The Project Gutenberg EBook of Le baiser au lépreux, by François Mauriac

This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
whatsoever.  You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
www.gutenberg.org.  If you are not located in the United States, you'll have
to check the laws of the country where you are located before using this ebook.

Title: Le baiser au lépreux

Author: François Mauriac

Release Date: March 5, 2016 [EBook #51372]

Language: French

Character set encoding: UTF-8

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BAISER AU LÉPREUX ***




Produced by Winston Smith. Images from the Internet Archive.





LE BAISER AU LÉPREUX


«LES CAHIERS VERTS»

PUBLIÉS SOUS LA DIRECTION DE DANIEL HALÉVY

LE BAISER AU LÉPREUX

PAR
FRANÇOIS MAURIAC

précédé d'une lettre de DANIEL HALÉVY a FRANÇOIS MAURIAC et d'un hommage de J.-J. THARAUD à HENRI GENET.

PARIS

BERNARD GRASSET, ÉDITEUR

61, RUE DES SAINTS-PÈRES, PARIS, 6e

1922


CE HUITIÈME CAHIER, LE PREMIER DE L'ANNÉE MIL NEUF CENT VINGT-DEUX, A ÉTÉ TIRÉ A SIX MILLE SEPT CENT TRENTE EXEMPLAIRES DONT TRENTE EXEMPLAIRES SUR PAPIER VERT LUMIÈRE NUMÉROTÉS DE I A XXX; CENT EXEMPLAIRES SUR VÉLIN PUR FIL LAFUMA, NUMÉROTÉS DE XXXI A CXXX, ET 6.600 EXEMPLAIRES SUR VERGÉ BOUFFANT NUMÉROTÉS DE 131 A 6.730.

1,541


LETTRE A FRANÇOIS MAURIAC

Vous m'avez demandé, mon cher Mauriac, une préface pour votre conte. Non, vous ai-je répondu, à quoi bon? Un conte se lit, se donne à lire; on le rejette ou l'apprécie, et cela dit tout. Si des considérations critiques l'accompagnent, elles ne pourront qu'encombrer, qu'indisposer le lecteur. Sur moi du moins elles feraient cet effet.

Mais écoutez; puisque vous avez eu cette idée d'une sorte de préliminaire à votre récit, laissez-moi vous faire une proposition: elle est un peu sévère, je crois que vous l'agréerez pourtant.

Nous venons de perdre un ami que nous estimions tous pour son amour des lettres. Il n'avait jamais beaucoup écrit, il écrivait de moins en moins. Mais il lisait de plus en plus, il lisait admirablement. Il avait la sévérité, la bienveillance, les qualités exquises. S'il vivait aujourd'hui, je me ferais une fête de lui porter votre conte et de lui dire: «Lisez cela, Genet, je vous prie; et quand vous l'aurez lu vous m'en direz votre pensée.» De cette pensée, j'ose être sûr.

Vous ne le connaissiez pas. Il était votre aîné, et menait une vie fort discrète. Mais je vous l'ai décrit tout entier en vous le qualifiant d'un mot: il était un lecteur. Un lecteur: il faut sans doute être du métier pour savoir ce que signifie pour l'homme qui écrit le comparse invisible qui va le lire et l'écouter; un lecteur: c'est un peu notre affaire de chercher, de rassembler ici tous ceux de cette race... Là-dessus, et sur Henri Genet lui-même, j'en dirais long, si je ne m'en trouvais par ailleurs dispensé. Tharaud, près de son corps, dans cette chambre studieuse aux murs chargés de livres et décorés d'estampes d'où on allait l'emporter devant nous, Tharaud, son ami de toujours, a dit les meilleures paroles. Je les lui ai demandées, il me les a données. Les voici, vous les lirez.

Je vous demande donc, mon cher Mauriac, que vous me laissiez écrire en tête de ce Cahier le nom d'Henri Genet, lettré parfait, lecteur parfait, ami parfait. Je ne saurais, en vérité, vous mieux témoigner le cas que je fais de votre jeune talent.

DANIEL HALÉVY.


HOMMAGE A HENRI GENET

à Madame HENRI GENET.

C'était dimanche soir. Il était en train de lire. Le livre lui tombe des mains. Vous, chère amie, vous accourez, et déjà il n'était plus. Hélas! au long de ces dernières années, que d'amis nous avons vu disparaître, et de quelle mort soudaine! Mais à la guerre, nous étions tous entourés par la mort, quand elle prenait l'un de nous, on s'inclinait sans colère, sans reproche, sans étonnement. Ici, après la tempête, dans la quiétude retrouvée, quand toutes les vies se refont, quand la sienne était si douce, si remplie d'un absolu bonheur près de vous qu'il adorait et qui lui rendiez si bien tout l'amour qu'il avait pour vous, cette irruption du malheur dans la paix de votre maison, cela a quelque chose de révoltant et de sauvage que notre cœur ne peut accepter. Et cependant, quand nous réfléchissons, notre stupeur s'émousse et nous comprenons bien que nous devons l'ajouter, lui aussi, à la longue liste de ces amis si chers que la guerre nous a pris. Il s'est usé dans ces relèves de Verdun, où ses hommes le voyaient tomber deux et trois fois, à bout de force et se relevant toujours avec cette volonté de faire très simplement, mais fermement, ce qu'il devait. Depuis ces mauvais jours, sa santé profondément altérée avait pu nous faire illusion. L'an passé, en Bretagne, son organisme ranimé par le doux air de la Rance, la tendresse et l'amitié, semblait avoir surmonté les maléfices qui nous avaient inquiété. Une occupation de son goût et bien adaptée à son esprit paraissait de nature à compléter sa guérison. Il ne ressentait plus ces malaises qui, un moment, avaient jeté leur ombre sur votre bonheur à tous les deux, et ce retour à la vie l'enchantait. Hier encore, il vous disait, chère amie, que jamais il n'avait pris tant de plaisir à marcher dans Paris, dans l'allégresse de ces beaux froids d'hiver. Il n'y avait là qu'une illusion, une tromperie de la nature pour rendre notre chagrin plus amer. L'usure secrète était trop grande; la guerre n'était pas encore finie; les maléfices continuaient leur travail; et l'autre soir son destin est venu le surprendre dans sa rêverie habituelle, un volume à la main, sous la paisible lumière de sa lampe, dans sa veste de velours, de vieil ami des livres. Je ne sais quoi de mystérieux a posé la main sur son cœur et n'a pas voulu lui permettre de finir la page commencée.

Dans cette chambre qu'il va quitter pour toujours, il est encore au milieu de son petit univers. Voici ses livres que depuis sa jeunesse, depuis que nous nous connaissons, je l'ai vu rassembler, un par un, avec un goût si parfait, et sur lesquels il s'est penché avec une sensibilité exquise. Il a réuni là, pour en faire sa compagnie ordinaire, tout ce que la pensée de notre race a produit de plus délié et de plus vigoureux. Au jour le jour, il lisait les œuvres périssables, incertaines, dont le mérite est difficile à saisir. Il ne les conservait pas toutes; mais si vous regardiez ces rayons, vous seriez frappé de voir avec quelle sûreté et quelle juste divination du talent il a su retenir, dans cette immense production mouvante, ce qu'il y avait de meilleur. Et aujourd'hui, pour lui dire un dernier mot d'amitié, toutes les pensées de ses livres se penchent sur lui, avec nous; nous les sentons qui nous pressent et associent à nos tristesses leur grave musique silencieuse.

Ce qui distinguait notre ami, c'était une modestie excessive. Personne ne s'est plus méfié de lui-même. Que de fois, par exemple, je l'ai poussé à écrire les récits qu'il me faisait de sa vie de collège—une vie de petit pensionnaire, qui sortait rarement, et où son besoin de tendresse ne trouvait guère son compte. C'était des récits étonnants de sensibilité et de grâce, où il faisait surgir, d'une poussière de cour de lycée, tant de vieilles figures, que j'avais connues moi aussi, mais qui s'étaient effacées de mon esprit. Sa mémoire à lui les gardait avec toute la force que donne au souvenir une tendre imagination de petit enfant prisonnier. Sur notre chemin d'écolier, depuis les courants d'air de la porte jusqu'aux salles silencieuses et bien aérées, où glissaient les chaussons des bonnes sœurs, c'était tout un petit monde un peu fêlé par le temps, portant sur lui déjà un parfum d'humanité disparue, qu'il animait d'une verve charmante. Rien qu'en s'écoutant lui-même il eût écrit, j'en suis sûr, quelque chose de comparable, mais dans le registre de la tendresse, enfant de Jules Vallès, qui était un de ses livres de prédilection.

Perdu dans l'admiration des autres, il achevait de laisser tout à fait ce très peu de confiance qu'il s'accordait à lui-même; et quelquefois, surpris de ne sentir en lui que complaisance et générosité pour la pensée d'autrui, il se demandait: Quelle est donc mon utilité? que fais-je ici, et à quoi bon?... Je vais te le dire, cher ami.

Tu remplissais parmi nous un rôle, qui ne peut être tenu que par de rares esprits. Dans un monde tourmenté par le souci quotidien ou la poursuite de très vulgaires plaisirs, tu étais celui qui maintient le goût passionné de la lecture et de la méditation; tu étais celui qui accueille les pensées qui se forment à tous les points de l'horizon; le lecteur inconnu, auquel tout artiste s'adresse; le confident et le soutien de travaux et de rêveries qui, si tu n'existais pas, se renonceraient vite elles-mêmes. Sans le savoir, seul dans ta chambre, ton émotion ou ton sourire ont rassuré mainte inquiétude. S'il n'y avait pas des esprits comme le tien, il n'y aurait bientôt plus de littérature véritable. On n'écrirait que pour la rue, et l'art n'est fait, en vérité, que pour l'étroit espace d'une chambre fermée, où règne un homme comme toi.

Ah! comme tu avais tort, cher ami, de te désespérer parfois! Ton rôle magnifique, tu ne le voyais pas. C'était d'entretenir, par mille voies que nous ne pouvons discerner, des enthousiasmes qui, autrement, finiraient par mourir dans un silence glacé.

Pour nous, tes vieux amis, nous n'avons guère écrit de pages sans avoir pensé à toi. Dans tous les endroits du monde où nous sommes passés, l'idée de t'amuser un jour du spectacle de notre plaisir nous a toujours accompagnés. Et quand nous songions à Paris, c'était très vite ton visage, si loyal et si fin, qui nous apparaissait. Qu'est-ce que Paris, de loin? Quelques esprits, quelques clous d'or sur une poussière lumineuse. Tu étais un de ces clous d'or auxquels nous suspendions nos rêves. Toi, le moins assuré, plus défiant des hommes pour toi-même, tu avais le secret de nous donner confiance en nous.

Ma chère Hélène, que de soirées vous avez passées dans cette pièce à écouter Henri vous lire les livres qu'il aimait, sa belle voix et le sentiment si juste qu'il avait de toutes les nuances d'un texte. Lire une belle chose à voix basse, pour lui ce n'était pas assez. Un mot n'était un mot que lorsqu'il faisait vibrer dans l'air son timbre musical, et que vous l'enrichissiez, au passage, de votre émotion féminine. Hélas! nous ne verrons plus les mots et les pensées se former sur ses lèvres, qui, plus encore que ses yeux, étaient l'expression de son visage. Il y a un triste bonheur à regarder jusqu'au fond de son chagrin.

L'heure est venue maintenant d'accompagner notre ami jusqu'à ce beau jardin funèbre, qu'il a toujours beaucoup aimé. Bien des fois, dans le temps où nous habitions ensemble le haut quartier de Montrouge, nous nous sommes penchés avec lui pour regarder, à la fenêtre, le grand espace de pierres et de verdures qui s'étendait sous nos yeux. Au milieu des hauts immeubles qui l'enveloppent de toutes parts, nous saisissions d'un regard sans tristesse ce grand lieu calme, blanc et vert, qui à certains jours et sous certaines lumières prenait un si bel air oriental. Henri l'aimait, et très souvent il en faisait sa promenade. Romantique passant, comme on n'en voit plus guère, où allait-il, parmi la foule des tombes inconnues, avec ce bouquet de deux sous, acheté à la petite marchande? Il allait, suivant son humeur et la couleur du temps, chez Baudelaire ou chez Sainte-Beuve, pour leur offrir la fleur de poésie. Touchante offrande, geste antique qu'il accomplissait avec un sourire des lèvres et tout le sérieux de son cœur.

Et nous aussi, mon Henri, nous t'apporterons notre petit bouquet. Les jours où quelque grand enthousiasme, une phrase, un tableau, un beau vers ou quelque belle action des hommes aura mis dans notre esprit ce frémissement qui t'était familier, nous prendrons, à notre tour, le chemin du Montparnasse et nous viendrons t'apporter en offrande le chaud mouvement de notre cœur.

Je voudrais vous parler encore pour retenir plus longtemps notre ami parmi nous; je voudrais trouver le mot magique, qui suspende le temps. Lui, maintenant, il le saurait peut-être. Mais nous, pour quelques jours encore, nous ne sommes que de pauvres hommes, et qui ne savons rien...

Du courage, ma chère Hélène! Que le sentiment du bonheur complet, absolu, que vous avez donné à votre cher mari vous soutienne; et appuyez fortement votre détresse sur la douleur de vos amis.

J.-J. THARAUD.


A LOUIS ARTUS

son admirateur et son ami

F. M.


I

Jean Péloueyre, étendu sur son lit, ouvrit les yeux. Les cigales autour de la maison crépitaient. Comme un liquide métal la lumière coulait à travers les persiennes. Jean Péloueyre, la bouche amère, se leva. Il était si petit que la basse glace du trumeau refléta sa pauvre mine, ses joues creuses, un nez long, au bout pointu, rouge et comme usé, pareil à ces sucres d'orge qu'amincissent, en les suçant, de patients garçons. Les cheveux ras s'avançaient en angle aigu sur son front déjà ridé: une grimace découvrit ses gencives, des dents mauvaises. Bien que jamais il ne se fût tant haï, il s'adressa à lui-même de pitoyables paroles: «Sors, promène-toi, pauvre Jean Péloueyre!» et il caressait de la main une mâchoire mal rasée. Mais comment sortir sans éveiller son père? Entre une heure et quatre heures, M. Jérôme Péloueyre exigeait un silence solennel: ce temps sacré de son repos l'aidait à ne pas mourir de nocturnes insomnies. Sa sieste engourdissait la maison: pas une porte ne devait se fermer ni s'ouvrir, pas une parole ni un éternuement troubler le prodigieux silence à quoi, après dix ans de supplications et de plaintes, il avait dressé Jean, les domestiques, les passants eux-mêmes accoutumés sous ses fenêtres à baisser la voix. Les carrioles évitaient par un détour de rouler devant sa porte. En dépit de cette complicité autour de son sommeil, à peine éveillé, M. Jérôme en accusait un choc d'assiettes, un aboi, une toux. Etait-il persuadé qu'un absolu silence lui eût assuré un repos sans fin relié à la mort comme à l'Océan un fleuve? Toujours mal réveillé et grelottant même durant la canicule, il s'asseyait avec un livre près du feu de la cuisine; son crâne chauve reflétait la flamme; Cadette vaquait à ses sauces sans prêter au maître plus d'attention qu'aux jambons des solives. Lui, au contraire, observait la vieille paysanne, admirant que, née sous Louis-Philippe, des révolutions, des guerres, de tant d'histoire, elle n'eût rien connu, hors le cochon qu'elle nourrissait et de qui la mort à chaque Noël, humectait de chiches larmes ses yeux chassieux.

En dépit de la sieste paternelle, la fournaise extérieure attira Jean Péloueyre; d'abord elle l'assurait d'une solitude: au long de la mince ligne d'ombre des maisons, il glisserait sans qu'aucun rire fusât des seuils où les filles cousent. Sa fuite misérable suscitait la moquerie des femmes; mais elles dorment encore environ la deuxième heure après midi, suantes et geignantes à cause des mouches. Il ouvrit, sans qu'elle grinçât, la porte huilée, traversa le vestibule où les placards déversent leur odeur de confitures et de moisissure, la cuisine ses relents de graisse. Ses espadrilles, on eût dit qu'elles ajoutaient au silence. Il décrocha sous une tête de sanglier son calibre 24 connu de toutes les pies du canton: Jean Péloueyre était un ennemi juré des pies. Plusieurs générations avaient laissé des cannes dans le porte-cannes: la canne-fusil du grand-oncle Ousilanne, la canne à pêche et la canne à épée du grand-père Lapeignine et celles dont les bouts ferrés rappelaient des villégiatures à Bagnères-de-Bigorre. Un héron empaillé ornait une crédence.

Jean sortit. Comme l'eau d'une piscine, la chaleur s'ouvrit et se referma sur lui. Il fut au moment d'aller à l'endroit où le ruisseau, près de traverser le village, concentre sous un bois d'aulnes son haleine glacée, l'odeur des sources. Mais des moustiques, la veille, l'y avaient harcelé; puis son désir était d'adresser une parole à quelque être vivant. Alors il se dirigea vers le logis du Docteur Pieuchon de qui le fils Robert, étudiant en médecine, était revenu ce matin même pour les vacances.

