The Project Gutenberg EBook of Les trois pirates (2/2), by Édouard Corbière This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have to check the laws of the country where you are located before using this ebook. Title: Les trois pirates (2/2) Author: Édouard Corbière Release Date: October 13, 2018 [EBook #58090] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES TROIS PIRATES (2/2) *** Produced by Carlo Traverso, Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at DP-test Italia (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive)
PAR
ÉDOUARD CORBIÈRE,
AUTEUR DE
LE NÉGRIER.—LE BANIAN.—LES ASPIRANS, ETC.
II
PARIS
WERDET, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
49, RUE DE SEINE-SAINT-GERMAIN.
1838
«Quand finalement nous fûmes rendus aux environs de la côte de Guinée, mon second, qui réglait à ma place la route dont je n'avais pas la pratique, s'en vint m'avertir avec subordination, que je me trouvais rendu à peu près où j'avais voulu me rendre. Je lui demandai comment on pouvait appeler les parages où nous nous trouvions sur la carte marine. Il me répondit: Capitaine, ça peut s'appeler l'île du Prince.
—Et ne voit-on pas quelque chose au large? lui ripostai-je, pour voir ce qu'il riposterait lui-même à cette question. Quelque chose, vous m'entendez bien, les enfans; le quelque chose dont la sorcière m'avait soufflé le mot, il y avait déjà deux ou trois mois.
—Mais, mon capitaine, me répondit le second, on ne voit rien autre chose, sauf le respect que je vous dois, que l'île dont je viens d'avoir l'honneur de vous réciter le nom.
«Il n'y avait pas deux minutes que je venais de causer de cette manière avec mon second, qui n'entendait pas trop ce que je voulais lui dire, que la vigie du grand mât se mit à crier: Navire!
—Où, navire? que je demande en sautant immédiatement sur le pont, les cheveux tout écouvillonnés sur la tête.
—Sous le vent à nous! là! capitaine, à environ trois bonnes lieues, s'écria l'homme de la vigie.
—Est-il gros?
—Mais il paraît entre les deux, ni trop gros, ni trop petit.
—Oui, entrelardé? n'est-ce pas, l'aveuglé! Et ne vois-tu pas quelque chose à côté de lui?
—Si, je crois effectivement voir quelque chose pas loin de lui; le soleil d'abord, et puis comme qui dirait une espèce ou une manière de pavillon embrumé, qu'il aurait sur son arrière.
«A ce mot d'avertissement que l'homme de la vigie croyait voir quelque chose sans compter le soleil qui lui crevait les yeux, je me dis tout d'un trait: ce quelque chose là ce ne peut être que mon affaire; et je commande au timonnier qui était à la barre, de laisser arriver en dépendant sur le navire qui se voyait sous le vent à nous et qui commençait à torcher de la toile pour me laisser en plan le plus tôt possible. Mais au bout de trois heures de chasse forcée, je vous engante le fuyard, et me v'là dans ses eaux, paré à lui brûler la moustache à demi-portée de pistolet d'arçon. C'était un brick-goëlette un tant soit peu moins corsé que le Général-Sucre, qui sentait de près la sueur de nègre à plein nez et à faire mal au cœur, mais plaisir à la bourse. Il fit d'abord semblant de vouloir se préparer au combat. Ah mais, c'est là que je n'avais plus besoin de demander des idées à personne! Attrape, que je commandai, à saler les côtes à ce vil basardeur (marchand) d'esclaves. Tel fut mon seul discours à l'équipage. En deux ou trois volées très gentilles, il en reçut, ce pauvre bigre de brick-goëlette, dix fois plus qu'il ne pouvait en porter, tant en boulets, mitraille et biscayens, qu'en grappes de raisin, quartiers de melons, paquets de balles et autres ingrédiens de même qualité supérieure. Tout craquait et déménageait à son bord comme s'il avait eu des sacs de noix tombantes dans son gréement et le tremblement du tonnerre dans sa membrure. Par pitié pour sa carcasse et par humanité pour son capitaine, mon confrère, je voulus finir de causer aussi haut avec lui, et je manœuvrai à l'aborder à la doucette de bout en bout, à seule fin de le couler tout de suite pour ne pas le faire souffrir, ou de le forcer à amener en grand son pavillon pour moi… Il amena comme de fait bientôt son pavillon national, pavillon espagnol avec une bagatelle jaune au milieu à la mode de son pays et de son prince. Les hommes de mon équipage étaient tous passés de fureur après ce combat pour rire, les coquins, vu que le négrier en question avait osé nous résister en brave et honnête homme. Ils criaient déjà que j'avais le droit d'envoyer le monde de la prise par dessus le bord et de ne garder de vivant que les peaux tannées (les nègres) qu'il avait dans sa cale. Oui, je disais à mes gens: vous avez raison. Le capitaine de ce négrier s'est comporté en guerrier: il a mérité trop notre estime pour ne pas boire un coup le long de son bord, et périr comme le doit un héros comme lui. Parez-vous en conséquence à le débarquer par-dessus le bastingage et sans palans ni coup de sifflet d'honneur… Ah je l'aurais fait comme je le disais au moins, aussi vrai que je m'appelle par mon nom. Mais ne voilà-t-il pas qu'à la minute même où je lance un coup d'œil pas trop doux à portée de gaffe, à la figure du capitaine du brick amariné, que je reconnais dans le milieu des traits de sa face, le capitaine Ituralde, mon propre oncle, celui-là même avec qui j'avais navigué pendant si long-temps, comme vous le savez!
«Mes deux pauvres jambes à cette reconnaissance si invraisemblable, se mirent à gigotter et à craquer sous la lourdeur de mon corps, ni plus ni moins que deux bigues avariées. J'appelai au secours de mon mal au cœur, le petit Palanquin qui, en courant pour venir à l'ordre, me demanda:
—Eh bien! mon capitaine, avez-vous reconnu le vieux chrétien?
—Oui, Palanquin, dis-je à l'enfant, en devenant plus blanc et plus pâle que la chemise que j'avais alors sur le dos. Ce capitaine, c'est ton père et mon oncle, et j'ai véritablement trop peur qu'il ne me remette à la physionomie.
«Aussitôt, l'enfant descend plus souple qu'un chat de cambuse dans notre entrepont, et, un pot de peinture verte à la main, il remonte, l'instant d'après, plus vif que l'éclair à l'horizon, sur le pont, il commence par me repasser ni plus ni moins sur la figure, et avec sa main droite, une double ou triple couche de cette peinture verte à l'huile, qui était restée à bord pour barbouiller le dedans de nos pavois à la mer. Ensuite, ce petit juif-errant, après m'avoir racastillé de cette façon rustique, me dit: Si mon père nous reconnaît avec ce gallipot là, il faudra, le cher homme, qu'il soit devenu plus fin d'esprit que je ne l'ai connu dans toute sa vie.
«Et l'enfant m'ayant adressé ces simples mots, se ramona lui-même aussi le visage en dehors avec la même peinture, pour tromper comme moi l'œil de son pauvre père, dans ce qu'il pouvait avoir de plus cher et de plus abominable au monde.
«Notre savonnage ainsi fait à tous les deux, nous ne fûmes plus trop embarrassés pour commencer à faire la barbe un peu proprement au capitaine Ituralde. Je lui commandai d'abord, en déguisant ma voix en amoroso, d'avoir pour moi l'amitié de me céder pour rien et rondo sa cargaison d'esclaves. Il me regarda au premier moment avec l'air d'un hébété et d'un embêté, mais sans m'adresser une seule parole de sa bouche ouverte en forme de gueule de caronade. Ce que voyant, j'ordonnai à mon monde de ménager provisoirement la vie des hommes, et de transporter, nonobstant à notre bord, tous les nègres radicalement et sans exception, du navire amariné. Jamais je n'avais encore eu la satisfaction d'être servi et obéi à bord de mon brick aussi bien que je le fus dans cet instant de pillage et de contrebande. C'était la discipline d'un bâtiment de guerre qui venait de passer tout d'un coup, et comme un aimable charme parmi mon équipage, pour filouter le chargement de mon malheureux oncle. L'ordre fut exécuté avec une subordination digne d'un plus saint devoir, mais ça vous aurait fait pitié de voir l'état indécent de ces misérables deux cent quatre-vingts esclaves, sans souliers, sans chemises, sans bonnets et presque sans autre chose plus décente encore que des souliers et la chemise. Mais ce qui vous aurait fendu le cœur en quatre, bien plus peut-être que la misère incomparable de ces esclaves, c'était la figure disloquée que vous faisaient premièrement mon oncle, et ensuite les gens de son équipage, en voyant leur cargaison à deux pattes sans poils, déloger de la cale du brick-goëlette pour venir s'arrimer, de même que des moutons sans laine, sous les écoutilles barbares du Général-Sucre. Non, jamais, au grand jamais, croyez-moi si vous voulez, je n'ai été aussi mortifié que ce jour là, et pour ne rien vous cacher de ma bêtise, je vous confierai même que je me sentis deux grosses imbéciles de larmes dégringoler de mes yeux sur la peinture verte que le petit Palanquin m'avait galipotée avec un bouchon d'étoupes sur le cuir de la face pour mieux me déguiser à la vue de son respectable père. Mais comme on dit, il fallait que le service se fît et passât avant les larmes de ma faiblesse particulière. Les deux cent quatre-vingts noirs une fois soulagés d'à bord du négrier, je crus dans ma conscience que la vengeance avait été poussée assez loin au large de ma mauvaise humeur naturelle; et j'adressai cette parole de consolation au capitaine Ituralde, en contrefaisant toujours, bien entendu, la voix de son cruel et cher neveu: Vous vous êtes défendu en brave, et je vous reconnais pour ce que vous êtes. Conséquemment, vous pouvez vous en retourner où vous voudrez avec votre navire, moins votre cargaison. C'est ainsi qu'un homme comme moi sait récompenser les bons enfans comme vous! Jusqu'au revoir, mon brave!
«Au lieu de reconnaître ma bonté et de me faire compliment de ma manière d'agir, savez-vous bien ce que mon oncle me répondit pour sa raison? Brigand, me dit-il, j'accepte la vie que tu me laisses; mais à une seule condition, et avec le seul espoir d'en user pour te faire un jour étrangler selon la loi!…»
«La seule chose que je répondis à sa colère fut ceci: Je vous avais cru plus philosophe que cela, vil banian d'esclaves; mais vous êtes un ingrat, voilà tout, et pas un fichtre de plus. Je suis bien sûr, au surplus et en définitive, qu'allégée comme elle l'est de son chargement, votre barque filera trois nœuds de plus qu'auparavant, et c'est comme cela que vous me remerciez de vous avoir donné trois nœuds de plus de marche? Allez, je vous abandonne à votre noire ingratitude, et prenez garde d'échauffer inutilement votre tempérament et le mien, ça peut faire mal aux santés délicates.
«Le cœur du matelot, à ce qu'on prétend, est fait d'un bois joliment dur, mais néanmoins, il n'est pas fait de bois de fer. Quand je vis mon oncle s'en aller en pagaie, avec son navire lège sur l'eau comme une bouffie (une vessie) je fis appeler Palanquin auprès de moi pour lui donner une leçon de bons sentimens, et je lui dis: Vois donc, ton pauvre bigre de père, comme il va en dérive avec sa barque, et comme il a l'air raffalé pour le moment! Alors, après avoir laissé sortir de ma personne ces grosses paroles qui pesaient sur mon estomac, pire qu'un boulet de trente-six, je me mis à pleurer comme un enfant, et l'enfant se mit, lui, de son bord, à éclater de rire, comme un homme endurci dans le malheur des autres.
«L'innocent était un fils bien dénaturé, ainsi que vous pouvez l'avoir déjà observé; mais il est vrai de dire que ce n'était pas moins un bon petit rien-qui-vaille, pour le conseil et les idées.
«Il me laissa perdre un demi-quart-d'heure environ, en pleurs et en soupirs inutiles: le cœur me débordait de chagrin en cet instant; après cela, Palanquin me voyant redevenir peu à peu moins sensible à la peine, me proféra ce discours avec un air consolant qui semblait me passer un mouchoir sur les yeux, pour en essuyer les épurins.
—Vous êtes mille fois trop bon, pour ne pas dire plus, capitaine Tafia, et c'est votre seul défaut à vous. Dans le petit coup de torchon que nous avons donné à ce négrier, vous vous êtes bellement patiné, et je ne dis pas non; mais vous avez dans la marmelade du coup de feu, oublié une chose que je me suis heureusement rappelée à votre place. Pendant le transbardement des esclaves, j'ai descendu, il faut vous dire, dans la grand'chambre de notre prise, pour mettre les quatre doigts et le pouce sur les instructions et les papiers que papa, le vieux hypocrite, avait eu soin, comme d'habitude, de cacher dans son secrétaire. Ses papiers et ses instructions, les voilà; intactibus; et c'est pour vous dire que je vous en ai encore paré d'une belle! Et de trois!…
—Lis-moi ça tout de suite, et tout chaud, je te l'ordonne, dis-je sur l'heure et la minute au malin singe. Il faut, entends-tu bien, provenance de scélérat en bas-âge, que je connaisse à fond les instructions majeures de celui que la grâce du bon Dieu m'a poussé à remplacer dans la circonstance présente.
«Le petit misérable lut approchant ceci, et très couramment et d'une seule haleinée, car il avait le don de la lecture et de l'écriture moulée, le marmaillon.
«Instructions à suivre par le capitaine J. B. Ituralde dans son opération à la côte de l'etc. (le nom de la côte en question, n'y était pas apostillé). Le susdit capitaine, après avoir fait la traite au Nouveau-Calabar, se dirigera sur Porto-Rico, où il tâchera d'attérir de nuit dans le mouillage le plus voisin de mon habitation de l'Est, dite du Gros-Ilot. Trois fanaux hissés sur son avant ou des amorces brûlées de minute en minute, par le travers de son navire, m'instruiront de sa présence sur la côte où je l'attendrai vers le temps où je supposerai qu'il pourra arriver. Un nombre suffisant de grandes pirogues sera toujours disposé vers cette époque à se rendre à son bord, à quelque heure de jour ou de nuit qu'il attérisse, pour ramener le plus promptement possible sur le rivage, et mettre en lieu de sûreté les trois cents noirs, qu'il devra nous apporter, en échange de la cargaison que nous lui avons confiée. Quant au paiement de la somme convenue entre nous pour son voyage, il s'effectuera au moment même du débarquement de la cargaison, à raison d'une once d'or par tête pour chacun des nègres qu'il me livrera vivant et en bon état. Le navire une fois débarrassé de son chargement, s'en retournera désarmer au port Principe de Cuba, dans le plus bref délai, sous le commandement du capitaine lui-même. Toutes les autres conditions non stipulées dans le présent, seront jugées en cas de contestations des parties par un tiers arbitre au choix des intéressés.»
Fait au Gros-Ilot de Porto-Rico, le jour et an que dessus.
Signé:Veuve Cécile Lacassave, habitante.
—C'est donc une femme qui a signé ceci? m'écriai-je après la lecture de l'instruction. Je ne croyais pas en vérité que le sexe s'amusât à faire la traite pour le compte des hommes!
—Il y paraît cependant, dit Palanquin, car veuve Cécile Lacassave, habitante, est plutôt du féminin singulière, que du masculin plurière. Mais femme, hermaphrodique ou syphlide, le sexe n'y fait rien de rien; il faut actuellement, et il ne vous reste plus qu'à mener subitement la barque à Porto-Rico, et à toucher les doublons qui devaient tomber dans le creux de la main du papa Ituralde: voilà votre lot à la loterie, et c'est le bon numéro qui gagnera le quine.
—C'est vrai, enfant, et ton idée est digne de moi: je la gaffe, et ce sera dorénavant la mienne, primo mihi. Va ordonner sur-le-champ, au second, de ma part, de faire gouverner sur la partie de l'Est de la côte de Porto-Rico. Le reste ensuite me regardera, quand le tour du reste arrivera pour nous.
«Nous voilà donc par mon ordre en train de faire route pour Porto-Rico, avec bonne brise et le Général-Sucre métamorphosé en négrier, par la grâce de Dieu. Tout allait bien à bord et pas trop mal dans mon esprit. Comme l'équipage était goulu, et galant, et qu'il y avait à boire, à manger, et des négresses à bord, mes gens, en faisant bamboche tout le long du long de la journée, me laissaient tranquille comme Batiste dans mon commandement, et surtout la nuit. Ils s'amusaient, criaient, galopaient et se bûchaient même, d'un instant à l'autre, comme des perdus et des pervers. Mais la discipline et l'autorité étaient toujours respectées, et que je ne leur en demandais pas davantage, à ces tas de racailles, dont il n'y avait rien autre chose à espérer que de la tranquillité à prix de débauche et de paresse. Rien même, je crois, ne serait arrivé pour me fiche malheur pendant la traversée sans un petit accident où j'eus bigrement peur de laisser ma peau, et celle de tout mon monde, dans les mailles de certains filets de poche, d'où j'eus un mal du tonnerre à me débrouiller. Je vais vous informer du fait en deux mots:
«Environ vingt jours, il faut vous dire, après l'époque de l'enlèvement de la cargaison de mon oncle, je rencontrai un navire que j'eus la sottise, pardon de l'expression, de prendre d'abord pour un trois-mâts qui pourrait bien me céder une partie de ses vivres en liquide, attendu que le susdit liquide inclinait un peu à nous manquer à la cambuse. Ma première idée, vous allez voir, fut d'appuyer la chasse au bâtiment en vue, pour lui remettre tant seulement ma carte de visite intéressée à bord, par simple politesse d'occasion. Mais quand je ne fus plus qu'à une portée de canon de lui, je commençai à m'apercevoir qu'au lieu d'un trois-mâts marchand, c'était un vaisseau de ligne qui avait fait semblant de prendre par peur la chasse devant moi; il faut vous dire aussi que dans le moment où nous l'avions reluqué sans prétention, tout le monde avait la vue un peu en patrouille à mon bord, mais rien ne vous éclaircit mieux les yeux et nous dégrise plutôt l'esprit, que la crainte d'être happé ou refait au demi-cercle, par un croiseur de soixante-quatorze pièces de batiste ronflant en batterie. Bien loin de continuer à chasser ce débitant brutal de boulets en gros, je me mis, vous pensez bien, à courir au large de lui, et tant que la barque put en porter. Le temps par bonheur était à grains, le ciel bouché et à nuages foncés; la mer un peu houleuse et tracassière, mais pas trop male encore pourtant pour un petit navire bordieux et fin voilier. Je torchai de la toile, bien entendu, que le cœur nous en faisait mal, pour tâcher de parer la coque des désagrémens qui nous tombaient si vivement dessus. Le vaisseau en torcha pour le moins autant que moi. Et dig, dog, tric et trac, pendant cinq heures de temps, la barbe de mon brick, et celle des Man of war nous en fumèrent à tous les deux, comme si le feu devait prendre à l'étrave de nos deux bateaux qu'on aurait dit sur le point de chavirer à chaque instant, tant ils étaient couchés sur l'eau par le poids de la brise et le poids de leurs voiles. Mais malgré le grand sillage du Général-Sucre, je crois, ma foi de Dieu, que mon grand gredin de compagnon de bordée aurait fini par manger notre soupe, si le ciel ne s'était pas mêlé un peu obligeamment pour moi de mes affaires particulières. Il approchait d'instant en instant de nous, ce gros coquin de vaisseau, de façon à me faire courir la peur par tout le corps, et à me donner la brûlure aux pieds d'impatience, lorsque par miracle, je vis une trombe1, une véritable trombe-marine, venant au milieu du grain à deux ou trois encablures de nous!…
«Une trombe, vous savez sans doute ce que c'est en marine. Une trombe, voyez-vous, c'est comme qui dirait le ciel qui pompe la mer dans un nuage en tirbouchon, et qui fait en même temps sur l'eau un carrillon d'enfer et trente six mille tours de valse en moins d'une minute. Et en voyant courir, et en entendant ronfler tout contre nous, et par notre bossoir, ce désagrément cruel de la nature, je tins ce seul propos à l'équipage qui n'avait plus la luette si haute: Mes amis, si nous amenons pour la trombe que voilà, nous sommes chenopés par le vaisseau que voici. Si au contraire nous ne voulons pas être chenopés par le vaisseau qui n'est plus qu'à trois cents brasses de nous, nous risquons d'être chamberdés par la trombe qui va nous tomber sur le corps. Pour quelle manière d'être chamberdés, ou chenopés, êtes-vous tous? Pour le vaisseau en amenant, ou pour la trombe en tenant toutes voiles dehors pour nous dégager du vaisseau?
«N'amenons pas, n'amenons pas! gueulèrent tous nos déterminés. Chose pour la trombe. Tremble qui a peur; malheureux qui est pris!
«Tiens bien bon la drisse partout et Jean-fesse qui amène, répondis-je aussitôt, en criant ces paroles sec dur et dru.
«La trombe vient pour lors sur nous avec un bruit de coups de canon en courant par babord du brick contre le vent. La barque plie, et la mature craque et crie. Nous allons chavirer en grand, c'est sûr que je me dis à moi-même; mais c'est égal, nous ne serons pas happés par le vaisseau, si nous nous mettons la barque sur le dos. Un paquet d'eau plus ou moins soigné, qui tournait comme une toupie, passe à nous ranger à une demi-portée de gaffe. Le brick le Général-Sucre se couche à plat sur l'eau et en vache; le bout de ses basses vergues pique dans la lame, et tous nous disons v'là que c'est fini de rire et nous sommes fichus. Mais ne voilà-t-il pas qu'au même instant cette trombe, qui allait enlever toute la barque à cent pieds plus ou moins dans l'air, se met à courir et à ronfler par caprice, vers le vaisseau en nous laissant, tout étourdis, nous relever peu à peu, le brick sur sa quille éventée et nous sur nos pattes démontées: de mon existence, je puis dire que je n'ai vu un tremblement pareil. Le vaisseau et la trombe qui étaient dans mes eaux, ça ne faisait plus qu'un, et pendant trois quarts-d'heure, on ne vit plus le camarade qui devait éternuer dans la trombe, plus fort, je vous en donne ma signature, que s'il avait pris une pincée de Macouba par le nez. Seulement, de temps à autre, on entendait tousser et on voyait briller dans le tourbillon d'eau dont il était exterminé, les coups de canon qu'il envoyait à toutes volées pour crever la trombe qui venait de l'écraser. Ce ne fut que quand la trombe eut tout saccagé à son aise, que nous revîmes le coquin de vaisseau avec sa voilure criblée à jour comme de la dentelle, et ses vergues pendues en long comme des paquets d'allumettes.—Mais nous étions déjà loin de sa volée, n'ayant pas oublié de jouer des escarpins pendant qu'il recevait son décompte de foutrop, et qu'il en prenait plus avec le nez qu'avec une pille à lest ou à autre chose.
«C'est pour lors, je vous avouerai, puisqu'il n'y a rien à vous cacher, que j'entendis mes gens crier devant: C'est une grâce de Dieu que nous avons eue là, et qui nous a fait échapper à ce coquin de croiseur que Dieu confonde. Faisons un vœu, il faut faire un vœu chacun en particulier, pour remercier le ciel en général.
—Un vœu à qui? demandai-je pour lors à ce tas de braillards et de dévots.
—Un vœu à n'importe qui, me répondirent-ils. Qui dit faire un vœu dit tout, et c'est à vous, capitaine Tafia, de donner l'exemple en faisant votre vœu à qui vous voudrez.
«Pour ne pas trop faire la coquette plus que les autres, je me mis donc à gréer le premier vœu venu dans ma tête, et tout seul en qualité de capitaine, pendant que les uns faisaient de leur bord, le vœu les uns de manger un gigot à la prochaine terre, les autres d'épouser la première créature qu'ils trouveraient, et les derniers de brûler un cierge en suif ou une chandelle en cire en l'honneur de la première vierge qui leur arriverait dans l'esprit ou le tempérament.
«Mon vœu à moi, fut plus solide et plus riche en ma qualité de chef, que celui de tous ces rien-qui-vaille. Je promis à je ne sais plus qui maintenant, dans le ciel, de servir de parrain à tous les nouveau-nés qui se trouveraient sans parens dans le port de ma première relâche2.
«Vous savez, mes amis, si j'ai tenu à ma parole. Il n'y a pas un petit bâtard ou un nouveau-né sur la mer, qui puisse dire à saint Thomas que je lui ai refusé de quoi le faire baptiser proprement avec des dragées et des gants blancs et des nourrices.
«Ce vœu là, imaginez-vous, me porta bonheur comme avait fait auparavant la bonne aventure de la sorcière de la Pointe, quoique je ne croie pas plus à la bonne aventure des tireuses de cartes qu'aux vœux des salots de matelots. Deux fois vingt-quatre heures après avoir reçu la chasse du vaisseau croiseur, j'arrivai de midi à Porto-Rico à l'endroit précis que portaient mes instructions, ou plutôt, pour dire la vérité, les instructions que j'avais flibustées à mon oncle avec un changement.
«C'est alors qu'il me fallait avoir des idées, et de bonnes, encore.
«Avant de me rendre à terre pour aller siffler un mot à la veuve Cécile Lacassave, la propriétaire des nègres que j'avais dans ma cale, je commençai, d'après le conseil du petit Palanquin, par faire faire le long de mon bord, deux grandes manières de drômes avec tous les bouts de bois de rechange du navire, afin de mettre tous les esclaves sur ces radeaux portatifs. Ils auront un peu les pieds mouillés, me fit observer, comme de juste, mon second. Mais c'est égal, lui répondis-je: un bain de pied ne peut pas leur faire de mal dans l'état de peu de propreté où ils sont tous. Et puis j'allai à terre avec Palanquin à mon côté, et deux pistolets de longueur à ma ceinture, pour tâcher de trouver parmi les maisons, turnes, baraques ou cases du lieu, l'habitation de madame la veuve Lacassave, habitante des colonies de son état, et consignataire de ma cargaison, pour l'instant, d'après la nature de mes instructions.
«Celle-ci ne fut pas longue à chercher ni à trouver. Le premier nègre venu me montra tout de suite où demeurait la veuve en délibération.
«Holà! de la case! criai-je à la porte. N'y aurait-il pas moyen de parler d'affaires pressées cette nuit à la maîtresse de la propriété? La maîtresse réveillée en sursaut à mon commandement, descendit avec une robe de chambre entrouverte du haut du cou jusqu'à la cheville des jambes. Je ne sais pas trop si elle était belle au grand jour; ce qu'il y a de sûr et certain, c'est qu'à la lumière avec sa robe de chambre elle était aussi maigre, aussi vilaine et aussi vieille que la plus abominable négrillarde avancée de toute ma cargaison.
—Que voulez-vous pour l'instant, et qu'y a-t-il pour votre service? me demanda-t-elle en me regardant du tenon à l'emplanture.
—Il y a pour mon service, madame, que j'ai à vous apprendre que le respectable capitaine Ituralde étant mort à la côte d'Afrique, et son équipage s'étant révolté, il m'a chargé, avant de passer de l'autre bord, de prendre la cargaison qu'il avait traitée à votre intention, pour vous en tenir bon et fidèle compte en son lieu et place, et par conséquent en son nom.
—Et vos papiers, capitaine, pourrai-je avoir l'honneur d'en prendre connaissance?…
—L'honneur, non, madame; car il n'y a pas besoin de papiers pour vous dire que j'ai là deux cent quatre-vingts billes de bois d'ébène, qui ont besoin de débarquer avant le jour, pour ne pas risquer à être gênées dans leur voyage à terre, par les arguasils et les gendarmes opposés aux vues du commerce et du négoce.
—Eh bien! capitaine, faites-moi l'amitié de les faire mettre à terre le plutôt possible… Je vais charger les hommes de confiance de mon habitation, de les recevoir sur le rivage et de vous seconder dans votre opération.
—Mais, ma belle dame, auriez-vous aussi la politesse de charger vos hommes de confiance de me compter en même temps, si ça ne les dérange pas trop, le Quibus qui me revient d'après mes instructions, pour mon voyage de la côte ici?
—Parlez-vous espagnol, capitaine?
—Pas beaucoup en ce moment, madame.
—Et anglais?
—Jamais de ma vie. L'anglais me fait mal aux dents à parler. Mais je parle assez le bon français, et vous aussi, pour nous entendre sur l'article en question et dans la même langue.
—Voudriez-vous, en attendant que j'aie donné des ordres et réveillé mon monde, me faire l'honneur de prendre quelque chose chez moi?
—Oui, je prendrais volontiers l'argent que vous me devez, et qui doit se trouver prêt à être pris d'après les pièces en règle que j'ai pu lire dans les papiers du défunt.
—C'est cela, capitaine Tafia! me dit en me voyant orienter sur ce bord là, le petit Palanquin qui ne me quittait pas plus des yeux que l'ombre de ma personne. C'est cela.—Tenez bon à retour avec cette vieille pelleterie, elle veut vous ensucrer.
La vieille pelleterie répondit:
—Avez-vous éprouvé bien des contrariétés dans votre voyage?
—Pas trop: la seule et la plus refichante, c'est celle de ne pouvoir pas m'arranger avec vous sans perdre de temps et à la douce. Mais où il n'y a pas moyen de s'entendre, il y a au moins toujours moyen de s'arranger. As-tu de l'argent ou non, vieille tripaille? parle vite ou je te démâte du premier coup de mauvaise humeur qui va te tomber sur le sac?
—Cruel homme que vous êtes! taisez-vous, je vous en supplie, reprit-elle, mais sans trembler. Vous ne m'avez pas comprise, et vous osez me menacer!—N'avez-vous donc pas vu que pendant que je causais avec vous, je faisais dans ma tête le calcul de la somme que j'avais à vous compter, pour me délivrer de vos importunités?
—Hé voyons donc, me diras-tu à la fin des fins où est cette somme pour mon dû légitime? Puisque tu le comptes, cet argent, il faut que tu l'aies. Dans quel trou à chien l'as-tu caché?
—Suivez-moi, malheureux que vous êtes. Mais ne croyez pas que, sans ma bonne foi, vous m'arracheriez par la violence ce que je m'étais engagée à compter au capitaine Ituralde. Venez, mais faites-moi, avant tout, le plaisir de laisser à la porte de ma caisse, ces armes dont vous vous êtes muni comme si vous alliez attaquer une forteresse. J'en ai vu d'autres que vous, et qui ne m'ont pas fait peur.
—Et moi aussi, j'en ai vu d'autres que vous aux yeux; car vous feriez, le ciel me préserve, brasser une escadre à culer rien que par la figure. Voyons, mon argent?
—Et mes nègres?
—Ils sont à terre.
—Quand vous me les aurez livrés, je les paierai.
—Quand tu me les auras payés, je te les livrerai.
«Je ne sais ma foi de Dieu pas trop comment toute cette dispute aurait fini, sans ce petit damné de Palanquin qui, pour couper la queue à la méchanceté de la conversation, eut la malice de passer par derrière la femme de mauvaise foi, et de lui poser le bout de son pistolet sur le derrière du cou. L'habitante sentant le froid de l'arme si près de sa vie, commença à trembler pour lors de la farce du coquin de mousse; elle alla avec nous, souple comme un morceau de fourrure, à une grande armoire, d'où elle désarrima des piastres et des doublons que nous nous mîmes à compter. Palanquin, après avoir soupesé la monnaie, me dit que le poids et le compte y étaient à peu près pour deux cent quatre-vingts têtes, à une once d'or par tête.
«C'était juste, comme de fait. Il ne fallait plus, par conséquent, que porter tous les deux les pistaches jaunes à bord, et livrer la marchandise à madame l'habitante, ce qui se fit ainsi que cela devait se faire.
«En revenant bord à bord le long de la mer, je reluquai du coin de l'œil les drômes qu'on avait faites à bord du brick, pour amener les esclaves à terre entre deux eaux. Accostez actuellement, vous autres, que je me mis à crier à mon second et à mes officiers; tout est payé: vous pouvez laisser enlever la cargaison par la porteuse du connaissement à ordre!
«Les radeaux furent hâlés, à mon commandement, le long de la grève, et l'habitante, fine comme l'ambre, commença par nombrer une à une les têtes de nègres que je devais lui remettre pour son argent. Quand une fois elle avait compté un lot de dix, elle les faisait poster en rang d'ognon, ni plus ni moins que si ç'avait été un bataillon de conscrits. Au bout d'une heure, plus ou moins, de cette manœuvre, elle s'en vint me dire: En v'là deux cents, capitaine; il m'en faut encore quatre-vingts, d'après mon calcul, et je ne les vois pas arriver, ces quatre-vingts restans!
—Ni moi non plus, que je lui répondis; mais c'est qu'apparemment on n'a pas pu embarquer encore les derniers quatre-vingts sur le radeau qui doit vous les envoyer ici. Attendez-moi un peu, si vous avez la bonté: je vais aller à bord moi-même, faire presser l'ouvrage par ma présence, Ça ne sera pas long, et ça sera meilleur.
«La maîtresse de l'habitation donna ainsi en grand dans mon écoutille, et je m'en fus à bord, soi-disant pour faire débarquer les quarante paires de nègres, mais véritablement pour escroquer l'habitante de Porto-Rico. C'est trop fichant d'être honnête envers les malhonnêtes gens, pour pouvoir ne pas avoir l'envie de les subtiliser quand on peut.
«C'était encore Palanquin qui m'avait conseillé de garder pour mon compte quatre-vingts nègres sur notre cargaison, pour avoir à bord un échantillon de la marchandise que nous avions portée. Je ne suis pas voleur de mon métier, tant s'en faut; mais quand il s'agit de me venger des malhonnêtetés qu'on m'a faites, je serais capable, voyez-vous, de prendre le pantalon de mon propre père, si le ciel m'avait fait la grâce d'en avoir un, un père s'entend.
«Arrivé à mon bord avec les onces d'or que j'avais eu tant de mal à faire sailler de l'armoire de la coquine d'habitante, j'informai mon état-major et mon équipage que nous n'avions plus qu'à appareiller, et que, plus loin, il y aurait gras pour tout le monde.
—Mais, capitaine, m'observa mon second, plus bête en ce moment que la lune qui n'était pas encore levée, il nous reste encore quatre-vingts quadrupèdes à deux pieds dans l'entre-pont.
—Eh bien! que je lui dis en colère à ce mal-pensant, qu'ils y restent s'ils y sont bien, et fichez-moi s'il vous plaît les préliminaires de paix. Je ne veux pas plus entendre parler de ces quatre-vingts quadrupèdes, que si jamais il n'y en avait eu un seul dans la nature. Appareillons en double et en triple, et vous me rendrez vos comptes à la première relâche que le ciel nous enverra.
«L'appareillage ne fut pas tardif, attendu que le mouillage n'avait pas été fait bien solidement sur la côte où nous étions arrivés de nuit et en pagaye. En nous voyant larguer nos huniers pour filer au large avec le reste de son contingent, l'habitante, qui attendait au plein le dernier et le plus fin lot du frêt qu'elle m'avait payé, attrapa, vous m'entendez bien, à crier contre moi, comme une femme perdue, et sur les escrocs qui avaient abusé de sa confiance. Mais le vent qui me poussait en dehors des passes, était trop bon pour nous permettre de courir un bord du côté de terre, et la brise trop dure pour nous porter long-temps aux oreilles les braillemens indécens de cette criarde. Et puis, il faut vous confier, que quand une fois j'avais eu l'imprudence de faire débarquer mes premiers deux cents noirs, il ne me serait plus resté assez de lest à bord pour tenir mon navire droit, si par-dessus le marché j'avais été assez ennemi de mon brick, pour laisser filer à terre les quatre-vingts paquets de chair boucanée, qui étaient encore amarrés dans mon entrepont. Pour bien naviguer et porter solidement la toile, il faut qu'un navire soit raisonnablement plombé dans le fond: c'est l'ordonnance de la marine qui dit ça, et jamais on ne me verra être contraire aux ordonnances de ceux qui ont eu plus d'esprit que moi. Vous n'êtes pas sans savoir qu'il y a des ports bien loin de la, où on prend des galets, du sable ou des coraux pour se lester. Moi, j'eus la prudence de garder à Porto-Rico quatre-vingts têtes de nègres sur ma carlingue, faute d'autre chose de lourd pour tenir mon navire en tonture. La mauvaise foi est souvent la mère de la sûreté.
«Avant que la petite pointe du jour vînt percer la partie de l'Est, ou de l'Est-Nord-Est tout au plus de l'horizon, nous étions déjà à quatre à cinq lieues, pour le moins, du mouillage où nous avions déménagé avec la barque, sans demander notre billet de passe au capitaine de port de l'endroit. Les côtes de l'île même ne nous paraissaient pas plus hautes que le ras des plabords d'une chaloupe en dérive, et je commençai à être content de moi, sans savoir encore où je mettrais le cap pour pouvoir débarquer à ma satisfaction, le lest que j'avais soufflé à la coquinerie de cette mal embouchée d'habitante du Gros-Ilot.
«Il y a un proverbe dans les églises, et tu dois savoir ça, toi, frère José, par lequel il est dit, qu'il existe dans le catéchisme huit péchés capitaux, et que le huitième, c'est de faire du bien à un matelot.
«Le proverbe est juste, et le catéchisme qui nous l'apprend n'est pas faux. Vous allez le voir par ce qui suit.
