*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 48518 ***

VILLIERS DE L'ISLE-ADAM


CHEZ LES PASSANTS

FANTAISIES, PAMPHLETS ET SOUVENIRS
SUIVI DE
PAGES INÉDITES

Décoration

PARIS
COLLECTION «LES PROSES»
GEORGES CRÈS ET Cie, ÉDITEURS
116, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 116
M CM XIV

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE

Vingt-cinq exemplaires sur papier d'Arches à la cuve numérotés de 1 à 25

ET

Mille cinq cents exemplaires sur alfa teinté

No 849

Tous droits de traduction et de reproduction réservés

(p. 5) Décoration

L'ÉTONNANT COUPLE MOUTONNET

À M. Henri Mercier

Ce qui cause la réelle félicité amoureuse, chez certains êtres, ce qui fait le secret de leur tendresse, ce qui explique l'union fidèle de certains couples, est, entre toutes choses, un mystère dont le comique terrifierait si l'étonnement permettait de l'analyser. Les bizarreries sensuelles de l'Homme sont une roue de paon, dont les yeux ne s'allument qu'au dedans de l'âme, et, seul, chacun connaît son désir.

Par une radieuse matinée de mars 1793, le célèbre citoyen Fouquier-Tinville, en son cabinet de travail de la rue des Prouvaires, assis (p. 6) devant sa table, l'œil errant sur maints dossiers, venait de signer la liste d'une fournée de ci-devants dont la suppression devait avoir lieu le lendemain même, entre onze heures et midi.

Soudain, un bruit de voix,—celles d'un visiteur et d'un planton de garde,—lui parvint de derrière la porte.

Il releva la tête, prêtant l'oreille. L'une de ces voix, qui parlait de forcer la consigne, le fit tressaillir.

On entendait: «Je suis Thermidor Moutonnet! de la section des Enfants du devoir!... Dites-lui cela!»

À ce nom, Fouquier-Tinville cria:

—Laissez passer.

—Là! je savais bien! vociféra, tout en pénétrant dans la pièce, un homme d'une trentaine d'années, et de mine assez joviale,—bien qu'une sournoiserie indéfinissable ressortît de l'impression que causait sa vue... Bonjour. C'est moi, mon cher:—j'ai deux mots à te dire.

—Sois bref: mon temps n'est pas à moi, ici.

Le survenu prit un siège et s'approcha de son ami.

—Combien de têtes pour la prochaine, demanda-t-il en indiquant la pancarte que venait de parapher son interlocuteur.

—Dix-sept; répondit Fouquier-Tinville.

(p. 7)—Il reste bien une petite place entre la dernière et ta griffe?

—Toujours! dit Fouquier-Tinville.

—Pour une tête de suspecte?

—Parle.

—Eh bien, je te l'apporte.

—Le nom? demanda Fouquier-Tinville.

—C'est une femme!... qui... doit être d'un complot... qui... Combien de temps demanderait le procès?

—Cinq minutes.—Le nom?

—Alors, on pourrait la guillotiner demain?

—Le nom??

—C'est ma femme.

Fouquier-Tinville fronça le sourcil et jeta la plume.

—Va-t-en; je suis pressé!... dit-il: nous rirons plus tard.

—Je ne ris pas: j'accuse!... s'écria le citoyen Thermidor d'un air froid et grave avec un geste solennel.

—Sur quelles preuves?

—Sur des indices.

—Lesquels.

—Je les pressens.

Fouquier-Tinville regarda de travers son ami Moutonnet.

—Thermidor, dit-il, ta femme est une digne (p. 8) sans-culotte. Son pâté de jeudi dernier, joint à ces trois flacons de vieux Vouvray—(que tu sus découvrir en ta cave derrière des fagots de meilleur aloi que ceux que tu me débites)—fut bon, fut excellent. Présente mes cordialités à la citoyenne.—Nous dînons ensemble, demain soir, chez toi. Sur ce, fuis ou je me fâche.

Thermidor Moutonnet, à cette réponse presque sévère, se jeta brusquement à genoux, joignant les mains, des larmes aux yeux:

—Tinville, murmura-t-il comme suffoqué par une surprise douloureuse;—nous fûmes amis dès le berceau; je te croyais un autre moi-même. Nous avons grandi dans les mêmes jeux. Laisse-moi faire appel à ces souvenirs. Je ne t'ai jamais rien demandé.—Me refuseras-tu le premier service que j'implore?

—Qu'as-tu bu ce matin?

—Je suis à jeun, répondit Moutonnet en ouvrant de grands yeux, ne comprenant évidemment pas la question.

Après un silence:

—Tout ce que je puis faire pour toi, c'est de lui taire, demain soir à table, ta démarche incongrue. Je ne puis croire que tu oses plaisanter, ici—ni que tu sois devenu fou... quoique, d'après ce que tu demandes, cette dernière supposition soit admissible.

(p. 9)—Mais... je ne peux plus vivre avec Lucrèce! gémit le solliciteur.

—Tu as soif d'être cornard, citoyen: je vois cela.

—Ainsi... tu me refuses!

—Quoi? de lui faire couper le cou parce que vous avez des mots ensemble?

—Oh! la carogne! Voyons, mon bon Tinville, au nom de l'amitié, mets ce nom sur ce papier, je t'en prie... pour me faire plaisir!

—Un mot de plus, j'y mets le tien! grommela Fouquier-Tinville en ressaisissant la plume.

—Ah! par exemple... pas de çà! cria Moutonnet, tout pâle, en se relevant.—Allons, soupira-t-il, c'est bien; je m'en vais. Mais, ajouta-t-il—(d'une voix de fausset hystériquement singulière, pour ainsi dire, et que son ami ne lui connaissait pas),—j'avoue que je ne te croyais pas capable de me refuser, après tant d'années de liaison, ce premier, cet insignifiant service qui ne t'eût coûté qu'un griffonnage!—Viens dîner demain, tout de même,—et motus à ma femme; ceci entre nous seuls! acheva-t-il d'un ton sérieux et, cette fois, naturel.

Thermidor Moutonnet sortit.

Resté seul, le citoyen Fouquier-Tinville, ayant rêvé un moment, se toucha le front du doigt avec un froid sourire; puis, ayant haussé les épaules comme par forme de conclusion, prit sa liste, en (p. 10) inséra le pli dans une large enveloppe, écrivit l'adresse, scella et frappa sur un timbre.

Un soldat parut.

—Ceci au citoyen Sanson! dit-il.

Le soldat prit l'enveloppe et se retira.

Tirant un oignon d'or de son gilet en gros de Naples fleuri d'arabesques tricolores, et regardant l'heure:

—Onze heures, murmura Fouquier-Tinville:—Allons déjeûner.


Trente ans après, en 1823. Lucrèce Moutonnet (une brune de quarante-huit ans, encore dodue, fine et futée!) et son époux Thermidor, s'étant expatriés en Belgique au bruit des canons de l'Empire, habitaient une maisonnette d'épicerie florissante, avec un coin de jardin, dans un faubourg de Liège.

Durant ces lustres, et dès le lendemain de la fameuse démarche, un mystérieux phénomène s'était produit.

Le couple Moutonnet s'était révélé comme le plus parfait, le plus doux, le plus fervent de tous ceux que l'amour passionnel enlaça jamais de ses (p. 11) liens délicieux. Le pigeon, la colombe; tels ils se semblèrent.

Ils réalisèrent le modèle des existences conjugales. Jamais le plus léger nuage entre eux ne s'éleva. Leur ferveur fut extrême; leur fidélité presque sans exemple; leur confiance, réciproque.

Et, cependant, le mortel auquel il eût été donné de pouvoir lire au profond de ces deux êtres, se fût senti bien étonné, peut-être, de pénétrer le réel motif de leur félicité.

Thermidor, en effet, chaque nuit, dans l'ombre où ses yeux brillaient et clignotaient, pendant que l'accolait conjugalement celle qui lui était chère, se disait en soi-même.

—Tu ne sais pas, non! toi, tu ne sais pas que j'ai tenté le possible pour te faire COUPER LA TÊTE! ha! ha?... Si tu savais cela, tu ne m'accolerais pas en m'embrassant! Mais,—ha! ha? seul je sais cela! voilà—ce qui me transporte!

Et cette idée l'avivait, le faisait sourire, doucement, dans les ténèbres, le délectait, le rendait AMOUREUX jusqu'au délire. Car il la voyait alors sans tête: et cette sensation-là, d'après la nature de ses appétits, l'enivrait.

Et, de son côté, Lucrèce, également, se disait par une contagion, avec le même aigu d'idées, en de malsains énervements:

—Oui, bon apôtre,—tu ris! tu es content? Tu es ravi!... Eh bien, tu me désireras toujours.—Car (p. 12) tu crois que j'ignore ta visite au bon Fouquier-Tinville,—ha! ha?... et que tu as voulu me faire COUPER LA TÊTE, scélérat! Mais,—voilà! je SAIS cela, moi!... Seule, je sais ce que tu penses,—et à ton insu. Sournois, je connais tes sens féroces.—Et je ris tout bas! et je suis très heureuse, malgré toi, mon ami.

Ainsi, le bas d'insanité sensorielle de l'un avait gagné l'autre, par le négatif. Ainsi vécurent-ils, se leurrant l'un l'autre (et l'un par l'autre), en ce détail niais et monstrueux où tous deux puisaient un terrible et continuel adjuvant de leurs macabres plaisirs:—ainsi moururent-ils (elle d'abord) sans s'être jamais trahi le secret mutuel de leurs étranges, de leurs taciturnes joies.

Et le veuf, Thermidor Moutonnet, sans enfants, demeura fidèle à la mémoire de cette épouse, à laquelle il ne survécut que peu d'années.

Quelle femme, d'ailleurs, eût pu remplacer, pour lui, sa chère Lucrèce?

Décoration
(p. 13) Décoration

UNE SOIRÉE CHEZ NINA DE VILLARD

C'était au lendemain d'une fête vénitienne, donnée par Mme Nina de Villard en son légendaire petit hôtel de la rue des Moines. On dînait dans le jardin. Parmi nous, se trouvait l'invité de passage, un long et bel amateur mondain qui depuis les hors-d'œuvre, nous observait avec stupeur, en son habit noir. L'on jouissait de la douceur de se sentir méprisé de ce brillant individu. Vers le café, sur un coup d'œil que nous échangeâmes, sa perte fut résolue:—M. Marras, donc, lui tendit, gravement, un monstrueux paradoxe—auquel, se prenant comme à de la glu, l'attendrissant éphèbe, avec un suffisant sourire, répliqua:

—Cependant, Messieurs, si vous attendez après les mots, votre poésie n'aura souvent pas de sens?...

(p. 14)—Oh! répondit, d'un ton froid, M. Jean Richepin, le sens n'est qu'une plante parasite qui pousse, quand même, sur le trombone de la sonorité.

—La sonorité? reprit le «gommeux», les yeux un peu hagards: mais... le bruit n'est rien: il est des vers discrets, dont le charme...

—Enfin, rimez-vous pour l'œil ou pour l'oreille?

—Pour l'odorat, Monsieur, répondit, avec mélancolie, M. Léon Dierx.

—Vous riez? Soit. Mais, au bout du compte, le sentiment, qu'en faites-vous? essaya de reprendre le malheureux élégant, en se tournant vers M. Stéphane Mallarmé.—L'élégie, en dépit de nos mœurs, demeure, quand même, d'un succès assuré près des femmes... Dès lors, pourquoi s'en priver?—Vous ne pleurez donc jamais, en vers, Monsieur?

—Ni ne me mouche! répondit, de sa voix didactique et flûtée, M. Stéphane Mallarmé en élevant, à la hauteur de l'œil, au long du geste en spirale, un index bouddhique.

Durant ce colloque, Nina et les habituées féminines de ces soirées, pour ne point rire au nez de l'intéressant jeune homme, étaient rentrées dans la maison.

—Vous n'êtes, alors, d'aucune école, Messieurs? continuait celui-ci.

(p. 15)—Nous sommes de l'école des Pas-de-Préface! répondit, en souriant, M. Catulle Mendès.

—Tiens!... Je vous croyais de celle de M. Leconte de Lisle,—(!)—murmura le pschutteux désorienté; et, à ce propos, ajouta-t-il en se tournant vers moi,—compte-t-il donner, enfin, bientôt, quelque chose de... sérieux, Leconte de Lisle?

—Non, Monsieur, répondis-je en m'inclinant: il vous laisse ce soin.

Voyant qu'il avait affaire à des gens insociables, incompréhensibles, qu'il devait renoncer à convertir, l'amateur s'écria, sans transition vaine, après avoir tiré sa montre en se levant:

—Avant de vous quitter, j'eusse voulu présenter mes devoirs... Où sont donc ces dames?

—Mais, au salon... je pense!... répondit négligemment M. Marras.

Sur cette réplique, toute naturelle,—mais dont l'intonation bizarre le fit presque chanceler,—le brillant invité de passage, saluant à l'anglaise, rentra, s'échappa très vite, et, sans doute, court encore,—irréprochable.

C'est ainsi que l'on évinçait poliment les curieux dans cette maison fantaisiste et charmante. Lorsque tout le monde fut revenu au jardin, M. Marras, pour dissiper l'impression quelconque laissée par l'intrus, voulut bien nous lire quelques scènes d'une féerie compassée, aux épithètes (p. 16) voltaïques où ferraillaient mille adverbes, où les amoureux ne s'exprimaient qu'en langue médicale. Après les éclats de rire, nous nous laissâmes aller au silence de la soirée d'automne, qui était d'un bleu pâle et très douce.


Maintenant, Nina, dans sa robe de chambre aux éclatantes fleurs japonaises, se balançait, une cigarette aux lèvres, en un fauteuil américain, sous un magnolia: près d'elle, M. Marras parlait d'arcanes magiques avec un adepte, M. Henri La Luberne, et ce sympathique savant, Charles Cros, dont la récente mort, si chrétienne, me rappelle cette soirée d'étoiles.

Entre des feuillées, M. Jean Richepin, passant la tête, considérait avec le «sourire silencieux du trappeur» M. de Polignac, le jeune et sympathique incendiaire à la mode, l'anarchiste à la tenue correcte, aux manières exquises,—lequel causait, à voix basse, avec M. Henri Delaage, le medium, qui, entre deux évocations, venait parfois consumer un Cigare-des-Brahmes en ce séjour.

Près du jet d'eau qu'elle semblait écouter, Mlle Augusta Holmès, la grande musicienne, au bercer d'un hamac, regardait vaguement la (p. 17) nuit.—Je vois encore, en ce crépuscule, la tête de Lucius Verus d'un jeune peintre, M. Franc Lamy, un disparu de nos réunions, mais dont nous avons tous admiré, aux derniers Salons, les toiles si curieusement lumineuses, si remarquables par la délicatesse des tons et la richesse des lignes, notamment sa Narcissa.

Debout, appuyée à la petite charmille, qu'elle dépassait presque de son front, la belle Manoël de Grandfort méditait sans doute l'une de ses fantaisies de la Vie parisienne ou de Gil Blas:—dans une allée, se promenant, sous la clarté lunaire, MM. Catulle Mendès et Stéphane Mallarmé devisaient.

Une plaisante incidence vint égayer, en ce moment, le jardin. Des cris s'élevaient du côté d'un guéridon solitaire, auprès duquel, aux lueurs, d'une bougie et ses lunettes d'or sur le nez, l'auteur de la chanson célèbre: À la Grand' Pinte, M. Auguste de Châtillon, venait de lire, à l'auteur des Roses remontantes, M. Toupié Béziers, une récente poésie intitulée: Moutonnet. Or, il était arrivé que, discutant une rime, le fougueux dramaturge, en gesticulant, avait fait sauter au ciel, sans le vouloir, les lunettes du poète, lesquelles, retour des astres, s'étant accrochées à une branche folle, y demeuraient suspendues—«damonoclétiquement» selon la remarque de M. de (p. 18) Polignac. L'on accourut, pour éviter, s'il se pouvait, l'effusion du sang. Mais, en homme de 1830 et en parfait gentleman, M. Toupié Béziers, modulait déjà les regrets qu'il devait à son vieil ami,—lequel, cependant, aigri par l'éloquence de son offenseur, évita, par la suite, le voisinage du trop nerveux écrivain, et lui garda, secrètement, rancune de cette incartade,—qu'il ne lui pardonna qu'en mourant.

Bientôt nous nous réunîmes autour de quelques verres de champagne, qui furent placés sur une table verte, sous les ombrages. Nous étions un peu las de la fête de la veille et la conversation se ressentait de notre tendance un peu physique au recueillement.

Nous étions aussi sous l'influence mélancolique de cette stellaire obscurité, où, froissées par le vent de septembre, des feuilles tombaient déjà, tout près de nous.

Ce fut alors que Nina, se tournant vers M. Léon Dierx, qui se trouvait assis auprès de moi, le pria de dire quelques vers.


Léon Dierx avait alors trente ans, à peu près. On avait représenté de lui un drame en un acte, en vers, La Rencontre, se résumant en trois (p. 19) scènes d'une donnée amère, mais laissant l'impression d'une très pure poésie.

Nous avions connu M. Dierx, autrefois, chez M. Leconte de Lisle. C'était un pâle jeune homme, aux regards nostalgiques, au front grave; il venait de l'île Bourbon, dont l'exotisme le hantait. En ses premiers vers, d'une qualité d'art qui nous charma, Dierx disait le bruissement des filaos, la houle vaste où s'endormait son île natale, et les grandes fleurs qui en encensaient les étendues;—puis, les forêts, les lointains, l'espace, et les figures de femmes, ayant des yeux merveilleux. Les yeux de Nyssia, par exemple, apparaissaient en ses transparentes strophes.

Avec les années, sa poésie, s'est faite plus profonde. Sans l'inquiétude mystique dont elle est saturée, elle serait d'un sensualisme idéal. Bien qu'il devienne peu à peu célèbre dans le monde supérieur de l'Art littéraire, ses livres: les Lèvres closes, la Messe du vaincu, les Amants, Poèmes et Poésies, etc., édités par M. Lemerre, sont peu connus de la foule,—et je suis sûr qu'il n'en souffre pas.

C'est qu'en cette poésie vibrent des accents d'un charme triste, auquel il faut être initié de naissance pour les comprendre et pour les aimer; c'est que, sous ces rythmes en cristal de roche, ce rare poète, si peu soucieux de réclame et de «succès», connaît l'art de serrer le cœur: c'est (p. 20) qu'il y a, chez lui, quelque chose d'attardé, de mélancolique et de vague, dont le secret n'importe pas aux passants.

Et le fait est que la sensation d'adieux, qu'éveille sa poésie, oppresse par sa mystérieuse intensité; le sombre de ses Ruines et de ses Arbres et de ses Femmes aussi, et de ses Cieux, surtout! donnent l'impression d'un deuil d'âme occulte et glaçant. Ses vers pareils à des diamants pâles, respirent un tel détachement de vivre qu'en vérité... ce serait à craindre quelque fatal renoncement, chez ce poète,—si l'on ne savait pas que, tôt ou tard, les âmes limpides sont toujours attirées par l'Espérance.

Quant à la physionomie de M. Dierx, elle donne l'idée de l'un de ces enfants du Rêve, désireux de ne s'éveiller qu'au delà de toutes les réalités. Aussi, en toute sa noble poésie, semble-t-il qu'il ait le front touché d'un rayon de cette Étoile du soir que chanta, dans les vallées, au pays des visions du Harz, Wolfram d'Eischembach.

Voici le court poème qu'alors nous récita M. Léon Dierx,—poème dont j'ai précieusement gardé l'autographe:

AU JARDIN

Le soir fait palpiter plus mollement les plantes
Autour d'un groupe assis de femmes indolentes
(p. 21) Dont les robes, qu'on prend pour d'amples floraisons,
À leur blanche harmonie éclairent les gazons.
Une ombre, par degrés, baigne ces formes vagues,
Et, sur les bracelets, les colliers et les bagues
Qui chargent leurs poignets, leurs poitrines, leurs doigts,
Avec le luxe lourd des femmes d'autrefois,
Du haut d'un ciel profond d'azur pâle et sans voiles
L'étoile qui s'allume allume mille étoiles.
Le jet d'eau, dans la vasque au murmure discret,
Retombe en brouillard fin sur les bords. L'on dirait
Qu'arrêtant les rumeurs de la ville au passage,
Les arbres agrandis rapprochent leur feuillage
Pour recueillir l'écho d'une mer qui s'endort
Très loin, au fond d'un golfe où fut jadis un port.
Elles ont alangui leurs regards et leurs poses
Au silence divin qui les unit aux choses
Et qui fait, sur leurs seins qu'il gonfle par moment,
Passer un fraternel et doux frémissement.
Chacune, dans son cœur, laisse, en un rêve tendre,
La candeur de la nuit par souffles lents descendre;
Et toutes, respirant, ensemble, dans l'air bleu
La jeune âme des fleurs dont il leur reste un peu,
Exhalent en retour leurs âmes confondues
Dans les parfums où vit l'âme des fleurs perdues.

Ne sont-ce pas là des vers exquis et adorables?.. Nous étions encore sous leur charme lorsque nous nous séparâmes, la soirée finie.

Décoration
(p. 23) Décoration

NOTRE SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST SUR LES PLANCHES

C'était, jadis, une coutume sacrée, chez les Juifs, de déchirer ses vêtements lorsqu'on entendait un blasphème:—si bien qu'en toute compagnie suspecte, les méfiants se bouchaient d'emblée les oreilles, par économie.—Et comme, au temps du Christ, le luxe des habits fut, au dire des historiens, poussé plus loin même qu'au temps de Salomon, les tailleurs de Jérusalem durent être singulièrement surmenés par les perpétuels renouvellements de gardes-robes qu'entraînèrent, en Israël, les graves professions de foi des premiers martyrs. La hausse du byssus et de l'hyacinthe dut être considérable. Ce fut au point qu'au cours des tortures où l'on appliquait les néophytes, l'assistance, en prévision de (p. 24) leurs séditieuses extases, adopta le biais subtil de se dévêtir d'avance,—(comme au massacre de saint Étienne, par exemple, où saint Paul, encore Gentil, accepta de surveiller le vestiaire).

C'est qu'alors, en effet, l'on ne pouvait repriser, retaper ni recoudre les vêtements sacrifiés sur l'audition d'un blasphème; c'était pour de bon que l'on s'en séparait.—Aujourd'hui, les tailleurs israélites ont imaginé une boutonnière pratique, à l'usage des fervents: elle est close d'un simple fil qu'en mémoire des aïeux l'on fait, en souriant, sauter d'un coup d'ongle, à l'occasion. Ainsi, les israélites qui, nous dit-on, comblaient tout récemment de leur présence la salle du Théâtre-Libre, où l'on donnait l'Amante du Christ, n'eussent eu qu'un point à faire, de retour en leurs foyers, pour réparer le désordre de leur toilette, si, d'aventure, quelques propos de la mystique saynète les eussent effarouchés.

Mais non:—le poète, en sa conciliante sagacité, a su leur épargner jusqu'à cet insignifiant labeur. À l'entrée de son héros, il s'est produit, au contraire, un «effet» de recueillement, une impression «profonde». Israélites et chrétiens ont ressenti, en un mot, cette qualité de respect signifiant qu'on trouvait Notre-Seigneur très bien, très impressionnant, très raisonnable, très sympathique et que l'on était de son avis. Tous l'ont applaudi chaleureusement pour lui témoigner (p. 25) de la haute et mélancolique estime où chacun le tenait. Dieu, reconnaissant de ces inespérées marques de déférence, est venu saluer le public.—Messieurs et dames se sentaient édifiés, grandis: d'aucuns ne retenaient leurs larmes qu'à grand'peine. Tout le monde, avec une entente cordiale, avait l'air de vouloir, décidément, traduire l'«Aimez-vous les uns les autres!» par l'«Embrassons-nous et que ça finisse!...» C'était d'un touchant capable de faire sangloter, en une soudaine accolade, M. Drumont et M. Zadoc Kahn, avec d'entrecoupés Nous ne nous quitterons plus!—Dans un coin, l'on entendait Siméon, le vieux marchand de lorgnettes, balbutier un vague Nunc dimittis. Si bien qu'en ces temps de Zutisme induré (qui sont, peut-être, les «révolus»), l'on pouvait conclure de ce spectacle que les suprêmes prédictions des Prophètes sont en voie d'accomplissement,—bref, qu'au train d'indifférence où s'abandonnent les chrétiens modernes, les Juifs (revenus, enfin, des conversions purement financières, et s'apercevant que l'Or lui-même non-seulement n'est pas le Messie, mais ne sert, en résumé, qu'à se procurer,—après avoir affamé tout le monde,—de plus solitaires caveaux de famille),—vont se convertir, en toute hâte... POUR NE RIEN LAISSER PERDRE.

Ce miraculeux dénouement, nous ne l'espérions (p. 26) pas à si brève échéance. Il n'était, au fond de nos esprits, qu'à l'état de désir,—assez naturel, d'ailleurs!... Ne sommes-nous pas tous israélites, en notre premier père?...—Certes, pélerins de ce globe sidéral, nous avons un peu marché, en des sentiers divers, depuis le décès de ce mystérieux ancêtre. Quelques-uns se sont même croisés en route;—mais, à la fin des fins, si des malentendus nous ont, jusqu'à présent, divisés, aujourd'hui,—n'est-il pas vrai?—les prestiges de la Science... l'effort de tous vers la justice... l'idée, surtout, du vingtième siècle et des suivants, tout cela semble fait pour inciter, vers la plus oublieuse des fusions, les hommes de bonne volonté!...—Donc, à la nouvelle de ce qui s'était passé, en cette mémorable soirée, au Théâtre Libre, le devoir que m'indiquait le Sens-commun ne pouvait être autre que de mêler, avec enthousiasme, mes humbles accents à l'allégresse de cette précursive petite fête de famille,—d'en complimenter, avec feu, l'heureux promoteur,—et de m'occuper d'autre chose.

D'autant mieux que, selon des rumeurs bien fondées, toute une pléïade de jeunes littérateurs, ayant remarqué qu'en dehors de toute question de talent, le simple sujet traité par l'auteur de l'Amante du Christ, provoquait l'attention, les controverses, et faisait tapage, se sont mis à (p. 27) l'ouvrage et se proposent d'inonder nos scènes de fantaisies mélo-évangéliques, dont Notre-Seigneur sera l'un des personnages principaux.—Ce qui nous ménage des effusions nouvelles.

Pour conclure, ces présumables fruits, plus ou moins brillants, de la Libre-Pensée, ne relevant que de la Critique littéraire de laquelle je ne fais point partie, m'en serais-je autrement inquiété?

Soudain, voici que, dans le Figaro du 2 novembre récent, les mots: «Avant tout, je suis un chrétien fervent», (signés de l'auteur de la pièce, M. Rodolphe Darzens) me passèrent sous les yeux; et voici qu'ailleurs il ajoute: «Catholique, apostolique et romain».

Ayant pris acte, j'attendis la luxueuse brochure,—précédée d'une eau-forte de Félicien Rops—et je viens de la lire.

—Maintenant, à titre de simple passant, je dois soumettre aux intéressés les très humbles réflexions suivantes—non que je m'exagère l'importance intrinsèque de cette tentative théâtrale—mais parce que c'est la première et qu'il est bon de prendre des mesures préventives contre l'imminence des ouvrages annoncés. Puis, pourquoi le journal le Gil Blas n'aurait-il pas, de temps à autre, une note grave,—à l'usage des personnes atteintes d'âme?


(p. 28) 1o La «pièce» est patronnée d'une préface due à l'auteur de l'Histoire d'Israël, le notoire M. Ledrain.—Cet éclairé personnage, exhumant de bifides redites, s'y ingénie,—le baiser de l'Euphémisme aux lèvres,—à nous révéler que Notre-Seigneur n'est qu'«un nabi de la verte Galilée, le plus séduisant des fils de l'homme, un juste, un jeune maître de haute raison, etc.»—Ce qui revient à le traiter d'imposteur.—Il ajoute: «À l'exception de la femme de Madgala, qui ne le quitta point, le doux crucifié fut, sur le Calvaire, abandonné de tous, même de son père.» Or, pourquoi la Vierge sainte, l'évangéliste saint Jean, sainte Véronique, le Larron sanctifié, Joseph d'Arimathie, les saintes Femmes, gênent-ils, comme de négligeables comparses, le disert, l'émérite préfacier?

Parce que tout l'intérêt de la Passion semble se résumer, pour cet esprit supérieur, en les préoccupations que voici—«La Magdeleine aime-t-elle Jésus avec tous ses sens? Éprouve-t-il en respirant l'arome de ses cheveux et en sentant la chaleur de ses lèvres, quelque sensation délicieuse? Le poète ne le dit pas. Du moins, la tendresse de Jésus reste cachée derrière un voile. (p. 29) C'est ce qui prouve jusqu'à quel point M. Darzens a le sentiment de la POÉSIE historique.»

C'est très galant.

Au point de vue du simple sens commun nous lisons:

(Même préface)
PAGES 5 ET 6   PAGE 11
«Comment animer de nos ardeurs ces êtres merveilleux qui ont le mieux fourni à l'humanité la vision du divin? Les amener à la RÉALITÉ, ce serait les faire entrer dans le néant. Vapeurs dorées, à forme humaine, ils disparaissent dès qu'on les touche et qu'on leur suppose une consistance et des passions charnelles     —«Les divinités grecques ne sont que de pures abstractions, tandis que Jésus a réellement vécu et foulé cette terre. Si la LÉGENDE l'a transfiguré, il n'en reste pas moins, par bien des côtés, par son corps et par ses discours fort humains, l'un de nos frères».

Pas de commentaires n'est-ce pas?

Seulement que penser d'un auteur s'attestant «chrétien fervent», se glorifiant d'être de l'église catholique, apostolique et romaine—et qui, néanmoins, commet l'inconséquence, plus étrange encore que juvénile, de faire sanctionner son œuvre—(où parle le Christ lui-même!)—par une telle préface et un tel parrain?

2o La «pièce» n'est autre qu'un passage de l'Évangile, arrangé, en vers, pour le théâtre: Sainte Madeleine chez le pharisien Simon.—Tout (p. 30) d'abord, l'Évangile, pour un fidèle, étant le Livre de l'Esprit-Saint, la lettre même en est inviolable (à une virgule près, sous menace d'anathème, est-il écrit). Le Beau, dans l'Évangile, est vivant—et non fictif comme le Beau littéraire. Le mystérieux, le lointain d'un beau vers ne peut qu'altérer la vérité de ce Beau spécial. Le restreindre jusqu'à l'humain, en l'adaptant sur le lit de Procuste d'une prosodie, c'est donc risquer d'offrir, sous une étiquette, autre chose que ce qu'elle annonce, et se vouer à produire, par exemple, des vers où, comme dans la pièce, Dieu trouve que l'Asie est «IMMENSE». (On croit rêver, lisant cela.)—Que l'on versifie un apostolique récit d'après l'Évangile, passe encore: mais versifier l'Évangile même, c'est s'exposer à dénaturer le sens vital d'une parole du Verbe en la modifiant selon les exigences de la métrique d'un vers.—Donc, en principe, tout essai de traduction, partielle ou totale, de l'Évangile, en vers même libres, simples, exempts de romantisme, ne peut-être que présomptueux et vain. L'on se place en ce dilemme:

—Ou grâce à des ajoutis et nuances, la version se trouve inexacte:—alors, la cause est jugée; ouvrir le dictionnaire des hérésies.

—Ou par impossible, elle est exacte;—alors que penser d'un fidèle qui semble dire à l'Esprit-Saint:—«Mon (p. 31) cher confrère, ceci n'est-il pas bien mieux et plus beau que ce que vous avez dicté (sous-entendu en vile prose), PUISQUE ÇA RIME!

Voyons, ce nonobstant, si l'épisode suave de sainte Madeleine est exactement traduit.

Tout d'abord, dans l'Évangile, au lieu de la prétentieuse et précieuse tirade que prête à son héroïne le trop généreux auteur de la «pièce», la sainte pécheresse ne prononce pas une seule parole. Elle entre; elle ne s'excuse pas: Simon-le-Pur peut la chasser!... Elle ne réfléchit pas! Elle ne demande pas la permission d'aimer! Elle s'agenouille, répand ses symboliques parfums, mêlés à ses larmes, sur les pieds du Sauveur, et ces pieds sacrés, elle les essuie de ses cheveux, elle les baise en pleurant toujours—et en silence.

Mais,—et ceci est un élémentaire article de foi!—ses péchés lui sont déjà remis, à celle qui, en l'oubli de tout souci de ce monde, peut en agir avec cette confiance d'élue! à la déjà délivrée des sept démons, à celle dont les prunelles de voyante et l'âme illuminée remarquent si peu le physique du Sauveur que, Jésus étant ressuscité et lui apparaissant devant le sépulcre vide, elle ne le reconnaît même pas, le regardant en simple humaine, et le prend pour le JARDINIER du champ de mort, et s'écrie, en un transport (p. 32) d'outre-monde: «Dites-moi, je vous supplie, où vous l'avez mis, afin que j'aille, et que JE L'EMPORTE

C'est seulement à la voix, lorsque le Seigneur la nomme qu'elle le reconnaît et se prosterne. C'est à l'appel seul de Dieu que ses yeux redeviennent voyants.

—Il est donc, pour ainsi dire, naturel, que, chez Simon, le Seigneur l'assure de nouveau de toute absolution et lui dise: «Va en paix!» car elle est en état de recevoir ce qu'on lui donne.

Or, dans la «pièce», il se trouve que le prétendu repentir de la soi-disant Marie-Magdeleine n'est, en réalité, qu'une avance hypocrite et corruptrice,—que ses pleurs pervers ne sont qu'une arme pour tenter la chasteté divine,—qu'elle veut se faire touchante pour induire, en péché, Celui qui a dit: «Lequel d'entre vous me convaincra d'un péché.» Et voici que le pseudo-Christ de M. Darzens, alors qu'il vient d'être dit: «qu'il voit toutes les pensées», se méprend sur la tentatrice! Et qu'il est en dupe! Voici que celui qui se dressa, le fouet au poing contre les marchands du Temple et passa au milieu de ceux qui le voulaient saisir et lapider avant l'heure précise de la Rédemption, supporte ces parfums, ces larmes viles—et de tels baisers! Voici qu'il accepte, exalte et bénit ce qui, selon ses avertissements vertigineux, ne peut mériter que le séjour de (p. 33) l'essentielle-limite, où «le ver ne mourra pas, où le feu ne s'éteindra pas!» Et voici qu'il dit, à ce péché-vivant qui le contemple, inconscient de repentir et les yeux obscènes: «Tes péchés te sont remis à tout jamais, va en paix!» Ceci—alors que la scène ultérieure donne à cette parole le démenti le plus flagrant, puisque non seulement la Magdaléenne ne s'en va pas en paix, mais paraît outrée de ce que Dieu se soit permis de lui remettre ses péchés au lieu... «de la COMPRENDRE!!» et qu'elle érupte, en faisant étalage de sa périssable chair, une lave soudaine de lubricités si révoltantes,—si répulsives,—qu'elle semble, loin d'être une sainte, une énergumène!

Qu'il me soit donc permis de trouver d'une inconséquence attristante un «chrétien», dont la «ferveur» peut concevoir l'Évangile sous un pareil jour.

Finissons-en.—Suivent quelques vers où Madeleine se trouve brusquement sanctifiée! transfigurée sans autre disposition préalable, et continue cependant à donner l'impression contraire—puisqu'elle appelle, tout uniment, le Sauveur «Prophète», et qu'elle demande à suivre (p. 34) «ceux qui le disent le Messie», le tout en lui affirmant quelle «l'aimera jusqu'à la mort d'un amour qu'elle ne comprend pas». Comme si une réelle transfigurée pouvait prononcer cette petite phrase de bourgeoise vexée, ayant senti qu'il n'y avait rien à faire. J'arrive aux derniers vers pour lesquels semble être conçue la pièce. Ils sont d'un Rédempteur de fantaisie, d'un accent, d'un ton qui paraissent étrangers à l'Humilité divine. Un adage du Christ s'y trouve transposé et traduit plus qu'à la légère. Nulle vibration d'infini! Le Sauveur y nomme la Magdaléenne «son épousée choisie entre toutes les femmes». Les derniers mots sont en contradiction formelle avec les Sept-Paroles, ainsi qu'avec le récit de la Mort de Notre-Seigneur par son témoin l'évangéliste saint Jean.

Entrer dans la critique d'autres détails serait long et pénible. Ces réflexions suffisent pour prémunir contre d'irréfléchis mouvements d'adhésion ceux que le talent littéraire de l'auteur pourrait troubler ou séduire,—et pour entraver peut-être, de quelques scrupules suscités en leur conscience, les nombreux écrivains qui s'apprêtent à nous exhiber d'apocryphes rédempteurs. Je n'ai rectifié que dans ce but les graves erreurs d'un frère en christianisme. Sur ce terrain, je ne connais plus de sympathies ni de réserves. Toutefois, je n'ai pas à juger l'auteur, d'abord (p. 35) parce qu'on ne doit juger personne, ensuite parce que mes errements, à moi-même, ne me permettent d'être sévère qu'envers moi. Le juvénile poète de l'Amante du Christ est, sans doute de bonne foi, malgré de troublantes apparences. Il est dans l'âge où les fumées passionnelles peuvent obscurcir ou voiler les pures spiritualités du livre des livres. S'il est à regretter qu'il ait choisi un tel sujet, qu'il nous permette pourtant d'espérer que son âme est pareille à la fille de Jaïre, sur laquelle tomba cette parole de résurrection: «Cette jeune fille n'est pas morte, elle n'est qu'endormie.»

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(p. 37) Décoration

SOUVENIR

En automne 1868, je me trouvais à Lucerne; je passais presque toutes les journées et les soirées chez Richard Wagner.

Le grand novateur vivait très retiré, ne recevant guère qu'un couple d'aimables écrivains français (mes compagnons de voyage) et moi. Depuis une quinzaine, environ, son admirable accueil nous avait retenus. La simplicité, l'enjouement, les prévenances de notre hôte nous rendirent inoubliables ces jours heureux: une grandeur natale ressortait pour nous du laisser-aller qu'il nous témoignait.

On sait en quel paysage de montagnes, de lacs, de vallées et de forêts s'élevait, à Triebchen, la maison de Wagner.

Un soir, à la tombée du crépuscule, assis dans le salon déjà sombre, devant le jardin,—comme (p. 38) de rares paroles, entre de longs silences, venaient d'être échangées, sans avoir troublé le recueillement où nous nous plaisions,—je demandai, sans vains préambules, à Wagner, si c'était, pour ainsi dire, artificiellement—(à force de science et de puissance intellectuelle, en un mot) qu'il était parvenu à pénétrer son œuvre, Rienzi, Tannhauser, Lohengrin, Le Vaisseau fantôme, les Maîtres-chanteurs même,—et le Parsifal auquel il songeait déjà,—de cette si haute impression de mysticité qui en émanait,—bref, si, en dehors de toute croyance personnelle, il s'était trouvé assez libre-penseur, assez indépendant de conscience, pour n'être chrétien qu'autant que les sujets de ses drames-lyriques le nécessitaient: s'il regardait, enfin, le Christianisme, du même regard que ces mythes scandinaves dont il avait si magnifiquement fait revivre le symbolisme en son Anneau du Niebelung. Une chose, en effet, qui légitimait cette question, m'avait frappé dans une de ses œuvres les plus magistrales, Tristan et Yseult: c'est que, dans cette œuvre enivrante où l'amour le plus intense n'est dédaigneusement dû qu'à l'aveuglement d'un philtre,—le nom de Dieu n'était pas prononcé une seule fois.

Je me souviendrai toujours du regard, que, du profond de ses extraordinaires yeux bleus, Wagner fixa sur moi.

(p. 39)—Mais, me répondit-il en souriant, si je ne ressentais, en mon âme, la lumière et l'amour vivants de cette foi chrétienne dont vous parlez, mes œuvres qui, toutes, en témoignent, où j'incorpore mon esprit ainsi que le temps de ma vie, seraient celles d'un menteur, d'un singe? Comment aurais-je l'enfantillage de m'exalter à froid pour ce qui me semblerait n'être, au fond, qu'une imposture?—Mon art, c'est ma prière: et, croyez-moi, nul véritable artiste ne chante que ce qu'il croit, ne parle que de ce qu'il aime, n'écrit que ce qu'il pense; car ceux-là, qui mentent, se trahissent en leur œuvre dès lors stérile et de peu de valeur, nul ne pouvant accomplir œuvre d'Art-véritable sans désintéressement, sans sincérité.

Oui, celui qui—en vue de tels bas intérêts de succès ou d'argent,—essaie de grimacer, en un prétendu ouvrage d'Art, une foi fictive, se trahit lui-même et ne produit qu'une œuvre morte. Le nom de Dieu, prononcé par ce traître, non-seulement ne signifie pour personne ce qu'il semble énoncer, mais, comme c'est un mot, c'est-à-dire un être, même ainsi usurpé, il porte, en sa profanation suprême, le simple mensonge de celui qui le proféra. Personne d'humain ne peut s'y laisser prendre, en sorte que l'auteur ne peut être estimé que de ceux-là mêmes, ses congénères, qui reconnaissent, en son mensonge, celui qu'ils sont (p. 40) eux-mêmes. Une foi brûlante, sacrée, précise, inaltérable, est le signe premier qui marque le réel artiste:—car, en toute production d'Art digne d'un homme, la valeur artistique et la valeur vivante se confondent: c'est la dualité mêlée du corps et de l'âme. L'œuvre d'un individu sans foi ne sera jamais l'œuvre d'un Artiste, puisqu'elle manquera toujours de cette flamme vive qui enthousiasme, élève, grandit, réchauffe et fortifie; cela sentira toujours le cadavre, que galvanise un métier frivole. Toutefois entendons-nous: si, d'une part, la seule Science ne peut produire que d'habiles amateurs,—grands détrousseurs de «procédés», de mouvements et d'expressions,—consommés, plus ou moins, dans la facture de leurs mosaïques,—et, aussi, d'éhontés démarqueurs, s'assimilant, pour donner le change, ces milliers de disparates étincelles qui, au ressortir du néant éclairé de ces esprits, n'apparaissent plus qu'éteintes,—d'autre part, la Foi, seule, ne peut produire et proférer que des cris sublimes qui, faute de se concevoir eux-mêmes, ne sembleront au vulgaire, hélas, que d'incohérentes clameurs:—il faut donc à l'Artiste-véritable, à celui qui crée, unit et transfigure, ces deux indissolubles dons: la Science ET la Foi.—Pour moi, puisque vous m'interrogez, sachez qu'avant tout je suis chrétien, et que les accents qui vous impressionnent en mon œuvre (p. 41) ne sont inspirés et créés, en principe, que de cela seul.