Rien ne vivait, rien ne semblait vivre; mais à travers les volets mi-clos, parfois le soleil allumait des besicles relevées sur un front de vieille. Jean Péloueyre marcha entre deux murs aveugles de jardins. Ce passage lui était cher parce qu'aucun œil ne s'y embusquait et qu'il s'y pouvait livrer à ses méditations. Méditer, chez lui, n'allait pas sans contractions du front, gestes, rires, vers déclamés—toute une pantomime dont le bourg se gaussait. Ici, les arbres indulgents se refermaient sur ses solitaires colloques. Ah! pourtant qu'il eût préféré l'enchevêtrement des rues d'une grande ville où, sans que se retournent les passants, on peut se parler à soi-même! Du moins, Daniel Trasis, dans ses lettres, l'assurait à Jean Péloueyre. Ce camarade, contre le gré de sa famille, s'était, à Paris, «lancé dans la littérature». Jean l'imaginait, le corps ramassé, puis bondissant dans la cohue parisienne, s'y enfonçant comme un plongeur; sans doute y nageait-il maintenant, haletait-il vers des buts précis: fortune, gloire, amour, tous les fruits défendus à ta bouche, Jean Péloueyre!

A pas feutrés, il entra chez le docteur. La servante lui dit que ces messieurs avaient déjeuné en ville; Jean résolut d'attendre le fils Pieuchon de qui la chambre ouvrait sur le vestibule. Cette chambre lui ressemblait au point que l'ayant vue, on ne souhaitait plus d'en connaître l'hôte: au mur, râtelier de pipes, affiches du bal des étudiants; sur la table, une tête de mort insultée par un brûle-gueule; des livres achetés pour les loisirs des vacances: Aphrodite, l'Orgie Latine, Le Jardin des Supplices, Le Journal d'une Femme de Chambre. Les Morceaux choisis de Nietzsche attirèrent Jean: il les feuilleta. Une odeur de vêtements dont un étudiant s'est servi l'été venait de la malle ouverte. Alors Jean Péloueyre lut ceci: «Qu'est-ce qui est bon?—Tout ce qui exalte en l'homme le sentiment de puissance, la volonté de puissance, la puissance elle-même. Qu'est-ce qui est mauvais?—Tout ce qui a sa racine dans la faiblesse. Périssent les faibles et les ratés: et qu'on les aide encore à disparaître! Qu'est-ce qui est plus nuisible que n'importe quel vice?—La pitié qu'éprouve l'action pour les déclassés et les faibles: le Christianisme.»

Jean Péloueyre posa le livre; ces paroles entraient en lui comme dans une chambre, dont on pousse les volets, l'embrasement d'une après-midi. D'instinct il alla en effet à la fenêtre, livra la chambre de son camarade au feu du ciel, puis relut la phrase atroce. Il ferma les yeux, les rouvrit, contempla son visage dans la glace: Ah! pauvre figure de landais chafouin, de «landousquet» comme au collège on le désignait, triste corps en qui l'adolescence n'avait su accomplir son habituel miracle, minable gibier pour le puits sacré de Sparte! Il se revit à cinq ans chez les sœurs: en dépit de la haute position des Péloueyre, les premières places, les bons points allaient aux enfants bouclés et beaux. Il se rappela cette composition de lecture où, ayant lu mieux qu'aucun autre, il avait été tout de même classé dernier. Jean Péloueyre parfois se demandait si sa mère, morte phtisique et qu'il n'avait pas connue, l'eût aimé. Son père le chérissait comme un souffrant reflet de lui-même, comme son ombre chétive dans ce monde qu'il traversait en pantoufles ou étendu au fond d'une alcove parfumée de valériane et d'éther. La sœur aînée de M. Jérôme, la tante de Jean, sans doute eût-elle exécré ce garçon,—mais le culte qu'elle vouait à son fils Fernand Cazenave, homme considérable, président du Conseil général, et chez qui elle vivait à B...—cette adoration l'absorbait au point que les autres s'effaçaient; elle ne les voyait pas; il arrivait pourtant que d'un sourire, d'un mot, elle tirât Jean Péloueyre du néant, parce que dans ses calculs, ce fils d'un père égrotant, ce pauvre être voué au célibat et à une mort prématurée, canaliserait au profit de Fernand Cazenave la fortune des Péloueyre. Jean mesura d'un seul regard le désert de sa vie. Ses trois années de collège, il les avait consumées en amitiés jalousement cachées: ni ce camarade Daniel Trasis, ni cet abbé maître de rhétorique, ne comprirent ses regards de chien perdu.

Jean Péloueyre ouvrit le livre de Nietzsche à une autre page; il dévora l'aphorisme 260 de Par delà le bien et le mal,—qui a trait aux deux morales: celle des maîtres et celle des esclaves. Il regardait sa face que le soleil brûlait sans qu'elle en parût moins jaune, répétait les mots de Nietzsche, se pénétrait de leur sens, les entendait gronder en lui, comme un grand vent d'octobre. Un instant, il crut voir à ses pieds, pareille à un chêne déraciné, sa Foi. Sa Foi n'était-elle pas là, gisante, dans ce torride jour? Non, non: l'arbre l'étreignait encore de ses mille racines; après cette rafale, Jean Péloueyre en retrouvait dans son cœur l'ombre aimée, le mystère sous ces frondaisons drues et de nouveau immobiles. Mais il découvrait soudain que la Religion lui fut surtout un refuge. Au laideron orphelin, elle avait ouvert une nuit consolatrice. Quelqu'un sur l'autel tenait la place des amis qu'il n'avait pas eus et la Vierge héritait de cette dévotion qu'il eût vouée à sa mère selon la chair. Toutes les confidences qui l'étouffaient, se déversaient au confessionnal ou dans ses muettes prières du crépuscule—quand le vaisseau ténébreux de l'église recueille ce qui reste de fraîcheur au monde. Alors le vase de son cœur se rompait à des pieds invisibles. S'il eût possédé les boucles de Daniel Trasis, ce visage que depuis son enfance les femmes jamais ne s'étaient interrompues de caresser, Jean Péloueyre se fût-il mêlé au troupeau des vieilles filles et des servantes? Il était de ces esclaves que Nietzsche dénonce; il en discernait en lui la mine basse; il portait sur sa face une condamnation inéluctable; tout son être était construit pour la défaite;—comme son père, d'ailleurs, comme son père, dévot lui aussi mais mieux que Jean instruit dans la théologie, et naguère encore lecteur patient de saint Augustin et de saint Thomas d'Aquin. Jean, peu soucieux de doctrine, et professant une religion d'effusions, admirait que celle de M. Jérôme fût d'abord raisonnable. Tout de même il se rappelait cette parole que son père aimait répéter: «Sans la Foi, que serais-je devenu?» Cette Foi n'allait pas d'ailleurs jusqu'à braver un rhume pour entendre la messe. Aux grandes fêtes, on installait M. Jérôme dans la sacristie surchauffée et d'où il suivait, emmitouflé, la cérémonie.

Jean Péloueyre sortit. De nouveau, entre les murs aveugles et sous la muette indulgence des arbres, il marchait, gesticulait; parfois il feignait de se croire allégé de sa croyance: ce liège qui l'avait soutenu sur la vie lui manquait d'un coup. Plus rien! Plus rien! Il savourait ce dénûment; des réminiscences scolaires se pressaient sur ses lèvres: «... Mon malheur passe mon espérance... Oui, je te loue, ô Ciel, de ta persévérance...» Un peu plus loin, il démontrait aux arbres, aux tas de cailloux, aux murs qu'il existe parmi les chrétiens des Maîtres et que les Saints, les grands Ordres, toute l'Eglise universelle offre un sublime exemple de volonté de puissance.

Agité de tant de pensées, il ne reprit conscience qu'au bruit de ses pas dans le vestibule—bruit qui, au premier étage, déclencha un gémissement; une voix pleurarde et ensommeillée appela Cadette; alors les savates de la servante traînèrent dans la cuisine; le chien aboya; des volets furent rabattus: le réveil de M. Jérôme désengourdissait la maison. C'était l'heure de ses yeux gonflés, de sa bouche amère où sa conception du monde atteignait au plus sombre. Jean Péloueyre se réfugia donc au «salon de compagnie» aussi frais qu'une cave. Des papiers moisis, découvraient le salpêtre des murs. Une pendule n'y fragmentait le temps pour aucune oreille humaine. Il s'enfonça, dans un fauteuil capitonné, regarda en lui la place où sa foi souffrait et se pénétrait d'angoisse. Une mouche bourdonnait, se posait. Alors un coq chantait—puis un bref trille d'oiseau—puis un coq encore ... la pendule sonna une demie—-un coq ..., des coqs... Il s'endormit jusqu'à l'heure si douce où il avait coutume, par des ruelles détournées, d'atteindre la plus petite porte de l'église et de se couler dans la ténèbre odorante. N'irait-il donc plus à ce rendez-vous—le seul qui ait jamais été assigné au cloporte Jean Péloueyre? Il n'y alla pas, mais gagna le jardin où le soleil déclinant lui fit dire: La chaleur va tomber. Des papillons blancs palpitaient. Le petit-fils de Cadette arrosait les laitues—un beau drôle aux pieds nus dans ses sabots, le bien-aimé des filles et que fuyait Jean Péloueyre honteux d'être le maître: n'aurait-ce pas été à lui, chétif, de servir ce triomphant et juvénile dieu potager? Même de loin, il n'osait lui sourire; avec les paysans, sa timidité atteignait à la paralysie. Maintes fois il avait essayé d'aider le curé au patronage, au cercle d'études, et toujours perclus de honte, stupide, objet de risée, était rentré dans sa nuit.

Cependant M. Jérôme suivait l'allée bordée de poiriers en quenouille, d'héliotropes, de résédas, de géraniums, dont on ne sentait pas les odeurs parce que l'immense bouquet rond d'un tilleul emplissait de son haleine la terre et le ciel. M. Jérôme traînait les pieds. Le bas de son pantalon demeurait pris entre sa cheville et sa pantoufle. Son chapeau de paille déformé était bordé de moire. Il avait sur les épaules une vieille pèlerine de tricot oubliée par sa sœur. Jean reconnut, entre les mains paternelles, un Montaigne. Sans doute Les Essais, comme sa religion, le fournissaient de subterfuges pour parer du nom de sagesse son renoncement à toute conquête? Oui, oui, se répétait Jean Péloueyre, ce pauvre homme appelait tantôt stoïcisme, tantôt résignation chrétienne, l'immense défaite de sa vie. Ah! que Jean se sentait donc lucide! Aimant et plaignant son père, comme à cette heure, il le méprisait! Le malade se lamenta: des élancements dans la nuque, des étouffements, l'envie de rendre... Un métayer avait forcé sa porte, Duberne d'Hourtinat qui exigeait une nouvelle chambre pour loger l'armoire de sa fille mariée! Où pourrait-il souffrir tranquille? Où pourrait-il mourir en paix? Pour comble, le lendemain était un jeudi, jour de marché sur la place, et aussi jour d'invasion: sa sœur Félicité Cazenave, son neveu régneraient céans; dès cette aube néfaste, les bestiaux sur le foirail réveilleraient le malade; l'auto des Cazenave, grondant devant la porte, annoncerait la présence de l'hebdomadaire fléau. Tante Félicité forcerait l'entrée de la cuisine, bouleverserait le régime de son frère au nom du régime de son fils. Au soir, le couple laisserait derrière lui Cadette en larmes et son maître suffoquant.

Rampant et faible devant l'ennemi, M. Jérôme dans le secret nourrissait sa rancœur. Si souvent il grommelait qu'il réservait aux Cazenave «un chien de sa chienne», que Jean Péloueyre, ce jour-là, ne prêta nulle attention à ce que lui glissait son père: «Nous allons leur jouer un tour, Jean, pour peu que tu veuilles t'y prêter... Mais le voudras-tu?» Jean, à mille lieues des Cazenave, sourit. Cependant son père l'observait et lui disait: «Tu devrais être plus coquet à ton âge; comme tu es mal «dringué», mon pauvre drôle!» Bien que M. Jérôme ne lui eût jamais montré qu'il se souciât de sa tenue, Jean Péloueyre ne posa aucune question; il ne pressentit rien de ce qui se préparait à ce tournant de son destin; il avait pris le Montaigne des mains paternelles et lisait cette phrase: «Pour moi, je loue une vie glissante, sombre et muette...» Ah! oui, leur vie était à souhait glissante, sombre et muette! Les Péloueyre regardaient un souffle rider l'eau de la citerne, agitée de têtards autour d'une taupe morte. M. Jérôme crut sentir le serein, se dirigea vers la maison. Désœuvré, Jean, au fond du jardin, glissa la tête dans l'entrebâillement d'une poterne ouverte sur la ruelle. A sa vue, le petit-fils de Cadette, qui tenait pressée contre lui une fille, la lâcha, comme on laisse tomber un fruit.

II

Jean Péloueyre ne dormit guère cette nuit-là. Ses fenêtres étaient ouvertes sur la laiteuse nuit—la nuit plus bruyante que le jour à cause des coassantes mares. Mais les coqs surtout ne cessent de chanter jusqu'à l'aube, fatigués d'avoir salué l'obscure et trompeuse clarté des étoiles. Ceux du bourg avertissent ceux des métairies qui, de proche en proche, répondent: «C'est un cri répété par mille sentinelles...» Jean veillait, se berçant de ce vers indéfiniment marmonné. Les fenêtres découpaient à l'emporte-pièce un azur dévoré d'astres. Jean se levait pieds nus, regardait les mondes et les appelait par leurs noms, agitant sans se lasser le problème posé la veille: avait-il adhéré à une métaphysique ou à un système de consolations ingénieuses? Sans doute des croyants parmi les Maîtres régnaient. Mais Chateaubriand hésita-t-il jamais à jouer son éternité contre une caresse? Barbey d'Aurevilly, que de fois trahit-il le Fils de l'Homme pour un baiser? Ne triomphèrent-ils pas dans la mesure où ils trahirent leur Dieu?

Dès l'aube, les déchirantes plaintes des porcelets éveillèrent Jean. Comme chaque jeudi, il évita de pousser les volets, afin que le marché ne le vît pas. Sur le trottoir, tout contre la fenêtre, Madame Bourideys, la mercière, arrêta Noémi d'Artiailh pour lui demander si elle avait déjeuné. Goulûment Jean Péloueyre regardait cette Noémi qui avait dix-sept ans. Sa tête brune et bouclée d'ange espagnol n'était point faite pour un corps si ramassé; mais Jean adorait le contraste d'un jeune corps dru, mal équarri et d'un séraphique visage qui faisait dire aux dames que Noémi d'Artiailh était jolie comme un tableau. Vierge de Raphaël qui eût été ragote, elle émouvait chez Jean le meilleur et le pire, l'incitait aux hautes pensées comme aux basses délectations. Déjà son cou, sa douce gorge luisaient de moiteur. Des cils indéfinis ajoutaient à la chasteté des longues paupières sombres: visage encore baigné de vague enfance, virginité des lèvres puériles—et soudain ces fortes mains de garçon, ces mollets qu'au ras du talon, comprimés de lacets, il fallait bien appeler chevilles! Jean Péloueyre regardait sournoisement cet ange; le petit-fils de Cadette, lui, la pouvait regarder en face: les beaux garçons, même du peuple, ont le droit de regard sur toutes les filles. C'est à peine, à la grand'messe, quand elle avait traversé la nef et frôlé la chaise de Jean Péloueyre, s'il osait renifler l'air remué par sa robe de percale, son odeur de savonnette et de linge propre. Jean Péloueyre soupira, mit sa chemise de la veille qui était aussi de l'avant-veille. Son corps ne méritait aucun soin; il usait d'un pot à eau recroquevillé dans une minuscule cuvette pour que, sans le briser, se pût rabattre le couvercle de la commode. Sous le tilleul du jardin, il ne récita pas sa prière mais lut le journal de façon que le papier cachât sa figure au petit-fils de Cadette. Il sifflotait, ce misérable! Un œillet rouge à l'oreille, il était brillant et vernissé comme un jeune coq. Une ceinture serrait à la taille son pantalon indigo. Jean Péloueyre le haïssait bassement et se faisait horreur de le haïr. La pensée ne le consolait pas que ce garçon deviendrait un paysan hideux, puisqu'un autre garçon aussi fort, aussi bien découplé alors arroserait les laitues—de même que palpiteraient d'autres papillons blancs pareils à ceux de cette matinée. «O mon âme, se dit Jean Péloueyre, mon âme, dans ce matin d'été plus laide encore que mon visage!»

Il reconnut dans la maison la voix de flûte du curé. Que venait-il manigancer à cette heure qui n'était pas celle de sa visite quotidienne? Ce jour-là surtout, comment osait-il risquer une rencontre avec Fernand Cazenave que la vue d'un ecclésiastique rendait furieux? Dissimulé derrière le tilleul, Jean Péloueyre vit passer Fernand au pas de course, ainsi qu'il faisait toujours cinq minutes avant ses repas. Sa mère le suivait, soufflante. Son grand corps tout en jambes, son buste sphérique, sa tête de vieille Junon attachée à ses seins,—toute cette forte machine détraquée, usée, obéissait aux injonctions du fils bien-aimé, comme s'il eût, en pressant un bouton, mis en branle un mécanisme. Le conseiller voulut bien s'arrêter pour l'attendre; il essuya avec son mouchoir un front ruisselant et le cuir intérieur de son canotier. Divinité renfrognée, il suait sous l'alpaga. Derrière le binocle, ses métalliques yeux ne reflétaient rien du monde. Sa mère lui frayait la route, brisant les êtres comme des branches. On racontait qu'elle avait dit un jour: «Si Fernand se marie, ma bru mourra.» Nulle bru ne s'y était risquée et quelle jeune fille eût consenti à étriller, à nourrir cet homme en place, accoutumé, la cinquantaine franchie, aux soins du premier âge? L'angelus se défit dans la chaleur. Jean Péloueyre entendit le conseiller gronder: «Salopes de cloches».

