Project Gutenberg's L'Illustration, No. 3738, 24 October 1914, by Various This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have to check the laws of the country where you are located before using this ebook. Title: L'Illustration, No. 3738, 24 October 1914 Author: Various Release Date: October 26, 2018 [EBook #58170] Language: French Character set encoding: UTF-8 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, NO. 3738, 24 *** Produced by Juliet Sutherland, Carol Brown, and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
Prix du Numéro: Un Franc. SAMEDI 24 OCTOBRE 1914 72ᵉ Année.—Nᵒ 3738.
LE TRICOT DU COMBATTANT
Dans toutes les familles françaises, grand’mères, jeunes filles, petites filles, tricotent la laine tout le jour en pensant à ces vaillants, parmi lesquels
elles ont un fils, un frère ou un père, et qui vont avoir si froid, bientôt, dans leurs tranchées!
Dessin de J. Simont.
JOFFRE
Le généralissime… Qui de nous n’a senti le poids formidable des responsabilités—équivalant à des grandeurs—que laisse tomber sur les épaules de celui qui en est honoré ce terrible et long superlatif, déroulé comme une ligne de front? Le généralissime! Atlas portant le fardeau d’un pays, d’une nation… Immense muraille faite d’un seul homme, auquel plus qu’à des armées entières il est interdit de plier… Bloc inébranlable et pensant. Rocher d’où à tout moment, sous la baguette de la décision, doivent jaillir des sources…! Logicien, calculateur, algébriste, intendant, terrassier, créateur mobile, à chaque pas, d’une histoire et d’une géographie nouvelles, esprit de grand espace instantanément ramené, cerveau directeur et protecteur à un égal degré d’éveil et de puissance, maître foudroyant de la minute et de l’idée, l’une et l’autre initiale ou suprême, seul juge en premier et dernier ressort de l’offensive ou de la défensive, absolu dispensateur des forces, des ressources et des existences… tout cela et plus encore… il doit l’être! avec une exigence, une abondance de moyens, un épanouissement large et sûr de dons et de facultés, un total de perfection si rare que l’on conçoit difficilement l’homme exceptionnel capable d’incarner ce magnifique ensemble.
Il existe pourtant, et nous avons l’honneur, la chance et le bienfait de le posséder dans la personne de Joffre, commandant en chef de nos armées.
Je l’ai vu seulement dans deux rapides entretiens que je voulus écourter encore, soucieux de ménager le temps sacré de ce travailleur si riche, de ce Crésus de la réflexion pour lequel une minute est toujours le comprimé d’une heure. C’était il y a quelques mois, avant la guerre, et j’ai gardé de ce souvenir une impression qui ne passera pas.
Je trouvai cette belle, sage et grave figure militaire exactement à l’échelle du portrait que je m’en étais à la longue tracé.
Il est grand, robuste, solide, large d’épaules, et, tout de suite en venant à vous, d’un calme, d’une froideur, d’une espèce de paisible et immanente certitude qui frappent et imposent. Quand le général entre, en simples habits bourgeois,… rien qu’à la manière, à la qualité bouclée de son silence, à la détermination de son mutisme et à l’inexpression résolue de son regard, avant qu’il ouvre la bouche et précise l’accueil de ses yeux qui m’ont paru bleu pâle et qui, même ouverts et lumineux de franchise, demeurent fermés sur tout ce qu’ils ont vu, contiennent et savent… à tous ces signes spéciaux on éprouve déjà l’irrésistible choc d’une puissance accumulée et remontant très en arrière à de lointaines distances… Joffre dégage, affirme la supériorité d’une Préparation. Du seul fait de le voir il résulte, en une seconde, avec une impérieuse évidence, qu’il est préparé. Non seulement préparé… prêt. Et rien n’est plus saisissant que la communication de confiance et de sécurité donnée par cet homme si peu communicatif, à la voix moyenne, brève, pensive et douce. On devine, à l’entendre, qu’il doit parler le moins possible et avec un très petit effectif de mots. La parole n’est pas son exercice. Il s’en sert à regret et elle ne se manifeste chez lui que sous les sobres dehors d’une concession. Il ne paraît pas tenir en estime le verbiage, le son flatteur de la phrase. Jamais personne ne s’est moins «écouté» que cet attentif toujours aux aguets de ce qu’il ne dit pas. Mais par contre comme il écoute! Comme il regarde et recueille! Il se montre, il se trahit, malgré lui, en perpétuel travail de pensée, suivant des routes, ruminant des desseins, attaquant des problèmes, alignant des colonnes,… d’hommes ou de chiffres, capté par des nécessités profondes qui le forcent dès lors à observer un intarissable silence… Et de là lui est échu ce beau surnom rigide de Taciturne, qui a la valeur historique d’un titre de noblesse. Il a passé sa vie jusqu’ici à se taire.
Pendant que nous bavardions, crédules et légers, que nous menions le train de nos besognes intéressées et de nos plaisirs ou que nous nous épuisions en querelles, en luttes fratricides, lui, le Préparateur, il ne soufflait mot, il agissait, dans l’ombre sainte et grise de l’étude, inaccessible, impénétrable, muet, sans que l’on pût dire au juste où se cachait la réclusion acceptée, recherchée, de ce bénédictin des armées, modeste et incomparable serviteur de la plus grande France. Car en dehors des techniciens et du personnel compétent de la machine dont il était chargé d’assurer le meilleur fonctionnement, au delà de son entourage immédiat et professionnel seul peut-être à même de juger alors la capitale importance des services qu’il rendait, le général, bien que poussé à la hauteur de sa situation par la carrière la plus brillante et la mieux remplie, n’était pas célèbre selon ses mérites. Claustré comme en un Vatican dans les austères devoirs d’une existence presque monastique, on ne l’avait pas beaucoup vu dans les décors de Paris, aux réceptions chamarrées, parmi l’éclat des cérémonies militaires. La foule, qui s’engoue d’un visage heureux et satisfait, qui acclame une silhouette tout de suite reconnue et préférée, n’avait pas appris dans un coup de foudre le nom de Joffre pourtant si simple, net, et si peu réfractaire à la mémoire. Mais on ne l’ignorait cependant pas. Depuis longtemps ce nom courait comme un magnifique bruit. Lentement d’abord, puis rapidement, sûrement, il s’amassait, se propageait, grandissait par tous les soins que mettait à le tenir effacé celui qui le portait et qui n’en était plus maître. Partout, en haut et en bas, on savait qu’il y avait quelque part, dans un coin bien gardé, un homme qui travaillait, accomplissant une œuvre que l’on frémissait de sentir indispensable, gigantesque, nationale,… et que cet homme-là était précisément celui qui «en cas de guerre»—par conséquent très tard! dans des années!… peut-être même jamais!…—aurait le commandement suprême de nos armées,… serait le généralissime! C’était tout. Mais cela déjà suffisait à tracer un assez joli commencement d’auréole… Aussi, quand, un soir d’été, tout à coup, sans prévenir, la guerre éclata sur le monde, à la minute mis à sa place au plein jour du front de bataille, Joffre fut populaire, investi, dans un élan spontané, de la confiance et de l’amour de tous les Français.
Voilà plus de deux mois qu’avec une suprématie splendide de souplesse et de fermeté, dans des conditions qui ne se sont jamais présentées depuis que l’on se bat sur la terre, il tient en échec l’ennemi, le déchiquette, le grignote et le ronge, ne lui mesurant çà et là de fausses et passagères avances que pour le contraindre à reculer en désordre et le mener épuisé, là où il veut le battre et en avoir raison. Cette première et catégorique expérience lui a valu l’admiration sans réserve de tous ceux, neutres ou intéressés, qui suivent la marche prévue et fatale du grandiose destin. Et nous, dans une tranquillité d’âme instinctive et réfléchie qui parvient à dominer nos angoisses, nous n’avons nulle peine à faire crédit au Fabius en qui nous avons placé, comme en un lieu sûr, le trésor de nos espérances.
Oui, pour ma part, pas un matin, pas un soir, pas une heure, je ne commets le crime de douter du chef qui guide nos soldats, même si c’est dans la nuit, et si je ne vois pas le chemin qu’ils font. Qu’importe! Je sais le point de direction final. Il n’y en a qu’un. C’est là qu’aboutira, j’en ai l’indestructible foi, le tenace et long effort de bronze dont est capable Joffre, autant qu’il le faudra, sans oscillations, sans arrêt, sans limite.
