The Project Gutenberg EBook of Ames d'automne, by Jean Lorrain

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Title: Ames d'automne

Author: Jean Lorrain

Illustrator: Oswald Pierre Heidbrinck

Release Date: August 28, 2016 [EBook #52919]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AMES D'AUTOMNE ***




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AMES D'AUTOMNE


IL A ÉTÉ TIRÉ

Vingt exemplaires sur papier impérial du Japon numérotés à la presse.

Sceaux.—Imprimerie E. Charaire.


JEAN LORRAIN

AMES

D'AUTOMNE

Illustrations de HEIDBRINCK

PARIS

LIBRAIRIE CHARPENTIER ET FASQUELLE

EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR

11, RUE DE GRENELLE, 11

1898


[p. 2]

AMES D'AUTOMNE


I

O fins d'automne, hivers, printemps trempés de boue,
Endormeuses saisons, il faut que je vous loue
D'envelopper ainsi mon cœur et mon cerveau
D'un linceul vaporeux et d'un vague tombeau.
Charles Baudelaire.

La tristesse des premières pluies, l'angoisse des jours plus courts et surtout des longues et interminables soirées d'hiver, où le cœur se sent si seul! toute la détresse de cette saison d'adieux et des départs les étreint et les détraque, les pauvres êtres malades et mal armés contre la vie, que la[p. 3] fatigue d'exister déprime et que la névrose obsède.

Voici l'époque monotone où les nerfs des aimants et des sensitifs commencent à se tendre douloureux et à vibrer écorchés, mis à vif dans la mélancolie des couchants de turquoise et des ciels de vieux jade, ces horizons délicieusement nuancés comme d'anciennes étoffes, que les brumes d'octobre disposent au-dessus des silhouettes familières et des coupoles connues des monuments de Paris.

Oh! le gigantesque chandelier de la tour Eiffel, se profilant à jour avec sa précise armature de fer sur les coteaux rouillés de Meudon et de Sèvres, la laque verte trempée de rose de la Seine déjà crépusculaire ou bien, là-bas, tout là-bas, dans un ciel ouaté de nuées couleur de duvet d'eider, avec çà et là des brisures de nacre, les tours de Notre-Dame apparues d'un violet d'améthyste éteinte, d'un violet de pierre rare, d'une douceur infinie, tandis que bombent et[p. 4] miroitent sous un coup de lumière les dômes satinés du Val-de-Grâce et du Panthéon!

Et la pénétrante humidité des avenues, leur frissonnement après l'ondée, le sol défoncé et mou, la chute lente, comme d'un oiseau blessé, des premières feuilles mortes, les feuilles de platane surtout, toutes minces et déjà jaunes, et dans l'air cette odeur fade de fruitier et de moisi!

[p. 5]

C'est l'automne.

Et les lourds camions, les fardiers se traînent cahin-caha le long des berges; des brigades de terrassiers bouleversent la chaussée des boulevards, et les voitures de déménagement, lamentables sous leur bâche trempée d'eau et raidie—se suivent à la file à l'entour des gares, comme pour un enterrement.

C'est l'automne.

Dans les faubourgs populeux et mornes, les marchands de marrons ont rallumé leur poêle, tandis que, dans la banlieue, les petits jardinets de villa se pavoisent de fleurs funèbres, or rouillé des chrysanthèmes à côté des velours tuyautés des dahlias et du bleu de renoncement des asters et, là-bas, sous ce rayon de soleil, le gris bleuté des ardoises avivé par la pluie, comme il brille mélancoliquement!

Oui, la voilà bien la saison monotone où les nerfs des sensitifs et des malades se[p. 8] tendent douloureux et vont vibrer à vif dans la détresse des soirs de bourrasque et de pluie, comme les cordes roidies d'un pauvre vieux violon.

Chez toutes et chez tous, le spleen se réveille, le spleen né de l'ennui de vivre, et de la peur d'aimer, et du désir coupable d'aimer, quoi qu'il arrive, et de souffrir encore, et de la rage sourde de savoir tout effort inutile et toute tentative vaine devant l'instinct vainqueur et la fuite irréparable du temps; et avec l'ennui, incrusté comme un crabe en la pauvre cervelle, l'essaim des fantaisies s'essore et bat de l'aile, les honteuses comme les enfantines, les monstrueuses comme les cruelles; en cette louche saison, tous et toutes ont quelque chose de pourri dans le cœur, et voilà pourquoi les cafés et les bouges, les rues suspectes et les équivoques banlieues, comme les tripots et les maisons de filles, s'emplissent et regorgent de clients amateurs et d'indolents[p. 9] rôdeurs en cette morne saison.

Pourquoi on en rencontre tant, à la tombée du jour, qui déambulent le long des quais avec des yeux brillants et vides, des[p. 10] gestes las et d'ambigus sourires, disant le stupre, le lucre[p. 11] et toutes les trahisons. Oh! les rencontres sont mauvaises, les soirs d'octobre, à l'angle de nos ponts! Oh! la main crispée, frémissante, déjà griffe de l'homme que l'ennui pousse au meurtre en exacerbant l'instinct! Oh! les prunelles hagardes, de prière et d'effroi, de la pauvre créature, parfois une honnête femme et même une mondaine, que le spleen implacable entraîne à la luxure, à l'aventure, à quelque chose encore de pire dans l'inconnu et l'imprévu, et cela sans que la misérable proie s'en doute, devenue inconsciente, devenue une autre, une étrangère, dont le péché la fera mourir de honte et d'angoisse demain.

Sans compter tous ceux que la cour d'assises et que l'hôpital guettent, ô pauvres âmes d'automne, victimes d'inéluctables et d'iniques destins!

Comme le ciel saigne étrangement ce soir au-dessus de ce viaduc, et comme les feuilles s'égouttent tristement le long de cette[p. 12] berge, où pétaradent des tirs et beuglent des guinguettes... Il y aura, je parie, encore des suicides aux faits-divers des journaux de demain.

Le Point-du-Jour, 6 octobre 1892.

[p. 13]

II

INCONSCIENTE

Oh! les pauvres êtres que la fatigue d'exister déprime et que la névrose obsède!

Celle-là, Rémy de Gourmont l'a rencontrée et notée dans un des plus curieux chapitres de son roman Sixtine.

Et nous aussi, nous l'avons cent fois croisée à la sortie du Louvre, sous les arcades de la rue de Rivoli, l'anonyme détraquée aux yeux comme lointains dans leurs cernes profonds et ombrés de kohl, à la pâleur quasi surnaturelle sous son frimas de veloutine... Mondaine ou fille galante? Est-ce que l'on sait jamais[p. 14] avec les femmes? Mais quelle qu'elle soit et d'où qu'elle vienne, Rémy de Gourmont l'a reconnue entre toutes et en a buriné l'indiscutable signalement, le jour où il l'a peinte avec sa démarche inquiète et zigzaguante, ses gestes de somnambule et la crispation de toute sa pauvre face tourmentée par un inégal abaissement des coins de la bouche et un inégal relèvement des sourcils sur de lourdes paupières, l'une toute distendue, l'autre toute froncée à petits plis.

«Elle était assez grande, maigre, brune, très pâle, écrit-il, et portait bien une toilette plutôt originale, de la dentelle noire en ondes et rien d'éclatant

Les jours de grains, quand l'averse fait rage et met comme d'innombrables et longues baguettes d'eau sale entre le ciel et le macadam, il faut la voir aller et venir à travers la cohue des gens, tassés là par la pluie sous les arcades de la rue de Rivoli.

[p. 15]

Elle arpente le trottoir, hésite un instant à un angle, se retrousse comme pour prendre son élan pour traverser la rue, puis, au moment d'ouvrir son parapluie ou de héler un fiacre, revient soudain brusquement sur ses pas, attirée on croirait par les splendeurs d'un étalage: la voici, d'ailleurs, qui s'y arrête et, comme hypnotisée, s'immobilise devant un assortiment de broderies persanes, le front appuyé à la fraîcheur des glaces, les yeux ailleurs, reculés sous les plis des paupières tandis que la bouche entr'ouverte sourit, qu'un bout de langue y pointe au coin mouillé des lèvres et dit crûment d'oser aux hommes qui passent, oui, d'oser prendre à pleines mains cette taille qui se cambre et cette croupe qui s'offre.

Car à cette minute cette femme aux dessous coûteux et parfumés, à la chaussure fine, aux bas à coins brodés de deux louis la paire, est à qui veut la prendre... Sans[p. 16] volonté, sans défense, elle est la proie que peut emmener et posséder tout son saoul, en toute sécurité, dans le premier garni du voisinage ou chez lui, le premier comme le dernier venu. Calicot ou souteneur, clubman égaré là par hasard ou libertin suiveur de femmes (une race d'hommes qui tend pourtant à disparaître); le mâle, à qui cette chair offerte fait envie, n'a qu'à prendre cette misérable par le coude, à lui souffler une obscénité dans la nuque, la pousser dans un fiacre et donner une adresse... ou garder parfois le fiacre tout simplement, et cette femme, la mère de vos enfants, est à ce monsieur, à ce passant, à cet inconnu.

Mais elle, l'épouse adultère?... oh! elle ne se doute même pas de ce qu'elle fait, elle ne saura qu'après: la névrose la travaille, elle est inconsciente, en pleine crise. Si le passant qui l'a remarquée se trouve être, comme le héros de Gourmont, un galant[p. 17] homme ou plutôt un amoureux épris ailleurs et gardé par son amour, il aura pitié, fera monter la malheureuse en voiture, obtiendra son adresse et la reconduira chez elle, et encore en fiacre, aura-t-il à essuyer de l'hystérique d'étranges confidences et de plus étranges propositions encore!

«Je vous dois beaucoup, il faut venir me voir. Vous m'avez sauvée. Voulez-vous être mon médecin? Soyez mon médecin, je vous obéirai bien.» Ou bien: «Mon mari part tous les matins à dix heures, il ne rentre que le soir. C'est, entre nous, un bureaucrate sans idéal. Ah! je ne suis pas comprise.» Et les petites mains de pétrir les vôtres, et les beaux yeux profonds de brasiller.

Si le passant est un jouisseur ou un opportuniste, il y a ce jour-là une infamie de plus de commise dans la chambre à l'heure et au quart d'heure d'un des trois[p. 18] mille et plus, hôtels complaisants de Paris.

Et à quoi a obéi cette femme, qui vient de se prostituer bêtement à un inconnu, sans intérêt et sans plaisir? Car elle n'y a pas même pris plaisir, elle aime quelquefois son mari!

Mystère!... A on ne sait quel rut, quelle folie née des stations prolongées devant toutes ces étoffes, tous ces reflets de peluches et de soieries, convoitises inavouées et inassouvies de ces mille objets de luxe et de féerie; à on ne sait quel prurit aussi développé au frôlement de la foule, la foule des jours de pluie fumante et mouillée, et dégageant, tassée dans la chaleur de ces grands magasins, comme une odeur de bête et de fourrure. Est-ce que l'on sait, d'ailleurs? peut-être tout simplement à l'ennui, à un ennui de femme mariée astreinte à un minimum de dépenses, affolée des exigences du budget; peut-être tout simplement à[p. 19] l'énervement de cette journée d'octobre, molle, pluvieuse et chaude, à un besoin de sensation neuve, à l'envie d'une brutalité.

Samedi, 8 octobre 1892.

[p. 20]

III

UN BAUDELAIRIEN

J'aime à plonger ma tête amoureuse d'ivresse
Dans ce noir océan où l'autre est renfermé.
La Chevelure, par Charles Baudelaire.

Celui-là, nous l'avons vu à la neuvième Chambre, au moment où trois médecins aliénistes, MM. Voisin, Mottet et Saquet l'emmenaient du banc de l'accusation dans la salle des douches d'une maison de santé.

Il suivait les femmes, se faufilait derrière elles dans les foules et leur coupait leurs chevelures, leurs chevelures fluides et vivantes, qu'il emportait... pour les vendre?... non, pour les garder et se caresser[p. 21] le corps et les mains à leur soyeux contact, comme d'autres voluptueux, mais plus prudents, attardent le titillement de leurs doigts dans des frissons de velours et de soies, roides ou douces, jusqu'à en pâmer.

Lui avait la folie des toisons féminines, souples, molles et pesantes.

Un soir de l'autre été, vers la fin de[p. 22] septembre, une jeune fille, se trouvant avec son père à la station d'omnibus du Trocadéro, sentait un individu placé derrière elle passer la main dans sa chevelure, de longues tresses blondes qui pendaient sur ses épaules. Soudain, elle poussait un cri: l'homme, avec une paire de ciseaux, venait de lui couper les cheveux.

On arrêtait le voleur, c'était un sieur Pelletier.

A chaque arrivée d'une voiture à la station, il s'insinuait dans la foule. Trois fois[p. 23] de suite, on l'avait vu essayer de se rapprocher de la jeune fille; à un moment, il l'avait même pressée si fortement qu'elle avait fait un mouvement en arrière, qui, cette fois, l'avait préservée.

Mais elle avait très bien vu l'homme, et quand elle s'aperçut que ses cheveux avaient été coupés, elle put immédiatement le désigner.

Filé par les agents, Pelletier était arrêté le soir même à son domicile, avenue Kléber.

Il ne nia pas: il avait encore dans la main la natte qu'il venait de couper, et une paire de ciseaux dans la poche.

Or, aux interrogations du commissaire de police, que répondait-il:

C'est un moment d'égarement, c'est une passion malheureuse que je ne puis dominer.

N'avez-vous pas déjà exécuté les mêmes mutilations sur d'autres jeunes filles?

[p. 24]

Oui, cela m'est déjà arrivé une dizaine de fois.

Que faites-vous des cheveux dont vous vous emparez ainsi?

Je les conserve chez moi: c'est une passion.