Il ne se glissa à table que lorsque déjà y trônaient sa tante et Fernand cravatés de serviettes. M. Jérôme en retard s'assit, le dos rond et peureux, mais l'œil vif et il osa avouer que le curé l'avait retenu. La tête dans les épaules, les Péloueyre attendirent l'orage qui n'éclata qu'au gigot. Servi le premier, Fernand Cazenave, sa fourchette en l'air, interrogeait le visage maternel. Félicité flaira le morceau, le retourna, puis laissa tomber cette sentence: «Trop cuit!» Alors le couple repoussa de concert ses assiettes. Cadette comparut avec des yeux de volaille pourchassée, défendit son gigot en un patois gémissant,—inutile vacarme puisque le conseiller finit tout de même par assouvir sur la viande trop cuite sa fringale. Repu, il s'excusa de n'être pas allé d'abord saluer son oncle Péloueyre; mais il avait vu dans le vestibule un chapeau ecclésiastique: Les Péloueyre savaient qu'un prêtre lui faisait physiquement horreur. Sans lever les yeux, de sa voix monotone, M. Jérôme prononça: «C'était pour me parler de toi, Jean, qu'est venu M. le curé. Crois-tu qu'il veut te marier?» Fernand ricana et dit que ce n'était pas sérieux: «Pourquoi? Jean va sur ses vingt-trois ans.» Alors Fernand Cazenave éclata: de quoi se mêlait cet ensoutané? de quel droit mettait-il le nez dans les affaires de la famille? Perdant toute mesure, il osa demander à mi-voix si Jean était seulement «mariable». D'un clin d'œil, sa mère rappela à l'ordre le malotru. «Ce serait très heureux que Jean se mariât, disait-elle: il manquait à cette maison une ménagère. Ah! sans doute les jeunes femmes ont d'étranges humeurs et le régime de Jérôme subirait quelque bouleversement.» Fernand, calmé, l'approuva: Jean, certes, pouvait fonder une famille. Mais ne ferait-il pas son malheur? Le cher enfant avait déjà des habitudes, des manies, comme un vieux garçon. Tante Félicité insinua que son frère aurait raison, le cas échéant, de ne pas habiter avec le jeune ménage... Evidemment, le coup lui serait dur. Et elle rappela les faux départs de Jean Péloueyre pour le collège, lorsque la place retenue, le trousseau préparé, la voiture devant la porte, son père, à la dernière seconde, le retenait.

Inquiet, mais ne voulant point douter que toute cette histoire de mariage fût une invention sournoise de M. Jérôme, Jean, isolé en esprit, se souvint, en effet, de ces soirs du 2 octobre, lorsque attendait sous la pluie l'antique landau qui devait le conduire à travers le Bazadais, jusqu'à la pieuse maison où les enfants de la Lande rêvent de chasse sur leurs lexiques. Des lambeaux d'un papier à fleurs étaient collés encore à sa malle qui avait été celle d'un grand-oncle. M. Jérôme sanglotait, feignait une attaque, tant il était lâche devant la minute d'angoisse d'une séparation! Sans doute, dès cette époque, le pauvre homme exigeait-il du silence, mais un silence un peu troublé par cette petite vie souffrante de Jean à ses côtés. Ainsi Jean Péloueyre avait travaillé avec le curé jusqu'à quinze ans et ne fut au collège que pour le baccalauréat... Quelle était cette soudaine fantaisie de le marier? Jean se souvint des paroles étranges de son père, la veille, dans le jardin ... mais de quoi se troublait-il? Il se répétait qu'un Jean Péloueyre n'est pas «mariable»... Les Cazenave étaient fous de prendre au tragique cette farce. Ils insistaient maintenant pour connaître le nom de la jeune fille élue; l'heure de la sieste permit à M. Jérôme d'éluder toute question. Le couple, en dépit de la chaleur, erra au jardin et, angoissé, Jean, du corridor, épiait leurs colloques.

Au bruit du démarrage qui signalait leur départ, le malade s'éveilla, et dès que Jean eut reconnu le traînement des pantoufles paternelles, il entra dans l'odeur de remèdes qui saturait la chambre. En cette méphitique officine, il lui fut révélé que l'on songeait sans rire à lui donner une femme, une femme qui était Noémi d'Artiailh. La psyché reflète le corps de Jean, plus sec que les brandes des landes incendiées. Il balbutie: «Elle ne voudra pas de moi»,—et frémit d'entendre ces paroles inouïes: «Elle a été pressentie et ne montre aucune répugnance...» Les d'Artiailh font un beau rêve, ne peuvent croire à leur bonheur. Mais Jean secoue la tête et semble, de ses mains tendues, se défendre contre le mirage. Une jeune fille dans ses bras, consentante? Noémi de la grand'messe, Noémi dont jamais il ne put regarder en face les yeux pareils à des fleurs noires? L'air agité par son corps mystérieux quand elle traversait la nef, Jean Péloueyre l'accueillait sur sa chair comme le seul baiser qu'il ait jamais connu. Cependant son père lui découvre ses vues qui sont celles du curé: il importe que les Péloueyre fassent souche et que rien d'eux ne risque de passer à tante Félicité ni à Fernand Cazenave. M. Jérôme ajoute: «Tu sais, ce que le curé veut, il le veut bien.» Jean sourit, grimace; le coin de sa lèvre frémit et il dit: «Je lui ferai horreur.» Le père ne songe pas à protester; comme il ne fut jamais aimé, il n'imagine pas que son fils puisse connaître ce bonheur. Mais complaisamment il rappelle les vertus de Noémi que M. le curé a choisie entre toutes et qui édifie la paroisse. Elle appartient à cette race qui ne cherche dans le mariage aucune joie charnelle; femme de devoir, soumise à Dieu et à son époux, ce sera une de ces mères comme on en rencontre encore et de qui rien, en dépit de multiples grossesses, n'entame la candide ignorance. M. Jérôme toussote, s'attendrit un peu: «Te sachant bien marié et à l'abri des Cazenave, je mourrais en paix...» Le curé voulait brûler les étapes: Jean pourrait dès le lendemain voir Noémi; elle l'attendrait après le déjeuner, au presbytère où Madame d'Artiailh trouverait un prétexte pour les laisser en tête à tête. M. Jérôme parlait vite, énervé à cause de la discussion inévitable, du refus de Jean qu'il faudrait vaincre, et ses doigts tremblaient. Jean, affolé, ne trouvait pas ses mots. Quelle honte d'éprouver une telle terreur! N'était-ce pas enfin l'instant de s'échapper du troupeau des esclaves et d'agir en maître? Cette minute unique lui était donnée pour rompre sa chaîne, devenir un homme. Comme on le pressait de répondre, il fit un vague signe d'assentiment. Plus tard, songeant à cette seconde où se noua son destin, il s'avoua que dix pages de Nietzsche mal comprises le décidèrent. Il s'évada, laissant M. Jérôme stupéfait d'une si facile victoire et impatient de l'annoncer à la cure.

Le temps de descendre l'escalier et Jean Péloueyre déjà s'accoutumait au prodige, se sentait imperceptiblement moins chaste. Vierge, il lui était révélé que sa virginité ne serait peut-être pas éternelle. En lui, il osa éveiller une image, il en fixait avec hardiesse les yeux sombres; ah! c'était assez pour défaillir! Jean Péloueyre éprouva le désir de se baigner. Comme il arrive à beaucoup de baignoires du pays girondin, celle des Péloueyre était pleine de pommes de terre, et il fallut que Cadette la débarrassât.

Après le dîner, Jean Péloueyre traversa le village. Il s'observait pour ne faire aucun geste et ne pas se parler à lui-même. Raide, officiel, il saluait chaque groupe devant les portes, soudain silencieux à son approche, comme les grenouilles d'une mare; mais aucun rire ne fusa. Enfin, les dernières maisons dépassées, sur la route blême encore, entre deux noires armées de pins qui soufflaient sur lui une haleine d'étuve et dont les milliers de pots emplis de gemme parfumaient comme des encensoirs la cathédrale sylvestre, il put rire, secouer les épaules, faire craquer ses doigts, crier: «Je suis un Maître, un Maître, un Maître!» et répéter en marquant la césure ce distique: «Par quels secrets ressorts—par quel enchaînement—le ciel a-t-il conduit—ce grand événement?»

III

Jean Péloueyre redoute que la conversation tombe: la peur du silence incite le curé et Madame d'Artiailh à effleurer tous les sujets, à les dissiper follement; ils ne trouveront bientôt plus rien à dire. Comme dilatée hors du vase une fleur de magnolia, la robe de Noémi déborde sa chaise. Ce parloir pauvre où Dieu est partout, sur tous les murs et sur la cheminée, elle l'imprègne de son odeur de jeune fille, un jour fauve de juillet—pareille à ces trop capiteuses fleurs qu'on ne saurait prudemment laisser dans sa chambre, la nuit. Jean tourne non la tête mais les yeux; il inspecte Noémi descendue de sa colonne et qui, vue d'aussi près, lui apparaît telle que sous une loupe. Il cherche avidement les défauts, les «pailles» de ce vivant et frémissant métal: aux ailes du nez, des points noirs; à la naissance de la gorge, la peau dut être brûlée par une trop vieille teinture d'iode. Un mot du curé la fait rire brièvement mais assez pour que de la haie pure de ses dents, Jean Péloueyre isole une canine un peu mate—douteuse. Son examen empêche les larges et sombres yeux de se lever vers lui; peut-être regarde-t-il Noémi afin de n'être pas regardé par elle. Dieu merci! le curé sait parler seul et prêcher à bâtons rompus. En dépit de sa ronde petitesse, rien en lui n'est jovial. Malgré la corpulence, l'austérité intérieure transparaît. Peu compris des métairies, il est aimé du bourg où, sous sa direction, plusieurs âmes avancent haut et loin dans la vie spirituelle. Comme il arrive, ce doux possède la terre. Il n'est que suavité, que componction, mais son vouloir flexible jamais ne rompt. Il détourne du bal dominical les plus belles filles, et tient benoîtement tête aux entreprises amoureuses des garçons; nul ne sait qu'il a retenu la receveuse des postes à l'extrême bord de l'adultère. Or il a décidé qu'il n'était pas bon que Jean Péloueyre demeurât seul; et il lui importe surtout, à ce pasteur, que la maison Péloueyre ne devienne un jour la maison Cazenave; que le loup ne se recèle pas dans la bergerie.

Jamais Jean n'avait remarqué comme les femmes respirent haut: en se gonflant, la gorge de Noémi touchait presque son menton. Sans plus essayer de feindre, le curé se leva, disant que ces chers enfants voulaient peut-être échanger des confidences; et il invita Madame d'Artiailh à admirer au jardin des promesses de Reines-Claude.

Il n'y a plus maintenant dans la pièce obscure, comme pour une expérience d'entomologie, que ce petit mâle noir et apeuré devant la femelle merveilleuse. Jean Péloueyre ne bouge plus, ne lève plus les yeux: c'est inutile désormais; le voilà prisonnier des regards arrêtés sur lui. La vierge mesure de l'œil cette larve qui est son destin. Le beau jeune homme aux interchangeables visages, le compagnon du rêve de toutes les jeunes filles,—celui qui offre à leurs insomnies sa dure poitrine et la courroie serrée de deux bras,—il se dilue dans le crépuscule de cette cure, il se fond jusqu'à n'être plus, au coin le plus obscur du parloir, que ce grillon éperdu. Elle regarde son destin, le sachant inéluctable: on ne refuse pas le fils Péloueyre. Les parents de Noémi, s'ils vivent dans l'angoisse que le jeune homme se dérobe, n'imaginent même pas qu'aucune objection vienne de leur fille; elle n'y songe pas non plus. Depuis un quart d'heure, tout ce que doit lui donner la vie est là, se rongeant les ongles, se tortillant sur une chaise. Il se lève, il est encore plus petit levé qu'assis, et il parle, balbutie une phrase qu'elle n'entend pas et qu'il répète: «Je sais que je ne suis pas digne...» Elle proteste: «Oh! Monsieur!...» Il s'abandonne à une crise folle d'humilité, reconnaît qu'on ne peut l'aimer et ne demande que la permission d'aimer. Les mots lui viennent, ses phrases s'organisent. Il a attendu jusqu'à vingt-trois ans pour expliquer son cœur à une femme. Il gesticule comme s'il était seul pour dépeindre sa belle âme, et en effet il est bien seul.

Noémi regardait la porte et ne s'étonnait pas; toujours elle avait ouï dire de Jean Péloueyre: «C'est un type, il est un peu timbré.» Il parlait, et la porte demeurait close; rien ne vivait dans ce presbytère que ce bonhomme et ses gestes. Noémi se troubla; un désir de larmes l'étouffait. Jean se tut enfin et elle eut peur comme dans une chambre où l'on sait qu'une chauve-souris est entrée et se cache. Lorsque le curé et Madame d'Artiailh revinrent, elle se jeta au cou de sa mère sans imaginer que cette effusion pût être un acquiescement. Mais déjà le curé frottait sa joue contre celle de Jean. Ces dames s'en allèrent seules pour ne pas éveiller la curiosité des voisines. Entre les volets rapprochés, Jean Péloueyre vit-il,—près de Madame d'Artiailh, aiguë et grêle et qui filait l'arrière-train de côté, comme les chiens,—cette robe de Noémi, cette robe un peu fripée qui ne s'épanouirait plus, cette nuque fléchie, fleur moins vivante, fleur déjà coupée?

Ce garçon sauvage, accoutumé à se tapir loin du monde et de qui c'était l'unique souci de n'être pas vu, demeura plusieurs jours ahuri et stupide à cause de cette rumeur autour de lui. Le destin le tirait de ses ténèbres; comme une formule de magie, les mots de Nietzsche avaient renversé les murs de sa cellule; le cou dans les épaules et les yeux clignotants, on eût dit d'un oiseau nocturne lâché dans le grand jour. Les gens, à son entour, changeaient aussi: M. Jérôme négligeait ses régimes, prenait sur le temps de sa sieste pour relancer le curé jusqu'à la sacristie; les Cazenave ne parurent plus le jeudi, et ne manifestèrent leur existence que par mille bruits infâmes touchant le tempérament de Jean Péloueyre et certaines particularités qui le rendaient, disait-on, impropre à l'état de mariage.

Du fond de son humilité, Jean Péloueyre admirait que les d'Artiailh pussent être, à cause de lui, enviés. On répétait partout que certes, Noémi méritait bien son bonheur. Cette très ancienne famille était à la côte. Le laborieux M. d'Artiailh avait laissé des plumes dans diverses entreprises et ne rougissait pas de tenir un emploi à la mairie; ce n'était plus un secret qu'à Pâques, les d'Artiailh avaient dû congédier leur bonne à tout faire. Jean Péloueyre se regardait dans la glace et ne se trouvait plus si hideux. M. le curé allait partout répétant que le fils Péloueyre, s'il manquait un peu d'apparence, était un esprit des plus distingués. Le respectueux silence de Noémi, chaque soir, tandis que sur un canapé du salon, Jean Péloueyre s'écoutait parler, inclinait ce garçon à croire que, comme le disait M. le curé, une jeune fille sérieuse prise surtout chez son fiancé les avantages de l'esprit. Il s'abandonnait devant elle comme autrefois dans ses soliloques, grimaçait, gesticulait, citait, sans les annoncer, des vers,—et cette belle fille blottie au coin du canapé lui parut aussi indulgente à ses discours que naguère les arbres sur la route vide. Il alla loin dans les confidences, et jusqu'à l'entretenir de ce Nietzsche qui peut-être l'obligerait à réviser les bases de sa vie morale; Noémi essuyait ses mains moites avec un petit mouchoir en boule et regardait la porte derrière laquelle ses parents chuchotaient sans que, Dieu merci! elle pût saisir le sens de leurs paroles: les ragots touchant son futur gendre troublaient le père d'Artiailh qui, roulé et volé à tous les tournants de sa vie, ne doutait point que cet apparent retour de fortune cachât un désastre. Mais, selon Madame d'Artiailh, on ne connaissait d'autre fondement à ces calomnies que la malveillance des Cazenave et l'éloignement des femmes où—soit religion, soit timidité—s'était tenu Jean Péloueyre. Onze heures sonnaient dans le clair de lune; Madame d'Artiailh ouvrait la porte, sans tousser ni frapper, et désespérait de surprendre les jeunes gens dans une attitude qui donnât à penser. Elle s'excusait de déranger «les tourtereaux»; c'était l'heure, disait-elle, «du couvre-feu». Jean touchait de ses lèvres les cheveux de Noémi, puis s'en allait en compagnie de son ombre le long des maisons. Son pas vainqueur éveillait les chiens de garde que la lune empêchait de se rendormir; ainsi, même la nuit, il emplissait de bruit le village! L'étrange était qu'il n'éprouvait plus rien de son émoi du temps qu'à la grand'messe Noémi fendait l'air de sa robe repassée. Il secouait la tête, pour ne pas penser à cette nuit de septembre où elle lui serait livrée. Cette nuit jamais n'arrivera: une guerre éclatera, quelqu'un mourra; la terre tremblera...

