Project Gutenberg's L'Illustration, No. 0065, 25 Mai 1844, by Various This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have to check the laws of the country where you are located before using this ebook. Title: L'Illustration, No. 0065, 25 Mai 1844 Author: Various Release Date: August 29, 2014 [EBook #46721] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION, NO. 0065, 25 *** Produced by Rénald Lévesque
L'ILLUSTRATION,
JOURNAL UNIVERSEL.
Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr. Prix de chaque N°. 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75. |
N° 65. Vol. III. |
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SOMMAIRE.
Histoire de la Semaine. Portrait du vice-amiral Lalande; Portrait du prince de Joinville. Carte du Texas.--Courrier de Paris.--La Chasse au Poste. Deux Gravures.--Des Vitraux anciens et modernes. Vitraux de MM. Galimard et Lami de Nozan, à Saint-Germain-l'Auxerrois.--Les Salles d'asile.--Exposition des produits de l'Industrie. 4º article. Bronzes et Ébénisterie. Ostensoir de M. Froment-Meurice; Bénitier en bronze par M. Quesnel; Fauteuil et Chaise en bois sculpté, par M. Émile Grimpré; Candélabre en bronze, par M. Denière; Meuble de milieu d'un Salon et Prie-Dieu, par M. Grohé; Buffet par M. Ringuet.--Courses de Chantilly.--Le Dernier des Commis voyageurs, roman par M. XXX. Chapitre IX. Récit; les catastrophes de Potard,--Marguerite, romance. Paroles de M. A. de La Fizelière, musique de M. Léon Dusautoy.--Une Gravure.--Romanciers Contemporains. Charles Dickens, (Suite et fin.) Séjour dans Éden; départ du paradis terrestre. Modes. Une gravure.--Antiquités trouvées à Hérouval. Deux Gravures.--Rébus.
Portrait du vice-amiral
Lalande.
Nous avons, la semaine dernière, annoncé la publication de la Note de M. le prince de Joinville sur l'état des forces navales de la France. Ce n'était, il y a huit jours, qu'un document remarquable, plein de reproches fondés et surtout de conseils utiles; aujourd'hui cet écrit est devenu un événement par l'émoi qu'en a ressenti le cabinet; la colère qu'ont témoignés nos feuilles étrangères les mieux disposées d'ordinaire pour les ministres, et par la leçon que des journaux français qui reçoivent leurs confidences les plus intimes ont été chargés de faire au jeune amiral. Le Morning Chronicle ne trouve pas plus de «sagesse que de dignité et de noblesse dans cette brochure de boucanier.» L'Observateur de Bruxelles y cherche vainement «l'acte d'un bon citoyen et n'y voit qu'une démarche propre à jeter une espèce de froideur entre le prince de Joinville et ses frères, et à mécontenter le duc de Nemours, qui a horreur de la publicité, que son frère vient de rechercher avec autant d'éclat que de succès.» La presse ministérielle française, dans ses reproches, brave un peu moins l'honnêteté, mais néanmoins il est facile de voir que, sans sa dignité de prince, le jeune marin eût été traité comme le caporal Bach. Il a dû se rendre au château de Compiègne.
Presque au même moment où paraissait cette brochure qui renferme un éloge si fier, si national, si senti de l'escadre que la France avait en 1840 dans la Méditerranée, des matelots exercés qui la montaient, de leur chef habile et actif, à ce même moment, en quelque sorte, la mort enlevait ce regrettable amiral, la tombe se refermait sur ses restes, et la marine française avait à ajouter sur ses tables funéraires chargées, depuis quelques années, de noms si glorieux et si prématurément inscrits, aux noms de l'habile de Rigny, de l'intrépide Gallois, du savant Dumont d'Urville, le nom de Lalande.
Il était né au Mans le 13 janvier 1787. A seize ans à peine, en 1803, il entra dans la marine en qualité de mousse. La rupture de la paix d'Amiens recommençait pour la France la lutte maritime soutenue depuis près d'un siècle et demi, en même temps que nous avions à lutter sur les champs de bataille contre l'Europe continentale. Le jeune marin se fit promptement remarquer, obtint des grades par ses bons services, et se vit toujours confier des postes et des missions supérieurs à ses grades.
Parvenu à celui d'enseigne de vaisseau, il se distingua dans le combat acharné à la suite duquel les frégates l'Italienne, la Calypso et la Cybèle, capitaines Jurien, Jacob et Cocault, attaqués le 24 février 1809 dans la rade des Sables-d'Olonne, forcèrent à la retraite une division anglaise composée de trois vaisseaux, deux frégates et une corvette aux ordres du vice-amiral Stepford.
En 1814, se trouvant aux Antilles, il prit part aux divers engagements, et se fit de nouveau remarquer par un sang-froid qui s'alliait en lui à la plus brillante valeur. La paix ne découragea point son ardeur, et on le vit en déployer autant pour la protection de notre pavillon sur toutes les mers, qu'il en avait montré au jour du combat pour sa gloire. De 1822 à 1836, il s'éleva du grade de capitaine de frégate à celui de contre-amiral. Chaque avancement fut le prix de signalés services. En 1837, il fut nommé commandant de l'escadre d'Afrique, et fut mandé devant Tunis pour y faire respecter le drapeau de la France. En 1838, il fut nommé commandant de l'escadre de la Méditerranée; et, en 1840, il avait réuni autour de lui vingt vaisseaux, quand il reçut l'ordre douloureux de quitter ces eaux, où sa présence seule eût empêché la catastrophe de Syrie. En 1844, le département du Finistère l'envoya prendre place à la chambre des députés. L'autorité de sa parole était immense dans toutes les questions maritimes, et sa réserve habituelle ajoutait encore au poids de ses observations quand on y entrevoyait la critique d'une mesure proposée. Élevé au grade de vice-amiral en 1843, il fut, presque à la même époque, exposé aux redoublements acharnés de la maladie dont il avait ressenti, il y a vingt-cinq ans, les premières atteintes, et qui l'a conduit au tombeau après une année entière de souffrances.
Portrait du Prince de Joinville.
Pendant que nous avions à rendre les derniers devoirs à un des hommes les plus braves et les plus prudents de notre armée de mer, la nouvelle est venue que l'armée d'Afrique avait à déplorer la mort d'un chef d'escadron et d'un certain nombre de soldats qu'un courage aventureux a engagés avec des précautions insuffisantes dans une partie non explorée de la province de Constantine. M. le duc d'Aumale s'est trouvé lui-même, pendant quelques instants, prisonnier, et n'a dû la vie qu'au sacrifice qu'un généreux commandant a fait de la sienne pour dégager le prince.
La chambre des députés a enfin, dans sa séance du samedi 18, terminé la discussion du projet sur la réforme des prisons, et voté au scrutin sur l'ensemble de cette loi, qui a réuni 234 voix sur 359 votants. Du jour de sa présentation à celui du scrutin, elle a subi de bien nombreuses et de bien profondes modifications, ce qui ne lui a rien fait gagner, on le comprend, en unité et en ensemble, quel que soit d'ailleurs le mérite des changements introduits. De toutes les peines que prononce notre code pénal, il en est une seule que l'on n'a pas songé à appliquer: c'est la peine de la déportation. En vérité, à voir ce qui se passe dans les colonies pénales de l'Angleterre, et le regret où en est cette puissance de ne pouvoir renoncer du jour au lendemain à des établissements qui lui ont été aussi dispendieux à fonder, et qu'elle n'est pas en mesure de remplacer immédiatement par autre chose, on devait être peu porté à présumer que nous en viendrions à vouloir entrer dans la voie où nos voisins se désespèrent d'être engagés, et à restaurer une peine qui n'a été appliquée que dans les mauvais jours de notre histoire. Malgré tout, on s'est amusé à écrire, par amendement dans la loi nouvelle, la peine de la transportation, qui n'est pas écrite dans le Dictionnaire de l'Académie, et dont le sens vrai ne sera jamais, nous l'espérons bien, déterminé et défini par l'application. C'est tout aussi menaçant que l'est aujourd'hui la déportation; c'est plus neuf, et ce sera tout aussi inoffensif. Ce projet de loi, si longuement discuté, n'aboutira pas en définitive, et c'est la conviction où était la Chambre de son impossibilité qui lui a valu bon nombre de boules blanches. Du moment qu'on a eu la certitude que le résultat indigeste de cet interminable débat ne pourrait jamais prendre place dans nos codes, sur les bancs du centre comme sur ceux de l'opposition, beaucoup d'adversaires du projet n'ont plus vu d'inconvénient à donner au cabinet et à la commission la satisfaction de leur adhésion apparente. Pour nous, cependant, nous voyons quelque chose de bien grave dans la déclaration solennelle qui a été faite par le ministère, par la majorité, par le scrutin, que la détention cellulaire aggravait la punition à ce point que sa durée devrait être, dans ce système abrégée d'un cinquième. Vous avez tous reconnu et proclamé cela, et vous avez aujourd'hui à Tours, à Bordeaux, des prisonniers qui subissent cellulairement le temps d'emprisonnement ordinaire auquel ils ont été condamnes. C'est donc une aggravation de leur sort que l'administration s'est permise: elle vient de l'avouer, et, ce qui est bien grave encore, c'est quelle ne va pas être en mesure de la faire cesser, comme elle croyait le pouvoir quand elle a fait cet aveu. La réduction du cinquième du temps reconnue indispensable par le nouveau projet tombe comme lui; il ne demeurera donc de tout cela qu'une souveraine injustice, reconnue telle par ses auteurs, confessée, mais continuée.
La précédente législature a voté une loi pour l'établissement d'une ligne de fer de Montpellier à Nîmes. Acquisition de terrains, travaux d'art et de terrassement, pose de la voie de fer, l'État avait tout fait; il s'était même pourvu d'une partie du matériel roulant. Il n'y avait plus qu'à lancer une locomotive quand on s'est dit; Mais qui exploitera? Sera-ce l'État? Sera-ce une compagnie? Le gouvernement et la commission de la Chambre s'étaient prononcés pour l'exploitation par une compagnie. Un projet de bail a été dressé, il fixe le maximum de la durée de la jouissance à douze ans, et détermine le minimum du prix de fermage à cinq pour cent de la dépense des rails évaluée à cinq millions. M. Boissy-d'Anglas avait présenté un amendement tendant à attribuer à l'État l'exploitation du chemin jusqu'en 1849. M. Berryer l'a appuyé avec toute la précision, la netteté, la sûreté de raisonnements qui distinguent l'éminent orateur. La Chambre en a décidé autrement; elle s'en est tenue à l'exploitation par les compagnies, malgré les raisons graves et particulières qui, en cette occasion, semblaient devoir faire donner la préférence à l'exploitation par l'État. Cependant les députés partisans exclusifs de l'exploitation par les compagnies ne devraient pas perdre de vue que chacune des lois de concession de chemins de fer renferme un article qui donne à l'État la faculté de racheter la concession elle-même. Pour que l'État sache, la convenance d'user de cette faculté se présentant, s'il serait en mesure de faire face aux devoirs qu'elle lui imposerait, il faut que ses agents aient pu fonctionner sur un chemin et en diriger l'exploitation, autrement on demeurerait dans l'inconnu, et la faculté de rachat deviendrait illusoire ou bien périlleuse. La Chambre a-t-elle pensé que la ligne de Montpellier à Nîmes était trop peu importante pour mettre l'État à même de faire une épreuve sérieuse et de nature à l'éclairer complètement? Nous voudrions bien que c'eût été là le seul et déterminant motif de son vote.
La Chambre des pairs a continué la discussion de la loi sur l'enseignement secondaire. La semaine dernière, M. Martin (du Nord) avait dit que les jésuites et leur enseignement seraient peut-être moins hostiles si on les laissait s'établir en France, qu'en les refoulant à nos frontières. Cette semaine, M. Guizot, à son tour, a émis la pensée que beaucoup de préventions disparaîtraient, beaucoup de difficultés seraient résolues, si le cabinet comptait un prélat parmi ses membres, et si la Chambre avait encore des évêques sur ses bancs. Le langage de M. le garde des sceaux, celui de M. le ministre des affaires étrangères, ont été relevés avec vivacité à la tribune du Luxembourg. En dehors de cette Chambre ils ont également produit beaucoup d'effet: mais cet effet doit donner une certitude plus complète encore que la Chambre des députés ne sera saisie que le plus tard qu'on pourra d'une question qu'on a déjà cependant rendue plus irritante par les hésitations et les délais.
Les nouvelles d'Haïti ne nous sont venues cette semaine que par la voie de l'Angleterre. Elles étaient peu concordantes, mais cependant, en général, très-défavorables à la cause des mulâtres. On a annoncé, démenti, puis répandu de nouveau le bruit de la mort du général-président Hérard.
Un traité, qui semble devoir trancher définitivement une question dont la solution a été longtemps différée, vient d'être conclu entre le Texas et les États-Unis. Il est convenu, par ce traité, que le Texas sera annexé au territoire de l'Union, et nommera un député ou représentant au congrès. Les États-Unis se chargent de payer les dettes du Texas jusqu'à concurrence de la valeur des terres situées dans te Texas, qui seront mises en vente. Le traité ne parle point de l'esclavage. Ce point sera sujet à discussion entre les États à esclaves et ceux qui n'en ont pas, dans l'examen que le sénat a présentement à en faire pour la ratification qui devra être donnée dans les trente jours de la communication du traité à cette assemblée. L'Angleterre pourra bien, elle, ne pas se contenter d'un délai aussi court pour se résigner à voir cet arrangement d'un bon œil. Ses démarches auprès du Texas n'ont pas été plus secrètes qu'heureuses. Elle ne cherchera probablement pas à dissimuler davantage son dépit, mais ce sera probablement aussi sans plus de profit. Quant à la France, qui a reconnu l'indépendance du Texas, elle ne pouvait élever des objections contre l'annexation que dans le cas où elle s'offrirait à préserver cet État de la guerre dont le menace le Mexique, qui le confine, et contre lequel il n'est pas en état de lutter. Nos griefs contre Santa Anna sont grands sans doute; mais rien n'annonce en ce moment que nos escadres soient armées en guerre.--Les négociations entamées entre le ministre américain et le chargé spécial de l'Angleterre, M. Pakenkam, sur la question concernant le territoire de l'Orégon, sont suspendues; M. Pakenkam attend de nouvelles instructions de son gouvernement.
La cour de Dublin a remis à trois mois le prononcé du jugement contre O'Connell. Cette remise est considérée comme un ajournement indéfini; car on peut, dans trois mois, demander de nouveau à entamer des plaidoiries; et, en supposant que la cour s'y refuse, il resterait encore aux défenseurs des accusés la faculté de former une opposition au jugement, et de plaider sur cette opposition. Il est évident que l'embarras seul empêche sir Robert Peel de déclarer franchement qu'il renonce à toutes poursuites.--M. Hume avait déposé sur le bureau de la chambre des communes une motion pour la suppression, dans l'intérêt de l'Irlande et de l'Angleterre elle-même, de la charge de lord-lieutenant d'Irlande. Après un discours dans lequel le ministre n'a pas combattu cette proposition d'une manière absolue, son auteur l'a retirée sur l'observation faite par M. Peel qu'il aurait à s'occuper de cette question, et qu'un vote de la Chambre, pour ou contre, pourrait lui rendre la solution plus difficile.--Les négociations diplomatiques entre les États Unis et l'Angleterre à l'occasion du Texas viennent de donner lieu à une motion du même genre de la part de M. Hume, qui a encore eu à se contenter de la même réponse.--Dans la chambre des lords, l'affaire du Maltais que le consul anglais avait livré à la justice de Tunis, malgré les réclamations des consuls des autres nations, et en violation des franchises accordées aux étrangers, a donné lieu à des interpellations de la part de lord Beaumont. Mais, bien entendu, elles n'avaient pas pour but de blâmer l'étrange conduite du consul anglais que nous avons précédemment exposée. C'est au contraire la fermeté du consul général de France, lequel a montré une sollicitude si active et si éclairée pour ne pas laisser établir un précédent, menaçant dans l'avenir la sûreté de tous les chrétiens, c'est M. de Lagau qu'on accuse. Lord Aberdeen, bien qu'avec plus de réserve, a jeté aussi quelque blâme sur la conduite de notre agent; mais il a fait observer que cette affaire devait plutôt être traitée par correspondance diplomatique entre les deux puissances qu'à la tribune de l'une d'elles. Il a promis le dépôt sur le bureau de la Chambre des dépêches échangées à cette occasion avec le cabinet des Tuileries. Le débat ne s'est pas prolongé davantage.--Des troubles ont éclaté dans l'île de Guernesey. Dans la journée du dimanche 19, on y a transporté 4 à 500 hommes de l'île de Wright.
En Espagne, les deux reines, l'infante et Narvaez, après nous avoir fait savoir, par le télégraphe, qu'ils vont prendre les eaux de Caldas en Catalogne, nous donnent aujourd'hui l'assurance que c'est bien uniquement pour la santé de la jeune Isabelle, et non pour la faire se rencontrer avec le fils de don Carlos dans une vue d'union matrimoniale et de fusion politique. Pendant cette absence, comme on suppose trop de force aux progressistes, dans les cortès actuelles, pour songer à les réunir, on se préparera à des élections nouvelles qu'une dissolution ne tardera pas à nécessiter. On espère que la nouvelle Chambre sera d'assez bonne composition pour consentir à donner au ministère un blanc-seing pour gouverner sans elle et à se laisser congédier. Cela fait, si les choses se passent ainsi, il faudra convenir que l'Espagne aura bien profité des leçons que Louis XVIII donnait à Ferdinand VII, par la main de son secrétaire Paul Louis Courier, sur le gouvernement représentatif et la manière de s'en servir commodément.--M. Gonzalès-Bavo a reçu, pour consolation du portefeuille qui lui est tombé des mains, l'ambassade de Lisbonne.
L'attention se porte sur le Maroc. On a menacé, à Tanger, les Européens de la prochaine arrivée des Kabyles de l'intérieur. Le corps consulaire a écrit au pacha pour protester d'avance contre cette infraction aux ordres avoués de l'empereur. Des mesures ont été immédiatement prises pour appeler en vue de la côte des bâtiments anglais et un bâtiment français. On s'attend à une réponse négative de la part de l'empereur à l'ultimatum espagnol. Dans ce cas, le consul général de cette nation amènera son pavillon et s'embarquera, si toutefois il peut le faire.
Le canton du Valais est divisé en deux partis: celui de la Vieille Suisse et celui de la Suisse Nouvelle. Craignant de ne pouvoir maintenir la paix entre eux, le gouvernement de ce canton s'était adressé au vorort, dont le siège, cette année, est Lucerne, pour demander son intervention. Lucerne, qui penche pour la Vieille Suisse, a ordonné à des troupes fédérales de se rendre dans le canton qui en réclamait; mais les cantons libéraux se sont opposés à cette mesure. Celui de Vaud avait été désigné pour fournir un contingent d'infanterie; son conseil d'État a décliné la compétence du vorort et repoussé cette demande de troupes jusqu'à ce qu'il en fût décidé par une diète extraordinaire. En attendant, la guerre civile a éclaté en Valais. La Vieille Suisse s'est emparée de Sion. La Jeune Suisse se lève en masse: chaque parti a des pièces de canon; toute la population prend part à cette lutte. Des prêtres marchent en tête des colonnes improvisées.
La ville de Geseeke, près de Paderhorn, en Prusse, a été le théâtre d'un événement déplorable. Le 5 de ce mois, vers neuf heures, la populace se réunit, s'arma d'une grande quantité de pierres, et les lança contre les maisons habitées par les juifs; toutes celles de ces maisons qui étaient en bois ont été démolies, et les autres fortement endommagées. Une seule des maisons des Israélites a été ménagée par les perturbateurs, parce que parmi ses habitants se trouvait une femme nouvellement accouchée. Par suite de ces actes de vandalisme, des familles entières, des femmes, des vieillards, des enfants, se trouvent sans abri. Heureusement le peuple n'a commis aucun attentat contre les personnes. Voici ce qui a excité sa fureur contre les Israélites: dans la matinée, un prêtre catholique reçut par la poste une lettre anonyme portant le timbre de Paderhorn, et qui contenait les insultes les plus grossières contre le culte catholique et contre tout ce qui est sacré aux yeux de ceux qui le professent. Le prêtre communiqua cette lettre à quelques-uns de ses amis, qui en parlèrent à d'autres personnes, de sorte que peu à peu le contenu de la lettre reçut une grande publicité, bientôt le bruit courut que c'étaient les juifs de Geseeke qui auraient fait écrire cette missive. La populace devint furieuse, elle résolut de se venger sur les juifs, et elle commit les dévastations que nous avons rapportées. Un grand nombre d'arrestations ont été faites, et la justice informe.
Un épouvantable accident est arrivé sur le chemin de fer de Bruxelles à Anvers. Une partie des voitures composant un convoi est sortie des rails en arrivant au Vieux-Dieu. Plusieurs wagons ont été brisés; trois personnes ont expiré dans les vingt-quatre heures. Le nombre des blessés et la gravité des blessures ne permettaient guère d'espérer que l'on ne comptât pas bientôt un plus grand nombre de victimes.
Le général Sainte-Aldegonde, l'un des pairs éliminés en 1830, vient de mourir à l'âge de quatre-vingt-quatre ans.--M. le lieutenant-général Durocheret, directeur du personnel au ministère de la guerre, a été enlevé subitement dans un âge bien moins avancé.