«Jusqu'au moment dont j'ai à vous parler, je n'avais pas cessé un seul instant de ma vie, de faire du bien à mon équipage, en lui faisant donner la goutte soir et matin, à midi, à deux heures, à six heures, quelquefois à minuit, toujours et généralement enfin, à toutes les époques quelconques de la journée. Eh bien! croiriez-vous bien que lorsque je fus rendu au large de Porto-Rico, ne sachant pas trop encore sur quel bord amurer pour térir en confiance, quatre ou cinq de ces ingratitudes d'hommes qui me devaient la jouissance de la boisson qu'ils avaient relichée pendant toute la campagne, s'en vinrent au vis-à-vis de moi, le bonnet sur le coin d'en-dessus de la tête, pour me conter cent mille raisons plus mauvaises les unes que les autres, avec une arrogance qui aurait fait dresser les cheveux sur le front de n'importe quel tondu.
«Le moins subordonné de l'escouade me dit premièrement, en se donnant du roulis dans le haut du corps, pour avoir mieux l'air d'un crâne, à ce qu'il croyait:
—Ah ça, capitaine Tafia, quand est-ce donc que vous nous compterez nos parts de prise?
—On te les comptera, je me mis à lui répondre, à la première terre où on pourra se procurer de l'encre, et une plume pour faire ton décompte.
—Et serait-il possible de vous demander par hasard, et sans être trop susceptible, où vous irez chercher cette première terre?
—Sous le vent à nous, attendu que la brise porte toujours plus sous le vent qu'au vent, dans la marine.
—Ah! mais un instant, Bourginal, reprit plus haut ce restant de galère, ce n'est pas tout ça que nous vous demandons pour le quart-d'heure, c'est de l'argent, parce qu'il y en a à bord, et que nous en avons gagné assez à la sueur de notre visage, pour prétendre à nous en essuyer la figure en dedans ou en dehors, comme ça nous fera plaisir.
—Eh bien, si tu sues trop, mon garçon, essuie-toi la mine avec le revers de la main, ou prends, si tu aimes mieux, un bain de nez et de menton pour te rafraîchir, et procure-moi la douce jouissance de me laisser tranquille pour le reste de la campagne, et même plus, s'il est possible.
—Entendez-vous, vous autres, gueula sur ma réponse le chef de révolution: il ne veut pas seulement entendre parler de compter, comme de juste et de raison, avec nous. C'est à nous, conséquemment, à voir si nous voulons décompter avec lui.
—Non, que je criai aussitôt deux fois plus fort que lui encore, non ne le croyez pas, enfans du Général-Sucre. C'est un faux, que ce gueux-là; il veut vous mettre dedans: c'est sûr; je le vois rien qu'à sa mine moinastique.
—Et toi tu veux nous mettre dehors, n'est-ce pas? avec ta langue sucrée, attrapèrent à me dire généralement tous les autres vermines de l'équipage. Il n'y a plus actuellement d'enfans du Général-Sucre qui tiennent, qu'ils dirent ensuite, mon chéri, tu nous as déjà assez embêtés avec ton bagout de fayencier. A terre, à terre la barque et vite et vivement, ou sinon paie-nous ici notre dû à chacun, avec les piastres que tu as subtilisées sur la faiblesse d'une femme à Porto-Rico étant. A terre, à terre; pas de milieu pour nous, et pas de grâce, pour toi, si tu continues encore à badigoincer le même air sur ta mandoline d'embêtamini.
«Après des raisons comme ci-dessus, il n'y avait plus moyen de faire des proclamations un peu propres à des subalternes aussi mal virés. Les scélérats étaient tous en révolution française une et indivisible, et mes officiers n'étaient eux-mêmes que les pires de toute la clique, à me prier de relâcher le plus rondement que je pourrais dans le premier port venu.
—Mais où encore se trouve-t-il, le premier port venu? que je me tuais à leur demander depuis une heure.
—Le premier port venu, vint me dire encore à l'oreille le petit Palanquin, c'est le port où il y aura le plus de fièvre-jaune pour toute cette crapule qui vous réclame son dû.
—Et pourquoi veux-tu, dis-je sur le moment, et tout bas au jeune enfant, que nous relâchions dans un port à maladie? as-tu quelqu'idée là-dessus, pour le bien du service?
—Pour le bien du service, non, qu'il dit; mais pour votre bien à vous, oui, puisque vous ne savez plus où donner de la boule, ni de quel côté border votre écoute de foc, qui ralingue depuis une heure, dans un pays où la maladie tapera dur et sec. Vous ne devinez donc pas, que ce tas d'ivrognes et d'indécens, qui vous chamaillent, iront se faire crever par les filles et la boisson en moins d'une demi-journée, et que la fièvre-jaune ou verte, et le ténesme, vous éviteront la peine de leur rendre des comptes en règle, attendu que la peste de l'hôpital leur aura déjà payé leur propre décompte à eux? Il faut toujours vous dire les choses, à vous, et encore le diable me soulève, je ne sais pas trop, les trois quarts du temps, si vous entendez bien ce qu'on vous souffle dans la caboche, par la manche à vent de l'oreille!
—Il s'en suit, au contraire, que j'entends tout, et voilà ce qui te trompe, répondis-je à la minute au canaillon qui venait de me donner ce fil un peu rude à hâler pour mon propre bien. Je t'entends assez, petit perfide; tu prétends que je les fasse crever le plus tôt que je pourrai: ton conseil est fin, et ne me paraît pas piqué des cancrelas. Mais toi, qui parles comme un livre au-dessus de ton âge, connaîtrais-tu bien un bon petit port, où il y aurait une maladie solide, qui taperait ferme et indistinctement sur les gueusards que nous avons à bord, un endroit sûr, finalement, où nous trouverions de la fièvre-jaune tant et plus, et pas de gendarmerie pour nous mettre la patte sur le cou, en notre qualité de forbans.
—Et pardieu, allez mouiller dans le port de Règle, à l'île de Cuba, et nous serons certains pour lors de notre affaire. Là, il y a toujours du dégel parmi les équipages des navires, et c'est bien le diable s'il n'en reste pas assez pour nous.
—C'est vrai, au moins, ce que tu me rapportes-là, et je me souviens, dans le moment, d'avoir entendu dire souvent à ton pauvre père, qui était mon oncle, qu'une fois, il n'était resté à Règle, de tout son équipage et son état-major, que le chat du navire et lui. L'endroit, par conséquent, n'est pas mauvais pour nous. Mais qui est-ce qui nous conduira à Règle?
—Tiens, vous voilà encore embarrassé pour si peu de chose! Mais votre second de pacotille, qui vous a déjà mené comme un baril de galère à la côte d'Afrique et à Porto-Rico, ne peut-il pas vous conduire tout aussi bien, maintenant, d'ici à Règle?
—Et si ce grognard de second, qui se lève toujours le poil debout, et le caractère chaviré, se mettait dans l'humeur de me tromper, et de nous faire mouiller dans un lieu suspect?
—Eh bien, ce serait à vous, dans ce cas, à ne pas le tromper, et à lui faire avaler la charge de votre pistolet par ailleurs que par le gosier. Commandez-lui ferme, et dru, ce que vous voulez, et ce mal-bordé, tout mal-bordé qu'il sera, vous obéira vite et souple. Je le connais, le capelan; il a été taillé sur le bois d'un aviron qui plie et qui ne casse pas au coup, pour une minute de nage. Commandez en homme, et vous serez obéi en capitaine. C'est tout ce que j'ai à vous dire good night!
«Comme il m'avait dit, je fis, et comme je fis on m'obéit. Le port de Règle n'était pas loin, et le port de Règle nous eûmes, en laissant arriver sur l'île de Cuba, et en portant le cap sur le point de notre destination. Une fois à terre dans l'endroit, je fus forcé, avec la permission des autorités, et par l'effet des réclamations de l'équipage, de compter premièrement un peu de monnaie courante aux plus obstinés du bord, qui voulaient se régaler dans le pays, et boire les quatre-vingts têtes de nègres que j'avais encore dans l'entrepont, et qui m'étaient restées pour compte, par l'effet de la mauvaise foi de l'habitante de Porto-Rico. La vente de cette queue de cargaison invendue, était bonne dans la contrée, et je ne fus pas long-temps à déblayer mon navire de ce lest volant qui me mangeait le reste de mes provisions de campagne. Mais ce que m'avait pronostiqué le malheureux enfant, le pauvre petit bigre de Palanquin, fut vrai, heureusement pour moi, et pas heureusement néanmoins pour mes gens. La maladie s'étala en grand, deux fois vingt-quatre heures après notre relâche, sur les plus soulauds du brick. Elle commença d'abord à tomber comme un grain de nord-ouest sur les plus gros, ensuite sur les moyens-gros, et terminalement sur tout le monde, excepté moi, et cinq à six autres sobres hommes. C'était une bénédiction! Du cabaret, on les portait pleins à l'hôpital, et de l'hôpital tout jaunes et maigres au trou à patates. Et puis, bonsoir les voisins, et adieu le décompte! Jamais parts de prise ne furent, dans un équipage, plus aisées à régler au bureau de la marine. Il n'y avait quasiment plus personne à réclamer l'argent qu'il pouvait avoir gagné à la mer, et à chaque absent à l'appel, je répondais pour lui, et je mettais ce qui lui revenait dans mon sac, soi-disant au profit de la famille du défunt, ou de l'armement du navire, c'est-à-dire, de moi, qui étais la famille de tout le monde, et le seul armateur du bateau.
«Mais, mes braves gens du bon Dieu, une chose qui vous semblera drôle, et qui manqua de me sabouler l'esprit sens-dessus dessous, ce fut, au milieu de tout ça, la mort du petit Palanquin, de celui-là même qui m'avait inculpé dans l'idée de venir à Règle pour enterrer les trois quarts de nos gens. Le pauvre innocent fut un des premiers à changer ses ancres de bord, un jour juste après que la maladie eut commencé à nous tomber d'aplomb sur l'échine du dos. Qui jamais, disait-il, en se sentant frappé du mal à mort, aurait pu se mettre dans le coco, que la peste, que nous venions chercher dans ce chien de pays, serait pour moi comme pour les autres? Le ciel n'est pas juste, puisque je suis stourbe! C'est vous, espèce de capitaine manqué, qui auriez dû payer le tribut à la nature avant moi; mais vous êtes né coiffé d'un bonnet de coton, et vous mourrez vieux, ganachon et heureux. Salut!
«Il fila pour lors son bout de câble pour appareiller en abattant sous le vent de sa bouée, et le peu d'égards qu'il avait eu pour moi, son chef, avant de périr au lit, et à l'article de la mort, m'opposa de le regretter autant et plus que je l'aurais fait s'il m'avait dit moins de sottises avant son resquies catin passée.
«Pas moins, voyez-vous, pour avoir l'air de le regretter, et de le traiter en bon parent après décès, suffit qu'il était mon cousin de son vivant, je le fis enterrer avec les honneurs de la guerre: six pieds de terre tout comme à un homme fait, et une châsse de bois d'acajou pas sujette au ver. Jamais je n'ai su, comme tant d'autres, ce que c'était que d'économiser sur les derniers devoirs à rendre à ses amis, ou à ceux de sa famille. Les bons parens font honneur à leurs proches, selon leurs petits moyens, et leurs bons sentimens, coûte qui coûte; c'est mon refrain en pareil cas.
«A la suite d'un ensorcellement d'affaires et de chicanes, qu'il serait trop long et trop indigne de vous réciter, je crus me douter qu'il était plus que temps de hisser mon ancre à bord, si je ne voulais pas la laisser s'engager sur le fond où j'avais mouillé à la grâce de Dieu. Il y a des finots qui ont trouvé de bonnes longues-vues dans leur vie; mais jamais je n'ai pu mettre la patte sur une lunette d'approche qui fût assez bonne pour me faire voir trois semaines d'avance, dans le temps à venir. Cependant, il aurait fallu avoir l'œil joliment trouble et borné, à ma place, pour ne pas suspecter à la première inspection des mines, la figure que me faisaient les autorités de l'endroit et les gendarmes de la malchaussée de Règle. Rien que de les voir passer les uns et les autres à côté de moi, leur air me donnait la colique, sans comparaison comme la médecine de cheval que j'ai embarquée ce matin par mon avant. Ce fut pour lors que je me dis sévèrement à moi tout seul: détalons d'ici, mon fiston; et vite, encore, si tu ne veux pas jaunir sur pied; ton estomac est trop délicat pour supporter plus long-temps le climat du pays. C'est un tour de valse qu'il te faut retenir pour la première que la musique jouera dans le bal qu'on veut donner en ton honneur et gloire.
«C'était bien pensé, ceci, mais avec un équipage défunt en partie il n'y avait guère moyen de gagner le grand air du large à bord d'un grand coquin de brick dur à patiner et lourd à changer de place. Un officier de mon état-major, en mettant le nez sur mon embarras, me conseilla une tromperie. Il y a ici, me communiqua-t-il en n'ayant l'air de rien, des Américains qui se chargent de tout sur mer. Quand on leur promet plus de beurre que de pain, ils sautent dessus, et après, c'est à vous à ne leur donner ni pain ni beurre, une fois que vous pouvez leur chanter: petits oiseaux le printemps vient de naître, sur l'air du troulala, avec variations.
«Le lendemain de la conversation, je fis afficher que l'équipage qui conduirait le Général-Sucre à sa destination, aurait pour sa peine la moitié du navire que j'aurais sous les pieds en arrivant, le tout fait double et de bonne foi entre nous.
«Le poisson mordit à la ligne: vingt à vingt-cinq congres de Boston ou de New-York se déhâlèrent à mon bord, et j'appareillai avec eux, après avoir signé de mon nom un papier, comme par lequel je m'engageais à leur compter une fois rendu à Saint-Thomas, la moitié de la valeur du brick que j'avais sous les pieds. Oui, mais en arrivant à mon bord, j'eus la malice de me coucher dans ma cabane pour toute la traversée, et pour ne plus me relever de dessus le dos, qu'une fois débarqué à terre dans mon cadre de fainéantise et de dissimulation.»
«Quelle avarie s'est-il donc avoir faite dans les œuvres-mortes? se demandaient les uns aux autres mes matelots de louage pendant le voyage. A-t-il un tour dans ses câbles ou la goutte descendue dans la cale, pour rester toujours couché comme une cagne? En les entendant blaguasser de la manière susdite, je me disais: Oui, va toujours, tas de lofias: à terre, je t'apprendrai la loi en te faisant voir comment on marche dans le pays, quand on ne veut pas laisser rouiller ses quilles en route.
«Et comme de fait, en arrivant à Saint-Thomas, où il y a des avocats et de la justice, je signifiai aux Américains, que n'ayant pas bougé de ma cabane, je n'avais pas eu de navire sous les pieds, mais sous le dos, et que conséquemment et d'après le code pénal, je ne leur devais pas un taquet du navire dont ils voulaient raccrocher la moitié. Ils me qualifièrent de gueux et de scélérat, et je leur fis prouver devant la justice qu'ils étaient des simples et des crédules. Nonobstant, les juges en bonnets pointus, me commandèrent de leur payer quelque chose pour le voyage, et comme, avant tout, il faut être juste quand la justice vous force à être bon enfant, je finis par obéir au commandant en chef de l'escouade de juges qui m'avaient fait passer sur l'avant du tribunal.
«J'avais, en outre de ça, un vœu conclu à la mer à remplir à Saint-Thomas. Mon vœu, je l'ai rempli, et mieux que rempli quelquefois, et même avec une partie de l'argent gagné à la sueur de mon front et à la sécheresse de mon estomac; car, pendant les neuf mois que j'ai passés à la mer, je puis bien dire que je n'ai souvent bu ni mangé mon content. Mais la terre, comme on dit, paie les fautes de la mer, et tout aujourd'hui, Dieu merci, est payé, excepté vous. Néanmoins, tout le pécune que j'ai gratté d'un bord et de l'autre, est dans deux barils que j'ai laissés chez une hôtesse, et auxquels j'ai donné de temps en temps quelques petits soufflets d'amitié, sans leur faire trop de mal. Vous dire combien il y a de livres, sous et deniers dans ces petits barils de galère, c'est ce que je ne puis pas vous confirmer, attendu qu'il me serait moins malaisé de regagner encore tout cet argent là, que d'en compter seulement le demi-quart. Vous qui savez calculer, vous calculerez tout cela, et vous vous rendrez mes comptes en règle, si vous voulez vous donner la peine de faire ce que je ne ferai jamais de ma vie. A présent vous venez d'apprendre tout ce que j'ai fait pour le bien du service de notre aimable société. L'honnête homme agit comme il peut dans sa vie, et non pas toujours comme il veut. Il n'y a, vous le savez bien, que notre très saint père le Pape qui puisse répondre de tout et qui ne se trompe jamais sur aucune chose, le vieux Paria qu'il est!
«Ma foi, je vous ai tout dit, et je crois que c'est ça! Finus coronat opis, comme dit l'anglais. Voyons, vous autres, à présent que j'ai fini, est-ce que je vous ai largué trop de bêtises?
«Bien peu de jours de ma vie se sont écoulés, sans que je ne me sois rappelé ce que nous répétait souvent au séminaire, un ancien vicaire qui passait pour avoir fait autrefois des siennes: Le monde, nous disait ce vénérable praticien d'erreurs mondaines, commence à se faire bien vieux, et c'est cependant du nouveau qu'il faut sans cesse, à cet antique enfant, avide de tout et blasé sur tout. Pour moi, mes jeunes amis, j'aimerais cent fois mieux aller prêcher un bon petit schisme tout neuf, aux Esquimaux ou aux Californiens, que de rabâcher chaque matin aux fidèles de Nanterre ou de Saint-Denis, la messe dont ces braves gens doivent être aussi fatigués que moi pour le moins. Ne me parlez pas de marcher sur un vieux plancher, quand on ne porte plus que des savattes.
«Jamais le sens profond que cachait cette parabole de l'expérience, ne se présenta plus lumineux à mon esprit méditatif, qu'au moment où je vous fis mes adieux et où je reçus les vôtres, pour aller pratiquer au loin la profession qui nous est commune. Après avoir repassé et pour ainsi dire ressassé dans toutes les cases de mon cerveau, le nom des lieux où je pourrais planter ma tente vagabonde avec quelque espoir de rencontrer un gras pâturage pour mes chères brebis, je me décidai à cheminer vers Saint-Domingue, ancienne colonie hispanico-française, rajeunie et reblanchie par les nègres, sous la domination tant soit peu caraïbe d'Haïti. Mes raisons pour laisser choir doucement le ballon de ma destinée sur ce point terrestre plutôt que sur un autre, méritent de vous être exposées, et vous les trouverez logiquement déduites dans les réflexions suivantes, que je faisais tout en me rendant sur un schooner américain, de la Pointe-à-Pitre, vers la partie d'Haïti gouvernée par Christophe premier, le nègre-Roi, et le Roi de tous les nègres3.
«Saint-Domingue, me disais-je donc, en pesant avec maturité et un à un, les motifs de ma résolution, Saint-Domingue est un pays nouveau, ou tout au moins un pays retourné, qui peut aujourd'hui passer pour assez raisonnablement neuf. Il n'y a plus là de civilisation qui vienne contrarier à chaque pas les projets d'un homme déterminé à gouverner sa barque en dehors des lois ordinaires de la société, et au large des usages consacrés par l'incommode droit des gens. Les forbans jusqu'ici paraissent s'être si bien trouvés de l'exploitation de ces parages fortunés, qu'il ne s'écoule guère d'années où l'on ne pende une bonne douzaine au moins, de ces honnêtes gens. Or, pour qu'il y ait tant de forbans à pendre chaque année à Haïti, il faut nécessairement que les forbans ne se lassent pas de fréquenter les abords de cette île fameuse; et pour qu'il y ait un aussi grand nombre de forbans sans cesse disposés à se faire pendre là plutôt qu'ailleurs, il faut nécessairement aussi qu'ils trouvent là plutôt qu'ailleurs, quelque chose qui vaille la peine de leur faire braver le gibet qu'ils rencontrent quelquefois sur leur route; car, s'il en était autrement, je ne vois pas pourquoi ils iraient affronter pour rien dans ces parages, le croc et la potence, la dernière raison, ultima ratio, l'argument final en un mot, de la société contre eux. Les coquins de notre espèce, passez-moi l'épithète, ne raisonnent pas encore assez mal leurs intérêts, pour devenir absurdes aux dépens de leur propre peau. Rendons-nous donc à Saint-Domingue, me disais-je toujours. C'est l'ancien refuge des Boucaniers et des frères-la-côte, ces illustres ancêtres qui n'étaient pas plus bêtes que nous4; faisons comme eux, et le ciel bénira peut-être nos efforts comme il a béni leurs glorieux travaux.
«D'ailleurs, m'écriai-je encore, pour m'affermir dans ma première détermination, il n'y a plus maintenant à Haïti que quelques millions de nègres qui se croient devenus quelque chose de libre, parce qu'ils ont réussi, la fièvre jaune les aidant, à chasser ignominieusement leurs anciens maîtres. Avec ces gaillards là, tout bouffis de l'orgueil de leur facile victoire, il doit y avoir moyen d'entrer aisément et brusquement en matière, et bien fin, ma foi, sera le diable, s'il parvient à me couper les vivres, là où avec la faim que j'ai, je sentirai des vivres à me mettre dans la besace.
«Rempli de ces idées spéculatives, et du zèle que m'inspirait le désir de faire quelque chose de bien sur un plan solidement assis, je débarquai bientôt au Cap Français. Je songeai d'abord, en posant en toute sécurité le pied à terre, à bien ramasser ma conduite autour de moi, et à ne pas m'empêtrer les jambes dans les premiers événemens ou le semblant de bonnes occasions qui viendraient se présenter à moi. La guerre d'attaque peut réussir quelquefois aux fous et aux imbéciles qui se sentent le cœur plein et les oreilles chaudes; mais la guerre défensive est le fait des esprits méditatifs, ou des gens qui croient avoir quelque chose à perdre. J'avais avec moi, vous le savez bien, les huit mille gourdes que je tenais de la libéralité et de la confiance de notre respectable ami.
«Le roi Christophe premier et dernier, informé par les espions de sa couronne, de mon débarquement imprévu au beau milieu de ses états un peu désorganisés, me fit l'honneur et le déplaisir de m'inviter à passer dans son palais, pour me demander ce que je comptais faire dans ce pays soumis à son autorité souveraine, ou plutôt au dévergondage de son despotisme. Je répondis à sa Majesté, en homme déjà préparé à toutes les investigations et aux plus mauvaises chicanes, que j'avais le projet philantropique de me livrer moyennant son autorisation, à la traite des blancs des colonies voisines, attendu qu'il y avait assez long-temps que les blancs se livraient impunément à la traite des noirs. Le malin nègre eut l'air de me prendre pour un insensé ou pour un idiot, ce qui est à peu près la même chose aux yeux des gens qui se croient plus madrés que les fous ou les imbéciles qu'ils dédaignent. Je me gardai bien, ainsi que vous devez le penser, de chercher à désabuser le monarque d'une erreur qui favorisait si complètement mes intentions secrètes. Mais Christophe ayant envie depuis long-temps d'attacher, en sa qualité de Roi, un fou ou un magot à son service, s'avisa d'ordonner à ses grands et petits mouchards, de me regarder à l'avenir comme le bouffon ordinaire du Palais, et de me laisser aller librement mon train sans jamais me perdre de vue. C'était ma qualité de blanc, que le drôle était bien aise d'humilier dans la personne d'un des bipèdes de mon espèce, et je passai bientôt enfin, grâce à cet avancement inattendu et inespéré, pour le Triboulet ou le Langéli de sa Majesté intertropicale.
«L'île d'Haïti, depuis l'anéantissement de l'armée du général Leclerc, avait comme vous ne pouvez l'ignorer, le bonheur d'être libre et en guerre civile sous les drapeaux ennemis et patriotiques de Dessalines, de Christophe, de Rigaud et de Boyer. C'était un état d'indépendance qui faisait pitié à voir, et au milieu duquel il était impossible de se reconnaître. Les étrangers que leurs mauvaises destinées, ou un caprice presque aussi malheureux que la plus mauvaise destinée, conduisaient dans ce lieu de discorde et de liberté, s'y trouvaient presque aussi maltraités et aussi sévèrement surveillés que les habitans et les nationaux eux-mêmes. Quand je voulus armer pour mon compte et sous mon nom, par exemple, une petite goëlette pour faire soi-disant le cabotage de la colonie, on m'apprit en me menaçant de toute la rigueur des lois, que personne ne connaissait encore, qu'il n'y avait pas de cabotage praticable dans un état indépendant dont tous les ports étaient bloqués, tantôt par un parti, tantôt par un autre; et qu'il serait absurde au gouvernement d'accorder ce droit, ce qui était par le fait de toute impossibilité. Je réclamai alors la simple autorisation d'armer un aviso de plaisance, pour faire faire de temps à autre, quelques petites promenades anodines et maritimes aux insulaires les plus riches et les plus comme il faut du pays. Le secrétaire de la marine et le collecteur de la Douane me firent observer, que pour avoir le privilège de posséder un bâtiment de la république nègre, il fallait jouir au préalable de l'avantage d'être noir comme le gréement de la barque que l'on voulait armer, ou tout au moins justifier du fait d'être issu d'une famille aussi bronzée que le cuivre du bateau que je m'étais proposé de mettre à la mer. Je trouvai, pour éluder ces impertinentes conditions, un ancien prince de la côte de Guinée, qui consentit, en sa qualité de citoyen haïtien naturalisé, à acheter sous son nom et après s'être lui-même vendu à moi, un caboteur que j'équipai de trente et quelques déserteurs européens que je ramassai à grands coups de tafia dans les bouchons et autres lieux encore plus suspects du royaume régénéré.
«J'étais venu à St.-Domingue, comme je vous l'ai déjà dit, avec l'espoir de faire du nouveau et de l'inattendu, dans une contrée passée à la lessive brûlante de l'insurrection, et en poursuivant toujours, bien entendu, l'idée que m'avait inspirée la vieille maxime de cet ancien vicaire dont je vous ai parlé en commençant ma petite histoire. Le projet que, du reste, j'avais nourri, et, en quelque façon, engraissé du sucre de mes réflexions en armant sous le nom d'un prince de Guinée, mon bateau caboteur, était assez drôlet, comme vous allez en juger par vous-mêmes. Mon intention, après avoir réuni à mon bord, sous un prétexte un peu foncé en couleur, une aussi grande quantité de nègres que j'aurais pu en trouver, mon intention, ai-je dit, était d'appareiller à l'improviste du Cap Haïtien, d'aller vendre les peaux de mes républicains mystifiés à la Havane, et de revenir ensuite croiser et pirater dans les débouquemens des Iles-sous-le-Vent. Pour parvenir à me livrer avec quelque chance de succès à cette espèce d'espiéglerie, et à faire convenablement cette sorte d'école buissonnière maritime, j'annonçai un jour à toute la négraillocratie du lieu, qu'il y aurait incessamment fête, repas et feu d'artifice à mon bord, et que les curieux et les amateurs y verraient le spectacle extraordinaire d'un homme blanc mangé par un requin noir. Comme depuis long-temps on était habitué à me regarder comme un monomane, dont le monarque lui-même n'avait pas dédaigné de s'amuser un instant, on ne trouva pas très surprenant que je me fusse mis dans la tête de régaler le beau monde haïtien du spectacle d'une de mes extragavances ordinaires. Quelle défiance raisonnable aurais-je pu d'ailleurs inspirer, en engageant les amateurs à se réunir et à venir se récréer à bord d'une barque à peine armée, et en apparence incapable de prendre inopinément la mer? Il aurait fallu être doué d'une perspicacité plus qu'africaine ou haïtienne, pour deviner le mystère du projet que j'avais conçu, sous le voile trompeur des apprêts les plus inoffensifs. Rien donc ne pouvait m'alarmer sur l'issue d'une tentative secrète qui n'avait encore éveillé les soupçons de personne, et que tout jusque là avait semblé favoriser au-delà même de mes petites espérances. On parut même me savoir gré, dans la société qui s'égayait le plus à mes dépens, de la politesse que j'avais eue de choisir pour le spectacle annoncé, une allégorie qui tendait à figurer la couleur européenne d'un homme blanc, sacrifiée à la couleur guinéenne d'un requin noir. L'emblème fut trouvé fort, mais délicat et agréablement choisi. Le royaume de Christophe premier ne possédait pas en tout un seul navire qui fût en état de me donner la chasse, quand une fois je serais parvenu en appareillant, tant bien que mal, à enlever la traite de noirs improvisée que je me proposais de faire dans le pays. Il y avait bien cependant quelques coups de canon à risquer par ci par là, dans le cas où je filerais avec mon personnel sous les batteries de terre. Mais, me disais-je avec assez de sens, ce me semble, un coup d'éventail à boulets est bientôt passé, surtout quand il est donné à la hâte, et reçu avec courage. Et puis d'ailleurs, la crainte qu'auront les canonniers haïtiens de tuer à mon bord, leurs compatriotes en visant gauchement ma goëlette, pourra bien nous épargner une bonne partie de la volée qu'ils nous enverraient impitoyablement, s'il n'y avait qu'à hacher des blancs comme nous, tuables et canonnables à merci. Va donc pour le coup d'éventail à mitraille! pensai-je. L'honneur de réussir vaut bien le danger que me fera courir une aussi noble tentative.
«Il existe au monde une foule de gens à qui il faut toujours quelque chose ou quelqu'un à respecter, troupeau servile qui ne saurait vivre sans un berger qui le fouette, ou un chien qui lui morde le derrière. Moi, Dieu merci, j'ai le bonheur de ne respecter personne, ni rien. C'est une assez utile philosophie, que je me suis faite comme cela, en voyant les hommes comme ils sont, et en appréciant toutes les choses à leur juste valeur. Quand ma chaussure me gêne, je l'élargis au moyen d'un couteau, dût-elle, après cette petite incision, ne me durer qu'un jour. Pourquoi ne ferais-je pas pour d'absurdes préjugés, ce que l'on fait pour une chaussure trop étroite ou pour un soulier mal fait? Cette réflexion m'était passée par la tête, long-temps avant mon débarquement au Cap Haïtien; car je vous prie de croire que je n'étais pas venu là, dépourvu de principes, et pour y faire un cours pratique de science humanitaire.
«Mais revenons à l'objet principal de mon récit; j'avais donc fait annoncer au son du tambour, et au moyen de cent grandes affiches placardées dans toutes les rues de la ville, l'étonnant spectacle que j'avais préparé. La curiosité fut vive, la foule devait être considérable. Mais, hélas, comme dit l'Écriture, combien les projets de l'homme sont vains, et combien sa prévoyance est misérable! ou, en d'autres termes:
«Le soir même, où je devais donner ma fête sur l'eau à l'aimable société d'Haïti, le roi Christophe eut pour la seconde fois envie de me faire venir devant lui; et pour être encore plus sûr de l'empressement que je mettrais à me rendre à ses ordres suprêmes, le monarque eut soin de m'envoyer chercher par quatre contrefaçons de grenadiers et une apparence de caporal de sa garde royale. Un autre que moi n'aurait pas manqué de perdre d'abord la tête en pareille circonstance. Mais moi, plus calme et plus résigné que beaucoup de gens ne l'eussent été à ma place, je pensai que ma tête était la première chose que je dusse ne pas perdre, et qu'il serait toujours temps d'en faire le sacrifice, quand il n'y aurait plus possibilité de la disputer à la faux du malheur ou au glaive du despotisme.
«Dès que sa majesté m'aperçut arrivant à elle au milieu du cortège qu'elle avait eu la trop grande bonté de m'envoyer, pour me conduire court et ferme dans son palais, elle n'eut rien de plus pressé que de me demander en me présentant une boucle de fer qu'elle tenait assez maladroitement dans ses gracieuses griffes:
—Comment, s'il vous plaît, nommez-vous cela?
—Mais, sire, répondis-je aussitôt avec respect et présence d'esprit en reconnaissant cet objet pour m'avoir appartenu, cela se nomme vulgairement un piton ou une boucle en fer?
—Et à quel usage emploie-t-on ordinairement, que vous sachiez, ces sortes de pitons, à bord des bâtimens?
—Ces pitons servent à accrocher les saisines de chaloupe sur le pont, et à amarrer ou à fixer, si votre majesté aime mieux, les barriques le long du bord.
—Voyez combien les monarques sont à plaindre, et combien on s'attache à les tromper, s'écria alors le souverain, d'un air étonné, en s'adressant aux courtisans qui l'entouraient. Plusieurs anciens marins m'avaient assuré que l'on employait quelquefois les boucles de ce genre, dans l'entrepont des navires, pour y attacher les malheureux esclaves que la cruauté des Européens allait arracher à la côte d'Afrique, pour les revendre aux Antilles, comme la plus vile et la plus abjecte marchandise!
—Quelle horreur! fis-je avec une vivacité d'expression et un mouvement de dégoût qui ne m'était pas habituel, mais qu'il m'importait de rendre aussi naturel que possible. Il faudrait, pour admettre cette calomnie, supposer non seulement la plus inconcevable perversité, mais encore la plus insigne maladresse aux hommes qui auraient destiné ces pitons à un usage aussi barbare! Herque! le cœur se soulève d'indignation et d'horreur, rien que d'y penser!
«Le vieux drille couronné reprit, après m'avoir laissé défiler ma phrase tout au long, et exprimer tout à mon aise le dégoût profond que je faisais semblant de ressentir:
—Et comment peut-il donc se faire, monsieur le fou, qu'avec l'horreur insurmontable que paraît vous inspirer l'emploi de ces ferremens odieux à bord des négriers, vous ayez eu l'imprudence d'en faire planter une rangée dans la cale du petit brick de plaisance que je vous ai laissé armer sous le nom d'un des plus stupides sujets de mon royaume?
—Comment il se fait, dites-vous, sire? Mais ma réponse est facile, et il me suffira de vous expliquer les choses avec sincérité pour ne vous laisser aucun doute sur mon innocence, ou du moins sur la réalité de ce que vous avez eu la bonté d'appeler déjà mon imprudence. Cette rangée de pitons dont vous me parlez, se trouve effectivement à bord de mon navire par la raison toute simple qu'elle y était lorsque j'ai pris possession du bâtiment, et je l'y ai maintenue en pensant ensuite que ces petites boucles pourraient me servir à assujettir dans la cale les pièces à eau dont j'avais besoin de me pourvoir pour lester ma petite goëlette!
—Ah! c'est pardieu vrai! Voyez ce que c'est que de ne pas pouvoir se rendre compte par soi-même des choses les plus usuelles pour une profession dont on ignore les détails! Maintenant que vous venez de m'initier par une explication toute simple aux mystères de vos actions, je ne m'étonne plus de l'activité avec laquelle je vous ai vu embarquer cette nuit une bonne vingtaine au moins de tonneaux d'eau à votre bord, en attachant a l'aiguade du rivage une manche en cuir, qui conduisait sans bruit le liquide dans les pièces de votre cale! Oh, tout à présent s'explique à merveille: c'était le lest nécessaire à votre petite navigation que vous embarquiez ainsi avec tant de promptitude et de discrétion, mais, tudieu! quels buveurs d'eau vous vous disposez à recevoir à bord de votre embarcation!
—Et votre fête, continua sa majesté en changeant un peu de ton, votre fête maritime, ou plutôt aquatique, sera donc bien éblouissante, monsieur l'ex-blanc converti à la cause des noirs?
—Mais, sire, j'ai lieu d'espérer qu'elle sera demain aussi brillante, que les faibles moyens dont j'ai pu disposer m'ont permis de…
—Moi aussi, je vais donner une fête dont votre projet de gala sur mer m'a suggéré la pensée. C'est votre idée que j'ai voulu copier, mais pas servilement, au moins… Vous souriez, monsieur le présomptueux; mais savez-vous bien qu'il y aurait témérité à tout autre que vous de dédaigner un concurrent comme moi?
—Aussi, votre majesté ne pense-t-elle pas sans doute, que c'est de dédain que je souris: c'est d'incrédulité seulement.
—Ah! vous êtes incrédule! Et ce sont des preuves, par conséquent, qu'il vous faut? Eh bien, vous allez bientôt en avoir. Mais avant de vous rendre spectateur de la fête que je vous ai préparée, il est peut-être bon de vous prévenir qu'au lieu de terminer comme vous, mon grand spectacle par un feu d'artifice, ce sera au contraire par un feu d'artifice de ma composition qu'il commencera, et c'est à vous, en personne, que sera adressé le bouquet… Et tenez, sans aller plus loin, voilà déjà ma fête qui commence, Ah! ah! regardez donc là, le bel effet que va produire ma première fusée! Mais, à propos, j'ai oublié de vous questionner sur un point essentiel. Savez-vous le latin?…
—Sire, répondis-je fort embarrassé de la position dans laquelle venait de me jeter la conversation goguenarde du roi!… Sire, il y a tant d'imbéciles qui prétendent que l'on ne sait rien quand on ne sait pas le latin, que je crois pouvoir vous avouer que j'entends un peu cette langue, sans risquer de vouloir me faire passer à vos yeux pour un homme d'esprit.
—Ah! fort bien. Lisez-moi donc, et bien vite, si vous ne voulez pas perdre l'à-propos de la ressemblance, la petite devise que je me suis amusé à écrire sur les vitraux d'une des croisées qui donnent là, sur la rade, là, de ce côté!…
«Je lus, mes amis, cette infernale devise: elle était ainsi conçue en latin d'Haïti:
Deus non sum, tantùm abest ut! Tamen sicut Deus, incedo per ignes.
