Voltaire dit: «Le divorce [et il veut dire la répudiation, comme la suite de son texte va le prouver], le divorce est probablement de la même date que le mariage. Je crois pourtant que le mariage est de quelques semaines plus ancien; c'est-à-dire qu'on se querella avec sa femme au bout de quinze jours, qu'on la battit au bout d'un mois et qu'on s'en sépara après six semaines.»
La loi romaine avant Justinien permettait la répudiation pour causes déterminées (adultère, stérilité, etc.); jamais elle ne la permit par simple volonté de l'un des deux époux.
La loi de la Convention (1792) admit, avec le divorce par consentement mutuel, le divorce par volonté d'un seul des époux, l'autre n'y consentant pas, c'est-à-dire la pure et simple répudiation.[Pg 92] Ce fut une des causes de la chute de la République française; car les désordres et l'anarchie morale du temps du Directoire furent tels que le mépris des pouvoirs publics et de la loi en résulta et que le pays aspira de tout son cœur, pour d'autres raisons aussi, mais aussi pour celle-là, à un régime moins «libéral». La répudiation fit même tort au divorce, et c'est à cause des souvenirs du régime de la répudiation que le divorce lui-même fut aboli en 1816, avec un applaudissement unanime.
Je reste partisan du divorce pour causes déterminées, je suis partisan du divorce par consentement mutuel; je recule devant la répudiation, surtout devant la répudiation de MM. Margueritte, qui n'est pas la répudiation romaine, la répudiation pour causes déterminées, mais la répudiation à la Directoire, la répudiation par seule volonté d'un seul des conjoints.
«J'ai assez de cette femme, je vous préviens que je la renvoie.—Oui, Monsieur, répond la loi, comment donc! J'allais vous le proposer.» Cela me paraît un peu fort. C'est tout à fait élémentaire et primitif. C'est le divorce des anthropoïdes; c'est celui dont nous parlait Voltaire: «On se querelle au bout de quinze jours; on bat sa femme au bout d'un mois, et on la chasse après six semaines[Pg 93] de ménage.» Oui, il me semble que c'est aller un peu loin dans la voie libérale. Le souvenir de la Convention, quoique auguste, ne m'impose point en cette affaire.
Tout au plus,—faites bien attention,—tout au plus et encore je demanderais à réfléchir, tout au plus accepterais-je la répudiation du mari par la femme; mais point la répudiation de la femme par le mari. Il y a dix-huit mois environ un monsieur vint me voir et plaida chaleureusement la thèse de MM. Margueritte, qui, déjà, avait été exposée par eux dans les journaux. Je savais à qui je parlais. Je le laissai dire, puis: «Je penche assez du côté de votre opinion.
—Ah!
—Oui, j'admettrais assez bien que la femme pût répudier le mari.
—Sans doute...
—Mais que le mari pût répudier la femme, jamais de la vie!»
Il ne fut pas très content. Ce n'était pas du tout là son affaire.
Depuis, relisant Montesquieu,—je le relis toujours,—je vis que ce qui, en somme, n'avait guère été chez moi qu'une boutade, répondant, il est vrai, à une pensée déjà à l'état adulte, mais enfin une boutade, était tout au long dans Montesquieu[Pg 94] et très sérieusement médité et très sérieusement exprimé:
«Il y a cette différence entre le divorce et la répudiation que le divorce se fait par un consentement mutuel à l'occasion d'une incompatibilité mutuelle; au lieu que la répudiation se fait par la volonté et pour l'avantage d'une des deux parties, indépendamment de la volonté et de l'avantage de l'autre. Il est quelquefois si nécessaire aux femmes de répudier, et il leur est toujours si fâcheux de le faire que la loi est dure qui donne ce droit aux hommes sans le donner aux femmes. Un mari a mille moyens de remettre ses femmes dans le devoir, et il semble que, dans ses mains, la répudiation ne soit qu'un nouvel abus de sa puissance. Mais une femme qui répudie n'exerce qu'un triste remède. C'est toujours un grand malheur pour elle d'être contrainte d'aller chercher un second mari, lorsqu'elle a perdu la plupart de ses agréments chez un autre. C'est un des avantages des charmes de la jeunesse chez les femmes que, dans un âge avancé, un mari se porte à la bienveillance par le souvenir de ses plaisirs. C'est donc une règle générale que dans tous les pays où la loi accorde aux hommes la faculté de répudier, elle doit aussi l'accorder aux femmes. Il y a plus: dans les climats où les femmes vivent sous un esclavage domestique, il semble que la loi doive permettre aux femmes la répudiation, et aux maris seulement le divorce.»
Ceci, voyez-vous, c'est ce qu'on a dit du droit romain, et c'est ce qu'on pourrait dire de tout l'Esprit des lois, à bien peu près; c'est «la raison écrite». A la vérité, nous ne vivons pas absolument dans un pays «où les femmes vivent sous un esclavage domestique»; cependant par beaucoup de faits et en particulier par ce fait, à mon avis monstrueux, que les femmes ne font aucunement[Pg 95] la loi et que les hommes la font, les femmes vivent, dans notre pays, en un état d'infériorité sociale qui, s'il n'est pas l'esclavage, du moins y ressemble. Pour cela seul, en fait de divorce, elles doivent avoir plus de droits que l'homme et Montesquieu a raison: l'homme doit avoir droit au divorce pour causes déterminées; la femme doit avoir droit à la répudiation pure et simple.
Qu'un homme dise: «Je renvoie cette femme.—Y consent-elle?—Non.—Pourquoi la renvoyez-vous?—Parce que cela me fait plaisir», c'est la sauvagerie pure et simple; c'est même la bestialité.
Qu'une femme dise: «Je quitte cet homme.—Y consent-il?—Non.—Pourquoi le quittez-vous?—Parce que je veux le quitter», ce n'est plus monstrueux du tout. La femme a trop d'intérêt à ne pas quitter le premier époux, pour que, si elle le quitte, ce ne soit pas parce qu'elle ne peut pas, absolument pas vivre avec lui, parce qu'elle lui préfère la mort. On n'a pas à lui demander ses raisons, tant il est évident qu'elles sont excellentes. J'entends toujours qu'il s'agit non d'un caprice, mais d'une volonté constante, exprimée au juge par exemple trois fois en deux ans.
Non, cette femme-là, vous n'avez pas à lui demander[Pg 96] ses raisons. Elles sont les meilleures du monde.
Quant au monsieur qui laisse une femme parce qu'il en a assez, c'est un anthropoïde de l'âge des cavernes. On a le droit de lui demander un peu ses raisons et, si elles ne sont pas bonnes, de le forcer à garder sa femme ou de le forcer à verser en ses mains la moitié de ce qu'il a ou de ce qu'il gagne.—En un mot, on doit lui accorder le droit de divorce pour causes déterminées; le droit de répudiation, jamais.
MM. Paul et Victor Margueritte ont prévu l'objection et, dans leur pétition à la Chambre des députés, ils écrivent: «Objectera-t-on qu'avec le divorce par la volonté persistante d'un seul, le plus faible, la femme, sera sacrifiée? Mais la plupart des divorces sont réclamés par les femmes! Et nous ne sommes ici que les interprètes du Congrès international de la condition et des droits de la femme qui, en 1900, émettait ce vœu: que le divorce demandé par un seul soit autorisé au bout de trois ans, quand la volonté de divorcer aura été exprimée trois fois à une année d'intervalle.»
Cette «réfutation de l'objection» contient un sophisme et une erreur.
Un sophisme: «la plupart des divorces sont réclamés par les femmes». Sans doute! Ce sont des femmes malheureuses qui demandent à répudier leurs maris. Eh bien! c'est précisément ce que je veux qu'on leur accorde. Mais en conclure que les femmes aiment le divorce en général et aiment en général à être répudiées par leurs maris, et en conclure que le droit de répudiation doit être accordé aux hommes; c'est une conséquence qui ressortit au genre burlesque.
Une erreur: les femmes du Congrès de je ne sais quoi, en 1900, ont réclamé la loi que proposent MM. Paul et Victor Margueritte. Qu'est-ce que cela prouve? Elles ont songé à elles. Les femmes, assez généralement, songent à elles. Elles ont songé aux femmes et ont désiré que la femme pût répudier, ce que je considère comme assez raisonnable. Elles n'ont pas songé—soyez-en sûr—à donner à l'homme cet avantage monstrueux de pouvoir, selon son bon plaisir, jeter à la rue la femme «qui a perdu auprès de lui la plupart de ses agréments», comme dit Montesquieu avec pudeur et élégance. L'erreur de MM. Paul et Victor Margueritte a été de croire que des femmes assemblées pouvaient songer un instant à accorder aux hommes un avantage sur elles. Allez, chers Messieurs, ces dames de 1900 n'ont songé qu'aux femmes. Je reconnais que[Pg 98] leur texte est une étourderie. Mais il arrive même aux femmes d'être inadvertantes.
La vérité, vous le savez bien, c'est que la majorité des femmes a toujours été, dès le principe, très défavorable au divorce. Moi, qui ne suis qu'un animal logique, en ma qualité de barbu, j'en étais littéralement stupéfait: «Mais, disais-je, mes chères amies, ce n'est qu'en faveur des femmes, c'est en faveur des toutes seules femmes, cette campagne pour le divorce. L'homme n'y gagnera rien, l'homme à qui l'on refuse le divorce ayant toutes sortes de moyens de se consoler, et, en séparation de corps, étant libre comme l'oxygène. La femme y gagnera tout, qui, en séparation de corps, est encore assujettie et ne peut contracter qu'une union libre très gênée et un peu honteuse et qui en divorce pourra fonder une nouvelle famille à la face du ciel bleu.»
Elles hochaient la tête; elles ne discutaient pas; mais elles répugnaient; elles avaient de la méfiance.
Elles avaient parfaitement raison. Elles raisonnaient moins bien que moi, mais avec leur esprit de finesse, elles subodoraient bien plus juste. Elles se disaient vaguement: «Ceci n'est qu'un commencement. Il semble nous être favorable; oui, peut-être. Mais il est impossible que des hommes[Pg 99] fassent quelque chose en faveur exclusivement de la femme ou presque exclusivement de la femme. C'est «la chose impossible». Ils doivent avoir une arrière-pensée ou une pensée de derrière la tête, pour ainsi parler. C'est un commencement. Ils iront du divorce pour causes déterminées, peut-être favorable à la femme, au divorce par consentement mutuel, et du divorce par consentement mutuel à la répudiation pure et simple, ce qui est leur secret désir, leur désir éternel et leur idéal. Depuis que le monde est monde, l'homme a désiré prendre une femme, la garder six mois et la jeter hors de la caverne. Cet idéal caverneux, il l'a encore, et il l'aura toujours. Le divorce actuel (1876) n'est que l'acheminement vers l'idéal caverneux et primitif. Défions-nous! Ce bloc enfariné ne me dit rien qui vaille.»
Elles voyaient juste. Sur leurs intérêts elles se trompent peu. Le projet actuel est un pas de plus du côté de la barbarie, vers quoi c'est mon avis que nous allons tous les jours d'un pas assez allègre et accéléré.
MM. Paul et Victor Margueritte ont fait un roman dans le même sens (sauf un rien) que leur pétition: les Deux Vies. Mais les malins se sont bien gardés de nous montrer un homme voulant répudier sa femme. Le monsieur aurait peut-être été insuffisamment[Pg 100] sympathique. Ils ont bien pris le soin de nous offrir une femme voulant répudier son mari et, de par les lacunes de la loi, ne pouvant y réussir. Eh bien! qu'ils fassent un projet de loi dans le même sens que leur roman. Il se pourrait que je le soutinsse.—Et je les défie de faire un roman dans le sens de leur projet de loi.
C'est un excellent livre de renseignements que celui que M. Paul Bastien vient de publier sous ce titre: les Carrières de la jeune fille. Il démontre que la jeune fille française (car il se borne à cet objet, qui est déjà considérable) n'a vraiment pas beaucoup de carrières ouvertes devant elle, ni de très larges, et que le vieux mot bien connu: «Vois-tu, ma fille, la véritable carrière de la femme, c'est le mariage», est encore le plus véritable.
Seulement les jeunes filles peuvent répondre:
«C'est bien dit, qui le peut. Les maris sont fort chers et n'en a pas qui veut. Qu'on nous épouse et nous ferons très bien notre carrière du mariage. Mais ce qui nous empêche d'être femmes mariées, c'est qu'on ne nous épouse pas.»
Pour celles donc qui, soit par choix, soit par choix forcé, se proposent de gagner elles-mêmes leur vie, qu'est-ce qui s'offre? En vérité, très peu[Pg 102] de chose, répond M. Paul Bastien. Ce n'est point du tout la législation qu'il en faut accuser. La législation, petit à petit, de concession arrachée en concession arrachée, est devenue en France très libérale à l'égard des professions permises aux femmes. En vérité, sauf le sacerdoce, l'armée et la magistrature, je n'en vois plus qui soient interdites aux êtres humains sans moustaches. Les femmes peuvent être médecins, avocats, professeurs, postiers, télégraphistes, téléphonistes, caissières, teneuses de livres, pharmaciennes. Non, je ne vois pas, sauf les trois que j'ai dites, de professions qui leur soient interdites.
Elles peuvent même être chefs de gare. Il y a quelques mois, la nouvelle s'étant répandue qu'il y avait une dame de Russie qui était chef de gare, on s'écria: «Toujours en retard! (Il s'agissait, non des trains; mais de la France relativement aux autres peuples.) Toujours en arrière! La Russie est en avance sur la France. C'est du Nord aujourd'hui que nous vient la lumière. Ce n'est pas en France qu'il y a des femmes chefs de gare.» La rectification fut faite aussitôt, venant de bon lieu, de source officielle. Il y avait, en France, des femmes chefs de gare, non pas, sans doute, non pas encore, chefs de gares importantes, non, chefs, seulement, de petites gares, chefs de stations,[Pg 103] simples stationnaires; la France est toujours un peu stationnaire; mais enfin chefs de gare cependant et pouvant s'élever jusqu'à l'administration d'une gare volumineuse.
En vérité, oui, on peut presque dire qu'en France toutes les carrières sont ouvertes aux femmes; en vérité, non, on ne peut pas dire que ce soit la faute de la législation si le chemin est rude encore aux femmes non mariées. La très distinguée et très intelligente ancienne directrice de la Fronde l'a très bien reconnu en enterrant son journal. Elle a dit en substance: «Après tout, notre œuvre non politique est achevée. Nous avons forcé les portes de toutes les carrières. Ce qui resterait, ce serait une œuvre politique, ce serait à obtenir pour les femmes des droits politiques, droit d'électorat, droit d'éligibilité; mais c'est précisément cette œuvre que nous ne voulons pas faire pour le moment; ce sont précisément des droits que nous ne voulons pas qui soient accordés aux femmes pour le moment; et par conséquent nous n'avons plus rien à faire.»
Elle avait raison, du moins pour ce qui est de l'œuvre non politique considérée comme achevée. Car, s'il ne reste comme professions à conquérir pour les femmes que le sacerdoce, l'armée et la magistrature, on conviendra que nous sommes au bout[Pg 104] du rouleau, le sacerdoce ne regardant pas l'État, et l'Église étant peu disposée, je crois, à y admettre nos aimables sœurs; le métier des armes étant décidément peu à leur portée, de leur avis même, malgré quelques brillantes exceptions historiques; et la magistrature...
Mon Dieu, je serais assez partisan de la magistrature pour les femmes. D'abord, c'est une profession assise et on y porte la robe. Ce sont des raisons. Ensuite, je suis très persuadé que les femmes y auraient la qualité qui y manque, à ce qu'on dit, le plus, c'est à savoir l'indépendance. On ne ferait pas faire à une dame tout ce qu'on voudrait sous la toge noire ou rouge et je suis sûr qu'elles auraient la tête près du mortier. Elles ne songeraient qu'à rendre des arrêts et non des services.
On y viendra, et voyez, on sera bien comme forcé d'y venir. Vous savez bien que quand il manque un magistrat au tribunal, le président prie un avocat présent de prendre place à côté de lui et de juger. Un jour, récemment, il ne se trouva qu'un avocat présent; on le pria de monter de la barre à l'estrade. Et qui fut-ce? Ce fut le célèbre avocat à la pipe. Il tint l'audience aussi bien qu'un autre. Supposez qu'au lieu de l'avocat à la pipe, il ne se fût trouvé que le seul avocat-femme que nous possédions à Paris, ou du moins qui fréquente le Palais. Il[Pg 105] aurait bien fallu le choisir, et il aurait jugé, nonobstant son sexe et son peu d'habitude de fumer la pipe.
C'est si vrai que, quand il s'agit d'admettre les femmes à la profession d'avocat, c'est précisément l'argument que les opposants firent servir et mirent en avant comme invincible. Ils dirent: «Concéder aux femmes la faculté de plaider, c'est leur concéder la faculté de juger, puisque, en tant qu'avocats, elles pourront être appelées, le cas échéant, à monter au tribunal.» Donc, maintenant qu'elles sont très légalement avocats, elles peuvent être, très légalement, appelées, tel jour, à monter au tribunal. Donc, la porte de la magistrature leur est entr'ouverte et donc elle leur sera un jour ouverte entièrement, ce dont je ne me plaindrai pas et où je ne verrai aucun inconvénient.
Ainsi, voilà qui est entendu; il ne faut nullement incriminer la législation si les carrières autrefois viriles ne sont pas ouvertes aux femmes. Elle est en dehors de toute accusation sérieuse. Mais c'est l'état des mœurs générales qu'il faut accuser et surtout qu'il faut sérieusement essayer de réformer; et c'est sur quoi M. Paul Bastien, en son livre, attire très fortement notre attention. Toutes les carrières sont ouvertes aux[Pg 106] femmes; seulement elles leur sont toutes bien défavorables et bien ingrates.
Parlerons-nous de la médecine et du barreau, pour commencer? Les plaideurs sont si peu disposés à confier leurs affaires à plaider aux femmes, qu'il n'y a en France que deux femmes avocats qui plaident, l'une à Paris, l'autre à Toulouse. Les mœurs «n'y sont pas». Les mœurs, comme il arrive très souvent, ne sont pas d'accord avec la loi, et, de ce seul fait qu'elles ne sont pas d'accord avec elle, la suppriment net. Voilà une profession féminine qui est comme rayée.
Médecine? Cela va un peu mieux, mais en vérité la différence est insensible. La France a l'honneur de compter 13.000 médecins, en chiffres ronds; sur ces 13.000 médecins il y a 83 doctoresses, pas une de plus. Toutes, à la vérité, exercent, plus ou moins. Mais 83 sur 13.000, cela équivaut à zéro.
Pharmacie? Trois pharmaciennes seulement, trois, une à Paris, deux à Montpellier. Ce chiffre, pour nous y arrêter maintenant, est tout à fait extraordinaire. Ici il ne faut pas, je crois, accuser l'état des mœurs. Il est trop évident que les[Pg 107] mœurs ne répugnent nullement à aller chercher des remèdes chez une pharmacienne. Il y a une preuve; c'est que l'herboristerie est une espèce de pharmacie de second ordre et que les herboristeries sont presque toujours gérées par des femmes. Non, ici, c'est aux inclinations et tendances des femmes elles-mêmes qu'il faut s'en prendre. Les femmes n'ont, ou ne manifestent jusqu'à présent aucun goût pour le métier de pharmacien. Les étudiantes en pharmacie sont très peu nombreuses. Elles le sont si peu que moi—il faut confesser ses erreurs et ses manques d'information—je croyais récemment encore que la profession de pharmacien n'avait pas été libérée et qu'on avait oublié d'en accorder l'accès aux femmes. Sur quoi un pharmacien m'écrivit: 1º que la profession de pharmacien était parfaitement permise aux femmes et que, de fait, il y avait des étudiantes en pharmacie, encore qu'il y en eût peu; 2º que j'avais bien tort de pousser les femmes de ce côté-là; car il n'y a pas de profession plus épouvantablement écrasante que celle de pharmacien, et le métier de mineur, de marin ou de fort de la halle n'est qu'une bague au doigt ou une plume dans la main en comparaison du métier meurtrier d'apothicaire. Ce monsieur, qui ne me paraît pas avoir tâté de plusieurs métiers et qui ne me semble pas avoir étudié la question[Pg 108] par comparaisons successives, ne m'a pas entièrement convaincu.
Mais, digression à part, le fait est là: la pharmacie est une profession ouverte aux femmes et où elles n'entrent pas.
Il y a les postes, les télégraphes, les téléphones, les guichets de chemins de fer, les bureaux de poste. Tout cela, certes, est quelque chose et fait vivre un nombre très considérable de braves filles ou femmes, très intelligentes et très dévouées; mais il faut bien reconnaître que les traitements sont bien calculés; ils sont calculés de manière à permettre tout juste de ne pas mourir exactement de faim. Cela est triste, et, quelquefois, jusqu'à en être douloureux. «Tout ce petit monde, dit à ce propos Mme Arvède Barine, est mal payé, et usé de bonne heure», ce qui est affreux à penser. «Elles gagneraient beaucoup plus à tenir leur ménage et à élever des enfants et elles seraient beaucoup plus heureuses. Seulement c'est le mari qui manque.»
Reste l'enseignement, la grande carrière et la carrière brillante de la femme—la littérature mise à part. Eh bien, l'enseignement n'est pas trop mal rétribué. On peut atteindre 4.000, même, paraît-il, 4.500 comme professeur agrégé dans les lycées de filles. Comme directrice (mais ceci est le bâton de[Pg 109] maréchal) on peut aller jusqu'à 6.000 avec des avantages accessoires qui font monter cette somme à l'équivalent de 7.500 ou 8.000. Enfin l'enseignement d'État est une véritable carrière pour les femmes.
Mais, d'abord pour un nombre, respectable, il faut en convenir, de places à 4.000 francs, il y a un nombre beaucoup plus considérable de postes à 1.800 francs, ce qui nous ramène aux conditions des postières et des télégraphistes: vivre tout juste de façon à ne pas tout à fait mourir.
Et puis, et c'est là le grand point, la carrière est encombrée. Je dis la carrière même de professeur d'État, de professeur officiel. Pour le métier d'institutrice, n'en parlons même pas. Voilà vingt ans que je combats cette espèce de fureur qu'a la bourgeoisie française (qu'elle avait surtout) de pousser les petites filles du côté du brevet. Dans un pays où toutes les filles sont institutrices, il est évident qu'il vaudrait mieux, infiniment mieux, se faire modiste. L'engouement de la petite bourgeoise française pour le diplôme d'institutrice est tout à fait analogue à celui du peuple pour le métier de couturière. La France est un pays où toutes les petites filles de la bourgeoisie sont institutrices et où toutes les petites filles du peuple sont couturières. Il en résulte que les deux tiers[Pg 110] des couturières et les neuf dixièmes des institutrices meurent d'inanition.
Mais si les institutrices ne trouvent pas à se placer, les professeurs mêmes, les femmes professeurs, élèves de Sèvres ou de Fontenay, commencent à marquer le pas; et c'est un terrible pas. On ne fait plus d'agrégées, parce que toutes les places qu'on aurait à leur donner sont prises. L'enseignement lui-même n'est déjà plus une carrière pour les femmes.
Je m'arrêterai peu à une observation que fait Mme Arvède Barine à ce sujet. Il y a, d'après elle, défiance et mauvais vouloir de la bourgeoisie française à l'égard des professeurs de lycées de filles. Une de ces jeunes filles lui a dit: «Il ne faut pas se faire d'illusions. Nous sommes des déclassés.»
Exagération. Je n'ai jamais remarqué cela. Les lycées de jeunes filles sont, selon les pays, très fréquentés, ou assez fréquentés, et les professeurs de ces lycées sont très correctement considérés. Le petit monde réactionnaire ne les aime pas et il ne faudrait pas qu'elles s'en étonnassent. Les lycées de jeunes filles ont été créés contre ce monde-là et pour soustraire un certain nombre de jeunes filles à son influence. Il faut voir les choses comme elles sont et ne pas, naïvement, s'en ébahir. Mais il n'y[Pg 111] a pas—et cela doit suffire—il n'y a pas de préjugé général contre les professeurs de lycées de filles, non pas plus que contre les professeurs de lycées de garçons. La bourgeoisie française les considère, soit d'un œil favorable, soit d'un œil nonchalant, mais sans animosité. Il faut savoir se contenter de cela. La devise du sage a toujours été: «Oh! pourvu qu'on me laisse tranquille!» Or il est incontestable qu'on les laisse tranquilles.—Mais que ce soit une très belle carrière, pour les raisons et à considérer les chiffres que j'ai énumérés plus haut, non, ce n'est pas une très belle carrière.
Ainsi donc, malgré le libéralisme actuel de notre législation, la situation des jeunes filles qui ont à se créer une carrière est vraiment pénible encore. Il faut, pour la rendre meilleure, en appeler à l'administration un peu;—aux mœurs, beaucoup, et vivement les exhorter à vouloir bien se modifier sensiblement;—aux jeunes femmes elles-mêmes enfin et leur conseiller de considérer plus attentivement leurs intérêts.
L'administration devrait ouvrir plus largement aux femmes ses portes augustes. Elle admet des postières, des télégraphistes, des téléphonistes.[Pg 112] Fort bien; mais elle devrait peupler ses bureaux de bureaucrates féminins. Les femmes sont d'excellents bureaucrates, un peu lents, mais ponctuels, dociles, exacts et minutieux. Elles remplaceraient très avantageusement ces employés de ministère, de municipalités, de préfecture et sous-préfecture, etc., qui, robustes et vigoureux, font véritablement un métier de femme et qui seraient infiniment mieux, ne fût-ce que pour leur santé, à courir les pays comme conducteurs de travaux ou comme commis voyageurs. Les bureaux aux femmes, une des solutions du féminisme est là, et aussi une des améliorations à apporter aux services publics; car la nature reprenant ses droits, le bureaucrate mâle n'a jamais qu'une idée, celle de déserter le bureau, et il a toujours des inquiétudes dans les jambes, tandis que la femme est naturellement plus patiente et plus sédentaire.
D'autre part, il faut faire appel aux mœurs, au public, qui a encore beaucoup trop de préjugés à l'égard des femmes faisant un métier, j'entends faisant un métier nouveau. Qu'il songe peu à confier une cause à plaider à une femme, à la rigueur je le conçois; mais qu'il hésite à appeler une femme médecin auprès d'une femme malade, ou d'un enfant malade, c'est où je ne le comprends plus guère et même plus du tout; qu'il ne comprenne pas que[Pg 113] le véritable médecin d'enfants, le médecin d'enfants idéal, est une femme qui aura fait de bonnes études médicales, c'est ce que je ne puis me mettre dans l'esprit.—Je n'aime ni la femme avocat ni la femme avoué, et il me semble que la discussion âpre et la procédure habile ne sont guère choses féminines; mais je vois une femme notaire parfaitement bien, avec son goût de l'ordre, du classement méthodique, de la ponctualité... Or croyez-vous qu'une femme notaire eût un seul client? Je gagerais que non. Eh bien, c'est la mentalité française qu'il faut changer à cet égard; ce sont les mœurs, c'est-à-dire les habitudes enracinées qu'il faut, par des raisonnements incessants et par des discussions précises, et par des démonstrations topiques, détourner d'elles-mêmes, diriger dans un autre sens, dans un sens meilleur. Cela se fait peu à peu. On finit par y arriver. On est étonné d'abord du temps qu'il faut pour cela et ensuite, brusquement, du peu de temps, en somme, qu'il y a fallu.
Et enfin il faut que les femmes elles-mêmes soient avisées et ingénieuses dans leur conquête de la place à laquelle elles ont droit. Il faut qu'elles aillent d'abord du côté où les chemins sont plus faciles et du côté où les appellent leurs véritables [Pg 114]aptitudes. M. Bastien, et après lui Mme Barine, leur parlent de la profession de pharmacien, à laquelle moi-même je les pousse, malgré les observations de mon correspondant, de tout mon pouvoir; du très joli et charmant métier d'horticulteur, auquel elles ne semblent pas songer et qui est admirablement fait pour elles; du métier d'architecte, surtout d'architecte décorateur, qu'elles exercent avec succès aux États-Unis et auquel leur goût inné des élégances les prédestine très précisément; surtout du commerce et de l'industrie, où elles sont déjà, ce qui est un grand point, et où elles n'auraient qu'à étendre de très belles conquêtes déjà faites.
Toutes ces indications, toutes ces orientations, sont excellentes. Je les préconise à nouveau pour donner un coup de marteau de plus sur le clou. Les femmes sont aptes à très peu près à toutes choses; mais parmi toutes les choses auxquelles elles sont propres, il faut qu'elles visent celles auxquelles elles sont accommodées davantage; qu'elles laissent de côté, d'une part les métiers encombrés par elles, d'autre part ceux vers lesquels les pousse surtout un peu de vanité et de gloriole; et qu'elles s'établissent vigoureusement dans les domaines qui sont les leurs et qu'elles se sont en quelque sorte laissé ravir par l'avidité du sexe adverse et la timidité de celui auquel elles appartiennent.
Si j'avais seulement trente ans de moins, je me sentirais infiniment flatté par la création de cette nouvelle ligue. Même à mon âge, je suis flatté encore. Je suis flatté solidairement. Cela ne me regarde plus, mais cela regarde le sexe auquel j'appartiens encore officiellement.
Cette ligue qui vient de se fonder à Londres est tout simplement, comme l'indique très bien son titre, une «Société pour développer chez les femmes l'indifférence à l'égard des hommes».
Ai-je bien dit que c'était flatteur? Les charmes des hommes sont si puissants, la fascination qu'ils exercent est si forte, le prestige qui émane d'eux est si dominateur, que les femmes indifférentes à l'égard des hommes,—remarquez ceci,—les femmes indifférentes à l'égard des hommes, sentent le besoin de fortifier leur indifférence, par l'association, de se confirmer et renforcer dans leur indifférence, de[Pg 116] se serrer les coudes, de se prendre les mains, de presser en faisceau et de se former en carré pour résister au prestige, pour faire face à la fascination et pour être bien sûres de leur indifférence.
Que serait-ce si elles n'étaient pas indifférentes? Quel effort leur faudrait-il? Quelle organisation militaire, impérieuse et despotique leur serait nécessaire et probablement insuffisante? En vérité, voilà qui est pour chatouiller l'orgueilleuse faiblesse du sexe barbu; c'est à cette fois qu'il doit se sentir le sexe fort.
Jusqu'à présent on croyait, nous croyions,—ce qui tendrait, contre toutes les apparences, à prouver que nous sommes modestes,—on croyait, nous croyions qu'il y avait des femmes parfaitement indifférentes à l'attrait du genre masculin. Nous pouvons commencer à croire qu'il n'en est rien et nous avons ici, sous les yeux, comme une confession, comme un aveu, involontaire, peut-être, mais d'autant plus significatif, de la faiblesse féminine.
«Vous êtes une indifférente, Madame?
—Oui, Monsieur, je suis une indifférente, je suis parfaitement indifférente.
—Fort bien, Madame, tous mes respects; peut-être même tous mes compliments. J'ai l'honneur...
—Je suis même tellement indifférente que...
—Que?
—Que je m'associe avec d'autres indifférentes pour être encore plus fermement indifférente.
—Ah! pardon! pardon! Si vous sentez le besoin d'associer votre force d'indifférence à d'autres forces d'indifférence, c'est que vous n'en êtes pas tout à fait sûre. Et par conséquent cette force est une faiblesse ou tout au moins cette force est une force qui sent beaucoup de faiblesse en elle-même. Chrysale, quand il prend la résolution d'être homme à la barbe des gens et de résister à la toute-puissance de Philaminte, au moment même qu'il relève la tête avec un beau geste de défi, jette toutes les mains dont il dispose de tous côtés autour de lui en s'écriant: «La voilà! Soutenez-moi bien tous!» De même, vous, Madame, vous êtes certainement tout à fait indifférente à l'égard des hommes; mais vous criez à toutes celles qui, sur la terre, vous paraissent être dans les mêmes sentiments: «Soutenez-moi bien toutes! Serrez-moi les mains. Tenons ferme. Sans cela, je ne répondrais pas tout à fait de moi.»
Rien au monde ne peut flatter davantage les hommes. Vous savez, chères Mesdames, les hommes n'avaient, diable, pas besoin de cette excitation à la fatuité.
Toujours est-il que cette ligue existe et que les statuts qu'elle s'est donnés, qui sont très sévères, sont autant d'aveux un peu naïfs de cette faiblesse féminine que je signale et beaucoup moins des proclamations d'indifférence que des signes de terreur à l'endroit du sexe, à ce qu'il paraît, fascinateur.
«Article Ier.—Tous les membres de la Société pour développer chez les femmes l'indifférence à l'égard des hommes, doivent avoir atteint l'âge de dix-sept ans, porter des jupes longues et arranger leurs cheveux avec grâce.»
Jusque-là rien de mieux. Les «indifférentes» veulent montrer qu'elles ne renoncent nullement à leur sexe, à ses grâces et à ses agréments et qu'il n'est nullement nécessaire, et que même il serait malséant, parce qu'on est indifférente, d'être hirsute. Voilà qui est de très bon sens et même d'intelligente et délicate dignité. Je ne suis que charmé de ce petit morceau.
«Art. 2.—Elles doivent être complètement à l'épreuve contre les charmes des hommes, mépriser l'amour et abhorrer le mariage.»
Ah! j'aime moins ceci. Les termes sont violents et par conséquent sentent la faiblesse. N'oubliez[Pg 119] donc pas, Mesdames, que vous êtes des «indifférentes». L'indifférence est froide, calme et tranquille. Elle n'est pas véhémente. Si elle est véhémente, elle n'est plus de l'indifférence. Avez-vous si peu de psychologie que vous ne sachiez point qu'il y a beaucoup moins de distance entre l'amour et la haine qu'entre l'amour et l'indifférence? Avez-vous oublié le mot de Théodora à celui qu'elle aime (dont j'oublie le nom), dans la pièce de M. Sardou: «Tu m'insultes! Tu m'aimes encore!» Vous nous insultez, Mesdames, dans votre article 2. Mépris, abhorration. Vous nous insultez. Vous nous aimez donc encore. Prenez garde! Non, ce n'est pas le langage de l'indifférence. Vous ne semblez pas savoir combien vous êtes aimables de nous haïr. Flatteuses!
«Art. 3.—Elles doivent faire de la propagande auprès des femmes faibles qui sont tentées de tomber dans le précipice du mariage et les en détourner.»
Hum! sans doute, c'est l'esprit même de la ligue et son office propre. Une ligue est faite avant tout pour recruter des adhérents. Il n'y a rien à dire à cela. Cependant examinez-vous bien et examinez votre article 3, examinez-vous vous-mêmes dans le[Pg 120] miroir de votre article 3. Savez-vous bien ce qu'au fond il veut bien dire? Il veut dire que vous n'êtes pas sûres de vous, que vous avez bien quelque défiance de vous-mêmes. Vous cherchez des adhérentes, c'est-à-dire des soutiens et des appuis, comme Chrysale: «Soutenez-moi bien tous. Soyez beaucoup à me soutenir; je sens et j'avoue par mon article 3 que j'en ai besoin.»
Mais certainement! Des indifférentes, de vraies indifférentes, de solides, tranquilles et assurées indifférentes, des indifférentes qui ne seraient pas inquiètes diraient: «Nous sommes des indifférentes. Entre indifférentes nous nous réunissons, comme il est naturel entre gens qui ont les mêmes goûts. Qui se ressemble s'assemble. Et puis, c'est tout. Qui pensera comme nous viendra à nous. De la propagande, non. La propagande est de l'hostilité et non plus de l'indifférence. Et de plus elle montrerait que nous sentons le besoin d'être soutenues par le nombre. Cet aveu d'un besoin de recrutement serait un aveu d'inquiétude sur notre solidité; et cet aveu d'inquiétude sur notre solidité serait un aveu de faiblesse.»—Voilà qui serait le langage d'indifférentes et non pas d'inquiètes. L'article 3 sent la poudre; il sent aussi, et par cela même, la crainte de faillir, la crainte de la faiblesse, et la crainte de la[Pg 121] faiblesse est une faiblesse qui commence. «Quand on sent la peur du mal, on éprouve déjà le mal de la peur.» Oh! Mesdames, qu'il y a de charmantes terreurs, comme dirait Boileau, dans votre article 3.
«Art. 4.—Elles doivent gagner elles-mêmes leur vie, de manière à être indépendantes.»
Ici, Mesdames, je n'ai qu'à vous approuver pleinement, comme pour votre article premier. J'ai plaisir à tous vos articles du reste, puisque les uns flattent ma vanité d'homme et que les autres satisfont mon bon sens. On dirait que vous avez dressé vos statuts pour mes plaisirs. Les uns contentent mes passions et les autres mon entendement. J'ai rarement été plus d'accord avec des dames antimasculines. C'est une chose singulière comme, quelquefois, on est agréable aux gens après avoir fait plutôt le ferme propos de leur déplaire. On a dit de certaines personnes d'humeur constamment mauvaise: «Elles sont aux petits soins pour déplaire.» Vous, vous êtes aux petits soins pour déplaire et vous plaisez toujours. C'est que vous êtes femmes. La femme a tellement la vocation de plaire qu'elle fait encore son office, même quand elle a donné sa démission.
J'approuve donc pleinement votre article 4. Oui, il est de la dignité d'une femme de gagner sa vie ou de pouvoir la gagner. (Vous l'entendez ainsi, n'est-ce pas?) Il n'est pas nécessaire qu'elle travaille si elle peut s'en passer. Mais il est nécessaire qu'elle ait en main un métier dont elle puisse vivre. Il est parfaitement exact que pour la femme le «sans profession» est une servitude. Si la jeune fille, malgré la protection spéciale que la loi lui accorde, malgré sa majorité, c'est-à-dire sa libération, placée par la loi à un âge moins avancé pour elle que pour le jeune homme, n'est pas moins forcée, très souvent, de faire un mariage dont elle ne veut pas et dont ses parents veulent, c'est parce qu'elle n'a pas un métier en mains, qui lui permette de dire à ses parents: «Je n'ai pas besoin de vous.»—A cet égard, la petite bourgeoise française, anglaise, allemande, est une petite esclave, comparativement à sa sœur l'ouvrière. Elle n'est pas une personne. Elle est une petite fille, destinée à être femme et mère et toujours mineure. La libération,—comme aussi la sécurité,—mais la libération, la maîtrise de soi, la possession de soi, la dignité, consistent dans le gagne-pain acquis et assuré. La femme indépendante doit gagner sa vie ou pouvoir la gagner. C'est votre article 4. Il est parfait. Toutes mes félicitations.
J'aime un peu moins deux autres articles, qui, ce me semble, ne vont pas sans quelque contradiction entre eux. Vous dites plus loin, en vos statuts, d'une part: «L'amitié pour l'autre sexe est tolérée, à la condition qu'il ne s'y mêle pas l'ombre d'un autre sentiment»; et d'autre part: «Chaque infraction aux statuts est punie d'une amende d'au moins cinq livres.»
Voyons, voyons! Il faudrait s'entendre, si s'entendre se peut. Je ne vois guère la conciliation entre ces deux règles. Il est permis à vos adhérentes d'avoir de l'amitié pour un gentleman; une adhérente à la ligue de l'indifférence peut être l'amie d'un gentleman. C'est admis, n'est-ce pas? A quelle «infraction» peut donc s'appliquer la pénalité de cinq livres d'amende? Uniquement au mariage ou à l'union libre, uniquement aux rapports de femme à homme qui ne seront pas de l'amitié. C'est l'évidence même. Mais par Parthénos, celle de vos adhérentes qui aurait donné dans le mariage ou dans l'union libre, par ce seul fait elle aurait complètement, absolument cessé de faire partie de votre ligue. Par Aphrodite, quelle indifférente!—La pénalité ne s'applique donc pas à une adhérente qui se sera mariée ou qui se sera[Pg 124] unie librement. Elle ne s'applique pas non plus à une adhérente qui aura eu une amitié sérieuse et respectable pour un gentleman, puisque cela, vous l'admettez. Alors à quoi diantre s'applique-t-elle?
J'entends ou je crois entendre, ou je suppose. Elle s'applique, la pénalité, aux choses, toutes de nuances aussi indiscernables que celle du cou de la colombe qui sont entre l'amitié et le mariage, ou entre l'amitié et l'union libre, qui vont de l'amitié à l'amour, qui s'échelonnent de l'amitié à la passion. Ce doit être cela.
Oui; mais dès lors nous voilà pleinement dans la casuistique des cours d'amour. L'amitié pure et simple d'une part étant écartée, le mariage et l'union libre d'autre part étant écartés, où commence, dans l'intervalle, la galanterie proscrite, la courtoisie tendre défendue, le flirt interdit, l'amitié amoureuse condamnable et condamnée et passible d'une amende de 125 francs? Rien au monde de plus difficile à déterminer. J'ai peur que vous n'y épuisiez vos ressources de psychologie et de casuistique et de métaphysique amoureuse.
Savez-vous ce qu'il vous faudra dresser à nouveau? Tout simplement la Carte de Tendre. Oui, pour combattre l'amour, il vous faudra dresser à nouveau la carte que les Précieuses avaient dessinée pour tout autre chose, je crois, que pour[Pg 125] le combattre. Vous aurez dans vos archives forcément, pour la pouvoir consulter à chacun de vos jugements, une carte de Tendre infiniment détaillée, circonstanciée, précise et technique, une carte d'état-major du pays de Tendre.
Car il s'agira de ne pas se tromper. Il y aura Tendre-sur-estime, qui évidemment sera permis; il y aura Tendre-sur-inclination, qui sera peut-être toléré; il y aura Tendre-sur-conformité-de-goûts, qui sera peut-être admis encore; et, par exemple, il me semble que vous ne sauriez condamner une ligueuse qui, «abhorrant le mariage», se plaira dans la conversation d'un gentleman qui aura le mariage en horreur; et pourtant, songez-y, c'est déjà une manière d'être trop d'accord.
Mais si nous arrivons à Tendre-sur-coquetterie, à Tendre-sur-mélancolie et à Tendre-sur-langueur, il est clair que l'amende s'impose.
Mais encore avisez les villages, très célèbres, probablement à cause des batailles qui y ont été données, de Complaisance, de Billets doux et de Petits soins. Que dites-vous de Complaisance? Encourt-elle l'amende, celle qui s'y est arrêtée? Vous me direz: «Cela dépend de la longueur du séjour.» Ah! sans doute! mais c'est terriblement difficile à définir et délimiter.
Billets doux est moins difficultueux. Cinq livres[Pg 126] d'amende. Et encore si ce billet doux était ironique? Renvoyé à Coquetterie. Oh! ça abonde en difficultés.
Petits soins. Ah! je vous attendais à Petits soins. Petits soins est-il dans le département de l'amitié ou dans le département de l'amour? Je vous défie bien, vous qui vous croyez malignes, de me le dire précisément. Petits soins est évidemment sur les limites du département de l'amour et du département de l'amitié. Y a-t-il lieu à amende? Ou bien, pour prendre une autre métaphore géographique, Petits soins est sur deux rivières, dont l'une conduit de l'amitié à l'amour et dont l'autre ramène de l'amour à l'amitié.
Et voilà, je crois, qui est exact, et voilà, je crois, qui est aussi embarrassant qu'il est exact et aussi difficultueux qu'il est incontestable.