C'était une passion: toute l'énigme du mystère était là, c'était une passion. Pelletier ne volait pas les cheveux pour en trafiquer: une perquisition faite à son domicile amenait la découverte de soixante-cinq tresses ou nattes de cheveux de diverses nuances classées en divers paquets, ni plus ni moins que le clavier de chaussettes du duc Jean des Esseintes.

Ce bizarre collectionneur était d'ailleurs un récidiviste. En décembre 1886, un fait analogue l'avait déjà fait arrêter, mais ici commençait le fantastique et l'hallucinant de l'histoire: on rechercha sa première déposition, elle est à faire frissonner:

«Depuis trois ans environ,—disait-il,—quand[p. 27] j'étais seul dans ma chambre, j'étais souvent pris d'un malaise qui commençait par l'anxiété, l'angoisse, le vertige; puis l'idée me venait de toucher des cheveux de femme. Je ne puis dire comment j'ai fait la première fois.

«Mais quand j'ai tenu dans ma main une natte de cheveux, j'ai éprouvé une sensation tellement délicieuse, que j'étais décidé à tout faire pour me la procurer encore...

«Aussitôt que je voyais des cheveux flottants sur des épaules, j'étais obsédé par l'idée de les toucher.

«Bientôt cela ne me suffit plus; je voulais les posséder, et un soir je coupai une natte avec un couteau.

«Je la rapportai chez moi, la gardant dans ma main durant tout le trajet, et quand je fus dans ma chambre, je fus repris de la même exaltation que dehors.

«Je plongeai la main dans ces cheveux,[p. 28] je les promenais sur mon corps avec délices.

«Je ressentais une profonde contrariété quand je ne pouvais arriver à couper les cheveux que je convoitais.»

Les terrifiants héros des contes d'Edgar Poë n'expriment pas autrement la maîtresse obsession, l'aveuglante et douloureuse obsession qui les sollicite et puis les pousse à l'exécution de leur crime.

Il y a cette fatalité et ce besoin tyrannique, impérieux, d'une volupté immédiate dans les actes des fantomatiques personnages de Poë. L'effroyable meurtrier du Cœur révélateur, le tortionnaire sensuel et raffiné du Chat Noir, les assassins presque vampires et déterreurs de cadavres de ladies Romewna, Ligéia et autres pâles et chimériques créatures sont des frères littéraires du monomane Pelletier.

Tous inconscients, irresponsables, effrayants et douloureux cérébraux irrévocablement[p. 29] conduits au crime et à la terreur par la névrose, la grande névrose apparue au seuil de ce siècle malade dans l'attitude impénétrable qu'avait dans le monde antique la déesse Fatalité.

O les pauvres êtres que la fatigue d'exister déprime et que la névrose obsède, futurs clients pour maisons de santé!

Mercredi, 29 octobre 1893.

[p. 30]

IV

L'AMOUREUX D'ÉTOFFES

Pour M. Edmond de Goncourt.

Les dents serrées et les yeux amincis sous les paupières plissées, avec une étrange figure de volupté et d'énergie, il arrive tous les vendredis matin au Bon-Marché: c'est le jour des coupons, celui où l'administration liquide à bon compte les fins de pièces et les échantillons des différents comptoirs. Correct et l'air froid dans son pardessus de ratine bleue et sous son melon-cape de Londres, d'une élégance sobre, marquée au sceau du fournisseur anglais, il va droit au rayon des étoffes[p. 31] pour meubles, se faufilant avec des souplesses révoltées de grand fauve au milieu de la cohue des ménagères et des petites bourgeoises, entassées devant les soldes de lingerie. Comme une crainte irritée de tout contact le fait s'effacer et presque fondre en prudents reculs à la rencontre des ventres à tabliers des femmes du quartier et des corsages poitrinants des dames d'employés[p. 32] de l'autre côté de l'eau, les Rive droite venues par l'omnibus et les correspondances pour profiter des occasions.

Dans le va-et-vient affolé des commis voltigeant de caisses en caisses sous l'œil policier des inspecteurs, dans la bousculade incessante des femmes, qu'une fièvre d'achat enivre et à travers l'encombrement des oisifs, il poursuit, à la fois souple et droit comme une tige d'acier, l'étroit sentier parqueté qui le conduit aux coupons pour meubles.

Au rez-de-chaussée, côté de la rue de Sèvres, un peu avant le grand escalier où s'étagent de marche en marche les affreux bibelots japonais et les bouddhas d'or à bas prix, qui finiront par discréditer l'Inde et l'Orient... des luisants de soie, des glacés de satin aux grandes cassures frissonnantes et comme baignées de lueurs s'enchevêtrent et se mêlent dans un fouillis harmonieux et mouvant au-dessus c'est l'inquiète[p. 33] recherche de trente mains fureteuses qui palpent, retournent, agrippent, saisissent, emportent et rapportent et remettent au tas les divers métrages de gros de Tours, de damas de Venise et de velours de Gênes (imitation) étiquetés là comme coupons.

Les femmes surtout affluent! les bourgeoises venues chercher de quoi recouvrir à bon compte la fumeuse éraillée par Monsieur ou la bergère de la chambre à coucher que le petit dernier a perdue; la provinciale, qui a pris un aller et retour pour visiter le faubourg Antoine et renouveler enfin son mobilier de salon, et la Parisienne, la Parisienne un peu versée dans tous les mondes, un peu frottée d'art et de cosmopolitisme, la Parisienne qui, la tête rejetée en arrière, examine en clignant des yeux ce morceau de Dauphine, dont elle n'a pas besoin, mais qu'elle prendra quand même pour son beau ton d'or blond qui l'éjouit.

[p. 34]

C'est qu'il scintille et flamboie de mille et une facettes, le soyeux miroir aux alouettes, offert là aux convoitises féminines dans le lumineux chatoiement des grands et des petits coupons. Ce sont, à côté des vert réséda pâlissant jusqu'au soufre, les roses atténués, douloureux et discrets, et les tendres bleus de lin auprès des jaunes citron! et les brochés, et les brocarts, et les délicieuses rayures Louis XVI, lilas, rose et jonquille, à côté des lampas bossués de gros bouquets de roses rouges et d'iris mauves sur fond d'or, et les étoffes Louis XIII à la trame truitée, écaillée, damasquinée comme une armure, parsemées, les unes de dahlias, les autres d'œillets et de grenades, et les Louis XV enfin, vin de Bordeaux ou bleu de roi, traversées d'astragales, de dentelles ajourées et de corbeilles fleuries; toute une orfèvrerie en un mot, mais une orfèvrerie souple et soyeuse au toucher, résumant dans ses dessins compliqués ou naïfs[p. 35] l'esthétique de trois siècles et l'art rétrospectif des monarchies éteintes et des conquêtes oubliées.

Et là-dessus tout un envol de mains: mains petites et soignées, mains frivoles et mondaines; mains aux doigts piqués de ménagères éblouies, mais qui n'achèteront pas; mains de petites apprenties aux ongles en deuil, à la peau crevassée; mains boudinées dans les gants trop clairs et trop neufs des dames parvenues, gants de filoselle à paumes reprisées, mains de dévotes entrées là en sortant de Saint-Sulpice jusqu'au gant de Suède à la fois discret et parfumé, mais à cinq boutons strictement boutonnés, de la parfaite Parisienne; et parmi toutes ces mains, insinuée comme elles au creux des étoffes, la main de possession, la main en griffe, crispée comme une serre, de l'amateur en melon-cape de Londres, à la face énergique et froide, démentie par l'éclat trouble du regard égaré.

[p. 36]

Et avec un tic douloureux et à la fois jouisseur de tous les muscles du visage, avec une fièvre des joues plus roses et des mains comme exaspérées, mobiles et vivaces, l'inconnu plonge avec des lenteurs ses doigts dans les satins, les attarde voluptueusement dans les velours, s'y frôle, s'y caresse, rencontre d'autres mains, évite les gantées, cherche les nues, adhère presque à certaines, s'en emparerait s'il l'osait, et, sans risquer l'étreinte, tente des effleurements, de soi-disant hasards, appesantissant, quand la crise devient trop forte, ces deux mains de caresse dans quelque lourd satin ou quelque gros de Tours, qu'éraille un ongle exacerbé!

Amoureux de femmes ou d'étoffes?

20 octobre.

[p. 37]

V

FLEUR DE CHLOROSE

Pour Henri Kist.

Oh! celle-là, ces premières pluies, cette humidité moisie des feuilles pourrissantes lui figent le sang et lui délaient les moelles: dès les premiers jours d'octobre, elle ne met plus les pieds dehors, elle ne sort plus. La vue des avenues dépouillées et des passants crottés l'attriste trop; vrai, ce délabrement du ciel et des choses la navre, et puis ce froid qui la pénètre, et cette atmosphère jaune où l'on dirait qu'il neige des chrysanthèmes, si vous croyez que ça l'égaie! Elle a comme de la boue dans le cerveau et de la glace pilée dans[p. 40] les veines; on a beau chauffer à blanc le calorifère et allumer de grands feux de bois pétillants et flambants dans toutes les pièces, elle grelotte, peureusement recroquevillée sur elle-même, et c'est fini; elle ne se réchauffera plus de l'hiver.

Elle ne descend même plus à la salle à manger. Monsieur prend désormais ses repas tout seul dans le hall Henri II, aux tapisseries historiques, qu'admire et guette, attendant la débâcle, le Tout-Paris baron-marron des financiers. Plus d'apparitions aux Acacias, plus de visites aux fournisseurs, plus d'interminables stations chez la modiste et le grand couturier,..... et les petits théâtres, les cafés-concerts, y compris ceux du boulevard extérieur, où elle aimait naguère encore passer ses soirées d'automne, là en baignoire grillée, ici dans l'avant-scène directoriale, en compagnie de clubmen artistes et de journalistes arrivés, sa [p. 41]bande, la bande de Mme X..., comme il était convenu de les appeler, finis aussi...! Ainsi donc plus de théâtres défendus, plus de beuglants, plus de promiscuités compromettantes et hardies et plus de petits soupers, tantôt dans le cabaret à la mode où vont faire halte, une heure après le théâtre, les grands-ducs de passage et la dernière divette inventée par Chincholle, tantôt dans la brasserie littéraire où bataillent, avec des gestes de tribuns, de beaux poètes mérovingiens, accompagnés de muses à cheveux tondus ras et à poitrine plate, Egéries du «Rat-Mort» ou Hébés du «Bon-Bock» attardées hors de l'Olympe autour d'une salade de museau de bœuf.

Fini tout cela... Elle a froid, froid au cœur et partout; et les mains transies dans ses longs gants fourrés, la plante des pieds glacée sous les peaux d'ours blancs amoncelées autour d'elle, elle passe ses dolentes journées au milieu des coussins de soie turque et de velours persan de sa chambre[p. 42] à coucher, sa haute et vaste chambre Louis XVI tendue de moire jonquille, du jaune factice et brillanté de ses cheveux: fleur d'anémie décolorée et amincie dans d'écumants déshabillés de malines doublés de soie capitonnée, l'air, avec la tache rosée de ses pommettes frottées de fard, d'une figurine de vieux Saxe oubliée là dans des étoffes négligemment jetées.

Et dans la haute cheminée de marbre blanc, le feu de bois de santal flambe clair et embaumé, et des gazes teintées couleur d'ambre et d'aube se drapent aux fenêtres, voilant la rouille automnale du parc; et, parachevant l'illusion, dans une pièce voisine un léger gazouillis de volière s'élève et met en vain autour de la malade un songe d'ailes bruissantes et de nids jaseurs.

Elle a froid, mortellement froid, les lèvres presque bleues sous le manchon parfumé qu'elle appuie sur sa bouche, sans[p. 43] une goutte de sang sous la peau et le dessous des yeux meurtri de cernures violâtres; elle se sent d'heure en heure agoniser et défaillir. En vain sa femme de chambre, assise au bord de sa chaise longue, a-t-elle pris entre ses mains ses pauvres pieds gelés, comme crispés d'angoisse dans leurs mailles de soie mauve; en vain elle les frictionne et tâche d'y ramener le sang par d'incessantes tapotes: une aiguë sensation d'onglée la travaille au point d'emplir ses yeux de larmes et de la faire encore pâlir.

Et ce qu'elle s'ennuie, sans goût à rien, sans appétit! et quand la pluie vient à fouetter les vitres... Ah! c'est alors que sa névrose augmente et que ce froid terrible et sibérien la fait claquer des dents et souffler dans ses doigts, elle, cette banquière quatre fois millionnaire, tout comme un ramoneur d'élégie savoyarde; et à cela nul remède. La Faculté n'y peut plus rien. Elle[p. 44] a tout usé, tout tenté; les anesthésiants, les poisons consolateurs et meurtriers sont aujourd'hui sans effet sur son système nerveux, distendu et trop lâche; la morphine l'écœure et l'éther l'épouvante, l'éther adoré autrefois. L'intelligence, naguère encore si vivace en elle, ne la soutient même plus: elle a lu sans intérêt, sur épreuves communiquées, le futur roman de Bourget et les discours inédits de Barrès. Pour essayer de la distraire, un duc esthète lui a amené toute une journée le poète lord Douglas, et avant-hier encore, installé devant l'Erard de son boudoir, Fragson lui détaillait les dernières créations de Mlle Guilbert. Monsieur a bien songé un instant à Réjane et sa belle-sœur à Péladan, mais à quoi bon! Et pourtant une chose la soulagerait, la guérirait peut-être, une chose dont elle a une envie folle et qu'elle ne se décidera jamais à demander, oh! cela jamais: faire monter[p. 45] dans sa chambre l'aide-jardinier ou un des garçons d'écurie, faire asseoir l'homme là, devant elle, déboutonner son gilet, entr'ouvrir sa chemise et alors plonger, blottir dans l'entre-bâillement de la grosse toile, dans la chaleur et le velu de ce poitrail de rustre, ses pauvres mains transies et ses pieds grelottants, les ranimer à cette tiédeur humaine, dans cette vivante moiteur.