«En portant attentivement mes yeux sur le carreau où le doigt du monstre avait tracé ces mots sataniques, je vis à travers la vitre perfide, quelque chose qui brûlait sur rade: mais quelle fut ma stupéfaction, je vous le demande, lorsque je reconnus dans ce quelque chose incendié, mon bateau, mon pauvre bateau livré, par ordre du royal bourreau, à l'impétuosité des flammes! Quelques minutes après avoir joui de l'impression que ce spectacle cruel ne laissait que trop voir sur mon visage qui, baigné d'une froide sueur reflétait pour ainsi dire la lueur de l'incendie qui consumait ma propriété, le tyran m'adressa ces paroles moqueuses qui furent les dernières que j'entendis sortir de ses lèvres de singe ou de bouc:
—Ah! murmura-t-il, maître idiot, vous vouliez traiter les sujets libres d'Haïti, à votre bord, comme vos pareils ont l'habitude de traiter les esclaves nègres, et vous pensiez, dans votre sot orgueil, que parce que les nègres sont noirs, ils doivent redevenir esclaves. Eh bien! maintenant, c'est moi qui pour répondre à votre témérité vais vous traiter comme vous le méritez: soldats, enlevez-moi ce drôle, et que son sort et ma volonté s'accomplissent!
«Jamais les ordres de l'esclave-roi ne furent remplis, je vous jure, avec plus de ponctualité et de vigueur d'exécution. A peine me sentis-je enlever du palais, tant j'étais léger, ou tant je devais être étourdi du coup qui venait de me tomber sur la tête. Je ne repris tout-à-fait l'usage de mes facultés intellectuelles, que lorsque je me vis descendu dans le fond d'un caveau presque aussi noir et aussi sinistre que le monstre qui venait d'ordonner de m'y placer.
«Je ne recouvrai, pour ainsi dire, mes sens qu'au milieu des ténèbres, et la liberté naturelle de mon esprit que sous les verroux d'un cachot.
«Toutes les pénibles réflexions que jusqu'alors j'avais retenues comme un torrent impétueux, dans mon âme soulevée, reprirent bientôt cependant leur cours paisible, mêlé d'un peu de crainte et de tristesse. Ce n'est pas toujours au milieu des fleurs de la vie et à l'ombre des idées riantes, vous le savez bien, que la pensée est faite pour ruisseler limpide et pure. La méditation a aussi ses débordemens et l'âme humaine ses inondations. Je ne l'éprouvai que trop.
«Au bout de quarante-huit heures de jeûne forcé et de pensées plus ou moins lugubres sur l'effroyable réalité de ma position, la porte du souterrain où l'on m'avait enfermé s'ouvrit, pour montrer à mes yeux abattus un spectacle presque aussi sombre, que les ténèbres au fond desquelles mes regards s'étaient peu à peu habitués à percer l'obscurité. Les pâles rayons du jour que je ne croyais plus revoir, en pénétrant à travers les grilles épaisses de ma prison, me laissèrent apercevoir deux petits épouvantables nègres habillés en diablotins, et tenant à la main deux torches goudronnées et un écriteau: ces monstres enfans s'avançaient vers moi. Qu'est-ce à dire, me demandai-je, que cette vision diabolique et cette fantasmagorie? veulent-ils m'effrayer pour rire, ou veulent-ils se défaire sérieusement de moi en riant? La porte du cachot, qui n'avait roulé sur ses gonds que pour donner passage à ces deux nouveaux venus, se referma bientôt, et, à la lueur des flambeaux que venaient d'allumer mes deux noires marmailles, je lus sur l'écriteau qu'ils tenaient comme des griffons tiennent le pied d'un meuble, les mots suivants tracés en grosses lettres rouges, assez semblables à des caractères phosphorescens:
«Citoyens libres de la ville du Cap,»Henry Christophe 1er, par la grâce de Dieu et des constitutions, Roi d'Haïti et de la partie et dépendances du cap Haïtien, etc., fait connaître à tous ceux qu'il appartiendra, que le vagabond européen, dit Frère-José, a été condamné à être enterré vif, pour avoir voulu exercer, à Haïti même, l'infâme trafic connu sous le nom odieux de Traite des Noirs.
»Le convoi se réunira en armes, demain, à trois heures de relevée, au domicile du vivant (prison centrale), puis, de-là, se rendra à la grande église paroissiale du Cap.
»Fait au palais, ce 17 juin 1819.
»Le roi,
»Henry Christophe.»
«Quel calice d'absinthe et de fiel à avaler, m'écriai-je en détournant les yeux de ce placard dégoûtant!… Mais une réflexion, qui suivit dans mon esprit le premier mouvement d'indignation qui m'avait soulevé le cœur, vint presque me consoler du fatal avenir que je ne prévoyais que trop pour moi. Jésus-Christ, en marchant au supplice pour racheter les péchés des malheureux qui ne valaient certes pas un tel sacrifice, eut la douleur de porter lui-même sa croix, tandis que moi, je vais être porté et logé dans un bon et commode cercueil: voilà ce que je me dis; l'avantage est donc encore de mon côté, et je suis bien loin, cependant, de valoir mieux que Notre Seigneur. Laudamus te Deum, et que la volonté du destin soit encore une fois faite, puisqu'il n'y a guère moyen de faire mieux pour moi, que n'a fait lui-même ce malheureux destin!»
Ici, maître Bastringue, en entendant son ami prononcer encore quelques mots de latin, ne put retenir l'enthousiasme que lui inspirait cet éclat prodigieux de science:
—Ah! gueusard de José, tu parles comme un lutin, s'écria-t-il, mais force de voiles un peu, s'il y a moyen. J'ai envie de voir comment tu as débrouillé ton palanquin dans le moment de ton enterrement en vie.
Frère José poursuivit ainsi:
«Les deux petits griffons noirs, jugeant sans doute à la grimace que je n'avais pu m'empêcher de faire en leur présence, que j'en avais assez vu comme cela, pour être fixé d'une manière positive sur mon sort, laissèrent tomber leur écriteau à mes pieds, et, s'approchant de moi avec force gambades et contorsions diaboliques, l'un d'eux me remit respectueusement une lettre scellée d'un grand cachet noir en signe de deuil. On aurait mis un cachet noir à moins.
«J'ouvris à la lueur des torches funèbres qui continuaient à flamber devant moi et à puer la résine; je lus la lugubre missive qui m'était adressée. Elle était conçue en assez mauvais langage; mais dans la conjoncture où les événemens m'avaient placé, et surtout dans la situation d'esprit où je me trouvais alors, on n'a guère le droit de se montrer difficile sur les qualités du style épistolaire.
«La dépêche qui venait de m'être ainsi remise contenait textuellement ces mots:
«Monsieur le négrier blanc,»Un capitaine américain comptant sur les ravages que l'épidémie devait exercer cette année parmi les nouveaux arrivés d'Europe, a débarqué ici une pacotille de cercueils, on ne peut mieux conditionnés. Malheureusement pour le spéculateur qui n'avait compté sur la fièvre jaune que pour les autres, c'est lui qui, le premier, s'est vu dans la nécessité d'étrenner sa marchandise pour son propre compte. Hier, il a été porté en terre dans le premier des cercueils dont se composait son chargement. Cette contrariété a été d'autant plus vive pour moi, que je m'étais promis le plaisir de vous offrir le premier tiré de la cargaison du prévoyant capitaine; mais pour vous traiter cependant autant que possible avec la distinction dont je voulais vous donner une preuve si éclatante, j'ai tout arrangé, après avoir pris les ordres de S. M., pour que demain, à deux heures, on mît à votre disposition la seconde bière de première qualité du chargement du défunt capitaine américain.
»Veuillez donc bien, en conséquence, vous tenir prêt, à l'heure indiquée, à recevoir l'honneur qu'on vous réserve, et dont vous vous êtes montré déjà si digne.
«recevez, monsieur le Négrier blanc, l'assurance de la parfaite considération, avec laquelle je me garderai bien d'avoir l'honneur de vous saluer.
Le Secrétaire des commandemens de S. M. Haïtienne.
«Les rois n'ont qu'une parole, à ce qu'ils disent, et ils disent quelquefois vrai, quand ils ont donné parole de faire le mal. Le monarque-fossoyeur parut vouloir tenir à l'engagement qu'il avait pris, en ordonnant mon inhumation quelques bonnes années au moins avant le terme assigné dans les cieux à ma mort naturelle. Le jour de la cérémonie annoncée, S. M. eut même la prévoyance de m'envoyer trois caricatures de prêtres, chargés de m'assister ante humum dans les préparatifs de ma toilette de trépassé. On fit tenir en équilibre, sur ma tête, un bonnet de coton empesé, long et pointu comme la flèche d'un clocher de campagne, et, en guise de san-benito, on passa sur mon corps, amaigri par le jeûne et la douleur, une longue robe de papier, faite de toutes les affiches, au moyen desquelles j'avais annoncé le grand spectacle que j'avais voulu donner sur l'eau. Mes aides de garde-robe trouvèrent en examinant de près ma physionomie, que ma mine ne pourrait manquer de faire honneur aux morts dans la compagnie desquels j'allais avoir l'avantage d'entrer à la fleur de mon âge, et avec la santé la plus resplendissante.
«Un de ces goguenards crut remarquer que quelques-uns de mes cheveux avaient blanchi dans l'espace de quarante-huit heures que l'on m'avait fait passer à l'ombre humide de mon cachot. Moi, pour répondre gaiement à l'impertinence de ce mauvais plaisant, je répondis qu'il voudrait peut-être bien que sa face eût pu blanchir aussi aisément, et par le même procédé que mes cheveux. Cette épigramme assez libre, que je m'imaginais pouvoir me permettre, sans risquer d'aggraver les inconvéniens de ma situation, intéressa mes persécuteurs à employer de leur mieux le temps qu'ils avaient encore à me tourmenter. On m'amarra, le plus raide possible, les deux jambes l'une contre l'autre, et les bras le long des hanches, pour m'imposer la plus complète et la plus cadavérique immobilité possible. A deux heures et demie, j'entendis à travers les murs épais de mon caveau, un sourd roulement de tambours. C'était le bruit du cortège immense qui venait chercher mon corps encore tout vivant, avec tous les honneurs qu'on ne rend ordinairement qu'aux morts illustres, quand ils sont bien morts, et qu'ils ont la vanité de se croire illustres.
«A trois heures précises, le cercueil qu'on m'avait réservé reçut ma très viable et très vitale dépouille, au-dessus de laquelle allait voltiger, comme une ombre, mon esprit qui travaillait toujours, ni plus ni moins que s'il n'eût pas encore été séparé de sa chair par l'ordre de S. M. Christophe. Trente sales ecclésiastiques, aussi mal blanchis que les surplis qui les couvraient étaient blancs et propres, entourèrent ma bière en chantant du latin créole, et des litanies nègres, dans un patois auquel le ciel ne devait pas comprendre grand'chose. Toute une troupe de soldats d'élite sans souliers, mais en gros bonnets à poil, suivait militairement mon convoi; et le long roulement des tambours, les sons aigus des fifres s'unissant, pour faire un tintamarre d'enfer, aux glas de toutes les cloches de la ville, attirèrent bruyamment, à la file de mon cortège funèbre, les flots de canaille dont regorgeaient alors les maisons de la cité.
«Jamais encore les heureux habitans du Cap n'avaient vu un pareil enterrement, ni moi non plus; et j'aurais peut-être été assez fier de tout ce luxe déployé à mon intention, si j'avais pu en être moins affligé. Tout le monde, imaginez-vous, riait autour de moi, et j'étais probablement le seul qui pût conserver son flegme, au milieu d'une aussi sévère et aussi burlesque cérémonie.
«J'ai toujours pensé qu'il n'y avait qu'une chose sérieuse dans la vie, et que cette chose sérieuse, c'était la mort. Or, en ce moment là, la mort se montrait à moi avec ce qu'elle a de plus hideux, c'est-à-dire avec l'appareil des tortures qui l'accompagnent quelquefois et l'indécente gaîté des bourreaux qui se font un jeu de ces tortures.
«Enfin, tout en tambourinant, carillonnant, psalmodiant et symphonisant, les caisses du régiment, les cloches de la paroisse, les chants nazillards des prêtres, et les symphonies presque aussi intolérables de la musique, me conduisirent aux portes de l'église métropolitaine. Le maître-autel étincelait de feux et de splendeur: cinquante gros cierges avaient été allumés autour des tréteaux sur lesquels je devais jouer le dernier rôle de la comédie que j'avais commencée en sortant du berceau. Les huit mulets à deux pieds, qui m'avaient transporté sur leurs épaules, de ma prison à la cathédrale, n'eurent pas plutôt déposé leur fardeau dans le sein de l'église, que le prêtre et les chantres entonnèrent en pouffant de rire, le plus lamentable des chants de leur pieux répertoire d'opéra lugubre. La parodie sacrilège que l'on exécutait ainsi à mes dépens dans le temple du Seigneur, me parut devoir se prolonger assez pour me donner tout le temps de la méditation la plus sérieuse. Par un reste d'habitude contractée au séminaire, je me mis à prier l'Être-Suprême, n'ayant en ce moment rien de mieux ni de plus pressé à faire. J'ose croire même que, sans la précaution que l'on avait eue de m'attacher les bras le long du corps, j'aurais fait le signe de la croix dans cet instant terrible où je n'avais guère d'autre parti à prendre que de recommander mon âme à Dieu, s'il pouvait arriver que Dieu en voulût encore. L'homme n'est véritablement fort ou faible qu'à son dernier soupir; aussi, aujourd'hui, j'ai la franchise de convenir que j'eus alors la faiblesse de n'être pas très fort contre l'horrible prévision de ma fin prochaine. Mais soit que la prière que j'envoyai au ciel avec la ferveur de la peur, fût écoutée du ciel, ou soit plutôt que le hasard voulût bien se charger de me tirer tout seul d'embarras, toujours est-il qu'il m'arriva, pour mon bonheur, ce qui probablement ne serait pas arrivé à beaucoup d'autres en pareille conjoncture. Ce qui m'arriva ainsi, mes amis, ce fut une idée, et cette idée me sauva. Je m'imaginai, au moment où je ne songeais presque plus à rien, qu'en m'agitant comme un possédé dans mon cercueil, je pourrais peut-être bien réussir à me tuer avant l'inhumation, en me faisant tomber rudement sur le pavé du temple, ou à faire rire assez les assistans pour les détourner du projet de me descendre tout vivant en terre. Je me mis donc, par suite du plan de diversion arrêté dans ma cervelle, à gigotter tellement au fond de mon domicile sépulcral, que les chantres qui braillaient leur requiem à mes oreilles, à moitié évanouies, accoururent pour m'imposer l'immobilité léthargique dont j'avais eu l'audace de m'affranchir. En exécutant ainsi un saut de carpe et en tournant et en retournant convulsivement ma tête de côté et d'autre, j'aperçus, au fond d'un confessionnal, quelque chose de noir, tout chamarré d'or et de broderies: ce quelque chose par bonheur, se trouva être le nègre-roi, Christophe lui-même qui riait en personne plus que tous les autres à la fois, mais qui riait, le barbare, d'un rire mélangé de tigre et de macaque… Bon, me dis-je, tout en continuant de me secouer et de me débattre comme un possédé: j'ai fait rire sa majesté, donc je ne suis pas encore mort! La lueur de gaîté que je venais de faire rayonner, et de voir briller sur la physionomie du monstre, fit refléter et pénétrer dans mon âme un doux rayon d'espoir qui me rendit, comme par l'effet d'un coup électrique, toute la force et la confiance dont j'avais besoin pour consentir encore à vivre… Les chants des prêtres avaient cessé: le mouvement des troupes, pour défiler par le flanc droit et par le flanc gauche, allait être commandé, les cierges qui avaient prêté leur pâle clarté à cette cérémonie impie, s'éteignaient un à un sous le long éteignoir du bedeau… C'est alors que je me sentis presque défaillir, et que mon cœur aussi faible que la clarté mourante des derniers cierges que je voyais expirer un à un dans l'air, me monta de la poitrine sur les lèvres comme pour s'exhaler aussi et s'éteindre à jamais… Une pluie d'eau bénite jaillissant du goupillon de l'évêque sur ma tête, qui avait voulu officier ce jour là en mon honneur, put seul me rappeler au sentiment des choses qui se faisaient encore autour de moi, et après cette aspersion salutaire qui venait de me picoter le visage de chacune des mille gouttes d'eau que m'avait lancées le goupillon, je vis tous les assistans se précipiter vers le bénitier placé au pied de ma châsse, mettre le genou en terre et m'envoyer sur les yeux de grands coups de bénissoir, comme avaient déjà fait monseigneur l'évêque et les autres membres du diocèse. Grâce! grâce! m'écriai-je de toute la puissance de mes poumons; enterrez-moi si vous voulez, mais, au nom du ciel, ne me noyez pas d'eau bénite dans ma bière!
—Et où veux-tu être enterré? me demanda alors un grand estafier à qui le roi venait de faire un signe du fond de son confessionnal.
—Où je veux être enterré? répétai-je fort embarrassé de répondre à cette question que j'avais été si loin de prévoir.
—Demandez à être enterré aux Sacristains, me dit vivement et tout bas à l'oreille une jeune mulâtresse qui venait de s'agenouiller près de moi après m'avoir lancé comme les autres son coup de goupillon.
—Oui, reprit le grand estafier, je te demande pour la seconde fois où tu veux être enterré?
—Je demande à S. M. à être enterré aux Sacristains, répondis-je alors: c'est la dernière volonté d'un mort, et elle doit être sacrée comme la parole d'un roi.
—Fiat voluntas tua! dit gravement l'évêque à qui Christophe venait de souffler un mot; et le prélat, tout fier d'avoir ainsi paraphrasé en latin un des passages de son Pater, tourna avec respect ses gros yeux roulans sur la face épanouie du monarque satisfait.
«Et aussitôt, voilà que tout mouillé, et presque à la nage dans mon cercueil transformé en embarcation coulant bas d'eau bénite, on m'emporte de l'église pour être inhumé aux Sacristains, sans que je puisse encore savoir si j'avais fait là une bonne ou mauvaise affaire, en suivant le conseil de la petite mulâtresse. Car, sur mon honneur, c'était la première fois de ma vie que j'entendais prononcer ce mot de sacristains qui pouvait également désigner un lieu bon ou mauvais, une communauté de religieux ou un cimetière.
«Depuis le jour fatal où il a plu au ciel de me donner, je ne sais comment, deux jambes pour marcher, comme il donne aux vautours deux ailes pour voler, j'ai voyagé à pied, à cheval, en voiture, en palanquin et même en charrette. Mais jamais encore il ne m'était arrivé de voyager en cercueil, et c'était au tyran Christophe qu'il était réservé de me faire connaître ce nouveau moyen de locomotion. Pendant deux nuits et trois jours, ou, pour parler plus rationnellement selon les faits, pendant deux siècles et trois éternelles nuits, on me tringuebala, dans ma niche horizontale, à travers des ravins et des mornes où mon escorte harassée fut plus de cent fois tentée de me faire rouler du haut en bas des précipices, pour s'épargner la peine de me conduire plus loin. Je demandai bien aux dragons qui m'accompagnaient, et qui tous avaient des éperons argentés et les pieds nus, ce que c'était que les Sacristains; mais à chacune des questions de ce genre, le chef de mon escorte me flanquait sur la tête le bout du drap mortuaire qui recouvrait ma bière, et par-dessus le drap mortuaire, un coup de plat de sabre qui m'encourageait fort peu à renouveler mes interrogations. C'était, disait-il, l'ordre du roi. Je donnai mon sort au diable, et le roi par-dessus le marché. C'était là tout ce qu'il m'était permis de faire impunément et librement.
—Et le nécessaire? s'écria maître Bastringue à la fin de ce paragraphe! Tu n'avais rien à manger, bon; mais pour arriver, tu devais avoir besoin… car enfin, dans ton coffre, il fallait bien… tu devais, à ce que je crois, être joliment pressé d'arriver à ta destination.»
Frère José jugeait à propos de ne pas tenir compte de la remarque que venait de faire l'interrupteur, et il continua ainsi, en tournant un des feuillets du cahier qu'il nous lisait:
«Le soir du troisième jour de mon martyre ambulant, j'arrivai enfin dans ma funèbre chaise de poste, en face des ruines d'un édifice qui me parut avoir été autrefois un couvent ou un monastère espagnol. La mer d'une large baie venait battre le pied de ce reste de monument isolé, ou tout au moins oublié sur le triste rivage qu'il fatiguait du poids de ses antiques fondemens. A ma grande surprise, et aussi à ma grande satisfaction, je vis l'officier commandant mon escorte, sonner à la porte de la maison abandonnée, d'où sortit bientôt une sorte de spectre vêtu en manière de pélerin ou de quelque chose de semblable. Un guichet latéral s'ouvrit, et l'on m'introduisit par ce guichet dans la communauté, car c'en était une, à peu près comme on jette un billet à la poste par le trou pratiqué pour recevoir les lettres. Deux momies vivantes s'emparèrent alors de moi et de mon emballage, pour nous déposer l'un et l'autre en travers sur deux bancs placés parallèlement au milieu d'une salle vaste et lugubre. Une des momies alluma une chandelle à la lueur de laquelle sa main desséchée traça un reçu qu'elle délivra sans doute pour sa responsabilité personnelle, à l'officier qui m'avait conduit du Cap dans ce funeste lieu de réclusion ou de mort. L'officier, nanti de son certificat en bonne forme, s'en alla pour me laisser seul et toujours emballé, parmi ces nouveaux hôtes dont j'ignorais encore l'espèce, le nom et la profession.
«J'étais aux Sacristains, sur les bords de la baie dite des Flamands, à quelques lieues de la petite ville des Cayes.
«Une minute ou deux après ma nocturne entrée au couvent, le frère portier alla chercher le frater, le frère barbier de la compagnie, pour exercer sur la partie inférieure de mon blême visage, les fonctions d'un ministère qu'il n'était probablement accoutumé à remplir qu'en plein jour. Je possédais une barbe d'une longueur effrayante, et, selon mon habitude, des cheveux assez courts. Au lieu de me délivrer du supplément de barbe qui m'incommodait beaucoup, le frère-raseur fit tomber sous son instrument contondant, tous les cheveux qui me restaient encore, et auxquels je pouvais tenir quelque peu… C'était apparemment la règle; elle me parut aussi dure que ridicule, et je m'y conformai comme à toutes les choses ridicules devant lesquelles le sage est obligé d'humilier sa raison.
«La barbe de ma tête achevée, on me fit quitter la position horizontale que j'avais tenue si long-temps, pour reprendre la position verticale dont j'avais presque oublié l'usage; autrement dit, trois frères m'aidèrent à me dresser sur mes pieds, en me jetant sur les épaules une capote de bure grise; l'uniforme de la compagnie dans laquelle je venais d'être incorporé, sans trop m'en douter.
«Je ne chercherai pas à vous donner ici une idée complète de ce qu'était ce couvent des Sacristains. Les détails dans lesquels je serai forcé d'entrer en poursuivant mon récit, vous offriront une peinture assez exacte du lieu et du caractère des gens qui l'habitaient, et qui ne l'habitent plus, je vous en réponds.
«Un petit vieillard maigrelet qui n'était pas plus brun que jaune, rouge ou blanc, mais qui aussi n'était pas moins blanc que mulâtre ou orange, et qui, si l'on peut se hasarder à s'exprimer ainsi, avait le teint multicolore et la physionomie multiforme, me fit entendre les mots suivans la nuit même de mon introduction: C'est au réfectoire, mon frère, que vous avez besoin de vous remonter l'estomac et le moral; car vous devez avoir faim, après le jeûne expiatoire que l'on vous a fait si cruellement subir; nul ici ne se pique d'une homicide abstinence, et notre orgueil monastique ne va pas jusqu'à vouloir s'élever au-dessus des humaines infirmités de notre chétive espèce. Ce que Dieu nous donne dans sa bonté, nous l'acceptons avec humilité et appétit dans notre reconnaissance. Mangez et buvez tant que vous pourrez; user innocemment de tout, c'est faire une œuvre méritoire: l'abus seul est un péché pour nous, et l'excès une impiété.
«J'entrai sur les pas de ce vieillot gris; c'était notre supérieur. Dans le réfectoire du couvent que l'on aurait pu prendre, au premier aspect, pour une salle de cabaret, ou un salon de guinguette, douze ou quinze frères à moitié ivres me reçurent en restant assis pour plus de sûreté, le verre à la main, et en me conviant à m'emboissonner Illico comme eux. Je crus prudent, malgré la politesse de la proposition, de demander quelque chose à manger avant de commencer à boire avec incontinence. On me donna à grignoter les restes encore assez charnus d'un mouton tout entier, quoique ce jour là fût un vendredi et que minuit ne fût pas encore sonné. Je bus ensuite, tant qu'on sembla désirer que je busse, et pour répondre de mon mieux à l'amabilité de l'accueil que je venais de recevoir, je chantai à plusieurs reprises et à la parfaite édification des convives, deux ou trois chansons mystico-lubriques, qu'ils n'avaient jamais entendues et qui parurent réjouir fort leur impudicité. Le lendemain de cette débauche claustrale qui se prolongea probablement assez avant dans la nuit, je me réveillai couché sur un bon lit, sans pouvoir bien me rappeler ce que j'avais fait la veille et sans trop savoir par quel mystère je m'étais trouvé aussi bien niché à mon insçu.
«Une pensée fort sensée, selon moi, remonta alors de mon estomac refait, à mon cerveau rafraîchi par le sommeil. José, me dis-je, en procédant aux soins de ma modeste toilette, vous vous trouvez ici, selon toute apparence, avec de grands bandits, plutôt qu'avec de bons et de sincères religieux. Au séminaire, vous ne vous donniez, pas plus que les autres, la peine d'être hypocrite, et vous avez été chassé ignominieusement du séminaire par des cafards qui valaient encore moins que vous. Ici, vous seriez un sot de ne pas profiter des leçons de l'expérience que vous avez acquise, et que vous avez payée si cher dans votre jeunesse. Conduisez-vous sournoisement, et le destin bénira vos efforts et votre hypocrisie. Comme ils sont tous ouvertement dissolus et grossiers, ces frères, à en juger par ce que vous avez déjà pu voir, il vous faudra ne vous montrer qu'humble dans votre maintien et cauteleux avec l'occasion. Taurus dissimulabat Jovem, dit un ancien précepte payen. Soyez donc cafard tant que vous pourrez l'être, sous votre commode enveloppe, puisque vos collègues se montrent si franchement scandaleux et pervers à tous les yeux; et soyez cafard afin qu'en vous voyant bénin et tartufe, chacun puisse dire de près et répéter au loin: il n'y a qu'un saint homme parmi tous ces pieux débauchés, et ce saint homme, c'est celui qui se montre le plus humilié des vices de ses indignes acolytes.
«Mes petites batteries, ainsi dressées sur les hauteurs culminantes de mon imaginative, je ne songeai plus qu'à battre en brèche la réputation déjà fort entamée de mes licencieux complices. Je dissimulais le jour avec mes pratiques de l'extérieur, et la nuit je me dédommageais avec mes confrères de la contrainte que je m'étais imposée pendant le jour, pour tromper plus sûrement la crédulité des ignares. Le bruit de mon affaire avec Christophe, au cap Haïtien, m'avait déjà mis en vogue dans le pays, comme un objet de curiosité ou de pitié, et la pitié sert toujours admirablement bien la piété. Les nègres des Cayes et de la baie des Flamands, ne me connaissaient plus que sous le nom de Frère-l'enterré, qu'ils m'avaient eux-mêmes donné en riant un peu de moi et en me plaignant beaucoup de l'injustice du roi. Mais quand il y avait un moribond à expédier, un innocent à nettoyer du péché originel dans la sainte eau du baptême, un pénitent à confesser, ou de nouveaux époux à bénir, c'était toujours à leur Frère-l'enterré que les fidèles avaient recours pour se pourvoir des sacremens divers, dont ils croyaient avoir besoin, pour mourir, naître, se purifier ou s'enfoncer dans le saint bourbier du mariage.
Somme toute, la clientelle des saint-frères n'était ni mauvaise ni difficile à exploiter, et ils l'exploitaient assez agréablement et assez fructueusement pour eux, avec les moyens d'application qu'ils s'étaient créés. Notre supérieur avait su persuader aux fidèles des environs, par exemple, que les sacremens qu'ils avaient eu la simplicité de recevoir avec componction jusqu'à l'établissement du couvent, n'étaient que des consécrations de contrebande, de sacrilèges momeries, et comme telles, sujettes à révision complète.
«La réputation, ou tout au moins la notoriété qui m'avait suivi dans la contrée, et que je ne tardai pas à étendre au-delà des limites de la communauté, devint, grâce à mon astucieuse habileté, une grande cause de prospérité pour la boutique des joyeux anachorètes, et aussi, par la suite, un grand sujet de tribulations pour moi. Notre digne supérieur, effrayé de l'immensité de ma renommée, se sentit jaloux, le malheureux, des succès qu'il ne s'était donné ni la peine de rechercher encore, ni le mérite d'obtenir. Il se croyait plus puissant que moi, si humble et si faible auprès de lui; mais je me savais plus dissimulé et plus fin que toute la maison; l'avantage de cette lutte souterraine devait donc naturellement demeurer de mon côté.
«Les paresseux qui ne veulent pas prendre le souci de devenir hypocrites, calomnient l'hypocrisie pour se faire une vertu de leur nonchalance et de leur commode laisser-aller. Mais si l'on savait tout ce qu'il faut de tact et de travail, pour mener à fin un bon projet de dissimulation, on verrait, à la confusion de l'humaine vertu, qu'il y a cent fois plus de mérite à être un hypocrite ordinaire, qu'un brave homme tout franc et un imbécile indiscret, toujours disposé à dire ce qu'il pense, faute de savoir cacher tout ce qu'il aurait intérêt à faire sans bruit et sans éclat. Ce n'est pas ce qu'on fait, mais bien ce qu'on dit, qui nous compromet toujours, et voilà ce qu'ignorent tous ceux qui calomnient le plus l'hypocrisie et les hypocrites.
«Le supérieur, cependant, malgré la haine cordiale que je lui inspirais, eut assez d'esprit pour entretenir en secret la petite jalousie qu'il nourrissait avec amour contre moi. Il voulait ne la faire éclater qu'à point. Ce sont là de ces fruits qu'il faut laisser mûrir pour les manger avec délices et profit: il savait cela, tout aussi bien que moi, le vieux misérable.
«Comme tous nos excellens frères faisaient à la fois et avec un égal succès, la médecine et l'amour, la chasse et la ribotte, la pêche et leurs devoirs de piété, il ne leur restait que bien peu de loisirs à ces pauvres gens, pour vaquer aux affaires intérieures du couvent des Sacristains ou plutôt des sacrés-chiens, ainsi qu'ils s'appelaient entr'eux, le soir, en vidant bouteille loin des médisans et des importuns.
«Notre chef spirituel, dont la paresse était encore plus grande que la défiance, me dit un jour, avec un air bonasse que je pris pour ce qu'il valait en monnaie courante: Frère-l'enterré, vous êtes un brave et solide religieux, et tous nos frères vous reconnaissent pour tel. Votre zèle, en attendant la récompense qui lui est réservée là-haut, et dont il ne m'appartient pas de disposer, mérite, en attendant mieux, d'être rémunéré ici-bas. Voyons un peu, quelle place convoiteriez-vous bien dans la communauté, si la convoitise nous était permise, à nous autres gens du Seigneur et milice disciplinée de la Foi?—Mais, révérend père, répondis-je avec cafarderie à la proposition emmiellée du vieux renard, il me semble que nos finances sont depuis long-temps dans un délabrement à peu près irréparable.—Pas tant irréparable, peut-être, que vous le pensez, reprit le vieil escargot: nous avons là quelques bonnes petites épargnes que le temps peut avoir un peu moisies, mais qui, cependant, ne sont encore ni tout-à-fait pourries, ni tout-à-fait rongées. C'est, je le vois, la place de trésorier que vous voudriez occuper, n'est-ce pas? Je vous suppose, en effet, probe, économe et calculateur… oui, j'y pense à présent que vous y avez pensé vous-même… Faites-moi la grâce de me suivre; je veux vous installer de suite dans les fonctions que votre vocation sainte vous a fait choisir entre toutes les autres fonctions utiles à la communauté.
«A la lueur d'une lampe, nous nous enfonçâmes à quatre pattes, le père et moi, dans un trou pratiqué au niveau des basses fondations de l'édifice. Ce trou contenait deux barils. Le père m'invita à les tâter, et en les frappant du dos de la main, je devinai au son mat qu'ils rendirent, que chacun d'eux devait contenir quelque chose de compact et de lourd. C'est de l'argent qu'il y a dans l'un, et c'est de la poudre que renferme l'autre, me dit le vieillard. Vous voyez là le trésor de la compagnie et les munitions de guerre de la place.—Je pénètre aisément, lui répondis-je, le motif qui a pu vous engager à cacher votre or à la cupidité des puissans et à la calomnie des infidèles. Mais pourquoi enterrer ainsi votre poudre, et à quel usage destinez-vous ce dernier approvisionnement?—Je cache notre poudre, reprit-il, parce que nos frères aiment la chasse qui les nourrit, et que le gouvernement nous interdit, en notre qualité de religieux, d'avoir chez nous des munitions de guerre qui pourraient nous servir à défendre humainement notre propriété. L'autorité séculière, qui nous permet de tondre un peu les moutons de notre bercail, ne nous permettrait pas aussi facilement de posséder de la poudre avec laquelle pourtant, nous ne tirons que des pluviers et des ramiers.—Oui, j'entends, répliquai-je en prenant à dessein un air fin et épigrammatique, il est toujours plus permis de tondre de stupides moutons que de plumer le gibier qui vole… J'entends dire, aves altivolantes.—Vous y êtes, me répondit le très révérend, qui crut bonnement que ma repartie maligne ne lui donnait que tout justement la mesure extrême de mon esprit et de ma pénétration.
«Je m'installai le plus immédiatement et le plus largement que je pus dans l'étendue de mes nouvelles attributions. Mes fonctions m'imposaient la tâche assez rebutante de prélever le dixième de l'argent avec lequel chacun de mes collègues rentrait le soir au logis; et comme les fripons ne rapportaient à la bourse commune que la monnaie qu'ils n'avaient pas trouvé à gaspiller complètement dans la journée, cette sorte de perception de la dîme sacré-chiennale aurait produit fort peu de chose dans mes mains administratives, sans la sollicitude particulière que mettait notre supérieur à engraisser le trésor dont il m'avait confié la surveillance, et qu'il s'était accoutumé à regarder comme sa propriété licite et inaliénable.
«Lorsqu'on a besoin de tromper, on observe assez volontiers tout ce qui se passe autour de soi. La ruse et la fourberie ont dû produire de grands philosophes et de bien profonds moralistes. J'avais cru remarquer que notre très révérend portait une excessive affection au plus jeune et au plus intéressant des frères de notre masculine congrégation. L'aimable adolescent, de son côté, m'avait semblé ne répondre qu'avec une répugnance prononcée à l'intempérant attachement du bon père. Je cherchai à me lier avec le petit mulâtre, car c'en était un, je le croyais, du moins, et rien ne devait m'être plus facile que de devenir l'ami d'un jeune homme qui paraissait détester autant que moi notre révérend. La haine que nous portions à celui-ci devait être entre nous un point de contact sur lequel il nous serait aisé d'établir tous deux notre amitié. En peu de jours, je parvins à capter toute la naïve bienveillance du frérot, et à recevoir tous ses aveux, excepté celui qu'il ne devait me faire que quand il ne pourrait plus rester maître de son secret.
«Un certain soir, le candide novice me prit à l'écart pour me tenir à peu près ce mystérieux langage:
—Frère-l'enterré, vous ne savez pas peut-être une chose?
—Hélas non, mon très cher petit frère, je ne sais pas probablement votre chose, car elle se trouve sans doute dans le nombre infini de toutes les choses qu'ignore mon insuffisance.
—Cette chose que je veux vous dire, c'est que nos bons frères ont une furieuse démangeaison, allez, de se débarrasser de vous!
—De moi? Comment donc, et pourquoi?
—Parce qu'ils disent, comme ça, que vous leur faites commettre chaque jour le péché de l'envie, en les induisant en tentation, et que, quand une fois ils vous auront empoisonné et envoyé au ciel, vous n'exciterez plus en eux ni convoitise coupable, ni jalousie criminelle.
—Beau moyen de ne pas tomber en péché mortel, que d'assassiner l'homme dont la vertu nous porte ombrage! Mais ce sont donc des monstres, mon frère, que ces chrétiens là?
—Oh! ce n'est pas, à ce qu'ils répètent, parce qu'ils croient à votre vertu; bien loin de là! mais c'est qu'ils disent que vous êtes plus cafard qu'eux, et que votre capucinerie leur fait du tort dans l'esprit de la pratique.
—Et notre vénérable supérieur, que pense-t-il de toutes ces abominations?
—Il pense fort peu à vous, je crois, depuis quelque temps; mais il pourrait bien penser à décamper quelque beau jour avec la pelotte qu'il a fourrée dans le trou de la trésorerie.
—Infâme et cupide vieillard! cloaque vivant d'impureté et d'avarice dont l'air que nous respirons ici est infecté!… Et ne pourrions-nous pas, et ne devons-nous pas même, frère Frapouillet, dans l'intérêt de la religion, et pour le salut de notre âme, prévenir un forfait aussi épouvantable?
