The Project Gutenberg EBook of Les moments perdus de John Shag, by Auguste Gilbert de Voisins This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have to check the laws of the country where you are located before using this ebook. Title: Les moments perdus de John Shag Author: Auguste Gilbert de Voisins Release Date: May 14, 2016 [EBook #52065] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MOMENTS PERDUS DE JOHN SHAG *** Produced by Clarity, Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)
La Petite Angoisse, roman.
Pour l'Amour du Laurier, roman.
Sentiments, essais.
Le Démon Secret, roman.
Le Bar de la Fourche.
L'Esprit Impur.
Il a été tiré de cet ouvrage quinze exemplaires sur Hollande numérotés de 1 à 15 et un exemplaire unique sur Chine
Si les quelques gens de qualité qui fréquentèrent mon ami John Shag fournissent de lui, par leurs anecdotes, une image singulière, il ne faut pas s'en étonner, car, pour aimable que fût son apparence, qui était celle d'un honnête homme, toutefois, par ses façons de penser, de sentir et d'exprimer la saveur de ses réflexions, John Shag tenait souvent le personnage biscornu du misanthrope qui ne veut rien entendre ou, du moins, qui veut n'entendre qu'à bon escient.
Il avait la taille bien prise, le teint vif. Cela donnait à ses quarante ans un air d'adolescence.
Je connais de lui un portrait qui le montre rasé et portant le monocle, simple vitre, mais qui lui permettait d'avoir deux regards: l'un, à l'abri, pour considérer le monde; l'autre, à découvert, pour exprimer quelques émotions choisies.—De chacun, il se servait avec discernement.—Quand j'aurai ajouté que son poil était roux, ses mains fines et son vêtement strict,[Pg ii] j'en aurai assez dit, ne voulant pas charger une esquisse.
Il était plus notable pour sa physionomie morale, et, dès l'abord, je tiens à marquer un trait essentiel qui le distinguait. Il détestait, avec l'élan d'une âme pure, le commerce de la démocratie. A la plus faible invite, il s'élevait au-dessus de ce concours de médiocrités qu'il tenait pour avilissant. Une atmosphère commune à trop de bouches lui répugnait. Sans, pour cela, gagner un ermitage, comme Timon, et, tout en laissant sa personne physique parler, sourire et disputer sur terre, John Shag repoussait le sol d'un pied chaussé d'ailes et s'enfuyait allègrement vers des nuages d'où il ne descendait plus que sollicité par des arguments d'un grand poids.
C'est là ce que d'autres appellent rêver.—Rêver!... occupation qui, pour certains, est un passe-temps, mais qui avait, dans son cas, tous les caractères coercitifs d'une servitude.
La fréquentation d'un même cercle nous lia. Je partageais la plupart de ses goûts: son furieux penchant pour la couleur des eaux mortes et celle, si diverse, des pourritures d'automne, le transport d'aise qu'il manifestait à voir le soleil dans sa plus grande ardeur, son amour, enfin, des paysages tout simples où il trouvait matière à divaguer beaucoup. La passion qu'il mettait à vanter ou à mépriser n'était point non plus pour me déplaire.
De l'humanité il distrayait parfois une figure, un geste, une inflexion de voix, et la considérait longuement, avec son bel œil protégé, puis il se défaisait de la chose, comme l'on jette un citron sec.
Nous nous aperçûmes, bientôt, qu'une vive amitié nous rendait utiles l'un à l'autre. Dès lors, on nous vit souvent ensemble. Nous parcourûmes de conserve l'Allemagne et la Hollande, les villes du Piémont et de la Vénétie, certains cantons algériens et la côte occidentale d'Afrique où nous n'en finîmes plus de nous attarder.
Des femmes nous suivaient dans ces déplacements. Nous les changions au gré du paysage, suivant qu'il commandait une chevelure blonde ou brune, un excès de vêtements ou des seins nus.
Je garde, communément, avec les jeunesses auxquelles je me confie, un ton d'indulgente amabilité: c'est que le soin de mon ataraxie m'importe avant toutes choses, mais John Shag réglait les mouvements de sa cour suivant une autre loi.—Dans le commerce des femmes, il montrait une bizarrerie excessive qui le poussait à des blasphèmes brusques et surprenants, voire à des colères tout à fait sans excuse, car on ne saurait reprocher sérieusement à sa maîtresse de n'être pas toujours dans le plan de votre songe. Il se justifiait de cela, comme de mille autres incartades, en alléguant les soucis de sa gestation.
Je pense qu'il souffrait de quelque affection nerveuse,[Pg iv] car la sensibilité d'un homme sain n'oserait être, que je sache, aussi constamment en éveil. Il se comparait volontiers à Bragadin, doge vénitien, par allusion à ce passage d'un livre de M. Maurice Barrès:
«Bragadin est un doge qui, par grandeur d'âme, consentit à être écorché vif; et, parfois, je songe que je me suis fait un sort analogue.»
Comme l'on passe un caprice, même absurde, aux jeunes femmes alourdies, j'ai passé à John Shag plus d'une excentricité. Je le savais occupé par une œuvre longue et difficile, à laquelle il se donnait tout entier et, quand il me quittait soudain pour planer dans ces régions supérieures où, suivant son expression, il allait prendre l'air du génie, je me consolais de son absence spirituelle en méditant sur les prestiges de la solitude.
John Shag travaillait beaucoup. Chaque jour, je voyais de nouvelles feuilles rejoindre un manuscrit volumineux. Hélas! je ne devais connaître de cet ouvrage que le titre:
Essai sur les raisonnements inductifs dans quelques problèmes de métaphysique et de morale.
Il avait aussi mille projets littéraires dont il parlait comme un autre parlerait d'une œuvre achevée, projets de romans, de féeries, de biographies imaginaires, de satires anachroniques (entendez de satires des vices futurs ou bien abolis); projets d'études[Pg v] religieuses, de pamphlets, de parades... que sais-je encore!
Et, lorsque je lui disais:
«Pourquoi donc ne réalisez-vous pas ce projet de livre?»
John Shag, haussant dédaigneusement les épaules, répondait:
«J'ai fini d'y songer... Il ne reste plus qu'à l'écrire!»
Un sujet, pourtant, le requérait fort, et je pense qu'il s'en fût occupé, si le Destin l'avait permis.—C'était la toute simple histoire d'une jeune fille parisienne, le récit de ses amours, de ses conversations et de ses défaillances que terminait une défaillance dernière qui la faisait mourir entre les bras d'un beau jeune homme. Mais la singularité de ce roman se révélait en ceci qu'il était coupé par des divertissements, des entrées de ballet, mille intermèdes chorégraphiques où l'on voyait des comparses, vêtus de façon appropriée, illustrer, en quelque sorte, l'action romanesque par des jetés-battus et des ronds de jambe. A ce propos, je me souviens que la mort de l'héroïne était immédiatement suivie d'une «entrée de fossoyeurs» où des figurants, habillés en Scaramouche, dansaient de funèbre manière et brandissaient des attributs symboliques.
J'imagine mal ce qu'eût été cette Histoire de Radegonde,[Pg vi] et, si ferme que fût son intention d'y travailler, John Shag n'en eut pas le loisir.
Vers la fin du séjour que nous fîmes à Venise, mon ami dut s'aliter. Il souffrait des fièvres. Son état s'aggrava de façon rapide. Vous pensez si je l'entourai d'attentions et de soins! Rien n'y fit, et je n'eus bientôt qu'à désespérer.
Le 7 mai, à huit heures et demie du matin, John Reginald Shag, ancien élève de l'Ecole Normale supérieure, membre correspondant de plusieurs académies, mourut après avoir succinctement agonisé.
Un testament confiait le manuscrit de son Essai à Mlle Jeanne Heurtance, une cousine éloignée, demeurant à Pithiviers, 76, rue du Chapeau-Rouge. Jusqu'à ce jour, elle a cru ne rien devoir publier de cet ouvrage, certains paragraphes lui ayant paru hétérodoxes. Aucune des démarches que je tentai pour la fléchir n'a abouti.
Des projets de John Shag, il ne reste que des notes illisibles et les titres: La Mésange apprivoisée, pastorale lyrique dans le goût des bergeries du XVIe siècle; la Vie d'Apollonius de Thyane, pour laquelle il amassait des documents; Etude sur un Cas de Polygamie austère, qui traitait, je crois, de l'histoire des Mormons; Les Manières du Prince de Danemark, où l'interprétation du rôle d'Hamlet était analysée; Les Chiens écrasés, roman en vue duquel il collectionnait les opinions de portières; Le Regard à travers[Pg vii] l'Onde, recueil de poèmes; Notes sur la Lycanthropie, dont je possède un fragment, trop court pour être publié en volume; Nib de Neuville, roman dont j'oublie le sujet, et bien d'autres encore.
Une fantaisie inlassable, une curiosité jamais satisfaite, le poussaient à commencer avec ardeur des œuvres qu'il délaissait pour le motif le plus futile. Sa passion de savoir touchait à tout. Tout l'intriguait, tout le sollicitait, tout l'émouvait,—mais tout savait le distraire.
Un jour que, dans le bureau de sa maison de campagne, il étudiait certaine discussion du concile de Trente, un papillon vola devant la fenêtre. Mon ami se dressa, posa sa plume et, aussitôt, s'en fut le poursuivre jusqu'au fond du jardin.
Je ne saurais mieux faire que de citer ici une page de John Shag, écrite sans doute pour le panier à papier, mais que je sauvai de la destruction et qui nous donne, en son beau, cette influence, peut-être néfaste, du petit démon qui le tourmentait sans cesse et qu'il appelait: son «compère». Ce fragment (dirai-je: ce poème en prose?) était griffonné, au crayon, sur une feuille de papier écolier du format courant. Le voici, tel que j'ai pu le déchiffrer, à grand'peine, car l'écriture hâtive manquait de netteté:
C'est encore toi, mon compère! Inutile de feindre! je t'ai déjà vu, caché sous ma table, et jouant à te[Pg viii] chatouiller les narines avec une plume enlevée à la queue d'un rouge-gorge!
Allons! sors! approche-toi! Ne pleurniche pas! je ne te ferai aucun mal!
D'où viens-tu? Quelle fleur as-tu chiffonnée cette nuit? Pourquoi ce rire soudain et que signifient donc ces gambades?
As-tu suivi les souris grises dans le tronc des saules? Dis-moi leurs coutumes. Se réunissent-elles vraiment, le treize de chaque mois, autour d'un fromage de Hollande, volé à la fée Carabosse?
Je n'entends pas!... Tu dis?... Parle plus haut!... Comment! Trilby a cueilli le lys où tu te lavais, tous les soirs, la figure? Quel maraud!...
Ici, quatre lignes vraiment indéchiffrables.
Et Viviane, qu'a-t-elle fait?... Non!... tu plaisantes!... Elle se serait prostituée à deux rayons de lune en même temps!... Nous ne qualifierons pas sa conduite!
Maintenant, va-t'en! Il faut que j'achève mon «Essai sur les raisonnements inductifs dans quelques problèmes de métaphysique et de morale».
Va-t-en! je n'ai pas le loisir de faire des cocottes en papier de soie!... non!... ni de composer un acrostiche!
Va-t'en! vilain démon de la fantaisie!
Parfois, durant ses heures de paresse, mon ami griffonnait ainsi quelques lignes que lui avaient inspirées une émotion de passage, un vol d'oiseau, quelques accords, un souvenir. Souvent même, je le vis s'interrompre dans un travail auquel il semblait donner tous ses soins et noter, en hâte, avec mille abréviations compliquées, le petit paysage surgi dans sa mémoire, la pensée fugitive ou le rapport inattendu.
Aussitôt écrites, il jetait ces feuilles au panier.—On me sera reconnaissant d'en avoir sauvé un assez grand nombre. Je m'en sépare à regret. John Shag les appelait ses «Moments perdus» et, sans doute eût-il été fort irrité, s'il avait su que, par ma faute, elles n'étaient point détruites.
J'en donne, ici, quelques-unes, sans retouches. Tout au plus, les ai-je divisées en cinq livres, pour en faciliter la lecture. Le respect que je voue à la mémoire de John Shag m'a interdit de corriger, si peu que ce fût, des pages qu'il dédaignait pourtant. J'aurais le même scrupule dans le cas où il me serait permis de réunir sa correspondance, si instructive à plus d'un point de vue. J'espère, sans beaucoup y croire, que les éditeurs de son essai philosophique seront dirigés par un sentiment pareil, si ce beau livre paraît, un jour. Certes, il donnera du talent de John Shag une idée plus complète, mais ces Moments perdus commenceront du moins à le présenter au public avec[Pg x] son esprit inquiet, ses sautes d'humeur et sa singulière sensibilité.
Puisse mon ami, dans les jardins lumineux et paisibles où son ombre doit goûter d'ineffables heures, ne point m'en vouloir si j'ai tâché de perpétuer son souvenir en publiant une œuvre qu'il eût, peut-être, tenue pour indigne de lui.
Gilbert de Voisins
Note.—Je me suis permis d'inscrire, au titre de chacune des cinq parties de ce livre, le nom d'un ami de John Shag.
G. V.
A FERNAND DROGOUL
Que chacun garde avec soin les singularités qui lui sont propres.
J. J.
Ces trois petites Espagnoles sont ravissantes.
La première, vêtue de bleu, coiffée en torsades basses, un peu maigre, a la peau mate, des yeux ardents, des regards qui parlent.
La seconde, vêtue de rouge, coiffée en petit chignon, grasse déjà, mais qui promet d'engraisser encore, a des yeux tranquilles de ruminant et des regards qui restent posés.
La troisième, vêtue de vert, coiffée en frisons et en bouclettes, blanche de peau, fine par l'allure, modeste par le maintien, a des yeux qui rêvent et des regards sentimentaux.
Toutes trois sont mal chaussées.
Toutes trois sont jeunes.
Toutes trois sont ravissantes.
Et toutes trois contemplent un magnifique ouvrier espagnol qui fume son cigare, paresseusement, à la terrasse d'une buvette.
Il mérite vraiment l'admiration des foules. De son[Pg 4] béret, ses cheveux débordent, luisants, bouclés, bleuâtres, et l'échancrure du tricot laisse voir des tatouages. Ses bras secs sont bien musclés. Il est crasseux, il a l'air louche. Qu'importe! ses yeux humides ont toujours une expression amoureuse.
Arrêtées au milieu de la ruelle et se tenant par la taille, les trois petites Espagnoles contemplent le beau mâle.—Celle de gauche s'évente, de sa main libre, avec un grand éventail en papier. Celle de droite, possédée d'une égale fièvre, fait de même.
Et les deux éventails battent l'air.
Mais le bel ouvrier sourit avantageusement à une vieille prostituée, visiblement malsaine, couverte de plâtre et qui a dû satisfaire des générations de matelots.—Roulant comme une barque, elle s'approche et s'assied à ses côtés.
Alors les trois petites Espagnoles, qui se tiennent toujours enlacées, s'éloignent, d'un air triste et dansant, tandis qu'un jeune juif au profil fin, à l'expression ambiguë, vêtu d'une longue robe noire, les suit de l'œil.
Et les deux grands éventails en papier battent avec mélancolie.
Elle avance dans la Manche, elle est toute en fer, elle est fort laide. Le poisson s'égare dans le labyrinthe de ses pilotis.—On paie quatre pence à l'entrée où il y a des pancartes et des affiches, des avis et des interdictions, des conseils et des admonestations, et quelques textes aussi, tirés de l'Evangile.—Tout cela est placardé en face, à droite et à gauche de l'entrée où l'on paie quatre pence.
Debout devant une toile tendue, comme de pauvres rosiers devant un mur, des vierges à chapeau fermé mettent dans la main du promeneur de petits livres bleus. Ils tendent à proscrire les boissons alcooliques et conseillent l'usage illimité de la Bible.
Plus loin, un missionnaire nègre enseigne, à qui veut l'entendre, l'art de gagner le ciel à peu de frais.—Il était aveugle, il y voit clair; il était sourd, il perçoit, aujourd'hui, le concert des anges. Poussez-le, il vous avouera peut-être qu'il fut anthropophage.—Il fait des gestes nombreux et maladroits. Il se donne beaucoup[Pg 6] de mal.—A la fin de la journée, cela lui rapporte un shilling, mais il peut croire (supplément de son austère paye) qu'il a sauvé une âme.—Il ne manque pas d'auditeurs.—Passons.
Voici une courtisane repentie. On l'écoute avec plaisir. Elle a connu tout le péché. Elle seule a touché le fond de l'abîme. Elle tient beaucoup à être une pécheresse inégalable. C'est là sa raison d'exister. Elle décrit ses rapports avec Satan. Elle l'a vu. Elle lui a parlé. Elle montre à chacun son corps séduit, ses mains impures, sa bouche baisée. Un jour, elle a entendu des voix mystérieuses qui l'enjoignaient de choisir une autre route. Elle a obéi. Maintenant, le ciel lui est ouvert.
Et, tandis que le peuple s'écoule, moi, dont l'âme fut salie et foulée, je me demande, en regardant un étalage de boutiquier où des idoles indiennes grimacent dans l'ivoire, si je ne vais point offrir, par imitation du nègre et de la courtisane, cette âme tout entière au petit dieu de gauche qui brandit douze têtes coupées, au bout de ses douze bras, ou à celui de droite qui porte, en guise de nez, une bien belle trompe.
Seule l'affection rend plaisante une compagnie prolongée; seule l'affection la rend supportable. Un indifférent veut-il vous offrir la comédie de lui-même, jouissez du spectacle, mais évitez qu'il dure. Le plus beau paysage ne laisse pas que de fatiguer, s'il ne touche secrètement quelque point sentimental; l'art ne séduit qu'un temps, si le cœur ne s'y mêle, et le camarade qui vous arrêta dans la rue se change vite en fâcheux, revînt-il d'Eldorado ou de Thulé.
C'est pour avoir souffert de l'impudeur des fâcheux, pour les avoir vus, rongeant sans vergogne ce peu d'heures vouées au loisir, pour s'être senti pauvre, après leur départ, que tel de mes amis ne sort plus d'une façon de thébaïde spirituelle et fuit l'ombre même de l'homme.—J'estime qu'il a grand tort.
Il faut goûter tout l'instant qui passe, entendre toute son harmonie, respirer tout son parfum, se repaître, mais ne jamais rien donner en échange. Une femme, rencontrée dans le monde, un camarade, une[Pg 8] connaissance de huit jours sont des ennemis qui vous mangeront si vous ne les mangez d'abord.—Mangez-les donc.
Le repas peut, d'ailleurs, être succulent.—Mettez votre sujet en une posture morale où il devra penser par lui-même, agir sans aide, s'exprimer, se taire, souffrir, douter, prendre parti. Ouvrez les yeux, écoutez bien. Cela vaut, parfois, les plus doux spectacles, les plus belles musiques. Comme disent les prospectus des livres pour la jeunesse: «on s'instruit en s'amusant,» et je ne sais de vaudeville où l'on se récrée à si bon compte.
Ainsi, faites rendre à votre sujet ce qu'il peut donner, videz-le, séchez bien le vase et ne vous en occupez plus. Vous avez ri, vous avez appris quelque chose, vous vous êtes augmenté—tout est là. Sauf la rencontre qui transforme votre sujet en ami, en maîtresse, en idole, soyez persuadé que vous ne devez rien.
Un être usé devient hostile. Son influence est pareille à celle de cet ornement banal que vous avez jadis pendu au mur et que vous n'osez pas jeter.—Il exaspère.—Défaites-vous des êtres que vous connaissez bien et que vous n'aimez pas. Quand on a savouré son jus, on ne garde pas un vieux citron.
Il est regrettable que le respect humain soit une si forte effusion du cœur. Il exagère de prodigieuse manière la notion de la dette sentimentale. Parce que[Pg 9] X nous a divertis, nous pensons, sincèrement, lui devoir quelque chose.—Soit!—Alors, payez-le avec de la monnaie, comme l'on paie, au théâtre, le prix d'un fauteuil, mais, pour Dieu! ne lui donnez rien de vous-même!
Notre trésor intérieur est trop précieux, trop rare, trop vite épuisé, pour que, sans folie, l'on puisse en être généreux. Cette générosité-là devient de la prodigalité,—la pire: du gaspillage.—Si l'Enfant Prodigue avait été prodigue de lui-même, au lieu de l'être de ses richesses, on n'eût certes point tué le veau gras, à son retour, car il n'eût point conservé de quoi se faire reconnaître par ses parents.
Gardez-vous donc! thésaurisez! Prenez ce que vous donne l'instant qui passe, prenez, ne rendez pas! Il ne faut se dépenser qu'en aimant.
Nous parlementerons avec les douze dragons d'or accroupis à la lisière du bois, et, à chacun, nous raconterons une belle histoire, afin qu'il nous laisse passer,—puis, nous entrerons sous le toit vert.
L'atmosphère y sera lourde, à cause des parfums de fleurs. Une biche au doux regard viendra te considérer, et je pense qu'il lui plaira de t'offrir le bouquet de rue qu'elle tient entre ses dents.
Avec civilité tu la remercieras, et nous poursuivrons notre route.
Dans la région des hautes branches, il y aura des chants d'oiseaux, plus persuasifs que ceux de nos contrées.—Au-dessus, dans l'air libre, de grandes oriflammes jaunes et rouges, brodées d'argent, flotteront sur la brise, et ce sera comme pour une grande fête.
Des singes, suspendus par une patte, nous jetteront des roses couleur safran, et tu t'effraieras du[Pg 11] miaulement d'une panthère qui, couchée sur le dos, jouera avec un globe de cristal.
Alentour, les bambous auront de frais murmures. Sous leurs rameaux fins, le phénix, construisant son bûcher, assemblera des brindilles. Vers la chute du crépuscule, tout sera prêt. Sans doute, le bel oiseau nous invitera-t-il à la cérémonie. Pour l'heure, il travaille à sa mort d'aujourd'hui, en vue de sa gloire prochaine.
Devant nous, très loin, une clochette, de temps en temps, tintera clair. C'est elle qui sera notre guide, et nous atteindrons enfin le temple biscornu, couvert de tuiles bleues, qui reflète le soleil.
Au seuil, et surveillé par douze cigognes ironiques, se tient un mendiant qui représente toute la misère. Nous pleurerons sur lui, harmonieusement, moi comme un empereur et toi comme un ange.
Par la porte de jade qui toujours reste ouverte, nous pénétrerons dans le temple, et les prêtres agenouillés méneront, aussitôt, grand train de gongs et de sonnailles.
Tu danseras un pas religieux, après avoir ôté tes sandales, puis je m'avancerai, ayant détruit en moi l'horreur sacrée, vers la grande idole, le somptueux Bouddha de porcelaine qui remplit tout le fond du sanctuaire. Je grimperai le long de ses pieds obscurs, j'escaladerai les colonnes de ses jambes et me dresserai, enfin, sur le piédestal de sa main tendue.
Compris tout entier dans la paume du Dieu, peut-être entendrai-je, alors, tomber de ses lèvres précieuses les paroles de la sagesse, ou, peut-être, me fera-t-il des récits plus beaux encore que ceux de mes songes: récits de fleuves, de vents, de flammes et de gouffres, récits d'un parfum si puissant qu'à eux je voudrai me mélanger.
Nous ferons tout cela demain soir.
Promenez-vous dans un cimetière, quand la nuit descend, quand les grilles sont fermées: vous n'y verrez point de fantômes, ni d'ombres malheureuses, mais, je vous le jure! vous entendrez se lamenter les morts.
La chair des morts se plaint tant qu'elle existe: elle se plaint de ne plus vivre, elle ne peut se décider à n'être plus, et, de chaque sépulture, monte une voix impatiente de son sommeil, inapaisée, même par ce sommeil-là, et qui gémit et qui perpétue son infatigable déploration.
Les hommes d'hier se désolent d'une voix profonde, les femmes d'hier d'une voix qui se brise, et les enfants d'hier ont l'horrible accent des flûtes éraillées. Mais la voix de tous ces cadavres s'amincit au cours des jours, leurs paroles se décomposent avec leurs bouches; bientôt, ils ne pourront presque plus se plaindre, bientôt, leurs ossements ne donneront plus qu'un murmure.
Et tous ces cadavres disent les mêmes paroles. Tous regrettent de n'avoir pu vivre leur lendemain. Chacun projetait quelque chose qu'il n'a pu faire, chacun voulait agir, chacun voulait créer, chacun mûrissait un dessein, tramait une utopie, chacun voulait vivre un jour de plus, non pour la joie de vivre ce jour, mais pour le plaisir de préméditer la joie du jour d'après.
Et, seules, dans ce tumulte, certaines voix se taisent: celle des suicidés.
La nuit est toute bleue.
Je me promène, seul, dans une rue ancienne, aux murs tièdes. D'étranges odeurs viennent à moi. Je ne puis ni songer, ni regarder, ni jouir de l'ombre. Je me sens occupé par ces odeurs. Elles s'insinuent en moi. Je les écoute, en quelque sorte.
Ce ne sont ni des parfums, ni des puanteurs. On ne sait, au juste, si elles déplaisent ou si elles attirent. Je suis loin des relents affreux qui empestent les villages nègres, loin des odeurs du Paris nocturne, loin des émanations orientales. C'est indigène. C'est singulier.—Fuyantes, nombreuses, colorées, les odeurs de cette nuit provençale m'intéressent.
Sur le fond d'huile chaude, je perçois des souvenirs de poisson frais. J'ai respiré cela dans plus d'un port... Une odeur pareille, jadis, je me souviens... à Héligoland, devant la mer du Nord, grise et dure.
Une lampe a dû filer quelque part... oui, c'est bien une lampe qui file, comme à l'époque où j'habitais ce[Pg 16] petit entresol au quartier latin.—Tiens! de l'ail... et, presque aussitôt, un rappel de fruits mûrs.
Je m'approche d'une maison. La boutique d'un herboriste assurément... parfum médicinal de vieille prairie... parfum de fenaison conservée. Les bottes de verdure sont pendues au plafond, je pense. On doit vendre, là, des onguents, des drogues brevetées, du papier gommé pour tuer les mouches... Sans doute la patronne est-elle sage-femme... Et voici une odeur matinale de linge humide.
Je me déplace à travers ces odeurs. Chaque pas que je fais m'en livre une nouvelle. Il me semble que je les rencontre, comme l'on rencontre des personnes.—Je tiens certaines d'entre elles pour des amies, certaines ont seulement des traits connus,—certaines sont étrangères et me surprennent.
Ce parfum violent! je l'ai respiré, il y a quelque temps, sur la gorge d'une fille du port. Cela s'achète au bazar... cinq sous le flacon... C'est un peu graisseux.—La fille s'achète aussi, quelques pas plus loin, à prix modique.
Oh! les fruits, encore! les fruits de tout à l'heure! Un étalage s'ouvrait là durant le jour.
Tandis que je change ainsi d'odeurs, ma mémoire va et vient, me rapportant des analogies, me rappelant des odeurs de même vertu, de même couleur,—des odeurs parentes.
Vous connaissez l'enivrante odeur de feuilles mortes[Pg 17] et mouillées que l'on découvre parfois en forêt? Je l'aime. Sous les branches, elle croupit, chargée d'éther, s'exhalant lourdement, lente et génératrice. Elle s'attache aux mousses d'alentour et les brises la portent mal... Je viens de la rencontrer. Que fait-elle ici?... Un rat énorme sortait d'une bouche d'égout, à mes pieds, quand, soudain, l'odeur aimée me toucha.
Tout à fait la même?... peut-être pas... mais si semblable!... Dans la fraîche forêt d'Ecosse, te rappelles-tu le beau crépuscule?... nous rôdions ensemble, écoutant le chant d'une source, quand nous devinâmes le parfum tout proche. Alors nous nous tûmes, afin de ne point l'effaroucher... comme nous l'aurions fait pour un rayon de lune ou pour le rossignol.
Mais l'odeur est courte, elle vient de se dissiper, et cette ruelle m'apporte déjà la senteur de la mer.—Marchons encore... Il est tôt... l'air fraîchit...