Croyez-vous que vous vous tirerez de tout cela? Mais, Mesdames, vos procès seront interminables: ils seront toujours à reprendre et à reviser, d'autant plus qu'il y aura toujours quelques faits nouveaux. Votre article sur les infractions est gros de toutes les complications, de toutes les complexités, de tous les contentieux et de toutes les discussions possibles.
Or, et c'est peut-être là que j'en voulais venir; or, à discuter toutes ces questions épineuses, à poser[Pg 127] tous ces cas difficiles, à démêler tous ces écheveaux embarrassés, de vos doigts du reste agiles, savez-vous ce qui arrivera? C'est que vous passerez votre vie à parler d'amour!
Voyez-vous bien comme on n'y échappe point! Vous formez une ligue contre l'amour, et siégeant au contentieux et au conseil disciplinaire, elle aura pour principale occupation et même, ce me semble, pour unique emploi, d'analyser des questions d'amour, de discuter des questions d'amour et de distinguer, à grand renfort de face-à-main, le point précis où finit l'amitié et où commence l'amitié amoureuse. C'est un résultat inattendu et nécessaire, imprévu et inévitable.
—Et pénible?—Eh! eh! Je ne sais pas trop. Les femmes peuvent renoncer à l'amour, lutter contre l'amour, partir en croisade contre l'amour, faire à l'amour une guerre d'extermination, mais à la condition de s'en occuper sans cesse; et ce sera votre cas; et il est très probable que cela ne vous sera pas désagréable. Les femmes s'occuperont toujours d'amour, alors même et surtout alors qu'elles le maudiront. Ce n'est qu'une manière détournée et plus piquante de s'en entretenir. La ligue pour développer l'indifférence des femmes à l'égard des hommes sera tout ce qu'on voudra, hostile, justicière, vengeresse, exterminatrice, tout, excepté[Pg 128] «indifférente». Elle aura pour devise ostensible: «Qu'il ne soit plus question d'amour», et pour pensée de derrière la tête: «Nous n'en voulons pas; mais qu'il en soit question toujours.»
Et il n'y a rien de plus naturel. Naturam expellas furca... ce qui veut dire: «Chassé par le jardin, il revient par la cour.»
Le mouvement se dessine d'une façon très nette et, sans se précipiter, il se poursuit avec la régularité des choses naturelles.
Il y a quelques années,—et, depuis, l'affaire a pris consistance,—de quoi il était question, c'était d'un café de femmes. Le mot est un peu désobligeant, la chose est la plus raisonnable et la plus rationnelle du monde. Pour leurs affaires, pour leurs achats, pour leurs leçons,—j'entends, selon les personnes, pour celles qu'elles reçoivent ou pour celles qu'elles donnent,—un très grand nombre de femmes parisiennes sont, très légitimement, hors de chez elles de 2 heures à 6, chaque après-midi. Fatiguées de courses, pédestres ou autres, elles veulent, un quart d'heure, une demi-heure, se reposer, souffler, se restaurer légèrement ou discrètement se rafraîchir.
Que peuvent-elles faire? Qu'ont-elles à leur disposition pour cet objet? Le buffet des grands magasins ou le pâtissier. Lieux mixtes, endroits très mêlés, où se trouvent beaucoup plus à l'aise celles qui ne détestent pas les rencontres masculines que celles qui aiment à s'en passer. Hors de cela, rien. Rien à ce point que j'en connais qui, pour se reposer un instant, s'attardent à dessein, en laissant passer leur tour, dans les bureaux d'omnibus. Mais cela même, et cela surtout, est compromettant et un peu louche. Cela désigne à l'attention des vieux messieurs qui se font du bureau d'omnibus une spécialité et qui ont élu le bureau d'omnibus comme champ de manœuvres. Ils sont légion. C'est à croire même qu'ils sont enrégimentés. Une honnête femme ne peut pas s'attarder dans un bureau d'omnibus sans être soupçonnée d'y faire le pied de grue, ce qui veut dire attendre, dans le français le plus classique du monde.
Que faire donc? Entrer dans un café. C'est pis encore. Non ce n'est pas pire; mais cela se vaut. D'abord il y a des cafés qui se respectent, avec quelque excès de vénération, à mon avis, et qui n'admettent pas une femme seule, quelque décente qu'elle soit en sa mise et son allure, sous le prétexte, assez plausible du reste, qu'il est trop difficile de distinguer sur la mine, la mise et l'allure, la[Pg 131] femme seule qui entre au café pour y rester seule et celle qui y entre pour ne pas demeurer seule très longtemps.—Dans d'autres, j'ai vu une femme seule, très évidemment entrée pour le bon motif, qui est de s'asseoir, être discrètement priée de laisser mettre devant elle deux tasses ou deux verres, pour marquer qu'elle attend quelqu'un qui est ici près, à deux pas, et qui va paraître. La seconde tasse est la tasse préservatrice et isolatrice; cette seconde tasse est un paratonnerre. Mais il n'y a rien de plus ridicule que cette situation d'une femme entre deux tasses.
Bureau d'omnibus, pâtissier, buffet de grand magasin, café à deux tasses, tout cela est impossible, ou du moins très peu pratique. C'est pourquoi l'idée était venue du café pour femmes seules.
Elle était très bonne. Vous entendez bien qu'il ne s'agissait pas d'un café où l'on ne reçût dans toutes les salles, en haut, en bas et dans les annexes, que des femmes. Il s'agissait d'avoir, dans quelques grands cafés des quartiers du centre, une salle réservée aux femmes seules, je veux dire: aux seules femmes; je veux dire, pour être décidément précis, aux seules femmes seules; avec entrée particulière leur permettant de ne pas traverser les salles pleines de gentlemen et de fumée de tabac.—Comme aux bains!—Précisément, comme aux[Pg 132] bains, et c'est tout naturel. Égalité des sexes et aussi distinction et distribution des sexes, pour que tout le monde soit à l'aise.
L'idée a fait son chemin et est en pleine pratique, me dit-on, dans trois ou quatre grands cafés. Mais elle n'est pas excellente, en somme; elle est d'une exécution immédiate assez difficile. Très peu de cafés ont été aménagés pour cela. Très peu ont cette entrée particulière que j'indiquais tout à l'heure comme absolument nécessaire. Or, pour se rendre à la salle féminine, women-room, traverser la salle masculine et être dévisagé par trois cents buveurs de bière, ce n'est pas un régal tentateur.
Aussi a-t-on songé tout récemment à un cercle de femmes, à une maison où les femmes sociétaires seraient chez elles, tout à fait chez elles, du matin à minuit, et pourraient déjeuner, dîner, passer l'après-midi, passer la soirée.
L'idée me paraît juste; elle me paraît philanthropique, elle me paraît pratique. Songez d'abord,—car il y a plusieurs catégories de femmes à examiner dans l'espèce,—songez aux isolées, à celles qui pour cause de célibat, pour cause de veuvage, pour cause de séparation ou de divorce souvent parfaitement[Pg 133] honorable pour elles, n'ont pas de foyer. Songez que celles-ci n'ont que deux partis: ou s'annexer à une famille qui leur est proche, aller chez un beau-frère quelquefois grincheux, ou chez un oncle quelquefois insupportable;—ou bien vivre seules, absolument seules, ce qui est pénible à la plupart des hommes et intolérable pour toutes les femmes.
Celles-ci formeraient comme le noyau consistant et permanent du cercle des femmes. Elles y vivraient, en somme, comme certains gentlemen anglais vivent littéralement à leur cercle. Songez, d'autre part, et nous y revenons, et celles-ci encore sont intéressantes, à celles qui ont un foyer et qui certes y tiennent, mais qui, trottant pour leurs affaires toute la journée dans l'immense Paris, voudraient bien avoir une petite heure, au plus, de répit et de repos, et un lieu, bien à elles, où passer cette heure-là.
Celles-ci seraient des oiseaux volants. Elles viendraient goûter ou tremper leurs lèvres dans un verre d'orangeade, qui à deux heures, qui à trois, qui à quatre, qui à cinq. Elles ne seraient pas sans entretenir une certaine animation continue, fort agréable, dans la grande maison un peu sévère.
Troisième catégorie: les femmes du monde qui[Pg 134] voudraient babiller entre elles de cinq à six et demie, tantôt un jour, tantôt un autre; je dis entre elles et non pas dans le mêlé et méli-mélo des five o'clock tels qu'ils existent depuis environ cinquante ans et qui ont fini par leur être à très peu près insupportables.
Car vous ne sauriez croire à quel point les femmes françaises sont lasses du five o'clock. Elles ont fini par s'apercevoir qu'elles ne peuvent rien s'y dire du tout. La faute en est à nous, à nous les hommes. Il est bien entendu que le sexe féminin est le plus babillard de tous les sexes. C'est officiel. Seulement il ne babille que quand il est tout seul, et quand nous sommes là, il rivalise immédiatement, et bien contre son gré, avec le peuple carpe. Vous êtes entré bien souvent dans une antichambre à un moment où, dans le salon voisin, il n'y avait encore que des femmes. Vous avez entendu les jolis éclats de voix chantante, les jolis rires, tout ce charmant bruit gai de volière féminine. Bien! Vous entrez. Silence absolu. On se tient. Réserve. Défensive. Un froid. C'est vous qui devez parler maintenant. Un autre monsieur survient. Il parle avec vous. Vous parlez avec lui. Les dames se sont mises à écouter et s'en tiennent obstinément[Pg 135] à écouter. Ça les ennuie énormément; mais elles écoutent ou feignent d'écouter, avec une politesse et une déférence déplorables. Ça dure comme cela jusqu'à six heures et demie.
De même aux dîners. Ici moins de rigueur. Quelques conversations de voisin à voisine; mais dominées et gênées (quelquefois favorisées, je dois le reconnaître) par le bruit de la conversation générale; et qu'est-ce que c'est que la conversation générale? C'est la conversation de messieurs les hommes, avec leurs grosses voix écrasantes. Les femmes ne causent librement, aisément, commodément, continûment, que quand elles sont entre femmes.
Voulez-vous être un homme aimé des femmes?... Vous êtes tous là à dire: «Oh! oui! oh! oui! oh!»... Eh bien, ce n'est pas si difficile. Là où des femmes sont assemblées, ne restez jamais plus d'un quart d'heure, un petit quart d'heure, douze minutes et demie, avec une demi-minute pour l'entrée et une demi-minute pour le départir. D'abord, je vous demande pardon, mais, qui que vous soyez, vous n'avez pas d'esprit, n'est-ce pas? pour plus de douze minutes et demie; et ensuite, dans un five o'clock, comme dans la vie,—et c'est pour cela que le five o'clock est l'image de la vie elle-même,—l'homme, pour les femmes, n'est agréable qu'à[Pg 136] l'état d'intermède. Si vous faites comme je vous dis, je vous gage que, reprenant votre paletot, votre canne et votre chapeau dans l'antichambre—puisque maintenant on entre dans les salons sans canne ni chapeau, comme si on était un larbin—vous entendrez dire: «Il est charmant, ce monsieur X...»—Entendre dire de soi qu'on est charmant quand on s'en va, ce n'est peut-être pas flatteur, mais encore cela vaut mieux que ne l'entendre dire jamais.
Tenez! il y a un moment des five o'clock que les femmes adorent. C'est six heures et quart, six heures et demie. A ce moment les hommes lèvent le camp. Ils sont attirés au dehors par l'heure des journaux du soir. Ils songent à passer l'un à son cercle, l'autre à son café. Les femmes restent seules, elles sont ravies. C'est leur heure. Elles la savourent; elles la prolongent. C'est ce qui retarde l'heure du dîner. Vous n'avez jamais entendu votre femme arrivant chez vous, je veux dire chez elle, à sept heures et demie, vous dire: «Oui, j'ai musé chez Mathilde. On attendait que les hommes s'en allassent. Ils sont partis, on s'est mis à causer.» Vous n'avez jamais entendu cela? Non? Eh bien! vous l'entendrez ce soir.
Le five o'clock mêlé d'hommes en est venu à tellement horripiler les femmes que quelques-unes ont[Pg 137] fini par ajouter un jour à tous leurs jours. Le jeudi, par exemple, elles reçoivent. Puis elles préviennent confidemment leurs amies qu'elles les recevront, sans hommes, le samedi. Il faut pourtant pouvoir un peu ne pas être muettes.
Mais ce n'est pas pratique du tout, ce système-là. Il se glisse toujours quelque homme le samedi, et on ne peut pourtant pas le flanquer à la porte. Il se glisse, le mari oisif ou jaloux, ou jaloux et oisif, qui accompagne sa femme, partout où elle va; il se glisse, le mari plus discret, mais jaloux et oisif aussi, qui n'accompagne pas sa femme, oh! non, mais qui, une demi-heure après qu'elle est entrée quelque part, vient la chercher. Il passait par là, et, passant par là, il a songé que... évidemment... et il n'a pas voulu se priver du plaisir... cela va sans dire.
Et dès que quelques messieurs, qu'on n'a vraiment pas pu chasser, se sont introduits dans le five o'clock for women, tous les gentlemen amis de la maîtresse de maison y subreptent successivement, et le five o'clock for women devient un five o'clock comme un autre.
Pour ces raisons, la mode du five o'clock disparaît très rapidement. Elle n'existe presque plus. Il se meurt; demain on dira: il est mort; et les dames cherchent un moyen de se voir seules à[Pg 138] seules et de causer entre elles, sans encombrement masculin, sans accaparation masculine et sans flirt.
Car voilà encore un point, voilà encore une des raisons pourquoi les femmes sont excédées du five o'clock. Vous voyez dans les romans sous-intitulés «mœurs parisiennes» que les five o'clock ne sont pas autre chose que des lieux et des heures de rendez-vous. C'est admirablement faux, comme tout ce qui est dans les romans sous-intitulés «mœurs parisiennes» et qui n'ont jamais eu d'autre objet que de tromper les étrangers sur nos mœurs. C'est merveilleusement faux; mais ce n'est pas faux littéralement, absolument, mathématiquement. Aux five o'clock parisiens les messieurs viennent pour faire admirer leurs jolies manières et leurs jolies paroles, et les dames pour se renseigner sur les toilettes et pour se moquer des messieurs à jolies paroles et à jolies manières. Voilà l'immense majorité des cas. Mais il ne faut pas dissimuler que, de-ci de-là, il se noue ou il s'entretient quelques intrigues dans les five o'clock. Et cela, c'est le désespoir des maîtresses de maison. A chacune cela paraît très naturel et même divertissant chez les autres; mais insupportable chez elle. Plus d'une a[Pg 139] répété le mot de cette dame impatientée: «Ah! mais! Ah! mais! Chez moi je donne à dîner, je donne à goûter, surtout je donne à causer. Je prétends ne pas donner à aimer.»
Donc les dames veulent un endroit où elles puissent causer entre elles, sans que, sous aucun prétexte, un homme puisse entrer. De là l'idée du café pour femmes; de là, maintenant, l'idée du cercle féminin. J'en ai dit assez pour montrer qu'elle est très rationnelle, très juste, très saine et très philanthropique. Je souhaite vivement qu'elle aboutisse.
Pour qu'elle aboutît, il faudrait la concevoir d'une manière très large. Il faudrait que les isolées en formassent, comme j'ai dit, le noyau solide et consistant. A elles s'adjoindraient les dames qui, non isolées, ayant un foyer, et très aimé et auquel elles tiennent, veulent simplement avoir leur cinq heures quelque part, à l'abri des importuns, et c'est-à-dire ailleurs que chez elles; car il n'y a qu'en sa maison qu'on n'est pas chez soi; chacun sait cela.
Les dames de la première catégorie et aussi de cette seconde devraient une cotisation assez forte: car elles sont toutes assez fortunées, et celles qui[Pg 140] ne le sont pas trouveraient dans les bénéfices de la vie en commun une compensation très large, je pense, du sacrifice une fois fait par la cotisation un peu forte.
Il faudrait faire une concession pour les dames laborieuses et peu fortunées, pour qui le cercle ne serait qu'un refuge et un lieu de repos entre deux courses ou deux leçons. Il faudrait qu'elles n'eussent entrée au cercle que pendant un nombre d'heures limité (de midi à six heures, par exemple), moyennant quoi, et ainsi distinguées des autres, elles ne verseraient qu'une demi-cotisation ou même beaucoup moins; il faudrait, en un mot, que, très sévère au point de vue de la moralité, le cercle fût très large, très libéral et très égalitaire au point de vue de la fraternité féminine et de la protection de la femme par la femme, se modelant, à peu près, sur les mess d'officiers, où tout le monde a les mêmes avantages et où chacun verse selon le traitement de son grade.
J'aimerais un cercle féminin où la grande dame isolée donnerait des fêtes charmantes de sept heures à minuit; où la grande dame ayant son foyer recevrait brillamment ses amies, de quatre à six, et où l'institutrice et même—parfaitement—la «midinette» honnête et dûment constatée comme telle, moyennant une cotisation annuelle modérée,[Pg 141] prendrait tous les jours son déjeuner de quinze sous proprement servi.
Cela peut parfaitement être réalisé avec un peu de bonne volonté et quelques exemples venant de haut, comme il faut toujours.
La protection de la femme par la femme, ai-je dit plus haut. La protection de la femme par la femme, il n'y a que cela pour la protection de la femme. «Oh! mes amis, disait Voltaire aux hommes de son temps... Oh! mes amies, dirai-je aux femmes du mien, aimez-vous les unes les autres. Sinon, qui vous aimera?»
Elles sont innombrables. L'imagination s'épuise à les inventer; la réalité, comme toujours, dépasse l'imagination et nous apporte, un matin, un cas singulier, une bizarrerie bouffonne ou triste, dont l'invention, mélodramatique ou comique, ne se serait pas avisée.
Vous connaissez le «régime dotal», au moins de réputation. La réputation est excellente dans les familles de l'honnête bourgeoisie. Nul père, destinant et réservant à sa pudique et suave Ernestine une dot de dix mille francs, qui ne se soit dit: «Je la marierai sous le régime dotal. Ah! mais! de cette façon je la mets à l'abri des fantaisies, imprudences, audaces et témérités de son futur maître et seigneur. Avec le régime dotal, comme dit si judicieusement Chicaneau,
La bourse de la jeune fille, devenue jeune femme, devenue femme d'âge mûr, devenue vieille femme, est inaliénable. Les dix mille francs d'Ernestine resteront à elle, bien à elle, tous à elle, eux et leurs petits... Ah! non! pas leurs petits. Le capital est intangible en régime dotal; mais non pas les revenus. Les revenus sont saisissables. Cela est fâcheux; mais, enfin, le capital reste intangible et imprenable. C'est une vieille garde. C'est plus que la vieille garde. Il ne se rend pas; mais il ne meurt pas non plus. Il est imprenable et immortel. C'est le Gibraltar financier et conjugal. Quoi qu'il arrive ou qu'il advienne, comme dit Scribe, les dix mille francs d'Ernestine seront toujours les dix mille francs d'Ernestine.
Et le père d'Ernestine se frotte les mains en signe de satisfaction et symboliquement. Il entend par là qu'il se les lave de toutes les sottises que pourra faire le futur mari d'Ernestine.
Voilà qui est bien; mais le père d'Ernestine n'a pas tout prévu. On ne saurait pas penser à tout, comme disent généralement les gens qui ne songent à rien. Le père d'Ernestine n'a pas songé qu'il préservait sa fille de certaines pertes et de certaines déconfitures, peut-être; mais qu'il la destinait peut-être aussi au divorce.
—Au divorce, Monsieur!
—C'est absolument comme j'ai l'honneur de vous dire avec bienveillance, quoique avec une certaine brutalité. A M. Prudhomme, personnage réservé et grave, un Cabrion très mal élevé disait avec douceur: «Vous avez une fille, Monsieur Prudhomme; est-il vrai, comme je me le suis laissé dire (mais, quoique jugeant la chose naturelle et légitime, je n'ai voulu y croire qu'après confirmation de votre part), que vous la destiniez à la galanterie?—Non, Monsieur, non; je ne la destine aucunement à la galanterie? Je doute même que sa mère y consentît.»—Eh bien, moi, je vous dis, ô père d'Ernestine, qu'en mariant votre fille sous le régime dotal, vous la prédestinez, le cas échéant, au divorce. Vous en faites une femme divorcée en puissance. Vous mettez le divorce en germe dans sa corbeille de mariage. Je te vends mon corbillon. Qu'y met-on? Une séparation. Pis encore et nécessairement, un divorce intégral et irrétractile. Vous frémissez? Eh bien, écoutez l'histoire suivante. Elle est d'hier. Je vous dis qu'il n'y a que la réalité pour inventer des vaudevilles et quelquefois des mélodrames. L'histoire en question tient des deux. Elle unit le comique au tragique. Elle est romantique, quoique réelle. La réalité se moque de la classification des genres.
Ernestine,—conservons-lui le nom que je lui ai donné tout d'abord d'une façon générale,—Ernestine donc, s'est mariée, il y a quarante ans environ, avec un jeune homme très honnête, très intelligent et très actif, que nous appellerons Victor pour la commodité du récit. Victor se fit industriel. Il fit pendant trente-cinq ans d'excellentes affaires. Il prospéra, il éleva ses enfants fort honnêtement. De la dot d'Ernestine, mariée prudemment sous le régime dotal, il n'eut jamais besoin. Les revenus entraient dans le train de la maison. Mais le capital, intangible d'après la loi, restait intact et impollu, comme dit Corneille:
C'était le modèle même et le paradigme du ménage sous le régime dotal. Le mari et la femme bénissaient la loi et le père de famille qui en avait si intelligemment saisi, absorbé et appliqué l'esprit.
Mais, voilà quelques années, les affaires marchèrent moins bien. L'usine battait de l'aile. Les créanciers étaient un peu impayés et commençaient à être criards. Que faire? La moitié de la dot de la femme, versée dans les affaires du mari, aurait sauvé parfaitement la situation; mais cette dot était intangible. Il y a des situations où, sans[Pg 147] être l'avare légendaire ou historique, on peut mourir de faim devant une fortune, devant un trésor, sur un trésor. Il était impossible à Ernestine de faire pour son mari ce que le premier venu des amis de ce mari aurait pu faire pour lui, une donation ou un prêt.
Il me semble bien, à moi profane, du reste, et pour qui le maquis du code a des secrets, que la femme aurait pu emprunter, elle, sur sa fortune, avec hypothèque sur ses propriétés, et si elle n'avait pas de propriétés, on peut toujours, avec de l'argent, devenir propriétaire; qu'enfin elle aurait pu emprunter d'une façon ou d'une autre et faire de l'argent du prêt ce qu'elle aurait voulu. Peut-être cela même est impossible. Peut-être a-t-elle essayé et n'a pas trouvé de prêteur. Ce qu'il y a de certain, car, encore une fois, l'histoire est authentique, c'est qu'elle ne l'a pas fait, et si elle ne le fit point, c'est très assurément qu'elle ne pouvait le faire.
Toujours est-il qu'elle alla trouver son avoué et que ce dialogue tragique au fond, comique dans la forme,—et comme a dit un profond moraliste, la réalité est une tragédie pour l'homme qui sent et une comédie pour l'homme qui pense,—s'établit immédiatement entre l'homme de loi et la femme de devoir:
—Je voudrais donner tout ou partie de ma fortune personnelle à mon mari.
—C'est impossible: votre fortune ne lui peut appartenir.
—Mais elle m'appartient, à moi.
—En vérité... non! Les fruits vous en appartiennent; vous avez la pleine disposition des revenus; mais l'arbre ne vous appartient pas; vous ne pouvez pas le couper. Les sauvages de la Louisiane coupent l'arbre pour avoir les fruits, à ce qu'assure Montesquieu. La loi française n'a pas voulu que les femmes françaises pussent jouer la Fille sauvage.
—Mais enfin, si cette fortune n'appartient pas à mon mari...
—Non, certes!
—... et ne m'appartient pas non plus, à qui, s'il vous plaît, appartient-elle?
—Elle vous appartient...
—Sans m'appartenir.
—Précisément, et votre définition est d'un juriste exact; elle sera adoptée par les professeurs de droit. Cette fortune vous appartient en puissance. Elle est chose qui ne vous appartient réellement pas; mais qui peut vous appartenir un jour très parfaitement, avec droit d'user et d'abuser, utendi et abutendi. Cujas...
—Mais, quel jour?
—Deux cas seulement. Le jour où votre époux mourra...
—Il sera bien temps!
—Ou le jour où vous divorcerez d'avec votre époux légitime.
—Miséricorde!
—C'est ainsi. C'est la loi. La femme mariée sous le régime dotal ne recouvre la disposition de sa fortune que dans deux cas: mort de l'époux, ou divorce. La séparation même ne suffit pas. Elle ne détruit pas tous les effets, elle ne rompt pas tous les jougs du régime dotal.
—De sorte, Monsieur, que pour sauver mon époux que j'adore, il faut que je le quitte ou que je le tue?
—Précisément! Vous avez l'esprit juridique et le don des définitions juridiques à un degré extraordinaire.
—Si vous voulez, Monsieur l'avoué, écartons la mort.
—Écartons la mort. Il est toujours bon d'écarter la mort. Mais vous voilà acculée à la ruine ou au divorce.
—Évidemment! Pour que je puisse sauver mon mari, et moi-même, du reste, il faut d'abord que je devienne pour lui une étrangère.
—C'est cela. Étant sa femme, vous ne pouvez rien pour lui; ne lui étant rien, vous pouvez lui sauver la vie tant que vous voudrez. Il n'y a rien de plus naturel.
—C'est drôle.
—C'est la loi. Vous ignoriez qu'il n'y a rien de plus ennuyeux que la loi, mais qu'il n'y a rien de plus amusant que certains de ses effets. Nous nous en faisons tous les jours des pintes de bon sang. Les vaudevillistes n'ignorent point cela. On a joué, il y a trois ou quatre ans, à l'Athénée, une pièce de je ne sais plus qui, laquelle était précisément votre cas, en gai. Les deux conjoints étaient deux jeunes gens mariés sous le régime dotal et qui voulaient faire la petite fête. Ils divorçaient; la femme, devenue libre comme l'air, réalisait sa fortune en espèces sonnantes et trébuchantes: elle se remariait avec son mari et la loi était tournée, donc respectée. Faguet, vous savez, le critique dramatique, se demanda si le procédé était bien légal. Je lui écrivis qu'il l'était parfaitement et que même, depuis le rétablissement du divorce, il était classique. Vous ne m'écoutez plus?
—J'en suis, en pleurant, comme vous voyez, à me demander comment je pourrai divorcer d'avec mon pauvre homme.
—Coups, sévices, injures graves, mari ou femme surpris en flagrant délit d'infidélité.
—A soixante-dix ans?
—Aux yeux de la loi, ça n'y fait rien. Encore, si vous voulez, sécession.
—Hé?
—Sécession, retraite de l'épouse chez sa mère.
—Je ne l'ai plus.
—Chez un de ses parents; et refus de réintégrer le domicile conjugal.
—Et dans tous les cas scandale énorme.
—Évidemment! La loi, en sa sollicitude, assure la sécurité de la femme et prépare des scandales où sombre son honneur. Elle a de ces surprises dramatiques. N'oubliez jamais que le Français est homme de théâtre et que toute son histoire, toute sa législation, toute sa philosophie et tout son art s'expliquent, en entier, par ce fait qu'il est homme de théâtre. Toute l'histoire du peuple français est à renouveler par ce point de vue. Divorcez! Il n'y a que cela! Divorcez pour sauver l'usine, divorcez pour sauver votre mari, divorcez pour rendre à votre mari un service que vous ne pouvez lui rendre que par le divorce, et divorcez parce que tout cela est, au fond, l'absurdité la plus réjouissante...
—Pour les autres.
—... que jamais le monde ait pu admirer.
Elle a divorcé. Peu importe par quel moyen; mais elle a divorcé. Cette femme de soixante-cinq ans n'avait pas d'autre moyen de sauver son mari que de se séparer de lui avec éclat, bruit, haro et scandale. On en a pensé toutes sortes de choses dans le voisinage. Les lettrés ont répété le mot de La Bruyère: Ils n'avaient pas une provision de patience suffisante pour aller, déjà dans la mort, jusqu'à la mort. Les autres ont dit la même chose d'une autre manière. Il y a eu de ces gorges-chaudes qui ressemblent à des curées chaudes. En province on fait des charivaris aux gens qui se marient vieux; on en fait aussi à ceux qui divorcent au seuil du tombeau. Et il faut avouer que l'un vaut l'autre et que, tout au moins, il y a des rapports.
N'est-il pas évident qu'il y a là une telle absurdité qu'il faudrait qu'elle eût son remède? Je suis partisan, certes, de tout ce qui protège la femme et je ne voudrais aucunement de la suppression du régime dotal. Mais il est clair qu'il a été institué pour garder la jeune femme des imprudences de son mari et non pour mettre une femme âgée dans l'impossibilité de s'associer commercialement à son mari. Est-il assez étrange que tout le monde puisse s'associer à M. un tel, industriel ou commerçant, excepté sa femme? Jeune et inexpérimentée en[Pg 153] affaires, passe encore; mais excepté sa femme quand elle a soixante-cinq ans, c'est cependant un peu singulier.
Il me semble que l'on pourrait admettre la possibilité d'un jugement motivé, prononcé par le tribunal de l'arrondissement, autorisant la femme à faire de sa fortune dotale l'emploi qu'elle voudrait, les circonstances et les raisons ayant été exposées devant les juges et mûrement examinées par eux. Une femme ne peut pas être liée pour toute sa vie par un contrat qu'on a fait pour elle quand elle avait dix-sept ans. Puisqu'il n'y a plus de vœux perpétuels, elle doit pouvoir être relevée de ses vœux, surtout de ceux qu'on a faits pour elle. Elle doit surtout ne pas être forcée de recourir à un expédient ridicule et un peu honteux et ne pas être obligée à devenir la divorcée sans vouloir l'être.
Ce qu'il y a au fond de tout cela c'est que, le divorce, intervenant dans une législation qui n'avait pas été conçue en vue de lui et en tenant compte de lui, le Code a été démantelé sur certains points par le divorce, comme les remparts d'Avignon par M. Pourquery de Boisserin. Le divorce fait fissure. On échappe par lui au reste du Code; on tourne par lui la loi d'à côté. Conclusion: il y a une refonte générale à faire de cela pour mettre le tout en concordance et harmonie relatives.
Savez-vous une chose? C'est qu'on ne divorce plus! Plus du tout, ce serait trop dire. Vous ne voudriez pas. Le divorce est trop fécond en «surprises» amusantes et en situations admirablement bouffonnes pour que cette institution récréative ne fût éminemment regrettable, si elle venait à disparaître. On tremble à y songer.
Le divorce n'est pas seulement divertissant à souhait; il est, ce qu'on oublie très souvent, éminemment moralisateur. Lui seul, entendez-vous bien, assure l'indissolubilité du mariage. Évidemment! Ne savez-vous pas que quand deux époux ont divorcé, puis se sont remariés, ils ne peuvent plus divorcer? En France le mariage est indissoluble à la condition qu'il ait été rompu. C'est un emprunt de la législation à la chirurgie. Il est très connu en chirurgie que le membre brisé, puis ressoudé, est plus fort à l'endroit de la fracture qu'à tout autre[Pg 156] endroit. Là où il fut cassé il est incassable. Ainsi le mariage. Le mariage simple peut être dissous, le mariage dissous puis raccommodé est indissoluble. C'est comme un double mariage, le double nœud que les femmes ont inventé pour nouer les lacets de leurs souliers et qui est si solide que non seulement il ne se défait pas dans la rue, mais qu'encore, rentrées chez elles, elles ne peuvent pas parvenir à le dénouer.
C'est à ce point que le seul moyen d'être marié indissolublement, c'est de se marier, d'abord; mais cela n'est rien du tout; et puis de divorcer, et puis de se remarier sur nouveaux frais. C'est alors qu'en voilà pour la vie. Une jeune fille chrétienne et pénétrée jusqu'aux moelles de préjugés ancestraux épouse un monsieur, lui fait une vie d'enfer, ou tout au moins de purgatoire, le pousse au divorce, l'y amène, obtient cette récompense de ses vertueux efforts; le retrouve dans le monde, le séduit par une pointe de regret qu'elle semble dissimuler, qui n'en paraît que mieux; le reconquiert, l'épouse derechef et lui dit en revenant de la mairie; car l'église n'opère qu'une fois: «Pourquoi toute cette histoire? Mais parce que je suis chrétienne et n'admets que le mariage indissoluble. Le seul moyen, en France, de l'obtenir est de divorcer. C'est un détour bizarre; mais puisqu'il n'y a que ce moyen,[Pg 157] je l'ai pris. J'ai fait le détour. Mes convictions m'imposaient de pratiquer le divorce, qu'elles condamnent, pour arriver au mariage indissoluble, qu'elles réclament. Et, comme dit le marquis d'Auberive, ce raisonnement biscornu me paraît irréfutable. C'est la faute de la législation française si le mariage soluble conduit au mariage indissoluble à la condition d'être dissous.»
Il y a là un roman à écrire. Je le cède à qui voudra. Je n'ai pas le temps de le délayer. About en aurait fait une nouvelle d'un comique intense. Il l'aurait intitulée «le divorce consolidateur». Courteline en ferait une saynète de très haut goût. Si vous voulez, mon cher ami...
Donc le divorce a du bon. Il a de l'agréable, il a de l'utile, et il a même du moralisateur. Je n'aimerai jamais qu'on dise du mal du divorce sans quelque réserve de bon goût. Mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'il a cessé de plaire. On commence à rendre l'objet. Une statistique nous apprend que depuis deux ans le chiffre des divorces a baissé d'une manière que M. Naquet doit évidemment qualifier d'inquiétante. On ne divorce presque plus. Plus d'évasions. Plus de libérations. Nora la Norvégienne n'a presque plus d'imitatrices qui affirment leur droit d'abandonner leur mari et leurs enfants pour aller quelque part se refaire une âme individuelle. L'influence[Pg 158] de la dramaturgie septentrionale a évidemment perdu de sa force.
1897 a été l'année brillante pour le divorce, le point culminant, l'année classique, l'année sainte. Depuis, décadence, affaissement, abandon, obnubilation des immortels principes. La statistique est là. Il n'y a pas à le discuter.
Et les causes? Quelles peuvent être les causes? Je ne sais pas trop; mais on peut supposer. La première idée qui vient naturellement, c'est qu'il y avait un stock de séparations à liquider. On avait un grand nombre de vieilles séparations à transformer en divorces. On a procédé à cette transformation agréable. Une fois le stock épuisé, il y a eu ralentissement nécessaire dans la production. C'est un phénomène économique connu de tous les commerçants qui ont des idées générales.
Je doute que cette idée soit juste et que ce soit l'explication de la décadence du divorce en France. Il y a dix-huit ans tout à l'heure que la loi du divorce a été rétablie dans notre pays. Évidemment, ce n'est pas en 1895, 1896, 1897 que la liquidation des vieilles séparations à convertir en divorces a eu lieu. C'est, de toute évidence, de 1884 à 1887. Ce n'est pas dix ans après que de vieux séparés se sont avisés de faire transformer leur séparation relative en séparation absolue. De si longues réflexions sont[Pg 159] absolument invraisemblables. Non, l'abaissement des chiffres du divorce porte bien sur le divorce lui-même. Ce sont bien des divorces proprement dits, des divorces purs, que nous avons sous les yeux; et qui étaient fréquents jusqu'en 1897 et qui l'étaient moins de 1897 à 1899, et qui le sont beaucoup moins depuis deux ans. Quelle est donc la cause?
On me dira, avec ce sourire vainqueur, j'allais dire que vous connaissez bien, avec lequel on parle à un imbécile, et que par conséquent vous ne connaissez pas, on me dira: «Mais, âme simple et candide, on divorce moins tout simplement parce qu'on se marie moins; et il est assez naturel que les chiffres qui se rapportent à un de ces cas soient proportionnels aux chiffres qui se rapportent à l'autre.»
Non pas! Non pas! Ceci encore est une erreur. On se marie un peu moins, mais à peine un peu moins, et l'on divorce moins aussi, mais beaucoup moins. Les chiffres, précisément, ne sont point proportionnels. Retirez votre sourire vainqueur et transformez-le en physionomie interrogative. Quoi donc?
D'abord l'influence de la mode. Il ne faut pas y voir toute la cause; mais il faut en tenir compte. Le snobisme n'est pas tout à fait le fond de notre caractère national, mais il en est un élément fort[Pg 160] considérable. Le coiffeur de Diderot lui disait: «Oh! Monsieur! Parce que je suis un simple carabin; il ne faut pas croire que j'aie plus de religion qu'un autre.» En ce temps-là le bel air était d'être irréligieux. Le «carabin» de Diderot voulait être du bel air. «Eh! comme un autre», comme dit Figaro, autre carabin.
Le carabinisme a été certainement pour quelque chose dans la mode du divorce. On a divorcé comme, vers 1859, on s'est mis à porter des crinolines et l'on a cessé de divorcer comme en 1870 on s'est mis à porter des jupes plates. Remarquez que la gloire du divorce a duré treize ans environ. C'est très bien. C'est juste le temps d'une mode. La crinoline a duré douze ans, le divorce était un peu plus sérieux; mais c'est à peu près le même laps. Une mode en France dure l'espace d'une demi-génération, le temps qu'une génération met à passer de la première jeunesse à la seconde, c'est-à-dire le temps qu'elle met à changer de goût, et à s'apercevoir que son goût précédent ne valait rien, et à en substituer vite un autre avant d'arriver à l'âge où personne ne s'inquiète du goût que vous pouvez bien avoir.
Donc le divorce a subi la loi commune. Il a plu; il a cessé de plaire; il a été du bel air; il est devenu de mauvais ton; il a été bien porté et puis[Pg 161] il a marqué mal. Il ne faut pas qu'il s'étonne qu'il en soit de lui comme de toute chose ici-bas.
Causes plus profondes? Il y en a. Il peut y en avoir. Est-ce que les mal mariés ne se seraient pas aperçus que le divorce, neuf fois sur dix, ne remédie à rien du tout? Le désir du divorce vient de ce que l'un des époux, ou tous les deux, attribuent chacun son malheur à la présence, jugée désastreuse, de l'autre. C'est une erreur. Ce n'est pas toujours une erreur; et je serai toujours partisan du divorce, je veux dire de la possibilité légale de divorcer; mais c'est neuf fois sur dix une erreur. Notre malheur, quand malheur il y a, ne vient pas de l'autre, de l'affreux autre. Il vient de nous. Il vient de notre mauvais caractère, de notre caractère ou trop faible ou trop violent, et les deux vont presque toujours ensemble; ou trop capricieux, ou très imparfait à quelque point de vue que ce soit. Nous ne souffrons de l'autre qu'en raison de notre propre infirmité, le plus souvent, bien entendu. Dès lors, ce n'est pas d'avec l'autre que nous devrions divorcer, c'est d'avec nous. Ce n'est pas du mauvais caractère de l'autre que nous devrions nous affranchir; c'est de notre mauvais caractère à nous. Dès lors encore divorcer d'avec l'autre ne remédie à rien du tout. Je me suis séparé[Pg 162] de ma femme; il me reste à me séparer de moi-même. Je me suis séparée de mon mari; il me reste à me flanquer à la porte, ce qui est un peu plus difficile.
Si les prétendus mal mariés se sont dit cela, ce ne sont pas des imbéciles. Et pourquoi ne se le seraient-ils pas dit dans ce pays de France où la psychologie court les rues, et quelquefois la plus fine et la plus pénétrante en soi, sans qu'elle trouve toujours, je l'accorde, le moyen de s'exprimer comme La Rochefoucauld? C'est très possible.
Savez-vous, en son fond, ce que c'est que le désir du divorce? C'est une forme, un peu sommaire, si vous voulez, mais c'est une forme de l'optimisme. En quoi consiste l'optimisme? A croire que tout le monde et en particulier l'humanité marche à merveille, excepté notre maison. Car, évidemment, ce n'est pas en nous et chez nous que nous puisons notre optimisme, quand nous sommes doués de ce privilège. Non! Personne ne se trouve heureux, du moins heureux selon ses mérites. Personne ne trouve que cela va chez lui comme dans le meilleur des mondes possibles. Personne. Seulement il y en a qui, par une illusion innocente, s'imaginent qu'il n'y a que chez eux que cela va mal et qu'il n'y a qu'eux qui soient malheureux,[Pg 163] et que partout ailleurs c'est l'ordre, c'est la bonne marche et c'est le bonheur.
Eh bien! les voilà, les optimistes! Les voilà bien! Les voilà précisément. Et ce sont ceux qui divorcent, ou du moins qui divorçaient. Ils se disaient: «Est-il possible que j'aie une si mauvaise femme et une maison qui est toujours c'en dessus dessous, alors que toutes les femmes du monde sont charmantes, c'est assez visible, et alors que toutes les maisons du monde sont de véritables petits paradis? Mon cas est unique. Donc mon erreur aussi est unique. Et je n'ai qu'à divorcer pour qu'aussitôt, logiquement, forcément, tout mon malheur cesse. Divorçons donc. «Divorçons», comme disait Sardou.»
Et ainsi raisonnaient nos bons optimistes et ainsi raisonnaient nos bonnes petites optimistes de leur côté. Or, c'est précisément de la façon inverse qu'il faut raisonner. Il est sage, si l'on se mêle de raisonner, de conclure, non pas de ce que l'on ne connaît pas à ce qu'on connaît; mais de ce que l'on connaît à ce qu'on ne connaît pas. Ce que nous connaissons, c'est nous-même, un peu, et c'est notre maison. Ce qui est raisonnable, c'est de nous regarder nous-même et notre intérieur et de nous dire: «C'est comme cela que je suis? Eh bien! tout le monde est comme cela. C'est comme cela[Pg 164] que va ma maison? Eh bien! l'univers entier va de telle sorte, et non pas d'une autre. Je ne le vois pas? Non; mais c'est parce que le monde m'est moins familier que mon entresol, les femmes des autres moins connues de moi que la mienne, et mes semblables moins bien vus et surtout beaucoup moins sentis que je ne me sens moi-même. Donc, sans le voir, soyons-en sûr, le monde entier est fait comme mon intérieur:
Conclusion: il est absolument inutile de changer de situation dans le dessein de changer de fortune. Le dessein serait illogique au suprême degré. Le moyen même de changer de situation, c'est de rester dans celle où je suis, parce que les situations anciennes peuvent s'améliorer en vieillissant. Ce n'est pas au change qu'on gagne, c'est à la persistance. Si je suis malheureux, c'est en grande partie ma faute. En transportant ailleurs mes raisons d'être malheureux, c'est-à-dire mon caractère, je déplacerai mon malheur, ce qui n'est pas devenir heureux. Restons ici et tâchons de nous y habituer. Le bonheur humain, c'est un malheur à quoi l'on a réussi à s'accoutumer.»
Ce raisonnement, qui s'applique à neuf cas sur[Pg 165] dix, si nos mal mariés l'ont fait, je les en félicite. Ils ont changé de philosophie. Ils ont passé de l'optimisme, qui est la source de toutes les infortunes parce qu'il l'est de toutes les déceptions, à un pessimisme plein de sagesse et de vérité.
Et ce raisonnement, pourquoi ne l'auraient-ils pas fait? L'événement semble du moins indiquer qu'ils ont eu quelque idée très analogue. Je vous dis qu'il y a de l'espoir. Moins divorcer, c'est un symptôme. Ce n'est pas la sagesse, mais c'est le commencement du bon sens.