—C'est là justement, Frère-l'enterré, ce que je venais vous proposer.
—Et de quelle manière pourrait-on bien s'y prendre encore, pour atteindre avec certitude et sécurité, un but si désirable pour la religion d'abord, pour moi ensuite, et pour vous peut-être aussi?
—De quelle manière, dites-vous? tenez; voici le petit plan que j'ai formé, en réfléchissant tout seul, bien entendu, et selon ma façon de voir, à l'affaire que je viens de vous confier.
«Je prêtai avec délices le tuyau auditif de mon oreille droite, aux paroles de miel du jeune et intelligent Frapouillet, qui me dit:
—Chaque après-midi, vers la tombée du jour, vous avez remarqué comme moi, sans aucun doute, le petit sloop d'habitation, qui vient s'attacher pour toute la nuit au rivage près duquel est situé le couvent? Les nègres de ce bateau s'endorment comme des tortues dès que le soleil se couche et que la fatigue de leur travail les accable. C'est alors aussi que nos frères reprennent dans la grande salle, ou le réfectoire, la vie d'enfer qu'ils ne quittent que le matin pour aller chercher à faire des dupes aux environs. Vous avez été marin, à ce qu'on assure; l'argent est là et nous aussi. Le bateau d'habitation dont nous pouvons nous emparer, ne se trouve qu'à dix pas du magot que nous avons sous la main. La somme est lourde et la mer est grande. Si nous mettions la somme à bord du bateau, le bateau entre le ciel et la mer, et nous dans le bateau? hein! que pensez-vous de mon petit plan?
—Tu n'es pas un enfant, Frapouillet; non, tu n'es pas un enfant, tu es un ange, m'écriai-je, en embrassant l'espiègle presque à l'étouffer dans les contractions nerveuses de mon enthousiasme… Je n'ai plus qu'un mot à te dire, je n'ai plus même que la force nécessaire pour te dire ce mot, tant ta céleste intelligence a merveilleusement prévu et deviné toutes choses. Tiens-toi prêt à ouvrir la main et à lever le pied. Pendant que tu verseras des flots de vin et de rhum dans l'auge de ces pourceaux encapuchonnés, je ferai passer, moi, le contenu du baril d'argent dans la barque des nègres endormis, et en ne laissant à nos indignes frères que la poudre de l'autre baril; la poudre, entends-tu bien Frapouillet, la poudre au-dessus de laquelle ils boivent, chantent et font peut-être l'amour en boucs immondes, ces sangliers de concupiscence! Le ciel t'a inspiré, par don de seconde grâce, une idée au-dessus de ton âge, au-dessus de mes plus lucides conceptions même, une idée que j'avais flairée avant toi, mais que toi seul as fécondée du souffle créateur de ton imagination, une idée enfin que, Dieu aidant, nous devons conduire à une fin miraculeuse, à une fin digne, en un mot, de la sainte mission que le ciel nous envoie. Si tout réussit par toi et selon nos vœux, je n'ai pas besoin de te promettre une part égale à la mienne dans la couronne que la Providence tient en suspens sur nos têtes. Mais si tu pouvais avoir conçu la perfide pensée de me trahir sous la forme angélique que tu as empruntée aux chérubins pour te manifester à moi…
—Taisez-vous, s'écria vivement le pudique adolescent en rougissant de mes soupçons: ce mot fait trop mal… A minuit! je n'ai que cela à vous dire, et vous verrez qui je suis… Cela dit, le séraphin s'envola.
«On chanta, on but comme à l'ordinaire, on luxuria peut-être avant minuit dans la grande salle du couvent; je crois même que, ce soir là, l'ivresse infernale des sacristains sembla avoir acquis encore un degré nouveau d'énergie, de dévergondage et d'impudicité; car il paraîtrait quelquefois que le pressentiment instinctif d'une fin prochaine porte dans certaines organisations, une exaltation semblable à ces lueurs soudaines dont scintillent les flambeaux et les torches funèbres au moment de s'éteindre pour toujours sur le cercueil d'un mort. Jamais les voûtes lugubres de l'antique édifice espagnol n'avaient encore retenti, dans le sein des nuits, de tant de propos obscènes, de plus de jurons blasphématoires et de chants sacrilèges. L'instant ne saurait être mieux choisi, me dis-je, pour l'exécution de mon dessein, et c'est sans doute la Providence qui me l'envoie, cet instant de délire, pour me raffermir dans la résolution de punir tant d'impudicité, et pour justifier à mes propres yeux la rigueur du châtiment que je leur réserve; et en me livrant à cette réflexion consolante, je transportai sac à sac, poche à poche sur le bord du rivage et près du sloop caboteur qui allait recevoir Cæsar et fortuna sua, tout l'or et l'argent du baril que je travaillais à démunir du métal précieux qu'il renfermait.
«Dans une de mes allées et venues, un petit homme, dont je ne reconnus les traits qu'à la lueur de la chandelle que j'avais allumée dans le trou du trésor, vint me demander fort imprudemment et d'une voix très émue: Eh que faites-vous donc ainsi, Frère-l'enterré?… C'était notre supérieur.
«Le vieillard, par malheur pour lui, était faible et peu volumineux: par bonheur pour moi, je me trouvais relativement plus fort que lui par ma corpulence et ma position. La question inattendue de l'indiscret m'avait embarrassé. Je cherchai pendant deux ou trois bonnes secondes une réponse convenable. La réponse ne venant pas au bout de ce court moment de recueillement, je pris le parti de saisir notre vénérable questionneur par le milieu du corps, et de le loger dans le baril déjà vide des espèces que j'en avais retirées. Le fond du baril se referma sur la tête du révérend, ainsi arrimé, les genoux à la hauteur du menton. La chandelle qui jusques là avait servi à éclairer ma nocturne expédition, se trouvait aux trois quarts consumée: je posai le bout qui me restait, au centre du baril de poudre auquel je n'avais pas touché, et je dis alors au vieux curieux: Toi et ce bout de chandelle vous vous éteindrez au même instant! et sur ce, Frère-l'enterré souhaite bien le bonsoir au Père l'embarillé!
«La besogne ainsi terminée, je remonte rapidement malgré l'obscurité profonde, les degrés du souterrain. Rendu à la porte de la grande salle, j'appelle avec mon calme ordinaire le petit frère Frapouillet qui, tout essoufflé, accourt à moi et qui me suit pas à pas avec zèle, mystère et ponctualité. Pour la dernière fois, nous nous fourons dans le trou du trésor, et là, du pied du baril de poudre, je vous sème une large traînée de graine combustible, qui va s'étendre du centre de la trésorerie du couvent, au bord du sloop sur lequel nous allons nous embarquer. J'étais bien aise d'indiquer de la sorte, et en caractères de feu, la trace de ma fuite victorieuse. Les sacs d'or et d'argent déposés provisoirement sur le rivage sont placés avec ordre à bord du caboteur. Les nègres que nous croyions trouver harassés de fatigue et endormis paisiblement sur le pont de leur bateau, sont par bonheur absens. Maîtres absolus de la barque, Frapouillet et moi, nous sautons sur les amarres qui la retiennent encore fixée sur la houle du rivage. En un clin-d'œil ces amarres sont coupées ou larguées.—La brise est douce et fraîche: elle souffle de terre, et j'en profite pour nous laisser dériver au large. Mais avant de quitter ce sol maudit que souillait la présence de mes cruels confrères en cagotterie, j'avais eu soin de jeter, sur la traînée de poudre qui devait les faire sauter en l'air, un morceau d'amadou allumé au moyen d'un briquet dont j'avais eu la prévoyance de me pourvoir… L'étincelle avait enflammé le ruban incendiaire au bout duquel devaient sauter dans les airs tranquilles, les fondemens détestés du couvent… Ma vengeance était commencée, et en moins d'une demi-minute, elle devait être assouvie. Espoir ravissant, situation enivrante pour qui sait savourer le plaisir divin de se venger avec certitude et sécurité!
«Mais ce serpenteau de feu sur l'effet duquel j'avais trop promptement compté, ne réalisa pas au gré de mon impatience les espérances que j'avais placées dans son infaillible efficacité! Aucune explosion ne vint encore révéler à mon oreille avide et attentive la destruction spontanée du couvent et l'ascension aérienne de mes très chers frères. Leurs chants impies seuls arrivaient encore à nous portés par le souffle harmonieux des vents jusqu'aux derniers échos de la baie que quittait notre heureux sloop… Ce ne fut qu'une demi-heure après notre départ qu'une détonnation effroyable vint nous annoncer enfin l'événement que nous n'osions plus attendre… Mes oreilles, pendant long-temps, furent étourdies délicieusement par ce bruit d'enfer, par ce tintamarre volcanique. Mes yeux pleurant de joie restèrent éblouis quelques minutes de la lueur de ce rapide incendie plus vif que l'éclair et plus prompt même que la foudre étincelante! Mon précieux bout de chandelle venait de faire des siennes: mes frères, lancés au haut des airs par l'explosion du baril de poudre, devaient être retombés en lambeaux sur les ruines fumantes du monastère anéanti… Je triomphais; j'étais aux nues, et mes ennemis n'étaient plus que des parcelles de cendres infectes.
«Un bonheur ou un malheur va rarement sans l'autre, car la fortune, comme dit un grand philosophe, tourne toute du côté de ceux qu'elle favorise. Ce jeune frère Frapouillet, qui avait si ingénuement secondé mes projets et partagé les périls de mon audacieuse tentative, se trouva être une fille, et la pauvre enfant attendait, pour me faire cette dernière et douce confidence, que nous fussions assez loin de nos persécuteurs pour n'avoir plus à redouter leur méchanceté. Au lieu de n'avoir qu'un compagnon d'évasion à bord de mon sloop, ce fut une compagne que le ciel m'envoya. Mais la manière dont le faux Frapouillet s'y prit pour m'avouer son sexe, mérite d'occuper une petite place dans le récit de mon heureuse évasion.
«Frère-l'enterré, me dit l'adolescent dans le spasme d'exaltation où venait de me jeter l'explosion du monastère, j'ai à vous faire un aveu que je vous dois et que je vous réservais pour le jour où tous deux nous nous verrions maîtres de nous!
—Un aveu? lui répondis-je; parle, cher ange, car il ne peut sortir que des paroles d'or de ta bouche inspirée.
—Vous savez bien, reprit Frapouillet, cette petite mulâtresse qui, le jour où vous deviez être inhumé au Cap, vous conseilla de demander à être enterré aux Sacristains.
—Si je me rappelle cette bonne et céleste fille, me dis-tu? mais il faudrait être un monstre pour l'avoir oubliée.
—Cependant, vous avez oublié ses traits, son visage, sa voix…
—Oui, peut-être, en effet, je l'ai si peu vue! mais son action, jamais; et si quelque jour je pouvais jouir du bonheur ineffable de retrouver cette libératrice bien aimée…
—Vous la retrouverez, vous l'avez retrouvée: elle est devant vous…
—Devant moi! N'est-ce point un songe!…
—Un songe, non; car c'est moi, et je suis bien, j'ose l'espérer pour vous, une réalité…
—Ah! que la Providence en laquelle je crois maintenant, soit donc encore une fois bénie…; je n'espérais pas tant de son inépuisable bonté!…
«L'aimable fille me raconta comment, pour aller faire de temps à autre au Cap, où elle était née, les affaires mystérieuses du supérieur qui l'avait subornée, elle était obligée de reprendre dans cette ville, les habits de son sexe, et comment aussi en rentrant au couvent, elle était forcée de se vêtir en homme, pour tromper la défiance des frères au milieu desquels elle vivait près de son indigne séducteur. Poussée par la curiosité à se rendre avec la foule dans l'église du Cap, le jour où l'on y célébrait mes obsèques, elle avait pris pitié de moi, et au moment où l'Évêque métropolitain me demandait au nom du roi où je désirais être enterré, elle m'avait soufflé à l'oreille le mot qui seul pouvait m'épargner un enterrement réel. Cette révélation expliquait mon histoire et la sienne, et le motif qui ensuite avait engagé l'intéressante mulâtresse à s'attacher plutôt à moi qu'elle avait sauvé, qu'au vieillard infâme qui l'avait trompée. Je jurai reconnaissance éternelle à la petite et sensible Martina, et elle me promit de toujours m'aimer comme le premier jour où j'avais eu le bonheur de lui plaire et d'être sauvé par elle.
«Ce n'était-là, jusqu'à ce moment, qu'une affaire de sentiment entre la petite et moi. Mais l'affaire principale, à bord de notre sloop, était de nous rendre quelque part où notre argent et nous-mêmes pussions être en sûreté. Seul pour manœuvrer la barque qui nous portait tous deux au gré de la brise et de la lame, notre position n'était pas tellement belle encore qu'elle ne dût nous inspirer quelque inquiétude pour l'avenir qui s'ouvrait devant nous sur les mers qui nous restaient à franchir… Un jour, deux jours se passèrent sans que nous pussions faire autre chose que de laisser le vent pousser, et la lame ballotter notre barque comme il leur plaisait. Je tenais la barre du gouvernail aussi long-temps qu'il m'était possible de la tenir, et Martina avait soin de m'apporter à l'heure des repas le peu de farine de manioc, que les nègres avaient laissé à bord et qu'elle partageait avec une parcimonie de femme de ménage entre elle et moi. Les ondées de pluie que nous recevions dans la nuit abreuvaient et raffraîchissaient nos poumons desséchés par la chaleur excessive du jour. Cette vie commençait à devenir assez passablement triste, et les idées que nous nous formions plus tristes encore que la vie que nous menions. Une rencontre, qui, selon toutes les apparences, devait nous être fatale, nous sauva, contre toute espèce de probabilité, de la famine que nous avions à redouter, et du sort funeste qui, pour nous, aurait fini par succéder à la famine.
«Un soir, qu'accablé de fatigue et de mélancolie, je m'étais endormi près de la barre du gouvernail, que je n'avais pas quittée de toute la journée, je me trouvai réveillé en sursaut au bout de trois ou quatre heures de sommeil par une voix de stentor qui nous criait:
—Oh! de la barque! Il y a-t-il un chien ou un chat à bord?
—Holà! répondis-je aussitôt tout bouleversé et sans avoir vu d'où pouvait m'être venu la détonation de cette voix terrible.
—Eh bien, si tu es chien, aboie, et si tu es chat, miaule, bougre d'imbécile! voilà une heure qu'on te hèle, et que tu ne réponds rien!
«C'était encore la même voix creuse et sinistre qui me hurlait ces mots, et qui m'adressait cette verte semonce.
«Rendu tout-à-fait, par la peur, et par une sorte d'ébranlement nerveux, à l'usage de mes sens qu'avait engourdis un long et lourd sommeil, j'examinai alors ce qui avait pu se passer autour de moi pendant la durée de ma sieste. Une goëlette d'une soixantaine de tonneaux se trouvait presque le long de mon bord: la voix de taureau, qui m'avait réveillé, sortait de l'arrière de cette goëlette: une embarcation venait d'être mise à l'eau d'à bord de mon voisin, pour venir accoster mon sloop… Ces faits principaux reconnus, j'attendis l'événement.
«J'appris bientôt, en recevant aussi bien que je le pus la visite de l'officier qui conduisait cette embarcation, que j'avais affaire au capitaine de la goëlette lui-même, et que cette goëlette était un forban qui cherchait fortune entre Porto-Rico et St.-Domingue. Avec des confrères, il est facile de s'entendre. En peu de mots, je racontai naïvement au capitaine, tout ce qu'il m'était utile de lui apprendre de mon histoire pour l'intéresser à mon sort, en lui cachant, bien entendu, les détails relatifs à l'argent que j'avais enlevé et dont j'étais en possession. Moi, je ne comprends pas autrement la franchise et la sincérité dont se piquent certaines gens. L'air de vérité et l'empreinte d'originalité que portait mon récit, parurent faire plaisir au forban. Tu es un bon sournois, me dit-il, et tu n'as pas grand'chose, heureusement pour toi, et malheureusement pour nous. Ton intention est d'aller à St.-Thomas, et il ne te manque pour cela qu'un équipage: attends, je vais te rendre service en me faisant moi-même plaisir… J'ai à mon bord cinq à six carognes qui ont perdu la vue, ou peu s'en faut, en dormant au serein… cela fera ton affaire et la mienne. Tu mettras en faction un de ces doubles-borgnes sur chacune des manœuvres de ton bachot, qui n'est pas lourd à patiner, et tu n'auras plus qu'à commander pour manier ta barque comme une corvette d'évolution… L'écumeur de mer, notre confrère, était Français; il paraissait aimer les braves gens et la plaisanterie. J'acceptai sa proposition et ses six aveugles: il eut la générosité de me donner en outre, un baril de biscuit avarié et un bidon d'eau pourrie pour les nourrir et moi aussi, puis, ma foi, nous nous quittâmes les meilleurs amis du monde, lui en me souhaitant bon voyage, et moi en l'envoyant aux cinq cents diables où il n'aura pas probablement manqué d'aller tôt ou tard.
«Depuis ce moment, mon affaire marcha comme sur des roues de carosse. Ma demi-douzaine d'aveugles, les plus mauvais gredins du monde sans doute avant que le ciel leur fît la grâce de les priver de la vue, étaient avec moi et avec ma douce compagne, des serviteurs d'autant plus soumis, et d'autant plus sûrs, que je les éreintais de coups sans qu'ils pussent se regimber, quand ils n'allaient pas à ma fantaisie et au caprice de ma petite Martina. Ils hâlaient sur les manœuvres que je leur mettais dans la main, avec un zèle d'autant moins suspect aussi, que je ne leur distribuais de vivres que lorsque je croyais avoir lieu d'être satisfait de leur docilité. Mon aimable Martina me secondait du reste, de son côté, et selon ses moyens, avec la plus merveilleuse intelligence dans tous ces petits détails de ménage qui convenaient assez aux habitudes de son sexe, et surtout à l'abnégation de son dévouement pour moi.
«Enfin, après avoir louvoyé cahin caha, couci couça, pendant plusieurs jours, entre Santo-Domingo et Porto-Rico et entre cette dernière île et les îles Vierges, nous finîmes amenant tantôt pour un grain, et rehissant le moment d'après pour une brise favorable, nous finîmes, dis-je, par mordre à Saint-Thomas, objet de tous nos vœux et lieu du rendez-vous amical que nous avions choisi. En posant le pied sur cette terre si long-temps promise à notre impatience, je pensai d'abord à me défaire de mon équipage d'aveugles, et à vendre le petit sloop haïtien qui avait transporté nos destinées errantes, et mon argent volé, jusqu'en lieu de sûreté. Puis, vous le dirai-je, je songeai à récompenser dignement le zèle et la tendresse de ma petite Martina, en me mariant sérieusement avec elle. Mais en réfléchissant avec plus de maturité philosophique, que d'entraînement matrimonial, aux conséquences de ce projet d'hyménée, je demeurai convaincu de l'inconvenance qu'il y aurait pour un homme comme moi, qui ai déjà reçu deux ou trois des ordres de prêtrise, à contracter publiquement un lien aussi séculier que le mariage. Je tiens fort peu, comme vous pouvez le penser, à passer pour un saint. Mais les scrupules, dont l'habit que j'ai porté a pour ainsi dire imprégné ma conscience, ressemblent un peu à ces feux inextinguibles que la robe de Déjanire alluma dans un corps plus robuste que ma pauvre conscience, si toutefois j'en ai une. Je ne crois à presque rien, mais cependant, je crois beaucoup au scandale, et j'y crois peut-être parce que je le redoute fort. Je jugeai donc que le concubinage, quelqu'immoral qu'il puisse être, serait encore plus moral que le mariage d'un demi-prêtre avec une demi-blanche.
«Je restai garçon, et ma libératrice restera fille tant qu'il lui plaira de ne pas chercher un autre mari que moi; qu'ai-je besoin, au surplus, de me créer les embarras d'une famille, pullulante, quand j'ai retrouvé ici les jouissances de l'amitié avec des amis tels que vous?
«Les profits résultant de ma pointe sur Haïti, ne sont malheureusement pas lourds: je les crois à peine dignes de vous être offerts, et, cependant, pour vous prouver ma bonne volonté après n'avoir pas été assez heureux pour vous rapporter des témoignages palpables d'un grand succès, je verserai ma petite offrande à la bourse commune. La somme avec laquelle je suis revenu, s'élève à peine à six mille piastres, trente mille francs de notre monnaie. C'est là ce qu'on peut appeler le simple denier de la veuve, et votre générosité bien connue ne dédaignera pas le pieux hommage du malheur; car vous vous rappellerez que les humbles dons du cœur ont aussi leur prix, si ce n'est leur éclat, et qu'ils doivent être acceptés par des cœurs comme les vôtres, beaucoup moins pour ce qu'ils pèsent que pour ce qu'ils valent.»
Une assez longue agitation succéda dans notre petit auditoire, aux paroles que venait de nous faire entendre le dernier des trois pirates. Salvage souriait; moi, je ne savais de quel air regarder Frère José qui paraissait fort peu se soucier, du reste, de chercher sur nos physionomies l'impression qu'il pouvait avoir laissée dans nos esprits. Bastringue, plus visiblement ému que Salvage et moi, des événemens dont il avait suivi, en palpitant d'anxiété, l'enchaînement pathétique, prit le premier la parole:
—Sacredieu, dit-il, en laissant tomber sa lourde main sur les épaules de son collègue, touche-là, l'ancien. C'est à toi à mon avis que doit revenir le gros lot de nos parts de prises. N'est-ce pas, Salvage? puisque c'est lui qui a eu le plus de mal et qui a le mieux dégagé ses escarpins de la crotte, en envoyant en l'air la boutique de ces racailles de sacristains de la baie des Flamands?
Salvage un peu blessé de la maladroite précipitation que mettait maître Bastringue à décerner à leur glorieux émule le prix du courage et de l'habileté, répondit avec plus de modération peut-être, que de sincérité:
—Je ne dis pas non. José s'est fort bien tiré, à mon avis, du mauvais pas où il lui avait plu de s'engager. Mais il s'agit maintenant, quelle que soit l'opinion particulière de chacun, de procéder régulièrement à la question qui doit nous occuper. Si notre camarade croit avoir lui-même acquis des droits à la plus forte part de notre butin, je ne demande pas mieux, pour mon compte, que d'en passer par ce que vous aurez décidé tous deux.
Notre frère José, qui comprit de suite la position délicate dans laquelle venait de le placer la proposition embarrassante de Salvage, reprit sans hésitation, et avec un calme apparent qui décelait toute la finesse de son caractère et la présence d'esprit qu'il savait porter dans les choses inattendues:
—Moi, je donne ma voix à Bastringue, sans phrase et sans arrière-pensée.
Salvage. Sans phrase, à la bonne heure, mais pourquoi donner ton avis, sans expliquer les motifs de ton option?
Frère José. Par la raison toute simple qu'en ces sortes de matières, c'est le sentiment intime des faits, plus encore que la rigoureuse déduction des argumens, qui doit dicter l'opinion de chacun.
Salvage. Eh bien, moi, si j'étais assez imprudent pour donner de suite mon avis sur une question qui demande à être pesée un peu mûrement, j'opterais pour que chacun de nous gardât la part qu'il a eu le toupet de se tailler lui-même, en agissant selon sa volonté et les ressources qu'il a trouvées dans sa propre habileté pour triompher des événemens.
Maître Bastringue. Oui, mais tu ne m'empêcherais pas alors de partager mes picaillons avec Frère José, que je reconnais envers et contre tous, pour celui de nous trois qui a gouverné le plus gentiment et le plus amoureusement sa petite bonne femme de barque.
Frère José. Et moi par délicatesse, si je me trouvais à la place de Frère José, je refuserais tout net et d'aplomb, le cadeau que tu voudrais me jeter à la figure par générosité ou par pitié. Content de ce que j'aurais fait, je ne croirais avoir besoin des libéralités ni de l'indulgence de personne.
Maître Bastringue. Oui, oui, j'entends bien; tu ferais le fier parce que tu te sens un peu molesté. Mais moi, qui, Dieu merci, peux passer pour aussi fier que qui que ce soit à l'occasion, je refuse mon consentement à toutes sortes de manigances qui ne seraient pas portées sur le réglement que j'ai signé de ma personne, au café de la Pointe, le soir en question, de notre arrangement.
Salvage. A toutes sortes de manigances, dis-tu? Que signifie ce mot?
Maître Bastringue. Oui, enfin, à toutes sortes de choses qui ne sont pas à mon idée, et que j'appelle, comme on dit, des manigances. Oh! tu sais bien ce que je veux dire!
Salvage. Mais rappelons-nous donc un peu ce dont nous étions convenus à la Guadeloupe, et ce que chacun de nous est parvenu à réaliser, en apportant à la masse commune le plus de profit pour chaque intérêt engagé. D'abord, moi qui vous parle, j'ai ramené…
Frère José. Tous ces détails, mon cher Salvage, seraient au moins inutiles à la résolution de la difficulté que nous devons nous attacher à terminer, et ils pourraient même, j'ose le dire, devenir blessans pour nos amours-propres, qu'un misérable mal-entendu risquerait de mettre mal à propos en jeu. Personne, sois-en bien convaincu, n'est plus disposé que moi à rendre justice au courage brillant et à l'ardeur presque chevaleresque, passe-moi l'épithète, dont tu nous as donné des preuves incontestables… Mais Bastringue, avec son gros bon sens et la droiture naturelle de ses idées, a peut-être aussi le droit, permets-moi de te le faire observer, d'exprimer ce qu'il pense et ce qu'il éprouve…
Salvage: Oui! la droiture des idées de son petit Palanquin, tu veux dire!…
Maître Bastringue. Capitaine Salvage, je n'ai pas eu l'intention de t'offenser, bien loin de là: mais il ne faut pas non plus chercher à déranger mes boulets de leur parc, car, malgré l'estime que nous avons les uns pour les autres réciproquement, ça pourrait mal aller, et si nous étions autre chose que des amis tous les trois…
Salvage. Finissons-en avec toute cette filasse de paroles baveuses, et le plutôt possible, s'il vous plaît. Je vous ai avancé à chacun huit mille gourdes, n'est-ce pas, quand vous étiez à sec et que j'étais en fonds. Aujourd'hui, qu'avec ces huit mille gourdes d'avances, vous avez fait votre affaire, et que vous vous trouvez en position de me payer, sans vous mettre à la côte, comptez-moi les seize mille gourdes qui me sont dues, et je vous tiens quittes du reste. C'est, je crois, le meilleur et le seul moyen de terminer tranquillement une discussion qui finirait peut-être par m'échauffer un peu trop les oreilles.
Frère José. Quittes du reste! le mot est piquant… Mais pourquoi ne pas chercher à nous arranger à l'amiable, et à aplanir paisiblement la petite difficulté qui s'est élevée, je ne sais pourquoi, entre nous, et que nous pouvons si facilement résoudre en appelant à notre secours l'opinion d'une partie neutre et d'un arbitre désintéressé! Monsieur, qui, par exemple, nous a entendus tous les trois exposer notre conduite aujourd'hui, et qui, à la Pointe-à-Pitre, a vu naître notre association, il y a un an, ne pourrait-il pas nous donner son sentiment sur tout ce qu'il a vu et sur tout ce qu'il vient d'entendre? A quel juge plus instruit des faits, et plus compétent dans une matière de cette espèce, pourrions-nous avoir recours, nous qui nous trouvons placés en dehors et au-dessus de toute autre juridiction possible?
C'était moi que désignait Frère José, en sollicitant, au beau milieu de la discussion, le poids de mon opinion personnelle.
—Oui, reprit avec vivacité Salvage, je ne demande pas mieux! Que monsieur prononce entre nous, et je m'en rapporte entièrement d'avance à ce qu'il aura décidé.
Et après avoir dit ces mots, le capitaine se mit à se promener à grands pas dans l'appartement avec l'agitation la plus visible.
—Qui? ce petit jeune homme! s'écria Bastringue: mais comment voulez-vous qu'il se débrouille de là-dedans? ça n'est pas plus marin que défunte ma sœur cadette.
Salvage. Marin! marin! il s'agit bien de cela entre nous, maintenant. Et qu'est-ce que ça prouve d'être marin, ou de ne l'être pas? Tu es marin, toi, n'est-ce pas, et cela, cependant, ne t'empêche pas de raisonner comme défunte ta sœur cadette, que tu viens nous jeter là sans rime ni raison, à propos d'une discussion d'intérêt.
Maître Bastringue. Voilà encore que tu te fâches, Salvage, quand on te propose de t'arranger amicablement! Allons, voyons, je veux bien en passer, puisqu'il le faut, par le jugement de ce petit jeune homme que v'là, là. Mais ça ne m'empêchera pas de dire que monsieur, sans lui manquer de respect, va parler d'affaires de marine, et qu'il n'y connaît pas ce qui peut s'appeler un fichtre…
Salvage. Voyons, monsieur, parlez. Vous savez de quoi il s'agit entre nous: veuillez bien nous donner sincèrement votre avis.
Fort embarrassé, et un peu effrayé de la responsabilité juridique que le choix des deux compétiteurs venait de faire tomber sur moi, je cherchai, en me rejetant sur mon défaut d'expérience dans une matière aussi étrangère à mes connaissances, à me délivrer du fardeau de la pénible mission qui venait de m'être dévolue… Mais l'obstination des plaideurs finit par triompher si irrésistiblement de la résistance et de la délicatesse de mes scrupules, qu'il ne me resta plus bientôt d'autre parti à prendre que de recueillir un instant toutes mes idées pour prononcer mon jugement arbitral.
«Je voudrais, dis-je d'abord à mes respectables cliens, pouvoir, en quelques mots convenables, formuler nettement mon sentiment, sans risquer de blesser vos justes susceptibilités. Mais la tâche que votre complaisance vient de m'imposer, est difficile. Cependant, pour répondre de mon mieux à votre confiance, je vous dirai, avec plus de franchise peut-être que de justesse, ce que je pense sur la manière dont chacun de vous est parvenu à réaliser ses projets, et sur le genre de mérite qu'il a, selon moi, déployé dans l'exécution de ses desseins.
—Allons, dites donc vite ce que vous avez à nous dire, me hurla maître Bastringue, fatigué des circonlocutions auxquelles je me livrais pour arriver le plus doucement possible à la conclusion de mon affaire, et pour préparer mon auditoire à accueillir avec calme la reddition de mon jugement.
«M'y voici, répondis-je sans trop prendre garde à l'interpellation tant soit peu brutale de l'ex-commandant du Général-Sucre.
«Le capitaine Salvage me paraît avoir été le plus audacieux dans le projet le mieux conçu à mon avis; M. Bastringue le plus heureux et le moins prévoyant, et M. José le plus malheureux et le plus habile.
—C'est donc à frère José, conséquemment, que vous donnez le pompon? me demanda aussitôt Bastringue; car qui dit le plus habile, malgré le guignon, dit le plus méritant, d'après la raison?
—Et pourquoi cela? reprit Salvage en fronçant le sourcil. Laissez donc monsieur achever; car on n'émet pas une opinion semblable, sans avoir pesé mûrement les motifs sur lesquels on a cru pouvoir fonder son jugement.
—Pourquoi cela? répliqua Bastringue. Qui dit le plus malheureux et le plus habile, ne dit-il pas tout ce qu'il y a à dire de plus fort à l'avantage d'un homme quelconque?
—Continuez, je vous en prie, ajouta Salvage en s'adressant à moi. Auquel de nous trois, enfin, croyez-vous que les deux parts de récompense doivent être adjugées, en votre âme et conscience? parlez sans crainte et sans hésitation. Personne ici ne sera en droit de vous en vouloir pour avoir exprimé franchement une opinion que nous avons tous les trois sollicitée de votre complaisance?
—A vous, selon moi, répondis-je au capitaine, forcé que je me trouvais d'articuler une conclusion définitive.
—Tu, tu, tur lu tu tu! grommela Bastringue en envoyant mon arrêt au diable. Ce jugement-là ne vaut pas quatre sous vaillans et j'en rappelle…
—A qui en appelles-tu, avec ton turlututu? lui demanda Salvage en posant la main sur un poignard, dont je vis sortir le manche sous le gilet entr'ouvert du capitaine.
—A quoi j'en rappelle? mais tiens, à ce qui me plaira d'en rappeler pardié! Oh, il y a long-temps, comme je l'ai annoncé il n'y a encore qu'un instant, que si nous n'avions pas été des amis comme nous le sommes, j'aurais bien trouvé un moyen de nous arranger sans tant de façons, et avec autre chose que des manchettes de dentelle fine sur les poignets!…
—Et quel moyen aurais-tu trouvé, toi qui trouves si ingénieusement les expédiens difficiles?
—Quel moyen, que tu demandes?… assez causé comme ça; car je vois bien que trop parler serait malsain pour l'un de nous dans le moment actuel.
—Ah! oui, je comprends que la peur d'aller trop loin retient maintenant ta langue d'ordinaire si bien et si joliment affilée?
—La peur d'aller trop loin! Tu crois donc finalement que j'ai peur? Eh bien! puisque tu veux savoir mon moyen, que je ne voulais pas le dire tout à l'heure, je te dirai que plus de cent fois, depuis ce soir, j'ai pensé que si nous n'étions pas trois vrais amis, nous aurions pu nous donner une brossée pour décider la chose, et nous arranger pour laisser tout au dernier qui aurait mis les deux autres à bas.
—Beau merle, vertudieu! pour jouer ses parts de prise dans un combat singulier!
—Aussi beau merle que toi, entends-tu? officier faraud, capitaine sur papier blanc!
—Mes amis, mes braves amis, s'écria alors José, en s'efforçant avec moi de se jeter entre les deux adversaires furieux et déjà écumans de rage, un moment, je vous en prie; voulez-vous terminer par du sang une affaire qui ne devait que renouer nos liens de confraternité et cimenter de nouveau notre amitié?
—Votre amitié à vous, reprit Salvage en repoussant violemment José loin de lui, et en courant du même pas vers Bastringue, tiens, voilà le gage d'amitié que je veux laisser dans le cœur de ce misérable si digne d'avoir un compère de ta fabrique pour complice et pour associé.—A nous deux donc, grosse mateluche, si l'ivrognerie t'a laissé encore assez de cœur, pour que tu oses me suivre dans un chemin où les cailloux ne te feront pas de mal aux talons!…
Et en apostrophant ainsi son ancien camarade, Salvage entraînait avec lui, vers une des fenêtres de l'appartement, maître Bastringue qui nous répétait, avec l'accent du plus vif saisissement: Vous êtes témoins que c'est lui qui me cherche dispute et que je ne lui ai rien dit pour le fâcher contre moi!
La fenêtre contre laquelle étaient déjà rendus les deux champions fortement accrochés l'un à l'autre, donnait sur un petit jardin élevé en terrasse contre le derrière de la maison où nous nous trouvions réunis… Salvage, leste comme un lévrier et ardent comme un tigre, saute d'un seul bond du rebord de cette croisée dans le petit jardin, où il parvient à attirer à lui maître Bastringue épouvanté, qui ne cessait de répéter: Tu le vois bien, c'est toi qui me cherches querelle et qui le premier m'as traité de capon! Tu le veux, soit; mais je t'avertis que je ne ferai que me défendre… José et moi, mais moi surtout, nous nous précipitons sur les pas des deux tigres palpitans qui vont se déchirer les entrailles. Padilla accourant avec effroi à mes cris, nous suit désespérée, haletante et plus morte que vive… Tous trois, Padilla, José et moi, nous nous élançons dans le jardin et entre les deux combattans qui rugissaient déjà en se portant les coups les plus furieux. Il était trop tard. Des poignards avaient brillé dans leurs mains frémissantes: Bastringue, atteint le premier à la gorge, avait été tomber à trois ou quatre pas sur un tertre de gazon, inondé et suffoqué des flots de son sang… Salvage blessé au côté droit et se soutenant à peine, s'était évanoui dans les bras de Padilla, en cherchant autour de lui un appui pour se soutenir, un ami peut-être pour répondre à ses derniers regards, et pour recevoir son dernier souffle… Je volai vers lui, et Padilla roula à mes pieds couverte, fumante du sang de son malheureux époux, et entraînant avec elle le corps qu'elle avait reçu sur son sein glacé d'horreur… Bastringue affaibli, essouflé, essuyant sa blessure profonde sur le tertre où il s'était péniblement assis dans la position d'un homme ivre, murmurait avec peine ces mots entrecoupés… Je n'ai fait que me défendre… Il s'est jeté lui-même sur mon poignard… en voulant me massacrer… tout est fini… pour lui et pour moi… je lui pardonne ma mort et… Le malheureux se raidit, sa tête se pencha sur une de ses épaules… Il n'était plus.
Jamais cette scène de carnage ne sortira de ma pensée, et aujourd'hui, je ne puis me la rappeler sans me sentir le cœur oppressé du poids d'un aussi terrible souvenir. Il me semble encore voir, tant cet horrible événement est présent à mon imagination, la pâle figure de Salvage sur laquelle la mort n'avait pu effacer l'empreinte de la fureur, exprimer convulsivement la vengeance que le cœur du jeune marin avait exhalée avec son dernier soupir, et près de ce corps inanimé la tête échevelée de Padilla, couvrant la plaie saignante qu'avait laissée dans le flanc du capitaine, le large poignard de Bastringue.