Le soleil tout à coup a fait volte-face et nous a tourné le dos. O soleil! voilà de les traits; tu nous souris avec le jour, tu viens égayer notre réveil, tu cours sur nos rideaux en rayons joyeux, tu joues sur nos tapis, sur nos plafonds et sur nos dalles. En te voyant, notre tristesse se change en gaieté; sois le bienvenu, disons-nous, hôte charmant, ami printanier! et nous n'avons pas assez d'ouvrir nos portes pour te recevoir, nous t'ouvrons aussi nos fenêtres; quelle agréable intimité! que l'aurore en est délicieuse et douce, quand tu mêles ta vive lumière à la fraîcheur de l'air matinal! et peu à peu, quand le jour s'avance et entre dans son midi, si ton amitié devient par trop chaude, on la tempère par des moyens qui ne font que lui donner plus de prix et de charme; et en effet, quel plaisir de te voir, comme un ami fidèle et que rien ne rebute, rôder autour de la jalousie et de la personne pour tâcher de le frayer passage; tandis que le maître du logis, recueilli dans la fraîcheur et dans l'ombre, surprend avec volupté quelques lueurs de ta lumière à travers ses rideaux de soie et se dit: «Il est toujours là, ce cher soleil; je le retrouverai tout à l'heure, si je le veux, ce soir, demain, quand bon me semblera.»
Non, mes braves Parisiens; si vous avez le soleil aujourd'hui, demain vous ne l'aurez pas; le soleil est changeant et volage comme tous les trésors qui ornent et échauffent la vie; changeant comme la jeunesse, comme la beauté, comme la fortune; volage comme le plaisir, comme l'amour, et,--faut-il le dire?--comme l'amitié, quoique l'amitié ait une réputation de sagesse et de stabilité; profitez donc du soleil, lorsqu'il vous visite, et, loin de vous casemater contre l'excès de ses tendresses, abandonnez-lui vos fenêtres béantes, même au plus ardent de la journée, au risque d'être rôtis tout vif; sinon, plus tard, vous le regretterez, et plus lard il ne sera plus temps.
Qui ne préférerait, je vous le demande, un magnifique soleil de plein midi à ce ciel noir et maussade qui étend depuis huit jours sur Paris comme un funèbre linceul? Qui n'accepterait volontiers un soleil africain à la place de cette pluie froide et taquine dont nous sommes inondés? Ce ciel noir, c'est la mort, et le soleil est la vie.
A la ville, le soleil est un bon compagnon dont on peut,--nous l'avons vu,--tempérer l'exagération et les excès; mais le mauvais temps, le ciel sombre, horribles visiteurs auxquels rien ne peut vous soustraire! Barricadez vos fenêtres pour les chasser, opposez-leur la double cuirasse de vos rideaux et de vos jalousies, ce sera cent fois pis encore; pour fuir la vue d'un ciel lugubre, vous vous mettez dans un tombeau, vous changez votre logis en catacombes; oui, vous avez beau faire, le mauvais temps est un ennemi acharné et inévitable; nul moyen de le fuir; il vous saisit de tous côtés et se fait voir, quoi que vous fassiez, ici sur les vitres humides, là sur les murs ruisselants, sur l'escalier maculé de boue, par les teintes couleur de ténèbres qu'il projette dans votre chambre; le mauvais temps met tout en deuil: il agace les nerfs les plus paisibles, il attriste les cœurs les plus joyeux, il ôte l'appétit aux plus gourmands, il vous donne l'ennui de vivre et le désir d'aller chercher si par hasard là-bas, dans l'autre monde, le ciel n'est pas toujours limpide et pur, et les beaux jours ne sont point éternels.
Huit jours de froid et de pluie à Paris, dans cette belle saison du mois de mai, huit jours de temps exécrable, n'est-ce pas un horrible tour que le baromètre nous joue? Que de regrets et de déceptions! je ne parle pas seulement des Parisiens, c'est-à-dire des naturels du pays qui, tout en maugréant, se résignent et se barricadent chez eux, et rallument leur foyer, comme si le maussade décembre était revenu abrité sous son parapluie, mettant ses socques et grelottant dans les plis de son manteau; non, le Parisien n'est pas le plus à plaindre; ce qui est surtout digne de pitié, ce qui fait peine à voir, ce qui saigne le cœur, c'est l'étranger, c'est l'honnête espèce venue du fond de quelque département lointain pour passer quinze jours de printemps à Paris; race malencontreuse qui tombe au milieu de cette inondation et de ces journées lugubres; voyez-vous leur désespoir? ils se promettaient d'aller d'un pied leste et pimpant visiter la grande ville, marchant sans crainte sur le pavé et sur l'asphalte mis à sec par le mois de mai à la tiède haleine; et voici que nos pauvres diables sont obligés de se crotter jusqu'à l'échine, ou de s'entasser dans un omnibus humide, ou de se mettre, à travers champs, à la poursuite d'un fiacre, ou de s'épuiser la poitrine à héler un cabriolet qui leur répond fièrement ce mot fatal: Chargé! A moins qu'ils ne préfèrent rester emprisonnés dans la chambre étroite de leur hôtel garni, en attendant qu'il plaise à Dieu de dissiper les nuages et de ramener le beau temps; dans cette situation, vous devinez leurs souffrances; ils étaient venus à Paris pour chercher le mouvement et le plaisir, et ils se trouvent réduits à y pratiquer une espère de détention cellulaire.
Ne ressemblent-ils pas à des âmes en peine ou à des oiseaux nouvellement enfermés dans la cage? Que de fois ils donnent des coups de bec contre les barreaux de leur prison! que de fois ils consultent le baromètre pour savoir s'il est de bon présage! que de fois ils ouvrent la fenêtre et étendent la main dans la rue pour s'assurer s'il pleut ou s'il ne pleut pas! que de fois enfin ceux qui craignent les coups d'air, les rhumes de cerveau, les fraîcheurs et les rhumatismes, collent leur nez contre les vitres d'un air attristé et qui semble dire, à la façon des héros d'Homère: «O Jupiter! rends-nous le beau temps et combats contre nous!»
Les plus à plaindre, ce ne sont pas les provinciaux du sexe masculin; le mâle, en définitive, se glisse partout et barbote dans la boue avec assez de résignation, dût-il relever sur ses bottes l'extrémité de son pantalon; la gouttière lance-t-elle ses gerbes de pluie dans le nez du mâle, un cabriolet l'éclabousse-t-il, sa semelle donne-t-elle en plein dans un ruisseau, il soutient l'aventure assez courageusement, à la maniéré de Caton d'Utique, et pense qu'après tout il en sera quitte pour brosser, en rentrant, son chapeau et éponger son collet de velours; mais les martyrs des martyrs, ce sont ces demoiselles et ces dames; comment se hasarder dans ces rues immondes, quand on n'a pas le pied parisien? Comment aventurer, au milieu de ce déluge, cette robe, ce chapeau, cette écharpe qu'on a si précieusement encaissés au départ, dans ses cartons et dans ses malles? Cher chapeau, robe non moins chère, dont on disait à chaque relais, avec un soupir: «Pourvu que mon chapeau ne soit pas bosselé! pourvu que ma robe ne soit pas fanée! Conducteur! conducteur! ayez-en bien soin: je vous les recommande; s'il vous arrive le moindre malheur, je,... je,... je vous arrache les yeux!»
Mais, ô Providence! tandis que je décris les petites misères du mauvais temps, tandis que je pleure les infortunes des victimes de la pluie, tandis que j'ai l'âme déchirée au spectacle de ces excellentes gens qui ne savent où mettre le pied, de peur de se crotter, ni comment sortir, ni comment rester, ni à quoi occuper leurs journées si aimables, si douces, si faciles à dépenser quand le ciel est pur et souriant, tandis que je médite, en un mot, sur toutes ces tribulations et sur toutes ces disgrâces, voici un rayon de soleil qui se laisse entrevoir furtivement, puis deux, puis trois, puis quatre; puis le ciel fait sa toilette, se rase, si on peut se permettre de le dire, chasse les vilains nuages qui assombrissaient sa face, et se montre de nouveau, tel que nous l'avions vu pendant tout ce beau commencement de mai, frais, riant, couleur d'azur et radieux.
Salut, ô soleil! sois le bienvenu! tu joues à la coquetterie et tu disparais çà et là pour qu'on te regrette et qu'on t'aime davantage. Vous tous cependant, tribus attristées, étrangers malheureux, provinciaux affligés, qui aviez remis prudemment dans vos malles vos robes neuves et vos habits de fête, consolez-vous, soyez contents, reprenez votre air de badauds satisfaits; la rue est saine, le jour est limpide, le pavé ne vous menace d'aucune éclaboussure; allez sans crainte et sans parapluie, et donnez-vous-en du matin au soir, à droite, à gauche, sur tous les ponts de la ville, oui, chers amis, visitez les ours du Jardin des Plantes; flânez sous les marronniers des Tuileries; entrez au Musée; entassez-vous dans les galeries de l'Industrie; nourrissez-vous chez Véfour, glacez-vous chez Tortoni, entreprenez l'ascension des tours de Notre-Dame et de la colonne, et, si l'Odéon ne vous fait pas peur, si Sophocle est quelque peu de votre connaissance, poussez jusqu'au Second-Théâtre-Français pour y voir jouer Antigone, tragédie grecque, représentée à la grecque, avec la mise en scène antique.
Cette curieuse représentation, depuis si longtemps annoncée, a définitivement eu lieu mardi dernier; on peut dire que ce n'est pas sans peine; depuis un mois, l'Odéon imprimait ces mots sur son affiche: Demain, Antigone, sans remise: demain arrivait, et Antigone ne venait pas; si bien que l'affiche de l'Odéon avait fini par ressembler à cette enseigne de barbier qui annonçait: «Demain, on rasera ici gratis.»
Il est juste de dire, à l'honneur de l'Odéon, que l'entreprise n'était pas facile et qu'il a fallu prendre de sérieuses précautions pour la mener à fin. D'abord il y avait des difficultés d'exécution matérielles incontestables; élever un théâtre sur le théâtre même, ce n'est pas rien; établir ensuite, à la place de l'orchestre des musiciens, une espèce d'avant-scène, ce que les anciens appelaient le proscenium, lieu réservé au chœur, c'est bien encore quelque chose. Après ces travaux de charpentier et de maçon restait l'étude de la tragédie elle-même, c'est-à-dire la poésie après les planches et le rabot. Ce dernier travail a souffert de l'indisposition de mademoiselle Planat, chargée d'abord du rôle d'Antigone; il a fallu recourir à la bonne volonté de mademoiselle Bourbier pour remplacer la jeune actrice alitée; vous voyez donc que l'Odéon n'a pas gaspillé ses heures autant qu'il en a l'air, à la poursuite de cette représentation d'Antigone, et que très-probablement d'autres que lui n'auraient pas été plus prompts ni plus expéditifs.
Tout le monde était inquiet, aussi bien l'Odéon que le public, et chacun de son côté craignait la bizarrerie de ce spectacle; peut-être même en redoutait-on le ridicule, malgré le grand nom de Sophocle. «Vous allez voir une caricature des spectacles antiques, disaient quelques-uns; comment voulez-vous qu'avec nos théâtres larges comme la main on fasse quelque chose qui ressemble à ces vastes fêtes dramatiques qui tenaient toute une ville présente et attentive? Oh! comme nous allons rire!»
On n'a pas ri le moins du monde; le public s'est montré continuellement intéressé et sérieux; il semblait qu'il assistât scrupuleusement, avec toute la gravité d'un disciple docile et curieux de s'instruire, à la découverte d'un cours de poésie ancienne. Le public, il est vrai, était approprié à la circonstance, c'est-à-dire qu'il se composait de spectateurs qu'on retrouve dans toutes les solennités où l'art est sérieusement engagé; poètes, artistes, écrivains, le tout saupoudré de jolies femmes et de bas-bleus. Contentons-nous de dire aujourd'hui que Sophocle a été reçu courtoisement et vivement applaudi; il aurait pu se croire à Athènes. Plus tard, l'Illustration, qui se pique de religion poétique, fera un récit complet de cette intéressante soirée, parlant des acteurs, et des traducteurs, et de la musique que M. Mendelssohn a écrite pour le chœur thébain, musique qui nous arrive en droite ligne de Berlin.
--Il est toujours question du voyage du roi à Londres. On en fixe l'époque au mois de septembre: toutefois, rien n'est officiel dans ce projet d'outre-mer. Est-ce un bruit qui part de l'imagination des fabricants de nouvelles, ou bien le roi a-t-il véritablement envie de rembourser à la reine Victoria les avances qu'il en a reçues l'année dernière? Attendons que le temps éclaircisse ce grave mystère, et donne tort ou raison aux devins qui disent: «Oui, le roi ira! Non, le roi n'ira pas!» Il est certain que le oui dit vrai, à moins que ce ne soit le non. Cependant, S. M. Louis-Philippe est à sa maison des champs, et les Tuileries sont en ce moment détrônées par Neuilly.
--Il a été célébré, mardi dernier, à l'église Notre-Dame-de-Lorette, un mariage qui a fait grand éclat dans la finance et dans la haute aristocratie parisiennes. Mademoiselle Sellières, fille du célébré banquier, a épousé le prince de Berghes. Il n'y avait que des altesses et des ducs du côté du mari, et du côté de la mariée que des caissiers cousus d'or et des millionnaires. Mademoiselle Sellières est une des riches héritières de Paris. On la recherchait plus encore pour sa grâce et si beauté que pour sa fortune. Elle a dix-huit ans. M. le prince de Berghes est âgé de vingt et un ans tout au plus. Il est lui-même prodigieusement riche, et d'une fortune supérieure à celle de mademoiselle Sellières, ce qui a fait dire au jeune prince: «On ne dira pas du moins que je fais un mariage d'argent.» C'est en effet un mariage d'inclination, assurent les gens bien informés, un mariage d'inclination dans toute la force du mot. M. le prince de Berghes, élevé, dit-on, loin du tourbillon où la jeunesse actuelle se plonge, et dans des principes très-réservés et très-scrupuleux, M. de Berghes a fait tout récemment son entrée dans le monde C'est une âme novice qui, prenant feu tout à coup à la beauté de mademoiselle Sellières, commence sa jeunesse par le mariage, comme les autres la finissent.
Le même jour, un autre mariage d'inclination s'accomplissait entre M. le duc de Guiche et mademoiselle de Ségur; ici la finance n'entre pour rien, et nous ne marchons que sur des blasons. Ah çà est-ce que nous retournerions à l'âge d'or, qu'on ne s'épouse plus que pour ses beaux yeux, et qu'on laisse les mariages d'argent de côté?--Soyez tranquille! c'est une contagion sentimentale qui ne fera pas beaucoup de malades dans ce siècle de métal.
--L'Académie française, qui avait longtemps repoussé Charles Nodier de son vivant, comme suspect du crime de lèse-Académie, vient de commander son buste après sa mort. Il n'y a rien de tel que de mourir, a dit un philosophe.
--Le désastre de la maison Garcia a jeté l'effroi dans plus d'une famille; le monde artiste est particulièrement compromis dans cette ruine; M. Garcia aimait les arts, et ses salons leur étaient ouverts. On parle d'une perte de 250,000 francs pour Tamburini, le célébré chanteur italien. Que de roulades pour arriver à cette épargne! et en une seconde tout cela roule dans l'abîme!
--M. Royer-Collard est gravement malade.
--Les inquiétudes que la santé de M. Jacques Laffitte donnait depuis une semaine sont heureusement calmées.
Une diligence qui verse au détour de la rue Lafayette, quelques côtes enfoncées, un malheureux jeune homme inconnu qui se brûle la cervelle dans l'église Saint-Gervais, aux pieds du saint autel, voilà les dernières tristesses de la semaine, en attendant l'autre.
Les chasseurs de la Provence sont en ce moment dans un état de surexcitation fébrile; les journaux du pays retentissent de plaintes amères contre la nouvelle loi sur la chasse. «Nous lie pourrons plus chasser au poste, disent-ils; Marseille réclamera sans doute, Marseille, où le poste à feu dans la pinède est devenu une nécessité de la vie, dont la campagne est hérissée à chaque pas de ces innombrables petits blockhaus où le chasseur, attentif derrière sa meurtrière, guette l'arrivée d'un oisillon sur le cimeau, tout, en tournant la succulente andouille qui chante sur le gril à l'unisson des merles et des bruants. Mais que deviendrait une grande partie de notre population provençale, si l'on voyait disparaître les marchés aux grives, si l'on était condamné à ne plus entendre l'orchestre de la chiquerie (1) aux premières lueurs du matin, et à abandonner, comme un exilé, cette petite cabane où l'on avait éprouvé de si vives jouissances?» (La Provence, du 7 avril.)
[Note 1: Chic est le cri d'appel des grives; on nomme chiquerie l'harmonie produite par plusieurs grives qui chantent.
Mes chers compatriotes s'effraient à tort, et je suis bien aise de leur porter des paroles de consolation. Les anguilles de Melun crient avant qu'on les écorche, et vous, vous criez alors qu'on ne vous écorche pas. Lisez donc l'article 2 de la loi nouvelle. Voici le texte: «Le propriétaire ou possesseur peut chasser ou faire chasser en tout temps, sans permis de chasse, dans ses possessions attenantes à une habitation et entourées d'une clôture continue faisant obstacle à toute communication avec les héritages voisins.» Est-ce clair? On dirait que les deux Chambres ne songeaient qu'à vous en rédigeant cet article 2; car les vingt mille bastides qui existent dans les environs de Marseille, soit qu'elles aient un hectare ou un are de jardin, soit que leur terrain soit grand comme un billard ou comme un châle de cachemire, sont closes de murs faisant obstacle à toute communication avec les héritages voisins: donc vous pouvez y chasser le cerf et le sanglier, le lièvre et le lapin s'il s'en trouve; et si, par une espèce de fatalité, ces quadrupèdes sont des animaux fabuleux sur vos heureux rivages, vous pouvez continuer en toute sûreté de conscience à poser sur les branches de la pinède vos appeaux de grives et de pinsons, d'ortolans et de chardonnerets, et fusiller de la cabane voisine tous les oiseaux de passage qui s'arrêteront pour se reposer au retour de leur longue pérégrination ou bien avant de partir pour leur voyage d'outre-mer. Ainsi la loi semble faite à votre taille, comme il semble qu'Alger fut conquis dans l'intention de favoriser votre commerce; vous avez plaisir et profit, un beau soleil et des figues bien mûres; ne vous plaignez donc pas.
Vue extérieure d'un poste à feu pour la
chasse dans les environs de Marseille.
Les chasseurs parisiens, accoutumés à tuer des perdreaux et des faisans, des chevreuils et des lièvres, lèveraient les épaules de pitié en voyant des milliers de chasseurs provençaux guettant une grive, un pinson, une linotte. Eh! messieurs, tous les genres de chasse ont leurs émotions. A Paris et partout ailleurs, on court après le gibier, mais à Marseille on attend qu'il vienne à la pinède; voilà toute la différence, le plaisir est le même au Midi comme au Nord. Vous ne savez peut-être pas ce que c'est qu'une pinède; c'est un bouquet de pins sur lesquels viennent s'abattre les oiseaux de passage attirés par les appeaux placés dans des cages et sur les branches de ces arbres. Tout près de là, le chasseur est blotti dans un trou recouvert de feuillage, ou confortablement installé dans une cabane, un pavillon, un kiosque garni d'un râtelier de fusils chargés, prêts à vomir la mitraille sur l'imprudent voyageur ailé qui se posera n'importe où. Au faîte du pin le plus élevé on attache plusieurs baguettes, deux horizontales, une verticale, qu'on nomme cimeaux; quelquefois ces baguettes forment un éventail, on les pose de manière que de la loge on puisse les voir de profil. Alors le coup de fusil prend en écharpe tous les oiseaux qui s'y trouvent perchés. Dans certains postes fashionables bien organisés, des fusils sont posés sur un affût et toujours dirigés sur cette espèce d'éventail, de sorte que sans viser on peut tuer. Les dames, les demoiselles qui n'osent pas toucher un fusil tirent de loin une ficelle attachée à la détente; le coup part, et le but est atteint. Cette chasse est fort amusante, essayez-en pendant le passage des grives; ayez quelques bons appeaux dans des cages, et vous ne regretterez pas votre abonnement à l'Illustration; vous bénirez le jour où vous avez déposé vos 30 fr. sur notre bureau.
Intérieur d'un poste à feu.
La chasse au poste est à Marseille le rêve de toute la population. A la bourse, les conversations sur les grives se croisent avec celles sur les cotons; l'arrivée d'un nouvel oiseau de passage est quelquefois annoncée avant celle d'un navire. Tout oiseau qui, le dimanche, se pose sur un arbre, à Marseille, est un oiseau mort, plumé, rôti, mangé. Les étrangers qui arrivent dans la capitale des Phocéens, un jour de fête, s'étonnent de la fusillade continue qu'ils entendent, et plusieurs s'arrêtent, hésitant d'entrer dans une ville qu'ils croient envahie par l'émeute. A Marseille, tout homme qui se respecte a sa bastide et sa pinède; celui qui n'en possède point passe sa vie à la désirer, à faire des économies pour se procurer un jour cette jouissance. Dans le prix d'une bastide, la pinède entre pour moitié; si les arbres sont beaux, si la cabane est confortable, si tout se trouve dans une situation favorable et dans une direction adoptée par les oiseaux du passage, eh! alors, les prétentions du vendeur n'ont plus de bornes, il montre à l'acquéreur le livre où sont inscrits, sincèrement à ce qu'il dit, les oiseaux tués l'année précédente, et le démon cynégétique, le plus tentateur de tous les démons, fait promptement dénouer les cordons de la bourse.