Halte! halte! Voici la surprise!... Derrière ces volets, je vois une très faible lumière rouge. Ils ont laissé leurs fenêtres ouvertes... Respirons bien l'odeur! goûtons-la tout entière!—Ah! les sampans qui se balancent... et la chute du soleil à l'horizon du Faï-tsi-loung... et le bruit de cuivre d'un gong... C'est de l'opium qui s'exhale d'une fumerie... c'est de la fumée secrète et grise qui fuit... avec un peu de l'odeur d'un corps de femme.
Je voudrais bien chanter une louange qui te fût agréable! mais tant d'autres l'ont fait avant moi! Tant d'autres ont composé des litanies, des ballades, des sonnets et des centons de pauvres vers, afin de te célébrer, bel astre orphelin, fille plâtrée, céleste assiette, odalisque pour jeunes gens pâles!
Tu m'intéresses, car je sais que tu me comprends; je t'aime, parce que tu m'écoutes, même lorsque je divague, même lorsque tu ne me réponds pas. Tu as une façon plaisante et polie de prêter l'oreille à mes effusions. Je t'ai lu de nombreuses poésies et jamais tu n'as fait une critique; cela me fut très doux.
Je souffre de ne point te témoigner dignement ma tendresse, mais, pour qu'une ode, fût-elle en prose, te satisfît, il faudrait que j'eusse à ma disposition tout un lot d'adjectifs, de substantifs et de verbes frais, or je t'assure qu'il n'y en a plus! Tout est rance, tout est connu, tout a servi! Je tomberais dans le plagiat dès la première ligne!
Et pourtant, je voudrais parler de toi, belle médaille sans revers, pièce d'argent mat, chère incuse! Je voudrais connaître l'artiste qui te frappa, les dieux qui te manièrent, avant de te placer dans l'azur, et les longues nuits qui t'ont donné la patine qui te singularise.
J'aime ta couleur, où l'on retrouve des reflets d'infusions aromatiques; j'aime le profil qui sourit sur ta face, si l'on veut bien y regarder de près; j'aime tes fantaisies et les fantaisies que tu m'inspires, et les rêves que tu conduis dans ma pauvre cervelle...
Je t'aime tout entière et de tout mon amour!
Il sortait de la taverne accroupie près de ma petite maison, quand, se tournant vers moi qui rentrais, il me regarda.—Son front était couvert de poussière, ses habits étaient misérables. A la main, il portait un bâton, à la ceinture, une gourde qu'il venait sans doute de remplir. Il paraissait heureux. Dans le fond de ses prunelles grises, on voyait des vagues et des nuages.—Bien que ne le connaissant pas, je pensai l'avoir vu, aux heures où le crépuscule repousse doucement les arbres vers la nuit.
Il me dit:
«Savoures-tu les délices d'une halte? Sais-tu si la fille d'auberge sourit toujours, comme autrefois? Comprends-tu le chant des oiseaux et celui des ondes? As-tu cultivé l'espérance et le regret?»
Je répondis:
«Non! je ne connais que les grillons de mon âtre et le chant du coq d'or qui perche sur mon clocher. On m'a beaucoup parlé du regret et de l'espérance,[Pg 21] mais je ne comprends bien que la facile vertu de vivre sans tourner la tête, et j'attendrai la mort sans lever le front.—Il est bon de rester près de soi-même, en sa maison.
—Ne parle pas ainsi, me dit le voyageur. Les assiettes de faïence pendues à tes murs ne sont guère que des ornements... Ecoute-moi! La source très lointaine que je rappelle à mon souvenir, jadis, j'y fus plonger ma face. La source était fraîche... elle n'a rien perdu de sa fraîcheur. Quitte tes assiettes de faïence: elles gagneront en beauté.—Une heure fait un souvenir que l'absence rend plus cher.
—Ne puis-je donc imaginer?
—Non, puisque tu n'as rien vu.
—Ne puis-je sentir sur ma joue le souffle des palmes balancées?
—Non, car jamais elles ne t'éventèrent.—On rêve des seules choses que l'on a pu toucher ou de celles, trop distantes pour être atteintes, mais que l'on aperçut.
—Pourquoi partir, si l'ennui me ramène?
—L'ennui trébuche, dès que je ferme les yeux, car, aussitôt, dans l'ombre, je vois une féerie, comme font les spirites dans un cristal.—Et toi? quels sont tes souvenirs?
—Je ne me souviens que de moi-même ou d'histoires inventées.
—Alors, viens avec moi! Je te montrerai de vivantes[Pg 22] oasis, la lune rouge qui s'élève des sables, une fille nue avec des sources bouillonnant autour, des flamants, ces grandes fleurs de l'air, aux tiges élancées, le doigt de l'aurore sur la dune, et tu respireras tous les jasmins du soir.
—Ne me perdrai-je pas entre tant de choses nouvelles? Ne regretterai-je pas?
—Non, car nous reviendrons emplir ici nos gourdes et boirons l'eau natale avant de repartir.»
Les hirondelles de mon toit vinrent en piaillant m'entourer d'un cercle d'ailes, mais je pus m'évader et je suivis le Voyageur.
Je fus présenté à Corinne, aujourd'hui même, à l'heure où elle mange des gâteaux et boit du thé.
Corinne est une femme exquise.—Dès le premier instant, elle m'avoua qu'elle ne vivait plus que dans l'attente de ma visite, puis, ayant sucré les tasses des autres invités, elle m'entraîna dans un coin du salon où une lampe voilée de mauve donnait de la pénombre, et m'entreprit sur mon dernier voyage.
Elle m'assura que son plus cher désir était de voir une forêt de palétuviers, que son âme se sentait prisonnière dans ce grand Paris ennemi, que j'avais compris le tourment de sa solitude, les nuances de sa tristesse, la qualité de ses plaisirs, et qu'enfin mon dernier livre, d'une forme incomparable, souverain par l'inspiration, l'émouvait de façon prodigieuse.
Je feignis d'être flatté, bien que le volume dont elle parlait avec un enthousiasme si convaincu, traitât de la mévente des céréales en Egypte.
Corinne me dit, aussitôt après, que le mariage précoce[Pg 24] de sa fille l'inquiétait fort, que le décès de son oncle la désolait, que l'art contemporain ne pouvait être compris que par elle et par moi, qu'elle devinait, sous mon apparente froideur, une blessure (mais que certains baumes dont elle avait le secret...) que le temps menaçait de tourner à l'orage et que l'expression de mes yeux était inoubliable.
Corinne s'interrompit, un moment, pour recevoir deux sénateurs, une vieille actrice, un poète et un attaché d'ambassade, puis, elle me demanda qui j'aimais, me dit le nom de son amant, m'assura que sa chance au jeu faiblissait, que le parfum de son mouchoir résultait d'un mélange et qu'elle croyait en Dieu.
Corinne se confie ainsi à chacun. Elle se montre par besoin. Elle ne peut faire autrement.
Corinne a les défauts de l'exhibitionniste.
Demain, sans doute, elle m'avouera qu'elle porte un signe à la cuisse gauche.
Le vieux priape était debout au coin du champ de Flaccus, et depuis si longtemps que nul ne se souvenait du jour où il ne s'y trouvait pas.
Indécent et monstrueux, avec des coquelicots à ses pieds et un nid d'oiseau sur sa tête, il voyait, tous les matins, le soleil se lever au-dessus de la colline, à sa droite, et, chaque soir, à sa gauche, un dernier rayon frapper le marbre éternel du temple consacré à Diane.
Le vieux priape était vénérable par sa figure, s'il ne l'était point par son geste. Une belle barbiche ornait son menton de boucles drues, ses joues étaient ornées de mousses qui rendaient velues et grises sa poitrine et ses épaules. Dans ses oreilles pointues, des graines avaient germé et cela lui mettait, de chaque côté du visage, une parure de touffes vertes. Ses yeux, petits et bridés, souriaient sans cesse. Il était connu à la ronde pour sa grande bonté, et nul, jamais, ne l'invoqua sans être exaucé, à moins que la prière ne fût[Pg 26] sacrilège, ou cynique, ou démesurée, ce qui arrivait souvent.
Or, bien que l'agreste dieu eût les hommages de tous les passants, il s'ennuyait quelquefois. Depuis si longtemps qu'il était seul, montrant sa fièvre à chacun, il n'avait encore pu la prouver à personne.
Un jour, la fille de l'esclave qui nettoyait le temple de Diane passa près du vieux priape, s'arrêta court, et...
Non, elle ne lui fit pas l'offrande d'une couronne de fleurs ni d'une grappe de raisins; elle ne lui dit pas ces paroles naïves et bien rythmées qui font toujours plaisir à un dieu bienveillant, elle n'articula même pas une prière, mais, les pieds en dedans, les cheveux défaits, un doigt dans le nez et les yeux mi-clos, elle éclata de rire.
«Pourquoi ris-tu, petite bête? dit le vieux priape, courroucé. Ne m'as-tu pas vu, chaque jour, quand tu rentrais du temple? Et qu'ai-je donc de si étrange, à cette heure?»
Mais, devant le priape indécent et monstrueux, sur l'oreille duquel un rouge-gorge venait de se poser, la petite fille riait toujours, immobile, les pieds en dedans.
Alors, le dieu, s'animant, jaillit de la gaine de bois qui le retenait au coin du champ de Flaccus, emporta la petite fille dans un fourré, et, vivement, abondamment, joyeusement, la viola, sans reprendre haleine,[Pg 27] à la façon fréquente et valeureuse qui singularise les dieux pastoraux, puis il regagna sa place ancienne, reprit son ancienne posture, et le berger de Flaccus reçut le fouet pour avoir violé la petite fille. Même, pris de peur, il avoua.
D'où vient donc le mystère, le mystère charmant de cet escalier rose?
C'est un petit escalier, tout simplement, un petit escalier rose. Sa première marche a pour palier le ras du trottoir, puis il monte tout droit dans la maison. Il est rose. Il est très rose. Sa pierre est ornée de faïences roses. Assis sur l'une des plus hautes marches, un chat se lèche pensivement la patte. Ce doit être le gardien du lieu, le génie, le dieu lare.
Chat! beau chat couleur de nuit! parle-moi de l'escalier rose! Tu dois en savoir long sur la demeure, sur les secrets de la demeure et sur les habitants. Mais, avant, parle-moi de l'escalier rose!
Ah! que se passe-t-il donc là? D'où vient le mystère charmant de cet escalier rose!
Oh! tais-toi! tais-toi!... Je t'ai entendu, toute la nuit, depuis l'heure où j'ai commencé à me promener, comme une bête, dans ma chambre froide, jusqu'à l'heure où le soleil est venu me dire que la nuit était enfin close! Tais-toi! je t'en supplie! laisse-moi au moins le jour! permets que je vive durant ce jour! que je vive comme tout le monde, sans souffrir à chaque minute de ta lamentable déclamation, de tes plaintes et de tes sanglots!
Le crépuscule bleuissait quand je suis rentré chez moi, et, tout de suite, je t'ai entendu: tu faisais bruire un arbre devant ma fenêtre... cela me parut mélodieux, et je voulus écouter. Je croyais que ce bruissement léger saurait me distraire, mais, bientôt, j'y découvris un petit sifflet ironique et fin qui terminait chacun de tes souffles, et je compris que tu te moquais de moi... Oui, j'avais pleuré durant le jour! oui, j'avais souffert amèrement! pourquoi m'en défendre? c'est là le commun destin des hommes!...[Pg 30] mais toi, pourquoi m'as-tu raillé? car tu m'as raillé cruellement et ton petit sifflet, qui recommençait toujours, était, en vérité, trop peu charitable!
«Tu souffres mal!» disait ta voix de flageolet «Tu souffres mal!»... Eh quoi! je souffrais à ma façon! Je souffre avec les forces dont je dispose, sans affectation, je te le jure! et, toujours, le flageolet répétait: «Tu souffres mal!»
Alors, j'ai commencé à marcher de droite et de gauche, dans ma chambre, et toi, au dehors, tu ne cessais pas, mais, bientôt, tu changeas de manière: tu te mis à me plaindre... non pas fraternellement, comme un ami, mais d'une voix plus humaine que ma voix.
Oh! quelles affreuses plaintes tu sus inventer! oh! les cruelles trouvailles!... Je reconnaissais, dans tes gémissements, les sanglots de ceux que j'ai le plus aimés, les déplorations de mes morts les plus chers... et c'était horrible, ces souvenirs qui m'assaillaient, car tu avais soin, par un raffinement dans la torture, de ridiculiser ces précieuses voix! Tu les salissais, tu les avilissais d'odieuse façon... Oh! l'injurieux outrage!... oh! vent cruel!
Et puis enfin, lassé de ton jeu, tu te mis à hurler!... Alors!... alors!... je sentis bien que je ne pouvais souffrir davantage et je me bouchai les oreilles, mais tes cris étaient les plus forts, ils m'atteignaient[Pg 31] toujours! Tu criais dans ma cervelle et mon crâne résonnait comme une cloche!
Tu te faisais l'écho de tous les hurlements que l'on prête aux damnés, aux damnés les plus malheureux: à ceux qui ont gardé un peu d'espoir! Tu beuglais, tu rugissais, tu hennissais, et ces hennissements étaient aussi des râles... puis, soudain, tu coupais le tumulte par un petit sanglot, un tout petit sanglot d'enfant malade et qui ne veut pas mourir.
Va-t'en! va-t'en! va souffler dans les forêts, sur la mer ou sur la montagne, mais laisse cette ville où je suis! Va-t'en! laisse-moi! laisse-moi en paix! je t'en supplie!... Il me semble, maintenant que tu t'es attaqué à moi, que jamais tu ne me quitteras plus, et j'ai terriblement peur qu'à mon dernier soir, tu ne viennes, dans la chambre où je reposerai, agiter vaguement mon linceul, pour que les assistants de ma veillée funèbre pensent qu'il reste en moi un peu de vie encore et tardent, quelques instants de plus, à m'ensevelir!
Une toile jaune couvre la cour et l'abrite du ciel.
C'est là, c'est entre une fontaine et un figuier, que tu vas apparaître.—Te voici, portant une écharpe rouge; te voici tout à fait nue.—Déjà tu marches comme un faunillon et tu bondis comme une chatte.—Tu t'arrêtes, semblant d'abord écouter les échos, puis tu regardes autour de toi.—Il n'y a rien qui te blesse, et l'on ne voit ni la lune, ni les étoiles, sans cela tu me les demanderais.—Alors, tu danses: tu secoues tes bras aux clinquants d'or et ta tête échevelée; tes pas sont de velours: tu vas surprendre une libellule; ta bouche devient narquoise: tu te moques d'un rossignol, et, tout soudain, tandis que tes bras retombent, tu te dresses en figure de jet d'eau.—Mais, particulièrement, ta jambe est émouvante. Je la vois, souple et brune. Je la considère, je la respecte, je l'aime comme une personne. Je t'assure que ta jambe est plus vivante que toi; deux ailes invisibles y sont greffées, car, maintenant, tu[Pg 33] voles et tournoies, ainsi qu'un bel oiseau.—Ton voile est déplié, tu te blottis sous lui, et le voile semble une flamme, une flamme dans la nuit.—Ta jambe esquisse un geste dans l'air; tu pointes un pied nu, tu le retires... Tout à coup, sur ce pied, ton corps s'effondre et la flamme rouge se pose sur toi et t'ensevelit.—Tu n'es plus qu'un tas léger de choses agonisantes, bientôt mortes, mais ta jambe dépasse, ta jambe vit encore!
Ah! tu as été belle! et, de quinze jours, je ne te battrai plus, comme je fais, chaque soir, pour te donner une âme!
Je tâche de distinguer avec précision, comme je distinguerais les qualités d'un insecte, le bruit, le geste, le parfum nombreux qui composent l'agrément de cette salle de restaurant.
Après le théâtre, où je ne sus me plaire, j'y suis venu passer une heure joyeuse. Je veux donc participer au plaisir qui m'environne, me mettre d'accord avec lui, trouver enfin des raisons pour rire, au milieu de ces gens qui finissent par rire sans raison, vaguement, aux anges, à la manière des petits enfants.
Alentour, il y a un grand frisson de voix. On dirait, sous un vent continu, le frisson des feuilles mortes. Cette harmonie n'a plus de sens: elle est un murmure naturel et je voudrais m'y plaire, comme je me plais aux paroles de la forêt, où, s'il ne se trouve plus de dryades vivantes, du moins peut-on surprendre l'écho lointain de leurs chansons dans le soupir que les feuilles ont retenu.
De même que certains soleils couchants, malgré[Pg 35] leur excès de coloris, plaisent au regard et ne lassent point, de même, dans cette salle basse, les lampes forment un fond de clarté auquel on s'habitue. Leur éclat rose concerte avec le blanc des nappes en vue d'un agréable effet, et l'imprévu du clinquant d'un bijou, de l'étoile née soudain sur un bracelet de femme, la clarté vive d'une allumette, la note fine d'un verre que l'on brise, étonnent sans déplaire. Il en va pareillement du bruit des voix, pareillement du parfum lourd qui plane, où se mêlent les odeurs de mille végétaux inconnus.
Tout cela est anonyme. Une voix personnelle, le piquant d'une senteur vinaigrée sont les parties de solo dans cette orchestration composite: chant d'un hautbois, d'une clarinette, ou brusque appel de cuivre qui va bientôt se fondre dans le cliquetis et le gazouillis général.
Et, tout en buvant, je me laisse prendre par cette marée de parfums et de sons. Je perds pied. Je vogue et je flotte. Les beaux chapeaux des femmes semblent d'immenses fleurs marines, écloses au ras de la houle, et les garçons qui s'empressent avec de rapides plongeons sont les dauphins noirs de cette mer tropicale.
Les fleurs s'agitent... les vagues s'ouvrent... la mer moutonne... Un invraisemblable soleil blanc éclaire tout cela... Une brise tzigane nous évente...
Je crois... oui... je crois que je suis ivre.
En me voyant composer un poème où je chantais votre beauté, le rossignol s'est moqué de moi:
«Pourquoi célébrer ton amour, me dit-il, puisque celle que tu chéris habite une contrée lointaine et ne pense pas à toi?
—Pourquoi, lui répondis-je, ô rossignol! chantes-tu plus clair quand tu vois le reflet de la lune dans l'eau?»
Ils trottent, tous en file, autour d'une pierre que le berger nomade a levée, l'an dernier, pour marquer le lieu où il vit, avec le crépuscule, descendre, dans l'oasis, la femme qu'il chérit et que possède un seigneur opulent.
Ils trottent, tous en file, autour de cette pierre levée, et leurs petits pas font quatorze empreintes sur le sable sans poussière, car ils sont sept qui s'amusent dans la nuit et jouent avec le clair de lune.
A leurs oreilles ne pousse qu'un fin duvet, mais ne te fie pas à leurs façons puériles, bergère qui te plais à compter les étoiles! ils t'assailliraient sans vergogne, avec des gestes gourmands et malicieux.
Ils ne s'effraient pas de moi; autant qu'un arbre je leur suis familier. Fatigué par sa course, l'un d'eux quitte parfois la danse, vient s'accroupir à mes pieds et me fait des grimaces, en se pinçant la pointe de l'oreille.
Alors je lui conte l'histoire antique et précieuse de Pan poursuivant Syrinx, et le satyreau sourit et considère la lune d'un œil rêveur. Cette histoire lui paraît d'un bon exemple et il ne se fâche point si j'en varie souvent le détail.
N'ayant point de Syrinx à poursuivre, ils trottent en rond, mais, soudain, ils tournent à contre-sens, parce que la brise a changé de souffle, et maintenant, un peu étourdis, ils jouent et fuient dans la palmeraie.
Je les regarde avec complaisance; ils s'évitent et se cherchent, et se dérobent, le dos courbé, et se perdent, et se retrouvent. Ils poussent de petits cris et certains gémissements de plaisir. Ils troublent, au passage, les vols de moucherons.
Celui qui m'écoutait s'impatiente. Il esquisse une moue et laisse tomber sa lèvre inférieure, faite pour boire aux sources. Tout à coup, il saisit sa flûte, s'évade et va joindre ses compagnons.
Ils dansent sous la lune qui les regarde; le ruisseau mêle son chant à leurs minces musiques, et les petits sabots laissent quatorze empreintes fines sur le sable mouillé par la pluie de ce soir.
Et, quand le berger nomade viendra chercher, autour de la pierre qu'il leva, l'an dernier, le souvenir de Miriem, il s'émerveillera de ces quatorze traces insolites, et, seule, une odeur de bouc, répandue par la brise, flattera ses narines.
Le vieux venait de mourir.—C'était prévu.
Depuis longtemps, il se plaignait de cette grosse bête qui faisait du bruit dans sa poitrine et qui lui mordait le cœur. Il avait lutté tant qu'il avait pu. La grosse bête s'était choisie un adversaire de qualité.
Ces vieux marins sont si imprégnés de sel que leur chair doit être immangeable. La bête n'avait pu se nourrir qu'à petites bouchées, et, parfois, dégoûtée par cette saumure, elle jeûnait quelques semaines. De ce temps de répit, le vieux se servait pour faire un enfant à sa femme.
Il y avait déjà six mioches dans la petite maison du bord de l'eau, six mioches qui se roulaient dans la poussière, se trempaient dans les dernières vagues, jacassaient, pleuraient, riaient, se querellaient, tout cela, en italien mâtiné d'arabe, avec, de ci, de là, quelques mots français.
Quand le septième mioche vint au monde, la grosse bête, outrée sans doute que le vieux eut[Pg 40] encore assez de sang pour animer un nouvel être, se remit au travail et finit par prendre le dessus.—Durant deux mois, elle fourragea dans la poitrine du vieux, mordit, dépeça, déchira, creva et fit si bien qu'un soir les prunelles du vieux chavirèrent. Alors sa femme fit un signe de croix et se mit à genoux.
L'aîné des mioches, comprenant ce qui venait de se passer, poussa un long hurlement. Les cinq qui jouaient par terre avec un lambeau de filet firent de même, par imitation, et le petit, dans sa barcelonnette, ayant craché son pouce qu'il suçait, se joignit au chœur funèbre, du mieux qu'il put.
La mère sanglotait au pied du lit.
Le mort se composait lentement une figure de cercueil.
Les enfants beuglaient à l'envi.
Par la fenêtre, on voyait le soleil qui tombait sur Carthage en averses d'or, et sur les flots en rafales d'argent.—C'était dimanche, un dimanche d'Afrique, fait d'éclats, de feux et d'ombres chaudes.
Soudain, dans l'air que nul vent n'agitait, une musique prit l'essor.—Les notes s'envolaient, l'une après l'autre, claires ou graves, tristes ou gaies, toutes divines, et le ciel entier fut bientôt plein de leur harmonie.
Dans la chambre du mort, le chœur funèbre se désorganisa.—La mère arrêta ses sanglots, les mioches, peut-être à bout de souffle, se turent, et le tout[Pg 41] petit changea sa clameur aiguë en un roucoulement.—La musique divine venait d'entrer. Elle flottait au-dessus du mort, émouvante, à la fois austère et limpide, mêlant les accords d'une harpe de séraphin à la voix naïve des angelots, unissant des pluies de perles à des chants d'airain.
La mère se tourna et sourit, le tout petit eut une espèce de grognement joyeux, et l'aîné des mioches, prenant un de ses frères par l'épaule, lui montra les dehors d'un geste vague, puis, la voix pleine d'extase, murmura:
«Senti che belle campane!»
C'est l'heure paisible où l'ombre descend.
Le père médite, au coin du feu la mère tricote, attentive, la fille rêve au jour qui meurt, le fils fume, d'un air satisfait.—Dans quelques instants, ils mangeront en commun, puis, chacun s'en ira dormir, pour trouver des rêves à sa mesure.
Bonheur parfait! bonheur parfait!... bonheur épanoui, plutôt, et qui se fanera! belle union qui va se dissocier!—Ils sont heureux depuis trop longtemps. Je cherche le point qui menace de pourrir, qui, sans doute, au sein de ce fruit mûr, pourrit déjà.—Se trouve-t-il dans la méditation du père? (un souci d'argent qu'il ne laisse point voir?) dans le travail attentif de la mère? (quelque douleur secrète qui l'épuise?) dans la rêverie de la jeune fille? dans l'air satisfait du jeune homme? au plâtre du plafond qui s'écaille peut-être?... Ah! découvrir la lézarde avant qu'elle ne soit évidente!
Je vous dis que ce bonheur est trop mûr!
A tes pieds se dresse une rose qui palpite faiblement. Ne la cueille pas, laisse-la vivre. Les roses ont leurs voluptés: quand le soir descend sur elles, ainsi que nous elles soupirent; quand le soleil paraît, elles s'ouvrent à lui, ainsi qu'au vent s'ouvre l'oiseau. Respecte cette rose riante, ronde et radieuse.
Pourquoi gémis-tu, puisque je t'aime encore, et pourquoi imiter les cris de la palombe? Ne t'attriste pas sur les étangs qui dorment; ils sont heureux: ils rêvent de toi. N'écoute rien, souris et passe, avec, pour seul emblême de puissance, une couronne de fleurs à ton front, et n'imite plus cette palombe plaintive, pure et pérégrine.
Reste ainsi sans bouger, mais ne me regarde point; regarde la mer d'un long regard de tes longs yeux. Contemple les bateaux qui vont partir. Ils ne seront pas les mêmes au retour. Dis-leur adieu, par un faible abaissement de tes paupières, cependant que, de ma cigarette, se détord une fumée fuyante, fine et fuselée.
L'ombre était noire.
Les cyprès qui bordent la route faisaient des panaches funèbres, et, de la frondaison d'un noyer, trois corneilles jaillissaient, à chaque instant, pour tournoyer un peu, en poussant des cris. Les peupliers du cimetière se tenaient encore plus droits que de coutume et semblaient vraiment des flammes obscures. Le petit lac rond, que fréquentent mille grenouilles, brillait comme un disque d'étain bleu. Au fond de cette onde métallique, paraissait, avec quelques étoiles, une lune d'argent dont le reflet se voyait aussi dans le ciel. La brise était triste. L'air était couleur de cendre. Des parfums gras montaient de la terre.
L'ombre était noire.
Je m'étais mis en observation au petit œil de bœuf de ma chambre. De là, je regarde souvent passer les oiseaux de nuit, volant bas au-dessus des labours, ou les nuages, glissant très loin au-dessus des arbres. Je puis voir aussi les jeux des averses, l'effort patient[Pg 45] des pluies, toutes les émotions de l'azur et l'ornement varié de la terre et des bois.
Cette contemplation, dont je cherche à faire ma seule volupté, me permet de vivre humblement, sous le regard des dieux supérieurs.
Mais, cette nuit-là, je n'avais su me plaire ni aux prestiges de l'heure tardive, ni aux spéculations de la philosophie. Le problème le plus obscur me laissait insensible et je n'avais, auprès de moi, nul rêve qui voulût me ravir.—Quelque chose m'inquiétait. Ce jaillissement, hors d'un noyer, de trois corneilles, qui auraient dû être depuis longtemps endormies, ne présageait rien de bon.
Cependant, sur la route qui se prolongeait comme un ruban grisâtre jusqu'à la ferme de mon voisin, où elle tourne dans un petit bois, des points brillants parurent, l'un après l'autre, en cortège, de couleur et d'éclat divers, mystérieux, un peu, et doucement balancés, à la façon des feux de lanterne, lorsque l'on marche vite.
Alors, je me pris à supputer, dans l'une des chambres inoccupées de mon esprit, les erreurs de raisonnement qui avaient engagé ces promeneurs inconnus à se munir de falots, une nuit où la lune était le meilleur guide, mais, durant ces réflexions, les points de lumière s'approchaient. Et, bientôt, dans l'air cendré, j'aperçus, jetant sur la route des ombres tout à fait noires, la plus étrange des processions.
C'était des gens en habits de fête. Chacun portait une lanterne en papier, chacun avait un visage triste et gardait un peu de rêve dans le regard.—Je les connaissais bien!—Ils parlaient tous entre haut et bas, mais seulement à eux-mêmes. Je pouvais parfois surprendre leurs paroles.