Samedi, 22 octobre 1893.

[p. 46]

VI

RAFFINÉE

Pour Ioris Karl Huysmans.

Miss Ada Smithson a trente ans et elle en paraît vingt, les femmes lui en donnent vingt-cinq. Elle a eu la chance de perdre son père avant de mal tourner, et son amant, le gros banquier Schefern, avant le krack des cuivres; ce qui fait qu'au lieu d'être en fuite sur les rives du Bosphore ou plus loin, Schefern repose en paix au Père-Lachaise, dans la chapelle de marbre blanc que lui a élevée sa maîtresse; et miss Smithson ayant converti à temps les titres de son protecteur, jouit aujourd'hui de trois cent[p. 47] mille francs de rente, ne voit plus une fille galante, et dans son bel hôtel de l'avenue Henri-Martin ne reçoit absolument, comme financier, que le petit de Brady, qui la renseigne sur le cours de la Bourse, deux ou trois clubmen, parce qu'elle va encore quelquefois aux courses, et, pour son plaisir, pas mal de littérateurs. Miss Ada Smithson aime la littérature, son père l'a très mal élevée.

Miss Ada Smithson a la maison la mieux tenue, les voitures les plus correctement attelées et la table la mieux servie de tout le seizième arrondissement, Auteuil, Trocadéro, Passy; elle donne tous les jeudis, à partir de novembre, des dîners fort suivis. Les soirées s'y prolongent très tard, car on n'y dit jamais de vers et l'on y fait peu de musique; les hommes de lettres n'y parlent jamais littérature, et les clubmen le moins souvent possible de leur cercle; mais des artistes de l'Opéra et parfois[p. 48] même de café-concert y viennent danser un pas en costume: quelques fragments de ballet ou de pantomime burlesque. Miss Ada Smithson adore la plastique et la chorégraphie; elle eût raffolé du métier de danseuse, ou du moins se plaît à le dire; mais comme c'est avant tout une femme d'une tenue exquise, elle porte invariablement de longues robes traînantes, décolletées (miss Ada Smithson a les plus belles épaules du monde): c'est une parfaite maîtresse de maison.

On n'a jamais connu à miss Ada que trois amants. Miss Ada Smithson a donc eu de la chance et, depuis la mort du gros Schefern, miss Ada n'a distingué personne; miss Ada ne reçoit pas de femmes, elle n'a donc ni liaison suspecte ni mystère dans sa vie. Miss Smithson n'a pas de vices, je suis un de ses amis.

L'autre jour, miss Smithson a eu la fantaisie d'aller passer la journée à Saint-Cloud;[p. 49] elle m'a prié de l'y conduire, et comme je n'avais rien de mieux à faire que de lui obéir, nous nous sommes trouvés vers les cinq heures du soir sur la route de Boulogne, à pied: sa victoria, derrière nous, suivait.

Le soir tombe vite en cette saison, et c'est l'heure où les ouvriers rentrent du travail: ouvriers puisatiers, terrassiers aux cottes emplâtrées de boue, charpentiers alertes et désinvoltes, zingueurs, plâtriers et maçons, il en défilait ce soir-là, à la lisière du bois crépusculaire, une véritable procession. Tout à coup, deux grands flandrins largement pantalonnés de velours sombre, ceinturonnés de bleu sous la veste de toile, avec un air de ressemblance, s'arrêtaient brusquement en regardant miss Ada; elle, son charmant visage d'Irlandaise animé sous son grand feutre enrubanné de vert pâle, souriait d'un air d'intelligence. Oh! ce sourire à petites dents étincelantes, ce sourire[p. 50] de perles dans cette pâleur rose avivée par l'éclat du boa de plumes noires! Les deux charpentiers continuaient maintenant de descendre vers Boulogne tout en chuchotant; le plus grand des deux avait presque ébauché un salut.

Je fus indiscret: «Vous les connaissez? lui demandai-je.—Sans doute, faisait-elle de sa voix la plus douce, ce sont les deux frères; ils habitaient jadis Grenelle, ils demeurent maintenant à Boulogne; je les ai beaucoup connus.—Autrefois? dans votre enfance?—Non pas, au moment de l'Exposition, il y a sept ans, n'est-ce pas? C'est une aventure imprévue et tout à fait charmante.» Et, d'un ton délibéré: «Figurez-vous qu'un soir d'automne comme aujourd'hui, sortant de l'Exposition, je me vis arrêter sur le seuil par une pluie, mais par une pluie battante. La chaussée, une mer de boue liquide, et impossible de rejoindre ma voiture. Je me[p. 51] dépitais, les jupes retroussées, sans oser me hasarder dans ce gâchis. Un ouvrier qui se trouvait là, battant la semelle sous un parapluie, au milieu d'autres héleurs de fiacres, voyait mon embarras. «—Un franc, la jolie dame, et je vous porte à gué jusqu'à votre guimbarde; ah! je suis solide, vous pouvez prendre mon bras.» Je suis très crâne, j'acceptai. Me voilà donc pendue au cou de ce colosse (modèle des deux autres), et portée avec précaution, serrée avec une douceur, quand tout à coup, au beau milieu du marais de boue de l'avenue, mon porteur s'arrête. «—Embrassez-moi, ma petite dame, ou je vous lâche!» Et il l'eût fait comme il le disait, car ses yeux dardaient d'ardents regards de convoitise et je sentais son corps tout raide contre le mien, d'une étrange raideur de désir. Je l'embrassais à contre-cœur et j'avais tort, car, en le regardant, je vis qu'il était beau et jeune et beaucoup plus[p. 52] sain que M. Schefern. Arrivée à ma voiture, j'ouvrais mon porte-monnaie: «Merci, faisait mon charpentier galant, je suis payé, madame.»—Et?—Et j'ai revu ce garçon, il me plaisait, il était jeune, plein de santé, il avait de la vigueur et de la naïveté, ça me changeait, en somme.—Et c'est un des deux hommes rencontrés ce soir?—Non, Baptistin est mort, il est tombé, il y a un an, d'un échafaudage, on l'a relevé le crâne ouvert, j'ai payé les frais de l'enterrement.—Mais les deux de ce soir?—Les deux frères Berthier? je les connais aussi, mais ils ne sont pas à comparer avec l'autre.—Mais alors pourquoi? hasardai-je, car j'avais compris le dessous des réticences.—Pourquoi? parce qu'ils font un métier périlleux, qu'ils risquent tous les jours leur vie et peuvent tomber, à chaque minute, de quelque échafaudage et mourir sur le coup, comme Baptistin. Aimer quelqu'un avec la pensée qu'il aura peut-être cessé[p. 53] de vivre demain, être le dernier baiser, la dernière sensation de vie d'un éternel et probable condamné à mort, ça ne vous a jamais tenté, vous, l'homme aux vers compliqués et ami des parfums!» A quoi, un peu interloqué: «Il y a aussi les couvreurs» lui objectai-je.

Samedi, 29 octobre 1892.

[p. 54]

VII

FRÈRE ET SŒUR

Pour Henri Bauër:
A vous cette âme d'automne,
mon cher ami, puisque vous
voulez bien leur trouver quelque
charme.
J. L.

Comme un lointain étang baigné de clair de lune,
Le passé m'apparaît dans l'ombre de l'oubli.
Mon âme, entre les joncs, cadavre enseveli,
S'y corrompt lentement dans l'eau saumâtre et brune.
Les croyances d'antan s'effritent une à une,
Tandis qu'à l'horizon suavement pâli,
Un vague appel de cor, un murmure affaibli
Fait vibrer le silence endormi sur la dune.
[p. 55]
O pâle vision, étang crépusculaire,
Dors en paix! pleure en vain, olifant légendaire,
O nostalgique écho des étés révolus!
Un trou saignant au front, les espérances fées,
De longs glaïeuls flétris et de lys morts coiffées,
Au son charmeur du cor ne s'éveilleront plus.

Et les belles mains appuyées aux touches de l'orgue prolongent un lamentable et faible et morne accord, qui émeut comme un appel et s'éteint comme un sanglot.

Elle s'est tournée un peu vers lui et leurs yeux se rencontrent, chargés d'une indicible tristesse; leurs yeux de nuance semblable et au regard pareil, car ils sont frère et sœur, et la tendresse qui les unit est si profonde, qu'une seule et même âme semble palpiter dans ces deux corps issus de la même mère, mais de pères différents.

Ils sont seuls dans le grand hall en rotonde de l'historique château Louis XIV, où vingt-quatre fenêtres ouvrent d'un côté sur[p. 58] le Versailles en miniature du parc, ce parc fabuleux que, de l'autre côté du cintre, vingt-quatre croisées en haute glace reflètent; entre chaque ouverture, un hautain fût de marbre érige un buste de l'époque, prétentieusement coiffé de la perruque à marteaux; au-dessus, quarante-huit fenêtres en loggia découpent ou répercutent le ciel brumeux de novembre, tandis que du plafond en coupole, ouaté de nuées d'aurore et d'iris, une gigantesque lanterne dorée descend, mordue par le bec d'un grand aigle planant, les ailes éployées, au centre d'une gloire d'or.

En bas, sur des luisances de dalles, d'épais tapis de Perse, et, mêlés çà et là à d'authentiques et somptueux meubles de l'époque, des fragiles et coûteux bibelots de ce temps.

O la détresse et l'aspect d'abandon de ce quasi royal domaine, dont un Bourbon fut l'hôte et dont les princes du sang étaient[p. 59] les tributaires, au milieu de ces bois trempés de pluie, sous ce ciel lavé et mou; oh la tristesse de ce château d'antan, où la mélancolie de larges fossés pleins d'eau s'aggrave encore de la rouille des feuilles et de l'adieu flottant de la saison!

O splendeurs disparues que les modernes millions essaient en vain de faire renaître, héroïque passé d'une demeure classée et demeurée célèbre dans les fastes de l'Art avec ses toits élevés par Mansart, ses hautes et profondes pièces aux volets décorés par la main d'un Mignard, aux plafonds animés par Poussin et Lebrun, tandis qu'au-dessus du chambranle des portes sourient des nudités, déesses ou favorites, peintes par Largillière.

Et dans le vaste parc dessiné par Le Nôtre, les parterres symétriques, ornés en leur milieu de grands vases de marbre, s'étendent à l'infini entre des rangées d'ifs et de pins bien taillés, cônes de bronze[p. 60] vert: çà et là s'arrondit la cuvette d'un bassin où quelque jet d'eau fuse d'entre les mains verdies d'une nymphe ou d'un triton; et ce sont, dans des lointains de rêve, des charmilles, des terrasses et des lents escaliers, qu'embruine une petite pluie, décor grandiose que délabre l'automne, et pourtant presque neuf, où s'évoquent et s'imposent les pompeux personnages à cuirasses et cothurnes de la Princesse d'Élide ou de l'Ile enchantée de notre Poquelin.

Et devant le morne paysage aulique, paysage de théâtre et de convention, avec ses files d'obligatoires statues le long des boulingrins, paysage comme peint, où le sable humide des allées et le feutre des pelouses sont les seules notes de nature, le frère au front creusé, sérieux, adolescent, trop nourri de Baudelaire, malade des Hartman et des Schopenhauer; la sœur, frêle jeune fille au sourire souffrant, énervée de musique, d'ébranlantes auditions de[p. 61] Schumann et Wagner, passionnée de Berlioz, de Saint-Saëns et de Franck; tous les deux, atteints de l'incurable ennui des enfants nés trop riches, s'attardent, frissonnants[p. 62] et les yeux visionnaires, aux dangereuses et morbides langueurs des accords mariés des musiques charmeuses et des vers savants.

Au loin, très loin, dans la grisaille mouillée du crépuscule, au fin fond du parc, un monumental Louis XIV équestre se silhouette en or, lauré comme un César; et des fagotteurs harassés sous leur charge, passent, rapetissés, presque au ras des gazons.

Mercredi, 2 novembre 1892.

[p. 63]

VIII

L'AVEU

Pour Octave Uzanne.

«Les âmes d'automne! les fantaisies coupables, inconscientes, les convoitises maladives, les fleurs d'ennui, en somme! oui, je connais tout cela.» Et la jolie madame B..., qui me fait l'honneur de me suivre assidûment à travers mes écrits, s'arrêtait au beau milieu de l'allée, très occupée en apparence à dessiner je ne sais quel anagramme avec le bout de son en-cas, puis à brûle-pourpoint, avec un brusque sursaut de tout le buste: «Avez-vous lu Hœrès, le livre du fils Daudet?» Et sur[p. 64] mon signe d'assentiment: «Très curieux, n'est-ce pas? poursuivait-elle, ce problème de l'hérédité, et pourtant si cela était! Si nous avions en nous un être double, que dis-je? triple, quadruple, multiplié à l'infini; si nous vivions inconsciemment, indépendamment de notre volonté,[p. 65] la vie successive d'ascendants divers, tour à tour criminels, héroïques, dévoués et lâches, selon qu'aurait sonné à l'horloge de nos nerfs le réveil de tel ou tel ancêtre! Alors, plus de responsabilité!» Et comme je gardais le silence: «Un peu bien effrayante, hein! ne trouvez-vous pas la théorie du jeune Léon Daudet? Mais combien consolante aussi; consolante non, mais rassurante pour les consciences malades, pour vos âmes d'automne, qu'elle absout ou du moins qu'elle excuse, puisque la tare a été déposée en elles par des fautes antérieures, et que leurs faiblesses, en somme, à elles ne sont qu'un résultat d'actes accomplis!»

Je regardais de coin mon interlocutrice.