La chasse au poste, à part l'amusement de tuer des oiseaux, offre d'autres plaisirs encore. Les dames aiment beaucoup la pinède; on les invite; et comme les Marseillais sont très galants de leur nature, elles viennent embellir ces réunions par leur présence. Je dis par leur présence, et non par leur conversation, car à la chasse au poste il faut se taire, c'est un point essentiel: le moindre bruit ferait déguerpir la grive prête à se poser sur le cimeau, elle irait chez le voisin, vous ne la tueriez pas, et, pour comble de malheur, il la tuerait, ce serait une double perte, à cause de la rivalité qui existe entre tous les postes. Le silence est donc recommandé aux dames; on leur dit:
Contentez-vous des yeux pour vos seuls truchements.
Mais, sans parler, il y a bien des moyens de s'entendre, et les yeux des Marseillais pourraient en apprendre aux plus jolies bouches du Nord. Et puis on déjeune; avec leurs belles mains blanches les dames font les apprêts du festin, les carnassières sont vidées; à la ville on les a beurrées de jambons et de poutargues, de poissons et de volailles; car, à Marseille, on va toujours à la chasse avec la carnassière pleine, on la rapporte vide, cela fait compensation; c'est le contraire dans les autres pays. Le déjeuner commence lorsque le passage est fini; alors on peut parler, rire et chanter, les joyeux propos circulent avec les bouteilles; et si quelque oiseau vient, malgré le bruit, se poser sur le cimeau, un domestique aux aguets en prévient les convives, et le pauvre petit tombe mort entre deux verres de vin de Champagne.
Le chien étant le compagnon obligé du chasseur, bien des gens se croient obligés d'aller chasser au poste avec un chien. Ils font cela par acquit de conscience et pour se donner un air. Le pauvre Médor rougit en allant ramasser un pinson blessé; il sent bien qu'il fait un métier déshonorant; mais son obéissance, son dévouement au maître, lui font surmonter son dégoût. Quelle noble abnégation! C'est Paganini jouant des contredanses dans un bastringue. A la chasse au poste on ne ramasse les morts qu'après la bataille. Les chiens servent quelquefois à poursuivre les chats qui, sur le mur voisin, guettent la chute du petit oiseau pour l'enlever à la barbe du chasseur; en sorte qu'on a souvent, en chassant au poste, le spectacle d'une chasse au chien courant en miniature.
En résumé, j'estime fort cette chasse quand il s'agit de grives, et lorsque je suis fatigué de courir la plaine. Cela fait diversion; on chasse en se reposant; on peut le faire avec intérêt même dans les pays où l'on rencontre du gibier plus noble; mais je suis d'avis de laisser vivre les pinsons, les linottes, les chardonnerets; j'aime mieux les entendre chanter que de les voir rôtis sur ma table. Cependant! si j'habitais Marseille, si j'en étais réduit à ce seul menu gibier, qui sait où ne m'emporterait pas l'envie de brûler de la poudre?
La Provence du 3 mars s'indigne de l'article de la loi qui défend la chasse sur la propriété d'autrui, sans la permission du propriétaire; elle dit que cette disposition est criante, qu'elle équivaut à une prohibition complète. Cet article n'est pas nouveau; il n'est que la reproduction de l'article 1er de la loi de 1790. «Il est défendu à toutes personnes de chasser, en quelque temps et de quelque manière que ce soit, sur le terrain d'autrui, sans son consentement, à peine de vingt livres d'amende envers la commune du lieu, et d'une indemnité de dix livres envers le propriétaire des fruits, sans préjudice de plus grands dommages-intérêts, s'il y échet.» Tout cela est basé sur le droit commun; car enfin charbonnier est maître chez lui, et, ne posséderait-il qu'un centiare de terre, vous n'avez pas le droit d'y entrer sans sa permission.
Depuis quelques années, la peinture sur verre fait d'honorables efforts pour reconquérir dans nos édifices religieux la place qu'elle y occupait autrefois; nous avons à constater aujourd'hui un des plus beaux succès qu'elle ait encore obtenus: nous voulons parler de la fenêtre que viennent de placer à Saint-Germain-l'Auxerrois MM. Galimard et Lami de Nozan.
Pour mieux faire comprendre les éloges que nous avons à donner en ce moment et les critiques que nous nous permettrons, nous allons entrer dans quelques détails qui ne seront pas sans intérêt pour la plupart de nos lecteurs.
Une verrière ne se peint pas comme un tableau; l'artiste ne dispose pas du verre comme le peintre de sa toile, ni de ses couleurs comme ce dernier de sa palette. Les verres employés dans les vitraux sont colorés d'avance, teints dans leur pâte; ce sont des verres de couleur, en un mot. Ainsi, lorsque l'on voit une draperie rouge, par exemple, briller sur un fond bleu, le rouge et le bleu ne sont pas deux couleurs appliquées sur un même morceau de verre blanc, mais bien deux morceaux de deux feuilles de verre différentes mis à côté l'un de l'autre, et réunis au moyen d'un plomb qui les maintient invariablement dans le même plan. On voit de suite quel travail complexe exigent les vitraux. Il faut d'abord composer sa fenêtre avec un grand soin, en arrêter le dessin et les couleurs. Cette première opération demande un grand talent, une grande habitude, un goût sûr et une entente peu commune de l'harmonie des couleurs. On possède alors ce qu'on appelle un carton. Sur ce carton on découpe avec soin des verres de couleur, en ayant soin que les plombs destinés à les réunir tracent les contours du dessin représenté par le peintre. Ces plombs, loin de nuire à l'effet de la verrière, font au contraire l'office d'un trait vigoureux sans lequel les couleurs juxtaposées arrivaient confusément à l'œil du spectateur.
Les verres une fois découpés, on trace alors sur eux, avec une couleur fusible au feu, les ombres et les plis des draperies; on passe les teintes des chairs qui se peignent sur verre blanc, ainsi que certains jaunes, et on les fait cuire à la manière de la porcelaine, dans une moufle. Le feu fixe d'une manière indélébile ces couleurs à la surface des verres. Il ne reste plus qu'à les réunir par des plombs, et à monter la fenêtre au moyen de ferrures qui lui donnent la solidité nécessaire pour résister aux énormes pressions qu'exerce le vent sur les grandes ouvertures des églises.
Ces opérations demandent donc bien des talents divers, il est rare que la même main les exécute toutes. Nous verrons tout à l'heure les plus grands peintres faire des cartons, et leur exécution paraître chose assez difficile pour que des artistes du premier ordre se chargent de les traduire en vitraux.
Peinture sur verre.--Fenêtre de Saint-Germain-l'Auxerrois
par MM. Galimard et Lami de Nozan.
Un mot maintenant sur l'histoire de la peinture sur verre.
On ne connaît pas de vitraux antérieurs au douzième siècle. Parmi ceux-ci il faut citer deux fenêtres de l'abbaye de Saint-Denis, réservées de l'ancien édifice du temps de l'abbé Suger. L'inauguration en avait été faite en 1140. La peinture n'est alors qu'une mosaïque; les dessins sont au trait, sans ombre. Au treizième siècle on ajoute quelques hachures pour donner du relief aux draperies. Les deux rosaces latérales de Notre-Dame, les vitraux de la sainte Chapelle sont de cette époque. On peut juger de la prodigieuse activité des artistes du temps: les vitraux de la sainte Chapelle furent exécutés en un an, de 1247 à 1248. Jusque-là les sujets affectent le style légendaire; ce sont de petites figures, divisées en panneaux. Le quatorzième siècle, au contraire, voit exécuter des figures colossales portées sur des piédestaux et surmontées de dais; on essaie des rinceaux, des fleurons en pièces de rapport; enfin apparaissent les premières armoiries; les plus anciennes sont du règne de Charles VI. L'église de Saint-Sévérin nous offre quelques fenêtres de ce siècle. Les grands portraits de la cathédrale de Strasbourg doivent aussi y être rapportés. Mais, quelques années plus tard, le gothique se perd, la renaissance apparaît de toute part, les élevés d'Albert Durer enseignent la perspective. Loin de perdre à ce mouvement universel, la peinture sur verre lui doit ses plus brillants chefs-d'œuvre. A la fin du quinzième siècle, à Beauvais, les vitraux de Saint-Étienne, de Notre-Dame-de-Lorette, de Saint-Jean, s'exécutaient sur les cartons de Raphaël, et Jules Romain dessinait les vitres de Saint-Sébastien et l'arbre de Jessé. Au seizième siècle l'art est dans toute sa splendeur: Arnault des Molles, en 1517, peint toutes les fenêtres du sanctuaire de la cathédrale d'Auch, et l'ensemble admirable produit par l'unité de composition et de manière en fait un chef-d'œuvre encore plus peut-être que le mérite de l'exécution et du goût. Bernard de Palissy travail le à Saint-Gervais avec Jean Cousin, et ce dernier, s'écartant de la destination religieuse des vitraux, peint en grisaille, pour le château d'Éconen, les amours de Psyché d'après des cartons de Raphaël.
Nous touchons à la décadence; la peinture sur verre, comme tous les arts, en fut atteinte; cependant, au commencement du dix-septième siècle, se peignaient encore les vitraux de Saint-Méry et ceux de Saint-Paul; les Leviel travaillaient à Rouen, famille de peintres verriers dont le dernier descendant laissa un traité complet sur la matière, traité qui n'est pas assez rare pour qu'on puisse s'expliquer comment s'est accréditée cette universelle croyance de prétendus secrets perdus et retrouvés. Mais une autre cause que celle que nous venons de signaler contribua à accélérer la ruine de l'art. On voulut se passer de ces plombs qui assemblent les verres de couleurs différentes. Jean de Bruges trouva des émaux qui, appliqués sur le verre blanc et fondus au feu, donnaient les mêmes tons que ceux qu'offraient les verres teints en pâte. Il fit ces délicieux petits panneaux si recherches des amateurs. Pinagrier le suivit et le surpassa dans cette voie. On peut admirer plusieurs de ses chefs-d'œuvre à Saint-Etienne-du-Mont. Mais la peinture sur verre est de son essence une décoration; elle doit être traitée comme un décor; les émaux en firent une peinture de chevalet. Le public se dégoûta des vitraux; la nouvelle architecture s'en accommoda difficilement; le gothique, à cette époque, était traité de barbare. Cependant un des Leviel fut mandé de Rouen pour peindre les vitraux des Invalides; le projet resta sans exécution. Les fenêtres de la chapelle de Versailles reçurent des bordures coloriées en bleu et en jaune. Plus tard, à Saint-Sulpice, on fit des essais encore plus malheureux. Enfin, en 1811, Pâris, émailleur de la Légion d'honneur, peignit un panneau qu'on voit encore dans la chapelle des chanoines à Saint-Denis.
Lors donc que, de nos jours, il y eut réaction dans le goût du public en faveur de l'art gothique de la renaissance, la tradition des vitraux était à peine perdue. Puisqu'on restaurait nos vieilles basiliques, il était tout naturel qu'on cherchât à les éclairer telles qu'elles l'étaient à l'époque de leur construction. Dans le premier moment de ferveur, de lourdes bévues furent commises; ainsi, à Saint-Germain-l'Auxerrois, église du commencement du quinzième siècle, on plaça des vitraux qui, outre qu'ils sont fort mauvais, ne peuvent, par leur style et l'agencement des figures, dater que du treizième siècle. En première ligne, parmi les faiseurs de vitraux, parut la manufacture de Sèvres, qui, par un déplorable abus de l'emploi des émaux, une mauvaise direction, et de malheureuses habitudes de peintres sur porcelaine, est loin de produire ce qu'on pourrait espérer d'elle avec les beaux talents dont elle dispose; puis vinrent se placer à côté d'elle, sans pouvoir cependant lui être comparés, M. Thevenot de Clermont, la verrerie de Choisy, M. Laurent, et plusieurs autres fabricants plus ou moins habiles; mais les vitraux faits en fabrique ne sont pas des vitraux; c'est ce qu'on ne saurait trop répéter à MM. les architectes; la peinture sur verre est un art, et une fabrique n'est pas plus apte à faire une verrière qu'un marchand de couleurs à couvrir une toile.
Aussi avons-nous hâte de citer M. Maréchal, dont les pastels ont fait tant de sensation lors de leur apparition. M Maréchal est un artiste, il a étudié les beaux vitraux de Metz; et, sans chercher à les copier, il a voulu créer des verrières qui ne relevassent d'aucune époque, mais de son seul talent. On peut voir ses essais dans l'église de Saint-Jacques-du-Haut Pas.
Ce n'est pas dans cette voie qu'ont tenté de le suivre, quant à présent, MM. Galimard et Lami de Nozan; ils ont pensé que, dans une église d'une époque et d'un style donné, il valait mieux s'en tenir au simple pastiche; l'harmonie du monument y gagne assurément, et le choix d'une telle verrière fait autant d'honneur au goût de l'architecte qui sait l'apprécier qu'aux artistes qui l'ont exécutée. Nommer d'ailleurs M. Lassus, quand il s'agit de goût, c'est mettre tout le monde de son côte.
Donnons donc une description de cette fenêtre.
Elle appartient évidemment, par son style, à la seconde moitié du quinzième siècle, et elle est du genre historié le plus brillant de cette époque. Les costumes rappellent ceux du temps de Louis XII.
Les trois panneaux d'en bas représentent, ainsi que nous l'apprend la légende: «Comment le corps de monseigneur saint Landry fut porté en terre.» Le premier panneau, où se trouvent le sonneur, le porte-étendard et les deux enfants de chœur, est au-dessus de tout éloge; comme style, inspiration religieuse, on ne peut rien imaginer de mieux. Composition et exécution, c'est assurément ce qu'il y a de plus remarquable dans toute la fenêtre. Placez ce panneau au milieu des vitraux de Beauvais, il soutiendra la comparaison. Les deux autres panneaux sont aussi dignes d'éloges; la procession marche bien, il y a du deuil et de la solennité tout à la fois.
On sait que lors de l'invasion des Normands, au septième siècle, les reliques de saint Landry, ancien évêque de Paris et patron de Saint-Germain-l'Auxerrois, furent transportées dans la cité. Les trois panneaux supérieurs nous montrent donc «comment ceux de Saint-Germain-l'Auxerrois translatèrent le corps de monseigneur saint Landry.» Ici l'effet est tout différent: tout à l'heure la composition était calme et triste, maintenant elle est étincelante; peut-être même trouverions-nous à blâmer cet éclat. Les Normands approchaient; c'étaient de terribles barbares, idolâtres, sans pitié ni merci, et ce n'est pas avec cet air de fête que des gens frappés de terreur vont cacher l'objet de leur culte et de leur dévotion. Il semble, du reste, que le peintre ait prévu notre critique en plaçant à la fin du cortège ce guerrier qui, s'appuyant sur sa longue épée, semble honteux d'une aussi triste prévoyance, et cet enfant qui regarde derrière lui d'un air effrayé. Après tout, le brillant combiné avec l'harmonie n'est pas chose assez commune pour que nous tenions à notre objection, et nous signalerons, pour en terminer avec ces panneaux, le seigneur en robe rouge doublée d'hermine qui porte la châsse. On le croirait arraché à une de ces inimitables verrières de Saint-Patrice, à Rouen.
Les trèfles sont fort sagement décorés; c'est ordinairement un écueil que ne savent pas éviter les faiseurs de vitraux modernes; il semble qu'ils n'aient pas assez de couleurs criardes pour garnir les meneaux du haut de leurs fenêtres. Ici, au contraire, tout est calme et harmonieux.
Des dais à clochetons surmontent la procession des reliques et relient ainsi, d'une manière ingénieuse, avec la bande d'architecture qui occupe la partie supérieure des panneaux d'en bas, tout l'ensemble de la composition. Si nous avons des éloges à donner à cet ange à ailes rouges et à robe verte qui est si admirable d'effet, nous sommes forcés de trouver bien maigres les guirlandes qu'il tient suspendues; ne pouvait-on pas, sans nuire à la composition, faire quelque chose de plus étoffé?
Le trèfle supérieur représente saint Landry fondant l'Hôtel-Dieu. Ce panneau est digne de ceux qu'il couronne et termine glorieusement l'ouvrage. Les anges qui l'entourent sont d'un goût exquis. Nous recommandons l'ange qui est au faîte de la fenêtre, et, pour terminer par une critique, nous voudrions que celui qui est à sa droite eût les ailes moins noires; elles font presque tache.
Quant à cet éclat trop vif qui choque toujours nos yeux dans les vitraux modernes, comme il ne vient pas ici de l'assemblage de couleurs en désaccord les unes avec les autres, que les critiques prennent un peu de patience, et la poussière et la crasse auront bientôt donné à cette verrière cette profondeur de ton et cette harmonie que nous admirons tant chez les anciens. Qu'en n'oublie pas que nous les voyons après plusieurs siècles de mise en place, et qu'on regarde les vieilles fenêtres nettoyées de l'abbaye de Saint-Denis.
C'est, nous croyons, la première fois qu'on tente de reproduire le style du quinzième siècle, et ce coup d'essai est un coup de maître; il laisse bien loin derrière lui tous les pastiches essayés des autres époques. Mais aussi MM. Galimard et de Nozan sont des artistes, et non des fabricants; là est le secret de leur succès.
M. de Nozan a, depuis quelques années, enrichi plusieurs églises du Midi de vitraux, qu'il a faits à lui seul, composition et exécution, et qui, dit-on, sont dignes de son dernier ouvrage en collaboration. Il n'a pas craint de mettre tout amour-propre de côté en exécutant des cartons composés par M. Galimard, élève de M. Ingres; et ce dernier, qui lui aussi a fait des vitraux, ne s'est pas cru déshonoré en s'associant à un homme de talent. Ils ont sagement pensé et agi en gens qui aiment l'art; car, pour faire de bons cartons, il faut avoir exécuté des vitraux, et pour traduire en vitraux les cartons d'autrui, il faut soi-même être capable d'en faire. Le beau succès dont leur œuvre est l'objet doit être aujourd'hui leur plus douce récompense.
Nous avons fait connaître l'institution des Enfants-Trouvés; nous avons dit les titres à la reconnaissance et à l'admiration de l'humanité que cette fondation pour de faibles et innocentes créatures, délaissées au moment de leur naissance et vouées à une mort presque certaine, avait donnés à Vincent de Paul. Mais on ne peut se dissimuler qu'à côté de ses immenses bienfaits, cette œuvre n'ait pu quelquefois favoriser le vice et l'inhumanité. Une mère dénaturée, ou plus souvent encore une mère ne puisant pas dans le sentiment maternel l'énergie nécessaire pour lutter contre la misère, peut être excitée à abandonner ses droits en déposant sur le seuil hospitalier l'enfant qui, dès ce moment, lui devient presque toujours étranger. Une société, la société de charité maternelle, s'est formée dans le but de combattre cette nécessité cruelle, de resserrer des liens si puissants et si doux; mais les secours que cet établissement accorde aux mères indigentes cessent à l'instant où les enfants quittent le sein maternel. Plus tard, les écoles primaires et de charité les reçoivent dans leur enceinte; néanmoins il s'écoule toujours un intervalle de plusieurs années pendant lequel un grand nombre d'enfants languissent dans le plus cruel abandon.
Les premières années de la vie des enfants, si précieuses et si décisives pour leur développement moral et physique, sont, pour les enfants des classes pauvres, une époque de dangers de toute nature, et la source de mille maux. La corruption du cœur en est souvent la suite, et un trop grand nombre de ceux qui, à l'âge de sept ou de huit ans, entrent dans les écoles, y apportent le germe de bien des vices. La grossièreté du langage, l'habitude du blasphème, le mensonge, la propension au vol, ne leur sont que trop familiers, et la voix de la conscience est étouffée dans leur cœur avant que d'avoir pu s'y faire entendre. Comment pourrait-il en être autrement? Une mère, dès qu'elle est chargée d'enfants en bas âge, serait forcée, si elle ne voulait pas les quitter, de renoncer à toute occupation extérieure. Cependant le travail est la condition d'existence du pauvre; s'il est forcé de suspendre ses pénibles efforts, une horrible perspective s'ouvre devant lui: le dénûment, la faim, la misère, le désespoir, l'assaillent et le pressent. Il faut mourir ou solliciter les secours toujours insuffisants de la charité publique. Des milliers de familles sont dans ce cas. Le prix de la journée de l'ouvrier qui est père ne peut, dans une ville surtout, fournir à l'existence de plusieurs personnes, suffire à tous leurs besoins Qu'arrive-t-il alors? La mère, obligée aussi de contribuer au soutien de la famille, abandonne ses enfants pendant la plus grande partie du jour, ou bien elle les confie à une voisine inattentive, ou bien elle s'en remet à une de ces femmes dont le métier est de garder les enfants. Dans le premier cas, à combien d'accidents ne sont-ils pas exposés, soit que, renfermés sous clef, ils courent la chance de devenir victimes du feu et de tous les dangers que leur imprudence peut faire naître, soit qu'errants dans les rues, ils y trouvent d'autres périls en même temps qu'ils y reçoivent les plus tristes leçons et les plus dangereux exemples! Dans le second cas, ils sont retenus dans une chambre étroite et malsaine, repaire infect dans lequel quinze, vingt ou trente enfants se trouvent entassés, et où le défaut d'espace les condamne à une inaction dangereuse pour cet âge. Combien ces inconvénients ne deviennent-ils pas plus graves encore, lorsque la personne chargée du soin de garder ces enfants, et qu'on n'a choisie que parce qu'elle demandait le salaire le moins élevé, se montre indigne de remplir une telle tâche. Nulle surveillance n'est alors exercée sur eux; leurs mauvais penchants naissent et se développent sans qu'on y fasse attention, et la contrainte, souvent même la violence et la brutalité, répriment leurs joies enfantines en excitant chez eux des sentiments d'irritation.