Des voisins, des passans, des curieux attirés dans le jardin par les cris, par l'odeur du sang, peut-être, arrivèrent au milieu de nous, et entre nous et les deux cadavres qui étaient étendus à nos pieds. La foule nous questionnait avec surprise, avec avidité: je répondais avec égarement à toutes les questions que l'on m'adressait, sans comprendre ce que l'on me demandait. José, plus maître de lui, racontait à ceux qui l'interrogeaient, les circonstances effroyables de ce duel, dont les suites se trouvaient écrites en caractères si visibles et si affreux, aux yeux de tout ce monde dont nous étions entourés. Un homme, je m'en souviens, devant lequel la foule s'était ouverte pour lui laisser un passage, s'avança vers Padilla, et reconnaissant dans les traits de l'infortunée, l'épouse de Salvage, ordonna qu'elle fût transportée au palais du gouvernement. Cet homme, à la voix duquel plusieurs assistans s'étaient empressés d'obéir, prononça en s'arrachant à un aussi horrible spectacle, ces seuls mots: Malheureux parens! ils ne seront que trop bien vengés de leur indigne fille! J'appris bientôt, ou je crus du moins entendre dire autour de moi que c'était le gouverneur de St.-Thomas, lui-même, qui venait de parler ainsi, et je compris alors et seulement quel sentiment avait pu lui dicter ces paroles trop cruelles et peut-être trop vraies. Les corps des deux pirates furent enlevés pour être déposés sans doute dans le lieu que le gouverneur avait indiqué. Je cherchai frère José: c'était le seul être à qui je pusse parler au sein de cette multitude d'étrangers, de ses deux amis et de Padilla. José avait disparu, et ce ne fut que dans le milieu de la nuit que je parvins à le trouver chez l'hôtesse de Bastringue, s'occupant d'entrer en possession de l'héritage de son défunt collègue.
—Et à quoi donc pensez-vous? lui demandai-je en pénétrant tout essoufflé jusqu'à lui.
—Je pense, me répondit-il un peu étonné de ma question, à rentrer le plutôt possible dans mes droits.
—Et dans quels droits encore?
—Ceux que la mort de mes deux associés m'a donnés sur ce qui leur reste.
—Mais le capitaine n'a-t-il pas laissé une épouse?
—Oh! pour cette succession là, je l'abandonne, dans l'impossibilité où je me trouverais peut-être de m'en dessaisir, et en raison surtout du danger qu'il y aurait à la convoiter. Mais pour celle-ci, c'est autre chose.
—Mais croyez-vous que l'hôtesse de votre ami vous laissera enlever l'argent qu'il lui a confié?
—Sur ce point là, j'ai prévu la difficulté, et les trois quarts de la besogne sont déjà faits à cet égard. Le besogne toute entière même n'était pas difficile à faire: cet ivrogne avait pris soin de m'en épargner, par prévoyance, une assez bonne partie: il a bu en un mois de séjour la moitié de ce qu'il avait si drôlement gagné.
—Et maintenant, que prétendez-vous faire?
—Je prétends faire maintenant ce qu'il vous importe assez peu de savoir, et ce qu'il peut me plaire de ne pas vous divulguer, à vous, monsieur, qui n'avez pas plus droit de me questionner, que je n'ai envie de vous répondre.
—Ainsi donc, la justice elle-même n'aurait pas, selon vous, le pouvoir de vous demander compte de votre conduite?
—La justice, monsieur, peut faire ce qu'elle peut, mais elle ne fait jamais ce qu'on a l'esprit de lui empêcher de faire, et si vous croyez avoir pour vous la force, qui est la seule justice que je reconnaisse au monde, de vous opposer à mes desseins, il ne tient qu'à vous d'essayer à me barrer, à vos risques et périls, le passage de cet escalier qui me sépare de la rue.
Et en m'adressant ces mots sans emportement et sans nulle émotion apparente, le doucereux et placide forban passe devant moi les poches pleines, le visage serein, et la main droite armée d'un long pistolet d'arçon.
Consterné de tant de froide effronterie, je laissai d'abord le misérable opérer paisiblement son audacieuse retraite, et ce ne fut qu'au bout de quelques instans de stupéfaction que, recouvrant l'usage de la réflexion, je me mis à poursuivre l'héritier de Bastringue avec l'intention de contrarier du moins le projet d'évasion que, selon toute probabilité, il devait avoir formé, pour s'assurer la tranquille possession de l'argent qu'il venait d'enlever. Je retrouvai bientôt, dans l'obscurité de la nuit, les traces du fugitif, et le fugitif lui-même en me dirigeant en toute hâte sur le bord de la mer, et je l'aperçus doublant le pas, pour gagner, malgré la pesanteur du fardeau dont il était chargé, un petit canot amarré non loin du rivage. Mais malgré toute la diligence que j'avais pu apporter à lui donner la chasse, le drôle prévoyant trop bien sans doute l'embarras dans lequel viendrait le jeter la résistance que je pourrais opposer à son départ, le drôle, dis-je, sauta avec la légèreté d'un daim ajusté par un chasseur, du bord de la grève dans la pirogue qui l'attendait pour l'emporter au large. La pirogue, sur l'avant de laquelle j'accrochai mes mains sans trop calculer l'inutilité et l'imprudence de ce mouvement, glissa sur le sable, poussée qu'elle était dans le sens contraire de mes efforts, par deux coquins de nègres que le prévoyant frère José avait sans doute mis dans ses intérêts. J'eus beau crier au secours, au voleur, et je crois bien même à l'assassin, pour appeler à mon aide les personnes qui pouvaient encore se trouver dans le voisinage: personne ne répondit à mes cris, ni à mes imprécations, et le canot disparut sur les flots et dans les ténèbres, en me laissant le corps à moitié dans l'eau, sur le rivage où j'avais essayé trop vainement à le retenir. Mais en m'échappant ainsi, l'abominable José voulut encore m'adresser ses adieux à sa façon; et sans avoir daigné répondre à mes clameurs, le monstre déchargea sur moi, et presque à bout portant, le pistolet dont il s'était muni en sortant de la chambre de Bastringue. La bourre de l'arme meurtrière vint me frapper au visage, mais la balle mal dirigée alla se loger dans une des planches sur le devant desquelles j'étais placé. Tel fut le signal de partance du dernier des pirates; et moins d'un quart-d'heure après l'explosion du coup de feu qui n'avait appelé personne sur le lieu de cette scène nocturne, une goëlette appareilla de la rade de Saint-Thomas, en livrant ses voiles à la brise du matin, et en emportant avec elle, on ne sait où, le vampire qui venait de s'engraisser de la dépouille de son ami mort.
Le lendemain de cet événement, la police de Saint-Thomas faisait transporter, par mesure de salubrité publique, dans une des fosses du cimetière le plus éloigné de la ville, deux corps sous le poids desquels huit nègres de l'hôpital paraissaient fléchir en marchant péniblement côte à côte, aux rayons d'un soleil ardent, d'un soleil de fête. Les deux cercueils grossiers, qui renfermaient étroitement les cadavres, s'avançaient du même pas au milieu de la foule, de cette foule qu'attirent toujours les émanations du sang qui vient de couler ou du sang qui coule encore. Un vieux prêtre catholique attaché par zèle et par pauvreté, au service de l'hospice des marins, précédait ce double et sinistre convoi; personne ne suivait les morts dans cette multitude avide d'émotions, mais avare de sensibilité. La multitude, seulement, disait: Le plus long des deux coffres est celui du capitaine, le mari de la petite Espagnole qui vient aussi de mourir; l'autre, le plus large et le plus court, celui du matelot qui a si bien fait son coup de traite pour rire, à Porto-Rico. Ils se sont tués pour un mot, les imbéciles, après avoir si bien fait leurs affaires.—Ah! c'est qu'ils ont voulu, répondaient les plaisans du parterre de ce lugubre spectacle, épargner à maître hacheur (le bourreau du pays) l'office qu'ils pouvaient remplir eux-mêmes.
Bien long-temps, trop long-temps peut-être après la fin tragique de Salvage et de Bastringue, le hasard, ou plutôt une circonstance que je regarde comme providentielle, me fit tomber sous les yeux un article de la Gazette de Java, sur lequel mon attention se fixa avec une vivacité que je ne saurais m'expliquer autrement, qu'en rapportant aux desseins cachés du ciel la curiosité que m'inspira la lecture de cet article. Sans pouvoir d'abord me rendre compte des motifs de l'intérêt que pouvait réveiller si subitement en moi le récit d'un fait qui devait m'être complètement indifférent, je dévorai les premières lignes du journal javanais, en reportant involontairement mes souvenirs sur les événemens déjà bien vieux dont j'avais été appelé dans d'autres temps à devenir le témoin à Saint-Thomas. La Gazette de Java parlait de piraterie, et je me rappelai mes deux pirates morts, et cet infâme frère José qui leur avait survécu sans avoir encore rencontré la destinée que tant de fois je lui avais souhaitée, et que la justice du ciel ne lui avait que trop long-temps épargnée au gré de mes désirs. Je lus, la tête toute remplie de ces idées et de ces souvenirs, le rapport suivant, adressé en Hollande, par le commandant du brick de la marine batave, De Meermin. Il suffira à mes lecteurs de parcourir ce rapport pour qu'ils puissent se peindre l'étonnement et la joie dont je fus saisi à la nouvelle de l'événement inattendu qu'il retraçait avec les couleurs de la plus frappante vérité.
Batavia, 31 octobre 1834.
«Ministre,
«Permettez à votre serviteur de vous instruire des détails et des suites d'un engagement sérieux que j'ai eu dans les premiers jours du mois, avec une Florine (une flottille) de bintasses appartenant aux pirates qui parcourent encore de temps à autre les mers dont notre Roi bien aimé m'a confié la surveillance.
«Informé depuis plusieurs jours que le navire Maria-Philippina, capitaine Cramer, avait été pillé le 17 août de la présente année, par un pirate de Tiole, en se rendant de Macassar à Balie, je résolus d'aller croiser dans les parages où cet événement avait eu lieu. Quelques hommes de l'équipage du bâtiment européen avaient été lâchement massacrés après un combat acharné, et le désir de venger ces malheureux sur les forbans qui osaient ainsi attaquer des navires armés, me fit accélérer mon départ, en me laissant concevoir l'espoir de me mesurer bientôt avec des misérables, dont l'impunité n'avait que trop long-temps encouragé l'audace.
«Favorisé, quelques heures après ma sortie, par une bonne brise de vent, je parvins en peu de temps à me rendre à la hauteur des côtes de Mangarai, et près d'une petite île inhabitée nommée Pangara Bawang, sous laquelle les écumeurs de mer, dont le pays est infecté, vont quelquefois faire de l'eau ou chercher un refuge. Les bâtimens croiseurs, qui jusqu'ici ont donné le plus vivement la chasse aux forbans de ces détroits dangereux, étaient assez généralement peints en noir à l'extérieur; et tout dans leur gréement bien tenu et leur voilure soigneusement établie, annonçait de loin à l'œil exercé des pirates, l'approche redoutable des navires de guerre qu'ils devaient le plus particulièrement éviter. Aussitôt qu'un croiseur paraissait sur ces mers, rien n'était plus facile aux pillards toujours intéressés à fuir son approche, que de le reconnaître au large et de le gagner de vitesse, avant qu'il ne pût accoster assez la terre pour être à même de s'emparer de leurs barques légères et rapides. Pour mieux tromper la vigilance des forbans auxquels je ne souhaitais rien tant que de donner une sévère leçon, j'avais eu soin de faire peindre le brick de S. M. à la manière de la plupart des navires du commerce, et de faire observer, dans la tenue de mon gréement et l'installation de mes voiles, une négligence qui pût leur faire supposer que mon bâtiment ne devait être qu'un gros brick marchand naviguant lourdement avec un faible équipage. Ce stratagème, que j'avais mes raisons pour employer dans la circonstance où j'allais me trouver, m'a réussi au-delà de toute espérance; et les événemens dont je vais avoir l'honneur de vous rendre compte, prouveront à Votre Seigneurie que je n'avais pas trop bien présumé de la petite ruse au moyen de laquelle je m'étais flatté d'abuser les gens à qui je me proposai d'avoir affaire.
«Le 25 octobre, me trouvant en dedans d'une des pointes de l'île Pangara-Bawang, dont j'ai parlé plus haut, je naviguais sous toutes mes voiles du plus près pour doubler cette pointe. A mesure que la terre que je longeais nous permettait de découvrir la partie de la mer qu'elle nous avait cachée jusque là, la surveillance redoublait à notre bord; car selon mes prévisions, c'était dans les environs de cette île, que nous devions rencontrer les pirates les plus avides et les plus cruels de tout l'archipel que nous explorions. Les hommes placés en sentinelles, et cachés dans les parties les plus hautes de la mâture, ne tardèrent pas à me signaler l'événement que j'étais venu chercher et que j'attendais avec tant d'impatience. Au-dessus de la langue de terre que nous allions doubler, mes vigies venaient d'apercevoir d'abord trois ou quatre petites bintasses sortant à la rame des groupes d'arbustes marins qui croissent sur le bord des îles boiseuses et plates dont nous étions environnés. Ces embarcations, qui servent de nids flottans aux corsaires de ces lieux, se dirigeaient sur nous avec l'intention bien évidente de se trouver en face du brick, au moment où il aurait dépassé le bout de la pointe que les bintasses travaillaient aussi à doubler de leur côté. Bientôt, en promenant avec plus d'attention et d'anxiété nos regards sur le nouvel espace que la route du navire ouvrait devant nous, nous pûmes voir tout à l'aise, qu'une cinquantaine de barques s'élançant de tous les points des rivages les plus rapprochés, s'étaient mises en devoir de suivre les premières bintasses qui paraissaient avoir pris l'initiative et l'honneur de l'attaque.
«C'est en ce moment décisif que je crus devoir ordonner de plonger à la mer et le long de mon bord, toutes les bailles vides dont nous pouvions disposer, pour ralentir autant que possible la marche ordinaire du brick, et faire penser aux pirates qui seraient à même de nous observer de plus près, qu'avec le peu de sillage que faisait le navire, il n'était guère probable qu'ils pussent être exposés à avoir un engagement avec un brick de guerre5. Le désordre calculé que j'avais eu la précaution de faire observer dans la disposition des voiles, complétait cet ensemble de supercheries, et en nous voyant, à une portée de fusil, ainsi orientés et naviguant si péniblement, le marin le plus expérimenté nous aurait plutôt pris pour un gros brick hollandais en avarie, que pour un des meilleurs bouliniers de la marine de S. M. Une quinzaine d'hommes, tout au plus, avaient reçu l'ordre de se promener sur le pont et de montrer leurs têtes au-dessus des bastingages. Le reste de l'équipage, et ce reste se composait de quatre-vingt-dix matelots de choix, se tenait à plat-ventre, le sabre et la mèche à la main, le long de mes pièces chargées de mitraille jusqu'à la gueule, et recouvertes en dehors d'un bon prélat peint de deux barres jaunes, à la mode des batteries de nos plus inoffensifs bâtimens marchands.
«Les plus pressées d'entre les soixante ou soixante-dix bintasses nous approchèrent à demi-portée de canon. Rendues à cette distance respectueuse, elles s'arrêtèrent un instant, et toutes à la fois. Je crus alors mon coup manqué; car je supposai d'abord qu'elles nous avaient reconnus pour ce que nous ne voulions pas paraître et pour ce que nous étions bien réellement. Mais j'eus bientôt lieu de m'apercevoir que j'avais fait trop d'honneur à la prévoyance de nos adversaires. Les chefs de l'escadrille ne s'étaient ainsi tenus en observation que pour donner le temps aux forces qui les suivaient, de se rallier à eux, pour pouvoir, plus tard, porter un grand coup avec ensemble et résolution.
«Ce moment attendu à notre bord avec ardeur, mais pourtant avec sang-froid, ne se fit pas long-temps désirer: les bintasses réunies enfin en masse serrée, se détachèrent du centre de la flottille, en formant, sur un espace assez étendu, un cercle régulier au milieu duquel elles voulaient nous emprisonner, pour nous étreindre ensuite dans leurs terribles replis. Des cris affreux poussés jusqu'au ciel par tous les forbans qui montaient les embarcations, donnèrent, en agitant l'air paisible de la journée, le signal du combat; et en un clin-d'œil, nous nous trouvâmes accostés et pressés par une triple ligne de canots qui ne présentaient plus autour de nous et de tous côtés, qu'une surface sous laquelle la mer était cachée à un bon demi-quart de lieue du brick. C'est alors que je commandai feu partout à mes hommes qui n'attendaient que l'instant de la vengeance et du carnage. Mes vingt-deux caronades bourrées de mitraille, lancèrent leur triple charge en éventail; et en quelques secondes, la moitié au moins des bintasses furent balayées de leurs hommes, qui, debout pour la plupart sur le fond de leurs barques et dans l'attitude de la menace, se trouvèrent emportés, criblés de balles, sur les vagues qu'ils allèrent teindre de leur sang et couvrir de leurs membres hachés. Jamais décharge de navire de guerre n'a dû faire une plus effroyable boucherie. Ce n'était plus de l'eau, c'était plutôt du sang qui coulait le long de notre bord. Notre batterie rechargée précipitamment envoya une autre bordée aussi meurtrière aux bintasses qui étaient restées à flot après avoir reçu notre première volée, et le désordre que nous achevâmes de plonger ainsi au milieu de la flottille foudroyée, devint tel que nous n'eûmes plus qu'à nous diriger sur les pirates qui cherchaient encore à nous éviter, pour nous emparer de celles de leurs embarcations qui s'efforçaient, mais vainement, de se soustraire par la fuite au sort que nous leur réservions en courant impitoyablement à toutes voiles sur elles.
«Pendant cette chasse que j'appuyais sans relâche aux lambeaux de l'escadrille que je venais de mettre en pièces, je crus devoir m'attacher particulièrement à faire main basse sur une espèce de prame assez grande, qui, pendant l'attaque, m'avait paru être la commandante des barques à la tête desquelles elle s'était fièrement placée. Malgré les efforts que firent les écumeurs qui la manœuvraient, pour échapper à ma poursuite, la prame, au bout d'une demi-heure de course tout au plus, tomba sous ma volée, et au moment où j'allais l'aborder en long, la brise assez forte à laquelle elle avait livré toutes ses voiles, la fit sombrer à un quart d'encablure sous le vent de mon brick. Grâce à la promptitude que mit mon équipage à sauter dans nos embarcations, nous pûmes sauver une vingtaine des principaux forbans qui se trouvaient sur le pont de la prame chavirée. Le reste se noya avant qu'on pût lui porter secours.
«La capture que j'ai faite en cette dernière circonstance, mérite toute l'attention de Votre Seigneurie. Au nombre des naufragés que j'ai réussi à ramener à Java, on a reconnu le fils ou le petit-fils du grand pirate arabe Daco Sariboc. Ce jeune homme, que les siens nomment Katarinbong, était le commandant de la flotte, et c'est à l'autorité qu'il exerçait sur les brigands de Bima, de Macassar et de Mangarai, que l'on doit attribuer les actes de férocité qui se sont exercés si souvent et trop impunément dans ces malheureuses contrées.
«Mais cette capture, quelque importante qu'elle puisse paraître à vos yeux, n'est pas cependant la plus heureuse que j'aie pu faire dans ma petite expédition. Le hasard le plus extraordinaire nous a conduits à notre arrivée à Java, à découvrir parmi les misérables que nous avions arrachés des flots, un monstre européen, qui, sous le nom de Lamisa, était parvenu à faire agréer ses services aux naturels de ces pays dont il avait appris à parler les différens dialectes. L'influence que ce Lamisa avait acquise sur Katarinbong et ses sujets était devenue si absolue, que c'était par ses conseils et à son exemple, que les corsaires des tribus environnantes agissaient en toute occasion. Un matelot danois du brick de guerre colonial Niewa, ayant par hasard aperçu Lamisa parmi mes prisonniers, l'a dénoncé pour un pirate français qui, pendant plusieurs années, avait jeté l'effroi et l'épouvante sur les mers des Antilles où il était connu et redouté de tous les marins sous le nom de frère José. Après avoir opposé les dénégations les plus formelles aux faits qui pouvaient le mieux prouver sa parfaite identité avec le frère José, ce scélérat a avoué la vérité qu'il ne lui était plus possible de cacher. Mais comme le châtiment de ses crimes devait suivre de près le jugement qui allait le condamner au supplice qu'il n'a que trop mérité, il s'est avisé de se déclarer sujet espagnol, pour obtenir la faveur de n'être pendu qu'à Manille où il a prétendu qu'il devait être jugé selon les lois et par des juges de son pays. M. le Gouverneur, qui a eu la faiblesse de prendre en considération ce subterfuge employé à toute extrémité par le bandit, a donné ordre à un paduakang de notre station (sorte de bâtiment de l'Inde) de transporter l'infâme frère José à Manille pour qu'il fût remis aux autorités de sa nation, qui sans doute lui feront subir la punition qu'il n'a que trop long-temps évitée. Il serait impossible de dire les actes de cruauté dont ce renégat a souillé sa vie, parmi les pirates pour lesquels il était devenu une espèce de providence infernale. C'est le plus lâche et le plus féroce des êtres à qui la nature ait pu donner une forme humaine. Quand il s'est vu découvert et à la veille de porter sa tête sur le billot du bourreau, il n'est pas de bassesses qu'il n'ait tentées pour racheter sa détestable vie.
«Il s'est offert à moi pour me guider dans les repaires les plus cachés des pirates qui avaient placé toute leur confiance en lui. Le dégoût insurmontable que m'ont inspiré les contorsions de ce reptile affreux, m'a fait repousser avec horreur ses ignobles propositions.
«Je joins ici la liste des marins qui se sont le plus distingués dans mon engagement, et le nom des hommes que j'ai eu le malheur de perdre dans cette journée où tous mes blessés ont succombé par l'effet de l'usage barbare qu'ont les pirates indiens d'empoisonner leurs armes et de mâcher les balles dont ils se servent pour charger leurs carabines.
«J'ai l'honneur de saluer Votre Seigneurie et d'être avec les sentimens du plus profond respect et du plus inaltérable dévouement,
A ce rapport textuel du commandant du brick hollandais était jointe par post-scriptum, la note suivante de la Gazette de Java.
«Le pirate José transféré à Manille par ordre de son Excellence le Gouverneur de Batavia, a en vain essayé devant le haut conseil des Philippines, d'invoquer sa fausse qualité de sujet espagnol; le tribunal chargé de prononcer le châtiment à infliger à ce grand criminel, l'a condamné à l'unanimité à être étranglé par l'œuvre du bourreau. Les pères de la Mission, près desquels il avait osé réclamer un sursis en raison du titre de prêtre qu'il disait lui avoir été conféré en France, ont rejeté avec indignation sa supplique, et se voyant réduit à expier enfin tous ses attentats, José n'a pas craint de solliciter pour grâce dernière, la faveur d'être enterré avec le capuchon de moine dont les religieux de Manille ont l'habitude de revêtir les morts d'une certaine distinction. L'exécuteur public a fait justice de cette ridicule prétention, en attachant la corde au cou de l'assassin et en jetant ses restes à la voirie, pour l'exemple et la terreur des malfaiteurs qui seraient tentés d'imiter ce monstre, le rebut des forbans et la honte éternelle de l'espèce humaine.»
Il est donc une justice céleste! m'écriai-je après avoir lu les derniers mots de cette lugubre histoire. Frère José, chassé, plein de crimes, du repaire qu'il avait cru trouver aux Antilles, et allant recommencer ses forfaits au fond des Indes, pour venir, vomi par l'écume des pirates, rendre entre les mains du bourreau toute une vie de sang et de meurtre, sur le sol d'une terre chrétienne; ah! voilà le signe le plus éclatant auquel je puisse reconnaître une Providence rémunératrice… A mes yeux, c'était d'un éclat de tonnerre que venait d'être frappé le dernier et le plus odieux des trois pirates; et après ce coup de foudre vengeresse, il me sembla respirer un air plus pur dans une atmosphère purgée du souffle d'un si lâche et si exécrable criminel.
FIN DES TROIS PIRATES.
PAGE 21, LIGNE 11.
[1] Les trombes de mer sont produites par un phénomène météorologique que les marins observent particulièrement sous les latitudes les plus souvent exposées aux commotions électriques. Les physiciens expliquent diversement la formation des trombes. Les uns attribuent l'existence et les effets de ce phénomène, à l'échange des deux espèces contraires d'électricité qui, en se trouvant à une distance convenable, se déchargent l'une sur l'autre pour se mettre en équilibre suivant les lois naturelles de leur tendance.
D'autres savans, sans chercher à analyser aussi complètement les causes auxquelles on doit la présence des trombes dans les régions torrides, pensent qu'elles ne sont produites que par la condensation d'un nuage qui, venant à être comprimé entre deux vents contraires, tourbillonne sur la mer en se chargeant de toutes les molécules d'eau qu'il peut lui enlever.
Les trombes, au reste, sont de deux espèces par rapport à la direction qu'elles reçoivent et qu'elles suivent, quelle que puisse être la cause réelle qui les produit: il y a des trombes descendantes et des trombes ascendantes. Si un nuage chargé d'électricité positive, se décharge sur la terre ou sur la mer, chargée d'électricité négative, le nuage crève et la colonne d'eau s'écroule: c'est ce qu'on appelle la trombe descendante.
Si, au contraire, c'est la terre ou la mer qui décharge sur le nuage l'électricité contraire dont elle est chargée, le nuage emporte en s'élevant les objets qu'il rencontre sur le sol, ou l'eau qu'il aspire dans la colonne qu'il forme en appuyant sa masse sur la surface de la mer. Dans ce cas, la trombe est ascendante. Telle est du moins l'opinion des physiciens, qui pensent que les trombes ne sont qu'un phénomène électrique.
Quoi qu'il en puisse être de ces définitions différentes, il est un fait que personne ne peut méconnaître ni contester: c'est que les parages dans lesquels on observe le plus souvent la présence des trombes de mer, sont ceux où de brusques changemens de vents, et le renversement subit de brises ou de moussons, se font sentir avec le plus de fréquence et de force.
Tels sont les parages du golfe de Guinée, le canal Mozambique, les Moluques, les Philippines, etc.
Les trombes marines, qui furent pendant si long-temps un grand sujet d'effroi pour nos vieux navigateurs, paraissent avoir perdu aujourd'hui, comme toutes les choses que l'on croit voir de près, une partie du prestige qui les faisait tant redouter autrefois. L'aspect d'une trombe semblait menacer d'un anéantissement total le navire assez malheureux pour rencontrer ce spectre des mers. Un coup de canon envoyé à boulet sur la fantastique colonne d'eau pouvait, disait-on, faire s'écrouler sur lui-même ce colosse redoutable des élémens conjurés. Aussi, les anciens bâtimens du commerce n'embarquaient-ils une ou deux mauvaises pièces d'artillerie à leur bord, que pour crever une trombe, ou pour appeler à eux les pilotes dans les momens de détresse, car le naufrage et les trombes étaient les deux plus grands dangers que pouvaient craindre les navigateurs des siècles passés.
Mais, maintenant que l'expérience a réduit, en quelque sorte, les trombes de mer à leur juste valeur, on sait les effets qu'elles sont capables de produire sur les navires qui se trouvent exposés à les recevoir en mer. Plusieurs grands bâtimens ayant été assaillis par ces énormes nuées d'eau ascendantes, en ont été quittes pour avoir vu le tourbillon liquide enlever leurs voiles, une partie de la mâture, et des objets amarrés sur le pont; accident toujours grave il est vrai, mais moins effrayant encore que la destruction totale dont, autrefois, l'approche d'une trombe marine paraissait menacer les navires mêmes du plus fort tonnage et de la plus grande solidité.
La manière dont je m'y prends pour mettre dans la bouche de maître Bastringue la description d'une trombe marine, ne peut amener sans doute qu'une idée très imparfaite de la théorie aux raisons de laquelle il est possible d'expliquer ou de définir ces sortes de phénomènes. Mais pour rendre l'effet que produit en général sur l'esprit des matelots, l'aspect d'une trombe, il fallait bien faire parler un marin autrement que n'aurait parlé un savant de l'Institut, qui aurait observé, par ordre de l'Académie, l'apparition du météore dont il est question dans ce chapitre. Les hommes du commun et les hommes de la science, ont les mêmes yeux, mais ils n'ont ni les mêmes idées, sur les choses qui affectent leurs yeux, ni les mêmes expressions pour rendre les idées que la vue des mêmes objets peut produire sur leur imagination. Or, ce qu'il y a de plus piquant pour les gens du monde, ce n'est guère d'apprendre la manière dont s'y prendrait un savant pour rendre compte des sensations que lui ferait éprouver l'apparition d'une chose extraordinaire. Il y a long-temps que l'on sait que les personnes instruites n'ont qu'un langage pour peindre ce qu'elles observent dans l'intérêt de la science; et malheureusement, la préoccupation à laquelle elles sont presque toujours livrées dans l'ardeur de leurs recherches méthodiques, ne laisse que trop peu de part à cette mobilité d'impressions, que l'on aime à retrouver dans la peinture des événemens saisissans. Or, le langage le plus propre peut-être à rendre fidèlement et énergiquement les impressions les plus vives, et je l'avouerai à ma honte et à la honte de notre langue littéraire, est le langage, ou si l'on veut, le jargon que parlent les hommes du peuple. Cette observation est si désespérante, et si vraie en même temps, que pour décrire les combats, les manœuvres et les tempêtes, toutes choses fort émouvantes de leur nature, le style officiel du bulletin et le style même de l'histoire, a été obligé d'emprunter au langage vulgaire des soldats et des matelots, les termes avec lesquels il devenait possible de rendre certaines idées, et de peindre certains faits. Dumarsais a dit, avec sa haute et profonde raison, qu'il se faisait plus de figures un jour de marché, à la halle, qu'il ne s'en faisait en plusieurs jours d'assemblées académiques. On pourrait encore ajouter pour compléter le sens de cette assertion, que les plus belles figures de rhétorique que nos écrivains aient mises littérairement en œuvre, n'ont pu être empruntées qu'à la rhétorique naturelle des gens qui savent le moins bien exprimer des idées communes.
Que le peuple des halles, des bivouacs ou du gaillard d'avant soit mal habile à rendre dans un idiôme usuel des pensées ordinaires ou des sentimens calmes, c'est là ce que nous ne nierons pas, en nous rappelant surtout combien il semble manquer d'esprit et de chaleur dans ce qu'on pourrait nommer le médium de la conversation. Mais qu'il soit moins pittoresque et moins heureux que les gens d'éducation, pour exprimer les choses qui l'affectent vivement ou qui le passionnent puissamment, c'est là ce que nous contesterons toujours, en invoquant à l'appui de notre opinion l'exemple des faits et l'autorité des preuves les plus irrécusables. Que l'on compare aux mots éloquens les plus péniblement trouvés par nos auteurs, les mots mémorables tout trouvés dans la bouche du peuple en face d'un danger, d'un grand événement ou d'un spectacle sublime. Quel fut l'orateur qui répondit viens les prendre, au roi insolent qui demandait leurs armes aux Lacédémoniens? le peuple de Sparte. Quel guerrier s'écria La Garde meurt à Waterloo? un sergent auquel Cambronne eut la noblesse de restituer ce cri immortel. Qui prononça, dans nos journées de Juillet, cet anathème de quatre monosyllabes contre la royauté suppliante: Il est trop tard? un ouvrier de l'hôtel-de-Ville. A nous deux peut-être les belles phrases, mais aux hommes du peuple les beaux mots.
Pour en revenir aux trombes marines, après la longue digression à laquelle nous venons de nous laisser aller, tout en voulant d'abord ne parler que de ce phénomène curieux, nous reproduirons ici ce qu'un navigateur moderne, aussi justement estimé pour l'étendue de ses connaissances pratiques, que pour la profondeur de son talent d'observation, a publié récemment sur les trombes et les tourbillons. C'est au savant ouvrage de James Horsburg sur la navigation des mers de l'Inde, que nous empruntons la notice qu'on va lire; et nous saisissons d'autant plus volontiers l'occasion de citer le nom de ce marin célèbre, que c'est à l'un de nos bons amis, le capitaine de frégate le Prédour, que les capitaines français doivent l'excellente traduction de James Horsburg.
«Les tourbillons, dit Horsburg, sont souvent occasionnés par des terres hautes et inégales. Lorsque le vent est violent, il descend parfois, des montagnes, des raffales en tourbillons sur la surface de la mer; mais le phénomène appelé tourbillon et que les marins nomment trombe, est attribué à l'électricité. C'est dans les climats chauds et lorsque de gros nuages noirs occupent les régions inférieures de l'atmosphère, qu'on rencontre ordinairement des trombes; l'air est alors surchargé d'électricité, et l'on a en même temps du tonnerre et beaucoup de pluie. Lorsqu'on aperçoit une trombe se former à peu de distance, on distingue un cône descendant d'un des nuages noirs, le sommet dirigé vers la mer; au même moment, l'eau qui est en dessous, s'élève un peu, en prenant la forme d'un nuage ou d'une vapeur blanchâtre, et il en suit un autre petit cône qui s'unit au premier: la trombe est alors complètement formée, mais il arrive souvent que la force motrice n'est pas assez forte, et, dans ce cas elle est bientôt dispersée.
«Il y a au milieu du cône qui forme la trombe, une colonne blanche et transparente qui paraît être dangereuse quand on la voit de loin, attendu qu'elle représente alors une colonne d'eau ascendante; mais en s'en approchant, on voit qu'il n'y a pas de danger. J'ai passé auprès de quelques trombes au moment où le tourbillon se formait, et j'ai été en position de faire les observations suivantes:
«Par une force électrique, ou un tourbillon ascendant, un mouvement circulaire est donné à une petite partie de la surface de la mer autour de laquelle on voit des brisans, et les eaux semblent tourbillonner avec une vitesse de deux, trois, quatre ou cinq milles par heure. Au même moment, une très grande partie de l'eau que contient la trombe se disperse en parties extrêmement fines, ressemblant à de la fumée ou de la vapeur, et en faisant un grand bruit qui provient de la vitesse avec laquelle tourbillonnent ces gouttes d'eau, elles montent en décrivant une spirale jusqu'à ce qu'elles se joignent au nuage qui est au-dessus. Au milieu de la trombe, il existe une lacune dans laquelle ces gouttes d'eau ascendantes ne pénètrent pas, et dans cette lacune, ainsi que le long de la partie extérieure de la trombe, il semble pleuvoir. Cela vient de ce que la force motrice n'étant pas assez puissante dans ces parties pour faire monter l'eau, elle retombe en forme de pluie.
«La lacune qu'on aperçoit au centre de la trombe, est probablement la colonne transparente qu'elle paraît former quand on la voit de loin. Durant les calmes, les trombes ont une direction verticale; mais quand il vente, elles sont inclinées et courbées selon la pression que le vent exerce sur elle. Quelquefois elles disparaissent tout-à-coup; mais il y en a qui parcourent rapidement la surface de la mer et qui durent plus d'un quart-d'heure.
«On en rencontre rarement la nuit, bien qu'il me soit arrivé d'en trouver une. Les trombes ne sont pas aussi dangereuses que le prétendent quelques personnes, qui disent, que quand elles se rompent, elles jettent assez d'eau pour couler un navire. Je ne pense pas qu'il en soit ainsi, attendu que l'eau ne tombe que comme une forte pluie; mais un petit bâtiment courrait le danger de chavirer, s'il avait beaucoup de voiles dehors, et un grand navire qui n'amènerait pas ses huniers et ne tournerait pas ses cargues-points, pourrait les voir remonter par l'effet du tourbillon, et serait exposé à démâter. On pense qu'en tirant du canon auprès d'une trombe, on doit la disperser par l'ébranlement que cause l'explosion dans l'atmosphère. Dans le voisinage des trombes, le vent est sujet à changer promptement de direction, en sorte qu'il est prudent de se tenir sur une voilure aisée.
«Quand une trombe passe sur la terre, elle enlève toutes les matières légères qui sont à sa surface; j'en ai vu une passer sur la rivière de Canton, qui fit bouillonner l'eau comme celles qu'on rencontre en mer, et tous les navires près desquels elle passa, l'évitèrent sur leurs ancres. Elle dépouilla plusieurs arbres de leurs feuilles, qui s'élevèrent dans l'air à une très grande hauteur, ainsi que le chaume de plusieurs cabanes.
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[2] Les vœux d'une nature au moins aussi étrange que celui que je mets ici sur le compte de maître Bastringue, n'étaient pas rares chez les anciens marins livrés pour la plupart à la superstition des temps dans lesquels ils vivaient; et, pour prouver jusqu'à quel point peut aller quelquefois la bizarrerie des engagemens qu'ils prenaient avec le ciel dans les momens de péril et d'effroi, je me contenterai de citer un exemple qui, je crois, pourra me dispenser de reproduire, à l'appui de la vraisemblance du fait que j'ai cité dans ce chapitre, les autres témoignages que je serais encore à même d'invoquer en recueillant mes souvenirs.