C'est l'abbé Bolo. M. l'abbé Bolo n'est pas un mondain, au moins. Féministe, oui; mais fémineux ou féminard, pas pour une obole. M. l'abbé Bolo est un homme jeune encore, qui a publié vingt-deux volumes de philosophie et de morale, plus quelques opuscules de moindre envergure; M. l'abbé Bolo ne sait pas faire de compliments aux belles dames; et il traite rudement les féministes du Congrès de 1900 de folles et d'épileptiques; et il se plaît, relativement au féminisme révolutionnaire, à répéter le mot du député anglais Smollet: «Tout cela, c'est une croisade d'hystériques.» On n'accusera pas M. Bolo d'être un abbé du XVIIIe siècle et, quand il a à parler des femmes, de croire, comme Diderot, qu'il faut tremper sa plume dans l'arc-en-ciel et jeter sur le papier la poussière des ailes du papillon.
Mais il est féministe malgré cela, et presque féministe radical.
Parce que le féminisme, c'est le christianisme; parce que c'est le christianisme qui a émancipé la femme et qui a, en même temps que les droits de l'homme, proclamé les droits de la femme; parce que c'est le christianisme qui a fait de la femme, d'une chose qu'elle était, un être; parce que c'est le christianisme qui a établi l'égalité de la femme et de l'homme, sinon devant la loi civile, ce à quoi il n'a pu réussir tout de suite, du moins devant la loi religieuse; parce que c'est le christianisme qui a fait de la femme la mère de Dieu, la plaçant ainsi aussi haut que possible dans l'échelle des êtres; parce que c'est le christianisme qui a soutenu les droits de la femme à travers tout le moyen âge et tous les temps modernes à l'égal des droits de l'homme, et quelquefois avec plus de vigueur et plus de suite; parce que c'est le christianisme qui, seul entre toutes les religions, a associé intimement la femme à l'œuvre religieuse, créant des associations religieuses féminines aussi actives, aussi fortement organisées et aussi puissantes que les associations religieuses viriles; parce que c'est un prêtre catholique, l'abbé Fauchet, en 1790, qui a créé de toutes pièces le féminisme contemporain et qui doit être [Pg 169]considéré comme le père du féminisme du XIXe et du XXe siècle; parce que, si le christianisme a fait la femme, c'est la femme aussi qui a fait le christianisme, le mouvement chrétien ayant été si puissamment aidé, soutenu, précipité par les femmes des trois premiers siècles après Jésus-Christ, que l'on peut dire et que je suis assuré que sans les femmes le christianisme n'aurait pas abouti.
Car on a tort de dire d'une façon trop générale que «la femme est conservatrice». Elle l'est presque toujours, ce dont je ne songe pas à la blâmer, n'y ayant rien de plus naturel que ceci que l'homme ait l'initiative et la femme le tempérament et la prudence; et c'est la distribution rationnelle des rôles et la division normale du travail. Mais la femme est réformatrice quand il le faut et quand la réforme est sérieuse et pratique. La femme a été réformatrice à l'avènement du christianisme; la femme a été réformatrice au temps de la Réforme, quand il s'agissait de mettre un terme «à des abus qui n'étaient que trop véritables», comme a dit Bossuet, et si elle n'a pas été toujours avec la Réforme proprement dite, elle a puissamment aidé à cette autre «réforme», aussi importante que l'autre, qui est la «réforme» et l'épurement et le redressement du catholicisme lui-même, au XVIIe siècle.—La femme ne s'est montrée si «conservatrice»[Pg 170] que pendant et depuis la Révolution française. Mais a-t-elle eu si tort et ne peut-on pas, du moins, l'en excuser un peu? Après tout, la Révolution française, surtout et presque exclusivement bourgeoise et paysanne, n'apportait rien, ne donnait rien à deux classes de la société, c'est à savoir aux ouvriers et aux femmes. Elle leur ôtait plutôt quelque chose. Aux ouvriers elle ôtait l'organisation des corporations, organisation tyrannique, je le sais, mais protectrice aussi, et qui, somme toute, avait si bien pour les ouvriers plus d'avantages que d'inconvénients, qu'un siècle après 1789 les ouvriers y sont revenus, à très peu près, vraiment, par leurs syndicats, également tyranniques et protecteurs.
Et aux femmes la Révolution n'apportait rien et ôtait plutôt quelque chose, comme aux prolétaires des villes. Il faut voir dans le beau livre de M. Étienne Lamy, la Femme de demain, et aussi dans celui de M. Bolo, comment, dans cette question ainsi qu'en quelques autres, c'est la liberté qui est ancienne et c'est le despotisme qui est nouveau. Quand on traite les libéraux de réactionnaires, on n'a pas si tort. Sur mille points les libéraux ne font que retourner en arrière. Sous l'ancien régime, les femmes recevaient la même éducation et la même instruction que les hommes;[Pg 171] voyez Fénelon et Mme de Sévigné. Sous l'ancien régime, les femmes votaient. On les voit voter pour des affaires municipales en 1316, en 1331; on les voit voter pour des élections des États généraux en 1576; on les voit siéger aux États de Franche-Comté au XVIe siècle; on les voit participer à l'administration corporative et il y a, au XVIIIe siècle, des «preud'femmes» comme des «prud'hommes»! Jusqu'à la veille de la Révolution, le droit électoral des femmes dans certaines situations est reconnu officiellement; seulement elles ne peuvent plus l'exercer que par procuration: «pourront être électeurs et éligibles les veuves propriétaires qui pourront se faire représenter par un de leurs enfants majeurs: les dispositions de cet article auront également lieu pour le Tiers État.»
C'est précisément tous ces droits, confus, je le reconnais, et partiels, mais qu'il aurait fallu éclairer et généraliser, que la Révolution a tout simplement supprimés, au lieu de les étendre. Il n'y avait donc pas de raison très précise pour que les femmes fussent d'ardents partisans de la Révolution française.
Pour ces motifs, c'est-à-dire comme chrétien et comme «réactionnaire», M. l'abbé Bolo est un bon féministe et presque un féministe radical,[Pg 172] malgré son horreur peu dissimulée pour les «épileptiques». Il fait sa répartition. S'il est dur pour les dames, un peu excitées, je le confesse, du Congrès de 1900, il n'a que des sympathies, que certes je partage, pour des esprits aussi fermes et aussi distingués que Mme Schmall, Mme Maria Martin, Mme Vincent, et je n'ai pas besoin de dire que les directrices du féminisme chrétien, Mme Maugeret, Mme Duclos, sont ses grandes amies spirituelles.
Il est pour toutes les revendications féminines qui sont marquées au coin, non de l'insurrection et de la haine et du mépris niais à l'égard de l'homme, mais à celui, simplement, de la justice, de l'égalité et de l'humanité. Il est pour l'abrogation du texte: «la femme doit obéissance à son mari», qui est si niais lui-même, tant ces choses sont en dehors de la loi et des prises de la loi, qu'il semble avoir été rédigé par un mari berné qui en appelait à l'État pour le secourir.—Il est pour l'abrogation du texte: «le meurtre en flagrant délit est excusable», qui lui paraît, avec raison, selon moi, «un simple vestige de l'état sauvage».—Il est pour le droit reconnu à la femme de disposer de sa fortune personnelle et de son gain personnel; il est pour la recherche de la paternité et pour une loi répressive de la séduction... Quand on songe, à ce propos[Pg 173] que nous sommes à cet égard en arrière sur le XVIe siècle! Quand on songe que la Coutume de Bretagne et que l'Ordonnance de Blois de 1579 (exécutive dans tout le royaume) condamnaient à la peine de mort les hommes coupables de rapt! Quand on songe que l'on a châtié don Juan, pécuniairement et corporellement, pendant tout le XVIIIe siècle! Quand on songe qu'au XVIIIe la justice, à cet endroit, semble devenir de plus en plus rigoureuse; qu'en 1712 un conseiller au Parlement de Paris fut condamné à 60.000 livres (deux cent mille francs environ de notre monnaie) pour promesse de mariage non tenue; qu'en 1709 un sieur La Garrigue, surpris avec une demoiselle qu'il avait enlevée et séduite, sans violence, fut condamné à la peine de mort (ne pleurez pas, cependant: en appel il fut seulement exilé); qu'en 1738 le parlement de Dijon condamna à la peine de mort par contumace le marquis de Tavannes pour avoir enlevé la demoiselle de Brou! Ce ne fut qu'en 1746 que, le consentement de la demoiselle ayant été établi, le marquis put purger sa contumace et rentrer en France.
De même encore, M. Bolo est partisan de l'accès des femmes à toutes les professions libérales réservées jusqu'à présent aux hommes, avec assez de bon sens, je le confesse, mais avec une criante[Pg 174] injustice, que nous n'avons pas, sous prétexte de protéger les femmes malgré elles et contre elles-mêmes, le droit de commettre.
Enfin... c'est là que je l'attendais, car c'est là qu'il faut attendre le féministe pour voir s'il est bon teint, c'est le criterium même du féministe. M. l'abbé Bolo est-il pour la femme électeur et éligible?
M. Bolo est pour la femme électeur et éligible.
Il a examiné la question en droit et en pratique. En droit, il n'a pas de peine à soutenir son opinion. Il est si irrationnel que dans un pays de suffrage universel le suffrage ne soit pas universel; il est si irrationnel que l'alcoolique qui porte ma valise de la gare d'Orléans à mon domicile soit électeur, et que ma sœur ne le soit point; il est si irrationnel que la femme soit contribuable et ne soit point électeur; il est si irrationnel qu'une châtelaine, veuve, qui administre son domaine, voie voter tous ses domestiques et ne vote point; il est si irrationnel que la femme subisse la loi et toutes ses charges et ne contribue pas à la faire; qu'il n'y a absolument aucun argument, même faux, à faire valoir contre le droit des femmes à voter, à être électeurs et à être éligibles.
Mais ce qu'il y a d'intéressant, c'est la pratique, c'est l'épreuve de l'expérience. Cette épreuve n'est[Pg 175] pas complètement faite; mais il faut reconnaître qu'on en a déjà quelques éléments très considérables.
Dans les États d'Australie où les femmes votent, ce qu'on a remarqué le plus, c'est le grand souci qu'ont les femmes de la probité, de la moralité des candidats. Ni panamiste ni Priola, c'est, semble-t-il, le mot d'ordre du féminisme électoral. Il est tellement étrange qu'il y a lieu d'hésiter, tant le changement, en France, serait brusque et radical. Mais encore la chose est à noter pour mémoire et à considérer.
Dans l'État de Colorado les femmes sont éligibles, et plusieurs sont députés. On assure que l'on n'a qu'à se féliciter de leurs lumières et de leur esprit tout particulièrement pratique.
Dans l'Utah, le Wyoming, l'État de Washington (Far-West), les femmes font partie du jury. C'est ce que j'ai toujours combattu, jugeant que les femmes sont trop pitoyables pour être de bons jurés, du reste ne reniant pas du tout, pour autant, mes principes; car faire partie du jury n'est pas un droit, c'est une fonction, à laquelle l'État appelle qui il y croit apte, comme à être sous-préfet ou gendarme. Le commencement d'expérience me donne tort, cependant; je dois le dire. Le juge John Kingman, conseiller à la cour suprême des[Pg 176] États-Unis, a déclaré: «On n'a jamais vu, ni au civil, ni au criminel, de verdict réformé quand les femmes ont fait partie du jury.» Je confesse que ceci est considérable.
En l'État de Wyoming, les femmes jouissent du droit de suffrage depuis un quart de siècle, depuis 1874. Or, notez que les femmes députés ne sont pas en majorité au Parlement du Wyoming; notez que, donc, ce ne sont pas elles qui ont rédigé le document suivant; notez que ce document a été rédigé et voté par une majorité composée d'hommes et par conséquent peu suspecte de partialité à l'égard des femmes et plutôt supposée un peu jalouse à l'endroit de celles-ci; et puis dégustez-moi cette déclaration du Parlement du Wyoming:
«Attendu que, sans l'aide d'une législation violente et oppressive, le suffrage féminin a contribué à bannir de l'État la criminalité, le paupérisme et la débauche; qu'il a assuré la paix et l'ordre dans les élections et donné à l'État un bon gouvernement; que, depuis vingt-cinq ans de suffrage féminin, aucun comté de l'État n'a dû établir de refuge pour les pauvres; que les prisons sont à peu près vides et que, à la connaissance de tous, aucun crime n'a été commis dans l'État, si ce n'est par des étrangers... pour ces motifs le Parlement du Wyoming décide que les résultats de son expérience seront transmis[Pg 177] à toutes les assemblées législatives des pays civilisés pour les engager à donner les droits politiques aux femmes dans le plus bref délai.»
Le document est si miraculeusement optimiste qu'en France, qu'écrit en français, il a l'air d'une mystification ou d'une ironie. Il est pourtant parfaitement sérieux et parfaitement officiel. Il fait réfléchir.
Il faut en conclure surtout ceci. En féminisme comme en toutes choses, il faut savoir sérier les questions. Or on a pris l'habitude en France de considérer l'électorat féminin, le suffrage universel intégral, comme le dernier terme des revendications féminines. C'est pour moi tout juste le contraire. Nos pères de 1789 n'ont pas demandé d'abord l'égalité devant la loi, puis l'abolition des droits féodaux, puis autre chose, réservant comme dernier point à emporter le gouvernement du pays par le pays. Ils ont demandé d'abord, ou plutôt pris le gouvernement; ils ont créé l'Assemblée nationale faisant la loi. Le reste devait aller de soi-même. Pareillement les femmes doivent demander d'abord et obtenir par l'obstination de leur volonté—car tout ce qu'on veut énergiquement on l'obtient—le droit d'électorat et d'éligibilité. Le reste suivra tout naturellement. Quand les hommes et les femmes feront la loi concurremment,[Pg 178] ils la feront pour les hommes et pour les femmes équitablement. Conquérir l'urne, voilà quel doit être le premier dessein des femmes françaises.
En attendant, qu'elles lisent, et vous aussi, le petit livre, instructif, amusant et insolent (ce sont trois qualités) de l'abbé féministe. Il s'appelle la Femme et le Clergé. C'est comme un titre de fable ou de fabliau. Mais ce n'est ni un fabliau ni une fable. Avec la Femme de demain de M. Lamy, c'est le meilleur manuel de féminisme chrétien que je connaisse.
Sur quoi je vous quitte en vous souhaitant le gouvernement du Wyoming. Avant qu'il soit un siècle, nous serons, à trois ou quatre cents ans près, à la veille de l'avoir.
Ce n'est plus de la répudiation que je veux parler. J'en ai dit tout mon sentiment et je n'ai pas encore eu le temps ni la tentation de changer d'avis. Il est fort à croire que je mourrai antirépudiationiste, si vous me permettez d'employer les mots longs d'une toise qui pesaient à Petit-Jean.
Je veux parler de deux questions, non pas secondaires, mais de détail, que voici à l'ordre du jour et dont l'une concerne le mariage et l'autre le divorce.
La première est, relativement, de mince conséquence. MM. Paul et Victor Margueritte réclament la suppression des articles du Code qui exigent: 1º le consentement des parents pour les mariages contractés au-dessous de vingt-cinq[Pg 180] ans; 2º qu'à quelque âge que l'on ait, on doive demander au moins le consentement des parents, quitte à leur faire des actes respectueux s'ils le refusent.
J'ai tellement l'habitude d'être en contradiction avec MM. Paul et Victor Margueritte que je suis comme étonné de leur donner raison; mais je leur donne raison nonobstant; je ne puis pas ne point le faire.
Pour ce qui est du consentement qu'on a à demander, après vingt-cinq ans accomplis, cela ne signifie rien du tout, et je m'étonne de la chaleur avec laquelle s'insurgent, ici, MM. Paul et Victor Margueritte. Vous avez soixante ans, s'écrient-ils, et si les auteurs de vos jours vivent encore, vous êtes forcé pour vous marier de leur demander leur consentement. C'est épouvantable!—Oh! mon Dieu, qu'est-ce que cela peut vous faire, puisque, ce consentement, vous êtes sûr de l'obtenir, ou puisque, si vous ne l'obtenez pas, ce sera absolument comme si vous l'aviez obtenu? N'insistons pas là-dessus. Il ne faut jamais perdre son temps et cette question ne vaut pas même qu'on y songe un quart de seconde.
Il en est tout autrement des jeunes gens qui, avant vingt-cinq ans, ne peuvent pas se marier[Pg 181] sans que leurs parents y consentent. Cette question-là, c'est une question. Et sur cette question je suis absolument de l'avis de MM. Paul et Victor Marguerite.
Je trouve assez étrange qu'un jeune homme de vingt et un ans soit libre, absolument, sauf de se marier; puisse faire tout ce qu'il veut, s'engager, s'expatrier, changer de nationalité, et non pas se marier lui-même. Cela a des conséquences qui peuvent être très graves. Cela peut pousser à «l'union libre», vous m'entendez bien, qui est la chose qu'il faut toujours empêcher autant qu'on le peut, toujours redouter comme un grand malheur et qu'en tout cas, on l'avouera, la loi ne doit pas favoriser.
Or, il est évident qu'ici elle la favorise. C'est un singulier office à donner à la loi.
On me dira: la loi ne fait ici que régulariser, que fixer une excellente coutume domestique: il est bon, il est poli d'abord; de plus, il est extrêmement prudent et salutaire de consulter ses parents pour se marier. La loi dit: «On les consultera et on ne pourra pas mépriser leur avis, avant un âge assez avancé; mettons vingt-cinq ans.»
C'est très raisonnable; mais on va trop loin, on va jusqu'au point où la peur d'un mal nous conduit dans un pire, quand on déclare qu'on ne[Pg 182] pourra point, en aucune façon, se passer du consentement des parents, de vingt à vingt-cinq ans. Il faut consulter ses parents. Oui. Mettons dans la loi qu'il faut consulter ses parents. Mais s'ils s'obstinent à ne pas consentir? Eh bien! il n'est pas raisonnable que leur refus de consentement condamne des jeunes gens qui s'aiment, à se désespérer ou à vivre en union libre de vingt ans ou même de dix-huit ans à vingt-cinq. Cinq ans, sept ans d'attente ou de vie irrégulière, cela évidemment est beaucoup trop.
Il faut, simplement, n'est-ce pas? que le mariage ne soit pas un coup de tête, ou un coup de cœur. Il faut prévenir les jeunes gens contre cela et les forcer à consulter leurs parents. C'est tout ce qui est raisonnable. Eh bien! décidez qu'avant l'âge de vingt-cinq ans ils doivent demander le consentement familial; que, s'il leur est refusé, ils doivent le redemander trois fois, de trois mois en trois mois; que, passé ces délais, ils n'ont plus à le redemander. Cela nous fait un an, et non cinq ou six ou sept, d'attente et de stage. Cette attente est assez longue, pour que les jeunes gens aient le temps de réfléchir et de ne pas faire un coup de tête. Elle est assez courte pour qu'ils n'aient pas la tentation de l'abréger en versant dans l'union libre. Ce règlement concilie suffisamment la liberté[Pg 183] individuelle des enfants et le respect qu'ils doivent à leurs parents, et les garantit encore contre leurs étourderies sans les enchaîner, et en un mot les protège sans les asservir ou les dépraver. Je suis pour cette disposition libérale et prudente.
Remarquez un point. Pourquoi les anciens législateurs avaient-ils pris, contre les étourderies des jeunes gens, une mesure si rigoureuse? Par respect pour l'autorité paternelle? Point du tout, puisque, pour toute autre chose, cette autorité paternelle ils la supprimaient net à la vingtième année du fils. Pourquoi donc? Mais parce qu'à cette époque le mariage était indissoluble, par conséquent chose très grave, chose terrible. On ne pouvait trop, presque, multiplier les obstacles aux mariages irréfléchis. De là cet obstacle, le non-consentement des parents, prolongé jusqu'à vingt-cinq ans. Mais aujourd'hui, si l'on a relâché les liens du contrat conjugal, on peut et on doit donner plus de liberté à le contracter. On peut en laisser la porte d'entrée plus accessible, puisqu'il y a une porte de sortie. S'il n'est plus une impasse, il devient inutile de crier à l'entrée: «N'entrez qu'à bon escient! Hésitez avant d'entrer!» La facilité plus grande à contracter le mariage est la conséquence logique et, ce qui vaut[Pg 184] mieux, la conséquence raisonnable de la plus grande facilité à le rompre.
Supposez que la loi reconnaisse les vœux perpétuels des religieux. Elle devra dire nécessairement: «Mais j'exige qu'avant de faire ces vœux, on ne les fasse pas pendant cinq ans, parce qu'après on ne peut pas se dédire.» Mais du moment qu'elle permet de rompre ces vœux quand on veut les rompre, elle dit: «Faites-les quand vous voudrez.»
De même, ou à peu près, pour le mariage. Le père dit au législateur: «Mon fils veut épouser une coquine. Je veux m'y opposer.
—Qu'importe? répond le législateur. Qu'il l'épouse. Si elle est en vérité une coquine, il le verra bien, moi aussi, et je les désunirai. Il suffit que je lui impose un temps raisonnable de réflexion, de délibération avec lui-même et de consultation, parfaitement légitime et probablement salutaire, avec vous.
—Mais il aura toujours fait une forte sottise.
—Oui; mais à l'empêcher pendant cinq ans de faire celle-ci, je l'induirais à en faire une plus forte. C'est ce que je veux éviter.»
Je suis donc pour la demande de consentement à tout âge. A tout âge, c'est un acte de respectueuse courtoisie. Je suis, de dix-huit à vingt-cinq ans,[Pg 185] pour la demande de consentement et pour le droit de refus de la part des parents, ce refus n'ajournant le mariage que pendant un an.
L'autre affaire, c'est une extension du divorce; c'est le divorce accordé dans un cas où il ne l'est pas d'après la loi actuelle. Ce cas, je n'y avais pas songé. Or on m'en fait aviser. Mme Paule Branzac, dans la Fronde, après m'avoir remercié d'être disposé à donner à la femme le droit de répudiation, et après m'avoir remercié encore davantage, bien entendu, d'être énergiquement opposé à donner le droit de répudiation à l'homme,—mais j'ai dit que je ne reviendrai pas aujourd'hui sur cette question,—Mme Branzac, donc, attire notre attention sur le cas où le mariage n'est pas dissous par la mort, ce qui est un peu rigoureux, on en conviendra.
Ce cas existe parfaitement. La folie incurable, vous le confesserez évidemment, c'est la mort. Eh bien! la folie, déclarée par les médecins absolument incurable, de l'un des deux conjoints, ne rompt pas le lien conjugal. Une femme a pour mari un homme interné pour jusqu'à la mort; elle ne peut pas se remarier. Elle peut prendre un amant, elle ne peut pas prendre un mari. Un[Pg 186] homme a pour femme une femme internée pour jusqu'à la mort: même situation.
Mme Branzac, très impartialement, cite deux cas. L'un où un homme, père de trois enfants en bas âge, ayant sa femme internée pour jamais dans une maison de santé, ne sait comment élever ses enfants; l'autre où une femme de la petite bourgeoisie, ayant son mari interné pour jamais dans un asile d'aliénés pour cause de folie alcoolique, se réfugie elle-même dans une maison d'éducation, où elle a le vivre et le couvert moyennant dix heures de travail par jour. Je ne doute point que vous n'ayez, dans le monde que vous connaissez, des exemples nombreux de cas pareils, l'aliénation mentale suivant une progression croissante, et tellement croissante qu'on prévoit le moment où un homme sain d'esprit et une femme sans tare cérébrale seront des excentricités.
Les deux cas cités par Mme Branzac ne sont point du tout pareils, comme, du reste, rien n'est pareil dans les cas concernant la femme et dans les cas concernant l'homme; et c'est bien pour cela que, dans ces questions, la solution n'est presque jamais dans l'égalité, mais dans des équivalences constituant, non l'égalité, mais l'équité et la justice. Ainsi, pour l'homme dont la femme est internée, il est presque dangereux (tout aussi bien que pour[Pg 187] un veuf) de donner, en se remariant, une marâtre à ses enfants; tandis que pour la femme dont le mari est interné (tout de même que pour la veuve), il n'y a presque aucun inconvénient à se remarier et à donner un parâtre à ses enfants. Et la cause en est, non point du tout que l'homme vaille mieux que la femme, mais que la femme reste à la maison, tandis que l'homme est toujours dehors.
Cependant même l'homme devrait avoir la permission de se remarier. C'est périlleux, mais cela devrait être permis. Qu'arrive-t-il le plus souvent? Que l'homme dont la femme est internée, comme le veuf, prend avec lui, pour élever ses enfants, soit sa mère, soit une tante, soit une sœur, soit une belle-sœur, soit une nièce, soit une cousine, soit une étrangère. Dans le cas de mère, tante ou sœur, tout va bien; rien de plus convenable. Dans le cas de nièce, cousine, belle-sœur ou étrangère, ne vaudrait-il pas beaucoup mieux qu'il épousât étrangère, belle-sœur, cousine ou nièce, que non pas qu'il vécût avec elle dans une situation dangereuse et équivoque? Vingt fois mieux. C'est là la vraie morale.
Et quant au cas de la femme, il est bien plus net et ne prête, en vérité, à aucune discussion. Oui, certainement, qu'elle ait des enfants ou qu'elle n'en[Pg 188] ait pas, la femme dont le mari est mort moralement doit avoir le droit de se remarier.
Si elle a des enfants, elle a besoin pour eux d'un appui et d'un soutien, d'un éducateur et d'un maître. La femme la plus malheureuse du monde est la veuve avec enfants. Ses enfants, les fils surtout, la rendent folle elle-même. Vraiment oui, dans le cas du mari fou, cela fait deux fous, deux mortels qui ont perdu la tête. Une femme dont le mari est incurable a besoin, autant qu'une veuve, de mettre un nouveau mari dans la maison.
Et quant à la moralement veuve sans enfants, c'est la même chose. Elle a besoin pour elle d'un soutien, d'un appui, d'un compagnon, d'un ami dans l'existence. C'est quelquefois pis; car il arrive que la veuve ou la moralement veuve a un bon fils ou une bonne fille; dès lors, elle n'a pas besoin de se remarier; elle s'appuie sur son fils ou sur sa fille, et ils s'appuient l'un sur l'autre. Cela peut aller. Mais la veuve, ou moralement veuve, toute seule, sans aucune compagnie et sans aucun conseil, ne voyez-vous pas qu'en lui interdisant de se remarier vous la jetez ou dans le désespoir ou dans l'inconduite?
Oui, tout compte fait, il faut permettre et à l'homme et à la femme qui ont femme ou mari[Pg 189] incurablement aliéné, de contracter une nouvelle union.
Il n'y a qu'une objection, que je reconnais qui est forte. «Vous dites: incurable. Le mot incurable n'est pas scientifique. Les médecins ne prononcent jamais le mot incurable. De même que jamais ils n'abandonnent un malade, que jamais ils ne le déclarent perdu, qu'ils le soignent jusqu'au dernier moment, qu'ils le disputent à la mort même quand ils sont convaincus qu'elle est victorieuse, espérant contre toute espérance; de même ils ne diront jamais qu'un aliéné est incurable. «On ne sait jamais.»—«On revient de très loin.»—Proverbes qui sont à la fois populaires et scientifiques. Surtout dans les maladies mentales, on sait bien que tel ou tel malade ne reviendra pas à la santé; mais on ne peut pas le dire; on n'a pas le droit de le dire; la conscience médicale défend de l'affirmer. Or quelle affaire si le mort ressuscite; si l'aliéné revient à la raison et réclame ses droits! Et, fût-on convaincu que la chose est impossible, n'y a-t-il pas une espèce de barbarie révoltante à dire d'un homme, d'une femme, d'une créature humaine qui est vivante encore, qu'elle est morte; et qu'on peut se conduire à son égard comme à l'égard d'un mort?»
On comprend assez que je suis très sensible à[Pg 190] cette vénérable et redoutable objection. Cependant, en m'inclinant avec un très sincère respect et même avec émotion, devant elle, je ne peux m'empêcher d'y voir une partie d'idéalisme et une partie de sentiment; et ces parties-là, elles-mêmes, sont très dignes de respect, mais ne doivent peut-être pas nous arrêter quand il s'agit d'une mesure de justice, de moralité et de salubrité sociales.
Jamais on n'a le droit de dire d'un malade qu'il est incurable. C'est vrai. Surtout c'est beau. Mais c'est un peu trop absolu. Quand, en conscience, un jury médical aura reconnu qu'un malade ne peut guérir, et l'on sait bien que, par exemple, contre la paralysie générale il n'y a aucun remède; quand en conscience un jury médical aura reconnu qu'un malade est évidemment incurable, allons donc! il peut le dire. Se refuser à le dire, ce serait vraiment une superstition du scrupule. Il faut aller jusqu'à la religion du devoir; mais non pas jusqu'à la superstition du devoir.
Et quant à ce qu'il y a de sauvage à déclarer morte une personne vivante, c'est touchant, cela; mais c'est du sentiment et non pas du bon sens. Vous déclarez bien mort, au point de vue qui nous occupe, le condamné pour peine infamante. Vous accordez de plano la faculté du divorce à sa femme,[Pg 191] sans songer au repentir, à l'expiation, à la purification, à la «résurrection» du condamné, toutes choses possibles. C'est plus cruel, beaucoup plus, que de déclarer mort un pauvre paralytique général dont la résurrection est, certes, totalement impossible.
Je suis donc pour la faculté de divorce en cas de conjoint aliéné incurable, en entourant chaque cas, chaque espèce, de toutes les précautions nécessaires et en multipliant scrupuleusement et sévèrement ces précautions.
La fin de juillet et le commencement d'août 1903 furent signalés par un nombre considérable d'assassinats pour cause de divorce. On sait assez, pour peu que l'on ait fait ses études primaires, que la dernière semaine de juillet et la première d'août sont, annuellement, avec une régularité astronomique, le temps des bolides et «étoiles filantes». Cette année, cette même période a été celle des bolides divortiaux. Les divorces ont éclaté comme des obus.
C'est, près de Constantine, un nommé Kassen, qui, brutalisant à l'ordinaire Mme Kassen, et ayant vu, pour ces causes, le divorce prononcé contre lui, attire par une invitation perfide celui qu'il considérait comme l'instigateur des idées de sa femme et lui porte sept coups de couteau, dont un mortel, ce qui suffit.
C'est, à Chammont, un certain Meunier, qui séparé[Pg 194] de sa femme par un jugement de divorce, tire sur l'affranchie cinq coups de revolver et la blesse de telle sorte qu'on désespère de la conserver à cette vallée de larmes.
C'est à Paris le sieur Gosse, qui, sur le point de se voir séparé de sa femme par jugement de divorce, frappe de deux coups de couteau son beau-frère qu'il tient pour ayant trop d'influence sur la séparatiste.
Il y a eu quelque douzaine de cas semblables. J'ai pris et rapporté ceux-ci comme caractéristiques et variés. L'un tue sa femme, l'autre l'ami de sa femme, l'autre le frère de sa femme. «Mille chemins, un seul but», a dit le poète. Ici mille chemins, mille objets, et un seul but du reste: passer sa colère et rassasier sa vengeance.
Je ne m'attarderai pas à démontrer dogmatiquement que ces gens-là sont des idiots. La chose est peu douteuse pour un esprit juste et même pour un esprit très ordinaire. Le bien qui peut vous revenir d'avoir tué une femme qui ne vous aimait pas, ou l'ami d'une femme qui vous battait froid, ou le frère d'une femme qui ne pouvait pas vous souffrir, est imperceptible à l'œil et insaisissable au jugement. Il faut faire effort, non pas pour comprendre, mais pour entrevoir le mécanisme psychique d'un homme qui tue quelqu'un parce[Pg 195] qu'il n'est pas aimé autant qu'il rêve de l'être. Ces choses passent les intelligences des hommes normaux, c'est-à-dire médiocres, pour suivre la classification de Lombroso.
Il y a eu pourtant un homme, considéré encore par quelques vieux messieurs comme un grand philosophe et un grand moraliste, qui eût compris et qui eût admiré de toute son âme nos bolides divortiaux, nos divorces explosifs du 20 juillet-5 août 1903. C'est Stendhal. Que n'a-t-il vécu en 1903! Il aurait eu de l'agrément. Pour Stendhal, le véritable homme, l'homme supérieur, «un homme enfin», c'était l'énergique, et l'énergique c'était le criminel. Stendhal déplorait la décadence de l'énergie en France, constatée par la raréfaction des crimes passionnels, et il admirait l'énergie italienne, mise en lumière par les attentats ayant pour mobiles l'amour et la vengeance. A la bonne heure! Voilà des hommes qui donnent des coups de couteau! Voilà des énergiques! Vive l'énergie!
Pour les aliénistes, l'homme qui donne un coup de couteau ou de revolver parce qu'il n'est pas content, est un «impulsif», c'est-à-dire un dégénéré et le plus faible des dégénérés. Pour Stendhal, c'était un héros, quelque chose comme César et Léonidas. S'il avait vécu du temps de la «tragédie[Pg 196] de Belgrade», comme disent les académistes partisans de l'euphémisme, Stendhal serait probablement mort de joie. Il eût crié, extatique: «L'énergie renaît! Il y a encore en Europe un grand peuple!» Et s'il eût vécu jusqu'à la fin juillet, il eût dit avec satisfaction: «En France même, toute énergie n'est pas morte!» Stendhal savait bien, il l'a dit cent fois, qu'il mourrait trop tôt.
Pour en revenir à nos maris fulminants de fin juillet, à un point de vue moins élevé peut-être que celui de M. Henri Beyle, milanais de Grenoble, nos divorcés à renversement me font faire des réflexions mélancoliques sur l'incertitude des jugements humains et la vanité des prévisions philosophiques. Figurez-vous, jeunes gens,—et vous le savez peut-être, mais ce n'est pas sûr, car l'histoire s'écrit sur le sable et n'est pas bâtie à chaux et à sable,—figurez-vous que nous autres, hommes de la génération précédente, hommes mûrs, et qui nous croyions déjà mûrs en 1880, nous avons rétabli le divorce en France pour diminuer le nombre des crimes.
Oui, jeunes gens, exactement pour cela, point pour autre chose. C'est ce qu'on appelle avoir du flair. Nous raisonnions ainsi:
«Les maris tuent; les femmes aussi, quelquefois; mais surtout les maris tuent; mari et tueur,[Pg 197] ce n'est pas absolument la même chose, et les deux termes ne sont pas littéralement synonymes; mais enfin les maris tuent. Pourquoi? Parce que, étant comprimés, ils font explosion: n'ayant que ce moyen de s'évader de leur prison, ils foncent sur l'obstacle et le brisent. Ou bien, trompés, offensés, et n'ayant pour réparation offerte à eux que la «séparation» qui ne sépare pas, qui ne leur permet pas de se remarier, qui laisse leur «séparée» porter leur nom; ils s'irritent de tant de chaînes et d'entraves et de réparations qui ne réparent rien, et par colère accumulée et haine impuissante entassée pendant des années, un jour ils frappent aveuglément. C'est stupide, mais excusable, et cela se comprend.
«Donc, délions les liens; permettons de les délier; rétablissons le divorce. Qu'il n'y ait plus de vœux perpétuels laïques, non plus que de vœux perpétuels religieux. Qu'il n'y ait plus ni indissoluble ni irréparable. Rétablissons le divorce et il n'y aura plus de crimes conjugaux.»
Ainsi nous raisonnâmes en ces temps lointains. Je me vois encore,—souvenir de vacances qu'on me pardonnera en plein mois d'août,—je me vois encore à Royat, en face du Puy de Dôme, écrivant (c'était le centième) un article intitulé Fini de rire! où je prouvais didactiquement que[Pg 198] du moment qu'on allait accorder aux mal mariés le droit de n'être plus mariés du tout, ils n'auraient plus celui ou ne s'attribueraient plus celui de tuer leurs moitiés ou les amis d'icelles et n'en auraient plus la moindre envie. Une ère de séparations pacifiques succédait à l'ère de séparations armées. Cedant arma togæ. Ce qui sépare désormais, c'est M. le président, et non plus M. le Couteau ou «le citoyen Browning». Ce sera moins dramatique, moins romanesque, moins divertissant; fini de rire; mais ce sera tout aussi décisif, beaucoup plus sûr et beaucoup plus raisonnable, positif et civilisé.
Tel était l'article que j'écrivais avec une profonde conviction, en face du Puy de Dôme qui ne s'en émouvait nullement en ayant vu bien d'autres et s'inquiétant peu des sottises humaines, faites ou écrites.
Et aujourd'hui j'en écris un autre en face du Mont Blanc pour constater que les maris tuent tout autant qu'auparavant, avec cette seule différence qu'ils tuent comme divorcés au lieu de tuer comme maris, ce qui n'est pas une régression; mais ce qu'on ne peut guère considérer comme un progrès. Faites donc des lois humanitaires et philanthropiques! Le Mont Blanc me regarde, comme le Puy de Dôme me regardait, le Mont Blanc expert en[Pg 199] meurtres, comme faisant partie de l'Alpe homicide. Et, comme le vieux Mont Momotombo, si l'on en croit Victor Hugo, disait en présence de la civilisation espagnole succédant à la barbarie mexicaine: «ce n'est pas la peine de changer», de même le Mont Blanc semble me dire, en clignant du sourcil et en secouant ses cheveux blancs:
Le fait est que remplacer des maris meurtriers par des divorcés meurtriers, et ne pas aboutir à un changement plus considérable!... Si nous abolissions le divorce, puisque le divorce, lui aussi, est instigateur d'assassinats?
Notez que cela pourrait très bien se soutenir et qu'on pourrait prétendre que le divorce pousse au meurtre plus que la séparation.
Prenons le cas le plus fréquent, le cas classique. Voici un mari. C'est une brute. Pour parler scientifiquement, c'est un primitif. Il considère sa femme comme un objet à lui, comme une manière d'esclave ou d'animal domestique. Il la violente, il la bat, il la brutalise de cent manières. Elle demande la séparation et l'obtient. Le mari est furieux. Cependant les honnêtes instincts qui l'animent ne sont pas heurtés complètement et meurtris jusqu'au fond. Cette femme reste sous sa dépendance[Pg 200] jusqu'à un certain point. Cela le caresse et le soulage. Cette femme continue à porter son nom comme une étiquette de propriétaire. La chaîne est brisée, mais elle porte encore le collier. Elle ne peut pas se remarier. Elle n'est plus à lui; mais elle ne sera pas à un autre. Cela caresse et soulage monsieur. Ses instincts de négrier ont encore satisfaction, relative, sans doute, insuffisante, à coup sûr, maigre, à qui le dites-vous? mais ils ont encore satisfaction réelle. Et cette satisfaction peut être assez grande pour que le mari songe à tuer, sans doute, c'est si naturel; mais enfin ne tue point.
Prenons le cas le plus fréquent après celui qui précède, autre cas classique. Le mari est offensé. La femme est infidèle. Il demande et obtient la séparation. Il n'y a pas réparation pour lui, sans doute; mais encore il est satisfait de se dire que cette femme dépend encore de lui, ne pourra pas épouser son complice et du reste ne pourra épouser personne, tant que lui existera et parce que lui existe. Lui est quelque chose de sacré, d'intangible; lui est tabou. Parce que lui existe, il y a quelque part une malheureuse, une dégradée, ou déclassée ou mal classée, ou dans une position fausse à cause de lui. Cela flatte un homme; cela le console; cela le caresse; cela lui fait une compagnie.[Pg 201] Il n'est pas seul. Il a avec lui sa vengeance. Il la regarde avec complaisance et il lui passe la main sur le dos. Encore un cas où le séparé n'est pas trop malheureux et a quelque réconfort.
Dans le cas du divorce, au contraire, le mari qui brutalisait sa femme n'a plus aucun moyen de la brutaliser, même moralement. Il n'a plus aucun droit sur elle, aucun. Elle lui a été enlevée absolument. De cet être qui était sa chose on a fait absolument, littéralement, une personne libre. Dites-moi si, vraiment, cela se peut souffrir? Cet homme ne comprend pas. On l'a dépouillé, voilà tout; on l'a volé. Il avait un cheval et on a réquisitionné son cheval. Il avait une maison et on l'a exproprié sans indemnité. La loi est un voleur. S'il pouvait tuer la loi! Ne pouvant tuer la loi, il tue sa femme ou quelqu'un autour. Il n'a pas précisément de préférence; mais vous comprenez bien qu'il faut qu'il tue. C'est le seul soulagement qu'on lui ait laissé.
Analysez plus minutieusement encore l'âme de ce mari trompé que l'on sépare de sa femme par le divorce. Sa femme lui a préféré un autre homme et le jugement de divorce en vérité lui donne raison. Il dit à la femme: «Soit! vous n'aimez plus votre mari. Eh bien! quittez-le! Je vous y autorise.» Voilà, parbleu, une belle satisfaction donnée[Pg 202] au mari! Vous ne prenez pas les intérêts de sa colère, vous ne prenez pas les intérêts de sa vengeance, et vous voulez qu'il soit satisfait! Ce qu'il voulait, ce qu'il cherchait vaguement, c'est qu'on punît sa femme, c'est qu'il y eût quelqu'un par le monde qui punît sa femme. Il trouve quelqu'un qui l'affranchit, qui la libère, qui, Dieu me pardonne, a l'air de la récompenser! Il est dans un état de stupeur et d'indignation que je renonce à vous décrire. «Et moi! Moi, dans tout cela! Et mon honneur? Qui est-ce qui le venge? Si la loi n'est pas faite pour venger l'honneur des maris, pourquoi est-elle faite? Qu'y a-t-il de plus nécessaire à la société que l'honneur d'un mari?» Il voudrait tuer la loi. Ne pouvant tuer la loi, il tue sa femme ou quelqu'un autour. Il n'a pas précisément de préférence, c'est au petit bonheur. Le petit bonheur d'un mari furieux est de donner des coups de couteau, dans une direction plus ou moins précise.
Donc, si le système de la séparation poussait au crime d'une certaine façon, le système du divorce pousse au crime d'une certaine autre et il n'y a pas d'autre différence. Cela rend le philosophe perplexe et indéfiniment méditatif. Il ne sait plus à quelle loi se vouer et il devient très méfiant à l'égard de toutes. Il ne sait plus comment les maris peuvent se traiter et doivent se traiter. Quel est le[Pg 203] régime marital? L'ancien régime était bien mauvais. Le nouveau régime ne semble pas être meilleur. Quid? Quo modo? Cruelle énigme.
Cela fait naturellement songer à l'union libre. Mais les statistiques constatent qu'il y a plus de sang répandu dans l'union libre que dans l'union liée, qu'elle soit à échappement par séparation ou à échappement par divorce. Allons! Voilà qui va bien. Restons tranquilles.
Tout cela prouve simplement que les lois n'ont pas beaucoup d'influence sur les mœurs. Oh! qu'elles en ont peu! Elles les prennent de face, elles les prennent de biais, elles les prennent par la droite, elles les prennent par la gauche; elles les prennent par mouvement tournant, elles les prennent par charge en avant, elles les prennent par ordre dispersé; et le résultat est toujours le même. Les lois n'ont quasi aucune influence sur les mœurs. Alors qu'est-ce qui a de l'influence sur les mœurs? Vous m'en demandez trop. Il faudrait trouver quelqu'un qui pût persuader aux hommes de n'être pas des aliénés. C'est très difficile à persuader par le raisonnement et même par l'exemple.
Il est probable que l'homme sera toujours un être qui a envie de tuer quand il n'est pas content et à qui il arrive très rarement d'être content des autres et de lui-même.