Où voulait-elle en venir? Droite et comme cuirassée d'élégance austère dans son pardessus sac, la pâleur de sa petite tête fière bien en valeur entre le pardessus et la rouille de ses cheveux en câble, effleurés d'une minuscule capote de jais bleu, elle[p. 66] évoquait dans toute son allure, jusque dans la façon de laisser traîner le gros drap[p. 67] de sa robe, elle évoquait, elle imposait, dirai-je, l'idée d'une impeccable et hautaine petite personne absolument sûre d'elle-même, et dont aucun essai galant n'a tenté de violer le noli me tangere.

Pendant que je la regardais ainsi, d'équivoques racontars, de douteuses histoires me revenaient en mémoire, jadis chuchotés sur elle, auxquels, par ce temps de calomnie et d'infamies faciles, je n'avais jamais voulu ajouter foi: des boulevardiers montés en partie à Montmartre l'auraient, un soir, rencontrée dans une des tables d'hôte les plus mal famées de la rue des Martyrs; d'autres l'auraient croisée dans des guinches des Halles ou des brasseries de femmes de l'École militaire; mais comment croire cela de cette correcte et fière jeune femme à l'hôtel somptueux, aux dîners cités, à l'entourage choisi de peintres, d'hommes du monde artistes et de raffinés poètes?

«Si cela était pourtant, si nous avions en[p. 68] nous un être double, que dis-je? triple, quadruple, multiplié à l'infini; si nous vivions inconsciemment, indépendamment de notre volonté, la vie successive d'ascendants divers, tour à tour criminels, héroïques, dévoués ou lâches, selon qu'aurait sonné à l'horloge de nos nerfs le réveil de tel ou tel ancêtre!»

L'heure des aveux avait sonné pour elle, il faut le croire, car tout à coup, d'une voix tremblée, un peu rauque et avec, entre ses cils longs et bruns, une inquiétante fièvre du regard: «Ainsi, moi qui vous parle, déclarait-elle, il y a des jours où je[p. 69] ne me reconnais plus, j'ai honte de voir clair en moi-même et j'ai peur des fantaisies qui me passent par la tête. Par ces temps fades et mous comme celui d'aujourd'hui, par exemple; par la moiteur étouffante des rues sales, sous ces ciels bas, en colle de pâte, il me monte, je ne peux pas dire du cœur, des chaleurs et au front des bouffées qui me grisent à la fois de dégoût et de volupté triste. De quel épouvantable ascendant inconnu ai-je hérité du sang qui fermente alors en moi? Mais à ces heures-là j'ai vraiment une âme de pierreuse. Ce qui m'attire et me fait haleter, ce n'est même pas le rêve monstrueux de Pasiphaé qui ne manque pas de grandeur; non, mais c'est le coin de trottoir et luisant sous la pluie, le trottoir humide où la lueur du réverbère se reflète et tremblote en flaque; c'est la rue suspecte où la pierreuse bat son quart, et l'arrière-boutique du marchand de vin où le souteneur fait sa manille en[p. 70] attendant que madame rapplique, car je connais l'argot. Ce qui hante ma pensée et la déprave et la corrompt, c'est la porte treillagée du couloir de garni, où je ne suis pas encore entrée, mais où je sens qu'un jour, où la tentation sera trop forte, je m'engouffrerai à jamais perdue. Oh! les paysages de banlieue, les longues avenues défeuillées avec çà et là les volets peints en rouge d'une guinguette et les trapèzes d'un gymnase, où des hommes à visage de[p. 71] bestiaires font des poids; oh! la station du Point-du-Jour et son public d'habitués mûrs pour la guillotine; oh! la fête de Montmartre et ses baraques à quinquets presque[p. 72] éteints sous l'averse, comme tout cela hante mon souvenir.

Et une preuve que cela est bien dans mon sang et non pas dans mon cerveau, et que mon mal est bien physique, c'est que ces jours-là j'ai les mêmes goûts ignobles et bas en nourriture, j'ai envie de vin bleu au litre dans de gros verres, je guigne goulûment la charcuterie que les blousards promènent dans des petites voitures, et je me suis déjà surprise achetant des écrevisses au panier... Pourquoi cette lie dans mes veines de fille d'honnêtes gens et de femme bien élevée, et de qui puis-je tenir ce goût crapuleux de populace?»

Je la regardai: sa bouche ciselée, d'un rose humide et pâle, avait un douloureux sourire, et ses yeux tristes ardaient étrangement; il y brillait un regard non déjà vu, une lueur courte et bleue comme une flamme de punch.

Samedi, 5 novembre 1892.

[p. 73]

IX

AME DE BOUE

Pour Jean de Tinan.

D'automne ou de boue, plutôt de boue, car où n'a-t-elle pas roulé depuis les grandes halles vitrées où l'on vend de la femme à vingt francs, et parfois vingt-cinq louis de la chair à cent sous, Folies-Bergère et Casino de Paris, jusqu'aux coulisses à l'air vicié des grands et petits théâtres, de la loge aux aquarelles signées de noms fameux de la pensionnaire de M. Claretie au box-étouffoir de la diva de beuglant, elle a tout vu, tout hanté et tout approfondi.

La crapuleuse et superbe coureuse de[p. 76] garnis et de bouges que fut autrefois Messaline à tous les carrefours de Suburre, elle l'a été dans Paris moderne où son buggy est aussi connu dans les larges avenues solitaires du quartier des Gobelins que dans les ruelles empuanties de la Villette. Son masque appartient à la caricature, ce fin profil aux arêtes sèches, ces yeux vicieux de collégien qui a lu trop tôt Virgile et Théocrite, ces hanches et ce buste plat n'appartiennent pas plus à Forain qu'à Lunel; ils sont du domaine public, publics comme ses faits et gestes et ses mots à l'emporte-pièce d'une insolence ennuyée et féroce, dont s'est pendant dix ans nourrie la chronique du boulevard. Tour à tour entreteneuse et entretenue, elle a dissipé des fortunes, fondu des millions dans le creuset de son ennui, affiché des actrices, des clowns et des princesses et, comme autrefois la Pauline Borghèse dans l'atelier de Canova, elle a posé nue et au naturel dans[p. 77] des romans cruels de Rachilde et de Mendès.

Si ça l'amusait au moins, mais non. C'est par veulerie, par ennui que cette âme éreintée s'est perdue, cet incurable et désespérant ennui qui est la vraie plaie secrète de sa vie et qui lui a fait crier et claironner à travers le monde des vices qu'elle n'a même pas, d'élégantes anomalies qu'il fut convenu d'afficher quelque temps dans le beau monde où l'on s'amuse, vices de pose et de parade qui l'ont faite célèbre aux Acacias comme à Montmartre, sur les plages de sport et dans les villes d'eaux où on joue, et qui de scandale en scandale, de conseil judiciaire en divorce et de maison de santé en police correctionnelle, où elle faillit s'asseoir en pleine neuvième chambre, l'ont conduite où elle en est, aujourd'hui au détraquement, à la morphine, aux lésions cérébrales qui font qu'on mêle de la cruauté à l'amour et du sadisme amoureux au macabre.

[p. 78]

Oh! le mauvais vin de l'émotion forte, celui dont la griserie atrophie la volonté et prépare les déprimés et les maniaques, malheur à qui vit des nerfs des autres bien plus que des siens propres et dont les sens ne s'éveillent qu'aux violentes commotions de cerveau.

Et elle en est là.

Après avoir glissé jusqu'au sadisme et tenté de relever la fadeur écœurante des jouissances quotidiennes par la saveur salée d'une goutte de sang, elle en est au macabre; et quand l'amie qu'elle entretient (car elle en est aujourd'hui aux amitiés platoniques) sent la bourse de ce misérable se fermer aux appels d'emprunt, que fait la douce Hippolyte pour attendrir et ramener à elle une affection d'autant plus généreuse qu'elle est plus enflammée?

Vite un mot aux pompes funèbres et une commande de billets de faire-part; et le billet annonçant la mort de l'amie moins[p. 79] aimée est immédiatement porté au logis d'Ame de boue qui le déplie, tressaille, enfile sa veste de loutre et court, se précipite à l'hôtel de la morte, déjà tout tendu de drap lamé d'argent, avec, devant la porte, croquemorts et corbillard.

Ame de boue, éperdue, grimpe les deux étages, force les portes, et, dans la chambre de l'aimée, transformée en chapelle ardente, trouve Hippolyte couchée dans son cercueil, en robe de soie blanche, des cierges tout autour des bouquets funèbres, gerbes de lilas blancs, couronnes de violettes et de mauves orchidées enténébrées de crêpes; tout le décor, en somme, d'une somptueuse mort.

La morte elle-même est savamment maquillée, déjà décomposée sous son blanc de théâtre par d'adroites touches de fard; les mains ont des raideurs de cadavre, et des odeurs de phénol flottent, éparses, dans la chambre; le médecin des morts vient de[p. 80] sortir, et l'on n'attendait plus, pour fermer la bière, que l'arrivée de madame. Alors Ame de boue s'anime, tombe à genoux, sanglote, mouille de baisers, de larmes et de sueur les joues gouachées et les mains de la morte, délaie le maquillage, chiffonne le linceul, et Hippolyte, s'éveillant doucement, s'accoude dans sa bière et sourit au retour d'Ame de boue reconquise: petite scène de théâtre, de théâtre d'outre-tombe, qui se renouvelle trois fois par mois et qui, bien que truquée et machinée d'avance, ravit Ame de boue d'une enfantine joie.

Elle sent alors son cœur.

Mercredi, 9 novembre 1892.

[p. 81]

X

CRÉPUSCULE DE FEMME

Pour Maurice Barrès.

Oui, c'était bien lui, mon ami Jacques, que je venais de croiser dans ce décor à la fois grandiose et mélancolique qu'est le parc de Saint-Cloud à l'arrière-saison. C'était dans la partie comprise entre la grille de Sèvres et la cascade, tout en pelouses et en longues allées de marronniers et de platanes tout feuillagés d'or pâle à cette époque.

Et dans l'ombre rose du crépuscule, ce soir-là enflammé de nuées brasillantes, à croire qu'un immense bûcher brûlait invisible[p. 82] derrière le haut escalier de la cascade, toutes ces frondaisons jaunes, atténuées, légères, mettaient comme une lumineuse fumée d'or; et c'était en vérité une délicieuse féerie que le factice ensoleillement[p. 83] de ce parc illuminé par des feuilles mortes, dans l'éphémère embrasement du ciel d'automne à l'agonie, empourpré de flamme et de sang.

Oui, c'était bien mon ami Jacques avec sa démarche lasse, ses yeux lointains, sa pâleur mate et toute sa physionomie d'élégant ennui d'homme de trente-cinq ans, déjà guéri des clubs et des boudoirs. Il n'était pas seul, il marchait auprès d'une longue et svelte femme drapée de la nuque aux talons dans un souple et miroitant manteau de velours ras, d'un ton à la fois chaud et sombre. Ce qu'il semblait peser, ce somptueux vêtement tout chargé aux épaules de lourdes passementeries, de dragonnes et de glands, avec, autour des reins, de longues cordelières qui s'accrochaient aux poches, puis retombaient entrelacées et traînaient jusqu'aux pieds, comme des nœuds de serpents: il sentait à la fois, ce manteau, la femme de théâtre et l'aventurière,[p. 84] me rappelait, à m'en faire crier, les prestigieuses pelisses de Sarah Bernhardt dans Fédora et l'Étrangère, et valait au moins trois mille francs. Celle qui le portait, d'ailleurs, avait le plus grand air, et depuis ses cheveux insolemment décolorés jusqu'à son profil presque chevalin et sa façon de porter sous son bras une minuscule bestiole à poils roses, évoquait la ressemblance de la princesse de S...; mais elle en avait aussi l'âge, la cinquantaine sonnée depuis trois ou quatre ans au moins: et ce demi-siècle de jolie femme, tout le[p. 85] proclamait cruellement en elle, et la meurtrissure profonde des paupières bleuies, et les muscles apparents du cou, et le maquillage outrageant de la face aux lèvres carminées, aux minces sourcils peints.

Oh! le portrait valait le cadre et le décor avait été choisi de main de maître: ce parc délabré de novembre, comme fardé de rose par le soleil couchant, le voisinage même de ces ruines apparues couleur de chair sur ce ciel brasillant, étaient bien en harmonie avec cette luxueuse élégance de vieille femme, et je reconnaissais bien là le dilettantisme et l'esthétique délicate de mon ami Jacques de Livran.

Jacques ne m'avait pas vu; je pouvais donc les suivre à distance et les voir monter, à la grille de Saint-Cloud, dans un discret coupé vert myrte, attelé de deux alezans.

A quelque temps de là, ayant rencontré Jacques au cercle, j'eus le mauvais goût de[p. 86] l'intriguer et de le plaisanter sur sa promenade, lui donnant à penser que j'avais reconnu la femme dont il était ce jour-là le cavalier, et, le complimentant ironiquement sur sa dernière conquête, je hasardai même, je crois, le nom de Malvina Brach; à quoi Jacques, avec un grand sérieux: «Malvina Brach! si tu veux, et pourquoi pas? A l'époque de l'année où nous sommes, au lendemain de la Toussaint et de la Fête des Morts, l'âme endeuillée de l'adieu des beaux jours et des récentes visites aux tombes chères, si l'on a quelque propreté morale et qu'on se trouve, comme moi, n'aimer ni les cartes, ni les chevaux, ni les filles, que faire? Oui, dis-le-moi, que faire si ce n'est que de revivre au milieu des paysages cruellement familiers quelque amour mort, dont l'évocation vous redonne parfois l'enivrante et douloureuse griserie d'autrefois, ce qui est d'un subtil égoïsme, ou bien alors embellir d'une illusion[p. 87] d'amour, galvaniser d'un semblant de cour et ranimer au mirage d'un feu de paille la tristesse résignée de quelque pauvre jolie femme, qui a doublé le cap et qui se sent vieillir: cela est de la charité pure, mon cher ami, et de la plus belle, une charité qui n'engage à rien, car, pour peu que tu saches choisir, ta reconnaissante partenaire, qui a de bonnes raisons pour se méfier d'elle-même, ajournera toujours l'heure des défaillances, quelque envie qu'elle ait de défaillir.