Je n’ai besoin que de me remettre devant les yeux l’inoubliable image du travailleur entrevu, cet air d’éternelle insomnie, triomphe de la volonté, ce visage de méditation, ce front derrière lequel tout se mobilise et se concentre, en un mot ce personnage de puissance et de simplicité, de sacrifice et de dévouement, d’orgueil patriotique et d’abnégation personnelle, pour être tout de suite fortifié, mis en état de défense, retranché dans mes plus grands souhaits, et pour me dire que «l’organisateur» est là, qui fera ce qu’il faut. Quand je suis tenté—car on a des crises de faiblesse—de me laisser surprendre par les patrouilles des vaines alarmes qui sans cesse rôdent autour de nous, alors je m’échappe, je cours du côté du grand chef… je le rejoins au galop de ma pensée… j’essaie de vivre près de lui, dans le rayon de son apaisement, au foyer même de son activité imperturbable et souveraine.
Après que je me le suis représenté pâlissant pendant des années sur des tables, noircissant les planchettes par centaines, possédant la topographie de la France et de l’Allemagne comme pas un, sachant à fond l’anatomie des éternels champs de bataille, ainsi qu’un médecin pour qui l’organisme de l’être humain n’a plus de secrets, ayant obtenu la science du joueur consommé prêt à s’asseoir devant l’échiquier où se gagnent les parties décisives… je me plais, l’arrachant à cette austère existence d’isolement et de prodigieux labeur, à regarder le généralissime dans la vie multiple, bouillonnante, épique—et pourtant toujours asservie aux rigueurs de la règle et de la méthode—où il est aujourd’hui lancé à corps perdu et restant maître de lui-même. Son ubiquité me confond. Partout sa présence m’est signalée. Ici, monté sur un fort cheval comme il en fallait un à Du Guesclin, il reconnaît des positions à la lisière d’un bois… Là… dans une pièce close, entouré de ses officiers déférents et debout, il est penché sur la carte, au fracas de la canonnade, avec le téléphone collé aux oreilles… A la quatrième vitesse de l’auto qui l’emporte, c’est lui qui file et disparaît là-bas, au loin de cette grande route, reprise hier par son ordre, et de chaque côté de laquelle les morts lui présentent encore à terre les armes… qu’ils n’ont pas lâchées… Ou bien il traverse une salle d’ambulance adressant au passage à d’irrémédiables mutilés un de ces mots simples et tonifiants qui tombent sur leur fièvre avec la fraîcheur d’une croix sur une blessure… Ou bien il songe en quelque ferme aux vitres brisées, avec des poules dans les jambes et un pauvre chien perdu qui flaire sa botte. Ou bien il est dans un train et bondit d’un point de la France à l’autre, en faisant sans sourciller des différences de 300 kilomètres… Ou bien il est à Paris… oui… quelquefois, rien qu’une heure… Pg 299 Et déjà le voilà reparti… pour le front qui l’attire et l’aimante.
Songez, au milieu de tout cela… songez alors à l’emploi de sa journée, à son réveil, à son travail, à la tension de son cerveau, de toutes ses énergies nerveuses braquées vers la cible et domptées, à son endurance nécessaire, à la qualité de sa flamme égale et inextinguible, songez à ce qu’est pour lui le court sommeil occupé et haché, pendant lequel s’opère la cristallisation de l’attaque, et se précise le sens du «mouvement»… demandez-vous de quel béton, de quel inentamable ciment armé doit être faite son idée et construite sa résolution, sur quelle plate-forme doit reposer la pièce lourde d’une confiance qu’il traîne partout avec lui, quelle que soit la route et sans que jamais elle soit dételée et reste en arrière. Car il est tenu de demeurer jusqu’au bout le ferme disciple de son plan, le croyant de sa détermination, du concept auquel il s’est arrêté. Pour cela il faut qu’il trouve, en plus, la force moins aisée de s’abstraire de tout ce qui n’est pas son but… qu’il ne regarde rien des choses d’en dessous et même d’à côté, qu’il se couvre d’une cuirasse d’indifférence, qu’il se détourne et se détache de ce qu’il voit, de ce qu’il entend et qui pourrait gêner la marche ou les évolutions du grand projet. Il sera donc en apparence étranger aux émotions qui remplissent par instant de tristesse et d’horreur les autres hommes, même les plus durs,… insensible aux villes qui s’écroulent, aux cathédrales qui s’embrasent, aux crimes, aux incendies, à tout ce qui révolte la vue, broie le cœur et déconcerte la raison… ne suivant au delà de la terrible nue que la rouge étoile inclinée déjà aux frontières de l’avenir et piquée comme un petit drapeau dans la carte céleste de demain.
C’est seulement en de pareilles conditions qu’il puisera, dans une âme sereine et sublimée par le devoir, la pure et tranquille autorité de dire à une certaine heure sans trembler, ces mots définitifs: «Aujourd’hui se faire tuer sur place plutôt que de reculer. Le salut de la France en dépend.»
Et le plus magnifique est qu’en s’exprimant avec cette exigence redoutable il sait qu’on le croira parce qu’on le connaît, et que l’on obéira, sans marchander, en le prenant au mot. Cette docilité sublime et joyeuse des armées prouve la valeur du Chef qui a su l’obtenir et qui sait la garder.
Henri Lavedan.
par Pierre Loti
Où donc cela se passait-il?… Une des particularités de cette guerre, c’est que, malgré mon habitude des cartes, et malgré l’excellence détaillée de celles que j’emporte en route, je ne sais jamais où je suis… Enfin, cela se passait bien quelque part. Même je suis sûr, hélas! que cela se passait en France. Et j’aurais tant préféré que cela se passât en Allemagne, puisque c’était tout près et sous le feu des lignes ennemies!
Depuis le matin, j’avais voyagé en auto, traversant je ne sais combien de villes, grandes ou petites. Je me rappelle cette scène, dans un village où j’avais fait halte, et qui n’avait certes jamais vu tant d’autobus, tant de soldats, tant de chevaux. On y amenait une cinquantaine de prisonniers allemands, pas rasés, pas tondus, bien vilains; je ne dirai pas qu’ils avaient l’air sauvage, ce serait les flatter, car la plupart des sauvages, les vrais dans la grande brousse, ne manquent ni de distinction ni de grâce; non, l’air qu’ils avaient, c’était l’air goujat, la laideur lourde, bête et incurable. Une belle fille plutôt équivoque, avec des plumets sur la tête, qui s’était postée pour les voir passer, les dévisageait avec une déception mal dissimulée: «Alors, dit-elle, c’est ces cocos-là, que leur sale kaiser nous propose, pour nous embellir la race?… Ah! ben vrai!…» Et, pour donner plus de vigueur à sa phrase inachevée, elle cracha par terre.
Ensuite, pendant une heure ou deux, des campagnes désertes, de grands bois jaunis, des forêts effeuillées, qui, sous le ciel triste, n’en finissaient plus. Il faisait froid, un de ces froids âpres, pénétrants, que l’on ne connaît guère dans mon Sud-Ouest français, et qui donnait l’impression des pays du Nord. De loin en loin, un village, où les barbares avaient passé, nous montrait ses ruines noircies par le feu; mais personne n’y habitait plus. Çà et là, au bord du chemin, des petites sépultures gisaient, solitaires ou groupées, tertres tout fraîchement remués, avec un peu de feuillage jeté dessus, et une croix faite de deux bâtons: des soldats, dont personne ne saurait plus le nom, étaient tombés là, épuisés, pour y achever leur agonie sans secours… Nous les apercevions à peine, dans notre course rapide, que nous accélérions de plus en plus, à cause de la nuit, déjà hâtive en cette fin d’octobre. A mesure que s’avançait la journée, un brouillard presque hivernal s’épaississait comme un voile mortuaire. Un silence plus morne qu’ailleurs tombait sur toute cette région, dont les barbares avaient été chassés, mais qui se souvenait encore de tant de tueries, de fureurs, de hurlements et de feu.