Trois documents, parmi beaucoup d'autres, à lire de très près et à méditer: les Américaines chez elles, de Th. Bentzon; l'Ouvrière aux États-Unis, de Mesdames J. et M. Van Vorst; les articles de M. Cleveland Moffett dans le New-York Illustrated.
Les Américaines chez elles sont un livre qui date d'une dizaine d'années, mais qui a été rajeuni et remis au point par un récent voyage de Mme Bentzon en Amérique.
L'Ouvrière aux États-Unis est un livre aussi documentaire et aussi «pris sur le vif» que possible, parce qu'il a été écrit par deux femmes du monde qui, toutes les deux, se sont faites ouvrières pendant de longs mois, pour juger par elles-mêmes de la condition des femmes de travail en Amérique.
Les articles de M. Cleveland Moffett sont d'un homme placé au centre du monde américain, très expérimenté et qui s'appuie sans cesse sur des réalités[Pg 206] observées et notées au jour le jour. Ils n'ont pas été traduits, que je sache. Vous en trouverez un bon résumé dans le Mercure de France de février 1904.
Mme Bentzon n'a guère porté son attention que sur les admirables œuvres de charité, d'éducation, de civilisation, créées par les femmes en Amérique. Son livre est: d'une part une série de tableaux où sont peintes, avec netteté et puissance, les institutions de haute moralité dues au zèle et à l'héroïsme féminin en Amérique: hôpitaux, écoles, sociétés de tempérance, prisons de femmes; et, d'autre part, une galerie de portraits où nous sont montrées les femmes supérieures, les surfemmes, pour créer le mot presque nécessaire, qui se sont dévouées, aux États-Unis d'Amérique, à l'œuvre toujours inachevée, toujours à recommencer, de la civilisation, de la culture intellectuelle et morale, du progrès.
Ces femmes sont admirables au delà de tout ce qu'on pourrait dire et même imaginer. L'énergie de la race saxonne, sa haute moralité, son goût de vaincre, son ardeur à se surmonter, son entêtement à faire toujours plus grand et à ne se contenter jamais de demi-résultats, nihil actum reputans si quid superesset agendum, son appétit d'héroïsme, sa croyance, peut-être en contradiction avec la[Pg 207] lettre de sa foi (mais qu'importe?), qu'on ne se sauve que par les œuvres; on les trouve ici dans des exemples extraordinaires et dans des exemplaires merveilleux.
Il ne faut pas oublier ce livre quand on lira les autres. Il reste; et ce sur quoi il s'appuie reste aussi et ne fait que se confirmer et que s'accroître. Il faut bien retenir cela. La partie la plus saine et non seulement la plus saine, mais véritablement héroïque de la féminité américaine, est dans ce livre que personne n'a accusé de complaisance et dont tout le monde a reconnu la parfaite exactitude et la naïve en même temps que très prudente et avisée sincérité.
Seulement Mme Bentzon n'a pas tout vu et n'a pas voulu tout voir. Malgré son titre, qui est trop compréhensif du reste, elle n'a voulu regarder que ce que les femmes avaient fait de grand aux États. Pour le reste, pour les mondaines par exemple, elle renvoie à M. Paul Bourget, naturellement, et elle confesse avec une franchise qui pourrait bien être mêlée d'un certain dédain, qu'elle n'y a pas été voir: «Pour que mes notes fussent complètes, il faudrait aussi placer auprès des femmes sérieuses qui, dans chaque ville, travaillent consciencieusement à créer l'avenir, celles qui ne se soucient que de représenter ce qu'on appelle par excellence[Pg 208] «le monde» et qui trouvent en Amérique le paradis de leur sexe, un paradis sans effort et sans sacrifices. Mais j'ai étudié très peu celles-ci. Comment oserait-on [trop de modestie, avec, peut-être, un peu d'ironie légère] du reste, après M. Paul Bourget, revenir sur l'idole qui passe de son palais de Madison ou de Fifth Avenue à un cottage de Newport pour aller finir la saison dans les montagnes du Berkshire...»
Ce n'est pas, on le lit très bien entre les lignes et même, quelquefois, entre les interlignes, que Mme Bentzon n'ait pas vu, même sans avoir voulu voir. Vous avez remarqué dans le passage que je viens de vous transcrire, que le mot y est, le mot très grave, qui contient beaucoup plus qu'il ne semble à première vue, le mot idole. C'est ce mot-là et la chose qui est dessous qui commencent à devenir la préoccupation des publicistes les plus sérieux d'Amérique. Mme Bentzon n'est pas sans signaler ailleurs, en passant, certains goûts féminins qu'elle déclare ou reconnaît qui sont extrêmement vifs et qui ne vont pas précisément à créer des hôpitaux, des écoles, des sociétés de tempérance ou des prisons moralisatrices. La considération qu'on a en Amérique pour les acteurs et les actrices dépasse peut-être un peu la juste mesure: «Les Américains parlent de Charlotte Cushman[Pg 209] du même ton que les Anglais de Jenny Kemble, et peut-être y est-il plus aisé encore chez eux qu'en Angleterre de s'assurer la réputation de «Madone de l'Art». Tout ce qui est du théâtre inspire a priori l'engouement le plus sincère. Une fillette de 17 ans ne s'est-elle pas écriée devant moi: «La Duse est mon amie intime.» Une dame, tout en applaudissant avec ardeur Jean de Reszké et Mlle Calvé, réunis à New-York dans le chef-d'œuvre de Bizet, ne songeait plus qu'au plaisir d'inviter Carmen à dîner; j'ai vu le portrait de Mme Jane Hading à une place d'honneur au milieu des portraits de famille...»
Non, Mme Bentzon ne peut pas être accusée de n'avoir pas entrevu les défauts de ses sœurs d'Amérique. Seulement elle n'a pas tenu à les voir, ni surtout à les montrer. «L'amour est aveugle, l'amitié ferme les veux.» Mme Bentzon a tenu les yeux très grands ouverts du côté des héroïnes américaines, et de l'autre côté elle les a fermés à moitié. Puisqu'elle le sait, n'insistons pas.
Avec l'Ouvrière aux États-Unis, la note est déjà un peu différente. Mmes Van Vorst ont consciencieusement étudié, pour avoir, comme je l'ai dit, partagé ses travaux, sa vie de tous les jours et de toutes les nuits, et ses plaisirs et ses misères, l'ouvrière[Pg 210] américaine. Ce qui résulte de ce livre, ce sont les quatre points suivants:
1º Il semble qu'il n'y a rien de plus facile en Amérique pour une femme que de trouver du travail, et du travail très honnêtement rémunérateur. A peine Mme John Van Vorst, habillée en ouvrière, est-elle débarquée dans une ville de l'Union, sans savoir de métier, qu'elle est embauchée. En une journée on lui apprend ce qu'elle a à faire et vogue la galère; et elle est payée tout de suite à des prix qui équivalent à trente-cinq ou quarante sous en France. On n'a pas la moindre idée de cela chez nous. Je vois une Française riche qui descendrait du wagon à Lyon ou à Roubaix et qui demanderait du travail pour le jour même en disant: «Je ne sais rien faire; mais je suis très adroite.» Je crois qu'on hésiterait entre la mener au poste ou la conduire au médecin aliéniste.
2º Les patrons et surveillants ont un grand respect pour l'ouvrière. Mmes J. et M. Van Vorst n'ont jamais dans leurs expériences eu à repousser une proposition ou insinuation blessante. (Il est possible que le cant américain soit cause que ces dames sur ce point n'aient pas voulu tout dire.)
3º Très grande solidarité des ouvrières entre elles, très bon cœur, charité, au moins complaisance,[Pg 211] très bonne volonté, très bon accueil et presque dévouement. Il faut comparer ceci avec l'atelier de modistes si bien décrit dans le De toute son âme, de M. René Bazin.
4º La plaie. La plaie de l'ouvrière américaine, comme du reste de la plus grande partie, sans doute, de la féminité américaine, c'est le snobisme, c'est le vouloir paraître. Le snobisme particulier à l'ouvrière américaine consiste à vouloir être vêtue exactement comme une grande dame et de manière à être confondue avec une grande dame dans la rue, dans un magasin ou dans une promenade publique. Ce goût est si fort que, ce que l'on ne verrait jamais en France, une jeune fille nourrie dans sa famille, n'y manquant de rien, entourée de bien-être, se fait ouvrière de fabrique uniquement pour porter des robes de luxe, des fourrures et des bijoux. La chose en soi est grave au point de vue moral; elle est grave même au point de vue économique, parce que l'ouvrière aisée accepte du travail au rabais, fait par conséquent baisser les prix au-dessous de la ligne où même la loi d'airain les fixerait; et, en définitive plus cruelle que «l'airain», assassine sa sœur, l'ouvrière indigente. Il y a beaucoup à méditer sur le livre de Mmes Van Vorst.
Enfin, le factum de M. Cleveland Moffett est[Pg 212] terrible contre la femme américaine des classes riches et des classes moyennes, et, la part faite de l'exagération trop inhérente à toute polémique, contient évidemment beaucoup de vérité et de vérité triste.
D'après M. Cleveland Moffett, à considérer la généralité, à considérer l'immense majorité des femmes américaines, l'Américaine est un être profondément égoïste, qui ne veut que jouir de la vie et paraître, et piaffer, et soulever le plus de poussière qu'elle peut, et dépenser l'argent avec fureur pour réaliser ces desseins.
Elle est tout entière égoïsme et vanité. Elle ne veut être ni mère ni épouse. Elle considère le mari uniquement comme une machine à faire de l'argent. «Faire de l'argent pour sa femme» est non seulement une expression américaine très connue et proverbiale, mais c'est pour la femme américaine le premier et le dernier mot du programme conjugal, des devoirs et des droits de l'époux. Le mari, personnage assez souvent un peu rude et primitif, est délibérément méprisé par la femme, même petite bourgeoise, et quant aux enfants, ils sont considérés comme une charge et une entrave qu'il faut le plus possible éviter et s'épargner. Le nombre des mariages sans enfants, principalement dans les grandes villes, s'accroît[Pg 213] d'une manière véritablement effrayante et qui, comme on le voit par la lettre du président Roosevelt servant d'introduction au livre de Mmes Van Vorst, inquiète et attriste infiniment le président patriote.
Lorsque, une première fois, d'après un livre anglais, j'ai signalé cet état de choses dans les journaux français, je reçus une lettre indignée. Cette lettre émanait, bien entendu, d'un Américain, et il m'était dit, bien entendu aussi, que le livre sur lequel je m'appuyais était un livre anglais, qu'il était une calomnie, que les Anglais ne parlent jamais des Américains que pour les dépriser outrageusement, et que j'étais un sot d'en croire John Bull sur Jonathan. Cette fois-ci, il me semble que c'est sur des documents américains que je travaille, et je ne dissimulerai pas à mon correspondant, en l'assurant non seulement de mon impartialité, mais encore de ma profonde sympathie pour le peuple américain, sympathie dont on m'a même un peu raillé quelquefois, que tous les voyageurs très sérieux que j'interroge sont tout à fait dans les mêmes sentiments que M. Cleveland Moffett. La plaie est indéniable.
Les causes en sont multiples et assez faciles à démêler. La première, évidemment, est un trait de caractère. L'Américain est vain; il serait[Pg 214] étrange que sa compagne ne le fût pas et, peut-être naturellement, un peu plus que lui. L'Américaine, généralement très intelligente, ne l'est pas toujours assez pour être une héroïne de la charité et de la civilisation comme sont les femmes que nous présente Mme Bentzon. Quand elle ne l'est qu'assez pour comprendre les délicatesses du luxe, elle s'y donne, de par sa vanité, avec une fureur incoercible et avec cette sorte de mégalomanie que l'Américain apporte à toutes choses et déploie dans tous les ordres de son activité.
Il faudrait que les Américaines n'eussent pas de vanité, ou qu'elles fussent assez supérieures pour transformer leur vanité en orgueil, ce qui ne laisse pas d'être difficile.
Une autre raison, peut-être, est dans les conditions toutes particulières où se trouve et où se meut le peuple américain. Sans cesse recruté par l'appoint étranger, par l'immigration incessante, il sent moins qu'un autre le besoin de se recruter et perpétuer par la génération, par la famille. Il se peut que, je ne dirai pas cette considération et je ne suis pas assez naïf pour le penser, mais ce sentiment subconscient et pour ainsi dire cette sensation obscure, soit pour quelque chose dans l'esprit d'aventure de l'Américain, dans son mépris pour les dangers et les accidents, dans son insouciance[Pg 215] fondamentale et, en particulier, dans le goût peu prononcé chez les Américaines de fonder une famille. «Eh! qu'avons-nous besoin d'enfants? L'Europe nous en jette à foison et qui sont tout élevés.» On ne dit pas ces choses-là, et à les exprimer, elles deviennent invraisemblables. Sourdement, elles peuvent avoir plus d'influence qu'on ne croit.
Enfin, raison plus évidente et plus considérable que toutes les autres et qui est la seule que M. Cleveland Moffett ait voulu mettre en lumière et qui remonte aux origines mêmes du peuple américain: l'idolisation de la femme.
Depuis que le peuple américain existe, la femme américaine est traitée en reine, en impératrice et en objet sacro-saint. La théocratie, exilée du reste de la terre, s'est réfugiée en Amérique sous forme de gynécratie. C'est un sentiment hérité et ancestral. Pourquoi? M. Cleveland Moffett ne le recherche pas et je crois le savoir. Il est probable que, dans les premiers temps des premières émigrations, parmi les colons américains, les femmes étaient rares et par conséquent étaient un objet de recherche, d'admiration et de respect, en un mot un objet de haut prix. Ce sentiment—du reste excellent—s'est transmis et s'est plutôt exagéré qu'atténué, étant devenu un trait de mœurs nationales,[Pg 216] une coutume nationale, une sorte d'institution nationale, chez le peuple le plus patriote et le plus fier de son pays qui soit dans tout l'univers.
Quoi qu'il en soit des causes éloignées ou proches, l'idolâtrie de la femme est une chose américaine par excellence. Quoi d'étonnant à ce que, se sentant adorée, la femme américaine ait pris l'habitude d'exiger l'adoration, de considérer son compagnon comme très inférieur à elle et comme n'ayant et ne devant avoir d'autre but au monde que de subvenir à tous ses caprices, que de «faire de l'argent pour sa femme» et que d'adorer l'idole?
Les Américaines doivent cependant y songer un peu. Leur aristocratie, l'aristocratie du sexe féminin, comme toutes les aristocraties, est en train de se détruire par les excès et par le développement insolent de son principe. Évidemment, les Américains se lassent de l'idolâtrie qu'ils ont professée jusqu'aujourd'hui. Le livre de Mmes Van Vorst; la lettre du président Roosevelt, qui, du premier coup, est tombé en arrêt, dans le livre de Mmes Van Vorst, sur le point grave; le factum de M. Cleveland Moffett enfin, sont des cris d'alarme, dont le dernier n'est pas très éloigné d'être un cri d'insurrection. L'aristocratie des Américaines pourrait bien avant peu avoir son 89 et sa nuit du 4 août.
Je n'ai aucun conseil à donner aux Américaines; mais je souhaiterais qu'elles lussent toutes le livre de Mme Bentzon, pour comprendre à quelles conditions, par tous pays, les femmes méritent d'être adorées. Je souhaiterais qu'elles se persuadassent que la femme est parfaitement l'égale de l'homme; mais qu'elle n'est que son égale, et que, comme Pascal dit que qui veut faire l'ange fait la bête, de même la femme, à vouloir mettre l'homme à ses pieds, risque de le révolter finalement de telle manière qu'il lui mettra brutalement les pieds sur la tête.
Dans tous les pays de décadence nationale,—et ce n'est peut-être qu'une coïncidence; mais il est possible que ce soit autre chose,—les livres contre le mariage se multiplient. Ils sont légion. Je n'en examinerai aujourd'hui que deux l'un qui nous vient de Suède et l'autre qui nous vient de Paris, de très inégale valeur du reste. L'un est intitulé: de l'Amour et du Mariage et est l'œuvre de l'illustre Mme Ellen Key; l'autre s'appelle: du Mariage et appartient au très distingué critique littéraire M. Léon Blum.
Quand on lit de l'Amour et du Mariage, la première impression est que l'on a affaire à un auteur[Pg 220] très intelligent, très pénétrant et presque profond; à un esprit de tout premier ordre. Le sens psychologique et le sens social aussi sont infiniment et sont extrêmement aiguisés chez Mme Key. Elle connaît l'homme; elle connaît la femme autant qu'on puisse la connaître, et elle y fait des découvertes intéressantes; elle connaît l'amour beaucoup mieux, tout compte fait, que Stendhal (qui n'a su que l'amour masculin) et même que Schopenhauer à certains égards.
Je ne sais rien de plus juste, de plus observé, au fond, avec un peu d'imaginé et d'inventé, mais dans la mesure juste, l'invention n'étant qu'une élaboration discrète de l'observation, que ceci: «La femme moderne a découvert la différence entre sa nature amoureuse et celle de l'homme [à savoir que l'homme est polygame et la femme monogame]. A vrai dire, elle a nié et elle continue de nier cette découverte. Elle croit que, seules, les mœurs sociales sont cause de cette différence, qui est un fait, et qu'elle voudrait abolir. Mais tandis que les unes voudraient arriver à ce but en exigeant de l'homme la chasteté [Un Gant de Bjornson; les Hommes nouveaux, de G. Fanton], les autres y tâchent en proclamant pour la femme la liberté... Chez beaucoup de femmes l'amour unique est devenu une condition organique, ou, comme on a[Pg 221] coutume de dire, une nécessité physique. Le fait de cette unité de l'âme et des sens dans l'amour se rencontre assez souvent pour qu'on puisse dire que la nature les a créées pour cela, de même qu'on peut dire qu'elles sont faites pour un amour qui dure toute leur vie. Or l'un et l'autre phénomène est un fait si rare chez les hommes qu'on peut le qualifier d'anormal. Mais conclure de là qu'il suffit de demander à l'homme le même effort pour obtenir le même effet, c'est tirer de deux causes différentes les mêmes conséquences. Le caractère érotique de la femme et celui de l'homme demeurent différents. La chasteté à laquelle l'homme peut atteindre différera toujours de celle qu'on demande à une femme, sans être moindre. Il restera, certes, toujours plus porté qu'elle à la polygamie; ce n'est pas à dire qu'il continuera à se disperser en satisfaisant ses besoins sexuels. [Et, d'autre part] la femme, bien plus que l'homme, est la proie de l'amour, qui la domine et détermine toute sa nature. L'homme, en des heures fugitives, est maîtrisé avec plus de force par l'amour; mais il s'en délivre plus vite et plus complètement. La femme, au contraire, et cela d'autant plus complètement qu'elle est plus femme, est entièrement subjuguée par les sentiments. De là une plénitude, une unité, un équilibre, dans la vie sensuelle, qui manquent à l'homme. Chez la plupart[Pg 222] des femmes, et pour les motifs indiqués plus haut, l'amour est une chaleur égale, une flamme douce qui ne s'éteint pas. De là certains chagrins que l'homme fait éprouver à la femme. En effet, entre ses heures de passion, il est beaucoup plus calme qu'elle et incapable d'éprouver, comme elle, une tendresse constante. Aussi trouve-t-elle rarement qu'elle remplisse la pensée et le cœur de son mari comme il remplit sa propre âme.»
Est-ce assez bien analysé? Vous me direz que Musset en a dit tout autant en trois vers:
Cependant la page de Mme Key est d'une analyse plus circonstanciée et plus complète.
Que me direz-vous encore de ceci, qui me semble du devin Tirésias, tant il me paraît qu'en vérité il faut avoir été homme et femme pour démêler et distinguer si bien les différences, même subtiles, entre l'amour masculin et l'autre: «Il y a sans doute une exagération dans l'assertion qu'une honnête femme ne sait les exigences de son sexe que quand elle aime. Mais la différence immense entre elle et l'homme, c'est qu'elle ne peut les satisfaire qu'en aimant. La différence radicale entre elle et[Pg 223] l'homme, c'est qu'il donne plus souvent sa mesure dans la vie active que dans la vie sentimentale, tandis que c'est le contraire chez la femme. Et tandis que la valeur d'un homme, pour lui-même comme pour autrui, dépend de ses œuvres, la femme ne se juge, dans son for intérieur, que d'après son amour. Elle ne sent sa valeur que si son amour est pleinement apprécié, s'il fait vraiment le bonheur de celui qu'elle aime. Il est vrai que la femme demande aussi à l'homme de satisfaire ses sens. Mais tandis que le désir ne naît souvent chez elle que longtemps après qu'elle aime assez pour sacrifier sa vie à celui qu'elle aime, le désir naît souvent chez l'homme longtemps avant qu'il aime assez une femme pour lui sacrifier son petit doigt. L'amour, le plus souvent, naît dans l'âme d'une femme et de là passe aux sens; parfois même n'y arrive pas; chez l'homme, le plus souvent, l'amour part des sens pour aller à l'âme, sans toujours y atteindre. Et de toutes les différences, c'est la plus douloureuse.»
Je n'insiste pas, puisqu'ici nous sommes en face de la vérité même et débrouillée avec une exactitude aussi lumineuse qu'impitoyable.
Voulez-vous une définition, une énumération plutôt des immoralités essentielles? Je vous présente ceci: «Quand les idées morales tiendront compte[Pg 224] du criterium de la sélection [moins pédantesquement: quand l'idée morale sera plus en possession et en conscience d'elle-même], la société considérera comme immorales: une union sans amour; une union sans responsabilité; une union entre dégénérés; la stérilité volontaire; toutes les manifestations de la vie sexuelle qui supposent la violence et la séduction; et celles qui prouvent soit l'aversion contre les fins de la nature, soit l'impuissance à remplir ces fins.»
A la condition que l'on limite raisonnablement l'article «dégénérés», car on pourrait en abuser, et à peu que nous ne soyons tous des dégénérés, je souscris à ce programme et j'admire la netteté d'esprit dont il est marqué.
Vous rappelez-vous, dans la Francillon de Dumas fils, le mot de Francillon elle-même: «Eh! Monsieur! la maternité, c'est le patriotisme des femmes...»—A la première représentation (dans ce temps-là on était patriote) on applaudit cinq minutes. Le lendemain je répétai le mot dans une maison amie. La dame du logis poussa un cri de protestation et d'horreur. Elle était un précurseur. Je ne fréquentai plus très longtemps dans cette maison-là. J'ai retrouvé le mot dans le livre de Mme Key: «La vitalité d'un peuple se mesure en première ligne à la capacité et au désir des femmes[Pg 225] à donner la vie à des enfants sains, à la capacité et au désir des hommes à défendre la patrie.» (Je copie la traduction; elle est faite par quelqu'un qui ne sait pas le français; mais cela ne fait rien au fond des choses.)
Dans le même ordre d'idées je ne connais rien de plus beau ni de plus vrai que cette page de Mme Key que l'on pourrait intituler: De la nécessité de la famille:
«... Beaucoup de femmes qui se suffisent à elles-mêmes pour tout le reste recherchent le mariage, même sans amour; d'autres femmes, qui veulent garder leur indépendance, souhaitent la maternité en dehors du mariage. Les unes et les autres sont dans le faux. Il faut que l'enfant soit le but de toute la vie. L'enfant a besoin de la famille pour naître; il faut qu'il trouve auprès de sa mère la clairvoyance de l'amour par les qualités qu'il hérite de son père. Une femme qui n'a jamais aimé le père de son enfant nuira à cet enfant d'une manière ou d'une autre, mais à coup sûr, ne fût-ce que par sa manière de l'aimer. L'enfant a besoin d'un cercle joyeux de frères et de sœurs, et l'amour maternel le plus tendre même ne saurait lui en tenir lieu. Priver sciemment et volontairement son enfant du droit de recevoir sa vie du fait de l'homme, l'exclure délibérément et d'avance de la tendresse d'un père[Pg 226] est un acte d'égoïsme qu'une femme ne commet pas impunément. Il ne faut pas que le droit à la maternité sans le mariage dégénère en droit à la maternité sans amour. Il est aussi avilissant d'accepter une union libre sans amour que de se marier sans aimer. Dans les deux cas, l'enfant est le fruit d'un larcin. L'enfant né d'un père dont la mère ne veut pas partager la vie [Quel traducteur! Le texte veut évidemment dire: l'enfant né d'un père que la mère élimine], voilà l'enfant illégitime au vrai sens du mot.»
Jamais on n'a mieux présenté les choses, ni mieux montré que maternité, famille et amour sont tellement connexes et même aspects différents d'une même chose, que si l'un manque, on peut dire que les autres n'existent que très incomplètement.
C'est plaisir encore de voir Mme Key discuter avec Schopenhauer et montrer spirituellement les points faibles de la théorie célèbre, et qui du reste demeure une découverte admirable. Vous connaissez la théorie du maître: l'amour, c'est l'attrait réciproque des contraires ou tout au moins des fortes dissemblances. C'est le génie de l'espèce qui veut cela, pour compenser et neutraliser les qualités contraires et aussi les défauts contraires, afin de maintenir un équilibre suffisant dans l'espèce.
Il y a du vrai, reconnaît Mme Key; car entre époux une harmonie qui naît des similitudes fait certainement le bonheur relatif des deux époux; mais elle est «monotone», elle est «pauvre [j'ajouterai: elle est déprimante] et elle devient dangereuse pour le développement de l'individu et celui de l'espèce».
Rien de plus juste, et c'est un des mille aspects de la loi de la guerre: les peuples qui sont toujours en paix sont heureux; seulement ils meurent; il en est des individus comme des peuples.
Il y a donc, incontestablement, du vrai dans la doctrine de Schopenhauer. Mais aussi songez que les différences trop fortes entre caractères, que «les divergences d'opinion dans la conception de la vie, dans l'appréciation des fins, des valeurs, de la direction de l'existence, finissent par mener à l'hostilité!»
—Qu'importe! répondra le philosophe; c'est pour l'enfant que le génie de l'espèce agit, non pour les parents. Que les parents se fassent la guerre, c'est une condition de la bonne constitution des enfants; ou, si l'on veut, que les parents se fassent la guerre, c'est un effet de contrariétés entre eux qui sont condition de la bonne constitution des enfants.
—Heu! Heu! répond Mme Key, il me semble que des parents toujours en querelles et qui ne sont du même avis sur rien auront peut-être des enfants d'une innéité excellente; mais auront surtout des enfants d'une éducation épouvantable. Le génie de l'espèce n'a pas assez prévu cette conséquence. Il paraît qu'il ne pouvait pas tout prévoir. Et elle conclut assez judicieusement, ce me semble, en disant que «l'instinct sexuel est au fond dans la vérité, mais qu'il a dépassé son but, en rapprochant des êtres par un attrait susceptible de se changer rapidement en haine»; qu'il y a «une limite» en deçà de laquelle différence engendre attrait salutaire; au delà de laquelle différence engendre ou est destinée à engendrer antipathie funeste, même à l'espèce.
Voilà de joli bon sens. N'unissons pas le blanc au blanc; mais n'allons pas jusqu'à unir le blanc au noir. Il faut des tempéraments en toutes choses.
Aussi bien, la théorie de Schopenhauer est surtout un fait qu'il a admirablement démêlé jusqu'en ses menus détails; mais les conséquences qu'il en tire, ou plutôt l'explication générale dont il l'enveloppe, sont douteuses. Oui, en amour, en amour vrai,—je ne dis ni en sensualité, ni en amitié plus ou moins mêlée d'amour,—les contraires s'attirent.[Pg 229] Voilà le fait. Écartons «le génie de l'espèce», qui est trop métaphysique pour moi; j'ai essayé plusieurs fois d'expliquer ce fait par ceci que l'amour est, sinon avant tout, du moins pour bonne part, curiosité, et que c'est cette curiosité qui fait que A va naturellement à son contraire, c'est-à-dire à l'inconnu. (Voir mon volume: Pour qu'on lise Platon.) En tout cas, voilà le fait; et c'est grand honneur à Schopenhauer de l'avoir débrouillé.
Mais que ce fait soit quelque chose de providentiel ou seulement d'heureux; que le génie de l'espèce commande ainsi pour que les enfants soient bien constitués, ou seulement que du fait en question il résulte que chez les enfants les qualités et défauts des parents soient compensés et neutralisés, c'est, pour mon compte, ce que je n'ai guère vu. En général, les enfants «prennent d'un côté» et ne prennent quasi aucunement d'un autre. En général, tel enfant est «tout son père» ou est «toute sa mère». Le mélange est rare, donc rares compensation et neutralisation. Et reste seulement que l'antipathie de la mère et du père fait une mauvaise éducation des enfants. Mme Key, dans la mesure où elle contredit Schopenhauer, me paraît avoir raison. En tout cas, sa dissertation est très fine.
Que de bonnes choses encore, quoique «réactionnaires» et un peu trop «antiféministes» même pour moi, sur les femmes qui travaillent, j'entends celles qui travaillent en dehors de la maison, les «extérieures», comme je les appelle: «Comme le dit si bien Charles Albert [qui est ce Charles Albert, je l'ignore], «l'amour veut du calme et le loisir de rêver»; il ne peut se contenter des miettes de notre personnalité et de notre temps... C'est ainsi que les hommes d'aujourd'hui sont exclus de l'amour; non seulement ils ne peuvent réaliser l'amour dans le mariage; mais ils n'ont guère de chances de le connaître [nulle part] dans sa plénitude. Ces jeunes femmes, harassées par leur travail, n'ont même pas le loisir de prendre soin de leur beauté et de leur personne. Il n'y a plus que les femmes du monde et celles du demi-monde qui s'adonnent à la toilette... Les femmes prennent de plus en plus part à la vie active, et la préoccupation de leur extérieur les occupe bien moins que le développement de leur personnalité. Cette évolution donne quelque chose d'hésitant à leur nature; or ce que l'homme aime chez la femme, c'est justement son tact, sa mesure, son aisance, le calme dans la possession de soi-même, qui manque le plus souvent à l'agitation des jeunes filles de la génération actuelle.»
Je n'en finirais point, en vérité, si je voulais relever tous les passages ou de très ferme bon sens, ou de très fine psychologie, ou de juste observation, ou de sentiment très élevé et très pur que contient le beau livre—oui, c'est bien un beau livre—de Mme Key. Mme Key est évidemment une haute conscience et un grand esprit.
Pourquoi faut-il que son livre, quoiqu'il ne soit nullement saccadé et quoiqu'il se développe avec lenteur et dans une belle tenue littéraire, n'ait aucune suite? Jamais on ne voit nettement, ni même vaguement, où va l'auteur, et je doute qu'il le sache bien précisément lui-même. Le fil conducteur manque absolument et j'ai renoncé, moi qui me pique d'y être expert, à en mettre un. Qu'un autre le tente! Jamais livre qui est une thèse, qui veut être une thèse et qui a constamment le ton d'une thèse, ne fut moins une thèse. Il n'est pas posé le moins du monde... Il flotte, ou plutôt il circule comme un ruisseau parmi des prairies, qui ne sait ni où il va ni où il retourne. Je ne m'étonne pas que, dans son pays, Mme Key passe pour féministe aux yeux des uns et pour antiféministe aux yeux des autres. Elle pourrait passer aussi pour conservatrice et pour novatrice, pour rétrograde et pour révolutionnaire. Elle est très lucide sur chaque sujet qu'elle aborde; elle n'a aucune[Pg 232] compréhension d'un ensemble, ou du moins elle ne donne nullement l'impression qu'elle en a une.
De là, comme vous pensez bien, des contradictions en nombre respectable. Elles fourmillent. Sans aller plus loin, je viens de vous citer une très belle dissertation où il est mis en vive lumière que l'enfant est le but de la vie. C'est à la page 127; c'est aussi à la page 6; c'est aussi ailleurs. Et à la page 219 je lis: «On oppose le droit des enfants au droit de l'individu. On dit: s'il y a des enfants, il faut que les parents malheureux en ménage demeurent unis. Mais aujourd'hui un être affiné en matière amoureuse ne peut appartenir à un autre sans un sentiment de profonde abjection, s'il ne l'aime pas ou s'il sait qu'il n'en est pas aimé. Une union maintenue dans ces conditions sans amour est une humiliation profonde ou un célibat à vie, en tout cas une grande infortune. Le plus souvent, on ne s'occupe que des enfants; on oublie que les parents méritent d'être considérés comme une fin. On n'exige pas que le père ou la mère commettent un crime pour l'amour de leurs enfants; on les blâmerait s'ils venaient à faire de la fausse monnaie pour subvenir à leur entretien. Mais on n'éprouve aucun scrupule à condamner une mère «pour l'amour de ses enfants» à vivre[Pg 233] dans une union où il lui semble se prostituer.»
Bon; nous étions tout à l'heure en présence de M. Brieux écrivant le Berceau, et maintenant nous entendons la «Nora» de la Maison de poupée. Il faudrait concilier tout cela; il faudrait concilier.
Ailleurs, nous avons affaire à Mme Key partisan de l'accession des femmes à la vie politique et à Mme Key hostile à l'accession des femmes à la politique:
Recto: «Étant donné que chaque cellule de l'organisme social est mâle ou femelle, il est inadmissible qu'une organisation définitive ne finisse pas par exprimer ce double caractère. De même que la famille, cette forme élémentaire de l'État, il faudra un jour que l'État soit une unité où le principe masculin et le principe féminin soient représentés tous deux. Il faudra constituer une union gouvernementale là où nous trouvons jusqu'ici un État célibataire. [Joliment dit.] C'est en fonctionnant elles-mêmes, mais en laissant les cellules masculines fonctionner pour elles, que les cellules féminines pourront atteindre l'apogée de leur développement comme membres de la société... Tous les États de l'Europe portent encore une Russie dans leur sein, cette partie de la[Pg 234] société que Camille Collet appelle avec raison «le camp des muettes», c'est-à-dire les femmes sans droits politiques...»—Parfait. Mme Key veut que les femmes soient citoyens. C'est une opinion. Je dirai même que c'est la mienne.
Verso: «Il n'est pas prouvé que la femme puisse conquérir des diplômes universitaires et revêtir des fonctions publiques sans nuire à la sûreté de son coup d'œil, à la finesse de son sens psychologique... Si les femmes se mettent à porter les mêmes charges que les hommes, elles auront comme eux le dos voûté... Il y a des gens qui comptent sur l'influence de la femme pour relever le niveau moral, sous prétexte que les femmes sont supérieures aux hommes dans la vie privée. On invoque à l'appui de cette thèse la proportion plus grande des criminels hommes; on oublie que si l'homme est poussé au vol par la misère ou par le goût des plaisirs, la femme est une prostituée cataloguée—et plus souvent non cataloguée. On oublie que si l'homme commet un crime en état d'ivresse, c'est surtout le mauvais état de sa maison et le mauvais caractère de sa femme qui l'a poussé à boire... Le crime est le plus souvent bisexuel... La main de la femme est plus pure que celle de l'homme; mais ni ses yeux, ni ses oreilles, ni ses lèvres. Malheureusement il n'y a pas de statistique[Pg 235] des crimes commis contre l'honneur... Du reste, la seule chose qui fût intéressante, ce serait de savoir si les femmes sont moins accessibles à la corruption ou moins promptes à pactiser avec leur conscience, moins capables d'intrigue, moins portées à la malveillance. Mais les congrès féministes, la presse féminine, les comités de femmes, ainsi que les candidatures de femmes en Angleterre, en Amérique et ailleurs montrent d'une manière fâcheuse combien les femmes, elles aussi, perdent tout sens moral dans la vie publique; elles aussi disent que la fin justifie les moyens; elles aussi... elles aussi...»—Bien! Bien! Il faut refuser aux femmes l'accès à la vie politique. Que voulez-vous que je vous dise? Je voudrais que l'on prît parti ou que l'on conciliât. Mme Key ne fait ni l'un ni l'autre.
Même sur la question du divorce, qui est celle sur laquelle Mme Key a l'opinion la plus nette et la plus ferme, elle ne s'aperçoit pas qu'elle se contredit encore. Vingt fois elle dit qu'il faut admettre le divorce par volonté d'un seul, «le divorce librement consenti qui ne dépende que de la volonté de l'une ou des deux parties», et voici qu'elle écrit: «Une chose est certaine: c'est que nul n'est plus aveugle sur la douleur conjugale que celui qui la cause. Rien n'est donc plus inique que de s'en[Pg 236] rapporter à l'un des époux de la décision du débat.» Je ne sache pas de formule plus heureuse et, aussi, qui condamne plus nettement le divorce par volonté d'un seul des conjoints.
Cela est continuel. Il faut s'y résigner. Mais le livre y perd une grande autorité. Il expose tant de convictions successives qu'il ne convainc jamais. Au fond, c'est la force d'esprit qui manque ici. Mme Key est un penseur qui pense beaucoup et même vivement; mais qui n'a pas assez de puissance pour mettre en ordre l'armée de ses idées et les disposer en camp retranché—ou les faire marcher en ordre de bataille. Elles restent une foule.
Si pourtant, en nous attachant à ce qu'elle répète le plus souvent, ce qui est un signe, et à ce qu'elle réserve pour la fin de son volume, ce qui en est un autre, nous essayons de nous faire une idée approximative de ce que peuvent être les idées dominantes de Mme Key, nous arrivons à peu près à ceci.
Mme Key, individualiste ardente, très fortement marquée de l'influence de Jean-Jacques Rousseau et de Tolstoï et d'Ibsen, très persuadée que le devoir de l'être humain est de chercher son bonheur, et c'est-à-dire ayant pour ce qu'on a appelé jusqu'à présent «le devoir» l'aversion la plus profonde;[Pg 237] Mme Key, en un mot, de tempérament anarchique, ne croit, en choses de rapports sexuels, qu'à l'amour, ne respecte que l'amour et a une défiance invincible à l'égard du mariage. Elle citera vingt fois, ce qui est bien indigne d'un penseur comme elle, cette prétendue décision, niaise à souhait, de je ne sais quelle cour d'amour du moyen âge, que le mariage et l'amour sont incompatibles; elle dira que «l'amour est toujours moral, et que le mariage sans amour est toujours immoral», ce qui, rapproché de l'axiome précédent, reviendrait à dire que l'amour est toujours moral et que le mariage est immoral toujours; elle alignera sans sourciller des formules d'individualisme féroce: «C'est l'idée fondamentale du protestantisme [ceci très profond, du reste, comme généalogie des idées et des tendances], le droit de libre examen, qu'il convient d'appliquer à la question du divorce. Chaque conscience devra découvrir pour son compte ce qu'il convient de faire ou de ne pas faire»;—et encore: «L'humanité a besoin, non seulement d'hommes prêts à sacrifier leur vie pour une idée; mais d'hommes assez courageux pour sacrifier aux autres leur propre conception du devoir.» [Ça, c'est du bon Nietzsche, du meilleur Nietzsche.] «Cette vérité est liée d'une manière indissoluble et nécessaire à la théorie de l'évolution... Nul lecteur[Pg 238] de l'Enfer de Dante ne souhaite, certes, à Françoise de Rimini l'énergie de repousser l'amour de Paolo! Et les mystères de l'âme sont tels qu'un homme a pu se purifier dans l'adultère de la souillure du mariage... Mais mieux vaut le divorce... Un poète, un artiste a une femme qui du commun accord de tous n'est pas à sa hauteur. Tout à coup la vie qu'il trouvait triste et vide redevient belle à ses yeux... C'est qu'il aime une autre femme. Il écoute la voix de son amour et il fait bien... Mais la majorité des gens inclinent à penser que la souffrance d'une femme insignifiante importe plus que la perte morale d'un homme de valeur!»
En conséquence de ces «vérités», Mme Key tend à l'union libre: «Le nœud de la question qui nous occupe, le sujet des discussions passionnées... est de savoir si c'est l'union libre ou l'union indissoluble dont l'action moralisatrice est le plus efficace.»—«Nous avons montré que la jeunesse veut lutter contre la prostitution par la liberté de l'amour, et nous avons vu là une preuve du progrès de la morale sexuelle.»—«La seule solution, c'est la proclamation des droits de l'amour: les amants devront s'unir au besoin sans consécration légale»; et, comme dernier mot, à la dernière ligne: «Quand toute la forêt sera verdoyante, la loi sur le mariage n'aura qu'un seul paragraphe,[Pg 239] celui que Saint-Just proposait il y a un siècle: «Ceux qui s'aiment sont mari et femme.»
Mme Key tend donc à l'union libre; mais elle admet le mariage, à la condition, naturellement, qu'il soit aussi pareil que possible à l'union libre. Elle n'admet que le mariage d'amour mutuel, et en cela je suis de son avis; et elle veut que le mariage soit rompu aussitôt que l'amour a cessé chez l'un ou l'autre des deux époux. Donc le mariage qu'elle admet ne diffère de l'union libre que par la non-clandestinité, que par la déclaration que deux amants font à la société qu'ils vont cohabiter jusqu'à nouvel ordre.
Je trouve—et probablement Mme Key aussi—ce mariage-là, sinon plus immoral (il l'est autant), du moins plus indécent que l'union libre. Il y a dans l'union libre la même fragilité du lien que dans ce mariage-là; la même pensée de derrière la tête que cela durera ce que cela pourra, mais non pas toujours; mais il y a dans l'union libre clandestine une certaine pudeur qui consiste à ne pas dire toutes ces belles choses à un monsieur respectable représentant de la société.
Le fond de la pensée de Mme Key est incontestablement ceci: l'union libre, ou le mariage tel qu'il doit être, ne crée absolument aucun devoir, aucune obligation; car le seul devoir est d'aimer. Vous[Pg 240] vous unissez parce que vous vous aimez; cela est sublime; mais l'un de vous n'aime plus; qu'il s'en aille! Non seulement son devoir n'est pas de rester; mais son devoir est de partir, car l'amour l'appelle ailleurs.
—Mais sa femme l'aime encore!
—C'est un devoir personnel, et c'est un devoir social de sacrifier les autres.
—Mais il y a des enfants!
—C'est un devoir envers eux que de ne pas leur infliger le spectacle d'un ménage sans amour.
—Mais cette pauvre femme n'a rien fait pour être jetée dans la rue!
—Elle est sotte et, lui, il aime une penseuse qui lui donne des idées. Son devoir est d'aller à la penseuse.
En un mot, dès que l'amour cesse chez un des conjoints, quelle que soit la situation du reste, la répudiation est un devoir strict; la répudiation par une femme du mari qu'elle n'aime pas, la répudiation par un mari d'une femme qui a cessé de plaire, est le plus sacré et le plus indispensable des devoirs.
Nous avions tort de dire tout à l'heure que le mariage ou l'union libre ne créent pas de devoirs. L'union libre ou le mariage créent potentiellement[Pg 241] un devoir; ils n'en créent qu'un; mais ils en créent un: c'est le devoir de la répudiation.
Le curieux, c'est que Mme Key se rend très bien compte—vous savez qu'elle est bonne psychologue—que le mariage subsiste fort bien, reste très fort et assez heureux sans amour, et elle met cela très vivement en lumière: «Il n'y a pas lieu de craindre, dit-elle, que la liberté du divorce devienne synonyme de polygamie»; car «le mariage a des alliés très sûrs dans les conditions physiques et psychiques de la vie humaine». La vie commune, l'amour disparu, se tient en quelque sorte par elle-même; «toutes les frondaisons printanières ont beau être tombées et la vie commune sembler froide et dépouillée comme des branches dénudées, elle n'en demeure pas moins immuable». Ajoutez que «l'être qui a donné pour la première fois le plaisir des sens à un autre être acquiert sur lui un pouvoir qui ne cesse jamais tout à fait»...