Tu goûteras, auprès de l'intellectuelle et[p. 88] de l'affinée qu'est toujours une ex-jolie femme de cinquante ans, les plus pures joies de l'amour platonique, et puis n'en est-ce pas une autre joie, et des plus rares, que de lire dans les yeux d'une femme la perpétuelle crainte qu'elle a de nous perdre, et dans son sourire le ravissement inespéré d'un bonheur auquel elle ne s'attendait plus. Songe à cela: être le dernier amant d'une femme qui ne croyait plus être jamais aimée, s'était presque résignée à son sort et que nous avons réveillée du tombeau! être le Christ ressuscité d'une Madeleine retirée au désert, ou du moins retranchée de l'amour! Mais tout cela forme un ragoût de sensations extrêmement délicates, et du quinze octobre au premier décembre, je t'assure que, pour une âme un peu distinguée, les vieilles chéries ont leur raison d'être en amour.»

Samedi, 12 novembre 1892.

[p. 89]

XI

ILES DE POISSY

(Coins de Seine.)

Dans le calme et la fraîcheur des berges ombragées de Villènes, dans un coin de nature trempé d'ombre et de soleil, au bord de l'eau, elle vient maintenant, retirée du monde et de la galanterie, passer bourgeoisement ses étés dans cette île aménagée comme un parc; la générosité des cours et des clubs a fait à cette quinquagénaire entr'ouverte cette vieillesse heureuse.

De l'eau, du vent et des feuilles... elle a réalisé enfin ce rêve d'une jeunesse laborieuse: figurante d'abord, acteuse ensuite,[p. 90] courtisane toujours; et elle, qui fut pendant trente ans et plus la chair à plaisir la plus haut cotée de Paris, la femme qu'il fallait avoir eue ou tout au moins avoir montrée, exhibée, affichée un jour ou un soir, soit à Longchamp, soit dans l'avant-scène d'un théâtre à flonflons, vit aujourd'hui rangée, respectée dans son île, propriétaire et châtelaine. Propriétaire de ces hautes frondaisons dormantes, de ces peupliers éternellement inquiets sous les ciels clairs des pays d'eaux, maîtresse souveraine de ces vastes pelouses de folle avoine ondulant comme des vagues, avec à l'horizon le frisson argenté des saules et des roseaux.

Après le lit sur rue, elle a l'île sur Seine.

Mais elle a mieux encore... Elle a trop longtemps prêté et sa bouche et sa chair aux caprices et fantaisies d'autrui, elle a trop longtemps joué la répugnante comédie de l'amour dans les payantes alcôves,[p. 91] trop longtemps subi les baisers de nausée, et trop longtemps avalé les corvées érotiques et leur navrant ennui.

Maintenant qu'elle est riche et que de ses écrins, de ses bibelots enfin liquidés, de ses draps de lit tordus et lessivés à l'Hôtel des Ventes, elle a fait le sûr et bon placement chez le notaire, elle veut être aimée et non par qui la désire, mais par qui elle aime et désire à son tour. Trop longtemps humiliée sur le marché par les acheteurs d'amour, c'est sa revanche sur les mâles qui autrefois la ravalèrent au rôle de machine à tout prendre et à tout subir: ancienne fille de joie, elle aura des hommes de joie, des donneurs de sensations qui la serviront à son tour: jeune, elle prostitua à de vieux hommes usés la santé de ses jeunes chairs; vieille, elle entretiendra à l'heure, à la nuit, à l'année, au mois, à la semaine (elle en a les moyens) des muscles et des torses de vigoureux jeunes[p. 92] gens pour la connaître (au sens biblique) et l'assouvir.

Et tous les étés, dès la fin mai, vient s'installer avec elle, dans l'île, quelque frais et beau gars, au torse large, aux cheveux drus, au mufle court; tantôt svelte et découplé, mais plus souvent bâti en force, le cou dans les épaules, la mâchoire lourde et la nuque violente, tous de poil châtain clair et tirant sur le roux, de ceux qu'Héliogabale, grand prêtre du soleil, distinguait dans le Cirque et, après un coup d'œil, attachait à sa suite, hommes de cour.

On en voit parfois deux ou trois différents par été; mais chaque saison en amène un nouveau sûrement, et d'une année à l'autre, ce n'est jamais le même.

Ces messieurs, nus dans des tricots rayés, biceps et durs mollets brunis, gantés de hâle, pêchent le long des jours ou canotent ou se baignent: trop beaux pour travailler, des yoles de bois de tek vernissé et ciré,[p. 93] de luxueux joujoux les emportent en tous sens et, prestes, les ramènent sur l'étain en fusion du fleuve ensoleillé moiré par-ci par-là par l'ombre des grands arbres: leurs jerseys sont de soie aux couleurs de la dame, leurs yoles portent son nom entrelacé de parlantes devises: Petit poisson deviendra grand ou Crescit in piscem; un crédit leur est ouvert dans tous les bouchons, rendez-vous de pêcheurs et cabarets du voisinage: ce sont les rois de l'île, les princes époux des poissonneuses berges, les seigneurs insulaires des amoureux étés de la quinquagénaire, qui leur permet parfois d'inviter des amis.

Et les dimanches de fêtes et de régates, tout le long de la Seine, d'Argenteuil à Bougival, de Triel à Meulan, de Conflans à Andrésy, l'équipe apparaît souvent au grand complet, tous les poitrails à l'air moulés dans d'éclatants maillots chiffrés de soie violette.

[p. 94]

Étendue à l'avant du bateau sous la toile écrue d'une ombrelle, la dame, elle, juponnée de serge blanche, en veston bleu d'aspirant de marine et casquette galonnée de yachtman, dirige les rames et commande la manœuvre... encore jolie, ma foi, vue des rives lointaines et sous son voile et sous son fard.

La musculeuse équipe obtient souvent le prix, et le lendemain des noms imprimés dans les feuilles nous apprennent quel est l'heureux mortel qui règne cet été dans l'île de Sainte-Périne!

Couchers de soleil et soirs d'actrices, derniers rayons, suprêmes flammes, baisers d'un demi-siècle et lointains crépuscules, fritures de Seine et amours suburbaines, fantaisies impériales de cocotte vieillie, embourgeoisée, rancie, mais demeurée très femme, poissons d'eau douce, fredons de guinguette, âmes d'automne, soirs de banlieue et boue de Paris.


[p. 95]

XII

FLEURS DE BERGE.—BILLANCOURT

(Coins de Seine.)

Pour M. Edmond de Goncourt.

Le bord de l'eau, entre Billancourt et Boulogne. Un chemin détrempé, défoncé par les pluies, les récentes neiges et la roue pesante des tombereaux; comme un remblai de boue dominant l'eau morte et figée de la Seine, où de temps à autre le passage d'un bateau-mouche, vide de passagers en cette froide saison, met de grandes rides vite effacées, des petites vaguettes vite changées en lents remous.

Sur l'horizon couleur de suie, le viaduc[p. 98] du Point-du-Jour, ses arcades blanchâtres s'étageant au-dessus du fleuve de plomb et, dans l'air gris, la fumée des usines de Javel, et, déjà fumée elle-même, tant elle apparaît irréelle et brumeuse dans cette nature frissonnante, la lointaine ossature de la tour Eiffel.

Devant la berge, de l'autre côté de l'eau, les oseraies et les taillis roussâtres de l'île[p. 99] de Robinson maintenant silencieuse jusqu'au retour d'avril, et, le long du chemin de halage, une débandade, un effondrement consterné de baraquements et de guinguettes, restaurants et bals champêtres aux volets clos, à l'abandon: petits casinos de banlieue mornes et morts jusqu'à la fin de l'hiver et comme enfouis, submergés, engloutis dans ce remblai de boue, devant ce désolé paysage seulement animé par de rares camions.

Oh! ces palissades éventrées autour d'un terre-plain d'ancien bal, ces excavations de carrières apparues derrière un ancien bosquet pour noces! la détresse de ces tables et de ces bancs de jardin entassés pêle-mêle avec des bois de lit et de pauvres commodes dans le noir humide des hangars; ces pépiements de poules et ces brusques fuites de lapins surpris dans l'entre-bâillement d'une porte, celle d'un pauvre petit restaurant où une grosse femme en[p. 100] cheveux vend du petit noir à des charretiers crottés jusqu'à l'échine! Elle demeure là, cette vague cabaretière, peut-être un peu pierreuse le soir sur les fortifs, dans cet étroit chalet de bois et de toile, avec sa basse-cour, à la chaleur étouffante d'un poêle; et les œufs frais qu'elle sert aux maraudeurs sont peut-être pondus dans la tiédeur équivoque de son lit.

Oh! la tristesse de ce paysage phtisique, malingreux, comme à jamais souillé jusque dans son ciel d'ineffaçables boues, ces portants de gymnase, maintenant sans trapèzes, dressant dans l'air muet leurs profils de potence, et le côté assassin et sinistre de ces berges souligné par le voisinage affreux des fortifications.

Comment m'étais-je égaré dans ces parages? Le cœur noyé de spleen, je ne m'en trouvais pas moins assis là, dans ce morne crépuscule d'hiver, au fond de je ne sais quel restaurant moins délabré par hasard[p. 101] que les autres, devant ce qu'ils appellent un champoreau; et, tout en rêvassant, j'essayais malgré moi de surprendre l'entretien de deux êtres attablés dans la salle: un homme trapu au teint de brique et aux yeux clairs, la moustache et les cheveux couleur chanvre, dont j'avais vite fait un marinier, et une femme grelottante dans une mince robe de soie noire: sur les épaules une confection de jais, autour du cou un boa de fourrure, la pâleur exsangue et comme suppliciée de son pauvre visage éclairée par les coquelicots de soie d'un prétentieux chapeau. Elle était gantée de peau de Suède et chaussée de snowboots; j'avais vite reconnu en elle la fille de maison, et avec sa mine poitrinaire, ses petites épaules pointues et la fièvre allumée de ses yeux gris, je la dédiais mentalement à M. de Goncourt cette fille Élisa, mâtinée de Germinie Lacerteux, venue, ce matin de sortie, de quelque lointain couvent de la place du[p. 102] Trône voir le petit homme de son cœur. Pauvre fille, elle s'attardait là avec lui dans ce caboulot isolé de banlieue, désespérée d'amour et déjà condamnée, car elle toussait à fendre l'âme, la malheureuse, et c'est une véritable agonie, une agonie de passion et de misère, qu'elle étalait là devant le sourire matois de cet homme, l'air d'un ruffian d'une toile italienne avec ses cheveux d'or pâle, mais d'un ruffian naïf et bon aux yeux de caresse de chien couchant.

Ils se parlaient accoudés l'un vis-à-vis de l'autre, la tête très rapprochée, très affairés, et les mots de départ et de bateau-lavoir et de santé revenaient à chaque instant dans leur conversation, coupée par de longues doléances de la fille au désespoir de changer de maison. Et, reconstituant tout un petit drame banal et touchant, d'après ce misérable couple, j'en résumais les probables péripéties dans les couplets d'argot de cette triste chanson:

[p. 103]

I

J'fis connaissance au mois d'décembre
Auprès d'Billancourt,
D'un marinier rouquin comm' l'ambre,
Un vrai brin d'amour.
C'gars moelleux m'dit: «C'est pas d'la bêche,
T'as rien des nichons.
Vrai, j't'offrirai bien, quoiqu'en dêche,
Une frit' de goujons.»

Et sur l'air lamentablement populaire et naïf de Ma Gigolette:

Y m'appelait sa gosse, sa p'tite môme;
Dans l'jour, en bateau
Y m'prom'nait; la nuit, fou d' ma peau,
Y m'caressait fallait voir comme;
C'était un gars, c'était un homme.

II

C'était trop beau: l'ciel est canaille
Quand on est heureux,
Ça dur' jamais: faut que j'm'en aille
Ma poitrin' sonn' creux.

[p. 104]

Mon médecin m'dit que j'm'décolle,
Et qu'à c'beau train-là
Dans deux mois j'déviss' ma boussole
Si j'ne m'arrêt' pas.

(Refrain)

Y m'appelait sa gosse, sa p'tite môme, etc.
Mercredi, 21 décembre 1892.

[p. 105]


A Paul Bourget.

XIII

CELLE QUI S'EN VA

Fins de septembre, mélancoliques et douces comme un amour lointain et fané sans retour!

Sur les ciels verdissants d'automne, ces ciels de turquoise malade, striés de jaune et de pourpre, qui sentent déjà le froid, le vent et l'hiver, sa fine silhouette de voyageuse évoque des regrets d'intérieur, de tendres exils à deux dans des climats plus chauds, parmi les orangers de quelque invraisemblable Bordhighere, loin de Paris, de ses boues et de ses rumeurs[p. 106] factices, de ses succès surfaits, de ses scandales d'un jour! Oh! les rêves de sweet home et de sweet heart qu'éveillent dans notre âme ses yeux changeants, comme la mer sous la pluie, ses yeux gris et verts, limpides entre leurs longs cils noirs.

Et, en effet, qu'elle soit brune ou rousse, qu'elle ait la nuque duvetée et savoureuse des blondes, où du soleil semble être pris aux fils ténus d'un réseau d'or, ou qu'elle soit casquée d'ombre et de nuit par de lisses et bleus cheveux noirs, celle qui s'en va a toujours ses inoubliables yeux couleur de vague sous l'orage, des yeux qui semblent avoir pris aux embruns, aux horizons de mer et aux grèves lointaines, leur profondeur et leur grisaille fugitive, cette nuance de perle illusoire, attirante, la nuance même de l'infini.

Celle qui s'en va!