En tête du cortège, et se déplaçant comme un feu follet, venait Arlequin.
Il bondissait encore, de ci, de là, bien que ses bonds eussent, semblait-il, perdu de leur souplesse. Arlequin bondissait par habitude de bondir, parce que son père avait bondi et que c'était une tradition de famille. Le costume tout neuf brillait à chaque geste et la lanterne (losangée, comme le bicorne et le vêtement) était accrochée au bout de la batte.
Et Arlequin murmurait:
«Dieux de la Grèce! d'où vient cette ardeur que je mets à toujours changer de place? Qu'allai-je donc faire en Sicile? et quelle idée de ne point rester chez moi! Pourquoi m'être laissé prendre par des pirates barbaresques? Qu'était-il besoin de connaître l'Andalousie? Que me sert d'avoir vu le Commandeur des Croyants? Quel agrément ai-je tiré de mon voyage à travers les Flandres?—L'Angleterre est pleine de brumes, l'Espagne est toute pouilleuse, Naples sent la cuisine, Venise me fut malsaine, on gèle en Allemagne, on s'ennuie en Autriche et la Hollande n'est peuplée que de moulins!—Ne pouvais-je vieillir paisiblement[Pg 47] et fumer une pipe au seuil de ma maison, en regardant les yeux des passantes?»
Et le svelte Arlequin se tut.
Venait ensuite la fille de l'Herboriste. Son humeur paraissait tragique. Elle avait le teint pâle et l'œil noir. Sa robe tombait en lambeaux. Parfois, elle arrachait un de ses haillons et s'en défaisait, avec un beau geste. Tout en marchant d'un pas saccadé, la fille de l'herboriste disait à mi-voix:
«Je l'avais nourri de mon lait! Je l'avais soigné mieux qu'un fils de prince! Il ressemblait à Scaramouche comme une étoile ressemble à une autre étoile, et je l'aimais parce qu'il m'avait fait souffrir autant que son père!... Et c'est alors que j'ai vu Scaramouche embrasser la princesse Ariane, derrière un des bosquets du parc... Ah! Ah! il l'embrassait à pleines lèvres!... Mais j'ai pris l'enfant et je lui ai serré le cou jusqu'au moment où la petite figure est devenue bleue... et puis je l'ai jeté au fond de la mare... Maintenant, c'est fini!... Ah! Ah! il l'embrassait à pleines lèvres!... et je crois qu'elle lui suçait la langue... Oh!... Oh! les gendarmes!»
Et la fille de l'herboriste s'enfuit.
Venait ensuite le coiffeur de la marquise.
Il se souriait à lui-même et, de ses longs doigts de violoniste ou de tricheur au jeu, édifiait, en rêve, toute une architecture capillaire. Il portait douze peignes[Pg 48] dans ses cheveux et un bâton de cosmétique derrière l'oreille.
«Cette coque tombera, disait-il, mais je la retiens par ce ruban céladon; cette mèche blonde, je la tords et la relève avec une fleur; pour la frisure, elle aura l'air léger d'une écume, et ces boucles... ces boucles...»
Il était parti.
Venait ensuite Polichinelle.
Il songeait tout haut, en secouant ses deux bosses chamarrées, mais ses paroles n'avaient aucun sens. De temps en temps, on percevait bien le nom d'une sauce, d'un plat, d'un fruit succulent, d'une liqueur... puis, plus rien, rien qu'une vague rumination.
Un instant, il fit halte pour épousseter les bouffettes de ses souliers—et passa.
Je vis alors Colombine qui marchait en se pressant le sein gauche.
«N'aurais-je point de cœur? disait-elle; n'aurais-je point de cœur?»
Cela semblait l'inquiéter fort.
Et je vis Covielle, fier et pointant ses moustaches, la jambe battue par une longue rapière embarrassée de toiles d'araignée.
Et je vis Lucinde larmoyante et Lélio qui larmoyait aussi.
Et je vis la vieille marquise, avec sa perruche sur le[Pg 49] poing, à son bras un petit griffon dans un panier, et sur l'épaule un singe inconvenant.
Et je vis Cassandre qui reniflait une prise,—et Clélie qui balançait sur sa tête un trophée en plumes d'autruche,—et Scaramouche qui chantait un air de fête,—et cette princesse, née en Utopie et qui régna sur Thulé, la princesse Ariane, couverte de fards et de bijoux.
Et je vis le magicien de Mysore qui faisait, à droite et à gauche, de petits gestes mystérieux pour confier à la nuit les secrets de Polichinelle.
Et je vis celui-ci.
Et je vis celui-là.
Et je vis enfin Pierrot qui fermait le cortège et souriait tristement, candide, comme à son ordinaire, par l'expression et par l'habit.
Alors, n'y pouvant plus tenir, je me penchai hors de la lucarne et j'appelai Pierrot, par trois fois:
«Pierrot!... Pierrot!... Pierrot!...» d'une voix très douce.
Il se retourna, me reconnut et, sur le ton le plus simple:
«C'est vous, mon ami? dit-il. Je pense que vous désirez savoir où nous allons en si bel appareil? Ne le confiez à personne! c'est un secret... Notre temps est fini. Nous nous rendons à l'hôpital. On affirme que c'est, au bout du monde, une grande bâtisse blanche sur le bord de la mer, très loin d'ici. On y respire[Pg 50] la senteur des pins; on y peut suivre le développement des nuages. Les brises nous apporteront du large la voix des sirènes. Mais je pense qu'il faudra marcher longtemps avant d'arriver à ce bout du monde, marcher longtemps et se reposer peu.—Au revoir, mon ami! Les premières lueurs de l'aube ne tarderont guère. Je vais souffler ma lanterne.—Au revoir! ou plutôt, adieu!»
Il essuya une larme.
Bientôt, on ne les vit plus, ni lui ni ses compagnons d'infortune.
Quelques instants, je crus percevoir encore les cris du perroquet de la marquise, puis ce fut le silence, le silence pur.
Les trois corneilles étaient rentrées dans leur noyer; les cyprès qui bordent la route semblaient de plus en plus funèbres; il flottait dans l'air un peu de poussière odorante; le petit lac n'avait plus de lune en ses profondeurs et la lune du ciel rougissait l'horizon.
L'ombre était noire.
A CLAUDE FARRÈRE
Ce monde a acquis une épaisseur de vulgarité qui donne au mépris de l'homme spirituel la violence d'une passion. Mais il est des carapaces heureuses que le poison lui-même n'entamerait pas.
C. B.
J'entre dans le marché par un petit porche blanc.
Des mouches! une abondance horrible de mouches! Sur les viandes, sur les poissons, sur les fruits, sur les hommes, des mouches! des mouches noires, vertes, bleues! des mouches!
Tout cela est sombre, garé du soleil par de la toile à sac. C'est le palais des mouches.
Elles se posent sur les viandes pourpres, tachées, puantes, qui semblent saigner encore; viandes chaudes, poussiéreuses, viandes malsaines, brochettes de viandes, déchets de viande, viandes en guenilles; elles se posent sur les poissons: maquereaux, loups, poulpes, seiches; sur les fruits: raisins et figues; sur les légumes: citrouilles, aubergines, poivrons rouges, poivrons verts, choux violets.
Oh! la sombre, la riche horreur! Cela chante, cela pue. Le soleil dessine de longues flèches dans la poussière grise et bleue, par les trous de la toile à sac.
Une Anglaise de caricature, montée sur un ânon[Pg 54] pâle, et voilée d'un voile vert, passe, son kodak à la main, entre les petits Arabes qui jouent au bouchon. Ils grouillent, à peine vêtus, coiffés de chéchias ou de la seule touffe de cheveux longs au milieu du crâne ras, et quittent soudain leur jeu afin de gagner un sou, en suivant la vieille Anglaise.
Et les mouches bourdonnent toujours. Elles volent d'un ulcère de mendiant à un beau fruit crevé, du garot de l'âne au jasmin que cet Arabe porte derrière l'oreille. Leur bourdonnement grandit, les sombres couleurs gagnent en richesse, la puanteur augmente.
Je n'en puis plus. Je fuis.
Un monde meilleur?—Je veux parler du monde où vivent les acrobates américains, les excentriques, comme dit le programme.—J'aime la composition de ce monde nouveau. Tout ce peuple de souples gens qui l'habite a créé par sa fantaisie, par sa patiente fantaisie, un rêve fou que je prise extrêmement.
Ce monde, dont l'horizon est de toile peinte, s'ouvre, comme une caverne, sur un grand espace lumineux, peuplé de femmes et d'hommes assis qui, parfois, battent des mains, parfois sifflent des lèvres, ou bâillent, le plus souvent.—Dans ce monde bien ordonné, les lois sont sévères et précises, les fautes, jusqu'aux moindres, cruellement punies par mille tortures physiques et morales. Je ne saurais trop vanter la logique de ce monde, logique sûre, mais inattendue.
Dans ce monde, où ne sont admis que des êtres dont les articulations jouent en tous sens, la vie ne laisse pas que d'offrir un spectacle charmant à l'observateur[Pg 56] attentif et sympathique.—On entre dans une maison par la fenêtre, on en sort, à l'ordinaire, par le toit; on ne s'assied sur une chaise qu'après l'avoir franchie, d'abord, par un saut périlleux; on se gratte volontiers le nez avec l'orteil; on fait mille jongleries, on hurle, on se roule, on piaille, on bondit, et l'on encercle le cou de sa bien-aimée d'un geste de la cuisse, publiquement.
Il faut admettre cela.
... Et puis, à la fin, l'acrobate, chaussé de souliers troués, couvert d'un chapeau noir qui sourit, l'acrobate, vêtu de haillons bizarres, enlève son faux nez, sa fausse barbe, sa perruque, pour venir saluer... et l'on voit un homme semblable aux autres, un peu plus las que vous ou moi, un peu plus suant, un peu plus hâve, mais citoyen de ce monde-ci, de ce triste monde-ci.
Le soleil se couche. Sur la place, plantée de pauvres arbres poussiéreux, des nègres mahométans font leurs dévotions. Ils se prosternent sans bruit, et leurs prières s'exhalent par un mouvement dévot des lèvres.
Quelques aveugles se promènent, psalmodiant d'une voix mince et dure. Ils portent leur cécité de façon plus ouverte que les aveugles de France. Ils ont l'orbite vide ou la prunelle blanche comme une bille de marbre. Ils marchent de ci de là, et se dirigent avec un gourdin.
Nos aveugles ne sont pas privés de tout regard: il semble, à l'ordinaire, qu'ils regardent en eux-mêmes. Ils ne voient plus, mais ils pensent encore... on dirait qu'ils pensent davantage.
Ici, l'homme ne manifeste sa pensée que par le regard, par l'étonnement, ou la ruse, ou la servilité du regard. Aveugle, le nègre devient un automate,[Pg 58] un mort mal ressuscité, une grande poupée de bronze dont le mécanisme est rudimentaire.
Et l'on souffre de voir ces gens n'être plus que des mannequins animés qui agitent leurs bâtons avec des gestes durs en chantant une complainte, toujours la même complainte,—infatigablement.
A la longue, cela fait peur.
Il n'est point de bon testament, ou, s'il s'en trouve un, par le monde, je gage qu'il est fils du hasard. Faire son testament est une absurde entreprise, car elle suppose un effort que l'intelligence ne peut donner. Tu ne saurais t'imaginer dans le sein de ta mère. Tu ne saurais pas plus t'imaginer dans les plis du linceul, couché sous une dalle blanche.
Les seuls témoins que nous ayons de nous-mêmes sont les miroirs, les yeux et les effets de nos actions; or les miroirs, fussent-ils pleins de bonne volonté, ne peuvent nous présenter qu'une image vivante; les yeux de la plus tendre maîtresse, du meilleur des amis, de l'indifférent radical, ne peuvent voir et, par réflexion, nous laisser voir que le corps animé qui respire, qui souffre, le corps en vie; et, pour tes actions, comment témoigneraient-elles de ta pourriture?
Tout miroir est quotidien, il n'est point de regard fatidique, et je ne sais d'action prévoyante.
C'est encore un essai superflu que de tâcher à s'imaginer[Pg 60] le monde privé de soi. Dès que nous pensons au moyen âge, nous nous y plaçons; dès que nous pensons à une comédie, nous nous asseyons dans la salle; dès que nous imaginons l'avenir, nous nous transportons vers lui.—Jamais romancier n'écrivit une Utopie sans présenter d'abord un contemporain et le faire naître à nouveau, par quelque subterfuge, machine, rêve ou sorcellerie, dans cet âge futur.
Or, un bon testament ne suppose-t-il pas que son auteur, effacé de ce monde, continue, toutefois, à y vivre quelques instants, pour distribuer ses richesses? Si tu veux faire un bon testament, lègue ta fortune aux insulaires d'un récif du Pacifique, ou dis qu'on l'abandonne sur un radeau, comme après un naufrage. Elle trouvera ses héritiers, sois-en sûr! et, de ce choix, tu ne seras pas responsable. Mais, surtout, ne laisse rien à tes parents, à tes amis, aux pauvres qui t'intéressent! Ta dépouille souffrirait trop des complications, des regrets, des crimes dont serait fauteur ce papier que garde ton notaire!
Quand les pauvres morts sont allés dormir, la bouche close, ils dorment pour de bon, mais, à ceux qui ont voulu se survivre, les paroles posthumes donnent de mauvais rêves.
Tu te sens mourir?
Sème ton or dans les sillons! cache-le dans une caverne! et puis meurs! meurs intestat!
L'arbre sous lequel vous êtes assise laisse tomber des fleurs roses dans vos cheveux noirs.
Le soleil qui vous regarde caresse votre joue de ses plus chauds rayons.
L'air parfumé de miel vient de poser sur votre robe une libellule.
Et tout le printemps sourit à votre grâce.
Quelle offrande accepterez-vous de moi, précieuse dame que je courtise, quel symbole de ma fidèle flamme, quel truchement de mon amour?...
J'ai si peur d'un refus!
... Pour l'instant, je vous supplie d'agréer ce pauvre baiser de ma bouche, ou bien, entre tous mes regards, le plus doux—et cette révérence profonde.
Clitandre est un homme, si l'on veut, mais il a les qualités de certaines bêtes et leurs vices; il les a même si fort, la bête est, en lui, tellement à fleur de peau, son âme féline est si évidente, que l'on oublie de voir l'homme pour voir d'abord, pour admirer, pour craindre la bête, la bête souple, indifférente, bien élevée, subtile, capricieuse: le chat.—Clitandre est un chat. Clitandre n'est qu'un chat.—Vous savez déjà qu'il a l'œil vert.
Clitandre ne sait pas serrer la main qu'on lui tend. Il caresse ou bien il griffe et, ce faisant, l'on dirait qu'il pense à autre chose. Sa main vous échappe. Les hommes, les vrais, craignent cela; les femmes l'aiment, car la caresse ou le coup de griffe promettent également le baiser. Elles regardent Clitandre avec une affection où il y a toujours un peu de crainte. Elles disent qu'il est «séduisant». Alors, elles ont tout dit. Elles se souviennent de Clitandre. Le[Pg 63] soir, elles songent à lui et, dans cette songerie, il y a déjà de l'adultère.
Cet homme-chat n'a point ce qu'on nomme une moustache de chat. Blonde, elle suit les sinuosités de la lèvre, elle sourit avec le sourire et s'attriste aux instants de mélancolie. Clitandre a les cheveux souples. Clitandre a le teint clair, de vives couleurs, une mâchoire forte, le cou un peu long. L'ensemble de sa figure est mince, ou, du moins, le paraît. Quand il marche, il ne presse guère la laine des tapis. A chaque pas, il se pose, avec délicatesse. Bien qu'il soit gourmand, Clitandre ne mange que du bout des lèvres et du bout des doigts. Il regarde souvent ses mains qui sont presque trop soignées... et je songe encore au chat qui se lèche les pattes.
Je n'imagine pas Clitandre dans la gêne: il prendrait vite l'air galeux du chat de gouttière. Il lui faut un tailleur, un chapelier, un bottier, un coiffeur sans reproche. Il n'est Clitandre, il n'est tout Clitandre qu'avec leur aide. Sa mise est simple, elle n'a rien d'affecté, mais elle semble soyeuse. Chacun vous dira que Clitandre s'habille bien.
Clitandre ne s'attache pas. Clitandre n'est pas reconnaissant. Clitandre manque d'indulgence. Clitandre méprise volontiers. Il n'a pas d'amis, que je sache, mais il connaît la ville entière. Clitandre médit beaucoup; il médit surtout des femmes, mais sa médisance a toujours quelque chose d'incertain. Est-ce[Pg 64] même de la médisance? Sa voix est douce; elle n'est pas agréable; elle manque d'ampleur et j'y perçois comme le souvenir d'un miaulement.
J'entends un homme dire de Clitandre qu'il a une «tête à gifles». Oui, mais il le dit tout bas et devant des gens sûrs: Clitandre sait tenir une épée de façon très experte. D'ailleurs Clitandre est brave. Il est brave avec grâce. Il doit mieux aimer être brave la nuit. Je n'ai jamais entendu dire que Clitandre fût un homme d'honneur.
Que sera Clitandre vieux? Peut-être engraissera-t-il, au coin de son feu, en ronronnant. Peut-être maigrira-t-il et le verrons-nous courir, de son pas élastique, dans le sillage des petites filles; mais je gage que sa jeunesse sera longue, et, ce soir, je l'imagine assez bien, rampant sur les toitures bleues et miaulant à la jeune lune.
Elles sont deux qui pleurent et qui sourient, sous le bel amandier fleurissant.
Leur maître est mort l'avant-veille, aussi pleurent-elles et, parfois même, elles poussent un cri. Mais Achmet était injuste et fourbe, aussi bien sourient-elles et, parfois même, on voit briller leurs dents.
Elles sont deux qui pleurent et qui sourient, sous le bel amandier fleurissant.
Quand on peut les entendre, elles pleurent, mais, restées seules, elles sourient, en relevant un coin du voile, et le sourire est sincère, si les pleurs étaient décevants.
Elles sont deux qui pleurent et qui sourient, sous le bel amandier fleurissant.
Elles sourient parce qu'elles s'aiment et pleurent parce que c'est l'usage, et maintenant, comme une brise défleurit l'amandier, elles restent bien sages, elles ne pleurent ni se sourient, elles rêvent sous les corolles, elles rêvent, vous dis-je, ensevelies.
Les murmures du parc s'apaisaient avec le soir, le flot chantant des fontaines faiblissait, et les bosquets avaient cessé de ramager pour bruire.—La lune se leva sur un monde presque silencieux.
Je soufflai ma lampe et gagnai cette allée où, toutes les nuits, je vais écouter le chant du rossignol. Dans le parc, chaque chose m'est, à cette heure, familière jusqu'au détail. Je connais la nuance du marbre des vasques et le ton mélodieux des feuillages; les jets d'eau me font leurs confidences et je goûte les plus subtiles caresses de l'air.—Peu à peu, je sens monter de mon cœur certaine mélancolie onctueuse qui se glisse vers le bout de mes doigts, circule dans tout mon être, me vivifie et qui est, proprement, le sang de mes rêves.
Soudain, le rossignol préluda.—Il avait changé d'arbre et je me mis en quête du nouveau belvédère qu'il s'était choisi, près d'un bassin, me semblait-il, au centre duquel s'effrite une Léda, ce qui reste d'une[Pg 67] pauvre Léda sans tête, sans pied gauche, et dont le cygne fut, par un orage, décapité.
Je me cachai derrière un buisson, et, retenant mon souffle, je m'apprêtais à jouir du merveilleux concert, quand un second chant vint doubler le trille du rossignol.—C'était la voix rustique d'une flûte, parfois assez pure, mais fort hésitante. Elle s'arrêtait, reprenait une phrase, s'arrêtait encore et, de temps à autre, chantait faux, tandis que le rossignol, enivré de lui-même, perpétuait une roulade à mille inflexions.
Je risquai un regard et vis, sous la lune qui versait des rayons bleuâtres, un spectacle bien singulier.
Un jeune faune était accroupi contre la margelle du bassin. Il se tenait penché sur sa flûte, et toute son attitude disait une passion de bien faire, comme aussi les coups d'œil éperdus et vraiment désespérés qu'il lançait au rossignol, car le rossignol s'était perché, non loin de lui, sur l'épaule de Léda.
Ah! ce fut une belle leçon de musique!—Le rossignol était patient, recommençait les phrases, détachait les roulades, s'arrêtait, ralentissait son chant, et fit même une gamme que, note à note, perle à perle, le faunillon répéta, mais, si grande que fût l'attention de l'élève, quelque ardeur qu'il mît à rivaliser et pour modeste qu'il se fût montré, il n'en comprit pas moins l'inutilité de son effort...
Alors, il brisa sa flûte, et le rossignol s'envola.
Toi qui te penches à la fenêtre et caches d'un voile ton visage, tout ton visage, hormis ton œil droit, jettes, pour apaiser ma soif, cette grenade que tu retiens dans la corbeille de tes petites mains de singe.
Son seul aspect me désaltère. Je crois l'avoir mangée (les grains pâles comme ceux d'un beau sang), et, plus tard, je l'emporterai, savoureux viatique, partout où me méneront les foucades de mon désir.
Toutefois, quand elle sera très vieille et n'aura vraiment plus forme de grenade, quand le cuir de ma valise l'aura opprimée et les hasards de la route salie, il faudra bien que je m'en défasse.
Je la jetterai sur une route, ou vers le ciel, ou dans les flots, ou bien encore entre les seins de mon amie... mais je la jetterai, car on ne saurait garder un fruit, même cher, lorsqu'il a mauvaise figure.
Il se peut qu'alors je pense à toi, et que, me tournant vers Alger où tu traînes paresseusement tes[Pg 69] jours, je te sourie d'une bourgade lointaine, ou d'un village que jamais des palmiers n'ombragèrent.
Aïscha! Ferida! Zobeïda! Miriem! quelle que soit l'harmonie qui te nomme, il me plairait détacher de ta vie ce seul souvenir... Et ne t'ébahis pas que ma demande soit à ce point discrète.
Comme je devine ta face entière par ce bel œil droit que tu livres au passant, je veux deviner le goût et la saveur et la senteur de tout ton corps par le parfum de cette grenade, mûre à demi.
O délicieuse! ô troublante! laisse tomber la grenade avant que tes ongles rouges n'en dépècent l'écorce et que tes dents ne s'y impriment!
Voici mes deux mains tendues... Jette le fruit!
Ah! je comprends, frivole que tu es! la raison de ta prudence! c'est qu'à l'angle de la rue, trois narcisses à la main, un jeune Arabe aux yeux louches te considère, et qu'il te paraît beau!
La neige tombe depuis hier, plus blanche, dirait-on, qu'elle ne le fut jamais, blanche comme les lys d'un poème, blanche comme un cygne de Suède, presque aussi blanche, en vérité, que de la neige vue à travers un rêve.—Elle a couvert tout le jardin de Colombine, et Pierrot qui grelotte, caché derrière un bosquet de roses, regarde depuis une heure tomber la neige blanche.
Sous le ciel gris où transparaît un semblant de lune, Pierrot ne voit que du blanc: la maison blanche de Colombine, la terre blanche, quelques arbres en manteaux blancs, le bosquet de roses qui, plus tard (l'été viendra-t-il jamais?), portera des roses blanches, enfin lui-même, pâle et blanc.
Au crépuscule, Arlequin est entré dans la maison de Colombine. Il n'est plus ressorti. Longtemps, la fenêtre de Colombine est restée lumineuse (sans doute ces malheureux voulaient-ils voir tout leur péché), puis elle s'est obscurcie et Pierrot, dans la[Pg 71] neige, songe que Colombine et Arlequin, fatigués de faire des choses impures, doivent dormir dans les bras l'un de l'autre et murmurer, comme font les petits enfants, des paroles vagues et chimériques où, peut-être, par ironie, se devine le nom de Pierrot.
Mais, attention! une lumière passe derrière les vitres et la porte de la maison vient de s'ouvrir. Par l'entrebâillement, Arlequin s'échappe. Il se retourne pour baiser une main, sourit, s'incline,—et voici la porte fermée.
Afin de s'habituer au froid, Arlequin danse quelques instants sous la lune: il gambade, il fait des entre-chats; on le croirait poursuivant son ombre ou, mieux, par elle poursuivi.
Sur le fond blanc de la neige, il est, en vérité, très imprévu, ce danseur losangé dont la main porte une batte et la face un masque de soie.—Il danse, souple, léger, spirituel... Il n'a point vu Pierrot... Il danse encore,—puis il s'en va.
Et Pierrot reste seul, grelottant toujours. Va-t-il heurter bravement à cette porte? dire son fait à Colombine, et lui demander, en réparation d'injures, ce qu'elle peut encore offrir de volupté?—Il hésite, il tremble, il pèse sa honte et son désir (mais la balance est fausse), il regarde le ciel où se promène une lune voilée... il se décide enfin.
Ses doigts sont sur la porte, mais, à l'instant qu'il va jouer sa vie, il aperçoit, non loin, contre le mur,[Pg 72] une échelle dressée... Qu'aperçoit-il encore! Au bas de l'échelle, un pied sur le premier barreau, le docteur Bolonais qui, romantiquement, veut entrer par escalade, vêtu de sa plus belle robe, et, tout en haut, la fenêtre de Colombine qui, déjà, s'éclaire.
Alors Pierrot, comprenant que tout est bien fini, que les yeux de Colombine sont des miroirs où l'on ne se reflète qu'un jour, que le monde est triste et que Dieu habite loin, retourne dans la prairie livide et, là, prenant la neige à pleines mains, il façonne laborieusement un Pierrot de sa taille et de sa ressemblance, la tête penchée sur l'épaule, les bras ballants, comme lui désespéré,—blanc comme lui.
Et, quand le soleil vint éclairer ces choses, les deux Pierrots, à son premier rayon, se reconnurent si semblables par l'attitude et par la douleur, que, l'un devant l'autre, l'un et l'autre se mirent à pleurer.
Depuis que tu es sortie, le petit univers de ma chambre m'invite à la terreur, comme de toute part. On dirait que ma chambre est morte. Cette vie que tu lui donnais en l'habitant, que, moi-même, j'avais donné à chaque objet en m'intéressant à ses aventures, en le soignant avec amour, en lui racontant des histoires, s'est éteinte. Les rideaux restent muets, les statuettes se tiennent coites. Les fleurs des vases sont fanées, et les miniatures de ma vitrine redeviennent de faux visages.—Pour allumer les lampes, qui vivent toujours un peu, il fait encore trop clair. Il est déjà trop tard pour que le soleil vienne me rendre visite. Je suis seul.
A qui parler?—Je n'ose même étendre la main. Je n'ose fumer, tant cela semblerait étrange de trop vivre dans une chambre morte... Etrange... oui... et presque sacrilège... On ne danse pas dans les cimetières.—Je n'ouvrirai pas mon piano, bien qu'il soit, à l'ordinaire, bondé de mélodies toujours prêtes[Pg 74] à s'envoler: je crains que mon piano ne rende plus de sons, qu'il ait renoncé, lui aussi.
Mais, sur la table, derrière moi, je sais qu'il y a un petit miroir. Je ne possède point d'autre miroir, car j'ai souvent peur de ces lacs minuscules qui dorment dans leurs cadres de bois. Je vais me retourner, tout doucement, sans bruit, sans que ma chambre s'en aperçoive... (Car peut-être n'est-elle pas morte... peut-être simule-t-elle la mort, afin de m'observer!) Je regarderai dans le miroir, et, pour me distraire, pour n'être plus seul vivant, dans cette chambre, je ferai des grimaces à mon reflet!
Non! non! il ne faut pas!—Quelle épouvante si mon reflet se mettait à rire, à l'instant où je lui faisais une grimace triste! Quelle épouvante! Alors, nous serions deux, deux vivants! mais ce serait plus horrible que d'être seul!