Il n'y a rien de plus juste. Quand l'amour a cessé entre époux, et presque toujours il cesse très vite, les époux restent unis par la reconnaissance obscure de la chair et surtout par les liens de l'habitude, qui constituent ce que j'appellerai une sympathie de proximité, une sympathie de vicinité; allons, lâchons le mot, puisqu'il m'obsède, une sympathie d'attelage.—Et cette sympathie-là[Pg 242] est plus forte peut-être (et assurément) que l'amour même.
Mme Key reconnaît donc que le mariage et le bon mariage peut subsister sans amour. Or le constate-t-elle avec plaisir, ou plutôt le regrette-t-elle? Il semble bien qu'elle le regrette, puisque, sachant que le mariage peut être passable, l'amour ôté, elle n'en consacre pas moins tout un livre à démontrer que dès que l'amour cesse entre époux, c'est un devoir pour eux que de se quitter et un crime de lèse-amour que rester ensemble. Mme Key est comme hypnotisée par l'Amour, le «grand Amour», le «vrai Amour» et elle est toujours prête à tout lui sacrifier, même au moment où elle sent bien (et où elle dit) qu'il n'est pas si nécessaire que cela. A des gens qui, elle le sait, peuvent vivre une vie saine, utile et assez heureuse, sans être amoureux, elle crie: «L'amour! L'amour! Ne songez qu'à cela! Brisez tout pour lui! N'est-ce pas lui qui passe? Courez!» Au fond, je la pousse un peu pour lui faire dire ceci; mais il ne faudrait pas la pousser beaucoup pour le lui faire dire: «l'amour est tellement le devoir, ou est tellement divin qu'il vaut qu'on lui sacrifie même le bonheur.»
Cette «morale nouvelle», qui est à peu près celle d'Alfred de Musset, me paraît très misérable,[Pg 243] et un livre consacré à persuader aux hommes qu'ils ne se trompent pas en mettant la passion au-dessus de tout me paraît la plus mauvaise action du monde. Talleyrand dirait: «C'est plus qu'une mauvaise action; c'est une sottise.» Mon Dieu oui, ce livre est une très grande sottise assaisonnée de talent; et rien n'est plus regrettable que le talent qui s'y trouve, puisqu'il peut donner quelque crédit au reste.
M. Léon Blum, lui, n'est pas un naïf, n'est pas un hypnotisé, n'est pas un congestionné. C'est un farceur, plein d'esprit du reste. Son livre, du Mariage, est une gageure d'impertinence et de cynisme, analogue au Supplément au voyage de Bougainville de Diderot ou aux Lettres de Malaisie de M. Paul Adam. M. Léon Blum veut faire pousser des cris d'indignation, il y réussit et il est content. M. Léon Blum serait sans doute plein de pitié pour quelqu'un qui prendrait son livre au sérieux et qui le discuterait gravement.
C'est pourtant, par jeu aussi, ce que je ferai; par jeu d'abord, comme je dis, et aussi bien je suis encore en vacances; pour ceci encore qu'à dépiauter[Pg 244] des paradoxes on trouve quelquefois des vérités, des idées justes, des observations intéressantes dont les paradoxes ont été comme l'occasion. Je ne réponds de rien sur ce point; mais je me risque.
M. Léon Blum a été frappé de ce fait, comme tout le monde, que les hommes, en France surtout, se marient tard, ce qui force les jeunes filles à se marier tard, elles aussi; que les hommes, avant de se marier, font beaucoup d'expériences de l'amour, au sens le plus bas de ce mot; que les jeunes filles n'en font point; que le mariage est pour les hommes une fin et pour les jeunes filles un commencement; qu'il en résulte un désaccord funeste et toutes les conséquences que vous savez; et que cela est très mauvais, et qu'il faudrait changer tout cela.
Beaucoup d'autres ont fait ces observations et reconnu ce mal, et ils sont arrivés à cette conclusion (ouvrages déjà cités: Un Gant, de Bjornson; Hommes nouveaux, de G. Fanton): il faudrait qu'homme et femme se mariassent jeunes et vierges aussi exactement l'un que l'autre. Je crois qu'il y a en Norvège une ligue de jeunes filles établie sur ces principes.
M. Léon Blum—et vous savez comme on fait un bon gros paradoxe; ce n'est pas difficile: on[Pg 245] prend une vérité de sens commun, et puis on la retourne comme un gant; on en prend mathématiquement le contraire; d'où il appert qu'un paradoxe étant une banalité, retournée, est aussi banal que la banalité elle-même—donc M. Léon Blum s'est dit: «Mais si l'on procédait à l'inverse? Si, au lieu d'exiger des jeunes gens la virginité, on ne l'exigeait pas des jeunes filles; et si l'on permettait aux jeunes filles, en les y conviant du reste, à faire avant le mariage les mêmes expériences de l'amour que font les jeunes gens? Homme et femme arriveraient au mariage dans les mêmes conditions, ce qui est le but cherché. Voilà la solution.»
Cette idée trouvée, son livre était fait; il n'avait plus qu'à l'écrire.
Il l'a écrit en s'appuyant sur deux affirmations qui sont les suivantes; il y a, et dans la vie de la femme comme dans celle de l'homme, d'abord une période polygamique, ensuite une période matrimoniale; la période polygamique va jusqu'à l'âge de trente ou trente-cinq ans; la période matrimoniale va depuis l'âge de trente ou trente-cinq ans jusqu'à la mort;—les jeunes filles ont besoin, comme les jeunes gens, de jeter leur gourme pour être ensuite, par satiété et parfait mépris des plaisirs de jeunesse, d'honnêtes et fidèles épouses. Donc les jeunes gens se marieront vers trente-cinq[Pg 246] ans; les jeunes filles, vers trente. Les jeunes gens auront des maîtresses et le mieux sera qu'ils en aient beaucoup successivement, depuis vingt ans jusqu'à trente-cinq; les jeunes filles auront des amants, et le mieux sera qu'elles en changent souvent, depuis quinze ans jusqu'à trente[3].
[3] Quelque chose d'analogue dans Rousseau, seconde préface de la Nouvelle Héloïse: «Il semble qu'il faut toujours au sexe [féminin] un temps de libertinage ou dans un état ou dans un autre...» et la suite.
La conséquence sera qu'il n'y aura pas d'adultères. S'il y a adultère féminin, c'est que la femme, mariée trop tôt, n'a pas satisfait son instinct polygamique et le satisfait après le mariage au lieu de le satisfaire avant. S'il y a adultère masculin, c'est chez l'homme marié trop tôt (mais le cas est rare) pour la même raison; chez l'homme marié à l'âge normal, c'est parce que l'homme se sent trompé, au moins se sent délaissé par la femme, et cherche ailleurs satisfaction ou distraction, et c'est encore une conséquence de cette erreur, la femme mariée trop tôt.
Donc le nouveau régime est celui-ci: les jeunes gens continuent à vivre comme ils vivent aujourd'hui et les jeunes filles se mettent à vivre comme les jeunes gens vivent maintenant.
—Mais c'est la jeune fille déflorée, déveloutée,[Pg 247] flétrie, n'ayant plus rien qui fasse qu'on veuille d'elle. On ne les épousera jamais!
—Pourquoi non? N'épouse-t-on pas des veuves? Dans mon système, on n'épousera que des veuves. Voilà tout. Non seulement on ne s'en portera pas plus mal; mais on s'en portera beaucoup mieux.
—Mais quelles veuves! Veuves de plusieurs époux!
—De plusieurs, oui; il le faut; car c'est l'instinct polygamique qu'il s'agit de satisfaire, et je ne conseillerais pas à un homme de trente-cinq ans d'épouser une jeune fille qui n'aurait eu qu'un amant de quinze à trente. Ce serait le signe qu'elle n'a pas l'instinct polygamique, et c'est dans ce cas que l'expérience amoureuse aurait laissé sur la jeune fille une empreinte très défavorable au mari. Dans ce cas je conseillerais à la jeune fille d'épouser tout simplement son amant. Il faut donc, dans mon système, qu'on n'épouse que des jeunes filles plusieurs fois veuves. C'est dans ce cas qu'il n'y a point d'empreinte laissée et qu'on se trouve devant sa jeune femme exactement comme, dans le système actuel, la jeune femme se trouve devant son mari, c'est-à-dire en face d'un passé tout à fait effacé, qui ne compte pas, qui n'existe plus. Donc n'épousons que des veuves plusieurs fois veuves.[Pg 248] Vous me dites qu'on épouse une veuve, mais non pas une dix fois veuve. Oh! pourquoi non? C'est exactement la même chose. Une dix fois veuve n'a pas plus qu'une veuve simple cette ignorance qui est, paraît-il, pour vous un charme; elle ne l'a ni plus ni moins; et, de plus, elle a épuisé l'instinct polygamique, ce qui est l'essentiel et le nécessaire. N'épousez que des dix fois veuves. Cinq ou six fois peut, du reste, suffire.
—Mais ces six fois veuves auront cinq ou six enfants!
—Ah! pour cela non! Non! elles n'auront jamais d'enfants! Jamais! Elles prendront pour ne pas en avoir tous les moyens qu'il faut pour cela et qu'on aura eu le soin de leur apprendre. Le malthusianisme absolu fait partie essentielle de mon système, et j'y insiste minutieusement, avec réfutation des objections, du reste ridicules, le long de trente-cinq pages.
—Mais, sacrebleu, Monsieur, décidément, ce que vous me proposez d'épouser à trente-cinq ans, c'est la dernière des prostituées!
—Les mots ne me font pas peur. Ce que je vous propose d'épouser, c'est précisément ce que vous dites; et si je vous propose d'épouser une femme qui a été ce que vous dites, avant, c'est pour qu'elle ne devienne pas ce que vous dites, après.
—Hum!
—Vous voyez bien que vous n'avez plus rien à dire.
J'ai promis de discuter ce système sérieusement, pour m'amuser. Il n'y a rien de plus amusant que d'être sérieux. Il repose sur un certain nombre de parfaites erreurs psychologiques. M. Léon Blum est un psychologue très adroit et assez fin quand il s'agit de débrouiller un cas, et il y en a une dizaine dans son livre qu'il a analysés d'une façon charmante, vraiment charmante. Mais les grandes vérités psychologiques générales, il les ignore, ou a fait le ferme propos de les ignorer. D'abord il invente de sa grâce—et je dois reconnaître qu'il en fait un instant l'aveu—il invente de sa grâce la période polygamique et la période matrimoniale. Cela n'est pas tout à fait faux (je ne parle pour le moment que des hommes), mais cela est trop peu vrai pour que l'on puisse bâtir dessus une théorie générale.
Il n'y a ici que des cas personnels.
Un certain nombre d'hommes sont polygames. Mais ceux-là, ils ne le sont pas pour une période; ils le sont pour toute leur vie; et vous les marierez à cinquante ans, ils n'auront pas épuisé pour cela leur instinct polygamique.
Un grand nombre d'hommes sont «nés époux»,[Pg 250] comme dit quelque part M. Blum lui-même, et ceux-là, ils sont monogames depuis l'âge de dix-huit ans. Ce sont gens qui n'ont pas beaucoup de tempérament, et surtout qui n'ont pas beaucoup d'imagination, et surtout qui n'ont pas de curiosité. Vous le dirai-je? Ceux-ci sont les hommes normaux et sont les plus nombreux de beaucoup dans l'humanité.
S'il n'y paraît pas, cela tient aux conditions économiques dans lesquelles se trouve la bourgeoisie européenne et surtout la bourgeoisie française. Le jeune homme de vingt ans, qui, à mon avis, devrait être marié depuis six mois, a devant lui dix ou douze ans pendant lesquels il a «à se faire une position» et à ne pas se marier. Pendant ces douze ans, il est polygame et, le plus souvent, de la plus ignoble façon du monde. Mais croyez-vous qu'il le soit volontiers et naturellement? Pas du tout. Il l'est parce qu'il ne peut pas faire autrement et à son corps défendant.
La preuve, ou une preuve, très significative, à mes yeux, c'est que, pendant ces douze ans, il ne désire rien tant, le plus souvent, que rester uni très monogamiquement avec la femme—et, pourtant, quelle femme!—avec laquelle il s'est... mettons agglutiné, trois mois après son arrivée à Paris.
La preuve, ou une preuve, c'est qu'assez souvent, cette femme-là, il l'épouse! S'il ne l'épouse pas plus souvent, c'est que cette femme, d'une part sans aucun sens moral, d'autre part si stupide qu'elle ne comprend même pas qu'il est de son intérêt matériel de se cramponner, l'abandonne, bien plus souvent, sachez-le bien, qu'il ne l'abandonne lui-même.
Voilà l'homme vrai, l'homme normal, l'homme moyen. Je ne dis pas que cet homme n'a jamais l'idée de faire une infidélité à sa compagne. L'homme est polygame toujours, toujours un peu, sauf exceptions rares. Je dis que le désir de n'avoir qu'une compagne de sa vie, de ne point changer, est le fond de l'homme moyen, avec une arrière-pensée seulement, quelquefois suivie d'effet, de faire ailleurs un voyage d'exploration, mais toujours avec esprit de retour.
Voilà l'homme moyen. Parce que M. Blum a vu des hommes de vingt à trente-cinq ans pratiquer, tous, la polygamie, il en a conclu qu'il y avait une période de polygamie. Ce sont là les erreurs qu'inspire la statistique. M. Blum a pris une nécessité économique, une nécessité sociale, pour une loi naturelle. Et de ce que tous les hommes, de vingt à trente-cinq ans, pratiquent la polygamie, il ne faut nullement conclure, malgré les apparences,[Pg 252] qu'il y a, même pour l'homme, une période polygamique; non, il y a des conditions économiques qui forcent l'homme, malgré lui, à être polygame à un certain âge. Il n'y a pas autre chose.
Seconde erreur de M. Blum. Il a cru que ce qui est vrai de l'homme est vrai de la femme, ou plutôt que ce qu'il croyait vrai de l'homme est vrai de la femme, et que la jeune fille a, elle aussi, sa période polygamique de quinze à trente ans. Cette seconde erreur est plus forte que la première. Oh! ici aussi; car je suis un homme qui sais les choses; et comme tous les hommes qui savent les choses, j'ai l'air de ne pas les savoir, parce que, du moment que je sais les choses, je ne tranche pas; ici aussi je reconnais qu'il y a du vrai; pas beaucoup de vrai; mais un peu. Je reconnais que de quinze à trente ans la plupart des jeunes filles vivent en état de polygamie intellectuelle. Elles rêvent de celui-ci, de celui-là, d'un troisième. Elles aiment à fleur de songe une dizaine de jeunes hommes pendant dix ans. Je l'ai dit il y a une trentaine d'années: nous épousons tous une veuve, une petite veuve, une moralement veuve, qui quelquefois est, de cette façon, bien entendu, veuve dix fois. Voilà qui est accordé.
Seulement il n'en est pas moins vrai que si l'homme est polygame (dans la mesure que j'ai marquée plus haut), la femme ne l'est pas, la femme[Pg 253] ne l'est que dans la mesure presque insignifiante que je viens d'indiquer. La femme est essentiellement monogame. La femme est monogame en ce sens que cette arrière-pensée de polygamie que l'homme a presque toujours, même quand il est très uxorius, la femme ne l'a jamais. La femme, quand elle n'en est plus à rêver; quand elle en est à épouser un homme, d'une façon ou d'une autre, a toujours la profonde conviction que c'est pour la vie. La fille du peuple, que M. Blum cite souvent en exemple, prend un amant à seize ans. Soit; mais ce n'est nullement par polygamie et pour épuiser sa polygamie pendant la période polygamique. Elle le prend bien pour toujours, très naïvement, et avec la conviction profonde, physiologique, à peine traversée parfois de quelques doutes, que c'est bien pour toujours. Toutes les jeunes filles bourgeoises qui se marient, après la période de polygamie intellectuelle et cérébrale dont j'ai parlé, en sont là aussi, exactement.
La preuve de cette monogamie foncière de la femme, c'est l'«empreinte», c'est le premier amant ou époux éternellement aimé, aimé physiologiquement, aimé par les entrailles mêmes de la femme, à tel point que les enfants d'un successeur ressemblent presque toujours à «Monsieur le premier».
Reste la prostituée. Oui. Eh bien, il y a des prostituées-nées comme il y a des hommes polygames-nés. Elles sont, je crois, extrêmement rares. On s'imagine qu'il y en a beaucoup, parce que chaque homme en a rencontré une. Mais cela tient à ce qu'elles sont, par définition, pour beaucoup d'hommes et que beaucoup d'hommes ont rencontré la même. Cela fait encore une erreur de statistique et de calcul.
La vérité est que la prostituée-née est excessivement rare, beaucoup plus rare que le polygame-né, lequel n'est pas très fréquent.
Donc peu de prostituées-nées. Les autres prostituées sont des femmes qui ont commencé par être monogames comme leurs sœurs, et qu'une première déchéance a jetées dans la classe des femmes pour tous. Les conditions de vie de cette classe ont peu à peu presque complètement dénaturé ces femmes, et il est très vrai qu'elles n'ont presque plus l'instinct monogamique. Mais c'est la vie qu'elles sont forcées de mener qui les a conduites là, et il ne faut tirer de leurs mœurs, légitimement, aucun argument.
J'ajoute même que l'instinct monogamique est si fort chez la femme, que même chez la prostituée il reste, comme instinct. Tout le monde sait que la dernière des prostituées vous parle infatigablement[Pg 255] de son premier amant, et très évidemment l'aime encore.
Vouloir donc, pour les raisons qu'en a M. Léon Blum et qui sont peut-être vénérables, imposer à toutes les jeunes filles de l'univers le régime des prostituées, encore que ce soit peut-être le salut du genre humain, c'est d'abord aller si directement contre la nature même de la femme que j'estime que c'est un peu chimérique, un peu; et c'est ensuite aller contre le but poursuivi par M. Léon Blum lui-même.
Pourquoi? Mais parce que quand on va contre la nature d'un être on peut réussir, mais en le dénaturant. La prostituée, j'ai cru le montrer, est un être dénaturé. Vous pouvez faire de toutes les jeunes filles des prostituées; mais vous les aurez dénaturées, et quand arrivera la période matrimoniale, je suis à peu près sûr qu'elles seront prostituées autant qu'auparavant, sauf exceptions rares; et votre but est manqué.
On a dit avec beaucoup de raison: «La punition de ceux qui ont trop aimé les femmes est de les aimer toujours.» De même, et c'est une affaire de pli pris, la maladie des femmes que vous aurez forcées à aimer trop les hommes sera de les aimer jusqu'à soixante ans. Votre but est manqué. En choses morales, c'est une erreur de prendre une[Pg 256] inoculation pour un vaccin. M. Blum inocule l'instinct prostitutionnel aux jeunes filles, et il est persuadé que c'est une vaccination. Ce n'est, j'en ai peur, qu'une intoxication. Décidément, je n'ai pas confiance.
Mais alors que faire? me dira douloureusement M. Blum; que faire pour que les jeunes filles ne s'épuisent pas à désirer l'amour pendant que les jeunes gens le font, et n'arrivent pas ardentes au mariage pour embrasser des tisons éteints, d'où viennent toutes les suites que vous savez?
Il n'y a qu'une seule solution, incomplète du reste et dont je ne cacherai aucunement les lacunes. Il n'y a qu'une seule solution, que je préconise depuis bien longtemps: c'est le mariage jeune, le mariage très jeune, le mariage vierge; le mariage vierge bilatéralement, bien entendu; mais il faut le dire, tant nos moralistes contemporains, en renversant toutes les valeurs, nous forcent à préciser les choses qui sembleraient aller de soi; donc je dis le mariage entre très jeune homme vierge et très jeune fille vierge elle-même.
Avec ce mariage-là, point d'expériences amoureuses de vingt à trente-cinq ans de la part du jeune homme; et c'est-à-dire point de corruption, d'avilissement et de gangrénation du jeune homme; point d'attente stérile, irritante et[Pg 257] démoralisatrice aussi chez la jeune fille; des êtres jeunes et sains se livrant à l'amour sain, normal et fécond, dans la saison où il est normal de s'y livrer; des parents sains et robustes; des enfants sains et robustes, une race saine et robuste.
J'ajoute: une famille véritable, où les souvenirs des joies nuptiales sont intimement unis aux souvenirs de première jeunesse, et, à cause de cela, ont quelque chose de charmant et de profond, gage d'union persistante des cœurs; et il y a une grande différence entre se dire à cinquante ans: «Te souviens-tu des premiers jours, où nous étions si jeunes, si gais, si fous, si naïfs et si enfants? Nous étions adorables!»—et se dire: «Te souviens-tu des premiers jours, quand j'avais quarante ans et toi trente, et que j'étais fourbu comme un vétéran et toi rouée comme une potence?» J'exagère un peu; mais encore...
J'ajoute une famille véritable, où, parce qu'il n'y a pas une très grande différence d'âge entre les enfants et les parents, les parents peuvent comprendre les enfants et, parce qu'ils les comprennent, les bien diriger; où les enfants, comprenant que leurs parents les comprennent, ont confiance en eux. Il ne faut pas qu'il y ait deux générations selon le temps entre un père et son fils,[Pg 258] et entre une fille et sa mère; car alors il n'y a plus contact intellectuel ni moral.
Voilà les bienfaits du mariage jeune et du mariage vierge. J'ai dit qu'il a ses inconvénients. L'adultère, surtout l'adultère du mari, ne laisse pas d'être fréquent dans ce genre de ménage, les curiosités se réveillant, vers la trentaine, chez un homme qui ne les a pas satisfaites avant son mariage. La polygamie, méprisée longtemps, reprend ses droits, si j'ai le front de m'exprimer ainsi. Je ne me dissimule pas cela.
Mais, d'une part, le souvenir d'un mariage qui a été tout amour et tout amour jeune et frais est si puissant, même sur l'homme, que bien souvent, peut-être le plus souvent, le mari restera fidèle à sa femme.
D'autre part, j'aime mieux un peu d'adultère après (je dirai, si l'on me pousse, même chez la femme) que le stage d'à présent, si profondément démoralisateur, corrupteur, et qui tarit les sources vitales et les sources morales de la race.
C'est là le point précis; c'est là ce qui me sépare précisément de M. Blum; je veux dire ce qui m'en séparerait s'il était sérieux. Il fait la part du feu: il met toute la malpropreté de la vie humaine avant le mariage, pour que le mariage soit pur; du reste, il fait énorme la part du feu. Je ne la lui fais pas;[Pg 259] je conviens qu'il se la fera peut-être lui-même; mais j'aime mieux au besoin qu'il se la fasse quand la race saine sera assurée, tardivement, médiocrement du reste et après tout sans grand dommage.
Et je répète qu'il y a d'immenses chances pour que le lien extrêmement fort que crée d'ordinaire entre deux êtres le mariage jeune, vierge, pur et plein de joie ne se rompe point et même ne se détende pas. Je n'ai pas besoin de dire que je n'admets que le mariage d'amour, ou tout au moins, selon l'expression française, qui est devenue ridicule et qui est excellente, le mariage d'«inclination».
Objection: Et comment voulez-vous qu'un homme qui n'aura sa position faite qu'à trente ans se marie à vingt et fasse six enfants de vingt à trente? J'ai répondu à cela, il y a une dizaine d'années, dans un de mes volumes politiques, je ne sais plus lequel. Des conditions économiques nouvelles créent des mœurs nouvelles; mais il faut savoir s'arranger de manière qu'elles en créent de bonnes et non de mauvaises. Il y a toujours moyen. Il ne faut que savoir se retourner. Non, le jeune homme de vingt ans ne peut pas nourrir sa femme et ses enfants. Eh bien, que ce soient les grands-parents qui les nourrissent jusqu'à la trentaine du jeune père. Voilà la solution.
Vous vous êtes marié à vingt ans et votre père, qui en avait quarante-cinq, s'étant marié jeune lui-même et qui était en pleine force productive, qui gagnait de l'argent, vous a soutenus vous, votre femme et vos enfants, jusqu'à ce que vous vous soyez fait une position; et vous rendrez à votre fils le même service dans les mêmes conditions. Il n'y a qu'une transposition. Ce sont aujourd'hui des hommes de quarante à soixante ans qui entretiennent leurs enfants, qu'ils ont eus tard; ce seront des hommes de quarante à soixante ans qui entretiendront leurs petits-enfants. Chacun aura élevé une famille, comme maintenant, et personne ne pourra se plaindre; mais ce qui aura été sauvé, c'est la race, les enfants ayant été créés par des jeunes gens, ainsi que la nature le veut.
Ajoutez que nous y revenons, à la famille véritable, telle que je l'esquissais plus haut. Elle est composée maintenant non pas de parents et enfants, mais de grands-parents, parents et enfants indissolublement liés jusqu'à la soixantaine des grands-parents, et ayant besoin les uns des autres; elle redevient patriarcale et traditionnelle et tout ce qui s'ensuit, c'est-à-dire forte. Elle est élément excellent de nation vigoureuse et puissante. Les conditions économiques modernes, qui paraissaient tout à l'heure si funestes, voilà, parce qu'on a su[Pg 261] les bien prendre, qu'elles donnent lieu à un état social meilleur que celui où l'on était même avant elles; par le remède qu'elles ont imposé, parce qu'elles étaient mauvaises, elles aboutissent à un progrès magnifique. Il y a toujours—toujours, je n'en sais rien; mais je l'espère—à tirer du mal, non seulement le bien, mais le meilleur. Tant y a que c'est ici le cas.
—Mais il y aura une génération sacrifiée, la nôtre! Il y aura une génération, pour commencer, qui aura élevé deux générations. Le père actuel qui, selon les méthodes actuelles, aura eu des enfants à trente-cinq ans et les aura élevés jusqu'à cinquante-cinq, marie son fils âgé de vingt ans et le voilà qui a encore à élever les fils de ce fils...
Il est vrai, il y aura une génération sacrifiée. Il le faut certainement pour changer de méthode. Cette génération, ayant sauvé l'humanité, sera en vénération dans tous les siècles.
«Ne nous frappons pas» pourtant, comme disait cet optimiste. Il peut y avoir transition. Que la génération qui vient se marie à trente ans, la seconde à vingt-cinq, et la troisième à vingt: les charges seront partagées et elles seront très supportables. Mais le mariage à vingt ans et les petits-enfants nourris par le grand-père, élevés conjointement par le père et le grand-père, c'est où il faut arriver[Pg 262] aussi vite que possible, et c'est la solution vraie de tous les problèmes que nous venons d'agiter.
Je demande pardon, encore un coup, au public d'avoir discuté sérieusement la thèse de M. Léon Blum. Je crois même qu'il y a lieu de lui en demander pardon à lui-même.
[4] Par M. Paul Adam, chez Méricant.
M. Paul Adam est un moraliste très austère, très rigoureux, très rigoriste, qui est si loin de plaider les droits de la passion, comme Mme Key, ou tel autre, qu'il n'admet même pas pour elle les circonstances atténuantes et qu'il la poursuit partout comme un chien fait sa proie. M. Paul Adam est un Bourdaloue qui aurait fait ses études chez Perse et chez Juvénal. Depuis Proudhon nous n'avons pas eu de moraliste aussi intransigeant que M. Paul Adam. Vous n'avez peut-être pas cette idée de lui. C'est peut-être que vous aviez lu ses ouvrages. Mais lisez la Morale de l'amour, qui est de lui, je vous en donne ma parole, et vous verrez que je ne dis rien qui ne soit exact, et même très tempéré et modéré. J'en pourrais dire bien davantage.
La Morale de l'amour, dont le titre est un peu ambitieux et un peu trompeur, en ce qu'il fait croire que l'on a affaire à un traité systématique, ou tout au moins continu, comme l'Amour de Stendhal, est un simple recueil de chroniques publiées je ne sais où, sans doute dans le journal des derniers jansénistes. Elles sont souvent agréables à lire, parfois brillantes, toujours vertueuses. Les thèmes où M. Paul Adam revient le plus souvent dans ces pages sévères sont la sentimentalité bête ou la bête sensualité des jeunes Français, la vanité française, l'indulgence pour le crime passionnel, l'indulgence pour l'adultère. Sauf réserves de détail, je suis d'accord avec lui sur tous les points.
M. Paul Adam dit à ses fils quand ils auront vingt ans: Ne soyez pas amoureux; ne prenez pas une petite maîtresse qui est souvent une petite apache et qui est toujours une petite pécore; ne soyez pas amoureux, ou, si vous vous sentez tels, mariez-vous de très bonne heure avec une fille saine, intelligente et instruite, sans vous préoccuper de dot le moins du monde, les belles dots françaises mettant dans le ménage huit francs par jour, ce qui ne vaut guère qu'on s'en occupe. Les Anglais et les Américains font ainsi, et la seule explication est là de la supériorité des Anglo-Saxons.
Mes lecteurs n'ont pas besoin que je leur dise à[Pg 265] quel point je suis ici tout à fait de l'avis de M. Paul Adam.
Sur la vanité française, M. Paul Adam a de très bonnes observations aussi. D'abord il lui trouve un nouveau nom, et très juste et qui précise les choses. Il l'appelle «le besoin d'être envié». Très bien dit. C'est bien là la définition exacte: «Besoin d'être envié. Toute notre bourgeoisie se gâche l'existence en satisfaisant au besoin d'être envié. La dame en partance pour Nice dans le fiacre chargé de malles guette aux yeux des flâneuses le mauvais regard de celle que sa pénurie retient au boulevard. La personne riche d'une famille remercie son luxe de la tristesse qu'il donne aux cousines dépourvues de rentes. Ce n'est rien de fréquenter les gens célèbres si l'on n'en peut parler comme d'amis très intimes à des parents, à des camarades obscurs qui regrettent, à ce moment-là, la médiocrité de leur vie, gardant malaisément leurs soupirs et baissant les yeux. Avoir une chère amie à la mort est un délice, si l'on peut nommer, parmi les docteurs qui la soignent, les plus illustres membres de l'Institut, ceux de qui la consultation se paye gros...» Etc., etc.; car ici, très malheureusement, le développement est facile et la série des exemples pourrait être illimitée.
Sur le crime dit passionnel—comme si tous les[Pg 266] crimes n'étaient pas passionnels!—et sur l'indulgence dont il est l'objet de la part des jurys et des magistrats, M. Paul Adam, en sa roide sévérité, est tout à fait excellent. Il montre qu'il n'y a absolument aucune garantie en France contre la sauvagerie de l'homme poursuivant la femme, ni, non plus, contre la sauvagerie de la femme exploitant l'homme, puisque l'une et l'autre, après un mauvais coup, sont sûrs d'être acquittés, ou punis d'une peine si légère qu'ils peuvent recommencer quelques mois après.
Il raconte là-dessus une histoire que sans doute il invente, mais qui est d'une vérité, on peut m'en croire, absolue. Elle se répète sur les boulevards extérieurs cent fois par jour; elle est l'histoire universelle des quartiers populaires. Je la résume. C'est une jeune fille qui parle:
Je songeais à épouser mon parrain, assez bel homme et à l'aise, bon commerçant, à cause de mon père qui ne peut plus travailler et de ma mère qui travaille trop. Mais l'amour me guettait. Il me suivait tous les soirs quand je revenais de l'atelier. Un grand garçon maigre, efflanqué, dont les dents pourries me répugnaient, était sans cesse sur mes talons. Je l'envoyais paître. Un soir, il m'envoya une balle de revolver qui troua mon chapeau. Je me sauvai en criant. Personne ne vint à mon[Pg 267] secours. Il pleuvait. Il me rejoignit. Il me demandait pardon. Il m'embrassait. Il tenait toujours son revolver à la main. Il m'entraîna. J'étais glacée de terreur. Il me poussa dans l'escalier de son hôtel. Le lendemain il racontait partout que j'étais sa maîtresse. Mon parrain m'a plantée là. Nous sommes dans la misère. Mais un camarade d'Arthur s'avise de me courtiser. Arthur est jaloux. Il me menace de me mettre les six balles de son revolver dans la peau s'il y a seulement coquetteries. Mais l'autre me menace de m'arroser de vitriol si je ne lui cède pas. Si je ne vais pas avec lui, il me défigure; si je lui cède, Arthur me fusille. Quand je menace l'un ou l'autre de la justice, ils me répondent tous deux qu'on acquitte toujours les crimes passionnels, que c'est la loi.
Et, en effet, c'est la loi, ou à très peu près. Il faut reconnaître que c'est un des effets du romantisme.
Remarquez que, tout de même, une affreuse petite guenipe, dont un jeune niais qu'elle a débauché voudra se débarrasser, procédera de façon identique et sera encore plus sûre de l'impunité. C'est un effet du romantisme.
M. Adam est plein de verve quand il crosse les jurys et aussi les magistrats, protecteurs déclarés de «la pire crapule». Cette indulgence[Pg 268] forcenée est, en effet, bien bizarre. Je me l'explique à peu près de la part des jurés; c'est le romantisme. On peut, à la rigueur, se contenter de cette raison. Pour les magistrats, je ne comprends pas. Leur douceur est devenue proverbiale et légendaire en Europe. Proverbe européen: «En France on ne punit pas.» A quels mobiles obéissent-ils? Il y a là quelque chose que je ne comprends pas bien; mais il y a là quelque chose. Peut-être le phénomène de l'amollissement, du fléchissement au moins, d'une caste. Ces gens-là n'étaient pas tendres sous l'ancien régime, ni sous Napoléon, ni même sous la Restauration. On peut supposer que depuis, à la longue, on leur a tant demandé de services, on a tant fait des fonctionnaires obéissants, condescendants, complaisants, qu'on a détruit en eux le ressort. Ils n'ont plus d'énergie. Ils disent: «A quoi bon?» et: «Tout cela durera bien autant que nous.» Ce sont les formules de la décadence. Je crois assez fort à une certaine décadence de la magistrature.
Sur l'adultère, dont je ne songe pas à faire l'éloge et dont, tout autant que M. Paul Adam, je déplore et condamne les méfaits, M. Paul Adam est fort dur, et il a en cette affaire des conceptions bien menaçantes. Il voudrait—il l'a répété deux fois et il fait remarquer qu'il le répète, et donc ce[Pg 269] n'est pas une boutade—il voudrait que les poursuites en adultère ne fussent pas faites seulement à la requête du mari, mais que, la société (ce qui est vrai) ayant un très grand intérêt à la répression de l'adultère, le ministère public poursuivît spontanément l'adultère, comme tout autre crime, sans attendre la plainte du lésé.
C'est hardi, cela, et j'hésite à suivre jusque-là ce calviniste de Paul Adam. Venir dire à un mari complaisant: «Votre femme vous trompe; cela vous est égal ou vous est profitable; dans les deux cas vous êtes un vilain monsieur et nous la coffrons; remerciez-nous de ce que nous ne vous coffrons pas vous-même,» à la rigueur j'accepterais cela. Mais venir dire à quelqu'un qui ne sait rien: «Vous êtes ce que les maris sont quelquefois et nous traduisons votre épouse en police correctionnelle,» c'est bien délicat et aussi c'est bien cruel. Or, comme il est assez difficile de savoir, le plus souvent, si un mari est complaisant ou s'il est aveugle, c'est dans tous les cas que la mesure conseillée par M. Paul Adam serait terriblement délicate. Je demanderais à M. Paul Adam de creuser son idée, de l'approfondir, de l'analyser et de présenter là-dessus un projet de loi en forme. Je l'examinerais avec un intérêt et un soin extrêmes.
Toujours est-il que voilà qui est entendu: par[Pg 270] un renouvellement surprenant de son admirable talent, M. Paul Adam a écrit un volume qui, brillant du reste et récréatif, est désigné au tout premier rang, et même avec quelque indiscrétion, pour un des prix de vertu dont dispose l'Académie française.
Je traite aujourd'hui d'une matière assez délicate. Non pas que je songe à prendre ce sujet par son côté frivole et plaisant: on peut savoir que ce n'est pas précisément dans mes habitudes; mais il y a tout autre chose. J'ai toujours tant aimé les jeunes filles françaises, je les aime tellement encore—on peut dire cela à mon âge—que je ne voudrais point les contrister si peu que ce fût. Il est certain qu'elles sont charmantes. Elles ont du bon sens presque toujours, de l'esprit assez souvent, une espièglerie sous laquelle on sent beaucoup de bonté, une conversation où la mesure, le tact et le bon goût sont incomparables quand on a pu la comparer avec celle des jeunes filles étrangères. Les jeunes filles françaises, et je dis aussi bien celles de la bourgeoisie que des classes supérieures et celles du peuple que celles de la bourgeoisie, sont une des beautés et un des charmes de la[Pg 272] France, peut-être sa plus grande beauté et son charme le plus séduisant.
Et cependant ce sont des sévérités assez rudes que je veux exprimer aujourd'hui sur leur compte, surtout sur celles d'entre elles qui appartiennent à la bourgeoisie.
Règle générale, qui comporte quelques exceptions, je le sais; mais enfin règle générale: la jeune fille de la bourgeoisie française ne fait rien; elle ne fait rien de rien. Elle se lève, elle s'habille, elle lit ou plutôt regarde l'Illustration; elle déjeune, elle fait quelques visites, elle en reçoit; elle dîne, elle lit ou plutôt regarde l'Illustration et elle se couche.
Le dimanche seul est pour elle un jour laborieux; car elle s'habille de meilleure heure, pour aller à la messe; c'est un jour dur. C'est de ce jour qu'elle se repose pendant les six autres. En vérité, ce n'est pas trop.
Les jeunes filles de la bourgeoisie française se mariant en général assez tard, on peut dire qu'elles passent en moyenne dix ans de leur vie, de seize à vingt-six ans, à ne rien faire littéralement. De leurs études achevées à leur mariage, grand trou, immense lacune, néant.
On lit dans le livre d'un moraliste, qui est une dame, et de qui, du reste, je crois que je vous[Pg 273] parlerai tout à l'heure, ce propos très piquant: «Une personne charmante que j'ai connue, riche, aimable et spirituelle, disait parfois, sur un ton de plaisanterie amère: «Quand Dieu me demandera: Ma fille, qu'as-tu fait dans ta vie? Je répondrai: Seigneur, j'ai fait des visites.»
Ce n'est pas vrai de la plupart des femmes; mais c'est vrai exactement de la plupart des jeunes filles françaises de seize à vingt-six ans.
Leurs frères en sont comme ahuris. C'est l'époque de leur vie, à eux, où ils travaillent le plus. C'est pour les hommes la période de la vie heureuse, sans doute, car on est jeune et tout est là, ou presque tout, mais encore, cependant, la plus rude et la plus dure, sinon la plus sombre. De seize ans à vingt-six, aller d'examen en examen, c'est un métier de cheval de manège si insupportable que souvent le jeune homme de la bourgeoisie envie le sort du jeune ouvrier qui, au même âge, a un métier en main et le fait, tout simplement. J'ai vu tel jeune homme de vingt et un ans ravi de partir pour le service militaire: «A la bonne heure! Ça coupe! Ça interrompt le métier de candidat perpétuel aux examens continuels. On va se dérouiller les jambes et les bras pendant un an.»
Or, ces jeunes bourgeois, surmenés par le travail,[Pg 274] regardent avec stupeur leurs sœurs, un peu plus âgées ou un peu moins, qui sont comme gavées d'oisiveté: «Ah! ma pauvre! moi, je suis accablé et énervé; mais toi tu dois être furieusement ennuyée. Il faudrait une moyenne.» Ils ne sont point envieux; mais ils sont stupéfaits. Comment peut-on à ce point ne rien faire du tout?
Dialogue entre frère et sœur:
«Frère, qu'est-ce que tu as à travailler tant que cela?
«—Sœur, qu'est-ce que tu as à être oisive à un tel degré?
«—Réponds d'abord. Frère, pourquoi travailles-tu?
«—Je me prépare une situation.
«—Et moi, je l'attends et n'ai qu'à l'attendre; voilà la différence. J'attends «l'heureux mortel». Je ne puis pourtant pas aller le chercher.»
Elle ne peut pas aller le chercher, évidemment; mais elle pourrait, peut-être bien, faire quelque chose en l'attendant.
Mme de Rémusat, dans son Essai sur l'éducation des femmes, a touché ce point très légèrement, je veux dire d'une main très légère, mais avec sa délicatesse et sa sûreté habituelles. Elle y dit quelque part: «Qu'arrive-t-il, en effet? Inactives jusqu'au mariage, averties seulement par d'insuffisants[Pg 275] préceptes, les femmes entrent tout à coup dans une vie d'action et de mouvement qui enivre les étourdies et trouble les plus réservées. Elles sont assez préparées, dit-on, pour l'éducation qu'elles doivent recevoir du monde et de leur mari. Nous parlerons bientôt de cette seconde éducation: mais, dès à présent, qu'on nous dise si elle est toujours donnée avec justice [justesse?] ou prévoyance. Et puis enfin, quand elle manque ou quand on la reçoit mal, où sont, puisque le moment d'agir est venu, où sont les ressources contre les erreurs de pensée ou d'action? Il y a dans nos mœurs quelque chose de directement contraire à ce qui serait raisonnable. Cette nullité à laquelle nous condamnons nos filles excite en elles de bonne heure le désir de nous quitter. Nous les jetons ensuite dans les fausses libertés du mariage, où elles se persuadent qu'elles vont devenir maîtresses d'elles-mêmes à l'instant où elles contractent leur plus sérieux engagement.»
Les choses ont un peu changé depuis ce temps-là, c'est-à-dire depuis 1820, mais vraiment non pas beaucoup. Nos jeunes filles, ou sont complètement oisives, ou se consacrent à un talent d'agrément, musique, peinture, qui certainement a ce mérite au moins de remplir les heures et de chasser «les lourds et tristes rêves», mais qui ne leur[Pg 276] servira absolument de rien dans la vie. Dans le premier cas, nous sommes en pleine absurdité; dans le second, nous sommes en pleine frivolité, pour ne pas dire en pleine niaiserie.
Ce qu'il faudrait, c'est que, de seize à vingt-cinq ans, nos jeunes filles: 1º fissent quelque chose et quelque chose de suivi; 2º fissent quelque chose qui les préparât à la vie qu'elles doivent mener plus tard. Voilà tout le programme—et il est large et souple—et il laisse grande liberté encore au choix et à l'initiative; mais il faudrait s'y conformer.
En 1903, si je ne me trompe, Mme E. Combe fit à Genève, devant un auditoire exclusivement féminin, une conférence sur «les jeunes filles utiles». Vous la trouverez tout entière dans la Revue chrétienne du 1er mars 1904. Le titre seul en serait déjà une jolie ironie discrète et couverte. Mme Combe, en cette causerie, faisait remarquer aux jeunes filles, non seulement de Genève, mais un peu de tous les pays, qu'elles étaient prodigieusement inutiles, et que si cela ne les humiliait pas, du moins cela devait bien les fatiguer.
Elle leur faisait même entendre que le travail aurait peut-être quelques bons effets d'abord sur leurs relations avec leur entourage, ensuite sur leur caractère même: «Remarquez-vous, disait-elle[Pg 277] tout doucement, que le travail est le seul lien qui nous unisse à notre entourage? Vous me direz: «Et l'affection?» L'affection est un sentiment; elle peut même n'être qu'une sentimentalité; mais comment l'affection prend-elle un corps et se rend-elle visible? N'est-ce pas par les services que nous rendons aux objets de notre affection? Donc par le travail. Le travail nous unit à la communauté; l'oisiveté nous en retranche.»