Tel fut le sens exact de la réponse que me fit, ce soir-là, Richard Wagner,—et je ne pense pas que Mme Cosima Wagner, qui se trouvait présente, l'ait oublié.

Certes, ce furent là de profondes, de graves paroles... Mais, comme l'a dit Charles Baudelaire, à quoi bon répéter ces grandes, ces éternelles, ces inutiles vérités!

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(p. 43) Décoration

HAMLET

I

Toute libre intelligence ayant le sens du sublime, sait que le Génie pur est essentiellement silencieux, et que sa révélation rayonne plutôt dans ce qu'il sous-entend que dans ce qu'il exprime. En effet, lorsqu'il daigne apparaître, se rendre sensible aux autres esprits, il est contraint de s'amoindrir pour passer dans l'Accessible. Sa première déchéance consiste, d'abord, à se servir de la parole, la parole ne pouvant jamais être qu'un très faible écho de sa pensée.

Secondement, il est obligé d'accepter un voile extérieur—une fiction, une trame, une histoire,—dont la grossièreté est nécessaire à la manifestation de sa puissance et à laquelle il reste (p. 44) complétement étranger; il ne dépend pas, il ne crée pas, il transparaît! Il faut une mèche au flambeau, et quelque grossier que soit en lui-même ce procédé de la lumière, ne devient-il pas absolument admirable lorsque la Lumière se produit? Ceux-là seuls qui sont capables de s'absorber dans la préoccupation de ce procédé ne sauraient jamais voir la Lumière!

Le génie n'a point pour mission de créer, mais d'éclairer ce qui, sans lui, serait condamné aux ténèbres. C'est l'ordonnateur du Chaos: il appelle, sépare et dispose les éléments aveugles; et quand nous sommes enlevés par l'admiration devant une œuvre sublime, ce n'est pas qu'elle crée une idée en nous: c'est que, sous l'influence divine du génie, cette idée, qui était en nous, obscure à elle-même, s'est réveillée, comme la fille de Jaïre, au toucher de celui qui vient d'en haut.

Oui, d'en haut!... Car il s'agit de hauteurs où ne sauraient atteindre les géométries: lorsque les poètes parlent des cieux, il n'est point question de ces firmaments restreints et visibles situés au bout de la lorgnette des astronomes, mais de choses plus sérieuses et plus vivaces, qui ne peuvent ni s'éteindre, ni passer.

(p. 45) II

Le moyen, le sujet, le drame est chose si indifférente en soi pour le génie, que le génie ne se donne presque jamais la peine de l'inventer. Il se superpose, voilà tout. Il fait ébaucher le marbre par l'élève, et prend son bien où bon lui semble, sans que personne ait à l'accuser de plagiat. Hamlet n'est pas plus de Shakspeare que Faust n'est de Gœthe, ni don Juan, de Molière. Aucun des principaux drames de Shakspeare n'est de lui, en tant que drame, comme nous le savons, maintenant. Il allait jusqu'à se conformer aux moindres détails d'une chronique, ou de l'œuvre dramatique précédente: il prenait les phrases mêmes, les épisodes, l'action absolue, jetait dans tout cela quelques paroles, dédaigneusement, et cela suffisait pour que l'œuvre devînt telle, que tout en restant presque identique, en apparence, à l'œuvre étrangère et primitive, elle était transformée, en réalité, jusqu'à ne plus présenter de rapport appréciable avec l'antécédente. Le vagissement devenait un éclat de tonnerre.

Qu'importe, même, l'absurdité des personnages, l'impossibilité de l'intrigue, la contradiction des événements entre eux? Macbeth, Othello, (p. 46) Roméo, le Roi Lear, Timon d'Athènes, Falstaff, Richard III, sont des prétextes, et Shakspeare s'inquiète toujours fort peu des lions et des palmiers qu'il place dans la forêt des Ardennes. Ce qui traverse, comme des rayons, tout cet amoncellement de hasard, c'est la puissance multiple, infinie, qui, dans une seule scène, quelquefois, réunit, approfondit et caractérise les mille formes de l'un des sentiments principaux de notre âme, et le généralise, d'un seul coup, à tout jamais. C'est pour cela que chacun des personnages de Shakspeare ressemble à une Loi.

III

Les objections, contre les personnages de Shakspeare, paraissent faciles et victorieuses, tout d'abord; cependant une simple réflexion les dissipe toujours! Le prodigieux poète a véritablement tout prévu, là même où l'on croirait le trouver en défaut jusqu'au ridicule!

L'autre soir, en écoutant Hamlet, il nous est venu cette pensée, pendant la scène de l'esplanade du château d'Elseneur: nous nous disions:

(p. 47) Un Moderne, «un homme de goût», pourrait se demander ce que Shakspeare (qui jouait le personnage du Fantôme devant la reine Elisabeth, au théâtre du Globe, et le jouait de manière à produire quelque impression sur l'auditoire), oui, un Moderne pourrait se demander ce que Shakspeare lui-même eût pu répondre, si l'acteur chargé du rôle d'Hamlet, piquant brusquement son épée en terre et se croisant les bras eût interpellé, le sourire aux lèvres et comme il suit, «l'Échappé de la Nuit hideuse.»

—Tu as comparu devant Dieu, dis-tu? Tu as vu Dieu face à face,—et tu viens me parler du Danemark! Tu t'inquiètes encore d'une dame qui t'a préféré un scélérat et un ivrogne? Tu me parles des propriétés de la jusquiame, des mystères éternels, de la politique actuelle et des bûchers sulfureux, et tu veux que je te prenne pour autre chose que pour un drap sur un balai? Mais, pauvre Ombre, si l'un de nous deux, ici, doit être effrayé de l'autre, c'est Toi! Qui m'a donné d'un trépassé qui épilogue encore et parle de vengeance dans le Purgatoire? Si c'est pour me débiter ces absurdités que tu es venue, chère Ombre,—franchement, ce n'était pas la peine de mourir!... Parle de choses plus sérieuses, ou retourne d'où tu viens.

(p. 48) Et le Moderne se répondrait, avec un sourire de compassion suffisante, que le Spectre, blessé dans sa dignité d'outre-tombe, se serait probablement «retiré» avec un cliquetis de ferraille, en entendant cette apostrophe.

Voilà, certes, une objection qui paraît concluante et sérieuse, et qui, cependant,—n'a pas le sens commun!

Car le Fantôme, par le seul fait d'être là, sous son armure, est, à lui seul, bien plus absurde que tout ce qu'il pourrait ajouter!—Et s'il a réellement vu Dieu, s'il a contemplé l'Absolu et s'il y est entré, toute parole profonde ou puérile, sublime ou niaise, médiocre ou banale, est identiquement superflue et sans valeur à ce sujet, puisqu'elle ne peut se produire que dans le relatif. Et les incohérences qu'il débite sont, par le seul fait de sa présence, ce qu'il peut encore dire de plus effrayant, à cause de leur incompréhensibilité même dans sa bouche!—Le secret de l'Absolu ne pouvant s'exprimer avec une syntaxe, on ne peut demander au Fantôme que de produire une impression, et moins cette impression sera définie ou limitée par sa coïncidence avec notre logique, plus elle sera ce qu'elle doit être.

(p. 49) Le Spectre, pour William Shakspeare, n'est qu'un être moral; c'est l'Obsession!—Mais comme des myopes ne pourraient apercevoir des spectres qui ne s'agiteraient que dans les nuées, Shakspeare a accusé l'objectivité du fantôme; il en a exagéré la notion afin qu'elle pût être accessible au «Bon sens» de ses auditeurs. Si, d'ailleurs, il a voulu qu'Hamlet perçût réellement l'Ombre, s'il a pensé que cet effet dramatique frapperait et saisirait l'imagination de la foule, c'est parce qu'il était certain que chaque spectateur, dans le fantôme perçu par Hamlet, verrait le fantôme qui le hante lui-même, et saurait approprier les réponses à ses questions personnelles.

IV

Shakspeare avait si bien pensé de plus haut que l'esplanade d'Elseneur qu'il prend lui-même la parole, au milieu du drame,—et par la bouche d'Hamlet,—pour avertir la postérité.

En effet, le monologue: «Être ou n'être pas,» est un magnifique désaveu. Le Public, trouvant cela «profond», ne va pas plus loin,—et il lui semble naturel qu'Hamlet prononce des choses (p. 50) profondes; mais elles sont effectivement si profondes, ces choses, quelles rendraient inintelligible le personnage qui les avance, si c'était réellement lui qui les proférât.

«La Mort est un pays inconnu d'où nul pélerin n'a pu revenir encore,» s'écrie Hamlet, dans son soliloque métaphysique.

Ce qui nie absolument l'Apparition.

Et si l'on excuse la contradiction en prétendant que Hamlet cherche à se délivrer de l'obsession, à douter, nous répondrons que son doute ne porte jamais sur le Fantôme, mais sur la nature de ce Fantôme; il ajoute en effet plus tard:

«Si ce spectre, c'était—le Démon, qui voulût me tenter!... Il est facile de damner un cœur disposé à la mélancolie, et Satan est bien rusé».

Que l'on compare le mobile, l'horizon, l'esprit de ces phrases maladives avec ceux du monologue, et l'on verra que celui-ci n'a point de rapport avec le caractère superstitieux d'Hamlet; bien plus, qu'il est, à chaque parole, en contradiction avec le drame tout entier.

(p. 51) Et c'est bien là le dédain profond du Génie, qui, connaissant la foule, agit et parle sans entraves, s'adresse à ceux-là seuls qu'il aime, sans être aperçu ni entendu des autres spectateurs.

Nous avons dit cela pour l'intelligence d'une chose: c'est que les œuvres hautes sont les plus faciles, sinon à composer, du moins à critiquer spécieusement.

Toutefois, un examen plus attentif, ne tarde pas à convertir le plaisant; il s'aperçoit bientôt qu'il a été prévu, défini, enveloppé et dépassé dans le tourbillon sublime, et lorsque Shakspeare affirme que Hamlet est «court d'haleine,» ce qui pour descendre jusqu'à la plaisanterie—paraîtrait difficilement s'accorder avec les interminables tirades qu'il débite à tout propos, c'est de la parole humaine que Shakspeare veut parler, et qui est «courte» en effet, pour exprimer l'Idéal éternel.

Nous aussi nous sommes sur l'esplanade d'Elseneur; seulement c'est nous qui sommes devenus les fantômes à force d'attendre...

Laissons cela.

Si le besoin de jeter ses impressions au vent n'était une faiblesse commune à ceux qui croient (p. 52) penser, rien ne justifierait l'inopportunité, l'insuffisance de ces réflexions rapides, tracées sous l'influence du moment: et s'il pouvait y avoir, à l'égard de cette œuvre géniale, quelque chose de plus superflu qu'une critique, ce serait, à coup sûr, un éloge.

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(p. 53) Décoration

AUGUSTA HOLMÈS

Voici déjà belles années que, par un soir de printemps, à Versailles, je dus à la gracieuseté d'une parente (la baronne Stoffel) d'être présenté dans un artistique salon dont quelques bons musiciens m'avaient souvent parlé avec une nuance d'enthousiasme. Je me souviens même que l'exaltation de ces Messieurs m'avait semblé d'autant plus digne d'être prise en considération que l'attrait principal de ce salon était une musicienne.

En effet, qu'un musicien puisse en admirer un autre, mon Dieu, comme, entre augures, on se doit la politesse d'une certaine gravité, le phénomène, quoique rare, n'est pas absolument impossible:—mais qu'un compositeur puisse admirer UNE musicienne!... Ceci passait l'étonnement. Voici, cependant, la légende que tous improvisaient lorsqu'il s'agissait de celle-là.

(p. 54) «Vers le milieu de la rue de l'Orangerie et entouré de très vieux jardins se trouve un séculaire hôtel bâti sur le déclin du règne de Louis XV, le bien-aimé. Là, vivent, très retirés, un savant vieillard, ancien officier irlandais, M. Dalkeilh Holmès et sa fille, une enfant de quinze à seize ans. L'aspect de cette jeune personne, fort belle, sous ses abondants cheveux dorés, éveille l'impression d'un être de génie.

«Mlle Holmès marche avec des allures de vision qui lui sont naturelles: on la dirait une inspirée. Le plus surprenant, c'est la qualité toute virile de son talent musical. Non seulement elle est, à son âge, une virtuose hors ligne, mais ses compositions sont douées d'un charme très élevé, très personnel, et la partie harmonique en est traitée avec une science, un métier déjà solides. Bref, il ne s'agit pas ici d'une de ces enfants prodiges destinées à devenir, plus tard, de bonnes, d'excellentes ménagères, mais d'une véritable artiste sûre de l'avenir.»


Dans un salon d'un goût très sévère, en effet, décoré de tableaux, d'armes, d'arbustes, de statues et d'anciens livres, était assise, devant un vaste piano, une svelte jeune fille. C'était une figure d'Ossian. Je redoutai même, à cette vue, (p. 55) que la déplorable influence d'une quelconque Mme de Staël n'eût, déjà, perverti d'un sentimentalisme rococo l'artiste enfant—qu'enfin des lectures trop assidues de Corinne ou l'Italie n'eussent étiolé le naturel en fleurs, la spontanéité sincère, la saine vitalité de ce jeune esprit.

Dès son accueil franc et cordial, je reconnus que je n'étais nullement en présence d'une personne emphatique, et qu'Augusta Holmès était bien un être vivant. Les musiciens, cette fois encore, ne s'étaient pas trompés.

Les habitués de la maison étaient, alors, Henri Regnault, qui venait d'immortaliser les traits de la jeune musicienne dans son tableau d'Achille et Thétis,—Jules de Brayer, Détroyat, Saint-Saëns, Clairin, le docteur Cazalis, Armand Renaud, Guillot de Sainbris, André Theuriet, Louis de Lyvron, et quelques rares invités.

Saint-Saëns venait d'y exécuter sa Dalila; Mlle Holmès sa première partition de drame musical, La Fille de Jephté, que Gounod avait écoutée avec une surprise pensive.

Ce soir-là, nous entendîmes des mélodies orientales, premières pensées harmonieuses de l'auteur futur des Argonautes, de Lutèce, d'Irlande et de Pologne, et qui m'apparurent comme déjà presque entièrement délivrées des moules convenus de l'ancienne musique. Augusta Holmès était douée de cette voix intelligente qui se plie à (p. 56) tous les registres et fait valoir les moindres intentions d'une œuvre. Je me défie, à l'ordinaire, des voix habiles en lesquelles se transfigure souvent—pour l'assistance mondaine—la valeur d'une composition médiocre: mais ici, l'«air» était digne des accents et je dus m'émerveiller de la Sirène, de la Chanson du Chamelier, et du Pays des Rêves; sans parler d'hymnes irlandais que la jeune virtuose enleva de manière à évoquer en nos esprits de forestières visions de pins et de bruyères lointaines. Ce fut toute une éclaircie musicale indiquant un inévitable destin.

La Soirée fut close par quelques passages du Lohengrin, de Wagner, nouvellement édité en France et auquel Saint-Saëns nous initia: car, sauf quelques rares auditions aux Concerts Populaires, nous ne connaissions le puissant maître que littérairement, d'après les impressionnants articles de Charles Baudelaire.

Cette musique eut pour effet de passionner la nouvelle musicienne et, depuis, son admiration pour le magicien de Tristan et Iseult ne s'est jamais démentie. Deux mois avant la guerre allemande, je rencontrai à Triebchen, près de Lucerne, chez Richard Wagner lui-même, Mlle Holmès; son père s'étant décidé «malgré son grand âge» au voyage de Munich pour laisser entendre à la jeune compositrice la première partie des Niebelungen.

(p. 57) —«Moins d'attendrissement pour moi, Mademoiselle!... lui dit Wagner après l'avoir écoutée avec cette attention clairvoyante et prophétique du génie. Pour les esprits vivants et créateurs je ne veux pas être un mancenillier dont l'ombrage étouffe les oiseaux. Un conseil: ne soyez d'aucune école, surtout de la mienne

Richard Wagner ne voulait pas que l'on représentât le Rheingold à Munich. Bien que la partition en eût été publiée, il se refusait à laisser montrer l'ouvrage isolément des trois autres parties des Niebelungen. Son grand rêve, qu'il a depuis réalisé à Bayreuth, était de donner une exécution d'ensemble, en quatre soirées, de cette œuvre de sa vie. Mais l'impatience de son jeune fanatique, le roi de Bavière, avait passé outre: l'on allait jouer le Rheingold par ordre royal. Et Wagner, ayant décliné toute participation et tous éclaircissements, inquiet et attristé de la façon dont on allait déflorer l'unité de son vaste chef-d'œuvre, avait défendu à ses amis d'aller l'entendre. En sorte que plusieurs musiciens et littérateurs, au nombre desquels je me trouvais, et qui avaient accompli deux fois le voyage d'Allemagne pour écouter la musique du maître, ne savaient trop s'ils devaient obéir; l'injonction était cruelle.

—«Je regarderai comme ennemis ceux qui (p. 58) auront encouragé ce massacre par leur présence», nous disait-il.

Mlle Holmès, résignée à la soumission devant cette menace, était désespérée.

Cependant les lettres du Kappelmeister Hans Richter, qui conduisait l'orchestre de Munich, ayant un peu rassuré Wagner, son ressentiment s'adoucit contre ses passionnés zélateurs et l'on profita de cette accalmie pour partir, quand même, à la sourdine.

J'ai sous les yeux, une lettre, encore amère, toutefois, et dans laquelle Wagner m'écrivait, à Munich:—«Ainsi vous allez, avec vos amis, admirer comment on s'amuse avec des œuvres viriles: eh bien! je compte, malgré tout, sur quelques passages inexterminables de cette œuvre pour sauver ce qui n'en pourra pas être compris!»

Les prévisions du maître furent déçues par l'éclatant triomphe du Rheingold plutôt pressenti qu'apparu (puisque les trois autres parties des Niebelungen, dont il est la clef, le rendent, seules, totalement intelligible). Tous ses partisans y assistèrent, malgré la menace et la défense, et je me souviens d'avoir aperçu, ce grand soir là dans la salle, au premier rang de la Galerie Noble, Mlle Augusta Holmès qui, assise à côté de l'abbé Liszt, suivait l'exécution du Rheingold sur la partition d'orchestre de l'illustre musicien.


(p. 59) J'ai bien souvent eu l'occasion d'entendre, à Paris, Mlle Holmès exécuter elle-même ses ouvrages, devant un petit nombre d'amis et d'admirateurs au nombre desquels je suis heureux de m'être toujours compté.

—Un soir, pendant le siège de 1871, je me trouvai chez elle avec Henri Regnault et M. Catulle Mendès:—c'était la veille du combat de Buzenval,—Regnault, qui avait une jolie et chaude voix de ténor, enleva, brillamment, à première vue, un hymne guerrier, sorte d'arioso d'un magnifique sentiment, que Mlle Holmès, dans un moment de farouche «vellédisme» venait d'écrire au bruit des obus environnants. Tous les trois nous portions une casaque de soldat: Regnault portait la sienne, dans Paris, pour la dernière fois.

Chose qui, depuis, nous est bien souvent revenue vivante dans l'esprit! Il nous chanta, vers minuit, une impressionnante mélodie de Saint-Saëns, dont voici les premières paroles.

«Auprès de cette blanche tombe,
Nous mêlons nos pleurs.»

(La poésie est, je crois, de M. Armand Renaud).

(p. 60) Et Regnault la chanta d'une manière qui nous émut profondément, nous ne savions pourquoi. Ce fut une sensation étrange, dont les survivants se souviendront, certes, jusqu'à leur tour d'appel.

Lorsque nous rentrâmes, après le dernier serrement de main, nous y pensions encore, M. Mendès et moi. Bien souvent, depuis lors, nous nous sommes rappelé ce pressentiment.

Regnault trouva chez lui l'ordre de partir le lendemain matin avec son bataillon.

On sait ce qui l'attendait le lendemain soir.

Ainsi fut passée, chez Mlle Holmès, la dernière soirée de ce grand artiste, de ce jeune héros.


Ceux qui demeurent au front de la banale mêlée et qui ont épuisé, d'avance, l'ennui de la victoire certaine, portent souvent envie aux morts: «Invideo, quia quiescunt!» disait le triste Luther.

Durant de longues années, sans découragements ni concessions, Augusta Holmès, on doit le constater en toute justice, n'a cessé d'espérer le moment qui, depuis l'exécution de ses Argonautes, d'abord aux Concerts Populaires, et plus tard, enfin, au Conservatoire, l'a rendue non-seulement célèbre, mais incontestable dans l'Art (p. 61) musical. Et ceci au point que notre si éclairé Conseil municipal lui-même, en 1881, l'a nommée officiellement (nonobstant le sexe dont elle a déclaré souvent ne faire partie qu'à regret) membre du jury de l'examen pour les Concours de la Ville de Paris. C'est la première fois qu'une distinction d'un ordre aussi «sérieux» est accordée à une femme.


Tout le Paris des premières connaît de vue cette musicienne aux cheveux dorés, très noblement belle,—et dont le front élevé annonce les hautes qualités artistiques.

Ses œuvres se sont succédées, d'année en année, toujours revêtues d'un caractère de science plus élevé, et d'une beauté de lignes mélodiques toujours plus recherchée et plus pure.

Les quelques auditions orchestrales, à la salle Herz et ailleurs, n'ont mis en lumière que des fragments de ses drames lyriques: Astarté, Héro et Léandre, Lancelot, la Montagne-Noire, dont elle a composé aussi les très brillants poèmes. Cependant, il nous a été possible, en ces seules soirées, de remarquer, en sa manière, le crescendo de puissance qui affirme les talents d'élite.

Certes, ces ouvrages—joints à une centaine (p. 62) de chants isolés, oratorios, symphonies—comme celle de Lutèce et d'Irlande, par exemple (dont la première fut couronnée au concours de Paris), les Sept Ivresses, les Sérénades et tant d'autres recueils de mélodies d'un beau renom dans le monde artistique—constituent, déjà, une œuvre résistante et qui suffirait à l'illustration d'UN musicien. L'on se souvient encore du succès hors de pair qu'obtint la première audition des Argonautes, exécutée avec l'Orchestre et les chœurs, aux Concerts Populaires. La presse musicale consacra la robuste beauté de cet ouvrage par ces unanimes éloges dont fut encore accueillie la symphonie d'Irlande.

La plus récente de ses œuvres, Pologne, fut également saluée, aux Concerts populaires, par des applaudissements d'un caractère définitif en ce qu'ils placèrent Mlle Augusta Holmès, malgré le recherché de sa manière, au rang de nos compositeurs sympathiques même à la foule.—Pologne est inspirée d'après le tableau si dramatique de M. Tony Robert Fleury: les Massacres de Varsovie:

«Tu prieras, tu riras, et danseras—et les balles de l'ennemi traverseront tes fêtes—et tu subiras le martyre, triomphante, en chantant».

—Telle est l'épigraphe que l'auteur s'est proposée de traduire en des harmonies mélodiques, sauvages parfois et savantes.

(p. 63) En dehors des gracieuses valeurs de détails, on ne saurait se refuser à reconnaître que l'union des deux thèmes principaux, dans le final de Pologne, sont d'un consciencieux et noble effet.


L'hiver dernier, le public difficile du Conservatoire a sanctionné en dernier ressort le succès des Argonautes: aujourd'hui la Ville de Paris vient de confirmer la distinction toute spéciale qu'elle accorda, en 1881, à l'auteur de Lutèce:—la cause est donc gagnée.

Augusta Holmès, ainsi admirée, n'a pas, ce nous semble, à douter de l'avenir. D'ailleurs si elle est—et nous le croyons—de la grande race de ces musiciennes d'élite dont «la voix va, s'enflant et se renforçant jusqu'au tombeau», elle devra s'efforcer, de plus en plus, vers un idéal d'une simplicité toujours plus haute.

Pourquoi faillirait-elle à cette destinée, puisqu'elle conforme sa vie à cette souveraine devise des grands artistes: Unus amor, unus ars?—À ce signe sont reconnaissables ces élues, soucieuses d'autre chose que de l'engouement ou des succès passagers,—et dont le front grave, où palpite une volonté d'inspiré, tôt ou tard s'éclaire d'une lueur impérissable.

(p. 65) Décoration

LETTRE SUR UN LIVRE

À un jeune littérateur.

Mon cher ami,

Votre livre se présente fort bien sans introducteur et l'honneur que vous me faites en me priant de lui en servir m'intimide quelque peu.—Quel crédit pourrais-je avoir sur un public dont la presque totalité s'absorbe en des préoccupations qui me semblent d'assez mince importance—et qui dédaigne (sans doute avec raison) les seuls soucis qui me soient chers?—Le brillant succès de plusieurs de vos contes au journal le Gil Blas ne prévient-il pas, en faveur de leur présent recueil, beaucoup mieux que tout ce que je pourrais ajouter?... On ne plaide pas une cause gagnée.

«Étiquetez ce livre de quelques lignes,» m'avez-vous dit.—Serait-ce que, déjà friand d'une critique, dût-elle vous gratter un peu le (p. 66) palais, vous ayez compté, naturellement, sur l'amitié pour que ce condiment de haut goût vous fût préparé, ce qui s'appelle à la diable?

Laissez donc!—Assez de prosateurs officiels trouveront, si tel est leur plaisir, à héserber en cette première gerbe trop fleurie! Quant à moi je manque volontiers, je l'avoue, de l'esprit indispensable pour exceller en ce genre de besogne. Je préfère me laisser charmer, oui, sans réserves malignes, par l'entrain de vos agréables récits, par l'élégance de leur tenue morale, par l'impression qu'ils produisent d'une conscience bien élevée, par leur air de bonne compagnie, la délicate aristocratie de sentiments dont ils ne s'efforcent jamais en vain de faire preuve—et, surtout, par la droiture natale qu'ils révèlent de votre caractère. Il me paraît plus sage de se laisser captiver par leur légèreté mondaine et même, quelquefois, par la prolixité toute juvénile de ce style d'enfant gâté, coupé de subites allures militaires, qui vous personnalise.—Un bon accent français est devenu chose trop rare pour que je me permette d'y relever les vagues négligences, que légitime, d'ailleurs, outre mesure, le plus souvent, l'enjouement même de votre manière. Trop difficiles ces gourmets d'art littéraire aux yeux desquels vos qualités de charmeur et la poésie railleuse de cette verve qui vous est spéciale, ne suffiraient pas à justifier de votre mérite! Ne pourrez-vous (p. 67) tout uniment répondre à ces raffinés, que, saisie pour la première fois devant la foule, toute plume peut se ressentir au début, ne fût-ce que de la nouveauté du mouvement, mais qu'au bout de quelques pages elle ne tarde pas à s'affermir, lorsque le poignet cesse d'être sensible aux entournures empesées des manchettes modernes? Croyez-moi: traitez-les d'oublieux, ces chers confrères! Et continuez de suivre votre belle fantaisie!

Il est doux, je le sais, à la plupart des donneurs d'Avis au lecteur, de se poser sur le fronton d'un livre, et, là, se carrant en juges, de considérer leur socle d'un air de si haute indulgence que c'est à peine si l'édifice semble désormais assez solide pour supporter leur poids. N'espérez pas, mon ami, que, sujet à ce vertige, je vienne, ici, vous accabler de ces éloges... sévères... au cours desquels un tel ridicule se réalise et s'étale.—Non, je ne saurais m'arroger le droit de juger quiconque.

Toutefois si, d'aventure, le passant daignait me consulter sur votre œuvre, voici ce qu'en toute sincérité je prendrais sur ma modestie de lui attester:

—«À la lecture de ce livre, l'on doit, tout d'abord constater dans la nature de l'auteur, le généreux désir d'échapper à cette contagieuse trivialité de sensations et d'expressions (si lucrative de nos jours) et que l'on pourrait appeler le goût cynique.

(p. 68) «Donc la tendance de notre conteur commande la sympathie.

«De plus, une recherche, très distinguée, de simplicité pénètre son livre d'un curieux intérêt artistique.

«Donc ses nouvelles sont, à bien des égards, plus dignes de vogue que bon nombre de celles que l'on a coutume d'accueillir avec faveur. Elles témoignent d'un dandysme pensif, qui se concentrera.

«Quant à la valeur en soi, pour ainsi dire, de l'ouvrage, il y a lieu d'estimer que—(sauf deux ou trois entraînements à des propos d'un goût libertin, qui s'y trouvent, d'ailleurs comme dépaysés et dont l'auteur, une fois revenu des premières insouciances, se défiera, soyons-en sûrs!) tout, en ce livre, fait pressentir un talent de saine origine et de bonne volonté, c'est-à-dire plutôt vibrant aux appels du monde idéal qu'aux rappels du monde instinctif;—et, bien que l'esprit du livre rompe, ainsi, en visière avec le ton, convenu effrontément, de la plupart des nouvellistes de profession (dont l'uniforme est, d'ailleurs, si amusant à voir porter), ce volume est d'un écrivain fort agréable, doué, certes, d'avenir.»

Cela dit, mon cher Pierre, joyeux avènement en ces lettres parisiennes, au sein desquelles, vous prenez place de prime saut, non sans quelque autorité d'allures!

(p. 69) Votre coup d'essai, dédaigneux de certains suffrages, affirme en vous cette sorte d'originalité consciente d'elle-même qui, soucieuse de n'imiter personne, décèle un esprit net et fier, peu jaloux de succès faciles. Vous ne devez attendre, j'imagine, de notre sceptique sentimentalisme, que de flatteurs encouragements et nul doute que vos écrits futurs ne tiennent ce que les côtés exquis de cette première œuvre font déjà mieux que de promettre.

Qu'ajouterais-je de plus?—D'ailleurs, n'êtes-vous pas sûr du vert laurier?—Votre poésie particulière a cela d'attrayant qu'elle s'adresse, entre toutes, aux personnes éprises, à la fois de rêves, de luxe et de solitude. Vous êtes de ces élus qui n'écrivent qu'en souriant—et, surtout, à l'usage de ces cœurs séduits d'avance par le brillant des mélancolies distinguées et des dédains moroses.

Décoration
(p. 71) Décoration

LA SUGGESTION DEVANT LA LOI

La presse judiciaire nous apprend qu'aux assises madrilènes vient d'être condamné à huit ans de travaux forcés un certain Hillairaut—(pour tentative de meurtre sur la personne d'un paisible étranger résidant en Espagne, M. François Bazaine).—Cet Hillairaut, médicalement déclaré atteint de l'affection nerveuse, classée sous la dénomination d'hystérie patriotique,—ce qui est à dire monomane à ce quatrième degré qui confine à l'illuminisme,—était, par conséquent, sujet à subir inconsciemment la suggestion fixe du premier passant. L'on ajoute que, par ces motifs, M. Figueroa, son défenseur, vient d'interjeter appel de cet arrêt.

Ce fait-divers n'offrirait qu'un intérêt assez restreint si les paroles suivantes, proférées, au cours de cette cause, par M. l'avocat général de (p. 72) Madrid, n'eussent ému l'attention d'un grand nombre de lecteurs:

«Les Tribunaux ne sont pas réfractaires aux progrès de la Science, mais ils ne sauraient considérer comme des vérités incontestables des principes d'école dont la justesse (l'évidence) a besoin d'être démontrée

Or:

Il est constant qu'à ces conclusions il serait loisible d'opposer, tout d'abord, ceci, qu'en France, en Angleterre, en Russie, en Allemagne, aux États-Unis, etc., etc., c'est par centaines, sinon par milliers que l'on compte, aujourd'hui, des docteurs en médecine et professeurs de physiologie prêts à ratifier la notification suivante:

«Étant donné tel individu reconnu sujet à telle affection hystéro-nerveuse, la Science peut officiellement AFFIRMER que le premier venu, par le simple exercice d'une volonté plus équilibrée et sans lui laisser un soupçon ni la moindre réminiscence, conduira, s'il lui plaît, d'une manière irrésistible, ce malade à tel ou tel acte criminel, suggéré en lui et malgré lui.—Car tout hypnotisé n'est plus qu'une sorte d'absolue inconscience qui marche, agit à l'aveugle, ayant d'avance, oublié l'acte qu'elle doit accomplir. Pour peu que le suggérant ait calculé juste les circonstances où le projet voulu pourra simplement (p. 73) s'effectuer, il se servira, si bon lui semble, de «son sujet» comme d'une arme sûre, frappant à distance et à heure fixe, mécaniquement, sans hésitation, peur, ni courage. Si absurde ou révoltant que puisse être l'acte dicté en l'organisme même du sujet, celui-ci l'exécutera toujours.»

N'est-il pas difficile d'appeler «principes ou dissidences d'école» un simple axiome, hors de tout conteste et que tant d'exemples appuient, qu'on ne saurait plus dénombrer, sur la surface du globe, les milliers de cas provenus de sa croissante permanence?

L'espèce de fin de non-recevoir, énoncée et sanctionnée par les magistrats espagnols, paraît donc au moins des plus hasardées, en l'espèce. Les attentats de tout genre,—larcins, viols, recels, meurtres, captations testamentaires, appels forcés d'argent, reconnaissances de dettes illusoires, etc., etc.,—inspirés par des manœuvres suggérantes et par voie de cet Hypnotisme magnétique de nos jours vulgarisé par la Science,—n'entrent-ils pas pour cinq ou six bons vingtièmes, au moins, dans les dessous de la criminalité moderne?

Dès lors, comment taxer de simple hypothèse, de «principes d'écoles» et de circonstance à peu près négligeable en justice, le phénomène si tristement commun de l'inconscience possible (p. 74) chez de très apparents criminels convaincus médicalement de telle ou telle hystérique monomanie?

—Ah! certes, il est fâcheux que, vu les mesures prises par les hypnotiseurs pour être oubliés de leurs suggérés, il se trouve que la justice ne peut guère mettre la main que sur ceux-ci, dont les balbutiements exaltés sont peu sympathiques.

Cependant,—(et les jurisconsultes de la Péninsule ibérique ne peuvent l'ignorer, semble-t-il)—l'on a capturé, parfois, des suggérants! Il y a force de chose jugée à cet égard et les faits officiels qui se sont produits, dans l'enceinte même des assises, sont d'une nature non seulement probante, mais des plus inquiétantes pour les justiciers.


Par exemple, et pour ne citer qu'un fait entre beaucoup d'autres,—que l'on veuille bien se remémorer le procès de cet étrange mendiant de province, du nom de Castellan, qui comparut aux assises de Draguignan (Var), les 29 et 30 juillet 1865.

C'était un gars de vingt-cinq ans, d'une laideur banale, estropié des deux jambes, mais disposant, en ses haillons infects, d'une fixité de regard d'où émanait un fluide-voulant des plus (p. 75) appréciables. On croirait lire un procès du moyen-âge, en parcourant l'acte d'accusation.

D'après la teneur d'icelui, ce dangereux cul-de-jatte, d'un simple coup d'œil et à volonté, avait réduit presque immédiatement au servage léthargique différentes femmes jusqu'alors sans reproche. Elles ont attesté, à la barre, qu'elles en subissaient l'écœurante fascination, jusqu'à se laisser posséder, à son bon plaisir et malgré elles, dans les affres d'une paralysante angoisse.

Au surplus, voici le résumé textuel de l'acte d'accusation en ce qui regarde, par exemple, Joséphine H..., au rapport du Dr Prosper Despine.

«Il demanda l'hospitalité au nommé H... qui habitait ce hameau avec sa fille. Celle-ci était âgée de vingt-six ans et sa moralité était parfaite. Le mendiant, simulant la surdi-mutité, fit comprendre par des signes qu'il avait faim; on l'invita à souper. Pendant le repas, il se livra à des actes étranges, qui frappèrent l'attention de ses hôtes; il affecta de ne faire remplir son verre qu'après avoir tracé sur cet objet et sur sa figure, le signe de la croix. Pendant la veillée, il fit signe qu'il pouvait écrire. Alors il traça les phrases suivantes: Je suis le fils de Dieu; je suis du ciel et mon nom est Notre-Seigneur; car vous voyez mes petits miracles et plus tard, vous en verrez de plus grands. Ne craignez rien de (p. 76) moi, je suis envoyé de Dieu. Puis il offrait de faire disparaître la taie qui couvrait les yeux d'une femme alors présente. Il prétendait connaître l'avenir et annonçait que la guerre civile éclaterait dans six mois.

«Ces actes absurdes impressionnèrent les assistants et Joséphine H... en fut surtout émue; elle se coucha toute habillée, par crainte du mendiant. Ce dernier passa la nuit au grenier à foin, et le lendemain, après avoir déjeuné, il s'éloigna du hameau. Il y revint bientôt après s'être assuré que Joséphine resterait seule pendant toute la journée. Il la trouva occupée des soins du ménage, et s'entretint pendant quelque temps avec elle à l'aide de signes. La matinée fut employée par Castellan à exercer sur cette fille toute sa fascination. Un témoin déclara que, tandis qu'elle était penchée sur le foyer de la cheminée. Castellan, penché sur elle, lui faisait, avec la main, sur le dos, des signes circulaires et des signes de croix: pendant ce temps, elle avait les yeux hagards. À midi, ils se mirent à table ensemble.

«À peine le repas était-il commencé que Castellan fit un geste comme pour jeter quelque chose dans la cuillère de Joséphine. Aussitôt la jeune fille s'évanouit.

«Castellan la prit, la porta sur son lit et se livra sur elle aux derniers outrages. Joséphine (p. 77) avait conscience de ce qui se passait; mais, retenue par une force irrésistible, elle ne pouvait faire aucun mouvement, ni pousser aucun cri quoique sa volonté protestât contre l'attentat qui était commis sur elle. Elle était évidemment en léthargie.

«Revenue à elle, elle ne cessa pas d'être sous l'empire que Castellan exerçait sur elle, et à quatre heures de l'après-midi, au moment où cet homme s'éloignait du hameau, la malheureuse, entraînée par une influence mystérieuse à laquelle elle cherchait en vain à résister, abandonnait la maison paternelle et suivait, éperdue, ce mendiant pour lequel elle n'éprouvait que de la peur et du dégoût. Ils passèrent la nuit dans un grenier à foin, et le lendemain, ils se dirigèrent vers Collobrières. Le sieur Sauteron les rencontra dans un bois et les amena chez lui. Castellan lui raconta qu'il avait enlevé cette jeune fille, après avoir surpris ses faveurs. Joséphine aussi lui fit part de son malheur, en ajoutant que, dans son désespoir, elle avait voulu se noyer. Le 3 avril, Castellan, suivi de cette jeune fille, s'arrêta chez le sieur Coudroyer, cultivateur. Joséphine ne cessait de se lamenter et de déplorer la malheureuse situation dans laquelle la retenait le pouvoir irrésistible de cet homme. «Amenez la femme la plus forte et la plus grande, disait-elle, vous verrez si Castellan ne la fera pas tomber.» (p. 78) Joséphine, ayant peur des outrages dont elle craignait d'être encore l'objet, demanda à coucher dans une maison voisine. Castellan s'approcha d'elle, au moment où elle allait sortir, et la saisissant sur les hanches, elle s'évanouit. Puis, bien que, d'après la déclaration des témoins, elle fût comme morte, on la vit, sur l'ordre de Castellan, monter les marches de l'escalier, les compter sans commettre d'erreur, puis rire convulsivement. Il fut constaté qu'elle se trouvait alors complètement insensible. «Cet état était évidemment du somnambulisme.»

—Voici maintenant le résumé de la cause, d'après le docteur Liégeois.

Le lendemain, 4 avril, elle descendit dans un état qui ressemblait à de la folie; elle déraisonnait et refusait toute nourriture; elle invoquait, tour à tour, Dieu et la Vierge: Castellan, voulant donner une nouvelle preuve de son ascendant sur elle, lui ordonna de faire à genoux le tour de la chambre et elle obéit.

Émus de la douleur de cette malheureuse jeune fille, indignés de l'audace avec laquelle son séducteur abusait de son pouvoir sur elle, les habitants de la maison chassèrent le mendiant malgré sa résistance. À peine avait-il franchi la porte, que Joséphine tomba comme morte. On rappela Castellan: celui-ci fit sur elle divers signes, et lui rendit l'usage de ses sens. La nuit venue, elle (p. 79) alla reposer vers lui. Le lendemain ils partirent ensemble. On n'avait pas osé empêcher Joséphine de suivre cet homme. Tout à coup on la vit revenir en courant. Castellan avait rencontré des chasseurs, et pendant qu'il causait avec eux, elle avait pris la fuite. Elle demandait en pleurant qu'on la cachât, qu'on l'arrachât à cette influence. On la ramena chez son père, et depuis lors, elle ne paraît pas jouir de toute sa raison.

Castellan fut arrêté le 14 avril, il avait déjà été condamné correctionnellement. La nature paraît l'avoir doué d'une puissance magnétique peu commune; c'est à cette cause qu'il faut attribuer l'influence MYSTÉRIEUSE qu'il avait exercée sur Joséphine H..., dont la constitution se prêtait merveilleusement au magnétisme, ce qui a été constaté par diverses expériences auxquelles l'ont soumise des médecins. Castellan reconnaît que c'est par des passes magnétiques que fut causé l'évanouissement de Joséphine qui précéda le viol.