Noémi d'Artiailh, en sa longue chemise, récitait sa prière devant les étoiles. Ses pieds nus aimaient le froid carrelage; elle offrait sa douce gorge à l'apitoiement de la nuit. Elle n'essuyait pas cette larme qui roulait à portée de sa langue mais la buvait. Le frémissement du tilleul et son odeur rejoignaient la voie lactée. Sur cette route du ciel, ses rêves un peu fous ne vagabonderaient plus. Les grillons, qui crépitaient au bord de leur trou, lui rappelaient son maître. Un soir, étendue sur ses draps et toute livrée à la nuit chaude, elle sanglota d'abord à petit bruit, puis gémit longuement et regarda avec pitié son chaste corps intact, brûlant de vie mais d'une végétale fraîcheur. Qu'en ferait le grillon? Elle savait qu'il aurait droit à toute caresse, et à celle-là, mystérieuse et terrible, après quoi un enfant naîtrait, un petit Péloueyre tout noir et chétif... Le grillon, elle l'aurait toute sa vie et jusque dans ses draps. Comme elle sanglotait, sa mère survint (ô camisole festonnée! maigre tresse!). La petite inventa qu'elle avait horreur du mariage et souhaitait d'entrer au Carmel. Madame d'Artiailh, sans protester, la prit dans ses bras jusqu'à ce que se fussent espacés les sanglots. Puis elle l'assura qu'en ces matières, il fallait s'en rapporter à son directeur; or, M. le curé n'avait-il pas choisi lui-même pour elle la voie du mariage? Petite âme ménagère, toute tendresse et piété, Noémi était bien incapable de rien répondre. Elle ne lisait pas de romans; elle servait chez ses parents, elle obéissait; on lui assurait qu'un homme n'a pas besoin d'être beau; que le mariage produit l'amour comme un pêcher, une pêche... Mais il eût suffi, pour la convaincre, de répéter l'axiome: On ne refuse pas le fils Péloueyre! On ne refuse pas le fils Péloueyre; on ne refuse pas des métairies, des fermes, des troupeaux de moutons, des pièces d'argenterie, le linge de dix générations bien rangé dans des armoires larges, hautes et parfumées,—des alliances avec ce qu'il y a de mieux dans la Lande. On ne refuse pas le fils Péloueyre.

IV

La terre ne trembla pas; il n'y eut pas de signes dans le ciel et l'aube de ce mardi de septembre éclaira doucement le monde. On dut réveiller Jean Péloueyre qui avait dormi d'un sommeil profond. Les dalles du vestibule et la pierre du seuil disparurent sous le buis, le laurier et les feuilles de magnolia. Toutes les odeurs de la maison cédèrent à celle de cette jonchée piétinée. Les demoiselles d'honneur chuchotaient et, à cause de leurs robes, ne s'asseyaient pas. La salle du Cheval-Rouge s'orna de guirlandes en papier. Le repas arriverait tout préparé de B... par le train de dix heures. Sur toutes les routes, des victorias amenèrent des familles gantées de blanc. Le soleil se jouait dans les hauts-de-forme hérissés des messieurs de qui les paysans admiraient la «queue de morue».

M. Jérôme démasqua ses batteries: il resterait au lit. C'était sa manière d'ignorer les obsèques et les noces de son entourage. En ces conjonctures solennelles, il avalait un cachet de chloral et tirait ses rideaux. On rappelait que durant l'agonie de sa femme, il se coucha au plus haut étage de la maison et, le nez au mur, ne consentit à ouvrir un œil que lorsqu'il fut assuré que la dernière pelletée de terre avait recouvert le cercueil; que le train emportait le dernier invité. Le jour du mariage de son fils, il ne voulut pas que Cadette rabattît les volets lorsque Jean Péloueyre, vert et réduit à rien dans son habit, lui demanda de le bénir.

Jour terrible! Toute la honte de Jean Péloueyre lui était revenue d'un coup. Bien que le cortège défilât dans le vacarme des cloches, sa fine oreille de chasseur ne perdit rien des apitoiements de la foule. Il entendit un jeune homme murmurer: Quel dommage! Des jeunes filles, grimpées sur les chaises, pouffaient. Entre l'autel incendié et la foule en rumeur, il vacillait, accrochait ses mains au velours du prie-Dieu. Il ne regardait pas, mais sentait frémir à ses côtés le corps mystérieux d'une femme... Le curé lisait, lisait. Ah! si son discours avait pu ne jamais finir! Mais le soleil, criblant de confettis les vieilles dalles, déclinerait,—puis s'ouvrirait le règne de la nuit révélatrice.

La chaleur avait gâté le repas; l'une des langoustes sentait fort. La bombe glacée se mua en une crème jaune. Plutôt que de fuir, les mouches se seraient laissées écraser sur les petits fours, et les femmes fortes souffraient d'être harnachées: d'actives sudations brûlèrent sans recours les corsages. Seule la table des enfants criait de joie. Du fond de son abîme, Jean Péloueyre épiait les visages: que chuchotait Fernand Cazenave à un oncle de Noémi? Comme un sourd-muet, Jean devinait la phrase aux mouvements des lèvres: «Si l'on nous avait écoutés, on aurait évité ce malheur, mais dans notre position, c'était bien délicat d'intervenir...»

V

La chambre de cette maison de famille d'Arcachon était meublée de faux bambou. Nulle étoffe ne dissimulait les ustensiles sous la toilette, et des moustiques écrasés souillaient le papier de tenture. Par la fenêtre ouverte, l'haleine du bassin sentait le poisson, le varech et le sel. Le ronronnement d'un moteur s'éloignait vers les passes. Dans les rideaux de cretonne, deux anges gardiens voilaient leurs faces honteuses. Jean Péloueyre dut se battre longtemps, d'abord contre sa propre glace, puis contre une morte. A l'aube un gémissement faible marqua la fin d'une lutte qui avait duré six heures. Trempé de sueur, Jean Péloueyre n'osait bouger,—plus hideux qu'un ver auprès de ce cadavre enfin abandonné.

Elle était pareille à une martyre endormie. Les cheveux collés au front, comme dans l'agonie, rendaient plus mince son visage d'enfant battu. Les mains en croix contre sa gorge innocente, serraient le scapulaire un peu déteint et les médailles bénites. Il aurait fallu baiser ses pieds, saisir ce tendre corps, sans l'éveiller, courir, le tenant ainsi, vers la haute mer, le livrer à la chaste écume.

VI

Bien qu'un billet circulaire obligeât le couple à demeurer absent trois semaines, dix jours après la noce, il revint s'abattre dans la maison Péloueyre. Le bourg fut en rumeur et les Cazenave, sans attendre le jeudi, accoururent et scrutèrent le visage de Noémi. Mais la jeune femme ne livra rien de son cœur. Les d'Artiailh et le curé arrêtèrent d'ailleurs les commérages: les tourtereaux avaient préféré—disaient-ils—le calme du foyer au tumulte des hôtels et des gares. A la sortie de la grand'messe, Noémi, très parée, serra les mains, en souriant: elle riait, elle était donc heureuse. Son assiduité à la messe quotidienne pourtant ne laissa pas d'étonner. Des dames notèrent que ses mains, bien après la communion, ne s'écartaient pas d'une figure amincie et dolente. On inféra de cette mine abattue que Noémi était grosse. Tante Félicité parut un jour pour mesurer d'un œil furtif la ceinture de la jeune femme. Mais un secret colloque avec Cadette,—vieille augure qui présidait aux lessives,—la rassura. Dès lors elle crut politique de se tenir à l'écart, ne voulant, disait-elle, feindre d'approuver par sa présence une union monstrueuse, manigancée par les prêtres. Elle ménageait sa rentrée aux premiers éclats d'un inévitable drame.

Cependant M. Jérôme s'étonnait que sa bru le soignât avec la passion d'une Sœur de Saint-Vincent-de-Paul. A l'heure prescrite, elle portait chaque remède, ordonnait le repas selon un rigoureux régime et, avec une douce autorité, imposait à tous le silence durant la sieste. Comme autrefois, Jean Péloueyre s'évadait de la maison partenelle, longeait les murs des ruelles détournées. A l'affût derrière un pin, en lisière d'un champ de millade, il guettait les pies. Il eût voulu retenir chaque minute et que le soir ne vînt jamais. Mais déjà plus vite naissait l'ombre. Les pins, en proie aux vents d'équinoxe, reprenaient en sourdine la plainte que leur enseigne l'Atlantique dans les sables de Mimizan et de Biscarosse. De l'épaisseur des fougères, s'élevèrent les cabanes de brande où les Landais, en octobre, chassent les palombes. L'odeur du pain de seigle parfumait le crépuscule autour des métairies. Au soleil couchant, Jean Péloueyre tirait les dernières alouettes. A mesure qu'il se rapprochait du bourg son pas devenait plus lent. Un peu de temps encore! encore un peu de temps, avant que Noémi souffre de le sentir dans la maison! Il traversait le vestibule à pas de loup; elle le guettait, la lampe haute et venait à lui avec un sourire d'accueil, lui tendait son front, soupesait la carnassière, faisait enfin les gestes de l'épouse, heureuse parce que le bien-aimé est revenu. Mais elle ne soutenait son rôle que quelques minutes et pas une seconde ne put se flatter de faire illusion. Pendant le repas, M. Jérôme les délivrait du silence: depuis qu'une jeune garde-malade s'inquiétait de lui, il ne se lassait de décrire ses sensations. Comme elle se chargeait de recevoir les métayers, Noémi devait l'entretenir du domaine. M. Jérôme admirait que cette petite fille fût la seule dans la maison à savoir vérifier les comptes du régisseur, et surveiller la vente des poteaux de mines. Il lui attribuait aussi le mérite des deux kilos qu'il avait gagnés depuis le mariage de son fils.

Le repas achevé et M. Jérôme sommeillant, les pieds aux chenêts, les deux époux, sans recours possible, se trouvaient face à face. Jean Péloueyre s'asseyait loin de la lampe, respirait à peine, s'effaçait dans l'ombre. Mais rien ne pouvait empêcher qu'il fût là et que Cadette à dix heures apportât les bougeoirs. O dure montée vers les chambres! Le pluvieux automne chuchotait sur les tuiles. Un contrevent claquait; le cahotement d'une charrette s'éloignait. A genoux contre le lit redoutable, Noémi détachait à mi-voix les mots de sa prière: «Prosternée devant Vous, ô mon Dieu, je Vous rends grâce de ce que Vous m'avez donné un cœur capable de Vous connaître et de Vous aimer...» Jean Péloueyre, dans les ténèbres, devinait la rétraction du corps adoré et s'en éloignait le plus possible. Quelquefois, Noémi avançant une main vers ce visage moins odieux puisqu'elle ne le voyait plus, y sentait de chaudes larmes. Alors, pleine de remords et de pitié, comme dans l'amphithéâtre une vierge chrétienne d'un seul élan se jetait vers la bête, les yeux fermés, les lèvres serrées, elle étreignait ce malheureux.

VII

La chasse à la palombe servit à Jean Péloueyre de prétexte pour passer les journées loin de celle que, par sa seule présence, il assassinait. Il se levait avec tant de silence que Noémi ne s'éveillait pas. Quand elle ouvrait les yeux, il était loin déjà: une carriole l'emportait sur les routes boueuses. Il dételait dans une métairie et aux abords de la cabane se cachait et sifflait de peur qu'un vol de palombes fût en vue. Le petit-fils de Cadette criait qu'il pouvait approcher, et l'affût commençait: longues heures de brume et de songe bercées de cloches de troupeaux, d'appels de bergers, de croassements. Dès quatre heures, il devait quitter la chasse; mais pour ne rentrer que le plus tard possible, Jean se glissait dans l'église; il n'y récitait aucune prière; il saignait devant quelqu'un. Souvent les larmes venaient; il lui semblait que sa tête reposait sur des genoux. Puis Jean Péloueyre jetait sur la table de la cuisine des palombes ardoisées, au cou encore gonflé de glands. Ses souliers fumaient devant le feu; il sentait sur sa main la langue tiède d'une chienne. Cadette trempait la soupe; derrière elle, Jean pénétrait dans la salle. Noémi lui disait: «Je ne savais pas que vous fussiez de retour déjà...» Et encore: «Ne vous laverez-vous pas les mains?» Alors il allait à sa chambre dont les volets n'étaient pas encore clos: une lanterne éclairait les ornières pleines de pluie... Jean Péloueyre se lavait les mains sans atteindre à rendre ses ongles nets, et il les cachait sous la table pour que Noémi ne les vît pas. Il l'observait en dessous: que ses oreilles étaient blanches! Elle n'avait pas d'appétit. Il insistait avec maladresse pour qu'elle reprît du gigot: «Mais puisque je vous dis que je n'ai plus faim!» Un sourire soumis, parfois la moue d'un baiser corrigeaient ces brèves impatiences. Elle regardait son époux en face comme une agonisante qui croit au ciel regarde la mort. Elle retenait le sourire à sa bouche comme on fait pour donner le change à quelqu'un qui va mourir. C'était lui, lui, Jean Péloueyre, qui meurtrissait ces yeux,—qui décolorait ces oreilles, ces lèvres, ces joues: rien qu'en étant là, il épuisait cette jeune vie. Ainsi défaite, elle lui était plus chère. Quelle victime fût jamais plus aimée de son bourreau?

Seul M. Jérôme s'épanouissait. A ce doux, toute souffrance était invisible qui n'était pas la sienne. On eut la stupeur de l'entendre se réjouir d'une sérieuse amélioration dans son état. L'asthme lui laissait du répit. Il sommeillait jusqu'au petit jour sans le secours d'aucun narcotique. Cela lui avait porté bonheur, disait-il, de défendre sa porte au docteur Pieuchon de qui le fils avait eu un crachement de sang et demeurait en traitement chez son père. M. Jérôme, par peur de la contagion, avait rompu avec son vieux camarade. Il jurait que sa bru suffisait à tout et qu'elle avait plus d'expérience que les médecins. Rien ne la rebutait: pas même ce qui touche à la garde-robe. Elle avait su rendre délicieux le plus fade régime. Des jus de citron et d'orange, parfois un doigt de vieil armagnac, remplaçaient les condiments défendus, excitaient l'appétit que M. Jérôme assurait avoir perdu depuis quinze ans. Après de timides essais, Noémi voulut bien aider à la digestion de son beau-père par une lecture à haute voix. Elle était inlassable, ne s'arrêtait plus, faisait semblant de ne pas s'apercevoir que M. Jérôme préludait au sommeil par un petit souffle régulier. Une heure sonnait—une heure de moins à trembler de dégoût dans la ténèbre de la chambre nuptiale, à épier les mouvements de l'affreux corps étendu contre le sien et qui, par pitié pour elle, feindrait de dormir. Parfois le contact d'une jambe la réveillait; alors elle se coulait tout entière entre le mur et le lit; ou un léger attouchement la faisait tressaillir: l'autre, la croyant endormie, osait une caresse furtive. C'était au tour de Noémi de prendre l'aspect du sommeil, de peur que Jean Péloueyre fût tenté d'aller plus avant.

VIII

Jamais entre eux de ces disputes qui séparent les amants. Ils se savaient trop blessés pour se porter des coups; la moindre offense se fût envenimée, eût été inguérissable. Chacun veillait à ne pas toucher la blessure de l'autre. Leurs gestes furent mesurés pour se faire moins souffrir: quand Noémi se déshabillait, il regardait ailleurs et n'entrait jamais dans le cabinet de toilette quand elle s'y lavait. Il prit des habitudes de propreté, fit venir de l'eau de Lubin dont il s'inondait, et, grelottant, inaugura un tub. Jean se croyait l'unique coupable; elle se haïssait de n'être pas une épouse selon Dieu. Jamais ils n'échangèrent un reproche même muet, mais d'un regard se demandaient l'un à l'autre pardon. Ils décidèrent de réciter ensemble leur prière: ennemis dans la chair, ils s'unissaient dans cette imploration du soir; leurs voix au moins pouvaient se confondre; côte à côte et séparés, ils se rejoignaient à l'infini. Un matin, comme sans s'être donnés le mot, ils s'étaient rencontrés au chevet d'un vieillard infirme, avidement ils usèrent de ce nouveau lien et désormais, une fois dans la semaine, firent leur tournée de malades, en attribuant l'un à l'autre le mérite. Hors ces courses, Noémi fuyait Jean, ou plutôt le corps de Noémi fuyait le corps de Jean,—et Jean fuyait le dégoût de Noémi. En vain voulut-elle réagir contre cette répulsion de sa chair: un jour morne de novembre, elle qui haïssait la marche, se força à suivre Jean Péloueyre dans la lande et jusqu'aux confins de ces marais déserts où le silence est tel qu'aux veilles de tempête, on y entend les coups sourds de l'Atlantique dans les sables. Les gentianes, d'un bleu de regard, ne les fleurissaient plus. Elle allait devant, comme on s'échappe, et il la suivait de loin. Les pasteurs du Béarn dont était issu Jean Péloueyre, et qui dans ce désert jouirent du droit de pacage, y avaient, bien des siècles auparavant, creusé pour leurs troupeaux un puits; au bord de sa bouche fangeuse, les deux époux se rejoignirent. Et Jean pensait à ces vieux bergers atteints du mal mystérieux de la lande, la pelagre, et qu'on retrouve toujours au fond d'un puits ou la tête enfoncée dans la vase d'une lagune. Ah! lui aussi, lui aussi, aurait voulu étreindre cette terre avare qui l'avait pétri à sa ressemblance et finir étouffé par ce baiser.