Au milieu d’une forêt, près d’un hameau qui n’avait plus que des pans de murs calcinés, il y avait côte à côte deux de ces tombes, près desquelles je m’arrêtai; c’est qu’une petite fille d’une douzaine d’années, là toute seule, y arrangeait d’humides bouquets, quelques pauvres chrysanthèmes de son jardinet dévasté, et puis des fleurs des champs, scabieuses d’arrière-saison cueillies dans les funèbres entours:
—Tu les connaissais, ma petite, ceux qui sont là couchés?
—Oh! non, monsieur. Mais je sais que c’étaient des Français… J’ai vu quand on les a enterrés… Monsieur, c’étaient des jeunes, ils n’avaient pas encore leurs moustaches tout à fait poussées.
Rien d’écrit, sur ces croix que l’hiver va coucher sur le sol et qui seront bientôt émiettées dans l’herbe. Qui étaient-ils? Fils de paysans, ou de bourgeois, ou de châtelains? Qui les pleure? Mère en grands voiles de crêpe élégants, ou mère en modeste deuil de paysanne? En tout cas, ceux et celles qui les aimaient achèveront de vivre sans jamais savoir qu’ils se seront décomposés là, au bord d’une route solitaire de l’extrême Nord,—ni que cette gentille petite, au logis détruit, est venue leur offrir des fleurettes, un soir d’automne, pendant qu’un grand froid descendait, avec la nuit, sur la forêt enveloppante…
Plus loin, dans certain village où s’est établi le commandant d’une armée, un officier monte avec moi pour me guider vers un point déterminé de l’immense front de bataille.
Encore une heure de route, très vite, à travers des solitudes. Cependant nous dépassons un de ces longs convois d’autobus, jadis parisiens, qui depuis la guerre sont devenus des boucheries à roulettes. Aux places où s’asseyaient bourgeois et bourgeoises, des moitiés de bœufs se balancent, toutes saignantes, pendues à des crocs. Si on ne savait qu’il y a des centaines de mille hommes à nourrir là-bas dans les champs, on se demanderait pourquoi charroyer tout ça, au milieu de ce désert où nous courons à toute vitesse.
Le jour baisse beaucoup, et on commence à entendre le grondement continu d’un orage qui semble se déchaîner à fleur de terre. Or, ce tonnerre-là, depuis des semaines, il gronde sans interruption sur toute une ligne sinueuse qui va de l’Est à l’Ouest de la France, et où chaque jour, hélas! s’amoncellent des morts.
Nous voici arrivés, dit l’officier qui me guide. Si je ne connaissais déjà les aspects nouveaux que les Allemands ont donnés aux fronts de bataille, je croirais, malgré la canonnade, qu’il se trompe, car, à première vue, on n’aperçoit ni armée, ni soldats; nous sommes dans un lieu sinistre, sur un vaste plateau où la terre grisâtre est pelée, déchiquetée, avec çà et là des arbres plus ou moins brisés comme par quelque cataclysme de foudre et de grêlons; aucun vestige humain, pas même les ruines d’un village; rien qui précise telle ou telle époque de l’histoire, ni même de la géologie. Et, comme on aperçoit au loin d’immenses horizons de forêts, qui vont de tous côtés se perdre dans les brumes presque noires du crépuscule, on pourrait aussi bien se croire ramené aux périodes primitives du monde.
«Nous voici arrivés»—cela veut dire qu’il est temps de cacher notre auto sous des arbres, pour ne pas lui attirer un arrosage d’obus et risquer de faire tuer nos chauffeurs—car il y a, dans la forêt embrumée d’en face, beaucoup de vilains yeux qui nous guettent, et de merveilleuses jumelles qui leur font la vue aussi perçante que celle des grands Rapaces. Donc, pour arriver sur la ligne de feu, notre devoir est de continuer à pied.
Quel étrange sol! Il est criblé de ces trous que font les obus et qui ressemblent à de gigantesques entonnoirs, et puis il est égratigné, piqué, il est semé de balles pointues, de douilles de cuivre, de débris de casques à pointe et d’autres saletés barbares. Mais cette région qui semblait déserte, au contraire elle est très peuplée!—Seulement c’est par des troglodytes sans doute, car les habitations, disséminées sous bois et invisibles d’abord, sont des espèces de cavernes, de taupinières, à demi recouvertes de branches et de feuillages; jadis, à l’île de Pâques, j’avais vu de telles architectures… Et, dans ce vaste décor de forêt sans âge, ces demeures humaines complètent l’impression, que l’on avait déjà, d’un recul au fond des temps.
En vérité, cela revenait de droit aux Prussiens, de nous faire rétrograder ainsi. La guerre qui était autrefois une chose élégante, où l’on paradait au soleil, avec de beaux uniformes et des musiques, la guerre, ils l’ont rendue sournoise et laide, ils la font comme des animaux fouisseurs. Et il nous a fallu les imiter, bien entendu.
Cependant, des têtes apparaissent çà et là, sortent des terriers pour voir qui arrive. Et elles n’ont rien de préhistorique, non plus que les Pg 300 képis qui les coiffent: figures de soldats de chez nous, l’air bien portant et de belle humeur, l’air amusé de vivre là comme des lapins. Un sergent s’avance, aussi terreux qu’une taupe qui n’aurait pas eu le temps de faire sa toilette, mais il a une jolie expression jeune et gaie.—«Prenez donc deux ou trois hommes avec vous, lui dis-je, pour aller dévaliser mon auto qui est là-bas derrière ces arbres; vous y trouverez un millier de paquets de cigarettes et des journaux à images, que des Parisiens et des Parisiennes vous envoient, pour vous aider à passer le temps dans les tranchées.»—Quel dommage que je ne puisse pas rapporter, en remerciement aux aimables donateurs, tous les sourires de satisfaction avec lesquels sont accueillis leurs cadeaux!
Un ou deux kilomètres encore à faire à pied, pour arriver à la ligne de feu… Un vent glacé souffle des forêts d’en face, de plus en plus noyées dans des brumes noires, des forêts hostiles où gronde ce semblant d’orage. Il fait lugubre, au crépuscule, sur ce plateau des pauvres taupinières, et j’admire qu’ils puissent être si gais, nos chers soldats, au milieu de ces ambiances désolées.
(A suivre.)
Pierre Loti.
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Le glacis de la défense française paraissait s’étendre de Belfort à Longwy; Belfort, Epinal, Toul, Nancy, semblaient les points les plus exposés qui devaient supporter dès le premier jour l’attaque de l’adversaire. Or il est paradoxal, mais vrai, de dire que les camps retranchés de Belfort, d’Epinal et de Toul n’ont pas encore reçu un seul coup de canon, et que Nancy n’a été bombardé que pendant quelques heures. Comment ces villes ont-elles été préservées de toute attaque et quelle est la situation de ces départements, c’est ce qu’une mission dans l’Est vient de me permettre d’observer.
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Au mois d’août, l’offensive française se prononça vers Colmar en Alsace et vers Sarrebourg en Lorraine, dans le même temps où elle s’engageait en Belgique. Notre offensive fut arrêtée par le nombre et par diverses circonstances à Mulhouse et à Morhange, en même temps qu’à Charleroi. Mais, tandis que notre retraite au Nord laissa pénétrer les Allemands jusqu’à la Marne, à l’Est ceux-ci furent arrêtés devant Dannemarie et Thann en Alsace, devant la Moselle en Lorraine. En Alsace nous n’avons jamais cessé de tenir le Sud du pays, et ces tranchées au delà de Dannemarie et de Thann sont la meilleure protection de Belfort dont elles constituent comme une défense mobile.
En Lorraine, l’attaque allemande fut des plus vives. Après la malheureuse affaire de Sarrebourg, le 20 août, les Allemands se croyaient tout permis; ils se promettaient de percer nos lignes par la fameuse trouée de Neufchâteau, entre Epinal et Toul. Pour parvenir de Lorraine à Neufchâteau, on doit franchir le Madon vers Mirecourt et la Moselle vers Charmes.
Maîtres de Lunéville et de toute la région, les régiments allemands s’avancent le 24 août, pleins de confiance, en rangs serrés, fifres en tête; ils ont traversé la Meurthe grossie de la Mortagne et se dirigent vers la Moselle. Mais, dans la nuit, les généraux de Castelnau et Dubail ont réuni et transporté tout ce qu’ils ont pu trouver d’artillerie sur les hauteurs de Bayon et de la côte d’Essey. L’armée allemande, massacrée à bonne distance, est arrêtée net et c’est ce que l’on appelle dans le pays la «Victoire de Bayon»; elle est d’une importance capitale dans l’histoire de cette guerre, car, si, après Sarrebourg, les Allemands étaient passés par la trouée de Charmes-Mirecourt-Neufchâteau, c’était notre aile droite tournée et les derrières de la grande armée du Nord-Est menacés.