Il avoua même avoir eu deux fois des rapports avec elle, dans un moment où elle n'était ni endormie ni évanouie, mais où elle ne pouvait donner de consentement libre aux actes coupables dont elle était l'objet (c'est-à-dire pendant qu'elle était en léthargie). Les rapports qu'il eut avec elle, la seconde nuit qu'ils passèrent à Capelude, eurent lieu dans d'autres conditions, car, (p. 80) cette fois, Joséphine ne s'est pas doutée de l'acte coupable dont elle fut victime, et c'est Castellan qui lui raconta le matin qu'il l'avait possédée pendant la nuit. Deux autres fois, il avait abusé d'elle de la même manière, sans qu'elle s'en doutât (c'est-à-dire alors qu'elle était en somnambulisme).

Mais ce qui doit donner le plus à réfléchir aux gens de loi de toutes nationalités, c'est qu'en plein interrogatoire, ce Castellan, par une inqualifiable impudence, osa proposer au Président des assises de tenter, sur lui et ses assesseurs, séance tenante, une petite expérience de pouvoir magnétique. L'on peut contrôler, sur les comptes rendus officiels de cette affaire le résumé suivant:

«Durant le réquisitoire de M. le procureur impérial, il a fait plus: il a menacé ce magistrat de le rendre, sur-le-champ, somnambule... et l'effet commençant, paraîtrait-il, à suivre la menace, M. le procureur impérial dut interrompre son réquisitoire et CONTRAINDRE L'ACCUSÉ À BAISSER LES YEUX.»—Et l'on ajoute, s'autorisant du coupé-court aux débats qui s'est produit peu après, que juges et jurés, commençant aussi, peut-être, à ressentir les premiers symptômes d'une humiliante hypnotisation, le verdict, condamnant à douze ans de travaux forcés ce vermineux suppôt de Mesmer, fut prononcé pour (p. 81) ainsi dire à la hâte. Or, cet arrêt, d'après le dispositif que chacun peut vérifier, ne se fonde que sur le rapport médico-légal des docteurs Hériart, Paulet et Thérus, contrôlé par les docteurs Aubin et Roux (de Toulon), constatant l'abus du pouvoir suggestif chez ledit Castellan. Voir, pour commentaires de ce rapport le Traité de Psychologie naturelle du Dr Despine, tome Ier, page 386, et le mémoire du Dr Liégeois (de Nancy), dont a été saisi l'Institut de France, cette cause y étant citée au milieu d'une myriade de faits à l'appui.


Sans prétendre donc, avec les facétieux de la presse d'alors, qu'un peu plus... et Président, procureur impérial, assesseurs, avocats, gendarmes et jurés allaient, sous l'influence du fétide vagabond, quitter leurs sièges et s'avancer à quatre pattes en plein prétoire, ou, tout au moins, y ébaucher, en costumes, un pas de caractère, aux yeux agrandis de l'assistance,—nous conclurons en disant qu'étant avérés, par des précédents d'un tel nombre, dans les annales de la Science, les multiples phénomènes de l'Hypnotisme (depuis les expériences de l'abbé Faria, en 1815, jusqu'à celles toutes récentes de MM. les docteurs Bernheim et Liébault (de Nancy) et celles actuelles, en Paris, de MM. les docteurs Luys et Charcot); il peut paraître, à tous, aussi imprudent qu'inhumain d'appliquer la loi, d'une (p. 82) façon par trop sommaire, à de malheureux malades aussi coupables qu'innocents, et de les expédier à tour de bras soit dans l'autre monde, soit au profond des bagnes, en certaines causes spéciales. Si c'est le critérium de toute justice de n'incriminer que le bras qui a frappé, de s'en tenir là pour statuer sur la culpabilité d'un prévenu, de rendre quand même responsable, enfin, du mouvement meurtrier de ce bras, le cerveau, suggéré ou non qui le fit agir, alors que l'on commence par condamner à mort nos propres exécuteurs de hautes œuvres, puisqu'à ce paradoxal point de vue on n'en saurait frapper de plus coupables!—Si l'on n'applique la loi qu'à titre préservatif en ces causes douteuses et troubles, à quoi bon des travaux forcés, où la prison doit suffire?—Dans l'instruction qui précède les assises, nous pensons qu'il serait équitable de s'enquérir, en pareil cas, des amis, ennemis, parents et surtout connaissances de rencontre de l'accusé et d'examiner, tant au crible qu'à la loupe, les antécédents, opinions, us et coutumes de ces derniers. Certes, ce serait plus long, mais, souvent, l'on pourrait se saisir ainsi des vrais criminels,—fallût-il s'aider au besoin du magnétisme (pourquoi pas?) sur l'accusé lui-même. Quel que fût l'arrêt qui s'ensuivrait, l'on pourrait du moins plus tranquillement prétendre, alors, que «justice est faite».

(p. 83) Décoration

LE RÉALISME DANS LA PEINE DE MORT

Vox tacuit, périit lux, nox ruit et et ruit ombra, vir curet in tumbâ quo caret effigies...

(Inscription sur une ancienne pierre tombale, sculptée d'une statue sans tête.)

Les considérants, d'un ordre très élevé, au nom desquels un projet de loi sur les exécutions à huis-clos vient d'être rejeté par la Cour d'appel de Paris m'encouragent à livrer aux méditations du public (à simple titre de «documents humains») les quelques notes suivantes, crayonnées place de la Roquette, sous les fumeuses lanternes de notre instrument de supplice, au cours de la dernière exécution: celle d'un anonyme.


(p. 84) À cet angle de la rue, au coin d'une guinguette en lumières, se boucle, d'un poste, la ceinture de gardes à cheval qui enserre la place. Quelle foule depuis minuit! L'inspecteur de service prend nos cartes:—Nous entrons.

Autour de nous la place est déserte et obscure. Sous les arbres, là-bas, passent des lueurs, des ombres humaines. Je m'approche. Entre deux rangs d'uniformes noirs, sorte d'allée vivante, un intervalle de vingt mètres est laissé libre; il s'étend depuis le portail de la prison jusqu'au dallage de l'endroit pénal. Aux alentours, une centaine de publicistes causent à voix basse. L'heure tinte: on dirait les pleurs sonores du glas.

À ma gauche je vois des sabres briller: c'est un gros de gendarmes à cheval, massé dans l'ombre.

—Traversons. Mais, qu'est-ce que ceci? Je me trouve auprès d'un objet isolé qu'éclairent, d'en haut, la lune et, d'en bas, deux falots posés à terre.

La chose est d'un brun rouge: elle éveille l'idée d'un haut prie-Dieu moyen âge. C'est placé (p. 85) là de plain-pied. Entre les montants de cette cathèdre je distingue, accrochée au sommet, une suspension de fonte, noircie, carrée comme un sac de soldat—et sous laquelle s'emboîte, au centre, le biais terne d'un hachoir.

C'est la «louisette».

Quoi! plus d'échafaud?... Non. Les sept marches sont supprimées. Signe des temps, Guillotine de progrès dont on ne se range que... comme de la courroie de transmission d'un moteur. En vérité, ce meuble pourrait servir à couper le pain chez les grands boulangers. Où donc est la simple dignité de la Loi, l'indémodée solennité de la Mort, la hauteur de l'exemple, le «sérieux» de la sentence? Phrases, paraît-il, tout cela...

C'en est une, aussi, de dire cela: car on ne sort pas des phrases, sur la terre. Les uns se traduisent en phrases viles, les autres en phrases nobles:—chacun son choix: et l'on est pas libre de choisir: c'est fait en naissant, de quelque sourire que l'on essaie d'en douter.

—Passons.—Pendant que je regarde flotter sur le miroitement de la large lame l'ombre des feuillages environnants, cette lame disparaît tout d'un coup. J'entends un choc sec et lourd, amorti par des ressorts,—pareil à celui d'une demoiselle enfonçant un pavé. Je comprends. C'est un essai. La planche mortelle s'est couchée sur sa coulisse, (p. 86) comme une rallonge de table, plagiant ainsi le chevalet du classique Procuste. Rien de nouveau sous la lune! Donc l'on répète, ici, le drame pour les accessoires.—Ah! j'aperçois, soudain, à côté de moi, le metteur en scène lui-même, qui échange un coup d'œil oblique avec ses deux régisseurs.—En face de l'instrument se tient quelqu'un (M. le chef de la Sûreté, je crois) devant la censure duquel on a fait jouer le tragique mécanisme. Il approuve de la tête, en silence,—puis tire sa montre dont il essaie de distinguer l'heure.

Ayant résumé l'outil du regard, il se dirige vers le seuil de la prison pour les derniers ordres, car le petit jour blanchit peu à peu l'espace, les choses, les silhouettes; lanternes et réverbères jaunissent. Le moment approche.

Chacun pense: Dort-il?

Le geôlier-chef, qui passe, affirme que «oui, et profondément.»

À l'entrée, auprès d'un fourgon, je vois une forme noire, un prêtre: c'est l'aumônier. Je viens à lui. Sa voix est fort émue, ses yeux sont en pleurs: il a le frisson. Il est tout jeune: long et blond. C'est sa première tête. Mais on l'appelle à voix basse. Il est temps de réveiller le dormeur. Il entre, suivi des cinq ou six témoins d'ordonnance. L'exécuteur et ses seconds ferment la marche.

(p. 87) Leur réapparition, augmentée d'un nouveau personnage, se produira, désormais, sous trente ou trente-cinq minutes au plus.

Je m'éloigne donc et me promène dans une allée, vers la foule lointaine.

Les étoiles pâlissent: on commence à s'entrevoir.


Je suis un peu pensif, je l'avoue. De cette guillotine moins l'échafaud,—de cette chute, un peu trop basse, en vérité, du couteau légal (qui a l'air de s'abîmer dans une souricière) se dégage, pour tout esprit, l'impression d'on ne sait quelle grossièreté dérisoire, commise envers la Loi, la Nation, l'Humanité et la Mort. Ce sans-façon trivial, cette exagération dans le terre-à-terre de l'instrument justicier n'est ici que de la plus choquante inconvenance. Guillotine d'un peuple d'hommes d'affaires.—L'aspect de l'appareil semble, en effet, nous dire, avec une prud'homie spécieuse:

—«Tel individu a tué. Soit. Nous l'expédions donc à son tour, de la manière la plus brève, la moins cruelle possible, c'est-à-dire en gens pressés, pratiques AVANT TOUT et peu soucieux du (p. 88) théâtral, du déclamatoire. Pour lui épargner quelques secondes d'angoisses inutiles, NOUS avons supprimé des marches d'un moyen âge aujourd'hui démodé, ce qui réduit la peine au strict nécessaire.»


Nous?... Qui cela?

Tout d'abord cette mesure doit être illégale, car une loi, quelque ancien décret, un droit de coutume française, au moins (que la Révolution, elle-même adopta mille et mille fois), ont dû prescrire l'échafaud, stipuler sa hauteur approximative et son ensemble formel, comme condition expresse, réglementaire, du fonctionnement normal de la peine de mort. Or, cette loi, ce décret, n'ayant pas été rapportés par les Chambres, nul particulier, se couvrît-il d'un assentiment tacite ou verbal quelconque, n'a licence de les abroger ni de les modifier à mesure et au gré de son fantaisisme.

Quant à la prétendue philantropie de cet «adoucissement», 1o le condamné qui s'évanouit durant la toilette, anesthésié par sa syncope, ne ressentira nul surcroît d'horreur pour quelques marches (p. 89) qu'on l'aide à monter; d'ailleurs, se laisser porter en cette circonstance, c'est mériter d'être porté;

2o Celui qui, d'une conscience enfin réveillée, peut-être, par l'expiatoire agonie quotidienne qu'il a subie depuis l'heure de son arrêt, tient, maintenant, à bien montrer que, sans exagérée terreur ni vile forfanterie, il meurt du moins mieux qu'il n'a vécu, a droit, en toute éventualité, à ce que son désir prévaille ici. Les marches de l'échafaud sont en effet, la propriété de tout condamné à mort, et c'est le frustrer d'une illusion quand même sacrée que de lui ravir, avec elles, l'occasion de sauvegarder en nous (s'il y tient) sa triste mémoire d'une aggravation d'opprobre imméritée.

Bref, en abaissant à ce point son instrument de mort avec des allures d'une obséquiosité déplacée, d'une sensiblerie louche, la Loi n'a pas à donner à celui qu'elle punit l'exemple du cynisme.

Il ne peut que trop se passer, la plupart du temps, de cet encouragement-là.

Quant au «théâtral» et au «déclamatoire», on ne l'évite pas. On conserve les mille fantasmagories d'un cérémonial suranné, les hermines et les robes rouges de la Cour d'assises, le ton solennel de la sentence, le déploiement nocturne des troupes, le salut funèbre des sabres, l'embrassement du prêtre, (qui ne doit plus sembler à d'aucuns qu'une dernière concession au moyen (p. 90) âge, une perte de temps), toute cette antique mise en scène de mystérieux symboles, on la tolère,—mais en éludant comme oiseux celui de l'Échafaud qui, seul, les conclut, les sanctionne et en rétracte l'intime réalité; l'on dément le respect (dès lors douteux!) dont on feignait de les honorer jusqu'à lui; l'on compromet ainsi le sérieux de tout le reste de la Loi, ce qui ne peut qu'inquiéter gratuitement les dernières consciences.

On ne peut supprimer un anneau dans la chaîne des symboles de la loi sans infirmer les autres et faire douter de leur gravité.

Au dire de quelques-uns, la presse qui entoure la guillotine, aujourd'hui, suffit à la publicité de l'exécution: la plate-forme ne ferait plus que double emploi.—Mais c'est le fait unique de tuer au grand air qui constitue la publicité donnée par la Loi! La presse n'est là que pour constater cette publicité même, dont elle fait partie, et pour la divulguer ensuite à la foule, comme le vent qui passe emporte un cri.

La Plate-forme notifie tout autre chose! En effet, l'État s'arrogeant, ici, froidement, un attribut d'un caractère extra-vital, absolu, divin, pour ainsi dire, l'Échafaud, dans son figuré, ne doit être élevé au-dessus du niveau moyen des têtes humaines que par ce qu'il représente et matérialise le terrain supérieur de la Loi—qui, au-dessus de toute vengeance individuelle ou sociale avertit (p. 91) et préserve SEULEMENT au moyen de l'expiation même,—et qui, ne pouvant en aucun cas, descendre jusqu'au criminel, l'élève jusqu'à elle pour ne le frapper qu'à hauteur d'Humanité.

La guillotine, en un mot, n'est qu'un billot perfectionné, lequel n'a de raison d'être que sur sa plate-forme officielle. Elle et lui sont d'ensemble. Une même dénomination sombre enveloppe leur œuvre commune. Aux yeux de la foule, les marches de l'Échafaud sont impressionnantes pour le même motif que les gradins d'une estrade sur laquelle on distribue des récompenses sont honorifiques. Car ce n'est pas sur un échafaud d'où l'on puisse descendre, ni sur un tel échafaudage, que monte ici le criminel: être monté sur l'Échafaud signifie que l'on y est mort—et ce qui constitue l'exemple, bien plus que le spectacle restreint du fait, c'est la tradition d'effroi de cette parole autour d'un nom. Avoir été guillotiné n'est qu'une locution elliptique sous-entendant, quand même, sur l'Échafaud. De telle sorte que soustraire celui-ci de l'exécution, c'est faire mentir la Loi, c'est avouer qu'on ne l'ose plus qu'à demi, ce qui est d'une timidité indigne d'une jurisprudence respectée.

Concluons.—Si, comme on nous l'affirme, cette étrange modification n'est due qu'à l'imaginative du feu l'exécuteur précédent, je trouve qu'il a excédé, ici, son mandat. Qu'il ait amélioré (p. 92) l'économie de la machine, rien de plus louable! Mais qu'il ait touché à ce qui doit la supporter... ceci n'était plus de son ressort. Ce fut là du zèle, et l'esprit de la Loi ne saurait s'inspirer, dans l'espèce, des uniques lumières de ce conseiller. Or, cette guillotine tombée, sournoise, oblique, dépourvue de l'indispensable mesure de solennité qui est inhérente à ce qu'elle ose, a simplement l'air d'une embûche placée sur un chemin. Je n'y reconnais que le talion social de la mort, c'est-à-dire l'équivalent de l'instrument du crime.

Bref, on va se venger ici, c'est-à-dire équilibrer le meurtre par le meurtre,—voilà tout, c'est-à-dire commettre un nouveau meurtre sur le prisonnier ligotté qui va sortir et que nous guettons pour l'égorger à son tour. Cela va se passer en famille. Mais, encore une fois, c'est méconnaître ce qui peut seul conférer le droit de tuer dans cet esprit-là, de cette façon-là! L'ombre que projette cette lame terne sur nos pâleurs nous donne à tous des airs de complices: pour peu qu'on y touche encore d'une ligne, cela va sentir l'assassinat! Au nom de tout sens commun, il faut exhausser, à hauteur acceptable, notre billot national. Le devoir de l'État est d'exiger que l'acte suprême de sa justice se manifeste sous des dehors mieux séants. Et puis, s'il faut tout avouer, la Loi, pour sa dignité même, qui résume celle de tous, n'a pas à traiter avec tant de révoltant (p. 93) dédain cette forme humaine qui nous est commune avec le condamné et en France, définitivement, on ne peut saigner ainsi, à ras de terre, que les pourceaux! La justice a l'air de parler argot, devant les dalles; elle ne dit pas: Ici l'on tue: mais: Ici l'on rogne.

Que signifient ces deux cyniques ressorts à boudins qui amortissent sottement le bruit grave du couteau? Pourquoi sembler craindre qu'on l'entende?—Ah! mieux vaudrait abolir tout à fait cette vieille loi que d'en travestir ainsi la manifestation! Ou restituons à la Justice l'Échafaud dans toute son horreur salubre et sacrée, ou reléguons à l'abattoir, sans autres atermoiements homicides, cette guillotine déchue et mauvaise, qui humilie la nation, écœure et scandalise tous les esprits et ne fait grand'peur à personne.

Cependant, l'on a regardé comme inopportune, paraît-il, la réclamation présentée à ce sujet par divers notables écrivains de la presse française,—et l'on a prétendu, même, que cette question ne la regardait pas.

Nous ne voulons répondre à cette fin de non-recevoir que par l'exposé du raisonnement suivant dont l'évidence est, à nos yeux, tout à fait indiscutable.


(p. 94) Les juges de la Cour d'assises ne font que traduire en langue légale l'arrêt prononcé par notre délégué social, le chef des jurés.

Or, en dehors de la direction des débats pour la mise en lumière exacte du crime, on ne saurait contester l'influence quand même sourde, secrète, que les froids commentaires de la presse font peser, pendant le cours du procès, sur l'opinion souvent indécise, mal formée et un peu insoucieuse de la foule,—partant sur la détermination des membres mêmes de ce jury, lequel, en son ensemble, n'est que le mandataire de la conscience publique.

Inconsidérées ou profondes, ils ont LU nos paroles: elles ont eu, quand même, à leurs yeux, un poids—dont celui du couteau n'est souvent que l'incarnation, l'ensemble incorporé. La main que nous appuyons sur la balance est dangereuse, elle décide, parfois,—on nous l'a reproché!—la chute du plateau mortel, si bien que telles de nos plumes en gardent un reflet de sang.

—«Tant pis pour vous», nous dit, en notre conscience, la Loi, «si vous n'êtes pas à la taille de vos paroles, si, ne leur accordant que peu de portée, vous n'en pesez pas les conséquences—(p. 95) et si, enfin, vous ne savez ce que vous dites!... Moi, j'agis, en silence, d'après leur sens intrinsèque et leur impression sur la foule.»

Le Chef de l'État, lui-même, en dernier ressort, non-seulement ne peut se soustraire tout à fait à l'influence de ces paroles qui ont moulé l'opinion sur elles comme les brins de neige deviennent l'avalanche, mais n'étant, lui-même, que l'expression du suffrage de la foule, il doit en tenir un compte des plus graves, presque définitif,—sans quoi la grâce ou la mort ne dépendant plus que de son arbitraire isolé, son droit suprême d'en décider serait un apanage en contradiction avec le principe qui lui confère le pouvoir exécutif.

Et il n'est d'ailleurs pas fâché, le bon vieillard[1], de rejeter autant qu'il le peut, sur nous seuls, la plus lourde part de cette responsabilité.

Il ne faut donc pas nous le dissimuler: nous sommes loin d'être étrangers à la plupart des sentences dont s'ensuit une tête: nos propos conseilleurs, parfois persuadeurs, ont été d'une pesée obscure sur cette tête;—nous aurons beau nous en laver les mains, ces ablutions seront vaines. Et la presse est si bien mêlée à la sentence qu'il semble tout naturel que, mêlée aussi à la force publique, elle entoure la machine (p. 96) aux heures fatales, et fasse, pour ainsi dire, partie intégrante, complémentaire de l'exécution.


Si donc la presse est, à ce point, prépondérante en ce qui, moralement, touche à l'application de la peine de mort, comment n'aurait-elle pas qualité pour se préoccuper du mode physique de l'application de cette peine! Il nous semble qu'elle a le droit d'être écoutée, ici, attendu qu'elle peut, ici du moins, conclure en connaissance d'une cause qu'elle eut souvent le loisir d'étudier de près.

C'est pourquoi, si les marches de l'échafaud sont jugées convenables par la presse, c'est qu'au fond l'opinion publique, aussi, les juge convenables, pour ne pas dire plus: et que, par conséquent, cette revendication doit être prise au sérieux lorsque la presse en vient à la formuler.

Oui, tout le monde s'écœure, depuis longtemps, des impressions de boucherie que cause cette guillotine absurdement embusquée au ras du sol!

Quelque positif que puisse être le raisonnement,—si, toutefois, il y eut raisonnement,—en vertu duquel tel ou tel personnage a pris sur (p. 97) lui de soustraire les marches légales de l'échafaud, (est-ce qu'on les aurait vendues, aussi, en sous-main?) nous prétendons que cette guillotine de basse-cour est choquante pour notre humanité.


Comme j'achève ces réflexions moroses, j'entends un cri lointain, suivi d'une rumeur. Un «curieux» (on dirait que c'est toujours le même), vient de se laisser choir d'une échelle, d'où il voulait «mieux voir», et, dans sa chute, s'est, au dire d'un gardien, «fracturé la boîte osseuse». On l'emporte agonisant.—Tout à l'heure, il eût traité de farceur celui qui lui eût chuchoté à l'oreille: «C'est toi qui passes le premier».—Ah! quel rêve, cette vie! Quel feu de paille attisé par des ombres!... Cependant, la foule n'accorde aucune attention à ce décès: l'incident n'est, pour elle, qu'une sorte de lever de rideau. Ce défunt banal vient d'essuyer la planche.—Pourquoi son trépas n'intéresse-t-il personne? N'est-ce donc pas mourir qu'on est venu voir?

Non. Pas précisément, puisque tête brisée vaut tête coupée. D'ailleurs, derrière ces arbres, ces chevaux, à cette distance du drame, la foule sait (p. 98) bien quelle ne verra pas «couper la tête».—Alors pourquoi vient-elle passer la nuit, ici, debout dans le froid et les ténèbres?... Pour communier moralement et du plus près possible avec l'horreur d'un homme qui, seul entre les humains, est averti de l'instant où il va mourir. C'est, jointe à la célébrité sinistre de cet homme, la seule solennité de SA MORT qui fascine la foule et l'épouvante; c'est, enfin, ce qui reste de l'échafaud dans l'imagination de cette foule qui l'impressionne, la moralise peut-être et lui donne à réfléchir! Et non point la mort en soi, laquelle n'est qu'un fait secondaire, qu'elle voit tous les jours, pour lequel elle ne se dérangerait pas—attendu, vous le constatez, que le phénomène en est si insignifiant à ses yeux qu'elle vient d'y demeurer complètement indifférente.


Rapprochons-nous. C'est pour... dans quelques instants.

Me voici tout auprès du sombre instrument: j'ai pris place dans une sorte d'éclaircie de l'allée vivante dont il a été parlé. Il faut examiner jusqu'à la fin tout cet accomplissement.

(p. 99) Quatre heures et demie sonnent. Les formalités du réveil et de la hideuse toilette sont terminées. À travers la petite porte, scindée dans le portail même de la prison, je vois qu'on lève la grille de l'intérieur: le condamné est en marche vers nous, déjà, sous les galeries—et... avant un instant... Ah! les deux vastes battants du noir portail s'entr'ouvrent et roulent silencieusement sur leurs gonds huilés.

Les voici tout grands ouverts. À ce signal, vu aux lointains, de tous côtés, on se tait; les cœurs se serrent; j'entends le bruissement des sabres; je me découvre.

L'exécuteur apparaît,—le premier, cette fois!—puis, un homme, en bras de chemise, les mains liées au dos,—près de lui, le prêtre;—Derrière eux les aides, le chef de la sûreté publique et le directeur de la prison. C'est tout.

—Ah! le malheureux!...—Oui, voilà bien une face terrible. La tête haute, blafard, le cou très nu, les orbites agrandis, le regard errant sur nous une seconde, puis fixe à l'aspect de ce qu'il aperçoit en face de lui. De très courtes mèches de cheveux noirs, inégales, se hérissent par place sur cette tête résolue et farouche. Son pas ralenti par des entraves, est ferme, car il ne veut pas chanceler.—Le pauvre prêtre, qui, pour lui cacher la vue du couteau et lui montrer (p. 100) l'au-delà du ciel, élève son crucifix qui tremble, est aussi blanc que lui.

À moitié route, l'infortuné toise la mécanique:

Ça...? C'est là-dessus?... dit-il d'une voix inoubliable.

Il aperçoit la grande manne en treillis, béante, au couvercle soutenu par une pioche. Mais le prêtre s'interpose et, sur la licence que lui en octroie celui qui va périr, lui donne le dernier embrassement de l'Humanité.

Ah! lorsque sa mère, autrefois, le berçait, tout enfant, le soir, et, souriante, l'embrassait, heureuse et toute fière,—qui lui eût montré, à cette mère, cet embrassement-ci au fond de l'avenir!

Le voici, debout, en face de la planche.

Soudain—pendant qu'il jette un coup d'œil presque furtif sur le couteau—la pesée d'un aide fait basculer le condamné sur cette passerelle de l'abîme; l'autre moitié de la cangue s'abaisse: l'exécuteur touche le déclic... un éclair glisse... plouff!—Pouah! quel éclaboussis! Deux ou trois grosses gouttes rouges sautent autour de moi. Mais déjà le tronc gît, précipité, dans le panier funèbre. L'exécuteur, s'inclinant très vite, prend quelque chose dans une espèce de baignoire d'enfant, placée en dehors, sous la guillotine...

(p. 101) La tête que tient, maintenant, par l'oreille gauche, le bourreau de France—et qu'il nous montre—est immobile, très pâle—et les yeux sont hermétiquement fermés.

Détournant les regards vers le sol, que vois-je, à quelques pouces de ma semelle!...

La pointe du Couteau-glaive de notre Justice Nationale effleurer piteusement la sanglante boue du matin!

Décoration
(p. 103) Décoration

LE CANDIDAT

Comédie en quatre actes, par Gustave Flaubert

Lorsque sur la dernière scène du drame, la toile est tombée, comme la nuit sur les coassements d'un marécage, le public du Vaudeville est demeuré, pendant un bon moment, comme interdit, et pouvant à peine en croire ses oreilles. J'ai un faible pour ce public, lequel est tout particulier. J'ai eu affaire à lui, naguère, et c'est toujours avec intérêt que je l'observe, à l'occasion.

«Eh bien mais? Et le dénouement?... cela n'est pas fini?...» demandait-il machinalement par une vieille habitude.

Il voulait son maire et son notaire.

Hélas! c'était impossible. On ne pouvait lui servir son plat favori, attendu que, cette fois, la (p. 104) comédie ne finit pas, n'ayant jamais commencé. Le Candidat dure toujours, avec son auréole de satellites; il est, voilà tout; il continue au sortir de la salle, en renchérissant peut-être. C'est le serpent qui se mord la queue! Demander la fin de cette comédie, autant demander la suppression de la Chambre. On aurait dû arrêter comme radicaux et subversifs les gens qui ont osé réclamer une chose pareille.

«Mais... ce n'est pas une pièce, alors!» dit le public, avec ce sourire qui le distingue.

Simple question: Quel est, aujourd'hui, l'être véritablement humain qui pourrait, sans rougir, nous dire ce qu'il entend par une «pièce»?

Les gens qui font des pièces disent-ils: «J'écris un drame»? Non, ils disent: «J'ai une grosse machine sur le chantier.» Est-ce que l'on dit: «C'est une œuvre bien faite»? Non, mais: «Voilà une «pièce» bien charpentée». Est-ce que l'on dit: «L'habileté scénique»? On dit: «Les ficelles du théâtre».

De sorte que ce n'est peut-être point par incapacité que certains auteurs écrivent de mauvaises «pièces», celles-ci étant, en réalité, beaucoup plus difficiles à faire que les bonnes.

Nous ne ferons pas à Gustave Flaubert l'injure de penser qu'il s'attendait à un succès d'applaudissements: un tel succès eût été pour lui, au contraire, d'un désappointement réel, quelque chose (p. 105) comme le signe d'un long feu, puisque son intention a été d'écrire non une «pièce», mais d'exhiber une superbe collection d'orangs-outangs et de gorilles jouant avec des miroirs.

Maintenant, le condamné applaudit-il à la lecture de sa sentence? Non. Il baisse la tête et il veut s'en aller, car il ne «s'amuse» pas. Pour ce qui est de l'argent que coûte un fauteuil ou une loge, il est d'usage, en justice, que le Condamné paye aussi les frais du procès.

Inutile d'analyser cette œuvre curieuse et parfois sombre. Le Candidat ne dépend pas de son intrigue, il est situé plus haut que l'ingéniosité du détail, plus ou moins «combiné». Sans cela, nous déclinerions l'honneur de nous en occuper. M. Heurtelot, Mlle Louise, maître Gruchet, ont leur valeur nominale, sans doute; mais qu'ils se développent à travers telle intrigue ou telle autre, peu importe la mèche du flambeau. Le Candidat contient des scènes écrites splendidement, et d'une âpreté d'observation extraordinaire. Voilà l'important. C'est une œuvre morale, car c'est la photographie de la Sottise se vilipendant elle-même. La turlupinade y est parfois si glaciale, que les personnages y deviennent plus vrais que la Vérité, ce qui cause une expression fantastique. Rousselin est tout simplement épouvantable. C'est le Sot, en trois lettres, tenant la foudre!

(p. 106) Une vanité satanique agitant sa sonnerie dans le néant d'un vieux cerveau bourgeois, et conduisant un père à implorer, aux genoux de sa fille unique, le renoncement au fiancé qu'elle aime, afin d'assurer par là vingt-cinq voix de plus, est une scène au moins aussi étrange que celle où Balthazar Claës se livre à quelque chose d'analogue pour sa pierre philosophale.

La scène de l'Aumône souillée par l'intérêt superstitieux est saisissante et donne à songer. Le Candidat se prive d'une belle montre pour que le Créateur le lui rende au centuple et lénifie les hasards du scrutin en sa faveur. Rousselin a l'air de mettre Dieu lui-même en demeure de l'oindre député, et lui force la carte... d'électeur.

Nous ne nous permettrons qu'une simple observation.

L'auteur a reculé devant les fautes de français qui étaient une nécessité du rôle de Rousselin.

Pourquoi?—Un député un peu sérieux n'eût pas reculé, lui. La collection du Moniteur à la main, je mets au défi un représentant quelconque de me démentir. Ceci était un élément constitutif et vital pour la vérité du personnage. Il semble, parfois, qu'il lui manque quelque chose. On se demande, très sérieusement, comment il fera, à la Chambre, pour être estimé et pour convaincre.

Le jeune poète, Léon Duprat (pourquoi le (p. 107) nom même de Lamartine? L'Auteur n'y a point pensé au baptême, sans doute,) Duprat, disons-nous, est une petite perle.

Ce sentimental galopin, en qui tout sonne le vieux toc et au travers du sublime duquel on distingue toujours un vague pain de sucre originel, comme une montagne à travers un nuage, est bien de la famille de ces solennels imbéciles qui poussent le vice jusqu'à mourir à l'hôpital pour duper le bourgeois et attraper la Gloire par cette tricherie comme on attrape une mouche sur un mur. Ces malheureux ont une façon de parler des étoiles qui dégoûterait de la vue du ciel si on les écoutait. Chaque fois qu'ils s'écrient: «Dieu! l'âme! l'amour! l'immortalité! l'espérance!» Il semble que l'on entend cette phrase fatidique; «Et avec ça?...» Et l'on cherche un crayon derrière leur oreille.—Encore un qui, s'il s'écrie: «Je vais manger un bifteck», se croira obligé d'ajouter avec un sourire sardoniquement triste: «Ce n'est pas très poétique, mais, hélas!...» Bref, un odieux petit bonhomme, qui n'a vu dans Hernani que les poignards de Tolède et qui trouvera un jour, comme ses pairs, sous un prétexte ou sous un autre, que le Maître sublime de la Poésie a été surfait. Total: un jeune Zéro mécontent du coquin de Sort, et très content d'être pris pour un par ces mêmes bourgeois dont il est l'âme endimanchée, et rien de plus. (p. 108) Ce Duprat est tracé dans le Candidat de façon à faire pâmer toute la rue Saint-Denis. «Comme il a l'air artiste!» disait une dame au foyer.

Il manque peut-être, à cette œuvre, un cinquième acte, où tous les personnages se fussent tout à coup montrés sublimes sans motifs. Le public et le gros de la critique (qui est son porte-voix) eussent été alors agréablement surpris en s'apercevant qu'étant donnée la sphère intellectuelle où rayonne l'esprit de ce drame, il revient exactement au même que les personnages en soient vils ou héroïques.

Un écueil était à éviter dans cette comédie étrange: c'était de montrer du génie. Flaubert, en grand observateur et en artiste parfait, a doublé le cap des Desgenais et des types à maximes. Il aurait plu, s'il avait usé de cette rengaine. Il a préféré froisser jusqu'à la stupeur et rester consciencieux. Pas un e parta qui sauve Duprat! Flaubert a peint tous ces écorchés avec leur propre sang. Aucun de ces personnages n'est même tout à fait une canaille! Bref, le Candidat n'est qu'un vaste haussement d'épaules désintéressé et sincère, c'est-à-dire la chose la plus rare qui soit en littérature.

Concluons:

Attendu que les sots ont toujours du génie quand il s'agit de nuire, et que, dans la souffrance, ils (p. 109) déshonorent la pitié qu'on a pour eux par le sentiment qu'ils gardent toujours de nous avoir «mis dedans»; attendu que la sottise est l'hydre à tête de colombe, le repentir du Créateur, l'ennemie éternelle, il n'y a pas de merci à lui faire. Notre devoir est de la décalquer sans pitié: car, pour elle, quel châtiment est comparable à celui de s'apercevoir elle-même?

Donc, bravo et gloire à cette comédie. Après elle, la porte est fermée sur toute scène de candidature!... Le type est créé à jamais. Quant au soi-disant insuccès théâtral, il n'est un peu triste que pour le public.

Le seul moyen spirituel d'exécuter la «pièce» eut été de l'applaudir. Mais si le public eût été capable de ceci, Gustave Flaubert ne l'eût pas écrite.

Ah! qu'on le sache bien!... Le théâtre futur crève, à chaque instant déjà, les vieilles enveloppes. Il commence. En dépit des insignifiants et gros rires, la foule s'aperçoit peu à peu que, dans une œuvre dramatique, l'Ingéniosité de l'intrigue, prise comme élément fondamental et hors duquel la «pièce» tombe en poussière comme une larme batavique dont on casse le petit bout, est une chose sans valeur et qui vole le temps général. Oui, mais l'heure vient où, après tant de lugubres heures causées en partie par ces mêmes incapables qui crétinisent le public en agitant chaque soir, (p. 110) devant son sourire de bébé, le hochet de sa décrépitude, l'heure vient où il ne suffira plus de flatter quelque bas instinct, quelque fibre égrillarde, quelque sale pensée (que l'Anglais lui-même chasse ignominieusement de sa vieille terre, car il sait où cela conduit); l'heure vient, disons-nous, où il ne suffira plus d'être un parfait farceur pour accaparer toutes les scènes et continuer, en dansant toutes les gavottes d'un esprit immodeste, d'hébéter l'attention publique et de parachever notre triste aventure.—L'heure menace où le public ne s'intéressera plus outre mesure aux dimensions anormales que peut présenter le nez d'un comédien, et ne répandra plus de larmes sur les péripéties que peut offrir le mariage final de Paul Gâteux avec Aglaé Mâchouillet mise à mal par ce traître de Rocambole, tiré à des millions d'exemplaires. Oui, cette heure approche où il ne s'agira plus de faire cliqueter devant la foule quelque vieux toc patriotique, pour masquer, en trichant avec le vieil art de Molière et de Shakespeare, pour lequel on n'est pas fait, l'incapacité réelle où l'on se trouve d'écrire une œuvre haute, sincère et profonde. Le public fera justice du fameux «vive la France!» qui éclate pour sauver une œuvre niaise, et qui fait rougir, attendu que, là, ce cri ne révèle que l'amour des droits d'auteur et non celui de la Patrie! Oui, la foule a déjà fait justice du «merci, mon Dieu!...» qui (p. 111) ne croyait mie en Dieu, mais bien à des choses plus «sérieuses»; et de «la croix de ma mère», qui lui disait clairement: «Voyez quel bon fils je suis, moi, l'Auteur! Ainsi, remplissez ma salle, pour me récompenser des bons sentiments que je dois avoir, et applaudissez un bon fils, puisqu'un bon fils (sous-entendu COMME VOUS!),... ne peut manquer d'être un poète et d'avoir le véritable talent dramatique.» Et alors le public flatté donnait dans cette balançoire!—Retapez toutes ces vieilles monstruosités, et vous aurez le plus clair des grands et interminables succès dramatiques qui font perdre le temps à toute une génération, en la rendant, par un pli d'esprit exécrable, inaccessible aux sentiments de l'Art et de la Grandeur oubliés. C'est celui qui n'estime pas ses concitoyens qui agit ainsi, et non celui qui, fût-ce au prix des huées, leur dit la vérité.

Mais aujourd'hui, c'est parler dans le désert. Laissons cela.

Que les «amuseurs» vivent en joie! Nous les applaudirons toujours: ils nous feront toujours rire; nous leur crierons toujours: «Courage!» Ils mourront à jamais et tout entiers, eux, leurs ficelles et leur charpente. Priez pour eux.

Décoration
(p. 113) Décoration

PEINTURES DÉCORATIVES DU FOYER DE L'OPÉRA

Aujourd'hui, nous nous sommes trouvés, à l'École des Beaux-Arts, en présence d'une série de peintures conçues par le même artiste, exécutées par lui seul, et dont l'élaboration n'a pas coûté moins de neuf ou dix années de persévérance.

Il y a neuf ans, en effet, un évènement vint préoccuper le monde des peintres modernes; il s'agissait de représenter dignement l'art français dans un lieu qui, de sa nature, devait mettre l'œuvre sans cesse en lumière, le foyer du nouvel Opéra. Cette tâche venait d'être confiée à un jeune peintre, déjà presque célèbre par de brillantes mais académiques promesses, et par quelques toiles estimées, M. Paul Baudry.—Or, depuis ce temps, ce jeune homme, au su de tous les artistes, s'est confiné dans l'exécution (p. 114) de ce vaste ouvrage, et, aux dépens de bien des intérêts, s'est voué à la gestation exclusive de l'œuvre qu'il nous dévoile aujourd'hui.

Cette œuvre comprend trente-trois compositions exécutées avec un sentiment d'unité qui en est le caractère principal. La dernière, le plafond même du foyer, n'est pas encore terminée à cette heure.

Aux deux extrémités de la première Salle, deux toiles, de dimensions exceptionnelles, représentent l'une le Parnasse et l'autre les Poètes. Entre ces deux tableaux sont exposés dix autres peintures et dix médaillons.

Le Parnasse est un tableau conçu d'après les données allégoriques de la tradition grecque.

Apollon est descendu de son char céleste; les Heures tiennent les rênes des coursiers de lumière; à la droite du dieu, les Grâces offrent la flèche d'ivoire et la «grande» lyre; au devant, à quelque distance, Melpomène en tunique de pourpre et cuirassée de bronze, se tient appuyée sur la massue d'Hercule. Clio convoque à la fête élyséenne les génies de la Musique; Erato s'incline vers un personnage, sans doute Haydn ou Mozart; au loin, Mercure guide vers l'Empyrée un groupe de compositeurs divins: Beethoven, Gluck, Lulli, Meyerbeer, Boïeldieu, Rossini, d'autres encore et la fontaine Hippocrène épanche son onde sacrée, son enthousiasme, sur la hauteur, aux pieds d'Uranie et de Polymnie.

(p. 115) À droite, dans l'angle inférieur, le peintre, en manière de signature générale, n'a point jugé inopportun de nous offrir son propre portrait, entre celui de M. Charles Garnier, l'architecte du nouvel Opéra, et celui de M. Ambroise Baudry, dont le talent et les conseils ont été des plus appréciés, au point de vue architectural, dans la construction de l'édifice.

La grande composition opposée: LES POÈTES, est le parfait pendant de ce tableau.

Au centre, dans le lointain azuré, Homère est debout à l'ombre des deux ailes, étendues sur sa tête, de l'immortelle Poésie. À sa droite, Achille s'élance héroïque, svelte, aux pieds légers, étincelant, comme le type éclaireur des civilisations guerrières; à gauche sont groupés: Amphion, dont les chants savaient émouvoir jusqu'aux rochers; Hésiode, qui raconta la Nature et la gloire des Jours; puis, le divin Orphée, à la lyre enveloppée d'un vol de colombes.

Ces deux peintures présentent des qualités d'exécution de premier ordre. L'Allégorie, difficile dans les temps modernes, y transparaît simple et sans banalité. Les formes et les attitudes concourent au sentiment d'harmonie qui émane de ces groupes noblement conçus; la couleur totale concentrée dans la première toile, sur la robe de la Muse tragique, et dans la seconde sur l'armure (p. 116) de l'Atréïde,—est d'une haute et savante distinction. L'impression que laissent ces deux tableaux est excellente.