Il était donc naturel que la condition des petits enfants des pauvres, en serrant douloureusement le cœur de quiconque l'observe, inspirât des efforts en leur faveur. On s'est dit qu'en prenant ses enfants à une pauvre mère, en les lui gardant tout le jour, en la mettant à même d'employer avec courage les forces que Dieu lui donne, et de joindre son gain au gain de son mari, on secourrait puissamment la famille. On s'est dit qu'il est de plus grandes misères encore, que telle est celle d'une malheureuse veuve. Quelque déchirement de cœur qu'elle ressente, il lui faut quitter ses enfants, et, l'âme pleine d'angoisses, aller gagner le pain de chaque jour. On a pensé que les salles d'asile subviendraient à ces cruelles nécessités, et que la mère de famille qui aurait déposé ses enfants dans leur enceinte pourrait se livrer à un travail assidu, sans que nulle inquiétude vînt troubler son cœur. Mais, pour que ce bienfait ne devînt pas un encouragement à la paresse et à l'imprévoyance des mères de famille indigentes, on a pensé en même temps qu'il ne fallait admettre que les enfants dont les parents justifieraient d'une occupation quelconque, et que l'habitude de la mendicité fût un motif invariable d'exclusion. Telle fut la pensée mère de ces établissements.
Mais qu'est-ce qu'une salle d'asile? Un asile s'ouvre d'ordinaire pour la souffrance, le malheur: bien des larmes sont versées dans son enceinte; mais de celui-ci partent des cris joyeux, des chants, des accents de bonheur. Qu'est-ce donc qu'une salle d'asile?
La salle d'asile reçoit l'enfant du pauvre pendant la journée de travail de la mère. Là il est gardé avec soin, surveillé, instruit avec discernement et douceur, il apprend à connaître ses devoirs; il contracte des habitudes pures et paisibles; à l'abri des dangers de l'isolement et de funestes exemples, il croît en force de corps et d'âme. Quand la première éducation de l'enfance a été essentiellement morale, l'impression reçue d'elle ne s'efface pas. Le but des salles d'asile est donc éminemment social, car en préservant les enfants de tous les périls auxquels les expose un affreux abandon, on empêche qu'un jour ils ne deviennent menaçants pour la société. Cette œuvre, si humble dans sa forme, peut donc être immense par ses résultats. Disons comment elle a pris naissance, puis nous exposerons ses développements successifs et sa situation présente à l'étranger, en France et surtout à Paris.
«Dans la partie la plus âpre de la chaîne des Vosges, a dit Cuvier dans un rapport fait à l'Académie en 1829, un vallon, presque sépare du monde, nourrissait chétivement, il y a soixante ans, une population restée à demi sauvage; quatre-vingts familles, réparties dans cinq villages, en composaient la totalité: leur misère et leur ignorance étaient également profondes; elles n'entendaient ni l'allemand ni le français: un patois, inintelligible pour tout autre qu'elles, faisait leur seul langage; des haines héréditaires divisaient les familles, et plus d'une fois il en était né des violences coupables. Un vieux pasteur, Jean-Frédéric Oberlin, entreprit de les civiliser; et, pour cet effet, en habile connaisseur des hommes, il s'attaqua d'abord à leur misère; de ses propres mains, il leur donna l'exemple de tous les travaux utiles. Leur agriculture une fois perfectionnée, il introduisit différentes industries pour occuper les bras superflus. Il créa une caisse d'épargnes. Dès l'origine il s'était fait leur maître d'école, en attendant qu'il en eût formé pour le seconder. Dès qu'ils aimèrent à lire, tout devint facile; des ouvrages choisis venant à l'appui des discours et des exemples du pasteur, les sentiments religieux, et avec eux la bienveillance mutuelle, s'insinuèrent dans les cœurs; les querelles, les délits disparurent; et lorsque Oberlin fut près de sa fin, il put se dire que dans ce canton, autrefois pauvre et dépeuplé, il laissait trois cents familles réglées dans leurs mœurs, pieuses et éclairées dans leurs sentiments, jouissant d'une aisance remarquable, et pourvues de tous les moyens de la perpétuer.» Voilà les résultats qu'obtint le digne pasteur. Son principal moyen pour y arriver fut de donner tous ses soins à l'éducation des enfants dès leur plus jeune âge. Il institua, pour les instruire gratuitement, des conductrices que lui-même dirigeait; il établit ainsi, dans cinq villages et trois hameaux, ce qu'on y appela des écoles à tricoter, car les enfants, dés l'âge de quatre ans, y étaient exercés à ce travail. En même temps on les faisait prier de cœur et sans formule apprise; on les exerçait à chanter des cantiques Des images représentant les faits principaux de l'histoire sainte, d'autres reproduisant des plantes, des animaux, servaient à les instruire. Secondé activement par sa femme, le bon pasteur le fut aussi par le dévouement admirable d'une jeune fille entrée chez lui comme servante à l'âge de quinze ans. Son zèle et ses nobles élans ne pouvant se renfermer dans une sphère aussi étroite, elle partagea, pendant quarante-sept ans, toutes les peines et tous les soucis de son maître, et fut son plus ferme appui dans toutes ses entreprises. Quand Oberlin mourut, il légua cette excellente et pieuse femme à ses sept enfants qu'elle avait élevés, et il lui légua, à elle, le soin de poursuivre encore après lui leur œuvre commune. Voici ce qu'il dit de cette Louise Scheppler dans la lettre testamentaire où il retraça aux siens toutes les obligations qu'il avait contractées envers elle: «Vrai apôtre du Seigneur, elle alla dans tous les villages où je l'envoyais, assembler les enfants autour d'elle, les instruire dans la volonté de Dieu, prier avec eux. et leur communiquer toutes les instructions qu'elle avait reçues de moi et de votre mère. Tout ceci n'était pas l'ouvrage d'un instant, et les difficultés insurmontables qui s'opposaient à ces saintes occupations en auraient découragé mille autres. D'un côté, le caractère sauvage et revêche des enfants; de l'autre, leur langage, patois qu'il fallait abolir; puis, une troisième difficulté étaient les mauvais chemins et la rude saison qu'il fallait braver. Pierres, eaux, pluies abondantes, vents glaçants, grêles, neiges profondes en bas, neiges tombant d'en haut, rien ne la retenait; et, revenue le soir, essoufflée, mouillée, transie de froid, elle se remettait à soigner mes enfants et mon ménage.» Ce qui s'accomplissait au Ban-de-la-Roche, c'est ainsi que s'appelait ce lieu, fut d'abord ignoré; mais lorsque toute cette contrée fut métamorphosée et régénérée sous le rapport matériel et sous le rapport moral, on reconnut combien avait d'importance le mode d'éducation employé à l'égard des petits enfants.
C'était en 1770 que ce bienfaiteur de l'humanité était parvenu à établir ses écoles. Trente et un ans plus tard, en 1801. une femme pieuse, se dérobant aux attraits et aux plaisirs du monde, et consacrant ses jours à l'exercice de la charité, entreprit de fonder à Paris le premier établissement destiné à recueillir, pendant les travaux journaliers de leurs mères, les petits enfants au-dessous de quatre ans. Plusieurs accidents cruels, arrivés à des enfants en l'absence de pauvres femmes qui ne gagnant la plupart du temps que vingt-cinq sous par jour, n'en pouvaient donner huit ou dix pour les faire garder, firent naître dans le cœur de madame de Pastoret l'idée des salles d'asile ou d'hospitalité. Elle recueillit dans une chambre de la rue de Miroménil, et confia pour la journée aux soins d'une sœur hospitalière et d'une bonne femme, des enfants à la mamelle que leurs mères devaient venir allaiter une ou deux fois dans le cours de leurs travaux. L'établissement était pourvu de douze berceaux, de linge, de lait et de sucre; mais il n'y avait que deux femmes, leurs forces furent à bout, et, malgré les vifs regrets de madame de Pastoret, il fallut renoncer à augmenter le nombre des enfants. La pieuse fondatrice éleva tous ceux qui avaient pris place dans ses berceaux, et la salle d'hospitalité fut transformée en une école gratuite qui n'a pas cessé d'exister. Le germe des salles d'asile fut ainsi arrêté dans son premier développement.
On a supposé, on a même affirmé qu'alors cette idée avait été recueillie et portés en Angleterre. Sans doute les étrangers qui avaient pu voir l'asile des berceaux, avaient dû en être vivement touchés et en avaient emporté cette impression dans leurs patries. Mais rien de semblable ne fut entrepris en Angleterre avant l'année 1817. A cette époque M. Owen, qui dirigeait à New-Lamark, dans le nord de l'Écosse, un grand établissement de filature de coton, s'affligeant de voir dans l'abandon les petits enfants des nombreux ouvriers qu'il employait, conçut la pensée de les faire amener le matin par leurs parents et de les confier aux soins d'une personne sure. Il choisit un simple tisserand, dans lequel on ne soupçonnait qu'un grand amour pour les enfants et une patience infatigable avec eux. Cet homme dont le nom a pris rang dans la Grande-Bretagne parmi ceux des hommes utiles, c'était James Buchanan. Il réussit à porter l'école au delà de cent cinquante enfants de l'âge de deux à six ans, et à créer pour eux des moyens d'amusement et d'instruction. L'imitation de la discipline militaire, déjà suivie dans les écoles de Lancaster, lui fut particulièrement utile en éveillant l'attention, en excitant l'intérêt, en réglant les rapides et uniformes mouvements de ses jeunes élèves. Le chant ne lui facilita pas moins sa tâche. Deux ans après Buchanan fut appelé à Londres par lord Brougham, et la méthode d'enseignement des Infant-Schools fut bientôt portée à un haut degré de perfection. Ces établissements se multiplièrent rapidement en Angleterre.
En 1823, quelques Français qui avaient visité ces écoles exprimeront à Paris l'admiration qu'elles avaient fait naître en eux. Un petit nombre de femmes dévouées forma un comité, dont madame de Pastoret fut élue présidente. Elles se réunirent pour la première fois le 4 mars 1826, publièrent un prospectus, et provoquèrent des dons et des souscriptions. Le conseil général des hospices leur accorda, au mois de mai de la même année, un don de 3,000 francs et une maison dépendant de l'hospice des Ménages. Le comité confia la direction de la salle d'asile d'essai à deux sœurs prises dans l'ordre de la Providence, établi à Portruix (Vosges), cette communauté seule ayant consenti à en accorder pour cette tentative nouvelle. M. l'abbé Desgenettes, alors curé des Missions Étrangères, s'associa aux travaux du comité, élevé au nombre de douze, dont trois dames protestantes. Mais le zèle des fondatrices de l'œuvre, le soin qu'elles avaient pris de faire venir les manuels anglais, de les faire traduire, la bonne volonté des sœurs, les efforts persévérants de chacun n'avaient pu encore faire posséder bien complètement et naturaliser chez nous cette méthode d'enseignement dans laquelle se trouvent mille détails qu'on ne peut bien saisir que par les yeux.
Le besoin de se voir désigner une personne capable et dévouée, qui voulût bien aller en Angleterre étudier les Infant-Schools, mit le comité en rapport avec M. Cochin, alors maire du douzième arrondissement. Cet administrateur, qui ignorait les efforts nouveaux et l'organisation récente de l'œuvre, qui n'avait pas eu davantage connaissance de la tentative faite, vingt-cinq ans auparavant, par madame de Pastoret, venait, de son côté, dans le but d'arriver à alléger un peu la triste position des nombreuses familles indigentes de son quartier, en laissant aux mères la faculté de se livrer à un travail lucratif, de faire disposer deux chambres dans la rue des Gobelins, pour y recevoir, durant le jour, un certain nombre de petits enfants. M. Cochin, que son étude et ses observations personnelles mettaient par conséquent déjà à même de bien calculer toutes les exigences d'une pareille mission, et n'apprécier les qualités qui seules pouvaient en assurer le succès, indiqua au comité madame Millet comme la personne qui lui paraissait convenir le mieux, uniquement peut-être, à cette lâche qui devait commencer par l'étude et finir par l'organisation. Madame Millet se rendit en Angleterre en 1827; elle vit avec les yeux d'une femme d'esprit et sentit avec le cœur d'une bonne mère. Étrangère à la langue anglaise, l'instinct du bien, la charité, l'amour de l'enfance, furent ses guides, et en deux mois elle sut si bien comprendre la méthode et se pénétrer de ses avantages, qu'elle revint l'importer en France avec les modifications nécessitées par la différence des mœurs, des usages, et avec des améliorations qui lui ont été suggérées par la pratique.
A son retour, madame Millet organisa, avec un plein succès, une nouvelle salle d'asile ouverte par le comité des dames, rue des Martyrs; et M. Cochin fonda dans le même temps, l'établissement si vaste et si complet qui depuis a été considéré comme asile modèle. Le comité ouvrit successivement trois autres salles d'asile; mais les ressources étaient précaires, et, pendant quatre années, il ne les obtenait qu'avec peine et irrégulièrement. Ce ne fut qu'à la fin de 1829 que le conseil général des hospices, cédant aux vives sollicitations du comité des dames se décida à prendre cette institution sous son adoption et sa tutelle. Un arrêté du conseil, approuvé par le ministre de l'intérieur, consacra l'œuvre des salles d'asile, qui, dès ce moment, furent rangées dans la catégorie des Établissements d'utilité publique et de charité. L'administration des hospices commença dès lors à s'en occuper, de concert avec les dames du comité, auxquelles furent donnés des règlements approuvés par M. le préfet de la Seine. La Comptabilité des salles d'asile revêtit les formes administratives et fut soumise au contrôle de l'autorité. Dans l'espace de onze années, le comité obtint de la charité publique en;
dons et en souscriptions, 113,116 fr. Du conseil général des hospices, 80,695 Du conseil municipal, 23,000 Des bureaux de bienfaisance, 21,100 Total, 247,911 fr.
L'administration des hospices se chargea de payer en outre les loyers et les frais de premier établissement. Le nombre des salles s'éleva successivement à vingt-quatre dans l'espace de ces onze années.
Les allocations de la ville, que les progrès de l'institution avaient rendues nécessaires, lui avaient donné un caractère municipal. Bientôt l'autorité remarqua que les enfants n'étaient pas seulement recueillis et surveillés, qu'ils étaient élevés, que les salles d'asile formaient en réalité le premier degré de l'éducation de l'enfance, et qu'à ce titre, elles devaient passer sous le contrôle de l'administration, dont la mission est de veiller à la direction intellectuelle et murale de l'éducation à tous les âges et dans tout le royaume. Par une circulaire qui suivit la publication de la loi sur l'enseignement primaire du 28 juin 1833, le ministre de l'instruction publique s'en saisit. Les salles d'asile étaient considérées comme la base de l'instruction primaire. Le nouveau caractère qu'elles recevaient amena quelque incertitude sur la part de direction qui pouvait être laissée à leurs fondatrices. Par suite d'une sorte de conflit elles se trouvèrent, pendant l'année 1837, privées de la surveillance maternelle dont elles ont besoin. Cet état de choses était contraire aux intérêts des salles existantes et aux progrès de l'institution. Il importait d'y mettre un terme, et ce fut le but d'une organisation nouvelle que M. de Salvandy, ministre de l'instruction publique, soumit à l'approbation royale le 22 décembre 1837. Cette ordonnance reproduit les dispositions de la loi du 28 juin 1833, relative aux écoles primaires, mais avec des modifications exigées par ce qu'il y a de spécial dans l'institution.
Telle est l'origine, tels furent les notables progrès des salles d'asile en France. On a peine à concevoir aujourd'hui combien elles rencontrèrent d'abord d'obstacles et de préventions, et combien il fallut de temps et d'efforts pour en faire apprécier les résultats si utiles et si incontestables. Cette institution est portée maintenant au budget de l'instruction publique pour la somme de trois cent mille francs, et cette somme est annuellement et entièrement employée en subventions accordées aux salles d'asile naissantes ou à celles qu'il s'agit d'améliorer.--Il serait impossible d'indiquer avec une entière exactitude quel est en ce moment en France le nombre des salles d'asile, car on donne parfois ce nom à des établissements trop peu nombreux ou trop mal organisés pour le mériter; mais on est fondé à croire qu'il ne s'élève pas de beaucoup au-dessus de mille.
Pendant dix ans, à une ou deux exceptions près, on ne pouvait obtenir des communautés religieuses d'accorder des sœurs pour la direction des salles d'asile, et toutes les instances demeuraient vaines; mais en 1836, M. l'abbé Dupuch, maintenant évêque d'Alger, établit à Bordeaux plusieurs salles d'asile, et depuis cette époque le nombre des établissements fondés par le clergé et dirigés par des sœurs de diverse» congrégations s'est accru rapidement. On doit s'en réjouir, mais il est à désirer que la méthode d'enseignement lancastrienne y soit conservée avec soin. Elle rend les enfants plus heureux et plus faciles à diriger.
Dans un prochain article nous passerons en revue quelques innovations essayées à l'étranger, et nous ferons connaître l'emploi de la journée d'un enfant dans une salle d'asile de Paris (2).
Note 2: Nous avons emprunté la plupart des renseignements contenus dans cet article à des notes communiquées par une des femmes à qui ou est redevable et de l'institution et d'une partie de ses développements. Nous les avons complétés à l'aide du Journal des Salles d'Asile, auquel ces bienfaitrice de l'œuvre ont souvent fourni également d'excellents travaux. En nous remettant ces documents, on a imposé à notre reconnaissance la dure condition de garder le silence. Si cette réserve n'était pas dictée uniquement par une modestie aussi noble que sincère, nous aurions pu être tenté d'y voir en temps une leçon donnée aux philanthropes à grand orchestre.
(La suite au prochain numéro.)
(4e article.--Voir t. III, p. 49, 153, 164 et 180.)
L'industrie des bronzes est une des plus intéressantes dont nous ayons à nous occuper: c'est une industrie éminemment parisienne, qui appelle à son aide les artistes les plus habiles et les ouvriers les plus infimes, qui s'adresse aux fortunes les plus considérables, pour lesquelles elle se fait grandiose, imposante et puissante, et aux plus petits rentiers, chez lesquels elle fait pénétrer le goût des choses solides et confectionnées avec art. Les jurys de 1835 et 1839 s'étaient plaints de ne pas voir arriver aux expositions ce qu'ils appelaient la partie industrielle de la fabrication des bronzes, celle qui va trouver la grande masse des petits consommateurs, et de n'avoir à récompenser que les grands fabricants, ceux qui, par l'importance de leurs ateliers, le choix de leurs modèles et le fini de leur exécution, se recommandent d'eux-mêmes à l'attention publique; tandis qu'ils auraient désiré appeler aussi les récompenses sur les fabricants de troisième et quatrième ordre, sur ceux qui versent leurs produits courants dans le petit commerce. En sera-t-il différent cette année, et le jury de 1844 signalera-t-il l'arrivée au grand jour de ces bronziers qui font tout pour répandre dans le public le goût des bronzes, et qui se dérobent obstinément à la reconnaissance publique? Nous ne saurions l'affirmer; cependant il nous a semblé remarquer cette année un assez grand nombre de produits usuels, qui marquent un pas fait depuis la dernière exposition, et qui ne sont pas indignes de figurer, même au point de vue de l'art.
L'industrie des bronzes remonte à la plus haute antiquité. Les Hébreux, les Égyptiens, les Grecs en faisaient usage: à Rome, des portes de temples, des statues, les tables des lois étaient en bronze, qui prenait le nom de métal sacré. Puis il disparaît dans les orage» qui ont suivi la chute de la civilisation romaine, pendant les premiers temps de la chrétienté et une partie du moyen âge. On ne le voit reparaître qu'à la renaissance, avec Donatello, Ghiberti et Benvenuto Cellini; c'est seulement en 1624 qu'il se naturalise en France: d'abord sous forme de canon, puis, quand la dorure au mat est inventée, comme objet de luxe et d'ameublement. Dès lors ses progrès devinrent rapides: à l'exposition de 1806, ses produits placent l'industrie des bronzes au premier rang, et, depuis cette époque, elle ne connaît pas de rivale. Le chiffre de son commerce augmente tous les ans. Les principaux marchés qui lui servent de débouchés à l'extérieur sont l'Angleterre, la Belgique, l'Italie, l'Allemagne et la Russie. Chaptal, dans son livre de l'industrie française, écrit en 1818, évaluait le mouvement commercial à 35 millions, et le nombre d'ouvriers à 6,000. Les fabricant» contestèrent ces évaluations, et les réduisirent de moitié, c'est-à-dire à 18 millions de francs et 3,000 ouvriers. En 1834, le mouvement commercial avait peu augmenté; mais, en 1839, le jury l'évalua à 23 millions de francs, dont un tiers pour l'étranger et deux tiers pour la France. Nous pensons qu'il y a encore eu amélioration depuis 1839; car, comme nous le disions plus haut, les produits de cette industrie tendent à s'adresser aux masses, qui commencent à apprécier l'avantage de trouver un objet d'art dans un meuble usuel.
On sait que le bronze n'est pas un métal pur: c'est un alliage, c'est-à-dire une combinaison de plusieurs métaux. Les proportions en sont très-variées, suivant qu'elles s'appliquent aux canons, aux cloches, aux statues, aux médailles, ou aux produits que nous voulons plus spécialement examiner. Dans l'état où se trouve actuellement l'industrie, des progrès de la fonderie en bronze, autrement dit de la composition du métal, dépend, pour cette fabrication, la possibilité de satisfaire aux exigences de l'art et à celles du bon marché. La plupart des fabricants de bronze ne font pas eux-mêmes leur métal: ils remettent leurs modèles à des fondeurs qui exercent spécialement cette industrie.
On conçoit l'influence de la composition du métal sur l'objet que le bronzier doit ensuite travailler, ciseler et dorer. Aussi une des opérations les plus importantes est-elle celle du dosage des différents métaux qui doivent entrer dans le bronze. Malheureusement, dans cette industrie, on a encore recours à des règles empiriques, où même les fondeurs tendent à abaisser le titre du bronze et à substituer le plomb ou le zinc au cuivre. Aussi, en général, l'alliage livré par les fondeurs n'est pas le plus convenable pour l'ajustement, le tour, la ciselure et surtout la dorure. Il paraît certain que l'alliage le plus complètement satisfaisant est celui qui se compose ainsi:
Cuivre 82 parties. Zinc 18 Étain 3 Plomb 1 1/2.