IX

Souvent la visite du curé interrompait la lecture. Il appelait Noémi: mon enfant, acceptait un verre d'eau de noix; mais il semblait qu'il ne sût plus comme naguère soutenir avec M. Jérôme des colloques théologiques ni le divertir d'anecdotes cléricales. Chacun, devant ce juge, rattachait son masque. Les yeux n'exprimaient plus rien; les âmes se sentaient épiées. Le curé ne se délassait plus en une conversation à bâtons rompus: tout ce qu'il disait semblait tendre à un but non encore découvert. Il allongeait vers la flamme des jambes courtes et enflées, et soudain assénait de vifs regards vite voilés sur le couple silencieux. Moins péremptoire, moins sûr de soi, depuis longtemps il n'avait raconté, comme il aimait faire, ses débats avec tel rationaliste, où revenait souvent cette formule: «Je lui répondis, victorieusement d'ailleurs...» M. Jérôme assurait qu'il n'avait vu le curé si soucieux qu'à l'époque où l'ancien maire prétendit faire sonner les cloches pour les enterrements civils et mobiliser le char funèbre de la fabrique. Le curé aurait voulu que Jean Péloueyre se remît à un travail d'histoire locale, entrepris avec passion mais depuis une année interrompu. Le jeune homme prétendait manquer des documents essentiels. Au vrai, de souffle court, il n'allait jamais jusqu'au bout d'aucune étude. Les premières pages de ses livres, il les zébrait de notes, et les dernières, il ne les coupait pas. Un perpétuel besoin de marcher pour ratiociner à son aise, l'éloignait de sa table. Un soir, comme M. Jérôme s'était retiré, le curé revint avec obstination sur ce sujet. Jean Péloueyre se déclara incapable d'aller plus avant, sans consulter des ouvrages spéciaux à la Bibliothèque Nationale: il ne pouvait tout de même pas faire le voyage de Paris... «Et pourquoi, mon cher enfant, ne le feriez-vous pas?» Le curé posa à mi-voix cette question; il jouait avec la frange de sa ceinture, et ne détournait pas ses yeux du feu. Une faible voix murmura: «Je ne veux pas que Jean me quitte.» Mais le curé insista: c'est un péché que de ne pas faire fructifier le talent. Incapable de diriger un cercle d'études ni aucune œuvre, Jean ne devait pas tenir plus longtemps l'emploi de l'ouvrier inutile... Le saint homme développait ce thème. La triste voix, en un grand effort, dit encore: «Si Jean s'en va, je partirai avec lui...» Le curé secoua la tête: Noémi s'était rendue indispensable auprès du cher malade. Au reste il ne s'agissait que d'une courte séparation—quelques semaines, quelques mois... Noémi ne trouva plus la force de protester. Aucune autre parole ne fut prononcée jusqu'à ce que le curé eût remis sa douillette et chaussé des sabots. Jean Péloueyre s'enveloppa d'une pélerine, alluma la lanterne et précéda son hôte.

Le pluvieux décembre et ses brèves journées ne permirent plus aux époux de se fuir—sauf lorsque Jean Péloueyre chassait la bécasse; mais même alors il fallait rentrer dès quatre heures avec le crépuscule. Un seul feu, une lampe unique rapprochaient ces corps ennemis. Autour de la maison, la pluie endormante chuchotait. M. Jérôme avait ses douleurs de chaque hiver dans l'épaule gauche et geignait. Mais Noémi allait mieux. Elle s'obligeait à un effort quotidien pour détourner Jean de ses projets de voyage; elle avait promis au ciel de tenter l'impossible pour qu'il demeurât près d'elle. Cette supplication empêchait le malheureux de rester indécis sans se résoudre à rien et, en ayant l'air de le retenir, le forçait à prendre parti. Il levait vers la jeune femme ses yeux de chien battu: «Il faut que je m'en aille, Noémi». Elle protestait, mais s'il faisait semblant de fléchir, loin de poursuivre son avantage elle n'insistait plus. M. Jérôme, bien qu'il citât volontiers le vers des Deux pigeons: L'absence est le plus grand des maux, envisageait avec une secrète joie de vivre seul près de sa bru. Enfin le curé, en toutes rencontres, harcelait Jean Péloueyre. Que pouvait le triste garçon contre cette complicité? D'ailleurs il approuvait dans son cœur ce verdict de bannissement. Hors un pèlerinage à Lourdes et ses nuits d'amour à Arcachon, il n'avait jamais quitté son trou. S'enfoncer tout seul dans la cohue de Paris! C'était pour lui sombrer à jamais au fond d'un océan humain plus redoutable que l'Atlantique. Mais trop de cœurs le poussaient vers le gouffre. Le départ fut enfin fixé à la deuxième semaine de février. Longtemps en avance, Noémi s'inquiéta de la malle et du trousseau. Jean Péloueyre était là encore qu'elle avait déjà retrouvé quelque appétit. Ses joues se colorèrent. Un après-midi de neige, elle en fit des pelotes et les jeta à la figure du petit-fils de Cadette, et Jean Péloueyre, derrière une vitre du premier étage, les regardait. Lucide, il assistait à cette résurrection. Comme la campagne se délivre de l'hiver, cette femme se délivrait de lui: il la fuyait pour qu'elle refleurît.

Jean Péloueyre, ayant baissé la glace souillée du wagon, regarda le plus longtemps possible s'agiter le mouchoir de Noémi. Comme il flottait, ce signal d'adieu et de joie! Pendant cette dernière semaine, elle avait saoûlé le voyageur d'une feinte tendresse, et ardente l'avait provoqué jusqu'à lui faire murmurer, une nuit où il avait cru la sentir vivre sous son souffle: «Et si je ne partais pas, Noémi?» Ah! bien que ce fût dans les ténèbres et qu'elle n'eût répondu que par une exclamation étouffée, il devina cette terreur, cette horreur, et ne put se défendre d'ajouter: «Rassure-toi, je m'en irai.» Ce fut le seul mot par quoi il manifesta qu'il n'était pas dupe. Elle se tourna vers le mur et il l'entendit pleurer.

Jean Péloueyre regarda défiler les pins familiers que traversait le petit train; il reconnut ce fourré où il avait manqué une bécasse. La voie longeait la route qu'il avait si souvent parcourue en carriole. Cette métairie couchée dans la fumée et dans la brume, au bord d'un champ vide, serrant contre elle le four à pain, l'étable, le puits, il la salua par son nom, il en connaissait le propriétaire. Puis un nouveau train l'emporta à travers des landes où il n'avait jamais chassé. A Langon, il dit adieu aux derniers pins comme à des amis qui l'eussent accompagné le plus loin possible et s'arrêtaient enfin, et de leurs branches étendues le bénissaient.

X

Il se logea dans le premier hôtel qu'il rencontra quai Voltaire. Le matin, il regardait pleuvoir sur la Seine qu'il n'avait encore osé franchir, puis, à midi, se glissait jusqu'au café de la gare d'Orléans où il somnolait, dans le grondement des trains qui emportaient vers le Sud-Ouest des voyageurs bienheureux. N'osant s'attarder, son repas fini, sans consommer, il buvait après sa bouteille de vin blanc, deux verres de liqueur, et son agile esprit se mouvait dans l'absolu. Ses tics, des mots entrecoupés, parfois faisaient sourire les voisins et les garçons; mais tapi entre le tambour de la porte et une colonne, il demeurait le plus souvent inaperçu. Jusqu'aux réclames, il lisait les journaux: meurtres, suicides, drames de la jalousie et de la folie, tout était bon à Jean Péloueyre qui se repaissait du mal universel. Après le dîner, un ticket de deux sous lui donnait accès aux quais: il cherchait le wagon où était écrit le nom d'Irun et dont les larges vitres, le lendemain matin, refléteraient les landes monotones. Il avait calculé que ce train passait à moins de quatre-vingts kilomètres à vol d'oiseau de la maison Péloueyre. Il posait sa main sur la paroi du wagon et lorsque le convoi s'ébranlait, on eut dit un homme qui voit disparaître à jamais la moitié de son âme. Dans le café, où de nouveau il s'attablait, c'était l'heure d'un orchestre et Jean Péloueyre subissait jusqu'au désespoir la toute-puissance de la musique sur son cœur. Elle le livrait sans recours au fantôme de Noémi. Il voyageait par la pensée sur ce corps que jamais il n'avait contemplé qu'endormi. Dans le sommeil, au long des nuits de septembre et quand le clair de lune coulait sur le lit, le triste faune avait mieux appris à connaître ce corps que si, amant heureux, il l'eût possédé dans un mutuel délire. Il n'avait jamais tenu entre ses bras qu'un cadavre mais il l'avait réellement pénétré avec ses yeux. Peut-être connaissons-nous mieux qu'aucune autre, la femme qui ne nous a pas aimés. A cette heure, Noémi dormait dans la vaste chambre froide, elle dormait bienheureuse, délivrée d'une repoussante présence, toute à la volupté du lit désert. A travers l'espace, il sentait la joie de sa bien-aimée, sa joie parce qu'il n'était plus contre elle couché. La tête entre les mains, Jean Péloueyre s'excitait à la colère: il reviendrait au pays, s'imposerait à cette femme, jouirait d'elle, dût-elle en crever! Il en ferait un objet à son usage... Alors, en lui, elle surgissait muette, soumise, avec cette douce gorge lourde, comme un arbre qui tend son fruit. Il se rappelait ses consentements à mourir d'horreur et sans un cri... Jean Péloueyre payait les consommations, suivait le quai jusqu'à l'hôtel, se déshabillait à tâtons pour ne pas se voir dans la glace.

Tous les trois jours, on lui portait avec son chocolat une enveloppe qu'il n'ouvrait quelquefois que le soir. Ah! que lui importaient ces hypocrites vœux pour son retour! Le seul plaisir de Jean Péloueyre était de penser que la main de Noémi à ce papier s'appuya,—que l'ongle de son petit doigt avait creusé cette ligne sous chaque mot. Vers la fin de mars, il crut sentir quelque sincérité dans l'appel de Noémi: «... Je suis sûre que vous ne croyez pas à mon désir de vous revoir. C'est mal connaître votre femme...» Elle écrivait encore: «Je m'ennuie de toi.» Jean Péloueyre froissait la lettre et relisait celle que son père lui avait adressée par le même courrier: «... Tu trouveras Noémi changée à son avantage: elle a repris de l'embonpoint, elle est superbe; elle me soigne et me dorlotte avec tant de bonne humeur que j'oublie de la remercier. Les Cazenave ne paraissent plus céans, mais je sais qu'ils imaginent de la brouille entre vous: laissons-les dire. Je reprends du poil de la bête; ce n'est pas comme le fils Pieuchon qui ne sort plus qu'en voiture et qu'on croit perdu, bien qu'un médecin de B... prétende le guérir avec de la teinture d'iode diluée dans l'eau: les jeunes s'en vont avant les vieux...»

Quand vinrent les premiers beaux jours, Jean Péloueyre osa enfin passer les ponts. Dans un crépuscule d'or, il regarda la Seine et ses mains touchaient le parapet tiède, le caressaient comme un être vivant. Alors une voix derrière lui chuchota; elle l'appelait: chéri; elle lui disait: viens. Tout près du sien, un jeune visage était exsangue sous le fard. Une main gonflée et sans ongles cherchait sa main. Il prit la fuite, ne s'arrêta qu'aux guichets du Louvre, soufflant un peu. Même de telles créatures, aurait-il jamais osé attendre un appel? Une autre femme que Noémi?... Il voulut, pour la première fois, se délecter en pensée d'une complice, sinon bienheureuse, du moins indifférente et sans dégoût; mais un si pauvre bonheur lui demeurait inconcevable; il reçut l'âcre connaissance de ce comble d'infortune, en éprouva un retour de colère. Ah! pourquoi ne pas consentir, ce soir, à l'anéantissement dans des bras indulgents et soumis? Sont-elles au monde pour d'autres que les Péloueyre, ces dispensatrices de caresses? Il vit trembler le ciel de huit heures dans le bassin des Tuileries; des enfants s'attroupaient à cause de ses gestes. Il fila, le dos rond, contourna la place, atteignit la rue Royale et, comme c'était l'heure de dîner, osa franchir le seuil d'un cabaret fameux.

Tapi contre la porte, face au bar où, comme à une mangeoire d'acajou, des perruches à aigrettes s'accrochent, il éprouvait avec délices que son aspect ici n'étonnait ni les femelles, ni les maîtres d'hôtel, noirs et gras—rats d'égouts de restaurants chers. Ce boyau étincelant attire trop de sauvages des Amériques, trop de fermiers et de notaires provinciaux pour qu'y fasse rire un Jean Péloueyre. Le Vouvray colorait ses pommettes et il souriait au bétail qu'attirait l'auge d'acajou. Une blonde charnue glissa de son tabouret, lui demanda du feu, but dans son verre, à mi-voix lui promit pour cinq louis de bonheur, puis de nouveau, se percha, expectante. Bien que le vieux monsieur d'une table voisine lui conseillât d'attendre la fermeture de l'établissement «parce qu'alors celles qui restent vous font des prix avantageux», Jean Péloueyre paya l'addition et sur le trottoir fut rejoint par la dame. Elle héla un taxi et fit descendre le client derrière la Madeleine. L'escalier de l'hôtel sans vestibule s'amorçait au ras du trottoir comme pour en aspirer les immondices.

Le bruit des épingles à cheveux sur du marbre, éveilla Jean de sa léthargie. Il vit des bras démesurément larges à l'endroit où ils s'attachent aux épaules. Des faveurs roses enjolivaient cette chair tremblante. Elle l'appela son loup tandis qu'avec un soin infini, elle enlevait des bas de soie végétale. Cette hâte de se donner, ce consentement, cette soumission sans dégoût, Jean Péloueyre en éprouvait une pire douleur que lorsque, de toute sa chair, Noémi lui criait: Non! Stupide, la fille le vit jeter un billet sur la table, et avant qu'elle ait pu faire un geste, il était déjà dehors, enfilait une rue comme un voleur. Il goûta, dans la cohue des boulevards, cette béatitude après un grand péril conjuré. Les marronniers nus des Champs-Elysées l'attirèrent. Un banc était libre; il s'y reposa, essoufflé toussant un peu. Cette lune tronquée qu'éclipsaient les lampes à arc, il songea qu'elle épandait sa lueur calme sur le troupeau des sombres cimes entre les Pyrénées et l'Océan. Il ne souffrait plus, tout était pur en lui. Il se délectait de sa misère sans souillure. Noémi et Jean s'aimeraient dans un jour d'été sans déclin. D'avance il goûta l'accord de leur chair glorifiée. O lumière où s'appelleront leurs corps immortels, leurs corps incorruptibles! Jean Péloueyre dit à haute voix: «Il n'est pas de Maîtres; nous naissons tous esclaves et nous devenons vos affranchis, Seigneur.» Un sergent de ville s'étant approché, le considéra un instant, puis, les épaules soulevées, s'éloigna.

Jean s'installa, chaque après-midi, à la terrasse du café de la Paix, au bord d'un triste fleuve de visages. Les maladies secrètes, l'alcool, les stupéfiants, avaient repétri à il ne savait quelle immonde ressemblance ces milliers de figures qui toutes furent des figures d'enfants. Jean Péloueyre s'intéressait à la quête des prostituées, dénombrait ce troupeau de maigres louves. Il jouait à deviner pour le compte de quel vice, ce monsieur à monocle et la lèvre pendante, chassait. Avidement Jean Péloueyre cherchait une seule face qui portât le signe des dominateurs et des maîtres, une seule et il eût suivi cet être élu; mais les yeux étaient égarés, les mains tremblaient; des convoitises hors nature salissaient des figures qui ne se savaient pas épiées. D'ailleurs, ce Maître, s'il avait existé, eût-il été immortel? Jean Péloueyre, gesticulant à cette table des boulevards comme entre les murs d'une route de son village, se citait à soi-même le mot de Pascal sur la fin de la plus belle vie du monde. On perd toujours la partie! On perd toujours la partie, ô cerveau ramolli de Nietzsche!... Des jeunes gens, près de lui, se poussaient du coude. Une femme assise avec eux interpella Jean Péloueyre. Il tressaillit, jeta de la monnaie sur la table et prit le large. Il entendit la femme crier: «On n'est pas plus dingo...» Et maintenant il se glissait dans la cohue, trottait comme un rat le long des vitrines, élaborait le plan d'une étude péremptoire qu'il intitulerait: Volonté de Puissance et Sainteté. Parfois, une glace de magasin le reflétait et il ne se reconnaissait pas. La mauvaise nourriture l'avait maigri et réduit encore. La poussière de Paris irritait sa gorge. Il aurait dû renoncer aux cigarettes et n'avait jamais tant fumé; aussi allait-il toujours crachant et toussant. Des vertiges l'obligeaient à s'appuyer aux réverbères. Il aimait mieux se priver de manger que souffrir ensuite de brûlures à l'estomac. Le ramasserait-on un jour dans le ruisseau comme un chat mort? Alors Noémi serait délivrée... Ainsi rêvait-il au cinéma où il échouait, moins attiré par l'écran que par la musique ininterrompue. Souvent le fiévreux, mourant de fatigue, entrait dans un établissement de bains. Un rideau de calicot voile la lumière, les cols de cygne gouttent, on ne sent plus vivre son corps. Jean Péloueyre ne cherchait de si médiocres refuges que parce que longtemps il ne connut à Paris d'autre église que la Madeleine, la seule qu'il rencontrât entre son hôtel et le café de la Paix. Mais un jour, un autre itinéraire lui fit connaître Saint-Roch dont la ténébreuse chapelle devint son hâvre quotidien. Odeur retrouvée de l'église natale,—présence, la même à ce carrefour de l'immense ville que dans le bourg inconnu. Pas une fois il ne franchit le seuil d'une bibliothèque.

