The Project Gutenberg EBook of Vercingétorix, by Camille Jullian This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Vercingétorix Author: Camille Jullian Release Date: October 2, 2013 [EBook #43871] Language: French Character set encoding: UTF-8 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VERCINGÉTORIX *** Produced by Mireille Harmelin, Bibimbop, wagner, The library of the University of Michigan, The Internet Archive and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Print project.)
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CAMILLE JULLIAN
Correspondant de l’Institut
Professeur à l’Université de Bordeaux
VERCINGÉTORIX
... ut id non hominum consilio, sed deorum voluntate factum putarent (Galli).
Hirtius, Guerre des Gaules, VIII, 43, § 5.
DEUXIÈME ÉDITION
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1902
Droits de traduction et de reproduction réservés.
VERCINGÉTORIX
LE PAYS D’AUVERGNE
Territorii peculiarem jucunditatem,... quod montium cingunt dorsa pascuis,... saxosa castellis,... aperta culturis, concava fontibus, abrupta fluminibus.
Sidoine Apollinaire, Lettres, IV, 21, § 5.
I. L’Auvergne, centre de la Gaule. — II. Des routes qui y conduisent. — III. Auvergne et Morvan. — IV. Isolement relatif de l’Auvergne. — V. Plateaux et montagnes. — VI. Le Puy de Dôme. — VII. La Limagne. — VIII. Sources et lacs.
Vercingétorix était roi des Arvernes, lorsqu’il dirigea, l’an 52 avant notre ère, la résistance de la Gaule à la conquête romaine.
Les tribus arvernes habitaient l’Auvergne actuelle, Haute et Basse, et la partie méridionale du Bourbonnais. À l’Est et à l’Ouest, leurs limites étaient celles de nos deux départements auvergnats, le Puy-de-Dôme et le Cantal; mais leur domaine dépassait ces frontières au Nord, où il finissait près de Moulins, et au Sud, où il englobait Brioude et Langeac. La nation possédait donc le milieu et les plus hauts sommets du plateau central.
[2] L’Auvergne est, avec la Bretagne armoricaine, la région la plus ancienne de notre patrie. Au temps où les mers recouvraient presque tout l’espace qui devait être la France, émergeaient déjà les socles de granit où allaient se fixer l’une et l’autre provinces. De tous les grands «pays» gaulois, ce sont ceux dont les destinées ont commencé les premières. Mais, quand les terres nouvelles apparurent, elles se tinrent à l’écart de la Bretagne, et c’est au pied du plateau d’Auvergne que s’étagèrent les calcaires et les alluvions des bassins fluviaux. Il est devenu «le noyau de formation» de la France, et, suivant l’expression des anciens eux-mêmes, «l’échine montagneuse» autour de laquelle s’est développé le système de nos vallées.
Quelques années avant l’ère chrétienne, les géographes commencèrent à bien connaître la contrée qui s’étendait entre les Pyrénées et le Rhin, et où dominait «le nom celtique»: ils purent la voir dans son ensemble, et réfléchir sur elle. Or, le premier sentiment qu’elle leur inspira fut une naïve admiration. Ce pays, dirent-ils, ne peut être le résultat du hasard, il ressemble à l’œuvre faite par un dieu, il est l’édifice bâti par une providence. Son sommet va se perdre dans les brumes du Rhin septentrional; il s’appuie solidement, au Sud, sur les deux murailles de montagnes des Alpes et des Pyrénées; il regarde les deux grandes mers du monde, vers lesquelles il ouvre des baies également hospitalières.
Au dedans de ces limites, tout contribue à rapprocher les peuples, à leur donner le désir de se connaître, le besoin de s’entendre, le devoir de s’unir. La société humaine vit des instincts de l’âme et des sentiers de la terre: la nature a fourni à la Gaule les plus admirables éléments de la vie sociale, en lui présentant des routes toutes faites, c’est-à-dire un réseau continu de vallées [3] fluviales. À l’Est, ce sont le Rhône, la Saône et le Doubs, qui vont, d’une même ouverture, droit du Nord au Sud; à l’Ouest, ce sont la Garonne et l’Aude, qui divergent dans leur cours, mais dont les vallées se rejoignent; entre ces deux grandes lignes, la Loire, la Seine et la Moselle s’épanouissent en éventail, nulle barrière ne sépare leurs eaux moyennes, et aucun obstacle sérieux ne s’élève entre leurs voies supérieures et la grande tranchée rhodanienne. Toutes ces lignes de flots mouvants se font suite, et par elles s’appelleront les peuples qui vont habiter sur les rives.
La Gaule, expliquait le géographe grec Strabon, est surtout un entre-croisement judicieux de rivières. Tandis que l’Égypte est le produit d’un seul fleuve, que l’Espagne est une lourde charpente de plateaux, la Gaule est encore l’ingénieuse combinaison de vallées groupées autour d’un donjon central.
Or, celles des eaux gauloises qui ne viennent pas des chaînes frontières, descendent pour la plupart du massif que domine l’Auvergne. Elles grossissent, se transforment, errent et se chargent avant d’arriver à la mer. Mais, si éloignées que soient les embouchures de nos fleuves, ils entraînent presque tous dans leurs eaux du limon des terres centrales. L’Auvergne est la citadelle au pied de laquelle se forment les routes naturelles et nationales du sol français.
Par sa masse et par sa hauteur, elle commande toutes ces routes.
Voici, à droite, la voie du Rhône et de la Saône, par laquelle Grecs et Romains ont civilisé ou conquis le monde barbare, Gaulois et Germains ont envahi le monde [4] classique, la grande voie de lutte et de pénétration du Nord et du Midi. Au nord du Mont Pilat, qui est le premier mont méridional de la France, la coupure de la vallée du Gier s’ouvre entre le plateau central et la plaine du Rhône: elle débouche précisément entre les deux plus importants carrefours de cette plaine, entre le coude du Rhône et l’embouchure de l’Isère, en face de la ville de Vienne qui fut, avant l’arrivée de Jules César, l’avant-poste romain du côté de la Barbarie celtique et germaine.
Du haut du Mont Mézenc, qui marqua longtemps, vers le Sud-Est, la fin de la domination des Arvernes, ils voyaient se dérouler au Midi la large plaine narbonnaise, peuplée de villes, encombrée de tribus, riche en cultures, qui s’étalait entre l’Italie et l’Espagne, entre l’Aquitaine de l’Océan et la Ligurie méditerranéenne. Là s’étaient heurtés pour la première fois Hannibal et Rome, dans le duel où se décida le sort de l’Occident. De ce côté, le plateau finissait brusquement, tombant sur la plaine en ravins abrupts; les Cévennes fermaient, d’une muraille presque sans jointure, l’Auvergne et ses dépendances: à peine çà et là quelques défilés, connus des hommes en temps d’été, tels que le col du Pal entre l’Ardèche et la Loire, sur la ligne la plus courte qui menât de Marseille à Gergovie.
Au Nord et à l’Ouest, au contraire, point de rampes ardues ni de sentes mystérieuses. Le plateau descendait vers les fleuves en pentes douces, aussi aisément qu’ils descendaient eux-mêmes vers l’Océan. Les Arvernes n’avaient qu’à se laisser glisser, eux et leurs ambitions, le long des cours d’eau de leur pays, pour arriver sans encombre à la Loire et à la Garonne, vieilles routes sans cesse sillonnées de clans en quête d’aventures et de caravanes de marchands.
Un seul pays, dans la Gaule centrale, ressemblait à l’Auvergne, et se dressait ainsi en donjon massif au milieu de routes et de rivières: le Morvan, domaine exclusif du peuple des Éduens, était également une citadelle compacte, assise sur un socle de granit; et de là aussi, des eaux descendaient vers les deux mers, vers la Seine et la Loire de l’Atlantique, et vers le Rhône gréco-romain.
Mais le plateau éduen n’était qu’un raccourci du plateau central; il n’en avait pas l’étendue, ni les contre-forts vigoureux, ni la robuste carrure, ni le noyau retranché; son sommet le plus élevé (Bois du Roi, 902 mètres) n’atteignait pas à la moitié du plus grand puy d’Auvergne (Puy de Sancy, 1 886 mètres). Il est sans doute plus près que son rival (mais de si peu!) des routes de la Seine et de la Maine: il est en revanche complètement séparé par lui de la route historique des villes du Midi.
Le Morvan eut un seul avantage: il inclinait mollement vers les coteaux et les vallons de la Bourgogne; et par là les terres éduennes s’unissaient librement aux plaines de la Saône et du Rhône, alors que la principale ouverture de l’Auvergne, la vallée de l’Allier et la Limagne, se dirigeait uniquement vers le Nord. Les Arvernes faisaient front aux bassins de l’Océan; les Éduens, maîtres de la Côte d’Or, tenaient la tête de cette route, droite et gaie, entremêlée de vignes et d’eaux vertes, qui commence à Beaune et qui finit à la mer des cités antiques. Ceux-là regardaient surtout vers les terres d’où étaient venus les Gaulois; ceux-ci aspiraient aux pays par où les Romains arrivaient.
[6] Ces tendances méridionales des Éduens étaient fortifiées encore par la situation de leur territoire dans le réseau des vallées fluviales. C’est un lieu de passage et de portage. Veut-on, en remontant la Saône, gagner par le chemin le plus commode la Loire navigable: on pénètre en pays éduen par les vallées recourbées de la Dheune, de la Bourbince et de l’Arroux; vise-t-on l’Yonne ou la Seine, on a la vallée de l’Ouche, qui conduit chez les Éduens ou chez leurs clients d’Alésia. Routes point trop longues, sans montées terribles, sans neiges intolérables: que peuvent être, à côté d’elles, les sentiers du Velay et l’étroite percée du Gier, les seuls passages par lesquels on puisse aborder, en venant du Rhône et du Midi, les terres du peuple arverne?
Au contraire, si l’Auvergne domine les plus grandes routes de la Gaule, aucune ne traverse son territoire. Elles le bordent, l’enserrent, forment un chemin de ronde autour du plateau central, elles ne le gravissent pas. Les fleuves y abondent en directions variées: autour du Puy Mary ou du Plomb du Cantal, il y a, dans tous les sens de l’horizon, un rayonnement de rivières tel qu’il ne s’en trouve peut-être nulle part en France. Mais ces rivières ne peuvent recevoir bois ou barques que lorsqu’elles ont franchi les frontières du pays d’Auvergne; elles ne sont qu’en dehors de lui des chemins qui marchent ou qui portent. La seule qui fût autrefois praticable était l’Allier à partir de Jumeaux, et elle coule vers le Nord.
De tels cours d’eaux étaient de médiocres voies de pénétration. De plus, aux limites mêmes de l’Auvergne, [7] d’épaisses barrières gardaient le pays. Au Sud, les neiges, les forêts, les torrents, sans parler des légendes et des bêtes fauves, rendaient les Cévennes presque toujours infranchissables. À l’Est et à l’Ouest, des bois sans fin, et tout aussi redoutables, arrêtaient le voyageur: Gévaudan, Rouergue, Limousin, Combrailles, Forez, ces pays de sombres profondeurs et de peurs tenaces étaient les voisins immédiats des terres arvernes. Même au Nord-Ouest, du côté de Néris et de Montluçon, qui appartenaient aux Bituriges, la frontière était marquée par une forêt, celle de Pionsat, chère aux chasseurs de sangliers, aux ermites du Christ et aux dragons de Satan. Sans doute, au Nord, l’Allier donnait un accès facile à ceux qui venaient de chez les Éduens ou les Bituriges, placés, à partir de Moulins, des deux côtés de la rivière; mais, à cet endroit encore, la marche vers l’Auvergne était entravée par les landes, les étangs et les marécages de la Sologne bourbonnaise, et des bois longeaient les deux rives du fleuve, assez épais pour cacher des milliers d’hommes.
De tous les peuples de la Gaule centrale, les Arvernes avaient reçu en partage le domicile le plus isolé. Aucun n’était mieux chez lui que celui-là, à l’abri des curiosités ou des ambitions voisines. Mais aucun n’avait affaire à une nature plus puissante, à un sol plus robuste; nul n’avait besoin de plus de travail et de plus de courage.
Puisqu’en dehors de la Limagne l’Auvergne manquait de routes naturelles, les tribus qui l’habitèrent ont dû chercher et frayer elles-mêmes leurs pistes et leurs sentiers dans la montagne; et, comme le rocher est [8] ininterrompu sur 25 et 30 lieues, depuis Riom jusqu’à Mauriac, depuis Langeac jusqu’à Montsalvy, comme il y a, entre le sommet le plus haut et le point le plus bas de l’Auvergne (l’Allier près de Moulins, 209 mètres), 1 677 mètres de différence, il a fallu qu’un véritable corps à corps s’engageât partout entre l’habitant et la montagne.
Ce «mariage de l’homme et de la nature», qui forme toute société, a été précédé, sur les plateaux bouleversés de l’Auvergne, par de violentes attaques et des résistances victorieuses. Les rochers voisins du Puy de Dôme, entaillés il y a vingt siècles pour laisser passer la rampe abrupte de la voie romaine, portent la trace visible encore d’un de ces combats. Les sentiers les plus anciens de l’Auvergne ont peut-être été ceux qui, la traversant de part en part, unissaient la Limagne aux bains du Mont Dore, ne reculant devant aucune fatigue: l’un gravissait, au sortir de la vallée de la Dordogne, les pentes escarpées de la Grande Cascade; l’autre, près de Saulzet-le-Froid, traversait les terres les plus glaciales de la chaîne des Puys.
Sur ces rampes et ces plateaux, il faut batailler à la fois contre la terre qui repousse et contre le ciel qui attaque. L’orage y éclate subitement, en sourds grondements et en pluies diluviennes. C’est le danger qui dut épouvanter le plus les hommes d’autrefois, par sa violence et sa soudaineté. Contre lui, aucun abri n’est assez touffu. En deux heures, une averse de tempête suffit à détruire une route, inonder une ville, engloutir des familles entières. La vie politique et religieuse de l’Auvergne est pleine de la peur de ces ouragans qui brisaient les corps et ébranlaient les âmes. Mais parfois ils tournaient au salut de quelques-uns: à l’époque mérovingienne, la plus fertile de toutes en miracles, la foudre frappait les impies, brûlait les foins, tuait les troupeaux, [9] et ne touchait pas aux tombes des saints arvernes; si les pluies coupaient les routes, elles respectaient les reliques et aidaient aux conversions. L’homme ne cessait de voir, dans ces violences du ciel, l’acte d’une puissance divine.
Plus haut que ces routes qui sillonnaient le plateau, se dressaient, telles que des statues sur une base commune, les cimes isolées des Puys. L’Auvergne a ceci de particulier qu’elle présente la montagne par-dessus la montagne. Sur la masse, tourmentée et crevassée, de granit et de porphyre, émergent du milieu de leurs coulées de laves les grands sommets volcaniques, le Puy Mary, le Puy de Sancy, le Puy de Dôme. — Et aucun d’eux ne ressemble aux autres. Chacun a sa physionomie propre, ses ruisseaux, ses caprices, les couleurs de ses flancs, les nuances de ses nuages. Peu de montagnes gauloises étaient aussi personnelles, avaient une individualité plus distincte, plus agissante.
Aux temps reculés, où les tribus humaines redoutaient la plaine découverte et cherchaient dans les montagnes un abri pour leurs villes et un asile pour leur foi, où l’homme, adorateur des hauts lieux, plaçait sur les plateaux solitaires ses cités saintes et sur les sommets les autels de ses dieux, l’Auvergne offrait à une peuplade celtique des ressources intenses de vie publique et religieuse. Pour les aires municipales, elle avait d’imprenables plates-formes, telles que celle de Gergovie; pour les sanctuaires de la divinité, elle avait des sommets magnifiques, ceux des Puys. — Certes, elle n’était pas la seule région des Gaules où l’on pût élever des cités dans des conditions pareilles, et le plateau du Beuvray en Morvan, qui portait la ville éduenne de Bibracte, ressemble à celui de Gergovie. Mais, à côté du Mont Beuvray, il manquait aux Éduens un sommet divin, comme celui du Puy de Dôme.
Le Puy de Dôme était pour l’Auvergne à la fois roi légitime et tyran capricieux. Il avait la cime dominatrice de tout le pays. Assurément, avec ses 1 465 mètres, elle est moins haute que le Puy Mary ou le Puy de Sancy: mais les anciens ignoraient sans doute cette infériorité, et le Puy de Dôme devait leur paraître plus grand que tous. Les autres se font jour dans des fouillis de montagnes: il se dresse en face de la plaine même, il y prend presque pied, ainsi que le colosse de Rhodes prenait pied dans la mer. Il est, pour tous les hommes de la campagne, importun, obsédant, inquiétant. On ne peut, dans la Limagne, détacher les yeux de la terre sans le voir, lui ou son ombre. Il apparaît à l’extrémité de presque toutes les rues de Clermont. Quand il ne ferme pas l’horizon, il le domine de son buste net, majestueux, sombre, et jamais impassible.
C’est de lui que les paysans de la plaine et les vignerons du coteau attendent, avec angoisse, le salut ou la ruine. Si le soleil sourit sur la cime, la journée sera belle, et on mettra la moisson à l’abri. Mais c’est aussi autour de ses flancs que s’amoncellent les nuages que l’on redoute, et parfois, à les voir naître sur ses pentes, on peut croire qu’il les a formés.
Lui, il ne souffre pas de la tempête qu’il déchaîne. Trouvez-vous sur le Puy de Dôme, à l’une de ces heures d’orage qui terrifiaient les anciens. Le spectacle est émouvant. Au-dessus de la tête, le ciel bleu et un tiède soleil qui caressent les rochers; aux pieds, les nuages noirs qui se déroulent et la foudre qui crépite. — Si Gergovie était un admirable refuge pour les hommes, le [11] Puy de Dôme était un incomparable séjour pour une divinité: et, lorsque les Gaulois s’y réunissaient près d’elle, ils pouvaient n’avoir plus rien à craindre, si ce n’est l’improbable chute du ciel.
À côté de ces éléments de grandeur et d’épouvante, le sol arverne renfermait une abondante source de richesse, de travail et de calme: la plaine de la Limagne. Le contraste entre cette claire vallée et l’ombre noire du Puy de Dôme, entre la masse énorme de montagnes qui couvrent les trois quarts du pays et cette couche grasse de limons fertiles, nul peuple ne le présentait en Gaule au même degré que les Arvernes. — Seuls encore, les Éduens revendiquaient à la fois les sommets du Morvan et les plaines du Beaujolais et de la Bourgogne: mais, de même que ceux-là étaient moins superbes, celles-ci étaient moins fécondes.
Cette Limagne, où certaines terres valaient récemment 25 000 francs l’hectare, exerça sur les anciens un réel enchantement. On la dit si gracieuse et si gaie! répétaient les Barbares. Au printemps, tout y apparaissait vert et fleuri, les prés, les vignes et les blés; elle n’avait même pas de bois qui fit sur son tapis d’émeraude une tache plus sombre. Elle devint pour les Chrétiens l’image du Paradis, quand du moins l’Enfer ne la troublait pas de ses orages. Les voyageurs s’y arrêtaient, pour oublier la patrie de leur naissance comme dans une patrie du bonheur. Les Arvernes ne s’éloignaient qu’en pleurant de cette terre dont les glèbes renfermaient de mystérieuses richesses, de cette mer d’épis que le vent agitait de vagues sans colères.
[12] L’Auvergne avait donc tout ce qui faisait la fortune foncière d’un Gaulois: le lait des pâturages, le gibier des bois, le blé des plaines.
Dans la montagne même, tout près des plus âpres sommets, se cachaient en replis sinueux des coins charmants de verdure et de fraîcheur. L’Auvergne abondait en gorges étroites et fermées où l’eau demeure éternellement limpide et murmurante, à l’ombre touffue des hêtres et des sapins. Les vallées de la Cère, de la Rue, de l’Allier donnent l’impression d’une longue demeure bien close, faite d’arbres, de roches et de mousses, qui appartiendrait à la même divinité: la source, infinie d’aspects et de voix, grondant, sautillant ou riant, mais toujours attrayante et bavarde. Qu’on s’arrête un instant à rêver le long de la Rue, entre Le Chambon et Condat, dans le dédale des sapinières: nulle part on ne se sentira plus loin du monde, plus près de la nature, plus en contact intime avec elle. Et les ermites chrétiens furent autrefois, dans ces obscures vallées, étrangement heureux.
L’Auvergne était le pays des fontaines vives, pures et saines, qui étaient pour les hommes la condition même de la vie. Elles naissaient partout, subitement, spontanément; après une pluie, il en sort de nouvelles, même d’entre les pavés des rues; il est rare que l’on ait besoin de la citerne ou du ruisseau, chaque village a sa source. Au temps où elles étaient des nymphes, l’homme n’avait qu’à les désirer pour les voir apparaître. Au temps où elles dépendaient des ermites, émules de Moïse, il suffisait de leur prière ou d’un coup de leur baguette pour [13] les faire jaillir du rocher, s’épandre dans la plaine, où elles désaltéraient hommes et bestiaux.
Puis, non loin des eaux des sources, mobiles et vivantes, s’étalent les eaux dormantes des lacs et des étangs. L’homme admirait en Auvergne, dans les crevasses circulaires des cratères éteints, des lacs sombres et bleus, aux bords taillés comme à l’emporte-pièce, aux eaux d’une profondeur inouïe, et mystérieuses dans leurs frémissements soudains, qui semblent nés des entrailles du sol: on dirait que leur surface ne reflète point les choses de la terre, mais qu’elle voile celles d’en bas.
Enfin, parmi ces sources, beaucoup n’assurent pas la santé aux vivants, mais la guérison aux malades. Terre des eaux chaudes et minérales, l’Auvergne était, dans la Gaule, le principal réservoir des espérances ou des illusions de ceux qui souffraient. De Vichy à Chaudesaigues, c’était une chaîne continue de lieux salutaires. Aucune de nos grandes stations n’a été ignorée des Romains, et ce sont les Gaulois, sans nul doute, qui les leur ont fait connaître. Vichy était, aux premiers siècles de l’ère chrétienne, la ville d’eaux la plus en vogue de la Gaule, ce qu’elle est encore maintenant, et peut-être aussi dès lors la plus cosmopolite. Le Mont Dore avait ses dévots, que ne rebutaient pas les averses déplaisantes des jours d’été. Royat eut les siens, et Chaudesaigues, et bien d’autres.
Ainsi, sur ces sommets où se formaient les tempêtes, sous ces roches d’où jaillissaient les sources d’eau claire, dans ces chaudes fontaines qui dissipaient la maladie, l’homme saisissait sur le vif le travail de la nature.
LES DIEUX ARVERNES
Natio est... admodum dedita religionibus.
César, Guerre des Gaules, VI, 16, § 1.
I. Auvergne et Campanie. — II. Dieux des bois, des sources et des lacs. — III. Dieux des montagnes. — IV. Les grands dieux et leurs résidences. — V. Teutatès au Puy de Dôme.
Contact avec la nature, c’était rapport avec les dieux. Les terres où la nature fermente, sont celles où les dieux fourmillent. Telle était la Campanie italienne, porte de l’enfer et parvis du ciel, sauvage et bénie, patrie des sources bouillantes, des sommets solitaires, des forêts noires, des lacs inquiétants, région des surprises et des contrastes. Telle était aussi l’Auvergne, le pays gaulois qui ressemblait le plus à la Campanie, comme le Puy de Dôme rappelait le Vésuve, et comme la plaine de Limagne rappelait la terre de Labour.
L’Auvergne fut donc également un sol nourricier de divinités. Elle avait à foison ces sanctuaires où les premiers hommes logeaient les maîtres qu’ils se donnaient, l’immensité des bois, la hauteur des cimes, les fontaines limpides qui se transforment en grands fleuves, les chaleurs [15] des sources, la profondeur des étangs. De tous les Gaulois, les Arvernes étaient les plus exposés à rencontrer des dieux.
Les dieux s’y multiplièrent d’abord dans les forêts, «ces temples primitifs de la Divinité», et les troncs rudement dégrossis furent les premières idoles. Une fois sous ces voûtes, les démons ne les quittèrent qu’avec peine: les contemporains de Vercingétorix s’épouvantaient encore à la vue de leurs croupes tortueuses; et six siècles plus tard, dans les bois de chênes ou de hêtres du Cantal, les reclus chrétiens apercevaient les mêmes monstres à l’entrée de leurs cavernes.
Les plus tenaces des divinités furent celles qui se baignaient dans les sources. On peut même se demander, en songeant que leur popularité est après vingt siècles presque aussi vive qu’aux premiers jours, si elles ne sont pas destinées à survivre à ces grands dieux ou à ces saints notoires que la théologie leur a imposés comme suzerains. — La route qui mène d’Autun au Creusot laisse à gauche, après avoir traversé les bois, un étroit et frais vallon qui se dissimule derrière le hameau de Gamay. Il renferme, près du confluent des deux sources du Mesvrin, une minuscule chapelle vaguement consacrée à saint Protais et à saint Gervais: chaque vendredi, des mères y conduisent, dans l’espoir de la guérison, les enfants infirmes. Or on peut voir, encastré dans la frêle muraille de l’édicule, un bas-relief gallo-romain qui représente les images de deux divinités des eaux: ce sont celles qui, il y a plus de dix-huit siècles, présidaient à ces mêmes sources et à des miracles semblables. L’horizon qu’on aperçoit de ce fonds de vallée a varié étrangement [16] depuis les temps gaulois; aux brouillards qui s’élevaient des forêts, ont succédé les fumées du Creusot: mais les habitudes des dévots n’ont point changé, et si le nom ou le costume de ces humbles dieux se sont transformés, leur âme et leur rôle sont demeurés immuables, comme l’eau des ruisseaux qui leur ont donné naissance.
Aussi ne risque-t-on pas de se tromper si l’on veut, à l’aide des écrits chrétiens et des inscriptions romaines, retrouver la vie religieuse des sources de l’Auvergne dans les temps gaulois. Sous les empereurs, un fidèle apportait à la fontaine de Taragnat une coupe d’argent; un autre dédiait un anneau de bronze à celle de Vouroux: chacun proportionnait son offrande à sa richesse, mais la piété devait être égale, et tous avaient à cœur de remercier par des présents sincères les génies bienfaisants de ces deux sources. Quelques siècles plus tard, la fontaine de saint Ferréol près de Brioude rendait les mêmes services, par l’intermédiaire du grand saint arverne Julien: ses eaux douces et claires donnaient la vue aux aveugles et éteignaient le feu de la fièvre. De nos jours, la vertu religieuse des sources de l’Auvergne n’a point faibli: jadis, on dressait sur leurs bords une statue au dieu Mars, maintenant on vénère près d’elles une image de la Vierge, et la fièvre s’y guérit toujours.
La ferveur la plus ardente se déployait autour des eaux thermales. Sur ces points, les mœurs ont changé, et l’esprit laïque de la médecine et de la mode a chassé la religion, qui s’est réfugiée vers d’autres stations. Mais, sous la domination gauloise ou romaine, un malade ne séparait pas la force d’un dieu et l’action de l’eau. Les thermes du Mont Dore étaient un temple autant qu’une piscine, et pendant tout le Moyen Age le terrain qu’ils ont occupé s’appela «terroir du Panthéon». À Vichy, autour des eaux chaudes et sulfureuses qui étaient le salut [17] des malades au teint jauni et l’espoir inutile des pâles phtisiques, il y avait encombrement de dévots, de dieux et d’ex-voto. Toutes les prières n’allaient pas à la divinité de l’endroit. Suivant ses préférences, chaque malade adressait sa reconnaissance au dieu qui l’avait conduit jusqu’à la source. Ceux-ci suspendaient un anneau à l’image de Diane; ceux-là remerciaient le divin empereur. Mais tous songeaient sans cesse à quelque puissance céleste, et il n’y a pas longtemps qu’on découvrit à Vichy, près d’un seul puits, en un seul trésor, quatre-vingts plaquettes d’argent, obscures et naïves offrandes faites aux dieux guérisseurs.
En Auvergne comme en Campanie les lacs ont longtemps fixé les imaginations craintives. Je ne sais si les Gaulois voyaient sortir les ombres de l’«insondable» lac Pavin, comme les Grecs de Cumes les évoquaient des abords du lac Averne: mais ils plaçaient volontiers dans ces eaux silencieuses et hypocrites l’asile inviolable d’une divinité profonde, qu’il ne fallait troubler que par des présents. — Trois jours de suite, sur les bords d’un lac du Gévaudan, la foule des paysans s’entassait pour faire des libations et des sacrifices: elle jetait dans les eaux des pans d’étoffes, des toisons de laine, des fromages, des gâteaux de cire, des pains, sans parler d’offrandes plus riches, et pendant ces trois jours c’étaient des fêtes et des orgies que venaient enfin interrompre les orages suscités par le dieu en colère. Grégoire de Tours affirma qu’un saint prêtre mit fin à la superstition du lac. Il s’illusionnait. Il y a trente ans, elle était fort vivace: le deuxième dimanche de juillet, les campagnards s’y livraient encore, et c’étaient les mêmes présents faits à la divinité des eaux, vêtements, toisons de brebis, pains et fromages, et beaucoup de pièces de monnaie.
Les démons des lacs et des forêts étaient redoutés, les déesses des sources étaient charmantes: les dieux qui présidaient aux cimes des montagnes avaient l’humeur moins égale; leur bonté n’était pas éternelle, ni leur méchanceté durable. Ils étaient tantôt calmes et brillants, comme le soleil qui dorait leurs sommets, et tantôt furieux et farouches, comme les nuages qui s’amassaient sur leurs croupes.
Les collines de moindre importance avaient leur dieu protecteur et éponyme, gardien du village qui habitait tout proche: ce «génie du lieu» était le refuge des âmes dans les moments de doute, tandis que le château-fort voisin devenait l’asile des misérables au temps des invasions. Il y eut un sanctuaire payen sur cette pieuse colline de Brioude que devait plus tard dominer l’église de Saint-Julien; un autre, à Lezoux, groupait à ses pieds la plus industrieuse des populations arvernes; et de la hauteur de Saint-Bonnet, un dieu commandait à la plaine où s’élèvera Riom l’intelligente.
Mais les divinités des hauts lieux de l’Auvergne furent vite reléguées dans l’ombre par celle du Puy de Dôme, Dumias, ainsi qu’on l’appelait: nom à la fois du dieu et de la montagne, nomen et numen.
Le Dôme était visible de partout: son dieu était présent partout, il fut roi et maître, ainsi que le sommet lui-même. À quoi bon s’adresser à de moindres génies, quand la puissance de la cime faisait à elle seule la richesse ou la ruine de la plaine entière? L’obéissance va au plus haut, la piété au plus utile. Chez d’autres peuples, par exemple chez les Éduens, les sanctuaires de [19] montagnes se sont multipliés: le mont Saint-Jean, le mont de Sène et bien d’autres, avaient le leur; toutes ces hauteurs se ressemblaient plus ou moins, aucune de leurs divinités ne prit le pas sur les autres: la religion, dans les campagnes éduennes, tendit à se maintenir dispersée. En Auvergne, la suprématie du Dôme fut reconnue sans peine. Autant que l’unité religieuse pouvait exister dans ces populations à la pensée courte qui adoraient le dieu le moins éloigné, le Puy de Dôme assura chez elles une communion de culte; éloignés de leur patrie, c’était à leur grand dieu que les Arvernes envoyaient leurs souvenirs et adressaient leurs sacrifices.
Il arriva chez eux ce qu’il était advenu, cinq ou six siècles avant l’ère chrétienne, dans les bourgades latines. Les divinités abondaient sur les terres du Latium, et elles étaient toutes de même nature que celles de l’Auvergne: elles habitaient les collines, les forêts, les sources et lacs. Mais elles reconnurent comme dieu suprême celui du Mont Albain, qui dominait la plaine et les rochers de ses deux mille coudées, et qui ne tarda pas à devenir le Jupiter Latiar, le Jupiter souverain du peuple latin.
En Gaule ainsi qu’en Italie, dans l’Auvergne ainsi que dans le Latium, les dieux locaux, c’est-à-dire fixés à une parcelle du sol, à un lambeau de territoire, au domaine d’une tribu, furent, les uns après les autres, rattachés à des divinités puissantes et universelles, de qui ressortirent, sinon tous les hommes et tous les lieux, du moins tous les hommes de la race et tous les lieux qu’elle avait en partage. Quelques êtres célestes surgirent, dont les noms évoquèrent l’idée de personnes [20] vivantes et définies, Jupiter ou Mars en Italie, et, en Gaule, Teutatès, Taranis, Ésus, Bélénus.
Il arriva souvent que ces croyances à de plus grands dieux furent encouragées par les prêtres, supérieurs au reste du peuple par l’intelligence et par l’ambition, mais sans doute aussi par la bonté et par le désir du calme et de l’union. Car l’humanité s’élève en même temps que ses dieux grandissent, et le plus honorable est parfois le plus lointain; si les sanctuaires locaux engendraient les luttes civiles, les tribus d’une même nation avaient un nouveau motif de s’unir quand elles voyaient un dieu souverain au-dessus de leurs génies particuliers.
En Gaule, les druides paraissent avoir été, je ne dis pas les initiateurs, mais les propagateurs de ces dieux à nom propre et personnel, de ces cultes à portée lointaine et à vaste horizon, et gros d’ambitions celtiques. Ils étaient les arbitres des sacrifices voués à ces puissances célestes, et pendant longtemps ils ne doivent pas avoir séparé leurs intérêts sacerdotaux de la cause des grands dieux gaulois.
Ceux-ci ne détruisirent pas cependant les génies des montagnes et des fleuves, pas plus que le règne de Mars ou de Jupiter ne mit fin à la sainteté populaire des collines et des bois de la campagne romaine. Seulement, presque toujours, ces génies se transformèrent, élargirent leur nature, et devinrent les avatars locaux d’une divinité plus importante; ils furent, si l’on peut dire, la présence réelle d’un grand dieu sur un petit territoire. Les sources de Vouroux et de Taragnat, les montagnes de Brioude et de Saint-Bonnet servirent de lieux de séjour à un Apollon ou à un Mars gaulois, et leurs anciens génies ne furent plus que les Apollons ou les Mars «de l’endroit». Ces dieux souverains, dont le domaine était infini, se ménageaient ainsi de petites et fort nombreuses résidences.
Le principal de ces dieux gaulois était Teutatès. Il prit pour lui les plus hauts sommets, ainsi qu’avait fait Jupiter en Italie, et il s’installa au Puy de Dôme, le plus digne des sanctuaires que la nature lui ait bâti dans la Gaule.
Ce dieu gaulois a laissé aux Romains un terrible souvenir: c’était une divinité farouche, féroce, ivre du sang des hommes,
disait le poète Lucain. Les sacrifices humains étaient fréquents à ses autels, et les druides étaient les ministres ordinaires de ces rites barbares. — Mais les Romains et les Grecs, qui insistaient sur ces horribles détails, oubliaient que leurs dieux avaient pendant longtemps aimé les victimes de ce genre, et que les combats de gladiateurs ne différaient ni par leur origine ni par leur caractère des holocaustes d’hommes chers à Teutatès. Il n’est aucune religion ancienne qui n’ait dans son passé une tare de ce genre. D’ailleurs, Teutatès ne paraît pas plus cruel qu’Ésus ou que Taranis: de tels usages étaient le crime du culte et non pas la faute du dieu.
En revanche, le roi du Puy de Dôme et des Arvernes prit, peu à peu, une allure sympathique qui démentit les rites de ses autels. Si ce sont les druides qui ont arrêté les traits de sa physionomie, ils l’ont fait fort semblable à l’Hermès grec et au Mercure romain, qui étaient des divinités aimables et intelligentes. Le Teutatès des Celtes ne leur était point inférieur: c’est lui qui avait inventé les arts dont vivait l’industrie humaine; il encourageait [22] les marchands et favorisait la fortune, il protégeait les voyageurs et guidait les caravanes; c’était le dieu des sentiers paisibles, des ateliers actifs, des foires populeuses, des réunions d’hommes groupés pour le travail.
Peut-être eut-il un rôle plus important encore, s’il est vrai que son nom signifie «le dieu du peuple». Ne serait-ce pas alors, tel que le Wuotan des Germains et le Iahvé des Juifs, le «dieu politique» par excellence du nom celtique, présidant aux assemblées de la nation sur les montagnes saintes, la tirant de la servitude et la conseillant dans la liberté, ouvrant aux marches pacifiques les grandes routes de ses domaines, maître de toutes les tribus et de toutes les cités, et planant au-dessus des Arvernes et des Éduens comme Iahvé au-dessus d’Israël et de Juda? — Mais qui pourra jamais transformer en vérité cette séduisante hypothèse?
Ce qui demeure certain, et ce qui est fort étrange, c’est que les Gaulois, qu’on disait les plus destructeurs des hommes, avaient fini par préférer à leur Mars, ce détrousseur des grands chemins, leur Mercure, ce bon gardien des routes, au dieu qui tue celui qui amasse. Peut-être est-ce encore aux leçons des druides qu’il faut rapporter le mérite de cette singulière union entre un peuple batailleur et une divinité pacifique. En tout cas, le grand dieu gaulois était plus vif et plus gai que Jupiter romain, ennuyeux et dominateur, que Mars latin, solitaire et grossier. Teutatès se fût moins entendu avec eux qu’avec Hermès et Athéné: il était sur le chemin de l’Olympe grec, plutôt que sur celui des divinités italiotes. C’était, tel que le définit César lui-même, le symbole du progrès humain. Il habitait sur l’âpre sommet du Puy de Dôme, mais il regardait vers la Limagne féconde.
LE PEUPLE ARVERNE
Ἀρόερνοι. — Ἔθνοςμαχιμώτατον τῶν πρὸς τῇ Κελτικῇ Γαλατῶν.
Apollodore chez Étienne de Byzance, à ce mot.
I. Persistance des anciennes races en Auvergne. — II. Qualités nationales des Arvernes: courage, patriotisme local, esprit de résistance. — III. Puissance de l’aristocratie; esprit d’association et de famille. — IV. Goût des entreprises lointaines. — V. Cavaliers et fantassins arvernes. — VI. Fidélité aux traditions. — VII. Aptitude au travail et au progrès. — VIII. À quoi peut servir l’étude du milieu.
Ces contrastes qu’offraient la nature et la divinité se retrouvaient chez les hommes. Les Arvernes avaient des aptitudes fort diverses, et aucune nation, gauloise ou française, n’a fait plus longtemps hésiter sur son véritable tempérament, produit tout à la fois de durs rochers et de plaines sans rides. Il est possible cependant d’arriver à le définir.
Pays de montagnes et à l’écart des grandes routes, l’Auvergne des plateaux est peu attirante pour les étrangers. La population ne s’en renouvelle pas; les invasions la pénètrent sans la traverser: les hordes de l’alaman Chrocus, les bandes du franc Thierry y débordèrent pour [24] tout dévaster, puis se sont repliées en emportant leur butin. Elle n’est pas sillonnée de ces voies naturelles le long desquelles se déposent incessamment des alluvions de peuples. On a fait le relevé de tous les habitants de l’Auvergne qui nous sont connus à l’époque barbare: il n’y en a pas un qui soit à coup sûr d’origine germanique. Les Romains ont planté des colonies au pied du plateau, à Vienne, à Orange, à Arles, à Nîmes; ils ont disséminé des vétérans sur les chemins des frontières du Nord-Est, depuis Lyon jusqu’à Trêves: l’Auvergne n’a reçu que les soldats malades en traitement à Vichy ou les négociants dévots au dieu du Puy de Dôme. Elle est, pour les gens du dehors, un pays non de séjour, mais de villégiature. J’excepte, bien entendu, les plus beaux recoins de la Limagne.
En revanche, elle garde, retient et attache les populations qui s’y sont établies pour faire souche de peuples. Elles y poussent vite des racines solides et profondes, semblables à ces pêchers et à ces cerisiers qui, étrangers à l’Auvergne, sont maintenant si heureux d’y produire. Les races, dit-on, s’y conservent avec leurs premiers caractères: leurs attributs physiques ne s’y usent pas, comme dans la plaine, par des croisements incessants. Les plus vieilles populations de la Gaule, les Ligures et les Celtes, s’y retrouvent (à ce qu’on suppose), à peine changées de ce qu’elles étaient il y a vingt siècles. Assurément, les anthropologues n’ont pas toujours été d’accord sur le nom qu’il faut leur donner: pour les uns, ce sont des Ligures que ces brachycéphales au type de Saint-Nectaire, petits, bruns, velus, lourds, robustes, et l’on sait que ce type domine dans toute la montagne, c’est-à-dire dans presque toute l’Auvergne; pour les autres, les Celtes apparaîtraient en Limagne, dans ces dynasties de cultivateurs au type dolichocéphale, à la peau blanche, aux [25] cheveux blonds, à la haute stature; d’autres encore proposent, à propos de ces deux races, des noms différents. Mais tous paraissent d’accord pour dire que c’est là qu’habitent les représentants les plus purs «des hommes de Gergovie», c’est-à-dire les héritiers les plus authentiques des compagnons de Vercingétorix, fantassins ligures ou cavaliers celtes. En Auvergne comme en Bretagne, des races archaïques se sont cramponnées au sol de granit.
Qu’elles se soient associées, pénétrées, fondues, c’est ce que les anthropologues acceptent pour la plupart, et il serait aussi imprudent de parler encore d’une race celtique ou ligure, que d’une race gauloise et même de races latines. Le métissage est la loi fatale de toutes les nations, et de la France plus que de toute autre. Il est bien vrai que les races, mêlées pour former un peuple, ont acquis et mis en commun un certain lot de qualités et de défauts, qui constituent le patrimoine héréditaire de ce peuple: mais ce lot, presque toujours, est fourni moins par le sang des hommes que par le sol du pays. Quelle que soit, chez les Arvernes, la largeur du crâne ou la couleur des cheveux, la nature de leurs terres leur a imposé une certaine nature d’hommes, et leurs montagnes ont été leurs premières et plus fortes éducatrices.
Les monts, les ravins et les tempêtes les ont endurcis à la marche, à la fatigue et au courage. Les Arvernes étaient parmi les plus intrépides de tous les Gaulois. Ce fut un superbe type de bravoure que cet Ecdicius qui, avec dix-huit cavaliers, attaque et surprend des milliers de Goths, les disloque dans la plaine, les enferme dans la montagne, ne se trompe jamais et surprend toujours. [26] Car on dirait que la vaillance des Arvernes est rarement aveugle ou désordonnée: elle est précise, réfléchie, lucide. Vercingétorix ressemblera à Ecdicius. C’est que, dans ces régions, il ne suffit pas de ne point craindre, il faut aussi se méfier toujours: l’hiver, la rafale de neige est subite, le jour écourté et nébuleux, les routes sont glissantes de verglas ou pourries d’eau, et des pentes traîtresses longent les forêts pleines d’erreurs. Il est bon d’unir la présence d’esprit à la fermeté du jarret.
Ce rapport périodique avec la montagne prédisposait les Arvernes à un patriotisme plus sérieux et plus profond: patriotisme étroit des cités primitives et des tribus fermées, sans nul doute, semblable à leurs dieux dont l’horizon bornait la puissance ou dont une source limitait l’action, mais enfin sentiment d’amour pour la terre qu’on possède avec joie, pour le sol où l’on voit tracés les sentiers de la famille et du clan. Enserrés dans des vallées ou solidaires d’un même sommet, les Arvernes connaissaient mieux que d’autres peuples les frontières de leur demeure; se sentant et se retrouvant davantage dans le «pays de leurs pères», ils l’aimaient avec plus de force et de courage. Ecdicius et Vercingétorix ont été de «bons patriotes»: j’emploie le mot comme on l’employait au XVe siècle, pour désigner les citoyens unis des villes bourgeoises, les gardiens jaloux du chez soi municipal. Mais nous verrons que Vercingétorix connut aussi une forme plus large du patriotisme.
En Auvergne, le citoyen et le pays se rendaient, en temps de guerre, des services réciproques. Si celui-là défend sa patrie, celle-ci le protège admirablement. Fallait-il abriter contre un assaut des armées ou une nation entière: on avait par exemple cette roche de Saint-Flour, une des rares cités vierges de France, ou encore cette terrasse trapue de Gergovie, dressée sur la plaine, nivelée [27] en esplanade, aux flancs creusés comme des ravines ou droits comme des falaises. S’agissait-il de cacher longtemps des poignées d’hommes: il s’offrait partout, dans les Dômes ou le Cantal, de ces rocs massifs et escarpés, tels que ceux de Chastel-Marlhac, au sommet desquels la nature a ménagé des prairies et des sources, et où des cohortes peuvent, durant plus d’une saison, résister sans craindre la faim ni la soif. Enfin les cavernes étaient les dernières ressources des fugitifs, des bandes qui se dispersent pour se reformer aussitôt, de même que les gorges voisines étaient toutes faites pour favoriser les embuscades où les vaincus prennent une première revanche. L’Auvergne est le refuge des temps d’invasion, le réduit des défenses suprêmes, le camp retranché des désespérés.
Une aristocratie vigoureuse et impérieuse prit pied dans ce pays où une cime commande à tant de basses terres, où un roc suffit à entraver l’existence d’une longue vallée: Tournoël, Murols, Chastel-Marlhac, Montboissier, le maître d’un de ces châteaux était fatalement celui de milliers d’hommes. Qu’on songe ensuite à ces immenses forêts, à ces plateaux dénudés, à ces pâturages monotones qui s’allongent souvent au pied de ces roches isolées et dominatrices, forêts et plateaux où il est malaisé de diviser la terre: on comprendra que l’Auvergne a été longtemps un pays de vastes domaines et de chefs de clans. Et, à part les différences que les religions et les siècles ont mises à l’extérieur de leurs corps et aux pensées de leurs âmes, tous ces maîtres de terres et d’hommes se sont ressemblés. Vercingétorix [28] a commencé la lutte contre César avec ses clients et ses ressources personnelles; Ecdicius, qui peut nourrir quatre mille pauvres dans une famine, déclare à lui seul la guerre au roi Euric et lève une armée à ses propres frais. Chez l’un et chez l’autre, la richesse et la puissance furent les plus sûrs garants de l’audace et du courage. Et on peut suivre d’âge en âge l’initiative impénitente de leurs héritiers, jusqu’au jour où la colère de Richelieu et les Grands Jours de Clermont ont fait les dernières brèches dans les châteaux.
En Auvergne, l’homme isolé se sentait impuissant: qui ne dépendait pas d’un grand s’associait à des égaux. Nous ne connaissons pas encore la vie d’une bourgade industrielle à l’époque gallo-romaine, telle que Toulon et Lezoux; mais nous savons par Grégoire de Tours avec quelle rapidité les communautés de moines se sont formées dans la contrée, tantôt cachées dans les profondeurs des vallons, tantôt maîtresses des sommets eux-mêmes, et opposant ainsi à la force d’un grand la résistance d’hommes associés pour le travail. Plus tard, au Moyen Age, les communes des Bonnes Villes d’Auvergne ont offert de semblables asiles. À côté des bourgeoisies municipales (et ceci fut plus fréquent et plus durable en Limagne que n’importe où), se fondèrent des sociétés rurales, réunissant sous un «maître» électif les membres de plusieurs familles, ayant terres et traditions communes, et parfois aussi (est-ce certain?) l’usage de repas pris en commun: on aurait dit une réminiscence des tribus antiques, et l’Auvergne, comme le Morvan, la présentait encore il y a peu d’années.
Aussi bien tout le peuple héritier des Arvernes a-t-il, de la vie d’autrefois, conservé assez fidèlement l’esprit ou plutôt le sens patriarcal. La vie de famille est fort développée, surtout dans la montagne; le prestige que la loi [29] romaine donnait au père et au mari est à peine affaibli; et l’existence même d’une maisonnée risque rarement de finir, car le montagnard ne redoute pas une lignée nombreuse, et la femme est capable de la lui donner. On a parfois, sur les hauts plateaux, l’image de la gens patricienne, avec cette différence que la vigueur des mères ne laisse pas s’éteindre le foyer domestique.
Fléchier écrivait, avec une malice d’assez mauvais goût, que chez les gens d’Auvergne, «les femmes ne seraient stériles que longtemps après les autres, et le jour du Jugement n’arriverait chez eux que longtemps après qu’il aurait passé par tout le reste du monde». Les anciens étaient effrayés de cette multitude d’hommes que répandaient sur la terre les flancs robustes des femmes gauloises: peut-être pensaient-ils surtout au peuple arverne. En tout cas, il n’est pas impossible qu’il ait eu dès l’antiquité cette prééminence de la fécondité qui rend les nations plus braves et le patriotisme plus tenace.
Mais, sauf en Limagne, la terre, souvent ingrate, ne peut nourrir de grandes masses d’hommes: et il n’est pas certain que les Gaulois aient désiré acquérir à tout prix de nouveaux labours au détriment de leurs forêts. Aussi, cette population débordait et déborde sans cesse. Non seulement elle est trop productive pour se laisser entamer, pour ouvrir des vides à de nouveaux-venus, mais elle devait toujours déverser des «printemps d’hommes» en dehors de son domaine.
Ce domaine, l’Arverne avait encore la tentation de le quitter en apercevant, des plus hauts sommets de sa montagne, l’immensité d’horizons nouveaux. Du Puy de [30] Dôme, le regard se perd dans les plaines de l’Allier; du Puy de Sancy, il descend vers la vallée de la Dordogne; et du Mont Mézenc, il devine au loin les clartés de la Provence.
Aussi les Arvernes eurent-ils, au moins aussi tôt que les autres Gaulois, le goût des courses lointaines, et le gardèrent-ils plus longtemps que d’autres. On trouve des hommes de leurs tribus parmi ces Celtes, qui, des siècles avant notre ère, franchirent les Alpes pour aller fonder une Gaule italienne. Quand, en 207, Hasdrubal traversa les plaines narbonnaises, il y rencontra des Arvernes, et il n’eut pas de peine à les entraîner vers les champs de bataille de l’Apennin. Dans le siècle qui suit, nous verrons des armées arvernes sur le Rhône; et, si l’hégémonie de ce peuple s’étendit alors jusqu’à l’Océan et aux Pyrénées, il n’est pas improbable qu’elle s’établit à l’aide de bandes humaines périodiquement descendues vers la Gaule de tous les flancs du plateau central.
Il est toujours dangereux d’expliquer le passé par le présent. Pourtant, quand une nation a offert du Moyen Age jusqu’à nos jours les mêmes caractères, on peut croire qu’elle les possédait déjà dans l’antiquité: si les anneaux sont assez nombreux et assez solides pour faire à partir du présent une chaîne continue, il peut être permis de l’allonger vers le passé de quelques siècles encore. D’autant plus que la terre de France a peut-être plus changé, depuis trois siècles, que la terre de Gaule en un millénaire. Or, de nos jours, l’habitant de l’Auvergne, du Cantal surtout, est parmi les Français un de ceux qui émigrent le plus volontiers; il y a trente ans, on évaluait à plus de dix mille le total des départs annuels, sans que du reste la population de l’Auvergne en fût diminuée; sous Louis XIV, les intendants portaient au même chiffre (dix à douze mille) le nombre des [31] émigrants de la province; au Moyen Age, les gens de ces pays étaient les plus envahissants des pèlerins de Saint-Jacques, priant et bricolant partout. Ne serait-ce pas pour des causes semblables qu’avant l’ère chrétienne, les seuls combattants étrangers que Carthaginois et Romains aient rencontrés au sud des Cévennes fussent des soldats arvernes? Émigrant dans une société paisible, pèlerin dans les âges de foi, l’Arverne était, aux époques d’aventures, l’homme des longues équipées.
L’Auvergne réunissait les deux avantages essentiels aux peuples qui courent les combats et les conquêtes. Elle avait de bons cavaliers et de bons fantassins, et c’était une des rares contrées de la Gaule qui méritaient ce double éloge:
disait Sidoine Apollinaire du soldat arverne.
Or, les deux peuples conquérants de l’Europe occidentale, les Gaulois et les Romains, ont dû leurs victoires à deux armes différentes. Les Romains possédaient la légion, la plus solide formation d’infanterie qu’une nation antique ait jamais produite; et les Gaulois étaient d’incomparables cavaliers. L’infatigable «piétinement des légions en marche», les charges rapides des escadrons celtiques, ont été peut-être les forces armées les plus brutales du monde ancien, du moins avant l’arrivée des hordes germaniques. Ces deux forces se heurteront, à peu près pour la dernière fois, sous la conduite de Vercingétorix et de César: ce qui fera le principal intérêt militaire des campagnes de l’an 52.
[32] Comme fantassins, les Gaulois se lassaient vite: ils manquaient de cette souplesse et de cette endurance qui faisaient l’excellence des piétons aquitains et ligures. Les Arvernes ne valaient sans doute pas ces derniers: je me les figure moins agiles. Mais, habitués aux routes des montagnes, ils avaient la patience des longues marches et la sûreté dans l’escalade: ils fourniront le meilleur contingent de l’infanterie de Vercingétorix, ils seront, comme on a le droit de le supposer, les vainqueurs de Gergovie et les obstinés d’Alésia. En tant que cavaliers, les Arvernes égalaient n’importe qui de leurs congénères: tant qu’ils n’eurent pas devant eux des légions en rangs compacts ou des escadrons venus de Germanie, ils ne redoutèrent rien sur les champs de bataille ou dans les lointaines aventures.
L’habitant de l’Auvergne, si loin que le conduise son besoin d’entreprise, n’abandonne pas l’espoir du retour dans la patrie. Il ne sait pas rompre le lien qui l’attache à elle. S’il n’y retourne pas périodiquement, il reviendra pour y finir sa vie, et la conclusion de ses courses sera la fondation de pénates solides bâtis à son nom et dans son pays.
Je ne sais si les Arvernes d’autrefois ont eu la même fidélité aux montagnes natales. Cela n’est point impossible. À la différence des Bituriges, des Sénons, des Lingons, des Éduens, et d’autres peuples de leur voisinage, les Arvernes n’ont point laissé en Italie et en Gaule des peuples rejetons de leur souche, et en France, les hameaux ou les bourgs fondés par des émigrants de leur nom paraissent assez rares.
[33] De retour chez lui, l’Arverne d’autrefois ou son descendant d’aujourd’hui aime à reprendre ou à garder les coutumes ancestrales. Le sol du pays était conservateur du passé; le rocher et la pensée y sont de formation ancienne. La civilisation ne gravissait que lentement ces hauts plateaux, couverts de bois, éloignés des voies normales: les hommes d’Auvergne sembleront parfois un peuple d’attardés, ou, ce qui est plus juste, ils resteront jeunes plus longtemps. Je ne les crois pas, quoi qu’on ait dit, plus superstitieux que d’autres gens de France; mais ils sont plus entêtés dans leurs affections religieuses, ils éprouvent moins le besoin de changer de dieux et de temples. On a vu leur attachement aux génies des fontaines; quand le dieu du Dôme reçut son congé, ils le remplacèrent par quelque démon ou quelque saint; et, comme la montagne avait été le lieu le plus fréquenté des pèlerinages gaulois, elle devint le rendez-vous du «chapitre général» des sorciers de France. C’est l’Auvergne qui est le principal domicile des saintetés vieillottes, fées ou vierges noires.
Si les choses latines y ont pénétré après Vercingétorix, sans discussion ni combat, c’est par une marche à peine sensible, et par conquêtes très tardives. Jusqu’à plus amples recherches, les monuments romains sont beaucoup plus rares chez les Arvernes que chez les Éduens. La contrée de Clermont elle-même n’a pas encore donné de ces belles inscriptions lapidaires à gravure ciselée, à lignes graduées, à lettres régulières, chefs-d’œuvre de symétrie où excella l’industrie italienne. Les épitaphes sont courtes et tâtonnées. Les tombeaux ont une forme toute particulière: ce sont des pyramides tronquées, mal taillées et sans proportion, et la dédicace funéraire, qui manque parfois, est souvent réduite à des initiales: le monument, dans son ensemble, rappelle non pas [34] l’autel ou le sarcophage classiques, mais le menhir gaulois, à peine dégrossi et ravalé par un ciseau malhabile. De tous les tombeaux gallo-romains de la terre celtique, les cippes arvernes sont les moins éloignés de la pierre solitaire et anonyme qu’affectionnaient les morts d’autrefois.
On prétend retrouver encore, dans certains cantons de l’Auvergne, les «braies» des premiers Gaulois; les potiers de Lezoux ont gardé, peut-être sans interruption, la tradition des formes et des procédés de leurs prédécesseurs d’il y a vingt siècles. Aujourd’hui, la ville de Riom, qui est à la latitude de Trévoux et de Rochefort, pays de langue française, fait partie du domaine de la Langue d’Oc, et celui-ci s’avance encore vers le Nord, jusque près des plaines du Bourbonnais: à l’est et à l’ouest du plateau central, les dialectes septentrionaux, déposant leurs formes le long des plus grandes voies romaines, se sont écartés comme elles du massif des Puys, et l’Auvergne est demeurée plus longtemps fidèle aux parlers de jadis. De la même manière, l’idiome celtique ou les vieux patois locaux s’y sont perpétués tardivement: au beau milieu des invasions germaniques, on signale les efforts faits par les nobles du pays, pour «dépouiller les écailles du langage celtique». Les Arvernes achevaient à peine de devenir romains, au moment où Rome cessa de leur commander. Mais alors, ayant accepté sans réserve le nom latin, ils en furent, contre les Goths, le principal rempart.
L’Arverne, habitué à courir le monde, ne fut pas, de parti pris, rebelle à la civilisation. Si les idées nouvelles [35] doivent lui servir, il les comprend et les utilise; mais il ne se hâte pas de répudier les anciens usages, il leur superpose des procédés nouveaux. Vercingétorix, sans renoncer aux avantages traditionnels de la cavalerie gauloise, est le premier Celte qui ait tiré parti de la science militaire des Romains. Les plus vieilles coutumes se sont accommodées en Auvergne des plus récents bénéfices du progrès: on a pu voir côte à côte, en Limagne, le soc antique et la charrue perfectionnée, et, dans les ateliers de Thiers, les outils les plus démodés et les plus délicates machines. Ces gens-là ont su concilier une âme routinière et un esprit en éveil, et, brochant là-dessus, un savoir-faire, une industriosité, un sens utilitaire, qui sont peut-être les traits les plus saillants de leur physionomie morale.
Si leurs montagnes touchent à la plaine, eux-mêmes font volontiers accueil aux étrangers qui ne veulent pas faire les maîtres. Leur hospitalité, pour n’être pas exubérante, est honnête et saine. Ils ne furent jamais, comme tant de montagnards des frontières, Ligures des Alpes ou Vascons des Pyrénées, redoutables aux marchands et aux pèlerins. Le géographe grec Strabon ne considère pas que la route d’Auvergne ait été plus dangereuse du fait des hommes que de celui de la nature. Le dieu du Dôme recevait les hommages des trafiquants; il avait les goûts d’un Mercure. On dit qu’il y a aujourd’hui beaucoup d’Auvergnats parmi les voyageurs de commerce. Ce que nous savons de la Gaule antique n’interdit pas de supposer pour autrefois un fait du même genre.
Les Arvernes ne sont point davantage indifférents aux profits intellectuels. Ils ne furent pas inférieurs à la moyenne des Gaulois, gens d’esprit et beaux parleurs. Mais on peut croire qu’ils parlaient moins que d’autres, et surtout moins en vain. L’éloquence de Vercingétorix, très réelle, n’a jamais été dépensée en pure perte. Parmi [36] les Arvernes de son temps, il n’y a pas de maladroits. Avec la même patience que les uns cultivent la terre, d’autres ont cultivé leur intelligence: les habitants de Riom, passés maîtres en procédure, retiraient des gains très appréciables de leurs cerveaux subtils. Beaucoup de leurs compatriotes d’Auvergne ont connu de quel rendement pouvait être une intelligence vigoureusement exploitée. Aux processifs de la Basse Auvergne comme aux industriels ou aux agriculteurs de la plaine ou du Livradois, on a reproché le goût du lucre, le désir de profiter, ce que César appelle quæstus, et je ne suis pas sûr qu’on n’en fasse pas le péché favori de toute la contrée. Reproche fort déplacé. L’Auvergnat gagne franchement, sans ruse ni tromperie, et, dans le gain, c’est la manière seule qu’il faut juger, non le résultat. Car le besoin de gagner a pour cause ou conséquence le désir de faire produire le plus possible au sol qu’on laboure et à l’esprit qu’on façonne. Ces «bons et hardis gaigneurs», quæstuosi, sont des créateurs de progrès. Les Arvernes d’avant Vercingétorix ont dû recueillir d’énormes avantages en introduisant en Gaule la monnaie d’or: mais la Gaule entière en a profité.
Peut-être est-ce en partie cette attention aux choses du dehors qui explique la prééminence intellectuelle de certains Arvernes: Pascal, Michel de L’Hospital, Grégoire de Tours, et Sidoine Apollinaire, arverne d’adoption. S’il était prouvé que Gerbert fût des environs d’Aurillac, quel type supérieur de l’espèce ferait cet homme, toujours à l’affût de la science et des bénéfices que son intelligence pouvait faire!
On a écrit que, comme agriculteur, l’Auvergnat de la montagne laisse à désirer, on l’a taxé de paresse: ce qui n’est guère conciliable avec son goût des migrations lointaines, rude travail pour arriver à un travail plus rude [37] encore. Mais, en plaine, l’exploitation des champs est intensive. Un observateur écrivait en 1847 que le petit propriétaire de la Limagne avait l’idolâtrie du labeur; il nous le montrait sur son champ, sa femme et ses enfants groupés autour de lui, et tous penchés vers la terre, arrachant les mauvaises herbes, couvant chaque pied de froment d’une sollicitude toute familiale. Et ce spectacle du travail est vieux en Auvergne de quinze siècles et davantage; il a dû frapper souvent Grégoire de Tours, au temps où l’ermite de Pionsat abattait des arbres, labourait son champ et cultivait ses légumes, et où les moines de Méallet se répétaient entre eux le mot de saint Paul: «Qui ne veut pas faire sa tâche ne mérite pas de demander à manger.» Vercingétorix adressait à ses soldats une parole semblable, lorsqu’il leur reprochait de ne vouloir combattre que pour s’éviter de la peine, et il les forçait à remuer la terre et à construire des palissades.
L’Auvergnat laborieux devient admirable par la continuité de l’effort. Il n’a pas, dans les œuvres de l’industrie, l’initiative et la dextérité d’un Parisien ou d’un Flamand. Mais les couteliers et les dentellières d’Auvergne ont à leur actif l’application et l’expérience. Dans peu de villes françaises, on trouverait la même densité de travail que dans la cité de Thiers, aux heures où toutes les meules grincent, où tous les corps sont allongés et tendus vers la besogne qui se fait. C’était, j’imagine, une pareille vie que l’on menait il y a deux mille ans, non loin de Thiers, à Lezoux, la grande bourgade céramique, où quatre-vingts fours fumaient, où devant des centaines d’établis, les potiers tournaient, modelaient et poinçonnaient les terres blanches de l’Auvergne. — En ce temps-là, l’industrie de la terre cuite était la plus utile de toutes: elle fournissait la vaisselle domestique et les présents destinés aux dieux; d’elle dépendaient la vie [38] matérielle et la vie religieuse. Or, toute la Gaule était, à ces deux points de vue, tributaire des potiers arvernes; des abords de Moulins à Clermont, de Vichy à Lezoux, les champs de cultures ne s’interrompaient que pour faire place aux villages de potiers, bourdonnant comme des ruches.
L’Auvergne a la pratique du travail, l’attention et la persévérance, le savoir-faire. Comme on l’a dit, elle a «du génie à force d’industrie», et elle conquiert à force d’agir. Elle ressemblait à ce dieu qu’elle préférait, et dont César disait qu’il avait «une très grande vertu pour le gain», ad quæstus pecuniæ vim maximam. Après avoir suivi Mars dans les expéditions lointaines, les Arvernes étaient heureux de se retrouver près de Mercure, qui gardait leurs montagnes et leurs ateliers.
Respect des traditions et besoin d’aventures, âpreté au travail et au combat, haine de l’envahisseur et curiosité de l’étranger, culte des sommets montagneux et labour des plaines fertiles: voilà, autant qu’on peut le supposer, ce dont était fait le «génie inconséquent et contradictoire» du peuple arverne.
Je ne prétends pas expliquer Vercingétorix par le caractère de sa tribu, et je n’ai point voulu me rendre un compte définitif de l’homme en analysant la race dont il est sorti. Ce qui est vrai de la majorité d’une nation, ne l’est pas forcément de ceux qui ont été les premiers d’entre elle, par les armes ou par les écrits. Quand on aura dénombré les qualités dominantes du peuple latin, on n’aura qu’une faible partie du limon dont furent pétris Marius ou Cicéron. On peut toujours être en face [39] d’exceptions, et c’est souvent le caractère exceptionnel d’un homme qui fait sa grandeur.
Mais enfin quelques-uns des traits de la nature arverne se retrouveront chez Vercingétorix et ses compagnons, et il était bon de les connaître tous. En tout cas, il fallait décrire la vie et le tempérament de ces hommes, les impressions qu’ils ont reçues, les dieux qu’ils ont adorés, le pays qu’ils ont habité, pour comprendre les éléments dont le chef gaulois pourra profiter et ceux qui feront obstacle à ses desseins.
LA ROYAUTÉ ARVERNE; BITUIT
Arvernorum tunc nobilissimæ civitati atque eorum duci Bituito.
Eutrope, Histoire romaine, IV, 22.
I. Tendances des Gaulois à l’unité. — II. Formation de l’empire arverne. — III. Ce qu’on peut supposer de son organisation. — IV. La royauté arverne: Luern et Bituit. — V. Degré de civilisation de cet empire. — VI. Défaite de Bituit par les Romains. — VII. Conséquences de la formation et de la chute de l’empire arverne.
C’est qu’en effet l’Auvergne fut le point de départ de Vercingétorix, le centre de son empire, le lieu de sa plus belle résistance. Avant d’unir la Gaule autour des Arvernes, il unit les Arvernes autour de lui.
Mais, s’il a réussi à grouper les Celtes sous ses ordres, c’est parce que, depuis quatre générations, ils étaient habitués à voir, dans les chefs de l’Auvergne, les maîtres naturels de la nation gauloise.
Les Gaulois proprement dits, ou les Celtes, s’étendaient, 200 ans avant notre ère, depuis la Gironde jusqu’à la Marne, depuis le golfe du Lion jusqu’à l’embouchure de la Seine. Ils atteignaient les Pyrénées par la haute vallée de la Garonne, qu’occupaient les Volques; ils [41] pénétraient dans les Alpes, par l’Isère et le pays des Allobroges, par l’Aar et les terres des Helvètes; ils s’avançaient, sous le nom de Salyens, près des rives du Var et des monts de l’Estérel. Entre la Marne et le Rhin, les Belges, qui se distinguaient des Celtes, leur étaient assez intimement apparentés. Mais les Aquitains, entre Garonne et Pyrénées, et les Ligures, dans les Alpes du Sud, ne se rattachaient en aucune manière à la race gauloise.
Le domaine qu’elle habitait ne constituait pas un État homogène; quoiqu’il eût ses frontières naturelles, il n’avait pas donné naissance à un corps de nation. Les Celtes formaient une cinquantaine de peuples, les Belges une quinzaine. Ni les uns ni les autres n’ont eu pendant longtemps, à ce qu’il semble, des institutions politiques générales. Chaque peuplade vivait sur un territoire bien délimité, avec ses tribus, ses chefs, ses coutumes et ses étendards particuliers. Toutes se jalousaient ou se combattaient, avec la même ardeur que Sparte et Athènes, Crotone et Sybaris.
Les Celtes cependant, semblables encore en cela aux Grecs des temps de l’indépendance, avaient le sentiment de leur unité morale, et ce sentiment survivait aux discordes intestines. Ils parlaient tous la même langue; ils portaient des noms formés de la même manière, ils adoraient quelques grands dieux, communs à toute leur race; les nations de la Gaule avaient des qualités et des défauts analogues, et leurs institutions politiques ne différaient pas sensiblement.
Surtout, elles avaient le souvenir ou la persuasion d’une identité d’origine. Toutes les tribus se disaient «celtes» dans leur langue. Entre elles s’étaient formées des traditions ou des légendes, une sorte de patrimoine spirituel qu’elles exploitaient en commun. Elles avaient [42] des poètes, les bardes, qui chantaient les gestes de grands chefs bituriges, et l’immense empire qu’ils avaient autrefois donné au «nom celtique». Leurs prêtres, les druides, enseignaient que tous les Gaulois descendaient d’un même dieu. Et, quelle que fût la cité de ces prêtres, ils formaient un seul corps, ils avaient des réunions périodiques, ils obéissaient à un seul chef. Si les rivalités entre peuplades empêchaient la cohésion politique, un vague instinct de conscience nationale maintenait le goût de l’unité, et les prêtres, si souvent favorables à la création des grandes puissances publiques, ne décourageaient pas cette tendance.
Les Arvernes étaient le peuple désigné pour profiter de ces aspirations. Leur terre était «l’ombilic» du domaine celtique: le Puy de Dôme est à une distance égale des principales frontières de la Gaule, de Marseille par où arrivaient les Romains, de la trouée de Béfort qui s’ouvrait aux bandes germaniques, de Bordeaux où commençaient les pinèdes des Aquitains, et de la forêt de Compiègne, au delà de laquelle s’agitaient les Belges. Puis, comparés à ces peuples qui gravitaient autour d’eux, les Arvernes étaient les plus nombreux et les plus braves; ils possédaient les terres les plus riches, et ils avaient le dieu qui pouvait parler du plus haut sommet.
Les Arvernes apparurent pour la première fois en dehors de leurs limites au temps de la guerre d’Hannibal.
En 218, lorsque ce dernier traversa les plaines du Bas Languedoc pour gagner l’Italie, il n’y trouva que les Volques; dix ans plus tard (207), son frère Hasdrubal, suivant la même route, rencontra des Arvernes, dont il [43] fut d’ailleurs fort bien accueilli. C’est peut-être entre ces deux dates qu’ils descendirent vers le Sud en conquérants: car, s’ils se trouvaient alors sur le chemin du Rhône, ce ne pouvait être que comme vainqueurs.
Leur empire a donc pris naissance à l’époque d’Hannibal et de Scipion: époque, pour tout l’Occident, des fermentations belliqueuses et des ambitions nationales; Rome achevait sa domination italienne, Carthage conquérait l’Espagne, les Arvernes essayaient de fonder l’unité de la Gaule.
Dans les années qui suivirent, ils étendirent ou assurèrent leurs conquêtes. Ils profitèrent du répit que les autres maîtres du monde laissaient momentanément aux régions narbonnaises. Carthage était vaincue, Rome ne convoitait, au Couchant, que l’Espagne, et s’inquiétait peu des mouvements d’une Barbarie lointaine.
Vers 125 avant notre ère, les Arvernes avaient soumis toute la Celtique: du moins on le croyait à Rome. On donnait pour limites méridionales à leur empire les Pyrénées, la mer et les terres de Marseille, c’est-à-dire qu’ils avaient placé sous leur dépendance ou dans leur alliance les Volques de Toulouse et de Nîmes, les Allobroges de Vienne et de Genève, les Salyens d’Arles et des monts de Provence. Au Nord, disait-on, leur domination s’étendait jusqu’à l’Océan. Et, s’il faut ajouter foi aux bruits de ce temps, elle aurait même franchi la Marne, débordé en Belgique, et ne se serait arrêtée que sur les rives du Rhin, en face des peuplades germaniques.
Cette conquête fut-elle uniquement le résultat de guerres violentes et continues? Le silence des auteurs anciens permet d’en douter. S’il y avait eu en Occident de trop grandes convulsions militaires, l’écho en serait venu aux plus curieux des Grecs et des Romains, à Polybe [44] ou à Caton, et nous le connaîtrions par eux ou par leurs héritiers.
Il est probable que les armes ne furent pas seules à faire cette conquête. Les Arvernes ont dû s’appuyer sur des alliances celtiques pour créer leur empire. Leur attitude à l’égard des Salyens et des Allobroges paraît celle d’alliés et de protecteurs, plutôt que de vainqueurs et de maîtres: les tribus de l’Isère furent trop rétives à l’obéissance pour se laisser briser par des congénères. Il est rare, dans l’histoire de la Gaule, qu’un peuple ambitieux agisse par ses seules forces, et ne soit pas soutenu par quelque complicité puissante. Lorsqu’au moment de l’arrivée de César l’helvète Orgétorix voulut de nouveau faire de la Gaule un seul empire, il s’associa à des chefs séquanes et éduens. Les cités aimaient à envoyer et à recevoir des ambassades; elles se complaisaient, sans doute, dans les pourparlers sans fin qui en résultaient. Sur ce point, les Arvernes étaient supérieurs; ils avaient, pour convaincre de leur primauté, d’autres arguments que leurs longues épées de taille. Leurs ambassadeurs étaient chamarrés d’or; ils étaient accompagnés de porte-lances superbes et de meutes de chiens; et à côté d’eux se tenaient des bardes, chantant la noblesse, la gloire et la richesse de la nation, du roi, et de l’envoyé qui venait en leur nom. Les Romains riaient à cette vue: mais il est possible que les Arvernes aient parfois séduit et conquis les hommes de cette manière, dans la Gaule éprise des beaux spectacles et du langage harmonieux.
Il est à peine besoin de dire que l’empire arverne ne ressembla à aucun État régulier, ayant une capitale et [45] des organes communs. Ce ne pouvait être qu’une fédération de peuplades gauloises sous le principat de l’une d’elles, comme la ligue latine à l’âge des Tarquins, ou les alliances grecques des temps troyens: car la Gaule présentera, dans des proportions plus vastes et sous des allures plus grossières, les mêmes institutions politiques que la Grèce et le Latium. Les peuplades gauloises conservaient leur nom, leurs limites, leurs coutumes; leurs milices servaient sous les chefs et les enseignes de la nation. La Gaule demeurait une juxtaposition de vastes cités.
Le lien qui unit ces peuples aux Arvernes fut rarement celui de la sujétion inconditionnée. Ce fut une clientèle plus ou moins étroite, une alliance plus ou moins réelle ou déguisée. Il y avait des degrés dans l’union, des exigences diverses dans la vassalité. Les Vellaves ou tribus du Velay, pays qui n’est après tout que le prolongement méridional des vallées et des montagnes de l’Auvergne, étaient dans une dépendance complète: leur sort fut si étroitement lié à celui des Arvernes que César ne distingua presque jamais les deux peuples, et qu’on put regarder le Mont Mézenc, sur son flanc septentrional, comme la dernière montagne de l’Auvergne. Les peuplades sauvages qui bordaient vers le Midi le plateau central, Cadurques du Quercy, Rutènes du Rouergue, Gabales du Gévaudan, sans être aussi dépendants que les Vellaves, étaient tenus dans une clientèle assez stricte, et reconnaissaient franchement «l’empire des Arvernes». Tous ces pays constituaient au sud de l’Auvergne, depuis le Mézenc jusqu’au pic de Nore, et de là jusqu’aux gorges de la Cère, un vaste demi-cercle de montagnes, de forêts et d’amitiés qui garantissaient et consolidaient le peuple arverne du côté des grandes vallées méridionales. Sauf le Forez (où habitaient les Ségusiaves) et le Limousin, il [46] avait groupé en une domination compacte le massif du plateau central.
Au delà, ce fut une autorité assez fragile que celle qu’il exerçait. On a quelques motifs, encore que fort légers, de croire que les Lémoviques du Limousin et les tribus de la Loire moyenne (Carnutes d’Orléans et Chartres, Andes d’Angers, Turons de Tours, Aulerques du Mans) lui ont été particulièrement attachés. La nation des Allobroges s’est vaillamment comportée sur les champs de bataille, côte à côte avec les Arvernes et sous les ordres de leur roi. Mais, parmi les autres amis du peuple arverne, beaucoup n’attendaient sans doute que l’heure du danger pour répudier l’obéissance.
Si faible qu’il fût, ce lien de la clientèle ou de l’alliance ne pouvait pas être simplement politique. Il dut revêtir aussi un caractère religieux. Entre les peuples associés, il fallait quelque symbole sacré, des mains unies, des serments prêtés, des étendards rapprochés, des victimes égorgées, des dieux pris à témoin. Les Gaulois n’eurent pas, tant s’en faut! l’esprit plus laïque que les Grecs et les Romains. La subordination d’une cité à l’autre était un engagement pieux dont, malgré les ruptures, les hommes ne perdaient pas complètement le souvenir ou la crainte.
Deux cents ans après la formation de cet empire arverne, sous la domination des Césars romains, le temple du Puy du Dôme sera le sanctuaire le plus riche et le plus fréquenté de toute la Gaule: le dieu qui l’habitera sera, sans conteste, le plus grand dieu des tribus celtiques. Pareille popularité n’a-t-elle pris naissance qu’après Vercingétorix et César, après la ruine des Arvernes et la conquête romaine? Cela, en vérité, n’est point possible. Rome n’eût point permis de se développer à un culte qui, grandissant ainsi à la suite de la conquête, pouvait [47] paraître la revanche des vaincus et une protestation contre les maîtres. Si le dieu du Dôme fut si puissant sous les empereurs, c’est que son pouvoir était ancien et solide, et que les Romains n’ont pas jugé à propos de combattre les dieux après avoir renversé les chefs.
Il est donc admissible que le dieu des Arvernes a dû sa gloire à celle de leur empire. Il a profité de leurs conquêtes, son nom s’est étendu avec le leur, ainsi que la vogue de Jupiter Capitolin a bénéficié de tous les gains du peuple de Rome. Le Teutatès du Puy de Dôme a peut-être aidé sa nation à fonder sa puissance; il l’a sans doute aidée à la maintenir, établissant, au-dessus de la suzeraineté politique, la prééminence religieuse. Remarquez comme ces deux forces se faisaient face: Gergovie, la plus rude citadelle, peut-être, de la Gaule entière; le Puy de Dôme, le haut lieu le plus central et le sanctuaire culminant de toutes les tribus celtiques: tel Mispa, le sommet sacré d’Israël, qui bornait l’horizon de Jérusalem, la principale place-forte de ce peuple.
Je voudrais préciser davantage, et conjecturer encore: mais je ne puis plus que poser des questions auxquelles les textes ne répondent pas. Quel rôle les druides ont-ils joué dans cet empire? Y eut-il des hommages périodiques des nations vassales au dieu arverne, comme ceux des cités latines au Jupiter albain? Il faut avouer que Teutatès, «dieu du peuple», protecteur du travail et des routes, ressemblait singulièrement à un «dieu d’alliance». Son sanctuaire devint-il donc le centre religieux de la fédération gauloise? Tout cela, je doute qu’on le sache jamais. Le propre de l’histoire est souvent d’indiquer des questions qu’il faut se résigner à ne point résoudre. Mais, quelle que fût la forme de l’hégémonie arverne, soyons sûr qu’elle n’alla pas sans l’appoint d’un dieu.
Hégémonie plutôt que souveraineté. Les Arvernes ont été surtout des conducteurs d’hommes, non des maîtres, mais des chefs. Leur payait-on tribut? c’est possible, et je ne m’expliquerai pas autrement l’énorme quantité d’or et d’argent qui affluait à la cour de leurs rois, les Gaulois ne répugnant pas du reste à accorder un tribut aux nations les plus fortes. Mais leur domination était surtout militaire, et consistait d’abord en ceci, que le roi des Arvernes était le dictateur suprême des armées confédérées de la Gaule. Comme tel, il pouvait mener deux cent mille hommes, et davantage.
Cette royauté était-elle héréditaire chez les Arvernes? une famille acceptée par les dieux s’y transmettait-elle le pouvoir? La chose n’est point prouvée, elle est fort vraisemblable: nous ne connaîtrions pas si bien Luern, le père du roi Bituit, s’il n’avait pas été roi lui-même, et les Romains n’auraient pas retenu plus tard en gage le fils de Bituit, si son père n’avait été qu’un parvenu. Mais en tout cas, lorsque le roi des Arvernes se montrait à la tête de ces deux cent mille hommes, représentants en armes de tant de nations, on pouvait presque dire qu’il existait «un roi du nom celtique».
Ces rois de la Gaule, nous les voyons presque, grâce à Posidonius, philosophe grec qui a voyagé dans le pays peu après leur passage. Il nous a assez mal renseignés sur l’organisation de leur pouvoir: ces législations barbares n’intéressaient pas un compatriote d’Aristote. Mais il a été comme ébloui par le spectacle qu’avaient offert la personne et le cortège du plus puissant roi de l’Occident, du chef de l’armée la plus nombreuse et la plus [49] turbulente qui fût campée à l’ouest de l’Adriatique. Ces Grecs et ces Romains, admirateurs de Paul-Émile, habitués à des troupes disciplinées et scientifiques, aux légions calmes et denses, à ce glabre imperator dur et sec comme une action de la loi, et qui n’apparaissait dans l’éclat de la gloire que le jour du triomphe, furent étonnés de retrouver en Gaule l’image des pompeuses royautés militaires de l’Orient. Pour un roi arverne, la vie était un triomphe perpétuel.
En temps de paix, il faisait naître sous ses pas le bruit, la gaieté et l’orgie. Luern, du haut de son char, distribuait à la foule l’or et l’argent avec cet orgueil de la richesse qu’on retrouvera, douze siècles plus tard, chez les grands seigneurs du Midi. Il réunissait à des banquets d’un luxe inouï, durant des jours entiers, tous ceux qui voulaient s’enivrer et se gorger à ses frais; et l’enclos du festin avait plus de deux lieues de tour. Les Arvernes avaient le goût du colossal, le Puy de Dôme leur inspirait la grandeur, Néron ne fera pas mieux qu’eux. Le barde de Luern avait raison de chanter, en attrapant une bourse à la volée, que les ornières du char royal étaient des sillons d’où germait une moisson d’or.
Plus éclatante encore était la vision du roi des Arvernes quand il paraissait en appareil de guerre. Qu’on se le figure s’avançant dans les auréoles de son collier et de ses bracelets d’or, sur son char plaqué d’argent, dont les timons étincelants semblaient la foudre forgée en métal; derrière lui se dressaient les sangliers de bronze des tribus, insignes mystérieux des cités en marche; non loin de là, la meute formidable de ses chiens de chasse, qui le faisait ressembler autant à un meneur de bêtes qu’à un chef de peuples; et près de lui enfin, le poète qui, la lyre à la main, chantait les glorieux [50] faits d’armes du roi et de sa nation. Bituit passait ainsi, dans une apothéose de lumière, de bruit et de chant; et les hommes, imprégnés par tous les sens de la grandeur du roi, les yeux frappés par l’or, les oreilles par les clameurs, la pensée par les vers, s’imaginaient peut-être qu’ils venaient de voir un dieu.
Les ressources métalliques de l’empire arverne peuvent s’expliquer par l’abondance des métaux précieux dans les montagnes du massif central. Mais on est aussi tenté de douter que les mineurs du Rouergue et du Gévaudan, et les orpailleurs des Cévennes aient suffi à approvisionner d’or et d’argent Luern et Bituit. Il est possible que leur royaume ait été en relations commerciales avec les peuples voisins, les Aquitains, les Ibères ou les Grecs de Marseille. Strabon insiste sur les portages qui se faisaient entre les terres arvernes et la vallée du Rhône: vu la difficulté de ces routes, ils n’ont été établis qu’au temps où les Arvernes étaient assez riches et assez puissants pour attirer et protéger les caravanes. L’Auvergne du Moyen Age a été une sorte d’entrepôt entre le Nord et le Midi; celle de Bituit a pu être quelque chose de semblable. Les Marseillais et les Étrusques sont venus trafiquer jusque-là. Gergovie, la principale ville arverne, semble avoir été une cité étendue et populeuse, je ne dis pas très belle, mais à peu près aussi importante que Bibracte et qu’Avaricum: or une grande ville ne se fait pas sans un effort sérieux vers la civilisation. Les rois arvernes, qui laissèrent aux hommes, comme souvenirs, des banquets hospitaliers, des distributions d’or et des chants de bardes, ne ressemblaient pas à Attila. Leur [51] barbarie ne venait que de leur manque d’éducation. Ces princes, qui faisaient accompagner leurs ambassadeurs par des poètes, vivaient dans un enthousiasme d’enfants, et quand Posidonius nous montre la race gauloise puérile et turbulente, il subit l’impression que lui ont faite les récits de l’empire arverne: bien des traits que l’antiquité a attachés à la race celtique viennent des images de ce temps-là.
Mais ces Barbares ne demandaient qu’à se mettre à l’école des peuples plus instruits. C’est peut-être alors que les Arvernes inventèrent je ne sais quelle bizarre légende qui les faisait descendre des Troyens et leur donnait la même noblesse historique qu’aux peuples du Latium. Il ne serait pas impossible que, les premiers de la Gaule, ils aient imaginé de figurer leurs dieux sous une forme humaine, et de copier à cette fin quelques bronzes de l’Étrurie. En tout cas, ils introduisirent dans le monde celtique le système monétaire, et sans doute avant les Éduens eux-mêmes.
Car les Arvernes ont frappé des monnaies d’or, les plus anciennes qu’ait connues la Gaule. Des monnayeurs suivaient leurs armées, toujours prêts à transformer en flans les colliers d’or, et à ouvrer les flans en pièces figurées. Ces premières monnaies étaient de serviles imitations des statères grecs, surtout de ces «philippes» au type du bige dont le père d’Alexandre inonda le monde: le nom même de Philippe demeurait inscrit en toutes lettres. Les Arvernes copiaient les monnaies les plus populaires des pays civilisés, comme certains États de l’Afrique reproduisent les thalers de Marie-Thérèse. Au début, les copies furent assez bonnes: sans doute des artisans grecs, aventuriers ou captifs, ont servi de monnayeurs. Puis, elles dégénèrent, deviennent fort laides à voir, ignobles presque, les lettres se réduisent à des jambages [52] sans valeur, les corps se transforment en un amalgame d’articulations géométriques: c’est que l’ouvrier gaulois a remplacé le praticien grec. Il traduit toujours le même type: la routine gagne vite chez les Arvernes. Mais enfin, la première monnaie gauloise vient de ce peuple, et la monnaie a souvent aidé à unifier des empires: témoin celui de Darius et la France de saint Louis.