Il est bien entendu qu'il s'agit ici des bronzes destinés à la dorure. Celui de la colonne de juillet, par exemple, a une composition toute différente: sur 100 parties, il y a 91.40 de cuivre, 5.53 de zinc, 1.70 d'étain, 1.37 de plomb; cette composition est, du reste, la même que celle qu'avaient adoptée les frères Keller, célèbres fondeurs du siècle de Louis XIV, pour tous les grands objets sortis de leurs ateliers.
Si, dans le bronze, la proportion de cuivre est trop forte, l'alliage absorbe plus d'or, parce que ses pores sont plus ouverts, et que le cuivre a plus d'affinité pour l'or que le zinc: s'il y a trop de zinc, l'alliage perd la belle couleur jaune qui convient tant à la dorure, et dans les recuits auxquels on est obligé de soumettre les pièces, l'oxydation, plus rapide pour le zinc que pour le cuivre, nuit à la qualité de la dorure. Or, la dorure entre, dans la dépense d'un bronze doré, pour le quart et souvent la moitié de la valeur; et si l'on considère que le ton et la dépense dépendent de la qualité du métal et de son aspect primitif, on reconnaîtra la nécessité de demander aux sciences chimiques le meilleur alliage: là est le progrès et la source de beaux bénéfices pour l'avenir.
L'industrie des bronzes doit occuper aujourd'hui environ 6,000 ouvriers, dont 800 ouvriers fondeurs, 600 tourneurs, 1,800 monteurs, 600 doreurs, arpenteurs et vernisseurs, 1,200 ciseleurs, 400 sculpteurs-modeleurs et 600 hommes de peine. La profession la plus dangereuse, la seule dangereuse même de celles que nous venons d'énumérer, est celle de doreur. On sait que jusqu'à présent la dorure s'effectue en amalgamant l'or et le mercure, dans la proportion de 10 d'or pour 90 de mercure. La pâte ainsi faite est étendue sur la pièce à dorer, et chauffée sur des charbons ardents. Le mercure se volatilise, laissant l'or dans un état de division extrême; mais les vapeurs mercurielles, quand elles ne sont pas attirées dans la cheminée du doreur par un courant d'air rapide, attaquent bien vite la santé de l'ouvrier. Le problème à résoudre consistait donc à trouver un moyen de ventilation énergique qui entraînât le mercure volatilisé. C'est à quoi est parvenu M. d'Arent, au moyen d'un fourneau d'appel et de diverses combinaisons fort ingénieuses. Avons-nous fait un pas depuis cette époque, et le procédé Ruolz pour la dorure doit-il à tout jamais dispenser d'employer le mercure? pourra-t-on le plier à toutes les exigences les plus capricieuses de la mode, donner à volonté les teintes différentes des bronzes actuels? enfin, le procédé par la voie humide se substituera-t-il partout au procédé meurtrier par le feu et le mercure? Si cela était, cette invention serait non-seulement un grand fait industriel, par le bon marché auquel elle permet de livrer les dorures et les argentures, mais ce serait surtout un immense service rendu à l'humanité, et le commencement de la moralisation des ouvriers doreurs, qui cherchent aujourd'hui dans les spiritueux l'oubli de leurs terribles prévisions, ou au moins à s'étourdir sur le terme d'une vie misérable dont les jours sont comptés.
Les fabricants que nous trouvons les premiers cette année sont ceux que nous sommes habitués à voir figurer également au premier rang à toutes les expositions.
D'abord M. Denière, dont la réputation est européenne, et qui joint au fini des pièces le goût sévère des modèles et la bonne composition de son alliage, qu'il fabrique lui-même. Déjà aux précédentes expositions, quoique ayant obtenu toutes les médailles et ayant été décoré de la croix de la Légion d'honneur, il a tenu à prouver que le succès auquel il était parvenu ne l'avait pas arrêté dans ses progrès. Cette année encore, où il a été nommé, membre du jury, son exposition se distingue de celle de ses confrères. Il a exposé une partie des pièces d'un magnifique dessert que lui avait commandé le duc d'Orléans. Il est impossible de voir rien de plus fin, de plus délicat et de plus élégant tout à la fois. Ce dessert se compose de quatre-vingts pièces, dont il n'y a guère que dix à douze d'exposées; mais c'est une œuvre hors ligne. Pour en donner une idée à nos lecteurs, nous leur dirons que le dessert complet est évalué à 250,000 francs, et que, dans cette somme, le bronze et la dorure entrent pour 160,000 francs, et les cristaux et pierres précieuses pour environ 80,000 fr. M. Denière a exposé aussi des candélabres renaissance. Nous offrons à nos lecteurs le dessin d'un candélabre en bronze dont l'exécution ne laisse rien à désirer. Ce candélabre serait bien placé dans un foyer de salle de spectacle. Nous avons encore remarqué une table de porphyre soutenue par des griffons; des girandoles, des lustres et des pendules, dont l'une en malachite; et toutes ces pièces prouvent ce que nous avons dit plus haut, que M. Denière ne s'est pas endormi dans son triomphe, et que sa fabrication est encore en progrès.
Ostensoir de
M. Froment-Meurice.
Après lui vient M. Thomire, au père duquel l'industrie des bronzes doit une partie de ses plus beaux succès. Ceux qui ont vu l'exposition de 1834 se rappelleront le temple commandé par M. Demidoff, et qui a tant excité l'attention publique à cette époque. Cette année M. Thomire ne présente pas de pièce aussi capitale: son exposition se compose, comme celle de M. Denière, de pendules, candélabres, lustres surtout et pièces de table. Nous n'avons rien de particulier à en dire, sinon qu'on trouve chez lui plus de contourné et de rocaille que chez M. Denière.
Après ceux que; nous venons de nommer, se présentent MM. Paillard, Chaumont et Serrurot, dont les produits soutiennent bien la vieille renommée de leur industrie; M. Villemsens, dont la spécialité religieuse ne repousse pas le progrès, surtout au point de vue de l'art, et dont l'exposition laisse cependant un peu à désirer sous ce rapport.
Bénitier en bronze,
par M. Quesnel.
Parmi les bronziers fondeurs, nous placerons au premier rang MM. Quesnel et Eck-Dorand. Ces derniers ont fondu la statue de Molière, qui figure au-dessus de la fontaine de ce nom. Ils ont exposé cette année des bronzes d'art d'une belle exécution, des statues, des médaillons, et la comparaison de leurs produits avec ceux des fondeurs d'un ordre inférieur nous a convaincu que ces habiles artistes ne s'en rapportaient pas à des règles empiriques pour la composition de leur métal.
MM. Quesnel ont une exposition vraiment remarquable et qui attire
l'attention, parce que leurs produits s'adressent à tous ceux qui ont un
peu de goût (et qui n'en veut pas avoir beaucoup, dans ce temps-ci?).
Elle consiste en bronzes d'art, statues, statuettes, groupes: c'est
Mercure inventant la lyre, l'éducation de l'Amour, un groupe
d'Amphitrite; mais MM. Quesnel ne se sont pas bornés à la mythologie
Candélabre en bronze,
par M. Denière.
païenne; ils ont fait aussi une incursion dans le domaine religieux: ils
ont un groupe de l'ange Michel et Gabriel, des chandeliers gothiques, et
surtout un bénitier en bronze doré, dont nous donnons aujourd'hui le
dessin. Ce bénitier est d'une composition sévère et les lignes en sont
harmonieuses. Les draperies des deux anges qui se tiennent au pied de la
croix tombent bien, et l'ampleur de ces vêtements convient tout à fait à
la couleur sombre du métal. MM. Quesnel ont réservé l'or pour la base et
la coquille du bénitier. Il n'y en a pas trop, et pour nous qui n'avons
jamais compris qu'une église fût une espèce de mine d'or, nous avons été
satisfait de voir que, dans cet objet d'art, il n'a pas été prodigué.
Fauteuil en bois sculpté
par le procédé mécanique
de M. Émile Grimpré.
Les bronzes, dont nous venons d'entretenir nos lecteurs, touchent de si près à l'orfèvrerie, qu'ils ne seront pas surpris de nous voir les transporter subitement et sans transition devant la case de M. Froment-Meurice, dont l'exposition est si remarquable. Il y a, dans les produits de cet artiste, du style, de la pensée et une excellente composition. Son plus beau travail est un vase commandé par la ville de Paris, comme témoignage de reconnaissance à M. Emmery, ingénieur des eaux de la capitale, qui, pendant une carrière toute de travaux intelligents, a su concilier la science avec l'humanité, et faire d'excellents travaux avec des ouvriers moralisés par lui et qui lui étaient attachés comme à un père. La forme du vase est grecque, et l'ornementation, du seizième siècle, est riche et bien jetée. Ce vase est ciselé avec une véritable perfection.
Le dessin que nous empruntons à l'exposition de M. Froment-Meurice est un ostensoir, style Louis XII. Nos lecteurs verront combien il s'écarte des ostensoirs ordinaires, qui ont malheureusement l'air d'être tous de la même famille. Celui de M. Froment-Meurice est d'une remarquable composition; les amateurs peuvent y apprécier le passage du gothique à la renaissance. C'est une mine nouvelle à exploiter. On a été jusqu'à présent ou tout gothique ou tout renaissance. Cependant il y a dans cette époque reculée de transition un certain charme indéfinissable, la gaucherie du style qui s'éveille jointe à la rouerie de celui qui finit, toute cette alliance à moitié avouée, à moitié cachée de deux styles si différents, qui aurait pour nous tout l'attrait de la nouveauté et qui ne risquerait pas de fausser le goût du public, comme certaines œuvres d'artistes que nous ne nommerons pas, et qui croient faire du nouveau en faisant du bizarre. Il y a là, nous le répétons, pour notre orfèvrerie surtout, une riche mine à exploiter, et nous convions les orfèvres qui tiennent à ce que leurs produits conservent, sur les marchés étrangers, leur réputation de bon goût, à entrer dans cette voie nouvelle.
Cabinet ou Meuble de
milieu d'un salon,
par M. Grohé.
En 1834, tous les organes de la publicité et le jury central avaient signalé et déploré le mauvais goût, la recherche et la forme disgracieuse de l'ébénisterie française. A cette époque, en effet, les formes de nos meubles n'étaient que la caricature des formes anglaises, et on prétendait cependant travailler dans le genre comfortable, comme si la commodité devait exclure la grâce. Nos meubles sont maintenant tout autres; ils réunissent généralement le bon goût à l'élégance et à la solidité. C'est une industrie toute nouvelle et qui a subi de grands changements depuis vingt-cinq ans. Ici encore on peut reconnaître l'influence de la révolution française. Avant cette époque, il y avait en France quelques grands propriétaires dont les habitations grandioses présentaient des salles de dimensions énormes, et pour lesquelles les ameublements devaient être massifs et élevés de formes. Nous ne voulons pas dire que le bon goût devait en être exclu; mais tout au moins les lignes devraient être grandes et sévères pour être en rapport avec la hauteur des appartements. Depuis la révolution, les terres ont été divisées à l'infini; il n'y a presque plus de grandes fortunes, mais une multitude de petites; plus de grands châteaux, de grands hôtels, mais beaucoup de petites villas, de petits appartements. On fait maintenant deux étages dans un seul d'autrefois, un appartement complet dans un des salons de réception de nos ancêtres. Si le luxe est moins répandu, grâce à la modicité des fortunes, le goût du comfort est descendu dans les derniers échelons de la classe bourgeoise. Voilà pourquoi nos fabricants ont dû renoncer à l'exécution des grands meubles froids, mais dignes de nos pères, et chercher à l'étranger des formes plus en harmonie avec, la petitesse des appartements et le goût du bien-être. C'est à l'Angleterre qu'ils ont emprunté leurs formes, parce que là la prospérité commerciale avait fait depuis longtemps ce qu'a amené chez nous la division des fortunes. Mais les premiers essais ont été défavorables, les premières imitations d'un mauvais goût remarquable. Comme nous le disions plus haut, on remarquait encore en 1834 cette invasion barbare.
Chaise en bois sculpté par
le procédé mécanique de
M. Émile Grimpré.
Prie-Dieu de M. Grohé.
Quelques fabricants, cependant, avaient su trouver des formes gracieuses; mais ils avaient voulu en même temps réhabiliter les bois indigènes et affranchir notre pays du tribut qu'il paie pour bois exotiques. Cet essai n'a pas été heureux. C'est qu'en effet, il faut bien le reconnaître, et notre amour-propre national n'est nullement blessé par cet aveu, nos bois indigènes, à l'exception du noyer, qui prend une teinte si chaude en vieillissant, tous nos bois n'ont pas cette vivacité de couleur, cette variété de texture, cette richesse de fibres que présentent les bois des climats chauds, produits d'un sol vigoureux et d'une ardent atmosphère. Nos bois sont ternes et froids; le temps ne leur ajoute qu'une apparence grisâtre et plombée, tandis que les bois exotiques gagnent en couleur et en ton en vieillissant.
Les bois le plus généralement employés pour meubles sont l'acajou, l'ébène et le palissandre. Nos fabricants font très-peu de meubles en acajou massif, tandis que les Anglais en font très-peu en plaqué. L'exploitation du palissandre a pris une très-grande extension, parce que ce bois est celui qui se prête le mieux aux incrustations; il est plus facile à découper que l'acajou, et n'exige pas tant de dextérité de la part de l'ouvrier. Lorsque les courbes du bois découpé ne se rencontrent pas bien avec les ornements à incruster et laissent des vides, on les remplit avec de la poussière de palissandre détrempée dans la colle; cette poudre prend corps, et, quand elle sèche, on peut polir, poncer et vernisser le bois sans qu'elle se détache. Le palissandre est aussi facile à scier mince que l'acajou, mais son grain est plus lâche, il est plus mou, plus fibreux, ce qui augmente la difficulté de l'opération du vernissage et explique la différence de prix avec l'acajou. Après le palissandre, le bois le plus approprié aux incrustations est le houx, bois totalement dépourvu de nervures, d'un blanc mat et froid. Nous avons vu une table de houx incrusté d'amarante, très-élégante, à une des expositions précédentes. C'est le triomphe de ceux qui veulent, à tort, à notre avis, condamner l'ébénisterie à ne se servir que des bois indigènes. L'apôtre de cette innovation, M. Vernet, parmi un grand nombre de meubles en orme, en frêne, en noyer, en avait exposé en 1839 plusieurs en chêne vert. Ce bois ressemble au plus bel acajou moucheté, mais, ce qui empêche qu'il se vulgarise beaucoup, c'est qu'il est d'une dessiccation difficile et que les fabricants, d'accord d'ailleurs en cela avec le goût des consommateurs, préfèrent employer des bois qui leur arrivent déjà secs. Cependant il serait à désirer que l'usage du chêne vert devînt plus général: le département de la Corse en possède des forêts magnifiques, et quinze départements du Midi en ont aussi dont l'exploitation serait une source de richesse pour le pays.
Buffet en chêne par
M. Ringuet.
La fabrication des meubles est concentrée presque tout entière à Paris, où, depuis trente ans, elle s'est organisée sur une vaste échelle dans le faubourg Saint-Antoine. «Ce faubourg lui-même, dit le jury de 1839, avec ses 40,000 habitants, semble ne former qu'une seule usine dirigée par les maîtres les plus intelligents et servie par les ouvriers les plus habiles, tout y est soumis au principe fécond de la division du travail. Les scieries mécaniques débitent le bois de placage en feuilles légères, en baguettes sveltes et déliées. La hardiesse des découpures ne connaît plus de bornes; elle s'est emparée des métaux, de l'ivoire, de l'écaille naturelle et factice, pour en faire des fleurs, des bordures...» Ce que disait le jury en 1839 est plus vrai encore aujourd'hui où les cours industriels faits aux ouvriers ébénistes, les modèles qu'on leur met sous les veux, la théorie qui vient détruire la routine, a fait naître chez eux le goût du dessin et, par suite, le bon goût des ornements. Nous n'avons pas remarqué, en effet, comme aux expositions précédentes, ces formes affreuses et repoussantes, ces espèces de barbarismes qui affligeaient l'œil du curieux.
Ici d'ailleurs, comme dans d'autres industries que nous avons déjà signalées, il y a progrès sous le rapport mécanique.
Déjà en 1839, le jury avait remarqué les procédés inventés par M Émile Grimpré pour sculpter mécaniquement le bois et y produire, au prix du travail le plus simple, les effets les plus inattendus et les plus variés. Cette année encore le jury aura à constater un nouveau pas fait dans les procédés de sculpture pour l'ébénisterie; nous voulons parler des procédés imaginés par M. Wood, et dont nous offrons un spécimen à nos lecteurs. Ici c'est la sculpture à chaud: on soumet le bois sur lequel on veut sculpter à l'application d'un moule chaud qui porte en creux le dessin qu'on veut produire en relief. On conçoit que la première application ne produit pas le résultat attendu; mais on la renouvelle un certain nombre de fois, et bientôt le morceau de bois est devenu une œuvre d'art sans ciseau, sans marteau, sans rabot, et il a de plus acquis une teinte foncée qui lui donne plus de valeur. Ce que nous avons dit sur un dessin en relief s'applique également pour la moulure complète des colonnes, chapiteaux, dossiers, comme on le voit dans la chaise et le fauteuil de bois sculpté par ce procédé.
Nous avons choisi, parmi les meubles dont l'exécution nous a semblé remarquable, ceux qui ont été exécutés par MM. Grohé et Ringuet.
M. Grohé a exposé un prie-Dieu en chêne d'une forme gothique. Les détails en sont bien soignés; nous critiquerons seulement la forme des portes du bas surmontées de deux écussons: outre qu'il nous a toujours semblé de mauvais goût de faire intervenir les insignes de l'orgueil dans un meuble qui sert à s'agenouiller, à s'humilier, la caisse de ce prie-Dieu nous a semblé trop basse et trop large pour les deux battants de la porte, qui paraissent disproportionnés; sauf ces critiques de détail, nous reconnaissons que le style de ce meuble est sévère et parfaitement approprié à sa destination. Nous louerons sans restriction un autre meuble de M. Grohé, le meuble de milieu de salon, qui est irréprochable. Il est en ébène, à quatre pans, et les figurines, les détails des ornements y ont été faits con amore; c'est une des plus belles pièces de l'exposition de l'ébénisterie. Dans un genre différent, nous signalerons aussi un meuble de salle à manger, un magnifique buffet en chêne, dû à M. Ringuet. La couleur de ce bois, qui prend, d'ailleurs, en vieillissant des teintes sombres, est convenable pour une salle à manger, et les attributs que M. Ringuet a prodigués avec une sage mesure, sont tout à fait appropriés à la nature de son service.
Nous arrêtons ici notre compte rendu de l'ébénisterie, en répétant qu'elle nous a semblé cette année dans un progrès marqué. Le bon goût tend à pénétrer dans les masses, et les fabricants commencent à comprendre que s'il est lucratif de prendre à l'étranger ce qu'il a de bon, il est mille fois plus honorable de chercher des bénéfices dans une exécution irréprochable et mise à la portée de tous.
Erratum.--Dans notre article du numéro dernier, relatif au moulin à bras portatif, nous avons par erreur désigné M. Tarin comme inventeur de ce mécanisme. Nous nous empressons de rectifier cette erreur, et d'annoncer à nos lecteurs que l'inventeur et le constructeur est M. Bouchon, de la Ferté-sous-Jouarre.
Quelques jours ont passé sur les courses du Champ-de-Mars, et déjà elles sont vieilles.
Toutes ces courses ont été languissantes et insipides. Chevaux et sportsmen, acteurs et spectateurs étaient engourdis: on s'ennuyait; pour réveiller les dormeurs, une poule de hacks, gentlemen riders, est improvisée. M. de Tournon s'élance sur Olivia, au marquis de Vidil. Quel cheval résisterait à la marquise Olivia? M. de Tournon est un de nos plus élégants et plus hardis cavaliers. Vainement M. de Caters et Phosphore, M. de Larochette et Maid, MM. Lupin, de Perregaux et Mosselman jouent des pieds et des mains, de l'éperon et de la cravache, Olivia vole et arrive la première. Déjà le matin, sous M. Edgar Ney, elle avait battu MM. de Bernis et de Pracoutal, deux cavaliers distingués. Mais pourquoi le marquis de Vidil, si rude chasseur, si vaillant gentleman, a-t-il laissé à M. de Tournon toute la gloire de ces deux succès?
Allons donc sur la pelouse de Chantilly, sans même jeter quelques fleurs et quelques mots à ces pauvres défuntes.
Pour devenir populaires, il ne manque aux courses de Chantilly qu'un chemin de fer. Tant qu'elles n'auront pas un railway économique au service des demi-sportsmen, elles resteront la propriété exclusive des membres du Jockey-Club. Allons, messieurs de Chantilly, cotisez-vous, imposez-vous, fouillez dans vos bourses, mais ayez un chemin de fer, si vous désirez que votre ville reste l'Epsom français.
Jeudi passé, outre les désagréments et les fatigues du voyage, la pluie s'était mise de la partie; il faisait froid, triste et humide. Cinquante amateurs, armés de parapluies, de manteaux et de tweeds, étaient perdus sur cette immense pelouse, qui serait trop vaste pour une armée de cent mille sportsmen. Le prince de Beauvau a eu l'étrenne de la victoire. Sa pouliche Rachel s'est adjugé le prix de Chantilly, 1,200 francs.