Un capitaine caboteur, assailli par une tempête qui menaçait d'envahir à chaque lame, son malheureux petit navire, promit à la Vierge-Marie, de retirer du péché la première fille de joie qu'il rencontrerait à terre, s'il parvenait jamais à rentrer sain et sauf dans le port. Le miracle se fit, et le navire fut sauvé. Le dévôt capitaine ne tarda pas à trouver l'occasion de se montrer fidèle au vœu qu'il avait formé dans le danger, et, en arrivant pieds nus à terre, pour aller déposer un cierge bénit sur l'autel de la secourable Madone, il rencontra sur son chemin la femme qu'il s'était engagé à retirer des abîmes du vice. C'était, entre toutes les pécheresses du lieu dans lequel le capitaine avait été chercher un refuge, la fille la plus connue et la plus mal famée, et cette circonstance, en donnant plus d'éclat au sacrifice du marin, devait lui rendre ce sacrifice plus méritoire, et son devoir plus sacré. Il épousa sa nouvelle et facile conquête en donnant à la cérémonie de son mariage tout le pompeux scandale qu'il jugeait le plus propre à sanctifier son humilité. Mais, ce qu'il y a de plus extraordinaire dans cette inconcevable aventure, c'est que la Madelaine ainsi purifiée par les chastes feux de l'hyménée, devint aussi sage qu'elle avait été autrefois dissolue, et que son pieux époux finit par mourir d'ivrognerie dans un des lieux de prostitution, d'où il avait si évangéliquement retiré sa fiancée.
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[3] La vie de Christophe offre à la philosophie, l'exemple d'une fortune extraordinaire et la preuve malheureuse de l'ambition, qu'une élévation trop subite peut développer soudainement chez les hommes même les plus modestes et les plus obscurs.
Né dans l'île de La Grenade, au sein du plus abject esclavage, et jeté avec d'autres esclaves comme lui sur les rivages de St.-Domingue, au milieu des événemens qui devaient arracher cette colonie au joug des Européens, ce noir audacieux parvint, à la tête de quelques insurgés de sa classe, à chasser les Anglais et les Espagnols de la partie de l'île que la France révolutionnaire disputait encore aux nègres qu'elle avait eu l'imprévoyance de soulever aux premiers cris de liberté.
Nommé général par le droit de révolte, sans avoir cherché d'abord d'autre gloire que celle de mourir pour sa nouvelle patrie, Christophe se tourna, après la victoire, du côté de Toussaint-Louverture, contre ces mêmes Français dont il n'avait un moment embrassé la cause, que pour soustraire son pays adoptif à la domination des Espagnols et des Anglais, les deux peuples ennemis qui, dans son esprit, devaient être les moins disposés à favoriser les idées de liberté que la révolution de 89 avait été réveiller jusques dans le sein des plus pauvres nègres.
Lors du débarquement du général Leclerc au cap Français, Christophe, resté le dernier et presque seul sur le lieu que nos soldats allaient attaquer, n'hésita pas à livrer aux flammes la ville qu'il n'avait pu défendre, et les premiers pas de notre armée ne rencontrèrent, sur cette terre fatale, que des ruines fumantes à la place où leurs regards charmés avaient vu s'élever une cité florissante, quelques minutes avant la descente. Poursuivi, traqué dans les mornes où il avait été chercher un refuge contre la vengeance des blancs, le général-nègre se soumit au vainqueur avec une apparence de résignation et de bonne foi qui lui valut, de la part de Leclerc, une confiance qu'il n'attendit plus que le moment de tromper et de trahir. Et en effet, à peine l'épidémie affreuse qui devait ensevelir toute notre armée dans le même linceul, eut-elle éclaté dans le camp des Français, que Christophe, acceptant, comme l'indice de la protection du ciel, le fléau qui allait lui servir d'auxiliaire, releva contre les alliés que la force lui avait imposés, l'étendard de cette indépendance pour laquelle il avait déjà combattu.
On sait le sort des quarante-huit mille hommes dont les ossemens blanchissent encore après quarante ans d'oubli, les champs funestes de la colonie que la belle expédition de Leclerc devait reconquérir à la France. Dessalines, le premier entre les généraux de l'insurrection, fut appelé à régner, après la mort de notre armée, sur le peuple d'anciens esclaves, que d'autres esclaves avaient si courageusement affranchis; et parodiste grotesque du grand acte d'usurpation de Napoléon, on vit bientôt le chef ambitieux, que les nègres vainqueurs s'étaient donné, faire son dix-huit brumaire à Haïti, comme Bonaparte avait fait le sien à Saint-Cloud. Mais moins heureux ou moins habile surtout que le César français, le César haïtien, proclamé empereur sous le nom de Jacques Ier, ne tarda pas à payer de sa tête l'extravagance de son ridicule plagiat. Christophe qui, jusqu'à la mort de Dessalines, n'avait recherché ni les honneurs dont on l'avait comblé, ni les grades même qu'il avait mérités sur les champs de bataille, se trouva appelé à remplacer l'usurpateur mulâtre, avec le simple titre de président et de généralissime provisoire. Mais soit que jusqu'à cette époque l'ambition qu'on ne lui soupçonnait pas eût réellement dormi dans son cœur, ou soit plutôt qu'il eût attendu avec dissimulation le moment favorable de la faire éclater, à peine se vit-il investi de l'autorité supérieure, qu'il voulut, comme son téméraire prédécesseur, s'emparer du pouvoir absolu. Péthion venait de se faire proclamer, au Port-au-Prince, président de la république. Christophe lui déclara la guerre. Rigaud, débarqué aux Cayes avec des projets d'invasion, veut en vain se jeter entre les deux compétiteurs, pour compliquer leurs embarras, et profiter pour lui-même de la difficulté nouvelle dans laquelle son agression doit les placer. Christophe marche à la fois sur Péthion et sur Rigaud, pour faire face tout seul aux deux ennemis qui lui disputent le pouvoir usurpé, qu'ils brûlent de lui ravir pour se le partager. Pendant plusieurs années, la malheureuse Haïti se trouva déchirée par les querelles sanglantes et les prétentions forcenées des hommes qu'elle avait placés à sa tête pour s'affranchir du joug européen et de l'esclavage que, plus d'une fois peut-être, l'anarchie lui apprit à regretter.
Christophe, enfin, après quelques succès plus brillans que décisifs, croyant porter un coup fatal à la haine de ses ennemis, en s'élevant au-dessus d'eux, par le vain titre auquel il aspirait depuis long-temps, se fit déclarer roi du pays que ses armes n'avaient pu encore soumettre entièrement à sa puissance; et cet homme qui, né dans l'esclavage, s'était fait traîner, pour ainsi dire, de force, au grade de général, ne sut plus supporter, après s'être couronné roi de ses propres mains, l'idée de la résistance que ses projets insensés devaient rencontrer dans les masses qu'il avait naguère soulevées au cri de liberté. Une révolte militaire, provoquée par un de ses caprices, éclate dans un régiment auquel il a voulu imposer un colonel que les soldats ont déjà repoussé de leurs rangs. On annonce au roi que la mutinerie, qu'il a d'abord méprisée, a pris le caractère imposant d'une insurrection. Le roi, atterré par cette nouvelle inattendue, rentre dans son palais; il demande sa femme et ses enfans à qui il prodigue avec attendrissement les plus vives caresses; et à peine s'est-il arraché avec effort des bras de sa famille troublée, qu'on entend dans le cabinet où il est passé pour faire sa toilette, la détonation d'une arme à feu: les domestiques, accourus dans l'appartement où le roi venait de se renfermer, relevèrent le cadavre de leur maître, qui s'était suicidé en se tirant un coup de pistolet dans l'oreille. Dessalines mort assassiné, Péthion se laissant mourir de faim, par peur de son usurpation, et Christophe se tuant pour échapper au sort que ses sujets lui avaient préparé, ont livré à la révolution haïtienne, des pages aussi sanglantes que celles sur lesquelles nous lisons aujourd'hui l'histoire de la révolution française, et là aussi, selon la belle et terrible expression de Vergniaud, la révolution a fait comme Saturne, elle a dévoré ses enfans.
La tradition populaire a beaucoup exagéré au loin la cruauté de Christophe, bien plus heureux, en cela, que son prédécesseur Dessalines, dont les actes de férocité pourraient défier l'exagération des traditions les plus erronées. Mais cependant, malgré la justice que l'on est forcé d'accorder à la modération que fit admirer Christophe, en plusieurs circonstances où il aurait pu se montrer rigoureux sans s'exposer à être accusé de barbarie, on lui a attribué l'idée d'avoir fait enterrer vivant, pendant quelques instans, avec toutes les cérémonies de l'église, un jeune officier européen qui passait pour s'être associé à un complot de soulèvement des noirs du Cap contre l'autorité de leur tyrannique souverain.
Le mort vivant en fut quitte pour la peur, m'a-t-on assuré; mais cette peur pensa coûter la vie au malheureux inhumé que l'on avait seulement voulu effrayer par le simulacre des apprêts de ses funérailles. C'est ce trait, d'un nouveau genre de gaie torture, que j'ai essayé de mettre en action dans les aventures toutes fictives du pirate José, sans prétendre aucunement, pour cela, garantir ou affirmer l'authenticité historique du fait dont je me suis emparé. Ce qu'il me suffira de faire remarquer, pour l'acquit de ma conscience de romancier, c'est que dans la conception de mon petit drame funéraire, la nature de l'attentat projeté par le coupable, justifie jusqu'à un certain point, la rigueur et la cruauté même du châtiment dont il m'a plu de surcharger la liste, déjà assez longue, des sévérités de Christophe.
PAGE 65, LIGNE 6.
[4] Boucaniers, Flibustiers, Frères-la-Côte, Vieux-de-la-Cale.
On s'est long-temps ingénié à chercher l'ascendance philologique de la dénomination de boucanier, appliquée aux anciens flibustiers établis sur la côte de Saint-Domingue. La plupart des étymologistes n'ont pas hésité à faire dériver ce nom donné à de fort mauvais hommes, du mot boucan qui, dans notre vieux langage français, exprimait l'idée d'un fort mauvais lieu. Le substantif buccus, que l'on fit découler au moyen-âge et en très basse latinité, du substantif très latin bucculus (jeune bœuf ou bouvier), défraya pendant long-temps les érudits qui cherchaient à trouver, tant bien que mal, l'origine très embarrassante du mot boucanier. Un boucan était un lieu de débauche: faire du boucan se disait pour faire du tapage; or, comme les boucaniers de Saint-Domingue, et de l'île de la Tortue, passaient pour avoir fréquenté long-temps en Europe les lieux de prostitution, et y avoir souvent fait, sans doute, beaucoup de tapage, rien n'avait été plus naturel que de gratifier du nom de boucaniers, ces faiseurs de boucan des lupanards de la métropole. On avait bien fait dériver déjà le mot flibustiers du mot flibuste, dérivé lui-même du composé free-booters, francs-pillards, ou du double mot fliboath bateau léger, petite barque propre à la contrebande! Pourquoi se serait-on plus gêné avec le mot boucaniers, si heureusement appliqué à ces hommes de mauvaise vie, dont la licence de mœurs devait rappeler si complètement la lasciveté et la grossièreté du bouc, antique emblème des appétits les plus impurs de la brute?
Trois ou quatre raisons lexigraphiques concouraient donc pour faire penser que boucanier descendait en ligne directe et étymologique de boucan, lieu infâme, tapage infernal, etc. Mais plusieurs objections, cependant, pouvaient être opposées à la vraisemblance raisonnée de cette dérivation. Premièrement, les boucaniers de Saint-Domingue, privés de femmes dans les commencemens de leur établissement, ne purent guère se montrer plus intempérans que les autres colons aussi débauchés qu'eux, et qui ne furent cependant jamais connus comme eux, sous le nom de boucaniers. Secondement, la vie très sobre que ces misérables aventuriers menaient par force dans les rochers, d'où ils s'élançaient pour piller, ça et là, quelques navires égarés sur leurs côtes, ne leur permettait guère de faire du boucan, et de fonder en quelque sorte, à force de tapage, l'étymologie de la dénomination sous laquelle ils furent connus depuis l'époque de leur réunion. Assez long-temps même les anciens habitans espagnols, perdus eux-mêmes de débauches et de molesse, ignorèrent le voisinage redoutable des flibustiers, tant l'existence de ces nouveaux émigrans était simple, solitaire et paisible jusque dans sa belliqueuse rudesse. Ensuite, pourquoi aurait-on été donner exclusivement le nom de boucaniers, coureurs de mauvais lieux, à ces hommes, la plupart marins, et venant vivre entre des rochers, dans le célibat et l'indigence, tandis que l'on ne pensait pas à appeler du même nom, les émigrans crapuleux qui partaient de France avec leurs concubines, pour aller se livrer à la paresse la plus honteuse, et à la débauche la plus effrénée, sur les rivages hospitaliers des Antilles?
Toutes les conjectures prouvent donc, jusqu'à la plus parfaite évidence, que c'est à d'autres racines que celles qu'offrent les noms buccus et boucan, qu'il faut aller demander l'étymologie du mot boucanier; et ce qui achèverait de démontrer pour nous l'improbabilité de l'origine philologique que l'on a cru pouvoir assigner à ce substantif, c'est le cercle vicieux dans lequel sont tombés les étymologistes, en recherchant à deux époques différentes la généalogie équivoque de ce mot.
Lorsque l'existence des aventuriers de la côte de Saint-Domingue commença à être connue en France, on expliqua ainsi le nom burlesque qui les désignait: boucanier, qui fréquente les boucans, qui va à la chasse des bœufs sauvages dans l'Amérique!
Plus tard, lorsque nos faiseurs de dictionnaires apprirent que les boucaniers se nourrissaient de la chair des animaux qu'ils faisaient griller et fumer sur une claie de bois, appelée en caraïbe buscan ou bucan, ils nous firent connaître que le mot boucanier était le nom que l'on donnait aux hommes qui mettaient à cuire sur des boucans, la chair des bœufs sauvages qu'ils tuaient à la chasse avec de longues carabines, qui, elles-mêmes, portaient le nom de boucanières.
C'était le mot cherché, expliqué par le mot trouvé, et le problème étymologique résolu par le terme connu de la proportion lexigraphique.
Les meilleurs dictionnaires n'en font presque jamais d'autres. Les dictionnaires ont bien été jusqu'à nous définir ainsi les mots musique et musicien:—Musique, art du musicien,—musicien, homme qui fait de la musique. Ces deux mots, au reste, se définissaient l'un par l'autre.
Un vieux matelot, qui se servait devant moi de ce mot de boucanier, que je lui entendais prononcer avec surprise, m'expliqua plus naturellement que tous les vocabulaires que j'avais consultés jusques-là, la filiation de ce nom.
«Monsieur, me dit-il, avec toute l'ingénuité de son langage, vous n'êtes pas peut-être sans savoir que, lorsque anciennement les flibustiers de la côte Nord de Saint-Domingue et de l'île de la Tortue, se mirent à vouloir vivre d'eux-mêmes dans ces parages, ils commencèrent par tuer les chèvres, les boucs maigres et les cabris qu'il y avait pour toute nourriture dans le pays, en fait de viande. Ces petits boucs étant une fois tués, les flibustiers leur grillaient les gigots pour avoir à manger du cuit, et ils se capelaient leur peau sur le dos, pour s'abriter contre la pluie et les maringouins. Leur nom, à ces grilleurs et mangeurs de boucs, est venu de là. On les appela des boucaniers, parce qu'ils allaient à la chasse des boucs, vous entendez bien. Ils boucanaient leur viande, on les boucana aussi, eux, en leur donnant le nom de guerre de boucaniers; et qui dit aujourd'hui boucanier, dit celui qui fait boucaner de la viande quelconque, bœuf, ou bouc, mouton ou cabri. Pas une ombre d'autre raison de plus ou de moins que cela.»
—Mais pourquoi, demandai-je à mon érudit pratique, dit on faire du boucan, pour causer du vacarme, faire du bruit?
—Parce que, me répondit-il avec la plus grande confiance, que toutes les fois qu'on fait boucaner de la viande sur un feu de branches de manguier ou de palétuvier, ça fait apparemment du boucan plus qu'un merlan de deux sous dans une poële à frire! ceci est clair comme de l'eau de roche.
—Et pourriez-vous m'apprendre, continuai-je, la raison pour laquelle l'on donne encore le nom de frères-la-côte à de vieux marins, dont l'existence paraît ne pas toujours avoir été très catholique?
—Histoire de flibusterie encore que tout cela! voyez-vous? Les anciens gouins (matelots) qui, comme moi et tant d'autres auraient pu le faire alors, étaient partis chercher à se garnir le ventre (à vivre) sur la côte Nord, avaient plus de bon appétit que de vivres, et plus de misère que de grabuge à rafler dans leur métier. La misère, ça vous communique de l'amitié pour ses semblables, et les misérables comme soi. Ils s'appelaient entre eux, frères, parce qu'ils ne faisaient sensément qu'une seule et même famille de rafalés. Aussi boucaniers, flibustiers, frères-la-côte ou vieux-de-la-cale, tout ça ne faisait qu'un, et qui disait l'un disait l'autre; dans le temps passé, et aujourd'hui encore, un frère-la-côte, comme on se nomme souvent entre amis, est un petit restant de la vraisemblance des frères-la-côte de jadis, avec les frères-la-côte d'aujourd'hui dans notre marine.
Ces explications du vieux marin, toutes contestables quelles fussent, me parurent valoir presque autant que celles que jusques-là j'avais trouvées dans les dictionnaires et les notices. Elles avaient du moins, sur celles-ci, l'avantage de la clarté et de la naïveté.
L'histoire vraie et simple des flibustiers, si étrangement défigurée par les plumes coquettes que nous avons vues se mêler de faire de la marine à l'eau de rose, s'est conservée pure et sauvage dans la tradition, pour ainsi dire flottante, des matelots: la voici toute brute, comme je l'ai trouvée dans cette tradition que j'ai si souvent consultée.
Il y a trois cents ans, environ, que quelques bandes de marins vinrent, conduits par les hasards de la mer, se réfugier dans les criques abandonnées de la partie nord et nord-ouest de Saint-Domingue, dégoûtés qu'ils étaient de faire, presque pour rien, le cabotage pénible et misérable des îles du vent. Une carabine, et deux ou trois chiens aussi farouches que leurs maîtres, composaient tout leur attirail de guerre et toute leur fortune domestique. Ils chassaient pour se nourrir et pour occuper le long désœuvrement de leurs journées. La pêche prenait aussi une partie de leur temps. Ennuyés bientôt de cette vie de bêtes fauves, ils songèrent à employer contre les riches navires qu'ils voyaient passer à côté d'eux dans les débouquemens, les chaloupes dont ils ne s'étaient servis, jusques là, que pour pêcher le poisson que les mers transparentes des tropiques amenaient sur leurs côtes ignorées. Les premiers bâtimens abordés par ces terribles pirates, se rendirent à eux et devinrent bientôt sous leurs pieds, des corsaires assez forts pour livrer aux autres navires marchands, des combats réglés et meurtriers. Les équipages des bricks et des trois-mâts capturés, alléchés par l'appât du butin dont les vainqueurs leur offraient libéralement leur part, s'enrôlèrent volontairement sous le pavillon nouveau de ces heureux écumeurs de mer. L'association fortuite se grossit de tous les bandits que leur envoyaient le mécontentement, la banqueroute ou l'indigence. Les plus jeunes et les plus maladroits servaient de mousses; les plus intrépides ou les moins ignorans commandaient au dévouement absolu qu'exigeaient les intérêts de cette communauté d'hommes civilisés, redevenus sauvages par besoin, par peur ou par mépris des lois de la société à laquelle ils avaient dit un éternel et terrible adieu.
Leur audace leur assura des succès inouïs, et leurs succès redoublèrent leur témérité. Après avoir formé, du fruit de leurs rapines, une espèce de colonie de corsaires, assez semblable à celle d'Alger, ils osèrent attaquer la Côte-Ferme et rançonner des villes, comme auparavant ils avaient rançonné des navires. On les vit même s'aventurer jusque sur les côtes du Brésil et dans l'océan Pacifique, en doublant le point, alors si redouté, du cap Horn, pour aller porter la guerre dans des contrées inconnues, et échanger le fer de leurs armes contre l'or de Geraës et de Lima.
On a dit et répété que c'était en ramant trois mille lieues contre le vent, dans des barques légères, que les flibustiers réussirent à gagner les mers du Sud. Une telle erreur ne peut être tombée que sous la plume de gens qui ne connaissaient pas plus les vents et les mers dont ils parlaient, que les mœurs possibles des hommes dont ils se sont hasardés à écrire l'histoire. Les meilleurs bâtimens dont ces aventuriers, marins pour la plupart, s'étaient emparés, durent leur servir à côtoyer les rivages sur lesquels ils mouillaient pour poursuivre, en cabotant, leur route lointaine. Sobres et robustes, forts contre toutes les fatigues et toutes les privations, aguerris contre le climat de feu dont ils avaient bravé et pour ainsi dire déjà vaincu l'intempérie, ces hommes d'acier devaient, en se tenant unis, devenir l'effroi et les maîtres de tous les marins, trop peu expérimentés et trop amollis de l'Europe.
Les richesses qu'ait avaient conquises, quand ils étaient encore avides et misérables, les divisèrent dès qu'ils furent repus d'excès et gorgés de jouissances. Le partage du butin rendit faibles ces hommes que la misère et la nécessité avaient rendus si long-temps forts, et leur désunion délivra d'eux, les voisins qui n'avaient pu réduire jusques là leur féroce et redoutable indigence. Ils cédèrent enfin Saint-Domingue au roi de France, et la plus belle possession coloniale que nous ayons jamais eue, fut un présent fait à la France par quelques bandits que, soixante ans plutôt, elle avait repoussés de son sein et qu'elle eût rougi de reconnaître pour ses enfans.
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[5] On ne peut s'imaginer toutes les ruses que les bâtimens de guerre et les corsaires ennemis mettaient en usage pour se tromper entr'eux ou pour inspirer aux navires marchands, dont ils voulaient s'emparer, une confiance qui leur permît de les approcher assez pour les faire tomber en leur pouvoir.
Lorsqu'il arrivait, par exemple, qu'un de nos corsaires, abusé par une erreur que les marins les plus expérimentés peuvent commettre à la mer, se prît à chasser une corvette ou une frégate anglaise, en croyant ne poursuivre qu'un gros bâtiment marchand, celle-ci, pour attirer plus sûrement son adversaire dans le piège vers lequel il courait lui-même, se gardait bien de revirer subitement de bord et d'orienter sur l'ennemi trompé, dont il lui importait de se laisser accoster. Pour profiter, en habile manœuvrière, de la méprise de l'imprudent corsaire, on voyait la frégate ou la corvette ainsi poursuivie, s'efforcer d'imprimer à sa tournure et à sa marche l'apparence captieuse de l'allure lente et du lourd sillage d'un gros bâtiment marchand. Pour amoindrir la dimension imposante des voiles, on amenait un peu les perroquets et les huniers sur leurs drisses, en ayant soin de mal orienter leurs vergues, auxquelles on avait eu d'abord la précaution de ménager une obliquité favorable à la perspective qu'on espérait leur donner. Pour diminuer la vitesse du sillage qui n'aurait pas manqué de trahir le modeste incognito que l'on voulait garder, on gouvernait mal, on faisait tantôt une embardée sur tribord, tantôt une embardée sur babord, maladresses combinées qui, en ralentissant la marche du navire, étaient merveilleusement propres à confirmer le corsaire dans cette idée qu'il ne pouvait y avoir qu'un trois-mâts du commerce qui fût capable de gouverner aussi pitoyablement. Souvent même, le navire chasseur attribuait à la peur de se voir bientôt hâlé en dedans, le désordre trop calculé qu'il remarquait, avec satisfaction, dans la manœuvre du pauvre navire aux abois, serré de si près. Mais lorsque, en dépit de toutes ces précautions subreptices, le renard caché sous la peau de la pacifique brebis trouvait que son allure n'était pas encore assez déguisée, il ne manquait jamais d'avoir recours au moyen rétrograde dont le capitaine du brick hollandais De Meermin fit usage contre les bintasses javanaises; c'est-à-dire qu'il vous envoyait par-dessus le bord toutes les bailles vides qu'il s'amusait ensuite à traîner péniblement derrière lui. Ce procédé, en absorbant une partie de la célérité ordinaire du bâtiment convoité, donnait au corsaire la dangereuse facilité de le gagner main sur main, et c'était ce qu'il pouvait advenir de plus fâcheux pour l'un et de plus heureux pour l'autre, car, dès que les deux jouteurs en étaient arrivés à une portée de canon, la corvette ou la frégate reprenait son rôle en hissant ses huniers et ses perroquets à tête de bois, en coupant les bosses de ses bailles vides, et le corsaire reprenait aussi le sien en se faisant chasser par le renard qu'il avait lui-même si gauchement accosté; et l'on peut croire que le beau rôle n'était pas toujours alors celui qu'avait repris le malheureux corsaire.
L'abus de quelques-uns de ces déguisemens avait fini, pendant nos dernières guerres maritimes, par décréditer tellement l'usage qu'on en avait fait si long-temps, qu'il aurait fallu plus que de la bonhomie pour se laisser abuser encore par de pareils stratagèmes, devenus grossiers à force d'avoir trop souvent réussi. Masquer et aplatir sa batterie sous un long bandeau de toile peinte, rentrer ses canons et fermer ses sabords, placer des balles de coton ou de foin dans ses porte-haubans, dépasser ses mâts de perroquets et mettre son pavillon en berne pour revêtir l'apparence d'un navire en détresse; déchirer ses voiles, avarier sa mâture, faire barbouiller la figure de ses hommes pour se donner les airs coquets d'un équipage ravagé par une épidémie: tout cela n'était plus, vers la fin de nos longues croisières, qu'un misérable charlatanisme de mer, abandonné aux derniers plagiaires du métier, pour abuser les dernières dupes du commun des marins sans expérience et sans finesse.
Un capitaine de Saint-Malo, convaincu du besoin qu'il y avait de rajeunir tout ce vieux système de fraudes, pour pouvoir tromper encore la vigilance exercée que l'abus maladroit de la ruse avait blasée, fit un jour donner à un corsaire, construit d'après ses plans, tous les dehors d'un gros brick charbonnier. Le brick malouin, ainsi travesti, alla croiser sur les côtes de Cork et dans le chenal de Bristol, avec ses voiles noires et son misérable gréement, jusqu'à ce que, grâce à sa pacifique tournure, il eût fait trois ou quatre bonnes prises, pour prix de l'impunité qu'il s'était assurée en se donnant la mine d'un pauvre marchand de houille. Mais l'année suivante, le faux charbonnier ayant voulu renouveler le stratagème qui lui avait si bien réussi, fut pris, à la suite d'un vif engagement, par un autre navire charbonnier plus fort encore que lui, et tout aussi adroitement travesti. Ce terrible concurrent se trouva être un grand brick de guerre anglais qui, pour mettre à profit la leçon que lui avait donnée, l'année précédente, le corsaire français, s'était aussi déguisé comme lui en charbonnier irlandais.
Le capitaine français, si tristement pris dans ses propres lacs, ne perdit cependant pas courage. Revenu à Saint-Malo avant la fin de la guerre, et après avoir brûlé la politesse aux geôliers des prisons d'Angleterre, son premier soin fut de faire jeter sur les chantiers la quille d'un nouveau corsaire qui, avec les façons les plus favorables à une grande marche, devait recevoir le lourd acastillage extérieur d'une pesante galiote hollandaise. La fausse galiote est faite, elle est lancée, elle flotte; tout le monde la trouve charmante d'épaisseur et d'obésité; ses ponts énormes, et massivement arrondis vers leurs larges extrémités, cachent si habilement ses fonds déliés et ses formes sveltes, qu'à une portée de fusil, ou une demi-portée de canon tout au plus, on la prendrait pour la plus grosse hourque qui ait jamais refoulé les eaux paresseuses du Zuyderzée ou de la Baltique. Le chef-d'œuvre de construction part: il ne marche pas, il vole sur la crête des lames écumeuses de la Manche. Il fait une prise, deux prises; il va le lendemain en faire une troisième, et cette troisième capture sera une galiote plus forte encore que lui, et naviguant sous le pavillon anglais. La fausse galiote française chasse pendant une demi-heure la vraie galiote ennemie; mais celle-ci, ennuyée, au bout de cette demi-heure d'efforts, d'être chassée par la galiote qu'elle peut chasser à son tour, oriente tout-à-coup sur le corsaire qui a d'abord orienté sur elle. Le corsaire galioté, soupçonnant alors la ruse, songe, mais trop tard, hélas! à prendre le parti de la retraite. La vraie galiote anglaise gagne du terrain sur la feinte galiote française; elle la joint même d'assez près pour entamer avec elle le plus rude entretien, et après quarante et quelques minutes d'action, le corsaire tout coi, tout honteux de sa méprise, est réduit à amener pavillon pour la contrefaçon anglaise d'une galiote hollandaise. C'était une corvette déguisée en hourque, pas autre chose, et l'une des meilleures marcheuses de la marine britannique: on n'est jamais trompé que par les siens. La seconde contrefaçon était la bonne.
Notre ingénieux et brave capitaine resta cette fois-là, jusqu'à la paix, dans le carcer durus des prisons d'Angleterre, où il apprit que, pendant qu'il faisait construire sa galiote à Saint-Malo, l'amirauté anglaise, instruite à temps de ses projets, avait donné ordre de construire, à Portsmouth, une corvette galiotée, destinée à tromper les corsaires français qui iraient croiser dans la Manche.
FIN DES TROIS PIRATES.
[6] Malviré, Mal-bordé, c'est-à-dire mal disposé, de mauvaise humeur. Le capitaine d'un navire qui a mal viré de bord, est ordinairement de mauvaise humeur: de là le nom de Malviré, donné au capitaine du lougre l'Aventure, qui, cependant, virait assez probablement bien de bord à l'occasion.
Le lougre corsaire l'Aventure, après avoir fait deux ou trois bonnes prises à l'entrée de la Manche, vint, par une belle et froide nuit d'hiver, mouiller à Lézardrieux, petit port, taillé commodément dans une des échancrures du rivage de la Basse-Bretagne, et présentant aux navires relâcheurs, une plage presque déserte, enclavée entre deux masses de rochers de l'aspect le plus sauvage.
Une fois l'ancre descendue sur le fond tenace et sableux de la rade, le capitaine Malviré, qui commandait l'Aventure, se fit jeter à terre, pour avoir un mot de conversation avec les autorités du lieu dans lequel il venait chercher momentanément un asile.
Les autorités, réveillées au fond de leurs maisons couvertes de chaume et de neige, par la voix retentissante du capitaine, se rendirent, à moitié habillées et à moitié endormies, dans le local de la mairie, et dès qu'elles se virent rassemblées autour de la table de l'Hôtel-de-Ville de la bourgade, elles demandèrent au loup de mer, par l'organe officiel et un peu enroué du maire, ce qu'il pouvait y avoir pour son service, à cette heure de la nuit.
Le capitaine, qui ne se flattait pas d'être doué du don précieux de l'improvisation, leur dit tout bonnement, dans le langage sans façon dont il avait habitude de se servir avec tout le monde:
—Messieurs ou mesdames les autorités, comme vous voudrez; il est bon de vous dire que j'ai un équipage charmant, un vrai bijou d'équipage, enfin, mais tapageur en diable et amoureux par dessus tout, et à qui il faut, d'abord, des femmes, pour peu que l'on désire conserver un brin de tranquillité dans le pays. En avez-vous à lui donner, des femmes?
M. le maire de Lézardrieux, assez embarrassé de cette question inattendue, répondit à Malviré, avec l'approbation tacite de ses deux adjoints:
—Capitaine, oui, nous avons des femmes, mais pour nous.
—Ah diable! reprit le capitaine, mais ce sont des femmes pour les autres que nous voudrions, en payant, s'entend. A moins que vous ne consentiez à nous céder les vôtres, pour quelque chose de plus.
Cette proposition, comme bien vous devez penser, résonna fort mal aux oreilles des magistrats interdits, et encore plus étonnés qu'interdits de la témérité d'une telle allocution. Le capitaine, devinant la perplexité administrative dans laquelle il venait de jeter les trois municipaux, reprit aussitôt sans se déconcerter:
—Je vois que nous ne nous entendons guères, et même que nous ne nous entendons pas du tout. Au lieu de vous demander si vous avez des femmes, j'aurais dû vous demander, premièrement, si vous aviez ici assez de bonnes citoyennes de filles pour la consommation journalière des étrangers. Et en supposant que je vous eusse fait cette question, qu'auriez-vous répondu, s'il vous plaît, M. le maire, vous qui paraissez être, avec l'autorisation du gouvernement, le plus malin d'entre tous ces messieurs?
—J'aurais répondu, reprit alors avec dignité M. le maire, et toujours à la satisfaction générale de ses subordonnés, que les mœurs, ici, sont excellentes, que les femmes y sont fidèles à leurs devoirs, et que, par conséquent, vous n'avez qu'à chercher…
—Oui, qu'à chercher de bonnes filles ailleurs, parce qu'ici elles sont trop rares, n'est-ce pas? Mais le pays, sans doute, n'est pas sans avoir des environs, et dans les environs, on peut trouver, à coup sûr, ce qui manque chez vous… Tenez, voilà des piastres, en bel et bon argent, et des onces d'or comme s'il en pleuvait, pour que vous vous procuriez ce qu'il me faut, avant que je ne lâche tout mon monde à terre. Vous n'avez qu'à faire une petite proclamation aux habitans, en leur distribuant cette monnaie, et en moins de vingt-quatre heures d'ici, je largue la bride sur le cou à tous mes gens, qui trouveront probablement bientôt, grâce à vos soins, à qui parler, une fois qu'ils auront mis le pied sur le plancher des vaches.
Les autorités communales, justement offensées de la singulière commission que prétendait leur donner le capitaine Malviré, jetèrent loin d'elles l'argent et l'or qu'il venait de répandre sur la table du conseil: le conseil même se sépara aussitôt, tout suffoqué d'indignation et sans pouvoir proférer une parole; mais le garçon de la mairie et le sonneur de cloches de la paroisse, présens à la délibération, se précipitèrent, moins scrupuleux et mieux avisés que leurs chefs, sur les piastres et les onces que le libéral capitaine n'avait pu faire accepter aux trois revêches notabilités… Vous aurez ce qu'il vous faut, mon commandant, lui dit à l'oreille le garçon de la municipalité… Ce soir même, vous en aurez peut-être bien plus que vous n'en voudrez, ajouta le sonneur de cloches, hors de lui et couvant dans ses avides mains, l'or et l'argent qu'il venait de ramasser.
—Eh bien, parlez-moi de vous, au moins, leur cria Malviré; c'est vous qu'on aurait dû faire maire et adjoints du pays, et vos municipaux, garçon et sonneur de cloches à votre place; car vos autorités m'ont paru, en vérité, par trop bégueules pour être ce qu'elles sont. A ce soir, donc, ou à demain, vous autres: je compte sur votre promesse, comme j'ai déjà compté, pour faire mon affaire, sur les piastres que vous venez de rengaîner, si souplement, dans le creux de vos poches de côté.
Malviré, en revenant à son bord, où son retour était fort impatiemment attendu, sauta de son canot sur le bastingage du corsaire, et perché là, dans une attitude un peu plus noble et un peu moins gauche que celle que prennent la plupart de nos orateurs, après avoir grimpé à la tribune, il dit à tout son monde, rassemblé sur le pont:
«Enfans de l'Aventure,«Vous aurez des femmes, comme s'il en fusillait dans le pays; mais pas celles des autorités, ni des habitans. Vous pourrez les battre, mais en payant. Chacun de vous va recevoir, à la chambre, vingt-cinq gourdes d'avances, sur ses parts de prise à venir, et tout le monde, indistinctement, ira ensuite à terre, s'amuser pendant trois jours, tant qu'il voudra, et comme il pourra. Mais, au bout de ce temps de jouisserie générale, et au moment de l'appareillage, il est bon de vous prévenir, que le premier qui reviendra à bord avec un sou, seulement, dans la poche, me fera l'honneur d'avoir affaire à moi, et vous savez tous, que je ne m'appelle pas Malviré pour des prunes de Tours, et pour faire l'amour avec vous autres, quand le cœur ne m'en dit pas! Salut à vous! C'est là tout ce que j'avais à vous confier. Valsez!»
Vive le capitaine Malviré! vive le capitaine! s'écrièrent tous les corsaires, depuis le premier maître jusqu'aux plus petits mousses! A lui le coq, à nous la poule, et allons à terre nous rondir une bosse pour nos vingt-cinq gourdes d'avance!!!
Le galant équipage de l'Aventure se jeta aussitôt dans les trois ou quatre embarcations du bord, pour se faire transporter, sans perdre de temps, sur le rivage promis. Les plus pressés se précipitèrent à l'eau, ou le long des canots dans lesquels ils n'avaient pu trouver place, au milieu de la foule qui les encombrait. Tout le monde, enfin, gagna terre, comme il put, soit en chaloupe, soit à la nage, et les premières beautés accourues des environs pour recevoir, sur la grève, les courtois chevaliers dont on leur avait déjà vanté la générosité, s'en allèrent bras dessus, bras dessous, vers les cabarets les plus voisins, avec les nouveaux débarqués qui venaient de sortir de l'eau pour se replonger dans les délices du continent. Les choix que commande la nécessité, et que règle le hasard, ne sont ni difficiles ni longs à faire, comme vous savez; et ces choix-là valent bien quelquefois, comme vous ne l'ignorez pas non plus, ceux que dictent si souvent l'intérêt ou la prudence. Revenons à notre affaire.