La lune bleuit les toits. Les remparts, couleur de grisaille, dévalent vers la mer. Quelques vieux canons regardent le large, sinistrement. La rade est noire. Là-bas, les cuirassés trouent l'ombre, par des points de feu.
Ma fenêtre donne sur le toit d'un entrepôt. Un figuier pousse, on ne sait comment, au centre de ce toit. Fantoches incertains, deux gamins grapillent ses fruits.
Soudain, les feuilles du figuier se mettent à bruire, on entend la rumeur de la mer, et, venant de la khasbah, des sonneries de clairon ajoutent une aile au vent.
Portée par le renard qui est un bon messager, la nouvelle s'était vite répandue. Toute la forêt avait pris le deuil. Le corbeau, pour se donner l'air plus sinistre, avait ébouriffé son plumage, une source pleurait à larmes vives, et les roseaux du bord de la mare concertaient un gémissement tout à fait douloureux.
Chacun se rappelait avec tristesse le vieux faune. Il habitait une grotte assez mal entretenue et quelque peu marécageuse où du cresson verdoyait et que tapissaient des fougères.—Une famille de corneilles, qui voisinait avec le défunt, s'était chargée de la toilette.
On l'avait couché sur un lit de feuilles. Ses cornes, si vieilles qu'un soupçon de mousse les couvrait, étaient ornées d'une tiare de vigne. Les tortillons tombaient le long de ses joues, comme des boucles dans une[Pg 77] coiffure de douairière. Des fleurs, habilement disposées, cachaient les endroits chauves du pelage.
La cérémonie commença au lever du jour.
Une perruche, évadée du chef-lieu, fit une fort belle allocution. Avec un léger accent exotique, elle célébra les vertus du faune, sa charité naturelle, son aimable commerce et la discrétion qui lui faisait taire ses nombreuses bonnes fortunes. Elle rappela brièvement la vie aventureuse du défunt, ses jeunes années dans les bois de l'Attique, son âge mûr en Sicile et les jours sereins de sa vieillesse.—Une vive émotion régnait dans l'assistance. Un pinson dit encore quelques paroles empreintes d'un grand charme et l'on procéda au défilé.
Il y eut d'abord un martin-pêcheur qui apporta les excuses des poissons du ruisseau, toujours indisponibles, et la famille des lièvres ne fit que passer, appelée au loin par des soins urgents.
Vinrent ensuite, deux par deux, les blaireaux et les lapins, puis les rossignols et les merles qui sifflèrent une lamentation. Un cerf complaisant, suivi par douze biches, avait chargé sur ses cornes une tribu de fourmis qui voulait voir le mort et ne pouvait pas courir assez vite. Les écureuils saluèrent du panache et les papillons arrivèrent en dansant.
On entrait par la droite, on sortait par la gauche; on se hâtait, car une cigogne, d'un coup de son bec pointu, éperonnait les retardataires.
Toute la forêt défila en bon ordre devant la couche du vieux faune et, en queue du cortège, on pouvait voir, marchant tout seul, un petit enfant nu.
Le ciel est gris; ma bien-aimée s'est éloignée brusquement. Je ne la verrai plus que demain soir. Demain soir, je pense, elle sourira; mais, aujourd'hui, ses lèvres closes ne promettaient ni la joie, ni le baiser.
Le ciel est gris; je regarde, sur le toit pointu qui me fait face, deux cigognes construisant leur nid. Laborieusement, elles emménagent. Tous les jours, je les verrai; tous les jours, elles me sembleront pareilles. La teinte de leurs plumes, l'harmonie de leurs occupations, l'état de leur humeur n'auront point varié.—Je ne saurais en dire autant de ma bien-aimée.
Le ciel est gris; je fais ma tâche selon les commandements que le hasard me donne, car je n'ai pas de sujet qui vaille la peine d'être traité. Alors je parle de n'importe quoi, ou bien de la première chose venue, ou bien encore de ce très inutile petit rien qui vient de passer et de fuir.
Le ciel est gris; je loge trop bas pour que les nuages[Pg 80] me fassent des confidences; je loge trop haut pour que les passants de la rue m'intéressent, et le vent, qui déclame parfois des odes vagues dans ma cheminée, radote un peu trop, depuis le temps qu'il souffle. Quant à mes ennuis... j'ai si souvent parlé d'eux!
Le ciel est gris; sans doute va-t-il pleuvoir, ce qui ne manquera pas de me fournir la matière d'un poème... Bonne pluie! douce pluie! j'appellerai ce poème composé en ton honneur:
«Eloge ordinaire de la bonne pluie.»
Je crois que je vous aime toutes les douze: Kitty, Mary, Nelly, Dolly, Susy, Lucy, Polly, Flory, Ann, les deux Jenny, et Grace qui ne cesse de rire! oui, toutes les douze, avec vos douze perruques blondes et vos vingt-quatre pieds dansants!
Douze fleurs roses, mais qui se renversaient pour devenir soudain douze fleurs vertes... et tout cela formait des parterres, puis des gerbes, puis des bouquets mouvants,—et le cœur me battait à les voir!
Roses, vous dansiez dans des rayons roses, et vous leviez la jambe droite en vous penchant sur elle, tandis que les douze pieds droits faisaient de mystérieux petits signes aériens et que les vingt-quatre mains troussaient le bord des calices.
Et vous avez chanté d'incompréhensibles choses, dans la langue de votre pays, mais, sans doute, ces chansons parlaient-elles d'amour, car il m'a bien[Pg 82] semblé que vos regards s'attristaient un peu, comme font les regards passionnés.
Et vous avez encore dansé avec douze parasols, puis avec douze flots de rubans, puis avec douze lanternes chinoises et vous cherchiez quelqu'un d'un air affecté, et vous ne le cherchiez bientôt plus, et, quand les cymbales de l'orchestre battirent, toutes, vous vous êtes assises dans vos jupes.
Enfin, vous êtes parties, en souriant du coin des yeux, joyeuses, charmantes, impondérables, sans savoir que vous m'aviez fait au cœur une blessure, car je vous aime toutes les douze! toutes les douze! oui! toutes les douze en même temps!
Connais-tu la source d'Aïn-el-Hout dont le délice est infini?
Elle sourd au fond d'une vallée. Par son épanchement, elle forme un petit lac, au bord duquel, la lyre aux doigts, je vais souvent m'asseoir.—Non point que je chante! (rêvez-vous?) mais une nymphe habite les eaux secrètes de ce lieu, et ma lyre, que je tends à la brise, donne à sa voix un accompagnement.
C'est la nuit et c'est l'automne (bien entendu), un automne roux, comme il convient, une nuit transparente.—Et la nymphe chante son chant.
Elle ne m'a guère parlé encore que des étoiles, mais elle les connaît mieux que moi et me les nomme par des noms inventés que je tâche de retenir.—L'une, que je crois être le Cygne, s'appelle, en vérité, la Prestigieuse; une autre, que le commun nomme Aldébaran, se nomme le Regard de la Fournaise, et cette autre qui brille d'un feu vert, savez-vous son vrai nom? Elle se nomme le Regard à travers l'Onde.
Maintenant, je connais beaucoup d'étoiles: le Ver-Luisant, les Prunelles de la Bergère, Daïda surprise et Daïda délaissée, le Puits, l'Œil de Nacre, la Fumée d'Argent qui traverse, route divine, le ciel entier.
Je sais aussi qu'un certain nuage se nomme l'Aile en Fuite, un autre, l'Aile sur la Brise, un autre, enfin, l'Aile perdue, et celui-là est le frère du Soupir de Neige.
Pourtant, j'aime mieux les étoiles. Il me semble que je les connais toutes, et, de la plus vieille qui est la Lanterne obscure, jusqu'à la plus jeune, qui vagit encore, je pourrais vous les énumérer, mais cela serait long comme une nuit d'hiver.
Plus tard, la nymphe me parlera des plantes (elle me l'a promis), une autre fois, elle me nommera par des noms nouveaux toutes les fleurs, puis tous les oiseaux, puis toutes les ceintures défaites, puis toutes les vapeurs, puis toutes les petites filles nues; un jour, enfin, elle me nommera moi-même, et, déjà, je connais ce nom; elle me nommera: le Jeune Homme au Linceul.
«C'est par ici?
—Oui, madame, dit le faunillon, qui tenait au coin de sa bouche un coquelicot. Tout droit, et puis à gauche. La gueule de l'antre est un peu obstruée par le lierre, mais, en écartant les branches, on pénètre facilement... et, d'ailleurs, je puis, tout aussi bien, vous accompagner jusque-là.
—Merci, dit la dame d'une voix un peu hésitante. Souffrez seulement que je répare, au creux de cette source, le désordre de ma toilette. Je ne suis pas habituée à marcher en forêt. J'aurais dû mettre un voile, car la brise m'ébouriffe.»
Elle fit quelques pas sur l'herbe et se mira dans les ondes limpides qui s'épanchaient au pied d'un chêne. D'abord, elle glissa deux doigts dans ses cheveux sombres, rectifia la pose de son grand chapeau noir, autour duquel s'enroulait une très blanche plume d'autruche, mesura sa taille précise en la serrant des mains, puis cingla ses bottes d'un coup de badine.[Pg 86] Un sourire passa dans son regard. Oui, ce costume d'amazone avait de la grâce, et l'harmonie en noir était bien concertée. Pas un bijou; rien qui brillât... un fourreau d'ombre... et l'éclatante plume touchait presque l'épaule mate.
«Cher faune! dit-elle, donnez-moi mon réticule.»
Le satyreau le lui tendit et elle aviva ses lèvres avec un bâton de rouge.
«Madame, vous semblez un peu pâle...
—Ce n'est rien...»
Et, tout aussitôt:
«Voilà... je suis prête», dit-elle.
Ils marchèrent, quelque temps encore, sous bois. La brise chantait agréablement, les oiseaux se dépensaient beaucoup et les grenouilles firent de leur mieux au passage de la belle amazone.
Soudain, montrant du doigt un monceau de roches pourprées où grimpaient du lierre et de la vigne:
«Nous sommes arrivés! déclara le satyreau.
—Ah! mon Dieu! dit la belle amazone... déjà!»
Puis, retrouvant son calme:
«Pensez-vous qu'il pourra me recevoir.
—Je le pense», dit le satyreau.
Et il courut en avant.
Il ne tarda pas à revenir, conduisit la dame vers le monceau de roches, et là, écartant le rideau du[Pg 87] lierre, démasqua rentrée d'une vaste grotte d'où fuyait un ruisselet.
«Entrez, madame!» fit-il en saluant.
Or, dans cette grotte, habitait un centaure, un beau centaure chenu, blanc de neige par le poil et la chevelure. Il était occupé à cueillir un bouquet de misérables fleurs et l'offrit à la dame.
«Vous m'excuserez, madame, dit-il avec un bon sourire triste, de vous présenter un si pauvre sélam, mais la flore des cavernes est, comme vous le savez sans doute, à la fois malingre et tardive. De grâce, prenez un siège».
Elle s'assit, et il y eut un moment de silence. Le centaure ne savait au juste que dire à sa visiteuse et la visiteuse ne savait au juste comment s'adresser à un demi-dieu.
«Votre aimable accueil, dit enfin l'amazone, me rend assez hardie pour...
—Certainement!... oh! certainement!...» interrompit le centaure...
Et il y eut un second silence.
«Faunillon! dit la dame, attendez-moi dehors, je vous prie. Je dois avoir, avec monsieur le centaure, une conversation toute personnelle.
—Il peut même regagner ses pénates, dit le centaure. Je me ferai un plaisir, madame, de vous reconduire jusqu'à la frontière des temps modernes.
—Vous êtes très aimable, monsieur le centaure», fit la dame en rougissant quelque peu.
Le faune sortit à regret, et comme le centaure ni la dame ne disaient mot, il se lassa vite d'écouter au rideau de lierre et s'en retourna chez lui.
«Je crois que nous sommes seuls, dit enfin le centaure. Si vous vous intéressez, madame, aux gravures en taille douce, j'ai, là, dans mon arrière-grotte, quelques petits livres qui sauront, je pense, vous divertir.
—Je... je veux bien», dit la dame.
Et ils disparurent tous deux.
Je demandais au rossignol de m'enseigner une chanson.
Quand il me répondit, déjà, je parlais à la rose.
Je demandais à la rose de me confier ses parfums du soir.
Quand elle me répondit, déjà, je parlais au nuage.
Je demandais au nuage de me présenter à une étoile.
Quand il me répondit, déjà je vous parlais, mon amie...
Mais vous m'avez répondu tout aussitôt, et vous m'avez tendu vos lèvres, pour que je n'eusse pas le temps de parler au papillon.
Pierrot travaille dans sa mansarde. Il est seul. La lune même s'est cachée derrière un toit. Je gage qu'elle se prostitue, près d'une cheminée, à l'un des chats qui menait grand train de miaulements, tout à l'heure.
Colombine ne viendra pas, ce soir. Pierrot pense qu'elle est allée joindre Arlequin, ce qui prête tout de suite à des suppositions inconvenantes, et Pierrot, gêné par les images qui se déplacent devant ses yeux et ne trouvant rien qui l'en éloigne, est plus triste qu'un poète à qui échappe l'envoi de sa ballade. Il mordille le bout de cette plume qu'il dit avoir enlevée, au passage, à l'aile d'un cygne, mais qui, jadis, faisait partie intégrante d'une oie de Toulouse.
Soudain, la porte de la mansarde s'entr'ouvre et une femme entre, admirablement belle et mieux parée qu'un soleil d'automne qui se couche. Elle pose sa main, où il y a des tas de bagues, sur l'épaule de Pierrot, et, d'une voix un peu théâtrale, mais qui semble bien sincère, murmure:
«Monsieur Pierrot, je vous aime de tout mon cœur.»
Et Pierrot, se retournant, voit Lucrèce, la tragédienne, pour qui, avant d'aimer Colombine, il brûla de si beaux feux.
Il est ému, mais tâche de ne point le laisser paraître, et répond, d'une voix posée:
«Madame, vous êtes fort aimable. Viendriez-vous me consoler? J'aime Colombine qui, à cette heure même, doit aimer Arlequin, et je suis très malheureux. Je vous sais gré d'avoir pensé à moi. Asseyez-vous sur mon lit de sangle, car il n'y a ici qu'une chaise, et je l'occupe en ce moment.»
Alors la tragédienne, qui était bonne fille, s'assit sur le lit de sangle, et, jusqu'aux petites heures du matin, dit à Pierrot de belles histoires enflammées. Elle allait en commencer une nouvelle quand le docteur Bolonais, qui sortait du lit de sa maîtresse, monta chez Pierrot, ayant vu de la lumière à sa lucarne, et, comme Pierrot le priait de s'en aller, il s'en fut, mais emmena Lucrèce, la tragédienne...
Et je ne sais plus du tout ce qui advint ensuite.
Il y avait là trois brins d'herbe, un champignon, une escouade de fourmis, la trace d'une patte de gerboise, quelques graines tombées, un narcisse neuf et bien verni.
Alentour, un papillon vint faire des coquetteries japonaises, puis de sa trompe, il toucha la fleur.
Les fourmis se livrèrent un terrible combat.
Une coccinelle, qui méditait depuis quelque temps sans bouger, voulut atteindre les pétales du narcisse. Elle fit l'ascension de la haute tige, dépassa le champignon, les trois brins d'herbe, et se trouva dans le vent du matin.—Elle lui ouvrit ses ailes...
Il chut une goutte de rosée, et, soudain, tout le grand ciel se mit à sourire.
A PAUL FOUQUIAU
Les cygnes et les poètes déçoivent de près.
A. S
Mon ami, je vous enviais, ce soir. Vous voliez autour de cette barre fixe, vous la quittiez par un invraisemblable saut, vous la retrouviez sans effort, de façon toujours aventureuse et toujours imprévue. En vérité, vous vous jouiiez et les détentes de vos muscles avaient l'impétuosité subite qui nous étonne chez la sauterelle.—Bravo! mon ami! Soufflez un peu, reposez-vous en ayant l'air d'essayer les fils de votre barre, mettez sur vos mains un rien de colophane, et faites-moi rêver encore.
De grâce, ne perdez pas cet air d'insolence tranquille, ce sourire supérieur, cette manière d'être que je ne saurais exactement définir, mais qui nous laisse entendre que la voltige où vous vous complaisez n'est point, pour ardue qu'elle paraisse, le fin mot de votre talent et que vous feriez, à l'occasion, mieux encore.—Voler autour d'une barre flexible et qui semble devoir céder, mais ne cédera pas, culbuter[Pg 96] périlleusement, les reins cambrés, tomber dans le vide et se raccrocher à du vide pour se trouver enfin debout devant la rampe et toujours souriant, ce serait donc là l'ordinaire divertissement d'un honnête homme?—Je le veux bien, mais il faut que ce soit vous!
Et j'aime aussi votre façon de saluer le pauvre public qui vous applaudit si fort et ne jouit pourtant pas, et n'a pas le temps de jouir de ce festin de beaux gestes.—Excusez-le! ne le méprisez pas avec trop d'amertume! Il vient d'entendre une dame charnue hurler la louange du printemps et des hirondelles, il a vu les maigres jambes d'une maigre Américaine dessiner en l'air quelques arabesques, et un homme gras, trop musclé, trop bête et trop blond, a soulevé devant lui des masses de fer d'un poids peut-être prodigieux... N'était-il pas mal préparé, ce pauvre public, à la fête où vous nous conviez?...
Dix minutes,—dix minutes à peine! si vite passées! Hélas! c'est déjà fini!—Vous venez de tourbillonner autour de votre barre, follement, fantaisistement, en poète!... La musique s'était tue. Le public se tenait coi... Dans la grande salle lumineuse et enfumée, on n'entendait que le grincement mince de vos paumes contre le bois de la barre... Puis il y eut une admirable culbute finale, la signature, le paraphe, si j'ose dire, de votre acrobatie... et le rideau se ferma.—Par son entre-bâillement, vous êtes venu reconnaître[Pg 97] notre enthousiasme. Ce fut tout.—Bravo! mon ami! Vous êtes un parfait artiste!...
Une critique, cependant, si vous le permettez,—une seule: vous portez, sur votre maillot, des paillettes d'un trop vif éclat.
Oui, je sais où tu l'as placé, le narcisse que je t'avais mis à l'oreille, mais je ne le chercherai pas.
J'ai vu, sur la route qui descend vers la mer, près de la villa mi-construite où les maçons siciliens chantent ou content des contes, une jeune femme de mon pays qui tenait un bouquet de roses.
Mieux que l'odeur musquée de ta belle peau, mieux que ta senteur de bête libre et mieux que l'encens lourd du narcisse, j'aime l'encens de ces roses que serrait une pâle main.
Et, que veux-tu! je songe au ciel natal, à ma petite fiancée qui s'éprit d'un lieutenant de hussards, et je ne chercherai pas le narcisse.
Tu me fais signe?... Tu m'appelles?
Roses d'Europe! seriez-vous donc fanées? ne respirerais-je en vous qu'une agonie de roses?
Viens t'étendre sur mon lit! Viens! Je veux perdre en ta chair mes souvenirs de jouvenceau qu'un chaste amour fit pleurer sous la lune et... et je trouverai le narcisse!
La pluie tombait comme s'il pleuvait depuis toujours. Il tombait, ce soir-là, une pluie immortelle, et c'était un juste accompagnement pour mon songe que, dans l'eau du fossé, le bruit de cette incessante pluie, grise comme mes pensées, mais obstinée comme l'est notre si grand amour.
Et, me prenant la main d'un geste très tendre, tu me regardas fixement... La pendule tintait des heures improbables, en manière de raillerie... Ton regard se posa au plus profond de moi et, depuis, il n'est plus sorti.
Oui! d'autres yeux m'ont souri et j'ai souri à d'autres yeux, sans doute parce qu'on est de chair et qu'aussi bien il faut vivre, mais ton regard demeure en moi, dans l'obscurité sourde qui est le for de mon être, ainsi que ces humidités tenaces qui ne cessent de hanter les caves où elles sont nées.
Et ton regard vieillit, ton regard s'améliore; il devient plus beau, plus riche et plus enivrant, comme[Pg 100] le vin de ma folie qui se change peu à peu en vin de sagesse... sagesse un peu triste, à coup sûr, oui, et moins colorée que les raisins du coteau, mais douce et savoureuse, chaque jour davantage.
Oh! comme on voudrait savoir que ce sont là des lettres d'amour!
Je les ai trouvées dans une maison presque entièrement détruite. Le feu et les obus avaient fait leur devoir. Elles étaient sous une pierre, au milieu des décombres. En passant, je poussai la pierre et les aperçus. Le papier était bien un peu roussi, un peu sali, un peu taché, mais l'invention du plus lourd trésor m'eût donné moins de joie. Des lettres! des lettres dans les ruines d'une maison arabe!
Je regardais ces signes bleus que je ne comprenais point, et le cœur me battait avec violence. La belle écriture dessinée faiblissait parfois au bas des pages, comme pour un aveu... et j'imaginais tant de choses en m'aidant des Mille et une Nuits «Mille et une Nuits» et du souvenir des promenades imaginaires que, si souvent, je fais sous les palmes.
Des lettres d'amour! à coup sûr! des lettres d'amour écrites dans le plus grand secret et transmises en[Pg 102] fraude à l'amant; des lettres où l'on parlerait de fleurs et d'oiseaux, où le personnage d'Achmet répugnerait par sa fourberie, où Daïda se montrerait délicieuse, El Hadj sévère et Bou Aziz séduisant, où les gennis du mal occuperaient l'air noir de la nuit, où le voile de Doniazade se lèverait furtivement, où les baisers auraient le goût du miel, où des jasmins embaumeraient la brise!
Et, depuis lors, je n'ose demander à un arabe de me traduire ces lettres, par crainte de savoir que ce sont là des papiers d'affaires.
J'ai demandé votre nom aux rayons de la lune, mais ils n'ont su que frissonner.
Je l'ai demandé aux fleurs d'un cerisier, mais il a secoué ses branches.
Je l'ai demandé au ruisseau qui passait, mais il n'a pas interrompu sa chanson.
Alors j'ai demandé votre nom à l'écho de la montagne et il me l'a répété, car vous veniez de le lui dire.
Elle s'était assise, toute nue, sur mes genoux et m'avait demandé de lui conter un conte.
Le conte en était à son quinzième jour, et, ce matin, quand elle prit sa place habituelle et me serra la jambe de ses petites cuisses, j'avais tout à fait oublié pourquoi la vieille femme s'était métamorphosée en œuf, pourquoi l'œuf avait été couvé par la cigogne querelleuse, et, particulièrement, où se rattachait la digression du jeune homme blond qui perdait toujours son œil.
Je priai donc mon amie de vouloir bien s'intéresser à une fiction nouvelle. Elle s'y résigna, me baisa la main et se prit à écouter mon histoire.
Je contai:
«Il était une fois, au temps où les bêtes ne parlaient pas encore, un puits, profond comme le trou dans lequel, chaque soir, le soleil s'enfonce, et, tout au fond du puits, vivait un serpent bleu.
«L'eau du puits était verte. Le serpent était bleu. C'était ainsi.
«Autour du puits, poussaient des cactus, des plantes épineuses et d'autres verdures piquantes, ce qui rendait toute approche malaisée. La très haute margelle de marbre lisse et blanc éblouissait un peu, car jamais on n'y avait frotté de cordes.
«Or, il advint que des hommes voulurent considérer ce puits et tâchèrent de l'atteindre. Il y eut des vieillards fort respectables, et des femmes fort bien habillées, et des rois dont la couronne était un plaisir pour les yeux, et des princes montés sur des chevaux couleur d'aurore. Mais, avant que de toucher à la margelle de marbre, ils eurent à se battre contre les ronces qui les déchirèrent. Leurs vêtements de pourpre tombaient en loques, les branches découronnaient leurs têtes et les beaux vieillards laissaient leur barbe aux épines, de sorte qu'ils revenaient avec l'allure déconfite et un peu niaise qu'ont parfois les petits jeunes gens. En conséquence, toutes ces personnes opulentes, dont le prestige était bien établi, s'enfuyaient, montrant leurs blessures et se plaignant d'avoir perdu leurs joyaux. On laissa chacun retourner en son pays, mais sans donner les marques du respect, et l'on rit beaucoup des vieillards imberbes. Quand ils furent tous rentrés chez eux, les pauvres gens s'étonnèrent que de si grands seigneurs, de si belles princesses, des sages de si haut renom se fussent[Pg 106] ainsi laissé défaire, et l'on en parlait durant les veillées.
«Alors des mendiants tentèrent l'aventure. Ils allèrent plus loin que les autres, leurs robes de toile épaisse les garantissant mieux. Quelques-uns parvinrent même jusqu'à la margelle, mais ils ne purent voir l'eau verte, car la margelle, était, ainsi que je l'ai dit plus haut, fort lisse et fort élevée. Ils revinrent, pour la plupart, et ceux-là pleurèrent toujours, n'écoutant même pas les cris et les huées qui marquaient leur passage, mais il en fut qui, près de la margelle, restèrent en songerie, et, bien qu'ils n'eussent rien vu, ni rien appris de plus que les autres, ils affirmèrent, à leur retour, qu'ils connaissaient l'eau verte ainsi que le serpent bleu. Suivant leur imagination, ils décrivirent sa forme et ses coutumes, tout en se traitant, l'un l'autre, d'imposteur, de faux prophète, voire de charlatan. Le plus jeune eut même l'âme assez impudente pour dire que le serpent bleu n'était qu'un serpent rouge.
«A cause de ces récits, certains furent mis sur un trône et tout le peuple se rassembla pour assister à leur triomphe, d'autres furent mis à la torture, et le peuple se rassembla pareillement, mais cela ne différa guère au point de vue de la justice, puisque l'on n'a point encore découvert de substance assez fine pour distinguer les faux prophètes d'avec les vrais.
«Depuis lors, personne ne s'est aperçu que le puits était si profond, si profond, que, même en franchissant la margelle, on ne saurait voir le serpent bleu, et que, d'ailleurs, le serpent bleu ne sort sa merveilleuse tête qu'aux nuits sans lune, à l'instant où nul homme ne serait assez fou pour tâcher de le découvrir.... et si quelqu'un l'aperçoit jamais, ce sera, sans doute, une fillette aveugle et sentimentale.»
Mais ma petite amie, peu contente de mon histoire, avait sauté de mes genoux et touchait et considérait longuement sa poitrine, où naissait presque une espérance de seins.
Ton livre de maximes et d'aphorismes moraux n'est, à tout prendre, que ta louange posthume en son résumé. Tu crois songer au bien, à la vérité, à l'avenir! Quelle erreur! Tu ne songes qu'à toi-même; tu te dépeins tel que tu voudrais être, et chaque ligne de ce petit ouvrage si bien écrit offre un conseil discret à ton apologiste. Ainsi, tu prépares sa pensée, tu lui inspires un éloge funèbre, tu règles tes funérailles.
Enseigner l'humanité, prêcher le bien, indiquer une voie nouvelle pour atteindre au bonheur, et cela en maximes strictes, profite au seul moraliste. Un tribun pourra convaincre, un prédicateur attirer les âmes, un poète enchanter... pour toi, tu ne fais que dessiner une flatteuse image de toi-même, avec des contours cernés et de riches couleurs.
Les lettres d'une maxime sont des lettres mortes, or l'homme n'écoute que les paroles vivantes. Un romancier de génie crée de beaux êtres qui chanteront sa pensée par des trompettes immortelles. Un moraliste[Pg 109] passe sa vie à composer des épitaphes. Si tu veux toucher après ta mort le cœur des hommes, fais sortir de la terre d'autres hommes qui leur parleront toujours. Il vaut mieux modeler une statue que de graver une inscription, fût-ce en lettres d'or.
Je vais t'abattre d'une gifle si tu pointes ainsi tes ongles, si tu montres ainsi tes dents.
Chienne! Tu fus élevée dans une masure puante où des odeurs de kief, de friture et de tabac se combattaient toute la nuit. Je sais qu'un vieil Arabe te viola sur le sable, derrière ta maison... et tu riais déjà!