Dans le prix du ministère du commerce, Governor gagne les deux épreuves, et M. de Rothschild 2,000 francs.
Voici surgir un vainqueur nouveau. Salut à Mustapha! L'administration des haras royaux lui doit 3,000 francs.
Prix de Diane, 6,000 francs. Sido, Cavatine, Angelina, Lantere, promettaient une belle course. Vaines promesses! Cavatine se dérobe, Sido s'endort, Angelina regarde voler les oiseaux, Lanterne seule fait en conscience son métier de jument de course. Le prince de Beauvau gagne 6,000 Francs.
Le samedi était le jour consacré à la chasse. La pluie et le vent ne servent pas le nez des chiens; en dépit du mauvais temps, la chasse s'annonçait sous de brillants auspices. Attaqué à Ermenonville, l'animal de meute se fit chasser pendant quatre heures, puis les défauts arrivèrent: découragés et mouillés, les chiens ne retombèrent plus sur la voie. Au lieu d'un victorieux hallali, on dut sonner la retraite manquée. Quelle bredouille!
Dimanche, malgré le mauvais temps, les tribunes sont désertes. Nos frères de Normandie, de Bretagne ou de Picardie ont préféré Versailles et Saint-Germain à Chantilly; ils ont mieux aimé galoper eux-mêmes sur les chevaux du bois de Boulogne, que de voir s'escrimer les fils de Royal-Oak et Ibrahim.
En tout autre temps, la journée eût été bonne pour l'écurie Rothschild, qui a gagné deux courses sur quatre: avec Drummer, le prix de Nemours et ses 3,000 fr.; avec Governor, le prix de l'Oise et ses 2,000 fr. Mais, aujourd'hui. qu'importaient ces luttes anodines, ces mesquines récompenses? Aujourd'hui, il n'y a qu'un prix: c'est le prix du Jockey-Club, tous les autres ne sont que du remplissage. La leçon reçue l'année dernière par des parieurs extravagants n'a pas été perdue: à peine si quelques cent mille francs sont en jeu. Lanterne est première favorite, et, par hasard, la favorite a justifié les espérances qu'elle avait fait naître. Encore le prince de Beauvau! Cette victoire sera le plus beau fleuron de sa couronne d'éleveur, honorifiquement et spéculativement parlant: elle lui a rapporté au moins 60,000 francs.
Une course de haies, ornée de gentlemen riders, a couronné cette mémorable séance sur le turf. Notre amour-propre national n'est pas peu flatté d'avoir à constater la supériorité d'un rider français sur les riders anglais. Le vicomte de Tournon a brillamment monté Cattoman. Tiger, le vainqueur des vainqueurs, timidement monté, et Wild-Irish-Grit ont dû céder la victoire à un cavalier plus habile et plus intrépide.
(Voir t. III, p. 70, 80, 106, 118, 138,150, 170 et 186.)
La chaleur du récit semblait désormais emporter le conteur, et ce fut sous l'empire d'une émotion croissante qu'il en reprit la suite. Édouard lui-même devenait de plus en plus attentif, et l'intérêt qu'il prenait à cette histoire n'était pas entièrement exempt de préoccupation.
«Beaupertuis, poursuivit le voyageur, jugez de l'horreur de ma punition. A la vue de cet homme et des éclairs funèbres qui s'échappaient de ses yeux, je compris que nous étions menacés d'une affreuse catastrophe. Un instant il hésita, se tint comme en arrêt devant sa proie, en la dévorant du regard; mais bientôt la colère prit le dessus, il se précipita vers le lit où gisait la malheureuse Agathe. J'avais suivi ces mouvements avec le sang-froid que donne l'imminence du danger, et au moment critique, je prévins ce furieux et fis à sa victime un rempart de mon corps. Une lutte s'engagea entre nous.
«--Arriére, pékin! s'écriait-il. Tu auras ton tour; laisse-moi expédier d'abord la complice.
«--Non, dis-je avec énergie, vous n'approcherez pas de cette couche que la douleur rend sacrée.
«--Infâme! continuait-il tout en cherchant à me repousser et en brandissant le poing vers l'accouchée, voilà ou t'ont conduite tes déportements! Tu as déshonoré mon nom; il n'y a que le sang qui puisse laver cette injure. Et toi, misérable, ajoutait-il en me secouant de toute sa force, tu paieras cher ta trahison.
«Aux cris de ce forcené, le docteur était accouru et s'interposa. Agathe venait de tomber dans un évanouissement profond; il invoqua les égards dus à tout malade, et les devoirs de son ministère. Poussepain ne voulait entendre à rien: il avait soif de carnage; les remontrances de l'ami qui l'accompagnait étaient elles-mêmes impuissantes.
«--Major, disait-il au médecin, ce n'est pas à vous que j'en veux, mais il faut que je dépèce cet homme et cette femme. Ôtez-vous de là.
«Enfin, quelques villageois étant survenus, on put se rendre maître de l'énergumène, et on l'entraîna de force dans une chaumière voisine, où il fut gardé à vue jusqu'à ce que l'accès de colère fut passé. J'étais à peine remis de cette émotion, qu'une nouvelle épreuve vint m'assaillir. L'ami de l'ex-dragon reparut sur le seuil de notre porte, et me fit un geste à la fois mystérieux et hautain auquel il était impossible de se méprendre. Il s'agissait de quelques minutes d'explication. Je sortis.
«--Monsieur, me dit cet homme en me toisant avec majesté, vous comprenez que je ne suis pas venu ici pour faire du sentiment. Un ex-major des cuirassiers ne se dérange que pour des motifs plus militaires. Il s'agit de se couper la gorge avec mon camarade Poussepain. En vous attaquant à l'épouse légitime d'un ancien, vous deviez comprendre qu'un moment viendrait où il ferait chaud. Nous y voici, que vous en dit le cœur?
«Je ne suis point un bretteur, Beaupertuis, ni un pilier de tir au pistolet ou de salle d'escrime; je n'ai jamais joué le rôle d'un spadassin, d'un casseur d'assiettes; mais quand on me force dans mes derniers retranchements, jamais je ne recule. C'était ici le cas; aussi ma réponse ne se fit-elle pas attendre.
«--Je suis prêt, monsieur, dis-je à l'ex-major.
«--A la bonne heure, jeune homme, voilà qui est parler, répliqua-t-i! Et avez-vous quelqu'un pour vous assister?
«--J'emmènerai le docteur, répondis-je; il peut nous être utile.
«--Très-bien, monsieur, poursuivit l'ancien cuirassier, que mon ton ferme rendait plus poli; il ne reste plus qu'à régler le choix des armes. Ces lattes sont-elles de votre goût?
«En même temps il déboutonnait sa redingote à brandebourgs, et me montrait deux longs sabres de cavalerie. Je n'avais aucune idée de la manière dont on pouvait se servir de ces instruments, et j'aurais préféré tout autre moyen de vider la querelle. L'ex-major s'aperçut de mon hésitation.
«--Qu'à cela ne tienne, monsieur, dit-il en fouillant dans les vastes poches de sa polonaise. Si les lattes ne vous sourient pas, voici deux petits brûlots qui feront tout aussi bien notre affaire.
«Ces petits brûlots consistaient en une paire de pistolets d'arçon du plus fort calibre, et chargés jusqu'à la gueule.
«--Soit, dis-je, je préfère ceci.
«--Au mieux, jeune homme. Il y a plaisir de traiter avec vous. Les choses marchent comme sur des roulettes. Et la distance, maintenant?
«Comme vous l'entendrez, major.
«--Bravo! alors ce sera quarante pas à marcher l'un sur l'autre. Quant à l'heure, mettons demain matin à la pointe du jour. D'ici là, je veillerai sur Poussepain. Au revoir, jeune, homme.
«Nous nous séparâmes sur ces mots, et je retournai près d'Agathe. La syncope avait cessé; mais une fièvre violente venait de se déclarer, et il s'y mêlait un tel délire, qu'il fallait surveiller les mouvements de la malade. Deux fois elle s'était, précipitée hors de son lit en poussant des cris d'effroi et de désespoir. Une vision fatale l'obsédait; son œil égaré se promenait dans tous les coins de la chambre, comme s'il eût cherché un spectre. La nuit se passa ainsi, sans autre relâche que de légers intervalles d'un assoupissement mêlé de soubresauts convulsifs. Quand l'aube parut, il fallut songer à notre rendez-vous. J'avais prévenu le docteur; il consentait à m'accompagner; mais, par une sorte d'instinct, Agathe s'était emparée de l'une de mes mains, et ne semblait pas vouloir s'en désaisir. A mesure que je faisais un effort pour la dégager, je sentais ses doigts exercer une pression plus vive, et son bras se roidir avec une vigueur fiévreuse. Pour m'arracher à cette étreinte, la violence fut presque nécessaire, et quand elle sentit que je lui échappais, la pauvre femme exhala un soupir si déchirant qu'on eût pu le prendre pour son dernier souffle. Enfin nous quittâmes le logis au moment où le jour commençait à se faire, et à peu de distance du seuil parurent nos deux antagonistes, enveloppés dans leurs manteaux. L'ex-major prit la conduite de l'affaire, et marcha vers une clairière qu'il était allé reconnaître dès la veille. Nous le suivîmes en silence.
«Depuis quelques heures, j'avais profondément réfléchi à la lutte dans laquelle j'étais engagé. Entre Poussepain et moi, la partie n'était pas égale. Il y apportait une haine violente et légitime, un cœur aigri par les blessures de l'amour-propre et la honte d'un affront public. Rien de pareil de mon côté; les torts que pouvait avoir l'ancien dragon ne m'étaient pas personnels et ne me touchaient que d'une manière indirecte. Sans doute un homme, totalement gelé en Russie, n'aurait pas dû prendre une femme de dix-sept ans pour en faire une garde-malade; mais il payait cher son erreur, et j'étais l'instrument de cette expiation. C'était assez. J'allai donc à ce combat sans haine et sans colère. Comme une victime et non autrement. Mon plan était fait; je voulais risquer ma vie sans attenter à la sienne, essuyer son feu et décharger mon arme à tout hasard. Avec un champion aussi exaspéré, cette résolution était pleine de périls, car il s'agissait d'un duel à outrance; mais l'esprit de conservation ne fut pas assez fort chez moi pour me faire désirer la mort d'un homme contre lequel je n'avais aucun sujet de ressentiment. Telles étaient mes dispositions quand nous arrivâmes sur le terrain.
«Le lieu du combat avait été admirablement choisi; on voyait que l'ex-major des cuirassiers était un connaisseur. Des rideaux de chênes nains entouraient un vaste espace découvert, où le sol conservait un niveau égal; le soleil, l'ombre, le vent avaient été calculés de manière à ce que les avantages fussent balancés D'ailleurs tout devait être réglé par le sort: le choix de la place, celui du pistolet. Quant au droit de tirer, il restait à la volonté des combattants, libres de se devancer ou d'attendre en marchant l'un vers l'autre. On vérifia les charges, et, après les préliminaires d'usage, les témoins se retirèrent à l'écart. Quoique je fusse à quelque distance de Poussepain, l'expression farouche de son visage me frappa. La soif de mon sang y était écrite d'une manière si visible que le désir de me défendre me revint. Au lieu ne tenir mon pistolet abaissé, comme j'en avais fait le projet, je le mis en ligne à la hauteur du sien, de manière à gêner son point de mire et à lui créer une préoccupation qui nuisit à la justesse de son tir. C'était tout le résultat que je me proposais d'atteindre. Nous fîmes ainsi quelques pas, lui rapidement, moi avec une lenteur calculée, l'œil fixé sur ce tube terrible, qui pouvait vomir la mort d'un instant à l'autre J'attendais le feu de mon adversaire, et de son côté. il semblait décidé si ne tirer qu'à coup sûr. Enfin, quand il fut arrivé à une très-petite portée, je le vis s'arrêter et froncer horriblement le sourcil: une détonation se fit entendre, et je ressentis une vive secousse dans l'épaule droite. Il faut que la contraction occasionnée par la douleur ait déterminé chez moi, dans les phalanges de la main, un mouvement involontaire, car mon coup suivit immédiatement le coup qui m'était destiné, et presque en même temps j'aperçus Poussepain Tournoyant sur lui-même et tombant sur le gazon, tandis que je m'affaissais de mon côté en proie à une forte hémorragie. Le médecin accourut; j'avais une balle dans l'épaule; l'ex-dragon une balle dans l'œil. Les deux blessures étaient graves. Il nous donna les premiers soins. Quoique affaibli par la perte de mon sang, aucun détail de cette scène ne m'échappait. Poussepain se roulait à dix pas de moi, le visage ensanglanté, la bouche écumante; il se relevait sur ses poignets et cherchait, en rampant sur le sol, à parvenir jusqu'à moi. Sa fureur, loin de s'éteindre, semblait acquérir plus d'énergie.
«--Misérable! criait-il, tu n'es donc pas mort!... Attends!... attends!... que j'aille l'achever!... Vous y passerez tous... toi.. la mère... l'enfant... le fruit du crime... tous... tous... infâmes!... Je veux tout exterminer...
«A ces derniers mots, ses forces le trahirent et il retomba épuisé sur le gazon. Je n'étaie guère mieux accommodé que lui, et bientôt les objets prirent à mes yeux une forme vague, et les sons n'arrivèrent plus à mon oreille que d'une manière confuse. Quand je revins à moi, le lieu de la scène avait changé. J'étais étendu sur un lit de sangle dans la même chambre qu'Agathe, la seule qui fût habitable dans notre maisonnette. Le docteur enlevait le premier appareil et cherchait à extraire la balle qui était restée dans ma blessure. Je jetai vivement les yeux du côté de l'accouchée; elle semblait plus calme, mais l'ardeur de la fièvre était encore empreinte sur ses joues; sa respiration, courte et saccadée, parvenait jusqu'à moi et me serrait le cœur.
«--Beaupertuis, j'abrège ces tristes détails. Pendant trois semaines la même pièce renferma deux agonisants que dévorait le mal. Dans les heures lucides, Agathe et moi nous nous penchions l'un vers l'autre et échangions de douloureux regards. On nous avait défendu de parler: eussions-nous voulu enfreindre cette défense, la force nous aurait manqué pour cela. La maladie d'Agathe était une fièvre puerpérale, qu'aggravaient la somnolence et des congestions au cerveau. Le délire ne la quittait pas; le sang battait les artères avec une telle force, qu'on entendait presque les pulsations. Quant à moi, ma plaie s'était envenimée et demandait des soins continuels; l'aspect en était du plus mauvais caractère, et des escarres dangereuses donnèrent plus d'une fois de l'inquiétude à notre bon docteur. Le digne homme se montra d'un dévouement à toute épreuve, il plaça près de nous à demeure un de ses meilleurs aides, et venait nous voir lui-même tous les trois jours. Aucun secours ne nous manqua; les villageoises se relevaient pour passer les nuits à notre chevet, et le curé du lieu ne quittait plus la maisonnette.
«Hélas! rien ne put sauver Agathe. L'épreuve avait été trop rude; elle y succomba. La vigueur de sa constitution ne servit qu'à prolonger son agonie et à la rendre plus affreuse. Pendant les deux derniers jours qu'elle passa dans ce momie, des scènes déchirantes se succéderont sous mes yeux. Aux approches de la mort, sa tête s'était dégagée; la malade avait retrouvé toute la netteté, toute la sérénité de ses idées. Elle fit approcher mon lit du sien, et me prenant la main, elle me dit d'une voix douce comme celle des anges:
«--Mon ami, je vais partir. J'ai commis une faute; le ciel me punit, je me soumets à sa justice. Mais je te laisse une enfant; tâche qu'elle soit plus sage et plus heureuse que sa mère. D'en haut, je veillerai sur vous; toi, écarte d'elle les mauvaises pensées. Et surtout, ajouta-t-elle en poussant un soupir, soustrais-la à la vengeance de mon mari. C'est un homme implacable; il la tuerait.
«Sur le désir qu'elle en exprima, on lui apporta alors sa fille, qu'elle combla de caresses et berça sur son sein jusqu'au moment où ses forces la trahiront. Deux heures après, c'en était fait de la pauvre femme; elle exhalait son dernier souffle en tendant les bras vers moi.
«Jugez de ma douleur, Édouard: elle me jeta dans une nouvelle crise et amena une longue rechute. A diverses reprises, le médecin désespéra de me sauver; ma plaie était horrible à voir, et des accidents nerveux éloignaient l'emploi d'un traitement énergique. Pour que je sois sorti vivant de cette épreuve, il fallait la richesse d'organisation et la vigueur du sang qui me sont échus en partage. Cent autres à ma place ne se seraient pas relevés de ce lit de douleur. Enfin, les plus fâcheux symptômes disparurent, la fièvre céda, j'entrai en convalescence. La jeunesse fit le reste, et à part un sentiment de langueur qui persista pendant quelques mois, il ne me resta bientôt plus aucune trace de cette rude secousse. La blessure morale fut plus lente à guérir. On ne perd pas ce que l'on a aimé sans qu'un vide se fasse dans l'existence et sans qu'on cherche longtemps autour de soi les joies évanouies et le bonheur disparu. Ma pensée ne pouvait s'habituer à l'absence d'Agathe; il me semblait qu'elle n'était pas loin et qu'elle allait venir. Je la voyais partout, dans tous les sentiers ou nous avions l'habitude de marcher ensemble. Quelques instances que fit le docteur pour m'arracher au Val-Suzon, je m'obstinais à y séjourner, comme si j'eusse dû la voir reparaître, me sourire encore et embrasser son enfant. Peut-être aurais-je persisté dans cette misanthropie et cet isolement, si le chef de la maison Grabeausec n'était venu en personne pour vaincre ma répugnances et m'emmener dans sa voilure.
«Ce fut alors que je songeai à ma Jenny, ce seul et précieux legs de la mourante. L'enfant venait à souhait: sa nourrice, Marguerite, était une villageoise qui avait passé la jeunesse, et dont l'âge roulait entra trente-cinq et quarante ans. Robuste, bien constituée, elle avait de plus l'expérience et la maturité qui inspirent la confiance. Déjà elle s'était attachée à son poupon comme l'eût fait une mère, avait songé pour moi à mille petits détails, au baptême, au vaccin, à tout ce cortège de soins qu'exige l'enfance. Quand je quittai le Val-Suzon, Jenny était une belle et grosse fille, et elle ne pouvait que gagner à passer encore quelque temps dans cette vive atmosphère de la montagne. Je le sentais, et pourtant une inquiétude vague pesait sur mes résolutions. Les menaces de Poussepain les recommandations et les prières d'Agathe me revenaient à la mémoire. Si cet homme allait déchirer de ses mains ce dernier gage d'une triste union, assouvir sa vengeance sur cette faible créature! Cette idée m'obsédait, et à peine arrivé à Dijon, je m'informai de l'état de mon adversaire.
«Quoique l'ex-dragon n'eût pas quitté le lit, on avait l'espoir de le tirer d'affaire. L'œil était perdu; la balle en avait brisé le globe, mais l'obliquité du coup avait diminué la gravité de la blessure, et aucun organe essentiel n'était lésé. La cure demandait des soins et du temps, surtout du repos. Cette dernière circonstance me rassura; je crus Jenny en sûreté au Val-Suzon, et résolus de l'y laisser pendant quelques mois encore. La nourrice était une femme prudente; mes générosités devaient d'ailleurs stimuler son zèle. Plus tranquille de ce côté, je recommençai le cours de mes voyages, et y cherchai une diversion à mes regrets. Fragile et changeante nature que la nôtre, Édouard! Au bout de quelques semaines, j'avais repris goût à la vie; le souvenir d'Agathe n'était plus ni aussi amer, ni aussi sombre; il avait quelque chose de doux et de mélancolique, et réchauffait mon cœur au lieu de le dévorer. Peu à peu je m'habituai à porter sur l'enfant qu'elle me laissait la tendresse que m'avait inspirée la mère, et je croyais rester fidèle à cette mémoire chérie en me dévouant à ce fruit de ses entrailles.
«Les choses allèrent ainsi pendant plusieurs mois. J'arrangeais mes itinéraires pour passer quelques jours au Val-Suzon et y jouir des caresses de ma fille; je m'informais de ses besoins, je jouissais de ses progrès. Les dents poussaient, et avec elles commençait ce premier babil si charmant à entendre. Les visites me rendaient fier et heureux; je m'ouvrais aux illusions de la paternité, je m'abreuvais à une nouvelle source de joies. Cependant un jour ma sécurité fut troublée Au dire de la nourrice, un individu étranger au pays avait paru au Val-Suzon et semblait rôder autour des chaumières. Je pressai Marguerite de questions; je lui demandai quelques détails sur cet homme, sur son signalement; elle ne put rien me dire, sinon qu'il était grand, sec et borgne. Cette dernière circonstance me frappa; je retournai à Dijon très-préoccupé et résolu à éclaircir mes doutes. J'y achevai mon enquête au sujet de Poussepain; il commençait à sortir et c'était lui probablement que l'on avait aperçu du côté de la montagne. Sitôt que je fus certain du fait, je pris un parti décisif.
«Le lendemain j'étais en route pour le Val-Suzon dans une bonne voiture. Tout y avait été disposé pour un voyage; quelques provisions, des oreillers, un manteau, rien n'y manquait. Je fis part de mes projets à la nourrice et lui proposai de m'accompagner. Son mari et son dernier enfant venaient de mourir, elle restait seule au monde; la pauvre femme n'hésita pas; elle se déclara prête à me suivre. Je fis mes conditions et dictai des ordres. Marguerite devait garder le plus profond silence sur ce quelle avait vu au Val-Suzon.