Les dix compositions, exposées latéralement, représentent les caractères traditionnels et les influences magiques de la Danse, de la Musique, de la Poésie et de la Beauté.

La mort d'Orphée est l'une de celles qui nous offre la plus parfaite pureté de dessin.

La Bacchante, courbant la branche de pin, pour s'en former un thyrse meurtrier, est admirable, et sa tête, renversée en la fureur fière, est d'un beau sentiment. Orphée, nous paraît-il, n'est pas revêtu de la beauté de cet éphèbe inspiré que l'on imagine à son nom, et les Ménades (dont l'une célèbre par une danse cruelle, l'agonie du grand chanteur) n'expriment peut-être pas toute la sincérité de l'emportement qu'elles devraient éprouver; mais il y a de telles élégances dans le ton et les lignes de ce tableau, qu'il mérite, malgré cela, de chaleureuses félicitations.

La sainte Cécile, écoutant les harmonies de l'Art sacré, au fond d'un rêve mystérieux, paraît religieusement comprise. La vision toutefois est trop distincte: les yeux de l'âme perçoivent des réalités, en effet, mais ces réalités sont un caractère autre que celui de la chair et du sang, proprement dits.

(p. 117) La peinture de Murillo, celle même de Raphaël, se sont rapprochées souvent de l'idéal à ce sujet. Est-il donc impossible aujourd'hui, sans recourir à des moyens inférieurs, de pénétrer la lumière d'une apparition de cette couleur solennelle, inquiétante et terrible qu'elle nécessite? N'avoir à sa disposition qu'un grand talent ne suffit pas pour exécuter ces sortes de sujets.

Les Corybantes exultant autour du berceau de Jupiter, l'églogue des Bergers, les supplications d'Orphée, retenant l'ombre d'Eurydice, la danse lascive de Salomé devant Hérode (toile des plus remarquables par la solidité du dessin, la vitalité des nus et des modelés et par la bonne couleur), le Saül écoutant David, et cette superbe composition intitulée l'Assaut, où les qualités de mouvement et de force sont absolument incontestables, où la précision du geste est si savamment étudiée et rendue, où le coloris, obtenu par des effets sobres et purs, est répandu si heureusement;—toutes ces toiles qui symbolisent les unes la musique sacrée ou guerrière, la pastorale, la puissance des accents enivrants, furieux et mystiques; les autres, les danses de joie et de luxure, ou celles qui surgissent, hystériques, de l'ivresse mêlée à la mort,—toutes ces peintures, disons-nous, procèdent d'un même sentiment, très sincère et très pur de l'art moderne, attestent une personnalité supérieure et, nous n'hésitons pas à le (p. 118) dire, une seule d'entre elles suffirait pour établir le talent et la conscience d'un vaillant artiste.

Les deux tableaux, Marsyas vaincu et le Jugement de Pâris, semblent clore cette série symbolique: l'une en figurant le triomphe de l'art céleste sur l'art grossier, qui consiste à reproduire servilement les choses de la nature, et l'autre le triomphe de la Beauté idéale, but suprême de l'Art lui-même.

Ce dernier tableau qui présentait des difficultés de tous genres, nous paraît être le meilleur à cause de la prodigieuse élégance d'expression qu'il nous offre. La Vénus, sous cette affectation de modestie, symbolise parfaitement la pensée de l'artiste, et cette apparente ingénuité est un charme artificiel et moderne qu'elle s'ajoute, et que les Grâces ne sauraient lui reprocher.

Les dix médaillons qui représentent, avec des enfants aux têtes caractéristiques, l'Histoire de la Musique dans l'Humanité, sont composés avec une recherche de simplicité, dans la couleur, qui dépasse parfois le but et qui les font ressembler à des grisailles. C'est là une tendance aussi fatale que celle de pousser la couleur à outrance, en vue de surprendre mi public irréfléchi. En craignant toujours d'user de la lumière, on s'expose à éteindre absolument la couleur. Constatons cependant beaucoup de franchise et de pureté dans la plupart de ces médaillons: l'un d'eux, (p. 119) surtout, Germania, nous a paru d'une inspiration charmante.

Dans la seconde Salle supérieure, ont été placés deux autres grands sujets, la Comédie et la Tragédie, entre lesquels sont exposées les Muses, au nombre de huit seulement. La neuvième, Polymnie, n'ayant point trouvé de place sur la cimaise.

La ravissante peinture représentant La Comédie est très brillamment imaginée. Rieuse, Thalie, (dont le visage veut rappeler celui d'une aimable artiste parisienne, mademoiselle Massin) vient de précipiter, à coups de verges, des hauteurs du ciel, un faune grotesque, vieux et enflammé. Celui-ci tombe, recouvert par endroits, de la peau de lion dont il s'était revêtu, et qui, par allégorie, le mord vigoureusement dans les hasards de cette chute. Le gouffre bleu, qui les reçoit, ne l'engloutira pas assez vite pour qu'une flèche définitive ne l'atteigne pas à travers l'espace. Les Ris et les Jeux, dont l'un tient son arc bien tendu sur le monstre, achèvent l'humiliation de sa déroute, au milieu des rires d'une joie moqueuse.—Toile délicieuse où se révèlent des qualités de finesse et de naturel, d'un goût élevé et original. Le raccourci du faune est dessiné de main de maître, et le coloris est d'une lumière très harmonieuse.

La composition opposée, La Tragédie, est une (p. 120) œuvre remarquable, bien qu'inachevée, nous semble-t-il. La Pitié, blanche sous ses voiles de gaze noire, supplie dans une attitude abandonnée du plus savant effet.

La Fureur, se précipite avec une décision superbe. La couleur et la valeur des groupes sont de premier ordre. Toile où la maîtrise d'un beau talent se reconnaît dès le premier coup d'œil.

Entre ces deux tableaux, la galerie des Muses offre un aspect des plus séduisants et des plus gracieux. Toutes sont des visages exquis, parmi lesquels les têtes d'Uranie et de Terpsichore, nous ont paru de nature à ravir plus spécialement le regard. Les costumes d'une opposition de couleur riche et nouvelle, sont drapés avec une haute distinction et un art parfait. Le lambeau de pourpre noué autour du front de Thalie, et qui rappelle le côté bohémien de ses enfants préférés,—de ceux qui vont par les routes sur le chariot de Thespis,—est un effet moderne des plus heureusement rendus. Les carnations, pour n'être pas célestes, si l'on veut, sont toutefois bien éclairées, et sévèrement peintes.

Voilà l'œuvre.

Faut-il maintenant exprimer le sentiment personnel qu'elle nous inspire? Faut-il se déclarer au point de vue de l'Art suprême des grands peintres passés, présents et à venir? Faut-il, en un (p. 121) mot, cesser de juger en homme du monde et statuer sur ces toiles, d'une façon plus haute en les éclairant du flambeau que toute intelligence éprise de lumière, d'enthousiasme et de beauté, sent resplendir en elle?...—Il est difficile de le faire.

Toutes les fois, et c'est le cas actuel,—qu'il s'agit, après avoir examiné avec conscience, de prononcer un verdict de quelque importance sur un ouvrage, le critique devrait être saisi d'un sentiment de défiance (non de lui-même) mais bien de l'expression qu'il sera contraint d'employer pour formuler son jugement.

En ce temps de nuances spirituelles, où les paroles ne parviennent que déformées par la diversité d'acceptions que chacun, suivant son tempérament cérébral, leur attribue, il est devenu impossible à un artiste sérieux de dire tout uniment: «Ceci est bien, ceci est mal,» et de trancher militairement, des questions devenues complexes.

Il faut d'abord nettifier ce qu'on entend par ce bien et ce mal. Autrement l'on s'expose, n'ayant pas tenu compte de ses auditeurs, à être compris parfois au rebours de sa pensée et, le plus souvent, de travers. Bref, dans la Babel des théories esthétiques modernes, il importe d'établir toujours, avant un prononcé quelconque sur une œuvre d'art, ce que l'on entend, soi-même, par (p. 122) cet Art Universel au nom duquel on prononce. Sinon, de quel droit, pourrait-on accepter et faire reconnaître le mandat très grave, en toute circonstance, de juger quelque chose?

Tout lecteur doit d'abord réclamer d'un critique ce que l'électeur commence par réclamer de son député: savoir, une profession de foi claire et absolue, au nom de laquelle celui-ci peut être investi du droit de défendre, d'éclaircir et de statuer.

Or, en ces conjectures, voici la nôtre:

Le Beau, c'est l'Art, lui-même: la Vérité, la sanction, le but. Hors lui, nous ne voyons plus que la Vie et ses non-valeurs intimes au-dessus desquelles l'Art a précisément pour mission de nous élever sous peine de déserter sa destinée.

Le Beau n'a rien à faire avec le Joli, qui n'élève pas, qui ne grandit pas. On peut enfler les lignes du Joli, on n'obtiendra pas de lui la plénitude; les dimensions d'une toile ne la feront pas plus étendue qu'elle n'est en réalité, et ce n'est pas de cette grandeur-là qu'il s'agit en matière d'art. Une tête de cocotte sur un torse de Michel-Ange ne me représentera jamais une muse.

Qu'est-ce donc que le Beau véritable? Et à quel signe le reconnaître?—Nous répondrons: «Si vous ne l'avez pas en vous-même, vous ne le reconnaîtrez nulle part.»—«Le beau, dit Winkelmann, est comme l'eau claire, sans couleur, (p. 123) odeur ni saveur particulière.» Ceci veut dire que l'impression de beauté qui se dégage d'une œuvre d'art n'est subordonnée ni au sujet que représente cette œuvre, ni même aux qualités d'exécution qu'elle peut offrir.

Le Beau est indépendant de ces contingences: il se manifeste par elles, mais il est avant tout dans l'âme de l'artiste, et il baigne, pour ainsi dire, intellectuellement l'ensemble de l'œuvre en général.

En peinture, ce sentiment qui doit émaner d'une toile, n'est renfermé ni dans le dessin, qui, suivant l'expression d'Ingres, est la probité de l'Art, ni dans la couleur qui est, suivant la pensée de Delacroix, l'âme extérieure des choses. Il est l'impression que laisse, dans l'Esprit, la vue de la composition dans son unité abstraite.

Le Beau est, de sa nature, un et infini. Ses manifestations sont aussi multiples que les étoiles du ciel. Tout sujet lui est bon: tout moyen lui est possible: toute mèche peut brûler en ce flambeau, pour produire la lumière. Les différents degrés d'intensité de cette lumière, qui a sa correspondance en chaque homme digne de ce nom, ne proviennent dans les œuvres d'art où ils apparaissent, que des différents degrés de puissance conceptive et expressive dont sont douées les âmes des artistes: voilà tout.

Ainsi, lorsqu'en peinture, par exemple, la vue (p. 124) d'un tableau ne nous cause pas cette magique impression où la nature apparaît comme transfigurée par l'atmosphère idéale que l'Art seul peut répandre sur les choses, nous devons, quelles que soient les habiletés de main d'œuvre et les qualités diverses du peintre, nous prémunir contre l'artiste qui l'a produite, et faire nos plus grandes réserves touchant la véritable valeur de cette toile. L'impression que laisse, non le métier, mais le style de l'œuvre, classe seule l'artiste en notre esprit.

Si donc, fortement pénétrés de ces convictions,—et elles sont, en nous, inébranlables,—nous entrons dans la Salle des Beaux-Arts, pour y connaître l'œuvre de M. Paul Baudry, le jugement que nous porterons sur elle, d'après l'impression qu'elle nous laisse, sera le suivant:

M. Baudry était, certes, tant par la nature de son talent, la sincérité et la conscience de ses efforts, toujours chercheurs, que par les garanties de jeunesse et de mérite réel, progressif, qu'il offrait, l'un des peintres les plus dignes de recevoir la tâche qui lui a été confiée. Peut-être, même, était-il le seul qui pût mener à aussi bien une telle mission. Mais il a le malheur d'exister dans une période de l'École française,—celle qui commence,—dont les tendances esthétiques, déjà pressenties en son œuvre, sont tout simplement (p. 125) déplorables au point de vue de l'Art magistral. L'Enthousiasme sacré, sous l'appréhension de se compromettre en tant que distinction, est enchaîné dans le cœur de l'artiste moderne.

La Beauté réelle, profonde, qui seule a le droit de pénétrer dans le Sanctuaire disparaît des conceptions générales, pour faire place à nous ne savons quelle grâce équivoque où les plus riches talents se complaisent à cœur joie. Loin d'élever le niveau des meilleurs entendements de la génération qui vient (selon le devoir unique de l'Art véritable), l'impression qu'elle laisse ne peut qu'affadir l'énergie, glacer l'imagination et même entretenir un esprit de scandale contre les tentatives plus hautes vers la pure Beauté.

Nous ne pouvons pas reprocher à M. Baudry de manquer absolument de génie. Ce serait une mauvaise guerre. Nous nous bornerons à constater la très fière élégance de son talent, sa souplesse acquise et même une certaine noblesse artistique dans le goût général de ses compositions. Mais nous constaterons aussi ce défaut grave, et même, selon nous, capital, qui devait être évité dans une œuvre de l'importance de la sienne: le manque de grandeur et, trop souvent, d'élévation dans son œuvre accomplie. Ce défaut, qui éteint son style et en pâlit toute la beauté, nous souhaitons vivement qu il s'en sépare à l'avenir, s'il est de la nature de ceux qui osent.

(p. 127) Décoration

LA TENTATION DE SAINT ANTOINE

par Gustave Flaubert

Le grand artiste qui vient de nous donner cette œuvre encore, la Tentation de Saint Antoine a cette fois, par la double nature de sa conception, placé dans une situation fort singulière l'esprit de qui entreprend de juger ce livre avec quelque profondeur.

Il importe de nettifier tout d'abord cette situation, afin de ne point tomber dans les verdicts obscurs et irréfléchis, dans les malentendus risibles, que ce sombre Songe littéraire a suscités chez les critiques proprement dits.

Voici la trame de l'œuvre:

—Un anachorète—(saint Antoine, soit)—vieilli dans les Thébaïdes, épuisé de jeûnes, sanglant de coups de discipline, échauffé par l'esprit des lieux arides, veille un soir plus tard que de (p. 128) coutume. Il vient d'éprouver, pour la première fois, l'inquiétude de son destin. Il a, pour tout bien, une croix, une cabane et une cruche cassée; en un mot, tout ce qu'il faut à l'Homme, quand l'homme est digne de ce nom. Cette nuit-là, le péché se glisse au cœur du vieillard; il faiblit sous le poids des souvenirs de gloire, d'amour, de sagesse mondaine, qui hantent sa solitude.—Il est las: «Oh! seulement un petit champ!... une peau de brebis!... du lait caillé qui tremble sur un plat!»—Ce désir originel suffit: cette fissure deviendra tout à l'heure l'effrayant portail de tout l'Enfer.

Non point de l'Enfer allumé par Goya dans son terrible dessin; car, au point de vue logique, on peut dire que jamais homme ne fut moins tenté que saint Antoine, si le Diable ne lui a dépêché que de pareilles visions pour le séduire. On peut même ajouter qu'il n'est pas d'homme assez dépourvu de toute espèce de bon sens pour hésiter une seconde à devenir un saint, si l'immense horreur imaginée par Goya lui passait vivante devant les yeux, au fond de quelque désert.

Le Diable de Gustave Flaubert est plus dangereux: c'est le Satan immortel déployant sa queue de paon. Les visions enivrantes, mélancoliques, orgueilleuses, semi-divines, se brodent sur le crépuscule des nuits orientales, évoquées aux regards parfois éperdus d'Antoine. Elles défilent, objectivées (p. 129) par son cerveau bouillonnant, et vitalisées par la substance correspondante dont dispose l'Enfer en éveil autour de lui.

L'illusion du Saint est corroborée par l'autre illusion, dans une mystérieuse identité. La nuit est devenue une lanterne magique de proportions colossales. Voici d'abord la Reine de Saba (ces quinze pages sont le chef-d'œuvre du livre); puis les métaphysiciens, leurs dictons à la bouche; puis tous les Hérésiarques avec leur unique parole; puis les Mages, Simon, Appollonius de Thyane; puis tous les Dieux du monde, puis les bêtes des cieux, de la Terre et de la Mer, puis le Diable, sous les trait du disciple Hilarion, qui, ôtant de son front cornu ce masque, la Science, emporte l'anachorète dans les abîmes de l'espace, avec des paroles dont la profondeur triste jette comme un voile de désespoir sur les Créations.

Antoine lui échappe d'une prière, d'un regard levé vers le vrai Ciel,—vers celui qui est partout et nulle part;—et le voici retombé sur sa Montagne, entre la Mort et la Luxure, qui s'acharnent l'une contre l'autre en sœurs ennemies. Enfin, se dressent à ses côtés, le Sphynx et la Chimère!... L'attrait de l'Inaction éternelle! du Sommeil sans Rêves! de la Matière unique.—«Oh! la devenir!...» s'écrie-t-il, brisé par la Tentation.

Mais, soudain, le jour commence à luire: l'Orient s'empourpre; des nuages d'or roulent sur (p. 130) le ciel. L'œuvre compliquée du Prince des Ténèbres a passé comme une fumée; et, baigné de lumière, saint Antoine, les bras à l'entour de la Croix, son salut, son espérance, voit resplendir, dans le soleil levant, la face de Jésus-Christ.

—Bien.

Voici maintenant, ce que pourrait dire un chrétien très bourru relativement à l'esprit littéraire qui a présidé à la composition de l'œuvre:

—L'artiste doit conformer à leur notion les types historiques dont il se sert: autrement, qu'il n'y touche pas, il lui est facile d'en créer d'imaginaires. C'est une faute d'art capitale de se servir de la vitalité toute faite d'un personnage connu, de s'en autoriser, à priori, et de faire ensuite bon marché de ce qui constitue précisément l'âme, la nature et la vie de ce personnage, de le représenter autre, enfin, qu'il doit être. C'est là de l'ingratitude.

Tout est permis, hors cela, parce qu'alors le lecteur devient aussi indifférent que l'auteur: il ne voit, par la contradiction, qu'une sorte de mannequin. Or, dans le saint Antoine de Gustave Flaubert, je ne reconnais pas un saint, mais un homme du monde, avec une fausse barbe, et dont les paroles ne sont pas en rapport avec le cilice et la robe dont l'affuble notre auteur.

Cet homme-là n'a jamais été capable d'être seul avec Dieu.

(p. 131) Comment! pas une tendresse naïve, enfantine? Pas un bon sourire? Pas une gaucherie de paroles? Pas une expansion de charité chrétienne et vivifiante? À peine une sèche et courte prière, cherchée et arrachée littérairement par la situation! Pas une effusion d'amour, ardente, jaculatoire, féminine, pour le Dieu qu'il aime et dont il est aimé? Alors qu'il ne doit y avoir que cela de vrai au monde pour lui, absolument, puisqu'il est un Saint, et un grand Saint! Où est le côté «petit enfant» nécessaire, sine qua non, chez ce chrétien canonisé, bien que Jésus-Christ ait expressément dit: «Si vous n'êtes pas tout d'abord semblables à l'un de ces petits enfants, qui croient en moi, vous n'entrerez pas dans le royaume des Cieux!...» Mais saint Antoine, ici, a beau marmotter le Credo, c'est un saint artificiel sorti des ateliers de M. Renan, un saint en bétons agglomérés (système Coignet)!—Ce qui désunit l'œuvre, c'est la non-vitalité du personnage qui la supporte tout entière, et qui, d'instinct, sonne quelque peu son toc. On pourrait mettre ce saint Antoine sur un pain de Savoie ou toute autre pièce montée, avec une robe en chocolat.—L'auteur ne s'est pas pénétré, comme il le devait, de l'esprit évangélique, car un saint doit se retrouver même en ses hallucinations.

(p. 132) Voici maintenant ce qu'un artiste, chrétien aussi, peut répondre:

Ce livre, indépendamment de la philosophie très orthodoxe et très romaine qu'il contient en son impression définitive, étant, par mille détails, l'un des plus curieux et des plus colorés qui se soient jamais produits, il serait absurde de se montrer sévère sur le seul côté attaquable qu'il présente. Cela, dis-je, serait injuste, et témoignerait d'une mauvaise foi décidée ou d'un esprit sans valeur.

Et, d'abord, on peut retourner l'argument d'une façon bien autrement sérieuse en faveur de l'auteur, et avec plus de vérité; car il s'agit, ici, d'un très grand artiste, doué d'une magie d'expressions et d'une puissance d'étrangeté tout à fait exceptionnelles. Et je doute que ceux qui se rebellent puissent faire mieux que lui!...

Saint Antoine fut tenté (ceci est de notoriété publique) d'une façon particulièrement prodigieuse. Ce dut être, en effet, pendant quelque nuit où, fléchissant sous la lutte charnelle, il se trouvait désarmé de sa charité, abandonné de la grâce, par une haute épreuve de Dieu. Le saint Antoine de Flaubert est donc tel qu'il doit être au moment choisi.

Il fut permis alors—enjoint peut-être—au Démon de mettre en jeu tous les artifices et tous les mirages de son empire contre le Solitaire. La (p. 133) proie étant de celles que convoite beaucoup le chasseur des âmes, ce dernier déploya ses magnificences funèbres pour captiver le bon saint; mais les choses et les êtres qui apparurent ne devaient être, en réalité, perçus d'Antoine que suivant leurs concordances avec sa manière de les éprouver et de les concevoir. De là cette folle reine de Saba qui n'est point l'amère visiteuse du grand Roi de Judée, mais bien la diabolique et étroite idée que s'en est fait saint Antoine lui-même. Il en est de même des Mages, des Hérésiarques et des dieux grecs; d'ailleurs les six cents volumes d'Origène sont condensés dans le mot que celui-ci prononce.

Quant à l'Œuvre totale, c'est un cauchemar tracé avec un pinceau splendide, trempé dans les couleurs de l'arc-en-ciel!

Oui, ce livre est merveilleusement amusant et donne à penser. Pour l'aimer, il ne s'agit que de se priver du ridicule d'être trop difficile, voilà tout.

Décoration
(p. 135) Décoration

LE CAS EXTRAORDINAIRE DE M. FRANCISQUE SARCEY

Jusqu'à présent, j'avais dû croire que le prince des critiques était une sorte d'excellent homme, doué d'une pondération de jugements et d'une fermeté de convictions rappelant d'autres âges. De plus, il avait fait partie, en 1876, de l'un des jurys qui me décernèrent, si j'ai bonne mémoire, un prix quelconque, et je m'imaginais, entre temps, lui devoir une vague reconnaissance. J'honorais donc en lui, malgré de légères dissidences littéraires, l'un des plus sympathiques maîtres du feuilleton théâtral, un homme incapable de malveillance ou d'injustice volontaires.—Passons sur ces illusions perdues...

Au cours de son article de lundi dernier, je lis (p. 136) dans le Temps,—à propos de l'une de mes œuvres représentée ces jours-ci, au Théâtre-Libre, les surprenantes paroles ci-dessous imprimées:

«—Toute la critique de théâtre s'était donné rendez-vous en cette petite salle... qui était comble...

Suivent trente lignes dont le sens probable serait que la totalité des articles qui venaient de paraître à ce sujet,—soit cent vingt ou cent vingt-cinq, selon l'envoi des Agences,—n'a point passé inaperçue du signataire,—qui ajoute:

«—J'ai CRU VOIR que, sous la phraséologie des compliments de commande, TOUT LE MONDE passait condamnation sur cette œuvre... en laquelle un forçat veut tuer des bourgeois ventripotents... Elle a reçu un accueil ASSEZ FROID, même des amis de l'auteur. Et je n'en parlerai pas, car, puisqu'il est constant que l'on n'en peut rien faire, la discussion ne serait pas utile.»

Je n'ai pas à défendre mon ouvrage, qui, une fois écrit, ne m'appartient plus. Me trouvant, d'ailleurs, sous les dédains du grand critique, en compagnie de Shakespeare et de Victor Hugo, je ne pourrais, loin de récriminer, que me louer des hauteurs de plume d'un «écrivain» dont les (p. 137) éloges seuls sont désormais à craindre. Quelque évident et incontesté—sinon par lui—que soit le beau succès, (dont je suis très fier), de ces trois soirées d'épreuve. M. Sarcey le peut nier si bon lui semble. J'ajouterai même qu'il serait monstrueux que ce drame lui eût agréé! et qu'il n'était nullement besoin de nous «jurer» sa sincérité à cet égard. Nul n'en doutera jamais.

Mais qu'il prenne, brusquement, sur lui de revendiquer de la sorte, pour lui seul, le monopole de l'intégrité au mépris de celle de ses confrères, qu'il essaie d'insinuer, sur le ton léger de la bonhomie, que TOUS les critiques, malgré leur nombre et l'autorité de quelques-uns, ont, par une complaisance aussi humiliante que déplacée, menti hypocritement au public et à leur conscience, en affirmant, en cette œuvre, une valeur positive et en constatant son succès réel;—qu'il s'arroge ainsi sur eux, à mon sujet, une suprématie à ce point pédagogique, et jusqu'à traiter leur style de «phraséologie»,—cela dépasse quelque peu, ce semble, les droits de la Critique digne d'elle-même. Il m'est pénible de me voir l'occasion de ce manque d'égards et de cette petite calomnie envers le grand nombre d'écrivains, mes invités, auxquels je dois l'estime où ils me tiennent.—Il n'avait pas à les résumer en une interprétation malveillante et dommageable pour moi, en dénaturant leurs éloges selon les (p. 138) besoins de sa cause. S'il ne s'agissait encore que de moi, je n'aurais pas à m'en préoccuper,—pas même à répondre. Mais il s'agit de ceci, que des écrivains aussi soucieux, avant tout, de leur dignité que M. Sarcey peut l'être de la sienne, se trouvent traités par lui, à son sujet, de «complaisants DE COMMANDE», simplement parce qu'ils ont exprimé au public, sur mon drame, une opinion qui diffère de la sienne. Je me vois donc, cette fois, contraint de prendre M. Sarcey au sérieux et de lui adresser, au moins pour mémoire, une observation de nature à le rappeler au sang-froid et aux plus élémentaires convenances. Bref, ce n'est pas l'un de nos invités que j'ai à défendre: je suppose que celui-ci s'en acquitterait fort bien lui-même et d'un simple haussement d'épaules;—c'est leur collectivité, pour abstraite qu'elle soit, que mon devoir d'amphitryon est de faire intégralement respecter.


À vrai dire, j'espérais que, de lui-même, en se relisant, M. Sarcey rectifierait, aujourd'hui, son énormité. Je lui ai laissé régulièrement ses huit jours pour s'en apercevoir. Un mot eût suffi. Je parcours son nouveau feuilleton. Bien qu'il y parle encore du Théâtre-Libre, je n'y trouve pas (p. 139) ce que j'attendais. S'excuser de cette vétille?... Bah! Pourquoi faire? Il semblerait que l'idée même ne lui en est pas venue.

Cependant, j'ai sous les yeux des journaux qui me prouvent que l'illustre critique sait revenir quelquefois, de lui-même, sur les erreurs ou les écarts qui lui ont échappé. J'en dois le communiqué à deux de mes amis et parents, officiers de marine, qui les ont lus à l'étranger.

Par exemple, ces trois numéros consécutifs du journal le Gaulois, en date des 23, 24 et 25 juin 1870.—Au long d'un article intitulé les Talons ronges, M. Francisque Sarcey (ex-talon rouge lui-même, ayant longtemps signé Sarcey de Suthères, car il était né en cette localité vers 1827), avait aussi CRU VOIR que M. le comte de Nieuwerkerke, alors aux Beaux-Arts, méritait d'être redressé en toute «sincérité». Celui-ci donc lui envoya deux de ses amis qui, d'abord, ne le trouvèrent pas.—Spontanément, M. Sarcey publia, de lui-même, dès le lendemain, dans le même journal, un article intitulé Une erreur, déclarant qu'on avait surpris sa religion, il se frappait la poitrine, en jurant qu'il s'était grossièrement trompé, etc., le tout sur le ton léger des Errare humanum est qui est spécial aux natures sagaces, pressées de causer d'autre chose.—Mais M. de Nieuwerkerke ne trouvant pas la rectification (p. 140) suffisante, envoya ses deux amis, MM. les généraux Bourbaki et Douai, trouver chez lui, cette fois, M. Sarcey, démarche qui amena, dès le lendemain, la note suivante, insérée au Gaulois du 25, et reproduite par les autres journaux:

«Je ressens un réel chagrin d'avoir employé, a l'égard de M. le comte de Nieuwerkerke, des expressions en désaccord avec l'estime que je professe pour sa personne;—et, dans le nombre des idées émises par moi, il y en a que je n'aurais jamais du exprimer,—d'aucune façon. Car on ne doit jamais attaquer les personnes.»—(Ah! cela, c'est très vrai! du moins, à l'étourdie et sans avoir froidement pesé les conséquences possibles d'un tel acte).—«attendu que l'homme peut avoir des amis bien élevés, qui sont les nôtres.»—(?)

Signé: Francisque Sarcey.

De pointilleux esprits, à style «tortillé et précieux», pourraient inférer de ceci qu'une sorte de panique ou d'affolement a seule dicté de telles paroles. Non. Ce serait s'abuser que de le croire. M. Sarcey, je veux et dois le penser, a été «sincère» ici, comme la veille. En une ou deux précédentes rencontres, il s'était conduit comme tout le monde. Si sa prestance physique le rend un (p. 141) peu veule à l'épée, il sait tenir un pistolet.—Ainsi, d'après une légende, ayant eu son chapeau traversé, de part en part, en un duel à cette arme-ci, le grand critique parcourut Paris, à la bourgeoise, d'un pas tranquille et lent, durant près d'un semestre, le chef coiffé de ce glorieux chapeau: fantaisie à laquelle il dut renoncer, à la longue, sans doute à cause des rhumes de cerveau qu'entretenaient au-dessus de son crâne ce perpétuel courant d'air. Sa fermeté ne saurait donc être mise en cause dans l'aventure dont nous parlons. C'est toujours par un besoin de sincérité, cette fois héroïque, par exemple, qu'il a signé cette petite note officielle, et nul ne saurait que le louer d'avoir si publiquement reconnu que, s'il avait CRU VOIR, il avait mal vu.—Inclinons-nous donc, sans commentaires, et passons en constatant que, forts de ce précédent, nous avions le droit d'espérer, de sa part, quelques mots de regrets, d'ailleurs, tout simples et tout naturels, au sujet de son lapsus calami, comme il disait à ses élèves de Lesneven (Finistère), du temps de son professorat.


Hâtons-nous d'ajouter qu'en dehors de ces mésentendus, le prince de la Critique a continué (p. 142) (et continuera longtemps encore, je l'espère), de nous prouver sa sincérité, sa haute honorabilité.—Il sut quitter le Gaulois, lorsque ce journal devint un organe bonapartiste. Sa dignité ne pouvait, en effet, s'accommoder d'écrire dans une feuille d'une nuance opposée à la solidité des siennes. Il a décliné, par une austère modestie, la croix de la Légion d'Honneur. Cependant il compte, à son actif, divers travaux littéraires, savoir: 1o sa brochure si remarquable intitulée: Faut-il s'assurer? (laquelle il écrivit sur commande d'une Compagnie d'assurances, à ce que nous apprend le Dictionnaire Larousse), et, 2o, le si intéressant livre intitulé: Le Nouveau seigneur du village, où l'ascétique protecteur du féminin Conservatoire actuel cingle, du fouet de la satire et dans un accès de morale sincère, certains maires de quelques bourgades, sous le second Empire. Je regrette, même, que mes loisirs ne me permettent pas d'en offrir ici quelques citations, à rendre jalouses les ombres de Juvénal et de Tacite. Ces ouvrages, joints au ballot de ses feuilletons, justifient la considération dont l'honorent tous les esprits éclairés, et l'autorité avec laquelle il juge les œuvres des grands hommes.

Pour conclure donc, devant cette imposante personnalité,—et pour éviter, surtout, de donner à la nouvelle petite «erreur» de l'autre jour plus (p. 143) d'importance qu'elle ne mérite, nous dirons que si M. Francisque Sarcey, faute peut-être de s'en être aperçu, n'a pas cru devoir adresser, à ses confrères et à moi-même, les quelques mots d'excuses bien élevées auxquels nous étions en droit de nous attendre, je crois être l'interprète de tous ces messieurs, et de leur sourire, en l'en dispensant aujourd'hui.

(p. 145) Décoration

LE SOCLE DE LA STATUE

À quoi bon la hache? Ne t'arme que d'épingles, si tu n'as pour objectif qu'un ballon.

Proverbes futurs.

Plusieurs, certes, en parcourant l'histoire suivante, apercevront, sous l'apparente fantaisie des épisodes, sous leur inévitable trivialité même, la figure du notoire personnage dont j'ai, peut-être, voulu parler. Et quelques-uns pourront s'étonner de me voir ainsi condescendre à plaisanter les débuts, le foyer natal et les origines d'un «grand homme» (estampillé tel, du moins, par des majorités négligeables).

Soit dit du fond de ma pensée, tout le premier j'estimerais comme d'un bien médiocre esprit de songer, dans l'espèce, à des ironies de cet aloi, si le prétendu «grand homme» eût été réellement autre chose que gros, sonore et stérile, s'il eût (p. 146) fondé ou détruit quelque chose, s'il eût laissé une œuvre quelconque,—s'il eût émis une idée nouvelle, noble et redressante, que l'on osât notifier sans sourire du tonitruant hâbleur,—sil se fût distingué, seulement, par quelque vertu militaire,—ou, même, domestique.

Mais devant le fatras de ses discours, étalés sous mes yeux, je me trouve en présence d'un tel néant que je ne puis distinguer, qu'au microscope, ce patriotique homme d'affaires puisque, malgré le volume de sa voix, je ne pourrais l'entendre qu'au microphone. En fait d'«attitude politique» on doit exiger autre chose d'un grand homme que de se tenir l'œil au ciel, une main sur le ventre et l'autre dans la poche (dans le sac, parfois) en pérorant à tue-tête, à l'aide de poumons forains, ces sordides lieux communs dont le propre est d'escroquer toujours, et par milliers, les votes et l'enthousiasme des cœurs bas, des intelligences de cabarets, des êtres sans Dieu. Personne, jamais, même parmi ses plus caudataires fervents, n'a pris au sérieux, ce chantre retors de tous les lutrins de barrière.

Tous les discours et les bronzes n'y feront rien, ni les lions à face débonnaire sous lesquels on le symbolise. L'Histoire classera ce tribun comme un hybride et mâtiné produit du vénal Danton, de l'éloquent Robert-Macaire, et du visqueux Louis Blanc.

(p. 147) C'est pourquoi, devant la médiocrité de cette boursouflure, n'entrevoyant, au fond de son épopée et de «l'opportunisme» louche de son apparition, que l'entité d'on ne sait quel obèse patriote «d'occasion», d'une incapacité fougueuse, j'ai cru faire acte de français en ne voulant écrire à son sujet que cette fantaisie, aussi peu «sérieuse» que sa mémoire.

En l'an de grâce 1869, un soir d'hiver, dans une de nos sous-préfectures, dix heures étant sonnées à la mairie, M. Gambade père, vieil épicier méridional, enjoignit au nommé Pacôme, son principal garçon, de fermer et boulonner, selon la coutume, les auvents du tantôt mi-séculaire magasin de denrées coloniales et autres que le dit négociant tenait, depuis un avantageux successorat, au coin d'une rue assez importante de la localité.

Pendant que Pacôme, heureux d'obéir, exécutait avec une bruyante rapidité l'ordre du patron, celui-ci, ayant quitté son tablier à bavette et empilé ses livres de caisse, saisit la lampe, «enfila» l'escalier et pénétra au premier, dans la chambre, d'ailleurs nuptiale, où l'attendait sa femme, assise en un fauteuil, au coin de l'âtre.

Mme Gambade venait de mesurer dans la théière, le noir sou-chong; elle surveillait la murmurante bouillote; deux moines, à ses pieds tiédissaient.

(p. 148) Les rideaux à ramages étaient soigneusement tirés devant les fenêtres.

L'époux revêtit donc une robe de chambre à pois, assura sur son chef une petite calotte de soie noire à gland, étaya ses lunettes d'argent sur ses sourcils, et s'étant plongé en son voltaire, à l'autre coin, se pencha pour ajuster ses pantoufles en recourbant péniblement un index.

Après quoi, Mme Gambade, comme on allait un peu faire salon, lui offrit un bol de la chaude infusion chinoise, toute sucrée et aromatisée de Kirsch, «de la Forêt-Noire.» L'ayant porté des deux mains à ses lèvres, il huma le délicieux breuvage à petites gorgées; puis reposa le bol sur la cheminée, avec une légère toux de satisfaction et un fort crachement sur le feu.

Il y avait un frais bouquet de violettes des bois auprès de la pendule.

Il en respira, pendant quelques secondes, l'âme naïve, toute trempée de rosée, sans doute pour oublier les senteurs qui montaient d'en bas, par les pores du plancher et qui, mêlées au parfum de cette pièce intime, y répandaient une odeur de petit-aigre, pareille à celle qui s'échapperait d'un wagon de nourrices.

Le tout accompli, Gambade père s'accota de biais, dans le fauteuil, le front appuyé à l'un des oreillards.

(p. 149)—A-t-on reçu des nouvelles de Paris? demanda-t-il.

—Pacôme nous montera tout à l'heure le courrier et le journal, répondit simplement Mme Gambade.

Ah! cette parole était grosse de signifiances et presque d'orages entre l'excellent couple! Unis, en effet, depuis le printemps de la vie, les époux Gambade avaient vu le ciel bénir leur hymen: bref, l'Être-Suprême leur avait accordé, bientôt, un gros garçon que Pacôme lui-même avait déclaré beau comme les amours.

—Eh! c'est un dauphin!... s'était écrié l'heureux père en saluant cette apparition.

Au dessert du repas des relevailles, la nourrice,—au milieu des détonations de l'Épernay carte blanche, qui ponctuaient des citations,—avait apporté le môme prédestiné. Celui-ci, effrayé peut-être à la vue des faces patibulaires qui entouraient la nappe, s'était mis à brailler à tue-tête.

—Eh! le gaillard est doué d'une voix de Stentor! s'était écrié, de rechef, Gambade père.

—Il ira loin! Tiens-toi, bien, Potin!... avait appuyé un flatteur, auquel, pour cette parole, échut un sourire de la jeune mère, car c'était le «Tu Marcellus eris» de la circonstance—et le (p. 150) mot avait chatouillé les deux époux au plus secret de leurs ambitions.

—Pas de visées trop hautes! avait toutefois remarqué M. Gambade: l'ambition, mal calculée, souvent nous perd. Messieurs, choisissons-lui plutôt un prénom.

Une vocifération générale ayant répondu, d'une manière indistincte: «Napoléon!» l'amphitryon, tout enluminé d'une fierté légitime, avait encore secoué la tête, puis, d'un air à la fois modeste et fin:

—Oh! non point que je sois hostile à cette idée!—avait-il déclaré;—non, messieurs; toutefois, je préférerais un prénom neutre et sonore... qui éveillât bien l'idée de Napoléon, si vous voulez... mais... sans casser les vitres!—Pantaléon, par exemple?

Ce ne fut qu'un cri et un toast: la nourrice emporta, tout baptisé, l'héritier présomptif.

Après l'épisode attendrissant du sevrage, le jeune Pantaléon grandit vite dans la demeure paternelle. Et quel feu-follet! Un vrai Trilby! Tantôt essayant les sucres d'orge, les réglisses, les jujubes, tantôt humectant les fruits secs d'une rosée bienfaisante, tantôt pétrissant la «castonnade» à même le tonneau.

Le reste du temps, appendu aux tabliers des garçons ou cajolé par les cordons-bleus et les (p. 151) chefs. C'était l'orgueil, la joie du magasin. Ah! l'enfant gâté!

Souvent, quand son père le surprenait se mouchant négligemment dans les papiers destinés à envelopper beurres et fromages, l'épicier disait: «Il faut bien que jeunesse se passe!» Où trouver, en effet, le courage de gourmander un si mutin espiègle?

Ses jeux favoris consistaient, par exemple, à s'entourer d'une douzaine de grands bonshommes en pain d'épice de son choix, qu'il s'adjoignait selon leurs coupes de figure; puis, assis au milieu d'eux, à leur parler, à leur débiter gravement de ces mille riens charmants, auxquels sa voix flexible semblait prêter une sorte de signification. En fait de jouets, il préférait les sonnettes aux tambours. À part cela, belliqueux, un vrai foudre de guerre.

Il raffolait, aussi, des petits ballons, alors très en vogue, qu'il lâchait dans les airs avec un gros cornichon dans la nacelle.

Mais son passe-temps de prédilection, c'était de dépenser une activité fiévreuse à tout bouleverser dans le magasin, de sorte qu'il fallait ensuite beaucoup de travail, pour s'y reconnaître et remettre les choses en leur place.

Car il posait alors, en évidence, dans les rayons principaux, les susdits cornichons et fruits secs, pour lesquels il manifestait un faible, et qu'il (p. 152) classait d'après le rassis de leur état. Puis, montrant son ouvrage à son père, il s'écriait:

—Tu verras! tu verras, papa, quand je serai grand!

Toutefois, comme l'organe, de jour en jour plus sonore, du jeune citoyen, finissait par empêcher d'entendre les additions, ses excellents parents, d'un commun accord, le fourrèrent au lycée: primo, pour qu'il y apprît à compter, à lire et à écrire; secundo, pour s'en débarrasser, car son tapage finissait par ahurir la clientèle.

Un fait assez grave se passa dès la première distribution des prix. Le jeune Pantaléon Gambade ayant obtenu le prix de Devoirs français, monta sur l'estrade, y fut accolé par une sommité et redescendit le front ceint d'une couronne de lauriers-sauce à faveur d'or. À cette vue, chose étrange, au lieu d'un rayon de joie éclairant la physionomie paternelle, une ombre parut tomber sur l'âme de Gambade père.