Depuis le 24 août, une lutte sans trêve ne laisse pas avancer les Allemands d’un pas et après le 6 septembre la victoire de la Marne fait sentir son contrecoup en Lorraine: les Allemands évacuent les territoires de Saint-Dié-Lunéville pour ne plus tenir au Sud de Nancy que des parcelles infimes du sol français. La solidité de nos lignes d’Alsace, la victoire de Bayon et l’admirable résistance du Grand Couronné de Nancy ont protégé de toute atteinte nos cités de l’Est sauvées par l’armée de Castelnau et de Dubail.
Après la victoire de la Marne, le combat est devenu quotidien sur cette ligne Nancy-Dannemarie et aucun spectacle n’est plus grandiose que celui de ces troupes qui depuis deux mois se battent chaque jour, veillent chaque nuit auprès de leurs canons ou dans leurs tranchées et restent pleines de bonne humeur et d’espérance, sans avoir le soutien moral d’une offensive interdite. J’ai vu le calme de ceux qui se battaient, calme aussi grand quand ils faisaient un mouvement au combat de Seppois que quand ils se reposaient en arrière des tranchées, à Nayemont-les-Fosses, et j’ai vu l’impatience de ceux qui restaient, loin du combat, dans le tranquille séjour d’un Belfort ou d’un Epinal.
Cette lutte tenace et héroïque a donc assuré la sécurité de notre sol et celle de l’aile droite de notre grande armée; elle n’a pas été sans de douloureux sacrifices.
La plaine d’Alsace et le plateau lorrain ont été à nouveau le témoin de la lutte traditionnelle des deux civilisations et à leur surface on suit les fastes de cette histoire d’hier: des tertres modestes ou immenses jalonnent son sol; une baïonnette ou un képi, un drapeau ou une grossière croix de bois arrêtent le regard du passant et la charrue du paysan; les branches des arbres sont déchiquetées, les obus ont creusé leurs «marmites» et, le long de la route, les tombes portent des fleurs.
Entre deux combats, des cérémonies à la mémoire des morts sont célébrées en plein champ. J’ai assisté à celle du dimanche 11 octobre, entre Gerbeviller et Moyen, sur les hauteurs du plateau lorrain. La veille, à Gerbeviller, au milieu des ruines de la petite ville, dans sa maison seule épargnée, la sœur Julie, portée à l’ordre du jour de l’armée pour son dévouement pendant les jours tragiques de la fin d’août, avait invité M. Maurice Barrès, avec qui je voyageais, à venir apporter un dernier adieu aux morts de Lorraine.
Les nuages pleins de pluie, la brume épaisse au milieu de laquelle nous venions de faire le pèlerinage des villages brûlés se sont dissipés; une atmosphère limpide et calme nous apporte les sonneries funèbres des clochers qui se devinent vers l’Ouest; à l’Est, le son sourd du canon retentit à intervalles réguliers; un soleil d’octobre auréole l’autel improvisé, les drapeaux et la Pg 301 grande croix de bois au pied de laquelle trois cents morts sont couchés sous le tertre allongé.
Sœur Julie. M. G. Louis-Jaray. M. Maurice Barrès.
Pendant la messe des morts, dite en plein champ par un prêtre-soldat, près de Gerbeviller.
Au premier plan, la sœur Julie, qui protégea vaillamment nos blessés, et qui a été citée à l’ordre du jour de l’armée.
La cérémonie à la mémoire des morts célébrée le 11 octobre, près de Gerbeviller, dans un champ où reposent, sous un tertre,
trois cents de nos soldats.—
Phot. de M. G. Louis-Jaray.
Sœurs de Gerbeviller, soldats du cantonnement voisin, paysans restés vivants des villages incendiés, tous sont là autour du prêtre-soldat qui dit la messe pour les morts, autour du missionnaire inconnu et de M. Maurice Barrès qui disent les paroles d’espérance dont ces morts sont le gage. Et, derrière l’autel, dans un pli du terrain, Gerbeviller laisse voir la silhouette tragique de ses deux cents maisons brûlées à la torche et de son clocher, à moitié abattu par les boulets, qui ont dessiné, dans la tour de l’église, une sorte de gigantesque croissant de pierre en place de la croix disparue.
***
On a dit jadis la grande pitié du royaume de France lors des guerres de religion, puis les horreurs de la guerre de Trente Ans; mais rien ne saurait dépasser les ruines de ces villages lorrains et c’est en quelques jours qu’elles ont été accumulées par une horde barbare. Partez de Saint-Dié, non loin des lignes ennemies; voici en arrivant une belle villa qui domine la vallée, il n’en reste qu’une façade branlante; les gens du pays affirment qu’elle a été brûlée à la main; à Saint-Dié même deux quartiers ne sont plus qu’un amas de décombres. Suivez la vallée de la Meurthe, tous les villages sont des victimes du feu; Raon-l’Etape raconte les assassinats allemands, et les dix sœurs de l’ambulance, qui soignent encore aujourd’hui les blessés ennemis, nous disent les brutalités des occupants et leur fusillade dans la brume; le maire nous conduit à l’église où tout a été systématiquement pillé, détruit et enfin passé au feu. Le même spectacle de maisons éventrées et brûlées se présente aux yeux à Saint-Michel, à Nompatelize, à Baccarat et dans toute la vallée.
Traversez ensuite au milieu des tranchées allemandes le col de la Chipotte ou Domptail et allez dans la vallée de la Mortagne, c’est la même vision à Rambervillers, à Saint-Pierremont, à Gerbeviller, partout.
Mais le triomphe de la Mort a été accompli à Nomény, au Nord de Nancy, et à Gerbeviller.
En Alsace reconquise: la mairie de Dannemarie, sur laquelle flotte maintenant le drapeau français.
Devant ce gros village une section d’admirables alpins tiennent toute la journée contre des forces énormes; le soir venant, ils ont accompli leur mission et s’évanouissent dans la nuit vers les lignes françaises; derrière eux, furieux de la résistance, entrent des brutes déchaînées; pas une maison ne reste debout, sauf celle de la sœur Julie; l’ordre est donné de mettre le feu à la torche et les torches sont là comme témoignage; dans les maisons on jette des capsules fusantes pour que l’incendie fasse bien son œuvre et on montre celles que les Allemands ont laissées inemployées; avant le feu, officiers et soldats organisent la rapine systématiquement; et, le soir, quand tout est fini, ils reviennent pour vider les caves; entre temps, ils assaillent la population et il faudrait un Mirbeau pour décrire le «Jardin des Supplices» infligés aux hommes et aux femmes de ce malheureux village. A l’ambulance, la sœur Julie s’interpose Pg 302 courageusement entre les blessés qui agonisent et les officiers pénétrant comme à l’assaut, tenant d’une main, me raconte la sœur, un poignard et de l’autre un revolver. Ils découvrent ou déshabillent les malheureux blessés, mais leurs poignards n’osent les achever devant les sœurs.
M. Maurice Barrès au sommet du ballon d’Alsace: dans le fond, une tranchée-abri française.
Un document éloquent: sur une feuille de papier officiel allemand de la justice de paix de Dannemarie, le dessinateur alsacien Zislin, maintenant soldat français comme Hansi, a établi et signé le reçu d’un lot d’effets de laine apporté à ses camarades par MM. Maurice Barrès et Gabriel Louis-Jaray.
Chaque village raconte une histoire tragique; certaines dépassent l’imagination par le raffinement de cruauté qu’elles révèlent. A Voivre, par exemple, les Allemands saisissent le curé, accusé d’espionnage pour avoir chez lui une carte plantée de petits drapeaux qui marquaient les lignes ennemies. Ils l’emmènent et lui annoncent qu’ils vont le fusiller. Chemin faisant, une femme les voit et intercède auprès du chef; on la saisit pour lui faire partager le sort du curé; plus loin un vieil homme aperçoit le cortège et supplie qu’on leur fasse grâce; on le prend à son tour et on les entraîne tous trois hors du village en leur annonçant leur exécution. Le prêtre est placé debout au milieu des deux vieillards à genoux et sur eux trois il chante le Libéra nos, Domine; le peloton tire, mais a ordre de ne viser que le prêtre; les deux autres sont épargnés; on a voulu seulement leur donner une leçon d’humanité.