Trois jours durant, jours d'orgie et de frénésie, de délire et d'amour, le tranquille rivage de Lézardrieux se trouva livré à la plus infernale liesse que l'on puisse imaginer; et pendant cette bacchanale maritime, le corsaire l'Aventure, paisiblement mouillé sur ses amarres, flotta abandonné de tout son monde, à vingt brasses de la côte où il avait vomi son voluptueux et turbulent équipage. Patience, patience! se disait le capitaine Malviré, en jouissant à sa manière de la folle ivresse dans laquelle il voyait ses matelots se vautrer avec tant de cynique ardeur, patience, patience, mes amis; chacun aura son tour: l'argent file et le vent tourne, et demain, si j'ai bon nez, il ne sera pas plus question de tout cela que de l'an quarante, et l'Aventure, aujourd'hui si tristement délaissée sur ses deux ancres d'affourche, reprendra crânement sa bordée du large avec toute cette canaille, rassasiée et harassée des sots amusemens de la terre.»
Le garçon de la mairie et le sonneur de cloches n'avaient pas non plus été infidèles à leurs promesses de la veille. Aux premières bonnes filles venues sur la foi de la libéralité des corsaires, succédèrent des masses d'autres bonnes filles encore meilleures enfans que les premières. L'argent pleuvait, le vin et le rhum ruisselaient, et le vin et le rhum enflammaient l'amour; mais avec le vin, le rhum et l'amour, arrivaient aussi les querelles et avec les querelles, les coups de poing sur l'œil et les horions de tendresse sur les joues enluminées des corsaires et des bonnes filles. Les autorités du pays, justement alarmées de ce désordre incessant et croissant, avaient cru, dans leur sollicitude publique, devoir réclamer la prompte assistance de tous les gendarmes de la circonscription. Les gendarmes nouveaux venus, furent un peu battus, dès leur arrivée, par les corsaires et par les filles même que les corsaires battaient de leur côté. On fut réduit à implorer bientôt, au milieu de cette confusion inextricable, l'intervention de la brigade active des douanes; et le pays allait être envahi, à la fois, par la force publique et les amours, quand, vers la fin du troisième jour de cette ardente saturnale, se fit entendre le coup de canon de partance du corsaire l'Aventure! Il était temps; l'argent commençait à manquer dans le gousset des matelots, et les amours menaçaient déjà d'être à sec comme le gousset des amoureux. Oh! c'est alors que la gendarmerie et la douane, redevenues fortes par la faiblesse de leurs adversaires, eussent pu reprendre, avec avantage, leur revanche sur les corsaires et les bonnes filles! Le coup de canon de partance et le bon vent, épargnèrent à la fierté de ceux-ci une telle honte et une aussi redoutable humiliation.
Le fringant équipage, que soixante et quelques heures auparavant, le capitaine Malviré avait vu s'élancer sur le rivage, si rempli d'ardeur pour les délices de la terre, revint à bord accablé de douces fatigues, désenchanté des plaisirs qui avaient fui, et ne demandant pas mieux que de courir les pénibles hasards d'une nouvelle croisière.—Pas un des matelots ne regagna le bord avec un denier en poche… Quelques-uns se rappelant même la sévère consigne du capitaine, jetèrent même à l'eau avant de dépasser le plat-bord du lougre, la petite monnaie qu'ils pouvaient avoir oubliée au fond de la mesquine bourse dans laquelle ils avaient si largement puisé.
—C'est bien, dit alors Malviré, satisfait, à son équipage blasé… Vire à pic sur l'ancre: Saute sur la drisse de foc. Tout est payé: Range à hisser et à amurer le grand appareil7.
[7] Les lougres corsaires avaient deux appareils de voiles. Le grand appareil, le plus favorable à la marche du navire, se hissait dans les circonstances où il était nécessaire de faire de la toile.
Et le grand lougre noir, taillé en forme de coin et rasant l'eau comme l'aileron d'un requin nageant à la surface de la mer, appareilla en envoyant pour dernier adieu, le hourra de tout son équipage aux échos mugissans de la rive fugitive de Lézardrieux.
M. le maire, ses adjoints, les gendarmes de toute la circonscription et le syndic même des gens de mer, répondirent à cet adieu infernal en envoyant leurs malédictions à leurs hôtes farouches qu'emportait au large le rapide et sauvage corsaire.
On ne sait pas précisément ce que dirent ni ce que firent les tendres Arianes abandonnées sur le rivage par leurs infidèles séducteurs. Mais le garçon de la mairie et le bedeau, ont assuré depuis, à l'auteur de cette histoire, que ces belles délaissées pleurèrent beaucoup tant qu'elles purent apercevoir l'Aventure cinglant vers l'horizon, pour aller noyer sa voile penchée dans l'immensité des flots, et qu'ensuite, après avoir perdu de vue cette voile bien aimée, elles allèrent se consoler avec les gendarmes et les douaniers qu'elles avaient si fort dédaignés, et même aidé à battre, pendant le court séjour des rudes et généreux corsaires.
Les maires et les adjoints de tous les pays nous ont toujours inspiré beaucoup de respect, en leur qualité d'autorités constituées: les bonnes filles venues de loin, pour embellir les quelques instans que les marins peuvent donner aux terrestres faiblesses, n'ont jamais cessé non plus de nous inspirer la sorte d'intérêt qu'elles méritent; mais aux maires, aux adjoints et aux bonnes filles, nous avons toujours préféré les corsaires, ces mauvais garnemens si beaux dans leurs excès, si originaux par les vices qui ne sont qu'à eux, et si pittoresques enfin dans la liberté de toutes leurs farouches allures. L'entraînement inexplicable que nous avons même toujours eu pour cette espèce de vilaines gens, nous a quelquefois emporté si loin de tous les sentimens ordinaires qu'avoue la société, que nous aimerions mieux, tant nos singulières préventions nous aveuglent encore en ce moment, tomber sous les redoutables griffes d'un ancien écumeur de mer de Saint-Malo ou de Calais, qu'entre les mains bien blanches et bien potelées de la plupart des plus honnêtes fonctionnaires du royaume. C'est là peut-être un aveu pénible à faire et un tort sans doute difficile à expier; mais nous avons avoué ce tort pour l'acquit de notre conscience, et nous allons continuer notre histoire. Nous mettrons d'abord de côté pour un instant et avec la permission du lecteur, monsieur le maire, les adjoints et les autres autorités, dont nous nous sommes déjà occupé, pour ne nous occuper maintenant que de ce qui se passa à bord de l'Aventure, après son départ flamboyant de Lézardrieux.
Le capitaine Malviré laissa ses gens dormir tant qu'ils voulurent, à l'exception de quelques hommes de quart, qu'il chargea du soin d'exécuter les manœuvres qu'il jugea à propos de commander pendant la nuit.
Le matin, il demanda à son second: Tout le monde est-il rentré à bord et n'avons-nous oublié personne à terre?
—Non, capitaine, répondit le second; il ne nous manque personne à bord… Au contraire.
—Comment au contraire? Est-ce que l'équipage, par hasard, aurait déjà fait des petits pendant la nuit.
—Pas précisément encore, capitaine; mais il y aurait peut-être à bord de nous, de quoi en faire, si toutefois on le permettait, s'entend.
—S'entend! s'entend! Mais c'est que je ne vous entends pas du tout, moi. Que voulez-vous dire, au bout du compte?
—Je veux dire, capitaine, que tout-à-l'heure en faisant ma visite, sans avoir l'air de rien, je me suis aperçu qu'il y avait dans la cale un supplément de quinze à vingt individus, plus ou moins, mâles ou femelles, cachés sous des habits de notre sexe à nous. Je dis mâles ou femelles, vous entendez bien, parce que je n'ai pas eu beaucoup le temps d'examiner physiquement le genre naturel de la découverte sur laquelle je n'ai fait encore que mettre la main dans l'obscurité.
—Allons, je le vois bien, ce sont quinze ou vingt guinches que ces gaillards-là auront amenées à bord, pour leurs provisions de campagne.» Pardon du terme guinches, il est historique, et le capitaine n'en trouva pas de meilleur pour rendre la pensée qu'il se croyait permis d'exprimer dans un moment de contrariété.
Le second reprit:
—J'ai eu d'abord la même idée que vous, capitaine; mais je me suis dit que, puisqu'elles étaient à bord, ces gueunuches, ou plutôt ces guinches, il fallait bien les y garder, ou les faire passer par dessus le bastingage, si la loi ne s'y opposait pas.
—Si vous aviez mieux fait votre inspection, quand tout ce ramassis de cabaret est revenu à bord, ce supplément de lest là ne vous serait pas passé sous le nez sans vous tomber sous les yeux. Et voilà ce que c'est que de ne faire les choses qu'à moitié et trop tard.
—Passer l'inspection, c'est bien facile à dire; mais s'il vous en souvient, quand nos gens sont revenus de terre, on aurait été bien embarrassé de les compter un à un; ils arrivaient tous en bloc, deux par deux, ou trois par trois; le diable même n'aurait seulement pu réussir à faire plusieurs lots pour pouvoir les compter individuellement à la mine.
—Allons, c'est bien; assez causé: elles feront la campagne avec nous, ces dames, puisqu'il n'y a plus moyen de faire autrement. Mais avertissez-les bien, elles et nos gens, qu'au premier petit mot un peu trop haut ou à la première dispute un peu trop vive, vous tomberez sur les amans et les maîtresses, comme pauvreté sur misère. La discipline avant tout, et l'amour après tout le reste, entendez-vous bien; voilà ma maxime, monsieur mon second.
—Oh! l'amour, il n'y en aura guère maintenant, je suppose: une fois la première fumée du vin dissipée, les plus belles femmes ne sont pas déjà si ragoûtantes pour les amoureux à jeun et à sec. C'est la bêtise des hommes qui les fait valoir ce qu'elles ne valent plus après que la bêtise est passée.
Le second du corsaire l'Aventure, comme on le voit, avait aussi sa dose de philosophie et de stoïcisme: philosophie insolente, il est vrai, et stoïcisme dégoûtant peut-être, mais trop ordinaires aux seconds des corsaires qui n'ont fait ni leurs humanités au collège, ni suivi leur cours de galanterie dans les salons du Faubourg St.-Germain.
Grâce à la tolérance du capitaine Malviré à l'égard des belles qui avaient désiré faire la course à bord du lougre, ces dames purent venir se promener sur le pont et partager avec leurs protecteurs, les vivres assez abondans du bord. Tout l'équipage se réjouit fort, dans les premiers momens du voyage, de la présence des aimables passagères que l'indulgence de leur chef avait consenti à leur laisser pour compagnes. Quelques unes d'entr'elles, enhardies par les privautés qu'on leur avait d'abord permis de prendre, osèrent s'approcher du capitaine lui-même, et celui-ci ne reconnut pas sans étonnement, dans les traits de ces familières amazones, les épouses légitimes de cinq ou six des habitans du pays qu'il venait de quitter.
—Quoi! s'écria le capitaine après avoir acquis cette complète et triste certitude, en voilà bien une autre, à présent! Ces bégueules d'autorités qui m'avaient assuré qu'il n'y avait, dans leur endroit, de femmes que pour eux! Ah! la farce est vraiment impayable; c'était ma foi bien la peine de faire venir, des environs, de bonnes filles pour la satisfaction de nos affamés. Le pays lui seul, était deux fois plus riche pour nous qu'il ne l'aurait fallu pour notre consommation particulière! Allons, allons: il n'y a pas tant de mal que je le craignais!… Mais j'aurais donné quelque chose de bon pour savoir tout cela avant le départ… Le diable m'emporte, ces gueux de matelots sont de vrais suborneurs de vertus, quand ils se mettent en tête de donner la chasse aux femmes à grands sentimens.
Les amours, qui à terre avaient commencé sous de si heureux auspices, entre les corsaires et les déités basses-bretonnes, ne firent plus, hélas! que décliner et languir à la mer, et sur ces flots où cependant la menteuse mythologie a eu la fantaisie de faire naître la mère des amours. Les marins, en général, se montrent fort tendres quand ils n'ont rien autre chose à faire, et que les loisirs de leur profession leur laissent le temps d'être aimables. Mais pour peu que les devoirs du bord remplissent leur vie en occupant l'activité ordinaire de leur esprit, il ne leur reste plus que fort peu de chose à donner au sentiment ou à la volupté, et voilà peut-être pourquoi ils commencent si bien ce qu'ils finissent quelquefois si mal, sous le rapport de la galanterie et du sentiment.
On s'amusa des passagères de l'Aventure le premier jour: on les traita avec un peu plus d'indifférence le lendemain, quoiqu'elles n'eussent pas cessé d'être aussi aimables que la veille, et le troisième jour de croisière et de cohabitation, on ne les regarda plus que comme des objets inutiles ou embarrassans à bord. A terre, enfin, elles avaient eu un règne de trois jours: à bord, elles n'eurent à peine qu'un jour de vogue que devaient suivre tant de jours de dédains et d'abandon.
—Savez-vous bien, disaient les matelots les plus philosophes au maître d'équipage, le plus philosophe lui-même de toute sa secte, que c'est bien amusant à terre les femmes, mais que ça commence à être bien embêtant à bord?
—Oui, répondait le maître devenu non moins austère que les matelots qui venaient lui confier leurs dégoûts naissans: c'est amusant pour le moment; mais, c'est seulement bien dommage que le moment dure si peu! C'est comme qui dirait un manche de gaffe avec quoi les femmes savent nous hâler à elles: le fer de la gaffe s'use, le manche reste, et il faut l'avaler. Savez-vous, à votre place, ce que je me permettrais de demander au capitaine, dans l'instant actuel?
—Non, maître Goueznou? Mais vous qui êtes habitué à ces choses là, dites-nous votre idée, si c'est un effet de votre part?
—Eh bien, il faut aller faire entendre au capitaine que ça vous embête, quoi donc! Il n'y a pas de milieu à ça ni de mitaines à prendre pour lui dire une chose qui est et qui n'est que trop la vérité.
—Mais, dites-lui donc la circonstance vous-même pour nous, maître Goueznou, puisque vous parlez mieux que nous, et que ça vous ennuie peut-être autant pour le moins que tous les autres.
—Lui dire moi-même la vérité! Pardieu donc, croyez-vous que je prendrai des gants blancs, comme le jour de ma première communion, pour lui faire savoir ce qu'il ne doit pas ignorer?
—Nous ne disons pas cela, bien loin de là; mais dites-lui-z-y donc l'affaire en question, le plus joliment possible.
—Vous allez voir ce que c'est que de défier un homme de parler à un autre mortel comme lui.
Le maître, à la suite de cette conversation, s'approcha respectueusement du capitaine Malviré; et en présence de l'équipage attentif, il s'exprima ainsi:
—Capitaine, j'aurais un mot à vous confier en particulier, de la part de tout notre monde.
—Dites en deux, au lieu d'un, si ça vous arrange, et que cela finisse rondement. Que veut notre monde?
—Ils voulaient vous dire, nos gens, que ça les embête.
—Qu'est-ce qui les embête?
—Les femmes.
—Quelles femmes?
—Les femmes généralement quelconques, et individuellement, celles qu'ils ont enlevées de bonne volonté avec eux à bord du corsaire.
—Eh bien, pourquoi les ont-ils enlevées?
—Voilà ce qu'ils se demandent à présent qu'ils n'en veulent plus.
—Et que veulent-ils que j'y fasse?
—Que vous ayez la bonté de les prendre avec vous, les princesses, ou de les faire prendre aussi par les officiers, les plus avenantes, s'entend, car on ne prétend forcer personne. Ça nous débarrassera d'autant pour le moment, pourvu que chacune consente à faire la corvée à son tour de rôle, comme de juste et de raison.
—Et que tonnerre de D… venez-vous me chanter là, vous et tout notre monde? Faites tout ce qu'il vous plaira de vos femmes et avec vos femmes, et laissez-moi tranquille avec vos plaintes. Le vin est tiré; c'est vous qui avez percé la barrique, n'est-ce pas? eh bien, maintenant, c'est à vous de le boire.
—Le vin est tiré; c'est pas faux, et je ne dis pas non; mais quant à avoir percé la barrique, je vous prie de croire, capitaine, que je suis là-dessus aussi innocent que l'enfant qui vient de naître.
—C'est bon, c'est bon, avec votre innocence… fichez-moi la paix, et arrangez-vous comme vous le pourrez, c'est tout ce que je vous demande pour long-temps, et ce que je suis en droit de réclamer dès aujourd'hui même.
—C'est bon, c'est bon, murmura en s'éloignant le maître débouté de sa plainte; c'est peut-être pas déjà si bon qu'il veut bien le dire.
—Eh bien! s'écrièrent les gens de l'équipage, après avoir entendu la réponse de leur capitaine. Il a raison tout de même, Malviré: le vin est tiré, qu'il a dit, et il faut le boire. Mais si encore c'était du vin au lieu de ces quinze à vingt donzelles… Bon Dieu de Dieu, est-ce-t-il donc embêtant, les femmes à bord!
Quelque embêtantes, cependant, que fussent, selon la courtoise expression de ces messieurs, les beautés qu'ils avaient à leur charge, il fallut bien se résoudre à les supporter pendant la campagne que le lougre l'Aventure avait à faire. Mais par combien de mauvaises querelles et d'injustes aggressions, les corsaires se promirent de faire acheter à leurs tristes conquêtes de Lézardrieux, la faveur qu'elles avaient obtenue en venant partager avec leurs ravisseurs les dangers et les profits d'une croisière d'hiver! Bientôt, aussi fatiguées du séjour forcé du bord, que leurs amans paraissaient las eux-mêmes de supporter leur présence inévitable, elles se décidèrent à envoyer, à leur tour, deux ou trois d'entr'elles en députation vers le capitaine, pour lui demander à être jetées sur le premier navire ou la première terre que l'on rencontrerait dans le cours de ce malheureux voyage.
La plus éloquente et la plus hardie des trois déléguées, après s'être concertée avec ses commettantes, s'en vint aborder le capitaine, au moment où il se promenait sur le pont, en regardant de quel côté s'élevait la brise qu'il attendait depuis deux jours, avec la plus vive impatience.
—Monsieur le capitaine, lui dit l'orateur féminin, au nom de ses tristes compagnes, il est devenu impossible que nous restions plus long-temps à votre bord.
—Et pourquoi cela? répondit brusquement Malviré, en portant sur l'oratrice les yeux qu'il avait long-temps tenus fixés sur les lames qui clapotaient à l'horizon.
—Parce que messieurs les hommes de votre équipage, se comportent d'une manière indigne à notre égard.
—Bah! laissez donc! Ils ne font plus seulement attention à vous!
—Et c'est justement là, monsieur le capitaine, ce que nous trouvons d'infâme dans la conduite de ces messieurs envers nous.
—Ah! par exemple, en voila une bonne! Aimeriez-vous donc mieux qu'au lieu de vous laisser là, en plant, ils se missent à vous maltraiter et à vous rendre la vie plus dure que la culasse de mes caronades?
—Et sans doute, monsieur, que nous préférerions cent fois, toutes autant que nous sommes, les plus durs traitemens au mortel abandon dans lequel ils nous laissent languir. Ce ne serait plus là, au moins, de l'indifférence.
—Oui, mais ce serait peut-être des tapes un peu rudes et des coups de bouts de corde pas très séduisans!
—Qu'importe, vous dis-je! ce serait vivre, au moins, par des émotions qui nous rappelleraient au sentiment de l'existence, et c'est leur dédain et leur mépris qui nous tuent par l'ennui et le dégoût d'eux et de nous-mêmes. Vos hommes sont des monstres d'ingratitude.
—Et que diriez-vous donc d'eux, encore une fois, s'ils vous battaient?
—Nous dirions alors, peut-être encore, que ce sont des monstres exécrables; mais nous supporterions au moins, plus patiemment, le malheur d'appartenir à des gens qui s'occuperaient de nous, que l'humiliation d'avoir suivi sur mer des êtres qui nous accablent du plus affreux dédain.
—Voilà bien trente ans que je navigue, mais le diable me brûle si je comprends quelque chose au chavirement d'esprit des femmes!
—Et où serait le charme, si vous y compreniez quelque chose?
—Où serait le charme, dites-vous? Ma foi, je n'en sais trop rien. Mais vous, qui vous croyez si savante, faites-moi, puisque nous y sommes, le plaisir de me dire où est pour moi le charme que je dois trouver en vous dans la circonstance présente?… Tourmenté d'un côté par les réclamations de mes gens qui ne veulent plus de vous autres; ennuyé de l'autre par les plaintes que vous venez me pousser, parce que vous commencez à fatiguer mes gens, je ne sais plus, en vérité, de quel bord amurer pour me dégager de vous et d'eux, et sans compliment, je crois que j'aimerais cent fois mieux avoir la fièvre jaune à bord, que…
—Que… Achevez, pendant que vous y êtes!
—Eh bien! ma foi, que… vous savez bien quoi…, sans qu'il soit besoin de vous mettre les points sur les I… Ah! ce n'est pas pour vous flatter, mais mes gens avaient bien raison de me dire, tout-à-l'heure, que c'était joliment embêtant d'avoir le plaisir de posséder des femmes à bord d'un navire. A présent, je commence à penser, comme eux et plus qu'eux, que c'est même un peu plus qu'embêtant, et si ce n'était les égards qu'on est obligé, malgré soi, d'avoir pour le sexe, je crois, le diable m'écouvillonne l'âme, que je serais tenté de vous envoyer toutes en vrac, par dessus…
—Par-dessus quoi? s'il vous plaît, monsieur le capitaine; car vous n'achevez jamais vos phrases. Dites, je vous en supplie, pendant que vous êtes en train: il ne vous en coûtera pas plus.
—Eh! par-dessus, vous savez bien quoi, sans qu'il soit nécessaire d'être malhonnête avec vous.
—C'est-à-dire, par-dessus le bord. Oh! je devine votre pensée à la politesse de vos procédés. Et être forcées de s'avouer que c'est pour des hommes de cette espèce, que nous avons quitté ce que nous devions avoir de plus cher et de plus saint au monde: nos maris, notre famille et notre pays! Oh! que les hommes en général, et que les marins surtout en particulier, sont crapules et scélérats avec les femmes qu'ils ont perdues!
L'explication, entre Malviré et la déléguée des passagères, en était arrivée à ce degré de courtoisie et d'aménité, lorsqu'on vint annoncer au capitaine que les gabiers placés en vigie au tenon des bas-mâts du corsaire, avaient aperçu une voile du bord du vent à eux. Cet avertissement qui n'est jamais accueilli avec indifférence à bord d'un bâtiment chercheur d'aventures suffit pour interrompre tout à coup et fort à propos l'entretien qui avait commencé, comme je l'ai déjà fait remarquer, à prendre entre les deux interlocuteurs un caractère assez peu convenable à ce ton de modération qui fait ordinairement le charme des causeries intimes. Malviré, après avoir brusquement envoyé promener sur l'avant son éloquente beauté, et s'être ainsi débarrassé des réclamations postérieures qu'on aurait pu lui présenter, se mit en devoir de reconnaître le navire que les vigies venaient de signaler à son attention.
Notre bourru de capitaine, qui se piquait, et avec raison, d'avoir la vue meilleure que la langue, n'eut pas plutôt braqué sa longue vue ficelée de bout en bout, sur le bâtiment nouvellement aperçu, qu'il reconnut que c'était un trois-mâts louvoyant sous toutes ses voiles du plus près, et cherchant, selon toute apparence, à s'éloigner du corsaire qu'il devait avoir déjà entrevu sous le vent à lui.
Le parti du vieux renard, c'est de Malviré que nous voulons parler, fut bientôt pris, en cette circonstance qui n'était pour lui rien moins que nouvelle; car nous croyons avoir déjà dit que depuis trente ans le capitaine de l'Aventure n'avait guère fait autre chose que de rôder sur l'Océan, tantôt du Nord au Sud, tantôt de l'Est à l'Ouest.
—Attrape, dit-il à son équipage, après avoir recueilli à la lunette tous les indices suffisans sur le navire à vue, attrape à hisser, à courir, le grand appareil. Nous allons essayer de tailler des croupières de longueur à ce gueux de carré8.
[8] Les bricks et les trois-mâts, c'est-à-dire les bâtimens qui portent des voiles rectangulaires, se nomment des bâtimens carrés. Les lougres, les goëlettes et les côtres, dont les voiles sont taillées en trapèze et s'orientent en dedans des bas haubans, sont ce qu'on appelle des bâtimens en pointe.
Le petit appareil, sous lequel avait navigué jusque là le tranquille lougre, fut remplacé à la minute même, selon l'ordre du capitaine, par le jeu de voiles immenses que l'Aventure, comme tous les bâtimens de son espèce, déployait dans les grandes occasions où il s'agissait de torcher de la toile et de faire ce qu'on appelle vulgairement un bon coup de boulines.
Puis une fois le commandement fait par le chef, et exécuté par les gens de l'équipage, à la satisfaction du capitaine, on vit Malviré, l'espoir pétillant dans les yeux, et le contentement peint sur son large visage, donner à chaque minute un coup de longue vue au navire qu'il chassait, en attendant qu'il pût lui envoyer d'aplomb quelques beaux coups de canon et de caronade dans les flancs.
La brise, ce jour là, était forte et ronde et la mer encore passablement unie sous le souffle régulier et carabiné de la risée naissante. C'était le temps qui convenait à l'Aventure, que l'on ne voyait jamais mieux se patiner, que lorsqu'il fallait pincer le vent à quatre ou cinq quarts, serrés, en se couchant sur l'eau, la moitié au moins du bastingage cachée par la lame.
Le trois-mâts aperçu, qui se serait passé assez volontiers de la chasse qu'il avait pris fantaisie à son voisin de lui appuyer, avait aussi de son côté déferlé toute sa toile au vent. Perroquets, catacois, clinfoc et voiles d'étai, tout avait été livré à l'impulsion de la brise, malgré l'effort qu'un tel fardeau de voilure devait imprimer à la mâture fatiguée du navire. Mais, dans ces sortes de circonstances, où il y va du salut du bâtiment, on craint toujours beaucoup moins de faire chavirer la barque, que de tomber, par pusillanimité, au pouvoir de l'ennemi que l'on sent courir derrière soi.
Ainsi, pendant que le pauvre trois-mâts chassé, employait trop inutilement peut-être tous les moyens qu'il pouvait mettre en usage pour tenter d'échapper à son redoutable adversaire, le lougre l'Aventure, trop certain du succès de sa manœuvre, se contentait de cingler, sans beaucoup d'efforts, le nez dans le vent, comme s'il eût voulu joûter de ruses et de vitesse avec la brise.
—Voilà, disait à ses officiers le capitaine Malviré, voilà un navire qui ne porte qu'à six quarts dans le vent, et qui ne file que cinq nœuds, tout au plus, avec toute la toile qu'il a mise dehors… Le paliaca ne sait pas que sous nos basses voiles seulement, nous hâlons nos sept nœuds pleins à quatre pointes et demie dans le lit du vent. Faut-il donc que le capitaine qui commande cette barcasse ait envie de se faire pommoyer les reins? A sa place, si jamais un homme comme moi pouvait être à la place d'un lofia comme lui, il y a une bonne heure au moins que j'aurais laissé porter largue les bonnettes du vent amurées haut et bas.
En trois ou quatre belles bordées, élégamment et finement prolongées pendant une heure chacune, le lougre l'Aventure, virant de bord comme une toupie, et s'élançant à chaque virement dans la direction de la brise, se trouva rendu dans les eaux du trois-mâts, qu'il ne poursuivait qu'avec un avantage de marche trop évident et trop certain. A l'aspect de ce sinistre compagnon de route, aux voiles tannées, à l'allure forbanesque et à la tournure plus que militaire, le capitaine du bâtiment fugitif jugea à propos de hisser son pavillon pour obliger le navire chasseur à en faire autant, et à lui faire savoir si, par miracle, il ne serait pas lui-même un lougre anglais. Mais aussitôt que Malviré eut vu le pavillon britannique monter à la corne d'artimon de son camarade de bordée, il ordonna à son second de faire envoyer de l'avant un coup de caronade à mitraille à l'ennemi, en faisant hisser, en même temps, au mât de misaine, un long et large pavillon tricolore, pour ne laisser au malheureux trois-mâts aucun doute sur l'espèce de camarade avec lequel il allait avoir l'honneur de se mesurer.
Mais ce fut en ce moment-là même que le capitaine anglais recouvrant, par l'effet du péril extrême dans lequel il se trouvait, l'intelligence dont Malviré l'accusait d'avoir manqué pendant la chasse, s'avisa d'essayer le dernier moyen qu'il pût employer pour retarder l'instant trop probable de sa défaite. Le trois-mâts, qui jusques là avait tenu trop obstinément la bordée du plus près, pour tâcher de conserver l'avantage du vent sur le bâtiment chasseur, s'imagina de laisser arriver subitement grand largue, en hissant avec promptitude toutes ses bonnettes du bord du vent. Forcé, par cette manœuvre inattendue, de prendre la même direction que la proie qui se débattait encore sous son aile et sous ses griffes, le lougre l'Aventure laissa aussitôt arriver de son côté, en étarquant sur sa grande voile le grand hunier du lougre, la seule voile qui lui restât encore à mettre dehors, pour accélérer encore sa marche déjà si rapide.
Dans le premier moment de cette lutte devenue toute nouvelle, le trois-mâts anglais parut acquérir, sur son antagoniste, un avantage plus marqué que celui qu'il avait d'abord obtenu, en s'essayant avec lui au plus près du vent. Mais la distance qu'il parvint à mettre, d'abord, entre le lougre français et lui, ne fut pas tellement grande, que le corsaire l'Aventure ne parvînt à la franchir à grands coups de caronades. Le premier boulet qu'envoya le lougre, ne frappa que dans le corps du trois-mâts; mais, au second coup de canon, mieux ajusté, la drisse de bonnette basse du pauvre navire marchand fut coupée, et avec cette drisse coupée tomba à la mer la voile qu'elle soutenait. Ce succès, encourageant les chefs de pièces du capitaine Malviré, on vit bientôt à bord du corsaire, partir un troisième boulet qui alla fracasser le mât d'artimon de l'ennemi; et bientôt, enfin, le malheureux trois-mâts perdant, avec ses agrès hachés et ses voiles criblées, la marche qu'il avait acquise en orientant largue, fut réduit à laisser arriver, plat-vent arrière, et à passer en désordre sur l'avant du terrible corsaire qu'il avait si inutilement cherché à gagner de vitesse.
Dès qu'enfin le trois-mâts fatigué, harassé, rendu, de la chasse qu'il venait d'essuyer, eut amené son pavillon pour le lougre ennuyé, irrité d'avoir si long-temps poursuivi une grosse barque de cette espèce, le capitaine Malviré songea à savoir, comme d'habitude, quelle pouvait être la capture qu'il venait de faire.
—Dis-donc, cria-t-il dans son porte-voix au capitaine anglais, d'où viens-tu comme ça?
—Je venais de Terre-Neuve, répondit avec humeur l'infortuné capitaine anglais!
—Et où allais-tu, de ce train-là, vieille baderne?
—J'allais à Londres, où je serais arrivé sans vous et la malédiction du ciel.
—Et de quoi, encore, es-tu chargé, malappris?…
—De morue, à votre service, maintenant, puisque Dieu ou le diable l'a voulu.
—De morue! s'écria Malviré en riant à se démonter la mâchoire: ah! par exemple, en voilà encore une bonne! Chasser pendant trois heures à toc de voiles, un bateau de ce gabarit pour ne mettre la patte que sur une poignée de stock-fish!
Et sais-tu bien, ajouta-t-il, en s'adressant de nouveau au capitaine capturé, sais-tu bien que si tu m'avais fait casser un des bouts de bois de ma mâture, en me forçant à t'appuyer la chasse, il aurait fallu me regarder un peu de près pour me voir rire!… De morue? Rafalé que tu es? Que veux-tu donc que je fasse de ta puante cargaison, et de ta barque à cailloux?
A cette vive apostrophe du capitaine Malviré, les gens du corsaire se mirent à dire assez haut entr'eux, pour que leurs officiers les entendissent, qu'il ne serait peut-être pas mauvais d'examiner la prise que le capitaine semblait si fort dédaigner, ne fût-ce que pour envoyer à son bord les femmes dont tout le monde voulait se débarrasser. Avec la cargaison de ce trois-mâts, répétaient les mieux avisés, et le chargement que nous pouvons lui donner en supplément, on ne ferait peut-être pas encore un si mauvais arrimage.
—Le tonnerre me grille, s'écria Malviré en prêtant l'oreille aux propos de ses hommes, je crois que ces coquins-là ont eu une bonne idée une fois dans leur vie! Plutôt que de renvoyer ce gros bêtas de trois-mâts en Angleterre, j'ai envie de l'expédier pour France avec toutes ces bégueules, et une douzaine de nos plus faillis gars pour les conduire où ils pourront les mener!… Morue avec… ça n'ira peut-être pas si mal. Il y a long-temps que je n'ai fait de bamboches à la mer, et celle-là comptera dans le nombre de mes vieux péchés, au total général du compte que j'aurai un jour à rendre là-haut… Allons, vous autres, attrape à mettre la chaloupe à la mer, et à aller m'amarriner ce trois-mâts terreneuvier.
—Mais, capitaine, demanda le second du corsaire, quels sont les douze inutiles que nous enverrons à bord de la prise, pour l'amarriner en règle et former son équipage?
—Prenez-moi les onze plus amoureux du bord, et les plus cagnes: donnez pour capitaine de prise à ce tas d'épluchures, ce fort-en-bouche de sous-lieutenant, qui dort toujours sous le vent de la chaloupe, pendant son quart…
—Oui, j'entends, M. de la Lévrière, n'est-ce pas? Ce jeune et sensible troubadour de cuisine que vous avez pris par protection, à la recommandation de l'armateur?
—C'est précisément cela, et c'est vous qui avez mis du premier coup la langue sur son nom. Puis, vous comprenez bien, vous ferez transvaser toutes nos femelles à bord de la prise: leur paquet ne sera pas long à faire, puisque nous les avons reçues avec le seul cotillon qu'elles eussent sur le dos; et une fois qu'elles auront débordé du bord, vous aurez soin de faire donner un bon coup de balai, partout sur le pont, entendez-vous bien? Tout sera dit, alors, entre la prise et nous, et entre ces aimables princesses et leurs volages adorateurs.
Cet ordre, donné par le capitaine, convenait trop à tous les mauvais garnemens de l'Aventure, pour que tout le monde ne s'empressât pas de l'exécuter. Les vingt ou vingt-cinq malheureuses victimes de l'inconstance des corsaires ne demandèrent pas mieux que de se soumettre à une injonction qui, quelque barbare qu'elle pût être, leur offrait au moins l'avantage de se séparer des monstres dont il leur était devenu impossible de supporter plus long-temps l'humiliante indifférence. Onze des plus pauvres hères de l'équipage firent docilement leur sac, pour aller, sous le commandement du sous-lieutenant de la Lévrière, équiper et manœuvrer le trois-mâts la Vénus, car, par un hasard que l'on aurait pu prendre pour une amère dérision du sort, la prise chargée de morue, que le corsaire venait d'amarriner, avait pompeusement reçu, sur les chantiers de Londres ou de Glascow, le nom de la reine de Paphos et de la mère de l'amour! la Vénus!…
Les adieux, qu'amena la séparation touchante des corsaires et des belles fugitives qu'ils avaient ravies au rivage de Lézardrieux, furent encore plus courts que tendres.
—Adieu donc, vous autres, belles marchandes de morue sèche, s'écrièrent les ingrats: que le vent vous emporte le plus loin de nous qu'il pourra! Bien loin sera encore trop près.
—Adieu, misérables! Puisse le ciel nous accorder la satisfaction de ne plus entendre parler de scélérats comme vous! Jamais ne sera pas encore assez long-temps!
—Merci, princesses de nos cœurs, reines de nos chiennes d'âmes! Dites-nous seulement où vous terrirez, pour que nous ayons soin de ne pas mettre le cap sur l'aire de vent que vous aurez embelli de votre présence.
—Nous terrirons, si nous pouvons, dans le pays des honnêtes gens, pour être plus sûres de ne plus vous rencontrer de la vie.
—Bon voyage, donc! la rage vous étouffe en route!
—Bonne chance! le ciel vous écrase en chemin!
Et la chaloupe de l'Aventure chargée des deux douzaines de beautés que raillait si cruellement l'équipage, et qui maudissaient si énergiquement leurs farouches et infidèles ravisseurs, s'éloigna du corsaire, pour aller aborder avec les douze hommes de rebut, la prise dont tout ce monde, exilé sur les flots, devait prendre possession.
Dès que M. de la Lévrière, nommé si inopinément au commandement du trois-mâts la Vénus, se sentit rendu à bord du navire dont un des caprices de Malviré venait de le faire maître après Dieu, il crut devoir adresser la question suivante au commandant du corsaire, qui se disposait déjà à se séparer de lui avant la nuit:
—Capitaine Malviré, où voulez-vous que je cherche à attérir avec la prise que vous avez eu la bonté, et que vous m'avez fait l'honneur de me confier?
—Où vous voudrez, capitaine Merluche, répondit Malviré; je vous donne carte blanche, et fichez-moi, en échange de ma confiance, deux onces de tranquillité!
—Mais cependant, capitaine, il serait peut-être bon qu'avant de nous séparer, vous me donnassiez vos ordres, pour que je pusse m'y conformer.
—Je n'ai aucun ordre à te donnasser, mangeur de pommade, je te l'ai déjà dit, pour que tu pusses faire à ton bord ce qu'il te plaira. Prends soin de ta morue, de tes cheveux d'étoupe blonde et de tes princesses; fais de la toile, mange à ta faim, dors tranquille et refiche-moi encore patience: c'est tout ce que je te demande, en second et dernier lieu. Salut et bonsoir; va te faire lanlerre!