C'est hier qu'elle vous est apparue sur l'estacade de la jetée du Havre, engoncée[p. 107] dans sa pelisse à la vieille femme de drap gris ardoise, son délicat profil ennuagé de tulle gris, déjà lointaine et irréelle dans son costume de voyage, avec, à l'horizon, la mer remueuse et striée d'écume et les côtes estompées et violettes du Calvados, Trouville, Villerville et Honfleur.

Vous l'avez retrouvée sur le grand quai, accoudée au balcon de fer de l'hôtel de l'Amirauté, déjà coiffée pour le départ, son nécessaire de voyage en cuir noir auprès d'elle et guettant dans une jolie pose attentive l'arrivée du bateau de Trouville, de Southampton ou de Rouen-Honfleur, dressée sur les pointes de ses bottines fauves, les talons en l'air, déjà partie, ailleurs, envolée... elle part.

La veille, vous aviez dîné auprès d'elle dans le hall du Continental et là, devant les grandes baies donnant sur le port, tout entier au va-et-vient des bâtiments entrant et sortant au rauque son de trompe des[p. 110] sirènes, sur l'eau trempée de lune et mouillée de feux rouges et bleus, multicolores, des phares à réflecteurs, à peine aviez-vous fait attention à la grave et pensive jeune femme assise non loin de vous et mangeant en silence au milieu des perruchage exaspérés de misses Arabella et des respectables old-men de la table d'hôte... quand voici que deux mots échangés à voix basse avec l'homme déjà âgé qui l'accompagne vous ont appris que cette blanche et discrète inconnue arrivait de Londres, qu'elle avait fait le voyage exprès pour aller admirer, à l'Aynew's-Gallery, dans Old-Bund-Street, les dernières compositions de Burnes Jones: The legend of the Briar Rose.

«Tout autour, une haie pousse et semble—vue de loin, une petite forêt.—Les épines, les lierres, les chèvrefeuilles, les guis,—et les vignes avec leurs grappes rouge sang;—toutes les plantes grimpantes, muraille de verdure,—emmêlées inextricablement,[p. 111] la bardane, la fougère et la ronce,—et, brillant au-dessus d'elles, apparaissant à peine—tout là-haut, le faîte du palais. Par terre, sous l'enchevêtrement des églantines, dorment cinq guerriers dont les armures: celtique, gothique, sarrasine, etc., révèlent les nationalités différentes. Ce sont les braves qui ont essayé, avant le temps fixé par les fées, de percer le rempart magique. Leurs casques gisent sur le sol avec leurs épées et leurs arcs détendus. Les branches ont soulevé, à mesure qu'elles croissaient, les boucliers qui se balancent maintenant dans la verdure comme des nacelles sur les flots. Les fauvettes y font leurs nids. Rien ne semble ici bien redoutable. Le prince Charmant n'est assailli que par des feuilles de roses qui pleuvent sur son armure polie et s'y réfléchissent ainsi que dans un miroir noir.»

Et, stupide et charmé, vous n'avez pas eu assez d'yeux pour la regarder, pas assez[p. 112] d'oreilles pour l'entendre. Ainsi cette svelte et cette élégante aux mille bibelots fantaisistes et coûteux est une intelligente; cette inconnue a lu Tennyson, et le voyage de Londres que font nos fin-de-siècle pour leur commande annuelle de complets chez Poole, elle le fait, elle, quand il lui plaît, pour le royal plaisir d'aller admirer quatre tableaux de Burne Jones, chez M. Agnew, ce Georges Petit des expositions esthétiques.

Et vous commencez à l'aimer, et d'un fol et profond amour, cette rêveuse et divine inconnue, qui a le cerveau de son hautain profil et l'âme exquise de ses yeux, ces yeux parlants et graves; toute la nuit vous la passez à combiner des plans pour l'aborder, lui parler, la connaître...

Le lendemain elle est partie, partie, envolée sans retour, et le registre de l'hôtel consulté ne donne même pas un nom, auquel un faible espoir puisse, hélas! s'accrocher...[p. 113] Le premier nom banal, et vous avez conscience que la femme d'hier n'est pas la première venue. Ce doit être au contraire... Et des noms de grandes dames artistes se pressent sur vos lèvres... Mais laquelle? Voilà! Où la reverrez-vous jamais, si tant est-il que vous deviez la revoir? Au printemps, à l'Exposition de Moscou ou cet été à Bayreuth, car cette fervente de Burne Jones doit être une fanatique de Wagner. Vous tiendriez le pari qu'elle aime aussi Moreau et Puvis de Chavannes, et que quelque portrait d'elle doit exister à Londres, peint par Crane ou Whistler!

Mais en attendant le printemps et Moscou, où la retrouver?... La dame aux yeux gris perle a pris le bateau de Rouen le matin... La seule ressource qui vous reste est de l'évoquer en rêve, debout à l'avant du steamer, le vent du large dans le voile de gaze argentée, des goélands voletant autour d'elle, tandis que du bout de sa lorgnette[p. 114] elle découvre les bois de Villerville et le phare d'Honfleur.

Elle a pris le bateau de Rouen, elle rentre donc à Paris, la charmeuse et divine!

Celle qui s'en va... si elle était restée, l'aimeriez-vous de même?

Va-t'en, si tu veux que je t'aime;
Que le lointain soit ton baptême,

a dit un poète moderne, amoureux inconscient de celle qui s'en va.

27 septembre 1890.

[p. 115]

XIV

CELLE QUI RESTE

Jusqu'au 30 septembre jeu des petits chevaux.

Bains de mer, froids et chauds.

Tous les soirs, soirée dansante. Mme Paul tiendra le piano.

Elle a inauguré le Casino, ouvert le premier bal, valsé la première contredanse; elle clôturera la saison, présidera à la fermeture, bostonnera, découragée et lasse, mais le sourire aux lèvres, la dernière et suprême valse; elle est celle qui reste.

«L'automne est si beau; après les pluies d'août, c'est plaisir de ne pas rentrer étouffer[p. 116] dans Paris; aussi nous prolongeons jusqu'à la fin octobre!»

Celle qui reste connaît, et de longue date, hélas! l'antienne et la musique, depuis bientôt dix ans, qu'à chaque fin de saison sa mère les sert à leurs connaissances de plage. Elle sait aussi, mieux que personne, hélas! lire entre chaque note! «Nous prolongeons jusqu'en octobre!» traduction; «petit logement de pêcheurs dans une rue noire et puante de l'ancien port, location débattue, laissée à trois cents francs pour quatre mois entiers, fin juin à fin octobre, et dont, stricte et rapace, sa famille gênée ne perdra pas un jour; la vie est de moitié moins chère dans ce trou de côte, les étrangers partis; économie, ladrerie et regrattage.»

Dès le dernier baigneur embarqué et dûment reconduit dans son wagon, vite, adieu aux pauvres petites toilettes ridicules et voyantes dont ces trois mois d'été elle erra[p. 117] et vira, par sa mère affublée; vite dans les malles, entre deux lits de camphre, les jerseys de soie et coton rebrodés d'ancres et les bas de fil d'Écosse bigarrés; vite au fond des serviettes le complet de serge à col marin, la robe de satinette rouge à fleurs noires et la toilette en toile de Jouy, à dessins mauves sur fond écru, et si Louis XVI!... Gardons tout cela pour l'année prochaine, pour la nouvelle plage, où celle qui reste ira, lasse et désemparée, repêcher au mari...

La pêche au mari! Voilà dix ans, hélas! qu'on la promène et qu'on l'exhibe sur toute la côte normande, tous les étés avec un nouveau stock d'extravagants costumes laborieusement confectionnés par elle, chapeaux anglais et dessous Jesurum; trousseau de dix mille francs et des grandes espérances, l'héritage d'une tante pour le moins millionnaire, un peu lente à mourir! et, depuis dix ans, celle qui reste, il y a cinq ans encore jolie d'une joliesse émoustillante[p. 118] et parisienne de grisette affinée aujourd'hui fanée, surmenée et sûrie, est[p. 119] déjà la demoiselle implacable et montée en graine, refuge unique des collégiens et des bacheliers encore un peu timides, celle qu'on ne désire plus, celle qu'on n'épouse pas, la valseuse enragée et presque automatique des sauteries enfantines et des mourantes soirées d'arrière-saison.

Celle qui reste est sans dot. Le père, un brave homme enterré dans une quelconque administration, ignoré de ses chefs et annihilé par sa femme, a beau se vicier le sang dans des heures de veille supplémentaires, il n'arrondira pas le maigre apport d'Hermine. Hermine gardera sa chambre virginale aux blancs rideaux de mousseline, et ses pieds de vieille fille solitaire jauniront dans un lit aux draps froids.

Elle est celle qui reste!

Et cela en dépit des longues promenades entre papa et maman, les dimanches d'hiver, dans les Champs-Élysées, au milieu des frôlées de badauds venus admirer là les[p. 120] cargaisons de vierges, et des autres familles exhibant là leurs filles, fourrées de chinchilla.

Elle est celle qui reste.

Et cela en dépit des bals de société, des bals d'arrondissement et de l'Hôtel de Ville, de ceux du Grand-Hôtel et du Continental, et des soirées intimes dans Clichy-Batignolles, en de vagues cinquièmes au-dessus de l'entresol, où des messieurs mariés vous font mal en dansant, tant ils vous serrent la taille, et où les mères, désireuses d'un placement, permettent aux genoux de flirter sous les tables.

Oh! ces soirées d'hiver, les longues heures d'attente aux stations d'omnibus, en toilette de bal, dans le froid et le noir, et les retours à pied par les places désertes, les pieds dans la boue et le front sous la pluie, faute de trois francs pour prendre un fiacre, et l'on est parfois sans bonne à la maison. Donc le ménage à faire le lendemain[p. 121] dès six heures... oh! ces soirées d'hiver.

Mais c'est le monde, le monde où l'on rencontre de bons partis, des célibataires égrillards et mûrs avec biens au soleil, ou bien des veufs dans les affaires, le monde et ses splendeurs et ses hasards rêvés, qui font loucher les mères!

Celle qui reste, certes, a eu des partis, mais ils étaient chauves, ventrus ou couperosés, et maintenant on la trouve à son tour... trop jaune, trop anguleuse... trop salon des refusés.

«Si tu crois, moi, que j'aimais ton père quand je l'ai épousé!» Voilà pourtant de quelles réflexions cette fille a été bercée par sa mère.

Et à l'heure qu'il est, par cet automne moite et doux, aux ciels brumeux, aux mers de perle, dans ce casino lamentable et vide à la terrasse encombrée de cabines, qu'on vient de monter là en prévision des[p. 122] bourrasques d'hiver, elle est dans son vieux waterproof jeté sur une robe de l'année dernière, elle est la demoiselle épave, elle est celle dont on ne veut plus, celle dont on dit (et le monde atroce et malveillant sait lire entre les lignes): «Elle a de si beaux cheveux et elle aime tant sa mère» et pourtant celle qui reste a des sens, des nerfs, des chairs et peut-être... un cœur... Pauvre fille, pauvre enfant!

2 octobre 1890.

[p. 123]

XV

L'AME-SŒUR

Pour Anatole France.

C'est en cette mélancolique et charmante époque de l'année qu'elle est dans toute la plénitude de ses moyens, la délicate apitoyée qui semble avoir pris à tâche la reconstitution des vieux rêves et la guérison des jeunes cœurs.

La chute encore lente des premières feuilles, la langueur attendrie des ciels plus clairs et la morsure des premiers froids, autant d'atouts dans son jeu.

Comme une tristesse d'adieu flotte et plane dans l'air, la nature devient complice; complices, les grands bois dépouillés;[p. 126] complices, les horizons plus vastes; l'automne, la saison par excellence des pauvres cœurs meurtris, des illusions perdues et des sentimentales détresses, voilà le terrain sûr où l'Ame-Sœur opère!

As-tu souffert? as-tu pleuré?
As-tu langui sans espérance?
As-tu, triste et proscrit, erré?
Alors tu connais ma souffrance!

L'Ame-Sœur connaît, et de longue date, le pouvoir de la romance dans ces journées déjà plus courtes d'octobre où la nuit tombe vite, certes, elle en connaît tout le pouvoir sur les pauvres âmes des célibataires, à l'heure confortable où l'on allume les lampes.

Ah! si vous saviez comme on pleure
De vivre seul et sans foyer
Quelquefois devant ma demeure.
Vous passeriez!

[p. 127]

Il y a aussi le Vase brisé, le fameux Vase brisé, où meurt une verveine et qui d'un éventail fut fêlé. Oh! l'Ame-Sœur a de l'étude et du répertoire; elle connaît également et sur le bout du doigt le sonnet de Baudelaire: Sois sage, ô ma douleur, et la Mort des pauvres, c'est la mort qui console, hélas! et qui fait vivre; elle sait aussi les merveilleux cris d'agonie de Verlaine, dans Sagesse:

Bon chevalier masqué qui chevauche en silence,
Le malheur a percé mon vieux cœur de sa lance!

et en pratique l'application en cataplasmes émollients sur les abcès du cœur. Pour la médication des âmes, à elle le pompon: c'est son métier.

Elle est la consolatrice, l'amie maternelle et sororale aussi, la jeune femme grave aux yeux toujours noyés d'une infinie pitié, au front pur, l'immatérielle penchée avec des attitudes de Piéta sur les[p. 128] blessés d'amour et les vaincus de la vie celle dont un poète ingrat a pu dire:

Vous m'avez pris saignant encore,
Le cœur meurtri d'un autre amour.
Vous avez cru voir une aurore
Dans l'adieu d'un dernier beau jour.
Votre erreur, enfant, m'était chère,
Ce rêve avait tant de douceur!
Vous aviez les soins d'une mère
Et la réserve d'une sœur!

«Laissez venir à moi ceux qui souffrent», telle pourrait être sa devise! Ceux qui souffrent, elle les cherche, les épie, les poursuit avec une passion de charité effrayante; car, dans cet amour de souffrants, dans cette tendresse apitoyée, n'y aurait-il pas un sadisme délicat et pervers d'affinée éprise de tortures et de larmes!