Peut-être eût-il ainsi vécu jusqu'à la mort, si un matin une lettre du curé ne l'avait rappelé au bercail. Les termes en étaient pressants, bien qu'elle donnât de M. Jérôme et de Noémi les meilleures nouvelles. Avec une grande angoisse, Jean Péloueyre monta dans cet express dont si souvent il avait senti se détacher de lui, glisser doucement, puis plus vite vers le Sud-Ouest, le wagon qui porte le nom d'Irun.

XI

Cette lettre d'appel, nul événement n'avait décidé M. le curé à l'écrire: il s'y était résolu après une confession où Noémi n'avait accusé que ses vénielles fautes de chaque samedi. Mais elle avait requis l'aide spirituelle de son directeur contre des tentations, des troubles dont elle ne précisa pas la nature.

A l'éloignement de Jean Péloueyre, elle avait dû d'abord un peu de cette lassitude heureuse des convalescences. La solitude lui était une volupté continue; alanguie, elle se complaisait en soi-même. Bien qu'elle fût incapable d'aucune analyse, elle se sentait autre et, rendue à la vie de jeune fille, connaissait dans sa chair qu'elle n'était plus une jeune fille. Le dégoût l'avait détournée d'assister à l'éclosion en elle d'une femme; mais cette étrangère exigeait d'elle une satisfaction mystérieuse. Inquiète de n'éprouver plus la paix d'avant que cet homme la possédât, comment eût-elle discerné ce désaccord entre son cœur toujours endormi et sa chair à demi éveillée? Elle avait ressenti le déchirement de son être, avec horreur, certes, mais la chair est fidèle à ne rien oublier de ce qu'elle subit. Comme la jeune femme n'ouvrait d'autre livre que son paroissien et que son état de jeune fille bien née et pauvre l'avait tenue à l'écart de toute intime compagnie, aucune fiction, nulle confidence ne l'aurait éclairée sur cette secrète exigence en elle. Alors le destin lui fournit un visage.

Le soleil de mars faisait luire les flaques sur la place. La sieste de Jérôme Péloueyre enchantait la maison au point que pas un meuble n'y craquait. Comme toutes les femmes du bourg, Noémi cousait au rez-de-chaussée, dans l'embrasure d'une fenêtre dont les volets demeuraient mi-clos. De la table à ouvrage, le linge à repriser coulait. Elle entendit un bruit de roues, vit s'arrêter à quelques pas de la fenêtre une charrette anglaise. Un jeune homme tenait les rênes et regardait autour de lui en quête d'un renseignement, mais la place était déserte. Comme Noémi, curieuse, poussait les volets, l'étranger tourna la tête, se découvrit et demanda où habitait le docteur Pieuchon. Après que Noémi lui eût indiqué la route, il salua, toucha du fouet la croupe de son cheval et disparut. Noémi recommença de coudre et tout le jour tira l'aiguille, la pensée vague, inconsciente de ce visage dont elle avait reçu l'empreinte. Le lendemain, à la même heure, l'inconnu passa encore mais ne s'arrêta pas. Pourtant, devant la maison Péloueyre, il retint un peu son cheval et ses regards cherchaient la jeune femme entre les volets rapprochés. A tout hasard, il salua. Au repas du soir, M. Jérôme prétendit tenir du curé que le fils Pieuchon allait de mal en pis et que son père avait fait appel à un jeune médecin de la sous-préfecture dont on vantait la méthode: il traitait la tuberculose par la teinture d'iode à «dose massive»; il fallait que le malade ingurgitât des centaines de gouttes diluées dans l'eau. M. Jérôme doutait que l'estomac du fils Pieuchon pût tolérer cette mixture. Chaque jour passa le tilbury et chaque jour il ralentit devant la maison Péloueyre, sans que jamais Noémi poussât les volets. Le jeune docteur saluait cette raie d'ombre où respirait une jeunesse invisible. Le bourg s'intéressait à la cure par l'iode; tous les tuberculeux du canton en usèrent. On assurait que le fils Pieuchon allait mieux. Le printemps fut précoce; une tiède fin de mars désengourdissait le monde. Un soir, Noémi put se déshabiller la fenêtre ouverte. Elle s'y accouda, heureuse et triste, et sans désir de sommeil. Elle était devant la nuit qui, par un travail secret, «révélait» ce visage d'homme dont elle avait subi l'impression. Pour la première fois, elle y arrêta, de propos délibéré, sa pensée: puisque l'étranger la saluait chaque jour sans même l'apercevoir, ne serait-il plus convenable, le lendemain, de pousser les volets et de rendre le salut? Ayant décidé d'agir ainsi, elle en éprouva une émotion si douce qu'elle retarda l'instant de s'étendre sur son lit. En elle, des traits un à un se détachèrent: Les cheveux frisés et noirs entrevus dans la seconde où le jeune inconnu soulevait son chapeau,—le rouge épais des lèvres sous une moustache courte,—le costume de sport où luisait l'agrafe d'un stylo,—pas de cravate, mais une molle chemise de tussor ouverte.

Noémi, toute instinct, mais dressée à l'examen de conscience, fut vite mise en alerte: sa première alarme vint, pendant sa prière, de ce qu'il fallut recommencer chaque oraison: entre Dieu et elle, souriait une figure brune. Au lit, elle en fut obsédée et au réveil, encore toute brouillée de rêves, elle pensa d'abord qu'elle allait le revoir. Durant la messe de ce matin-là, les mains de Noémi ne quittèrent pas son visage. A l'heure de la sieste, lorsque le tilbury ralentit devant la maison Péloueyre, tous les volets du rez-de-chaussée étaient hermétiquement clos.

Ce fut alors que l'exilé reçut à Paris des lettres qui l'étonnèrent, celles où Noémi lui disait: «Je m'ennuie de toi...» En ce temps-là, elle attendait dans la pièce noire que le tilbury fût passé pour entr'ouvrir les volets et se mettre à l'ouvrage. Une après-midi, elle se répéta que le scrupule aussi est un péché: «Je me monte la tête», songeait-elle. Une fois pour toutes, elle se pencherait à la fenêtre, répondrait au salut de l'étranger. Elle crut entendre un bruit de roues et déjà sa main hésitait sur l'espagnolette, mais pour la première fois depuis deux semaines, le tilbury ne passa pas. A l'heure où M. Jérôme prenait sa valériane, Noémi monta chez lui et ne put se défendre de l'avertir que le nouveau docteur n'était pas allé chez les Pieuchon. M. Jérôme le savait: le fils Pieuchon avait eu la veille une rechute et ne supportait plus l'iode. Il vomissait le sang à pleine cuvette, disait le curé. Le printemps est une saison dangereuse aux poitrinaires. On rapportait que le docteur Pieuchon avait eu des paroles très dures pour son confrère qui, sans doute, n'oserait plus reparaître dans le bourg. Noémi reçut un métayer, aida Cadette à plier la lessive. A six heures, elle alla faire son adoration; puis, comme chaque jour, s'arrêta chez ses parents. Mais après le dîner, elle se plaignit de migraine et gagna sa chambre.

Elle mena une vie plus active; ses couvées réussirent. Endimanchée, elle fit les visites annuelles que les dames du bourg échangent avec solennité. Enfin elle entreprit la tournée des métairies. Elle aimait les courses en carriole dans les chemins forestiers que défoncent les charrois. Aux côtés de la jeune femme, le petit-fils de Cadette conduisait le cheval. Les ajoncs tachaient de jaune les fourrés de fougères sèches. Aux chênes, les feuilles mortes frémissaient, résistaient encore à un souffle chaud du Sud. L'exact miroir rond d'une lagune reflétait les fûts allongés des pins, et leurs cimes et l'azur. Aux troncs innombrables, de fraîches blessures saignaient et, brûlantes, embaumaient cette journée. Le chant du coucou rappelait d'autres printemps. Des cahots rejetaient le petit-fils de Cadette contre Noémi et ces deux enfants riaient. Le lendemain la jeune femme se plaignit de courbatures et le régisseur fut prié d'achever la tournée des métairies. Hors la messe, on ne la vit plus jusqu'à ce matin où revint Jean Péloueyre.

XII

Elle l'attendit à la gare: sa robe d'organdi s'épanouissait au soleil. Elle portait des mitaines de fil et, à son cou nu, un médaillon où étaient peints deux amours luttant avec un bouc. Des enfants jouaient à marcher sur un rail. Le petit train siffla bien avant de paraître. Noémi voulait que son émotion fût de la joie. L'absence ayant adouci dans son souvenir les traits de Jean Péloueyre, elle avait comme recréé son époux afin qu'il ne fût plus repoussant et ne gardait de lui qu'une image insidieuse et retouchée. Tel était son désir de l'aimer, qu'elle se crut impatiente d'embrasser ce Jean Péloueyre irréel. Si autour de son doux corps épanoui, le désir avait flotté, caressant en dépit d'elle d'autres visages, Dieu savait que pas une fois elle n'avait consenti même à une pensée trouble. En revanche, elle ne doutait pas que cette grâce lui dût être accordée de voir descendre du train un époux différent de celui dont, le cœur délivré, elle avait salué le départ.

Sur le marchepied d'un wagon de deuxième classe, Jean Péloueyre parut. Non, non, il n'était plus le même. Ses mains affaiblies soutenaient à peine une valise dont le petit-fils de Cadette lestement le débarrassa. Au bras de Noémi, il titubait un peu: «Mais tu es malade, pauvre Jean!» Lui non plus, ne reconnaissait pas cette femme, tant elle avait bénéficié de son absence,—éclatante et fleurissante et, plus encore que naguère dans le parloir du curé, femelle merveilleuse en face du mâle rabougri. Autour du couple, on chuchotait. Jean Péloueyre avait honte à cause de la marchande de journaux, du chef de gare et du facteur: «J'aurais dû t'envoyer la voiture. Pourquoi ne m'as-tu pas écrit que tu étais malade?» Noémi prépara le lit, lava le visage et les mains de Jean Péloueyre, étendit sur la table de chevet une nappe blanche, y disposa les revues qui s'étaient accumulées et qu'elle n'avait pas ouvertes. Jean, comme un enfant pauvre qu'on dorlote, l'épiait de ses vifs petits yeux. M. Jérôme ne voulut pas qu'on appelât le docteur Pieuchon: qu'un autre que lui dans la maison fût malade, c'était ce qui pouvait jeter ce doux hors des gonds. A peine son fils au lit, il se coucha lui aussi, prétendant souffrir de partout, et refusa avec de gros mots les soins de Cadette. Noémi vint le voir, non pour s'informer de sa santé, mais pour obtenir qu'il consentît à la visite du docteur. Il refusa net: Pieuchon ne quittait pas le chevet de son fils infesté de microbes. Si elle tenait à voir un carabin, elle ferait venir le «jeune homme à la teinture d'iode!» Noémi détourna la tête, et dit que ce garçon ne lui inspirait aucune confiance; ne soignait-il pas d'ailleurs tous les tuberculeux de l'arrondissement? M. Jérôme la coupa d'un ton rogue, criant que c'était son dernier mot, et qu'il entendait qu'on ne l'importunât plus. Comme aux plus mauvais jours, il se coucha le nez au mur, poussa à intervalles réguliers d'effrayants soupirs et ces: Ah! Dieu! Dieu!—qui autrefois éveillaient Jean dans le silence de la nuit.

Quand Noémi revint à sa chambre, la bonne y déployait un lit-cage. Jean Péloueyre dont on ne voyait, au centre du traversin, que les yeux brillants de rongeur, les pommettes trop rouges, le nez aigu, balbutia qu'il avait froid dans le grand lit, que toujours il avait préféré dormir à l'étroit, enfin qu'avant qu'un médecin l'ait ausculté, il jugeait imprudent de partager la couche de Noémi. Elle aurait voulu protester, feindre d'être déçue. Elle ne trouva aucun mot, et posa ses lèvres sur le front mouillé de Jean Péloueyre; mais il détourna la tête, ne pouvant supporter la gratitude horrible de ce baiser. La journée ainsi passa calme et triste. Etendu dans sa muette province, il somnolait, ne s'éveillait qu'au tintement d'une petite cuiller contre une soucoupe. Bien qu'il ne fût pas très malade, Noémi le soutenait pendant qu'il buvait et il buvait à lentes gorgées pour sentir plus longtemps ce bras tiède contre son cou. Vint le crépuscule; la cloche de l'église tinta. Ils entendirent dans la cour les hue! dia! du petit-fils de Cadette qui attelait. La porte fut entrebâillée par M. Jérôme, les pieds nus dans des pantoufles, vêtu d'une robe de chambre souillée de remèdes. Honteux de sa colère, il venait se faire pardonner et, affectant de l'inquiétude, prétendit ne pouvoir attendre plus longtemps pour être rassuré: sur son ordre, le petit-fils de Cadette allait quérir le jeune «médecin à la teinture d'iode». Jean Péloueyre protesta; il n'éprouvait rien qu'un peu de fatigue; quelques jours de repos et il n'y paraîtrait plus; le docteur ne comprendrait pas qu'on ait osé le déranger d'urgence...

Assise dans l'ombre, Noémi ne prononçait aucune parole, écoutait le bruit des roues décroître et, sans un tressaillement, sans un sanglot, pleurait. Une giboulée fouetta les vitres, hâta la venue de la nuit et aucun des époux ne demandait la lampe. Cadette vint enfin avec de la lumière et mit le couvert près du lit de Jean. Pendant qu'ils mangeaient, Noémi lui demanda si son travail d'histoire était achevé; il secoua la tête et elle ne lui posa plus de questions. La carriole roula de nouveau dans la cour. Jean Péloueyre dit: «Voilà le docteur.» Noémi se leva et se tint debout loin de la lampe. Elle écoutait comme un orage, s'approcher le grondement d'une voix, des pas dans l'escalier. Cadette ouvrit la porte; il entra. Plus corpulent qu'il n'avait paru à Noémi, c'était ce que dans le pays des Péloueyre, on appelle un beau drôle. Noir de poil, mais le teint couleur de grenade, de ses longs yeux de mule andalouse, sans vergogne déjà il guettait ceux de Noémi, suivant la ligne de son corps avec une méthode lente. Lui aussi avait pensé à elle, lui aussi! N'osant quitter la zone d'ombre, elle frémissait. Cependant il examinait le malade: «Voulez-vous déboutonner votre chemise? Un mouchoir suffira, madame... Comptez trente et un, trente-deux, trente-trois...» La lampe éclairait ces clavicules, ces omoplates, ces côtes,—cette pitoyable misère... Non, l'état de M. Péloueyre n'offrait rien d'alarmant, mais il faudrait surveiller «ses sommets». Il ordonna des fortifiants, des piqûres de cacodylate. Parfois il regardait Noémi. N'allait-il pas croire qu'elle avait cherché à l'introduire dans la maison? C'était si étrange d'obliger un médecin à faire six kilomètres en carriole, le soir, pour ausculter un affaibli! Il ne s'en allait pas et de son accent lourd, se défendait d'avoir jamais prétendu guérir, avec son traitement d'iode, un tuberculeux aussi avancé que le fils Pieuchon. Sa voix traînante, sa voix campagnarde rendait un son mâle et grave. Noémi se sentait épiée par des regards coulés sous des paupières couleur de safran; mais lui ne voyait d'elle qu'un fantôme silencieux. Il en vint à dire que mieux valait prévenir la maladie, que M. Péloueyre était un terrain tout préparé et favorable aux bacilles: «Un terrain, dirais-je, tuberculisable. Feu madame Péloueyre mourut phtisique, n'est-ce pas?» Ce jargon allait mal à cette bouche fraîche, créée pour ne dispenser aucune autre science que des baisers. Il jugeait nécessaire qu'on suivît le malade. Ce disant, il quêtait une invitation à revenir. Comme Noémi demeurait muette, il se leva et demanda avec rondeur si M. Péloueyre souhaitait qu'il renouvelât ses visites,—ne serait-ce que pour lui administrer ses piqûres. «Qu'en penses-tu, Noémi?» Comme elle ne répondait pas, Jean crut qu'elle ne l'avait pas entendu et répéta: «Dis, Noémi, faut-il que monsieur revienne?» Elle prononça enfin: «C'est tout à fait inutile.» Le ton de ce refus était tel que Jean Péloueyre eut peur qu'elle ait froissé le médecin, et il protesta que «le docteur demeurait seul juge». Le gros garçon, sans nul embarras, promit d'accourir au premier appel. Noémi alors prit la lampe et le précéda. Elle descendait vite, sentant ce souffle chaud sur sa nuque. La carriole attendait devant la porte. Le jeune homme y monta sans avoir obtenu un regard. Le petit-fils de Cadette fit claquer sa langue. Une lanterne éclairait la croupe du cheval. Le vent nocturne éteignit la lampe que tenait haut la jeune femme et elle demeura ainsi dans la nuit, au seuil de cette maison morte, écoutant décroître un roulement de carriole. Elle ne dormit pas. Jean Péloueyre, dans le lit de fer, s'agitait, prononçait des paroles confuses. Noémi se releva pour le border, posa sa main sur son front sans l'éveiller, comme elle eût fait à l'enfant qui ne naîtrait jamais.