Depuis lors, tu t'es ouverte au passant comme un bouge; tu t'es accouplée avec des matelots, des portefaix, des nègres, des mendiants ivres, et les gens de ta tribu ne veulent plus de toi.
Rien qu'à t'entendre, je connais ta naissance basse; rien qu'aux éclats de ta voix, je comprends d'où tu es sortie.
Tu n'as même pas attendu que ta mère ou quelque vieille te prostituât, car, dès ta petite enfance, tu faisais signe à chacun, et tu regardais, en égratignant tes cuisses maigres, les garçons nus, durant la baignade.
La nuit, tu courais comme une bête, dans le petit[Pg 111] bois de palmiers, en jappant ton amour, et l'arbre devenait ton amant, et la plante, et la terre.
Je te déteste, car ton âme est une ordure, ton corps est un fléau!
Te souviens-tu de ce Kabyle qui se pendit devant ta fenêtre parce qu'il t'aimait trop, et se balançait au matin, marchant sur l'air?
Tu pleuras tout un jour; le remords ne te quittait plus! mais comme tu sus bien le chasser, en attirant sur ton lit le fils de cet homme, un bel enfant qui lui ressemblait!
Et c'est pour toutes ces choses que je te jette hors de moi! que je te crache! et que je cherche une fontaine assez fraîche pour me laver de tes impuretés.
Tu souris!... Oh! pardon! pardon!... Vois, je t'embrasse, je te caresse... Déjà ton ventre s'émeut et, dans ta gorge, se gonfle un soupir qui est aussi un roucoulement.
Viens! viens! la lune est presque éteinte, je sais un bosquet sombre, de moi seul connu, où je te pénétrerai.
Ma seule amie est la rivière. Je la chéris comme une personne. Je me suis livré à elle, aujourd'hui. Elle m'entraînait ainsi qu'une paille dans le vent, et je me sentais moi-même, je veux dire que je sentais avec précision mes frontières individuelles, car elle m'enveloppait et me caressait tout entier.
Il y avait des branches penchées qui fuyaient au-dessus de mes yeux, et de grandes libellules vertes me suivaient en faisant des cercles, brisés soudain, à la façon, mais plus vive, de l'essor des chauves-souris. Pour me servir d'escorte, il y avait aussi un peuple de choses floconneuses, et chacune transportait un germe, comme dans les poèmes philosophiques.
Je me trouvais donc tout nu dans la rivière, dans la rivière toute nue, elle aussi, et cela ressemblait un peu à l'amour, un amour sans lutte et qui ne finissait point par un spasme, mais permettait qu'on l'espérât toujours.
Mon corps tiède se glaçait par un frôlement. J'avais, le long de la moelle, un sillage de fraîcheur, et je regardais l'air avec satisfaction.
Alentour, la campagne était vide,—le ciel aussi. J'étais seul avec la rivière qui m'entourait en riant, car elle riait de toutes ses petites bouches fleuries en trois secondes. Des bouches parfaites, c'est-à-dire créées uniquement pour le rire et le baiser, puis closes... et pourtant, elles s'ouvraient aussi (comme des bouches humaines) pour se nourrir... pour se nourrir de papillons sur elle posés... engloutis bientôt.
Hier, je trouvai la rivière calme et lasse. J'entrai en elle sans l'émouvoir et, dans sa froide chair, je cachai ma figure. Longtemps, nous fûmes indifférents l'un à l'autre, ainsi que deux amants qui se connaissent trop. Tout à coup, un frisson me fit souvenir de sa perfidie et j'allai rejoindre le soleil. Il me frappa de ses rayons, et j'étais tout stupéfait de voir l'autre, en qui j'avais eu confiance, paraître si mauvaise et de teint si plombé. Je la touchai du pied pour briser son fard, mais, déjà, elle m'avait mordu l'orteil et je dus le tendre à la lumière afin qu'il fût guéri.
L'onde est perfide comme une femme, pourtant, l'onde qui passe est ma seule amie.
«Et, maintenant, vous me parlerez des alouettes... Pourquoi s'élèvent-elles si brusquement? Pourquoi vont-elles chanter si haut?
—Je vais vous le dire... Les alouettes ont de petites âmes vives qui les quittent à tout instant. Elles prennent l'essor afin de les rejoindre; elles les poursuivent dans l'air; elles chantent pour les rappeler; elles montent, elles montent, elles montent toujours plus haut; elles les atteignent enfin. Elles chantent encore quelque temps pour témoigner de leur allégresse, puis elles se jettent vers la terre... mais les petites âmes s'échappent de nouveau, et voilà les alouettes reparties.
—Elles sont donc très malheureuses?
—Oh! non! point du tout! car les alouettes savent qu'un jour leurs âmes monteront si haut que, pour les atteindre, il leur faudra toucher ces lieux supérieurs où toutes les joies sont rassemblées.[Pg 115] Là, baignées par les ruisseaux des brises, elles pourront lancer leur tirelis mélodieux et grisoller jusqu'à l'heure où s'ouvrira la Grande Nuit.
—Ah!...»
Je m'en vais, clopin-clopant, le long de la route clopinant... Je mange les baies des buissons, je bois l'air qui passe, et, quand un couple d'amoureux se promène dans un pré, je lui dis: «Salut!» car il faut être courtois.
J'ai marché depuis si longtemps que je ne sais d'où je suis partie, et voilà belle lurette que je ne sais plus où je vais; mais les oiseaux me le diront! n'est-ce pas, bouvreuil?... et les insectes aussi! n'est-ce pas, grillon?
Je fais de grands festins, au bord des ruisseaux, sur un tapis de mousse fraîche. Assise en face d'un plant de muguet, je goûte à des friandises, et les poissons viennent me regarder d'un air un peu bête, mais plein de bonne volonté.
Je sais l'art de guérir les filles avec des herbes que l'on cueille, la nuit, sous un chêne, quand la lune est ronde, et je sais délivrer les garçons des liens si doux qui désespèrent leurs parents.
Pour trois sous, je donne le bonheur facile, pour quinze sous, le bonheur durable, et, pour vingt-cinq sous... pour vingt-cinq sous... écoutez bien! je rends l'espoir!
Je m'en vais, clopin-clopant....
Grasse, pâteuse, déformée, elle entre en scène avec assurance et, tout aussitôt, le bruit des cuivres annonciateurs est noyé dans le plus grand fracas des mains qui battent.
Elle est vêtue de soie rose; elle montre des bras excessifs, des seins qui tremblent. On dirait la caissière d'un café de province, en robe de bal.
Jamais elle n'a su chanter, jamais un geste spirituel n'excusa les défaillances de sa voix. Elle chante sottement, sans grâce, sans vigueur. Elle chante ainsi depuis vingt-cinq ans.
A la fin de chaque couplet, elle sourit avec une bouche détruite et le public applaudit toujours. Il ne se lasse pas de l'entendre, de la voir. Il ne veut pas qu'elle s'en aille.
Elle vient saluer, une dernière fois, et, des fauteuils aux galeries, chacun l'acclame d'assourdissante façon.
Pourquoi ce délire?—Pourquoi?
Elle a été belle!
Les nègres musulmans ont fini de marmotter leurs prières. Après un crépuscule bref, l'ombre est venue. Au centre de la place, le hangar où, ce matin, pendaient les quartiers de viande pourpre, a l'air désolé d'une halle. Dans un coin, le gardien dort, roulé dans de la toile bleue. Chacun est rentré chez soi. A l'activité, au bruit, au va-et-vient, aux disputes, succèdent les rumeurs paisibles de la nuit, et l'on n'entendrait bientôt plus que le susurrement de la brise concertant avec la mer au doux murmure, n'était que, soudain, des cris affreux déchirent l'air, l'occupent, s'y entrecroisent et semblent se le disputer, tandis que s'affirment au ciel de nouveaux feux d'étoiles.
C'est l'heure du phonographe.—De toutes les fenêtres, des cornets vociférants déversent un flot de musique, et l'on dirait que ces voix dures, agressives et cependant mal assurées, sortent de gosiers trop étroits. Ce sont des clameurs étriquées, des beuglements[Pg 120] que l'on étrangle.—C'est, vous dis-je, l'heure du phonographe.
Et l'on se jure d'effarantes choses! L'amour et la haine sont à leur paroxysme. Chacun se dévoue à son rêve, à la France, à la bien-aimée. On parle de répandre son sang, de s'immoler, d'immoler autrui. On se déclare prêt à subir mille tourments. On appelle la main du bourreau. Samson se plaint de Dalila; Faust évoque les divinités infernales; la passion de Fernand pour Léonore «brave l'Univers et Dieu»; Carmen affirme que «l'amour est enfant de Bohème» et don José, à vingt mètres de là, lui dit qu'«il en est temps encore»; Marguerite rit «de se voir si belle»; des Grieux demande à Manon si ce n'est plus sa main qu'il presse, et Lucie de Lamermoor devient folle à grands cris.—L'histoire sainte et l'histoire profane, la légende, la fantaisie expriment ce qu'elles ont de plus vif à dire. C'est Babel, une Babel mécanique, peuplée de héros....
Et les quelques noirs qui se promènent dans l'ombre, en égrenant leurs chapelets, attendent, avec une indifférence profonde, que les blancs aient fini de faire les enfants.
Ma chère amie, je vous en conjure, ne dites plus d'obscénités! Vous ne savez pas!
Vous êtes charmante, vous me plaisez, vous avez un sourire rêveur qui séduit par sa mélancolie de fin d'automne, mais vous ne savez pas être obscène! Vous ne savez pas!
Vos amies peuvent évoquer les images les plus singulières sans me choquer le moins du monde; elles ont la tradition, elles sourient au bon moment, quand il faut et tout juste ce qu'il faut; leurs gestes rapides décrivent d'autres gestes et sous-entendent d'autres gestes encore, au lieu que vous, mon amie, vous vous attardez ou bien vous coupez court, imprudemment.
Dites tristement des choses tristes, puisque c'est là votre rôle, parlez de la mélancolie, ressentez-la, communiquez-la, perpétuez-la. Décrivez-nous, avec des larmes dans la voix, de tristes choses, mais ne vous prostituez plus en paroles, si tristement!
Vous savez pleurer, vous savez rire, parfois, vous savez aimer, vous saurez mourir, je pense, mais être obscène n'est pas de votre fait,—non, ma chère amie, pas du tout.
Pétale du soleil! âme des palmes! grain d'ombre musquée! délice de mon œil! pourquoi tordre tes bras et pourquoi verser tant de pleurs?
Oui, je te quitte, mais puis-je croire que tes regrets dureront plus d'un jour? Demain matin, je gage que tu te réveilleras en riant!
N'imite pas les dames françaises qui font des manières pour célébrer un amour qui naît, qui meurt ou qui s'interrompt! «Baise m'encor, rebaise-moi et baise», comme disait Louize Labé, lionnoise... (ne te soucie pas d'elle: je ne l'ai point connue)... et, maintenant, quittons-nous!
Tout là-bas, je sais une autre face dont la pâleur m'inquiète. Pour elle, je renonce à voir les fêtes du soleil, et le mouvement des palmes, et tes danses, ma brune amie! La rose amoureuse, lointaine et délaissée, dont je chéris le doux éclat, risquerait de mourir, au lieu qu'un jasmin refleurit toujours.
Ne sois point jalouse, maîtresse des siestes chaudes et des trop courtes nuits!... auprès de celle que j'invoque et vais rejoindre, tu paraîtrais, petite, un peu noiraude!
«Fehl Yasmîn! Fehl Yasmîn!»
Un marchand de jasmins passe près de nous.
«Fehl Yasmîn! Fehl Yasmîn!»
Voici le dernier jasmin que je te donnerai... Adieu!... La nef du jour a chaviré sur l'horizon et toutes ses fleurs se sont répandues... Adieu! Il faut partir... mais... mais, crois-moi, chère, je t'ai beaucoup aimée!
C'était un soir de jadis où la nature conspirait. Les bouleaux, qui sont fils de la lune, et les saules, qui sont des coffrets d'ombre, et les pierres, dont j'entends bien les murmures, tramaient de secrètes choses.
Leurs petites paroles couraient avec le ruisseau, volaient sur la brise, sautaient de ci, de là, suivant les sauts d'un feu follet, tandis que certaines passaient dans l'herbe, en tapinois.
Bientôt, tout fut conclu: l'herbe forma des lacs d'amour, le feu follet brûla comme le cœur d'un amant, la brise se chargea de parfums si subtils qu'on se pâmait à les prendre en soi, et le ruisseau polit ses ondes pour être le miroir d'une flamme couronnée.
Les bouleaux, qui sont fils de la lune, secouèrent leurs feuilles, et l'on eût dit qu'ils offraient des richesses; les saules, en leurs coffrets, gardaient des joyaux sans prix, et les pierres se couvrirent de leurs manteaux[Pg 125] de mousse pour ne risquer plus qu'un œil pâle, un œil pâle et doux.
C'est alors que la princesse de Golconde sortit de son palais et congédia ses suivantes, car elle voulait se promener seule, ce soir-là, dans le parc où descendait une pénombre poétique.
Elle rêvait aux choses dont parlent les ballades, aux chevaliers beaux comme le jour et que des cygnes traînent, aux aventures en pays lointain, aux caresses enfin, longtemps attendues, aux caresses surtout.
Le prince de Bagdad se tenait non loin de là, sous la protection d'un orme, opulent par sa frondaison et vénérable par le nombre de ses années. Le prince était un jeune homme de haut parage, de vertu souveraine et d'une éducation tout à fait bien comprise.
Il s'en fallut de peu que son cœur se rompît lorsque, dans la lumière du soir, la princesse apparut. Le prince de Bagdad souffrait en effet d'une blessure d'amour sanglante et profonde, mais, comme il avait résolu de gagner la princesse par son seul mérite, il portait un costume qui, tout précieux qu'il fût, n'en imitait pas moins les oripeaux, guenilles et pauvres hardes d'un mendiant espagnol.
Affublé de cette défroque étrange, il se présenta.
La princesse de Golconde abaissa son regard et, au même instant, les pierres, l'herbe, les saules, les bouleaux, la brise et le feu follet tâchèrent de faire[Pg 126] comprendre à la jeune fille la qualité singulière de ce jeune homme survenu; mais elle ne devina point la vertu sous son vêtement d'emprunt, ni l'amour sous le masque.—Elle passa, et, bien que le bouleau lui tendît une de ses feuilles, qui semblait une pièce d'argent, elle ne fit même point l'aumône à ce pauvre qui la suppliait.
Le prince mourut de désespoir, et la princesse, quand le vrai personnage du mendiant lui fut révélé, creva de dépit; ce qui prouve qu'un amant doit toujours paraître en son plus bel appareil aux yeux de celle qu'il prétend séduire, et qu'une jeune fille doit toujours agréer un hommage, quel qu'il soit, voire y répondre discrètement, de peur d'en repousser un, par aventure, inestimable.
C'était un soir de jadis.
Cléonice n'a ni intelligence, ni cœur, ni esprit, ni bonté. Elle n'a pu être épouse, maîtresse ni mère, bien qu'elle ait fait tous les gestes de ces rôles, car elle a un mari, un amant et un fils.—Elle n'existe que devant trois ou quatre personnes. Laissée seule, elle devient une ombre, moins que cela: une valeur négative. On dirait que ses spectateurs lui insufflent de la vie. Quand ils la quittent, elle crève, comme une bulle.—Elle ne sait pas aimer; à peine sait-elle haïr: d'ailleurs, sa haine a pauvre figure et semble mal venue. Cléonice médit, mais n'accuse pas; accuser serait affirmer son personnage, or elle n'est pas un personnage, elle en joue le rôle.—Belle, un peu fardée, souriante, merveilleusement vêtue, Cléonice n'a pourtant rien d'une femme; elle n'est pas une femme...
Cléonice est une «femme du monde».
Elle n'en finit pas de mourir.
Voilà trois heures qu'elle agonise.
La vache l'a répété aux chèvres de l'étable, parce que le bouvier le lui avait dit, et, comme un grillon rôdait non loin, il a fait part de la nouvelle aux papillons qui volent dans la grange, aux deux lézards du vieux mur et au crapaud qui loge sous le rosier. L'orme le savait déjà, par ses feuilles qui frôlent la fenêtre, et les deux chouettes l'ont appris aux hirondelles des cheminées.—Seule, l'araignée n'a point de chagrin et répand la soie de son ventre, comme si de rien n'était.
Oui, tout le monde sait que la petite Lucie va mourir et qu'on ne verra plus ni ses yeux bleus, ni ses petits pieds toujours pressés, ni sa natte jaune qui voltigeait avec un nœud de ruban au bout. Déjà le curé est parti, emportant son Bon Dieu, et la cour un moment émue redevient silencieuse.
Dans la chambre de Lucie, il y a Lucie, qui respire[Pg 129] avec difficulté, la mère, qui forme un gros tas dans le fauteuil, et le père, debout près de la petite, et qui la regarde mourir en avançant la lèvre d'un air de mauvaise humeur, à la façon des apôtres dans les toiles de Rembrandt.
Il fait très chaud dehors. On ferme les croisées. Sur la route, des rayons de soleil sautillent pour passer le temps. Des oiseaux tournoient dans l'air, comme s'ils cherchaient leur chemin, et la rivière murmure une chanson très douce, avec l'accompagnement des flûtes de ses roseaux, pour bercer la petite Lucie qui n'en finit pas de mourir.
C'est alors que la Mort apparaît.
On l'a vue déboucher près de l'auberge, à l'endroit où la route fait un coude, et le coq du clocher, en l'apercevant, lui a tourné le dos. Elle a passé dans l'ombre de la grande meule, puis elle a cueilli des mûres sur un buisson. Dès qu'il l'a rencontrée, le chat s'est enfui par le soupirail de la cave. Il ne fera pas de mal aux souris, aujourd'hui.
Madame la Mort entre dans la cour. Elle est assise à califourchon sur un cheval noir. Un grand manteau de cérémonie la couvre tout entière, hormis le nez camard. Trois plumes d'autruches blanches sont piquées dans sa coiffure. De temps en temps, elle tousse d'une petite voix sèche, et, aussitôt, la porte de la grange grince et la chaîne du puits gémit.
Madame la Mort est escortée de ses trois serviteurs, montés sur trois ânes.
Le premier, assis sur un âne qui n'a qu'une oreille, est le médecin; il tient à la main une girouette et des cymbales.
Le second, assis sur un âne à qui manque une patte, est le philosophe; il tient à la main une démonstration longue comme un carême et qui se tortille derrière lui.
Le troisième, assis sur un âne sans queue, est le bouffon; il tient à la main une plaisanterie toujours tintante par ses grelots et qui fait pleurer chacun.
Les trois serviteurs de Madame la Mort mettent pied à terre, en même temps que leur maîtresse, et sans plus qu'elle dire un mot.
La Mort pousse la porte.
Elle entre.
Elle ressort.
Madame la Mort a dû perpétrer de vilaines choses dans la maison. Contre les draps blancs, la petite Lucie est toute blanche. La mère s'est relevée de son fauteuil et pleure en secouant ses seins, et le père, qui fait toujours la lippe, se frotte le front avec l'index et dit:
«Il faudrait avertir Bastien pour la caisse.»
La libellule, la guêpe et le fourmi-lion vinrent te surveiller, durant que je te faisais ma cour et te chantais des vers écrits à ta louange.
La libellule tourbillonna sur ta chevelure lustrée, la guêpe bourdonna près de ta petite oreille, et le fourmi-lion se contenta de te regarder d'un œil sévère.
J'avais à peine fini ma chanson d'amour que tu te levas, légère comme une feuille emportée et plus rapide que l'eau des torrents.—L'ombre de ton sourcil froncé prévenait d'un orage...
Et d'abord tu me dis que tu ne m'aimais plus, que tu t'envolerais ailleurs,—puis, tu bourdonnas mille reproches d'un air turbulent que je ne te connaissais pas,—enfin, tu t'enfuis, mais ton dernier regard était si cruel que j'en garde encore la blessure.
Grâce! Monsieur! grâce pour cette fois! je ne le ferai plus! je vous le jure par Dieu qui vit seul dans le ciel! je vous le jure sur les petites têtes de mes sœurs dont la cadette sort à peine du berceau.
Oui! oui! je serai bien sage! mais, que voulez-vous! on est jeune! on ne sait pas!... et, quand je vous ai vu passer sur la route, vêtu de votre bel habit dont les morceaux semblent découpés dans des robes de marquises, j'ai été toute saisie! même je n'ai plus fait attention à mes vaches! Je vous regardais, puis je fermais les yeux, puis je vous regardais encore, et, à chaque regard, vous paraissiez plus joli!
Il y a sur vous tant de belles choses, mon beau monsieur! Le chapeau à deux cornes, et sa plume que vous avez dû arracher à l'oiseau qui ouvre, au coucher du soleil, ses grandes ailes.
Et le masque de soie noire!... oh!... le masque!... il ressemble à une chauve-souris déployée, à une[Pg 133] chauve-souris douce et qui ne ferait point de mal aux gens!
Et l'œillet rouge, derrière votre oreille! où l'avez-vous cueilli?
Et votre ceinture d'or! C'est une princesse qui vous l'a donnée? oui, n'est-ce pas? la princesse qui dormait tout en haut d'une tour et que vous avez réveillée par un baiser?... L'heureuse femme!
Et l'anneau que vous portez à votre main gauche! Laissez-moi le regarder! Non! non! je ne le prendrai pas! Oh! mon Dieu! il est brisé! le saviez-vous?
Et puis encore, ces souliers qui luisent! Ils luisent même à travers la poussière! Je vais les essuyer! Oui, laissez! je les essuie avec mes cheveux! Le valet de l'herboriste dit que mes cheveux sont beaux. Voilà! vos souliers brillent, maintenant! ils brillent comme deux carpes au soleil!
Et je n'avais pas vu les dessins qui sont gravés sur votre batte, votre batte en bois précieux! Quels curieux dessins!... un cœur percé d'une flèche... une étoile... et ceci? des lettres?... Je ne sais pas lire! Le maître d'école dit que je ne suis bonne qu'à garder les vaches!...
Ohé! Brunette! ne t'en va pas!
Ah! si elle allait manger l'herbe du docteur Bolonais! je serais fessée! oui, monsieur!...
Mais... ces mots qui sont écrits sur votre batte? Ils doivent vouloir dire: «Je t'aime!» Oh! bien sûr! Ça[Pg 134] ressemble à des lettres qu'il y avait sur la cuisse d'un matelot qui a passé par ici, il y a deux ans. Il rentrait dans son pays... Elles étaient écrites en bleu sur la cuisse gauche... Il me les a montrées, et, pour le remercier, je suis restée une heure avec lui, dans un coin de la grange...
Mais il n'était pas joli! oh! Monsieur! c'est vous qui êtes joli! Vous avez l'air d'être toujours couvert de fleurs, et, quand vous marchez, on dirait que des clochettes tintent dans le ciel!
Alors, au moment où je vous ai vu, j'ai bien senti que jamais, jamais je ne vous embrasserais! que vous alliez passer! que c'était fini!... et, furieuse, (vous l'avez vu!) j'ai pris cette poignée de mûres... (on fait des choses méchantes, Monsieur, sans y penser!) et j'ai jeté les mûres sur votre bel habit! Est-il très abîmé? Oh! c'est un grand péché! mais, Monsieur, pour me punir, si vous voulez me fesser, je suis prête!
Venez de ce côté-ci de la haie!
Oui, Monsieur, je suis toute prête! je ne crierai pas! je chanterai!
Venez! fessez-moi, Monsieur!
Attendez! je vais attacher Brunette!
Ne bouge pas, ma fille!
Et, maintenant, venez, mon beau Monsieur! venez! l'herbe est chaude!
A EDMOND JALOUX
Traitez votre âme comme un violon, et donnez-lui des motifs sur lesquels elle trouvera des airs.
H. T.
La grande précaution est de ne jamais renoncer au rêve que l'on fit à vingt ans.
Si le roi de Chine t'offre ses plus beaux trésors, donne en échange ton sang, mais ne lui donne pas ce rêve-là.
Si la reine de Saba t'offre son baiser, donne en échange ta raison, mais ne lui donne pas ce rêve-là.
Malgré les orages et la boue qui les suivit, malgré nos frères les hommes, malgré l'horreur des cauchemars et l'ennui des veilles, il faut garder toujours vivant cet ancien rêve, le visiter chaque matin, le réconforter, lui parler avec douceur, lui parler encore avant de s'endormir et, quelquefois, s'interrompre de vivre pour le surprendre à l'improviste.
La jeunesse qui nous fait mourir, un sourire sur les lèvres, un immortel espoir au fond des yeux, la jeunesse que ne sauraient toucher les heures ni les larmes, la vraie jeunesse est à ce prix.
Les dieux eux-mêmes ne meurent que d'avoir renoncé à leur premier rêve.
Une brise parle tout bas à mon oreille. Dans l'ombre, quelques points de feu s'allument, s'éteignent, se rallument, comme des regards.
Une grande phalène veloutée tourne autour de ma tête. Le pas nu des nègres ne fait qu'un bruit mat. Cette lente respiration, là-bas, c'est la mer.
Dans ce pays, je suis tranquille. Je me sens loin des disputes de la rue, des criailleries. On ne récrimine pas. On dort.
Une voix d'homme, un chant de flûte s'enlacent, faiblissent, tremblent en se dénouant... puis je sens à mes lèvres la saveur du silence. Je songe.
Ecoutez! un chien hurle. L'âme d'un mort a dû passer.
La maison est peinte en rose, ses volets en vert; trois marches mènent au seuil.
Alentour, dans un jardin mince, quelques fleurs se tiennent bien sagement épanouies et très droites.
Le ruisseau roule des morceaux d'orange.
Du linge, sur une ficelle, sèche encore au soleil.
C'est là tout le décor, avec un ciel splendide et la mer, aussi bleue que dans les tableaux.
Le vent qui passe sent la saumure.
Il est six heures du soir.
A l'intérieur, une salle pleine.
Des tables, des verres, du vin.
Un rire, puis un cri, puis un juron.—Beaucoup de gestes, point de discours: le matelot s'amuse en phrases courtes; il n'a que faire des constructions malaisées.—Syntaxe simple d'une simple joie! vous dessinez les formes du bonheur, vous apprenez à vivre!
Trois Bretons, plusieurs Provençaux, quelques Corses.—On[Pg 140] fraternise.—C'est le premier jour de franche bordée après la campagne.
«Lina est morte.
—Et Jeanne?
—Elle a quitté la maison, mais voici Carmen.
—Elle a forci!»
On soupèse, on tâte Mireille qui n'a pas moins profité.
«Qui est celle-là?
—Charlotte, une nouvelle.»
Charlotte ne dit mot d'abord; bientôt, elle s'apprivoise. Jean l'invite. Elle boit beaucoup. On l'embrasse. Jean est satisfait. La nouvelle semble gentille. Il l'entraîne vers le petit escalier tournant qui débouche au coin de la salle. Le couple disparaît.
C'est l'amour.
Les autres veulent rire encore et consommer toute leur joie. Et l'on discute, en paroles précises, la qualité des seins de Mireille, vraiment prodigieux.
Personne ne fait attention à Fathma, la négresse. Elle est jeune, elle est jolie, mais un défaut l'a dépréciée. Sa jambe gauche est tordue. Elle boite.
«Enlève ta robe!
—Montre-toi!»
Elle laisse tomber les chiffons qui la couvrent, puis, svelte, mince, à la fois élégante et maladroite, s'assied sur une chaise.
Un gros matelot s'approche d'elle. Il porte au bras[Pg 141] un superbe tatouage qui représente deux cœurs unis, un palmier, un coq chantant, une devise sentimentale, un astre qui rayonne, un poignard, une ancre, et divers autres attributs.
Il regarde Fathma.
«Que tu es vilaine! Que tu es noire! Tu dois être méchante!»
Fathma ne souffle mot.
Le vacarme reprend. On fait jouer l'orgue mécanique... O valses! valses larmoyantes! et vous, polkas martelées!...
La fête est complète.