Veuve et libre, d'une fortune indépendante, elle semble s'être consacrée à la cure[p. 129] des amoureux trahis, des veufs inconsolables et des abandonnés de toute sorte, et cela par dilettantisme, pour l'amour de l'art. Car si elle les prend toujours jeunes et d'une tournure charmante, les dettes ou rentes de ses victimes élues, voilà qui importe peu à l'Ame-Sœur.

Les tristesses, les sanglots, les regrets, les détresses de cœur, voilà l'atmosphère où se complaît sa sensualité cruelle et fine, le terrain où fleurit sa bonté de femme apitoyée, bénie par ses victimes.

Ce qu'elle adore, c'est leur faire revivre leurs angoisses d'amour, leurs tortures du passé.

Elle sèche les yeux, mais en buvant des larmes; Cléopâtre buvait bien des perles: elle boit les plaies et le sang du souvenir qu'elle s'ingénie, compatissante et férocement bonne, à faire encore saigner!

Au besoin, dévote et superstitieuse, elle emmène le convalescent, dont elle s'est[p. 130] faite la garde, en de pieux pèlerinages; au Mont-Saint-Michel ou à Notre-Dame-de-Fourvières implorer de l'Archange ou de la Mère de Dieu la guérison et l'oubli de son mal.

Il y a trois jours, je la rencontrais, à Rouen, dans le cimetière de Bon-Secours, câlinement appuyée au bras d'un superbe garçon en grand deuil, les yeux encore brûlés de larmes; un misérable affolé d'amour, que sa maîtresse a trahi il n'y a pas trois mois, et que l'Ame-Sœur s'efforce aujourd'hui d'arracher au suicide. Maternelle et pitoyable, pour guérir son malade elle se serait même départie de sa réserve habituelle; car ils étaient inscrits, à l'hôtel Albion, tous deux sous le même nom, et pour sauver cet endolori de la chair, l'Ame-Sœur aurait, cette fois, consenti, résignée, aux derniers abandons!

O les belles nuits d'amour, transports désespérés, reconnaissantes étreintes et[p. 131] baisers salés de larmes, qui doivent suivre ces mornes journées de tristesse et de regrets savamment avivés, passées ensemble à rêver du passé, sous de fins ciels d'automne, devant de moroses et calmes horizons!

9 octobre 1890.

[p. 132]


Pour Rachilde.

XVI

L'ARAIGNÉE DE CIMETIÈRE

La servante au grand cœur, dont vous étiez jalouse,
Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse,
Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs.
Les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs
Et quand Octobre souffle, émondeur de vieux arbres,
Souvent mélancolique à l'entour de leurs marbres,
Certes, ils doivent trouver les vivants bien ingrats...
Baudelaire.

Oh! elle la connaît dans les coins, celle-là; elle sait par A plus B le cœur humain, ses tristesses d'au delà et ses défaillances stupides; elle a par expérience sondé les reins et les viscères et a, d'un œil expert,[p. 133] d'une main plus experte encore, approfondi les effets de la douleur.

Ce n'est pas pour rien qu'on la rencontre dans les cimetières, le teint reposé, plutôt pâle, mais d'une chair blanche et grasse, ses fins cheveux de blonde enténébrés de crêpe noir,—le noir, cette valeur.

C'est la pensive et souriante jeune femme qu'on croise autour des tombes, l'intéressante jeune veuve ou la plus touchante et combien poétique fiancée, dont la jolie silhouette idéalise les allées funèbres, les désertes allées encombrées de feuilles mortes et bordées de tombeaux des Père-Lachaise et des cimetières Montmartre; élégie du Regret au parfum d'asphodèle, fleur de tristesse éclose sous l'errance à pas lents des distraits visiteurs.

Avec quelle grâce elle s'accoude, à demi affaissée, aux ornements des grillages, et combien harmonieuse! la retombée de son voile sur sa robe de deuil, entre les chrysanthèmes[p. 134] et les roses d'automne qui tremblent au vent du soir! et quel divin sourire..... un sourire irréel d'âme élue, détachée et, sous ses cils humides toujours emperlés d'eau, quel au-delà dans le regard!

C'est elle, dont la main pieuse remplace les lambeaux qui pourrissent aux grilles, renouvelle les couronnes d'immortelles et les myosotis de porcelaine bleue sur la[p. 135] tombe voisine de celle qui vous attire, courbé et les yeux las, pauvre veuf de la veille ou fiancé meurtri d'une perte cruelle, jeune père douloureux de la mort d'un enfant ou fils saignant de ce malheur atroce, irréparable hélas! fils pleurant votre mère.

Sache que la douleur est la noblesse unique.

L'araignée du cimetière, elle, ne l'ignore pas.

Elle sait aussi l'étrange et l'énervant pouvoir de la volupté des larmes, les brusques réveils de rut qu'excite la douleur..., quelle cantharide elle est pour les nerfs exacerbés des mâles, et c'est là qu'elle attend, qu'elle épie et vous guette!

O le danger des chagrins partagés, des mêmes larmes versées sur deux tombes pareilles, ô débuts attendris et trempés de tristesse de la liaison Chambige, ô pitié maternelle de Mme Grille, glissant dans l'adultère devant les choses vagues et blondes[p. 136] qui frissonnaient à l'horizon d'Alger, ô livre périlleux et feuilleté ensemble par Paolo et Francesca.

Et ce jour-là nous ne lûmes pas plus loin.

Au besoin, jardinant près de vous autour de sa chère tombe, elle vous prêtera, complaisante, son sécateur, son éponge, quitte à vous emprunter votre petit arrosoir. Et avec quel effleurement de main douce et frôleuse, quel sourire noyé, quel navrant regard!

O fins d'automne, hivers, printemps trempés de boue,
Endormeuses saisons! je vous aime et vous loue
D'envelopper ainsi mon cœur et mon cerveau
D'un linceul vaporeux et d'un vague tombeau...
Rien n'est plus doux au cœur plein de choses funèbres
Et sur qui dès longtemps descendent les frimats.
O blafardes saisons, reines de nos climats,
Que l'aspect permanent de vos pâles ténèbres,
Si ce n'est, par un soir de lune, deux à deux,
D'endormir la douleur sur un lit hasardeux!

[p. 137]

Endormir la douleur sur un lit hasardeux; tout est là. Le «Psitt, psitt, viens-tu chez moi, il y a un bon feu» de la pierreuse du boulevard extérieur, l'araignée de cimetière l'a remplacé par le «Nous causerons de nos morts en prenant une tasse de thé sous la lampe...» L'allée des tombes, c'est son trottoir à elle; c'est là qu'elle ébauche et ses opérations de bourse et ses liaisons durables: Telle qu'elle est, elle est la défunte à plusieurs; elle la leur rappelle à chacun, et au besoin entretient discrètement dans leur âme un regret qu'elle console. Comme les maisons de Deuil, elle a sa clientèle, ce sont les rentes de la Douleur. O la minute exquise où l'être douloureux, solitaire et meurtri, trouve une épaule amie où appuyer sa tête, un cœur pour le comprendre, un regard qui plonge dans le sien, s'apitoie, et parfois un sourire qui, penché sur ses larmes, les boive dans un baiser!

[p. 138]

La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse,
Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse,
Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs.
3 novembre 1890.

[p. 139]

XVII

RÉCURRENCE

Pour dire ta langueur et ta grâce fanée
Et ton nom chuchoteur et doux comme un amour
Déjà lointain, automne, oiseaux bleus sans retour
Évanouis, automne, ô couchant de l'année,
J'évoquerai dans l'ombre, à la chute du jour,
Sur un vieux banc verdi d'allée abandonnée,
Une belle un peu lasse, et tout enrubannée
De frais satin jonquille et de nœuds de velours.

Saint-Cloud, sa fête agonisante sous les hautes futaies de son parc: quelle fantaisie l'avait ramené là par cette déjà fraîche soirée d'automne! Quel cruel besoin de revivre le passé et de meurtrir ses plaies aux épines du souvenir!

[p. 140]

Machinalement, après avoir erré dolent et grave entre les rangs des boutiques de[p. 141] gaufres et des baraques de tir, maintenant espacées, derniers banquistes attardés sous les ombrages de ce parc d'octobre, il était venu s'échouer, comme naguère, à la terrasse du Pavillon Bleu.

Comme naguère! Il n'était pas déjà si loin, le temps où, le pouls fiévreux et le cœur en joie, il venait l'attendre deux fois par semaine dans cette allée du bord de l'eau, devant le grandiose et mouvant paysage de ce parc impérial, des coteaux du haut Sèvres avec, là-bas, dans les bois de Meudon, les quarante-huit fenêtres de la fondation Galliera.

Oh! les heures passées devant le paysage, les coudes au parapet du pont, à regarder venir les bateaux de Suresnes.

Comme elle en descendait gentiment! Cette façon d'avancer le bout du pied, souple et menu, sous l'ombre de la robe, n'appartenait vraiment qu'à elle. Puis, cette taille, cette allure onduleuse et cependant[p. 142] hautaine, cet abandon de toute elle-même quand elle prenait son bras et qui faisait retourner les gens sur leur passage, comme à la fois surpris et envieux.

Oh! les lentes promenades, prolongées à dessein, à l'entour du château, sur les pelouses, déjà encombrées de feuilles mortes,[p. 143] du parc réservé. Et là, dans le silence des quinconces, l'échange presque pieux de baisers appuyés longuement, baisers qu'ils auraient voulu éternels à cause du voisinage des ruines!

Et dans ces inoubliables minutes, ses yeux à elle, ses grands yeux bleus frangés de noir où il y avait comme une âme!

«Monsieur dîne seul ce soir!»

Machinalement, il s'est assis à la terrasse du restaurant, et le garçon qui les a servis si souvent, lui aussi se rappelle: «Monsieur dîne seul ce soir?» Et voilà qu'avec un triste sourire il se prend à commander le menu qu'elle aimait, des marennes vertes, des œufs brouillés aux truffes, une caille rôtie, des écrevisses et une glace frutti, un de ces menus artificiels et irritants de Parisienne anémiée ayant l'horreur du substantiel et des viandes. Des écrevisses! et voilà qu'il évoque les jolis gestes effarouchés de ses doigts en les décortiquant. Aux tables[p. 144] voisines, sous la lueur adoucie des hautes lampes encapuchonnées de clairs abat-jour, des couples dînent en tête à tête, souriants ou boudeurs, et aux physionomies de chacun, d'intimes soucis de ménage s'imposent ou se devinent. Au pied de la terrasse, dans le noir de l'allée piqué par les lampions de la fête, des figures de badauds se détachent, éclairées follement, vaguement, presque grotesques, attirées là par l'orchestre des tziganes, et dans cette atmosphère de musique, d'éclairage savant, de femmes maquillées, et de dîners nocturnes en plein air, il a l'involontaire hantise d'une fête japonaise; les valses des tziganes aidant et ses nerfs s'aiguisant à la fin, voilà qu'il s'attendrit sur lui-même. «Lâché! il est lâché. Comme il fait déjà tard dans sa vie! Qui va-t-il aimer, maintenant!» Puis, sous l'influence de la digestion d'un filet de madère, dont il a corsé son menu, et d'un clos-vougeot d'année 57 recommandé[p. 145] par le maître d'hôtel, voilà qu'il se ranime, se prend à regarder les femmes et, après un coup d'œil à la glace d'en face, conscient de son torse large et de son teint clair, presque fat, il se met à friser sa moustache et à se chuchoter à lui-même: «Elle ne se serait pas embêtée ce soir.»

9 octobre 1891.

[p. 146]

XVIII

L'EXOTIQUE

Elle a aimé les âniers de la rue du Caire, les cowboys du colonel Cody, les tziganes du restaurant roumain et les turcos de la Nouba; pendant toute la durée de la foire Eiffel on n'a vu qu'elle à travers le Champ-de-Mars et l'Esplanade des Invalides. Depuis les Aïssaouas, mangeurs de scorpions, jusqu'aux Druses, chasseurs de serpents, elle a fait halte dans tous les concerts tunisiens, dans tous les campongs et sous toutes les tentes.

D'ailleurs, elles ont été légion, celles qu'a détraquées le bazar exotique de la[p. 147] tour Eiffel pendant l'Exposition. Buffalo-Bill ne s'est-il pas assis à la table d'authentiques comtesses? Pour un torero La Moulue, cette étoile du chahut, n'a-t-elle pas quitté tout un mois l'Elysée, et dans la loge de la divette à la mode, comme dans la turne avec table et cuvette de la pierreuse de la rue des Abbesses, le portrait de Boumboum, marchand de dattes à l'Esplanade, n'a-t-il pas trôné et triomphé, près de cent jours durant, à la place de celui de ce pauvre général, entre un grelot de la veste brodée de Valentin Martin et un bracelet de bois durci d'un fellah...

L'exotomanie fut leur crise aiguë comme leur maladie chronique. Entre un opéra de Wagner et un roman éthopée de Peladan, toute hystérique eut une attaque de buffalite jusqu'à l'ouverture des fameuses Plazas.

Valentin Martin, Mazantini, Cara Ancha, c'en était trop pour des cœurs d'amoureuses exotiques.

[p. 148]

Il nous faut du nouveau,
N'en fût-il plus au monde.
Nous voulons de l'amour,
Il nous faut de l'amour.

La buffalite avait fait son temps; nous entrâmes dans l'ère de tauromachite aiguë.

Ces dames avaient conduit à Lesbos les brunes gitanas de Séville, elles revinrent à Cythère, pieusement converties à l'ancien culte trahi par les arènes de la rue Pergolèse.

Ce fut le triomphe et des banderillas et des quadrillas. En quoi ces messieurs à performances accusées par des collants de satin rose ou bleu mourant, aux glabres faces de garçons de bain coupables ou de vieux séminaristes, purent-ils bien séduire l'esthétique en enfance des habituées des Acacias?