Et, de fait, dans beaucoup de familles la jeune fille semble un être à part, elle semble un être étranger, tant elle est un être différent. Le père travaille, les frères travaillent, la mère travaille; la jeune fille les regarde faire ou plutôt ne les regarde même pas faire. Moralement, elle est sortie. Elle est le contraire d'Agrippine qui était «invisible et présente», elle est visible et absente. On ne sait pas trop pourquoi elle est là. Pourquoi a deux sens: pour quelle cause et pour quel but. Pour quelle cause, on le sait: c'est qu'elle est la fille de la maison; pour quel but et pour quel objet, il serait furieusement difficile de le dire. Si un père était assez brutal pour dire à sa fille: «Pourquoi es-tu là?» elle répondrait très gentille: «Pour t'embrasser.» C'est très bien, certes, mais ce n'est pas une raison suffisante, comme disent les philosophes.
Il n'est pas douteux, comme le dit très bien Mme Combe, que l'oisiveté de la jeune fille ne relâche le lien qui la rattache à la communauté dont elle fait partie.
Et, comme je l'ai dit, Mme Combe attirait aussi l'attention de son auditoire sur ce fait que l'oisiveté a de très mauvais effets sur le caractère de tout le monde, bien entendu, et particulièrement de la jeune fille: «Le travail, ah! quel bon régulateur du caractère! Comme il met toutes choses en leur place, comme il dose, avec une juste mesure, les éléments nécessaires à la santé physique et morale! Comme il chasse d'un seul souffle les papillons noirs! Comme il disperse les lubies, les fausses tristesses, les idées de travers! Il engendre la joie par une gymnastique aussi naturelle que l'action de nos poumons produit la chaleur.»
Excellent encore ceci. Nous savons très bien, comme Mme Combe, qui n'a pas voulu le dire avec la brutalité scientifique, que la «neurasthénie», une neurasthénie légère et superficielle, mais ce n'en est pas moins elle, est l'ennemie dont nos jeunes filles deviennent très souvent la proie. Et de là ces «papillons noirs», ces «fausses tristesses» et ces «idées de travers» dont parlait, en [Pg 279]mesurant ses termes, Mme Combe. Or, une autre dame, Mme Dora Melegari, dans ses Faiseurs de peine et faiseurs de joie, livre excellent, rapporte un bien joli mot d'une de ses vieilles amies: «La neurasthénie? la neurasthénie?... Ah! oui, j'y suis; de mon temps on appelait cela avoir mauvais caractère.»
Nous y voilà. Il arrive assez souvent à nos jeunes filles d'être neurasthéniques, c'est-à-dire d'avoir mauvais caractère. Mais il y a le mauvais caractère inné et le mauvais caractère acquis. Le mauvais caractère acquis s'acquiert à force d'oisiveté; c'est le produit naturel et nécessaire de l'oisiveté intensive. Si vous tenez à avoir mauvais caractère, ne faites rien pour cela; c'est précisément à ne rien faire qu'il viendra tout seul.
Il faut donc, dans leur intérêt même et surtout dans leur intérêt, que les jeunes filles travaillent. Mais encore à quoi? C'est un point qui sans doute n'est pas négligeable. C'est ici que je me séparerai, du moins que je m'éloignerai un peu, de Mme Combe, que du reste je ne connais point du tout, mais qui m'inspire une très vive estime. Ce qu'elle voudrait, c'est que les jeunes filles s'occupassent activement d'œuvres de charité, ouvroirs, éducation et instruction des enfants pauvres, crèches, etc., etc. Vous voyez le vaste champ d'activité, et très[Pg 280] honorable, je m'empresse de le reconnaître, qu'elle leur ouvre et qu'elle leur montre.
Tout en étant un peu de cet avis, comme on le verra plus loin, je n'en suis pas tout à fait. Ce que la jeune fille a de mieux à faire, de l'âge de seize ans à l'heure de son mariage, c'est d'apprendre son métier de maîtresse de maison qu'elle aura à exercer plus tard, c'est d'apprendre le ménage, comme auraient dit nos pères, et dans tout son détail. L'apprentissage est long et il est très occupant, très assujettissant, très attrayant aussi, presque en toutes ses parties, et il remplira très bien les heures, et il aura, pour le caractère de la jeune fille et pour ses relations avec son entourage, tous les bons effets que Mme Combe souhaite, désire et demande.
Voyez-vous bien ce qui—peut-être—nous sépare? Mme Combe, à ce qu'il me semble, voit la mère s'occupant activement et intelligemment de son intérieur et ne sortant guère de ce royaume qui est le sien; et elle voit les jeunes filles sortant et s'occupant des œuvres extérieures de solidarité, de philanthropie et de charité. Moi, d'abord, je n'aime pas autrement que les jeunes filles sortent tant que cela; ensuite j'estime que les œuvres extérieures, excellentes du reste, sont plutôt le fait d'une femme d'un certain âge et d'une expérience[Pg 281] certaine. De sorte qu'à l'inverse de Mme Combe, je vois les jeunes filles suppléantes de la mère dans le gouvernement de la maison dès qu'elles ont fini leurs études et faisant ainsi un métier qu'elles ont besoin de faire, précisément parce qu'elles ne le savent pas, tandis que la mère n'a plus besoin de le faire, précisément parce qu'elle le sait;—et je vois la mère, tout en gardant la haute direction de la maison, profitant de la suppléance qu'elle trouve en ses filles pour s'occuper un peu plus des œuvres extérieures qui sollicitent son activité et surtout son cœur.
Du reste, il est bien entendu que ceci est une affaire de degré, de plus ou de moins. Au fond, je veux que les filles s'associent à la mère en tout ce qu'elle fait; c'est le fond même de la bonne éducation virginale et le fond même de la bonne administration domestique et de la moralité domestique. Seulement, je trouve que le premier devoir (chronologiquement) et le premier devoir (moralement) de la jeune fille est de s'occuper de la maison, et je trouve aussi que c'est son premier intérêt. Peu à peu, et de plus en plus, à mesure qu'elle avance en âge, qu'elle s'associe au ministère des affaires étrangères, je n'y verrai que du bien et je n'y verrai que de l'utile.
Voilà comment je me permettrai de corriger le[Pg 282] programme, d'ailleurs extrêmement digne d'approbation et de haute estime, de Mme Combe.
Mais l'essentiel est que la jeune fille de la bourgeoisie française fasse quelque chose. Mme Dora Melegari, dans le livre que je citais plus haut et que je ne me lasserai pas de recommander de tout mon cœur, n'est pas très tendre, tout compte fait, pour les femmes. Qui aime bien châtie bien, à ce qu'il paraît. Mme Melegari doit aimer ses sœurs d'une très «violente amour», comme disait Henri IV. Or, entre autres choses, elle reproche aux femmes d'être souvent «faiseuses de peines» en ce qu'elles sont personnes à «griefs».
La femme—c'est Mme Melegari qui dit cela, sinon en propres termes, du moins en substance—la femme est souvent un accusateur public. Elle fait des reproches; elle aime à en faire; elle en fait à ses domestiques, à ses enfants, à son mari. Tout lui est matière à récrimination. Elle incrimine et récrimine; c'est sa vie; on dirait que c'est son besoin.
C'est à une femme de ce genre-là—car ce n'est qu'un genre; ce n'est même qu'une variété—que son mari disait:
«Chère amie, tu me fais des reproches toute la journée. N'en as-tu aucun à te faire?
«—Si, un!
«—Ah!
«—Oui, de t'avoir épousé.»
Elle récriminait même contre elle-même, mais elle avait une façon particulière de récriminer contre elle-même, et ce n'était pas l'impartialité qui, même dans ce cas, l'inspirait.
Les «griefs féminins», comme dit Mme Melegari, sont donc la plaie, et la plaie toujours vive, dans un très grand nombre de ménages, et je n'ai pas besoin d'ajouter, comme La Fontaine, que je sais même sur ce point bon nombre d'hommes qui sont femmes; mais enfin, nous ne nous occupons aujourd'hui que des femmes. Ne croyez-vous pas que le caractère récriminateur vient, en partie, de ces dix années d'oisiveté observatrice par lesquelles les femmes ont débuté dans la vie?
Quiconque ne fait rien est admirable pour trouver mal fait tout ce que font les autres. Quiconque ne fait rien abonde en reproches concernant le travail d'autrui, ou sa conduite, ou sa manière d'être. Or, la jeune fille, selon nos mœurs françaises, lesquelles sont très bonnes en cela, ne peut pas récriminer à haute voix. Donc, étant dans les meilleures conditions du monde pour récriminer, ayant une forte envie de récriminer et ne pouvant pas récriminer, elle amasse pendant dix ans un trésor de récriminations à dépenser pendant[Pg 284] toute sa vie. Elle se charge. Elle fera explosion plus tard, et explosion prolongée.
Je ne doute pas qu'il n'y ait quelque chose comme cela. Si la jeune fille travaillait, oh! sans perdre haleine et sans se voûter, mais enfin s'occupait, et d'une manière active et utile, de seize à vingt-cinq ans, elle se ferait un caractère, précisément à l'âge où le caractère se défait pour se refaire, précisément à l'âge où il y a toute une refonte, toute une reconstitution du caractère, et celle-ci destinée à être définitive. Il importe que cet établissement définitif du caractère féminin se fasse dans les meilleures conditions possibles. Il se fait dans les plus mauvaises quand il se fait dans l'oisiveté. L'oisiveté, disaient nos excellents grands-pères, est la mère de tous les vices. Je dirai bien plus, en demandant pardon pour le paradoxe: elle est la mère de tous les travers. Soyez sûr qu'à une femme récriminatrice, pointue, désagréable, et au demeurant fort bonne femme, ou qui, très évidemment, aurait pu l'être, si l'on demandait: «Que faisiez-vous de seize à vingt-cinq ans?» elle vous répondrait: «Rien du tout.»
Une jeune fille qui, au sortir de la pension et en possession de son «brevet simple», est mise peu à peu au gouvernement de la maison, a affaire aux domestiques, aux fournisseurs, aux menues réparations,[Pg 285] s'occupe du marché et des achats, cette jeune fille-là s'habituera de bonne heure aux contretemps, s'habituera à être contrariée, car la vie la plus simple contrarie toujours par mille incidents, s'exercera à la patience, à la persévérance tranquille, à l'entêtement doux, à réprimer constamment l'irritabilité, en constatant qu'elle ne sert à rien, jusqu'à l'éteindre peu à peu presque entièrement; et quand le moment du mariage arrivera, elle ne sera plus une récriminatrice.—Tout au moins elle n'aura pas appris à l'être.
Et, du reste, il faut laisser de la liberté, de la latitude aux différents caractères. Je dirai aux jeunes filles: de seize ans au mariage, soyez ménagères ou soyez autre chose. J'ai ma préférence, mais je ne l'impose pas. Soyez ménagères, ou soyez philanthropes, ou soyez artistes. Mais soyez des travailleuses. Occupez-vous. Ne rêvassez pas. Ne vous ennuyez pas. L'ennui, voilà l'ennemi à tous les âges de l'existence. Mais à votre âge, d'abord il est plus terrible qu'à un autre, étant plus anormal; et ensuite il est le père des défauts les plus désagréables pour les autres et pour vous-mêmes que vous puissiez traîner à travers votre vie.—Et cela vaut peut-être la peine qu'on y réfléchisse.
Il faut s'entendre d'abord sur les définitions. J'appelle «féminisme» ce mouvement d'esprits qui a pour objet, plus ou moins lointain et aussi plus ou moins précis, d'établir, non pas l'uniformité, ce qui serait absurde, mais l'égalité ou une quasi-égalité entre les deux sexes, égalité d'instruction, égalité de droits, égalité d'accès aux métiers, arts et fonctions.
J'appelle «féminisme», par conséquent, tout l'ensemble de tous les efforts que l'on fait ou que l'on pourra faire pour élever moralement et intellectuellement la femme au niveau de l'homme moyen, et même un peu plus haut, ce qui ne serait peut-être pas impossible.
Et j'appelle féminisme enfin, par conséquent,[Pg 288] ce qu'on n'a pas assez vu qu'il est au fond, une insurrection, une saine et excellente insurrection de la femme, non pas contre l'homme, mais contre elle-même, contre ses propres défauts, contre les défauts qu'elle ne laisse pas d'avoir assez naturellement et que, par certains calculs plus ou moins conscients, les hommes ont, depuis des siècles, très complaisamment cultivés, entretenus et développés en elle. La femme faible de cœur et de pensée, frivole, coquette, aimant les hommages, lesquels sont d'agréables insultes, folle de toilette, et de talents d'agrément, ne songeant qu'à plaire depuis quinze ans jusqu'à quarante-cinq, n'ayant d'autre pensée que de séduire et d'être, non pas même aimée, mais courtisée, et composant dans cet esprit sa vie tout entière; c'est contre cette femme-là qu'un certain nombre de femmes, dans les deux mondes, se sont insurgées; c'est cette femme-là qu'elles n'ont plus voulu être, c'est le contraire de cette femme-là qu'elles ont voulu devenir, et c'est cela même qui est le fond du féminisme.
Et là-dessus l'on me demande: Sainte-Beuve fut-il féministe, et s'il le fut, dans quelle mesure l'a-t-il été?
Définissons encore un peu; ce sera fini dans un instant. Il y a le féminin, le féministe et le fémineux,[Pg 289] si l'on me permet de parler ainsi (philogyne me paraissant un peu pédantesque).
Le féminin, c'est l'homme qui a en lui quelque chose de la femme, telle qu'elle est ou telle qu'elle paraît ordinairement. Nerveux, capricieux, passionné, très facilement mélancolique et faible de caractère. Lenau, Heine, en Allemagne, Musset en France, sont des types de féminins.
Le féministe est l'homme qui est dans les idées générales du féminisme, tel que je le définissais tout à l'heure.
Le fémineux est l'homme qui est dominé par la passion pour les femmes et dans la pensée ou l'arrière-pensée duquel une considération d'amour pour les femmes, ou tout au moins de galanterie, persiste toujours, sans pouvoir jamais être écartée.
Si l'on accepte ces définitions, Sainte-Beuve a été assez féminin; il a été prodigieusement fémineux; il n'a presque pas été féministe.
Remarquez en effet, a priori, que de ces deux derniers termes l'un exclut presque l'autre. Le fémineux, «l'ami des femmes», n'aime presque que leurs défauts. C'est précisément la femme avec toutes ses faiblesses qui sont des grâces, et avec toutes ses grâces qui sont des demi-faiblesses, et avec ses frivolités, et avec ses coquetteries, et[Pg 290] avec ses agréments de salon ou de boudoir, qui lui est particulièrement chère, et c'est cette femme-là que le féminisme a le dessein de détruire. Viriliser la femme, quelle effroyable entreprise aux yeux de «l'ami des femmes», ou plutôt de l'amateur des femmes! C'est, à ses yeux, lui ôter tout ce pourquoi il l'adore! Toutes les fois que vous verrez un homme résolument antiféministe, soyez presque sûr que c'est un homme qui aime extrêmement les femmes; il les aime mal; mais il les aime et peut-être il les aime trop. Toutes les fois que vous verrez un homme résolument féministe, soyez presque sûr que c'est un homme qui estime les femmes, qui même les aime dans le sens élevé du mot; mais qui n'est pas un amoureux.
Voyez l'amoureux éternel, Jean-Jacques Rousseau, et lisez Sophie. Rousseau est antiféministe au suprême degré. Comment il veut «Sophie»? Ignorante, ayant des talents d'agrément et «coquette». Jean-Jacques Rousseau est le plus antiféministe des hommes. On ne dira point que c'est parce qu'il n'aimait pas les femmes. Féministe et fémineux, termes contraires.
Et, de fait, Sainte-Beuve fut presque absolument comme Rousseau. Il le fut moins lourdement, d'une façon moins épaisse, parce qu'il avait moins de génie et plus de finesse, parce qu'il était[Pg 291] homme de nuances; mais il le fut, tout compte fait, à très peu de choses près. C'était un homme du XVIIIe siècle en son fond intime et il n'a dépassé ce siècle, en vérité, qu'en fait de goût littéraire, et encore non pas extrêmement.
Son rêve de la femme était celui-ci: une maîtresse de maison très aimable, de seconde jeunesse, jolie ou belle, spirituelle, peu instruite, ayant du goût, sachant causer, sachant faire causer, faisant briller ses invités, réunissant très bonne société (et surtout très fine, et un peu mêlée), maintenant dans ce petit monde un ton de bonne compagnie dans une demi-liberté, et capable, pour l'un de ses familiers, d'une tendre faiblesse, cachée et discrète. Voilà la femme telle que la rêvée, caressée d'admiration et de désirs et aimée tendrement Sainte-Beuve, de vingt-cinq ans à soixante-cinq.
Il ne tarit pas sur les maîtresses de maison du XVIIIe siècle, en y ajoutant discrètement quelques-unes du XIXe. Les amies de l'âme de Sainte-Beuve, c'est Mme d'Épinay, Mme de Tencin, Mme du Deffand, Mme Geoffrin, Mme de Luxembourg, la comtesse de Boufflers, Mme Necker (quoique trop sévère), Mme de Rémusat (quoique trop sage), Mme de Boigne...
Dès qu'il s'agit de Mme de Genlis, mi-pédagogue, malgré son manque d'austérité, de Mme Swetchine, de Mme de Maintenon, il se hérisse, et tout en rendant justice, car il sait toujours la rendre, il multiplie les réserves. C'est que ce sont des moralistes, des éducatrices, des professeurs de vertu, de religion ou de sens pratique, des femmes susceptibles de viriliser la femme, En elles Sainte-Beuve voit poindre le féminisme. De Mme de Maintenon, la plus ferme, la plus sensée, la plus pratique et la moins romanesque de toutes, il a même dit, dans le Clou d'or: «... C'est le genre de femmes que je n'ai jamais pu souffrir.»
Mais, cent fois, il a fait des salons du XVIIIe siècle une peinture où il mettait tout son talent et toute son âme. C'est là, en vérité, qu'il a habité par son esprit et par son rêve. C'est de cette société qu'il a pendant toute sa vie porté le deuil, honoré le souvenir, tenté de ressusciter l'âme.
Il sait dire, car il comprend tout, en telle page pleine de talent littéraire et pleine de finesse d'esprit, que la conversation de salon affine la pensée et aussi l'énerve; et que si la grâce s'obtient dans la société, c'est la solitude qui est mère de la force. Il a su le dire une fois ou deux, à propos de Mme de Duras ou de Mme Récamier, et il se sent dans le vrai et il semble presque au regret d'y être; mais, en tous cas, il tourne vite, presque court, et en[Pg 293] revient à ses effusions presque lyriques, avec exclamations, de quoi il use si peu, sur ces demi-déesses mondaines, sur ces nymphes de boudoir et de parloir (dans le sens vrai du mot) et de pensoir (si l'on me permet de traduire le frontisterion du poète grec) sur ces Égéries de salon, de ruelles ou de château, qui ont été la grâce le plus souvent un peu maniérée, toujours un peu frêle et un peu inconsistante de l'ancienne société littéraire.
Pour Sainte-Beuve, la vraie femme, la femme idéale, la femme tout au moins, à laquelle revient toujours sa pensée, c'est la femme de salon.
Il n'a pas vu le mouvement féministe; mais on peut être à peu près sûr qu'il lui eût été hostile. Dis-je bien? Non; car avec cet homme-ci il faut toujours prendre ses précautions; mais ce qu'on peut dire avec certitude, c'est que, l'eût-il accepté partiellement de pensée, il l'eût repoussé de cœur et du sentiment intime.
Et, cependant, cherchons un peu ce qu'il y a de féminisme encore dans Sainte-Beuve, non pas pour nous donner le vain plaisir qui consiste à extraire du romantisme des auteurs classiques ou de l'atticisme des orateurs révolutionnaires, jeu littéraire peut-être un peu puéril; mais d'abord pour rendre[Pg 294] pleine justice à Sainte-Beuve; ensuite, comme en toute question, pour faire le tour de cette question-ci, ce qui est sans doute le moyen de la bien voir; enfin, ce qui peut nous être agréable et être utile, pour mesurer la force de l'idée féministe à ceci même que chez celui qui était le mieux né pour l'écarter et la réprimer, elle perce encore et quelquefois commence à s'imposer, pour cette seule cause qu'il était très intelligent et ouvert.
Je remarque d'abord, ce qui n'a trait qu'indirectement à la question, mais s'y rattache cependant, comme on verra bien, que Sainte-Beuve a discuté avec Mme de Genlis la question de l'éducation moderne. Mme de Genlis enseignait ou faisait enseigner aux enfants du duc d'Orléans, dont elle était, comme on sait, le «gouverneur», les langues vivantes, les sciences naturelles, la géographie, l'histoire, la gymnastique. C'est très précisément l'enseignement dit «moderne» de nos jours. Sur quoi l'humaniste Sainte-Beuve sait fort bien dire, très favorable tout d'abord: «La manière dont elle conçut et dirigea, dès le premier jour, l'éducation des enfants d'Orléans est extrêmement remarquable et dénote chez l'institutrice un sens de la réalité plus pratique que ses livres seuls ne sembleraient l'indiquer.... Dans toute cette partie de[Pg 295] sa carrière, elle se montra ingénieuse, inventive, pleine de verve et d'à-propos; elle avait rencontré vraiment la plénitude de son emploi et de son génie.»
Bien entendu, se retrouveront un peu plus loin d'une part le poète, d'autre part l'humaniste qui, tout en faisant des concessions, n'abdique pas: «Un inconvénient, c'est de ne pas laisser aux jeunes esprits un seul quart d'heure pour rêver, pour se développer en liberté, pour donner jour à une idée originale ou à une fleur naturelle qui voudrait naître....»—«Un dernier inconvénient: le sentiment de l'antiquité, le génie moral et littéraire qui en fait l'honneur, l'idéal élevé qu'il suppose, est tout à fait absent dans cette éducation, et n'y semble même pas soupçonné.» Voilà les réserves, que je prends en considération, du reste; mais enfin, et de cela il reste évidemment quelque chose, et beaucoup, il avait commencé par approuver.
Or, cette éducation, qu'il approuve, en somme, plus qu'il ne la conteste, elle était donnée, et il le sait, et il le dit, à des jeunes filles aussi bien qu'à des jeunes gens, et ensemble aux uns et aux autres; elle était donnée, aussi bien qu'à M. de Valois (Louis-Philippe) et à ses frères, à Mme Adélaïde, sœur de ceux-ci, et à une nièce et à une fille[Pg 296] adoptive de Mme de Genlis. Voilà à quoi il faut faire grande attention. Sainte-Beuve n'a pas protesté contre ce fait de donner à des jeunes filles l'éducation solide et exclusive de toute frivolité, que nous avons vue. Cela ne laisse pas de rester significatif.
Ce même mélange de quelque défiance et même quelque répulsion à l'égard de la femme sérieuse et instruite, et d'un certain respect, comme involontaire, pour elle, je le remarque dans les premières pages qu'il consacre à la comtesse de Boufflers: «Elle aimait l'Angleterre et les Anglais; elle causait bien politique, et ce fut une des femmes du XVIIIe siècle qui, les premières, surent manier, en conversant, cet ordre d'idées et de discussions à la Montesquieu. Je ne donne point ceci précisément comme un agrément ni comme une grâce; mais c'était au moins de l'intelligence et un talent...»
De cette même comtesse de Boufflers, Sainte-Beuve recueille à un autre endroit, avec beaucoup de soin et d'approbation, et d'admiration presque, tout un recueil de pensées et maximes qui forme comme un code du féminisme, comme un résumé des vertus de la femme forte et qui, par conséquent, sera fort bien à sa place ici:
«Dans la conduite, simplicité et raison.
«Dans l'extérieur, propreté et décence.
«Dans les procédés, justice et générosité.
«Dans l'usage des biens, économie et libéralité.
«Dans les discours, clarté, vérité, précision.
«Dans l'adversité, courage et fierté.
«Dans la prospérité, modestie et modération.
«Dans la société, aménité, obligeance, facilité.
«Dans la vie domestique, rectitude et bonté sans familiarité.
«Ne s'accorder à soi-même que ce qui vous serait accordé par un tiers éclairé et impartial.
«Eviter de donner des conseils, et, lorsqu'on y est obligé, s'acquitter de ce devoir avec intégrité, quelque danger qu'il puisse y avoir.
«Lorsqu'il s'agit de remplir un devoir important, ne considérer les périls et la mort même que comme des inconvénients et non pas des obstacles.
«Indifférent aux louanges, indifférent au blâme, ne se soucier que de bien faire, en respectant, autant qu'il sera possible, le public et les bienséances.
«Ne se permettre que des railleries innocentes[Pg 298] qui ne puissent blesser ni le public ni le prochain.»
Quand Sainte-Beuve s'est trouvé en face de Mme Guizot (la première, Pauline de Meulan), il a été précisément en présence de la femme moderne, de la femme selon le féminisme, même selon un féminisme assez avancé, puisque Mlle Pauline de Meulan gagna sa vie pendant de longues années comme écrivain et comme journaliste. Il est donc ici très curieux à observer. Or, voici:
Mlle de Meulan avait été moquée précisément pour ses occupations d'écrivain et de journaliste. Elle s'était défendue et son seul tort avait été de daigner se défendre; mais elle s'était défendue avec émotion et avec fierté: «.... qu'ils ne songent pourtant pas à m'en plaindre; cela serait aussi déraisonnable que de m'en blâmer. Ce que j'ai fait, Abner, j'ai cru le devoir faire. Je le crois encore et je ne vois pas de raison pour m'affliger maintenant des inconvénients que j'ai prévus d'abord sans m'en effrayer. Vous savez avec quelle joie je m'y suis soumise et dans quelle espérance; vous m'avez peut-être vue même les envisager avec quelque fierté, en prenant une résolution dont ces inconvénients faisaient le seul mérite. Eh bien, rien n'est changé; pourquoi mes sentiments le seraient-ils?...»
Or, que dit Sainte-Beuve à tout cela? Eh bien, ce qui m'étonne presque, il est favorable, ici, sans réserves et avec une force d'affirmation qui ne lui est pas ordinaire: «Voilà bien la femme saintement pénétrée des idées de devoir et de travail, telle que la société nouvelle de plus en plus la réclame, telle que Mme Guizot, sortie des salons oisifs et polis du XVIIIe siècle, sera toute sa vie; et l'exemple de la femme forte, sensée, appliquée, dans le premier rang de la classe moyenne.»
De même, il approuve pleinement le système d'éducation toute morale et toute fondée sur le sentiment du devoir et de la règle que Mme Guizot préconise dans ses Lettres de famille et il dit très sensément: «Les plans d'éducation n'ont pas manqué, et ils ont redoublé dans ces derniers temps, ou du moins les plaintes contre l'éducation et la situation, particulièrement des femmes, se sont renouvelées avec une vivacité bruyante. Du milieu de tant de déclamations vaines... le livre de Mme Guizot, qui embrasse l'éducation tout entière, celle de l'homme comme celle de la femme, offre une sorte de transaction probe et mâle, entre les idées anciennes et le progrès nouveau.»
Mais c'est surtout dans son article sur Mme de Lambert qu'il est très intéressant de suivre et, pour ainsi parler, de guetter Sainte-Beuve de très près. Mme de Lambert est la première en date des féministes, ou plutôt elle serait absolument digne de ce titre si Fénelon, à peine quelques années avant, du reste, n'avait écrit le Traité de l'éducation des filles, traité qui est le livre classique du féminisme et traité, qu'on s'en souvienne toujours, que Jean-Jacques Rousseau a eu surtout pour objet de réfuter quand il a écrit Sophie. Enfin Mme de Lambert est au moins la première en date des femmes qui ont été féministes.
Dans ses Avis à sa fille et dans ses Réflexions sur les femmes, Mme de Lambert est inspirée par l'horreur à l'endroit de la femme mondaine telle que ce commencement du XVIIIe siècle la manifestait déjà. Elle veut qu'une femme soit très raisonnable, pénétrée de raison, pour en être fortifiée contre ses passions et contre les suggestions mondaines, et c'est-à-dire contre l'ennemi du dedans et l'ennemi du dehors. Elle se méfie de la partie sensible: «Rien n'est plus opposé au bonheur qu'une imagination délicate, vive et trop allumée.» Elle veut qu'une femme «sache penser». Elle proteste contre «le néant où les hommes ont voulu nous réduire». Elle veut ou voudrait faire à sa fille une âme saine. Le mot, excellent,[Pg 301] revient souvent sous sa plume: «Quand nous avons le cœur sain, pensait-elle, nous tirons parti de tout et tout se tourne en plaisirs... On se gâte le goût par les divertissements; on s'accoutume tellement aux plaisirs ardents qu'on ne peut se rabattre sur les simples. Il faut craindre les grands ébranlements de l'âme qui préparent l'ennui et le dégoût...»
Elle lève l'étendard, courageusement et avec le plus grand bon sens et avec des raisons singulièrement considérables, comme vous allez voir, contre ce Molière, grand homme, certes, mais qui avait l'âme d'un plat bourgeois sous un génie littéraire incomparable. Elle lui reproche le ridicule qu'il a déversé sur les «femmes savantes». Elle montre, notez cela, que depuis qu'on les a raillées sur cette prétention à l'esprit, mon Dieu, comme dit Sainte-Beuve un peu crûment, «elles ont mis la débauche à la place du savoir». Voilà le succès, lequel juge l'entreprise: «Lorsque les femmes (dit Mme de Lambert) se sont vues attaquées sur des amusements innocents, elles ont compris que, honte pour honte, il fallait choisir celle qui leur rendait davantage; et elles se sont livrées au plaisir.»
Je crois que c'est ici ce que l'on appelle un coup droit.
Et que dit Sainte-Beuve à ce propos? Ah! cette fois-ci, pas grand'chose. Il n'a plus affaire à un esprit tempéré, modéré, «transactionnel», comme tout à l'heure, et il est un peu gêné, semble-t-il, tant pour approuver que pour contredire. Il dit que dans ce petit écrit (les Réflexions sur les femmes), «plus d'une idée serait à discuter». Il tire parti, un peu, d'une boutade de Mme de Lambert sur cet écrit même: «Ce sont mes débauches d'esprit,» pour insinuer que tout cela est un peu jeu et paradoxe. Il plaide les circonstances atténuantes, indiquant que ce livre était surtout, sans doute, un ouvrage de polémique et «avait été composé pour venger et revendiquer dans son sexe l'honnête et solide emploi de l'esprit, en présence des orgies de la Régence.» Il a même un mot assez malheureux. Il dit: «Mme de Lambert préférait à ces femmes éhontées de la Régence jusqu'à la docte Mme Dacier elle-même, en qui elle voyait une autorité en l'honneur du sexe.» Jusqu'à Mme Dacier elle-même. On dirait que c'est le comble du ridicule de préférer l'honnête et glorieuse Mme Dacier à Mme de Parabère ou à Mme de Sabran!
Évidemment, ici, Sainte-Beuve récalcitre, pour employer un mot dont il s'est servi. Mme de Lambert, c'est le féminisme déclaré. C'en est trop pour lui, décidément. On a franchi sa limite, qui,[Pg 303] du reste, a toujours été un peu flottante; mais encore il a senti qu'on la franchissait et il a regimbé assez vivement.
Mais c'est à la fin de l'article sur Mme Roland qu'il faut chercher l'endroit où Sainte-Beuve, qui n'a jamais été formel sur cette affaire, l'a, tout compte fait, été le plus. Le passage doit être rapporté tout entier:
«On a voulu dans ces derniers temps (1835) faire de Mme Roland un type pour les femmes futures, une femme forte, républicaine, inspiratrice de l'époux, égale ou supérieure à lui, remplaçant par une noble et clairvoyante audace la timidité chrétienne, disait-on, et la soumission virginale. Ce sont là d'ambitieuses et abusives chimères. Les femmes comme Mme Roland sauront toujours se faire leur place; mais elles seront toujours une exception. Une éducation plus saine et plus solide, des fortunes plus modiques, des mariages plus d'accord avec les vraies convenances devront, sans doute, associer de plus en plus, nous l'espérons, la femme et l'époux par l'intelligence comme par les autres parties de l'âme; mais il n'y a pas lieu pour cela à transformer les anciennes vertus, ni mêmes les grâces: il faut d'autant plus les préserver. A ceux qui citeraient Mme Roland pour exemple, nous rappelons qu'elle ne négligeait pas d'ordinaire ces formes, ces[Pg 304] grâces, qui lui étaient un empire commun avec les personnes de son sexe; et que ce génie qui perçait malgré tout et qui s'imposait souvent, n'appartenant qu'à elle seule, ne saurait, sans une étrange illusion, faire autorité pour d'autres.»
Il y a dans cette demi-page, très importante, à remarquer, d'abord la date, 1835. Le passage où Sainte-Beuve a, somme toute, fait le plus de concessions au féminisme est le premier, chronologiquement, de tous les passages où il a traité ou effleuré cette question. Il est plus avancé, à cet égard, si le mot «avancé» signifie quelque chose, en 1835 qu'en 1863 (date de l'article, cité plus haut, sur la comtesse de Boufflers). Remarquez que de tout Sainte-Beuve—questions religieuses à part—on en peut dire autant. Il a été en rétrogradant (je n'y mets aucun reproche et, à un certain égard, au contraire). Il a passé du romantisme au classicisme qui était, au fond, son goût véritable, et il a été du républicanisme de 1828 au bonapartisme conservateur et timoré de 1852. En religion seulement il a passé du christianisme au déisme et du déisme à la haine de Dieu. Il n'est donc pas étonnant que «l'esprit bourgeois», l'esprit moliéresque ait été plus accusé en lui sur cette question aussi, c'est à savoir en féminisme, entre 1850 et 1860 qu'en 1835.
Ce qu'il y a à remarquer ensuite dans cette conclusion[Pg 305] sur Mme Roland, c'est que Sainte-Beuve—et c'est la seule fois qu'il l'ait fait—trace son programme féministe, à peu près, fixe ces limites et ces frontières dont nous parlions plus haut, dit: «jusque-là, je veux bien.»
Ce qu'il accepte du féminisme, qui naissait alors et sous sa forme, il faut le reconnaître, la plus déraisonnable et la plus ridicule, c'est ceci: «des mariages plus d'accord avec les vraies convenances», c'est-à-dire, sans doute, des mariages qui ne seront plus comme si souvent autrefois, comme infiniment plus souvent qu'on ne croit, mariages de petites filles avec des sénescents, et qui ne seront plus décidés sur convenances de famille, et qui ne seront plus des mariages d'argent, etc.
Ce qu'il accepte du féminisme, c'est encore «des fortunes plus modiques», c'est-à-dire qu'il voit, avec beaucoup de raison, que l'égalisation progressive des fortunes établit entre les deux sexes une quasi-égalisation aussi, rapproche deux êtres qui autrefois, dans les classes riches, vivaient, quoique mariés, parfaitement isolés l'un de l'autre, ce qui n'est possible qu'entre gens riches et heureusement impossible entre gens de fortune modeste.
Ce qu'il accepte du féminisme, c'est encore une éducation plus saine et plus solide, faisant de la jeune fille, et par conséquent de la jeune femme,[Pg 306] autre chose qu'une poupée, une Poppée ou une Sophie.
Voilà ce qu'il accepte et de quoi il pense que résultera une «association» intellectuelle et morale, plus étroite, «entre la femme et l'époux»; voilà jusqu'où il va, et reconnaissons que c'est beaucoup.
Mais il a une peur horrible, une peur frissonnante, à la pensée que la femme pourrait, selon ce nouveau régime, perdre de ses «anciennes vertus»—à quoi je déclare que je ne comprends absolument rien, à moins que la niaiserie ne soit une vertu—et de ses «grâces» d'ancien régime. Oh! voilà chez lui le point sensible. Est-ce que, à ce régime nouveau, la femme ne se viriliserait pas trop? Est-ce qu'elle ne deviendrait pas trop sensée? Est-ce qu'elle ne deviendrait pas trop ferme d'intelligence et de cœur? Est-ce qu'elle ne cesserait pas d'être craintive, timide et coquette? Est-ce qu'elle ne ressemblerait pas trop à Mme de Maintenon? Quel désastre!
Sainte-Beuve a eu de bonne heure et il a toujours gardé ce travers essentiel des antiféministes: l'amour des défauts de la femme et la crainte qu'elle ne réussisse à les perdre.
En résumé, il y a eu chez Sainte-Beuve, relativement à la question féminine, un conflit entre son... cœur et son esprit.
Quand il consulte sa raison, il est trop intelligent pour ne pas voir assez clairement que le féminisme est le vrai, sauf ses exagérations et ses incartades et la sottise de ses tenants échauffés, choses qui ne comptent pas. Quand il consulte sa raison, il est avec les sérieux et sensés ancêtres du féminisme, avec Fénelon, avec Mme de Maintenon et avec Mme de Lambert.
Mais quand il cède aux sourdes suggestions de ce que nous avons appelé son cœur, il est antiféministe avec impatience et avec humeur; il s'écrie: «On va me gâter la femme que j'aime»; il a peur que les salons ne disparaissent, ces salons qu'il a adorés et dont à peine, tout à la fin de sa vie, il s'est résigné à se priver;—et alors, il est avec Rousseau, avec lequel il a beaucoup plus de rapports profonds et secrets qu'on ne le croit généralement.
Et voulez-vous que je vous dise? Sainte-Beuve est ici représentatif de l'humanité, comme un surhomme d'Emerson; et il n'y a peut-être pas un homme qui sur cette affaire ne soit, plus ou moins, partagé et presque déchiré comme l'était Sainte-Beuve.
Non, il n'y en a peut-être pas un.
Et moi-même...
Cependant je ne crois pas.
Voltaire est en exécration auprès des femmes, parce qu'il a dit du mal de Jeanne d'Arc, dans le plus pitoyable, du reste, de tous les livres prétendument gais. Mais il ne faudrait pas le juger uniquement sur ce livre-là. Il a eu des idées justes, en général, sur les femmes; il a été apprécié et aimé par des femmes très distinguées, Mme la duchesse du Maine, Mme la marquise du Châtelet, Mme du Deffand, sans vouloir tout à fait omettre Mme de Pompadour, qui a été, à mon avis, extrêmement surfaite, mais qui n'était pas sans mérite, ni Mme d'Epinay, dont je dirai à peu près la même chose, avec, si vous voulez, un bon point de plus.
Les passages, non pas très nombreux, où le peu «féministe» et très peu «fémineux» Voltaire dit en passant son avis sur les femmes, sont intéressants[Pg 310] à relever. Je ne les relèverai pas tous, du reste. Il suffit des plus significatifs.
Sur les «femmes savantes» d'abord, et c'est toujours ce point-ci qui attire avant tout l'attention, voici ce que le cardinal de Bernis écrivait le 20 juillet 1762 à Voltaire: «A l'égard de Paris, je ne désire d'y habiter que quand la conversation y sera meilleure, moins passionnée, moins politique. Vous avez vu de notre temps [c'est-à-dire du temps que Voltaire était à Paris, vers 1730], que toutes les femmes avaient leur bel esprit, ensuite leur géomètre, puis leur abbé Nollet [c'est-à-dire leur physicien]. Aujourd'hui on prétend qu'elles ont toutes leur homme d'État, leur politique, leur agriculteur, leur duc de Sully. Vous sentez combien tout cela est ennuyeux et inutile: ainsi j'attends sans impatience que la bonne compagnie reprenne ses anciens droits, car je me trouverais très déplacé au milieu de tous ces Machiavels modernes...»
Voltaire ne répondit pas à ce passage, d'où l'on peut induire qu'il y sourit avec approbation; car il est grand disputeur, et aussitôt que quelque chose dans les lettres de ses correspondants n'est pas tout à fait selon ses opinions, soit avec vivacité, soit avec des ménagements de courtoisie, il ne manque jamais de le relever. Le petit historique de[Pg 311] l'abbé de Bernis dut lui plaire, car c'est un historique très net et très complet des manies féminines pendant près d'un siècle, depuis Molière jusqu'en 1762. Du temps de Molière finissant, les femmes sont mi-parties «littéraires,» mi-parties «philosophes-scientifiques» (Femmes savantes). Du reste, il est à remarquer que Molière, dans les Femmes savantes, est moitié observateur, moitié prophétique.
Puis, les femmes sont, avec Fontenelle, «beaux esprits» et «géomètres»; puis elles sont, avec l'abbé Nollet, physiciennes et naturalistes; puis, avec l'abbé Galiani et Quesnay, et Gournay, et leurs disciples, économistes et «sciences politiques».
Autrement dit, elles ont suivi le mouvement général. Tout le mouvement général de la littérature au XVIIIe siècle est celui-ci: 1º ne plus se contenter d'amuser; 2º instruire en amusant; 3º instruire sans amuser.—En 1762, le cardinal de Bernis et Voltaire aussi commençaient à trouver qu'on pensait trop, qu'on n'était pas ici pour s'amuser. C'est à peu près à la même époque que Voltaire écrivait:
Il n'aimait donc pas beaucoup les «femmes savantes», c'est-à-dire les «femmes scientifiques». Mme du Châtelet lui a plu par son esprit de conversation qui était exquis, beaucoup plus que par sa Newtonomanie et son tableau noir, dont maintes fois, gentiment, mais de ton assez caustique encore, il l'a raillée, même en face. Et par derrière, on connaît son mot à une dame qui goûtait la poésie: «Ah! Madame, vous aimez les vers! Comme je vous en aime! J'ai chez moi un petit... animal qui n'aime que les mathématiques.»
En revanche, quand il a affaire à une «littéraire», on voit que, tout en prémunissant, en homme sage, contre les dangers de cette passion, il est heureux et très bienveillant. Une jeune fille inconnue lui ayant envoyé des vers, on sait par quelle lettre charmante il lui répondit: «Je ne suis, Mademoiselle, qu'un vieux malade et il faut que mon état soit bien douloureux, puisque je n'ai pu répondre plus tôt à la lettre dont vous m'honorez et puisque je ne vous envoie que de la prose en échange de vos jolis vers. Vous me demandez des conseils; il ne vous en faut point d'autres que votre goût... Je vous invite à ne lire que les ouvrages qui sont depuis longtemps en possession des suffrages du public et dont la réputation n'est point équivoque. Il y en a peu; mais on profite bien plus en[Pg 313] les lisant qu'avec tous les mauvais petits livres dont nous sommes inondés. Les bons auteurs n'ont de l'esprit qu'autant qu'il en faut, ne le recherchent jamais, pensent avec bon sens et s'expriment avec clarté... Vos réflexions, Mademoiselle, vous en apprendront cent fois plus que je ne pourrai vous en dire. Vous verrez que nos bons écrivains, Fénelon, Racine, Boileau-Despréaux, employaient toujours le mot propre. On s'accoutume à bien parler, en lisant souvent ceux qui ont bien écrit; on se fait une habitude d'exprimer simplement et noblement sa pensée sans effort. Ce n'est point une étude. Il n'en coûte aucune peine de lire ce qui est bon et de ne lire que cela: on n'a de maître que son propre goût...»