On danse, on se secoue, on transpire, on s'essuie.
Le vin coule.
Mireille, dont la poitrine a une si singulière abondance, s'éloigne avec Laurent, le chauffeur.—Yves le remplacera, dans un instant, à moins que Carmen n'achève de le séduire. A cette tâche, elle se voue, tout entière.
Une poussière fine monte avec les odeurs unies du tabac, du vin et de l'homme.
... Et la petite négresse, dépréciée parce que sa jambe est tordue, semble regarder tout cela, mais, en vérité, je vous le dis, de ses grands yeux, où l'on peut voir passer des mirages de grèves, de flots et d'aréquiers, elle regarde plus loin, absente, le buste droit, les mains aux genoux, très noire, très triste,[Pg 142] tout à fait nue... et, tandis qu'au dehors, la nuit se prépare à mettre son diadème d'étoiles, entre ses doigts distraits, Fathma tourne une fleur rouge.
Chargés de sacs, les ânes restent en ligne, contre le mur jaune, chargé de soleil. Le soleil s'accroche à toutes les crevasses, coule contre les parois lisses, se blottit dans les trous.
Au pied du mur, un Marocain, accroupi, marmotte des prières. Ce vieillard a une tête superbe. Vraiment, il paraît, pour l'instant, occupé par sa seule oraison, et les ânes ne bougent pas plus que s'ils étaient empaillés.
Soudain, un souvenir me revient à l'esprit, un de ces brusques souvenirs qui jaillissent hors du passé, ridicules et bouffons: je me souviens de la manière dont fut corrigée, récemment, la grammaire Noël et Chapsal.
Les anciennes éditions portaient, comme exemple du verbe être:
«Dieu est grand.—L'âme est immortelle.»
Maintenant on lit:
«Paris est grand.—L'âne est patient.»
Mais l'un des ânes vient de se ranimer et se promène le long du quai. Sans doute a-t-il voulu contempler la mer et les bateaux... Et le Marocain pieux, interrompant son oraison, court aussitôt après la bête, en vociférant.
Sans doute suis-je venu ici pour m'ennuyer.
J'ai travaillé jusqu'à une heure du matin, puis, sentant les murs de ma chambre se refermer sur moi, j'ai gagné la rue.
Ici, l'on s'amuse. Chacun le dit. Il faut le croire. Moi-même, en ce lieu qui est presque un mauvais lieu, j'ai parfois trouvé de l'agrément.
Sur les banquettes, ces dames sont éparpillées comme, sur une litière de paille, des nèfles véreuses. Elles achèvent de pourrir afin d'être tout à fait comestibles.
Des jeunes gens les regardent et pensent à autre chose.—Ils sont glabres et rubiconds, ou bien pâles, avec une moustache malheureuse, mais tous portent, en place de tunique bien drapée, un vêtement strict, frotté de suie et dont le plastron, les manchettes et le col sont crayeux.—Ils ne s'amusent pas plus que moi, je pense.—En vérité, ils s'ennuient. Ils s'ennuient honteusement et cachent cette honte dans de[Pg 146] grands verres où leur nez s'abîme.—Une odeur fade s'exhale des tables servies; poudre de riz, sauces, vieilles dentelles.—C'est l'encens de cette pauvre idole que l'on nomme: l'apparence du plaisir.
Autour de moi, les glaces reflètent, suivant leur coutume, les objets qui les confrontent.—Cela est cruel, car je ne puis m'échapper de ce spectacle, et, partout, partout, je vois, accoudés sur les nappes, ces pierrots blancs et noirs, en compagnie de ces femmes véreuses, qui s'abreuvent et tourmentent avec des fourchettes leur pâtée de la nuit.
Si cela continue, je vais m'enivrer.
Dans un coin, des tziganes célèbrent avec frénésie la déchéance de leur race, par des airs lugubres où le violon piaille, le cymbalum résonne, puis ils saluent, d'un air domestique et bas, afin de recueillir un encouragement, un encouragement monnayé, puis ils recommencent.
... Et moi, me sentant de plus en plus triste, je murmure, caché derrière une bouteille de champagne, ces vers de Heine où un sapin des forêts du Hartz songe à une palme d'Orient.
Je n'ose vous dire la couleur de mon amour... le ciel est d'un bleu trop pur.
Je n'ose vous dire le parfum de mon amour... cet iris a de trop fines senteurs.
Je n'ose vous dire l'ardeur de mon amour... les feux des étoiles brûlent trop clair...
Mais vous poserez votre petite main sur ma poitrine, et, dans le grand silence, vous serez émue par ses battements.
Pierrot aimait jeter des cailloux dans la mare pour y faire des ronds, et rien, alors, ne pouvait le distraire de son jeu.—Parfois, il suivait, du coin de l'œil, un vol de ramiers, mais, vite, il ramenait son regard à la contemplation des eaux dormantes qu'il éveillait en y créant des cercles éphémères.
Cette mare, vous la connaissez. Elle se trouve près du palais de Climène; le Nécromant arabe loge non loin de là; tout contre, il y a le champ de l'Herboriste, et, sur le bord même, la grotte d'Ariane, princesse très répandue.
Pierrot chérissait beaucoup de choses que d'autres méprisent: les insectes en équilibre sur les brins d'herbe, les plantes médicinales, la poudre de riz des papillons et, surtout, d'un ardent amour, les lunules qu'un rais de lumière, filtré par le feuillage, pose sur les gazons.
Cependant, il revenait toujours à cette mare, témoin de ses premiers jeux. Du fond verdâtre de[Pg 149] l'eau, montait parfois une bulle qui crevait à la surface... et Pierrot retenait son souffle, car il lui semblait toujours que la mare allait parler.
Grand ami des nuages, il déplorait ne pouvoir se mêler à leurs entretiens et, quand l'un d'eux l'appelait par son nom, il répondait d'une voix triste, pour expliquer sa présence sur terre:
«Mes frères faits de flocons! je m'en veux d'être enchaîné ici-bas! mais, un jour, mes manches trop larges s'élargiront encore jusqu'à former de grandes ailes, et, comme un cygne, vers vous je m'envolerai!»
La chronique rapporte que plusieurs femmes l'aimèrent: il y eut Suzanne et Clorinde et Fanchon, dont le rire avait un son de clochette, et Lucrèce, la tragédienne, et Clélie et l'admirable Eléonore, mais, durant qu'elles l'aimaient, il songeait à Colombine.
Il s'habillait de blanc, comme l'avait fait son père, de blanc pur! et, si son cœur saignait, c'était spirituellement, sans jamais tacher la belle toile, de sorte qu'à toute heure, il semblait endimanché.
Il advint que, réduit à gagner sa vie, il s'engagea dans un cirque forain qui visitait les cours d'Europe. Toujours de blanc vêtu, toujours de blanc poudré, toujours d'âme aussi blanche, il savait balancer sur sa tête une plume flexible, jongler avec divers objets: une fleur, un poignard, une mèche de cheveux; souffler enfin, mieux que personne, des bulles de savon.
Il ne fit point fortune, et, un soir de gala qu'il traversait les cercles de papier, mourut d'avoir trouvé, derrière ce mur fragile et rose, un monde qu'il connaissait déjà.
Aux jours de sa jeunesse, il avait coutume de créer des ondes concentriques dans les mares dormantes.
Tout le monde sait qu'il aima Colombine.
C'était Pierrot.
Ah! si l'amour nous visitait, ce soir, comme nous l'accueillerions avec de bonnes paroles, pour le persuader de rester entre nous!
La place est libre. Viendra-t-il?
Nous l'attendons depuis si longtemps! Depuis si longtemps tu restes assise sur ta chaise, les mains sagement occupées par un travail de tapisserie! Parfois, tu me regardes avec affection. De ce regard, je te remercie par un battement des paupières. Alors, tranquilles et presque heureux, nous soupirons, l'un et l'autre, en attendant l'amour.
Tu fus très douce, durant tout ce temps que j'écrivais mon gros livre. Je m'interrompais, au milieu d'un paragraphe, pour te contempler, avec cette expression quémandeuse que l'on trouve sur la face des chiens battus et de certains pauvres qui ont vraiment très faim. Souvent, tu me récompensais de ma prière par un baiser, et c'est ainsi que nous avons traversé une partie de notre vie, en attendant l'amour.
Ce soir, ce sera comme chaque soir. Au dehors, il y a la neige tombée, peu d'étoiles, mais une belle lune ronde. Sans le dire, nous envierons les amants qui regardent cet astre pâle avec une exaltation qui les secoue tout entiers. Nous soupirerons encore un peu. Nous nous témoignerons une amicale tendresse en nous serrant les mains.
Puis, quand la pendule sonnera une heure tardive, nous nous lèverons et nous échangerons un baiser avant d'aller dormir.
Oui, ce sera ainsi, comme hier, comme avant-hier, comme depuis le jour déjà lointain où nous avons commencé d'attendre l'amour.
Et, demain, ce sera de même, et...
Chut!... Qui frappe à la porte? Nous n'attendons personne!...
Ouvre vite, mon amie! Ouvre vite!...
C'est Lui!
Tu baignes tes pieds nus dans la nuit de l'eau; tu les remues doucement, et la lune, pour t'agréer, plisse, dans la vasque, une onde évasive, circulaire, lumineuse, qui s'agrandit et va s'éteindre, enfin, contre le bord obscur. Alors, par un frémissement de l'orteil, tu en propages une autre, car ce jeu te plaît.
Que les palmes soupirent sous une brise, que de longues sauterelles se détendent près de toi, qu'un parfum de narcisses foulées monte de l'herbe, peu t'importe. Phébé (dont tu m'as dit le nom arabe) se hisse vers le zénith sans t'émouvoir, et, sans t'émouvoir davantage, se laisse couler jusqu'à l'horizon.
Tu ne prends point garde à cette voix intime, qui, du tréfond de mon être, consacre à ta beauté un hymne extraordinaire. Sans te soucier de mon amour, tu murmures une mélopée dont tu ne cesses de me faire hommage d'une aube à l'autre. Je ne t'y provoque pas le moins du monde.
Je voudrais t'emmener captive dans un pays du[Pg 154] nord et que, saisie par le froid, tu te suspendisses passionnément à mon cou; je voudrais, femme brûlée, t'aiguiser au fil cruel d'une bise, inspirer de la fièvre à chacun de tes gestes et poser sur ton cœur un glaçon, pour que tressaille enfin ce cœur indifférent.
Là-bas, s'étend une étrange contrée: viens! suis-moi! regarde!... Le fleuve onctueux se gonfle sous les ponts et des arbres agitent quelques feuilles de bronze, tandis qu'au ciel se détordent trois nuages, où, si tu veux, nous chercherons, comme le fit Hamlet, le si distingué prince de Danemark, des formes d'animaux.
Regarde bien! placide! regarde bien! La nuit entrebâille sa porte noire. De cet abri, où je vais te conduire, nous pourrons contempler, durant que la pluie hache obliquement le paysage, la file des passants pressés qui semblent, avec leurs parapluies et leur démarche peureuse, traverser un conte fantastique.
Je t'indiquerai plus d'apparences nouvelles que tu n'as de bijoux sur ta chair, et, près des fortifications disposées en une architecture de stratégie, un vire-vire, posé sur l'herbe luisante comme une émeraude inondée, te présentera son cercle de chevaux de bois qui se désolent, fatidiques et hargneux.
Il y aura aussi des cheminées sans panache et des chalands, qui, poussant l'eau de leur robuste poitrine, paraîtront toujours suivre la même vague... et peut-être plaira-t-il à une promeneuse rêvant d'amour,[Pg 155] malgré l'averse, de tenter une vocalise qui frissonnera dans l'air mouillé, délicieusement.
La chanson déploie sa dentelle, la chanson rit, et, parce que les heures joyeuses ont leurs mauvaises minutes, nous nous sentirons, à travers la pluie, flattés soudain par un souffle étrange, par un souffle épanché de cet invisible éventail qui t'éventera, un jour, jusqu'à t'incliner vers une tombe.
Et j'imaginerai des aventures merveilleuses que l'on pourrait, avec un peu de patience, habiller de belles phrases.—Toi, tu ne t'imagineras rien du tout, tu ouvriras tes grands yeux, et je me demanderai si, vraiment, quelque chose de rouge palpite dans ce corps que je t'ai appris à secouer pour mon plaisir.
Mais j'oublie qu'une lune africaine nous éclaire. Tu viens de me toucher le bras. Vas-tu m'avouer ta flamme? Non: tu crois avoir un caprice. Tu veux rentrer, et, cependant, comme je l'ai dit au seuil de ce poème, tu baignes encore tes pieds nus dans la nuit de l'eau, dans l'ombre aquatique et froide.
Pour mieux se plaire à vivre, pour vivre plus vite, les hommes se réunissent, un temps. Ils se réunissent quelques heures pour danser au soleil, pour changer de monarque, pour écouter une voix de femme, puis, ils rentrent chez eux. Mais, s'ils restent réunis, s'ils ne se quittent plus, si le même toit les abrite, c'est pour considérer le visage de la mort.
Au collège, ils se défendent contre la mort en essayant une cuirasse; à la caserne, ils font l'apprentissage de mourir, devant une épée; désarmés, à l'hôpital, ils attendent de mourir, et, dans un monastère, ils s'y préparent, devant une croix. Enfin, couchés sous la même terre, ils se réunissent encore, une dernière fois, pour attendre le dernier réveil.
Un ami vient de me présenter Licaste. Je serre la main tendue et vais murmurer les banalités nécessaires, quand Licaste me rappelle, de l'air humble de celui qui a beaucoup à se faire pardonner, s'être déjà fort souvent rencontré avec moi.
Il ne se trompe point.
Hélas! ce n'est, de ma part, ni mauvais vouloir, ni même étourderie.—Il ne m'en tiendra pas rigueur: pareille aventure lui est trop habituelle. Il rappelle tout le monde et ne ressemble à personne. Voulant citer un homme qui n'a point de singularité, qui ne se distingue de son voisin que par un trait en moins, je songerais à Licaste.
Licaste est n'importe qui. Licaste est un individu réel, qui existe comme vous et moi, qui respire, qui mange, qui dort, mais qui, néanmoins, ne cesse jamais d'être n'importe qui.—Ses premières années furent, je pense, celles de beaucoup d'enfants: ni prodigieuses, ni diaboliques, simplement celles d'un petit garçon[Pg 158] dont les heures de gaieté n'avaient jamais de grands éclats, qui pleurait juste ce qu'il faut pour que cela parût naturel, et qui passait inaperçu.
Je ne sache pas qu'il ait beaucoup changé, depuis lors.—Il a de l'amabilité dans la voix et le geste, un certain goût et quelque bon sens. Il donne rarement son avis, car on l'écoute peu. Il s'habille sans recherche et sans incurie. Il est blond, de ce blond faible qui paraît n'être plus une teinte, mais son excuse, bien plutôt. Il ne fait point tache dans un salon. Il n'y brille pas. Il augmente, d'une unité, le groupe d'invités qui s'y trouve.
On m'assure que sa mère le nommait toujours en fin de liste, quand on lui parlait de ses enfants. Cela devenait presque un oubli.
Et je me demande si Licaste a jamais souffert de l'état moyen, essentiellement moyen, où il se trouve. A-t-il souffert d'être le passant, l'oublié, le négligé, l'inutile, la doublure, le treizième de la douzaine?...
Mais... au fait... cet homme qui n'a jamais su se distinguer, sait-il souffrir?
Ce soir, le magicien s'aperçoit qu'il est vraiment très vieux.
Tout le jour, son garçon de laboratoire lui a frotté le ventre et la poitrine pour ramener un peu de sang sous cette peau parcheminée, mais rien n'y fait. Le magicien se refroidit peu à peu.
Il a déjà vidé les fioles d'éternelle jeunesse qu'il tient d'un nécromant de ses amis, mais l'éternité que procurait la précieuse liqueur ne durait, hélas! qu'un temps.—Les qualités se modèlent sur la personne qui les possède et l'immortalité que l'on saurait avoir reste toujours à la mesure de notre courte vie. Les dieux seuls peuvent ambitionner des jours sans nombre et, même dans leur cas, la série arrive souvent à son dernier chiffre.
Cependant, le magicien fait encore bouillir quelques herbes d'Afrique, avec la rate d'un caméléon, tué par deux vierges, sous une éclipse. C'est là un remède approuvé pour les vieux sages, mais qui ne parvient[Pg 160] pas à le réchauffer. Il ne sent plus le feu de ses lentilles, ni celui de la grande flamme qui brûle dans l'âtre, et il songe qu'au jour prochain de sa mort, il ne sentira même pas les feux de l'enfer et continuera à se refroidir, jusqu'au jugement.
Avec lui, tout semble s'éteindre.
Le chat noir qui sert aux expériences de transmutation a vomi sa nourriture et ses côtes percent son pelage; Anaximène, l'un des trois hiboux, vient de tomber du perchoir; le second, Anaxagore, est devenu aveugle, et Anaximandre se tient en boule, les plumes droites, ce qui, chez les oiseaux prophétiques, est de mauvais augure.
Chacun des animaux familiers se porte mal.
Le serpent, arrière-petit-neveu de celui de la Genèse, a craché sa dernière dent; le griffon tremble de froid, et la chauve-souris, prise de nostalgie, a fui. Même les petites poupées de cire brune, qui envoûtent si bien leur correspondant et fondent au soleil avec tant d'aise, craquent comme du bois gelé.
Hélas! il faut plier bagage, et le magicien, ne pouvant pleurer, car il n'a depuis longtemps plus de larmes, sanglote à la façon des arbres sous la bise. Sa main est si tremblante qu'il ne peut dessiner correctement le carré magique, ni feuilleter la Clavicule de Salomon; sa voix ne forme qu'avec peine les noms de Merlin, d'Apollon, d'Urgèle et de Morgane, utiles à[Pg 161] prononcer en cas d'ennui, enfin il a perdu la Verge d'Aaron, autant dire son bâton de vieillesse.
Il s'asseoit donc près du feu, congédie son aide et se prend à attendre la mort, misérablement, comme font les galefretiers, claquedents, gredins, coquefredouilles et autres frères de pouillerie dont la condition est calamiteuse et qui trépassent, la faim au ventre, dans l'étroite couche du fossé.—Pourtant, il a encore un moment d'espoir.
Ce magicien arabe qu'il rencontra, jadis, vers l'an 638, sur une des îles du Danube, ne lui donna-t-il pas, en reconnaissance de quelque petit service rendu sur le plan astral, une pierre pleine de vertu? Jamais il n'a songé à éprouver sa valeur. Certes, le moment est venu. Il la cherche, en vain, d'abord, et finit par la découvrir, entre une peau d'onagre et un exemplaire du Parfait Thaumaturge, sous un tas de cornues brisées.—C'est un cristal cubique, sans inscription ni ornements d'aucune sorte.
Après avoir nettoyé la fenêtre des soies que cent araignées y ont, depuis un siècle, tissées, après avoir purgé un rayon de soleil de toute poussière, en le réfléchissant sur un miroir spécial, le magicien pose le talisman dans la lumière et prononce, le plus distinctement qu'il peut, sans manger aucune syllabe, certaine phrase de très vive incantation qui commence par: «Non videbis annos Petri...» et se termine en hébreu.
Aussitôt, un voile mauve se forme dans le cristal, pareil à ceux qui se lèvent sur les prairies, vers la première visite du jour. Peu à peu, le voile se dissipe et, dans la pierre limpide, le magicien voit une merveilleuse figure de jeune fille, presque d'enfant, qui lui sourit, mais des yeux seuls, car la bouche est mélancolique.
Il abaisse son regard. La gorge et le cou sont amples, un peu forts, peut-être. Le magicien sent son cœur battre selon un rythme plus fréquent; ses poumons s'ouvrent à l'air, son front s'allège.
Il considère les seins de l'apparition: c'est une poitrine honorable de femme mûre ou qui aurait beaucoup aimé. Le ventre est enlaidi par une graisse malsaine: ventre triste, ventre fatigué, ventre répréhensible... mais c'est peu de chose encore et le vieux magicien ne peut s'empêcher de frémir en voyant les cuisses de cette femme.
Hélas! elles sont plissées de mille plis et vont s'amincissant jusqu'à un genou tout à fait pointu où la rotule roule comme un galet de plage...
Haletant, le magicien a froid de nouveau, et, quand les mollets lui apparaissent, il ne doute plus de sa défaite. Il n'y a là que des os, où quelques pauvres tendons s'accrochent avec peine,—et les pieds sont parfaitement décharnés.
Soudain, la femme évoquée s'échappe de son cristal et se met à courir dans la chambre, sur la pointe[Pg 163] de ses osselets, en agitant de façon folâtre sa chevelure d'enfant blonde. Elle saisit le chat par la peau du cou, étrangle Anaxagore, écrase le griffon, avale le serpent, et reprend sa danse, en criant, d'une voix puérile:
«Je suis jeune! je suis jeune! j'ai seize ans!»
Puis elle disparaît par la cheminée, et le vieux magicien, se sentant tout à fait las de vivre, crache dans les cendres et se couche devant l'âtre, pour mourir.
Nous parlerons de nous comme si rien n'était arrivé des mille accidents de la vie, nous parlerons de nous comme si les pulsations du monde avaient toujours suivi les pulsations de notre cœur, comme si notre amour n'avait cessé de rayonner.
Nous parlerons de ce soir merveilleux où nous regardions les brises lentes se jouer sur la plaine, où je tenais tes mains dans mes mains, où chaque fois que les dehors avaient un beau moment de lumière ou d'harmonie, nous mêlions nos regards.
Nous parlerons des nuits muettes et du clair de lune, nous parlerons de nous-mêmes et du clair de lune, nous parlerons de nous-mêmes qui n'étions plus toi ni moi, mais seulement nous-mêmes devant le clair de lune, et nous croirons que ces moments durent encore.
Nous parlerons de tes cheveux contre mes lèvres et de tes doigts contre mes lèvres et de ta bouche[Pg 165] contre mes lèvres et de ce verre en cristal pur que nous brisâmes en mémoire du premier baiser.
Et le monde disparaîtra et nous ne verrons plus que nous-mêmes, et nous croirons être morts de notre premier baiser.
Cet homme vivait dans un palais bâti devant le plus beau des paysages. Chaque matin, le soleil se levait, en grand appareil de pourpre et de brocart, et, chaque soir, se couchait, sans lésiner avec les diaprures et les artifices de lumière. Puis, c'était la lune qui se reflétait abondamment dans un lac, jouait dans les feuilles des arbres, semait de l'argent à pleins rayons. De leur côté, les étoiles clignaient de l'œil comme de petites folles.
A son ordinaire, l'homme se tenait couché sur un divan, au milieu de la grande salle du palais. Sur un guéridon, était posée une pipe chargée d'opium. Des pilules de haschich étaient à portée de sa main, non loin d'un flacon d'éther. Des musiciens, choisis entre les plus savants et les plus suaves, jouaient, pour l'émouvoir, une adorable symphonie. Un poète récitait de beaux vers, d'une voix dont le pathétique était inoubliable, et ses paroles trouvaient leur accompagnement[Pg 167] dans le chant d'un ruisselet, auprès duquel tout cristal tintait faux.
Et je ne parle ni des fleurs ouvertes, qui travaillaient sans relâche à distiller mille parfums, ni des abeilles, qui bourdonnaient sur le mode mineur, afin de propager un rêve de nature agreste, ni des joyaux (perles, rubis, saphirs, tous les trésors de la reine de Saba, toutes les cassettes de Salomon) qui gisaient, un peu partout, comme des étoiles tombées...
Et, cependant, l'homme, insoucieux de ces choses, patiemment, exactement, avec méthode, sans hâte ni fièvre, mais sans arrêt, disputait avec son épouse.
Je me promenais, hier, à cette heure accablante du jour où l'on ne voit dans la rue que «les chiens et les Français» quand la composition d'un coin du paysage me séduisit jusqu'au ravissement.—Le soleil ajoute à l'intérêt d'une foule bruyante; j'aime la joie du peuple à midi, les tourbillons de poussière et les oripeaux rouges agités, mais combien une dure lumière rend plus précieuse encore la valeur de la solitude et du silence!
Pas un souffle, pas une parole, pas un bruissement. Sauf les murs, teints d'un jaune extraordinaire, et qui vivaient, en vérité, de leur ignition, tout semblait mort: la terre sèche, le ciel d'un incorruptible azur, et l'air incendié, mais immobile.—C'était la paix d'un cimetière.
Pourtant je ne ressentais aucune tristesse. La flamboyante façade, la palme dressée au-dessus d'un mur,[Pg 169] et, couché au pied de ce mur, le mendiant qui reposait près d'une outre à demi vide et d'une citrouille d'or, tout cela donnait plutôt une impression d'attente, comme d'un moment d'arrêt, d'une halte dans la vie. Ce tableau presque métallique dont l'ardeur insupportable fatiguait le regard, on eût dit qu'il approchait de son point de fusion, que tout allait couler à l'improviste, se liquéfier, se résoudre, et qu'un ruisseau de feu emporterait les derniers débris.
Soudain, de la maison juive qui me faisait face, partit la fusée d'un rire, d'un rire féminin, juvénile, aéré. Derrière le mur éclatant de chaleur, ce rire avait le charme frais d'un jet d'eau. Cela faisait rêver de salles froides où la vie serait douce à vivre, de boissons glacées, d'éventails, des mille plaisirs d'un paradis fermé où je ne pénétrerais pas, de joies bien cachées et dont la singulière vertu gagnait encore à rester secrète.
Ah! les joies d'un juif doivent, dans ce pays, avoir une effrayante figure. La race exilée rit à l'écart. Ces êtres aux cheveux gras et bouclés qui portent leur calotte noire comme un signe d'infamie, comme la marque de leur servitude, ont l'air triste des bêtes de somme. Jamais on ne les voit rire. Ils enferment leur joie entre quatre murs, mais qu'elle doit être éblouissante! combien son prix en est accru! Le rire prend alors la valeur d'un mystère. Je me souviens des hymnes chrétiennes, alors qu'on les chantait au fond des[Pg 170] catacombes, et cela m'impose comme une cérémonie...
N'écoutons plus un rire aussi précieux... Eloignons-nous... il ne faut pas être sacrilège.
Quand est venu le soir, je me suis couché dans l'herbe du bord de l'eau et, sous la garde des grands arbres, j'ai respiré le savoureux parfum de l'heure, de l'heure tardive que baignait la lune.
En me penchant un peu, je pouvais admirer l'eau courante, tout de même qu'en levant un peu la tête, je pouvais sentir l'air mobile qui passe sous les frondaisons.—Cela formait deux frais ruisseaux, deux ruisseaux délicieux et paisibles, de même rythme et de cours égal, qui traversaient l'été.
L'air migrateur et l'eau qui fuit suivaient la même route, entre les bords faits d'herbes ou de feuilles, et l'un comme l'autre chantait, à mi-voix, une chanson mollement continuelle, et tous deux portaient des messages.
Car tous deux portaient des messages. L'eau courante portait des brins de paille, des insectes bleus, des pétales de fleurs,—l'air mobile, d'impalpables duvets.—Certains messages s'arrêtaient en route;[Pg 172] une herbe entravait les brins de paille, une branche arrêtait les duvets et, parfois, les insectes bleus se noyaient dans un tourbillon. Mais certains autres suivaient l'onde et la brise, heureusement, comme de sûrs messages.
Vers qui donc allaient-ils?
A travers les frondaisons qui filtrent l'air, contre les cailloux qui coupent l'eau, ces pétales et ces duvets, ces insectes bleus et ces brins de paille, vers qui donc allaient-ils?...
Et, malgré l'ombre de la nuit, je me suis levé pour commencer de chercher, sur la vaste terre, l'enfant silencieuse à qui ce certain inconnu, dont je suis vaguement jaloux, envoyait des messages d'amour.
Grand et gros, vieux, couvert d'ulcères, coiffé d'un turban fait de chiffons crasseux et multicolores, vêtu de loques vermineuses, ce mendiant nègre m'a plu.