C'était un homme de grand sens, c'est-à-dire un homme dont la pensée était exclusivement bornée aux intérêts de son négoce. De là, l'estime dont il jouissait dans le commerce.

Il partait toujours de principes arrêtés en son esprit: «Tel père, tel fils»; «l'on chasse de race», etc. Donc, se demandait-il, en un soudain émoi, comment son fils pouvait-il être doué de (p. 153) facultés dont il se sentait lui, l'auteur, si essentiellement dénué? Un prix d'arithmétique, passe encore; mais de Devoirs français!! Comment cela?

Tout à coup, ses voisins virent se rasséréner son front, sur lequel ils avaient suivi avec anxiété le vol du nuage: Gambade s'était rassuré par la réflexion suivante:

—Aujourd'hui, tout se fait par protection; c'est, sans doute, quelque professeur qui, jaloux de s'ouvrir un compte chez moi, aura voulu me flatter indirectement dans ma progéniture.

Grâce à cette réflexion lumineuse, rien n'altéra plus la sérénité de Gambade père, durant le cours des humanités de son fils, malgré les prix réitérés de Pantaléon.

Un jour de vacances, par un beau soleil, comme Pantaléon s'ébattait à demi-nu, avec de jeunes amis, dans l'épicerie même, il arriva qu'au milieu de ses bonds joyeux, il tomba dans la barrique de mélasse et en sortit un peu étouffé et tout couvert de la précieuse marchandise. Tous ses petits camarades qui le connaissaient, coururent alors après lui, toutes langues dehors, dans l'espoir de recueillir ainsi quelques bribes de son inespérée déconfiture. Ce fut un chorus, une Union générale!... Il ne put se dérober, même par la fuite, à leurs caresses. Chacun s'en (p. 154) retourna chez soi, se félicitant de l'aubaine et de la générosité de Pantaléon.

Lorsque après l'adolescence, le jeune vainqueur eut franchi sans encombre les épreuves du baccalauréat ès-lettres et du barreau,—les examinateurs étant, cette fois, trop loin pour qu'il fût possible de prêter un intérêt quelconque à leur favoritisme,—la stupeur initiale rentra dans l'esprit de Gambade père et y devint rapidement énorme.

Partant, en effet, de ces principes: «Tel père, tel fils;—on chasse de race, etc.,» un fils dont les instincts se montraient si différents des siens propres, c'est-à-dire, de ceux que son fils eût dû avoir, le déconcertait! Pensée corrosive qui se logea dans sa quiétude comme le ver dans le fruit.

Son sommeil, d'abord s'en agita.

—Qu'as-tu? demandait Mme Gambade. Il répondait par un rire... sardonique,—sans rouvrir les yeux.—Que signifiait?... pensait-elle, en se rendormant.—Parfois il montait et descendait maintenant, sans motif,—pauvre âme en peine!

Peu à peu, ses sourcils prirent l'habitude du froncement:—«Ça, son fils??...» Parfois, distrait, et empaquetant gravement un hareng saur, il l'offrait, en clignant un œil morne, à qui demandait une botte de carottes nouvelles, (car (p. 155) il tenait aussi les primeurs) et c'était en tournant le dos qu'il ajoutait machinalement:—«Et avec ça?»

Son étoile pâlissait. Lorsque la patronne, en apprenant un succès oratoire de son fils, au Palais, pleurait de joie, Gambade avait, lui, des sourires d'une ineffable amertume. Dans ses rêves, il se voyait souvent écrasé par la chute d'une idole au front d'argent et aux pieds de pain d'épice. Et des nouvelles verbales de Paris lui arrivaient. Pantaléon y passait pour la coqueluche des Bohèmes, des gens sans aveu,—de lettres, en un mot. Quant à ses mœurs, il ambitionnait la gloire. Peu de femmes: il n'aimait que les «lauriers.»

Ses lettres étaient datées presque toujours d'un certain café du boulevard, que tout la gent artistique fréquentait alors; le jeune Gambade y politiquait, les matins, en donnant de la voix au point qu'à chaque instant, M. Madrure, le limonadier, le priait ou de mettre une «sourdine» ou de «déguerpir».

Gambade père répondait en missives acerbes, lui coupant les vivres.

—Et de quelle politique s'occupait-il, le blanc-bec? De fronder le gouvernement dans des feuilles de choux?... Un métier à se faire casser la pipe! Au lieu de revenir s'établir dans sa bonne épicerie paisible.

(p. 156) Puis, dilemme: «Tel père, tel fils: ou chasse de race, etc., etc.» Si ce n'étaient que des fredaines, pourquoi M. Pantaléon les prolongeait-il?... S'il était sérieux, comment pouvait-ce être un Gambade? Le pire était que ces frasques compromettaient encore la clientèle. On avait parlé de lui dans la localité même: de mauvaises langues;—et la pratique se méfie des denrées d'un magasin dont les patrons sont des cerveaux brûlés. Certes, Gambade père était bien connu: les errements de son fils ne pouvaient l'atteindre; mais enfin! à la longue!...

Un procès que Pantaléon avait plaidé, à propos de bottes, et gagné même, avait fait du bruit. La belle avance! Un Gambade n'était pas fait pour embrasser des métiers casuels où n'arrivent que des gens spéciaux;—spéciaux!—Que diable! on est épicier ou on ne l'est pas.

Dans l'épicerie, un fils n'est, au fond, qu'un successeur.

—Ma carrière est solide, utile et honorable, concluait Gambade père; il est temps qu'il rentre au bercail et qu'il devienne un homme...

—Bah! la politique, c'est de son âge!... répondait, joyeuse, Mme Gambade. Il jette sa gourme.

Tout ce bruit, d'ailleurs, prouvait que son fils avait du «toupet», c'est-à-dire ce que les femmes prisent le plus chez un homme (surtout lorsqu'il est, avec ça, bel homme).

(p. 157) Les Gambade en étaient donc là; ce fameux soir où tous deux se trouvaient en leur chambre et s'apprêtaient à se mettre au lit, pour se délasser des gros travaux de la journée.

Pacôme entra, presque aussitôt après la réponse de madame:—il apportait une lettre et un journal.

—Bon! c'est de lui! Voyons!... dit aigrement Gambade en faisant sauter l'enveloppe.

Il s'approcha de la lampe et, sourcils haussés, lunettes au front, tête en arrière, lut tout haut les lignes suivantes:

«Cher père, deux mots seulement. Tu dis que je déserte notre épicerie? Je prétends, au contraire, que grâce à moi, toute la France n'en semblera bientôt plus que la succursale. Tu me traites d'ergoteur? Soit; le mot signifie, selon moi, celui qui a des ergots.

«Donc, nouvel Étienne Marcel, je me porte à une députation de Paris. N'ayant rien de Thomas Aniello, ni de Colas Rienzi, je serai nommé.—Per che?... Parce que je sais, de manière à ne jamais l'oublier, que la Chambre est un endroit où l'on entre en disant: Citoyen,—et d'où l'on sort en disant: Monsieur;—voilà tout.»

—Député! lui! mazette, quel aplomb»!... murmura Mme Gambade.—Au fait, pourquoi pas? Lui ou un autre... pour ce qu'ils font...

—Il est fou, mais continuons! répondit simplement Gambade.

(p. 158) «Apprends donc, en ce jour, bon père, quels sont mes ambitieux desseins et juge s'ils sont carrés à la base.—Soit dit pour ta gouverne, un homme jadis exista, nommé Carnot, lequel, entre autres qualités, avait celle de trouver des hommes d'attaque.—Pour me distinguer de ce Carnot, je saurai m'entourer, moi, d'hommes secondaires ou nuls. Se flanquer d'hommes supérieurs? Bêtise, à moins d'être un Louis XIV: c'est l'astre se créant à lui-même d'inévitables éclipses. Un état-major médiocre, mais sûr, tout est là. Quant à la «Patrie», les nations riches se sauvant toujours très bien toutes seules, le premier venu suffit pour les représenter; le nom de tout soi-disant sauveur n'étant jamais que l'étiquette du sac.

Une fois bien assis et inféodé dans la grosse place, je laisserai tout écrire! Tout! E che mi fa? Toute diatribe, accusatrice ou non, n'est, au fond, qu'une réclame, en bon parlementarisme. Tenant en main la forte clef d'or toute-puissante du grand arbre de couche, au mouvement duquel s'annexent, subdivisés à l'infini, les millions de rouages dont l'ensemble s'appelle, en France, l'Administration, je serai, je le sens, le maître désiré, de l'humeur digestive duquel dépendra la fortune (c'est-à-dire la conscience) de tous. Avec cette clef-là, l'on se trouve, dans les vingt-quatre heures, déclaré,—c'est-à-dire être,—un «profond» politique. Ce rossignol-maître en poche, on peut donc laisser chanter à chacun sa chanson. On tourne la poignée administrative pendant les murmures. On syllabise, par intervalles, d'éloquents borborygmes, (p. 159) voilés de quelques-uns de ces demi-sourires éclairés qui suffisent, aujourd'hui, pour persuader un pays entier de la capacité d'un homme. «Ils chantent! Ils paieront!» comme disait un grand ministre. Avec mes républicains, il suffira toujours, pour être estimé comme honnête homme, de n'aimer que l'Humanité future en méprisant la présente.

«En France, j'ai remarqué que l'énergie, la valeur et le «caractère» des gens se mesuraient à leurs cris et à leurs dégâts.—Tu te demandes, en me lisant, si je suis éveillé?... Sache qu'un jour, bientôt, les chefs de tous les partis, non seulement me laisseront faire, mais que, grâce à l'adresse avec laquelle je saurai ménager leurs défections, ces hommes s'enorgueilliront de m'avoir tenu tête une minute,—ou fait semblant,—et que le plus clair de l'estime que leurs partisans pourront leur conserver, ne proviendra que de ces protestations apparentes, sortes de pasquinades entre eux et moi, d'ailleurs, tacitement convenues. Per che? Parce que c'est ainsi, mon cher père, que doivent se passer les choses,—à cause de la grande indifférence, vois-tu, qui coule aujourd'hui, dans toutes les veines. J'en atteste les tiennes, dont je connais le sang.

«Quant à émettre des «idées» dans mes discours... J'ai là un vieux solde (laissé au rebut, et pour compte, par d'anciennes Chambres), de mots de sept et huit syllabes: environ deux cent cinquante-sept; par exemple, les mots: gouvernemental, constitutionnel, parlementarisme, concordataire, dans cette enceinte, etc. Enfin, DEUX CENT CINQUANTE-SEPT. J'ai mis dix-huit mois à les recueillir dans tous (p. 160) les discours qui ont «porté» à cause, uniquement, qu'ils étaient émaillés de ce vocable. J'affirme qu'il suffit de les écrire un à un, sans se presser, sur de petits bouts de papier, tous les deux cent cinquante-sept, puis de les jeter dans un chapeau et de les remuer ensuite, d'une main légère, pour qu'ils donnent des combinaisons de phrases à perte de vue, sans qu'il soit besoin d'aucune idée autre que celles qu'ils ont l'air de représenter par eux-mêmes, pour que l'individu qui aura le sang-froid de les articuler avec le plus léger semblant de cohésion, passe immédiatement pour l'un des plus miraculeux orateurs qui aient jamais transpiré devant un auditoire.

«Pour un aigle!» mon père, pour un aigle!... Et voici pourquoi!

Plus on émet d'idées, plus on s'émiette! Moins donc on paraît sérieux, puisque on se livre dans ses idées, chacune d'elles semblant donner notre mesure!!! Donc, JAMAIS d'idées! À chaque douzaine d'années de suprématie, j'espère bien pouvoir défier le pays d'en découvrir une, mais ce qui s'appelle UNE SEULE, dans tous les discours que j'aurai prononcés. Là est, aujourd'hui, le summum de l'Art, en matière de tribune; mais si quelqu'un me le disait, JE CRIERAIS AU PARADOXE! Avec tout le pays! Et plus fort que la foule!! N'ayant pas le temps de discuter avec la niaiserie publique, je suis déterminé à être en paroles, toujours et quand même, de son avis,—comme un nommé Lycurgue m'en a donné l'exemple, autrefois. Le stock des mots ci-dessus indiqués suffit pour régir le bonheur des peuples et donner de soi, te dis-je, la plus haute (p. 161) opinion. Tu crois qu'il est besoin d'un secret pour agencer leur incohérence? Erreur profonde!... J'ai vu, ici, un jongleur chinois qui, en agitant un éventail, maintenait, par ce souffle incessant, une foule de petits papiers dans les airs, et qui semblaient des papillons. Place mes deux cent cinquante-sept mots sur autant de petits papiers, je les maintiendrai autour de moi de la même manière et au bruit des MÊMES applaudissements... que le jongleur ses papillons. Seulement, c'est une question de choix; moi, je jonglerai avec des électeurs: lui jongle avec des boules de papier.

«Et moi, du moins, l'on ne m'accusera pas de me répéter, car j'aurai le mérite énorme de n'avoir jamais rien dit... AFIN DE NE PAS ÊTRE MÉPRISÉ.

«Ah! certes, j'aimerais mieux me vouer à de plus nobles tâches, et le cœur m'a battu peut-être plus fort qu'à bien d'autres, à l'idée d'un grand destin. Mais à la vue des fronts, des regards et des sourires qui m'entourent, j'ai décidé qu'il faudrait être un diou pour tenter quoi que ce soit de superbe avec de tels acolytes, et que le mieux serait d'attendre, fût-ce indéfiniment, des temps plus «opportuns» pour y songer.

«Demain donc, je serai député de Paris, premier degré du Capitole dont il s'agit de ne pas effaroucher les gardiens traditionnels.

«Le moule secret de mes exodes sera celui-ci: «Frères, le Roi disait: Nous voulons; vous dites: Je veux; je viens vous dire: Il faut!... Quoi?... Qu'est-ce?... Que faut-il?... Il faut la Science!!! le (p. 162) Progrès!!! la Vie pour tous!!! le LIBRE développement de chacun selon ses aptitudes, dans la grande famille sociale!!! Il faut LA LUMIÈRE!!! etc. etc.» Et ces paroles toutes gonflées pour moi de puissance et d'or, je les articulerai d'un ton et d'un organe qui finiront par faire croire à la France éblouie que j'ai qualité pour les définir, les nettifier et en incarner le sens dans les actes du pays. Oubliant, dans son trouble, de me demander mes définitions et mes papiers, elle ne verra plus en moi que l'INVENTEUR MÊME, l'inventeur INESPÉRÉ, le Christophe Colomb de ces vocables vermoulus, démodés avant le Déluge, et dont la vogue est de retour. Car il est des principes qui reviennent dans l'Esprit humain avec des périodicités de comète.

«Et comme chacun croit, aujourd'hui, à ces sonorités consolantes et d'un sens TOUJOURS futur, je deviendrai le porte-voix de ces idées publiques, puisque, grâce à mon organe, je les crierai plus fort que tout le monde.

«Eh bien, je prétends suivre la vogue, la diriger! Pourquoi pas?—D'abord, j'y crois, moi, à ces principes: seulement, il s'agit de passer pour le seul qui ait la manière utile de s'en servir. Avant peu, tu apprécieras si je sais donner, toujours d'avance, à la foule, bonne opinion de ma toujours future capacité.

«En conclusion, je saurai m'arrondir au point de ressembler à mes périodes. Et ceci est d'une haute importance aujourd'hui! L'extérieur avant tout!... Le poids moral d'un discours bénéficie, en son impression sur les masses, du poids physique de l'orateur. Maigre, mes paroles paraîtraient moins (p. 163) «sérieuses». Gras, il me semble que je pourrais prétendre au trône, si mes convictions me le permettaient. Ah! si tu pouvais savoir jusqu'à quel terrible point ce que je te dis ici est l'unique, l'absolue, l'éternelle et triste vérité!...

À laquelle, hélas! il faut se conformer, si l'on ne veut finir pauvre, inestimé et persiflé de tout le monde. C'est le «Tue-moi ou je te tue» des temps enfin modernes.

Sur ce, «que le citoyen de l'Être» vous tienne tous deux en sa digne garde!

«Votre fils respectueux,

«Pantaléon»

P. S.—Ci-joint un compte-rendu de la dernière séance de la Redoute, séance que j'ai présidée; vous y verrez quels sont les orateurs à l'influence desquels je devrai mon élection. En fait d'engagements envers eux, je ne remplirai que... mon fauteuil.

P. G.

À cette lecture, Gambade père, retenant, d'une main sa robe de chambre et, de l'autre, brandissant la lettre, se mit à marcher à grands pas.

—Ceci pourrait être daté de Charenton, grommela-t-il, et, décidément, j'ai pour fils... un... Olibrius.

(Hélas, Gambade père ignorait qu'Olibrius lui-même fût, grâce à de toutes spéciales circonstances, (p. 164) un empereur romain, un maître de l'Orient sinon de l'Occident).

Il s'accroupit donc, à ce mot, en se saisissant les rotules dans les paumes, pour exhaler, avec plus d'aise, sa pitié, en un éclat de rire affreusement sarcastique,—et continua:

—Député? lui!... Qui ça? lui?... Ton gamin?... Ah!... qui s'imagine que les gens de la Capitale vont prendre au sérieux toutes ces fariboles!

—Dame! répondit la mère, tu disais toi-même, l'autre jour, que l'Empereur filait un mauvais coton... Et puisque Léon se met de l'Opposition...

—De l'Opposition!... s'écria Gambade père, mais es-tu folle!... Voilà Pantaléon qui s'«oppose» à l'Empereur, maintenant! Tiens! laisse-moi; cela fait compassion.

Et il haussait les épaules avec des saccades capables de lui luxer les omoplates.

—Lis donc plutôt ce qu'il y a sur le journal, répondit Mme Gambade, qui croyait surtout aux imprimés.

—Soit!... reprit, avec une dignité soudaine Gambade père.

Il revint à sa place, déplia la feuille parisienne, puis d'une voix solennelle, lut ce qui suit:

(p. 165) SALLE DE LA REDOUTE
Séance du 2 décembre 1869
Présidence du citoyen Gambade

La salle est comble, la séance s'ouvre à une heure précise.

Le citoyen P. Gambade, président, agite sa sonnette.

—Citoyens, la séance est ouverte. La parole est au citoyen Corax.

Une grosse voix à l'extrême gauche.—À la porte!

Le citoyen Corax.—Citoyens, du calme. Je m'adresse à vos intelligences. Il s'agit de replanter l'arbre social, selon la Science et le Progrès, d'une manière digne, enfin, de ce grand siècle. Assez longtemps cet arbre fut planté comme il l'est malheureusement encore! Assez longtemps ses racines se sont étiolées dans la terre, étouffées par l'Oppression et l'Obscurantisme. Il faut qu'elles bénéficient à leur tour du grand air, de l'espace libre de LA LUMIÈRE, enfin. Chacun son tour! Justice! Assez longtemps, l'orgueil de ces vains feuillages nous a donné des fruits, à regret et comme avec dédain! Assez longtemps ces branches fleuries se sont nourries, dans l'oisiveté, de la sève que patiemment élaboraient les racines!... Citoyens, nous sommes les racines!... À notre tour: Justice! Progrès! Nouveauté! En haut les racines! Osons planter maintenant les arbres la tête en bas! Oui, citoyens, par les feuillages! Biffons les vieilles (p. 166) routines du noir Passé! Biffons! Marchons vers l'Avenir. Plus de barbarie! En haut les racines, vous dis-je! Place au soleil! Et vous verrez quelles admirables récoltes et vendanges nous réserve alors cet Avenir! En un mot, hommes des couches inférieures, prouvons que nous savons faire fortune aussi bien (et mieux même, au besoin), que les repus des couches supérieures. Car désormais, toute la question sociale est là. L'Humanité fera le reste. C'est le but de nos séances. J'ai dit.

La grosse voix de l'extrême gauche.—À la porte! (Agitation sur plusieurs bancs.)

Le citoyen Corax.—Soyons graves. Je suis loin d'être un buveur de sang, mais raisonnons; si l'on coupait, tout d'abord, les trois cent mille têtes qui...

Une voix flûtée à droite.—Minute! Ah! mais non! Je m'oppose. En ma qualité de président de la corporation des chapeliers, je crois devoir protester contre une mesure dommageable, à tous égards, pour mes mandants.

La grosse voix de l'extrême gauche.—À la porte! Je vas t'en coller, moi, des bolivars!

(Tumulte. Le citoyen Gambade, président, agite sa sonnette.)

Le citoyen Gambade.—Le but de nos réunions ayant été clairement exposé par notre honorable collègue, le citoyen Corax, passons aux projets d'exécution.

La parole est au citoyen Bonhomet, docteur de diverses Facultés, auteur de la brochure intitulée: Capet, sa veuve, leurs crimes; et de la thèse anti-cléricale, (p. 167) intitulée: De l'influence de la cantharide sur le clergé de Chandernagor.

(Le citoyen Bonhomet, un grand vieillard d'aspect vénérable, monte à la tribune).

—Vois comment on obéit à Pantaléon! interrompit ici Mme Gambade.

Gambade, après une crispation nerveuse, continua:

Le citoyen Bonhomet.—Citoyens, je suis également l'auteur de la brochure intitulée: De la réhabilitation de Saint Vincent de Paul et De la laïcisation du Souverain Pontife. Mais passons. Je viens proposer une souscription nationale pour que soit élevée dans nos murs—sur le square même où s'élève encore, aujourd'hui, ce démenti à la Révolution qu'on appelle le monument de Louis Capet—une statue de granit rouge à l'homme qui fut, réellement, le plus utile à la France depuis près de cent ans. Il est étrange, en effet, qu'on élève des statues à Pierre et à Paul et qu'on oublie...

La grosse voix à l'extrême gauche.—À la porte!

Le citoyen Bonhomet, continuant, après un moment d'émoi—...et qu'on oublie, dis-je, le modeste artisan au rigide et incorruptible patriotisme duquel nous devons la disparition radicale de... certaine petite graine de tyrans qui eût été plus tard, pour nous, inéluctablement, le ferment et le brandon de perpétuelles guerres civiles.

Ah! si l'humble cordonnier dont je parle, citoyens, n'eût pas été au-dessus de toute corruption, s'il se fût écrié, comme tant d'autres: «Enrichissons-nous!» (p. 168) si sa virile énergie n'eût pas été à la hauteur de la mission dont il se sentait investi—et qu'il avait su comprendre, comme on dit, à demi-mot,—quelles conséquences terribles! Songez! Tant de mères en deuil, de fiancées, de veuves! Songez au sang qui se fût répandu!

Je viens donc, d'un cœur léger, demander une statue pour cet homme héroïque, dont le bon sens éclairé sut étouffer en soi toute la pitié qu'il devait ressentir envers ce dangereux enfant!... car son cœur était aussi sensible que le nôtre! N'en doutez pas, citoyens! Honorons donc celui dont le grand sens-commun sut triompher de toute tentation de compassion mal entendue! Et qui sut mener à bien, avec vigilance et persévérance, une si pénible tâche. Grâce à ses soins mortels, le jeune tyranneau confié à ses mains humanitaires, fut, sans bruit, effacé peu à peu des vivants! Citoyens, citoyens, je m'inscris, tout le premier, et voici les vingt-cinq centimes de mon obole!

Voix diverses.—De qui parlez-vous donc?

Le citoyen Bonhomet, ému, relevant la tête et avec des larmes dans la voix.—Comment! votre cœur de Français ne l'a pas encore deviné? Mais du cordonnier patriote, du grand Simon, de l'incorruptible gardien du petit Louis le dix-septième!

(Silence, pendant lequel le citoyen Bonhomet boit, paisiblement, le verre d'eau sucrée.)

La voix flutée de l'extrême droite.—Tiens! au fait, c'est une idée, cela! Il faudrait aussi proposer l'érection de la statue de Sanson, qui, à ce point de (p. 169) vue-là, fut encore bien plus utile... quoique préjudiciable à ma corporation... il fut...

La grosse voix de l'extrême gauche.—À la porte: Est-y têtu, que je dis, le bolivar!

Le citoyen Gambade, président, agitant la sonnette.—Citoyens, le bureau tient compte du patriotisme ardent qui ressort des paroles que vous venez d'entendre. Toutefois, la nation ne semble pas assez mûre, assez avancée, veux-je dire, pour apprécier le mâle sentiment qui les a dictées. Passons à l'ordre du jour.

Hilarité. Pendant que le bureau feuillette et compulse divers papiers, un orateur inconnu se précipite à la tribune.

L'orateur inconnu.—Ah! c'est pas tout ça! Des arbres, des statues! mince alors! As-tu fini?... Citoyens, je vote, moi, pour que les riches viennent déposer, ici, là, sur cette table, un million.... et dans les vingt-quatre heures! Ou sinon, du tabac!... Ah! ça! est-ce qu'on se fiche de nous, à la fin?

(Pendant le tumulte et les applaudissements qui accueillent ces paroles, un grand individu s'est précipité à la tribune, l'a escaladée, a tout d'abord, saisi l'orateur au collet, et l'étranglant à moitié, l'a couché sur la table, en renversant, pendant la lutte, le verre d'eau et la carafe.)

Le nouvel orateur, d'une voix terrible, où l'on reconnaît, à l'instant, le timbre de celle qui criait: «À la porte!»—Ah! canaille! coquinace! gredin de réactionnaire! (Il maintient, d'un poing, la tête du préopinant contre la table, puis, se redressant, (p. 170) l'œil étincelant et s'adressant à l'Assemblée, en frappant la table de son autre poing étendu devant lui à la Mirabeau).—Comment! dans les vingt-quatre heures!!! C'est TOUT DE SUITE, citoyens, TOUT DE SUITE!!!... qu'il faut que les riches viennent cracher ici leur million!—Et que ça ne traîne pas!...

La voix flutée de l'extrême droite.—À la porte! (Rires, hurlements, agitation à gauche.)

Le citoyen Gambade, président, secouant la sonnette.—Citoyens, ceci n'est plus du parlementarisme. Qu'on fasse sortir les deux interrupteurs qui ont amené ce regrettable incident.

(On se rue à la tribune d'où l'on arrache les deux orateurs que l'on pousse hors de la salle, malgré leurs vociférations inintelligibles.)

Le citoyen Gambade se levant.—Citoyens, voici une heure stérilement dépensée dans cette enceinte. À la prochaine réunion, l'ordre du jour. Je viendrai, personnellement, vous soumettre ma profession de foi.—La séance est levée.

(Il se couvre. Applaudissements. Profonde sensation à droite. M. Gambade, reconduit par ses assesseurs, est chaudement félicité pour sa bonne tenue au fauteuil.)

—Pristi! comme ils vont, là-bas! murmura Mme Gambade émerveillée. Tu verras qu'il sera nommé.

Gambade jeta le journal par terre, violemment.

—Ta! ta! ta! ta! s'écria-t-il: ne comprends-tu pas que pour cette chambrée de propres-à-rien et de péroreurs, qui feraient mieux d'aller cirer (p. 171) des bottes, il y a dans la capitale, des millions d'hommes sérieux et capables qui, en deux minutes, perceront ton gros écervelé et ne te le nommeront pas plus député que le Grand-Turc?... Voilà bien les femmes!—D'où diantre voudrais-tu que ton fils eût des capacités que je n'ai pas?—Où les aurait-il prises? En avons-nous jamais eu quelque vent? Veux-tu que je te dise? Eh! bien, c'est un garçon qui va se couler, tomber à plat comme une omelette soufflée, avec toutes ces calembredaines! Et voilà tout! Il faut qu'il revienne! Il le faut! Il n'est que temps. Je vais l'en sommer dès demain et il sait que j'ai la tête près du bonnet! Dès demain!—Je te dis que si cette feuille était connue ici, toute la clientèle de la Maison, qui est conservatrice, irait se fournir chez les Levertumier. Voilà le grave de toutes ces escapades. Gros-Jean comme devant, qu'on rentre dans la mélasse! C'est le positif. D'ailleurs, je me fais vieux. Et, dans le commerce, la clientèle avant tout! Tiens, tu sais si je donne dans les mômeries? Eh! bien, si j'étais malade... diable m'emporte, à cause de la clientèle, je ferais venir un calotin!—Là-dessus, prends tes moines et dormons. Demain, il fera jour!... Député!... lui!... Ah! j'en rirai longtemps!...

Comme l'excellent homme, réellement consterné, achevait sa véhémente sortie, un brouhaha (p. 172) de clameurs, mêlées à des piétinements de passants qui accouraient, se fit entendre sous les fenêtres, dans la rue. On distinguait les cris de: Vive le père Gambade!...

L'épicier pâlit et n'osa entrouvrir les rideaux.

—Est-ce que la ville tout entière, bégaya-t-il, vient nous donner un charivari, à propos des scandales politiques de Pantaléon? Ô fils désastreux, ma boutique est perdue!

Mais soudain, la porte de la chambre s'ouvrit et Pacôme présenta, dans l'entrebâillement, sa face rougeaude. Il rayonnait, essoufflé.

—Patron! patron! vous ne savez pas? Ils disent comme ça, dans les rues, que M. Pantaléon est nommé député! C'est affiché à la mairie. Une dépêche! et officielle, encore! De Paris! venue tout à l'heure! Et en voici une autre pour vous, avec les journaux du soir qui le disent!...

À ces paroles, Gambade recula, comme si un chat furieux lui eût sauté aux narines.

—Va-t'en! cria-t-il d'une voix rude.

Pacôme, abasourdi de l'accueil, se retira.

Le vieil épicier était resté comme hébété, foudroyé!...—Quelque chose d'extraordinaire se passait en lui. D'un geste rapide, il rompit le télégramme qui ne contenait que ces quatre mots:—Ça y est!... Pantaléon;» puis ouvrit un journal qu'il parcourut d'un coup d'œil hagard.

Après un grand mouvement de paupières, il (p. 173) regarda de travers Mme Gambade, qui, oppressée par un accès de joie énorme, le regardait aussi sans pouvoir parler.

—Malheureuse!... balbutia, tout d'un coup, Gambade, en bondissant sur elle: tu m'as trompé!!! avoue! avoue moi que—ce n'est pas mon fils!

—Monsieur Gambade! Est-ce que tu deviens fou, toi-même, à la fin!... cria la pauvre femme:—bois un verre de rhum, ça te remettra. Eh! bien, quoi? Il est député: et puis, après? Pourquoi pas?... Aujourd'hui?...—Moi, je trouve ça tout naturel.

Mais il arpentait la chambre.

—Député? lui!... pour de vrai!... murmurait-il. Comment! Lui? lui?... Et ce serait mon fils? Allons donc! Allons donc! À d'autres!

Il se laissa tomber dans son voltaire, en s'éventant avec son mouchoir. Il contemplait les tisons:

—Il me semble que je suis comme une poule qui a couvé, par mégarde, un œuf de canard, et qui voit ensuite, son soi-disant poussin se diriger tranquillement vers l'eau.

Mme Gambade, le trouvant plus calme, lui versa un second bol de thé.

L'épicier, perdu en des conjectures, creusait maintenant, tous ses souvenirs, pour s'expliquer le phénomène. Il cherchait à se rappeler les noms des jeunes godelureaux du monde élégant qui (p. 174) hantaient autrefois sa boutique et papillonnaient autour de sa femme. Infructueux efforts! Nul indice d'infidélité. Et, cependant, ces instincts de grandeur, cette rapide fortune, cette outrecuidance, cette réussite, surtout! (Oh! cette réussite!...) l'étourdissaient.

—Attendons quelques marchés de l'État! pensait-il. Si Pantaléon sait, alors, tirer, comme on dit, son épingle du jeu, peut-être reconnaîtrai-je mon sang.

Mais les gazettes du lendemain allaient acclamer avec des sonorités de grosses caisses, le coup de maître de son putatif rejeton! Il fallait prendre un parti à la hâte. Et que croire? Qu'opter? Le digne libre-penseur, se sentant envahi par l'inconnu, ne clignait plus qu'un œil trouble.

Son inquiétant silence eût fini par blesser réellement Mme Gambade, si l'excellente femme, le connaissant, n'eût fait la part du désarroi mental de son époux. D'ailleurs, elle était tellement saisie, elle aussi, par la puissante nouvelle, que tout le reste ne lui semblait plus que «de la camelotte.»

Maintenant, Gambade père, plongé dans sa rêverie, avait donné un autre tour à ses recherches. Il passait en revue les cas médicaux de parturitions et gestations extraordinaires, envies, particularités d'atavisme, etc., qui lui revenaient à l'esprit. Il se remémorait les monstres qu'il (p. 175) avait vus dans les baraques foraines, aux réjouissances publiques, «et qui étaient pourtant nés de parents ordinaires et naturels.» Une bonne demi-heure se passa de la sorte.

Tout à coup, se frappant le front, il poussa un cri. Sans transition, tombant aux genoux de sa femme épouvantée cette fois, il lui embrassait les mains comme aux beaux jours de la noce et des roses d'antan. Une forte allégresse intérieure l'éclairait.

—J'y suis! s'écria-t-il enfin; ah! ventrebleu! saperlipopette! je comprends! j'y suis! Ne m'en veuille plus, ma bonne femme! Mais, tu sais... le premier moment... dame! Il y avait de quoi troubler un industriel! Enfin, maintenant, j'y suis! Oui, c'est bien mon fils!—Au fond, j'en étais sûr... Mais je viens, seulement, tout à l'heure, de comprendre pourquoi il est comme ça.

Tous les deux se regardèrent en silence.

—Rappelle-toi, continua l'épicier, d'un ton maintenant froid et logique, rappelle-toi la mort de Levertumier père!... Nous étions amis, alors, eux et nous:—on commençait. Nous fûmes donc invités à l'enterrement, ainsi qu'au repas funèbre qui s'en suivit. Il pleuvait. Tout cela donnait des idées solennelles. De plus, au point de vue pratique, cette mort nous tombait comme une aubaine, une occasion, enfin: car les funérailles attristent la pratique. On vint chez nous—et (p. 176) plusieurs de ses meilleurs clients, que je fis servir d'une manière ample, nous restèrent. J'avais donné mes ordres, dès la veille, à Pacôme, là-dessus. Tu vois que j'étais aussi dans des idées diplomatiques.—Comme on avait parlé sur la tombe, j'avais la tête pleine d'idées de discours. Or, le repas se prolongea fort tard, vu la pluie, si fidèle est ma mémoire. Si bien que, ma foi! les idées de libations se succédèrent... on était jeune!... Enfin, tu te rappelles qu'au lever de table, nous étions tous deux un peu partis, comme on dit, dans les vignes du Seigneur; nous avions notre plumet! Nous rentrâmes donc bras-dessus, bras-dessous, roucoulant comme deux tourtereaux et avec des idées de verve et d'entrain!... Il fallait voir!... Or, fais attention! les idées, au fond, ça passe dans le sang!—De retour ici, dans notre chambre chaude, j'ai souvenance qu'une fois le casque à mèche au front et la lampe soufflée, ma foi, dame... si fidèle est toujours ma mémoire... je te dis que le gaillard date de cette nuit là! Or, Henri IV, une autorité et qui s'y connaissait, l'a formellement dit: «L'homme de génie n'est tout bonnement que celui qui naît avec un verre de vin dans le cerveau!» Je partage, moi, les idées de ce monarque... sur ce point là, du moins. Donc, j'ai découvert la seule explication scientifique possible de mon fils.—Au lieu d'être ce qu'il eût sans doute été (s'il eût (p. 177) daté seulement du lendemain), un épicier honnête et tranquille comme son père, Pantaléon est solennel, diplomatique, discoureur, bon buveur et plein d'un entrain triomphant! Réfléchis maintenant. Vois-tu? Sens-tu? Comprends-tu, enfin, ma pensée? «Tel père, tel fils! on chasse de race!»

—Ah! oui!... dit, en riant, Mme Gambade; tu veux dire que, s'il est toujours en tête des autres, c'est qu'il a hérité de notre plumet?

—Voilà le mot! répliqua Gambade père en se relevant et en recommençant à marcher dans la chambre, pendant que sa femme se mettait paisiblement en devoir de remplir à nouveau d'eau bouillante les deux moines.

—Député! j'ai fait un député! grommelait-il à voix basse. Décidément, je pardonne de grand cœur à cette canaille de Levertumier. Ses obsèques m'ont porté bonheur! Que Pantaléon devienne amiral, général ou évêque, à présent qu'il a mis le pied dans l'étrier, rien ne m'étonnera plus de sa part. J'ai la clef de l'énigme! Et, au fait, puisqu'il a le plumet, il pourrait bien arriver—à TOUT!... s'écria brusquement Gambade, en s'arrêtant court, comme effrayé d'une idée soudaine qui lui avait traversé l'esprit.

—Dame!... aujourd'hui!... murmura Mme Gambade radieuse, en fourrant dans la couche les deux (p. 178) moines.—À moins que la France... ne se méfie de son nouveau sauveur!...

Il y eut un moment de profond silence.

—Qui sait? conclut le père Gambade, pensif, les yeux comme perdus dans l'Avenir et d'une voix que sa femme ne lui connaissait pas.

Décoration

(p. 179) LA COURONNE PRÉSIDENTIELLE

Compte-rendu des dernières déterminations prises par les deux Chambres réunies en Assemblée-Nationale, à Versailles.

I
L'ORDRE DU JOUR

Les fortuites circonstances qui ont amené la démission, sans cesse atermoyée d'ailleurs, de M. le Président de la République française ayant paru démontrer qu'en dépit de toutes prévisions, la solidité même de ce mode de gouvernement n'était plus inébranlable, ses représentants ne pouvaient tarder à comprendre qu'une mesure exceptionnelle de sécurité publique devait être prise en toute hâte,—«à l'effet de paralyser, d'avance, les espoirs et menées possibles des Prétendants aux aguets des péripéties de la crise actuelle.

(p. 180) L'occasion solennelle du Congrès n'étant pas de celles que l'on dût laisser échapper, voici la question préalable qu'il s'agissait d'envisager froidement:

1o—D'une part, les Princes, par leurs incessants manifestes, se sont acquis, on peut le dire, un certain renom de réformateurs libéraux, progressistes, aux visées à la fois fermes et sages, éclairées par de persévérantes études. On les sait doués, personnellement, du courage traditionnel chez les leurs; chacun d'eux semblerait donc l'idéal du prince moderne, acceptable. Néanmoins, le parti républicain persiste à se méfier officiellement de leur sincérité.

2o—D'autre part, il est non moins constant que, dès son érection à la Présidence, M. Jules Grévy non seulement avait fait PREUVE, lui, de toutes ces qualités, mais encore qu'il y joignait la clairvoyance de l'âge, une pratique affermie par l'expérience et sa capacité de magistrat bien trituré aux affaires:—vertus qui, sur la foi d'un prétexte quelconque, n'ont pu conjurer son éviction.

La situation politique se trouvant donc, pour tout président futur,—(sauf de futiles questions domestiques)—exactement la même que lors de l'avènement de M. Grévy au Pouvoir exécutif,—(car (p. 181) nul homme, en France, n'oserait, en vérité, s'autoriser d'une auréole, d'un halo même, de plus parfaite honorabilité que celle qu'eut toujours et que gardera, probablement, dans l'Histoire, M. Jules Grévy),—quel serait donc, au point de vue d'une garantie supérieure de stabilité, le surplus, la plus-value dans la quotité de leur apport, qu'offriraient, à la nation, les Prétendants... (au cas, bien entendu, où la France pourrait juger opportun de s'en préoccuper)!...

La Couronne!—ou, plutôt, son ombre, puisque les diamants mêmes en sont liquidés.

Certes, aux yeux d'une énorme minorité, la couronne de France est encore loin d'être une non-valeur: elle pèse son poids, et, si léger que d'aucuns le supposent, il pourrait encore suffire, hélas! à faire pencher, bientôt peut-être, l'un des plateaux de la balance.—Eh bien! pour obvier aux sentimentales exigences de ceux qui tiennent encore pour important ce hochet symbolique, une proposition des plus anormales, rédigée, sous forme d'hypothèse loyale, en vue d'en finir, d'une façon radicale, avec les factions qui nous divisent, a été déposée sur le bureau des deux Chambres:

«Si,—pour forcer l'union, tant désirée, des partis, et maintenir l'exubérante prospérité (p. 182) publique,—l'Assemblée nationale osait décréter, simplement, une bonne fois, d'ANNEXER, avec une liste civile convenable, cette même couronne (à titre d'attribut purement honorifique) aux fonctions présidentielles?...

«Ce serait peut-être «l'on ne sait quoi» d'indispensable que tous désirent obscurément pour, s'il se peut, relustrer le prestige un peu terni de la Présidence.

«Si, par voie de suffrage universel, la transmission de ce bandeau civique, tacitement héréditaire aussi, de présidents à présidents, était, à l'avenir, affectée à leur charge?... Si la vue de cet objet inoffensif, sur la forme duquel nos derniers maniaques du Passé se plairaient à reposer leurs regards leur était offerte, de temps à autre, sur les fronts provisoires de nos chefs d'État?... Si, en un mot, le Président de demain, dans le but de faire face aux nécessités éventuelles, et pour parer au salut presque compromis de la République, était mis en demeure d'accéder, pour L'EXEMPLE, à cette opportune concession, jusqu'à s'en assimiler, par esprit de conciliation, le convenu prestige,—(de même qu'au nom de la Constitution il accepterait de s'assimiler tous les autres insignes et privilèges afférents au royal ou dictatorial pouvoir),—ne serait-il pas, alors, évident que les Princes, pour libéraux, radicaux, (p. 183) républicains et progressistes qu'ils puissent être, N'AYANT PLUS RIEN À OFFRIR QUE L'ON N'EUT DÉJÀ, se verraient, désormais, comme prétendants, sans raison d'être?»

Certes, pareille imagination devait sembler, de prime abord, à ce point... étrange... que son rejet, sans discussion, et à peine accompagné d'un vague sourire, s'annonçait comme tout indiqué. C'est, en France, le sort des plus pratiques, des plus sérieuses initiatives, jusqu'à ce que la réalisation, puis l'habitude, en aient consacré l'autorité.