C’est la Grèce, en cela, qui fournissait le modèle aux Arvernes; c’est elle encore qui leur imposait, vers le même temps, son alphabet. Quand ils voulurent graver sur leurs pièces les initiales de leur nom, ils prirent des lettres helléniques. L’alphabet grec leur servira longtemps à fixer la parole celtique.
Monnaie et alphabet, et peut-être aussi statuaire, c’étaient de prodigieux bénéfices faits sur la barbarie. Les Arvernes de Bituit correspondent assez, dans l’histoire de la civilisation en Gaule, aux Romains de Servius Tullius dans celle de la civilisation latine. Mais l’avantage est tout entier pour les Gaulois: leurs pièces d’or, légères et brillantes, valent infiniment mieux que ce carré de bronze, lourd, sombre et massif, qui est l’as romain des premiers temps; et je ne crois pas qu’on entendît à la cour de Servius les longues chansons de gestes chères à nos ancêtres. La Gaule débutait gaiement dans la vie civilisée, et en partie suivant le rite grec.
C’est alors, vers l’an 125 avant notre ère, que les Romains décidèrent, pour aider Marseille impuissante et protéger les routes de l’Espagne, de se constituer une province au sud des Cévennes, entre les Alpes, le Rhône [53] et les Pyrénées. Pour écarter les Arvernes de ce pays, ils eurent recours à la diplomatie et à la guerre.
Les Arvernes avaient en Gaule, pour principaux rivaux, les Éduens.
L’hostilité était naturelle et fatale entre ces deux peuples. Après l’Auvergne, le Morvan éduen est le seul grand plateau de la Gaule celtique; il domine, lui aussi, les vallées du Nord et le versant du Sud. Les Éduens s’étendaient de Moulins et de Nevers à Mâcon, et d’Avallon à Beaune; ils détenaient les routes les plus faciles de la Gaule centrale. Il y avait entre eux et les Arvernes non pas seulement la jalousie politique inhérente aux grandes nations, mais la concurrence commerciale que se font des voisins placés sur les mêmes chemins. Bibracte était la ville la plus industrieuse des Gaules: elle a pu souffrir de la richesse des Arvernes. Enfin, les deux peuples se touchaient de trop près pour être d’accord: ils avaient (en tenant compte de leurs clientèles) frontière commune depuis Moulins jusqu’au sud de Saint-Étienne. Les Arvernes étant maîtres de l’Allier, les Éduens avaient pris la Loire en imposant leur patronage aux Ségusiaves du Forez. En descendant vers le Nord, les bateliers du premier de ces peuples rencontraient, de Moulins à Nevers, les péagers du second; en cherchant les routes de l’Est et du Rhône, les caravanes arvernes arrivaient chez les vassaux de la nation rivale; mais, pour gagner le Midi par le plus court, il fallait aux Éduens traverser l’Auvergne et le Velay son satellite. Les deux États avaient la sensation de s’étouffer l’un l’autre.
On ne sait pas si les Éduens ont consenti, à un moment donné, à faire partie de l’empire arverne. Mais, avant 121, ils avaient engagé des pourparlers avec le sénat, et s’intitulaient déjà alliés ou amis du peuple romain.
L’unité celtique était rompue pour cette fois. Les [54] Éduens espionnaient les Arvernes sur l’Allier, et, sur le Rhône, ils surveillaient les Allobroges, les plus redoutables des amis de Bituit. Comme Marseille dans le Midi de la Gaule et Pergame en Asie, ils étaient les traîtres officiels désignés pour fournir à l’intervention romaine un motif et un appui.
En 125, les Romains conquirent le pays des Salyens, ce qui fut un premier défi à la puissance arverne. Puis ils menacèrent les Allobroges, sous le double prétexte qu’ils avaient donné asile au roi des Salyens et causé quelques dégâts sur le territoire des Éduens. Bituit franchit alors le Rhône à la tête de ses deux cent mille hommes, Arvernes, Rutènes et autres, et quand il rencontra, au confluent de l’Isère, les trente mille hommes du consul Fabius, il jugea que ses chiens seuls auraient leurs portions (août 121).
Fabius souffrait de la fièvre quarte: il se fit conduire dans les rangs de ses soldats, tantôt assis dans sa litière, tantôt soutenu pas à pas: il encouragea lui-même ses manipules, expliqua la façon de combattre, montrant sans doute le peu que valaient ces hordes impétueuses, les décomposant, si l’on peut dire, pour les ramener à leur plus simple expression, un élan sans portée. Ce qu’il avait voulu arriva, et ce fut le triomphe de la précision militaire sur la synthèse de parade: cent vingt mille Gaulois périrent, contre quinze Romains. C’est là du moins ce que rapportent les historiens classiques.
Bituit estima que les dieux avaient prononcé contre lui; il demanda une entrevue, on la lui accorda, mais on le retint pour plus de sûreté et on l’expédia en Italie. Les Arvernes et les Allobroges furent battus une fois encore, et on put triompher d’eux à Rome. Bituit fit merveille dans le cortège, avec son char d’argent et ses armes bariolées. Puis, on l’envoya captif à Albe.
La Gaule celtique, privée de son chef, était ouverte aux Romains. Peut-être quelques-uns songèrent-ils dès lors à la conquérir. Les Arvernes vaincus, leurs terres, du droit de la victoire, étaient à Rome. Soixante-dix ans plus tard, César dira qu’ils avaient été, eux et leurs clients, dans la main du sénat et que celui-ci aurait pu exercer, sur toute la Gaule, un «très légitime empire», justissimum imperium.
Il ne le voulut pas: il allait avoir, sur les bras, Jugurtha et bien d’autres ennemis. Seulement, il n’entendit pas que la Gaule conservât même un semblant d’unité.
L’empire arverne n’exista plus, chaque nation conserva ou reprit son autonomie. Mais, comme cet empire avait été l’œuvre de la royauté, comme les Gaulois en confondaient peut-être l’idée avec le prestige de la famille de Luern et de Bituit, les Romains s’arrangèrent pour supprimer l’hérédité du pouvoir royal: le sénat se fit livrer Congenat, fils de Bituit, et le garda à Rome. Au reste, à part cela, il laissa les Arvernes et la Gaule «jouir de leurs propres lois». Il se contenta de réunir à son empire les pays situés au sud et à l’est des Cévennes. Les Volques, les Salyens, les Allobroges, les Helviens de l’Ardèche durent reconnaître, au lieu de l’alliance arverne, la souveraineté du peuple romain. Leur territoire forma la province de Gaule Transalpine, à laquelle Narbonne devait donner le nom de Gaule Narbonnaise.
De cette domination des Arvernes et de cette victoire des Romains, il resta deux impressions plus ou moins exactes dans les générations qui suivirent: — que les [56] Gaulois n’étaient demeurés libres que par la grâce de Rome, — que les Arvernes avaient autrefois commandé à toute la Gaule. Les Romains ne voulurent pas oublier leur rôle de vainqueurs généreux, mais les Gaulois ne purent perdre le souvenir des liens qui les avaient attachés au peuple arverne.
CELTILL, PÈRE DE VERCINGÉTORIX
Vercingetorix, Celtilli filius, Arvernus,... cujus pater principatum Galliæ totius obtinuerat.
César, Guerre des Gaules, VII, 4, § 1.
I. Politique et alliances du sénat en Gaule. — II. Révolutions aristocratiques. — III. Cimbres et Teutons en Gaule. — IV. Celtill: reconstitution de l’empire arverne. — V. L’aristocratie arverne renverse Celtill. — VI. Formation des deux ligues arverne-séquane et éduenne. — VII. Victoire de la première avec l’aide des Germains. — VIII. Le parti national: Orgétorix et Dumnorix.
Les Arvernes et la Gaule celtique, au lendemain de la défaite de Bituit, jouissaient d’une liberté beaucoup plus grande que celle qui resta, après Cynoscéphales, à la Macédoine et à la Grèce. Les soldats romains ne franchirent pas les Cévennes; dans les deux vallées du Midi, ils s’arrêtèrent à Toulouse sur la Garonne et à Vienne sur le Rhône. Au delà de ces limites, aucun délégué, que l’on sache, ne s’aventura pour parler au nom du sénat et du peuple romain. Le voisinage de la Province ne pouvait être importun que par l’excès d’initiative des marchands italiens: mais les Celtes les accueillaient avec [58] joie, ils recevaient d’eux ce dont ils étaient le plus friands, des amphores d’excellent vin et des poignées de nouvelles.
Cependant, le sénat ne se désintéressa pas des affaires d’au delà des Cévennes. Ses générosités étaient d’ordinaire sans lendemain, et il ne renonçait jamais à une convoitise qui lui avait été une fois ouverte. Sa politique en Gaule ressembla à celle de Flamininus en Grèce, avec une allure plus discrète ou plus insouciante. Il se prépara à toute éventualité d’ambition romaine, et pour cela chercha à se créer, chez les Celtes, des amis et un parti.
Les amis, le sénat les choisit avec discernement. Le principal adversaire qui le gênait en Gaule était toujours la nation arverne; sans être souveraine, elle demeurait la plus forte. Elle conserva sans doute ses clientèles du plateau central: par les vallées du Tarn, de l’Aveyron et du Lot, ses alliés menaçaient la Garonne, romaine jusqu’à Toulouse; par la plaine de l’Allier, elle avait sa voie de conquête tracée vers le Nord. Les Romains renouvelèrent ou conclurent des traités d’alliance avec les peuples qui pouvaient fermer ces deux routes aux revanches arvernes.
Le confluent du Lot et de la Garonne appartenait aux Nitiobroges d’Agen: leur roi fut déclaré par le sénat l’ami du peuple romain. Les Éduens étaient maîtres du confluent de l’Allier et de la Loire: ils continuèrent à être traités en amis et alliés, avec beaucoup d’égards. Rome consentit même à ce que ce peuple barbare s’appelât son «frère»: étrange et rude fraternité, qui complétait l’alliance politique par une communion mystique de sang et de race.
Plus loin encore vers l’inconnu, mais toujours dans les deux mêmes directions, le titre d’ami fut donné à un roi aquitain à l’Ouest, au roi des Séquanes dans le Nord.
[59] Ces alliances servaient à la fois les intérêts militaires et commerciaux de Rome. La province proconsulaire de la Gaule se composait surtout de deux routes, celle de l’Aude et Garonne, et celle du Rhône. Les Nitiobroges à Agen, les Éduens à Mâcon, tout en surveillant le flanc de la puissance arverne, dégageaient pour le négoce l’entrée de ces deux routes dans le monde barbare: ils se faisaient, comme hôtes et amis, les fourriers du peuple romain.
Surveillés de côté, les Arvernes étaient contenus d’en haut. Rome leur laissait lois et liberté; mais on a tout lieu de croire qu’elle ne leur permit que les chefs qui pouvaient lui plaire. Or le sénat n’aimait point les grandes royautés: il y avait, entre elles et lui, incompatibilité d’ambitions. Les principaux obstacles à sa domination universelle lui vinrent des rois, Pyrrhus, Philippe, Antiochus, Persée, et en ce moment même Mithridate; Hannibal, tout compte fait, fut roi hors de Carthage. Les aristocraties, qu’elles fussent italiennes, grecques ou celtiques, étaient moins dangereuses pour le sénat: aucune n’avait des velléités conquérantes excessives, presque toutes regardaient la noblesse romaine comme un idéal, elles lui ressemblaient, l’enviaient ou l’imitaient; et, surtout, elles désiraient gouverner leur peuple comme le sénat paraissait gouverner le sien. Ce fut sur elles que les chefs de Rome s’appuyèrent, aussi bien chez les peuplades gauloises qu’à Athènes ou à Capoue.
Chez les Arvernes, les Romains firent si bien, que l’aristocratie fut désormais le seul gouvernement possible. Ils confisquèrent la famille royale: Bituit et son [60] fils restèrent dans le Latium. L’historien qui rapporte ce détail ajoute que ce fut «dans l’intérêt de la paix». La noblesse arverne, qui put prendre alors l’autorité, dut savoir gré au sénat de cette intention pacifique.
Cette ruine du pouvoir royal ne fut point, à cette époque, un fait particulier aux Arvernes. Nombre de cités de la Gaule traversaient alors la même révolution politique que Rome et les villes latines au temps des Tarquins. La vieille royauté, qui était héréditaire, militaire, et peut-être aussi sacerdotale, y luttait péniblement contre les chefs de clans, les patriciens gaulois. Les grandes familles se lassaient d’être gouvernées par une lignée qui ne leur paraissait que la première d’entre elles. Le régime aristocratique, çà et là, se substituait à la monarchie. Les peuples dépendirent alors uniquement de leurs chefs de clans, réunis en sénat, dirigés par un magistrat annuel, le vergobret, sorte de juge suprême qu’ils choisissaient dans leur rang.
Ces révolutions occupèrent fort les Gaulois entre la défaite de Bituit et l’arrivée de César: elle fut, chez les Arvernes, la conséquence de la victoire de Rome. Le sénat ne la provoqua peut-être pas ailleurs: nulle part il ne la vit avec déplaisir; le parti aristocratique lui fournit, par exemple chez les Éduens, ses meilleurs amis.
Les conséquences de ces luttes de partis et de la ruine de la royauté arverne se firent sentir rapidement. Rome fut l’agent destructeur de la patrie gauloise.
En 125 avant notre ère, l’empire celtique était le plus brillant de l’Occident barbare, il en était aussi le plus utile. Il contenait à la frontière du Rhin les migrations germaniques. [61] Quand il se fut disloqué, aucune nation ne présenta une surface assez grande pour les arrêter. En 110(?), les Cimbres et les Teutons franchirent le fleuve.
Entre la Marne et la Moselle, les peuples belges furent assez forts et assez unis pour écarter l’invasion. Il ne fallait qu’un peu de cœur et d’entente pour imposer le respect à ces hordes naïves. Elles refluèrent vers le Sud.
De la Marne aux Pyrénées, le courage manqua aux Celtes désunis. Ce ne fut pas une déroute, mais une de ces paniques effroyables qui saisissent les foules au moment des inondations subites. Les bandes germaines envahirent, dévastèrent, recouvrirent toutes les campagnes; la population se réfugia dans les bourgades fortifiées, îlots de résistance au milieu de terres submergées. La Gaule fut frappée de la même manière qu’elle devait l’être, six cents ans plus tard, par d’autres troupes transrhénanes. Pendant des semaines, les envahisseurs allaient et venaient au pied des villes investies, et il y eut de telles misères que les Gaulois durent s’entre-dévorer. Les Arvernes, qui avaient les plus riches plaines, les trésors les plus abondants, et les forteresses les plus solides, furent sans doute ceux qui souffrirent le plus et qui résistèrent le mieux.
Enfin les Barbares s’écoulèrent dans la province romaine, et la vie normale reparut en Gaule au milieu de ces ruines.
Au temps de l’empereur Vespasien, le légat Cérialis faisait en ces termes l’apologie de l’œuvre romaine: «Sans nous, la Gaule était impuissante contre les Germains: elle est la terre favorite de leurs convoitises éternelles; mais ses divisions l’ont toujours empêchée de se protéger contre eux.» Cérialis ne dit point quel peuple avait été l’auxiliaire de ces divisions. Si au lieu de [62] nations rivales, les Cimbres et les Teutons avaient rencontré Bituit, il y aurait eu de belles batailles en Gaule.
Les temps qui suivirent sont pleins d’incertitudes. Un seul fait s’en dégage avec netteté. L’unité de la Gaule, ou pour le moins de la Gaule celtique (entre les Cévennes et la Marne) fut un instant reconstituée, et elle le fut, cette fois encore, au profit des Arvernes. Il y eut, vers l’an 80 avant notre ère, un nouvel empire de la Gaule, sous le principat de la nation de Bituit.
Mais cet empire et l’Auvergne elle-même ne furent pas alors, comme au temps de Luern et de son fils, entre les mains d’un roi. La monarchie était de moins en moins populaire dans les cités gauloises. La fédération se fit sous le régime de la magistrature, et non pas de la royauté. Les Arvernes avaient à leur tête, comme vergobret ou comme chef militaire, un des leurs, Celtill, et celui-ci était en même temps le dictateur de la Gaule confédérée, comme le consul de Rome était le chef de la ligue latine. — Tout cela est certain, si César, qui nous l’a fait entendre, ne se trompe pas. Mais ce qui va suivre n’est qu’une hypothèse.
Il est possible que les hommes de cette génération aient sincèrement voulu réparer le mal que Rome et les Cimbres leur avaient fait. Un ennemi barbare (et les Germains ne pouvaient être que des Barbares pour les Celtes) allait sans relâche déverser en deçà du Rhin des masses d’hommes toujours plus nombreuses. Les Gaulois, maintenant installés chez eux, étaient à leur tour sous la menace de ce péril d’invasion qu’ils avaient eux-mêmes fait si longtemps courir à la Grèce et à l’Italie. L’union [63] du plus grand nombre pouvait seule les sauver. Ils renouèrent les liens que les générations précédentes avaient formés autour des Arvernes. Peut-être les druides aidèrent-ils à ce groupement, qui servait les intérêts de leur propre association; peut-être encore, dès ce temps-là, les Celtes eurent-ils l’idée d’assemblées générales, d’un conseil politique de la Gaule semblable à ces grandes assises religieuses que les prêtres de toutes les nations organisaient dans la forêt des Carnutes. En dépit de nombreuses défaillances, la pensée de l’unité gauloise continuait à vivre.
Mais la notion d’un grand empire se séparait rarement de celle d’une grande monarchie. Ce fut un roi que ce biturige Ambigat dont les Gaulois célébraient encore la légendaire domination. Bituit avait eu, de la royauté, la réalité et l’appareil. Celtill aspira à lui ressembler, et à changer son titre contre celui de roi.
Ce Celtill fut, sans nul doute, un chef semblable à d’autres chefs, mais plus riche et plus influent que ses rivaux. Nous devinons sans peine comment il procéda, l’histoire est banale dans l’antiquité. Il avait plus d’amis que les autres nobles, plus d’esclaves, de mercenaires, de clients, de parasites et de débiteurs. Un parti put se former autour de lui, plébéien, militaire et monarchique; et ce parti ne différa guère de ceux que groupèrent les Pisistrates à Athènes ou Manlius à Rome, guettant la royauté de leur nation à travers la faveur populaire et le prestige de la gloire des armes.
Les autres chefs furent les plus forts. Ils réservèrent à Celtill le sort prévu par la coutume des peuples anciens [64] contre les aspirants à la tyrannie, celui que les patriciens avaient infligé à Manlius. Il fut condamné à mort. Le jugement fut solennel, public, porté par la cité tout entière contre celui qui avait voulu lui faire violence. Puis l’exécution eut lieu: l’usage était que le coupable pérît sur le bûcher, voué aux dieux du peuple outragé.
Les Arvernes frappèrent l’homme et ne touchèrent pas à la famille. Ils ne lui imputèrent pas le crime de son chef. C’est ainsi qu’après l’expulsion de Tarquin le Tyran ses congénères demeurèrent à Rome et purent aspirer à la gouverner par des moyens légitimes; aucune grave malédiction ne fut portée non plus contre la race dont Manlius était sorti. Les dieux se contentaient d’abord de la victime désignée par la faute.
Le frère de Celtill, Gobannitio, conserva chez les Arvernes son rang et son influence. On peut même soupçonner ce Gobannitio d’avoir aidé à renverser son frère. Les aspirants à la tyrannie eurent souvent dans leur famille leurs pires adversaires: Brutus et Tarquin Collatin fondèrent contre le chef de leur clan le gouvernement des patriciens de Rome; et l’Éduen Dumnorix, qui rêvera d’imiter Celtill, se heurtera à son frère Diviciac. Gobannitio allait devenir un des gardiens les plus vigilants de cette autorité des grands que son frère Celtill avait tenté de renverser.
Celtill laissait un fils en bas âge, nommé Vercingétorix. Les Arvernes furent plus cléments pour lui que les Romains ne l’avaient été pour le fils de Bituit. Celui-ci avait partagé la captivité de son père: Vercingétorix conserva, non seulement la vie et la liberté, mais l’héritage du condamné. On lui laissa ce dont les dieux l’avaient fait héritier, cette richesse en hommes et en choses qui pouvait lui permettre de conquérir dans son pays la situation réservée aux hommes de sa race.
Une fois encore l’unité de la Gaule fut brisée après la mort de Celtill. Cependant, le morcellement ne fut pas absolu. Toutes ces convulsions militaires et politiques, ces alternatives d’union et de désunion, laissaient aux cités gauloises, en même temps que l’impuissance à former un empire, le regret de vivre isolées. N’avait-on pas vu en Grèce, après le groupement de tous les peuples à Platées, se constituer les deux ligues de Sparte et d’Athènes, compromis entre le besoin de s’entendre et l’instinct de se combattre?
Quatre coalitions se formèrent entre le Rhin et l’Océan, les Cévennes et la Garonne, dans le domaine qui restait aux Gaulois encore libres. Les peuples situés de l’embouchure de la Seine à celle de la Loire fondèrent la fédération de l’Armorique, qui sans doute fut maritime aussi bien que terrestre. Les nations de la Belgique, auxquelles l’invasion des Cimbres avait donné le sentiment de leur force et de leur solidarité, demeurèrent groupées pour la plupart autour des Suessions. Mais les deux principales ligues furent celles qui reconnurent la suprématie des deux grands États de la Gaule centrale, les Arvernes et les Éduens.
Entre ces deux États et ces deux ligues, l’hostilité fut aussi constante qu’entre Sparte et Athènes, Israël et Juda. La Gaule était vraiment un pays à deux têtes. La rivalité entre les deux peuples se répercutait dans les moindres cités, dans les cantons, dans les clans, dans les familles mêmes. Il devait y avoir des amis des Arvernes chez les Éduens, et inversement, comme Athènes eut ses amis à Sparte.
[66] Les deux nations suzeraines s’appuyaient sur des cités clientes et sur des peuples amis. On a déjà nommé la clientèle habituelle des Arvernes, les gens du Velay, du Rouergue, du Quercy, du Gévaudan. Les Éduens avaient sous leur dépendance particulière les peuples du Forez, du Beaujolais et de la Bresse. — Les deux rivaux s’étaient acquis chacun une alliance utile et puissante parmi les nations de premier ordre. Les Bituriges du Berry, qui commandaient vers la Loire moyenne les abords du plateau de l’Auvergne, s’étaient unis aux Éduens; il en fut de même des Sénons, leurs voisins dans les vallées de l’Yonne et de la Seine, ce qui assurait aux nobles du Morvan un débouché dans le bassin de Paris. Mais en revanche les Séquanes de la Franche-Comté, qui disputaient aux Éduens les deux rives et les péages de la Saône, avaient accepté l’alliance des Arvernes: car ce fut une cause ordinaire de jalousie entre les cités gauloises que la possession des deux bords et le monopole des droits sur les rivières importantes. — Au delà de la Marne, les Belges ne se désintéressèrent pas absolument de ces querelles: des liens d’amitié, sinon de clientèle, se nouèrent entre les Éduens et l’une de leurs principales nations, les Bellovaques.
En dehors de la Gaule, l’un et l’autre parti cherchèrent des appuis: ils ne répudièrent pas plus l’accord avec l’étranger que les Grecs d’aucune époque. Les Éduens demeurèrent de plus en plus attachés au peuple romain, et leurs chefs, comme Diviciac, finirent par apprendre le chemin de Rome et l’hospitalité des sénateurs en vue. — Contre les Romains, protecteurs dangereux de leurs adversaires, les Arvernes eurent recours à des auxiliaires germains, qui pouvaient devenir plus redoutables que les Romains eux-mêmes. D’autant plus que le sénat, ayant tour à tour sur les bras Mithridate, Sertorius, Spartacus, [67] les pirates et Catilina, ne pouvait guère, au nord du Rhône, envoyer que des formules et des décrets.
Ce qui devait se produire arriva. Au lieu d’avoir les Germains en grosses masses, comme au temps des Cimbres, la Gaule les eut par bandes. Il y avait toujours, sur l’autre rive du Rhin, des hordes germaniques à la recherche d’aventures et de terres. À l’appel des Arvernes et des Séquanes, il en accourut quelques-unes sous les ordres d’Arioviste. Les Éduens furent battus (71–61 av. notre ère).
Le parti opposé triompha. Mais comme, dans les dernières affaires, c’étaient les Séquanes et non les Arvernes qui avaient eu le principal rôle, le premier de ces peuples prit pour lui la prééminence dans la ligue qui l’avait emporté. Les chefs de Besançon eurent le pas sur ceux de Gergovie. Au fur et à mesure que les Germains se mêlaient des choses celtiques, l’axe politique de la Gaule se déplaçait. Il reculait vers l’Est. Bientôt, il semblera passer même chez les Helvètes.
Les Séquanes, avec l’appui d’Arioviste, essayèrent davantage. Ils voulurent imposer leur suprématie aux Éduens et à leurs amis. Il semble qu’ils aient réussi, et que par là une certaine communauté de dépendance fût rétablie chez les Celtes de la Gaule centrale.
Il est à peine besoin d’ajouter que jamais union ne fut plus précaire et plus nominale. D’abord les Éduens ne cessaient de grincer des dents et d’invoquer le sénat. Puis Arioviste se persuada qu’il valait mieux travailler pour son propre compte: il se fit remettre les otages et les tributs qui revenaient de droit aux Séquanes; il s’installa chez eux en se faisant octroyer le tiers de leurs terres; [68] il demanda bientôt d’autres territoires pour de nouvelles troupes qu’il appelait. — Il y avait cinquante ans, la Gaule avait vu la bande germaine qui détruit et qui s’échappe; elle voyait maintenant celle qui s’arrête et qui s’établit. Déjà apparaissait dans son histoire cette succession de faits qui, quatre ou cinq siècles plus tard, constitueront les invasions germaniques.
Arioviste, commandant aux Séquanes auxquels la Gaule paraissait soumise, revendiquait avec outrecuidance l’empire des nations celtiques, comme, après la défaite de Bituit, le sénat romain avait cru pouvoir y prétendre.
Le sénat de ce temps, celui de Cicéron, fort occupé des affaires intérieures ou des triomphes orientaux de Pompée, comprit assez mal ces événements lointains de l’Occident. Les députés gaulois qui vinrent le trouver contribuèrent médiocrement à l’éclairer. Ne sachant plus quel peuple favoriser, il les caressait tous également. Le roi des Séquanes, la nation éduenne, n’étaient-ils pas également ses «amis»? En 59 même, on donna à Arioviste ce titre convoité, comme si l’on sanctionnait par là ses prétentions sur la Gaule. Peut-être les sénateurs bornaient-ils leur politique à souhaiter à tous ces Barbares une haine réciproque.
Mais que les Gaulois, suivant leurs penchants, se rassurent ou s’inquiètent. Cette indifférence de Rome ne sera pas éternelle. Deux faits se produisent, l’un qui légitime, l’autre qui annonce son intervention. — En 61, un sénatus-consulte de quelques lignes promet assistance au peuple éduen, et cela devait suffire le jour où un proconsul aurait le désir de franchir le Rhône au Confluent. Et deux ans plus tard, en 59, César reçoit ce proconsulat des Gaules dont il attendait la gloire et la richesse.
Comme la Grèce prise entre Philippe et le sénat, la [69] Gaule voyait à son horizon un double «nuage», celui de Rome qui se formait lentement vers le Sud, celui de la Germanie qui éclatait déjà dans le Nord.
Le seul moyen de salut qui lui restât était dans l’union de toutes ses cités. Un pouvoir respecté au-dessus de chaque peuplade, les chefs de nations étroitement fédérés: peut-être n’était-il pas trop tard pour réaliser ce dessein. Les plus grands chefs de clans des principales nations résolurent cette tentative: Orgétorix chez les Helvètes, Dumnorix chez les Éduens, Castic chez les Séquanes, un autre chez les Bituriges. Le complot ne paraît pas avoir eu d’adhérents chez les Arvernes: Vercingétorix, le fils de Celtill, était fort jeune encore, et les autres chefs de son peuple ne furent pas compromis dans cette entreprise.
Les conjurés s’unirent entre eux par des mariages, présages de la confédération future. Orgétorix donna sa fille à Dumnorix, et tous deux devinrent les vrais artisans du complot national. Chacun chez soi, les chefs devaient se mettre à la tête des mécontents et de la tourbe des plébéiens, et préparer dans leur cité la chute de l’aristocratie et le rétablissement à leur profit de la royauté. Orgétorix serait roi des Helvètes, Dumnorix, des Éduens; Castic, dont le père avait été roi chez les Séquanes, reconquerrait le titre dont les nobles l’avaient écarté. Enfin les Helvètes s’apprêtèrent à quitter leur pays, où ils étaient trop nombreux, pressés par les Germains et bloqués par la montagne; ils se fixeraient quelque part dans les grandes plaines vacantes de l’Ouest: mais, en cours de route, leur armée, brochant sur toute la Gaule, en assurerait l’empire [70] à Orgétorix, Dumnorix et leurs amis (61–59 avant notre ère).
Malgré toutes ses discordes, la Gaule n’avait donc point perdu le goût de la liberté et le sentiment national. La pensée de devenir un seul empire végétait toujours dans les diverses cités. Le patriotisme celtique était, comme le panhellénisme, un sentiment léger et subtil, se dissipant sous le souffle d’un orage plus fort, se reformant aussi vite qu’il se dispersait. À tous les moments de crise, il se leva des hommes d’une ambition intelligente pour dire que, s’il fallait avoir des maîtres, mieux valait obéir à des Gaulois. Entre les alliés de Rome et les victimes des Germains, Orgétorix et Dumnorix constituèrent un tiers-parti, fédéral et national, monarchique et populaire, et ils se liguèrent pour rétablir l’union faite jadis par l’arverne Celtill.
VERCINGÉTORIX, AMI DE CÉSAR
Ὁ Οὐερκιγγετόριξ... ὲν φιλίᾳ ποτὲ τῷ Καίσαρι ἐγεγόνει.
Dion Cassius, Histoire romaine, XL, 41, § 1.
I. L’aristocratie lutte contre le parti national. — II. Arrivée, projets politiques et auxiliaires de César. — III. La Gaule soumise à César. — IV. De quelle manière César commandait à la Gaule. — V. César restaure la royauté: Vercingétorix, ami de César. — VI. Ce que les Gaulois pouvaient penser de l’amitié de César. — VII. Progrès continus du parti national: Dumnorix, Indutiomar, Ambiorix.
Le parti national des chefs populaires avait deux principaux ennemis: au dedans de la Gaule, les sénats locaux, désireux de garder l’autorité publique; au delà des frontières, César, qui préparait ses légions.
Quand il quitta l’Italie, il trouva sa besogne à moitié faite par les sénateurs gaulois. Grâce à leur vigilance, le triumvirat royal d’Orgétorix, Dumnorix, Castic ne put se constituer. Les chefs helvètes, avertis à temps, se débarrassèrent d’Orgétorix, soit en le tuant eux-mêmes, soit en l’invitant au suicide. Dumnorix fut étroitement surveillé par le vergobret en charge et par son frère [72] Diviciac, revenu de Rome. Le séquane Castic disparaît de l’histoire. Une fois de plus l’aristocratie déclara qu’elle avait sauvé les libertés de son pays, ce qui voulait dire qu’elle avait assuré à nouveau sa propre domination. En Gaule comme en Grèce, elle empêchait âprement les peuples de se rapprocher, les vastes patries de naître. L’étranger était le favori de son égoïsme conservateur. Les Éduens avaient, en la personne de Diviciac, à la fois leur Antalcidas et leur Polybe.
Mais le péril était encore très grand pour les patriciens gaulois. Derrière les forêts des Vosges, Arioviste amassait de nouvelles espérances. À Bibracte même, Dumnorix ne renonçait à aucun de ses projets: c’était un homme d’une ambition tenace, d’un esprit retors, d’un caractère souple, qui savait vouloir, attendre et se taire. Enfin, les Helvètes n’abandonnèrent point leur résolution de s’établir dans l’Ouest: leurs préparatifs étaient achevés, leur migration commença (début de 58). Dumnorix avait conservé d’excellentes relations et des attaches de famille chez les Séquanes, les Bituriges et d’autres peuples; il demeurait l’ami des Helvètes, il avait parmi eux ses beaux-frères, les fils d’Orgétorix, auxquels la nation avait laissé leur rang; le chef éduen se tint prêt à accueillir les émigrés, en dépit de son sénat, et comme auxiliaires à ses entreprises sur la Gaule.
C’est alors que César apparut sur le Rhône, qui, de Lyon à Genève, formait la frontière de la province romaine et de la Gaule indépendante. Il venait, lui aussi, pour conquérir cette Gaule. Mais il voulait cette conquête à la fois plus nettement et moins ouvertement que Dumnorix et qu’Arioviste.
[73] Jamais proconsul de Rome ne sut plus exactement, dès le jour de son entrée en charge, jusqu’où il souhaitait aller. L’ambition de César, en Gaule et ailleurs, eut en même temps un caractère scientifique et une allure impériale, elle fut précise et prestigieuse. Il commença par marquer nettement les frontières du pays qu’il avait à conquérir: les Pyrénées, le Rhin et l’Océan. Avant d’écrire ses Commentaires, comme avant de commencer ses campagnes, il traça les limites géographiques qu’il assignait à la Gaule, et il n’est pas bien sûr qu’il n’ait pas été lui-même l’inventeur heureux de ces limites: si le Rhin, depuis tant de siècles, passe pour être la fin de la Gaule, n’est-ce pas surtout parce que César a dit qu’il l’était, et a voulu qu’il le fût? Et ayant ainsi dessiné ce pays, depuis les monts du Sud jusqu’au grand fleuve, il a arrêté qu’il serait son empire.
Mais s’il le savait, il ne le disait pas. Il eut l’air de venir en Gaule malgré lui. Il se fit appeler, désirer, caresser des sénateurs gaulois. Chacune de ses campagnes militaires fut précédée d’une campagne diplomatique, qui prépara et justifia l’autre. Pendant l’hiver, les amis gaulois de César parlaient et négociaient; puis, au printemps, comme s’il ne faisait que marcher sur l’invitation d’un conseil d’alliés, César se mettait en route. Il se proposait à peine, il ne s’imposait jamais. Il trouva toujours des prétextes autres que son ambition: pour intervenir, le sénatus-consulte qui ordonnait de protéger les Éduens; pour combattre, l’appel des Éduens menacés par les Helvètes; pour rester, la protestation de l’assemblée des Gaules contre la tyrannie d’Arioviste. Il y eut, pour tromper la galerie des auxiliaires et empêcher les imprudences de la soldatesque, d’étonnantes mises en scène: poignées de mains entre Romains et Barbares, cortèges fraternels d’amis des deux nations, allées et [74] venues incessantes entre un conseil gaulois et le camp de César. Une façade celtique dissimulait l’œuvre latine.
Quelques Gaulois, sans doute, s’y laissèrent prendre. D’autres ne demandèrent pas mieux que de se faire tromper. Les Éduens regardèrent César et ses légions comme un appui inespéré: grâce aux nouveaux-venus, ils rêvèrent d’établir enfin, après les Arvernes et les Séquanes, leur principat sur la Gaule entière. Les aristocraties pourront, de leur côté, César étant là, se délivrer pour longtemps des aspirants à la tyrannie, qui sont autant de gêneurs pour la politique romaine. Aussi, dès qu’il pénètre en Gaule, il a près de lui des chefs séquanes et d’autres, les patriciens et le vergobret même des Éduens, et la cavalerie presque entière de ce dernier peuple: comme Dumnorix la commande, le général, averti, fait mettre des gardes à ce dangereux personnage. Si les Éduens sont les auxiliaires du proconsul, il est regardé par eux et d’autres Gaulois comme un auxiliaire supérieur, tels qu’avaient été d’abord Arioviste ou Orgétorix. César et l’aristocratie celtique unissaient leurs ambitions, en attendant de se duper l’un l’autre.
Au début, les deux alliés parurent tirer un égal profit des opérations militaires.
La défaite des Helvètes compléta la ruine du parti national. Dumnorix demeura en otage entre les mains de César; des délégués de toute la Gaule vinrent complimenter le vainqueur, et, avec son assentiment, se formèrent en assemblée générale; il fut reconnu comme un bienfaiteur par l’aristocratie. — Puis, au delà des Helvètes, il alla chercher Arioviste et le rejeta sur la rive [75] droite du Rhin. Ce que faisant, il délivra les Séquanes d’une grande honte, les Éduens d’un grand péril. — Enfin, il continua à servir les intérêts du peuple de Diviciac: après l’expulsion des Germains, l’autorité des Éduens devint grande partout, et ils se crurent les premiers de la Gaule.
Ils l’étaient en effet, mais après Jules César et grâce à lui.
César s’était d’abord attaché la Gaule par la reconnaissance. Ces deux campagnes contre les Helvètes et les Germains avaient eu lieu la première année de la présence effective des Romains au delà du Rhône (58), et dès lors César avait trouvé et appliqué les bienheureuses formules qui, jusqu’à la fin de l’empire, serviront à définir l’œuvre gauloise du peuple-roi. Les Helvètes renvoyés chez eux et maintenus sur la rive citérieure du Rhin: c’est l’indice que les va-et-vient des tribus à l’intérieur, si contraires à la stabilité politique, vont prendre fin, et que les nations celtiques doivent désormais vivre et travailler chez elles, en acceptant et en gardant leurs frontières. Les Suèves d’Arioviste rejetés sur la rive ultérieure: c’est la Gaule interdite aux migrations lointaines, protégée par Rome et la protégeant à son tour contre un retour offensif de Cimbres et de Teutons. Comme ce double résultat profitait aux Celtes plus encore qu’à l’Italie, les amis gaulois de César pouvaient, sans lâcheté, célébrer son œuvre dans les assemblées de leurs nations.
L’admiration les menait sans doute aussi à César. Vraiment, le nouveau proconsul de la Province était le chef le plus glorieux que Rome eût encore envoyé sur les bords du Rhône. Quelle différence d’avec ces misérables concussionnaires qui l’avaient précédé! Il rappelait son oncle Marius, qui avait vengé à Aix, sur les Teutons, l’humiliation de la Gaule entière. Encore [76] Marius avait-il mis trois ans avant d’en finir avec les Barbares: en un semestre, deux batailles, César avait brisé à la fois Helvètes et Germains. Il s’était montré dans ces affaires un chef prodigieux: beau parleur, il avait accablé Arioviste et Divico l’Helvète sous le poids de ses arguments; bon soldat, il avait commandé lui-même l’aile qui avait décidé de la principale victoire; dans sa marche vers le Rhin, il n’avait eu peur ni de la fatigue de sept longues étapes, ni de ses soldats qui murmuraient, ni des mystères des forêts qu’il dut traverser. Il avait le geste imperturbable du héros qui marche d’accord avec les dieux.
C’étaient les dieux, pouvait-on dire encore, qui lui donnaient la Gaule. La défaite d’Arioviste, habilement exploitée par le proconsul, ressemblait à une décision des puissances souveraines. Le chef germain avait dit, avant le combat, que la Gaule lui appartenait par droit de conquête; et César avait répondu la même chose, en rappelant la victoire du sénat sur Bituit. Puis la bataille avait eu lieu, non par surprise, mais offerte par César, imposée enfin par lui à son adversaire, engagée solennellement, dans une vaste plaine, ainsi qu’en un champ clos où le ciel est pris comme témoin et comme arbitre. Et le ciel jugeait moins sur la liberté de la Gaule que sur le nom de ses maîtres. Les dieux prononcèrent en faveur de César.
Le hasard des lieux achevait de favoriser le proconsul. Ses deux campagnes l’avaient obligé de traverser le pays des Éduens et celui des Séquanes, il commandait à Bibracte et à Besançon; et ces deux peuples, étant les chefs des deux grands partis gaulois, mettaient presque toute la Gaule dans la foi de César.
Il en résulta qu’après la fuite d’Arioviste, dans l’automne de 58, César était maître de la Gaule celtique sans l’avoir combattue.
[77] Cette suzeraineté fut-elle, non pas simulée et implicite, mais acceptée et formulée? y eut-il un acte précis par lequel les peuples principaux de la Gaule reconnurent la majesté du nom romain? Éduens, Séquanes et Arvernes prononcèrent-ils devant César des paroles définitives, comme celles par lesquelles les Rèmes s’engagèrent l’année suivante? «Ils se confiaient, eux et tous leurs biens, à la foi et au pouvoir du peuple romain; ils étaient prêts à livrer à César des otages, à exécuter ses mandats, à lui ouvrir leurs villes-fortes, à l’assister de convois de grains ou autrement.» Rien ne prouve que ces déclarations aient été faites en 58: mais César fit, dès cette première année, comme s’il les avait entendues. Cette Gaule, qui était la plus inquiète des nations, qui avait un si long passé d’indépendance et de gloire, qui était alors, l’Égypte exceptée, la chose la plus vivante du monde, César, sans rien dire, lui confisqua la liberté. Ce fut, dans la vie du proconsul, un nouveau miracle d’audace heureuse et tranquille.
Ce semestre de campagnes militaires et politiques (avril-septembre 58) présente donc en raccourci toute l’œuvre que les Romains se sont assignée en Gaule; les quatre années qui suivirent (57–54) furent consacrées par César à développer le programme qu’il avait d’abord tracé.
À l’intérieur, il imposa l’hégémonie romaine aux différentes ligues qui, en 58, n’avaient point suivi l’exemple des Séquanes et des Éduens: celles des Belges au delà de la Marne, de l’Armorique sur l’Océan, des Aquitains non gaulois au sud de la Garonne. Mais, plus encore qu’à [78] cette tâche intérieure, César s’appliqua à fixer et protéger la frontière de la Gaule. Du côté des Alpes, la route fut ouverte vers l’Italie; les Cantabres furent rejetés en Espagne; les Bretons, menacés sur leur île, n’eurent plus la tentation de secourir la Gaule; et les Germains, deux fois attaqués chez eux, finirent par comprendre que le Rhin allait être la limite sacrée de la chose romaine. Ainsi, avant que la Gaule eût été franchement conquise, César en avait pacifié les abords: la future province était créée, pour ainsi dire, par le dehors.
Périodiquement, les cités gauloises alliées de César envoyaient à son camp des délégués, qui formaient, sous sa présidence ou sous sa protection, le conseil général des Gaules. Elles entretenaient des otages auprès de lui; il s’approvisionnait chez elles de blé, de fourrage, d’armes et de munitions; il entrait librement dans leurs places-fortes. Leur noblesse formait dans l’armée romaine la cavalerie auxiliaire. C’était le proconsul qui fixait leur contingent militaire. Il était le chef suprême des armées gauloises unies à ses légions. Il ne commandait pas à la Gaule d’une manière très différente de celle d’un Celtill ou d’un Bituit.
Les cités étaient libres de s’unir, comme autrefois, sous le principat des plus autorisées. Il y avait, comme avant l’arrivée de César, deux grandes ligues: les Éduens avaient recouvré leurs anciens clients, et en avaient acquis de nouveaux; les Rèmes avaient remplacé les Séquanes et les Arvernes à la tête de la seconde confédération. Mais c’était l’amitié de César qui était la principale garantie de l’hégémonie de l’une et l’autre nations.
À l’intérieur des cités, il respecta de même, au moins dans les premiers temps, les usages établis. Mais il s’ingéniait de manière à disposer des hommes et des décisions. Il les faisait gouverner par ses amis, ses protégés ou ses [79] obligés. Ambiorix, un chef des Éburons, la plus indomptable et la plus sauvage des nations belges et l’avant-garde de la Gaule entre la Meuse et le Rhin, regardait César comme son bienfaiteur: il lui devait la liberté de son peuple et de son fils (en 57). Chez les Trévires, leurs voisins de la Moselle, le proconsul donna le pouvoir à Cingétorix, qui avait (peut-être dès 58) réclamé l’amitié du peuple romain. Il distribua sans doute à profusion ce titre d’ami, ami du peuple romain ou ami de César. La clientèle de César s’étendit sur la Gaule entière, plus encore que celle des Rèmes ou des Éduens.
Ainsi, la Gaule continuait à être tenue comme elle avait l’habitude de l’être, par les liens flottants de la foi jurée et de la vassalité personnelle. César n’était pas un proconsul commandant à des sujets de Rome; c’était un chef suprême parlant à des amis et à des clients.
Le sénat de Rome, s’il fut assez intelligent pour comprendre ce qui se passait à Bibracte ou à Reims, ne pouvait s’en réjouir. Un proconsul à sa dévotion aurait agi d’une autre manière. Ces procédés de César faisaient pressentir le dictateur, le candidat à la royauté. Avant d’être «prince» ou roi à Rome, il s’essayait à l’être en Gaule.
Aussi, se préparant à la tyrannie du monde et à la conquête de l’aristocratie romaine, il n’eut pas toujours pour les sénats des cités gauloises le respect et les attentions que Flamininus et Paul-Émile avaient témoignés à ceux de la Grèce. Le régime oligarchique des chefs ne trouva pas chez lui les sympathies exclusives que le patriciat éduen avait espérées. César ne tarda pas à moins s’inquiéter [80] de ces aspirations monarchiques et populaires contre lesquelles Diviciac l’avait mis en garde. Du jour où il se crut le maître en Gaule, il pensa qu’il lui était profitable d’avoir comme amis des tyrans ou des rois gaulois. Après tout, leur situation ressemblerait un jour à la sienne, et, dans ses luttes contre la noblesse italienne, il trouverait un appui plus utile chez des rois «amis de César» que chez un sénat «frère du peuple romain». Aussi peu à peu voyons-nous se réorganiser en Gaule, avec l’appui du proconsul, ces monarchies que Rome et César lui-même avaient contribué à renverser.
César avait fait hiverner ses légions chez les Carnutes en 57–56, et il s’y était cherché des amis. Le principal des chefs de cette nation, l’homme qui y avait le même rang que Vercingétorix chez les Arvernes ou Castic chez les Séquanes, était Tasget, fils ou descendant des rois du pays, le représentant de la famille souveraine à laquelle l’aristocratie avait enlevé le titre royal. Tasget s’était attaché à la fortune de César, le suivit dans ses guerres, se comporta près de lui à la Gauloise, bravement et loyalement. Aussi, dès l’année 56, et peut-être avec l’aide des légions, Tasget reçut de César l’investiture du pouvoir royal qu’avaient détenu ses ancêtres: la monarchie fut rétablie chez les Carnutes, à la grande colère des sénateurs du lieu, et à la surprise, sans doute, de ceux de la Gaule. — Les Sénons étaient, comme les Carnutes, un peuple d’une grande puissance et d’une haute influence. Au moment de l’arrivée de César, ils obéissaient à leur roi Moritasg, descendant d’une ancienne dynastie: ils réussirent, vers ce temps-là, à se débarrasser de la royauté; mais plus tard le proconsul leur imposa comme monarque le frère même de Moritasg, Cavarin. — Ces deux faits ne peuvent être des exceptions: nous ne voyons nulle part César substituant à la monarchie le régime [81] sénatorial, et nous connaissons le nom de quelques rois dont il s’est fait le créateur. Quand les familles royales lui manquaient dans un pays, il cherchait ailleurs. Comm, qu’il fit roi chez les Morins (en 57?), était un Atrébate. Et c’est parce qu’il aimait à forger des rois que, en manière de plaisanterie, il offrait quelque royauté gauloise aux Romains qui cherchaient fortune près de lui.
Il y a plus. Le bruit courut en Gaule qu’il avait fait espérer à Dumnorix le titre de roi des Éduens. Dumnorix avait affirmé ce propos devant le sénat de son peuple; César le rapporte sans le démentir, et j’incline à croire qu’il a fait l’offre, soit sincèrement, pour s’attacher Dumnorix, le plus célèbre et le plus influent des chefs gaulois, soit par une double ruse, pour le brouiller avec les sénateurs éduens et les tenir en respect sous la menace de la monarchie.
Ce fut dans des intentions semblables que le proconsul donna le titre d’«ami», mais d’«ami de César», à Vercingétorix. Le fils de Celtill était le chef du clan le plus puissant de l’Auvergne; son père avait failli être roi et avait commandé à toute la Gaule; il pouvait, le moment venu, s’inspirer des souvenirs paternels, et prétendre aux mêmes rôles qu’Orgétorix et Dumnorix. César prit les devants; il crut se le concilier en lui attribuant le titre d’«ami»; peut-être même lui fit-il, comme à Dumnorix, la vague promesse d’une royauté sur son peuple.
Les calculs de César devaient être déjoués. Il jugea les Gaulois plus naïfs et plus crédules qu’ils ne l’étaient. Il les traitait trop volontiers en enfants qu’un hochet fait rester tranquilles.
L’aimable et triomphant proconsul n’apporta pas toujours, [82] dans son appréciation des hommes, la science subtile et froide qui convenait à un manieur de peuples. Lui qui passa sa vie à réagir en vainqueur contre l’univers entier, il s’égara jusqu’à la veille de sa mort sur les sentiments de ses amis et de ses familiers. Sa confiance le perdit à Rome et faillit le perdre en Gaule. Aucun de ces chefs auxquels il donna le titre d’ami ne se crut tenu à une éternelle amitié. C’était pour eux une précaution contre les incertitudes du lendemain, un moyen de donner le change et de voir venir.
Ni Dumnorix, ni Ambiorix, ni Comm l’Atrébate, ni Vercingétorix n’entendirent engager leur parole qu’autant que le chef romain demeurerait véritablement l’ami de la Gaule, l’ami et non le maître. Quand tous ces satellites politiques de César se retournèrent contre lui, l’un après l’autre, aucun ne pensa violer la foi jurée: ils avaient mille motifs de croire que le proconsul y avait manqué le premier. S’il se plaignit, c’est qu’il se montrait un bienfaiteur ingrat: en le servant un ou deux ans, les Gaulois avaient suffisamment donné en échange d’un vain titre. Car, depuis 61, on avait tellement abusé de ce mot d’«ami du peuple romain» que les Gaulois avaient fini par l’estimer à sa juste valeur, et par le coter à peu près aussi exactement que les Romains eux-mêmes. Tous étaient prêts à lui déclarer ce que lui avait dit Arioviste, ami lui aussi du peuple romain de par la grâce de Jules César: «Me croit-on assez barbare et assez innocent pour ne pas savoir ce que vaut une pareille amitié? A-t-elle servi aux Éduens? Ce titre n’a jamais été pour Rome qu’un prétexte à mettre des armées en marche.» Les Gaulois pensèrent de même, jusqu’au jour où César leur eut montré que, si l’amitié du peuple romain était une formule de soumission, l’inimitié de César était une menace de mort.
C’est qu’en effet la Gaule n’avait pas accepté comme un fait accompli la mainmise du proconsul sur ses libertés. Elle fut surprise, elle ne fut pas domptée. En dépit de cinq années de défaites partielles (de 58 à 54), le regret de la liberté, loin de s’atténuer, ne fit que grandir. Je ne parle pas seulement des blessures d’amour-propre que causèrent les pratiques politiques de César, favorable tour à tour aux sénats et à la royauté, débarrassant d’abord les cités de la crainte des tyrans et la leur infligeant ensuite. Mais il y a eu, depuis l’automne de 58 jusqu’aux révoltes générales, un progrès continu du patriotisme gaulois.
J’appelle de ce nom le désir de voir chaque cité obéir à ses lois traditionnelles, et toutes les cités de la Gaule s’unir en une seule fédération. La cause de l’indépendance nationale devenait de plus en plus inséparable de l’espérance d’un grand empire gaulois, à la manière rêvée par Dumnorix. Pour recouvrer l’autonomie, chaque cité devait s’associer à toutes: il n’y avait chance de succès que dans un effort collectif. L’idée d’une patrie commune, en puissance depuis des siècles chez les Gaulois, prenait corps au contact de César, de même que l’hellénisme se développa sous la pression des Barbares. Le patriotisme a besoin, pour grandir, de sentir l’adversaire ou l’étranger, c’est une vertu de réaction autant que de réflexion. Chaque année que le proconsul passait en Gaule, au lieu de l’acheminer vers la soumission définitive, le rapprochait au contraire de l’insurrection en masse.
Immédiatement après la défaite d’Arioviste, on entrevoit [84] déjà la perspective d’un soulèvement national. On avait cru que César, ayant achevé la mission dont les Séquanes et les Éduens l’avaient chargé, ramènerait ses troupes au sud du Rhône: il les fit hiverner dans les vallées du Doubs et de la Saône. Aussi, lorsque, dans l’hiver de 58–57, les Belges se liguèrent contre Rome, ils furent encouragés par des Gaulois qui approchaient César; et ceux-là, l’auteur des Commentaires les distingue fort nettement des démagogues en rupture d’ambitions: ce sont, dit-il, «des hommes qui éprouvent à la vue de l’armée romaine la même impatience qu’à la vue des bandes d’Arioviste». C’étaient des âmes généreuses et fières, et vraiment patriotes.
Leur inspiration se fait sentir chaque année plus fortement. Les Bellovaques déclarent en 57 qu’ils veulent délivrer les Éduens de l’humiliante amitié de Rome. L’hiver suivant (57–56), les Vénètes et leurs voisins de l’Océan «exhortent les peuples à demeurer dans cette liberté qu’ils tenaient de leurs ancêtres et à la préférer à cette servitude qui vient des Romains». — Un instant, il sembla que Dumnorix allait enfin grouper toute la Gaule contre Jules César.
Dumnorix, malgré la présence et les offres des Romains, rêvait encore des mêmes projets que du vivant de son beau-père Orgétorix. Il voulait pour lui un pouvoir plus vaste et plus noble que la royauté précaire des Éduens. En attendant, il demeurait auprès du proconsul, comme un dernier survivant des conjurations d’autrefois. Alors que, oublié ou mort, Diviciac disparaît après 57 du récit de César, son frère Dumnorix est encore un des chefs de la cavalerie auxiliaire. César, tout en le flattant, le surveillait; mais Dumnorix le surveillait à son tour, et, tandis que le Romain se servait de son nom pour effrayer les sénateurs éduens, le Celte cherchait [85] l’occasion de s’évader de son commandement vers la Gaule insurgée. Le parti patriote le regardait de plus en plus comme son chef naturel. Dumnorix faisait représenter sur ses monnaies l’appareil farouche d’un guerrier national, l’épée gauloise suspendue à son flanc, tenant de la main gauche la tête coupée de l’ennemi vaincu, agitant de la main droite la trompette et l’enseigne: une telle image sonnait comme une proclamation de guerre. — Il crut le moment venu lors de la seconde expédition de Bretagne (54). La conspiration était faite, les serments avaient été prononcés, le conseil des chefs organisé, la liberté de la Gaule jurée. César, prévenu au moment précis de son départ, donna l’ordre d’arrêter Dumnorix. Il se défendit l’épée au poing, «criant qu’il était né libre et citoyen d’un peuple libre». On le tua. Les chefs conjurés suivirent César et attendirent.
Quelques semaines se passent; puis, cette même année 54, ce sont l’éburon Ambiorix et le trévire Indutiomar qui se soulèvent. Mais ils ne sont pas isolés. Ambiorix déclare, qu’il le sache ou qu’il l’espère, que «les chefs gaulois se sont unis pour reconquérir la liberté commune»; «la Gaule a pris», disait-il, «la résolution d’être indépendante». Indutiomar a reçu des délégués de presque toutes les cités. À la fin de l’automne de 54, il n’y eut aucune nation, sauf les Éduens et les Rèmes, qui ne donnât de l’inquiétude à César; des députés et des messages se croisaient en tout sens; des assemblées se tenaient dans les lieux écartés; on traçait même des plans de guerre, et déjà l’Armorique avait levé et concentré ses contingents. Ambiorix et Indutiomar héritaient des espérances semées par Dumnorix. — Ils prirent trop tôt les armes, et grâce à la résistance désespérée de certains légats de César et à la hardiesse militaire de Labiénus, le mouvement fut localisé dans la région voisine de la Germanie. [86] Indutiomar fut tué, Ambiorix bloqué dans son pays. Mais la conjuration de toute la Gaule n’en demeurait pas moins à l’état de sourde menace.
Ni Dumnorix, ni Ambiorix n’auraient pu réussir, je crois, à la traduire en acte et à la formuler en empire. Ambiorix n’était que le chef lointain d’une peuplade sauvage, à demi germanique. À l’appel de la Gaule Indutiomar avait répondu par l’appel aux Germains; et, s’il l’avait emporté, il eût été pour ses alliés aussi gênant qu’Arioviste. — Dumnorix, lui, était un franc Gaulois et chef dans la plus noble des nations. Mais il n’y était pas le maître absolu, et cette nation était irrémédiablement compromise, depuis trois générations, dans l’alliance romaine: toutes les trahisons étaient venues d’elle; Dumnorix lui-même, tour à tour comploteur et résigné, gendre d’Orgétorix et officier de César, s’était usé dans huit années d’incertitudes.
Mais, qu’au centre même de la Gaule purement celtique, se soulève une nation forte et populeuse, que l’amitié romaine n’ait point avilie et que son passé de gloire et ses souvenirs d’alliances désignent à l’obéissance de tous; qu’à la tête de cette nation se dresse un chef nouveau, au nom intact, que la puissance de sa famille, le prestige de sa personne, la tradition de ses ancêtres invitent à commander à son peuple: l’union se fera bientôt, dans toute la Gaule, autour de ce peuple et de ce chef.
C’est après l’échec des conjurations de Dumnorix et d’Ambiorix que l’arverne Vercingétorix, fils de Celtill, renonça à l’amitié de Jules César pour défendre la liberté de la Gaule.
LE NOM DE VERCINGÉTORIX
Nomine etiam quasi ad terrorem composito Vercingetorix.
Florus, I, 45 = III, 10, § 21.
I. Ce n’est pas un nom de fonction, mais de personne. — II. Si ce nom caractérise un membre de la plus haute noblesse. — III. De l’importance qu’il a pu avoir.
Vercingétorix avait alors moins de trente ans. Il était né, croyait-on, à Gergovie, la principale ville des Arvernes.
Il n’y a pas longtemps encore, on regardait ce nom de Vercingétorix, non pas comme le nom propre et personnel du fils de Celtill, mais comme le titre de la magistrature suprême qu’il avait revêtue à la tête de la Gaule soulevée. Le chef arverne avait été «le vercingétorix», c’est-à-dire (c’est ainsi qu’on traduisait ce mot) «le généralissime» ou «le dictateur fédéral»: César, qui ne savait pas le gaulois, a pris le nom de la fonction pour celui du chef. Dans les livres de lecture historique les plus populaires au temps où régnait le romantisme, la chose était présentée de cette manière, et l’on faisait ainsi du vaincu d’Alésia le champion anonyme et mystérieux [88] de la liberté gauloise: l’homme s’effaçait et disparaissait derrière le héros symbolique. Michelet avait couramment écrit «le vercingétorix» dans son Histoire romaine et dans son Histoire de France. Amédée Thierry, dont les jugements eurent longtemps force de loi, avait lui-même accepté cette doctrine; et si, dans son Histoire des Gaulois, il fait de Vercingétorix le nom du célèbre guerrier, c’est, dit-il, pour rendre la narration plus vivante, et parce qu’ «il est fastidieux de raconter en détail l’histoire d’un héros sans nom». En quoi Thierry avait tort, car l’historien ne doit pas ruser avec la vérité pour écrire un récit plus agréable, mais le présenter avec le plus grand degré de vraisemblance qu’il peut atteindre.
Ce qui donnait une apparence de raison à cette théorie sur le nom de Vercingétorix, c’est qu’il semble signifier en gaulois précisément «chef supérieur» ou quelque chose d’approchant. Rix, c’est, comme le latin rex ou l’irlandais rî, le mot «roi»: ver est un préfixe qui renferme l’idée de grandeur ou de prééminence; cinget, enfin, signifierait «celui ou ceux qui marchent, les guerriers», comme l’irlandais cing veut dire «combattant». Vercingétorix deviendrait par là «le grand roi des braves» ou «le roi très fort», et on a même dit «le grand chef des cent têtes», comme Cingétorix (nous avons parlé de ce chef trévire) serait un simple «roi des guerriers».
La découverte, faite en Auvergne vers 1837, d’une monnaie d’or au nom même de Vercingétorix[1], écrit en lettres latines, des trouvailles semblables qui furent faites ensuite à Pionsat, aux environs d’Issoire, et enfin devant Alésia, c’est-à-dire aux endroits où le chef de Gergovie avait commandé ou combattu, ont jeté, quoique très lentement, [89] le doute et le discrédit sur cette manière de raconter l’histoire. Aujourd’hui, je l’espère du moins, nul ne s’avise plus de contester son nom à Vercingétorix.
Aussi bien, César méritait, au moins en cela, une plus grande confiance: il était capable de mal juger et de méconnaître ses adversaires, mais il avait d’excellents interprètes qui ne le trompaient pas sur leurs titres. Vercingétorix devint son prisonnier et avait été son ami: César a dû faire inscrire exactement son nom sur ses tables d’hospitalité et sur les registres de la prison publique.
Le nom de Vercingétorix a, dès la naissance, aussi bien appartenu au chef gaulois que celui de César à son adversaire. Mais si ce nom était synonyme de «grand roi des braves», ne doit-on pas supposer qu’il prédestinait le fils de Celtill à commander aux Arvernes et à toute la Gaule? Quelques érudits ne sont pas loin de penser, aujourd’hui, que le nom de Vercingétorix, tout en étant le nom d’un homme, n’était et ne pouvait être que celui d’un très grand personnage, qu’il était réservé à des nobles, chefs de peuple en réalité ou en espérance.
Qu’on remarque en effet que tous les noms à désinence semblable cités par César, — Ambiorix, Cingétorix, Dumnorix, Éporédorix, Orgétorix, — sont ceux de princes, de puissants ou de rois: il semble que nul ne pût s’appeler d’un nom en rix, c’est-à-dire se terminant par «roi», s’il n’appartenait à une lignée ou royale ou capable de le devenir. Sans doute, après la conquête romaine, les noms de ce genre furent portés par toutes sortes de gens, et des plus humbles; leur valeur sociale disparut, en [90] même temps que s’effaça le privilège des grandes familles. Mais à l’origine ces noms royaux sont spéciaux à ceux qui sont ou peuvent être rois, et c’était le cas de Vercingétorix, fils de Celtill.
Si séduisante que soit cette théorie, elle demeure, jusqu’à nouvel ordre, une simple conjecture. Il faudrait d’abord, pour qu’elle eût un fondement très solide, que l’étymologie qu’on donne de ces noms fût indiscutable. Or, elle ne l’est pas plus que celle des noms de César ou d’Auguste, sur laquelle les contemporains eux-mêmes ne s’entendaient pas. Je ne puis affirmer sans hésiter que rix, le mot décisif dans tous ces noms, signifie réellement «roi». Cette terminaison ne serait-elle pas, en langue celtique, quelque suffixe sans aucun sens précis et nominal? Nous la trouvons, en effet, dans d’autres noms, comme dans celui de Biturix, qui n’est pas un nom de personne, mais de peuple; et, si on répond que les Bituriges étaient le peuple des «rois du monde» ou des «rois éternels», je rappellerai que l’on écrivit à la fois Biturix et Bituricus, tout comme si rix et ricus étaient des suffixes analogues.
Mais admettons, ce qui après tout est très probable, que l’étymologie proposée pour les noms de Cingétorix et de Vercingétorix soit légitime, et que ces noms soient bien à désinence «royale». Si plus tard, sous Tibère et sous les Antonins, ils ont été portés par toutes les classes de la société gauloise, comment pouvons-nous affirmer qu’il n’en fut pas ainsi dès le temps de César? Celui-ci ne les mentionne que chez de grands chefs: mais bien des rois n’en portent pas de semblables, et d’autre part pouvait-il nous faire connaître, dans ses Commentaires, d’autres noms que des noms de chefs?
Il demeure donc fort possible que le hasard ait fait appeler Vercingétorix le fils de Celtill, comme ce fut le [91] hasard qui valut au fils d’un obscur athénien le nom de Démosthène, «la force du peuple». Mais il prépara bien les choses, en faisant de l’un et de l’autre «les hommes de leur nom».
Car le nom de Vercingétorix n’a pas dû être une chose banale et sans valeur, indifférente à l’attitude de ceux qui l’entendaient, inutile à la fortune de celui qui le portait. En dehors de toute signification précise, il sonnait franchement et fièrement gaulois. Le mot appartenait à cette classe de noms superbes et sonores que les Gaulois de toute la Gaule affectionnaient, aussi bien ceux de la Belgique que ceux des Alpes et de la Loire. Tour à tour, les trois précurseurs de Vercingétorix à la tête du parti national ont porté un nom semblable: Orgétorix l’Helvète, Dumnorix l’Éduen, Ambiorix l’Éburon. C’était un nom à panache. «Il retentissait profond et terrible», comme dit un écrivain grec des sons effrayants que prononçaient les Gaulois. «Il semblait fait pour inspirer l’épouvante», écrivit plus tard l’historien latin Florus. Chez ce peuple sensible aux choses extérieures, aux couleurs voyantes et aux mots éclatants, le nom de Vercingétorix pouvait être, sinon un élément, du moins un ornement de la puissance souveraine.
Mais ce qui prédisposait l’Arverne à commander à la Gaule, c’étaient le passé et le présent de son peuple, la force de son clan, le prestige de sa personne.
VERCINGÉTORIX, CHEF DE CLAN
Summæ potentiæ adulescens.
César, Guerre des Gaules, VII, 4, § 1.
I. Rôle effacé des Arvernes depuis l’arrivée de César. — II. Caractère d’un chef gaulois. — III. Son éducation et ses aspirations. — IV. La puissance d’un chef; ceux qui dépendaient de lui. — V. Force et nature d’un clan gaulois. — VI. Aspect physique de Vercingétorix.
Nous connaissons déjà le peuple arverne; nous savons pourquoi il avait commandé à la Gaule libre et pourquoi il pouvait lui commander encore le jour d’un soulèvement général. Ses montagnes menaçaient les grandes routes où circulaient les légions romaines. À la Gaule soulevée, il offrirait ses terrasses fortifiées propres aux longues résistances; il lui apporterait le secours de ses fantassins et de ses cavaliers, l’aide de ses blés et de son or, le concours de ses clients traditionnels, le réconfort du souvenir des grands rois, et l’appui du dieu du Puy de Dôme.
Or, les Arvernes n’avaient pas une seule fois paru dans cette série de sinistres aventures qui s’étaient déroulées [93] en Gaule depuis l’arrivée d’Arioviste. Il est question chez César des Éduens, des Séquanes, des Helvètes, des Carnutes, des Bituriges, des Sénons, et pas une seule fois des Arvernes. Il témoigne de l’humeur contre les uns, des égards pour les autres. Il n’a pas un mot sur le compte du peuple qui, avant son arrivée, faisait le plus parler de lui en Gaule. L’Auvergne demeure en dehors de son récit, de la marche et des campements de ses légions. En 58, elles suivent le flanc oriental du plateau central, dans leur marche du Confluent au Mont Beuvray; en 57, elles guerroient dans le Nord; en 56, elles longent les pentes de l’Occident, pour se rendre de la Loire à la Garonne. Elles ont fait le tour du massif sans y pénétrer. Elles ont hiverné en Franche-Comté, sur la Loire, en Belgique, et jamais dans les régions du Centre.
Il est vraisemblable que les Arvernes ne se sont signalés ni par une opposition prématurée, ni par une dépendance de flagorneurs. Le pouvoir appartenait toujours aux chefs de l’aristocratie, parents ou vainqueurs de Celtill; son frère Gobannitio et les autres nobles continuaient à gouverner le pays, prenant les précautions nécessaires contre toute tentative nouvelle de tyrannie, surveillant d’assez près le jeune héritier de Celtill. Sans doute, comme les sénateurs des autres cités gauloises, ils avaient témoigné aux ordres de César la déférence de rigueur.
Ainsi, cette nation dont l’initiative, depuis un siècle, avait été prépondérante en Gaule, était en ce moment la plus effacée ou la plus recueillie. À moins de mentir à son caractère et de désavouer toutes ses ambitions, il fallait qu’elle prononçât son mot dans la crise solennelle qui se préparait. Les conjurés qui avaient écouté les paroles de Dumnorix ou adressé leurs vœux à Ambiorix avaient encore le droit d’espérer dans le peuple arverne et dans ses chefs.
[94] Ces espérances grandirent le jour où le fils de Celtill, ayant atteint l’âge d’homme, devint un des plus grands chefs de la Gaule entière.
Un chef de clan gaulois ne ressemble à aucun autre des maîtres d’hommes du monde antique, ni à l’eupatride grec, ni au patricien romain, ni au mélek phénicien, ni au roitelet de la Germanie. Il y avait chez lui à la fois la rudesse du Barbare et la souplesse de l’homme policé. Ne nous ne le figurons pas comme un glorieux sauvage, épris seulement de combats sanglants, de chasses rapides et de buveries sans fin. Certes, il aimait tout cela, et avec la fougue irréfléchie des natures encore neuves: les plus vives passions bouillonnaient en lui, et ne s’apaiseront jamais du reste chez notre aristocratie nationale, qui gardera en elle une survivance de ses premiers instincts. Mais le noble gaulois est autre chose qu’un brandisseur de glaives et un chevaucheur de grandes routes. Le Vercingétorix des statues classiques, dressant vers le ciel sa tête farouche et sa longue lance, est le chef des jours de bataille. Je crois que les hommes de son milieu connaissaient aussi des plaisirs plus fins et des goûts plus calmes. Si l’on veut retrouver ceux qui leur ont ressemblé le plus, il faut chercher, non parmi les Barbares du monde antique, mais parmi leurs successeurs sur le même sol. «Le monde celtique», a dit avec raison M. Mommsen, «se rattache plus étroitement à l’esprit moderne qu’à la pensée gréco-romaine.» Et, en cherchant à comprendre Vercingétorix et ses congénères de l’aristocratie gauloise, j’ai toujours pensé malgré moi à Gaston Phœbus, superbe d’or, d’argent et de brocart, tantôt lancé dans d’infernales chevauchées où des meutes [95] haletantes se mêlaient aux chevaux d’escorte, et tantôt trônant au milieu de ses convives, en face de la cheminée rayonnante de la grande salle de son château, entouré d’hommes d’armes, de chanteurs et de poètes, curieux lui-même de vers harmonieux et de récits imagés, beau conteur et beau diseur à son tour, intelligent, éloquent, rieur, têtu, cruel et dévot.
Les héritiers des grandes familles gauloises étaient élevés pour une vie de combats et une vie d’intelligence. Monter à cheval, manier les armes, courir au sanglier, c’était, sans aucun doute, les exercices obligatoires de leur adolescence. Mais une large part était aussi faite, dans leur éducation, aux travaux de l’esprit. Ne fallait-il pas qu’ils pussent comprendre et louer les poésies que les bardes chanteraient en leur honneur? ne devaient-ils pas eux-mêmes faire presque l’office de bardes, en célébrant leurs propres exploits et ceux de leur race avant d’engager les combats singuliers? À table, dans le conseil du sénat, dans le conseil des chefs de guerre, dans ces grandes réunions d’hommes, populaires ou armées, où la multitude imposait souvent sa volonté à ses maîtres, le noble gaulois devait tenir son rang, être prêt à l’attaque et à la riposte, commander par l’éloquence et savoir parler d’or.
Aussi est-il envoyé de bonne heure à l’école des druides; il vit pendant les premières années de sa pensée dans la familiarité respectueuse de ces prêtres, qui sont d’ailleurs nobles comme lui, ses égaux par le rang, ses supérieurs par le mérite; et il s’habitue à honorer autre chose que la force.
[96] Des druides il apprend qu’il a une âme, que cette âme est immortelle, et que la mort est le simple passage d’un corps humain à un autre corps humain. Il sait bientôt par eux que le monde est une chose immense, et que l’humanité s’étend au loin, bien en dehors des terres paternelles et des sentiers de chasse ou de guerre. Enfin, ses maîtres lui font connaître ce qu’est la nation celtique, comment les Celtes ont une même origine, et que tous, amis ou ennemis du moment, sont les descendants d’un même ancêtre divin. Ainsi, le jeune homme s’imaginait peu à peu la grandeur du monde, l’éternité de l’âme, l’unité du nom gaulois. C’était chez lui un prodigieux effort pour élargir son horizon par delà ces domiciles provisoires et restreints qu’étaient son corps, le domaine de son père, la cité de ses camarades, pour contempler au loin dans des espaces infinis la durée de son être et la grandeur de sa race.
Peu d’aristocraties anciennes ont reçu un enseignement d’une telle portée, mieux fait pour stimuler le courage et l’orgueil, pour éveiller les vastes ambitions et les progrès généreux. Rien d’étroit, de formulaire, de strictement traditionnel: les druides savaient, au besoin, suppléer à leur ignorance par la hardiesse des hypothèses. Ils ne témoignaient aucun mépris pour les choses étrangères, ils avaient emprunté à la Grèce son alphabet, et peut-être avaient-ils modifié leurs doctrines primitives sous la rumeur lointaine de la philosophie grecque. Enfin, leurs procédés scolaires ôtaient à leur science ce qu’elle pouvait avoir de rebutant, ce que n’eût point aisément supporté l’esprit vagabond de la jeunesse celtique. C’était en vers, sous forme de longs poèmes, qu’ils donnaient leur enseignement; il se présentait dans la trame continue de périodes cadencées. Les jeunes gens apprenaient par cœur des chants sans fin, tirades [97] didactiques ou chansons de gestes, sœurs barbares de l’Iliade d’Homère et de la Théogonie d’Hésiode. De cette gymnastique incessante ils sortaient doués d’une excellente mémoire et d’une imagination très active: deux qualités essentielles, celle-là aux chefs d’État, celle-ci aux conquérants. Après avoir vécu leur jeunesse au son des épopées, les nobles étaient tentés de vivre à leur tour ces épopées mêmes.
Pour peu qu’ils eussent, avec l’amour de la gloire, l’intelligence des belles ambitions, ils entraient dans la vie imprégnés de l’idée que la Gaule était une grande chose et une seule patrie, et que leur devoir était d’en faire un même empire. Mettez enfin ces leçons et cette idée dans l’esprit d’un adolescent dont le père a commandé à tous les Gaulois, dont le peuple a fourni des rois à toute la Celtique, et vous comprendrez avec quelle force invincible Vercingétorix a été amené à reprendre contre César le rôle de Bituit.
Arrivé à l’âge de porter les armes, le jeune noble paraissait à côté de son père à la tête du clan qu’il devait hériter plus tard. On a vu que Vercingétorix reçut, n’étant encore qu’un enfant, l’héritage de Celtill; il eut maison et clientèle à l’âge où beaucoup de Gaulois n’étaient que les premiers serviteurs de leur père: peut-être prit-il plus tôt que d’autres l’habitude de commander à des hommes et de faire valoir sa puissance.
La puissance d’un chef de clan consistait en terres, en or et en hommes.
Comme terres, les chefs de l’Auvergne avaient les plus fertiles de la Gaule: de la plaine de la Limagne et [98] des prairies du Cantal venaient les blés, les flots de lait, les masses de fromage, les troupeaux de bétail dont les nobles réjouissaient la foule de leurs convives les jours des festins solennels. — En or et en argent, ils possédaient les revenus des mines voisines ou les héritages de Luern et de Bituit, ces rois qui se faisaient démagogues en versant de l’or du haut de leurs chars. Et il fallait aux chefs beaucoup d’or pour la solde et l’entretien de leurs hommes. — Car, comme la vie des puissants se passait surtout à combattre et à commander, c’était la richesse en hommes qui faisait la force d’un clan.
Je désigne par ce mot de «clan», faute d’un nom meilleur, l’ensemble de choses et de personnes qui dépendaient d’un seigneur gaulois. Il renfermait des groupes d’origine fort diverse. — Les esclaves et les affranchis de la famille du chef étaient la catégorie la moins nombreuse: il y avait en Gaule des formes si variées de la dépendance qu’il n’était point besoin de recourir à l’esclavage pour se fournir de serviteurs. Peut-être est-ce dans cette première classe que le maître choisissait les nombreux employés chargés d’assurer le train de sa maison, de percevoir ses droits et ses revenus. — Au-dessus des esclaves, à peine plus considérés qu’eux, était toute une plèbe d’hommes libres, débris des vieilles populations vaincues par la noblesse gauloise, ou bien épaves d’une société troublée, victimes d’un continuel droit du poing, traînards de tribus sans cesse en mouvement, tous attachés à la personne du chef par des liens d’intérêt et de crainte aussi tenaces que la tare servile. Parmi eux étaient les débiteurs du maître, ouvriers ou laboureurs, qui avaient hypothéqué leur champ, leur travail ou leur personne pour quelques poignées d’or ou quelques arpents de terres. — Plus haut, se tenaient les clients de condition meilleure, étroitement unis au [99] seigneur leur patron par un serment de fidélité, famille morale qui complétait autour de lui la famille du sang, et qui ne devait point s’éloigner de ses côtés même au milieu des pires dangers. — Toutes ces sortes de subordonnés se rencontrent partout dans le monde antique: en voici deux qui paraissaient particulières à la Gaule et aux Barbares de l’Occident. Un chef de clan avait à sa solde un certain nombre d’hommes libres, qui lui servaient d’écuyers et de gardes: cavaliers pour la plupart, étrangers ou non, ils étaient armés, nourris et payés par lui, ils lui formaient une escorte guerrière, analogue à cette cavalerie domestique qu’entretint plus tard l’aristocratie du Bas Empire. Enfin, à côté de la garde militaire, ce qu’on pourrait appeler la cour intellectuelle: le noble n’allait pas sans ses «parasites», convives officieux qui égayaient sa table, sans ses bardes surtout, les chantres nécessaires aux heures de repas et à la solennité des cortèges.
Il faut sans doute aussi ajouter à cette multitude les ouvriers des grandes villes, qui constituaient ce qu’un Romain eût appelé une «plèbe municipale». Cette plèbe était, suivant toute vraisemblance, non pas groupée en un corps public comme celle des tribus de Rome, mais divisée entre les plus riches des chefs de clan, ainsi du reste qu’avaient vécu les plébéiens du Latium, au temps où les Tarquins recrutaient leurs adhérents parmi les ouvriers du Capitole. La ville d’Uxellodunum, chez les Cadurques, fut tout entière dans la clientèle de Lucter, le compagnon d’armes de Vercingétorix, et je ne serais pas étonné si une bonne partie de la population de Gergovie eût été cliente du grand chef arverne. Car ce serait se tromper sur la société gauloise que de n’apercevoir en elle qu’une aristocratie équestre commandant à une clientèle rurale. Il y avait quelques centres municipaux, [100] peuplés de milliers d’ouvriers: Avaricum était, dit César lui-même, «une très belle ville»; Gergovie et Bibracte étaient pour le moins de très grandes bourgades, celle-là avec ses soixante-dix hectares, celle-ci avec une superficie presque double: quand Auguste transporta à Autun les habitants de la vieille cité éduenne, il fit bâtir pour les renfermer une muraille de près de 6 kilomètres de circuit, qui pouvait contenir plusieurs dizaines de mille hommes. Les fouilles de Bibracte (et Gergovie devait lui ressembler) ont fait reconnaître un fouillis de maisons tassées, d’échoppes et de boutiques encombrées, des marchés, des rues et des venelles, une série de quartiers dont chacun était le domaine d’un métier différent, et où les gens vivaient, travaillaient, mouraient et recevaient leur sépulture ensemble; on a reconstitué des ateliers de forgerons, de fondeurs, d’émailleurs aux établis rutilants. Et on se représente aisément la foule qui vivait là au temps de Dumnorix, active, grouillante, tapageuse, et disposée, dans les jours de conflit politique, à fournir à un chef ambitieux l’appoint décisif d’une émeute populaire.
Nous nous expliquons maintenant pourquoi César, à chacun des livres de ses Commentaires, revient et insiste sur cette masse d’hommes qui suivent la fortune d’un chef. Il pose en règle générale: «Le degré de richesse et de noblesse chez les grands se mesure par le nombre de mercenaires et de clients attachés à lui: en dehors de cette force en serviteurs, il n’y a ni crédit ni pouvoir.»
Ces armées familiales et libres, ces suites innombrables [101] de cavaliers qui se lèvent à l’appel d’un seul homme, étonnent et inquiètent dès le premier jour le proconsul; cependant il a vu à Rome des puissances semblables, comme la famille d’esclaves et de clients de Crassus, comme la bande d’émeutiers dont vivent Clodius et Milon. Mais le clan gaulois lui paraît tout autrement formidable. Les têtes s’y comptaient, non par centaines, mais par milliers. Les serviteurs domestiques d’Orgétorix l’Helvète étaient au nombre de dix mille, sans parler de ses clients et de ses débiteurs, dont le chiffre, dit César, était également considérable: un tel clan, à lui seul, formait presque une tribu.
Quand il se déplaçait, avec ses femmes, ses bêtes et ses chariots, il semblait que ce fût un peuple à la recherche de nouvelles terres. Quand il grondait dans les villes, il n’y avait magistrat si puissant qui ne se sentît menacé; presque toujours le gouvernement des peuples gaulois ne gardait un cours régulier que parce que les deux ou trois plus grands clans se surveillaient et se neutralisaient. Mais souvent, le magistrat n’était que le premier serviteur d’un chef trop influent. Lorsque Dumnorix voulut affermer les impôts et péages de la cité des Éduens, nul n’osa se présenter contre lui, et il les eut à vil prix. «Vous croyez», disait Ambiorix, roi chez les Éburons, «que je commande à mon peuple: je ne suis que son principal sujet.» Orgétorix, accusé par les chefs de la cité, se présenta devant l’assemblée suivi des milliers d’hommes de son clan, et personne n’osa plus l’accuser.
Le clan, ayant son chef, ses groupes, son état-major, son armée, sa forteresse, ses serviteurs ruraux et urbains, était une cité dans la cité même. Comme elle, il avait des relations diplomatiques, il contractait des alliances au dehors; des liens d’hospitalité se formaient [102] entre les grands clans des peuples voisins. Comm avait des amis dans toute la Belgique. Dumnorix possédait chez les Séquanes et ailleurs un grand nombre d’hôtes ou d’obligés auxquels il avait fait largesse. Il s’était marié dans la famille d’Orgétorix; d’autres mariages avaient uni les siens aux plus puissantes familles des Bituriges et de nations plus lointaines. Pour aboutir à la fédération des cités, Dumnorix avait fait l’union des principaux clans, et telle était en effet la force énorme dont chacun d’eux disposait, que la confédération de trois ou quatre grands chefs suffisait pour les faire prétendre à l’empire de la Gaule.
Pareille institution n’était pas chose nouvelle dans le monde connu des Romains. Appius Claudius, quittant les montagnes de la Sabine pour immigrer sur le sol latin avec ses cinq mille clients; Fabius, allant combattre les Étrusques avec les trois cent six membres de sa famille et la foule de ses serviteurs, sont les précurseurs italiens de Dumnorix et de Vercingétorix. Seulement, le clan du patricien romain n’a pas la même allure que celui du chef gaulois. Il limite son horizon à la Forêt Ciminienne et au sommet du Mont Albain; ses hommes sont des fantassins entêtés, des combattants méthodiques, des laboureurs avides, des politiques vétilleux à la parole formulaire et à la pensée étroite. Le clan celtique est une bande de cavaliers aux galops indomptables, à l’humeur capricieuse, aux résolutions subites, rêvant de descendre dans les plaines lointaines, d’où l’on revient au son des chants et des vers, avec les têtes des vaincus se balançant sur le poitrail des montures.
C’est à la tête d’une multitude de ce genre, force militaire et familiale qui appartenait à lui seul, que se trouvait Vercingétorix l’an 53 avant notre ère. Lorsque César nous dit que le jeune chef possédait chez son peuple «un très grand pouvoir», cela signifie qu’il conduisait le clan le plus redoutable de la nation arverne.
La puissance de Vercingétorix s’accroissait singulièrement de sa valeur personnelle.
Les qualités et les défauts de son âme, nous ne pourrons les juger qu’en le voyant à l’œuvre. Mais la splendeur de son corps haut et superbe le désignait au commandement et à l’admiration des foules. Il avait la supériorité physique, qui donne à la volonté une assurance nouvelle. Il faut se le figurer avec cette grande taille qui émouvait les Romains, cet aspect farouche qui effrayait l’ennemi, droit sur son cheval de bataille, vêtu de la tunique aux couleurs bigarrées, la poitrine constellée de phalères de métal, ayant à son côté, suspendue par un baudrier d’or, la large et longue épée incrustée de corail, sur sa tête le casque surmonté d’un monstrueux cimier qui semblait prolonger encore sa haute stature, — mais aussi, flottant autour de cet appareil d’éclat et de terreur, le souffle vivant de la jeunesse, l’air de virginité militaire du chef adolescent qui n’a point encore souffert pour la liberté. S’il était vrai que les âmes des guerriers gaulois émigraient d’un corps à l’autre, les Arvernes ont pu se demander si Luern ou Bituit, les chefs encore célèbres de la Gaule triomphante, ne revenaient pas de leur lointain séjour sous la forme juvénile du dernier de leurs successeurs.
LE SOULÈVEMENT DE LA GAULE
Carnutes se... principes ex omnibus bellum facturos pollicentur.
César, Guerre des Gaules, VII, 2, § 1.
I. Révolte des Sénons et des Carnutes. — II. De l’intervention de la religion et des druides dans le soulèvement général. — III. Campagne de 53. Départ de César. — IV. Bilan de l’œuvre de César en Gaule; motifs de mécontentement. — V. Progrès de la conjuration: intervention de Comm et de Vercingétorix. — VI. Assemblée générale des conjurés. — VII. Soulèvement. Vercingétorix, roi à Gergovie.