Il porte, au pied droit, une chaussette noire; le haut d'une chaussette rouge lui encercle le mollet gauche. Il tient à la main et brandit un étrange objet: sceptre, bâton, fusil, canne, ou bien hochet, peut-être.—Je m'approche.—C'est un canon de fusil, auquel un os de bœuf est adapté, auquel sont pendues des clochettes, des rubans jaunes, des bagues de cuivre, des coquillages et de petits plumets. En outre, il est couronné d'une boîte à sardines.—L'ensemble a la figure d'un thyrse.
Le mendiant chante et s'interrompt pour claquer vivement de la langue; le thyrse scande, avec ardeur, les gestes de son délire.—Cet homme ne s'appartient plus: il est possédé par un dieu.
A quelques pas, trois Arabes et deux nègres sont accroupis, au pied d'un mur que dore le soleil. Ils[Pg 174] écoutent, ils regardent le chanteur qui danse et qui claque de la langue, puis, tout soudain, ils se mettent à rire. Ils rient aux éclats, ils rient sans mesure, ils ne pourraient rire davantage. Les voici qui se lèvent. Ils chantent à mi-voix, comme accompagnement... Ils dansent un peu, suivant le rythme du danseur... Ils chantent plus fort... Ils hurleront bientôt... Ils dansent de toutes leurs forces vives!
Et le vieux nègre, que ce concours stimule, hennit, piaffe et se cabre. Sans doute atteindra-t-il à l'extase qu'il cherche. Le thyrse cravache l'air, les sonnettes tintent, les rubans flottent, et, dans le cliquetis des coquillages, la boîte à sardines, où tressautent des pierres, donne un son de grelot.
On n'entend plus le tambour qui roulait au loin, on n'entend plus la psalmodie des enfants de la Medersah. Quelques gamins, un portefaix, une mendiante espagnole sont entrés dans la danse. Un marchand d'eau qui passe, portant son outre poilue, en peau de chèvre, s'y joint de même. Si l'on n'intervient pas, la contagion s'étendra, de ce coin de rue que le soleil dore, à la ville entière... Et, devant cette étrange dyonisie, je quitte la place, par crainte d'être entraîné.
J'ai vu, dans mon rêve, une anémone mauve qui se penchait sur un lac bleu. C'était la nuit. Le ciel noir n'avait point d'étoiles et ma lanterne n'éclairait que l'anémone au tendre visage et un petit coin du lac bleu. La brise chantait de sa voix douce une chanson bien composée et l'anémone balançait son visage, devant le bleu miroir.
Soudain, la brise devint plus forte. L'anémone se pencha vers l'eau de saphir, lui donna le plus doux baiser et laissa tomber un de ses pétales. Il vogua sur l'eau comme une petite barque et, vite, je soufflai ma lanterne pour mieux penser à vous.
La nuit est sourde comme une porte close. J'étouffe dans ma tente, car il monte du sol une chaleur insupportable, (tout le soleil du jour qui s'était, dirait-on, terré, et qui, maintenant, s'exhale dans le noir d'en haut), mais les étoiles sont magnifiques.
Je ne puis beaucoup marcher. Une stupéfiante paresse m'accable, dès le premier pas. Cependant, je me traîne, en faisant parfois de longues haltes, vers une petite citerne que j'ai aperçue, avant-hier. Elle brillait dans la lumière jaune. Cette nuit, elle est tout à fait invisible, mais je n'y tomberai pas à l'improviste: je la sais entourée de buissons.
Je m'arrête, pour regarder les étoiles. Je m'amuse à mieux entendre les vieilles comparaisons que l'on fait sur elles et qui me paraissent inexactes. Mais non! le ciel est vraiment de velours et, sans aucun doute, les étoiles sont des diamants.
Nouvelle halte. J'allume une cigarette. Son parfum me servira de compagnon. Je suis trop seul. Il n'y a[Pg 177] même pas de vent. L'air est immobile, un air de cathédrale. Pourtant, certaine présence mal définie m'inquiète.
C'est quelque chose qui bouge, passe à ma portée, me frôle presque, puis s'éloigne, mais pour revenir. Ce n'est pas tangible, cela ne se voit pas, cela ne s'entend pas, cela ne se respire pas, cependant, cela existe. C'est comme une forme idéale de la désolation. A la rigueur, cela s'imagine.
Pendant que je me traîne vers la citerne, cela me suit. J'ai, tout à coup, affreusement peur que cela ne veuille tourner autour de moi, m'étourdir et, soudain, entrer en moi à la façon des rêves. Je connais un homme (pas un fou, un homme comme les autres) qui est imbibé d'un rêve et ne peut plus s'en défaire.—C'est terrible!
Enfin, je touche aux buissons, à la citerne... La voici... Oh!... oh!... je n'y avais pas songé! L'eau est douce, l'eau est chaude, mais elle est tout à fait noire!... Oserai-je jamais me jeter là-dedans?
Et puis, je ne sais pas ce qu'il y a au fond. Des bêtes peuvent venir me mordre les pieds, pendant que je nage. Mon domestique ne m'entendrait pas, si je criais. Il dort à poings fermés, près de mon cheval. Vais-je plonger?
Je vois les étoiles dans l'eau. Un moment, j'ai eu peur de ne point les voir! L'horrible idée! Une[Pg 178] eau calme et sombre qui ne reflèterait plus... qui ne voudrait plus refléter!
Ah! je suis heureux! me voici dans l'eau. Elle est plus fraîche que je ne pensais. Je n'ose pas faire beaucoup de bruit en nageant, mais j'en fais tout de même assez pour me rassurer. C'est délicieux... c'est délicieux... oui... jusqu'à un certain point, car, je l'avoue, j'ai encore très peur!
Et, maintenant, j'ai encore plus peur!... Je vais me noyer!... Demain, on me trouvera vert et tout convulsé...
Cela!... vous savez bien! cela qui m'a suivi... eh bien! cela flotte au-dessus de l'eau et m'interdit de sortir! Cela m'interdit de sortir à moins que je ne m'unisse à lui, à moins que je ne le laisse occuper tout mon corps! habiter ma cervelle! entendre par mes oreilles! parler par ma bouche! regarder par mes yeux!...
Oh!... Non!... Jamais!... Jamais!...
Un instant, des rayons de soleil ont traversé la pluie, et le monde en a été charmé jusqu'à l'extase,
Il pleuvait, sous le ciel gris, une pluie grise, pluie douce, agréable au regard, mais pluie triste,—pluie d'avril, mais sœur d'une pluie d'automne.
Balancée par des souffles d'air, il pleuvait une impondérable pluie, mélancolique et fine, qui venait caresser les fleurs de ce printemps et lustrait sa verdure.
Il pleuvait une pluie obscure qui coulait sur les frondaisons, et, parfois, une grosse goutte tombait du haut des branches, faisant plier une feuille, et, parfois, un calice trop plein se vidait tout d'un coup.
Soudain, le soleil parut.
Dès lors, il plut une pluie de verre, une pluie joyeuse, une pluie étincelante. Un oiseau chanta ses plus belles chansons à boire, un autre s'y joignit, durant que la pluie ensoleillée allait s'éteindre dans la nuit du feuillage et que, dans l'air, il restait un lambeau d'arc-en-ciel.
A CONSTANTIN PHOTIADÈS
Toutes les idées sont justes. Toutes les bouches sont fausses.
H. B.
Je me trouvais dans une très vieille ville de province, avec mon ami le peintre R... Il disait bien connaître les détours de ces rues grises et voulait me montrer d'anciens hôtels. Nous marchions, côte à côte, depuis longtemps déjà. Il me semblait que les rues devenaient de plus en plus désertes. Aucun passant, aucune devanture. Les fenêtres étaient closes. Une cité morte. Des maisons, puis encore des maisons. Toutes semblaient pareilles. Quelquefois, sur une porte sombre, des ferrures brillaient vaguement. Depuis quand les seuils de pierre n'avaient-ils plus été foulés?
Nous passâmes par d'étranges ruelles, sur des places où l'eau des fontaines ne pleurait plus. Soudain mon ami s'arrêta net devant une façade et me dit:
«Nous sommes arrivés. Je reconnais la maison.»
Sur le vantail de droite, il frappa trois coups qui résonnèrent. Bientôt la porte s'ouvrit avec lenteur et[Pg 184] je vis un vieux laquais poudré, en culottes, qui nous salua profondément et, d'une voix grave, assourdie par le temps, demanda la raison de notre visite.
Mon ami chuchota quelques mots à son oreille et le laquais, après avoir salué encore, nous introduisit.
Ayant traversé une antichambre nue, nous montâmes par un escalier dont la rampe était couverte de rouille. Au premier palier, orné de vases monumentaux, mon ami poussa une porte. Je le suivis dans un grand salon vide et froid, sans tapis, sans tentures, démeublé, très sombre, car les filets de lumière, filtrant par les fentes des volets, ne faisaient que des flèches grises.
Mais, tout au fond du salon, je vis une estrade éclairée par des candélabres à vingt chandelles. Nous nous approchâmes. Deux fauteuils occupaient cette estrade. Or, dans le fauteuil de droite, une très vieille dame, au regard fixe, était assise, vêtue d'une robe de cour en soie fleurie, coiffée d'une perruque, fardée, poudrée, chaussée de petites mules. Elle tenait ses mains croisées sur ces genoux.
Oui, cette dame était très vieille, vieille de deux siècles, pour le moins, et je n'aurais su trouver en elle nulle apparence de vie, si sa tête n'avait un peu branlé.
Et, dans le fauteuil de gauche, tout à côté, je vis une autre vieille dame, pareillement vêtue, pareillement coiffée, assise en pareille posture, mais cette[Pg 185] seconde vieille dame était en cire, et l'une de ses mains, trop rapprochée d'un candélabre, fondait quelque peu.
De temps en temps, le vieux laquais entrait, pour moucher les chandelles, puis ressortait aussitôt.
Et la vieille dame vivante qui branlait de la tête, et la vieille dame en cire dont l'annulaire était presque fondu, regardaient, du même regard mort, le troisième occupant de ce vaste salon: un jeune homme de nos jours, assis sur une chaise, au pied de l'estrade, vêtu d'un habit noir moderne, et qui, les jambes croisées, fumait une cigarette, en considérant d'un œil passionné ses deux idoles, tandis qu'à petit bruit, s'égouttait sur l'estrade l'annulaire de la dame en cire.
Ils fument, secrètement, auprès de trois palmiers et d'une broussaille. Je les observe, de ce mur en boue dont une récente rafale a démoli un pan. Ils dispersent du geste la fumée, quand un passant s'approche, mais ils gardent par devers eux celle qu'ils ont en bouche. Ils la soufflent, quand l'intrus s'est éloigné, puis, ils reprennent leur plaisir.
L'un, presque nu, est assis par terre; pour aspirer une bouffée, il baisse la tête jusqu'à ses mains, sourit et remue ses doigts de pied. L'autre, couché sur le dos, se drape d'un reste de gandourah. Il est plus âgé. Je pense qu'il a quinze ans. Lorsque des pas heurtent la route, il se replie brusquement sur sa cigarette. D'ailleurs, aucune émotion ne marque ses traits.
Le soleil éclaire déjà l'envers des palmes, mais il doit allonger encore des ombres durant une lente demi-heure avant de disparaître, pour laisser manger et jouir des bienfaits de la vie l'Arabe, affamé depuis[Pg 187] l'aube. Ramadan n'atteint qu'à son dixième jour!... Oui!... oui!... cependant la tentation est si forte de connaître, avant la nuit, le délice de fumer! Les narcisses sentent bon, eux aussi, et propagent un rêve, mais la saison en est flétrie.
Les deux enfants attendent, l'un regardant le ciel, l'autre sa cigarette. Soudain, l'aîné se dresse et raconte une histoire: ses yeux brillent, ses bras, ses mains, ses pieds même, décrivent la belle princesse accompagnée de deux nègres, l'effrit répréhensible et l'eunuque malfaisant... et le plus jeune rit aux éclats, frémit, s'exalte ou bien s'épouvante et tremble... Mais ils ont oublié de cacher leur faute, et chacun d'eux agite sa cigarette, imprudemment.
C'est alors que le vieux berger survenu se hâte, boiteux et borgne, et les invective... Les gamins sont debout, et l'on ne voit bientôt plus, sur le sable, hors d'atteinte, que quatre jambes nues, gambadantes, surmontées d'un peu d'étoffe.
Tougourt.
Il m'a pris les seins; il a baisé ma bouche, puis, il m'a laissée là.—Je me suis couchée pour l'attendre. Il n'aura même pas à faire plier mes reins.—Pour hâter l'heure, je songe, froide et chaude, heureuse et inquiète,—divisée.
Le soleil me caresse, car il est mon ami; l'ombre me caresse, car elle est mon amie. L'air danse sur toute la plaine; les moissonneurs s'en vont à leur collation.—Moi, je reste étendue, les jambes au soleil, la tête dans l'ombre, et je me brûle, et je me glace, et je songe à Zéphyrin.
Il reviendra, dans une heure, mâchonnant encore son pain trempé. Ah! comme je saurai sourire quand il reviendra!... et je cacherai mon regard avec mes mains, et je ferai semblant de dormir, tandis que le jour, autour de moi, continuera sa danse et que les oiseaux, un instant, se tairont.
Il est midi. Je me prépare pour Zéphyrin. Il faut que mes lèvres soient dures et glacées comme les pierres[Pg 189] de la source. Il faut que mes jambes et mon ventre soient chauds comme les meules de foin.—Il croira que je dors... mais je regarderai entre mes doigts.
Zéphyrin ne saurait tarder.—Mes jambes chaudes l'étreindront, et, contre le bouclier de mon ventre, il se brûlera jusqu'à défaillir; mais j'ai des bras plus froids que le ruisseau, plus souples que le ruisseau, plus agiles que le ruisseau, et de mes bras frais je l'envelopperai, et, dans mes fraîches mains, je prendrai sa tête, pour la caresser avec mes frais regards.
Il viendra! Saints du Paradis! Il va venir! Il vient! Je l'entends! Il est rouge de soleil; il est tout en sueur; il marche vite... et les oiseaux se remettent à chanter.
Soudain, mon ventre se glace et mes jambes, cependant que mes lèvres semblent avoir déjà bu toute la chaleur du jour.
Oh! voyez comme il m'aime!...
Pourrai-je masquer mes yeux?
Les eaux de l'étang étaient si lourdes que la brise ne pouvait les rider, mais un grand nénuphar a fleuri, cette nuit, au centre des eaux vertes et, maintenant, la moindre brise fait trembler la fleur et frémir l'étang.
Ton cœur était insensible à mes prières et je ne pouvais l'émouvoir, mais l'amour a fleuri en toi, cette nuit, et, maintenant, tu souris à mes moindres paroles, et, si je fais un geste, aussitôt, tu me tends les bras.
C'est l'immonde mandoliniste.
Elle se tient sur une estrade, au fond de ce café que hantent les matelots du port, quelques boutiquiers de qualité médiocre, quelques zouaves et les marchandes de poisson.
Elle se vêt de couleurs qui fatiguent l'œil, et son corsage rouge est tendu, extrêmement, sur une poitrine de matrone. Trois roses, dont la teinte est celle du cinabre, fleurissent toujours l'ombre grasse de ses cheveux.
Par des romances qu'elle chante et joue, son rôle est d'élever les consommateurs jusqu'à cette extase dionysiaque où l'on dédaigne l'économie au profit de la boisson. Elle est, au juste, une bacchante assise.
Immense, comme doit l'être un personnage aussi représentatif, elle fait, parfois, crouler une chaise sous elle, Alors on lui apporte un autre siège, et, calme, elle poursuit la chanson interrompue.
Les hymnes qu'elle sait sont au nombre de cinq:[Pg 192] l'un est pastoral, l'autre militaire, le troisième élégiaque, le quatrième égrillard... je ne parlerai pas du cinquième, et, pourtant, c'est une bien belle poésie.
La voix de la mandoliniste éclate comme son corsage. Il est doux d'entendre cette femme, dans l'hymne guerrier (nº 2) où elle excelle, dire les ardeurs du combat et le souvenir de la bien-aimée.
Dieu la créa laide et sans grâce, afin que ses auditeurs fussent troublés par la seule harmonie qu'elle répand. Toutefois, quelques-uns la convoitent. Ce n'est point par luxure, mais pour se remplir les bras.
A la plus humble sommation, elle se livre, ainsi qu'on livre un objet sans valeur, car, détachée du monde et vouée tout entière aux joies célestes que dispense la mandoline, elle n'estime plus que les plaisirs de l'esprit.
Ainsi qu'une idole qu'on encense, elle vit dans un perpétuel nuage de fumée, et, vers son nez difforme, les parfums les plus vils montent, comme des implorations. De la rue, les mendiants la contemplent.
Un petit Arabe est presque toujours étendu à ses pieds. Il ne boit pas. Il ne mange pas. Il regarde la déesse, penchée sur sa mandoline dont les notes, vives comme des étincelles, le font rêver de paradis.
Ne méprisez pas cette femme. Sa voix apaise les rixes par un bruit retentissant de caresse; il y passe des rugissements et des orages, de sonores prières et le chant des clairons. Chacun y trouve son compte.
Le vent de la mer lointaine plaît aux amateurs d'aventures; le carillon du clocher natal mouille la paupière des jeunes exilés, et la louange des armées permanentes incite les soldats à la discipline.
Ce n'est plus simplement une mandoliniste. Efforçons-nous de voir en elle une muse pour le commun, et, quand viendra l'heure de la quête, donnez-lui dix centimes,—elle vous sourira.
Le parc est éclairé par une lanterne ronde, couleur de miel, pendue à l'horizon, tout au fond d'une allée.—Des princesses, vêtues d'étoffes d'or, se promènent au bras de cavaliers à manteaux rouges. Deux par deux, ils errent sous le feuillage et leurs atours se fondent dans un vague chatoiement quand ils sont pris par l'ombre.—Deux cygnes nagent, côte à côte, sans troubler l'eau bleue. On dirait que, par un caprice singulier, la brise penche les jets d'eau l'un vers l'autre. Des biches, un peu effarouchées, se rassemblent sous un chêne, et des paons font la roue avec un air de provocation. Une large coulée de sang tache le rebord d'un bassin. Deux nègres haussent des flambeaux. Un fichu de dentelle, un petit masque noir et une épée traînent sur un banc de pierre. On entend passer de tendres paroles, des serments, des soupirs, des baisers et des babillages, tandis qu'un petit Eros, tout nu, accoté au fût d'une colonne et n'ayant rien à faire dans ce parc où règne déjà l'amour, tire vers le ciel sombre ses flèches inutiles.
Il fera un excellent soldat, enfreindra toutes les lois du Coran, mangera du porc, boira de l'alcool, n'observera point le Ramadan. Il n'observe plus que les conditions de son contrat, car il s'est loué à la France. Sa religion peut en souffrir. Tant pis. La religion sait attendre. Elle aura son heure.
Tout à coup, le jour où il a fini son temps, il se réveille. Et il sera repris par la vie arabe, complètement, profondément. En revêtant l'ancien burnous, il retrouve son âme ancienne, son ancien jugement, des haines oubliées.—Il sommeillait.
Ne vous semble-t-il pas que cette transformation est d'une beauté assez singulière? J'admire la puissance d'un contrat sur cet homme, comme aussi la puissance de sa première nature qui détruit une si longue habitude.—Et, d'ailleurs, chacun de nous a des périodes où il sommeille pareillement, sans presque se rendre un compte exact de son état, mais la volonté y joue un moindre rôle.
Celui-ci, bourgeois paisible, sera pris par l'aventure, s'y livrera tout entier, puis, un jour, sans avertissement, sans réflexion, redeviendra ce qu'il était avant.—Il s'est réveillé.
Cet autre, né pour l'aventure, se trouvera mêlé à la vie bourgeoise, paraîtra fait pour elle et s'y plaira, quand brusquement, sa première nature l'ayant repris, il se jettera vers la grand'route, et ce sera parce qu'il a feuilleté un livre de voyages, parce qu'une femme passait dans un rayon de soleil.—Il s'est réveillé.
Mais toi? Mais moi? Quel est notre état présent? Vivons-nous une vie apprêtée ou notre vie native? Jouons-nous un personnage de comédie ou notre vrai personnage? Notre figure est-elle un masque ou un visage? Où en sommes-nous?—Comment le savoir!
Il y a quelque temps, je vis, près d'une gare, un enclos où l'on avait réuni de vieilles locomotives déconsidérées.—Ces dames de fer étaient logées là, comme dans un asile. On les y laissait mourir sur des rails hors d'usage, loin des routes enivrantes, loin du peuple fuyard des poteaux télégraphiques, loin des bifurcations, des ponts et des tunnels.—Leur aspect ruineux me faisait pitié à tel point que je pris bientôt l'habitude de leur tenir compagnie durant les chaudes après-midi où le soleil leur rendait un semblant de gloire, en allumant sur leurs flancs quelques rayons d'or,—et nous causions savoureusement du passé, du cher temps passé dont le prestige est innombrable.
Parfois, le passage bruyant d'une jeune locomotive troublait un instant notre bavardage. On la voyait faisant l'importante, pressée de se montrer au monde, luisante, empanachée de noir ou de blanc, parée comme pour un bal... et c'était alors, chez mes vieilles[Pg 198] amies, toute une effusion de plaintes, de regrets, de souvenirs.—Comme l'eussent fait des êtres humains, elles goûtaient peu le temps présent. Leurs récits, où revivaient d'anciens jours, avaient ce ton d'aigreur fatiguée que l'on relève dans la conversation et les petites confidences des personnes blessées par l'âge et qui achèvent de mourir dans une maison de retraite.
Il doit y avoir ainsi des refuges pour tout ce qui a cessé de plaire.—J'imagine volontiers une ville italienne, blanche et rose, entourée de vastes jardins, au bord de la Méditerranée, où les vieux jouets, mis au rancart, seraient réunis. Les charrettes et les chevaux de bois y trouveraient des roules où s'exercer. Les soldats de plomb auraient une caserne peinte à la chaux, un champ de manœuvres et un hôpital dont la cour, plantée d'arbres ronds, serait pour les invalides, pour les éclopés et pour ceux dont le vernis s'écaille, un lieu de repos.—Des parcs, destinés aux moutons frisés, des étables, une forêt où rôderaient les bêtes carnassières, les tigres aux entrailles de bourre, les lions à crinière pauvre, complèteraient le paysage. Au sein des frondaisons un peu trop vertes, mille singes cotonneux prendraient leurs ébats et, dans l'air, les oiseaux mécaniques, échappés de leurs cages et de leurs horloges, chanteraient de doux chants et marqueraient l'heure, d'après les indications d'un vieux cadran couvert de mousse.
Dans les faubourgs de la ville, quelques grands hangars abriteraient les jouets dont l'humanité n'eut besoin qu'une fois: les jouets de circonstance, les jouets démesurés, les jouets-monstres.—Là vieilliraient, dans le calme et le bien-être, la Tour de Babel, l'Arche de Noé, le Cheval de Troie, et celui-ci, par les beaux soirs piqués d'étoiles, s'en irait faire sur les vagues bleues un temps de galop en rêvant au grand incendie... Ah! la pauvre bête! que je la plains, pour glorieuse qu'elle soit dans nos mémoires! Être condamné à un célibat éternel! ne pouvoir même espérer une jument! n'avoir aucun ami de son espèce ou de sa taille et devoir rester toujours singulier!... Quel destin!—Cela m'inspire une mélancolie si profonde que je retourne auprès de mes locomotives, pour causer des petits événements passés.
Je crois avoir su gagner la sympathie de ces charmantes dames, si proprettes malgré leur délaissement.—Peut-être me diront-elles un jour, que les asiles de l'univers sont innombrables. Oui! je gage qu'il s'en trouve pour les métaphores décriées, pour les vieilles images poétiques, les légendes qu'on oublia, les paroles superflues, les rimes pauvres... et même, il se peut qu'il y ait, dans un point du ciel que j'imagine mal, mais qui doit être très supérieur, un refuge pour les prières qui n'ont pas touché Dieu.
Madame, il ne faut pas vous promener, toute seule, dans le square, quand la musique joue et que les zouaves vous regardent... Il ne faut pas vous promener, avec votre enfant, dans les rues où les bijoux des étalages clignent de l'œil. L'autre jour, j'ai vu certaine dentelle d'araignée qui voulait se poser sur le bord de votre épaule... et vous avez souri...
Madame, croyez-moi! il ne faut pas vous promener dans les rues, avec votre enfant, car vos paupières sont toujours bleues et votre enfant est toujours triste. Les Arabes, et les zouaves, et jusqu'aux petits gamins tout nus l'observent avec compassion... Pour vous, cela est peu honorable...
Aujourd'hui, en me rencontrant, vous tordîtes votre petit mouchoir, bon, tout au plus, à moucher des moucherons, puis, vous regardâtes... puis, tu regardas un bracelet en or... (tant d'or pour un seul petit poignet!)—Que veux-tu que je fasse, chère? Non! crois-moi! ton enfant aux longues boucles paraît trop triste... il va pleurer... J'embrasse l'enfant.
J'étais seul dans mon jardin; je regardais avec tristesse ma coupe vide près de laquelle se fanait une gerbe de roses et je songeais au départ prochain de la jeune femme que j'aime présentement, quand le rossignol, qui me ravit chaque soir, vint se poser sur mon épaule.
«A quoi sert de pleurer? me dit-il à l'oreille. Ta coupe est vide, mais les cruches de ton cellier sont toutes pleines; ces fleurs se fanent, mais, autour de toi, vingt bosquets te tendent leurs roses; ta bien-aimée partira demain, mais, à cette heure, elle dort dans l'ombre fraîche de ta chambre, et rêve peut-être de ton regard. Va baiser sa bouche rouge! va chercher du vin vieux dans ton cellier! va cueillir des corolles neuves! Goûte le sang des lèvres, le sang des vignes et le sang des roses... Tu pleureras demain!»
Voici le Simoun. Il s'avance avec la majesté d'un dieu. Il n'a point osé venir quand ma brune amie était auprès de moi, mais ma brune amie s'en est allée, son haïk s'est fondu peu à peu dans le crépuscule, et, bientôt, l'ombre l'a prise tout entière.—Alors, je l'ai entendu qui soulevait la toile de ma tente. Maintenant il est auprès de moi; il s'est emparé de mon escabeau et je ne sais plus où m'asseoir.
Je reste seul avec lui. Je tourne en rond... Il va me suivre!... Il me suit... Il vient de toucher mes paupières et je revois la vie comme elle est, sans doute, véritablement.
Plus de belles prairies où se déchiquette le soleil! plus d'enfants arabes jouant aux osselets! plus de palmiers qui parlent d'extase, laissant mollement tomber leurs ombres sur les puits, et point d'eau fraîche où l'on se baigne comme si l'on pénétrait un miroir!
Je me trouve dans une cave chaude et puante où,[Pg 203] sans trêve, se promènent des couleuvres et des rats. J'écrase, en marchant, des insectes immondes qui distillent de puantes liqueurs.
Vous qui vivez! pourquoi cette flûte agonise-t-elle dans mon esprit... ou bien au dehors... je ne sais plus.
J'entends! Le Simoun s'empare du ciel. Il vole comme le Grand Oiseau des Contes; il surgit d'ici, de là et d'ailleurs, comme un rêve mauvais; il dit d'effrayantes paroles; il chante d'horribles chants, et toutes les roses, par lui, seront blessées.
Un taureau beugle, au loin... et je n'espère plus du tout que de belles filles viendront me surprendre aux sons du fifre et du tambour.
Femme! regarde à tes pieds!... Ton collier de perles s'est brisé! Rêveur! ne considère plus ton rêve, car il est mort! et toi! n'espère rien de la couronne si fraîchement fleurie qui flotte au-dessus de ta tête... avant que de toucher ton front, elle ne sera plus que poussière... Oh! le plaisant roi! le plaisant roi, qu'un roi couronné de cendres!