Autant eût valu proposer de peigner le cheval de bronze.

Point donc ne fûmes-nous surpris de la silencieuse stupeur au milieu de laquelle fut notifiée cette idée... non plus que du presque immédiat et sympathique acquiescement que nos mandataires lui ont témoigné, après quelque réflexion, par ces touchants bravos dont retentissent encore les voûtes versaillaises. Si habitués que nous soyons au fantastique,—surtout en nos congrès,—(notamment depuis la fameuse discussion du Quorum, au début de laquelle députés et sénateurs, d'après les comptes-rendus officiels, s'abordèrent en imitant divers cris d'animaux), la réelle valeur de cette combinaison devait, en effet, (p. 184) saisir bien vite les esprits. Car, malgré l'apparence, le convenu même, de son absurdité (c'est-à-dire de sa nouveauté), c'était bien la motion la plus pratiquement sage, on en conviendra, que nos délégués eussent proposée depuis longtemps.

LE PROJET DE LOI

Un texte de projet de loi fut donc élaboré sur-le-champ: le voici, dans toute son officielle rigidité:

«Article premier.—Le chef de l'État devra porter, désormais, comme insigne de la judicature suprême, l'ornement de tête communément appelé diadème ou couronne avec le titre de prince de l'Ordre.

«Art. 2e.—Il aura la faculté de ne ceindre cet emblème exceptionnel que dans les grandes solennités nationales et publiques.

«Art. 3e.—La présente loi, sous réserve de l'acceptation de l'intéressé, sera promulguée dans les trois jours qui suivront son adoption par les deux Chambres.

Chose vraiment imprévue! Les membres de la Droite se sont montrés les plus zélés, les plus éloquents même, comme on va le voir, en faveur (p. 185) de ce projet—qui, cependant, semble si bien fait pour anéantir leurs dernières espérances. L'Extrême-Gauche a rivalisé d'émulation avec eux; de sorte que le centre et la majorité qui, d'abord, avaient mis en avant la proposition, ont fini par devenir hostiles au projet qu'ils avaient eux-mêmes présenté; ce qui s'explique par le besoin de contradiction qui fait le fond de la nature humaine.

Peut-être bien, aussi, grâce à une soudaine méfiance.

La loi, malgré eux, a passé! enlevant, quand même, leurs suffrages.

Mais lorsqu'il s'est agi de procéder à l'élection d'un nouveau chef de l'État, au cas de la définitive démission de M. Grévy, un incident des plus bizarres s'est produit.

Se couvrant de raisons troubles, évasives, pusillanimes, oiseuses, même, à l'estimé du Congrès,—chacun des candidats à la Présidence a cru devoir décliner l'honneur d'être le premier à se laisser ceindre le front du libéral diadème!... Sans se prononcer contre cette mesure, aucun d'eux n'a paru tenir à prêcher d'exemple, à servir, en un mot, de précédent pour ses successeurs!—L'Assemblée se trouvait donc prise en ce dilemme:

Ou renoncer à cet utile et séduisant projet de (p. 186) loi,—ou se passer de Président, «cette cinquième roue au carrosse», comme disait autrefois M. Grévy.

Le statu quo menaçait de se prolonger, lorsqu'un sénateur de l'un des centres, M. Jules Simon, dont nous ne pouvons que résumer l'éloquent discours, émit la solution suivante:

«—Bien que volontairement démissionnaire, ou tout comme, M. Grévy paraît ne quitter qu'à regret son poste souverain. Ce n'est, après tout, que pour des mésentendus, dont il est assez peu responsable, qu'il est tombé dans la disgrâce du pays, et que, par suite, nous lui avons témoigné quelque froideur.

«Devant les graves difficultés, déclarées même insurmontables, qui se présentent, lieu ne serait-il pas d'écarter bien des scrupules,—vains peut-être—et ne nous souvenant plus que des longues et prospères années que nous devons à son gouvernement,—de soumettre à sa haute sagesse, l'embarras politique où nous nous voyons?... Qui sait! Alors que tous reculent, peut-être accepterait-il de se dévouer, lui, jusqu'au sacrifice de sa chère simplicité, pour affermir cette fois à jamais la République;—peut-être saisirait-il encore cette occasion suprême de prouver à la France à quel point elle s'est récemment abusée!...»

(p. 187) «Dans le cas où nous n'aurions pas en vain compté sur son désintéressement en cette circonstance, il va sans dire qu'en présence de ce service exceptionnel, la nation tout entière, en la sympathique indulgence qu'elle lui garde quand même, oublierait, sans nul doute les griefs, d'ailleurs très vagues, qu'elle croit avoir contre lui... et dont certain divorce, au besoin suivi de bannissement, suffirait à faire disparaître les dernières traces.—Par ce coup d'État pacifique, par ce 2 Décembre permis; par cette diversion victorieuse, M. Jules Grévy redeviendrait possible. Et le Congrès apaisé, refusant d'accepter la démission des pouvoirs du Président, celui-ci pourrait continuer d'occuper la charge qu'il aime jusqu'à l'expiration légale de son mandat.»

Ce discours, écouté par le Congrès tout entier avec la plus grande attention a d'abord été suivi de quelques instants d'une sorte de comateux silence, tant la stupeur qu'il causa fut profonde. Bientôt, toutefois, une soudaine explosion de clameurs terribles, de trépignements, vociférations même,—inexprimable—éclata; les fameux cris d'animaux de la discussion du Quorum se rénovèrent. Les interjections les plus triviales se sont croisées;—et c'est alors que le Centre gauche, effrayé de son œuvre, a fait brusquement volte-face et s'est montré d'une hostilité (p. 188) inconcevable au projet que lui-même avait présenté.

«—Démarche inutile, inepte! Qu'est-ce que cette nouvelle insanité?—Au petit local!

«—Y a-t-il un médecin, ici?

«—Jamais Grévy n'acceptera d'être un coronoïde.

«—Un hippoglotide rostral, civique, oval ou mural!

«—Ce n'est pas sérieux!...

«—Nous retenons la démission promise.

«—On ne veut plus de lui, d'ailleurs, même à ce prix.

«—Ne rénovons pas le roi Lear!

«—On ne discute pas l'absurde!

«—Ne brusquons rien, tout s'arrange, tout s'arrange! N'agissons plus qu'avec maturité!...

«—Oui, tout s'arrange: tout s'arrange!

«—Il maintiendra plutôt la résignation de ses pouvoirs.

«—Qu'il n'a nullement résignés!

«—Eh! eh! qui sait! L'on peut toujours tenter une démarche prémonitoire, officieuse, à l'effet de le pressentir sur...

«—Allons donc! Ous qu'est mon gendre!»

Cette inqualifiable grossièreté a donné, pour ainsi dire, le signal à l'ouragan des onomatopées:

(p. 189) «—Hou! hou!—Boussbouss!—Ah! ha!—Da, da!—Gna-gna fou-fou!—Gaga!—Maboul!—Zut!—À l'ours!—Au rancart!—À la lanterne!—»

Nouvelle et, cette fois, immense explosion de cris, imitant,—avec bonheur, même,—ceux de diverses familles, catégories et groupes de l'Animalité; c'est-à-dire bubulants, grouïnants, canquetants, coraillants, ucubérants, coquelicants, cacardants, coucouants, crêtelants, fringottants, glougloutants, huïssants, margottants, gloussants, stridulants, tirelants, trompettants et tutubérants.—(D'ailleurs, aucun rugissement).

«M. Paul de Cassagnac, de son banc, abaissant la main sur ses yeux, et cherchant à discerner les mutins.—Les ménageries foraines, se trouvent-elles donc à ce point débordantes, en Versailles, que quelques-uns de leurs hôtes semblent s'être réfugiés au Congrès de France?»

À ces paroles peu parlementaires, l'effroyable tumulte devient tel qu'on n'entend ni la sonnette du Président de l'Assemblée, ni le rappel à l'ordre.

Cependant le calme s'étant graduellement rétabli, l'on a commencé à échanger des phrases syllabisées.

Après une controverse générale à laquelle ont participé la plupart des commissaires, le débat (p. 190) s'est circonscrit et concentré entre l'un des ducs les plus écoutés de la Droite et l'un des sénateurs notoires du centre gauche.

Nous nous bornerons à donner l'extrait ci-après de ce colloque saisissant:

À LA TRIBUNE

Le Duc.—«Parmi les objections qu'on nous a opposées, il en est une en vertu de laquelle on espère établir que tout emblème n'est, au fond, qu'une parure oiseuse, une sorte de frivolité. Quelque valeur qu'on puisse accorder à cette opinion, nul ne saurait contester, sans nier l'évidence, quelle n'est professée, jusqu'à ce jour que par une excessive minorité des habitants de notre planète. Donc, pour l'immense majorité de nos semblables, j'ai le droit d'affirmer que la Couronne est, en Europe, le complément réglementaire du costume officiel d'un Chef d'État moderne. Elle est d'uniforme. S'en dispenser n'est que jouer au travesti. Tout élu de Dieu ou du Peuple, pour ne point faire tache dans le tableau, doit se soumettre à l'usage de la ceindre. L'on doit être correct et d'ordonnance,—de son siècle enfin. Le Progrès, basé sur l'éclectisme, nous prescrit de ne rien exclure d'utile ou d'opportun. Toute omission de diadème au front d'un (p. 191) Chef d'État, n'est qu'une infraction de l'irrégularité la plus choquante, un manque de tenue qu'aucune arrière-pensée avouable ne saurait justifier. Une parure de plus ou de moins n'augmenta ni ne diminua jamais la valeur intrinsèque de personne et l'on peut porter une couronne sans cesser d'être un homme supérieur. Il y a même quelques exemples du fait, de Sésostris à Salomon, de Salomon à Marc-Aurèle, de Marc-Aurèle à Charlemagne, de Charlemagne à Saint Louis, de Saint Louis à Bonaparte,—Si, à l'aide d'un grave sourire, on pense pouvoir éluder cette nécessité, l'on risque, au moins, de passer pour une sorte d'original, de don Quichotte qui veut s'afficher en frondant des exigences de la mode.—Dès lors, si l'on persiste en ces allures, la chose devient une affectation d'inconvenance qui refroidit insensiblement l'indulgence initiale des sourires. Lorsqu'on ne peut se distinguer que par une sorte de négligence, du goût le plus contestable, l'on finit par gêner tout le monde, sinon soi-même. Concluons: le manque systématique de diadème n'étant qu'une protestation négative, ne saurait constituer un brevet de capacité suffisant pour légitimer les pouvoirs conférés au Chef d'une nation.»

Le sénateur.—«Nous répondrons tout bonnement que la couronne est l'emblème officiel d'une (p. 192) tradition incompatible avec les principes républicains, dont nous avons fait serment de sauvegarder en tout et partout l'intégrale dignité.»

Le duc.—«En ce cas, dans quel but avoir naguère envoyé un ambassadeur extraordinaire au Couronnement d'un empereur, pour féliciter en son auguste personne le triomphe d'un principe ennemi des vôtres? Pour attester une alliance? Oh! croyez-nous, les mesures de courtoisie de ce genre n'ont de sens qu'entre gens couronnés, chacun deux ne venant féliciter dans l'autre que la consécration solennelle d'un principe supérieur en un passant de plus. Si c'est uniquement de la santé de l'empereur Alexandre III que M. Waddington est allé s'enquérir à Moscou, ce n'était pas la peine de se déranger ni de grever le budget d'une dépense inutile. Si c'est en simple curieux,—n'espérant contempler dans le Tsar qu'une sorte de roi nègre,—que ce diplomate a tenu à faire ce voyage, ne pouvait-il risquer l'aventure à ses frais et remplir sa mission sous un modeste incognito?... Mais si c'est vraiment en représentant de la France républicaine qu'il a dû parader dans ces fêtes, c'est qu'alors les principes de 89 sentent déjà leur Moyen-Âge! Car, en vérité, la «Convention,» devant la seule proposition d'un tel mandat, n'aurait probablement répondu qu'en allégeant (p. 193) d'emblée de la tête le courtisan malavisé qui s'en fut fait le promoteur.»

Le sénateur.—«Il est des intérêts internationaux dont la juste importance prime, de nos jours, l'apparente valeur de ces vains scrupules. Les rois ont reconnu la République française... et les relations, entre voisins, sont obligatoires.—Histoire ancienne tout cela.»

Le duc.—«Les rois, monsieur le sénateur, ne peuvent pas plus reconnaître la République que la République ne peut reconnaître les rois. C'est un simulacre auquel se prête l'étranger par une politique aussi dédaigneuse qu'intéressée. Et puisque les conservateurs actuels de la République se résolvent, par esprit soi-disant de patriotisme, à de tels compromis, qu'ils systématisent, au moins leur illogisme! Qu'ils concilient, à la fois leur austérité et leurs intérêts en soumettant M. le Chef de l'État à l'innocente formalité de se couronner comme tout le monde!»

Le sénateur.—«Monsieur le duc, il est au moins paradoxal de prétendre que, sous prétexte de régularité, l'honorable Président de la République française doive s'affubler d'une couronne, emblème, disons-nous, d'une sorte de souveraineté que nous répudions.»

(p. 194) Le duc.—«La République ne proclame-t-elle pas la souveraineté du Peuple, et la plus haute expression du suffrage universel n'est-elle pas représentée par M. Grévy? Si donc le signe officiel du Pouvoir exécutif brillait sur le front du Président, le peuple n'y pourrait reconnaître que la majesté de son propre droit et se sentirait couronné lui-même de son élu. En d'autres termes, pourquoi M. Grévy reculerait-il ici, devant son devoir, pour la première fois de sa vie?»

Le sénateur.—«Les puissances regarderaient une telle cérémonie comme un acte insensé, et la France en deviendrait ridicule.»

Voix diverses, au centre gauche.—«C'est une fumisterie!... Vous parlez en fumiste!»

Le duc, souriant et se détournant.—«Oh! ceci, Messieurs, ne me blesse pas. Le fumiste? C'est, de nos jours, un médecin salubre qui empêche les cheminées malsaines d'empoisonner, à de certaines heures, jusqu'à la mort, les habitants de la maison. (Vers M. Ribot).—La France ridicule, disiez-vous? Alors qu'elle donnerait au monde ce magnifique exemple, le sacre d'un Honnête homme? Un tel sacre rappellerait, au contraire, celui de saint Louis.»

Le sénateur.—«M. Grévy est un citoyen modeste, dédaigneux de tout apparat.»

(p. 195) Le duc.—«Nul plus que moi, Monsieur, ne rend à ce digne vieillard, qu'accable un presque immérité malheur, l'hommage qui lui est dû.»

«Je veux même croire que si ses seuls intérêts étaient en cause, il préférerait sa démission à la couronne. Mais il s'agit des nôtres, encore une fois, et c'est là ce qui change la thèse. Il s'agit d'une simple mesure de tranquillité publique.»

«Ah! ça, quel homme serait-ce donc, selon vous, pour qu'on n'en dût pas attendre un sacrifice de plus à son pays? Bien que son caractère l'élevât, je pense, au-dessus des faiblesses de nos vanités, est-ce que M. Jules Grévy ne s'est pas résigné, déjà, à revêtir nombre d'insignes afférents à la dignité de Chef d'État?... Le grand cordon de la Légion d'Honneur, par exemple?... Hâtons-nous d'ajouter, à sa louange, qu'il en a fait peu de montre et qu'il le porte plus volontiers dans sa poche, un peu comme un commissaire de police porte son écharpe. Ayant remarqué, sans doute, que ses administrés les plus contempteurs de nos titres sont souvent plus âpres à... quêter... celui de chevalier, il revêt, parfois cet insigne, afin de pouvoir, pour ainsi dire, leur en délivrer des fragments honorifiques.—Quoi qu'il en soit, cette concession de sa part constitue un précédent sérieux, une force de chose jugée,—par lui. Le diadème, dans l'espèce actuelle, est de même nature que le Grand-cordon... ou la Toison-d'Or.»

(p. 196) Le sénateur en souriant et après avoir consulté du regard ses collègues.—À la rigueur, puisque vous y mettez cette insistance... je le veux bien...—Toutefois, je serais curieux de savoir ce qu'en pensera M. le comte de Paris!»

Le duc, souriant aussi.—«En quoi voulez-vous que cela l'occupe! Ne sait-il pas bien, Lui, n'avoir nul besoin de porter, matériellement, une couronne pour que tout royaliste, jusqu'à la mort, en aperçoive quand même, sur son front, l'auguste rayonnement?»

Un sénateur, un peu surpris.—Mais,—mais ce royalisme que vous-même représentez officiellement en cette enceinte...»

Le duc.—«Eh bien?»

Le sénateur.—«Comment le conciliez-vous...»

Le duc.—«Il est des instants graves où le souci de la tranquillité du public peut entraîner à des actes de trop généreux enthousiasme!... Demain, peut-être, serait-il trop tard pour en profiter.»

La discussion pouvant être considérée comme épuisée on est passé au vote et à la stupeur générale, l'unanimité de la Commission s'est prononcée en faveur du projet.—On a procédé aussitôt à (p. 197) la nomination d'un rapporteur, et il va sans dire que le grand leader du centre gauche a obtenu tous les suffrages.—Aussitôt après, a été désignée la délégation chargée de se présenter le lendemain à l'Élysée.

—Mais l'émotion, dans Paris, a été considérable lorsque le bruit s'est répandu de cette importante détermination et lorsqu'on a su qu'une délégation de la Commission mixte s'était présentée le matin même, au palais de l'Élysée, pour soumettre ce vœu du Parlement à l'appréciation du Président de la République.

AU PALAIS DE L'ÉLYSÉE

10 heures du matin.

Entouré de sa maison militaire et civile, M. Jules Grévy a reçu, dans le grand salon d'honneur du palais, les Commissaires délégués, avec l'affabilité courtoise qui lui est habituelle.

À peine si l'on pouvait lire sur ses traits la fatigue causée par la rédaction du message qu'il nous prépare.

Le rapporteur de la Commission a pris immédiatement la parole et a donné lecture du rapport approuvé par la totalité de la Commission.

(Nous devons à la gracieuseté d'un sténographe (p. 198) de nos amis le texte authentique de cette allocution que nous croyons devoir livrer aux méditations de nos lecteurs).

L'honorable rapporteur s'est exprimé en ces termes:

«Monsieur le Président,

«Convaincus que vous ne sauriez être indifférent à tout ce qui peut concourir au prestige de la France, aux destinées de laquelle vous présidez encore, nous avons l'espoir que vous accueillerez avec faveur les hautes considérations qui ont dicté la démarche que nous faisons auprès de vous.

«Si nous avons craint, un instant, que la modestie de vos goûts ne s'effarouchât d'un surcroît de dignités, nous n'avons point tardé à nous rassurer en songeant, en nous souvenant, que vous êtes de ces hommes qui ne sauraient hésiter à sacrifier à un intérêt général la simplicité de leurs louables habitudes.

«L'heure n'est-elle point venue d'envisager enfin, sans illusions, le rôle exact de notre pays dans le concert européen?

«Si nous jetons les yeux autour de nous, quel est le spectacle qui s'offre aux regards les plus désintéressés? De tous côtés, de l'Orient à l'Occident, il faut bien se l'avouer, la France se voit (p. 199) entourée de nations chez lesquelles la forme monarchique semble devoir encore prédominer. Quelque pénible que soit cette constatation, il est impossible de nier que le prestige de la royauté n'exerce sur les peuples voisins une influence considérable. Tout récemment encore, n'avons-nous pas vu un peuple de près de cent millions d'âmes s'exalter, s'associer avec enthousiasme, à la consécration du pouvoir absolu, temporel et spirituel, d'un impérial souverain?...

«À coup sûr, l'autorité de ce Chef d'État n'était pas moindre AVANT cette grande cérémonie. Il régnait, il gouvernait et disposait, autant qu'à présent, de la destinée de ses sujets. De prime abord, cette consécration eût donc dû sembler superflue et ce souverain s'en fût certainement dispensé, pour plusieurs motifs, s'il n'eût senti... qu'il avait à respecter non seulement un usage traditionnel, mais encore à contenter les croyances naïves—les préjugés même,—d'une immense majorité humaine qui ne trouve la justification de son dévouement, de son respect, de son obéissance que dans la contemplation d'un symbole[2].

«C'est donc pour accomplir une formalité haute et simple que cet homme, au mépris de tous périls, s'est revêtu des insignes de sa dignité.

«Est-ce que la fonction d'un despote absolu (p. 200) aurait droit à s'entourer de plus de respect que celle d'un magistrat gouvernant un peuple libre? S'il est un attribut de nature à provoquer, chez la plupart des hommes, cette intime déférence, en vertu de quoi priverait-on toute une nation de la faculté de manifester, elle aussi, la plénitude de son hommage?... Qu'importe qu'une élite ombrageuse dédaigne comme superflus les signes extérieurs de toute investiture, si la presque totalité des êtres, incapable de s'élever à ces notions d'austérité, s'enorgueillit, d'instinct, du signe suprême qu'elle attache sur le front du premier de ses élus? Que ce soit une faiblesse, nous n'oserions le contester.—Quel mortel n'a point les siennes? Il n'en est que de plus ou moins légitimes. Qui ne sacrifie, journellement, aux habitudes générales, aux usages reçus, aux modes consacrées? Quels sont ceux qui ne subissent même l'esclavage de ces modes, la tyrannie du respect humain? Qu'obtient en général celui qui se soustrait, de parti pris, aux conventions, aux usages, aux coutumes en vogue, si ce n'est un renom de pure excentricité? Et ce besoin de se singulariser, ayant pour résultat d'attirer sur soi l'attention, ne constitue-t-il pas une sorte de vanité... supérieure, sans contredit, à celle de l'homme qui se vêt, par exemple, qui se costume enfin comme tout le monde et réalise la suprême distinction dans le simple fait de n'être point (p. 201) remarqué?... Enfin, puisque les prétendants actuels au trône constitutionnel de France n'ont qu'une couronne de plus à faire valoir pour menacer l'ordre établi, n'est-il pas légitime de se l'assimiler au nom de la sécurité publique?

«Cette dernière considération a paru si concluante, si péremptoire à tous les membres de la Commission qu'elle a mis à néant les objections, d'ailleurs timides, qui s'étaient élevées dans son sein. Comment admettre, en effet, que le chef vénérable de notre pays ne cherchât, à son insu, dans l'excès de sa simplicité, qu'une occasion d'exciter les curiosités vaines, de fomenter la critique, de favoriser l'indécision ou les manifestes des princes, de froisser d'augustes susceptibilités internationales, d'attiser la malignité et, sinon de provoquer le scandale, du moins d'entraver à la longue le mouvement d'adhésion à la forme gouvernementale que nous ne devons nous-mêmes, après tout, qu'aux seules prédilections du Suffrage universel!...

«En conséquence, nous espérons, Monsieur le Président, que vous apprécierez les motifs irréfragables sur lesquels s'est étayé le projet de loi que nous soumettons à votre approbation, et nous sommes persuadés que vos scrupules à ceindre, parfois, votre front d'une couronne ne sauraient l'emporter sur le besoin si louable et si vif, chez vous, de passer inaperçu.

(p. 202) «En quoi l'accessoire d'une suprême dignité serait-il, après tout, plus inutile ou plus méprisable que cette dignité elle-même? La valeur de cette considération finale n'échappera pas à votre esprit sagace et judicieux.»

Aussitôt le prononcé de ce discours, un murmure approbateur accueillit la conclusion de ce remarquable rapport, dans la rédaction duquel on peut deviner, aisément, une de nos brillantes plumes académiques.

M. Jules Grévy a répondu:

«Messieurs les Commissaires.

«Le soin que le Parlement croit devoir prendre de ma dignité, surtout dans les pénibles circonstances que je traverse, ne saurait me trouver insensible. Quelque inattendue que soit la proposition qui m'est faite, si incompatible, si contraire à ma nature qu'elle paraisse, je ne crois pas devoir me dispenser, par déférence pour la représentation nationale, d'en prendre acte et d'y réfléchir. Croyez, Messieurs, que je suis touché de cette marque nouvelle de sollicitude de la part des Grands Corps de l'État. Quel que soit les résultats de mes réflexions, je n'oublierai pas que l'intérêt seul de la République doit dicter ma détermination.»

(p. 203) Les membres de la Commission se sont retirés fort satisfaits de l'accueil présidentiel et pleins d'espoir dans l'heureuse issue de leur démarche.

AU CONGRÈS

Après avoir rendu compte à l'Assemblée nationale, en permanence, du résultat de leur visite au Palais de l'Élysée, les Commissaires se sont réunis quelques instants dans leur bureau, pour un dernier échange de vues. S'étant vite aperçus qu'il ne leur restait à délibérer, jusqu'à nouvel ordre, sur aucune question, même accessoire, ces messieurs, toutefois, économes du temps, ont cru devoir se communiquer (à titre confidentiel et sous forme, en quelque sorte, d'innocente récréation), les diverses idées que pouvait leur suggérer leur imagination touchant le cérémonial probable des fêtes prochaines du Sacre.

La causerie, générale quoique intime, n'a pas tardé à s'animer sous le choc d'un certain nombre de propositions insolites.

L'honorable M. de Gavardie, par exemple, s'est écrié tout à coup:

«—Quelque désireux que je sois de maintenir la concorde qui règne, par hasard, entre nous, je serais charmé d'apprendre quelle sera l'attitude (p. 204) de mes amis de la Droite si le Gouvernement, par exemple, avait l'intention de contraindre le clergé à participer à cette cérémonie, dans la cathédrale.»

«—En pareil cas, a répondu M. Chesnelong, nous demanderions que Monseigneur l'Archevêque de Paris et ses suffragants ne se rendissent au temple que traînés par la force publique.»

Un membre de l'Extrême-Gauche, en conciliateur, a brusquement interrompu:

«—Afin d'éviter un aussi fâcheux éclat, ne serait-il pas plus sage d'interdire simplement au clergé l'accès de Notre-Dame?

«—Jamais le peuple français, s'est écrié quelqu'un, ne croira, vous dis-je, à la valeur d'une consécration où n'officieraient aucuns ministres en habits sacerdotaux!

«—Si l'on proscrit le costume ecclésiastique, s'est écrié un chevau-léger, j'exige que le laïque le soit également!»

À cette hyperbolique motion, une légère rougeur envahit le front de la plupart de nos honorables.

«—Est-ce qu'à vos yeux, Monsieur, la nudité serait seule de mise?»

(p. 205) À ce moment M. Jules Simon est intervenu:

«—S'il n'y a que cette difficulté, rien n'est plus facile que de la tourner, en priant quelques citoyens de bonne volonté, à défaut des membres autorisés du Conseil, de revêtir les vêtements pontificaux, alors surtout que nous avons la presque certitude que Monseigneur Richard se fera un plaisir de mettre sa garde-robe à la disposition de qui de droit.»

Cette façon imprévue de ménager toutes les susceptibilités a paru si heureuse, que M. Chesnelong lui-même n'a pas cru devoir en blâmer, outre mesure, la singularité, vu l'urgence.

Dès lors, les interruptions se sont entre-croisées, avec cette aimable désinvolture, cette bonne humeur, ce nonchaloir de bonne compagnie qui sont l'apanage reconnu de l'esprit français.

Au milieu du désordre général s'échappe un flot de phrases décousues, tronquées, dont voici quelques lambeaux:

«—Moi, dit l'un, je propose que des salves, tirées par nos meilleurs invalides, annoncent l'aurore de ce beau jour!

«—Il serait même convenable que la rue Legendre se soit vue débaptisée dans la nuit par M. Mesureur.

«—Cela va sans dire.—Mais il est une question plus grave!...

(p. 206) «—Laquelle? Laquelle?

«—Qui donc placera la Couronne sur le front du Président?

«—Je m'en charge! hurle une voix menaçante.

«—C'est trop d'abnégation. Elle ne saurait être, ce semble, conférée que par un homme dont l'âge, le puissant génie politique et oratoire, les hasardeuses et lointaines entreprises coloniales, enfin l'autorité morale sont reconnus de tous.

«—Messieurs, occupons-nous, un peu, des divertissements publics!

«—Ceux consacrés par l'usage ne sont-ils pas suffisants?

«—Sans doute...—Cependant, sait-on quelle sera l'attitude des ambassadeurs des puissances étrangères...

«—Pourvu que le Corps diplomatique soit invité à monter sur les mâts de Cocagne, il est permis de compter au moins sur sa neutralité bienveillante.

«—Alors il est décidé que l'on n'ira pas jusqu'à Reims?

«—Non, cela sentirait, un peu trop, le moyen-âge: contentons-nous de Notre-Dame.

«—Je demande qu'une estrade, d'une hauteur inusitée, soit réservée aux membres du Congrès.

«—Pourquoi pas un ballon captif?

«—La Droite n'y voit pas d'inconvénient.

(p. 207) «—La Gauche non plus, Monsieur!...

«—Et l'élément féminin, quel rôle jouera-t-il?

«—Les demoiselles de l'Opéra ne pourraient-elles ébaucher un pas sur le parvis de Notre-Dame?

«—Vous allez un peu loin!

«—Mettons que le patriotisme m'égare.

«—Quant aux dangers, M. le préfet de police, à l'instar de son collègue moscovite, aura passé la nuit dans la cathédrale, en compagnie de ses plus fins limiers, pour s'assurer que des pois fulminants n'auront pas été placés sous le fauteuil présidentiel par des mains intransigeantes.

«—Oui! la plus franche cordialité sera de rigueur!...»

À ces paroles, le brouhaha devient assourdissant au point qu'il n'est possible de discerner qu'un enchevêtrement de syllabes incohérentes.—Cependant, M. Clémenceau:

«—Après le café, vers midi, défilé, recueilli, du cortège. Dans Notre-Dame, illuminée au gaz, un prône laïque sera débité par le R. P. Loyson. La Marseillaise, suppléant au Te Deum suranné, sera dite officiellement, à l'orgue, par M. Paulus. Quelques cris prophétiques, arrachés par le feu de cet hymne,—par exemple: «À Pékin! À Pékin!...» pourront être proférés alors, pour la (p. 208) forme, par quelques membres vénérables du Centre gauche.—Religieux spectacle, qui, aidé de quelques paroles édifiantes de MM. Tirard et Léon Say, ne manquera pas d'opérer de miraculeuses conversions. Le Sacre sera terminé par un motet au dieu Terme. Au retour du cortège, des reposoirs, avec poëles à la papa, seront dressés de distance en distance.»

À quoi, M. Chesnelong:

«—Après une sieste due à quelque fatigue, le Prince de l'Ordre devra comme le Tsar, se mêler au peuple, en partager les jeux:—entrer, par exemple, incognito, dans quelque logis ambulant de somnambule extra-lucide, laquelle ne manquera pas de lui dire:—«Vous êtes comme l'oiseau sur la branche;» ou: «Vous allez recevoir la visite d'un homme de campagne!» ou: «Vous êtes sur le point de partir pour un grand voyage.»

«—De retour à l'Élysée, après la Marche aux flambeaux, il pourra s'écrier comme Titus: ce sacre... est le plus beau jour de ma vie!

«—Et le lendemain! quel prestige! quelle résurrection! Quelles Pâques fleuries dans tous les cœurs. Voici renaître, avec le luxe de la Cour, les affaires, le crédit, la confiance, le Commerce, (p. 209) les nobles enthousiasmes, la foi, le succès, l'avenir! Tout respire la joie, l'allègement, la force d'un pays qui reconnaît, enfin, son PÈRE!

«—Oui, puisque, comme l'a si judicieusement déclaré M. Adolphe Thiers, la France est, avant tout, centre gauche.»

Sur ces touchantes conclusions, MM. les Commissaires se décident à rentrer dans l'enceinte de l'Assemblée.

Le Congrès, tout entier, se réjouissait. Monseigneur Freppel, fort ému regrettait au milieu d'un groupe de l'Extrême-Droite que le décret n'eût pas été voté du 10 au 12 juillet, alléguant la solennité du 14, où d'après son opinion, il eût été très utile que M. Grévy portât une première fois l'insigne de sa dignité.

MM. de Freycinet et Barodet semblaient peu éloignés de partager cet avis. Dans un groupe formé de M. le duc de la Rochefoucault-Doudeauville, de M. Bocher et de M. Chesnelong, qui venait de les rejoindre, l'on devisait à voix basse; au style des sourires on devinait qu'une joie recueillie les animait.

Seul, M. Jules Ferry semblait distrait, comme si la question l'eût peu intéressé; cependant on lui avait donné à entendre qu'à titre d'Homme d'État tout particulier, presque exceptionnel même, il lui serait conféré, naturellement, l'office (p. 210) quasi sacerdotal de poser la couronne sur la tête du récipiendaire.

Ce nonobstant, il paraissait somnoler.

Sur ces entrefaites, quelques objections se sont élevées,—non sur le fond mais sur la forme,—entre M. Paul de Cassagnac et M. de Baudry-d'Asson à propos de cette question jetée, soudain, par le surprenant M. Colfavru:

«—Est-ce la couronne impériale ou la royale que devra ceindre M. Jules Grévy?»

Une discussion vive s'est engagée à ce sujet et les membres de toutes nuances de la Chambre se sont tellement passionnés pour cette alternative, que chacun considérait comme une sorte d'injure si l'on ne choisissait pas la couronne dont le symbolisme répond le mieux à ses préférences.

Il serait erroné toutefois de supposer que les représentants des divers partis monarchiques aient apporté, dans ces débats, une arrière-pensée.

Mais, comme la discussion s'éternisait, que les esprits semblaient prêts à s'aigrir et que la discorde menaçait de détruire l'entente provisoire de tous, M. Jules Ferry, se réveillant au bruit et mis au fait de l'incident, demanda la parole.

Par un de ces traits éblouissants qui attestent le remarquable talent de ce grand politique, il venait de trouver, au rouvrir des yeux, un (p. 211) merveilleux moyen terme dont l'énoncé a ramené le calme. Il a eu, en un mot, l'idée ingénieuse, acclamée à l'instant, d'introduire dans la loi l'amendement suivant sous forme d'article additionnel, ainsi conçu:

Art. IV.—«À défaut de la Tiare, le chef de l'État devra porter, à tour de rôle, tantôt la couronne impériale, tantôt la couronne royale,—ce qui donnera satisfaction, successivement, aux doubles exigences des partis monarchiques sans porter atteinte à l'indifférence des républicains pour l'un ou l'autre de ces ornements accessoires.»

Inutile d'ajouter que la joie épanouit aussitôt tous les visages, tous les cœurs. Devant cet accord imprévu et dans la crainte qu'un nouvel incident ne changeât l'étrangeté contagieuse de cette union en une zizanie irrémédiable, le Président du Congrès a immédiatement proposé et fait adopter, aux applaudissements unanimes, le renvoi de la séance, à neuf heures trois quarts.

LA SÉANCE DE NUIT

Dès neuf heures, tous les membres du Congrès sont à leurs bancs. Dans l'attente de l'événement décisif, sur l'heureuse issue duquel personne (p. 212) n'élève même un doute, les conversations particulières sont rares et discrètes.

Au milieu de ce silence religieux qui plane, d'ordinaire, en ces sortes de circonstances, M. Maurice Rouvier, chef du Cabinet, montant à la tribune, donne lecture du Message présidentiel suivant:

«Messieurs les sénateurs, Messieurs les députés,

«—Quelques spécieuses que soient les raisons qui m'ont été présentées, au nom de l'Assemblée nationale, au sujet d'une superfétation dans les attributs de ma charge, je ne les ai pas jugées assez concluantes pour me décider à porter une marque décorative qui pourrait laisser supposer au pays une variante inopportune dans mes goûts et mes idées.

«Que le Congrès veuille bien en recevoir tous mes regrets, avec le maintien de ma démission.»

«Le Président de la République française,

«Jules Grévy.»

L'étonnement est porté à un tel degré que toutes les bouches en restent béantes et qu'à peine s'élèvent quelques cris—inarticulés, d'ailleurs, au point de déconcerter les sténographes. (p. 213) De telle sorte que celui d'entre eux à l'obligeance duquel nous devons le communiqué de ces lignes, hésitant à les contresigner, nous ne croyons devoir livrer que sous toutes réserves, au public, ce document extraordinaire.

L'INCIDENT FINAL

minuit 1/2.

Le bruit court qu'après le vote de l'ultimatum «La mettre ou se démettre!!!», députés et sénateurs de toutes nuances, impatients d'avoir, aussi, leur nuit du 4 août ou, tout au moins, jaloux de parodier le désintéressement de leurs pères (putatifs) de 89, en faisant abandon, sur l'Autel de la Patrie, de leurs prérogatives parlementaires, se sont précipités pêle-mêle, d'un commun élan sur le bureau présidentiel, pour offrir, à l'envi, sinon leurs propres démissions, du moins celles de leurs collègues.—Et la séance a été levée ex abrupto, au milieu d'un enthousiasme d'autant plus indescriptible que chacun essayait en vain d'en chercher le fondement et la justification.

(p. 215) Décoration

AU GENDRE INSIGNE

«—Ah! ça, Monsieur l'homme de bon sens, là-bas,—qui nous raillez de si haut,—comment! vous,—devant le groupe duquel, depuis tant d'années, se sont inclinés les drapeaux des armées de France, vous qui receviez du Trésor, de toutes parts, plus d'or que l'on en voudrait thésauriser, vous aviez, hier, les riches palais, les vieux châteaux, les jardins de l'État, les forêts légendaires, pour vous reposer de vos labeurs de gouvernant! Et dans vos caves, les plus précieux crus des vins de France, vous aviez les meutes joyeuses, les chevaux de race! Et dans vos bals étouffants, où vous faisiez montre d'une si sage économie, les plus brillantes parmi les plus belles ne vous parlaient, officiellement, qu'avec leurs plus engageants sourires, souvent même, à voix (p. 216) basse.—Très basse, en effet!—Vous aviez le vaste pouvoir, l'on vous avait remis le soin de veiller sur la patrie toujours vivante, de veiller sur son vieil honneur, dont je sens en ce moment que ma voix tremble. Et l'on ne vous demandait, en échange de tous vos apanages, que de vous occuper un peu, entre temps, de ce peuple—si candide qu'il vous regrettera peut-être,—et de son morceau de pain.

«—Si vous vouliez agir en princes fainéants,—il vous devait sembler naturel, au moins, de jouir de cette profusion, (presque sacrée puisqu'elle n'est pas aux enchères) de tant de choses, si enviables, si grandissantes, si belles!—Elles étaient palpables, ces choses! Ce n'étaient pas des rêves!

«—Eh bien non. Vous aviez, paraît-il, d'autres soucis! Vous ne pouviez posséder ces splendeurs, tout en les détenant, parce que vous leur étiez aussi étrangers qu'elles sont étrangères pour vous, et que nul ne possède que ce qu'il peut éprouver. Entre vos mains, ineptement cupides, ce n'étaient que des feuilles sèches.—Et vous aviez jusqu'au renom sans ombre! jusqu'aux garanties d'une durée stable de votre toute puissance, dans le sentiment public.

«—Mais quel était donc cet étrange souci qui vous obsédait au point de mépriser toutes ces (p. 217) hautes joies? Quel était ce passe-temps si digne, si sage, si captivant que vous préfériez à la jouissance de toutes ces choses?

«En France, pour sceptiques, hélas que nous soyons devenus, l'on gardait encore une dernière déférence pour une... toute petite, mais belle, frivolité: ce bout de ruban rouge, qu'après tout le sang de nos troupes empourpre d'une lueur d'honneur... qu'il gardera malgré d'oubliables menées!

«Votre premier devoir était de ne le délivrer qu'à ceux-là qui ont bien fait,—et qui pouvaient en être justement fiers.

«Eh bien, le passe-temps qui vous souriait de préférence, c'était de chercher à ternir et discréditer, en vue d'un lucre inutile, ce dernier insigne, encore pur, à l'intégrité duquel il était bien permis de tenir un peu.

«Non! non! ceci décèlerait un tel aveuglement, que, malgré l'immense rumeur, mon esprit se refuse à y croire.—Ne venez-vous pas de nous parler de «poètes»? Eh bien, comme tel, je préfère ne vous accuser que de cette effrayante maladresse par laquelle vous avez donné, au pays dont vous étiez chargé de diriger les actuels destins, l'impression triste, du trafic de cette chose sacrée. Cela suffit, pour qu'on puisse juger de votre si pratique valeur, de votre si haute capacité, et même de votre prétendu bon sens.

(p. 218) «Mais, si vos preuves de supérieure intelligence se réduisent, ainsi, à faire échouer et s'effondrer, comme stérile, entre vos mains, la presque toute-puissance sur une sellette de Tribunal correctionnel ou de Cour d'Assises, je ne vois pas bien, je l'avoue, en quels motifs vous puisez le droit de traiter avec des sourires de dédain, ces gens de pensée, littérateurs ou poètes, soit!—dont vous parliez de si haut tout à l'heure.

«Car, à la fin des fins, vaincus dans notre commerce, dans notre politique et dans nos armes, ce n'est qu'en leurs œuvres que nous ne sommes pas vaincus, puisque les nations les pillent et les admirent! et nous les envient!

«Ces hommes n'ont que des mots, des ombres, des chimères, des rêves à leur disposition pour créer ce qui nous élève et ce qui les grandit:

«Et, pendant qu'ils accomplissent leur fonction, sans avoir même l'idée de se plaindre, vous escamotez tout le reste, le tangible, gens pratiques!—(alors que ce reste, ainsi capté, vous est en réalité de si peu de valeur)!—Soit!—mais sachez au moins que vous ne leur ôterez pas ceci, qu'avec rien ceux-là maintiennent ou s'efforcent de maintenir un peu de gloire à leur patrie,—et que vous, avec la toute-puissance, dis-je, vous ne pourrez créer que ce qui nous dégrade—et ce qui vient de vous abaisser.»

(p. 219) Décoration

L'AVERTISSEMENT[3]

En Bretagne, c'était, il y a trente ans, notre coutume d'écoliers de tracer, en haut de nos devoirs, ces trois caractères: «V. H. V!» Cela signifiait: «Vive Henri V!» Il semblait à nos imaginations d'enfants que la page en était plus belle.