La mort de Dumnorix et d’Indutiomar, la défaite d’Ambiorix avaient arrêté le soulèvement de la Gaule en 54; mais la conjuration, une fois formée, ne s’était point rompue.
Au mois de mars 53, César réunit à Samarobrive (Amiens) l’assemblée générale de la Gaule: il la présida, à son habitude, du haut de son tribunal. Les Trévires, en guerre avec lui, n’y parurent pas, et le proconsul n’eut pas lieu de s’en étonner. Mais, pour la première fois depuis qu’il commandait en Gaule, deux des principales nations celtiques, les Sénons et les Carnutes, refusèrent [105] d’envoyer des députés pour jouer près du camp romain la comédie de la liberté gauloise.
Elles avaient, quelques semaines auparavant, aboli la royauté que César leur avait imposée. Chez les Carnutes, le roi Tasget avait été égorgé sans autre forme de procès. Chez les Sénons, le roi Cavarin avait été, semble-t-il, condamné régulièrement par le sénat de la nation, présidé ou conseillé par Acco: mais on avait apporté une telle solennité à l’affaire que Cavarin avait eu le temps de se réfugier, à la tête des siens, auprès du proconsul. Ni des Carnutes ni des Sénons César n’avait reçu les satisfactions qu’il désirait; ils avaient au contraire échangé des promesses avec les Trévires, et leur abstention à Samarobrive ressemblait à une déclaration de guerre.
La révolte de ces deux peuples avait une tout autre importance que celle des Éburons et des Trévires, peuplades à demi germaniques, presque cachées entre la Moselle, la Meuse et le Rhin, derrière les fourrés et les marécages de la forêt des Ardennes.
Les Sénons et les Carnutes étaient alors parmi les nations les plus considérées de la Gaule: ils n’étaient guère inférieurs, comme rang et comme puissance, qu’aux Rèmes et aux Éduens. Les Sénons passaient pour un peuple «solide et de grande autorité». Ils possédaient un très vaste territoire, s’étendant depuis les pentes septentrionales du Morvan éduen jusqu’aux abords de la Marne; ils étaient maîtres de la plupart des vallées qui convergent du Sud et de l’Est vers le bassin de Paris: celles de la Seine, de l’Armançon, de l’Yonne (sur les bords de laquelle étaient leur principale ville, Agedincum, Sens), du Loing et de l’Essonne. Une alliance étroite les avait unis aux Parisiens de Lutèce. Ils commandaient ainsi les principales routes qui, d’Amiens, menaient au centre [106] et au sud de la Gaule: hostiles à César, ils lui fermaient le plus court chemin de l’Italie.
La défection des Carnutes était presque aussi grave au point de vue militaire, elle avait une portée morale beaucoup plus grande. C’était une des nations les plus célèbres et les plus étendues de la Gaule centrale. Elle s’appuyait sur les deux plus grands fleuves: au Sud, elle possédait les deux bords de la Loire, à l’endroit même où celle-ci remonte le plus vers le Nord, et elle avait sur la rive septentrionale sa principale ville, Génabum (Orléans), la clé de la défense militaire de tout le bassin; au Nord, les Carnutes possédaient, en face du débouché de l’Oise, les bords de la Seine, de Mantes à Poissy. Leur territoire était regardé par les Celtes, comme «le milieu de la Gaule entière», et fort justement. Car il servait de lien entre les terres armoricaines à l’Ouest et les plateaux éduens à l’Est, entre la Belgique qu’il touchait au Nord et les Bituriges et les Arvernes qu’il avoisinait au Midi. C’était un centre merveilleux pour les opérations commerciales: à la suite des victoires de César, les marchands romains s’établirent à Orléans et y ouvrirent leurs magasins. Les Carnutes possédaient du reste ce dont César avait le plus besoin pour se maintenir en Gaule, la race des robustes chevaux du Perche, la fécondité des blés de la Beauce; aussi le proconsul avait-il installé à Génabum son principal service d’approvisionnement. Enfin, dernier et redoutable élément d’influence, les Carnutes inspiraient aux Gaulois une sorte de respect religieux: chez eux se trouvait l’enceinte consacrée où se réunissait, chaque année, le conseil général des druides. C’était sur la terre carnute que reposait toujours, malgré la désunion des peuples, le foyer commun de toute la Gaule.
Les Carnutes avaient donc, autant que les Arvernes, plus même que les Éduens, le droit de jouer en Gaule [107] un rôle universel. Seuls peut-être d’entre les peuples du Centre, ils jouissaient d’une certaine autorité parmi les tribus de l’Armorique, dont quelques-unes leur étaient apparentées. Ils furent une des nations qui maintinrent l’unité religieuse et la grandeur du monde celtique. Leur abstention, en mars 53, paraissait signifier à César que les dieux de la Gaule commençaient à se séparer de lui. Si la forêt sacrée des Carnutes se peuplait de ses ennemis, les hauts sommets où habitait Teutatès ne tarderaient point à s’illuminer des feux de la révolte.
Le nom des Carnutes doit attirer notre attention sur les druides. Ont-ils, eux aussi, dénoncé la guerre à César, ou se sont-ils tenus, eux et leurs dieux, dans la neutralité? Quelle a été, depuis l’arrivée jusqu’au départ du proconsul, l’attitude de l’aristocratie religieuse en face du peuple romain?
À ces questions, nul ne pourra jamais répondre que par des conjectures. On ne trouvera pas la moindre allusion, dans les Commentaires de César, à un rôle joué par la religion dans la guerre de la Gaule; et les autres historiens, plus ou moins influencés par lui, imitent sur ce point sa réserve.
Ce silence doit être voulu. César a vécu pendant quelques mois auprès du druide Diviciac; il en a fait son confident et son conseiller dans des causes délicates: pas un instant il n’a mentionné sa qualité de prêtre. Il a prêté aux chefs gaulois de beaux et longs discours: il évite de leur faire prononcer les noms des dieux. Une seule fois, dans le cours des grandes révoltes, nous nous apercevons qu’ils pensaient à la divinité en combattant, et c’est en [108] lisant le livre des Commentaires qui n’est point écrit par César.
Le proconsul a la ferme volonté de tenir les puissances religieuses à l’écart du récit de ses démêlés avec les hommes. A-t-il jugé, lui, sceptique par philosophie, qu’il était inutile de faire intervenir, pour expliquer des affaires sérieuses et positives, les fantômes créés par l’imagination craintive des peuples? ou bien, politique prudent, a-t-il voulu insinuer aux Gaulois, en racontant ses victoires, que leurs dieux n’ont paru nulle part, et que, s’ils se trouvaient d’un côté, c’était de celui des Romains? ne dit-il pas lui-même, et tout à fait incidemment, que ces dieux ressemblaient à ceux de Rome, leur Teutatès n’étant que Mercure? Quoi qu’il en soit, tous les insurgés dont parle César, Ambiorix, Indutiomar, Vercingétorix lui-même et surtout, et les soldats aussi bien que les chefs, n’apparaissent dans les Commentaires que comme des hommes qui commandent ou qui obéissent, et rien de plus, ignorants de la prière et de la foi, étrangers à toute crainte religieuse et à toute espérance vers le ciel. César ne leur a laissé que l’allure militaire, et le moins possible de couleur locale. Il a laïcisé à outrance l’esprit et l’histoire de la Gaule.
César a par là, sinon dénaturé, du moins dénudé cette histoire. Nul ne croira que la Gaule n’ait pas appelé prêtres et dieux à son secours. Ces hommes, que leur adversaire regarde comme voués aux superstitions, ont dû terriblement jouer de leurs croyances dans ces journées décisives de leur vie; ces dieux, dont la multitude grouillait sur les montagnes, le long des sources et dans les bois, ont dû s’agiter sur le passage de tant d’hommes en armes; le sang des victimes humaines a dû couler pour solenniser les serments des conjurations suprêmes et attirer sur les étendards gaulois la faveur des [109] puissances souveraines. Il est impossible que les druides, leurs prophètes et leurs bardes soient devenus subitement muets à l’arrivée des Romains: les prêtres et les desservants de la religion gauloise avaient la parole facile et l’humeur loquace. Voilà des hommes dont César nous dit, textuellement: «Ils décident presque de toutes les causes privées et publiques; ils peuvent interdire les sacrifices aux particuliers et aux nations mêmes qui n’acceptent pas leurs sentences: il n’y a en Gaule que deux classes qui soient considérées, les druides et les chevaliers; et c’est par les prêtres que les magistrats peuvent être installés.» Croira-t-on que, jusque-là arbitres et juges suprêmes, les druides aient brusquement abdiqué leur puissance? Je ne m’imagine pas la subite abstention de tout un sacerdoce au milieu des conflits politiques et des luttes nationales.
Si la logique des faits n’a point subi trop de démentis dans la guerre des Gaules, s’il est permis de deviner la conduite des hommes d’après leur origine et leur caractère, voici ce qu’on pourrait supposer de l’histoire des druides depuis l’arrivée des Romains.
À aucun moment, je doute qu’ils aient été unanimes pour ou contre Jules César. Le sacerdoce partagea les querelles et les partis-pris de la noblesse, à laquelle il était allié. Malgré leurs assemblées générales et leur chef unique, les prêtres étaient divisés entre eux; les armes seules décidaient parfois du choix du grand pontife. Éduens et Séquanes, chaque parti devait tenir à ce qu’il fût homme de son goût, comme Athéniens ou Spartiates cherchaient à faire parler leur langue à la sibylle d’Apollon.
Au début, les prêtres, ainsi que les nobles, sont en majorité du côté de César. C’est un druide que Diviciac, le traître le plus intelligent et le plus utile que le proconsul ait rencontré chez les Gaulois; et je soupçonne [110] que le druidisme était particulièrement influent chez les Éduens, amis presque séculaires du peuple romain.
Insensiblement, les prêtres, eux aussi, s’éloignèrent du proconsul. Il n’est plus question de Diviciac après 57. L’impérialisme militaire de César s’accommodait mal d’une théocratie officieuse. Ce fut, de tous les Romains, celui que les scrupules religieux ont le moins arrêté. Les dieux gaulois ne troublèrent pas plus son bon sens que les dieux de Rome. Il s’est passé, sans nul doute, des auspices sacerdotaux pour introniser Tasget et Cavarin; on ne se représente pas les druides inaugurant l’assemblée de la Gaule sous la présidence du général romain. La civilisation latine menaçait d’une fin prochaine ce qui faisait la grandeur et la puissance du sacerdoce national: les chants des bardes, les prophéties des devins, les sacrifices sanglants des prêtres. En présence de César, les lyres ne résonnaient plus de la louange des héros gaulois, et les dieux étaient sevrés de victimes humaines.
Depuis l’hiver de 54–53, la majorité des druides est passée (je le suppose du moins) du côté de la conjuration: si les prêtres n’en furent pas les inspirateurs, ils en étaient du moins les auxiliaires. Quatre ans plus tard, lorsque César quitta pour toujours la Gaule vaincue, les bardes et les druides furent les premiers à se réjouir, et reprirent, ceux-là leurs harpes et ceux-ci leurs couteaux. Après la mort de Néron, au temps de l’incendie du Capitole, ce sont les druides qui prophétisent la revanche des Celtes: les Romains ne séparent pas leur nom de la crainte d’une révolte gauloise. De la même manière, à la veille du principal soulèvement, ils ne purent être que du côté de ceux qui le préparaient. Ce fut dans la profondeur des bois que se tinrent les conciliabules des chefs, et ces bois étaient l’asile ordinaire des rendez-vous sacrés. Les conjurés profitaient des fêtes d’hiver pour haranguer les hommes, [111] et c’étaient des prêtres qui présidaient à ces fêtes. Un des deux chefs carnutes qui proclameront la guerre dans l’hiver de 53–52, semble être revêtu d’un sacerdoce.
Car, enfin, ce sont les Carnutes qui, les quatre dernières années de la guerre, se sont périodiquement faits «les hérauts» du soulèvement (et, chose étrange! leur nom signifie peut-être, en langue celtique, la trompette de combat). En 54, ils massacrent le roi imposé par Rome; en 53, ils refusent de venir à l’assemblée convoquée par César; en 52, l’année de Vercingétorix, ils donnent le signal de l’entrée en campagne; l’année suivante encore, après la chute d’Alésia, ils recommenceront la lutte à l’improviste, au beau milieu de l’hiver. Ils furent, de tous les peuples de la Gaule, celui qui s’acharna le plus à vouloir la liberté, et c’était celui qui offrait l’hospitalité à la réunion des prêtres. Ce ne peut être un hasard si le mot d’ordre de la révolte a toujours été lancé près de l’enceinte sacrée où les druides prenaient leurs décisions.
Mais, en mars 53, le signal fut encore donné trop tôt: aucune autre nation du Centre ne se trouva en mesure de suivre l’exemple des Éburons et des Trévires, des Sénons et des Carnutes.
César agit avec cette rapidité de décision qui est le trait distinctif de sa nature. Il ne laissa pas au mouvement le temps de s’étendre vers le Sud. L’assemblée de la Gaule à peine réunie, à Samarobrive, et l’absence des révoltés une fois constatée, il la déclare suspendue, la renvoie à Lutèce chez les Parisiens, et se dirige à grandes étapes vers le territoire des Sénons. La marche fut si prompte, qu’ils n’eurent même pas le temps de se réfugier [112] dans leurs places-fortes. Ils firent leur soumission, les Carnutes de même: les Éduens intercédèrent pour ceux-là, les Rèmes pour ceux-ci. César se fit livrer des otages par chacun des deux peuples, et les choisit parmi les plus compromis: mais il réserva toute autre décision. Il revint ensuite à Lutèce, et tint l’assemblée, où il fixa le contingent de cavalerie que la Gaule devait lui fournir pour la prochaine campagne.
Alors, disent les Commentaires, «la Gaule centrale étant pacifiée, César n’eut plus de pensée et de volonté que pour s’acharner contre les Trévires et les Éburons». Une guerre inexpiable commença. Labiénus écrasa encore les Trévires, et ce qui restait de la nation fut donné à Cingétorix, l’ami du peuple romain. César traqua les Éburons comme des bêtes fauves, et pour les anéantir plus sûrement, il sembla convier les Germains eux-mêmes à prendre part à la curée. Mais Ambiorix échappa, les Germains maltraitèrent moins les Éburons que les hommes de César, et ce fut avec un sentiment de dépit que celui-ci ramena ses légions à Durocortorum (Reims).
Là se réunit l’assemblée d’automne. Les événements de l’année n’avaient point disposé César à la clémence. Il consacra cette session à instruire l’affaire des Carnutes et des Sénons: il ne fut pas question de pardon et d’oubli. Acco, le chef des conjurés sénons, fut condamné à la peine capitale, et César prit soin qu’il fût exécuté à la manière romaine. D’autres otages s’étaient enfuis avant le jugement: ils furent condamnés à l’exil. Puis l’assemblée fut congédiée.
La campagne militaire et diplomatique de l’année 53 était achevée. Il n’y avait plus d’hommes en armes en deçà du Rhin, sauf Ambiorix et ses quatre compagnons: tout le monde avait obéi à la réunion d’automne. La Gaule entière était cette fois, écrivait César sur ses tablettes, [113] «tranquille et apaisée». Il désigna les campements d’hiver de ses dix légions: deux furent logées près des Trévires, sur l’Aisne, la Meuse ou la Moselle, surveillant la frontière de la Germanie et les retraites d’Ambiorix. Le gros de l’armée fut déplacé vers le Sud, dans le bassin de la Seine: six légions à Sens, deux autres plus bas encore, chez les Lingons du pays de Langres et de Dijon; Caius Fufius Cita, chevalier romain, fut envoyé à Génabum (Orléans), pour diriger l’approvisionnement des camps romains. Labiénus, le plus capable et le plus élevé en grade des lieutenants de César, fut chargé de veiller au salut de l’armée, pendant l’absence du proconsul.
Sauf le corps qui avoisinait les Germains, les légions romaines se trouvaient sur la route directe qui menait du Nord en Italie, comme si César, après six années de campagnes, voulait déjà leur montrer le chemin du retour. Lui-même prit cette route, franchit les Alpes, arriva sur les bords du Pô.
L’hiver survenait, les forêts celtiques se dépouillèrent, et les Gaulois virent reparaître la verdure éternelle des guis aux rameaux des arbres dénudés (novembre 53).
Presque chaque année, à l’entrée de l’hiver, Jules César avait annoncé de même la pacification de la Gaule. Mais jamais il n’y avait cru davantage, jamais il ne se trompa plus complètement.
À force de ne voir dans la Gaule que des cités jalouses et des partis ennemis, il s’était persuadé qu’elle était plus incapable que la Grèce même de s’entendre contre l’étranger; il se fit illusion sur la force et la nature des sentiments des vaincus, sur la durée et l’étendue de leurs [114] colères. Son attitude pendant l’hiver qui commence est d’une étrange imprudence. Il ne se doute de rien, son service d’espionnage, si bien fait l’année précédente, ne lui donne aucun renseignement essentiel. Ses légats demeurent immobiles et tranquilles dans leurs campements; s’il lève des troupes en Cisalpine, c’est contre ses ennemis du sénat. De Langres ou de Dijon, où campent ses légions les plus proches, jusqu’à Lucques ou Ravenne, où il va s’installer, il y a 150, 200 lieues et davantage, plus d’une semaine de chevauchée rapide, et pas un détachement important pour garder les communications. Les dix légions elles-mêmes, ramassées entre les plaines de la Champagne et le plateau de Langres, ne commandent pas sur plus d’un dixième de la Gaule. Ce qui peut se passer en Auvergne, sur la Loire ou en Armorique, leur échappe complètement. César ne prévoit pas l’imminence d’un mouvement général; il le juge impossible, matériellement et moralement.
Car c’est le propre des ambitions universelles de méconnaître la valeur du patriotisme, la force de l’esprit national. Napoléon se brisa à vouloir briser les peuples. César se perdit deux fois par mépris ou ignorance des sentiments d’une nation: lorsque, dictateur à Rome, il crut qu’il pouvait y être roi; lorsque, proconsul dans la Gaule, il la crut soumise le jour où elle fut silencieuse.
À cette heure où il ignorait le plus ce qui se faisait en Gaule, les Gaulois dressaient le bilan de ce que César leur avait apporté. — L’aristocratie l’avait accueilli, et il lui avait imposé un roi chez les Carnutes, chez les Sénons et ailleurs. Les Éduens lui avaient donné l’alliance de la Gaule, et il avait pris la présidence de l’assemblée, et il avait grandi, contre eux, la puissance des Rèmes. Il s’était dit le sauveur des Séquanes, et il avait laissé les Rèmes encore leur dérober leur clientèle. Les plus grands [115] chefs étaient morts, et non pas tous sur les champs de bataille: Acco, Indutiomar, Dumnorix, le plus populaire de tous. L’action néfaste de César avait détruit des sénats entiers, les uns massacrés, d’autres frappés de proscription. Les nobles traînaient à travers les campements leurs tristesses d’otages éternels. Cette superbe cavalerie qui était l’ornement de la Gaule s’était usée dans des chevauchées sans gloire en Bretagne et en Germanie. Pour ménager ses fantassins légionnaires, César exposait ses auxiliaires gaulois aux principaux dangers. Ses commis aux vivres drainaient les blés et les fourrages; les marchands romains commençaient dans les grandes villes leur besogne d’accapareurs et d’usuriers. César était venu pour délivrer la Gaule: il y tenait ses assises à la Romaine. Il était venu pour chasser les Germains: et, dans l’été qui venait de finir, il leur avait presque ouvert la frontière pour satisfaire sa haine contre Ambiorix. Que de contradictions entre ses premières paroles et ses derniers actes!
Ceux qui énuméraient ainsi les actions de César rappelaient aussi le passé de la Gaule, cette liberté dont elle avait été si fière jusqu’à l’arrivée des Romains, cette gloire militaire dont le monde entier avait tremblé. Mourir pour mourir, il valait mieux que ce fût les armes à la main, contre l’ennemi national. Et puis, était-on sûr de ne point revivre après ce qu’on appelait la mort?
Tels étaient les propos qui s’échangeaient dans les grandes réunions d’hommes, les jours de marchés et les jours de fêtes. L’hiver, la population est moins dispersée dans les champs, les fêtes sont plus nombreuses, les [116] familles se rapprochent davantage. Les chefs, parents, amis ou complices d’Acco et des meurtriers de Tasget, profitaient de ces assemblées pour travailler leurs clients et la foule. Deux surtout parlèrent et agirent: Comm en Belgique et Vercingétorix dans la Gaule centrale.
Comm l’Atrébate, roi chez les Morins, répudiait lui aussi cette amitié de César qui lui avait valu sa royauté. Il se faisait le chef du complot dans le Nord, où son nom était fort connu. C’était un homme intelligent, adroit, actif, quoique un peu trop agité pour l’œuvre qu’il s’agissait de mener à bonne fin. Ses démarches dans les cités voisines firent surprendre son secret par Labiénus; il se laissa attirer dans une embuscade, d’où il sortit grièvement blessé, réduit à l’impuissance, et la conjuration fut ajournée en Belgique.
Le légat de César paraît avoir été moins au courant de ce qui se passait entre la Seine et les montagnes du Centre. Vercingétorix allait et venait sans être inquiété, et «sa parole ardente et fière réveillait l’amour de l’antique liberté».
Peu à peu l’entente se fit ou se renoua entre les principaux chefs. Des réunions plus nombreuses, plus mystérieuses et plus décisives furent tenues dans les bois ou dans des retraites invisibles, et l’on y parla nettement des moyens de soulever la Gaule. De sûrs messagers circulèrent rapidement entre toutes les cités du Centre et de l’Ouest, de Génabum à Gergovie, de Lutèce jusqu’en Armorique (décembre 53).
Enfin, le rendez-vous général fut fixé dans une de ces forêts profondes où la Gaule conjurée pouvait délibérer [117] sans autre crainte que celle de ses dieux. Tout contribua à donner à cette assemblée une poignante solennité. Les principales nations étaient représentées par les plus nobles de leurs chefs; les hommes, au fond de ces bois, se trouvaient plus près de la divinité; on avait apporté les étendards militaires des tribus, signes aimés de leur gloire d’autrefois et symboles de leur génie éternel.
On se mit aisément d’accord sur les points essentiels. — Le soulèvement devait avoir lieu sur-le-champ, en plein hiver, pendant que César, ignorant tout, était séparé de ses légions: en son absence, les légats n’oseraient point bouger, lui-même craindrait de revenir sans une armée pour escorte. Pourrait-il même quitter Ravenne, où il se trouvait en ce moment? D’étranges nouvelles venaient d’arriver d’Italie: Clodius, l’ami de César, avait été tué (30 décembre 53); l’incendie ravageait le forum, la république était en danger; le sénat armait des légions, sans doute contre le proconsul. Ces nouvelles, défigurées par la distance et l’exagération habituelle aux Gaulois, leur donnaient une excitation de plus, achevaient de les affermir dans leur décision. — César pourrait être pris entre deux adversaires, le sénat et la Gaule. Il fallait, par un coup de main, lui couper la route des camps. La prise d’armes devait avoir lieu, à quelques heures près, le même jour dans toutes les cités conjurées.
Il fallut décider alors quelle nation et quels chefs auraient le périlleux honneur de donner le signal. On fit de belles promesses à ceux qui voudraient, au péril de leur vie, se dévouer à la liberté de la Gaule. Les Arvernes ne pouvaient être appelés à ce rôle, puisque les chefs de la nation, Gobannitio et les autres, étaient hostiles au parti des patriotes. Les Carnutes, au contraire, étaient tout désignés pour le remplir: ils étaient, depuis deux ans, [118] entraînés contre César sans retour possible; leur territoire étant au centre de la Gaule, le signal qu’ils feraient arriverait en même temps à toutes les nations conjurées. Ils acceptèrent d’eux-mêmes de commencer le combat, et de faire la première libation de sang romain.
Il est probable qu’on agita enfin la question du commandement suprême. Peut-être promit-on dès lors à Vercingétorix de rendre la suprématie au peuple arverne, s’il parvenait à le rendre à la cause de la liberté.
Les Carnutes avaient expérimenté par deux fois l’humeur inconstante de leurs compatriotes: ils demandèrent des garanties, pour n’être pas abandonnés dans cette aventure capitale. L’usage était en Gaule de laisser des otages entre les mains des chefs envers lesquels on s’engageait: mais à le faire maintenant, on eût risqué d’ébruiter le complot. Alors, et toujours sur la proposition des Carnutes, on remplaça le lien corporel des otages échangés par le lien religieux du serment collectif. — Les étendards sont approchés et réunis en faisceau, ce qui est le symbole de l’entente des tribus associées: les chefs les entourent, et, les mains étendues vers ces témoins des patries conjurées, ils prêtent serment de répondre au signal donné. — C’était la plus puissante des cérémonies, l’acte mystérieux et redoutable d’une fédération sacrée. Les chefs, désormais, n’appartenaient plus qu’à leurs dieux, gardiens de la cause et du serment.
Des remerciements furent votés aux Carnutes. Le jour précis de la révolte fut fixé. On arrêta sans doute un système de signaux et de crieurs pour mettre ce jour-là Génabum en communication rapide avec le reste de la Gaule. Puis on se sépara. Vercingétorix, à Gergovie, attendit le mot d’ordre.
Pendant ce temps, César, à Ravenne, suivait avec inquiétude les événements de Rome. C’était le fort de [119] l’hiver. Les fleuves débordés avaient détruit les routes des plaines; les sentiers des montagnes disparaissaient sous la neige; les ruisseaux étaient pris par la glace; les Alpes et les Cévennes étaient devenues impraticables, et leur double muraille fermait la Gaule à César (52, milieu de janvier).
Le jour fixé, deux chefs carnutes, Gutuatr et Conconnetodumn, hommes d’audace et d’aventure, les «risque-tout» de l’indépendance, pour parler comme César, donnent le signal, réunissent leurs hommes et entrent dans Génabum. Ils vont droit aux maisons où habitaient les citoyens romains, les égorgent sans trouver de résistance et font main basse sur leurs biens. Cita, le chef de l’intendance de César, périt comme les autres. La révolte commençait en Gaule ainsi qu’elle débutait toujours dans les pays soumis à Rome: le premier sang versé était celui des trafiquants italiens, avant-coureurs de la servitude et ses premiers bénéficiaires.
Cela se fit au lever du soleil, un matin de janvier. Des crieurs, tout autour de Génabum, avaient été disposés à travers champs et forêts jusqu’aux extrémités de la Gaule. De relai en relai, la nouvelle gagna le même jour les cités voisines. Et telle était la rapidité et le nombre de ces étapes vocales qu’avant huit heures du soir, à 160 milles de là, Vercingétorix et les hommes de l’Auvergne reçurent le signal: il traversa la Gaule avec la vitesse du vent, faisant cinq grandes lieues à l’heure. En quarante-huit heures, tous les conjurés de la Gaule entière durent entendre le mot d’ordre de la liberté.
Vercingétorix était à Gergovie. Au premier cri venu [120] de Génabum, il fit prendre les armes à son clan, qu’il n’eut pas de peine à entraîner pour la liberté. Mais un obstacle l’arrêta sur-le-champ. Gobannitio son oncle et les autres chefs, tenus sans doute jusque-là à l’écart du complot, le désavouent dès qu’ils le connaissent. On court aux armes de part et d’autre. Vercingétorix et les siens sont les plus faibles, et jetés hors de Gergovie.
Mais ce ne fut, pour les amis de César, qu’un court répit. Dans la campagne, où la dureté de la saison suspendait les travaux des champs, le fils de Celtill n’eut point de peine à grossir sa troupe de nombreux partisans. La plèbe rurale, les chemineaux de l’hiver, les misérables fugitifs que des années de luttes politiques avaient éloignés de la ville, toutes ces ruines humaines de la misère et de la discorde, se réunirent à Vercingétorix. Au nom de la liberté de la Gaule, beaucoup de ces prolétaires s’insurgeaient sans doute par haine de l’aristocratie dominante qui les exploitait dans les chantiers et sur les terres.
En quelques jours, peut-être seulement en quelques heures, le fils de Celtill eut, derrière ses propres hommes, toute une armée, groupée par le souvenir de son père, le besoin de combattre, l’éloquence de sa parole, le prestige de sa cause: car il l’exhortait de s’armer «pour la défense de la liberté de toute la Gaule», et il en était le chef et l’orateur. Alors il put rentrer sans peine à Gergovie; et, à leur tour, Gobannitio et les autres chefs furent chassés de la ville et expulsés du pays.
Revenu en vainqueur dans la cité de son père, Vercingétorix fut acclamé comme roi par ceux qui s’étaient dévoués à sa fortune. Il accepta le titre, il prit le pouvoir. Ce n’était sans doute qu’une tyrannie tumultuaire, à peine plus qu’une démagogie militaire, et beaucoup de nobles ses congénères ont dû hésiter à la reconnaître. Mais la noblesse quasi royale de sa lignée, la gloire de [121] son père Celtill, la sainte conjuration de la Gaule donnaient à cette royauté la consécration légitime aux yeux des hommes et des dieux. Pour la première fois depuis la défaite de Bituit, la monarchie arverne était reconstituée. C’était le premier triomphe de la Gaule révoltée.
À la même date, à l’arrivée du signal carnute, les autres chefs confédérés avaient fait prendre les armes à leur peuple, égorgé les citoyens romains, appelé les milices au lieu ordinaire de concentration, mis en état les places-fortes, accumulé l’or et l’argent dans les trésors et les armes dans les arsenaux. Une fièvre intense agita subitement la Gaule.
Une fois maître de Gergovie, Vercingétorix envoya des députés annoncer sa victoire à tous les chefs de la conspiration; son message leur rappelait les stipulations de la grande assemblée, les adjurait de demeurer fidèles au serment prêté, les convoquait sur les terres arvernes. Sur-le-champ, les chefs gaulois se mirent en marche, à étapes forcées, pour se réunir à Vercingétorix et s’entendre avec lui sur les résolutions suprêmes. Il y avait à peine quinze jours qu’ils s’étaient séparés: deux semaines avaient suffi aux cités gauloises pour jurer d’être libres et pour le devenir (fin janvier 52).
L’EMPIRE GAULOIS
Unum consilium totius Galliæ, ... cujus consensui ne orbis quidam terrarum possit obsistere.
César, Guerre des Gaules, VII, 29, § 6.
I. Jusqu’à quel point le soulèvement s’explique par un mouvement démocratique. — II. Quels peuples prirent part à la conjuration. — III. Vercingétorix élu chef suprême. — IV. Nature de ses pouvoirs. — V. S’il y a eu des institutions fédérales. Monnaies frappées par les conjurés. — VI. Espérances et ambitions d’un empire gaulois.
Vercingétorix et les Carnutes réalisaient donc le dessein que, dix ans auparavant, avaient conçu Orgétorix l’Helvète et Dumnorix l’Éduen, et auquel n’avaient cessé de songer, malgré les incertitudes du moment, les patriotes gaulois. Car, en dehors des hommes qui ne voyaient que l’intérêt de leur classe, comme Diviciac, de leur pouvoir, comme Cingétorix, de leur cité, comme les Rèmes, d’autres rêvaient d’une patrie collective, d’une grande Gaule, libre et fédérée, image peut-être de cette fraternité celtique dont parlaient les druides.
La gloire d’avoir soulevé la Gaule n’appartient en [123] propre à aucune classe d’hommes, à aucun parti politique. Elle ne revient ni à l’aristocratie, ni à la démocratie.
Ces deux mots sont, à vrai dire, trop savants pour garder toujours leur raison d’être au delà des Alpes. À force d’avoir sous les yeux les misères politiques de la Grèce et de Rome, les anciens et les modernes ont trop souvent voulu que la Gaule leur ressemblât. Mais la Celtique de César différait trop de l’Hellade de Polybe pour se laisser absorber par les mêmes amours-propres de parti. On ne peut appliquer à une nation pleine d’hommes, jeune et débordante, vivant d’action et de sentiments plus que de logique et de systèmes, les mêmes théories qu’à la Grèce, vieux peuple, pauvre en hommes et riche en idées, usé par cinq siècles de lois écrites et de scolastique politique. En réalité, les principes comptaient en Gaule beaucoup moins que les personnes.
Chaque nation n’y était pas divisée sans remède entre deux classes d’hommes et deux notions de gouvernement, l’aristocratie et la démocratie, la noblesse et la plèbe, les riches et les pauvres. Ces deux classes existaient sans doute, mais elles ne correspondaient pas toujours à deux formules différentes de la vie publique et des intérêts sociaux.
La plèbe des cités gauloises ressemblait moins à celle des Gracques et de Cléon qu’à celle des Tarquins et de Servius Tullius. Elle n’a pas d’organisme propre, elle n’existe pas comme «ordre» politique, elle est diffuse et amorphe, flottant entre les divers clans, morcelée entre les principaux chefs. Elle ne représente d’autre parti que celui de ses patrons. Si certains des nobles sont regardés comme des démagogues, c’est parce qu’ils gagnent ou achètent le plus de plébéiens possible: mais ce n’est pas la démocratie qu’ils veulent établir, c’est leur autorité [124] personnelle, et s’ils ont contre eux l’aristocratie, cela veut dire que les autres chefs s’opposent à la monarchie de l’un d’eux. Tout se ramène peut-être, en fin de compte, à des conflits de personnes ou de familles.
Le mouvement national de 52 n’est donc pas la revanche de la démocratie gauloise sur l’aristocratie sénatoriale, complice de César. Assurément, il y a eu un sentiment semblable chez quelques peuples, et notamment chez les Arvernes, où la victoire des patriotes mit fin au gouvernement de l’oligarchie, amie du proconsul: mais, même à Gergovie, Vercingétorix se regarda sans doute moins comme le champion de la plèbe que comme le vainqueur des familles rivales. Ailleurs, chez les Sénons et les Carnutes, c’était au contraire une coalition de chefs qui avaient brisé la suprématie de l’un d’eux, tyrannie locale bourgeon de la tyrannie de César.
Ne réduisons pas la révolte de la Gaule aux mesquines proportions d’une affaire de parti, comme a été celle de Capoue, lorsqu’un chef démocratique y appela Hannibal en humiliant le sénat local. César, qui n’eut aucun intérêt à embellir ses adversaires, ne leur fait parler que de patriotisme et de liberté. Laissons-leur les sentiments dont il leur a prêté le langage.
Toutefois, si l’on veut, pour expliquer cette révolte, chercher d’autres causes que de nobles ambitions, on pourra simplement dire qu’elle triompha par l’union des deux peuples les plus désignés pour jouer en Gaule un rôle universel, qui avaient le plus d’influence religieuse ou de gloire politique, qui étaient le cœur du territoire ou le centre des souvenirs, les Carnutes et les Arvernes.
Voici les peuples et les chefs qui se firent représenter auprès de Vercingétorix.
Les Arvernes finirent sans doute par accepter sa royauté. Mais ce ne fut pas sans arrière-pensée chez quelques-uns. Parmi les chefs qui entourent Vercingétorix, Épathnact se ralliera assez vite à César et deviendra «un très grand ami» de Rome. En revanche, le roi des Arvernes a près de lui deux vaillants auxiliaires: son cousin Vercassivellaun, fils de la sœur de sa mère; Critognat, un des hommes les plus nobles et les plus influents du pays, patriote ardent et écouté.
Les Carnutes ont pour chefs les deux conjurés de Génabum: Conconnetodumn et Gutuatr. C’est celui-ci, surtout, qui fut regardé comme le boute-feu de la révolte. Jusqu’à son dernier jour, il inspirera aux Romains une haine inexpiable. Ils ne furent pas éloignés de lui attribuer tous leurs malheurs. Vercingétorix a été pour eux un adversaire, Gutuatr, une sorte de génie malfaisant, exécuteur d’œuvres sanglantes. Peut-être était-il revêtu de quelque sacerdoce, qui en faisait l’homme des sacrifices humains.
Au sud-ouest des Arvernes, les Cadurques, leurs clients traditionnels du Quercy, avaient envoyé leur chef favori Lucter: c’était peut-être l’homme le plus riche de sa nation, il avait dans sa clientèle une ville entière, Uxellodunum, aussi grande et presque aussi forte que Gergovie; mais, surtout, c’était l’homme le plus entreprenant qu’on pût voir, le moins capable de désespérer, prêt à toutes les audaces d’actes et de projets, désigné pour les chevauchées les plus aventureuses. — Dans [126] cette même région, d’autres voisins immédiats des Arvernes, les Lémoviques du Limousin, apportèrent à la ligue le contingent d’une race à peine moins robuste que celle d’Auvergne: la nation tout entière y adhéra, sous les ordres de Sédulius, à la fois son magistrat et son chef de guerre. — Chez les Pictons du Poitou, au contraire, il n’y eut pas unanimité: une partie seulement d’entre les tribus accepta le mouvement, une des villes principales, Lémonum (Poitiers), demeura fidèle aux Romains.
En revanche, tout le Nord-Ouest de la Gaule, sans exception, depuis la Loire jusqu’à la Seine, se rallia publiquement à l’insurrection: ce qui fut dû peut-être à l’influence qu’exerçaient les Carnutes dans ces contrées sauvages, belliqueuses et dévotes. Là étaient les Aulerques (Le Mans, Jublains, Évreux), avec leur vieux Camulogène, le robuste vétéran des guerres gauloises, l’un des généraux les plus expérimentés du pays celtique; les Andes (Anjou), qui avaient pour chef militaire Dumnac, un opiniâtre et un entêté, à qui il sera impossible de demander grâce; les Turons ou gens de la Touraine; et enfin toutes les peuplades qui formaient la ligue armoricaine, marins et soldats des côtes de l’Océan breton et normand. Sur ces dernières, toute conspiration pouvait compter: elles n’avaient cédé en 57 que devant les légionnaires; elles avaient commencé dès l’année suivante la série des révoltes; au temps de l’alerte d’Indutiomar, leurs armées s’étaient trouvées subitement prêtes à entrer en campagnes. Comme les Carnutes et comme les Belges, les peuples d’Armorique ne savaient point guérir de l’indépendance. Grâce à leur appui, la Gaule soulevée était maîtresse de la mer, et pouvait communiquer avec ses frères de la Bretagne insulaire.
Au Nord, les Sénons avaient d’autant plus adhéré au [127] mouvement qu’ils l’avaient devancé. Un de leurs chefs, Drappès, avait fait sur leur territoire, presque sous les yeux de Labiénus, la même besogne que Vercingétorix autour de Gergovie. Il s’était mis à la tête d’esclaves échappés et de vagabonds, il avait appelé autour de lui les exilés des cités, otages fugitifs qui s’étaient dérobés à la colère de César, et il avait ainsi rendu une armée au peuple sénon, malgré les exécutions de l’année précédente et la présence de six légions. C’était un homme de la même trempe que Lucter et Dumnac.
Enfin, dans le voisinage des Sénons, les Parisiens, leurs alliés et associés de jadis, encore incertains l’année précédente, firent cette fois cause commune avec eux. Cela avait une très grande importance pour l’avenir militaire de la confédération. Lutèce, leur principale ville, n’était qu’une bourgade isolée dans une petite île de la Seine, et ils étaient eux-mêmes une tribu de force médiocre. Mais ils formaient, au Nord, l’avant-garde de la Gaule proprement dite en face des peuples belges; leur territoire, qui au Sud était limitrophe de ceux des Carnutes et des Sénons, touchait au Nord à ceux des Suessions et des Bellovaques, les plus vaillantes des nations septentrionales: le jour, déjà espéré des conjurés, où la Belgique se joindrait à eux, Lutèce deviendrait le point naturel de ralliement où les confédérés de ce pays s’uniraient à ceux de la ligue arverne; c’était chez les Parisiens que la Seine était rejointe par les deux grandes voies de la Belgique, la Marne et l’Oise, et leur ville était à égale distance de l’Océan, le long duquel veillaient les Armoricains, et de la forêt de la Meuse, où errait encore Ambiorix.
Les nations conjurées représentaient seulement la moitié de la Gaule conquise par César: c’étaient presque toutes celles de l’Ouest et du Centre, et probablement [128] celles qui avaient jadis soutenu le parti arverne. L’ancien parti éduen n’y était représenté que par les Sénons.
Dans le Sud, les Santons restaient attachés, ainsi qu’une partie des Pictons, au peuple romain; sauf les Cadurques, les peuples des montagnes, malgré d’anciens liens de clientèle avec les Arvernes, attendaient d’avoir la main forcée: le voisinage de la province romaine les effrayait. — Au Nord, on pouvait faire fond sur les Trévires et sur bien d’autres Belges, le jour où la présence des légions les inquièterait moins, et où Comm l’Atrébate, guéri de sa blessure, pourrait satisfaire sa rancune contre Labiénus et César. Mais il fallait compter avec la jalousie ou l’hostilité des Éduens et des Bituriges leurs alliés, dont les territoires s’étendaient depuis la Saône jusqu’à la Vienne et coupaient presque en deux tronçons les pays confédérés. — À l’Est enfin, si les Séquanes et les Helvètes étaient incertains, les Rèmes et les Lingons ne trahiraient jamais la foi promise à César: chez ces deux peuples, la haine de l’indépendance gauloise était passée à l’état de vertu.
Les chefs réunis délibérèrent sur le choix de l’homme qui devait exercer le commandement suprême. Il ne fut pas question de le diviser entre plusieurs. Et, s’il y eut une hésitation sur le nom du chef, elle ne fut que de courte durée. Vercingétorix était désigné d’avance. Il avait donné à la ligue sa première victoire en conquérant Gergovie; il avait rassemblé les conjurés autour de lui; il était le fils du dernier Gaulois qui eût commandé à toute la Gaule; il était le roi de la seule nation qui eût été souveraine sur le nom celtique. Sa valeur personnelle [129] rendait plus visible l’excellence de ses titres. D’elle-même, la Gaule se remit entre les mains du successeur de Bituit. La puissance suprême lui fut offerte du consentement de tous. Il l’accepta.
Le pouvoir de Vercingétorix était essentiellement militaire. Hors du pays arverne, il était le chef de guerre des Gaulois confédérés, et rien de plus. C’était l’autorité qu’avait exercée Bituit sur les champs de bataille; c’était aussi celle que la tradition attribuait à Bellovèse et à Sigovèse, les neveux du roi biturige, lorsqu’ils quittèrent la Gaule à la tête de bandes d’émigrants et à la conquête de terres nouvelles. Elle ne fut peut-être pas sans rapport avec la dictature romaine «pour la conduite d’une guerre».
Mais l’action de Vercingétorix était à la fois plus limitée et plus vaste que celle d’un dictateur militaire. Elle était d’abord tempérée par les rapports permanents avec les chefs supérieurs des cités confédérées: il n’était pas dans la nature des Gaulois d’obéir sans condition et sans discussion au général qu’ils avaient élu même à l’unanimité. Nul d’entre les nobles n’était habitué à cette sujétion précise, froide et administrative qu’exigeait de ses préfets l’imperator suprême des Romains. Leur individualité intempérante demeurait rebelle à tous les freins. Il fallait, avant les questions importantes, que Vercingétorix les réunît en conseil; il fallait, après l’événement, qu’il rendît compte de ce qu’il avait fait. Quand les circonstances étaient critiques, le conseil des chefs de cités fut convoqué chaque jour. Les discussions étaient, on le devine, vives et orageuses, les discours [130] longs et fréquents; le roi dut céder sur des points où il avait visiblement raison. Une fois même, les accusations de trahison grondèrent ou jaillirent contre lui en pleine assemblée, et il dut prendre la parole, ruser et déclamer, pour se justifier et pour convaincre: de guerre lasse, ce jour-là, il jeta dans la délibération l’offre de laisser à un plus digne le commandement de l’armée gauloise.
Au delà même de l’assemblée des chefs, la foule tumultueuse de leurs amis et de leurs clients recevait l’écho de leurs discussions ou leur renvoyait celui de ses propres colères: et ses sentiments submergeaient peut-être les délibérations réfléchies des conseils de guerre. On était sorti depuis trop peu de temps du régime de la tribu pour en avoir perdu la liberté d’allures. Alors Vercingétorix intervenait encore, et il n’avait pas toujours le dessous dans un engagement direct avec les passions d’une multitude. Je ne suis pas sûr qu’il ne préféra pas, parfois, substituer aux conciliabules mesquins d’un parlement militaire les décisions rapides d’une foule enthousiaste. Sans la convoquer sans doute, il la laissait venir et s’agiter, jusqu’au moment où, parlant à son tour, ses harangues vibrantes s’achevaient dans le double tonnerre des acclamations humaines et des armes bruyamment secouées. L’armée de Vercingétorix ressemble, à peu de chose près, à une armée féodale, où la troupe des chevaliers déborde sans cesse sur le conseil des chefs, et où la marche régulière du commandement est tour à tour entravée par les intrigues des barons jaloux, ou accélérée par la brusque poussée d’une émeute soldatesque. Vercingétorix n’arrivait à gouverner qu’en mêlant l’astuce et l’éloquence. L’art oratoire fut un des éléments de sa puissance.
Mais, comme les effets n’en sont toujours ni certains ni rapides, le roi des Arvernes n’hésitait pas, le cas [131] échéant, à imposer sa volonté avec une impitoyable brutalité, que les coutumes romaines n’auraient point tolérée chez le dictateur. Il avait droit de vie et de mort sur ses subordonnés. Quand il ne commanda pas par la persuasion, il sut le faire par la crainte. Dès le jour où il prit le pouvoir, il s’assura des gages pour n’être point abandonné: il savait le peu que durait la volonté d’un Gaulois, avec quelle promptitude les résolutions étaient, chez sa race, prises et oubliées; il lui fallait des garanties au consentement de la Gaule et à la fidélité de la conjuration. Suivant l’usage de ces nations, chacune des cités confédérées lui livra des otages, qu’il garda près de lui, sous sa main. Aussi bien n’en avait-on pas donné à César?
Parmi les chefs réunis autour de lui, il y avait des rivaux, des jaloux, des timorés, qui n’attendaient que l’occasion de devenir des traîtres. Peut-être, dès le début, des indiscrétions furent-elles commises, des perfidies furent-elles fomentées. Mais, en ce moment, toute hésitation était criminelle. Il fallait se hâter, commander très vite et très ferme: chaque jour rapprochait du printemps et du retour de César. Vercingétorix fit de son pouvoir, contre ses adversaires, un instrument de terreur. Il étala à leur intention toutes ces variétés de supplices que recherche l’imagination des peuples barbares. Les dieux gaulois, à la veille des grands combats et des périls nationaux, recevaient de leurs sujets de formidables holocaustes de victimes humaines, et ils préféraient, entre toutes les offrandes sanglantes, les supplices des criminels: Vercingétorix fit en leur honneur de royales hécatombes avec les ennemis de la liberté. Des bûchers s’allumèrent où furent sacrifiés les traîtres à la patrie et à la race; les appareils de torture grincèrent contre les parjures et les déserteurs; ceux qui étaient les moins coupables furent éborgnés ou essorillés, et, rendus à leurs cités ainsi [132] mutilés, ils allèrent leur montrer la marque éternelle de la colère des dieux et de la puissance du nouveau chef qui vengeait la Gaule.
Vercingétorix exerçait toutes les fonctions administratives attachées à sa qualité de général suprême. Il désigna le contingent d’hommes et de chevaux que les alliés devaient lui amener, et le plus tôt possible. Il indiqua la quantité d’armes que chaque peuple avait à fabriquer, et le jour où la livraison serait faite. Et, dans tous les ordres qu’il donna, il sut montrer la précision et la rapidité d’un organisateur habile. César, qui avait le goût des choses bien conduites, l’admirait en cela, et il a décerné à Vercingétorix cet éloge lapidaire qu’eût recherché un imperator romain de vieille lignée: «il fut aussi actif que sévère dans son commandement», summæ diligentiæ summam imperii severitatem addit.
Enfin, Vercingétorix eut le droit de négocier pour amener les neutres ou les retardataires à la cause de la liberté. Il commença ses pourparlers diplomatiques avec la même diligence que ses opérations militaires; mais il semble que dans ce cas il ait manœuvré plus à sa guise, très discrètement, à l’insu du conseil des chefs. Il choisissait, pour porter ses messages, des hommes fort habiles, beaux parleurs, discuteurs retors, d’allures engageantes, courtiers intelligents d’amitiés politiques. Ils avaient ordre de multiplier les promesses et les présents. Un envoyé de Vercingétorix partait largement pourvu d’or, prêt à acheter la conscience des chefs ou la connivence de leurs clients; il offrait sans doute aux ambitieux l’appui du roi contre leurs adversaires politiques. C’est ainsi que plus tard l’on acquit d’un seul coup, chez les Éduens, le vergobret et quelques chefs des principales familles: ce qui dut coûter très cher. Parmi les nobles des cités douteuses, ce fut parfois auprès des [133] plus jeunes que l’or et les séductions trouvèrent le meilleur accueil: plus avides d’aventures et de gloire, pressés de commander, jaloux d’égaler leurs aïeux, les chefs adolescents forcèrent souvent la main, comme avait fait Vercingétorix lui-même, à l’aristocratie assise et retraitée qui s’habituait à César. La révolte de la Gaule ressembla par instants à une folie de jeunesse.
Tous ces éléments d’action et d’influence dont fut faite l’autorité de Vercingétorix, la diplomatie, la dureté du commandement, l’éloquence, la netteté de la décision, nous les connaissons par le livre de Jules César. Mais n’eut-il pas prise sur les hommes par d’autres moyens, que César passe sous silence? N’a-t-il pas eu recours au principal ressort qui les faisait alors obéir, la crainte de la divinité? Il est invraisemblable qu’un chef de l’Occident n’ait pas essayé de la complicité des dieux. Marius en Provence avait eu sa prophétesse, Sertorius en Espagne eut sa biche, Civilis en Germanie aura Velléda: soyons sûr que Vercingétorix a eu près de lui des agents qui le mettaient en rapport avec le ciel. Parmi ces paysans qui le suivaient, venus des forêts d’Auvergne et de Combrailles, il y en eut, j’en suis convaincu, auxquels il inspira un fanatisme sacré. Les Gaulois répugnaient moins encore que les Romains à faire un dieu de leurs rois; ils seront les premiers en Occident à adorer la divinité d’un Auguste et d’une Livie; le roi sénon Moritasg a été, semble-t-il, regardé comme un dieu, a eu ses dévots et son portique. Plus tard, après la mort de Néron, dans les landes de la Sologne bourbonnaise, le boïen Maricc soulèvera la plèbe rurale à l’exemple du fils de Celtill, et prendra les titres de «champion de la liberté et de dieu», assertor Galliarum et deus. Vercingétorix, lui aussi, mérite le premier de ces titres; je ne serais pas étonné que d’autres lui eussent donné le second.
La fédération de Gergovie comprenait une vingtaine de peuples unis pour faire la guerre en commun. C’était une ligue purement militaire. Aussi, chacune des nations conservait-elle, en dehors des lieux de guerre, sa pleine liberté. Vercingétorix n’est point intervenu dans les affaires particulières des peuples, pour modifier des coutumes ou contrôler le gouvernement. Il ne fut porté aucune atteinte à leur autonomie et à leur intégrité.
Même dans les camps, sur les flancs des villes assiégées, dans les marches militaires, les troupes de chaque nation se formaient à part, sous les ordres de son commandant national, roi, magistrat ou chef de guerre. Tout au plus Vercingétorix s’arrogea-t-il le droit de désigner les titulaires des commandements supérieurs: encore ne le fit-il que pour les corps d’armée qui se constituaient autour de lui; dans la vallée de la Seine, ce sont les chefs des cités associées qui ont choisi eux-mêmes Camulogène pour général. Dans les contingents nationaux, chacune des tribus dont se composait le peuple avait ses enseignes propres. Les chefs de ces tribus ou les magistrats de ces peuples frappaient monnaie comme à l’ordinaire: il n’y a pas trace certaine de monnaies ni d’institutions fédérales. Le seul lien public des cités est l’obéissance à Vercingétorix.
Mais, dans les conditions présentes, l’union des peuples gaulois pouvait devenir autre chose qu’une conjuration militaire. Elle était le résultat d’un sentiment universel, du désir «de la liberté de tous», d’un accord par amour de la Gaule, et une entente de ce genre ne va pas sans la mise en commun des traditions et des espérances. Un [135] esprit collectif se dégagea d’aspirations semblables, il se forma des ferments d’une civilisation d’empire.
La ligue gauloise n’a laissé d’elle, en fait de souvenirs matériels, que les monnaies frappées par Vercingétorix et les autres chefs. On dut au reste en émettre beaucoup, et en peu de temps: l’or a joué un grand rôle dans toutes ces affaires, il fallait payer la plèbe pour s’assurer son courage, payer les grands pour s’acquérir leur fidélité. Les Gaulois ont été de tout temps d’actifs monnayeurs. Si peu explicites que soient ces monnaies, leurs images et leurs légendes, elles nous laissent vaguement entrevoir ce que pouvait devenir l’empire gaulois.
Il n’eût pas été obstinément fermé et hostile à la civilisation gréco-latine: on verra qu’il lui emprunta nombre de principes de la guerre savante, comme le machinisme dans la défense et l’attaque des places-fortes, et le système de la castramétation quotidienne. Il eût accepté la suprématie intellectuelle des deux grands peuples voisins; et même, entre la Grèce et Rome, comme Rome est devenue la plus proche et la plus utile, les Gaulois de maintenant préféraient son enseignement à celui des Hellènes: ils substituèrent, sur leurs monnaies, l’alphabet latin à l’alphabet grec, et c’est en lettres romaines que Vercingétorix fit graver son propre nom.
Nous possédons un peu plus d’une douzaine de pièces au nom de Vercingétorix[2]. Il ne faut pas s’attendre à trouver en elles de ces monnaies de très bon aloi et de frappe élégante, semblables à celles qui ont fait la fortune de la Macédoine ou la gloire d’Athènes. S’il y en a qui sont en bel or jaune, d’autres renferment une proportion trop grande d’argent, et même, parfois, le métal est de qualité si médiocre qu’on a pu le prendre pour du [136] cuivre. Si le poids moyen paraît avoir été de 7 grammes 45, il y a entre la plus lourde et la plus légère un écart de 30 centigrammes, ce qui est beaucoup. Les flans sont épais, les contours irréguliers; on sent des pièces frappées à la hâte, sous la poussée de besoins urgents. Il y a cependant progrès, et progrès sensible, sur celles des générations qui ont suivi Luern et Bituit. Le dessin, si banal qu’il soit, a une netteté et une précision qui manquent aux types antérieurs; les figures sont complètes, bien formées, et sobrement tracées dans un champ dégagé. Surtout, l’imitation des pièces grecques, tout en demeurant visible, n’est plus servile ni exclusive: l’esprit de la Gaule a aussi marqué son empreinte sur les monnaies de ce temps.
Sur les siennes, Vercingétorix a un type préféré: au droit, la tête imberbe d’un jeune dieu, dont un Apollon grec a fourni le modèle, mais où les Gaulois pouvaient voir l’image d’un de leurs grands dieux nationaux et peut-être même la figure idéalisée de leur nouveau chef; au revers, non pas le Pégase exotique ou le bige classique des statères grecs, mais le cheval libre et galopant des plaines arvernes. Sur les monnaies d’autres chefs, apparaissent des symboles chers aux Gaulois, les images de ces animaux, de ces plantes ou de ces objets où ils avaient mis quelque chose de leur âme, et qui peuplaient les rêves de leur imagination ou les fables de leurs poètes. Ici, ce sont l’oiseau sacré qui guide le cheval, et le lévrier, compagnon familier du coursier de bataille; là, c’est la lyre qui célèbre les exploits; et, surtout, c’est l’enseigne militaire au corps de sanglier ou le sanglier lui-même: le sanglier, l’adversaire traditionnel du chef gaulois, mais qui se réconcilie avec lui pour le précéder sur les sentiers de la guerre, et qui fournit aux tribus celtiques les espèces religieuses sous lesquelles elles vont [137] combattre. L’homme et l’animal de la Gaule s’unissaient contre l’aigle, la louve et le soldat du peuple romain.
Cette lutte, les Gaulois confédérés ne l’entreprenaient pas seulement pour débarrasser de leurs ennemis les forêts et les campagnes de leur pays. Ils ne voulaient pas seulement rendre la liberté aux soixante peuples sur lesquels César, en 58 et 57, avait appesanti sa main. C’était l’union de toutes les cités de nom gaulois, entre le Rhin et les Pyrénées, qu’ils entrevoyaient dans une lointaine espérance. Leur conjuration devait avoir un lendemain de victoire. Elle inaugurait «l’accord de toute la Gaule»; elle faisait pressentir un empire ou «un royaume de la Gaule»: si César ne s’égare point, ces mots ont été prononcés par Vercingétorix ou par son entourage. Il a dû songer à une royauté des Gaules comme à une gloire possible. Certaines de ses opérations militaires, tout en étant très habiles contre les Romains, pouvaient devenir fort utiles à la formation de cet empire, comme la mainmise sur les Bituriges et les Éduens. Au loin, il ne perdait pas de vue qu’au sud des Cévennes et au pied des Alpes habitaient des Volques et des Allobroges, et que, s’ils obéissaient à Rome depuis soixante-dix ans, ils n’en étaient pas moins gaulois, et les anciens alliés des Arvernes au temps de Bituit. La pensée de les délivrer à leur tour a germé chez plus d’un conjuré: Gaulois de Toulouse, de Vienne ou de Gergovie, ne descendaient-ils pas tous d’un même dieu, n’étaient-ils pas parents ou frères?
On ne comprendra jamais les ambitions et les rêves des chefs gaulois si l’on ne songe à cette parenté sainte [138] que les druides leur avaient enseignée. Quand deux peuples celtiques veulent s’unir intimement, ils se disent «consanguins» ou «frères»: l’alliance politique que les Romains décoraient du nom d’«amitié», les Gaulois l’appelaient «fraternité», et c’était le signe public d’une commune filiation divine. — Cela, certes, n’empêchait point les haines et les luttes: les Gaulois flottèrent toujours entre la violence de leurs passions qui les jetaient l’un contre l’autre, et la séduction de ce rêve patriarcal qui les invitait à unir des mains fraternelles. C’était, en temps ordinaire, la race des frères ennemis; mais, dans leurs moments d’enthousiasme, «ils avaient sous leurs yeux», comme disait l’arverne Critognat, «la Gaule tout entière», foyer commun autour duquel circulaient «des hommes de même sang».
Cette Gaule, ils ne l’ont pas vue seulement à travers l’espace, mais aussi à travers le temps. Comme corollaire à ce dogme de la fraternité gauloise s’était répandu celui de l’éternité et de la grandeur de la nation. Ils ont établi une solidarité puissante entre toutes les générations qui ont porté le nom gaulois, ils aimaient à parler de la gloire de leurs ancêtres, ils songeaient en combattant aux beaux exemples qu’ils laisseraient à la postérité de leur race. Les Celtes étaient disposés à se croire élus par la providence pour conquérir le monde: ces mêmes espérances de domination universelle que la force des choses a données au peuple romain, leur ont été suggérées par l’ardeur de leur tempérament et l’expansion de leur nature. Elles furent, chez eux, incroyablement tenaces. Plus d’un siècle après la perte définitive de la liberté, en 69 de notre ère, les druides, à la nouvelle que le Capitole brûlait, rappelaient la victoire de l’Allia, et prédisaient «que l’empire des choses humaines était promis aux nations transalpines». Devant Avaricum [139] emporté par César (ce qui fut la première des grandes défaites), Vercingétorix déclarait aux chefs «qu’il allait réunir en une seule volonté la Gaule entière, et qu’à cette unanimité de la nation le monde lui-même ne pourrait résister». — À ce moment, la Gaule luttait péniblement pour ses places-fortes, elle perdait l’une après l’autre les gloires de son passé, les légionnaires allaient gravir les pentes qui menaient à Gergovie, et elle parlait de s’unir pour conquérir la terre: prodige d’utopie d’une race qui vécut toujours dans les folles créations d’une imagination vagabonde; «émergeant à peine des flots de l’infini, elle se laissait encore ballotter par eux».
Mais, si Vercingétorix ne fut point exempt de ces rêveries, elles ne lui firent jamais oublier les réalités contingentes: au milieu des fantaisies de l’idéal gaulois, il s’appliquait à préparer la victoire avec la ferme précision d’une intelligence merveilleusement lucide.
LE PASSAGE DES CÉVENNES PAR CÉSAR
(Arverni) se Cevenna ut muro munitos existimabant.
César, Guerre des Gaules, VII, 8, § 3.
I. Les forces romaines en février 52. — II. Forces de Vercingétorix; quelle tactique lui était possible. — III. Son plan de guerre. Retour de César. — IV. Premières opérations autour de Sens, dans le Berry, et vers le Sud. — V. César arrête Lucter dans le Sud. — VI. Il franchit les Cévennes; recul de Vercingétorix. — VII. César rejoint son armée.
L’armée romaine occupait alors, à l’Est de la Gaule, la région circonscrite par Dijon, Sens, Reims et Toul. Deux légions étaient campées aux frontières des Trévires, peut-être chez les Rèmes; deux autres chez les Lingons, à Langres ou à Dijon; le principal effectif de troupes était à Sens, où hivernaient six légions: les magasins, les dépôts, sans doute aussi tous les otages de la Gaule, devaient s’y trouver réunis.
Cette ville était devenue le quartier général de l’armée; elle était à proximité des terres à blé de la Beauce, centre des opérations de ravitaillement. Si les légions devaient revenir en Italie, elles pouvaient de là, en quelques étapes [141] d’une route facile, gagner la Saône et les voies du Midi; s’il fallait refaire campagne, elles étaient assez près des ennemis de l’Est, les seuls auxquels pensât encore César. Enfin, tout autour de Sens, sauf à l’Ouest, où étaient les Carnutes, elles s’appuyaient sur des peuples étroitement amis, les Rèmes, les Lingons, les Éduens: ces deux dernières nations gardaient les chemins de la Province, ceux par lesquels l’armée communiquait avec Rome et avec son chef.
De ces dix légions, six, la VIIe, la VIIIe, la IXe, la Xe, la XIe et la XIIe, avaient fait, sous les ordres de César, toutes les campagnes gauloises depuis 58: les quatre premières, recrutées dans l’Italie proprement dite, étaient déjà anciennes quand la guerre avait commencé; le proconsul avait levé les deux autres dans la Gaule Cisalpine au moment de s’engager dans la lutte. Les quatre autres étaient de formation plus récente, mais également d’origine italienne: c’étaient la XIIIe, la XIVe, la XVe et la Ire, qui dataient, celle-là de 57, et les trois dernières de 53. L’effectif normal de chaque légion est évalué à six mille hommes: mais il est fort douteux, même en tenant compte de l’appoint périodique des recrues annuelles, qu’il ait jamais été maintenu à ce chiffre; une légion devait sans doute renfermer plus de quatre mille hommes, mais atteignait rarement cinq mille. — En revanche, la qualité de ces hommes était supérieure: c’étaient des soldats admirables que ceux des quatre vieilles légions (VIIe-Xe), rompus à toutes les manœuvres intelligentes et à toutes les prouesses physiques, tour à tour infatigables à la marche, agiles à l’escalade, terrassiers, charpentiers, machinistes, soldats de jet et d’arme blanche, viseurs impeccables, solides dans le corps-à-corps, le bras et le jarret d’un irrésistible ressort; ceux de la Xe surtout, mâles robustes venus des Apennins et de l’Italie centrale, faisaient de [142] leur légion une masse formidable, au milieu de laquelle César pouvait se dire aussi en sûreté que derrière la plus forte des citadelles. Au-dessus, ou plutôt au premier rang de ces hommes, étaient leurs centurions, presque tous couverts de blessures, vieux officiers sortis du rang, demeurés rudes, vaniteux et populaires, mais toujours hardiment compromis au chaud des batailles: tels que Lucius Fabius et Marcus Pétronius, tous deux de la VIIIe.
Pour surveiller l’armement des camps, la fabrication et l’entretien des machines de guerre, l’armée se reposait sur Mamurra, préfet de l’artillerie, chevalier romain de Campanie, un très habile homme, si l’on songe à la manière dont furent conduits les sièges des grandes villes gauloises. — Pour commander les corps de troupes, César avait ses légats ou autres officiers: c’était un état-major d’élite, formé de nobles jeunes encore, intelligents, ambitieux, et dont il avait, au cours des campagnes précédentes, expérimenté l’initiative ou la ténacité: Caius Antistius Réginus, Caius Caninius Rébilus, Marc-Antoine, Titus Sextius, Caius Trébonius, Caius Fabius, Décimus Junius Brutus (celui-là, le vainqueur avisé des Vénètes, était en ce moment près de César), et enfin Titus Labiénus. — Labiénus, le plus âgé de tous, et d’ailleurs le premier en grade et en mérite, avait à son actif les défaites de deux des plus rudes adversaires de Rome, les Nerviens et les Trévires: tacticien prudent, chef audacieux, il était le seul homme qui pût, à certains moments, égaler César lui-même; c’était lui qui, le proconsul absent, était le commandant suprême et responsable.
Tout le reste, dans l’armée de César, était quantité négligeable. Des troupes auxiliaires, il n’avait sans doute retenu que celles des pays lointains: la cavalerie espagnole, l’infanterie légère des Numides, les archers de [143] Crète, les frondeurs des Baléares; mais elles devaient être alors réduites à peu de chose. La cavalerie romaine n’était pas plus importante: je doute fort qu’elle atteignît deux mille chevaux, à l’usage des officiers et des rengagés. La principale force de cavaliers dont avait disposé César était fournie par les Gaulois auxiliaires, et surtout par les Éduens: mais elle avait été, à l’entrée de l’hiver, disloquée et renvoyée dans ses foyers. Labiénus avait sous la main tout au plus cinquante mille hommes, presque tous fantassins légionnaires.
Enfin, sauf peut-être quelques détachements destinés à maintenir ouvertes les routes des Alpes, il n’y avait aucune garnison dans le reste de la Gaule et en particulier dans la province romaine de Gaule Narbonnaise. Six ans s’étaient déjà écoulés depuis l’expulsion des Helvètes: jamais César n’avait eu à craindre pour les vallées du Rhône et de l’Aude; toutes ses inquiétudes s’étaient tournées vers celles des fleuves de l’Océan; aucun ennemi n’avait osé s’aventurer au sud et à l’est des Cévennes.
Attaquer tout de suite ces cinquante mille hommes, même privés de César, eût été une grande imprudence. Vercingétorix n’y songea pas. Sur le champ de bataille, une légion suffisait, non pas seulement à vaincre, mais à détruire un ennemi deux et trois fois supérieur en nombre: les défaites des Helvètes, des Nerviens, des Trévires l’avaient montré, pour ne parler que des guerres des six dernières années. Dans son camp, une armée romaine était une force destructive plus active encore qu’en rase campagne: la légion de Cicéron, en 54, avait [144] tenu tête à soixante mille Belges et amoncelé les cadavres autour de ses retranchements. Il n’y avait pas, non plus, à espérer surprendre les légats par une trahison, comme Ambiorix avait massacré en 54 les troupes de Sabinus et de Cotta: depuis le désastre dû à la faiblesse ou à la sottise de leurs deux collègues, les lieutenants de César savaient qu’il ne fallait point quitter sans ordre leurs quartiers d’hiver.
Toutes ces leçons des années précédentes servaient à Vercingétorix, bien qu’il n’en eût été que le spectateur: mais, et ce fut là le premier mérite qu’il montra, il s’inspira toujours des souvenirs et de l’expérience du passé.
C’est que, même après six ans de guerre contre César, les Gaulois en étaient encore, à peu de chose près, au même point qu’au temps de Celtill. Sans doute, ils avaient le sentiment qu’il fallait changer leur manière de combattre: on avait vu, en 54, les Nerviens s’essayer maladroitement à construire des tours et des machines, et à faire des terrassements; mais c’était chose si nouvelle pour eux que, faute d’outils, ils creusaient la terre avec leurs épées. Au surplus, les nouveaux belligérants, Arvernes et autres, n’avaient pas encore eu l’occasion de prendre des leçons de ce genre.
C’est Vercingétorix qui leur en donnera bientôt: car son désir est de se former une armée à la Romaine, c’est-à-dire pourvue des armes et des aptitudes les plus variées, experte dans la discipline précise de la poliorcétique et de la castramétation. Mais il a encore, à cet égard, tout à faire et tout à enseigner. Il est assez mal servi par son état-major: ses généraux ne sont que de bons chefs d’escadron, chargeant presque les yeux fermés. La Gaule pourra lui fournir une infanterie innombrable: mais ce sont des soldats médiocres, plébéiens ou paysans, indisciplinés et sujets aux paniques, [145] à peine protégés par un bouclier sans consistance, maladroits dans le maniement des armes, incapables de résister à une colonne d’attaque, quand les légionnaires accourent au pas de charge, la courte épée rivée au poing. Ce qui est plus grave, c’est que Vercingétorix manque de frondeurs et d’archers pour les engagements à distance: comment éviter alors ces salves de javelots, l’arme romaine que les Gaulois redoutent le plus? car un seul de ces traits peut transpercer plusieurs boucliers et immobiliser plusieurs combattants. Jusqu’à nouvel ordre, jusqu’au moment où il aura pu réaliser quelques réformes dans les habitudes gauloises, Vercingétorix ne peut compter, pour attaquer ou pour se défendre, que sur une nombreuse cavalerie et sur d’imprenables places-fortes.
Celles-ci, Gergovie par exemple, n’avaient qu’à attendre l’ennemi. Mais la cavalerie devait aller à sa rencontre.
Jusqu’ici la cavalerie gauloise a été l’auxiliaire de Jules César. Elle lui a rendu d’excellents services. Elle reconnaissait le terrain, éclairait la marche, explorait les bois et les ravins, escarmouchait aux avant-postes, protégeait les flancs, abritait l’arrière-garde, poursuivait les fuyards, troublait les agresseurs, brisait leur élan, dissimulait les fronts de bataille, et laissait ainsi aux légionnaires rassurés la tranquille disposition de leurs moyens de combat: car la légion, solide comme une muraille, en avait un peu la rigidité. Si César a vaincu la Gaule par la légion, la cavalerie auxiliaire lui a permis d’étendre sa victoire au delà du campement et du champ de bataille.
Or, en 52, cette cavalerie, presque entière, allait se tourner contre lui.
Le jour où le proconsul abordait un pays ennemi avec une cavalerie inférieure, sa situation empirait rapidement. Il l’avait éprouvé, deux ans auparavant, dans la seconde expédition de Bretagne (54). Son adversaire [146] Cassivellaun ne garda autour de lui qu’une masse de quatre mille chevaux et chars: cela lui suffit pour réduire à l’impuissance une armée romaine cinq fois plus forte, mais n’ayant que deux mille cavaliers. Le chef breton évitait toute rencontre sérieuse; ses hommes se tenaient aux abords des colonnes en marche, dévastaient le pays qu’elles allaient traverser, se retiraient devant elles pour reparaître sur leurs flancs, massacraient éclaireurs, fourrageurs et traînards, surgissaient aux détours des sentiers, et s’évanouissaient à l’approche des plaines. Harcelés et épuisés par ces chocs et ces soubresauts continus, les Romains n’osaient plus quitter le voisinage de leurs aigles, et les légions ressemblaient à d’immenses radeaux désemparés sur une mer orageuse.
Voilà ce que Vercingétorix espérait faire tout d’abord. Aussi, quand, en février 52, il convoqua le contingent des peuples alliés, il mit tout en œuvre pour avoir le plus de chevaux possible et les meilleurs cavaliers.
Dès qu’il eut assez d’hommes, Vercingétorix prit l’offensive. Il n’avait rien de mieux à faire: ses soldats étaient dans le premier élan de la liberté, ceux de Rome dans le désarroi de la surprise. Il pouvait, en allant vite, obtenir des résultats décisifs, couper la route au proconsul, affoler les légats ou les légions, forcer la main aux amis de César et la foi aux indifférents. Il devait, en tout cas, tenir le plus longtemps possible écartés l’un de l’autre ses trois adversaires: Labiénus en l’isolant, les Éduens en les occupant, César enfin en retardant sa marche.
La guerre allait donc être conduite sur trois points [147] différents. — Au Centre, on occuperait le pays des Bituriges: ce pays fermait aux Arvernes les routes de la Loire, il les séparait de leurs alliés du Nord, il empêchait la conjuration de concentrer ses forces. En s’emparant du Berry, on rejetait définitivement vers l’Est tous les amis de César; en l’attaquant, on obligeait les Éduens, patrons des Bituriges, à venir à leur secours et à laisser les légions à leurs propres forces. Puis, Bourges conquis, on pourrait se diriger, suivant les circonstances, vers Sens ou vers le Mont Beuvray. — Au Nord-Est, il fallait se borner, contre les légions, à une guerre d’escarmouches, semblable à celle qu’avait faite Cassivellaun en Bretagne: comme elles ne se risqueraient pas hors de leurs campements, on pourrait au moins les y affamer. — Enfin, il fallait retarder le moment où Jules César paraîtrait à leur tête. Pour cela, on pouvait tenter vers le Sud une diversion sur la province romaine, risquer même une pointe audacieuse contre Toulouse et Narbonne, si insoucieuses alors de toute guerre, et lancer dans ces grandes plaines fertiles le galop imprévu des cavaliers gaulois. On pouvait être sûr que le proconsul, avant de rejoindre ses légions, serait obligé de rassurer les citoyens romains de Narbonne.
Vercingétorix avait donc trouvé le plan le meilleur. Il en confia l’exécution aux plus dignes. Le Sénon Drappès se chargea des légions. Le Cadurque Lucter fut envoyé vers la Garonne. Lui-même, avec le principal corps d’armée, marcha contre les Bituriges. Chacun des chefs allait combattre dans la région qu’il connaissait le mieux. — Quant à attaquer directement la Province par le Sud-Est, entre Vienne et Narbonne, il n’en fut pas question: les Cévennes, en temps d’hiver, semblaient neutraliser de ce côté la frontière de la Gaule.
En ce moment, César revenait. Il avait appris l’insurrection [148] dans le temps même où les troubles s’apaisaient à Rome. De Ravenne, il se rendit à marches forcées vers la Transalpine, multipliant les ordres en cours de route, levant partout des hommes et des chevaux, et les acheminant vers de lointains rendez-vous. Les deux adversaires luttaient de vitesse.
Drappès réussit à intercepter, autour de Sens, les convois de vivres et de bagages. Les légions ne bougèrent pas, les légats se laissèrent plus ou moins bloquer, et, quand les Éduens leur apprirent le danger des Bituriges, ils se bornèrent à donner le conseil d’aller les secourir.
Vercingétorix avait descendu la rive gauche de l’Allier; au delà des bois de Souvigny (en face de Moulins), il pénétra sur le territoire des Bituriges. Ceux-ci appelèrent à leur secours les Éduens leurs patrons: les Éduens, après avoir pris l’avis des légats, leur envoyèrent un corps de cavalerie et d’infanterie. Mais, arrivé sur la Loire, frontière commune des deux peuples, le détachement n’osa franchir le fleuve et rejoindre les Bituriges, qui étaient sur la rive gauche: Vercingétorix s’approchait, gagnait du terrain, plutôt en négociant qu’en combattant. D’étranges pourparlers furent peut-être engagés entre les trois armées: on fit croire aux Éduens que, s’ils passaient la Loire, ils seraient trahis par les Bituriges et pris entre eux et les Arvernes: ce qui, après tout, était possible, comme aussi il est fort probable qu’ils se soient laissés acheter. Les Éduens rebroussèrent chemin au bout de peu de jours, et regagnèrent Bibracte ou leurs autres villes, sans avoir rien fait. Tout de suite après leur départ, les Bituriges fraternisèrent avec les Arvernes.
[149] Ce fut la seconde victoire de Vercingétorix. Victoire morale: car les Bituriges étaient peut-être le plus vieux peuple de la Gaule; dans les siècles passés dont les bardes chantaient encore la gloire, c’étaient eux, disait-on, qui, comme plus tard les Arvernes, avaient donné son roi à tout le nom celtique, et c’était sous la conduite de deux chefs bituriges, Bellovèse et Sigovèse, que les Gaulois avaient pour la première fois couru à la conquête du monde. Mais c’était aussi un avantage militaire considérable: les Bituriges étaient riches en terres et en bourgades; leur principale ville, Avaricum (Bourges), passait pour la plus belle peut-être de toute la Gaule; leur défection amputait la ligue éduenne; leur soumission permettait aux Arvernes de donner la main aux Carnutes; enfin, en quelques jours de marche dans des pays amis, par la Loire et le plateau de Montargis, Vercingétorix pouvait arriver en face de Sens et des légions. Pendant ce temps, qui sait si les Éduens, ébranlés par cette première déconvenue, ne songeraient pas à offrir des gages à la Gaule conjurée, en barrant la route à César sur les rives de la Saône?
Au Sud, Lucter fit d’abord merveille. Il traversa rapidement, en dépit de l’hiver et de routes atroces, le Gévaudan et le Rouergue. Il y fut bien accueilli. Gabales et Rutènes étaient de vieux clients des Arvernes, tout prêts à suivre leurs patrons dans de nouvelles guerres; ils accordèrent à Lucter les otages qu’il voulut, ils lui fournirent des renforts, appoint d’autant plus utile à la cause gauloise que les Rutènes étaient les meilleurs archers de la race. Toutes ces bandes continuèrent plus bas. Le roi des Nitiobroges, Teutomat, fit le même accueil à l’envoyé de Vercingétorix; il oublia sans peine que son père avait reçu du sénat le titre d’ami du peuple romain; il donna des hommes pour grossir la troupe. Et ce fut à [150] la tête d’une véritable armée que, tournant vers l’Est, Lucter remonta la Garonne pour franchir la frontière romaine et pousser brusquement jusqu’à Toulouse et Narbonne. — Mais, devant lui, il trouva César.
En arrivant dans la vallée du Rhône, César avait appris les dangers qui menaçaient ses légions et sa province.
Le devoir auquel il pensa tout d’abord fut de se mettre le plus tôt possible à la tête de son armée. Mais comment faire? La rappeler à lui pour protéger la Province? elle aurait en route de terribles combats à livrer. La rejoindre dans ses quartiers d’hiver? il lui fallait, du Confluent à Beaune, traverser le pays des Éduens, et malgré leur calme apparent, il les croyait prêts à se saisir de lui pour peu qu’il leur inspirât moins de crainte que Vercingétorix.
César trouva rapidement un troisième parti, qui était de menacer tous ses ennemis à la fois, de manière à les arrêter tous en même temps: Lucter, en s’opposant à lui; Vercingétorix, en le ramenant en arrière; les bandes qui bloquaient les légions, en laissant faire l’impassibilité des légats. Puisque les Gaulois attaquaient sur trois points, il répondrait à leur triple attaque. Quant aux Éduens, si César avait fait peur aux Arvernes, ils le laisseraient passer. — Pour oser et réussir un tel projet, il fallait une étonnante confiance en sa Fortune et une rare célérité de mouvements: mais c’étaient les plus grandes qualités de César.
Sa décision prise, laissant là les routes habituelles du Nord, il courut à Narbonne et y organisa la défense de la Province. Des détachements furent postés à Toulouse, [151] à la frontière de la plaine; d’autres, à la frontière de la montagne, chez les Rutènes, sujets de Rome, des vallées du Tarn et de l’Agout; d’autres enfin, dans le haut pays arécomique, entre Béziers et Uzès, le long des sentiers qui descendaient des Cévennes; plus loin encore, chez les Helviens du Vivarais, au pied de la principale route qui débouchait des monts d’Auvergne, il concentra une grande partie des troupes qu’il venait de lever dans la Province et en Italie; enfin, à Vienne, à l’extrémité septentrionale de la frontière romaine, en face la trouée du Forez, il groupa un fort parti de cavaliers de recrue. — Au centre de cette région dont il venait de garnir le pourtour, il plaça d’autres défenses, une escadrille dans les eaux de l’Aude, des hommes autour de Narbonne; et, à Narbonne même, il raffermit les cœurs des citoyens romains: la vieille colonie devait, par ses murailles et par le courage de ses habitants, mériter le titre que Cicéron lui avait donné, de «boulevard de Rome contre la Barbarie».
Lucter arriva sur ses entrefaites. Quand il vit le rideau de garnisons derrière lequel Narbonne était assise, il jugea qu’il lui était aussi impossible de manœuvrer entre elles qu’il l’avait été à Hannibal en face de Rome et à travers les colonies du Latium, et il se retira, écarté plutôt que battu.
César était encore à Narbonne quand il apprit cette retraite. Débarrassé de Lucter, il se retourna contre Vercingétorix. Celui-là, il l’avait arrêté en face. Pour arriver plus vite à celui-ci, il fallait qu’il le prît à revers. Il ne le pouvait qu’en franchissant les Cévennes. Dans cette intention, il avait déjà envoyé le gros de ses troupes nouvelles sur l’Ardèche. Il les rejoignit (milieu de février).
La principale route qui pénétrait dans les Cévennes partait d’Aps chez les Helviens et remontait l’Ardèche jusqu’au pont de la Baume. Franchir la montagne au mois de février semblait un acte de démence. Aucun Gaulois ne pensait qu’un chef de bon sens pût risquer dans cette tentative sa vie et celle des siens; César lui-même, dans ses moments de prudence, et même en plein été, déclarait que les routes des Cévennes étaient trop dures pour une armée. Le chemin qu’il allait prendre, et qui était le moins mauvais de tous, n’était pratiqué que pendant la belle saison, par les marchands qui du Rhône se rendaient en Velay et en Auvergne: c’était une route traditionnelle de portages entre les deux versants. Mais l’hiver, la muraille des Cévennes, «cette échine relevée» qui séparait les peuples, n’ouvrait même pas une brèche pour un piéton seul, et César s’en approchait avec une nombreuse escorte. En ce moment leurs roches pendantes et leurs longs plateaux disparaissaient sous les flocons, et sur les sentiers des hommes s’élevaient six pieds de neige. Enfin, pour qui vient du Midi, l’escarpement de la montagne est parfois si abrupt qu’on dirait la courtine d’un rempart. Les Gaulois avaient raison de regarder les Cévennes comme «une enceinte» naturelle: il était aussi difficile de les gravir que d’escalader au pas de course les flancs de Gergovie.
César remonta l’Ardèche et la Fontaulière à la tête d’une petite armée de cavaliers et de fantassins; il avait près de lui D. Brutus, un des officiers qui lui étaient les plus chers et auxquels il se fiait le plus. Au delà de Montpezat, l’escalade du col du Pal commença: sept cent [153] mètres de hauteur à monter au-dessus de la vallée. Il fallut s’ouvrir le passage à travers la neige, les soldats creusèrent, à six pieds de profondeur, le long boyau de route blanche par où l’escorte de César put défiler; et ce fut pour eux une nouvelle et terrible fatigue. Enfin, on parvint sur le plateau triste et désert qui, à treize cents mètres de hauteur, sépare les deux versants: à quelques milles au Nord, les soldats aperçurent déjà les eaux glacées de la Loire. Car, si cette route était rude, elle était fort courte, et, la montée terminée, on parvenait presque immédiatement aux bords du fleuve gaulois.
La Loire atteinte, on touchait aux terres arvernes. De ce côté, et tout de suite après le plateau, s’étendaient d’assez larges vallées, riches en pâturages, fertiles en blés, où étaient éparses de vastes habitations: c’est le bassin du Puy, domaine des Vellaves, qui étaient alors étroitement unis aux Arvernes. César envoya en avant sa cavalerie, avec ordre d’aller, de piller et de détruire le plus loin possible. Les Gaulois étaient trop surpris et trop dispersés pour pouvoir résister, et d’ailleurs, il n’y avait là surtout que des femmes et des enfants, les hommes capables de combattre étant au Nord avec Vercingétorix.
L’expédition de César aurait pu lui nuire plus qu’à son ennemi. Que Vercingétorix ne bougeât pas, le laissât venir à lui, se hasarder dans les défilés du Velay, le proconsul eût été aisément traqué avec ses quelques milliers d’hommes, recrues encore peu faites à la fatigue; et, s’il avait persisté dans sa marche, il se serait brisé contre Gergovie.
Mais César, en envahissant ainsi les terres vellaves et arvernes, voulait frapper, non pas le chef, mais ses compagnons. Il prévoyait l’effroi subit qui les saisirait en pensant à leurs fermes incendiées et à leurs bestiaux [154] enlevés; il escomptait leurs angoisses de propriétaires, et non pas les inquiétudes militaires de Vercingétorix.
Ce qu’il avait pensé arriva. Dès que les Arvernes apprirent que César gravissait les Cévennes, ils entourèrent leur roi, le supplièrent de ne point abandonner leurs terres au pillage: puisque c’étaient eux seuls que l’on attaquait, qu’ils allassent au moins se défendre. Vercingétorix eut la faiblesse de céder: peut-être sa royauté était-elle trop récente pour lui permettre de résister aux siens. Il donna l’ordre à ses troupes de faire volte-face vers la montagne.
César ne voulait pas autre chose. Il devina plutôt qu’il n’apprit le retour de son adversaire au moment où il pénétrait lui-même sur les terres arvernes. Dès lors il n’était plus question pour lui de s’aventurer davantage vers le Nord. Il n’avait pas assez d’hommes pour essayer de combattre. Mais afin de dissimuler son départ aux Gaulois, il laissa Brutus et la petite armée dans le Velay, avec ordre aux cavaliers de continuer et d’étendre les ravages; pour rassurer ceux qu’il abandonnait en pays ennemi, il leur annonça qu’il allait chercher des renforts et reviendrait au plus tard dans trois jours. Puis, tournant rapidement vers l’Est, par la vallée de la Loire et la tranchée du Gier (?), il arriva à Vienne, à la très grande surprise de la cavalerie qu’il y avait envoyée quelque temps auparavant. Il n’était resté que deux jours sur le territoire arverne.