Il est à peine besoin d’insister sur la misère de ces populations envahies. Il faut les empêcher de mourir de faim, de froid et leur assurer un abri. De leurs maisons, de leurs vêtements, de leurs récoltes, il ne reste rien. Plus tard, le gouvernement s’occupera de les indemniser; aujourd’hui, il s’agit seulement de les faire vivre; et il faut faire vivre aussi ceux qui ont quitté leur village pour les parties non envahies du département et tous ceux qui, sur la frontière, sont sans ressources parce que l’usine où ils travaillaient a dû fermer ou parce que la terre dont ils se nourrissaient a été razziée; même dans la vallée de la Moselle, qui de Nancy à sa source est restée inviolée, l’approche de l’ennemi a causé des désastres; ce ne sont pas seulement les arbres abattus pour permettre le feu de notre artillerie; au gué de la Moselle, Charmes, si exposé, est intact, et M. Barrès, plus heureux que M. Poincaré à Sampigny, que M. Hanotaux à Pargnan, que M. Lavisse à Nouvion, plus heureux aussi que son voisin le général Lyautey, a retrouvé sa maison debout: ses boiseries du dix-huitième siècle, son fauteuil de sorcier et son bahut lorrain, ses naïves peintures paysannes sur verre et ses vieilles gravures, tout est à sa place, comme le cadran solaire qui marque l’heure sur la façade de sa maison. Mais déjà dans le malheureux jardin des arbres gisent à terre; toutefois les fleurs n’ont pas souffert et le propriétaire peut en prendre une gerbe pour les porter à l’un de ceux qui ont défendu les approches de Charmes, au colonel Marchand, blessé à la tête de la brigade coloniale qu’il commandait.
La maison de M. Maurice Barrès, à Charmes, restée intacte.
Les arbres jetés bas sont le moindre malheur. Mais, en plusieurs endroits, la récolte n’a pu être levée, faute de bras, la population mâle de 16 ans à 60 ans étant occupée aux travaux de terrassements militaires; bientôt, faute d’hommes et de chevaux, le labourage et l’ensemencement ne pourront peut-être se faire et ce sera une nouvelle ère de misère.
Dans la partie de l’Alsace occupée par nos troupes, le flux et le reflux des armées ont causé un universel malheur et la souffrance qu’endurent ces paysans d’Alsace est inexprimable. Sachons leur montrer que le premier geste de la «Douce France» qui vient à eux est un geste de secours et de compassion. Apportons-leur la vie et non la mort.
Aussi tous ceux qui n’ont pas subi l’invasion doivent-ils, dans un élan fraternel, venir à l’aide de ces malheureux qui ont souffert pour chacun de nous; c’est pour tous les Français un devoir de charité nationale, c’est pour tous les amis de la France la plus belle des œuvres que le secours aux victimes innocentes des barbares[1].
Gabriel Louis-Jaray.
[1] Nous nous permettons d’indiquer à nos lecteurs que cette œuvre est organisée dans le grand Comité de Secours National, par la commission des départements envahis, dont le siège est 21, rue Cassette, à Paris.
La maison du général Lyautey, à Crévic, sur laquelle les Allemands se sont acharnés, et qu’ils ont incendiée après l’avoir pillée.
PROMOTION SUR LE FRONT.—Un héros de Roye est fait sous-lieutenant.
Dessin de G. Scott.
On voudrait pouvoir désigner ce brave par son nom. Mais le confrère anglais qui nous raconta son odyssée a négligé sans doute de s’en informer. Et puis, dans cette guerre où l’héroïsme se manifeste à chaque pas et à chaque heure, que de faits mémorables demeurent anonymes!
C’est à Roye que celui-ci s’est distingué. Il était adjudant et commandait à trente-deux hommes: la moitié de ce qui demeurait de sa compagnie. Il fut chargé, comme on voulait reprendre Roye, de défendre un poste qu’on lui assigna, en lui donnant pour consigne de tenir bon. Et, se retranchant, il tint jusqu’au bout, en effet. Comme, à la nuit tombante, le gros de la force avec laquelle il coopérait s’était replié, ne voulant pas s’exposer à une surprise de nuit dans la ville, lui, n’ayant reçu aucun ordre, demeura là, avec ses trente-deux hommes. L’ennemi s’avança en nombre de la ville qu’il avait réoccupée. A 50 mètres seulement, l’adjudant reconnut les Allemands: il les accueillit de tout son feu. Ils ne marchandèrent pas sur la riposte: ce fut une véritable pluie de fer. Cette poignée d’hommes résista, continua de tirer. La fusillade probablement rappela nos troupes et enfin l’adjudant put dégager son monde, le ramener vers une carrière, puis, sous bois, jusqu’au quartier général.
«Nous n’étions plus que vingt, racontait le chef de cette poignée de héros. Je ne sais ce que sont devenus les autres, mais nous avions tenu notre position contre plusieurs milliers d’ennemis assez longtemps pour permettre à nos troupes de revenir et de les repousser au delà de Roye. Le colonel passa mes dix-neuf soldats et moi en revue le lendemain matin; il nous dit que nous avions fait une belle chose; il m’embrassa et me fit sous-lieutenant sur-le-champ.»
Après quoi on donna au nouvel officier, pour fêter son galon, quelques jours de repos. C’était la seule récompense qu’il n’eût pas ambitionnée. Les heures d’inactivité lui parurent longues et, comme un prisonnier aspire à la liberté, il n’avait qu’un rêve: retourner au feu, et recommencer.
Pg 304Prêtres catholiques. Un pasteur. Un rabbin.
AUMONIERS MILITAIRES.—Un premier et heureux résultat de la guerre actuellement déchaînée
a été de mettre immédiatement un terme aux divisions, aux querelles confessionnelles; avec un zèle égal, les ministres des diverses religions se sont empressés vers le devoir,
et ceux que la mobilisation n’appelait pas sous les drapeaux ont multiplié les démarches pour être admis aux armées
soit comme aumôniers, soit comme ambulanciers; la photographie ci-dessus est le témoignage parlant de cette union à l’ombre du drapeau.
L’Impératrice Eugénie
UNE ÉVOCATION DE LA PRÉCÉDENTE GUERRE FRANCO-ALLEMANDE
Quarante-quatre ans après les revers qui amenèrent sa déchéance, celle qui fut l’impératrice des Français soigne,
en Angleterre, ceux qui viennent de verser leur sang pour la France.
Farnborough-Hill, la résidence de l’impératrice Eugénie, transformée en hôpital pour les blessés de l’armée britannique.
UNE ÉMOUVANTE CÉRÉMONIE A MONTPELLIER.—La présentation aux troupes d’un drapeau revenant du feu.
Des diverses cérémonies consacrées par les rites militaires pour honorer le drapeau, il n’en est sans doute point de plus émouvante, en dehors du champ de bataille, que celle qui réunissait ces jours derniers la garnison de Montpellier devant l’étendard du 81ᵉ de ligne. Déchiré par les balles, la hampe brisée, le glorieux emblème a dû être renvoyé au dépôt du régiment. Deux officiers successivement préposés à sa garde, les sous-lieutenants Servent et Dejeanne, sont tombés sur le champ de bataille; d’autres officiers, blessés à ses côtés, ont soutenu ses débris devant les troupes auxquelles le commandant Delattre a rappelé le serment fait par le colonel, le 5 août dernier, au nom du régiment, de défendre le drapeau jusqu’au dernier sacrifice. Tous, vétérans ou jeunes recrues, renouvelèrent dans le fond de leur cœur le serment si bien tenu. La parade achevée, on vit un vieillard sortir des rangs, s’avancer près de l’étendard et poser ses lèvres sur la soie ternie; c’était le père du porte-drapeau Servent.
UN DRAPEAU QUI FUT BIEN DÉFENDU.—
C’est celui du 81ᵉ d’infanterie: la hampe est brisée, l’étoffe est déchirée, le porte-drapeau
a été tué à l’ennemi.—
Phot. H. Manuel.