Il était inutile que Jenny connût le mystère de son origine et les catastrophes qui avaient accompagné sa naissance. Pour tout le monde c'était une orpheline dont je prenais soin, et l'enfant elle-même ne devait me regarder que comme son meilleur ami. Pour éloigner d'elle les vengeances de Poussepain, ces précautions me semblaient nécessaires, et j'organisai ainsi, dès le premier jour, une espèce de cordon sanitaire contre les caquets et la curiosité. Les événements me prouveront que tant de prudence n'était pas vaine.
«Le chemin qui conduit au Val-Suzon débouche sur la grande route par une allée d'ormes qui le masque en grande partie. Ma voiture, qui portait la nourrice et l'enfant, arriva jusqu'à ce point sans faire de fâcheuse rencontre; mais là, à travers une éclaircie, se dessina une apparition qui vint me glacer d'effroi. Un homme montait la côte à cheval, et sa figure était trop caractéristique pour que je pusse m'y méprendre. C'était mon inévitable ennemi, auquel l'accident récent donnait tous les airs d'un cyclope. De son dernier œil il interrogeait les environs, et si j'eusse continué à tenir le même chemin, en moins de dix minutes nous devions nous trouver face à face. Par un mouvement rapide comme la pensée, je grimpai sur le siège à côté du conducteur, et, tournant sur la gauche, j'engageai la voiture au soin d'un fourré épais. Quand elle se trouva hors de vue et couverte par le feuillage, je descendis et allai surveiller les mouvements de l'ennemi. Je ne m'étais pas trompé; Poussepain quitta la chaussée pour prendre la longue avenue qui conduit au village. Son air était plus farouche que jamais, et quand il passa devant le petit bois où nous étions cachés, il s'arrêta comme l'ogre qui sent la chair fraîche, tint son œil fixé sur cette masse de verdure, et parut hésiter. Si j'eusse fait le moindre mouvement, le secret de notre retraite était trahi et peut-être un nouveau drame eût-il commencé dans ces solitudes. Heureusement l'immobilité du feuillage détourna les soupçons de Poussepain, et nous entendîmes le pas de son cheval s'éloigner peu à peu. Dès qu'il fut hors de vue, je ramenai rapidement la voiture dans le sentier, et me dirigeai au trot vers la grande route. Là, au lieu de suivre la direction de Dijon, je pris à droite pour gagner Sombernon et Beaume par des chemins de traverse. Je me crus en sûreté que lorsque j'eus atteint Lyon et déposé mon précieux fardeau dans mon modeste logement.
«Depuis cette époque. Beaupertuis, et il y a dix-sept ans de cela, j'ai revu vingt fois ici, à Lyon, ailleurs même, cet œil terrible, cet œil vengeur qui, de loin en loin, m'apparaissait et venait se fixer sur moi. Poussepain ne m'adressait point alors de provocation, mais il me suivait obstinément; il s'attachait à mes pas comme s'il eût voulu arriver par ce moyen jusqu'à l'asile de sa victime. Il m'a pardonné peut-être, mais non au fruit de l'adultère. Aussi jugez de mes transes pour cet enfant, et quel soin j'ai mis à entourer son existence du plus profond mystère. Je n'arrivais chez moi qu'après mille détours; je changeais de logement tous les trimestres; aucun bail n'était contracté sous mon nom. Quand mes amis voulaient pénétrer les secrets de mon intérieur, j'entrais dans des colères affreuses: je me cachais de tout le monde, de ma fille même, de Marguerite, dont je craignais les indiscrétions. Ma vie s'est écoulée au milieu d'angoisses pareilles, et je craignais, à chaque retour de voyage, de trouver ma maison inondée de sang.
«Heureusement une grande joie effaçait toutes ces peines. Ma fille était là; je la voyais croître, se développer sous mes yeux. Je passais des heures entières à écouter son babil, à me mêler à ses jeux, à épier ses caprices ou à essuyer ses larmes. C'était mon Agathe qui semblait revivre et me sourire encore. Quel bonheur m'a valu cette enfant! que de tendresses j'ai versées sur elle! Nul mobile n'a exercé plus d'influence sur ma vie! Je n'ai rien fait d'essentiel qui ne fut à son intention; pour elle le travail me semblait léger; je portais gaiement le harnais du voyageur, et songeais aux colifichets que je lui achèterais à mon retour. Avant que j'eusse une fille, je n'avais pas d'autre ambition que celle d'exceller dans ma partie; ni la grandeur ni la fortune ne me tentaient. Assez d'éclat s'attachait à mon nom pour que je voulusse rajouter une certaine auréole de désintéressement. J'étais Potard le prodigue, le don Juan des cafés, le Balthazar des tables d'hôte; toujours prêt à offrir, tenant presque consommation ouverte. Mes épargnes s'en allaient en verres d'absinthe, en punchs à la romaine, en vins d'extra, en bichoffs homériques, sans compter d'innombrables cruches de bière. Des que Jenny fut là, une révolution s'opéra dans mon humeur: si j'avais pu devenir avare, je le serais devenu. Toujours est-il que je serrai mon jeu, que je ne fis plus le magnifique à tout propos, que je ne poussai plus avec le même acharnement au débit des liquides. Dame! Jenny grandissait; il fallait songer à lui amasser une dot. La dot de Jenny! Quel courage ce mot m'a donné! Les Grabeausec lui doivent une partie de leur fortune.
«Il faut vous dire, mon jeune ami, que j'avais un intérêt dans les bénéfices de la maison: c'était bien le moins, après huit ans de voyages. Là-dessus je fondai l'établissement de ma fille. J'y travaillai avec une ardeur, avec un élan dont vous n'avez pas d'idée; un père a tant de courage! Le ciel et la droguerie ont béni mes efforts. Aujourd'hui, Édouard, ma petite Jenny est à la tête de quatre-vingt mille francs; oui, quatre-vingt mille francs en beaux écus! Vous pouvez le demander aux Grabeausec; la Somme est en compte courant chez eux. Quatre-vingt mille francs, c'est un chiffre assez rond, n'est-ce pas, Beaupertuis? ajoute Potard en prenant la main du jeune homme.
--Certainement, répliqua Édouard, dont l'embarras avait été croissant pendant cette dernière confidence; certainement, troubadour; la dot est convenable. On pourrait être plus mal partagé.
--Avec quatre-vingt mille francs, poursuivit Potard, on n'épouse pas le fils d'un pair de France, encore moins un prince du sang; mais nous autres, gens du commerce, nous ne portons pas nos vues si haut. Qu'il vienne seulement un honnête garçon, fils de négociant ou de manufacturier, et je lui dirai, en lui frappant dans la main. Touchez là; ma fille est à vous.»
Tous ces mois étaient dits avec une intention telle, et accompagnés de gestes si expressifs, qu'il devenait impossible de ne pas comprendre le sens qu'y attachait Potard. Cependant le jeune nomme demeurait aussi froid que si cette histoire ne l'eût pas touché directement. A la vue de ce flegme, le voyageur ne put réprimer son humeur.
«Hum! Édouard, ajouta-t-il avec quelque insistance, y êtes-vous?
--Mais non, père Potard, répliqua celui-ci en feignant un air dégagé, non, je vous assure.
--Ah! vou» n'y êtes pas, monsieur Beaupertuis, dit alors Potard d'un ton sévère; eh bien! je vais m'expliquer plus clairement.»
XXX.
(La suite au prochain numéro.)
(Suite et fin.--Voir t. II, p. 28, 56, 103, 139, 155, 214, 325, 347, et t. III, p. 37.)
Un peu ranimé par la contemplation de leurs communs malheurs, et laissant le pauvre Martin au bureau de l'agence générale d'architecture et de cadastre, Mark Tapley poursuivit sa course en quête de secours. Chemin faisant, il se félicitait de la situation digne d'envie à laquelle il se voyait parvenu.
«J'ai bien souvent songé, se disait-il, que rien ne m'irait mieux que d'échouer en quelque île déserte; mais là je n'aurais eu, au bout du compte, à m'inquiéter que de moi-même; moi, si peu difficile, si aisé à contenter, le beau mérite! Au lieu qu'ici, il me faudra prendre soin de mon associé, et c'est presque juste mon fait. Que me fallait-il? un homme dont les jambes fléchissent à l'heure où il en a le plus besoin; un homme si mal dans ses affaires, que le premier chiffre posé sur son livre de recette ne puisse jamais gagner de compagnon; un homme fait comme son manteau et son habit, même étoffe dessus que dessous, l'un n'enveloppant jamais que l'autre, et cet homme, poursuivit Mark Tapley après un moment de silence, l'homme qu'il me faut, je l'ai trouvé, je le tiens! quelle chance!»
Il s'arrêta pour regarder autour de lui, se demandant vers laquelle de ces misérables huttes il valait mieux se diriger d'abord.
«Je ne sais où frapper, sur ma foi, reprit-il. Toutes d'un extérieur aussi engageant, également commodes à l'intérieur sans doute, approvisionnées de tout le luxe, de tout le confortable que pourrait désirer un alligator dans l'état de nature! Voyons un peu: le citoyen que nous avons rencontré hier dans sa tournée du soir demeure au-dessous de l'eau, dans ce chenil là-bas, au tournant. Si je le puis, je voudrais éviter de déranger celui-là. Pauvre hère! Il fait une si triste figure; vrai colon dans toutes les règles! Ah! ici nous avons une hutte à fenêtre, c'est de quoi rendre les propriétaires trop fiers; et par là une porte! pure aristocratie! C'est égal, en avant, et va pour le premier bouge venu!»
Il marcha droit à la cabane la plus proche, heurta de la main; on lui cria d'entrer; il entra.
«Voisin! dit Mark, car je suis votre voisin, quoique vous ne me connaissiez pas; je viens vous demander... Eh! holà! oh!... Suis-je au lit? Rêvé-je?...»
Son nom venait d'être prononcé; ses pans d'habit étaient tiraillés, ses jambes embrassées par deux petits garçons dont il avait fréquemment débarbouillé les riants visages, et fait souvent chauffer la soupe à bord du noble et rapide paquebot le Screw.
«Ai-je la berlue? poursuivit Mark, se récriant toujours. C'est à n'en pas croire ses yeux! Mais, si ce n'est pas là ma compagne de voyage, soignant sa petite fille, que j'ai regret à voir si délicate; si ce n'est pas la son mari, qui était venu à sa rencontre à New--York: si ces petits drôles ne sont pas mes ci-devant jeunes amis, certes, il faut convenir que la ressemblance est à tromper.»
Dans sa joie de le revoir, la femme avait laissé échapper quelques larmes; le mari serrait cordialement les deux mains de Mark dans les siennes, et il les y retint tandis que les marmots se pendaient aux jambes du nouveau venu, et que l'enfant malade, bercée sur les genoux de sa mère, étendait vers lui ses petits doigts amaigris et brûlants, tout en murmurant du fond de sa gorge desséchée le nom si souvent répété de Mark Tapley.
Il était bien la même famille, passablement changée, grâce au salubre climat d'Éden, mais cependant toujours la même.
«Eh bien! je dis que voilà un réveil-matin qui compte! s'écria Mark reprenant haleine; il y a de quoi perdre l'esprit. Attendez, une minute seulement, et dans un tour de main je suis à vous. Nous y voilà!... Ces messieurs ne sont, pas de ma société? seraient-ils sur la liste des amis de la maison?»
Ces derniers mois avaient trait à certains cochons étiques, entrés à la suite de Mark, et qui paraissaient s'affectionner beaucoup aux talons de la famille. Comme ils n'appartenaient point au logis, ils furent chassés par les petits garçons.
«Je n'entretiens nulle prévention contre les crapauds, reprit Mark, qui d'un coup d'œil avait parcouru la chambre, pas la moindre; mais si mes deux jeunes amis pouvaient engager à sortir, par la même occasion, ceux qui nous tiennent compagnie, ils trouveraient l'air du dehors rafraîchissant, je n'en fais nul doute. Ce n'est pas, encore une fois, que je nourrisse contre eux aucune inimitié, poursuivit-il, s'asseyant sur un escabeau. Le crapaud est, j'en conviens, un joli animal, agréablement tacheté, à l'œil brillant, à la peau lisse et polie, tout lustré, des plus frais, et qui se rengorge à la façon d'un vieux gentilhomme; mais n'importe, ses qualités se déploient avec plus d'avantage dehors que dedans, à mon avis du moins.»
Affichant, à l'aide de ce bavardage, autant d'insouciance et de gaieté que possible, Mark avait cependant l'œil à tout. L'aspect débile et abattu de la malheureuse famille, le déplorable changement de la pauvre mère, l'état désespéré de l'enfant fébrile qu'elle tenait sur son sein, l'air de découragement répandu sur toutes choses, lui allaient au cœur; leurs souffrances, leur misère, étaient aussi évidentes à ses yeux que la tonne de farine en fermentation qui servait de table, que les couvertures moisissantes et les instruments de labourage rouillés qui pendaient aux murs, que l'humidité malsaine qui tachetait le sol, que la moisson de végétations croupissantes qui tapissaient chaque trou.
«Mais, dites-moi donc un peu qui vous amène? demanda l'homme, après les premières exclamations de surprise.
--Tout uniment le dernier bateau à vapeur. Nous venons ici faire fortune, à force d'exactitude et d'activité, puis réaliser au plus vite et nous retirer sur notre petit bien. Et vous autres, comment vous va? Comme des princes, on dirait?
--Nous sommes un peu maladifs pour l'instant, répliqua la pauvre femme en se penchant sur sa petite fille. Quand nous serons acclimatés, cela ira mieux.
--Le climat en dévorera plus d'un d'ici là, pensa Mark tout bas; tout haut il ajouta gaiement: Mieux, dites-vous? certainement que cela ira mieux pour tous. Nous n'avons qu'à nous maintenir en bonne humeur et bon courage, à vivre en bons voisins, et tout tournera à merveille. A propos, cela me rappelle, mon pauvre associé, assez mal en ce moment, et pour lequel je venais vous demander secours. Je voudrais bien, maître, que vous pussiez venir le voir tout de suite, et nous en dire votre avis.»
Il eût fallu une demande bien déraisonnable pour que les reconnaissants amis de Mark n'y fissent pas droit sur-le-champ. L'homme se leva prêta l'accompagner, non sans que Mark eût d'abord soulevé l'enfant malade entre ses bras, en s'efforçant de réconforter la mère; mais la main de la mort était déjà sur la pauvre petite créature, et il le vit.
Ils trouvèrent Martin étendu par terre, enveloppé de ses couvertures. Il paraissait fort malade; ses dents claquaient, et le frisson convulsif qui ébranlait tous ses membres ressemblait plutôt à un terrible spasme qu'au frémissement que donne le froid. L'ami de Mark déclara que c'était une fièvre d'accès du caractère le plus grave, assez commune dans le canton. Il prédit que le lendemain n'apporterait nul soulagement au malade, qui, pendant plusieurs jours encore, irait de mal en pis. Lui-même, atteint de cette fièvre, avait langui une couple d'années entre la vie et la mort, heureux, après en avoir vu succomber tant d'autres, d'en pouvoir retirer ses os.
«Et peu de chose avec, pensa Mark, regardant les formes amaigries du colon. Vive Éden!»
Le coffre des nouveaux arrivés contenait quelques médicaments; et, guidé par l'expérience personnelle de son ami, Mark put les employer au soulagement, de Martin. Les services de l'habitant d'Éden ne se bornèrent pas là; il allait et venait sans relâche, rendant à Mark toutes sortes de bons offices dans les tentatives variées du brave garçon pour améliorer leur situation, qui semblait désespérée. Cependant l'homme ne pouvait offrir d'espoir dans l'avenir, car la mauvaise saison commençait et la colonie n'était qu'une vaste tombe. La nuit même l'enfant du colon mourut, et Mark, qui aida le père le lendemain à enterrer le pauvre petit cadavre sous un arbre, eut grand soin d'en faire un secret à Martin.
Indépendamment de ses nombreux devoirs, en sa qualité de garde-malade d'un associé qui ne le laissait pas manquer d'occupations, et qui devenait plus exigeant à mesure qu'il souffrait davantage, Mark, de grand matin et tard dans la nuit, travaillait au dehors. Avec l'aide de son ami et de quelques autres, il labourait, s'efforçant de tirer partie de leur misérable terroir. Ce n'était pas que la moindre espérance stimulât son énergie, ce n'était pas qu'il eût quelque but fixe pour tendre ses nerfs et raffermir son courage, il agissait sous l'habituelle impulsion de son inaltérable bonne humeur, de son activité joyeuse, de l'étonnante élasticité de ses esprits. Au fond, il regardait leur position comme sans ressource; et, fidèle à sa devise, il se retrempait dans la souffrance.
«Quant à me faire fort, là, bien à ma guise, disait-il à Martin en confidence, dans un de ses moments de loisir (c'est-à-dire un soir, en lavant le linge de la maison, après une rude journée de travail), c'est à quoi je renonce, voyez-vous. C'est un coup de fortune sur lequel j'aurais tort de compter.
--En êtes-vous à souhaiter des circonstances plus difficiles? demanda faiblement Martin, de dessous sa couverture, en poussant un gémissement.
--Eh! monsieur, elles pouvaient si aisément le devenir, n'eut été le bonheur dont je suis enguignonné! La nuit de notre arrivée promettait, j'en conviens; je pensais vraiment que cela allait en valoir la peine, et que les choses prenaient tournure.
--Que vous faut-il donc, si vous n'en trouvez pas assez? murmura tristement Martin.
--Oh! monsieur, regardez comme tout a tourné maintenant! voyez plutôt! A peine ai-je mis le pied dehors, qu'il faut que je tombe sur une famille de connaissance; bonnes gens, toujours en l'air, toujours prêts à nous venir en aide: était-ce à cela que je devais m'attendre? Si j'avais trébuché sur un serpent pour m'en faire mordre; sur un patriote de première volée, pour y gagner un bon coup de couteau de Bowie; ou sur une bande d'associés du club de Sympathie universelle, pour qu'ils fissent de moi une bête curieuse, à la bonne heure! il y avait occasion de montrer son courage, de gagner quelque crédit à ses propres yeux. A présent, comme vont les choses, le grand but de mon voyage est manqué. Toujours même guignon! Mais vous, monsieur, comment vous sentez-vous ce soir?
--Pis que jamais, dit le pauvre Martin.
--Cela peut compter, assurément, reprit Mark; mais ce n'est pas assez, il me faudrait tomber grièvement malade moi-même, et n'en demeurer pas moins gaillard et joyeux jusqu'au bout!
--Au nom du ciel, ne parlez pas ainsi! s'écria Martin avec un tressaillement d'horreur. Et que ferais-je, moi, si vous tombiez malade?»
Quoique l'exclamation n'eût rien de bien flatteur, elle releva singulièrement les esprits de Mark; et, frottant son linge avec un redoublement de vigueur, il déclara que son baromètre était en train de remonter.
«Car il y a une chose encore qui me va dans ce canton, poursuivi t-il, c'est qu'on y trouve un petit échantillon au grand complet de la meilleure des républiques. Il nous est resté trois colons américains dans toute la force du terme. Ils vous jureront sérieusement et de sang-froid, ici-même, monsieur, que nous sommes dans le plus salubre et le plus agréable coin du globe. Comme ce coq qui se cachait pour sauver sa vie, et que son chant fit découvrir, à tout prix il faut qu'ils se vantent; ils sont nés et mis au monde pour cela.»
En parlant il regardait à travers la porte ouverte, et ses veux tombèrent sur un maigre individu, en souquenille bleue, coiffé d'un chapeau de paille, ayant entre ses lèvres une courte pipe noire, et à la main un immense gourdin en bois d'hickory des plus noueux. Le personnage marchait, fumait, chiquait, crachait, tout à la fois, marquant son passage par une longue trace de tabac décomposé.
«Justement, en voilà un! cria Mark. Hannibal Chollop, en personne.
--Ne le laissez pas entrer! murmura faiblement Martin.
--Oh! il n'en demandera pas la permission,» répliqua Mark.
Il avait dit juste; Hannibal Chollop entra gravement. Sa figure était presque aussi dure, aussi noueuse que son bâton, ses mains à l'avenant; sa tête ressemblait à un vieux balai de bruyère noire, et un inébranlable chapeau la surmontait. Il s'assit sur le coffre des Anglais, croisa ses jambes, regarda Mark, et dit, sans déranger sa pipe:
«Eh bien, monsieur Compagnie (Mark s'était sérieusement présenté sous ce nom à tous les Édennéens), comment vous tirez-vous d'affaires?
--A merveille! répondit celui-ci.
--N'est-ce pas M. Chuzzlewit que vous avez là? demanda à haute voix le visiteur. Et vous, monsieur, comment vous tirez-vous d'affaires?»
Martin secoua la tête, en s'abritant instinctivement sous sa couverture, il s'apercevait qu'Hannibal, l'œil fixé sur lui, se préparait à cracher, et comme le recommande la chanson, «il prenait garde.»
«Ces précautions sont superflues, monsieur, dit M. Chollop avec complaisance; je suis à l'épreuve de la fièvre, même la plus maligne.
--J'agissais par un motif tout personnel, reprit Martin, levant les yeux de nouveau avec inquiétude; vous sembliez sur le point de...
--Je sais calculer mes distances à un pouce près, monsieur.»
Et sur l'heure, M. Chollop donna la preuve de cette merveilleuse faculté.
«Je ne demande monsieur, poursuivit-il, que deux pieds dans une direction circulaire, et je m'engage à ne pas les dépasser. J'ai pris une fois dix pieds, en cercle bien entendu, mais c'était une gageure.
--J'espère que vous l'avez gagnée, monsieur? dit Mark.
--Moi, monsieur? j'ai raflé les enjeux. Oui, monsieur.» Chollop garda le silence quelques instants, qu'il employa activement à compléter le cercle magique au centre duquel il siégeait; puis il reprit la parole.
«Comment aimez-vous ma patrie, monsieur? demanda-t-il, fixant ses regards sur Martin.