De Narbonne à Vienne par Le Puy, ce n’eût été qu’un léger détour, sans l’incroyable fatigue surérogatoire. Mais ce détour avait suffi pour arrêter Vercingétorix dans sa [155] marche vers le Nord, donner du répit aux légions de Sens, faire hésiter les traîtres du pays éduen. César pouvait passer maintenant.
La troisième partie de la campagne n’était donc plus qu’un jeu d’éperons. César ne s’arrêta à Vienne que pour prendre la tête de sa cavalerie: et alors, nuit et jour, le long du Rhône et de la Saône, galopèrent le proconsul et ses hommes. Si quelque embuscade avait été disposée, sur sa route, par les Éduens, César était passé avant qu’on eût appris sa venue. Enfin, au delà de la grande forêt de Cîteaux, il se trouva chez ses fidèles Lingons; quelques milles encore à parcourir, et il rejoignit ses deux légions les plus proches. César et son armée étaient sauvés (fin février).
Ainsi, en moins de quinze jours, Jules César avait, depuis Narbonne jusqu’à Dijon, parcouru un vaste demi-cercle sur le flanc de la Gaule insurgée: il avait obligé ses adversaires, tantôt à reculer devant lui, tantôt à venir à lui en s’éloignant des légions; tout en les faisant mouvoir à sa guise, il avait par deux fois, en vue du Mont Mézenc et du Mont Pilat, maîtrisé l’hiver et dompté les montagnes inviolables. Un tel succès était à la fois moral et stratégique, et il l’avait remporté presque sans effusion de sang.
Aussi les anciens, dans cette épopée militaire qui vient de commencer, n’admirèrent rien de plus que la formidable chevauchée à travers les Cévennes: les autres victoires de César seront l’œuvre du hasard des rencontres et de la force des hommes; celle-ci fut le triomphe, sans combat, de l’intelligence et de la volonté.
AVARICUM
Tum ipsa capita belli adgressus urbes, Avaricum [sustulit] (Cæsar).
Florus, I, 45 = III, 10, § 23.
I. Préparatifs de César. — II. Vercingétorix attaque les Boïens: plan de César. — III. Prise de Vellaunodunum et de Génabum. — IV. Premier combat, devant Noviodunum. — V. Vercingétorix décide les Gaulois à incendier le pays. — VI. Avaricum: site de la place; comment on pouvait l’attaquer: la terrasse. — VII. Opérations de Vercingétorix et misère de l’armée romaine. — VIII. César en face du camp gaulois. — IX. Vercingétorix accusé de trahison. — X. Défense d’Avaricum; combats autour de la terrasse. — XI. Prise de la ville. — XII. Résumé de cette seconde campagne.
Dès son arrivée chez les Lingons, César appela à lui toutes ses troupes: aux deux légions qu’il trouva sur sa route, aux recrues qu’il amenait, vinrent se joindre les six légions de Sens et les deux légions qui surveillaient les Trévires. La concentration achevée dans la vallée de la Seine, il s’achemina vers Sens avec toute son armée, et se proposa d’y passer la fin de l’hiver pour préparer la campagne.
[157] Du côté de la Province il était désormais tranquille. Brutus revint auprès de lui. Mais le proconsul laissait au sud des Cévennes et du Rhône 22 cohortes (plus de 12 000 hommes), levées dans le pays même, disposées aux meilleurs endroits, et confiées à son petit-cousin et légat, Lucius César; il pouvait également compter, pour défendre le Midi, sur le zèle des principales nations, les Helviens et les Allobroges; la tâche de L. César était facilitée par le dévoûment du chef helvien Caius Valérius Domnotaurus, citoyen romain de naissance, et l’un des Gaulois les plus considérés de la Province: si les Arvernes étaient tentés de reprendre la route balayée par César, la vallée de l’Ardèche était bien gardée.
En revanche, à Sens, même avec ses 50 000 hommes, César était gêné. Ses adversaires le serraient de près: à 50 kilomètres de là, les Sénons, exclus de leur ville principale, occupaient Vellaunodunum (Montargis?). Pour se donner de l’air, il lui fallait de la cavalerie. C’était ce qui lui manquait le plus.
Les escadrons qu’il avait amenés de Vienne, ceux des Espagnols auxiliaires ou de ses officiers d’état-major, étaient insuffisants comme nombre et comme valeur. Il aurait eu besoin de ces belles troupes éduennes, de ces milliers de cavaliers qui, depuis six ans, avaient frayé aux Romains les grandes routes de l’Occident. Mais les Éduens étaient chez eux, fort occupés en ce moment par l’élection du vergobret: et n’étant point d’accord, ils se préparaient à la guerre civile. Au reste, leurs chefs étaient de plus en plus travaillés par les émissaires de Vercingétorix, et ils étaient experts en trahison: dans la guerre des Helvètes, ils avaient lâché pied à dessein; avant la seconde guerre de Bretagne, ils avaient failli déserter; peu de jours auparavant, César avait craint d’être enlevé par eux. Il attendit, pour leur demander un [158] concours efficace, qu’une victoire romaine les eût rendus de nouveau souples et fidèles.
Faute de Gaulois, il eut recours à des Germains. L’année précédente, il s’était aperçu de ce qu’ils valaient: deux mille Sicambres avaient été sur le point de faire main basse sur un camp romain. Les Gaulois les redoutaient fort: c’étaient des escadrons germains qui les avaient écrasés sous les ordres d’Arioviste. Les tribus du Rhin avaient, sans doute, une vilaine race de chevaux, et se souciaient assez peu des bêtes magnifiques qui passionnaient leurs voisins: les leurs étaient laides, sans forme, mais soigneusement dressées et d’une endurance indéfinie. Au moment du combat, les Germains sautaient souvent à terre, pour lutter de plus près; leurs montures demeuraient immobiles, les attendaient sans broncher, et ne repartaient que quand les cavaliers s’enlevaient sur les croupes: une troupe de ce genre avait, chose précieuse dans une guerre d’escarmouches, toute la valeur d’une infanterie montée. Les hommes, eux, étaient encore de purs sauvages: ils chevauchaient sans selles, étaient incapables de réfléchir et de craindre, ne s’arrêtaient ni devant les traits, ni devant les forêts ou les marécages, et, surtout, ne se résignaient jamais à reculer devant une troupe de cavaliers gaulois bien harnachés, si forte qu’elle parût, si peu nombreux qu’ils fussent eux-mêmes. César savait bien ce qu’il faisait quand il décida d’en grouper et d’en équiper, tout de suite, environ quatre cents, en attendant qu’il pût s’en procurer davantage.
Ce fut le premier démenti qu’il infligea à sa politique gallo-romaine. Il y avait six ans qu’au nom de la liberté des Gaules il était venu rejeter les Germains au delà du Rhin: maintenant il leur ouvrait les rangs de l’armée romaine, et cette fatale catastrophe de l’invasion germanique [159] qu’il a cru conjurer par des victoires, il l’a préparée, lui le premier, par des achats d’hommes.
La Germanie lui rendait alors un autre service. Il était à craindre pour César que les Belges ne s’insurgeassent à leur tour: il venait de rappeler les deux légions campées dans leur pays, aux frontières de ces Trévires qui étaient le plus récemment soumis de leurs peuples et le plus rebelle à toute obéissance. Mais, les légions parties, les Germains s’avancèrent, et se mirent à inquiéter les Trévires, sinon avec l’assentiment, du moins au profit de César: ceux-ci ne bougeront plus de toute l’année. Comme le dira Lucain, «le Rhin est de nouveau ouvert aux nations»: mais c’est pour que le peuple romain puisse reconquérir la Gaule.
Le proconsul pouvait donc ne plus songer qu’aux ennemis du Centre, à Vercingétorix, à ses Carnutes et à ses Arvernes. Seulement, il voulait attendre, pour se mettre en route, la fin de l’hiver: les chemins étaient pénibles, les greniers de Génabum appartenaient à l’ennemi, le fourrage poussait à peine; puis, s’il s’avançait trop vers le Sud, les Éduens n’avaient qu’à trahir, à se rabattre derrière lui, pour l’enfermer avec ses légions. — La crainte ou l’espérance de la trahison éduenne pesa toujours sur les décisions du proconsul ou de son adversaire.
Vercingétorix imposa un parti à César. — L’effectif total de son armée devait atteindre cent mille hommes, le double de l’armée proconsulaire; il avait, je crois, six à sept mille cavaliers, trois à quatre fois plus que son rival. Mais, si nombreux que fussent les Gaulois, ils ne manquaient ni de vivres ni de fourrages; et ils avaient [160] moins besoin de bonnes routes que les légionnaires de César. Leur chef n’avait pas fourni, comme le proconsul, trois cents lieues de course. Hommes et roi étaient en mesure d’agir, et sans doute impatients de commencer.
Quand Vercingétorix vit qu’il n’avait dans le Velay qu’un fantôme d’armée, il revint dans le pays. Le brusque retour de César à Sens fut une surprise pour lui, mais ne changea pas sa tactique. Que les légions fussent commandées ou non par le proconsul, il ne voulait pas aller à elles. Sa pensée, sur ce point, fut faite dès le premier jour et ne varia jamais: il fallait les rencontrer le plus tard possible, les heurter le moins possible. — Il reprit, à peu de chose près, la même opération qu’avant l’arrivée de César. En février, pour isoler les Éduens, il avait menacé les Bituriges, leurs alliés sur la Loire; en mars, pour achever de les molester, il attaqua les Boïens, leurs sujets de la région bourbonnaise.
Les principales routes qui conduisaient chez les Éduens traversaient le Bourbonnais et le Nivernais, d’où les vallées de la Nièvre, de l’Aron, de l’Arroux et de la Bourbince remontaient dans leur haut pays, les massifs du Morvan et du Charolais. Mais elles étaient bien gardées contre leurs ennemis héréditaires, les Arvernes. Sur la rive droite de la Loire, ils avaient leurs places de Noviodunum et de Décétia (Nevers et Decize); dans l’entredeux qui sépare la Loire et l’Allier, et sur les deux rives de cette dernière rivière, ils étaient protégés par les Boïens, leurs sujets de fraîche date. — Ces Boïens venaient de la forêt Hercynienne et des extrémités du monde celtique; ils avaient suivi les Helvètes dans leur migration; César les avait pris; et, ne sachant qu’en faire, comme ils étaient fort braves, il en avait fait cadeau au peuple éduen. Celui-ci avait, sur les bords de la Loire et de l’Allier, d’assez vilaines terres, boisées ou marécageuses, vaste [161] marche déserte à la frontière des Bituriges et des Arvernes: il les donna aux Boïens, qui purent enfin s’installer chez eux après avoir vagabondé dans le monde. Fort libéralement traités par leurs nouveaux patrons, ils se montrèrent clients fidèles, et le pays devint, avec eux, le confin militaire des Éduens vers le Sud-Ouest. Il y avait là quelques milliers de soldats, très courageux, rudes paysans dans un rude pays, attachés à leurs traditions et à leurs dieux, un des coins les plus farouches de la Gaule. Leur principale forteresse, Gorgobina (La Guerche?), se trouvait à la lisière de leur domaine, sur la gauche et non loin de l’Allier et de la Loire; c’était, du côté biturige, un avant-poste du territoire éduen.
Vercingétorix vint assiéger Gorgobina. — Jules César, par là même, se trouvait obligé de la secourir: qu’il le voulût ou non, il lui fallait s’engager vers le Sud. Car, si Gorgobina succombait, les Éduens se croiraient abandonnés, et la Gaule dirait que l’appui de César n’était qu’une duperie, et sa force, une illusion.
D’autre part cependant, l’importance de la place n’était point telle qu’il fallût tout risquer pour s’en rapprocher: les bourrasques de mars, le manque de vivres, les surprises par derrière. — César (et ce fut par là qu’il trompa l’espérance de Vercingétorix) se résolut de marcher vers le pays boïen, non pas en droite ligne, mais en lignes brisées, de manière à pouvoir, en route, surprendre de droite et de gauche quelques villes ennemies chez des peuples différents, Sénons, Carnutes et Bituriges: et ainsi, tout en assurant sa retraite, tout en donnant de l’espace et du jeu à ses troupes, il ferait main basse sur quelques greniers et frapperait quelque grand coup sur l’imagination gauloise. La route directe de Sens à Gorgobina était droit vers le Sud: César dirigea ses légions vers le Sud-Ouest, par les plateaux du [162] Gâtinais. Vercingétorix pouvait donc craindre d’être pris à revers: le proconsul refaisait contre lui la manœuvre des Cévennes et espérait un résultat semblable. De même qu’il avait ravagé les terres des Arvernes, il allait dévaster celles des Carnutes et des Bituriges, et sans doute obliger une seconde fois Vercingétorix à reculer et à lâcher les Éduens.
Sa résolution prise, César fit dire aux Boïens de résister jusqu’à son arrivée; il avertit les Éduens d’avoir à lui fournir des vivres. Puis, laissant à Sens deux légions, les bagages de toute l’armée, et sans doute aussi l’inestimable Labiénus, il partit un matin, de bonne heure, avec les huit autres légions et sa garde de cavaliers germains, à la conquête de la Gaule soulevée (début de mars).
Le lendemain de son départ, il fut en vue de la première ville-forte ennemie, Vellaunodunum (Montargis?), qui gardait, sur le territoire sénon et dans la vallée du Loing, les routes d’entre Seine et Loire: petite ville sans doute, sur une hauteur insignifiante, mais ayant de bonnes murailles et pas mal de défenseurs. Car il fallut s’arrêter, décider le blocus, tracer une ligne d’investissement: cela prit deux jours. Le troisième, des parlementaires offrirent de capituler. On leur demanda de livrer les armes, les chevaux, six cents otages; et, comme le temps pressait, César laissa dans la place son légat C. Trébonius pour veiller à ce que ces conditions fussent exécutées. Par la prise de Vellaunodunum, le quartier général de Sens se trouva complètement dégagé.
Au delà de Montargis, César abandonna tout à fait la [163] direction du Sud, et il obliqua droit vers l’Ouest pour attaquer les Carnutes et gagner la Loire à Génabum (Orléans).
Cette fois, c’était une affaire d’importance. Génabum était la principale ville du peuple carnute, qui avait fait le signal de la révolte; elle s’était souillée la première du sang romain; sa situation militaire et commerciale donnait à la marche de César un motif de plus qu’une légitime vengeance. Mais les difficultés matérielles furent réduites à rien. Génabum était moins une place-forte qu’un grand marché: elle était en plaine, son assiette était médiocre, un pont, sur la Loire, compliquait la défense. De plus, les gens de guerre carnutes étaient loin en ce moment; ils croyaient que César allait être arrêté longtemps chez les Sénons de Vellaunodunum. Ils commençaient à peine à se rassembler pour tenir la ville quand les Romains, après deux jours de marche, parurent, sur le soir, aux portes de Génabum.
César établit son camp devant la ville, décida et prépara l’assaut pour le lendemain. Comme il connaissait le trouble de ses adversaires, il fit veiller deux légions sous les armes, pour s’opposer à toute tentative de fuite. César et les soldats avaient sans doute le cœur à la besogne: il leur fallait, au plus tôt et sans en perdre une seule, les victimes expiatoires exigées par les Mânes de Cita.
Un peu avant minuit, en silence, les Gaulois sortirent par la porte qui regardait la Loire: le pont était petit, il menait à une longue et étroite chaussée qui dominait les marais du Val; il y eut vite un terrible encombrement. César prévenu fit mettre le feu aux autres portes, les deux légions de veille pénétrèrent dans la ville, et se précipitèrent, en la traversant, sur les derrières de la foule entassée aux abords du fleuve; toute cette masse, [164] à quelques têtes près, fut cernée et prise sans combat: superbe gain d’esclaves pour le peuple romain. Puis Génabum fut pillé par les soldats et pour leur compte. Enfin on y mit le feu, et, quittant la ville en flammes, César fit passer la Loire à son armée.
Il obliqua vers le Sud-Est dans la direction de Bourges. Encore une rude journée de marche à travers les landes fangeuses de la Sologne, et on atteignit les premiers coteaux du pays des Bituriges. Presque à la limite de leur territoire, se trouvait leur citadelle avancée, Noviodunum (près de Neuvy-sur-Baranjon?). Un troisième siège commença, qui fut à peu près la répétition du premier. À peine les travaux d’approche mis en train, une députation offrit de se rendre, et reçut de César la réponse traditionnelle: qu’on livre les armes, les chevaux, des otages. Les Bituriges acceptèrent; un premier détachement d’otages arriva au camp romain; des légionnaires avec leurs centurions entrèrent dans la place pour prendre livraison des armes et des chevaux. Tout à coup, à l’horizon, vers le Sud, apparut un groupe de cavaliers gaulois: c’était l’avant-garde de Vercingétorix.
Cette fois, non pas encore les deux chefs, mais les deux principales armées se trouvaient en présence. Le roi des Arvernes, à la nouvelle que César s’approchait, avait quitté le siège de Gorgobina. — Peut-être aurait-il dû persister encore, obliger les Romains à s’aventurer plus bas dans le Midi; mais il lui fallait compter avec ses hommes, désireux de voir enfin l’ennemi, et il les mena vers le Nord, au-devant de César, qu’ils rencontrèrent sous les murs de Noviodunum.
[165] Les assiégés crurent qu’ils allaient être utilement secourus: quelques hommes décidés appelèrent la foule, firent prendre les armes et fermer les portes; les murailles se garnirent de défenseurs. Mais les centurions et les soldats romains qui se trouvaient dans la ville mirent l’épée à la main, enfoncèrent les battants, et regagnèrent le camp tous sains et saufs. Le siège n’en était pas moins à recommencer.
César s’occupa d’abord de ceux du dehors. La cavalerie romaine sortit du camp, entama le combat, et, comme plus d’une fois, dut plier sous l’effort des cavaliers gaulois. Alors le général lança, pour la soutenir, son escadron germain, qui partit à bride abattue. Les Gaulois, déjà ébranlés par la première lutte, ne purent soutenir le nouveau choc, perdirent beaucoup de monde et se retirèrent en désordre vers le gros de l’armée. Dans cette première rencontre entre les hommes de César et ceux de Vercingétorix, il n’y eut d’engagé que de la cavalerie, et, vainqueurs des Romains, les Celtes furent vaincus par les Germains.
L’affaire de Noviodunum fut ensuite réglée en un tour de main. Les gens du bourg, fort effrayés, s’en chargèrent eux-mêmes. Ils rejetèrent la faute sur quelques exaltés, les conduisirent à César et livrèrent la place.
Le chemin paraissant libre vers le Sud, César reprit sa marche et se dirigea vers Avaricum, la ville principale des Bituriges, qui était à moins de 30 kilomètres de là. Il ne s’agissait plus pour lui de délivrer Gorgobina, mais de continuer le châtiment des coupables. L’armée avait quitté la triste et marécageuse Sologne, les sentiers devenaient plus faciles, le pays était plus fertile et plus gai, les prairies plus vertes à l’approche du printemps; sur les grasses terres du Berry, de gros villages et de [166] belles fermes apparaissaient de toutes parts. Mais César allait avoir devant lui deux ennemis de plus, la cavalerie gauloise et l’incendie.
Cette première rencontre, si peu importante qu’elle fût, permit à Vercingétorix de montrer à ses soldats ce dont il avait été, dès le début, profondément convaincu: l’erreur qu’ils commettraient en acceptant une bataille, même de cavalerie. La chute rapide des trois places-fortes lui avait rappelé que toute citadelle qui n’est protégée que par ses murailles doit succomber, surtout quand elle est menacée par ces deux formidables engins d’attaque: l’artillerie grecque et la solidité légionnaire. Enfin, il se rendait compte d’un des principes essentiels de l’art militaire: ne pas multiplier les petites garnisons, si l’on veut éviter les grandes pertes. Il considéra dès lors comme un devoir de refuser à César les avantages et des assauts et des combats, de ne lui laisser que l’alternative des marches harassantes et d’un long stationnement auprès de rochers inabordables.
Au premier conseil qu’il tint après le combat, et peut-être le jour même, il exposa enfin son plan favori. — César nous donne dans ses Commentaires le discours que le roi prononça devant ses officiers. Je ne crois pas qu’il soit mot pour mot l’œuvre de Vercingétorix, mais je ne crois pas davantage qu’il ait été fabriqué de toutes pièces. César fut toujours au courant de ce qui se passa et se dit dans le conseil des chefs; il ignora parfois les actes et les marches de Vercingétorix; il sut fort bien le détail des délibérations auxquelles présida son adversaire: c’était un jeu pour lui, entre tant de chefs bavards et [167] jaloux, d’en trouver un qui lui fit passer une relation fidèle. Voici ce que dit, d’après César, le général gaulois: si les paroles ne sont pas de Vercingétorix, elles expriment exactement ce qu’il voulait faire et ce qu’il fit.
« — Il faut désormais conduire la guerre tout autrement que nous ne l’avons fait jusqu’ici. Notre but unique doit être maintenant de couper aux Romains le fourrage et les vivres.
« — Rien de plus facile pour nous. Nous avons beaucoup de cavalerie. La saison nous est favorable: car le fourrage n’est pas bon à faucher, il faut que les ennemis envoient des escouades de côté et d’autre pour piller les greniers des fermes. Nos cavaliers pourront détruire chaque jour, sans laisser échapper un seul homme, tous ces détachements isolés.
« — Mais il y a plus. Que chacun de nous, dans l’intérêt de tous, oublie ses intérêts domestiques: brûlons nous-mêmes tous nos villages ouverts, brûlons toutes nos fermes, partout où les Romains, dans leur marche, pourront avoir la tentation de fourrager. Nous autres, nous ne manquerons de rien; nous sommes nourris par ceux chez lesquels nous combattons: aux Romains, il ne restera que le choix entre mourir de faim ou courir à leur perte en s’éloignant de leur camp. Au reste, peu importe qu’on les tue ou qu’on se borne à leur enlever les bagages: sans bagages, point de guerre possible.
« — Enfin, ce sont les villes fortifiées elles-mêmes qu’il faut livrer aux flammes, à l’exception de celles que la force de leurs remparts et l’avantage de leur assiette rendent inexpugnables. Si vous les laissez toutes debout, vos forces s’égrèneront, chacun refusant de suivre l’armée pour s’abriter derrière les murs de sa cité; et quand les Romains en deviendront les maîtres, ils y trouveront les vivres dont ils ont besoin et le butin qu’ils convoitent.
[168] « — Tout cela vous paraît de trop durs sacrifices? ce sont des douleurs tout autrement terribles, de voir vos femmes et vos enfants réservés à l’esclavage, et vous-mêmes à la mort. Car c’est votre lot si vous êtes vaincus.»
Tous ces arguments étaient la vérité même, et le dernier n’était pas seulement le cri pathétique de l’orateur, mais une allusion émouvante au sort de Génabum. Vercingétorix rappelait ce qu’il fallait attendre de la clémence de César à ceux qui avaient oublié l’exécution d’Acco et le massacre du sénat vénète.
Les auditeurs comprirent qu’il fallait obéir, et le plan du chef fut accepté sans opposition. — Une seule question fut posée. Qu’allait-on faire d’Avaricum?
Avaricum, grande ville fortifiée, n’était cependant pas une de ces places que Vercingétorix venait de qualifier d’inexpugnables. Elle était assise sur une hauteur fort peu importante: à la différence de Gergovie et de Bibracte, plantées sur des plateaux presque inaccessibles, c’était une cité de coteau, comme celles que les Romains bâtiront plus tard pour les Gaulois. En revanche, elle était précisément une des trois ou quatre villes de la Gaule qui offraient un butin d’une incomparable richesse; avec ses carrefours, ses rues, son forum, ses constructions ramassées, elle présentait un aspect moderne au regard des laides bourgades perdues dans les montagnes, que leurs grands espaces vides faisaient ressembler plus à des champs de foire qu’à des résidences humaines: elle avait environ deux kilomètres de tour, pouvait loger quarante mille hommes. Sans doute des trésors s’y étaient accumulés, depuis les temps lointains où les chefs bituriges couraient le monde et commandaient à la Gaule. Pour les gens du Berry, elle était «un ornement et une forteresse»; pour les Gaulois, une très belle chose, et peut-être le sanctuaire des gloires d’autrefois.
[169] Les Bituriges ne purent consentir à la voir disparaître, incendiée de leurs propres mains. Vercingétorix insista. Ils se jetèrent aux pieds des autres chefs, attestèrent qu’ils sauraient la défendre: les Gaulois se laissèrent fléchir, Vercingétorix demeura insensible. Alors ce fut, dans tout le conseil et peut-être dans tout le camp, une longue traînée de prières et de plaintes. Vercingétorix céda, tout en affirmant encore que l’on commettait une faute. Les Bituriges envoyèrent une garnison d’élite pour occuper la ville. Puis les ordres d’incendie furent donnés, et l’armée gauloise s’écarta, laissant passer César.
César, au lieu de cette marche facile qu’il attendait, entra comme dans une fournaise. Le même jour, plus de vingt foyers d’incendies s’allumèrent autour de lui: c’étaient vingt villages des Bituriges qui flambaient, et au loin l’horizon s’empourpra des flammes qui brûlaient chez les Carnutes et les cités voisines. Les légions se sentirent impuissantes, un cercle de feu et d’ennemis les étouffait. Les troupes qui allaient au fourrage revenaient mutilées par l’adversaire. Les Gaulois étaient insaisissables et meurtriers partout.
Mais les Romains arrivèrent bientôt devant Avaricum, et les légions eurent en face d’elles des murailles intactes et des ennemis qui les attendaient.
La ville de Bourges[3] était bâtie sur une colline qui s’élevait à vingt-cinq ou trente mètres tout au plus au-dessus du niveau de la plaine, et au point de rencontre [170] de cinq rivières, dont les deux principales étaient l’Yèvre et l’Auron. Autrefois comme aujourd’hui, ces ruisseaux s’épandaient en un grand nombre de bras et de canaux, qui débordaient, en temps d’hiver et de pluie, en un marais continu: les trois quarts de l’enceinte, à l’Est, au Nord et à l’Ouest, émergeaient d’ordinaire d’un large marécage, à travers lequel couraient seulement les «longs ponts» des routes d’Orléans et de Sancerre. Sur un seul point, au Sud-Est, par où venait la route des pays boïen et éduen, la ville tenait à la terre ferme par un col étroit et surbaissé, mesurant 500 mètres tout au plus, à peine aussi large que la cité elle-même: c’est l’emplacement que dominent aujourd’hui la place Séraucourt et la rue de Dun-sur-Auron; mais jadis le sol était, sur ce point, de beaucoup en contre-bas, de manière à faire saillir davantage la ville et ses remparts, qui commençaient à la hauteur de l’Esplanade. Enfin, plus au Sud-Est encore, le terrain se relevait lentement dans la direction du faubourg du Château et de la Caserne d’artillerie.
César, ayant reconnu la ville et ses abords, jugea aussitôt qu’il était impossible de l’investir par la ligne d’un blocus continu: la surface entourée et occupée par les marécages était trop vaste, le sol trop bas, le terrain trop mobile. Il n’avait qu’une seule manière de s’en rendre maître: l’attaque de front (oppugnatio).
Pour forcer une place de ce genre, bâtie sur une hauteur et pourvue de murailles épaisses et solides, il fallait que les soldats pussent combattre autrement qu’au pied des remparts, autour des portes, sous la menace plongeante du feu, des traits et des pierres de l’ennemi; il était bon qu’ils fussent, autant que possible, de niveau avec les défenseurs des murailles et des tours. À cet effet, on construisait, en face d’un secteur déterminé de [172] l’enceinte assiégée, une énorme terrasse quadrangulaire: les flancs en dominaient à leur tour les portes de la cité; la plate-forme en était souvent de plain-pied, sinon avec le parapet, du moins avec le terre-plein du mur opposé; par-dessus, on élevait encore des tours, au moins égales en hauteur à celles qui leur faisaient face. Ainsi, on supprimait les inégalités qui résultaient du terrain et des bâtisses; on dressait muraille contre muraille, tours contre tours, et presque ville contre ville. — Mais la terrasse des assiégeants avait, sur les remparts des assiégés, l’avantage d’être plus profonde, et de s’unir directement au sol qu’elle prolongeait: si bien que les soldats s’y relevaient et s’y succédaient avec la même rapidité que sur un champ de bataille aplani. En outre, les tours de bois qui la garnissaient avaient cette supériorité sur celles de l’enceinte que ces dernières étaient immobiles et ne pouvaient éviter l’attaque, tandis que celles-là, montées sur roues ou sur rouleaux, avançaient et reculaient, obéissant au commandement comme une machine de guerre. — Le jour où une ville assiégée voyait s’achever en face d’elle la terrasse ennemie, elle n’avait plus qu’à se résigner à la défaite. Tout l’effort de ses défenseurs consistait à empêcher ou à retarder la construction de ce redoutable «cavalier».
César dressa son camp sur le terrain du Château et la route de Moulins, à quatre ou cinq cents mètres de la ville, et ordonna la construction d’une terrasse en face des remparts, sur le col qui joignait l’emplacement de ce camp à la colline d’Avaricum et que longeaient les marais de l’Yèvre et de l’Yévrette au Nord-Est, ceux de l’Auron au Sud-Ouest. Il s’agissait d’une bâtisse colossale, qui par endroits devait atteindre une hauteur de 80 pieds, qui mesurerait 330 pieds de large, sur une longueur égale ou supérieure. On avait besoin [173] d’au moins 250 000 mètres cubes de matériaux: clayonnages et terres pour former le terre-plein central, poutres et madriers pour construire sur chaque flanc un large viaduc stable et solide sur lequel s’avancerait une tour. Mais il fallait aussi construire ces deux tours, César n’en ayant pas de disponibles; et il fallait enfin, et tout de suite, établir au pied du rempart ennemi des baraquements couverts et blindés pour protéger les travailleurs. En mettant les choses au mieux, c’était une tâche de trois semaines qui commençait pour les huit légions.
Vercingétorix avait suivi lentement César, en évoluant sur ses flancs en étapes beaucoup plus courtes. Après l’avoir presque touché, il avait peu à peu ramené à seize milles (25 kilomètres) la distance qui le séparait du proconsul. Il habituait ainsi ses soldats à refréner leur impatience de combattre.
Quand César eut assis son camp devant Avaricum, Vercingétorix établit le sien, à cette même distance de seize milles, au Nord-Est, non loin de la route de Bourges à Sancerre (entre Morogues et Humbligny?): tandis que son adversaire avait pris position sur les chemins du Sud, par où les Gaulois étaient venus, il avait ressaisi derrière lui ceux du Nord, d’où les Romains arrivaient; le cours de l’Yèvre séparait à peu près complètement les deux zones d’occupation. On eût dit que Vercingétorix tenait à demeurer en relations faciles avec la Gaule du Nord, soit pour y multiplier ses messages, soit pour fermer la route aux convois de Labiénus ou à la retraite de César.
Dans cette dernière marche en chassé-croisé, les Gaulois [174] et leur chef venaient de se montrer habiles et prudents. Ils le furent encore dans le choix de l’emplacement de leur camp: ils le dressèrent à l’abri des forêts et des marécages, bien protégé contre toute surprise. Enfin, à travers les marais de Bourges, ils étaient en rapport constant avec les assiégés, et Vercingétorix, de sa tente, commandait lui-même les manœuvres de la défense. Il avait d’excellents éclaireurs, qu’il avait dispersés dans la campagne, même au sud de l’Yèvre, tout autour de César. Rien de ce qui se faisait, à Avaricum ou aux abords du camp romain ne lui échappait: son service d’informations était si impeccable que César en fut étonné. Sous l’action pressante de leur chef, les Gaulois se formaient rapidement aux leçons des tacticiens romains.
La situation de César fut bientôt compromise. Sans doute il s’était mis enfin, par les routes de Nevers et de Moulins, en communication directe avec les Boïens et les Éduens, et il s’empressa de leur demander les convois de grains dont il avait grand besoin. Mais le pays boïen était pauvre et s’épuisa vite; les Éduens, de plus en plus mal disposés, envoyèrent le moins qu’ils purent, et César avait quarante mille hommes à nourrir. Il essaya bien de fourrager au loin, mais Vercingétorix l’épiait, et le proconsul avait beau changer sans cesse les heures et les routes des expéditions: les cavaliers gaulois se trouvaient toujours sur les points où arrivaient les Romains, et c’était chaque fois, pour César, une défaite de plus. De Labiénus, il ne venait rien. César avait trop peu de cavalerie pour empêcher ses adversaires de communiquer librement avec Avaricum. Il ne tarda pas à paraître lui-même l’assiégé.
Alors arrivèrent de cruelles journées. Le pain manqua longtemps. Il fallut aller chercher des bestiaux à des distances énormes. Mais pas un légionnaire ne murmura. [175] On en vint aux pires souffrances de la faim. César eut pitié des siens; il se rendit dans les chantiers de la terrasse, et il offrit aux légions, à l’une après l’autre, de lever le siège. Mais les hommes s’indignèrent: «César ne les avait point habitués à abandonner une tâche commencée, et les victimes romaines de Génabum n’avaient pas encore reçu toutes les offrandes réclamées par leurs Mânes.» Et le travail continua: la terrasse se dressait lentement; les deux tours, en même temps, s’élevaient et s’avançaient, comme surgissant de terre.
L’armée de Vercingétorix, elle aussi, souffrait de la disette de fourrage, et, de plus, elle s’irritait de l’inaction: elle était incapable de cette laborieuse impassibilité des légionnaires. Sur l’avis des chefs, le roi la rapprocha de la ville et de César, et déplaça son camp vers le Sud (entre Les Aix et Rians?), le posant toujours sous la protection des marécages, et toujours en rapport avec Avaricum. Mais il se refusa quand même à combattre.
Un jour, il lui fut permis de faire sur cette armée impatiente une dangereuse expérience. Il arriva qu’elle vit de très près les légions, et qu’elle ne put les combattre.
Il quitta le soir son camp à la tête de tous ses escadrons et de son infanterie légère, sans laisser d’autre ordre que celui de ne pas combattre, sans désigner de chef pour commander à sa place: il partit, sous prétexte de tendre pour le lendemain une embuscade aux fourrageurs romains. César apprit ce mouvement par quelque captif gaulois, peut-être par une indication voulue de Vercingétorix lui-même: il se mit en route au milieu de la nuit, pour essayer de surprendre, avec ses légions marchant [176] en silence, le camp ennemi abandonné par son chef.
Mais des éclaireurs avaient été disposés par Vercingétorix sur la route que César était obligé de prendre. Les Gaulois du camp furent immédiatement prévenus et eurent le temps de se mettre en état de défense, s’ils ne l’étaient pas déjà. Les gens de guerre s’établirent sur un plateau vaste et découvert, dominant la route d’une assez forte hauteur, et entouré de presque tous les côtés par un marais profond et dangereux, large de cinquante pieds; au loin, dans l’épaisseur des bois, on avait dissimulé les bagages et les chariots; sur le devant, les ponts étaient coupés, et à tous les gués ou passages veillaient des troupes de garde.
César déboucha le matin au pied de la hauteur. Il avait fait mettre sac à terre et préparer les armes. Mais alors il aperçut, sur le plateau, l’infanterie gauloise en rang de bataille, chaque cité sous ses chefs, chaque tribu sous ses étendards. Si Vercingétorix n’était pas au milieu d’elle, son esprit de confiance l’animait. Elle attendait de pied ferme.
Ce fut un moment étrange. César avait arrêté ses hommes au bord du marais. Il y avait à peine, entre les deux troupes, la portée d’un javelot. Mais personne ne commença la bataille. Les légions furent les premières impatientes; elles réclamaient le signal: César leur fit comprendre qu’elles allaient à leur perte sur ce sol fangeux et dans cette montée à découvert. Les Gaulois étaient prêts à les recevoir. Si Vercingétorix avait confié à un seul chef le soin de commander en son absence, nul doute que, pour complaire à la foule, il n’eût engagé le combat. Mais faute d’ordre nouveau, ils obéirent à leur roi absent, et ne touchèrent pas à l’ennemi qu’il refusait de leur donner. Une résignation de ce genre valait, pour la Gaule, une victoire.
[177] César battit en retraite, consolant ses soldats; il regagna son camp le jour même, et fit reprendre les travaux de la terrasse.
Cette leçon de patience faillit coûter cher à Vercingétorix. Quand il revint au camp, il entendit de toutes parts crier à la trahison et, le conseil des chefs réuni, l’accusation fut précisée. Le camp gaulois rapproché des lignes romaines, puis laissé sans chef et sans cavalerie, César immédiatement prévenu et accourant avec ses troupes: il n’en fallait pas davantage pour convaincre ces hommes énervés et vibrants que leur général voulait les livrer au proconsul, et recevoir de lui en récompense «la royauté de la Gaule», devenue vassale du peuple romain.
À son tour, Vercingétorix parla. — Il expliqua avec soin toutes les marches faites depuis Noviodunum, et dont aucune n’avait abouti à une défaite. Puis, il fouailla vigoureusement ses hommes, en leur reprochant de ne vouloir se battre que par ennui de la fatigue; s’il n’avait délégué à personne l’autorité suprême, c’était précisément parce qu’il craignait que son lieutenant ne se laissât entraîner au combat: car, d’une bataille, il ne voulait et ne voudrait, jamais, et à aucun prix. Enfin il montra l’humiliation des Romains, reculant devant le camp gaulois; il s’étendit longuement sur leur misère; il fit venir de prétendus fugitifs pour attester qu’ils n’avaient ni pain ni viande; il dépeignit cette glorieuse armée de César, rongée par la famine, se dissolvant sans combat, s’enfuyant sans défaite: et il affirma que, grâce à ses émissaires, les nations gauloises étaient prêtes à en [178] attendre et repousser les débris. Voilà ce qu’il avait fait, dans l’intérêt de la Gaule, et de la Gaule seule: car, pour lui, il était prêt à quitter le pouvoir suprême. —
Les Gaulois ne demandaient qu’à changer d’avis: ils suivaient toujours l’impulsion du dernier qui leur parlait bien. Le discours de Vercingétorix à peine fini, l’orateur fut acclamé, et le bruit des armes se mêla aux cris de la foule accourue. Aucune voix discordante ne se fit entendre: «il n’y avait pas de plus grand chef que lui, et il était impossible de mieux manœuvrer». Et, comme ces grands enfants étaient toujours prêts à prendre leurs rêves pour des réalités, ils crurent en ce moment si bien à la victoire, qu’ils ne purent supporter l’idée que les Bituriges en auraient seuls le mérite: ils décidèrent que dix mille hommes, empruntés aux différents peuples, seraient introduits dans Avaricum pour partager la gloire de ses défenseurs. C’est du moins ce qu’ils disaient et ce que Vercingétorix leur laissa dire. Mais l’habile homme n’ignorait pas que les assiégés avaient besoin de ce secours, et plus encore de celui des dieux.
La terrasse s’approchait de plus en plus des remparts, en dépit de l’ingénieuse résistance des Bituriges. L’arrivée de ces renforts, peut-être aussi de quelques ingénieurs transfuges, en tout cas les conseils ou les ordres de Vercingétorix, les décidèrent aux tentatives les plus hardies. Ce ne fut plus seulement la banalité des sorties et des combats, des torches jetées sur la terrasse, de la surprise des attaques nocturnes: les Gaulois déployèrent encore, au grand étonnement de César, toutes les ressources d’une imagination savante, comme si, dans l’intervalle des [179] combats, ils avaient pris les leçons de maîtres grecs. Car, disait le proconsul, «c’est une race si habile, toujours prête à faire ce qu’on lui enseigne et à imiter ce qu’on lui montre»!
Les murailles de la ville, faites à la fois d’énormes madriers et de blocs de grand appareil, résistaient au feu et au choc. César avait essayé pourtant de faire donner contre elles, aux points faibles, la faux d’arrachement: mais alors des cordages, descendant du parapet, s’enroulaient autour d’elle, et, ramenés aussitôt par un treuil, la détournaient et l’enlevaient. Le proconsul avait tenté d’arriver à l’enceinte à l’aide des tranchées habituelles: des blocs de pierre, des pieux aiguisés et durcis au feu, de la poix bouillante, les rendirent vite impraticables.
Les Romains n’avaient d’espoir que dans leur terrasse. Mais les Bituriges, auxquels l’exploitation des mines de fer donnait la pratique des travaux souterrains, creusaient des galeries sous les fondations de la jetée. Menacée par-dessous, elle le fut aussi par en haut. Quand le cavalier se trouva rapproché des murs, et presque à leur hauteur, il fut dominé par une série de tours nouvelles, construites par l’ennemi sur le terre-plein du rempart, réunies peut-être entre elles par des ponts volants, et protégées contre l’incendie par un revêtement de cuirs. Enfin, quand les deux énormes tours romaines se dressèrent devant elles, les tours gauloises grandirent aussi, et chaque jour d’une hauteur égale à celle des charpentes que les ennemis ajoutaient aux leurs. Trois ans plus tard, les Marseillais, passés maîtres pourtant dans la science des places-fortes, devaient faire à peine mieux que les Bituriges.
Mais les Romains supportèrent tout, les travaux les plus fatigants, les combats de nuit et de jour, des temps [180] affreux, un froid persistant et des pluies continues, la famine, l’incertitude où les tenait la conduite de Vercingétorix, la déconvenue qui résultait de tant d’ouvrages à refaire: il ne fut pas prononcé, dans le camp de César, une parole indigne de la majesté du peuple romain.
Enfin la terrasse fut achevée, toucha presque la muraille ennemie; les deux tours furent approchées, chacune d’une porte: on était au vingt-cinquième jour du siège. Tout allait être prêt pour l’attaque.
Ce jour-là, peu avant minuit, les soldats des deux légions de garde travaillaient encore sur la chaussée: César, à son habitude, veillait au milieu d’eux, courageux et familier, pressant la besogne. Tout à coup, jaillit de la terrasse une colonne de fumée: les Gaulois avaient réussi, à l’aide d’une mine, à y mettre le feu. Au même moment, répondant à ce signal, des cris retentissent sur tout le rempart, qui se couvre d’ennemis en un clin d’œil; à droite et à gauche des ouvrages romains, les portes d’Avaricum sont ouvertes, et d’autres adversaires apparaissent, allant droit aux deux tours d’attaque. D’en face, sur leurs flancs, sous leur base même, la terrasse et ses tours sont assaillies, menacées par les torches et les projectiles enflammés. — Il y eut chez les légionnaires un court moment de désordre et d’hésitation. Mais ils ne tardèrent pas à se répartir les points à défendre, tandis que, du camp réveillé, les secours arrivaient.
Le principal danger était que les deux grandes tours ne fussent atteintes. On les ramena, et on coupa derrière elles les charpentes de la jetée pour faire la part des flammes. Mais les mantelets qui abritaient les abords des tours furent brûlés, les cabanes blindées furent abîmées, les légionnaires durent combattre à découvert sous le feu des tours d’Avaricum. Tandis que les uns luttaient contre l’incendie, les autres refoulaient l’ennemi vers les portes, [181] et les artilleurs purent enfin diriger leurs batteries contre les assaillants.
Le combat fit rage toute la nuit: pas un instant, les Gaulois ne lâchèrent pied, et il y eut peut-être chez eux, au matin, à la vue des ruines qu’ils avaient faites, une recrudescence de courage et d’espérance. C’était, pensaient-ils, le salut de la Gaule qu’ils avaient dans leurs mains, en cet instant précis: des milliers d’hommes attendaient dans Avaricum, au pied des remparts, que leur tour de combattre fût venu, et pas un d’eux ne tardait à prendre son poste de mort. «J’ai vu ce jour-là», dit César, «une chose mémorable. Un Gaulois, posté devant une porte, lançait sur le foyer qui menaçait une tour romaine des boules de suif et de poix, qu’on lui passait à la chaîne: un trait lancé par une machine le traverse et le tue; un de ses voisins enjambe le corps et prend sa place; il tombe à son tour, atteint de même; un troisième lui succède, puis un quatrième, et ainsi de suite jusqu’à la fin du combat: pas une fois le poste ne demeura inoccupé.»
À la fin, les Gaulois durent céder, rentrer dans la ville et fermer les portes; et les légions, ayant achevé de noyer l’incendie, se mirent à refaire les mantelets et à combler la brèche de la terrasse.
Les défenseurs de Bourges comprirent qu’ils n’avaient plus à choisir qu’entre la fuite et la mort. Vercingétorix lui-même leur donna l’ordre, le lendemain du combat, de quitter la ville et de le rejoindre. C’était chose assez facile. Son camp était toujours sur la route de Sancerre, à dix-huit kilomètres de là, et il avait eu soin de distribuer [182] des postes presque aux abords d’Avaricum. César n’avait jamais tenté de bloquer la cité sur ce point; il était séparé par des rivières et des marécages du chemin que devaient prendre les fugitifs. S’ils avaient un peu d’avance, ils lui échapperaient.
Il n’en fut pas ainsi. La nuit vint, les Gaulois se mirent à préparer le départ en silence. Mais une longue lamentation s’éleva, celle des femmes qui accoururent, sachant et pleurant le sort qui les attendait, elles et leurs enfants. Les soldats refusèrent de s’apitoyer; les malheureuses hurlèrent, à dessein et au point d’avertir les assiégeants. Il fallut rester.
Le jour qui se leva fut donc le dernier du siège. Les dégâts du combat précédent avaient été réparés. Sur l’esplanade de la terrasse, les mantelets vinrent de nouveau s’allonger près des remparts, et une des deux tours romaines s’approcha d’une tour de l’enceinte. En ce moment, un ouragan de pluie et de vent s’abattit sur les hommes: les sentinelles gauloises se mirent à l’abri; les légionnaires, sur l’ordre de César, ralentirent leur travail, et se réfugièrent dans les baraquements qui précédaient le camp romain. Ce ne fut qu’une ruse pour achever d’égarer l’ennemi. Le proconsul se hâta d’expliquer ce qu’il y avait à faire, et d’énumérer les récompenses traditionnelles promises aux premiers à l’escalade. Puis il donna le signal de l’assaut.
Les légionnaires furent en un clin d’œil à l’autre bout de la terrasse, au pied des parapets ennemis, et n’eurent point de peine à escalader la muraille dégarnie. Pendant ce temps, la tour romaine lançait un pont mouvant, et, comme à l’abordage, agrippait la tour ennemie, qui fut occupée en un instant. Au bruit de la tempête, les Romains balayèrent rapidement tout le secteur de l’enceinte que bordait leur terrassement.
[183] Malgré son épouvante, l’ennemi ne perdit pas tout courage. Il se replia dans les rues, se forma en carrés dans les carrefours et sur la place publique, et il espéra une bataille.
Mais les Romains étaient trop prudents pour s’engager dans le dédale des rues tournantes, étroites et montantes; ils se bornèrent à s’étendre sur les remparts, et leurs armes couronnèrent bientôt toute la muraille. Les Gaulois, voyant leur retraite presque coupée, craignant d’être pris sans combat comme dans un étau, jetèrent enfin leurs armes et se précipitèrent vers les portes du Nord, du côté où était Vercingétorix. César avait pris les devants, envoyé sur ce point ses cavaliers. Ce fut ainsi qu’à Génabum. Seuls, les lâches de la première heure, huit cents tout au plus, purent gagner la campagne. Les autres s’entassaient aux portes trop étroites, lorsque les soldats de César arrivèrent par les rues, tandis que ses cavaliers attendaient au dehors. Le massacre commença: il fallait bien, comme l’écrivit le proconsul deux ans plus tard, que les légionnaires tirassent bonne vengeance «du sang de Génabum et des fatigues du siège», et leur général laissa faire. Ils ne songèrent pas à piller, tant ils eurent à tuer: ils parvinrent enfin à les égorger tous, quarante milliers d’êtres, hommes et vieillards, femmes et enfants. Le sac de la ville n’eut lieu qu’après.
Puis César, entré à son tour, s’installa avec ses légionnaires et ses Germains sur les ruines ensanglantées.
On était dans les premiers jours d’avril. Il avait mis cinq semaines de fatigues continues pour conquérir la route de Sens à Orléans et à Bourges, et il l’avait plutôt [184] parcourue qu’il ne l’avait occupée; pas une seule fois, il n’avait sérieusement atteint ni vaincu Vercingétorix lui-même.
Mais après tout il n’avait fait que remporter des victoires. Il avait pris quatre villes, marqué son chemin de milliers de cadavres ennemis, rempli sa caisse questorienne des trésors enlevés aux temples, réduit à rien deux des illustres résidences de la Gaule, Génabum et Avaricum.
Il ne lui restait plus, des grandes villes soulevées, que Gergovie à frapper. Les peuples du Nord n’avaient point encore bougé. Les Éduens ne l’avaient point encore trahi. Il pouvait se reposer dans Avaricum avant de reprendre sa marche vers le Sud.
GERGOVIE
Ibi Cæsar, erumpentibus desuper hostibus pressus, multa exercitus sui parte perdita, victus aufugit.
Orose, Histoires, VI, 11, § 6.
I. Prestige et tactique de Vercingétorix après la perte d’Avaricum. — II. Séjour de César chez les Éduens; préparatifs de la nouvelle campagne. — III. Passage de l’Allier et arrivée devant Gergovie. — IV. Situation de Gergovie; comment elle fut défendue; comment on pouvait l’attaquer. — V. Installation de César; premiers combats; les Romains occupent La Roche-Blanche. — VI. Première défection des Éduens. — VII. Nouveau système de défense des Gaulois: César prépare l’assaut. — VIII. Assaut de Gergovie et défaite des Romains. — IX. Départ de César; jugement sur cette campagne.
La ruine d’Avaricum était la plus grande infortune que la Gaule eût subie depuis l’arrivée de César: des trois grandes villes dont elle était le plus fière, Bibracte, Gergovie, Avaricum, une déjà disparaissait, et les Romains menaçaient la seconde. De la part de cette race qu’on disait impulsive et frivole, le vainqueur pouvait espérer un irrémédiable désespoir.
Mais jamais Vercingétorix n’eut l’esprit plus net et la [186] volonté plus ferme que dans les heures qui suivirent le désastre.
Il était à craindre que la brusque venue des fugitifs, la misère de leur extérieur, les lamentations qui allaient les accueillir, tout cet attirail imprévu de la défaite, n’amenassent chez les Gaulois l’abattement ou la colère, et ces sourdes malédictions qui présagent la révolte. Aussi, le long de la route qui conduisait d’Avaricum au camp gaulois, le roi des Arvernes avait échelonné les chefs des cités alliées et quelques gens de confiance tirés de son clan: lorsque, après la tombée du jour, les fugitifs se présentèrent, ils furent cueillis plutôt que recueillis, séparés aussitôt, groupés par nations, et acheminés vers l’endroit où campaient les hommes de leurs pays; là, ils reçurent des vêtements et des armes, ils perdirent la mine de vaincus pour prendre celle de combattants. Tout cela se fit dans le silence de la pleine nuit, et le bruit de la chute d’Avaricum s’amortit rapidement en approchant des lignes gauloises.
Au matin, Vercingétorix convoqua son conseil. Il y arriva aussi calme qu’après une victoire, passant comme à l’ordinaire sous les yeux de tous, et ses regards ne fuyant pas les regards de la foule. Les Gaulois aimèrent tout d’abord cette paisible bravade. Et, quand il parla ensuite devant les chefs, son langage ne démentit pas l’assurance de son allure.
Au lieu de gémir, il accusa: — «Tout ce qui arrivait, ne l’avait-il pas prévu, depuis le jour où, malgré lui, la faiblesse imprudente des Bituriges et des autres avait sauvé Avaricum? Les Gaulois ne savaient-ils pas depuis longtemps qu’ils n’entendaient rien à la science compliquée des forteresses?» — Mais Vercingétorix ne voulut pas récriminer longtemps: «C’était aux succès de l’avenir qu’ils devaient tous songer, et ces succès, il les avait [187] préparés, il y touchait, il les voyait presque.» — Alors, comme le jour où il avait été accusé de trahison, il lança ses auditeurs dans l’espérance: il montra les autres nations travaillées par ses émissaires, prêtes à se joindre à lui; il s’exalta enfin à la vision des peuples celtiques, unis par des liens fraternels, et défiant ainsi le reste du monde. Et ce fut devant ce mirage d’une Gaule conquérante que s’inaugura le lendemain de la première grande défaite.
Avec de telles paroles, il fit croire aux siens ce qu’il voulut. Aussi bien, ce qu’il venait de dire de ses prévisions sur Avaricum était la vérité pure; et ce qu’il avait ajouté de ses espérances sur le reste de la Gaule reposait sur de réelles et sérieuses négociations. On reconnut vite l’un et l’autre, et de toutes parts on célébra et on acclama sa prévoyance. Ce jour-là, où César s’était peut-être figuré les Gaulois brisant le chef qui n’avait pu vaincre, le Romain les vit au contraire groupés autour de lui avec une telle confiance qu’il ne put s’empêcher d’admirer et presque d’envier son rival. «Alors que les revers», écrivait-il, «diminuent d’ordinaire l’autorité des chefs, ils ne firent que grandir chaque jour l’ascendant de Vercingétorix.»
Le roi ne se borna pas à ce succès moral. Il voulut et il fit que les leçons du passé et l’élan de leurs espérances obligeassent ses soldats à peiner et à s’instruire plus encore. Il s’attachait sans relâche à en faire des travailleurs à la façon des légionnaires, à donner à son armée, outre l’audace irrésistible des escadrons, la supériorité calculée des armes savantes. Déjà il avait réussi à former une infanterie légère, semblable à celle des Germains, dont les hommes étaient capables de bien combattre, dissimulés en tirailleurs dans les rangs des chevaux: désormais, les fantassins de Vercingétorix ne seront plus une [188] quantité négligeable. Le lendemain même de la prise d’Avaricum, il avait envoyé des courriers aux nations fédérées, pour obtenir d’elles un supplément d’effectif; et, comme la précision est la meilleure manière de commander, il avait indiqué un chiffre et une date. Il insista pour qu’on lui envoyât tous les archers disponibles: il n’en manquait pas dans cette Gaule qui fut toujours en Occident le pays classique des tireurs d’arc, mais peut-être, en ce temps-là, les armes de jet servaient-elles plutôt à la chasse que sur les champs de bataille. Vercingétorix espérait, avec raison, que les flèches neutraliseraient les javelots romains, et reculeraient de son armée ce contact immédiat avec les légionnaires qui était toujours sa principale crainte. Dans les places-fortes qu’on ne devait pas démanteler, comme Gergovie, il fit tout préparer en vue d’un siège, pour le jour où, pressé par César, il se déciderait à y abriter son peuple et ses alliés; il y fit élever des boulevards extérieurs, entasser des vivres et des armes de toute sorte.
Enfin, lorsqu’arriva la seconde nuit après la fin du siège, César apprit la plus surprenante des nouvelles: les Gaulois remuaient les terres autour de leur camp, l’entouraient de fossés et de talus; ils le fortifiaient à la manière romaine. Tous les soirs désormais, une ville gauloise se dresserait en face de cette ville armée qu’était le camp légionnaire. Pour les Romains, qui se regardaient comme d’inimitables bâtisseurs de camps, qui avaient dominé le monde le jour où ils avaient appliqué cette science à l’ambition de la conquête, il semblait qu’une nouvelle nation voulût leur disputer la primauté militaire dont ils étaient le plus sûrs. «Faut-il», disait César, peut-être pour tranquilliser ses soldats, «faut-il que ces Gaulois impatients, indociles et paresseux, soient brisés dans leur orgueil: les voici qui s’astreignent à une besogne [189] de terrassiers, à obéir sans murmure, à travailler sans négligence.» En conscience, c’était alors qu’il les redoutait le plus. Vercingétorix les façonnait à sa guise, et les journées d’Avaricum furent celles de ses plus beaux triomphes sur les hommes.
Le long repos que prenait César à Avaricum, sous les premières chaleurs du printemps, était gâté par toutes ces surprises. Il y avait trouvé des vivres et des grains en abondance, son armée s’était refaite de la fatigue et des privations. Mais il s’apercevait que les plus grandes difficultés commençaient à peine. C’eût été une plaisanterie de dire que Vercingétorix avait été vaincu: jamais il n’avait combattu face à César. L’armée gauloise demeurait inviolable derrière ses marécages et ses forêts, plus que jamais dans la main de son chef, et aussi décidée que lui à ne répondre à aucune provocation pour descendre en champ clos. Les suppléments demandés, parvenus au jour indiqué, la complétèrent rapidement, et elle reçut même des renforts inattendus et puissants: Teutomat, le roi des Nitiobroges, arriva de la Garonne avec de nombreux escadrons formés par la cavalerie de son peuple, et avec d’autres, amenés de plus loin, qu’il avait levés ou soudoyés chez les nations de l’Aquitaine, gens de la Gascogne ou des Pyrénées. César était impuissant à barrer la route à ces détachements qui, presque à sa vue, s’en allaient rejoindre le camp de ses adversaires. Les messagers de Vercingétorix, eux aussi, partaient et revenaient à leur gré. Du Nord de la Gaule, le Romain apprenait de mauvaises nouvelles: les peuples belges étaient de plus en plus inquiétants, et le plus grand remueur d’entre [190] eux, celui des Bellovaques, avait refusé l’obéissance à César: si ce dernier ne voulait pas voir de nouveaux ennemis déboucher par les forêts carnutes, il fallait que, de Sens, Labiénus prît une vigoureuse initiative. Enfin, au moment où il préparait une double expédition, voici que se posa, plus pressante que jamais, la question éduenne.
Car Vercingétorix, parallèlement aux opérations militaires, conduisait en secret, sans arrêt et sans contrôle, une vaste campagne diplomatique; dans la Gaule entière, et surtout à Bibracte, ses émissaires, ses amis ou ses hôtes intriguaient, promettaient ou achetaient: ils redoublèrent de zèle pendant et après le siège d’Avaricum. Justement, la situation politique, chez les Éduens, leur devenait favorable.
Les deux partis qui se disputaient le pouvoir, à l’élection du printemps, avaient désigné chacun un vergobret de leur choix: les uns avaient élu Cot, le frère du vergobret sortant, qui représentait un des clans les plus anciens et les plus nombreux de la cité; les autres avaient préféré un jeune homme plus populaire et moins noble, Convictolitav; et les deux partis en présence, chefs et clientèles, s’apprêtaient à la guerre civile. Les Éduens, désireux pourtant de l’éviter, envoyèrent une députation de chefs pour solliciter l’arbitrage de César.
Ce que César avait de mieux à faire, c’était de les laisser s’entre-déchirer. Les Romains n’avaient rien de bon à attendre de la nation éduenne, le jour où elle obéirait toute à un seul magistrat; et, s’il donnait raison à l’un des deux partis, l’autre donnerait raison à Vercingétorix. Puis, il était temps de se remettre en campagne: la belle saison était venue, son armée était reposée. Le proconsul avait résolu de marcher droit à Vercingétorix, toujours immobile dans son camp; il voulait essayer une fois encore d’attirer hors de ses lignes [191] cet imperturbable temporisateur. À défaut, il tenterait de l’investir: car il ne pouvait guère marcher sur Gergovie sans avoir entamé ses adversaires, aussi dangereux s’ils restaient derrière que s’ils prenaient les devants. Mais pour peu que César s’écartât vers l’Est, les Gaulois réussiraient bientôt à s’échapper, et il les retrouverait, intacts, par-devant lui.
Le proconsul eut tort de préférer intervenir dans les démêlés du peuple éduen. Comme, suivant la loi de cette nation, il était interdit au vergobret de franchir la frontière, il se décida à se rendre lui-même dans le pays, et il donna rendez-vous à Decize aux deux partis opposés: cette petite ville avait l’avantage d’être sur la route directe de Bourges au Mont Beuvray, et les ponts qu’elle occupait sur la Loire étaient le carrefour des principaux chemins des montagnes et des vallées éduennes.
César amena sans peine toute son armée dans le pays éduen, à Nevers et à Decize: à deux jours de marche au sud-est d’Avaricum, il rencontra Gorgobina et les Boïens, et ce fut dans un pays ami qu’il franchit l’Allier et la Loire. Peut-être, en même temps, rappela-t-il à Nevers Labiénus et ses deux légions pour leur donner des instructions nouvelles.
À Decize, ce ne furent pas seulement tous les sénateurs que trouva Jules César, mais leurs hommes, leurs clients, et la nation éduenne presque entière. Quand les passions politiques étaient en jeu, les Gaulois descendaient tous sur la place publique. On eut, dans cette bourgade barbare, le curieux spectacle d’un peuple celtique pêle-mêle avec des légions romaines.
César fit l’enquête sur les élections avec le scrupule qu’aurait eu le plus consciencieux des druides. En quoi encore il eut tort. Car les Éduens ne pouvaient regarder sa diligence que comme une indiscrète curiosité, et le [192] proconsul n’avait chance de profiter de son rôle d’arbitre qu’en y cherchant son intérêt. Il trouva qu’au fond l’élection de Cot était des plus vicieuses: il avait été simplement proclamé par le vergobret sortant, qui était son frère Valétiac, mais c’était la seule chose légale; car la proclamation avait été faite en secret, en présence de quelques amis, sans l’appareil religieux consacré, à un moment quelconque et dans un lieu profane. De plus, la loi éduenne, qui se défiait des tyrannies de clans, défendait qu’une même famille fournît à la fois deux de ses membres aux conseils de gouvernement: avec l’élection de Cot succédant à son frère, c’était une dynastie qui commençait. César avait peut-être là un motif de le préférer. Mais il voulut se faire jusqu’au bout le défenseur de la légitimité: le jeune Convictolitav avait été élu régulièrement, au jour solennel et dans l’enceinte consacrée; à défaut d’un magistrat, les druides, suivant la coutume, avaient présidé à l’élection. Le proconsul décréta qu’il était le vrai vergobret, força son rival à quitter le pouvoir, réconcilia plus ou moins les deux partis, et les pria de s’unir dans une commune fidélité au peuple romain. L’événement allait montrer que l’union se ferait plus facilement contre lui que sous son patronage.
Les préparatifs de la nouvelle campagne s’achevèrent pendant ce temps. César confia à Labiénus l’expédition du Nord, devenue nécessaire; il lui donna quatre légions, et entre autres deux des plus anciennes, la VIIe et la XIIe, et il y ajouta un contingent de cavalerie. — Car cette fois, César allait avoir à son service, ce qui lui avait manqué au début de l’année, d’assez nombreux effectifs de cavaliers. Quelles que fussent leurs intentions secrètes, les Éduens furent obligés de marcher: en échange de la paix qu’il leur avait rendue, des récompenses qu’il leur promettait, César exigea d’eux un concours immédiat, et [193] l’appui effectif de leurs meilleures troupes. Outre les hommes qu’il confia à Labiénus, il désigna, pour l’escorter sur-le-champ, quelques escadrons disponibles, livrés par la meilleure noblesse et commandés par Éporédorix et Viridomar, tous excellents cavaliers et otages plus utiles encore. Le reste des troupes éduennes, dont dix mille fantassins, devaient suivre à bref délai: César leur destinait la mission peu dangereuse de protéger les étapes et d’assurer le ravitaillement. De plus, comme il allait s’enfoncer vers le Sud, et que Sens serait bientôt trop éloigné de lui pour lui servir de dépôt, il en établit un second chez les Éduens mêmes, à Nevers, près du confluent de la Loire et de l’Allier, à égale distance de Gergovie où il se rendait, et de Sens où campait Labiénus. Il y laissa tous les otages de la Gaule, de vastes approvisionnements en blé, le trésor proconsulaire, ses bagages propres, ceux de l’armée, sans parler des marchands italiens qui suivaient toujours la piste des armées romaines; il y fit installer les chevaux de remonte que ses agents avaient récemment achetés en nombre dans les marchés d’Espagne et d’Italie.
Ces précautions prises en cas de retraite, César et son armée quittèrent Nevers et Decize pour se diriger vers l’Auvergne. Comme Gergovie et la Limagne se trouvaient sur la rive gauche de l’Allier, le proconsul gagna le bord de cette rivière, pour la franchir sur le pont qu’il avait traversé quelques jours auparavant (vers le 1er mai).
C’était la reprise des opérations commencées à Génabum, continuées à Avaricum, la suite de la campagne contre «les capitales de la révolte». Puisque Vercingétorix [194] se dérobait aux batailles rangées, on l’obligerait tout au moins à la guerre de sièges.
Mais, depuis près d’un mois que Bourges était tombé, les conditions de la guerre étaient devenues moins bonnes pour César. Son armée s’était affaiblie de deux légions, il avait dû laisser à Labiénus quelques-unes de ses meilleures troupes. Entre lui et son légat allaient s’interposer le territoire des Éduens et l’hypocrisie publique de leur peuple: qu’un malheur arrivât, et ils le couperaient facilement de Nevers et de Sens, le bloqueraient dans le cul-de-sac de la Basse Auvergne. Enfin, pendant qu’il perdait son temps à Decize, Vercingétorix, laissé maître de ses mouvements, avait réoccupé derrière lui les coteaux bituriges, et maintenant il attendait les Romains sur la rive gauche de l’Allier. Lorsque César déboucha dans la large vallée de la rivière (à l’ouest de Saint-Pierre-le-Moutier?), il trouva que les ponts avaient été coupés, et il aperçut, campée sur les hauteurs de la rive opposée, l’armée de Vercingétorix.
César reprit sa route vers le Sud, suivant la rive; mais Vercingétorix se maintenait à portée du regard, et quand le proconsul s’arrêta, le Gaulois dressa son camp presque en face. Les éclaireurs romains, lancés le plus loin possible, reconnurent que partout, en amont, les ponts étaient détruits; la fonte des neiges rendait les gués impraticables; on ne pouvait faire travailler les pontonniers sous la menace des ennemis, d’autant plus que la rive occupée par eux surplombait l’Allier, que celle que suivait César était basse et découverte. Il lui fallait pourtant se hâter, s’il ne voulait pas s’immobiliser jusqu’à la canicule devant ces eaux profondes: car s’aventurer dans les défilés du haut pays pour passer le fleuve près de Gergovie, c’eût été exposer les siens à d’inutiles sacrifices. Il ne restait donc [195] au proconsul qu’à recourir à un stratagème, d’ailleurs banal.
Vercingétorix avait laissé subsister les pilotis du pont de Moulins (?), qui est le principal passage de l’Allier, à l’endroit où cette rivière sort du pays arverne pour entrer chez les Éduens: sur la rive droite, un taillis épais; sur la rive gauche, des hauteurs boisées. César campa la nuit suivante dans ce taillis, hors de la vue de l’ennemi, et commença à faire couper les poutres nécessaires à la construction d’un pont. Le matin, les bagages et les deux tiers de l’armée sortirent du bois, mais étendus en longue file et disposés de manière à faire croire à l’ennemi que toutes les troupes romaines continuaient leur marche vers le Sud: et Vercingétorix à son tour détala sur leur flanc. César était resté dans le bois avec ses deux meilleures légions: quand, après quelques heures, il jugea les siens et leurs adversaires à une bonne étape de distance, il sortit du fourré, étaya son tablier de charpente sur les pilotis restés en place, lança sur le pont ses deux légions au pas de course, et les fit camper, bien à l’abri, sur la hauteur voisine. Plusieurs heures après, le reste de l’armée, ayant rétrogradé pendant la nuit, traversa la rivière à son tour, et rejoignit le nouveau campement de la rive gauche.
Vercingétorix ne revint point sur ses pas: s’il l’avait fait, il n’eût pas évité la bataille, et il la cherchait moins que jamais. Il avait sur César l’avance d’une étape. Il se replia vers le Sud à marches forcées.
César le suivit, pas assez vite pour pouvoir l’atteindre: il lui fallut encore cinq jours pour faire les vingt-cinq lieues qui le séparaient du but de la campagne; et quand, de la plaine de Montferrand, les Romains aperçurent enfin la montagne de Gergovie, ils virent se dessiner peu à peu «un terrible spectacle», dit César: vers le ciel, [196] les remparts solides de la cité; le long des flancs, sur les escarpements de toutes les roches, dans les replis de tous les ravins, le sol disparaissait sous des Gaulois en armes. Vercingétorix avait pris les devants, et entouré d’une muraille d’hommes la muraille de pierre de la ville sacrée des Arvernes.
Le massif de Gergovie[4] s’étend de l’Est à l’Ouest sur une largeur de près de six kilomètres. Il ferme au Midi la longue et étroite plaine de la Limagne; il se dresse à l’endroit où les routes qui vont vers le Sud commencent à gravir des pentes plus rudes, et où la vallée de l’Allier s’engage dans de tortueux défilés. Du sommet, par le mois de mai où le siège commença, le regard s’étend sur deux paysages et comme sur deux mondes différents: au Nord, c’est la plaine unie et verdissante, avec l’éternelle buée violette qui l’enveloppe doucement; au Sud, à l’Est et à l’Ouest, c’est un inextricable fouillis de montagnes, d’où se détachent les sommets dominants des Puys: Gergovie est la citadelle avancée qui garde les sentiers du haut pays et qui surveille les routes et les moissons d’en bas.
Cet horizon renfermait alors les choses les plus saintes du pays arverne: les sources limpides sourdaient des flancs basaltiques et des ravins calcaires du mont gergovien; deux cours d’eau, l’Auzon au Sud, l’Artières et le Clémensat au Nord, limitaient la montagne et la séparaient sur ces points du reste du monde. À sa base, vers [197] le Levant, le lac de Sarlièves était peut-être le dépôt inviolable des trésors voués aux dieux. Du côté de la plaine un bois sacré couvrait les abords de la colline où devait s’élever Clermont. À l’abri des remparts qui entouraient le sommet, les Gaulois avaient réuni tout ce qu’ils avaient de plus cher, êtres et choses, biens, femmes et enfants, ramenés et transportés à la hâte des fermes de la plaine ou des châteaux de la montagne: Gergovie devenait l’asile des derniers amours et des dernières libertés du peuple arverne. Enfin, au Couchant, se dressait le sommet du Puy de Dôme, la résidence préférée de son plus grand dieu: c’était sous les regards de Teutatès qu’il allait combattre pour ses autels et pour ses foyers.
À Gergovie, la résistance gauloise trouva, avec le courage que donnent les plus nobles passions, la force d’une position naturelle à peu près inexpugnable. Vercingétorix avait eu raison de ne point craindre d’y laisser venir César.
La montagne s’élève de 703 à 744 mètres au-dessus de la mer, 300 mètres au-dessus de la vallée de l’Auzon, qui coule à 2 500 mètres, à vol d’oiseau, du point le plus haut du massif. Le sommet, aplati, présente une esplanade régulière, de la forme d’un trapèze, large de 500 mètres du Nord au Sud, longue de 1 500 mètres de l’Est à l’Ouest, et très suffisamment nivelée sur toute sa surface. La périphérie de ce plateau est d’environ 4 kilomètres, la surface approximative, de 75 hectares. Les limites en sont partout très nettement indiquées par une retombée de la terrasse du sommet, parfois presque aussi nette que l’angle saillant d’une muraille. C’était sur ce plateau que la ville gauloise était assise: elle avait à la fois l’aire vaste et égalisée d’une grande cité de plaine et la hauteur abrupte d’un refuge de montagne.
Les remparts suivaient le rebord du plateau; ils [198] n’étaient en réalité que le prolongement artificiel des flancs rocheux qui le soutenaient. Du pied même de la muraille, les coulées de basalte descendaient en pentes très rapides: 200 mètres d’inclinaison pour 1 kilomètre, 300 mètres pour 1 200 pas. Mais il y a, à cet égard, une différence sensible entre les deux versants. Au Nord, du côté de la plaine et de l’Artières, et à l’Est, du côté de la route, c’est la taille presque à pic, et interrompue par de profonds ravins: l’escalade est sur ce point fort dangereuse. Au Sud, où la montagne se prolonge vers l’Auzon par une série d’éperons, de plateaux en contre-bas et de collines en avant-corps, à l’Ouest également, où elle se rattache à la chaîne des Puys par un col étroit, mais aplani et élevé, il est facile d’aborder Gergovie par une montée lente et sinueuse qui adoucisse les rampes, et il n’est pas impossible, pour peu qu’on ait le pied solide et le regard juste, de les escalader rapidement.
Ainsi, au Nord et à l’Est, Gergovie se défendrait presque d’elle-même. À l’Ouest, par où l’attaque était très faisable, les Gaulois se fièrent, pour l’empêcher, aux bois épais qui obstruaient les abords des remparts et qui couvraient le col des Goules et les hauteurs de Risolles (entre le village d’Opme et le plateau de Gergovie). La ville ne paraissait abordable, avec quelque chance de succès, que par le Sud.
Ce fut donc sur le versant méridional que Vercingétorix étagea toute son armée. Il ne commit point la faute de l’enfermer dans Gergovie. De ce côté, en avant et au bas du plateau, le flanc de la montagne présente une sorte de palier naturel qui interrompt les pentes: Vercingétorix fit de ce vaste gradin un boulevard militaire; il le ferma, au rebord extérieur, par un mur d’énormes rochers, haut de six pieds. Ainsi la montée était coupée au point même où elle devenait plus facile; l’élan des [199] assaillants serait brisé à l’instant où il allait aboutir. — En avant de ce mur, les pentes restaient désertes. En arrière, sur les terrasses légèrement inclinées qui s’étendaient jusqu’aux remparts de la forteresse, furent massées le gros des troupes gauloises. Elles étaient, comme à l’ordinaire, disposées par nations. Mais on les avait groupées en trois camps, rapprochés les uns des autres, et c’était un ensemble imposant que celui de cette armée entassée sur la montagne, pressée autour de la tente de Vercingétorix. Gergovie, placée en arrière, semblait le réduit de la défense. — Enfin, en dehors du puy gergovien proprement dit, les hauteurs auxiliaires furent occupées par des avant-postes: par exemple la colline de La Roche-Blanche, qui commandait le vallon de l’Auzon. Mais Vercingétorix eut le tort de n’attacher qu’une importance médiocre à ces défenses d’avant-garde et de réserver tous ses efforts à Gergovie et à ses abords immédiats: peut-être était-il décidé à ne disséminer ni ses troupes ni ses points de résistance.
César avait presque espéré se rendre maître de Gergovie par un coup de main: ce qui témoignait chez lui ou de l’ignorance des lieux ou d’une confiance sans limite. Mais, quand il eut reconnu la montagne, et qu’il n’eut aperçu partout que des bois, des rochers, des remparts et des hommes, il s’avoua l’illusion qu’il s’était faite, et il ne songea plus qu’à un siège en règle.
Ce siège même était-il possible? Les ingénieurs qui avaient fixé les lois de la poliorcétique et défini les systèmes d’attaque, avaient-ils prévu une place de ce genre, à la fois murée, plantée sur des parois abruptes, et hérissée de contreforts? Les règles ordinaires de l’art classique se trouvaient presque en défaut. — L’attaque de force, comme à Avaricum? à la rigueur, on pouvait bâtir une terrasse sur le col des Goules et de Risolles: mais [200] quelle hauteur ne devrait-elle pas avoir pour atteindre le rebord du plateau, qui dominait le col de 40 mètres? et comment faire travailler les hommes sur cet isthme étroit, flanqué de deux dangereux ravins? Le blocus? il fallait établir une ligne de circonvallation de vingt kilomètres, à travers un terrain des plus accidentés, tantôt le long de vallées boisées, tantôt sur des roches à pic, et toujours sous la menace des montagnes voisines. — Pour l’un et l’autre de ces systèmes, on avait d’ailleurs besoin de deux ou trois fois plus d’hommes que n’en comptaient les six légions amenées devant Gergovie. — Quelle que fût enfin la résolution à prendre, César devait d’abord asseoir son camp, et il n’avait même pas sous les yeux un emplacement convenable. Où qu’il le posât, à moins que ce ne fût trop loin de Gergovie, les regards ennemis plongeraient dans les rues, devineraient les mouvements, n’ignoreraient que ce qui se passe sous la tente; pour lui, il était condamné à ne rien voir de ce que les autres préparaient, à ne rien savoir d’eux que par de douteux transfuges. — Le mieux qu’il pût faire, sa reconnaissance achevée, était ou d’appeler Labiénus ou de partir pour le rejoindre.
Il demeura seul, espérant un de ces succès d’audace que ne lui ménageait pas sa Fortune.
Le jour même de son arrivée, Jules César eut à livrer un léger combat de cavalerie, dont il ne nous dit pas quelle fut l’issue. Ce qui prouve qu’il ne tourna pas à son avantage, et ce fut un mauvais présage.
Son camp fut établi le moins mal possible, sur un des mamelons qui bombent les basses terres, entre le lac de [201] Sarlièves et le cours de l’Auzon (sur la colline au nord-est du Petit Orcet). César trouvait là de l’eau, un large espace pour sa cavalerie, il était à une demi-lieue, à vol d’oiseau, des regards des Gaulois, et, s’ils voyaient quelque chose dans son camp, ils le voyaient fort vaguement. Il était enfin maître de la route du Nord, par où les Éduens allaient le ravitailler. Seulement, la position qu’il avait dû choisir était assez médiocre, et se défendit surtout par les retranchements élevés de main d’homme.
Tout de suite, César éprouva de forts ennuis. Vercingétorix tenait son armée bride en main: jamais il n’en fut plus maître que devant Gergovie. Elle comprit que la partie était sérieuse, et elle ne fit ni faux pas ni écart. Plus d’assemblées tumultueuses, plus de ces délibérations agitées où s’émoussait la force du commandement. Sur ce sol familier de la cité de ses ancêtres, auprès de ces remparts et de ces monts dont il était le souverain, Vercingétorix put parler en prince absolu à tous les Gaulois. Cette fois enfin, il apparut comme roi. Il avait réduit son conseil aux chefs des cités alliées, une vingtaine d’hommes seulement, qui se sentaient responsables du salut de tous; il les réunissait chaque matin, au lever du soleil, non pas pour discuter longuement avec eux, mais pour entendre leurs rapports et donner ses ordres, et pour arrêter ensemble le plan des opérations de la journée.
Presque tous les jours, Vercingétorix leur taillait une besogne à faire. Il envoyait dans la plaine, autour du camp de César, des escadrons de cavalerie et ses nouveaux détachements d’archers. Le proconsul était obligé de faire sortir ses hommes, et ils étaient sans doute souvent battus, puisqu’il ne nous dit pas qu’ils furent jamais vainqueurs: si parfois les Gaulois étaient serrés de trop près, ils n’avaient aucune peine à se replier à [202] l’abri sur leurs rochers, loin de la portée des frondes et des javelots. Vercingétorix se tenait non loin de là, regardant combattre les siens, appréciant leur valeur, jugeant ce qu’il pouvait demander à chacune de ses troupes. Il les exerçait ainsi, plutôt encore qu’il ne les exposait, et les abords du camp romain étaient transformés par lui en un champ de manège.
La situation devenait humiliante pour César. Coûte que coûte il devait se dégager, tenter quelque chose du côté de cette masse de hauteurs qui commandaient son camp.
La plus rapprochée de lui et la plus éloignée de Gergovie était celle de La Roche-Blanche. Bien isolée, escarpée de toutes parts, elle était un excellent poste d’observation et de retraite, comme une petite citadelle en face de la grande: elle dominait à la fois les ravins méridionaux de Gergovie, où étaient campés les Gaulois, et la vallée de l’Auzon, qui leur fournissait leurs principales provisions d’eau et de fourrage. La Roche-Blanche avait une bonne redoute: mais la garnison était de médiocre importance, et campée tout entière du côté de l’Est, où était César; sur les autres points, les Gaulois se croyaient, suivant leur erreur habituelle, gardés par les bois et les fourrés qui garnissaient les flancs de la colline. Ils ne se sont jamais, dans ce siège et dans cette campagne, défiés des embûches qu’abritent les forêts.
Une nuit, César envoya par la gauche, dans les bois de La Roche-Blanche, les meilleurs de ses légionnaires. Le matin, il commença lui-même l’escalade à droite, à découvert, avec d’autres troupes: les Gaulois ne s’occupèrent que de cette attaque. Pendant ce temps, rampant à travers les taillis, les soldats de l’embuscade arrivaient et fondaient sur eux par derrière. La garnison fut culbutée, avant qu’un secours ait pu descendre de Gergovie.
La Roche-Blanche était séparée du camp romain par [204] un vallon de plus de deux kilomètres. Rien n’était plus facile aux Gaulois que d’isoler les deux positions. Mais César installa sur la colline deux légions; il en fit son «petit camp». De l’un à l’autre poste, il fit creuser, parallèlement à l’Auzon, deux tranchées larges de six pieds chacune: une route à demi souterraine relia ainsi ses deux camps, et pouvait en quelques minutes amener les légions d’un point à l’autre.
Une petite ville romaine commençait donc à s’élever au pied de Gergovie. César se décidait, la chose était visible, pour le système de la circonvallation. Il avait achevé le premier secteur de la ligne d’investissement: depuis le lac de Sarlièves jusqu’à La Roche-Blanche, la montagne gauloise était bloquée au Sud-Est par des ouvrages continus. — Mais c’était un quart à peine de sa périphérie, et le plus facile à fermer. César aurait-il le temps, la patience et les hommes pour continuer l’œuvre sur tous les côtés?
En tout cas, il avait besoin, pour cela, de ramener à lui toutes ses légions, tous ses auxiliaires, de s’assurer d’immenses convois de vivres et de machines. Or, au moment où la première tâche sérieuse du siège était terminée, le service des étapes était désorganisé par la révolte du contingent éduen.
César avait décidément commis une faute en réconciliant les deux partis éduens: s’il les avait laissés se battre, il aurait été certain d’en avoir un pour allié. Puis, entre les candidats, il avait eu l’imprudence de choisir le plus jeune. À peine fut-il arrivé et occupé devant Gergovie, que le vergobret Convictolitav, qui lui devait le [205] pouvoir, se déclara contre le peuple romain, et entraîna avec lui l’élite de la jeunesse.
Le proconsul a écrit qu’il avait été acheté par Vercingétorix, et qu’il partagea avec ses complices l’or de la trahison. Mais le vergobret alléguait de très bonnes raisons pour juger le métal arverne plus généreux que la protection romaine. — L’arbitrage de César, dans l’affaire de l’élection, n’était-il pas un outrage au droit et aux lois éduennes? Le pays, depuis six ans que durait la guerre, s’épuisait pour lui de grains et d’hommes. Nevers était devenu un vaste campement romain. Plus de dix mille Éduens étaient ou allaient être à la merci du proconsul; devant Gergovie, les plus nobles de leurs cavaliers lui servaient d’otages. Les négociants italiens s’étaient installés aux bons endroits, à Nevers, à Bibracte, à Chalon, et de là pressuraient le pays et monopolisaient les grandes entreprises.
Il n’était point nécessaire des statères d’or de Vercingétorix pour que l’aristocratie éduenne s’aperçût de ces vérités. Mais la multitude s’en rendait moins compte, et ne paraissait pas désireuse de suivre ses chefs contre Jules César. On eut recours à une ruse assez grossière pour la décider.
Un des chefs du complot, Litavicc, fut mis à la tête des dix mille hommes qui étaient prêts pour rejoindre le camp romain. Ses frères prirent les devants pour débaucher les cavaliers qui combattaient devant Gergovie. Litavicc partit avec ses hommes, sans leur rien dire: il escortait un immense convoi de vivres et de bagages destinés à l’armée proconsulaire; des Italiens, qui se rendaient auprès de César, se placèrent sous sa sauvegarde. Ni Romains ni Gaulois ne se doutèrent qu’ils allaient à la trahison.
À trente milles environ de Gergovie (au passage de [206] l’Allier à Vichy?), Litavicc s’arrêta plus longuement, et, les larmes aux yeux, annonça aux Éduens que leurs amis, leurs parents ou leurs patrons, ses frères tout comme les autres, avaient été exécutés par ordre de Jules César. «Cette race d’hommes», écrit l’auteur des Commentaires, «est ainsi faite qu’elle accepte pour vérité la plus fantaisiste rumeur». La foule se hâte de croire Litavicc. Sur un signe de son chef, elle massacre les Italiens et pille le convoi. En quelques heures, la révolte gagnait tout le pays éduen, et partout s’y renouvelaient les scènes du jour de Génabum: les citoyens romains égorgés, expulsés ou réduits en esclavage, et leurs biens saccagés. Alors, excitée par l’appât du butin et la complicité du vergobret, la plèbe accepta de combattre César. Mais les Éduens n’osèrent pas encore toucher à Nevers.
Le coup fait, l’armée de Litavicc reprit sa route, et atteignit Randan, à 25 milles du camp de César. Les Romains, déjà coupés de Nevers, allaient être pris entre les nouveaux-venus et l’armée de Vercingétorix.
Mais les chefs de la cavalerie éduenne qui servaient près de César, Éporédorix et Viridomar, jugèrent qu’il n’était pas encore temps pour eux de trahir: peut-être furent-ils jaloux de l’initiative prise par Litavicc. Ils refusèrent d’écouter ses frères, et l’un des deux dénonça le complot au proconsul.
César raconte qu’en apprenant ces nouvelles au milieu de la nuit, il éprouva une profonde angoisse. Mais elle fut courte, et il se sauva, comme déjà si souvent, par la rapidité de ses décisions et de ses actes. Les frères de Litavicc s’enfuirent dans Gergovie, les autres Éduens protestèrent une fois de plus de leur dévoûment. Le matin, toute la cavalerie, quatre légions, sans bagages, armés à la légère, partirent avec César sur la route du Nord. Il ne laissa devant Gergovie que deux légions, [207] sous les ordres de son légat C. Fabius: il ne se donna même pas le temps de concentrer les troupes dont il lui confiait la garde. Avant tout, il avait résolu d’arrêter les Éduens, le plus loin possible, et de les arrêter de gré ou de force.
Ce fut moins une marche qu’une course échevelée. Le soleil était encore fort haut, que les Romains avaient parcouru les 25 milles qui les séparaient de Litavicc.
César, bien entendu, ne voulait risquer une bataille qu’à la dernière extrémité. À l’approche des Éduens, il commanda halte à ses légions, et fit avancer sous les regards de l’ennemi, l’arme au repos, les cavaliers de son escorte, et, parmi eux, ces mêmes nobles éduens que Litavicc avait déclarés égorgés par son ordre.