Nous n'effeuillâmes la déclinaison de Rosa, la rose, qu'en dessinant, autour de la leçon transcrite, de ces héraldiques fleurs de lis dont le sommet tient du fer de lance.

Aux promenades, les marchands ambulants nous offraient de ces emblèmes en or ou en argent—et nous nous privions pour en acheter toujours.

Les murs, les pupitres, les arbres de la cour (p. 220) de récréation, le chevet de nos lits, au-dessous du bénitier, présentaient aux regards des inspecteurs l'un ou l'autre de ces signes symboliques. Nous recélions aussi, dans nos livres de prières et de classes, à titre de signets, des images du descendant de Saint Louis; elles s'y confondaient avec celles des saints et des martyrs.

La nuit, lorsque passait dans nos songes la vision du roi de France, il y apparaissait comme un homme d'un visage noble et souriant, de blanc vêtu, entouré de lumière.

Dans nos jeux, s'il s'élevait une contestation et que l'un d'entre nous prononçât le nom du roi, les querelles s'apaisaient: il semblait qu'IL se trouvait soudain au milieu de nous et nous réconciliait de son bon sourire, en nous appelant: «Mes enfants.»

Un jour—je me souviens!—sur le déclin d'une belle journée, l'un des miens et moi, nous étions seuls dans l'avenue d'un manoir aux environs de Vannes. Nous attendions, auprès de la grille, l'heure de la rentrée, en saluant, d'une vieille chanson royale, le tomber du soir.

Au-dessus de nos têtes, mille derniers ramages, dans les radieuses feuillées trouées de feu, accompagnaient—(car les oiseaux de Bretagne savent le nom du roi),—cet air dont nos bonnes nourrices, braves chouannes de jadis! nous avaient bercés douze ans plus tôt.

(p. 221) Un passant du grand chemin s'arrêta et nous dit en ricanant:

—Mais, il n'a pas d'enfants, votre roi!...

—Eh bien! et nous? lui répondis-je naïvement.

Sur quoi Tinténiac ramassa simplement des pierres.

—À quoi bon?... dis-je, en arrêtant son bras: va, laisse passer les passants.

Nous demandions souvent aux prêtres de nos lycées,—et ceux qui survivent aux journées de Patay et de Coulmiers doivent ressentir, à ce rappel, un long serrement de cœur:

—Pourquoi n'allons-nous pas LE chercher?

Et alors les bons pères nous répondaient:

—Chut! petits amis; IL viendra lorsque Dieu voudra.

Nous ne comprenions pas bien pourquoi nous devions baisser la voix en parlant du roi légitime de France, ni sous quel prétexte il nous était interdit de nous enorgueillir de notre bonne cause. Cela passait notre entendement naturel.

Certes, les Mémoires de Cléry nous avaient plongés dans une indignation froide et terrible; certes, la descente de la lampe dans le caveau d'ossements du Champ des martyrs nous avait fait étendre, en silence, nos mains droites, pour une bénédiction qui était un serment; certes, les (p. 222) pélerinages sur ces places publiques où tombèrent les têtes de tant des nôtres nous avaient déjà durci le regard; mais ce Chut! de nos dignes «recteurs» avait la vertu douloureuse de troubler la piété de notre impression. Cet excessif intérêt que l'on prenait «de notre santé», nous semblait un contre-sens à la fois humiliant et risible.

Et nous nous disions, d'un coup d'œil, en leur taisant notre étonnement:

—Soit. Quand nous serons grands, nous irons LE prendre et nous saurons bien LE ramener avec nous.

Comme dans la légende lyrique de Richard Cœur-de-Lion, nous avions tous l'âme chevaleresque de Blondel.

Les soirs de promenade en forêt, soit dans la Brocéliande, soit dans Bois-du-jour-bois-de-la-nuit, après avoir dîné dans quelque clairière, à l'ombre de ces chênes dont les hauts branchages avaient, autrefois, béni les chevaliers d'Armor s'exilant pour la croisade, ou nous avaient fourni les fermes lances du Combat des Trente, nous revenions, en chantant, toujours en chœur, une romance aujourd'hui ancienne,—douce, naïve, haute et pure comme notre fidélité: «Vers les rives de France!»

—Ah! je suis sûr qu'aucun d'entre nous ne l'a oubliée, malgré les lourdes années subies!... Elle (p. 223) personnifiait le retour du roi. C'était d'une mélancolie poignante et, cependant, qui nous semblait tout illuminée d'avenir:

«Sur les vagues grises,
De suaves brises
Embaument les airs
Du parfum des mers;
Là bas, une grève...
—N'est-ce pas un rêve,
Pour nos yeux ravis?..
Non, c'est le pays!»


Ainsi, dès l'enfance, nous avions pris ce fatal pli de pensées de ne songer au roi qu'avec cette sorte d'espoir attristé qui, s'augmentant des années, produit les inactions crédules, s'il n'aide à la durée de l'exil.

S'en remettre à ce point aux décrets de Dieu, n'est-ce pas oublier qu'il n'ouvre qu'à ceux qui frappent?

Bientôt l'espérance devient platonique, le dévouement, plutôt verbal qu'effectif, quelque bonne que soit la volonté dont on se vante: l'habitude s'aggrave, dans les âmes, de ne pressentir les retours que toujours au futur, dans le vent d'on (p. 224) ne sait quelles miraculeuses aurores!—Et ce futur finit par ne pouvoir jamais être que de l'amer présent qui se perpétue.

Pour peu que l'on réfléchisse, l'impression que cause, au pays, la nonchalance attendrie des partisans d'un prince proscrit, n'éloigne ou ne rapproche-t-elle pas, en réalité, la distance qui sépare cet exilé de sa patrie? Le peuple, aux colères méritées, s'écrie, en montrant les irrésolus: «Écoutez-les!»

—N'est-ce pas là l'exil?

Oui, toute mélancolie, en s'invétérant, dégénère en résignation coupable et devient d'une contagieuse faiblesse, car elle change en rêveries les projets puissants et, par excès de sagesse ou de sensibilité, s'épargne les efforts sacrés des fières initiatives.

Bien plus. En toute cause, une sorte de communion s'établit entre le chef et les soldats. De ce courant de songeries morbides, créé par toute une génération d'aussi paisibles partisans, se dégagent, à la longue, d'incessantes influences qui, contraires à l'esprit des hautes aventures, n'ont pour effet que d'assombrir l'adversité de Celui qui les inspire.

Tôt ou tard, lorsque ces influences, qui tendent nécessairement vers lui, l'ont enveloppé de leurs mornes effluves, il s'alanguit lui-même sous leur oppression secrète.

(p. 225) Alors sonnent les heures des soupirs étouffés et des longs silences!—Enfin, s'unissant aux siens pour ne subir plus qu'un mirage, il s'immobilise, hélas! en de vaines contemplations!

De roi devient pareil à ce pêcheur des légendes dans les filets prédestinés duquel, par une nuit de bonheur, les Destinées jetèrent la suprême perle. L'ayant offerte aux riches de son pays, qui la marchandèrent toujours, il préféra—plutôt que de la céder à un prix moindre que son estimable valeur—la rejeter, mystiquement, dans la mer!

Et, tout à coup, lorsque les indolences d'une expectative éternelle ont efféminé, usé, sinon attiédi, l'élan natal des soldats d'une grande cause, il arrive souvent qu'au milieu des toasts, où l'on s'attarde en vœux souriants, en discours et en regards levés au ciel, la Mort surgit, Dieu étant lassé d'attendre l'aide indispensable et sacrée de l'homme.

Philosophie de gardien du sérail que celle qui, alors, murmure pour assourdir le meâ culpâ de la conscience: «C'était écrit!»—Propos mensonger et sans profondeur! Car les pensées incorporées en toutes choses par leur intime correspondance, devancent les événements. Conseillères hâtives du Destin, elles font l'avenir ou propice ou funeste,—et, librement épousées de nos (p. 226) esprits, fixent, de concert avec notre vouloir, l'indécision de la Fortune.

D'où il suit que les illusions engendrent les tristes réalités.


C'était avec joie, quand même! et aussi haut que si le sceptre eût rayonné dans sa main tranquille, et comme des gens qui ne tiennent pas à mourir dans leurs lits,—qu'il fallait nous habituer, dès notre jeune âge, à parler du roi de France! À la longue cette incantation sagace eût anéanti l'exil.—Et qui sait, même, si ceux-là dont le dévouement s'épuise à déplorer l'injuste sort d'un prince, à leur insu, n'attirent pas sur lui un surcroît de malheur?

Et comment les pensées moroses d'un ensemble d'hommes n'auraient-elles pas cette occulte énergie, alors qu'en de simples entourages d'objets inanimés les événements futurs, comme s'ils se dégageaient de la physionomie des choses, concordent toujours avec les impressions que semblaient évoquer, déjà, les formes mêmes de ces objets?

—Considérez, par exemple, l'ameublement d'un salon Louis XVI. Entrez, seul—et laissez (p. 227) venir en votre esprit les pensées que suggère le style des objets environnants. Contemplez-les avec attention, de l'horloge aux tapisseries. Regardez fixement ces urnes cinéraires sur lesquelles tombent, en plis désolés, ces longs voiles, ce sablier d'or, au coin de la pendule; ces dossiers en médaillons revêtus d'étoffes aux couleurs systématiquement éteintes? Ces peintures trop charmantes, aux tons crépusculaires, où des oiseaux s'envolent si loin dans le soir, où des fleurs semblent si près de se faner, à peine écloses, où les féminins sourires paraissent empreints d'une grâce si mystérieusement triste:—et dites si, sur toutes ces choses, ne semble pas être tombée, dès leur mélancolique survenance, la fine poussière ensevelissante des siècles!

Ici, tout est présage: tout annonce une fin, un déclin, une inévitable disparition. Comment la noblesse d'un règne s'est-elle plu, durant un quart de siècle, à vivre en l'usage, l'aspect, sous le regard, enfin, de semblables objets!...—Aveugles, ceux qui n'ont pas remarqué l'intime expression de ces meubles pâles! Sourds, ceux qui n'ont pas entendu le silencieux avertissement qui résulte de leur présence! Sunt lacrymæ rerum!... il fallait que ce sablier doré laissât couler son sable idéal! Et que tombât ce crépuscule! Et que l'heure de toute cette fin sonnât à (p. 228) ce cadran coquet et sombre! Et que chacun de ces longs voiles essuyât des yeux en deuil! Et que ces urnes cinéraires continssent des cendres.

Oui, ces objets appelaient leurs terribles correspondances, leurs continuations, leurs prolongements, pour ainsi dire, en une plus concrète réalité. Ils projetaient, d'avance, l'Histoire que leurs lignes semblent, aujourd'hui, avoir prophétisée! Car les décrets du Destin s'incarnent, peu à peu, en tout ce qui nous environne, et l'Homme ne fait qu'attirer par mille chaînons ce qui lui arrive.

Ainsi, cette nuit, dans le trouble où nous avaient jeté les funèbres bulletins de Frohsdorf, j'écrivais, au bruit d'une fête publique, ces lignes consternées.

Mais... voici qu'un rayon de soleil, soudain, chasse l'ombre qui pesait sur nos pensées! Que signifie ce tintement de cloches de Pâques? J'entends des voix amies qui crient la bonne nouvelle!—Qu'est-ce donc? Est-ce que l'enfant du miracle serait aussi l'homme du miracle?

—Lisez! disent-elles: et rassurons-nous! Un Français revient à la vie! La Saint-Henri est de joyeux augure! Adieu l'anxiété! Élevons nos verres en l'honneur de notre roi, dont la convalescence présage la résurrection!


(p. 229) Puisque, selon l'ancienne coutume, le plus obscur convive qui porte une santé doit l'accompagner d'un vœu cordial, je dirai:

—Sire, alleluia! que ce toast soit le premier qui sonne votre retour sur le sol natal! À vous boivent ceux-là que console de toutes les épreuves la seule grandeur de leur cause et qui trouvent la récompense de leurs sacrifices dans cette grandeur sauvegardée! S'il eût fallu à la Providence que l'âme du roi de France entrât, du fond de l'exil, dans la sainte lumière, la hauteur de notre tristesse eût été digne de votre souveraine intégrité, puisque Votre Majesté ne douta jamais de notre foi.

Avec vous, cependant, avec vous, disparaissaient l'éclair de chevalerie, le droit aux obéissances désintéressées, la sanction des élans généreux, l'étendard des traditions sublimes. Ensevelie dans la blancheur de votre linceul, la Royauté se fût endormie, pour nous, dans les plis de notre unique drapeau. Mais ne nous eût-elle légué que cette gloire de lui être demeurés, quand même, fidèles jusqu'au dernier moment, (p. 230) fiers encore de cet héritage, nous eussions porté noblement le deuil de nos vieilles espérances.

Donc,—plaise à Dieu que cet Avertissement nous devienne salutaire! Et qu'il soit, enfin, pour tous, Monseigneur, comme l'un de ces sursauts définitifs, après lesquels... on se réveille!

Décoration

(p. 231) PAGES RETROUVÉES

(p. 233) Décoration

POÈMES DU PARNASSE

I
À UNE GRANDE FORÊT

Ô pasteurs! Hesperus à l'Occident s'allume;
Il faut tenter la cime et les feux de la brume!
Un bois plutonien couronne ce rocher,
Et je veux, aux lueurs des astres, y marcher!
Ma pensée habita les chênes de Dodone;
La lourde clef du Rêve à ma ceinture sonne,
Et, détournant les yeux de ces âges mauvais,
Je suis un familier du Silence—et je vais!...
Souffles des frondaisons, Esprits du lieu sauvage,
Flottez, âcres senteurs de l'herbe après l'orage!
(p. 234) Gommes d'ambre, coulez sur le tronc rouge et vert
Des arbustes!... chevreuils, partez, sous le couvert!
Puisque le cri d'éveil qui sort des nids de mousses—
(Grâce au minuit des bois)—charme les femmes douces,
Ô Muse! en cet exil sacré fuyons tous deux!
Aquilons, agitez les pins sur les aïeux,
Qu'ils reposent en paix sous vos lyres obscures!
Sur les lierres, tombez, ô pleurs d'or des ramures!...
Miroir du rossignol, la Source de cristal,
Bruissante, reluit sur le sable natal!
C'est l'heure où le dolmen fait luire entre ses brèches
Des monceaux, aux tons d'or fané, de feuilles sèches.
La clairière s'emplit de visages voilés.
Au loin brillent les ifs, par la lune emperlés.
Brume de diamants, l'air fume! Les fleurs, l'herbe
Et le roc sont baignés dans le voile superbe!...
Gloire aux œuvres des cieux! Livrez-moi vos secrets,
Germes, sèves, frissons, ô limbes des forêts!...

(p. 235) II
ESQUISSE À LA MANIÈRE DE GOYA

Admirons le colosse au torride gosier
Abreuvé d'eau bouillante et nourri de brasier,
Cheval de fer que l'homme dompte!
C'est un sombre coup d'œil, lorsque, subitement,
Le frein sur l'encolure, il s'ébranle fumant
Et part sur ses tringles de fonte.

Le centaure moqueur siffle aux défis lointains
Du vent, voix de l'espace où s'en vont nos destins!
Le dragon semble avoir des ailes;
Et, tout fier de porter des hommes dans son flanc,
Il fait flotter sur eux son grand panache blanc
Et son aigrette d'étincelles!

Et les talus boisés qui bordent son chemin,
Montagnes et rochers, tourbillon souverain!...
Les champs décrivent des losanges;
Il passe, furieux, éperonné d'éclairs,
Son arome insolite imprègne au loin les airs
D'une odeur de sueurs étranges.

(p. 236) Quand il fait lourdement onduler ses wagons,
Le soir, dans la campagne, avec un bruit de gonds,
Fauve cyclope des ténèbres,
On croit voir, léthargique, une hydre du chaos
Qui revient sous la lune, étirant ses grands os
Et faisant valoir ses vertèbres.

C'est le monstre prévu dans les temps solennels;
C'est un enfer qui roule au fond des noirs tunnels
Avec sa pourpre et ses tonnerres;
Et les rouges chauffeurs qui la nuit sont debout,
Chacun sur la fournaise où sa chaudière bout,
Semblent des démons ordinaires.

Quand ses réseaux ceindront ce globe illimité
Sans honte nous pourrons aimer la Liberté:
Ils le savent, les capitaines!
Après avoir pesé la gloire, dans nos mains,
Nous allons trouver mieux que le sang des humains
Pour nous fertiliser les plaines!

Ô mort! tout se transforme et rien ne se corrompt,
Et tous les éléments de la Terre seront
Les éléments de notre gloire;
Les pôles se joindront dans le cercle idéal:
Courage, char macabre, auguste et boréal!
Éclaireur de la route noire!...

(p. 237) Décoration

LES DANAÏDES
HYPERMNESTRA

Argos, en l'an mil neuf cent quatre-vingt-seize avant l'ère chrétienne, c'est-à-dire il y a environ quatre mille ans, dressait dans l'Hellade ses hauts remparts cyclopéens, construits depuis plus d'un siècle, déjà, par Inakkhos. S'il faut admettre les calculs de la science actuelle, il y aurait de fortes raisons de croire que les Pelasges, aïeux des Grecs, ne furent autres que les Chananéens, chassés par Josué,—par le terrible Ioschuah, chef des Hébreux, qui tua trente-deux rois, incendia deux-cent-trois villes, fit passer au fil de l'épée, les femmes, les enfants, les mulets, les ambassadeurs, les vieillards et les otages, (p. 238) suspendit, sur une bataille, la lumière du soleil, fut le successeur de l'Échappé-des-Eaux et s'endormit avec ses pères, rassasié de jours et satisfait.

Les Pelasges, en effet, apparaissent brusquement, sur ce point de la carte terrestre qu'on appelle la Grèce septentrionale, au moment chronologique où les concordances de l'Histoire Sainte avec les suppositions de la Science historique établissent les victoires définitives du Peuple de Dieu sur les nations qui habitaient la Terre Promise. Or, où se sont réfugiées ces peuplades qui fuyaient l'épée dévastatrice de Ioschuah? Nombreuses, épouvantées, nomades, quel point plus naturel que le nord de la Macédoine, de la Thrace et de l'Epire pouvaient-elles choisir que celui-là même, disons-nous, qui s'offrait à leurs pas errants?—Des indices de toute espèce, des similitudes et les oppositions de langage entre le grec ancien et l'hébreu se présentent, immédiatement, dans la recherche de la philologie à ce sujet. Le Iavan hébraïque signifie l'Ionie.

Les curieuses recherches de l'abbé Deschenais, et, tout récemment, le texte découvert sur les pylônes de Karnak par M. Mariette, et qui remonte à dix-huit cents ans avant Jésus-Christ, les études de science géographique de Brugsch sur les temps pharaoniques, sont à peu près (p. 239) concluants à cet égard. Les derniers rapports sur l'Exode et la marche des Israélites, rapports qui ont causé une sensation dans le monde savant, semblent accorder, péremptoirement, les textes de la Bible avec les documents égyptiens. Le travail sur les nômes de Misraïm identifiés avec les noms grecs ptolémaïques, travail entrepris d'après les monnaies et les textes d'Edfou, vient d'être accueilli avec le plus grand honneur au Collège de France.

La Bible et l'historien Hérodote se rapprochent de plus en plus aux yeux de la science et lorsqu'il s'agit de plonger dans les traditions fabuleuses, il est utile de consulter l'un et l'autre. Trois ou quatre siècles avant la fondation d'Athènes par l'Égyptien Cécrops, Argos florissait.

C'était la capitale d'une vaste contrée, fertile et charmante entre toutes celles du Péloponèse, l'Argolide. Six villes fortes, ses dépendances, l'entouraient: Trézène, Mycènes, Tirynthe, Nauplie, Hermiona, Epidaure. Au-dessus d'elle, Corinthe, Sicyone, et les villes des fondeurs de métaux, des forgerons et des ciseleurs;—à l'est se déroulaient les plaines et les vallées d'olivier de l'Arcadie; à ses pieds, l'aride et sombre Laconie, où devaient s'élever les murs de Sparte. Couchée tout au long de la mer Égée, l'Argolide était une seconde Terre Promise pour cette troupe de pasteurs phéniciens, égyptiens et arabes, selon (p. 240) quelques historiens, mais, en réalité, d'une race et d'une origine non définies, qui vint, sous la conduite d'Inakkhos, s'y installer il y a trente-huit siècles.

La Fable atteignant ici la nuit des âges—(et cette nuit s'appelle un horizon passé d'une quarantaine de siècles, comme on le voit)—il serait même difficile de savoir si l'homme nommé Inakkhos a existé, ou si c'est bien cet aventurier égyptien, ce nautonier, ce Pelasge fuyard, qui dirigea l'expédition et prit possession de l'Argolide. La Fable lui donne pour fille la fameuse Io, la génisse adorée de Jupiter, l'aïeule d'Hercule, la contemporaine de Prométhée, s'il faut en croire Eschyle,—et pour fils Phoroneüs, chef peu célèbre qui lui succéda après soixante ou soixante-dix ans de règne.

Mais il y a aussi en Argolide le fleuve Inakkhos, qui pourrait bien être le prête-nom du Chananéen, quel qu'il soit, d'où est sortie la nation argienne. De plus, si nous rapprochons cette tradition d'Io de la ville même d'Argos, nous trouverons une singulière ressemblance entre ce nom et celui du gardien de la génisse sacrée, à savoir Argus (appelé aussi Argos, le constructeur du navire Argo), le pasteur aux cent yeux; et sa surveillance symbolique s'expliquerait alors parfaitement, même sans la nouvelle fable de ses cent yeux transportés par Junon sur la queue du (p. 241) paon céleste: ce serait le fleuve même, entourant de tous côtés l'Argolide.

Donc, vers l'an 1570 avant Jésus-Christ, régnaient sur la Basse Égypte deux frères, les pharaons Danaos et Egyptus;—celui-ci était sans doute l'Ekhorëos d'Hérodote.—Danaos, ou, pour prendre les désinences actuelles, Danaüs, à la suite d'un différend mystérieux qui s'éleva entre lui et son frère, conçut le projet de l'assassiner. Il fut déjoué par la vigilance des gardes et, contraint de fuir, il s'embarqua suivi de quelques voiles fidèles. Alors commença pour lui une existence errante.

Au moment de quitter le Delta, ce prince, fils de Bélus et d'Anchinoë, avait cinquante filles. Il n'omit point de les emmener sur ses vaisseaux.

Suivant divers historiens, il visita Rhodes, où les vents contraires l'obligèrent à s'arrêter; il y laissa une statue de Minerve en reconnaissance de son salut, et remit à la voile, cherchant un royaume.

Il atteignit bientôt sain et sauf, la côte du Péloponèse où il fut reçu avec hospitalité par Gelanor, roi d'Argos.

Gelanor, de la dynastie des Inakkhides, était récemment monté sur le trône, et les premières années de son règne avaient été signalées par de fréquentes querelles avec ses sujets. Danaüs profita de l'impopularité de Gelanor pour lui (p. 242) persuader une abdication en sa faveur. Quelques auteurs prétendent même, forts du précédent fratricide de Danaüs, que celui-ci, en récompense de l'accueil qu'on lui avait fait, usurpa, d'un coup de main la couronne de son hôte et relégua ce dernier en exil;—peut-être même l'assassina, car la fin de ce monarque est demeurée inconnue.

Quoi qu'il en soit, en Gelanor s'éteignit la dynastie des Inakkhides, et la race des Bélides commença en la personne du royal aventurier Danaüs.

Le peuple Argien, à l'avènement de Danaüs, avait soutenu l'usurpateur, ayant cru voir dans un dessèchement inattendu des sources et des fontaines d'Argolis la manifestation du courroux de Neptune contre la race impie d'Inakkhos. Cette circonstance, dont l'artificieux Égyptien sut tirer parti, lui valut le trône, car il apparut comme un sauveur étranger, d'une race amie des immortels et à la prière duquel les naïades épancheraient de nouveau, dans le creux des vallées et des torrents, leurs urnes salutaires.

L'histoire ne dit pas si le phénomène se produisit d'une façon immédiate; mais, une fois installé dans les palais d'Argos, entouré de sa garde et de quelques rudes esclaves bien armés, Danaüs se sentit, selon toute apparence, suffisamment maître de l'Argolide pour s'en remettre au hasard au sujet du fléau qui avait inquiété (p. 243) ses sujets. Ses filles firent creuser des puits, et ce fut tout. Quelques avantages remportés sur les voisins de Messénie achevèrent de consolider son gouvernement.

Les succès de Danaüs parvinrent au pharaon, qui était demeuré en Égypte. Celui-ci, par une singularité que la tradition se borne à constater sans commentaire, avait cinquante fils, cousins des cinquante filles du roi d'Argos.

Soit pour jeter, par les liens d'une parenté plus étroite, un oubli définitif sur la tentative meurtrière dont autrefois Danaüs s'était rendu coupable envers lui; soit qu'il crût voir dans le nombre même de leurs enfants, tous d'un sexe opposé, quelque ordre voilé des dieux, le pharaon envoya vers son frère une ambassade, à l'effet d'obtenir le consentement à cinquante alliances entre leurs cent enfants.

Le vindicatif usurpateur du trône de Gelanor hésita longtemps à répondre, nourrissant des projets qu'une vieille rancune lui inspirait. La magnanimité de son frère lui semblait un outrage; mais, se sentant plus faible, il atermoyait. Pressé, toutefois, par les envoyés du pharaon, dont les sollicitations à cet égard semblaient prendre un caractère menaçant, il dut se résoudre à consulter ses filles. Les Danaïdes, jalouses de se montrer dignes du ressentiment où les avait élevées leur père, refusèrent formellement cette union (p. 244) générale, et donnèrent pour prétexte, aux ambassadeurs d'Égypte, qu'une telle mesure leur semblait impie.

La réponse ayant été transmise au roi de Delta, celui-ci sentit s'éveiller en son cœur les mauvais souvenirs du passé. Décidé, cette fois, à la vengeance ou à la paix définitive, il leva, sans délai, une forte et nombreuse armée. Le commandement des cinquante vaisseaux qui la transportèrent en Grèce fut confié à ses cinquante fils, et il fut décidé qu'ils ne reviendraient pas sans avoir enlevé les filles de Danaüs ou sans en avoir fait leurs épouses, soit de bon gré, soit par la force.

L'histoire a conservé les noms des cinquante Danaïdes et ceux des cinquante égyptiens leurs fiancés. Les filles de Danaüs s'appelaient: Hypermnestra, Théano, Autonoë, Sthénélea, Callidia, Stygné, Boycéa, Actœa, Agavea, Adianta, Automaté, Autoléa, Rhodié, Shée, Rhodéa, Callice, Celeno, Cercestris, Cleodora, Chrysippa, Cléopâtre, Clité, Dioxippa, Electra, Amymoné, Anaxybia, Asteria, Eraté, Aditéa, Eurydice, Evippéa, Evippé, Glaucé, Glaucippé, Gorgé, Gorgophoneïa, Hippodamia, Hyppoméduse, Hyperia, Iphiméduse, Mnestra, Neso, Ocypeteïa, Ocmé, Pircea, Podarceïa, Pharté, Pilargé, Hippodamia la cadette et Hippodiceïa.

Les cinquante Ægyptides étaient: Lyncéos, Ménélas, Daïphron, Daïphros, Polictor, Pandion, (p. 245) Periphas, Lycus, Archelaüs, Encelade, Busiris, Euryloque, Cissée, Hyperbios, Agenor, Chèté, Chtonios, Dorion, Phantès, Chrysippos, Clitos, Egyptus, Sthénélos, Hippolyte, Peristhènes, Argios, Chalcedon, Imbros, Alcménon, Bromios, Alus, Dryas, Agaptolémos, Potamon, Ister, Protée, Hippotoüs, Diagorite, Hippocryste, Enchénor, Lampos, Agios, Melachus, Eurydamos, Arbelus, Idmon, Œnée, Idas et Lyxus.

II

Sous les poutres de cèdre où pendaient des draperies de laine noire, filées par les orgueilleuses vierges, des lits de fourrure étaient dressés, dans le palais de Danaüs. C'était le jour des noces, car il avait fallu céder aux phalanges égyptiennes et aux cinquante guerriers qui étaient entrés dans l'Argolide.

Le vieux roi, tordant sa barbe blanche, avait convoqué à l'aurore toute sa pâle postérité, car un oracle avait prédit qu'il serait tué par l'un de ses gendres. Après avoir communiqué à ses filles ce décret des dieux, il s'était penché à l'oreille de chacune d'elles. Il leur avait parlé à voix (p. 246) basse, exigeant sans doute quelque promesse terrible. Elles avaient répondu en étendant leurs deux mains vers la Terre, attestant les puissances infernales, le Styx même,—serment que les dieux ne sauraient enfreindre sans châtiment,—d'obéir à la mystérieuse injonction de leur père. Celui-ci, se courbant alors vers le coffre d'airain où ses capitaines pensaient sans doute qu'il renfermait ses trésors, en avait tiré cinquante glaives, que ses filles, baissant la tête en signe d'acquiescement, avaient cachés sous leurs tuniques nuptiales, brodées de fleurs d'oliviers et de dessins d'or, selon le mode pélasgique.

Tout le jour, sur les remparts, les acclamations du peuple en fête avaient salué l'entrée des bruns princes, aux armures étincelantes, qui avaient, l'un après l'autre, franchi les portes de la ville. Ils arrivaient, avec les images de leurs dieux sculptés sur leurs longs boucliers; le visage rasé et découvert, le pschent au front, la vipère d'or, insigne royal, entre-croisant leur chevelure haute et crépue. Les trompettes de guerre, les lourdes cymbales de bronze, les flûtes, les tambours recouverts d'une peau quelconque, probablement humaine, les syrinx des pasteurs, mêlaient leurs sons étranges aux chants déjà mesurés, des hommes d'Argos; on les accueillait avec des hymnes, en triomphateurs; on agitait des palmes; les autels consacrés aux dieux (p. 247) des cabires-forgerons et aux divinités cyclopéennes ruisselaient du sang de l'hécatombe propitiatoire. Le culte de Cérès Themisphore avait été enseigné aux filles de la Grèce par les Danaïdes. Et d'autres vierges guidaient chacun des fiancés vers les fiancées, qui, entourées des guerriers de leur pays, attendaient, debout, sur les gradins de pierre du palais argien, ces époux violents. Danaüs, immobile au seuil de la salle royale, attendait aussi, désarmé et solitaire, devant la table du festin.

Ils entrèrent dans la haute demeure, et chacun, la flamme d'orgueil dans les yeux, se choisit, parmi les cinquante sœurs, l'épouse qu'il désira. Puis, après le baiser d'hyménée, les présents offerts, les cent un convives prirent place sur les sièges d'ivoire, autour de la table où fumaient les viandes d'agneaux et de sangliers.

Les esclaves versaient les vins de Thrace et de Messénie dans les cratères ciselés; et c'étaient des vins couleur d'or, aux dures saveurs, qui enivrent vite. Les enfants d'Egyptus pâlissaient de joie, l'amour triomphant leur allumait les veines, et les tourbillons des parfums qui brûlaient sur les trépieds de la salle, bleuissaient l'air où sonnaient des bruits de baisers pareils à des chants d'oiseaux.

Danaüs, les yeux fermés, comme perdu en des visions de vengeance, souriait. Derrière lui, deux (p. 248) esclaves, couverts de lames d'airain, tenaient sur leurs épaules une double hache et les regardaient, immobiles.

Cependant, les Danaïdes ne tendaient pas leurs lèvres silencieuses à leurs époux. Leurs visages étaient si sombres, que leurs bouches étaient comme des roses dans la nuit. Les Égyptiens ne remarquaient pas, ou prenaient pour une coutume virginale, cette réserve de leurs femmes. L'ivresse passionnée et les vapeurs des vins étrangers troublaient leurs cœurs et leurs esprits. Lorsque les fruits grecs et les gâteaux de miel apparurent, les chanteurs et les rapsodes entrèrent et, sous les colonnes de marbre sonore, dirent les joies de la jeunesse et le bonheur des amours héroïques. Ils s'accompagnaient de lyres longues, sans plectres, et recourbées comme des arcs, avec sept cordes différentes.

Ils invitèrent les couples à offrir les libations aux dieux.

On se dressa, entrelacés, les coupes hautes, saluant Jupiter. Les teints dorés des Égyptides et les pâleurs cependant consanguines des filles de Danaüs formaient des couples disparates, sur lesquels, obliquement, tombait la lumière de l'amour et de la vie. Un seul, celui des deux aînés, Lyncéos et Hypermnestra, semblait être l'exception favorisée des dieux de cette troupe de (p. 249) maris et de femmes hostiles, rassemblés par la violence.

Ils étaient séparés, ceux-là, par le vieux roi, car c'était l'honneur consenti par les deux redoutables familles, que les aînés fussent d'avance si naturellement unis que les paroles captivantes de fiancé à fiancée devinssent inutiles. Ils étaient l'exemple. Ils étaient ceux que l'on imite, par nécessité. Les autres jeunes gens pouvaient éprouver des joies personnelles,—ceux-là devaient être, avant tout, la raison légale et nationale de la libre volupté des quarante-neuf autres couples: ils étaient le premier anneau de cette longue chaîne.

Et, cependant, bien que le vieillard s'interposât entre le prince Lyncéos et celle que le Destin avait donnée à celui-ci, une expression d'attente naïve et de tendresse s'échangeait entre eux à chaque prétexte fourni par les rapsodes, et, lorsqu'il fallut adjurer, dans la libation sacrée, la voix d'Hypermnestra fut le fidèle écho de celle du guerrier. De telle sorte que les voix railleuses des autres épouses semblèrent attester Proserpine, et le chien de l'Erèbe, en prononçant le nom du Maître des Empyrées.—Les coupes, toutefois, ayant été renversées sur la table nuptiale, il s'éleva des déclamations forcenées, poussées par les prêtres de Mercure, qu'on avait oubliés. Ceux-ci, réclamant, au nom du roi (p. 250) d'Égypte, qui avait ourdi cette multiple union, furent accueillis favorablement par les mâles qui jetèrent le vin une seconde fois.

Le soir vint. Les cinquante couples se retirèrent dans les chambres nuptiales. Et la dernière torche cessa de briller sous les avenues de térébinthes des jardins du palais. Lorsque, sous le ciel plein d'étoiles, la moitié de la nuit se fut écoulée, un cri terrible auquel répondirent quarante-huit autres uniques et lugubres, épouvanta le silence et les ténèbres. Tout à coup, sanglantes, chacune tenant d'une main la tête d'un homme et de l'autre une lampe d'or, apparurent dans la salle du roi Danaüs quarante-neuf des épouses de la journée qui, jetant les têtes coupées aux pieds du vieux monarque, lui crièrent:

—Père! le serment est tenu. Reçois les têtes de ceux qui sont entrés dans nos couches; ils n'en sortiront que pour le bûcher.

Danaüs leva les yeux sur ses filles sans répondre:

—Hypermnestra!... dit-il.—où es-tu?

Mais Hypermnestra n'était point parmi ses sœurs; et, les esclaves envoyés trouvèrent la chambre déserte; clémente, elle avait aimé celui que le sort lui avait choisi et qui était Lyncéos. Elle s'était enfuie avec lui, et cachée dans une habitation lointaine.

(p. 251) Le lendemain, Hypermnestra amenée devant le tribunal du Roi, le peuple et les guerriers la déclarèrent innocente malgré la transgression de son serment; de sorte que Danaüs dut céder, et l'épouse miséricordieuse fut rendue à son époux.

Le caractère de ce singulier tyran était l'irrésolution et la faiblesse, mêlée d'une fougue brusque dans les coups de main et les crimes. Lorsqu'il vit son peuple, ses prêtres et ses soldats interdits de la soudaineté et de la témérité de cet égorgement, il redevint politique: il accorda la vie par une terreur plus immédiate que celle qui avait été suscitée en lui par l'oracle relatif à l'un de ses gendres. Il se réserva d'ailleurs, sans aucun doute de creuser plus tard un piège mortel à l'époux d'Hypermnestra; le principal était de conjurer, sur l'heure, l'esprit de révolte qui s'éveillait autour de lui. Ce fut donc évidemment par lâcheté, non par miséricorde, qu'il se rendit à la prière de ses sujets et laissa échapper Lyncéos. Hypermnestra fit élever alors un temple à la Persuasion, en reconnaissance du salut que lui avait attiré la simplicité de son discours devant ses juges, et les circonstances qui l'avaient favorisée.

Cependant il fallait purifier les épouses criminelles du meurtre qu'elles avaient commis; les prêtres de Minerve et de Mercure n'y (p. 252) faillirent point: ce qui signifie qu'au nom de la Sagesse politique et de la duplicité qu'elle nécessite, les filles de Danaüs furent absoutes par la nation aryenne. Toutefois, elles ne pouvaient demeurer veuves. Le roi d'Argos institua, sur le champ, des jeux gymniques, auxquels il invita la jeunesse des Sept-Villes de l'Argolide: le premier vainqueur choisissait, et ainsi de suite jusqu'à la dernière. Les futurs époux des Danaïdes furent même dispensés des présents que, selon l'usage, le gendre devait offrir à son beau-père. Danaüs, par la popularité, la liberté de ces fêtes, où tous pouvaient concourir, cherchait à effacer des esprits, la sombre impression que le crime avait laissée, sans doute, et qu'il ne dépendait pas exclusivement des dieux de faire oublier. Les compétiteurs furent nombreux. Automaté et Shée furent choisies par les fils d'Achæus; les autres échurent à divers jeunes gens de toute caste, qu'elles firent princes argiens.

Comme à l'avénement de leur père, jadis, et dans les circonstances de sécheresse particulière dont il s'était servi pour parvenir au trône, elles avaient fait creuser quatre puits dont elles avaient doté la ville d'Argos, le peuple, charmé de voir qu'elles avaient préféré prendre leur époux dans les rangs des fils de sa patrie, même au prix du meurtre de leurs cousins d'Égypte, voulut leur rendre les honneurs divins; mais comme il allait (p. 253) mettre à exécution cette pensée, survint Lyncéos, qui, ayant rallié les armées de ses frères, mit le siège devant Argos, la prit, et fit périr Danaüs et les quarante-neuf épouses implacables qui avaient tué ses frères.

De telle sorte que les honneurs divins ne furent rendus qu'aux mânes des Danaïdes.

III

Les dieux, cependant, ne ratifièrent point (s'il faut en croire Apollodore, Euripide et quelques poètes) le pardon qui avait été conféré aux filles de Danaüs par les ministres de Minerve et de Mercure.

Elles furent exilées dans les plaines qui s'étendent au bord du Tartare: là, près d'un torrent, les Danaïdes sont condamnées à remplir éternellement un tonneau percé, qui ne garde jamais une seule goutte de l'eau qu'elles puisent en vue d'accomplir la sentence de Jupiter.

Il est possible, au point de vue historique, que cette tradition soit encore une allégorie,—une sorte d'allusion aux quatre puits insuffisants qu'elles avaient fait creuser, lors de la sécheresse qui avait désolé l'Argolide.

(p. 254) Mais le symbole que renferme la nature du châtiment des Danaïdes nous semble, au point de vue de la morale politique, l'un des plus admirables que nous ont transmis les temps anciens.

Ce symbole est assez transparent pour que tout commentaire soit superflu. Il n'est point de passion mauvaise qui ne trouve son allégorie dans l'usage de ce supplice. La haine, la luxure, l'envie, l'orgueil changent le cœur de l'homme en autant d'urnes sans fond que l'homme essaie toujours en vain de combler. Les poètes n'ont point manqué de traiter sous toutes les formes depuis Eschyle, l'histoire des Danaïdes.

Parmi ceux des modernes qui ont été le plus heureusement inspirés à ce sujet, nous devons citer un sonnet de l'un de nos jeunes poètes, M. Sully-Prudhomme, qui a su découvrir un côté, touchant dans l'expiation de ces épouses infidèles. Voici les vers de cette conception ingénieuse:

Toutes portant l'amphore, une main sur la hanche,
Théano, Callidie, Amymone, Agavé,
Esclaves d'un labeur sans cesse inachevé,
Courent du puits à l'urne où l'eau vaine s'épanche.

Hélas! le grès rugueux meurtrit l'épaule blanche
Et le bras faible est las du fardeau soulevé:
«Monstre, que nous avons nuit et jour abreuvé,
Ô gouffre, que nous veut ta soif que rien n'étanche?»

(p. 255) Elles tombent, le vide épouvante leur cœur,
Mais la plus jeune alors, moins triste que ses sœurs,
Chante et leur rend la force et la persévérance.

Tels sont l'œuvre et le sort de nos illusions:
Elles tombent toujours et la jeune Espérance
Leur dit toujours: «Mes sœurs, si nous recommencions.»

Certes, c'est là une impression miséricordieuse, qui distrait un moment de la pensée du meurtre ancien commis par cette innocente condamnée qui parle avec tant d'insinuation. Mais la morale incommutable de l'histoire des Danaïdes est que celles-là, parmi les femmes, qui, sous un prétexte encore sacré, se laisseront aller à quelque imitation adoucie et lointaine de leurs quarante-neuf devancières d'Argos, comprendront vite, sous l'inévitable châtiment des jours, ce que signifient ces paroles: Le tonneau des Danaïdes.

Décoration
(p. 257) Décoration

LADY HAMILTON

I

L'exquise et ténébreuse créature, dont il faut retracer la vie, fut douée de tous les charmes inexprimables qui tourmentent l'imagination des rêveurs. Les médaillons du temps et les miniatures où lady Hamilton est représentée dans les attitudes intimes qui exaltaient l'affection de son mari, dissipaient l'ennui d'une reine passionnée et ravivaient les sympathies de quelques perverses admiratrices, justifiant les louanges enthousiastes qu'elle a inspirées aux brillants esprits de son époque.