Et cela dit, le lougre l'Aventure, couvert de toile, se prit à bondir sur la lame, en faisant écumer la crête des quatre à cinq longues vagues qui le séparaient de sa lourde prise. Les gens du corsaire, avant de quitter le trois-mâts qui allait disparaître à leurs yeux, sautèrent sur leurs bastingages en élevant en l'air leurs bonnets rouges, et en criant tous à la fois, comme des taureaux: hourra les morues, hourra capitaine la Merluche! hourra! hourra! hourra, trois fois hourra pour vous tous et votre cargaison!
Toutes ces grosses voix goguenardes réunies, confondues en un seul cri sauvage, allèrent frapper au loin les airs et retentir sur la surface des flots, jusques aux bornes de l'horizon, que la nuit commençait déjà à couvrir de ses ombres brumeuses.
Le corsaire disparut dans l'obscurité aux regards des passagères et de l'équipage de la Vénus; et la Vénus, orientant ses voiles à la brise du nord-ouest, s'enfonça dans l'obscurité, aux yeux étincelans des joyeux et farouches matelots de l'Aventure.
Maintenant, que nous avons laissé ces méchans drôles, allant chercher fortune dans la Manche, loin de la prise qu'ils venaient d'abandonner si gaîment et si cruellement peut-être, aux hasards et aux périls de la mer, nous ne nous occuperons plus, pendant quelque temps, du moins, que du sort du pauvre équipage et des malheureuses passagères du trois-mâts la Vénus. C'est à ceux-ci, bien plus qu'à leurs indignes sacrificateurs, que nous devons toute notre sollicitude. Les oppresseurs nous ont toujours paru aussi odieux, que les victimes nous ont semblé dignes d'intérêt et de pitié.
Le sous-lieutenant de la Lévrière n'eut pas plutôt pesé le fardeau de la responsabilité qu'il venait, ou qu'on venait d'assumer sur sa tête, qu'il prit, en sa qualité, toute nouvelle, de capitaine de la Vénus, un air grave, préoccupé et soucieux, et que ses matelots, gens très peu disposés à la discipline, commencèrent à s'arroger, de leur côté, le ton de la suffisance la plus caractérisée. M. de la Lévrière ne prévoyant que trop qu'il aurait bientôt quelques rudes combats à livrer à la mauvaise volonté qu'il avait pu déjà remarquer dans les dispositions de ses subordonnés, s'avisa d'abord de commander haut et ferme, et messieurs ses subalternes ne trouvèrent rien de plus convenable que de lui rire d'abord au nez, pour lui donner la mesure du respect et de la soumission qu'à l'occasion il pourrait rencontrer en eux. Le capitaine chercha à se fâcher, mais tout son équipage opposa une si imperturbable gaîté aux premiers mouvemens de mauvaise humeur de son chef, que le chef et l'équipage finirent par décider, d'un commun accord, qu'il n'y aurait pas de capitaine à bord, et que tout le monde ferait ce que bon lui semblerait, en abandonnant à la Providence, aux vents et à la mer, le soin de gouverner, de conduire et de manœuvrer le navire. Les vingt-cinq passagères, tout entières, dès le commencement de cette nouvelle traversée, au ressentiment qu'avait soulevé dans leur cœur ulcéré le lâche et indigne abandon de leurs anciens amans, exhalèrent leur douleur en plaintes amères et en imprécations violentes contre ce qu'elles appelaient la barbarie et l'atrocité des monstres d'hommes. La première nuit, elles pleurèrent un peu de rage: le matin, elles ne pleuraient plus, mais elles soupiraient encore. A la fureur de la tempête, enfin, pour me servir d'une comparaison puisée dans les choses dont nous avons à parler, avait succédé le sourd gonflement de la mer moins tourmentée. A midi, on ne soupirait déjà plus que de loin en loin. La bourrasque était déjà passée, et le soleil d'un jour plus doux était venu dissiper le sombre et lourd nuage qui avait surchargé l'horizon de la veille.
Les douze mauvais marins de la prise, prévoyant avec un égoïsme digne d'eux, ce qu'ils pourraient tirer des dispositions nouvelles qu'ils avaient cru remarquer dans l'esprit et sur la physionomie de leurs compagnes de voyage, proposèrent à celles-ci de contribuer, avec les moyens qu'elles possédaient, à varier la monotonie attachée trop ordinairement à la réclusion forcée du bord. La brise continuait a être belle, et à pousser de lui-même le navire sur les côtes de France. Il faut boire tant que nous pourrons, dit un matelot, et puis après danser tant qu'il nous plaira, pour éloigner le chagrin de nous, et attirer le bonheur sur notre navigation. Un vieux proverbe dit qu'il y a un Dieu pour les ivrognes, et si le proverbe n'est pas faux, tâchons de devenir ivrognes, à seule fin de nous assurer la protection du Dieu qui veille sur les soiffeurs, d'autant mieux qu'en soiffant, nous aurons peut-être l'avantage d'oublier que nous avons pour nous commander un capitaine qui ne sait seulement pas conduire la barque qui porte notre sac.
A ces mots qui, quoique très anacréontiques, n'avaient rien qui dût flatter l'oreille du capitaine de la Lévrière, celui-ci demanda au matelot épicurien, s'il avait l'intention de se moquer de lui, et de méconnaître son autorité.
—Pas plus, répondit l'impertinent, que vous n'avez eu l'intention de vous moquer de nous, en prenant le commandement du bateau qui fait flotter nos carcasses!
—Et vous me croyez donc, à vous entendre, tout-à-fait incapable de vous conduire où je voudrai? ajouta avec dignité M. de la Lévrière.
—Oh! tout-à-fait incapable, sans vous flatter, s'écrièrent alors tous les marins, et en même temps toutes les femmes de la Vénus.
—Eh bien, reprit le capitaine, pour vous donner un démenti formel, dites-moi dans quel port vous désirez térir? Je veux et je promets avec le temps qu'il fait, de vous attraper et de la bonne manière, en vous pilotant droit au doigt et à l'œil dans le premier port venu!
—Eh bien, en ce cas, pour bien nous attraper en nous prouvant que vous n'êtes pas aussi… bon que vous en avez l'air, conduisez-nous à Brest, lui beugla à l'oreille un des plus délurés des goguenards du bord.
—Oui, à Brest: nous ne sommes pas plus dégoûtés que ça, ajoutèrent les autres auditeurs et les vingt-cinq dames présentes à la discussion.
—A Brest soit, et je ne m'en dédis pas! s'écria de la Lévrière en jetant sa casquette sur le pont, et en se plaçant fièrement au gouvernail du navire. Après-demain, pourvu que la brise continue à souffler du Nord-Ouest, je veux que vous disiez que je suis une citrouille ou un giraumond, si je ne vous rentre pas la queue en trompette dans le port de Brest.
—Oh! nous le dirons bien sans ça, allez, capitaine Merluche; il ne faut pas que ce soit ça qui vous gêne, ni nous non plus, murmurèrent tout haut les impitoyables railleurs.
Et cela dit et convenu, les passagères et les matelots de la prise se mirent à danser gaîment sur le pont, buvant de temps à autre le liquide de la cambuse, et laissant aux bons vents qui soufflaient, et aux tranquilles flots qui murmuraient sous la poupe fugitive du navire, le soin de conduire la barque à bon port.
Ce bal, ou cette orgie si étrangement improvisée en pleine mer, dura tout le jour jusqu'au complet épuisement des forces et de la joie des danseurs et des danseuses, et quand la nuit vint entourer de ses crêpes humides le bâtiment livré à toutes ces imprudentes folies, deux ou trois fanaux furent allumés sur le gaillard d'arrière pour éclairer la scène plus paisible qui devait succéder à ces momens d'ivresse bruyante et de bachique délire. Un souper aussi somptueux et aussi abondant qu'un souper pouvait l'être à bord de la Vénus, fut servi par le mousse du bord, aux dames qui avaient fait les délices du bal et aux rudes cavaliers qui avaient fait les délices de ces dames. On mangea d'abord avec assez d'appétit, on but ensuite avec assez peu de modération, et après avoir mangé et bu, ou même tout en mangeant et tout en buvant encore, on se mit à chanter à pleine gorge, des chansons plus libres que tendres, plus énergiques que mélodieuses, et que nous demanderons au lecteur la permission de ne pas reproduire ici.
Mais pendant que les voix des syrènes et des amphions de la Vénus, allaient, au bruit plaintif des vagues et de la brise, porter jusqu'aux voûtes du ciel voilé par la nuit, les joies insoucieuses de ce festin de bord, le capitaine la Lévrière, placé encore à la roue du gouvernail, crut remarquer avec sa sagacité ordinaire que le navire qu'il s'était chargé de diriger, se trouvait environné de plusieurs bâtimens courant à contre-bord de lui. Cette découverte, quelque peu importante qu'elle dût paraître à des gens aussi peu prévoyans que ceux qui composaient l'équipage du trois-mâts, parut cependant causer quelque surprise, si ce n'est même quelque effroi, aux chanteurs et aux chanteuses érotiques du banquet. On se tut d'abord et on écouta. Puis après avoir écouté en silence, on observa avec anxiété ce qui se passait autour de la Vénus, et l'on vit défiler à peu de distance du bord, et dans l'obscurité qui s'étendait sur les flots gémissans, une quinzaine de voiles semblables à de noirs fantômes aériens emportés par le souffle des mers dans les sombres solitudes de l'Océan. Ces quinze voiles si lugubres, si rapides, qu'on n'avait d'abord aperçues que confusément, furent suivies d'une vingtaine d'autres voiles rapides et sombres comme les premières, et bientôt il devint impossible à l'équipage attentif et troublé, de compter le nombre des bâtimens qui sortaient un instant du sein des ténèbres, pour se montrer à une encâblure du navire, et se replonger, le moment d'après, dans le fond des ténèbres. C'est un convoi, se dirent à voix basse, à voix étouffée les matelots du capitaine la Lévrière.—Oui, c'est un convoi ennemi, leur répondit, en palpitant de peur, le capitaine. Mais que faire pour ne pas nous laisser chenoper au milieu de toute cette fusillade de bricks et de trois-mâts! Quoi! vous nous demandez ce qu'il faut faire, vous qui êtes si savant, répliquèrent les matelots. Mais faites ce que vous voudrez, et si vous êtes trop simple pour prendre un parti et avoir une idée, laissez arriver comme les navires du convoi pour qu'on ne se doute pas que nous ne sommes pas de la bande!
La manœuvre toute naturelle, toute instinctive qui venait d'être inspirée par l'imminence du péril et conseillée au pauvre capitaine, par le bon sens de ses matelots, fut exécutée par ceux-là mêmes qui l'avaient indiquée, et qui, en s'y prêtant de bonne grâce, avaient la satisfaction de n'obéir en quelque sorte qu'au commandement qu'ils s'étaient fait eux-mêmes dans leur intérêt commun.
La Vénus navigua donc quelque temps avec les bâtimens ennemis au milieu desquels elle se trouva bientôt confondue. Mais à peine avait-elle fait un peu de route sous la nouvelle allure qu'elle avait prise si à propos, qu'une longue et noire frégate, qui servait d'escorte au convoi, vint la ranger silencieusement en lui laissant voir ou deviner au tangage, une énorme rangée de dents de fer, qui semblait garnir la bouche béante de ses nombreux sabords. L'équipage français frémit à cet aspect si peu rassurant, et ce ne fut que lorsque le bâtiment de guerre eut dépassé la prise avec la supériorité de marche qu'il avait sur tous ses voisins, que les matelots du trois-mâts compromis, reprirent la gaîté moqueuse et l'impertinente confiance qu'ils avaient montrées avant la rencontre de la flotte anglaise.
Je ne sais trop, au reste, comment la Vénus, dont j'écris ici l'histoire aventureuse, aurait fait pour se tirer d'affaire sans la circonstance favorable qui vint lui offrir le moyen de quitter le convoi, en lui épargnant le danger de faire remarquer sa fuite aux convoyeurs anglais. Vers minuit, un grain des plus violens s'éleva au vent en étendant sur le ciel, déjà obscurci par un lugubre rideau de gros nuages, un voile impénétrable sous lequel disparurent un instant tous les bâtimens qui s'étaient d'avance préparés à essuyer l'impétuosité de la bourrasque menaçante. Le commandant du convoi qui, pendant ce moment critique, devait chercher à prévenir la dispersion des bâtimens ralliés jusques là sous son escorte, fit, à l'aide de fanaux hissés sur sa corne, des signaux que comprirent parfaitement les navires convoyés, et que n'entendit nullement la Vénus. Le grain se crève, éclate et tombe avec furie sur les flots soulevés. Les voiles s'amènent à bord de tous les navires; les bâtimens assaillis s'inclinent en refoulant la mer tourmentée, dans laquelle ils plongent leur proue écumeuse… «Laissons arriver, laissons arriver!» s'écrient les matelots de la Vénus, dès qu'ils sentent que la grainasse accable de tout son poids leur barque, qui n'a conservé dehors que ses huniers amenés sur le ton. Oui, laissons arriver! répète le capitaine la Lévrière, et adieu le convoi!
La prise, ainsi poussée de l'arrière par le grain foudroyant qui grondait encore sur elle, se trouva, en moins d'une demi-heure, hors de vue de la flotte qu'elle avait quittée, et loin de l'atteinte des bâtimens de guerre qu'elle avait tant redoutés quelques heures auparavant; et quand le capitaine de la Lévrière put laisser rôder ses regards autour de lui, avec quelque liberté et sans trop d'émotion, il ne découvrit plus rien à l'horizon dont il était environné, si toutefois on peut donner le nom d'horizon au cercle de quelques toises que la nuit, la brume et les masses de nuages qui rasaient les eaux, avaient formé autour du navire.
Le jour qui succéda à cette nuit d'orages, de périls et de tribulations, fut consacré à la joie. Chacun se sentait heureux, à bord de la Vénus, d'avoir échappé à tant de dangers réunis, que personne n'avait su prévoir, et chacun s'attribuait modestement l'honneur d'avoir arraché le navire de la griffe du léopard anglais, car c'était alors sous cet énergique emblême que l'on faisait classiquement allusion à l'avidité cruelle de nos voisins d'Albion. La métaphore impériale n'allait guère plus loin.
La nuit suivante, en enveloppant la Vénus et son imprévoyant équipage sous les épaisses ténèbres que continuait à traverser la brise du Nord-Ouest, amena sur ses ailes funèbres et sur la route que suivait la lourde prise, des périls encore plus grands que ceux qu'elle avait courus la nuit précédente. Vers onze heures du soir, les gens du gaillard d'avant, qui n'avaient nul souci de veiller attentivement au bossoir, comme bien vous pensez, aperçurent cependant, par l'effet du hasard plutôt que par celui de leur vigilance, à une encâblure d'eux, la mer qui blanchissait de manière à former au large une sorte de plage phosphorescente, dont l'éclat contrastait de la façon la plus sinistre avec l'obscurité de l'atmosphère; et au-dessus de cette immense bande de neige écumante le capitaine la Lévrière crut découvrir, après s'être frotté les yeux, de grosses masses noires, allongées, immobiles, qui auraient pu passer, à la rigueur, pour des indices assez certains du voisinage de la terre. Le bâtiment filait en ce moment sept à huit nœuds à l'heure, et l'on avait à bord quelques raisons pour supposer vaguement, que l'on ne tarderait pas à avoir connaissance des côtes de France. Peu d'instans même après avoir formé plusieurs conjectures plus ou moins vraisemblables sur ce premier incident, on vit passer le long du bord, et avec une vitesse qui n'était rien moins que rassurante, deux ou trois énormes rochers sur lesquels la lame venait se briser avec rage et en laissant entendre après elle de longs et lamentables hurlemens…
—Ce sont des brisans, nous sommes dans les brisans! braillèrent d'abord les matelots qui, les premiers, se crurent perdus.
—Oui, mes amis, répondit le capitaine de prise, ce sont des brisans, mais nous ne sommes peut-être pas encore perdus pour cela!
—Et dans quels brisans, encore, sommes-nous? demandèrent les matelots aussi effrayés que leur capitaine paraissait embarrassé.
—Dans les brisans de l'île d'Ouessant, répondit aussitôt la Lévrière, pour répondre quelque chose, par nécessité, à ceux qui le questionnaient par peur.
—Et où donc voyez-vous Ouessant? lui demandèrent encore les mêmes questionneurs.
—A bâbord à nous! c'est l'île que nous dépassons actuellement.
—Et où croyez-vous nous conduire, sur ce bord-là?
—A Brest, comme je vous l'ai promis, et je veux perdre mon nom et le navire si je ne vous tiens pas parole.
—Perdez le navire et votre nom, par-dessus le marché, ça ne nous fait rien… mais si vous nous perdez, gare dessous! Où diable donc le capitaine Malviré avait-il la tête quand il nous a donné un capitaine comme vous?
—Il était vent-dessus vent-dedans! répondait l'un.
—Il voulait nous noyer comme des petits chiens, ajoutait l'autre.
—Il voulait plutôt vous sauver, s'écriait la Lévrière; et d'ailleurs, avec des femmes comme celles que nous avons à bord, un navire ne doit jamais se perdre. Adressons tous une prière à Sainte-Marie-Madeleine, la patronne des filles repenties, et je veux être pendu par les pieds et la tête en bas, si ce matin, avant huit heures, nous ne sommes pas mouillés, sains et saufs, dans le port de Brest!
Durant ce dialogue, et pendant qu'on faisait un vœu à Sainte-Marie-Madeleine, le navire couvert de l'écume des brisans, passait entre les rochers au centre desquels il se trouvait égaré, arrivant tantôt pour un écueil et tantôt loffant pour un écueil nouveau, sans que personne à bord osât prendre sur lui de chercher à faire mieux pour son propre salut, que ne faisait le hasard pour le salut de tout le monde. La peur qu'éprouvaient tous les marins de la Vénus les servit si bien, en les tenant dans l'inaction la plus complète, que le sort fit pour eux ce qu'ils n'auraient pu faire eux-mêmes avec plus de science ou moins de frayeur. Au bout d'une heure à peu près de course dans ce dédale de rochers et de rescifs affreux, ils aperçurent, sur l'avant du bâtiment, une terre haute aux extrémités de laquelle s'avançaient deux môles dont les crêtes sombres et rondes allaient se perdre sous la masse des nuages qui épaississaient encore la profonde obscurité de la nuit.
—Mouillons, mouillons vite, ou nous sommes fichus! hurlèrent les matelots qui avaient les premiers aperçu la terre.
—Oui, mouillons, laissons tomber en double nos deux ancres de bossoir, répéta le capitaine. C'est le goulet de la rade de Brest que nous venons de passer, et maintenant nous voilà en rade, comme je vous l'avais promis.
L'opération du mouillage avec des ancres de bossoir que l'on avait à peine songé à disposer par avance, ne fut pas prompte, tant s'en faut. Mais enfin, après bien des efforts et des peines, on réussit à faire encore assez à temps la manœuvre à l'exécution de laquelle était attaché comme par un fil, le salut du navire et de l'équipage. Les deux ancres, en tombant lourdement au fond, entraînèrent, par leur propre poids et avec le bruit de la foudre, une soixantaine de brasses de câble, et lorsque le bâtiment, ainsi retenu sur ses énormes amarres, présenta, en tournant sur lui-même, le nez au vent et à la lame qui commençaient à l'assaillir et à le battre, le capitaine remarqua, et non sans quelque surprise, que l'arrière de la Vénus ne se trouvait guère éloigné de plus d'une encâblure de la côte sous laquelle il venait de pirouetter avec la vitesse du tonnerre.
—Peste! il était plus que temps de mouiller, se dit-il en lui-même; mais, grâce à l'habileté de ma manœuvre et à mon imperturbable sang-froid, nous voici en lieu de sûreté dans la rade de Brest… Mais comment se fait-il, pensait M. de la Lévrière en cherchant à percer de ses regards les ténèbres qui couvraient encore la terre, comment se fait-il que je n'aperçoive sur la côte aucun des feux de la ville près de laquelle nous venons de mouiller? La force du vent aurait-elle éteint, ou l'épaisseur de la brume aurait-elle caché le phare d'Ouessant, celui de Saint-Matthieu que nous n'avons pas vus en entrant, ou les feux même du port de Brest dont nous n'apercevons pas même la plus légère lueur!… Le jour, au reste, viendra bientôt nous donner le mot de cette énigme, ou nous expliquer la singularité de ce mystère; et en attendant le jour, jouissons tranquillement du plaisir d'avoir logé la prise qui m'avait été confiée, dans le port que j'avais choisi pour notre point d'attérage.
La pointe du jour vint, en effet, en perçant peu à peu le brouillard et les bandes de nuages qui surchargeaient encore l'horizon et le sommet des terres dans la partie de l'Est. Mais les premières lueurs du matin, au lieu de découvrir aux yeux satisfaits du capitaine la Lévrière et de ses matelots, les bords circulaires de la majestueuse rade de Brest, ne leur montrèrent que l'aride rivage de Lézardrieux dans toute sa prosaïque nudité… Oui, de ce Lézardrieux qu'ils avaient quitté quelques jours auparavant sur le corsaire l'Aventure, en emportant du pays une partie des beautés indigènes, que, par une cruelle fatalité, ils venaient de ramener dans le sein même de leur patrie!
A l'aspect de cette terre trop connue, le capitaine se mit à s'arracher les cheveux, l'équipage à rire, et la plupart des passagères à pleurer.
—Je me suis perdu par ma confiance, s'écriait le capitaine désespéré.
—Et nous avons été sauvés par votre bêtise, répondaient les matelots.
—Et nous déshonorées, en retombant dans le sein de nos familles, hurlaient les malheureuses femmes.
Et des cris de désespoir, de joie et de malédiction s'élevaient de ce concert diabolique d'imprécations, d'épigrammes grossières et de sanglots.
A peine l'aube naissante avait-elle étendu sa clarté paresseuse sur les flots fatigués de la tourmente de la nuit, que l'embarcation de la douane et le canot de l'intendance sanitaire se détachèrent de la grève de Lézardrieux pour venir prendre connaissance du navire, qui si bon matin s'était avisé de chercher un refuge sur la côte.
La patache des douanes aborda la Vénus par tribord au moment où le canot de l'intendance accostait le navire par bâbord, et ce ne fut pas sans surprise et même sans un certain saisissement, je vous le jure, que les douaniers et les autorités médicales ou municipales du lieu se trouvèrent face à face, sur le pont du bâtiment qu'ils venaient visiter, avec les vingt-cinq beautés que quelque temps auparavant le corsaire l'Aventure avait enlevées aux familles de l'endroit. L'indignation la plus vive éclata d'un côté, et la douleur la plus touchante de l'autre, et tout cela avec d'autant plus de raison, que parmi les nombreuses transfuges, quelques-unes des autorités appelées à bord de la prise par la nature de leurs fonctions, avaient reconnu, l'un une épouse infidèle, l'autre une fille égarée ou une sœur coupable. Le scandale était inévitable, car la faute avait déjà été rendue publique: le châtiment devait être exemplaire, et le parti des autorités fut bientôt pris; elles ordonnèrent aux vingt-cinq douces brebis ramenées au bercail, de s'embarquer au plus vite dans la patache de la douane et le canot de la santé, pour se rendre à terre où elles seraient d'abord mises en lieu de sûreté, en attendant que la justice fût appelée à juger le crime qui faisait leur honte et celle du pays. Quant à la prise que le capitaine la Lévrière était parvenu à conduire si habilement à bon port, on décida qu'elle devait rester placée sous le plus sévère embargo, jusqu'à ce qu'il plût au conseil des prises de prononcer sur son sort, et au ministère de la marine de dicter la punition qu'avait encourue son misérable équipage.
A l'arrivée des aventurières rapatriées sur le sol natal, toute la population émue du petit port, se rassembla en émeute pour maudire les épouses indignes, les filles perverses qui venaient d'imprimer une tache ineffaçable à la réputation jusques-là si pure des mœurs du pays. Les maris compromis jurèrent haine éternelle aux femmes coupables, les frères et les pères jetèrent leur malédiction sur leurs sœurs et leurs filles éhontées, et tous demandèrent que les unes et les autres fussent enfermées provisoirement dans la grange qui servait, depuis un temps immémorial, de prison aux rares délinquans de la paisible contrée.
Mais, tandis que l'autorité supérieure, dominée par l'indignation qui s'était si soudainement emparée de tous les esprits, avait jugé convenable de disposer si arbitrairement de la liberté individuelle des coupables, on apprit que le capitaine Malviré, le rude et expéditif commandant du lougre l'Aventure, était lui-même arrivé avec une riche et grosse prise, a quatre lieues de Lézardrieux, à l'île de Bréhat enfin, où déjà il avait eu le temps de faire des siennes avec l'or qu'il venait d'arracher aux Anglais. C'était le seul homme qui pût faire changer de face la scène qui se jouait à Lézardrieux, et ce seul homme, selon toute apparence, ne tarderait pas à se rendre à l'appel que, du sein de leur prison et du fond de leur navire, lui faisaient les infortunées qu'on avait incarcérées, et l'équipage sur lequel on avait frappé le plus tyrannique embargo.
Et, en effet, le capitaine n'eut pas plutôt appris ce qui s'était passé si près de lui, qu'on le vit tomber raide comme grêle, les pistolets en poche et la menace à la bouche, devant les autorités stupéfaites du port de Lézardrieux.
—Tas de badernes, leur dit-il, qu'avez-vous fait de ma prise et de son bêtas d'équipage?
—La prise est là, intacte, avec son équipage, et nous la gardons pour que vous nous répondiez de l'enlèvement de nos femmes et de nos filles.
—Vos femmes et vos filles, je m'en moque comme de vous, c'est-à-dire avec tout le respect que je vous dois, et si je vous les ai enlevées, vos femmes, ou plutôt si elles se sont enlevées elles-mêmes, je vous les ai restituées, et vous n'avez, par conséquent, plus rien à réclamer. Mais vous ne savez donc pas, mal-apprivoisés que vous êtes, que pendant que vous tenez ma prise sous votre sot interdit, la morue dont elle est chargée se vend un prix fou, à tous ceux à qui vous faites manger depuis dix ans votre vilaine merluche pour de la morue de Terreneuve?9
[9] Pendant la guerre et dans le temps où la morue de Terreneuve était devenue fort rare en France, les habitans des côtes sur lesquelles le lieu ou la merluche abondait, avaient trouvé le moyen de préparer cette dernière sorte de poisson de manière à pouvoir le vendre pour de la morue sèche dans l'intérieur du pays.
—La morue! peu nous importe à nous. C'est la justice que nous devons rendre, et le cours du poisson n'a rien de commun avec l'honneur des familles outragées.
—Ah! c'est-à-dire qu'il faut chercher quelque chose qui ait du rapport avec la justice et l'honneur des familles. Eh bien, je vais vous proposer un arrangement qui vous ira un peu mieux sans doute qu'une paire de gants, si j'en juge par la finesse de vos mains et l'acastillage de votre toilette ordinaire.
—Et quel arrangement pourriez-vous nous proposer pour réparer ce que tout rend irréparable?
—Voici la chose en deux mots:
Ma cargaison de morue, puisqu'il faut toujours en revenir-là avec vous autres, peut se vendre de façon à rapporter d'excellentes parts de prises à mon équipage. Vos femmes, vos filles, et vos sœurs en revenant à terre, à bord du navire capturé, sont censées avoir contribué à l'attérissage de ce bâtiment, et pour être juste envers elles, et arrangeant avec vous, je vous offre d'allouer à chacune d'elles en particulier, le montant de la somme qui reviendra à chacun de mes hommes. Hein! cela vous va-t-il?
—Non, se hâta de répondre le maire. La loi ne reconnaît comme co-partageant aux parts de prise, que les marins portés sur les rôles d'équipage du navire capteur.
—Eh, que me fait la loi, à moi, quand ma volonté peut parler et plus haut et plus ferme que votre loi?
—Et comment vous y prendrez-vous pour forcer vos gens à partager avec ces malheureuses, le profit que la justice leur accorde à eux seuls?
—Ah! papa maire, pour ceci, c'est mon affaire. Je dirai à chacun de mes gens: la loi te donne le droit de ne rien laisser à gratter aux femmes du bord. Mais si tu venais à ne pas consentir à partager ta part de rabiau avec elle, je te prouverai à l'instant, moi, qui suis ton capitaine, qu'il est plus sûr pour toi de te mettre mal avec la loi, que de me désobéir et de m'échauffer un peu trop vivement l'oreille droite. Moyennant ce petit discours, je vous promets que je ne trouverai plus parmi tous mes gaillards, que des amateurs disposés à envoyer promener tous les membres du conseil des prises, et vous tous les premiers au besoin. Eh bien, ça y est-il maintenant, les papas?
Les cinq ou six sages qui composaient l'aréopage municipal, se grattèrent l'oreille en signe d'irrésolution, en entendant le capitaine parler ainsi. Malviré, qui sous la rudesse apparente de son langage et de ses manières, cachait l'art de mener rondement les hommes et les choses, sentit que le moment d'enlever la position à l'ennemi ébranlé dans ses retranchemens, était venu pour lui. Il insista, en continuant à parler comme il avait commencé à le faire, et en renforçant son éloquence de cinq ou six grands coups de poings qu'il appliqua sur la table du conseil. Le conseil déjà indécis, céda en secouant un peu la tête, et en ordonnant qu'un des membres de la mairie irait incontinent porter aux familles intéressées dans la question, les offres d'arrangement du capitaine.
Une foule assez considérable s'était rassemblée autour de l'Hôtel-de-Ville du bourg, à la nouvelle de l'entrevue que le capitaine avait sollicitée du conseil municipal. Lorsque le délégué de la mairie parut au milieu de la multitude pour lui faire part des résultats de la délibération qu'elle attendait avec la plus vive impatience, tout le monde se tut, et le délégué parla en ces termes à la multitude émue et attentive:
«Mes amis, le capitaine du corsaire vient vous proposer, par ma voix, de reprendre vos femmes, ou, si vous aimez mieux, nos femmes, moyennant quoi…
—Non, s'écrièrent d'abord énergiquement tous les maris, en interrompant brusquement l'orateur, jamais de la vie, tant qu'il nous restera un souffle pour crier, non!… Non, non, jamais, répétèrent ensemble les pères et les frères des filles coupables. Au diable les coquines et le capitaine qui les a enlevées!
Le délégué municipal laissa passer, en pilote habile, ce premier flot de la colère populaire qu'il avait soulevée, et quand un peu de calme lui eut permis de ressaisir la parole et d'achever sa phrase, il reprit ainsi, entre ses lèvres agitées, le fil de son petit discours:
—Moyennant quoi, vous dis-je, il promet, le susdit capitaine, de donner, ou plutôt, puisque vous n'en voulez pas, il promettait de donner à chacune d'elles, c'est-à-dire à vos femmes, la même part de prise que celle qui reviendra à chacun des matelots qui ont ramené à terre la Vénus et les malheureuses du pays…
—Qu'il aille se promener avec ses parts de prise, répondirent, non plus tous les habitans exaspérés comme la première fois, mais trois ou quatre voix seulement… Le malin orateur remarquant l'effet que le dernier paragraphe de sa proposition venait de produire sur les résolutions de la majorité, continua ainsi sa harangue émolliente et sa période dilatoire.
—J'avais bien pensé, en me chargeant de la mission pénible que je viens de remplir auprès de vous, qu'un tel arrangement ne pouvait pas vous convenir, quelque lourde que soit la somme qu'on vous offre pour vous faire passer par-dessus la conduite des coupables. Mais enfin, d'un autre côté je m'étais dit, déshonorées pour déshonorées, autant vaut-il que les criminelles tirent de leur faute le moyen de pouvoir aller vivre loin du pays, que de rester dans la misère à la charge et sous les yeux des familles respectables dont elles auront fait la désolation. Voilà, mes chers amis, ce que je m'étais dit, croyant bien penser dans votre intérêt et dans celui de l'endroit… Mais puisque vous préférez tous, comme de raison, l'honneur, ou du moins ce qu'on appelle l'honneur des familles, à l'argent et à l'or des étrangers, car c'est de beaucoup d'or que le capitaine a parlé, je m'en vais rendre compte au conseil qui m'a envoyé, du mauvais succès de ma démarche auprès de vous.
A ces mots, un long murmure s'éleva dans l'assemblée: on ne criait plus; on ne discutait même plus; mais on chuchotait; pendant deux ou trois minutes tout le forum de la petite ville parut livré à l'indécision la plus vague, mais non plus à la vive et soudaine indignation que la proposition du délégué avait d'abord soulevée dans le sein du peuple. Cette disposition nouvelle rendit au délégué l'espoir de mener les choses à bien; mais pour ne pas compromettre les chances de succès qu'il venait d'entrevoir, par une précipitation irréfléchie, il continua à feindre de se diriger vers la mairie pour aller faire part au conseil, de la triste issue de sa tentative… Il marchait le bonhomme, ne demandant pas mieux que d'être arrêté dans sa route, mais faisant toujours semblant, toutefois, de marcher en toute conscience. Il fit un pas, deux pas, dix pas sans que quelqu'un songeât encore à ralentir sa marche, et il commençait même à désespérer du succès qu'il s'était promis, lorsqu'un des plus pacifiques maris intéressés dans le procès en litige, vint lui demander au moment où il allait mettre le pied sur le seuil de l'Hôtel-de-Ville, à combien s'élèveraient les parts de prises offertes par le capitaine au déshonneur de chaque fugitive?
La réponse fut bientôt faite, car depuis long-temps elle errait sur les lèvres du délégué. A quinze cents francs, au moins, répond le conciliateur.
—A quinze cents francs? s'écria la foule d'un ton presque aussi hébété qu'étonné.
—Oui, à quinze cents francs, ou cinq cents bons écus, répéta cette fois d'une voix de stentor le délégué, en s'arrêtant tout court et en se retournant avec assurance du côté de la multitude. C'est là, ou plutôt c'était là ce que m'avait assuré le capitaine; mais puisque nous avons repoussé sa proposition, je vais, en m'acquittant de mon devoir, lui rapporter que…
—Non! non! ce n'est pas la peine, reprirent vingt, trente, quarante voix. Que ces malheureuses soient mises en liberté, et qu'on ne nous en parle plus! Le déshonneur les punira assez de leur faute!
—Bravo! bravo! hurla en entendant ces paroles de paix, le capitaine Malviré, qui, d'une des fenêtres de la mairie, guettait le moment favorable de se jeter au beau milieu des récalcitrans. Bravo! tas de badernes, braillait-il: vous avez été dix fois plus de temps qu'il ne fallait, à voir que de bonnes parts de prises valent mieux que le sot honneur de trente imbéciles de famille. Qu'on me défonce toutes les barriques d'eau-de-vie que l'on pourra trouver dans vos caves, et que tout le monde, hommes, femmes, vieillards et enfans, se grise aujourd'hui en l'honneur de la réconciliation générale!
La joie fut complète, l'ivresse unanime. Les beautés infidèles devenues libres, se jetèrent en larmes dans les bras palpitans de leurs époux et de leurs parens attendris; trois jours dura la fête ou pour dire mieux le délire de ce jubilé conjugal et filial. Les parts de prise promises par le capitaine, furent comptées aux mains des fugitives d'où elles allèrent se répandre dans les mains de tous les habitans du lieu, et lorsqu'après avoir gorgé de vin, d'or et de bonheur, tant d'êtres ravis et reconnaissans, le capitaine quitta Lézardrieux pour retourner à bord de son corsaire, il leur cria de la chaloupe dans laquelle il venait de s'embarquer:
«Priez le ciel, ganaches que vous êtes, qu'à ce même prix on vienne vous enlever vos femmes tous les quinze jours! Il n'y a pas d'honneur de famille qui vaille les cinquante mille francs de parts de prise que votre bégueulerie m'a coûtés. Adieu tous! et que le tonnerre de D… vous enlève s'il veut! Vous ne m'y remordrez plus, ou que le diable m'élingue!»
Et d'une extrémité du rivage à l'autre, on entendit tout un peuple, tourné du côté des flots qui allaient emporter la chaloupe du capitaine, crier à tue tête, en élevant sa voix assourdissante jusqu'aux cieux:
Honneur au lougre l'Aventure! vive le capitaine Malviré!
P. S. Il est à peine nécessaire de faire remarquer que les aventures que nous venons de retracer, n'ont pu avoir lieu dans le port de Lézardrieux où jamais sans doute on n'a entendu parler du capitaine Malviré. Mais comme il fallait bien placer quelque part en réalité la scène imaginaire de notre petit drame, et que le port de Lézardrieux avait servi pendant la guerre de point de relâche à bon nombre de corsaires, nous avons cru que cette ville maritime pourrait tout aussi bien qu'une autre nous offrir le nom qu'il nous importait de donner au théâtre sur lequel devaient figurer les personnages fictifs que nous voulions mettre en action. Le hasard seul, enfin, a déterminé notre choix, et ce choix, fort peu sérieux du reste, ne peut avoir rien d'inconvenant pour les honorables habitans de la petite ville qui est devenue pour un moment l'objet de cette préférence arbitraire.
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DEUX LIONS POUR UNE FEMME, 4 vol. in-12. | 12 fr. |
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End of Project Gutenberg's Les trois pirates (2/2), by Édouard Corbière *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES TROIS PIRATES (2/2) *** ***** This file should be named 58090-h.htm or 58090-h.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/5/8/0/9/58090/ Produced by Carlo Traverso, Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at DP-test Italia (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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