L’effet de ce spectacle fut tel qu’il l’avait prévu. La foule des Éduens passa en un instant d’un sentiment à l’autre, se reconnut trompée par Litavicc, l’abandonna, et acclama César. La victoire était gagnée par le proconsul: il avait frappé un coup de théâtre, la versatilité gauloise fit le reste.
On ne sait trop ce qu’il advint de ces soldats éduens: en tout cas, ils furent mis quelque part en sûreté, sous les ordres de Cavarill et à la disposition de César, qui se fit gloire auprès de leur nation de ne les avoir point massacrés. Litavicc trouva moyen de s’échapper et de rejoindre Vercingétorix; et c’est à cette occasion que les Romains admirèrent la puissance et la solidarité du clan gaulois: pas un des clients de Litavicc ne refusa de le suivre dans cette extrémité.
César accorda trois heures de repos à ses soldats, à l’entrée de la nuit. Puis il reprit la route de Gergovie. Presque à moitié chemin, il reçut de ses camps et de Fabius de désastreuses nouvelles.
À peine s’était-il éloigné que les troupes de Vercingétorix [208] s’étaient précipitées de la montagne contre les positions romaines. Toute la ligne des camps avait été attaquée, non pas dans une folle tentative d’assaut, mais prudemment, sous la protection de décharges continues de flèches et de traits de tout genre. Il avait fallu que Fabius mit en branle son artillerie, qui avait seule sauvé la situation. Le jour durant, aucun légionnaire n’avait pu quitter les retranchements, trop étendus pour leur petit nombre, alors que les Gaulois lançaient sans cesse des troupes fraîches. Beaucoup de Romains étaient blessés. Le soir, Fabius avait fait ajouter des parapets blindés aux remparts et condamner toutes les portes, sauf deux: car il s’attendait, pour le lendemain, à une nouvelle attaque.
César fit doubler le pas à ses soldats, et put rejoindre Fabius avant le lever du soleil. Il y avait vingt-quatre heures qu’il était parti; ses soldats avaient fait 75 kilomètres, 50 milles: ce fut leur plus belle marche. Et cette expédition d’un jour, entre Litavicc et Vercingétorix, rappelait aux Romains leur campagne du Métaure, entre Hasdrubal et Hannibal.
Seulement Vercingétorix, à la différence d’Hannibal, refusa de reconnaître son mauvais destin: il se borna, quand il vit César de retour, à ne point bouger de Gergovie.
Les deux adversaires se retrouvaient dans leurs positions de l’avant-veille. Mais l’armée romaine était harassée par la marche ou les combats; les communications avec Nevers étaient moins faciles, et les vivres plus rares. Les Éduens envoyèrent des députés faire amende honorable, [209] et César les reçut avec une parfaite bonne grâce: mais il ne fut point leur dupe, et savait que c’était seulement partie remise.
Il comprit enfin qu’il fallait arrêter le siège, abandonner Gergovie, gagner Nevers et Sens, rejoindre Labiénus tant que les routes étaient libres encore. Et cependant, il ne put se résigner à donner le signal d’un départ qui ressemblait à une fuite, à quitter des yeux une proie qu’il convoitait depuis tant de semaines. Il commit une dernière faute, en rêvant jusqu’à la fin que sa Fortune lui fournirait une revanche, lui apporterait la chance d’un coup de main. Dans ces journées où il sent que la défaite le guette, César a perdu sa netteté d’esprit et son ferme bon sens: la vue de cette montagne et de cette armée proches et invincibles l’agace et l’exaspère, et ses soldats, comme lui, s’énervent à ne pouvoir escalader ces roches et mutiler ces visages. Il leur paraît à tous que «la majesté du peuple romain» est compromise, s’ils s’éloignent sans «avoir fait quelque chose de bien».
Un jour, Jules César eut la surprise joyeuse de se voir offerte l’occasion cherchée.
Vercingétorix avait lieu de croire que le proconsul voulait continuer l’investissement de la ville en prolongeant ses lignes au nord-ouest de La Roche-Blanche, par-dessus le col des Goules ou les hauteurs de Risolles (entre Opme et le plateau). C’était du reste ce que les Romains avaient de mieux à faire: car, de là, ils domineraient les vallons du Nord, les seuls où les Gaulois pussent encore fourrager, et ils seraient maîtres d’une autre des routes, et des moins difficiles, qui conduisaient à Gergovie. Jusqu’ici, comme on l’a vu, Vercingétorix s’en était remis, pour la défense de la ville sur ce point, à l’étroitesse de l’isthme, aux dangers des ravins, à l’épaisseur des bois qui hérissaient cette croupe, et il n’avait tout au plus fait occuper [210] par ses hommes que le versant du col qui faisait face au petit camp de César. Mais, depuis la mésaventure de La Roche-Blanche, il se méfiait des bois et des embûches; il ne voulut pas risquer de perdre ces hauteurs d’avant-garde avec la même facilité que celle des bords de l’Auzon; et dès le retour de César, il employa son armée à fortifier le massif de Risolles (le long du chemin d’Opme au plateau). Si le proconsul avait eu l’intention de s’y installer, ce qui est fort possible, son adversaire l’avait devancé. Tandis que le Romain étendait sa ligne d’attaque, le Gaulois allongeait sa ligne de défense. L’élève en poliorcétique devenait digne du maître.
Mais, pour construire ce nouveau boulevard, Vercingétorix avait dû dégarnir de troupes les pentes gergoviennes qui faisaient face, au Nord, à La Roche-Blanche. César, en tournée d’inspection sur le petit camp, remarqua l’absence de cette armée qui, quelques jours auparavant, semblait tapisser la montagne. Il s’étonna, interrogea les transfuges qui affluaient autour de lui, et apprit d’eux la cause de ce changement.
De ce qu’il sut alors, le proconsul pouvait tirer deux conclusions: l’une, qu’il ne prolongerait ses lignes de blocus qu’au prix de nouveaux combats; l’autre, qu’il fallait profiter de la dispersion des Gaulois pour tenter l’escalade. Il décida qu’elle aurait lieu le lendemain. C’était la dernière de ses espérances qu’il engageait.
Pendant la nuit, il prépara tout en vue de confirmer Vercingétorix dans la crainte d’une attaque sur ce massif de Risolles que le Gaulois se hâtait de fortifier. Ce fut, dans le grand camp (?) romain, un branle-bas général: des escadrons sortent en tumulte, se dispersent de côté et d’autre, pour remonter ensuite le vallon vers l’Ouest dans la direction des hauteurs de Risolles (vers le sommet coté 723). Au petit jour, une file de cavaliers, nombreux, [211] casques en tête, s’engagent dans le même sens (par la vallée de l’Auzon et le ravin d’Opme): ce sont, il est vrai, de simples muletiers, déguisés en soldats, tandis que leurs bêtes, dégarnies des bâts, ont été travesties en chevaux de guerre: mais de Gergovie nul ne peut voir la supercherie, et du reste, il y a, à côté de ces soldats d’emprunt, quelques vrais cavaliers qui ont ordre de se montrer le plus près possible de l’ennemi. Enfin, c’est une légion entière qui s’avance sur le flanc des hauteurs (par le versant Nord de La Roche-Blanche et le pied du Puy de Jussat?). Tout ce monde, s’enfonçant dans la vallée par de longs circuits ou des sentiers divers, se dirige également vers les collines où travaillaient les Gaulois. Brusquement, la légion pénètre dans un bois, au pied des hauteurs, et y demeure cachée (entre Jussat et Chanonat?). Vercingétorix, qui suit ces va-et-vient, ne doute plus que l’attaque ne soit prochaine sur le point menacé, et rappelle le reste de ses troupes des trois camps qui faisaient face à César: il n’y laisse que quelques traînards, comme le roi Teutomat, et on était si tranquille de ce côté que le chef agenais, en méridional qu’il était, ne renonça pas à faire sa sieste ce jour-là.
Le proconsul, voyant les Gaulois partis, prit ses dispositions pour l’assaut décisif de Gergovie. Par les couloirs qui réunissaient les deux camps, les soldats romains sont venus à La Roche-Blanche, en petits groupes, enseignes baissées, panaches couverts. César a maintenant sous ses ordres cinq légions presque entières, et il ne reste dans le grand camp que les Éduens.
Ceux-ci feront diversion à droite en gravissant lentement la montagne par les sentiers de l’Est ou du Nord. La XIIIe légion, avec le légat T. Sextius, se tiendra en réserve à La Roche-Blanche; la légion favorite de César, la Xe, et le proconsul au milieu d’elle, demeurera en [212] avant du petit camp, en arrière des combattants, pour les soutenir et donner la main aux différents corps. Enfin les trois autres, vieilles troupes aguerries (la VIIIe, et sans doute la IXe et la XIe), auront la gloire de monter à l’assaut: il y a dans leurs rangs les plus robustes, les plus têtus, les plus bravaches des centurions, ceux sur lesquels César peut le plus compter à l’heure des casse-cous: L. Fabius, de la VIIIe qui vient de jurer qu’il monterait le premier sur le rempart gaulois; M. Pétronius, lui aussi de la VIIIe, un des sous-officiers les plus souples et les plus solides de toute l’armée.
Quelques mots encore furent adressés par le proconsul aux légats de ces trois légions. «Que le soldat ne perde pas de temps à tuer ou à piller. Il s’agit de courir et de grimper, et non pas de se battre. Pas de combat: mais de la vitesse, du jarret, et un coup de main.» Puis le signal fut donné, vers midi.
Les douze mille hommes des trois légions s’ébranlèrent, au pas de course, du sommet de La Roche-Blanche, gravirent les pentes opposées et arrivèrent au pied du boulevard extérieur avant que Teutomat fût éveillé de sa sieste. Le mur était vide de défenseurs, ce fut un jeu de l’escalader. Les trois camps furent emportés. Teutomat n’eut que le temps de s’enfuir, le torse nu, et sur un cheval blessé. Mais, malgré l’ordre de César, quelques Romains musèrent un peu à piller sous les tentes des chefs gaulois.
Le proconsul s’approchait plus lentement. Il arrivait avec la Xe légion au pied de la montée. Quand il vit les soldats déjà débandés, quand il aperçut de plus près ces [213] 150 pieds de roches aiguës ou glissantes qui portaient les murs de Gergovie, quand il comprit que Vercingétorix et les siens allaient paraître sur les remparts, il s’avoua l’imprudence des ordres qu’il avait donnés, il fit sonner aux trois légions le signal de la retraite, et il arrêta sur-le-champ les enseignes et les hommes de la Xe (au nord et au pied de La Roche-Blanche?).
Mais il était trop tard: le son de la trompette s’assourdit dans les profondeurs de la vallée qui séparait La Roche-Blanche de Gergovie; les légats et les tribuns ne furent pas écoutés; les légionnaires étaient encore sous l’influence des excitations brûlantes du départ, et ils reprirent leur course, à travers les tentes gauloises, vers les murs et les portes de Gergovie.
Au moment où ils atteignirent le talus sur lequel était assis le rempart, les Gaulois n’étaient point encore de retour. Il n’y avait sur la muraille que quelques femmes, folles d’épouvante, qui hurlaient, et qui, la poitrine nue, les mains tendues et ouvertes, les cheveux épars, suppliaient les Romains de les épargner: les unes jetaient de l’argent et des étoffes pour les arrêter, les autres se faisaient descendre pour se livrer à eux. Les vieux centurions, songeant au butin de Gergovie, ne s’arrêtèrent pas à cette première proie. L. Fabius, porté à la courte échelle par trois hommes de son manipule, arriva le premier au sommet des remparts, comme il l’avait juré, et d’autres, aidés par lui, montèrent à leur tour. M. Pétronius, en bas, s’acharnait, à la tête des siens, contre une porte qu’il voulait briser. Gergovie allait être entamée: déjà s’entendait par toute la ville la sinistre clameur des cités prises d’assaut, la course précipitée des fuyards qui gagnaient les portes libres.
Subitement, la scène changea. Les femmes, se retournant vers Gergovie, agitent et montrent leurs cheveux [214] dénoués, soulèvent leurs enfants, les présentent dans un cri d’appel et de courage. Ce sont les Gaulois qui apparaissent, accourus au bruit et à la nouvelle, qui arrivent au galop de leurs chevaux, et qui, sautant en bas de leur monture, prennent la position de combat, derrière le parapet du rempart et autour des portes. Puis, après les cavaliers, les fantassins surviennent; chaque minute amène de nouveaux combattants; les assiégés ouvrent les portes, et la véritable bataille s’engage.
Les Gaulois avaient pour eux le nombre, l’extraordinaire avantage de la situation, la vigueur toute fraîche des corps reposés. Les Romains étaient essoufflés par la course, la montée et l’effort. En un instant, César voit ses légions disloquées, et leurs fragments environnés par l’ennemi qui déborde de toutes parts. Elles allaient être prises entre le mur de la ville et le boulevard extérieur comme dans une souricière. — Il fit alors avancer ses deux réserves. Des cohortes de la XIIIe et Sextius reçurent l’ordre de sortir du petit camp et de remplacer la Xe dans le vallon où celle-ci s’était tenue jusque-là: mais il les écarta plus à gauche, de manière à menacer le flanc droit de l’ennemi, s’il s’aventurait vers le bas. Le proconsul et la Xe se portèrent en avant, commencèrent à leur tour l’escalade de la montagne, puis s’arrêtèrent (sur la croupe en avant et au sud-est du village de Gergovie?), à un endroit d’où l’on pût suivre les moindres détails de la partie qui se livrait sur les flancs de la cité.
Le combat faisait rage sur les murs et autour des portes; les corps des combattants s’enchevêtraient; les Romains ne faiblissaient pas. Soudain, une dernière fois, la scène changea. Les Éduens, venus du grand camp par un long détour, débouchèrent (vers la ferme de Gergovie?) sur la droite des légionnaires. C’était un secours: il n’y avait pas à en douter, les nouveaux-venus [215] avaient le bras droit découvert, signe qu’ils appartenaient aux Gaulois auxiliaires. Mais les Romains en étaient à cette exaltation de la bataille, où l’homme ne sait plus ni regarder ni réfléchir, où la force de sa vue et de sa pensée se limite au sol qu’il piétine et à l’adversaire qu’il étreint: et voyant vaguement des Gaulois arriver, ils s’imaginèrent que c’était un nouveau flot d’ennemis qui s’abattait sur eux et que le bras nu n’était qu’un stratagème. — Ainsi, les deux ruses imaginées par César tournaient au profit de son adversaire: la diversion faite par les Éduens démoralisait ses propres troupes, et sa dernière légion, perdue au loin dans les bois de l’Auzon, lui manquait au moment décisif.
La débandade commença. L. Fabius et ses camarades furent tués sur les remparts, et leurs corps jetés d’en haut. M. Pétronius, à lui seul, malgré ses blessures, arrêtait les Gaulois à la sortie d’une porte: ce qui donna le temps aux hommes de son manipule de se mettre à l’abri. Quand ils furent disparus tous deux, les assiégés eurent facilement raison du reste: 46 centurions, un quart exactement de ceux qui étaient engagés, furent massacrés; la VIIIe légion, la plus compromise, fut décimée; les survivants n’eurent que le temps de se précipiter du haut du boulevard.
César, à la vue de la défaite, avait échelonné ses deux légions de réserve sur la ligne de combat: la Xe, plus près encore de la bataille, mais sur un terrain plus uni (le village de Gergovie?), où elle put se former en rangs réguliers; derrière elle, la XIIIe s’approcha pour la soutenir (sur la croupe que la Xe venait de quitter?).
Les fuyards arrivèrent, puis l’ennemi, et la Xe légion eut, à son tour, à recevoir le choc des poursuivants. Elle les arrêta un instant, puis elle dut se replier sur celle de Sextius, et toutes deux, avec les débris des trois autres, [216] regagnèrent la plaine (en avant de Donnezat?), harcelées sans relâche par l’ennemi.
Là, elles purent enfin se ranger en ordre de bataille, à portée de nouveaux secours, à l’abri des machines et de leur camp, et elles attendirent, de pied ferme, une dernière attaque. Sur ce terrain plus plat, formées en lignes pressées, elles allaient reprendre leurs avantages.
Mais Vercingétorix, d’un ordre, arrêta toutes ses troupes au pied de la montagne, et les fit rentrer dans leurs lignes reconquises.
Même après ce désastre, et devant ces ravins où avaient roulé les cadavres de près de sept cents de ses meilleurs soldats, César redouta de désespérer. S’attendait-il, de la part des Gaulois, à quelqu’une de ces imprudences où la joie de la victoire entraînait leur fougue naturelle? Voulut-il seulement, comme il l’écrivit, rendre du cœur à ses soldats? Toujours est-il que le lendemain, il fit sortir son armée et former le front de bataille (sur le Puy de Marmant?). Vercingétorix ne quitta pas sa montagne, et se borna à envoyer quelques cavaliers, qu’il laissa battre.
Le jour suivant, César offrit encore le combat. Personne, semble-t-il, ne sortit de Gergovie.
Il leva alors son camp et reprit la route du Nord (début de juin?).
La défaite qu’il venait de subir n’était pas due seulement à la faiblesse de ses effectifs et de ses positions. Elle était la conclusion de cet entêtement continu qui l’avait arrêté pendant un mois devant une ville imprenable, usant les forces de ses soldats dans l’illusion avant de les briser contre des murailles. Le lendemain de la [217] bataille, il leur avait fait de cruels reproches: ils les méritaient moins que lui-même. Si, la veille, ils ne s’étaient point arrêtés à temps, n’était-ce pas la faute de leur proconsul, qui n’avait cessé de leur inspirer le désir d’un coup de main? et, s’il avait donné le signal de la retraite, c’était après avoir imprimé l’élan de l’escalade.
Depuis la fin d’Avaricum, le mérite de César s’était obscurci, la valeur de Vercingétorix n’avait fait que s’accroître. Le roi des Arvernes n’avait attaqué les Romains qu’à l’endroit précis où il pouvait les battre. Sous les regards de ses dieux, il leur avait immolé des centaines de victimes au pied des remparts de sa ville natale. Durant ces longs jours d’incertitudes et de peines, il avait su imposer à ses soldats le calme devant l’ennemi et la fatigue des viles besognes. Jules César, l’homme du commandement froid et impeccable, avait vu ses propres centurions refusant d’écouter leurs chefs et n’obéissant qu’à un désir de combattre; et Vercingétorix avait arrêté d’un mot, aux approches du camp romain, la course victorieuse de ses Gaulois.
LA BATAILLE DE PARIS ET LA JONCTION DE CÉSAR ET DE LABIÉNUS
(Cæsar) abjuncto Labieno... vehementer timebat.
César, Guerre des Gaules, VII, 56, § 2.
I. Importance militaire de Paris. — II. Première partie de la campagne de Labiénus: sa marche de Sens à Paris. — III. Pourquoi Vercingétorix ne poursuivit pas César après Gergovie. Retraite des Romains jusqu’à l’Allier. — IV. Nouvelle défection des Éduens. César repasse la Loire. — V. Victoire de Labiénus à Paris. — VI. Jonction des deux généraux.
Tandis que César, après avoir réglé à Decize les affaires des Éduens, s’était dirigé vers le Sud pour attaquer Gergovie, son légat Labiénus s’était porté vers le Nord par la vallée de l’Yonne et le pays sénon.
Labiénus avait avec lui quatre légions, dont la VIIe et la XIIe, deux vieilles troupes très sûres et très hardies; il emmenait toutes les recrues récemment arrivées d’Italie et de la Province, un détachement de cavalerie, et une assez belle escorte de chevaliers romains. Le dépôt général de son armée était Sens, comme Nevers était celui de l’armée proconsulaire. L’objectif de sa marche, [219] fixé par César lui-même, était Lutèce, ville principale du peuple des Parisiens.
Coïncidence singulière: à la même heure, les deux armées romaines menaçaient Lutèce et Gergovie. Celle-ci, plantée sur un rocher dans le massif central des montagnes françaises, capitale effective de la Gaule celtique, et métropole du passé; celle-là, allongée au fil de l’eau au milieu des marais de la plaine septentrionale, et la métropole de l’avenir.
Mais cette coïncidence n’est point fortuite. De même que Gergovie était le foyer de résistance de la Gaule intérieure, Paris pouvait devenir le point de concentration de la Gaule du Nord.
César, dans ses campagnes gauloises, a fait preuve d’une science géographique d’une étonnante sûreté. Il s’est joué sur les routes comme s’il avait vécu sa jeunesse dans les pistes des courriers. Il a reconnu d’un coup d’œil les jointures essentielles, les nœuds vitaux de notre pays; et ceux qui voudront poursuivre plus loin le récit de son existence, verront quel parti il a tiré de cette intuition du sol pour constituer la Gaule romaine. Il a, le premier, compris l’importance militaire de Paris et son avenir national: je veux dire, par ce mot, les destinées qu’une ville peut faire à une nation ou recevoir d’elle à son tour.
Il a vu qu’avec les vallées convergentes des rivières de son bassin, Paris est le principal carrefour du Nord de la Gaule, depuis les deux grandes presqu’îles qui menacent la Bretagne insulaire, jusqu’au coude formé par la Loire carnute, depuis les bois des plateaux armoricains jusqu’aux Ardennes à demi germaniques. Qui tenait Lutèce surveillait à la fois les rivages de l’Océan et les rives du Rhin, les plaines de l’Anjou et les forêts du Morvan. En occupant solidement le bassin parisien, on disjoignait ou on entravait toute confédération des cités de la Belgique, [220] de la Normandie et de la Loire centrale. C’est pour cela que César, avant de partir pour Gergovie, envoya contre Lutèce le plus ancien et le plus capable de ses lieutenants.
Labiénus exécuta les ordres de son chef avec sa ponctualité coutumière. Il laissa à Sens, pour garder les bagages, les soldats de l’année, et il suivit avec ses quatre légions la rive gauche de l’Yonne.
Au delà du confluent de la Seine, encore que le territoire des Parisiens ne commence qu’aux marais de l’Essonne, Labiénus n’a plus que des ennemis au-devant de lui. Les Sénons révoltés occupent leur ville de Meclosédum (Melun), bourgade bâtie comme Lutèce dans une île de la Seine, une sorte de réplique de la cité parisienne. De l’autre côté de l’Essonne, les Parisiens et tous leurs voisins de la Gaule propre, les peuples du Maine, de la Normandie et de l’Armorique, ont dès le premier jour fait cause commune avec Vercingétorix, et il est probable que le gros de leurs milices, ainsi que celles du pays sénon, ont été laissées par lui pour défendre ces territoires.
Labiénus se hâtait afin d’empêcher la concentration de ces troupes. Il resta sur la rive gauche pour s’épargner le passage de la Seine et de la Marne; il négligea de prendre Melun, d’ailleurs peu redoutable; il ne se donna même pas le temps de faire main basse sur la flottille de barques amarrées à cet endroit. Mais, malgré tout, les Gaulois le devancèrent.
Durant toute cette campagne de 52, ils ont montré en effet, au Nord comme au Sud, une réelle aptitude à [221] se concentrer rapidement. Ces nations, comme les Samnites et les Romains des temps héroïques, vivaient toujours dans l’attente de la guerre prochaine: les milices étaient prêtes à répondre à un signal qui revenait, chaque année, presque aussi sûrement que le cri de l’hirondelle.
Une importante armée s’était réunie à la nouvelle du départ de Labiénus. Ce n’étaient pas des troupes tumultuaires, mais des soldats aguerris, braves et tenaces, fort supérieurs aux brillants cavaliers du pays éduen. Ils choisirent pour chef Camulogène l’Aulerque: c’était un très vieux général, et qui détonne dans cette insurrection de la Gaule où la jeunesse se tailla tant de commandements; mais on l’aimait à cause de sa longue expérience et de sa science consommée des choses de la guerre.
Il justifia sur-le-champ son renom et son autorité. Ce fut sans doute à Paris que se fit le rassemblement des forces gauloises. Camulogène réfléchit, étudia le pays, et attendit Labiénus sur la rive de ce marais vaste, long et continu que forme l’Essonne avant de se jeter dans la Seine: c’était un obstacle presque aussi insurmontable que la montagne de Gergovie. Les Romains avaient à lutter là-bas contre les rochers et ici contre le marécage.
Labiénus essaya du moyen classique pour franchir les palus: il voulut, sous la protection des mantelets, charger un chemin sur claies et fascines. Au bout de quelques heures de travail, il reconnut que c’était peine perdue, et il décampa sans bruit au milieu de la nuit, pour faire ce qu’il aurait mieux valu décider dès son départ de Sens: s’assurer les deux rives du fleuve, et la descente par terre et par eau.
Il rétrograda jusqu’à Melun. Le pont était coupé, ceux des habitants qui n’avaient point rejoint Camulogène s’étaient réfugiés dans l’île. Mais ils avaient eu l’imprudence [222] de ne pas détruire les barques. Labiénus en saisit une cinquantaine, les remplit de soldats, enleva la bourgade épouvantée, et reprit sur la rive droite sa marche vers Paris, la flottille descendant le fleuve avec lui.
Camulogène, averti par des fugitifs de Melun, adopta la tactique préconisée par Vercingétorix. Il envoya l’ordre d’incendier Paris, de détruire les ponts, et alla se poster sur la rive gauche de la Seine, au pied de la montagne Sainte-Geneviève (aux Grands-Augustins?). Labiénus était déjà campé sur l’autre rive, en face de la pointe de la Cité (vers Saint-Germain-l’Auxerrois?).
La lutte allait s’engager entre les deux adversaires pour la possession, non pas de la ville réduite à rien, mais de ce carrefour de routes fluviales qui y aboutissaient, et la question de Paris était presque aussi grave que celle de Gergovie.
Mais à ce moment Litavicc faisait défection, les Éduens allaient le suivre, les Bellovaques se décidaient à imiter leurs amis du Centre, et ordonnaient la concentration de leurs troupes. Labiénus pouvait être pris entre eux et Camulogène, comme César entre Gergovie et les Éduens. Il ne s’agissait plus pour lui de victoire et de gloire, mais de sauver son armée et de rejoindre son proconsul. Il décida de revenir vers Sens dans le temps où César se résolvait à quitter Gergovie (vers le 1er juin?).
Les deux corps de la grande armée romaine étaient séparés par 400 kilomètres de route, huit jours de marche pour chacun d’eux, et les Éduens entre eux deux. On s’aperçut alors de la maladresse que César avait commise en allongeant ainsi, sans l’assurer contre toute surprise, sa ligne d’opérations. À des audaces de ce genre, il risquait de tout perdre pour vouloir tout gagner.
La principale crainte de César, en levant son camp, était d’être poursuivi par Vercingétorix. S’il avait été pris entre les cavaliers gaulois et l’Allier, dont les ponts étaient détruits et les eaux grossies par la fonte des neiges, ses légions découragées et aux cadres incomplets auraient été fort compromises.
Mais le roi n’envoya pas une seule fois ses hommes pour harceler les légionnaires en retraite. On dirait qu’il a voulu leur ouvrir largement les routes qui conduisaient hors de l’Auvergne. Chez cet homme qui faisait rarement les choses à la légère, une telle abstention eut sa raison d’être.
Il craignait d’abord que ses Gaulois, énervés par des semaines de piétinement sur le sommet étroit et rugueux de Gergovie, ne se laissassent entraîner, dans les vastes étendues de la Limagne, aux témérités de leur fougue habituelle, et il redoutait pour eux, de la part des légionnaires, les terribles résistances des bêtes aux abois. — Peut-être aussi ses soldats étaient-ils désireux de voir les légions disparaître enfin vers le Nord, loin de cette plaine aux moissons presque mûres qu’elles avaient déjà quatre fois traversée et foulée: il était temps que d’autres terres connussent enfin la présence de l’ennemi, c’était aux Éduens de donner à leur tour des garanties à la Gaule en souffrant pour elle et en achevant l’œuvre commencée par les Arvernes. — Puis, Vercingétorix ne pouvait envoyer que des cavaliers à cette poursuite. Or, il se dégarnit de sa cavalerie peut-être dès le surlendemain de la bataille, il la confia à l’Éduen Litavicc, il lui donna l’ordre de devancer les Romains sur leur ligne de retraite, [224] de décider les peuples de Bibracte à la défection suprême, et sans doute de revenir ensuite avec eux barrer la route à César: il serait temps alors pour Vercingétorix de talonner son adversaire. Et ce plan eût été le meilleur, sans la mollesse des Éduens.
Il semble enfin que César ait hésité un instant, ou laissé croire qu’il hésitât sur sa route de retraite. On racontait partout, dans les camps gaulois, qu’il redoutait d’être bloqué au Nord par l’Allier et la Loire, et qu’il gagnerait la province romaine par les chemins du Velay ou du Forez. Il ne lui fallait pas plus de temps pour rejoindre le Rhône que pour revenir à Sens. Autour de lui, il paraît bien qu’on ait désiré cette marche vers le Sud, et qu’on lui ait même conseillé de rebrousser chemin alors qu’il était presque arrivé sur les bords de la Loire. — Mais ces routes des Cévennes, accessibles à quelques hommes à un début de campagne, seraient funestes à des légions fatiguées et fugitives: l’ennemi les aurait émiettées à travers les gorges de l’Allier ou de la Loire. Et puis, ce retour vers l’Italie eût été l’aveu de la défaite et l’abandon de Labiénus. Mieux valait courir au péril éduen que d’affronter encore les montagnes arvernes. — César s’apprêta donc à refaire en été, à la rencontre de l’armée de Sens, et sur le versant occidental des Cévennes, cette même campagne de vitesse qu’il avait faite, au gros de l’hiver, au pied des pentes orientales.
Il traversa la Limagne droit vers le Nord, et, le troisième jour de marche, il atteignit la rive gauche de l’Allier (en face de Varennes?). Le pont avait été coupé, sans doute par Litavicc passé avant lui. Mais César eut le temps de le rétablir, et franchit la rivière sans encombre. Il était alors à quelques milles à peine du pays éduen.
Mais les Éduens ne méritèrent ni la confiance de Vercingétorix ni les craintes de l’armée romaine.
Après la défaite de César à Gergovie, ils n’eurent tous qu’une pensée, se joindre au vainqueur. La Gaule allait être délivrée par les Arvernes: les Éduens devaient se hâter de prendre une part de la gloire, s’ils voulaient en revendiquer une dans le partage des récompenses. Aussi, lorsque Litavicc arriva sur le Mont Beuvray, il fut reçu comme un triomphateur; le vergobret, presque tout le sénat se réunirent à lui; et on envoya une députation officielle à Vercingétorix pour conclure paix et amitié avec le peuple arverne.
Il ne restait d’Éduens fidèles à César que le contingent commandé par Viridomar et Éporédorix. Les deux chefs ne dirent rien tant que César n’eut point franchi l’Allier. Quand ils se virent près de leur pays, ils lui demandèrent la permission d’y retourner, sous prétexte de faire entendre raison à leurs compatriotes. Le proconsul eut l’air de les croire et les laissa partir, les jugeant peut-être moins fâcheux comme ennemis que comme alliés.
À peine hors du camp, les deux jeunes gens et leurs hommes galopèrent jusqu’à Nevers, jusque-là respecté par les Éduens: ce fut le gage qu’ils résolurent de donner à la trahison, en échange d’une fidélité trop longue à César. Viridomar et Éporédorix égorgèrent la petite garnison romaine, et massacrèrent les négociants italiens, pour lesquels les incertitudes des combats compensaient grandement les gains usuraires. Puis ils se partagèrent la caisse du questeur et les chevaux de remonte; et enfin, s’emparant des otages de la Gaule, ils les expédièrent à [226] Bibracte, faisant hommage à leur vergobret de ces malheureux captifs, une fois de plus ballottés de ville en ville et de chef à chef.
Le coup fait, ils songèrent à César: prenant exemple sur Vercingétorix, ils détruisirent ou enlevèrent les approvisionnements, brûlèrent Nevers, et se mirent à battre la campagne pour lever des hommes, affamer le proconsul, l’arrêter sur les bords de la Loire, et, si possible, le rejeter vers le Sud. Le fleuve était alors en crue: point de ponts intacts ni de gués praticables. Des postes de cavaliers éduens furent disposés sur les berges de la rive droite: si Litavicc et d’autres avaient le temps de revenir de Bibracte, l’armée romaine était bloquée du côté du Nord. — C’était sans doute ce qu’espérait Vercingétorix. Mais lorsqu’il ne commandait pas en personne, les Gaulois faisaient d’assez mauvaise besogne: la dévastation du pays fut toute superficielle, et les soldats qui paradaient à Bibracte se laissèrent prévenir par César.
Celui-ci s’approchait. Quand on apprit l’incendie de Nevers, il y eut autour de lui un moment d’hésitation: il fut question de rétrograder, peut-être vers le Forez et de là sur Vienne, ce qui était faire le jeu des ennemis. Le proconsul n’eut pas de peine à rassurer les siens et à leur montrer qu’ils n’avaient encore devant eux que des fantoches d’adversaires. Il atteignit la Loire après un jour et une nuit de marche forcée, et s’arrêta devant le gué le moins périlleux (entre Decize et Nevers?). Ses chevaux furent envoyés en amont pour briser le courant, et ses légionnaires passèrent ensuite, ayant de l’eau jusqu’aux épaules, et les bras en l’air pour tenir les armes levées. Les Éduens prirent peur, et s’enfuirent sans avoir tué un seul homme à leur ennemi. César, sur les excellentes terres de l’autre rive, trouva ce qu’il voulut, grains et bestiaux, pour nourrir ses légionnaires.
[227] La route était libre jusqu’à Sens: il tardait au proconsul d’arriver dans cette ville, redoutant les pires malheurs pour Labiénus et ses quatre légions, dont il n’avait plus de nouvelles.
Mais Labiénus s’était mieux tiré d’affaire à Paris que César à Gergovie.
Le légat ne voulut pas regagner Sens par la rive droite. Il avait peur d’être rejoint par les Bellovaques, et d’être obligé de traverser la Marne ou la Seine entre les attaques croisées des nouveaux-venus et de Camulogène. Mieux valait franchir le fleuve le plus tôt possible, n’ayant encore sur les bras que le chef gaulois. Il fallait essayer d’abord de déjouer sa prudence: car le vieux routier de guerres avait échelonné des postes de vigie tout le long de la Seine. Puis, si la bataille était nécessaire, elle enlèverait au moins à la retraite l’apparence d’une fuite.
Labiénus fait quatre parts de ses troupes. — La moitié de la légion la moins aguerrie restera pour garder le camp. À dix heures du soir, la flottille, chaque bateau commandé par un chevalier, descend sournoisement le fleuve pour s’amarrer à quatre milles en aval (au Point du Jour?). À minuit, l’autre moitié de la légion remonte le long de la rive droite (vers Charenton), accompagnant les bagages, flanquée de barques, et tous, soldats, valets et rameurs, menant fort bruit. Enfin, quelques instants après, cette fois dans le plus grand calme, Labiénus et ses trois meilleures légions allèrent, en aval, rejoindre la flottille qui les attendait.
Au moment précis où Labiénus arrive (vers deux heures du matin), un premier débarquement a lieu sur la rive [228] gauche, favorisé par la nuit noire et un orage subit. Les sentinelles ennemies sont égorgées, les chevaliers d’état-major forment un pont de bateaux, et les trois légions de Labiénus se trouvent transportées sur le flanc de Camulogène.
Ce stratagème, d’ailleurs habituel lors des passages de rivières, ne trompa qu’à moitié le chef gaulois. Il dépêcha des soldats en amont, mais en petit nombre, et avec l’ordre de ne point s’éloigner inutilement; il en détacha d’autres sur les bords mêmes du fleuve, en face du camp romain: mais ce fut en aval, contre le gros de l’armée ennemie, qu’il fit manœuvrer la plupart de ses hommes, et qu’il s’avança lui-même. — Aussi, au lieu de trouver une armée surprise et dispersée, Labiénus aperçut avec le jour un front de bataille tranquille et prêt (dans la plaine de Grenelle?). Il se résigna à combattre, sans doute avec peu de regret.
Les deux adversaires furent dignes l’un de l’autre. À la droite romaine, la VIIe légion, qui était pour Labiénus ce que la Xe était pour César, enfonça l’ennemi au premier choc. Mais à gauche, la XIIe, après avoir renversé les premiers rangs à coups de javelots, eut la surprise de voir que les autres ne bronchaient pas, et que, même abordés à l’épée, aucun Gaulois ne reculait: Camulogène était au milieu de ceux-là. Alors, on appela à la rescousse la VIIe, qui vint, par derrière, attaquer ces braves gens. Les Gaulois ne bougèrent pas davantage, massés et fermes comme des légionnaires. On les entoura, et on les tua tous jusqu’au dernier, Camulogène comme les autres.
Il restait encore quelques bandes en amont, du côté du camp. Elles accoururent au bruit du combat, s’acharnèrent à lutter encore, s’établirent sur une colline voisine à (Vaugirard?) et offrirent la bataille. Les Romains en [229] eurent raison d’un élan, et leur cavalerie, lancée de tous côtés, massacra ceux des Gaulois qui ne purent s’abriter dans les collines boisées du voisinage.
La route de Sens se trouvait entièrement dégagée.
Labiénus et César marchaient donc à la rencontre l’un de l’autre. Mais le légat arriva le premier au rendez-vous. À Sens, il ramassa le reste de ses troupes, et reprit le chemin du Sud. Il s’avança deux jours encore sans rencontrer César, et le rejoignit enfin le troisième, presque à la frontière du pays éduen (près d’Auxerre? et vers le milieu de juin?).
Des deux généraux qui se retrouvaient après six semaines d’angoisses, c’était Labiénus qui sauvait César: le légat revenait victorieux, ses quatre légions et sa cavalerie intactes, une armée gauloise et un chef célèbre anéantis; le proconsul arrivait presque en fugitif, sa cavalerie incomplète, son admirable VIIIe décimée, et derrière lui s’amassaient deux armées redoutables.
Il y avait quatre mois à peine que Jules César, à son retour de la Province, avait groupé autour de lui ces mêmes dix légions. Il les ramenait maintenant à peu près au même point. Sans doute, dans l’intervalle, elles avaient tracé, de Sens à Orléans, de Bourges à Gergovie, et de Paris pour revenir encore à Sens, un vaste cercle de vestiges sanglants. Mais la Gaule, recouvrant ces débris, s’était de nouveau fermée derrière elles.
L’ASSEMBLÉE DU MONT BEUVRAY
Magno dolore Ædui ferunt se dejectos principatu.
César, Guerre des Gaules, VII, 63, § 8.
I. Soulèvement général de la Gaule: nouvelles cités qui se joignent à la ligue. — II. Affaiblissement réel de l’autorité de Vercingétorix. — III. Caractère du peuple et des chefs éduens. — IV. Vercingétorix à Bibracte; conseil de toute la Gaule. — V. Plans de Vercingétorix: il continue sa tactique.
Car cette fois, autour de César et de Labiénus, toutes les nations s’insurgeaient. Le long des rivages, depuis les marais de l’Escaut jusqu’à ceux de la Gironde, au pied des montagnes, depuis le Saint-Gothard sujet des Helvètes jusqu’au Mont Lozère client des Arvernes, une ligne continue d’hommes en armes bordaient les frontières de la Gaule soulevée. Il ne restait plus au proconsul que deux nations fidèles, chez lesquelles il pût abriter ses légions errantes: les Rèmes, qui les couvraient en partie contre les agressions du Nord, les Lingons, qui leur ouvraient, de Langres à Dijon, les routes de la retraite vers le Sud; ces deux peuples étaient les seuls à garder la foi promise [231] à César; à défaut de patriotisme, ils eurent au moins le mérite de la reconnaissance.
Toutes les autres peuplades, travaillées sans relâche, depuis six mois, par l’or et les flatteries des émissaires de Vercingétorix, avaient attendu sa victoire pour achever de se laisser convaincre. Après Gergovie, elles lui furent irrésistiblement gagnées. Ce fut, à la nouvelle de la retraite de César, un va-et-vient de messages et d’ambassades entre les cités de la Gaule: dans la joie tumultueuse de la délivrance, se perdit l’impression de la mort de Camulogène et de la victoire de Labiénus.
La défection des Éduens entraîna celle de tous leurs clients: une fois ralliés à la cause de la liberté, ils avaient intérêt à y amener le plus grand nombre de leurs amis. Ils s’empressèrent d’expédier partout de l’or, des promesses, des prières ou des menaces. Avec eux se groupèrent leurs vassaux ou alliés, les Ségusiaves du Forez, les Ambarres de la vallée de l’Ain: renfort précieux entre tous, car les tribus de ces deux peuples, campées en face de Vienne et de Genève, menaçaient directement la province romaine et la retraite de César.
Au sud-est de la Loire, les derniers récalcitrants, les Santons de la Saintonge, les Pétrucores du Périgord, se décidèrent à suivre la même cause que leurs voisins et rivaux du Limousin et de l’Agenais, qui avaient été si prompts à se joindre à Vercingétorix.
Au nord de la Seine, les Belges s’étaient enfin résolus à se battre une fois de plus, et à sacrifier ce qui leur restait d’hommes. On s’arma pour le compte de la Gaule chez les Nerviens du Hainaut, les Morins de la Flandre, les Ambiens de la Picardie, les Atrébates de l’Artois. De ce côté, l’insurrection fut fomentée par Comm l’Atrébate, guéri de sa blessure, mais non point de sa colère: car il avait juré de ne plus voir de Romain face à face, si ce [232] n’est sans doute l’épée à la main. — Étrange personnage que celui-là, le plus original peut-être des Gaulois de ce temps, du moins après Vercingétorix: brave comme pas un, d’une audace morale égale à son insouciance physique, souple, rusé, retors, beau parleur, ayant partout des amis et des hôtes, plein de ressources d’esprit et de bons conseils, disposé aux aventures les plus dangereuses, tenant à la fois d’Ajax, d’Ulysse et de Nestor. Jusqu’en 53, il avait été en Belgique l’homme d’affaires de César, qui ne pouvait se passer de lui; le voilà maintenant patriote, et, semble-t-il, délibérément, sans arrière-pensée d’intérêt ni de jalousie. Grâce à lui, les Bellovaques eux-mêmes finiront par envoyer quelques hommes à la ligue: car l’individualisme de ce peuple était si incorrigible qu’ils déclaraient faire la guerre à Rome en leur nom et à leur guise, sans ordre de personne: mais ils ne purent s’empêcher d’écouter Comm l’Atrébate.
Des peuples de la frontière germanique, les Trévires, seuls, ne furent pas en mesure d’envoyer aux Gaulois un secours apparent. En réalité, ils leur étaient fort utiles. Depuis le commencement de la guerre, ils ne cessaient de batailler contre les Germains, et par là ils empêchaient la Gaule d’être prise à revers par une invasion toujours prête. Mais les Médiomatriques (de Metz), les Séquanes et les Helvètes acceptèrent de défendre la liberté de tous: les Séquanes n’étaient-ils pas d’anciens alliés du peuple arverne? les Helvètes n’avaient-ils pas à venger la première injure que César eût infligée à une cité de la Gaule? Au delà des plaines de la Saône, ces deux derniers peuples allaient mettre de nouvelles barrières entre César et sa province.
Pour achever de les décider, eux et les autres, les Éduens eurent recours au procédé cher aux Barbares. On [233] venait de leur expédier à Bibracte les otages que la Gaule avait jadis livrés à César. Ils annoncèrent qu’ils mettraient à mort les représentants des nations qui refuseraient de s’allier à eux, et peut-être quelques premiers supplices montrèrent que la menace n’était point vaine. Les dieux, cette fois encore, eurent leurs victimes. Les peuples effrayés n’eurent plus qu’à obéir. Et ces mêmes otages qui avaient garanti la fidélité de la Gaule à César allaient garantir son attachement à la liberté.
En réalité, ce soulèvement général de la Gaule enlevait à Vercingétorix autant de force qu’il lui amenait de secours.
Sans doute, il peut doubler l’effectif de sa cavalerie et de son infanterie. Mais les milices qui vont lui arriver ne valent pas ces hommes dociles et endurants dont il a, depuis vingt semaines, exercé et façonné l’âme et le corps. Les nouveaux-venus apporteront cette indiscipline et cette ardeur à la bataille qu’il avait eu tant de peine à refréner chez ses premiers soldats, et ces défauts deviendront d’autant plus dangereux qu’ils agiteront des masses plus grandes.
Le nombre des chefs se multiplia comme celui des hommes. Si, devant Avaricum, Vercingétorix a dû céder aux autres maîtres de nations, il les avait réduits, dans Gergovie, à n’être que ses légats. Cette tâche était à recommencer pour lui.
Au début de l’insurrection, il avait, en l’honneur de ses dieux, fait flamber quelques bûchers d’adversaires. Ce qui lui était possible dans l’exaltation de la prise d’armes, et sur la terre paternelle de Gergovie, était [234] impraticable après la victoire et sur le sol éduen, où il n’était plus que l’hôte d’une cité alliée.
De plus, Vercingétorix n’avait certainement pas, depuis six mois, épuré son conseil de toutes les jalousies. Ses succès et son commandement impérieux avaient dû bien plutôt en accroître le nombre. Les plus irréductibles, sans doute, étaient celles de ses plus proches voisins, ces chefs arvernes qui avaient été ses camarades de jeunesse ou ses rivaux politiques. Plus d’un sénateur gergovien ne devait pas lui pardonner d’être le fils d’un tyran, et roi lui-même. L’arrivée d’Éduens renforça la bande de traîtres et d’envieux qui se formaient autour de lui.
Enfin, c’étaient de nouveaux peuples qui se joignaient aux Arvernes et aux Carnutes, jusque-là les deux principaux arbitres de l’insurrection. Mais les Carnutes étaient trop compromis contre César pour souhaiter une défaite, et derrière les Arvernes, Vercingétorix s’appuyait sur l’amitié solide des Cadurques et autres clients séculaires de la royauté de Gergovie. Il avait à compter maintenant avec les Helvètes, les Séquanes, les Éduens, rivaux traditionnels de son peuple. Quelle sécurité pouvait-il trouver chez ces derniers venus de la révolte, décidés moitié par crainte et moitié par intérêt, et qui offriraient sans peine à César des occasions et des motifs de pardon? Vercingétorix aurait à combattre, avec la jalousie des chefs, les rancunes des nations, et de la nation éduenne entre toutes.
C’est le plus singulier des peuples gaulois que les Éduens, qui partageaient avec les Arvernes, depuis trois quarts de siècle, l’attention du monde gréco-romain. [235] Je cherche à dessiner les traits de leur caractère, et ils s’effacent dès que je crois les saisir. Humeur inconstante, âme inconsistante, race flexible et fugitive, habitants de plaines ouvertes et de noirs sommets, pays sans unité et volonté sans durée, les Éduens ont été impuissants à se maintenir comme nation. Alors que les Arvernes, les Bituriges, les Séquanes et tant d’autres ont affirmé pendant des siècles leur identité politique, les tribus et les terres éduennes se sont rapidement disjointes: Autun, Avallon, Moulins, Nevers, Charolles, Mâcon, Beaune, Chalon, toutes leurs villes sont allées à des destinées différentes et à des tempéraments personnels: les landes au Bourbonnais, le Morvan au Nivernais, et les vignobles à la Bourgogne. Attiré vers le Midi par les vins de ses coteaux, rappelé vers le Nord par les torrents de ses forêts, le peuple éduen hésita sans cesse entre Rome et la Gaule; et après n’avoir jamais su, au temps de César, ce qu’il voulait faire, il finit par perdre la volonté de vivre.
Ce qui domina chez lui, ce fut le goût des choses de l’esprit. Il s’instruisit très vite. Il fut le premier à s’assimiler ces légendes mythologiques de la Grèce dont l’acceptation était, pour les Barbares, une façon de se convertir à la religion des peuples cultivés. Ses druides étaient peut-être ceux qui tenaient l’école la plus fréquentée. Autun fut, sous les empereurs, le rendez-vous de la jeunesse studieuse. Dix siècles plus tard, dans les temps de Cluny, la terre éduenne demeurait nourricière des vertus intellectuelles. Aujourd’hui encore, il semble qu’on respire à Autun un air de science et de travail, comme celui qui flotte dans les villes les plus instruites du Midi, Nîmes ou Montpellier.
Mais les vertus morales étaient médiocres chez les Éduens du temps de la liberté. Ils n’ont eu alors qu’un [236] seul homme de caractère: Sur, qui demeura patriote jusqu’à la dernière heure, et qui, Vercingétorix battu, rejoignit les Trévires pour lutter encore contre le peuple romain. Mais aucun de ses compatriotes ne m’intéresse. Dumnorix, le mieux trempé de tous, fit de beaux projets, les réserva toujours, et, en définitive, combattit quatre ans aux côtés de César tout en rêvant de délivrer la Gaule. Son frère Diviciac est l’intendant intelligent et plat de la politique romaine. Quant aux chefs de 52, on vient d’en voir quelques-uns à l’œuvre. Convictolitav se fait nommer vergobret par César, le renie, revient à lui, le trahit encore. Litavicc se fait confier une armée pour aider les Romains, et tente de la débaucher d’une manière si maladroite qu’il ne rend service à personne. Viridomar et Éporédorix sont de jeunes gredins sur lesquels César conserva de trop longues illusions: il les a comblés d’honneurs et de richesses; pendant le siège de Gergovie, ils dénoncent au proconsul et font échouer la tentative de leur compatriote Litavicc; pendant la retraite, ils quittent César en protestant de leur amitié, et ils vont massacrer les Romains à Nevers. Ces gens-là, du premier jour jusqu’au dernier, n’eurent jamais le franc courage de leur trahison: César, qui connaissait «la perfidie éduenne», nous la montre faite surtout de promesses éludées, de lenteurs calculées, de démonstrations et de reculades. J’aime mieux la brutale volte-face de Comm, enthousiaste de César, puis enragé contre lui. J’aime mieux même la fidélité des Rèmes et des Lingons au peuple romain, servile obstination où il entrait après tout le respect de la parole humaine. Mais ces chefs éduens, qui n’embrassaient une cause que pour en regretter une autre, étaient toujours traîtres à la trahison même.
Des autres chefs, Cot, le rival de Convictolitav, devenu le chef de la cavalerie, Éporédorix l’ancien, Cavarill, [237] le chef de l’infanterie après Litavicc, nous ne savons qu’une chose, c’est qu’ils apparurent sur les champs de bataille pour se faire vaincre. Car les Éduens, malgré le renom de leur cavalerie, furent d’assez piètres combattants. Ils n’ont à leur actif aucune grande victoire. Quand César vint en Gaule, il les trouva écrasés sous les défaites que leur avaient infligées les Séquanes et les Germains. Dumnorix, en 58, se laissa mettre en fuite par les Helvètes. Depuis cinq mois, les Éduens avaient paru quatre à cinq fois sur le théâtre de la guerre: en février, ils n’avaient pas osé franchir la Loire pour secourir les Bituriges; dans la campagne de Gergovie, les soldats de Litavicc avaient abandonné leur chef, et les auxiliaires éduens de César ne s’étaient présentés sur le flanc de la VIIIe légion que pour achever de l’affoler; Litavicc, chargé par Vercingétorix de devancer les Romains, ne se retourne pas à temps pour les arrêter; et, lors de cette même retraite, Viridomar et Éporédorix n’ont pu ni leur tuer un homme ni leur couper les vivres. Je ne crois pas que le courage ait manqué à tous ces chefs: mais ils n’ont jamais appris l’art de se battre et de forcer la chance.
Voilà le peuple et les hommes dont Vercingétorix vient enfin d’entraîner l’adhésion. Le roi des Arvernes a grossi son armée d’auxiliaires incommodes et son conseil d’opposants coutumiers de trahisons.
Il s’en aperçut aussitôt. Alors qu’il lui aurait fallu continuer la campagne sans se donner un jour de repos, pousser rapidement aux Lingons pour briser leur résistance, couper les routes du plateau de Langres, presser [238] César par le fer et le feu, Vercingétorix fut au contraire obligé de suspendre les opérations, de discuter, parlementer, faire le métier d’orateur et de sénateur. Comme s’ils voulaient permettre à l’armée romaine de se reposer, les Gaulois se mirent, à l’instigation des Éduens, à délibérer longuement.
La première députation des Éduens à Vercingétorix avait été pour lui offrir l’alliance. La seconde fut pour l’inviter à se rendre auprès d’eux et à leur soumettre son plan de campagne. C’était lui rappeler qu’un roi arverne devait traiter d’égal à égal le vergobret éduen.
Il fallait ménager ces alliés nouveaux et ombrageux; toute chicane eût fait perdre du temps. Le Mont Beuvray était après tout plus près que Gergovie des routes dont s’approchait César: Vercingétorix sacrifia son amour-propre aux intérêts de la Gaule, et il monta à Bibracte.
Les négociations commencèrent entre lui et les chefs éduens, dont les plus intraitables furent, comme à l’ordinaire, les plus récents renégats, Viridomar et Éporédorix. Les nobles de Bibracte annoncèrent et affirmèrent leurs prétentions à prendre le pouvoir suprême: un Arverne l’avait exercé pendant six mois, qu’il passât la main à un Éduen.
La demande était fantaisiste: les Éduens voulaient le profit alors que d’autres avaient eu la peine. Elle était dangereuse: ces aspirants au commandement en chef, Litavicc, Viridomar, Éporédorix, Cavarill, n’avaient jamais été que des sous-ordres de César, et, les jours précédents, au lieu d’arrêter le proconsul, ils l’avaient lâchement laissé passer. Vercingétorix refusa de tels successeurs.
Il ne s’opposa pas cependant à ce que ses pouvoirs fussent soumis à la réélection. L’arrivée de nouveaux membres à la ligue nécessitait une sanction nouvelle. Vercingétorix accepta qu’une assemblée de tous les chefs [239] fût convoquée, et qu’elle se réunît à Bibracte. C’était un retard de plus, et une autre concession à la gloriole de ses alliés.
De toutes les tribus et de toutes les cités belges et celtiques, on se rendit en masse dans la ville éduenne. Elle devint pour quelques jours la tête et la citadelle de la Gaule entière. À l’ombre touffue des hêtres séculaires, les cortèges étincelants et chamarrés des cavaliers gaulois serpentèrent sur les vieux sentiers de la montagne, et la cité, abandonnée d’ordinaire aux marteaux des forgerons et aux fumées des émailleurs, retentit des rauques éclats de voix et des rudes clameurs des discussions politiques.
Mais, au milieu de cette foule, Vercingétorix prit sa revanche de l’astuce éduenne. Les intrigues des chefs se rompirent dans ces agitations passionnées. Il dut être impossible d’ouvrir une délibération régulière: les nouveaux-venus ne pensaient sans doute qu’à acclamer l’homme qui avait vaincu César, à admirer sa haute taille, la fierté de son regard, l’auréole de sa gloire récente. Il fallut laisser à cette multitude armée, comme dans les jours héroïques des longues équipées, le soin de choisir son chef de guerre. L’enthousiasme populaire étouffa tous les égoïsmes, et, le jour de l’élection, le nom de Vercingétorix sortit d’une clameur unanime.
De nouveau, mais cette fois au nom de toute la Gaule, Vercingétorix recevait le commandement suprême. L’unité nationale était consommée; et elle l’était, ainsi qu’au temps de Bituit et de Celtill, sous les auspices d’un Arverne comme chef. Peut-être même prononça-t-on un autre titre que celui de chef, et entendit-on parler de Vercingétorix «roi des Gaulois».
Mais, à ce moment précis où l’unité était fondée et où l’autorité de Vercingétorix paraissait la plus forte, s’annoncèrent [240] aussi les rivalités qui devaient ruiner l’une et l’autre. En voyant grandir au-dessus de lui et sur son propre sol la puissance rivale, le sénat de Bibracte se sentit profondément blessé. En entendant Vercingétorix leur donner des ordres, Éporédorix et Viridomar froncèrent les sourcils. Les Éduens sentaient déjà qu’ils regrettaient César et souhaitèrent son pardon.
Une fois proclamé, Vercingétorix imposa sa volonté avec sa précision et sa fermeté habituelles. Il refit après l’assemblée de Bibracte ce qu’il avait fait après celle de Gergovie: sauf, par malheur, l’exécution de quelques chefs.
Il commanda des otages et fixa les contingents. Tout ce qui restait de cavaliers disponibles en Gaule, quinze mille, devaient se concentrer au plus tôt dans le pays éduen: la tactique qu’il comptait suivre ne pouvait réussir qu’avec une cavalerie fort nombreuse. Il ne voulut pas, auprès de lui, un supplément d’infanterie: il avait environ 80 000 fantassins, fournis par les Arvernes ses sujets ou par ses alliés de la première heure, suffisamment dégrossis par cinq mois de marches, de combats, de terrassements et d’obéissance; il n’avait pas le temps d’en former d’autres, et des recrues l’embarrasseraient. Des ordres furent sans doute donnés pour mettre en état de défense quelques grandes villes-fortes, que l’on devait conserver comme refuges.
Le plan de campagne de Vercingétorix ne fut autre que celui de février, mais élargi avec audace et intelligence. En hiver, il fallait retenir César dans la Province: maintenant il faut l’y renvoyer, le plus maltraité possible, et, si faire se peut, le renvoyer en Italie même.
[241] Les Gaulois envahiront la Narbonnaise sur tous les points à la fois, de manière à ce que César soit obligé, ou de la défendre en personne, ou de l’abandonner toute entière. Il ne s’agit plus seulement de la menacer de biais par l’Ouest, comme l’avait déjà fait Lucter, mais de se déverser en masse sur elle par-dessus les Cévennes. Les Rutènes et les Cadurques prendront leur route, plus à l’est de celle qu’ils ont déjà suivie, le long des Causses et de l’Aigoual, et inquiéteront directement Narbonne, Béziers, Nîmes et les rivages de la Méditerranée elle-même. Les tribus du Gévaudan et du Velay n’auront qu’à suivre le chemin de César pour descendre chez les Helviens, gagner l’Ardèche et le Rhône. Enfin, les Éduens du Sud et leurs clients les Ségusiaves du Forez, au nombre de dix mille fantassins, flanqués de 800 cavaliers que leur adjoint Vercingétorix, déboucheront par la vallée du Gier ou la plaine des Dombes en face de Vienne, la grande cité gallo-romaine des Allobroges.
C’est à cette dernière expédition que Vercingétorix tenait le plus, et avec infiniment de raison. Que César retournât vers la Province ou qu’il s’enfuît en Italie, il lui fallait passer par Vienne ou par Genève, villes allobroges. Si les insurgés parvenaient à occuper ou à soulever le pays, le proconsul aurait devant lui une double ligne de dangers, celle de la Saône, rivière éduenne, celle du Rhône, fleuve des Allobroges. Aussi le roi arverne mit-il tout en œuvre pour s’assurer l’appui de ce grand peuple. Il envoya à ses chefs messages sur messages, il les accabla d’offres et de tentations. Il leur rappela sans doute ces liens d’amitié et de fraternité de guerre qui les avaient unis à Bituit et aux Arvernes; il exploita les rancunes que les Allobroges conservaient contre Rome et ses magistrats: il y avait dix ans à peine, n’avaient-ils pas soutenu (en 61) une guerre [242] ardente contre l’un d’eux, la troisième depuis trois quarts de siècle? Il leur montra que le temps de la revanche, pour eux comme pour les autres, était venu, et qu’une fois les Celtes victorieux, les Allobroges recouvreraient, avec l’appui des Arvernes, l’hégémonie de la Gaule au sud des Cévennes.
Sur toute cette ligne d’invasion, dans toutes ces combinaisons militaires et politiques, Vercingétorix préparait les solutions les meilleures. Il montra la même prévoyance dans son plan d’attaque de l’armée proconsulaire.
Quel que fût le dessein de Jules César, disait Vercingétorix aux chefs de son entourage, celui des Gaulois devait être fixé d’avance. Peu importait la route qu’il prendrait. Il fallait s’en tenir, contre lui, à la tactique de la campagne d’Avaricum. Aucune autre ne valait celle-là; incendier les fermes, détruire les greniers, enlever les convois, harceler les soldats en marche, massacrer les fourrageurs: que les quinze mille cavaliers se résignent à cette tâche, et les dix légions seront réduites sans coup férir. Vercingétorix continuait à réclamer de ses Gaulois le courage d’un double sacrifice: voir brûler leurs biens sans une plainte, voir passer l’ennemi sans le combattre. Car avant tout, disait et répétait le chef arverne, il faut éviter une bataille: la victoire est à ce prix (fin juin?).
DÉFAITE DE LA CAVALERIE GAULOISE
Ὁ Οὐερκιγγετόριξ... καί τι καὑπὸ τῶν [Γερμανῶν] τῶν τοῖς Ῥωμαἰοις συμμαχούντων ὲσφἀλη.
Dion Cassius, Histoire romaine, XL, 39, § 2.
I. César appelle des Germains. — II. Retraite de César vers la Province. — III. Concentration des troupes gauloises à Alésia. Elles rencontrent César près de Dijon. — IV. Pourquoi Vercingétorix se résolut à combattre. — V. Formation en bataille des deux armées. — VI. Défaite de la cavalerie gauloise. — VII. Retraite de Vercingétorix sur Alésia.
Pendant ce temps, César avait rétrogradé chez ses alliés de la vallée de la Marne; réconforté par l’hospitalité des Lingons et des Rèmes, il se préparait pour une nouvelle campagne.
Il ne songeait plus à pénétrer dans la Gaule même, à la fois soulevée et dévastée: à quoi lui aurait servi de revivre devant Bibracte les journées de Gergovie? pour faire besogne utile contre les coalisés, il aurait eu besoin de nouveaux renforts, et il ne pouvait en attendre ni de la Province envahie ni de l’Italie dont il allait être coupé.
L’essentiel lui parut de regagner la Narbonnaise, où [244] son cousin L. César n’avait que 22 cohortes, soldats tirés de la Province même et qui pour la plupart n’avaient jamais vu l’ennemi. Car, s’il arrivait malheur à cette région, le proconsul se trouverait enfermé, loin de l’Italie, comme par un double écrou; et, s’il réussissait à s’échapper des Gaulois, il n’éviterait sûrement pas les vengeances du sénat et de ses adversaires romains.
Dans la Province, c’était la possession des terres allobroges qui déciderait du salut de César ou de la victoire finale des Gaulois: Vienne et Genève, leurs principales cités, étaient les têtes des deux grandes voies alpestres, celles du Grand et du Petit Saint-Bernard; et ces mêmes Allobroges, qui s’échelonnaient sur les deux rives du Rhône, depuis le confluent de la Saône jusqu’à celui de la Drôme, gardaient à leur merci la route des plus grandes villes méditerranéennes, Marseille et Narbonne. César résolut de se rendre d’abord dans leur pays, pour y combattre ou y devancer le lieutenant de Vercingétorix.
Il avait dix légions, mais leur effectif réduit devait comporter moins de 40 000 hommes, et qui venaient, de mars à juin, de fournir deux terribles campagnes. Les troupes auxiliaires, Crétois, Espagnols, Numides, Gaulois alliés, n’existaient à vrai dire plus. Il avait à peine un ou deux milliers de chevaux, que montaient ses officiers et ses hommes de réserve, vieux soldats émérites et rengagés. C’était une armée résistante et d’attaque, mais, en ce moment, elle vivait dans la tristesse et le découragement. Depuis sept ans, elle avait combattu au delà des Alpes, et elle reprenait en sens inverse, dépouillée de ses conquêtes et de son renom, cette route du Rhône d’où elle était partie si allègrement pour sa première victoire gauloise. Des étapes lugubres commenceraient bientôt en pays ennemi, et elle ne marcherait plus qu’à travers une nuée de cavaliers, incertaine du lendemain.
[245] C’était cette cavalerie gauloise que César redoutait le plus, et ce cortège de famine et de misères qu’elle créait près d’elle autour des légions en route. Alors, pour protéger ses vieux soldats, il eut une seconde fois recours aux Barbares de la Germanie.
Dans la campagne de la fin de l’hiver, il avait eu avec lui 400 cavaliers germains, et on a vu les services qu’ils lui ont rendus sous les murs de Noviodunum. Cette fois encore, avant de se mettre en marche, il envoya ses agents acheter des hommes au delà du Rhin. Les tribus qu’il avait soumises, Ubiens et autres, ne demandaient pas mieux que d’oublier dans une bonne curée gauloise la honte du joug romain. Quelques milliers d’hommes répondirent à l’appel de César: effectif peu nombreux, mais qualité supérieure. Il y avait là de cette infanterie légère qui accompagnait les cavaliers sur le champ de bataille, et qui, tiraillant derrière les chevaux, frappait à l’improviste les hommes et les bêtes: on ne pouvait rien voir de plus agile et de plus rapide qu’un fantassin germain. Mais ce que César reçut de plus précieux, furent quelques escadrons, deux milliers d’hommes peut-être, de grands corps massifs, à l’audace aveugle, dont le choc suffisait à enfoncer un adversaire. Ils avaient de mauvais chevaux, qui ne valaient probablement rien dans les charges: le proconsul leur donna les excellentes montures de sa réserve et de son état-major, et il eut ainsi une belle et bonne troupe, à l’abri de laquelle les légions romaines pourraient cheminer avec plus de confiance: il avait suffi, dans une des dernières campagnes, de huit cents cavaliers germains pour mettre en déroute cinq mille soldats de la cavalerie gauloise.
De plus en plus, pour se défendre contre la Gaule, Jules César l’ouvrait aux Germains. Il répétait sur elle l’expérience qu’avaient faite les Séquanes. Forcé d’abandonner [246] un butin et une gloire de sept ans, la colère a dû l’exaspérer, et peut-être, si le danger eût grandi pour Rome, la Gaule aurait-elle vu derrière elle un nouvel Arioviste, appelé par Jules César.
Les dix légions de César, appuyées de leurs cavaliers barbares, se mirent enfin en route vers les terres romaines. Elles descendirent du plateau de Langres et débouchèrent dans le versant du Rhône. — Jusqu’à Dijon, elles se trouveraient encore en pays ami: c’était aux Lingons qu’appartenait la région riche et fertile qui s’allongeait vers le Sud entre les montagnes du Couchant et les forêts ou les marécages des bords de la Saône. — Mais, au delà de Dijon, César arriverait sur des territoires ennemis: au sud de l’Ouche, c’était celui des Éduens; sur la rive ultérieure de la Saône, c’était celui des Séquanes, l’un et l’autre peuples maintenant ralliés à la cause nationale. César aurait alors le choix entre deux routes. S’il allait à Vienne, par la vallée facile et connue de la rivière, il risquait d’être arrêté par les bourgades éduennes de Beaune, Chalon, Tournus, Mâcon, ou d’être assailli sur le flanc par les ennemis débordant des montagnes. S’il obliquait au Sud-Est pour gagner Genève par la Bresse et le Bugey, le chemin était plus rude, mais il ne rencontrerait, sur les terres séquanes, aucune place-forte d’importance, il aurait l’avantage de s’écarter le plus vite possible des armées gauloises, et, une fois à Genève, il serait sur-le-champ en rapport avec l’Italie, grâce aux postes romains qui garnissaient les Alpes Pennines: que les Allobroges songeassent à trahir ou à obéir, il les aurait en tout cas sous la main, et il [247] serait maître de sa ligne de retraite. — Il se décida donc à continuer sur Dijon, et, au delà, sur Genève.
Mais Vercingétorix ne lui laissa pas le temps de franchir la Saône et de pénétrer sur le territoire séquane.
La concentration de l’armée gauloise s’était faite, croit-on, à Alésia (Alise-Sainte-Reine en Auxois). Il y donna rendez-vous aux quinze mille cavaliers envoyés par les cités de toute la Gaule; il y fut rejoint par les 80 000 fantassins qui avaient combattu avec lui autour de Gergovie.
Le choix de cette ville, comme centre de ralliement des Gaulois confédérés, n’était pas arbitraire. Ce n’était, il est vrai, que la place-forte d’une petite tribu gauloise, les Mandubiens, clients sans doute de leur puissant voisin, le peuple éduen. Mais elle jouissait, auprès des Gaulois, d’un renom singulier. Ils la disaient fort ancienne, et de fondation divine; ils la regardaient comme «le foyer et la cité-mère de toute la Celtique»; et ils avaient pour elle le respect naïf que les peuples accordent aux choses antiques et aux gloires religieuses. Elle s’entourait de légendes semblables à celles qui firent la vogue d’Albe dans le Latium. Peut-être fut-elle, en effet, quelque vieux sanctuaire d’une fédération gauloise. — Si c’est là que l’armée de Vercingétorix s’est réunie contre César, son chef a pu désirer qu’elle y retrempât son courage et ses forces morales.
Mais, s’il la convoqua à Alésia, ce fut aussi parce que la situation de cette ville était excellente pour surveiller les manœuvres et les positions de César. Le sommet qu’elle occupait était le dernier que la Gaule insurgée possédât, dans le Nord, sur la ligne des montagnes centrales: [248] le territoire des Mandubiens, dont elle était la forteresse et le centre, s’avançait en promontoire entre Dijon et Montbard, qui appartenaient également aux Lingons amis de Rome. Alésia était donc un avant-poste «gardant le seuil» du pays éduen et de la Gaule libre: dans sa lente retraite d’Auxerre à Langres et vers Dijon, César avait parcouru un demi-cercle autour de cette ville, et aucun de ses mouvements, si Vercingétorix était campé là, ne pouvait échapper aux éclaireurs ennemis.
Aussi, au moment où le proconsul apparaissait au nord de Dijon, Vercingétorix, traversant rapidement les coteaux de l’Auxois et la vallée de l’Ouche, se porta en face de lui. Les deux armées se trouvèrent brusquement campées à dix milles (quinze kilomètres) l’une de l’autre (près de Dijon?)[5].
Les deux chefs se rencontraient une troisième fois, comme près d’Avaricum et comme devant Gergovie. Mais, dans la plaine de Dijon, Vercingétorix victorieux, à la tête de la noblesse de la Gaule entière, barrait la route à toutes les légions romaines, escortées d’escadrons germains. Le roi des Arvernes commandait à tout le nom celtique, et il avait devant lui les deux mortels ennemis de sa race.
Les deux armées se trouvaient dans la même position que lorsqu’elles avaient pris leur premier contact, sur la route d’Orléans à Bourges. Il fallait s’attendre à ce que Vercingétorix, qui était résolu à suivre la même tactique qu’au mois de mars, fît faire à ses troupes la même manœuvre: se ranger pour laisser passer César, et l’accompagner en brûlant tout et en le guettant sans trêve.
[249] Mais que s’agita-t-il alors dans l’esprit du chef? Quelques jours auparavant, le dernier mot qu’il avait dit à l’assemblée de Bibracte était qu’il ne voulait pas «tenter la fortune des combats», et que l’incendie était le plus sûr moyen de vaincre. Il avait répété cette formule de «point de bataille», qui était son mot d’ordre invariable depuis le lever de la guerre; il y était demeuré fidèle malgré tous et malgré tout, sous les murs d’Avaricum assiégé, le long des rives de l’Allier, au pied de Gergovie délivrée, derrière les Romains en retraite: et voici que, — le premier jour qu’il rencontre à nouveau Jules César, au moment où il s’agit, plus que jamais, d’observer la tactique salutaire, quand sa formidable cavalerie va pouvoir ronger les légions pièce à pièce, comme les vagues de l’Océan effritent les rochers du rivage, — Vercingétorix donna le signal du combat.
Son armée disposée en trois camps (au sud de l’Ouche?), il réunit en un conseil de guerre les chefs des cavaliers, et, sans ambages, il annonça que le lendemain serait le jour, si longtemps attendu, de la grande victoire et de la liberté éternelle. — Les Romains, dit-il, battent en retraite. Mais César les ramènera, et en ramènera bien d’autres. Cet homme ne se lassera jamais de la guerre, si on ne lui inflige pas un affront irréparable. Au lieu de décimer les légions, il faut en finir avec elles. — Et Vercingétorix commanda nettement qu’on les attaquât dans leur marche. Il énuméra les conditions favorables aux Gaulois: ils avaient en face d’eux, non pas un front de bataille, mais un interminable convoi d’hommes et de bagages; les troupes cheminaient en longue colonne, chaque légion séparée des autres par des trains d’équipage: il serait facile à des cavaliers gaulois de traverser et de retraverser cette file, d’achever l’isolement des cohortes, de faire main basse sur les bêtes et les voitures, [250] les vivres et le butin. Si les légionnaires voulaient défendre leurs biens, ils n’auraient pas le temps de s’avancer pour se former en rangs de bataille: ils s’attarderaient à l’arrière, et c’en serait fait de toute résistance sérieuse. S’ils abandonnaient leurs bagages pour ne plus songer qu’à l’ordre de combat, ils resteraient dépouillés de leurs moyens d’existence et de leur prestige militaire. Quant à croire que les cavaliers romains sortissent du rang pour s’opposer à l’ennemi, les Gaulois savaient trop le peu qu’ils valaient pour avoir cette crainte. — Et enfin Vercingétorix rappela qu’il avait lui-même une infanterie solide et suffisante: il la rangerait en bataille devant les camps, prête à soutenir les combattants et à effrayer l’adversaire de ses cris et de sa vue.
C’est ainsi que parla le roi des Arvernes. César et Tite-Live sont formels sur ce point, qu’il voulut la bataille, qu’il l’ordonna, qu’il ne la subit pas des intrigues des chefs ou de la volonté populaire. Comment expliquer que cet homme, jusque-là tacticien sage et froid raisonneur, soit tout d’un coup devenu l’émule de ces meneurs d’escadrons dont il avait si souvent comprimé la fougue dangereuse? — Il est permis de faire, en réponse à cette question, trois hypothèses.
Peut-être s’est-il simplement rallié à l’inévitable. Il se sentait moins le maître, depuis qu’il était à la tête de cette armée nouvelle, où dominait une noblesse rivale de sa nation, et où commandaient des chefs jaloux de son pouvoir. Les Éduens et les Séquanes se résigneraient-ils à dévaster leurs terres de la Saône, le plus fertile de leurs domaines, à incendier ces moissons, en ce moment près d’être coupées et leur principale espérance de l’année entière? Il s’attendait à ce que cette brillante cavalerie, dont la moitié n’avait pas encore eu la gloire de combattre pour la Gaule, acceptât malaisément d’obscures et [251] patientes manœuvres: elle se ferait tôt ou tard entraîner à une rencontre, et sans doute dans des conditions plus mauvaises que celles qui s’offraient. Prévoyant qu’il faudrait se laisser imposer la bataille, Vercingétorix aima mieux la donner tout de suite, avec le geste du commandement.
Mais peut-être l’a-t-il désirée lui-même, dans une assurance réfléchie de la victoire. S’il n’avait pas eu l’intention de combattre bientôt, il n’aurait pas garni Alésia de vivres et de défenses, pour lui servir d’asile en cas de recul. Les circonstances étaient en effet fort avantageuses pour lui. D’un côté, la forteresse mandubienne prête à couvrir sa retraite. De l’autre, César, qui s’avançait sans crainte, dans un pays dont il se croyait sûr, ses légions échelonnées en colonne: l’ordre de marche le plus dangereux pour une armée qui approche de l’ennemi, celui qui avait permis à Ambiorix de vaincre Sabinus et Cotta, celui qui avait fait jadis espérer aux Nerviens la victoire sur le proconsul lui-même. En outre, Vercingétorix ignorait, semble-t-il, la présence des Germains, sans quoi il n’eût point parlé avec un tel mépris de la cavalerie de ses adversaires: venus du Nord-Est, l’arrivée des Barbares a pu échapper à ses éclaireurs. Il crut, en un mot, n’avoir affaire qu’à des légions, encombrées, démoralisées, disposées avec imprudence. Et il est certain que, si César n’avait pas changé son ordre de marche et s’il n’avait pas eu les Germains, il était presque aussi irrémédiablement perdu que Vercingétorix le faisait croire à ses hommes. — Enfin, qui sait si la vue de cette effrayante multitude de quinze mille cavaliers, n’attendant que son signal pour s’ébranler, n’a pas donné à l’Arverne l’illusion d’une force invincible? Vercingétorix n’était qu’un jeune homme et qu’un Gaulois: il y avait deux saisons à peine que les devoirs du commandement [252] l’obligeaient à la maîtrise de soi et aux décisions mûries. Un beau jour, l’impétuosité de son âge et de sa race a éclaté malgré lui, et a eu soudainement raison de cette froide discipline qu’il imposait à son âme.
Peut-être enfin n’a-t-il d’abord ni voulu ni ordonné la bataille telle qu’elle allait se dérouler. Ce qu’il a surtout demandé à ses chefs, c’est d’attaquer de flanc la colonne en marche, de la traverser et de revenir, de disperser et d’enlever les bagages, et rien que les bagages. Il semble même qu’il ait déconseillé l’attaque des légions, si elles abandonnaient leur convoi pour se masser en carré de bataille. — Mais, pour éviter un combat après avoir donné de tels ordres, il fallait arrêter dans leur élan quinze mille cavaliers gaulois, et ce n’était au pouvoir de personne au monde.
Et en définitive, ces trois hypothèses pour expliquer la bataille nous ramènent toujours à une même cause: c’est que la furie gauloise, contenue depuis six mois chez les soldats et chez le chef, devait être un jour plus forte que leur volonté à tous.
Il suffît en effet que Vercingétorix eût adressé un tel appel aux passions de ses hommes, pour que le combat fût résolu, sans contre-ordre possible. Les chefs gaulois, en l’entendant, avaient retrouvé un roi de leur sang et de leur allure. Une vaste et joyeuse clameur s’éleva quand il eut fini de parler. Tous se déclarèrent prêts à faire leur devoir, et à jurer de vaincre. Ce serment ne fut pas la banale protestation des gens de guerre. Les dieux furent pris à témoin, la religion fournit à ces promesses, comme à celles de la conjuration pendant les mois d’hiver, les sanctions les plus redoutables et les formules les plus solennelles. Les quinze mille cavaliers furent convoqués, et tous jurèrent: «Nul ne devait s’abriter sous un toit, nul ne devait s’approcher de sa [253] femme, revoir ses enfants et ses père et mère, s’il n’avait traversé à cheval, deux fois, de part en part, la colonne de marche de l’armée romaine.»
C’était exactement ce que Vercingétorix désirait d’eux. Mais après de telles paroles, quoi qu’il arrivât, les Gaulois ne renonceraient jamais au plaisir de la charge et à l’observation d’un serment.
Le lendemain matin, Vercingétorix disposa son armée avec le même soin que dans les campagnes précédentes. Devant ses trois camps, derrière une rivière (l’Ouche?), il rangea en bataille son infanterie, protégée ainsi contre toute surprise: quelle que fût la fortune du combat, elle demeurerait intacte, et pour plus de sûreté, il s’éloigna d’elle le moins possible. De l’autre côté de la rivière, à gauche, sur une hauteur (Saint-Apollinaire, à l’est de Dijon?), il plaça un fort détachement de cavaliers pour dominer la plaine, servant à la fois de vigie et de réserve. Au delà, vers le Nord-Est, dans les vastes espaces découverts par où s’avançait César (plaine de la Norges?), il lança ses escadrons, groupés en trois corps: l’un devait faire face au front des troupes romaines et l’arrêter; les deux autres devaient le dépasser, et se rabattre sur les flancs.
César, la veille, ne se doutait pas de l’approche de l’ennemi. Il paraît l’avoir ignorée encore de bon matin, et avoir fait prendre à ses légions le même ordre de marche que le jour précédent. Mais, quand on lui annonça l’ennemi, tout changea en un clin d’œil dans l’armée romaine.
César arrêta la marche, fit former les légions en un [254] vaste carré (entre Varois et Quétigny?), et placer les équipages derrière les rangs des soldats, au centre de la surface dont ils garnissaient le pourtour. Les bagages étaient désormais à l’abri, et les cohortes légionnaires, rapprochées le plus possible les unes des autres, couvertes et prêtes de tous côtés, présentaient une muraille d’hommes et de fers devant laquelle les chevaux se cabreraient aussi net que devant un rempart de pierres. Sur le front et sur le flanc des dix légions, César répartit ses cavaliers en trois corps: à sa gauche et par-devant, les Romains et autres; à sa droite, qui était le plus menacée, et dominée par la colline, les escadrons germains, sa principale ressource.
Désormais, la surprise espérée par Vercingétorix était impossible. Ses cavaliers ne traverseraient même pas une fois les lignes ennemies. Mais les ordres étaient donnés. La lutte s’engagea.
Sur les trois fronts de bataille, enveloppant l’armée presque entière de Jules César, les quinze mille cavaliers de Vercingétorix s’élancèrent dans un formidable ensemble.
Les cavaliers romains de l’avant-garde et de la gauche furent comme submergés et dissipés: le chef gaulois n’avait pas eu tort, la veille, de les juger médiocres. Mais derrière les chevaux ennemis, les Celtes aperçurent les cohortes romaines, enseignes en marche, hommes en rang de combat, que César détachait du carré et faisait avancer en ligne d’attaque: et sur leur front rigide, vaincus et vainqueurs arrêtèrent leur fuite ou leur poursuite.
[255] Ce fut alors, entre les légionnaires et les Gaulois, une rencontre confuse et terrible, la mêlée la plus incertaine et la plus longue où César eût encore exposé ses cohortes. Les Romains, sentant qu’il y allait du salut de tous, sachant la retraite coupée et la fuite impossible, combattirent avec une énergie de désespérés. Leur chef donna dans l’action comme un centurion de la VIIIe. Il perdit son épée, qu’un Arverne emporta pour l’offrir à ses dieux. Il faillit perdre plus encore, si du moins il faut croire et rapporter à cette bataille l’anecdote que le proconsul lui-même racontait dans son journal: un cavalier gaulois le saisit et l’enleva en croupe, et c’eût été la fin de César, si le Barbare, ignorant le prix de son butin, n’avait commis la maladresse de le laisser échapper. — Au moment où sa Fortune lui rendait la liberté, elle lui renvoyait la victoire.
À la droite des Romains, le spectacle était tout différent. Les Gaulois, à leur surprise et à leur colère, trouvèrent les Germains. Ceux-ci se ruaient sur leurs adversaires, pesant sur eux du poids de leurs corps et de leurs chevaux; ils finirent par rompre les rangs opposés. Le cercle d’ennemis qui bloquait les légions fut brisé, les Gaulois reculèrent sur ce point. Les Germains se portèrent sur la colline, culbutèrent le poste ennemi, rejetèrent vers la rivière tous ceux qu’ils avaient vaincus, massacrant les hommes à plaisir. Enfin, ils apparurent sur le flanc des autres escadrons gaulois, qui s’escrimaient contre les légions romaines.
La vue inattendue des cavaliers germains victorieux changea en épouvante le courage des Gaulois. Ils comprirent qu’ils allaient être coupés et cernés par un ennemi implacable. La fuite commença de toutes parts, tandis que les Germains galopaient et tuaient sans relâche.
[256] Tous les Gaulois ne montrèrent pas une égale bravoure. Les chefs éduens ne se firent pas tuer comme Camulogène. Ceux qui ne rejoignirent pas Vercingétorix se laissèrent prendre. On en amena trois à César, et des plus nobles: Cot, l’ancien rival de Convictolitav, Cavarill, le successeur de Litavicc, et Éporédorix l’ancien, qui, jadis battu par les Germains unis aux Séquanes, l’était cette fois par les Germains alliés de César. Et, voyant la facilité avec laquelle tous trois surent échapper au massacre, je me demande si le proconsul ne les a pas ménagés pour inspirer aux Éduens le désir de trahir de nouveau.
La cavalerie gauloise était définitivement vaincue. Ces troupes magnifiques en qui Vercingétorix avait mis le salut de la Gaule venaient de disparaître en quelques heures, et ce n’étaient point les Romains qui avaient eu raison d’elles. Comme aux temps des Teutons et d’Arioviste, l’inflexible intrépidité des cavaliers germains avait brisé la fougue désordonnée de la noblesse celtique.
Cette journée montrait une fois de plus ce qu’il y avait de sagesse dans l’esprit du roi des Arvernes. C’était la première fois qu’il connaissait une franche défaite, et il ne l’avait subie que pour avoir préféré les passions des siens aux conseils ordinaires de sa prudence. La mortelle folie des grandes batailles, comme il l’avait dit souvent, apparaissait aux yeux de tous les Gaulois; même vaincu, Vercingétorix n’avait point tort.
Aussi, malgré l’étendue du désastre et malgré leur profond désespoir, les Gaulois gardèrent à leur chef leur docilité et leur confiance. Il prit sur-le-champ les précautions [257] nécessaires pour sauver le reste de ses troupes. À la vue de la déroute, il ramena rapidement ses fantassins en arrière. Puis, faisant volte-face vers le Nord-Ouest, il commença sa marche de retraite (par les vallées de l’Ouche et de l’Oze?). À moins de deux jours de marche (à 55 kilomètres), Alésia était prête à le recevoir, lui et son armée. Il se dirigea vers ce refuge, prenant lui-même la tête de son infanterie intacte: en toute hâte suivirent, sur son ordre, les trains d’équipage et les débris de la cavalerie.
Ses mesures furent prises assez promptement pour que la défaite ne se changeât pas en une panique irrémédiable. César, craignant peut-être quelque retour offensif, ne reprit la poursuite qu’après avoir mis ses bagages en sûreté sur une colline (Talant?) et sous la sauvegarde de deux légions. Il ne put tuer à l’ennemi, dans le reste du jour, que trois mille hommes de l’arrière-garde. Pendant la nuit, les Romains perdirent le contact avec l’armée qui les précédait; et quand, le jour suivant, qui était le lendemain de la bataille, ils débouchèrent dans la plaine que dominait Alésia, Vercingétorix attendait César avec ses troupes reformées.