Il y a à remarquer, tout compte fait, que, tout au contraire de Rousseau, Voltaire ne laisse pas d'avoir surtout aimé les femmes qui avaient un caractère viril. Catherine, évidemment, lui a beaucoup plu, abstraction faite de son goût pour les souverains étrangers, lequel était comme une revanche qu'il prenait des dédains qu'il avait eu à essuyer de la part du souverain français. Voyez comme, dans une lettre toute particulière, et qui ne devait pas aller de la personne à laquelle il l'écrivait à l'impératrice de Russie, il parle de sa [Pg 314]Catherine. C'est à Mme du Deffand qu'il écrit ce jour-là (18 mai 1767): «... Vous voyez que les Jésuites étaient bien loin de mériter leur réputation. Il y a une femme qui s'en fait une bien grande; c'est la Sémiramis du Nord qui fait marcher cinquante mille hommes en Pologne pour établir la tolérance et la liberté de conscience. [Ce n'était pas du tout pour cela.] C'est une chose unique dans l'histoire du monde et je vous réponds que cela ira loin. Je me vante à vous d'être un peu dans ses bonnes grâces. Je suis son chevalier envers et contre tous. Je sais bien qu'on lui reproche quelque bagatelle au sujet de son mari; mais ce sont des affaires de famille dont je ne me mêle pas, et d'ailleurs il n'est pas mal qu'on ait une faute à réparer: cela engage à faire de grands efforts pour forcer le public à l'estime et à l'admiration, et assurément son vilain mari n'aurait fait aucune des grandes choses que ma Catherine fait tous les jours [morale de Voltaire, à comparer à celle de Nietzsche. Ce n'est pas que je recommande ni l'une ni l'autre]... Je m'imagine que les femmes ne sont pas fâchées qu'on loue leur espèce et qu'on les croie capables de grandes choses. Vous saurez d'ailleurs qu'elle va faire le tour de son vaste empire. Elle m'a promis de m'écrire des extrémités de l'Asie; cela forme un beau spectacle.»
On connaît assez les monotones flagorneries que[Pg 315] Voltaire prodigua à Catherine II en lui écrivant à elle-même; mais connaît-on bien... comment dirai-je... l'oraison funèbre avant décès, l'oraison funèbre préalable, l'oraison funèbre anthume, comme aurait dit notre pauvre Alphonse Allais, de Catherine II par Voltaire? Le morceau est un peu enterré. Je le déterre pour vous. C'est une partie, et c'est la partie essentielle, de la Lettre sur les panégyriques (date certaine: 1767, parce que Voltaire parle de ce petit traité dans la lettre à Mme du Deffand que j'extrayais tout à l'heure). Voici, partiellement, ce qui, dans ce petit traité, se rapporte à la Sémiramis du Nord:
«... Elle se signale précisément comme ce monarque [Louis XIV], par la protection qu'elle donne aux arts, par les bienfaits qu'elle a répandus hors de son empire et surtout par les nobles secours dont elle a honoré l'innocence des Calas et des Sirven dans des pays qui n'étaient pas connus de ses anciens prédécesseurs... Si Pierre le Grand fut le vrai fondateur de son empire; s'il fit des soldats et des matelots; si l'on peut dire qu'il créa des hommes, on pourra dire que Catherine II a formé leurs âmes... Elle assure la durée de son empire sur le fondement des lois. Elle est la seule de tous les monarques du monde qui ait rassemblé des députés de toutes les villes d'Europe et d'Asie pour[Pg 316] former avec elle un corps de jurisprudence universelle et uniforme. Justinien ne confia qu'à un corps de jurisconsultes le soin de rédiger un code; elle confia ce grand dessein de la nation à la nation même, jugeant, avec autant d'équité que de grandeur, qu'on ne doit donner aux hommes que des lois qu'ils approuvent et prévoyant qu'ils chériront à jamais un établissement qui sera leur ouvrage. C'est dans ce code qu'elle rappelle les hommes à la compassion, à l'humanité que la nature inspire et que la tyrannie étouffe; qu'elle abolit ces supplices si cruels, si recherchés, si disproportionnés aux délits; c'est là qu'elle rend les peines des coupables utiles à la société; c'est là qu'elle interdit l'affreux usage de la question, invention odieuse à toutes les âmes honnêtes, contraire à la raison humaine et à la miséricorde recommandée par Dieu même... Souveraine absolue, elle gémit sur l'esclavage et elle l'abhorre... Elle a conçu le dessein d'être la libératrice du genre humain dans l'espace de plus de onze cent mille de nos grandes lieues carrées. Elle n'entreprend point ce grand ouvrage par la force, mais par la seule raison; elle invite les grands seigneurs de son empire à devenir plus grands en commandant à des hommes libres. Elle en donne l'exemple: elle affranchit les serfs de ses domaines...»—J'aurai l'indiscrétion de transcrire[Pg 317] ici un passage d'une de ses lettres: «La tolérance est établie chez nous; elle fait la loi de l'État; il est défendu de persécuter. Nous avons, il est vrai, des fanatiques, qui, faute de persécution, se brûlent eux-mêmes; mais si ceux des autres pays en faisaient autant, il n'y aurait pas grand mal; le monde n'en serait que plus tranquille, et Calas n'aurait pas été roué.»
Suivent des considérations sur Catherine libératrice de la Pologne, qui seraient peut-être sujettes à quelques contestations. Je n'ai voulu que donner une idée de l'état d'esprit de Voltaire à l'égard de Catherine II, et en passant, une idée aussi de la manière dont Voltaire entend le panégyrique. Il n'y fait pas à demi, comme on disait autrefois, en jolie langue.
Sur les femmes guerrières, Voltaire montre un mélange d'ironie légère et de véritable admiration qu'il est curieux de regarder de près et de mesurer au juste. Il rapporte avec bienveillance l'anecdote de Coulah, prisonnière de Pierre, gouverneur de Damas, qui se révolta avec ses compagnes contre Pierre et qui le fit reculer jusqu'au moment où son propre frère, Dérar, vint la délivrer, elle et son héroïque bataillon: «Rien ne ressemble plus, ajoute-t-il, à ces temps qu'on nomme héroïques, chantés par Homère.»
Il cite ensuite les femmes qui se «croisèrent» aux temps des croisades. Il cite Marguerite d'Anjou, femme de Henri VI, roi d'Angleterre, qui «combattit dans dix batailles pour délivrer son mari», et ajoute que «l'histoire n'a pas d'exemple d'un courage plus grand ni plus constant dans une femme». Il cite la fameuse comtesse de Montfort, en Bretagne, «vaillante de sa personne autant que nul homme, montant à cheval et maniant sa monture mieux que nul écuyer, combattant sur mer et sur terre de même assurance; soutenant deux assauts sur la brèche d'Hennebon, armée de pied en cap, puis fondant sur le camp ennemi, y mettant le feu et le réduisant en cendres».—Il aurait pu citer l'autre comtesse de Montfort (la femme de Simon de Montfort, l'antialbigeois), qui levait une armée pour courir au secours de son mari, la lui conduisait à travers toute la France et partageait tous les périls et soutenait tous les efforts de son sauvage époux.
Il ne peut s'empêcher de lancer quelques sottes épigrammes à Jeanne d'Arc (d'où vient donc que Jeanne d'Arc fut sa bête noire?), mais il rend un très grand hommage à Jeanne Hachette, de Beauvais. Il ne manque pas de rappeler Mlle de la Charce, de la maison de la Tour du Pin-Gouvernet, qui, en 1692, se mit à la tête des communes en Dauphiné[Pg 319] et repoussa les «Barbets» [Vaudois] qui faisaient une irruption et qui reçut une pension du roi, comme un officier qui a fait une glorieuse campagne.
En résumé, son petit chapitre sur les «amazones» de tous les temps respire plutôt la sympathie que tout autre sentiment. C'est une chose dont il lui faut tenir compte.
Enfin, pour ne pas prolonger outre mesure cette petite enquête, il faut bien que j'en vienne à l'article Femmes dans le Dictionnaire philosophique... Eh bien, non; flânons encore un peu; car enfin ceux qui connaissent Voltaire seraient furieux que j'eusse l'air de mépriser le piquant badinage intitulé Femmes, soyez soumises à vos maris. Il n'a pas la prétention de prouver quoi que ce soit; mais il est d'actualité au moment où l'on songe à retrancher le mot «obéissance» des articles du Code civil relatifs au mariage, et puis il est joli et il est peu connu. Je le résume:
«Mme la maréchale de Grancey... passa quarante années dans cette dissipation et dans ce cercle d'amusements qui occupent sérieusement les femmes; n'ayant jamais rien lu que les lettres qu'on lui écrivait, n'ayant jamais mis dans sa tête que les nouvelles du jour, les ridicules de son prochain et les intérêts de son cœur. Enfin, quand elle se vit à[Pg 320] l'âge où l'on dit que les jolies femmes qui ont de l'esprit passent d'un trône à l'autre, elle voulut lire... L'abbé de Châteauneuf la rencontra un jour toute rouge de colère: «Qu'avez-vous donc, Madame? lui dit-il.
—«J'ai ouvert par hasard, répondit-elle, un livre qui traînait dans mon cabinet. C'est, je crois, quelque recueil de lettres; j'y ai vu ces paroles: Femmes, soyez soumises à vos maris. J'ai jeté le livre.
—«Comment, Madame! Savez-vous bien que ce sont les Épîtres de saint Paul?
—«Il ne m'importe de qui elles sont. L'auteur est très impoli. Jamais M. le maréchal ne m'a écrit dans ce style. Je suis persuadée que votre saint Paul était un homme très difficile à vivre. Était-il marié?
—«Oui, Madame.
—«Il fallait que sa femme fût une bien bonne créature. Si j'avais été la femme d'un pareil homme, je lui aurais fait voir du pays. «Soyez soumises à vos maris!» Encore s'il s'était contenté de dire: «Soyez douces, complaisantes, attentives, économes», je dirais: «Voilà un homme qui sait vivre.» Mais pourquoi soumises, s'il vous plaît? Quand j'épousai M. de Grancey, nous nous sommes promis d'être fidèles; mais ni lui ni moi ne[Pg 321] promîmes d'obéir. Sommes-nous donc des esclaves? N'est-ce pas assez... [de toutes les incommodités du mariage]..., sans qu'on vienne me dire encore: Obéissez? Certainement la nature ne l'a pas dit; elle nous a fait des organes différents de ceux des hommes; mais en nous rendant nécessaires les uns aux autres, elle n'a pas prétendu que l'union formât un esclavage. Je me souviens bien que Molière a dit:
Mais voilà une plaisante raison pour que j'aie un maître! Quoi? parce qu'un homme a le menton couvert d'un vilain poil rude qu'il est obligé de tondre de fort près et que mon menton est né rasé, il faudra que je lui obéisse très humblement! Je sais bien qu'en général les hommes ont des muscles plus forts que les nôtres et qu'ils peuvent donner un coup de poing mieux appliqué; j'ai bien peur que ce ne soit là l'origine de leur supériorité.»
J'arrive à l'article Femmes dans le Dictionnaire philosophique. A travers beaucoup d'impertinences ou de légèretés comme Voltaire en a toujours, soit qu'il s'y complaise, soit qu'il songe trop au succès immédiat, lequel ne peut presque pas se passer de scandale, il y a des choses bien justes[Pg 322] dans cet article. Voltaire y reconnaît d'abord cette vérité, qui a été parfaitement confirmée par la science de nos jours, que le crime n'est pas féminin: «Dans tous les pays policés, il y a toujours cinquante hommes au moins exécutés à mort contre une seule femme.»—Il reconnaît l'intelligence de la femme tout en lui déniant le génie inventeur: «On a vu des femmes très savantes, comme il en fut de guerrières; mais il n'y eut jamais d'inventrices.»
Il met en bon jour cette singulière antinomie, à laquelle, pour mon compte, je n'ai jamais rien pu comprendre, que nulle part les femmes ne sont électeurs, mais que, dans beaucoup de pays, elles sont reines et gouvernent très bien: «Dans aucune république, elles n'eurent jamais la moindre part au gouvernement, et dans les empires purement électifs, elles n'ont jamais régné; mais elles règnent dans presque tous les royaumes héréditaires de l'Europe... On prétend que le cardinal Mazarin avouait que plusieurs femmes étaient dignes de régir un royaume et qu'il ajoutait qu'il était toujours à craindre qu'elles ne se laissassent subjuguer par des amis incapables de gouverner douze poules. Cependant, Isabelle en Castille, Élisabeth en Angleterre, Marie-Thérèse en Hongrie, ont bien démenti le prétendu bon mot attribué à Mazarin. Et[Pg 323] aujourd'hui, nous voyons dans le Nord une législatrice qui est aussi respectée que le souverain de la Grèce, de l'Asie-Mineure, de la Syrie et de l'Égypte est peu estimé.»
Il est à remarquer que Voltaire est très nettement favorable au divorce. Dans l'article Femmes, il écrit sans ambages et peut-être sans assez d'ambages: «Ce qui ne paraît ni selon la raison ni selon la politique [c'est-à-dire ni dans les intérêts de l'État] c'est la loi qui porte qu'une femme séparée de corps et de biens de son mari ne peut avoir un autre époux ni le mari prendre une autre femme. Il est évident que voilà une race perdue pour la peuplade et que si cet époux et cette épouse séparés ont tous deux un tempérament impétueux, ils sont nécessairement exposés à des péchés continuels dont les législateurs sont responsables devant Dieu...»
Dans l'article Divorce, beaucoup moins sérieux, Voltaire se borne à constater que le divorce est dans le code de Justinien, empereur très chrétien, et qu'il est en pratique dans tous les pays d'Église réformée et d'Église grecque. Puis il fait ce qu'on peut appeler une gambade, ce qui lui est très habituel, et, remontant aux époques non seulement barbares, mais sauvages, il dit en bouffonnant: «Le divorce est probablement de la même date à[Pg 324] peu près que le mariage. Je crois pourtant que le mariage est de quelques semaines plus ancien; c'est-à-dire qu'on se querella avec sa femme au bout de quinze jours, qu'on la battit au bout d'un mois et qu'on se sépara d'elle après six semaines de cohabitation.» Et cela est assez amusant, mais ne signifie rien du tout. Un vrai sage ajouterait: «Et, par conséquent, ce n'est pas même amusant.» Il se pourrait.
Voltaire, dont je ne songe qu'à le féliciter, est très véhément contre la polygamie. Il rapporte certains propos, plus ou moins authentiques, d'un musulman reprochant à un Allemand de boire trop de vin et de n'avoir qu'une épouse, et il fait répondre l'Allemand d'une manière très pertinente: «Chien de musulman, pour qui je conserve une vénération profonde, avant d'achever mon café, je veux confondre tes discours. Qui possède quatre femmes possède quatre harpies toujours prêtes à se calomnier, à se nuire, à se battre: le logis est l'antre de la discorde. Aucune d'elles ne peut t'aimer; chacune n'a qu'un quart de ta personne et ne pourrait tout au plus te donner que le quart de son cœur. Aucune ne peut te rendre la vie agréable; ce sont des prisonnières qui, n'ayant jamais rien vu, n'ont rien à te dire. Elles ne connaissent que toi: par conséquent, tu les ennuies. Tu es leur[Pg 325] maître absolu: par conséquent, elles te haïssent... Prends tes exemples chez les animaux et ressemble-leur tant que tu voudras. Moi, je veux aimer en homme. Je veux donner tout mon cœur et qu'on me donne le sien. Je rendrai compte de cet entretien ce soir à ma femme et j'espère qu'elle en sera contente. A l'égard du vin, que tu me reproches, apprends que s'il est mal d'en boire en Arabie, c'est une habitude très louable en Allemagne. Adieu.»
Voltaire peut être compté comme féministe modéré. Il était de très grand bon sens, de très grande clarté et de grande mesure dans l'esprit toutes les fois qu'une de ses passions n'était pas en jeu. Or, dans la question des femmes, aucune de ses passions ne pouvait être en jeu, ni dans un sens ni dans un autre. Il ne pouvait être entraîné en leur faveur jusqu'à ce lyrisme intempérant dont, il y a quelques années, quelques échauffés nous ont donné des exemples du dernier burlesque; car il n'avait jamais été très amoureux, et quand cela lui était arrivé, il l'avait été de tête beaucoup plus que de cœur ou de sens.
D'autre part, il ne pouvait pas être animé contre elles par la rancune, comme quelques-uns de nos antiféministes actuels, ayant toujours été bien traité par les femmes et ayant particulièrement[Pg 326] trouvé dans sa liaison avec Mme du Châtelet un commerce quelquefois orageux, mais très souvent aimable et dont, tout compte fait, il a dû être et s'est montré reconnaissant.
Il ne pouvait avoir, comme quelques antiféministes modernes, de jalousie de métier à l'égard des femmes. A la vérité, il était jaloux de tout et de tous; mais encore, d'un côté il était trop haut placé dans le monde littéraire pour qu'aucune femme de lettres pût lui donner de l'ombrage et, de l'autre côté, il vivait à une époque où aucune femme de lettres n'avait un talent supérieur. Il était donc tout à fait en bonne posture pour être de sens rassis relativement à cette question, et il fut tel.
Il en résulta ceci, qui est divertissant mais qui est tout naturel. C'est le fémineux Rousseau, l'ultra-fémineux Rousseau, qui est antiféministe et qui veut (voyez Sophie) que la femme soit une oie blanche. C'est le très peu fémineux Voltaire qui est relativement féministe, qui reconnaît que la femme est l'égale de l'homme—exception faite pour le «génie inventeur», ce qui fait trois exceptions par siècle—en intelligence, en courage, en aptitude à apprendre et à savoir, en capacité d'administration et de gouvernement; et supérieure à l'homme au point de vue de la douceur des mœurs, puisque[Pg 327] la criminalité est extrêmement rare chez les femmes.
Voltaire, de nos jours, eût été évidemment pour l'admission des femmes à tous les emplois publics et professions publiques, pour le droit des femmes à contracter une nouvelle union légale après avoir été forcées de rompre un premier mariage; peut-être même pour les droits électoraux des femmes.
Que Voltaire ait tenu beaucoup à ses opinions sur cette affaire, qu'on ne me fasse pas dire cela: son ton même montre très bien qu'il n'y tenait pas autrement; mais encore ces opinions, il est incontestable qu'il les a eues et non les contraires; et c'est tout ce que, pour aujourd'hui, je tenais, moi, à mettre en lumière.
M. Théodore Joran, déjà connu du public par quelques ouvrages intéressants, comme Choses d'Allemagne, vient de publier un très gros volume sur le «féminisme» et contre le «féminisme». C'est un navire de guerre que ce volume, c'est un cuirassé de première classe. Les féministes risquent d'être coulés bas dès la première rencontre.
J'aurai beaucoup à dire contre les idées professées par M. Joran. Il convient que je dise d'abord que son livre est de grand intérêt.
Il est informé: on sent que l'auteur étudie la question depuis des années; c'est même la raison pourquoi son livre arrive un peu en retard et à un moment où le féminisme n'est plus d'actualité et à un moment où seuls s'occupent encore de féminisme[Pg 330] ceux qui en ont fait la sérieuse et patiente occupation de toute leur vie, d'où suit que les colères et les railleries de M. Joran contre les enfants perdus du féminisme et leurs divagations grotesques sonnent faux—elles-mêmes—comme une note en retard; mais, enfin, c'est un beau défaut à un livre d'être évidemment le fruit de dix ans de travail et d'enquêtes.
Ce livre, de plus, est quelquefois piquant. C'est un livre de polémique en même temps qu'un livre de science et de doctrine. Il ne vise pas à la sereine impartialité; il abonde en épigrammes, parfois légères, en boutades, en incartades, en portraits à la La Bruyère. Voulez-vous quelques exemples? Un peu de péché de malice est permis par les théologiens les plus sévères:
«Pourquoi je n'aime pas les femmes qui se piquent de littérature? Mon Dieu, parce qu'elles ne prennent jamais de la littérature la dose qui leur convient. Sitôt qu'elles sont capables d'apprécier le Montépin, elles se haussent jusqu'à Georges Ohnet. Parvenues à ce niveau, les voilà qui se guindent jusqu'à Bourget. Celui-ci ne leur suffisant plus, en route pour du plus compliqué, du Paul Hervieu, du Rodenbach. Encore un peu plus outre, et l'on s'attaque à Huysmans. Et ainsi de suite.[Pg 331] C'est une poursuite échevelée vers le fin du fin...»
En diptyque, Philaminte maîtresse de maison et Philaminte mère de famille. Voici d'abord la première:
«Elle contraint Chrysale à s'occuper du ménage, puisqu'elle néglige sa maison; et puis elle méprise Chrysale parce qu'il s'occupe du ménage... Son salon est composé de poètes râpés, de rapins en veston, de musiciens à cheveux de saule, de symbolistes en jupon, femmes séparées ou divorcées, pour la plupart. Elle les accueille en leur disant: «Ce Tolstoï, quel génie! Ce Desjardins, quel penseur!» De temps en temps, elle fait semblant de s'intéresser à Chrysale en public, parce que ce geste est de bon ton et qu'il marque une âme sensible; mais elle lui jette son mot de compassion comme on jette un os à un chien.»
Philaminte mère de famille:
«A ses enfants, qui sont encore tout jeunes, elle adresse des exhortations académiques sur la vertu, le devoir, l'obligation morale, le vrai, le bien et le beau. Quand ils ont fait quelque sottise, comme de chiper un pot de confitures, ou de tirer la langue à leur voisine, elle prononce solennellement: «Je t'abandonne au jugement de ta conscience.» Elle[Pg 332] se sait bon gré de si bien parler et d'avoir l'âme si haute...»
Ce livre est donc assez instructif et n'est pas sans agrément.
Il a un défaut, relativement à la composition, qui est assez grave. Une première partie est le journal d'un mal marié qui raconte et enregistre jour à jour ses déboires. La seconde partie est d'une méthode objective et suffisamment scientifique sur la question elle-même du féminisme. Cela est détestable, parce que la seconde partie semble inspirée par la première. M. Joran semble prendre fait et cause pour son ami Léon H..., conduit au suicide par la fréquentation de Mme Léon H..., femme sotte, égoïste, sans cœur et prétentieuse, et les doctrines de M. Joran semblent la simple traduction, ou transposition en idées, des rancunes de M. Léon H... Et cela ôte beaucoup d'autorité à la partie doctrinale du livre. Jamais la nécessité, qui est rare, mais qui se présente quelquefois, de faire deux livres au lieu d'un, ne m'est apparue plus évidente. Ceci est une lourde faute ou au moins une forte maladresse.
Ne parlons plus que de la partie doctrinale du livre.
J'en aime la franchise, la netteté et la carrure. M. Joran n'est pas centre gauche ni centre droit.[Pg 333] Il est intransigeant. J'ai rarement vu un homme qui fût plus de son avis. Pour M. Joran, la femme est un enfant, la femme est une mineure, et mineure elle doit rester, et il n'y a pas autre chose, et «un point c'est tout». Si l'on accusait M. Joran d'y aller par quatre chemins on lui ferait tort de trois. J'aime beaucoup cette ingénuité parce que j'aime tout ce où il y a du courage.
Seulement ce n'est pas tout d'avoir du courage, il faut avoir de la logique. Bien souvent M. Joran ne s'est pas aperçu que ses argumentations, ou plutôt ses affirmations,—car il ne fait guère qu'affirmer,—tombent net sous la réplique: «Eh bien! Alors!...» Il n'a pas assez envisagé l'objection: «Eh bien! Alors!...» et n'en a pas apprécié suffisamment la vertu.
Par exemple, il nous dit:
«Vous réclamez l'affranchissement des femmes au nom de la liberté! Libre? La femme mariée sous le régime du Code Napoléon n'est donc pas libre? Soyons de bonne foi. Dans l'état actuel de nos lois est-il possible de plier à la démarche la plus insignifiante une femme qui ne le voudrait pas? Déployez toute l'autorité maritale dont la loi vous revêt, si votre femme n'est pas consentante à ce que vous souhaitez d'elle, je me demande comment[Pg 334] vous ferez pour l'y contraindre. Et si l'on fait entrer en ligne de compte sa souplesse, sa ruse, sa puissance de dissimulation, n'est-ce pas la femme qui use la résistance de l'homme et qui l'amène à ce qu'elle veut? Mais c'est l'homme, oui c'est l'homme qui est désarmé en face de la femme... C'est l'homme qui est à la merci de la femme. Regardez autour de vous...»
—Eh bien! Alors!... Si, malgré l'article 213 du Code civil, imposant à la femme l'obéissance à l'égard de son mari, le mari est l'esclave de sa femme, pourquoi diable voulez-vous que l'on conserve cet article inutile et ridicule de votre propre aveu? Il est absolument impossible de mieux affirmer que ne fait M. Joran que l'obéissance de la femme au mari ou du mari à la femme est affaire de mœurs et non de loi, ou, pour mieux dire, affaire d'espèce et non de règle générale. En ménage commande qui peut; voilà la vérité. Inutile donc d'aller dire dans un code: «En ménage le mari commande»; inutile d'abord et mauvais ensuite, parce qu'il n'est pas bon qu'un code soit rédigé de telle sorte qu'on lui rie au nez. Je serais assez d'avis qu'il n'y eût dans le Code que ceci: «Les époux ont également le devoir, envers la patrie et envers leurs enfants, de s'efforcer de vivre en bon accord.» Et maintenant, pour vivre en bon[Pg 335] accord, qu'ils prennent le moyen qu'ils pourront. L'obéissance de la femme au mari en est un, très bon; l'obéissance du mari à la femme en est un, très bon aussi. Vous ferez comme vous pourrez; mais vivez en paix: c'est le premier de vos devoirs.
De même, M. Joran raisonne ainsi:
«L'égalité... C'est un pur sophisme... Cette égalité n'existe pas. Il n'y a entre eux ni égalité physique ni égalité intellectuelle et morale...» Et c'est sur cet axiome que l'auteur s'appuie pour railler d'un bout à l'autre de son volume la prétention qu'affichent les femmes d'avoir libre accès à toutes les professions masculines. Est-ce qu'elles peuvent les remplir, ces fonctions si difficiles, qui demandent tant de génie?
—Eh bien! Alors!... S'il faut du génie pour être commis principal des contributions indirectes et si les femmes en sont incapables, que craignez-vous? Il n'y a aucun inconvénient à leur permettre des fonctions qu'elles ne pourront pas remplir. La force des choses, au défaut de la loi, les empêchera de les exercer, et il n'est aucun besoin d'une loi là où la force des choses suffit. Si j'étais, d'une part, antiféministe et, d'autre part, convaincu de l'infériorité radicale de la femme, je dirais:
—Laissez les femmes devenir docteurs. Comme elles ne pourront pas être médecins, ça m'est bien égal.
Notez que, moi, je suis convaincu de l'incapacité de la plupart des femmes à exercer les professions masculines un peu élevées. J'en suis convaincu. Seulement comme je suis convaincu aussi de la parfaite aptitude d'un certain nombre de femmes à remplir ces mêmes fonctions, je dis: il ne faut pas empêcher celles-ci de les remplir, si elles en ont besoin pour gagner leur vie; ce serait un simple assassinat. Donc accordons le droit à toutes; car ce n'est que l'épreuve, que la pratique, qui fera le départ entre les capables et les incapables; accordons le droit à toutes; nous ne pouvons pas faire autre chose. A l'user elles verront, chacune pour chacune, si elles sont aptes ou ne le sont pas. Mais le droit doit être pour toutes, à moins qu'il ne soit prouvé que toutes sont des incapables. Qu'elles soient toutes incapables, c'est l'idée précisément de M. Joran; mais d'abord elle est fausse, à mon avis; et, ensuite, si elle est vraie, je reviens, et je dis: si les femmes sont toutes incapables d'être médecins, rien de plus inutile que de mettre dans la loi qu'elles ne seront pas docteurs.
C'est ce qui m'a fait toujours dire: il faut accorder aux femmes tous les droits en leur conseillant de ne pas en user. Certainement! Il faut accorder aux femmes tous les droits parce qu'il y en a quelques-unes qui pourront en user et qui, à en user, se tireront de la misère ou éviteront la honte.
Et il faut leur conseiller de ne pas en user, parce que la plupart feraient un effort inutile en en usant.
Je ne peux pas supporter cette façon de raisonner: «Les enfants aussi sont les égaux des grandes personnes. Votre mioche de trois ans est votre égal à vous, Monsieur son père? Il a des droits même avant que de naître. Pourtant accordons-nous aux enfants moins de liberté qu'à nous-mêmes? Pourquoi? De peur qu'ils en usent mal, tout simplement. Et il en est ainsi de tout ce qui est mineur ou s'en rapproche (souligné par l'auteur) soit par la faiblesse, soit par l'ignorance, soit par l'inexpérience, soit par une infériorité quelconque...»
—Voilà l'axiome, le dogme, l'inconcussum quid: la femme est toujours un animal inférieur; voici la conclusion: «Supposons cette chimère de l'égalité réalisée. Voilà les époux sur le même pied, exactement... Que va-t-il se passer? A moins de[Pg 338] dissolution de la communauté effondrée dans l'anarchie, il se passera ceci de très simple et de très prévu que la femme se subordonnera d'instinct à l'homme, spontanément.»
—Eh bien! Alors!... Si vous êtes persuadé que l'article «obéissance de l'épouse à l'époux» aboli, la femme obéira à l'époux non pas autant, mais plus qu'auparavant («d'instinct, spontanément»), pourquoi diable tenez-vous à l'article en question?
La vérité est qu'il ne produit rien du tout, cet article, et que tantôt, sans que l'article y soit pour rien, le mari commande et tantôt, malgré l'article, la femme gouverne. C'est cela qui est spontané, c'est cela qui est d'instinct, tantôt de la part de l'une, tantôt de la part de l'autre. Mais, dès lors, l'article est une simple phrase, assez malheureuse du reste, car elle peut, à la rigueur, persuader à la femme qu'elle doit obéir à son mari quand celui-ci lui commande un crime.
—Jamais de la vie! me répondrez-vous.
Ah! Eh bien! Alors, vous voyez bien que la femme ne prend jamais cet article au sérieux, et que personne, ce qui est raison du reste, ne le prend au sérieux; et je ne vois pas pourquoi vous y tenez tant.
Ainsi tout du long. La passion de M. Joran,—assez généreuse du reste, car, au fond, ce qu'il voudrait ce serait empêcher que les femmes ne fussent affolées par le féminisme et conduites par lui à faire beaucoup de sottises,—la passion de M. Joran l'empêche de raisonner juste, ou, plutôt, de raisonner complètement, c'est-à-dire de voir l'objection. Il ne la voit jamais. Il roule devant lui comme une automobile. Croirait-on que ce pauvre petit projet de loi de M. Grosjean, ce timide projet de loi qui ne demande pas même que la femme qui travaille ait la libre disposition du produit de son travail personnel, qui demande seulement que l'on protège ses gains et salaires, croirait-on que cet humble projet de loi, minimum, selon moi, de justice et de pitié, est repoussé avec indignation par M. Joran? «Toutes lois qui établiront dans le ménage deux budgets y introduiront aussi la méfiance. Nous espérons que la loi Grosjean ira rejoindre l'autre qui dort depuis dix ans dans les oubliettes du Sénat»—et que le mari pourra continuer à boire à l'Assommoir l'argent gagné par sa femme pour ses enfants. Mais non, M. Joran est toujours poursuivi par son idée fixe: le mari est toujours la raison même, la femme est toujours une incapable. Si c'était vrai... Mais je crois que ce n'est vrai que par-ci par-là.
M. Joran est un esprit juste, ne vous y trompez pas; mais c'est un esprit unilatéral. Il n'a vu du féminisme que le côté grotesque, les revendications de la femme «éternelle esclave», les extases des féministes lyriques (ou mystificateurs) devant la femme fleur exquise de l'humanité, les prétentions, aussi, de certaines femmes à se transformer en hommes; et tout cela, avec raison, lui a paru une forme nouvelle du genre burlesque et il a foncé sur le féminisme—et sur le féminisme quel qu'il fût—comme Hippolyte poussait au monstre. Mais il n'a vu qu'un côté du féminisme et le plus ridicule et il n'en a pas vu du tout le fond.
Le fond du féminisme est ceci: la femme est l'égale de l'homme; sauf le génie, cas ultra exceptionnel, elle est parfaitement l'égale de l'homme; tout ce qu'il fait, elle peut le faire; il ne faut pas dire: elle doit le faire; mais elle peut le faire; donc, tout en lui conseillant de vivre comme ont fait sa mère et sa grand'mère, si elle le peut, il faut, si elle ne le peut pas, et même si elle ne le veut pas, ce qui est permis, lui laisser le droit, à ses risques et périls, d'exercer toutes les fonctions que les hommes exercent; et il y aurait crime de lèse-liberté à ne pas agir ainsi.
Voilà le fond du féminisme et il est inattaquable pour tout homme qui n'admet pas que dans l'humanité[Pg 341] il y ait des majeurs et des mineurs par fiction légale.
Le fond du féminisme est encore ceci: un certain nombre de femmes, dont quelques-unes sont des hystériques, mais dont beaucoup sont de haute raison, ont pensé que la femme des hautes classes et des classes bourgeoises s'était faite mineure elle-même, par sa frivolité, par sa paresse, par ses grâces languissantes, par l'éducation toute de talents d'agrément qu'elle se donnait; et que les hommes n'avaient que trop raison, en notre siècle, de ne plus vouloir épouser de pareilles poupées; elles ont pensé que, soit pour vivre indépendantes et fières, soit pour épouser des hommes sérieux, et aussi, quand l'homme sérieux est mort, pour le continuer et élever convenablement les enfants; et aussi, quand l'homme sérieux reste vivant, pour l'aider dans sa tâche d'éducateur, la femme devait renoncer à être une enfant elle-même, futile et mignarde, la «femme-enfant» si merveilleusement croquée par Dickens; qu'elle devait se viriliser un peu, sans perdre ses grâces naturelles, que du reste il lui est assez difficile de perdre; qu'elle devait se donner une éducation forte et un caractère sérieux et ferme; qu'elle devait se donner pour devise: «Face à la vie!»; et qu'ainsi, soit seule, si elle devait rester seule,[Pg 342] soit soutenue d'un époux et le soutenant, elle serait et plus vraiment heureuse et plus légitimement contente d'elle, ce qui, non seulement est permis, mais est une manière de devoir.
Le féminisme, ainsi compris (et demandez aux femmes distinguées qui sont à la tête du féminisme, non tapageur, mais solide et obstiné, si ce n'est pas ainsi qu'il faut le comprendre), est une véritable insurrection de la femme contre ses propres défauts et contient une renaissance de la femme.
Je n'ai jamais rien écrit de plus juste et de plus pénétrant (tout est relatif et ma profondeur est encore très superficielle) sur le féminisme, que ces lignes que j'avais oubliées, mais que je retrouve précisément dans le livre de M. Joran: «Et j'appelle féminisme, ce qu'on n'a pas assez vu qu'il est au fond, une insurrection de la femme, non point contre l'homme, mais contre elle-même, contre ses propres défauts, qu'elle ne laisse pas d'avoir assez naturellement et que, par certains calculs plus ou moins conscients, les hommes ont très complaisamment cultivés, entretenus et développés en elles. La femme faible de cœur et de pensée, frivole, coquette, aimant les hommages, lesquels sont d'agréables insultes, folle de toilette et de talents d'agrément, ne songeant qu'à plaire,[Pg 343] n'ayant d'autre pensée que de séduire et d'être courtisée et composant dans cet esprit sa vie tout entière: c'est contre cette femme-là qu'un certain nombre de femmes se sont insurgées; c'est cette femme-là qu'elles n'ont plus voulu être, c'est le contraire de cette femme-là qu'elles ont voulu devenir et c'est cela même qui est le fond du féminisme.»
Or, voyez comme les points de vue sont éloignés et comme nous sommes impénétrables les uns aux autres et comme le fond du féminisme échappe à M. Joran, ou comme le parti pris est grand chez lui de ne rien trouver de bon dans le féminisme: pour avoir écrit ces lignes, M. Joran me trouve burlesque d'abord, ce qui va de soi, puisque je ne suis pas de son avis; mais, encore, il me trouve «inconscient». Il me dit:
«M. Faguet nous élève à des hauteurs où le féminisme rejoint le stoïcisme. [Non; et il s'en faut; mais encore, pourquoi non? pourquoi une femme n'aurait-elle pas une pensée stoïcienne ou chrétienne? Eh! c'est que la femme est un être inférieur!] Insurrection de la femme contre elle-même et contre ses propres défauts! Il va falloir une bien grande force d'âme pour pouvoir se dire féministe. [Il faudra simplement avoir du bon[Pg 344] sens.] Réussira-t-on à persuader à certaines femmes que nous connaissons tous que les hommages sont d'agréables insultes? [A certaines, que, du reste, j'aime autant ne pas connaître, non; mais toute femme qui n'est pas une pintade, sait que, quand on lui dit: «Vous êtes adorable», on la prend pour ce que vous savez, ou comme pouvant le devenir.] C'est la voie de la perfection, tout simplement, que M. Faguet, guide austère, ouvre aux femmes. [C'est la voie de la raison pratique; ce n'est pas moi qui l'ouvre, c'est le féminisme sérieux, qu'il faut connaître et qu'il faut comprendre.] Je doute qu'elles consentent à le suivre jusque-là. Il en coûterait trop à la faiblesse de la plupart d'entre elles. Tant de détachement est bien difficile. Nous les verrons bien plutôt se résigner à n'être que de petites personnes imparfaites, mais choyées et gâtées. Pour se hausser jusqu'à un tel dédain des hommages, il faudrait qu'elles ressemblassent toutes à cette «vierge forte» dont M. Marcel Prévost nous raconte l'histoire. [Voyez-vous l'homme dans la tête duquel il ne peut pas entrer qu'une femme ait le sens commun!]... Les hommages ne sont pas des insultes. C'est ce qui poétise un peu les rapports entre les sexes; c'est le voile chatoyant jeté sur les laideurs de notre pauvre humanité. Et ils sont bien, bien[Pg 345] coupables, s'ils sont conscients, les écrivains qui s'attachent à narguer ces hommages... comme s'ils nous défendaient de semer de fleurs ou d'orner de tapis le chemin qui nous conduit à l'autel!»
Certes, voilà bien l'antiféministe décidé et sans réserves, celui qui non seulement n'admet pas que la femme puisse être un être sérieux; mais qui encore, serait désolé qu'elle le devînt. C'est précisément, comme je crois l'avoir déjà dit, ce qui fait l'intérêt de ce volume. Il est sans nuances et sans concessions. C'est un beau livre de combat. Le féminisme du haut en bas, à gauche, à droite, en surface et en profondeur, en coupe et en élévation, est une stupidité ou un «mensonge»: l'auteur ne sort pas de là. Les livres de ce genre émoustillent et réveillent les plus endormis. Ils ont ce charme.
Et puis, écoutez bien, c'est le livre d'un misogyne. Il y est dit beaucoup de mal des femmes. Les hommes sont assez friands de ces livres-là. Et les femmes s'y plaisent aussi. Elles ont assez d'esprit pour s'en amuser... Mais voilà que je retombe dans l'insupportable défaut que j'ai de ne pas croire à la stupidité des femmes. De mon féminisme, délivrez-moi, Seigneur!
M. Théodore Joran n'est pas l'homme d'un seul livre; il en publie un par an; il est l'homme d'une seule idée en beaucoup de livres. Il attaque le féminisme; puis, il se repose en lisant des auteurs féministes, et il attaque le féminisme de nouveau, et ainsi de suite.
C'est ainsi qu'au Mensonge du féminisme a succédé Autour du féminisme et qu'à Autour du féminisme a succédé Au cœur du féminisme. L'année prochaine, nous aurons: A travers le féminisme, et dans deux ans: Par delà le féminisme, puisqu'il aura été traversé. Je ne promets pas de suivre M. Joran dans les quatre-vingts volumes qu'il se propose évidemment d'écrire sur cette grande question, palpitante il y a vingt ans, mais je m'arrête un instant, répondant à ces deux derniers volumes, parce qu'ils contiennent, le premier[Pg 348] surtout (Autour...) quelques trouvailles très intéressantes.
Ce sont des rapports d'exploration. M. Joran, convaincu qu'il aura écrasé le féminisme, quand il aura démontré que quelques féministes sont fous du cerveau, va chercher les écrits, peu connus du public, des féministes les plus excentriques, en fait des citations copieuses et s'en égaye avec un atticisme approximatif. Après tout, c'est la méthode des Provinciales; la différence n'est que dans la manière.
Donc, M. Joran lit ceci, lit cela, et nous en rend compte pour prouver sa thèse; mais, en attendant, il nous en rend compte et ne laisse pas de nous instruire. C'est ainsi qu'il lit l'excellent livre, que lui-même trouve plein de mérite, de Mme Hélys, sur les mœurs suédoises. Il est complètement ébouriffé, bien entendu, devant un peuple où les jeunes gens sont peu amoureux et où les jeunes filles sont instruites de très bonne heure de tout ce qu'il importe essentiellement à une jeune fille de savoir. «... Il y a deux ou trois ans, dit Mme Hélys, une doctoresse annonça une série de conférences strictement destinées aux femmes. Elle devait traiter de «l'avenir». Elle fit salle comble. Eh bien, les jeunes filles au-dessus de quinze ans étaient non seulement admises, mais[Pg 349] invitées à venir s'y instruire.»—Sur quoi M. Joran s'indigne, la pourpre au front, et s'écrie: «Nous n'en sommes pas là en France... Si bien; et c'est ce qui nous prouve que le féminisme doit être écrasé comme un reptile immonde et dangereux.»
Pour moi, très persuadé qu'il n'y a rien de dangereux et de funeste pour la jeune fille, comme l'ignorance de ce qui l'attend ou de ce qui l'attendra dans ses relations avec les jeunes gens; convaincu que c'est un préjugé stupide, du reste, de confondre innocence avec ignorance; et convaincu, pour parler «oie blanche», qu'il faut être blanche, mais qu'il est épouvantablement périlleux d'être une oie; j'ai dit cyniquement, à propos de l'Avarié de M. Brieux, que cette pièce devrait être mise dans les bibliothèques de lycées de garçons et dans les bibliothèques de lycées de filles, et je dois être écrasé comme un reptile immonde et dangereux;—mais, en attendant, nous avons une bonne et probe analyse du livre de Mme Hélys sur les mœurs suédoises, et c'est l'essentiel.
De même, M. Joran a reproduit un article de M. Ginisty relatif à une conférence faite en novembre 1893 à Paris, par une jeune Norvégienne, sur la chasteté masculine. Cette jeune fille, instruite de tout ce que, à mon avis, doit savoir une jeune fille[Pg 350] pour ne pas être exposée aux pires catastrophes, comme il est bon, quand on côtoie un précipice, de n'être pas aveugle; cette jeune fille exposait à Paris cette idée, courante en Norvège, cette idée exposée dans un Gant de Bjœrnson, cette idée reprise du reste en France dans le Droit des Vierges, de Paul-Hyacinthe Loyson et dans l'excellent roman de Germaine Fanton, les Hommes nouveaux; que la jeune fille pure ne doit épouser qu'un homme aussi pur qu'elle et que c'est son droit, en même temps que pour l'intérêt de la race, c'est son devoir. M. Ginisty fut suffoqué et déduisit longuement les raisons de sa suffocation. Je ne suis pas dans le sentiment de M. Ginisty, mais je lis son article avec intérêt. A la vérité, j'aimerais mieux que M. Joran eût réussi à se procurer la conférence même de la jeune fille qui a scandalisé M. Ginisty.
De même encore, M. Joran a lu pour moi les six cents pages in-octavo de Mme Renooz, sur... sur tout. Je l'en remercie. Il s'est imposé une tâche honorable et qui pouvait être utile. Il n'y a guère que des folies dans le dictionnaire encyclopédique de Mme Renooz (Psychologie comparée de l'homme et de la femme), mais il n'est pas tout à fait sans intérêt de les connaître sommairement, non pas pour s'en réjouir à la manière grasse, comme fait[Pg 351] M. Joran, mais pour savoir jusqu'où l'infatuation féminine (à moins que ce ne soit la mystification féminine) peut bien aller.