Et vous ai-je dit que mon corps brûlait? Il brûle comme un myrte au soleil! Dans ma tête, une lourde goutte de mercure se déplace et danse. Des verres, à demi transparents, obscurcissent l'univers que je voyais jadis, et... et je me sens poursuivi par une odeur de poivrons, de vieilles courges et de concombres cuits.
Oh! que je suis seul! bien qu'il frémisse et respire jusque sur mes lèvres! Je suis vraiment trop seul! Je crains que, pour satisfaire ce besoin d'être deux, mon âme ne se prenne à voltiger autour de moi, ainsi qu'une mouche, et que mon corps ne s'effondre dans un trou!
Ah! Dieu! où parle-t-on de l'incessante fontaine de larmes dont les anges nous rafraîchissent?
Y a-t-il des hommes drapés de blanc qui marchent, gravement bercés par une mélopée?
Y a-t-il des femmes, douces à la caresse et au baiser, dont les bras repliés sont faits pour soutenir la tête?
Non pas! Tout ciel est sombre! Tout arbre se meurt! Tout homme s'apprête à se vêtir du linceul et toute femme est pourrie! je veux dire qu'il y a des vers dans son corps... Ils pointent parfois leurs têtes roses par un trou de la peau.
C'est lui! c'est lui seul qui me fait voir tout cela!
Quand donc les chameaux auront-ils fini de glousser, près de la source?
Quand donc ce narcisse aura-il achevé de se flétrir?
Prédire est un besoin pour Cornélie. Jadis, elle eût tenu son personnage au fond d'une antre thessalienne et fait figure à côté d'un trépied; maintenant, elle se trouve réduite à des extases plus modestes. Toute jeune, Cornélie tira les cartes et dit la bonne aventure dans les foires de province, sous la surveillance de sa mère, jongleuse de profession; plus tard, ayant gagné la confiance d'un vieillard amoureux et libéral, elle ouvrit, à Montmartre, un petit bureau de divination où l'on se renseignait à peu de frais sur l'avenir; aujourd'hui, elle est chiromancienne, astrologue et un peu prêtresse, fait tourner les tables, évoque les esprits et s'entretient avec les morts.
Cornélie paraît, à la fin des soirées mondaines, vêtue de noir et portant autour du cou tout un arsenal de bijoux cabalistiques à vertus diverses, mais, si répandue que soit Cornélie, ne pensez pas qu'elle dédaigne les anciennes formes de son métier. Elle prophétisera aussi bien en écoutant le récit d'un songe[Pg 206] qu'en lisant dans une main; elle fera le petit jeu avec le même zèle qu'un horoscope, et le marc de café ne l'inspire pas moins sûrement que le vol des oiseaux. Les nuées, les astres, les éclairs, les mille petits incidents de la vie, la couleur des yeux et les esprits des tables lui sont d'un usage aussi familier. Prophétesse, elle l'est continûment. Cornélie prophétise comme elle respire. Les fiançailles, les unions, les ruptures, les réconciliations, les maladies et les morts sont toutes de son domaine. Elle vous dira le billet qu'il faut choisir à la loterie, le numéro gagnant de la roulette, le prénom de votre femme si vous êtes célibataire, et le temps qu'il fera demain si l'agriculture vous intéresse. Les rois n'ont aucun secret pour Cornélie; elle annonce les guerres et flaire de loin le sang d'un crime.
On rétribue largement ses services. Elle a déjà sa voiture, et les bijoux qu'elle porte ne sont point de pacotille. Son amant est un petit jeune homme à gages. Elle lui dit la bonne aventure, chaque soir avant de se coucher, pour fixer la nature de ses songes.
Vraiment, Cornélie croit en elle-même. Pas un instant elle n'a douté de son magique pouvoir. Elle le prouve par mille traits. A tout moment elle consulte les cartes et, quand elle est contente du service, elle les tire à sa femme de chambre.
Sur la dune, un problème m'a, quelques instants, confondu. Ce petit hiéroglyphe, dessiné à mes pieds, m'intrigua fort: quelques minces lignes en creux, lignes fines et curieusement disposées.
Lignes minces! lignes en creux! lignes fines! seriez-vous un cryptogramme, une amoureuse correspondance qui marquerait des rendez-vous?
Petites rides! vous ressemblez à des rides de jeune vieille. Seriez-vous l'empreinte d'une corolle de narcisse que les brises auraient tourmentée?
Nervures grêles d'une feuille! on dirait que de sa baguette, une fée a touché le sable et que sa main tremblait un peu, ou qu'une étoile du ciel, la nuit dernière, s'est mirée en ce lieu, trop longuement.
J'étudie, je considère, je songe, et, même en songeant, je ne trouve rien...
Suis-je sot!... Avant que je n'eusse passé, sans doute que... pfuitt!... une gerboise avait fui.
Pourquoi rêver toujours de l'avenir, pourquoi se composer un lendemain quand, à si peu de frais, il t'est permis de te composer un beau passé?—Présumer au lieu de revivre!... Quelle folie! Se fier à l'espoir en place d'évoquer!... Oh! la naïve impertinence! Tu rêves d'ivresses futures... Que ne rêves-tu de l'ivresse autrefois ressentie? Les sillons d'hier enferment leur semence... que sais-tu des sillons de demain? D'ailleurs... expliquons-nous.
Un souvenir n'est pas, comme on l'entend à l'ordinaire, le reflet d'une aventure échue, mais bien un rêve que l'on place dans son passé. Or un fait du passé peut toujours être arrangé, complété, drapé, fardé; un fait historique peut toujours devenir légendaire. Faisons ainsi pour le souvenir. Donne-lui bonne figure, habille-le, couvre-le de bijoux et de broderies, rends-le brillant, pur, somptueux et beau.
Certes, il ne faut pas l'inventer de toutes pièces, car il risquerait alors de s'effondrer comme une maison[Pg 209] bâtie avec des matériaux de fortune, mais si tu prends des actes de ta vie dont tu penses être certain, transforme-les, à ton gré, en œuvres d'art, éclaire-les de mille façons diverses, rajeunis-les, donne-leur un visage plaisant et fais-les sourire.—Ainsi tu te composeras d'anciennes douleurs, des douleurs nobles et bienfaisantes, avec d'anciens petits chagrins et les médiocres plaisirs passés deviendront de magnifiques joies. Et ce sera pour ta vieillesse un précieux trésor.
Qu'importe la vérité d'une aventure si elle nous console mieux sous le masque! La vie ne suffit pas à nourrir richement notre mémoire. Il faut encore la fertiliser, l'embellir, imaginer ce que l'on a déjà vécu et bâtir ainsi un palais pour y vieillir plus tard. Cette œuvre a des chances de durer au lieu qu'un souvenir nu est éphémère.
Les faits du passé ne sont que les moellons grossiers de l'édifice... Travaille! va construire le palais de tes vieux jours!
«C'était à l'époque où toutes les femmes de la terre étaient encore noires.
«Un jour, Mahou, le grand dieu, s'ennuyait tellement qu'il eût donné le tonnerre même pour s'ennuyer moins. Il tâcha donc de se distraire. D'abord, il fit crever un affreux orage, mais cela ne fut d'aucun bénéfice; puis il fit déborder une rivière, mais, lorsqu'enfin elle fut rentrée dans son lit, Mahou s'ennuyait tout autant. Alors il voulut regarder des femmes, et, pour mieux les voir, il donna l'ordre à toutes les femmes de la terre de se rassembler, puis de se tenir côte à côte, sur une même ligne, devant lui. Il y en avait là de belles qui plaisaient par leurs fesses charnues et leurs seins lourds, et il y en avait aussi de laides, toutes maigres et toutes plates.
«Cela m'ennuie, leur dit-il, de vous voir si semblables par la couleur. Ecoutez-moi bien. Il se trouve, au bout de la plaine, un petit lac. Celles de vous qui pourront s'y baigner deviendront blanches aussitôt.[Pg 211] Vous partirez donc au signal que je vous donnerai, en rivalisant de vitesse.»
«Or, il advint ceci, que les belles femmes, qui avaient des fesses charnues et de gros seins, ne purent, au signal que leur donna Mahou par un coup de tonnerre, courir aussi vite que les femmes maigres, anguleuses et laides. Celles-ci gagnèrent la course. Elles se trempèrent dans les eaux du lac et devinrent blanches, mais elles se trempèrent si complètement et en si grand nombre que le lac déborda et, quand arrivèrent les belles femmes, un peu essoufflées d'avoir tant couru, il ne restait plus d'eau du tout. Elles ne purent que poser les paumes de leurs mains et les plantes de leurs pieds sur la boue qui restait au fond; c'est pour cela que cette partie de leur corps est plus claire... Cependant les femmes blanches savent bien qu'elles sont maigres et laides, car, depuis lors, elles n'osent plus se promener toutes nues et, pour trouver un mari, elles doivent faire mille grimaces, au lieu que la femme noire n'a qu'à se montrer.»
Tel est à peu près le récit que me fit, hier, Moussa, mon domestique nègre. Quand il eut achevé, il s'en fut graisser mes bottes dans un coin de la pièce, mais il se retournait, de temps en temps, et me regardait, avec un petit sourire à la fois ironique et puéril.
J'ouvre ma fenêtre, et tout le matin entre chez moi. La rue m'offre sa fièvre, la brise sa caresse, et le ciel son azur. L'air chante, l'air m'appelle. Je sens qu'il faut me donner au monde en un don joyeux... Pourtant je n'ose.
Ne puis-je donc sortir? Ne puis-je me mêler à tout cela qui vit, se passionne, et se hâte toujours de désirer? Ne puis-je me perdre dans la foule des passants? respirer avec eux, partager leurs plaisirs, pleurer de leurs douleurs?
C'est inutile. Résignons-nous. Il est superflu d'ébaucher même une tentative. Renonçons. Jamais je ne pourrai. Le vieux cauchemar qui habite à mes côtés, qui m'habite aux mauvaises minutes, m'en empêchera toujours. J'ai peur que les passants de la rue ne me reconnaissent pas pour un des leurs, qu'ils ne se détournent, qu'ils ne m'aperçoivent même pas.
Non, aujourd'hui encore, je ne sortirai qu'un instant, lorsque la nuit sera tout à fait close, pour acheter[Pg 213] un paquet de cigarettes, au coin de la rue, et je vivrai, un jour de plus, entre mon bureau et ma fenêtre, mon bureau où dort, dans sa gaine de drap, un petit revolver chargé que je nettoie chaque matin, et ma fenêtre qui me fait un cadre et me présente au monde comme une image peinte, une image fortement peinte sur sa toile et qui jamais ne s'échappera.
C'était un soir des temps à venir.
L'homme avait, depuis des siècles, conquis les flots de la mer, asservi les courants du ciel, fait résonner de sa voix les plus profondes cavernes et déchiré la robe, réputée intangible, des flammes toujours mouvantes.—Voici qu'il entreprenait de connaître Dieu.
Or Simon, tenu pour le plus sage d'entre les sages, s'était arrêté, un instant, dans sa recherche et regardait le chemin parcouru depuis que, petit enfant, il balbutiait les premières sciences, avant de s'endormir sous le regard des constellations.—Il touchait au but que s'était proposé la nature humaine, et, saisi par une façon de lâcheté métaphysique, il voulait retarder encore ce geste qui dévoilerait l'inconnaissable.
Le Temps pouvait briser son attribut, la faux, ancien effroi de l'homme, et retenir la minute prête à prendre son vol, car Simon allait forcer le coffret du rêve où Dieu se tient enclos.—Il hésitait cependant.
Par la fenêtre ouverte, il pouvait voir une prairie que la lune rendait blanche et quelques beaux arbres qui échangeaient des murmures.
La plainte monotone d'un oiseau de nuit passait et repassait, sans qu'on vît l'oiseau.
Vers le milieu du ciel, des nuages se fondaient dans l'azur scintillant d'alentour et, bientôt, on ne les apercevait plus.
Ces tendres brises qui suivent le crépuscule pénétraient la frondaison d'un tremble, et tout le tremble chuchotait des paroles mystérieuses, comme une femme que visite le regard de son enfant.
Simon soupira.
Lui serait-il permis, plus tard, de contempler les choses de la terre avec une aussi paisible joie? Leur influence consolatrice n'était-elle point due à leur mystère même? Il reprochait à la divinité de s'être ainsi laissé traquer en un dernier repaire, comme, jadis, le dernier fauve en sa dernière forêt.
Et, d'un sourire triste, Simon souriait au tremble frissonnant, des feuilles duquel s'évaporait une exquise mélodie qui l'émouvait bien, mais qu'il ne savait comprendre.
Tout cela lui était inconnu.
Les arbres, les flammes, les ruisseaux n'étaient pas de son domaine, car, dès son plus jeune âge, Simon avait été voué à la seule connaissance de Dieu.
Ces mille problèmes qui servaient de fondement[Pg 216] au sien, il n'en savait ni les facteurs, ni l'énoncé, ni la méthode de résolution. D'autres hommes avaient assumé cette tâche et l'avaient menée à sa fin; d'autres hommes avaient usé leur vie à définir les objets réels, leurs premiers rapports et leurs rapports secondaires, mais Simon, étant la dernière pierre de la pyramide, ignorait le granit de sa base et n'avait jamais manié que les suprêmes connaissances, puisqu'il était voué à la seule connaissance de Dieu.
Et, tandis qu'il admirait en profane le tremble musical, Simon se sentait parcouru d'un tumultueux désir, désir de savoir les choses simples de la nature, qui étaient tombées depuis longtemps dans le gouffre du connu, et pourquoi les abeilles butinent, et pourquoi les étoiles ressemblent à des yeux qui sourient. Mais tout cela, et d'autres perfections encore, n'était point de son royaume.
Il ne pourrait apprécier justement la qualité des brises, ni la plainte obscure du feuillage qu'un trouble agite. L'aube, dans laquelle il sentait parfois, après les longues veillées, la récompense d'une attente dans l'ombre, n'aurait jamais pour lui qu'une douceur indéterminée, et quelle ironie de penser que l'homme qui allait faire rendre gorge au dernier mystère se servait d'un gantelet fourbi par d'autres et qu'il ignorait la façon dont cette arme avait été forgée!
Ainsi, comme grandissait son orgueil, le plus grand orgueil qu'un homme eût ressenti, Simon était tout[Pg 217] pénétré de mélancolie en songeant à son indignité. De cette indignité, il n'était point responsable, puisque son destin lui avait été imposé, et sa douleur n'en devenait que plus vive lorsqu'il se regardait lui-même, lui, Simon, l'homme qui allait connaître l'infini de Dieu et qui ne connaissait rien du monde innombrable de la création.
L'immense humanité qui pourrissait et se desséchait dans les tombes l'avait choisi comme gladiateur. Elle l'avait pris d'une belle carrure, d'un courage éprouvé; elle l'avait bien nourri de l'idée de son devoir, elle l'avait bien équipé et, maintenant, elle lui disait:
«Marche en avant! va combattre la Bête! saisis-la d'une étreinte forte et fais-lui cracher son énigme! Ne pense plus! Agis comme un esclave, l'esclave d'un peuple d'ossements!»
A cette minute, Simon fut près de la révolte, mais dans le temps qu'une ancienne légende, jadis célèbre, revenait à son esprit, il songea que chaque révélation nouvelle implique un sacrifice et qu'il faut s'immoler comme première victime aux vérités que l'on veut concevoir. Tout de même que le hurlement de nos mères nous a rendus forts, c'est l'effusion du sang des prophètes qui a fécondé la parole des dieux, car le rêve vient puiser sa vie aux plaies de la douleur.
De nouveau, Simon étendit la main vers ce coffret où Dieu était pris au piège. Encore une fois, il s'arrêta.[Pg 218] Un rayon venait de l'éblouir, un rayon mince et blanc qui partait de la rivière comme un trait d'argent.
Simon pensa:
«Sans doute, un objet brillant est-il tombé dans l'eau. Ce n'est rien... ce n'est qu'un objet brillant qui est tombé dans l'eau, et qui m'a ébloui!»
Puis, se reprenant, il pensa que, la réflexion d'un rayon de lune eût été pareille. Sa main tendue vers le coffret retomba et Simon fut abattu par une soudaine inquiétude.
Il ne savait donc pas la cause du plus simple accident naturel! Le problème suscité par ce rayon blanc, il l'avait aussitôt résolu, mais peut-être inexactement. Alors, de quel droit pouvait-il révéler la connaissance de Dieu?
Si, dans les temps anciens, une seule, la plus négligeable, la plus infime des choses avait été mal observée, si, tout au début du monde, l'enfant qui déduisit le premier rapport s'était leurré d'une apparence, pouvait-il, lui, Simon, résoudre ce problème dont des peuples d'hommes avaient peut-être élaboré faussement l'énoncé?
La multitude silencieuse des morts l'avait chargé de traquer Dieu dans son dernier repaire. Trouverait-il Dieu, ou bien, en place de Dieu, une petite erreur devenue monstrueuse, hydre aux cent têtes que les légendes annoncèrent?
Et Simon, après le suprême orgueil et le suprême[Pg 219] abattement, connut une angoisse plus grande que celle de Dieu même, lorsque son fils agonisait sur la croix.
Alors, il ferma les yeux, saisit le coffret, l'ouvrit, et, laissant l'idée divine s'échapper de nouveau dans l'univers pour repaître de rêves les siècles à venir, il cria dans la nuit aux peuples qui attendaient.
«Non! la connaissance de Dieu ne peut être atteinte! Les prémisses sont fausses.
«Recommencez!»
Il pleut et je te regarde, tendrement, jusqu'au fond des yeux. Les gouttes ont noyé la poussière et lavé les frondaisons. Elles frappent, avec une persévérance inlassable, le toit du petit kiosque où nous nous sommes réfugiés. De temps en temps, un oiseau rappelle sa présence par une petite plainte mouillée. Quelques mouches vertes bourdonnent autour de nous. Entre deux poutrelles, une araignée tisse à nouveau sa toile qu'un vent coulis endommagea.—Nous nous regardons toujours, et parfois tu me souris. La belle pluie crée une façon de silence autour de notre amour. Nous sommes heureux. Nous voulons être heureux... mais, soudain, tu as pensé que, si je n'étais auprès de toi, en ce moment, je pourrais souffrir de la pluie bienveillante, là-bas, tout au loin, sur le bord d'une rizière désolée, et que je grelotterais dans ma solitude, sans fleurs, sans opium, sans soleil, sans amis... Alors, une tristesse si vive s'est épanchée en toi que je l'ai vue sourdre, au bord de tes paupières, par deux larmes.
Comment sont-ils venus s'échouer ici?
Je les ai trouvés dans un café-concert en plein vent où les badauds de la ville se réunissent. Cela est mal éclairé par quelques lumignons, mais, quand la lune est pleine, on y voit clair. Sous les arbres, des boutiquiers, de petits employés, quelques mulâtres, boivent des bocks et des menthes à l'eau. Un garçon sale, mal rasé, fait le service et affecte un empressement inutile. Des enfants nègres grouillent par terre. Trois femmes sont attablées avec des officiers qui demain rentreront en France. Elles représentent Cythère. Soudain, un piano prélude, et, tout aussitôt, on applaudit.
Sur la petite scène en planches, une femme vient de paraître. Je la regarde, un peu étonné. Ce n'est plus la chanteuse qui hurlait des obscénités, il y a quelques instants, en relevant un jupon mauve sur des cuisses pénibles à voir. C'est tout autre chose.
Quarante ans, je pense. Un corps quelque peu[Pg 222] lourd, en robe de ville; un joli visage frais, un délicieux sourire. Elle chante. Sa voix n'est pas éraillée, mais j'y sens de la fatigue. Cette femme a su chanter. Elle nous dit, de façon vive, presque sans gestes, délicatement, une chanson fort plaisante. Elle fait rire... mieux: elle fait sourire. Le public se réveille. On l'applaudit parce qu'on l'aime. Les consommateurs sont debout et chacun crie:
«Coco! Coco!»
Alors le pianiste se lève. Il est l'auteur des paroles et de la musique. La femme chante encore deux fois, puis elle vient s'asseoir dans le café et, bientôt, le pianiste la rejoint.
Ils m'intriguent. Il y a chez ces deux êtres une manière de propreté, de décence, qui m'étonne. Un officier que je connais va causer avec eux. Cet homme qui rentre du Soudan après trois ans de campagne, qu'une femme blanche affole et qui ne peut voir de la chair nue sans y poser sa bouche, parle au pianiste et à la chanteuse avec une politesse scrupuleuse qui me plaît. Je me fais présenter à Coco et à Lisbeth; tels sont leurs noms «au théâtre». Nous causons, et, peu à peu, tout un petit drame se dévoile.
Lisbeth et Coco sont mariés depuis longtemps. Ils tinrent jadis un «cabaret artistique» à Montmartre. Coco écrivait des chansons et des mélodies que chantait Lisbeth. Puis, tout soudain, ce fut la ruine. Ils[Pg 223] partirent. De colonie en colonie, ils ont fini par se fixer ici. Jamais ils ne se sont séparés. Coco ne peut vivre sans Lisbeth, ni Lisbeth sans Coco. Ils s'accordent, ils se complètent, ils sont une dualité. Coco s'est usé à jouer des ritournelles. Lisbeth a perdu sa voix. Qu'importe! ils vieilliront ensemble.
Peut-être les verra-t-on rentrer, un jour, à Paris. Ils font des économies, dans ce seul but: revoir Montmartre, les camarades, les brasseries, les rues familières. Ils s'aiment. Ils doivent s'être toujours aimés. Coco regarde Lisbeth avec une tendresse indubitable et Lisbeth sourit pour répondre au sourire. Elle soigne beaucoup ce corps presque détruit et jadis tant convoité, dont Coco ne fut jamais las, et il reste à ce corps je ne sais quoi d'émouvant. Ils s'aiment. Ce sont deux âmes nettes et propres.
La représentation est finie. Le jardin se vide. Nous restons encore, parlant de Paris, et, comme je leur dis mon désir d'entendre un peu de musique, Lisbeth et Coco veulent me remercier de ce désir, et Coco me joue une étude de Chopin qu'il préfère à toutes les autres et, dans l'ombre bleue du jardin désert, Lisbeth me chante des chansons de Verlaine.
Oui, c'est bien moi.—Reconnais-moi; je suis comme il y a dix ans, tout à fait le même, du moins, il me semble.—Voici, je te salue, mon ami. Ne pense pas qu'un étranger se soit arrêté devant ta tombe!
O mon vieux! je t'en prie! comprends bien que c'est moi!
Je ne suis pas venu te voir, l'année dernière, mais il faut me pardonner. J'avais, en somme, beaucoup d'affaires. Toi qui es mort et qui jouis de cette belle suspension d'hostilités, tu ne te doutes plus de la quantité d'actions inutiles qui mangent la vie de nous autres vivants... et, dans cette vie, les morts, les morts les plus chers, tiennent si peu de place!
Ma dernière visite, je te l'ai faite pendant l'hiver de... je ne sais plus au juste... enfin... il y a déjà quelque temps. Il faisait froid, très froid, et bien que j'eusse mis un gros manteau, je grelottais, debout devant ce marbre où le jour de ta mort est inscrit. Je tremblais tellement que mes souvenirs eux-mêmes semblaient gelés et que je me rappelais à peine[Pg 225] les heures où, devant moi, tu avais vécu ta belle existence.
Aujourd'hui, mon pauvre ami, il fait un merveilleux temps d'arrière-saison, un temps clair, tendrement aéré par des souffles qui nous apportent, qui m'apportent, devrais-je dire, une érotique et somnifère senteur de pin.—C'est un splendide jour.
Parlons de toi, veux-tu?
Te doutes-tu que la brise est libre comme l'était ton rire?... te doutes-tu?... Ah! Dieu pitoyable!
Je ne sais pas si tu m'écoutes, si tu m'entends—non, je ne le sais pas avec certitude, mais qu'importe, puisque je te parle et que, peut-être, tu me réponds!
Dans le temps, lorsque nous nous promenions dans la colline et que tu causais avec les arbres, puérilement, les passants pouvaient croire que tu agissais comme un fou, mais je gage bien que celles des branches auxquelles tu t'adressais et qui vivent encore, te sont reconnaissantes du bruit de tes paroles, et c'est pour cela qu'au-dessus de ta tombe, semble toujours flotter un peu de musique.
Oui, mon ami, il fait beau, tu étais bon, et je sais que, l'un à l'autre, nous nous manquons beaucoup.
Je ne te dédie pas cette page de prose, car tu sens bien qu'elle est écrite pour toi seul. Que les autres ne le sachent pas, cela me fait plutôt plaisir.
Allons! assez causé, mon ami!
Mais, crois-moi! ne regrette pas trop le monde, ce monde des vivants. Il est tout aussi sale qu'au jour où tu l'as quitté si subitement.—Rien ne s'est amélioré: ni les hommes, ni les choses. Quant aux bêtes, je ne sais pas! Seuls quelques morts ont gagné un peu de gloire, dans nos souvenirs. Toi dont la dépouille participe maintenant à la vie inconsciente de la terre, tu as peut-être réalisé ce que notre vie a su jusqu'à présent donner de mieux: une promesse.
Malheureux corps réduit de mon meilleur ami! je ne viendrai plus ici avant longtemps. On s'habitue aux pires choses et je veux, lorsque je rends visite à tes ossements blancs, conserver cette sensation étrange de descendre vers toi jusque dans la farouche mort.
LIVRE PREMIER
1.—Le jugement de Pâris
2.—La jetée-promenade
3.—Le vieux citron
4.—Projet pour demain soir
5.—L'insomnie des morts
6.—Parfums
7.—Pour la lune
8.—Le Voyageur
9.—Corinne
10.—Le priape
11.—L'escalier rose
12.—Prière au vent
13.—Danse chantée
14.—Nocturne
15.—Inscription trouvée sur un vieux mur
16.—Capripèdes africains
[Pg 230]17.—Les cloches
18.—Bonheur parfait
19.—Trois strophes
20.—L'exode
LIVRE DEUXIÈME
21.—Dans le marché
22.—Un monde meilleur
23.—Les yeux
24.—Un testament
25.—Le cerisier
26.—Clitandre
27.—Alternance
28.—La leçon de musique
29.—Don de la grenade
30.—Deux candeurs
31.—Le miroir
32.—A la fenêtre
33.—Le faune mort
34.—Ciel gris
35.—La douzaine
36.—Vocables
37.—La visite
38.—L'inconstant
39.—La tragédienne
40.—Un petit monde
LIVRE TROISIÈME
[Pg 231]41.—A un barriste
42.—Narcisse dissimulé
43.—Un ancien regard
44.—Lettres d'amour
45.—Le nom
46.—Le serpent bleu
47.—La valeur des maximes
48.—Hymne
49.—Dans la rivière
50.—Voix qui montent
51.—Bohémienne
52.—Le passé
53.—Les grands serments
54.—Conseil
55.—Fehl Yasmîn
56.—Vieille histoire
57.—Cléonice
58.—Une agonie
59.—Sur une plage
60.—Monologue dramatique
LIVRE QUATRIÈME
61.—Le prix de la jeunesse
62.—Apaisement
63.—L'absente
64.—Edition expurgée
65.—Spleen au café
66.—Inscription trouvée sur un chêne
[Pg 232]67.—A propos de Pierrot
68.—En attendant l'amour
69.—Baigneuse
70.—Le sombre visage
71.—Licaste
72.—La mort du magicien
73.—Conversation
74.—Un homme heureux
75.—Sémitisme
76.—Les messages
77.—Coup de soleil
78.—Pensée subite
79.—Cela
80.—La pluie au soleil
LIVRE CINQUIÈME
81.—Un amateur
82.—Fumée interdite
83.—Paroles de Fanchon
84.—L'étang mort
85.—Euterpe
86.—Un Monticelli
87.—En sommeil
88.—Les maisons de retraite
89.—Elle et son enfant triste
90.—Imité du persan
91.—Spleen oriental
92.—Cornélie
[Pg 233]93.—Problème
94.—Les vrais souvenirs
95.—Un point de vue
96.—Matin
97.—La connaissance de Dieu
98.—Sous la pluie
99.—Lisbeth et Coco
100.—Au cimetière
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