Vers le même temps, les Allobroges se décidaient en faveur du peuple romain et fortifiaient eux-mêmes les rives du Rhône contre les menaces de l’invasion éduenne. Les Helviens, qui avaient pris l’offensive contre les Arvernes, étaient battus, et les Gaulois indépendants descendaient en nombre dans les vallées du Vivarais. — Mais ces victoires et ces défaites étaient également inutiles à César et à Vercingétorix. Ces lointaines rumeurs de guerre s’apaisent bientôt, et les destinées de la Gaule vont se décider sur un point unique, où toutes les nations se donnent rendez-vous (milieu de juillet?).
ALÉSIA
(Οἱ Κελτοὶ)... ἀνὰ μέσον Ῥήνου... καὶ τῶν Πυρηναίων ὀρῶν... ἀθρόοι καὶ κατὰ πλῆθος ἐμπίπτοντες, ἀθρόοι κατελύοντο.
Strabon, Géographie, IV, IV, 2, p. 196.
I. Situation d’Alésia; arrivée de César. — II. Infériorité d’Alésia comme position militaire. — III. Commencement du blocus; construction des camps et des redoutes romaines. — IV. Nouvelle défaite de la cavalerie gauloise dans la plaine des Laumes. — V. Vercingétorix appelle la Gaule à son secours. — VI. Des intentions de César. — VII. Construction de la double ligne d’investissement. — VIII. De l’utilité de la levée en masse. — IX. Préparatifs des Gaulois du dehors. — X. Famine dans Alésia; discours de Critognat. — XI. Arrivée et composition de l’armée de secours. — XII. Première journée de bataille. — XIII. Seconde journée. — XIV. Troisième journée.
Tout concourut pour faire de la guerre d’Alésia l’épisode le plus grandiose de la vie de Vercingétorix, et l’acte décisif de la résistance de la Gaule au peuple romain: la gloire de cette cité, que les légendes populaires disaient inviolable, et où elles plaçaient le foyer de la race; la présence, pour la défendre ou pour l’attaquer, [259] de tous les chefs des tribus indépendantes et de toutes les légions du général conquérant; enfin, l’immensité et l’aspect du champ de bataille[6].
Le pays que domine Alésia semblait désigné pour être le champ clos d’une de ces rencontres où se décident d’un coup la fortune des grands hommes et le sort des grands peuples. Il a la forme théâtrale qui convient au cadre des solennités historiques.
Le mont d’Alésia surgit de la plaine, complètement isolé des autres hauteurs, homogène, compact, sans contre-forts ni caps avancés, couronné par une vaste plate-forme qui repose sur ses flancs inclinés comme un gigantesque entablement. À ses pieds, trois rivières sinueuses, la Brenne, l’Oze, l’Ozerain, lui forment, sur les neuf dixièmes de son pourtour, une ceinture d’eaux et de vallons. Au Levant, un col étroit est le seul trait d’union par lequel Alésia se relie aux terres voisines. À l’Ouest, s’étend devant elle la grande plaine des Laumes, large de 3 000, longue de 4 500 mètres. Enfin, au delà de ces ruisseaux et de cette plaine, l’horizon est fermé par un encadrement de montagnes qui s’élèvent à la même hauteur qu’Alésia, et qui lui font face de toutes parts: la tranchée qui les sépare d’elle ne s’élargit que pour laisser place aux vallées découvertes du Couchant. — On dirait un cirque construit pour le plaisir de géants: les collines de l’horizon présentent les gradins; la plaine des Laumes forme l’arène; Alésia, droite au milieu, fait songer à quelque autel colossal.
La ville, qui occupait tout le sommet de la montagne, était une de ces cités de refuge que, seules, Vercingétorix désirait épargner. Elle s’étendait sur plus de 2 kilomètres [260] de long, et, par endroits, sur près de 800 mètres de large; sa superficie était de presque un million de mètres carrés (97 hectares), supérieure à celles d’Avaricum et de Gergovie même. Cent mille hommes et davantage pouvaient s’abriter derrière ses remparts ou sur les terrasses en contre-bas du plateau.
Vercingétorix, qui laissait le moins possible au hasard, avait déjà tout préparé en vue d’un siège. — C’était du côté de l’Est que la ville était la moins forte: là, les flancs de la montagne ne tombaient pas dans la plaine, un seuil les unissait aux collines voisines, l’escalade était plus facile par une montée plus douce, et César, sans être trop téméraire, aurait pu songer à construire sur ce point une terrasse d’approche. Aussi Vercingétorix avait-il, à cet endroit, tout comme sur le versant le moins raide de Gergovie, établi une ligne de défenses avancées, formée de fossés et de murailles hautes de six pieds, et il fit camper sur ce boulevard la presque totalité de ses troupes. — Dans Alésia même, il avait assez de vivres, viande et blé, pour nourrir, un mois et davantage, la multitude de ses soldats et de ses fugitifs: car la tribu des Mandubiens s’y était réfugiée tout entière, hommes, femmes et enfants, et, ce qui était plus utile, de nombreux bestiaux avec elle. Il avait aussi accumulé de quoi construire un matériel d’artillerie et de siège, et attaquer le camp de César dans de meilleures conditions qu’à Gergovie.
Les précautions étaient si bien prises que, lorsque César arriva devant Alésia, le lendemain de sa victoire, les vaincus de la veille, si désespérés qu’il les supposât, se trouvaient déjà à l’abri d’un coup de main. L’élan du proconsul fut arrêté, ainsi que devant Gergovie.
Mais la position d’Alésia ne valait pas, à beaucoup près, celle de la ville arverne. Elle avait autant de force en moins qu’elle offrait de plus comme spectacle. Cette plaine, ces rivières, cet amphithéâtre de collines symétriques, cette grandeur paisible de la montagne isolée, tout ce qui faisait la beauté et l’unité de la scène, ne présentaient pas à la Gaule les mêmes sécurités que les âpres ravins et l’inextricable désordre des rochers de Gergovie.
D’abord, les collines environnantes, étant aussi hautes que celle d’Alésia, et terminées par des plateaux qui prolongeaient, au-dessus de la brèche des vallons, le plateau même de la ville, étaient d’excellents emplacements pour des camps romains. César n’avait que l’embarras du choix. À Gergovie, il avait campé misérablement au pied de la montagne: il allait ici planter ses tentes au même niveau que les remparts assiégés, et droit en face d’eux.
Puis, les rivières qui serpentaient autour du mont d’Alésia en fixaient exactement le contour; leurs bords dessinaient un large vallon, un chemin de ronde: ils marquaient la ligne qu’on pouvait faire suivre à la terrasse et aux fossés d’une circonvallation continue. Cette route de blocus n’avait pu être tracée à Avaricum, bordé presque partout de vastes marécages, encore moins à Gergovie, où la base et les flancs de la montagne étaient coupés de ravins ou hérissés de croupes et de bois. La nature au contraire avait disposé Alésia comme pour être enclose sans peine.
Tandis que le plateau de Gergovie est flanqué de hauteurs d’avant-garde, qui peuvent abriter ou dissimuler [262] une armée, user, briser ou diviser l’effort des assiégeants, former autant de redoutes faciles à défendre, les flancs d’Alésia s’élèvent toujours à découvert, montant en pentes plus ou moins rapides jusqu’aux rochers qui portent les remparts.
Enfin, Gergovie est à 744 mètres de hauteur, 300 mètres au-dessus du niveau de la vallée; le sommet d’Alésia n’atteint que 418 mètres, et les rebords de son plateau sont rarement à 150 mètres au-dessus du fond des vallons. La ville de Gergovie reposait sur des assises basaltiques escarpées et glissantes; sur près de la moitié de son circuit, on aborde Alésia par une montée facile, à travers des déblais de roches et de terres.
César aurait presque pu tenter l’escalade. Mais vraiment, à quoi bon risquer la vie de ses hommes, quand il n’avait, pour prendre Alésia et Vercingétorix, qu’à les enfermer et à attendre?
Cependant, Vercingétorix n’eut point tort de s’y retirer et de lier sa destinée à celle de la vieille cité: vaincu à Dijon, il n’avait pas de meilleure décision à prendre. — On lui a reproché de n’avoir pas continué à battre la campagne, se bornant à harceler César: mais il avait perdu le gros de sa cavalerie, sa seule ressource en terrain découvert, et il s’exposait, en manœuvrant sous la menace des cavaliers germains, à sacrifier sans profit quelques milliers de ses fantassins. — On l’a raillé de s’être emmuré dans la ville. En quoi on se trompe, car il bâtit un boulevard extérieur semblable à celui de Gergovie, et mieux fait peut-être; il le défendit tant qu’il lui fut utile, et il ne l’abandonna jamais à l’ennemi. — On l’a blâmé de n’avoir point fortifié les collines du pourtour de la plaine, de Flavigny, de Réa et de Bussy. Mais c’était là une besogne de quatre à cinq lieues, supérieure au temps que lui laissa César et aux forces malhabiles de [263] ses quatre-vingt mille hommes. Et puis, disséminer ses troupes, c’était s’exposer à les perdre en détail. La défense d’une place-forte antique gagnait souvent à être ramassée. — Il ne faut même pas l’accuser d’avoir choisi, en Alésia, un refuge moins sûr que Gergovie. Le mont d’Alise était ce que les abords du pays éduen lui offraient de mieux en ce genre, à proximité des terres lingones où s’était livrée la bataille. Ni lui ni personne ne pouvaient trouver dans cette région de hauteurs moyennes les inexpugnables avantages des massifs arvernes. Le seul tort de Vercingétorix a été d’attaquer César et de se laisser battre dans un pays médiocre pour la défensive.
César reconnut, à l’examen, que la situation d’Alésia appelait le blocus, l’imposait presque comme la solution la plus certaine et la moins sanglante. Son premier mot fut pour dire aux soldats qu’«il fallait travailler»: il ne s’agissait point de brandir des épées, mais de remuer la terre à grandes pelletées.
Alors commença la plus énorme besogne de terrassement qu’un imperator eût, depuis Marius, ordonnée à des légionnaires, citoyens romains. Il fallait creuser et bâtir, tout autour de la montagne d’Alésia, sur un circuit de onze milles (seize kilomètres): mais César avait sous ses ordres, pour mener l’œuvre à bonne fin, quarante mille hommes, la plupart vieux soldats aux muscles robustes et aux gestes exercés.
Sa première tâche fut de tracer et de fortifier les camps. Il en établit quatre (?), tous sur les hauteurs qui faisaient face à Alésia: deux (?) au Sud, sur la montagne de Flavigny, et c’est sur ce point sans doute que se trouvait [264] le quartier général; un au Nord-Est(?), sur la montagne de Bussy; un quatrième enfin au Nord-Ouest, en contre-bas du Mont Réa: ce dernier, où s’installèrent deux légions, fut le seul qui ne s’élevât pas à la même hauteur qu’Alésia; car sur ce point, le sommet des collines extérieures était trop éloigné pour être compris dans la ligne de blocus: César se contenta de dresser le camp à mi-côte.
Pour relier ces camps et préparer la contrevallation, il décida de construire, sur la même ligne, une série de redoutes, distantes l’une de l’autre d’à peu près un demi-mille, et assez grandes pour abriter quatre cohortes, seize cents hommes: il y en eut vingt-trois, presque toute l’armée pouvait s’y tenir en position de combat; la nuit, on y veillait sans relâche; le jour, on y postait des garnisons, prêtes à sortir pour protéger les travailleurs.
Ce furent les premiers travaux. Alésia n’était pas bloquée, mais surveillée de très près. Les camps et les redoutes étaient les jalons qui marquaient l’enceinte dont elle allait être bientôt entièrement investie. Elle voyait surgir tout autour d’elle, à douze ou quinze cents mètres de ses murailles, une cité ennemie, qui avait déjà ses tours et ses citadelles, et qui ne tarderait pas à avoir ses remparts continus, enveloppant les siens propres.
Le seul endroit où les Gaulois pussent entraver les terrassements romains avec quelque chance de succès était la plaine des Laumes. Sur ce point les légionnaires travaillèrent longtemps sans abri, hors de la protection de leurs collines, sur des espaces découverts et peu propres à recevoir des camps et des redoutes. Ce secteur des lignes d’attaque était, par sa position, le plus faible: [266] c’était donc celui où il importait le plus à César de pouvoir agir à sa guise.
Aussi Gaulois et Romains s’appliquèrent-ils également à devenir ou à demeurer les maîtres de la plaine des Laumes. Vercingétorix y déploya ce qui lui restait d’escadrons, en nombre encore suffisant pour résister fermement aux ennemis; et malgré le désastre des jours précédents, il ne parut pas que le courage de ses hommes fût ébranlé.
Une nouvelle bataille s’engagea entre la cavalerie gauloise et la cavalerie proconsulaire, et l’affaire fut presque aussi chaude que la dernière. Les Romains faiblirent les premiers, et César craignit un instant que l’infanterie ennemie ne vînt à la rescousse. Il dut faire sortir ses propres légions pour que leur vue donnât du cœur aux siens, et il lança à leur secours la masse des cavaliers germains. Pour la troisième fois, ceux-ci sauvèrent l’honneur de l’armée. Les Romains furent raffermis, et les Gaulois tournèrent bride devant leurs sauvages ennemis.
Ils s’enfuirent par les vallons (surtout de l’Ozerain?) jusque vers leur camp. Ils pensèrent se trouver pris entre les légions qui s’avançaient, les Germains qui galopaient, l’enceinte de leur boulevard, percée d’ouvertures trop étroites. Les uns s’écrasaient aux portes, les autres abandonnaient leurs chevaux pour franchir le fossé et escalader les murailles. Il y eut quelques minutes où les Germains purent se donner la joie d’un grand massacre. Les Gaulois du camp finirent par craindre pour eux-mêmes et se hâtèrent en hurlant vers les murs d’Alésia. Mais Vercingétorix les dompta une fois encore, fit fermer les portes de la cité, força ses hommes à garder leur camp, et abandonna ses chevaux et ses morts à la victoire germanique. César, de son côté, refusa de donner l’assaut.
Le proconsul ne voulait réduire Alésia que par le blocus et la famine. L’expérience de Gergovie l’invitait à la prudence. La nouvelle victoire lui donnait l’espoir de réussir. Vercingétorix avait perdu la plaine des Laumes: sa première défaite l’avait contraint à se réfugier dans Alésia; la deuxième allait l’y enfermer. César pouvait achever sans crainte la ligne de ses redoutes, et tracer ensuite celle de ses fossés, qui séparerait les Gaulois du reste du monde. Leur sort était fixé, et s’achèverait tôt ou tard dans la faim, la mort ou l’esclavage, si la Gaule ne les secourait pas.
Mais Vercingétorix retrouvait, dans ces moments de danger, ces décisions rapides et sûres qui faisaient alors de lui l’égal de César.
Quelques routes étaient encore libres (au Nord-Ouest?). Il fallait prévenir la Gaule du danger que courait sa principale armée, des ordres que lui donnait son chef. On se rappelle que Vercingétorix, à l’assemblée du Mont Beuvray, n’avait pas réclamé de ses nouveaux alliés un seul fantassin, sauf les troupes envoyées dans le Sud. Il restait donc d’immenses réserves d’hommes qu’il avait le droit d’appeler à son secours et à la défense de la Gaule.
Un jour, peut-être le lendemain ou le soir de la défaite, il convoqua tous les cavaliers qui avaient survécu aux deux combats, l’élite de la noblesse et des chefs. Il leur donna l’ordre de quitter Alésia dans la nuit, de se rendre dans leurs tribus et leurs cités respectives, et d’y appeler aux armes tous les hommes valides. Il tiendrait trente jours encore, davantage même, s’il rationnait les assiégés plus étroitement, et il fixa le jour auquel il donnait [268] rendez-vous à l’armée de secours. — Ce furent de solennels adieux, une triste adjuration du chef qui restait: ceux qu’il congédiait étaient ses obligés ou ses proches; il avait parmi eux ses plus fidèles collaborateurs, tels que Lucter, l’homme peut-être qui après lui aimait le plus la liberté gauloise. Un instant, comme s’il s’abandonnait, Vercingétorix parut songer à lui-même autant qu’à la Gaule, il fit souvenir ceux qui partaient des services qu’il leur avait rendus, il s’irrita à la pensée du sort qui lui était réservé, à ces mortels supplices dont César lui ferait payer son dévoûment à la cause de tous, et il fit appel à leur zèle et à leur activité: il suffisait de quelques jours de retard pour que 80 000 hommes, les meilleurs fantassins de la Gaule, mourussent avec lui. — Enfin il les renvoya à la nuit noire, et ils s’éloignèrent en silence d’Alésia pour gagner leurs cités lointaines.
Je m’étonne qu’on ait reproché à Vercingétorix de ne les avoir point suivis pour se mettre lui-même à la tête de l’armée de secours. Il resta au poste où il y avait le plus de dangers et le plus de devoirs. Lui seul était capable d’obliger son armée à souffrir et la ville à résister. Alésia abritait les troupes les plus solides de l’infanterie gauloise: c’étaient des hommes qui le suivaient depuis le premier jour de la guerre, qui l’avaient accompagné sur tous les champs de bataille, et qui pour la plupart étaient ses sujets en Auvergne ou les clients de sa nation: il devait demeurer près d’eux pour les réserver, les diriger et les protéger au besoin. Mais Alésia garda peut-être aussi les chefs les plus réfractaires à sa volonté, les nobles éduens ou arvernes: aux premières souffrances, le roi étant là, ils parleront de se rendre; soyons sûr que, s’il avait été loin, ils n’auraient pas attendu ce jour-là, et que Vercingétorix, venu à leur secours, aurait trouvé César victorieux dans Alésia rendue. Sa présence dans [269] la cité était la seule garantie qu’elle résisterait assez pour arrêter le proconsul et donner à la Gaule le temps de lever sa dernière armée.
Après le départ de ses compagnons, il prépara ses soldats aux souffrances de l’incertitude et de la faim. Il s’agissait de ménager le plus possible les ressources de la place et les forces des hommes jusqu’au jour où il les ferait marcher contre les légions à la rencontre de l’armée du dehors. Il évacua le boulevard extérieur, devenu inutile puisque César renonçait à l’assaut, et il ramena toutes ses troupes derrière les remparts: l’ancien camp ne servit plus que de dépôt d’artillerie. Il fit transporter tout le blé, sous peine de mort, dans des greniers dont il prit la garde; il répartit le bétail par tête d’homme; il se réserva de fixer rigoureusement la ration de blé quotidienne. Cent mille hommes, entassés sur cent hectares, s’arrangèrent pour y vivre cinq semaines, dans l’obéissance au chef et l’espoir du salut (début d’août?).
Assiégeant du côté d’Alésia, César allait être assiégé du côté de la Gaule; et, le jour de l’attaque, une double masse d’assaillants marcheraient sur ses lignes, du dedans et du dehors.
Il n’eût point mérité le blâme s’il avait cru plus sage de se retirer. Mais il est probable que la pensée d’un départ ne lui vint pas à l’esprit. Sa nature lui faisait aimer les situations étranges et les périls peu communs; elle l’entraînait à ces coups d’audace et à ces extravagances d’espoir, où il prétendait que sa Fortune l’accompagnait toujours. Au moment de son humiliante retraite sur Genève, elle lui était revenue à l’improviste: il la forcerait bien à rester avec lui.
[270] Puis, il avait enfin la joie de bloquer Vercingétorix. Il était pour la première fois en arrêt devant son insaisissable ennemi, le seul homme qui l’eût vaincu, qui l’eût fait douter un instant de sa destinée: le roi des Arvernes, à lui seul, était plus redoutable que deux armées gauloises. Ce n’est pas rabaisser César que de supposer chez lui, à ce moment de sa vie, une haine personnelle contre le chef qu’il combattait: haine au surplus faite de larges sentiments, la colère de l’ambitieux retardé, la rivalité de l’homme de guerre, la jalousie de l’amoureux de gloire, la rancune enfin du conquérant à qui on dispute sa conquête la veille même du triomphe.
Pour immobiliser César, Vercingétorix était resté dans Alésia, au risque de mourir de faim. Pour prendre son adversaire, le proconsul n’hésita pas à demeurer dans ses lignes, au risque d’être pris lui-même ou de mourir de la même manière. La lutte ressemblait par instants à un combat singulier, comme la guerre punique avait paru à la fin un duel entre Hannibal et Scipion.
Le but de César fut de bâtir autour de Vercingétorix une vaste cité de défense, une sorte de couronne retranchée, faisant front sur le dedans et sur le dehors, large en moyenne de 2 000 pieds (?), longue de 11 milles sur son pourtour intérieur, de 14 sur son pourtour extérieur. Les camps et les redoutes achevés, il fallait les enfermer dans deux enceintes continues, l’une regardant Alésia, l’autre tournée vers la Gaule. — On s’occupa d’abord de la première, les Gaulois n’étant pas encore près d’arriver.
La bordure de la cité de César fut marquée, sur le [271] front de la ville, par le fossé traditionnel, mais de dimensions et de forme inusitées: large de 20 pieds, profond de 9(?), taillé à pic sur les parois, pouvant défier longtemps le saut, l’escalade et le comblement. — Il fallut du temps et des hommes pour remuer ces trois à quatre cent mille mètres cubes, et les légions, outre cette besogne, avaient à s’approvisionner de bois pour les constructions et de blé pour les provisions: les soldats se trouvèrent forcément disséminés en nombreuses et petites escouades, souvent envoyées fort loin dans la campagne. Les Gaulois se décidèrent alors à faire quelques sorties, vives et nombreuses, pour troubler les travailleurs. Mais ils durent y renoncer bientôt. Car César, n’ayant pas assez de soldats pour protéger toute la surface délimitée par ses lignes, remplaça les hommes par des pièges presque aussi redoutables. — Derrière le grand fossé, sur une profondeur de quatre cents pieds, pour retarder et reculer les approches de ses ouvrages essentiels, il entassa tout ce que l’imagination et la science de ses ingénieurs lui fournirent comme instruments de défense automatique.
En venant d’Alésia, c’était d’abord un vaste champ d’«aiguillons» invisibles et pénétrants, c’est-à-dire de dards de fer recourbés en hameçon et rivés dans des pieux d’un pied de long qu’on avait plantés et cachés dans le sol. — Après le piège de fer, le piège de bois. Venaient ensuite, à trois pieds de distance l’une de l’autre, huit rangées en quinconce de trous-de-loups, en forme d’entonnoirs, profonds de trois pieds; de ces fossés émergeaient, à quatre doigts à peine de la surface du sol, des pieux arrondis, gros comme la cuisse, aiguisés et durcis au feu, immobiles, inébranlables, enfoncés dans un pied de terre fortement foulée: le tout, dissimulé par des claies et des branchages. — Enfin, [272] à ceux qui résisteraient à la piqûre ou qui échapperaient au pal, était réservé un danger plus sérieux encore. Dans des tranchées profondes de cinq pieds, on avait disposé, en les liant solidement par le bas, cinq rangs de troncs d’arbres et de grosses branches, pourvus de tous leurs rameaux; le gros de ces faisceaux était caché dans le sol, mais les tiges extrêmes, écorcées et appointées, restaient en dehors et se présentaient en abatis: et c’était un fouillis inextricable et indéracinable, où les hommes s’entravaient comme dans un buisson de ronces de fer.
Ce dernier piège était le plus ingénieux et le plus à craindre. Les autres, chausse-trapes ou trous-de-loups, n’étaient que des perfectionnements d’anciens types fort connus. Le système des ronces artificielles était plus nouveau, et sans doute inspiré de ces palissades en ronceraies qui protégeaient les peuples de la Belgique contre les incursions des cavaleries ennemies: César était toujours prêt à profiter des leçons que lui donnaient ses adversaires, même les plus barbares.
À la suite de cette triple forêt de pièges, à 400 pieds du fossé extérieur, apparaissaient les lignes régulières des défenses classiques: un nouveau fossé, large de 15 pieds, profond de 8 à 9 (?), un fossé encore de dimensions égales, mais où on avait dérivé, dans les parties basses, les eaux d’une des rivières voisines (l’Ozerain?).
Enfin, dominant toutes les autres défenses d’une hauteur de 12 pieds, les appuyant de la portée de ses machines, le retranchement romain surgissait en une masse formidable. La base en était une terrasse large et compacte; du sommet de cette levée émergeaient une fraise de branches d’arbres, dures et aiguisées, plantées en avant comme des ramures de cerfs, hérissés contre les escalades du dehors. Par-dessus le remblai s’alignait [273] une palissade de pieux entrelacés, protégée au devant par une cuirasse de joncs et d’osiers, et garnie dans le haut de pointes de bois ou de fer, véritable parapet à merlons et créneaux, derrière lequel les légionnaires pouvaient s’abriter ou combattre. Enfin s’élevaient, plus haut encore, et tous les 80 pieds, des tours de bois.
Qu’on se représente cette monstrueuse muraille, faite ou armée de terre, de fer, de bois et d’osier, s’allongeant sur quatre lieues de tour, étendue sur toute la plaine, franchissant les rivières, escaladant les coteaux, suivant le rebord des plateaux, surplombant les roches escarpées, redescendant et remontant quatre fois, dominant les crêtes des monts de Bussy et de Flavigny, à cheval sur la croupe du Mont Pévenel, en contre-bas du Mont Réa, et étreignant la montagne d’Alésia d’une ceinture continue. On avait bâti à Vercingétorix une prison digne de lui.
Du côté de la Gaule, César disposa ensuite une muraille parallèle à la première, en profitant de tous les avantages du terrain; il la fit précéder, partout où il fut utile, de fossés et de défenses semblables. Quel que fût le nombre des ennemis qui arriveraient, il y aurait, sinon des coups d’épée, du moins des pièges pour tout le monde.
L’ensemble des camps, des redoutes, des lignes de contrevallation et de circonvallation fut divisé, à ce que je crois, en quatre secteurs, correspondant aux quatre camps, chacun occupé par deux légions et surveillé par deux légats. G. Antistius Réginus et C. Caninius Rébilus commandaient au Nord-Ouest, du côté du Mont Réa, qui était le point le plus faible; Marc-Antoine et C. Trébonius commandaient à l’Ouest, dans la plaine des Laumes, qui était devenue la portion la mieux fortifiée. Deux légions(?), les deux excellents officiers C. Fabius et Décimus [274] Brutus, Labiénus enfin et César lui-même furent réservés pour les opérations d’ensemble ou les appuis décisifs.
Quand César eut achevé ses lignes du dehors après celles du dedans, il s’enferma, lui et ses troupes, dans la double enceinte circulaire qu’il avait fini de construire. Il s’approvisionna de blé et de fourrage pour trente jours. Il donna ordre à ses soldats d’éviter de sortir des lignes. Et il s’apprêta à subir ces souffrances de l’assiégé qu’il infligeait lui-même à Vercingétorix.
Toutes ces précautions, César les avait prises parce qu’il s’attendait à voir paraître autour de lui, venues de tous les points de la Gaule, des foules profondes et sans fin. Scipion Émilien eût regardé comme indigne d’un imperator de protéger par des pièges à bêtes les retranchements des légionnaires: mais il n’avait eu à redouter ni devant Numance ni devant Carthage ces hordes innombrables de Barbares dont César était menacé.
C’est qu’en effet, comme l’avaient dit au proconsul des transfuges et des prisonniers, les envoyés de Vercingétorix avaient la mission de lever en masse la Gaule entière. Le roi des Arvernes avait fait un grandiose projet de désespéré. Tous ceux qui pouvaient marcher devaient venir à lui; quiconque pouvait manier une arme devait quitter son foyer et se sacrifier à la liberté commune. Il demanda le dévoûment immédiat et inconditionné de tous. Ce n’étaient pas deux ou trois cent mille hommes, mais un million et davantage, qu’il appelait à l’assaut des retranchements de César.
C’était, depuis janvier, la troisième fois que Vercingétorix [275] ordonnait des levées d’hommes. Mais, à l’assemblée de Gergovie, à celle du Mont Beuvray, il s’était contenté de troupes de choix, la cavalerie et quelques dizaines de mille fantassins. — C’est qu’il savait qu’en rase campagne, une armée populaire, mal équipée et sans expérience, ne peut résister, si nombreuse qu’elle soit, à un corps de vieux soldats, disciplinés, pourvus d’armes parfaites, experts aux manœuvres savantes: on avait vu, dans les campagnes de Belgique, l’impuissance des levées en masse contre la solidité des légions et le coup d’œil de César.
Assiégé dans Alésia, Vercingétorix ne désirait plus que le nombre: cette fois comme les deux autres, il calculait juste, et ce n’était pas son imagination qui l’entraînait à la chimère d’une bataille colossale. Il s’agissait, maintenant, moins de livrer bataille que de faire un siège, c’est-à-dire de combler des fossés, arracher des palissades, lapider des hommes, escalader des remparts, enlever des lignes, et les enlever d’insulte et d’emblée; besogne que des milliers de Barbares feraient mieux que des centaines de bons soldats. Quand les Gaulois attaquaient une place-forte, ils espéraient plus du nombre des assaillants que de l’intelligence des moyens: c’était par la multitude des traits qu’ils rendaient les remparts intenables, sur l’amoncellement des corps qu’ils franchissaient les fossés, par la force de la poussée qu’ils ébranlaient les portes. Cette pratique eût été enfantine et dangereuse contre des villes ou des camps défendus à la Romaine, et dont les remparts et les moyens de résistance auraient été ramassés et concentrés. Mais Vercingétorix la crut possible contre les lignes de César, étroites et allongées, et je ne puis me résoudre à lui donner tort.
Il a voulu s’assurer les deux avantages de l’assaut méthodique et de l’escalade par débordement: celui-là, [276] il le confierait aux soldats d’Alésia, bonnes troupes qu’il avait formées près de Bourges et dans Gergovie, et qui attaqueraient les points faibles des lignes intérieures de César; du côté de la Gaule, le nombre servirait à défaut de l’expérience.
Avant tout, il fallait rompre, renverser ou franchir une digue longue de quatre à cinq lieues, large à peine de 700 mètres, et menacée des deux flancs à la fois: sur cette ligne d’hommes et de défenses réduite à une profondeur minima, il importait d’exercer le maximum de pression. Ce que désirait surtout Vercingétorix, ce qui du reste s’imposait à la vue des retranchements de César, c’était de tenter sur eux une attaque en couronne, et pour la réussir, il était bon que tous les défenseurs légionnaires fussent tenus sans cesse en haleine, occupés sur tous les points, inquiétés, fatigués, énervés, aveuglés par des ennemis reparaissant toujours. Puisque le proconsul avait multiplié les fossés et les pièges qui rendaient la bravoure dangereuse et l’habileté inutile, il ne restait plus aux Gaulois qu’à combler les tranchées et recouvrir les chausse-trapes sous des flots renouvelés de corps humains, jusqu’au moment où ces vagues d’hommes, montant encore, submergeraient à la fin les chaussées, les palissades, les légions et César lui-même. — La Gaule était assez riche en mâles, les flancs de ses femmes étaient assez féconds pour qu’elle offrît sans regret toutes ces victimes à ses dieux.
Vercingétorix aurait pu obtenir de la Gaule entière ce sacrifice qui les aurait sauvés tous deux. Elle était prête à consacrer à la lutte tous ses sentiments et toutes ses ressources. Il y avait entre elle et son chef un merveilleux accord de pensées. César, dans ses Commentaires, abandonne un instant la froide concision de son style habituel pour admirer chez ses adversaires la force [277] imprévue de l’élan national. Personne ne se souvenait plus de l’amitié du proconsul et des services qu’il avait rendus. En quelques semaines, le passé récent et ses hontes s’étaient oubliés, et toutes les autres impressions étaient effacées par le désir de combattre et la vertu du mot d’indépendance. On ne parlait plus que de refaire «les glorieuses guerres d’autrefois», et les Gaulois allaient à la liberté comme à une magnifique aventure. Ils n’eurent ces jours-là qu’un seul esprit et qu’une seule âme, et, comme les Grecs avant Salamine et Platées, ils s’aperçurent qu’ils pouvaient former une même patrie.
De maladroites prudences et d’inquiètes jalousies enrayèrent cet élan et ruinèrent le plan de Vercingétorix.
Au lieu de s’entendre en quelques minutes sur le jour et le lieu où ils donneraient rendez-vous à toutes les forces de la Gaule, les fugitifs d’Alésia agirent avec une régularité de protocole. Ils convoquèrent le conseil général des chefs des cités, et celui-ci, réuni, délibéra sur le projet du roi. Ce qui signifiait que Vercingétorix n’était déjà plus le dictateur auquel on obéit, mais le général dont on étudie les plans.
Il y avait, parmi les chefs des cités, des hommes dévoués sans réserve à la liberté de la Gaule: l’arverne Vercassivellaun, cousin de Vercingétorix; Comm l’Atrébate; Sédulius, magistrat et chef de guerre des Lémoviques; Sur l’Éduen; Gutuatr le Carnute; et surtout, les plus audacieux et les plus persévérants de tous, l’Ande Dumnac, le Cadurque Lucter, le Sénon Drappès. Mais le conseil renferma sans doute aussi des hommes à double [278] face, — face romaine et face gauloise, — comme les deux jeunes Éduens Viridomar et Éporédorix.
Des objections furent faites à la levée en masse. — Comment nourrir tous ces hommes? Comment se faire obéir d’eux? les chefs auraient peine à rallier les gens de leurs clans: pourrait-on combattre suivant la tradition, les soldats par tribus et par cités, rangés sous leurs étendards? — L’objection tirée des vivres était spécieuse: ce qui, en 57, avait empêché de maintenir la levée en masse de la Belgique, ce fut la difficulté de nourrir tant d’hommes. Mais il s’agissait, alors, d’une campagne longue et compliquée, et non pas, comme pour le salut d’Alésia, d’une marche de quelques jours et d’un assaut de quelques heures. — L’autre objection, si elle n’était pas dictée par le scrupule religieux du respect des enseignes, dissimulait peut-être quelque crainte politique. L’assemblée pensa sans doute que Vercingétorix allait vite en besogne, et que, si les Gaulois se mêlaient trop complètement pour le délivrer, ils ne distingueraient plus que lui comme chef au lendemain de la victoire.
Elle décida de lever une très forte armée, près de 300 000 hommes, six fois supérieure à celle de César. Elle crut que cela suffirait: mais il n’y avait même pas de quoi combler les deux millions de mètres cubes des tranchées romaines. Elle n’avait rien compris, sans doute, à la manière dont Vercingétorix entendait l’attaque, et les opérations devant Alésia allaient le montrer plus clairement encore.
Les chefs, toujours soucieux des convenances politiques, fixèrent eux-mêmes, suivant l’importance respective des nations, le contingent qu’elles devaient envoyer. Pour celles qui faisaient partie d’une ligue, comme les cités d’Armorique, les clientèles des Éduens et des [279] Arvernes, on se borna à indiquer l’effectif que la confédération avait à fournir, et on laissa à ses chefs le soin de faire une répartition plus détaillée. Pour les autres, le chiffre fut arrêté à quelques centaines d’hommes près. — L’assemblée se sépara ensuite, et chaque chef revint dans sa cité pour mobiliser son contingent.
Il faut dire, à l’honneur de la Gaule, qu’aucun des peuples fédérés ne manqua au rendez-vous. On avait demandé 275 000 hommes[7]: on en eut 258 000, 8 000 cavaliers et 250 000 fantassins. Il n’y eut qu’une note discordante, mais qui caractérise bien le séparatisme habituel des cités gauloises; on devine qu’elle fut donnée par les Bellovaques, qui se battaient le plus possible, mais qui consentaient rarement à se battre en compagnie d’autres peuples. Ils refusèrent de se laisser taxer à dix mille hommes, affirmant qu’ils combattraient les Romains, mais sous les auspices et les ordres de leurs propres chefs; cependant, à la prière de Comm, qui était leur hôte, ils envoyèrent 2 000 hommes.
Tout cela prit du temps. Quand l’armée fut concentrée, non loin d’Alésia, sur le territoire éduen (à Bibracte?), on en perdit encore en besognes administratives ou religieuses, si bien qu’on laissa passer le jour du rendez-vous fixé par Vercingétorix.
On fit le recensement, on compta les effectifs, on choisit les chefs des détachements, on organisa le haut commandement. — Il y eut quatre grands chefs, Comm, Vercassivellaun, Éporédorix, Viridomar. Celui-là représentait les peuples belges; le second, les intérêts arvernes; les deux autres, les ambitions éduennes. Je m’étonne que l’on n’ait pas fait place à un chef de l’Armorique ou du Nord-Ouest, les régions, de toutes, les [280] plus méritantes de la liberté de la Gaule: un des deux postes pris par les Éduens leur revenait de droit. Mais ceux-ci, évidemment, avaient gardé la part du lion, et les deux rivaux de Vercingétorix prenaient leur revanche de son triomphe au Mont Beuvray. — Cependant, comme on ne voulait pas de chefs absolus et irresponsables, on adjoignit aux quatre généraux un conseil de délégués pris dans les diverses cités, et chargés de préparer les plans ou de contrôler les actes.
Tout cela, pour une expédition qui devait durer une semaine à peine, réussir ou échouer en quelques jours! On aurait dit que ces hommes conjuraient soit pour donner à César le temps d’en finir avec Alésia, soit pour se préparer au jour où ils imposeraient leur volonté à Vercingétorix victorieux. Dans ces allées et venues, ces sages délibérations, ces longs préparatifs, ces créations de conseils et de généraux, je soupçonne des lenteurs calculées ou des arrière-pensées d’égoïsme. Ce qu’il aurait fallu pour sauver Alésia, c’était un Lucter, un Dumnac ou un Drappès amenant un million d’hommes en quinze jours: et on ordonnait une armée régulière, avec des effectifs vérifiés, un commandement bien équilibré de quatre chefs et de quarante conseillers de guerre. On constituait le gouvernement militaire de la Gaule confédérée, alors qu’il s’agissait de se ruer, sur un signal, au lieu du rendez-vous.
Dans Alésia, les semaines s’écoulaient, mornes et semblables. Vercingétorix avait renoncé aux sorties partielles, et réservait les forces et la confiance de ses hommes pour l’attaque générale. L’automne approchait. [281] Puis, parut le matin du jour fixé pour l’arrivée des secours: le jour passa tout entier, sans qu’un messager ni une enseigne ne se montrât sur les collines de l’horizon.
Vercingétorix attendit encore. Mais bientôt les dernières provisions de blé furent consommées, aucune nouvelle ne lui parvenait du reste du monde. César l’emprisonnait si bien qu’il ne lui restait qu’à mourir dans l’ignorance de tout. Il convoqua son conseil pour prendre une décision suprême sur la vie des assiégés, ou plutôt sur la manière dont ils devaient mourir.
César ne nous dit pas que Vercingétorix ait pris la parole dans l’assemblée pour soutenir et imposer un avis, comme il le faisait presque toujours. Il semble qu’il se soit borné à écouter. Il n’avait plus tous les chefs dans la main: leurs angoisses les éloignaient de lui. Les uns parlèrent déjà de se rendre. Les autres proposèrent de risquer, avant l’épuisement des forces, une sortie générale contre les lignes de César, ce qui équivalait à une mort certaine et inutile; et cette mort paraissait si glorieuse, «si digne de l’antique vertu gauloise», que la majorité du conseil se montra prête à voter dans ce sens. Mais alors l’arverne Critognat se leva, pour exprimer l’avis à la fois le plus courageux et le plus sage, celui qui répondait sans doute le mieux à la pensée de Vercingétorix.
— «Je ne parlerai pas», dit-il, «de ceux qui songent à se rendre: leur place n’est plus au conseil. Je m’adresse à ceux qui veulent combattre. — Ils se croient braves. Ce sont des lâches à leur manière. Craignant de souffrir la faim, ils préfèrent le suicide. Certes, s’il ne s’agissait d’autre perte que de celle de la vie, je serais avec eux. Mais pensons, en ce moment, à la Gaule entière, que nous avons appelée à notre secours. Elle va [282] venir, elle approche. En doutez-vous? regardez donc, sur les lignes extérieures de César, ces Romains qui travaillent nuit et jour, et dites-moi s’ils ne sont pas la preuve vivante que les peuples s’avancent pour nous délivrer? Croyez-vous, quand nos alliés seront là, qu’ils auront plus de cœur à la besogne à la vue de 80 000 cadavres de frères et amis, amoncelés sur un seul point? Vous vous plaignez qu’on ne vient pas vous secourir, et vous voulez enlever votre appui à ceux qui s’apprêtent à vous aider. Votre faiblesse, ou votre imprudence, ou votre sottise vont coûter la liberté à toute la Gaule. — Si vous avez faim, faites ce qu’ont fait vos ancêtres au temps des Cimbres et des Teutons. Nourrissez-vous en mangeant ceux qui ne pourront combattre. Et si vos grands-pères n’avaient pas donné cet exemple, il vous faudrait, à vous, le donner, par amour de la liberté et de la gloire, et pour être renommés dans les siècles à venir.» —
Jules César, en rapportant ce discours, que quelque transfuge lui communiqua, le juge d’ «une atrocité singulière et impie». — L’homme auquel le désir de conquête avait inspiré depuis sept ans tant d’actions criminelles ou répugnantes, n’avait cependant pas le droit d’être sévère pour les audaces qu’inspirait la crainte de sa victoire.
Critognat sauva le plan de Vercingétorix. Si terrible que fût son avis, on s’y rangea: ce n’était jamais froidement qu’un Gaulois entendait parler de renom dans la postérité et d’amour de la gloire. Il ne fut plus question ni de se rendre ni de combattre. Si les secours tardaient trop longtemps, on ferait comme avait dit l’Arverne. En attendant, on décida de se débarrasser des bouches inutiles, les femmes, les enfants, les vieillards, les malades et les infirmes; toute la population des Mandubiens, qui était pourtant chez elle à Alésia, et dont Vercingétorix [283] n’était que l’hôte armé, fut brutalement jetée hors des remparts. Les malheureux s’étagèrent, sans ressources, sur les flancs de la montagne; ils supplièrent les Romains de les prendre comme esclaves, mais de les nourrir. Ce n’était pas d’esclaves et de captifs que manqueraient en Gaule les soldats de César: en ce moment, ils commençaient, eux aussi, à manquer de pain, et à pâtir de la même disette que devant Avaricum. Sur l’ordre du proconsul, des postes furent placés pour rejeter les Mandubiens en arrière de la ligne intérieure, et ils moururent lentement de faim entre les deux campements, rongés eux aussi par la famine. Depuis le défilé de la Hache, les peuples d’Occident n’avaient pas vu tant d’êtres humains souffrir ensemble (milieu de septembre?).
Depuis que Critognat avait parlé, les assiégés étaient résolus à s’entre-dévorer plutôt que de ne pas attendre. Un jour enfin, ils aperçurent à l’Ouest l’avant-garde de l’armée de secours, qui débouchait des hauteurs par la route du pays éduen. Elle arrivait joyeuse et confiante, elle couvrit peu à peu toutes les collines du Couchant de ses masses profondes (sur la montagne de Mussy-la-Fosse), elle déborda jusque dans la plaine, à un mille des lignes de César. Ce fut chez les Romains une heure d’épouvante, à l’aspect de cette multitude de plus de 250 000 hommes, de ces corps humains qui s’étendaient à perte de vue; ils osaient à peine regarder, comme s’ils redoutaient de penser aux furieux assauts qui les menaceraient, et de cette foule en face et de Vercingétorix à revers. Du côté d’Alésia, c’était au contraire un va-et-vient de Gaulois courant aux remparts, désireux [284] de contempler les secours si longtemps attendus, se félicitant des cris et des gestes, s’entraînant à combattre pour le lendemain. La dernière semaine de la grande guerre commençait.
La Gaule se trouvait en effet réunie toute entière contre César[8]. Toutes les tribus de nom gaulois, des Cévennes à l’Océan, de la Gironde à l’Escaut, étaient représentées par leurs derniers cavaliers, leurs meilleurs fantassins, leurs chefs de guerre et leurs étendards sacrés. À ce concours de peuples, il ne manquait que les Rèmes et les Lingons, éternellement fidèles à César, et que quelques cités du Rhin, occupées à protéger la Gaule contre les Germains du dehors. Toutes les autres nations étaient présentes, même celles des régions les plus lointaines: les Osismiens, perdus à la fin des terres armoricaines, en face de la mer mystérieuse; les Morins, à moitié cachés dans les brumes et les marécages de la Flandre; les Nitiobroges, habitants des terres grasses et joyeuses de l’Agenais; les Helvètes et les Nerviens, qui, décimés par César, trouvaient encore des hommes pour venir le combattre. Les deux États principaux, Arvernes et Éduens, avaient fourni à l’armée de secours, avec leurs sujets et clients intimes, chacun un contingent de 35 000 hommes. La ligue armoricaine en envoya 30 000. Les peuples de l’Est, Séquanes, Helvètes et Médiomatriques, également 30 000. L’entêtement des Bellovaques réduisit à 24 000 la part de la Belgique. Ceux d’entre Loire et Garonne, Bituriges, Santons, Lémoviques, tribus du Poitou, du Périgord ou de l’Agenais, eurent un effectif d’environ 50 000 soldats; et ce fut en nombre à peine supérieur que vinrent les nations vaillantes et fermes des régions centrales d’Orléans et de Paris: [285] Carnutes, Sénons, Parisiens, tribus de l’Anjou, de la Touraine, du Maine et de la Normandie. Si on ajoute à ces 258 000 hommes les 80 000 dont disposait Vercingétorix, on arrive à un total de 338 000 soldats, qui étaient en quelque sorte le résumé et l’essence de la Gaule entière.
Si César était vaincu, il pourrait perdre les siens jusqu’au dernier homme, dans un effondrement semblable à celui où avaient disparu sous la foule des Cimbres et des Teutons les armées de Cépion et de Mallius.
Mais, si les Gaulois étaient vaincus, comme ils avaient concentré l’élite des forces de toutes leurs tribus, comme ils s’étaient ramassés en un seul corps contre César, leur défaite serait la condamnation de la Gaule, et condamnation sans recours et sans appel, aussi légitime que si elle était formulée par une sentence divine.
À leur manière d’entendre la guerre, on reconnaît l’instinct des nations et on peut prévoir leurs destinées. L’Espagne, terre de régions isolées et de bassins séparés, morcela sa résistance à Rome, la dispersa dans vingt contrées et la fit durer deux siècles. La Gaule, que la nature a faite pour l’unité, et qui, malgré les jalousies de ses cités, sentait qu’elle était le patrimoine d’une seule race, groupa sur un point tous ses moyens de défense pour s’en servir le même jour: comme disait le géographe grec Strabon, «en masse elle réunit et lança ses hommes, et, ceux-ci battus en masse, elle se trouva brisée d’un seul coup».
L’armée de secours campa sur les flancs et les plateaux de la montagne de Mussy. Elle avait, droit devant elle au Levant, les retranchements romains de la plaine [286] des Laumes, et, au delà, le mont et la ville d’Alésia; devant elle encore, mais plus à sa gauche et plus à sa droite, les deux extrémités de la ligne des collines fortifiées par César, le Mont Réa et le plateau de Flavigny.
La bataille commença le lendemain de l’arrivée. Elle dura près d’une semaine. Il y eut trois journées de combat, séparées chacune par un jour de repos. La lutte fut toujours engagée sur les deux fronts des lignes romaines, attaquées au dehors par les Gaulois de secours, au dedans par ceux de Vercingétorix, les uns et les autres cherchant à se rejoindre. Mais, tandis que l’armée d’Alésia ne fit et ne pouvait faire qu’une seule chose, tenter l’assaut sur un point, celle de la campagne hésita entre plusieurs tactiques, et ne prit la moins mauvaise que le dernier jour.
La première journée fut une bataille de cavalerie.
Les Gaulois avaient amené 8 000 chevaux. C’était la dernière réserve de leur noblesse. Le bon sens exigeait qu’on l’exposât le plus tard et le moins possible. Dans l’attaque d’une place-forte, la cavalerie ne devait servir qu’à couvrir les rangs extérieurs des troupes allant à l’assaut. Victorieuse, elle ne ferait presque rien contre les retranchements de César; vaincue, elle ferait défaut pour protéger une retraite ou décider une poursuite. Trois fois déjà, elle s’était heurtée aux chevaux du proconsul; et trois fois, à Noviodunum, à Dijon, devant Alésia même, elle avait été abîmée par les Germains. Cependant, incapables de se laisser guérir par l’expérience, les quatre chefs firent descendre leur cavalerie dans la plaine; le reste de l’armée demeura à l’écart, sur les hauteurs de l’Ouest.
César avait, dès la première alerte, mis en branle toute son armée. S’attendant à un double assaut, il avait fixé à chaque cohorte sa place sur l’une ou l’autre de ses [287] deux lignes: ses hommes la conserveront jusqu’à la fin, sans trouble ni incertitude. Mais, à la vue de la cavalerie ennemie, il saisit l’avantage qu’il y avait pour lui à la forcer à la bataille, et il fit sortir les cavaliers romains au-devant d’elle, avec ordre de charger.
Vercingétorix fit ce qu’il y avait à faire. Il envoya au pied de la montagne ses soldats, chargés de fascines, de terres et de pierres. Les Gaulois se mirent à l’ouvrage, et réussirent à combler sur un point le grand fossé extérieur. Ils s’apprêtaient à pousser au delà, vers les pièges et les ouvrages intérieurs, lorsqu’ils comprirent que leurs alliés du dehors, au lieu de marcher à leur rencontre, galopaient dans la plaine.
C’était du reste un beau combat de cavalerie que celui qui se déroulait, à la clarté du grand jour, dans le vallon des Laumes; on se battait à la vue des trois armées, massées sur tous les coteaux du voisinage, de trois cent mille hommes qui regardaient, attentifs et immobiles, les péripéties de la lutte. Les Gaulois hurlaient de joie quand ils croyaient leurs cavaliers vainqueurs; et les combattants, Celtes ou Romains, se sentant admirés ou jugés, s’excitaient comme dans un carrousel à mort.
Les Gaulois firent leur devoir avec vaillance et habileté. Suivant la tactique chère à Vercingétorix, les cavaliers avaient amené avec eux des archers et des fantassins légèrement armés qui se dispersèrent derrière les chevaux. Les troupes romaines repoussèrent d’abord les escadrons gaulois. Mais elles furent soudain accueillies par des volées de flèches et de dards qui arrêtèrent leur élan, blessèrent beaucoup de monde, les firent reculer en désordre. La mêlée générale s’engagea, où les Romains, accablés par le nombre, finirent par avoir le dessous, après cinq heures d’un combat commencé vers midi.
[288] Alors, presque au coucher du soleil, César décida d’en finir. Il réunit sur un même point tous les cavaliers germains, les forma en lignes serrées d’attaque, et les fit charger tous ensemble. L’effet fut immédiat. Les rangs ennemis furent enfoncés, les archers enveloppés et égorgés; le reste de la cavalerie romaine reprit courage, et il ne resta plus qu’à poursuivre les Gaulois jusque près de leurs camps sans leur laisser le temps de se rallier. C’était la quatrième victoire que César devait à ses cavaliers germains.
Les troupes d’Alésia, dont la besogne avait été en partie inutile, regagnèrent tristement leurs remparts, désespérant déjà sous l’impression d’une première défaite.
La seconde journée fut une bataille d’artillerie.
Le jour qui suivit la défaite de leur cavalerie, les Gaulois du dehors construisirent rapidement tout un matériel de siège, fascines, échelles et grappins en quantité. Au milieu de la nuit, ils sortirent de leur camp et s’avancèrent en silence, archers et frondeurs en tête. Arrivés à portée des lignes romaines, ils s’élancèrent, en poussant tout d’un coup une formidable clameur, dont l’écho, à deux mille mètres de là, donna, comme un signal, l’éveil à Vercingétorix; la trompette y répondit aussitôt, pour appeler les assiégés aux armes.
Jusque-là rien de mieux. Mais Comm, ses collègues et leur conseil auraient mieux fait, avant d’agir, de réfléchir et de délibérer davantage. Ils s’en allaient dans la nuit, droit devant eux, sans renseignements, à l’aveuglette. Puisqu’ils portaient leurs efforts sur un même point, ils auraient dû reconnaître le terrain, s’informer, et [289] attaquer le secteur le plus vulnérable. Or, en s’avançant ainsi par le plus court, sur les lignes qui leur faisaient face, ils se trouvaient assaillant par la plaine des Laumes, où César avait placé ses défenses les plus fortes et les plus variées, et deux de ses bons légats, Trébonius et Marc-Antoine.
Du dehors, les Gaulois engagèrent un vif combat à distance avec les légionnaires accourus sur leur terrasse. Des décharges continues de balles de frondes, de pierres et de flèches firent d’abord un grand mal aux Romains, ce qui permit à leurs ennemis de combler avec les fascines le fossé extérieur.
Les Gaulois de Comm s’approchèrent encore. Les machines avaient été mises en batterie par les soldats de César: une grêle de projectiles, balles, boulets de plomb, pieux et traits de toute sorte, volèrent sur les assaillants. Ils étaient si nombreux qu’ils gagnèrent pourtant du terrain, et que Trébonius et Marc-Antoine furent obligés de dégarnir les redoutes voisines pour renforcer les défenseurs du retranchement.
Mais, quand les Gaulois eurent fait quelques pas de plus, leurs rangs s’arrêtèrent et se rompirent brusquement. Ils arrivaient aux galeries de pièges. Les uns s’accrochèrent aux aiguillons de fer; les autres tombèrent et s’empalèrent dans les trous-de-loups. Ceux qui purent s’avancer plus loin se trouvèrent alors à portée des redoutables «javelots de rempart», qui partaient à travers les parapets et du haut des tours: beaucoup périrent de la sorte.
La partie n’était cependant pas désespérée, si on avait le courage de persévérer et de marcher toujours, en bâtissant par-dessus ces embûches une jetée de cadavres. De leur côté en effet, les soldats de Vercingétorix, fort bien outillés par leur chef, s’approchaient lentement, [290] mais à coup sûr, utilisant la besogne faite l’avant-veille, évitant ou recouvrant les pièges, qu’ils devaient connaître, comblant peu à peu le premier des deux fossés qui les séparaient seuls de la terrasse où les attendaient les légionnaires.
Mais l’armée du dehors, mal aguerrie contre les surprises et l’impatience, s’exaspéra de ces résistances souterraines et de ces blessures étranges. Le jour venait. Quand elle aperçut, en face d’elle, les retranchements intacts, et, sur les hauteurs de droite et de gauche, les camps ennemis, quand elle se vit dans la plaine, sans cavalerie pour abriter ses flancs, sous la menace d’autres légions qui paraissaient prêtes à descendre pour se rejoindre derrière elle, elle prit peur, et rétrograda vers ses camps.
En ce moment, Vercingétorix et ses soldats n’étaient pas loin de la terrasse romaine. Ils n’eurent pas le temps d’y toucher. Ils apprirent la retraite de leurs alliés: ils n’avaient plus qu’à s’arrêter, s’ils ne voulaient pas être enveloppés par une double ligne d’adversaires. Pour la seconde fois, ils remontèrent à Alésia, vaincus presque sans avoir eux-mêmes combattu.
La troisième journée, enfin, on donna l’assaut des lignes de César.
Le conseil de guerre des Gaulois confédérés se réunit après ces deux tentatives inutiles et meurtrières. Il fit venir des gens du pays, il leur fit dire ce qu’ils savaient des travaux et des camps romains, de leur emplacement et de leur force respectives. Comm et les autres apprirent ainsi, et sans peine, que le camp romain du Nord-Ouest [291] se trouvait dans une situation défavorable, en contre-bas et en pente sous les roches et les bois du Mont Réa. Des éclaireurs qu’ils envoyèrent sur les lieux confirmèrent la chose et reconnurent les chemins. Les chefs décidèrent aussitôt de tenter sur ce point l’assaut principal. Ces mesures étaient réfléchies et excellentes: mais c’était le jour de leur arrivée qu’ils auraient dû s’informer et les prendre.
Dans toute l’armée, ils trièrent une élite de 60 000 hommes, qu’ils empruntèrent aux nations réputées les plus braves, par exemple aux Arvernes et aux Lémoviques; Vercassivellaun, le cousin de Vercingétorix, fut mis à leur tête. C’était donc à des Arvernes que la Gaule continuait à commettre le devoir de lutter contre César. — On arrêta un plan d’attaque que les soldats ne connurent pas, pour que des transfuges ne pussent en aviser l’ennemi.
Vercassivellaun quitta son camp après la tombée de la nuit, marcha au Nord en s’éloignant d’Alésia (en aval de la Brenne?), revint vers le Sud (par le ru d’Éringes?) et finit par s’arrêter, vers le lever du jour, à quelque 1 500 mètres du Mont Réa (dans les ravins au nord de Ménétreux?), caché derrière les collines. Il fit alors reposer ses troupes de leur longue marche dans la nuit, en attendant l’heure de midi, qui avait été fixée pour engager l’affaire.
Aux approches de midi, tout le monde gaulois se mit en mouvement. Vercassivellaun fait gravir aux siens les pentes du Mont Réa, qui dominait le camp romain. Les trois autres chefs envoient dans la plaine leurs derniers cavaliers, qui viennent se déployer en face des lignes attaquées l’autre jour. Les 190 000 fantassins qui forment le reste de l’armée de secours sortent des camps et apparaissent sur le rebord des hauteurs. Enfin Vercingétorix, [292] voyant toutes ces manœuvres, descend de la montagne d’Alésia avec son attirail de siège, retiré cette fois de son camp: il a des baraques pour attaquer la terrasse à l’abri des machines, des perches et des faux pour arracher ou renverser les palissades des retranchements ennemis: il comprend qu’il faudra, à cette troisième sortie, arriver jusqu’à eux. Comme les jours précédents, il se dirigea vers les lignes d’en bas, dont il avait déjà nettoyé les abords, et que semblaient menacer, de l’Ouest, les principales troupes de ses alliés.
L’action définitive allait commencer. César se posta sur le flanc nord-ouest de la montagne de Flavigny, d’où il pouvait suivre, à sa gauche, les mouvements de la plaine et du camp gaulois, en face de lui ceux de Vercassivellaun et du Mont Réa, à sa droite ceux d’Alésia et de Vercingétorix.
L’attaque eut lieu en même temps sur les lignes extérieures et intérieures de l’armée romaine. Elle parut d’abord confuse et désordonnée; les Romains se crurent assaillis sur tous les points à la fois. Ils allaient et venaient, se portant au hasard là où ils croyaient le danger plus grand, et les endroits à défendre étaient si nombreux qu’ils s’effrayaient de ne pouvoir être partout à la fois. Les hurlements gaulois accroissaient leurs incertitudes: ils voyaient des ennemis en face d’eux, ils en entendaient sur leurs flancs et derrière; et les légionnaires d’un front, ne sachant si leurs camarades de l’autre front les protégeraient à temps, finissaient par songer plutôt aux ennemis qu’ils ne regardaient pas qu’à ceux qu’ils combattaient.
Mais peu à peu la situation s’éclaircit. Les chances se balançaient entre les deux adversaires.
Au Nord-Ouest, Vercassivellaun l’emportait. Il avait habilement réparti les siens en trois groupes, divisés en [293] équipes. Les uns, maîtres des hauteurs, accablaient de traits les légionnaires. Les autres, chargés de terre, en jetaient sans relâche dans les fossés et sur les pièges, dont ils se doutaient cette fois, et recouvraient les fondrières de la défense d’une véritable chaussée d’attaque. D’autres enfin, se massant en tortue, avançaient plus rapidement de la terrasse romaine. Quand une équipe était fatiguée, une autre la relayait. Les Romains, au contraire, devaient être tous sur pied. Les munitions et les forces commencèrent à manquer aux deux légions campées sur ce point: les légats prévinrent César.
Vercingétorix était moins heureux. Les retranchements de la plaine étaient les plus achevés et les mieux défendus de toutes les lignes romaines. La terrasse, les légions, Trébonius et Marc-Antoine tenaient bon. Ce qui fut plus grave pour les Gaulois, c’est qu’il ne leur vint, de ce côté, aucun secours sérieux du dehors. Les cavaliers, descendus dans la plaine, reculèrent devant les abatis et les fossés. Les 190 000 fantassins ne s’éloignèrent pas des hauteurs. Vercingétorix fut laissé à ses seules forces. — Il faut se résigner à ignorer les motifs de cette étrange abstention. On a voulu excuser les trois chefs, Comm et les deux Éduens, en disant que leurs troupes étaient trop mauvaises pour combattre. Alors, pourquoi les avoir amenées? Puis, quand une armée romaine a déjà 37 kilomètres de front à garder contre 140 000 hommes, une nouvelle multitude de 190 000 assaillants, même maladroits, même désarmés, n’est pas une quantité négligeable. Il suffisait d’une panique ou d’une lassitude générale pour faire perdre aux dix légions, «en une seule heure», disait César en ce moment même, «le fruit de tous leurs travaux et de toutes leurs victoires». C’était pour cette heure, et pour cette heure seule de l’assaut, que Vercingétorix avait [294] réclamé l’arrivée en masse de tous les Gaulois, et les trois quarts de ceux qui étaient venus, immobiles en face de lui, de l’autre côté des lignes romaines, semblaient refuser de marcher à sa rencontre. Les chefs confédérés ne faisaient les choses qu’à moitié et qu’à contre-cœur, et ils laissaient aux deux jeunes Arvernes, Vercingétorix et Vercassivellaun, le privilège de servir de champions à la liberté de toute la Gaule. Les deux Éduens, Éporédorix et Viridomar, n’auraient pas à se faire pardonner par César une trop grande obstination.
Alors le proconsul, voyant Vercingétorix isolé et arrêté dans la plaine, put porter tous ses efforts contre Vercassivellaun. Sur le flanc du Mont Réa, Réginus, Rébilus et leurs 20 cohortes lâchaient pied. Il en envoya six autres sur ce point, et, ce qui valait mieux, il remit à Labiénus lui-même la défense de ce secteur, avec ordre, à la dernière extrémité seulement, de faire une sortie pour dégager la terrasse. — Lui-même descendit dans la plaine, pour se rapprocher de Vercingétorix.
Les deux mortels ennemis se trouvaient à quelques pas l’un de l’autre. César prit en main la résistance, alla de rang en rang, échauffa les légionnaires de sa parole éloquente.
Mais à ce moment, comme si Vercingétorix n’eût attendu que ce mouvement de troupes et ce déplacement du proconsul pour modifier sa tactique, il abandonna les lignes de la plaine, inclina à sa gauche vers le Sud-Est, et gravit avec ses machines et ses engins les pentes de la montagne de Flavigny. — Il détournait ainsi son point d’attaque. Il l’éloignait de celui de Vercassivellaun: ce qui, en dépit de l’apparence, était plus sage que de l’en rapprocher. S’il eût marché vers le Nord, il eût amené César avec lui: et le plus grand service qu’il pouvait rendre à son cousin était d’entraîner le plus loin [295] possible le proconsul et quelques cohortes. — Mais son adversaire le comprit et ne bougea pas, demeurant en observation entre les deux champs de bataille.
Du reste, Vercingétorix avait bien choisi son nouveau poste. On ne l’attendait pas sur la montagne de Flavigny. Peut-être était-ce de là qu’étaient parties les six cohortes emmenées par Labiénus. Les pièges, semble-t-il, étaient plus rares ou moins dangereux sur ces pentes. La tentative du chef gaulois, rapidement conduite, fut bien près de réussir. Jamais il ne pénétra plus avant dans les ouvrages de son ennemi. Les décharges de ses archers jetèrent le trouble parmi les défenseurs de la terrasse, parmi ceux des tours elles-mêmes. Les Gaulois en profitèrent pour combler les fossés, et pour attaquer enfin et déchirer à coups de faux la cuirasse et la palissade des retranchements: la première brèche fut ouverte à travers la muraille romaine.
À la même minute, sur le point où combattait Vercassivellaun, Labiénus, lui-même, reculait, et les Gaulois commençaient à escalader la terrasse.
Sur les deux fronts, les lignes de César avaient cédé. — Celtes et Romains sentaient que les minutes suprêmes étaient venues. Un prodigieux effort tendit les volontés et raidit les muscles. Pour les uns et les autres, c’était la fin de tout qui approchait. Les poitrines haletaient d’angoisse et de courage. Si, à ce moment, les réserves de l’armée de renfort avaient donné par-dessus les autres versants de la montagne de Flavigny, la brèche taillée par Vercingétorix se fût démesurément élargie, César n’aurait pas eu assez d’hommes pour la défendre, il n’aurait pu protéger Labiénus, l’armée romaine eût été broyée sous ces marées convergentes, et le sénat aurait dû remettre à d’autres temps et à un nouveau proconsul la mission de reconquérir les Gaules.
[296] Devant le nouveau danger, celui qui éclatait subitement du côté de Flavigny, César laissa Labiénus aux prises avec Vercassivellaun, et ne s’occupa plus, dans l’instant, que de la brèche et que de Vercingétorix. Il lança contre lui Brutus et de nouvelles cohortes: elles ne purent tenir. Il en envoya d’autres avec C. Fabius: elles faiblirent encore. Les hommes de Vercingétorix combattaient avec une effroyable énergie. Enfin César, à la tête d’un nouveau renfort, choisi parmi des troupes fraîches, se montra lui-même contre le chef arverne, et, pour la dernière fois, ils luttèrent tous deux l’un en face de l’autre. Grâce au proconsul, les cohortes reprirent courage. Vercingétorix recula, sans désordre, combattant pied à pied. — César put enfin regarder et se porter du côté de Labiénus.
Sur ce point, Labiénus avait jugé la partie perdue. Il ne songeait plus à défendre la terrasse, envahie de toutes parts. Il ne voyait de salut que dans un coup d’audace, une sortie désespérée. César la lui avait permise: il la résolut. Il réunit en un tour de main 39 cohortes, celles qu’il trouva le plus près de lui sur les divers postes de la défense; il les groupa au hasard en un seul corps de bataille; il avertit son général, et attendit. — César avait eu le temps de donner deux ordres précis. Derrière lui, il avait mis en marche tout ce qui lui restait d’hommes disponibles, quatre cohortes, tirées de la redoute la plus proche; il les soutint d’une partie de sa cavalerie. À sa gauche (?), dans la plaine, par le dehors de ses lignes, il envoya le reste de ses escadrons pour prendre en écharpe les assaillants du Mont Réa; ils n’avaient rien à craindre des cavaliers ennemis: la défaite et les fautes des jours précédents condamnaient les Gaulois dans leur dernière bataille.
César accéléra sa marche, pour y assister. Dès que les [297] hommes de Vercassivellaun le virent s’approcher, ils attaquèrent les premiers. — Ce fut, à ce que raconta plus tard le proconsul, un moment solennel et un éclatant spectacle. Les quinze mille hommes de Labiénus étaient massés sur les dernières pentes du Mont Réa. Derrière eux s’avançait rapidement César, vêtu du manteau de pourpre qui le désignait aux regards de tous. Plus loin, dans les lignes, se hâtaient d’autres légionnaires, des troupes de cavaliers. Des escadrons galopaient au delà, dans la plaine, allant au même but. Il semblait que toute l’armée romaine voulût se réunir en un bloc pour pénétrer les masses ennemies. Une clameur s’éleva des deux troupes, lorsqu’elles se heurtèrent; et, répercutée au loin par les collines et les camps, elle éveilla partout de nouveaux cris, que l’écho rapporta aux combattants. — Mais Vercingétorix et ses adversaires, à 3 kilomètres de là, ne se doutèrent de rien, s’acharnant sans repos autour de la terrasse, tandis que leur sort se décidait au loin.
Formées en colonnes d’attaque, les cohortes de Labiénus s’ébranlèrent vers la hauteur. Les javelots étant inutiles sur cette montée, elles se précipitèrent les épées en mains. La mêlée s’engagea. Mais l’affaire ne fut réglée que par l’arrivée des cavaliers de renfort. Quand les Gaulois virent ou entendirent soudain, sur leurs flancs et leurs dos, les escadrons ennemis (venus par Ménétreux?), ils reculèrent. Les Germains chargèrent avec leur courage et leur bonheur habituels. Enveloppés presque de toutes parts, menacés encore par les troupes qu’amenait César, il ne restait plus aux Gaulois qu’à fuir en hâte, s’ils ne voulaient pas périr jusqu’au dernier. La débandade commença, et la bataille prit fin.
Vercingétorix tenait encore, ignorant la défaite des siens. Mais, pendant ce temps, les gens qui guettaient [298] sur les remparts d’Alésia, virent revenir les premiers légionnaires vainqueurs, chargés de boucliers brillants et de cuirasses sanglantes, dépouilles des chefs vaincus. Une clameur douloureuse courut dans la ville, et Vercingétorix ne tarda pas à apprendre que le sort de la Gaule était désespéré.
Il reprit le chemin d’Alésia, d’où il ne devait plus redescendre que pour se rendre au vainqueur (fin septembre?).
VERCINGÉTORIX SE REND À CÉSAR
Quoniam sit Fortunæ cedendum,... morte sua Romanis satisfacere... velint.
César, Guerre des Gaules, VII, 89, § 2.
I. Dernière défaite de l’armée de secours. — II. De la possibilité de continuer la lutte. Les chefs survivants. — III. Vercingétorix prend la résolution de se rendre. — IV. Motifs supposés de cette résolution. — V. Déclarations de Vercingétorix à son conseil. — VI. Préparatifs de la reddition. — VII. Cérémonial de la reddition de Vercingétorix.
Vercingétorix put, pendant la nuit, établir le bilan de la défaite.
Ce qu’il avait éprouvé lui-même et ce que ses hommes avaient vu du haut des remparts, signifiait qu’Alésia était perdue. Trois fois il s’était heurté aux lignes de la plaine, sans avoir pu entamer la terrasse; il l’avait ouverte enfin sur les lignes d’en haut, mais les légionnaires avaient fermé la brèche de leurs propres corps, et aucun allié du dehors n’était apparu sur ce point pour le soutenir et pour prendre à dos ses adversaires. Il était évident pour lui, non seulement que toute la Gaule ne s’était point levée à son ordre, mais que, de ceux qui [300] étaient venus, les deux tiers n’avaient point bougé à ses cris. Vercingétorix devina peut-être, à cette absence des uns, un refus d’obéir, à cette abstention des autres, un abandon pire qu’une trahison. Les seules troupes qu’on avait vues faire leur devoir, celles de son cousin Vercassivellaun, avaient été écrasées, et c’était de leurs dépouilles que se jonchaient à cette heure les camps de César.
Ce que Vercingétorix ignorait du désastre était plus considérable encore, et engageait les destinées de la Gaule après celles d’Alésia. César, le soir de l’assaut, avait vigoureusement pressé les fuyards, et ses cavaliers en firent un tel carnage que bien peu d’hommes purent regagner sains et saufs les camps gaulois. Sédulius, chef de guerre et magistrat des Lémoviques, fut tué; Vercassivellaun fut pris vivant dans la fuite; 74 enseignes de tribus furent apportées à César. — Restaient les 190 000 hommes qui n’avaient point donné ce jour-là. Il ne semble pas qu’ils se soient beaucoup aventurés hors de leurs camps. Ils y revinrent à la première alerte. Ils s’en échappèrent au premier bruit de la défaite. Si les soldats de César n’avaient pas été brisés de fatigue, après avoir passé la journée entière à marcher ou à combattre, ils auraient pu détruire ou prendre leurs adversaires jusqu’au dernier corps.
Cependant, le proconsul ne renonça pas tout à fait à cette espérance. Il laissa s’écouler dans le repos les premières heures de la nuit; vers minuit, il envoya ses cavaliers et 3 000 fantassins pour couper la route aux dernières bandes en retraite. Lui-même se mit à leur poursuite avec d’autres troupes, au lever du jour. Quand les Gaulois l’aperçurent en si petit équipage, ils eurent un moment l’illusion de la revanche, et l’accueillirent, dit-on, avec des éclats de rire. Mais ce ne fut que la joie d’un instant: les autres Romains arrivaient par derrière, [301] leurs ennemis perdirent la tête, et ne leur laissèrent plus que la peine de prendre ou de tuer. Ce fut, raconta-t-on plus tard, la plus vaste boucherie de Gaulois que César eût ordonnée en huit ans.
Ceux qui échappèrent, et notamment les principaux chefs, se hâtèrent de se séparer, gagnant, chacun de son côté, les refuges de leurs cités ou de leurs clans. «La grande armée de la Gaule s’était évanouie et dissipée, comme le spectre d’une nuit de cauchemar.»
Mais, si l’effort collectif du nom celtique était à jamais rompu, si aucun chef ni aucune nation n’étaient désormais capables de grouper toutes les volontés en un seul corps, il était encore possible d’organiser, dans presque toutes les cités de la Gaule, de belles résistances, comme l’avait fait Ambiorix en 53 dans les forêts marécageuses du pays éburon.
Sans doute, c’en était fait du patriotisme public des deux plus grands peuples, les Arvernes et les Éduens. Vercassivellaun pris, Vercingétorix près de l’être, les autres chefs arvernes du dehors ne songeaient plus qu’à se rendre aux meilleures conditions, et à se retrouver tranquilles et considérés comme au temps de Gobannitio. Les Éduens, et parmi eux Viridomar et Éporédorix, espéraient la même chose, et une autre encore: regagner, avec la faveur de César, l’hégémonie qu’il avait une première fois donnée à leur peuple. Les patriotes ne pouvaient compter sur les refuges de Gergovie et de Bibracte, presque déjà promis au vainqueur par la pensée des chefs. Mais Vercingétorix avait, en ses amis, une monnaie d’excellent aloi, et les places-fortes du plateau central [302] offraient d’imprenables réduits aux dernières résistances.
Lucter, le chef cadurque, était vivant, et il possédait, sur l’autre versant des monts arvernes, la ville et le puy d’Uxellodunum (Issolu près Vayrac?), qui valait presque Gergovie. Dumnac, le chef des Andes, Gutuatr, celui des Carnutes et l’homme de Génabum, d’autres en Armorique, étaient décidés à ne point poser les armes. Le Sénon Drappès, qui ne faisait qu’un avec Lucter, était prêt à toutes les folies. Les Bituriges hésitaient à se soumettre. Même les Éduens étaient représentés, dans ce groupe d’indomptables, par un des leurs, Sur, qui fuyait vers les Trévires pour pouvoir combattre encore. Car les Trévires étaient toujours à réduire, et les Bellovaques étaient plus que jamais désireux de faire la guerre «en leur nom»: leur chef Correus, qui avait une haine implacable du nom romain, ne reculerait pas devant la levée en masse de son peuple, et ses voisins, Ambiens d’Amiens, Atrébates d’Arras, Calètes du pays de Caux, Véliocasses de la basse Seine, étaient disposés à se joindre à lui. Les Aulerques eux-mêmes n’étaient pas brisés par la mort de Camulogène et la défaite de Paris. Comm l’Atrébate était sain et sauf, entêté dans son serment, et il avait, comme on sait, des amis dans tout le Nord. Les Gaulois pouvaient, par delà l’Océan, appeler à leur secours leurs frères de Bretagne, comme ils l’avaient déjà fait. Il leur restait aussi la ressource de se payer des Germains contre César: Comm se faisait fort de lever des hommes chez les peuples du Rhin, toujours enclins à combattre le maître de la Gaule, quel qu’il fût. Enfin, les vaincus savaient que le proconsulat de leur vainqueur prenait fin à deux ans de là: s’ils pouvaient traîner la lutte une couple d’années, le jour où César quitterait le pays, la partie redeviendrait égale entre eux et les Romains.
[303] Ainsi, de Cahors à Angers, de Bourges à Arras, de Rouen à Trèves, un cercle d’hommes décidés environnait encore César, et il suffisait peut-être de l’ordre d’un seul pour allumer autour du vainqueur, sur le sol de presque toute la Gaule, les mêmes foyers d’incendie qu’au printemps, aux abords d’Avaricum. Seul, Vercingétorix pouvait être ce chef et donner cet ordre.
Il fallait, pour cela, qu’il s’échappât d’Alésia. Un écrivain ancien a dit que la chose n’était pas impossible. De fait, il ne devait pas être malaisé à un homme seul, hardi, vigoureux, sans blessure, de forcer les lignes romaines, ébréchées dans les combats de la veille, et privées d’un bon nombre de leurs gardiens occupés à la poursuite des fugitifs. Mais Vercingétorix ne voulut pas tenter cette aventure.
Demeurant à Alésia, il aurait pu proposer aux siens, jusqu’à épuisement de leurs forces, un dernier assaut des retranchements de César: ce n’eût pas été le salut, mais la gloire d’une mort en commun, les armes à la main. Sur le champ de bataille de Paris, Camulogène et les siens avaient donné le modèle de cet acharnement au combat qui est la plus belle forme du suicide collectif. Vercingétorix ne songea pas à imiter cet exemple.
Il décida de rester et de se rendre. Nous sommes condamnés à ignorer toujours les motifs qui inspirèrent sa résolution. Il n’est pas interdit cependant de supposer, d’après ses paroles et son attitude du lendemain, quelles pensées l’assaillirent et fixèrent sa volonté durant la nuit de la défaite.
— S’il quittait Alésia, même pour recommencer la guerre, il paraîtrait s’enfuir, craindre le combat, la défaite et la mort. Et il livrerait à l’impitoyable rancune de César ceux qui survivaient de l’armée assiégée: je parle des soldats et non des chefs. Ces Gaulois étaient les insurgés de la première heure; ils avaient combattu avec lui devant Avaricum, dans Gergovie, autour d’Alésia; il les avait formés: ils étaient à la fois ses hommes et son œuvre. Qu’il les abandonnât ou qu’il les conduisît à l’assaut, il les offrait également à la mort. Il n’en avait pas le courage.
— Puis, au delà des lignes de César, qu’aurait-il trouvé? Vercingétorix ne savait rien de précis sur ce qui s’était passé dans le reste de la Gaule. Il avait vu venir des hommes, il les avait vus se battre en vain pendant quelques jours, il les avait vus s’enfuir: il ignorait quel appui et quel accueil il rencontrerait hors d’Alésia, et s’il ne se heurterait pas à quelque parti de traîtres ou de lâches prêts à le vendre froidement. Son compatriote, l’Arverne Épathnact, ne fera-t-il pas présent à César, l’année suivante, de Lucter enchaîné?
— De quelque manière qu’il tombât entre les mains de César, ce dernier le ferait mourir. Il avait trop souvent arraché la victoire à cet orgueilleux de vaincre pour être pardonné de lui. La clémence de César n’était pas encore un de ces axiomes qui courent le monde au profit d’une ambition. Ambiorix traqué, Dumnorix égorgé, Acco exécuté, le sénat vénète massacré par ordre, l’incendie de Génabum, la tuerie des vieillards, des femmes et des enfants bituriges: voilà les exemples qu’on avait en ce moment de la manière habituelle du proconsul. [305] Quant au peuple romain, il avait pu respecter la vie de grands rois comme Bituit ou Persée: mais Vercingétorix n’était qu’un roi d’occasion, et il devait connaître dans l’histoire du monde les morts d’Hannibal et de Jugurtha, les ennemis de Rome auxquels il ressemblait le plus.
— Je ne dis pas qu’il eût peur de mourir, ni de faim, ni sur le champ de bataille, ni dans la prison de César. Mais au moins pouvait-il faire que sa mort ne fût pas inutile à son peuple.
— S’il aimait vraiment ses hommes, il n’était pas sans défiance à l’égard des chefs de son conseil. Il n’en avait dompté quelques-uns que par la crainte des supplices. D’autres l’avaient accusé de trahison. Il y en avait qui, avant l’arrivée des secours, avaient parlé de se rendre. Il n’était pas sûr qu’il obtint d’eux une dernière bataille, qui leur couperait l’espoir, soit de vivre encore, soit de se faire pardonner par César. Qui sait même s’ils ne prendraient pas les devants en le livrant de leurs propres mains? De ces chefs, les uns étaient des Arvernes, auxquels il avait imposé sa royauté, les autres étaient des Éduens, qu’il avait soumis à la suprématie de sa nation. L’heure de la patrie défaite est propice aux vengeances des partis politiques.
— Mieux valait qu’il mourût en s’offrant lui-même à César, de manière à épargner à la Gaule d’autres morts ou de nouvelles hontes, et à lui réserver, si elle voulait une revanche, le plus d’espérances et le plus de ressources.
— En se livrant au proconsul, il ne faisait, somme toute, que rendre justice à lui-même et à son rival. Il était vaincu et bien vaincu. Il avait combattu jusqu’au bout avec vaillance et intelligence: mais la légion romaine était plus brave que la tribu gauloise, et Jules César s’était montré général meilleur et plus heureux que lui. [306] Vercingétorix dut avoir pour l’homme qui l’avait battu ce respect sincère et naïf que d’autres Gaulois témoignèrent à leurs vainqueurs.
— Mais il était vaincu, non pas seulement par un homme, mais par les dieux. Ce n’était pas en vain que Jules César avait un génie familier, cette Fortune qui ne l’avait jamais trahi, même au pied de Gergovie, même sur la croupe d’un cheval gaulois: si elle lui avait fait perdre son épée, elle lui avait rendu la victoire.
— Où étaient au contraire les dieux gaulois, Teutatès et les autres, auxquels Vercingétorix avait donné de si précieuses victimes? Le roi des Arvernes avait le droit de croire qu’ils ne communiaient plus avec lui, et qu’ils regardaient avec complaisance vers les camps du peuple romain. L’étrange et rapide aventure qui venait de finir était l’ouvrage, moins des desseins des hommes que d’une volonté divine.
— Pour prix du salut des mortels, les dieux de sa race exigeaient la vie d’autres mortels. Les pires dangers menaçaient la Gaule: elle avait besoin d’offrir la plus illustre victime.
— Son premier et son dernier acte, comme chef de la Gaule, s’adresseraient donc aux dieux. Il avait commencé la guerre par des sacrifices humains, il la terminerait de même. —
Et Vercingétorix, pensant peut-être toutes ces choses, résolut de se sacrifier lui-même, et de disparaître, non pas seulement en beau joueur qui s’avoue vaincu, mais aussi en victime expiatoire prenant la place d’une armée et d’une ville condamnées par leurs dieux.
Le lendemain de la défaite, il convoqua pour la dernière fois le conseil des chefs, et leur fit part de ses volontés suprêmes.
« — Il rappela d’abord que, s’il avait voulu la guerre contre Rome, ce n’était point par intérêt personnel: sa seule ambition avait été de rendre la liberté à tous les peuples de la Gaule.
« — Les destins étaient accomplis. Il n’avait plus qu’à s’incliner devant la Fortune, qui protégeait César.
« — Pour satisfaire les Romains, il fallait que l’homme qui avait été le chef de la guerre en fût aussi la victime. Il était prêt à se dévouer pour le salut de tous.
« — Il leur laissait seulement le choix du sacrificateur. Ils pouvaient le tuer: ils n’auraient plus qu’à envoyer sa tête à César. S’ils le préféraient, il se laisserait livrer vivant par eux. Quoi qu’ils décidassent, il ne s’appartenait plus.»
L’Arverne avait bien jugé tous ces hommes. La parole de Critognat ne les avait excités qu’un jour; la fièvre du combat passée, épuisés par la fatigue et la faim, ne voyant de toutes parts que la mort, ils n’avaient même plus le courage de la chercher eux-mêmes. Vercingétorix leur faisait entrevoir l’espérance d’avoir la vie sauve. Il leur offrait ce qu’ils souhaitaient tout bas. Ils succombèrent à la tentation, peut-être moins par lâcheté que par incapacité de vouloir. Et ce ne fut pas Vercingétorix qui rendit Alésia, mais les chefs qui livrèrent leur roi.
Ils acceptèrent, sans hésiter, le projet de reddition. Des parlementaires furent envoyés à César. Il rappela les conditions ordinaires: apporter les armes, amener les [308] chefs. La vie fut promise sans doute à tous, la liberté à quelques-uns: mais Vercingétorix devait se rendre sans condition. La cérémonie de la capitulation fut fixée, semble-t-il, au jour même.
Les Romains étaient d’admirables metteurs en scène. Ils recherchèrent toujours les spectacles qui frappaient l’imagination de leurs alliés et des vaincus, et qui servaient parfois autant qu’une victoire à leur assurer l’empire. L’histoire de la conquête de la Gaule se résume presque dans deux scènes d’une incomparable grandeur: le trophée élevé par Marius, la reddition de Vercingétorix à César.
Après la bataille d’Aix qui sauva la Gaule de l’invasion germanique (automne 102), Marius amassa en un monceau colossal les dépouilles des Barbares vaincus. Le trophée se dressait dans la large plaine de l’Arc, qu’encadraient de hautes montagnes couvertes de forêts et peuplées de dieux. L’armée faisait cercle autour du bûcher, toute couronnée de fleurs. Marius, vêtu de pourpre, levait des deux mains vers le ciel la torche enflammée. Un silence profond régnait autour de lui: tandis qu’à l’Orient se montraient, bride abattue, les cavaliers venus d’Italie qui allaient saluer le vainqueur, au nom du sénat et du peuple romain, du titre de consul pour la cinquième fois.
Un demi-siècle après (automne 52), le neveu et le véritable héritier de Marius, Jules César, le lendemain du jour où il avait donné toute la Gaule à ce même peuple romain, présenta aux dieux de sa patrie, non plus un grossier butin de bois et de métal, mais «le plus noble [309] trophée d’une victoire», le roi et le chef même de ceux qu’il avait vaincus.
Devant le camp, à l’intérieur des lignes de défense, avait été dressée l’estrade du proconsul, isolée et précédée de marches, semblable à un sanctuaire. Au-devant, sur le siège impérial, César se tenait assis, revêtu du manteau de pourpre. Autour de lui, les aigles des légions et les enseignes des cohortes, signes visibles des divinités protectrices de l’armée romaine. En face de lui, la montagne que couronnaient les remparts d’Alésia, avec ses flancs couverts de cadavres. En arrière et sur les côtés, les longues barrières des retranchements, où les deux brèches faites par l’ennemi semblaient de ces blessures qui rendent plus glorieux les corps des vainqueurs. Comme spectateurs, quarante mille légionnaires debout sur les terrasses et les tours, entourant César d’une couronne armée. À l’horizon enfin, l’immense encadrement des collines, derrière lesquelles les Gaulois fuyaient au loin.