Toutefois, à l'aspect de cette délicate et funeste beauté, on déplore les fatalités de milieu qui favorisèrent, dès l'enfance, les instincts corrupteurs (p. 258) et les précoces dépravations de cette femme d'aventures.

Emma Harte ou, s'il faut tout dire, Emma Lyonna (car elle fut ainsi appelée par Marie-Caroline de Sicile), naquit vers 1760, en Angleterre, dans un village du comté de Chester, et fut placée par les soins maternels, en qualité de servante, chez une bourgeoise de Londres. Elle avait alors seize ans.

Deux mois après son entrée chez cette dame de mœurs paisibles, comme l'extraordinaire beauté d'Emma produisait dans le ménage des troubles inconnus, sa pieuse maîtresse, après s'être emportée, lui signifia de s'en aller sur l'heure.

La pauvre enfant se réfugia le soir même dans une taverne d'artistes de la Cité. L'on s'accorde à penser (et lady Hamilton l'a depuis affirmé elle-même) qu'elle avait conservé jusqu'alors toute son innocence. Elle versa donc le porter, le whisky, ouvrit et ferma les devantures de ce bar, fit bonne mine aux habitués, et, après avoir charmé ses hôtes, quitta cet établissement.

Nous la retrouvons en 1778 fille de chambre chez une lady qui lui laissait plus de liberté. Emma Harte sentit alors s'éveiller en elle le goût des théâtres, des oripeaux, des parades illuminées, et s'exerçait à déclamer, dans sa chambre, les rôles qu'elle avait entendus la veille. Une (p. 259) occasion se présenta bientôt de mettre en pleine lumière les séductions de sa personne et de ses talents ingénus. Elle joua devant quelques jeunes gens, et l'un d'eux, transporté d'une admiration violente, l'enleva.

Elle vécut avec ce jeune homme et lui fut dévouée au point que dans une presse exécutée sur la Tamise, où il avait été compris et incarcéré, elle vint trouver le capitaine John Willet Payne, et en obtint la mise en liberté de son amant. Plus tard, Emma Harte, qui se souvenait, ne fut pas étrangère à la nomination que reçut sir Payne; mais, à l'époque où elle obtint de lui cette grâce, elle crut devoir déjà le récompenser en lui accordant ses faveurs.

Peu de temps après, elle fut enlevée, derechef, par le chevalier Featherstonehough, qui l'entretint d'une façon magnifique; elle s'habitua dès lors à mener une existence de luxe et de plaisirs et, quand le chevalier, après cinq ou six mois, l'abandonna brusquement, ce dut être pour elle une chose plus que jamais pénible de se retrouver dans un dénuement qu'elle avait oublié.

Elle se fit courtisane, et, réduite à chercher du pain, le soir, dans les ruelles sombres qui avoisinent Saint-Paul; courant, glacée, par le brouillard, sous le beffroi de l'église, coudoyée par les voleurs qui marchent dans le vent, la charmante fille dut alors entendre plusieurs fois (p. 260) tomber sur elle de hasardeux minuits. Ce fut alors qu'elle fit la rencontre d'un certain sir Graham, docteur en médecine, ou plutôt sorte de charlatan des plus habiles, et qui avait imaginé le plus étrange commerce.

II

Sir Graham avait installé dans une somptueuse demeure un appartement d'un ordre spécial. À travers des cloisons de bois sonores, des musiques s'y faisaient entendre: des courants électriques, dont les conducteurs étaient dissimulés avec soin, passaient autour des meubles et notamment sur une estrade, où était dressé un «lit céleste». Et le docteur Graham avait établi toutes ces choses dans un but humanitaire, mais au moins original. C'était le rendez-vous de ces époux envers lesquels la nature s'était montrée peu prodigue ou qui, par suite de dissidences domestiques ou d'incompatibilité d'humeur, en étaient venus à négliger les devoirs les plus sacrés du mariage.

En ce séjour, grâce à la science et aux adjuvants de toute nature que mettait en œuvre ce nouveau Fontanarose, les causes les plus désespérées triomphaient et les joies de la réconciliation (p. 261) faisaient oublier les mécomptes antérieurs. Ainsi, par les soins du bon docteur se raffermissaient des liens parfois prêts à se rompre.

Sir Graham, pour assurer le succès de son entreprise, avait souvent recours à des apparitions: il comprit à l'aspect d'Emma Harte tout le parti qu'il pouvait tirer de tant d'avantages.

Incontinent donc, il l'engagea dans l'affaire qu'il dirigeait. Elle accepta de jouer, auprès du «lit céleste», sous des voiles légers et transparents, le rôle de la déesse Hygie, celle qui présidait à la santé chez les Gentils. Il prétendit que la vue d'Emma suffisait pour guérir. L'on se demande comment sir Graham put amasser une fortune énorme en s'en tenant à ce programme: il y a donc lieu de croire qu'il en dépassa les termes. Il y eut une affluence extraordinaire; les riches ennuyés de Londres et des comtés environnants accoururent pour admirer la mystérieuse jeune fille. Les artistes les plus célèbres vinrent immortaliser ses traits expressifs et ses poses de charmeresse. Romney, entre-autres, en devint éperdument épris, l'arracha, par un nouvel enlèvement, au digne docteur, et multiplia les portraits de la déesse Hygie.

Mais Emma le quitta bientôt pour un amant de haut parage, sir Charles Grenville, l'un des descendants de la famille de Warwick et qui était le neveu de sir William Hamilton.

(p. 262) Elle se sentit, dès lors, emportée vers des destinées plus brillantes.

Et, soit par un attachement plus sincère que ceux qu'elle avait ressentis jusqu'alors, soit par de profonds calculs d'ambition, soit par lassitude de sa vie désordonnée, elle changea totalement de conduite et d'usage, et sut persuader à sir Grenville qu'elle n'avait jamais cessé d'être ce qu'on est convenu d'appeler un ange. Elle eut de lui trois enfants. Sir Charles se déterminait à l'épouser, lorsqu'il songea que ses revers de fortune ne lui permettaient pas d'être imprévoyant. Il lui restait la ressource de s'adresser à sir William Hamilton et, connaissant les qualités insinuantes et persuasives d'Emma, le jeune homme l'envoya vers lui comme une ambassadrice éplorée, à cette fin d'obtenir un secours d'argent, tout d'abord, et ensuite le consentement de la famille à son mariage. À partir de cet instant, l'étoile de cette femme sortit des ombres et commença de resplendir d'un insolite éclat sur l'Italie et l'Angleterre.

Emma Harte, était, à cette époque, une femme de vingt-huit ans. Les portraits la représentent d'une taille svelte, d'un visage délicieux encadré de magnifiques cheveux blonds, et pâle comme les cygnes du nord. L'expression de ses yeux bleus et enfoncés est quelque chose d'étrange qui opprime le souvenir. Les récits du temps ajoutent (p. 263) que c'était l'une des plus gracieuses femmes du monde entier, et que le son de sa voix pénétrait le cœur d'une façon irrésistible. Ses manières étaient d'une distinction parfaite, et les talents divers qu'elle avait su acquérir à travers les hasards de sa vie en faisaient une véritable enchanteresse.

Sir Hamilton, en accueillant la fiancée de son neveu, fut immédiatement subjugué par Emma Harte. Il s'empressa de subvenir aux désastres qui avaient frappé sir Grenville, et ne voulut point se séparer de l'ambassadrice. Saisi d'une passion exceptionnelle, non seulement il refusa le consentement du mariage que son neveu lui demandait, mais trois mois après, en 1791, il épousa lui-même la jeune miss. Or, sir William Hamilton était frère de lait du roi Georges IV, pair et ambassadeur d'Angleterre.

Emma Harte, maintenant lady Hamilton, sut, par la réserve de son maintien, se faire recevoir à la cour d'Angleterre, et, quand les fonctions de son mari, l'amenèrent dans le royaume des Deux-Siciles, elle excita immédiatement la sympathie la plus douce dans le cœur de la reine Caroline-Marie. Celle-ci l'associa, bientôt, à toutes ses fêtes, et à ses soupers intimes, où Emma, se rappelant les poses qu'elle avait essayées chez sir Graham et devant Romney, les recommença devant la reine, en y ajoutant les danses du Châle (p. 264) et de la Bacchante qui transportèrent d'admiration et de plaisir sa royale amie.

Jusque-là l'existence de lady Hamilton s'était passée à conquérir l'amour de ceux qui l'approchaient: lassée d'allumer des passions qui ne suffisaient plus à la distraire, elle résolut de dominer politiquement et de diriger les intrigues compliquées et dangereuses de la cour de Naples. Lorsqu'elle se fut rendu compte de l'influence toute spéciale qu'elle pouvait exercer sur l'esprit de la reine Marie, elle sentit qu'elle devait s'illustrer au milieu des évènements qui menaçaient et leur imposer le pli de sa volonté.

En effet, la situation politique était des plus extraordinaires. Ferdinand IV, roi des Deux-Siciles et de Jérusalem, ayant épousé Marie-Caroline d'Autriche, avait presque totalement résigné entre les mains de la reine, le soin des affaires. Une clause de son contrat de mariage stipulait d'ailleurs qu'à la naissance du premier enfant, la reine aurait voix délibérative au Conseil. Elle avait donné le jour au duc François de Calabre et à l'archiduchesse Clémentine. Le roi, depuis longtemps, ne conservait plus que le fantôme de son autorité: c'était un homme d'une faiblesse et d'une incapacité rares, qui préférait passer le temps en parties de chasse ou en rendez-vous de plaisir.

D'autre part, quelques années après son (p. 265) mariage, la reine avait distingué, dans une revue navale, un officier de marine nommé Joseph Acton qui était devenu bientôt son favori. C'était un Français, né à Besançon. Son père était un obscur médecin d'Irlande. Doué d'un esprit énergique et aventureux, Acton s'était fait remarquer déjà par un succès militaire: il avait sauvé, dans l'expédition de Charles III contre les Barbaresques, la vie de cinq mille Espagnols et leurs vaisseaux.

Ce fait d'armes l'avait mis en renom auprès de la reine Marie.

Six mois après sa présentation à la cour, il remplissait, dans l'État, le poste le plus élevé, celui de premier ministre, après l'éloignement de son prédécesseur, le marquis de Tannucci, dont il avait promptement ruiné le crédit. Son début dans la carrière diplomatique fut de conquérir d'un trait de plume, à la couronne des Deux-Siciles, toutes les citadelles du Piémont.

Ce coup d'éclat le rendit célèbre. Étant le confident le plus intime de la reine, ses aptitudes et son activité le faisant indispensable au roi Ferdinand, il devint la tête du royaume et manœuvra politiquement d'une façon toute puissante d'après les sentiments de haine qu'il portait à la France, sa patrie. Il croyait avoir à se plaindre de l'hospitalité qu'il en avait reçue autrefois. En toutes circonstances il se déclara notre ennemi, essayant (p. 266) de légitimer ses actes sous le prétexte que les intérêts du pays qu'il représentait maintenant s'opposaient à ceux de la France. Aussitôt l'apparition de lady Hamilton, il comprit qu'il trouverait en elle une auxiliaire de haute valeur et sut gagner très vite l'amitié de l'ambassadrice.

III

Lord Acton assistait le plus souvent aux soupers de la reine, et, si préoccupé qu'il fût des questions européennes, il ne dut point laisser d'y montrer parfois une contenance difficile, l'amitié de Marie-Caroline pour lady Hamilton devenant de plus en plus vive.

Lorsque, dans les nocturnes promenades sur la mer, et qu'au milieu de l'isolement des ombres, assises sous une tente dressée à l'avant du yacht royal, toutes deux respiraient les souffles lointains qu'embaumaient les bois d'orangers, parfois Emma Lyonna chantait, à son auguste préférée, des ballades de l'Écosse ou des canzones qu'elle avait composées en son honneur, et, presque toujours le matin doré les surprenait dans la mollesse de leur sympathie.

(p. 267) Sur ces entrefaites avait éclaté la Révolution française; l'horizon s'assombrissait: la guerre s'allumait sur tous les points de l'Europe.

La Cour de Naples ne s'en émut pas au point de suspendre les scandales qu'elle donnait à l'Italie. Un officier de la marine anglaise, nommé Horace Nelson, et qui commandait alors le vaisseau l'Agamemnon, de station dans le port de Naples, ayant été invité à une fête s'attira toutes les bonnes grâces de lady Hamilton, et fut bientôt son amant. Personne ne se serait imaginé qu'il allait devenir le premier amiral de l'Angleterre et remporter sur nous les succès meurtriers d'Aboukir et de Trafalgar. À ce moment il ne songea qu'au plaisir de posséder une femme qui faisait le désir universel.

Aux bruits des victoires du général Bonaparte, on commença de s'inquiéter de l'avenir; et une lettre confidentielle, adressée par la reine d'Espagne à Marie-Caroline, ayant été communiquée à lady Hamilton, apprit à l'ambassadrice d'Angleterre le véritable motif de l'expédition d'Égypte. Elle en informa sur le champ le cabinet de Saint-James, qui nomma Nelson au commandement de l'escadre envoyée pour nous barrer le passage.

À son retour d'Aboukir, Nelson fut accueilli en héros par la reine et par lady Hamilton qui, dès lors, conçut pour lui la plus violente passion. (p. 268) Des fêtes triomphales furent célébrées à Naples, en son honneur: la ville fut pavoisée, lady Hamilton présida en souveraine ces solennités, et depuis cet instant elle remplit les fonctions d'agent secret de l'Angleterre à la cour des Deux-Siciles. Par lord Acton qu'elle maîtrisait, par la reine qui ne savait rien refuser à sa belle amie, et par Nelson qui l'aimait, elle avait entre les mains un pouvoir considérable.

Cependant, mécontent des hostiles manifestations et de l'attitude du gouvernement de Ferdinand IV, le Directoire envoya en Italie quelques milliers d'hommes commandés par les généraux Championnet et Macdonald. En peu de temps, ayant repoussé le général Mack, qui commandait en chef soixante-dix mille Napolitains et sept mille Anglais, le général Championnet gagna les victoires décisives de Nepi, de Civitella et de Capoue, et contraignit le roi Ferdinand à signer un traité de paix dont la première clause était l'expulsion de lord Acton. Obligé de détruire l'insurrection italienne qui conservait des intelligences dans Naples, il entra dans cette ville le 23 janvier 1799 et l'occupa militairement.

Lady Hamilton et la reine qui étaient exécrées durent s'enfuir en toute hâte pour aller rejoindre le roi en Sicile.

Il y eut un épisode terrible dans cette sorte d'évasion.

(p. 269) Il s'agissait de gagner la plage par les caveaux secrets et les souterrains de la Villa-Reale. Déjà des sentinelles françaises s'y trouvaient apostées. L'une d'entre elles, au bruit que fit, en tombant à terre, un plat d'or qu'emportait une fille dévouée à la reine, demanda le: «Qui vive?» Lady Hamilton s'avança seule et, déguisée en camériste, elle imagina, sur le champ (paraît-il), une histoire de rendez-vous avec un officier français, en sorte qu'après quelques pourparlers (que, dans ses Mémoires, elle affirme avoir été très intimes avec ce soldat), la petite troupe, grâce à cette présence d'esprit et à ce dévouement, réussit à s'échapper à bord des vaisseaux de Nelson qui fit voile pour la Sicile. Au retour de Palerme, lorsque le roi Ferdinand rentra dans sa bonne ville de Naples, lady Hamilton donna des ordres sanglants au cardinal Ruffo, l'un de ses fanatiques, et fit exécuter, par des troupes de lazzaroni et de Calabrais, une foule de citoyens soupçonnés d'avoir bien accueilli les Français pendant l'occupation.

Ceci jette une ombre homicide sur Emma Harte. Les débauches pouvaient être, sinon pardonnées par l'histoire, du moins atténuées par l'entraînement des séductions qu'elle exerçait: mais tout le sang qu'elle fit couler, mais le meurtre d'un vieux marin, l'amiral Carracciolo, qu'elle fit pendre à une vergue, sous ses yeux et devant (p. 270) Nelson, uniquement pour se venger de la mésestime où il avait paru la tenir, ceci ne saurait être jugé avec indulgence.

Lady Hamilton avait alors trente-huit ans, elle était dans tout l'éclat de sa souveraine beauté. Les chagrins passés, les durs instants de son enfance, les amères passions et les luttes ambitieuses qui avaient traversé sa jeunesse, les terribles émotions des soudains changements de son sort, rien n'avait altéré le marbre de son magnifique visage. Elle régnait dans la patrie de ses rêves; elle pouvait y vivre en femme adorée de toutes parts; il faut la plaindre de ce qu'elle a préféré se faire maudire.

À dater de ces massacres, d'ailleurs, son existence cesse d'offrir cet attrait de curiosité qu'elle éveille jusqu'à cette époque.

L'Angleterre, en effet, se vit bientôt dans la nécessité de modifier sa politique en Sicile à l'égard de la France et rappela son ambassadeur, sir William Hamilton, qui depuis longtemps n'était plus le mari d'Emma Harte qu'officiellement.

Tout se désunissait autour d'elle.

Lord Acton devait mourir en Sicile, dans un exil assez méprisable; Marie-Caroline allait s'éteindre à Shœnbrunn, dans l'isolement et l'oubli.

(p. 271) À son retour en Angleterre, lady Hamilton éprouva sans doute quelques étranges serrements de cœur, lorsque son équipage en deuil passa devant cette taverne où elle était entrée, un soir d'enfance, et devant l'église où elle avait entendu sonner, autrefois, des heures épouvantables. Sir Hamilton mourut en 1813, et Nelson fut tué au combat de Trafalgar. Il la recommanda en vain au peuple anglais.

Elle dépensa vite, peut-être par désespoir, toutes les richesses quelle tenait des générosités de la reine de Sicile, de son mari et de son amant.—Sir William, en son tranquille dédain, lui avait à peine laissé six ou huit mille livres sterling de rentes; cette fortune aussi ayant été dissipée inutilement, elle quitta pour toujours l'Angleterre et vint avec sa fille s'établir à Calais, où elle mourut, dans l'obscurité, en 1813, à l'âge de cinquante-cinq ans.

Telle est l'histoire de cette artificieuse femme, qui, ayant représenté une fois de plus la toute puissance de la beauté sur la terre, où elle était née pour devenir une déesse, s'est flétrie elle-même jusqu'à ne laisser à la postérité d'autre souvenir que celui d'une hétaïre méprisable et sanglante.

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(p. 273) Décoration

LE CONVIVE

Tu voudrais être mon convive, jeune affamé qui manges des yeux le festin? Tu aspires la fumée des mets pleins d'odorantes promesses. La blancheur de la nappe te rend joyeux.

Vois les vins rouges et dorés qui frissonnent dans la pureté du cristal. Vois ces beaux fruits qui s'amoncellent en pyramides somptueuses, et ces fleurs qui croulent dans des vases.

L'ardeur de la faim luit dans tes yeux avec l'espoir du repas prochain. Quelle fête de regarder s'assouvir ton appétit fougueux! Je voudrais voir tes dents déchirer la joue froide des fruits mûrs, je voudrais voir tes jeunes lèvres se baigner dans la rougeur du vin.

Mais ne t'assieds pas à ma table, enfant au naïf désir: ici les mets n'ont aucune saveur.

(p. 274) Les vins sont figés dans leur prison claire: tu te briserais les dents sur la chair de marbre de ces fruits si beaux.

Va-t-en vers d'autres régals moins pompeux, va t'asseoir à une table plus hospitalière et tandis que tu apaiseras ta faim, tandis que l'ivresse réjouira ton front, déplore le triste festin sans convive, le repas solitaire dont nulle faim ne s'assouvira.

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(p. 275) Décoration

SIGEFROID L'IMPERTINENT

EXTASE MODERNE

Étude de style dans le goût du jour[4]

Contemple-les, mon âme; ils sont vraiment affreux!
Pareils aux mannequins; vaguement ridicules;
Terribles, singuliers comme des somnambules;
Dardant on ne sait où leurs globes ténébreux.

Ch. Baudelaire.

Le salon donnait sur les jardins.

Minuit remuait ses douze ou quinze petites perles dans la pendule microscopique en vieux Saxe craquelé.

Étendue en son nonchaloir, sur une ottomane, la chanoinesse Camille de Valleponne, n'éprouvant de faibles que pour l'aristocratie, brûlait de ses lèvres le médaillon du mystérieux vicomte (p. 276) Sigefroid de Thuringe, auteur de plusieurs poèmes sur les Choses utiles.

Et c'était une blonde aux regards de sarisse, aux petites phrases acidulées; le sémillant marquis Florian les Eglisottes en avait, maintes fois, perdu le sens.

—Sigefroid!... modulait-elle, tes désespoirs volages me font goûter mille supplices!...

Des pas firent crier le sable dans l'allée des lilas.

—C'est lui!... soupira la chanoinesse, en bondissant potelée.


—D'honneur!... murmura, sans idée, le brillant gentilhomme, en poussant le vitrail aux décalcomanies voyantes.

Et, lui devenant un collier:

—Ah! détaillait l'illécébrante créature,—quelques tierces plus tard, je le sens,—je me serais plongé dans le cœur une arme d'un travail exquis!

—Fleur de mes rêves! susurra le vicomte de sa voix flûtée,—c'est ce faquin de Soleil qui m'a distancé d'une demi-longueur!—Puis un lettré de rencontre, âgé, moralement, d'une trentaine de soufflets, m'a soutenu, mordicus, que (p. 277) l'homme n'était qu'un fol, ayant l'hallucination du ciel et de la terre!... Juge si cela m'a retardé, moi le Chantre des Choses-utiles, et qui jouis, toujours, même en dormant, de ce sourire entendu et expérimenté qui sied aux déshérités de l'intelligence!...

Mais elle:

—Je te crois!... je te crois.—Le printemps, enfin ne saurait te conseiller de me fuir? Tu ne me laisseras pas expirer sur quelque sofa désert comme la fille d'O-Taïti, tu ne veux point que mes obsèques se célèbrent demain, vers dix heures?

—Effectivement! répondit le bouillant Sigefroid.—Je ne pourrais sans un léger sanglot, tolérer cette idée, même en rêve! Là serait l'atrocité. Le Cœur avant tout! Vive le Sentiment, ajouta le vicomte, au milieu d'une pirouette,—et foin de l'Artificiel!


De concert, ils descendirent aux jardins.

—Parlons d'amour, gémit-elle.—Mais d'abord un gobéa!... c'est mon parfum du lundi! tu le sais?

Le vicomte en minaudant, lui tendit la fleur désirée.

(p. 278)—Ton esclave est fière de ses chaînes! continua la chanoinesse en subodorant les senteurs de cette plante, d'ailleurs, pour elle, hebdomadaire.—La France, ma rivale, t'a salué du titre de «Plume autorisée» depuis le succès de ton poème sur cette thèse abracadabrante... tu sais?

—Ah! oui dit le vicomte, d'un air dégagé: «De l'influence de la cantharide sur le clergé de Chandernagor

—Et puis... que te dirais-je? Ton nom fleure les ferrailles d'une façon insensée! Je t'aime, Sigefroid de Thuringe!

—Framées et francisques! s'écria le Chantre des Choses utiles, éperdu. «Qui m'empêcherait de mettre le doigt entre la robe et le torse?»


Sur le banc d'une tonnelle embaumée par des herbages discrets—j'ai nommé les roses—le couple distingué devisait maintenant des vagues inconstances du Cœur.

Le claque du jeune homme folâtrait au loin, jouet des zéphirs, à travers les allées solitaires. Tout à coup, au milieu du silence divin, sans rossignols, éblouie de la beauté nocturne des choses, la jeune femme en son extase infinie,—(p. 279) entre deux baisers,—et les regards au ciel,—balbutia d'une voix passionnée:

—Dis-moi!... Dis-moi que tu es duc... et... pair!

—Reçois, à propos, les adieux les plus déchirants! s'écria brusquement le vicomte en se frappant le front. Le devoir m'appelle! L'on m'attend au Palais du Sénat...

—Hélas, interrompit la chanoinesse avec une certaine amertume: au Palais du Sénat! pour y siéger encore, sans doute, ingrat, même la nuit!

Le vicomte sourit mystérieusement, et montrant d'un geste inqualifiable l'étoile polaire, répondit très bas, d'un ton rêveur:

—Non, ma parfaite amie, non, créature d'élection!... Pour mettre en état certains cylindres de tôle qui couronnent son faîte éblouissant; car voici, je crois, les approches de l'hiver.

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LETTRES À CHARLES BAUDELAIRE

I

Saint-Brieuc, Rue Saint-Guéno, 4.

Monsieur,

Je sais, dans ma très petite expérience, combien il est pénible d'écrire une lettre. On n'écrit presque jamais (j'entends les esprits à de certaines allures) que par nécessité—ou besoin vague de se dégrossir l'esprit.

Veuillez donc penser, je vous en prie, que j'estime trop la valeur de votre précieux temps pour vous demander une réponse: vous m'écrirez si vous avez un loisir à perdre, quand il vous plaira, dans un an, six mois, jamais, si bon vous (p. 282) semble: je ne vous en aimerais pas moins, je comprendrai cette petite préface de Ricardo et je serais désolé que mon admiration vous génât le moindrement: Ceci soit dit avec sincérité!

Combien je regrette les conséquences de ces jours derniers! Vous m'avez vu sous des conditions déplorables: j'étais à la fois—très troublé par le vin—le manque de sommeil—et le saisissement de vous parler. Combien de bêtises me sont échappées!... mais je pense que vous n'êtes pas de ceux qui jugent les gens sur un fait.

Mes relations fantaisistes—j'ai frayé, par entraînement, avec des individus de joyeuse imagination—doivent être mises sur le compte de mon extrême jeunesse; cela s'oublie assez vite; il ne s'agit que de rompre vite, et de monter vite, ce qui ne tardera guère pour moi, je pense.

Allons, voilà qui est bien: votre profonde et habituelle délicatesse ne méprisera pas l'humilité de cette petite épitre: je n'écris pas de la sorte à tout le monde; vous êtes mon aîné, cela dit tout.

Quand je pense que je n'ai pas répondu l'autre soir à M. R... (charmant compagnon, du reste, par exemple!) lorsqu'il me demandait ce que vous aviez créé:

«Qu'entendez-vous par créer?—Qui est-ce qui crée ou ne crée pas? Que signifie cette chanson, et ce refrain d'avant le déluge? Baudelaire (p. 283) est le plus puissant, et le plus un, par conséquent, des penseurs désespérés de ce misérable siècle! Il frappe, il est vivant, il voit! Tant pis pour ceux qui ne voient pas!»

Mais, je n'étais pas dans mon sang-froid ce soir-là. Ce sera pour la prochaine occasion. Excusez, je vous en prie, les nombreuses inepties, les rimes légères, et les enfantillages que j'ai laissés dans mon bouquin. Il y a trois ou quatre pages passables: c'est une demi-promesse; j'espère vous envoyer bientôt une prose moins jeune que mes vers! Allons, je vous aime et vous admire, mon bien cher grand poète; et je vous serre la main avec bonheur.

P. S. Je suis presque brouillé avec ma famille. J'attends quelque argent pour retourner vivre à Paris: vous me permettrez de vous faire une petite visite; je ne crois pas dépasser le but en disant que j'ai quelquefois du bon—avant le champagne.

II

Je vous remercie de tout mon cœur de vous être souvenu de moi: que voilà de pensées claires et superbes! Comme on se sent de votre (p. 284) avis en vous lisant! Comme vous savez bien vous écouter impersonnellement dans celui qui vous lit! Je vous admire.

Je me suis rencontré avec vous au sujet de Wagner, et je vous jouerai Tannhauser quand je serai installé dans votre voisinage. Le grand musicien peut réciter, lui aussi, ces vers de statue:

Contemple-les, mon âme, ils sont vraiment affreux!
Pareils aux mannequins, vaguement ridicules...

Quand j'ouvre votre volume, le soir, et que je relis vos magnifiques vers dont tous les mots sont autant de railleries ardentes, plus je les relis, plus je trouve à reconstruire. Comme c'est beau ce que vous faites! La Vie antérieure, l'Allégorie des vieillards, la Madone, le Masque, la Passante, la Charogne, les Petites Vieilles, la Chanson de l'Après-midi,—et ce tour de force de La Mort des Amants, où vous appliquez vos théories musicales. L'Irrémédiable, commençant dans une profondeur hégélienne, les Squelettes laboureurs, et cette sublime amertume de Réversibilité, enfin tout, jusqu'au duo d'Abel et de Caïn... C'est royal, voyez-vous, tout cela. Il faudra bien que tôt ou tard, on en reconnaisse l'humanité et la grandeur, absolument... Mais quel éloge que le rire de ceux qui ne (p. 285) savent pas respecter! Ne vous irritez pas de mon enthousiasme; il est sincère, vous le savez bien.

P. S. Ne m'écrivez pas, je vous en prie; l'Art est long et le temps est court; je le sais aussi bien que personne, moi qui travaille dix heures par jour à faire une page de prose; vous n'avez rien à me dire, et je devine que vous ne me voulez peut-être pas trop de mal, ainsi ne prenez pas de peine pour moi. Quand j'aurai terminé les premiers volumes de Isis, je vous en enverrai un exemplaire. Je ferai avec votre permission, une étude sur vous: si vous ne la trouvez pas bien faite, vous la brûlerez et il n'en sera plus question. Je n'ai pas d'amour-propre, quand j'ai mal écrit, maintenant; je vous l'assure. Vous vous êtes affirmé davantage dans votre étude sur Wagner que dans celle de Gautier: tant mieux! Ça pleut déjà dru comme mitraille et de la hautaine façon, ça m'a ranimé. Dans dix ans, il ne restera pas cinquante pages des romans à reconstruction de faits, quand on ne juge que le fait... Et, au revoir. Pardonnez le griffonnage; je l'ai effacé parce qu'il était dogmatique et que je n'ai rien à vous apprendre.

Encore un Post-S. À propos de l'étude dont je vous parle, ne pensez pas que je veuille (p. 286) recommencer la fable de l'Ours et du Jardinier. Je n'ai plus le même style du tout, comme de raison, quand j'écris une lettre et lorsque j'écris une page littéraire. Vous ne me jugerez pas sur mon déplorable bouquin, et vous aurez de l'indulgence. Je vous affirme que je fais du beau et du très beau dans ce moment-ci—et que vous n'en serez peut-être pas mécontent: vous serez même étonné de la différence, je ne crains pas de vous le dire, si vous voulez bien y jeter un coup d'œil. Vous ne croirez pas que c'est moi. Ne riez pas trop, je vous en prie, de cette folie, et prenez tout ceci avec bienveillance. Je ne vous écris pas rue d'Amsterdam, craignant que vous ayiez changé de maison.

III

Saint-Brieuc, rue Saint-Pierre, 14.

Mon cher Baudelaire,

Je vous ai gardé, comme on dit pour la bonne bouche: voici le résumé (dans ce qu'il peut avoir d'ingénieux) du pèlerinage que vous savez. Le (p. 287) R. P. Dom Guéranger est, je crois, un homme d'une imagination logique et d'une science absolument quelconque; il jouit d'une qualité que vous estimerez: la froideur attrayante. 57 à 58 ans. Il était prêtre à 21 ans; docteur en théologie à 23 ans; licencié en droit, licencié ès-lettres et docteur ès-sciences à 38 ans. Il parle 7 à 8 langues actuelles et n'ignore pas les dialectes hébraïques au point de le céder à M. Renan. Il a trouvé moyen, sans un sou, de relever l'abbaye de Solesmes, sans s'interrompre pour cela, et sans quitter une rude partie engagée entre lui et tous les évêques de France au sujet de la Liturgie ancienne qu'il a réussi à faire rétablir dans toute sa pureté, presque partout; mais il a fallu écrire une douzaine de volumes fantastiques de science religieuse, arracher des bulles pontificales, lutter contre son évêque, abîmer pendant un an, tous les quinze jours, M. de Broglie (au sujet du Labarum et, généralement, des miracles) se lever à 4 heures, se coucher à 11 heures, manger de la salade le soir et un peu de soupe dans une écuelle le matin, conserver du temps pour le bréviaire et pour la direction de l'Abbaye (60 moines), tout quitter au coup de cloche de la Règle, causer avec des milliers de visiteurs, surveiller un anévrisme et une propension mosaïque au bégaiement, afin de ne pas perdre la tête et avoir un front deux fois haut et vaste comme celui (p. 288) de Victor Hugo. Vous voyez que ce n'est pas une brute, et pour me servir d'une expression de du Terrail (si vous voulez bien pardonner cet ignoble mouvement d'amour-propre) j'ajouterai que: «je ne suis pas trop mal dans ses papiers.»

Il est flanqué de deux têtes qui sont presque également admirables: le Père Économe et le Père Prieur: Dom Fontanes et Dom Couturier: deux colosses au physique et au moral. La Bibliothèque (j'oubliais de vous dire que ces deux colosses et lui sont charmants de bienveillance, de profondeur et de naïveté, au point de s'amuser et de faire des calembours), la Bibliothèque contient environ 20.000 volumes: on m'y laissait seul, tous les jours, faveur inconnue à bon nombre de gens (nouveau mouvement d'amour-propre), vous jugez si j'ai, comme on dit, profité de l'occasion. J'ai des notes assez curieuses, je crois pouvoir l'affirmer. Bref, je tiens Samuèle, et si mes prévisions ne sont pas entachées de niaiseries, j'ai réellement quelque chose de—sinon de plus grand, je parle au point de vue de la dimension du volume—du moins d'aussi large que l'idée de Faust. C'est réellement estomirant qu'on ait pas encore pensé à une chose, ou que, si on y a pensé, on ne l'ait pas traitée avec amplitude et magnificence. Je vous écrirai cela: vous jugerez.

Voici, en attendant, une petite légende qui (p. 289) ressemble un peu à l'un de vos poèmes en prose, L'Étranger: Je traduis du latin:

Il y avait un moine—un parfait et ancien religieux—qui avait fait un pacte avec le Diable: je veux dire qui avait accepté les services d'un démon mixte. Ce démon n'était pas, en son âme et en sa condamnation, des plus coupables; il avait, dans les temps effroyables où se joua le grand conflit, il avait subi l'entraînement vague et presque moutonnier de Lucifer. Il ne s'était pas prononcé sur le fameux Non Serviam et s'était trouvé précipité hors de la joie et de la lumière, avant d'avoir eu seulement le temps de se reconnaître. De sorte que sa vie était comme un rêve et qu'il ne savait plus ce qui était arrivé. Il n'était pas mauvais, mais il avait contracté la manie de la chute, en voyant se culbuter, dans l'ombre et dans la foudre, le pêle-mêle des légions noires! Puis... avec les longs et interminables siècles, avec l'insensible habitude de l'étonnement, il avait oublié cela, tout cela: il avait oublié.

Enfin vous comprenez ce que je veux dire. Vous seul pouvez exprimer cela aujourd'hui.

Donc, un jour il avait remarqué la terre, et trouvant confortable d'y rester aussi bien que dans les endroits où il était auparavant, il s'en alla dans les environs d'un monastère, car il (p. 290) aimait le silence. Là, je vous dis qu'il eut l'occasion de rendre service au vieil abbé, on ne sait pas comment. Le vieil abbé—un bon zig!—comprit de suite (toutes ses réserves de conscience faites) l'horrifiant malheur qui avait dû arriver dans l'éternité, au petit bonhomme infernal, et il ne déchargea pas de malédictions nouvelles sur son mélancolique et monstrueux visiteur. Il lui demanda, ne voulant pas être en retard avec un pareil personnage, s'il pouvait, à son tour, lui être quelque peu utile ou même agréable. Il insista, en voyant le pauvre démon secouer tristement ce qui lui servait de tête.—Eh bien, dit celui-ci, puisque vous me proposez, je vous dirais que vous pouvez me faire du bien.—Et comment? dit le moine.—Ah! dit le démon, vous êtes bien le maître de faire bâtir un clocher ici?—Oui, dit le moine.—Alors faites bâtir un clocher avec une grande cloche, et puis faites-la aller la nuit, quand vous pourrez.—Pourquoi? dit le moine inquiet.—J'aime les cloches... le son des cloches... les belles cloches...

N'est-ce pas qu'elle est belle? Mais, dame, je n'ai fait que des phrases où vous feriez de la pure beauté, vous. Enfin, je vous l'offre, si elle peut vous sembler possible.

Je termine en attendant une prochaine lettre en vous recommandant deux livres:

La Mystique de Goerres, 5 vol. in-8 (divine, (p. 291) naturelle, diabolique), édit. Poussielgue, rue Saint-Sulpice, trad. de l'allemand par Sainte-Foy.

Et La Vie de Jésus-Christ, par le docteur Sepp, 2 vol. in-8, même trad., même lib., année 1860 ou 59. Si vous ne les connaissez pas, cela vous fera peut-être plaisir. C'est très curieux.

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(p. 295) Décoration

NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE

CHEZ LES PASSANTS.—L'édition de la Librairie de l'Art indépendant (Frontispice de Félicien Rops; Paris, 1890) comprenait:

L'étonnant couple Moutonnet.Une soirée chez Nina de Villard (Gil Blas, 24 août 1888);—N-S. Jésus-Christ sur les planches (Gil Blas, 25 décembre 1888). Remy de Gourmont a recueilli dans la Revue indépendante de juillet 1890, des notes manuscrites; l'auteur et le préfacier y recevaient une plus «rude volée». Ce «manuscrit offre des variantes curieuses qui dénotent chez Villiers, un polémiste assez âpre (et il le prouva) surtout quand on touchait aux choses sacrées». Les variantes ont été jointes, en appendice, au livre de M. Édouard de Rougemont (Mercure de France, 1910),—Souvenir (Revue wagnerienne, (p. 296) 15 juin 1887);—Hamlet (Revue des lettres et des arts, 8 décembre 1867);—Augusta Holmès (La Vie moderne, 13 juin 1885, et le Succès, 11 novembre 1885). Voici le fragment, non reproduit, d'un de ces textes:

«J'avais été porté par le comité royaliste aux élections du conseil général de Paris, le 10 janvier 1880. C'était, si fidèle est ma mémoire, contre M. de Heredia, le terrible révolutionnaire. (Soit dit, par occasion, les résultats de ces élections étant de nos jours, parfaitement connus à l'avance, à vingt-cinq voix près, dans tous les comités, j'avais accepté seulement pour l'honneur de la défaite.) J'obtins donc les six cents suffrages attendus. Mon aimable compétiteur, dont alors le «Figaro» publia les poésies émues et fugitives, se concilia l'excédent convenu des mille ou douze cents voix sagaces, auxquelles il doit son triomphe, et chacun des deux littérateurs fut content.

«Mais en ce qui nous occupe, le plaisant de cette affaire est que, dès cette époque déjà, le projet du Conservatoire lyrique de la ville de Paris était fortement en question et que, l'avant-veille du grand jour, dans une soirée, j'avais déclaré devant les plus terre-à-terre et les plus cramoisis du conseil que si, contre toutes prévisions (le peuple ayant enfin ses versatilités), je l'emportais en cette aventure, mon premier soin serait, l'heure venue, de notifier à la commission la compétence utile et pratique de l'éminente compositrice comme membre du jury officiel de ce concours. Or, avec ce sourire doux et entendu qui leur sied d'ailleurs, nos deux purs m'appelèrent «poète» (ce qui m'amuse toujours), et renvoyèrent mon projet de nomination dans les nuées. Je les décorai donc du titre de «prosateurs» pour flatter à mon tour (p. 297) leur amour-propre et, chose qui ne me surprit en rien, ce furent précisément ces deux membres, si j'en crois la Renommée, qui, l'année suivante, entraînèrent la commission en faveur de la musicienne et la firent nommer du jury à une majorité enthousiaste: quels poètes, ces conseillers municipaux!...»

Lettre sur un livre (Préface à un livre de M. E. Pierre, Paris, 1887);—Le réalisme dans la peine de mort (Figaro, 18 février 1885);—Le candidat de G. Flaubert (Revue du monde nouveau, 1er février 1874);—Peintures décoratives de l'Opéra;—La tentation de Saint Antoine (Semaine Parisienne, 23 avril 1874);—Le cas extraordinaire de M. Francisque Sarcey (Gil Blas, 20 octobre 1887). L'Évasion avait été représentée le 12 octobre au Théâtre Libre;—Le socle de la statue (publié primitivement sous ce titre: La Maison Gambade, père et fils, 1 plaq. 1882);—La couronne présidentielle (Le couronnement de M. Grévy, décembre 1887, in-fo);—Au gendre insigne;—L'Avertissement (Figaro, 19 juillet 1883).

PAGES RETROUVÉES.

À une grande Forêt (L'Artiste, 1er avril 1868 et IIme série du Parnasse contemporain, 1871.)—(p. 298) Variantes de l'Artiste, Épigraphe: «La nuit et son oiseau solennel, Milton», vers 19 et 20:

Miroir du Rossignol, la source aux sons fatals,
Aréthuse, reluit sous les ajoncs natals.

et plus loin:

... le dolmen disperse entre ses brèches;

Esquisse à la manière de Goya (Parnasse contemporain, I, 1866);—Hypermnestra (Revue encyclopédique, 18 mars 1896). Daté du 24 septembre 1876;—Lady Hamilton (La revue blanche, 1er janvier 1896). Écrit avant 1880;—Le Convive (Journal, 9 mars 1894);—Sigefroid (Le diable, 7 mai 1870);—Lettres a Baudelaire (Nouvelle Revue, 15 août 1903). Écrites en 1861 et 1862.

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(p. 301) Décoration

TABLE DES MATIÈRES

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(p. 303) ACHEVÉ D'IMPRIMER
LE QUINZE OCTOBRE MCMXIII
par
GEORGES CLOUZOT
À NIORT
pour
MM. CRÈS ET Cie

Notes

1: Alors M. Grévy.

2: Voir le Temps du... juillet 1888.

3: Écrit en juillet 1884 pendant la maladie du Comte de Chambord.

4: Mai 1870.

Notes au lecteur de ce fichier numérique:

Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe de l'auteur a été conservée.

—Corrections effectuées:

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