Chi lo sa?

Elles n'en jouèrent pas moins, tout l'été quatre-vingt-neuf, la Carmen de Bizet, qui[p. 149] pour Frascuello, qui pour Cara Ancha. A cette course au clocher de la sensation (au clocher, plutôt à la Tour Eiffel) qui arriva bon premier? Le boléro du picador, le sombrero du cowboy du West-End, ou le turban en corde de poil de chameau de l'ânier fellah.

Les petits âniers de la rue du Caire!... Vous vous rappelez, n'est-ce pas, ces petites figurines qu'on eût cru découpées dans un tableau de Gérôme, les mains, les pieds et la tête en terre cuite, le corps drapé d'une longue robe de toile bleue, sveltes et souples avec des attaches fines et des profils de sphinx, les lèvres écrasées et la face éclairée par des yeux d'émail blanc.

Les fellahs et leurs petits ânes couleur de cendre, à la croupe de peluche où la tondeuse avait tracé, gris sur gris, en creux et en relief d'étranges arabesques; les fellahs et leurs lentes mélopées, leurs aha haah monotones et stridents, eux accroupis[p. 150] en rond sur des nattes tressées, leurs mains encrassées de henné rythmant leurs chansons de rêve et d'ensommeillement!

En dépit du succès des vestes espagnoles, elle en est restée au turban des Kabyles, au fez de la Nouba. Reconnaissance de l'estomac!

Il faut le croire car elle ne quitte plus le[p. 151] village nègre du Champ-de-Mars, où les derboukas et les tambourins d'une perpétuelle foire ronflent, pareils à des essaims d'abeilles, dans les clairs crépuscules de cet octobre bleu.

Toute de blanc vêtue dans de souples lainages, mais combien vieille et avachie déjà avec sa face à bajoues et ses gros yeux de brune impétueuse soulignés au crayon, noircis, gouachés de kohl, elle rôde le long des jours à l'entour des barrières des banquistes, halète comme une chienne avec des yeux luisants autour de leurs passe-passe, fantasias, jongleries, et, les joues bleues sous la poudre de riz, des joues de brune habituées au rasoir, elle fait cent fois par jour le tour de leur enceinte, et puis vient tout à coup s'écraser palpitante, contre la palissade, pour offrir à l'un d'eux un cigare, un londrès, un puro.

Réduite aux Soudanais, aux équivoques et grotesques flirts en petit nègre: «cinquante[p. 152] centimes, serai zenti», avec la fripouille des rues du Caire et la vermine cosmopolite du désert..., pauvre insatiable, comme il fait soir d'automne aussi dans cette âme-là!

12 octobre 1891.

[p. 153]

XIX

CHAMBRES D'OCTOBRE

I

Il flotte une musique éteinte en de certaines
Chambres, une musique aux tristesses lointaines
Qui s'appareille à la couleur des meubles vieux,
Musique d'ariette en dentelle et fumée,
Ariette d'antan qu'on aurait exhumée,
Informulée encore et qu'on cherche des yeux.
Georges Rodenbach.

Eh bien, j'habite cette chambre, une chambre de l'autre siècle, où flotte comme une tristesse de jadis dans les plis à larges cassures d'un vieux lampas jonquille, ramagé d'argent mat. Mes deux fenêtres à guillotine donnent sur un ancien parc délabré par l'automne, un vieux parc qui s'en[p. 154] va et descend en terrasses vers de hautes futaies déjà tout éclaircies, et, à l'horizon noyé de pluie, des bois, des bois et encore des bois, toujours des bois, étalent à perte de vue leurs ors rouillés et leurs ocres malades sous un ciel gris et balayé de nuées.

Eh bien! cette chambre possède un indicible charme et, tapi le long des journées à l'angle d'une haute cheminée de marbre rose, une de ces monumentales cheminées du temps passé où l'on se rôtit les jambes sans jamais pouvoir se réchauffer le dos, je songe qu'il est doux, à cette époque de l'année, de se retremper, loin de Paris bruyant de sa vie ardente et triste, factice et monotone, dans un coin engourdissant de nature, un peu défeuillé comme soi-même, mais dans le bon refuge des évocations d'autrefois.

Ce que je l'aime et l'apprécie, le château où l'on rêve, au milieu des grands arbres jaunis de son parc!

[p. 155]

Combien je savoure son calme et son silence aggravé de mystère, la grâce un peu vieillotte de ses rideaux aux plis raides et droits, le luxe âgé et froid de ses meubles sévères et jusqu'à la poussière, cette neige[p. 156] tombée du sablier des heures, veloutant la corniche de ses cheminées Louis XVI, où bombent en relief une torche et un carquois.

A la tombée du jour, quand, dans les allées du parc encombrées de feuilles mortes, la Nuit, comme une voleuse, descend presque visible avec un bruit équivoque de pas (le vent du soir qui s'élève et chuchote dans les cimes d'arbres bruissantes), combien j'aime, dans le silence de la chambre assoupie et comme gagnée par les ombres, aller m'accouder à la haute fenêtre aux petites vitres claires, qui donne sur les bois!...

En bas, sur la terrasse, une statue d'Eros, toute blanche dans le crépuscule, a l'air de grelotter sur son socle de briques, et tout autour tourbillonne un essaim de feuilles sèches, feuilles aux étranges froissements d'étoffe qu'on déchire et auxquelles parfois même on croirait une voix: alors, dans la[p. 157] chambre obscure et comme tendue de toiles d'araignées, j'aime à aller regarder longtemps dans un vieux miroir accroché vis-à-vis la fenêtre, miroir dans l'eau duquel s'attarde toute la lumière du jour, une vieille glace de Venise, la seule pâleur et la seule clarté de la pièce, où sont entrés maintenant tout le noir et tout l'inconnu de la Nuit; et devant ce silence et ce gris crépuscule, dans cette antique demeure, je songe à la tristesse de vieillir, de n'avoir plus vingt ans, d'en avoir passé trente.

Chagrin d'être un sans gloire qui chemine,
Dans le grand parc d'octobre délabré,
Chagrin encor de s'être remembré,
Le printemps vert que le vent dissémine.

Et bien qu'en la jeunesse encore, on voit
Que son printemps a presque un air d'automne,
Avec l'ennui d'un jet d'eau monotone,
Dont la chanson, comme un amour, décroît.
Et, triste à voir le vent froid qui balance
Des fils de la Vierge, fins et frileux,
On s'imagine en ce parc de silence,
Que ces fils blancs entrent dans vos cheveux.

[p. 158]

Et comme ces vers de Georges Rodenbach, ce moment-là est aussi triste que délicieux, car c'est celui où notre cœur se tait pour mieux écouter le Regret qui chante!

24 octobre 1891.

[p. 159]

XX

CHAMBRE D'OCTOBRE

II

Comme le tomber du jour est triste
A travers la fenêtre fermée...
Gabriel Mourey.

La fin d'octobre, la tristesse des ciels jaunes au-dessus des roues boueuses tout à coup assombries... et par les avenues désertes du quartier Wagram, la descente molle, lente et désolée des feuilles mortes piquant d'or pâle le gris cendreux de l'horizon.

Dans le grand atelier tendu de toiles de Gênes, ce qu'elle grelotte, ce qu'elle regrette et se sent esseulée!... au milieu de ce frêle mobilier estival de joncs et de japonaiseries,[p. 160] encore tout ensoleillé, il n'y a pas un mois, par les derniers beaux jours d'automne.

Emmitouflée dans un léger peignoir qui fut charmant en août, elle songe aux notes de fin d'année, au terme de janvier, à l'amant endetté, moins tendre et plus avare, dont les visites s'espacent... et, le cœur gros,[p. 161] la bouche contractée, elle frissonne, inquiète de l'avenir, et sent monter des larmes...

Que le tomber de la vie est morne
Décevant aux âmes orphelines,
Aux cœurs sans amour...
Sans amour!

L'aima-t-elle, en effet, ce boursier brutal et trapu qui depuis un an entretenait son luxe de mondaine divorcée... fausse femme artiste, peintresse déclassée dont les aquarelles à la Madeleine Lemaire encombrent les garçonnières obscures et pelucheuses des chroniqueurs mondains et des clubmen tarés. A-t-elle seulement jamais aimé? Et le volume des Flammes mortes qu'elle feuillette indolemment du doigt se ferme de lui-même tandis qu'elle répète:

Les feuilles ainsi que les années
Tombent, tournent dans le ciel rouillé.
Las, adieu, les tendresses fanées
Se lamentent dans le cœur souillé.
Las, plus de rêves, plus rien, la tombe
Seule en nous demeure; la nuit tombe.
Vendredi, 30 octobre 1891.

[p. 162]


Aux Rosny.

XXI

CONFIDENCE

A l'heure confortable où se ferment les persiennes et s'allument les lampes, à l'heure où dans les intérieurs douillets et bourgeois Madame va rentrer, un peu grelottante de ses courses dans Paris, auprès du feu qui flambe, dans le clair-obscur du petit salon; à l'heure littéraire où, dans les cafés du boulevard, les éreintements féroces s'entament et entament, barbelés de perfidies noires et d'indiscrétions meurtrières, autour de vagues vermouts et de troubles absinthes; à l'heure enfin où le monsieur amer, qui pendant toute la semaine pioche des mots cruels sur les confrères, vient les distiller,[p. 163] avec un rire heureux, dans l'inattentive oreille de quel indifférent auditoire!... à l'heure élégante entre toutes, enfin, où la mondaine, tout le jour attardée chez la modiste ou le grand couturier, compare avec effroi les ressources de son budget au prix des ruineuses commandes où elle vient de se laisser entraîner..., qui d'entre tous ceux-là, a jamais songé, devant l'apéritif de la brasserie grouillante ou dans la tiédeur embaumée du coupé, qui d'entre tous ces hommes et toutes ces femmes a jamais reposé sa pensée sur les humbles et les malheureux qui, la pénible journée terminée, rentrent lourds de fatigue, les mains gourdes de froid, la boue de Paris collée à leurs grosses chaussures, vers les cinquièmes empuantis des misérables faubourgs?

Oh! le dos du travailleur, les épaules voûtées de l'ouvrier, rompues, brisées par des siècles de labeur qu'ils se lèguent de père en[p. 166] fils, les misérables, et que rien ne pourra redresser désormais!

Ouvriers puisatiers, ouvriers terrassiers, limousins et manœuvres aux larges cottes de velours empâtées d'argile, aux rugueuses mains gercées, crevassées et sans ongles, aux regards d'animal abruti, plus même farouche, et qui ne s'éveillent que devant un verre d'alcool. Sous la bise de novembre déjà mordante ils peinent tout le jour, suant et puant dans de minces tricots rayés.

Ce sont les mêmes qui, durant les accablants midis de juillet et d'août, font la sieste, bestialement étalés à travers la chaussée, leurs vestes de toile jetées sur leur tête, la tête posée à même le rebord brûlant des trottoirs. Ce sont les mêmes que viennent attendre, les soirs de paie, de pitoyables êtres aux cheveux rares, à la jupe effrangée, misérables femelles auxquelles on ne pourrait assigner un sexe,[p. 167] sans la douloureuse obésité du ventre talé par les grossesses.

Dernièrement, il m'était donné de rencontrer une de ces femmes. C'était sur le boulevard Suchet, entre Passy et Auteuil, où la ville de Paris bouleverse en ce moment tout le sol de la ligne de ceinture en vue de travaux de la Compagnie du Gaz. Le soir tombait, moite et morne, enveloppé de la mélancolie particulière aux derniers jours d'octobre; on eût dit que des chrysanthèmes neigeaient dans l'air, tant la tombée du jour était obscure et jaune; toute une équipe de terrassiers peinait avec des ahans de geindre au milieu de la route ouverte en tranchée; c'était comme une bataille de pioches, de pics à fleur du sol, un sol bossué d'éboulements et d'ornières, où avec de grossiers jurons ébrouait tout un peuple en blouse de charretier.

Le soir tombait; dans le jour défaillant un groupe de femmes d'ouvriers causait,[p. 170] échouées plutôt qu'assises sur un tas de grosses pierres au bord du chemin, et j'aurais voulu que les heureux de cette vie, chroniqueurs à mots de la fin bien rentés par le boulevard, bourgeoises grassouillettes et coquettes fourrées de peluche et d'astrakan, mondaines à dessous ruineux de valenciennes enrubannées de moire, génies méconnus de brasserie traitant de Turc à More critiques et éditeurs, j'aurais voulu que tous ceux-là entendissent ce que disaient ces femmes, une d'entre elles surtout, pas la plus laide certes, mais la plus jeune, avec un air de résignation répandu sur toute sa pauvre face endolorie.

Nu-tête, avec un grand bandeau qui lui barrait le front et lui cachait un œil, un œil qu'on devinait noir de coups sous la compresse, elle tenait à la main un enfant, un mioche de trois ans au plus, pas mal vêtu du reste, et donnait le sein à un paquet de langes suspendu à son bras: «C'est pas qu'y[p. 171] soit méchant, murmurait la mère, mais quand il a un verre de trop, c'est des coups de botte, des coups de bouteille, tout ce qui lui tombe sous la main. L'autre jour, c'était la paye, il m'a presque assassinée, on a dû me retirer de ses pattes; ah! si y avait pas les enfants!...»

Le soir tombait: dans le jour défaillant d'automne un groupe de femmes causait, plutôt échouées qu'assises sur un tas de grosses pierres, près des fortifications.

Vendredi 6 novembre 1891





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effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
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including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
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or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org



Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
volunteers and employees are scattered throughout numerous
locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
date contact information can be found at the Foundation's web site and
official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:

    Dr. Gregory B. Newby
    Chief Executive and Director
    [email protected]

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate

Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

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facility: www.gutenberg.org

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