Dans Alésia, les chefs et les convois d’armes se préparaient: César allait recevoir, aux yeux de tous, la preuve palpable de la défaite et de la soumission de la Gaule.
Vercingétorix sortit le premier des portes de la ville, seul et à cheval. Aucun héraut ne précéda et n’annonça sa venue. Il descendit les sentiers de la montagne, et il apparut à l’improviste devant César.
Il montait un cheval de bataille, harnaché comme pour une fête. Il portait ses plus belles armes; les phalères d’or brillaient sur sa poitrine. Il redressait sa haute taille, et il s’approchait avec la fière attitude d’un vainqueur qui va vers le triomphe.
Les Romains qui entouraient César eurent un moment de stupeur et presque de crainte, quand ils virent chevaucher [310] vers eux l’homme qui les avait si souvent forcés à trembler pour leur vie. L’air farouche, la stature superbe, le corps étincelant d’or, d’argent et d’émail, il dut paraître plus grand qu’un être humain, auguste comme un héros: tel que se montra Décius, lorsque, se dévouant aux dieux pour sauver ses légions, il s’était précipité à cheval au travers des rangs ennemis.
C’était bien, en effet, un acte de dévotion religieuse, de dévoûment sacré, qu’accomplissait Vercingétorix. Il s’offrit à César et aux dieux suivant le rite mystérieux des expiations volontaires.
Il arrivait, paré comme une hostie. Il fit à cheval le tour du tribunal, traçant rapidement autour de César un cercle continu, ainsi qu’une victime qu’on promène et présente le long d’une enceinte sacrée. Puis il s’arrêta devant le proconsul, sauta à bas de son cheval, arracha ses armes et ses phalères, les jeta aux pieds du vainqueur: venu dans l’appareil du soldat, il se dépouillait d’un geste symbolique, pour se transformer en vaincu et se montrer en captif. Enfin il s’avança, s’agenouilla, et, sans prononcer une parole, tendit les deux mains en avant vers César, dans le mouvement de l’homme qui supplie une divinité.
Les spectateurs de cette étrange scène demeuraient silencieux. L’étonnement faisait place à la pitié. Le roi de la Gaule s’était désarmé lui-même, avouant et déclarant sa défaite aux hommes et aux dieux. Les Romains se sentirent émus, et le dernier instant que Vercingétorix demeura libre sous le ciel de son pays lui valut une victoire morale d’une rare grandeur.
[311] Elle s’accrut encore par l’attitude de César: le proconsul montra trop qu’il était le maître, et qu’il l’était par la force. Il ne put toujours, dans sa vie, supporter la bonne fortune avec la même fermeté que la mauvaise. Vercingétorix se taisait: son rival eut le tort de parler, et de le faire, non pas avec la dignité d’un vainqueur, mais avec la colère d’un ennemi. Il reprocha à l’adversaire désarmé et immobile d’avoir trahi l’ancien pacte d’alliance, et il se laissa aller à la faiblesse des rancunes banales.
Puis il agréa sa victime, et donna ordre aux soldats de l’enfermer, en attendant l’heure du sacrifice.
L’ŒUVRE ET LE CARACTÈRE DE VERCINGÉTORIX
Vercingetorix... id bellum se suscepisse... communis libertatis causa demonstrat.
César, Guerre des Gaules, VII, 89, § 1.
I. Résumé et brièveté de sa carrière historique. — II. Son mérite comme administrateur et son influence sur les hommes. — III. De la manière dont il organisa son armée. — IV. Sa valeur et ses défauts dans les opérations militaires. — V. Des fautes commises dans les campagnes de 52. — VI. Qu’elles sont la conséquence de la situation politique de la Gaule. — VII. Valeur des adversaires de Vercingétorix: les légions et César. — VIII. Part qui revient, dans la victoire, à Labiénus et aux Germains. — IX. Ce qu’on peut supposer du caractère de Vercingétorix. Ses rapports avec les dieux. — X. Du patriotisme gaulois de Vercingétorix.
Vercingétorix survécut six ans à sa défaite; mais sa carrière historique finit à l’instant où César ordonna de le traiter en captif.
Elle avait commencé il y avait moins d’un an; elle tenait à peine dans trois saisons. Vercingétorix était apparu au cours de l’hiver: il disparaissait avant que [313] l’hiver fût revenu. L’épopée dont il avait été le héros dura l’espace de dix mois.
En décembre et en janvier, c’est l’insurrection de la Gaule qui s’organise, en un clin d’œil, dans un pays que César regardait comme soumis. En mars, c’est le siège d’Avaricum, où Vercingétorix montra pour la première fois à son adversaire une armée celtique qui sût obéir à la discipline. En mai, la résistance de Gergovie ne laisse plus à César que l’espoir de la retraite. Puis, brusquement, en été, survient cette bataille de Dijon où le proconsul romain ne l’emporta qu’au péril de sa vie. Et enfin, à l’entrée de l’automne, se déroule et finit le triple drame d’Alésia, où près de quatre cent mille hommes se réunirent pour décider du sort de Vercingétorix.
L’œuvre du roi des Arvernes, dans l’histoire des grands ennemis de Rome, n’est point à coup sûr comparable à celle d’Hannibal et de Mithridate; elle n’en a pas l’étendue, la variété, la portée générale. Vercingétorix n’arma qu’une nation, et les deux autres dirigèrent la moitié du monde. Mais, comme tension de volonté et application d’intelligence, les trois campagnes d’Avaricum, de Gergovie et d’Alésia, ramassées en un semestre, valent Trasimène, Cannes et Zama, échelonnées en dix-huit ans.
Puis, le Gaulois eut sur les adversaires de Rome, sur les deux plus grands, Hannibal et Mithridate, comme sur les moindres, Jugurtha, Persée, Philippe, l’avantage de ne combattre qu’avec la force de la jeunesse, et d’être brisé d’un seul coup. À défaut de la victoire, la fortune lui a donné le privilège de ne point vieillir dans la défaite et de ne point s’enlaidir à la recherche d’un asile et dans les craintes de la trahison. Sa courte vie de combattant eut cette élégante beauté qui charmait les anciens et qui était une faveur des dieux.
Jugeons de plus près ce qu’il a accompli dans ces dix mois.
Sans avoir fait l’apprentissage de l’autorité, Vercingétorix s’est montré, du premier coup, digne de l’exercer. Je ne parle pas seulement de son mérite de chef militaire, je l’examinerai tout à l’heure. Mais il m’a semblé entrevoir en lui quelques-unes de ces qualités administratives qui donnent seules le droit de gouverner les hommes.
Il a le goût des ordres précis et la volonté d’être ponctuellement obéi; il fixe des dates, indique des chiffres, marque des lieux de rendez-vous: ses décisions sont prises sans tâtonnement dans la pensée, sans flottement dans l’expression. Il sait que le commandement est d’autant mieux exécuté qu’il est plus rapide, plus net et plus clair. Ses secrets sont bien gardés, et c’est une des plus rares vertus des gouvernants que d’obliger leurs auxiliaires à se taire: au moment de la conjuration de la Gaule, tandis que Comm se laisse dénoncer à Labiénus, personne ne paraît avoir connu les manœuvres de Vercingétorix; et même au dernier jour d’Alésia, c’est encore à l’improviste qu’il se montre à César.
Il a la perception très lucide de ce qu’il faut faire pour arriver à un résultat déterminé: qu’il s’agisse de masser des troupes sur un même point à l’heure utile, ou d’amener des assemblées d’hommes à se résoudre au jour opportun. Il est réfléchi, consciencieux et logique. Il évalue avec justesse les instruments, soldats ou chefs, étapes de marches ou passions politiques, qu’il lui faut mettre en œuvre. J’imagine qu’il sut jauger les chefs ses égaux, s’il est vrai qu’il les effraya d’abord et les [315] acheta ensuite: et il a reconnu les bons, si Lucter et Drappès ont été ses principaux auxiliaires. Il a l’expérience des faiblesses de la foule: voyez avec quelle habileté il a écarté des Gaulois, impressionnables comme des femmes, la vue des fugitifs d’Avaricum; et c’est peut-être parce qu’il a soupçonné les lâchetés des grands qu’il s’est offert en victime expiatoire. Ses négociations avec la Gaule furent habiles, puisqu’après tout il l’a soulevée presque entière, et s’est fait accepter d’elle comme chef.
Sa grande force sur les hommes venait de ce qu’il ne les craignait pas. Il affronta toujours les siens, conseil ou multitude, du même air de bravoure tranquille qu’il affronta, vaincu, le tribunal de César. Aussi obtint-il des Gaulois non certes tout ce qu’il aurait voulu, mais au moins ce que pas un autre Gaulois, avant et après lui, ne put leur imposer. Gens d’indiscipline, il les mata sans relâche. Près d’Avaricum, ils voulaient combattre: il les laissa à portée de l’ennemi, ne les empêcha pas de le voir, et les fit y renoncer. Au pied de Gergovie, il arrêta à son gré l’élan de la poursuite. L’idéal des soldats celtes était la bataille: il la leur refusa toujours, à une fois près, qui fut la journée de Dijon. Tous ses compagnons tiennent à leurs richesses: il put un jour décider le plus grand nombre à les brûler eux-mêmes. Les Gaulois répugnaient au travail matériel: il les habitua à faire une besogne de terrassiers.
Car il savait la manière de parler et de plaire. En dehors du conseil des chefs, où la jalousie ne désarmait pas toujours, il paraît avoir été fort aimé dans la plèbe des soldats; elle l’acclamait volontiers, et il est probable que Vercingétorix, comme son prédécesseur Luern, prenait avec elle des allures de démagogue. Il eut en tout cas, d’un chef populaire, l’éloquence fougueuse et entraînante. Même à travers la phrase paisible de César, on [316] devine qu’il était un orateur de premier ordre. Il avait le talent de faire vibrer les passions, et d’en tirer, en toute hâte, les adhésions qui lui étaient nécessaires: peu d’hommes ont su, comme lui, retourner les volontés ou changer les sentiments d’autres hommes. Accusé de trahison au moment où il prend la parole, il termine en étant proclamé le plus grand des chefs. Les Gaulois sont battus à Avaricum, et, sur un mot de Vercingétorix, ils se persuadent presque qu’ils sont invincibles.
Mélange d’entrain et de méthode, de verve et de calcul, l’intelligence de Vercingétorix était de celles qui font les grands manieurs d’hommes: je ne doute pas qu’elle ne fût de taille à organiser un empire aussi bien qu’à sauver une nation. — À moins, toutefois, que le désir de vaincre et la continuité du péril n’aient tendu cette intelligence à l’extrême et ne lui aient donné une vigueur d’exception: tandis qu’en des temps pacifiques, elle se serait peut-être inutilement consumée.
Car, du premier jusqu’au dernier jour de sa royauté, Vercingétorix ne fut et ne put être qu’un chef de guerre: toutes les ressources de sa volonté et de son esprit furent consacrées à l’art militaire.
N’oublions pas, pour l’estimer à sa juste mesure, qu’il s’est improvisé général au sortir de l’adolescence, et que ses hommes étaient aussi inexpérimentés dans leur métier de soldats qu’il l’était dans ses devoirs de chef. De plus, ils avaient, lui et eux, à lutter contre la meilleure armée et le meilleur général que le monde romain ait produits depuis Camille jusqu’à Stilicon. Aussi ont-ils eu peut-être, à résister pendant huit mois, autant de mérite qu’Hannibal [317] et ses mercenaires, vieux routiers de guerres, en ont eu à vaincre pendant huit ans.
Vercingétorix dut créer son armée en quelques jours, et s’appliquer ensuite à la discipliner et à l’instruire. Il mit à la former une attention qui ne se démentit jamais, et il trouva, pour chacune des armes, la pratique qu’il devait suivre.
La cavalerie gauloise, hommes et chevaux, était supérieure par la hardiesse et la vivacité, mais elle se débandait vite à la charge ou dans les chocs, elle n’avait pas la force compacte et enfonçante des escadrons germains. Le chef gaulois lui évita, sauf à Dijon, les grands efforts d’ensemble; il ne l’engagea qu’en corps détachés; et de plus, il intercala dans ses rangs, au moment des combats, des archers et de l’infanterie légère, dont les traits appuyaient sa résistance ou protégeaient sa retraite: tactique qu’il emprunta à la Germanie.
Les Romains avaient des troupes excellentes aux armes de jet, archers de Crète, frondeurs des Baléares, sans parler du javelot des légionnaires. Vercingétorix multiplia, dans son armée, les corps d’archers et de frondeurs, qui l’aidèrent maintes fois à préparer l’assaut des lignes romaines, par exemple à Gergovie et dans la dernière journée d’Alésia.
L’infanterie gauloise n’était qu’un ramassis d’hommes, fournis presque tous, sans doute, par les vieilles populations vaincues ou les déclassés du patriciat celtique: Vercingétorix finit par en tirer un corps de quatre-vingt mille soldats qu’il déclarait lui suffire et qui se montrèrent, au moins à Gergovie et à Alésia, braves et tenaces.
L’armée romaine était toujours suivie d’un parc d’artillerie et comptait de nombreux ouvriers prêts à réparer ou à construire les machines. Le chef arverne, qui ne se [318] fiait pas aux seules forces des hommes et des remparts pour attaquer les camps de César et défendre ses propres places, tira fort bon profit de ces talents d’imitation qui étaient innés chez les Gaulois: les gens d’Avaricum eurent des engins presque aussi ingénieux que ceux des assiégeants, et les soldats d’Alésia mirent en pratique les meilleurs systèmes pour combler les fossés et faire brèche dans les palissades.
Les légions, après le combat ou la marche du jour, se retranchaient chaque soir, et leurs camps étaient à peine moins solides que des citadelles: les Romains combinaient ainsi l’attaque et la protection, l’offensive et la défensive. Vercingétorix apprit à ses soldats à fortifier, eux aussi, leurs camps, et à les transformer en refuges devant lesquels hésitât l’ennemi.
Enfin, si imprenables que parussent les grandes forteresses gauloises, Gergovie et Alésia, avec leurs remparts et les escarpements de leurs rochers, il compléta toujours leurs défenses par des boulevards avancés, derrière lesquels il campait ses troupes, et qui retardaient encore l’assaillant loin du pied des murailles. Et ces boulevards furent toujours établis sur les versants des montagnes où les positions naturelles étaient les moins fortes.
Ainsi, Vercingétorix faisait peu à peu l’éducation militaire de son peuple, et ne laissait inutile aucune des leçons que lui apportait l’expérience des combats.
Tout cela montre qu’il eut cette qualité supérieure du chef qui se sent responsable de la vie de ses hommes et de la destinée de sa nation: la science très exacte de ses moyens et de ceux de son adversaire, sans faux amour-propre [319] ni confiance dangereuse. Ce qui apparaît plus encore dans la manière dont il régla les rapports de tactique entre les deux armées, la sienne et celle de César.
Sa cavalerie est trop fougueuse: il la dissémine pour qu’elle détruise sans risques les traînards et les fourrageurs de l’ennemi. Son infanterie est médiocre sur le champ de bataille: il l’emploie surtout dans la besogne, plus matérielle, des travaux de siège. Les légions romaines sont dures comme des villes: il ne les attaque pas de front, il essaie de les user lentement, par la faim et les escarmouches. Leurs camps sont inviolables: il leur oppose des forteresses inaccessibles, comme Gergovie. Les Gaulois aiment à combattre en de grandes masses, dont la sauvage inexpérience n’aboutit qu’à des massacres: il ne recourt à ces amas d’hommes qu’une seule fois, lorsque, à Alésia, en face des retranchements de César, allongés sur cinq lieues et protégés par des pièges et des redoutes continus, il ne peut avoir raison des lignes ennemies que sous la montée incessante de corps innombrables. — Je ne songe ici qu’aux affaires où Vercingétorix prit la décision la meilleure: mais ce fut, et de beaucoup, le plus grand nombre.
De même qu’il jugea presque toujours exactement le fort et le faible des armées, il sut souvent apprécier avec justesse la valeur d’une contrée et les ressources d’un terrain.
Jules César avait un sens topographique d’une rare sûreté. Vercingétorix eut moins de mérite à connaître les routes et les lieux de la Gaule. Encore est-il juste de constater qu’il usa adroitement de ses connaissances. Ses déplacements avant et pendant le siège d’Avaricum, — sa longue retraite, tantôt lente et tantôt rapide, mais toujours hors du contact de l’ennemi, depuis les abords de Bourges jusqu’aux murailles de Gergovie, — son [320] apparition devant les légions, au moment où elles veulent franchir l’Allier, — l’habileté avec laquelle il se présenta à l’improviste près de Dijon, coupant la route du Sud à César venu du Nord, — la célérité enfin avec laquelle il abrita sa fuite derrière Alésia: — tout cela indique chez lui l’intelligence des routes, l’entente des longues manœuvres, un calcul sérieux de la portée des marches et des contre-marches.
Il sut moins bien manœuvrer sur le champ de bataille. Il manqua de cette rapidité et de cette acuité de coup d’œil qui faisaient le génie de César, et que peut seule donner, à défaut de la nature, l’habitude des rencontres. Il ne devine pas, en une seconde, ce que l’ennemi va faire ou ce qu’il doit faire lui-même dans une situation donnée. Sur les bords de l’Allier, il laisse César s’assurer du passage par une ruse d’enfant. À Gergovie, il perd La Roche-Blanche avec la même facilité et par un procédé presque semblable; il commet l’imprudence de dégarnir ses camps au moment où César va les attaquer, et il l’attend à l’Ouest quand l’autre monte par le Sud. Le jour de la défaite de sa cavalerie, près de Dijon, il ne sait pas fortifier la colline qui domine la plaine et d’où les Germains le délogent si vite. Enfin, à Alésia, il s’use trois fois inutilement contre les lignes des vallons. — Peut-être, à propos de la plupart de ces circonstances, est-il bon de rappeler que Vercingétorix, comme tous les Gaulois, n’avait point l’idée du stratagème militaire: je ne constate pas qu’il ait employé la ruse pour son compte, et il est presque toujours trompé par celle de l’ennemi. Ce fut aussi le cas de Camulogène devant Paris: les Gaulois, disaient les anciens, étaient, à la guerre, «d’une nature simple et qui ne soupçonne pas la malice».
Un autre reproche que les tacticiens leur avaient fait, [321] c’était de «manquer de circonspection». Vercingétorix, dès le commencement, est guéri de ce défaut. Il se rend compte, autant que César lui-même, que connaître et prévoir font la moitié de la victoire. Tout ce qui est arrivé de fâcheux aux Gaulois, — le danger de garder Avaricum, la défaite en bataille rangée, l’échec d’une attaque partielle pour sauver Alésia, — il l’a annoncé et prédit: et ce fut cette réalisation de ses pronostics qui le rendait si populaire dans la foule, même après un désastre. Sa raison fit parfois de lui un prophète. Il n’espérait jamais la victoire sans se préparer pour la défaite, puisqu’il avait prévu qu’Alésia et Gergovie lui serviraient de refuges. — À l’heure du campement, il savait trouver le terrain favorable: il a eu, autour d’Avaricum, deux ou trois positions successives, sans autre protection que des défenses naturelles, et pas une seule fois César n’osa l’attaquer. — Pendant les marches, il ne s’est jamais laissé surprendre, et il a surpris plusieurs fois son adversaire. César avoue lui-même qu’il avait beau changer les heures et les routes des expéditions au fourrage, Vercingétorix ne manquait jamais de fondre à l’improviste sur ses ennemis.
L’Arverne paraît avoir organisé, autour et à l’intérieur de l’armée romaine, un vaste service d’espionnage et de renseignements: il a dû, contrairement aux habitudes gauloises, multiplier les éclaireurs, et l’on sait que c’est souvent, en campagne, la condition essentielle du succès. De faibles armées ont pu remporter de très grands avantages, par cela seul qu’elles transformaient en éclaireurs un dixième de leur effectif.
Après cela, les autres qualités militaires de Vercingétorix, son courage, sa constance, son sang-froid, sont choses banales, et autant du soldat que du général. Il me semble, en relisant César, que Vercingétorix a été [322] assez sage pour ne pas se lancer inutilement lui-même au milieu des grandes mêlées. On ne dit pas qu’il se soit exposé avec cette belle imprudence que le proconsul montra quelquefois. Si cela est vrai, le chef gaulois eut raison de croire que sa vie était le principal instrument de salut de son armée et de la Gaule.
Ce n’est pas qu’il n’ait commis des fautes, et on en a déjà signalé quelques-unes, comme les imprudences de Gergovie et les hésitations de l’assaut au pied d’Alésia. Mais les unes et les autres furent rapidement réparées. — La seule faute insigne et irréparable, celle qui annula toutes les victoires et qui prépara toutes les défaites, ce fut d’engager la bataille, près de Dijon, contre César en retraite: bataille qui devait finir par un désastre presque sans remède. Vercingétorix avait toujours dit qu’il ne fallait jamais échanger la certitude de vaincre lentement contre l’espérance d’un triomphe immédiat. Il fit, ce jour-là, ce qu’il avait toujours empêché les Gaulois de faire, et le démenti qu’il donna à ses paroles ne fit que justifier l’excellence de ses principes.
Les autres fautes de la campagne furent moins les siennes que celles de son conseil: on eut le tort de ne point laisser César, après le passage des Cévennes, s’engouffrer jusqu’à Gergovie, et de perdre un temps précieux en revenant vers le Sud; on eut le tort de ne point brûler Avaricum. Mais, sur ces deux points, Vercingétorix ne fit que céder aux chefs. On aurait dû harceler la retraite du proconsul, vaincu chez les Arvernes: mais c’était la tâche des Éduens. Enfin, si les Gaulois s’interdirent la levée en masse pour sauver Alésia, [323] si les trois attaques des lignes de César furent conduites en quelque sorte à rebours, c’est que Vercingétorix, sans communication avec le dehors, ne put d’abord faire respecter ses ordres, ni ensuite les faire entendre.
Au surplus, ces fautes militaires furent la conséquence de la situation politique où se trouvaient Vercingétorix et la Gaule.
Sa royauté sur les Arvernes était une tyrannie qu’il avait imposée par la plèbe et par ses clients à l’aristocratie de son peuple. Le principat d’un Arverne sur la Gaule était odieux aux Éduens et sans doute désagréable à d’autres peuples. Il en résulta qu’il eut pour principaux rivaux aussi bien les nobles arvernes que les nobles éduens, et que les chefs les premiers à se soumettre, après la reddition d’Alésia, furent ceux de ces deux pays: le plus utile des alliés de César, l’année suivante, fut l’arverne Épathnact, et la première ville où le proconsul put se reposer en sûreté après sa victoire, fut la Bibracte des Éduens.
Vercingétorix eut donc le plus à craindre des chefs dont il avait le plus besoin. La plupart des hommes de son conseil devaient le regarder comme un gêneur, puisqu’un jour ils essayèrent de s’en débarrasser comme d’un traître: les hommes les plus capables de trahir croient le plus volontiers à la perfidie des autres. Aussi le roi arverne dut-il maintes fois, pour obtenir beaucoup de son conseil, lui accorder quelque chose: quand César s’avança par le Sud contre l’Auvergne, Vercingétorix concéda à l’égoïsme des grands propriétaires d’aller défendre leurs terres; et il épargna de même Avaricum, [324] pour ne pas froisser les intérêts des citadins bituriges. J’explique encore par des jalousies politiques, soit le refus de la levée en masse, soit les lenteurs des Gaulois entre Gergovie et Dijon, entre le blocus d’Alésia et l’arrivée des secours. Après tout Vercingétorix, depuis son alliance avec les Éduens, ne fut-il pas obligé de leur soumettre ses plans et de faire renouveler ses pouvoirs? Ce n’est pas un paradoxe de dire qu’une fois réuni à eux, il fut moins obéi et moins fort, et que ses vraies défaites datent du jour où il dut commander à toute la Gaule.
Supposez au contraire que les peuples celtiques eussent depuis longtemps pris l’habitude de combattre et d’obéir ensemble; faites de Vercingétorix, non pas un roi d’aventure, intronisé pour une campagne, mais un maître légitime et reconnu de tous, comme Persée ou Mithridate, et il est vraisemblable que les choses eussent tourné autrement. Si la Gaule a été vaincue, ce n’est point parce que son chef a commis des fautes, c’est parce qu’elle s’est décidée trop tard à combattre, et qu’elle a parfois combattu à contre-cœur.
Mais il faut ajouter aussitôt qu’elle a été également vaincue parce qu’elle avait devant elle Jules César et dix légions, c’est-à-dire le général et les troupes les plus doués des qualités qui faisaient le plus défaut, l’autorité à Vercingétorix, la cohésion à ses soldats.
Les légions furent, durant cette campagne, la discipline et la solidité mêmes: la Xe était, pour ces deux mérites, célèbre dans le monde entier; la VIIe, la VIIIe, la IXe, étaient, avec elle, les plus vieilles et les plus endurcies des armées du peuple romain; la XIe et la XIIe, qui [325] étaient regardées comme des troupes jeunes encore, n’en servaient pas moins depuis sept ans sous les ordres de César; les quatre autres étaient plus récentes, mais les nouveaux soldats, par esprit de corps et point d’honneur, se mettaient vite à l’unisson de leurs aînés. Durant les trois principales campagnes de l’année 52, César n’eut à reprocher à ses légions que la fougue imprudente avec laquelle les centurions de la VIIIe se lancèrent à l’assaut de Gergovie, et encore n’est-il pas sûr qu’ils n’aient point cru obéir à ses ordres. Devant Avaricum, affamées et presque assiégées, elles refusèrent la retraite que leur offrait le proconsul; devant Alésia, elles furent d’une invraisemblable force de résistance: on est effrayé par la quantité de terres, de bois, de fer et d’osier qu’elles ont dû brasser pendant un mois, et par l’effort d’énergie qu’elles ont présenté encore le dernier jour. Les légionnaires n’étaient pas seulement d’admirables soldats, mais des ouvriers de premier ordre, et quelques-unes de leurs victoires ont été, somme toute, des affaires de terrassement. Une dernière qualité était l’endurance à la marche: leur expédition contre Litavicc, 75 kilomètres en vingt-quatre heures, tout en étant un fait exceptionnel, montre ce qu’on pouvait exiger d’eux.
À côté de la force des hommes, la force de l’armement, de celui de la troupe, le camp, et de celui du soldat, l’armure et les armes: le légionnaire est pesamment armé et presque entièrement bardé de fer, et la légion, retranchée dans son camp, est presque aussi à l’abri qu’une ville derrière ses remparts. Voilà pour la défense. — Pour l’attaque, l’usage du javelot, la charge à l’épée (qui seule put forcer, devant Alésia, l’armée de secours à la retraite, mais qui l’y força assez vite), et plus encore (car les campagnes de 52 ont été surtout des guerres de siège), l’expérience la plus complète des machines et des [326] engins. Les légionnaires avaient de leur côté toutes les inventions que la poliorcétique grecque multipliait depuis trois siècles: les ingénieurs des pays helléniques ont sans relâche travaillé et perfectionné leur science pour le profit final de la conquête romaine. La lutte de 52 offre précisément les exemples les plus nets des deux types de siège: l’attaque de force d’Avaricum, à l’aide d’une terrasse et de machines de guerre (oppugnatio), l’investissement d’Alésia par les lignes d’un blocus continu et sa réduction par la famine (obsessio); s’il est possible de trouver, même dans l’histoire romaine, des attaques plus savantes que celle d’Avaricum (par exemple celle de Marseille par Trébonius), elle ne présente pas, à ma connaissance, de circonvallation plus complète, plus compliquée et plus infranchissable que celle d’Alésia. — Il est vrai que Gergovie déjoua également toute attaque et tout blocus.
Enfin, pour comprendre la défaite de Vercingétorix, pensons que tous ces hommes et toutes ces machines furent à la disposition de Jules César, l’intelligence la plus souple et la volonté la plus tenace qu’on ait vue dans le monde gréco-romain: je n’excepte pas Alexandre. Assurément, le vainqueur de Vercingétorix n’est point le type parfait de l’imperator romain: bien des actes de sa nature prime-sautière, nerveuse et imprudente, auraient été blâmés par Paul-Émile. Mais il fut en Gaule un modèle inimitable de conquérant et de général: précis et rapide dans ses ordres, l’œil aux aguets, l’esprit à l’affût des occasions, calculant beaucoup, mais comptant parfois sur le hasard aussi bien que sur sa prévoyance, patient dans les sièges (sauf à Gergovie), prudent dans les marches, pressé sur les champs de bataille, où les bons moments viennent et s’enfuient rapidement, exigeant beaucoup des siens et de lui-même, se battant [327] comme un soldat, dédaigneux des plus grandes fatigues et des pires dangers, réussissant à coups d’audace, comme dans la traversée des Cévennes, — et par-dessus tout, trop soutenu par une inaltérable confiance dans sa Fortune pour craindre jamais les hommes ni les dieux, et pour vivre autrement que dans l’espérance de la victoire et la volonté du pouvoir.
Malgré tout, cependant, on ne peut pas dire que les légions et César aient suffi pour vaincre Vercingétorix. Il faut faire, dans le compte de cette victoire, une belle part à deux autres éléments qui ne viennent pas du proconsul ou qui ne sont pas de l’armée romaine.
Il y a d’abord les légats de César, ou plutôt, il y en a un, Labiénus: les autres ont été, en 52, simplement utiles, Labiénus a été indispensable. Il a tenu sans broncher pendant l’hiver au milieu de la Gaule insurgée, il a déjoué la conjuration de la Belgique, il a réduit Comm l’Atrébate à une impuissance de quelques semaines: si le complot avait éclaté dans le Nord en même temps qu’à Gergovie et à Génabum, César, revenu à Sens, aurait été pris à revers. — Le même Labiénus, quand l’armée du Nord se formait enfin sous Camulogène, l’écrasait à Paris pendant que César se faisait battre au Sud sous Gergovie: ce qui permit au légat de venir sans encombre secourir à temps son proconsul. — C’est Labiénus enfin qui, le jour du dernier combat devant Alésia, a dirigé cette sortie désespérée qui sauva les lignes romaines et qui fut, tout compte fait, la victoire décisive.
Si Labiénus a préparé les succès de César, les Germains [328] ont réparé les défaites des Romains. D’abord, leurs incursions contre les Trévires ont privé Vercingétorix d’auxiliaires fort utiles. Puis César, au début de ses principales campagnes, appelle à son aide immédiate les cavaliers et l’infanterie légère des peuplades germaniques. Il semble dire que ces alliés furent peu nombreux: mais leur nombre n’importe pas, il faut simplement constater leur rôle. — La première rencontre de cavalerie entre les Gaulois de Vercingétorix et les troupes romaines a lieu près de Noviodunum: celles-ci reculent, les Germains rétablissent le combat. — Devant Alésia, il y eut deux combats de cavalerie, l’un engagé par Vercingétorix et l’autre par l’armée de secours, et ils furent l’un et l’autre la répétition de celui de Noviodunum: nos hommes faiblissaient, dit César, mais les Germains assurèrent la victoire. — Enfin, la grande bataille de Dijon se composa de deux engagements distincts: à leur droite, où ils n’ont point de Germains en face d’eux, les Gaulois sont vainqueurs, et César lui-même faillit périr; à leur gauche, les Germains les écrasent et arrivent à temps pour dégager le reste de l’armée romaine. Qu’on suppose le proconsul privé du secours des escadrons germains, la cavalerie gauloise eût été longtemps invincible, et Vercingétorix n’aurait pas eu à s’enfermer dans Alésia.
Nous voici ramenés une fois de plus à constater la folie de cette bataille d’avant Alésia où le roi des Arvernes ruina en quelques heures son œuvre de sept mois et l’espérance de la Gaule.
Pour excuser cet acte, il faut tenir compte de la jeunesse de l’homme et de son tempérament gaulois: à [329] moins de trente ans, un Celte, chef de guerre depuis quelques mois à peine, n’a pas ce calme rassis de vieil imperator, qui, après tout, a manqué parfois à César quinquagénaire. Vercingétorix a subi, à certains moments de sa vie, l’irrésistible force de la pensée qui s’emballe. C’est à un emportement de ce genre qu’a obéi sa volonté, quand il a ordonné la charge colossale où il brisa ses meilleures forces; et c’est aussi dans un de ces accès d’impétueuse imagination qu’il a tenu ce singulier discours d’après Avaricum, où il prédisait aux Gaulois vaincus l’empire du monde.
Ces impatiences de Vercingétorix rapprochent son tempérament du nôtre, ces rêveries ou ces faiblesses lui donnent peut-être un charme de plus. Il n’a pas l’éternelle froideur de l’ambitieux qui ne cesse de calculer et de décider. Je ne dirai pas qu’il eut ses instants de bonté: nous pouvons juger ses actes comme général, mais nous connaissons si mal son caractère, son humeur et ses pensées, qu’il ne faut rien affirmer sur l’homme. Mais il n’est pas interdit de supposer qu’un mouvement de pitié l’aida à sauver Avaricum, et que le noble désir du dévoûment acheva de le résoudre à se rendre à César.
On lui a reproché ses exécutions sanglantes de l’entrée en campagne: il est facile de les justifier, elles étaient une nécessité politique, et il a dû croire aussi qu’elles étaient un devoir envers les dieux.
Car, à côté de Vercingétorix homme de guerre, le seul que nous fasse bien connaître Jules César, il faut aussi se figurer (et je sens parfaitement que je fais une hypothèse, mais que j’ai le droit de la faire), il faut se figurer un Vercingétorix pieux et dévot, adorant et craignant les dieux de sa cité et les dieux de la Gaule, l’équivalent celtique de Camille, de Nicias et de Josué. C’est afin d’obéir [330] à ces dieux qu’après leur avoir donné, comme gages de victoire, des holocaustes humains, il s’est immolé à la fin, comme rançon de la défaite. Il s’est levé et courbé sous leur ordre, tel qu’un pontife armé de la patrie gauloise.
En définitive, c’est bien par ce mot de patrie gauloise qu’il faut résumer sa rapide existence, son caractère, ses espérances et son œuvre.
S’il a combattu et s’il est mort, c’est uniquement par amour pour cette patrie. Jules César, qui l’a connu comme ami, comme adversaire, comme prisonnier, l’a dit et le lui a fait dire, et ne nous laisse jamais supposer, dans les actes de Vercingétorix, un autre mobile que le patriotisme. La dernière parole que l’auteur des Commentaires place dans la bouche de son ennemi est celle-ci: «qu’il ne s’arma jamais pour son intérêt personnel, mais pour la défense de la liberté de tous»; et c’est sans doute parce que César redouta la puissance de ce sentiment exclusif que, Vercingétorix une fois pris, il ne le lâcha que pour le faire tuer.
La patrie gauloise, telle que l’Arverne se la représentait, c’était, je crois, la mise en pratique de cette communauté de sang, de cette identité d’origine que les druides enseignaient: avoir les mêmes chefs, les mêmes intérêts, les mêmes ennemis, une «liberté commune». Que cette union aboutît, dans sa pensée, à un royaume ou à un empire limité, compact, allant du Rhin aux Pyrénées, pourvu d’institutions fédérales, ou qu’elle dût demeurer une fraternité de guerre pour courir et ravager le monde, nous ne le savons pas, et il est possible que [331] Vercingétorix ait rêvé et dit tour à tour l’un et l’autre. Mais, et ceci est certain, il eut la vision d’une patrie celtique supérieure aux clans, aux tribus, aux cités et aux ligues, les unissant toutes et commandant à toutes. Il pensa de la Gaule attaquée par César ce que les Athéniens disaient de la Grèce après Salamine: «Le corps de notre nation étant d’un même sang, parlant la même langue, ayant les mêmes dieux, ne serait-ce pas une chose honteuse que de le trahir?»
Et Vercingétorix identifia si bien sa vie avec celle de la patrie gauloise, que, le jour où les dieux eurent condamné son rêve, il ne songea plus qu’à disparaître.
SOUMISSION DE LA GAULE ET MORT DE VERCINGÉTORIX
Ὁ δὲ Καῖσαρ (Οὐερκιγγετόριγα)... εὺθὺς ὲν δεσμοῖς ἔδησε καὶ ἐς τὰ ὲπινίκια μετὰ τοῦτο πέμψας ἀπέκτεινε.
Dion Cassius, Histoire romaine, XL, 41, § 3.
I. César se réconcilie avec les Éduens et les Arvernes. — II. Organisation de la résistance par les chefs patriotes. — III. Campagnes de 51. Destinées des différents chefs. — IV. Départ de César et vaines espérances de soulèvement. — V. Rôle des Gaulois dans l’armée de César et dans les guerres civiles. — VI. Triomphe de César et exécution de Vercingétorix.
Vercingétorix aux mains de César, les destinées de la Gaule s’accomplirent rapidement. Il ne restait au proconsul qu’à ramener à lui ses anciens amis, et à punir les obstinés.
Il bénéficia d’abord de nombreuses défections. Si la Gaule ne connut pas alors la trahison brutale, celle qui livre à l’ennemi le corps du chef, elle vit celle qui désavoue l’allié vaincu, qui renie ses sentiments et ses espérances.
Après Vercingétorix, les autres chefs assiégés se donnèrent [333] à leur tour, les armes furent apportées, et César opéra la mainmise du vainqueur sur tous les hommes et sur toutes les choses qui se trouvaient dans Alésia.
Il avait accepté, sans le dire peut-être expressément, que Vercingétorix servît de victime expiatoire aux deux principales nations. Car il se hâta de faire un triage parmi ses prisonniers: il réserva le sort des Arvernes et des Éduens, hommes et chefs, au nombre d’environ 20 000. Le reste des vaincus furent distribués comme esclaves entre les soldats de toute l’armée: le moindre combattant put avoir son captif.
Les Éduens et les Arvernes étaient prêts à tout pour recouvrer la liberté et quelque chose de plus. Par leur intermédiaire, César n’eut pas de peine à s’entendre avec leurs compatriotes de Gergovie et de Bibracte. Il se rendit chez les Éduens, il y reçut l’hommage public de leur peuple, il y accueillit les députés arvernes, qui se mirent à sa merci: j’imagine qu’Épathnact, «le très grand ami du peuple romain», était parmi ces derniers. Aux uns et aux autres il restitua leurs concitoyens pris dans les combats et lors de la reddition d’Alésia, renonçant à exercer sur eux et sur leur nation les droits de la victoire. Lui-même s’établit au Mont Beuvray, quartier général, pendant l’été, de la Gaule soulevée, et pendant l’hiver, de César vainqueur. À Rome, on remercia les dieux par vingt jours d’actions de grâces.
Les deux nations qui avaient dirigé la lutte se retrouvèrent dans la même situation politique qu’il y avait un an. Les Éduens redevinrent les alliés du peuple romain, et recouvrèrent leur clientèle et leur autorité dans la Gaule: César les inscrira à nouveau parmi les «cités fédérées» de l’Empire, à côté des Rèmes et des Lingons. Il déclarera les Arvernes une «cité libre», il ne toucha pas à son épée, consacrée aux dieux gaulois dans un de leurs [334] temples, et les anciens sujets ou rivaux de Vercingétorix purent se croire deux fois autonomes, parce qu’ils ne devaient ni l’obéissance à un roi ni le tribut au peuple romain.
Mais cette alliance entre Éduens et Romains, cette liberté des Arvernes étaient, l’année précédente, sinon réelles, du moins encore apparentes. Désormais, elles ne seront même pas précaires, et ces mots ne valent plus que comme les formules les plus élégantes de l’incorporation à l’empire.
À l’honneur de la Gaule, ce double exemple ne fut pas suivi par la majorité des tribus. Les survivants des amis de Vercingétorix étaient décidés à tenir encore. De nouveaux pourparlers s’engagèrent entre les chefs et entre les cités. — On répétait de plus en plus que César arriverait dans quelques mois au terme de son commandement; et, si les vaincus avouaient que toute lutte d’ensemble ne pouvait finir que par l’écrasement de la Gaule, ils espéraient encore venir à bout de leur adversaire en le forçant à disséminer ses légions: qu’on lève partout des armées, qu’on suscite la guerre sur tous les points, qu’on allume des incendies de toutes parts, et le proconsul, affamé et éperdu dans un pays saccagé, n’aura ni le temps, ni les troupes, ni les vivres nécessaires pour réduire à l’impuissance un ennemi insaisissable. Qu’il ne fût pas dit que la Gaule eût manqué de constance avant d’avoir manqué d’hommes. — C’était le meilleur des plans de Vercingétorix que reprenaient ses anciens auxiliaires: le Cadurque Lucter, le Sénon Drappès, l’Ande Dumnac, Gutuatr le Carnute, Sur l’Éduen, Comm l’Atrébate, [335] sans parler du chef des Bellovaques Correus et de l’Éburon Ambiorix, toujours vivant.
Quatre groupes de combattants se dessinèrent dans le cours de l’hiver.
Au Nord, dans le bassin de Paris, les Bellovaques, sur l’ordre de Correus, se levèrent en masse, et furent rejoints par les Ambiens, les Atrébates, les Calètes, les Véliocasses et les Aulerques: Belges et Celtes fraternisèrent. Comm apporta à cette armée l’appui de son expérience, et se chargea notamment de lui assurer quelques auxiliaires germains pour tenir tête à ceux de César. — Au Nord-Est, les Trévires, chez qui Sur s’était réfugié, firent leur paix avec les Germains, et acceptèrent leur concours: peu importait aux Transrhénans de combattre tour à tour les Romains et les Gaulois. De ce côté, Ambiorix avait encore reparu. — Au Centre, Dumnac assiégeait Poitiers, toujours fidèle aux Romains. Il avait une assez nombreuse armée, et se sentait soutenu par les Carnutes, les Bituriges et les peuples de l’Armorique. — Au Sud enfin, Lucter et Drappès organisaient la résistance dans les régions du Limousin et du Quercy, ce qui n’était pas sans danger pour la province romaine elle-même.
Les huit chefs que nous venons de citer, donnèrent, par leur persévérance, un démenti au jugement que César avait porté sur les Gaulois, et que d’ailleurs Alésia avait confirmé: «Toujours prêt à entrer gaiement en campagne, ce peuple faiblit dès qu’il s’agit de résister au malheur.» Ceux-là du moins, quoiqu’appartenant aux nations les plus diverses, surent imiter Vercingétorix, et demeurer fidèles à leur cause jusqu’à la prison ou à la mort.
Mais leur plan échoua. D’abord parce que les cités, comme les Bituriges avant le siège d’Avaricum, ne firent pas les sacrifices nécessaires. Ensuite parce que César ne donna pas aux chefs le temps de se concerter: débarrassé de Vercingétorix, il redevint ce «prodige de célérité» qu’admirait Cicéron.
Il rentra en campagne trois mois après la chute d’Alésia, le 25 décembre 52. Deux incursions rapides chez les Bituriges et les Carnutes décidèrent ceux-là à se soumettre, ceux-ci à se disperser. Gutuatr ne fut pas pris, mais César laissa deux légions à Génabum, et les conjurés du Centre et du Sud, Dumnac, Drappès et Lucter, furent séparés de Comm et de la ligue bellovaque.
César se tourna alors contre ces derniers. Comm, Correus et leurs alliés firent tout ce qui était humainement possible pour n’être point vaincus. Ils suivirent les leçons de Vercingétorix, ils rompirent avec toutes les habitudes de «la témérité barbare», choisissant pour leurs camps des positions imprenables, essayant d’affamer leur adversaire, fuyant les grandes batailles, évitant d’être bloqués, recourant même à d’assez bons stratagèmes. Mais à la fin le proconsul put les contraindre à combattre, c’est-à-dire à se faire vaincre, et Correus, ne voulant pas se livrer, s’arrangea de manière à se faire tuer. Comm échappa, ainsi que toujours, et il recula vers le Nord avec ses cavaliers, essayant peut-être de donner la main aux combattants de la Meuse et de la Moselle.
Ceux-ci eurent affaire tour à tour à César et à Labiénus. Le premier brûla et pilla une fois de plus le pays éburon: mais Ambiorix fut introuvable. Labiénus, [337] plus heureux que son proconsul, battit sérieusement les Trévires et les Germains, et s’empara des chefs, y compris Sur l’Éduen. Les rangs des patriotes s’éclaircissaient rapidement.
Les combats furent aussi nombreux et aussi graves au centre et au sud de la Gaule, où commandaient deux légats de César. — Celui de la Loire, le méthodique C. Fabius, procéda avec ordre. Il eut raison des troupes de Dumnac dans une bataille, montra les légions romaines une fois encore aux Carnutes, et reçut la soumission de l’Armorique. Mais lui aussi ne put saisir son principal adversaire: Dumnac s’enfuit très loin, et disparut au Nord-Ouest vers la fin des terres gauloises.
C. Caninius Rébilus, dans la vallée de la Dordogne, eut en face de lui les deux plus aventureux compagnons d’armes de Vercingétorix, Drappès et Lucter. Ils avaient réuni à eux les bandes fugitives, conçu l’audacieux projet de prendre l’offensive dans la Narbonnaise même, et d’y faire cette guerre de pillages et de vengeances que Vercingétorix avait tenté deux fois d’y soulever. Rébilus parvint à les entraver; ils gagnèrent alors Uxellodunum sur la Dordogne, avec la même dextérité que leur ancien chef s’était réfugié dans Gergovie.
Uxellodunum était imprenable de vive force. Pour n’avoir point à redouter un blocus, les deux chefs se hâtèrent d’y accumuler les vivres. Lucter pensait sans cesse au sort d’Alésia, qu’il avait failli partager: elle avait été vaincue autant par la faim que par les armes. Et, avec une continuité de confiance qui le distingue des autres Gaulois, il espérait, s’il échappait à la famine, échapper aussi aux Romains, et peut-être même, par la force de son exemple, décider la Gaule à résister jusqu’au départ de César. Par malheur, il se laissa vaincre par le légat et rejeter hors de la place. Drappès à son [338] tour fut battu et pris. Mais les défenseurs d’Uxellodunum ne se découragèrent pas, aussi tenaces que leurs chefs. Alors César arriva.
La marche de César, depuis la Meuse jusqu’à la Dordogne, marqua la Gaule d’une traînée sanglante. Chez les Carnutes, visités une troisième fois de l’année par les armées romaines, il put enfin, après une étonnante chasse à l’homme, mettre la main sur Gutuatr. Lui et ses légions avaient à tout prix besoin, pour être en règle avec les dieux de Rome, du corps de l’homme qui avait donné le signal de la lutte à toute la Gaule et à Vercingétorix lui-même. L’exécution du chef carnute fut faite en vue de toute l’armée, et il semble que César ait permis à chaque soldat de prendre un peu du sang de celui qui avait versé le premier sang romain. Il fut battu de verges par tous ceux qui se présentèrent, et il n’était guère plus qu’un cadavre quand on se décida à le frapper de la hache.
À Uxellodunum, César, ne pouvant recourir à la force ou à la famine, essaya d’un moyen plus sûr encore, la soif. Il bloqua par une terrasse l’accès de la principale source, il la capta ensuite par des conduits souterrains. Les défenseurs de la ville, se sentant, comme Vercingétorix dans Alésia, abandonnés par leurs dieux, se rendirent à César. Il leur fit couper les mains, et les renvoya, vivants et libres, et montrant par toute la Gaule leurs bras mutilés, signe indélébile de la vengeance du peuple romain. Drappès, qui était prisonnier, se laissa mourir de faim; Lucter fut pris par l’Arverne Épathnact, qui le livra à César.
Comm, Dumnac et Ambiorix restaient encore. Comm battit les routes jusqu’à l’hiver, harcelant les convois des Romains, espérant toujours amener quelque révolte et voir poindre quelque allié. Mais, quand il fut presque [339] seul, traqué de toutes parts, il parut se lasser et se rendre, assez habile d’ailleurs pour obtenir la vie et la liberté. Il finit par regagner davantage: car de tous les chefs gaulois que connut César, ce fut celui qui avait l’esprit le plus fertile en ressources. Il put s’évader de la surveillance où le tenaient les Romains; il s’embarqua pour la Bretagne; il échappa, par une dernière ruse, à la poursuite des vaisseaux ennemis que commandait, disait-on, César lui-même. Il trouva dans l’île quelques amis, y fut rejoint par des Atrébates, et réussit à fonder un peuple sur les bords de la Tamise, que son fils gouverna plus tard comme roi. Des survivants de la conjuration de 52, Comm fut le seul qui parvint à demeurer à la fois chef de tribu et libre de l’étranger. Dumnac et Ambiorix ne gardèrent l’indépendance qu’à la condition de se cacher, aux deux extrémités opposées de la Celtique, celui-là peut-être en Armorique, celui-ci en Flandre. La Gaule put encore offrir, dans ses plus lointains marécages, un inviolable asile aux derniers émules de Vercingétorix.
César resta au delà des Alpes un an encore. Mais il négligea ces derniers repaires de l’indépendance pour se consacrer tout entier à organiser et à pacifier sa conquête. Il avait épuisé la Gaule, dans ces huit années de guerre, par des massacres d’hommes et des ramas de captifs; il l’avait terrifiée, dans les dernières campagnes, par les exécutions d’Avaricum et d’Uxellodunum; il la contenait, depuis la chute d’Alésia, par la soumission des Arvernes et des Éduens: il passa l’année (50) à se la concilier par sa politique. Aussi, quand, à l’approche de [340] l’hiver, il la quitta pour ne plus revenir, personne ne bougea.
Derrière César, les légions s’acheminèrent à leur tour vers le Midi, et l’armée qui avait dompté la Gaule l’évacua pour chercher d’autres champs de bataille.
À ce moment-là, quelques Gaulois paraissent avoir souhaité une dernière aventure. Les bardes reprirent leurs lyres et chantèrent les gloires d’autrefois. Les druides immolèrent à leurs dieux de nouvelles victimes humaines. Prêtres et poètes, qui fournissaient à la Gaule indépendante ses moissons de poèmes et de sacrifices, perdaient avec la domination latine leur influence et leur gagne-pain: ils espéraient que les guerres civiles de Rome, en rappelant les légions, laisseraient place à la revanche celtique.
Mais ceux qui conseillèrent de telles illusions, étaient ceux qui n’avaient point à se battre, et leurs dieux ne suscitèrent aucun chef pour reprendre l’œuvre de Vercingétorix.
Ce renoncement à l’indépendance s’expliquait aussi par d’autres motifs que la lassitude, la crainte, ou le respect de César.
Tous ceux qui avaient survécu des Gaulois capables de monter à cheval et de paraître en rang de bataille, le proconsul des Gaules les appela à lui et leur montra des combats à livrer dans le monde entier. Ces hommes partaient toujours allègrement pour la guerre, et n’étaient timides que dans la détresse. Ils trouveraient, près de leur proconsul devenu dictateur, la certitude du butin et la joie de la lutte sans la crainte du lendemain.
[341] Avant même que la guerre civile éclatât, on disait à Rome (décembre 50), que César aurait sous ses ordres autant de cavaliers qu’il voudrait: la Gaule les lui donnerait sans compter. Il en fut ainsi. La première année (49), il fit venir en Espagne trois mille Gaulois, tous membres de la haute noblesse; et pour être sûr qu’ils répondissent à son appel, il les avait désignés un par un, tels qu’il les avait connus comme alliés ou adversaires: si on se demande où pouvaient être alors Viridomar et Éporédorix, qu’on ne les cherche pas ailleurs que dans le camp de César, préfets des cavaliers éduens auxiliaires du peuple romain. Il n’a pas besoin de fantassins gaulois, inhabiles à combattre chez eux et hors de chez eux; mais il envoie chercher les coureurs ligures, les piétons aquitains, et ces archers rutènes dont Vercingétorix lui a montré la valeur. Toutes ces troupes franchirent les Pyrénées, avec un long convoi de bagages et de chars, semblables à une nouvelle migration de Celtes.
César continua à drainer vers le Sud ce que les nouvelles générations de Gaulois fournissaient de meilleurs comme combattants. Il reçut des hommes sans relâche, et jusqu’à dix mille cavaliers. Il les promena à sa suite en Espagne, en Italie, en Grèce, en Égypte, en Afrique enfin. S’il y en eut quelques-uns qui répugnèrent à le servir, ils eurent la ressource de le combattre sous les ordres de Pompée ou de Labiénus, devenu l’ennemi de son ancien proconsul. Comme on les faisait marcher contre des chefs romains, leur amour-propre celtique était satisfait: en un sens, ils conquéraient le Capitole, et de plus, le Phare d’Alexandrie et les ruines de Carthage. Les poètes de chez eux ne célèbreraient jamais de plus longues équipées que celles où César les conviait; et les Gaulois eurent rarement un plus bel exploit à raconter que celui de la plaine d’Hadrumète, où moins de trente cavaliers [342] de leur race chargèrent et dispersèrent deux mille chevaux ennemis.
Ces chevauchées durèrent trois ans et prirent fin en Afrique (printemps de 46), quand on eut achevé le circuit de la Mer Romaine. Il se passa, dans les dernières rencontres, des faits mémorables. Les Gaulois de Labiénus et les Gaulois de César se trouvèrent en présence: durant les suspensions d’armes, ils se rapprochaient, et s’entretenaient en amis de leurs pensées communes; aux heures de combat, ils s’entre-tuaient dans une lutte fratricide qui rappelait les temps des Arvernes et des Éduens. Un jour, ils firent les uns des autres un formidable massacre, et César, survenu après la bataille, aperçut toute la plaine jonchée de cadavres gaulois, «corps merveilleux de beauté et d’une stature grandiose». De ces hommes, les uns l’avaient suivi à son départ de la Gaule, d’autres l’avaient rejoint à sa demande: et ils étaient morts pour défendre César ou Labiénus, comme leurs frères d’Alésia avaient péri pour les combattre.
Vercingétorix vivait encore. Si quelque bruit du dehors parvenait aux oreilles du prisonnier, il put apprendre toutes ces choses: — que les Gaulois, ses amis ou ses ennemis d’autrefois, ne se battaient plus que pour le compte du peuple romain; que leurs nations semblaient perdre jusqu’au souvenir des campagnes d’Avaricum, de Gergovie et d’Alésia; que ces batailles d’Afrique, où tant de Celtes périrent du fait de César, étaient comme le dernier épisode de la destruction de la patrie gauloise.
Cette même année, le dictateur, vainqueur de l’Afrique, [343] revint à Rome, et eut assez de loisirs pour triompher solennellement de tous les ennemis qu’il avait vaincus, à commencer par les Gaulois.
C’est à la glorification de leur défaite que fut consacrée la première journée de son triomphe (juin 46).
Dans le cortège, des écriteaux et des tableaux rappelaient au peuple ce qu’avait été la guerre des Gaules: trente batailles rangées, livrées en présence de César, 800 places prises de force, 300 tribus soumises, trois millions d’hommes combattus, un million de tués, un million de pris. Des hommes portaient les dépouilles précieuses, les armes des vaincus, l’or des temples, les bijoux des chefs. Et, derrière les victimes destinées aux dieux, la Gaule apparut elle-même, en la personne de Vercingétorix enchaîné.
Le dernier acte de son sacrifice s’accomplit le soir même. Il avait vu le triomphe de son vainqueur, il ne lui restait plus qu’à mourir. Au moment où le cortège, sortant du Forum, gravit les pentes du Capitole à la lueur des lampadaires que portaient quarante éléphants, le roi des Arvernes fut conduit dans la prison creusée au pied de la montagne sacrée; et pendant que César amenait ses autres victimes à Jupiter, Vercingétorix fut mis à mort[9].
TRANSFORMATION DE LA GAULE
Gallos Cæsar in triumphum ducit, idem in Curiam.
Suétone, Vie de César, LXXX.
I. Progrès de la patrie romaine. — II. Transformation des chefs. — III. Transformation des grandes villes. — IV. Transformation des grands dieux. — V. Le Puy de Dôme cent ans après Vercingétorix. — VI. Tentatives de révolte en 69–70: le congrès de Reims et la fin du patriotisme gaulois.
Ce jour-là, les Romains avaient chanté, sur le passage du dictateur: «Les Gaulois suivent le triomphe de César: mais il les mène ensuite siéger dans le sénat.» Ce qui n’était alors qu’une boutade populaire devint bientôt une réalité.
Il restait encore des témoins de la lutte qu’avait dirigée Vercingétorix: les familles des chefs qui avaient combattu avec lui; les villes qu’il avait armées et défendues contre César; les divinités dont il avait cru faire la volonté. Les deux générations qui suivirent sa mort, celles qui obéirent à Octavien Auguste (44 av.-14 ap. J.-C), virent ces témoins disparaître ou se transformer. Ces êtres gaulois ne furent plus seulement soumis à [345] Rome, mais romains d’apparence et d’intention. Les Celtes se préparèrent à aimer le peuple qui les avait vaincus, en copiant ses hommes, sa ville et ses dieux. Leur patriotisme romain naquit peu à peu de l’oubli des traditions gauloises.
Si quelques chefs s’agitèrent encore, ce fut chez les peuples qui avaient le moins dépendu du roi de Gergovie: les Bellovaques, les Aquitains, les Morins et les Trévires. Mais la noblesse des nations qui s’étaient confédérées à Bibracte, cherchaient, comme on disait à Rome, le chemin qui mène au sénat.
César ou Auguste donnèrent aux plus grands chefs le titre de «citoyens romains»: ils s’appelèrent désormais du nom de Julius et entrèrent ainsi dans la grande tribu des Jules, qui fournissait au monde une «famille divine». Dans leurs cités, ils administraient paisiblement leur peuple sous la surveillance du gouverneur provincial: ils ne tarderont pas à échanger l’appellation barbare de «vergobret» pour la qualité plus élégante de «préteur». Aux frontières, ils redevenaient chefs de guerre, et combattaient les Germains à la tête des hommes de leurs tribus; mais, officiers de Rome, ils prenaient le titre de «préfets» de la cavalerie: Rome leur avait ôté l’indépendance, elle leur laissait le pouvoir, orné d’un grade supérieur dans l’armée de l’empire. Comment résister à de telles séductions? Le fils ou le petit-fils d’Éporédorix l’Éduen, peut-être l’ancien ami du proconsul, porte les noms de Caius Julius Magnus, comme s’il ne valait dans le monde que par les noms de César ou le surnom du grand Pompée; il donne à son fils, [346] Lucius Julius Calénus, le surnom qui avait été celui d’un légat de César, et ce dernier héritier d’une vieille famille éduenne deviendra tribun militaire.
À voir ces hommes, sinon à les entendre, nul ne les distingue plus des descendants de sénateurs romains. Les nobles éduens avaient du goût pour la prêtrise et la passion de l’autorité: on prit chez eux le premier grand-prêtre qui fut chargé, au nom de la Gaule, de célébrer devant l’autel du Confluent lyonnais le culte de Rome et d’Auguste: et c’est par cette suprême dignité religieuse que les mieux nés ou les plus heureux de tous les Gaulois pourront terminer leur carrière militaire et civile.
Ils se gardaient bien, sur les monuments ou les tombeaux qu’ils se faisaient élever, de rappeler des souvenirs qui ne fussent pas romains. On a retrouvé près de Cahors la dédicace d’une statue élevée à un Lucter, descendant ou parent de ce Cadurque qui fut le meilleur collaborateur de Vercingétorix, et qui mourut peut-être avec lui, le jour du triomphe de César; elle porte ces mots, en langue romaine: «À Luctérius, fils de Luctérius, qui a rempli tous les honneurs dans sa patrie, qui a été prêtre de l’autel d’Auguste au Confluent, la cité des Cadurques reconnaissante a élevé cette statue.» À quinze lieues de là, Uxellodunum, où son ancêtre avait armé les Cadurques contre César, n’était plus qu’une ruine abandonnée: mais, dans la nouvelle résidence assignée au peuple, les noms et les titres de Luctérius s’étalent en formules latines sous une statue drapée de la toge romaine.
Car les grandes villes gauloises de montagne, comme Uxellodunum, Alésia, Bibracte, Gergovie, avaient été [347] désertées pour des séjours plus abordables et plus pacifiques; puissamment assises sur des roches en partie inaccessibles, elles inquiétaient Rome par ce qu’elles valaient et par ce qu’elles rappelaient: Alésia et Uxellodunum n’avaient été prises que par la faim ou la soif, Bibracte et Gergovie étaient demeurées inviolables. Elles cessèrent, peu d’années avant l’ère chrétienne, d’être des capitales de peuples et des refuges de tribus.
Alésia descendit de son plateau pour s’installer dans un repli de la montagne. Les Éduens quittèrent l’escarpement du Beuvray, et s’établirent, au delà de l’Arroux, sur les pentes gracieuses et mollement inclinées des collines autunoises. Les Arvernes remplacèrent leur triste donjon de Gergovie par les terres grasses et ondulées du nord de l’Artières. Des villes neuves furent bâties près des plaines, à mi-coteau, pour servir de capitales aux grandes nations de la Gaule: Augustodunum ou Autun, Augustonémétum ou Clermont. Car, pour leurs nouvelles cités, Éduens et Arvernes acceptèrent des appellations nouvelles, et ces noms, comme ceux de Caius ou de Julius que portaient les nobles, étaient des «marques de dépendance». Augustodunum, c’est «la ville-forte d’Auguste», Augustonemetum, c’est «le bois sacré d’Auguste». Pendant que les chefs entraient dans la clientèle impériale, les villes prenaient l’empereur comme fondateur éponyme.
Les dieux, au contraire, ne sortirent pas de leurs sanctuaires: ils se transformèrent sur place, aussi rapidement que les hommes. Déjà, et même avant Vercingétorix, ils avaient dans leur caractère et leur attitude [348] quelques traits de ressemblance avec les dieux de la Grèce et de Rome. Quand César parle de Bélénus et de Teutatès, il les appelle, à la Latine, Apollon et Mercure. Ils lui paraissent si voisins des dieux publics du peuple romain, qu’il se plaît à ne point distinguer les uns et les autres: comme s’il voulait montrer aux Gaulois qu’adorant des divinités semblables à celles de Rome, ils pouvaient bien obéir à son proconsul. De fait, pendant la guerre de l’indépendance, les patriotes ont pu croire que leurs dieux s’entendaient avec Rome: c’est la divinité, disaient-ils, qui aidait les légionnaires à construire leurs formidables engins de siège; c’est elle qui a trahi Uxellodunum.
Les divinités celtiques, pas plus que celles de l’Italie et de la Grèce, n’avaient la haine tenace. Elles étaient faites à l’image d’Éporédorix et de Diviciac. Elles ignoraient l’âpre obstination des dieux sémitiques, la folie courageuse des patrons d’Hasdrubal et de Barcochébas, le tempérament irréductible de Iahvé. Dès les temps de Vercingétorix et de Lucter, Bélénus et Teutatès s’estompaient dans le crépuscule en prenant peu à peu une forme latine, tandis que les deux grands chefs se dressaient, toujours en armes, sur les hauts lieux de leur patrie.
Les Gaulois, une fois soumis, affublèrent de titres romains plus volontiers encore leurs dieux que leurs familles et leurs villes. Le nom de Bélénus fut rapidement oublié pour celui d’Apollon. Les divinités des montagnes et des sources arvernes se dissimulèrent sous la protection de Jupiter ou de Mars. Le principal dieu gaulois changea, de gré ou de force, son nom de Teutatès en celui de Mercure; et, ce qui fut plus grave, il reçut un à un les attributs du dieu gréco-romain, le pétase et le caducée, la bourse et les talonnières, l’élégance et la jeunesse.
Ne disons pas que Teutatès fut chassé par Mercure de [349] son sanctuaire. Ce qui se produisit fut tout différent. Les peuples continuèrent à visiter les mêmes temples, à gravir les mêmes sentiers qui conduisaient aux sommets consacrés; ils n’eurent pas à modifier leurs habitudes de prières et leurs chemins de dévotions; et ils ne trouvèrent pas subitement un dieu romain à la place du dieu celtique. Ce fut celui-ci qui se transfigura par degrés, qui se perfectionna, comme un fils de Gaulois sous les leçons des rhéteurs latins.
Au temps de Néron, un siècle après la chute d’Alésia, la Gaule avait à peu près fini sa transformation extérieure: je ne parle, bien entendu, que de la noblesse, des grands dieux, et des villes capitales.
Nulle part, alors, on n’avait une impression plus nette et plus forte de ce qu’elle était devenue, qu’en s’arrêtant au sommet du Puy de Dôme, et en contemplant l’horizon arverne, celui sur lequel s’était si souvent posé le regard de Vercingétorix. — La vieille montagne, autrefois l’asile redouté d’une divinité aux rites sanglants, est maintenant la résidence d’un dieu à la figure accorte et à l’humeur hospitalière, dont la statue colossale rayonne au milieu des bigarrures des marbres précieux. Dans la plaine prochaine, Augustonémétum ou Clermont apparaît avec ses temples au fronton grec et ses statues en toge romaine. Et en face de la cité nouvelle, se dresse, solitaire et farouche, le mont désert de Gergovie.
Qu’après cela, l’occasion s’offre à la Gaule de reconquérir sa liberté: on peut être sûr qu’elle ne la saisira pas.
Au milieu des désordres qui accompagnèrent la mort [350] de Néron (69), l’empire romain parut entièrement disloqué, et le symbole même de sa grandeur, le Capitole, s’effondra dans l’incendie. Comme au moment des guerres civiles qui avaient suivi le départ de César et le passage du Rubicon, les bardes se remirent à chanter ou les druides à prophétiser: «Même après la bataille de l’Allia», disaient-ils, «le Capitole était resté debout, et l’empire de Rome avec lui: le voilà tombé maintenant, les dieux ont allumé son incendie comme un signal de leur colère, comme un présage pour assurer aux nations celtiques la conquête de l’univers.» Quelques chefs, s’enthousiasmant à leur tour dans la verve de leurs entretiens, crurent à l’avènement de «l’empire des Gaules»; ils s’écriaient, imitant Vercingétorix après Avaricum, que «leur race, lancée sur le monde, ne s’arrêterait plus qu’au gré de sa volonté»: et ceux qui entendaient ces harangues croyaient et applaudissaient (70).
Mais chants de poètes, prophéties de prêtres, propos d’exaltés, n’étaient plus alors que de vains bruits, l’écho vague et inconscient des choses d’autrefois. Ni les peuples ni les dieux de la Gaule ne comprenaient le sens de ces grands mots.
La prudence revint aussi vite que la folie. Un conseil général se réunit à Reims, pour délibérer «sur la paix ou la liberté»: la liberté celtique ou la paix romaine. Mais ce congrès ne ressemblait que par son titre et par le nombre des chefs à celui du Mont Beuvray. Tout y était d’aspect romain. La plupart, et peut-être la totalité de ces hommes, étaient citoyens, et portaient des noms latins. La ville où ils siégeaient, librement étendue dans la plaine, était une cité moderne, et ne connaissait plus que les dieux nouveaux, Mercure, Rome et Auguste. Enfin, les paroles qui furent prononcées montrèrent que les âmes avaient changé comme l’extérieur.
[351] Un délégué trévire s’éleva avec violence contre l’empire romain. Un chef rémois lui répondit, en célébrant les bienfaits de la paix et les avantages de la soumission. L’assemblée loua les intentions du Trévire et adopta les sentiments du Rémois.
Ce qui l’inquiéta le plus, ce fut l’incertitude du lendemain: «Si l’on se levait contre Rome, à quelle nation reviendrait l’honneur de commander? Si l’on remportait la victoire, quelle ville serait la capitale du nouvel empire?» Il y eut même des chefs qui, dans le cours des débats, affirmèrent les droits de leur peuple au principat de la Gaule, comme avaient fait les Éduens avant l’assemblée du Mont Beuvray.
Cela suffit pour décider le congrès de Reims à faire une déclaration de fidélité au peuple romain. Par crainte d’une hégémonie celtique, les Gaulois préférèrent l’égalité dans la dépendance, et ils attendirent avec respect les ordres du légat de Vespasien.
Les rivalités qui avaient assuré la victoire de César subsistaient toujours en Gaule; mais il n’y restait plus aucun des sentiments qui avaient inspiré Vercingétorix.
Bordeaux, 25 novembre 1900.
Les monnaies de Vercingétorix[11].
La plus ancienne monnaie connue de Vercingétorix a été découverte en Auvergne vers 1837[12]. Plusieurs autres ont été trouvées en 1852, sur le territoire de Pionsat[13]. Une autre provient des environs d’Issoire[14]. On en a rencontré une dans les fouilles des abords d’Alésia[15].
[354] Aujourd’hui le Cabinet des Médailles possède neuf pièces au nom de Vercingétorix[16]. D’autres collections, municipales[17], publiques[18] ou particulières[19], en possèdent un petit nombre. Je serais étonné si l’on en connaissait plus d’une vingtaine[20].
Les pièces de Vercingétorix forment deux groupes distincts, si on examine la tête figurée au droit.
Sur la plupart des pièces, c’est une tête nue, imberbe, jeune, aux cheveux bouclés. On y voit d’ordinaire la figure d’un Apollon[21]. Mais il n’est pas impossible, comme le pensait autrefois de Saulcy[22], qu’on ait voulu représenter Vercingétorix lui-même, avec les traits idéalisés, ou, si l’on préfère, théomorphisés.
Sur un très petit nombre de ces pièces, la figure paraît davantage celle d’un homme[23]. Elle est coiffée d’un casque ou d’une calotte à côtes; le cou est orné d’un collier[24]. Si l’on cherchait la physionomie véritable de Vercingétorix, ce sont ces pièces qu’il faudrait, peut-être, étudier de près.
[356] Au revers, on trouve figurés, avec des groupements différents: le cheval au galop, qui est constant; l’amphore, constante également; le croissant et le ᔕ couché, qui se partagent les pièces comme troisième attribut.
Les légendes, plus ou moins complètes, comportent, presque toutes l’orthographe VERCINGETORIX; un très petit nombre, VERCINGETORIXIS[25].
Sur le style de ces pièces, voici ce que veut bien m’écrire M. de La Tour[26]: «Les monnaies de Vercingétorix sont en bon or jaune. La frappe a été hâtive, grossière; les flans sont irréguliers; les tranches, éclatées. Le style est mauvais, si on le compare à l’art romain de la même époque; il est très bon si on le compare à celui des œuvres barbares. L’exécution, malgré sa rudesse et son âpreté, n’est pas sans caractère et sans une certaine ampleur. Cette monnaie forme, avec les autres monnaies frappées à la même époque par les Arvernes, un groupe fort homogène comme style, métal et frappe. Le cheval, d’une belle allure et très caractéristique, se retrouve sur les monnaies d’argent du même peuple arverne; mais celles-ci sont exécutées avec moins de soin encore que les monnaies d’or, les flans sont très grossiers et ne portent chacun l’empreinte que d’une portion de coin[27].»
Bourges.
Bourges a été, sinon de toutes les villes de la Gaule, du moins de toutes celles qu’a connues César, le type le plus achevé de l’oppidum palustre, comme Paris, de l’oppidum fluvial.
En dépit des remblais que vingt siècles ont jetés sur ses abords, malgré la construction des faubourgs du Nord, il est aisé, aujourd’hui encore, de se rendre rapidement compte de l’origine et du caractère topographiques de la cité d’Avaricum. Elle est demeurée ce qu’elle était au temps de César, «une presqu’île de marécage», prope ex omnibus partibus flumine et palude circumdata[29].
On arrive d’ordinaire à Bourges par la ligne de Vierzon, en remontant l’Yèvre (la rivière, flumen, dont parle César[30]). Il n’est point rare que toute la plaine, large d’un kilomètre, qui s’étend entre la voie ferrée, le lit de l’Yèvre et le canal, soit entièrement recouverte d’eau: c’était le cas lorsque j’ai visité Bourges, au mois de mars, précisément le mois où fut assiégé Avaricum. — Aux approches de Bourges, le marécage qu’est cette plaine a été rétréci peu à peu par les progrès de la ville [359] depuis le XIIe siècle: il n’en est pas moins fort visible. Il suffit de regarder du haut des trois levées qui portent l’avenue de la Gare (celle-ci moderne) et les deux routes d’Orléans et de Paris (et ces deux dernières sont sans doute les héritières de longi pontes antiques[31]). — Au delà vers l’Est et en amont sur l’Yèvre, les marécages s’élargissent de nouveau. Ils bloquent ainsi tout le nord de Bourges, stagnant le long de la rivière sur une étendue de plusieurs kilomètres. De là, impossibilité pour César d’investir la ville, circumvallare loci natura prohibebat[32].
C’est au nord des marécages que campa Vercingétorix, dans la direction de la vieille et célèbre route romaine de Bourges à Sancerre (chemin de Jacques Cœur[33]). Comme César campa au Sud, le roi des Arvernes fut séparé de lui par une longue et large bande de palus, et il put demeurer en relation constante, à travers elle, avec les Gaulois assiégés[34]. Ces mêmes marécages, en cas d’évacuation de la ville, permettaient aux gens d’Avaricum de gagner à temps le camp gaulois, en retardant leur poursuite immédiate: Palus, quæ perpetua intercedebat, Romanos ad insequendum tardabat[35].
À l’Ouest et au Sud-Ouest, une autre ligne de marécages [360] se détachait de la première, obliquement, pour suivre la vallée de l’Auron. On reconnaîtra la place qu’ils occupaient, en regardant les quartiers bas du haut et à l’ouest de la place Séraucourt.
Entre ces deux lignes, s’avance et s’avançait du Sud-Est, comme un promontoire, la colline sur laquelle était bâti Avaricum. Elle ne tenait donc à la terre ferme que par l’isthme marqué aujourd’hui par la place Séraucourt et par la route de Moulins ou rue de Dun-sur-Auron: Eam partem oppidi quæ, intermissa a flumine et a paludibus, aditum angustum habebat, dit César d’une part[36], et, de l’autre: Unum habeat et perangustum aditum[37]. «Très étroit» est peut-être exagéré; «étroit» suffisait, car l’isthme ou le col devait avoir, à la base[38], environ 500 mètres, à peu près la largeur de la colline et de la ville.
⁂
Dans Bourges même, et peu de villes françaises offrent à un degré égal cet avantage historique, il est possible de reconnaître assez vite et de suivre exactement le pourtour de l’enceinte romaine du IVe siècle, lequel était sans doute, à peu de chose près, le même que celui de l’enceinte gauloise assiégée par Jules César: car l’isolement de la ville au milieu de ses marécages ne put permettre deux tracés trop différents[39].
[361] La ligne des remparts est marquée, du côté des marais, par les rues de Bourbonnoux, Mirebeau, des Arènes et Fernault; du côté de la terre ferme, par l’esplanade Marceau (Saint-Michel): sur ce dernier point, l’oppidum gaulois commençait exactement là où commence aujourd’hui la ville proprement dite, à l’entrée de la rue Moyenne et de l’avenue Séraucourt. Le pan de mur gallo-romain, en briques et petit appareil, que l’on voit de ce côté, encastré dans la muraille de la terrasse de la Caserne, est l’héritier de la courtine de pierres et de bois décrite dans les Commentaires[40]. Et, à quelques mètres près, les entrées de ces deux rues correspondent, je crois, à deux portes de l’enceinte gauloise[41].
C’est en face de ces deux portes, c’est-à-dire de ces deux rues, que campa César, peut-être sur la hauteur du faubourg du Château, à 500 mètres environ de la vieille ville et de la rue Moyenne[42].
Il décida d’attaquer la portion du rempart que regardait son camp, c’est-à-dire celle qui longeait l’Esplanade et qui était comprise entre deux portes (entrées de la [362] rue Moyenne et de l’avenue Séraucourt). Il ordonna d’élever, contre ce secteur, l’agger ou la terrasse d’approche. Cette terrasse devait avoir, en largeur ou en façade, 330 pieds ou 97 mètres[43]: ce qui correspond assez exactement au front de l’Esplanade, mesuré entre ces deux rues[44].
Autrefois, sans aucun doute, le dos d’âne marqué aujourd’hui par la rue de Dun-sur-Auron et la place Séraucourt n’existait pas, et il y avait là, tout au contraire, un col en contre-bas à la fois de la ville et du faubourg du Château[45]. Mais des amoncellements de décombres et des travaux de voirie ont exhaussé ce quartier, et l’ont mis à peu près de niveau avec le reste de la ville. Aussi, pour se figurer l’état des lieux avant l’arrivée de César, faut-il enlever par la pensée quelques mètres de profondeur au terrain situé entre la Caserne de la Ville et le faubourg du Château[46].
Mais, par là même, l’exhaussement actuel de l’Esplanade, de la place Séraucourt et de la rue de Dun-sur-Auron nous permet de comprendre ce qu’était la terrasse bâtie par César. C’était une construction compacte de bois, d’osier et de terre, qui ne devait pas différer sensiblement, comme aspect et comme forme, de la levée de terrains d’emprunt qui porte aujourd’hui ce quartier. Cette levée n’est assurément pas l’agger romain; il a disparu après le siège. Mais elle lui ressemble, et elle rend à la voirie moderne les mêmes services que la chaussée de César rendit aux assiégeants: elle met de plain-pied la ville et le faubourg du Château, Avaricum et le camp romain[47].
[363] Représentons-nous maintenant la chaussée de César s’arrêtant là où commence aujourd’hui la ville proprement dite, à la Caserne. Elle a 330 pieds de largeur, c’est-à-dire qu’elle finit un peu à droite de la rue Moyenne, un peu à gauche de l’avenue Séraucourt[48]. En face d’elle s’élève le mur gaulois, percé de deux portes, à l’entrée de l’une et de l’autre de ces rues[49]. Chacune de ces portes est encadrée de tours, probablement plus hautes que les autres. Sur la terrasse des assiégeants, deux tours ont été élevées, faisant face chacune à une porte et aux tours de cette porte[50]. — Quand les assiégés opèrent leurs sorties, ils se répandent, en dehors de ces deux portes, sur les flancs des tours romaines: Toto muro clamore sublato, duabus portis ab utroque latere turrium eruptio fiebat[51]. Dans l’ouverture de chaque porte, des groupes d’hommes préparent et font passer les matières inflammables destinées à la tour qui leur fait [364] face: Quidam ante portam oppidi Gallus per manus sebi ac picis traditas glebas in ignem e regione turris projiciebat[52]. — C’est une de ces deux tours romaines enfin qui, agrippant une des tours gauloises de porte, permit aux assiégeants d’aller à l’abordage et de terminer l’assaut[53].
Gergovie.
L’histoire des recherches provoquées par le siège de Gergovie prouve que, sur bien des points, la science moderne est faite d’ingratitude ou d’oubli. On répète sans cesse que les fouilles de Napoléon III et de M. le colonel Stoffel ont fixé l’emplacement des camps romains et des lieux d’attaque: elles n’ont fait que confirmer (et c’est d’ailleurs un très beau résultat) ce qu’avaient supposé, sans autres ressources que leur intelligence, les érudits d’autrefois. — Regardez la carte du siège dressée en 1859 par von Gœler: le grand camp est entre Orcet et le lac (desséché) de Sarlièves, le petit camp est à La Roche-Blanche, la caponnière entre eux deux[55]: c’est-à-dire que tous ces ouvrages sont aux points précis où, trois ans plus tard, on allait chercher et retrouver leurs traces[56]. — Un siècle [366] plus tôt, l’ingénieur bourguignon Pasumot[57] donnait à César, à peu de chose près, les mêmes positions: il lui faisait établir son grand camp sur les bords de l’Auzon[58], son petit camp à La Roche-Blanche, et il reconstituait sur place la terrasse, le camp extérieur et les positions des Gaulois avec une précision et une exactitude auxquelles les modernes n’ont ajouté que fort peu[59]. — Enfin, [367] deux siècles auparavant, en 1560, Simeoni, tout en étendant hors de toutes proportions les lignes de Jules César, avait bien expliqué la marche générale des opérations du siège[60], et retrouvé le vrai point de l’attaque romaine, le revers méridional du plateau de Gergovie[61]. Ce qui était la première chose à résoudre, et celle d’où dépendent toutes les autres questions.
⁂
I. — Toute étude sur le siège de Gergovie doit en effet commencer par l’examen de la place et des conditions d’une attaque par escalade. Suivons le rebord du plateau, c’est-à-dire la ligne que devaient occuper les remparts et les portes, et regardons sur les flancs de la montagne[62].
Au Nord, vraiment, la pente est trop raide pour que César ait risqué sur elle trois légions[63]. C’est tout au [368] plus si, dans la direction de la fontaine de Fontmort, les Gergoviens ont pu établir un sentier et une porte.
À l’Est, l’escarpement est encore plus dur. Je ne comprends pas comment César a pu confier aux Éduens la tâche de menacer sur ce point les assiégés «par une autre montée», ab dextra parte alio ascensu[64]. S’il a prétendu inquiéter les Gaulois par cette diversion, ceux-ci ont dû rire en voyant leurs adversaires, hommes ou chevaux, au pied de ces roches et de ces ravins. Si les Éduens ont apparu sur le flanc Sud de la montagne presque à la fin du combat, c’est parce qu’après avoir cherché partout, à l’Est et au Nord, une montée commode, ils se sont décidés à revenir par les sentiers de mi-côte, du domaine de Prat au domaine de Gergovie et de là au village[65], et ils ont dû se présenter assez brusquement, par le tournant S.-E. de la montagne.
C’est par le Sud au contraire qu’on monte d’ordinaire aux terres du plateau. Là se trouve, outre les moindres sentiers, le chemin traditionnel des villageois[66]. Gergovie devait avoir, par là, à l’extrémité de ce chemin, sa porte ou ses portes principales[67]. Si le plateau de Gergovie appartient, aujourd’hui et de mémoire d’homme, aux paysans et à la commune de La Roche-Blanche, si la seule agglomération de maisons que porte la montagne [369] est située sur son flanc méridional[68], c’est parce que la voie d’accès du sommet était sur ce côté. — Sur tout ce versant de Gergovie, vous remarquerez, en contre-bas, une longue terrasse de largeur variable, formant une sorte de palier qui interrompt et coupe la descente: c’est là qu’étaient campés les Gaulois, dans des camps fort rapprochés l’un de l’autre. Au rebord extérieur de ce vaste gradin, à l’endroit où recommence la descente rapide, se trouvait le mur de six pieds qui fermait les camps[69]. Cette terrasse était assez plane pour que les chevaux pussent y trotter, témoin celui qui emporta Teutomat dans sa fuite[70]. — Enfin, regardez plus loin, et vous apercevrez les terres basses que traverse l’Auzon, et où César plaça ses camps: le grand camp à votre gauche, sur le mamelon au delà de la grande route et des maisons du Petit-Orcet, le petit camp en face, sur La Roche-Blanche. Ils sont assez près de Gergovie pour que les Gaulois aient pu suivre les mouvements de troupes sans distinguer l’espèce des combattants[71]. [370] C’est dans ce bas-fond qu’ils ont aperçu les prétendus cavaliers romains, se dirigeant à droite vers les hauteurs de Risolles en contournant La Roche-Blanche et le Puy de Jussat de différents côtés[72]; c’est là qu’ils virent la légion de l’attaque feinte, après avoir remonté la vallée entre Gergovie et La Roche-Blanche, tourner à sa gauche, descendre dans le ravin et disparaître dans les bois, derrière le Puy de Jussat[73].
Enfin, on finira cette promenade circulaire en s’arrêtant, à l’Ouest, sur l’arête du col des Goules, entre le plateau de Gergovie et les hauteurs de Risolles[74]. Il suffira de regarder ce col et ses abords pour être frappé de l’exactitude de la description faite par César: Dorsum esse ejus jugi prope æquum, sed hunc silvestrem et angustum, qua esset aditus ad alteram partem oppidi[75]. Seuls, les bois manquent aujourd’hui à cette description: encore apercevons-nous les vestiges de la forêt gauloise dans les flancs boisés du ravin de Romagnat. — Comme au temps de César, c’est le seul point (avec le côté du village) par où l’on aborde d’ordinaire aujourd’hui le plateau de Gergovie. — C’était, évidemment, le secteur le plus faible des lignes de défense. Quel que fût le système de l’attaque, elle ne se serait jamais mieux faite que par là. L’escalade? elle n’était pas impossible sur ce point, puisqu’on a pu y établir, en 1861, la seule route carrossable qui conduit au plateau, et puisque les Gaulois, au bruit et à la nouvelle de l’assaut, ont pu revenir par là au galop de leurs chevaux[76]. La terrasse d’approche? elle [371] pouvait, à la rigueur, être bâtie sur ce col. Le blocus[77]? la possession du col était essentielle pour l’établir, puisqu’il commande à la fois les vallons de l’Artières au Nord et de l’Auzon au Sud; de ce col partent au Sud le ravin de Macon (vers La Roche-Blanche), et au Nord celui de Romagnat, ravins qui étaient tout désignés pour former le tracé des lignes d’investissement qui couperaient la montagne et joindraient les deux vallons. Vercingétorix s’est très nettement rendu compte de tout cela, et, quand il a vu César s’emparer de La Roche-Blanche et s’approcher par là du col des Goules, il s’est hâté d’occuper les hauteurs de Risolles, qui le dominent, et d’y bâtir une muraille avancée pour protéger les abords du col: Vehementer huic illos loco timere, nec jam aliter sentire, uno colle ab Romanis occupato, si alterum amisissent, quin pæne circumvallati atque omni exitu et pabulatione interclusi viderentur[78].
II. — Descendons dans la plaine pour étudier les campements romains.
Le grand camp était placé sur la colline de la Serre[79], vaste mamelon à l’est et près de la grande route, au nord-est des maisons du Petit-Orcet. Il y avait là de l’espace[80], de l’eau, une surface aplanie[81], on dominait la plaine, et on apercevait assez bien quelques pentes principales du flanc Sud de Gergovie. — Il est vrai que [372] les Gaulois surveillaient le camp mieux encore qu’ils n’étaient observés par lui[82].