NOTRE 75 EN ACTION
Voici, au fort de l’action, une de ces batteries de notre 75, dont on ne cesse de vanter la puissance et la précision. C’est l’instant où le coup de la pièce la plus proche de nous vient de partir: la réaction a fait reculer la bouche à feu sur les glissières de l’affût, sans l’ébranler, grâce à ce frein incomparable, au mécanisme ingénieux, qui est l’un des avantages primordiaux de notre artillerie et qui fait que le canon demeure pointé une fois pour toutes quand le tir a été réglé. Pas de grosses volutes de fumée: seulement une blanche vapeur, vite dissipée, qui se résout en légers flocons emportés par le vent,—si bien qu’il est fort difficile, pour l’ennemi, sinon presque impossible, de repérer de loin les positions des batteries.
Dessin de Georges SCOTT.
Pg 308Les officiers d’un bataillon de Sénégalais devant leur résidence d’automne en Champagne.
LA VIE DANS LES TRANCHÉES
Où l’on vit et où l’on meurt pour la France: tout près de leurs tranchées, nos soldats ont enterré ceux qui ont trouvé la mort.
Tirailleurs sénégalais attendant mélancoliquement dans leurs abris, que sonne la charge.
LES LONGUES HEURES DE LA GUERRE DE TRANCHÉES
La façade principale et le beffroi de l’Hôtel de Ville, après le bombardement et l’incendie.—
Phot. Ed. Ruff.
DANS LES RUINES D’ARRAS
Mgr Lobbedey, évêque d’Arras, avec M. le vicaire général Rambure, visite les ruines.
L’Hôtel de Ville, vu d’une des maisons écroulées de la rue Vinocq.
APRÈS LE CRIME DE REIMS, LE CRIME D’ARRAS.—
L’Hôtel de Ville de la vieille capitale de l’Artois, incendié par les Allemands.
Dessin de P. Leven et Lemonier.
La Grande Place d’Arras.
(Lettre de notre envoyé spécial.)
Arras, le 16 octobre 1914.
Qu’elle était charmante, cette Petite Place! c’était la plus jolie parce qu’elle avait la parure de l’Hôtel de Ville et j’ai encore toute fraîche à la mémoire la joie qu’elle m’a causée, ce soir d’octobre, il y a exactement quatorze ans, quand je l’ai découverte.
Je venais d’être nommé à un nouveau poste de fonctionnaire et j’arrivais dans ce pays sombre, à la terre noire, aux lourdes brumes qui, en automne, se lèvent avec le soleil, feutrent la ville et les champs, puis s’abaissent, dès le crépuscule, pour noyer les toits, les murs, les arbres jusqu’à l’heure où sonne l’Angelus. Alors, comme si elles obéissaient à un mot d’ordre, les brumes se condensent, se déposent et c’est aussitôt un égouttement d’une infinie mélancolie qui nous environne. Il n’y a qu’ici où j’aie goûté cette sorte de tristesse, si absolue qu’elle vous fait regagner un peu plus vite votre foyer, mais si douce qu’elle ne vous écrase pas.
Oui, je me souviens de ce soir d’octobre où j’ai découvert les places d’Arras! C’est sous la lune que j’ai connu leur alignement de colonnes, leur dentelle de pignons, et l’Hôtel de Ville, et le beffroi.
Je les ai tout de suite aimées; mais je les aimais comme on aime les choses qui vous séduisent sans vous impressionner, parce qu’elles sont tout près de vous, parce qu’elles vous accueillent dès vos premiers pas et vous parlent sans façon, parce qu’il n’est question, entre elles et vous, que du plaisir de se trouver ensemble, parce qu’elles sont reposantes, parce qu’elles sont bourgeoises, parce qu’elles ne vous dominent pas, parce que leur éternité n’a rien de solennel.
Oui, je les aimais bien, les places d’Arras! Je me reproche de ne pas les avoir vénérées. Nous n’avions pas d’ensemble plus complet et je n’en connaissais pas de plus intime. Il n’y avait pas de maisons qui fussent trop belles, pas une qui eût assez de richesses pour nous arracher de la contemplation générale,—néanmoins chacune avait sa physionomie. L’écrin qu’elles formaient n’était pas somptueux comme celui de Venise, pas opulent comme celui de Bruxelles, pas cossu comme celui de Bruges: le pays se définissait là. Les façades n’étaient pas surchargées de sculptures. Un ou deux motifs au-dessus des arceaux—pour l’enseigne—une couronne ou une guirlande pour entourer la lucarne, une fine moulure pour les frontons, c’était tout. Du moins, chaque unité avait accepté le pignon, la lucarne, les volutes et ces colonnes de grès qui cheminaient de l’Hôtel de Ville à la Grande Place et revenaient, par la rue des Balances, à la Petite Place. C’était un long voyage devant les boutiques, devant les ouvertures des caves, au-dessous des enseignes: Au Mouton blanc, Au Grenadier français, A la Barre d’or, Aux Trois Coquelets, A la Herse, Au Bouquet, Aux Neuf Fillettes, Au Grand Homme… Tout cela parlait à l’esprit.
Enfin, il y avait l’Hôtel de Ville! c’était le maître de ce royaume. Il avait une admirable face gothique et un habit renaissance d’une richesse et d’une fantaisie qui n’avaient pas d’égales dans les Flandres.
Arrêtons-nous là: il n’existe plus…
Il n’existe plus et l’on n’a même pas le droit de souhaiter qu’on en conserve les ruines: les siennes ne sont pas belles. Je les ai devant moi, rouges, blêmes, grises, noires, blanches, écornées, labourées ou trouées par les obus, faites de pierres et de briques rongées par le feu et qui tombent en poussière dès qu’on y porte la main. C’est un visage de lépreux qui a remplacé l’adorable visage que nous avons connu.
Pour effacer ce soufflet, pour essuyer cette souillure, il faudra reconstruire, mais avec un tel respect du passé, avec une telle ferveur que la fantaisie nouvelle n’y aura pas accès. Et il faudra, aussi, refaire les places telles qu’elles étaient il y a quinze jours, telles qu’elles étaient encore le 6 octobre à 8 heures ½. Jusque-là, il ne s’était pas trouvé un criminel pour porter la main sur elles. Maintenant, l’acte est accompli: la Grande Place est endommagée, la Petite Place est en partie détruite!
Les infamies de Louvain, de Senlis, de Reims, se sont renouvelées ici et avec une telle précision, avec un tel entêtement, avec une telle abominable intelligence dans la destruction imbécile qu’il faut trembler pour tous les trésors d’art qui sont à la portée de cette horde. Il faut trembler pour Lille, pour Gand, pour Bruges; il faut trembler pour les précieux témoins de notre génie humain que menacent des êtres à face humaine.
Tous les témoins que j’ai interrogés sur le bombardement s’accordent à dire que la matinée du 6 octobre était une matinée de veille de catastrophe.
La couche de nuages était si épaisse et si uniforme qu’on y voyait à peine à 8 heures, mais il n’y avait pas de brume. Les magasins étaient fermés; la ville, plus d’à moitié évacuée, semblait ne pas parvenir à secouer son sommeil. Les portes des maisons particulières ne s’ouvraient pas quand on frappait; les orifices des caves étaient aveuglés avec des sacs de terre, des pierres ou des plaques de fonte; et, malgré tout, malgré les affiches qui énonçaient les précautions à prendre contre les obus, il y avait encore des gens qui ne pouvaient croire qu’on tirerait sur leur cité. La garnison était, en grande partie, hors des murs: pourquoi aurait-on redouté de voir anéantir la ville? De plus, notre artillerie ne tirait pas.
Or, un peu après 8 heures ½, soudain le premier obus tomba aux environs de la gare et tua un enfant; on portait le corps du pauvre petit dans un café voisin quand le second projectile ronfla; celui-ci frappa une épicerie de la place du Théâtre.
Hôtel de l’Univers, un lieutenant qui se trouvait au pied de l’escalier prononça sans émoi, à l’instant où se produisit un fracas épouvantable au premier étage:
—Bast! Il ne faut pas vingt-quatre heures pour s’habituer à cette musique.
Cet obus-là était tombé dans la chambre même que l’officier venait de quitter!
A partir de ce moment, la canonnade ne cessa plus.