Il y a même çà et là,—erat quod tollere velles, pour parler comme M. Joran qui adore, comme moi, la citation latine, mais qui en abuse,—il y a même çà et là des idées justes dans le gros livre de Mme Renooz, des idées que M. Joran trouve ridicules, mais que je n'estime pas aussi fausses. Pour prouver (je crois) que l'homme et la femme devraient se marier ayant tous deux le même âge, Mme Renooz nous dit: «L'homme vieillit plus vite que la femme...» Elle exagère; mais elle est beaucoup plus près de la vérité que M. Joran, quand il dit: «C'est nier l'évidence. La femme vieillit plus vite que l'homme. Aussi est-il sage que le mari ait au moins plusieurs années de plus que sa femme pour contrebalancer par l'inégalité de l'âge les exigences des sens. L'homme éprouve encore des désirs et a encore la capacité de les satisfaire à un âge où depuis longtemps la femme n'en éprouve plus...»—J'ose affirmer à M. Joran qu'il a sur cette question des renseignements furieusement incomplets. L'homme et la femme ont toujours des désirs, et quant à la faculté de les satisfaire, il est peu besoin de prouver que la femme l'a toujours et que l'homme cesse assez tôt de l'avoir. La question[Pg 352] est mal posée. Ce qu'il faut se demander, c'est quel est l'âge où survient peu à peu un certain amortissement des désirs, autrement dit quel est l'âge où finit la jeunesse sexuelle. Or cet âge est le même pour l'homme et pour la femme. Il commence à cinquante ans pour lui comme pour elle et se prolonge plus ou moins. Il faut voir la figure que fait un sexagénaire devant une femme de cinquante ans, même (peut-être surtout) un quinquagénaire devant une femme de quarante! Voilà pourquoi le mariage disproportionné est antisocial, fécond en discordes, fécond en adultères et fécond seulement en cela. Le mariage entre deux jeunes gens de vingt ans, il n'y a que cela; hélas! il devrait n'y avoir que cela.—Même, et c'est ce qui me faisait dire que Mme Renooz est plus près de la vérité que M. Joran, même (au point de vue social seulement) il est bon que le mari soit plus jeune que la femme. Les paysans de chez moi ont un dogme là-dessus: «Faut que le mari soit plus jeune. Faut pas que le mari laisse la femme». C'est-à-dire: il ne faut pas, parce qu'elle a dix ans de moins que son mari, que la femme reste veuve. Rien de plus juste. Le nombre de veuves qui encombrent la société et qui lui sont une charge en est une preuve.
De même encore M. Joran, en ses explorations, a fait une petite découverte d'érudition intéressante.[Pg 353] Il a trouvé un précurseur du féminisme au XVIIe siècle, où il y en a d'autres, mais où il faut confesser qu'il n'y en a pas beaucoup. C'était un nommé Poulain de la Barre. Il publia en 1676, à Paris, un petit volume intitulé longuement, comme c'était la mode alors: De l'égalité des deux sexes, discours physique et moral, où l'on voit l'importance de se défaire des préjugés. Il est faible, son discours physique et moral. Il y est parlé—assez bien—de l'éloquence douce, persuasive et inépuisable (il n'y a pas mis malice) des femmes; de leur esprit de conciliation et de leur éloignement pour la contradiction, ce qui paraîtra peut-être contestable; de l'ordre social fondé sur la force, ce qui est la plus grande vérité du monde; de l'aptitude des femmes à gouverner les empires, ce qui n'a pas dû étonner au siècle qui suivait celui d'Elisabeth et même à commander les armées, ce qui n'a pas dû surprendre dans le pays de Jeanne d'Arc.—Tout cela paraît le comble de la démence à M. Joran et ne me paraît que banal, quoique présenté avec bonne grâce et en très bon style. Poulain a quelquefois une remarque assez fine et je n'ai pas besoin de dire que c'est où M. Joran le trouve le plus sot. Il dit, par exemple: Les femmes ne sont coquettes que par la faute des hommes; «voyant que les hommes leur avaient ôté le moyen de se signaler[Pg 354] par l'esprit, elles s'appliquaient uniquement à ce qui pouvait les faire paraître plus agréables...» Le mot m'a sauté aux yeux. Est-ce que Mme de Lambert aurait lu ce Poulain? Elle dit exactement la même chose dans ses Réflexions sur les femmes. Réfléchissant sur ce que sont devenues les femmes en son temps, c'est-à-dire en celui de la Régence, elle se dit que peut-être vaudrait-il mieux qu'elles fussent pédantes que libertines; elle considère Mme Dacier, qui fait une belle exception et elle dit: «Elle a su associer l'érudition et les bienséances; car à présent on a déplacé la pudeur; la honte n'est plus pour les vices, et les femmes ne rougissent plus que de savoir.» Et, généralisant, elle n'hésite pas à s'en prendre à Molière pour ce qui est du ridicule qu'il a versé sur les femmes savantes. Vous raillez les femmes sur ce qu'elles s'occupent de l'étoile polaire. Soit; mais depuis qu'on les a tympanisées sur ce travers elles ont pris leur parti; elles se sont rejetées d'un autre côté et elles ont mis le libertinage à la place du savoir: «Lorsqu'elles se sont vues attaquées pour des amusements innocents, elles ont compris que, honte pour honte, il fallait choisir celle qui leur rendait davantage et elles se sont livrées au plaisir.» On voit qu'il n'est pas si faux ce que disait Poulain de la Barre, à savoir que «les hommes ôtent aux[Pg 355] femmes le moyen de se signaler par l'esprit et que les femmes par suite ne songent qu'au moyen de plaire». Ils ne leur ôtent pas toujours par la loi le moyen de se signaler par l'esprit, mais ils le leur ôtent souvent par la satire, à quoi elles sont pour la plupart si sensibles. Ils leur disent comme Martial:
Ou, comme Boileau:
Ou, comme Molière:
Ils lui font une honte de sa curiosité intellectuelle et alors, «honte pour honte», les femmes se tournent d'un autre côté. M. Joran s'acharne à trouver étroite parenté entre le féminisme et le libertinage. Il y en a une entre le libertinage et l'antiféminisme. C'est du moins l'opinion de Mme de Lambert, qui était très honnête femme.
Le curieux, dans l'affaire de ce Poulain de la Barre, c'est qu'il n'était pas convaincu du tout. C'était un sophiste qui plaidait le pour et le contre. Après son Égalité des sexes, il fit paraître un petit[Pg 356] ouvrage en deux tomes intitulé De l'excellence des hommes contre l'Égalité des sexes (c'est-à-dire discours sur l'excellence des hommes, contre le discours sur l'égalité des sexes). Cet ouvrage n'est pas plus profond que son contraire; mais il est aussi bien écrit et il n'est pas sans valeur. On en trouvera de larges extraits dans le livre de M. Joran (Au cœur du féminisme).
Autre gibier de M. Joran: mais celui-ci dans le sens de ses idées: la brochure, célèbre en Allemagne, du docteur Mœbius. Cette brochure antiféministe ne contient guère que des affirmations. Il est vrai qu'elles sont assenées avec vigueur. Infériorité intellectuelle de la femme: «A propos d'une femme bavaroise, l'anatomiste Rüdinger prononce le mot de type analogue à l'animal»—«même l'art culinaire et les soins à donner aux enfants ont été inventés par des hommes»;—«Le jugement favorable que l'on peut porter sur la réceptivité féminine a sa contre-partie dans la constitution intellectuelle de la femme... Que les femmes peintres, sculpteurs, savantes, soient insurpassables, c'est ce qu'aucun homme de bon sens ne saura admettre. Reste la poésie; encore les vraies poétesses sont des oiseaux rares. Reste le roman. Pourtant, si gracieuses que soient maintes compositions féminines, c'est en vain qu'on y[Pg 357] chercherait du naïf et de l'original.»—Vrai talent des femmes: «le bavardage. Leur trône est le salon; la langue allemande manque de ce terme; peut-être pourrions-nous le représenter par le mot Schwatzbude [Bavardoir. Convenons que le mot est amusant]. La femme, vieille dès cinquante ans, est sotte et sans valeur. On y objecte qu'il y a beaucoup de femmes à l'esprit vif. J'en connais aussi bien que nos critiques; mais allez dans la foule, comparez l'homme de cinquante ans à la femme de cinquante ans; examinez, ne confondez pas la souplesse de la langue et l'exagération de la pensée avec l'activité de l'esprit, et vous verrez si j'ai raison.»
M. Joran se délecte de ses pensées si profondes et il y ajoute: «M. Mœbius pourrait dire encore que la puissance de certains sens est moins grande chez la femme: par exemple, les sens de l'odorat et du goût.—Item la femme se meut plus difficilement que l'homme: rien de plus disgracieux qu'une femme qui court après un omnibus.»—Montaigne dit des sauvages: «Tout cela ne va pas trop mal; mais quoi! Ils ne portent pas de hauts-de-chausses.»
Je ne vois d'un peu pertinent dans la brochure du docteur Mœbius que ceci: les femmes s'étant emparées des métiers masculins, 1º les mariages[Pg 358] seront moins féconds; les enfants, en même temps que plus rares, seront plus faibles; 2º le nombre des travailleurs ayant été doublé, le salaire du travail sera diminué.—A la bonne heure! voilà du sérieux.
Sur le premier point, je réponds que l'homme et la femme travaillant (ce que du reste je ne souhaite pas; je suis pour que la femme puisse exercer un métier et ne l'exerce point: et nous verrons cela plus tard; mais restons pour le moment sur le terrain du docteur), je réponds que l'homme et la femme travaillant, ils travailleront moins l'un et l'autre et que par conséquent et la femme pourra très bien élever ses enfants et le mari l'aider à les élever, ce qui n'existe pas dans le régime actuel où l'homme est forcé de travailler quatorze heures par jour.
Sur le second point, je réponds que le salaire sera diminué de moitié pour l'homme, mais que la moitié qu'il ne touchera plus allant à la femme, les choses resteront exactement les mêmes pour le couple. Seuls les célibataires seront lésés. Eh bien! Tant mieux!
La brochure de M. le docteur Mœbius, même avec les appuis que lui apporte M. Joran, m'a peu ébranlé.
Toute cette revue de sottises émises par les féministes[Pg 359] excentriques et par les antiféministes bornés m'inspire simplement cette réflexion. Emile Deschamps, plaidant pour le romantisme, disait, vers 1825, aux classiques: «Je vous abandonne tous nos fous; abandonnez-moi tous vos imbéciles. Puis, seulement alors, comptons et pesons.» Je dis, moi: «Je vous abandonne toutes nos détraquées; abandonnez-moi tous vos lourdauds. Ne me faites pas responsable de Renooz: je ne vous ferai point responsable de Mœbius; et alors comptons et pesons. Pesons surtout les idées.»
C'est à quoi j'arrive. Ayant parcouru les rapports d'exploration de M. Joran, j'arrive à la partie didactique et dogmatique de ses deux ouvrages. Cette partie didactique n'est pas ramassée dans un chapitre ou deux; elle est répandue au cours des deux volumes sous forme de réflexions faites à propos des lectures; je l'en dégage et je la ramasse.
M. Joran résume ainsi (et tout à fait bien) le programme féministe moyen, celui qui est éloigné des extrêmes étranges et des outrances folles: 1º égalité de l'instruction pour l'homme et pour la femme; 2º accès des femmes aux professions libérales; 3º participation des femmes à l'exercice des droits civils et politiques; 4º Égalité des salaires; 5º Recherche de la paternité; 6º révision des lois régissant le mariage et extension du divorce.—M.[Pg 360] Joran repousse tout ce programme avec horreur. Pour moi, j'en accepte pleinement les numéros 1, 2, 3, 5.
Pour ce qui est de l'égalité des salaires, j'en suis absolument d'avis, à la condition que l'on comprenne égalité dans le sens de salaire égal pour travail égal; car il y aurait, à payer la femme autant pour un travail moindre, non seulement injustice, mais erreur économique, l'ouvrier homme, ainsi lésé, s'empressant de rétablir l'égalité en travaillant mal.
Pour ce qui est de l'extension du divorce, je ne trouve rien de plus naturel ni de plus juste que le divorce sur consentement mutuel, à la condition qu'il y ait véritablement consentement mutuel, c'est-à-dire que les époux disjoints manifestent d'une façon persévérante leur volonté d'être disjoints. Quant au divorce sur volonté d'un seul, il faudra que je change bien pour que je l'accepte, le divorce sur volonté d'un seul étant la simple et pure et hideuse répudiation et permettant à l'homme de jeter à la rue la femme vieillie et flétrie dont il ne veut plus, et ramenant la femme à la condition qu'elle a chez les plus sauvages des sauvages. Je me suis expliqué vingt fois là-dessus et toujours j'ai rappelé l'excellente réflexion de Montesquieu: «La répudiation? Oui, du mari par la[Pg 361] femme; mais non pas de la femme par le mari; car pour le mari, répudier est un plaisir; pour la femme c'est un triste remède où elle ne se résoudra que dans la dernière nécessité.»
Sauf un seul point, je trouve donc extrêmement juste et parfaitement pratique tout le programme féministe. M. Joran le combat tout entier avec acharnement. Par exemple, comment voudrait-on, d'une part donner la même éducation aux femmes et aux hommes, d'autre part donner aux femmes l'accès aux professions libérales, quand il est évident que les femmes sont infiniment moins intelligentes que les hommes? N'est-il pas certain que le bas-bleuisme «a échoué en histoire, a avorté en critique et en sociologie, a remporté des succès clairsemés en poésie et s'est montré fécond, mais non original, dans la littérature d'imagination?» Cette vue d'ensemble, qui s'abstient de tenir compte seulement de Mme du Chatelet (philosophie), de Mme de Staël (philosophie, sociologie, psychologie, critique), de Mme Clémence Royer (sociologie), de Mme Daniel Stern (histoire), de Mme Arvède Barine (histoire et critique), de Mme Curie (sciences physiques); et qui trouve les succès, en poésie, de Louise Labé, de Mme Deshoulières, de Mme Dufrénoy, de Mme Desbordes-Valmore, de Mme de Girardin, [Pg 362]de Mme Ménessier-Nodier, de Mme Anaïs Ségalas, de Mme Ackermann, de Mme Marie Dauguet, de Mme Rostand, de Mme Gérard d'Houville, de Mme de Noailles, de Mme Hélène Picard, des succès clairsemés; et qui estime féconds mais sans originalité des romanciers comme Mme de La Fayette, Mme de Staël, Mme George Sand, Mme Tinayre est évidemment d'un homme instruit, mais qui a un parti pris d'ignorance tout à fait extraordinaire.
La vérité est qu'au-dessous du génie—et il y a trois ou quatre génies par siècle—qu'au-dessous du génie, réservé en effet aux hommes et qu'encore quelques femmes atteignent dans les œuvres d'imagination, il y a parfaite égalité intellectuelle entre l'homme et la femme, avec cette réserve encore, qu'on ne songe jamais à faire, que dans les classes supérieures, la femme est intellectuellement l'égale de l'homme, mais que dans le monde ouvrier et dans le monde rustique elle lui est très sensiblement supérieure; et voilà pour compenser cette supériorité, dont on nous rebat les oreilles, que constitue pour le sexe fort l'existence d'une centaine d'hommes de génie dans toute l'histoire de l'humanité.
Sur la recherche de la paternité—je ne suis aucun ordre; il n'importe—M. Joran en est encore aux arguments de Victorien Sardou: «Mesure très équitable en principe, mais dans la pratique[Pg 363] exposée à tant de trahisons, embûches, erreurs et arbitraire, que le législateur découragé n'y voit qu'une solution possible: c'est que la fille ne se laisse pas séduire.» Personne plus que M. Joran n'a inclination à prendre une pirouette pour un argument, même quand c'est un autre qui la fait; mais est-il nécessaire de répéter que la loi de séduction qui existe à peu près dans tous les autres pays et dont l'absence chez nous nous fait un peu mépriser par les étrangers, peut être aussi bien faite qu'une loi sur les murs mitoyens et n'accorder sa faveur et n'assurer son bénéfice qu'à celles qui apporteront des preuves, soit écrites, soit de notoriété publique, entraînant la certitude.
—Jamais complète!
—Jamais complète, en effet, Monsieur. Aucun jugement du monde n'a été rendu sur certitude complète. L'aveu même de l'accusé ne donne pas certitude complète; car il y a eu des aveux faux. Mais nous pouvons avoir en ces affaires des certitudes, sinon divines, du moins humaines, exactement du même degré que dans toutes les autres affaires.
On sait que dans son premier volume sur le féminisme, M. Joran, en son emportement antiféministe, avait été jusqu'à conspuer «la loi Schmahl», assurant à la femme la propriété de l'argent[Pg 364] qu'elle gagne. Quoi! Pas même cela! C'est pourtant là du féminisme discret! Je l'avais averti. Je lui avais dit: «Faites quelque concession. Qui veut tout prouver passe pour ne prouver rien.» Vous pensez bien que cela l'a renforcé et rencogné dans son opinion et que maintenant il insiste. Cette loi, selon lui, aggrave le mal. Autrefois l'ouvrier buvait l'argent de sa femme et le sien; mais maintenant, il est comme autorisé par la loi à boire le sien, puisque celui de sa femme est intangible. Donc mieux valait l'ancien système, dans lequel, par sensibilité, l'homme laissait quelquefois à sa femme l'argent de sa femme et peut-être en donnait un peu du sien. Autrement dit: «Comptez sur la sensibilité de ceux contre lesquels vous êtes forcés de faire une loi, tant vous les avez constatés insensibles.» Je ne sais; mais il m'a semblé que la loi Schmahl raisonne, imparfaitement, sans doute; mais mieux que cela.
Ce qui frappe (et ici il a raison) ce qui frappe le plus M. Joran dans les progrès du féminisme (il croit à son progrès), c'est qu'il changera les mœurs. Eh bien! Je l'espère bien, qu'il changera les mœurs! M. Joran s'écrie avec douleur et en italiques: «Le féminisme est la faillite de la galanterie française.» Je commencerai par remarquer que la galanterie des antiféministes, à en juger par celle[Pg 365] de M. Joran, est de telle sorte qu'il y aurait plus lieu de compter sur celle de leurs adversaires que sur la leur; mais pour parler gravement en un si grave sujet, je m'écrie à mon tour: Eh bien! je m'en moque un peu, de la galanterie française! La galanterie française consistait à tenir la femme pour un enfant que l'on cajole, que l'on caresse, que l'on flatte, que l'on trompe et que l'on méprise profondément. Le fond moral du féminisme est précisément une révolte des femmes contre la galanterie française; elles se sont aperçues qu'au fond c'était une insulte, et c'est ainsi, comme je l'ai signalé dix fois, que le féminisme est une révolte des femmes contre leurs propres défauts et particulièrement contre la coquetterie, qui est une provocation à la galanterie française. Les femmes se sont dit: «On nous traite en enfants gâtés; nous voulons être traitées en personnages majeurs et sérieux; on nous traite en inférieurs privilégiés, en inférieurs qui, à cause de leur infériorité, ont droit à quelques ménagements; nous voulons être traitées en égales, parce que nous le sommes. Nous renonçons à la coquetterie et nous prions qu'on nous dispense des démonstrations, galantes.» Plût à Dieu que ce fût chose acquise et que les rapports entre hommes et femmes devinssent cordialité franche et sérieuse, amitié solide et confiance réciproque.[Pg 366] Au fond, ce que les antiféministes redoutent dans le féminisme,—je ne dis pas cela pour M. Joran, qui est homme sérieux, mais pour les Henri Fouquier et autres,—c'est que la femme réussisse trop dans cette insurrection contre ses propres défauts et qu'elle cesse d'être une poupée agréable; et que, sérieuse, instruite, de sens droit et de volonté ferme, elle cesse d'être un objet de galanterie. Parbleu! C'est ce que je lui souhaite et ce que je souhaite aux hommes, les Henri Fouquier exceptés.
Tout nous ramène à cette question d'égalité qui est le fond même des choses. Les hommes et les femmes sont approximativement égaux, sont asymptotiquement égaux, c'est-à-dire destinés à être de plus en plus près de l'égalité; ils sont ainsi de par la nature même, et le féminisme, comme il arrive si souvent aux œuvres de la civilisation, n'est qu'un retour à la loi naturelle mieux comprise. Les hommes et les femmes sont égaux, à très peu près, et par leurs qualités et par leurs défauts. Toutes les fois qu'on reproche un défaut aux femmes, elles peuvent répondre: «Regardez-vous, de grâce, et l'on vous répondra.» Toutes les fois que l'on veut interdire quelque fonction aux femmes sous prétexte qu'elles en sont incapables, elles peuvent répondre: «Et vous, vous en êtes beaucoup plus capables que nous?» Et leur ironie aura toujours raison.[Pg 367] M. Joran dit quelque part: «L'intrusion des femmes dans la politique ne me dit rien qui vaille. Et d'abord elles n'ont pas le calme et le sang-froid nécessaire...» Et il ajoute en note: «Et je sais même sur ce point bon nombre d'hommes qui sont femmes.» Le plaisir de ne pas retenir une épigramme fait souvent commettre une maladresse. Comment M. Joran ne voit-il pas que par ce mot il donne à son contradicteur la clef même de la démonstration à faire contre M. Joran? On pourra toujours répéter, à propos de chaque point: «...et, des hommes, c'est précisément la même chose.» Alors, quoi? Alors il y a égalité, et il n'y a aucune raison d'interdire aux femmes des fonctions que peut-être elles remplissent mal, mais qu'il est très certain que les hommes remplissent aussi mal qu'elles.
Je suis très éloigné du reste, comme je l'ai indiqué plus haut, de conseiller aux femmes d'exercer les métiers masculins. Je veux qu'elles puissent les exercer et je désire qu'elles ne les exercent pas. Je veux qu'elles puissent les exercer, pour que, si elles ne trouvent pas de mari, elles aient une ressource; pour que, si, mariées, elles deviennent veuves, elles aient une ressource; pour qu'elles se marient, même, et l'on n'a pas assez songé à cela; pour qu'elles trouvent plus facilement à se marier,[Pg 368] celui qui les aime n'ayant pas la terreur de les laisser veuves sans aucune ressource et par conséquent les épousant au lieu de ne les épouser point: l'instruction de la femme, la possibilité pour la femme d'exercer un métier est une assurance sur la vie.
Voilà pourquoi je veux que les jeunes filles aient un métier; mais je leur souhaite de ne jamais l'exercer et je reste d'avis que la vraie vocation de la femme, c'est le mariage.
Il n'en reste pas moins qu'il y a égalité extrêmement approximative entre l'homme et la femme; qu'il y a donc droit pour la femme à exercer les fonctions masculines; qu'il y a utilité pour elle à les pouvoir exercer. Mais quoi! Elles ne portent pas de hauts-de-chausses! Mais quoi! Elles sont disgracieuses en courant après les omnibus!
La faiblesse de la thèse se révèle (un peu) par la gaucherie des arguments; c'est uniquement pour cela que je relève quelques-unes de ces claudications chez M. Joran: «Tout le monde, dit-il, a pu le remarquer, la valeur artistique de la littérature féminine est généralement en raison inverse de ce qui y entre de féminisme.» Comparez à ce point de vue deux romans féminins qui ont paru cette année. Dans le premier, tout est objectif et désintéressé comme observation et comme peinture: chef-d'œuvre[Pg 369] (la Rebelle, de Mme Tinayre); dans le second le bout de l'oreille féministe perce partout: œuvre estimable (le Ruban de Vénus, de Mme Rival).—Ainsi, c'est parce que Mme Tinayre est antiféministe qu'elle a du talent et c'est parce que Mme Rival est féministe qu'elle n'en a pas. Mais alors Mme Tinayre a plus de talent que George Sand! Je ne songe du reste qu'à la féliciter de cette conclusion; mais j'en félicite moins M. Joran.
Autre raisonnement contre le divorce: «En Saxe, le nombre des suicides... est cinq fois plus grand chez les divorcés que chez les autres; en Bavière, six fois; en Prusse, sur un million de femmes mariées on compte 61 suicides; sur un million de divorcées, on en compte 348; sur un million d'hommes mariés on compte 286 suicides; sur un million de divorcés, 2834 suicides. La proportion est-elle significative?» Mais, s'il vous plaît, ce n'est pas parce que ces gens ont divorcé qu'ils se sont tués. Ils se sont tués parce qu'ils n'avaient pas le cerveau sain et c'était parce qu'ils n'avaient pas le cerveau sain qu'ils n'ont pu supporter le mariage; le divorce n'est pas la cause de leur suicide; mais divorce et suicide sont les effets d'une cause commune antérieure à tous les deux; et il est très probable que si ces gens ayant des dispositions à la folie désespérante étaient restés dans le mariage,[Pg 370] qui leur était insupportable, ils se seraient tués bien davantage, si l'on peut s'exprimer ainsi.
Autre raisonnement: pour prouver que le féminisme n'est point chose passée, mais est au contraire en pleine actualité,—car il y tient, puisque la disparition du féminisme lui couperait l'herbe sous le pied et le réduirait à un triste silence,—M. Joran s'écrie: Comment! le féminisme mort! mais voyez-le, «offensif et meurtrier, armant de la bombe et du poignard la main de jeunes illuminées et fauchant les vies humaines à tort et à travers...»—Mais, cher Monsieur, il n'y a aucun rapport entre le nihilisme et le féminisme, et la jeune Russe qui tue un rentier français en le prenant pour un général russe est une nihiliste et non une féministe. Il est vrai que dans la pensée de M. Joran, comme tout ce qui est féministe est criminel, aussi tout ce qui est criminel est féministe. Mais je crois que la pensée de M. Joran est un peu trop compréhensive.
Autre... affirmation; car ici le raisonnement fait défaut complètement: «Une grande dame peut avoir l'esprit mieux orné qu'un manant, mais le manant, s'il est un homme, aura des facultés que toute la vie élégante ne donnera jamais à la grande dame.» Il faudrait dire un peu quelles sont ces facultés extraordinaires, il faudrait le dire; car enfin je ne[Pg 371] sais pas quelles facultés manquaient à Elisabeth d'Angleterre, à Catherine de Russie et à Marie-Thérèse d'Autriche, qui abondent dans un moujik «s'il est un homme».
Voyez encore comme la prévention, si je ne me trompe, ce qui est possible, crève les yeux agréablement. M. Joran a pris La Bruyère pour un antiféministe! Ce n'est pas un grand crime et la chose peut se discuter; mais je crois qu'il se trompe. Et d'abord La Bruyère a tracé, et avec amour, précisément le portrait de la femme telle que la désirent les féministes, le portrait de «la femme de demain», comme dit M. Lamy, et cela est déjà à remarquer: «Il disait que l'esprit, dans cette belle personne, était un diamant bien mis en œuvre; et continuant de parler d'elle: c'est, ajoutait-il, comme une nuance de raison et d'agrément qui occupe les yeux et le cœur de ceux qui lui parlent; on ne sait pas si on l'aime ou si on l'admire: il y a en elle de quoi faire une parfaite amie et il y a aussi de quoi vous mener plus loin que l'amitié! Trop jeune et trop fleurie pour ne pas plaire, mais trop modeste pour songer à plaire, elle ne tient compte aux hommes que de leur mérite et ne croit avoir que des amis... Elle vous parle comme celle qui n'est pas savante, qui doute et qui cherche à s'éclairer et elle vous écoute comme celle qui sait beaucoup, qui connaît[Pg 372] le prix de ce que vous lui dites et auprès de qui vous ne perdez rien de ce qui vous échappe... Elle est toujours au-dessus de la vanité, soit qu'elle parle, soit qu'elle écrive; elle oublie les traits où il faut des raisons; elle a déjà compris que la simplicité est éloquente... Ce qui domine en elle, c'est le plaisir de la lecture, avec le goût des personnes de nom et de réputation, moins pour en être connue que pour les connaître...»—Lisez tout le portrait.
Mais La Bruyère a écrit le fameux passage: «Pourquoi s'en prendre aux hommes de ce que les femmes ne sont pas savantes?... qui les empêche de lire?...» M. Joran comprend étrangement ce passage; il le donne par deux fois (Autour du féminisme, 15—Au cœur du féminisme, 101) comme propos d'antiféministe. Nous sommes loin de compte. Que M. Joran relise ce mot de son cher Mœbius: «C'est la tactique favorite des hommes qui ont inspiré aux femmes leur désir d'émancipation, d'affirmer qu'il n'a manqué aux femmes que l'exercice et l'occasion...» C'est précisément cette tactique, éminemment féministe, comme le dit avec raison Mœbius, qu'emploie La Bruyère, dont M. Joran cite toujours les premières lignes et non jamais la suite. La Bruyère débute ainsi: «Pourquoi s'en prendre aux hommes de ce que les femmes ne sont pas savantes? Par quelles lois... leur a-t-on défendu[Pg 373] d'ouvrir les yeux et de lire...?» Il continue ainsi: N'est-ce pas leur faute à elles: «Ne se sont-elles pas établies elles-mêmes dans cet usage de ne rien savoir, ou par la faiblesse de leur complexion, ou par la paresse de leur esprit, ou par le soin de leur beauté, ou par une espèce de légèreté qui les empêche de suivre une longue étude, ou par le talent et le génie qu'elles ont seulement pour les ouvrages de la main, ou par les distractions que donnent les détails d'un domestique, ou par un éloignement naturel des choses pénibles et sérieuses, ou par une curiosité très différente de celle qui contente l'esprit, ou par un tout autre goût que celui d'exercer leur mémoire?»—C'est-à-dire que La Bruyère énumère, au moins surtout, ces défauts féminins qui détournent les femmes du savoir; et qu'il les raille, comme les raillent nos féministes modernes, en exhortant les femmes à s'en affranchir. Il est ici plutôt féministe.
Il continue ainsi: «Mais à quelque cause que les hommes puissent devoir cette ignorance des femmes, ils sont heureux que les femmes, qui les dominent d'ailleurs par tant d'endroits, aient sur eux cet avantage de moins.»—Oh! ici La Bruyère est très féministe. Cette satisfaction qu'ont les hommes de ce que les femmes sont ignorantes, il ne la partage pas, comme ferait un antiféministe, il[Pg 374] ne l'approuve pas, il ne la tient pas pour une vue juste des choses; il la blâme, puisqu'il l'attribue à un sentiment bas, le plus bas de tous, la jalousie. M. Joran, qui ne peut presque penser que par citation, dirait ici: «Monsieur, ce discours-ci sent le libertinage.» La Bruyère est ici nettement féministe.
La Bruyère continue ainsi: «On regarde une femme savante comme on fait une belle arme: elle est ciselée artistement, d'une polissure admirable et d'un travail fort recherché; c'est une pièce de cabinet, que l'on montre aux curieux, qui n'est pas d'usage, qui ne sert ni à la guerre ni à la chasse, non plus qu'un cheval de manège, quoique le mieux instruit du monde.»—Eh! Ici La Bruyère semble antiféministe. Il a des comparaisons irrespectueuses. Cependant, remarquez qu'il dit: «On regarde une femme savante comme inutile.» Dit-il qu'on a raison? Non. On ne peut pas affirmer que ce passage soit antiféministe. Je penche à croire qu'il a été inspiré à La Bruyère par l'effet que produisait sur les contemporains Mme Dacier. C'est cela qu'il aura voulu peindre. Or, déprisait-il Mme Dacier! Non; on sait qu'il l'aimait très fort.
Et enfin La Bruyère conclut ainsi: «Si la science et la sagesse se trouvent unies en un même sujet, je ne m'informe plus du sexe: j'admire; et si vous me dites qu'une femme sage ne songe guère à être[Pg 375] savante ou qu'une femme savante n'est guère sage, vous avez déjà oublié ce que vous venez de lire, que les femmes ne sont détournées des sciences que par de certains défauts [qu'il a énumérés plus haut]; concluez donc vous-même que moins elles auraient de ces défauts, plus elles seraient sages et qu'ainsi une femme sage n'en serait que plus propre à devenir savante ou qu'une femme savante, n'étant telle que parce qu'elle aurait pu vaincre beaucoup de défauts, n'en est que plus sage.»—Mais! c'est tout le programme féministe moderne qui est résumé dans ces dernières lignes. Il est difficile d'être plus que M. Joran celui qui ne sait pas lire, ou celui qui ne veut pas savoir lire, ce qui serait plus grave.
Ajoutez enfin que dans ce chapitre intitulé Des femmes, il n'y a rien, pas une ligne, sauf le passage que nous venons de rapporter, sur la question des femmes savantes, des femmes pédantes, des femmes précieuses, des femmes philosophes et des femmes grammairiennes. Remarquez qu'ailleurs, au chapitre sur la Mode, énumérant les travers des femmes de son temps, et c'est-à-dire du temps où il y a le plus de «femmes savantes», La Bruyère parle de femmes ayant tel, tel ou tel défaut; mais ne parle pas de femmes savantes, preuve, sans doute, qu'il ne considère point le fait d'être femme[Pg 376] savante comme un défaut: «Les femmes sont, de nos jours, ou dévotes, ou coquettes, ou joueuses, ou ambitieuses; quelques-unes même tout cela à la fois: le goût de la faveur, le jeu, les galants, les directeurs, ont pris la place [qu'occupaient jadis chez elles les Voiture et les Sarrasin] et les défendent contre les gens d'esprit.» Ne faut-il pas traduire ainsi: Les femmes de nos jours ne sont plus précieuses; elles ont d'autres manières d'être sottes; elles sont protégées contre les gens d'esprit par la dévotion, la coquetterie, le jeu, l'ambition—par le goût de la science aussi, me dira-t-on; oui; mais je ne compte pas cela pour un défaut. Or, pour qu'un satirique, de 1688 à 1695 et après que Molière a écrit les Femmes savantes, pendant que Boileau écrit sa satire sur les femmes, n'écrive rien sur les femmes savantes excepté le passage précédemment rapporté et qui leur est favorable; il faut absolument qu'elles ne lui déplaisent pas. Non, M. Joran ne sait pas lire. Il n'est pire lecteur que celui qui dans les auteurs adverses ne veut trouver que des sottises et dans les auteurs qui s'imposent que des choses favorables à sa thèse.
Il est nécessaire aussi, pour que le public n'y puise pas des erreurs, d'avertir qu'il y a dans les livres de M. Joran, je ne dis pas des ignorances, mais des étourderies, ou si vous voulez, des inadvertances,[Pg 377] ou, si vous préférez, des distractions assez graves. «N'avez-vous pas entendu parler d'une certaine disposition physiologique qui incite plus d'une femme à la bagatelle et qui s'appelle l'hystérie?» C'est une erreur: la pluralité des hystériques n'est aucunement portée à l'acte sexuel.
—«... la tragédie cornélienne où constamment la femme aimée tutoie l'homme et n'est pas tutoyée par lui. Voyez les rôles de Chimène, de Camille, d'Emilie, de Pauline.» Où M. Joran a-t-il vu cela? Chimène tutoie Rodrigue et Rodrigue tutoie Chimène six ou sept fois sur dix; Emilie tutoie Cinna, mais lui dit vous aussi; Pauline dit vous à Sévère et Sévère lui dit vous, Pauline dit vous à Polyeucte presque toujours. En général, Corneille réserve le tu pour les moments de passion; mais en vérité il entremêle les vous et les tu sans raison bien discernable, comme on le voit par la scène III de l'acte IV de Polyeucte.
Laure de Surville, née de Balzac, est placée dans le calendrier féministe. «En fait de Surville, on se serait plutôt attendu, dit M. Joran, à voir intervenir ici la poétesse Clotilde de Surville, dont les œuvres gracieuses ont été publiées seulement il y a un siècle... Comme Clotilde a vécu au XVe siècle, c'était plus flatteur de remonter jusqu'à une contemporaine de Charles d'Orléans et de Villon.»[Pg 378] Personne ne se serait attendu à voir Clotilde de Surville dans le calendrier féministe, parce que Clotilde de Surville, non seulement n'a pas vécu au XVe siècle, mais n'a jamais vécu, et c'est ce que savait sans doute l'auteur du calendrier féministe. Si M. Joran croit que Clotilde de Surville n'est pas une mystification littéraire, il devrait au moins le dire, pour ne pas laisser le lecteur sur une fausse piste.
«Mme de Genlis avait été autrefois l'amie du Régent, et c'est tout dire sur le compte de ses mœurs.»
Je ne défends pas, et Dieu m'en garde, les mœurs de Mme de Genlis; mais qu'elle ait été la maîtresse du Régent, cela m'étonne; car elle est morte en 1830; et pour avoir été la maîtresse du Régent, même au dernier moment (1723), et âgée de treize ans, il faudrait qu'elle fût née en 1710 et par conséquent qu'elle fût morte âgée de cent vingt ans. Ce n'est pas probable. «Ça se saurait.»
Il ne faudrait pas non plus, et c'est pour cela que j'avertis, que les jeunes gens et les étrangers, parce que M. Joran est impitoyable pour les fautes de français des femmes de lettres féministes, fussent persuadés que lui-même est infaillible en fait de style. Il écrit fort bien le plus souvent: son style a une sorte de pesanteur alerte qui ne me déplaît point du tout et qui, en tout cas, est originale;[Pg 379] c'est la charge de l'hoplite; mais de temps en temps il n'est que lourd et quelquefois il est incorrect. Il dira: «L'auteur de cette avant-préface appelle couramment l'homme le mâle. Évidemment par un certain côté il est flatteur de se voir désigné ainsi quand on appartient au sexe fort. Le mâle, cela sonne mieux que le laid. Eh! eh! le métier de mâle a ses revenants-bons, savez-vous? Il y a de tels moments dans l'existence, même d'une austère féministe, où, quoique mâle, ou plutôt parce que mâle, l'homme... Mais Mme X... me ferait dire des bêtises.»—Sans songer à dire que M. Joran n'a pas besoin de Mme X..., je hasarde seulement que ce badinage n'est pas de Marot, qu'il est même à peu près inintelligible et que «de tels moments» est d'une langue aventureuse.
M. Joran écrit (plus haut, en citant le passage, je l'ai rectifié, ne s'agissant pas de style): «L'homme éprouve encore des désirs et la capacité de les satisfaire...» Éprouver une capacité est d'une langue peu sûre.
M. Joran écrit: «Pour donner une idée combien le verbe est impolitique...»
M. Joran écrit: «...c'est là que gît l'enclouure.» La métaphore est bien hasardée, quoique pouvant se défendre; dirait-on: «ci-gît un trou»? Cela paraît bizarre.
Je n'insiste pas; il faut finir. Aussi bien, M. Joran écrit beaucoup mieux qu'il ne pense, je veux dire, car ceci prête à l'amphibologie et je ne crois pas que M. Joran pense écrire mal, je veux dire que M. Joran est beaucoup meilleur comme écrivain que comme penseur. «C'est, tranchons le mot, un esprit faux et qui suit sa pente jusqu'au bout comme il arrive à ces raisonneurs qui n'ont pour eux que l'esprit de géométrie.» Ne croyez pas que ceci soit un mot d'un adversaire de M. Joran; c'est un mot de M. Joran contre Poulain de la Barre.
J'ai beaucoup houspillé M. Joran; parce que lui-même est un écrivain de polémique et a la dent très dure et n'en ménage pas les coups; mais il faut reconnaître que c'est un excellent travailleur, tenace autant que pugnace, acharné au sillon comme au pourchas; et que ses trois volumes sur le féminisme, accompagnés de tous ceux qu'il ne se peut point qui ne suivent pas, formeront une petite encyclopédie féministe unique en son genre, très précieuse, et document historique de haut intérêt.
Idées générales. | 1 |
Femmes auteurs. | 49 |
Un ami des femmes au XVIIIe siècle. | 61 |
Essai sur l'éducation des femmes. | 75 |
La répudiation. | 87 |
Métiers féminins. | 101 |
Ligue antimasculine. | 115 |
Clubwomen. | 129 |
Les surprises du divorce. | 143 |
Le krach du divorce. | 155 |
L'abbé féministe. | 167 |
Autour du mariage et du divorce. | 179 |
Divorces explosifs. | 193 |
Femmes américaines. | 205 |
L'anarchie morale: deux livres contre le mariage. | 219 |
La morale de l'amour. | 263 |
Jeunes filles utiles. | 271 |
Sainte-Beuve et le féminisme. | 289 |
Voltaire et les femmes. | 309 |
«Le mensonge du féminisme». | 329 |
Antiféminisme. | 347 |
Poitiers.—Société française d'imprimerie.
MAURICE ALBERT Docteur ès lettres |
La Littérature française sous la Révolution, l'Empire et la Restauration, 1789-1830. Un vol. in-18 jésus, 4e édition, broché. Ouvrage couronné par l'Académie française. | 3 50 |
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Les Théâtres des Boulevards (1789-1848). Un vol. in-18 jésus, broché. | 3 50 |
HENRI D'ALMÉRAS |
Avant la gloire. Leurs Débuts. Deux vol. in-18 jésus. Chaque volume se vend séparément. | 3 50 |
MOÏSE CAGNAC Docteur ès lettres et en droit |
Fénelon, Etudes critiques. Un vol. in-18 jésus, broché. | 3 50 |
PAUL J. DE CASSAGNAC |
Pour la Tradition. Le Solutionisme. Préface de Guy de Cassagnac. Un vol. in-18 jésus, broché. | 3 50 |
LÉO CLARETIE |
Sourires littéraires. Un vol. in-18 jésus broché. | 3 50 |
A. COUAT Recteur de l'Académie de Bordeaux |
Aristophane et l'ancienne Comédie attique. Le Gouvernement. La Religion. L'Education. Les Mœurs. Un vol. in 18 jésus, broché. | 3 50 |
Abbé L.-Cl. DELFOUR Lauréat de l'Académie française |
La Religion des Contemporains. Essais de critique catholique.—4 Séries. Chaque série forme un vol. in-18 jésus, broché. Chaque volume se vend séparément. | 3 50 |
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Catholicisme et Romantisme.—Un vol. in-18 jésus, broché. | 3 50 |
ERNEST DUPUY Inspecteur général de l'Instruction publique |
Victor Hugo. L'Homme et le Poète. Un vol. in-18 jésus, broché. | 3 50 |
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Les grands Maîtres de la littérature Un vol. in-18 jésus, broché. | 3 50 |
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Bernard Palissy. L'Homme. L'Artiste. Le Savant. L'Ecrivain. Un vol. in 18 jésus. broché. | 3 50 |
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La Jeunesse des Romantiques. Un vol. in-18 jésus, broché. | 3 50 |
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Alfred de Vigny. Ses amitiés, son rôle littéraire: I. Ses amitiés. Un vol. in 18 jésus, broché. | 3 50 |
---- | Poèmes. Un vol. in-16 jésus, broché. | 3 50 |
---- | Paradoxe sur le Comédien de Diderot. Un vol. grand in-8º, broché. | 6 » |
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La Jeunesse de Victor Hugo. Une brochure in-18 jésus. | 1 50 |
ALCIDE EBRAY ancien ministre résident de France |
La France qui meurt.—Un volume in-8º carré. | 5 » |
End of the Project Gutenberg EBook of Le féminisme, by Émile Faguet *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE FÉMINISME *** ***** This file should be named 59719-h.htm or 59719-h.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/5/9/7/1/59719/ Produced by Clarity, Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email [email protected]. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director [email protected] Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.