XIII

Jean Péloueyre, dès le surlendemain, reprit ses habitudes. Il sortait à pas de loup, pendant la sieste de son père, guettait les pies, et, après une station à l'église, rentrait le plus tard possible au gîte. Noémi déjà perdait de son éclat. Jean Péloueyre mesurait ce cerne autour des yeux si tristes et qui ne le regardaient qu'avec une humble douceur. Il avait espéré que son exil du lit nuptial suffirait pour que Noémi pût s'acclimater auprès de lui. Mais l'épouse luttait en désespérée contre son dégoût et cette lutte l'exténuait. Plusieurs fois elle appela Jean Péloueyre la nuit afin qu'il vînt près d'elle, et comme il faisait semblant de dormir, elle se levait, lui donnait des baisers—ces baisers qu'autrefois des lèvres de saints imposaient aux lépreux. Nul ne sait s'ils se réjouirent de sentir sur leurs ulcères ce souffle des bienheureux. Mais Jean Péloueyre, lui, en vint à s'arracher de ces embrassements et c'était lui qui avec horreur criait: «Laissez-moi.»

Les hauts murs des jardins s'échevelèrent de lilas sombres. Les crépuscules eurent l'odeur des seringuas. Dans la lumière déclinante, les hannetons bourdonnaient. Au mois de Marie, le soir, après le chant des litanies, le curé disait: «On recommande à vos prières la réussite à des examens de plusieurs jeunes gens, le mariage de plusieurs jeunes filles, la conversion d'un père de famille, la santé d'un jeune homme en danger de mort...» Tous savaient qu'il s'agissait du fils Pieuchon au plus mal. Les lis de juin fleurirent. Noémi s'étonna de ce que Jean n'emportait plus de fusil dans ses promenades; il dit que les pies le connaissaient trop et que les malignes ne se laissaient plus approcher. Elle craignait que ces courses fussent excessives car il n'en revenait plus, comme autrefois, la figure animée,—mais au contraire abattu et blême. Il prétendit alors que la chaleur le pâlissait. Une nuit, Noémi l'entendit à plusieurs reprises tousser. Elle l'appela à voix basse: «Tu dors, Jean?» Il l'assura qu'il souffrait un peu de la gorge et que ce n'était rien; mais elle devinait son effort pour retenir la toux qui, malgré lui, éclatait. Ayant allumé une bougie, elle vit qu'il était trempé de sueur. Elle le regardait avec angoisse. Les yeux clos, il paraissait attentif à un travail mystérieux en lui. Il sourit à sa femme, et Noémi fut bouleversée par ce sourire si tendre, si calme. Et il dit à mi-voix: «J'ai soif.»

Le lendemain matin, il n'avait pas de fièvre; sa température était même trop basse. Noémi se rassura; elle aurait voulu qu'il ne sortît pas après le déjeuner mais ne put le retenir. L'insistance de Noémi parut déplaire à Jean qui regardait sa montre comme s'il redoutait d'être en retard. M. Jérôme plaisanta: «Elle va croire que tu cours à un rendez-vous!» Il ne répondit rien; son pas hâtif retentit dans le vestibule. Un orage ternissait le ciel. On eut dit que le silence des oiseaux immobilisait les feuillages. Tout ce jour-là, dans l'embrasure de la fenêtre, au rez-de-chaussée, Noémi eut peur. A quatre heures la cloche de l'église tinta à petits coups espacés et la jeune femme se signa parce que quelqu'un entrait en agonie. Elle entendit sur la place une voix qui disait: «C'est pour le fils Pieuchon. Ce matin déjà il a failli passer.» De larges gouttes creusaient la poussière, lui arrachaient son odeur des soirs d'orage. Son beau-père dormant encore, Noémi alla à la cuisine pour parler de Robert Pieuchon avec Cadette. La vieille qui était sourde n'avait pas entendu le glas. Elle dit qu'on aurait des renseignements par «Moussu Jean». Et comme Noémi s'étonnait, Cadette soupira, larmoya: «Elle pensait bien que «la mistresse» ne le savait pas: sans quoi elle aurait empêché «lou praou moussu», faible comme il était, de passer tous ses après-midis avec le fils Pieuchon; et depuis plus d'un mois déjà! Il avait défendu à sa vieille Cadette d'en rien dire à personne. Noémi feignit de n'être pas surprise. Elle sortit; il ne pleuvait plus; un vent poussiéreux bousculait de lourdes nues. Elle alla vers la maison du docteur dont la mort avait déjà clos tous les volets. Jean Péloueyre parut sur le seuil: il clignait ses yeux éblouis, bien que le jour fût comme terni, et n'aperçut pas sa femme. La face terreuse, hors du monde, il allait d'instinct vers l'église où il entra. Noémi le suivait de loin. L'humide fraîcheur de la nef la saisit,—ce froid de terre, ce froid de fosse fraîchement ouverte qui étreint les corps vivants dans les églises que le temps enfonce peu à peu et où l'on accède en descendant des marches. Cette toux dont le bruit l'avait éveillée la nuit précédente, de nouveau Noémi l'entendit, mais, cette fois, répercutée à l'infini par les voûtes.

XIV

Jean Péloueyre avait demandé qu'on descendît son lit dans une chambre du rez-de-chaussée qui ouvrait sur le jardin. Quand il étouffait, on poussait sous la véranda le lit de fer et il regardait le vent rétrécir ou dilater le bleu entre les feuilles. On avait fait venir une sorbetière parce qu'il n'avalait guère, hors le lait cru et froid, qu'un peu de glace parfumée. Son père venait le voir, lui souriait, mais de loin. Peut-être Jean eût-il préféré les ténèbres de la chambre pour y cacher son agonie, mais il avait choisi de mourir au jardin afin que Noémi fût moins exposée à la contagion. Des piqûres de morphine l'assoupissaient. Repos! Repos après ces horribles après-midi au chevet du fils Pieuchon criant de désespoir à cause de ce qu'il quittait à jamais: des soir de noce à Bordeaux, les danses dans des cabarets de banlieue autour d'un orgue mécanique, les randonnées en bicyclette, lorsque la poussière se colle à de maigres cuisses velues et qu'on se crève, et surtout les caresses des filles. Les Cazenave répandirent partout le bruit que l'avarice de M. Jérôme interdisait à son fils le bienfait des climats plus doux et les cures d'altitude. Mais, outre que Jean n'était pas homme à mourir hors du gîte, le docteur Pieuchon professait que contre la tuberculose, rien ne vaut la forêt landaise: il tapissa même de jeunes pins la chambre du malade comme pour une Fête-Dieu et entoura le lit de pots débordants de résine. A bout de science enfin, il fit appeler son jeune confrère, bien qu'il fut dès lors avéré que Jean Péloueyre ne tolérerait plus l'iode «à dose massive». Noémi accueillit le beau garçon avec une indifférence qui n'alla pas jusqu'à ignorer qu'il pâlissait sous son regard ou lorsque leurs mains se touchaient. A chaque rencontre elle savourait cette certitude que rien ne lui était plus au monde que ce gisant—son époux. Mais il se peut aussi qu'au plus obscur de son cœur, elle sentît le jeune mâle solidement harponné et qu'elle ne fût si tranquille que parce qu'elle était assurée de le tirer sur la berge, un jour, vivant et palpitant... Jean Péloueyre défendait à Noémi de l'embrasser, mais il acceptait l'imposition de sa main fraîche sur son front. Croyait-il maintenant qu'elle l'aimait? Il le croyait et disait: «Soyez béni à jamais, mon Dieu, qui, avant que je meure, m'avez donné l'amour d'une femme...» Et comme autrefois dans ses courses solitaires il ruminait indéfiniment le même vers, aujourd'hui, quand il se sentait las de son chapelet et pendant que Noémi tenait son poignet, comptant les pulsations, il répétait à mi-voix le cri de Pauline: Mon Polyeucte touche à son heure dernière, et souriait. Non qu'il se crût un martyr. Toujours on avait dit de lui: «C'est un pauvre être.» Et jamais il n'avait douté qu'il en fût un. Le regard en arrière sur l'eau grise de sa vie l'entretenait dans le mépris de soi. Quelle stagnation! Mais sous ces eaux dormantes avait frémi un secret courant d'eau vive, et voici qu'ayant vécu comme un mort, il mourait comme s'il renaissait.

Un soir, le curé et le docteur Pieuchon s'étant attardés dans le vestibule, Noémi les rejoignit et amèrement leur demanda compte de leur silence: pourquoi ne l'avaient-ils pas avertie des stations quotidiennes de Jean au chevet d'un phtisique? Le docteur baissait la tête, s'excusait sur ce qu'il ne connaissait pas l'état de M. Jean. D'une charité sans borne, comment se serait-il étonné d'un dévouement qu'il pratiquait lui-même et dont son fils était le bénéficiaire? Le curé se défendit plus vivement: Jean Péloueyre avait exigé le silence; envers ses dirigés, un directeur doit pousser la discrétion jusqu'au scrupule: «Mais c'est vous, monsieur le curé, c'est vous qui avez voulu ce fatal voyage à Paris.—... Moi seul, Noémi?» Elle s'appuya contre le mur, élargissant du doigt une éraflure dans le plâtre peint en faux-marbre. On entendait tousser dans la chambre. Les savates de Cadette traînèrent. Le Curé dit encore: «J'ai agi après avoir prié, Noémi. Il faut adorer les voies de Dieu.» Il enfila sa douillette. Mais, dans le secret, il était la proie de sentiments contraires, et, au long de ses insomnies, pleurait sur Jean Péloueyre; en vain se répétait-il que le malade avait testé en faveur de Noémi, et que c'était l'intention de M. Jérôme, après la mort du pauvre enfant, de donner la maison et le plus possible de son bien à la jeune femme,—à condition qu'elle ne se remariât pas. Le curé, homme scrupuleux mais trop enclin à entrer dans le destin des autres, interrogeait son cœur. Il n'avait pas douté que ce mariage dut être heureux,—et sub specie æterni, n'en fallait-il admirer la réussite? Quel était son gain en cette affaire? Bon pasteur, il n'avait eu souci que de son troupeau. Le curé, chaque fois qu'il se jugeait, se renvoyait absous, mais ne se lassait pas de rouvrir son procès. Il redoutait d'avoir perdu le discernement de l'injuste et du juste, et n'en revenait pas d'hésiter sur la valeur de ses actes. Humilié, il pontifia moins: pour célébrer sa messe quotidienne, il ne défit plus la queue de sa soutane et renonça au chapeau tricorne qui le distinguait de ses confrères. Toutes ses petitesses, une à une, se détachaient de lui. Il reçut sans joie la nouvelle que, bien qu'il ne fût pas curé-doyen, l'évêché lui octroyait le droit de porter le camail sur son surplis. Comment avait-il pu tenir à ces misères, lui, le gardien des âmes? Rien ne lui était plus, à cette heure, que de démêler sa part dans ce drame: avait-il été l'instrument docile de Dieu? ou le, pauvre curé de campagne s'était-il substitué à l'Etre infini?

Cependant, chaque soir, sur la route gelée, une carriole emportait le jeune docteur. A travers les cimes serrées des pins, le clair de lune filtrait, mal retenu par les branches jointes. Les têtes rondes et sombres planaient dans le ciel comme un vol immobile. Plusieurs fois, à quelques cents mètres du cheval, de courtes ombres de sangliers, d'un talus à l'autre, traversèrent. Les pins s'écartaient autour d'un nuage au ras du sol qui recélait une prairie. La route fléchissait et l'on entrait dans l'haleine glacée d'un ruisseau. Le jeune homme, sous sa peau de bique, isolé dans l'odeur du brouillard et de sa pipe, ne savait pas qu'il y eût, au-dessus des pins, les astres. Son nez ne se levait pas plus de la croûte terrestre que le museau d'un chien. Et quand il ne songeait pas au feu de la cuisine où tout à l'heure il se sécherait, et à la soupe dans quoi il verserait du vin, sa pensée s'attachait à cette Noémi si proche de sa main et qu'il n'avait jamais touchée. «Pourtant, se disait ce chasseur, je ne l'ai pas ratée; elle est blessée...» Son instinct l'avertissait quand le gibier féminin était forcé, demandait grâce. Il avait entendu le cri de ce jeune corps. Combien en avait-il possédé de femmes, défendues, mariées à des hommes et non à un débris comme ce Péloueyre! Atteinte et plus qu'une autre démunie, cette Noémi serait-elle seule inaccessible? Tant que durerait l'agonie du mari, sans doute obéissait-elle à une pudeur; mais avant que son époux fût très malade, qui donc avait retenu cette perdrix à demi fascinée? Quel aimant plus fort l'attirait dans l'ombre, loin de la lampe? Un autre amour? Il ne croyait pas qu'elle fût dévote; cette espèce-là, le jeune docteur pensait la bien connaître: il avait dû déjà se mesurer avec le curé pour la conquête d'une ouaille. La dévote joue, se passe un péché véniel, tourne autour du feu, se brûle un pied, et à la dernière seconde glisse entre les doigts, comme ramenée, par un fil invisible, au confessionnal. Il fit des plans pour quand Jean Péloueyre aurait «clampsé». Il se disait: «Je l'aurai.» Et il riait, possédant la patience du Landais qui chasse à l'affût.

Vers ce temps-là, les personnes pieuses du bourg qui, au milieu du jour, entraient à l'église et s'y croyaient seules, tressaillaient au bruit d'un soupir dans le chœur: presque tous ses instants de liberté, le curé les vivait dans cette ombre, devant son juge. Là seulement il goûtait la paix, non pas celle que donne le silence des églises de campagne ténébreuses et comme immergées, mais cette paix que rien au monde ne donne. Le prêtre concevait qu'il y avait loin du petit être chétif, de ce Jean Péloueyre à peine capable, aux veilles de grandes fêtes, de frotter les cristaux des lustres et de ramasser les longues mousses dont les dames faisaient des guirlandes,—qu'il y avait loin du tueur de pies à ce mourant qui donnait sa vie pour le salut de plusieurs. Le curé s'abîmait devant Celui dont le secret est de rendre semblables à Dieu, des esclaves.

XV

Pour Jean Péloueyre suffoquant, l'été s'était adouci. En septembre, de fréquents orages roussirent les feuilles. Le petit-fils de Cadette portait au malade les premiers cèpes et leur odeur de terre sylvestre, le distrayait avec les ortolans capturés au petit jour: il les engraisserait dans le noir et les servirait à moussu Jean après les avoir étouffés dans un vieil armagnac. Des vols de ramiers présageaient un hiver précoce: bientôt on monterait les appeaux à la palombière... Toujours Jean Péloueyre avait aimé l'approche de l'arrière-saison, cet accord secret avec son cœur des champs de millade moissonnés, des landes fauves connues des seules palombes, des troupeaux et du vent. Il reconnaissait quand, à l'aube, on ouvrait la fenêtre pour qu'il respirât mieux, le parfum de ses tristes retours de chasse aux crépuscules d'octobre. Mais il ne lui fut pas donné d'attendre en paix le passage: Noémi ne savait pas que l'on doit le silence aux mourants; et de même qu'autrefois elle n'avait pu lui céler son dégoût, elle ne savait aujourd'hui lui faire grâce de ses remords. Elle mouillait de larmes sa main, insatiable de pardon. Vainement lui disait-il: «C'est moi seul qui t'ai choisie, Noémi ... moi seul qui n'ai pas eu souci de toi...» Elle secouait la tête, ne voyait rien, hors ceci que Jean mourait pour elle: qu'il était noble et grand! qu'elle l'aimerait s'il guérissait! Elle lui rendrait au centuple cette tendresse dont elle fut si avare. Comment Noémi aurait-elle su que d'un Jean Péloueyre à peine convalescent, elle eût déjà commencé de se déprendre, et qu'il fallait qu'il touchât à son heure dernière pour qu'enfin elle le pût aimer? C'était une très jeune femme ignorante et charnelle et qui ne connaissait pas son cœur. Mais ce cœur de désir était sans ruse et soumis à Dieu. Gauchement, elle exigeait du moribond le mot qui l'eût délivrée de son remords. Après de tels débats, il perdait cœur, et souhaitait de ne pas demeurer seul avec elle; il l'eut été souvent (car M. Jérôme était cloué au lit par tous ses maux conjurés); mais que le jeune docteur montrait donc de dévouement! Jean Péloueyre s'étonnait de l'étrange fidélité d'un inconnu. Incapable de soutenir une conversation, du moins il jouissait de cette présence.