Des caves où ils étaient descendus, les habitants ne se rendaient pas compte de la direction du tir et des dégâts qu’il causait à la ville; mais, le soir, les hommes qui se risquèrent à remonter apprirent que le quartier de l’Hôtel de Ville était à peu près anéanti et que l’Hôtel de Ville lui-même était touché.
Pendant la nuit, le bombardement se ralentit et, à l’aube, les Artésiens, déjà, croyaient être au bout de leurs angoisses quand ils entendirent la parole nette et impérative de notre 75. Au bout d’une heure, ils perçurent un bruit qu’ils ne connaissaient pas encore: c’était bien un ronflement d’obus, seulement la vibration était moins vive, plus molle, plus indécise, et l’éclatement était celui d’une poche de liquide qui crève. Plus notre 75 parlait, plus ces nouveaux obus tombaient sur la ville.
C’étaient les bombes incendiaires que les Allemands—dépités de ne pas repérer nos positions—envoyaient sur la malheureuse cité.
Ce jour-là, le soleil se coucha sans qu’on pût s’en douter: le coin Sud de la Petite Place, la rue Saint-Géry, les rues voisines, le quartier de la gare, le coin Nord de la Grande Place et différents points de l’agglomération étaient en flammes.
Dominant le brasier, le beffroi apparaissait comme une formidable torche; à ses pieds, l’Hôtel de Ville flambait…
Gaston Chérau..
Nous publierons la semaine prochaine la suite de la lettre de M. Gaston Chérau.
Façade gothique de l’Hôtel de Ville sur la Petite Place d’Arras, avant et après l’incendie.
Avant.
Après.
Le sergent-aviateur Frantz.
Le soldat-mécanicien Quenault.
Phot. M. B.
LES VAINQUEURS D’UN COMBAT AÉRIEN
Il faut lire les longues listes de décorations ou de citations à l’ordre du jour pour connaître quelques-uns des exploits de nos aviateurs. Sur ces prouesses, comme sur beaucoup d’autres, l’état-major se montre sobre de détails; les soldats du front eux-mêmes, souvent, les ignorent. Car s’ils voient aisément les taubes tournoyer au-dessus d’eux, il leur est moins facile d’apercevoir les avions français qui se perdent dans les nuages pour aller repérer les positions de l’adversaire. D’une audace superbe, prêts à s’envoler à toute heure et par tous les temps, c’est surtout comme agents de reconnaissance que les héros de l’air rendent à l’armée des services incomparables. Mais il leur arrive aussi de donner la chasse aux avions ennemis et, plus d’une fois déjà, nos troupes ont pu, du fond de leurs tranchées, contempler cet épisode fantastique de la guerre moderne: un combat aérien. Le plus émotionnant peut-être, celui sur lequel nous possédons le plus de détails, s’est déroulé le 5 octobre, à Jonchery, près de Reims. Un biplan du type Aviatik, après avoir inspecté nos lignes, se préparait à regagner le camp allemand. Soudain, le sergent Frantz, avec le soldat Quenault, son mécanicien, s’envole à la poursuite de l’ennemi, sur un appareil armé d’une mitrailleuse. A une grande hauteur, les Français attaquent de flanc l’avion, que montaient deux Allemands. Une balle atteint le pilote à la gorge, une autre provoque l’explosion du moteur et l’appareil en flammes s’abat dans nos lignes. Le sergent Frantz, qui avait reçu précédemment la médaille militaire, a été nommé chevalier de la Légion d’honneur; la médaille militaire a récompensé son compagnon, le soldat Quenault. Ajoutons que les exploits des aviateurs anglais ne le cèdent en rien à ceux de leurs camarades français: presque en même temps que le sergent Frantz, le lieutenant Dawes, du corps d’aviation britannique, était lui-même décoré de la Légion d’honneur. C’est le second aviateur anglais qui reçoit cette distinction depuis le début de la guerre.
Les foyers détruits.
Effroyable et singulier écroulement d’une maison d’angle en briques atteinte
par un obus.
Les enfants dans la rue.
Famille de réfugiés de la banlieue d’Anvers, qui ont emporté leurs plus jeunes enfants
dans une brouette.
Le grand exode de la population d’Anvers avant l’entrée des troupes allemandes: la foule se pressant sur le quai de l’Escaut afin de prendre
les derniers bateaux pour la Hollande, l’Angleterre ou la France.
L’HÉROÏQUE ET INFORTUNÉ PEUPLE BELGE
Les Monténégrins couvrent de fleurs, à Rieka, le 24 septembre, les pièces de siège françaises de 155 qui vont armer le mont Lovcen.
Les canons débarqués à Antivari par notre escadre ont été transportés par chemin de fer jusqu’au lac de Scutari, puis chargés sur des chariots qui ont gravi les pentes
du mont Lovcen pour bombarder de là Cattaro et les cuirassés autrichiens qui s’y abritent.—
Phot. A. Jovitchevitch.
L’ACTION DE LA FRANCE CONTRE L’AUTRICHE DANS L’ADRIATIQUE
Arrivée à Rieka (Montenegro), du détachement français de Scutari d’Albanie.
Carte des bouches et du golfe de Cattaro que bloquent plusieurs unités navales françaises et britanniques.
Voici donc la guerre portée jusqu’au littoral de la mer du Nord, où les lignes alliées se prolongent sur les flots par une escadre anglaise qui a participé à la bataille en ouvrant le feu sur l’ennemi parvenu à Nieuport. De ce côté, les trois alliés: Anglais, Belges, Français, font face, avec succès, à une de ces ruées en masse qui semblent le fond de la tactique allemande. C’est par là qu’il faut commencer le récit des faits de la semaine.
L’armée belge, malgré la hâte avec laquelle un corps allemand franchissant l’Escaut cherchait à l’obliger à se réfugier en Hollande, échappait au danger, contenait un moment l’ennemi aux abords de Gand et parvenait dans la région de la Flandre occidentale traversée par le petit fleuve Yser. Les Allemands précipitaient leur marche; dès le 14, ils arrivaient dans les régions de Bruges et de Thielt, se dirigeant vers Ostende. Notre armée, appuyée par les Anglais, ayant déjà déblayé tout le pays sur la rive gauche de la Lys, se portait à leur rencontre. Nos avant-gardes atteignaient bientôt l’Yperlé ou canal d’Ypres qui relie la ville d’Ypres à l’Yser: leur gauche s’étendait jusqu’à la mer.
Le 16, le contact était pris: notre brigade de fusiliers marins, attaquée sur le canal, repoussait l’ennemi, cependant bien plus nombreux. A ce moment, les Allemands avaient atteint Ostende et prolongé leurs lignes jusqu’à Menin par Thourout.
Le 17, ils attaquaient les Belges concentrés derrière l’Yser; là encore ils échouaient. Le lendemain, portant sans doute leur effort plus à l’Est, ils se contentaient d’une violente canonnade qui se poursuivait depuis Nieuport, où intervenait l’escadre anglaise, jusqu’auprès de Dixmude. Le même jour, les alliés prenaient vigoureusement l’offensive et se portaient vers la ville de Roulers, sur le chemin de fer de Lille à Ostende, à 20 kilomètres d’Ypres. L’armée belge prenait une part prépondérante à ce combat. Les Allemands, ayant reçu des forces nouvelles, continuent à menacer la ligne de l’Yser. D’Ypres à Nieuport, l’action se poursuit très violente. Le 21, elle s’est étendue au Sud d’Ypres jusqu’à la Lys, autour de la ville franco-belge de Warneton.
Pendant ce temps, la bataille se poursuivait entre les collines de l’Artois, la Lys et les abords de Lille où, l’on s’en souvient, les Allemands étaient parvenus, forts d’un corps d’armée.
Notre cavalerie, appuyée par les colonnes d’infanterie, avait complètement balayé la région au Nord de la Lys; Hazebrouck et Bailleul étaient dégagés; vers le 13, nos troupes, poursuivant ce premier succès, refoulaient les Allemands de l’autre côté de la Lys; le 16, on apprenait que presque tous les points de passage étaient à nous; nous occupions la ville industrielle d’Estaires, où aboutissent les routes vers la Flandre maritime française et la Flandre belge. Dès que la rivière put être traversée, nos avant-gardes prenaient possession du village de Laventie, dans une région marécageuse appelée le Pays Bas, puis, descendant la rive droite de la Lys, atteignaient Fleurbaix et les faubourgs d’Armentières. La ville elle-même était réoccupée par nous: la nouvelle en parvenait le 18. Pendant ce temps, d’autres colonnes se dirigeaient vers la Bassée et Lille et atteignaient Fromelles, Illies, Givenchy.