Au pied de ce camp, entre la grande route, l’Auzon et la montagne de Gergovie, s’étend une vaste plaine en forme de triangle[83]: c’est celle où ont eu lieu les combats de cavalerie[84], et où César a espéré vainement attirer toute l’armée gauloise en lui offrant la bataille le lendemain et le surlendemain de l’assaut. Je suppose qu’il plaça ses légions ces jours-là sur le mamelon du Puy de Marmant, idoneo loco[85], dit-il, c’est-à-dire sur une hauteur légère et facile[86].
César établit son petit camp à La Roche-Blanche[87]. Cette hauteur offre un plateau assez vaste pour recevoir deux légions et même davantage; elle est exactement en face de la principale porte de Gergovie, et à la base de la montagne, e regione oppidi sub ipsis radicibus montis; elle commande le cours de l’Auzon et les gras pâturages qui bordent la rivière: elle est isolée de toutes parts, et suffisamment escarpée pour mériter les deux épithètes que César lui donne, egregie munitus atque ex omni parte circumcisus[88]. — C’est de La Roche-Blanche que le proconsul, [373] un matin, aperçut, en face de lui, les pentes de Gergovie vides de soldats: Animadvertit collem, qui ab hostibus tenebatur, nudatum hominibus, qui superioribus diebus vix præ multitudine cerni poterat[89].
Enfin, entre le grand et le petit camp, s’allongeait le double fossé romain, qui devait suivre, à peu près, la route de voitures du Petit-Orcet à Donnezat[90].
III. — L’attaque eut lieu par le côté Sud. Son point de départ fut le petit camp de La Roche-Blanche [91]. C’est [374] donc au rebord septentrional de cette colline qu’il faut se placer pour commencer l’étude du combat. C’est de ce point que César donna le signal, que partirent les trois légions de l’assaut, que se formèrent les cohortes de réserve de la Xe légion.
Comme il y eut environ 12 000 hommes d’engagés, l’escalade eut lieu, droit vers le plateau, sur un assez grand nombre de points, à gauche et à droite des chemins actuels. Je crois cependant que le gros des assaillants a dû suivre la route qui traverse le village et qui par une courbe appuie vers l’Ouest, de manière à arriver avec moins de fatigue à la porte principale[92]. Le mur du boulevard franchi, la terrasse et les camps occupés, un centurion de la VIIIe attaque cette porte[93].
Pendant que les trois légions arrivaient sur la terrasse, César et la Xe descendaient lentement dans le vallon qui sépare La Roche-Blanche et le mont de Gergovie. Arrivé au bas (peut-être à l’endroit appelé les Quatre-Viats, c’est-à-dire le carrefour des noyers à l’angle N.-E. de La Roche-Blanche), César put voir, plus nettement que sur la colline, le danger que couraient ses 12 000 hommes, comme perdus au milieu des rochers, et déjà menacés peut-être par les Gaulois accourant de l’Ouest. Il fit alors faire la sonnerie de retraite, et arrêta la Xe légion. — Il nous dit que les légionnaires de l’assaut ne l’entendirent pas, quod satis magna valles intercedebat[94]: ce ne peut être que la vallée où il se trouvait lui-même, assez large pour amortir le son, surtout étant donné le bruit simultané du combat et des clameurs gauloises.
[375] Le danger devenu plus grand par l’arrivée des Gaulois (venus de l’Ouest, le long du plateau), César changea alors les positions de ses légions de réserve. — La XIIIe (en partie seulement) sortit du petit camp et se plaça sub infimo colle. C’est évidemment le pied de La Roche-Blanche. Comme César ajoute qu’elle fut disposée de manière à menacer les ennemis ab latere dextro[95], s’ils s’avançaient jusque-là, elle dut occuper tout le fond de la vallée entre La Roche-Blanche et Gergovie, depuis le carrefour des Quatre-Viats jusque vers le ravin du N.-O.: elle forma une ligne presque parallèle à la droite des sentiers descendant de Gergovie, que les ennemis allaient suivre[96]; elle remplaça donc la Xe légion dans le fond de la vallée, mais en appuyant sur la gauche. — Quant à la Xe, César nous dit seulement qu’ «elle s’avança un peu», s’arrêta ensuite, et que du point où elle était placée, César, qui la commandait, attendit l’issue du combat[97]. Il faut donc chercher ce point assez près des Quatre-Viats et du fond de la vallée; il faut le placer à un endroit d’où le proconsul pouvait à la fois suivre les détails de la bataille sur la montagne et les mouvements de la plaine; de plus, comme il dira plus loin qu’il quitta cette position pour un terrain «un peu plus favorable», paulo æquiore loco, c’est-à-dire plus plan, il faut que cette position ait été sur quelque pente assez rude. C’est ce qui m’a décidé à faire marcher et monter [376] la Xe légion vers le N.-E., et à l’arrêter sur le flanc du contre-fort qui avance au S.-E. du village, à l’endroit où passe le chemin rapide et direct de Donnezat à l’hôtel Mezeix[98]. De ce point (au-dessous de la croix qui est à l’entrée du village), en effet, on a une vue très nette de toute la zone occupée par les Romains et de tous les flancs et ravins méridionaux de Gergovie, et surtout de ceux qui avoisinent les principaux sentiers. — J’ajoute que, sur ce point, César donnait à la fois la main à la XIIIe et aux Éduens, qui arrivaient à la hauteur du domaine de Gergovie: il était au centre de la ligne courbe qui couvrait la retraite, et prêt à recevoir fugitifs ou Gaulois, descendant vers les camps par les chemins qui se réunissent au village.
La débandade des Romains ayant commencé à la vue des Éduens survenant vers leur droite, les deux légions de réserve prennent une troisième position. — De la Xe, César dit: Pro subsidio paulo æquiore loco constiterat[99]: elle s’avance donc au-devant des fugitifs, elle monte dans la direction du village, elle rencontre alors un espace plus large, un terrain moins escarpé, un sol plus nivelé; c’est, je crois, l’endroit occupé aujourd’hui par la partie basse du village[100]. — La XIIIe se plaça derrière la Xe pour la soutenir, sur un terrain «plus élevé» que celui où elle s’était arrêtée d’abord, c’est-à-dire que le vallon du nord de La Roche-blanche. Puisque la Xe [377] s’est avancée et que la XIIIe va se trouver derrière elle, cette dernière n’a pu se poster que sur la croupe dont nous parlions tout à l’heure, et où elle a remplacé la légion de César. — À ce moment l’armée romaine de réserve, au lieu de former, si je puis dire, une ligne de front, forme une ligne de profondeur. Elle s’échelonne le long de la route de Gergovie à Donnezat, prête à recevoir le choc d’en haut.
Les fuyards, pressés surtout par le N.-O., d’où arrivent les Gaulois, descendent vers le village, rencontrent les réserves, et les trois groupes, les légions débandées, la Xe, la XIIIe, reculent lentement jusque dans la plaine, où elles se forment en rang de combat: Legiones ubi primum planiciem attigerunt, infestis contra hostes signis constiterunt[101]. Cette plaine est, selon moi, celle qui précède Donnezat au Nord, et où aboutit le chemin dont nous venons de parler[102].
Je ne présente cette théorie du combat que comme la série d’hypothèses qui, à l’étude des lieux et à la lecture de César, m’a le moins déplu. Je ne cache pas qu’elle peut être critiquée. — Le champ de la bataille se trouve un peu rétréci, elle évolue seulement autour du chemin du plateau au village, et du village à Donnezat[103]: mais songeons qu’il n’y eut que 20 000 Romains d’engagés, et presque tous dans un corps-à-corps, et que César avait tout intérêt à ramasser ses troupes. — Les légions sont constamment éloignées du grand camp: mais César devait avoir hâte de rejoindre ses défenses les plus proches, celles de La Roche-Blanche, et ses [378] dernières réserves, celles de l’attaque feinte[104]. — Au reste, le devoir de l’historien n’est pas d’éviter à tout prix les hypothèses, mais de les avouer franchement.
⁂
Il ne faut pas se borner, en étudiant Gergovie, à la critique des opérations du siège et à l’explication de la victoire de Vercingétorix. Il est une autre leçon d’histoire nationale que la montagne arverne peut nous donner. Regardons de là la plaine de la Limagne et le sommet du Puy de Dôme. Rendons-nous compte de l’effet que ces riches cultures et cette cime impérieuse ont pu faire sur les Gaulois, et nous trouverons des éléments de force morale et de richesse matérielle aussi décisifs pour comprendre le rôle des Arvernes et de Vercingétorix que les pentes inaccessibles de la montagne de Gergovie.
La bataille de Dijon.
Le champ de bataille que j’indique m’a été suggéré par le mémoire de Gouget[106]. Je renvoie à son travail ceux qui désirent connaître les motifs d’ordre géographique et stratégique qui rendent ce choix vraisemblable.
J’avais déjà accepté les conclusions de Gouget lorsque j’ai essayé de reconstituer, sur les lieux, les détails du combat. L’étude du terrain, sans les dissiper complètement[107], n’a pas accru les doutes qui me restaient encore: [380] car je n’ignore pas que, dans toute recherche rétrospective de topographie militaire, il ne peut y avoir que des vraisemblances plus ou moins grandes.
Le large mamelon qui protège Dijon à l’Est, depuis la ligne des faubourgs jusqu’aux villages de Saint-Apollinaire et de Mirande, puis, au delà, cette vaste plaine découverte qui s’étend vers Quétigny et Varois jusqu’au bas-fond de la Norges, forment un emplacement naturel pour un très grand combat de cavalerie.
Rien n’était plus important, au cours de ce combat, que la possession de la ligne des plus hauts sommets, marquée aujourd’hui par le sentier de Saint-Apollinaire (268 mètres) au tilleul de la triangulation (269 mètres): ce sont là, je crois, les deux points culminants. — Cette hauteur a été comme un rideau qui a masqué[108] à Jules César[109] la présence et les opérations de l’armée gauloise[110]. Si peu élevée qu’elle soit au-dessus de la plaine (Varois, à une lieue de là, est encore à 225 mètres de hauteur), elle est de telle nature que, du versant oriental, on ne peut rien apercevoir de la vallée de l’Ouche et des régions voisines de Dijon. — Lorsque Vercingétorix l’eut occupée, il assura par là ses relations entre ses [381] camps et la plaine de Varois, où il fit attaquer les légions, et il domina jusque dans les moindres détails[111] tout le champ de bataille. — En revanche, lorsque les cavaliers germains, gravissant sans peine les pentes que suit aujourd’hui la route nationale (du carrefour du chemin de Quétigny jusqu’à Saint-Apollinaire), eurent délogé l’ennemi du dos d’âne qu’ils occupaient jusqu’au chemin de Mirande, summum jugum nacti[112], lorsqu’ils eurent poursuivi les vaincus jusque dans la plaine de Dijon, et jusqu’aux bords de l’Ouche, fugientes usque ad flumen[113], il ne restait plus à tout le reste de la cavalerie gauloise qu’à prendre la fuite. Car, en s’inclinant vers le Sud-Est, soit par la route du Parc dans la plaine, soit par les chemins de Mirande et de Quétigny sur la hauteur, les Germains auraient pu promptement couper la retraite vers l’Ouche et les camps gaulois. Aussi, dès que les Gaulois, occupés contre les Romains dans la plaine de Varois, virent les Germains maîtres du sommet de Saint-Apollinaire, qua re animadversa, craignant d’être enveloppés, ils se débandèrent sans retard[114]. Et ce fut sans doute au moment où ils descendirent par les pentes rapides qui mènent de Mirande vers le faubourg Saint-Pierre et vers le Parc qu’ils furent rejoints par les cavaliers germains: c’est là, peut-être, qu’eurent lieu les principales captures de chefs[115].
On peut conjecturer également la manière dont la poursuite fut conduite par César. Il plaça ses bagages en sûreté sur la colline la plus voisine du champ de bataille[116]: comme ce n’est pas celle de Saint-Apollinaire, où a eu lieu le combat, je suppose que c’est celle de Talant, de l’autre côté de Dijon. Puis, il reprit sa route. [382] Le soir de la bataille, il put tuer encore 3 000 hommes à l’arrière-garde des Gaulois[117]. Puisqu’ils fuyaient vers Alise-Sainte-Reine, César a dû les talonner dans la vallée de l’Ouche ou sur les larges plateaux qui la bordent à l’ouest de Dijon. Mais Vercingétorix s’engagea ensuite dans une des régions les plus tourmentées de la Côte d’Or: c’est d’abord la chaîne principale des montagnes, entre Fleurey et Blaisy; c’est ensuite, sur l’autre versant, la vallée de l’Oze, étroite, dominée par des croupes boisées, pleine d’impasses et de cachettes, coupée d’éperons et de ravins. La poursuite, la nuit surtout, ne pouvait plus se faire qu’avec les plus grandes précautions. Elle prit fin à la tombée du jour[118].
Les contingents de l’armée de secours.
Voici de quelle manière je rétablis, d’après les manuscrits de César, le chiffre des effectifs fixés par l’assemblée des chefs (César, de Bello Gallico, VII, 75, § 2 et suiv.: Imperant, etc.). Ce chiffre a dû être légèrement supérieur à celui des contingents réellement amenés (coactis, etc., VII, 76, 3): ce qui explique la différence entre le total des hommes demandés (275 000) et la force de l’armée de secours (258 000). César n’a eu en mains que la liste des contingents votés par le conseil. — L’astérisque, dans la liste qui suit, indique les peuples dont la présence ou le nom peuvent être discutés à la place que nous leur donnons, ou les chiffres qui ne sont pas absolument certains. — Les différents systèmes proposés pour ce classement ont été en dernier lieu reproduits et discutés par M. Beloch, dans son étude sur «la Population de la Gaule au temps de César», parue dans le Rheinisches Museum de 1899, p. 414 et suiv.
1–5: Arvernes, y compris leurs clients: *Eleuteti [Rutènes libres], Cadurques, Cabales, Vellaves: 35 000. — 6–10: Éduens, y compris leurs clients: Ségusiaves, *Ambluareti [Ambarres], Aulerques Brannoviques, *Blannovii [Boïens?]: 35 000. — 11–15: Séquanes, Sénons, Bituriges, Santons, Carnutes, chaque peuple [384] 12 000. — 16 et 17: Bellovaques, Lémoviques: 10 000 chaque. — 18–21: Pictons, Turons, Parisiens, Helvètes: 8 000 chaque. — 22–27: *Andes, Ambiens, Médiomatriques, Pétrucores, Nerviens, Morins: *6 000 chaque. — 28: Nitiobroges, à *5 000. — 29: Aulerques Cénomans, à 5 000. — 30: Atrébates, à *4 000. — 31–32: Véliocasses, *Lexoviens, chacun à *3 000. — 33: de même les Aulerques *Eburoviques. — 34 et 35: les Boïens (du Rhin?) et les Rauraques: à *2 000 chaque. — 36–43: les cités de l’Armorique, nommément Coriosolites, Rédons, *Ambibares [Ambiliati?], Calètes, Osismiens, Vénètes, *Lémoviques, Unelles, taxées en tout à 30 000. — Nous avons essayé plus haut, p. 284, un groupement géographique de ces peuples et de ces effectifs.
Des nations de la Gaule citées ailleurs par César, il manque: les Rèmes et les Lingons, demeurés fidèles aux Romains (VII, 63); les Leuques (Toul), qui étaient leurs voisins, eux aussi, peut-être, les alliés de César (cf. I, 40); les Suessions, en ce moment soumis aux Rèmes (VIII, 6); les Meldes (Meaux), peut-être dans le même cas (cf. V, 5); les Trévires, occupés par la guerre de Germanie (VII, 63); les Ménapes, les Éburons et les petites tribus du Nord-Est, retenus sans doute par le même motif; les Mandubiens d’Alésia; les Namnètes (III, 9), les Diablintes de Jublains (III, 9), les Ésuviens de Séez (II, 34; III, 7; V, 24), omis par inadvertance ou, plutôt, rattachés, dans la pensée de César, les premiers à l’Armorique, les deux autres à l’Armorique ou aux Aulerques.
Alise-Sainte-Reine.
Avant de livrer ce volume à l’impression, j’ai voulu revoir longuement tous les détails des champs de bataille d’Alise-Sainte-Reine. J’avais quelques hésitations encore au sujet des positions que j’ai assignées aux combattants: elles se sont, sur place, assez rapidement dissipées.
Bien d’autres ont constaté avant moi avec quelle précision la description générale d’Alésia, dans les Commentaires[121], s’accorde avec l’état des lieux et l’aspect du paysage. Mais, même dans les détails topographiques, l’expression de César est nette et significative[122].
On a souvent dit que les champs de bataille se transforment rapidement, et qu’après vingt ans écoulés, les principaux acteurs d’un combat avaient peine à reconnaître les lieux où ils avaient joué une partie décisive de leur vie. Peut-être est-ce parce qu’aux heures de lutte ils avaient mal vu les choses, et que les craintes du moment avaient dénaturé leurs impressions. Mais Jules César se troublait rarement. Il avait, entre autres qualités, un coup d’œil d’une exactitude pénétrante; il saisissait [386] sur-le-champ les positions maîtresses, et en notait sans erreur les valeurs réelles ou relatives. De plus, il a su trouver, en écrivant ses Commentaires, le style adéquat à cette qualité. Aussi s’est-il borné, dans ses descriptions de villes, de sièges et de champs de bataille, aux traits essentiels, et s’est-il servi, presque toujours, des mots nécessaires et des termes qui portent.
Je dis presque toujours, et non pas toujours. Le seul reproche que j’adresserai à César, c’est d’avoir, dans ses exposés topographiques, exagéré légèrement les lignes principales des pays dont il parle. Il appelle Alésia «un lieu fort élevé», admodum editus locus[123], le Mont Auxois une colline fort haute, summus collis[124]: les superlatifs sont peut-être de trop. Il se sert de l’expression d’ «escarpé», loca prærupta[125], quand il s’agit seulement d’une montée un peu rude. C’est faire beaucoup d’honneur à l’Oze et à l’Ozerain que de les appeler flumina[126], surtout en dehors des saisons de pluies. Mais il ne faut pas oublier que César ne parle pas en géographe, soucieux de la nuance et du vocable technique. Il écrit comme il a vu au moment de la mêlée, en combattant qui ne regarde dans un détail du terrain que l’avantage ou l’obstacle immédiats. Il appellera indifféremment mons ou collis toute hauteur dominante[127], et il lui suffira d’une pente difficile à des soldats en armes pour qu’il parle d’escarpements. Mais si le trait essentiel est forcé, il n’est jamais faussé.
Comme la région d’Alise-Sainte-Reine n’a pas, depuis vingt siècles, subi de ces bouleversements qui transforment à jamais un pays, nous avons donc le droit de chercher à reconstituer, en face du terrain, les péripéties du siège et des batailles.
[387] ⁂
I. — Il faut d’abord se rendre compte de l’ensemble du pays, tel que César le décrit avant d’aborder le récit des opérations du siège. Le mieux, pour cela, est de monter sur le plateau d’Alésia, et d’en faire le tour, qui correspond sans doute au circuit de l’enceinte de la ville gauloise. De là, regardez tour à tour au pied de la colline, dans les deux vallées qui la bordent, dans la plaine qui la précède[128], vers les hauteurs qui lui font face de l’autre côté des deux ruisseaux[129], et le texte de César vous paraîtra d’une clarté lumineuse: Ipsum erat oppidum Alesia in colle summo, admodum edito loco..... cujus collis radices duo duabus ex partibus flumina subluebant. Ante id oppidum planicies circiter millia passuum III in longitudinem patebat. Reliquis ex omnibus partibus colles, mediocri interjecto spatio, pari altitudinis fastigio, oppidum cingebant[130]. — À cette description de César il ne manque qu’un seul détail: il ne parle pas ici de la montagne de Mussy-la-Fosse, qu’on aperçoit au couchant d’Alésia, fermant l’horizon de la plaine des Laumes par sa terrasse bifurquée. Il le fait à dessein. Car cette montagne ne jouera aucun rôle dans les opérations du siège proprement dit[131]. — En revanche, il en fera mention lorsqu’arrivera l’armée de secours. Car c’est sur les sommets de Mussy qu’elle apparaîtra, et les gens d’Alésia purent voir confusément les troupes de leurs alliés recouvrir peu à peu les hauteurs de la montagne lointaine et déborder par les pentes jusque dans [388] la plaine[132]. C’est sur les plateaux de cette même montagne, et sans doute aussi sur ses versants extérieurs et invisibles, du côté du Couchant, que cette armée formidable établira ses camps[133]. C’est enfin sur les rebords et les flancs qui font face à Alise que se tiendront, en avant de ces camps, les fantassins gaulois durant les principales batailles[134].
II. — Pour avoir une idée nette de la manière dont le siège fut conduit et dont la ville et sa montagne furent défendues et investies, il faut suivre lentement la route de mi-coteau qui, par le flanc méridional d’Alésia, mène de la bifurcation des chemins de fer jusqu’à la rencontre du chemin de Darcey à Flavigny, en passant par les Trois-Ormeaux et par le hameau des Celliers: cette route est peut-être un des chemins qu’ont suivis les cavaliers gaulois de la ville pour rejoindre leur camp d’Alésia, lorsqu’ils furent poursuivis par les Germains après leur première défaite[135]. — À partir des Celliers, nous allons en effet retrouver l’emplacement de ce camp: c’est là, à droite d’abord, puis des deux côtés de la route, que nous voyons les terrasses en contre-bas du plateau, assez légèrement inclinées, où Vercingétorix a établi et fortifié son camp. — Lorsque, marchant plus loin, nous arrivons aux Chemins-Croisés[136] (c’est-à-dire au point culminant du [389] col qui rattache le mont d’Alésia au Mont Pévenel qui lui fait face), nous comprenons mieux encore comment et pourquoi le chef gaulois a voulu l’établissement de ce camp retranché en avant et au levant de la ville: par ce col, Alésia s’unit sans peine aux collines voisines, c’est-à-dire au Mont Pévenel et à ses dépendances; sur ce point, César aurait pu, sans trop de peine, bâtir une terrasse d’approche presque au niveau de la ville; il eût même pu, sans un danger excessif, tenter l’assaut des remparts par l’escalade des roches. C’était, évidemment, le secteur le plus faible des lignes de défense[137]. Aussi Vercingétorix ferma le col et isola les terrasses qui le précédaient au Couchant par une muraille continue: entre celle-ci et les remparts de la ville, campèrent d’abord les Gaulois assiégés. Sub muro, quæ pars collis ad orientem solem spectabat, hunc omnem locum copiæ Gallorum compleverant, fossamque et maceriam præduxerant[138]. Il n’évacua ce camp que lorsqu’il eut la certitude que César renonçait à l’assaut (expugnatio) ou à la terrasse d’attaque (oppugnatio) pour recourir au blocus (obsidio).
Ce blocus, on peut en constater la nature et l’importance de ce même col et carrefour des Chemins-Croisés. Qu’on regarde d’ici, à l’extérieur du mont d’Alésia, et on apercevra, mieux que de n’importe où, la presque totalité du cadre de montagnes qui enferme la colline gauloise: le mont de Flavigny[139], avec ses trois bastions du Nord, l’étroit promontoire boisé du Mont Pévenel, les roches grises et escarpées du plateau d’entre Bussy et Darcey. Et, quand on se figure tous ces sommets formant un colossal support aux camps, aux redoutes, aux [390] palissades et aux tours romaines, on demeure frappé à la fois de l’énormité du travail ordonné par César, et de la sobriété précise avec laquelle il l’a raconté dans ses Commentaires: Regiones secutus quam potuit æquissimas pro loci natura, XIV millia passuum complexus[140].
C’est enfin de ce point du col qu’on peut noter l’éloignement relatif du Mont Réa, que César, à cause de cela, ne put ou ne voulut comprendre dans ses lignes de blocus: Collis, quem propter magnitudinem circuitus opere circumplecti non potuerant nostri[141]. Le Mont Réa, en effet, est plus écarté d’Alésia que les montagnes de Flavigny et de Bussy; une véritable plaine l’en sépare, formée par les méandres de l’Oze. C’est une hauteur aux trois quarts isolée, distincte du système de collines que César a fortifiées. S’il l’avait ajoutée à ses lignes de circonvallation, il les eût, en quelque sorte, boursouflées, leur eût fait perdre leur unité et leur cohésion. Il préféra les faire passer, de ce côté, à mi-hauteur de la montagne[142].
On achèvera d’étudier les lignes d’investissement et la situation particulière du Mont Réa en revenant à la plaine des Laumes par la vallée de l’Oze et la grande route qui côtoie la voie ferrée.
III. — C’est dans la plaine des Laumes qu’eurent lieu le premier combat de cavalerie (livré par les assiégés)[143], le second combat de cavalerie (livré par les troupes de [391] secours le premier jour de leur attaque)[144], et les trois tentatives faites contre les lignes romaines de la plaine (le second jour d’attaque, par les troupes de secours[145]; et les trois jours, par les assiégés[146]). — Du second combat de cavalerie, César nous dit qu’il se livra en vue du reste des armées, massées sur les hauteurs: Erat ex omnibus castris, quae summum undique jugum tenebant, despectus[147]. Et en effet, la plaine des Laumes ressemblait alors à une arène, fermée ou dominée de toutes parts par les montagnes où campaient les Gaulois et les Romains, ceux-là sur celles d’Alésia et de Mussy, ceux-ci au Mont Réa et sur les hauteurs de Flavigny. — Aussi quand, dans l’attaque des lignes de la plaine, les fantassins gaulois de l’armée de secours, aux premières lueurs du jour, se virent battus, ils craignirent tout de suite d’être enveloppés, sur leurs flancs découverts, par les légions descendues des camps d’en haut, de celui qui était à mi-hauteur du Mont Réa, et de celui qui occupait le plateau Nord-Ouest du mont de Flavigny[148].
IV. — Le troisième et dernier jour de l’attaque générale, Vercassivellaun et les Gaulois du dehors assaillirent le camp du Mont Réa ou de la montagne de Ménétreux. — Pour retrouver ce champ de bataille, gravissez les pentes du Réa par le sentier qui traverse l’Oze sur une passerelle en bois, et qui n’est sans doute qu’une ancienne voie romaine. C’est à mi-hauteur, dans une sorte de terrasse que domine le sommet boisé, que devait être le camp romain, et ici encore toutes les expressions des [392] Commentaires portent: le camp est bien pæne iniquo loco et leniter declivi[149]. C’est derrière la montagne que Vercassivellaun a caché les siens[150]. C’est par le sommet qu’il a attaqué[151]. C’est de là qu’il a vu, sur les pentes du mont de Flavigny, César s’avançant vers lui[152]. C’est sur cette terrasse enfin qu’il a subi la charge irrésistible de Labiénus[153].
V. — Pendant ce temps, Vercingétorix attaquait les lignes romaines de la plaine (peut-être vers le moulin de Bèze)[154]. Puis, repoussé de ce côté, il se portait à sa gauche vers l’Est ou le Sud-Est contre celles des hauteurs, en escaladant le flanc du mont de Flavigny[155]. Je suppose qu’il a conduit alors le gros de sa troupe du côté du sentier qui monte au delà du moulin Duthu[156] (en amont du moulin de Bèze), et qui se perd ensuite dans les terres. Mais j’avoue que, si sur ce point la montée est un peu pénible, elle ne présente pas précisément les loca prærupta dont parle César. Sans doute le proconsul a-t-il forcé la note; et d’ailleurs la difficulté de l’escalade ne fut point telle qu’elle pût empêcher Vercingétorix de [393] conduire assez vite ses hommes et ses machines jusqu’aux remparts romains.
VI. — Le dernier point qu’on puisse déterminer sur les lieux est celui où se tint César au début de la dernière bataille[157]. De ce point, dit-il, il la vit toute entière: or, elle se livra à la fois sur les pentes du Mont Réa et dans la plaine. On peut donc supposer qu’il se plaça sur le flanc ou au pied du mont de Flavigny, soit en bas, le long du chemin qui mène de la grande route de Pouillenay au moulin de Bèze, soit à mi-hauteur de ce même côté, près du petit bois.
C’est de ce point qu’il se porta d’abord vers la plaine, pour arrêter Vercingétorix vers le moulin de Bèze[158]: il resta à cette seconde place assez longtemps, pouvant du reste suivre fort bien de là ce qui se passait sur les pentes du Mont Réa et sur celles de la montagne de Flavigny. — Puis il revint vers le plateau[159], lorsque son adversaire attaqua de trop près la terrasse par le sentier du moulin Duthu. — De cette troisième position enfin il redescendit vers la plaine, pour rejoindre Labiénus sur les terrasses du Réa[160], et c’est en descendant vers la vallée de l’Ozerain et le moulin de Bèze qu’il fut aperçu par Vercassivellaun[161]. — Tracez une ligne droite de la ferme Lombard (sur le plateau de Flavigny) jusqu’au sommet du Mont Réa: cette ligne passe par le moulin de Bèze, et vous aurez l’axe de la dernière bataille, celui qu’ont sans cesse suivi les légats, les ordres, les regards ou les pas mêmes de Jules César[162]. [394]
⁂
Je ne donne toutes ces remarques que comme des hypothèses très vraisemblables, destinées à répondre à ce besoin de précision, même conjecturale, qu’éveille naturellement chez tous une étude rétrospective de topographie militaire[163].
Mais, même quand on ne songe pas à expliquer les Commentaires, une visite à Alise-Sainte-Reine a son charme archaïque. Elle apporte des sensations presque aussi suggestives que des textes. J’écris ces notes au pied même d’Alésia, par une admirable journée de printemps succédant à un abominable hiver. Je perçois quelques-uns des sentiments qui ont le plus fortement agi sur l’âme imaginative de nos ancêtres gaulois. Ce qui me frappe, dans les bruits ou les aspects de la nature environnante, c’est le ruissellement des sources [395] éternelles le long des rochers, l’isolement des sommets «rejoignant le ciel», les noirs taillis couronnant les cimes, le chant continu de l’alouette des bois, le vol lourd des corbeaux rasant les prés, la trinité solitaire de vieux arbres robustes, et le gui verdoyant sur le squelette des branches dénudées: toutes choses qui n’éveillent plus maintenant que des impressions de poésie, mais qui déterminèrent chez les hommes de jadis des actes de foi sincère.
La mort de Vercingétorix.
Nous nous sommes borné à dire, dans notre récit, que Vercingétorix fut mis à mort. Nous ignorons en effet quelle fut la manière dont on l’exécuta. Il n’existe, sur son supplice, que deux textes vagues de Dion Cassius, où le genre de mort n’est pas indiqué[165].
On a écrit, de façon à peu près constante, qu’il fut décapité. Il est certain que, pendant longtemps, les victimes du triomphe ont été frappées de la hache par le bourreau[166]. Il est douteux, cependant, que cet usage existât encore au temps de Jules César[167].
Si l’on veut, à titre de conjecture, se figurer comment mourut Vercingétorix, il faut chercher, avant et après l’année 46, les textes les plus voisins de cette date qui relatent la mort de chefs de guerre le jour du triomphe de leur vainqueur[168].
[397] Avant 46, le dernier adversaire de Rome qui mourut dans les mêmes conditions que Vercingétorix fut Jugurtha. Deux traditions différentes ont couru sur sa mort. D’après Plutarque, il fut traîné au triomphe en costume d’apparat, puis les licteurs se partagèrent ses dépouilles, et enfin il fut jeté tout nu dans la prison, où il mourut de faim le sixième jour[169]. D’après Tite-Live ou ses dérivés, il fut étranglé, également dans la prison[170].
Après 46, mais, il est vrai, à cent dix-sept ans de là, nous possédons de la mort de Simon Bargioras, le chef des Juifs révoltés contre Vespasien, un récit fort circonstancié écrit par Josèphe[171]. L’historien grec raconte, à la date de 71, le triomphe de l’empereur: «La procession», dit-il, «arriva enfin au temple de Jupiter Capitolin. Là on fit halte. C’était un vieil usage romain d’y attendre le messager chargé d’annoncer la mort du général des ennemis. Celui-ci était Simon fils de Gioras, lequel avait suivi le cortège parmi les prisonniers. Conduit dans un local dominant le forum, il y fut étranglé[172] par le lacet, après avoir été maltraité par ceux qui le conduisaient[173]: car la loi est de tuer en cet endroit ceux qui ont été condamnés à mort pour leurs crimes[174]. Quand on vint annoncer que Simon avait vécu, tous les assistants poussèrent des acclamations, et les sacrifices commencèrent.»
C’est, je crois, de cette manière qu’il faut se représenter les derniers instants de Vercingétorix[175].
TABLE DES MATIÈRES |
||
CHAPITRE I | ||
Le pays d’Auvergne. | ||
I. | — L’Auvergne, centre de la Gaule. | 1 |
II. | — Des routes qui y conduisent. | 3 |
III. | — Auvergne et Morvan. | 5 |
IV. | — Isolement relatif de l’Auvergne. | 6 |
V. | — Plateaux et montagnes. | 7 |
VI. | — Le Puy de Dôme. | 10 |
VII. | — La Limagne. | 11 |
VIII. | — Sources et lacs. | 12 |
CHAPITRE II | ||
Les dieux arvernes. | ||
I. | — Auvergne et Campanie. | 14 |
II. | — Dieux des bois, des sources et des lacs. | 15 |
III. | — Dieux des montagnes. | 18 |
IV. | — Les grands dieux et leurs résidences. | 19 |
V. | — Teutatès au Puy de Dôme. | 21 |
CHAPITRE III | ||
Le peuple arverne. | ||
I. | — Persistance des anciennes races en Auvergne. | 23 |
II. | — Qualités nationales des Arvernes: courage, patriotisme local, esprit de résistance. | 25 |
III. [400] | — Puissance de l’aristocratie; esprit d’association et de famille. | 27 |
IV. | — Goût des entreprises lointaines. | 29 |
V. | — Cavaliers et fantassins arvernes. | 31 |
VI. | — Fidélité aux traditions. | 32 |
VII. | — Aptitude au travail et au progrès. | 34 |
VIII. | — À quoi peut servir l’étude du milieu. | 38 |
CHAPITRE IV | ||
La royauté arverne; Bituit. | ||
I. | — Tendances des Gaulois à l’unité. | 40 |
II. | — Formation de l’empire arverne. | 42 |
III. | — Ce qu’on peut supposer de son organisation. | 44 |
IV. | — La royauté arverne: Luern et Bituit. | 48 |
V. | — Degré de civilisation de cet empire. | 50 |
VI. | — Défaite de Bituit par les Romains. | 52 |
VII. | — Conséquences de la formation et de la chute de l’empire arverne. | 55 |
CHAPITRE V | ||
Celtill, père de Vercingétorix. | ||
I. | — Politique et alliances du sénat en Gaule. | 57 |
II. | — Révolutions aristocratiques. | 59 |
III. | — Cimbres et Teutons en Gaule. | 60 |
IV. | — Celtill: reconstitution de l’empire arverne. | 62 |
V. | — L’aristocratie arverne renverse Celtill. | 63 |
VI. | — Formation des deux ligues arverne-séquane et éduenne. | 65 |
VII. | — Victoire de la première avec l’aide des Germains. | 67 |
VIII. | — Le parti national: Orgétorix et Dumnorix. | 69 |
CHAPITRE VI | ||
Vercingétorix, ami de César. | ||
I. | — L’aristocratie lutte contre le parti national. | 71 |
II. | — Arrivée, projets politiques et auxiliaires de César. | 72 |
III. | — La Gaule soumise à César. | 74 |
IV. [401] | — De quelle manière César commandait à la Gaule. | 77 |
V. | — César restaure la royauté: Vercingétorix, ami de César. | 79 |
VI. | — Ce que les Gaulois pouvaient penser de l’amitié de César. | 81 |
VII. | — Progrès continus du parti national: Dumnorix, Indutiomar, Ambiorix. | 83 |
CHAPITRE VII | ||
Le nom de Vercingétorix. | ||
I. | — Ce n’est pas un nom de fonction, mais de personne. | 87 |
II. | — Si ce nom caractérise un membre de la plus haute noblesse. | 89 |
III. | — De l’importance qu’il a pu avoir. | 91 |
CHAPITRE VIII | ||
Vercingétorix, chef de clan. | ||
I. | — Rôle effacé des Arvernes depuis l’arrivée de César. | 92 |
II. | — Caractère d’un chef gaulois. | 94 |
III. | — Son éducation et ses aspirations. | 95 |
IV. | — La puissance d’un chef; ceux qui dépendaient de lui. | 97 |
V. | — Force et nature d’un clan gaulois. | 100 |
VI. | — Aspect physique de Vercingétorix. | 103 |
CHAPITRE IX | ||
Le soulèvement de la Gaule. | ||
I. | — Révolte des Sénons et des Carnutes. | 104 |
II. | — De l’intervention de la religion et des druides dans le soulèvement général. | 107 |
III. | — Campagne de 53. Départ de César. | 111 |
IV. | — Bilan de l’œuvre de César en Gaule; motifs de mécontentement. | 113 |
V. | — Progrès de la conjuration: intervention de Comm et de Vercingétorix. | 115 |
VI. [402] | — Assemblée générale des conjurés. | 116 |
VII. | — Soulèvement. Vercingétorix, roi à Gergovie. | 119 |
CHAPITRE X | ||
L’empire gaulois. | ||
I. | — Jusqu’à quel point le soulèvement s’explique par un mouvement démocratique. | 122 |
II. | — Quels peuples prirent part à la conjuration. | 125 |
III. | — Vercingétorix élu chef suprême. | 128 |
IV. | — Nature de ses pouvoirs. | 129 |
V. | — S’il y a eu des institutions fédérales. Monnaies frappées par les conjurés. | 134 |
VI. | — Espérances et ambitions d’un empire gaulois. | 137 |
CHAPITRE XI | ||
Le passage des Cévennes par César. | ||
I. | — Les forces romaines en février 52. | 140 |
II. | — Forces de Vercingétorix; quelle tactique lui était possible. | 143 |
III. | — Son plan de guerre. Retour de César. | 146 |
IV. | — Premières opérations autour de Sens, dans le Berry, et vers le Sud. | 148 |
V. | — César arrête Lucter dans le Sud. | 150 |
VI. | — Il franchit les Cévennes; recul de Vercingétorix. | 152 |
VII. | — César rejoint son armée. | 154 |
CHAPITRE XII | ||
Avaricum. | ||
I. | — Préparatifs de César. | 156 |
II. | — Vercingétorix attaque les Boïens: plan de César. | 159 |
III. | — Prise de Vellaunodunum et de Génabum. | 162 |
IV. | — Premier combat, devant Noviodunum. | 164 |
V. | — Vercingétorix décide les Gaulois à incendier le pays. | 166 |
VI. | — Avaricum: site de la place; comment on pouvait l’attaquer: la terrasse. | 169 |
VII. [403] | — Opérations de Vercingétorix et misère de l’armée romaine. | 173 |
VIII. | — César en face du camp gaulois. | 175 |
IX. | — Vercingétorix accusé de trahison. | 177 |
X. | — Défense d’Avaricum; combats autour de la terrasse. | 178 |
XI. | — Prise de la ville. | 181 |
XII. | — Résumé de cette seconde campagne. | 183 |
CHAPITRE XIII | ||
Gergovie. | ||
I. | — Prestige et tactique de Vercingétorix après la perte d’Avaricum. | 185 |
II. | — Séjour de César chez les Éduens; préparatifs de la nouvelle campagne. | 189 |
III. | — Passage de l’Allier et arrivée devant Gergovie. | 193 |
IV. | — Situation de Gergovie; comment elle fut défendue; comment on pouvait l’attaquer. | 196 |
V. | — Installation de César; premiers combats; les Romains occupent La Roche-Blanche. | 200 |
VI. | — Première défection des Éduens. | 204 |
VII. | — Nouveau système de défense des Gaulois: César prépare l’assaut. | 208 |
VIII. | — Assaut de Gergovie et défaite des Romains. | 212 |
IX. | — Départ de César; jugement sur cette campagne. | 216 |
CHAPITRE XIV | ||
La bataille de Paris et la jonction de César et de Labiénus. | ||
I. | — Importance militaire de Paris. | 218 |
II. | — Première partie de la campagne de Labiénus: sa marche de Sens à Paris. | 220 |
III. | — Pourquoi Vercingétorix ne poursuivit pas César après Gergovie. Retraite des Romains jusqu’à l’Allier. | 223 |
IV. | — Nouvelle défection des Éduens. César repasse la Loire. | 225 |
V. | — Victoire de Labiénus à Paris. | 227 |
VI. | — Jonction des deux généraux. | 229 |
CHAPITRE XV [404] | ||
L’assemblée du Mont Beuvray. | ||
I. | — Soulèvement général de la Gaule: nouvelles cités qui se joignent à la ligue. | 230 |
II. | — Affaiblissement réel de l’autorité de Vercingétorix. | 233 |
III. | — Caractère du peuple et des chefs éduens. | 234 |
IV. | — Vercingétorix à Bibracte; conseil de toute la Gaule. | 237 |
V. | — Plans de Vercingétorix: il continue sa tactique. | 240 |
CHAPITRE XVI | ||
Défaite de la cavalerie gauloise. | ||
I. | — César appelle des Germains. | 243 |
II. | — Retraite de César vers la Province. | 246 |
III. | — Concentration des troupes gauloises à Alésia. Elles rencontrent César près de Dijon. | 247 |
IV. | — Pourquoi Vercingétorix se résolut à combattre. | 248 |
V. | — Formation en bataille des deux armées. | 253 |
VI. | — Défaite de la cavalerie gauloise. | 254 |
VII. | — Retraite de Vercingétorix sur Alésia. | 256 |
CHAPITRE XVII | ||
Alésia. | ||
I. | — Situation d’Alésia; arrivée de César. | 258 |
II. | — Infériorité d’Alésia comme position militaire. | 261 |
III. | — Commencement du blocus; construction des camps et des redoutes romaines. | 263 |
IV. | — Nouvelle défaite de la cavalerie gauloise dans la plaine des Laumes. | 264 |
V. | — Vercingétorix appelle la Gaule à son secours. | 267 |
VI. | — Des intentions de César. | 269 |
VII. | — Construction de la double ligne d’investissement. | 270 |
VIII. | — De l’utilité de la levée en masse. | 274 |
IX. | — Préparatifs des Gaulois du dehors. | 277 |
X. | — Famine dans Alésia; discours de Critognat. | 280 |
XI. | — Arrivée et composition de l’armée de secours. | 283 |
XII. [405] | — Première journée de bataille. | 285 |
XIII. | — Seconde journée. | 288 |
XIV. | — Troisième journée. | 290 |
CHAPITRE XVIII | ||
Vercingétorix se rend à César. | ||
I. | — Dernière défaite de l’armée de secours. | 299 |
II. | — De la possibilité de continuer la lutte. Les chefs survivants. | 301 |
III. | — Vercingétorix prend la résolution de se rendre. | 303 |
IV. | — Motifs supposés de cette résolution. | 304 |
V. | — Déclarations de Vercingétorix à son conseil. | 307 |
VI. | — Préparatifs de la reddition. | 308 |
VII. | — Cérémonial de la reddition de Vercingétorix. | 310 |
CHAPITRE XIX | ||
L’œuvre et le caractère de Vercingétorix. | ||
I. | — Résumé et brièveté de sa carrière historique. | 312 |
II. | — Son mérite comme administrateur et son influence sur les hommes. | 314 |
III. | — De la manière dont il organisa son armée. | 316 |
IV. | — Sa valeur et ses défauts dans les opérations militaires. | 318 |
V. | — Des fautes commises dans les campagnes de 52. | 322 |
VI. | — Qu’elles sont la conséquence de la situation politique de la Gaule. | 323 |
VII. | — Valeur des adversaires de Vercingétorix: les légions et César. | 324 |
VIII. | — Part qui revient, dans la victoire, à Labiénus et aux Germains. | 327 |
IX. | — Ce qu’on peut supposer du caractère de Vercingétorix. Ses rapports avec les dieux. | 328 |
X. | — Du patriotisme gaulois de Vercingétorix. | 330 |
CHAPITRE XX | ||
Soumission de la Gaule et mort de Vercingétorix. | ||
I. | — César se réconcilie avec les Éduens et les Arvernes. | 332 |
II. | — Organisation de la résistance par les chefs patriotes. | 334 |
III. [406] | — Campagnes de 51. Destinées des différents chefs. | 336 |
IV. | — Départ de César et vaines espérances de soulèvement. | 339 |
V. | — Rôle des Gaulois dans l’armée de César et dans les guerres civiles. | 340 |
VI. | — Triomphe de César et exécution de Vercingétorix. | 342 |
CHAPITRE XXI | ||
Transformation de la Gaule. | ||
I. | — Progrès de la patrie romaine. | 344 |
II. | — Transformation des chefs. | 345 |
III. | — Transformation des grandes villes. | 346 |
IV. | — Transformation des grands dieux. | 347 |
V. | — Le Puy de Dôme cent ans après Vercingétorix. | 349 |
VI. | — Tentatives de révolte en 69–70: le congrès de Reims et la fin du patriotisme gaulois. | 349 |
NOTES | ||
I. | — Les monnaies de Vercingétorix. | 353 |
II. | — Bourges. | 358 |
III. | — Gergovie. | 365 |
IV. | — La bataille de Dijon. | 379 |
V. | — Les contingents de l’armée de secours. | 383 |
VI. | — Alise-Sainte-Reine. | 385 |
VII. | — La mort de Vercingétorix. | 396 |
TABLE DES PLANCHES |
||
I. | Monnaies de Vercingétorix, type casqué. | Titre |
II. | La Gaule à l’arrivée de César[176] (hors texte). | 138 |
III. | Plan de Bourges (dans le texte). | 171 |
IV. | Les travaux de Gergovie, d’après les fouilles de M. Stoffel. | 203 |
V. | Gergovie et ses environs (hors texte). | 216 |
VI. | Environs de Dijon (hors texte). | 256 |
VII. | Le blocus d’Alésia, d’après les fouilles de M. Stoffel. | 265 |
VIII. | Alésia et ses environs (hors texte). | 298 |
IX. | Monnaie de Vercingétorix, type divin. | 352 |
X. | Denier de la gens Hostilia. | 355 |
Coulommiers. — Imp. PAUL BRODARD. — 1836–1901.
[4] Voyez la note III à la fin du volume, et les deux cartes de Gergovie, p. 203 et hors texte.
[6] Voyez la note VI à la fin du volume, p. 385 et suiv., et, hors texte et p. 265, les deux plans d’Alésia.
[11] J’entends ne parler ici que des monnaies portant le nom de Vercingétorix. — Peghoux, Essai sur les monnaies des Arverni, Clermont, 1837, p. 44 et suiv., pl. II. De Saulcy, Numismatique des chefs gaulois mentionnés dans les Commentaires de César, dans l’Annuaire de la Société française de numismatique, IIe année, 1867, p. 28 et suiv.
[12] Revue de la numismatique française, 1837, p. 162 (Bouillet et de La Saussaye). La monnaie portait... INGETORIXS.
[13] Cf. plus loin, p. 355, n. 1[23]. On n’a pu en savoir le nombre, parce que «le cultivateur qui les a déterrées s’est renfermé dans un silence mystérieux»; Mathieu, Des colonies et des voies romaines en Auvergne, 1857, p. 69 et 445. Celles-là portaient le nom VERCINGETORIXS en toutes lettres (Peghoux, nos 35 et 38).
[14] Peghoux, no 35.
[15] Au camp D, au bord de l’Oze (Histoire de Jules César, t. II, p. 560).
[16] Muret et Chabouillet, nos 3772–80. Quatre proviennent de la collection de Saulcy, une de la collection de Lagoy, quatre de l’ancien fonds. Quatre sont indiquées comme venant de Pionsat; une cinquième doit avoir la même origine (de Saulcy, no 58; Muret et de La Tour, no 3777; cf. Peghoux, no 38, pl. II, 22; Mathieu, p. 69, pl. III, 1).
[17] Musée de Lyon (type ordinaire, ...RIXS). — Musée de Reims (signalée par M. Changarnier et non retrouvée). — Musée de Péronne (collection Danicourt). Non vidi. — Musée de Guéret? Signalée par Peghoux, no 34, et de Saulcy, no 57, probablement à tort. M. Pineau, conservateur du Musée, l’a, à ma prière, longuement et vainement cherchée.
[18] Le Musée de Saint-Germain conserve celle que nous citons p. 353, note 6[15] (Reinach, Catalogue, 3e éd., p. 180).
[19] Collection de M. Changarnier-Moissenet à Beaune (deux pièces, celle dont nous parlons p. 355, n. 1[23], et une autre au type ordinaire et à la légende ....TORIXS). — Collection Blancard à Marseille (type ordinaire, VE......).
[20] De Saulcy disait de même: «Je ne crois pas que leur nombre atteigne le chiffre vingt.»
[21] Peghoux, Muret, etc.
[22] P. 30: «Il est à peu près certain que l’effigie, qui se reproduit toujours avec les mêmes traits fort caractéristiques, et assez éloignés de ceux de la tête idéalisée d’Apollon, nous offre le véritable portrait de Vercingétorix. Nous pouvons donc affirmer que César a eu raison de le peindre comme un jeune homme; qu’il ne portait pas de moustaches, qu’il avait les cheveux courts et bouclés, et la mâchoire inférieure un peu lourde.» Voyez la gravure du no 3774 (dans la planche de la p. 352).
[23] Cabinet des Médailles (de Saulcy, no 65 et planche; Muret et atlas de La Tour, no 3775: mais la description de Muret est inexacte, et la gravure de l’atlas reproduit, avec quelques inexactitudes, la pièce de M. Changarnier; cf. plus loin). La monnaie est indiquée comme venant de Pionsat. Elle offre encore cette particularité, que le nom est orthographié, non pas VERCINGETORIXS, comme ailleurs, mais... TORIXIS. Nous reproduisons ce no 3775 dans la planche en tête de ce volume. — Un second exemplaire de ce type, provenant du trésor de Plamont, près Pionsat, fait partie de la collection de M. Changarnier-Moissenet, qui m’en a obligeamment communiqué le moulage. La légende est complète: VERCINGE TORIXIS. Nous le reproduisons dans la planche en tête de ce volume. Cf. Changarnier-Moissenet dans le Musée archéologique de Caix de Saint-Amour, t. II, 1877, p. 14; le même, Examen de quelques monnaies des Arvernes, Beaune, 1884, pl. II, 1; de La Tour, Atlas, no 3775.
[24] «Calotte à côtes» et «collier de perles», dit de Saulcy. Il s’agit, vraisemblablement, d’un casque à côtes (cf. Dictionnaire Saglio, au mot Galea, fig. 3397).
[26] 15 janvier 1901.
[27] M. Babelon (Monnaies de la République romaine, 1885–1886) a cru retrouver le portrait de Vercingétorix captif dans les monnaies suivantes: 1o un denier de la gens Hostilia (46 av. J.-C., année du triomphe de César, t. I, p. 552), représentant au droit une tête (type de Pavor ou Pallor) barbue et aux cheveux hérissés, qui serait celle de Vercingétorix, au revers un char gaulois (c’est cette figuration d’un char qui me ferait douter que la tête soit celle du chef gaulois); 2o un denier de César (II, p. 11), représentant au revers un trophée de boucliers et de trompettes gauloises, au pied duquel sont assis une femme en pleurs (la Gaule?) et un captif, barbu, les mains liées (Vercingétorix?); 3o un autre denier de César (II, p. 12), présentant au revers une scène semblable; 4o un denier de César (II, p. 17), au revers duquel on voit, au pied d’un trophée analogue, un captif agenouillé; 5o un denier semblable au précédent (II, p. 17), où le captif est très remarquable par sa grandeur, sa longue barbe, ses cheveux hérissés, sa tête assez semblable à celle du denier de la gens Hostilia (notre no 1); M. Babelon n’hésite pas à écrire: «C’est le portrait de Vercingétorix». Nous le reproduisons ici, p. 355, d’après l’exemplaire du Cabinet des Médailles. — Si, sur ces pièces, ce captif barbu est bien le chef gaulois, il faut avouer qu’il ne ressemble guère au personnage des statères d’or décrits plus haut. À moins que, pour tout concilier, on n’oppose là Vercingétorix vaincu et prisonnier, et ici, Vercingétorix roi et triomphant.
[30] VII, 15, 5; 17, 1.
[31] Cf. Mater, Congrès archéologique de Bourges de 1898, 1900, p. 170. Il paraît probable qu’il n’y avait dans l’antiquité qu’une seule voie de ce côté des marais, et que les deux routes du Nord, celle de Sancerre et celle d’Orléans, ne se séparaient qu’après le passage de l’Yèvre au pied de la butte de l’Archelet.
[33] Cf. Vallois, Mémoires de la Société des Antiquaires du Centre, 1893, p. 60.
[34] VII, 21, 2; 26, 2; 28, 5. Les portes (en admettant que César ne dise pas portæ pour porta, VII, 28, 3) par lesquelles s’enfuient les assiégés sont celles qui conduisaient aux routes de Sancerre et d’Orléans (ultimas oppidi partes, VII, 28, 2). Cf. n. 1[31].
[35] VII, 26, 2. César, prévenu à temps, put envoyer des cavaliers garder les portes du Nord (cf. la note précédente). Il est possible que ces cavaliers se soient bornés à longer les remparts en deçà de l’Yévrette et de l’Auron, et qu’ils n’aient pas traversé les marais pour couper la route à l’Archelet. Cf. p. 182 et 183.
[36] VII, 17, 1. Paludibus est la leçon des mss. α; palude, celle des mss. β, comme c’est celle de tous les mss. pour le passage VII, 15, 5: il y a bien deux lignes de marécages, mais qui se réunissent près de l’Abattoir.
[37] VII, 15, 5. Cf. le mot du vieil historien du Berry, Chaumeau, 1566, p. 224, disant de Bourges: «Elle n’est que d’un costé accessible, qui est du costé regardant Dun... Encores est ce costé très fort tant pour l’assiette du lieu (qui est descouvert de toutes partz), profondité des fossez, rempartz de terre.» Cf. ici p. 170.
[38] L’Histoire de Jules César, t. II, p. 255, ne donne que 100 mètres de largeur à «l’arête de terrain formant avenue» au temps de César.
[39] C’est également l’opinion de Saint-Hypolite dans un très judicieux travail sur les Diverses enceintes de Bourges (Mémoires de la Société des Antiquaires de l’Ouest, 1841, p. 103 et suiv.). D’après ses mesures, l’enceinte romaine avait 2 100 mètres, la ville, 33 hectares. Il faut reconnaître, toutefois, que la superficie d’Avaricum eût été, dans ce cas, bien inférieure à celle de Gergovie, Alésia, Uxellodunum, Bibracte. L’Histoire de Jules César élargit son enceinte sur les longs côtés, à l’Est et à l’Ouest.
[40] VII, 23.
[41] Il y avait, en effet, de ce côté des remparts gaulois, deux portes, dont l’éloignement devait être égal, à peu près, à la largeur, soit 330 pieds, de la terrasse élevée par César: Duabus portis ab utroque latere turrium eruptio fiebat; VII, 24, 3. — Sur cette portion des remparts romains, on ne connaît qu’une seule porte, la porte de Lyon, correspondant à l’entrée de la rue Moyenne, et s’ouvrant dans la muraille tout à fait près de l’angle de droite, ce qui devait être aussi le cas de la porte gauloise qu’elle a remplacée; voyez la vue des remparts romains de Bourges sur le front de l’Esplanade, dans la Notice sur les murs d’enceinte de la ville de Bourges, par de Barral, Bourges, 1852, pl. I.
[43] VII, 24, 1 et 2.
[44] Y compris la largeur des rues.
[45] Cf. le texte de Chaumeau, ici, p. 360, n. 2[37]. Voir aussi la vue de 1567, donnée par Raynal, Histoire du Berry, t. III.
[46] Devant l’Esplanade, le pied du mur gallo-romain est au moins à 3 m. 80 au-dessous du sol actuel.
[47] La terrasse romaine avait 80 pieds de hauteur (VII, 24, 1). Enlevez 30 ou 40 pieds correspondant à la hauteur des murs gaulois: restent 40 à 50 pieds qu’il faut chercher au-dessous du niveau actuel. C’est encore, il est vrai, beaucoup; et je me demande si le sol naturel et primitif de l’Esplanade et de ses abords est réellement à une profondeur de 13 à 17 mètres. Il est tout au moins probable que la terrasse n’avait point partout cette profondeur, c’est-à-dire la hauteur totale de 80 pieds: César ne doit indiquer que la hauteur maxima, prise du fond du ravin. — D’après M. Stoffel (Guerre civile, t. II, 1887, p. 360) et M. Fröhlich (Das Kriegswesen Cæsars, 1891, p. 247), le sol de l’agger devait être de plain-pied, non pas avec le sommet des remparts ennemis, mais avec leur base: le but de cette construction étant, suivant eux, de faciliter, non pas l’assaut par des hommes, mais la brèche par des machines. Je n’ai pu m’associer à cette théorie en ce qui concerne le siège d’Avaricum: 1o si la hauteur de l’agger n’avait pas dépassé le pied des remparts, elle n’eût jamais pu atteindre 80 pieds; 2o César parle d’une escalade rapide et non pas d’une brèche: Murum celeriter compleverunt (VII, 27, 3).
[50] Le mur romain et le mur gaulois tournaient vers le Nord à 10 mètres de la rue Moyenne (vers les jardins de l’Archevêché). Peut-être est-ce à dessein que César a placé sa terrasse en face d’un secteur d’angle, de manière à menacer et commander à la fois deux lignes du rempart ennemi.
[53] VII, 27, 1. Le fait est raconté avec plus de détails par Dion Cassius, XL, 34, 4: Καὶ πύργον τινὰ παραχρῆμα... ἑλόντες, ἔπειτα καὶ τὰ λοιπὰ οὐ χαλεπῶς ἐχειρώσαντο. Cf. p. 182.
[54] Voyez p. 196 et suiv., et les deux cartes de Gergovie, p. 203 et hors texte. — Je remercie MM. Audollent et Ehrhard, professeurs à l’Université de Clermont, de l’obligeant appui qu’ils m’ont prêté dans ces recherches sur Gergovie.
[55] Cäsar’s Gallischer Krieg in dem Iahre 52 v. Chr., Karlsruhe, 1859, pl. II et p. 35. Von Gœler ou ses éditeurs (2e éd., Tubingue, 1880, p. 266) ont eu raison de se plaindre du silence gardé, à son endroit, par les auteurs de l’Histoire de Jules César.
[56] Les fouilles des camps sont de 1862 (Histoire de Jules César, t. II, 1866, p. 270; cf. en dernier lieu, Stoffel chez Rice Holmes, Cæsar’s Conquest of Gaul, 1899, p. XXX). — Pour l’histoire de ces fouilles et les attributions contradictoires qu’elles provoquèrent chez quelques-uns, voyez en particulier les plans de Trincard (mai 1863) et le mémoire de Mathieu (Mémoires de l’Académie de Clermont-Ferrand, t. VI, 1864): ce dernier affirma que les tranchées découvertes justifiaient sa théorie du grand camp à Gondole, du petit à Orcet (cf. p. 14, etc.).
[57] Pasumot, Mémoires géographiques, Paris, 1765, p. 183 et suiv. Le travail de Pasumot a été réimprimé avec additions par Grivaud, Dissertations... de Pasumot, Paris, t. I, 1810, p. 96 et s.
[58] Il est vrai sur la rive opposée à Gergovie. Avant Pasumot, d’Anville (Notice de l’ancienne Gaule, 1760, p. 351) et de Caylus (Recueil d’antiquités, t. V, 1762, p. 284) avaient placé le grand camp dans la vallée de l’Auzon et l’attaque par les pentes méridionales: mais ils se trompèrent pour le petit camp. Les plans de Caylus (pl. CI-CIII), reproduits en partie par Pasumot (1re édit.), sont presque aussi utiles aujourd’hui à consulter sur place que ceux des modernes, même que la carte de l’État-Major; la carte de Dailley (1766, 2e éd. de Pasumot) est trompeuse pour certaines parties essentielles (le champ de bataille). Le travail manuscrit de Le Masson (1748, Bibl. de Clermont, no 785) est une réfutation de Lancelot et ne renferme rien sur la topographie du siège.
[59] Il y eut en France, de 1748 à 1765, un très beau mouvement de recherches autour de Gergovie, comparable, comme résultats, à celui de 1850–1863. — La presque totalité des savants qui reprirent la question au XIXe siècle acceptèrent La Roche-Blanche pour le petit camp; ils s’égarèrent pour l’autre, qu’ils placèrent le plus souvent au Crest, contre toute vraisemblance: bévue que n’avaient point commise leurs prédécesseurs du XVIIIe siècle (Mérimée. Notes d’un voyage en Auvergne, 1838, p. 321–3; Vial, Mémoire sur Gergovie, 1851, extrait des Annales, Clermont, p. 23; Fischer, Annales de l’Auvergne, t. XXVIII, 1855, p. 402; le même, Gergovia, Leipzig, 1855, p. 24, etc.). — Olleris, en 1861, et avant les fouilles, replaça le grand camp aux bords de l’Auzon, au Puy de Chignat (Examen des diverses opinions émises sur le siège de Gergovie, 1861, Clermont, p. 14; la carte qui accompagne ce travail présente d’utiles détails). — Seul, Bouillet s’entêta pendant quarante ans à chercher l’attaque contre Gergovie sur le versant Nord (Guide du voyageur à Clermont, 1836; Statistique monumentale du Puy-de-Dôme, 1846, p. 42; Mémoires de l’Académie de Clermont, 1875, p. 49, etc.): opinion qui paraît avoir été reprise en Angleterre, et que réfute à ce propos M. Rice Holmes (p. 739).
[60] En plaçant le grand camp à Gondole, le petit au Crest, et à Montrognon la colline fortifiée par Vercingétorix.
[61] Symeoni, Dialogo pio, 1560, Lyon, p. 151; Description de la Limagne, 1561, Lyon, p. 87 (c’est la traduction du précédent ouvrage, par Chappuys).
[62] César, VII, 36, 1: Perspecto urbis situ quæ, posita in altissimo monte, omnes aditus difficiles habebat.
[63] Comparez l’opinion la plus ancienne: «Duquel costé [Sud] l’accès de la ville estoit plus facile, et nompas si droit, ne si royde, que devers Cornon et Clairmont» (Symeoni, p. 87 = p. 151), à l’une des opinions les plus récentes: «Je ne vois pas [trois] légions gravissant des pentes abruptes, formées d’une terre glaise si épaisse que, pour qu’on puisse en faire l’ascension sans trop de peine, il faut qu’il n’ait pas plu depuis huit jours» (Hauser, Club-alpin français, section d’Auvergne, Congrès de 1896, p. 142).
[64] VII, 45, 10; 50, 1. César ne dit pas si ces Éduens avaient gardé ou quitté leurs chevaux.
[65] Il me semble bien difficile de les faire arriver par les sentiers supérieurs, par exemple celui qui mène de Prat au village par le col des Roches-Rouges (voyez le plan d’Olleris). Ces sentiers sont vraiment trop étroits.
[66] Voir la carte de l’État-Major, et, sur celle de Caylus et Pasumot (1re édition), le «chemin pour monter à Gergovia». La publication des documents du Moyen Age pourrait rendre, à la connaissance de ces chemins, de grands services.
[67] César, VII, 50, 4. De même Vial, p. 32.
[68] Je parle du très ancien village de Merdogne, Gergovie depuis 1862 (l’appellation primitive est tombée en désuétude). Le principal domaine, sinon le seul, qu’ait porté la montagne, celui qui s’est appelé, peut-être dès les plus anciens temps du Moyen Age, Gergovia, Gergoieta(?), ou Gergoviat (orthographe du cadastre de 1816), est également situé au Sud.
[69] A medio fere colle in longitudinem, ut natura montis ferebat [très bien observé, parce que le rebord de cette terrasse naturelle semble fait exprès pour recevoir une muraille], ex grandibus saxis sex pedum murum, qui nostrorum impetum tardaret, præduxerant Galli, atque, inferiore omni spatio vacuo relicto, superiorem partem collis usque ad murum oppidi densissimis castris compleverant; César, VII, 46, 3. — Pareille terrasse se trouve du côté Nord. Je ne puis affirmer qu’il n’y ait pas eu aussi des camps de ce côté, puisque César dit ailleurs: Omnibus ejus jugi collibus occupatis (VII, 36, 2): au surplus, ils ont pu être évacués quand les Romains, leur camp construit, n’ont plus menacé que le Sud. Cf. ici, p. 196 et p. 198.
[71] VII, 45, 4: Hæc procul ex oppido videbantur, ut erat e Gergovia despectus in castra [cf. Dion Cassius, p. 372, n. 1], neque tanto spatio certi quid esset, explorari poterat.
[73] Legionem unam eodem jugo [le col entre le mont de Gergovie et La Roche-Blanche, puis le flanc S.-E. du puy de Jussat] mittit, et paulum progressam inferiore constituit loco silvisque occultat. César, VII, 45, 5. Toute cette région, entre Jussat, Chanonat et le château de Julliat, était autrefois boisée (cf. la carte de Cassini, f. 52).
[74] Une vue assez exacte de ce col a été donnée par W. C. Compton, Cæsar’s seventh Campaign in Gaul, 5e éd., 1901, p. 29.
[76] VII, 48, 1.
[77] César, avec deux ou trois fois plus d’hommes, eût pu continuer le blocus, auquel il a vraiment songé (VII, 36, 1). Il suffit de voir Gergovie pour comprendre pourquoi, n’ayant que six légions, il ne pouvait ni investir ni bâtir un agger, et n’avait à compter que sur un coup de main.
[78] VII, 44, 4. De la même manière, à Alésia (cf. p. 260 et p. 389), Vercingétorix a fortifié par un boulevard le col des Chemins-Croisés, qui correspond, fort exactement, à celui des Goules dans la position de Gergovie.
[79] Ce nom n’est cité que sur le plan de Trincard. Les gens du pays m’ont paru l’ignorer. Mais c’est le vrai nom.
[80] Les bornes plantées là par les soins de M. Stoffel donnent, comme dimensions du camp retrouvé par les fouilles: 626 m. 30, 646 m. 20, 467 m., 634 m. 30, soit 34 hectares 80 ares.
[81] La dépression indiquée au centre de cet espace par la carte de l’État-Major est en réalité insignifiante.
[82] Ce que dit Dion Cassius, XL, 36, 2. Dion dit aussi que César campa «en plaine», ὲν πεδίω: vue du haut de Gergovie, la colline de la Serre ne se différencie presque en rien de la plaine.
[83] Les mamelons qui la coupent sont moins sensibles sur les lieux qu’apparents sur les cartes.
[84] VII, 36, 1 et 4; 53, 2. Dion Cassius, XL, 36, 3.
[85] VII, 53, 1. Entre Donnezat et le Petit-Orcet.
[86] Voyez la définition de cette expression par César, II, 8, 2.
[87] Regardez La Roche-Blanche du mamelon du grand camp, et vous verrez que César a dû tout de suite songer à l’occuper comme poste d’approche vers Gergovie.
[88] VII, 36, 5. — M. Stock, dans son édition de César (Oxford, 1898, p. 315), nie que ces expressions puissent convenir à La Roche-Blanche, qui n’est, dit-il, precipitous que sur le côté Sud, et qui présente sur le côté Nord an easy slope, «une pente aisée». Mais César ne dit pas que l’escarpement fût partout aussi raide que sur le versant Sud (où le flanc de la colline est droit comme une muraille): circumcisus implique plutôt l’isolement que la taille à pic. Au reste, si La Roche-Blanche avait été partout aussi inaccessible que par le Sud, César n’aurait eu aucun intérêt à s’en emparer. Enfin, sur tous les points, j’ai constaté des pentes assez rapides pour justifier l’egregie munitus. Et il faut ajouter que les orages et les travaux de culture ont pu à la fois combler les vallons latéraux et étager les pentes. — C’est à La Roche-Blanche que j’applique (imitant Fischer, p. 405) le texte de Polyen (Stratagèmes, VIII, 10; cf. p. 202): les bois seraient derrière, vers Julliat et Jussat (cf. p. 370, n. 2[73]), c’est par là qu’aurait eu lieu l’escalade secrète; César aurait attaqué par Donnezat. Mais je ne me dissimule pas les incertitudes de cette explication de Polyen. — Sur les fouilles du petit camp, cf. Stoffel apud Rice Holmes, p. XXX.
[89] VII, 44, 1. Dans ce chapitre, collis désigne tantôt le flanc méridional de Gergovie (1), tantôt La Roche-Blanche (4), tantôt le massif de Risolles et du col des Goules (4), c’est-à-dire des choses, géographiquement, très différentes. Mais César, qui parle en soldat, ne voit que l’état relatif, la «hauteur» et «la plaine», collis et planicies. Cf. p. 386. — Il était impossible, de La Roche-Blanche, de voir les Gaulois travailler sur les hauteurs boisées de Risolles et du col des Goules; de là per exploratores cognoverat (VII, 44, 3 et 2). — Nous ne pouvons entrer ici dans la discussion des hypothèses infinies qui ont été émises sur ce texte et les suivants. Disons seulement que nous ne saurions entre autres accepter celle qui fait de ce collis nudatus le Puy de Jussat (Olleris, p. 18): le Puy de Jussat, à cause de sa position excentrique et du ravin qui le sépare de Gergovie, a dû être tenu à l’écart de toutes les opérations réelles.
[90] VII, 36, 7.
[91] VII, 45, 7 et 10. César compte (46, 1) 1 200 pas, en droite ligne, de Gergovie «à la plaine»: c’est la distance, sur la carte, entre le rebord méridional du plateau et le village de Donnezat.
[92] Cela me parait résulter, outre les nécessités du terrain, de ce que dit César (VII, 46, 2): Quidquid huc circuitus ad molliendum clivum accesserat [c’est le chemin tracé qu’il désigne par là], id spatium itineris augebat. De même Olleris, p. 25.
[94] VII, 47, 1 et 2. On ne peut pas appeler satis magna vallis les dépressions qui séparent les trois contre-forts méridionaux de Gergovie, contre-forts qui d’ailleurs ont contribué à briser ou dénaturer la sonnerie. Le trompette devait être en arrière, sur le flanc N. de La Roche-Blanche (comme l’a pensé Olleris, p. 27). — Presque tous les écrivains placent à ce moment la Xe légion bien au delà de cette vallée, sur le flanc de la montagne gergovienne, et pas loin du village; cf. en dernier lieu Rice Holmes, p. 744.
[95] VII, 49, 1.
[96] De plus (ce que César ne dit pas), dans cette position, 1o elle couvrait le petit camp, 2o elle pouvait donner la main aux troupes de l’attaque feinte, perdues vers Jussat.
[97] VII, 49, 3: Ipse paulum ex eo loco cum legione progressus, ubi [peut s’entendre de ex loco aussi bien que d’exspectabat] constiterat, eventum pugnae exspectabat. Von Gœler (1re éd., p. 49, n. 5) et d’après lui Napoléon III (t. II, p. 279, n.) ont corrigé le texte et écrit regressus.
[98] C’est à peu près l’endroit où Napoléon place la 3e position de cette même Xe. La côte était plus rude autrefois; les cultures l’ont adoucie; le chemin a été fortement creusé pour atténuer la rampe. — Fischer, qui a bien compris le mouvement de la Xe légion (p. 413), la place sur le contre-fort qui sépare le village du vallon de La Roche-Blanche, à l’Ouest de celui où nous la plaçons nous-même.
[99] VII, 51, 1.
[100] Encore qu’il y ait là bien des montées et des descentes. Mais tout est relatif dans les expressions de César. Il ne dit pas æquo loco, mais paulo æquiore, ce qui est une double atténuation. Cette surface plane apparaît nettement sur la carte d’Olleris.
[101] VII, 51, 3. Ab radicibus collis, 4.
[102] Occupée aujourd’hui par des champs de blés et de vignes. La carte de l’État-Major, trop foncée et trop hachée sur ce point, ne rend pas l’aspect du terrain.
[103] Même limitation du champ de bataille chez Vial, p. 33, et chez Fischer, p. 411 et suiv., Gergovia, p. 30. Von Gœler et Napoléon III reculent la XIIIe légion jusqu’au Puy de Marmant, beaucoup trop loin à l’Est. M. Rice Holmes a très justement indiqué les motifs (p. 746) qui font rapprocher du petit camp les légions en retraite.
[104] On a maintes fois reproché à César de ne pas avoir parlé du lac de Sarlièves, desséché sous Louis XIII. On a même voulu conclure de ce silence que le lac n’existait pas à l’époque gauloise. Mais aucun argument géographique ou géologique ne permet de nier l’existence de ce lac au temps de César. Et si le proconsul ne le mentionne pas, c’est qu’il était dans ses habitudes de ne point parler des détails de terrain qui n’avaient pas joué un rôle dans les opérations militaires proprement dites. Même remarque à propos de la montagne de Mussy-la-Fosse près d’Alésia; cf. ici, p. 387.
[106] Mémoire sur le lieu de la bataille livrée avant le siège d’Alésia, dans l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Mémoires présentés par divers savants, première série, t. VI, 1864, p. 203 et suiv.
[107] Voici les objections qu’on peut faire au choix de ce champ de bataille:
1o César se rendant in Sequanos (VII, 66, 2), la rencontre semble avoir eu lieu plus au Levant, par exemple entre Fauverney et Genlis.
2o La hauteur de Saint-Apollinaire n’est-elle pas trop faible pour avoir été appelée par César summum jugum (VII, 67, 5)?
3o L’objection suivante est beaucoup plus sérieuse. D’après César, Vercingétorix reste avec son infanterie pro castris (VII, 66, 6; 68, 1), ad flumen (67, 5), par conséquent sur les bords de l’Ouche ou sur les hauteurs de la rive droite (cf. p. 249 et 253). De ces points, ni lui ni ses soldats ne purent rien voir de la bataille, sauf l’arrivée des Germains sur la hauteur et la poursuite des Gaulois: or Vercingétorix (cf. p. 250) avait annoncé qu’il ferait avancer ses fantassins au-devant de son camp pour que leur vue effrayât l’ennemi, terrori hostibus futurum, et encourageât ses propres cavaliers (66, 6). De l’endroit où il les laissa, ils ne pouvaient servir ni à l’une ni à l’autre chose. Et, d’autre part, la place d’un général en chef n’est point hors de la vue de la mêlée.
[108] Il semble bien, en effet, que César ait été surpris; VII, 67, 1 et 2: (Galli) se ostendunt... Qua re nuntiata. Cf. p. 253.
[109] La route suivie par César est sans doute marquée par la ligne Pichanges, Flacey, Saint-Julien, Orgeux, Varois. Son camp (à 10 milles des camps gaulois de la rive droite de l’Ouche, VII, 66, 3) doit être cherché entre la 3e et la 4e de ces localités. C’est à tort, je crois, que Gouget (p. 230) le place à Arc-sur-Tille.
[110] Les trois camps de Vercingétorix (VII, 66, 3 et 5; 68, 1) peuvent être cherchés, sur la rive droite, sur les hauteurs entre le fort de Beauregard et le faubourg de l’Ouche.
[111] En admettant, ce que je ne puis m’empêcher de supposer, que Vercingétorix ait cherché à se rendre compte lui-même de la bataille.
[113] VII, 67, 5.
[115] VII, 67, 7.
[116] In proximum collem deductis; VII, 68, 2. Je me sépare sur ce point de Gouget qui voit dans cette colline (p. 235) «les terrains en pente douce par où l’on descend vers Dijon». César n’aurait pas campé au milieu même du champ de bataille.
[118] VII, 68, 2.
[120] Cf. p. 258 et suiv., et les deux cartes, p. 265 et hors texte.
[121] VII, 69, § 1–4.
[122] D’Anville avait fait cette remarque dès 1741 (Éclaircissemens, p. 480).
[123] VII, 69, 1.
[124] Ibidem.
[126] VII, 69, 2; VII, 72, 3.
[127] Remarque déjà faite par von Gœler, Gallischer Krieg, 2e éd., 1880, p. 320. Cf. ici, p. 373, n. 1[89].
[128] C’est en regardant in campum que Vercingétorix aperçut la cavalerie gauloise de secours, s’approchant des lignes extérieures de César, VII, 79, 3; cf. p. 283; peut-être aussi VII, 84.
[129] Notamment vers le Mont Réa ou la montagne de Ménétreux, où Vercingétorix put voir Vercassivellaun attaquer le camp romain (VII, 84, 1; cf. p. 292).
[130] VII, 69, § 1–4.
[133] Ces castra sont mentionnés VII, 79, 2; 80, 2 (cf. 4); 81, 1; 83, 7 et 8; 88, 4 et 5. Cf. p. 285. — Von Gœler (1re éd., p. 76; 2e, p. 316) place le camp gaulois sur la montagne de Pouillenay, parce que, dit-il, celle de Mussy-la-Fosse forme deux collines, et que César (VII, 79, 1) ne parle que d’une seule. Mais en réalité ces deux collines ne sont que deux branches d’un même massif, comme on peut s’en convaincre par la carte et sur les lieux.
[134] Pedestres copias paulum ab eo loco [la plaine des Laumes] abditas [placées à l’écart] in locis superioribus constituunt; VII, 79, 2; cf. p. 286. Reliquæ copiæ pro castris sese ostendere cœperunt; VII, 83, 8. cf. p. 286.
[136] On a une assez bonne vue de ce côté d’Alésia et des Chemins-Croisés chez Napoléon III, atlas de l’Histoire de Jules César, planche 26, no 3.
[137] D’Anville, dans un mémoire dont les modernes n’ont fait que confirmer les conclusions (Éclaircissemens, 1741, p. 457), avait déjà très bien vu que «c’étoit le côté faible de la ville». — Ce point correspondait exactement, comme importance, au col des Goules sur la montagne de Gergovie: et on a vu que Vercingétorix fit aussi fortifier ce col, il est vrai seulement à la fin du siège (cf. ici, p. 210 et 370).
[139] C’est le Mont Druaux de la carte de d’Anville.
[140] VII, 74, 1. Castra opportunis locis erant posita; VII, 69, 7. Castris, quæ summum undique jugum tenebant; VII, 80, 2. Ex superioribus castris; VII, 82, 2. Cf. p. 263 et 273.
[142] Sur ce point cependant, à dire vrai, il me reste encore quelque doute. Je ne crois pas qu’il eût été absolument impossible de comprendre le Mont Réa dans l’enceinte romaine, en la faisant aller, par-dessus le col, de Grésigny à Ménétreux. — Il est certain toutefois que, dans ce cas, les lignes de César eussent présenté, au Nord-Ouest, une sorte de bouffissure: ce qui est très visible dans l’ancienne carte de von Gœler (éd. de 1859, pl. III), qui avait tout d’abord inséré le mont de Ménétreux dans l’enceinte de César.
[143] Equestre prœlium in ea planicie, quam intermissam collibustria millia passuum in longitudinem patere supra demonstravimus; VII, 70, 1; cf. 69, 3. Voir p. 266.
[146] VII, 79, 4; 82, 3; 84, 1. Desperatis campestribus locis; VII, 86, 4; cf. p. 287, 290, 292, 294. C’est également de ces lignes que s’approche, le dernier jour, la cavalerie du dehors; cf. p. 291 et 293; VII, 83, 8: Equitatus ad campestres munitiones accedere.
[147] VII, 80, 2. Ce qui est complété plus loin par: Ex omnibus partibus, et ii qui munitionibus continebantur [les Gaulois d’Alésia], et hi qui ad auxilium convenerant; VII, 80, 4. Cf. également VII, 79, 3: Erat ex oppido Alesia despectus in campum.
[148] Veriti ne ab latere aperlo ex superioribus castris eruptione circumvenirentur; VII, 82, 2. Cf. p. 290.
[151] Ad superiores munitiones... Iniquum loci ad declivitatem fustigium magnum habet momentum; VII, 85, 4. Cf. p. 293.
[152] De locis superioribus hæc declivia et devexa cernebantur; VII, 88, 1. Cf. p. 297. Nous avons maintenu la leçon des mss. hostes.
[155] Loca prærupta exscensu [ex adscensu mss.] tentant; VII, 86, 4. Cf. p. 294. Le duc d’Aumale, dans un des plus intelligents mémoires qui aient été écrits sur le siège d’Alésia (Revue des Deux Mondes, 1858, 1er mai, p. 139) place cette escalade au Mont Pévenel et au plateau de Savoigny (Mont de Bussy). Il faut écarter le Mont Pévenel, trop éloigné du Mont Réa, d’où Vercassivellaun aperçut César quittant Vercingétorix pour venir à lui (cf. ici, n. 4[152]). Le plateau de Savoigny (auquel pensait aussi d’Anville) n’est pas impossible. Voyez en dernier lieu, sur cette question, Rice Holmes Cæsar’s Conquest of Gaul, 1899, p. 796.
[156] D’après la carte de l’Histoire de Jules César. C’est le moulin Savy du cadastre; le moulin est d’ailleurs connu sous les deux noms.
[162] Il est impossible de dire où eut lieu l’entrevue entre Vercingétorix et César (cf. p. 308). On sait seulement qu’elle se passa in munitione pro castris (VII, 89, 4), «dans les lignes romaines», et sans doute devant le camp principal. On a conjecturé que ce camp était celui du plateau N.-O. de Flavigny (près de la ferme Lombard), vu que ce point était le plus commode pour dominer à la fois Alésia et la plaine des Laumes, et que César, au cours de la dernière bataille, ne quitta presque jamais les abords de ce plateau. Si cette hypothèse est fondée, on pourra placer la scène de la reddition à cet endroit, sur le rebord faisant face à Alise-Sainte-Reine (opinion de von Gœler, 2e éd., p. 325).
[163] Dans tout l’exposé qui précède, comme dans tout le récit, je n’ai pas voulu tenir compte des fouilles faites autour d’Alésia, sans prétendre d’ailleurs en nier le très grand intérêt et l’importance; j’estime que l’on peut se passer de leurs résultats pour expliquer et comprendre le texte de César, le duc d’Aumale et bien d’autres l’ont prouvé. — Ceux qui voudront retrouver sur les lieux l’emplacement des fossés et des camps signalés par les auxiliaires de Napoléon III (surtout M. le colonel Stoffel; cf. Rice Holmes, p. XXVIII) suivront les plans qu’il a fait dresser (atlas, pl. 25 et 28; nous donnons, p. 265, une reproduction du plan principal); ils s’aideront aussi, sur place, des bornes qu’on a plantées le long des routes avoisinant Alésia, et dont les inscriptions, contrevallation, circonvallation, fossé de vingt pieds, etc., indiquent le tracé précis que les auteurs de l’Histoire de Jules César ont, d’après les fouilles, assigné à ces différents ouvrages.
[165] Dion Cassius, XL, 41, 3: (Καῖσαρ) ἐς τὰ ἐπινίκια μετὰ τοῦτο πέμψας ἀπέκτεινε. XLIII, 19, 4: Ἄλλοι δὲ καὶ Οὐερκιγγετόριξ ὲθανατώθησαν.
[166] Tite-Live, VIII, 20, 7 (?); epit., XI, 2; XXVI, 13, 15. Valère-Maxime, II, 7, 15, in fine.
[167] Cf. Mommsen, Staatsrecht, 2e éd., t. I, p. 129; Strafrecht, p. 914, n. 2; p. 917, n. 4; p. 930; Marquardt, Staatsverwaltung, t. II, p. 585.
[168] Voyez aussi Cicéron, Verrines, V, 30, 77: Cum de foro in Capitolium currum flectere incipiunt, illos duci in carcerem jubent. Idemque dies et victoribus imperii et victis vitæ finem facit.
[169] Vita Marii, XII.
[170] Eutrope, IV, (11), 27; Orose, V, 15, 19; Tite-Live, epit., LXVII.
[171] Guerre des Juifs, VII, 5, 6.
[172] Trébellius Pollion écrit, au sujet de la strangulation (Tyr. triginta, XXII, 8): Strangulatus in carcere captivorum veterum more perhibetur.
[173] De même pour Jugurtha, Plutarque, Marius, XII.
[174] Exagéré; cf. Mommsen, Strafrecht, p. 930.
[175] Bien que j’aie voulu, à ces quelques notes près, exclure de ce livre son appareil critique et bibliographique, me réservant de le publier ailleurs, il est cependant de mon devoir de rappeler que la vie de Vercingétorix a donné lieu, à la fin du XIXe siècle, à trois travaux spéciaux: le livre de Fr. Monnier, Vercingétorix et l’indépendance gauloise, religion et institutions celtiques (2e édit., 1875, Paris, Didier), œuvre d’imagination et de verve, trop influencée par certaines rêveries des «celtomanes» de son temps; les articles de M. Albert Réville, Vercingétorix et la Gaule au temps de la conquête romaine (Revue des Deux Mondes des 15 août et 1er sept. 1877), suggérés par le volume de Monnier, mais pleins de remarques originales et d’hypothèses vraisemblables; le livre de notre ami regretté Corréard, Vercingétorix ou la chute de l’indépendance gauloise (3e édit., 1889): livre destiné sans doute à la Bibliothèque des Écoles et des Familles (Paris, Hachette), mais qui est l’ouvrage le plus sain et le plus sobre qu’ait provoqué la vie de Vercingétorix, et qui est une œuvre de haute probité historique, c’est-à-dire faite à la fois avec l’étude immédiate des sources et la franchise reconnaissante des emprunts aux devanciers.
[176] La carte que nous reproduisons a été empruntée à l’excellente édition classique de César, par Benoist, Dosson et Lejay (4e tirage, 1899, Paris, Hachette): elle ne donne pas, sur certains points, la place, les noms ou les limites que nous assignons nous-mêmes aux peuples gaulois ou à leurs villes; mais ces points n’intéressent pas les principaux événements racontés dans ce livre.
— Note de transcription détaillée —
Cette version électronique comporte les corrections suivantes:
Quand ils manquaient, les accents ont été ajoutés aux lettres capitales.
En page 384, il n’y avait pas d’appel pour la note 2 (note 118 dans cette transcription). Celui-ci a été ajouté à la fin du paragraphe.
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