--Pas du tout,» répondit le malade.
L'Américain continua de fumer sans la moindre émotion, attendant que l'envie de parler lui revint. Le moment arrivé, il ôta sa pipe et reprit:
«C'est tout simple; pour nous apprécier, il faut une certaine élévation.... L'âme de l'homme doit être préparée à la liberté, monsieur Compagnie.»
Ces derniers mots s'adressaient à Mark; car, sous l'excitation d'une fièvre ardente, que le bourdonnement monotone de cette insupportable voix poussait jusqu'au délire, Martin, plus qu'à demi fou, fermait les yeux, et, souhaitant le visiteur à tous les diables, s'était retourné sur son misérable grabat.
«Et le corps, répliqua Mark, qu'en dites-vous? ne lui faudrait-il pas aussi quelque utile préparation? surtout s'il est destiné à habiter un béni petit marécage dans le genre de celui-ci?
--Appelez-vous Éden un marécage, monsieur? demanda gravement M Chollop.
--Mais il me semble qu'il n'y a pas de doute là-dessus, du moins pour moi.
--Opinion tout à fait européenne, dit le major: aussi ne me surprend-elle nullement. Que diraient vos millions d'Anglais s'ils possédaient un pareil marécage au milieu de leur île mesquine, monsieur?
--Ils diraient que c'est un horrible trou, repartit Mark, et préféreraient, je gage, qu'on leur inoculât la fièvre de toute autre façon.
--Europien! répéta Chollop avec une pitié sardonique: de plus en plus europien!»
Il demeura alors immobile, silencieux, sombre, fumant; vraie cheminée de haut fourneau.
«Vous ne vous sentez pas à l'aise, comme chez vous, dans Éden, pas vrai? reprit enfin M. Chollop.
--Non, dit Mark; non assurément.
--Il vous manque les abus du vieux pays, n'est-ce pas? la taxe sur les maisons?
--Les maisons, plutôt.
--Vous n'avez pas ici d'impôts sur les fenêtres! dit Chollop.
--Ni de fenêtres, ajouta Mark.
--Point de gibet, donjons, potences, tortures, menottes, poucettes, échafauds, piloris! dit Chollop.
--Il faut nous contenter des pistolets à double batterie, des serpents à sonnettes et des couteaux de Bowie; mais est-ce la peine d'en parler!» dit Mark.
Il fut heureux pour l'Anglais que la conversation ne se terminât pas d'une manière funeste. M. Chollop, fougueux patriote, muni d'une canne à épée qu'il appelait agréablement sa chatouilleuse; d'un grand couteau que, dans ses jours de bonne humeur, il nommait son bistouri, portait constamment en poche, entre autre hochets, une paire de pistolets à sept coups, et, par une singulière logique, se trouvait être tout à la fois ardent avocat de la liberté et de l'esclavage, de la démocratie et de la loi de Lynch. Lorsqu'il avait, selon sa phraséologie, coupé le sifflet, ou frotté les oreilles d'un homme d'une opinion contraire à la sienne, et réfuté les arguments d'un adversaire par l'envoi de quelques balles, il s'applaudissait d'avoir «planté l'étendard de la civilisation dans les jardins sans bornes de sa patrie.» Par bonheur, devançant toujours les institutions de la grande république. Chollop se préparait à pousser plus loin, et vu ses apprêts de départ et l'état de désolation de la colonie, il se contenta de rire de bon cœur de l'admirable astuce dont Scadder avait fait preuve en flouant les Anglais. Après quoi, M. Hannibal Chollop demeura silencieux, aussi fidèle à sa double occupation qu'une des machines à vapeur de sa patrie et convaincu, à ce qu'il paraissait, que la plus grande marque de déférence que l'on pût donner à des étrangers était de passer trois heures à convertir leur maison en crachoir.
A peine avait-il enfin disparu, lui, sa chatouilleuse, son bistouri et ses pistolets à ressorts, que Mark s'adressa à Martin;
«Oh! vous pouvez mettre le nez hors de la couverture, monsieur, à présent, nous en voilà débarrassés. Mais qu'est ceci? poursuivit-il, s'agenouillant pour mieux voir les traits bouleversés de son associé, et pour soulever sa main brûlante. «Beau résultat de tant de bavardage et de rodomontades! Il a le transport maintenant, et ne me reconnaît plus!»
En effet, Martin, au plus mal, fut plusieurs jours à l'agonie, soigné tout le temps par les pauvres amis de Mark, qui s'oubliaient eux-mêmes.
Quant à celui-ci, fatigué d'esprit et de corps, travaillant tout le jour, veillant toute la nuit, soumis au plus maigre régime et aux plus durs labeurs, entouré des circonstances les plus décourageantes, jamais il ne laissa échapper un murmure, jamais il ne se montra las ou abattu. Si parfois Martin lui avait paru égoïste ou brusque, s'il avait eu lieu de juger que l'énergie de son compagnon, toute de boutade, tombait au premier choc de la mauvaise fortune, il oublia tout pour ne plus se souvenir que des meilleures qualités du malade et se dévouer à lui corps et âme.
Plusieurs semaines s'écoulèrent avant que Martin eût repris assez de forces pour faite quelques pas aidé d'une canne et soutenu par le bras de Mark. Faute de bon air et d'une nourriture saine, son rétablissement fut des plus lents, et sa convalescence durait encore, lorsque le coup qu'il avait tant redouté les frappa; Mark tomba malade.
Il avait bravement lutté, mais la fièvre fut la plus forte.
«Tout à plat pour l'heure, monsieur, dit-il un matin en retombant sur son lit, mais joyeux tout de même!»
Abattu de fait et sous un lourd fardeau, comme personne ne devait le savoir mieux que Martin.
Si les amis de Mark s'étaient montrés bons et tendres pour un compagnon, pour lui ils le furent cent fois davantage. Maintenant le tour de Martin était venu: à lui de s'asseoir et de veiller près du triste chevet, écoutant pendant les longues nuits chaque lugubre son qui vibrait à travers la vaste et sombre solitude; à lui d'entendre le pauvre Mark, dans ses rêveries délirantes, tour à tour jouer aux quilles dans la cour du Dragon, faire de tendres remontrances à mistriss Lupin, chanceler à bord du paquebot, parcourir les routes de la vieille Angleterre avec l'ancien ami Tom Pinch, incendier les souches pourries des arbres de l'Éden, tout cela à la fois.
Mais dès que Martin lui donnait à boire, lui administrait quelque médicament, lui rendait n'importe quel service, ou rentrait au logis après les corvées du dehors, l'inébranlable Mark se réveillait pour s'écrier: «Toujours gaillard, monsieur, toujours content!»
A la fin le nouveau garde-malade ne put s'empêcher de remarquer la conduite de celui qui jamais ne lui avait fait l'ombre d'un reproche, jamais n'avait laissé échapper un soupir de regret, et qui s'efforçait encore de demeurer immuable et ferme. Martin s'étonna qu'un homme, né sans aucun des avantages qu'il possédait lui-même, montrât une aussi réelle supériorité. La ruelle d'un malade, surtout celle du joyeux compagnon que Martin avait toujours vu agir, et toujours pour autrui, offre de favorables chances à la réflexion. Le maître en vint à se demander pourquoi cette différence entre son serviteur et lui.
Les fréquentes visites de leur compagne de traversée, l'ancienne amie de Mark, contribuèrent à la solution du problème, en suggérant à Martin l'idée que, dans l'aide qu'il avait, ou plutôt qu'il n'avait pas prêtée à cette femme, et celle qu'il en recevait, la différence n'était pas moins saillante, et pas plus en sa faveur; de pensées en pensées, ces méditations finirent par l'affecter profondément.
La nature de Martin était originairement généreuse et franche; mais il avait été élevé dans la maison de son grand-père, et fréquemment les vices domestiques les plus bas se propagent pour s'entre-dévorer ensuite, l'égoïsme surtout. Martin, dès l'enfance, avait instinctivement raisonné ainsi: «Mon tuteur pense tellement à lui, que si je ne songe à moi de mon côté, je serai infailliblement oublié.» En conséquence, il avait grandi pour devenir personnel. Mais il ne se l'était jamais avoué.
Si quelqu'un l'eût taxé d'égoïsme, il eût repoussé l'accusation comme une infâme calomnie. Pour ébranler la bonne opinion qu'il avait de lui-même, pour qu'il s'interrogeât sérieusement et à fond, il fallut qu'à peine relevé de son lit de souffrance, il eût à veiller près de celui d'un autre moribond, et pût toucher au doigt tout ce qu'avait de pauvre, de dépendant, de misérable, ce Moi, qui venait à peine d'échapper à la tombe.
En passe de réfléchir (il eut de longs mois pour le faire) sur sa propre guérison et sur l'état désespéré de Mark il fut enfin amené à considérer lequel des deux il eût mieux valu qui fut épargné, et pourquoi. L'épais rideau tiré entre lui et sa conscience se leva alors quelque peu, et le Moi, toujours le Moi si perfectionné de nos jours, à l'étrange satisfaction de nos modernes philosophes, commença à se laisser entrevoir.
Durant ces longues heures où il semblait qu'il n'eût plus qu'à attendre le dernier soupir de Mark, il se demanda, comme tout homme se serait senti poussé à le faire en pareil cas, s'il avait rempli ses devoirs envers cet ami dévoué. Avait-il mérité cette fidélité, ce zèle sans bornes? y avait-il répondu?--Non.--Quelque courtes qu'eussent été leurs relations, il s'avoua qu'en mainte et mainte circonstance, il avait encouru le blâme: et comme il s'efforçait toujours de remonter à la cause, le rideau lentement levé lui découvrit le Moi, encore le Moi, toujours le Moi, de plus en plus élargi.
Il se passa longtemps, néanmoins, avant que Martin pénétrât assez avant dans la connaissance de lui-même pour discerner l'entière vérité. Mais, dans la terrible solitude de ce hideux désert, toute espérance brisée, toute ambition éteinte, et la mort râlant constamment à la porte, la réflexion régnait, comme sur une ville assiégée de la peste; et, frappé à la fin de ce qui, en tout temps, avait manqué à sa vie, Martin découvrit en plein la tache gangrenée.
Pour cette dure leçon, Éden était la bonne école, et cachait, dans ses marécages infects, dans ses impénétrables taillis, dans son air pestilentiel, d'admirables précepteurs, armés d'arguments sans réplique.
Convaincu qu'il avait nourri dans son sein un profond égoïsme, Martin s'arrêta à la résolution solennelle, si jamais il recouvrait la santé, de ne plus songer qu'à déraciner ce vice. En attendant, se déliant à juste titre de lui-même, il ne voulut parler à son malade ni de repentir du passé, ni de projets pour l'avenir, et se contenta de tenir les yeux fermement attachés à son but. L'orgueil n'était pour rien dans cette décision, c'était humilité pure, vrai courage, tant Éden l'avait jeté bas, tant Éden le relevait haut.
Après de longues souffrances, de mortelles crises, pendant lesquelles, lorsque la force de parler manquait au patient, il s'essayait à tracer, sur l'ardoise, d'une main défaillante; «Toujours joyeux!» Mark commença à aller moins mal; puis il retomba. Les symptômes, plus ou moins favorables, alternèrent; enfin, la convalescence prit le dessus.
Dès que son compagnon fut en état de parler sans fatigue. Martin le consulta sur un plan que, peu de mois auparavant, il eût exécuté sans s'inquiéter de l'opinion de personne.
Notre situation est évidemment désespérée, lui dit-il; le lieu est désert, le déplorable état de la colonie est connu; vendre le lot que nous avons acheté, n'importe à quel rabais, deviendrait impossible, quand ce ne serait pas déloyal. Le point vers lequel doivent tendre toutes nos pensées, c'est de quitter Éden pour jamais, et d'aller revoir l'Angleterre. Mais comment, par quels moyens? Il s'agit seulement de retourner au pays, Mark!
--Seulement, monsieur: mais c'est tout! dit celui-ci. en insistant sur le dernier mot.
--De ce côté de l'Océan, un seul homme nous peut venir en aide, poursuivit Martin; c'est M. Bevan.
--J'y pensais lorsque vous étiez malade, dit Mark.
--Si ce n'était la perte de temps, j'écrirais à mon grand-père, et j'implorerais de sa boute ce qu'il faut pour nous tirer de la trappe où nous nous sommes si cruellement laissés prendre. Essaierons-nous d'abord de M. Bevan?
--C'est un véritable gentilhomme, qui m'a toujours plu, répondit Mark.
--La petite cargaison, que tout notre avoir a payée, pourrait peut-être encore produire quelque argent, ce qui aiderait à nous acquitter; mais, ici, impossible de rien vendre.
--Pour chalands, on n'aurait que des cadavres, répliqua Mark, en branlant tristement la tête; des cadavres et des pourceaux!
--Faut-il écrire et demander uniquement la somme nécessaire pour nous faire atteindre New-York, ou tout autre port, ou nous pourrions ensuite gagner notre passage par n'importe quel travail? D'ailleurs, je puis expliquer à M. Bevan quelles sont mes relations de famille, et m'engager à le rembourser dès que j'aurai mis le pied en Angleterre.
--Le pire serait qu'il dît non, et il peut dire oui. Si donc ce n'est pas trop à contre-cœur que vous en essayez, monsieur...
--A contre-cœur! se récria Martin. Non, non: c'est par ma faute que nous sommes ici, et il n'est rien que je ne fasse pour nous en tirer. Le souvenir du passé est pour moi un remords. Ah! Mark, si je vous eusse consulté plus tôt, jamais nous ne serions venus ici.»
Ebahi de cet aveu, Mark n'en protesta pas moins de toutes ses forces qu'en tous cas les choses se seraient passées de même, puisqu'il avait mis dans sa tête de voir Éden du moment qu'il en avait entendu parler.
Laissant de côté la lettre à M. Bevan, l'anxieuse attente de la réponse, les étonnements de Mark à mesure qu'il s'apercevait du changement de son associé, et acquérait la certitude que désormais il n'y aurait plus aucun mérite à se maintenir de bonne humeur et joyeux auprès de lui; passant même sur la triste mort des deux petits camarades qui avaient si tendrement accueilli M. Tapley à sa première promenade dans Éden, nous contemplerons nos voyageurs debout, au soleil levant, sur le pont du navire qui les ramenait à New-York.
«Courage! cria Martin saluant de la main les deux maigres figures dont les ombres s'allongeaient sur la rive aplatie, nous nous retrouverons encore quelque jour dans le vieux monde!
--Ou plutôt dans l'autre, murmura Mark. Cela saigne le cœur de les voir là côte à côte, immobiles, seuls! ah! c'est pis que tout!»
Les deux amis échangeront un regard, tandis que le vaisseau fuyait rapidement; puis leurs yeux se reportèrent sur la plage qu'ils venaient de quitter. La hutte, avec sa porte toute grande ouverte et les arbres abattus à l'entour, la stagnante brume du malin et le rouge soleil entrevu au travers, les vapeurs qui s'élevaient du rivage et du fleuve, les rapides flots qui faisaient paraître et plus plate et plus triste la boueuse grève qu'ils lavaient en courant; Éden enfin, plus d'une fois depuis, hanta leurs rêves; et à quelle joie alors de s'éveiller et de voir que ce n'était qu'une ombre, un mirage du passé!
Nos voyageurs atteignirent enfin New-York, où les attendait l'excellent M. Bevan, et nous les retrouvons en sûreté à bord du même paquebot qui les avait amenés jadis, heureux de voir l'Amérique disparaître et se fondre avec les images.
«Eh bien! Mark, à quoi pensez-vous donc avec votre air grave? demanda Martin.
--Eh! monsieur, je me demandais comment je m'y prendrais si j'étais peintre, et chargé de faire le portrait de l'aigle américaine. Quelle mine lui donnerais-je?
--La mine d'un aigle, à ce que je présumé.
--Non, monsieur, non, cela ne m'irait pas; je la ferais rassembler à la chauve-souris, à cause de sa courte vue; au coq-d'inde, attendu sa jactance, vu sa probité, à la pie; au paon, à cause de sa vanité; à l'autruche, parce qu'elle croit, en cachant sa tête dans la boue, que personne ne la verra.
--Et au phénix, interrompit Martin. Comme lui, elle peut s'élancer du milieu ses cendres accumulées par ses fautes et par ses vices, et prendre un nouvel essor vers le ciel.»
Chaque jour amène une révélation sur les modes d'été, et cette mode, nous la reconnaissons jolie et distinguée dans son ensemble, lorsqu'elle se compose, d'abord, d'une redingote en soie changeante ou à larges rayures nuées; ensuite d'une capote de crêpe couverte d'Angleterre, et enfin d'un mantelet écharpe de dentelle noire.
Quant aux chapeaux, la paille à jour ornée de rubans et de fleurs forme la coiffure du matin, comme le chapeau de crêpe sur lequel est posé un saule marabout compose l'une des principales parures du soir. On commence à voir aussi quelques chapeaux en paille de riz, ornés, pour la plupart, de rubans de nuances foncées; quelquefois pour adoucir ce que ces teintes ont de trop dur, on y mêle du tulle illusion.
Entre une foule de robes, nous signalerons les redingotes à revers très décolletés, dans le genre de celle qui est représentée par notre dessin. Puis les robes en taffetas broché, à rayure pompadour, garnies de hauts volants en biais et dentelés, presque sans fronces, bordés, soit d'un effilé, soit d'un ruban assorti à l'étoffe et plissés au bord; le corsage plat décolleté et à pointe, avec berthe dentelée, ouverte sur l'épaule et lacée.
On voit encore sur les robes du soir beaucoup de garnitures en dentelles, et cela a très-bon air; mais dans cette saison, nous leur préférons les garnitures de rubans, de fleurs ou de tulle illusion, posées en biais et en forme de tablier.
Pour les toilettes de campagne dont un s'occupe déjà, il se fait des redingotes amazones en coutil de fil blanc rayé de couleur. Les corsages en sont très-montants et fermés par une rangée de boutons en ivoire; les manches en amadis ont au bas un revers boutonné de même que le corsage.
Lorsqu'on va de Paris à Rouen par la route d'en haut, on remarque, avant d'arriver à Gisors, sur la gauche, une haute colline couronnée d'une vieille tour en ruines. Comme tous les lieux élevés et faciles à défendre, cette colline a été habitée dès les temps les plus reculés. Les druides y construisirent un collège qui, si l'on en croit la tradition, communiquait, par des signaux, avec celui de Montmartre. Plus tard, un temple de Jupiter remplaça ce premier établissement druidique, et à ce temple païen succéda, pendant l'ère chrétienne, la tour dont les ruines existent encore, et qui prit le nom de Montjavoult.
Urnes en terre rouge et noire, épée en fer et chaise en
bronze provenant d'un tombeau antique découvert à Hérouval.
Sept hameaux composent le village disséminé autour du vieux château de Montjavoult. De ces hameaux, le plus intéressant pour le géologue et pour l'antiquaire est, sans contredit, celui de Hérouval, situé dans une position charmante, à l'entrée d'un étroit vallon qui dut autrefois servir d'amphithéâtre et de cirque. On ne peut y remuer profondément la terre sans trouver des antiquités gauloises ou romaines. Il y a quelques années, on y découvrit cinq tombeaux gaulois; tout récemment encore, un cheval, en traînant la charrue, s'enfonça subitement dans une excavation ouverte sous ses pieds, c'était un ancien tombeau. Un homme d'esprit et de goût, qui a le bonheur de posséder une propriété dans ce beau pays, ordonna immédiatement des fouilles, que ses ouvriers viennent d'achever. Nous avons vu, dans son salon de Paris, les curieuses antiquités dont nous croyons devoir offrir à nos abonnés un dessin fidèle.
Bracelet de verroterie, boucles et bague
en bronze trouvés à Hérouval.
On trouva successivement, à un mètre environ au-dessous du sol, neuf sarcophages en pierre placés du levant au couchant; mais les pierres brisées avaient laissé pénétrer les terres, qui se trouvaient mêlées aux débris humains. Un seul tombeau était intact. On l'ouvrit. Il renfermait deux crânes, qu'à leurs dimensions différentes, on reconnut aisément pour le crâne d'un homme et celui d'une femme; des bracelets de verroterie de diverses couleurs étaient mêlés aux ossements de la femme à la hauteur des bras.
Près des ossements de l'homme se trouvaient une épée en fer. des anneaux, de nombreux ornements en bronze antique, un style et des boucles de même métal parfaitement travaillés.
Parmi ces anneaux, on en remarquait un d'une forme si gracieuse, qu'on pourrait le prendre pour une bague moderne. Il est surmonté d'un chaton creux, destiné sans doute à renfermer des cheveux, des parfums ou du poison. Enfin ce tombeau contenait encore, dit le journal auquel nous empruntons ces détails, un ornement de bronze, garni de petites pierres qu'on croirait montées sur argent et ayant la forme des médaillons que les femmes du dix-neuvième siècle portent au col ou des broches qui leur servent à attacher leurs châles et leurs robes.
Cette sépulture était sans doute celle d'une femme gauloise et d'un guerrier romain. Le crâne de l'homme paraissait fracturé par une blessure. Il était entouré d' ornements en fer rongés par la rouille, et dont on ne pourrait reconnaître aujourd'hui l'usage; puis, enfin, près de ses ossements était placée une urne en terre rouge, ornée de légers dessins en creux. Les tombeaux voisins renfermaient deux autres urnes en terre bleue de formes assez élégantes. Une médaille de Faustiana-Augusta, trouvée à quelques pas de là et très-bien conservée, peut indiquer l'époque à laquelle ces sépultures appartiennent.
La fantaisie a ses limites.
La beauté, en général, court après les hommes qu'elle croit d'honneur.
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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director [email protected] Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.