Le 19, les communiqués du quartier général jusqu’alors très sobres, révélaient que, depuis dix jours, une des plus violentes batailles de la campagne se livrait, de la Bassée aux abords d’Arras, dans la vaste région houillière qui a pour centre la ville de Lens, illustrée par la victoire du grand Condé. La lutte prenait un caractère extrêmement pénible et sanglant, l’ennemi ayant fait des nombreuses et vastes agglomérations ouvrières autant de forteresses, qu’il faut enlever maison par maison. Ainsi, la gracieuse ville de la Bassée est devenue un enfer; ainsi, au Sud-Ouest de Lens, aux sources de la Deule, le village d’Ablain-Saint-Nazaire fut le théâtre d’un ardent combat de rues. Tout le pays noir, comme on dit là-bas, est couvert de mitraille. Notre artillerie a de nouveau accompli son œuvre sanglante: une batterie, à elle seule, a détruit quinze mitrailleuses dont deux blindées.
Le théâtre des opérations militaires dans le Nord.
Voir, pour l’ensemble, la carte imprimée sur la couverture, face à la première page.
Et la lutte dure toujours: le 20, on la disait très violente en avant de Lille où l’ennemi résistait, aux abords d’Armentières, à Fournes, village situé à 10 kilomètres à peine de Lille, et enfin à la Bassée. Mais nulle part les Allemands ne réussissaient dans leurs attaques ou leurs répliques.
D’autres combats, peut-être des batailles, avaient lieu entre Arras et Lens depuis le 13. Aucun renseignement n’a été fourni sur cette partie des opérations. Les communiqués se bornaient à annoncer chaque jour un progrès.
Sur ce front, très étendu, nous manquons également de précisions; le 15, une violente canonnade était signalée depuis l’Oise jusqu’à la Somme; peut-être masquait-elle l’affaiblissement des lignes de l’ennemi par suite de l’envoi de renforts dans le Nord. Le 18—nous donnons ces dates d’une façon un peu approximative, les communiqués précisant rarement—le 18 une violente contre-attaque avait lieu contre nos positions autour de Chaulnes à mi-chemin de Roye et de Péronne, région où, si longtemps, la lutte fut effroyable, et d’où les Allemands se sont partiellement retirés, en laissant des milliers de leurs morts non ensevelis.
Entre Albert et Péronne, à 6 kilomètres de la première de ces villes, près du village de Mametz, une attaque violente a été dirigée, le 19 sans doute, contre nos lignes; l’ennemi n’a pas davantage réussi.
Des bords de l’Aisne et du Soissonnais, aucune nouvelle n’a été donnée; par contre, des informations successives ont fait supposer l’abandon progressif par les Allemands des environs de Reims; chaque jour une nouvelle avance de nos troupes a été signalée dans ce qu’on appelait la région de Berry-au-Bac, c’est-à-dire le point où l’Aisne, abandonnant la plaine champenoise, pénètre dans les collines du Soissonnais. Malgré le peu de précision des renseignements, on peut supposer que nous dépassons la base du plateau de Craonne. De même au Sud-Est de Reims, où, peu à peu, nous commençons l’enveloppement des hauteurs de Nogent-l’Abbesse, d’où l’artillerie allemande bombarda la ville et la cathédrale. Mais, depuis le 15, les communiqués sont muets sur cette partie du front. De même aux abords de l’Argonne où on annonça cependant l’avance de nos lignes au delà de Souain.
Sur la forêt d Argonne, silence moins absolu; vers le 16, on apprenait que les Allemands avaient attaqué les positions que nous occupons au Sud de Montfaucon, à Malancourt. Cette attaque avait été repoussée. Le 19, l’ennemi portait son effort, non moins infructueux, au Sud-Est de Varennes, contre le village de Vauquois.
La bataille n’a presque pas fait trêve sur les bords du fleuve, sur les Côtes de Meuse et dans la plaine de Woëvre, mais il n’en est venu que des échos affaiblis; il est même difficile de comprendre ce qui se passe là-bas. Une force allemande considérable semble à demi investie entre le fleuve et la plaine, dans la région de grands bois creusée de vallons qui entourent Saint-Mihiel. L’ennemi fait effort pour en déboucher par la route de Metz qui descend au flanc des Côtes sur Apremont. Toutes les tentatives pour s’emparer de ce village ont été infructueuses; le 15 et le 17, on annonçait, au contraire, que nous avancions dans la région de Saint-Mihiel. Le 20, une dépêche un peu plus précise faisait connaître que nous avions pénétré dans la grande boucle de la Meuse qui précède la ville de Saint-Mihiel et que ferme le cône tronqué du camp des Romains. Les Allemands tentèrent en vain de nous chasser de la presqu’île, ils durent se replier; nous serions donc à faible distance de Saint-Mihiel, 3 kilomètres au plus.
Dans la Woëvre, les indications ne sont pas moins imprécises; le 13, nous avions atteint le Sud de la route de Verdun à Metz, mais rien n’indiquait le point de départ de nos colonnes; le 15, nouveaux progrès dans les mêmes parages. Ensuite on nous disait que nous étions à hauteur de Marchéville-en-Woëvre. Le 20, c’était la nouvelle d’une attaque ennemie contre Champlon, village situé à l’Ouest de Marchéville, au pied des Côtes. De nouveau l’ennemi fut repoussé.
Il y eut recrudescence d’activité de la part des Allemands au Nord de Saint-Dié, mais tous leurs efforts ont été vains; ils ont été refoulés vers le point d’où ils étaient venus, sans doute le col de Saales.
Au Sud, depuis le col du Bonhomme, jusqu’aux abords de Belfort, c’est nous qui marquons l’offensive, après avoir fortement occupé les cols et les crêtes de la grande chaîne; nos troupes, ayant réoccupé la vallée de la Thur et Thann, descendent peu à peu dans les vallées qui ouvrent sur la plaine d’Alsace, surtout vers celles qui conduisent à Colmar; c’est ainsi que la vallée de la Weiss et celle de Munster sont en partie occupées par nous. Les journaux suisses signalent des combats quotidiens dans le Sundgau, région comprise entre leur pays et Mulhouse, mais aucun communiqué n’y a fait allusion.
A l’extrême Nord, les Allemands résistent toujours à leur frontière, sur le chemin de fer de Pétrograd; dans la région lacustre de la Mazurie, ils défendent pas à pas les passages entre les lacs, mais sont refoulés par l’armée russe qui a pris Lyck.
En Pologne, les Allemands s’étaient portés avec une extrême rapidité dans la direction de Varsovie et d’Ivangorod, dans l’espoir d’enlever ces deux forteresses par une attaque brusquée et de franchir le fleuve.
Les Russes ne se sont pas opposés à la marche de l’ennemi; ils attendaient celui-ci aux abords du grand cours d’eau. Ils ont répondu à l’attaque par une vigoureuse contre-offensive. Dès le 13, les attaques contre les deux villes ont été victorieusement repoussées; les Austro-Allemands éprouvèrent des pertes terribles. Depuis lors, ayant subi sous Varsovie et dans la région de la Piliza—voir la carte de L’Illustration du 17 octobre—de graves échecs, ils battent en retraite, à travers un pays hostile, abandonnant convois et canons, laissant des fuyards dans tous les bois.
La lutte se poursuit en amont de la Vistule jusqu’au confluent du San, rivière que les Autrichiens reformés tentent en vain de franchir, dans l’espoir qu’un succès aiderait à la levée du siège de Przemysl, mais ils n’ont pu arrêter les progrès des Russes devant cette grande place dont les forts tombent un à un.
Ardouin-Dumazet.
L’orthographe et la ponctuation sont conformes à l’original. On a cependant résolu les abréviations par signes conventionnels, et introduit accents et apostrophes selon l’usage habituel. On a corrigé dans le texte environ 12 cas de lettres manquantes, y aussi compris les trois corrections suivantes:
s’épaisissait à s’épaississait,
éprouvèvrent à éprouvèrent,
sant à sans.
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