Une après-midi, à la fin de septembre, il s'éveilla d'une longue somnolence et aperçut, dans un fauteuil, près de la fenêtre, Noémi, la tête renversée par le sommeil, écouta ce souffle d'enfant calme, referma les yeux. Au bruit de la porte, il les rouvrit: le docteur entrait doucement; Jean fut lâche devant l'effort d'une seule parole d'accueil et feignit de dormir. Les souliers de chasse du jeune homme craquèrent. Puis plus rien: un silence qui incita Jean Péloueyre à voir. L'ami inconnu, près de la jeune femme assoupie, se tenait debout. Non pas d'abord incliné vers elle, imperceptiblement il se pencha, et sa forte main velue tremblait... Jean Péloueyre ferma les yeux, entendit la voix basse de Noémi: «Ah! pardonnez-moi... Vous m'avez surprise, docteur; je dormais un peu, je crois... Notre malade est abattu aujourd'hui... Le temps est si accablant! Voyez: les feuilles ne remuent pas...» Le docteur répondit que pourtant le vent soufflait du sud-ouest; et Noémi: «Le vent d'Espagne nous portera l'orage...» L'orage, c'était ce garçon pâle et furieux de désir et de qui les yeux paraissaient «chargés» comme le ciel. Noémi se leva, vint vers Jean, et mit ce lit de fer entre elle et l'homme qui la couvait du regard. Il balbutia: «Il faudrait vous ménager, madame, dans son intérêt même.—Oh! Moi, je résiste à tout; je trouve la force de manger et de dormir comme une bête... Comment font ceux qui meurent de chagrin?» Ils s'assirent loin l'un de l'autre. Jean Péloueyre semblait sommeiller toujours et sans remuer les lèvres, se chantait à lui-même, en marquant la césure: Mon Péloueyre touche à son heure dernière...

Comme si l'arrière-saison l'eût retenu dans un embrassement, dans ses voiles et dans son odeur de larmes, il étouffa moins, se nourrit un peu: ce furent pourtant ses jours de plus grande souffrance. Au bord de la mort, mais vivant, s'il ne doutait pas de Noémi,—lorsqu'il entrerait dans la ténèbre, avec quoi se défendrait-il contre ce jeune homme qui était beau? L'ombre misérable d'un mort ne sépare pas ceux qui furent prédestinés à s'aimer. Rien ne parut de ses affres; il serrait la main du docteur, lui souriait. Ah! qu'il aurait voulu vivre pourtant afin de le vaincre et d'être préféré! Quelle sombre folie lui avait donc inspiré le désir de la mort? Même sans Noémi, même sans femme, il fait si bon boire l'air et la caresse du vent de l'aube l'emporte sur toutes caresses... Trempé de sueur, et dans le dégoût de son odeur de malade, il regardait le petit-fils de Cadette qui, par la fenêtre ouverte, lui tendait la première bécasse de la saison... O matinées de chasse! Béatitude des pins aux cimes ternes et grises dans l'azur, pareils aux humbles qui seront glorifiés! Alors, au plus épais de la forêt, une coulée verte d'herbages, d'aulnes et de brume dénonçait l'eau vive que l'alios colore d'ocre. Les pins de Jean Péloueyre forment le front de l'immense armée qui saigne entre l'Océan et les Pyrénées; ils dominent Sauternes et la vallée brûlante où le soleil est réellement présent dans chaque graine de chaque grappe... Avec le temps, Jean Péloueyre eut été moins soucieux de son cœur parce que toute laideur comme toute beauté se perd dans la vieillesse; et il aurait eu cela, du moins, les retours de la chasse, les champignons ramassés. Les étés d'autrefois brûlent dans les bouteilles d'Yquem et les couchants des années finies rougissent le Gruau-Larose. On lit devant le grand feu de la cuisine, entouré de landes pluvieuses... Cependant Noémi disait au docteur: «Ce n'est pas la peine que vous reveniez demain...» Il répondait: «Si! Si! Je reviendrai...» Noémi comprenait-elle? Se pouvait-il qu'elle ne comprît pas? S'était-il jamais déclaré? Jean Péloueyre mourrait-il sans voir l'issue de cette lutte à son chevet? On eût dit que quelqu'un ayant connu que le pauvre enfant se détachait du monde sans souffrir assez, à la hâte tressait des liens tels qu'il ne les pût briser qu'en un immense effort. Pourtant, un à un, tous se rompirent jusqu'à sa rechute dernière: ses passions s'éteignirent avant lui et vint le jour où il put donner à tous le même sourire, la même gratitude sans nuance. Ce n'étaient plus des vers qu'il répétait, mais des paroles comme celles-ci: «C'est Moi. Ne craignez point...»

Les pluies de l'hiver finissant enserrèrent la chambre ténébreuse. Pourquoi se demandait-on si Jean Péloueyre souffrait, puisque sa souffrance était une joie? De la vie, il ne percevait plus que les chants des coqs, des cahots de charrette, des appels de cloche, ce ruissellement indéfini sur les tuiles, et, la nuit, des sanglots de rapaces oiseaux, des cris de bêtes assassinées. Sa dernière aube toucha les vitres. Cadette alluma un feu dont la fumée résineuse emplit la chambre. Cette haleine des pins incendiés que si souvent, dans les étés torrides, la lande natale lui souffla au visage, Jean Péloueyre la reçut sur son corps expirant. Les d'Artiailh prétendaient savoir qu'il entendait encore mais qu'il ne voyait plus. M. Jérôme, en sa robe souillée de remèdes, était debout contre la porte, un mouchoir sur la bouche. Il pleurait. Cadette et son petit-fils s'agenouillèrent dans l'ombre. La voix du prêtre, avec des paroles propitiatoires, semblait forcer des vantaux invisibles: Partez de ce monde, âme chrétienne, au nom de Dieu le Père tout-puissant, qui vous a créée; au nom de Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant qui a souffert pour vous; au nom de l'Esprit Saint qui est descendu sur vous; au nom des Anges et des Archanges; au nom des Trônes et des Dominations; au nom des Principautés et des Puissances... Noémi le contemplait ardemment, se disant en elle-même: «Il était beau...» Les gens du bourg confondirent le glas de son agonie avec l'Angelus du matin.

XVI

M. Jérôme se coucha. Les miroirs où si souvent Jean Péloueyre avait contemplé sa pauvre mine, furent voilés de linge. On habilla son corps comme pour la grand'messe: Cadette le coiffa même d'un feutre et lui mit un paroissien entre les mains. La cuisine se remplit d'une rumeur de fête parce qu'il y aurait quarante personnes à la salle à manger. Des métayères hurlèrent autour du char, pareilles aux antiques pleureuses. C'était la première fois que le curé faisait une seconde classe. On distribua une paire de gants et un sou enveloppé de papier à tous les invités. Il plut pendant le service, mais une éclaircie dura jusqu'au retour du cimetière. Jean Péloueyre attendit dans la terre la résurrection des morts, dans ce sable sec et qui momifie et embaume les cadavres; Noémi Péloueyre s'ensevelit dans le crêpe pour trois ans. Son grand deuil la rendit, à la lettre, invisible. Elle ne sortait qu'à l'heure de la messe et s'assurait, avant de traverser la place, qu'il n'y eût personne. Même quand vinrent les premières chaleurs, un col liseré de blanc serra son cou. Certaines critiques l'obligèrent à refuser une robe d'un noir trop soyeux, trop brillant. Vers ce temps-là le bruit se répandit de la conversion du jeune docteur: on le signala à la messe, dans la semaine. Il y paraissait entre deux visites. Le curé, si on sollicitait son avis sur un événement si consolant pour un pasteur, souriait de sa bouche sans lèvres et comme cousue, mais ne disait mot. Peut-être avait-il perdu de son autorité et de sa force de persuasion, car il ne put obtenir de M. Jérôme que la clause fût effacée de ses dernières volontés qui obligeait Noémi à ne pas se remarier. Il échoua de même lorsqu'il insista pour adoucir les rigueurs d'un deuil dont il blâmait l'excès. M. Jérôme se glorifiait d'appartenir à une famille où les veuves ne quittaient jamais le noir et les d'Artiailh montrèrent beaucoup de zèle à maintenir Noémi dans cet ensevelissement. C'est pourquoi, en ces aubes d'hiver où l'église est si sombre, le jeune docteur ne discernait pas plus la veuve dans son ténébreux nuage qu'elle-même ne voyait son époux à travers la dalle scellée que touchaient chaque jour ses genoux. A peine entrevit-il, parfois, la clarté d'un visage brillant de jeunesse en dépit du jeûne des matins de communion et d'une vie cloîtrée. Au lendemain de la messe d'anniversaire, lorsqu'il fut connu de tout le bourg que Noémi Péloueyre ne rejetterait pas son voile, les sentiments chrétiens du docteur fléchirent. Il ne négligea pas que l'église, mais aussi ses malades. Le vieux Pieuchon avait entendu dire de son jeune confrère qu'il buvait, et même qu'il se levait la nuit pour boire. M. Jérôme ne s'était jamais si bien porté et sa bru connut des loisirs; elle s'occupait du domaine, mais les pins n'exigent guère de surveillance. Sa piété solide, régulière, était courte et peu soutenue de lectures. A peine capable de méditation, elle s'attachait surtout aux formules. Comme il n'est guère de pauvres au pays de la résine, et qu'on a tôt fait de grouper, une fois dans la semaine, autour d'un harmonium, le troupeau bêlant des enfants de Marie, que restait-il à Noémi, sinon, selon l'usage des Landaises, de se divertir sans excès avec la nourriture? Dès la troisième année de son deuil, Noémi épaissit et le docteur Pieuchon dut lui ordonner de marcher une heure chaque jour.

Une après-midi à l'époque des premières chaleurs, elle alla jusqu'à la métairie nommée Tartehume, et, accablée, se laissa choir sur le talus. Autour d'elle, les genêts bourdonnaient d'abeilles et des taons, des mouches plates, sorties des brandes, piquaient ses chevilles. Noémi sentait battre son cœur comprimé de personne forte, et ne pensait à rien qu'à cette poussiéreuse route qu'une récente coupe de pins livrait tout entière au feu du ciel et où, pour le retour, elle devrait parcourir encore trois kilomètres. Elle éprouvait que les pins innombrables, aux entailles rouges et gluantes, que les sables et les landes incendiées la garderaient à jamais prisonnière. En cette femme inculte et sans intelligence s'éveillait confusément le débat qui avait déchiré Jean Péloueyre: N'était-ce pas cette terre de cendre, cette vie érémitique qui obligeait une malheureuse mourant de soif à hausser la tête, à se tendre toute vers le rafraîchissement éternel? Elle essuyait avec son mouchoir bordé de noir ses mains moites et ne regardait rien que ses souliers poudreux et le fossé où des fougères naissantes s'ouvraient comme des doigts. Pourtant elle leva les yeux, reçut au visage cette odeur de pain de seigle qui était l'haleine de la métairie, et brusquement fut debout, tremblante: un tilbury qu'elle reconnut était arrêté devant la maison. Que de fois, entre les volets rapprochés d'une fenêtre, avait-elle regardé luire ces essieux avec plus d'amour que des étoiles! Elle secoua sa robe pleine de sable;—des charrois cahotaient; un geai cria; Noémi, dans un nuage de mouches plates, demeurait immobile les yeux sur cette porte qu'un jeune homme allait ouvrir. Bouche bée et la gorge gonflée, elle attendait, elle attendait—humble bête soumise. Lorsque s'entrebailla la porte de la métairie, ses regards fouillèrent l'ombre où se mouvait un corps; une voix familière ordonnait en patois d'énormes doses de teinture d'iode... Il parut: le soleil alluma chaque bouton de sa veste de chasse; le métayer tint le cheval par la bride; il disait qu'on était à la saison la plus dangereuse pour les incendies: tout est encore sec, rien ne verdit sous bois et les landes ne sont plus inondées... Le jeune homme rassembla les rênes. Pourquoi Noémi reculait-elle? Une force suspendait son élan vers celui qui s'avançait, la tirait en arrière. Elle s'enfonça dans les brandes plus hautes qu'elle; les ronces écorchaient ses mains. Un instant elle s'arrêta, attentive à un roulement de voiture sur la route qu'elle ne voyait plus. Sans doute, fuyant ainsi, songeait-elle que le bourg n'accepterait pas sans cris qu'elle déchût de son rang de veuve admirable, et qu'une clause du testament de M. Jérôme empêcherait toujours les d'Artiailh de consentir à ce que Madame d'Artiailh appelait «un bête de mariage». Mais de tels obstacles, l'instinct de Noémi ne les eût-il balayés, si ne l'avait pas jugulée une autre loi plus haute que son instinct? Petite, elle était condamnée à la grandeur; esclave, il fallait qu'elle régnât. Cette bourgeoise un peu épaisse ne pouvait pas ne se pas dépasser elle-même: toute route lui était fermée, hors le renoncement. Dès cette minute-là, dans la pignada pleine de mouches, elle connut que sa fidélité au mort serait son humble gloire et qu'il ne lui appartenait plus de s'y soustraire. Ainsi courut Noémi à travers les brandes, jusqu'à ce qu'épuisée, les souliers lourds de sable, elle dût enserrer un chêne rabougri sous la bure de ses feuilles mortes mais toutes frémissantes d'un souffle de feu,—un chêne noir qui ressemblait à Jean Péloueyre.

La Motte, Vémars, juillet;

Johannet, Saint-Symphorien, septembre 1921.






End of Project Gutenberg's Le baiser au lépreux, by François Mauriac

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE BAISER AU LÉPREUX ***

***** This file should be named 51372-h.htm or 51372-h.zip *****
This and all associated files of various formats will be found in:
        http://www.gutenberg.org/5/1/3/7/51372/

Produced by Winston Smith. Images from the Internet Archive.
Updated editions will replace the previous one--the old editions will
be renamed.

Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
law means that no one owns a United States copyright in these works,
so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
States without permission and without paying copyright
royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
of this license, apply to copying and distributing Project
Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm
concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive
specific permission. If you do not charge anything for copies of this
eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook
for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports,
performances and research. They may be modified and printed and given
away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks
not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the
trademark license, especially commercial redistribution.

START: FULL LICENSE

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase "Project
Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full
Project Gutenberg-tm License available with this file or online at
www.gutenberg.org/license.

Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project
Gutenberg-tm electronic works

1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or
destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your
possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound
by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the
person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph
1.E.8.

1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement. See
paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this
agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm
electronic works. See paragraph 1.E below.

1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the
Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual
works in the collection are in the public domain in the United
States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
United States and you are located in the United States, we do not
claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
displaying or creating derivative works based on the work as long as
all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting
free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm
works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily
comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when
you share it without charge with others.

1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
in a constant state of change. If you are outside the United States,
check the laws of your country in addition to the terms of this
agreement before downloading, copying, displaying, performing,
distributing or creating derivative works based on this work or any
other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no
representations concerning the copyright status of any work in any
country outside the United States.

1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear
prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work
on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the
phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed,
performed, viewed, copied or distributed:

  This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
  most other parts of the world at no cost and with almost no
  restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it
  under the terms of the Project Gutenberg License included with this
  eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the
  United States, you'll have to check the laws of the country where you
  are located before using this ebook.

1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is
derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
contain a notice indicating that it is posted with permission of the
copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
the United States without paying any fees or charges. If you are
redistributing or providing access to a work with the phrase "Project
Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply
either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm
trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works
posted with the permission of the copyright holder found at the
beginning of this work.

1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
any word processing or hypertext form. However, if you provide access
to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format
other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official
version posted on the official Project Gutenberg-tm web site
(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain
Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the
full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works
provided that

* You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
  the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
  you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
  to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has
  agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
  Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
  within 60 days following each date on which you prepare (or are
  legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
  payments should be clearly marked as such and sent to the Project
  Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
  Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg
  Literary Archive Foundation."

* You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
  you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
  does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
  License. You must require such a user to return or destroy all
  copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
  all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm
  works.

* You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
  any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
  electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
  receipt of the work.

* You comply with all other terms of this agreement for free
  distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than
are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The
Project Gutenberg Trademark LLC, the owner of the Project Gutenberg-tm
trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm
electronic works, and the medium on which they may be stored, may
contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
cannot be read by your equipment.

1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from. If you
received the work on a physical medium, you must return the medium
with your written explanation. The person or entity that provided you
with the defective work may elect to provide a replacement copy in
lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
or entity providing it to you may choose to give you a second
opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
without further opportunities to fix the problem.

1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO
OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
remaining provisions.

1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in
accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org



Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
volunteers and employees are scattered throughout numerous
locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
date contact information can be found at the Foundation's web site and
official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:

    Dr. Gregory B. Newby
    Chief Executive and Director
    [email protected]

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate

Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.